COLLECTION DE L'ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME 162
CARLOS LEVY
CICERO ACADEMICUS
RECHERCHES SUR LES ACADÉMIQUES ET SUR LA PH...
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COLLECTION DE L'ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME 162
CARLOS LEVY
CICERO ACADEMICUS
RECHERCHES SUR LES ACADÉMIQUES ET SUR LA PHILOSOPHIE CICERONIENNE
Ouvrage l'Université publié avec de Paris le concours XII - Val du de C.N.R.S. Marne et de
ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME PALAIS FARNESE 1992
© - École française de Rome - 1992 ISSN 0223-5099 ISBN 2-7283-0254-5
Diffusion en France : DIFFUSION DE BOCCARD 11 RUEDEMÉDICIS 75006 PARIS
Diffusion en Italie : L't ERMA» DI BRETSCHNEIDER VIA CASSIODORO 19 00193 ROMA
SCUOLA TIPOGRAFICA S. PIO X - VIA ETRUSCHI, 7-9 - ROMA
L'homme qui présume de son sçavoir ne sait pas encore que c'est que sçavoir. Montaigne
AVANT-PROPOS
Ce livre reprend, avec quelques modifications, un doctorat d'Etat soutenu en Sorbonne le 3 décembre 1988. J'ai eu le privilège d'être guidé dans ce travail par M. Pierre Grimal, qui a bien voulu me confier un sujet réputé difficile, et qui a suivi l'élaboration de ma thèse avec une bienveillante attention. Son enseignement, sa rigueur, son exigence de clarté, ont été un modèle stimulant. La fides dont il m'a honoré me fut précieuse dans les moments de découragement et dans les circonstances difficiles. Je souhaite que M. Pierre Grimai consente à trouver ici l'expression de ma profon de gratitude et de mon respecteux attachement. Le jury comprenait encore MM. Jean-Marie André, Jacques Brunschwig, Marcello Gigante, et Alain Michel. Tous nous ont fait d'importantes remarques et suggestions dont je leur suis extrême ment reconnaissant, et grâce auxquelles ai pu améliorer mon texte. M. Marcello Gigante avait dû interrompre de lointaines obligations pour me faire l'honneur de sa présence. Je l'en remercie très vive ment. Ma reconnaissance va aussi à tous ceux qui, par leur conseils, leurs livres, et leur enseignement m'ont permis d'enrichir ma re cherche. M. Alain Michel, dont la lecture m'a fait découvrir la phi losophie cicéronienne, m'a prodigué à plusieurs reprises ses encou ragements et m'a montré à quel point les comparaisons entre Cicéron et Philon d'Alexandrie sont éclairantes. Mme Marguerite Harl et le regretté Valentin Nikiprowetzky ont dirigé mon premier tra vail de recherches et m'ont communiqué leur passion du monde hellénistique. Jacques Brunschwig m'a révélé ce que peut être l'his toire de la philosophie dans son expression la plus rigoureuse. Daniel Babut, François-Régis Chaumartin et Robert Jolivet ont relu mon texte et m'ont adressé de très utiles observations, tant de for me que de fond. Je n'aurai garde d'oublier mes deux maîtres de la khâgne d'Henri IV, Camille Marcoux, et André Bloch, récemment disparu, à qui ma formation doit tant. Comment ne pas ajouter que cette recherche a pu être menée à bien grâce aux excellentes conditions de travail qui ont été les
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AVANT-PROPOS
miennes, d'abord à l'Université de Haute-Normandie, puis à l'Uni versité de Paris- Val de Marne? M. Pierre Grimai et les membres du jury ont souhaité que cette thèse fût publiée. Le regretté Charles Pietri a bien voulu l'accueillir dans la Collection de l'Ecole française de Rome. C'est là le plus grand honneur qui pouvait être fait à ce travail. Tout au long de ma recherche ma famille m'a soutenu de son affection. Ce livre lui est bien évidemment dédié.
INTRODUCTION
Les Academica sont un carrefour où s'entrecroisent les voies multiples de la philosophie grecque et l'itinéraire personnel de Cicéron, mais leur place dans la recherche actuelle n'incite guère à les considérer comme une œuvre majeure. Les spécialistes de Cicé ron les ont, à d'heureuses exceptions près1, considérés comme trop ardus, trop théoriques, et ont préféré les laisser aux historiens de la philosophie2. Ceux-ci les ont beaucoup lus, mais comme ils lisent généralement les textes cicéroniens, c'est-à-dire comme d'uti lestémoignages beaucoup plus que comme de véritables livres. Il n'est donc pas inutile de dire ce qui fait selon nous l'exceptionnel intérêt de ces dialogues. D'un point de vue philosophique, ils sont précieux parce qu'ils nous permettent de reconstituer les différentes phases de ce débat, si important pour l'histoire de la pensée occidentale, qui, commenc é par Arcésilas et Zenon, ne s'acheva qu'avec la mort de Philon de Larissa, maître de Cicéron et dernier successeur de Platon. Pour quoi Stoïciens et Académiciens se sont-ils affrontés de manière à la fois si âpre et si durable? Pourquoi les scholarques qui avaient alors en charge l'école platonicienne ont-ils jugé nécessaire de don ner une présentation si surprenante de la pensée de Platon que l'on en vint à parler de «Nouvelle» Académie3? Y a-t-il eu véritabl ement rupture, ou simplement adaptation à des circonstances histo riques particulières? Quiconque veut apporter un début de réponse à ces questions n'a d'autre choix que de scruter le corps philoso phique cicéronien et tout particulièrement les Académiques. On a voulu tout récemment encore dévaluer ce témoignage au profit d'autres, bien plus tardifs et qui ne sont plus rigoureux qu'en appar ence4. Une telle démarche est à notre sens injustifiable, tant il est vrai que, si Sextus Empiricus ou Diogene Laërce peuvent éclairer 1 nous 2 3 4
Nous pensons, en particulier, aux travaux d'A. Michel et de M. Ruch que aurons l'occasion d'évoquer plusieurs fois dans ce travail. Sur la bibliographie cicéronienne, cf. infra, p. 59-74. Sur ce point, cf. infra, p. 9-14. Cf. H. Tarrant, Scepticism or Platonism?, Cambridge, 1985, p. 1-2.
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INTRODUCTION
ou compléter utilement de nombreux aspects du texte cicéronien, on ne saurait préférer un matériau réélaboré, détourné de son contexte initial, à ce qui nous vient, pour reprendre une expression de l'Arpinate, e media Academia, du cœur même de l'Académie 5. Mais en quoi importe-t-il tellement, se demandera-t-on peut-être, de connaître ce qu'ont pensé et dit des philosophes qui n'ont laissé aucune œuvre écrite et à propos desquels nous savons fort peu de chose? A supposer même que Camèade ait été un second Socrate, il n'eut d'autre Platon que Clitomaque, et de surcroît il ne nous res teplus que quelques lignes de celui-ci! L'un des paradoxes de la Nouvelle Académie est précisément dans ce décalage entre notre grande ignorance de ce que furent réellement ces penseurs et leur omniprésence dans les textes philosophiques les plus importants. S'interroger sur Arcésilas et sur Camèade expose assurément à beaucoup d'incertitudes et de déceptions. Cependant il suffit de lire Plutarque ou Philon d'Alexandrie, Plotin ou Sextus Empiricus, Montaigne ou Hume, pour percevoir, sous des formes diverses, leur influence. Or les Académiques sont à la fois un regard jeté sur le passé et une porte ouverte sur l'avenir : Cicéron nous transmet ce qu'il sait de la Nouvelle Académie, non pas en un exposé froide menthistorique, mais déjà dans la richesse des exégèses divergent es, nées dans les milieux platoniciens eux-mêmes. Cette situation privilégiée est symbolisée par la présence des deux maîtres de l'Ar pinate : Philon, celui qui tout en modifiant sur certains points la pensée de Camèade, prétendit rester fidèle à son inspiration et Antiochus d'Ascalon, celui qui voulut rompre avec cette tradition et dont on a fait, à tort ou à raison, l'inspirateur du moyen-platonis me. Il ne convient pas d'entrer ici dans le détail de ces problèmes, mais qu'il nous soit permis de faire état, comme préalable à leur étude, d'une expérience personnelle : nous ne soupçonnions pas en commençant ce travail à quel point la réflexion de la Nouvelle Aca démie sur les concepts fondamentaux, ceux de nature, de connais sance,de liberté, fut dense et féconde. Si nous envisageons maintenant l'œuvre elle-même, elle a une double fonction dans l'ensemble philosophique cicéronien. Elle constitue l'étude d'une des trois parties de la philosophie, la logi que, et nous aurons l'occasion de voir quel rôle considérable cette tripartition jouait dans la philosophie hellénistique6. Mais la réfu tation de la théorie stoïcienne de la connaissance est suivie dans le Lucullus d'un développement sur les dissentiments des philoso phes, qui est le point de départ de la réflexion sur la physique et
5 Sur cette expression, cf. infra, p. 12, n. 13. 6 Cf. infra, p. 148-149.
INTRODUCTION
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qui constitue déjà le traitement succinct de la question morale7. Si ce dernier aspect peut faire penser au rapport qui existe chez Sextus Empiricus entre les Hypotyposes et l'œuvre définitive, YAduersus mathematicos, cette similitude est secondaire par rapport à la dynamique qui caractérise la méthode cicéronienne et qui est étrangère au Pyrrhonien8. Parce qu'il est platonicien, Cicéron conçoit sa recherche comme orientée vers une fin, peut-être inac cessible, mais dont l'existence même crée une tension organisatrice de la réflexion. Cette dynamique a pour nous une conséquence très précise : quiconque s'aventure dans les Académiques est tenu d'al lerau moins jusqu'aux Tusculanes, en ce qui concerne l'éthique, et jusqu'au De fato pour ce qui est de la physique. Toute interpréta tion qui ignore ce mouvement, ou en isole arbitrairement l'un des moments, ne peut conduire qu'à de graves erreurs. Jusqu'ici nous nous sommes exprimé comme si les Académiques étaient un texte purement philosophique et Cicéron uniquement un philosophe de l'Académie. Mais Cicéron est un Romain passionné ment attaché à la tradition de sa cité et ces dialogues ont été écrits au moment où, après une crise effroyable, un pouvoir absolu, profondé ment contraire à sa conception du mos maiorum, s'installait dans la cité. L'un des postulats qui guideront notre recherche est qu'une œuvre écrite dans de telles circonstances ne pouvait être que polit iqueet personnelle, et ce, quoi qu'en ait dit, par prudence ou par pudeur, l'Arpinate lui-même. Nous irons même plus loin dans ce sens et nous dirons que faire l'éloge de la liberté et de l'humilité intellec tuellessous César constituait nécessairement un acte de résistance, quelque peu occulté, il est vrai, par la difficulté du texte. La question que nous aurons à affronter sera alors celle-ci : comment la philoso phie peut-elle exprimer ce qui n'est pas immédiatement philosophi que, comment la réflexion sur la connaissance, sur le concept de sagesse, traduit-elle aussi l'interrogation sur un drame personnel ou sur la désagrégation d'un monde? Ajoutons à cela que les Académiques, de par la nature même du sujet traité, ont été pour Cicéron l'occasion d'enrichir le vocabul aire latin d'un nombre considérable de termes et qu'à ce titre ils doivent être considérés comme une étape essentielle dans la consti tution de notre langue philosophique. Ce qui paraît aujourd'hui banal fut en son temps une innovation courageuse, accueillie avec défiance par celui-là même qui était proche de Cicéron, Atticus, et à laquelle un esprit encyclopédique comme Varron avait jugé inuti-
7 Cicéron, Luc, 26, 116-47, 146. 8 Sur la méthode de Sextus, cf. K. Janacek, Sextus Empiricus sceptical methods, Prague, 1972.
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INTRODUCTION
le de s'atteler. Mais cette audace inventrice n'eut pas pour consé quence l'ésotérisme ou l'aridité. Cicéron n'a pas créé un jargon qui serait la caricature du grec, il a traduit cette langue avec difficulté parfois, mais toujours avec rigueur, et il a veillé à ce que l'intr oduction de ces termes nouveaux ne fût pas une entrave à son souci de beauté. Texte ardu, les Académiques n'en contiennent pas moins, notamment dans les descriptions marines, quelques passages d'une qualité esthétique admirable, dont nous essaierons de montrer comment ils ornent et étayent à la fois la démonstration. A cette richesse et à cette complexité que nous avons tenté de décrire s'ajoutent deux obstacles importants dus, l'un à la contin gence, l'autre à la question philosophique du scepticisme. Le hasard de la transmission des textes a fait qu'il ne nous est parvenu qu'une fraction de l'œuvre. Le premier des deux dialogues de la première version, le Catulus, a disparu, le second, le Lucullus, nous est fort heureusement parvenu intact. En ce qui concerne la version définitive, la perte est encore plus grave puisque nous ne possédons que le premier livre, et encore incomplet, des quatre que comptaient les Academica posteriora. Ces lacunes font que sur un certain nombre de problèmes importants, et notamment sur le pro blème de la documentation utilisée par Cicéron, nous en sommes réduit à de fragiles hypothèses. Par une étrange ironie du sort, l'état même des Académiques condamne donc le chercheur à se fixer comme plus haute ambition la probabilité. Mais, par ailleurs, le phénomène exceptionnel qu'est l'existence de deux versions, même mutilées, permet d'utiles comparaisons. Les rapproche ments que nous ferons entre les deux états de l'œuvre nous permett rontd'affirmer que la première, plus spontanée et invraisemblab le dans son principe même, est aussi la plus révélatrice de ce qu'étaient l'état d'esprit et les intentions de Cicéron. Quant au problème du scepticisme, il est si considérable qu'il ne nous paraît pas superflu de préciser dès ces premières pages comment nous l'avons envisagé et pourquoi, après de longues hési tations, nous nous sommes résolu à utiliser le terme de « sceptique » à propos de tel ou tel aspect de la Nouvelle Académie. Disons d'abord qu'aucune des définitions du scepticisme ne convient à l'ensemble des courants philosophiques qui se sont affirmés «sceptiques» ou ont été perçus comme tels. Celle-là même qui vient le plus facilement à l'esprit «douter, suspendre son juge ment» ne conviendrait pas à Pyrrhon, dans la mesure où le doute implique un ensemble d'opérations intellectuelles au dehors des quelles ce personnage semble avoir cherché à se placer9. Devant 9 Sur le pyrrhonisme originel, cf. infra, p. 22-31 et 368-370.
INTRODUCTION
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cette difficulté à définir de manière satisfaisante le scepticisme, la recherche moderne a adopté deux attitudes différentes : - la première consiste à ne qualifier de «sceptique» que la tradition pyrrhonienne, et parfois même uniquement le pyrrhonisme originel, que l'on distingue soigneusement du « phénoménisme » d'un Sextus Empiricus10; - la seconde, la plus répandue, aboutit à une extension considérable du concept de scepticisme, que l'on applique aux Aca démiciens, aux Pyrrhoniens ou à d'autres écoles, créant ainsi a pos teriori une tradition philosophique dont les racines historiques sont, dans le meilleur des cas, problématiques11. Chacun de ces choix comporte de sérieux inconvénients. La définition restreinte, intellectuellement plus satisfaisante, a pour conséquence de couper la recherche de la «notion commune» du scepticisme, qui, pour être irritante, n'en demeure pas moins une réalité philosophique difficile à ignorer. L'utilisation élargie comp orte des risques au moins aussi grands parce qu'elle conduit à ignorer la spécificité conceptuelle des textes antiques et à établir des rapprochements fortement improbables 12. Le temps n'est certes plus où l'on débattait pour savoir qui de Pyrrhon ou de Camèade était le plus sceptique. Le véritable pro blème qui se pose aujourd'hui dans les études sur le scepticisme est à notre sens celui-ci : comment concilier les deux logiques que nous venons de décrire, comment respecter l'histoire de la philosophie antique tout en tenant compte de l'extraordinaire extension du concept de scepticisme? La solution que nous proposons, et en tout cas celle que nous avons adoptée dans ce travail, comporte deux aspects : 10 Sur l'œuvre de M. Conche, qui a permis de redécouvrir le pyrrhonisme originel, cf. infra, p. 25. 11 Telle est, en particulier, l'attitude de J. Vuillemin, Une morale est-elle compatible avec le scepticisme, dans Philosophie, 7, 1985, p. 21-47. J. Vuillemin, dont l'approche est beaucoup plus, dans cet article, celle d'un philosophe que d'un historien de la philosophie, distingue plusieurs types de scepticisme, mais ne s'interroge pas sur le bien-fondé de l'application de ce concept à des syst èmesde pensée très différents. 12 Cf D. Sedley, The motivation of Greek skepticism, dans The skeptical tra dition, M. Burnyeat ed., Berkeley-Los Angeles-Londres, 1983 (p. 9-29), p. 16, «the core commitment common to both thinkers, the elimination of all belief, was a revolutionary innovation, which, barring an astonishing coincidence, Arcesilas must have picked up from Pyrrho». Sans entrer, pour l'instant, dans le détail de ces philosophies, nous dirons qu'il n'est affirmé nulle part qu'Arcésilas rejetait une croyance qui se percevait comme telle, alors que Γ« apathie» pyrrhonienne est effectivement la disparition de toute croyance.
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INTRODUCTION
- nous ne nous interrogerons à aucun moment sur un «sceptique» qui pourrait être indifféremment académicien ou pyrrhonien et nous chercherons au contraire à respecter le plus scr upuleusement possible la tradition propre à chaque école; - cependant, dans la mesure où nous trouvons à l'intérieur de ces courants, et malgré des contextes philosophiques fort diffé rents, un certain nombre d'éléments communs, nous ne nous inter dirons pas l'emploi du terme de «scepticisme», chaque fois qu'il fera référence à tout ou partie de cet ensemble. Ces éléments, que les Académiciens et les Pyrrhoniens ont interprétés de manière très dissemblable, mais qui nous semblent néanmoins constitutifs de la culture sceptique, sont au nombre de trois : le concept d'isosthénie, d'égalité des contraires; la topique du caractère décevant des sens et de la raison; l'évocation des précurseurs, et tout particulièr ement de Démocrite, auquel aussi bien Arcésilas que Pyrrhon ont accordé une importance certaine. Comment définir le travail dont nous proposons la lecture? Il n'est ni une monographie des Académiques, ni une étude sur la Nouvelle Académie, ni une analyse de l'ensemble de la philosophie cicéronienne, encore qu'il participe de tout cela. Notre but sera tout au long de cette recherche de comprendre à partir des Acadé miques pourquoi Cicéron s'est reconnu dans l'Académie - et part iculièrement dans la Nouvelle Académie -, d'analyser une harmonie à bien des égards paradoxale. Kierkegaard a une comparaison très ingénieuse pour caractériser celui qu'il appelle «le sceptique»: «comme une toupie sous les coups de fouet, il se tient en équilibre pendant un temps plus ou moins court ; pas plus que la toupie il ne peut se maintenir13». Quelle attitude est, en effet, plus contraire à la nature, au moins en apparence, que celle qui consiste à suspen dre en toute occasion son assentiment? Une telle entreprise n'estelle pas nécessairement vouée à l'échec? Et pourtant comme Arcés ilas, comme Camèade, Cicéron a fait de Γέποχή le maître mot de sa philosophie. Pour quelle raison des êtres a priori aussi différents que des scholarques de l'école platonicienne et un Romain, certes passionné de philosophie, mais avant tout attaché au mos maiorum, ont-ils écarté tout choix définitif, toute certitude? On aura compris que ce qui nous intéresse, c'est moins le doute lui-même que le moteur du doute.
13 S. Kierkegaard, Ou bien . . . ou bien . . ., trad. F. et O. Prior et M. O. Guignot, Paris, 194313, p. 22.
PREMIERE PARTIE
PRÉSENTATION DE LA NOUVELLE ACADÉMIE ET DE L'ACADÉMISME CICERONIEN
CHAPITRE I
LA NOUVELLE ACADÉMIE : HISTOIRE ET DÉFINITION DES PROBLÈMES
Arcésilas et la naissance de la Nouvelle Académie II serait tentant de ne voir dans les multiples controverses qu'a suscitées, et que continue de susciter la Nouvelle Académie, qu'un débat artificiel dû au caractère très lacunaire des sources. Nous pensons cependant qu'il faut dépasser la légitime réserve que l'on peut éprouver devant tant d'interprétations divergentes, et recher cher pourquoi la pensée philosophique d'une école aussi important e que celle fondée par Platon a pu, à partir d'un moment donné, être si diversement comprise. En fait, c'est du vivant même d'Arcésilas1, responsable de ce qui fut considéré par les contemporains comme une nouvelle orientation donnée à la prestigieuse institu tion platonicienne, que se déchaînèrent les premières controverses, dont nous pouvons apprécier la vivacité à travers quelques frag ments poétiques2 ou dans un témoignage très postérieur, mais 1 Sur le détail de la vie d'Arcésilas, qui vécut de 316/315 à 241/240 cf. H. von Arnim, Arkesilaos18, dans RE, 2, 1895, p. 1164-1168. Une édition commentée des fragments d'Arcésilas a été réalisée récemment par H. J. Mette, Zwei Akade miker heute : Krantor von Soloi und Arkesilaos von Pitane, dans Lustrum, 26, 1984, (p. 7-104), p. 41-104. 2 II s'agit : a) des vers de Timon, le disciple de Pyrrhon, dans lesquels Arcésilas était probablement comparé à un poisson se dirigeant vers Pyrrhon ou vers le dialec ticien Diodore, cf. Diog. Laërce, IV, 33, et Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Eu., XIV, 5, 13, (frg. 25 Des Places) = frgs. 32-33 Decleva-Caizzi. Pour le commentair e de ces vers, cf. H. Diels, Poetarum phiîosophorum fragmenta, Berlin, 1901, p. 182-183, et F. Decleva-Caizzi, p. 186-192; b) du vers d'Ariston, philosophe stoïcien hétérodoxe qui, parodiant la description homérique de la Chimère (//., VI, 181) avait écrit : πρόσθε Πλάτων, δπιθεν Πύρρων, μέσσος Διόδωρος, cf. Sext. Emp., Hyp. Pyrrh., I, 234; Diog. Laërce, IV, 33 et Numénius ap. Eusèbe, Praep. Εν., XIV, 5, 13, frg. 25 Des Pla ces. Ce vers fut pour beaucoup dans la tradition attribuant à la Nouvelle Acadé mie un dogmatisme ésotérique, thèse que nous avons critiquée dans Scepticisme et dogmatisme dans l'Académie : «l'ésotérisme» d'Arcésilas, dans REL, 56, 1978, p. 335-348. Cf. également J. Glucker, Antiochus and the late Academy, Göttingen, 1978, p. 296-306.
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LA NOUVELLE ACADÉMIE ET L'ACADÉMISME CICÉRONIEN
d'une grande importance, le Contre Colotès de Plutarque3. Depuis cette époque, la Nouvelle Académie est un problème que les histo riens de la philosophie antique tentent de résoudre chacun à sa façon, avec des résultats souvent contradictoires. Mais il ne s'agit pas seulement d'une querelle d'érudits car, par delà des discus sionsparfois bien incertaines, c'est en définitive sur l'origine et le sens du scepticisme dans la culture occidentale que l'on s'interro ge. Il n'est pas indifférent à cet égard que deux penseurs dont l'i nfluence sur celle-ci a été considérable aient pu défendre sur cette question des opinions totalement opposées. D'une part, en effet, Saint Augustin, qui avait lu les Académiques de Cicéron, mais qui, au moment où il écrivait le Contra Academicos, avait dépassé sa cri se sceptique et combattait avec vigueur une forme de pensée par laquelle il avait été tenté, fait sienne la thèse du dogmatisme ésotérique et nous affirme qu'Arcésilas et ses successeurs avaient pré servé la partie dogmatique du platonisme, ne la révélant qu'à de très rares élus4. Pour G. W. F. Hegel, au contraire, la philosophie de la Nouvelle Académie est le scepticisme même, la négativité pure, puisque Arcésilas fut le seul à douter de son propre doute5. Entre ces deux pôles, nous trouvons une grande variété d'exégèses dont nous allons tenter de faire le bilan, en laissant volontairement de côté les études qui portent sur des points de détail et que nous aurons l'occasion d'évoquer dans la suite de notre recherche. Notre
3 Pour l'étude du Contre Colotès, l'ouvrage de référence demeure celui de L. Westman, Plutarch gegen Kolotes, Helsinki, 1955, qui contient, p. 26-27, des renseignements très précis sur la vie de ce disciple d'Epicure, qui avait écrit un ouvrage polémique, dont le titre était : Περί του δτι κατά τα των άλλων φιλ οσόφων δόγματα ουδέ ζήν έστιν. Il y attaquait un grand nombre de philosophes, et tout particulièrement Arcésilas. Par ailleurs, W. Crönert a étudié les papyri contenant ses critiques contre le Lysis et YEuthydème, dans Kolotes und Menedemos, Studien zur Palaeographie und Papyruskunde, 6, Leipzig, 1905; cf. égale ment A. Concolino Mancini, Sulle opere polemiche di Colote, dans CronErc, 6, 1976, p. 61-67. 4 Sur l'attitude de Saint Augustin à l'égard de la Nouvelle Académie, cf. infra, p. 637-644. 5 G. F. Hegel, La relation du scepticisme avec la philosophie, trad, et notes par B. Fauquet, Paris, 1972. Dans cet article du Journal de philosophie, 1802, Hegel réfutait l'ouvrage de G. E. Schulze, Critique de la philosophie théorique, Hambourg, 1801, lequel prétendait exclure Arcésilas et Camèade de l'histoire du scepticisme, sous prétexte qu'ils auraient posé dogmatiquement que tout est incertain. Pour Hegel, au contraire, p. 60 de l'édition citée, la Nouvelle Acadé mie représente «la pure négativité, qui est elle-même une pure subjectivité». Sur l'attitude de Hegel à l'égard du scepticisme antique, cf. V. Verra, Hegel e lo scetticismo antico : la funzione dei tropi in lo scetticismo antico, dans Lo scettici smo antico, Atti del convegno organizzato dal Centro di studi del pensiero antico del C.N.R., Rome, 1980, t. 1, p. 49-60, et M. Gigante, Scetticismo e epicureismo, Naples, 1981, p. 13-15.
LA NOUVELLE ACADÉMIE
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but n'est pas d'établir un catalogue des multiples explications pro posées, travail qui a déjà été fait par d'autres6, mais de discerner dans la masse de celles-ci les différentes images possibles de la Nouvelle Académie. Un historien de l'épicurisme ou du stoïcisme s'avance, si l'on peut dire, en terrain solide, il a affaire à une doc trine, qui sans doute connut des modifications, mais dont les prin cipes demeurèrent immuables. En revanche, celui qui se propose d'étudier la Nouvelle Académie doit renoncer à une telle assurance et se résigner bon gré mal gré à admettre que l'histoire de cette école est en grand partie celle des interprétations dont elle a fait l'objet. Les textes doxographiques qui nous présentent une vision d'en semble de l'évolution de l'Académie sont relativement homogènes. Le plus complet est celui de Sextus Empiricus qui écrit dans les Hypotyposes Pyrrhoniennes1 : «les Académies, dit-on générale ment, furent au nombre de trois : la plus ancienne, celle de Platon, la seconde ou Moyenne, celle d'Arcésilas, le disciple de Polémon, la troisième ou la Nouvelle, celle de Camèade et de Clitomaque; on y ajoute parfois une quatrième, celle de Philon et de Charmadas et une cinquième, celle d'Antiochus». Ces mêmes informations se retrouvent presque textuellement dans la Préparation Evangélique d'Eusèbe, sans qu'il soit possible de discerner à quelle source celui-ci les a puisées8. En revanche, la version de Diogene Laërce est un peu différente, puisqu'il ne mentionne ni Philon ni Antiochus et qu'il fait commencer avec Lacyde la Nouvelle Académie9. Quant à Clément d'Alexandrie, il appelle Moyenne Académie celle qui va d'Arcésilas à Hégésinus, et Nouvelle celle de Camèade et de ses successeurs10. Tous ces témoignages se rattachent à la littérature des διαδοχαί, qui semble avoir connu un développement considérable à l'époque hellénistique et dans laquelle les successions dans les éco-
6 Cf. H. J. Krämer, Platonismus und hellenistische Philosophie, Berlin, 1971, p. 5 et J. Glucker, op. cit., p. 33, n. 78 et 79. 7 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 220, trad. J. Grenier et G. Goron, Oeuvres choi sies de Sextus Empiricus, Paris, 1948 : Άκαδήμιαι δέ γεγόνασιν, ώς(οί μέν πλείους)φασί, [πλείους μέν ή]τρεΐς, μία μέν καί αρχαιότατη ή των περί Πλάτωνα, δευτέρα δέ και μέση ή των περί Αρκεσίλαον τον άκουστήν Πολέμωνος τρίτη δέ και νέα ή των περί Καρνεάδην καί Κλειτόμαχον· ενιοι δέ και τετάρτην προστιθέασι των περί Φίλωνα καί Χαρμίδαν, τινές δέ καί πέμπτην καταλέγουσι τήν των περί τον Άντίοχον. 8 Eusèbe, Praep. Εν., XIV, 4, 16. Numénius n'est pas mentionné comme source de ce passage. 9 Diog. Laërce, I, 19: «Le fondateur de l'Ancienne Académie fut Platon; celui de la Moyenne, Arcésilas; celui de la Nouvelle, Lacyde». 10 Clément Al., Strom., I, 14, 63-64.
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les philosophiques étaient énumérées sur le modèle des dynasties royales11. Ils s'arrêtent tous au Ier siècle av. J.-C. et c'est un des arguments qui ont été utilisés par J. Glucker pour démontrer que l'Académie platonicienne disparut en tant qu'institution avec PhiIon de Larissa, le maître de Cicéron12. Mais surtout, il est remar quable qu'aucun des auteurs que nous avons cités ne précise le sens de cette distinction entre plusieurs Académies. S'agissait-il de modifications dans l'orientation philosophique, de changements institutionnels, ou encore des deux à la fois, il est bien difficile de le dire à la lecture de Sextus, de Diogene ou d'Eusèbe, et probable ment n'en savaient-ils rien eux-mêmes. C'est précisément ce qui donne une valeur inestimable au témoignage de Cicéron, puisque lui ne s'exprime pas en historien épris de classifications, mais en homme qui a véritablement connu les deux personnalités les plus marquantes de l'Académie de son époque, le scholarque en titre, Philon de Larissa, et le disciple dissident de celui-ci, Antiochus d'Ascalon. Or, Cicéron ne parle jamais de la Moyenne Académie 13, et, en revanche, il y a dans les Académiques deux traditions diffé rentes quant à la Nouvelle. En effet, d'une part, Lucullus, qui défend la doctrine d 'Antiochus, accuse Arcésilas d'avoir «réussi à renverser une philosophie bien établie»14; de l'autre, Cicéron r épond que le scholarque n'avait nullement voulu faire œuvre de novateur et qu'au contraire il avait cherché à perpétuer la pratique philosophique du doute incarnée avant lui par des penseurs presti gieux, Socrate et Platon, mais aussi Démocrite, Anaxagore, Empédocle et «presque tous les Anciens»15. Deux thèses s'affrontent dans les Académiques et, paradoxalement, ce sont les adversaires de la Nouvelle Académie qui accusent celle-ci d'avoir constitué une rupture par rapport à la tradition platonicienne, et de n'invoquer de prestigieux prédécesseurs que pour dissimuler le caractère sédi-
11 Cf. sur ce point J. Glucker, op. cit., p. 344-356. 12 C'est là, en effet, la principale conclusion de cette oeuvre exceptionnelle. Parmi les très nombreux arguments cités par J. Glucker, citons en particulier le témoignage de Sénèque, Nat. quaest., VII, 32, 2 : Itaque tot familiae philosophorum sine successore deficiunt : Academici et ueteres et minores nullum antistetem reliquerunt. 13 Nous pensons l'avoir montré dans notre article Media Academia, (Part, or., 40, 139), dans AC, 49, 1980, p. 260-264. Chez Cicéron cette expression ne désigne pas la Moyenne Académie, mais la pensée de l'Académie dans son authenticité. 14 Cicéron, Luc, 5, 15 : ut in optima re publica Ti. Gracchus, . . . sic Arcésilas qui constitutam philosophiam euerteret. 15 Ibid., 23, 72-74, cf. Ac. post., I, 12, 44.
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tieux de sa philosophie 16. A en juger donc par ce que nous a trans misCicéron, et qui est confirmé par Plutarque dans le Contre Colotès17, il n'y eut jamais de «Nouvelle» Académie, mais des scholarques à la fois conscients de leurs responsabilités comme succes seursde Platon et imprégnés de l'idée que Γέποχή était inhérente à la véritable philosophie18. Par-delà cette antithèse, la question que son témoignage nous invite à nous poser est d'abord celle-ci : qu'appelait-on donc «école philosophique» dans l'Antiquité? Nous éprouvons une grande difficulté à nous représenter cette réalité, entre autres raisons, parce que notre époque a privilégié l'opposition entre le penseur solitaire, coupé du monde, mais non de la lumière, tel que l'a si admirablement peint Rembrandt, et le philosophe engagé dans les conflits de son temps, soucieux d'effa cer toute rupture entre la théorie et la pratique. Qu'était-ce donc qu'une communauté philosophique? Constituait-elle un monde à côté du monde, un microcosme ou un modèle, déjà une université ou un monastère avant la lettre, nous le discernons encore assez mal. Or un certain nombre de travaux récents sont venus apporter une contribution que nous croyons d'une très grande importance à l'étude de ces problèmes, même s'il demeure encore de très nomb reuses zones d'ombre. Pendant très longtemps, en effet, la thèse communément ad mise fut celle de K. G. Zumpt, pour qui l'école était une collectivité officiellement reconnue et, dans la tradition de ce savant, Wilamowitz crut même pouvoir démontrer que l'Académie et le Lycée avaient un statut juridique d'associations culturelles 19. Ces travaux n'ont pas résisté à la critique de J. P. Lynch, qui a démontré que les scholarques du Lycée léguaient leurs biens, y compris ceux réputés comme appartenant à l'école, à des personnes privées, ce
16 Arcésilas est comparé par Lucullus (§ 13) aux seditiosi dues, toujours désireux de justifier leur cause en cherchant dans l'histoire de Rome d'illustres précédents. Sur la tradition des populäres, cf. l'article de Z. Yavetz, Leuitas popularis, dans Λ § R, N.S., 10, 1965, p. 97-114. 17 Plutarque, Adu. Col., 25 f, 1121f-1122a, dit qu'Arcésilas prétendait si peu à l'originalité qu'il était accusé par ses adversaires d'interpréter à tort les Présocratiques, Socrate et Platon comme des philosophes de Γέποχή. Plutarque avait lui-même écrit un livre dans lequel il cherchait à démontrer l'unité de l'Académie postplatonicienne: Περί τοΰ μίαν είναι τήν από του Πλάτωνος Ακαδήμειαν (η. 63 du Catalogue de Lamprias). 18 La source de Cicéron et de Plutarque en ce qui concerne la thèse de l'unité de l'Académie fut Philon de Larissa, cf. infra, p. 299. 19 K. G. Zumpt, Über den Bestand der philosophischen Schulen in Athen und die Succession der Scholarchen, Berlin, 1843; U. von Wilamowitz-Moellendorf, Antigonos von Karystos, Berlin, 1881, réimpr. Berlin-Zürich, 1965, Excursus 2, p. 263-291.
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qu'ils n'auraient pu faire si celle-ci avait eu un statut associatif20, et cette recherche a été prolongée et amplifiée par J. Glucker dont la très minutieuse étude sur le patrimoine de Platon aboutit aux mêmes conclusions21. On peut donc affirmer maintenant, à la lumière de ces études, que l'école philosophique n'avait ni existen ce juridique, ni réalité matérielle, même si elle pouvait siéger long temps au même endroit. Elle n'était rien d'autre qu'une commun autéd'hommes se réclamant d'un maître fondateur dont la pré sence se perpétuait par l'élection ou la désignation du scholarque, seule structure institutionnelle. Lorsque la doctrine était un systè me,le scholarque ne disposait que d'une liberté d'interprétation réduite, son pouvoir exégétique étant limité par l'existence de dog mes très solidement articulés22. La pensée platonicienne si diverse, si difficile à figer, donnait une plus grande latitude à celui qui en était le dépositaire, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il n'avait pas un certain nombre de principes fondamentaux à respecter; simplement, il pouvait exprimer sa fidélité à ceux-ci sous des for mes déconcertantes, voire paradoxales. Arcésilas Arcésilas23 est né en Éolide, vers 315 av. J.-C. et, après des étu des de mathématiques dans sa ville natale, il suivit à Athènes l'en-
20 J. P. Lynch, Aristotle's School. A study of a Greek educational institution, Berkeley, 1972. 21 J. Glucker, op. cit., p. 226-237. Cet absence de statut juridique nous sem ble confirmée par le fait qu'un certain Sophocle, fils d'Amphiclidès estima nécessaire du vivant de Théophraste de proposer une loi interdisant sous peine de mort d'ouvrir une école philosophique sans autorisation de la βουλή et du peuple, ce qui provoqua l'exode des philosophes. L'année suivante Socrate fut poursuivi pour avoir proposé une loi contraire au droit et les philosophes revin rent. Sur cette affaire, cf. Diog. Laërce, V, 38; Athénée, XII, 610 e, et F. A. Hoff mann, De lege contra philosophos, in primis Theophrastem, auctore Sophocle, Amphiclidae filio, Athenis lata, Carlsruhe, 1842. Il faut également souligner que l'absence de structure légale était largement palliée par l'importance de l'aspect religieux dans certaines écoles philosophiques, cf. le fragment d 'Antigone de Caryste dans le Banquet des Sophistes d'Athénée (XII, 547 d) et, pour une pré sentation plus générale de cette question, l'ouvrage de P. Boyancé, Le culte des Muses chez les philosophes grecs, Paris, 1937. 22 C'est ainsi que l'étude, à tous égards fondamentale, de M. Van Straaten, Panétius, sa vie, ses écrits et sa doctrine, avec une édition de ses fragments, Ams terdam, 1946, a montré comment Panétius restait le plus souvent, malgré les apparences, fidèle à l'orthodoxie stoïcienne. 23 En dehors de l'article de la RE déjà cité n. 1, on trouvera une foule de détails concernant la vie et la personnalité d'Arcésilas dans l'ouvrage monu mental d'E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer Geschichtlichen Entwic klung,t. 31, Leipzig, 19094, p. 508 sq.
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seignement de Théophraste et des Académiciens Crantor et Polémon, chez qui il eut comme condisciple Zenon avec lequel il devait par la suite si durement s'affronter24. Les multiples anecdotes que rapporte à son sujet Diogene Laërce révèlent un personnage d'une certaine truculence, à la fois généreux et sarcastique, curieux des opinions d'autrui (il conseillait à ses disciples d'aller écouter les autres philosophes) et prompt à les combattre25. Dialecticien re doutable, il ne laissa aucun livre, parce qu'il ne voulait, dit Dioge ne, donner son avis sur rien26. Il semble avoir eu une attitude de réserve à l'égard du pouvoir politique, refusant obstinément d'aller saluer le roi Antigone et n'acceptant de se rendre auprès de lui que comme ambassadeur de sa cité27. Ses successeurs suivirent son exemple et Lacyde répondit ironiquement au roi Attale qui souhait ait le faire venir à sa cour que les images se contemplent de loin28. Un tel comportement étonne quand on connaît les relations privilégiées que d'autres philosophes, les Stoïciens notamment, en tretenaient avec les souverains hellénistiques. Il est donc vraisem blableque l'Académie, dont l'histoire était étroitement liée à celle d'Athènes, continuait à privilégier la cité et affichait une certaine indifférence envers le nouvel ordre politique29. Pourquoi Arcésilas a-t-il tellement choqué ses contemporains, alors qu'il ne cachait pas son admiration pour Platon et qu'il se défendait avec vigueur de vouloir faire preuve d'originalité30? Une phrase de Cicéron permet à elle seule de comprendre la nouveauté de sa position philosophique et la violence des réactions qu'elle provoqua : «Arcésilas negabat esse quidquam quod sciri poîest, ne
24 Diog, Laërce, IV, 29 et Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 5, 11, frg. 25 Des Places. 25 Diog. Laërce, IV, 42. 26 Ibid., 32. 27 Ibid., 39. 28 Ibid., 60. 29 II n'y avait cependant pas de véritable hostilité de la part d'Arcésilas à l'égard du pouvoir royal puisqu'il entretenait de bonnes relations avec le com mandant de la garnison macédonienne et ne voyait pas d'inconvénient à fêter l'anniversaire du fils d'Antigone, cf. Diog. Laërce, IV, 39 et 41. De ces anecdotes on retire donc l'impression qu'Arcésilas, sans pratiquer une attitude de résistan ce cohérente, tenait néanmoins à marquer par un certain nombre de gestes que l'Académie ne voulait pas être inféodée au nouveau pouvoir. 30 Diogene Laërce dit, IV, 32, dit qu'il paraissait avoir Platon en admiration et qu'il avait acquis ses œuvres. Cette dernière affirmation est assez surprenant e, car qu'y avait-il de remarquable à ce qu'un scholarque de l'Académie possé dât les textes fondamentaux de son école? L'interprétation que nous proposons de ce passage est celle-ci : Arcésilas ne s'était pas contenté d'utiliser l'exemplai re commun de l'œuvre platonicienne, il en avait fait faire une copie qui était son bien propre.
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illud quidem ipsum quod Socrates sibi reliquisset»31. En mettant en doute son propre doute, en contestant cette conscience de l'igno rance, par laquelle Socrate avait défini sa sagesse32, le scholarque pouvait avoir l'impression de progresser sur la voie tracée par le maître de Platon33. Il lui était cependant difficile d'ignorer que sa manière de perpétuer la méthode socratique constituait un boule versement considérable par rapport au platonisme de ses prédéces seurs immédiats et pouvait paraître contredite par tous les dialo gues, la République par exemple, où Platon semble être à l'opposé de tout scepticisme. C'est cette difficulté qui est au centre des nomb reuses recherches consacrées à Arcésilas. Le dogmatisme ésotérique La manière la plus simple de résoudre le problème posé par les relations entre la Nouvelle et l'Ancienne Académie est assuré mentde nier celui-ci, en arguant de l'existence d'un dogmatisme ésotérique, d'une doctrine secrète qu'Arcésilas aurait révélée à l'éli tede ses disciples. Nous avons eu l'occasion de réunir dans un arti cle tous les témoignages qui exposent cette thèse et de montrer le caractère ambigu et même fragile d'une telle tradition34; nous y reviendrons35 et il nous suffira, pour l'instant, de citer les savants modernes qui l'ont défendue. A. Geffers, dont la dissertation qui date de plus d'un siècle, se lit encore avec intérêt, s'est malheureu sement contenté sur ce point d'invoquer sans aucune analyse crit ique quelques textes antiques. Beaucoup plus fine est l'étude de L. Credaro, qui a cherché à montrer, avec une certaine force de conviction, que scepticisme et dogmatisme ésotérique n'étaient pas 31 Cicéron, Ac. post., I, 12, 45 : «Arcésilas disait que rien ne peut être connu avec certitude, pas même ce que Socrate s'était réservé comme objet de scien ce». 32 L'allusion à la sagesse socratique dans le texte cicéronien est une réfé rence à Platon, Apologie, 21a. 33 O. Gigon, Zur Geschichte der sogennanten Neuen Akademie, dans ΜΗ, Ι, 1944, (p. 47-64), p. 54, a bien mis en évidence cette volonté de continuité d'Arcésilas, mais a sous-estimé la difficulté qu'il y avait à se réclamer de Socrate tout en excluant ce point fixe qu'était pour le maître de Platon la conscience de l'ignorance. 34 C. Lévy, Scepticisme et dogmatisme. . ., cf. la n. 2, et J. Glucker, op. cit., p. 296 sq. 35 Cf. l'annexe «Quelques remarques à propos des images de la Nouvelle Académie dans le Contra Academicos de Saint Augustin», p. 641-644. 36 A. Geffers, De Nova Academia Arcesila auctore constituta, Göttingen, 1842, p. 18 : Haec ... id aperte monstrant, quod verisimile esse diximus, ipsum vere et ex animo veterum Academicorum amplexum esse et tuitum doctrinam, eamque tradidisse nullis, nisi qui essent idonei.
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nécessairement contradictoires, puisque le doute du scholarque pouvait, tout en étant parfaitement sincère, aboutir, pour ainsi dire naturellement, à «la partie positive» du platonisme37. Cependant, c'est O. Gigon qui, dans son article au titre révélateur, a donné à cette thèse son expression la plus achevée, l'inscrivant dans une vision d'ensemble de la philosophie d'Arcésilas, qui aurait été selon lui l'héritier à la fois de la dialectique socratique et du pythagorisme si cher à l'Académie38. Quels que soient les mérites de ces savants, il ne rendent pas crédible, selon nous, une explication simplificatrice à l'excès, s'appuyant sur des témoignages peu fiables, et fondée essentiellement sur la difficulté que l'on éprouve à comprendre comment la Nouv elle Académie a pu se réclamer de Platon sans faire état, par exemple, de la théorie des Formes. Mais, une fois écartée cette pre mière interprétation, il reste à comprendre de quelle manière Arcésilas pouvait concilier sa fonction de scholarque de l'Académie et sa philosophie du doute universel. Les racines platoniciennes La réponse qui paraît a priori la plus logique est qu'il privilé gia tout ce qui avait été formulé par Socrate et Platon de manière dubitative, voire aporétique. V. Brochard résuma cette explication en des phrases restées célèbres : «Les germes de scepticisme conte nusdans la philosophie de Socrate et de Platon ont, en se dévelop pant, produit la Nouvelle Académie. Si Pyrrhon n'eût pas existé, la Nouvelle Académie aurait été à peu près ce qu'elle a été»39. Encore fallait-il déterminer avec précision ce qu'étaient les «germes» en question. Sur ce point les travaux ont été de deux types. La première méthode consistait à rechercher quels dialogues, quels passages de Platon, permettaient à Arcésilas de se réclamer du fondateur de 37 L. Credaro, Lo scetticismo degli Academici, t. 2, Milan, 1893, p. 177 sq. 38 Dans l'article auquel nous avons déjà fait allusion, cf. n. 33, O. Gigon écrit à propos de ce dogmatisme ésotérique : Die Texte lassen keinen Zweifel, ce qui est pour le moins excessif. Comme l'a fort justement dit J. Moreau, Pyrrhonien, Académique, Empirique, dans RPhL, 77, 1979, (p. 303-344), p. 315: «Non seulement il est peu vraisemblable qu'à des auditeurs formés à l'esprit critique Arcésilas ait transmis en secret des formules dogmatiques, mais le texte des Académiques écarte expressément cette pédagogie». 39 V. Brochard, Les sceptiques grecs, Paris, 19593 (édition identique à la deuxième) p. 9. Cf. également V. Goldschmidt, Platonisme et pensée contempor aine, Paris, 1970, p. 264 : «Les origines de cette école sont authentiquement platoniciennes, encore qu'elles ne conservent pas, sans doute, le platonisme intégral ».
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l'Académie. Elle a été appliquée avec une grande minutie par G. Paleikat qui analysé dans le détail le Lâchés, le Charmide, le Pro tagoras et les deux Hippias40 et, plus près de nous, par J. Glucker. Avec son érudition et son ingéniosité habituelles, l'auteur d'Antiochus and the late Academy a procédé de manière indirecte et il s'est tout particulièrement intéressé à un texte dont l'authenticité a fait l'objet de très vives controverses, la Lettre II de Platon, dans lequel il a vu une réponse à l'utilisation sceptique qu'aurait faite la Nouvelle Académie de certains dialogues, et notamment du Parménide41. Cette démarche ne répond cependant pas à la question essentielle : pourquoi Arcésilas a-t-il privilégié le Théétète, le Char mide ou le Parménide plutôt que la République ou le Phédon ? Plus fréquente, donc, est la valorisation de la dialectique com mevéritable lien entre Platon et la Nouvelle Académie. Il ne s'agit plus alors de dresser la liste des dialogues sur lesquels pouvait
40 G. Paleikat, Die Quellen der Akademischen Skepsis, Leipzig, 1916. L'anal ysedes passages aporétiques de tous ces traités platoniciens est faite dans les pages 36-45 de ce livre. 41 J. Glucker, op. cit., p. 39-47. Ce savant accorde, à juste titre, une grande importance à un témoignage tardif, le commentaire anonyme du Théétète publié par H. Diels et W. Schubart, Anonymer Kommentar zu Piatons Theaetet, Pap. 9782, Berlin, 1905, dont nous avons nous-même souligné l'intérêt pour l'histoire de l'Académie, cf. notre Scepticisme et dogmatisme. . ., p. 346. H. Tarrant, qui a étudié le problème de la date de ce texte dans The date of Anon, in Theaetetum, dans CQ, 33, 1983, p. 161-187, en a conclu qu'il pourrait bien être l'œuvre d'Eudore. Sans aller jusqu'à un tel degré de précision, il nous paraît certain que la datation proposée par Diels et Schubart (IIIe siècle ap. J.-C.) est trop tardive. De multiples détails, sur lesquels il est inutile de nous attarder ici, nous laissent penser que l'auteur du Commentaire se situe chronologiquement entre Philon d'Alexandrie et Plutarque. Le Commentaire permet, en tout cas, d'imaginer l'utilisation qu 'Arcésilas et Camèade pouvaient faire d'un dialogue comme le Théétète, dans lequel Platon élimine les opinions fausses concernant la science, mais ne donne pas de définition de celle-ci. Pour J. Glucker, loc. cit., la Nouvelle Académie devait également utiliser le Parménide, dans lequel les attaques contre la théorie des Formes ne reçoivent pas de réponse définitive. A l'appui de cette hypothèse, il interprète la Lettre II de Platon, dont l'authenticité a été contestée, comme la réponse à la Nouvelle Académie d'un tenant du plato nisme dogmatique, indigné de l'utilisation qui était faite du Parménide par Arcésilas. Sur ce point sa démonstration exige tant de présupposés qu'elle lais se.. . sceptique. De même, les recherches sur les dialogues pseudo-platoniciens présentant certains de ceux-ci comme des produits de l'Académie d 'Arcésilas n'ont abouti jusqu'à présent qu'à des résultats bien incertains, preuve d'une continuité au moins partielle entre Platon et la Nouvelle Académie, cf. E. Bickel, Ein Dialog aus der Akademie des Arkesilaos, dans AGPh, 17, 1904, p. 460-479; A. Carlini, Alcuni dialoghi pseudoplatonici e l'Accademia di Arcesilao, dans ASNP, 31, 1962, p. 33-63. Dans cette dernière étude, le Clitophon est attribué à l'Acadé mie d'Arcésilas, alors que l'image de Socrate y est dévalorisée. Or, la Nouvelle Académie se réclamait de Socrate, même si elle prétendait le dépasser.
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s'appuyer Arcésilas, mais de montrer que dans sa façon de réfuter ses adversaires, dans le mouvement même de sa pensée, il perpét uait la tradition socratique, même s'il fait de celle-ci un usage excessif42. L'histoire de ces recherches est marquée par un nom, celui de P. Couissin, dont les deux articles parus en 1929 firent considérablement progresser la connaissance de la Nouvelle Acadé mie et continuent à inspirer de nos jours encore d'intéressants tr avaux 43. Avant cette date on avait certes soupçonné en Arcésilas un second Socrate, plus virtuose et moins profond que le premier44, mais il restait à démontrer comment il avait pratiqué la réfutation des opinions qu'il estimait fausses. L'originalité de P. Couissin fut de révéler que les concepts fondamentaux de la philosophie d'Arcésilas, loin de lui appartenir en propre, étaient des notions stoïcien nes que le scholarque avait subverties pour mettre les philosophes du Portique en contradiction avec eux-mêmes. Dans le système de Zenon, par exemple, Γέποχή, la suspension du jugement, est une simple attitude de prudence devant des représentations incertaines, elle ne dure que le temps de rétablir la relation d'harmonie entre le sujet connaissant et le monde. Il suffisait donc à Arcésilas de pré tendre, à partir de quelques erreurs des sens, que rien ne peut être connu avec certitude, pour aboutir à la conclusion, inacceptable et absurde aux yeux d'un Stoïcien, que le sage devra toujours suspen dre son assentiment. De même pour Γεΰλογον, qui représente dans le stoïcisme une rationalité moyenne, incertaine, indigne du sage, et qu 'Arcésilas transforme en seul critère possible de la connais sance et de l'action, avec là encore l'intention de mettre en lumière les failles d'un système si sûr de sa cohérence. Pour P. Couissin, l'erreur des historiens de la Nouvelle Académie fut donc d'attr ibuercomme doctrine à Arcésilas ce qui n'était en réalité qu'un jeu destructeur à l'intérieur des dogmes stoïciens.
42 R. Hirzel, Untersuchungen zu Cicero's philosophischen Schriften, t. 3, Leipzig, 1883, p. 29 sq. Pour R. Hirzel, Arcésilas, héritier des procédés de la dia lectique mégarique, doit être rattaché à Socrate beaucoup plus qu'à Platon. 43 P. Couissin, Le stoïcisme de la Nouvelle Académie, dans Rev. hist, phil., 3, 1929, p. 241-276; L'origine et l'évolution de /'εποχή, dans REG, 42, 1929, p. 373397. Parmi les nombreux travaux récents issus de la réflexion de P. Couissin, cf. G. Striker, Sceptical strategies, dans Doubt and dogmatism, Studies in hellenistic epistemology, M. Schofield, M. Burnyeat, J. Barnes eds, Oxford, 1980, p. 54-83, qui a affirmé qu'Arcésilas avait développé une philosophie de l'action qui n'était pas la sienne propre, mais l'un des aspects de sa dialectique antistoïcien ne; M. F. Burnyeat, Carneades was no probabilist, texte non encore publié, dont l'auteur a bien voulu nous permettre de prendre connaissance. Il est, par ail leurs, regrettable que l'on ait oublié ce que la thèse de Couissin doit à l'article Arkesilaos de von Arnim, cf. supra, n. 1. 44 Cf. R. Hirzel, loc. cit.
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On peut faire deux objections à P. Couissin, même si l'on est persuadé qu'il y a une très grande part de vérité dans son argu mentation. Il est regrettable, en premier lieu, qu'il n'ait pas tenu compte de tous les témoignages et notamment d'un texte où Cicéron attribue à Arcésilas le concept assez peu stoïcien, et en revan che tout à fait pyrrhonien, d'isosthénie, d'égalité de force des dis cours contraires, ce qui laisserait penser que le pyrrhonisme et la philosophie de l'Académicien avaient malgré tout certains points communs45. Mais surtout, il a trop rapidement exclu que la dialec tique antistoïcienne d'Arcésilas ait pu exprimer une philosophie personnelle. C'est de ce point de vue qu'il a été récemment critiqué par A. M. Ioppolo qui s'est efforcée de démontrer que la suspen sion arcésilienne de l'assentiment n'était pas le résultat d'un jeu dialectique, mais une attitude philosophique exprimée par le scholarque propria persona*6. Ancienne et Nouvelle Académies Vouloir cependant situer Arcésilas exclusivement par rapport à Socrate et à Platon, n'est-ce pas oublier qu'entre eux et lui nomb rede philosophes se sont succédé à la tête de l'Académie, Speusippe, Xénocrate, Crantor, Polémon, que l'on a longtemps tenus pour de simples tâcherons appliqués à systématiser le plus possible la pensée du Maître et que la recherche récente a véritablement redécouverts47. H. J. Krämer a précisément traité de ce problème dans le très savant ouvrage qu'il a consacré à la survivance du pla tonisme à travers les doctrines de la période hellénistique, et il s'est appliqué à situer Arcésilas par rapport à l'Ancienne Académie48. Son idée maîtresse est que les successeurs immédiats de Platon figèrent la dialectique en des exercices scolaires soumis à des 45 Cicéron, Ac. post., I, 12, 46 : Huic rationi quod erat consentaneum faciebat, ut contra omnium sententias dicens in earn plerosque deduceret, ut cum in eadem re paria contrariis in partibus momenta rationum inuenirentur, facilius ab utraque parte adsensio sustineretur. 46 A. M. Ioppolo, Doxa ed epoche in Arcesilao, dans Elenchos, 4, 1984, p. 317-363, et Opinione e scienza, Naples, 1986. 47 Cf., pour ne citer que quelques titres d'une bibliographie qui devient tout à fait impressionnante : H. Cherniss, The riddle of the early Academy, New York, 19622; H. J. Krämer, Der Ursprung der Geistmetaphysik, Amsterdam, 1964 et Piatonismus und hellenistische Philosophie, Berlin-New York, 1971 : M. Isnardi Parente, Studi sull'Accademia platonica antica, Florence, 1979, ainsi que les deux remarquables éditions publiées dans la collection « La scuola di Piatone » : Speusippo, frammenti, Naples, 1980 et Senocrate-Ermodoro, frammenti, Naples, 1982. 48 H. J. Krämer, Piatonismus. . ., p. 14-58.
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règles très strictes, celles-là même que nous trouvons dans les Topiques d'Aristote. A la maïeutique de Socrate, à la recherche du Bien, but ultime de la dialectique platonicienne, l'Ancienne Acadé mie aurait donc substitué un formalisme étroit opposant sur toute question le pour et le contre selon un scénario immuable. La véri table innovation d'Arcésilas serait selon Krämer - qui se refuse à parler de «scepticisme» à propos de la Nouvelle Académie et préfè re le terme «d'aporétisme» - d'avoir su utiliser avec un talent exceptionnel cette technique pour la réfutation du stoïcisme. Nous ne sommes pas convaincu de l'existence d'une telle continuité, mais ce problème des formes de la dialectique dans l'Ancienne et la Nouvelle Académies est trop important et trop complexe pour que nous l'évoquions ici rapidement et il sera étudié lorsque nous analyserons la position de Cicéron sur ce sujet49. Par ailleurs, si l'on peut difficilement ne pas être d'accord avec ce savant lorsqu'il affirme que la critique du sensualisme, menée avec tant de vigueur par Arcésilas, perpétuait une tradition platonicienne d'hostilité au monde des sensations, présenté comme celui de l'aparallaxie, de l'impossibilité de différencier les contrair es, encore faut-il remarquer que le scholarque a toujours procédé de manière critique, qu'il n'a jamais cherché à opposer à la doctri ne stoïcienne des représentations la théorie d'un flux dans lequel il serait impossible de percevoir les véritables réalités, et surtout qu'il y a chez Platon, corrélativement au rejet de tout critère sensoriel, une valorisation (nuancée à l'occasion, mais indiscutable) de la connaissance intellectuelle, alors que la Nouvelle Académie a rejeté l'idée que la raison puisse être un critère de vérité. Or la thèse de Krämer ne nous paraît pas expliquer de manière satisfaisante pourquoi Arcésilas s'est différencié avec tant de force de l'Ancien ne Académie et ce qu'est devenu chez lui le second volet du dipty queplatonicien50. En réalité, son interprétation, comme toutes celles qui cher chent à rattacher directement ou indirectement le fondateur de la Nouvelle Académie à Platon, se heurte à une objection qui a été
« Cf. infra, p. 311-324. 50 H. J. Krämer a cherché à montrer, op. cit., p. 58-75, Die Umbildung der Ideenbeweise, que la dialectique de la Nouvelle Académie, en même temps qu'elle révélait les contradictions de la logique stoïcienne, constituait déjà une sorte de propédeutique à une théorie de la connaissance fondée sur l'idée que l'on ne peut connaître que le général. D'une part, nous ne croyons pas que l'on puisse trouver la confirmation de cette interprétation dans Luc, 18, 58 (cf. infra, p. 236, n. 91); d'autre part, nous essaierons de montrer que, contraire ment à ce qu'affirme Krämer, la dialectique néoacadémicienne pouvait avoir une certaine portée ontologique.
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exprimée avec force par L. Robin, lorsque, critiquant V. Brochard, il s'en est pris à ce qu'il a appelé la théorie du «développement spontané des germes de Scepticisme» : «pourquoi, se demande-t-il, ces germes sont-ils demeurés stériles au point que la Platonisme était devenu un système de doctrines, rigoureusement machiné et qu'Arcésilas a pu faire figure d'hérétique et de révolutionnaire?» 51. Sa réponse, à laquelle M. Dal Pra donnera son adhésion, est que le pyrrhonisme fut l'élément qui provoqua ce bouleversement dans l'Académie 52, et, reprenant l'expression célèbre de Kant à propos de Hume, il dit que Pyrrhon éveilla Arcésilas du «sommeil dogmat ique» où l'aurait maintenu la fidélité aux scholarques de l'Ancien ne Académie 53. Il s'agit là d'une position très habile, car elle per met de reconnaître à la Nouvelle Académie le caractère platonicien qu'elle a elle-même revendiqué, tout en affirmant que la forme de celui-ci fut dans son cas déterminée par une influence extérieure à l'école. Elle constitue une solution élégante au problème de la nais sance, à des dates très rapprochées, de deux pensées que l'on quali fie souvent de «sceptiques», mais qui furent très différentes et même antagonistes. La Nouvelle Académie et le pyrrhonisme Depuis Aulu-Gelle qui écrivait déjà : «c'est une question ancien ne et traitée par de nombreux auteurs grecs que de déterminer la nature et le degré de la différence entre les philosophes pyrrhoniens et les philosophes académiciens»54 jusqu'à l'article de G. Striker, Ober den Unterschied zwischen den Pyrrhoneern und den Akademikern55 ;, la dernière en date, à notre connaissance, des recherches sur la question, d'innombrables travaux ont été consa51 L. Robin, Pyrrhon et le scepticisme grec, Paris, 1944, p. 45. Les pages consacrées par L. Robin à Arcésilas sont parmi les plus fines que l'on ait écrites sur ce philosophe. Robin a perçu ce qu'il y avait de neuf et d'intéressant dans les idées de Couissin, mais aussi les points faibles de cette argumentation, et il a tenté de pallier ceux-ci en supposant cette influence extérieure que Couissin, au contraire, excluait totalement. 52 M. Dal Pra, Lo scetticismo greco, t. 1, Rome-Bari, 19752, p. 121-125, conclut, comme Robin, que le pyrrhonisme n'était que la composante secondai re du scepticisme d'Arcésilas, la composante principale étant la culture platoni cienne dans sa riche complexité. 53 L. Robin, op. cit., p. 46. 54 Aulu-Gelle, Noct. ait., XI, 5, 6. Nous savons par le Catalogue de Lamprias, 64, que Plutarque avait écrit sur cette même question un ouvrage dont le titre était : Περί τής διαφοράς τών Πυρρωνείων και 'Ακαδημαϊκών. 55 G. Striker, Über den Unterschied zwischen den Pyrrhoneern und den Aka demikern, dans Phronesis, 26, 1981, p. 153-171.
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crés à ce thème. Sa permanence a été soulignée par J. P. Dumont dans la thèse56 qu'il a consacrée au scepticisme antique et nous nous bornerons à donner un exemple supplémentaire de cette continuité. Au début du XIXe siècle, l'Académie de Leyde proposait comme thème «Quaeritur, in Dogmaticis oppugnandis, num. quid inter Academicos et Scepticos interfuerit? Quod si ita sit, quae fuerit discriminis causa?», et récompensait le mémoire, tout à fait remar quable et bien oublié aujourd'hui, de J. R. Thorbecke57. A la fin de ce même siècle, l'Académie des Sciences Morales et Politiques, moins prolixe, choisissait comme sujet pour le prix Victor Cousin «le scepticisme dans l'Antiquité grecque» et couronnait la première version des Sceptiques grecs de V. Brochard, dont la valeur est de nos jours encore unanimement reconnue58. Les Académies du XXe siècle paraissent avoir quelque peu délaissé ce problème, mais il n'en a pas moins continué à inspirer livres et articles. S'il est év idemment difficile de résumer une telle somme de recherches, il semble néanmoins possible de dégager deux points sur lesquels le consensus est actuellement réel. Tout d'abord, il n'est plus personne pour défendre la thèse de P. L. Haas qui avait cru pouvoir affirmer qu'après la mort de Timon, Académiciens et Pyrrhoniens avaient formé une seule et même école, et ce jusqu'à la restauration du pyrrhonisme par Enésidème59. Les critiques de L. Credaro et de V. Brochard ont fait justice d'une telle assertion60. Par ailleurs, si l'on continue de s'i nterroger sur une dette éventuelle d'Arcésilas à l'égard de Pyrrhon, on a renoncé depuis longtemps à voir dans sa philosophie un pro duit du pyrrhonisme. Cela étant, il demeure incontestable que la généalogie du scepticisme est rendue particulièrement ardue par la dualité de ses sources. Notre propos n'est pas d'aborder ici tous les aspects de cette question - cela exigerait d'entrer d'emblée dans le détail de chacune des deux pensées - mais de mettre en évidence ce qui en fait la complexité. La principale difficulté tient à l'histoire même du pyrrhonis me. Il y a tout lieu de croire, en effet, que celui-ci connut une éclip se durable après la mort de Timon, le disciple enthousiaste de
56 J. P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène, Paris, 1972. 57 J. R. Thorbecke, Responsio ad questionem philosophicam a nobilissimo ordine philosophiae theoreticae et litterarum humaniorum A. MDCCCXIX propositatn : quaeritur in Dogmaticis. . ., An. Ac. Lugd. Bat., 5, 1819-1820, p. 1-100. 58 La première version des Sceptiques grecs date de 1887. 59 P. L. Haas, De philosophorum Scepticorum successionibus eorumque us que ad Sextum Empiricum scriptis, Diss. Würzburg, 1875, notamment p. 21 sq. 60 V. Brochard, op. cit., p. 230. L. Credaro, op. cit., t. 1, p. 170. On se repor teraégalement à E. Zeller, op. cit., t. 31, p. 500, n. 1.
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Pyrrhon, et, en tout cas, Cicéron range la philosophie pyrrhonienne parmi les systèmes tombés depuis longtemps en désuétude61. Lorsque l'énigmatique Enésidème, dont la pensée et même la data tion font l'objet de vives controverses, entreprit de la faire renaître, il ne se contenta pas d'en être le fidèle interprète, à supposer qu'il y ait eu une doctrine pyrrhonienne bien constituée. Ancien disciple de la Nouvelle Académie, déçu par ce qu'il ressentait comme une évolution de celle-ci vers le dogmatisme, il avait été sans aucun doute marqué par la confrontation entre l'école platonicienne et le Portique et, quelle que fût sa volonté de retrouver la pensée pyr rhonienne, il raisonnait avec des concepts étrangers à celle-ci62. Or, si pendant très longtemps, on n'a pas fait de différence entre le pyrrhonisme originel et celui d'Enésidème, dont Sextus Empiricus, l'une de nos principales sources, fut au moins partiellement l'héri tier63, la recherche actuelle semble dominée par la volonté de
61 Sur l'image de Pyrrhon chez Cicéron, cf. infra, p. 368-370. Aristoclès, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 18, 29, dit qu'il n'y eut pas de scepticisme pyrrhonien entre Timon et Enésidème. Diogene Laërce, IX, 115-116, mentionne deux tradi tions : selon Ménodote, Timon n'eut pas de successeur; selon Sotion et Hippobot e, il y eut au contraire une continuité à peu près parfaite entre Timon et Sextus Empiricus. J. Glucker, op. cit., p. 351-356, a montré de manière très convaincant e que la deuxième tradition de Diogene n'est pas le fait de Sotion et d'Hippobote, qui vécurent l'un et l'autre au début du IIe siècle av. J.-C, mais fut élaborée par l'école de Sextus Empiricus, qui cherchait à prouver sa légitimité pyrrho nienne. 62 Sur la date d'Enésidème, on accepte aujourd'hui l'argumentation de V. Brochard, op. cit., p. 244-245, qui a montré que le Tubéron auquel Enésidème dédia son œuvre était très vraisemblablement L. Aelius Tubero, l'ami de Cicé ron. Selon Photius, Bibliothèque, 212, 170 a, Enésidème reprochait aux Acadé miciens de son époque de se rapprocher du stoïcisme au point de sembler être des Stoïciens en lutte contre d'autres Stoïciens et cela peut être interprété com meune réaction aux exégèses de la pensée de Camèade données par Métrodore de Stratonice et Philon de Larissa, cf. à ce sujet p. 290-300. Cette datation de Brochard pose un problème très considérable, celui de l'absence chez Cicéron de toute référence au restaurateur du pyrrhonisme, en dehors de Luc, 10, 32, qui est généralement compris comme une allusion au scepticisme pyrrhonien, cf. M. Dal Pra, op. cit., t. 2, p. 352, et infra, p. 270, n. 81. L'explication donnée par Dal Pra au silence de Cicéron est que le mouvement lancé par Enésidème était encore trop faible à cette époque pour que l'Arpinate pût s'y intéresser. J. Glucker, op. cit., p. 116, n. 64, a suggéré astucieusement que Cicéron n'a pas voulu parler d'une œuvre qui certainement critiquait son maître Philon et l'ac cusait d'être devenu un dogmatique. 63 E. Saisset, Enésidème, Paris, 1840, ne voyait aucune différence entre le scepticisme de Pyrrhon et celui d'Enésidème. Il était ainsi l'héritier de toute une tradition, marquée notamment par les noms de Montaigne et de Pascal, qui a vu dans l'œuvre de Sextus Empiricus l'expression la plus parfaite du pyrrhonis me. Il est à remarquer cependant que Sextus, Hyp. Pyr., I, 30, 210 reproche à Enésidème son héraclitéisme. Cette question très controversée a fait l'objet de
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retrouver Pyrrhon par delà les version tardives de sa philosophie, la position extrême étant celle de M. Conche qui, dans un essai bril lant, novateur et polémique, a opposé radicalement le pyrrhonisme, pensée de l'apparence pure, et le phénoménisme64. Cette att itude nouvelle se révèle particulièrement importante pour compar er plus rigoureusement la pensée de Pyrrhon et celle d'Arcésilas, mais elle est sérieusement limitée par la rareté des textes indépen dants de la restauration d'Enésidème qui nous sont parvenus65. Nous possédons, en effet, pour l'essentiel : - quelques vers de Timon, regroupés par H. Diels et dans lesquels le pyrrhonisme du sillographe apparaît comme un dogmat ismede l'apparence à la tonalité étrangement religieuse66. Timon a une reconnaissance éperdue pour son maître qu'il vénère comme un dieu, parce qu'il lui a appris «la règle de vérité», qui est de vivre au fil des apparences, condition indispensable de la paix inté rieure absolue67.
nombreuses études, dont les plus complètes sont celle de G. Capone Braga, L'Eracliteismo di Enesidemo, dans RF, 22, 1932, p. 33-47, et surtout celle d'U. Burkhard, Die angeblichte Heraklit-Nachfolge des Skeptikers Aenesidem, Bonn, 1973. Burkhard montre qu'en se réclamant d'Heraclite, Enésidème atta quait le stoïcisme à sa racine, et souligne que, malgré une analyse identique du phénomène, il existe une différence fondamentale entre les deux philosophes : pour Heraclite les contradictions du phénomène conduisent au dogmatisme ontologique, alors que pour Enésidème elles sont le fondement même du scepti cisme. 64 M. Conche, Pyrrhon ou l'apparence, Villers-sur-Mer, 1973. Un excellent compte-rendu de cette œuvre a été donné par V. Goldschmidt, dans REG, 1974, 87, p. 461-462. On peut tenter de résumer la thèse de Conche en disant que pour lui Pyrrhon est celui qui a le plus profondément subverti la métaphysique aris totélicienne en éliminant le concept même d'être au profit de l'apparence. Une très intéressante synthèse des recherches actuelles sur le pyrrhonisme originel a été faite par G. Reale, Ipotesi per una relettura della filosofia di Pino di Elide, dans Lo scetticismo antico. . ., t. 1, p. 245-334. Il distingue huit interprétations modernes du pyrrhonisme de Pyrrhon, avant de qualifier lui-même celui-ci d'«éléatisme en négatif». Tout en considérant que Pyrrhon fut un cas unique et qu'il y eut par la suite une reformulation de son message en fonction des concepts de la philosophie grecque, il n'établit pas entre Pyrrhon et le sceptici sme tardif la même coupure radicale que M. Conche. 65 Pour le problème essentiel de la hiérarchie des témoignages sur Pyrrhon, cf. F. Decleva Caizzi, Prolegomeni ad una raccolta delle fonti relative a Pirrone di Elide, dans Lo scetticismo antico, 1. 1, p. 95-141. 66 Cf., par exemple, le frg. 61 d Decleva-Caizzi, où Pyrrhon est comparé au dieu Soleil. A. A. Long, Timon of Phlius : Pyrrhonist and satirist, dans PCPhS, N.S., 24, 1978, (p. 68-91), p. 84, a fort justement souligné la ressemblance qu'il y avait sur ce point entre les Pyrrhoniens et les Epicuriens. 67 Ces vers, que l'on trouve dans Sext. Emp., Adu. math., XI, 20=frg. 62 Decleva Caizzi, sont d'une grande importance pour la compréhension du pyrr honisme originel :
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Le pyrrhonisme ainsi conçu rejetterait-il toute recherche, toute activité de la raison? S'il est vrai que l'ataraxie incarnée par Pyrrhon représente pour Timon le but à atteindre, le τέλος, celle-ci résulte de la perception de l'isosthénie, de la parfaite équivalence des contraires, dans les discours comme dans les choses, donc d'une véritable activité philosophique. Il est à noter que Timon emploie pour les rares philosophes à l'égard desquels il ressent quelque estime, les adjectifs άμφοτερόβλεπτος, άμφοτερόγλωσσος68, qui expriment le double regard et le double langage néces saires à qui voudrait atteindre cet idéal, que Pyrrhon, lui, semble dans les Silles avoir atteint par une sorte de grâce; - un texte d'Aristoclès, Péripatéticien du IIe siècle ap. J.-C, qui se réfère expressément à Timon et dont le résumé doctrinal confirme les conclusions que l'on peut tirer de la lecture des
ή γάρ έγών έρέω, ώς μοι καταφαίνεται είναι, μοθον άληθείης ορθόν έχων κανόνα, ώς ή του θείου τε φύσις καί τάγαθού αίεί, εξ ων ΐσότατος γίνεται άνδρί βίος. Ils ont été interprétés par V. Brochard, op. cit., p. 62, et par L. Robin, op. cit., p. 31, dans un sens très fortement dogmatique, c'est à dire une véritable révélation sur la nature du Bien. M. F. Burnyeat, Tranquillity without a stop : Timon, frag. 68, dans CQ, 30, 1980, p. 86-93, a proposé de supprimer la virgule après αίεί, aboutissant ainsi à la traduction suivante : « la nature éternelle du divin et du bien n'est rien d'autre que ce qui rend la vie de l'homme plus égal e». Pour Burnyeat, une telle lecture fait disparaître le dogmatisme de ces vers puisqu'elle enlève toute réalité ontologique aux valeurs. Cette interprétation a été accueillie avec intérêt par A. A. Long, op. cit., p. 85. En revanche, G. Reale, op. cit., p. 308, l'a critiquée, en objectant notamment qu'il y a dans les vers de Timon un dogmatisme théologique dont l'interprétation de Burnyeat ne rend pas compte. Lui-même propose d'envisager la pensée de Pyrrhon comme l'onto logie parménidienne exprimée «en négatif», c'est à dire à partir du non-être qu'est l'opinion. On trouvera une analyse détaillée des problèmes posés par ces vers dans le commentaire qu'en fait F. Decleva Caizzi, p. 255-262, soulignant très justement l'accord entre ce qu'écrit Timon et le témoignage cicéronien, qui présente Pyrrhon comme un moraliste intransigeant. 68 Cf. à propos de Xénophane le frg. 59 Diels Poet. Phil. frag. (= Sext. Emp., Hyp. Pyrrh., I, 33, 24) : ώς καί έγών δφελον πυκινοΰ νόου άντιβολήσαι άμφοτερόβ λεπτος.Le pyrrhonien Timon avait beaucoup d'estime pour Xénophane, à qui il dédia les Silles (Sext. Emp., loc. cit.). Il lui reprochait cependant d'avoir voulu substituer aux dieux de l'épopée homérique l'unité du panthéisme, c'est-à-dire une autre forme de dogmatisme, Pour échapper entièrement à la tentation de définir l'être, il manquait donc à Xénophane le «double regard» qui saisit l'équivalence des contraires dans les choses. Sur les éléments sceptiques chez Xénophane, cf. J. H. Lesher, Xenophanes scepticism, dans Phronesis, 23, 1978, p. 1-21. L'adjectif άμφοτερόγλωσσος se trouve dans le fgr. 45 Diels, qui concer ne les philosophes Zenon d'Elèe et Mélissos. G. Cortassa, Note ai Siili di Timone di Fliunte, dans RFIC, 105, 1978, p. 140-155, a affirmé que dans ces vers Timon se moque de ces philosophes, mais cette interprétation ne nous paraît pas convaincante.
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vers69. Il y est dit, en effet, que pour Pyrrhon les choses sont «éga lement indifférentes, impossibles à mesurer et ne permettant aucu ne décision», et que l'on doit donc être «sans opinion, sans inclina tion et inébranlable». Quelle que soit donc la chose dont il s'agisse, «il ne faut pas plus l'affirmer que la nier, ou bien l'affirmer et la nier à la fois, ou bien ni l'affirmer ni la nier». G. Reale parle très justement à propos de ce texte d'une «indifférence ontologique» qui fonde «l'indifférence gnoséologique»70; - le témoignage de Cicéron, déconcertant dans la mesure où l'Arpinate ne mentionne Pyrrhon que comme un moraliste indiffé rent à tout ce qui n'est pas le souverain bien71. En réalité, cette image de Pyrrhon ne contredit pas celle donnée par Timon et elle confirme que le pyrrhonisme, à l'instar de cette sagesse de l'Inde par laquelle Pyrrhon fut si fortement influencé72, était une ascèse vers la disparition de tout désir. Si l'on s'en tient à ces références, on comprend que V. Brochard ait pu affirmer avec son sens habituel de la formule juste : «Pyrrhon fut une sorte de saint sous l'invocation duquel le scepti cisme se plaça. Mais le père du pyrrhonisme paraît avoir été fort peu pyrrhonien»73. Et il est vrai qu'il y a loin de ce Pyrrhon qui accepte passivement les apparences et se refuse à les distinguer, qui montre en toutes circonstances une indifférence absolue, au point de refuser d'éviter les obstacles qu'il rencontre sur sa rout e74, à la philosophie sceptique telle qu'elle est exposée par Sextus 69 Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 18, 1-4 = frg. 53 Decleva Caizzi. Sur la personn alitéd'Aristoclès, cf. l'article F. Trabucco, II problema del De philosophia di Aristocle di Messene e la sua dottrina, dans Acme, 11, 1958, p. 97-150. Sur le pas sage lui-même, cf. M. R. Stopper, Schizzi Pirroniani, dans Phronesis, 28, 1983, p. 265-197. Stopper essaie d'y démontrer que Pyrrhon ne rejetait pas le principe de non-contradiction, et que le Pyrrhon de Timon ne diffère pas nécessairement de celui d'Énèsidème. 70 G. Reale, op. cit., p. 324. 71 Cf., par exemple, Luc, 42, 130, où sont comparées les morales d'Ariston et de Pyrrhon : Huic (-Aristoni) summum bonum est in rebus neutram in partem moueri, quae αδιαφορία ab ipso dicitur. Pyrrho autem ea ne sentire quidem sapientem, quae απάθεια nominatur. 72 Diog. Laërce, IX, 61, raconte comment Pyrrhon suivit l'expédition d'Alexandre et rencontra les gymnosophistes indiens. Sur les contacts entre le souverain et les sages de l'Inde, cf. Strabon, Geo., XV, 1, 61; 63-5, ainsi que Plutarque, Alex., 64 sq. L'étude la plus récente et la plus complète sur les origi nes orientales de la pensée pyrrhonienne est celle d'E. Plintoff, Pyrrho and India, dans Phronesis, 25, 1980, p. 135-164, qui ne s'est pas contenté de parler d'une influence indienne, mais a cherché à identifier le courant spirituel précis qui a pu séduire Pyrrhon et en a conclu qu'il s'agit de l'école de Sanjaya. 73 V. Brochard, op. cit., p. 68. 74 Diog. Laërce, IX, 62.
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Empiricus. Sextus, en effet, définit le sceptique comme celui qui continue à chercher, par opposition au dogmatique qui croit avoir trouvé et à l'Académicien qui, selon lui, desespère de trouver75; or, que peut signifier une telle recherche, sinon que le phénomène est ressenti comme peu satisfaisant, qu'il constitue le voile au delà duquel on ne désespère pas d'aller? En ce sens M. Conche nous semble avoir raison lorsqu'il écrit : «le phénoménisme ne met pas en cause le postulat fondamental du dogmatisme, à savoir celui du partage de la réalité en deux zones, le clair et l'obscur, une zone de lumière, une zone d'ombre»76. Le scepticisme de Sextus procède assurément du pyrrhonisme parce qu'il s'assigne comme fin l'ataraxie (encore qu'à en croire Cicéron, Pyrrhon allait plus loin et recherchait l'apathie, le fait de ne pas même sentir) et qu'il prétend faire sienne la pratique systématique de l'isosthénie comme moyen de parvenir à celle-ci. Mais, en acceptant de se définir par rapport aux dogmatiques et aux Académiciens, alors que Timon n'avait pour ceux-ci que railleries et invectives, en acceptant de poser le problème du critère dans les mêmes termes que les autres philoso phes, alors que le pyrrhonisme originel fut, en réaction sans doute contre la métaphysique d'Aristote, une philosophie de l'apparence absolue, Sextus exprime, tout en s'en défendant, un idéal de connaissance qui doit beaucoup plus à ceux qu'il critique qu'à celui dont il se réclame. Ce n'est donc pas à lui qu'il faut se référer quand on s'interroge sur la relation d'Arcésilas au pyrrhonisme, mais bien aux rares vestiges que nous avons cités. Pour un adversaire de la Nouvelle Académie comme Sénèque, il s'agit moins de définir avec exactitude la personnalité philoso phique de celle-ci que de la rabaisser, d'où cet amalgame qui lui fait présenter comme philosophes du nihil esse «les Pyrrhoniens, les Mégariques, les Erétriens, les Académiciens, qui ont introduit une science nouvelle : ne rien savoir»77. A quelles conclusions peut aboutir une approche moins polémique? Comment définir l'une par rapport à l'autre la philosophie de Pyrrhon et celle d'Arcési las? Débarrassons-nous tout d'abord de ce lieu commun qui veut que, par opposition aux Pyrrhoniens toujours à l'affût de la vérité, les Académiciens aient, comme dira Montaigne, «désespéré de leur quête» et clamé qu'il n'est d'autre fin que «l'humaine ignoran-
75 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 1, 3. 76 M. Conche, op. cit., p. 74. 77 Sénèque, Ep., 88, 44.
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ce»78. Cette affirmation, dont la source, antérieure à Sextus79, pourrait bien avoir été Enésidème, avait une apparente rigueur qui la rendait séduisante, et on la retrouve même chez les meilleurs esprits80. Il suffit de lire Cicéron pour en percevoir le caractère arbitraire et pour, comprendre qu'en ce qui concerne Arcésilas et Camèade, elle ne repose sur rien81. Pour le reste, les différences sont évidentes entre un Pyrrhon imprégné de la sagesse des gymnosophistes et cherchant à anéantir tout désir, toute souffrance, toute humanité même82, et Arcésilas, le dialecticien se lançant à l'assaut des systèmes dogmatiques avec l'ambition d'en formuler la plus rigoureuse des critiques. Mais la netteté de cette opposition ne rend que plus surprenante l'existence d'un point commun, il s'agit de l'isosthénie. Nous savons par Cicéron qu'Arcésilas invoquait l'équipollence des discours opposés pour justifier la suspension de l'assentiment. Même si l'on admet avec P. Couissin que ce dernier concept ne
78 Montaigne, Essais, II, 12, p. 502 éd. P. Villey, Paris, 19783. Montaigne suit fidèlement Sextus Empiricus, qu'il ne connaissait que dans la traduction latine d'Estienne. M. Conche, La méthode pyrrhonienne de Montaigne, dans Bull. soc. am. Mont., 10-11, 1974, p. 47-62, a essayé de montrer que, malgré sa dépendanc e par rapport à Sextus, le scepticisme de Montaigne serait un véritable pyrrhonisme, tel que lui-même entend ce concept, c'est à dire une pensée de l'apparen ce pure. On ne peut malheureusement le suivre dans cette démonstration, tant sont nombreux les passages qui montrent que le doute de Montaigne porte sur la possibilité d'accéder à l'être. 79 Cf. Geli., Noci. Att., XI, 5, 8 : Academici autem illud nihil posse comprehendi quasi comprehendunt et nihil posse decerni quasi decernunt, Pyrrhonii ne id quidem dicunt. 80 II serait fastidieux et probablement impossible de recenser tous les tex tes de philosophes dans lesquels Académiciens et Pyrrhoniens sont ainsi distin gués. Citons à titre d'exemple l'article «Pyrrhon» du Dictionnaire historique et critique de P. Bayle, lui-même réputé être un esprit sceptique : « ces derniers (les Pyrrhoniens) diffèrent d'Arcésilas et de ses disciples en ceci qu'ils supposaient qu'il était impossible de trouver la vérité et qu'ils ne décidaient pas qu'elle était incompréhensible», p. 100 du 1. 12 de l'éd. Desœr, Paris 1820. 81 Nous avons vu, cf. supra, p. 15, qu'Arcésilas mettait en doute son propre doute. Quant à Camèade, il répondait à Antipater, qui lui objectait que la propos ition «rien ne peut être perçu» contenait au moins une affirmation, qu'elle ne souffrait aucune exception, cf. Cicéron, Luc, 9, 28. 82 pyrrhon disait qu'il est difficile d'èrôûvai τον άνθρωπον, de se dépouiller de l'homme. Il y a dans cette étonnante formule une autre forme d'exprimer son idéal ά'άπάθεια, cf. Ant. Car. ap. Diog. Laërce, IX, 66 et Aristoclès ap. Eus., Praep. Ev., XIV, 18, 26. = frgs 15 Α-B Decleva Caizzi; cf. C. Waddington, Pyrr hon et le pyrrhonisme, Paris, 1876, p. 338 : «dépouiller l'homme . . . extirper ou regarder comme n'existant pas les sentiments, les instincts et les besoins inhé rents à notre nature ».
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jouait aucun rôle dans le pyrrhonisme originel83, il est évident que le principe de l'égalité des contraires fut pyrrhonien avant d'être académicien. D'où, chez Goedeckmeyer, Paleikat ou Natorp l'affi rmation qu'Arcésilas aurait subi sur ce point l'influence de Pyrrhon84. On est aujourd'hui beaucoup plus prudent, et l'on préfère laisser de côté les problèmes de sources pour ne s'intéresser qu'aux analogies conceptuelles. C'est ainsi que, dans l'article auquel nous avons fait allusion, G. Striker a cru pouvoir affirmer au terme d'une comparaison assez minutieuse que, malgré la spécificité dia lectique de la Nouvelle Académie, les deux philosophies sceptiques ne sont pas sur le fond si éloignées l'une de l'autre85. De fait, même si on se refuse à raisonner en termes d'influenc e, même si l'on croit, et c'est notre cas, que la pensée d'Arcésilas ne devait rien à celle de Pyrrhon, il est une question que l'historien de la philosophie doit affronter : Pyrrhon et Arcésilas ne puisaientils pas à une source philosophique au moins partiellement commun e? On sait que Pyrrhon avait une grande admiration pour Démoc riteet c'est très probablement chez lui qu'il puisa le principe de l'isosthénie86. Or il est frappant qu'Arcésilas ait revendiqué le phys icien d'Abdère parmi ses prédécesseurs87, alors que l'hostilité de Platon à l'égard de celui-ci fut si grande qu'il avait conçu le projet d'en brûler tous les livres et qu'il renonça à cette tentation unique mentparce que ceux-ci étaient déjà largement diffusés88. Ce sur-
83 P. Couissin, L'origine. . ., p. 387. Rappelons que pour P. Couissin le concept d 'εποχή fut stoïcien avant d'être académicien, alors que le concept authentiquement pyrrhonien était Γ αφασία. Ce ne fut que bien plus tard, avec Enésidème probablement, que les Sceptiques se réclamant de Pyrrhon adoptè rent le terme ά'εποχί], ne conservant plus Γ αφασία que «comme un souvenir historique ». 84 A. Goedeckmeyer, Die Geschichte des griechischen Skeptizismus, Leipzig, 1905, p. 33-34; G. Paleikat op. cit., p. 14 sq.; P. Natorp, Forschungen zur Ges chichte des Erkenntnissproblems, Berlin 1884, p. 290. 85 G. Striker, Über den Unterschied. . ., propose notamment, p. 163, de dis tinguer à l'intérieur même de Γέποχή la suspension du jugement qui résulte de la dialectique antistoïcienne et celle qui résulte du principe d'isosthénie. Nous tenterons, au contraire, de montrer qu'il est possible de préserver l'unité du concept. 86 Sur l'admiration de Pyrrhon pour Démocrite, cf. Diog. Laërce, IX, 67 et l'article d'A. Graeser, Demokrit und die Skeptische Formel, dans Hermes, 98, 1970, p. 300-312. 87 Cf. Cicéron, Ac. Post., I, 12, 44, et Luc., 23, 73, où Cicéron s'exprime à propos de Démocrite en des termes exceptionnellement louangeurs : quern cum eo conferre possumus non modo ingeni magnitudine, sed etiam animi, qui ita sit ausus ordiri : «haec loquor de uniuersis?» 88 Diog. Laërce, IX, 40. Diogene s'interroge sur le silence de Platon à pro pos de Démocrite et il en donne une explication qui n'est guère flatteuse pour le
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gissement de Démocrite dans l'Académie ne semble pas avoir vér itablement attiré l'attention des érudits, et cependant nous pensons qu'il y a là, non pas une véritable direction de recherches, car il nous semble que l'Abdérite ne fut pour Arcésilas qu'un des instr uments de sa dialectique, mais un fait susceptible de donner une certaine unité au concept de scepticisme antique. S'il est, en effet, évident qu'Arcésilas ne concevait pas l'isothénie de la même manièr e que Pyrrhon89, il n'en reste pas moins vrai que les deux cou rants du scepticisme antique ont eu ceci en commun qu'ils se sont référés à la tradition démocritéenne, l'un pour en faire la justifica tion philosophique d'une sagesse inspirée de l'Orient, et l'autre pour combattre plus efficacement le dogmatisme. Arcésilas et le Lycée II y a quelques années, A. Weische proposait une nouvelle interprétation de la philosophie d'Arcésilas, et elle fut accueillie avec d'autant plus d'intérêt qu'elle semblait permettre d'échapper aux controverses traditionnelles90. Toute philosophie, disait-il, est d'abord une interprétation de la science de son époque91. Or, Arcés ilas fut disciple de Théophraste, dans l'oeuvre scientifique duquel les formules sceptiques abondent, et qui ne prétendait lui-même rechercher, dans le domaine de la botanique par exemple, qu'une science relative. Par ailleurs, et en cela sa réflexion annonçait celle de H. J. Krämer, A. Weische soulignait combien la méthode antilo gique d'Arcésilas était proche de celle pratiquée dans le Lycée et il établissait une filiation entre sa dialectique et celle d'Aristote92. Cependant, pour séduisante qu'elle soit, la thèse de ce savant appelle quelques remarques critiques. En premier lieu, le «scepti cisme» de Théophraste tel qu'on peut l'apprécier dans les textes cités dans son ouvrage se réduit à quelques précautions méthodolo giques et il faut une singulière amplificatio pour en faire l'origine de la Nouvelle Académie. En outre, s'il est vrai qu'il est difficile de concevoir une philosophie sans epistemologie, encore ne faut-il pas réduire la science d'une époque à un seul homme ou à une seule œuvre! Arcésilas connaissait Théophraste, mais aussi Eratosthène, fondateur de l'Académie. Selon lui, en effet, c'est par prudence et par crainte que Platon refusa de s'en prendre au «prince des philosophes». 89 Puisque l'isosthénie de la Nouvelle Académie concernait les discours, alors que celle des Pyrrhoniens était une égalité des contraires dans les choses elles-mêmes. 90 A. Weische, Cicero und die Neue Akademie, Münster, 1961. 91 Ibid., p. 18. 92 Ibid., p. 73-82.
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dont la physique, comme l'a démontré F. Solmsen dans un article remarquable, puisait dans le Timée, et qui n'avait rien d'un scepti que93. Et parmi les disciples de Théophraste lui-même, on compte le grand physicien Straton de Lampsaque, ce qui a fait dire à H. J. Krämer que l'enseignement du Péripatéticien conduisait non au doute, mais à un dogmatisme proche de celui des Stoïciens94! Les interprétations que nous venons d'évoquer contiennent chacune des éléments vrais, mais pèchent par la volonté de réduire à un ou deux facteurs l'explication de ce surprenant phénomène philosophique qu'a constitué la nouvelle orientation de l'école pla tonicienne. Pour en avoir une vision plus exacte, il faudrait, selon nous, tenir compte en permanence des contradictions qui ont ca ractérisé la philosophie d'Arcésilas. Scholarque de l'Académie, il éprouvait assurément une admiration sincère pour le fondateur de son école, mais la volonté de réfuter les systèmes, et notamment le stoïcisme, le conduisait à privilégier dans Platon ce qui pouvait lui permettre de vaincre des gens qu'il considérait sans doute comme des Sophistes d'un nouveau genre. Soucieux de défendre l'ancienne tradition philosophique, dont il opposait l'humilité à l'arrogance des nouveaux venus, il en arrivait à se réclamer d'un penseur, Démocrite, que Platon détestait. Adversaire acharné du Portique, son utilisation constante du langage stoïcien l'exposait à ce qu'on crût qu'il le faisait sien. Tout à fait étranger à l'esprit du pyrrhonisme, il utilisait néanmoins lui aussi le principe de l'isosthénie. Sa philosophie fait donc penser à une réaction violente et mobilisatri ce de toutes les énergies, comme si l'urgence du combat contre le dogmatisme lui avait permis d'amalgamer des éléments qui pris isolément eussent paru contradictoires. Carnéade ou la passion de la philosophie Au chapitre huit des Fiancés de Manzoni, don Abbondio lit le panégyrique de Saint Charles, dans lequel celui-ci est comparé à Archimède et à Carnéade. Ce dernier nom le plonge dans une très grande perplexité: «Carnéade! Il me semble bien d'avoir entendu ou lu ce nom : ce devait être un savant, un littérateur du temps 93 F. Solmsen, Eratosthenes as a Platonist and a poet, dans TAPhA, 73, 1942, p. 192-213; sur l'admiration d'Eratosthène pour Arcésilas, cf. Strabon, I, 2, 2. 94 H. J. Krämer, Hellenismus. . ., p. 12. Sur la relation entre la pensée de Théophraste et le naturalisme stoïcien, cf. E. Grumach, Physis und Agathon in der alten Stoa, Berlin-Zürich-Dublin, 19662 (la première édition est parue en 1932, comme n. 6 des Reihe Problemata. Forschungen zur Klassischen Philolog ie), p. 61-64.
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passé; c'est un de ces noms-là. Mais qui diable était ce Camèad e!»95. Si nous en croyons E. Pistelli, eminent spécialiste de Manzoni et auteur d'un Ritratto di Cameade, c'est à partir de ce texte que fut forgée en italien l'expression «è un Cameade qualunque» pour désigner ce que nous appelons «un illustre inconnu» 96. Triste destin pour un philosophe que Strabon cite comme le meilleur de l'Académie, et que Plutarque dit avoir été άνδρα τής 'Ακαδημίας εύκλεέστατον όργιαστήν97! Cependant, à considérer le nombre de travaux qui ont été consacrés à ce philosophe depuis plus d'un siècle, et notamment dans ces dernières années, il est permis de se demander si au jourd'hui don Abbondio manifesterait la même ignorance. Certes, la figure de Camèade demeure à bien des égards une énigme, mais cela tient à la nature même de sa philosophie, et au fait que, com meSocrate et Arcésilas, il n'a laissé aucun écrit. Quant aux témoi gnages antiques le concernant, ils sont relativement peu nombreux, parfois contradictoires et d'interprétation souvent malaisée98. Philosophe de Cyrène, vieille colonie grecque qui fut la patrie de nombreux penseurs et mathématiciens, il s'installa à Athènes où il étudia la dialectique avec le Stoïcien Diogene de Babylone et lut avec un intérêt tout particulier les écrits de Chrisippe". Puis, deve nuscholarque de l'Académie, il se consacra à la philosophie avec tant de passion que, nous dit-on, il en oubliait de manger et négli geait totalement son apparence physique100, passion qui ne corres pondguère à l'idée que l'on se fait généralement d'un Sceptique! Le paradoxe est que la postérité a surtout retenu dans la vie de cet ascète de la philosophie un événement qui, à l'origine en tout cas, était étranger à celle-ci, la fameuse ambassade de 155, lorsque,
95 A. Manzoni, Les fiancés, chap, 108, p. 104 de l'éd. des Œuvres complètes, Ed. du Delta, Paris, 1968, trad. Rey-Dussueil. 96 E. Pistelli, Ritratto di Cameade, dans Pegaso, 1, fase. 2, 1929, (p. 3-13), p. 3. 97 Strabon, Geo., XVII, 3, 22 et Plutarque, Quaest. conu., VIII, 1, 717 d. Dans le texte de Plutarque, l'un des convives, Florus, propose de fêter l'anniver saire de Cameade en même temps que celui de Platon. 98 Les fragments de Camèade ont été réunis par B. Wisniewski, Karneades Fragmente, Text und Kommentar, Wroclaw- Varsovie-Cracovie, 1970, et par H. J. Mette, Weitere Akademiker heute (Fortsetzung von Lustr. 26, 7-94), von Lakydes bis zu Kleitomachos, dans Lustrum, 27, 1985, (p. 39-148), p. 53-141. 99 Sur la vie de Camèade et sa formation, cf. E. Zeller, Die Philosophie. . ., 31, p. 514-518 et l'article de H. von Arnim, Karneades, dans RE, 10, 1919, p. 1964-1985. Cet article a été complété par A. Weische dans RE, sup. 11, 1968, p. 853-856. Camèade naquit à Cyrène en 219 ou en 214 av. J.-C. et il vécut qua trevingt dix ans, cf. Cicéron, Luc., 6, 16 et Censorinus, De die natali, 15, 3. Sur sa formation philosophique, cf. Diog. Laërce, IV, 62 et Cicéron, Luc., 30, 98. 100 Diog. Laërce, IV, 62 et Val. Max., VIII, 7, 5.
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accompagné par Critolaos, scholarque du Lycée, et Diogene de Babylone, scholarque du Portique, il se rendit à Rome défendre Athènes qui avait été condamnée à une lourde amende pour avoir saccagé la ville d'Oropos101. Le succès de ces ambassadeurs hors du commun, et en particulier celui de Camèade dans sa disputano in utramque partent sur la justice, fut tel que Caton, craignant pour la jeunesse romaine, fit régler l'affaire en toute hâte - à l'avantage des Athéniens - afin d'éloigner le plus rapidement possible de si dangereux personnages. Cet épisode, dont l'importance fut grande pour l'histoire de la philosophie à Rome102, valut à Camèade une réputation durable et fut en même temps, comme l'a souligné V. Brochard, à l'origine des accusations lancées contre lui 103. Il était, en effet, facile de ne retenir de ce philosophe que l'antilogie romaine et d'utiliser celle-ci pour le présenter comme une sorte de Gorgias pratiquant sans aucun scrupule l'art de défendre success ivementle pour et le contre. L. Robin lui-même, pourtant si attentif aux autres aspects de la pensée de Camèade, condamna sans réser ve «de tels jeux de bascule et cette adresse avocassière à plai der»104. Pourtant, dès 1889, C. Martha avait montré que malgré des similitudes formelles, la disputatio de Camèade n'était pas celle d'un Sophiste et avait demandé de ne pas juger un philosophe si important d'après ces seuls discours 1OS. S'il y a bien un point sur lequel s'accordent tous les témoigna ges antiques, comme les commentateurs modernes, c'est que Carnéade était essentiellement un dialecticien106. A plusieurs reprises
101 L'épisode est raconté par Cicéron, De rep., III, 6, 9; 12, 21; 19, 29 sq.; Ait., XII, 23, 2; Plutarque, Cato M., 221 sq.; Macrobe, Saturnales, I, 5, 13; Elien, Var. hist., Ill, 17. Ces témoignages ont été regroupés par G. Garbarino, Roma e la filosofia greca dalle origini alla fine del II secolo A.C., t. 1, Turin, 1973, textes 77 à 91. 102 Cf. le chapitre suivant, p. 76-78. 103 V. Brochard, op. cit., p. 163. 104 L. Robin, op. cit., p. 76. 105 C. Martha, Le philosophe Camèade à Rome, dans Etudes morales sur l'Antiquité, Paris, 1889, p. 61-134. Tout en qualifiant, (p. 65), la Nouvelle Acadé mie d'« école dégénérée de Platon», C.Martha écrit à propos de l'ambassade carnéadienne : « Camèade n'est pas, comme on le répète, un sophiste, mais un véritable philosophe qui, dans sa constante dispute avec les Stoïciens, a presque toujours eu la raison de son côté ». 106 Diog. Laërce, IV, 63 : δεινώς τ ην έπιπληκτικος καί έν ταΐς ζητήσεσι δύσμαχος. Cf. également Numénius ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 7, 15, frg. 26 Des Places. Il peut sembler paradoxal de qualifier Camèade de dialecticien, alors que lui-même comparait la dialectique à Pénélope défaisant la nuit ce qu'elle avait fait le jour ou au poulpe dévorant ses tentacules, cf. Cicéron, Luc, 29, 95 ; Stobée, Flor., LXXXII, 13, p. 118 M. Il est certain que les divers sens du terme « dialectique » constituent une difficulté non négligeable, cf. P. Hadot, Philoso-
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Cicéron prend soin de préciser qu'il défendait telle ou telle posi tion, non parce qu'il la faisait sienne, mais pour contredire les Stoï ciens107. Sextus va même plus loin, puisqu'il affirme que sur la question du critère de la vérité Camèade critiqua non seulement les philosophes du Portique, mais tous ses prédécesseurs 108. Cepend ant,la description la plus évocatrice de son extraordinaire génie, nous la trouvons chez quelqu'un qui lui voue une hostilité sans nuances, Numénius : «il niait, affirmait, controversait dans tous les sens; était-il besoin aussi de propos étonnants, il se réveillait brus quement, comme un fleuve impétueux qui remplit tout son lit et couvre ses deux rives; il fonçait, entraînait l'auditoire de sa voix retentissante. Aussi, en emportant les autres, ne se prenait-il pas à son propre piège, talent qui manquait à Arcésilas»109. S'il est donc incontestable que Camèade surpassait tous ses contemporains par sa dialectique, il se révèle beaucoup plus difficile de déterminer quel sens il donnait à celle-ci, ou même s'il lui donnait un sens. Etait-il un virtuose de la parole, n'ayant d'autre souci que de réfu terpar tous les moyens les thèses de ses adversaires, au risque de se révéler lui-même incohérent, ou bien orientait-il cette critique de façon à exprimer à travers elle quelque chose qui serait sa philoso phie personnelle? Voilà comment on peut résumer le principal problème qui se pose à son propos. La dialectique carnéadienne Aussi bien Cicéron que Sextus Empiricus nous apprennent que Camèade, tout en confirmant la tradition qu'avait instituée Arcési las dans l'Académie, modifia ou approfondit sur certains points la phie, dialectique, rhétorique dans l'Antiquité, dans AssPh, 39, 1980, p. 139-166. Nous aurons à étudier dans le détail la nature de la dialectique néoacadémicienn e. Pour l'instant, nous entendons simplement par «dialectique» le fait que la réflexion de Camèade s'est exprimée en relation, et le plus souvent en opposit ion,à la pensée d'autrui. 107 Cicéron, Luc, 24, 78 (à propos de l'assentiment du sage); Fin., V, 30, 84 : uirtus satis habet ad uitatn beatam praesidii, quod quidem Carneadem disputare solitum accepimus, sed is ut contra Stoicos, quod studiosissime semper refellebat. ; Nat. de., Ill, 17, 44 : Haec Carneades aiebat, non ut deos tolleret . . . sed ut Stoicos nihil de dis explicare conuinceret. 108 Sext. Emp., Adu. math., VII, 159. 109 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Εν., XIV, 8, 737 b-c, frg. 27 Des Places : τΗγε δ' ούν και ούτος καί άπέφερεν άντιλογίας τε και στροφός λεπτολόγους συνέ φερε τη μάχη ποικίλλων έξαρνητικός τε καί καταφατικός τε ην κάμφιτέρωθεν άντιλογικός · εί τε που έδει τι καί θαΰμα εχόντων λόγων, έξηγείρετο λάβρος οϊον ποταμός ροώδης, [σφοδρως ρέων], πάντα καταπιμπλάς τα τηδε καί τάκείθι, καί είσέπιπτε καί συνέσυρε τους άκούοντας δια θορύβου.
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méthode de son prédécesseur110. Il ne faut pas voir là nécessaire ment une contradiction, puisque, comme on l'a très justement sou ligné, lorsqu'il fut élu à la tête de l'école platonicienne les circons tances n'étaient plus les mêmes que celles qui avaient vu la nais sance de la Nouvelle Académie111. Scholarque du Portique, Chrysippe s'était appliqué à rendre inexpugnable le système de Zenon mis à mal par les coups de boutoir de la dialectique d'Arcésilas et il avait répertorié pour les réfuter toutes les objections possibles, avec tant d'ardeur qu'il lui fut reproché d'avoir ainsi préparé les armes de Camèade, lequel d'ailleurs affirmait: «si Chrysippe n'avait pas existé, je n'existerais pas»112. Camèade avait donc à affronter un stoïcisme rénové, plus systématique encore que celui de Zenon, et il ne pouvait se contenter - ce qui de toute façon ne semble pas avoir été dans son tempérament - de reprendre telle quelle la manière de procéder d'Arcésilas. D'où ces différences qui, nous l'avons vu, permirent à certains de distinguer une Moyenne Académie d'Arcésilas et une Nouvelle Académie de Camèade; d'où aussi de nombreuses recherches visant à préciser les points com muns et les divergences entre ces deux philosophes. Arcésilas avait concentré ses critiques sur les deux concepts fondamentaux de l'epistemologie stoïcienne, la représentation «comprehensive», critère de la vérité parce qu'image fidèle du réel, et l'assentiment, articulation de la connaissance et de l'action, et il avait substitué à l'idéal stoïcien d'une action droite, en harmonie avec la raison universelle, un εύλογον fait de rationalité incertaine et permettant d'agir de la façon la plus satisfaisante possible dans un monde d'où toute connaissance certaine est exclue113. Camèade paraît avoir eu une ambition plus vaste, puisqu'il se proposait de
110 Cicéron, Ac. Post., I, 12, 46, semble vouloir différencier au moins partie llement Camèade d'Arcésilas (Carneades autem), malheureusement notre frag ment de la dernière version s'arrête précisément à cet endroit. Il ne pouvait de toute façon s'agir véritablement d'une rupture, puisque lui-même écrit, Nat. de., I, 5, 1 1 : Haec in philosophia ratio . . . profecta a Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Cameade . . . Par ailleurs, dans Luc, 18, 59, Cicéron se montre peu enclin à accepter l'idée que Camèade ait pu atténuer Γέποχή héritée d'Arcésil as. 111 Cette différence de situation a été bien mise en lumière par M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 168. Les successeurs immédiats d'Arcésilas (Lacyde, Evandre, Hégésinos) ne semblent guère avoir brillé par leur génie, à tel point qu'A. Geffers, op. cit., p. 6, s'est demandé comment des personnages aussi médiocres avaient pu être scholarques de l'Académie. 112 Diog. Laërce, IV, 62 : ει μη γαρ ην Χρύσιππος, ούκ άν ην έγώ. Camèade parodiait ainsi la formule par laquelle on avait exprimé l'importance de l'ap port de Chrysippe à la philosophie stoïcienne, cf. Diog. Laërce, VII, 183. 113 Nous résumons ainsi l'exposé qui est donné de sa philosophie dans Sext. Emp., Adu. math., VII, 150 sq.
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pouver, ce qui au demeurant était implicite dans la philosophie d'Arcésilas, qu'il ne peut exister aucun critère de la vérité, ni dans les sens ni dans la raison 114. Pourtant, il ne fait guère de doute que la stoïcisme restait l'adversaire privilégié de la Nouvelle Académie, même si, en affirmant que la réfutation de tout dogmatisme se réduit à la critique de la connaissance sensorielle, Camèade don nait à sa démonstration une vocation universelle. Mais quelqu'un qui pratique Γέποχή, même s'il ne la considère que comme un in strument dialectique, se doit d'expliquer comment la vie est possible sans certitude et il faut savoir gré à R. Hirzel d'avoir montré que sur ce point la réponse de Camèade différait de celle d'Arcési las 115. En effet, ce n'est pas dans l'entendement qu'il a cherché le moyen de guider la conduite humaine, mais dans le πιθανόν, c'està-dire dans la croyance, dans le sentiment de vérité que peut don ner une représentation. Camèade serait-il donc le tenant d'un subjectivisme absolu, comparable à celui de certains Sophistes? Ni Cicéron ni Sextus ne suggèrent rien de tel : le πιθανόν apparaît au contraire dans leurs exposés de la philosophie carnéadienne com mela base d'une hiérarchie de la vraisemblance, le sujet ne se lais sant pas guider passivement par ses représentations, mais cher chant à éprouver celles-ci le plus précisément possible par un tra vail de critique. Ainsi exposée, et nous n'avons fait que reprendre dans ses grandes lignes l'exposé de Sextus Empiricus, la méthode de Carnéade semble être d'une cohérence irréprochable puisqu'elle juxta pose une critique serrée du dogmatisme et un «probabilisme» per mettant d'échapper à l'impossibilité d'agir qui résulterait d'un dout e aussi hyperbolique. Tout semble donc fort clair et il est difficile de comprendre a priori pourquoi il y a eu un si grand nombre d'exégèses divergentes autour d'un ensemble si clairement agencé. A ceci près que la dialectique doit être perçue dans son mouve ment, dans son rapport à la doctrine d'autrui, et que vouloir la résumer, la figer, c'est en ignorer le jeu subtil et s'exposer à la dénaturer. Or il se trouve qu'un grand nombre de savants a repris fidèlement les indications de Sextus et distingué dans la philoso phie de Camèade une partie positive et une partie négative, sans se préoccuper d'approfondir ce qui en faisait l'unité ni de définir la relation que cette pensée entretenait avec les systèmes dogmatiq ues, et tout particulièrement avec le stoïcisme. E. Zeller116 donna à ce type d'interprétation tout le poids de son prestige et de sa scien-
114 Ibid.,?. 1598. 115 R. Hirzel, op. cit., p. 180, n. 1. 116 E. Zeller, op. cit., t. 3\ p. 518.
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ce et F. Picavet reprit en France cette même méthode117. De manièr e très révélatrice, son article intitulé Le phénoménisme et le proba bilisme dans l'école platonicienne est à cheval sur deux numéros de la Revue philosophique, avec comme seule transition la phrase sui vante : «il s'agit maintenant d'examiner la partie affirmative de la doctrine de Camèade». Quelques années plus tard, V. Brochard adoptait une position moins abrupte, plus prudente, et se refusait à accepter sans réserve une dichotomie qui, selon lui, exagérait l'i mportance d'un probabilisme dont il ne percevait pas la matérialisa tion dans les réflexions de l'Académicien sur les problèmes de l'éthique ou de la physique118. Mais, s'il minimisa l'importance de la théorie du πιθανόν, Brochard ne mit jamais en doute que Carnéade l'eût considérée comme sienne et, lorsqu'il parle d'une «phi losophie exclusivement subjective», il interprète celle-ci, à l'instar de Zeller ou de Picavet, comme la solution apportée par le scholarque à la grande question de l'action. Il serait inexact de considérer l'interprétation «positive» du probabilisme comme une approche un peu naïve et dont le temps aurait révélé les insuffisances. Elle a eu ses défenseurs tout au long du XXe siècle, notamment chez les Anglo-Saxons, ravis de découv rirdans l'Antiquité un précurseur de l'empirisme qui leur est cher119. L'expression la plus parfaite de ce courant se trouve chez C. Stough, qui reconnaît ne pas trouver de différence de fond entre Camèade et les Stoïciens, et qui croit que le rôle du scholarque fut surtout de mettre en lumière les quelques points faibles de l 'epist emologie stoïcienne 12°. M. Dal Pra s'est plu à souligner qu'à la différence de leur col lègues de langue anglaise, les savants français et italiens avaient eu tendance, après Brochard et dans une certaine continuité avec celui-ci, à mettre en cause la notion même de «probabilisme»121. Ce type d'exégèse se réfère constamment aux deux articles de P. Couissin que nous avons cités, dans lesquels l'hypothèse d'une théorie carnéadienne du πιθανόν est réfutée au profit de l'idée que l'Académicien se serait attaché en réalité à utiliser contre le stoïcis-
117 E. Picavet, Le phénoménisme et le probabilisme dans l'école platonicienn e, RPhilos., 23, 1887, p. 378-399 et 498-513. 118 V. Brochard, op. cit., p. 127. 119 Cf. A. A. Long, Hellenistic philosophy, Stoics, Epicureans, Sceptics, Lond res, 1974, p. 106 : Carneades is closer to the spirit of modern British philosophy that perhaps any other ancient thinker. Cf. également E. L. Minar, The positive beliefs of the Skeptic Carneades, dans CW, 43, Fase. 5, 1949, p. 67-71. 120 C. Stough, Greek Skepticism. A study in epistemology, Berkeley-Los Angel es,1969, p. 59. 121 M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 283, η. 18.
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me un concept stoïcien. En valorisant le πιθανόν, en affirmant qu'il suffisait à rendre la vie possible, Camèade aurait voulu simple mentrévéler à ses adversaires que le système dont ils vantaient la perfection contenait en fait un élément inutile, une source d'er reurs, l'assentiment, et qu'il fallait, s'ils voulaient être logiques avec eux-mêmes, en faire l'économie. Pour P. Couissin donc, «il est à présumer que Camèade n'a professé aucune doctrine positive», le scholarque ayant été incapable de dogmatiser la" critique qu'il fai sait du stoïcisme122. Cette interprétation a été reprise, mais de manière très atténuée, par L. Robin qui, bien que parlant du scho larque comme d'un «enragé dialecticien», a vu dans le πιθανόν «l'ébauche d'une théorie de l'expérience»123. Elle a connu plus près de nous un regain de faveur avec M. Dal Pra, qui, tout en admett ant que dans l'abstrait le probabilisme pouvait apparaître comme une alternative au dogmatisme stoïcien, a considéré qu'il représent ait dans l'esprit de Camèade beaucoup plus une arme antistoïcien ne qu'une véritable doctrine124, et surtout avec M. Burnyeat125. Pour ce savant, Camèade ne fut pas «probabiliste», puisque le concept de πιθανόν est fort éloigné de ce que nous entendons par «probab le», et que, de surcroît, l'Académicien ne l'a jamais assumé com mesien. En donnant une remarquable formalisation logique à la thèse de P. Couissin, M. Burnyeat a voulu prouver que, loin d'être le créateur d'une sorte de sous-stoïcisme Camèade perpétua à sa façon la tradition platonicienne de réfutation des opinions fauss es. Est-il possible de concilier un tant soit peu la position des «pos itivistes» et celle des «dialecticiens»? Un certain nombre de tra vaux nous paraissent aller dans ce sens. Dans la seule monographie consacrée jusqu'à présent à Camèade, S. Nonvel Pieri a voulu ren voyer dos à dos les deux grandes interprétations traditionnelles en insistant sur ce qui, selon elle, en fait l'unité : une rationalité très exigeante, qui met en lumière les présupposés irrationnels des sys tèmes dogmatiques en même temps qu'elle substitue à leurs faus122 P. Couissin, Le stoïcisme de la Nouvelle Académie, p. 268 ; cf. également Camèade et Descartes, Congrès Descartes, III, 1937, p. 9-16. 123 L. Robin, op. cit., p. 90: «Faut-il chercher avec lui, comme d'une part avec Timon, de l'autre avec Arcésilas, une manière de dogmatisme honteux?»; p. 102: «Camèade se révèle comme un précurseur de toute philosophie criti que, peut-être même comme quelque chose de plus. Sa conception de la probab ilitéest, en effet, l'ébauche d'une théorie de l'expérience». 124 M. Del Pra, op. cit., t. 1, p. 279. 125 M. Burnyeat, Carneades was no probabilist, op. cit. Pour O. Gigon, op. cit., p. 60-61, Camèade représente le moment où la Nouvelle Académie s'est complue dans la pratique sans frein de la contradiction, ce qui est à notre sens une thèse contestable.
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ses certitudes une connaissance subjective, perpétuellement remise en question 126. De son côté G. Striker, dans un article consacré aux «stratégies sceptiques» de la Nouvelle Académie, s'est interrogée sur le statut de l'argumentation élaborée par Camèade pour faire face aux critiques des Stoïciens et en a conclu que dans le domaine de la connaissance ce philosophe ne s'est pas contenté de réfuter le Portique et qu'il a cherché à apporter des solutions satisfaisantes à des problèmes réels 127. Nous avons nous-même souligné l'importan ce des quelques lignes qui terminent le Lucullus, dans lesquelles Catulus, se référant à son père, dit que pour Camèade le sage pouv ait donner son assentiment à l'opinion, mais en ayant conscience du caractère alétoire de celle-ci 128. Camèade aurait-il parfois admis pour le sage un savoir semblable à celui de Socrate, ce qui eût constitué une mutation certaine par rapport à Arcésilas129? La réponse à cette question est rendue difficile par les discussions sur la source du passage cicéronien. Néanmoins, quelle que soit la position que l'on adopte à ce sujet, c'est l'histoire même de la Nouv elle Académie qui nous montre que le scholarquat de Camèade marqua à la fois l'apogée de Γέποχή et le début de son usure. L'éthique Bien évidemment toutes ces controverses se prolongent lors qu'il s'agit d'apprécier la philosophie morale de l'Académicien. Sur ce point, les témoignages antiques semblent donner raison à l'inte rprétation de P. Couissin, puisque Clitomaque prétendait ne jamais avoir pu comprendre ce que son maître pensait dans ce domaine130, 126 S. Nonvel Pietri, Cameade, Padoue, 1978, p. 16; cf. également A. Russo, Scettici antichi, Turin, 1978, p. 213-283. 127 G. Striker, dans Sceptical strategies, p. 70 sq., établit une différence entre l'éthique, où les thèses de Camèade n'auraient eu d'autre raison d'être que la critique du stoïcisme, et l'epistemologie, où il ne se serait pas contenté de crit iquer le Portique. 128 C. Lévy, Opinion et certitude dans la philosophie de Camèade, dans RBPh, 58, 1980, p. 30-46. Nous étudierons plus loin le passage du Lucullus (48, 148) où Catulus rapporte ce que son père lui disait être la sententia carneadia sur l'assentiment du sage, cf. infra, p. 80, 275. 129 La thèse d'un retour de l'Académie au dogmatisme sous l'influence de Camèade a été formulée de manière selon nous peu nuancée par R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 181. 130 Cicéron, Luc, 45, 139: quanquam Clitomachus adf irmabat numquam se intellegere potuisse quid Cameadi probaretur. Cette phrase a été parfois compris e comme un jugement de Clitomaque sur l'ensemble de la philosophie de son maître. Le contexte laisserait plutôt penser que cette formule, qui pouvait fort bien n'être qu'une boutade, concernait uniquement la position de Camèade sur le problème du souverain bien.
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et que, par ailleurs, Cicéron dit à propos d'une des définitions carnéadiennes du τέλος que le scholarque la défendait contra Stoicos, c'est-à-dire pour les besoins de la disputatio, nullement comme une doctrine131. Nul ne songerait donc à contester que Camèade ait eu pour premier objectif de soumettre à rude épreuve les moralistes dogmatiques, et tout particulièrement les Stoïciens. Peut-on cepen dantestimer qu'il avait des convictions personnelles sur les ques tions éthiques? C'est en tout cas la thèse qu'a cherché à établir J. Croissant dans un article qui, près d'un demi-siècle après sa publication, reste l'étude la plus complète sur la morale de Camèade 132.Nous n'avons pas à nous prononcer pour l'instant sur l'exi stence de ces «idées directrices fermes et personnelles»133, mais à montrer de manière très succincte comment se pose le problème de la cohérence des différents témoignages sur cette partie de la philosophie carnéadienne. A propos du souverain bien, Camèade reprochait aux Stoïciens de n'avoir pu donner une définition purement intérieure du souve rainbien («il n'est d'autre bien que l'honnête») qu'en appelant indifférents les biens de nature que le Lycée incluait dans le τέλος 134. Mais surtout, il critiquait ce qui était l'essence même de la morale stoïcienne, la continuité entre l'instinct, qui pousse l'hom me dès sa naissance à rechercher ce qui est bon pour lui, et la fin morale qui elle aussi s'inscrit dans l'ordre naturel, mais autrement, par harmonie consciente avec le λόγος universel. D'une manière plus générale, il mettait en cause le postulat fondamental des doc trines hellénistiques, à savoir l'idée que la nature devait constituer X alpha et X omega de toute morale et il semble clair maintenant que la diuisio carneadia, loin d'être un simple instrument pédagogique pour la transmission des diverses formules du τέλος του βίου const ituait en réalité l'armature d'une réfutation des systèmes coupab lesaux yeux de Camèade d'une faute majeure : l'incapacité de réaliser leur prétention à découvrir dans les premières pulsions naturelles la définition du bien ultime 135. 131 cf. n. 107. 132 J. Croissant, La morale de Camèade, dans Rev. int. de phil., I, 1939, p. 545-570. 133 Ibid., p. 545. 134 Cicéron, Tusculanes, V, 41, 120. Cette idée carnéadienne est le fonde ment du livre IV du De finibus, qui, par-delà une source intermédiaire, proba blement Antiochus d'Ascalon, dépend étroitement de la dialectique carnéadienn e. Caton, dans Fin., III, 6, 20-21, exprime le rejet par les Stoïciens du consen sus que Camèade voulait les contraindre à admettre. 135 Sur le sens de la diuisio carneadia, cf. M. Giusta, / dossografi di etica, t. 1, Turin, 1964, p. 217 sq., et nos deux articles: Un problème doxographique chez Cicéron : les indifférentistes, dans REL, 58, 1980, p. 238-251 et La dialecti-
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Tant qu'on reste sur le terrain de la critique du dogmatisme, l'argumentation de l'Académicien apparaît comme une dénonciat ion lucide et rigoureuse des illusions du naturalisme. Les choses sont infiniment moins simples quand on veut déterminer quelle idée il se faisait lui-même de la nature humaine. Ne voyait-il en elle qu'égoïsme et jouissance, comme le laisserait penser, entre autres, la distinction qui est faite dans le deuxième de ses discours ro mains entre la iustitia, valeur abstraite, impossible à incarner dans la société, et la sapientia, point culminant d'un individualisme féro ce136. Admettait-il au contraire qu'à côté des pulsions égoïstes, il y a en l'homme une attirance vers la beauté morale? On serait porté à la déduire de son intérêt pour une des «formules mixtes» du τέλος, celle de Calliphon 137, qui associait honestas et le plaisir. Il est cer tain, cependant, que si les études ponctuelles ne manquent pas, il reste à tenter une recherche d'ensemble qui, à la lumière de tous les travaux récents sur la dialectique de Camèade, permettrait non seulement de mettre en lumière, si elle existe, la logique de ces variations, mais aussi et surtout de relier toute cette réflexion à ce qui était sans doute pour lui très, important, et que l'on a parfois tendance à oublier, sa situation de successeur de Platon138. La physique L'attitude du scholarque face aux problèmes de la physique a moins intéressé les chercheurs que son epistemologie ou sa morale. Cette relative désaffection peut suprendre quand on considère l'i mportance de la philosophie néoacadémicienne dans le De fato, le De diuinatione ou le De natura deorum. Elle nous paraît devoir s'expl iquerpar le témoignage de Diogene Laërce affirmant que Camèade s'intéressait moins à la physique qu'à l'éthique 139, mais aussi par la difficulté à discerner avec précision dans ce domaine ce qui doit lui être attribué et ce qui revient à ses successeurs. Par exemple, faut-il, comme le font Robin, Dal Pra ou Nonvel-Pieri 140, tenir pour carnéadien le développement du Lucullus sur les dissensions entre que de Cicéron dans les livres II et IV du De finibus, dans REL, 62, 1984, p. 111127. 136 Sur cette question, cf. infra, p. 496-508. 137 Cicéron, Luc, 45, 139 : ut Calliphontem sequar, cuius quidem sententiam tant studiose defensitabat ut earn probare etiam uideretur. 138 J. Glucker, op. cit., p. 48, parle d'une optical illusion à propos de l'appa renteopposition de Camèade à Platon. 139 Diog. Laërce, IV, 62. 140 L. Robin, op. cit., p. 103-105; S. Nonvel-Pieri, op. cit., p. 52-53; Dal Pra, op. cit., I, p. 187.
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les physiciens, même si le nom du scholarque n'y est pas cité une seule fois? Il y a là un problème de méthode difficile à trancher, mais qui ne met pas en cause l'essentiel, c'est-à-dire la volonté carnéadienne de ruiner la conception stoïcienne d'un monde organ iquement cohérent, régi par la Providence, caractérisé par une soli darité à la fois verticale (l'enchaînement des causes) et horizontale (la relation entre les êtres) qui ne laisse que peu de place au librearbitre. Parce que le stoïcisme est un système et que tous ses él éments (μέλη et non μέρη, pour reprendre la distinction de MarcAurèle 141) sont indissociables, en épargner une partie eût été légit imerl'ensemble. C'est pourquoi le scholarque a soumis à sa critique tous les aspects de cette physique. La théologie stoïcienne peut être très sommairement caractéris ée, d'un côté, par la volonté de concilier le rationalisme absolu et les mythes de la religion populaire, de l'autre, par l'exaltation de la Providence qui régirait le monde de façon à combler de bienfaits l'être le plus proche de Dieu, l'homme. Pour montrer à quelles absurdités pouvait conduire une interprétation rationaliste de la mythologie, Camèade utilisa son arme préférée, le sorite, qui, de manière insensible, amenait l'interlocuteur à admettre une propos ition opposée à celle qu'il soutenait au début. Ce n'est donc pas un hasard si l'article le plus complet sur les sorites carnéadiens contre le polythéisme fut écrit par celui qui révéla la signification dialecti que de la philosophie de la Nouvelle Académie, P. Couissin 142. Mais L. Robin a eu raison de souligner que les sorites n'étaient pas la seule forme de critique dirigée par Camèade contre la théologie stoïcienne, car on trouve chez Cicéron comme chez Sextus ou chez Porphyre d'autres arguments conformes à la méthode dialectique néoacadémicienne, c'est-à-dire consistant à tirer des propositions stoïciennes des conséquences parfaitement contradictoires avec ces thèses143. Quant à la réfutation de l'idée que se faisait le Portique de la Providence, Camèade la fondait sur la confrontation entre l'optimisme de ce dogme et l'existence de tous les fléaux qui acca141 Marc-Aurèle, Pensées, VII, 13. Marc-Aurèle établit cette distinction à propos des êtres de raison qui doivent se considérer non comme des individualit és indépendantes, mais comme les membres d'un univers lui-même rationnel. Ce qui est vrai pour la réalité l'est également pour le système qui en rend compt e, ou, tout au moins, qui prétend le faire. 142 Sur le sorite cf. infra, p. 313-315. Les sorites de Camèade contre le poly théisme stoïcien se trouvent dans Cicéron, Nat. de., III, 17, 43-20, 52; Sextus, Adu. math., IX, 182-190. La comparaison entre les deux textes a été faite par C. Vick, Karneades Kritik der Théologie bei Cicero und Sextus Empiricus, dans Hermes, 37, 1902, p. 228-248. 143 L. Robin, op. cit., p. 108-109. Cf. Cicéron, Nat. de., Ill, 12, 29-34; Sext. Emp., Adu. math., IX, 140 sq.; Porphyre, De abstinentia, X, 20.
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blent l'humanité, à commencer par l'utilisation perverse que les hommes eux-mêmes font de la raison144. Cela veut-il dire pour autant qu'il mettait véritablement en doute l'existence de la divinit é, voire qu'il faisait profession d'athéisme? Cicéron nous affirme, au contraire, que son intention n'était pas de nier l'existence des dieux, mais de montrer que les Stoïciens étaient incapables de par ler de manière convaincante à leur sujet145. Y avait-il donc dans l'acatalepsie universelle une place pour le sentiment religieux? Cela nous ramène évidemment à la question du fondement et du sens du πιθανόν. De l'argumentation carnéadienne contre l'astrologie, A. Bouché-Leclercq a dit qu'elle était si parfaite que tous les adversaires de la divination postérieurs à l'Académicien furent contraints à «un piétinement sur place»146. Nous n'emploierons pas cette ex pression à propos du De diuinatione parce que ce serait négliger la part personnelle - considérable - de Cicéron et les problèmes spé cifiques à la religion romaine 147, mais il est certain que la base phi losophique du traité se trouve dans les efforts de Camèade148 pour prouver l'impossibilité de fonder le concept de divination et pour mettre en lumière toutes les contradictions de la définition qu'en avait donnée le Portique. Il semble d'ailleurs que ce fut précis émentcette critique qui incita Panétius à mettre en doute la position de ses prédécesseurs sur ce point149. Telle est en tout cas l'opinion d'A. Schmekel et de M. Van Straaten, le premier allant même jus qu'à affirmer que Panétius aurait purement et simplement fait sien
144 Cicéron, Nat. de., III, 25, 65-31, 78. Nos manuscrits contiennent une lacune avant le § 65, correspondant au passage consacré aux fléaux naturels. 145 Ibid., 17, 44. 146 A. Bouché-Leclercq, L'astrologie grecque, Bruxelles, 19632, repr. anastatique de l'éd. de 1899, p. 571 : «De Camèade aux Pères de l'Eglise, la lutte contre l'astrologie n'a pas cessé un instant ; mais ce fut, pour ainsi dire, un piétinement sur place, car les premiers assauts avaient mis en ligne presque tous les argu ments qui, par la suite, se répètent et ne se renouvellent plus». 147 L'attitude de Cicéron à l'égard de la divination a été étudiée par F. Guillaumont, Philosophe et augure. Recherches sur la théorie cicéronienne de la divi nation, Bruxelles, 1984. 148 L. Credaro, op. cit., 1. 1, p. 58, a soutenu la thèse selon laquelle les crit iques de Camèade à l'encontre de la théorie stoïcienne de la divination furent recueillies par Clitomaque dans une œuvre qui aurait servi de source à Cicéron pour le deuxième livre du De diuinatione. Le problème est que Cicéron dit au § 97 de ce livre : uidesne me non ea dicere quae Carneades, sed ea quae princeps Stoicorum Panaetius dixerit? Pour A. S. Pease, éd. De divinatione, Darmstadt, 19732, p. 26, Cicéron a su combiner la source néoacadémicienne et Panétius. 149 Cf. également le § 88 : Nominai etiam Panaetius, qui unus e Stoicis astrologorum praedicta reiecit.
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le rejet carnéadien de la divination 15°. Ces controverses sur la possib ilité pour l'homme de prévoir l'avenir n'étaient pas seulement pour les philosophes une manière de se situer par rapport à la reli gion, elles constituaient une manière très concrète de poser le pro blème de la liberté. En ce sens, le De fato cicéronien apparaît com mela version abstraite, limitée aux concepts philosophiques, du De diuinatione. A la volonté chrysippéenne de concilier le déterminis me universel et le libre arbitre en donnant à la liberté une place «dans la trame même du destin»151, Camèade opposait l'idée que la volonté humaine ne dépend pas d'une cause externe et a pour nature propre d'être en notre pouvoir et en notre dépendance152. Faut-il interpréter cette apologie de la volonté comme le simple négatif polémique du déterminisme stoïcien, ou voir en elle, com mel'a fait A. Weische, l'origine de la conception occidentale de la volonté153? Nous tenterons de sortir de cette alternative en nous demandant si là encore ce n'est pas à Platon qu'il faut nous référer pour comprendre Camèade. Trois images de Camèade nous paraissent pouvoir résumer les recherches que nous venons d'évoquer : - la première, la plus traditionnelle, est celle d'un philoso phe à la fois intransigeant dans son rejet du dogmatisme et sou cieux de donner à l'action comme à la connaissance les fonde ments les plus rigoureux, compte tenu de la faiblesse de l'entende ment humain. C'est le Camèade « probabiliste », une sorte de Stoï cien qui aurait substitué une prudence de ce bon aloi à l'arrogante certitude du Portique et qui préfigurerait le scientifique moderne, toujours prêt à remettre en cause ses convictions, pour peu que l'expérience ou le raisonnement semblent lui donner tort. On trou ve déjà cette interprétation chez D. Hume, lorsqu'il dit de la philo sophie néoacadémicienne qu'elle est «la plus contraire à la noncha150 A. Schmekel, Die philosophie der mittleren Stoa, Berlin, 1892, p. 191. M. Van Straaten, op. cit., p. 87, admet que Panétius ait été influencé par la critique carnéadienne de la divination, mais ne croit pas qu'il y ait eu chez lui un refus total de celle-ci. 151 L'expression est d'A. Yon dans son édition du De fato, Paris, « Les Belles Lettres», 1933, p. XIV. On trouvera une synthèse des travaux sur les sources du De fato dans O. Hamelin, Sur le De fato, publié par M. Conche, Ed. de Mégare, 1978, p. 5-7. L'hypothèse de l'utilisation par Cicéron d'une œuvre d'Antiochus, reposant elle-même sur la dialectique carnéadienne, est aujourd'hui la plus communément admise. 152 Cicéron, De fato, 11, 23. 153 La première thèse est celle défendue par M. Dal Pra, op. cit., 1. 1, p. 230, n. 136 et par L. Robin, op. cit., p. 128-129; celle d'A. Weische est exposée in Cice ro und die Neue Akademie, p. 47, «Der Ursprung der abendländischen Auffassung des Willens».
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lante indolence de l'esprit, à ses orgueilleuses prétentions et à sa superstitieuse crédulité»154; - plus inquiétante est l'opinion que J. Croissant a exprimée en affirmant que si le stoïcisme préfigurait Rousseau, Camèade annonçait Hobbes155. Emporté par sa critique du providentialisme stoïcien, l'Académicien aurait fini par faire sienne une théorie pré sentant la nature comme génératrice de violence. Le monde de Camèade serait alors celui de l'égoïsme absolu opposé à d'inutiles valeurs, et sa philosophie une intrusion de la sophistique dans l'école de celui qui avait si vigoureusement combattu les Sophist es; - reste l'hypothèse, brillamment défendue par Couissin, d'un Camèade ne faisant sien aucun système et si passionné de cri tique qu'il ne pouvait s'arrêter à la construction d'une doctrine, fût-ce celle du probable, en raison des incertitudes liées à une telle entreprise. Il n'aurait donc eu d'autre fin que de mettre en lumière les contradictions inhérentes aux dogmes qu'il combattait, sans prétendre lui-même ériger sa réfutation en doctrine, ni même en approximation du vrai. Camèade fut-il un empiriste avisé, un philosophe égaré dans la tradition des Sophistes, ou encore le pourfendeur sans trêve de tous les dogmes et de toutes les opinions? L'un des buts de notre recherche sera s'apporter quelques éléments de réponse à ces questions.
Les successeurs de Carnéade Clitomaque et Métrodore de Stratonice Carnéade n'ayant rien écrit, ce fut son disciple et successeur, Clitomaque, qui entreprit de faire connaître sinon sa pensée, du moins sa méthode, par de très nombreux ouvrages, plus de quatre cents volumes selon Diogene Laërce156. D'origine carthaginoise - il s'appelait Asdrubal de son vrai nom - il devint scholarque de l'Ac adémie après avoir dirigé sa propre école sur le Palladium157 et, s'il 154 D. Hume, Enquête sur l'entendement humain, trad. D. Deleule, Paris, F. Nathan éd., 1982, p. 64. 155 J. Croissant, op. cit., p. 561. 156 Diog. Laërce, IV, 67. 157 Cf. S. Mekler, Academicorum philosophorum index Herculanensis, Berlin, 1902, 19582, col. XXIV, 35-37. Sur les successeurs immédiats de Carnéade, cf.
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ne semble pas avoir péché par excès d'originalité158, son rôle fut néanmoins considérable, parce qu'il servit directement ou indirec tement de source à tous ceux qui voulaient exposer la philosophie de la Nouvelle Académie, Cicéron bien sûr, mais probablement auss iPlutarque159 et Sextus Empiricus 16°. Cependant, malgré le soin extrême avec lequel il avait consigné les pensées de son maître, il ne jouit pas dans l'Académie d'une autorité incontestée, puisque Métrodore de Stratonice, dont Augustin nous dit qu'il fut le pre mier à ramener l'Académie «sous les lois de Platon», se considérait comme le seul véritable détenteur de la philosophie de Camèade et prétendait que si la Nouvelle Académie avait défendu l'idée d'une acatalepsie universelle, c'était uniquement pour lutter contre le stoïcisme161. Clitomaque, au contraire, restait fidèle à la suspension universelle du jugement, à Γέποχή περί πάντων et il donnait de la philosophie du πιθανόν une expression si figée et si minutieuse162 que l'on comprend qu'elle ait pu être interprétée comme une véri table doctrine. Ce conflit entre les deux disciples et exégètes de la pensée carnéadienne est présent dans le Lucullus à propos de la sagesse, que Clitomaque concevait comme étrangère à l'erreur, tandis que Métrodore et, après lui, Philon de Larissa admettaient que le sage pourrait comme tout mortel donner dans certaines ci rconstances son assentiment à l'opinion. La divergence entre Acadé miciens sur ce point précis a été diversement appréciée. Considérée pendant longtemps comme un clivage important, elle a été minimi-
J. Glucker, op. cit., p. 107 sq. Clitomaque resta à la tête de l'Académie jusqu'en 110 av. J.-C. 158 Cicéron, Or., 16, 51 : Camèade affirmait que Clitomaque disait les mê mes choses que lui, mais que Charmadas les disait aussi de la même façon. 159 Pour H. von Arnim, S.V. F., I, p. XIV, les deux traités antistoïciens de Plu tarque ont pour source une œuvre de Clitomaque. Cette thèse a été contestée par M. Pohlenz, Plutarchs Schriften gegen die Stoiker, dans Hermes, 74, 1939, p. 133, qui a plaidé pour une source tardive, mais perpétuant la tradition de la Nouvelle Académie. Sur ce problème de sources, cf. D. Babut, Plutarque et le stoïcisme, Paris, 1969, p. 25 sq., qui souligne la part originale de Plutarque dans l'élaboration de ces traités. Ce même problème a été étudié par J. Glucker, op. cit., p. 276-280, avec le souci de montrer que rien dans ces dialogues ne permet de prouver l'existence de l'Académie à l'époque de Plutarque. 160 Clitomaque est cité plusieurs fois par Sextus Empiricus, cf. Hyp. Pyr., I, 33, 220 et 230; Adu. math., II, 20; IX, 1 et 182. 161 Métrodore de Stratonice était un transfuge de l'école épicurienne, cf. Diog. Laërce, X, 9. C'est dans Contra Ac, III, 41, qu'Augustin fait de lui l'initi ateur du retour au platonisme dogmatique. Dans YAc. ind., XXVI, 4 sq., il est dit que Métrodore prétendait avoir été le seul à comprendre la pensée de Camèad e. 162 Cicéron cite très précisément le premier des quatre livres que Clitoma que avait écrits sur Γέποχή (Luc, 31, 98) et le livre envoyé par Clitomaque au poète Lucilius (ibid., 32, 104).
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sée par M. Dal Pra, qui l'a interprétée comme une divergence de forme, beaucoup plus que de fond 163. Quel que soit le jugement que l'on porte sur la question, et nous aurons à nous prononcer à ce sujet, on ne peut contester un fait essentiel : après Camèade, la Nouvelle Académie commence à s'interroger sur elle-même, sur le sens d'une dialectique qu'elle avait jusqu'alors pratiquée de manièr e systématique, mais en se gardant bien de préciser ce qui relevait des impératifs de la lutte contre le stoïcisme et ce qu'elle pouvait assumer. De manière assez paradoxale, ce fut Clitomaque, défen seurintransigeant de 1 'εποχή et virtuose de la réfutation des dog matiques, comme l'atteste Sextus, qui donna la version la plus posi tive du πιθανόν carnéadien, tandis que Métrodore, que l'on consi dère comme le premier responsable de l'affaiblissement de Γέποχή de la Nouvelle Académie, peut apparaître d'un certain point de vue comme le lontain précurseur de l'interprétation «dialectique», fo rmulée par P. Couissin, et qui a aujourd'hui la faveur de tant de chercheurs. Philon de Larissa Philon de Larissa, dont nous savons maintenant avec une quasi certitude grâce à l'œuvre de J. Glucker qu'il fut le dernier succes seur de Platon, eut ceci de particulier qu'il adopta successivement l'interprétation de Clitomaque, puis celle de Métrodore164. Il ne fut élu que fort tard à la tête de l'école platonicienne et il paraît ne guère avoir brillé par ses qualités de philosophe avant son départ pour Rome, ce qui lui a valu des jugements sévères de la part des historiens de l'Académie : L. Robin en parle comme d'un profes seur consciencieux, mais au bon sens bien terre à terre, et J. Gluc-
163 Cicéron, Luc, 18, 59; 21, 67; 24, 78; 35, 112. En refusant l'assentiment même occasionnel du sage, Clitomaque restait dans la tradition d'Arcésilas. Contrairement à M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 297-298, G. Striker, Sceptical strate gies,p. 55-57, a accordé une très grande importance à ce différend des disciples de Camèade. 164 Dans l'article de la RE, XIX, 2, 1938, col. 2535-2537, von Fritz donne pour Philon les dates suivantes: naissance 161/160 av. J.-C; accède à la fonc tion de scholarque en 110/109; meurt en 86-85. Cette datation est contestée par T. Dorandi, Filodemo e la fine dell'Academia (PHerc 1021, XXXIII-XXXVI), dans CronErc, 16, 1986, p. 113-118 : naissance 158 et 84/3 pour la mort. Par ailleurs, contrairement à ce qu'affirme D. Sedley dans son compte-rendu de J. Glucker, The end of the Academy, Phronesis, 26, 1981, p. 67-75, rien ne prouve que Philon ait abandonné l'interprétation de Clitomaque avant ses livres romains, cf. infra, p. 267, n. 75.
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ker l'exécute de deux adjectifs, «mediocre and colourless» 165. Pourt ant, ce personnage que l'on veut bien croire falot, ne se contenta pas, une fois exilé, d'apprendre la philosophie à de jeunes Ro mains, parmi lesquels Cicéron 166. Il ajouta à cet enseignement celui de la rhétorique, ce qui était sans précédent dans l'histoire du pla tonisme 167, et, de surcroît, il réussit un véritable coup d'éclat en écrivant deux livres qui non seulement indignèrent son ancien et fidèle disciple, Antiochus d'Ascalon, mais provoquèrent l'étonnement de ceux qui, comme Heraclite de Tyr, continuaient à se récl amer de Clitomaque. Le passage du Lucullus dans lequel Cicéron raconte le réception de cet ouvrage par l'Ascalonite 168, alors à Alexandrie avec Lucullus, a une force d'évocation extraordinaire. On y voit Antiochus être bouleversé par ce qu'il venait de lire, au point de douter de l'authenticité de ces livres, puis se laisser convaincre par Heraclite qui, à défaut d'y retrouver les idées de Philon, en reconnaissait le style, et surtout par des Romains qui avaient entendu le scholarque exposer ces thèses à Rome et possé daient des copies de l'œuvre 169. Malheureusement, et pour des rai sons qui, nous le verrons, tiennent à la construction même des Aca démiques, la lecture de ce qui nous est parvenu de ces dialogues ne permet pas de déterminer aussi précisément qu'il serait souhaita ble la nature des innovations philoniennes. D'où pour les historiens de l'Académie une question qui est presque une énigme : qu'est-ce le scholarque a donc pu affirmer qui fût à la fois déconcertant pour ses amis et si scandaleux aux yeux d'Antiochus que celui-ci, pour répliquer à ce qu'il considérait comme une imposture philo sophique, écrivit à son tour un ouvrage, qu'il appela le Sosus, du nom d'un de ses compatriotes stoïciens? Nous savons avec certitude que Philon défendait la thèse de l'unité de l'Académie à travers les vicissitudes de son histoire170 et que, tout en rejetant le critère stoïcien, il admettait que les choses sont par elles-mêmes connaissables171, ce qui équivalait à renoncer à la théorie de la suspension du jugement généralisée. Pour le reste 165 L. Robin, op. cit., p. 133; J. Glucker, op. cit., p. 88 : Philo was mediocre and colourless. Until his election to the exalted position of Plato's successor, no one had heard of him. . . 166 plutarque, Cicéron, 3, 1, dit même de Philon de Larissa qu'il était celui des disciples de Clitomaque que les Romains admirèrent le plus. 167 Cicéron, Tusc, II, 3, 9. 168 Cicéron, Luc, 4, 11-12. 169 Ibid. 170 Cicéron, Ac. post., I, 4, 14 : Quamquam Antiochi magister Philo, magnus uir, ut tu existimas ipse, negai in libris, quod coram etiam ex ipso audiebamus, duas Academias esse erroremque eorum qui ita putarunt coarguit. 171 Sex. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 235; cf. infra, p. 295-297.
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plusieurs hypothèses ont été avancées pour définir le contenu de ces livres qui firent que certains, dans l'Antiquité même, considérè rent Philon comme le fondateur, avec Charmadas, d'une «quatriè me Académie » 172. Nous n'évoquerons ici que les principales, car quand on lit la célèbre dissertation de K. F. Hermann publiée en 1885, on est frap pépar le nombre de travaux qui existaient déjà sur ce me 173 Pour Hermann, dont le seul tort fut de ne pouvoir étayer ses intuitions par aucun texte - mais il est vrai que les témoignages sur cette question sont assez rares - Philon aurait décidé ni plus ni moins que de revenir à la théorie platonicienne des Formes et de substituer au πιθανόν carnéadien Γείκός image de la vérité et réfé rence au monde idéal 174. Plus prudent, R. Hirzel a pensé que le scholarque avait fini par accepter ce que tous ses prédécesseurs avaient jusque-là refusé, à savoir le concept de κατάληψις, de per ception du réel, mais en maintenant une réserve considérable, l'im possibilité de distinguer la φαντασία καταληπτική, la représentat ion dite «comprehensive», d'une représentation fausse qui lui se rait en tout point identique175. En fait, c'est la solution proposée par V. Brochard176 qui a paru jusqu'ici la plus convaincante, puis qu'elle a été étayée par des savants aussi éminents que M. Dal Pra177, J. Glucker178, ou H. Tarrant179. Pour l'auteur des Sceptiques grecs, l'originalité de Philon consista à priviliégier le concept d'évi172 Cf. la note 7. 173 K. F. Hermann, De Philone Larissaeo disputatio altera, Progr. Göttingen, 1855. La première dissertation de Hermann sur Philon date de 1851 : Disputatio de Philone Larissaeo, Progr. Göttingen. 174 K. F. Hermann, De Philone Larissaeo. . ., p. 13 sq., croit que la perspicuitas à laquelle fait allusion Lucullus (Luc, 11, 34) lorsqu'il s'en prend à des Aca démiciens qui acceptent le concept d'évidence mais refusent celui de « compré hension » serait Γεΐκός platonicien redécouvert par Philon de Larissa. La simple lecture du texte montre, au contraire, que celui-ci reproduit les thèmes de la gnoseologie stoïcienne et ne contient aucune allusion, même indirecte, à Platon. Quant à la distinction établie par Hermann entre probabilis et uerisimilis, le premier correspondant selon lui au πιθανόν carnéadien, le second à Γείκός phiIonien, cf. infra p. 284-290. 175 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 196 : Das Neue, den Widerspruch der Gennanten Herausfordende kann also nur in der Einführung des Namens καταληπτόν liegen. Pour Hirzel, Philon adopta donc le terme, mais en modifia le sens. 176 V. Brochard, op. cit., p. 198. Contrairement à ce qu'affirme J. Glucker, op. cit., p. 72, ce fut Zeller, op. cit., 31, p. 617, n. 3, qui avança le premier l'hypo thèsed'une innovation de Philon de Larissa sur le problème de l'évidence. Bro chard sut admirablement étayer l'intuition de Zeller. 177 M. Dal Pra, t. 1, p. 314-315. 178 J. Glucker, op. cit., p. 74. 179 H. Tarrant, Scepticism. . ., p. 55.
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dence, qui lui permettait de réhabiliter la connaissance sensorielle, tout en niant, à la différence des Stoïciens, que Γένάργεια fût à elle seule le signe d'une appréhension exacte de la réalité. Nous revien drons sur cette question 18°, mais il convient de montrer dès main tenant en quoi elle est philosophiquement très importante et dépass e la personnalité du seul Philon. D'une part, en effet, la définition des innovations philoniennes conditionne par une sorte de rétroact ivité l'image des scholarques, Arcésilas et Camèade, dont il a cher ché à se différencier. D'autre part, elle est d'un intérêt exception nel pour la compréhension de l'œuvre philosophique de Cicéron en général, et des Académiques en particulier, puisque l'Arpinate fut de ceux qui eurent la primeur de ces thèses si surprenantes, et l'on imaginerait volontiers, à lire le passage auquel nous avons fait allu sion, que c'est lui-même qui avait fait faire une copie des livres phiIoniens. Enfin, on ne peut négliger de s'interroger sur le rôle que le Philon romain joua dans l'évolution du platonisme car, si l'Acadé mie disparut en tant qu'institution, la pensée platonicienne, elle, continua à vivre et à évoluer. Jusqu'à présent on avait générale ment cru qu'Antiochus d'Ascalon étant le chaînon intermédiaire entre la Nouvelle Académie et ce que l'on appelle le moyen-plato nisme. Tout récemment, cependant, cette thèse a été critiquée par H. Tarrant 181 qui, réduisant quasiment à néant l'influence d'Antiochus, a vu dans la «quatrième Académie» le tournant décisif de l'histoire du platonisme après le scepticisme néoacadémicien. Nous avons déjà eu l'occasion de dire notre désaccord avec ce qui nous semble être une valorisation excessive du rôle de Philon 182, et notre conviction que le moyen-platonisme n'est pas né de celui-ci, pas plus que d'Antiochus, mais qu'il est la résultante d'une pluralité de sources, parmi lesquelles figurent évidemment ces deux philoso phes.L'analyse des Académiques nous permettra de définir ce que nous croyons être une image plus exacte du dernier des succes seursde Platon. Antiochus d'Ascalon et le retour à l'Ancienne Académie La postérité est toujours injuste quand elle s'obstine à résumer la personnalité ou la pensée d'un écrivain en une formule, si bril lante soit-elle. On peut donc penser que Cicéron a rendu un bien mauvais service à Antiochus d'Ascalon - involontairement, car il 180 Cf. infra, p. 293-294. 181 H. Tarrant, op. cit., p. 89 sq. 182 Cf. notre article Cicéron et la Quatrième Académie, dans REL 63, 1985, p. 32-41.
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avait beaucoup d'estime pour son ancien maître - lorsqu'il écrivait à son sujet : qui appellabatur Academicus, erat quidem, si pauca mutauisset, germanissimus Stoicus 183. Coupée de son contexte, cette phrase, qui figure en bonne place dans tous les travaux consacrés à Antiochus, a grandement contribué à forger l'image, déjà présente chez Augustin, d'un Antiochus félon, livrant l'Académie à ces Stoï ciens qu'Arcésilas et Camèade avaient réussi à tenir en échec184. Et, quand on ne fait pas d'Antiochus un Stoïcien n'osant pas s'avouer comme tel, on se plaît parfois à souligner le caractère hétéroclite de son éclectisme185. Le personnage mérite-t-il vraiment si peu de considération? Antiochus est né à Ascalon, à une date qu'il est impossible de préciser186. Comme tant de philosophes, il s'installa à Athènes qui conservait encore un prestige considérable et il y suivit l'enseign ement de Philon de Larissa, écrivant même plusieurs ouvrage pour défendre la Nouvelle Académie 187. Augustin dit de lui qu'il fréquent a également le stoïcien Mnésarque, disciple de Panétius188, mais une telle attitude n'avait rien de surprenant étant donné que les scholarques platoniciens avaient depuis Arcésilas encouragé leurs élèves à fréquenter les écoles rivales189. D'après Cicéron, c'est seule ment dans sa vieillesse qu'il se sépara de la Nouvelle Académie, et certains le soupçonnaient même d'avoir agi ainsi par désir d'avoir une école à lui190. En tout cas, lorsqu'il décida de suivre Lucullus
183 Cicéron, Luc, 43, 132: «Antiochus, qui se targuait d'être Académicien, était, à peu de chose près un Stoïcien tout à fait authentique». Il est à remar quer,cependant, que, même dans le Lucullus, Cicéron a des paroles d'estime et d'amitié pour son ancien maître, cf. 35, 113 : . . .Antiochus in pritnis, qui me ualde mouet, uel quod amaui hominem, sicut ille, me, uel quod ita iudico, politissimum et acutissimum omnium nostrae memoriae philosophorum. 184 Augustin, Contra Ac, III, 6, 15. 185 Cf. le jugement, provisoire et néanmoins sévère, de J. Glucker, p. 379. Pour une approche beaucoup plus favorable à Antiochus, cf. A. Michel, La phi losophie en Grèce et à Rome de - 130 à 250, dans Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, t. 1, Paris, 1969, p. 794-801. 186 Sur la vie et les activités philosophiques d'Antiochus d'Ascalon, nous renvoyons le lecteur à J. Glucker, passim, et plus précisément p. 1-31, p. 98-120, où il démontre qu'Antiochus ne fut jamais scholarque en titre de l'Académie. 187 Cicéron, Luc, 22, 69. 188 Augustin, Contra Ac, III, 18, 41. 189 Diog. Laërce, IV, 42. 190 Cicéron, Luc, 22, 70. Sur la présence chez Plutarque, Cicéron, 4, 1 sq., de la tradition hostile à Antiochus, cf. D. Babut, op. cit., p. 198, qui fait remarquer que dans d'autres Vies (Lucullus, 42, 3 et Brutus, 2, 3), Plutarque est plus neutre à l'égard de l'Ascalonite. Pour Babut, c'est le passage de la Vie de Cicéron qui reflète la véritable opinion de Plutarque à l'égard d'Antiochus. Sur la date pré cise de la sécession d'Antiochus, cf. D. Sedley, op. cit., p. 70, qui, contestant la
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en 87, le philosophe avait déjà rompu avec Philon et proclamait bien haut sa volonté de renouer avec la doctrine des successeurs immédiats de Platon, par delà cette Nouvelle Académie qu'il consi dérait désormais comme une aberration. L'école qu'il ouvrit par la suite à Athènes, et dans laquelle il accueillit Cicéron en 79, se récla mait de l'Ancienne Académie191, mais une telle prétention ne pouv ait faire oublier que le dernier scholarque en titre de l'école plato nicienne était mort à Rome sans laisser de successeur. Tous les efforts d'Antiochus pour substituer une légitimité philosophique à la légitimité institutionnelle ne parvinrent sans doute jamais à faire oublier que le lien ténu qui avait relié tous les scholarques de Pla ton à Philon était irrémédiablement brisé. Malgré tous les excès de sa dialectique, Arcésilas n'avait jamais vu sa légitimité contestée; en revanche, Antiochus, s'il avait voulu se proclamer scholarque de l'Académie, n'eût été considéré que comme un usurpateur. Au demeurant, J. Glucker l'a montré de manière très convaincante, ce titre ne lui est jamais donné ni par Cicéron ni par l'Index Academicorum et il y a tout lieu de croire que l'Ancienne Académie ellemême ne survécut pas longtemps à Aristus, frère d'Antiochus, qui en avait pris la direction après la mort de celui-ci, à Tigranocerte en69192. La Quellenforschung a fait d'Antiochus la source quasi univers elle des écrits de Cicéron, l'éclectisme étant un prétexte commode pour attribuer à l'Ascalonite les théories les plus diverses. Par un renversement tout aussi excessif, M. Giusta a nié que l'Arpinate eût jamais utilisé le moindre ouvrage de l'Ascalonite et il a substitué à ce dernier un manuel de doxographie dont l'existence est rien moins que prouvée193. Peut-être arriverait-on à une vision plus juste de cette question, si la pensée d'Antiochus n'était pas beaucoup plus difficile à définir qu'on ne le croit communément. A titre d'exemple, il est fréquent de lui attribuer l'idée d'un accord à pro pos de la morale entre l'Ancienne Académie, le Lycée et le Porti que, les Stoïciens ayant simplement changé la terminologie. Or le thème de la stérilité intellectuelle du Portique avait cours depuis longtemps dans l'Académie et Antiochus lui a simplement donné une connotation plus positive que Polémon ou que Camèade 194. De même, si Antiochus était germanissimus Stoicus, comment com-
datation proposée par Glucker (début des années 90), fait coïncider cet événe ment avec le départ en exil des Académiciens. 191 Cicéron, Brutus, 91, 315. 192 Ibid., p. 112. 193 Sur l'œuvre de M. Giusta, cf. infra, p. 66-68. 194 Sur ce point, cf. notre article, La dialectique. . ., p. 124-125.
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prendre que le quatrième livre du De finibus, si antistoïcien, porte sa marque? La personnalité philosophique de l'Ascalonite ne peut donc être réduite sans simplification excessive à un éclectisme et, au demeurant, elle n'a pas toujours été jugée comme telle. Certes, pour C. Chappuis, dont la thèse 195 fut la première monographie consacrée à Antiochus, la clé de cette philosophie serait la volonté de construire une éthique stable en empruntant leurs meilleurs él éments aux doctrines existantes. Cependant, cette assimilation d'Antiochus à un Victor Cousin de l'Antiquité fut contestée dans d'ex cellentes études. H. Strache, et dans une moindre mesure G. Luck, ont souligné la cohérence d'une pensée dans laquelle ils ont vu l'héritière du stoïcisme platonisant de Panétius196. De son côté, A. Lueder, tout en reconnaissant qu'Antiochus utilisait le vocabulai re philosophique de son époque, très profondément marqué par le stoïcisme, a voulu prouver que l'anthropologie antiochienne devait beaucoup plus à Platon et à Aristote qu'à Zenon197. A. Michel, enfin, a mis en relief la convergence entre la démar che du philosophe et la mentalité romaine traditionnelle : en contestant le dogme stoïcien de l'autonomie absolue du sage, Anti ochus procédait à cette «extériorisation de la vertu»198 que les Romains avaient toujours souhaitée. Il reste encore à déterminer dans quelle mesure la multiplicité des objectifs que s'assignait Antiochus (se différencier de la Nouvelle Académie, revenir à un platonisme dogmatique en revendiquant les droits de celui-ci sur le Portique et sur le Lycée, plaire à des auditeurs romains) pouvait produire un ensemble cohérent.
Conclusion Dans la vision traditionnelle du platonisme, la Nouvelle Acadé mieest un intermède sceptique entre le dogmatisme des succes-
195 C. Chappuis, De Antiochi Ascalonitae vita et doctrina, Paris, 1854. 196 H. Strache, Der Eklektizismus des Antiochos von Askalon, Berlin, 1921, et G. Luck, Der Akademiker Antiochos, Berne-Stuttgart, 1953. Pour lui, p. 45, Anti ochus ne fut pas un Stoïcien, mais un « classique », même si sa pensée fut fort ement influencée par le stoïcisme panétien. 197 A. Lueder, Die philosophische Persönlichkeit des Antiochos von Askalon, Göttingen, 1940. Telle est également la position de P. Boyancé tout au long des études qu'il a consacrées au platonisme de Cicéron. 198 A. Michel, op. cit., p. 798. Cf. également Cicéron et les grands courants de la philosophie antique, aspects généraux, 1960-70, dans Lustrum, 16, 1971-72, p. 81-102.
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seurs immédiats de Platon et celui d'Antiochus d'Ascalon. Son his toire serait donc un excellent témoignage de l'incapacité essentielle du scepticisme à perdurer et de la fatalité du retour à un dogme. La recherche récente a permis d'échapper quelque peu à ce sché maen contestant parfois la notion même de scepticisme académic ien et en mettant en évidence les éléments de continuité entre l'Ancienne Académie, le Nouvelle Académie et le moyen-platonis me. Il est donc à prévoir que les années à venir verront se multi plier les travaux cherchant à définir ce qui a pu changer et ce qui est demeuré constant dans l'interprétation de la pensée platoni cienne, de Speusippe à Plotin. Plus modestement, nous allons ten ter, au terme de cette première approche, de montrer pourquoi selon nous la Nouvelle Académie, en tant qu'institution, ne résista pas à des événements (le départ d'Athènes, la mort de Philon) très graves, mais qu'elle eût sans doute pu supporter, si elle n'avait déjà connu un processus de dépérissement, et de comprendre ce que fut le devenir de cette pensée philosophique. La Nouvelle Académie est née d'un sursaut, paradoxal dans ses formes mais cohérent dans son propos, des représentants officiels de la tradition platonicienne devant l'apparition de doctrines, le stoïcisme, l'épicurisme, différentes certes, mais ayant en commun de prétendre pouvoir abolir par la sagesse et le bonheur la distance entre l'homme et les dieux199. Que les Stoïciens aient pu trouver chez Platon lui-même certains thèmes majeurs de leur inspiration est un problème que nous laissons de côté, car ce qui nous importe ici, c'est que par réaction contre des philosophies de la certitude immédiate, de l'harmonie initiale entre l'homme et la nature, Arcésilas et Camèade aient estimé nécessaire de pratiquer une dialecti que qui s'interdisait elle-même toute énonciation positive et ne dévoilait son aspiration à la vérité que dans la mise en évidence des contradictions de l'adversaire. Progressivement, cependant, les données du problème changèrent. D'une part, en effet, certains Stoïciens atténuèrent les aspects les plus paradoxaux de leur doc trine et habillèrent celle-ci de quelques atours platoniciens. Mais, par ailleurs, la Nouvelle Académie elle-même, du fait de la métho de qu'elle avait choisie, celle de la critique des concepts stoïciens, pouvait donner l'impression d'avoir repris le système du Portique, la certitude en moins, et donc d'être dépendante de ceux qu'elle prétendait critiquer. Le moment essentiel dans ce processus fut selon nous le passage d'une dialectique orale à des livres. Ce n'est
199 Sur l'importance de cette différence entre hommes et dieux dans l'œu vrede Platon, cf. notamment G. Vlastos, Socrates disavowal of knowledge, dans PhQ, vol. 35, η. 138, 1985, p. 1-31.
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sans doute pas par hasard qu'Arcésilas comme Camèade avaient refusé d'écrire. Ils savaient que la virtuosité de leur parole, qui rendait difficile de discerner si leur dialectique cherchait seul ement à réduire à l'absurde les dogmes stoïciens, ou si elle apportait aussi une solution aux contradictions de ceux-ci, était la condition même de leur philosophie de Γέποχή. A partir du moment où le pointilleux Clitomaque entreprit de consigner dans une multitude d'ouvrages tout ce qu'il avait entendu dire à son maître, cette riche ambiguïté se figeait, les textes eux-mêmes devenaient source de controverses, comme s'ils étaient porteurs de dogmes, et la Nouvell e Académie allait désormais retourner contre elle-même une part ie de l'énergie qu'elle avait jusqu'alors consacrée à combattre le dogmatisme. Cette situation de crise, marquée par les schismes de Métrodore et d'Antiochus, révélait l'usure et les limites de l'inte rprétation que la Nouvelle Académie avait donnée de la dialectique platonicienne, elle indiquait que le moment était venu de lire Pla ton autrement qu'en approfondissant les failles de l'épicurisme ou du stoïcisme. Cela, Philon de Larissa le comprit, d'où sa réaffirmat ion que l'inspiration platonicienne de l'Académie était une à tra vers des formes diverses et sa tentative pour dégager au moins par tiellement l'école d'un combat déjà vieux de deux siècles. Cette réaction fut cependant trop timide et surtout trop tardive, elle n'empêcha pas la disparition de l'Académie en tant qu'institution, et Cicéron parle à ce propos d'une «philosophie presque orpheline en Grèce même», dont il se propose d'assurer le patrocinium, la défense200. L'Ancienne Académie d'Antiochus, par rejet de ce qu'avait été la Nouvelle Académie, ne laissait que fort peu de place au doute, mais la réflexion antidogmatique n'avait pas pour autant disparu de la philosophie. Les livres de Clitomaque et de Philon de Larissa continuaient à circuler et Philon d'Alexandrie semble même dire qu'il y avait encore à son époque des philosophes néoacadémici ens201. Mais la pensée d'Arcésilas et de Camèade devait surtout continuer à vivre comme composante de deux courants philosophi ques majeurs : le scepticisme d'Énésidème, point de jonction du pyrrhonisme et de la Nouvelle Académie, source de Sextus Empiricus et donc de toute la philosophie sceptique moderne; le moyenplatonisme, dont d'illustres représentants, comme Philon d'Alexan-
200 Cicéron, Nat. de., I, 5, 11. 201 Philon AL, Quaest. Gen., Ill, 33. Cf. sur ce texte notre article, Le «scept icisme» de Philon d'Alexandrie : une influence de la Nouvelle Académie, dans Hellenica et Judaica, Hommage à V. Nikiprowetzky, Louvain-Paris, 1986, (p. 29-41), p. 30.
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drie ou Plutarque, reprendront les concepts et les thèmes néoaca démiciens en les mettant au service d'une philosophie qui, elle, se définit ouvertement par rapport à la transcendance. Ajoutons enco re que par le Contra Academicos de Saint Augustin, la Nouvelle Académie a eu une place importante dans la conception que le christianisme occidental s'est faite des rapports du doute, de la rai son et de la foi. La philosophie néoacadémicienne ne fut donc ni une bizarrerie de l'histoire de la philosophie, ni une parenthèse rapidement refermée, mais un mouvement aux profondes racines platoniciennes et au devenir à la fois varié et perenne.
CHAPITRE II
CICÉRON ET LA NOUVELLE ACADÉMIE : ORIGINES ET ÉVOLUTION D'UN CHOIX
Sens et méthode de la philosophie cicéronienne : esquisse d'un status quaestionis Ce n'est pas sans regret que nous avons renoncé à l'entreprise qui aurait consisté à retracer le destin de l'académisme cicéronien, à montrer comment chaque époque l'a vécu ou compris, à détermi ner son influence dans l'histoire des idées, ou dans l'histoire tout court. Pour être convenablement conduite une telle recherche, déjà ébauchée dans l'ouvrage classique de T. Zielinski, exigerait à elle seule à tout le moins un livre ì. Elle a été réalisée pour la Renais sancepar C. Schmidt, dont l'étude Cicero Scepticus a montré à quel point les Académiques furent pour les humanistes un texte à tous égards essentiel, un manuel du bon usage de la raison, fixant les compétences et les limites de celle-ci 2. Il serait pourtant injuste de croire que le moyen-âge ignora cette pensée, car Jean de Salisbury écrivait déjà au XIIe siècle : «Je me range d'autant plus volontiers à l'opinion des Académiciens qu'ils ne me privent d'aucune connais sance déjà acquise et qu'en bien de cas ils me rendent plus pru dent. Ils ont pour eux l'autorité des grands hommes : c'est dans leur sein que se réfugia en sa vieillesse, celui qui, à lui seul, nous fournit tout ce qu'il faut à nous autres Latins pour tenir tête avec honneur à l'insolence des Grecs, voire pour les dépasser»3. Bien plus tard, au XVIIe siècle, alors que la philosophie cartésienne semblait avoir triomphé des formes traditionnelles du scepticisme, l'extraordinaire abbé Simon Foucher se réclamera encore haute ment de la philosophie néoacadémicienne de Cicéron et fera de cel le-ci le centre d'une œuvre qui est probablement l'expression la plus achevée du fidéisme, cette abdication de la raison devant les 1 T. Zielinski, Cicero im Wandel der Jahrunderte, Leipzig-Berlin, 1908. 2 C. Schmidt, Cicero Scepticus, La Haye, 1972. 3 J. de Salisbury, Policraticus, II, 22, 449a, t. I, p. 122 de Ted. Webb, Oxford, 1909, trad. d'E. Jeauneau, Jean de Salisbury et les philosophes, dans REAug, 29, 1983, (p. 144-174), p. 160.
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vérités de la foi4. Et en pleine période des Lumières, D. Hume, dont nous avons déjà dit l'admiration pour la Nouvelle Académie, célébrera le triomphe, qu'il estimait définitif, de Cicéron, en qui il voyait le maître de la philosophie «facile» (au sens où Ortega y Gasset dira que «la clarté est la courtoisie du philosophe») sur Aris tote l'abscons5. A la fin du XVIIIe siècle, Cicéron pouvait donc être considéré comme un modèle par un philosophe dont l'influen ce sur la pensée scientifique moderne fut, ne serait-ce qu'à travers Kant, considérable. C'est pourquoi la Quellenforschung apparaît comme une rupture par rapport au passé même si le phénomène eut des origines complexes, puisqu'en 1771 l'abbé Galiani écrivait déjà à Madame d'Epinay : «il (Cicéron) savait tout ce que les Grecs avaient pensé et le rendait avec une clarté admirable, mais il ne pensait rien et n'avait pas la force de rien imaginer»6. Auparavant Cicéron avait certes eu des adversaires, Montaigne par exemple dans la première édition des Essais7, mais ils mettaient en cause
4 Nous devons la connaissance de l'abbé Foucher à A. Faudemay, maître de conférences à l'Université de Fribourg, que nous tenons à remercier ici. L'abbé Foucher, dont aucune des œuvres n'a été, à notre connaissance, éditée récemment, est une figure importante de la vie intellectuelle du XVIIe siècle finissant, auteur de nombreuses dissertations dans lesquelles la méthode acadé micienne est défendue contre le cartésianisme triomphant et présentée comme la plus appropriée aux principes de la foi : S. Foucher, La critique de la «Re cherche de la vérité», où l'on examine en même tems une partie des principes de M. Descartes, lettre par un académicien, Paris, 1675; Dissertation sur la «Recher che de la vérité», contenant l'histoire et les principes de la philosophie des acadé miciens, avec plusieurs réflexions sur les sentiments de M. Descartes, Paris, 1693, etc. L'influence de la pensée philosophique cicéronienne au XVIIe siècle a été soulignée par A. Michel, L'influence de l'Académisme cicéronien sur la rhétori que et la philosophie au XVII*™*, La Mothe le Vayer, Huet, Pascal, Leibniz, dans Acta Conuentus Neolatini Amstelodamensis 1973, G. Kuiper et E. Kessler éds., Munich, 1979. 5 Sur Hume et la Nouvelle Académie, cf. supra, p. 45. La comparaison entre Cicéron et Aristote se trouve dans la première section de l'Enquête sur l'entendement humain, («Des différentes sortes de philosophie»), p. 28 de l'édi tion Deleulë. 6 Lettre du 20 juillet 1771 de l'abbé Galiani à Mme d'Epinay, citée par G. Gawlick, Cicero and the enlightenment, dans Studies on Voltaire and the XVIIIth century, 25, 1963, (p. 657-682), p. 659. Cet article est une étude très fine et très complète de l'image de Cicéron chez les philosophes des Lumières. 7 Les jugements de Montaigne sur Cicéron sont très négatifs dans l'édition de 1580, cf. en particulier les «essais» XL du livre I et X du livre II. Cependant, après 1588, Montaigne multipliera les emprunts à l'Arpinate, notamment aux Académiques et aux Tusculanes. Sur cette évolution, cf. P. Villey, Les sources et l'évolution des «Essais» de Montaigne, Paris, 19332, p. 106-113; C.B. Brush, Montaigne and Bayle, Variations on the theme of skepticism, La Haye, 1966, qui est sans doute l'ouvrage le plus important sur cette question ; J. M. Green, Mont aigne's critique of Cicero, dans Journ. of. the hist, of ideas, 36, 1975, p. 595-612.
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le décalage chez lui entre les principes et l'application pratique de ceux-ci beaucoup plus qu'ils ne lui contestaient le titre de philoso phe. La Quellenforschung, elle, s'interdit tout jugement de ce type, ses travaux se présentent en règle générale comme des démonstrat ions vraies, nullement différentes dans leur méthode de celles qui caractérisent les sciences dites exactes, ils prétendent abolir la sub jectivité du chercheur et surtout celle de l'écrivain, laquelle est per çue comme un épiphénomène dans la mécanique de la transmis sion des doctrines. Ce scientisme naïf, application sans nuances à l'activité intellectuelle des catégories prévalant en physique ou en chimie, eut cependant le mérite d'impliquer une lecture minutieuse des textes et de faire indubitablement progresser la connaissance des grands courants de pensée de l'Antiquité. Malheureusement, il aura abouti à présenter Cicéron comme le témoin privilégié d'une culture philosophique dépassant amplement ses capacités de ré flexion. Sa devise aurait pu être cette affirmation de R. Hoyer : par delà le dilettantisme du Romain, il faut essayer de retrouver la pro fondeur de la pensée grecque8. Il est difficile de fixer une date de naissance à la Quellenfor schung, mais on admet généralement que la préface de Madvig à son édition du De finibus fut un véritable manifeste de ce que serait désormais pendant quelques décennies l'attitude d'un grand nombre de philologues et d'historiens de la philosophie à l'égard de Cicéron9. Le savant danois ne nie certes pas que la philosophie doive beaucoup à celui-ci, puisqu'il a transmis à la postérité une somme très importante de connaissances sur la pensée grecque10, et il regrette précisément qu'il ne se soit pas acquitté de ce travail sans envelopper les textes de référence dans une sorte de gangue rhétorique d'où seul un travail minutieux peut les extraire. Cicé ron, dit Madvig, est certes émouvant quand il cherche dans la phi losophie une consolation aux malheurs dont il est accablé11, mais il n'a aucune connaissance profonde des doctrines, il rédige dans la précipitation, sans être véritablement entraîné au maniement subtil des concepts et, comme si cela ne suffisait pas, il dispose d'un instrument bien peu commode, cette langue latine, si rebelle à la nouveauté12. Dans ces conditions le texte latin apparaît comme un écran, comme un obstacle, au delà duquel le chercheur retrou8 R. Hoyer, Quellenstudien zu Ciceros Büchern De natura deorum, De diuinatione, De fato, dans RhM, 53, 1898, (p. 37-65), p. 39. 9 N. Madvig, éd. du De finibus, Copenhague, 1839. 10 Ibid., p. LXIII. 11 Ibid., p. LXV. 12 Ibid., p. LXVI. Malheureusement pour Madvig, son exemple de contre sens cicéronien (Luc, 31, 99) n'est pas du tout probant.
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vera la lumineuse pureté de la pensée grecque. En ce qui concerne plus précisément la volonté cicéronienne de n'adhérer à aucun sys tème, Madvig se contente d'y voir la marque d'un esprit incapable d'originalité qui, ne pouvant approfondir par lui-même des ques tions ardues, cherche à savoir comment elles ont été traitées par les uns et par les autres. Ces thèmes n'étaient pas neufs, mais Madvig leur a donné une cohérence systématique qu'à notre connaissance ils n'avaient pas avant lui. Au demeurant, il n'a pas d'antipathie particulière pour Cicéron et il ressent même de l'admiration pour l'orateur. Il consi dère simplement que toute recherche sérieuse doit faire abstrac tion de sa présence et il le réduit ainsi à la condition pour le moins paradoxale de témoin à la fois indispensable et gênant. Il s'agit moins d'une attitude défavorable à l'Arpinate en tant qu'individu que de la volonté de le nier en tant que philosophe. Il serait fastidieux de recenser ici toutes les variantes d'une argumentation dont cette préface constitue l'archétype et qui fut répétée à satiété13. Nous évoquerons cependant les pages qu'Usener a consacrées à Cicéron au début des Epicurea, parce que cet autre géant de la philologie du XIXe siècle y aborde avec plus de précision que Madvig la question de l'académisme cicéronien14. Usener aussi considère que l'Arpinate était né foro, non scholae et que sa philosophie est aussi superficielle que peu originale. Il éta blit néanmoins à l'intérieur de celle-ci une distinction entre les exposés de systèmes et les textes où Cicéron s'exprime comme Aca démicien. Dans les premiers, il ne ferait que transcrire largiore stilo des résumés de doctrine, alors que les seconds seraient à la fois plus érudits et plus brillants, tout simplement parce que, délaissant les intermédiaires, il utiliserait la méthode apprise directement de ses maîtres académiciens. Usener n'a d'ailleurs que fort peu d'est ime pour ceux-ci, dans lesquels il voit des philosophes peu scrupul eux, ayant pour méthode de réfuter leurs adversaires en s'en pre nant à quelques extraits de leurs écrits. La perfection en matière de Quellenforschung cicéronienne fut atteinte, selon nous, par R. Hirzel dont le travail gigantesque const itue une référence toujours actuelle, quelles que soient les réserves que suscite la méthode elle-même, puisque ce savant a réussi l'ex ploit d'écrire trois gros livres sur les œuvres philosophiques de
13 Remarquons cependant qu'en France une telle méthode n'eut guère de succès, si l'on excepte la thèse de C. Thiaucourt, Essai sur les traités philosophi ques de Cicéron et leurs sources grecques, Paris, 1885, qui en fut l'application sans nuances. 14 H. Usener, Epicurea, Leipzig, 1887, p. LXV sq.
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Cicéron en y consacrant un fort petit nombre de pages à l'activité philosophique de leur auteur15. Pourtant il serait erroné de croire que tout le XIXe siècle a pratiqué la Quellenforschung ou même d'imaginer celle-ci comme un phénomène uniforme. La recherche bibliographique révèle l'existence à cette époque de petits ouvrages à l'ambition souvent modeste, qui témoignent paradoxalement d'une attitude beaucoup plus nuancée à l'égard de Cicéron que les monuments que nous venons d'évoquer. Nous cite rons, à titre d'exemple, le Marcus Tullius Cicero, philosophiae historicus d'U. Legeay16, qui affirme que Cicéron a toujours apporté quelque chose de personnel, quels que soient les philosophes dont il s'est inspiré, et qui essaie d'interpréter son académisme comme une tentative de justification a posteriori de ses variations politi ques, et notamment de l'acceptation, à contre-cœur certes, de la dictature césarienne 17. Mais, chez ceux-là mêmes qui se sont réclamés de la Quellen forschung, il arrive qu'on trouve de la sympathie pour Cicéron ou encore l'esquisse d'une autre approche de sa philosophie. Un sa vant aussi important dans l'histoire de la philologie allemande que F. Leo a écrit à son sujet ces lignes pleines de sensibilité : uiui autem cum Cicerone familiariter potest ut cum Romano nullo, cum Graecis paucis; sed amari se poscit antequam animum suum aperiat et thesauros promat1*. Par ailleurs, dans son livre, qui est l'un des plus importants jamais écrits sur les Académiques, A. Lörcher ne s'est pas contenté, comme le suggérerait le titre de cette œuvre19, de faire la part entre les sources grecques et l'apport personnel de l'Arpinate, il s'est interrogé sur le sens du doute cicéronien qui, selon lui, ne porte vraiment que sur les questions de physique et de logique, car sur les problèmes éthiques le scepticisme de Cicéron serait plus apparent que réel. S'il partage donc avec tous les savants de son temps l'incapacité à appréhender la philosophie du
15 R. Hirzel, Untersuchungen zu Cicero's philosophischen Schriften, Leipzig, I, 1877; II, 1882; III, op. cit., 1883. 16 U. Legeay, Marcus Tullius Cicero, philosophiae historicus, Lyon, 1845. Cf. également l'opuscule de J. F. Herbart, Über die Philosophie des Cicero, dans Johann Friedrich Herbart's Sämmtliche Werke, t. 12, Leipzig 1852, p. 169-182. 17 U. Legeay, ibid., p. 21. C'est là une interprétation que nous ne parta geons pas, car Cicéron n'a pas attendu la dictature césarienne pour s'affirmer néoacadémicien ; toutefois, Legeay a eu le mérite de sentir que l'œuvre philoso phique cicéronienne était en étroite relation avec le contexte politique dans lequel elle a été écrite. 18 F. Leo, Miscella ciceroniana, Index scholarum Gottingae, 1892, dans Aus gewählte kleine Schriften, t. 1, Rome, 1960 (p. 301-325), p. 325. 19 A. Lörcher, Das Fremde und das Eigene in Ciceros Büchern De finibus bonorum et malorum und den Academica, Halle, 1911, p. 298-309.
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Romain comme un tout, Lörcher a su, contrairement à eux, recon naître les limites de sa méthode et affirmer que la psychologie doit prendre le relais de la logique, révéler ce que celle-ci ne peut expli quer20. Lui-même n'a pas voulu approfondir cette idée, comprend re à quel point elle pouvait être féconde, mais il a tout de même mis en relation la philosophie néocadémicienne de Cicéron avec la crise profonde que celui-ci connut après la guerre civile, du fait de malheurs tant publics que privés. Il est de bon ton de décrier la Quellenforschung. Gardons-nous pourtant de la considérer, quels qu'aient été ses excès, comme une passagère et dérisoire aberration. Tout d'abord, parce que c'est Cicéron lui-même qui lui a fourni une justification, ou un prétexte, quand il a utilisé le terme d'cutóypcupov pour désigner certains de ses écrits21. Nous tenterons plus loin de préciser le sens exact de cette formule, mais il est indéniable qu'elle a constitué un argu ment de poids pour ce type de recherches. Par ailleurs, il est év idemment impossible d'éluder la question de la relation de Cicéron avec les penseurs grecs, si l'on veut parvenir à une appréciation un tant soit peu équitable de sa philosophie. L'échec de la Quellenfors chung, indiscutable dans la mesure où pas une seule de ses conclu sionsn'est universellement admise22, pose donc le problème sui vant : comment éviter les erreurs auxquelles a conduit une recher che de sources systématisée, sans pour autant tomber dans le pané gyrique ou l'invective? Il nous est impossible d'évoquer ici l'ensemble des ouvrages qui ont été consacrés à la pensée philosophique de Cicéron, ni même tous ceux qui ont abordé d'une façon ou d'une autre le pro blème de son adhésion à la Nouvelle Académie. Dans la masse immense de cette bibliographie, nous avons cru pouvoir distinguer trois grands courants : - ceux qui perpétuent la tradition de la Quellenforschung, en gommant parfois les aspects les plus caricaturaux de celle-ci, c'està-dire en accordant malgré tout une certaine attention à la personn alitéet à l'apport de Cicéron; - ceux qui refusent de prendre parti et se contentent de décrire les conditions d'élaboration des traités et leur contenu pré cis; 20 Ibid., p. 309. 21 Cicéron, Ait., XII, 52, 3, cf. infra, p. 181-186. 22 Comme l'avait justement souligné P. Boyancé dans son article Les mé thodes de l'histoire littéraire : Cicéron et son œuvre philosophique, repris dans REL, 14, 1936, p. 288-309; Études sur l'humanisme cicéronien, Bruxelles, 1970, (p. 199-221), p. 204.
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- ceux, enfin, et ils ont été nombreux dans cette deuxième moitié du siècle, qui ont essayé d'explorer des voies nouvelles conciliant rigueur et imagination. Nous citerons comme modèle des premiers le long article de R. Philippson dans la RE23. Tout en distinguant plusieurs périodes dans l'activité philosophique de Cicéron, Philippson reconnaît que la philosophie a toujours été pour lui beaucoup plus que l'auxiliai re de la politique ou de l'éloquence. En outre, bien qu'il accorde une grande importance à l'influence de Panétius sur un homme très préoccupé d'éviter le conflit entre la théorie et la pratique, il souligne avec force la fidélité de l'Arpinate à la Nouvelle Académie. Toutefois, sa position est sur le fond celle de Quellenforschung, puisqu'il estime qu'il n'y a pas de véritable pensée cicéronienne, mais un éclectisme sans grande cohérence. De surcroît, son juge ment sur la personnalité de Cicéron est assez sévère : il le considère comme un individu velléitaire, versatile, perpétuellement déchiré entre les exigences du quotidien et les aspirations vers l'idéal24. Ce portrait chargé est tout de même atténué par l'affirmation que ce caractère instable, ce médiocre philosophe, a su élaborer, à partir notamment de l'apport panétien, un concept dont Philippson re connaît la richesse et l'importance, celui d'humanitas. Les conclusions de Philippson inspirent encore bon nombre de travaux. Citons simplement celui, relativement récent, de W. Sch mid, paru dans un recueil d'études édité par B. Kytzler25. Tout repose ici encore sur l'idée que les traités de Cicéron ne sont que de simples απόγραφα, même si Schmid s'empresse d'ajouter que cela ne préjuge en rien du sérieux avec lequel ils ont été élaborés. La véritable originalité de Cicéron aura été à ses yeux de définir un humanisme fait de philosophie et de rhétorique. Mais, si l'on sousestime ainsi les transformations que l'Arpinate a fait subir à ses sources, le concept d'humanitas ne risque-t-il pas d'apparaître comme la trouvaille en quelque sorte miraculeuse d'un traducteur talentueux? Dans cette tradition née de la Quellenforschung, deux livres nous concernent tout particulièrement. Nous avons déjà évoqué dans notre précédent chapitre le Cicero und die Neue Akademie
23 R. Philippson, art. Tullius, RE, 7A, 1939, p. 1104-1192. 24 Ibid., 1183 : Aber er war kein großer Character. Man kann nicht sagen dafi er seine Philosophie gelebt hat. . . . Es lebten in ihm zwei Seelen, eine des Alltags und eine ideale. 25 W. Schmid, Ciceroweitung und Cicerodeutung, dans Cicero literarische Leisting, B. Kytzler éd., Darmstadt, 1973, p. 33-68.
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d'A. Weische26. Malgré ce titre prometteur, très peu de pages sont consacrées dans cet ouvrage à la philosophie de Cicéron, qui semb le être sourtout considérée comme la source indispensable à la connaissance de la pensée grecque. Pour Weische, le septicisme de Cicéron est essentiellement formel, il consiste à construire les expo sés de manière contradictoire et à n'accorder aux diverses théories philosophiques qu'un degré variable de probabilité. Mais, à ses yeux, cette forme antithétique ne peut dissimuler que la plupart des traités cicéroniens ont un contenu positif : ainsi, la forme contradictoire du De natura deorum n'empêche pas Γ Arpinate de dire à la fin du traité que sa préférence va dans ce domaine à la philosophie stoïcienne. De l'enseignement de Philon, Cicéron n'au rait donc retiré qu'une technique de présentation des doctrines et une attitude de prudence à l'égard de celles-ci, aboutissant à un probabilisme qui ne serait qu'une forme atténuée de dogmatisme. Faut-il considérer M. Giusta comme l'héritier spirituel de la Quellenforschung21? Cette question peut surprendre, car ceux-là mêmes qui n'ont pas accepté les conclusions auxquelles le savant italien est parvenu, se sont plu à reconnaître le caractère profondé ment original de sa méthode. La Quellenforschung a toujours eu pour fin d'identifier l'auteur que l'Arpinate se serait contenté, au mieux, d'adapter, et elle aboutit inévitablement à un cercle vicieux, étant donné que la source supposée ne nous est le plus souvent connue que par le texte cicéronien. La démarche de M. Giusta est très différente, en ceci que sa réflexion a comme point de départ une constatation irréfutable, l'existence de très profondes similitu des de fond et de forme entre des textes grecs et latins d'époques différentes, mais tous relatifs à des problèmes moraux. M. Giusta aurait pu se limiter à montrer, ce qu'il fait de manière très convaincante, que les controverses entre écoles avaient eu souvent pour conséquences une manière assez uniforme de poser les ques tions philosophiques et la création d'un vocabulaire commun ; mal heureusement, du moins à notre avis, il a rejoint la Quellenfors chung dans ce qu'elle a de plus contestable en voulant prouver que tous ces textes auraient été élaborés à partir d'un même ouvrage, une grande doxographie morale dont le passage de Stobée intitulé
26 Cf. supra, p. 31-32. L'examen par Weische de la nature du scepticisme cicéronien se trouve p. 81 sq. 27 M. Giusta, op. cit. Sur cette œuvre qui aura incontestablement marqué les études doxographiques de la deuxième moitié du XXe siècle, cf. le comptes rendus de P. Boyancé, dans Latomus, 26, 1967, p. 246-249 : A. Michel, dans REL, 47, 1969, p. 630-633; R. Joly, dans AC, 28, 1969, p. 308; A.M. Ioppolo, dans Cultura, S, 1970, p. 292-295.
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«Epitome d'Arius Didyme» constituerait le résumé très succinct28. Ainsi donc, Cicéron, Philon d'Alexandrie, Sénèque, Apulée et quel ques autres encore auraient tous utilisé le manuel d'Arius Didyme, d'où les incontestables concordances entre leurs œuvres. Nous ne reviendrons pas sur les très nombreuses objections qui rendent selon nous cette hypothèse parfaitement invraisemblable, et qui ont été formulées dès la parution du premier tome des Dossografi di etica, notamment par P. Boyancé. Remarquons simplement ceci, qui concerne Cicéron : à en croire M. Giusta, ni l'enseignement de nombreux maîtres, ni de multiples lectures philosophiques n'au raient laissé la moindre trace dans l'œuvre cicéronienne, et celle-ci reposerait tout entière sur une compilation dont l'existence est invraisemblable ! Malgré tout cela, il est juste de reconnaître que le livre de M. Giusta contient une somme immense, exceptionnelle, d'informations précieuses pour le philologue comme pour l'histo riende la philosophie et qu'il a posé plus nettement qu'aucun autre la question de la doxographie philosophique. Il est hors de doute que c'est là l'une des voies les plus intéressantes, les plus fécondes, qui s'offrent à la recherche sur Cicéron. Nous ne pouvons consacrer que peu de place aux ouvrages qui entrent dans notre deuxième catégorie. Il s'agit généralement de travaux présentant la vie et l'œuvre de l'Arpinate, dans lesquels l'auteur ne prétend nullement aborder le détail des questions philo sophiques. Le type même en est le Cicero de M. Gelzer dans lequel nous sont donnés une chronologie des divers traités et un exposé scrupuleux de leur contenu, mais avec le propos délibéré de laisser de côté toute considération de source ou de doxographie29. Nous inclurons également dans cette catégorie les introductions à la phi losophie de Cicéron de Bringmann et de Süss, qui, par définition même, évitent d'entrer dans la détail des problèmes30. La seconde, plus ambitieuse, propose cependant une interprétation d'ensemble de la pensée cicéronienne, que l'auteur caractérise à la fois par l'éclectisme et le scepticisme : W. Süss pense, en effet, qu'il n'y a pas de contradiction chez Cicéron entre l'avocat séduit par la méthode de discussion in utramque partent et le moraliste qui, per suadé qu'il n'y a pas d'idée innée qui puisse régir notre conduite, s'intéresse à toutes les formes d'éthique qu'a pu concevoir l'esprit humain. La véritable erreur de Cicéron fut, selon lui, de ne pas
28 Cf. infra, p. 347, n. 36. 29 M. Gelzer, Cicero, Wiesbaden, 1969. 30 Κ. Bringmann, Untersuchungen zum spàten Cicero, Göttingen, 1971; W. Suss, Cicero, eine Enführung in seine philosophischen Schriften, Mayence, 1966.
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comprendre que cette méthode antilogique, philosophiquement ex cellente, ne pouvait constituer une règle d'action politique. Ceux qui ont refusé à la fois l'analyse descriptive et la Quellen forschung des traités philosophiques de Cicéron se réfèrent souvent à l'article de P. Boyancé sur «les méthodes de l'histoire littéraire», qui a frayé la voie à des recherches nouvelles. Cette étude est d'abord un constat lucide de la faillite des Quellenforscher : «si l'on prend», dit-il, «l'ouvrage qui en a peut-être le mieux suivi les prin cipes, que reste-t-il aujourd'hui du livre de Schmekel sur le Moyen Portique? Que reste-t-il notamment, après les travaux de M. Rein hardt, du Posidonius qu'on y voyait constitué à l'aide de membra disiecta, pour la plupart empruntés à Cicéron»31. L'erreur fonda mentale de tous ces savants a donc été de considérer l'œuvre cicéronienne «comme une simple mosaïque, plus ou moins réussie, de traductions ». P. Boyancé a proposé tout au contraire de mettre l'accent sur «le contact vivant» que Cicéron a eu avec ses maîtres, sur une tradition orale faite certes d'enseignement scolastique, mais aussi de discussions et d'échanges. Il nous invite à considérer Cicéron comme un passionné de philosophie qui ne se contente pas de résumer ni de traduire, mais travaille avec une rigueur pouvant aller jusqu'à la minutie et transforme sa culture en œuvre selon un processus infiniment plus subtil que la simple transcription de sources grecques32. Sa méthode, Pierre Boyancé l'a appliquée tout au long de ses travaux que nous serons amené à citer plusieurs fois33, et qui pour la plupart sont consacrés à l'essentiel de la phi losophie de Cicéron, ce platonisme dont le scepticisme académicien ne constitue à ses yeux qu'un des aspects. Parce que le concept de platonisme est apparu de plus en plus comme essentiel pour la compréhension de la pensée philosophi que de Cicéron, il lui a été consacré de très nombreux travaux, par mi lesquels l'article de Th. De Graff, Plato in Cicero, mérite une mention particulière, puisqu'il est de nos jours encore précieux pour qui veut déterminer la connaissance que l 'Arpinate avait de Platon, et l'image, ou plutôt les images qu'il a données de celui-
31 P. Boyancé, Les méthodes. . ., dans Études. . ., p. 221. 32 P. Boyancé, ibid. : «Cicéron se compare à un Théophraste écrivant après Aristote, aux nombreux stoïciens qui ont suivi Chrysippe, lequel pourtant ' n'avait rien laissé de côté '. Il revendique ainsi, non l'originalité du penseur qui découvre des théories nouvelles, mais celle du disciple capable de les assimiler et de les présenter d'une manière personnelle ». 33 En dehors des articles repris dans le recueil Études . . ., nous aurons à évoquer tout particulièrement l'article que P. Boyancé a consacré à un problè me essentiel de la philosophie antique : Cicéron et les parties de la philosophie, dans REL, 49, 1971, p. 127-154.
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ci34. Citons également la remarquable étude d'O. Seel, qui a mont réque la pensée cicéronienne présente au moins cette analogie avec la philosophie platonicienne qu'elle ne peut être réduite à quelques dogmes, car elle est inséparable d'un mouvement dialecti que et de ce langage que l'Arpinate a créé «à ses propres ri sques»35. O. Seel s'est refusé à ne voir dans l'œuvre philosophique cicéronienne que l'expression d'un «éclectisme mou». S'il recon naît que Cicéron vit en permanence le dualisme de la pensée et de l'action, de l'idéal et du réel, il montre aussi, à la différence de Philippson, que tout son effort a tendu vers la disparition, ou tout au moins la réduction, de cette bipolarité. A cet égard, le ο uitae philosophia dux\, cet hymne à la philosophie qui éclate au début du livre V des Tusculanes, lui paraît être l'aboutissement de cette lutte intérieure et marquer la réconciliation de Cicéron avec luimême 36 Cependant, le modèle platonicien ne peut tout expliquer, et notamment il peut paraître insuffisant lorsqu'on veut percevoir dans leur cohérence les divers moments de la réflexion cicéronienn e. Sans méconnaître l'importance de ce platonisme, deux savants ont cherché à mieux comprendre le mouvement de la pensée de Cicéron, en adoptant pour cela, le premier une démarche histori que, le second un point de vue structuraliste. O. Gigon, dans une étude classique, s'est efforcé de metre en lumière ce qu'il a appelé «le renouvellement de la philosophie à l'époque de Cicéron»37. Cette révolution philosophique, c'est se lon lui le retour à la tradition aristotélicienne, caractérisée par la volonté de percevoir la parcelle de vérité qui est dans chaque doctrine, et d'exalter ce qui unit des systèmes en apparence di vergents, le dévoilement de la vérité apparaissant alors comme un long processus collectif marqué d'inévitables affrontements. Les Pyrrhoniens et la Nouvelle Académie avaient tiré argument de ceux-ci pour conclure à l'impossibilité de toute connaissance certaine; Cicéron, au contraire, chercherait beaucoup plus à concilier qu'à opposer et serait en cela, par l'intermédiaire de son maître Antiochus d'Ascalon, l'héritier du Stagirite tout autant que de Platon. Cependant O. Gigon met en lumière une très im portante différence entre la philosophie d'Aristote et celle de Ci-
34 T. De Graff, Plato in Cicero, dans CPh, 35, 1940, p. 143-153. 35 Ο. Seel, Cicero und das Problem des römischen Philosophierens, dans Cicero, ein Mensch seiner Zeit, G. Radke éd., Berlin, 1968, p. 136-160. 36 Sur ce texte, cf. infra, p. 492. 37 O. Gigon, Die Erneuerung der Philosophie in der Zeit Ciceros, dans Entret iensFond. Hardt, III, 1955, p. 25-61.
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céron : le premier se considère comme celui qui peut juger et parfaire la recherche de ceux qui l'ont précédé, alors que le second a une admiration immense pour les «Anciens» (Platon, Aristote et leurs disciples immédiats) dont la tradition lui sembler ait être la vérité même. Entièrement différente est la méthode de W. Görler, qui, lui aussi, a voulu rendre compte de la richesse de la pensée cicéro nienne sans recourir à l'explication classique et décevante d'un «éclectisme» qui ne serait qu'incapacité de choisir38. Le foisonne ment et les incohérences apparentes de cette philosophie s'expl iquent pour lui par le fait que Cicéron a défini pour chaque ques tion trois réponses possibles, hiérarchiquement organisées : d'une manière générale, le niveau le plus bas est celui de l'épicurisme, le niveau moyen celui de la philosophie aristotélicienne, le niveau le plus haut celui de la pensée platonico-stoïcienne. A l'idée d'une contradiction entre les différents moments de la réflexion cicéro nienne, W. Görler préfère celle d'une ascension, les philosophes étant ainsi classés selon un gradus dignitatis. Cicéron aurait donc conçu la société des philosophes sur le modèle de la réalité romai ne telle qu'il la souhaitait, c'est-à-dire comme une res publica avec des ordres bien définis, et dans laquelle libertas et auctoritas ne seraient pas contradictoires. En ce qui concerne plus précisément le scepticisme39, Gorier pense qu'il figure pour Cicéron parmi les formes les plus hautes de la philosophie, par ce qu'il suppose d'abord comme efforts et difficultés : l'attitude facile, naturelle, est celle du réalisme naïf alors que douter va à l'encontre de tous les réflexes et de toutes les habitudes. Mais le doute est aussi ce qui prépare l'avènement de la foi, laquelle est pour W. Görler l'une des caractéristiques du troisième niveau : c'est, en effet, le travail de critique des sens, de réfutation des fausses certitudes qui rend pos sible le passage à un ordre supérieur. Dans une telle perspective le scepticisme n'est pas une fin en soi, mais l'un des moyens - au même titre que le stoïcisme ou le platonisme - d'accéder à un audelà de la raison. Les recherches que nous venons d'évoquer ont toutes eu pour finalité d'éclairer la philosophie cicéronienne et de l'arracher aux préjugés qui en faisaient une compilation sans autre intérêt que de nous informer sur la pensée grecque. Toutefois elles ont délibér ément laissé de côté, sans doute parce que la tâche entreprise était en elle-même assez ardue, la relation entre cette réflexion philoso-
38 W. Görler, Untersuchungen zu Ciceros Philosophie, Heidelberg, 1974. 39 La partie consacrée au scepticisme dans cette œuvre se trouve p. 185197, « Einzelprobleme : Ciceros Skeptizismus·».
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phique et l'être même de Cicéron, c'est-à-dire la tradition dont il était porteur et son histoire individuelle. Or, tout l'effort de P. Gri mai a tendu, au contraire, à briser ce cloisonnement, utile et par fois même indispensable, mais artificiel dans son principe même : «devenir philosophe pour un Romain,» écrit-il, «ce n'était pas se faire le disciple d'une doctrine - qui ne lui aurait rien apporté de sûr -, c'était replacer ses certitudes nationales, instinctives, dans les différentes perspectives doctrinales des écoles grecques»40. Parce que la philosophie romaine «installe sur le plan de la raison ce qui, jusque là, n'était qu'instinct et action»41, la recherche ne doit pas séparer ce qui est indissociable. Cette méthode, P. Grimai l'a, jusqu'à une date récente42, surtout appliquée à Sénèque, dont il a renouvelé l'image, mais elle est aussi présente dans les Jardins romains43, où est soulignée l'importance du cadre naturel pour la définition d'une autre manière de philosopher, et elle sous-tend son article sur le De fato, dans lequel le problème du libre-arbitre et du destin n'est pas isolé de la personnalité de Cicéron, juriste romain44. La même volonté de situer l'Arpinate au moins tout autant dans sa tradition nationale que dans le contexte de la cultu re grecque caractérise également la thèse de doctorat qu'A. Michel a consacrée aux «rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l'œuvre de Cicéron»45 et qu'il a complétée par de nombreux articles. Nous nous bornerons à présenter ici quelques-uns des concepts qui sont pour A. Michel au centre de la pensée et de l'ac tion de Cicéron. Le plus important est sans nul doute celui d'idéal : l'Arpinate est un homo Platonicus parce qu'il pense la politique, la rhétorique et la philosophie elle-même en fonction d'un modèle parfait, dont il admet qu'il a pu exister dans le passé, mais qui transcende la réalité vécue46. S'il vit intensément «ce tragique (qui) naît de la eenscience que l'idéal existe et qu'il ne soit pas réali-
40 P. Grimai, Cicéron était-il philosophe?, dans REA, 64, 1962, (p. 117-126), p. 121. 41 Ibid. 42 Dans son récent Cicéron, Paris, 1986, P. Grimai consacre le chapitre XVII, p. 345-370, à l'analyse des traités philosophiques cicéroniens. 43 P. Grimai, Les jardins romains, Paris, 19843, p. 71-72, p. 363. 44 P. Grimai, Contingence historique et rationalité de la loi dans la pensée cicéronienne, dans Helmantica, 28, 1977, p. 201-209. 45 A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l'œuvre de Cicéron. Essai sur les fondements philosophiques de l'art de persuader, Paris, 1960. 46 Cf. ibid., p. 233 : «II essaie donc de reconstruire dans l'Idéal ce qu'il n'est pas sûr d'observer dans une réalité toujours obscurcie».
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sé»47, il ne s'abîme pas dans une nostalgie stérile, mais cherche à réduire par la réflexion philosophique comme par l'action polit iquela distance qui sépare le réel de cet horizon transcendantal. Le probabilisme, qui décèle dans la confusion du hic et nunc une hié rarchie dont le sommet est proche de l'intelligible48, qui permet de mettre en évidence la parcelle de vérité que contient chaque systè me, a pour condition la fin du «soliloque des sectes philosophi ques», il exige de «faire dialoguer» les différents systèmes et de tenter d'aller au-delà de leurs oppositions. Un exemple cher à A. Michel est celui de la relation entre le De finibus et les Tusculanes. Le second traité apporte, en effet, une réponse aux questions qui paraissaient insolubles dans le premier et, bien qu'il semble donner raison aux Stoïciens, il dépasse en réalité les conflits tradi tionnels par le recours à Platon, qui permet de concilier le doute et la certitude49. On peut donc parler d'éclectisme à propos de Cicéron, à condition d'y voir non pas un manque de rigueur, mais un effort pour aller aux sources véritables, et de comprendre qu'à tout instant la réalité de Rome est pour lui la contre-épreuve empê chant la pensée de se perdre dans une spéculation qui serait à ellemême sa propre fin50. Parallèlement à cette approche «humaniste et existentielle»51, un certain nombre de travaux récents ont étudié de manière plus partielle les articulations chez Cicéron de l'identité romaine et de la philosophie grecque. C'est ainsi que dans un article consacré à la philosophie cicéronienne, O. Gigon a souligné la concordance entre des concepts grecs et romains, comme cet idéal de permanence inhé rent à la fois à la fides et à la σοφία 52. Pour lui, la fidélité de Cicéron à la Nouvelle Académie s'explique par un ensemble de raisons, par milesquelles il met en bonne place la méfiance «en partie instincti ve, en partie aristocratique» des Romains à l'égard des raffinements du savoir grecs, laquelle l'aurait prédisposé à une méthode aporéti-
47 A. Michel, Quelques aspects de l'interprétation philosophique dans la litt érature latine, dans Rev. phil. de la France et de l'étr., 157, 1967, (p. 79-103), p. 98. 48 Cf. Cicéron et les sectes philosophiques. Sens et valeur de de l'éclectisme académique, dans Eos, 57, 1967-68, (p. 104-116), p. 107 sq. 49 Ibid. A. Michel a également souligné la relation qui existe entre l'ensem ble De finibus-Tusculanes et le passage du Lucullus où Cicéron traite du désac cord des moralistes, cf. Doxographie et histoire de la philosophie chez Cicéron (Lucullus, 128 sq.), dans Studien zur Geschichte und Philosophie des Altertums, Budapest, 1968, p. 113-120. 50 Ibid., p. 114 et dans l'article Quelques aspects . . ., p. 93 sq. 51 L'expression se trouve dans Cicéron et les grands courants . . ., p. 103. 52 O. Gigon, Cicero und die griechische Philosophie, dans ANRW, 1, 4, 1973, (p. 226-261), p. 236.
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que que sa pratique oratoire de la disputano in utramque partem devait lui permettre de perfectionner 53. De son côté U. Knoche a décrit l'Arpinate comme un homme qui veut adapter la culture grecque et surtout qui est dominé par une double nostalgie, celle du mos maiorum et celle de la uetus Graecia, symbolisée par Platon 54. D'où son platonisme sceptique, fait de désillusion devant sa cité déchirée et les controverses sans fin des philosophes, mais aussi de l'espoir de retrouver cet idéal perdu. K. Büchner, enfin, a mis en évidence une caractéristique essentielle de la mentalité romaine que Cicéron exprime à travers son scepticisme : la uerecundia, le rejet de Yarrogantia, la condamnation de l'attitude qui consiste à se poser en unique détenteur de la vérité 55. Les études sur la pensée et la personnalité de Cicéron doivent également beaucoup au très bel article de W. Burkert, Cicero als Platoniker und Skeptiker, qui est l'une des études les plus profon des consacrées à la relation de Cicéron à la Nouvelle Académie56. Le portrait que fait W. Burkert du consul-philosophe est certes très nuancé : il ne cache pas une certaine admiration pour cet homme qui sut mourir courageusement et à qui sa philosophie valut plus de blâmes que de louanges, mais il le décrit aussi comme un être indécis (il cite l'anecdote de Labérius reprochant à Cicéron d'être toujours assis entre deux chaises57), désireux de légitimer sa pro pre faiblesse en lui donnant un fondement philosophique. Toutefois, W. Burkert ne limite pas le scepticisme cicéronien à une volonté de justification personnelle, il montre qu'il s'enracine dans ces deux traditions romaines que sont le souci de la libertas et la méfiance à l'égard de la prétention à connaître la nature58. D'où ce paradoxe par rapport à une mentalité moderne : pour Cicéron une telle connaissance ne peut-être qu'approximative, alors que l'action, elle, doit être le lieu de l'absolu59. D'où aussi, chez ce Pla tonicien, une double image de Platon, le fondateur de l'Académie
54 U. « Ibid. Knoche, Cicero : Ein Mittler griechischer Geisteskultur, dans Hermes, 87, 1959, p. 57-74. 55 Κ. Büchner, Cicero, Grundzüge seines Wesens, dans Gymnasium, 62, 1955, p. 299-318, repris dans Das neue Cicero Bild, Darmstadt, 1971, p. 417-445. Dans ce recueil, les remarques concernant Yadrogantia et la uerecundia se trou vent p. 428-430. 56 W. Burkert, Cicero als Platoniker und Skeptiker, dans Gymnasium, 72, 1965, p. 175-200. 57 L'anecdote est racontée par Sénèque le Rhéteur, Contr., 7, 3, 9, et par Macrobe, Sat., 2, 3, 10. Cités par W. Burkert, p. 175. 58 ibid., p. 191-194. 59 Ibid., p. 197.
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apparaissant tantôt comme un philosophe sceptique avant la lettre, tantôt comme le moraliste par excellence60. Cet aperçu de la foisonnante richesse des études sur la pensée cicéronienne nous permet de préciser ce que voudrait être notre travail : la confirmation à partir d'une œuvre qui, réputée difficile, est encore mal connue, de la cohérence théorique de la philosophie cicéronienne et de son aptitude à traduire une expérience à la fois individuelle et collective61.
Choix individuel et tradition culturelle : Rome et l'Académie II y a presque un siècle E. Havet commençait ainsi son article intitulé Pourquoi Cicéron a-t-il professé la philosophie académique? : «je me propose d'examiner pourquoi Cicéron, quand il s'est mis à philosopher, a professé de préférence la philosophie académique. Cette question ne paraîtra peut-être pas bien importante; cepen danttout nous intéresse dans l'antiquité classique, car ce que nous pouvons en étudier est après tout bien peu de chose et puis les per sonnages qui figurent sur cette grande scène nous attachent assez pour que nous ne négligions rien de ce qui les touche62». Cet exorde déconcertant est suivi d'un texte qui nous en apprend plus sur les illusions positivistes à la fin du XIXe siècle que sur les motivat ionscicéroniennes et pourtant, si la réponse déçoit, la question, elle, est - quoi qu'en ait pensé Havet lui-même - l'une des plus importantes que l'on puisse se poser au sujet de Cicéron. Comment, en effet, considérer comme un simple épiphénomène le fait que celui-ci, bien qu'ayant connu et entendu de nombreux philosophes appartenant à diverses écoles, n'ait jamais voulu, après avoir suivi l'enseignement de Philon de Larissa, démentir sa fidélité à l'Acadé60 Ibid., p. 195. 61 Nous avons voulu nous limiter dans cette tentative de status quaestionis aux travaux qui nous ont paru les plus significatifs de l'évolution de la réflexion sur le sens de la philosophie cicéronienne. Cela imposait un choix, qui ne cor respond nullement à la sous-estimation d'autres travaux remarquables, parmi lesquels ceux de : V. Guazzoni Foa, // metodo di Cicerone nell'indagine filosofica, dans RFN, 48, 1956, p. 293-315; Κ. Kumaniecki, Tradition et apport personnel dans l'œuvre de Cicéron, dans REL, 37, 1959, p. 171-183; H. Fuchs, Ciceros Hin gabe an die Philosophie, dans MH, 16, 1959, p. 1-28; L. Alfonsi, Cicerone filosofo. Linee per lo studio del suo iter speculativo, dans SÄ, 9, 1961, p. 127-134; J. C. Davies, The originality of Cicero's philosophical works, dans Latomus, 30, 1971, p. 105-119. 62 E. Havet, Pourquoi Cicéron a-t-il professé la philosophie académique?, dans Travaux de l'Ac. des Se. mor. et pol, VIe série, 21 1884, (p. 660-671), p. 660.
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mie63. N'y a-t-il pas quelque chose d'essentiel et de paradoxal à la fois dans cette constance de la part d'un homme dont on a si sou vent mis en cause l'irrésolution, la faiblesse de caractère, l'oppor tunisme allant jusqu'à la palinodie64? Pourquoi, malgré l'évidente séduction exercée sur lui par le stoïcisme et la longue présence chez lui de Diodote, n'a-t-il jamais adhéré au système de Zenon65? Pourquoi n'a-t-il jamais préféré Aristote66, qu'il admirait pourtant profondément, à Platon67? A la question posée par L. Havet nous ne pourrons proposer une réponse que lorsque nous aurons défini ce que représentait pour Cicéron la «philosophie académique». Un choix philosophi que, surtout s'il est durable, exprime profondément une personnal ité et, à ce titre, il implique un ensemble complexe d'éléments dont la perception est rendue délicate par la plus ou moins grande opac ité propre à chaque être. Cependant le problème de la continuité historique, de la survie du mos maiorum, a trop constamment hant éCicéron pour que l'on puisse interpréter son adhésion à l'Acadé mie en fonction des facteurs purement individuels. Nous croyons que les contacts établis entre des philosophes de cette école et de hauts personnages romains dans les générations précédentes ont établi une tradition qui, certes, n'a pas déterminé le choix cicéronien, mais l'a préparé, rendu possible. Or celle-ci a été sous-estimée, alors qu'elle constitue un lien entre des personnages aussi considérables que Lucilius, Cicéron, Varron, Brutus et Horace. Il importe donc de préciser la nature de ce qu'on pourrait appeler le mos Academicus romain.
63 Nous aborderons dans la dernière partie de ce chapitre le problème d'une éventuelle oscillation de Cicéron entre la Nouvelle et l'Ancienne Académ ie. 64 Cf., en particulier, les jugements, restés célèbres par leur sévérité, de J. Carcopino dans Les secrets de la correspondance de Cicéron, Paris, 1947. 65 Très significative de l'attitude de l'Arpinate à l'égard du Portique est sa réflexion dans Tusc, IV, 24, 54 : Quamuis licet insectemur eos, ut Carneades solebat, metuo ne soli philosophi sint. Même lorsque Cicéron admire les Stoïciens, il éprouve à leur égard une réticence qui l'empêche d'adhérer à leur doctrine. 66 Aristote est toujours chez lui le «brillant second» de Platon: Aristoteles, longe omnibus (Platonem semper excipio) praestans et ingenio et diligentia {Tusc, I, 10, 22); cf. également Luc., 43, 132 et Fin., V, 3, 7. Sur la connaissance que pouvait avoir Cicéron de l'œuvre du Stagirite, cf. P. Moraux, Cicéron et les ouvrages scolaires d'Aristote, dans Ciceroniana, N.S., 2, 1978, p. 81-96. 67 L'expression homo Platonicus, employée par Quintus dans Com., 12, 46, est effectivement celle qui correspond le mieux à un homme qui, toute sa vie durant, n'a cessé de proclamer son admiration pour le fondateur de l'Académie, cf., à titre d'exemple, Rep., IV, 4, 4; Leg., I, 5, 15; Tusc, I, 21, 49.
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L'ambassade de 155 et ses conséquences Cicéron nous dit, notamment dans le De natura deorum, à quel point ses concitoyens furent surpris de le voir après la guerre civile non seulement se consacrer avec tant de passion à la philosophie, mais se faire de surcroît le champion d'une philosophie depuis longtemps tombée en désuétude68, et à ces détracteurs il répond fièrement: «les doctrines n'accompagnent pas leurs inventeurs dans la mort; peut-être n'ont-elles besoin que de quelqu'un qui les illustre et les défende». Cette indifférence des Romains pour la phi losophie néoacadémicienne après la mort de Philon de Larissa s'ex plique surtout par le fait qu'Antiochus avait su profiter du vide laissé par la mort du dernier scholarque légitime pour se poser en détenteur de la tradition platonicienne69; elle contraste nettement avec l'intérêt que de nombreux Romains montrèrent, à des degrés divers, pour la Nouvelle Académie dans les décennies qui suivirent l'ambassade de 155. En effet, si les relations entre l'élite romaine et l'école platonicienne à cette époque sont plus difficiles à apprécier que l'influence du Portique, s'il n'y a pas eu de phénomène compar ableà l'amitié qui lia Tibérius Gracchus et Blossius de Cumes70, ou Scipion Emilien et Panétius71, il serait imprudent d'en conclure à un phénomène d'ignorance réciproque72. Mais peut-être faut-il d'abord revenir sur cet événement consi dérable - à en juger, en tout cas, par le nombre de témoignages antiques qui le relatent - que constitua l'arrivée à Rome des trois ambassadeurs athéniens, Camèade, le Stoïcien Diogene de Babylone et le Péripatéticien Critolaos73. Il est certain que ce fut la per sonnalité de Camèade qui frappa le plus les Romains et cependant il nous semble que la présence de ces hommes avait des implica tions politiques et culturelles trop importantes pour que l'on puisse 68 Cicéron, Nat. de., I, 5, 11 : non enim hominum interitu sententiae quoque occidunt, sed lucem auctoris fartasse desiderant. 69 Cela a été bien montré par J. Glucker, op. cit., p. 89. 70 Cf. P. Grimai, Le siècle des Scipions, Paris, 19752, p. 333, et I. Hadot, Tra dition stoïcienne et idéologie politique au temps des Gracques, REL, 48, 1970, p. 123-179. 71 La bibliographie sur ce sujet étant considérable, nous nous contenterons de citer P. Grimai, op. cit., p. 339 sq., et A. E. Astin, Scipio Aemilianus, Oxford, 1967, p. 296-299, qui fait preuve d'un scepticisme certain à l'égard d'une possi bleinfluence de Panétius sur l'idéologie politique de Scipion. 72 Sur le platonisme à Rome à l'époque cicéronienne, cf. P. Boyancé, Le platonisme à Rome. Platon et Cicéron, dans Actes du Congrès de Tours et de Poi tiers de l'Ass. G. Budé, Paris, 1953, p. 195-221. Repris dans Etudes . . ., p. 226-247. H. Dörrie, Le renouveau du platonisme à l'époque de Cicéron, dans Rev. de théo. et de phil, 24, 1974, p. 13-29. 73 Sur l'ambassade elle-même, cf. P. Grimai, op. cit., p. 316 sq.
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se limiter à cet aspect de la question. En fait, cet épisode cristallisa un intérêt pour la philosophie déjà sous-jacent dans la société romaine, comme l'a bien vu P. Grimai 74, et ne provoqua pas, mais révéla, une tension entre ceux qui, Caton le premier, sentaient dans l'hellénisme une menace pour le mos maiorum et une jeunesse qui, elle, accueillait avec enthousiasme les innovations. Du reste, Caton avait lui-même bien compris que le phénomène dépassait large ment la personnalité de Camèade, même si c'était lui qui remport ait le plus grand succès, puisqu'il demanda au Sénat de régler l'af faire au plus vite et de congédier l'ambassade tout entière, non l'Académicien seul 75. C'est donc comme un véritable choc culturel qu'il faut considérer l'épisode de 155, beaucoup plus que comme le triomphe d'un personnage au génie extraordinaire. Ces jeunes gens, dont Plutarque nous dit qu'ils étaient «ensorcelés et subju gués» 76 par la parole du successeur de Platon, ne devinrent pas du jour au lendemain des Néoacadémiciens, ni même des Platoniciens, et cependant l'exemple de Scipion Emilien, qui faisait partie des auditeurs de Camèade, montre que cet intérêt pour la philosophie ne fut pas un feu de paille, s'éteignant aussi vite qu'il s'était allu mé. Un événement de ce genre ne révèle toute son importance que
74 P. Grimai, op. cit., p. 299-300. Paul Emile avait déjà tenu à ce que parmi les précepteurs de ses fils il y eût des philosophes grecs, cf. Plutarque, Paul Emile, 6, 8, et l'on sait combien fut importante pour l'hellénisme romain sa décision de transporter à Rome la bibliothèque du roi Persée. L'ambassade de 155 avait elle-même été précédée vers 169 par celle de Cratète, grammairien mais aussi philosophe stoïcien, envoyé auprès du Sénat par le roi Attale, cf. Suétone, De gramm., 2, 1, et Varron, De ling, lot., IX, 1, qui met en évidence l'inspiration stoïcienne de Cratète. Par ailleurs, le fait qu'en 161 le Sénat ait demandé au prêteur de M. Pomponius de chasser de Rome rhéteurs et philoso phes (Suét., De gramm., 25, 1 et Gell., XV, 11, 1, = Garbarino 76) montre bien que les conservateurs romains n'avaient pas attendu l'arrivée de Camèade pour s'émouvoir du danger que représentait pour le mos maiorum le succès de l'he llénisme et plus particulièrement de la philosophie. 75 Plutarque, Cato Maior, 22, 1 sq., et notamment 23, 1 : «il n'agissait point, comme quelques-uns le croient, par suite d'une hostilité particulière contre Carnéade, mais d'une aversion générale à l'égard de la philosophie et parce qu'il se faisait un point d'honneur de mépriser tous les arts et la culture de la Grèce». 76 Plutarque, ibid., 22, 3. C'est dans De or., II, 37, 154-155, que Cicéron raconte que Scipion, Lélius et Furius, les interlocuteurs du De republica donc, se trouvaient parmi les auditeurs de Cameade. Dans De or., III, 18, 68, c'est Q. Mucius Scaevola qui nous est présenté comme ayant écouté l'Académicien alors que lui-même était adulescens. Par ailleurs, J.-M. André a bien voulu nous signaler un passage de Varron, Agatho 6 (6), dans Satires Ménippées, 1. 1, J.-P. Cèbe éd., qui suggère ce que pouvait être l'état d'esprit de certains de ces jeunes gens : neque auro aut genere out multiplici scientia sufflatus quaerit Socratis uestigia.
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dans la durée, il provoque dans les mentalités des modifications, une maturation que l'on n'appréhende pas dans l'immédiat, tout comme il est lui-même le résultat d'une longue et silencieuse pré paration des esprits, sans laquelle il n'aurait pas un tel retentisse ment. Les philosophes partis, la philosophie, elle, restait installée dans le paysage intellectuel romain, méprisée ou adulée, mais pré sence désormais indéracinable. L'année 155 marqua bien le début de ce que P. Grimal a appelé d'une heureuse expression «le temps des philosophes 77». En ce qui concerne plus précisément la Nouvelle Académie, nous n'entrerons pas ici dans la question trop controversée de l'ef fet des conférences de Camèade sur l'idéologie romaine de l'impé rialisme, car nous partageons sur ce point l'extrême prudence de J.-L. Ferrary qui a montré tous les présupposés sur lesquels repose l'exploitation du discours de Philus comme témoignage d'une crit ique carnéadienne de la conquête romaine78. Il est probable, en revanche, que le prestige de ce scholarque attira à l'Académie des Romains fascinés à la fois par son agilité intellectuelle et par la richesse de son éloquence : «Camèade se distingua par une vivacité de génie et une abondance verbale merveilleuses», dit Cicéron79. Dans le De oratore, l'Arpinate ne cite qu'un seul nom, celui de Q. Caecilius Metellus, le futur Numidicus, qui écouta Camèade pendant plusieurs jours, alors que celui-ci était très âgé et luimême très jeune80, mais ce même dialogue donne tellement l'im pression qu'il s'était constitué une véritable légende autour de ce philosophe que l'on peut très bien imaginer que, de passage à Athè nes, d'autres Romains cultivés aient tenu à rendre visite à ce prodig e81. Succès de curiosité, admiration superficielle? Pour certains d'entre eux sans doute, mais l'essentiel est que cet intérêt pour
77 P. Grimai, op. cit., p. 295. 78 J.-L. Ferrary, Le discours de Philus (Cicéron, De Republica III, 8-31) et la philosophie de Camèade, dans REL, 55, 1977, p. 128-156. 79 Cicéron, De or., III, 18, 68 : Hinc haec recentior Academia manauit, in qua exstitit diuina quadam celeritate ingenti dicendique copia Carneades. 80 Cicéron, ibid. Q. Caecilius Metellus L. F. Numidicus fut consul en 109. Sur la personnalité et la formation philosophique de ce personnage, cf. G. Garbarino, op. cit., t. 2, p. 473-475. L'auteur fait justement remarquer que le frag ment de discours prononcé par Metellus en 106 av. J.-C. à l'occasion de son triomphe (Geli., Noci. Att., XII, 9, 4) contient une pensée platonicienne: «les hommes vertueux préfèrent subir une offense plutôt que de l'infliger à au trui ». 81 Cicéron, De or., III, 18, 68, fait dire à Crassus au sujet de Camèade : «j'ai pu connaître personnellement à Athènes beaucoup de ses auditeurs», mais il se réfère évidemment aux philosophes de l'Académie, non à des Romains.
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l'Académie survécut à la mort du scholarque, puisque nous verrons que nombreux furent les auditeurs romains de ses successeurs. Q. Lutatius Catulus Faut-il considérer comme un disciple de Camèade lui-même Q. Lutatius Catulus, le consul de 102 av. J.C., cet homme dont R. Büttner a fait le centre d'un cercle littéraire succédant à celui de Scipion Emilien et que H. Bardon décrit comme «l'une des plus attachantes figures de lettrés qu'il nous soit donné d'entrevoir»82? Cicéron, qui professe pour lui une très grande admiration, loue sa sapientia, le compare à un second Lélius et donne comme exemple de preuve judiciaire fondée sur l'autorité de quelqu'un ce raisonne ment : hoc uerum est; dixit enim Q. Lutatius™. Ce personnage, très attentif à la pureté de la langue latine, fut aussi un grand hellénophile, capable de payer une somme considérable pour l'achat d'un esclave lettré, et il composa lui-même des épigrammes ainsi qu'une œuvre historique dans la tradition de Xénophon84. Son intérêt pour la culture grecque alla-t-il jusqu'à une adhésion à la philoso phie de la Nouvelle Académie? Cela est beaucoup plus difficile à prouver. En effet, ses propos dans le De oratore témoignent d'une volonté de concilier le mos maiorum et la pensée grecque ainsi que d'une certaine connaissance de l'œuvre d'Aristote, mais n'indiquent aucune affinité particulière avec la dialectique de Camèade85. Bien 82 R. Büttner, Porcins Licinius und der literarische Kreis des Q. Lutatius Catulus, Leipzig, 1893, p. 143 : Nach Scipios Tode ist Laelius und nach dessen Tode Catulus die angesehenste Persönlichkeit ; H. Bardon, La littérature romaine inconnue, t. 1, Paris, 1952, p. 115. Cf. également l'excellente présentation de J. S. Reid, éd Academica, p. 41-42, ainsi que G. Garbarino, op. cit., p. 481-483, et L. Al fonsi, Sul «circolo» di Lutazio Catulo, dans Hommages à L. Hermann, coll. Latomus, XLIV, Bruxelles, 1960, p. 64-67. 83 Pour l'éloge de la sapientia de Catulus, cf. Pro Rab. perd., 9, 26; l'expres sion paene altero Laelio se trouve dans Tusc, V, 19, 56; le hoc uerum est . . . figure dans De or., II, 40, 173. 84 Sur l'attention de Catulus à la pureté de la langue latine, cf. Brutus, 35, 132 : incorrupta quaedam Latini sermonis integritas; l'épisode de l'esclave lettré est raconté par Suétone, Gram., 3, avec une ambiguïté, cf. H. Bardon, loc. cit. Les épigrammes sont mentionnées dans Nat. de., I, 28, 79; Gell., Noct. Ait., XIX, 9, 14; Pline, Ep., V, 3, 5; l'œuvre historique, dans Brutus, 35, 132. 85 Catulus, ibid., 154, parle des Pythagoriciens et du pythagorisme de Numa en des termes proches de ceux que nous trouvons dans Lael., 4, 13 et Tusc, IV, 1, 2. Cette légende du Numa pythagoricien sera contestée par l'Arpinate lui-même dans Rep., II, 15, 28. Les allusions à la culture philosophique de Catulus sont assez nombreuses dans le dernier livre du De oratore : ilia Piatonis uera et tibi, Catule, certe non inaudita uox (II, 6, 21); Aristoteles, Catule, uester (ibid., 47, 182); haec quidem ab eis philosophis quos tu maxime diligis, Catule, dicta sunt (ibid., 49, 187).
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plus, quand il évoque l'ambassade de 155, il ne dit rien qui puisse suggérer un quelconque attachement de sa part à la Nouvelle Aca démie86. En fait, c'est dans les Académiques seulement, et plus pré cisément dans la première version de ce dialogue, que Cicéron qui, ne pouvant pour des raisons chronologiques le faire figurer en personne, lui a substitué son fils, le consul de 78, beaucoup moins féru de culture grecque87 - le présente comme participant aux controverses internes à l'Académie. Malheureusement, le fait que le Catulus, premier dialogue des Academica priora, ne nous est pas parvenu, nous réduit à des conjectures sur la réalité de l'adhésion de cet homme à la philosophie de Camèade. Que nous apprend, en effet, le Lucullus? D'abord que Catulus avait critiqué les innovat ionsde Philon de Larissa88. Or, d'une part cela est à la limite de la vraisemblance chronologique, car Philon arriva à Rome en 88 et Catulus fut tué en 87 89, et, par ailleurs, Cicéron n'affirme pas expressément dans ce passage que cette critique fut faite au nom de l'orthodoxie carnéadienne. Tout ce que nous savons du néocadémisme de Catulus est déduit d'un seul texte, auquel sa place même, il est vrai, confère un intérêt particulier, puisqu'il s'agit de la conclusion du Lucullus90. Catulus le jeune clôt le débat en évo quant la théorie que son père attribuait à Camèade à propos de l'opinion du sage. On sait que les disciples du scholarque se divi saient sur l'interprétation de cet aspect de sa pensée, or la sententia carneadia apportée par le Romain ne semble correspondre ni à l'exégèse de Métrodore ni à Clitomaque. Ainsi exposée, cette ques tion paraît être purement philosophique, mais elle a aussi des implications historiques importantes. En effet, si comme l'a affi rméBüttner91, Cicéron a bien travaillé sur des notes de Catulus, cela signifierait que très tôt un membre de la plus haute aristocrat ie romaine s'était intéressé aux aspects les plus difficiles de la phi losophie carnéadienne et avait été capable de défendre une inter-
86 Cicéron, De or., II, 37, 155. 87 Cicéron dit (Ait·, XIII, 19, 4) à propos des personnages de la première version, Catulus le Jeune, Lucullus et Hortensius : sane in personas non cadebant; erant enim λογικώτερα quant ut Uli de Us sommasse umquam uiderentur. L'éloge que fait Cicéron des qualités oratoires de Catulus le Jeune dans Brutus, 35, 133, est pour le moins nuancé. 88 Cicéron, Luc, 4, 12 et 6, 18. Sur cette question, cf. infra, p. 197. 89 Catulus se donna la mort sur l'ordre de Marius, cf. Plutarque, Marius, 44, 8 et Cicéron, Tusc, V, 19, 56; Nat. de., III, 52. 80. 90 Luc, 48-148. 91 R. Büttner, op. cit., p. 146 sq.; J. Glucker, op. cit., p. 418, est d'accord avec Büttner pour affirmer que Catulus a bien suivi l'enseignement de Camèad e, mais il ne pense pas que Cicéron ait pu travailler sur des notes prises à cette occasion.
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prétation originale de celle-ci. Il faut malheureusement reconnaître que cette hypothèse est d'une extrême fragilité, en particulier par ceque si Catulus avait été à ce point engagé dans la Nouvelle Aca démie, Cicéron n'aurait pas manqué de le signaler dans le De orator e. Lucilius Nous reviendrons plus loin sur ce problème, mais nous pou vons déjà évoquer un fait qui montre que dès la deuxième moitié du IIe siècle av. J.-C. les grands thèmes de la philosophie néoacadé micienne étaient diffusés dans une partie au moins de l'aristocratie romaine. C'est, en effet, à L. Marcius Censorinus, consul en 149, que Clitomaque dédia son ouvrage sur la supension du jugement92. Nous savons fort peu de choses sur ce personnage qui eut comme collègue au consulat M' Manilius93, le savant juriste ami de Sci pion Emilien et l'un des interlocuteurs du De republica; toutefois, le fait que l'Académien ait pu lui adresser une étude sur une ques tion aussi complexe que celle de Γέποχή nous semble révélateur des progrès rapides de la culture philosophique romaine94. C'est cependant chez le poète Lucilius que nous pouvons cons tater de la manière la plus concrète l'influence de la Nouvelle Aca démie sur le cercle de Scipion Emilien, qui ne fut pas, comme on le croit parfois, une chapelle stoïcienne95. Nous ignorons où et quand 92 Cicéron, Luc, 32, 102 : Accipe quem ad modum eadem dicantur a Clitomacho in eo libro quem ad C. Lucilium scripsit poetam, cum scripsisset isdem de rebus ad L. Censorinum, eum qui consul cum M' Manilio fuit. Le fait que Clit omaque ait pu dédier la même œuvre d'abord au consul, puis au poète, a intri guéC. Cichorius, Untersuchungen zu Lucilius, Berlin, 1908, p. 41, qui en a déduit que l'Académicien avait choisi un second dédicataire afin de montrer ainsi sa condamnation de l'action de Censorinus pendant la troisième guerre punique. On peut cependant remarquer que Clitomaque, dans la Consolation qu'il avait adressée à ses compatriotes, combattait l'idée que la ruine de sa patrie pût affli gerle sage, cf. Tusc, III, 22, 54. 93 Sur ce personnage, cf. l'article Manilius12 de la RE, 14, 1928, p. 1135 sq., signé de F. Münzer; G. Garbarino, op. cit., t. 2, p. 417, n. 1. 94 L'intérêt de Clitomaque pour le monde politique romain est confirmé par le fait que Plutarque, Reg. et imp. apopht., 200 e, mentionne un mot de lui (très exactement une citation d'Homère) à propos de l'ambassade de Scipion en Orient. 95 Sur la vie de Lucilius on se reportera à l'article de W. Krenkel, Zur Bio graphie des Lucilius, dans ANRW, I, 2, 1972, p. 1240-1259 et à l'introduction de F. Charpin à son édition des Satires, Paris, «Les Belles Lettres», 1978. L'image que l'on retire des différents témoignages antiques et des Satires elles-mêmes est celle d'un grand propriétaire foncier, volontairement absent de la vie politi que, mais observateur caustique de celle-ci. Sur l'appartenance de Lucilius à l'entourage de Scipion Emilien, cf. P. Grimai, op. cit., p. 342 sq. Sur l'influence
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le poète fit la connaissance de Clitomaque, mais il est probable qu'il le rencontra à Athènes même, car on a fort justement souligné que les Satires témoignent d'une bonne connaissance de la société attique96. Pourtant, s'il fut philhellène, Lucilius ne méprisa pas pour autant la tradition romaine et l'on sait avec quelle férocité il critiqua l'Epicurien Albucius, coupable à ses yeux d'avoir adhéré au Jardin, et surtout de mépriser le mos maiorum97. Cette volonté de garder la fierté des origines et de maintenir une certaine distan ce critique par rapport à l'hellénisme explique qu'il ait pu être atti réà la fois par la philosophie néoacadémicienne, qui lui permettait d'exprimer ce détachement à travers Γέποχή, et par le stoïcisme panétien, proche des valeurs traditionnelles romaines98. En cela, la démarche intellectuelle du poète annonce assurément déjà celle de Cicéron. Lucilius se défend d'être un philosophe de profession, il a peut-être même affirmé ne pas vouloir écrire pour les doctissimi"', et pourtant la place de la philosophie dans ce qui nous est parvenu des Satires apparaît assez considérable. En ce qui concerne plus particulièrement la Nouvelle Académie, sa présence se manifeste, nous semble-t-il, de trois manières : - Lucilius connaît suffisamment l'œuvre platonicienne pour citer un passage assez peu connu du Charmide, dans lequel Socrate dit son incapacité à faire un choix parmi les jeunes gens 10°, et, par ailleurs, il se réfère à la théorie d'Euclide le Socratique sur le dou-
qu'a pu exercer Panétius sur Lucilius, cf. A. Novara, Les idées romaines sur le progrès d'après les écrivains de la République, t. 1, Paris, 1982, p. 131-159. 96 G. Garbarino, op. cit., t. 2, p. 486-487. 97 Lucilius, Satires, II, 19, éd. F. Charpin = Fin., I, 3, 9. Graecum te, Albuci, quam Romanum atque Sabinum municipem Ponti, Tritanni, centurionum, praeclarorum hominum ac primorum signiferumque maluisti dici. Graece ergo praetor Athenis, id quod maluisti, te, cum ad me accedis, saluto : χαίρε, inquam, Titel Lictores, turma omnis chorusque : χαίρε, Titel Hinc hostis mi Albucius, hinc inimicus. Cicéron lui-même dit au sujet d'Albucius dans le Brutus, 35, 131, qu'il était paene Graecus et perfectus Epicureus. 98 Sur les «harmoniques» entre la tradition romaine et la philosophie du Moyen Portique dans la poésie de Lucilius, cf. P. Grimai, op. cit., p. 344. 99 Lucilius, Satires, XXVI, 17 : nec doctissimis (ego scribo, nec scribo indoctissimis ). La deuxième partie du vers est une restitution de Terzaghi dans son édition des Satires. Les manuscrits donnent nec doctissimis Manilium. 100 Ibid., XXIX, vers 830-833 Marx. Le passage en question est Charmide, 154 b.
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ble génie présent en tout homme101. Cette science des textes plato niciens et académiciens, il l'avait certainement acquise en les étu diant sous la direction de Clitomaque, ou en lisant des doxographies élaborées dans l'Académie; - on trouve dans les Satires un certain nombre de vers qui montrent une excellente connaissance du monde philosophique et de son histoire 102. Pour Marx la source de ceux-ci serait Panétius 103, mais ne faut-il pas plutôt penser que le poète avait lu le Περί αιρέ σεων de Clitomaque, cette histoire des sectes philosophiques, dont on peut imaginer, étant donné le pointillisme de l'Académicien, qu'elle constituait une véritable mine de renseignements sur les différentes écoles, et tout particulièrement sur l'Académie? - le genre satirique, lieu par excellence de l'esprit critique et même de la dérision, était destiné à coïncider sur certains points avec la dialectique de la Nouvelle Académie. Lorsque Lucilius condamne les pratiques divinatoires ou les fictions mythologiques, n'y a-t-il pas déjà là les prémices du De diuinatione et du De natura deorum104? D'une manière plus générale, la réflexion du poète sur la capacité des hommes à se tromper, à confondre la réalité et l'i l usoire, rejoint le thème central de la philosophie néoacadémicienn e. En ce sens le omnia fida nera putant du livre XV 10S est beau coup plus qu'un simple commentaire sur la naïveté des supersti tieux, il exprime à la fois un état d'esprit et une culture philosophi que, celle précisément que nous retrouverons dans les Académiq ues, lorsque Cicéron montrera à Lucullus avec quelle facilité l'es prit humain confond les représentations vraies et celles qui ne le sont pas 106.
101 Censorinus, De die nat., 3, 3 = 518 Marx: Euclides autem Socraticus duplicem omnibus omnino nobis genium dicit adpositum, quant rem apud Lucilium in libro Satyrarum XVI licet cognoscere. Ce texte n'a pas été retenu par F. Charpin parce qu'il constitue une paraphrase, non une citation exacte. 102 Comme le montre, notamment, le «banquet des philosophes» du livre XXVIII, dans lequel sont évoqués, outre Epicure, Xénocrate, Polémon et Cratès. Dans ce même livre, Lucilius raille l'arrogance des Stoïciens, qui attribuent à leur sage un savoir universel et rappelle à propos d'Aristippe une anecdote qui a été identifiée par Marx, II, p. 266 sq., comme la rencontre du philosophe avec le tyran Denys de Syracuse. En réalité, Diog. Laërce, II, 83, dit simplement qu'Aristippe envoya à Denys son Histoire de la Libye. 103 Marx, loc. cit. Le Περί αιρέσεων de Panétius est mentionné par Diogene Laërce, II, 87, celui de Clitomaque, ibid., II, 92. 104 Lucilius, Satires, XV, 17-19, cf. également les portraits caricaturaux des dieux dans le premier livre. Dans XV, 17, Neptune embarrassé par une question très difficile, en est réduit à prendre Camèade comme référence : non Carneaden si ipsum Orcus remittat. 105 Ibid., XV, 19. 106 Cicéron, Luc, 27, 88.
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Le témoignage du De oratore Ce que nous montre bien le De oratore, c'est que la fréquentat ion de l'Académie - le plus souvent à l'occasion d'une escale à Athènes, mais Cicéron évoque aussi le cas de M. Marcellus qui semb le avoir été un véritable étudiant107 - était devenue une pratique courante pour les Romains cultivés dès la fin du IIe siècle av. J.-C. Même si l'on fait la part de la fiction dans ce dialogue, et si l'on estime que son auteur, tout en s'appuyant sur un certain nombre de données réelles, attribue à Antoine et à Crassus des propos qu'ils n'ont jamais tenus108, cela n'empêche pas de considérer cette œuvre comme le témoignage le plus important sur l'évolution intel lectuelle de cette génération. La présence de l'histoire y est en effet trop forte, trop constante, pour qu'on puisse se contenter de l'i nterpréter comme un simple débat théorique sur l'éloquence. Mais que signifie alors ce paradoxe, qui est qu'Antoine, assez réservé face à l'hellénisme et à la philosophie, approuve l'Académicien Charmadas, tandis que Crassus, beaucoup plus ouvert au renouvel lement culturel, combat pied à pied la position des philosophes sur l'éloquence? Antoine défend une conception traditionnelle - c'est à dire pri vilégiant la pratique - de l'éloquence, et pourtant il se défend avec une certaine vigueur d'être un adversaire résolu de la philosophie, car c'est beaucoup moins la discipline en elle-même qu'il récuse, que son utilisation par l'orateur109. S'il admet, en effet, qu'on s'y consacre avec modération (paucis)110, il considère qu'elle est inutile, voire nuisible à l'éloquence, parce que, dit-il, «elle diminue l'autori té de celui qui parle et enlève à ses paroles de leur valeur persuasiv e»111. Il est donc probable qu'il n'aurait jamais fait le voyage en Grèce dans le seul but de se former à la philosophie, mais il fut 107 Cicéron, De or., I, 13, 57 : M. Marcellus hic noster . . . turn erat adulescentulus his studiis mirifice deditus. En dehors de ce passage nous ne savons mal heureusement rien de ce Marcellus. 108 Cicéron n'écrira-t-il pas à Varron lorsqu'il lui dédiera la deuxième ver sion des Académiques, Fam., IX, 8, 1 : Puto fore ut, cum legeris, mir ere nos id locutos esse inter nos quod numquam locuti simus. Sed nosti morem dialogorum? 109 Sur l'éloquence d'Antoine, cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie . . . p. 246 sq., et G. Calboli, L'oratore M. Antonio et la Rhetorica ad Herennium, dans GIF, N.S., 3, 1972, p. 120-177. 110 Antoine se refuse à condamner la culture grecque et il définit sa position par rapport à la philosophie en citant un vers d'Ennius, ibid., 27, 156: ac sic decreui philosophari potius, ut Neoptolemus apud Ennium «paucis : nom omnino haud placet». Cette même référence se trouve dans Tusc, II, 1. 111 Cicéron, De or., II, 27, 156: imminuit enim et oratoris auctoritatem et orationis fidem.
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contraint par les mauvaises conditions de navigation de séjourner quelque temps à Athènes, alors qu'il se rendait comme proconsul en Cilicie112, et là, il fréquenta les grands rhéteurs et les grands philoso phes du moment, parmi lesquels précisément Charmadas, ce qui lui permit d'assister à une disputatio in utramque partem sur l'éloquen ce opposant celui-ci et le Stoïcien Mnésarque au rhéteur Ménédème113. Il rapporte les arguments avancés de part et d'autre et, alors qu'on eût pu imaginer qu'il approuvait Ménédème et sa volonté de démontrer la supériorité de l'orateur, il déclare, au contraire, avoir été convaincu par l'Académicien114, ce qui paraît a priori difficil ement compréhensible, puisque Charmadas, en bon Platonicien, pro clamait que seul le philosophe est véritablement éloquent, alors que le Romain n'entendait nullement se consacrer à la philosophie, ni même en reconnaître la primauté. Comment expliquer cet accord paradoxal, sinon par la rencontre harmonieuse de traditions diffé rentes? En effet, la prétention des rhéteurs à détenir la science du bien-parler, que Charmadas condamnait au nom du platonisme, Antoine la rejetait comme représentant de cette éloquence romaine qui avait pu se développer dans les joutes du forum sans être assuj ettie aux «préceptes rebattus» des théoriciens de la parole et qui prétendait préserver sa spécificité115. De même, il est vraisemblable que s'il fut séduit par la conception idéaliste de l'orateur, au point de développer dans son libellus la distinction entre les diserti, nomb reux, et l'homo eloquens, cette perfection encore à atteindre116, ce fut moins par adhésion à l'ontologie platonicienne que parce que cette pensée lui paraissait la plus apte à exprimer l'ambition d'excel lence,la volonté de surpassement de soi, qu'il avait en commun avec les meilleurs orateurs de sa cité117.
112 Ibid., I, 18, 82 : cum pro consule in Ciliciam proficiscens uenissem Athenas ... Il avait été prêteur en 103 et il avait obtenu la Cilicie avec des pouvoirs proconsulaires, cf. Liv., Epit., XXXIV, 1. 113 Ibid., 83 sq. 114 Ibid., 21, 94, où il dit que c'est après avoir entendu charmadas qu'il écri vitson libellus sur l'art rhétorique. Il est à noter que Cicéron juge cet opuscule avec sévérité, Brutus, 44, 163, le qualifiant de sane exilent libellum. 115 Ibid., II, 18, 75. C'est au § 131 de ce même livre qu'Antoine fait l'éloge de Yusus, de la pratique du forum. Ses attaques contre les rhéteurs se trouvent dans les § 133 sq. 116 La distinction sera rappelée par Cicéron dans V Orator, 5, 18, avec une formulation encore plus nettement platonicienne : insidebat uidelicet in eius mente species eloquentiae . . . Elle est reprise par Quintilien, Inst. or., I, 10, 8; III, 1, 19 et Prœm. de VIII, 13. 117 Ce trait du caractère d'Antoine est bien mis en évidence dans le portrait que fait Cicéron de cet orateur dans le Brutus, 37, 139. Il y dit, en effet, qu'Ant oineparaissait toujours se mettre à parler sans aucune préparation, mais qu'en
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Quelques années avant Antoine, Crassus avait lui aussi fait un séjour à Athènes, de retour d'Asie où, tout en assumant ses fonc tions de questeur, il s'était quelque peu consacré à l'étude sous la direction de Métrodore de Scepsis, ex Academia rhetor119. Il semble y avoir été surtout frappé par l'éclat de l'Académie de Clitomaque, d'Eschine et de Charmadas, et c'est avec ce dernier qu'il lut le Gorgias, s'étonnant, affirme-t-il, de voir Platon déployer tant d'él oquence dans la critique des orateurs119. Le choix même de ce dialo guemontre que le problème de la rhétorique était au centre des préoccupations de Crassus, mais loin de se laisser impressionner par l'autorité de son maître et par le consensus des philosophes sur cette question, il se refusa, nous dit Cicéron, à réduire les fonctions de l'orateur à des discours prononcés devant les tribunaux ou les assemblées publiques et exposa une théorie universelle de l'él oquence conçue comme devant apporter la beauté et la force de persuasion à n'importe quelle matière, y compris la philosophie120. On songe évidemment à l'idéal des Sophistes et aussi à ce que dira bien plus tard Cicéron lui-même dans la préface des Paradoxes : « il n'est rien de si incroyable que l'éloquence ne le rende probable, rien de si rugueux, de si grossier que l'éloquence ne lui donne de l'éclat et, en quelque sorte, de la perfection121». Crassus exige de l'orateur une culture philosophique qui lui permette de connaître les différents caractères et, par delà ceux-ci, la nature humaine, aussi l'encourage-t-il à étudier l'éthique, tout en admettant qu'il puisse négliger les deux autres parties de la philo sophie, la physique et la logique 122. Le désintérêt pour cette derniè re laisserait penser que lui-même ne se sentait pas attiré par la phi losophie de la Nouvelle Académie, dans laquelle le problème du critère de la vérité tenait une place considérable. Mais, s'il paraît probable que des questions comme celles des mécanismes et de la valeur de l'évidence sensorielle le laissaient assez indifférent, en revanche il est certain qu'il ne pouvait qu'être séduit par l'absence d'esprit de système des philosophes de cette école et par leur méthode, cette analyse critique de toutes les doctrines, propre à donner au non-spécialiste une connaissance générale de l'histoire
réalité il s'était si sérieusement préparé que les juges étaient parfois pris au dépourvu. 118 De or., III, 20, 75. 119 Ibid.,1, 11,47. 120 Ibid., 11,48-16, 74. 121 Cicéron, Par., Pro, 3 : nihil est tam incredibile quod non dicendo fiat pro babile, nihil tam horridum, tam incultum quod non splendescat oratione et tamquam excolatur. 122 Cicéron, De or., I, 15, 68.
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de la philosophie. C'est, en tout cas, à lui que Cicéron confie dans le livre III le soin d'exposer l'évolution de la philosophie post socratique et l'attitude des différentes écoles face à la question de l'éloquence123, parfait exemple de ces «notions nécessaires» qu'il est recommandé à l'orateur d'acquérir124. Charmadas disait qu'il avait trouvé en Antoine un auditeur attent if et en Crassus un vigoureux contradicteur125. Pourtant l'un et l'au trecherchaient au fond à résoudre une même difficulté : comment assurer la permanence de la culture ancestrale face à l'hellénisme? Antoine proposait une solution qui se résume sommairement à un partage entre la pratique et la théorie, et il était en droit de considérer la Nouvelle Académie comme une alliée puisque celle-ci, en combatt ant la présomption des rhéteurs (comme d'ailleurs celle des philoso phes dogmatiques), permettait la valorisation de la tradition romain e, qui pouvait se targuer d'avoir fait concrètement la preuve de sa valeur. Crassus, lui, apparaît plus audacieux, plus agressif même, car, ne se contentant pas, comme son rival, d'une sorte de statu quo, il n'hésite pas à contredire un Académicien prestigieux et à récuser l'un des aspects les plus importants du platonisme en accordant à l'ora teurune compétence universelle, qui, loin de contredire les artes par ticulières, les rend plus belles et plus accessibles. Nous montrerons plus loin que la philosophie n'est, en fait, à ses yeux qu'un des moyens permettant de reformuler un idéal dont il pense qu'il fut réa lisé dans le passé de Rome. Répétons-le cependant, c'est Antoine, attaché à préserver le mos maiorum non seulement sur le fond, mais aussi dans la forme, qui se montre le plus immédiatament réceptif à l'enseignement de la Nouvelle Académie. Nous n'aurons garde d'ou blier cette donnée lorsque nous aurons à comprendre comment tra dition nationale et philosophie néoacadémicienne s'articulèrent dans la pensée de Cicéron. Philon de Larissa à Rome et l'école d'Antiochus Quinze ans après le passage d'Antoine à Athènes, ce fut l'Acadé mie qui, en la personne de son dernier scholarque, s'installa à Rome. Que Philon de Larissa ait choisi cette ville comme lieu d'exil suggère qu'il avait eu à Athènes même des auditeurs romains auprès desquels il espérait trouver refuge et nous savons, en tout cas, que
123 Ibid., Ill, 14, 54-35, 143. 124 Ibid., 23, 87. 125 Ibid., 20. 93 : In quibus Charmadas solebat ingenium tuwn, Crasse, uehementer admirari : me sibi perfacilem in audiendo, te perpugnacem in disputando esse uisum.
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Cotta, le critique de la théologie stoïcienne dans le De natura deorum, avait suivi ses cours à l'Académie126. Ce séjour eut sans doute un certain retentissement, mais on mesure le chemin parcouru depuis 155 quand on compare l'effervescence que provoqua l'arri véedes ambassadeurs et le calme dans lequel, à en juger par le silence de nos sources, se fit l'installation à Rome du successeur de Platon. Un philosophe, fût-il le chef de l'école la plus prestigieuse et la plus provocatrice à la fois, ne suscitait plus ni enthousiasme public ni scandale, et les quelques allusions que nous trouvons chez Cicéron nous font penser à un enseignement bien organisé, - alter nant les cours de philosophie et de rhétorique - dispensé à un petit groupe d'élèves. Bien plus, au lieu d'une action univoque, celle du représentant d'une culture renommée sur des hommes avides de connaissance, il y eut cette fois interaction puisque c'est à Rome, au contact d'un public nouveau, que Philon renonça à l'aporétisme de ses prédécesseurs. Cependant, sans qu'on sache s'il faut imputer cela à la personnalité du scholarque ou à la brièveté d'un séjour qui fut vite interrompu par la mort, et, bien que Plutarque nous dise que les Romains tenaient l'Académicien en très haute estime127, il semble que celui-ci ne réussit pas à marquer durablement ses audi teurs, à l'éclatante exception de Cicéron bien sûr. En effet, s'il en avait été ainsi, si un véritable cercle néoacadémicien s'était créé à Rome, l'Arpinate n'aurait pas eu à déplorer l'oubli dans lequel était tombée cette philosophie et à se justifier d'avoir pris sa défense. Le grand bénéficiaire des relations qui s'étaient tissées entre la Nouvell e Académie et l'aristocratie romaine ne fut pas un représentant de ce courant de pensée, mais celui qui prétendait clore ce qu'il consi dérait comme une fâcheuse parenthèse dans l'histoire de l'école pla tonicienne, Antiochus d'Ascalon. Du vivant même de Philon, l'Ascolonite faisait déjà partie, pro bablement avec le poète Archias, de la suite de Lucullus, lorsque celui-ci partit pour l'Asie en 87 128. Il n'est pas impossible que, com mel'a affirmé J. Glucker129, le général ait d'abord apprécié en lui l'homme lié à la fois à la Grèce et au monde proche-oriental, et donc susceptible d'être un précieux intermédiaire dans un Orient déjà «compliqué». On ne saurait cependant se limiter à cet aspect des choses et sous-estimer au profit d'un hypothétique machiavélis me l'admiration sincère du général pour la culture grecque 13° et sa
126 127 128 129 130
Cf. Cicéron, Nat. de., I, 7, 17. Plutarque, Cicéron, 3, 1. Cf. J. Glucker, op. cit., p. 13. Ibid., p. 26-27. Cf. infra, p. 153-154.
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volonté d'apparaître comme le protecteur de ces intellectuels grecs que l'arrivée de Mithridate avait épouvantés. S'il ne devint pas auprès d'Antiochus, son φίλος και συμβιωτής131, comme dit Plutarque, suffisamment expert en philosophie pour juger de problèmes aussi précis que ceux qui seront traités par Cicéron dans les Acadé miques, il prit suffisamment de goût à celle-ci pour y consacrer une partie de son temps, une fois ses campagnes terminées. Au demeurant, n'y a-t-il pas quelque artifice à dissocier en Antiochus le conseiller politique du philosophe si, comme l'a très justement noté Van Ooteghem, le fait que Lucullus ait attribué une constitu tion aux Cyrénéens en leur rappelant une parole de Platon à leurs ancêtres, est un acte qui témoigne de l'influence de l'Ascalonite132? L'Ancienne Académie qu'Antiochus fonda à son retour à Athè nesdevint un centre d'études important pour les jeunes Romains. Le préambule du livre V du De finibus restitue remarquablement le climat qui pouvait régner parmi ceux-ci, leur admiration pas sionnée pour Platon, leur nostalgie des grandes voix de l'Académie, et tout particulièrement de celle de Camèade, car l'enseignement d'Antiochus n'avait en rien terni la gloire du scholarque. Parmi les personnages que cite Cicéron dans ce passage, Marcus Pison semb le avoir été plus qu'un amateur éclairé, un authentique lettré. Sa trop grande culture philosophique fut même en un certain sens nuisible à sa carrière politique, car Cicéron nous apprend dans le Brutus qu'il ne tolérait pas les inepties qu'un homme public se devait de supporter et passait donc pour un esprit chagrin133. Atta ché à la doctrine péripatéticienne (il avait été le disciple de Staséas de Naples), il se trouvait naturellement en harmonie avec Anti ochus et il était donc logique que l'Arpinate fît de lui dans le De finibus le porte-parole de l'Ancienne Académie et du Lycée. Varron, lui aussi, suivit les cours d'Antiochus à une date qu'il nous est impossible de préciser, notre seule source d'information à ce sujet étant une simple allusion de Cicéron134. Il faut cependant remarquer qu'il attendit l'année 45 pour s'affirmer comme philo sophe de cette école dans son De philosophia où, notamment, il recensait deux cent quatre-vingt-huit formules du souverain bien pour les ramener ensuite à une seule, celle de l'Ancienne Acadé-
131 Plutarque, Lucullus, 42, 3. 132 J. Van Ooteghem, Lucius Licinius Lucullus, Bruxelles, 1959, p. 25. L'épi sode est raconté par Plutarque, op. cit., 2, 4-5. 133 M. Pupius Piso Frugi Calpurnianus fut questeur en 83 et consul en 61. Sur la médiocrité de la carrière politique de ce personnage, cf. Cicéron, Brutus, 67, 236. 134 Cicéron, Ac. post., I, 4, 12: nom (Brutus) Aristum Athenis audiuit aliquamdiu, cuius tu fratrem Anttochum.
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mie135. Cette méthode, consistant à prendre comme point de départ la doxographie dans son immense variété pour aboutir à l'Acadé mie, est à rapprocher de celle de Cicéron, qui, lui aussi, après avoir construit sa réflexion morale sur le constat du dissensus, ne par vient à une certaine réduction de celui-ci dans le dernier livre des Tusculanes qu'en retrouvant Platon. Il ne s'agit pas de minimiser les différences, nombreuses et importantes, entre la philosophie de l'Arpinate et celle du Réatin, mais il y a là un fait d'un très grand intérêt, qui montre le danger qu'il y aurait à opposer radicalement l'enseignement de Philon et celui d'Antiochus. Par ailleurs, l'i nfluence d'Antiochus sur Varron ne doit pas être réduite aux ques tions de philosophie morale. Elle est très probablement présente dans la théologie de Varron, et même dans sa grammaire, comme l'ont suggéré respectivement P. Boyancé et A. Michel 136. Il est cer tain, donc, que si l'injustice de la tradition manuscrite ne nous avait pas privé de la plus grande partie de l'œuvre philosophique varronienne, quantité de problèmes académiciens sur lesquels nous sommes souvent réduits à des hypothèses trouveraient là leur solu tion. L'école d'Aristus Lorsque Cicéron, de retour de Cilicie, passa par Athènes en 51 av. J.-C, il logea chez Aristus, le frère d'Antiochus, qui avait hérité de l'école. Dans les Tusculanes il évoque les discussions qu'il avait eues avec celui-ci à propos de la relation entre le souverain bien et le bonheur et l'on peut remarquer que lui, qui est généralement peu avare de compliments à propos de se maîtres, reste étrange ment discret sur les mérites de ce philosophe, qu'il avait ailleurs qualifié de hospes et familiaris meus, ce qui constituait un témoi gnage de gratitude pour son hospitalité, non une reconnaissance de ses mérites philosophiques137. Or, cette impression que Cicéron éprouvait une certaine réserve à l'égard du frère d'Antiochus sem-
135 Aug., Cm. Dei, XIX, 1-2. Sur la formation de la philosophie de Varron, on consultera l'article M. Terentius Varrò de la RE, Sup. 6, 1935, p. 1172-1177; D'Agostino, Sulla formazione mentale di Vairone Reatino, dans RSC, 5, 1955, p. 24-31 ; M. Giusta, op. cit., t. 1, p. 106-112 et 287-288. 136 P. Boyancé, Sur la théologie de Varron, dans REA, 57, 1955, p. 57-75; nous reviendrons sur cette question, cf. infra, p. 552-556. Sur la présence d'Anti ochus et de Varron dans la tradition grammaticale latine, cf. A. Michel, Le phi losophe et l'antiquaire. A propos de l'influence de Varron sur la tradition gramm aticale, dans Varron, grammaire antique et stylistique latine, Paris, 1978, p. 162-170. 137 Cicéron, Tusc, V, 8, 22; cf. égalelement Brutus, 97, 332.
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ble confirmée par une lettre à Atticus, écrite d'Athènes même, dans laquelle il emploie l'expression «sens dessus dessous» (sursum deorsum) à propos de l'état de la philosophie athénienne138. A cela on peut ajouter, comme l'a fait J. Glucker139, le fait que, lorsqu'il envoya son fils faire ses études à Athènes en 45, il l'adressa au Péripatéticien Cratippe, pour lequel il éprouvait une grande admirat ion140, non au successeur d'Aristus, ce qui prouverait sa défiance envers cette école. Aristus méritait-il si peu d'estime? Plutarque parle de lui en des termes mesurés, le présentant comme un excel lenthomme, mais soulignant aussi que dans les débats il était infé rieur à beaucoup de philosophes141. Ce fut sans doute cette inhabil eté oratoire qui suscita la réserve de Cicéron, mais elle n'empêcha pas Brutus de s'attacher à Aristus plus qu'à tout autre philosophe. Plutarque nous dit, en effet, que le futur tyrannicide ne goûtait guère la philosophie de la Nouvelle Académie et qu'en revanche il admirait Antiochus d'Ascalon et fit d'Aristus son ami et son compa gnon(φίλον δε και συμβιωτήν) 142. Comme pour tous les Romains que nous avons eu à évoquer, son attachement à l'Académie n'avait rien d'exclusif, il était le support d'une culture philosophique mar quée par une curiosité sans entraves doctrinaires. Toutefois, à la différence d'un Lucullus par exemple, Brutus ne se contentait pas de généralités, à tel point que, selon son biographe, «il n'y avait pour ainsi dire aucun philosophe grec dont la doctrine lui fût inconnue ou étrangère»143. Lorsqu'il arriva à Athènes après le meurtre de César, et alors même qu'il devait se préparer à la guerr e,il prit le temps de philosopher avec l'Académicien Théomneste
138 Cicéron, Att., V, 10, 5. Le texte de la lettre est incertain, mais, comme l'a fait remarquer Glucker, op. cit., p. 112, les seuls mots sûrs philosophia sursum deorsum, Aristo apud quem eram laissent penser que la personnalité d'Aristus n'était pas étrangère à l'inquiétude de Cicéron. Contrairement à Glucker, cepen dant,nous ne considérons nullement invraisemblable le si quid est, est in Aristo, apud quem eram de Victorius, cette formule nous paraissant bien traduire les réticences de l'Arpinate à l'égard du frère d'Antiochus. 139 J. Glucker, ibid., p. 119-120. Cratippe avait lui-même été disciple d'Aris tus, mais il quitta son école pour devenir péripatéticien. Nous savons par Plu tarque, Cicéron, 24, 7, que l'Arpinate avait obtenu pour ce philosophe le droit de cité et qu'il avait également demandé à l'Aréopage un décret priant Cratippe « de demeurer à Athènes et de s'y entretenir avec les jeunes gens pour rehausser le prestige de la ville». 140 Cicéron, Off., I, 1, 2. 141 Plutarque, Brutus, 2, 3. 142 Ibid. Cf. n. 131 la même expression à propos d'Antiochus. 143 Ibid., 2, 2 : Των δ'Έλληνικών φιλοσόφων ούδενος μέν, ώς άπλως ειπείν, άνήκοος fjv, ούδ" αλλότριος. Plutarque raconte aussi, ibid., 4, 8, que Brutus ne cessa d'étudier pendant tout le temps passé dans le camp de Pompée et que, la veille même de Pharsale, il avait travaillé à rédiger un abrégé de Polybe.
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et le Péripatéticien Cratippe, chez qui il rencontra le fils de Cicéron, et ce n'était certainement pas le seul souci de gagner à sa cau sela jeunesse étudiante romaine qui le faisait agir ainsi 144. Au reste, une anecdote révèle à quel point la philosophie était déjà présente dans la préparation du geste qui fit sa gloire145. Pour savoir quels étaient ceux de ses amis qu'il pouvait associer à son entreprise, il organisa une disputatio sur le thème de la monarchie illégale et de l'obligation pour le sage de prendre parti dans un tel cas. Indépe ndamment de l'utilité pratique du procédé, cette manière de poser un problème non pas en fonction de circonstances précises, mais en remontant au cas général, à la thèse, (πόρρωθεν, écrit Plutarque), révèle combien l'esprit de Brutus avait été marqué par ces exercices d'école, dont nous savons par Cicéron quelle place ils tenaient dans l'enseignement de l'Académie146. Quant au fond même du problème, à savoir le poids du platonisme dans les moti vations de Brutus, Plutarque ne dit rien de précis à ce sujet, mais il n'est pas difficile d'imaginer que le disciple de l'Académie s'est demandé souvent en lui-même lequel de ces deux aspects de la pensée platonicienne il devait privilégier, la haine du tyran ou l'horreur de la guerre civile147. Au moment même où Brutus écoutait Théomneste et Cratippe, le jeune Horace apprenait à «chercher le vrai dans les bosquets d'Académos»148. J.Perret, qui a si bien retracé ces années de for mation, a cru pouvoir affirmer que le poète fut l'élève d'Aristus, mais il est fortement vraisemblable que celui-ci était déjà mort à cette date (sinon Brutus se serait rendu chez lui) et que le poète fréquenta, comme le tyrannicide, l'école de Théomneste149. Nous ne savons pour ainsi dire rien sur cet Académicien, mais le fait même
144 Ibid., 24, 1-3. 145 Ibid., 12, 3-4. 146 Sur ce point, cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie..., p. 213-220: « Les ' espèces ' de questions chez Cicéron : origine philosophique de la méthode 'thétique'», et notamment p. 216: «En fait, la classification cicéronienne des 'thèses' obéit plutôt à l'Académie d'Antiochus et de Philon, qu'au Stoïcisme même de Panétius». 147 Plutarque écrit dans son parallèle des vies de Dion et de Brutus {Dion, 1, 2): «celui-ci assista aux leçons de Platon lui-même et celui-là se nourrit de sa doctrine; tous deux sortirent donc de la même palestre avant d'aller livrer les plus grands combats». 148 Horace, Ep., II, 2, 43-45. 149 J. Perret, Horace, Paris, 1959, p. 19-23, cf. sur cette question K. Gantar, Horaz zwischen Akademie und Epikur, dans Ziva Antika, 22, 1972, (p. 5-24), p. 13 η. 38. Gantar croit cependant, en se fondant sur une scholie, que Théomneste était un philosophe de la Nouvelle Académie, ce qui nous semble très improbab le.
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que Brutus l'ait choisi comme maître suggère qu'il s'agissait d'un continuateur de la tradition d'Antiochus et non d'un restaurateur de la Nouvelle Académie150. Ce n'est donc pas à la suspension uni verselle de l'assentiment que fut formé Horace auprès d'un tel maît re, encore qu'il évoque une forme du sorite au début de la deuxiè me épître151, mais à la prudence du jugement, à l'esprit de recher che et à une éthique du juste milieu. Il est parfois malaisé de dis tinguer avec précision dans son œuvre ce qui relève de son tempé rament et ce qui provient de l'enseignement académicien, et cela d'autant plus que les allusions à l'histoire ou à la philosophie de l'école platonicienne sont chez lui moins fréquentes que chez Lucilius152. Indubitablement ce séjour athénien confirma en lui l'ambi tion de connaître la vérité des hommes en arrachant par l'ironie l'enveloppe (la petits) dont ils couvrent leurs turpitudes et de subs tituer à ce vain jeu d'apparences une juste appréciation des devoirs de chacun à l'égard de ses parents, de la société ou de l'Etat, cette sagesse des Socraticae chartae qui, ainsi définie, ressemble étrange ment au mos maiorum153. Par ailleurs, si l'on rapproche, ce qui à notre connaissance n'a pas encore été fait, les vers de ÏArs dans lesquels Horace expose les règles de ce recte sapere du passage des Partitiones consacré au genre délibératif, on constate qu'il existe entre ces deux textes une très réelle parenté154. Or, est-il nécessaire de rappeler que le traité cicéronien, c'est l'Arpinate lui-même qui nous le dit, a son origine dans l'Académie? Lucilius, Horace. Le premier et le dernier Romains célèbres formés dans l'Académie furent donc des poètes satiriques, et même
150 Brutus n'éprouvait, en effet, aucune sympathie pour la Nouvelle Acadé mie,cf. Plutarque, Brutus, 2, 3 : « II ne goûtait guère à ce que l'on appelle la Nouvelle et la Moyenne Académie ; c'est à l'Ancienne qu'il s'attacha ». 151 Horace, Ep., II, 1, 47. 152 L'étude de K. Gantar est ingénieuse, mais fragile, précisément parce que l'absence de véritable base textuelle réduit le plus souvent cet auteur à des conjectures. On trouvera une démarche plus prudente, avec notamment un parallèle entre la diatribe socratique et la satire dans l'étude de W. S. Anderson, The Roman Socrates : Horace and his Satires, dans Essay on Roman satire, Prin ceton, 1982, p. 13-49. Nous pensons cependant qu'Anderson oppose de manière excessive Horace et Lucilius. 153 L'expression detrahere pellem est employée par Horace à propos de Lucilius, Sat., II, 1, 64; le poète dit Socraticis sermonibus madet, Odes, III, 21, 9, au sujet de Messala Corvinus, qui fut son condisciple à Athènes; il évoque la Socraticam domum dans Odes, I, 29, 14, en s'adressant au Stoïcien Iccius qui s'apprête à partir pour l'Arabie et auquel il rappelle les principes de la philoso phie de Panétius ; enfin, c'est dans l'Art poétique, 309 sq., qu'Horace expose ce que représente pour lui la sagesse socratique. 154 Cf. Cicéron, Part, or., 25, 88, où l'on trouve aussi une évocation des sent iments que l'on doit éprouver à l'égard des proches et de la patrie.
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les plus grands d'entre eux. Peut-être faut-il voir là une sorte d'har monie entre le genre littéraire le plus spécifiquement romain rappelons ici le satura tota nostra est de Quintilien 1S5 - et la pensée philosophique de l'Académie, les deux ayant pour fin d'amener par la critique l'homme à une conscience plus exacte de ce qu'il est réellement. Un autre fait, que nous avons pu constater tout au long de cette étude, mérite d'être souligné ici : les sympathisants ro mains de l'Académie étaient des optimates très attachés à l'organi sationtraditionnelle de la cité, de vigoureux défenseurs des préro gatives du Sénat. Même s'il est trop tôt pour que nous en dédui sions des conclusions précises quant à cette rencontre entre le mos maiorum et la philosophie académicienne, nous pouvons néan moins déjà rassembler quelques observations. Les premiers Romains qui fréquentèrent l'Académie étaient, en règle générale, de hauts personnages à la curiosité intellectuelle indiscutable, mais n'aspirant pas à une connaissance approfondie des problèmes théoriques. De passage à Athènes, ils se rendaient dans la plus ancienne et la plus prestigieuse des écoles philosophi ques et là, pendant quelques jours, ils discutaient, eux les aristocrat es de Rome, avec ces aristocrates de la philosophie qu'étaient les successeurs de Platon. Parce qu'ils se sentaient trop attachés à la tradition ancestrale pour rechercher une doctrine qui pût se substi tuerà celle-ci ou même prétendre la justifier, ils appréciaient des philosophes qui, loin de vouloir leur imposer quoi que ce soit, savaient défendre et critiquer avec un égal brio tous les systèmes dans des disputationes qui leur rappelaient les débats des tribu naux. La suspension du jugement, Γέποχή, d'un Clitomaque ou d'un Charmadas devenait alors pour eux l'expression de leur pro pre détachement à l'égard de dogmes étrangers à leur manière de penser. Ces mêmes hommes se sentaient également proches des Péripatéticiens, dont l'intérêt pour la rhétorique et la politique, l'a ttention au sens commun, rejoignaient leurs préoccupations et leur souci du concret. Ainsi se forma une tradition, à laquelle se ratta che Cicéron (par l'intermédiaire, en particulier, d'Antoine et de Crassus, les modèles de sa jeunesse), conciliant Platon, Camèade et Aristote. Cette continuité ne doit cependant pas occulter un trait qui est propre à l'Arpinate et à tous les philosophes de son temps : la volonté de dépasser les généralités, d'aller au fond des problè mes les plus ardus. Pour nous en tenir aux Académiciens - mais on
155 Quint., Inst. or., X, 1, 93 : Satura quidem tota nostra est, in qua primus insignem laudem adeptus Lucilius quosdam ita deditos sibi adhuc habet amatores, ut eum non eiusdem modo operis auctoribus, sed omnibus poetis praeferre non dubitent.
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pourrait dire la même chose de l'Epicurien Lucrèce ou du Stoïcien Caton - il est frappant de constater qu'il y a chez Cicéron, chez Varron et chez Brutus la même passion exigeante de la philosophie et la même soif de connaître. Les motivations qui avaient poussé ces hommes vers l'Académie plutôt que vers le Portique ou vers le Jardin n'étaient sans doute pas différentes de celles qui avaient animé Catulus ou Lucullus, mais d'une génération à l'autre il y eut assurément recul des limites que la dignitas avait fixées à l'exercice de la pensée philosophique. Nous ajouterons encore une remarque, sur un fait qui ne paraît pas avoir été relevé par les historiens des idées. Alors que l'on eût pu s'attendre à ce qu'un fort courant de philosophie scepti quese développât dans les décennies si troublées qui précédèrent la guerre civile, à aucun moment la pensée néoacadémicienne ne fut considérée comme le moyen de traduire la crise institutionnelle et morale de la cité. Les Romains cultivés préférèrent renforcer leurs certitudes, ou les échanger contre d'autres, plutôt que de théoriser leurs doutes et leur désarroi. Ils devinrent stoïciens, épi curiens, éclectiques ou pythagoriciens, ils ne cherchèrent pas à res susciter la Nouvelle Académie. Le paradoxe est qu'il y eut à cette époque beaucoup de sceptiques, nous entendons par là des person nagesqui se sentaient assez détachés du mos mariorum pour refu ser, au moins en théorie, l'engagement politique et pour rejeter l'interprétation traditionnelle des valeurs éthiques; toutefois, c'est dans l'épicurisme qu'ils se réfugièrent, confirmant ainsi cette rela tion privilégiée entre la doctrine du Jardin et le scepticisme, à laquelle M. Gigante a consacré un intéressant ouvrage 156. Il ne faut certes pas schématiser, car les études d'A. Momigliano, de P. Boyancé et de P. Grimai ont montré de manière irréfutable la très grande variété de l'épicurisme à Rome et mis en évidence le fait que dans la guerre civile les Épicuriens furent aussi nombreux à combattre César qu'à le soutenir 157, mais on ne peut nier que c'est cette philosophie qui servit à exprimer le découragement et l'amertume que ressentaient de nombreux Romains devant l'état de la République. La disparition brutale de la philosophie néoacadémicienne du monde intellectuel romain aussitôt après la mort de Philon de
156 Cf. supra, p. 10, n. 5. 157 A. Momigliano, compte-rendu de B. Farrington, Science and politics in the ancient world, dans JRS, 1941, p. 149-157; P. Boyancé, L'épicurisme dans la société et la littérature romaines, dans BAGB, 1960, p. 499-516; P. Grimai, L'épi curisme romain, dans Actes du VIIIe Congrès G. Budé (Paris), Paris, 1969, p. 139168.
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Larissa doit sans doute être expliquée par les ambiguïtés de la pen sée de celui-ci, par l'absence de maître capable de redonner tout son lustre à la méthode de Camèade, et aussi par le fait qu'Antiochus avait su habilement récupérer à son profit le prestige de l'Académie. Mais peut-être y a-t-il des raisons plus profondes qui nous permettent de mieux comprendre cette absence de la philoso phie spécifiquement sceptique à une époque où le scepticisme, comme état d'esprit, n'était nullement négligeable. Si ceux qui n'adhéraient plus aux valeurs traditionnelles de la cité, ou qui ne les acceptaient plus de la même manière que leurs ancêtres, ne furent pas tentés par Γέποχή, n'était-ce pas parce que celle-ci leur paraissait trop intellectuelle, trop abstraite et, partant, moins pro pre à exprimer leur détachement de la chose publique que la «so ciété d'amis» épicurienne? N'était-ce pas aussi parce que les rela tions entre l'Académie et les optimates, anciennes et parfois pro fondes, avaient fini par donner l'impression que cette école était l'alliée de la nobilitas la plus conservatrice? N'était-ce pas, enfin, parce qu'en dépit du souvenir quelque peu scandaleux de Camèad e, la philosophie même de la Nouvelle Académie n'était pas sentie comme pouvant mettre réellement en question les valeurs du mos maiorum ? Permanence et évolution d'un choix : Cicéron et les deux académies On connaît la forme de Quintilien : Tullius, qui ubique, etiam in hoc opere Piatonis aemulus exstitit 158. Sur l'admiration de l'Arpinate pour le fondateur de l'Académie - il n'est pas excessif de par ler d'un véritable culte -, sur sa manière d'interpréter les dialogues platoniciens et sur sa traduction de deux d'entre eux, nous dispo sonsd'études remarquables et il nous semble d'autant moins néces saire d'y revenir qu'à chaque moment de notre recherche nous aurons à définir le platonisme cicéronien159. Il est, en revanche, une question, capitale pour l'étude de la genèse des Académiques, tout comme pour l'interprétation de ces dialogues, qui nous semble 158 Quintilien, Inst. or., X, 1, 123. 159 Sur les différentes interprétations du platonisme cicéronien, cf. supra, p. 68-69. Sur Cicéron traducteur de la philosophie, cf. notamment les deux ouvrages antagonistes de R. Poncelet, Cicéron traducteur de Platon. L'expression de la pensée complexe en latin classique, Paris, 1957 et de N. Lambardi, II «Timaeus» ciceroniano. Arte e tecnica del «vertere», Florence, 1982, le premier concluant à l'échec de Cicéron, le second à son succès. Sur la traduction cicéronienne du Protagoras, cf. infra, p. 142, n. 2; p. 183, n. 12.
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pouvoir être encore approfondie : Cicéron a-t-il toujours donné sa préférence à l'interprétation néoacadémicienne de la pensée de Platon, a-t-il constamment choisi Philon de Larissa contre Antiochus d'Ascalon? Le fait même que l'on s'interroge sur ce point a quelque chose de surprenant car, en principe, il ne devrait pas y avoir de difficulté à différencier une pensée refusant toute adhé sion définitive à quelque proposition que ce soit, d'une doctrine peut-être éclectique, mais très dogmatiquement affirmée. Et pourt ant, il existe sur ce problème deux thèses contradictoires, chacune d'entre elles défendue par de grands spécialistes de la philosophie antique : - pour R. Hirzel ou M. Pohlenz, il y a eu dans l'itinéraire spirituel de l'Arpinate deux grandes périodes : l'une (celle du De oratore, du De republica et du De legibus) dominée par l'influence d'Antiochus, la seconde, inaugurée précisément par les Académiq ues, représentant un retour à la Nouvelle Académie quarante ans après les cours de Philon de Larissa 160; - pour d'autres, et ils semblent être les plus nombreux, Cicé ron n'a jamais varié, il est resté toute sa vie fidèle à son premier maître académicien. Cette opinion, qui était déjà celle de Plutarque 161, a été principalement exprimée par O. Gigon, très soucieux de montrer qu'une telle permanence relevait au moins tout autant de la fides romaine que de la philosophie, et par W. Burkert, et P. L. Schmidt, qui ont souligné que la libertas disserendi enseignée par Philon était essentiellement une méthode, et que Cicéron pouv ait s'inspirer d'autres penseurs, parmi lesquels Antiochus, sans pour cela changer d'orientation philosophique 162. 160 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 488-489; M. Pohlenz, Die Stoa, t. 2, Göttingen, 19724, p. 269. Cette thèse est aussi, avec des nuances, celle de J. Glucker dans une étude dont nous avons pris connaissance après la fin de ce travail, Cicero's philosophical affiliations, dans The question of «eclecticism». Studies in later Greek philosophy, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1988, p. 70-101. 161 Plutarque, Cicéron, 4, 1, dit, en effet, que Cicéron, tout en étant séduit par l'éloquence d'Antiochus, désapprouvait les innovations de celui-ci en matiè re de doctrine. Il reste à déterminer l'origine de ce témoignage. Pour J. Glucker, Antiochus . . ., p. 385, s'appuyant sur H. Peter, Die Quellen Plutarchs in den Bio graphien der Römer, Halle, 1865, p. 108-109, la source principale de Plutarque fut la biographie de l'Arpinate écrite en grec par Tiron. On peut cependant se demander si cette affirmation de Plutarque concernant Antiochus et Cicéron n'a pas pour origine le dialogue préliminaire du dernier livre du De finibus (Fin., V, 3, 7), où Cicéron se présente comme étant resté fidèle à Philon de Larissa à l'intérieur même de l'école d'Antiochus. 162 O. Gigon, Cicero . . ., p. 232; W. Burkert, op. cit., p. 181 ; P. L. Schmidt, Die Abfassungszeit von Ciceros Schrift über die Gesetze, Rome, 1969, p. 175 sq. ; cf. également A. Weische, op. cit., p. 9 et P. Boyancé, Le stoïcisme à Rome, Actes
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D'un côté comme de l'autre les arguments ne manquent pas, si bien que l'on serait tenté d'appliquer à un tel débat la pensée de Pascal disant, à propos des philosophes, que leurs principes sont vrais, mais leurs conclusions fausses, parce que les principes oppos és sont vrais aussi. Pour tenter d'échapper à l'aporie sur laquelle nous paraît déboucher la position traditionnelle du problème, et dans la continuité de l'article très nuancé qu'A. Michel a consacré à la philosophie de Cicéron avant 54 163, nous avons choisi d'étudier, dans l'ordre où ils ont été écrits, les textes où nous trouvons la mention de l'Académie ou la marque de son influence, en nous attachant non pas à les analyser dans le détail, pour eux-mêmes, mais à mettre en évidence ce qu'ils nous révèlent de la situation de l'Arpinate par rapport aux deux courants platoniciens au moment même où ils ont été écrits. Il semblera peut-être illogique que nous ne fixions pas dès le départ les critères de différenciation, mais nous tenons précisément à ne pas appliquer sur ces témoignages un cadre construit a priori; ce que nous recherchons, en effet, c'est moins les points communs ou les désaccords pour ainsi dire object ifsentre ces deux pensées philosophiques, que la manière dont Cicéron les a appréhendées l'une et l'autre. Les préfaces du De inventione «Le chef de l'Académie, Philon, ayant fui Athènes avec l'aristo cratiede cette ville et étant venu à Rome, je me consacrai à lui tout entier, poussé par une merveilleuse passion pour la philosophie». C'est ainsi que Cicéron raconte dans le Brutus l'événement majeur que représenta pour lui l'arrivée à Rome de Philon de Larissa164. Ce «merveilleux enthousiasme» ne donna naissance sur le moment à aucune œuvre philosophique, mais nul ne contesterait du VIIe Congrès de l'Association G. Budé (Aix-en-Provence), Paris, 1964, (p. 218256), p. 238. 163 A. Michel, La philosophie de Cicéron avant 54, dans REA, 67, 1965, p. 324-341, étude qui trouve son prolongement dans La digression philosophique du «De oratore» (III, 54 s). Sources doxographiques, dans Acta XI conuentus «Eirénè», Bratislava, Varsovie . . ., 1971, p. 181-188. On trouvera également des réflexions très éclairantes sur la philosophie de Cicéron à cette période de sa vie dans M. Plezia, De la philosophie dans le «De consulatu suo» de Cicéron, dans Hommages à R. Schilling, H. Zehnacher et H. Hentz éds., Paris, 1983, p. 383392. 164 Cicéron, Brutus, 89, 306, cf. infra, p. 629. Auparavant, il avait été l'élève de l'épicurien Phèdre, pour lequel il conserva toujours de l'amitié et de l'estime, cf. Fam., XIII, 1, 2 : ... Phaedro, qui nobis, cum pueri essemus, antequam Philonem cognouimus, ualde ut philosophus, postea tarnen ut uir bonus et suauis et officiosus probabatur.
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aujourd'hui que le puer aut adulescentulus qui écrivit le De inuentione était déjà pétri de philosophie. Cela veut-il dire pour autant que ce premier traité est lié à l'enseignement rhétorique de Philon de Larissa? L'hypothèse est aussi séduisante que difficilement veri fiable en ce qui concerne les préceptes eux-mêmes 165. En revanche, alors que pendant longtemps les savants ont traité avec beaucoup de mépris les deux préfaces de cette œuvre, considérées par F. Marx comme parfaitement étrangères au contenu de chacun des livres166, la recherche récente a senti qu'il s'agit là au contraire de textes d'un immense intérêt, parce que témoignant de ce qu'était la pensée philosophique de Cicéron peu après l'enseignement de Phi lon167. Le premier prooemiwn ne contient aucune référence à un type de pensée philosophique déterminé, et cela explique qu'il ait pu être interprété par F. Solmsen comme le développement d'un topos d'origine isocratique sur la supériorité du λόγος168. Pourtant, il suff itde comparer les textes pour constater que ce n'est pas la parole en elle-même, comme don naturel, qu'exalte Cicéron dans ce myt he sur la naissance de la civilisation, mais l'excellence de l'él oquence quand elle s'accompagne de la sagesse : celui qui rassemble l'humanité dispersée dans les champs et dans les forêts, celui qui lui apprend quelles sont les actions utiles et honnêtes, n'est pas seulement un homme disert, mais un magnus uir et sapiens qui a compris les virtualités présentes dans l'être humain du fait de son aptitude au langage et qui symbolise donc le pouvoir et l'action bienfaisante de la rhétorique quand elle est inspirée par la sapien-
165 Nous n'entrerons pas ici dans le détail des problèmes rhétoriques posés par le De inuentione. Comme l'a souligné A. Michel dans sa thèse, p. 72 sq., cette œuvre porte la marque d'influences diverses, celle de Philon bien sûr, mais auss icelle d'Apollonius Molon, dont le nom «est placé comme une signature à la fin du premier livre». 166 F. Marx, Prolegomena de l'éd. de la Rhét. ad Her., 1894, s'est fondé sur AU., XVI, 6, 4, où Cicéron dit qu'il a un uolumen prooemiorum et raconte qu'il s'est trompé en faisant précéder le De gloria du prooemium d'un des libri Academici, pour affirmer que l'Arpinate ne recherchait aucun lien véritable entre les préfaces et le corps du texte. Cf. également le jugement sévère sur ces préfaces de W. Kroll, dans l'article Tullius de la RE, p. 1091-1092. 167 A. Michel, op. cit., passim, et notamment p. 302 sq. ; P. Giuffrida, / due proemi del «De inventione» (I, 1-4, 5; II, 1-3, 10), dans Lanx Satura. Nicolao Terzaghi oblata, Gênes, 1963, p. 113-216. 168 F. Solmsen, Drei Rekonstruktionen zur Antiken Rhetorik und Poetik, dans Hermes, 67, 1932, (p. 133-154), p. 153, où le texte cicéronien est comparé au Nicoclès d'Isocrate, 5 sq. Cette thèse est aussi, avec quelques nuances, celle de K. Barwick, Das rednerische Bildungsideal Ciceros, Berlin, 1963, p. 21-24, qui croit que Cicéron a utilisé non Isocrate lui-même, mais un rhéteur grec à tra vers une source latine intermédiaire.
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tia169. Or, une telle conception du bien parler est platonicienne et Philon pouvait plus que tout autre invoquer pour justifier cet accord, matérialisé par le double aspect de son propre enseigne ment, les pages célèbres du Phèdre dans lesquelles Platon définit les conditions d'une rhétorique philosophique et présente Périclès, qui fut l'élève d'Anaxagore, comme l'exemple de la plus haute per fection oratoire170. De même, l'idée que la rhétorique constitue un danger pour l'Etat lorsqu'elle se trouve utilisée par des audaces homines171 est dans la continuité non seulement de Platon, mais également de la polémique menée contre les rhéteurs par la Nouv elle Académie, dont nous avons quelques échos par les propos attribués à Charmadas dans le premier livre du De oratore172, et aussi grâce au long passage que Sextus Empiricus consacre aux arguments néoacadémiciens dans son Adversus rhetores 173. Ce der nier texte nous semble tout particulièrement intéressant parce qu'il révèle que Clitomaque et Charmadas avaient rassemblé un très grand nombre d'anecdotes historiques prouvant selon eux que la rhétorique commune était inutile et même néfaste aux cités 174. Ontil magnifié le rôle de la véritable éloquence jusqu'à faire de celle-ci la créatrice de la civilisation? Nous pouvons, en tout cas, remar querque dans le De natura deorum, le Stoïcien Balbus, lorsqu'il va faire l'éloge de la parole, qu'il considère comme l'un des dons les plus admirables dont l'homme ait été gratifié par la Providence, s'adresse ainsi à son adversaire néoacadémicien : «Mais celle que vous appelez la maîtresse du monde, la parole, comme elle est admirable et divine!»175. Or cette même expression, domina rerum, avait déjà été em ployée par Cicéron dans le Pro Murena, quand il avait commenté quelques vers d'Ennius, où la sapientia est symbolisée par le per-
169 Cicéron, /mm., I, 2, 2. On remarque dans ce passage, à propos des hom mes antérieurs à la civilisation l'expression caeca ac temeraria dominatrix animi cupiditas, qui fait penser à ce que dit Platon de la partie concupiscible de l'âme, Rép., IV, 440 a-440 e. 170 Platon, Phèdre, 270 a. 171 Cicéron, /mm., I, 3, 4. 172 Cicéron, De or., I, 18, 84. 173 Sext. Emp., Adu. rhet., II, 20-25. 174 Partant du postulat que les cités ne chassent jamais ceux qui leur sont utiles, Clitomaque et Charmadas interprétaient les mesures prises par les gou vernants contre les rhéteurs comme la preuve irréfutable du caractère nuisible de ceux-ci. 175 Cicéron, Nat. de., II, 59, 148 : Iam uero domina rerum, ut uos soletis dicere, eloquendi uis, quam est praeclara quamque diuina ! Trad. pers.
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sonnage du bonus orator176. Le rapprochement de ces textes, de nature différente et écrits à des moments différents, contribue à montrer à travers un détail précis combien Cicéron fut marqué par cette idée de l'absolue primauté de la sagesse éloquente, apprise selon toute vraisemblance de Philon et exposée dès le De inuentione 177 L'épisode de Zeuxis et des Crotoniates, qui est le sujet du prooemium du second livre, connut une certaine notoriété dans l'Antiquité, puisque nous en trouvons le récit chez différents au teurs, avec des variantes qui laissent penser qu'il en existait plu sieurs versions : par exemple, chez Pline l'Ancien le peintre travail le pour les habitants d'Agrigente et non pour ceux de Crotone178. Mais, ce qui frappe quand on compare le texte cicéronien aux autres, c'est sa perfection formelle et sa copia. Chez lui, les Croto niates ne présentent pas immédiatement à Zeuxis leurs plus belles jeunes filles, ils le conduisent d'abord au gymnase et ils lui mont rent leurs athlètes, afin qu'il puisse imaginer en les voyant la beauté de leurs sœurs, comme s'ils voulaient ainsi le préparer à percevoir le Beau par l'esprit autant que par les sens. Cette propédeutique est platonicienne dans son principe et P. Giuffrida a pu affirmer que c'est à la lumière du Banquet et du Phédon qu'il faut lire ce prooemium179. Encore faut-il noter, ce qui ne paraît pas avoir été fait jusqu'à présent, la situation étrange, du point de vue platonicien, dans laquelle se trouve le personnage de l'anecdote. D'une part, il comprend que, comme dit Platon180, «la beauté qui réside en tel ou tel corps est sœur de la beauté qui réside en un autre»; mais, d'autre part, il se trouve qu'il est peintre, c'est-à-dire artisan de l'imitation, qui est placée dans la République au plus bas de la hiérarchie du savoir, et que, comme tel, il ne peut entrepren dre cette ascension vers l'Idée qui, à partir d'un beau corps,
176 Cicéron, Mur., 14, 30, Le fragment du huitième livre des Annales d'Ennius se trouve également dans Geli., Noci. Au., XX, 10, 1. 177 Contrairement à ce qui a été affirmé par M. Ruch, L'Hortensius de Cicé ron, histoire et reconstitution, Paris, 1958, p. 33, le Cicéron de la guerre civile n'a pas abandonné cet idéal, cf. Tusc, I, 4, 7: «inversement, j'entends ne point sacrifier mon goût ancien pour l'éloquence tout en me consacrant à cet art plus grand et plus fécond qu'est la philosophie : j'ai toujours estimé en effet que, en philosophie, l'idéal serait de pouvoir traiter les hauts problèmes dans une for me riche et brillante». 178 Pline, Hist, nat., XXXV, 64-66; Denys d'Haï., De imitatione, 6, 1 ; on trou veune allusion à Val. Max., Ill, 3, 7, ext. 3; Plutarque, ap. Stobée, Ed., IV, 20, 34 = frg. 134 Sandbach. 179 P. Giuffrida, op. cit., p. 163. 180 Platon, Banquet, 210 a-b : το κάλλος το επί ότφοΰν σώματι τφ επί έτέρω σώματι άδελφόν έστι.
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conduit à l'essence même de la Beauté181. Parce que la voie royale de la dialectique lui est par définition interdite, ce peintre singulier substitue à la philosophie la recherche pour ainsi dire horizontale du beau, il va tenter d'appréhender celui-ci à travers la multiplicité de ses reflets, à travers cette parenté des beaux corps dont parle Platon. Lorsque Cicéron compare donc la rhétorique telle qu'il la conçoit à la peinture éclectique de Zeuxis, il construit une méta phore qui est inacceptable au regard de la pensée platonicienne, puisque pour Platon l'orateur, contrairement au peintre, peut et doit être philosophe. Il n'y a donc pas de platonisme «orthodoxe» dans cette préfac e, mais une méthode probablement dérivée de Platon et visant moins à définir rigoureusement le principe unificateur de la divers itéqu'à en donner une approximation, par le choix des éléments qui, dans la confusion du multiple, paraissent les plus proches de la perfection. L'Arpinate ne prétend pas atteindre à l'éloquence philosophique du Phèdre, il affirme être au confluent de la tradi tiondes rhéteurs, illustrée par Isocrate, et de celle des philosophes rhétoriciens, qu'il rattache à Aristote182. Sans se situer expressé ment, comme le Stagirite, à l'aboutissement d'un procesus dont il s'agirait d'analyser tous les éléments183, il professe un éclectisme qui le conduit à rechercher chez les rhéteurs comme chez les phi losophes les préceptes les meilleurs {excellentissima quaeque)ÏM. Si l'on s'en tient à ces déclarations, on a beaucoup de mal à admettre que Cicéron soit là l'interprète de Philon de Larissa, car quelle qu'ait été la place accordée par celui-ci à la rhétorique dans son enseignement, il paraît a priori inconcevable (et le prooemium de Fin. II nous semble confirmer cette opinion185) que le successeur de 181 Platon, Rep., X, 597 d-e. Sur l'attitude de Platon à l'égard de la peinture, cf. E. Keuls, Plato on painting, dans AJPh, 95, 1974, p. 100-127; Plato and Greek painting, Leyde, 1978; D. Babut, Paradoxes et énigmes dans l'argumentation de Platon au livre X de la République, dans Histoire et structure, à la mémoire de V. Goldschmidt, Paris, 1985, (p. 122-145), p. 134 sq., qui bat en brèche l'interpré tation traditionnelle. 182 Cicéron, Inu., II, 2, 6. 183 Cf. P. Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote, Paris, 1962, p. 75 : «pour Aristote, il n'y a pas de philosophes médiocres, mais des hommes qui ont participé avec plus ou moins de succès, un succès dont eux-mêmes ne pouvaient pas être juges, à une recherche commune ». 184 Cicéron, op. cit., 4. 185 Cicéron, Fin., II, 1 sq. Notre analyse de ce texte diffère de celle qu'en fait A. Michel, Rhétorique et philosophie . . ., p. 94. Pour lui, en effet, il y a dans les propos de l'Arpinate un rapprochement entre la méthode de Gorgias et celle d'Arcésilas. Nous croyons, au contraire, que Cicéron oppose la manière de pro céder de Gorgias - parler sur n'importe quel sujet - et la dialectique de Socrate et d'Arcésilas, qui consiste à critiquer les propos de l'interlocuteur. Il est vrai
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Platon ait pu se prétendre l'héritier, fût-ce partiel, des rhéteurs. En revanche, il est certain que dans la justification philosophique que l'Arpinate donne de cet éclectisme, nous trouvons les thèmes qui seront ceux des préfaces de la dernière période, lorsqu'il s'agira pour lui d'expliquer à ses compatriotes ce qui lui a fait choisir la Nouvelle Académie de préférence à toute autre école186. C'est déjà, avec des formules qui reviendront presque identiques plus de qua rante ans après, le rejet de Yarrogantia et de la temeritas qui carac térisent la conviction d'être le seul détenteur de la vérité et, à l'i nverse, l'éloge de cette conscience lucide de la faillibilité humaine, qui permet la libre recherche de la vérité. Cette défense et illustration de la suspension de l'assentiment a-t-elle été habilement ajoutée par Cicéron à une source qui serait étrangère à la Nouvelle Académie ou le deuxième prooemium relève-t-il tout entier d'une seule et même inspiration? Nous avons dit notre réticence à accepter l'idée que Philon de Larissa ait pu être si bienveillant à l'égard des rhéteurs187, mais il nous faut également reconnaître que le texte ne donne nullement une impression d'hété rogénéité et que les considérations sur Γέποχή découlent logique ment de la conception de la rhétorique qui a été exposée immédia tementauparavant. En tout état de cause, l'hypothèse qui nous paraît la plus probable est celle d'une synthèse propre à Cicéron, dominée par l'esprit néoacadémicien, mais intégrant des éléments pris à la tradition des rhéteurs, dont l'enseignement d'Apollonius Molon avait certainement donné une éclatante illustration. On pourra, bien sûr, se demander si Yadulescentulus était capable d'une telle élaboration; ce qui nous frappe, au contraire, c'est l'e xtraordinaire maturité de ce tout jeune homme qui, dès ce premier ouvrage, s'engage solennellement à respecter pendant toute sa vie le principe de la suspension de l'assentiment, en ajoutant il est vrai quoad facultas feret, mais l'expression est elle-même platonicienne, puisqu'elle traduit le κατά το δυνατόν par lequel Platon marque les
que Cicéron dit qu'il critiquerait plus sévèrement Gorgias, nisi hoc institutum postea translation ad nostros philosophos. Quels sont les philosophes en ques tion? Cicéron parle de l'Académie (quod quidetn iam fit etiam in Academia), mais étant donné que le dialogue est censé avoir lieu en 50, il ne peut s'agir que de l'Ancienne Académie. Cicéron, lui, prétend rester fidèle à la méthode socrati que et établir un véritable dialogue avec Torquatus, ce qu'il fera jusqu'au § 17. 186 Cicéron, Inu., II, 3, 9-10, cf. infra, p. 119-121. 187 C'est H. von Arnim, Leben und Werke des Dio von Prusa, Berlin, 1898, p. 112, qui a le premier accrédité l'idée d'un Philon rejoignant la tradition des Sophistes.
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limites de l'humain188. Cet engagement a-t-il été tenu? C'est ce qu'il nous faut maintenant tenter d'établir. La situation philosophique de Cicéron entre le De Inuentione et la guerre civile : quelques points de repère. Si l'influence de Philon de Larissa sur Cicéron fut certain ement considérable, on ne saurait néanmoins oublier que le scholarque n'apparaît au début du De natura deorum que comme l'un des quatre principes qui ont formé l'Arpinate et que son nom figure à côté de ceux de Diodote, d'Antiochus et de Posidonius 189. Le fait même que Philon ne soit pas distingué des autres nous invite à exa miner si l'enseignement de ces derniers n'eut pas pour conséquenc e d'atténuer l'enthousiasme juvénile de Cicéron à l'égard de la Nouvelle Académie. Rappelons, en effet, qu'il hébergea chez lui pendant de très longues années le Stoïcien Diodote qui l'entraîna à la dialectique et dont P. Boyancé a eu raison de souligner le rôle essentiel dans la continuité de sa formation philosophique; qu'il rencontra à Rhodes en 77 Posidonius, pour lequel il professe res pect et amitié et qu'il nous dit avoir lu plus que tout autre Stoïcien ; et surtout, que lors de ce même voyage, il resta six mois à Athènes comme disciple d'Antiochus, qualifié dans le Brutus de summus auctor et doctor190. Celui-ci eut certainement à cœur de faire triom pher son point de vue sur la véritable tradition de l'Académie auprès de ce jeune Romain passionné de philosophie et dont la fidélité à la mémoire de Philon devait lui apparaître comme un véritable défi. Y réussit-il? Si l'on en croit le dialogue préliminaire du De finibus V, Cicéron demeura, au contraire, fidèle à l'enseign ement de Philon, malgré les instances de ses compagnons d'étu des191. Nous ne sommes pas cependant convaincu que ce texte constitue un témoignage décisif. Laissons de côté le fait qu'il a été 188 Cicéron, loc. cit. : uerum hoc quidem nos et in hoc tempore et in omni uita studiose, quoad facultas feret, consequemur. La formule platonicienne κατά το δυνατόν se trouve, par exemple, dans Crat., 422 d; Pol. 297 b. 189 Cicéron, Nat. de., I, 3, 6 : principes Uli, Diodotus, Philo, Antiochus, Posidon ius,a quibus instituti sumus. On notera dans cette phrase l'absence de toute allusion à l'Epicurien Phèdre, qui fut son premier professeur de philosophie et pour lequel il conserva toujours beaucoup d'estime, cf. Fam., XIII, 1, 2. 190 Cicéron, Brutus, 91, 315. En ce qui concerne les maîtres stoïciens, Diodot e est évoqué dans le Brutus, 89, 309; Luc., 36, 115; Tusc, V, 39, 113; Fam., IX, 4; XIII, 6, 4, cf. P. Boyancé, Le stoïcisme à Rome, p. 237; pour Posidonius, cf. ibid., p. 230-236. 191 J. Glucker, Antiochus . . ., p. 106, insiste fortement sur la valeur histori que de ce texte, preuve selon lui de la fidélité de l'Arpinate à la Nouvelle Acadé mie.
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écrit bien après ce séjour athénien, à un moment où Cicéron défen daitavec enthousiasme la Nouvelle Académie et avait intérêt à montrer qu'il en avait toujours été ainsi, même à l'intérieur de l'école d'Antiochus. Nous ne nous attarderons pas plus sur l'arg ument facile qui consisterait à mettre en valeur le début des Academica posteriora, où Varron s'étonne que l'Arpinate ait abandonné l'Ancienne Académie pour la Nouvelle. En réalité, et même si dans les deux textes - tardifs - que nous venons de citer, l'Arpinate luimême paraît raisonner de cette manière, il nous semble que c'est l'alternative même «Philon ou Antiochus» qui doit être remise en question quand on évoque le Cicéron de la période comprise entre 77 et la guerre civile. En effet, même s'il est évident que la rencont re avec Antiochus ne lui fit pas oublier Philon, la personnalité de l'Ascalonite était assez séduisante et sa philosophie suffisamment intéressante pour qu'elle ait profondément marqué Cicéron et que se soit constitué en lui au moins un équilibre entre l'influence du scholarque et celle, plus récente, du disciple dissident. Malheureus ement, la correspondance ne nous est pas d'un grand secours dans l'étude de cette question, puisque, si elle a été constamment riche de réminiscences philosophiques, et tout particulièrement platoniciennes, ce n'est que fort tard, au moment de la rédaction des Académiques, que Cicéron se définira par rapport aux deux courants de l'Académie, mais peut-être le fait qu'il n'ait pas éprou vé le besoin de le faire avant est-il en lui-même significatif? Avant cette époque, nous n'avons, en dehors des ouvrages de rhétorique et de politique, sur lesquels nous reviendrons, que peu d'éléments nous permettant de préciser son interprétation du platonisme et il est donc nécessaire d'étudier ceux-ci avec quelque minutie. Chacun connaît le passage du Pro Murena où l'orateur critique avec une ironie mordante le rigorisme stoïcien, mais l'attention portée à cette brillante critique a eu parfois pour conséquence un moindre intérêt à l'égard de ce que Cicéron dit de ses propres opi nions; or il s'agit de propos d'un grand intérêt192. Se référant aux études qu'il a faites dans sa jeunesse, il évoque ses maîtres, qu'il qualifie, sans les nommer, de moderati homines et temperati, et il
192 Cicéron, Mur., 29, 61-31, 66. Sur l'attitude de Cicéron à l'égard des para doxes, cf. les études de K. Kumaniecki, Ciceros Paradoxa Stoicorum und die Römische Wirlichkeit, dans Philologus, 101, 1957, p. 113-134 et d'A. Michel, dans Cicéron et les paradoxes stoïciens, AAntHung, 16, 1968, p. 223-232. Nous revien drons sur cette question, cf. infra, p. 434 sq. La critique cicéronienne du stoïci sme de Caton a été étudiée par A. Michel dans sa thèse, p. 555-556, et il conclut à l'influence d'Antiochus d'Ascalon.
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les rattache à Platon et à Aristote193. A qui fait-il allusion exacte ment? L'association du fondateur de l'Académie et du Stagirite, l'éloge d'une morale fondée sur le juste milieu (la mediocritas uirtutum), le caractère profondément humain du modèle de sagesse qui y est proposé, tout cela renvoie apparemment à la philosophie d'Antiochus d'Ascalon194. Sommes-nous pourtant si loin de Philon de Larissa? Cela n'est pas certain. En effet, Cicéron nous dit dans ce même passage que le sage lui-même n'a souvent que des opi nions sur ce qu'il ignore et nous savons que telle était la thèse défendue par Philon contre l'orthodoxie carnéadienne représentée par Clitomaque 19S. De même, lorsqu'il proclame que la sagesse n'implique pas un assentiment inébranlable, car le sage peut à l'o ccasion revenir sur ce qu'il a dit pour rectifier son avis, voire le changer, nous avons déjà là une préfiguration de ce que sera dans le Lucullus le portrait du sapiens de la Nouvelle Académie, toujours disponible à la critique parce que gardant perpétuellement en lui le sentiment de l'humaine faiblesse. L'Arpinate s'exprime donc de tel le sorte qu'il ne choisit pas entre ses deux maîtres académiciens, il se situe très précisément à l'intersection de leurs doctrines. Sa pens ée, telle que nous la percevons dans ce texte, apparaît aussi élo ignée de Γέποχή radicale que du dogmatisme, elle est marquée dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l'action par une extrême prudence et par la rejet de la présomption. Ce mélan ge de scepticisme modéré et d'humanisme nous révèle donc un Cicéron qui a su dépasser le conflit de ses maîtres, leurs polémi ques,pour se faire une philosophie toute à lui, construite précisé ment sur ce qu'il estimait être le consensus profond de deux doctri nes qu'on lui avait pourtant présentées comme contradictoires. Ces propos du Pro Murena ne sont nullement une synthèse hâtivement élaborée par Cicéron pour mettre en évidence ses ver tus de modération et de tolérance et ridiculiser les outrances sto ïciennes de Caton. Ils correspondent alors à des convictions bien enracinées en lui, comme le confirme le fait que dans le poème De consulatu aussi, il associe YAcademia umbrifera et le nitidum Ly ceum, ces deux lieux auxquels, nous dit-il, la vie publique l'a arra-
193 Cicéron, ibid., 20, 63 : nostri, inquarti, Uli a Piatone et Aristotele, moderati homines et temperati, aiunt apud sapientem ualere aliquando gratiam; uiri boni esse misereri . . . 194 Ou plus exactement à la philosophie de l'Ancienne Académie que l'Ascalonite prétendait avoir ressuscitée et que Cicéron l'accusera d'avoir trahi. Il est à cet égard intéressant de comparer le passage du Pro Murena avec Luc, 44, 135, où Cicéron dit que les philosophes de l'Ancienne Académie approuvaient le juste milieu (mediocritates) et la métriopathie, la modération des passions. 195 Cf. infra, p. 275-276.
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che et dont il y a tout lieu de croire qu'ils symbolisent, dans la dens ité de la forme poétique, tout ce qui est si nettement exposé dans le Pro Murena196. Bien plus, le double patronage de Platon et du Stagirite, Cicéron ne s'est pas contenté de le revendiquer dans des textes, il l'a, en quelque sorte, inscrit dans la topographie de son Tusculanum, en appelant «Lycée» le gymnase qui se trouvait dans la partie supérieure de la propriété et «Académie» celui qui était en contrebas197. Pourquoi, cependant, n'est-il question dans la corre spondance que de Γ« Académie» si bien que sans le De diuinatione nous ignorerions l'existence de l'autre gymnase? Lorsque Cicéron presse Atticus de lui acheter un objet d'art, comme cette statue de Minerve qu'il prise tant, c'est à son Académie qu'il le destine198. Faut-il voir là une marque symbolique de sa préférence pour l'éco le platonicienne? Doit-on plus prosaïquement en conclure que le Lycée fut aménagé à une date bien ultérieure, peut-être après la destruction du Tusculanum par Clodius199? Nous avouons notre perplexité, en remarquant toutefois que, quelle que soit l'hypothèse retenue, ce détail révèle à quel point dans l'esprit de Cicéron le Lycée existe moins par lui-même que comme une sorte de corollai re de l'Académie. Nous n'oublierons pas dans cette tentative pour mieux définir la manière dont Cicéron percevait lui-même à cette époque sa phi losophie, un texte auquel R. Hirzel a accordé une grande importanc e, parce qu'il y a vu la preuve que Cicéron s'était éloigné de la Nouvelle Académie pour adhérer à la philosophie d'Antiochus200. Dans cette lettre d'août 51, l'Arpinate fait d'abord un long récit de ses exploits militaires en Cilicie, puis sollicite de Caton son appui pour que lui soient décernées des actions de grâces exceptionnell es, une supplicano, et il termine en évoquant leur passion commun e pour la philosophie, cette «vraie et antique philosophie», qu'ils ont été presque les seuls, dit-il, «à introduire au forum, dans la vie politique et presque sur le champ de bataille». De telles affirma tions semblent contredire l'ironie du Pro Murena à l'égard du stoï cisme, et, en outre, comment comprendre cette expression de uera
196 Cicéron, De cons., dans Diu., I, 13, 21-22. 197 Sur les deux gymnases, on se reportera à l'article d'O. E. Schmidt, Ciceros Villen, Neue Jahrb. für das klass. Alt., 1898, chap. 3, «Das Tusculanum», p. 466-472, et à la thèse de P. Grimal, op. cit., p. 251. Le «Lycée» est mentionné dans Dim., I, 5, 8; II, 3, 8; «l'Académie» dans Tusc, II, 3, 9; III, 3, 7; IV, 4, 7, ainsi que dans diverses lettres. 198 Cicéron, Att., I, 4, 3; I, 9, 2; I, 11, 3. 199 Cette destruction eut lieu en 58, cf. Pro domo, 24, 62. 200 Cicéron, Farn., XV, 4, 16, commentée par R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 489.
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et antiqua philosophia, qui permet à Cicéron d'en appeler à la soli darité philosophique de Caton? En ce qui concerne le premier point, il faut souligner que, s'il y a contradiction entre cette lettre, où le philosophe Cicéron dit appartenir au même courant de pensée que le philosophe Caton, et le discours, où il s'était gaussé du dogmatisme du Stoïcien, celle-ci tient avant tout à l'attitude de l'Académie dans son ensemble à l'égard du stoïcisme, considéré à la fois comme une bouture du platonisme et comme un travestissement de celui-ci201. L'accusat ion de plagiat lancée dès le début contre Zenon impliquait néces sairement une telle ambiguïté, si bien que lorsque Cicéron tantôt se moque de Caton, tantôt se dit proche de lui, il ne fait qu'exprimer, assurément non sans quelque opportunisme, les sentiments mêlés des Platoniciens à l'égard du Portique. Nous savons qu'Antiochus avait interprété la relation entre les deux écoles de manière plus positive que ses devanciers, sans renoncer pour autant à toute critique du stoïcisme, et il serait vain de nier que la formule même utilisée par Cicéron pour définir l'inspiration qui lui est commune avec Caton a une résonance antiochienne202. Nous ne suivrons cependant pas Hirzel quand il en déduit que l'Arpinate exprime ainsi son adhésion à la doctrine de l'Ascalonite. Il faut, en effet, tenir compte d'abord du contexte : Cicéron a besoin de se concilier l'appui du Stoïcien, il met en avant le fait qu'ils appartiennent tous deux à la tradition platonicienne, par opposition sans doute à ces nouveaux venus, étrangers à la uera et antiqua philosophia, qu'étaient les Epicuriens. Mais surtout, ce qu'il dit concerne la philosophie politique; or, même dans le De finibus, c'est-à-dire dans un ouvrage où il se définit comme néoaca démicien, il se déclare d'accord avec Antiochus sur l'excellence des ouvrages de l'Ancienne Académie pour former «les orateurs, les chefs de guerres, les gouvernants»203. On ne peut donc, selon nous, interpréter de manière trop restrictive l'appel à la solidarité des tenants de la «vraie et ancienne philosophie». Dans tout ce passag e, Cicéron ne fait rien d'autre que défendre deux idées qui furent des constantes de sa pensée philosophique, l'origine platonicienne du stoïcisme et l'importance des successeurs immédiats de Platon
201 Cf. supra, p. 53, n. 194. Diogene Laërce, VII, 25, dit que Polémon avait reproché à son disciple Zenon de lui avoir volé sa doctrine et de l'avoir travest ie. Cette anecdote est très caractéristique de ce que fut constamment l'attitude de l'Académie à l'égard du Portique. 202 II suffit pour s'en convaincre de comparer cette expression avec ce que dit Varron, porte-parole d'Antiochus, à Cicéron, Ac. post., I, 12, 43 : ab antiquo rum ratione desciscis et ea quae ab Arcesila nouata sunt probas. 203 Cicéron, Fin., V, 3, 8.
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pour tout ce qui concerne le science politique. Il y est certes très proche d'Antiochus, mais cela tient à la nature même de la lettre et à la référence à la philosophie politique, non à un quelconque reniement de l'enseignement de Philon de Larissa. Nous laisserons pour l'instant de côté les textes, comme la fameuse lettre à Lentulus sur la palinodie ou le Pro Plancio, où Cicéron explique les fondements théoriques de son action politique, parce qu'ils nous apparaissent surtout comme l'illustration dans la pratique de ce que nous avons vu affirmé dans le Pro Murena, et parce que nous préférons les aborder quand nous aurons une vision plus complète de ce que fut la philosophie cicéronienne204. En revanche, nous pouvons espérer que les trois grandes œuvres écrites après l'exil nous apporteront la confirmation des premières conclusions que nous avons pu esquisser. L'excursus du livre III du De oratore (III, 15, 54-24, 143) La longue digression que Crassus, dans son discours du der nier livre, consacre aux rapports de l'éloquence et de la philoso phie, a fait l'objet de minutieuses recherches de sources dont l'ini tiative revient à H. von Arnim, qui affirma que Cicéron se serait inspiré de Philon, hypothèse qui fut contestée par W. Kroll, ar guant que seul Antiochus pouvait être à l'origine d'un tel texte205. Plus près de nous, K. Barwick, dans une très savante étude, a rejeté la solution de la source unique et, appliquant une autre méthode chère à la philologie allemande, a cru pouvoir montrer que X excur sus est en réalité fait de la juxtaposition de morceaux ressortissant à des inspirations très différentes puisque, dit-il judicieusement, on voit mal comment un philosophe de l'Académie aurait pu blâmer Socrate d'avoir été responsable d'une séparation «vraiment absurd e, inutile et blâmable» entre la sagesse et l'éloquence206. Rappel ons enfin qu'A. Michel, dans sa thèse comme dans l'article qu'il a consacré à l'excursus, s'est attaché à montrer comment Cicéron s'applique dans ce texte à concilier les enseignements de ses deux maîtres académiciens207. S'il nous fallait nous-même raisonner en termes de Quellen2<" Cf. infra, p. 632-633. 205 H. von Arnim, op. cit., p. 106 sq.; W. Kroll, Studien über Ciceros Schrift De oratore, dans RhM, 58, 1903, p. 552-597. Kroll nuance cependant sa position à la fin de son article et admet qu'Antiochus ait pu lui-même s'inspirer de Phi lon de Larissa. 206 K. Barwick, op. cit., p. 35 sq. 207 A. Michel, Rhétorique et philosophie . . ., p. 83 et La digression philosophi que . . . op. cit.
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forschung et formuler une conjecture sur la source de la digres sion,nous avancerions un seul nom, celui de Métrodore de Scepsis, le rhetor ex Academia qu'Antoine et Crassus avaient rencontré et qui est mentionné au §75208. Lui seul pouvait être suffisamment imprégné de la culture de l'Académie pour présenter l'histoire de la philosophie comme celle d'un ensemble de sectes se rattachant toutes (même les Pyrrhoniens!) plus ou moins à Socrate209, et en même temps assez détaché de celle-ci pour reprocher, en sa qualité de rhéteur, à l'Athénien d'avoir artificiellement séparé l'étude et l'action. Que trouvons-nous, en effet, dans cette partie du discours de Crassus? D'une part, l'idée que la philosophie est nécessaire à qui veut sortir de la masse des orateurs ordinaires et aspire à se rapprocher le plus possible de l'éloquence idéale (illam praeclaram et eximiam speciem oratoris perfecti)210. Cela, ni Charmadas ni PhiIon ne l'auraient évidemment désavoué. En revanche, ils auraient rejeté avec indignation le deuxième aspect du discours, c'est-à-dire la condamnation très sévère de la prétention des philosophes à s'approprier l'art de bien parler: «ils donnent sur l'art oratoire quelques préceptes en de rares traités qu'ils intitulent traités de rhétorique, comme si l'enseignement des rhéteurs ne comprenait pas en propre tout ce que ces mêmes philosophes disent de la justi ce,du devoir, de la constitution et du gouvernement des Etats, de la morale dans son ensemble et, enfin, de la physique»211. Cette revendication des droits de la rhétorique, cette invitation qui est faite à l'orateur pour qu'il récupère ce qui lui appartient et dont il a été dépossédé par les philosophes, vont très loin puisqu'elles aboutissent à un éloge fervent de la sophistique, de ces ueteres doctores auctoresque dicendi qui étaient capables de bien parler sur n'importe quel sujet212. Si l'on s'en tient donc à la construction de l'excursus, on cons tatequ'elle reflète deux influences inconciliables, et l'on peut alors recourir pour expliquer cette contradiction aux hypothèses de sources que nous avons exposées. Mais nous ne dissimulerons pas 208 Sur Métrodore de Scepsis, cf. supra, n. 118, et J. Glucker, p. 114. 209 Cicéron, De or., III, 17, 62-63. 210 Ibid., 19, 71. Cicéron s'exprimera en des termes très proches lorsqu'il se référera explicitement à l'idéalisme platonicien pour exprimer sa conception de l'orateur parfait, cf. Or., 3, 10. 211 Ibid., 31, 122 : ... aliquid de oratoris arte paucis praecipiunt libellis eosque rhetoricos inscribunt, quasi non illa sint propria rhetorum, quae ab eisdem de iustitia, de officio, de ciuitatibus instituendis et regendis, de omni uiuendi, denique etiam de naturae rottone dicuntur. Trad. Courbaud-Bornecque légèrement modifiée. Nous ne voyons aucune raison de supprimer, comme l'ont fait ces éditeurs, le denique etiam de naturae donné par les manuscrits. 212 Ibid., 32, 126 sq.
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qu'une telle démarche est sur le fond assez peu satisfaisante, car il importe beaucoup moins de relever l'hétérogénéité des matériaux que de comprendre comment le mouvement de la pensée de Cicéron dépasse ces oppositions. Or, il nous apparaît que ce qui domine dans X excursus, comme cela était déjà le cas dans la première pré face du De inuentione, c'est la nostalgie d'un temps, plus ou moins mythifié (celui de Lycurgue ou de Solon en Grèce, de Fabricius ou de Caton à Rome) où les hommes, ne séparant pas la théorie de la pratique, avaient l'ambition d'embrasser tout le savoir de leur épo que et en même temps d'être à la tête de leur cité. Cicéron ne se résigne pas au morcellement que l'histoire, la tentation de l'isol ement et la diversification de la culture font subir au génie humain, il lui importe avant tout d'abolir ces cloisonnements qui ont pour conséquence que le philosophe se refuse à être pleinement orateur, que le rhéteur se cantonne dans un fatras de petits préceptes et que l'un comme l'autre considèrent qu'il ne leur appartient pas de jouer eux-mêmes un rôle actif dans la vie de la cité. Si l'on accepte cette idée que l'essentiel dans l'excursus est cette aspiration à l'homme total, à l'épanouissement simultané de toutes les richesses que recèle la nature humaine, alors le conflit entre philosophie et sophistique disparaît, ou en tout cas s'atténue fortement. En effet, pour Crassus, dont il est évident qu'il reflète au moins partiell ement les idées de Cicéron, ce combat est secondaire et ce qui compt e vraiment, c'est de ruiner les frontières artificiellement établies entre le penser, le dire et l'agir, que ce soit en donnant à l'orateur la formation philosophique la plus vaste possible, ou en le réinté grant dans la tradition des plus grands Sophistes, tels Hippias, Pro tagoras et même ce Thrasymaque de Chalcédoine qui s'oppose si violemment à Socrate dans la République213. Mais le sens d'une tel le exigence n'apparaît que très confusément si l'on s'en tient aux cadres de la pensée grecque, trop profondément marquée par la lutte de Platon contre la sophistique, et cela explique les incertitu des, le malaise de la Quellenforschung sur cette question. En réali té,on ne peut comprendre le raisonnement de Crassus que si l'on donne toute son importance au passage dans lequel il évoque ces hauts personnages de Rome qui, dans les générations précédant la sienne, détenaient à la fois le pouvoir et le savoir, «qu'on allait trouver pour les consulter non seulement sur le droit, mais sur une fille à établir, une terre à acheter, un champ à cultiver, bref sur
213 Ibid. Thrasymaque est comparé par Platon, Rép., I, 336 b, à une bête féroce qui s'élance sur Socrate et ses interlocuteurs «comme pour (les) déchi rer ».
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toute sorte de devoirs ou d'affaires»214. De tels hommes étaient de véritables sages, capables de donner leur avis de omnibus diuinis atque humants rebus, et à de si admirables modèles l'orateur oppos e le fractionnement des connaissances et des fonctions qui lui paraît être la marque distinctive de son époque. Le problème qui se trouve donc au centre de l'excursus, et par rapport auquel s'organi sent toutes les autres questions est donc, comme dans le De republica, celui de la dégénérescence du mos maiorum. Cependant, pas plus que les interlocuteurs de ce dialogue, Crassus ne cède à la ten tation du passéisme, il ne prétend pas revenir à un état de choses qu'il sait définitivement révolu, mais faire revivre l'esprit qui ani mait ces prudentissimi homines, en tenant compte des circonstan ces nouvelles, et notamment de la présence de l'hellénisme, perçu, au demeurant, moins comme un élément totalement étranger que comme une sorte de double, lui-même soumis à un processus iden tique de désintégration. Parce que la préoccupation essentielle de Crassus-Cicéron est la renaissance, à travers la tradition nationale dans ce qu'elle a de meilleur, de cette exigence d'universalité dont Térence avant lui avait fait le trait distinctif de l'homme215, il n'accorde qu'une atten tion très relative aux conflits de philosophes et fait preuve à l'égard des Epicuriens eux-mêmes d'une ironie sans agressivité, qui contraste avec ce que nous trouvons généralement à propos du Jar din dans les œuvres philosophiques de la dernière période. Quant aux Académiciens, bien qu'il affirme avec beaucoup de netteté qu'ils «forment deux groupes sous un même nom»216 et bien qu'il prenne soin de distinguer le contra omne propositum dicere d'Arcésilas et de Camèade de la disputatio in utramque partent aristotéli cienne217, distinction capitale sur laquelle nous reviendrons quand nous parlerons de la dialectique218, il n'estime pas pour autant que cette dualité constitue pour lui une alternative et il considère, au contraire, que les deux méthodes sont également utiles pour aider l'orateur à s'élever au-dessus du lot des médiocres. Il incite par conséquent tous ceux qui veulent imiter Démosthène ou Périclés,
214 Ibid., 33, 133 : ad quos . . . adibatur, non solum ut de iure ciuili ad eos, uerum etiam de filia collocanda, de fundo emendo, de agro colendo, de omni denique aut officio out negotio referretur. 215 Sur la continuité entre Térence et Cicéron sur ce point on se référera notamment à l'article de D. Gagliardi, // concetto di humanitas da Terenzio a Cicerone. Appunti per una storia del umanesimo romano, dans P§I, 7, 1965, p. 187-198. 216 Cicéron, op. cit., 18, 67. 217 Ibid., 21, 80. 218 Cf. infra, p. 319-324.
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ceux qui aspirent à l'idéal, à s'inspirer de la méthode de Camèade ou de celle d'Aristote219. S'il est donc vrai que les propos de Crassus sont censés susci terchez Cotta la vocation néoacadémicienne qui fera de lui le défenseur de Camèade dans le dernier livre du De natura deorum 22°, on ne doit pas pour autant considérer l'excursus comme un plaidoyer en faveur de la seule Nouvelle Académie. Cicéron ne conteste pas la scission de l'école platonicienne, mais il semble considérer qu'elle n'a pas grand sens quand on se place du point de vue de l'éloquence, parce que les deux courants du platonisme ont eu le même souci de la beauté du langage et que l'orateur dont il se préoccupe, loin d'être une entité intemporelle, doit être défini comme l'adaptation aux conditions culturelles nouvelles de l'ant iqueperfection romaine. Le De republica et le De legibus Parce que la référence à Platon était trop forte, trop directe dans ces dialogues pour que leur auteur y pût faire état des avatars du platonisme, parce que de surcroît l'essentiel sur cette question avait déjà été dit dans le De oratore, le lecteur qui cherche com ment Cicéron se situe dans ces textes par rapport à l'Ancienne et à la Nouvelle Académie doit s'avouer à la fois intrigué et déçu. Entrer ici dans le problème de sources, à peu près inextricable pour le premier dialogue, plus simple pour le second, ne servirait à rien, dans la mesure où l'utilisation d'un auteur n'a jamais impli quéune adhésion sans réserve à l'ensemble de sa philosophie221. Nous avons donc préféré renoncer à une démarche globale et nous en tenir à l'analyse d'un certain nombre de passages qui nous ont paru particulièrement importants pour l'étude du problème dont nous traitons. Le premier de ceux-ci est, au début du De republica, le dialo gueentre Scipion et Tubéron à propos de la parhélie. Scipion, que son interlocuteur avait invité à rechercher l'explication de ce phé nomène, regrette très courtoisement l'absence de Panétius, pas219 Ibid., 19, 71 : aut uobis haec Carneadia aut Ma Aristotelia uis compren dendo est. 220 Cotta s'écrie, en effet, au § 145 : me quidem in Academiam totum compuli sti. 221 On trouvera une discussion du problème des sources du De re publica dans l'introduction d'E. Bréguet à son édition du dialogue, Paris, « Les Belles Lettres», 1980, p. 115-125; pour le De legibus, on se reportera à l'ouvrage déjà cité de P. L. Schmidt, où est confirmée l'hypothèse généralement acceptée de l'influence antiochienne du premier livre, cf. infra, p. 509.
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sionné par ces problèmes de physique, et n'en exprime pas moins une divergence de fond avec le Stoïcien, auquel il reproche un dog matisme excessif sur les questions concernant la nature : « il est si affirmatif», dit-il, «qu'on croirait qu'il les voit de ses yeux ou les touche directement de ses mains»222. Lui-même se réclame d'une autre tradition, celle de Socrate, qui avait renoncé à ce genre de recherches parce qu'il pensait qu'elles dépassaient l'entendement ou qu'elles ne concernaient l'homme en rien. Mais Tubéron fait alors remarquer que dans certains dialogues Socrate s'exprime en pythagoricien, s'intéressant aux problèmes de nombre et d'harmon ie, et cette objection amène Scipion à compléter son explication en évoquant les voyages de Platon, et notamment son séjour en Sicile, où il fréquenta les Pythagoriciens et se consacra à leurs étu des223. L'œuvre platonicienne apparaît ainsi résulter de la subtile combinaison de l'esprit socratique de de l'ésotérisme pythagoric ien. Quelle est l'origine d'une telle théorie? La tonalité des premières phrases de Scipion sur l'inanité des recherches sur la nature, ou au moins sur la nécessité de se garder de tout dogmatisme dans ce domaine, fait penser à ce que Cicéron lui-même dira plus tard dans le Lucullus («tout cela, Lucullus, est caché et environné d'épaisses ténèbres»224) et cela a pu induire tel savant à voir dans ce texte l'influence de la Nouvelle Académie, conclusion qui nous semble quelque peu hâtive225. En effet, la com paraison avec la deuxième version des Académiques montre très clairement que cette manière d'opposer un Socrate sinon scepti que,du moins indifférent à tout ce qui ne concernait pas l'éthique, et un Platon féru de pythagorisme, n'était pas le fait de la Nouvelle Académie, mais d'Antiochus d'Ascalon226, car les Néoacadémiciens, eux, proclamaient que le fondateur de l'Académie avait été aussi peu dogmatique que son maître227. Le fait que Scipion invoque Socrate pour récuser les certitudes excessives de Panétius n'impli que donc pas que Cicéron ait fait de lui, même le temps de quel ques répliques, le défenseur d'Arcésilas et de Camèade. Il paraît plus exact de dire que le princeps ciuitatis est ici le modèle même de cette modestie intellectuelle, de cette prudence dans le jugement
222 Cicéron, Rep., I, 10, 15: sic adfirmat ut oculis ea cernere uideatur aut tractare plane manu. 223 Ibid., 16 sq. 224 Cicéron, Luc, 39, 122 : Latent ista omnia, Luculle, crassis occultata et circumfusa tenebris. 225 H. Goergemanns, Die Bedeutung der Traumeinkleidung im Somnium Scipionis, dans WS, N.F. 2, 1968, (p. 46-69), p. 65. 226 Cicéron, Fin., V, 29, 87. Sur ce point, cf. W. Burkert, op. cit., p. 195. 227 Cf. Cicéron, Ac. post., I, 12, 46.
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que Cicéron considère comme des traits communs à l'Ancienne et à la Nouvelle Académie, en dépit de leurs évidentes divergences. Malgré les apparences, nous ne croyons pas que cette interpré tation soit démentie par l'image que donne de Camèade le De repub lica. Certes celui-ci est blâmé parce qu'il «tourne souvent en ridi cule les meilleures causes en recourant à d'ingénieuses arguties»228, mais il se trouve au moins partiellement absous de ce grief puisque Lactance, qui cite ou paraphase très certainement Cicéron, dit que la disputano de 155, loin de témoigner d'une aversion réelle pour la justice, était inspirée par le souci de montrer la fragilité des argu ments avancés par les défenseurs de celle-ci229. Implicitement donc, le scholarque était crédité du projet d'établir cette valeur sur des fondements plus solides et il apparaissait non comme un Sophiste, mais comme le continuateur sous une forme excessive, provocante, et à ce titre seulement reprehensible, de la tradition socratique. Si dans le De oratore Cicéron avait affirmé l'équivalence, du point de vue de la forme, de la dialectique carnéadienne et de celle d'Aristote, dans le De republica il suggérait que sur le fond aussi, c'est-àdire sur la réalité des valeurs, il y avait une communauté d'inspira tion entre le Stagirite et le Néoacadémicien, la véritable différence étant que le premier avait cru pouvoir clore sa recherche, alors que le second s'était refusé à fixer un terme à la sienne. Ce même problème de la relation entre l'idéal et la réalité vécue est au centre du songe de Scipion. Sur ce texte tout, ou pres que, a été dit et c'est moins la transcendance en elle-même (l'appar eil pythagoricien) qui nous intéresse ici que l'intensité de la croyance de Cicéron en celle-ci230. Macrobe avait déjà noté que l'Arpinate, par souci selon lui d'éviter les railleries que le mythe d'Er avait values à Platon, s'était gardé d'évoquer une résurrection et avait substitué à celle-ci le songe, infiniment plus vraisemblable231. Or récemment, dans un article auquel nous avons déjà fait allu sion, H. Goergemanns a donné une interprétation rationaliste, voire
228 Cicéron, Rep., III, 5,9: ut Cameadi respondeatis qui saepe optimas causas ingeni calumnia ludificari solet. 229 Ibid., 7, 10 = Lact., epit. 50 (55): non quia uituperandam esse iustitiam sentiebat, sed ut illos defensores eius ostenderet nihil certi, nihil firmi de iustitia disputare. 230 Citons notamment, dans une bibliographie considérable : R. Harder, Über Ciceros Somniurn Scipionis, Halle, 1929, dans Kleine Schriften, Munich, 1960, p. 354-395; P. Boyancé, Etudes sur le songe de Scipion, Paris, 1936; A. Mi chel, A propos de l'art du dialogue dans le «De republica»: l'idéal et la réalité chez Cicéron, dans REL, 43, 1965, p. 237-261 ; K. Büchner, Somnium Scipionis, Quellen, Gestalt, Sinn, Wiesbaden, 1976; J.Fontaine, Le Songe de Scipion, pre mier Anti-Lucrèce, dans Mélanges Piganiol, t. 3, Paris, 1966, p. 1711-1729. 231 Macrobe, In somn. Scip., I, 2, 1-4 = Rep., V, frg. 3 Bréguet.
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sceptique du texte cicéronien, notant en particulier que l'appari tion elle-même est expliquée par le fait que Scipion s'était longue mententretenu avec Massinissa du premier Africain232. Mais une telle argumentation, si elle a le mérite de montrer à quel point Cicéron s'est préoccupé de la vraisemblance, ne suffit pas à prou verqu'il rejette la croyance en la survie de l'âme233. Favonius Eulogius affirme que ce texte a été composé rationabili quaderni imaginatione, autrement dit conformément à cet εύλογον, à cette ratio nalité rigoureuse, et pourtant imparfaite, dont Arcésilas avait fait la limite ultime des possibilités humaines234. Dans le De republica donc, comme dans le De oratore, nous avons trouvé une position nuancée, la présence des éléments antiochiens n'entraînant pas une dépréciation de l'apport néoacadémic ien. Il faut cependant reconnaître que c'est surtout un passage du De legibus qui a attiré l'attention des défenseurs de la thèse de la permanence dans la Nouvelle Académie comme celle de ses advers aires. Il s'agit des quelques lignes dont nous proposons la traduc tion suivante : «Quant à l'Académie qui jette le trouble dans toutes ces ques tions dont nous traitons, cette Académie nouvelle d'Arcésilas et de Camèade, supplions-la de rester silencieuse. En effet, si elle fait irruption dans ce que nous avons établi et assemblé, assez habil ementnous semble-t-il, elle provoquera de grands désastres»235. Plus que le problème de fond - le fondement de la loi - c'est le ton même de ces phrase qu'il nous importe d'analyser ici. De cette Nouvelle Académie, Cicéron parle comme d'un adolescent trop tur bulent que l'on préfère préventivement écarter d'objets précieux, sans qu'une telle précaution diminue nécessairement l'affection qu'on lui porte236. Des savants comme W. Burkert ou K. L. Schmidt ont donc eu raison de contester qu'il y ait là l'expression d'un véri table éloignement de l'Arpinate par rapport à la philosophie carnéadienne237. Mais doit-on, à l'inverse, voir dans ce texte l'exception qui confirme la règle et l'interpréter paradoxalement comme une
232 H. Goergemans, op. cit., p. 55 sq. 233 Cf. sur ce point F. Guillaumont, op. cit., p. 128-133. 234 Fav. Eul., p. 1, 5 Holder = Rep., V, frg. 2 Bréguet. 235 Cicéron, Leg., 13, 39: Perturbatricem autem harum omnium rerum Academtam, harte ab Arcesila et Cameade recentem, exoremus ut sileat. 236 Cette métaphore de la jeunesse irrespectueuse appliquée à la Nouvelle Académie est utilisée par Cicéron lui-même dans sa lettre de dédicace des Aca démiques à Varron, Fam., IX, 8, 1 : Misi autem ad te quattuor admonitores non nimis uerecundos : nosti enim profecto os illius adulescentioris Academiae. 237 W. Burkert, op. cit., p. 181 et 197 n. 63; P. L. Schmidt, op. cit., p. 174179.
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preuve de l'adhésion exclusive de Cicéron à la Nouvelle Académie? Nous ne le pensons pas. L'Arpinate se trouve en quelque sorte contraint de constater que, cette fois-ci, il lui est difficile de concil ierla tradition platonicienne dogmatique et celle de la Nouvelle Académie, et son embarras est sans doute d'autant plus grand qu'il sait que cette difficulté tient moins aux doctrines elles-mêmes qu'à la nature de son projet à lui. C'est parce qu'il veut donner un fon dement dogmatique à la loi -. et cette urgence est beaucoup plus d'ordre politique que philosophique - qu'à la différence de ce qu'il avait fait dans le De republica, il ne laisse plus aucune place à la critique. Le Cicéron de la première période philosophique nous semble donc d'une manière générale avoir cherché à se maintenir dans un entre-deux qui lui permettait de penser que la coupure de l'Acadé mie était plus apparente que réelle. Cette attitude s'explique selon nous par plusieurs raisons, dont la première est le tempérament même de l'Arpinate, porté en philosophie comme en politique à la recherche du consensus, chaque fois qu'il estimait qu'il y avait une chance, même minime, de réaliser celui-ci. A cela il faut ajouter le fait que, traitant de sujets de caractère politique, au sens large, il n'avait pas à approfondir des divergences qui portaient surtout sur le problème de la connaissance. Enfin, il admirait certainement trop Socrate et Platon pour que les querelles des héritiers lui fis sent oublier la splendeur de l'héritage. Mais l'interprétation que nous proposons se heurte à une difficulté assez considérable : ce doute modéré, cette obstination à affirmer l'unité de l'Académie, ne constituaient-ils pas précisément les traits dominants de la phi losophie de Philon de Larissa et n'avons-nous pas, en fait, renforcé la thèse d'un Cicéron à tout jamais marqué par l'influence du scholarque? Ne pas choisir, n'était-ce pas, en définitive comme l'a dit A. Michel à propos de la digression du De oratore III, choisir Phi lon238? Il est certain que ce dernier, au moins en partie parce qu'Antiochus se réclamait de l'Ancienne Académie et du Lycée, avait reformulé la dialectique néoacadémicienne de manière à démont rer, plus facilement que ne l'avaient fait ses prédécesseurs, qu'il n'y avait jamais eu de rupture dans l'école platonicienne et que sa pensée n'était pas nécessairement en contradiction avec celle d'Aristote 239. Peut-on cependant s'en tenir aux doctrines elles-mê mes et faire abstraction du comportement de ceux qui les défen dent? Nous le savons par les Académiques, Philon et l'Ascalonite
238 A. Michel, La digression . . ., p. 186. 239 Cf. notre article Cicéron et la Quatrième Académie, p. 38.
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s'étaient affrontés avec une violence extrême, le maître accusant son ancien disciple d'être passé au stoïcisme sous prétexte de retrouver une authenticité perdue et celui-ci répliquant que le scholarque était un affabulateur qui travestissait l'histoire de l'éco le platonicienne240. Or, pendant près d'un demi-siècle Cicéron n'a rien dit de ce conflit et, quand bien même donc on refuserait toute originalité doctrinale à sa position, il faudrait lui reconnaître le mérite d'avoir su faire abstraction de tout le contexte polémique dans lequel lui avait été dispensé l'enseignement de Philon comme celui d'Antiochus. Nous croyons, quant à nous, qu'il a écouté ces deux maîtres, l'un avec ferveur, l'autre avec une attention n'ex cluant pas l'esprit critique, qu'il a perçu ce qu'il y avait de com mun entre eux malgré leurs invectives réciproques et que, par pietas à leur égard tout autant que par conviction philosophique, il a très longtemps mis en valeur ce qui les unissait beaucoup plus que ce qui les séparait. Mais cette constatation entraîne inévitablement une question : pourquoi après avoir pendant tant de décennies fait abstraction du conflit entre les deux Académiciens, a-t-il éprouvé le besoin de l'évoquer et de l'analyser? Pourquoi s'est-il engagé si net tement du côté de la Nouvelle Académie, alors que jusque-là il avait maintenu une certaine ambiguïté? Assurément il y a eu changem ent241, et avant de proposer une interprétation de celui-ci, il convient de recenser les arguments par lesquels Cicéron lui-même a justifié dans cette partie de son œuvre son enthousiasme pour la tradition d'Arcésilas, de Camèade et de Philon de Larissa.
240 Cicéron, Luc, 4, 12; 6, 18; 22, 69-71. 241 Cf. Cicéron, Ac. post., I, 4, 14. Il s'agit là d'un passage d'une extrême importance que, depuis Reid, éd. Academica, p. 15, on a tendance à minimiser quand on veut souligner la fidélité de Cicéron à la Nouvelle Académie, cf. par exemple, O. Gigon, Cicero ..., ρ. 232. Il est certain que la phrase de Varron : Relictam a te ueterem illam . . . tractari autem nouam se réfère au fait que Cicé ron, après avoir écrit des œuvres politiques inspirées de l'Ancienne Académie, va exposer dans les Académiques la philosophie de la Nouvelle. J. S. Reid, loc. cit., a justement remarqué que l'emploi du verbe tractari, suggérant une œuvre écrite, rompt quelque peu la fiction du dialogue. Cependant, il a négligé la phrase suivante où Cicéron compare, sur le mode ironique il est vrai, son chan gement de référence philosophique au passage d'Antiochus de la Nouvelle à l'Ancienne Académie : «Quid ergo?», inquam. «Antiocho id magis licuerit, nostro familiari, remigrare in domum ueterem e noua quant nobis in nouam e uetere?». Ce ton plaisant, que l'on retrouve dans l'explication proposée («les choses les plus récentes sont les plus exemptes de défauts et les plus parfaites»), nous apparaît comme une manière habile d'éluder un problème dont la réalité n'est pas niée.
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Les arguments de Cicéron Dans cet ensemble, une place importante est accordée à la relation (au début du De fato nous trouvons même le terme de societas) qu'entretiennent la philosophie néocadémicienne et l'él oquence : « celle-ci emprunte sa finesse à l'Académie et lui rend en retour l'abondance du discours et les ornements de la parole»242. Cette complémentarité est illustrée dans le De natura deorum par Cotta à qui Velleius dit : «je n'aurais pas redouté un Académicien dépourvu de talent oratoire, ni sans cette philosophie un rhéteur même éloquent, mais toi, Cotta, tu as été bon dans l'un et l'autre domaine»243. Elle ne résulte évidemment pas du hasard, mais du fait que l'Académicien, comme l'orateur, ne cherche pas à s'enfe rmer dans l'ésotérisme et exprime, au contraire, «des idées qui ne diffèrent pas beaucoup de l'opinion commune»244. Toutefois, quelle que soit l'importance que Cicéron, orateur formé ex Academiae spatiis245, accorde à cette harmonie de la parole et de la recherche philosophique, celle-ci ne suffit pas à elle seule à expliquer sa pré férence pour la Nouvelle Académie, puisque nous avons vu que dans le De oratore il était conseillé à celui qui voudrait dépasser l'éloquence des rhéteurs de s'adresser indifféremment aux disci ples de Camèade ou à ceux d'Aristote. A côté de cet argument, pro pre à justifier l'adhésion à la tradition de l'Académie, plutôt qu'à la seule Nouvelle Académie, l'Arpinate avance donc des raisons qui sont plus spécifiquement philosophiques. Défendre la tradition d'Arcésilas et de Camèade, c'est pour lui non pas se cantonner dans l'affirmation stérile de l'incapacité de l'homme d'acquérir une connaissance certaine, mais faire preuve d'une exigence supérieure dans la recherche de la vérité, l'existen ce de celle-ci étant affirmée sans ambiguïté246. Cette cupiditas ueri uidendi247 , qui est plus grande, plus pure chez le Néoacadémicien 242 Cicéron, Fat., 2, 3 : subtilitatem enim ab Academia mutuatur et ei uicissim reddit ubertatem orationis et ornamenta dicendi. 243 Cicéron, Nat. de., II, 1 : Nam neque indisertum Academicum pertimuissem nec sine ista philosophia rhetorem quamuis eloquentem. 244 Cicéron, Par., pro. 2 : nos ea philosophia plus utimur quae peperit dicendi copiant et in qua dicuntur ea quae non multum discrepent ab opinione populari. 245 Cicéron, Or., 3, 12. Cf. Part, or., 40, 139 : expositae tibi orationis partitiones, quae quidem e media ilia nostra Academia effloruerunt ; Fin., IV, 3, 5, où est fait l'éloge des préceptes rhétoriques de l'Ancienne Académie. 246 Cicéron, Nat. de., I, 5, 12 : Non enim sumus ii quibus nihil uerum esse uideatur. Ce n'est pas l'existence de la vérité qui est contestée, mais la possibilité de percevoir celle-ci sans erreur. 247 Cette expression se trouve dans Fin., II, 14, 46. Elle a plusieurs équival ents,cf. en particulier Luc, 20, 65; Nat. de., I, 5, 11; Tusc, 19, 46.
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que chez tout autre philosophe, peut-elle avoir concrètement un terme? Précisément parce qu'il pratique la suspension de l'assent iment, Cicéron ne se prononce pas sur ce point248, et cependant il donne un critère de la vérité dont on peut dire qu'il est à la fois empirique et idéal. Parce que la vérité est une, tout désaccord, tout dissentiment, indique qu'elle n'a pas été trouvée et, a contrario, le consensus des philosophes est l'horizon de la recherche philosophique249. Les dogmatiques affirment chacun leur vérité, indifférents à la contra diction, à la cacophonie des opinions divergentes, tandis que celui qui a pris comme modèles Socrate, Platon et Camèade continue inlassablement à chercher, ut ueritas in omni quaestione explicetur250. W. Burkert a très justement noté que cette exhortation à refuser la defatigatio et son corollaire, l'illusion d'avoir abouti, est platonicienne, qu'elle a son origine dans la formule ού χρή άποκάμνειν, par laquelle Socrate invite ses interlocuteurs à continuer leur effort251, et Cicéron reprend pleinement à son compte cette exigenc e. Rien n'est plus «honteux», plus «indigne de la sagesse» à ses yeux que la temeritas, cette outrecuidante précipitation qui fait que l'on soutient fermement des propositions dont on n'a pas suffisam ment établi la vérité252. Parce qu'il est Romain et qu'il s'adresse à des Romains, c'est à la conscience morale du philosophe qu'il s'adresse en premier lieu, lorsqu'il demande à celui-ci d'éviter la présomption d'affirmer, et c'est pour fuir la temeritas que luimême s'en tient au probable, au vraisemblable. Ces concepts sont évidemment d'une importance capitale et nous aurons à les approf ondir, mais il nous faut souligner dès maintenant que ce probabilisme n'implique pour Cicéron nulle facilité, bien au contraire. La philosophie de la Nouvelle Académie, dit-il dans la préface du De
248 Cicéron, Fin., I, 1, 3 : nee modus est ullus inuestigandi ueri, nisi inueneris, et quaerendi defetigatio turpis est. 249 C'est dans le Lucullus, 112 sq., que se trouve l'évocation la plus frappant e du désaccord des philosophes, cf. également Nat. de., I, 6, 13, où Cicéron invite l'Académie à arbitrer le différend sur la nature des dieux. Le consensus des philosophes, qui marquerait la fin de la recherche, est pour Cicéron le seul valable et il a reproché aux Stoïciens d'avoir invoqué le consensus populaire, cf. Nat. de., III, 4, 11 : Placet igitur tantas res opinione stultorum iudicari? 250 Fin., loc. cit. 251 W. Burkert, op. cit., p. 187, qui cite Prot., 333b; Rép., 445b; Leg., 639a. 252 Cf., par exemple, Dim., I, 4, 7 : cum omnibus in rebus temeritas in adsentiendo errorque turpis est . . .; Nat. de., I, 1 : quid tarn indignum sapientis grauitate et constantia quam aut fabum sentire aut quod non satis explorate perceptum sit et cognitum sine ulla dubitatione defendere? Sur ce concept de temeritas, l'un des points de jonction entre la pratique politique de Cicéron et sa philosophie, cf. infra, p. 633.
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natura deorum253, est incompatible avec la lenteur d'esprit, elle exi ge de connaître tous les systèmes afin de pouvoir soumettre cha cun d'entre eux à la disputano in utramque partent, et de faire pro gresser la connaissance de la vérité. L'Académicien se considère comme un juge254, il se donne pour fin d'apprécier la valeur de cha que argument et cela exige de lui une totale liberté d'esprit; à l'op posé des Pythagoriciens et de leur dévotion pour leur maître (sym bolisée par la formule αυτός εφα)255, il préfère la ratio à Yauctoritas, ce qui lui permet d'affirmer: «nous sommes les seuls à être libres»256. On pourrait trouver qu'il y a là une marque de cette arrogance vigoureusement reprochée aux dogmatiques, si ailleurs Cicéron ne montrait que la tradition socratique telle qu'il l'entend implique le respect de l'auditeur auquel il ne faut rien imposer et dont le jugement doit être laissé integrum ac liberum257. L'explication existentielle Nous nous sommes contenté de résumer là ce que l'Arpinate dit au début de ses traités philosophiques, dans des textes dont l'e xtraordinaire limpidité n'exclut pas une difficulté d'autant plus grande qu'elle provient d'un très subtil amalgame de notions grec ques et latines, philosophiques et politiques. Cet homme qui condamne avec force la temeritas et lui oppose la libertas, qui cher che à déceler le probable à travers des discours contradictoires, c'est le Cicéron de la Nouvelle Académie, mais c'était déjà celui du forum. La continuité entre l'homme public et le philosophe est incontestable258 et cependant la permanence des concepts ne doit pas faire sous-estimer l'évolution, la maturation provoquées par de terribles épreuves. Quand il conçoit son projet de corpus philoso phique, Cicéron vient de vivre une guerre civile et de perdre sa fil253 Cicéron, Nat. de., I, 5, 11. 254 Cicéron dit, ibid., 10, que ce qu'il importe d'apprécier, c'est le poids des arguments (rationis momenta), non l'autorité de ceux qui parlent. 255 Ibid. Sur la formule pythagoricienne, on trouvera un exposé complet des témoignages dans l'excellente note d'A. S. Pease ad loc. Pease remarque très jus tement que Cicéron a dû être informé de cette tradition pythagoricienne par son ami P. Nigidius Figulus, dont il est question au début de la traduction du Timée. 256 Cicéron, Tusc, V, 29, 83 : Utamur igitur liberiate qua nobis solis in philosophia licet uti; Luc, 3, 8 : Hoc autem liberiores et solutiores sumus, quod integra nobis est iudicandi potestas. 257 Cette expression se trouve dans Diu., II, 72, 150. 258 A. Michel, op. cit., passim. Sur cette question, on se reportera également au précieux ouvrage de H. Ranft, Quaestiones philosophicae ad orationes Ciceronis pertinentes, Leipzig, 1912.
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le. Comment apprécier le poids de ces drames terribles dans sa décision d'aller aussi loin que possible dans l'étude de tous les pro blèmes philosophiques et dans sa volonté de ressusciter la méthod e, la dialectique de la Nouvelle Académie259? Lorsqu'il parle lui-même de la guerre civile dans les prooemia, c'est surtout pour montrer qu'en le réduisant à un otiwn peu glo rieux, elle l'a conduit à pratiquer la philosophie bien plus intensé ment qu'auparavant, pour se rendre utile à ses concitoyens, et tout particulièrement à la jeunesse260. En des termes simples et émouv ants, il dit son désir de travailler encore rei publicae causa, au moment où la concentration des pouvoirs entre les mains d'un seul homme le tient à l'écart du gouvernement de la cité. Cet aspect des choses n'est assurément pas négligeable, ne serait-ce que parce que la vocation pédagogique ainsi affirmée est en parfaite harmonie avec la culture universelle qu'exige aux yeux de Cicéron la philoso phie de la Nouvelle Académie. Mais il suffit de lire la correspon dance pour se convaincre que la relation entre la guerre et la déci sion de mettre en œuvre le corpus philosophique fut plus profonde et plus complexe que l'Arpinate, par pudeur, ne l'affirme. Pour lui, comme pour tous les Romains épris de philosophie, le conflit qui déchira la cité fut le moment où des questions philo sophiques qui pouvaient paraître abstraites ou livresques se révélè rent d'une quotidienne et dramatique actualité. Ainsi, le problème de Γέποχή, de la suspension du jugement et du choix de la plus probable des solutions, Cicéron le vécut concrètement, confronté à l'alternative de suivre Pompée ou de rester en Italie, avant de le théoriser dans les Académiques261 . De même, la reflexion sur le sou verain bien, sur l'autarcie du bonheur du sage, n'avait plus rien de scolastique lorsque l'exemple de Caton venait montrer que l'éth iquestoïcienne n'était pas nécessairement une utopie et que la vertu
259 II ne s'agit pas évidemment d'établir de manière simpliste une causalité automatique entre la vie et l'œuvre, mais d'analyser ce qui dans la situation politique et personnelle de l'Arpinate permet de mieux comprendre le corpus philosophique cicéronien. 260 Ce thème est fréquent dans les prooemia, cf. Luc, 2, 6; Ac. post., I, 3, 1 1 ; Tusc, I, 1 et II, 1 ; Nat. de., I, 4, 7; Dim., I, 6, 11 ; Off., Π, 1, 4. 261 Parmi les très nombreuses lettres dans lesquelles Cicéron s'interroge sur la conduite à tenir à ce moment, nous citerons tout particulièrement Au., VIII, 3, du 18 février 49, qui est construite comme une disputatio in utramque part ent, avec une articulation très nette au § 3 : in hac parte haec sunt; uide nunc quae sint in altera. Malgré son désarroi, l'Arpinate reste suffisamment lucide pour écrire au sujet de Pompée et de César, dans Att., VIII, 11, 2 : Sec? neutri σκοπός est Me ut nos beati simus; uterque regnare uult. Le choix qui s'impose à lui-même concerne donc non la fin morale, le τέλος, mais le καθήκον, i'officium.
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pouvait être vécue hic et nunc, sans les atermoiements et les approximations d'une démarche académicienne262. La dictature de César, enfin, redonnait un contenu concret au thème platonicien du tyran, devenu depuis longtemps un lieu commun des écoles rhé toriques et philosophiques, et posait dans le flux même de l'Histoi re le problème du dogmatisme, de la prétention d'un individu à imposer sa vérité, à établir comme règle cet ipse dixit, tout aussi blâmable pour l'Arpinate en politique qu'en philosophie263. Si, comme l'affirme quelque part Epictète, la philosophie naît de la conscience qu'ont les hommes du conflit qui les oppose et de la volonté d'expliquer celui-ci, on peut donc dire que l'Histoire fut à l'égard de Cicéron un pédagogue sans complaisance264. Pour cet homme qui répugnait profondément à la violence et qui aspirait au consensus, la guerre civile fut non seulement la forme paroxysti que de cette division de la cité que Lélius déplorait déjà dans le De republica265, quand il reprochait à ses amis de s'intéresser à la parhélie au lieu de s'interroger sur la scission politique consécutive au tribunat de Tibérius Gracchus, mais aussi la terrible expérience de l'échec de la raison devant la force du dissensus266. Sans doute ne se faisait-il plus depuis longtemps d'illusion sur la situation de la République et pourtant il gardait en lui, le Pro Sestio le montre avec éclat267, l'espoir qu'il y avait encore dans la cité suffisamment de forces saines pour conjurer cette dégénérescence. Jusqu'au bout, il tenta de réconcilier les adversaires, multipliant les lettres à César et les démarches à Pompée qu'il nous dit lui-même avoir
262 Cicéron n'exclut pas de se comporter comme Caton, mais il semble considérer que le héros stoïcien se résigna à une nécessité que lui, pour sa part, tient à prévenir, cf. la fameuse lettre à Papirius Pétus, Fam., IX, 18, 2 : -At Caio praeclare (periit). - lam istuc quidem, cum uolemus, licebit; demus modo opérant ne tant necesse nobis sit quant illi fuit, id quod agimus. Cicéron, qui affirmera dans le De fato le pouvoir de la volonté humaine, n'est pas disposé à se laisser prendre dans la trame du Destin. 263 Ce n'est sans doute pas par hasard si nous trouvons associées en Nat. de., I, 4, 7, une allusion à la dictature de César et la condamnation du dogmatis me philosophique. Il est vrai que dans ce texte Cicéron se montre assez compréhensif à l'égard du nouveau régime, mais il suffit de lire Diu., II, 2, 7, écrit après la mort du dictateur, pour comprendre que dans le passage du Nat. de. que nous venons de citer, Cicéron s'était censuré lui-même. 264 Epictète, Entretiens, II, 11, 13. 265 Cicéron, Rep., I, 19, 31. 266 Cicéron n'hésite pas à dire (cf. Fam., XVI, 12, 2 du 27 janvier 49) que la folie s'est emparée de la cité : «une étrange fureur avait saisi non seulement les mauvais citoyens, mais ceux qui passent pour bons : ils brûlaient d'en venir aux mains, et moi je criais que la guerre civile est le pire des fléaux ». 267 Nous pensons évidemment au célèbre passage sur les optumates, Pro Sestio, 45, 96 sq.
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voulu exhorter à la concordici268. Son échec personnel, celui de la République, il pouvait le méditer en termes historiques, et la cor respondance révèle à quel point cette réflexion fut éprouvante, douloureuse269, mais un homme formé à la discipline à la fois rhé torique et philosophique de la θέσις se devait d'aller plus loin et de s'interroger sur l'origine et le sens du dissensus210. Est-ce donc un hasard si, après avoir vécu le déchirement de sa patrie, il décide de se consacrer à étudier les divisions de la cité des philosophes? Auparavant il ne s'était guère attardé sur les divergences entre les différentes écoles, préférant s'en tenir à cette idée qu'il existait entre les meilleures d'entre elles un accord profond et que donc il ne convenait guère de s'attarder à des querelles verbales271. Les Académiques, au contraire, marquent l'apparition dans son œuvre, nous semble-t-il, d'une attention, d'une sensibilité nouvelles au conflit des opinions, ce qui ne signifie nullement qu'ait été annihilé en lui cet optimisme impénitent qui continue à lui faire croire au dépassement des conflits. L'expérience de la guerre n'a pas fait de lui un Gorgias ou un Calliclès, elle lui a montré jusqu'où peut aller la violence dans le monde de la δόξα, elle a suscité en lui le besoin de comprendre et le désir d'espérer272. Or, la philosophie de la Nouvelle Académie, telle que nous la trouverons dans les œuvres de cette période, sera tout entière dans cette idée que les dissent imentsdoivent être examinés avec soin, c'est-à-dire sans minimiser en rien leur virulence, et en même temps considérés comme le point de départ nécessaire pour la recherche de cette vérité dont les différentes thèses en présence sont les idoles, proches ou loin taines. Ce n'est pas immédiatement qu'a été conçu le projet d'utiliser
268 Plutarque, Cicéron, 37, 1 : «II multipliait les conseils à titre personnel par ses lettres à César et, d'autre part, par ses démarches auprès de Pompée, tâchait de les adoucir et de les calmer l'un et l'autre ». Lui-même fait état de ces démarches dans la correspondance, cf. Au., VII, 3, 5 et surtout Fam., XVI, 12, 2 : «pour moi, dès que je fus arrivé à Rome, je n'ai cessé de parler et d'agir en vue de la concorde». Le Césarien Balbus n'hésita pas à utiliser ce thème de la concorde pour essayer d'amadouer Cicéron, comme le montre la lettre qu'il lui envoya au tout début du mois de mars 49 ÇAtt., VIII, 15 A). 269 On peut le constater en lisant notamment les lettres Fam., VII, 3 (à Marius); Fam., IX, 2, 5, 6, 7 (à Varron); Fam., IX, 16 (à Papirius Pétus). 270 Le fait qu'au milieu même du conflit il pensa la situation en termes de «thèse» est prouvé par la lettre Ait., IX, 4, du 10 ou 11 mars 49, écrite en grec et qui est une longue méditation sur la conduite à tenir lorsque la patrie est tom bée sous la domination d'un tyran. 271 Cf. Leg., I, 20, 53-21, 56. 272 Très significative à cet égard est l'exhortation à Brutus {Brutus, 97, 331), qui montre que l'Arpinate, au moment même où sa situation est la plus critique, croit encore à l'avenir de la République.
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la philosophie pour comprendre et exprimer au moins une partie de l'expérience de la guerre. Entre le retour en Italie et ÏHortensius il y a eu ce qu'on pourrait appeler un temps de latence pendant lequel Cicéron, comme s'il était porté par l'élan qui lui avait fait écrire le De oratore, a voulu parfaire sa réflexion sur la rhétorique. Et pourtant les œuvres de l'année 46 ont déjà leur spécificité, elles témoignent des événements récents et préparent la vaste product ion philosophique. Dans YOrator, l'idéalisme qui sous-tendait déjà le De oratore se trouve affirmé et assumé avec une netteté et une rigueur telles qu'il donne à l'œuvre sa structure et fait que celle-ci n'est pas différente dans son principe des Tusculanes, où l'interro gationportera sur la perfection non plus de l'orateur, mais du sage273. Le Brutus dit non seulement l'histoire de l'éloquence romain e, mais aussi, à travers ces pôles du livre que sont l'adieu à Hortensius et l'exhortation à Brutus, la nostalgie du passé, la tristesse du présent, et l'espérance, malgré tout, de temps meilleurs274. Et surtout, cette même année a été celle de la rédaction des Para doxes, que Cicéron a présentés comme des exercices d'école et dont la recherche récente a montré qu'ils étaient en fait une méditation profonde sur les bouleversements de la réalité romaine et la pre mière tentative de l'Arpinate pour transmuer son désarroi devant ceux-ci en œuvre philosophique275. Le projet qui s'esquissait ne se serait peut-être pas concrétisé si à l'accablement de l'homme public n'était venue s'ajouter la dou leur du père. Personne n'a songé à nier la sincérité de celle-ci, mais en revanche on a mal compris, voire raillé, sa volonté de diviniser Tullia, de lui construire un fanum, on y a vu une preuve supplé mentaire de sa vanité ou, plus sereinement, «un acte de foi sans illusion»276. Pourtant, n'y-a-t-il pas dans cette expérience simulta née de la souffrance la plus humaine et du désir d'identification à la divinité (Γόμοίωσις θεφ277 des Platoniciens), dans cette tension entre la volonté de croire et un esprit critique toujours présent, la
273 Cf. infra, p. 490-492. 274 Brutus, loc. cit. 275 Cf. supra, p. 105, n. 192. 276 J. M. André, La philosophie religieuse de Cicéron. Dualisme académique et tripartition varronienne, dans Ciceroniana, Hommages à K. Kumaniecki, Leyde, 1975, (p. 11-21), p. 11. Sur cette question, cf. P. Boyancé, L'apothéose de Tull ia, dans REA, 46, 1949, p. 179-184 et P. Grimai, Les jardins . . ., p. 364. 277 Sur ce concept, cf. infra, p. 341, n. 17 et l'article de C. Moreschini, Die Stellung des Apuleius und des Gaios Schule innerhalb des Mittelplatonismus, dans Der Mittelplatonismus, C. Zintzen éd., Damstadt, 1981, p. 219-274, qui mont rela place considérable de cette όμοίωσις dans la pensée des deux philosophes cités ; on se référera également à l'ouvrage classique de J. Dillon, The middle Platonists, Londres, 1972, p. 43-45.
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double polarité de la faiblesse humaine et de l'idéal, en fonction de laquelle s'organiseront tous ses textes philosophiques? Sans doute celle-ci était-elle déjà présente dans le De republica ou le De legibus tout comme dans le De oratore, mais à travers la médiation du poli tique. La guerre civile, la mort de Tullia, auront donc conduit Cicé ron à inverser en quelque sorte sa démarche, à raisonner non plus à partir de la cité, mais de questions philosophiques générales, qui tout en le passionnant par elles-mêmes, étaient aussi pour lui une autre manière, plus épurée, plus secrète, de continuer à s'interro ger sur le destin de Rome et sur le sens de sa propre vie. Au terme de cette étude, nous croyons pouvoir affirmer que le problème de l'évolution philosophique de Cicéron ne saurait être envisagé du seul point de vue de sa fidélité à la Nouvelle Académie. Raisonner ainsi, dans l'abstrait, c'est précisément commettre la faute contre laquelle Cicéron lui-même nous met en garde quand il déplore dans le De oratore que l'on ait dissocié la philosophie de l'être humain dans sa totalité. Nous avons tenté, sans prétendre nullement être exhaustif, une approche plus complète, tenant compte non seulement des textes philosophiques eux-mêmes, mais aussi de la tradition dans laquelle s'est enraciné le choix cicéronien et de l'influence que les événe ments ont pu avoir sur la façon dont il a vécu et exprimé son att achement à l'Académie. Cela nous suggère un rapprochement qui surprendra peut-être. Nous avons remarqué au début de ce chapit re que Montaigne, qui éprouvait une forte antipathie pour l'Arpinate, réaction sans doute contre le cicéronianisme de ses maîtres au collège de Guyenne, se mit fort tard, après 1588, à ajouter aux premières éditions des Essais de très nombreuses citations cicéroniennes, empruntées surtout aux Académiques et aux Tusculanes, comme si, après coup et en quelque sorte à contre-cœur, il s'aper cevait que cette pensée qui lui avait d'abord paru étrangère était par bien des aspects proche de la sienne. Or, l'œuvre de Montaigne et cette partie de celle de Cicéron ont l'une et l'autre pour arrièreplan, si ce n'est pour origine, la guerre civile et la mort d'un être cher.
DEUXIÈME PARTIE
L'ŒUVRE. LES SOURCES
CHAPITRE I
L'ÉLABORATION DES ACADÉMIQUES
Les péripéties A quel moment Cicéron a-t-il commencé à rédiger les Académi ques? Bien que la correspondance ne nous donne aucune informat ion précise à ce sujet, il est possible de parvenir à une date approximative en interprétant un certain nombre d'allusions. C'est ainsi que dans sa lettre du 7 mars 45, envoyée d'Astura, il écrit à Atticus : « La solitude, dans ces lieux, me tourmente moins que l'affluence dans les tiens. Toi seul me manques; mais je me livre à mes travaux littéraires aussi facilement que si j'étais dans ma maison de Rome» 1. Quels pouvaient être les «travaux» en question? La Consolation étant terminée, il s'agissait sans doute de l'Hortensius et peut-être aussi déjà de la préparation des Académiques 2. La recherche de documentation pour cette œuvre semble, en effet, attestée de manière plus précise dans une lettre du 19 mars, où Cicéron s'informe à propos de l'ambassade de Camèade à Rome, demandant quel fut l'objet du litige, qui dirigeait alors le Jardin à Athènes et quels étaient les hommes politiques en vue 3. Or cet épi sode est évoqué dans le Lucullus, à propos de la méprise du prê teur A. Albinus qui s'adressa à Camèade en croyant que celui-ci était le scholarque du Portique 4. 1 Cicéron, Att., XIII, 13, 1 : Me haec solitudo minus stimulât quam ista celebritas. Te unum desidero; sed litteris non difficilius utor quam si domi essem. 2 Sur le problème général de la chronologie des Académiques, cf. M. Ruch, λ propos de la chronologie et de la genèse des «Académiques» et du «De finibus», dans AC, 19, 1950, p. 13-26, ainsi que les remarques très judicieuses de J. Beaujeu, dans son édition de la correspondance, t. VIII, appendice II, p. 302-321. 3 Cicéron, Att., XII, 23, 2 : Quibus consulibus Carneades et ea legatio Romam uenerit scriptum est in tuo Annali; haec nunc quaero, quae causa fuerit : de Oropo, opinor, sed certum nescio; et, si ita est, quae controuersiae. Praeterea, qui eo temporenobilis Epicureus fuerit Athenisque praefuerit hortis, qui etiam Athenis πολιτικοί fuerint illustres. Quae te etiam ex Apollodori puto posse inuenire. 4 Luc, 45, 137. J. Glucker, Antiochus, p. 40, a considéré que cette demande de renseignements concernait non pas le Lucullus, mais Fin., II, 8, 59. Cepend ant,s'il est exact que dans ce passage Cicéron cite une pensée de Camèade, il
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La rédaction de l'œuvre ne dura, en tout cas, pas plus de deux mois, ce qui paraît assurément très court, étant donné le caractère ardu de ces dialogues, mais cette rapidité s'explique fort bien si l'on tient compte de la prodigieuse capacité de travail dont faisait preuve alors Cicéron5. Le 13 mai, donc, il annonce à son ami qu'il vient de terminer duo magna συντάγματα et, bien que le sens précis du terme grec soit controversé, il est hors de doute que la première version des Académiques était alors prête pour l'édition6. De fait, Atticus recevra peu de temps après le Catulus et le Lucullus agré mentés de nova prohoemia dans lesquels était fait l'éloge des deux principaux personnages7. L'histoire de l'élaboration des Académiques aurait pu s'arrêter là, si Cicéron n'avait eu très vite conscience du caractère invra isemblable d'un dialogue dans lequel Catulus et Lucullus discu taient de questions philosophiques exigeant des connaissances très précises qu'ils n'avaient jamais eues. Il décida donc de leur substi tuerBrutus et Caton, authentiques philosophes, rompus à ce genre de problèmes, se promettant de «dédommager» ailleurs les optimatess. C'est alors qu'il reçut le 23 juin une lettre d'Atticus lui suggé-
le fait sans se référer expressément à l'ambassade. Ni le Lucullus ni Fin., II, ne contiennent exactement les informations demandées, mais il nous semble que le premier correspond quand même mieux au contenu de la lettre. Sur la chronol ogiecomparée des Academica et du De Finibus, cf. M. Ruch, Le prooemium philosophique chez Cicéron, Strasbourg, 1958, p. 152-168. 5 Cf. Fam., 9, 26, 4 : cotidie aliquid legitur aut scribitur et Att., XII, 38, 1 : ai ego hic scribendo dies totos nihil equidem leuor, sed tarnen aberro. 6 Cicéron, Ait., XII, 44, 4 = 45, 1 : ego hic duo magna συντάγματα absolut. Que désigne le terme grec? J. S. Reid, éd. Academica, p. 31, n. 1, affirme que, contrairement à ούνταξις, qui désigne toujours chez Cicéron une œuvre complèt e, σύνταγμα et σύγγραμμα sont employés à propos des différents livres ou part ies d'une même œuvre. Pour lui, les deux συντάγματα sont donc selon toute vraisemblance le Catulus et le Lucullus. La démonstration de Reid a été contes tée par T. J. Hunt, The textual tradition of Cicero's Academicus primus, Diss. Exeter, 1967 (cité par J. Glucker, p. 407), pour qui le terme σύνταγμα pourrait tout aussi bien désigner une œuvre composée. Cependant, Glucker semble mal gré tout se ranger à l'opinion générale qui est que les συντάγματα désignent les deux dialogues de la première version des Académiques. 7 Dans la lettre à Atticus du 29 mai {Att. XIII, 32, 3) Cicéron écrit : Torquatus Romae est; misi ut tibi daretur. Catulum et Lucullum, ut opinor, antea; his libris noua prohoemia sunt addita, quibus eorum uterque laudatur. 8 Cicéron, Att., XIII, 16, 1 : Primo fuit Catuli, Luculli, Hortensi; deinde, quia παρά το πρέπον uidebatur, quod erat hominibus nota non illa quidem άπαιδεοσία sed in his rebus άτριψία, simul ac ueni ad uittam eosdem illos sermones ad Catonem Brutumque transtuli. L'allusion à l'arrivée à la villa d'Arpinum permet de dater du 22 juin cette substitution, ou plus exactement ce projet de substitut ion. C'est dans une lettre écrite le lendemain (Att., XIII, 12, 3) qu'est exprimée l'intention de faire participer Catulus et Lucullus à un autre dialogue.
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rant de donner un rôle à Varron dans un de ses dialogues 9. Tout en soulignant que le polygraphe, qui lui avait assuré deux années auparavant qu'il lui dédierait une œuvre importante, ne s'était jamais acquitté de cette promesse, Cicéron accepta de modifier une fois encore les Académiques et de confier à Varron la défense de la doctrine d'Antiochus d'Ascalon, leur maître commun 10. Dès le 25 juin, il écrivit à Atticus : « Décidé par ce que tu m'as dit de Varron dans ta lettre, j'ai retiré toute l'Académie aux membres de la haute noblesse pour l'attribuer à notre confrère et de deux livres j'en ai fait quatre. L'ensemble est plus imposant malgré de nombreuses suppressions» u. Trois jours plus tard, la dernière version de l'œu vreétait terminée 12. On imaginerait volontiers qu'à partir de cette date Cicéron ne s'intéressa plus qu'aux détails techniques de la publication de l'œu vre. Or il en fut tout autrement, puisque aussitôt après l'annonce de l'achèvement de ces livres il demanda à son ami s'il estimait vraiment qu'il fallait les dédier à Varron 13, et la lecture des lettres suivantes donne l'étrange impression que les Académiques alors terminés étaient encore, pour ainsi dire, des dialogues en quête de personnages. Le 29 juin, l'Arpinate repousse la suggestion d'Atticus de faire figurer Cotta dans cette œuvre, ce qui le contraindrait à n'être lui-même qu'un «personnage muet», et il demande alors à son correspondant s'il est vraiment nécessaire de «donner ces livres à Varron» u. Le lendemain, il envoie son texte à Rome pour
9 Le problème de la chronologie comparée des lettres à Atticus 12 et 16 est fort complexe et J. Glucker, op. cit., p. 420-423 a avancé des arguments en faveur de l'antériorité de la lettre 16, qu'il date du 23 juin (datation traditionnell e : 27 juin), alors qu'il propose pour la lettre 12 le 24 juin (datation traditionnell e : le 23 juin). Cependant son argumentation se heurte à l'objection suivante : dans la lettre 12, Cicéron écrit ad Varronem trans feramus, dans la lettre 16, 1 : illam Άκαδημικήν σύνταξιν totam ad Varronem traduximus. 10 Cicéron, Att., XIII, 12, 3. Varron avait promis en 47 à Cicéron de lui dédier le De lingua latina, à l'exception du De etymologia publié et dédié à Septumius, cf. J. Beaujeu, op. cit., p. 260. Il est à noter qu'en dépit de ses réticences Cicéron fut sur le fond heureux de la suggestion d'Atticus, cf. Att., XIII, 19, 5 : itaque ut legi tuas de Vairone, tamquam έρμωον adripui. 11 Cicéron, Att., XIII, 13, 1 : Commotus tuis litteris, quad ad me de Varrone scripseras, totam Academiam ab hominibus nobilissimis transtuli ad nostrum sodalem et e duobus libris contuli in quattuor. Grandiores sunt omnino quant er ont Uli; sed tarnen multa detracta. 12 Cicéron, Att., XIII, 18, 2 : perfect sane argutulos libros ad Varronem. La rapidité d'une telle transformation exclut évidemment qu'il y ait eu des modifi cations de fond. 13 Ibid., 14, 2, du 26 juin : Illud etiam atque etiam considères uelim, placeatne tibi mitti ad Varronem quod scripsimus. 14 Ibid., 19, 3.
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le faire copier, mais, quelques jours après, il écrit à Atticus qu'il souhaite lui exposer les raisons de son hésitation avant de faire l'envoi à Varron15, et tout montre qu'il eût souhaité que son ami prît sur lui la responsabilité de cette dédicace16. Devant le peu d'enthousiasme de celui-ci à décider du destin de l'œuvre, il finit même par se demander, en ironisant sur lui-même («ô volage Aca démie, fidèle à sa nature! un jour dans un sens, un jour dans l'au tre»)17, s'il ne substituera pas Brutus à Varron. Et quel cri de sou lagement lorsqu'il apprend que les livres ont été enfin remis à Var ron : tu tarnen ausus es Varroni dare18l Cicéron et Varron A lire cette correspondance, on comprend que Cicéron, auteur de ces livres, hésitait à s'affirmer Yauctor, le responsable, de la pré sence de Varron dans ceux-ci, d'où son insistance à obtenir la cau tion d'Atticus 19. Une telle attitude est doublement surprenante : d'une part, en effet, il savait que les thèses antiochiennes conve naient parfaitement à Varron, qui avait été l'élève de l'Ascalonite 20, et, d'autre part, lui-même éprouvait une grande fierté d'avoir écrit cette version des Académiques, qu'il estimait bien supérieure à la première. N'affirme-t-il pas, en effet, l'avoir rédigée avec un soin insurpassable 21 ? Pourquoi donc alors de si grandes réticences? Apparemment il répugne à s'en expliquer par écrit et il préfère exposer en tête-à-tête à Atticus les raisons de son indécision22, et cependant, très progressivement, il révèle ses sentiments dans cette affaire, ou du moins une partie de ceux-ci. Ce qu'il redoute, ce n'est pas le reproche que pourrait lui faire l'opinion publique d'avoir cherché à flatter Varron, mais la réaction du personnage lui-même, qu'il décrit à travers une citation de l'Iliade comme un 15 Ibid., 21 a, 1, à propos de l'envoi du texte à Rome pour copie, et 22, 1, où Cicéron écrit : De Varrone non sine causa quid Ubi placeat tarn diligenter exquiro; occurrunt mihi quaedam, sed ea coram. 16 Ibid., 23, 2: de quibus libris me dubitasse, sed tu uideris; 24, 1 : quod egeris id probabo. 17 Ibid., 25, 3, du 12 juillet : Ο Academiam volaticam et sui similem! modo hue, modo Mue. 18 Ibid., 44, 2, du 28 juillet. 19 Très significative est l'expression que l'on trouve dans Au., XIII, 25, 3 : sed etiam atque etiam dico, tuo periculo fiet. 20 Cf. ibid., 12, 3 : sunt Antiochia, quae iste ualde probat; 16, 1 : ecce tuae litterae de Varrone : nemini uisa est aptior Antiochia ratio. 21 Ibid., 19, 3 : eos confeci, et absolut nescio quant bene, sed ita accurate ut nihil posset supra. 22 Cf. supra, n. 15.
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δεινός άνήρ, capable de «faire des reproches à des gens sans repro che » 23. D'où la crainte qui le rend si hésitant : Varron ne s'estimera-t-il pas mal traité dans ces dialogues, ne croira-t-il pas que leur auteur a voulu briller à ses dépens? Est-ce pour conjurer cette appréhension ou parce qu'il estime avoir réellement mieux défen du la cause de Varron que la sienne propre, en tout cas il tient au sujet de ces Academica des propos assez surprenants : «Je n'ai pas réussi à donner l'avantage à la cause que je défends. De fait, les arguments d'Antiochus sont des plus convaincants : dans la forme que j'ai pris grand soin de leur donner, ils ont la pénétration d'An tiochus et mon élégance de style, si j'en suis pourvu»24. Si l'on admet que cette déclaration est sincère - et rien ne permet de prouver le contraire - il faut lui accorder une importance certaine pour l'interprétation générale de la philosophie cicéronienne : le fait que l'Arpinate ait continué à soutenir la Nouvelle Académie tout en estimant sa théorie de la connaissance moins vraisemblable que celle d'Antiochus nous confirme que le pourquoi de son orien tation philosophique doit être cherché ailleurs que dans un scepti cisme purement gnoséologique. Dans cette correspondance, qui nous a permis de retracer dans ses grandes lignes l'élaboration des Académiques, nous avons vu un Cicéron bien différent de l'image caricaturale que l'on s'est trop souvent plu à donner de lui. Loin de proclamer une quelconque autosatisfaction, il s'interroge sur son œuvre et n'hésite pas à faire preuve d'humour à l'égard de lui-même, conscient du caractère excessif de ses inquiétudes et de ses scrupules concernant Varron. Mais n'y avait-il dans ses atermoiements, dans son irrésolution, rien d'autre que la crainte de froisser la susceptibilité de l'omnis cient et irascible destinataire? Il nous semble, au contraire, que, pour donner tout son sens à cette explication, il faut l'enraciner dans l'analyse de ce que furent les relations de Cicéron avec Var ron après le retour en Italie25. Alors que nous n'avons aucune trace de correspondance entre
23 La citation de Ylliade, XI, 654, se trouve dans Att., XIII, 25, 3 : δεινός άνήρ · τάχα κεν και άναίτιον αίτιόωτο. 24 Ibid., 19, 5 : ... non sim consecutus ut superior mea causa uideatur. Sunt enitn uehementer πιθανά Antiochia; quae diligenter a me expressa acumen habent Antiochi, nitorem orationis nostrum, si modo est aliquis in nobis. 25 Sur les relations entre Cicéron et Varron, cf. K. Kumaniecki, Cicerone e Vairone, storia di una conoscenza, dans Athenaeum, N.S. 40, 1962, p. 221^243, qui aboutit à la conclusion qu'il n'y eut jamais une véritable amitié entre ces deux personnages, et ce en raison de leurs tempéraments trop différents. En 59 Cicéron écrivait déjà à Atticus à propos de Varron : « II est, en effet, tu ne l'igno res pas, d'un étrange caractère : esprit tortueux, et qui ...» (Att., II, 25, 1).
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eux deux avant 46, Cicéron semble très désireux, aussitôt revenu à Rome, de nouer des liens plus étroits avec cet homme qu'il présen tera plus tard comme si impressionnant, voire terrifiant. Des let tres qu'il lui adressa alors J. S. Reid a dit qu'elles sont cold, forced and artificial26. Tel n'est pas notre avis et nous pensons, au contraire, que, par leur sincérité même, elles constituent un docu ment très précieux sur l'état d'esprit de Cicéron à un moment cru cial de sa vie. Pourquoi, en effet, ce besoin de se confier à un hom mequi n'avait jamais été de ses intimes, pourquoi cette insistance à le rencontrer, qui lui fait écrire: «c'est pourquoi, que tu préfères Tusculum, Cumes ou encore Rome (ce que je ne souhaite pas du tout) je ferai en sorte, pourvu que nous soyons ensemble, que cha cun de nous deux considère le lieu de rencontre choisi comme le plus approprié possible»27? Le fait d'avoir été ensemble à Dyrrachium ne suffit pas à tout expliquer et il faut, en réalité, imaginer ce que pouvait être le sentiment de solitude de Cicéron à son retour d'Italie28. Méprisé par les Césariens parce qu'il appartenait au camp des vaincus, honni par une partie des Pompéiens parce qu'il avait refusé la lutte à outrance, il se posait certainement autant de questions sur sa conduite passée que sur l'avenir qui l'attendait. Dans ce climat d'hostilité et d'incertitude (m tantis tenebris29, écrit-il), Varron avec sa personnalité massive dut lui apparaître à la fois comme un compagnon de malheur et comme un modèle possible même si, au fond de lui-même, il savait fort bien que, mal gré d'incontestables affinités, il ne pourrait jamais régler sa conduite sur celle du Réatin. Leur communauté de destin est inter prétée dans ces lettres non comme le fruit du hasard, mais plutôt comme la conséquence de leur culture philosophique commune. Au milieu de leurs concitoyens assoiffés de sang, ils ont incarné le refus de la violence bestiale, la conscience que la victoire dans la guerre civile constitue «le terme dernier des maux», le τέλος κακών de philosophes30. Loin de représenter une adhésion sans réserve, leur engagement aux côtés de Pompée fut de l'ordre de Yofficium, cet εΰλογον, ce probabile des philosophes, qui dans un choix consti-
26 J. S. Reid, op. cit., p. 49. Il s'agit des lettres Fam., IX, 1-8. 27 Cicéron, Fam., IX, 1, 2, peu après le 20 avril 46: Quamobrem siue in Tusculano, siue in Cumano ad te placebit siue (quod minime uelim) Romae, dummodo simul simus, perficiam profecto ut id utrique nostrum commodissimum esse iudicetur, trad. pers. 28 Sur l'état d'esprit de Cicéron à cette époque, cf. notamment K. Kumaniecki : Cicerone e la crisi della repubblica romana, Rome, 1973, p. 442 sq.; P. Grimal, Cicéron, p. 320-344. 29 Cicéron, Fam., IX, 2, 2. 30 Ibid., 6, 3 : extremum malorum omnium esse ciuilis belli uictoriam.
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tue la meilleure ou la moins mauvaise des solutions, mais ne suffit pas à entraîner l'assentiment du sage : «nous avons pris le parti du devoir et non celui de l'espérance, nous avons abandonné la cause du désespoir et non celle du devoir31». De même, leur conduite après Pharsale, si décriée, ne correspondait pas au souci égoïste de survivre en abandonnant le combat, elle obéissait à des motivations d'ordre philosophique. Lorsque, dit Cicéron, la cité est ravagée par les conflits, lorsque toute activité politique digne de ce nom est impossible, l'homme qui a pratiqué la philosophie, qui a préparé son âme à affronter toutes les situations, sait que s'obstiner dans ces luttes fratricides serait insensé et que le βίος θεωρητικός repré sente alors la seule alternative raisonnable32. Or Varron est préci sément le seul à avoir atteint au port, à savoir vivre en sage au milieu des bouleversements historiques et des calomnies, et Cicé ron, qui s'est déjà réconcilié avec ses «vieux amis»33, ces livres que les luttes politiques lui avaient fait délaisser, se dit prêt à suivre cet exemple : «je prends modèle autant que je le peux sur ton genre de vie», écrit-il à Varron, «et je trouve dans mes chères études le plus agréable des repos»34. Il avait espéré jusqu'au bout que l'évolution de la guerre d'Afrique lui permettrait de jouer un rôle actif et de contribuer avec quelques amis, dont Varron justement, au rétabli ssement de la concorde35, mais l'annonce du retour de César détruis it ses dernières illusions et il ne lui restait plus qu'à admirer la sagesse de Varron qui avait désormais fait sienne la maxime que nous trouvons dans les Ménippées : legendo atque scribendo uitam procudito36.
31 Ibid., 5, 2 : secuti enim sumus non spem sed officium, reliquimus autem non officium sed desperationem ; le même langage de la philosophie morale se retrouve dans la lettre 7, 2, où Cicéron écrit : nullum est άποπροηγμένον quod non uerear. Nous avons modifié la traduction de J. Beaujeu car il nous semble qu'il faut conserver dans ce passage une véritable première personne du plur iel, Cicéron associant sa conduite à celle de Varron. 32 Ibid., 6, 4-6; sur le problème des Βίοι dans la philosophie de Cicéron cf. M. Kretschmar, Oîium, studia litterarum, φιλοσοφία und βίος θεωρητικός im Leben und Denken Ciceros, Wurzburg-Aumuhle, 1938, et J.-M. André, L'otium dans la vie morale et intellectuelle romaine, Paris, 1966, p. 279 sq. 33 Ibid., 1,2: Scito enim me posteaquam in Urbem uenerim, redisse cum ueteribus amicis, id est cum libris nostris in gratiam. 34 Ibid., 6, 5 : Quod nos quoque imitamur ut possumus et in nostris studiis libentissime conquiescimus ; cf. également 3, 2. 35 Ibid., 2, 2. 36 Varron, frg. 551 Saturarum Menippearum fragmenta, ed. R. Astbury, Bibliotheca Teubneriana, Leipzig, 1985 : «Forge ta vie par la lecture et l'écritu re ». A. Garzetti a écrit très justement au sujet de la conduite de Varron : si inchinò al più forte, senza umiliarse e conservando la sua independenza, dans
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La lecture de ces lettres nous permet donc de mieux comprend re pourquoi Cicéron hésita si longuement à dédier son œuvre à Varron. La suggestion d'Atticus survenait après une période pen dant laquelle il avait éprouvé la force d'âme de l'auteur des Antiquitates, capable après des malheurs assez semblables aux siens, de renoncer sans trop de peine à ce genre de vie «mixte» dont nous savons par Augustin qu'il avait sa préférence37 et de «revenir à ses chères études sans regarder ailleurs», comme l'a dit si joliment G. Boissier38. Mais faire figurer ce sage dans un dialogue philoso phique de type aristotélicien, c'était, en vertu même de la loi inhé rente au genre, le soumettre au principatus de l'auteur et inverser ainsi une hiérarchie que Cicéron lui-même ne songeait nullement à contester39. D'où la crainte que Varron ne prît mal ce qu'il pouvait considérer comme une incroyable outrecuidance. Les relations très complexes entre les deux hommes, faites, en ce qui concerne Cicéron tout au moins, de quelques rancœurs, de solidarité dans le malheur et d'admiration sincère, expliquent que la lettre de dédicace fut si difficile à rédiger40 : «je veux bien être pendu, si jamais je me donne encore autant de mal ! », dit-il à Atticus41. Velegantia, le soin apporté au choix des mots, transparaît partout, avec des jeux subtils sur le rappel de la chose due, Cicéron se dissociant de ses livres, qui pourraient exprimer une réclamat ion (flagitare), alors que lui-même se contente de formuler une demande (rogare)42. L'humour atténue ce que cette recherche pourrait avoir d'un peu contraint, ainsi lorsque le retard de Varron à tenir ses promesses est interprété comme la conséquence d'un trop grand souci de perfection. Quant à l'essentiel, c'est-à-dire la volonté de ne pas offenser le destinataire, elle est tout particulièr ement évidente dans la partie de la lettre où Cicéron annonce la dis tribution des rôles : ampleur et nuances pour attribuer le sien à Varron (tibi dedi partes Antiochinas, quas a te probari intellexisse uidebar), laconisme extrême pour lui-même (mihi sumpsi Philonis), le but étant de ne pas paraître rechercher une quelconque supérioVarrone nel suo tempo, Atti cong. di studi Varroniani, t. 1, Réate, 1976, (p. 91110), p. 98. 37 Augustin, Ciu. Dei, XIX, 3. 38 G. Boissier, Etude sur la vie et les ouvrages de M. T. Varron, Paris, 1861, p. 22. 39 Cicéron, Att., XIII, 19, 4 : Quae autem his temporibus scripsi Άριστοτέλειον morem habent, in quo ita sermo inducitur ceterorum ut penes ipsum sit principatus. Cf. sur ce point les remarques de G. Zoll, Cicero Piatonis aemulus, Zurich, 1962, p. 63-68. 40 Cicéron, Tarn., IX, 8, en date du 10 ou du 11 juillet 45. 41 Cicéron, Att., XIII, 25, 3 : male mi sit, si umquam quicquam tam enitarl 42 Cicéron, Fam., IX, 8, 1.
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rite43. Une discrète allusion au mos dialogorum permettait de rap peler à Varron que la composition d'un tel ouvrage n'était pas lais sée au libre-arbitre de l'auteur, mais correspondait à un certain nombre de règles de la tradition philosophique auxquelles celui-ci devait se plier44. Nous ne savons pas ce que fut la réaction de Var ron en recevant cette lettre et les libri Academici, mais il nous semb le peu probable qu'il ait pu soupçonner quel véritable cas de conscience avait précédé cet envoi. En ce qui concerne Cicéron luimême, il ne devait plus désormais se référer qu'à cette version des Académiques, considérant la première comme bien moins satisfai sante45. Le travail des copistes d'Atticus ne fut cependant pas une iactura, puisque Plutarque lisait encore le Lucullus et que, par le hasard de la transmission des textes, ce dialogue est le seul qui nous soit parvenu intact46. Les deux versions Cicéron ne donne que très peu de détails sur la façon dont se fit le passage des deux livres initiaux aux quatre de la version défi nitive. Nous savons simplement que, malgré de nombreux allége ments, ces derniers étaient grandiores, ce qui signifie que l'œuvre avait un éclat, une élévation plus grands, sans doute parce que l'auteur avait supprimé quelques uns de ces passages trop techni quesqu'il appréciait lui-même fort peu47. Par ailleurs, la dispari tion des personnages d'Hortensius et Catulus simplifiait l'architec ture générale des dialogues, même si leurs rôles étaient, au moins en partie, repris par Varron et Cicéron. Cependant, la rapidité extrême de la transformation, et surtout la comparaison avec le Lucullus des quelques fragments qui nous sont parvenus, nous lais sent penser qu'il n'y eut aucun changement de fond et que pour l'essentiel l'Arpinate se contenta d'organiser différemment la ma-
43 Ibid. 44 Ibid. : Puto fore ut, cum legeris, mirere nos id locutos esse inter nos quod numquam locuti sumus; sed nosti morem dialogorum. 45 Cf. AU., XIII, 13, 1 : Tu illam iacturam feres aequo animo quod ilia quae habes de Academicis frustra descripta sunt; multo tarnen haec erunt splendidiora, breuiora, meliora. 46 Plutarque, Lucullus, 42, 4. En revanche, c'est à la dernière version que se réfèrent Augustin et Lactance. 47 Cicéron, Att., XIII, 13, 1 : grandiores sunt omnino quant erant Uli, sed tarnen multa detracta. Sur l'aversion de Cicéron à l'égard d'un langage philoso phique trop technique, cf. Luc, 48, 147.
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tière des deux premiers dialogues48. Il ne faudrait pas en conclure que cette transformation fut un événement insignifiant. R. Hirzel a très justement noté que la décision de faire figurer dans les dialogues des personnes vivantes, Varron étant la premièr e d'entre elles, illustrait la volonté cicéronienne d'associer les contemporains à l'essor de la littérature philosophique latine49. Mais il y avait beaucoup plus encore dans la suppression des per sonnages de Lucullus, de Catulus et d'Hortensius. En effet, ce qui caractérisait la première version des Académiques, c'était avant tout la volonté d'honorer la mémoire a'homines nobilissimi*0 à l'égard desquels Cicéron ressentait la plus grande admiration par cequ'ils avaient incarné une politique, un art de vivre, à l'opposé de ceux qui triomphaient avec César. Lucullus n'avait-il pas été l'un des hommes les plus en vue de la nobilitas51? Catulus, le défenseur indomptable de la cause sénatoriale52? Hortensius, l'avocat de l'aristocratie, son champion aussi bien au barreau que dans l'arène politique53? Cicéron avait contribué à ce que fût décerné à Lucullus un triomphe dont le tribun Memmius, agissant pour le compte de Pompée, avait voulu le priver, et lui-même avait été proclamé «père de la patrie» par Catulus54. En 61, il avait écrit
48 Ces fragments proviennent d'Augustin, de Lactance et surtout de Non ius. Ils figurent dans l'édition Reid, p. 160-168, et on peut constater que ceux qui proviennent des livres III et IV reprennent textuellement des phrases du discours de Lucullus et de celui de Cicéron respectivement. On est cependant étonné de trouver parmi des fragments que Nonius dit appartenir au troisième livre de la version définitive, deux fragments (18 et 19 Reid) qui correspondent à des passages du discours de Cicéron. Il est impossible de discerner s'il s'agit d'une erreur de Nonius ou d'un indice montrant que l'Arpinate avait malgré tout procédé à un certain nombre de changements dans l'organisation des dis cours. 49 R. Hirzel, Der Dialog, Leipzig, 1895, t. 1, p. 520. 50 Cf. n. 11. Cicéron dit lui-même, Luc, 40, 125, lorsqu'il évoque la possibil ité, toute théorique, de donner son adhésion à Démocrite : semper, enim, ut scitis, Studiosus nobilitatis fui. 51 J. Van Ooteghem, op. cit., p. 207, le définit comme «un grand seigneur de son peuple et de son temps ». 52 Cf. Fam., IX, 15, 2, à L. Papirius Paetus : Catulum mihi narras et illa tempora. Papirius Paetus avait donc cité Catulus comme exemple d'un combat poli tique mené jusqu'au bout. Cf. également Pro Sestio, 57, 121 : Q. Catulus, quem multi alii saepe in senatu patrem patriae nominarant, 53 Hortensius fut consul en 69. Sur sa carrière politique, cf. l'article de la RE, (Hortensius 13), t. 8, 1912, p. 2470-2481. 54 Sur le triomphe de Lucullus, cf. Van Ooteghem, op. cit., p. 163; Cicéron exprime à plusieurs reprises sa reconnaissance à l'égard de Catulus, cf. Pis., 3, 6; Sest., 57, 121; Phil, II, 5, 12. La carrière politique de Catulus est retracée dans le livre de J. Suolahti, The Roman censors, AASF, Β 117, Helsinki, 1963, p. 467-469.
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à Atticus qu'il s'était exprimé au Sénat avant Catulus et Hortensius, curieuse préfiguration de la première version des Académiques55. C'était donc pour lui un geste à la fois de pietas et de résistance politique que de réunir en un dialogue après leur mort et après la défaite de la République des hommes dont il s'était senti politiqu ement et affectivement très proche. Ce souci de les honorer, de leur offrir l'hommage d'une œuvre, était si fort chez lui que dans un premier temps il ne tint aucun compte de la vraisemblance histori que et leur attribua des propos supposant un savoir philosophique qu'ils n'avaient jamais eu. Non qu'ils eussent été totalement incul tes dans ce domaine56! Nous avons vu que Lucullus avait acquis par Antiochus d'Ascalon au moins quelques rudiments de platonis me57; Catulus avait dû entendre souvent son père parler des philo sophes qu'il avait connus et Hortensius, malgré son peu de pen chant pour les spéculations théoriques, avait sans doute tiré de sa longue fréquentation de Cicéron un certain nombre de connaissanc es philosophiques. Mais de là à les faire disserter sur la valeur du sorite ou sur la division des représentations! D'où très vite la recherche d'une «distribution» plus respectueuse de la vraisem blanceet, finalement, le recours à Varron, qui transformait l'hom mage aux amicis amissis, l'adieu nostalgique à une époque, en mar que de révérence, à charge de revanche, à l'égard d'un personnage plus admiré que véritablement aimé. Ainsi donc, même si Cicéron en tant qu'écrivain pouvait s'estimer plus satisfait de sa dernière version, la première, en revanche, par une sorte de surabondance de sens et à travers ses invraisemblances mêmes, inscrivait dans l'œuvre philosophique les bouleversements de l'histoire la plus récente. Les conjectures sur la méthode adoptée par Cicéron pour pas ser du Catulus et du Lucullus aux quatre livres des Academica posteriora diffèrent sur quelques points de détails, à vrai dire invérifia bles, et aussi bien J. S. Reid que M. Plezia ont estimé qu'il avait pour l'essentiel dédoublé chacun des deux dialogues initiaux58. Si 55 Cicéron, Att., I, 13, 2 : Me secundus in dicendo locus habet auctoritatem paene principis et uoluntatem non nimis deuinctam beneficio consults. Tertius est Catulus, quartus, si etiam hoc quaeris, Hortensius. 56 Cicéron a lui-même parfaitement défini pourquoi la présence de ces per sonnages dans le dialogue lui paraissait peu vraisemblable, cf. la note 8 de ce chapitre. En termes modernes on dirait qu'ils manquaient, non de culture mais de spécialisation. 57 Cf. supra, p. 88-89. 58 Voici les principales hypothèses formulées sur le passage du Catulus et du Lucullus à la version définitive. Pour A. B. Krische, Ueber Ciceros Akademika, dans Göttingen Studien, 1845, (p. 126-200), p. 170-188, les deux premiers livres des Academica posteriora reprenaient le Catulus, les deux derniers le Lucullus.
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on laisse de côté donc les problèmes mineurs, tel celui soulevé par Plezia à propos du rôle d 'Atticus et d'une éventuelle apologie de la théorie épicurienne de la connaissance dans la dernière version, il reste néanmoins un problème très considérable pour qui veut com prendre l'équilibre général de l'œuvre : le contenu du Catulus. En effet, alors que le Lucullus nous permet d'imaginer ce qu'étaient les deux derniers libri Academici, en revanche, le long fragment que nous avons du premier de ceux-ci nous laisse à peine entrevoir comment était construit le Catulus et ne nous révèle pas à quoi cor respondait dans ce dialogue la division de la défense de la Nouvelle Académie entre Cicéron et Catulus59. Pour pallier cette lacune et pour réduire autant que possible le caractère arbitraire que comp orte nécessairement toute reconstitution de texte disparu, nous croyons nécessaire d'analyser d'abord tout ce qui nous est parvenu des Académiques, puis d'étudier la question des sources, de façon à avoir le plus grand nombre d'éléments nous permettant de com prendre ce qu'était l'architecture de chacune des versions de l'œu vre.
De manière plus précise, le livre II contenait, selon lui, un discours de Cicéron contre le dogmatisme antiochien, le livre III un discours de Varron reprenant, pour l'essentiel, celui de Lucullus, le livre IV la réponse de Cicéron, correspon dant à une partie de celui que l'Arpinate prononce dans le Lucullus. Teille est également, à peu de chose près, l'opinion de J. S. Reid, p. 50, qui considère Atticus comme un personnage muet. Au contraire O. Plasberg, dans la préface de l'éd. Teubner, p. 12-14, pense qu'Atticus hérita dans le livre II du rôle qu'avait eu dans la première version Hortensius, ce qui est également l'op inion de J. Beaujeu, op. cit., p. 312. La reconstitution de M. Plezia, De Ciceronis «Academicis» dissertationes très, I, dans Eos, 37, 1936, p. 425-449, se caractérise par l'affirmation qu'il y aurait eu dans le deuxième livre la défense par Atticus de la théorie épicurienne de la connaissance et la critique de celle-ci par Cicé ron. Nous ne sommes pas convaincu par sa démonstration, qui part du principe que le réalisme naïf dénoncé dans le frg. 8 Reid ne pouvait être le fait que des Épicuriens. Pour un Académicien la confiance des Stoïciens dans l'évidence des sens relevait tout autant du «réalisme naïf» que la théorie du Jardin. Il nous semble par ailleurs peu probable que Cicéron ait donné à Atticus le rôle d'Hortensius, dans la mesure où ce dernier défendait Antiochus, alors qu'Atticus était épicurien. Cicéron dit certes à son ami : scito te ei dialogo adiunctum esse tertium {Att., XIII, 14, 2), mais rien ne permet de penser que celui-ci était dans l'œuvre autre chose qu'un κωφόν πρόσωπον. 58 Cette question a été abordée par J. Glucker, op. cit., p. 414, n. 50, avec des conclusions que nous ne pouvons accepter, parce que ce savant affirme que dans le Catulus Cicéron exposait les innovations philoniennes. Or, nous croyons pouvoir montrer dans notre chapitre sur les sources que c'est Catulus qui parl ait des livres romains du scholarque.
CHAPITRE II
ANALYSE DE L'ŒUVRE. SES STRUCTURES RHÉTORIQUES
Le premier livre des academica posteriora Le prooemium Si nous avons choisi d'analyser en premier ce livre, qui appart ientà la version définitive, c'est parce qu'il a été composé à partir du Catulus et que l'étudier avant le Lucullus nous paraît la métho de la plus propre à donner une idée de ce qu'était à l'origine le mouvement général des Académiques. Notre analyse sera cepen dantplus brève que celle que nous ferons du Lucullus, car nous aurons l'occasion de retrouver dans la partie philosophique de ce travail nombre de questions que nous allons nous contenter main tenant de mettre en évidence. Contrairement, en effet, à celle du Lucullus, la composition de ce livre ne témoigne pas d'une grande recherche oratoire, comme si l'Arpinate avait voulu que l'attention du lecteur se concentrât plus directement sur les problèmes évo qués. La mise en scène du dialogue est celle d'une rencontre entre des gens qui nous sont décrits comme des amis de vieille date, unis de surcroît par des goûts communs, alors que la réalité, nous croyons l'avoir montré, était moins simple. Ayant donc appris que Varron était arrivé la veille à Cumes, Cicéron et Atticus décident sur le champ d'aller lui rendre visite et le rencontrent sur le che min, venant lui-même chez eux. L'impression que veut donner l'au teur est celle d'un art de vivre fait d'attentions mutuelles, chacun des personnages s'empressant d'aller au-devant de l'autre1. On peut toutefois se demander - et cette hypothèse n'exclut en rien le 1 Cicéron, Ac post., I, 1 : Itaque confestim ad ewn ire perreximus paulumque cum ab eins uilla abessemus, ipsum ad nos uenientem uidimus. J. S. Reid, p. 49, a relevé un certain nombre de détails qui montrent que la rencontre est censée se dérouler à une date proche de celle à laquelle l'œuvre a été effectiv ement écrite.
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climat d'exquise urbanitas - s'il n'y a pas dans ce passage comme un très lointain écho des premiers moments du Protagoras, lorsque Socrate et Hippocrate se rendent chez le Sophiste, tout récemment arrivé à Athènes2. Auquel cas se serait opérée dans l'esprit de Cicéron une assimilation de Varron à Protagoras, nullement inadé quate, les deux personnages étant omniscients et également cons cients de leur supériorité. Quoi qu'il en soit de cette interprétation, qui ne semble pas avoir tenté les commentateurs, le dialogue s'en gage très vite sur un problème qui va opposer courtoisement mais fermement les deux principaux personnages : il s'agit de l'opportun ité de philosopher en latin. Pour Varron, qui affirme avoir long temps réfléchi à ce sujet et qui exprime les préjugés de son époque - encore présents, hélas, aujourd'hui!3 - la philosophie est indi ssolublement liée à la langue grecque: «ceux de mes amis», dit-il, «qui s'intéressent à la philosophie, je les envoie en Grèce, c'est-àdire que je leur enjoins d'aller la puiser à la source plutôt que dans les ruisselets»4. Deux arguments sont avancés à l'appui de cette thèse : - le premier est l'inutilité de l'entreprise. Pourquoi écrire des ouvrages philosophiques en langue latine, alors qu'ils ne seront lus que par des gens capables de se reporter aux originaux grecs 5. Cicéron lui répond que l'existence de la poésie grecque n'empêche pas les Romains de goûter la poésie latine6; c'est là une idée qui sera traitée avec plus d'ampleur et de profondeur dans le prooemium du Torquatus, lorsque sera formulée une théorie de l'imita tion faite à la fois de fidélité aux sources, de liberté de jugement, et d'élégance dans le style 7; - beaucoup plus grave est le second, puisqu'il concerne la capacité du latin à exprimer une pensée philosophique complexe. Comme s'il reprenait implicitement les plaintes de Lucrèce sur la patrii sermonis egestas, tout en déniant à un philosophe épicurien le 2 Platon, Protagoras, 310 a. Cicéron avait traduit lui-même le Protagoras, mais nous ne savons que très peu de chose sur cette traduction dont lui-même ne parle jamais ; cf. I. Garbarino, Fragmenta ex libris philosophicis, ex aliis libris deperditis, ex libris incertis, Turin, 1984, p. 17. La seule chose que l'on puisse affirmer avec certitude, c'est que cette traduction n'était pas antérieure au Tor quatus, et ce en raison de ce que Cicéron dit Fin., I, 3, 7. 3 Cf. M. Tarrant, Platonismus . . ., p. 1. 4 Cicéron, Ac. post., I, 2, 8. 5 Ibid., 2, 4 : existimaui si qui de nostris eius studio tenerentur, si essent Graecis doctrinis eruditi, Graeca potius quant nostra lecturos. 6 Ibid., 3, 10. 7 Cicéron, Fin., I, 1-4, 12. Sur cette question de l'imitation, cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie dans les traités de Cicéron, dans ANRW, I, 3, 1973, (p. 139-208) et plus particulièrement p. 142-163.
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droit de faire état de celle-ci, Varron affirme que la langue latine, qui a pu être utilisée par Amafinius pour propager une doctrine aussi grossière que l'épicurisme, ne convient pas aux subtilités de la pensée des Académiciens ou des Stoïciens8. A quoi Cicéron réplique en invoquant l'exemple de Brutus qui, alors qu'il se récl amecomme Varron de l'Ancienne Académie, a su philosopher en latin avec une finesse au moins aussi grande que celle des Grecs9. Ce bref échange préliminaire doit être défini comme un prooetnium dialogué, puisqu'il porte sur un sujet qui sera au centre des préambules ultérieurs10. En apparence, il aboutit à un résultat plu tôt décevant car Varron, s'il promet de reconsidérer sa position, ne semble prendre aucun engagement précis11. En fait, il est fort pro bable que l'exemple cicéronien fut pour beaucoup dans la genèse du De philosophia où Varron put enfin montrer son extraordinaire érudition philosophique et, à cet égard, la phrase par laquelle Augustin termine son résumé de la partie téléologique de cette œuvre apparaît comme le pendant de l'invitation que Cicéron avait faite au polygraphe d'exposer en latin la philosophie de l'Ancienne Académie12. Il serait pourtant erroné d'interpréter cette discussion sur la philosophie latine uniquement comme une disputatio in utramque partent dont l'Histoire montrerait que Cicéron est sorti vainqueur. Une lecture plus attentive du texte montre, en effet, que dans l'es prit de l'Arpinate il y a une continuité nécessaire entre les travaux passés de Varron et l'œuvre philosophique qu'il est invité à réali ser, les premiers portant la seconde en germe. Ne lui dit-il pas au début de son discours, en faisant allusion aux Antiquitates : «tes 8 Cicéron, Ac. post., I, 2, 6 : Quid est enim magnum, cum causas rerum efficientium sustuleris, de corpusculorum - ita enim appellai atomos - concursione fortuita loqui? Il n'est question dans cette phrase que d'Amafinius, mais elle pourrait tout aussi bien s'appliquer à Lucrèce, ce qui pose le problème du silen ce de Cicéron sur l'auteur du De rerum natura, ludi patrii sermonis egestas est déplorée par Lucrèce dans Re. not., I, 832 et III, 260. 9 Ibid., 3, 12. L'exemple de Brutus est certes philosophiquement approp rié,mais il ne manque pas de sel quand on sait que Cicéron soupçonnait Var ron d'être jaloux de Brutus, cf. Ait., XIII, 13, 1 et XIII, 18. 10 Cf., outre le prooemium déjà cité de Fin. I; III, 2, 4; Tusc, I, 3, 5; II, 3, 7; IV, 3, 6; Nat. de., I, 4, 8; Fat., 1. 11 Cicéron, Ac. post., I, 4, 13 : Istud considerato, nee uero sine te. 12 Ibid., 1, 3 : res eas quas tecum simul didici, mandare monumentis philosophiamque ueterem illam a Socrate ortam Latinis Htteris illustrare, et Augustin, du., XIX, 3 : Haec sensisse atque doeuisse Academicos ueteres Varrò adserit, auctore Antiocho, magistro Ciceronis et suo, quem sane Cicero in pluribus fuisse stoicum quam ueterem Academicum uult uideri.
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livres nous ont pour ainsi dire ramenés chez nous, de façon à ce que nous puissions connaître un jour qui et où nous sommes (qui et ubi essemus agnoscere»)13. L'érudit Varron a permis aux Romains de ne plus être «comme des hôtes de passage dans (leur) propre ville», il leur a donné les moyens de connaître l'histoire, la géograp hie,les traditions et la religion de celle-ci, il les a incités à se connaître en tant que citoyens 14. Il a ainsi appliqué le précepte delphique, le «connais-toi toi-même», non pas à la conscience indivi duelle, mais à la conscience collective, il l'a enraciné dans le temps et dans l'espace de la cité15. Or, pour Cicéron, cette recherche doit se poursuivre et s'approfondir dans la philosophie qui, ainsi ancrée dans la réalité de l'Urbs, donnera à l'homme la plus juste idée de lui-même. L'itinéraire proposé à Varron est donc, d'une certaine manière, celui qui l'a conduit lui-même du De republica et du De legibus aux Académiques16. Ainsi donc, ce premier livre est dès son début placé sous le signe de la relation étroite entre l'histoire et la philosophie. Mais depuis Aristote la philosophie s'interroge sur le sens de sa propre histoire et la discussion philosophique n'est plus, comme dans les dialogues platoniciens, une reflexion spontanée (au moins en appar ence), résultant de rencontres contingentes17. Elle s'inscrit dans une tradition qu'elle se doit de rappeler et, parce qu'elle oppose des systèmes de pensée plus que des individus, elle est nécessaire ment, et de manière plus ou moins explicite, la confrontation de deux visions de l'histoire de la philosophie. Dans les Académiques cet aspect est tout particulièrement développé puisqu'avant d'être traité de manière théorique, c'est à dire à propos du critère de la connaissance, l'opposition du doute et de la certitude prend la for me d'un débat sur ce que fut l'histoire de l'école platonicienne.
13 Ibid., 3, 9 : Nam nos in nostra uerbe peregrinantis errantisque tamquam hospites tui libri quasi domum reduxerunt, ut possemus aliquando qui et ubi essemus agnoscere. Nous avons préféré la leçon reduxerunt (attestée par Aug. du., VI, 2) à deduxerunt qui figure dans le texte de Reid. 14 Sur la relation entre les Antiquitates et la philosophie, cf. P. Boyancé, les implications philosophiques des recherches de Varron sur la religion romaine, dans Atti del Congresso internazionale di studi varroniani, op. cit., t. 1, p. 137161. 15 A propos du précepte delphique, cf. infra, p. 531-532. 16 Cicéron reconnaît lui-même, loc. cit., que l'œuvre de Varron est déjà un début de réflexion philosophique : philosophiamque multis locis incohasti, ad impellendum satis, ad edocendum parum. 17 Sur cet aspect du dialogue socratique, cf. J. Laborderie, Le dialogue pla tonicien de la maturité, Paris, 1978, notamment le chap. II de la cinquième part ie: «Présentation et mise en scène», p. 385-407.
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Le discours de Varron Cet exposé est le document le plus complet qui nous soit parve nu sur la pensée d'Antiochus d'Ascalon et, à ce titre, il pose de dif ficiles problèmes philosophiques. Nous ne chercherons ici qu'à déterminer aussi précisément que possible quelles sont la thèse et la méthode qui le caractérisent. Pour Varron, la philosophie a connu un certain nombre de tâtonnements avant de parvenir à l'élaboration d'une doctrine parf aite. Plus exactement, il distingue trois moments, on serait tenté de dire trois âges : - l'époque des «physiciens», c'est-à-dire celle d'une réflexion consacrée exclusivement à l'étude des problèmes naturels18. Il est à remarquer que Varron est fort bref à leur sujet, laissant sans doute pour un autre entretien la démonstration que, contrairement à ce qu'affirmait la Nouvelle Académie, ces physiciens n'étaient pas des Sceptiques. Si l'on se réfère à la première version, on const ate que la thèse du dogmatisme des philosophes de la nature est défendue dans le Lucullus par Lucullus, ce qui suggère qu'il en a été peu question dans le Catulus dont notre livre est la metaphras e19; - la rupture socratique, c'est-à-dire l'abandon de la physique au profit de la dialectique et de la morale20. Cette image de Socrate comme fondateur d'une philosophie délaissant l'univers pour s'intéresser uniquement à l'homme - «Socrate, de qui dérive toute notre philosophie relative à la conduite et aux mœurs», dira Cicéron dans les Tusculanes21 - est fort ancienne puisqu'on la trouve déjà chez Xénophon, et surtout chez Aristote, qui affirme dans la Métaphysique que «Socrate ne se soucia en rien de la physique»22. Elle est également présente, avec une forte connotation religieuse, chez Philon d'Alexandrie, qui s'en est servi pour son interprétation allégorique de la figure d'Abraham : comme l'Athénien, le patriar-
18 Cicéron, Ac. post., I, 4, 15. 19 Cicéron, Luc, 5, 14-15. 20 Cicéron, loc. cit. Sur la présence de cette image de Socrate dans Rep., I, 10, 16 cf. supra, p. 114. On la trouve également dans Fin., V, 29, 87, dans Luc, 39, 123 ainsi que dans Tusc, V, 4, 10. 21 Cicéron, Tusc, III, 4, 8. 22 Xénophon, Mem., 1, 1, 11-13; Aristote, Met., A, 6, 987 b, 1-3: Σωκράτους δέ περί μεν τα ηθικά πραγματευομένου, περί δέ τής όλης φύσεως ούθέν. J. S. Reid, à qui nous devons ces références, cite également, p. 109 n. 8, un fragment des Silles de Timon, le disciple de Pyrrhon, rapporté par Sextus, Adu. Math., VII, 10 : Timon reprochait à Platon d'avoir attribué à son maître une science à laquelle celui-ci ne prétendait nullement et de s'être refusé à le considérer un iquement comme un maître en matière d'éthique.
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che a abandonné la langue de l'astronomie «qui bavarde dans les nuages» pour progresser dans la connaissance de lui-même et per cevoir le néant de la créature humaine23. Varron-Antiochus concè de que Socrate désespérait de parvenir à une quelconque connais sancede la nature, doutait de tout et se consacrait à détruire les fausses vérités, fort de la seule certitude de son ignorance; toutef ois, il se refuse à en faire un véritable sceptique, remarquant que cette dialectique n'empêchait pas le maître de Platon de louer la vertu et d'exhorter les hommes à la pratiquer24; - l'œuvre de Platon qui, lui, n'aurait négligé aucun aspect de l'activité philosophique et qui serait l'initiateur de la division tr ipartite : éthique, physique, logique25. Varron ne précise pas ce qui incita le fondateur de l'Académie à abandonner la méthode de Socrate pour élaborer une quasi perfectissimam doctrinam, mais nous avons déjà eu l'occasion de dire que ce changement était attr ibué à l'influence du pythagorisme, explication qui sera reprise, notamment par Apulée et par Saint Augustin26. En revanche, il met l'accent sur le fait qu'Aristote fut élève de l'Académie et que rien ne séparait au départ le Lycée de l'école platonicienne. C'était là une idée fondamentale de la philosophie de l'Ascalonite et il y a tout lieu de croire qu'il ne l'avait pas forgée ex nihilo : l'Index ne mentionne-t-il pas Aristote parmi les candidats au scolarquat après la mort de Speusippe27? La doctrine tripartite attribuée par Varron à l'Ancienne Acadé mie,et dans le détail de laquelle nous n'entrerons pas ici, peut par 23 Philon, Somn., I, 54-60; Deus, 161; Mutât., 54-57 et 154-156. 24 Cicéron, Ac. post., I, 4, 16. C'était là, en effet, le seul moyen pour Antiochus de se différencier sur ce point de la Nouvelle Académie, puisque lui-même admettait que Socrate ne s'intéressait pas aux questions naturelles. 25 Cicéron, ibid., 4, 17 sq.; 5, 19: fuit ergo iam accepta a Piatone philosophandi ratio triplex. Sur tout ce passage cf. P. Boyancé, Cicéron et le «Premier Alcibiade», dans REL, 22, 1964, p. 210-225, repris dans Études .... p. 256-275 (cf. notamment p. 273-276); Cicéron et les parties de la philosophie, op. cit., p. 149150. 26 Cf. supra, p. 114; Apulée, De Piatone et eius dogmate, III, 186, et August in, Contra Ac, III, 17, 37. Cette idée est très nettement exprimée par Pison, dis ciple d'Antiochus, dans Fin., V, 29, 87. 27 Cf. Acad. ind., p. 33, col. VI. Cette idée que les Académiciens et les pre miers Péripatéticiens s'accordaient sur le fond (rebus congruentes nominibus differebant) se retrouve dans nombre de textes cicéroniens (cf. par exemple De or., III, 18, 67; Leg., I, 13, 38 et 21, 55; Fin., V, 8, 21 etc.). Il semble, à en juger par Luc, 44, 136, que la Nouvelle Académie laissait à Antiochus la responsabilit é d'une telle assertion. D. Babut nous a signalé un texte intéressant à cet égard : dans Adv. Col, 14, 1115 a-c, Plutarque développe une argumentation d'origine probablement néoacadémicienne contre ceux qui établissent une continuité en tre Platon et Aristote.
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bien des aspects être définie comme un naturalisme. C'est en effet sur la nature qu'est construite l'éthique, puisque le souverain bien est défini comme la redécouverte des premières données naturell es28. De même, dans la physique, Dieu ne constitue pas un être extérieur à l'univers, il en est l'âme, la ratio perfecta29. Cependant, alors que de telles conceptions impliqueraient une valorisation du rôle des sens dans la connaissance, la logique fait une très large place à l'idéalisme, le monde de la sensation étant, comme chez Platon, un flux dans lequel rien n'a une identité véritable30. Cette discordance révèle une difficulté, celle du rapport entre les théo ries que Varron attribue à l'Ancienne Académie et ce que nous savons par ailleurs des idées de Speusippe, Xénocrate ou Polémon31. Antiochus avait-il une connaissance réelle des textes écrits par ces philosophes, ou bien a-t-il reconstitué leur doctrine a poster iori, en favorisant tout ce qui pouvait justifier sa conviction que le Lycée et le Portique devaient tout, ou presque, à l'Académie? Il est à cet égard très significatif que l'on ne trouve dans cet exposé aucune allusion aux spéculations de caractère mathématique et métaphysique qui ont eu une si grande importance pour les succes seurs immédiats de Platon32. En revanche, la physique apparaît comme un amalgame d'éléments platoniciens, aristotéliciens et surtout stoïciens, qui, de toute évidence, atteste une volonté d'inter préter la doctrine de l'Ancienne Académie à la lumière des syst èmesultérieurs33. Le témoignage ne nous semble donc pas de natu re à réduire la part «d'énigme»34 que recèle pour nous l'histoire de l'Ancienne Académie.
28 Cicéron, Ac. post., I, 5, 19: primam partem illam bene uiuendi a natura repetebant eique parendum esse dicebant. Nous montrerons dans la partie consa créeà l'éthique que, contrairement à ce qu'affirmait Antiochus, le principe de Γοίκείωσις fut une découverte stoïcienne, même s'il avait des précédents académico-péripatéticiens. 29 Ibid., 7, 29. Antiochus pouvait s'appuyer pour attribuer une telle concept ion à l'Ancienne Académie sur la postérité du livre X des Lois, dans lequel Pla ton développe une conception de la Providence, en apparence au moins, très proche de celle des Stoïciens, cf. sur ce point l'excellente étude de J. Moreau, L'âme du monde de Platon aux Stoïciens, Paris, 1939, notamment p. 80-84. 30 Ibid., 8, 32 : res ... ita mobiles et concitae, ut nihil umquam unum esset aut constans. Ce passage a été utilisé par H. J. Krämer, Platonismus . . ., p. 62, pour affirmer la continuité entre Platon, l'Ancienne et la Nouvelle Académies. 31 M. Isnardi Parente, éditrice de Speusippe et de Xénocrate, cf. supra, p. 20, n. 47, n'a pas fait figurer ce passage dans les témoignages sur la pensée de ces philosophes. 32 Cf. Isnardi Parente, Speusippo, frg. 34-37 et Senocrate, frg. 92-122. 33 Cicéron, Ac. post., I, 7, 25-29. Sur ce passage cf. infra, p. 552-556. 34 Nous détournons ainsi volontairement de son sens l'expression employée par H. Cherniss dans le titre de son livre, cf. supra, p. 20, n. 47, qui est consacré
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De même, il est certain que le discours de Varron ne permet pas de comprendre de manière satisfaisante quel était le sens du consensus qu'Antiochus croyait pouvoir déceler entre l'Ancienne Académie d'une part, le Lycée et le Portique d'autre part, tout en ayant une idée fort nette de ce qui séparait ces écoles. Ne nous estil pas dit qu'Aristote «ruina» la théorie platonicienne des Formes, que Théophraste «brisa avec plus de violence encore l'autorité de l'ancienne doctrine» et que le sensualisme stoïcien était un élément entièrement nouveau par rapport au platonisme35. La force des termes employés suggère l'hérésie plutôt que la correctio et l'on conçoit mal a priori que l'Ascalonite ait cherché à minimiser de tel les divergences. En fait, cette volonté d'arrêter la «vraie» philoso phie aux successeurs immédiats de Platon et de réduire à des correctiones des doctrines aussi importantes que l'aristotélisme ou le stoïcisme ne manquait pas d'ambiguïté : si elle faisait participer le Stagirite et Zenon à la perfection doctrinale de leurs maîtres, elle les plaçait par là-même dans une situation de subordination par rapport à eux. La motivation fondamentale de la philosophie de l'Ascalonite semble donc avoir été moins le souci de rechercher des convergences réelles que le désir de réduire au rang d 'épigones du platonisme les Péripatéticiens et les Stoïciens36. Ces considérations de Varron sur l'histoire de l'Académie et sur les modifications subies par le platonisme ont ceci de particul ier qu'elles sont constamment construites selon la division de la philosophie en trois parties, comme on peut le constater dans le tableau suivant : §§ 5-6
: la comparaison entre la philosophie de l'Académie et
à la distorsion entre ce que nous savons de la théorie des Formes et la manière dont l'Ancienne Académie présentait celle-ci. 35 Cicéron, Ac. post., I, 9, 33-35; 11, 40. Ces passages sont au cœur des interrogations sur la philosophie d'Antiochus d'Ascalon. Tout récemment en core, H. Tarrant, op. cit., p. 122, y a vu la preuve que l'Ascalonite considérait le stoïcisme comme la forme la plus parfaite du platonisme. Or, ce que Varron-Antiochus dit de Zenon c'est qu'il «avait tenté de corriger» la philosophie platonicienne (corrigere conatus est disciplinant). Cette expression ne signifie nullement qu'Antiochus lui-même approuvait cette correctio, cf. infra, p. 188, n. 24. 36 Alors que les Stoïciens, conscients de ce qu'ils devaient à Platon, cher chaient eux-mêmes à s'en différencier, ou à se l'annexer. Zenon écrivit un Προς τήν Πλάτωνος πολιτείαν, cf. Plutarque, Sto. rep., 8, 1034 f = S.V.F., I, 260) et Persée un Προς τους Πλάτωνος νόμους (Diog. Laërce, VII, 36 = S.V.F., I, 435). Antipater, au contraire, vit dans Platon l'inventeur de la formule du τέλος stoï cien, cf. Clément Al., Strom., V, 14, 6 = S.V.F., III, 56 Antipater.
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celle du Jardin est organisée selon l'ordre : logique37, physique, morale; §§ 19-33 : exposé de la doctrine de l'Ancienne Académie : morale, physique, logique; §§ 33-34 : la correctio péripatéticienne : logique, morale, physique. La division de la philosophie prend ici la forme de la succession chronologique : Aristote, Théophraste, Straton; §§ 35-42 : la correctio stoïcienne : morale, physique, logique. Cet ordre, qui diffère de celui attribué par Diogene Laërce à Zenon et à Chrysippe, est le même que celui utilisé dans les §§ 19-33 38. Faut-il interpréter cette concordance comme un signe destiné à mettre en lumière la dépen dance de la doctrine stoïcienne par rapport à l'Ancienne Académie? Cela ne nous paraît pas invraisemblable. Deux grandes études ont été consacrées à cette question de l'ordre des parties de la philosophie39. Pour P. Boyancé, ce fut Antiochus d'Ascalon qui bouleversa l'ordre traditionnel (physique, éthique, logique), utilisé jusque là par l'Académie et par le Porti que, de façon à marquer la primauté de la morale, qualifiée de « partie la plus nécessaire de la philosophie ». De son côté, P. Hadot, analysant le même problème depuis Xénocrate qui, selon toute probabilité, fut l'initiateur de la division tripartite, jusqu'aux Néop latoniciens, en a conclu qu'on vit apparaître à partir du Ier siècle ap. J.-C. une classification «fondée essentiellement sur la notion de progrès spirituel», qui, prenant comme point de départ l'éthique, aboutissait à l'époptique, c'est-à-dire la contemplation de la vérité. En conciliant ces deux recherches, on constate que l'ordre 37 Nous employons ce terme pour simplifier la présentation. En fait, Cicéron parle des dialectici au § 5 et évoque au § 30 la philosophiae pars quae erat in ratione et in disserendo. 38 Diog. Laërce, VII, 40 : Zenon et Chrysippe utilisaient l'ordre logique-phys ique-éthique, tandis que Diogene de Ptolemaïs commençait par l'éthique; Cléanthe semble avoir préféré une division en six parties (dialectique, rhétori que, éthique, politique, physique, théologie). 39 P. Boyancé, Cicéron et les parties de la philosophie, p. 136 sq.; P. Hadot, Les divisions . . ., p. 201-223. P. Hadot a bien mis en lumière la spécificité de chacune des utilisations de la division tripartite. Les Académiciens, dit-il, éta blissaient entre les parties de la philosophie une hiérarchie correspondant à la hiérarchie de leurs objets, de façon à élaborer une véritable « pyramide concept uelle»; les Stoïciens s'intéressaient moins à la spécificité des parties qu'à la solidarité entre elles; le troisième type de classification, sans exclure les deux ordres, faisait intervenir «la dimension pédagogique», et il interférait avec une théorie du progrès spirituel « esquissée par Plotin et systématisée par Porphyre » (p. 220).
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dans lequel Varron expose les trois parties de la philosophie connut un succès durable et devint, en prenant une signification nouvelle, puisque la primauté fut donnée à la contemplation mysti queet non plus à l'éthique, celui du moyen et du néo-platonisme. Dans l'ensemble, les arguments développés par P. Boyancé pour démontrer qu'Antiochus fut bien le responsable de cette mutation nous paraissent convaincants. Il reste cependant à expliquer pour quoi Antiochus, qui prétendait restaurer l'Ancienne Académie, avait pris sur lui de modifier l'ordre que la tradition attribuait à Xénocrate40. Selon P. Boyancé, il aurait voulu faire de Socrate son modèle; or, nous avons vu que Varron ne se réclame nullement de celui-ci, dont le doute méthodique le gêne quelque peu, mais de Platon, d'un Platon terriblement dogmatique41. Peut-être cet ac cent mis sur l'éthique correspondait-il chez Antiochus à la prise en considération de l'intérêt que manifestaient pour cette question ses auditeurs romains, plus préoccupés par l'action que par la logique ou par la physique. Le discours de Cicéron De ce texte il ne nous est parvenu qu'un court fragment, envi ron le dixième du total, en admettant que le discours de Cicéron ait eu la même longueur que celui de Varron. Si ce dernier évoquait l'histoire de la philosophie comme un progrès dans la connaissanc e, aboutissant après les tentatives incomplètes des physiciens et de Socrate à la doctrine quasi parfaite de Platon et de l'Ancienne Aca démie, l'Arpinate, en revanche, l'interprète comme un approfondis sement du scepticisme, Arcésilas allant plus loin que la confessio ignorationis des Présocratiques et de Socrate42. On songe à Montai gne qui, pour justifier le pyrrhonisme, dira : « l'ignorance qui se sait, qui se juge et qui se condamne, ce n'est pas une entière igno rance : pour l'être, il faut qu'elle s'ignore soi-même»43, sans s'aper cevoir qu'un tel principe convenait parfaitement à l'Académie d'Arcésilas. La suspension totale de l'assentiment n'est donc nullement considérée par Cicéron comme une rupture par rapport à la tradi tion philosophique, mais bien plutôt comme l'accomplissement de celle-ci, et cette même idée sera défendue avec force par Plutarque dans son Contre Colotès, où il est dit qu'Arcésilas ne cherchait nul40 Cf. sur ce point Sextus, Adu. Math., VII, 16. L'ordre de Xénocrate était : physique-éthique-logique. 41 P. Boyancé, op. cit., p. 136. 42 Cf. supra, p. 15. 43 Montaigne, Essais, II, 12, p. 502 éd. Villey.
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lement à faire preuve d'originalité, si bien que ses adversaires lui reprochaient de s'abriter derrière les noms prestigieux44. D'où ce paradoxe, que nous avons déjà eu l'occasion de signaler : l'Acadé mie dite «Nouvelle» ne se reconnaissait pas en tant que telle et se croyait fidèle à Socrate et à Platon. Il est vrai qu'à en juger par les témoignages, cette fidélité, hautement revendiquée par Arcésilas, fut passée sous silence par Camèade, dont il n'est affirmé nulle part qu'il se situait dans la continuité de Platon45. Faut-il en dédui re qu'il se considérait comme un hétérodoxe, comme le fondateur d'une Académie n'ayant que le nom de commun avec l'école fon dée par Platon? Rien n'est moins sûr, comme l'a montré en parti culier J. Glucker46. On peut cependant supposer que dans le dis cours de Cicéron ce scholarque était présenté comme le promoteur d'une correctio par rapport à la dialectique d'Arcésilas. N'est-il pas dit, en effet, que l'Académie se conforma parfaitement à cette manière de raisonner usque ad Carneadem47? La phrase suivante, commençant par Carneades autem, et malheureusement mutilée, devait apporter les premières précisions sur les innovations imput éesà Camèade48. Selon toute vraisemblance, il était fait allusion dans la suite du texte aux limitations que selon Philon et Métrodore leur maître aurait imposées à la suspension du jugement. C'est, en tout cas, ce que suggère le rapprochement avec le Lucullus49. Des deux discours qui composent ce premier livre des Academtca posteriora, nous dirons qu'ils sont très différents et par bien des aspects semblables. Quoi de commun à première vue entre le dogmatisme universel de l'Ancienne Académie selon Antiochus et le doute absolu auquel se rallie Cicéron? Il y a là deux thèses si parfaitement opposées que toute conciliation paraît impossible. Et pourtant, les similitudes dans le contenu comme dans la méthode sont indiscutables. Pour Varron comme pour Cicéron, c'est dans l'Académie que se trouve Γάκμή de la philosophie. Platon d'un côté, Arcésilas de l'autre50, représentent l'accomplissement de tout ce qui était avant 44 Plutarque, Adu. Col, 26, 1121 F. 45 Nous essaierons de montrer dans les chapitres philosophiques de ce tra vail que ce silence n'implique pas que Camèade ait abandonné les principes de la dialectique platonicienne. 46 Sur la difficulté et la nécessité de considérer Camèade comme un Plato nicien, cf. J. Glucker, op. cit., p. 48 sq. 47 Cicéron, Ac. post., I, 12, 46. 48 Sur le fait que Cicéron n'opposait pas véritablement Arcésilas et Camèad e, cf. supra, p. 36, n. 110. 49 Cf. Luc, 20, 67; 24, 78; 35, 112. so La préférence de Cicéron pour Arcésilas s'explique, au moins en partie, par le fait que celui-ci avait accepté le principe de la perfection du sage et
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eux lacunaire ou imparfait. Une telle conception de l'histoire de la philosophie doit beaucoup au modèle aristotélicien, mais elle expri meaussi la conscience qu'avaient les Académiciens, quelles que fussent leurs divergences, de la prééminence de leur école et leur détermination à continuer de lui assurer un rôle hégémonique dans la philosophie. Ce désir d'arrêter le temps, cette illusion d'être arrivé à un point de quasi perfection, se heurtent dans un cas comme dans l'autre à la constation que des hommes formés dans l'Académie ont fait scission pour propager leur propre doctrine, ou, tout au moins, ont imprimé des changements à celle qui leur avait été transmise. Or, là encore, les réactions de Varron et de Cicéron sont similaires : ils cherchent à minimiser cette instabilité de la philosophie et à rui ner l'idée qu'il y aurait pu y avoir progrès véritable au-delà de Pla ton, pour le premier, ou d'Arcésilas, pour le second. Le premier dialogue des Académiques aboutissait donc, malgré les apparences, à un consensus sur la définition de l'école platoni cienne comme lieu de la perfection. Perfection dans la science ou perfection dans le scepticisme, tel était désormais le discrimen.
Le Lucullus Le prooemium Le prooemium du Lucullus se caractérise par une construction fort simple51. Une lecture, même rapide, montre qu'il se compose d'une laudano junebris, dans laquelle sont exaltées les vertus de Lucullus, suivie d'un passage où Cicéron répond à tous ceux qui critiquent les études philosophiques ou la méthode de la Nouvelle Académie. Nous savons que ce préambule, tout comme celui du Catulus, fut ajouté à l'œuvre alors que celle-ci était déjà terminée, mais la façon dont Cicéron s'exprime à ce sujet dans une lettre à n'avait pas appliqué sa dialectique aux concepts moraux, ce que Camèade devait faire avec tant d'éclat. 51 Sur ce problème du prooemium, l'ouvrage de référence reste celui, déjà cité, de M. Ruch, Le prooemium . . . Pour une approche plus générale du dialo guecicéronien, cf., en dehors de l'ouvrage pionnier de R. Hirzel, Der Dialog, déjà cité, cf. H. Schlottmann, Ars dialogorum componendorum, Rostock, 1889; E.Becker, Technik und Szenerie des ciceronischen Dialogs, Münster, 1938; J. Fraudeau, L'art et la technique dans les dialogues de Cicéron, Paris, 1943; W. Süss, Die dramatische Kunst, dans Hermes, 80, 1952, p. 419-436; P.Grimal, Caractères généraux du dialogue romain de Lucilius à Cicéron, dans Information littéraire, 7, 1955, p. 192-198.
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Atticus a été diversement comprise. Il écrit, en effet, qu'«à ces livres ont été ajoutés de nouveaux prologues, qui font l'éloge des deux hommes»52, et l'on s'est beaucoup interrogé sur ce que recouvre exactement dans le cas du Lucullus l'expression nouum prohoemium53. Il nous semble que l'argumentation la plus convaincante sur ce point est celle de M. Ruch, pour qui le raccord entre les deux prohoemia se trouverait au milieu du § 7 {Restât unum genus reprehensorum . . .)54. C'est dans lé De oratore que Cicéron a développé les règles du genre rhétorique de la laudatio, qu'il ne semble pas apprécier outre mesure et qu'il rattache à une tradition grecque plutôt que romain e55.Dans ces panégyriques, dit-il, il convient de louer les vertus comme la clémence, la justice ou le courage «qui sont riches en fruits, plus encore pour la société tout entière que pour ceux qui les possèdent»56. En revanche, celles qui tiennent plus à la qualité morale de l'individu, telles la sagesse ou la grandeur d'âme, il faut certes les glorifier, mais sans se dissimuler que l'auditoire y est moins sensible parce qu'il se sent moins concerné57. Cette hiérar chieest respectée dans la laudatio de Lucullus, qui est en grande partie consacrée à narrer ses exploits guerriers et à décrire l'habi letéavec laquelle il sut organiser l'administration des cités d'Asie58. Cependant, à l'intérieur même de l'éloge des qualités publiques intervient une évocation de la prodigieuse mémoire du général59, qui n'a d'autre but que de préparer la deuxième partie
52 Cicéron, Ait., XIII, 32, 3, écrite de Tusculum le 19 mai 45 : his libris noua prohoemia sunt addita, quibus eorum uterque laudatur. 53 Les manuscrits donnent dans cette lettre la graphie prohoemia qui a été conservée par les éditeurs. 54 M. Ruch, op. cit., p. 263-267; A.B. Krische, op. cit., p. 140, avait, au contraire, affirmé que la séparation entre les deux préambules se fait au § 9. 55 La tradition purement romaine est celle de la laudatio funebris, dépouill ée d'ornements rhétoriques. Mais, d'une part, Cicéron se montre fort sévère à l'égard de cette tradition nationale qu'il estime peu conforme à l'objectivité his torique (cf. Brutus, 16, 62) et, d'autre part, il reconnaît (De or., II, 84, 341) l'exi stence d'un certain syncrétisme entre la laudatio grecque et celle des Romains. Sur la réserve cicéronienne à l'égard de ce genre, cf. M. Durry, Laudatio funeb riset rhétorique, dans RPh, 68, 1942, p. 105-114. 56 Cicéron, De or., II, 84, 344 : omnes enim hae uirtutes non ipsis tam, qui eas habent, quant generi hominum fructuosae putantur. 57 Ibid. 58 Cicéron, Luc, 1, 3 : in eodem tanta prudentia fuit in constituendis temperandisque ciuitatibus, tanta aequitas, ut hodie stet Asia Luculli institutis seruandis et quasi uestigiis persequendis. Sur l'organisation des cités d'Asie par Lucull us, cf. Van Ooteghen, op. cit., p. 35 sq., qui souligne la «mansuétude» dont fit preuve Lucullus. 59 Ibid., 1, 2.
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de l'éloge, celle où Cicéron se propose de faire connaître un aspect qu'il affirme peu connu de la personnalité de Lucullus, son intérêt pour la culture et tout particulièrement pour la philosophie. En réalité, beaucoup de Romains devaient savoir que le philhellénisme de Lucullus ne s'était pas limité à protéger les cités grecques d'Asie. Ne possédait-il pas, en effet, à Rome une bibliothèque riche en beaux livres, dans laquelle il accueillait «comme dans une retraite des Muses», dit Plutarque, les Grecs qui voulaient y travaill er, si bien que sa maison était pour eux «un foyer et un prytanée»60? La difficulté consistait cependant pour Cicéron à faire admettre que Lucullus avait été non seulement un passionné de culture grecque, mais aussi un homme suffisamment intéressé par la philosophie pour se préoccuper du critère de la connaissance et pour retenir dans les moindres détails un long exposé sur ce sujet. Il est dit dans le De inuentione que la probabilité ne peut être obte nue que sì personarum dignitates seruabuntur61. Or, même si Lu cullus avait aimé discuter avec les philosophes, même s'il lui était arrivé de citer Platon, le rôle qu'il assumait dans le dialogue était contraire à la vraisemblance. Confronté à ce problème, Cicéron a donc d'abord pensé que le prologue, en amplifiant ces éléments réels qu'étaient le philhellénisme de Lucullus et son extraordinaire mémoire, lui permettrait de donner au dialogue les couleurs de la vérité. Il faut croire que le procédé lui parut finalement peu convaincant; en effet, il renonça très vite à la distribution initiale des rôles. La suite du prologue se présente à la fois comme une interro gation sur la dernière partie de la laudano et comme un dépasse ment de celle-ci, par ce mouvement du singulier vers l'universel si cher au Platonicien Cicéron62. Se demandant s'il ne porte pas tort à ceux qu'il veut honorer en les faisant intervenir dans des discus sionsphilosophiques, puisqu'il les expose aux critiques des adver saires de la philosophie, il intègre le cas particulier de Lucullus dans ce qui ressemble fort à cette quaestio : quelle place doit occu perla philosophie dans la vie d'un homme politique? Sa réponse, qui est aussi la justification de l'entreprise qu'il a commencé à réa liser avec YHortensius, il la trouve une fois de plus dans l'histoire, puisqu'il évoque comme auctores Caton, qui apprit le grec dans sa vieillesse, et surtout Scipion Emilien, exemple incontestable de la
60 Plutarque, Luc, 42, 1. 61 Cicéron, Inu., I, 21, 29. 62 Sur la facilité de Cicéron à passer de la causa à la quaestio, cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie . . ., art. cit., p. 163-164.
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compatibilité entre le mos maiorwn et la philosophie63. Elle comp orte deux aspects : la reconnaissance du primat de l'action polit iqueet l'affirmation que la réflexion philosophique est digne des hommes «les meilleurs et les plus considérables», lorsqu'elle ne se fait pas au détriment de l'activité publique. Cette argumentation reste cependant modérée, elle n'a ni la véhémence du prooemium du Torquatus64, où Cicéron dit qu'il vaudrait mieux interdire la méditation que de lui imposer une mesure, ni, a fortiori, l'enthou siasmepresque mystique de l'éloge de la philosophie au début de Tusc. V. La fermeté avec laquelle il est rappelé que les études ne doivent pas détourner de la politique, la rigidité de la séparation qui est établie entre les deux domaines, nous placent en deçà de cette réflexion sur le problème des Βίοι, qui, comme l'a montré J.M. André65, constitue l'un des aspects les plus intéressants de la pensée cicéronienne. Nous sommes là plus près du Pro Archia que du De Republica, du Pro Sestio ou de ÏHortensius, car le but recher ché est moins d'analyser cette question dans sa complexité que de justifier la présence de Lucullus dans le dialogue. Parce qu'il sait que le débat entre le πρακτικός βίος et le θεωρητικός βίος, symbolis é par la confrontation entre Dicéarque et Théophraste66, est le plus souvent vécu à Rome à travers une opposition entre les valeurs de la cité et une recherche philosophique ressentie comme étrangère à celles-ci, Cicéron présente ici une solution de comprom is, fondée sur son expérience personnelle, mais n'épuisant nulle-
63 Cicéron, Luc, 2, 5. 64 Cicéron, Fin., I, 1, 2 : «Je trouverais presque plus légitime l'intransigean ce de tout à l'heure, nous interdisant la philosophie, que cette prétention de fixer une limite à des choses qui n'en comportent pas et de vouloir de la mesure en une chose qui vaut d'autant plus qu'elle est la plus grande ». 65 Cf. J.-M. André, op. cit., p. 264 sq., et notamment p. 331 : «Par tempéra ment et par scrupule Cicéron ne peut accepter la vie contemplative : il peut tout au plus en accepter l'idée, quand déboires et chagrins le chassent de la vie sociale ... Ce qui reste bien établi, c'est que l'otium ne saurait avoir pour lui de valeur absolue, non plus que le Βίος θεωρητικός : il y voit une tâche de vieilles se, ou plutôt une assurance contre les dangers de la vieillesse, si présents dans le De senectute et dans le De officiis. C'est la raison pour laquelle nous assistons, dans les prooemia, au dialogue éternellement recommencé de Cicéron avec sa conscience»; sur la relation de Yotium et de la dignitas dans Sest., 45, 98, cf. les articles classiques de P. Boyancé, Cum dignitate otium, dans REA, 43, 1948, p. 522, dans Études..., p. 114-139, et de C. Wirszubski, Cicero's cum dignitate otium : a reconsideration, dans JRS, 44, 1954, p. 1-13, le premier insistant sur l'aspect philosophique, et notamment péripatéticien de la formule, le second sur ses implications politiques. Il est à noter que dans YHortensius, frg. 92 Ruch, Cicéron affirme que la connaissance de la nature doit être l'unique objet de notre volonté, tout le reste nous étant imposé par la nécessité. 66 Cicéron, Au., II, 16, 3.
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ment sa réflexion sur le sujet. Soucieux avant tout de respecter ce que P. Grimal a appelé «la pudeur romaine devant l'enthousiasme pour les choses de l'esprit»67, il exalte un équilibre entre les genres de vie fondé sur une alternance dans le temps, et qui n'est que l'image imparfaite de cette harmonie entre l'action et la contemp lation à laquelle il a si constamment aspiré. Les réponses que donne Cicéron à ceux qui lui reprochent d'avoir choisi la Nouvelle Académie sont programmatiques de ce que vont être et le dialogue lui-même et l'ensemble de la réflexion philosophique. Du constat que l'obscurité des choses et la faiblesse de l'entendement rendent la connaissance difficile naît, non pas la defatigano, mais la conviction que la recherche doit être poursuivie sans relâche. Remarquons également l'importance accordée dans ce prologue au thème de la libertas. Entre le dogmatisme et le probabilisme, dit Cicéron, il n'y a pas de différence de contenu, mais la distance qui sépare l'homme libre de celui qui ne l'est pas68. Ceux qui, séduits par un homme ou par un discours «s'y fixent comme à un rocher» - on songe à Valéry écrivant que les éponges et les sots ont en commun le fait d'adhérer69 - sont incapables d'une quête exigeante de la vérité, alors que le probabiliste pours uitinlassablement sa quête. Lorsque Cicéron se demande qui peut décider qu'un tel est sage, lorsqu'il dit des dogmatiques qu'ils «se rangent à l'autorité d'un seul», son propos est assurément d'ordre philosophique, il vise l'attachement inconditionnel des Épicuriens ou des Stoïciens à leur doctrine, mais il ne fait pas oublier que ces phrases ont été écrites à un moment où précisément un seul hom mes'empare de la totalité du pouvoir politique70. Pour Cicéron la dictature et le dogmatisme philosophique deux aspects d'une même réalité71. Le Lucullus ne peut donc pas être lu indépendam ment du contexte historique dans lequel il a été écrit. M. Ruch en avait déjà eu l'intuition, qui proposait de voir dans le prologue un «manifeste détourné» contre César coupable aux yeux de l'Arpinate d'avoir fait périr tant de Romains éminents72. Nous croyons 67 P. Grimai, Les jardins . . ., p. 363. 68 Cicéron, Luc, 3, 9 : Hoc autem liberiores et solutiores sumus quod integra nobis est iudicandi potestas nec ut omnia quae praescripta a quibusdam et quasi imperata sint defendamus necessitate ulla cogimur. Nous avons adopté la correc tion de Reid qui a jugé que la leçon des manuscrits et quibus ne pouvait être conservée. 69 Ibid., 8 : ad earn (disciplinam) tamquam ad saxum adhaerescunt. P. Valér y,Eupalinos ou l'architecte, Paris, N.R.F., 1923, p. 123. 70 Ibid., 9 : Iudicauerunt autem re semel audita atque ad unius se auctoritatem contulerunt. 71 Cf. supra, p. 121, et infra, p. 633-634. 72 M. Ruch, Le prooemium . . ., p. 263, n. 2.
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qu'il faudra aller plus loin dans cette direction et nous demander si le dialogue tout entier n'est pas, sous une forme indirecte, un chant à cette libertas que le peuple romain venait de perdre. La mise en scène : la mer comme «excitant à douter» Comme l'a si bien montré P. Grimai, les villas qui servent de décor aux dialogues cicéroniens ne sont pas un cadre impersonnel, elles ont un rôle «intellectuel», elles constituent un «excitant à pens er»73. Lieux à'otium, c'est-à-dire de méditation et d'étude, mais aussi de rencontre et de dialogues, elles offrent, par leurs jardins ou par les paysages qui les entourent, le spectacle d'une beauté à la fois naturelle et ouvrée par la main de l'homme, et stimulent l'es prit à la réflexion philosophique. Cela est vrai pour la plupart des grands dialogues et nous vaut ces textes admirables que sont, par exemple, l'évocation d'Arpinum dans le dialogue préliminaire de Leg., II, ou la description, si vraie dans sa simplicité, de la visite à la bibliothèque de Caton, au début de Fin., III. C'est cependant dans le Lucullus que le décor joue le plus grand rôle, parce qu'il est présent, parce qu'il intervient, non seulement dans les premières pages, mais dans une grande partie de l'œuvre. L'entretien du Catulus était censé se dérouler dans la villa de Catulus à Cumes, le Lucullus a pour cadre celle d'Hortensius à Baules et ce choix exprime bien la continuité entre l'Hortensius et les Académiques : le dialogue-protreptique ayant eu lieu chez Luc ullus74, il convenait donc que ce fût l'avocat qui accueillît cette fois ses amis. Ces visites incessantes étaient, la correspondance le montre, un des aspects de Yotium dans les villas - «j'ai une basili que, non une villa», écrit Cicéron à propos du Formianum75 - et leur évocation apporte donc un élément de réalité très important pour donner de la vraisemblance à la fiction des dialogues. Mais, comme dans une pièce de théâtre, à l'unité de lieu s'ajoute l'unité de temps : Cicéron et Lucullus arrivent de bon matin dans la villa d'Hortensius avec l'intention d'en repartir en fin de journée pour aller par mer l'un à Pompéi, l'autre à Naples76. La demeure d'Hor tensius est donc le lieu où vont se croiser, pour un jour, à la fois 73 P. Grimai, op. cit., p. 363. 74 Cicéron, Hortensius, frg. 5 Ruch : Cum in uillam Luculli uentum esset, omni apparata uenustatis ornatam. Le triomphe de Lucullus (63) et la mort de Catulus (59) sont les deux dates entre lesquelles le dialogue est censé avoir eu lieu. Cicéron cherche donc à convaincre ses lecteurs que dès cette époque il était un fervent défenseur de la Nouvelle Académie. 75 Cicéron, Ait., II, 14, 2. 76 Cicéron, Luc, 3, 9.
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deux itinéraires réels et deux pensées philosophiques. Ce paralléli sme de la réalité vécue et de la philosophie dure jusqu'à la fin du dialogue, le moment où Cicéron estime devoir s'arrêter de parler étant aussi celui où le vent se lève et murmure aux voyageurs qu'il faut embarquer77. L'Arpinate sait tirer merveilleusement parti de cette insertion de l'œuvre dans le temps car, contrairement à Lucullus qui ne fait qu'une allusion, et encore indirecte, à la mer environnante, il décrit avec une sensibilité artistique raffinée les variations de la lumière et le chatoiement du paysage marin : « cet te mer, qui, en ce moment où commence à souffler le zéphir, paraît pourpre, paraîtra de même à notre sage; seulement il ne donnera pas son assentiment à cette apparence, puisque tout à l'heure elle nous semblait d'un bleu sombre, et ce matin grise, alors que maintenant, du côté où le soleil l'éclairé, elle blanchit, scintille, et ne ressemble pas à la terre ferme qui en est proche»78. Cette différence dans la manière de procéder des deux personna ges est assez facilement explicable, si l'on tient compte de la situa tion dans laquelle ils sont censés se trouver et des doctrines qu'ils représentent. Lucullus prétend reproduire de mémoire une disputatio entendue à Alexandrie et les exemples qu'il utilise pour illus trer la théorie de la connaissance sont très souvent impersonnels et intemporels, ce qui convient fort bien à une philosophie dogmati que qui prétend exprimer non pas une vérité, mais la vérité. Cicé ron, en revanche, parce qu'il n'est pas aussi étroitement lié à une source, et parce qu'il défend une pensée qui, dans un premier temps en tout cas, privilégie le subjectif et le singulier, se réfère au hic et nunc, et raisonne sur la manière dont il perçoit (ou plutôt ne perçoit pas) la réalité qui l'entoure. Lorsqu'il veut prouver la fai blesse des sens, il illustre son propos en disant l'impossibilité dans laquelle il se trouve de voir la villa de Catulus à Pompéi ou un ami se promenant dans le portique de Neptune à Pouzzoles, bien qu'au cunobstacle ne lui dissimule ces lieux79. Et surtout, la mer en sa mouvante permanence est dans son discours comme l'image de cette vérité à la fois réelle et inaccessible, objet de la quête de la Nouvelle Académie. Certes, l'eau qui déforme, qui met en question les certitudes de sens, a toujours été présente dans l'argumentation
77 Ibid., 48, 147. 78 Ibid., 33, 105 : Mare Mud, quod nunc Fauonio nascente purpureum uidetur, idem huic nostro uidebitur, nec tarnen adsentietur, quia nobismet ipsis modo caeruleum uidebatur, mane rauom, quodque nunc, qua sole collucet, albescit et uibrat dissimileque est proximo et continenti. La seule allusion indirecte de Lucullus au paysage environnant se trouve au § 61, lorsqu'il compare les Acadé miciens aux Cimmériens, que la légende situait en Campanie. 79 Ibid., 25, 81.
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des philosophes sceptiques, mais le génie de Cicéron est d'avoir su dépasser des sophismes scolaires trop souvent répétés. Lucullus n'ayant guère été convaincu par l'exemple de la rame brisée80, ce sont les jeux de la lumière et les reflets de l'onde, c'est la nature elle-même, qui lui prouveront la fragilité des certitudes humaines. «Le Temps scintille et le Songe est savoir», dira le poète81; dans le Lucullus, au contraire, ce que la mer apprend au philosophe, c'est qu'ici-bas le Savoir est songe. Le discours de Lucullus Le discours de Lucullus a comme point de départ un épisode que nous avons déjà évoqué, l'arrivée à Alexandrie des livres ro mains de Philon82. Lucullus se décrit lui-même comme un témoin attentif, désireux de connaître les causes d'une si vive controverse et n'hésitant pas à consacrer plusieurs journées à écouter des dis cussions philosophiques : d'abord une disputano in utramque par tent entre Antiochus et l'Académicien Heraclite de Tyr, puis une sorte de colloque auquel auraient participé ces deux philosophes, mais aussi Aristus, frère d'Antiochus, ainsi qu'Ariston et Dion, l'un péripatéticien, l'autre académicien. Ce luxe de précisions a une fonction bien précise : il vise à rendre crédible la participation de Lucullus au dialogue, en montrant qu'il avait puisé son informat ion philosophique aux meilleures sources. Mais il apparaît tout de suite une contradiction, sur laquelle nous aurons à revenir : alors que les innovations de Philon ont été présentées comme la cause directe de tous ces débats, Lucullus annonce au § 12 que dans son exposé il laissera de côté «la partie qui se rapporte à la critique de Philon», estimant préférable de s'attaquer à Arcésilas ou à Camèad e plutôt qu'au scepticisme affadi du philosophe de Larissa. Pour quoi accorder une telle importance à Philon pour aussitôt après affirmer qu'il ne mérite pas la moindre considération? Dans les paragraphes suivants (13-16), Lucullus réfute la conception académicienne de l'histoire de la philosophie, telle qu'elle avait été exposée par Cicéron dans le Catulus. L'Arpinate avait invoqué les Présocratiques, Platon et Socrate, voyant en eux les prédécesseurs d'Arcésilas. Aux yeux de Lucullus, au contraire, cette tradition est aussi artificielle que celle construite par les populäres pour justifier leurs entreprises séditieuses et Arcésilas est en tout point comparable à Tibérius Gracchus qui «vint pour trou80 Ibid., 7, 19. 81 P.Valéry: Le cimetière marin, v. 12. 82 Luc, 4, 11-12, cf. supra, p. 52.
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bler le repos dans la meilleure des républiques»83. Ce parallélisme entre le destin de Rome et celui de l'Académie, toutes deux déchi réespar des querelles internes, n'est pas seulement une trouvaille ingénieuse destinée à présenter le général comme un homme aussi soucieux d'ordre en philosophie qu'en politique. En fait, Lucullus interprète l'histoire de l'Académie à partir du modèle idéaliste du De republica : la perfection a existé dans le passé, mais il y a eu déchirure et apparition de la confrontation là où régnait l'unité. Ce qu'il rejette surtout, c'est la prétention de la Nouvelle Académie à s'approprier Socrate et Platon84. Fort, quant à lui, de cette certitu de que la philosophie doit se limiter à retrouver cet insurpassable système commun selon lui à l'Ancienne Académie et au Lycée, il ironise à l'égard de l'Arpinate et du courant philosophique dont celui-ci se réclame : même si l'on admet, dit-il en feignant de faire une concesssion, que les Anciens ne soient parvenus à aucune connaissance certaine, quel progrès les nombreux penseurs de la Nouvelle Académie ont-ils fait faire à la philosophie85? Le but de Lucullus lorsqu'il pose cette question est évidemment de présenter la démarche d'Arcésilas et de ses successeurs comme une quête absurde, parce que sans objet ni résultat. Il admettrait à la rigueur une conception de la recherche philosophique qui fasse une part importante au temps - le temps est un bon auxiliaire, dit Aristote, si prisé par Antiochus86 - mais il ne peut comprendre cette stagna tion dans l'ignorance qu'il attribue à la Nouvelle Académie. L'im portance de cet argument est telle pour lui qu'il l'utilise non seul ement au début, mais aussi à la fin de son discours, car les derniers mots qu'il prononcera seront pour adjurer Cicéron, l'homme qui a mis au jour la conjuration de Catilina, de ne pas se complaire dans une philosophie qui nie la possibilité de toute connaissance ne 87
83 Ibid., 5, 15 : turn exortus est ut in optima repüblica T. Gracchus qui otiutn perturbarci, sic Arcesilas qui constitutam philosophiam euerteret. Dans ce même paragraphe, Lucullus reprend la doctrine antiochienne du consensus, mais en accordant beaucoup moins d'importance aux correctiones que ne l'avait fait Hortensius, si nous admettons que celui-ci prononçait dans le Catulus le même discours que Varron dans la dernière version. Voici, en effet, comment il évo que, loc. cit., l'accord des trois écoles : Plato . . . reliquit perfectissimam discipli nant, Peripatericos et Academicos, nominibus differentis re congruentis, a quibus Stoici ipsi uerbis magis quant sententiis dissenserunt. 84 Ibid. 85 Luc, 6, 16. 86 Aristote, Eth. Nie, I, 7, 17, 1098a, 23-24. Aristote parle dans ce passage de la recherche des détails une fois que l'on a posé un principe. 87 Cicéron, ibid., 19, 62 : Vide, quaeso, etiant atque etiam ne illarunt quoque rerunt pulcherrimarum a te ipso minuatur auctoritas.
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De la définition du problème, il est dit dans le premier traité rhétorique cicéronien qu'elle doit se faire aperte et breuiter**. Lucullus se conforme parfaitement à cette règle lorsqu'il annonce que son discours sera à la fois un réquisitoire contre la Nouvelle Académie et un plaidoyer en faveur du critère stoïcien, c'est à dire la démonstration que l'évidence est le signe de la vérité89. Mais ce rigoureux énoncé du projet a été précédé de quelques allusions très denses aux débats qui divisaient les écoles. Nous apprenons ainsi qu'un certain nombre de Stoïciens refusaient de débattre avec les Académiciens de la vérité des perceptions, tant ils estimaient que celle-ci était du domaine de l'évidence90. Lucullus au contraire, se range du côté d'Antipater, qui considérait qu'il ne fallait pas refu serla discussion et que rien ne devait échapper à la définition. On n'a pas remarqué que ce mouvement est exactement le même que celui que nous trouvons au début de Fin., I, lorsque Torquatus, tout en soulignant que pour Epicure le plaisir ne doit pas être défi ni,dit que lui-même fait partie de ceux qui croient que la justesse de la doctrine n'est pas suffisante pour convaincre et qu'il faut savoir démontrer et discuter91. S'agit-il là d'un procédé rhétorique, comme l'a affirmé M. Ruch à propos du Lucullus92? Nous croyons, au contraire, que cette similitude entre deux pensées réellement aussi différentes que celle de Torquatus et de Lucullus a son importance pour l'histoire de la philosophie. Elle correspond à l'apparition (peut-être à la suite des controverses avec l'Académie) à l'intérieur des écoles épicurienne et stoïcienne d'une attitude moins ouvertement dogmatique, fondée sur la conviction qu'à la mise en cause de l'évidence il ne suffit pas d'opposer l'évidence elle-même, mais toute une argumentation fondée sur celle-ci. Il est toujours difficile pour un philosophe dogmatique d'admettre que son système repose sur des postulats, que ses adversaires ne sont pas nécessairement des ignorants ou des gens de mauvaise foi.
88 Cicéron, Inu., I, 16, 23. 89 Cicéron, Luc, 6, 18 : Qua re omnis oratio contra Academiam suscipitur a nobis ut retineamus earn definitionem quant Philo uoluit euertere. La définition stoïcienne de la représentation « comprehensive » ainsi que l'attitude de Philon à l'égard de celle-ci seront étudiées dans la partie concernant la logique. 90 Ibid., 6, 17 : Nous ne savons pas à qui Lucullus fait exactement allusion, mais cette attitude sera, en tout cas, celle d'Epictète, qui dit ne pas avoir de temps à perdre pour de telles discussions, Entretiens, I, 27, 15. 91 Cicéron, Fin., I, 10, 31. Ce texte a été commenté avec beaucoup d'intell igencepar E. Asmis, Epicurus scientific method, Ithaca et Londres, 1984, p. 220224, où elle montre que l'effort d'explication réclamé par Torquatus ne consti tue pas une rupture par rapport à l'épicurisme. 92 M. Ruch, La disputatio in «utramque partent» dans le «Lucullus» et ses fondements philosophiques, dans REL, 47, 1969, (p. 310-335), p. 313.
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Antipater et le courant dont se réclame Torquatus, tout en ne cédant rien sur le fond, acceptaient l'idée que le problème pouvait se poser et faisaient confiance au raisonnement pour imposer ce qu'ils considéraient être des vérités premières. S'il fallait une preuve supplémentaire du caractère philosophi que de ce passage, il suffirait de citer cette longue allusion aux innovations philoniennes, si importante pour notre connaissance du maître de Cicéron et si délicate à interpréter qu'elle fera l'objet d'une étude à part93. Mais, même en laissant de côté les difficultés proprement philosophiques, nous nous heurtons à ce qui paraît être une incohérence dans la construction de l'œuvre. En effet, alors que Lucullus avait expressément déclaré au § 12 qu'il ne s'occuperait pas de Philon, le considérant moins redoutable que Camèade ou Arcésilas, il termine cette présentation de son propos en disant : «c'est pourquoi toute notre discussion contre l'Académie est entreprise par nous pour maintenir la définition que Philon a voulu renverser». Le seul moyen de concilier les deux textes est de comprendre que Philon, quelles que fussent ses innovations, avait continué à critiquer le critère stoïcien, la représentation «compreh ensive», exactement comme l'avaient fait ses prédécesseurs. C'est là une hypothèse que seule l'étude des sources et l'analyse philoso phique pourront nous permettre de confirmer. On s'accorde à reconnaître dans l'exposé théorique de Lucullus (19-62) deux parties nettement délimitées avec comme ligne de sépa ration le § 40, où le défenseur du stoïcisme déclare : «voyons main tenant la discussion que les Académiciens soutiennent contre nous»94. Sur la signification de cette division, les avis sont très par tagés. R. Hirzel, pensant que tout le discours de Lucullus dériverait du Sosus, a vu dans cette séparation le signe que Cicéron a utilisé un dialogue pour écrire ce texte95. A. Lörcher a jugé cette hypothèse peu vraisemblable et il a suggéré lui-même une explication assez compliquée, qui nous paraît peu convaincante96. Pour J. Glucker, Cicéron a utilisé deux textes différents d'Antiochus, l'un étant le Sosus, l'autre une œuvre plus tardive écrite par le philosophe juste avant sa mort, et disant à peu près la même chose97. M. Ruch, enfin,
93 Cicéron, Luc, 6, 18, cf. supra, n. 89 et infra, p. 294-295. 94 Ibid., 13, 40 : nunc ea uideamus quae contra ab his disputari soient. 95 R. Hirzel, Untersuchungen . . ., t. 3. p. 264 sq. 96 A. Lörcher, Das Fremde . . ., p. 253. Pour ce savant, Cicéron a pu insérer dans sa source antiochienne un passage de la source de son propre discours. 97 J. Glucker, op. cit., p. 416 : This seems to indicate that in his later years, Antiochus attempted to refute the arguments raised against his own position by the sceptical Academy - that is by Philo in his last years. But there was nothing essentially new in such arguments : only more force.
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refusant de raisonner en termes de Quellenforschung, s'est efforcé de mettre en évidence le schéma oratoire de cet exposé dans lequel il a discerné une oratio suivie d'une dissertano, c'est-à-dire, pour reprendre ses propres termes « une partie préjudicielle et une partie dialectique»98. Nous estimons comme lui qu'il est possible d'expli quer la construction de ce discours sans recourir à des hypothèses de sources, très fragiles sur un point si précis, mais les termes qu'il a utilisés pour définir chacun des deux moments nous paraissent inadéquats. Lorsque Lucullus dit omnis oratio contra Academiam suscipitur a nobis. . . (§ 18), il n'y a aucune raison d'affirmer que le terme oratio ne désigne que la première partie de son propos. De même, nous ne voyons pas en quoi les § 40-63 pourraient être caract érisés de manière satisfaisante par le terme de dissertano, étant donné que celui-ci n'a jamais désigné un discours de type dialecti que. En réalité, à partir du moment où l'exposé est qualifié de patrocinium", il fait chercher en lui la construction habituelle d'une plaidoirie, et là où M. Ruch a cru prouvoir discerner une oratio et une dissertano, nous retrouvons la division classique confirmatio /reprenhensio 10°. Lucullus expose sa propre théorie de la connaissance avant d'examiner et de réfuter les objections qui lui sont adressées par la Nouvelle Académie. C'est du moins ce qui est annoncé, car l'analyse des deux parties va nous montrer qu'en réalité elles ne sont pas très différentes, ni dans leur contenu ni dans leur ton. Estce une maladresse dans la composition? Pas nécessairement, si l'on se rappelle que Cicéron explique dans le De Oratore qu'il faut tout ensemble asseoir solidement ses preuves et ruiner celles de l'adver saire,car l'unité de plan est indispensable pour assurer le succès de l'argumentation101. C'est cette solidarité de la démonstration doctri naleet de l'élément dialectique que l'on va retrouver dans le dis cours de Lucullus, et parce que les deux thèmes s'entrecroisent sans cesse et se confondent parfois, il arrive au lecteur de ressentir une certaine impression de confusion. Il faut, pour dissiper celle-ci, comprendre qu'à aucun moment il ne s'agit d'un soliloque et que 98 M. Ruch, loc. cit. 99 L'expression illud tuum perspicuitatis patrocinium est employée par Ci céron à propos du discours de Lucullus au § 105. 100 Cicéron, Inu., I, 24, 34 : Confirmatio est per quant argumentando nostrae causae fidem et auctoritatem et firmamentum adiungit oratio. On peut considé rer que la narratio se trouve au début du discours de Lucullus dans le récit de la rupture introduite par Arcésilas dans l'Académie. La reprehensio est ainsi définie, ibid., 42, 78 : reprehensio est per quant argumentando aduersariorum confirmatio aut infirmatur aut eleuatur. 101 Cicéron, De or., II, 81, 331 : Turn suggerendo sunt firmamenta causae coniuncte et infirmandis contrariis et tuis confirmandis. On trouve déjà une idée proche de celle-là dans Aristote, Rhét., II, 26, 1403a, 26.
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Lucullus s'adresse en permanence à un interlocuteur dont la pré sence est ressentie à la fois comme une menace pour sa doctrine et comme le moyen d'établir plus solidement celle-ci en triomphant des objections les plus redoutables. Le schéma logique de la première partie (§ 19-40) est dans son principe d'une lumineuse simplicité. Lucullus construit une vérita ble pyramide de la connaissance qui, ayant pour base les sensat ions, culmine avec les vertus et la science, puis il parle de l'assen timent, c'est-à-dire de ce qui permet la liaison entre la théorie et la pratique. Cette métaphore de la pyramide, si elle rend bien compte de l'unité des fonctions sensorielles et intellectuelles qui est au cen tre de cette doctrine, doit d'ailleurs être corrigée car elle évoque quelque chose de statique, d'immuable même, alors que ce qui sous-tend l'exposé, c'est, au contraire, l'idée d'une dynamique per mettant de passer sans rupture de la sensation à la sagesse. Mais cette cohérence, qui apparaît évidente quand on résume les paroles de Lucullus, est comme occultée par la densité des mises en cause de la Nouvelle Académie, lesquelles forment un contrepoint à l'énoncé dogmatique. A chacune des étapes de cet itinéraire qui conduit, sans solution de continuité, de la représentation à la sagess e, Lucullus montre à quelles aberrations aboutirait l'acceptation du postulat fondamental de la Nouvelle Académie, celui de l'imposs ibilité de distinguer avec certitude une représentation vraie d'une représentation fausse. Le passage le plus caractéristique de cette manière de raisonner nous semble être celui dans lequel Lucullus veut montrer que sans représentation vraie, il n'est ni action ni sagesse possible : «Mais cette représentation qui la (= ορμή) met en mouvement doit d'abord paraître et être crue vraie, ce qui serait impossible si une représentation vraie ne pouvait être distinguée d'une représent ation fausse. Or, comment l'âme peut-elle être poussée à recher che un objet sans percevoir si l'objet qui lui apparaît est conforme ou étranger à la nature? De même, si l'âme ne se représente pas quel est son devoir, elle ne fera jamais rien, elle ne sentira aucune impulsion, elle ne se mettra jamais en mouvement. Si elle est à quelque moment sur le point d'agir, il faut que ce qui se présente à elle lui paraisse vrai»102.
102 Ibid., 8, 25 : Mud autem quod mouet prius oportet uideri eique credi, quod fieri non potest, si id quod uisum erit discerni non potest a falso. Quo modo autem moueri animus ad appetendum potest, si id quod uidetur non percipitur accomodatumne naturae sit an alienum? Itemque, si quid offidi sui sit non occurrit animo, nihil umquam omnino aget, ad nullam rem umquam impelletur, numquam mouebitur. Nous avons légèrement modifié la traduction de la Pléia de.Sur le problème philosophique de la ορμή, cf. infra, p. 214, n. 24.
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Le bien fondé du postulat de départ a été prouvé grâce à une démonstration par l'absurde, mais cet absurde n'est pas neutre, indifférencié; il a, si l'on peut dire, pour Lucullus les couleurs de la Nouvelle Académie, il découle de la prise en compte du principe d'acatalepsie sur lequel Arcésilas a bâti toute sa philosophie. Au demeurant, une étude plus fine permet de distinguer à l'intérieur même de cette première partie trois moments différents : - dans les § 19-25, la réfutation de la Nouvelle Académie double en quelque sorte l'exposé de la théorie de la connaissance et c'est donc le dogme qui prime sur la dialectique; - celle-ci est, au contraire, au premier plan dans les § 26-29 où Lucullus part des prémisses mêmes de l'adversaire pour mont rer qu'un raisonnement rigoureux ne peut en déduire que des pro positions contraires au sens commun : «si votre thèse est vraie . . .», «si toutes les représentations étaient telles qu'ils le prétendent . . .». Lucullus/ Antiochus apparaît alors comme un redoutable dialecti cien qui sait mettre en évidence les contradictions des Académic iens fidèles à Arcésilas et à Camèade, leur demandant notamment comment ils peuvent affirmer qu'il existe des représentations vraies et d'autres fausses, alors qu'ils prétendent ne rien savoir. La fin de ce deuxième moment est marquée de manière très nette : «mais en voilà assez sur l'inconséquence de leur opinion . . .»; - à partir du § 30 et jusqu'à la fin du § 39, la doctrine reprend ses droits, sans que pour autant la critique de la pensée académicienne soit véritablement laissée de côté. Lucullus expose sa conception de la prénotion et de l'assentiment, mais en affron tant toujours les objections de la Nouvelle Académie et en cher chant à démontrer l'inanité de celles-ci. C'est ainsi qu'il est amené à réfuter le probabilisme de Camèade dans lequel il voit un subter fuge fort peu convaincant pour pallier les conséquences désastreu ses de l'acatalepsie103. Dans tout ce passage, comme l'a justement remarqué A. Lörcher, un certain nombre de formules laissent pen ser que Cicéron a résumé ou, tout au moins condensé, sa source pour éviter d'entrer dans des détails qui rendraient trop obscur l'exposé de Lucullus 104. L'analyse de la première partie du discours nous montre donc que Lucullus y poursuit deux fins, tout à fait indissociables : pré senter une philosophie de la connaissance fondée sur une très grande confiance dans les sensations et en même temps prouver que le doute radical a pour conséquence une vie sans connaissance 103 Ibid., 33. Wld., 11, 55. 104 Cf. A. Lörcher, op. cit., p. 251.
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ni valeur morale et donc la destruction de tout ce qui est spécif iquement humain: «donc ceux qui disent que rien ne peut être compris, nous arrachent les instruments mêmes et les parures de la vie, ou plutôt ils détruisent la vie tout entière, ils privent l'être vivant lui-même de son âme, si bien qu'il est difficile d'instruire, comme il le mérite, le procès de leur triste courage»105. L'argument est exprimé avec vigueur, mais il ne peut être considéré comme original, puisque nous savons par Plutarque qu'il avait été utilisé contre Arcésilas lui-même106, avant de devenir une sorte de lieu commun dans les controverses entre écoles. Ainsi donc, les thèmes habituels de la polémique antiacadémicienne sont exploités par Lucullus, non pas simplement pour rehausser sa propre doctrine, mais bien pour asseoir plus solidement celle-ci en éliminant ce qui est défini comme sa négation. L'aspect si fortement dialectique de toute la partie que nous avons examinée jusqu'à présent confirme qu'il n'y a pas de véri table rupture dans ce discours. Lorsque Lucullus dit: «voyons maintenant la discussion que les Académiciens soutiennent contre nous», il annonce qu'il va changer de point de vue, non qu'il a décidé d'introduire un élément vraiment nouveau dans son propos. La différence la plus importante nous paraît, en effet, être celle-ci : jusqu'à ce moment de l'exposé Lucullus n'avait considéré la philosophie académicienne qu'a travers le prisme de sa propre doctrine, alors qu'à partir du § 40 il chois itd'expliquer objectivement, sans aucune complaisance pour lui-même, ce qu'il appelle la ratio ou Yars d 'Arcésilas et de Carnéade. Ce souci d'honnêteté dans la présentation des positions de l'adversaire n'exclut cependant pas la vigueur, voire la rudes se de la critique, puisque chaque point de cette philosophie est réfuté aussitôt après avoir été exposé. Parce qu'il reconnaît aux philosophes de la Nouvelle Académie le mérite de la subtilité et surtout de la rigueur formelle, Lucullus procède de manière très méthodique (generatim, dit-il au § 47), ce qui donne à cette deuxième partie du discours une forme beaucoup moins variée que celle de la première. S'il avoue lui-même ne présenter que
105 Cicéron, Luc, 10, 31 : Ergo ei qui negant quicquam posse comprehendi, haec ipsa eripiunt uel instrumenta uel ornamenta uitae uel potius etiam totam uitam euertunt funditus ipsumque animal orbant animo, ut difficile sit de temeritate eorum, perinde ut causa postulat, dicere. 106 plutarque, Adu. Coi, 26, 1122 b. Plutarque distingue les critiques adres séespar les Stoïciens à la suspension universelle de l'assentiment, pour lesquel les il a un certain respect, de celles formulées par Colotès, qu'il juge inconsé quentes. L'ouvrage de Colotès avait lui-même pour fin de démontrer qu'une vie conforme aux préceptes des autres philosophes était impossible.
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les principaux arguments échangés de part et d'autre, s'il est exact qu'il rejette toute tentation de caricaturer la philosophie qu'il combat, il n'en demeure pas moins que cette nouvelle fa çon de procéder donne à son exposé à la fois plus de densité et d'âpreté, et cela d'autant plus que la progression se fait par ap profondis ement. Résumons brièvement les principales étapes. Dans les § 40-44, Lucullus explique puis réfute les fundamenta de la pensée académicienne, en tentant à chaque fois de dépasser le détail pour parvenir à l'essentiel. C'est ainsi que toute la thèse de l'Académie est résumée dans un seul raisonnement (fondé sur l'a ssertion qu'il peut ne pas y avoir de différence perceptible entre une représentation vraie et une représentation fausse), tandis que la principale objection est celle d'Antiochus sur la contradiction dans laquelle on s'enferre quand on suppose la distinction entre le vrai et le faux en le niant107. Cette présentation générale a confirmé que la notion d'éviden ce est bien au centre de la controverse qui oppose la Nouvelle Aca démie et ses contradicteurs. C'est donc elle qui va être examinée dans les paragraphes suivants (44-58), lesquels doivent être à eux seuls considérés comme une disputatio in utramque partent à pro pos de Γένάργεια. D'un côté, les Académiciens disent que le sujet peut fort bien être abusé par un dieu (le «malin génie» cartésien avant la lettre) et que le rêve et la folie justifient le refus de faire confiance même aux représentations qui paraissent les plus vraies. De l'autre, Lucullus-Antiochus répond que tout n'est pas possible à Dieu et objecte que tous les exemples avancés pour prouver l'aparallaxie, l'impossibilité de discerner le vrai du faux, correspondent à des situations exceptionnelles et ne peuvent être donc considérés comme probants. Après quelques propos contre le probabilisme et la stérilité des recherches philosophiques de la Nouvelle Académie, Lucullus te rmine son discours par une péroraison tout entière fondée sur le symbolisme de la lumière et des ténèbres, si important chez Platon, mais aussi dans le moyen-platonisme, comme le montre notam mentsa fréquence chez Philon d'Alexandrie108. Comment, demande-t-il, Cicéron qui est l'homme de la lumière en philosophie corn-
107 Cicéron, Luc, 14, 44, cf. infra, p. 298. 108 Sur ce point cf. R. Bultmann, Zur Geschichte der Lichtsymbolik in Alter tum, dans Philologus, 97, 1948, p. 1-36; W. Beierwates, Lux intelligibilis, Unter suchung zur Lichtmetaphysik der Griechen, Munich, 1957; F. N. Klein, Die Licht terminologie bei Philon von Alexandria und in den Hermetischen Schriften, Lei den, 1962.
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me en politique, peut-il fait sienne une pensée qui «n'a même pas laissé une étincelle pour percer l'obscurité»109? Quelle conclusion tirer de l'étude de ce discours? S'il est vrai que sa construction, avec les deux parties à la fois très bien délimi tées et très proches sur le fond, a quelque chose de déroutant au premier abord, le recours aux concepts rhétoriques permet néan moins de comprendre l'organisation générale de la pensée de Lucullus de manière plus satisfaisante, nous semble-t-il, que les spé culations sur d'éventuelles incohérences dans l'utilisation des sour ces. Mais la très étroite imbrication de la confirmatio et de la reprehensio, si elle correspond indiscutablement à un souci d'efficacité oratoire, trouve aussi son explication dans la parenté des doctrines antagonistes. Lucullus reconnaît lui-même qu'une seule chose, es sentiel e il est vrai, sépare la Nouvelle Académie du Portique : l'i nterprétation de l'évidence110. La forme complexe de son exposé, et notamment la coexistence presque constante de l'affirmation dog matique et de la dialectique, est donc, au moins en partie, la consé quence de la difficulté à s'affirmer devant un adversaire qui utilise à des fins différentes la même terminologie et parfois la même méthode de raisonnement. Le discours de Cicéron Nous avons relevé dans le tableau situé à la fin de cette partie les passages de ce discours où il est fait allusion aux propos de Lucullus et l'on peut constater que ces références forment jusqu'au § 112 un réseau très dense; rares sont, en effet, les paragraphes où l'on ne retrouve pas un argument, une phrase ou un mot du géné ral-philosophe. L'intensité de ce dialogue à l'intérieur même de l'exposé, la précision souvent extrême dans la réfutation, montrent combien sont fragiles les arguments de ceux qui ont vu dans le Lucullus une œuvre incohérente, voire hétéroclite111. Là où on a cru trouver des discordances ou des maladresses, nous préférons voir une très grande recherche de la uarietas et le souci d'éviter au lecteur l'ennui qui naîtrait de la juxtaposition de deux discours dont l'un ne serait que le négatif exact de l'autre. Tantôt Cicéron répond à Lucullus dans l'ordre inverse des arguments de celui-ci, ainsi lorsqu'il traite du sorite avant de parler du problème des 109 Cicéron, Luc, 19, 61 : ne scintillant quidem ullam nobis ad dispiciendum reliquerunt. 110 Ibid., 6, 17-18. C'est de ce conflit à propos de l'évidence que naissent tous les autres différends. 111 Cf. le chapitre suivant sur les sources des Académiques.
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indiscernables112. Tantôt, au contraire, il le cite textuellement, par exemple à propos d'Empédocle113. Tantôt, enfin, et c'est le cas le plus fréquent, il feint de reprendre les termes exacts de son interlo cuteur, alors qu'il leur fait subir des modifications, parfois très subtiles, qui lui permettent de prendre l'avantage114. Nous n'en donnerons qu'une illustration. Lucullus avait affirmé avoir enten du parler de marchands de poules de Délos, capables d'identifier la pondeuse en examinant l'œuf115. Dans sa réponse, Cicéron argue d'abord de l'impossibilité de différencier des sceaux imprimés par le même anneau, puis il ajoute : «A moins qu'il ne te faille chercher un fabricant d'anneaux, puisque tu as trouvé ce volailleur capable de distinguer les œufs»116. La rumeur concernant plusieurs gallinarios est devenue la découverte par Lucullus de la particularité d'un gallinarius. On peut, bien sûr, ne voir dans cette personnalisation que la preuve d'une rédaction trop rapide; nous l'interprétons comme un trait ironique, le fait d'impliquer le très aristocratique Lucullus dans une telle anecdote ne pouvant produire qu'un effet comique117. La même volonté de ne jamais perdre de vue les propos de Lucullus sans être pour autant l'esclave de ceux-ci, apparaît dans l'architecture même du discours. Celui-ci, comme l'a très justement
112 Dans le discours de Cicéron il est question des indiscernables au § 84 et du sorite au § 92, alors que dans celui de Lucullus ces deux questions étaient traitées aux § 54 et 49 respectivement. 113 Ibid., 5, 14, et 23, 74. 114 Au § 19, Lucullus disait à propos de la perfection des sens : si optio natu raenostrae detur; Cicéron reprend cette expression, mais en passant de l'abs trait au concret, ce qui implique plus étroitement Lucullus dans cette affirmat ion : si, inquis, deus te interroget. Au § 30, Lucullus avait dit : quanto quasi arti ficio natura fabricata esset primum animal omne, deinde hominem, ce qui devient chez Cicéron : quanto artificio ... La métaphore est ainsi transformée en description objective et le propos de Lucullus apparaît donc d'autant plus dogmatique. On peut également remarquer que tout le développement de Lu cullus sur l'habileté des sens (§ 20) est résumé par Cicéron en une seule phrase (§86). 115 Ibid., 18, 58 : Tarnen hoc accepimus, Deli fuisse compluris, saluis rebus Ulis, qui gallinas alere permultas quaestus causa salèrent : ei, cum ouom inspexerant, quae gallina peperisset dicere solebant. 116 Ibid., 26, 86 : An tibi erit quaerendus anularius aliqui, quoniam gallinarium inuenisti Deliacum illum, qui oua cognosceret? Trad. pers. 117 Sur l'importance de l'ironie chez Cicéron cf. A. Haury, L'ironie et l'h umour chez Cicéron, Leiden, 1955. Cicéron lui-même distingue dans De or., II, 44, 218-219, la cauillatio de la dicacitas, la première étant présente également sur l'ensemble du discours, la deuxième consistant en des traits vifs et courts. C'est évidemment à cette deuxième catégorie qu'il faut rattacher la manière dont Cicéron interprète l'anecdote des œufs de Délos. Cf. également sur les orationis sales : Or., 26, 87-90.
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remarqué M. Ruch, reprend, mais en chiasme, les moments oratoi res de l'exposé précédent118. Lucullus avait cru bon d'asseoir sa doctrine, avant de réfuter les objections de la Nouvelle Académie; Cicéron, lui, réfute très minutieusement le sensualisme dogmatique avant de s'écrier ostendamus qui simus et d'expliquer en quoi consiste exactement le probabilisme carnéadien119. Chez lui donc, la reprehensio précède la confirmatio, mais les deux parties sont tout aussi solidaires que dans le discours de Lucullus. L'exposé de la philosophie de Camèade n'a rien de dogmatique, il est aussi un moyen plus efficace pour ruiner les thèses d'Antiochus que les arguties de la dialectique. Par ailleurs, nous ne donnerions qu'une idée bien inexacte de cette oratio, si nous nous contentions de souli gner cette division toute formelle. Ce serait, en effet, ignorer l'i ncroyable richesse oratoire et dialectique d'un texte sans aucun dout esupérieur à celui de Lucullus, précisément parce qu'il n'est pas limité au traitement du seul problème de l'évidence. Alors que Lucullus avait commencé son discours par un souve nir historique, la disputano d'Alexandrie, Cicéron attaque le sien par un exorde qui correspond tout à fait aux conseils du De orato re120: «soigné, ingénieux, nourri de pensées, orné d'expressions jus tes», mais aussi «sorti des propres entrailles de la cause» et visant à donner à l'auditeur cette «première impulsion» à la fois légère et décisive qui le prédisposera à écouter favorablement le reste de la plaidoirie. Parce qu'il avait été mis personnellement en cause par Lucullus dans sa péroraison, il lui répond brièvement sur le mode du mouere, se déclarant prêt, si cela n'était inconvenant, à jurer par Jupiter et les dieux Pénates qu'il n'a d'autre motivation comme philosophe que la recherche de la vérité. Très vite, cependant, il dépasse son cas particulier, affirmant qu'il n'est pas question de lui-même, pauvre opinator naviguant à vue, mais du sage, qui doit être infaillible. La métaphore utilisée est celle du pilote et elle est exprimée au moyen des citations des Phénomènes d'Arate, que l'on retrouve dans le second livre du De natura deorum 121 : Cicéron gui de ses pensées vers la Grande Ourse, «c'est-à-dire vers des raiso nnements de forme large et non pas minutieusement polis», tandis que le sage, lui, doit se fier à la Petite Ourse qui permet une navi gation infiniment plus exacte122. La métaphore ainsi commentée,
118 119 120 uerbis; 121 122
M. Ruch, La disputatio . . ., p. 320 sq. Cicéron, Luc, 31, 98. Cicéron, De or., II, 78, 315 : accurata et acuta et instructa sententiis, apta § 318 : ex ipsis uisceribus causae sumenda sunt. Cicéron, Nat. de., II, 105 sq. Cicéron, Luc, 20, 66.
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expliquée dans son déroulement même, remplit parfaitement la fonction qui lui est impartie dans la rhétorique : «c'est là un grand ornement du style, mais il faut éviter l'obscurité»123. Toute partitio se doit de mettre en évidence «en quoi nous sommes d'accord avec l'adversaire, et, par suite, ce sur quoi porte le débat»124. Pour des raisons qui sont d'ordre philosophique tout autant que rhétorique, Cicéron établit précisément le dissensus sur fond de consensus, soulignant qu'Arcésilas était d'accord avec son adversaire stoïcien quand celui-ci disait que le sage doit se garder de toute erreur; il présente ainsi le débat entre Stoïciens et Acadé miciens comme une divergence sur les modalités de la perfection, sur les possibilités de la réaliser, non sur son existence en tant qu'idéal125. Ce point nous paraît essentiel car nous trouverons une démarche tant à fait analogue dans la dernière Tusculane, lorsque l'Arpinate démontrera que tous les moralistes, malgré les querelles qui les opposent, acceptent le dogme de la béatitude du sage. Mais l'argumentation est ici beaucoup plus resserrée, elle recourt à la perfection formelle du syllogisme pour établir la doxographie des différentes manières de concevoir la perfection du sage : - si le sage donne son assentiment à une chose, il arrivera parfois qu'il conjecture; - or il ne conjecture jamais; - donc il ne donnera pas son assentiment 126. Pour les Stoïciens et Antiochus, ravalé au rang de sectateur du Por tique, la majeure était fausse car ils n'admettaient pas que le sage pût donner un assentiment sans certitude127. Camèade, à en croire Philon et Métrodore, contestait la mineure et pensait que le sage pouvait parfois opiner. Cicéron, lui, se situe dans la tradition d'Arcésilas et accepte le syllogisme dans sa totalité. Or, pour en démont rer la validité, il lui faut prouver que le vrai peut être si semblable au faux que même le sage n'a pas la capacité de les différencier sans jamais se tromper. La proposition sur laquelle il va construire 123 Cicéron, De or., III, 42, 167 : Est hoc magnum ornamentum orationis in quo obscuritas fugienda est. 124 Cicéron, Inu., I, 22, 31. 125 Telle est, en tout cas, l'interprétation «positive» que donne Cicéron de ce débat, tout le problème étant de savoir si Arcésilas et Camèade admettaient véritablement l'idée de la perfection du sage ou s'ils l'acceptaient dialectiquement, pour mettre les Stoïciens en contradiction avec eux-mêmes, cf. infra, p. 264. 126 Cicéron, Luc, 20, 67-68 : si ulti rei sapiens adsentietur umquam, aliquando etiam opinabitur; numquam autem opinabitur; nulli igitur rei adsentietur. 127 Ibid., 68 : et Stoici dicunt et eorum adstipulator Antiochus.
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son discours (nihil posse percipi, c'est-à-dire «rien ne peut être appréhendé avec certitude»)128 étant exactement à l'opposé de celle que Lucullus se proposait d'établir, le dialogue se définit donc bien comme une disputatio in utramque partent. Cette première partitio est reprise129 sous une forme moins rigide, plus vivante, après une violente attaque contre Antiochus et un développement sur les racines historiques de la philosophie de la Nouvelle Académie, dans lequel Cicéron s'efforce de mont rer que, contrairement à ce qu'avait avancé Lucullus, Arcésilas ne fut pas un trublion, mais quelqu'un qui s'appuyait sur une tra dition très ancienne. Délaissant la rigueur formelle du syllogisme, il met en scène une disputatio au cours de laquelle Arcésilas, en habile dialecticien héritier de Socrate, oblige Zenon à préciser sa conception de la sagesse et le contraint à reconnaître qu'elle repo se tout entière sur l'existence d'une représentation issue d'un objet réel, conforme à celui-ci et ne pouvant être confondue avec une représentation fausse. D'un point de vue philosophique, la deuxiè me partitio complète la première en précisant le point à juger, l'existence ou non d'une telle représentation. D'un point de vue rhétorique, elle est cette «manière habile et élégante» de revenir au sujet, indispensable après une digressio, si nous en croyons le De oratore 13°. L'attaque contre Antiochus a tellement surpris par sa violence que certains en ont conclu que Cicéron se contentait là de tradui re les griefs exprimés par Philon de Larissa à l'égard de son ancien et peu loyal disciple 131. La forme rhétorique de ce passage est proche de Yaltercatio, c'est-à-dire de ce moment du procès où, comme dit Quintilien, on cherche à traiter avec mépris l'adversair e, à le rabaisser, à en rire 132. Or une telle démarche est double mentétonnante de la part de Cicéron. Elle ne correspond guère, en effet, à la courtoisie, au respect de l'interlocuteur, qui caracté risentses dialogues, et, du surcroît, il a souvent dit son estime pour l'Ascalonite. Dans le même discours il évoquera son souvenir avec admiration et émotion : «j'ai aimé l'homme comme il m'a aimé et ... je juge qu'il est le philosophe le plus cultivé et le plus
128 Ibid. : Nitamur igitur nihil posse percipi : etenim de eo omnis est controuersia. 129 La reprise de la partitio se fait dans les § 76-78. 130 Cicéron, De or., III, 53, 203. 131 Cf. M. Plezia, De Ciceronis «Academicis dissertationes très», II, dans Eos, 38, 1937, (p. 10-30), p. 19, et J. Glucker, op. cit., p. 415. L'attaque se trouve dans les §69-71. 132 Quintilien, Inst. or., VI, 4, 12.
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pénétrant de notre époque» 133. Rien de tel évidemment dans ce réquisitoire impitoyable où la logique le dispute à la virulence du ton. Antiochus s'est rendu coupable d'inconstantia en abandon nant Philon après avoir été si longtemps son disciple et Cicéron s'efforce de refuser toute circonstance atténuante ou toute expli cation honorable à cette attitude. Les éventuelles motivations phi losophiques d'un tel changement sont réfutées aussitôt formulées, si bien que deux explications seulement lui semblent plausibles, aussi peu glorieuses l'une que l'autre, la vanité et la faiblesse de caractère 134. Il ne fait qu'insinuer la première, la présentant com meun on-dit, et, en revanche, insiste beaucoup sur la seconde, affirmant qu'Antiochus n'avait pu résister à l'assaut de tous les dogmatismes réunis. Avec une dicacitas assez féroce, il l'imagine se réfugiant en sueur à l'ombre de l'Ancienne Académie, tel ceux qui, ne pouvant pas supporter le soleil près des «boutiques neu ves», s'abritent sous les balcons de bois des Maeniana 135. Mais cet teattaque contre l'Ascalonite sert aussi la thèse néocadémicienne, le fait qu'Antiochus ait pu renier une doctrine qu'il avait défendue pendant tant d'années étant la meilleure confirmation de la fragil itédes certitudes humaines. Il reste que la violence de tout ce passage détonne dans l'œuvre philosophique de Cicéron, si l'on excepte peut-être les charges contre Epicure, au demeurant inspi rées de la longue tradition antiépicurienne de l'Académie. Nous avons vu que dans le schéma oratoire de l'exposé cicéronien la reprehensio (§ 79-98) précède la confirmatio. Habileté suprê me,l'Arpinate reproche dès l'abord à son interlocuteur de s'être exprimé en orateur et d'avoir recouru aux loci communes pour défendre les sens. Il voit là une facilité que pour sa part il récuse : «Mais renonce, je t'en prie, aux lieux communs; nous-même en avons à profusion»136. Lucullus est donc accusé d'avoir défendu sa cause avec des stéréotypes et, au contraire, Cicéron se présente comme celui qui, délaissant de tels artifices, cherchera à parler avec le désir sincère de connaître le fond du problème. Il faudrait cependant une certaine naïveté pour croire que la rhétorique est absente de cette partie du discours car, même en concédant à son auteur qu'il puise son inuentio dans la philosophie beaucoup plus que dans la topique de l'éloquence commune, la marque de l'ora-
133 Cf. supra, p. 52, n. 183 et les jugements positifs sur Antiochus dans Leg., I, 21, 54 et Brutus, 91, 305. 134 Les deux explications du § 70 sont nettement différenciées : erant qui ilium gloriae causa facere dicerent . . . mihi autem magis uidetur non potuisse sustinere concursum omnium philosophorum. 135 Ibid., 22, 70. 136 Ibid., 25, 80.
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teur est visible, se confondant souvent, il est vrai, avec celle du dia lecticien. Cicéron ne se contente pas de mettre en évidence les contradictions ou les lacunes de la philosophie de Lucullus, il s'e xprime comme s'il cherchait à en persuader celui-ci. De là ce harcè lement de questions - technique dont Quintilien dit que les Socratic i sont les meilleurs maîtres pour le futur orateur137 - qui sont sui vies immédiatement d'objections à la réponse que pourrait apport er l'adversaire138. La forme rapide, concise, est destinée à faire comprendre à Lucullus que ce qu'il tient pour un dogme n'est qu'une opinion, à lui montrer qu'il est incapable de définir, ce qui pour un Platonicien est le signe même d'une réflexion inachevée. Ailleurs, c'est par l'ironie que l'Arpinate marque sa supériorité; ainsi lorsque, à propos de ce que les Stoïciens considèrent comme des cas insolubles pour un dialecticien, il déclare : «qu'ils voient un tribun, c'est là mon avis; de moi ils n'obtiendront jamais une exception»139, ou encore lorsqu'il engage un dialogue quelque peu irrévérencieux avec le Dieu des Stoïciens pour se plaindre d'avoir été doté par lui de sens très imparfaits 14°. Tout cela donne une allu reassez enjouée à un passage d'une très grande densité philosophi que, qui autrement aurait pu être d'une lecture difficile. Il faut croire cependant que Cicéron se sent peu à l'aise dans une réfuta tion aussi serrée car c'est avec une satisfaction manifeste qu'après avoir montré que ni la perception sensorielle ni la dialectique ne permettent de parvenir à une certitude absolue, il aborde la deuxiè me partie de son exposé, celle où il va prouver que la Nouvelle Aca démie ne se contente pas de critiquer les systèmes des autres, qu'elle a une philosophie qui lui est propre et qui échappe aux apories du dogmatisme. Cette confirmatio, présentée comme l'exposé de la sententia de Camèade, est d'une construction assez déconcertante141. Cicéron annonce au début que pour éviter d'être accusé d'inventer, il va citer Clitomaque, et plus précisément le premier livre de son Περί εποχής. En fait, il s'agit d'une adaptation assez libre - comme le montre la comparaison avec un passage de Sextus Empiricus déri-
137 Quintilien, op. cit., X, 1, 35. 138 Cf., par exemple, le § 91 à propos de la dialectique. 139 Ibid., 30, 97. 140 Ibid., 25, 80-81. 141 Ibid., 31, 98 : Sed, ut omnis istos aculeos et totum tortuosum genus disputandi relinquamus ostendamusque qui simus, iam explicata tota Cameadi sentent ia Antiochi ista corruent uniuersa. Nec uero quicquam ita dicam, ut quisquam id fingi suspicetur : a Clitomacho surnom, qui usque ad senectutem cum Cameade fuit, homo acutus, ut Poenus, et ualde sudiosus et diligens; et quattuor eius libri sunt de sustinendis adsensionibus.
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vé probablement de la même source142 - dans laquelle l'évocation du paysage environnant et une évidente recherche dans le style (ainsi les anaphores dans la description du sage : habet corpus, habet animutn, mouetur mente, mouetur sensibus143) atténuent le caractère trop austère que devait avoir la présentation du probabilisme dans le texte du scholarque. C'est seulement après avoir ainsi rendu Clitomaque plus accessible que Cicéron traduit de manière à peu près littérale (his fere uerbis) un texte de celui-ci, tiré de l'ou vrage qu'il avait dédié au poète Lucilius et concernant les deux manières de concevoir la suspension de l'assentiment 144. Il y a donc non pas redite, mais effort de clarté : la pensée de l'Académicien a été rendue plus compréhensible avant d'être produite avec fidélité. Clitomaque est utilisé par Cicéron d'abord comme Yauctor de son interprétation de Camèade, puis comme le témoin privilégié dont les propos méritent d'être cités de la manière la plus exacte possi ble. Cette défense du probabilisme, défini comme une théorie de la liberté permettant à la fois l'action et une sagesse pure de tout assentiment erroné devait avoir pour effet l'effondrement imméd iatet complet des arguments d'Antiochus 145. C'est du moins ce que Cicéron avait prédit. Or il proclame certes sa satisfaction d'avoir ainsi réduit à néant le perspicuitatis patrocinium de Lucullus, mais, alors que l'on s'attendrait à ce qu'il conclue sur ce const atde victoire, on est surpris de le voir reprendre de manière très précise la réfutation d'Antiochus. Cependant il s'agit cette fois, pour l'essentiel, de critiquer non plus la doctrine de celui-ci, puis qu'elle est considérée comme ruinée, mais les arguments que l'Ascalonite avançait contre Camèade et Clitomaque, et il y a là un parallélisme intéressant avec le discours de Lucullus. Tout comme celui-ci, après son exposé doctrinal, avait déclaré : «voyons mainte nant la discussion que les Académiciens soutiennent contre nous» (§ 40), l'Arpinate se propose d'examiner les objections les plus gra ves formulées à l'encontre du probabilisme, c'est à dire l'impossibi142 Sext. Emp.,Adu. math., XI, 160-161. Pour exprimer l'idée que la suspen sion du jugement ne contraint le sage ni à l'inaction ni à l'impassibilité Sextus cite Homère, Od., XI, 529 : ού γαρ άπο δρυός έστι παλαιφάτου, αλλ' ανδρών γένος ήεν. Cicéron, lui, ne cite pas directement, mais ούδ' από reprend πέτρης la même métaphore, en lui donnant une ampleur qu'elle n'a pas chez Sextus. Montaigne adaptera aussi ce passage du Lucullus, cf. Essais, II, 12, p. 506 éd. Villey. 143 Cicéron, Luc, 32, 101. 144 Ibid., 102. 145 Ibid., 33, 105 : Sic igitur inducto et constituto probabili, et eo quidem expedito, soluto, libero, nulla re implicato, uides profecto, Luculle, tacere iam illud tuum perspicuitatis patrocinium.
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lité de ne donner son assentiment à rien, l'incapacité d'agir pour celui qui persiste dans Γέποχή, et enfin le reproche adressé par Antiochus à Philon de présupposer la distinction entre le vrai et le faux pour ensuite la nier 146. La règle de cette disputano in utramque partem est donc, malgré des affirmations quelque peu péremptoires çà et là, de ne point s'enfermer dans la tour d'ivoire de son système, mais d'avoir à défendre celui-ci contre les critiques qui lui sont faites. Chacun des antagonistes pratique à sa manière autour de sa doctrine cette «amphidromie», dont parle Socrate dans le Théétète, qui consiste à s'assurer «si le nouveau-né mérite d'être bien nourri, ou s'il n'est que vent et mensonge» 147, la différence étant que chez Platon, Socrate procède comme s'il ne connaissait pas lui-même le résultat de cet examen, tandis que Lucullus et Cicéron affrontent les critiques avec le dessein de prouver l'excel lencede leurs philosophies respectives. Cette réfutation des attaques contre la Nouvelle Académie ra menait nécessairement Cicéron dans les angustiae de la dialectique, dont il avait souhaité s'éloigner et le contraignait à la ieiunitas, caractéristique pour lui du style philosophique des Stoïciens148. Or il a dit lui-même qu'une telle manière de s'exprimer est pour un orateur « maigre, étrange, en désaccord avec le goût populaire, obs cure, vide, telle qu'il est absolument impossible de l'employer de vant le peuple»149 et il ne faut pas oublier que dans le Lucullus la mise en scène est celle d'une causa. C'est donc avec un plaisir évi dent que Cicéron retrouve un style qui lui est plus familier, encore qu'il le fasse de façon très progressive. M. Ruch a souligné com bien on est surpris de trouver «la bousculade» au lieu du morceau brillant que l'on s'attendrait à voir commencer immédiatement150. En réalité, ce désordre déconcertant est le signe que la confrontat ion entre la Nouvelle Académie et Antiochus, le défenseur du Por tique, va perdre son caractère exclusif pour devenir ce que Montai gne appellera «le grand tintamarre de tant de cervelles philosophiq ues»151.L'amplification de la controverse commence, mezza voce encore, par l'évocation de l'Ancienne et du Lycée; cela permet de mettre Antiochus en contradiction avec ceux dont il prétend re-
146 Ibid., 34, 109. 147 Platon, Théétète, 160e : σκοπούμενους μη λάθη ήμας ούκ άξιον ôv τροφής το γιγνόμενον, άλλα άνεμιαΐόν τε καί ψευδός. 148 Le terme ieiune est utilisé au § 112 du Lucullus. 149 De or., III, 18, 66 : genus . . . exile, inusitatum, abhorrens ab auribus uulgi, obscurum, inane, ieiunum ac tarnen eius modi quo uti ad uulgus nullo modo possit. 150 M. Ruch, La disputatio . . ., p. 322. 151 Montaigne, Essais, II, 12, p. 516 éd. Villey.
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trouver la pensée et de montrer qu'en fait il raisonne exactement comme un disciple de Zenon152. Le mouvement va crescendo quand Cicéron se déclare incapable de choisir, non seulement parce que les systèmes sont innombrables, mais surtout parce qu'il entretient des relations de respect ou d'affection avec les représentants de chacune des doctrines : « Tiendrai-je tête aux Epicuriens où je compte tant de familiers, qui sont si honnêtes et sont liés entre eux par une si grande amitié? Quelle attitude adopter à l'égard de Diodote le Stoïcien? J'ai été son élève dès mon enfance»153. Derrière le pathétique du ton, il n'est pas difficile de deviner l'ironie de Cicé ron à l'égard des dogmatiques engagés dans une «giration éperdue d'opinions»154. Mais, quel que soit le brillant du style, ce serait une erreur de ne voir dans ce passage qu'un morceau de bravoure. En particulier, l'évocation de l'amitié ressentie pour des philosophes d'écoles différentes, si elle peut être interprétée comme une confu sionde genres, nous paraît importante pour comprendre l'esprit de la philosophie cicéronienne. A partir du moment où aucun sys tème ne parvient à s'imposer par lui-même, pourquoi des raisonne ments tout au plus vraisemblables auraient-ils plus de poids que Y amichici ou la fides155? Puisque la cacophonie des philosophes confirme que nul n'est allé au-delà de la probabilité, il serait injus tifiable de sacrifier les officia de Yhumanitas à ce qui ne serait que la moins invraisemblable des doctrines. Seule donc l'adhésion à la Nouvelle Académie, la décision de ne pas décider, permet au philo sophe de préserver son humanité, c'est-à-dire ses incertitudes, ses préférences et ses aspirations. Cicéron admet fort bien que les dogmatiques se désintéressent des états d'âme ou des errances de Yopinator et arguent que c'est la sagesse qui est en jeu. Le dialogue va donc se terminer par une réflexion sur le sage (de sapiente loquamur, de quo, ut saepe iam dixi, omnis haec quaestio est 156) et il y a là une similitude très frap pante avec le premier livre du De legibus et le dernier des Tusculanes157, qui se terminent eux aussi de cette manière, comme si ces textes malgré des différences évidentes, avaient une même finalité. L'ordre adopté ici par Cicéron pour parler de la sagesse est : physi-
152 Cicéron, Luc, 25, 113 : Hoc mihi et Peripatetici et uetus Academia concedit; uos negatis, Antiochus in primis . . . 153 Ibid., 36, 115. 154 M. Ruch, loc. cit. 155 Ainsi se trouve esquissée l'idée qui sera exprimée dans Off., I, 43, 153 : «Les devoirs que l'on déduit de la communauté sociale sont plus appropriés à la nature humaine que ceux que l'on déduit de la connaissance». 156 Luc, 115. 157 Cicéron, Leg., I, 23, 60-24, 62 et Tusc, V, 24, 68-25, 72.
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que, morale, logique, et il convient de remarquer que c'est aussi celui de la cinquième Tusculane - convergence dont P. Boyancé a selon nous sous-estimé l'importance -, tandis que dans le De legi bus la tripartition correspond à celle d'Antiochus, telle que nous l'avons trouvée dans le discours de Varron158. Mais il n'est pas nécessaire d'entrer dans le détail des questions théoriques pour comprendre en quoi cette dernière partie du Lucullus diffère des deux autres textes et en quoi elle en est, malgré tout, très proche. On chercherait en vain dans la description du sage de la Tus culane ou du De legibus le nom d'un philosophe ou d'une doctrine précise. Platon y est certes présent dans l'inspiration générale com medans l'allusion au précepte delphique et au Premier Alcibiade, mais il n'est jamais mentionné. Dans le Lucullus, en revanche, la diversité des doctrines est exprimée par la succession à un rythme parfois vertigineux de doxographies sur toutes les questions import antes de la philosophie. A peine un sujet est-il évoqué, qu'une véri table ruée de philosophes rend le choix impossible, chaque affi rmation trouvant immédiatement son contradicteur159. L'opinator ne peut donc que s'écrier «je suis écartelé»160 et constater qu'il serait bien téméraire de se prononcer pour l'un en ignorant tous les autres. Cet «écartèlement» ne signifie pas que Yopinator soit tenté de faire sienne la conception sophistique de la δόξα. La sagesse est toujours le but de sa recherche, mais il se désespère de ne pouvoir percevoir cet idéal que diffractè par les innombrables controverses doctrinales, au-delà desquelles il voudrait précisément pouvoir par venir. Et paradoxalement, c'est ce désarroi, non dépourvu de théâtralité, qui permet de comprendre l'unité de la pensée cicéronienne. Dans le De legibus, Cicéron était allé directement à l'idéal, en ne s'intéressant que superficiellement au dissensus des philosophes161. Dans le Lucullus, en revanche, celui-ci est abordé de manière si franche que l'on finirait presque par oublier cet au-delà des opi-
158 P. Boyancé, Cicéron et les parties de la philosophie, p. 130, explique la présence de l'ordre néoacadémicien dans la dernière Tusculane en invoquant la plus grande liberté dont Cicéron userait dans ce texte. La comparaison de ces trois textes prouve : - la continuité de la réflexion cicéronienne, du De legibus à la dernière Tusculane ; - la continuité entre la Nouvelle Académie et Antiochus dans la descrip tion du sage idéal, et ce malgré le changement dans l'ordre des parties de la philosophie. 159 Nous aurons à montrer, cf. infra, IV, 1 et V, 1, que le désordre est beau coup plus apparent que réel, surtout en ce qui concerne l'éthique. 160 Cicéron, Luc, 94, 134 : Distrahorl 161 Cicéron, Leg., I, 21, 54.
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nions, pourtant jamais nié. La dernière Tusculane marquera le retour à l'époptique, pour employer le terme néoplatonicien, un retour qui se fera non pas en dépit des divergences entre philoso phes, ou en ignorant celles-ci, mais en les considérant comme les images partielles ou déformées de l'être véritable. Plutarque définissait le Lucullus comme une antilogie sur la possibilité de percevoir le vrai, et, de fait, nous avons pu constater que la disputano s'organise autour d'une seule question 162 : la vali dité du critère de la connaissance proposé par les Stoïciens. Mais la forme antilogique n'est pas porteuse en elle-même d'une signifi cation philosophique déterminée, sinon il faudrait admettre une relation étroite entre les pensées des Sophistes, d'Aristote, de Carnéade et des Pyrrhoniens, ce qu'évidemment nous excluons. Quelest donc le sens de la confrontation entre le stoïcisme et la Nouvell e Académie dans le Lucullus, à quoi aboutit-elle? M. Ruch, qui est celui qui a posé cette question avec le plus de netteté, y a vu une illustration du mos carneadeus, caractérisé selon lui par la confront ation entre la réalité et l'idéal, avec la volonté de parvenir à une solution de conciliation163. Il ne nous semble pas que la dernière page du Lucullus justifie une telle analyse, car c'est en vain que l'on y chercherait cette synthèse dans laquelle pourraient se re trouver les deux interlocuteurs. Plutôt que d'une véritable conclus ion,il faut parler d'un ensemble de notations faisant de ce texte un moment très important de la philosophie cicéronienne. Ce qui met fin au discours de l'Arpinate, ce n'est pas seule ment le sentiment d'avoir dit tout ce qui devait être dit, ce sont auss i,nous l'avons déjà noté, les signes du matelot et le murmure du Zéphyr, symboles de l'enracinement de la réflexion dans le quoti dienet dans la nature. La discussion s'arrête au moment précis où le vent invite au voyage, mais le parallélisme peut être poussé plus loin encore, car Cicéron, en même temps qu'il engage ses amis à partir, leur indique une sorte de grand large de la philosophie, fait de questions plus amples que celles qui ont été au centre du Lucull us. Aux débats sur le sorite ou les erreurs des sens il propose de substituer l'examen du dissensus des philosophes sur «l'obscurité de la nature» et sur le problème des biens et des maux164. Le lien est ainsi fait entre le discours qui s'achève et les œuvres suivantes,
162 Plutarque, Lucullus, 42, 4. 163 M. Ruch, op. cit., p. 329. Cf. également p. 331, à propos du dialogue cicéronien en général : « Le dialogue cicéronien est donc bien conforme au mos Car neadeus : il se définit comme une série d'approximations entre la doctrine et les réalités ». 164 Cicéron, Luc, 48, 147-148.
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dont la finalité sera le passage de la multitude des opinions au consensus et à la plus grande vraisemblance. Sur un point précis, la question de l'assentiment du sage, la sententia carneadia que Catulus dit tenir de son père semble préfi gurer ce dépassement des conflits, puisque la solution ainsi propos ée (assentir à l'opinion en ayant conscience de la fragilité de celleci) transcende l'opposition entre la συγκατάθεσις des Stoïciens et Γέποχή des Académiciens165. Cependant les interlocuteurs ne lui prêtent qu'une attention très faible : s'il est exact que Cicéron sem blel'approuver, Hortensius s'en tire par un jeu de mots qui prolon ge l'assimilation de la philosophie à la navigation et Lucullus se tait. L'Arpinate n'a donc pas voulu clore l'œuvre, donner l'impres sion que la discussion avait abouti à un accord. Le seul authentique enseignement du Lucullus est la nécessité de poursuivre la recher che, de ne pas laisser s'éteindre Yamor inuestigandae ueritatis 166.
165 Cf. infra p. 275-276. 166 L'expression se trouve dans YHortensius, frg. 25 Ruch = Lactance, Inst., 3, 16, 12.
CHAPITRE III
LES SOURCES
Une lettre controversée II est difficile d'aborder le problème des sources des Académiq ues sans avoir auparavant étudié le texte qui a été constamment invoqué par la Quellenforschung pour justifier son entreprise et qui a d'autant plus d'intérêt pour nous qu'il a été écrit juste après le Catulus et le Lucullus. Il s'agit évidemment des deux phrases qui terminent la courte lettre à Atticus du 21 mai 45 λ : De lingua latina securi animi es. Dices + qui alia quae scribis + απόγραφα sunt, minore labore fiunt; uerba tantum adfero, quibus abundo. A première vue, et si l'on excepte une crux interpretationis assurément très fâcheuse, le sens général de la phrase est clair : Cicéron paraît donner raison par avance aux «sourciers» les plus opiniâtres en définissant son rôle comme celui d'un traducteur soucieux d'écrire de «belles infidèles». Cependant, une approche plus minutieuse et la recension des multiples exégèses auxquelles ces lignes ont donné lieu révèlent un grand nombre de difficultés, les unes nées de l'excessive ingéniosité des philologues, les autres réelles. Est-il, tout d'abord, possible de comprendre de lingua latina autrement que comme une référence à la langue latine? D. R. Shackleton Bailey a suggéré qu'il pouvait s'agir de l'ouvrage que Varron avait promis à Cicéron deux ans auparavant2. C'est là une hypothès e que nous estimons invraisemblable, car une allusion si rapide impliquerait que Cicéron et Atticus eussent déjà entretenu une cor respondance sur le sujet. Or, non seulement il n'y a aucune trace des relations avec Varron dans les précédentes lettres à Atticus, mais, de surcroît, lorsque l'Arpinate écrit à son ami le 23 juin (un mois donc après la lettre sur les απόγραφα) pour lui dire qu'il accepte la sug-
1 Cicéron, Att., XII, 52. 2 D. R. Shackleton Bailey, dans éd. Att., t. V, p. 341.
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gestion de donner un rôle au grammairien dans les Académiques3, il lui raconte longuement qu'il en veut à Varron de ne pas encore avoir tenu sa parole. Cet exposé implique donc qu'Atticus n'était pas au courant de l'affaire des dédicaces, ou tout au moins qu'il n'en avait pas entendu parler depuis très longtemps, ce qui évidemment contredit l'hypothèse du savant anglais4. Beaucoup plus importante est la détermination des απόγραφ α5. Le lecture de la correspondance de ces mois montre que Cicéron travaille alors aux Académiques et au De Finibus. Si l'on admet que l'expression minore labore n'a pas de complément, il faut comprendre que les deux traités en question n'ont coûté à Cicéron que peu d'efforts et qu'il s'est contenté d'apporter à des sources grecques la parure de son style. C'est là l'interprétation traditionnelle, dont il faut déjà remarquer qu'elle a été indûment appliquée à l'ensemble de l'œuvre philosophique de Cicéron, alors qu'elle n'en concerne qu'une partie6. Mais précisément, ne peuton tenter de garder à minore son sens comparatif? C'est ce qu'a fait J. Glucker pour qui les απόγραφα en question seraient le Catulus et le Lucullus rédigés avec moins de soin {minore labore) que le Torquatus1. L'idée est en soi intéressante, mais elle suppose des hypothèses peu vraisemblables8. Avec plus de prudence, J. Beaujeu a pensé à la traduction du Timée et, reconnaissant lui-même les limites de son interprétation, a préféré se rallier à l'exégèse tradi tionnelle9. En réalité, toute tentative pour établir une comparai son est hypothéquée par la présence avant minore du locus corruptus. Nous n'avons certes pas la prétention d'élucider celui-ci et,
3 Cicéron, Ait., XIII, 12. 4 J. Beaujeu, op. cit., p. 317 remarque très justement qu'il n'est fait ment ion nulle part d'un de lingua latina dans la correspondance de Tannée 45. 5 Sur les sens précis du terme cf. J. Beaujeu, loc. cit., qui note qu'il s'agit d'un mot rare, «emprunté au vocabulaire de la peinture et de la plastique». 6 A propos de cette interprétation, J. Glucker, op. cit., p. 142, n. 43, a écrit à juste titre : no sane person would attempt to collect references to all the discus sionsof this notorious statement of Cicero in modern littérature : there is hardly a book or article in this field which does not mention it and speculate about it. 7 J. Glucker, ibid., p. 409-412. 8 Pour J. Glucker, Cicéron aurait écrit à Atticus lui annonçant son inten tionde dédier à Varron le Catulus et le Lucullus ; Atticus se serait inquiété de savoir si ces œuvres écrites en si peu de temps étaient dignes du destinataire et Cicéron aurait répondu que, si elles avaient été rédigées plus rapidement que le Torquatus, c'est parce qu'il s'agissait de simple απόγραφα. Quand bien même on accepterait toutes ces hypothèses, on ne comprend pas en quoi Atticus, sou cieux de la qualité de l'œuvre destinée à Varron, aurait été rassuré en appre nantqu'il s'agissait uniquement d'un άπόγραφον! 9 J. Beaujeu, loc. cit. L'objection la plus sérieuse est le fait que Cicéron laisse entendre dans Fin., I, 3, 7 qu'il n'a pas encore traduit Platon.
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comme J. Beaujeu, nous considérons qu'en tout état de cause l'exé gèse traditionnelle reste la moins invraisemblable10. Nous propose rons cependant une restitution qui ne semble pas avoir tenté les éditeurs : dices : «qui alia quaedam scribis?». Cette suggestion s'ap puie sur le fait que, lorsque Cicéron écrit à Atticus, le 29 mai, pour lui annoncer qu'il lui a envoyé les Académiques et le Torquatus, il ajoute : «je veux que tu aies ces textes, et il y a encore d'autres cho ses»11 (et sunt quaedam alia). Bien entendu celles-ci sont impossi bles à identifier, mais justement ne serait-ce pas parce qu'il s'agis sait de simples απόγραφα? Imaginons que Cicéron ait entrepris, en même temps que les traités philosophiques, des travaux mineurs, des adaptations ou des traductions de textes grecs par exemple, auxquels il n'attachait pas une importance excessive et qu'il ne pre nait pas la peine de désigner autrement que par l'expression quae dam alia n. Atticus se serait ému de cette trop grande activité, sus ceptible selon lui de nuire à la qualité des œuvres en cours, et son ami aurait jugé bon de le rassurer en lui précisant que les alia quaedam, simples απόγραφα nécessitant moins d'attention que les grands dialogues philosophiques, n'étaient nullement une entrave à la qualité de ceux-ci. Répétons-le, il ne s'agit là que d'une hypothès e, mais au moins a-t-elle le mérite de reposer sur une base textuell e. Si elle était exacte, la Quellenforschung aurait commis une erreur gigantesque en donnant une valeur absolue à ce qui ne concernait que quelques écrits secondaires, et à ce titre anonymes dans la correspondance. Pour comprendre, par ailleurs, à quel point Atticus était in quiet quant à la possibilité d'exprimer en latin les concepts de la philosophie grecque, il faut rapprocher cette lettre de deux textes, qui se trouvent l'un au début à'Ac. post., I, l'autre à la fin du De Finibus 13. Dans le premier, Atticus exprime sa satisfaction d'enten-
10 Ne serait-ce que parce que Cicéron dit à propos de la partie antiochienne de son œuvre : diligenter a me expressa acumen habent Antiochi, nitorem orationis nostrum, si modo is est aliquis in nobis (Att., XIII, 19, 5). 11 Cicéron, ibid., 32, 3. 12 J. Beaujeu, qui a fait le rapprochement entre les deux textes, loc. cit., a considéré que les alia quaedam devaient nécessairement se référer à une œuvre connue ; or l'hypothèse n'est viable que si l'on admet qu'il s'agissait ά'απσγραφα sans importance, et pourquoi pas de la traduction du Protagoras? Cette hypo thèse ne contredit pas nécessairement le passage du De finibus cité à la note 9, puisqu'on peut admettre qu'à cette date le Torquatus était déjà terminé, cf. la lettre du 29 mai, Att., XIII, 32, 3 : Torquatus Romae est. 13 Cicéron, Ac. post., I, 4, 14: satisne ea commode dici possint Latine; et Fin., V, 32, 96 : Sed mehercule pergrata mihi oratio tua. Quae enim dici Latine posse non arbitrabar, ea dicta sunt a te verbis aptis, nec minus plane quant dicuntur a Graecis.
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dre exposer la philosophie d'Antiochus (dont il avait été l'élève) et son désir de voir «si ces choses peuvent être convenablement expri mées en latin»; dans le second, qui est comme la réponse à cette curiosité et qui constitue une sorte de satisfecit décerné à l'entre prisephilosophique cicéronienne, il dit à Pison : «Ma foi, Pison, j'ai pris un très grand plaisir à t'entendre. Car, des idées que je ne croyais pas qu'on pût exprimer en latin, ont été exprimées par toi en termes appropriés, et avec non moins de clarté quelles le sont par les Grecs». Ces textes confirment donc que la décision de Cicéron d'entreprendre des travaux philosophiques dans lesquels, à la di fférence du De republica ou du De legibus, il y aurait un grand nomb rede termes «techniques», se heurtait à l'incompréhension d'un Atticus persuadé que seule la langue grecque pouvait exprimer de tels concepts. Celui-ci réagissait ainsi par philhellénisme assuré ment, et peut-être aussi parce qu'en bon épicurien il répugnait aux néologismes14 et considérait que la réflexion philosophique ne de vait pas, en créant sa propre terminologie, s'enfermer dans un lan gage réservé à quelques initiés. Un tel risque était négligeable en ce qui concerne le grec, trop intimement lié à la philosophie; en revanche, l'absence d'une véritable littérature philosophique latine pouvait lui faire craindre la naissance d'un affreux jargon. D'où son scepticisme, puis son soulagement. Ces réticences permettent de mieux comprendre l'optimisme courageux avec lequel Cicéron sut faire face à tous ceux, fort nomb reux, qui, à des titres divers, lui reprochaient de s'être engagé dans un projet sans précédent ou indigne de lui. Mais la phrase verba tantum adfero, quibus abundo, prise isolément, laisserait pen ser qu'il reconnaissait lui-même n'avoir d'autre ambition que de faire passer en latin les subtilités de la pensée grecque. Est-il donc possible de formuler une interprétation d'ensemble de cette trop fameuse lettre? N'esquivons pas la difficulté et, même si l'état dans lequel le texte nous est parvenu n'autorise aucune certitude sur ce point, admettons que le terme απόγραφα ne désigne rien d'autres que les Académiques et le Torquatus. Il est alors indispensable de replacer les affirmations que contient la lettre dans le contexte général de l'élaboration de ces œuvres, et cela permet de comprendre que par ces formules rapides, péremptoires, Cicéron ne cherchait pas à définir son attitude par rapport aux sources grecques, mais à ras surer un Atticus très inquiet de le voir se lancer dans une entrepri-
14 Sur la position des Épicuriens en ce qui concerne le langage, cf. E. Asmis, op. cit., p. 32-34. Le paradoxe de Lucrèce est qu'il a été lui-même contraint de créer une langue philosophique.
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se qu'il désapprouvait. Parce que son ami doutait de la possibilité de créer une langue philosophique latine, Cicéron a voulu apaiser cette inquiétude en valorisant sa capacité à manier les mots et en feignant au contraire de se désintéresser du fond ou, plus exacte ment, de transposer celui-ci sans le modifier. C'est donc par une généralisation très abusive que ce texte a été érigé en une sorte de déclaration solennelle par laquelle Cicéron aurait volontairement renoncé à faire autre chose que des adaptations fleuries. Au de meurant, lui-même le dira au début du De finibus : à la source grecque il ajoute non seulement son scribendi ordinem, mais aussi son iudiciumi5. Quelle peut-être alors la signification d'une recherche de sour ces? Elle nous apparaît double. Ce travail doit permettre de faire en quelque sorte le bilan de la Quellenforschung, non pas dans l'abstrait, mais à propos d'une œuvre qui constituait pour elle un champ d'expérimentation idéal, puisqu'elle se croyait autorisée par Cicéron lui-même à l'interpréter comme un simple άπόγραφον. Il est donc important de recenser les thèses défendues, les méthodes utilisées, et surtout d'examiner dans quelle mesure ces recherches ont véritablement éclairé le texte cicéronien. Une telle démarche demeurerait cependant un exercice artificiel d'érudition, si elle n'était susceptible de nous aider à clarifier les difficultés que nous avons rencontrées dans l'analyse de l'œuvre, et par là même à ima giner ce que pouvait être le contenu des livres perdus. L'expérience ayant déjà montré combien est vaine l'ambition de parvenir à une certitude absolue dans l'identification des sources, la réflexion sur celles-ci ne doit pas avoir d'autre finalité que de parvenir, à travers l'étude d'un certain nombre d'hypothèses, à une meilleure connais sance de l'Académie et de l'idée que Cicéron se faisait de celle-ci. La question des sources présente ceci de singulier, en ce qui concerne les Académiques, qu'elle est très simple dans son principe et incroyablement compliquée dès que l'on s'efforce de sortir des généralités. La réponse n'a, en effet, rien de mystérieux ou d'incert ain, elle nous est donnée par Cicéron lui-même qui semble avoir voulu répondre par avance à la curiosité de ses lecteurs en écrivant à Varron qu'il lui attribuait les partes Antiochinas et qu'il gardait pour lui-même les Philonis partes 16. Etant donné que les deux ver sions ont été trop rapprochées dans le temps pour qu'il y ait eu des
15 Cicéron, Fin., I, 2, 6 : Quid, si nos non interpretum fungimur munere, sed tuemur ea, quae dicta sunt ab Us quos probamus eisque nostrum iudicium et nos trum scribendi ordinem adiungimus . . . 16 Cicéron, Fam., IX, 8, 1 : tibi dedi partis Antiochinas . . . mihi sumpsi Phi lonis, cf. supra, p. 136.
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modifications de fond, il paraîtrait logique d'interpréter le Lucullus et le Catulus, d'une part, ce qui nous reste des libri Academici, d'au trepart, à la lumière de cette déclaration et de ne voir en eux que les différentes facettes de l'affrontement entre les deux maîtres de Cicéron. Nous montrerons cependant que la principale caractéristi que de l'indication cicéronienne est non de constituer une réponse toute faite, mais de susciter des questions : il faut toujours la gar der à l'esprit et en même temps chercher comment la concilier avec les contradictions qu'elle semble engendrer. Tel sera, en tout cas, le fil directeur de notre recherche. Les partes Antiochinae Cicéron a utilisé Antiochus pour écrire les discours d'Hortensius et de Lucullus dans le Catulus, celui de Varron dans Ac. post., I. Les deux derniers nous étant parvenus intacts, nous pouvons constater qu'il n'y est fait aucun mystère de leur dépendance par rapport à la philosophie de l'Ascalonite. Lucullus, en effet, présent e son exposé comme le simple compte rendu de ce qu'il avait entendu dire à Antiochus dans le débat qui avait été organisé à Alexandrie peu après l'arrivée des livres romains de Philon et, dans la version définitive, Atticus dit à Varron juste avant que celui-ci ne commence à parler: «qu'est-ce qui pourrait m'être plus agréable que de me remettre en mémoire les propos que j'avais jadis enten dusd'Antiochus»17. La source de ces discours est donc bien Anti ochus, mais si l'on veut être plus précis, si l'on cherche à détermi ner la manière exacte dont Cicéron a procédé, on rencontre des difficultés insoupçonnées. L'hypothèse qu'il ait travaillé à partir des notes qu'il avait pri ses au moment où il suivait les cours d'Antiochus ne peut être ni rejetée mi démontrée. Il n'est même pas exclu qu'il se soit fié à sa mémoire et qu'il ait pensé en réalité à lui même lorsqu'il écrivait à propos de Lucullus : «il acquit, en écoutant souvent Antiochus, des connaissances qu'il aurait pu de toute façon retenir même s'il ne l'avait entendu qu'une seule fois»18. La discussion philosophique devant Lucullus à Alexandrie serait alors la transposition en quel que sorte dramatique des discussions auxquelles Cicéron avait as sisté lors de son séjour à l'école d'Antiochus. Cette hypothèse aurait sans doute connu une acceptation beaucoup plus grande s'il n'y avait au début du discours de Lucullus l'allusion au Sosus, le livre 17 Cicéron, Ac. post., I, 4, 14 : quid est enim quod malim ex Antiocho iam pridem audita recordari? 18 Cicéron, Luc, 2, 4. Trad. pers.
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par lequel Antiochus avait répliqué à Philon19. Or, la Quellenfor schung a estimé que c'était là le moyen, à la fois indirect et habile, par lequel Cicéron avait voulu indiquer la source, au moins partiell e, à laquelle il avait puisé20. Ce que l'on peut reprocher à ceux qui ont raisonné ainsi, ce n'est pas d'avoir formulé cette hypothèse, qui reste, nous essaierons de le montrer, la plus vraisemblable, mais d'avoir ignoré, ou feint d'ignorer, qu'elle comportait une difficulté très considérable. L'unicité de la source implique, en principe, la cohérence du texte qui en dérive. Or, il existe une contradiction majeure entre le discours de Lucullus et celui de Varron (attribué selon toute probab ilitéà Hortensius dans la première version), alors que ces deux personnages se réclament tous les deux d'Antiochus. D'un côté, en effet, Lucullus fait un exposé d'une rigoureuse orthodoxie stoïcien ne, il affirme la continuité entre la représentation et la science et il loue la perfection des sens en des termes que n'eût pas désavoués Zenon. Au demeurant, lui-même se réfère à Antipater à propos de l'évidence21 et, surtout, il s'assigne pour fin de prouver que le cri tère stoïcien de la connaissance (la représentation «comprehensiv e») reste valable en dépit des attaques dont il a fait l'objet de la part de la Nouvelle Académie. Varron, au contraire, attribue à l'Ancienne Académie, dont il se réclame en tant que disciple d'Antiochus, une doctrine dans laquelle la vérité n'est pas le fait de la sensation, mais de l'intell igence,seule capable de dépasser la multiplicité des représentations pour remonter jusqu'à Γίδέα, une et immuable. Alors que Lucullus n'a pas de termes assez flatteurs pour exalter les sens, Varron, se référant toujours à Platon et à ses successeurs immédiats, les qualif ie de hebetes et tardos22. Bien plus, nous avons vu que, dans sa présentation de la philosophie de Zenon, il soutient que le fonda teurdu Portique n'apporta rien de nouveau ni dans le domaine de la physique ni dans celui de la morale, mais affirme qu'il en fut tout autrement en ce qui concerne la logique : «c'est dans la troisi ème partie de la philosophie qu'il introduisit de très nombreux changements»23. Pour lui, le stoïcisme ne se différencie donc de l'Ancienne Académie que par une confiance dans les sens étrangè re à la théorie platonicienne de la connaissance. Quel est donc le véritable porte-parole d'Antiochus lui-même,
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Ibid., 4, 11. Cf. sur ce point les notes 95-97 du chapitre précédent. La référence de Lucullus à Antipater se trouve dans Luc, 9, 28. Cicéron, Ac. post., I, 8, 31. Ibid., 11, 40.
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Lucullus ou Vairon? Leurs propos sont inconciliables et Varron lui-même ne cherche nullement à atténuer cette dissensio entre Platoniciens et Stoïciens. Si l'on s'en tient à la simple cohérence logique, on doit estimer peu probable qu'Antiochus, le restaurateur de l'Ancienne Académie, qui soulignait à tout propos que Zenon n'avait modifié que la façade du platonisme24, ait choisi de se ral lier au stoïcisme sur le seul point où il reconnaissait à celui-ci une originalité réelle. Une telle démarche équivalait à renier Platon sur l'essentiel de sa pensée puisque, s'il est vrai que dans le Timée la vue est qualifiée de «cause du plus grand bien»25, on chercherait en vain dans toute son œuvre un seul texte dans lequel la sensation soit acceptée comme critère de la vérité. Pour peu donc que l'on accorde à Antiochus un minimum de cohérence - et il est vrai que cela prête à discussion - on est tenté d'affirmer qu'il préférait Pla ton à Zenon, et qu'en tout cas il ne faisait pas sienne la théorie de la représentation «comprehensive». Le problème est que Lucullus qui défend cette dernière se réclame, comme Varron, d 'Antiochus et que Cicéron lui-même parle dans une lettre à Atticus des «argu ments admirablement rassemblés par Antiochus contre la négation de la compréhension (άκαταληψίαν)26. Il faut, par conséquent, même si cela n'a rien de plaisant pour l'entendement, partir du constat que Cicéron attribue à Antiochus, à travers Lucullus et Varron, deux philosophies de la connaissanc es incompatibles. La contradiction entre la valorisation de la sen sation et sa critique était dans une certaine mesure inhérente à la philosophie de l'Ascalonite, cette interprétation naturaliste, imma-
24 Cf. tout particulièrement Fin., V, 25, 74, où Pison, élève d'Antiochus s'e xprime avec une très grande sévérité à propos de la dette des Stoïciens à l'égard de l'Ancienne Académie : « à l'exemple de tous les autres voleurs, qui changent les marques des objets pris par eux, ces philosophes, pour faire emploi de nos idées comme de leur propriété, ont changé les termes qui étaient comme la marque des choses». Un tel passage suffit à montrer combien est erronée la thèse d'un Antiochus entièrement acquis au stoïcisme, récemment reprise par H. Tarrant, op. cit., p. 122; on nous répliquera peut-être qu'Antiochus pouvait fort bien, tout en considérant la morale et la physique stoïciennes comme de simples innovations terminologiques, se rallier à la logique du Portique, jugeant celle-ci plus rigoureuse que l'idéalisme platonicien. C'est ce que semble suggé rer Plutarque, Cicéron, 4, lorsqu'il avance l'hypothèse qu'Antiochus abandonna la Nouvelle Académie «vaincu per l'évidence des sens». Or, quand bien même on admettrait cette adhésion de l'Ascalonite à la logique stoïcienne - ce qui ne concorde guère avec l'antistoïcisme qu'il a montré par ailleurs - il resterait à expliquer comment il pouvait en même temps faire l'éloge de la théorie de la connaissance de l'Ancienne Académie. 25 Platon, Timée, 47 b. 26 Cicéron, AU., XIII, 19, 3 : In eis quae erant contra άκαταληψίαν praeclare collecta ab Antiocho Vaironi dedi.
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nentiste, du platonisme. Mais ce que nous contestons, c'est que cet Académicien ait pu dans une même œuvre adhérer à la théorie des Formes et à la gnoseologie stoïcienne. Si on refuse d'imputer cette discordance entre le discours de Varron et celui de Lucullus à la rapidité de la rédaction de l'œuvre ou à quelque contingence du même ordre, trois explications sont possibles et il nous semble que la recherche sur les Académiques a, en minimisant cette question, négligé un aspect essentiel de l'œuvre27. Ne peut-on supposer que la position d'Antiochus avait connu une évolution et qu'après avoir considéré que l'idéalisme platoni cien et le sensualisme stoïcien étaient inconciliables, il avait cher chéà les rapprocher? A l'appui de cette hypothèse il faudrait citer le passage du livre IV du De finibus (dont on s'accorde générale ment à reconnaître qu'il a pour source l'Ascalonite), dans lequel il est dit à propos des philosophes de l'Ancienne Académie : « Faut-il ajouter qu'en maint endroit ils nous signifient en quelque sorte de ne pas chercher notre certitude dans les sens seuls indépendam ment de la raison, ni dans la raison seule indépendamment des sens, et de ne point séparer l'une de l'autre (les deux sources de la connaissance). Bref, tout ce qui fait aujourd'hui l'objet des traités et de l'enseignement de la dialectique n'a-t-il pas été établi par eux?»28. Dans ce texte, il n'est plus question des Idées et le critère de la connaissance est formulé de manière à démontrer que, dans ce domaine non plus, Zenon n'avait rien apporté de neuf par rap port à Polémon, Xénocrate ou Aristote. La contradiction que nous
27 A l'origine du désintérêt pour ce problème, il y a sans doute A. B. Krische. Celui-ci, en effet, avait identifié, op. cit., p. 168, le Sosus écrit par Antiochus après l'épisode d'Alexandrie avec l'œuvre envoyée par ce même philosophe à Balbus et à propos de laquelle Cicéron écrit, Nat. De., I, 7, 16 : Antiocho enim Stoici cum Peripateticis re concinere uidentur, uerbis discrepare. En réalité, com mel'a montré R. Hirzel, Untersuchungen . . ., t. 3, p. 273-274, le livre envoyé à Balbus était très probablement une œuvre morale; cependant, l'idée est restée que pour Antiochus il n'y aurait pas eu de divergence de fond entre la logique du Portique Zeno' s new criterion et celle was de laa welcome Nouvelle «correction» Académie, cf.to J.the Glucker, doctrines op. ofcit., the p.early 82 : Academy. En fait, le texte cicéronien est on ne peut plus clair, il fait état, Ac. post., I, 11, 42 non d'une «welcome correction», mais d'une commutatio dissensioque. Le terme de correctio est appliqué à l'ensemble de la doctrine stoïcienne, une fois signalée cette divergence réelle, et la simple lecture de Fin., IV et V montre que pour Antiochus ce terme n'impliquait nullement un jugement de valeur positif en ce qui concerne le stoïcisme. 28 Cicéron, Fin., IV, 4, 9 : Quid, quod plurimis locis quasi denuntiant, ut neque sensuum fidem sine ratione nec rationis sine sensibus exquiramus, atque ut alterum ab altero ne separemus? Quid? ea quae dialetici nunc tradunt et docent, nonne ab Ulis instituta sunt? Le second sine et le ne ne se trouvent pas dans les manuscrits, mais le texte de ceux-ci est de toute évidence altéré.
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tentons d'élucider s'expliquerait alors par la coexistence dans les Académiques de deux moments différents de la philosophie d'Antiochus. Les propos de Varron représenteraient la phase où l'Ascalonite était persuadé de l'existence d'une divergence de fond entre le sensualisme du Portique et l'intellectualisme de l'Ancienne Acadé mie,tandis que le discours de Lucullus témoignerait, au contraire, du moment où il croyait que même dans ce domaine il y avait consensus entre les deux écoles. Cette première conjecture se heurte à une objection qui naît précisément du parallélisme avec le livre IV du De finibus. En effet, à en juger par ce texte, Antiochus tirait argument du consen sus pour reprocher aux Stoïciens d'avoir quitté l'Ancienne Acadé mie, non pour adhérer à leur doctrine. Il est vrai que Cicéron sem bledire le contraire et que la fameuse expression germanissismus Stoicus continue, nous l'avons dit, d'influencer les recherches sur Antiochus. On oublie cependant que l'Arpinate n'est pas neutre et qu'en tant que disciple de la Nouvelle Académie, il cherche à pré senter la scission d'Antiochus comme un ralliement pur et simple à ceux que l'école platonicienne avait combattus sans relâche pen dant plus de deux siècles. Ce qui gênait sans doute le plus la Nouv elle Académie, c'était que l'Ascalonite, au lieu d'adhérer au stoïcis me, attitude qui eût permis de le considérer comme un méprisable transfuge, se fût attaché à restaurer contre la tradition d'Arcésilas et de Camèade ce qu'il croyait être la véritable philosophie de Pla ton et des scholarques de l'Ancienne Académie. Antiochus, qui exal tait celle-ci au point de réduire les Stoïciens au rang de simples épigones, qui combattait avec âpreté les innovations terminologi ques que Zenon avait eu selon lui le tort d'introduire dans l'éthique académicienne, pouvait-il approuver sans la moindre réticence la gnoseologie du Portique, alors qu'il soulignait lui-même combien celle-ci était étrangère au platonisme? Il est permis d'en douter. En revanche, le Lucullus montre comment dans des joutes dialectiques Antiochus avait pris le parti du stoïcisme contre la Nouvelle Académ ie29. Cela signifie qu'il estimait ce système moins pernicieux que le doute universel qui régnait dans l'école platonicienne depuis Arcésilas, non qu'il y avait pleinement adhéré. La pratique des disputationes in utramque partent à l'intérieur de l'Académie et du Lycée était telle que défendre une thèse n'impliquait nullement que l'on s'identifiât à celle-ci. Antiochus pouvait fort bien plaider pour le critère stoïcien contre le néoacadémicien Heraclite défenseur de Γέποχή, puis face à un Stoïcien critiquer la théorie de la représent ation «comprehensive» au profit de l'idéalisme platonicien. La dis29 Cf. les § 12, 18 et 49 du Lucullus.
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cordance entre les discours de Lucullus et de Varron pourrait donc d'expliquer par l'utilisation de deux textes, l'un dans lequel l'Ascalonite s'exprimait propria voce, c'est-à-dire en tant que philosophe de l'Ancienne Académie, se voulant l'héritier de Platon et de Polémon, l'autre dans lequel il reprenait et même améliorait les argu ments stoïciens dans le cadre d'une disputatio in utramque partem, sans véritablement les faire siens. Faut-il donc renoncer à l'interprétation traditionnelle, qui pri vilégie le Sosus? Est-il possible au contraire de la concilier avec la contradiction que nous avons mise en évidence, voire de trouver en elle l'explication la plus satisfaisante de celle-ci? Bien que nous ne puissions malheureusement pas apporter la preuve qui mettrait fin aux spéculations sur cette question, nous croyons qu'il existe un élément qui n'a pas encore été exploité et qui constitue cependant un argument sérieux en faveur de l'hypothèse du Sosus. Il s'agit du projet qu'avait eu à un moment Cicéron de substituer Caton et Bru tusaux personnages de la première version : eosdem illos sermones ad Catonem Brutumque transtuli30. R. Hirzel, qui s'est interrogé sur ce projet intermédiaire, en a conclu que Caton y remplaçait Catulus, tandis que Brutus cumulait, si l'on peut dire, les rôles d'Hortensius et de Lucullus, mais cette reconstitution n'est guère plausible31 : Catulus critiquait Philon du point de vue de la tradi tion carnéadienne et il est inconcevable que Cicéron ait songé à transformer Caton en héraut de la Nouvelle Académie. Caton ne pouvait être dans le dialogue que le représentant du stoïcisme le plus authentique et, à ce titre, le seul discours qui lui convenait était celui de Lucullus. De son côté, Brutus devait logiquement assumer la défense et illustration de l'Ancienne Académie, qui avait d'abord été attribuée à Hortensius. En quoi cela concerne-t-il le Sosus? Remarquons, en premier lieu, que cette deuxième version, malheureusement abandonnée par Cicéron, avait le mérite de différencier les rôles beaucoup plus nettement que ne le faisait la première. Elle mettait en scène un Stoïcien (Caton), un disciple d'Antiochus (Brutus) et un défenseur de la Nouvelle Académie (Cicéron), alors que précédemment Lucull us, présenté comme le porte-parole d'Antiochus, parlait en tout point comme un philosophe du Portique. Or, R. Hirzel et J. Glucker ont avancé un certain nombre d'arguments tendant à montrer que le Sosus était un dialogue dans lequel le Stoïcien Sosus et Antiochus lui-même critiquaient aussi bien la philosophie de Camèade
30 Cicéron, Au., XIII, 16, 1, cf. supra, p. 130. 31 R. Hirzel, Der Dialog . . ., p. 509 η. 4 et 513 η. 2.
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que les innovations de Philon32. Approfondissons donc l'hypothèse d'une utilisation du Sosus. Dans un premier temps, Cicéron, per suadé peut-être qu'il n'existait pas de véritable solution de conti nuité entre la pensée d'Antiochus et celle du Portique, ne fait pas figurer de Stoïcien dans le dialogue, Lucullus et Hortensius consti tuant une sorte de Ianns bifrons, image de l'ambiguïté de la philo sophie antiochienne33. Puis, conscient du peu de vraisemblance de l'œuvre ainsi conçue, il décide de donner les rôles d'Hortensius et de Lucullus à Brutus et à Caton respectivement, ce dernier rétablis sant la présence du stoïcisme incarné dans la source par Sosus. Survient la lettre dans laquelle Atticus lui conseille de dédier à Varron l'un des travaux philosophiques en cours. Cicéron remanie son ouvrage et revient à son idée première, celle d'un affrontement entre l'Ancienne et la Nouvelle Académie. Plus de Stoïcien donc, mais Varron était chargé de plaider à la fois pour l'Ancienne Aca démie et pour la théorie stoïcienne de la connaissance, le tout confortant l'idée d'un Antiochus presque entièrement acquis aux dogmes du Portique. Nous n'ignorons pas ce qu'il y a de fragile dans cette reconsti tution,mais elle a l'avantage de rendre compte d'un certain nomb re d'éléments relatifs aussi bien au processus d'élaboration de l'œuvre qu'à la nature des thèses en présence qui autrement reste raient inexplicables. L'hypothèse du Sosus comporte cependant une autre difficulté, moins redoutable cependant que celle née de la disparité entre les discours de Varron et celui de Lucullus, mais nullement négligeable pour autant34. D'un côté, en effet, Lucullus dit que le livre écrit par Antiochus était destiné à réfuter les inno vations philoniennes («il alla même jusqu'à faire paraître contre son maître un livre intitulé le Sosus»), de l'autre, le même person-
32 R. Hirzel, Untersuchungen . . ., t. 3, p. 265, a justement remarqué que la mise en scène du début du Lucullus, avec ses différents personnages et l'organi sationde la disputatio a pu difficilement être inventée par Cicéron lui-même. J. Glucker, op. cit., p. 418, a repris l'argumentation de Hirzel, mais en la comp létant sur un point : pour Hirzel, Sosus était seulement le dédicataire de l'œu vre, alors que selon la tradition antique le personnage dont le nom servait de titre devait également participer au dialogue. 33 Pour J. Glucker, loc. cit., c'est Lucullus qui aurait défendu dans le Catulus la philosophie de l'Ancienne Académie. Or, rien ne permet d'affirmer que Lucullus intervenait dans le premier dialogue. En revanche, ce que dit Hortens ius au § 10 (feci plus quant uellem : totam enim rem Lucullo integrant seruatam oportuit) montre bien que l'avocat avait été le porte-parole d'Antiochus, mais qu'il avait laissé à Lucullus les reconditiora, c'est à dire la partie consacrée aux problèmes gnoséologiques. 34 Cette difficulté avait déjà été remarquée par A. Lörcher, op. cit., p. 245246.
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nage annonce que lui-même laissera de côté ces innovations et, de fait, son discours est, à une exception près peut-être35, la réponse stoïcienne aux critiques d'Arcésilas et de Camèade. Comment expli quer cette omission, si l'on croit que le Sosus fut la source des Antiochinae partes? En réalité, Lucullus prend beaucoup de précautions pour an noncer qu'il s'en tiendra à la disputatio classique entre la Nouvelle Académie et le Portique, comme s'il voulait atténuer ce qui pourr aitêtre perçu comme une incohérence. Tout d'abord, il rappelle que les thèses de Philon avaient déjà été présentées et critiquées dans le Catulus, et c'est là un point sur lequel nous allons revenir. Puis il évoque les discussions qu'Antiochus avait eues avec Heraclit e de Tyr, ce philosophe de la Nouvelle Académie qui avait été le disciple de Clitomaque et de Philon lui-même, mais ne goûtait pas les thèses romaines de celui-ci ; il laisse ainsi entendre que l'Ascalonite ne s'était pas borné à la critique de son ancien maître et qu'il avait continué à polémiquer avec ceux restés fidèles à l'interpréta tion traditionnelle (c'est à dire clitomaquienne) de la dialectique de Camèade36. Enfin, il affirme que malgré ses mensonges et son ambition de se distinguer de ses prédécesseurs, Philon n'y avait pas réussi: «l'imprudent est renvoyé là où il se refuse entièrement à aller»37. Attaquer la doctrine d'Arcésilas et de Camèade, c'est donc sur le fond frapper Philon lui-même. Ainsi donc, et contrairement aux apparences, la question des innovations de Philon n'est nullement ignorée par Lucullus mais, à ce qu'il nous semble, très subtilement abordée et niée à la fois au moyen d'arguments tenant à la fois à l'équilibre général de l'ouvra ge et à une interprétation en profondeur de la situation de Philon dans la Nouvelle Académie. Or on peut raisonnablement supposer que, dans le Sosus, Antiochus et son ami stoïcien ne se contentaient pas de blâmer Philon, et qu'ils cherchaient à atteindre à travers lui l'ensemble de la tradition néoacadémicienne. Le dernier scholarque de la Nouvelle Académie était ainsi doublement critiqué, pour avoir tenté d'affirmer son originalité en reniant ses prédécesseurs, et pour être, malgré lui, le représentant de cette tradition. Sans rejeter entièrement la possibilité d'autres interprétations, il nous semble qu'il n'existe pas d'argument qui puisse infirmer de manière vraiment probante l'hypothèse de l'utilisation par Cicéron
35 II s'agit du § 34, dont nous aurons à traiter lorsque nous parlerons des innovations philoniennes, cf. infra, p. 292 sq. 36 Cicéron, Luc, 4, 12 : Turn igitur et cum Heraclitum studiose audir em contra Antiochum disserentem et item Antiochum contra Academicos . . . 37 Ibid., 6, 18.
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du Sosus pour écrire tout ce qui concernait l'Ancienne Académie et le Portique. On est par là même amené à se demander si cette œuvre ne fut pas en réalité la source de l'ensemble des Académiq ues. Il est certes plus logique de penser que Cicéron se reporta aux livres romains de Philon pour avoir le point de vue opposé à celui d'Antiochus, mais nous allons montrer que cette solution, qui dans l'abstrait est la plus séduisante, est difficile à concilier avec ce qui nous est parvenu des dialogues cicéroniens et avec ce que nous pouvons deviner des livres perdus. On ne peut donc exclure que l'Arpinate, qui disposait avec le Sosus d'un texte écrit après les livres philoniens et dans lequel étaient traités sous forme de dialo gueles multiples aspects de la controverse à propos du sens de la philosophie néoacadémicienne, ait continué à s'en servir pour la rédaction des Philonis partes, quitte à modifier ou à compléter cet te source pour l'adapter à son propos. Curieusement, cette hypo thèse n'a pas été envisagée par la Quellenforschung, et nous analy serons donc d'abord les réponses qu'elle a elle-même proposées. Les Philonis partes Le discours par lequel Cicéron répond à Lucullus est philos ophiquement si varié, il comporte des références à tant d'auteurs qu'A. B. Krische en conclut qu'il était vain de vouloir trouver une seule source à un tel ensemble38. Il préféra donc affirmer que Cicéron construisit son exposé à partir de notes de lecture et en utilisant des auteurs aussi divers que Crantor, Chrysippe ou Clitomaque. Incontestablement, le fait que l'Arpinate cite ce dernier de manière très précise («quatre livres de lui traitent de la suspension du jugement; ce que je vais dire est tiré du premier de ces livres»39) plaide en faveur de cette interprétation et, en tout cas, la rend difficilement refutable. Malheureusement, la présence de c itations n'a jamais suffi à démontrer qu'il y a eu lecture directe et on peut tout aussi bien soutenir que celles-ci proviennent ellesmêmes d'une source intermédiaire, soit un autre auteur, soit un manuel doxographique. De surcroît, Cicéron a très bien pu combi ner les deux méthodes et enrichir de sa culture propre l'œuvre d'un Académicien ou d'un doxographe. Dans la tradition de Krische, mais en réduisant le nombre d'él éments de la mosaïque, A. Lörcher essaya de montrer que ce discours de Cicéron se compose d'emprunts à Clitomaque et à Philon de 38 A. B. Krische, op. cit., p. 194 sq. 39 Cicéron, Luc, 31, 98: quattuor eius libri sunt de sustinendis adsensionibus. Haec autem quae iam dicam, sunt sumpta de primo.
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Larissa, le tout étant cimenté par quelques passages écrits par Cicéron lui-même40. Les arguments avancés, et surtout le découpage très arbitraire du texte, n'emportent pas la conviction; toutefois, cet tethèse pose le véritable problème, qui est celui de la place faite aux innovations de Philon dans le discours de Cicéron et, pour autant que l'on puisse le reconstituer, dans celui de Catulus. Avant même le livre de Lörcher, R. Hirzel avait élaboré une démonstration très systématique pour prouver que l'Arpinate n'eut d'autre source pour rédiger son discours que les livres romains de Philon41. La réfutation de Hirzel a été faite avec vigueur et minutie par J. Glucker, qui a établi, de manière convaincante selon nous, que le discours de Cicéron ne comporte aucune originalité doctri nalesusceptible de le distinguer de la gnoseologie d'Arcésilas et de Camèade42. A l'opposé de R. Hirzel, d'autres savants, et non des moindres, en vinrent à supposer qu'après avoir reçu le Sosus, Phi lon écrivit une seconde œuvre romaine dans laquelle, s'étant aper çu que les arguments traditionnels de la Nouvelle Académie étaient bien suffisants pour triompher d'Antiochus, il aurait renoncé à ses innovations43. Cette conjecture ne mériterait pas qu'on s'y attardât si elle n'avait été reprise par J. Glucker, qui l'a étayée de toute sa science, sans pour autant la rendre vraiment acceptable44. Rappelons, en effet, que l'on chercherait en vain dans les Aca démiques ou dans quelque autre traité cicéronien la moindre allu sion à une quelconque réponse au Sosus. Cicéron, qui évoque si longuement les livres romains de son maître et la réaction qu'ils provoquèrent chez Antiochus, aurait-il omis de signaler que Philon avait eu le dernier mot? A cela s'ajoute une considération d'ordre psychologique, ce qui, il est vrai, lui enlève toute valeur dans la mécanique de la Quellenforschung traditionnelle. Imagine-t-on, néanmoins, le scholarque, après avoir écrit un ouvrage dans lequel il avait pour la première fois fait preuve d'originalité, renier imméd iatement celui-ci, au risque de paraître donner raison à Anti ochus, voire céder à ses injonctions? Par ailleurs, même si, comme cela semblerait résulter d'une nouvelle lecture de l'Index, Philon de
40 A. Lörcher, op. cit., p. 258 sq. 41 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 279-341. 42 J. Glucker, op. cit., p. 393-405. 43 M. Plezia, De Ciceronis «Academicism . . ., Ill, p. 30, s'appuie pour étayer cette hypothèse sur Augustin, Contra Ac, III, 18, 41, qui dit que Philon lutta jusqu'au bout (donec moreretur) contre Antiochus, mais cette expression pouvait tout aussi bien s'appliquer aux livres romains. Cf. également R. Philippson, Cicero, art. cit., p. 1133, qui, pour mieux asseoir l'hypothèse d'une réponse de Philon à Antiochus, fait mourir le philosophe de Larissa en 79. 44 J. Glucker, op. cit., p. 413 sq.
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Larissa est mort trois ans plus tard que ne le croyait von Fritz45, cela ne signifie pas nécessairement qu'il ait mis à profit ce temps pour se dédire. D'une part, nous ne savons pas avec une certitude absolue à quelle date Philon est mort46; d'autre part, Cicéron écrit à propos de son maître; «tant que Philon vécut, l'Académie ne manqua pas de soutien»47. La manière la moins invraisemblable d'interpréter une telle phrase est d'y voir une allusion à la seule œuvre de Philon que mentionne l'Arpinate, les fameux livres ro mains. Pour nous, cette affirmation de Cicéron prouve que les innovations philoniennes ne constituaient pas une rupture par rap port à la philosophie de la Nouvelle Académie, mais bien la réinter prétation de celle-ci. Il nous reste cependant toujours à définir la place qu'occupait le Philon romain dans les Académiques, en tenant compte de ce fait essentiel que le discours de Cicéron dans le Lucullus apparaît com me le rejet des innovations philoniennes au profit de l'exégèse orthodoxe, celle de Clitomaque. Sur ce point nous ajouterons d'ail leurs un argument auquel la critique ne semble pas avoir songé jusqu'à présent et que nous trouvons dans le propos que tient Cicé ron au début de son exposé, juste avant les attaques contre Antiochus : «mais d'abord un mot sur Antiochus, qui a appris chez Phi lon les thèses que je défends»48. Il y a là certes une connotation émotive, le rappel du maître commun, et, par là-même, de la trahi sond 'Antiochus, mais aussi une indication précieuse : si les thèses que Cicéron défend sont celles-là même qu'Antiochus avait appri ses chez Philon, il s'agit de celles que le scholarque défendait à Athènes, lorsqu'il perpétuait la tradition de Γέποχή généralisée,
46 Résumons 45 Cf. supra, p.brièvement 48, n. 164. les données papyrologiques de la question. La colonne XXIII de Pherc. 1021 se compose de deux parties nettement différen ciées : la première se rapporte nominalement à Philon, tandis que la seconde évoque un personnage qui n'est à aucun moment identifié et dont il nous est dit qu'il mourut sous l'archontat de Nikètès, c'est-à-dire en 84/83, si l'on en croit les références données par J. Glucker, p. 100, n. 11. Glucker avait affirmé, ibid., que la deuxième partie s'appliquerait également à Philon, hypothèse rendue fragile par le fait que, à cet endroit, il est question d'une vie de soixante et un (ou soixante-six) ans, alors que, dans le passage précédent, il est dit que le scho larque avait vécu soixante-quatorze ans. T. Dorandi, op. cit., p. 114, croit avoir trouvé une mention de Nikètès à la fin de la première partie, ce qui renforcerait la thèse de Glucker, mais nous sommes bien forcé de constater que dans sa propre édition de ce passage, seules deux lettres de l'allusion à l'archonte sont données comme sûres : έπ[ί] Νΐ[κή]του. 47 Cicéron, Luc, 6, 17. 48 Ibid., 22, 69 : Sed prius pauca cum Antiocho, qui haec ipsa quae a me defenduntur, et didicit apud Philonem tam diu ut constaret diutius didicisse neminem et scripsit de his rebus acutissime.
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non de celles qu'il avait exposées dans ses livres romains, quand il avait voulu amorcer l'évolution vers une philosophie moins étroit ementdépendante de la réfutation du stoïcisme. Tout comme l'avait fait avant lui Lucullus, Cicéron refuse donc dans son discours de sortir de la controverse sur le critère de la connaissance, telle que l'avaient menée Arcésilas contre Zenon et Camèade contre Chrysippe et, s'il désavoue Philon au sujet de l'assentiment du sage, c'est de manière allusive. Nous pouvons donc en conclure que les innovations philoniennes étaient véritablement évoquées dans le Catulus, et non dans le Lucullus. A quoi correspondaient les rôles de Catulus et de Cicéron dans ce dialogue? En ce qui concerne Catulus, il est clair qu'il blâmait Philon et qu'il lui adressait, en se référant à son père, des critiques qui rejo ignaient celles d'Antiochus49 : § 11 : «ces deux livres dont Catulus a parlé hier». § 12 : «alors Antiochus dit tout ce que, selon le récit fait par Catul us,le père de celui-ci avait dit à Philon, et plus encore». § 18 : «(Philon) ment ouvertement, comme Catulus le père le lui a reproché, et, comme l'a montré Antiochus, il se jette luimême dans l'embarras qu'il redoutait», Cette coïncidence d'opinions entre Antiochus et Catulus le père est d'autant plus surprenante que celui-ci est présenté à la fin du Lucullus comme un exégète de la pensée de Camèade. Le paradoxe peut cependant s'expliquer, si l'on tient compte de la conjonction d'intérêts qui existait entre Antiochus et les tenants de la philoso phie néoacadémicienne traditionnelle. Le premier souhaitait néces sairement que la Nouvelle Académie restât ce qu'elle avait toujours été, car cela lui permettait de se poser en restaurateur de l'Ancien ne, et il pouvait donc sans trop de scrupules opposer à Philon le rappel d'une tradition, celle d'Arcésilas, dont lui-même s'était déta ché. Quant aux autres, ils craignaient que les innovations de Philon ne fussent le prélude au retour de l'Académie vers le dogmatisme et ils préféraient donc s'en tenir à cette εποχή généralisée qui avait fini par devenir le symbole même de l'école platonicienne depuis Arcésilas. Quant à Cicéron, nous ne savons avec certitude qu'une seule chose : il n'abordait pas en profondeur le problème de la connais sance,puisqu'il dit dans le Lucullus avoir évoqué la veille quelques 49 Ibid., 4, 11 : isti libri duo Philonis, de quibus heri dictum a Catulo est; 12 : Turn et Ma dixit Antiochus, quae heri Catulus commemorauit a patre suo dieta Philoni, et alia plura ; 6, 1 8 : et aperte mentitur, ut est reprehensus a patre Catulo, et, ut docuit Antiochus, in id ipsum se induit quod timebat.
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L'ŒUVRE ET LES SOURCES
Version définitive
Lucullus
Caton
Varron
Hortensius.
Brutus
, Varron
„Cicéron.
.Cicéron
.Cicéron.
.Cicéron
Sosus Sosus, philosope stoïcien Antiochus
Philon
Un représentant de la Nouv elle Académie « orthodoxe » : Heraclite de Tyr.
50 Ibid., 25, 79.
î Cicéron? I Catulus, à la fois exposant et criti que? Catulus
.
Projet intermédiaire
.
arguments classiques du scepticisme non necessario loco50. Faisaitil un véritable exposé de la position de Philon ou se contentait-il de quelques remarques ponctuelles, auquel cas il faudrait admettre que Catulus avait fait à la fois la présentation et la critique de cel le-ci? Bien que nous soyons là dans un domaine de pure conjectur e, nous pencherions plutôt pour la deuxième hypothèse, par pa rallélisme avec le Lucullus, où nous n'avons pas une discussion à plusieurs voix, mais le choc de deux doctrines opposées. Philon était donc bien évoqué dans la première version des Académiques, mais l'exégèse nouvelle qu'il avait voulu donner de la philosophie de ses prédécesseurs se trouvait critiquée par tout le monde : par Catulus et Hortensius dans le Catulus, par Lucullus et par Cicéron lui-même dans le Lucullus. A partir de là, deux inter prétations sont possibles. Si l'on tient compte de cette avalanche de critiques, et surtout du fait que Catulus chargé selon toute vraisemblance d'exposer les innovations du scholarque les réprouvait en invoquant son père, on est fortement tenté d'en déduire que Cicéron s'était servi d'une source dans laquelle Philon était en butte aux reproches d'Antiochus, d'un Stoïcien et d'un Néoacadémicien orthodoxe. Cette source ne pourrait être autre évidemment que le Sosus et nous avons résumé dans le tableau comment, dans ce cas, se serait effectuée le transformation conduisant du dialogue antiochien à la dernière version de l'œuvre cicéronienne :
LES SOURCES
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Doit-on pour autant considérer que l'hypothèse de l'utilisation par Cicéron des livres philoniens est indéfendable? Assurément non, mais à condition de la formuler autrement que ne l'a fait la Quellenforschung. Nous avons déjà dit, et nous aurons l'occasion de le confirmer quand nous aborderons cette question sous un angle philosophique, que Philon ne reniait pas l'enseignement de Camèad e, mais prétendait en donner une exégèse nouvelle qui, tout en conservant dans son intégralité la critique du critère stoïcien, libé rât quelque peu l'Académie de ce face à face vieux déjà de deux siècles. Il est fort probable que ses deux livres contenaient, l'un l'exposé de ses vues personnelles, l'autre la réfutation «classique» de la logique stoïcienne, telle qu'elle avait été élaborée par Arcésilas et Camèade. Cicéron a donc pu utiliser le premier pour écrire le discours de Catulus, le second pour rédiger le sien propre, mais il faut alors admettre que, désapprouvant lui-même le changement introduit par son maître dans la Nouvelle Académie, il parsema l'un et l'autre de remarques critiques à l'égard du scholarque, pui sées dans le Sosus ou de son propre cru. Nous avons essayé de conduire une recherche ouverte, c'est à dire aspirant beaucoup moins à parvenir à un résultat définitif qu'à réunir le plus grand nombre de vraisemblances. Plutôt donc que de tenter d'imposer une solution, nous distinguerons trois caté gories : les certitudes, les conjectures vraisemblables et enfin ce qui résiste à l'analyse et qui constitue pour nous l'originalité irréducti ble de l'œuvre. Il nous paraît certain que Cicéron a voulu au départ faire figu rer dans son œuvre quatre théories philosophiques à propos de la connaissance, à la fois distinctes et entretenant entre elles des rela tions complexes : la logique stoïcienne, le probabilisme de la Nouv elle Académie, l'idéalisme de l'Ancienne Académie selon Anti ochus et les innovations philoniennes. Nous dirons, en simplifiant, qu'Antiochus considérait la Nouvelle Académie comme une hérésie par rapport à la véritable pensée platonicienne et le stoïcisme com meune variante de celle-ci - sauf sur la question de la connaissan ce précisément -, tandis que Philon honnissait Antiochus qu'il tenait pour un Stoïcien à peine déguisé et, tout en contestant le caractère universel de la suspension du jugement, assumait la crit ique que la Nouvelle Académie avait faite du critère stoïcien. Dans la première version, les quatre éléments étaient individualisés, même si la référence de Lucullus à Antiochus pouvait laisser croire que l'Ascalonite acceptait sans réserve la doctrine de la représentat ion «comprehensive». Cette ambiguïté disparaissait dans le projet intermédiaire, puisque Lucullus était remplacé par un authentique Stoïcien, Caton et, en revanche, la distinction entre la Nouvelle Académie orthodoxe et les innovations philoniennes devait se trou-
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ver fortement atténuée par la disparition du personnage de Catulus. La dernière version, elle, ne laissait plus en scène que deux personnages, et l'on se demande par quel procédé rhétorique ou dramatique Cicéron a pu faire défendre à Varron à la fois l'apolo gie stoïcienne des sens et l'intellectualisme de l'Ancienne Académie, tandis que lui-même prenait en charge et Clitomaque et Philon. Les conjectures, que nous espérons vraisemblables, concernent l'identification précise des sources. En partant du postulat qu'Antiochus ne pouvait accepter simultanément la critique des sens et l'exaltation de ceux-ci, nous en avons déduit que le discours d'Hortensius- Varron et celui de Lucullus expriment l'un la véritable pen sée de l'Ascalonite, l'autre une position qu'il n'a adoptée que dans le contexte d'une dialectique dirigée contre la Nouvelle Académie. Dans la mesure où Cicéron lui-même semble dire qu'il a suivi de très près Antiochus, l'hypothèse qu'il se soit servi, pour élaborer cette partie de son œuvre, du Sosus, dialogue où Antiochus et le philosophe stoïcien critiquaient Philon et la Nouvelle Académie, nous a paru la plus séduisante. Le problème est sans aucun doute plus complexe en ce qui concerne les discours de Catulus et de Cicéron lui-même, la densité des reproches adressés à Philon pou vant s'expliquer soit par le recours au Sosus pour écrire ces textes également, soit par une réaction de l'Arpinate qui, tout en utilisant les livres philoniens, aurait jugé nécessaire de critiquer ce qui lui paraissait contestable dans ceux-ci, peut-être précisément à la l umière du Sosus. Supposer que Cicéron ait pu exploiter le Sosus, ou même tra vailler à la fois sur ce dialogue et sur l'œuvre de Philon, n'est-ce pas retomber dans les ornières de la Quellenforschung et réduire les Académiques au rang de simple απόγραφον? Nous pensons avoir montré dans notre analyse de ces dialogues qu'il y a chez Cicéron une insertion du débat à la fois dans la nature et dans l'histoire, qui suffit à elle seule à définir une autre manière de philosopher. Mais il ne s'agit pas pour autant d'affirmer que dans le domaine théorique il aurait été incapable de modifier quoi que ce soit par rapport à Antiochus ou à Philon. Admettons que sa source princi paleait été le Sosus. Etant donné sa vocation polémique, cette œuvre, même si elle donnait la parole à la Nouvelle Académie, devait être organisée de façon à privilégier dans le domaine de la connaissance le dogmatisme de l'Ancienne Académie ou celui du Portique. Cicéron, au contraire, n'a pas voulu qu'il y eût dans les Académiques un vainqueur et un vaincu, il a estimé qu'il fallait sort ir d'un débat qu'il estimait artificiel et étudier le problème de l'i ncertitude non seulement à travers les controverses sur les erreurs des sens, mais en abordant dans toute son ampleur la question du dissensus. Le passage, si nettement marqué dans son discours, des
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spéculations gnoséologiques à la sarabande des opinions philoso phiques peut certes être en termes de sources diversement inter prété, mais il y a dans ce mouvement du particulier vers le général, dans cette réticence à l'égard de ce qui est non pas trop précis mais trop étroit, une attitude trop authentiquement cicéronienne pour que l'on doive l'attribuer à tel ou tel. Imaginons maintenant qu'il ait également travaillé dans les livres philoniens. Il est alors remarquable que, malgré son affection pour le dernier scholarque de la Nouvelle Académie, il ne se soit pas contenté de le traduire ou de l'adapter et qu'il ait préféré rester fidèle à Γέποχή universelle plutôt que d'accepter l'atténuation de celle-ci que Philon prétendait imposer. Quelle que soit donc la solution retenue en matière de sources, elle n'est vraisemblable que si l'on admet que les Académiq ues, loin de constituer un άπόγραφον, sont le résultat d'une élabo ration originale et portent la marque du iudicium de Cicéron.
Tableau des principales correspondances entre le discours de lucullus et celui de clcéron
Lucullus
Cicéron
§ 13 En premier lieu, en citant les anciens physiciens . . . vous me paraissez faire ce que font les citoyens séditieux, quand ils évoquent parmi les anciens les noms d'hommes célèbres qu'ils disent avoir été partisans du peuple . . .
72
Et (j'en viens) d'abord à ce que tu as dit en premier lieu. Nos citations des anciens philoso phes, tu les compares à la man ière dont les séditieux évo quent des citoyens illustres en les qualifiant de «partisans du peuple». *
14
... vous avancez les noms d'Empédocle, d'Anaxagore, de Démocrite, de Xénophane et même de Platon et de Socrate. . .
72-74 Anaxagore . . . Démocrite . . . Empédocle . . . Parménide et Xénophane . . . Socrate et Pla ton . . .
ibid.
: Empédocle, en vérité, me pa 74 raît quelquefois avoir un accès de folie.
15
De leur nombre, il faut enlever Platon et Socrate . . .
Empédocle te paraît atteint de folie . . .
ibid. : Tu disais qu'il fallait séparer d'eux Socrate et Platon.
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16
Mais n'a-t-on rien fait en entreprenant des recherches après l'époque où Arcésilas reproc hait, croit-on, à Zenon de ne rien découvrir de neuf?
76
Tu m'as cependant demandé si je ne pensais pas que, tant de siècles après ces anciens philo sophes, la vérité n'avait pu être découverte, alors que tant d'hommes de génie la cher chaient avec une si grande ar deur. *
19
... si le choix était donné à no- 80 tre nature et si un dieu lui de mandait si elle se contente d'avoir des sens intacts et sains ou si elle réclame quelque cho sede mieux, je ne vois pas ce qu'elle pourrait souhaiter de plus.
si, dis-tu, un dieu te demandait si tu désires quelque chose de plus que des sens sains et in tacts, que répondrais-tu?
ibid. : II ne faut pas s'attendre à ce que je réponde ici au sujet de « la rame brisée » ou du « cou de la colombe».
82
Mais pourquoi parler de ba teau? Je vois que tu méprises l'exemple de la rame brisée.
20
Combien de choses que nous ne 86 voyons pas, voient les peintres dans les creux et les reliefs. Combien de détails nous échap pentdans la musique, qui sont entendus par les artistes exer cés. Au premier son de la flûte, ils nous disent.
22
Que peut être, en effet, une mé moire des choses fausses? Se souvient-on de ce qu'on n'a pas saisi et retenu par l'esprit? *
106
D'où vient la mémoire si nous ne percevons rien? telle était ta question.
ibid.
: Que peut être un art, s'il n'est pas composé, non pas d'une ou deux perceptions, mais d'un grand nombre de perceptions?
107
Et les arts, dis- tu, qu'en adviendra-t-il?
146
Mais, de même que tu disais que, si rien ne peut-être perçu, les arts disparaissent . . .
26
La démonstration (en grec άπό- 91 δειξις) est définie comme «un raisonnement qui mène des ob jets perçus à ceux qui n'étaient pas perçus».
Mais tu appelles l'art au secours des sens. Un peintre voit ce que nous ne voyons pas, et, dès qu'un flûtiste prélude, le connaisseur reconnaît un air.
On a inventé la dialectique, di tes-vous, pour décider du vrai et du faux et pour en juger.
LES SOURCES 28-29 [Arguments d'Antipater et d'Antiochus contre l'acatalepsie]
109
111
203 Et pourtant tu reprends un ar gument souvent utilisé et sou vent réfuté, et tu le fais, dis-tu, non pas comme Antipater, mais de manière plus pressante. Tu n'as pas non plus oublié, Lucullus, l'objection d'Antiochus . . .
30
Et pourtant on pourrait disser 86 ter avec quelque détail de l'art avec lequel la nature a fabriqué le premier animal de chaque es pèce, ensuite et surtout l'hom-
Tu dis de bien belles choses sur l'art avec lequel la nature a fa briqué nos sens, notre âme et tout notre organisme.
31
Donc, ceux qui disent que rien 99 ne peut être compris, nous ar rachent les instruments mêmes et les parures de la vie, ou plu tôt ils la détruisent de fond en comble *
En effet, il est contre nature que rien ne soit probable, il s'ensuivrait ce bouleversement de la vie dont tu parlais, Lucullus.
44
Et ce qui les convainc surtout d'erreur, c'est qu'ils supposent d'accord deux propositions auss iviolemment contradictoires que celles-ci . . .
111
Tu n'as pas non plus oublié, Lucullus, l'objection d'Antiochus . . .
49
(A propos du sorite) Argument ation vicieuse et captieuse!
92
Tu disais tout à l'heure que le sorite était un mode d'interro gation défectueux.
50
II n'y a rien qui puisse être transporté de son propre genre dans un autre
85
Tu dis que chaque chose a son propre caractère . . .
51
En second lieu, quant aux v 88 isions vaines (qu'elles soient fo rmées par la pensée, ce que nous accordons, ou pendant le somm eil, ou pendant l'ivresse ou dans la folie) . . . Penses-tu qu'Ennius . . .
Ces faits sont ceux que tu as rappelés avec grand détail : les dormeurs, les ivrognes, les fous, ont, dis-tu, des représentat ions .. . C'est parce qu'Ennius . . .
52
Ils sentent ce qu'a senti Alcméon, et ils disent avec lui ...
88
Et de même ton Alcméon, qui dit que . . .
52
C'est aussi ce qui arrive aux 89 fous; au début de l'accès de fo lie ...
Que dire des insensés, tel que fut, Catulus, ton allié Tuditanus?
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L'ŒUVRE ET LES SOURCES
54
On t'accorde qu'ils sont semblab les,ce dont tu aurais pu te contenter. Mais toi tu veux qu'ils soient non pas semblab les,mais absolument identi ques, ce qui est bien impossi ble.*
84
Tu dis qu'il n'y a pas dans la nature une telle ressemblance.
55
Après quoi vous avez recours à ces physiciens tant raillés par l'Académie ; toi-même tu ne t'en priveras pas.
87
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Suppose aussi semblables qu'on le dit les antiques Seruilii, qui étaient jumeaux . . .
85
Mais je parlerai bientôt de phy sique, ne serait-ce que pour ne pas te faire mentir quand tu as dit que j'en parlerais. Puisque tu peux prendre P. Geminus pour Quintus . . .
57
Pourtant nous savons qu'il y a eu à Délos . . .
86
Puisque tu as trouvé à Délos . . .
62
En supprimant l'assentiment, ils suppriment à la fois le mou vement de la pensée et l'action
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Le second argument consiste à affirmer que toute action est impossible chez celui qui n'use pas de l'assentiment pour affi rmer une chose.
Le signe * indique que nous avons traduit nous-même le texte.
TROISIÈME PARTIE
LA CONNAISSANCE
CHAPITRE I
LA REPRÉSENTATION
Considérations générales sur le problème de la connaissance dans les académiques et définition d'une méthode Ce n'est pas le moindre des paradoxes du Lucullus que d'être en grande partie consacré à des problèmes pour lesquels Cicéron reconnaît ne pas nourrir un intérêt excessif, du moins en ce qui concerne leurs aspects les plus techniques. Nous avons déjà eu l'o ccasion de dire quel est son soulagement à la fin du dialogue, lors que, annonçant ce que sera la suite de son œuvre philosophique, il invite ses interlocuteurs à étudier la question du dissensus des phi losophes plutôt que de parler «des mensonges des yeux ou des autres sens, du sorite, du sophisme du menteur, autant de pièges que les Stoïciens ont tendus contre eux-mêmes»1. Bien des siècles plus tard, un autre philosophe, et non des moindres puisqu'il s'agit de Descartes, aura la même attitude en ce qui concerne ces argu ments sceptiques : s'il leur fait la place que l'on sait dans les Médit ations, lorsqu'il veut déterminer ce qui peut être «révoqué en dout e », il s'en excuse dans sa Réponse aux secondes objections et il parl edu «dégoût» qu'il a eu à «remâcher viande si commune», com mesi le scepticisme, ou tout au moins ce type de scepticisme, lui apparaissait être un mal nécessaire2. Dans le cas de Cicéron cette réaction a sans doute ses racines dans la méfiance des philosophes romains pour les spéculations perçues comme coupées de la réalité
1 Cicéron, Luc, 48, 147 : potins de dissensionibus tantis summorum uirorum disseramus . . . quam de oculorum sensuumque reliquorum mendaciis et de sorite aut pseudomeno, quas plagas ipsi contra se Stoici texuerunt. 2 Descartes, Réponse aux secondes objections, 103, p. 552 de l'éd. F. Alquié, Paris, Garnier, 1967 : «C'est pourquoi, ne sachant rien de plus utile pour parve nir à une ferme et assurée connaissance des choses, que si, auparavant que de rien établir, on s'accoutume à douter de tout et principalement des choses cor porelles, encore que j'eusse vu il y a longtemps plusieurs livres écrits par les sceptiques et académiciens touchant cette matière, et que ce ne fût pas sans quelque dégoût que je remâchais une viande si commune, je n'ai pu toutefois me dispenser de lui donner une Méditation tout entière».
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LA CONNAISSANCE
vécue ou même allant à l'encontre de celle-ci3. L'intérêt du Lucullus est, entre autres, de montrer que ce sentiment, loin de consti tuer une limitation à la recherche, invite au contraire à poursuivre celle-ci pour aller vers quelque chose que le Romain ressent com meplus essentiel. Ces remarques préliminaires vont nous permettre de préciser notre propos. Que les Académiques soient principalement une ten tative pour réduire à quia les Stoïciens en révélant les contradict ions de leur logique, cela nul ne le contesterait. Mais limiter cette dialectique à un exercice purement critique, la considérer comme un ensemble clos et autonome, en ignorer les présupposés et les prolongements, est, nous semble-t-il, une grave erreur. Il faut en trer dans le détail des controverses gnoséologiques, puisque Cicéron lui-même a procédé ainsi, faisant preuve d'une rigueur qui est le plus efficace des démentis à ceux qui s'obstinent encore à le considérer comme un dilettante confus, mais sans jamais perdre de vue que les débats de ce type sont seulement un jalon, un moment dans un projet infiniment plus vaste, dont nous tenterons précisé mentde définir le sens. Il faut approfondir le texte, jusque dans des moments d'une extrême technicité, et, en même temps, lui res tituer sa place exacte dans quelque chose qui le dépasse. Partir du texte est une exigence de rigueur, non une méthode. Nous avons envisagé plusieurs manières de mener notre étude et celle que nous avons finalement choisie, suivre chacun des mo ments du processus de la connaissance en établissant les positions respectives de Cicéron et de Lucullus, comporte des avantages, mais aussi, nous le reconnaissons, un inconvénient majeur. Elle permet, nous semble-t-il, de donner une certaine clarté à la recher che en l'organisant selon des concepts qui sont ceux de la logique stoïcienne et que les Académiciens, en dialecticiens habiles, n'avaient pas récusés d'emblée. En revanche, elle nous contraint à figer, à diviser ce que les Stoïciens considéraient comme un pro cessus continu. S'il y a bien un point sur lequel concordent les spé cialistes de la logique stoïcienne, c'est précisément celui-là4 : pour les philosophes du Portique la connaissance est une à travers ses différents moments. Aucune métaphore stoïcienne n'exprime mieux cela que la comparaison de l'hégémonique avec un poulpe, à
3 Cf. sur ce point P. Grimai, Sénèque et le destin de l'empire, Paris, 1978, p. 365-366. 4 M. Pohlenz, Die Stoa, op. cit., p. 35 a très bien mis en lumière la révolu tion que constitua l'idée zénonienne de la présence du λόγος dans la sensation. Cf. également sur cette innovation R. Mondolfo, La comprensione del soggetto umano nell'Antichità classica, Florence, 1958, p. 199-205; A. J. Voelke, L'idée de volonté dans le stoïcisme, Paris, 1970, p. 30 sq.
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propos de laquelle Claude Imbert a dit à juste titre qu'elle donne «une image simultanée de comportements successifs et différents entre eux, pour une conscience ou un observateur singuliers»5. Pour un Stoïcien, isoler la représentation de son devenir, c'est-àdire de la mémoire, du concept ou de la science, était tout aussi inconcevable que de séparer la logique de la physique ou de la morale et l'on sait combien d'images ils ont utilisées pour exprimer l'unité organique de leur doctrine. Il est donc illusoire d'espérer comprendre leur théorie de la connaissance en faisant abstraction de ce que J. Brunschwig a très justement appelé «le modèle conjonctif»6. Si nous nous trouvons amené à fragmenter ce qui pour le sto ïcisme est indissociable7, quelle peut-être la justification de notre méthode? Il serait trop facile d'invoquer les Stoïciens eux-mêmes, en remarquant qu'une fois posé le principe de parfaite cohérence, ils se sont complu dans des analyses de détail si fines que l'aspect systématique de leur doctrine en semble parfois relégué au second plan, pour ne pas dire oublié8. En réalité, la démarche que nous avons adoptée est plus qu'un artifice de présentation ou un plagiat des doxographies antiques, elle implique le choix d'un point de vue, elle signifie que nous privilégions a priori la facon de raison ner de Cicéron plutôt que celle de Lucullus. Notre recherche tente ra, en effet, de montrer que, par-delà des démonstrations sur l'eff icacité desquelles il ne se fait pas d'illusion, par-delà l'arsenal tradi tionnel des arguments et des arguties sceptiques, Cicéron a cons tamment pour stratégie de présenter dans la discontinuité ce qui pour les Stoïciens est cohérent et ne se conçoit que dans l'unité et le mouvement. Dans son esprit, sinon dans sa lettre, le Lucullus est donc une disputano in utramque partem entre celui qui défend un système et celui qui n'accepte d'y voir qu'une juxtaposition d'él éments sans véritable lien. Le dialogue pose ainsi une question qui dépasse très largement les limites de notre étude : quelle est la nature de la cohérence d'un système philosophique, comment ex5 C. Imbert, Théorie de la représentation et doctrine logique, dans Les Stoï ciens et leur logique, Actes du colloque de Chantilly, Paris, 1970, (p. 223-249), p. 234. La métaphore du poulpe se trouve chez Aetius, Plac, IV, 21 = S.V.F., II, 836. Chrysippe appréciait aussi la métaphore de l'araignée, cf. Chalcidius, Ad Timaeum, 220 = S. F.F., II, 879. 6 J. Brunschwig, Le modèle conjonctif, ibid., p. 59-86. Pour J. Brunschwig la proposition conjonctive appelée συμπεπλεγμένον par les logiciens du Porti que, n'est pas un type d'énonciation parmi d'autres, mais le «modèle» de la pensée stoïcienne. 7 Cette cohérence est soulignée par Caton, Fin., III, 22, 74. 8 Cf., par exemple, à propos des représentations, les divisions qui nous sont rapportées par Sextus Empiricus, Adu. math., VII, 242 = S.V. F., II, 65.
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pliquer que pour certains le συμπεπλεγμένον d'une doctrine soit de l'ordre de la réalité, alors que d'autres n'y voient qu'une fiction? Ces considérations générales nous permettront, du moins nous l'espérons, de ne pas errer dans le détail des problèmes doctrinaux. Elles donneraient cependant une idée inexacte de ce que nous nous proposons de faire, si nous n'évoquions pas l'un des problèmes les plus difficiles que pose l'étude du Lucullus, celui de la langue. C'est dans ce traité, en effet, qu'apparaît avec le plus d'éclat l'immense travail de Cicéron pour forger une langue philosophique latine. La raison en est facile à comprendre : les Stoïciens avaient élaboré leur théorie de la connaissance en utilisant un vocabulaire d'une extraordinaire précision, que les autres écoles philosophiques de vaient d'ailleurs en partie adopter, mais qui n'avait évidemment aucun correspondant en latin. Le lecteur du Lucullus assiste donc en permanence à l'effort de l'Arpinate pour conjurer la trop f ameuse egestas patrii sermonis et pour traduire de la manière la plus satisfaisante possible des notions terriblement abstraites au regard de la sensibilité romaine, il voit naître des termes {comprehensio, par exemple), dont nous sommes maintenant les quotidiens et bien ingrats utilisateurs. Mais toute langue a son génie, ou comme disent les linguistes, «sa façon de découper le monde» et, malgré l'honnêteté et l'acribie avec lesquelles Cicéron pratique le uertere, il n'y a pas nécessairement équivalence exacte entre modèle et tra duction : le probabile cicéronien sera autre chose que le πιθανόν de Chrysippe et de Camèade. R. Poncelet a interprété, à propos d'au tres textes, ce décalage comme le signe d'un échec9; il faudra au contraire nous demander, au moyen d'analyses de détail parfois quelque peu arides, si ces différences, ces distorsions de sens, cette inadéquation des mots latins aux termes grecs, loin d'appauvrir le texte, ne sont pas des éléments fondamentaux de sa richesse et de son originalité. Rappelons très brièvement le contenu de chacun des discours. Pour Lucullus, qui expose la doctrine d'Antiochus, en fait celle du Portique, les sens ne nous trompent pas et il y a passage continu de la représentation aux fonctions les plus complexes de l'esprit et à l'action. Cicéron, lui, cherche à prouver qu'il n'existe pas de repré sentation dont on puisse affirmer avec certitude qu'elle soit vraie, persuadé qu'une fois cette proposition démontrée, l'orgueilleuse construction stoïcienne s'écroulera, et cela d'autant plus facil ement qu'il sera possible de reconstruire avec les mêmes concepts
9 R. Poncelet, op. cit., p. 363, affirme que l'enrichissement verbal cicéro nien«ne peut triompher de la rigidité de la langue, laquelle crée un véritable déterminisme ».
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une doctrine, que nous appellerons par commodité le probabilisme, à la fois plus satisfaisante rationnellement et plus humaine, puisque dépourvue de la même prétention insensée à l'infaillibilité. Le concept de représentation se trouve donc au centre du débat et, pour la clarté de l'exposé, nous allons l'étudier de deux points de vue qui sont en réalité indissociables : comme élément d'une conception du monde et comme critère de la vérité. Représentation et théologie Brève histoire du concept de φαντασία Aucun travail d'ensemble, à notre connaissance, n'a été consa cré aux différentes conceptions de la φαντασία dans la philosophie grecque, même si des recherches comme celle de W. Hamlyn ont jeté les bases d'une telle entreprise10. Si l'on cherche à retracer dans ses grandes lignes l'évolution de ce concept, il est tout d'abord remarquable qu'il occupe une place assez modeste dans la philosophie de Platon, lequel la définit comme le mélange de l'opi nion et de la sensation11. Cette définition fut rejetée, avec beau coup d'autres, dans le De anima par Aristote, qui, analysant de manière plus systématique que ne l'avait fait son maître les rap ports de Γαΐσθησις et de la φαντασία, conclut que celle-ci «est un mouvement produit par la sensation en acte», «qui ne peut se pro duire sans la sensation, n'est accordé qu'aux êtres sentants et porte sur les mêmes objets que la sensation»12. Avec le Stagirite la φαν τασία est donc une fonction étroitement liée à la sensation, mais distincte d'elle et permettant au sujet à la fois de reproduire des images et de faire un choix à l'intérieur de celles-ci. Nous ne sommes pas en désaccord avec F. H. Sandbach lors qu'il affirme l'originalité de la théorie stoïcienne de la φαντασία par rapport à Aristote13, mais il nous semble qu'il existe au moins 10 D. W. Hamlyn, Sensation and perception, Londres, 1961. 11 Platon, Sophiste, 264 a : < φαίνεται > δέ δ λέγομεν σύμμειξις αίσθήσεως και δόξης. Dans le Théétète, 1 52c, la φαντασία est identifiée à la sensation, mais on ne peut pas dire que cette assimilation exprime la pensée de Socrate. 12 Aristote, De an., III, 428 b 12 : ή δε φαντασία κίνησίς τις δοκεΐ είναι και ούκ άνευ αΐσθήσεως γίγνεσθαι αλλ' αίσθανομένοις και ων αίσθησίς έστιν; ibid., 429 a 1-2 : ή φαντασία άν εϊη κίνησις υπό τής αίσθήσεως τής κατ ένέργειαν γιγνομένη. 13 F. Η. Sandbach, Aristotle and the Stoics, Cambridge, 1985, p. 12 : «There is so much difference between the whole approach as well as the results of the Aristotelian and Stoic treatment of φαντασία that I am unwilling to accept any likehood of influence ».
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un élément de continuité entre les deux doctrines. Le Stagirite, reprenant lui-même un thème développé par Platon dans le Théétète, avait comparé dans le De memoria le φάντασμα à l'empreinte d'un cachet sur de la cire et il avait même construit en grande part iesa théorie de la mémoire sur cette métaphore 14. Lorsque Zenon élabora sa théorie de la perception, il appliqua à la φαντασία ellemême, dans laquelle il ne distinguait plus le mouvement de son résultat, l'image de la cire et Cléanthe alla même jusqu'à affirmer que la représentation forme un relief dans l'âme 15. Toutefois, l'a ssimilation de l'âme à de la cire, c'est-à-dire à une matière inerte, contredisait sa définition comme un souffle igné ayant comme pro priété de faire varier sa tension interne 16. C'est sans doute cette antinomie qui poussa Chrysippe à rechercher une métaphore moins rudimentaire - et en tout cas mieux adaptée à la doctrine stoïcienne - et à présenter la φαντασία comme une modification (έτεροίωσις) de l'hégémonique, c'est-à-dire en définitive comme un état, une manière d'être de celui-ci 17. A la métaphore de la cire fut donc substituée celle du poulpe, que nous avons déjà évoquée, ou encore celle de l'air vibrant de plusieurs sons 18 ; à travers elles était affirmé, cette fois de manière dépourvue de toute ambiguïté, le rôle éminemment actif du sujet dans l'élaboration de ses propres représentations. Problèmes terminologique et images de la représentation chez Cicéron Nous avons tenté de résumer brièvement une évolution comp lexe, mais il va de soi que ce qui nous intéresse au premier chef, c'est la notion de représentation telle qu'elle apparaît dans les Aca démiques et on ne peut aborder cette question sans examiner au préalable comment Cicéron a traduit le terme même de φαντασία. L'équivalent qu'il utilise le plus souvent est le participe subs tantive uisum, ce qui n'est pas sans justification puisque, d'une part, uideri a le même sens que le verbe grec φαίνεσθαι et que, 14 Aristote, De mem., 450 a, 31-32, cf. Théétète, 191d. 15 Sext. Emp., Adu. math., VII, 228-231 = S.V.F., II, 56. 16 Cf. Nemesius, De nat. hom., c. 2 = S.V.F., II, 773, au sujet de l'âme: Στωικοί πνεϋμα λέγουσιν αυτήν ενθερμον και διάπυρον. On trouve un témoigna ge très proche de celui-là chez Tertullien, De anima, 5 : Sed etiam Stoicos allego, qui spiritum praedicantes animam paene nobiscum, qua proxima inter se flatus et spiritus, tarnen corpus animam facile persuadebunt. 17 Sext. Emp., op. cit., 229, dit que Chrysippe considérait comme «absurde» la métaphore du sceau et de la cire. 18 Sext. Emp., ibid., VII, 231 = S.V.F., Π, 56.
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d'autre part, aussi bien Aristote que les Stoïciens ont mis la repré sentation en relation avec la lumière et la vue 19. Mais cette traduc tion a un inconvénient majeur, c'est que, de par sa forme passive, elle correspond beaucoup mieux au φανταστόν, c'est-à-dire au contenu de la représentation, qu'à la φαντασία elle-même, qui est à la fois une fonction et le résultat de celle-ci. D'où la nécessité de dissocier des aspects qui sont en grec indissolublement liés et de recourir à un mot de forme active, uisio, pour rendre une expres sion comme κοινή φαντασία τού τε αληθούς και του ψεύδους20. Cependant, Cicéron ne s'en est pas tenu à cette dichotomie qui était sans doute la meilleure des solutions à un problème difficile, il a cherché à mettre un peu de uarietas dans un vocabulaire trop tech nique en utilisant un terme moins spécifique, species, jusqu'à par venir, comme l'a remarqué H. J. Härtung, à donner la traduction la plus exacte de φαντασία, en associant en une même expression, dans le livre II des Tusculanes, species et uisio 21. Contrairement aux textes de Diogene Laërce ou de Sextus Empiricus relatifs à l'Académie et au Portique, les Académiques ne sont pas des exposés doctrinaux, mais des dialogues qui cherchent à donner l'illusion de la vie. Nous croyons qu'il est inutile de privi légier l'une de ces deux formes de témoignages et qu'il faut au contraire les confronter sans cesse, conciliant ainsi la méthode dis cursive, théorique, des deux écrivains grecs avec celle, plus concrèt e, plus allusive, du Romain. A titre d'exemple, on chercherait en vain dans le Lucullus un exposé analogue à celui de Sextus sur le passage de la τύπωσις zénonienne à Γέτεροίωσις chrysippéenne, parce qu'une telle question était du domaine de la physique et n'avait donc pas sa place dans une discussion sur le critère de la vérité. Mais cela ne signifie pas pour autant que ces nuances ne
19 Cf. Luc, 6, 18, où nous apprenons que c'est dans le Catulus que fut utili sépour la première fois le terme uisum pour traduire φαντασία: tale uisum -iam enim hoc pro (pavxaaiq. uerbum satis hesterno sermon triuimus . . .; 7, 22; 10, 30; 11, 36; 13, 40 etc.; Fin., III, 9, 31; Nat. de., I, 25, 70. Sur la traduction de φαντασία par Cicéron, cf. H. J. Härtung, Ciceros Methode bei der Übersetzung Griechischer philosophischer Termini, Hambourg, 1970, p. 31-34, dont nous re prenons ici les principales conclusions. Sur la relation φως / φαντασία, cf. Aetius, Plac, IV, 12, 1 = S.V.F., II, 54, et Aristote, De an., II, 429 a, 3-4. 20 Cette expression se trouve dans Sext. Emp., Adu. math., VII, 164 et 175. Elle est traduite par Cicéron, Luc, 11, 33 : uisio ueri falsique communis. Il arri veaussi à Cicéron d'utiliser uisus, cf. Nat. de., I, 5, 12. 21 H. J. Härtung, op. cit., p. 34. Le passage auquel il est fait allusion est Tusc, II, 18, 42, où Cicéron écrit à propos de la douleur : Ego illud, quicquid sit, tantum esse quantum uideatur non puto, falsaque eius uisione et specie moueri homines dico uehementius. L'association de uisio et de species est particulièr ement propre à rendre le double aspect, actif et passif, du terme grec.
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soient pas présentes dans le texte cicéronien. Ainsi Lucullus, repre nantla définition de Zenon, décrit la « représentation comprehensi ve» comme un uisum impressum effictwnque, ce qui nous renvoie bien évidemment à la métaphore de la cire et du sceau22. Plus loin, cependant, il emploiera l'expression tnentem moueri, suggérant la nature vivante de l'hégémonique, et donc bien plus proche des images proposées par Chrysippe23. Cela nous montre que des él éments soigneusement dissociés par les doxographes coexistaient dans les textes et les discussions philosophiques. A en juger par le Lucullus, mais aussi par ce qu'on lit chez Philon d'Alexandrie, notamment dans un passage du Legum allegoriae24, les Stoïciens
22 Cicéron, Luc, 6, 18. = S.V.F., I, 59. 23 Ibid., 48. Dans ce passage, Lucullus expose les objections des Académic iens, mais celles-ci sont formulées dans une langue qui est celle du Portique. Cf. également ibid., 30 (mens . . . naturalem uim habet, quant intendit ad ea quibus mouetur), et Diog. Laërce, VII, 50 = S.V.F., II, 55, où l'on voit comment se sont articulées la terminologie de Zenon et celle de Chrysippe. 24 L'image de la cire et du sceau est exprimée avec beaucoup de précision par Philon dans le Quod deus, 43 : « La représentation est une impression dans l'âme, elle imprime le caractère propre de chacune des choses qu'introduit la sensation. Semblable à la cire, l'esprit conserve nettement en lui l'empreinte qu'il a reçue, jusqu'à ce que le contraire de la mémoire l'oublie, rende la mar que indistincte ou l'efface complètement». Cette même métaphore est présente dans Leg., 1, 30 = S.V.F., II, 844, mais Philon y ajoute développement sur la ορμή, dans lequel est sous-jacente l'image du poulpe. Il y est dit, en effet, que ή δέ ορμή ... δι' αίσθήσεως άπτεται του υποκειμένου καί προς αυτό χωρεί. Le rôle de la ορμή dans le processus de la connaissance tel qu'il était décrit par les Stoïciens est un problème important. Pour Chrysippe, dans Plutarque, Sto. rep., 47, 1057 a = S.V.F., III, 177, la ορμή n'intervient qu'après que l'on ait donné son assentiment à la représentation. A. M. Ioppolo, Le cause antecedenti in Cic. De fato, 40, dans Matter and metaphysics, J. Barnes and M. Mignucci eds, Naples, 1988, p. 399-424, s'est fondée sur ce passage du De fato pour affirmer qu'il faut différencier très nettement l'ordre zénonien qui serait : représentation, ορμή, assentiment, action, et celui de Chrysippe, qui pour éviter les objections acadé miciennes, aurait fait passer la ορμή après l'assentiment. Cette interprétation est très séduisante, mais peut susciter deux objections : a) l'application à Zenon et à Cléanthe du terme ueteres serait un cas unique dans l'œuvre de Cicéron. Ne peut-on supposer que Cicéron exprime là en te rmes stoïciens la pensée de philosophes non-stoïciens, sur l'identité desquels plu sieurs hypothèses sont possibles ? Après tout, Aristote est bien présenté au § 39 comme un philosophe de la nécessité absolue. b) contrairement à ce qu'affirme Ioppolo, op. cit., p. 407, il est fort peu probable que dans Ep., 113, 18, Sénèque suive Zenon. Certes, il mentionne les antiqui au début de la lettre, mais pour les différencier des maîtres de son épo que, et la théorie des animalia exposée dans les § 2 à 18 n'a rien de spécifique ment zénonien. La témoignage de Philon, celui de Sénèque, et ce qu'écrit Cicéron au § 30 à propos de Vappetitio, nous laisseraient penser qu'il y eut entre Zenon et Chry sippe une continuité plus grande que ne l'admet Ioppolo, le stoïcisme ayant tou-
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parlaient de la représentation à la fois comme Chrysippe et comme Zenon, le Portique ayant constitué son langage en accumulant les apports, au demeurant plus dissemblables sur la forme que sur le fond, de ses scholarques, non en les opposant. Théorie stoïcienne d'après le discours de Lucullus Pour approfondir la théorie stoïcienne de la représentation dont Lucullus se fait le défenseur, c'est à un passage de son dis cours d'apparence assez anodine, et pour cette raison délaissé par les exégètes, à l'exception de C. Imbert, qu'il faut selon nous se référer, tant il est vrai que chez Cicéron, comme plus tard chez Sénèque, les textes les plus accessibles, ceux que l'on croirait étran gersà la philosophie théorique, se révèlent souvent les plus pro fonds et les plus riches de sens25. Il s'agit plus précisément du début de l'exposé, dans lequel Lucullus, voulant faire l'éloge des sens, célèbre «leurs jugements si clairs et si certains» et affirme qu'il n'y a rien à redire à ce don de la nature pour peu que l'on en fasse bon usage : « il y a dans les sens une très grande vérité, à condition qu'il soient sains et bien portants et qu'on écarte tout ce qui leur fait obstacle et les empêche d'agir»26. Cette restriction peut-être interprétée comme" une volonté de se différencier des Epicuriens qui, eux, faisaient une confiance absolue aux sensat ions, au point de considérer comme «vrais» les rêves et les halluci nations27, mais elle mérite d'être considérée pour elle-même et, à cet égard, l'exemple par lequel Lucullus l'illustre nous paraît extr êmement intéressant. Lorsque, dit-il, nous voulons percevoir un ob jet de la manière la plus exacte possible, il nous arrive souvent de le rapprocher ou de l'éloigner de nous, de modifier l'éclairage, de procéder à bien d'autres vérifications, dum adspectus ipse fidem faciat sut iudicii. Le sens de cette proposition peut paraître obscur et le préciser permet d'entrer au cœur même de la théorie stoïcien ne de la φαντασία. Pour les Stoïciens toutes les représentations chez l'homme sont des φαντασίαι λογικαί, c'est-à-dire, comme l'a montré G. Kerferd,
jours cherché à mettre en évidence le double aspect de la ορμή humaine : elle est à l'œuvre dans la sensation et elle assure le passage de l'assentiment réfléchi à l'action. 25 C. Imbert, op. cit., p. 229. 26 Cicéron, Luc, 7, 19: ita est maxima in sensibus ueritas, si sani sunt et ualentes et omnia remouentur, quae obstant et impediunt. 27 Diog. Laërce, X, 31, 32.
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qu'il est possible d'exprimer par une proposition leur contenu28. Comme les mots, la représentation est porteuse d'un λεκτόν29 et, selon nous, ce que Lucullus exprime ici par iudicium, c'est l'assen timent à cette proposition. Lorsque je ne discerne pas un objet avec toute la clarté souhaitée et que, malgré cette imprécision, je crois le reconnaître, il y a une dissociation partielle de la représentation et du iudicium qu'elle induit, et il faut que la raison fasse le travail qui permettra d'établir s'il y a contradiction entre les deux ou si l'image, après vérification, confirme le jugement qu'elle a fait naî tre en nous. On peut évoquer sur ce point une anecdote célèbre dans l'école stoïcienne30. Le roi Ptolémée fit servir au philosophe Sphairos des grenades en cire si parfaitement imitées que celui-ci en fut abusé à la grande joie du souverain. Ne se laissant pas démonter pour autant, le Stoïcien répondit qu'il avait donné son assentiment non à la proposition: «ce sont des grenades», mais à cette autre : «il est vraisemblable que ce sont des grenades». Sphai ros avait sans doute la répartie habile, mais il se conduisait en Stoï cien peu rigoureux, car si la φαντασία de ces grenades avait suscité en lui quelque doute, il eût dû, comme le conseille Lucullus, procé der aux vérifications qui lui eussent évité de se ridiculiser. Contrairement donc aux Épicuriens, pour qui la sensation est άλογος - Lucrèce raille ceux qui croient que l'âme perçoit à travers les yeux - les Stoïciens pensent qu'il est impossible de séparer la représentation de l'activité de la raison, puisqu'elle est une qualité de l'hégémonique31. Cette continuité, Lucullus l'exprime, non de
28 G. Kerferd, The problem of synkatathesis and katalepsis in Stoic doctrine, dans Les Stoïciens et leur logique . . ., (p. 251-272), p. 252; ce savant s'oppose à l'interprétation d'A. A. Long, Language and thought in Stoicism, dans Problems in Stoicism, Londres, 1971, (p. 75-113), p. 83, qui considère la φαντασία λογική comme une catégorie particulière à l'intérieur des représentations humaines. Le témoignage de Diogene Laërce, VII, 51 = S.V.F., II, 61, est pourtant formel : les représentations des êtres rationnels sont λογικαί. 29 Cf. ibid., 63 = S.V.F., II, 181 : φασί δέ[το]λεκτον είναι το κατά φαντασίαν λογικήν ύφιστάμενον. On trouve la même expression chez Sext. Emp., Adu. math., VIII, 70 = S.V.F., II, 187. Sextus dit également dans ce passage, et c'est ce sur quoi Long a fondé son interprétation, que la φαντασία λογική est celle pour laquelle il est possible de το φαντασθέν λόγω παραστησαι. Le témoignage de Diogene et celui de Sextus ne sont pas, nous semble-t-il, contradictoires : pour les Stoïciens, il peut être rendu compte «logiquement» de toute représent ation humaine. 30 L'épisode des grenades de Sphairos est raconté par Diogene Laërce, VII, 177 = S.V.F., I, 625. 31 Sur le caractère άλογον des sensations dans l'épicurisme, cf. Diog. Laërc e,X, 31. Les railleries de Lucrèce se trouvent dans Nat. re., Ill, 350-369. Sur la représentation comme «qualité» de l'hégémonique, cf. Jamblique, De anima, ap. Stobée, Ed., I, 41, 34, p. 267 M. = S.V.F., II, 831.
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manière abruptement dogmatique, mais allusivement, au détour d'une phrase. Lorsque nous affirmons, dit-il, qu'un objet est blanc ou doux, qu'il émet des sons harmonieux ou encore qu'il sent bon, il s'agit de choses qui ne sont pas directement perçues par les sens, mais qui le sont cependant «d'une certaine façon»32. Dans son imprécision apparente ce quodam modo révèle en fait que la repré sentation est déjà, au moins potentiellement, un jugement et le point de départ du travail de la raison. Alors que pour Platon la raison doit s'affranchir de la tyrannie des sens et qu'Épicure, au contraire, invite à retrouver la sensation dans sa pureté, c'est-à-dire dégagée de la gangue des jugements, le stoïcisme rejette ces conceptions et fait de la représentation une des expressions de l'unité de Γήγεμονικόν33. Le peintre, dit Lucullus, voit dans un tableau ce qui échappe au commun des mortels et les musiciens savent reconnaître dès les premières notes la tragédie que la flûte accompagne34. Le sens de ces exemples est clair : parce que la représentation est un aspect de l'activité du λόγος, elle reflète les déterminations de celui-ci. L'idée d'un cogito abstrait, cadre vide de toutes nos pensées, n'a pas de place dans le système stoïcien. La représentation du sot ne sera jamais celle du sage, non que le contenu soit différent, le sot pou vant fort bien avoir des représentations vraies, mais parce qu'il est impossible de dissocier la φαντασία de l'âme dont elle constitue une δύναμις, une fonction35. Pour reprendre la métaphore de Ze non, le même cachet laissera des marques très différentes selon que la cire sur laquelle on l'imprime est dure ou molle.
32 Cicéron, Luc, 7, 21. 33 Cf. C. Imbert, op. cit., p. 224 : «Perception sensorielle et activité dialecti que, qui furent d'abord décrites, dans la tradition platonicienne, comme deux comportements discontinus et opposables dissimulent, en réalité, une même fonction cognitive ... ». 34 Cicéron, Luc, 20. 35 D'après Jamblique, De anima, ap. Stobée, Ed., I, 41, 34, p. 267 M = S.V. F., II, 831, les Stoïciens attribuaient une δύναμις à chacune des huit parties de l'âme. Au contraire, chez Al. Aphr., De an. manu, p. 188, 6 Bruns = S.V.F., II, 823. Sur cette question cf. B. Inwood, Ethics and human action in early Stoi cism, Oxford, 1985, p. 27 sq., et la critique qui en a été faite par A. M. Ioppolo, // monismo psicologico degli Stoici antichi, dans Elenchos, 8, 1987, p. 449-446. Par ailleurs, le fait que la définition de la représentation comme une «manière d'être » de l'hégémonique remonte à l'Ancien Portique est confirmé par Plutarque, Comm. not., 45, J084a-c, où il est dit que les Stoïciens considèrent les représentations comme des ζφα λογικά.
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La critique académicienne : la mise en doute de la Providence Comment la Nouvelle Académie a-t-elle construit sa critique de cette théorie de la représentation? Ici encore, c'est essentiellement en associant la lecture de Sextus et celle de Cicéron qu'il est possi blede reconstituer avec quelque vraisemblance les arguments et surtout la méthode utilisés par les philosophes de cette école contre cet aspect de la docrine du Portique. Nous connaissons par Sextus la manière dont procédait Carnéade 36. Dans un premier temps, tout en niant qu'il pût y avoir un critère de la vérité, il accordait aux Stoïciens que, si celui-ci exist ait, il ne pourrait être indépendant du πάθος produit dans l'âme par l'évidence des sens, étant donné que «c'est par la fonction sen sitive que le vivant se distingue de l'inanimé»37. Une telle conces sion de la part d'un scholarque de l'école platonicienne paraîtrait surprenante si elle avait été sincère, mais on doit, au contraire, penser que Camèade, en dialecticien subtil, ne feignait d'accepter et le terme de φαντασία et la définition qu'en donnaient ses adver saires que pour parvenir à des conclusions très différentes de cel les que ceux-ci en tiraient. Il y a, au demeurant, dans cette attitude qui consiste à privilégier la sensation pour mieux démontrer l'im possibilité de la connaissance, une constante des pensées scepti ques: cognitio omnis a sensu trahitur, dira au XVIe siècle F. San chez dans son Quod nihil scitur 38. Ayant ainsi exclu l'existence d'une source de savoir autre que la représentation, Camèade pouvait alors mettre en évidence le vice majeur inhérent à celle-ci et la disqualifier comme critère de la vérité : elle est, disait-il, à la fois un état de l'âme et ce qui a provoqué cet état; comment s'assurer donc que son «message» est exact, qu'elle reproduit fidèlement la réalité extérieure? Nous avons dit que Chrysippe comparait la φαντασία à la lumière qui se révèle elle-même en même temps qu'elle fait connaître le monde
36 Sext. Emp., Adu. math., VII, 159-165. Nous étudierons plus loin, cf. infra, p. 223 sq. la critique carnéadienne de la représentation en tant que critère de la vérité. 37 Ibid., 160. On trouve la même définition de la spécificité du vivant chez Philon d'Alexandrie, Leg., I, 30, texte auquel nous nous sommes déjà référé dans la note 24. 38 F. Sanchez, Quod nihil scitur, éd. et trad, par A. Comparot, Paris, Klincksiek, 1984, p. 96, 1180. Le scepticisme de Sanchez comporte certes des éléments empruntés à la Nouvelle Académie, mais ceux-ci nous semblent relativement peu importants et, par ailleurs, sa démarche même diffère de celle de Camèad e, dans la mesure où chez lui l'omniscience et la perfection divines sont affi rmées dogmatiquement, cf. p. 63, 635-640.
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des objets39. C'est précisément cette exactitude dans la simultanéit é que contestait l'Académicien, alléguant qu'il est impossible au sujet de sortir de lui-même et prenant donc le Stoïcien au piège de son propre dogme, celui de l'élaboration de la représentation non par un organe déterminé mais par le principe hégémonique. Com ment en effet concilier les caractéristiques propres à un individu et l'universalité de la vérité? Le témoignage de Sextus, s'il est évidemment précieux, ne per met cependant pas de percevoir l'originalité du débat entre Acadé miciens et Stoïciens à propos de la représentation. Il peut faire apparaître Camèade comme une sorte de Sophiste qui se serait limité à des considérations de bon sens et il isole totalement le pro blème gnoséologique de son arrière plan métaphysique, alors que Cicéron, au contraire, nous restitue sur ce point essentiel les posi tions des uns et des autres. Qu'est-ce qui fait que le stoïcisme, partant du principe que la représentation est un produit de l'âme humaine, n'aboutit pas à un relativisme proche de celui de certains Sophistes40? La réponse est fort simple, même si elle ne se trouve pas explicitement attribuée à Zenon ou à Chrysippe : pour les philosophes de l'Ancien Portique, comme plus tard pour Descartes, c'est Dieu (le λόγος universel) qui garantit la vérité des représentations. C'est parce que l'homme vit dans un univers cohérent, rationnel, régi par la Providence, qu'en dehors de rarissimes exceptions, elles-mêmes explicables a poster iori, il doit faire confiance à ses sens. Cela, c'est Lucullus qui le suggère quand il dit : «on pourrait discuter avec quelque détail de l'art avec lequel la nature a fabriqué le premier animal de chaque espèce, ensuite et surtout l'homme, quel est le pouvoir des sens, de quelle manière les représentations nous affectent»41. A la base de la théorie stoïcienne de la connaissance, il y a donc la conviction que la représentation est simultanément un état du sujet et l'image fidèle de l'objet parce qu'elle constitue un aspect de l'harmonie
39 Cf. la note 19. Camèade acceptait dans un premier temps la métaphore de la lumière, cf. Sext. Emp., Adu. math., VII, 163. 40 E. Bréhier, Chrysippe, Paris, 1910, p. 81, fait entrer «en une certaine mesure» le stoïcisme dans «la grande lignée des théories sophistiques», alors que les deux pensées nous paraissent être fondamentalement différentes. 41 Cicéron, Luc, 10, 30 : Sed disputati poterai subtilius quanto quasi artifi cio natura fabricata esset primum animal omne, deinde hominem maxime, quae uis esset in sensibus, quem ad modum primum uisa nos pellerent . . . Lucullus ne peut disserter longuement sur ce point qui relève au moins partiellement de la physique {habet enim aliquantum a physicis), alors que le sujet du débat est la logique. Mais cette breuitas circonstancielle ne correspond à aucune rupture dans le système et, dans le De natura deorum, II, 54, 133 sq., Baibus développera longuement le thème de la perfection du corps de l'homme.
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immédiate entre la φύσις et l'homme, qui en est l'élément le plus parfait. Plus tard, et sans doute sous l'influence de la Nouvelle Aca démie, les philosophes du Portique abandonneront quelque peu cet enthousiasme et exprimeront eux-mêmes leur méfiance à l'égard de la φαντασία, conçue par eux surtout comme une manifestation de la subjectivité (cela est frappant chez Épictète)42, mais dans le stoïcisme dont Lucullus est le porte-parole tout doit concourir à faire de la philosophie un hymne à la Nature. Cette continuité entre la physique et la logique, ce recours aux merveilles de la Providence pour établir la véracité des sens, l'Ac adémicien les rejette, non pas qu'il professe lui-même l'athéisme43, mais parce qu'il refuse que l'on aille chercher la justification de la φαντασία ailleurs que dans la définition de celle-ci, et surtout pas dans ce qu'il appelle «une conjecture hasardeuse»: «peux-tu bien affirmer, Lucullus», demande Cicéron, «qu'il y a une puissance qui, avec sagesse et dessein délibéré, a façonné, ou pour user de ton terme, 'a fabriqué' l'homme? Qu'est-ce que cette fabrication? Où, quand, pourquoi a-t-elle été mise en œuvre»44. Lui-même n'es quive pas le problème, mais promet qu'il en parlera plus loin, lors qu'il traitera de la physique. C'est donc Γέποχή qu'il pratique provi soirement dans ce domaine, mais cela suffit pour priver le stoïci sme de la norma, du principium qu'il prétendait trouver dans la nature45. Nous avons là une bonne illustration de la méthode que nous avons évoquée au début de ce chapitre : alors que pour le Stoïcien les éléments du système ne peuvent être compris que les uns par rapport aux autres, le concept de représentation étant ain siindissociable de celui de nature, le philosophe de la Nouvelle Académie refuse cet enchaînement, l'interprétant comme une fuite
42 Cette méfiance à l'égard de la représentation, conçue comme une source d'erreurs, est particulièrement évidente dans le livre I des Entretiens (28, 10-33). Elle ne signifie pas qu'il y ait eu une modification en profondeur de la doctrine, mais un changement d'accent. Au lieu de s'extasier sur la perfection de la représentation, des philosophes comme Épictète ou Marc-Aurèle souligneront l'effort nécessaire pour donner à chaque représentation son sens véritable. 43 Cicéron dit dans Nat. de., III, 17, 44, que la dialectique carnéadienne avait pour fin non de nier l'existence des dieux, mais de montrer que les Stoï ciens ne rendaient en rien compte de celle-ci. 44 Cicéron, Luc, 37, 87 : Etiamme hoc adfirmare potes, Luculle, esse aliquam uim, cum prudentia et constilo scilicet, quae finxerit uel, ut tuo uerbo utar, quae fabricata sit hominem? Qualis ista fabrica est? ubi adhibita? quando? cur? quo modo? 45 Ces termes sont employés par Varron à propos de la doctrine de la connaissance de Zenon, Ac. post., I, 11, 42 = S.V.F., I, 53, 60, 69, où il est dit que le fondateur du stoïcisme accordait sa confiance aux sens parce que la nature a donné dans ceux-ci quasi normam et principium sui. Sur ce texte, cf. infra, p. 224.
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en avant ou comme un cercle vicieux, et il exige qu'il soit rendu compte de chaque notion isolément : à la logique, pour ainsi dire horizontale, du système il oppose donc celle, verticale, de la défini tion,cette méthode dont Socrate disait qu'elle est la seule qui mette véritablement en état «de parler et de penser»46. Pour les Stoïciens, la φύσις a fait que, même si la représentat ion ne nous révèle pas toutes les qualités de l'objet, elle ne donne à son sujet que des informations exactes. Parce qu'il conteste, ou plus exactement parce qu'il met en doute cette tutelle de la provi dence divine, Cicéron peut montrer au dogmatique dans quelles contradictions il s'enferre en n'établissant pas de véritable coupure entre la représentation et l'activité rationnelle de l'âme. Il le fait de manière assez ironique, et en tout cas très concrète, à propos d'exemples donnés par Lucullus lui-même, lequel, nous l'avons dit, pour établir la perfection des sens et l'impossibilité de les dissocier de la raison, avait invoqué la qualité particulière de perception que donne la connaissance d'un art, le savoir apparaissant ainsi comme une réalisation plus complète des dons de la nature. Cette argumentation, Cicéron la récuse ainsi : « un peintre, distu, voit ce que nous ne voyons pas et, dès qu'un flûtiste prélude, le connaisseur reconnaît l'air. Mais n'y a-t-il pas là un argument contre toi, si nous ne pouvons ni voir ni entendre sans de grandes connaissances, auxquelles parviennent fort peu de gens, surtout de notre classe»47. Le ton enjoué, l'habileté malicieuse de l'allusion ne doivent pas nous dissimuler que Cicéron s'attaque là à l'un des aspects les plus originaux du stoïcisme. Contrairement, en effet, à Platon et au Stagirite qui avaient de la philosophie une conception très aristocratique, celui-ci avait en effet défini une sagesse accessi ble à tout un chacun dans son principe, puisque tout homme a des représentations vraies, qui sont le début de la science, et une ten dance naturelle, qui peut être transformée en vertu48. Comme l'a si excellemment démontré V. Goldschmidt, «tout est donné» et tout reste cependant à conquérir en un « passage du même au même » : les représentations ne travestissent pas les objets, mais pour appré hender véritablement ceux-ci, il faudrait à propos de chacune d'el les, comme y invite Marc-Aurèle, déployer la philosophie tout en-
46 Platon, Phèdre, 266 b : ϊνα οϊός τε ώ λέγειν και φρονεΐν. 47 Cicéron, Luc, 27, 86 : Pictor uidet quae nos non uidemus et, simul inf lauti tibicen, a perito carmen agnoscitur. Quid? Hoc nonne uidetur contra te ualere, si sine magnis artificiis, ad quae pauci accedunt, nostri quidem generis admodum, nec uidere nec audire possimus. 48 II y a eu à l'intérieur du stoïcisme un débat sur la nécessité de qualités innées pour accéder à la sagesse, cf. Stobée, Ed., II, 6, 6 p. 61 M = S.V.F., III, 366.
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tière49. C'est justement cet accord entre l'esprit et la réalité, entre la sensation et les formes plus élaborées du savoir, que l'Académi cien refuse d'admettre et, là où le Stoïcien parle d'harmonie, il décèle ce qui lui paraît être une contradiction : pour Lucullus la connaissance perpétue le don de la nature; pour Cicéron, au contraire, elle démontre qu'à l'origine, c'est-à-dire dans la sensat ion,rien n'est donné. Il est cependant à remarquer que Camèade n'a jamais poussé sa critique de la théorie de la φαντασία jusqu'à mettre en doute la réalité du monde extérieur, ce qui eût pu le conduire à une préfi guration de la philosophie de Berkeley, lequel, à partir de la cons tatation quasi carnéadienne que «les sensations variées ou idées imprimées dans les sens ... ne peuvent exister que dans une intell igence qui les perçoit», aboutit à un spiritualisme absolu50. Cette acceptation de la relation sujet-objet, correspondait d'abord à une obligation dialectique51 : ne pas modifier les prémisses du raiso nnement que l'on se proposait de réfuter. Plus profondément, elle témoigne d'une certaine permanence de l'ontologie chez ce succes seurde Platon, la suspension de l'assentiment portant sur la connaissance de la réalité, non sur le fait que les choses ont un être véritable52. Il y a là un véritable fossé séparant la pensée néoaca démicienne du pyrrhonisme, lequel a mis en question le concept même d'être53. Jusqu'à présent, nous nous sommes efforcé de montrer pour quoi le débat entre Cicéron et Lucullus ne doit pas être interprété seulement comme l'expression d'une divergence sur la valeur exact e de la perception sensorielle. S'il est vrai que les règles de la disputatio in utramque partent interdisaient, une fois le sujet défini de manière strictement gnoséologique, de traiter extensivement de l'arrière-plan physique et théologique du problème de la connais sance,cette contrainte formelle prend néanmoins une signification différente dans chacun des deux discours : elle permet à Lucullus
49 V. Goldschmidt, Le système stoïcien . . ., p. 55 ; cf. Marc-Aurèle, Pensées, VIII, 13 : διηνεκώς και επί πάσης, ει οΐόν τε, φαντασίας, φυσιολογείν, παθολογεΐν, διαλεκτικεύεσθαι. 50 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, dans Œuvres choisies de Berkeley, 1. 1, éd. et trad. A. Leroy, Paris, Aubier, 1960, p. 209 (lère partie, § 3) : the various sensations or ideas imprinted on the sense cannot exist otherwi se than in a mind perceiving them. sl Nous reviendrons dans le troisième chapitre de cette partie sur le pro blème de la dialectique de la Nouvelle Académie. 52 Arcésilas lui-même se limitait à dire que tout est recouvert de ténèbres, cf. Cicéron, Ac. post., Π, 12, 44, ce qui implique qu'il ne mettait pas en question la réalité du monde. 53 Cf. supra, p. 26-35.
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de souligner que le système tout entier est présent en chacune de ses parties, tandis qu'elle est pour Cicéron un moyen d'affaiblir le stoïcisme en dissociant sa logique de sa physique. Parler de l'év idence et de la représentation, c'est donc déjà poser le problème de la perfection de l'univers et de la réalité de la Providence, même si le traitement explicite de cette question est différé. Tel est donc le contexte dans lequel il faut, nous semble-t-il, insérer l'étude du cri tère de la vérité.
Le critère de la vérité; la représentation «comprehensive» L'historien de la philosophie hellénistique est souvent tenté d'imaginer, notamment à la lecture des doxographes, que les philo sophes de cette époque étaient parvenus à une sorte d'unanimité dans la définition des problèmes à traiter. Cela est vrai, mais en partie seulement, comme l'a démontré G. Striker à propos de ce κριτήριον της αληθείας, dont on s'accorde à reconnaître qu'il fut l'une des grandes questions traitées dans les écoles philosophiques pendant cette période54. En effet, si κριτήριον eut chez des pen seurs très différents les sens de «moyen» et de «faculté» que lui avaient déjà donnés Platon et Aristote55, l'expression κριτήριον της αληθείας ne fut pas utilisée de la même manière par Epicure et par Zenon. Pour le premier, elle désigne un moyen de reconnaître la vérité ou la fausseté des jugements56; il s'agit, à partir de connais sancessûres, d'étendre le camp des certitudes. Pour le second, le critère de la vérité est ce qui permet de déterminer ce qui corres pondà une perception du réel57. Si dans l'ensemble l'analyse de G. Striker nous paraît fondée, nous croyons néanmoins qu'il faut montrer plus précisément que cela n'a été fait comment la concept ion stoïcienne du κριτήριον της αληθείας résulte d'une évolution dans laquelle Arcésilas joua un rôle considérable. Il ne nous appartient pas d'examiner ici les variations que
54 G. Striker, Κριτήριον τής αληθείας, dans NAWG, 1974, 2, p. 51-110. 55 Cf. Platon, Rep., IX, 582a; Théétète, 178b; Aristote, Méta., Κ 6, 1063a 3, cités par G. Striker, p. 56. 56 Cf. G. Striker, op. cit., p. 59-82. 57 Ibid., p. 84 : Das Kriterium der Stoiker ist demnach nicht, wie die Krite rien der Epikureer, ein Werkzeug zur Beurteilung der Wahrheit und Falschheit von Meinungen, sondern ein Mittel zur Feststellung dessen, was im Bereich der Wahrnehmung der Fall ist oder nicht. Daher spricht S.E. auch öfters statt von einem κριτήριον της αληθείας von einem κριτήριον τής υπάρξεως.
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l'identification du critère a suscitées à l'intérieur de Portique58. En effet, nulle part Cicéron ne mentionne la «droite raison» comme critère stoïcien de la vérité. Dans les Académiques, le problème du critère a pour centre la représentation «comprehensive». Ce concept est bien défini, puisqu'une telle φαντασία présente trois caractéristiques qui sont sans ambiguïté, à l'exception peut-être de la troisième : elle provient d'un objet réel, elle en est l'empreinte, et elle est telle qu'elle ne pourrait pas provenir d'un objet qui n'existe pas (ou d'un objet autre que le sien)59. Et cependant, malgré cette rigueur, la représentation «comprehensive» a fait et continue de faire l'objet de travaux portant sur des difficultés qui ne sont null ement artificielles. Plutôt que d'énumérer ceux-ci, nous essaierons d'avoir une vue d'ensemble de la question à travers deux textes, tirés, l'un du discours de Varron, l'autre de celui de Lucullus. La position de Zenon : originalité du témoignage cicéronien Le premier est l'exposé par Varron de la théorie de la connais sanceélaborée par Zenon. Il présente un tel intérêt pour l'histoire du stoïcisme et de la langue philosophique latine qu'il nous a semb lénécessaire d'en traduire un long passage : «II ne se fiait pas à toutes les représentations, mais uniquement à celles qui ont une façon particulière de révéler les choses dont elles sont l'image; une telle représentation, qui se distingue par ellemême, il la qualifiait de «compréhensible»; tolérerez-vous cette tr aduction?». «Nous, en tout cas, nous l'acceptons, dit-il, car comment rendre autrement καταλαληπτόν»? Mais cette représentation, une fois reçue et approuvée, il l'appelait «compréhension» et il la compar ait aux objets que l'on prend dans la main; c'est même de cette com paraison qu'il avait tiré ce terme, dont personne ne s'était jamais ser vidans un tel domaine, et il en inventa beaucoup d'autres encore, car ce qu'il disait était sans précédent. Quant à ce qui était «comp ris» par les sens, il l'appelait sensation et, si la «compréhension» 58 Dioclès ap. Diog. Laërce, VII, 49 = S.V.F., II, 52, dit que pour les Stoï ciens le critère est une représentation ; plus loin, cependant, nous lisons (VII, 54 = S.V.F., II, 105) que l'accord n'était pas complet sur ce point, puisque certains των αρχαιοτέρων Στοϊκών proposaient comme critère la «droite raison» (ορθός λόγος), tandis que Boèthos voulait une pluralité de critères et que Chrysippe lui-même se contredisait, choisissant tantôt la φαντασία καταληπτική, tantôt la sensation et la prénotion. Cf. également, Sext. Emp., Adu. math., VII, 227 = S.V.F., II, 56; VIII, 396-7 = S.V.F., II, 91. 59 C. Imbert, op. cit., p. 228. Le triple aspect de cette représentation appar aîtclairement dans sa définition, cf. Sextus, Adu.math., VII, 248 = S.V.F., I, 59 : καταληπτική δέ έστιν ή από υπάρχοντος και κατ' αυτό το υπάρχον έναπομεμαγμένη και έναπεσφραγισμένη, οποία ούκ αν γένοιτο άπό μή υπάρχοντος·
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était telle qu'elle ne pouvait être ruinée par la raison, il l'appelait science ; dans le cas contraire, il la nommait ignorance. De cette der nière, disait-il, surgit l'opinion, qui est faible et qui participe à la fois de l'erreur et de l'ignorance. Mais, entre la science et l'ignorance, il plaçait cette «compréhension» dont j'ai parlé, qu'il ne rangeait ni parmi les biens ni parmi les maux; il affirmait cependant qu'elle seul eest digne de confiance. Il avait donc confiance dans les sens aussi, parce que, comme je l'ai dit plus haut, la «compréhension» réalisée par ceux-ci lui semblait être véridique et fidèle, non qu'elle saisisse tout ce qui existe dans un objet, mais parce qu'elle n'omet aucun des caractères sur lesquels elle a prise; la nature, estimait-il, nous l'a donnée comme règle et point de départ de la connaissance que nous pouvons avoir d'elle, et c'est aussi l'élément dont se forment les notions qui s'impriment dans l'âme . . ,»60. L'extrême densité de ce texte tient, entre autres, à ce que Cicéron, en même temps qu'il expose la pensée de Zenon, forge le voca bulaire qui lui permet d'exprimer celle-ci. D'où un certain nombre de difficultés terminologiques qu'il est indispensable d'élucider avant de formuler quelques remarques plus spécifiquement philo sophiques. Dans les témoignages grecs sur la logique stoïcienne, il est tou jours question de la φαντασία καταληπτική, et depuis longtemps on s'interroge sur le sens précis de l'adjectif dans cette expression61. 60 Cicéron, Ac. post., I, 11, 41-42 : «Visis non omnibus adiungebat fidem, sed eis solum quae propriam quandam haberent declarationem earum rerum quae uiderentur : id autem uisum, cum ipsum per se cerneretur, comprehendibile feretis haec?». «Nos uero», inquit. «Quonam entm modo καταληπτον diceres?» «Sed, cum acceptum iam et approbatum esset, comprehensionem appellabat, similem eis rebus quae manu prehenderentur : ex quo edam nomen hoc duxerat, cum eo uerbo antea nemo tali in re usus esset, plurimisque idem nouis uerbis noua enim dicebat - usus est. Quod autem erat sensu comprehensum, ut conuelli rottone non posset, scientiam; sin aliter, inscientiam nominabat, ex qua exsisteret etiam opinio, quae esset imbecilla et cum falso incognitoque communis. 42 Sed inter scientiam et inscientiam comprehensionem illam, quam dixi, collocabat, eamque neque in rectis neque in prauis numerabat, sed soli credendum esse dice bat. E quo sensibus etiam fidem tribuebat, quod, ut supra dixi, comprehensio facta sensibus et uera esse UH et fidelis uidebatur, non quod omnia quae essent in re comprehenderet, sed quia nihil quod cadere in earn posset relinqueret quodque natura quasi normam scientiae et principium sui dedisse t, unde postea notiones rerum in animis imprimer entur ». Nous avons choisi de conserver dans notre étude la terminologie traditionnelle («compréhension», «comprehensive», « compréhensible »), qui nous paraît la moins mauvaise possible. 61 L'adjectif καταληπτός est rarissime dans cet usage. On le trouve dans un papyrus d'Herculanum = S.V.F., II, 131, p. 40, ligne 11, et dans un passage du Manuel d'Épictète, IV, 4, 13, mais cette leçon semble suspecte. En revanche ακατάληπτος est utilisé comme négation de καταληπτική par Sextus, Adu. math., VII, 408. On trouvera une bonne mise au point sur l'ensemble des problèmes
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Pour les uns, qui s'appuient sur un passage de Sextus, la représent ation est ainsi qualifiée parce que la force persuasive de son év idence est telle qu'elle nous tire «par les cheveux» vers l'assent iment62; pour d'autres, au contraire, ce n'est pas de nous qu'elle s'empare, mais de l'objet dont elle nous révèle l'image63. Il fau drait ajouter à ces deux interprétations, qui sont le plus répandues, celle de R. Hirzel qui donne à καταληπτική un sens passif64 (cette représentation est celle dont nous nous emparons avec empresse ment) et enfin celle de F. H. Sandbach qui a adopté une position de compromis en affirmant que le terme est fondamentalement ambig u65. Une telle discussion est inconcevable à propos du texte cicéronien, puisque l'Arpinate n'utilise pas καταληπτική, mais κα ταληπτή, c'est-à-dire un adjectif verbal passif marquant la possibilit é66. Il traduit celui-ci par comprehendibilis, néologisme dont il souligne l'audace par Varron interposé, ou, de manière plus préci se encore, par «id quod percipi et comprehendi possit». Point d'obs curité donc : la φαντασία καταληπτή est celle que son évidence pré dispose à être acceptée comme vraie par nous. Ce changement dans la terminaison de l'adjectif a pour conséquence une image parfaitement cohérente du processus de la perception : nous don nons notre assentiment à des représentations qui sont précisément faites pour le recevoir. Il est incontestable qu'une telle théorie pré serve à la fois l'autonomie du sujet de la connaissance, puisque son assentiment ne se confond pas avec la représentation, et l'idée, si chère au stoïcisme, d'une relation immédiatement harmonieuse en-
relatifs à la φαντασία καταληπτική dans le livre d'A. Graeser, Zenon von Kition, Positionen und Probleme, Berlin-New York, 1975, p. 39-55. 62 Sext. Emp., Adu. math., VII, 257 : la φαντασία καταληπτική est le critère lorsqu'elle n'est entravée par aucun obstacle; c'est alors que εναργής ούσα και πληκτική μόνον ούχι τών τριχών, φασί, λαμβάνεται, κατασπώσα ήμας εις συγκατάθεσιν. Cette interprétation a son origine chez É. Zeller, Die Philosophie . . ., III, 1\ p. 83. Elle a été affinée par M. Pohlenz, notamment dans Zenon und Chrysipp, dans Kleine Schuften, I, Hildesheim, 1965, (p. 1-38), p. 14. Pour ce savant, qui s'appuie sur Sext. Emp., loc. cit., ce fut pour accentuer le monisme stoïcien que Chrysippe donna ce sens à l'adjectif καταληπτική. 63 Telle était, selon M. Pohlenz, loc. cit., et Die Stoa, 1. 1, p. 60 sq., la signifi cation première de la φαντασία καταληπτική, que devait modifier Chrysippe. On trouve également cette interprétation chez E. Bréhier, Chrysippe . . ., p. 97. 64 R. Hirzel, Untersuchungen .... t. 2, p. 182. 65 F. H. Sandbach, Phantasia katalëptikë, dans A. A. Long, Problems in Stoi cism, Londres, 1971, (p. 9-21), p. 14 : deliberate ambiguity. 66 La présence chez Cicéron de l'adjectif καταληπτός avait déjà intrigué A. Bonhoeffer, Epictet und die Stoa, Stuttgart, 1890, p. 163, qui avait expliqué cette singularité par une négligence des Stoïciens, ou bien par une référence à l'objet qui est «saisi». L'opinion de Bonhoeffer est également celle d'A. J. Vodk e,op. cit., p. 35, n. 3.
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tre l'homme et le monde. Cependant ne s'agit-il pas là d'une cons truction a posteriori et la présence de καταληπτή au lieu de κα ταληπτική ne relève-t-elle pas d'une volonté louable, mais tardive, de clarification? Si tel était le cas, et nous ne l'excluons nullement, celle-ci ne devrait pas être imputée à Cicéron qui, de toute évidenc e, cherche à traduire avec la plus grande exactitude un texte diffi cile, et il faudrait penser aux maîtres du Moyen Portique, soucieux de polir les aspérités les plus voyantes de la doctrine. Cette hypo thèse semble probable, mais elle n'est pas la seule possible. En effet, rien n'autorise à exclure une interprétation littérale du texte, qui accepterait celui-ci comme ce qu'il proclame être, à savoir comme un exposé du stoïcisme originel, celui de Zenon67. On conclurait alors que la substitution de καταληπτική à καταληπτή fut le fait de Chrysippe, soucieux d'imbriquer si étroitement la représentation et l'assentiment qu'il fût quasiment impossible de distinguer l'une de l'autre et cela irait dans le sens de la thèse de M. Pohlenz sur l'accentuation du monisme stoïcien par ce scholarque68. Il est impossible de trancher entre ces deux interprétations, mais, quelle que soit celle que l'on privilégie, la singularité sur ce point du témoignage cicéronien ne saurait être mise au compte d'une confusion de la part de l'Arpinate ou d'une erreur de la tra dition manuscrite. Elle exprime une évolution, ou tout au moins une variante du stoïcisme, sur la chronologie et la signification de laquelle on peut discuter, mais qu'il est indispensable de ne pas négliger. F. H. Sandbach a soulevé un deuxième problème terminologi que en remarquant que la comprehensio est définie par Cicéron comme le uisum comprehendibile qui a reçu l'assentiment, alors que dans les textes grecs la κατάληψις désigne l'assentiment luimême69. Il en a donc conclu que Cicéron a fait une confusion, explicable sans doute par la lecture hâtive d'une source grecque. Le grief est injustifié, puisque nous avons trouvé un passage des Hypotyposes (III, 188) où Sextus, se référant au stoïcisme et, qui plus est, à la théorie zénonienne de la τύπωσις, emploie κατάληψις
67 Cette hypothèse a été avancée par F. H. Sandbach, op. cit., p. 20, n. 13, et contestée par A. Graeser, op. cit., p. 47, qui se fonde sur le fait que le καταληπτ ός cicéronien est quasiment un hapax. L'argument doit-il être considéré com medécisif? On peut fort bien imaginer que l'utilisation par Chrysippe de l'ad jectif καταληπτική ait concurrencé le terme zénonien, dont le texte de Cicéron serait la dernière trace. 68 Sur la thèse de M. Pohlenz, cf. infra, p. 250. 69 F. H. Sandbach, op. cit., p. 20.
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avec l'acception que Cicéron donne à comprehensio70. Nous en tirons, quant à nous, deux conclusions. La première est que le sto ïcisme a connu des glissements terminologiques, inévitables dans une doctrine où les moments constitutifs de la connaissance sont individualisés sur fond de parfaite continuité. La seconde concerne le témoignage cicéronien lui-même : si l'on ne peut affirmer avec certitude qu'il exprime la pensée de Zenon, il est indéniable que, sur des points bien précis, il diffère de la tradition majoritaire, qui, elle, remonte à Chrysippe. Nous ferons une dernière remarque à ce sujet, qui concerne la proposition quod autem erat sensu comprehensum, id ipsum sensum appellabat, dans laquelle sensus correspond évidemment au grec αΐσθησις. Le sens général est clair, la reprise du même terme montrant que la perception est un assentiment spontané au monde extérieur, mais une analyse plus fine révèle que les deux emplois de sensus ne sont pas équivalents71 : le premier correspond à l'acti vité sensorielle, c'est-à-dire à l'extension du πνεύμα vers l'objet, laquelle est suivie de l'assentiment, s'il s'agit d'une représentation «compréhensible»; le second désigne la représentation à laquelle on a assenti et sensus est alors le synonyme de comprehensio. Cette deuxième signification du terme ne figure pas parmi les trois sens que selon Diogene Laërce les Stoïciens donnaient à αΐσθησις72. Là encore, la source de Cicéron nous paraît avoir cherché à se diffé rencier de la vulgate stoïcienne, soit parce qu'elle dépendait réell ement de la tradition la plus ancienne, soit parce qu'elle voulait donner l'impression d'une restitution ou d'une restauration de cel le-ci. D'un point de vue philosophique, ce texte a de quoi déconcert er ceux qui n'ont pas une certaine familiarité avec le stoïcisme, puisque, si la comprehensio y est désignée comme critère de la véri té,aucune argumentation ne vient justifier ce choix et que, de sur croît, ce critère, loin d'être érigé en valeur absolue, y apparaît com-
70 J. S. Reid, ad loc, dit que κατάληψις and φαντασία καταληκτική are cons tantly interchanged, mais il ne donne aucune preuve de cette affirmation. Plus subtilement, R. Hirzel, op. cit., p. 188, a écrit qu'entre la φαντασία καταληκτική et la κατάληψις il n'y a d'autre différence que celle qui sépare la δύναμις et Γένέργεια· 71 Pour une analyse du concept stoïcien d'αίσθησις, cf. G. Striker, op. cit., p. 95, qui ne souligne pas cependant l'originalité du témoignage cicéronien. 72 Diog. Laërce, VII, 52 = S.V.F., II, 71, donne trois sens pour αΐσθησις: le πνεύμα qui, partant de l'hégémonique, va jusqu'aux sens; la κατάληψις qui se fait par ceux-ci; l'ensemble de l'appareil sensoriel. Il faut rappeler que, pour les Stoïciens, les αισθήσεις, contrairement aux représentations, sont toujours vraies, cf. Aétius, Plac, IV, 9, 4 = S.V.F., II, 78.
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me un indifférent. Ce double paradoxe mérite donc qu'on s'y attar de. Comment reconnaître la φαντασία καταληπτή de celle qui ne l'est pas? La réponse de Zenon est qu'elle porte en elle une marque propre, une manière particulière de révéler l'objet, ce que Cicéron traduit par propria declaratio. Quel est le signe distinctif qui fait que cette représentation s'impose immédiatement comme image fidèle de l'objet? le texte ne le dit pas de manière formelle, mais il laisse entendre, et cela est confirmé dans le discours de Lucullus, qu'il s'agit de l'évidence73. Nous savons que le stoïcisme se refusa longtemps à définir cette notion, estimant «qu'on ne peut découv rirnul discours plus clair que l'évidence elle-même», si bien qu'Antipater qui, pour répondre sans doute aux Académiciens, en treprit de la justifier, fut blâmé par ceux qui, restés fidèles à la tradition zénonienne, voyaient là une dangereuse concession74. De même, Lucrèce, qui, en bon Épicurien, considère que toutes les sensations sont «évidentes», rejette dans sa critique du scepticisme toute discussion sur ce point avec ceux qu'il appelle «les gens qui veulent marcher la tête en bas», c'est-à-dire justement avec les Aca démiciens75. Mais il serait imprudent d'en conclure que les Épicur ienscomme les Stoïciens s'en tenaient au réalisme naïf et ordinair e. En effet, cette confiance dans l'évidence sensorielle, absolue chez les uns, à peine plus modérée chez les autres, était dans les deux cas inséparable de toute une construction conceptuelle, si bien qu'en dépit des apparences, Γένάργεια d'Épicure ne se confond pas avec celle de Zenon. Chez le premier l'évidence doit être comprise comme un aspect de la théorie atomiste de la per ception76, tandis que le concept stoïcien, comme l'a très justement remarqué A. Graeser, nous renvoie à Γίδια ποιότης, c'est-à-dire à l'idée que chaque être présente une qualité propre, qui interdit de le confondre avec un autre, une telle singularité résultant de l'ac tion du λόγος sur la υλη77. De même, nous savons par Sextus qu'à
73 Cicéron, Luc, 6, 17. 74 Ibid. Sur la position d'Antipater, cf. supra, p. 161-162. Sur l'ensemble de la discussion entre Stoïciens et Académiciens à propos de la notion d'évidence, on se reportera à l'excellente étude de M. Frede, Stoics and Skeptics on clear and distinct impressions, dans The Skeptical tradition, op. cit., p. 65-93. 75 Lucrèce, Nat. re., IV, 471 sq. 76 Sur la signification de l'évidence dans la doctrine épicurienne, cf. E. Asmis, op. cit., p. 159 sq. 77 A. Graeser, op. cit., p. 58. Sur le concept d'îôia ποιότης, cf. également A. J. Voelke, op. cit., p. 12-15, qui cite notamment le passage (Luc, 26, 85 = S.V. F., II, 113) dans lequel Cicéron écrit à propos des Stoïciens: Stoicum est istud quidem nec admodum credibile, nullum esse pilum omnibus rebus talem qualis sit pilus alius, nullum granum.
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l'évidence le Portique associait l'intensité, c'est-à-dire l'état de l'h égémonique producteur de la représentation78. L 'ενάργεια vécue ne peut donc, pour un Stoïcien, être approfondie dans une quelcon que mise en cause de la sensation; il faut, au contraire, accepter celle-ci et lui redonner tout son sens en montrant comment elle se définit par rapport au λόγος à la fois individuel et universel. Entre l'expérience immédiate et le système, il n'y a pas de place dans le stoïcisme (tout au moins dans le stoïcisme originel) pour une pro blématique de l'objet. Cette même introversion de la doctrine, ce refus de construire la réflexion philosophique sur une interrogation à propos des don nées sensorielles, apparaît dans ce qui est assurément le paradoxe le plus frappant du texte que nous avons cité, l'affirmation que la «compréhension» seule mérite notre confiance et qu'elle est cepen dantun indifférent. La Nouvelle Académie ne s'est pas privée de critiquer ce qu'elle considérait comme une absurdité et, dès Arcésilas, elle a dénoncé comme un scandale philosophique l'idée que la même «compréhension» pût être opinion chez le sot et science chez le sage, tout comme elle combattait cette notion d'indifférent à propos du souverain bien79. La position de Zenon, telle que l'on peut la déduire de ce texte, est cependant fort claire. La κατάληψις est envisagée d'un double point de vue, objectif et subjectif. En tant qu'acceptation d'une représentation, qui est elle-même l'image au moins partiellement fidèle de la réalité, elle a une valeur cognitive qui est le fondement même de toute connaissance. Mais, côté sujet, si l'on peut dire, la κατάληψις est indissociable de la qualité de l'h égémonique : elle devient scientia chez le sage et inscientia chez le sot. Cela ne veut pas dire que le sot perde entièrement le bénéfice de cette donnée naturelle qu'est la représentation «comprehensiv e». Il a certes une certaine connaissance de l'objet, mais parce que son hégémonique n'a pas la tension de la sagesse, cette connaissan ce sera fragmentaire et donnera naissance à l'opinion80. Une fois admises ces précisions, le statut de la φαντασία καταληπτική ou καταληπτή, selon que l'on adopte la terminologie de Chrysippe ou celle attribuée à Zenon par Cicéron, apparaît plus clairement. Elle est potentiellement un jugement vrai et V. Goldschmidt a eu raison de dire que «la réflexion stoïcienne
78 Sext. Emp., Adu. math., VII, 408. 79 Sur la critique par Arcésilas du statut de la κατάληψις, cf. ibid., 150. 80 On remarquera la précision du texte cicéronien, qui montre que l'op inion ne se confond pas avec Y inscientia, mais est un produit de celle-ci : ex qua exsisteret etiam opinio. Cf. sur ce point l'excellente analyse d'E. P. Arthur, The Stoic analysis of mind's reactions to presentations, dans Hermes, 111, 1983, (p. 69-78), p. 77.
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vise, contre les lourdes autorités de Platon et d'Aristote, à rétablir dans sa réalité et dans sa dignité le concret, le sensible»81. Mais la banalité même de ce «vrai», le fait que tout un chacun peut appré hender immédiatement sinon toute la réalité d'un objet, du moins une partie de celle-ci, font que la représentation «comprehensive», point de départ de tout le processus de la connaissance, n'a pas en elle-même de valeur particulière. La réhabilitation de la perception concerne les virtualités de celle-ci, non son contenu, lequel reste un indifférent tant qu'il n'a pas été intégré à cette construction syst ématique qu'est la science. A ce point de notre recherche, nous nous trouvons devant ce qui semble être une contradiction. En effet, si nous en jugeons par le texte que nous venons d'analyser, Zenon se préoccupait beau coup plus du devenir de la représentation dans le sujet que du rap port de celle-ci à l'objet, point sur lequel il faisait confiance à l'év idence. Mais, par ailleurs, la définition pour ainsi dire canonique de la représentation «comprehensive», que nous avons citée à propos de la conception stoïcienne du critère, témoigne d'un souci d'éviter ou d'exclure l'erreur sensorielle que nous n'avons pas trouvé dans le témoignage cicéronien sur Zenon, où prédomine la confiance dans les sens. Cette différence que l'on serait tenté de mettre au compte des divergences internes au stoïcisme, se révèle au contrai re essentielle pour définir la relation entre la Nouvelle Académie et le stoïcisme. Cela, c'est notre deuxième texte qui va permettre de le montrer. Le rôle de l'Académie dans la définition du critère stoïcien Voici donc le débat entre Zenon et Arcésilas, que Cicéron a placé au début de son discours pour bien déterminer le discrimen, le point de divergence entre sa pensée et celle de Lucullus82 : 81 V. Goldschmidt, op. cit., p. 5. 82 Cicéron, Luc, 24, 77-78 : Nemo umquam superiorum non modo expresserat, sed ne dixerat quidem posse hominem nihil opinari, nec solum posse, sed ita necesse esse sapienti. Visa est Arcesilae cum uera sententia, turn honesta et digna sapiente. Quaesiuit de Zenone fortasse quid futurum esset, si nec percipere quicquam posset sapiens nec opinari sapientis esset. Me, credo, nihil opinaturum, quoniam esset quod percipi posset. Quid ergo id esset? Visum, credo. Quale igitur uisum ? Turn ilium ita definisse, ex eo quod esset, sicut esset, impressum et signatum et effictum. Post requisitum etiamne, si eiusmodi esset uisum uerum, quale uel falsum. Hic Zenonem uidisse acute nullum esse uisum quod percipi posset, si id tale esset ab eo quod est ut eiusdem modi ab eo quod non est posset esse. Recte consensit Arcesilas ad definitionem additum : neque enim falsum percipi posse neque uerum, si esset tale quale vel falsum. Incubuit autem in eas disputationes,
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LA CONNAISSANCE «Personne avant Zenon n'avait jamais mis en relief, ni même énoncé cette idée qu'il est possible à un homme de ne pas faire de conjectures et que pour le sage il s'agit là non seulement d'une possib ilité, mais même d'une obligation. Arcésilas a vu là une opinion, non seulement véritable, mais belle et digne du sage. Peut-être demanda-t-il à Zenon ce qui se produirait si le sage ne pouvait rien per cevoir, alors que d'autre part il ne lui appartiendrait pas de conjectur er. Zenon, selon moi, lui répondit que le sage n'avait pas à conjectur er, puisqu'il existe une chose qui peut être perçue. Quelle était donc cette chose? Une représentation sans doute, mais de quel genre? Zenon la définit ainsi : ' une représentation qui, venant d'un objet réel, en porte fidèlement la marque, l'empreinte et l'image'. Ensuite il fut demandé à Zenon si la perception serait possible, même au cas où une représentation vraie de ce type serait identique à une repré sentation fausse. Zenon vit fort subtilement qu'il n'existerait aucune représentation qui pût être perçue si, venant d'un objet réel, elle pouv ait avoir les mêmes caractères qu'une représentation venant d'un autre objet. Arcésilas, avec raison, consentit à ce que la définition fut complétée, estimant que le faux ne peut être perçu, et le vrai non plus, s'il avait le même caractère que le faux. Il s'engagea alors dans des discussions destinées à montrer qu'il n'existe aucune représentat ion issue d'un objet vrai, qui ne pourrait être identique si elle proven aitd'un faux. C'est l'unique débat qui a duré jusqu'à aujourd'hui ».
Il y a fort peu de chances qu'Arcésilas et Zenon aient débattu exactement de cette façon, mais il faut comprendre qu'à travers ce dialogue, en quelque sorte mythique, Cicéron exprime une réalité historique, car nous savons par Sextus83 que c'est bien la Nouvelle Académie qui contraignit les Stoïciens à ajouter la troisième clause dans la définition de la représentation «comprehensive», ce f ameux οϊα ούκ αν γένοιτο άπο μή υπάρχοντος, que Cicéron a vra isemblablement eu quelque mal à traduire en latin84. Mais, ce que ut doceret nullum taie esse uisum a uero ut non eiusdem modi edam a falso possit esse. Haec est una contentio quae adhuc permanserit. Nous avons modifié sur un certain nombre de points la traduction de la Pléiade. 83 Sext. Emp., Adu. math., VII, 252 : το δε «οϊα ούκ άν γένοιτο άπο μή υπ άρχοντος» προσέθεσαν, έπεί ούχ ώσπερ οί άπο της στοάς αδύνατον ύπειλήφασι κατά πάντα άπαράλλακτόν τίνα εύρεθήσεσθαι, ούτω και οί άπο της 'Ακαδημίας. Ce même souci de consolider la théorie de la représentation face aux attaques de l'Académie apparaît dans le fait que, selon Sextus, ibid., 253, les Stoïciens «récents» (οί δέ νεώτεροι) jugèrent bon de préciser que la καταληπτική φαντα σία ne pouvait être un critère que si elle n'était entravée par aucun obstacle. 84 Si l'on compare la définition de la «représentation comprehensive», telle que nous la trouvons, par exemple, chez Sextus, Hyp. Pyr., II, 1, 4 (τής καταληπτικής φαντασίας ούσης άπο υπάρχοντος, κατ' αυτό το υπάρχον έναπομεμαγμένης και έναπεσφραγισμένης, οϊα ούκ αν γένοιτο άπο μή υπάρχοντος) et la traduction qui en est donnée par Cicéron au § 18 du Lucullus {uisum igitur impressum effictumque ex eo unde esset quale esse non posset ex eo unde non esset), il appa-
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Sextus ne dit pas et que le texte cicéronien révèle admirablement, c'est comment les Académiciens ont dialectiquement accepté les dogmes et les définitions du stoïcisme pour livrer bataille à celui-ci sur un point qu'ils estimaient essentiel et sur lequel ils ont effect ivement obligé leur adversaire à préciser sa position. Il faut cepen dantbien avouer que nous ne percevons pas immédiatement l'i mportance de ce débat qui semble ne concerner qu'un aspect relat ivement mineur de la gnoseologie stoïcienne et dont Cicéron nous affirme cependant qu'il représente la quintessence des divergences entre le Portique et la Nouvelle Académie. En quoi le fait d'accept er ou de refuser cette dernière clause était-il susceptible de déter miner l'appartenance à l'une ou l'autre école? Pourquoi Camèade lui-même était-il prêt à tout concéder aux Stoïciens, sauf précisé ment le οϊα ούκ αν γένοιτο . . .8S? A partir du moment où les Acadé miciens admettaient que certaines représentations sont la marque des choses dans notre esprit, et même qu'elles correspondent à la réalité, quel pouvait être le sens de leur acharnement à combattre une proposition que leur propre dialectique avait obligé les Stoï ciens à formuler? Ce sont des questions auxquelles il est impossible de répondre sans analyser précisément quels étaient les mécanis mes de cette dialectique. La critique de la représentation «comprehensive» : naissance du «Malin génie» Lucullus le dit expressément, toute l'argumentation de la Nouv elle Académie contre les Stoïciens se résume à un raisonnement aboutissant à la conclusion qu'il n'existe pas de φαντασία καταληπτική, c'est-à-dire de représentation que la force de son évidence raît clairement que l'Arpinate a été très gêné par l'absence en latin de terme équivalent à το υπάρχον, si bien qu'il a été contraint de supprimer le deuxième élément de la définition. Dans le texte que nous avons traduit, le mouvement même de la dialectique interdisait une telle facilité, aussi y trouvons-nous l'e nsemble de la définition. La traduction est-elle pour autant satisfaisante? Elle a été jugée sévèrement par J. S. Reid, ad loc, qui parle d'un clumsy rendering of άπο υπάρχοντος, jugement qui nous paraît sévère, dans la mesure où le concept de υπάρχον lui-même prête à discussion. Dans la proposition οϊα ούκ αν γένοιτο άπο μή υπάρχοντος, le υπάρχον est-il nécessairement un objet irréel, ou s'agit-il d'un objet réel autre que celui dont il est question? La deuxième interprétation a été défendue par J. M. Rist, Stoic philosophy, Cambridge, 1969, p. 136-137, de manière sans doute excessive car, comme l'a noté A. Graeser, op. cit., p. 55, les deux sens sont possibles. Or la traduction cicéronienne, en dépit de son appa rente maladresse, a le mérite de respecter cette ambiguïté. 85 Sext. Emp., Adu. math., VII, 402.
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permettrait, ou plus exactement imposerait d'accueillir comme vraie. Au cœur de celui-ci, le diptyque suivant : - parmi les représentations, les unes sont vraies, les autres sont fausses, - toute représentation vraie est telle qu'elle pourrait tout aussi bien être fausse86. En acceptant la distinction entre les représentations vraies et celles qui ne le sont pas, la Nouvelle Académie semblait se ranger du côté des Stoïciens contre les Pyrrhoniens, qui n'auraient jamais accepté de se prononcer ainsi, et contre les Épicuriens, qui ne pou vaient concevoir une seule erreur sensorielle. Mais nous ne pou vons oublier que, selon Numénius, la reconnaissance de la distinc tion du vrai et du faux, loin de gêner la dialectique carnéadienne, rendait celle-ci plus efficace87. Et, de fait, la deuxième proposition citée par Lucullus réduit à néant le dogmatisme de la première, ou tout au moins rend impossible chez l'homme la perception de ce qui est vrai et de ce qui ne l'est pas. Encore faut-il pouvoir détermi ner exactement ce que signifie dans ce passage l'identité d'une représentation vraie et d'une représentation fausse; or les explica86 Cicéron, Luc, 13, 41 : reliqua uero multa et uaria oratione defendunt, quae sunt item duo, unum : quae uideantur, eorum alia uera esse, alia falsa; alterum : omne uisum quod sit a uero tale esse quale ettam a falso possit esse. Lucul lus reconnaît lui-même ne donner ainsi que l'essentiel de l'argumentation de ses adversaires : haec duo proposita non praeteruolant, sed ita dilatant ut non mediocrem curam adhibeant et diligentiam. La minutie des Académiciens sur ce sujet était identique à celle des Stoïciens eux-mêmes, qui divisaient ainsi les représent ations(Sext. Emp., Adu. math., VII, 241-252 = S.V.F., II, 64) : - probables ou non probables, ni probables ni improbables, à la fois pro bables et improbables. - les représentations probables se divisent en vraies, fausses, vraies et fausses, ni vraies ni fausses. - parmi les représentations vraies les unes sont cataleptiques, les autres non. Sur cette division, cf. l'article déjà cité de C. Imbert, qui remarque fort jus tement, p. 227, qu'à l'inverse de la division platonicienne, la classification sto ïcienne «part de ce qui est premier pour nous, soit une représentation probable et un état de pensée indéterminé». La dialectique néoacadémicienne telle qu'elle est exposée par Cicéron aux § 40 et 41 n'a pas pour but de ruiner la distinction entre représentations vraies et fausse, mais de détruire le concept même de représentation «comprehensive». 87 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Eu., XIV, 8, 738a = frg. 27 Des Places : « Tout en reconnaissant que la vérité et l'erreur résident dans les choses (έν τοις πράγμασιν ένεΐναι συγχωρ&ν), il feignait de s'associer à la recherche, comme un lutteur habile qui donne prise pour dominer par là. Car selon qu'inclinait le probable, il accordait les deux contraires sans qu'aucun, disait-il, se laissât sai sir avec certitude».
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tions que nous donne Cicéron à ce sujet sont précieuses de ce point de vue. Lorsqu'un Académicien affirme cette identité, il ne prétend pas par là qu'il existe dans le monde des choses parfaitement sem blables et il n'entend nullement réfuter le principe stoïcien selon lequel il n'y a pas dans la réalité un seul poil qui soit identique à un autre88. Dans son discours, en effet, Cicéron refuse de se pro noncer sur Γίδια ποιότης, considérant qu'une telle question est sans relation avec le problème de la représentation : «Tu dis qu'il n'y a pas dans la nature une telle ressemblance : soit ! tu combats contre un adversaire docile; soit! il n'y en a pas; il peut du moins sembler qu'il y en ait»89. Cette neutralité sur le fond n'est pas innocente, elle ne constitue nullement une véritable concession car, en intro duisant cette autonomie de l'apparence par rapport à l'être, en effectuant cette coupure entre la logique et la physique, il laisse de côté une fois encore le caractère systématique du stoïcisme et il prive de son fondement la théorie de l'évidence. Suivons donc Cicéron dans sa mise entre parenthèses du pro blème ontologique et ne cherchons pas à sortir du monde des représentations. Que signifie alors l'aparallaxie, cette impossibilité de distinguer avec certitude le vrai du faux? Pour comprendre l'a rgumentation de la Nouvelle Académie dans ce domaine, nous croyons important de distinguer deux moments, correspondant l'un à l'expérience vécue de l'erreur sensorielle, l'autre à l'extension dialectique de celle-ci. Affirmer qu'une représentation fausse est identique à une re présentation vraie n'implique donc pas que les deux φαντασίαι soient réellement, objectivement semblables, mais indique seule ment qu'elles sont vécues comme telles dans la conscience du sujet90. Cette appréciation subjective de l'identité des représentat ions est clairement décrite au § 58 du discours de Lucullus : les Académiciens, affirme l'interlocuteur de Cicéron, ne contestent pas qu'il existe des différences inter impressiones, en revanche, ils pré tendent qu'il est impossible de distinguer inter species et quasdam formas eorum (s.e. uisorum). Ce dont il est question, et la comparai-
88 Cf. supra, n. 77. 89 Cicéron, Luc, 26, 84 : Negas tantam similitudinem in rerum natura esse. Pugnas omnino, sed cum aduersario facili. Ne sit sane : uideri certe potest. 90 Ibid., 13, 40: nihil interesse autem, non modo si omni ex parte eiusdem modi sint, sed etiam si discenti non possint. L'exposé de la dialectique néoacadé micienne par Lucullus annonce ainsi ce qui sera confirmé par Cicéron, à savoir que le problème ne concerne pas (ou du moins pas nécessairement) la réalité, mais la manière dont la représentation est appréhendée.
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son avec un passage91 de Sextus le confirme, comme l'a souligné H. J. Krämer, c'est du problème des indiscernables, c'est-à-dire des objets, les œufs par exemple, que même le sage ne pourrait perce voirdans leur singularité92. La Nouvelle Académie ne nie pas que des objets distincts laissent des traces (impressiones) différentes dans l'hégémonique, mais l'empreinte matérielle importe peu, à partir du moment où la similitude formelle (species et forma) est telle qu'il n'est pas possible de reconnaître l'un de l'autre. Pour reprendre l'exemple donné par Cicéron, celui de P. Seruilius Geminus et de son frère Quintus, l'affirmation que les représentations de deux jumeaux sont identiques ne signifie pas que ceux-ci sont parfaitement semblables, et n'a de sens que par rapport à celui qui est incapable de les différencier93. Il en est exactement de même lorsque la représentation fausse est non pas une φαντασία qui ne correspond pas à son objet, mais un φάντασμα, c'est-à-dire une représentation qui n'a été provoquée par aucun objet réel. Cicéron évoque assez longuement les phéno mènes d'hallucination et il le fait d'une manière très habile, en entrelaçant les exemples historiques et littéraires, ce qui suggère la
91 Ibid., 18, 58 : Veri enim et falsi non modo cognitio, sed etiam natura tolletur, si nihil erit quod intersit, ut etiam illud absurdum sit, quod interdum soletis dicere, cum uisa in animos imprimantur, non uos id dicere, inter ipsas impressio nes nihil interesse, sed inter species et quasdam formas eorum. Quasi uero non specie uisa iudicentur, quae fidem habebunt sublata ueri et falsi nota. J. S. Reid, ad loc, commente ainsi ce passage : les Académiciens admettraient des différen ces entre des représentations individuelles, mais contesteraient la possibilité de distinguer the two classes, true and false. Pour H. J. Krämer, Hellenismus p. 67, ce passage montrerait comment la Nouvelle Académie a pu transformer en arguments antistoïciens certains thèmes vétéro-académiciens, comme celui du κοινόν. Le texte nous paraît devoir être compris à la lumière de ce que dit Sextus, Adu. math., VII, 409, lorsqu'il parle de choses qui sont identiques κατά μορφήν et différentes κατά το υποκείμενον. Ce qui importe au dialecticien, c'est que deux représentations puissent être vécues comme parfaitement semblables, même si elles correspondent à des objets qui ne le sont pas. 92 Sext. Emp., ibid. Sur l'utilisation de cet exemple dans le Lucullus, cf. supra, p. 169. Le texte cicéronien sera repris par Montaigne, Essais, III, 13, De l'expérience, p. 1065 éd. P. Villey : «La conséquence que nous voulons tirer de la ressemblance des evenemens est mal seure, d'autant qu'ils sont tousjours di s emblables : il n'est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et variété. Et les Grecs, et les Latins et nous, pour le plus exprès exemple de similitude, nous servons de celuy des œufs. Toutesfois il s'est trouvé des hommes, et notamment un en Delphes, qui recognoissoit des marques de différence entre les œufs, si qu'il n'en prenoit jamais l'un pour l'autre; et y ayant plusieurs poules, scavoit juger de laquelle estoit l'œuf. La dissimilitude s'ingère d'elle mesme en nos ouvrages; nul art ne peut arriver à la similitude . . . Nature s'est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable». 93 Cicéron, Luc, 18, 56.
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difficulté de distinguer la réalité de la fiction94. Son but en procé dantainsi est, il le reconnaît lui-même, de prouver qu'il n'y a «au cune différence entre les représentations vraies et fausses quant à l'assentiment de l'âme». Autrement dit, il ne s'agit pas de chercher si, comme l'affirment les Stoïciens, la représentation est différente chez l'homme de bon sens et chez l'insensé; seul importe le fait qu'à un moment donné un individu ait été incapable de distinguer ce qui est de ce qui n'est pas95. Cette description académicienne des erreurs des sens ne mérite-t-elle pas les sarcasmes de Lucullus, quand il s'écrie : « nous demandons le jugement d'un esprit grave, constant, solide et sage et nous prenons comme exemple des gens qui rêvent, de fous et des ivrognes»96? Nulle originalité, en effet, dans le répertoire des illusions invoquées contre la perception, puisque la Nouvelle Aca démie a repris les objections qui étaient déjà adressées à Protago ras par les adversaires de son sensualisme et que toutes les philoso phies sceptiques ressasseront à satiété, ces états où, pour reprendre la savoureuse expression de Socrate, l'homme «sent de travers»97. Plus grave encore, le raisonnement même des Académiciens fait de la vie d'un individu une succession d'instants discontinus: «il est inopérant», dit Cicéron à Lucullus, «de réfuter, comme vous le fai tes, ces erreurs par le souvenir qu'en ont les fous ou les dormeurs. On ne demande pas, en effet, quel souvenir ils en ont, une fois réveillés, ou une fois passé l'accès de folie, mais quelle a été leur vision dans l'accès même ou dans le rêve, alors qu'ils étaient mus par elle»98. Autre est l'Alcméon des scènes de folie, autre celui des instants de lucidité et de conscience, tout comme pour Protagoras
94 Sur le φάντασμα, cf. Diog. Laërce, VII, 50 = S.V. F., I, 59 et 60. Les exemp lesd'hallucination se trouvent dans les § 88-91 du Lucullus et sont introduits par la phrase : Dormientium et uinulentorum et furiosorum uisa imbecilliora esse dicebas quam uigilantium, siccorum, sanorum. Cicéron ne s'est pas contenté de reprendre les exemples traditionnels des philosophes grecs, il a tenu à se référer aussi à la littérature latine, évoquant le songe d'Ennius, auquel il avait déjà fait allusion dans Rep., VI, 10, 10, et à Vittoria de Pacuvius. Au milieu de ces références littéraires est évoquée une folie hallucinatoire réelle, celle de Tuditanus, ami de Catulus. 95 Ibid., 28, 90 : Omnia autem haec proferuntur ut illud efficiatur, quo certius nihil potest esse, inter uisa uera et falsa ad animi adsensum nihil interesse. 96 Ibid., 17, 54: Quaerimus grauitatis, constantiae, firmitatis, sapientiae, iudicium : utimur exemplis somniantium, furiosorum, ebriosorum. 97 Platon, Théétète, 157 e : όσα τε . . . παραισθάνεσθαι λέγεται. 98 Cicéron, Luc, 28, 90 : Vos autem nihil agitis, cum ilia falsa uel furioso rum uel somniantium recordatione ipsorum refellitis. Non enim id quaeritur, qualis recordatio fieri soleat eorum qui experrecti sint, aut eorum qui furere destiterint, sed qualis uisio fuerit aut furentium aut somniantium turn cum mouebantur.
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autre est Socrate malade, autre Socrate bien portant99. Selon Lucullus, au contraire, l'unité du sujet dans le temps est justement ce qui lui permet de combattre les φαντάσματα, d'en percevoir l'inanit é. Dans le stoïcisme, le temps intérieur ne se divise pas, l'instant où l'erreur se produit ne peut être séparé de celui où l'on en prend conscience, le rêve est indissociable du réveil et l'hallucination du moment où, la crise s'atténuant, la raison commence à reprendre ses droits. Lieu de toutes les représentations et de tous les assenti ments, le λόγος peut connaître l'erreur et l'illusion, mais celles-ci ne se définissent que par rapport à cette norme, à cette loi de la nature, qu'est la perception immédiate des choses réelles . Pour donner quelque efficacité à ses arguments, la Nouvelle Académie devait donc opposer à la conception prébergsonienne d'un temps vécu dans la continuité, le fractionnement, l'atomisation de la vie intérieure. Mais précisément, si chaque moment a une singularité irréductible, comment attribuer une valeur général e à l'expérience vécue par un individu dans des circonstances bien déterminées, comment passer de la confusion entre deux objets semblables, ou de la vision fantasmatique, à l'affirmation, si dog matique dans son énoncé même, «qu'il n'existe pas une seule représentation issue d'un objet vrai qui ne puisse avoir les même caractères quand elle est issue du faux»100? Socrate avait montré que les illusions des sens n'étaient pas un argument suffisant contre Protagoras, parce qu'elles pouvaient être parfaitement inté grées à la thèse que la sensation est science, et il est donc d'autant plus intéressant de chercher par quel processus la dialectique de la Nouvelle Académie concluait au contraire à la nécessité du doute universel101. L'originalité des Néoacadémiciens réside dans le fait d'avoir appliqué le sorite aux représentations, inventant ainsi bien avant Descartes le «malin génie»102. Pour comprendre l'audace d'une tel le démarche, et en tout cas la rupture apparente qu'elle supposait avec le fondateur de l'école, il faut se rappeler le passage de la République où Platon écrit : «Dieu est absolument simple et vrai, en acte et en parole ; il ne change pas lui-même de forme et ne trompe
99 Platon, ibid., 158b, cf. Sext. Emp., Hyp. pyr., I, 32, 218 : τους δέ ανθρώ πουςάλλοτε άλλων άντιλαμβάνεσθαι παρά τας διαφόρους αυτών διαθέσεις · τον μέν γαρ κατά φύσιν έχοντα εκείνα των έν τχ\ ΰλη καταλαμβάνειν α τοις κατά φύσιν ίχουσι φαίνεσθαι δύναται, τους δέ παρά φύσιν α τοις παρά φύσιν. 100 Cicéron, Luc, 26, 83 : nullwn esse uisum uerum a sensu profectum, cui non appositum sit uisum aliud, quod ab eo nihil intersit quodque percipi non possit. 101 'Platon, op. cit., 157e-160e. 102 Sur le sorite, cf. infra, p. 242, 313.
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les autres ni par des fantômes, ni par des discours, ni par l'envoi de signes, à l'état de veille ou en songe»103. Or, parce que les Stoï ciens ont fait de ce Dieu de vérité le support de leur théorie de la connaissance, parce qu'ils ont construit une doctrine de la μαντεία fondée sur l'idée que la nature divine est étrangère au mensonge, la Nouvelle Académie a imaginé un «grand trompeur», négatif parf ait du Dieu de Platon et de Zenon, et dont on a tout lieu de croire qu'il n'était pour elle qu'un moyen de subvertir la logique stoïcien ne. Le point de départ du raisonnement est l'origine divine que le Portique attribue aux songes. Or ceux-ci sont des images à la fois fausses, puisque ne correspondant à aucun objet réel présent, et probabiles, puisqu'elles sollicitent l'assentiment. C'est là qu'inter vient le sorite, cette transition insensible et continue entre deux réalités différentes, voire contraires: «si un dieu vous présente dans le sommeil une représentation telle qu'elle soit probable, pourquoi ne le présenterait-il pas telle qu'elle soit semblable à une représentation vraie, puis telle qu'elle en soit difficilement distin guée, et finalement telle qu'il n'y ait pas entre elles de différence du tout»104. Si Dieu est dans ce cas là responsable de mon erreur mais là encore l'Académicien mutile le temps stoïcien, car le rêve, qui est phantasme quand il se produit, peut se révéler prédiction vraie lorsqu'il est interprété en fonction de l'avenir - pourquoi ne pas admettre une extension de l'erreur, à la fois qualitative et quantitative? La représentation fausse devient alors parfaitement identique à la représentation vraie et, de ce fait, toute représentat ion peut être indifféremment vraie ou fausse. Lucullus tentera de réfuter ce sorite en disant que personne ne pourrait concéder à la Nouvelle Académie «que tout est possible à Dieu ou qu'il fera tout ce qui est possible»105, annonçant ainsi l'argument cartésien de l'i ncompatibilité de la ruse avec la toute-puissance divine : «Quoi qu'il semble», dira en effet Descartes, «que vouloir tromper soit une marque de subtilité et de puissance, toutefois, vouloir tromper témoigne sans doute de la faiblesse ou de la malice»106. Mais les arguments théologiques n'ont pas de prise sur un adversaire qui,
103 Platon, Rep., II, 382 e : Κομιδη άρα ό θεός άπλοΰν και αληθές εν τε έργω και εν λόγφ, και ούτε αυτός μεθίσταται οΰτε άλλουςούθ' έξαπατφ, ούτε κατά φαντα σίαςούτε κατά λόγους οΰτε κατά σημείων πομπός, υπαρ ούδ' δναρ. 104 Cicéron, Luc, 15, 49 : si tale uisum obiectum est a deo dormienti ut pro babile sit, cur non etiam ut ualde ueri simile, cur deinde non ut difficiliter a uero internoscatur, deinde ut ne internoscatur quidem, postremo ut nihil inter hoc et illud intersit? 105 Ibid., 16, 50 : Quis enim tibi dederit aut omnia deum posse, aut ita facturum si possit ? 106 Descartes, Méditation quatrième, 43, p. 456 éd. Alquié, t. 2.
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nous l'avons vu, prétend s'interdire dans cette question toute inter rogation sur Dieu et agit comme s'il se contentait de révéler aux Stoïciens les contradictions inhérentes à leur conception de la divi nité. L'Académicien n'oppose pas un dieu trompeur au Dieu stoï cien (au sens d'une confrontation entre deux principes adverses), il affirme pouvoir le déduire de celui-ci : puisque Dieu envoie, selon les Stoïciens, des rêves que l'on vit comme vrais alors qu'ils ne sont qu'illusion, il serait logique de conclure que son essence est de tromper. Autrement dit, la Nouvelle Académie ne professe pas un manichéisme avant la lettre, ce qui constituerait véritablement une rupture avec Platon, elle veut montrer aux Stoïciens que, si l'on prétend prouver la présence de Dieu au monde, on aboutit à des conclusions opposées à celles que l'on avait prévues. D'une manièr e plus générale, il est certain que la faille de Zenon aux yeux du Néoacadémicien est d'avoir admis qu'il existe des représentations fausses. La dialectique peut alors à plaisir jouer sur les définitions et les limites, montrer que la distinction est arbitraire, que le mon de des sensations est trop souvent décevant pour qu'il soit possible d'y établir avec certitude la différence entre le vrai et le faux. De ce point de vue, l'épicurisme, sous ses dehors naïfs, est infiniment plus difficile à réfuter, car en proclamant la vérité de toutes les sensations, il ne donne aucune prise à la dialectique. L'Académic ien peut railler la balourdise des philosophes du Jardin, se gaus serde l'absurdité qui consiste à prétendre que le soleil est aussi petit qu'il le paraît, rien n'y fait, son incapacité à subvertir ce syst èmeest totale107. Bien plus, n'utilise-t-il pas à sa manière le principe épicurien du semel10*, quand il oppose aux Stoïciens l'idée que, si une représentation nous a trompés, aucune autre ne peut être considérée comme absolument sûre? Toutes les perceptions sont vraies, affirme Epicure, car admettre une seule exception serait détruire toute la confiance que l'on a dans le sens. Vous reconnaiss ez, dit de son côté l'Académicien aux Stoïciens, que nous donnons parfois notre assentiment à des représentations fausses, donc il n'existe pas de φαντασία dont on puisse prétendre sans risque d'er reur qu'elle est vraie. Ce parallèle permet de mieux comprendre quelle place la Nouvelle Académie a assigné à Epicure dans tout ce débat sur la connaissance. Elle l'a certes considéré comme un adversaire à la fois dérisoire et irritant (puisque se refusant à
107 Cicéron, Luc, 26, 82 : Sed ab hoc credulo, qui numquam sensus mentiri putat, discedamus. Sur la doctrine d'Épicure en ce qui concerne le soleil, cf. ibid., et Diog. Laërce, X, 91. 108 Ibid., 25, 79 : Eo enim rem demittit Epicurus, si unus sensus semel in uita mentitus sit, nulli umquam esse credendum. Cf. Plutarque, Adu. Col., 1123 c.
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accepter les règles du jeu de la dialectique), et elle l'a combattu avec suffisamment de vigueur pour que Lucrèce ait entrepris de réfuter ses critiques avec, en particulier, un argument proche de celui d'Antiochus 109. Mais elle l'a aussi utilisé comme un allié contre le stoïcisme, elle lui a reconnu sur le fond plus de cohérence qu'à celui-ci, et surtout elle a pratiqué cette démarche si essentielle au scepticisme, qui est d'opposer les dogmatismes les uns aux autres, comme le montre ce passage du discours de Cicéron : « Quel est donc le principe d'Épicure? «Si une seule représentation sensi ble est fausse, rien ne peut être perçu». Et quel est le vôtre? «Il y a des représentations sensibles fausses». Je me tais et la conclusion parle d'elle-même: «rien ne peut être perçu». «Je n'accorde pas son principe à Epicure», dit le Stoïcien. Engage donc le combat avec lui, puisqu'il est entièrement opposé à toi, mais pas avec moi qui m'accorde justement avec toi au moins en ceci : il y a des erreurs dans les sensations uo». La fonction du dialecticien appar aîtlà très clairement : elle est non seulement de révéler aux tenants d'une doctrine les contradictions que celle-ci porte en elle, mais aussi, et non sans provocation, de les inciter à confronter leurs dogmes à ceux d 'autrui en un salutaire «combat». Des deux grands systèmes hellénistiques, l'un l'épicurisme, a opposé à la Nouvelle Académie une «fin de non-recevoir», l'autre, le stoïcisme, s'est pris au jeu au point d'ajouter à sa définition de la représentation «comprehensive» une clause symbolisant en quel que sorte le conflit qui l'opposait aux successeurs de Platon111. Par-
109 Lucrèce, Nat. re., IV, 473-477, dit à propos de ceux qui ne croient pas la connaissance possible: «Je leur demanderai à mon tour comment, n'ayant jamais rencontré la vérité, ils savent ce qu'est savoir et ne pas savoir; d'où leur vient la notion du vrai et du faux; comment ils sont parvenus à distinguer le certain de l'incertain» (trad. Ernout légèrement modifiée). Cet argument est proche de celui d'Antiochus, qui objectait à Philon que l'on ne pouvait à la fois affirmer l'existence de représentations vraies et fausses et l'impossibilité de dif férencier celles-ci, cf. Luc, 14, 44 et 34, 111. Il n'est nullement impossible que le poète vise l'Académie. 110 Ibid., 32, 101 : Quod est caput Epicuri? «Si ullum sensus uisum falsum est, nihil percipi potest». Quod uestrum? «Sunt falsa sensus uisa». Quid sequitur? Vt taceam, conclusio ipsa loquitur : «nihil posse percipi». Non concedo, inquit, Epicuro. Certa igitur cum ilio, qui a te totus diuersus est : noli mecum, qui hoc quidem certe, falsi esse aliquid in sensibus, tibi adsentio. 111 Cette différence d'attitude entre les Stoïciens et les Épicuriens est parfai tement résumée dans l'exposé que fait Cicéron des quatre capita permettant d'aboutir à la conclusion qu'il n'existe aucune représentation dont on puisse affirmer avec certitude qu'elle est vraie : Horum quattuor capitum secundum et tertium omnes concedunt. Primum Epicurus non dat; uos, quibuscum res est, id quoque conceditis. Omnis pugna de quarto est. (Luc, 26, 83). Les propositions sur lesquelles tous s'accordent sont l'impossibilité de percevoir les représenta-
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ce que, comme Cicéron le dit expressément, toutes les divergences gnoséologiques entre Académiciens et Stoïciens ont pour point de départ la controverse sur cette représentation et ne sont même que les diverses figures de ce différend fondamental, il convient main tenant de prendre quelque distance par rapport à la lettre du texte et de préciser le sens de ce débat. Le sorite, sur lequel nous aurons à revenir lorsque nous évo querons la dialectique académicienne, a diversement été utilisé dans l'Antiquité. Son inventeur présumé, Eubulide, le considérait surtout, semble-t-il, comme un intéressant paradoxe logique112. Bien plus tard, Horace s'en servit pour railler les nostalgiques de la poésie ancienne en montrant combien il était difficile de définir précisément celle-ci113. A l'époque de Galien, il occupait encore, comme l'a montré J. Barnes, une place de choix dans les controvers es médicales114. Mais il faut reconnaître que l'usage qu'en fit la Nouvelle Académie dans sa lutte contre le stoïcisme fut d'une importance décisive pour donner des lettres de noblesse philoso phique à ce qui n'était encore, somme toute, qu'une curiosité logi que. Arcésilas, qui fut lui-même l'élève de Diodore le Mégarique, et qui avait donc été formé à bonne école, comprit que les apories de la dialectique pouvaient être autre chose qu'un jeu intellectuel et sut admirablement les exploiter pour contredire le Portique115. En
tions fausses (c'est à dire de parvenir à travers elles à la perception d'un objet réel, ou de l'objet réel leur correspondant) et le fait que «parmi les représentat ions entre lesquelles il n'y a pas de différence, il est impossible que les unes puissent être perçues et les autres non». La première proposition, rejetée par les Épicuriens, est l'affirmation de l'existence de représentations fausses. La dernière, objet du litige entre les Académiciens et les Stoïciens, est précisément qu'il n'y a pas « une seule représentation vraie issue des sens dont on ne puisse rapprocher une représentation qui n'en diffère en rien et qui ne peut être per çue». 112 Sext. Emp., Adu. math., VII, 13, dit qu'Eubulide ne s'intéressait qu'à la logique. Diog. Laërce, II, 108, lui attribue, outre le sorite, les sophismes du ment eur, du voilé, etc. Il se rattachait, au moins partiellement, à la dialectique socratique par l'intermédiaire de son maître Euclide. Sur le sorite, cf. l'article de G. Sillitti, Alcuni considerazioni sull'aporia del sorite, dans Scuole socratiche minore e filosofia ellenistica, G. Giannantoni ed., Bologne, 1977, p. 75-92. 113 Horace, Ep., II, 1, 36-49. 114 J. Barnes, Medicine, experience and logic, dans Science and speculation, J. Barnes, J. Brunschwig, M. Burnyeat eds., Paris, 1982, p. 24-68. 115 Diogene Laërce, IV, 33, dit qu'Arcésilas utilisait les arguments dialecti ques des Érétriens, c'est à dire de l'école de Ménédème et il cite, tout de suite après, les vers d'Ariston et de Timon dans lesquels Arcésilas était accusé d'avoir pillé, entre autres, Ménédème et Diodore Cronos. Nous n'entrerons pas ici dans le détail de ceux que l'on a appelés les «petits Socratiques», cf. sur ce point M. Giannantoni, op. cit., Mais les quelques témoignages dont nous disposons
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effet, avec la Nouvelle Académie le sorite devient l'instrument pri vilégié du doute universel, il est ce qui permet de donner une for me systématique à la critique platonicienne du monde sensible. Lorsqu'Arcésilas proclame que toute représentation vraie pourrait aussi bien être fausse, puisque le passage de l'une à l'autre se fait sans solution de continuité, il semble puiser son inspiration ailleurs que chez le fondateur de l'Académie et se complaire dans une for me de dialectique que Platon condamnait. Mais il faut distinguer la fin des moyens, la technique de son utilisation. C'eût été ignorer la spécificité du stoïcisme que se contenter de reprendre contre lui les critiques que Socrate avait adressées aux Sophistes de son épo que. La nouveauté de la doctrine de Zenon exigeait des armes nouv elles et, si la Nouvelle Académie a adopté le sorite, c'est probable ment parce qu'elle estimait que celui-ci conférait à son doute un caractère hyperbolique, à la mesure de la prétention du stoïcisme à tout comprendre. Pour le Stoïcien l'erreur des sens existe certes, mais elle est en quelque sorte inscrite dans la rationalité du monde, elle ne contredit en rien l'idée, si longuement développée par Balbus dans le De Natura deorum, que la Providence a doté l'homme de sens admirablement conçus116. A cette confiance en la perfec tion de l'univers, l'Académicien veut substituer le soupçon perma nent que les choses ne sont peut-être pas telles qu'elles nous appar aissent, non qu'il croie à la réalité ontologique du malin génie, mais parce qu'il veut perpétuer la tradition platonicienne de mé fiance à l'égard des sens et des certitudes immédiates.
laissent penser qu'Arcésilas sut fort bien les exploiter dans sa lutte contre le stoïcisme. 116 Cicéron, Nat. de., II, 56, 140.
CHAPITRE II
L'ASSENTIMENT, Ι/έποχή ET LE PROBABILISME
Place de l'assentiment dans le Lucullvs et problèmes terminologiques La question de l'assentiment semble à première vue n'occuper qu'une place très secondaire dans le Lucullus. Le défenseur du stoïcisme dit, en effet, qu'il se contentera d'en parler brièvement, puisqu'il a «jeté les fondements de ce concept» en exposant la théor iestoïcienne de la représentation l. Quant à Cicéron, il précise au début de son discours que la proposition «le sage ne doit pas don ner son assentiment» est pour lui extérieure à la disputatio, étant donné qu'il la considère comme un simple corollaire de l'acatalepsie universelle2. Les deux participants au dialogue sont donc d'ac cord sur le fond : le problème fondamental est de savoir s'il est possible ou non de percevoir la réalité à travers les sensations, le jugement et l'action se trouvant déterminés par la position que l'on adopte à propos de la représentation «comprehensive». Ce raiso nnement paraît d'une rigueur formelle irréprochable, et pourtant il ne correspond pas tout à fait à la réalité de la discussion, car une lecture plus attentive de celle-ci montre qu'aussi bien dans l'exposé de Lucullus que dans celui de Cicéron la problématique de l'assen timent ne se confond pas totalement avec celle de la perception. Mais, avant de définir cette dépendance et cette relative autono mie, nous formulerons quelques remarques sur la traduction cicéronienne de συγκατάθεσις. L'Arpinate nous dit lui-même que le terme grec correspond en 1 Cicéron, Luc, 12, 37 : His satis cognitis, quae iam explicata sunt, nunc de adsensione atque approbatione, quant Graeci ονγκατάθεσιν uocant, pauca dicemus, non quo non latus locus sit, sed paulo ante iacta sunt fundamenta. 2 Ibid., 24, 78 : Nam Mud, nullt rei adsensurum esse sapientem, nihil ad hatte controuersiam pertinebat. . . Illud certe opinatione et percepitone sublata sequitur, omnium adsensionum retentio, ut, si ostendero nihil posse percipi, tu concédas numquam adsensurum esse. La suspension universelle de l'assent iment, cette εποχή περί πάντων que Cicéron traduit par omnium adsensionum retentio découle donc nécessairement de la démonstration qu'il n'existe aucune représentation dont on puisse être absolument certain qu'elle soit vraie.
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latin à adsensio ou à adprobatio3, et nous savons qu'il s'agissait là de néologismes qu'il avait forgés pour les utiliser en rhétorique aussi bien qu'en philosophie4. Mais, par ailleurs, il emploie égale ment adsensus et l'on peut se demander si ce changement de suf fixe implique une différence de signification5. H. J. Härtung qui a étudié cette question aboutit aux conclusions suivantes6 : adsensio désignerait l'assentiment individuel, l'approbation donnée à une représentation ou à une proposition déterminées, tandis qu1 adsen sus comporterait l'idée d'une durée et exprimerait la capacité de l'âme à donner son assentiment, la fonction plutôt que l'acte. Cette analyse, fondée sur la comparaison avec d'autres doublets de ce type, est sans aucun doute très éclairante pour un certain nombre d'occurrences, mais elle pèche, selon nous, par son caractère trop systématique. Lorsque Cicéron écrit dans le livre III du De finibus que pour les Académiciens le bien suprême est de obsistere uisis adsensusque suos ferme sustinere, il aurait dû, si la distinction de Härtung se vérifiait toujours, utiliser Y adsensio7', en revanche, on s'attendrait à trouver adsensus dans la phrase où il dit, en citant Clitomaque, que Camèade effectua un travail comparable à celui d'Hercule en arrachant Y adsensio de l'âme humaine8. Il se révèle donc dangereux de vouloir circonscrire dans des règles trop stric tesl'art cicéronien du uertere. Comme l'a fort justement remarqué A. Michel, Cicéron ne cherche pas à atteindre une précision techni que égale à celle de la langue philosophique grecque, il sait laisser libre cours à «la lucidité créatrice de son talent»9. Cette copia a souvent été ressentie comme un signe de dilettantisme, alors qu'elle n'est nullement antithétique de la rigueur. La comparaison du texte philosophique et de la correspondance en donne une illus-
3 Cf. note 1. 4 Cf. Brutus, 30, 114 : orationis genus. . . exile nee satis populari adsensioni accomodatum; ibid., 49, 185, à propos de l'effet produit par l'éloquence: uulgi adsensu et populari adprobatione iudicari solet. 5 Adsensus est employé en Luc, 13, 39; 18, 59; 28, 90; 38, 107; Fin., III, 8, 29; 9, 31; Nat. de., Il, 2, 4. 6 H. J. Härtung, op. cit., p. 74 sq., admet lui-même que son interprétation peut souffrir des exceptions, mais ne cite pas les passages que nous avons évo qués. 7 Cicéron, Fin., III, 9, 31 : summum munus esse sapientis obsistere uisis adsensusque suos firme sustinere. Cet emploi est attesté dans le Lucullus même, lorsque Cicéron écrit : sensus ipsos adsensus esse (Luc, 33, 108). 8 Ibid., 34, 108 : credoque Clitomacho ita scribenti, Herculi quendam laborem exanclatum a Cameade quod, ut feram et immanent beluam, sic ex animis nostris adsensionem, id est opinationem et temeritatem extraxisset. 9 A. Michel, Rhétorique et philosophie dans les traités de Cicéron, art. cit., p. 139.
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tration éclatante à propos d'un concept lié à celui d'assentiment et d'une très grande importance pour la pensée académicienne : Γέποχή. Au § 59 du Lucullus, Cicéron, fidèle à sa méthode d'indiquer au lecteur les équivalents latins des termes grecs, précise que Γέποχή correspond à Yadsensionis retentio. Un simple relevé lexicologique permet cependant de constater que cette expression n'est pas la seule employée : on trouve, en effet, également sustinere se ab omni adsensu, ab utraque parte adsensionem sustinere, adsensionem cohibere etc.10. Un tel foisonnement déplut sans doute à Atticus qui, toujours soucieux de la qualité de la langue latine, estima plus judicieux de traduire le terme grec par le verbe inhibere. La lettre par laquelle Cicéron répond à cette proposition constitue un témoignage très précieux sur le sérieux et les scrupules avec les quels il s'acquittait de sa tâche de traducteur11. Il reconnaît avoir d'abord été séduit par la suggestion de son ami, croyant que inhi bere, mot du vocabulaire marin {est enim uerbum totum nauticum, dit-il), désignait le fait de maintenir les rames immobiles. Mais, en interrogeant les marins d'un navire qui avait accosté près de la uilla, il apprit qu'il n'en était rien puisque le verbe était en réalité uti lisé quand on ramait de manière à propulser le navire en sens inverse, vers l'arrière, et, loin d'exprimer un état d'équilibre, d'im mobilité, indiquait au contraire un mouvement assez violent. Il écrit donc à Atticus qu'il ne peut accepter de corriger son texte et, pour justifier définitivement le choix de sustinere, il procède fort habilement, mettant en parallèle la métaphore de Camèade qui comparait Γέποχή à l'action d'arrêter un char et un vers de Lucilius dans lequel figure l'expression sustineas currum12. Il conclut avec humour qu'il se préoccupe beaucoup plus de cette question que de la rumeur publique ou du sort de Pollion. Cette recherche du terme le plus adéquat nous semble à bien des égards exemplaire. Elle nous révèle un Cicéron accessible aux critiques, mais sachant aussi les apprécier lucidement et fondant
10 Adsensionem sustinere: Ac. post., I, 12, 45; Luc, 17, 53; 21, 68; 30, 98; adsensionem cohibere : Nat. de., I, 1 ; sustinere se ab adsensu omni : Luc, 15, 48; 33, 107; adsensum retinere : ibid., 18, 57; adsensum sustinere : ibid., 32, 104; 33, 108. 11 Cicéron, AU., XIII, 21, 3, lettre datée du 27 ou 28 août 45 par J. Beaujeu, qui note, ad loc, que Cicéron avait utilisé le verbe inhibere dans un passage du De oratore (I, 153). 12 Lucilius, frg. 1305 Marx: sustineas currum, ut bonus saepe agitator, equosque. Atticus ayant pris sur lui de corriger dans le texte cicéronien sustinere en inhibere, Cicéron lui demande de revenir à la version initiale : quare faciès ut ita sit in libro quem ad modum fuit ; dices hoc idem Vaironi, si forte mutauit.
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sa décision définitive à la fois sur l'observation attentive de la réali té et sur le respect de la tradition littéraire nationale. Elle nous montre aussi comment l'élaboration de la langue philosophique latine se fait à partir d'un vocabulaire étranger à la philosophie, mais dont l'exactitude et la précision sont rigoureusement respect ées,la traduction n'ayant nullement pour fin d'anéantir le conte nu spécifique du mot latin, ni de faire de celui-ci le simple reflet du concept grec. Elle nous confirme enfin que la copia, loin de résulter d'une spontanéité anarchique, exige un centre, un noyau bien défini. Si elle ne permet pas d'utiliser inhibere à la place de sustinere, elle autorise autour de ce dernier terme un certain nomb rede variations propres à atténuer ce qu'un style philosophique trop uniforme pourrait avoir de rébarbatif. Unité profonde de la doctrine stoïcienne de l'assentiment L'assentiment, qui fonde la connaissance et détermine l'action, qui différencie à propos d'une même représentation le sage du sot, est l'un des concepts fondamentaux du stoïcisme13. Lorsque Lucullus et Cicéron s'affirment tous les deux d'accord pour ne l'envisager que du point de vue de la question qui les oppose, celle de l'évidence et de la φαντασία καταληπτική, ils éta blissent par là-même un déséquilibre assez considérable dans la disputatio. En effet, le système du Portique se prêtant fort mal à une telle coupure, ce que dit Lucullus au sujet de l'assentiment apparaît allusif , confus, voire contradictoire et doit être expliqué à la lumière d'un certain nombre de textes stoïciens. En revanche, l'Académicien, qui cherche constamment à briser la cohérence sy stématique du stoïcisme, trouve là un angle d'attaque privilégié. Quand on lit ce que dit Lucullus de l'assentiment, on est frap pépar une contradiction, à vrai dire plus apparente que réelle, pour peu évidemment que l'on accepte de se placer soi-même dans la logique (au sens le plus général) du Portique. D'un côté, en effet, il affirme que l'assentiment est automatique, lorsqu'il s'agit d'une représentation évidente et donc «comprehensive». La métaphore utilisée est celle de la balance, dont le plateau s'abaisse nécessaire ment lorsqu'on pose un poids sur lui, et Lucullus va même jusqu'à dire : «si notre thèse est vraie, il n'importe en rien de parler de l'a ssentiment; car percevoir un objet, c'est immédiatement y donner
13 Pour une approche plus complète des problèmes de l'assentiment stoï cien, cf. l'article déjà cité de G. B. Kerferd, The problem of synkatathesis. . .
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son assentiment»14. L'expérience la plus banale confirme ce pro pos, car point besoin de délibérer longuement quand, par exemple, on voit un arbre, pour l'identifier comme tel; l'acte même de la vision porte en lui l'assentiment à la proposition : «cet objet est un arbre». Cependant, dans la suite de son discours, le même person nagesemble s'exprimer de manière assez différente: «la posses sion d'un certain pouvoir», dit-il en effet, «ne saurait exister chez un être privé d'assentiment»15. Comment concilier ce «pouvoir» avec le caractère mécanique de l'assentiment donné à la plupart des représentations? La première méthode d'explication consiste à invoquer des divergences à l'intérieur même de l'école stoïcienne. Si l'on adopte, en effet, le point de vue de M. Pohlenz, on interprétera cette partie de l'exposé de LucuUus comme l'amalgame de deux conceptions différentes de l'assentiment, celle de Zenon et celle de Chrysippe 16. Et, au demeurant, les textes mêmes semblent nous inviter à une telle exégèse, car Cicéron ne dit-il pas à propos du fondateur du stoïcisme : adsensionem adiungit animorum, quant esse uolt in nobis positam et uoluntariam17? Ailleurs, il décrit la métaphore de la main, qui confirme que Zenon ne confondait pas la représentation et l'assentiment18. En revanche, nous lisons chez Sextus que pour
14 Cicéron, Luc, 12, 38 : Vt enim necesse est lancent in libra ponderibus impositis deprimi, sic animum perspicuis cedere. . . si illa de quibus disputatum uera sunt, nihil attinet de assensione omnino loqui; qui enim quid percipit, adsentitur statim. 15 Ibid., 37 : out ei sensus adimendus est aut ea, quae est in nostra potestate sita, reddenda adsensio ; § 38 : idque, quod maximum est, ut sit aliquid in nostra potestate, in eo qui rei nulli adsentietur non erit. 16 M. Pohlenz, Zenon und Chrysipp, notamment p. 8 s. 17 Cicéron, Ac. post., I, 11, 40. 18 Cicéron, Luc, 47, 144-145 = S.V.F., I, 66. Zenon comparait la représentat ion à la main ouverte, l'assentiment à la main aux doigts légèrement contract és, la compréhension à un poing fermé, la science du sage au poing non seul ement fermé, mais maintenu dans cet état par l'autre main. Le témoignage de Cicéron est confirmé à deux reprises par Sextus Empiricus (Hyp. pyr., II, 8, 81 et Adu. math., VII, 38 = S.V.F., II, 132), qui reprend la métaphore de la main, mais ne mentionne pas expressément Zenon. Ces textes ont été étudiés par J. P. Dumont, L'âme et la main. Signification du geste de Zenon, dans Revue de l'e nseignement philosophique, 19, 1968-69, fase. 4, p. 1-8, qui a montré comment cette métaphore est une parfaite illustration de ce que les Stoïciens entendaient par «manière d'être» (πώς έχον). De manière assez incompréhensible, M. Po hlenz, op. cit., p. 13, avait cru pouvoir affirmer que la notion d'ήγεμovικòv πώς έχον ne serait pas antérieure à Chrysippe, alors que L. Stein, Die Psychologie der Stoa, Berlin, 1886, p. 174, avait déjà montré le contraire. On se reportera, par ailleurs, à l'importante étude de W. Görler, 'Ασθενής Συγκατάθεσις. Zur stoi schen Erkenntnistheorie, dans WJA, N.F., 3, 1977, p. 83-92, qui montre, contre la
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Chrysippe la φαντασία καταληπτική, «vu son évidence et son carac tèrefrappant nous saisit presque par les cheveux pour nous ame ner à donner notre assentiment»19? L'antinomie paraît donc éta blie sur ce point entre les deux grands maîtres du Portique et on est tenté d'imaginer que les Stoïciens ultérieurs, plutôt que d'avoir à choisir entre les thèses opposées de leurs deux plus grands scholarques, ont préféré les faire coexister. Le discours de Lucullus serait donc un excellent témoignage sur cette volonté d'atténuer, voire de dissimuler, une grave contradiction. Cette interprétation est évidemment séduisante, mais diffé rents travaux - nous pensons notamment aux pages très justes que J. M. Rist a écrites sur le sujet - en ont montré le caractère contest able20. Dans le prolongement de ces recherches, nous dirons que, de manière plus ou moins consciente, M. Pohlenz a fait au stoïci sme tout entier le procès que les Académiciens faisaient à Chrysippe lui-même, celui d'avoir oscillé entre Zeus et l'homme, entre la détermination et la liberté, et de s'être montré incapable de résou dreune telle contradiction21. En opposant ainsi les deux scholarques stoïciens, ce savant a voulu trouver dans l'histoire même du Portique l'illustration d'un conflit qui, à en croire les adversaires du stoïcisme, serait consubstantiel à cette doctrine. Or, s'il est par faitement concevable de considérer que la tentative stoïcienne pour concilier le destin et la volonté est un échec, encore faut-il, quand on étudie un tel système, en suivre, au moins dans un premier temps, le mouvement. Ainsi, il est important de replacer dans le contexte systématique du stoïcisme l'adjectif uoluntarius (εκούσιος) appliqué par Zenon à l'assentiment et qui, s'il a permis à Pohlenz de construire sa théorie, a paru si extravagant à A. Graeser qu'il en a conclu à une glose cicéronienne22! Que voulait dire Zenon lors qu'il affirmait que l'assentiment est «volontaire»?
tradition généralement admise, que la métaphore cicéronienne n'exprime pas une succession chronologique, mais une hiérarchie dans l'ordre du savoir. 19 Cf. la note 62 du chapitre précédent. 20 J. M. Rist, op. cit., p. 138; A good deal of confusion has been injected into the problem of the criterion by Pohlenz. Entre autres arguments, Rist cite un passage de Plutarque, Sto. rgp., 45, 1055 f. = S.V.F., Π, 994, où il est affirmé que Chrysippe ne considérait pas la représentation comme étant la cause suffisante de l'assentiment. La thèse de Pohlenz a été également critiquée par A. J. Voelke, op. cit., p. 40-45, qui a insisté, à juste titre sur l'activité de Γήγεμονακόν au cours de la représentation-assentiment. 21 Cf. Plutarque, loc. cit. 22 A. Graeser, op. cit., p. 126. Pour ce savant uoluntaria est selon toute pro babilité une «exégèse cicéronienne» parce que le terme grec correspondant, εκούσιος, caractérise l'action morale et ne saurait donc être utilisé dans ce contexte. En réalité, la comparaison avec Sextus Empiricus, Adu. math., VIII,
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Reconnaissons d'abord qu'en dehors de la métaphore de la main, il ne nous est parvenu aucun témoignage nous renseignant sur la manière dont le fondateur du stoïcisme concevait cette auto nomie de l'assentiment. Paradoxalement, si l'on se place du point de vue de Pohlenz, c'est un texte relatif à Chrysippe qui va nous permettre de préciser le sens de ce concept. Dans un passage très célèbre du De Fato, Cicéron cite la méta phore du cylindre, par laquelle Chrysippe évoquait la relation entre la représentation et l'assentiment : «de même que celui qui a poussé le cylindre lui a donné le commencement du mouvement, mais ne lui a pas donné sa propriété de rouler, ainsi la perception qui se présente imprimera bien et gravera, pour ainsi dire, son image dans notre esprit, mais l'assentiment restera en notre pouvoir (adsensio nostra erit in potestate) et, comme on l'a dit pour le cylin dre,une fois provoqué par une impulsion extérieure, il se mouvra pour le reste en vertu de sa force et de sa nature propre»23. AuluGelle, qui rapporte la même métaphore, parle de la voluntas et des animorum ingenia, qui, selon Chrysippe, «règlent l'élan de nos décisions et de nos pensées, ainsi que de nos actions»24. Ces deux témoignages montrent combien était grande, en fait, la continuité
397, où il est explicitement question des Stoïciens, montre que des adjectifs comme ακούσιος, εκούσιος, άβούλητος, étaient bien employés à propos de l'a ssentiment. L'erreur de V. Brochard dans sa thèse, De assensione Stoici quid senserint, Paris, 1879, aura été précisément d'affirmer de manière très vigoureuse le caractère volontaire de la connaissance selon les Stoïciens, sans avoir montré la spécificité de leur concept de «volonté». 23 Cicéron, Fat., 18, 42 = S.V.F., II, 974. 24 Aulu-Gelle, Noct. Au., VII, 2, 11 = S.V.F., II, 1000: impetus uero consiliorum mentiumque nostrarum actionesque ipsas uoluntas cuiusque ipsa propria et animorum ingenia moderantur. Dans son article Fato e volontà umana in Crisippo, dans AAT, 109, 1975, p. 187-230, P. L. Donini s'est efforcé de démontrer que le témoignage de Cicéron et celui d'Aulu-Gelle seraient incompatibles parce que le premier laisserait une place à l'indéterminisme tandis que le second exprimer ait dans toute sa rigueur la théorie chrysippéenne du destin. Cette interprétat ion, bien que solidement argumentée, ne nous paraît pas entièrement convainc ante.S'il est vrai que Cicéron ne précise pas ce que peut être la nature d'un individu, alors qu 'Aulu-Gelle précise les facteurs (innés et acquis) constitutifs de celle-ci, cela ne signifie pas pour autant que dans le témoignage cicéronien la nature individuelle soit un élément d'indéterminisme. En effet, tout comme le cône ou le cylindre ne naissent pas ex nihilo, mais sont le produit d'une élabo ration, la nature individuelle peut être conçue comme la résultante d'un ensemb le de facteurs. Si l'on admet cette explication qui n'est pas exprimée dans le texte, mais que celui-ci n'interdit pas de formuler, on établira qu'il existe entre les deux témoignages une différence d'approche plus qu'une contradiction réell e.Sur une éventuelle modification par Chrysippe de la manière dont Zenon concevait la réponse humaine au stimulus de la sensation, cf. supra, p. 214, n. 24.
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entre les deux scholarques. Comme Zenon, Chrysippe utilisait l'image du sceau, ce qui nous confirme que la théorie de Γέτεροίωσις n'avait pas fait disparaître celle de la τύπωσις. Comme lui, il affirmait que l'assentiment est en notre pouvoir, «volontaire», qu'il contrôle l'élan et exprime la qualité d'un individu. Alexandre d'Aphrodise nous aide à mieux appréhender cette continuité, lorsqu'il dit que les philosophes stoïciens n'admettent pas que la liberté puisse consister à faire quelque chose et son contraire25. Ce rejet de la liberté d'indifférence signifie que le seul choix véritable est à leurs yeux celui du vice ou de la vertu, qui détermine tous les assentiments et toutes les actions. A. A. Long a résumé cette idée en une formule juste : «c'est le caractère moral de l'action, non son aspect spatio-temporel qui est déterminé»26. Nous comprenons maintenant qu'entre Zenon et Chrysippe il n'y a pas de véritable opposition, mais tout au plus une différence de point de vue. Pour reprendre la métaphore du cylindre, dire que la représentation «comprehensive» «nous tire par les cheveux», c'est insister sur la force de l'impulsion initiale, celle de l'évidence, tandis que parler d'adsensio uoluntaria, c'est privilégier la spécifi cité de chaque individu. Cette dualité de l'assentiment stoïcien a été très bien mise en évidence par Sénèque. Le sage, dit-il, n'est pas isolé de la douleur, il n'a rien d'un roc insensible, il tremblera, souffrira, pâlira, mais, dans son cas, il ne s'agit que de réactions physiques, d'une atteinte superficielle27. Comme tout mortel, il subit le choc de la représentation lorsque celle-ci est terrifiante, mais à la différence du sot, ou même du procedens, il reste maître de son jugement, de son assentiment, et il n'est jamais plus satisfait de lui-même que lorsqu'il a été très fortement éprouvé. L'assentiment n'a donc rien d'un jugement abstrait, il ne peut être dissocié de la personnalité de celui qui le donne, il traduit la perfection du sage comme la faiblesse du stultus. Une telle concept ion implique que l'individu se soit déjà déterminé28, mais en amont de cette détermination il existe un état d'harmonie entre
25 Al. Aphr., De fato, 26 = S.V.F., II, 984. 26 A. A. Long, Freedom and determinism in the Stoic theory of human action, dans Problems in Stoicism (p. 173-199), p. 184. 27 Sénèque, Ep., 71, 29. V. Goldschmidt, op. cit., p. 117, a écrit fort just ement à propos d'un texte analogue d'Epictète (ap. Aulu-Gelle, XIX, 1) : «l'inte rprétation et, à sa suite, le refus de la représentation ne portent que sur l'appa rence terrifiante de celle-ci, mais non pas sur elle-même, prise en sa matérialité nue». 28 Cf. A. A. Long, loc. cit. : Man is born morally neutral, with a natural incl ination towards virtue. Good or bad dispositions are acquired in maturity as a result of training or neglect.
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l'homme et le monde, qui fait que l'âme est attirée par l'évidence et lui cède le plus souvent, la ressentant comme un οίκεΐον, comme quelque chose qui lui est approprié29. Cette adhésion immédiate est donc commune à tout le genre humain, et même au règne ani mal dans son ensemble, puisque, comme le dit Lucullus «de même qu'il est impossible que l'être animé ne désire pas ce qui lui paraît convenir à sa nature (c'est ce qu'on appelle οίκείωσις en grec), ain siil est impossible qu'il n'adhère pas à une chose évidente, si elle se présente à lui»30. Mais, alors que l'animal en reste à ce stade d'adhésion instinctive à la représentation évidente, chez l'homme, être de raison, le problème de l'usage des φαντασίαι se pose en des termes spécifiques. Epictète dit quelque part que «toute âme est naturellement portée à donner son assentiment au vrai, à le refuser à l'erreur, à le retenir en présence de ce qui est incertain»31 et, ailleurs32, il interprète l'erreur comme une faute involontaire, affirmant com meDescartes que l'âme ne refusera jamais une représentation clai redu bien33. Si la qualité de l'assentiment révèle donc la manière dont un individu a réalisé ou trahi sa nature rationnelle, le fait même d'assentir spontanément34 à ce que l'on croit être l'évidence est la marque de la perfection de l'ordre naturel chez ceux-là mêmes qui ne s'en sont pas montrés dignes. Et si le faux assent imentest, selon Caton, plus étranger à nous que les autres choses
29 Sur le concept ά'οίκείωσις cf. infra, p. 377 sq. 30 Cicéron, Luc., 12, 38 : Nam quo modo non potest animal ullum non appetere id quod accomodatum ad naturam appareat - Graeci id οίκεΐον appellant sic non potest obiectam rem perspicuam non approbare (nous avons légèrement modifié la trad. Bréhier-Goldschmidt). La même idée est exprimée en des te rmes très proches par Epictète, Entretiens, III, 7, 15, avec cette différence toute foisque ce philosophe ne se réfère qu'à la nature humaine, alors que Lucullus énonce la règle universelle de Γοίκείωσις. 31 Epictète, ibid., Ill, 3, 2 : πέφυκεν δε πάσα ψυχή ωσπερ τω άληθεΐ έπινεύειν, προς το ψευδός άνανεύειν, προς το άδηλον έπέχειν. 32 Ibid., Ι, 28, 4. Le texte auquel il est fait allusion se trouve dans le Sophist e, 228 c. 33 Descartes, Méditation quatrième, 46, t. II, p. 462, de l'édition Alquié. Dans la note ad loc., F. Alquié remarque que Descartes a varié sur ce sujet et que notamment dans les lettres à Mesland, il admet l'existence en l'homme d'une indifférence positive. Sur ce point, cf. infra, p. 617. 34 Dans la philosophie stoïcienne la ορμή et la représentation sont commun es à l'homme et aux animaux, cf. en particulier Clém. Al., Stromates, II, 20, 1 10 = S.V. F., II, 714. Il ne faudrait évidemment pas en conclure à une hétérogénéité de la ορμή et du λόγος chez l'homme. Dans un texte d'une extrême importance, Diogene Laërce (VII, 159 = S.V.F., II, 837) montre comment pour Chrysippe les représentations, la tendance et la raison avaient toutes pour siège l'hégémoni que. Ailleurs (VII, 86 = S.V.F., III, 178) il qualifie la raison de τεχνίτης τής ορμής («ouvrière de la tendance»).
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contraires à la nature, c'est qu'il parodie l'harmonie originelle entre l'homme et le monde, dont la reconquête est la définition même de la sagesse35. Seul le sage, en effet, donne à chacun de ses assentiments la même sûreté, la même fermeté que celles qui caractérisent l'accep tationde la représentation «comprehensive». En prétendant que le sage, fût-il placé devant la plus évidente des φαντασίαι, devrait pra tiquer Γέποχή, c'est-à-dire suspendre son assentiment, Arcésilas at taquait le système stoïcien à sa racine et à son aboutissement. Non seulement, en effet, il niait que la nature eût donné une norma scientiae en établissant une relation immédiate entre les représent ations évidentes et l'assentiment, mais toute sa dialectique visait à démontrer que la sagesse, loin d'être le retour à cet accord initial, devrait au contraire consister à se défier de celui-ci. Le génie d'Arcésilas a été, en effet, de savoir mettre en contradiction l'alpha et l'omega du stoïcisme, c'est-à-dire la tendance naturelle et la sagess e. Pour un Stoïcien, l'ordre du monde36 veut que tout homme pla cé dans des conditions normales devant un objet l'identifie sans délai comme tel; c'est là le critère de la vérité et la condition pre mière de la sagesse. Dans la réfutation d'Arcésilas, au contraire, l'adhésion à l'évidence n'est plus le modèle de toute connaissance sûre, mais l'obstacle, le piège dans lequel le sage se gardera bien de tomber. Une telle attitude n'est pas sans rappeler ce que dit Socrate dans le Phédon : «mais l'âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l'ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni non plus quelque plaisir, mais qu'au contraire elle s'isole le plus com plètement d'elle-même, en envoyant promener le corps et qu'elle rompt, autant qu'elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel»37. Une telle conclusion, qui ferait de Γέποχή néoacadémicienne l'expression en termes stoïciens de ce retrait par rapport au monde des sensations que recommande Socrate, est prématurée. Il y a eu, il y a encore tant de controvers es autour de ce concept, qu'il faut avant d'en formuler une inter prétation, revenir sur les témoignages antiques qui lui attribuent une origine précise.
35 Cicéron, Fin., III, 5, 18 : A falsa autem assensione magis nos alienatos esse quant a ceteris rebus, quae sint contra naturam, arbitrantur. 36 Sur le providentialisme stoïcien, cf. infra, p. 578-581. 37 Platon, Phédon, 65 c : λογίζεται δέ γέ που κάλλιστα δταν αύτην τούτων αλλ' ότι μηδέν παραλυπη μήτε ακοή μήτε όψις μήτε άλγηδων μηδέ τις καθ'ηδονή, καθ' αυτήν γίγνηται, έώσα καίρειν το σώμα καί, δσον δύναται, μάλιστα αυτή μή κοινωνοοσα αύτω~ μηδ άπτομένη όρέγηται τοΟ δντος. Trad. Vicaire légèr ementmodifiée.
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l/εποχη Les témoignages antiques. Importance et limites de la thèse de P. Couissin Diogene Laërce est assurément celui qui donne le plus d'infor mations sur ce problème fondamental de l'histoire du scepticisme. S'il reconnaît à Arcésilas la nouveauté d'avoir introduit Γέποχή dans l'Académie («c'est lui» écrit-il, «le fondateur de la Moyenne Académie, ayant le premier suspendu les affirmations en raison des contradictions des discours»38), il n'en considère pas moins Pyrrhon comme le véritable inventeur du concept. Il s'appuie luimême pour cela sur deux témoignages, celui d'un certain Ascanios d'Abdère qui affirmait que Pyrrhon avait été le premier à «intro duire» Γέποχή et l'acatalepsie39, et celui d'Enésidème qui tout en soutenant que la philosophe d'Elis avait pratiqué Γέποχή contestait que celle-ci fût chez lui synonyme d'indifférence absolue40. Pour Diogene, donc, Γέποχή est véritablement le concept unificateur du scepticisme, il en constitue le τέλος, le terme ultime41. Sextus Empiricus s'exprime en des termes très proches lors qu'il définit le scepticisme comme la faculté d'opposer concepts et apparences jusqu'à parvenir d'abord à Γέποχή puis à l'ataraxie. Certes, il ne dit nulle part expressément que Pyrrhon lui-même avait inventé Γέποχή, mais pour lui cela allait probablement de soi. En outre, tout comme Diogene, il n'établit pas de différence entre la suspension de l'assentiment selon Arcésilas et celle des Pyrrhoniens, l'une comme l'autre résultant selon lui du principe d'isosthénie, c'est-à-dire de l'équilibre des contraires42. On sait avec quelle vigueur P. Couissin a réfuté la thèse de l'origine pyrrhonienne du concept43. Son argument a silentio est que ni Timon ni Aristoclès, nos sources les plus sûres pour la connaissance du pyrrhonisme originel, n'en font mention, et que le second utilise même le terme d'aphasie là où Diogene et Sex-
38 Diog. Laërce, IV, 28 : ούτος έστιν ό τής μέσης Άκαδημείας κατάρξας, πρώτος έπισχών τας αποφάσεις δια τας έναντιότητας των λόγων. 39 Ibid., IX, 61 : το τής άκαταληψίας και εποχής είσαγαγών, ώς Άσκάναος ό 'Αβδηρίτης φησίν. 40 Ibid., 62 : Αίνεσίδημος δέ φησι φιλοσοφείν μέν αυτόν κατά τον της εποχής λόγον, μή μέντοι γ" άπροοράτως έκαστα πράττειν. 41 Ibid., 107. 42 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 4, 8; I, 33, 232. 43 P. Couissin, L'origine. .., p. 376-390. J.-P. Dumont, Le scepticisme..., p. 145, n. 69, et p. 190, n. 36, considère le concept ά'έποχή comme appartenant au pyrrhonisme primitif, mais sans avoir véritablement réfuté les arguments de P. Couissin.
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tus emploient celui ά'έποχή, ce qui prouverait le caractère tardif de celui-ci. Mais il fait aussi une critique sévère des témoignag es indirects, et notamment de celui qui nous est parvenu sous le nom d'Ascanios d'Abdère44. Ces problèmes de sources n'au raient qu'un intérêt très secondaire s'il ne s'agissait que d'une question terminologique, si Γέποχή était l'équivalent de Γάφασία pyrrhonienne. P. Couissin n'a pas esquivé ce problème et pour lui les deux concepts sont différents, parce que Γέποχή d'Arcésilas n'a de sens que dans «une théorie volontariste de l'assent iment»45 - ce que le pyrrhonisme n'était certainement pas - et qu'elle ne peut être séparée de la critique académicienne du stoïcisme. A l'appui de cette interprétation de la pensée d'Arcésilas, il suff itde rappeler ici le raisonnement que, selon Sextus, le scholarque tenait aux Stoïciens : - puisque nous ne pouvons rien percevoir avec certitude, si le sage donne son assentiment, il formulera une opinion; ce que l'on ne perçoit pas de manière certaine n'est, en effet, rien d'autre que la δόξα46; - or le sage à coup sûr ne fait pas partie de la catégorie des gens qui adhèrent à l'opinion; - donc le sage suspendra son assentiment47. Cette argumentation est évidemment indissociable de celle que nous avons vue à l'œuvre dans la critique de la représentation «comprehensive». Elle suppose que toutes les représentations comp ortent un risque d'erreur, alors que pour les Stoïciens, au contrair e, seul un nombre infime d'entre elles fait immédiatement problè me. Nous n'avons, il est vrai, aucun texte qui associe Γέποχή au nom de Zenon, mais dans la mesure où il affirmait ne donner l'a ssentiment qu'aux représentations évidentes (uisis non omnibus
44 K. Müller, Fragmenta historiae graecae, Paris, 18532, t. 2, p. 384, a été le premier à suggérer la leçon 'Εκαταίος, au lieu de Άσκάνιος. Elle fut refusée par H. Diels, Die fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 1903, t. 2, p. 245, 17. 45 P. Couissin, ibid., p. 396. 46 Contrairement à ce qui a été affirmé par A. M. Ioppolo, Opinione. . ., p. 99-101, il n'y a pas lieu de distinguer la δόξα zénonienne, qui serait une faute morale, et la δόξα chrysippéenne, qui aurait un aspect gnoséologique. S'il est vrai que chez Stobée (S.V.F., III, 548), dont la source est probablement Chrysippe, la δόξα a une double définition, cette dualité est déjà présente dans le compt e-rendu cicéronien de la gnoseologie zénonienne, cf. supra, p. 225, n. 60 : opi mo, quae esset imbecilla et cum falso incognitoque communis. 47 Sext. Emp., Adu. math., VII, 156-157. Le même raisonnement se trouve sous une forme assez proche chez Cicéron, Luc, 21,67 : si ulti rei sapiens adsentietur umquatn aliquando etiam opinabitur : nulli igitur rei adsentietur.
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adiungebat fidem . . .), on est en droit de supposer qu'il préconisait la suspension de celui-ci dans les cas rarissimes où il admettait lui-même que l'évidence faisait défaut48. P. Couissin a donc eu rai son, selon nous, de dire qu'il y a eu généralisation par Arcésilas d'une attitude qui pour Zenon était exceptionnelle. Mais, et c'est là que sa thèse nous paraît insuffisante, quel était le sens de cette généralisation, à quoi visait l'ironie qu'il attribue au scholarque de l'Académie? Ce sage qui suspend l'assentiment en toute circonstan ce n'est-il que la caricature du σοφός stoïcien, la vérité absurde de celui-ci révélée à partir des prémisses même de la doctrine, et son εποχή un ridicule automatisme? Doit-on, à l'inverse, penser qu'Arcésilas faisait sienne cette théorie de la suspension du jugement, qu'il y voyait la seule définition correcte de la sagesse et qu'il allait même, comme le dit Sextus, jusqu'à voir dans Γέποχή le bien suprê me49. Les deux exégèses ainsi présentées semblent inconciliables et cette contradiction entre le jeu destructeur à l'intérieur du stoïci sme et l'affirmation du caractère positif de la suspension du juge ment universelle50 est au centre de la recherche moderne sur la Nouvelle Académie. Mais il est permis de se demander s'il ne s'agit pas là d'un problème, au moins en partie, artificiel.
48 Le problème terminologique n'est pas négligeable, cf. A. M. Ioppolo, op. cit., p. 60, mais il est également vrai que l'on a dans le stoïcisme l'idée d'une situation où le sage ne peut pas ne pas retenir son assentiment, cf. Sext. Emp., ibid., VII, 416 = S.V.F., II, 276, où il est dit que, placé devant deux représentat ions dont il est impossible de déterminer laquelle est «comprehensive» et laquelle ne l'est pas, le sage στήσεται και ησυχάσει. Le verbe ήσυχάζειν se trou ve également chez Cicéron, Luc, 29, 93. Par ailleurs, dans un passage des Entre tiensauquel nous avons déjà fait allusion, cf. supra, n. 31, Epictète utilise le ver beέπέχειν pour désigner l'attitude naturelle de l'âme devant quelque chose d'in certain. 49 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 232. Dans ce texte, Sextus dit qu'Arcésilas affirmait dogmatiquement que Γέποχή était un bien et l'assentiment un mal. Il s'agit néanmoins d'un témoignage éminemment suspect, parce qu'il est en contradiction avec ce que Cicéron nous dit d'Arcésilas (cf. en particulier Ac. post., I, 12, 45) et surtout parce que, dans cette partie de son œuvre, Sextus cherche à démontrer que la seule véritable forme de scepticisme est le pyrrhonisme. De même, il ne nous semble pas qu'il faille considérer comme décisif le témoignage de Caton qui, dans Fin., III, 9, 31, évoque les Académiciens «qui . . . ont placé, dit-on, le terme dernier des biens et l'office suprême de la sagesse dans l'acte de barrer la route aux représentations et de suspendre énergiquement ses assentiments ». Il est difficile de déterminer si cette identité de juge ment du Pyrrhonien et du Stoïcien résulte d'une doxographie au moins partie llement commune, mais il est certain que l'un et l'autre avaient tout intérêt à attribuer à la Nouvelle Académie leur propre interprétation de la philosophie de celle-ci. 50 Cf, supra, p. 35 sq.
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εποχή et pensée platonicienne Pour un Stoïcien, la conclusion à laquelle Arcésilas veut le fai re adhérer, cette image d'un sage dont on pourrait dire, en paro diant la formule célèbre de Péguy à propos de Kant, qu'il a l'assen timent pur parce qu'il n'a pas d'assentiment, est scandaleuse, en opposition absolue avec la confiance retrouvée dans la nature, qui doit caractériser l'homme vertueux. Mais l'Académicien, lui, pouv ait tout à la fois construire la réfutation la plus inacceptable pos sible aux yeux d'un Stoïcien, et montrer à celui-ci comment il était possible de sauver le dogme de la perfection du sage. Ce qui per met de penser que pour le scholarque de la Nouvelle Académie Γέποχή constituait autre chose qu'un simple épouvantail destiné à éloigner les Stoïciens de leur propre système, c'est son adhésion à la théorie zénonienne de la perfection du sage, dans laquelle il vit, dit Cicéron, «une pensée non seulement vraie, mais fort belle et digne du sage»51. Nous croyons qu'un tel enthousiasme n'avait rien de feint et qu'il ne relevait pas simplement de l'acceptation traditionnelle des prémisses de la discussion. En effet, un Platoni cien pouvait-il rejeter une si haute exigence à l'égard de la sagesse, et se montrer en désaccord avec cette coupure radicale établie entre la sagesse et l'opinion? N'y découvrait-il pas le prolongement de la recherche sur la nature de la science, entreprise par Platon dans le Théétète? En revanche, il devait lui être insupportable que la doctrine stoïcienne enracinât la sagesse dans la sensation. M. Burnyeat, qui s'est attaché à «platoniser» la thèse de P. Couissin, fait à ce sujet un rapprochement très intéressant avec le texte même du Théétète52. Tout de suite après avoir exposé la doctrine de Protagoras, Socrate révèle ce qu'il pense de ce sensualisme : si, dit-il, l'opinion que chacun se forme par la sensation est vraie, il n'y a plus de différence entre le savant et l'ignorant et Protagoras se contredit lui-même en exigeant un important salaire pour son enseignement? La tournure plaisante de l'argument ne doit pas dissimuler qu'il s'agit là d'une condamnation sans appel de toute identification de la science à la sensation. Or, s'il il n'y a rien de tel dans le stoïcisme, il n'en est pas moins vrai que la sagesse stoïcien ne a son point de départ dans la représentation, ce qu'un Académic ien était en droit de considérer avec une grande méfiance. Dans ces conditions, quel pouvait être le but de la dialectique d'Arcésilas, 51 Cicéron, Luc, 24, 77. L'importance de ce point a été justement soulignée par A. M. Ioppolo, op. cit., p. 79-80. 52 M. Burnyeat, Carneades. . . Le texte en question se trouve dans le Théétèt e, 161 d-e.
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sinon mettre en lumière la contradiction entre la définition sto ïcienne de la sagesse, qu'il approuvait, et la confiance proclamée par le même Zenon à l'égard des représentations évidentes? Affi rmer que le sage doit suspendre son assentiment, c'était exprimer dans le contexte de la psychologie du Portique, et même avec le vocabulaire de celui-ci - si l'on admet que Zenon fut le premier à élaborer le concept d'è7K^ - la nécessité, si essentielle au platonis me, de s'isoler du monde sensible ou tout au moins de faire preuve à son égard d'une vigilance sans relâche. L'assentiment donné à une représentation évidente, même s'il ne se confond pas chronologiquement chez Zenon avec la sensat ion,exprime l'indissociabilité établie par le stoïcisme entre les sen sations et le jugement. Arcésilas avait d'abord objecté que l'on don neson assentiment à une proposition, non à une représentation, ce qui était déjà une manière d'établir le dualisme de la sensation et du λόγος53. Il avait également, et nous reviendrons plus loin sur ce témoignage de Plutarque54, critiqué le rationalisme naturaliste des Stoïciens en soutenant dialectiquement la thèse selon laquelle la ορμή suffirait pour guider l'action. Mais il avait surtout tiré parti du caractère quasi sacré conféré par les Stoïciens à l'assentiment du sage, pour montrer que le seul moyen de préserver cette pureté était de substituer à l'harmonie que les Stoïciens prétendaient découvrir dans le monde, une solution de continuité entre ce que Cicéron appellera Yintestinum et Yoblatum, entre le sujet et l'ob jet55. Le raisonnement de l'Académicien se résume alors ainsi: j'accepte vos prémisses, mais je démontrerai que, si vous êtes rigoureux, elles vous conduiront à reconnaître que le sage se doit en toute occasion de résister aux sens. On sait que Platon dérivait le mot αίσθησις du verbe αισσειν, qui signifie bondir, se précipit er56;la suspension de l'assentiment pourrait donc être interprétée comme la distance nécessaire pour se prémunir de ces envahis seurs et pour assurer à la raison la sérénité nécessaire à sa quête de la vérité. On peut donc se demander s'il y a vraiment lieu d'opposer l'i nterprétation qui voit dans la dialectique d'Arcésilas une démarche ad hominem, c'est à dire ad Stoicum, et celle qui attribue au scholarque une pensée personnelle. Ce que nous avons vu jusqu'à pré sent de la critique néoacadémicienne des représentations laisserait
53 Sext. Emp., Adu. math., VII, 154: ή συγκατάθεσις ού προς φαντασίαν γίνεται άλλα προς λόγον. 54 Cf. infra, p. 278-279. 55 Cicéron, Luc, 15, 48. 56 Platon, Timée, 43 b-c.
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plutôt penser que, pour Arcésilas, le stoïcisme, contrairement à l'épicurisme, était une langue qu'un Platonicien pouvait parler, mais à condition de l'avoir auparavant réformée, expurgée de ses naïvetés. Le problème de Visosthénie Cette exégèse qui ferait d'Arcésilas un Académicien à la fois conscient du passé de son école et avide de découvrir ce que les systèmes nouveaux portaient en eux de vérité soulève une objection nullement négligeable : comment un Platonicien si conséquent pouv ait-il invoquer systématiquement l'isosthénie? Car il ne faut pas oublier qu'à en croire Cicéron lui-même, il justifiait la suspension de l'assentiment de deux manières : en invoquant l'acatalepsie, c'est-à-dire en se référant aux contradictions du stoïcisme, mais aussi en arguant de l'équilibre des contraires. Arcésilas, dit-il, contredisait systématiquement ses interlocuteurs et leur faisait ains icomprendre qu'il ne faut jamais donner son assentiment, puis que «sur un thème on trouve des arguments opposés d'un poids égal» {paria contrariis in partibus momenta rationum)57. On trouve ra bien fruste la note de Reid affirmant péremptoirement «que cet te doctrine fait d'Arcésilas l'équivalent de Pyrrhon»58, comme si l'isosthénie ne pouvait être diversement interprétée, mais il faut bien reconnaître qu'il n'est guère aisé de déterminer quelle était la relation entre les deux sources de la suspension universelle du jugement. P. Couissin se révèle sur ce point très décevant et G. Stri ker, qui a étudié cette question plus en profondeur, aboutit en fait à distinguer deux formes différentes α'έποχή : d'un côté celle qui naît de l'isosthénie et qui concerne les discours, la recherche théo rique, de l'autre, celle issue de la critique de la représentation «comprehensive»59. Cette conclusion paraît conforme au témoi gnage des Anciens, et cependant elle ne résout pas le problème car elle ne permet pas de comprendre comment pouvaient coexister dans la même pensée une inspiration profondément platonicienne, hostile à toute réhabilitation des sens, et une inspiration aussi étrangère au platonisme que celle des antilogies systématiques mettant en cause la raison elle-même. A moins qu'Arcésilas n'ait effectivement été cette Chimère que décrivait Ariston, monstrueux assemblage de platonisme, de pyrrhonisme, et de dialectique méga-
57 Cicéron, Ac. post., I, 12, 45. 58 J. S. Reid, ad loc. 59 Cf. supra, p. 30, n. 85.
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rique60. Et, après tout, qu'est-ce qui permet de rejeter cette hypo thèse et pourquoi attribuer a priori au scholarque une rigueur dont il ne fut peut-être pas capable? Là réside sans aucun doute le mystère d'Arcésilas, le secret de la mutation qu'il a fait subir à l'Académie, et le sens que l'on donne à son εποχή détermine dans une très large mesure l'image que l'on a de la Nouvelle Académie. Il s'agit, en définitive, de choisir entre deux traditions, celle hostile au scholarque qui présente sa pensée comme un fatras d'influences mal assimilées, et celle de Cicéron et de Plutarque qui affirment la fidélité d'Arcésilas à Platon. Mais, peut-être faut-il, auparavant, mieux préciser les données du problè me? La distinction entre deux formes ά'εποχί] néoacadémicienne n'est pas entièrement convaincante, parce que le principe d'isosthénie est déjà d'une certaine manière présent dans la critique de la représentation «comprehensive». En effet, lorsque Arcésilas dit qu'à toute représentation vraie correspond une représentation fausse qui lui est parfaitement identique, que faut-il sinon expr imerla force égale du vrai et du faux dans le monde des représen tations? Il n'est pas impossible à cet égard que la métaphore de la balance, utilisée par Lucullus pour illustrer l'effet de la représentat ion «comprehensive», ait été une réponse à l'image de l'équilibre des plateaux, image par excellence de l'isosthénie61. Faut-il pour autant conclure qu'il y a sur ce point concordance parfaite entre la Nouvelle Académie et les Pyrrhoniens? Malgré leur rareté, les témoignages incitent à plus de prudence. Le Pyrrhonien croit, en effet, que l'isosthénie est présente dans le monde des phénomènes et qu'il suffit d'avoir le «double regard» dont parle Timon pour la percevoir. En revanche, l'isosthénie que l'Académicien attribue aux représentations ne repose sur aucun postulat ontologique ni phé noménologique, elle exige la médiation du sorite qui donne une signification universelle à l'erreur des sens, elle est une construc tion dialectique destinée à inspirer la méfiance à l'égard des sensat ion.La sagesse que la Nouvelle Académie oppose à celle des Stoï ciens n'est nullement l'indifférence aux apparences, mais la convic tion que l'erreur est possible quelle que soit l'évidence de la repré sentation. Mais cette analyse éclaire un aspect seulement du problème. Si l'isosthénie des représentations n'était qu'un moyen mis au service de la critique du stoïcisme, pourquoi Arcésilas faisait-il sienne l'isosthénie des discours, ces paria momenta rationum pour repren-
60 Cf. supra, p. 9, n. 2. 61 Cicéron, Luc, 12, 38, cf. supra, n. 14.
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dre l'expression de Cicéron? On peut fort bien imaginer qu'un Pla tonicien ait mobilisé contre la doctrine stoïcienne de la perception toutes les ressources de la dialectique, on ne comprend pas pour autant pourquoi un tel combat l'aurait contraint à mettre en cause la raison elle-même et à proclamer l'équipollence des arguments parallèlement à celle des sensations. Nous avons déjà dit notre rét icence à accepter tel quel le témoignage de Sextus, si heureux d'an nexer Arcésilas au pyrrhonisme, tout en prétendant que sur le fond il était dogmatique62. L'auteur des Hypotyposes est trop attaché dans cette partie de son œuvre à faire l'apologie de sa doctrine pour que l'on se fie à lui sans réserves. En revanche, Cicéron ne peut être ainsi contesté, puisque son interprétation de cette ques tion a pour origine l'enseignement même de l'Académie. Or, voici ce qu'il dit exactement: «II (Arcésilas) pensait que tout nous est caché et que rien ne peut être discerné ni connu. C'est pourquoi il estimait que personne ne devait rien avancer ni affirmer ni ap prouver. . . et qu'il n'y avait rien de plus honteux que de donner un assentiment et une approbation prématurés à la connaissance et à la perception. Il agissait en accord avec cette conviction et, contre disant tout le monde, il amenait la plupart de ses interlocuteurs à la conclusion que, puisque l'on trouvait à propos d'un même sujet des arguments opposés de même poids, il était plus facile de ne donner son adhésion ni à l'une ni à l'autre des deux thèses»63. A en juger par ce passage, la méthode d'Arcésilas n'était pas la disputano in utramque partent, telle qu'elle fut pratiquée par les Sophistes, par Aristote, et aussi par Camèade dans ses fameux dis cours romains, mais le contra omnes dicere, c'est-à-dire quelque chose qui semble plus proche de Γελεγχος socratique64. Comme 62 Cf. supra, n. 49. 63 Ac. Post., I, 12, 45 : sic omnia latere censebat in occulto neque esse quicquatn quod centi aut intellegi possit; quibus de causis nihil oportere neque profiteri neque adfirmare quemquam neque adsensione approbate . . . neque hoc quicquam esse turpius quant cognitioni et perceptioni adsensionem approbationemque praecurrere. Trad. pers. 64 Sur Γελεγχος socratique, cf. les articles récents de G. Vlastos, The socratic elenchus, dans OSAPH, I, 1983, p. 27-58 et Afterthoughts on the socratic elenchus, ibid., p. 71-74; R. Kraut, Comments on Gregory Vlastos «The socratic elen chus», ibid., p. 59-70. Le premier article de G. Vlastos est une retractatio de l'i nterprétation de Γελεγχος qu'il avait donnée dans son introduction à une édition du Protagoras {Plato's Protagoras, New York, 1956. En effet, contrairement à ce qu'il avait alors affirmé, Vlastos ne considère plus que Γελεγχος soit une fin en soi : Elenchus is first and last search (p. 31). Ι/έλεγχος ne vise donc pas à établir des relations logiques entre des propositions, il est recherche de la vérité dans le domaine moral. Tout en acceptant pour l'essentiel la thèse de Vlastos, R. Kraut a exprimé sa divergence sur un point précis : pour lui, Γέλεγχος a une valeur démonstrative par lui-même, le fait que les interlocuteurs contestent les conclu-
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Socrate, Arcésilas s'appliquait à ruiner les fausses certitudes chez tous ceux qu'il rencontrait, et comme celui-ci dans certains dialo gues platoniciens, il s'en tenait au constat d'aporie. Par ailleurs, alors que Diogene Laërce et Sextus se contentent de dire qu'Arcésilas déduisait la suspension du jugement de l'isosthénie, Cicéron donne une explication beaucoup moins schématique et, selon nous, beaucoup plus vraisemblable. Il nous dit, en effet, que la pratique de l'isosthénie et la suspension du jugement avaient chez le scholarque deux sources : la conviction que l'homme vit dans un monde de ténèbres et le sentiment de l'implication morale de l'erreur de jugement. La première est, au premier abord, antiplatonicienne, car le mythe de la caverne suffit à montrer que chez Platon le monde n'est jamais totalement obscur. Mais n'est-ce pas parce que des systèmes dogmatiques étaient apparus, qui prétendaient apport er immédiatement la lumière, que le successeur de Platon tenait à faire prendre conscience aux hommes, par une métaphore assuré mentexcessive, de tout ce qui échappe à la connaissance humaine? La contradiction systématique n'était donc pas pour lui une fin en soi, mais ce qui devait permettre chez le dogmatique la prise de conscience de l'extrême fragilité du jugement humain. Une fois cet objectif atteint, et tout en maintenant sa position quant à l'impossib ilité de la connaissance, il pouvait rétablir la différence des argu ments en les jugeant plus ou moins raisonnables (εύλογα)65 du point de vue de l'action, à la différence des Pyrrhoniens qui eux, se refusaient à briser l'équilibre du ού μάλλον, même au profit d'une affirmation se présentant comme vraisemblable66. Pour résumer donc cette recherche sur le sens de l'isosthénie chez Arcésilas, nous dirons qu'aussi bien dans le domaine des représentations que dans celui du raisonnement, elle est un instrument par lequel le dialecti cien cherche à éveiller les âmes, à les éloigner de la croyance naïve dans la sensation et de l'adhésion à l'opinion, quand bien même celle-ci serait vraie.
sions socratiques n'atténuant en rien le caractère contraignant de celles-ci. Sans entrer dans le détail de ce débat, il nous semble que la définition donnée par Vlastos de Γελεγχος comme recherche permet de bien percevoir la continuité entre Socrate et Arcésilas, Γέλεγχος de celui-ci n'étant nullement une fin en soi, mais, au contraire, ce qui évite que la recherche ne s'arrête. Ι/ελεγχος d'Arcésilas est la démonstration sans cesse répétée que dogmatisme et philosophie sont incompatibles. 65 Sur Γεΰλογον, cf. infra, p. 314. 66 Cf. sur ce point Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 230.
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V εποχή d'Arcésilas : essai de synthèse Nous ne croyons donc pas excessif d'affirmer que Γέποχή telle que la concevait Arcésilas avait une logique propre, même si l'ex ubérance et le caractère volontiers provocateur du scholarque ont beaucoup contribué à rendre problématique la cohérence de sa pensée. Mais pour mieux appréhender cette question de la suspen sion de l'assentiment, de laquelle découle toute la philosophie néoacadémicienne, il faut prendre un peu de champ et rappeler la situation historique qui était celle de l'école platonicienne à ce moment de son histoire. Confrontée aux philosophies hellénisti ques, elle ne pouvait ignorer que, si Pyrrhon et Epicure avaient une dette considérable à l'égard de Démocrite, Zenon était sorti de ses rangs. De fait, elle l'ignora si peu qu'elle fit de l'accusation de plagiat l'un de ses maîtres arguments contre le fondateur du Porti que. Mais, plus profondément peut-être, nous décelons dans la dia lectique d'Arcésilas une ambition pédagogique, la volonté de corri gerle système stoïcien, comme s'il s'agissait de rappeler à Zenon l'élève qu'il n'eût jamais dû cesser d'être67. L'idée stoïcienne d'un sage au jugement infaillible, ne donnant jamais son assentiment à l'opinion, ne pouvait que plaire à un scholarque de l'Académie, à condition que ce σοφός fût présenté comme un modèle irréalisable, comme une figure idéale, au même titre que le Politique, dont Pla ton dit qu'il est impossible à trouver dans la race des pasteurs humains68. L'idéalité de la sagesse avait d'ailleurs été implicit ement défendue dans l'Ancienne Académie par Speusippe, puisque celui-ci, tout en concevant un système de science universelle, fondé sur la méthode de la division et permettant de réduire la multiplicit é du sensible, avait lui-même conclu à l'impossibilité de réaliser entièrement une telle exigence à tel point que certains commentat eurs ont vu en lui un véritable sceptique69. Or, non seulement le stoïcisme a toujours affirmé que la sagesse telle qu'il la concevait n'était pas une utopie (les affirmations de Plutarque en sens contraire sont trop polémiques pour qu'on y prête foi)70, mais il a construit celle-ci à partir de l'évidence sensorielle, et même en pre nant celle-ci pour modèle, puisque l'adhésion immédiate et sponta née à la φαντασία καταληπτική préfigure la sûreté du jugement du 67 Cf. infra, p. 417. Ce climat de rivalité entre Zenon et l'Académie est très sensible chez Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 5, 10, 729 b-6, 14, 733 d = frg. 25 Des Places. 68 Platon, Pol., 275 b, cf. Théétète 172 c-177 c, à propos du philosophe. 69 Cf. les frgs 41 sq. Isnardi Parente et le commentaire ad loc. 70 Nous aborderons plus loin, cf. infra, p. 325, le problème du débat entre Académiciens et Stoïciens à propos de la sagesse.
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sage. D'une manière plus générale, il faut rappeler quel choc cons titua pour les philosophes de l'Académie l'apparition de ces syst èmes qui, sous une forme ou sous une autre, se targuaient de pou voir dire la nature des choses et d'offrir à l'homme une règle de conduite infaillible. Pyrrhon lui-même ne promettait-il pas de révé lerune «parole de vérité», expression sur laquelle on discutera encore longtemps, mais qui nous paraît très caractéristique de l'es prit de la philosophie hellénistique71? Face à des doctrines qui transformaient la φιλοσοφία en σοφία, qui semblaient entraver la liberté de la réflexion théorique, que pouvait faire le chef de l'école platonicienne sinon lutter pour rétablir les droits de la recherche? D'où la valorisation de tout ce qui, dans Platon, est mise en éviden ce de la faiblesse humaine. On aurait tort de croire que cet effort exégétique se limitait à certains dialogues, comme le Théétète. En effet, un témoignage tardif, mais fort intéressant, les Prolegomena in Platonis philosophia, permet de penser que même le Phédon était invoqué à l'appui du scepticisme, les Néoacadémiciens ar guant que, du fait de son incarnation, l'âme est incapable de perce voirquoi que ce soit avec certitude72. Il y a là quelque chose qui ressemble fort à une racine métaphysique de la philosophie d'Arcésilas. Cette interprétation pessimiste de Platon s'accompagna de l'utilisation des procédés chers aux dialecticiens issus de Socrate; elle provoqua aussi la recherche de surprenantes convergences, comme le montre l'invocation de certains Présocratiques. Cepend ant,nous reconnaissons que cela ne suffit pas à expliquer que des générations de scholarques de l'Académie aient eu comme centre de leur réflexion et de leur recherche ce problème de l'assent iment,si étroitement lié à la pensée stoïcienne, à tel point qu'en lisant les témoignages antiques on arrive à se demander si le débat sur Γέποχή n'avait pas fini par stériliser toute la capacité d'innova tion des philosophes de l'Académie. Nous avons là, en réalité, la manifestation d'un phénomène qui s'est bien souvent reproduit
71 Cf. supra, p. 26, n. 67. 72 Anon. proleg. in Plat, phil, éd. L. G. Westerink, Amsterdam, 1962, 2, 10. L'auteur de ces Prolégomènes, un Platonicien alexandrin du sixième siècle selon Westerink, cherche à démontrer que Platon est supérieur à tous les autres phi losophes, dogmatiques ou sceptiques. Il commence par dire, p. 21 W., 1-6, que Platon est supérieur à la Nouvelle Académie parce qu'elle proclame l'acatalepsie universelle, alors qu'il a démontré la possibilité de la connaissance. Puis il ajoute que « certains », voulant pousser Platon dans le camp des Académiciens et des éphectiques, ont affirmé que lui aussi avait professé l'acatalepsie. On peut discuter sur l'identité de ces τίνες, mais il n'y a rien d'invraisemblable à ce que ces philosophes, s'ils n'étaient pas eux-mêmes des Néoacadémiciens, aient utili séune argumentation élaborée dans l'Académie. Sur une possible relation de ce passage avec l'école d'Énésidème, cf. H. Tarrant, op. cit., p. 73-75.
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dans l'histoire de la philosophie, et dont l'époque moderne a fourni de nombreux exemples. Lorsque surgit une doctrine nouvelle, et pour peu qu'elle donne, à tort ou à raison, l'impression d'une origi nalité absolue, elle impose pour une durée variable et son langage et sa façon de poser les problèmes. Les autres philosophies ne renoncent pas pour autant à ce qui faisait leur substance, mais même quand elles sont hostiles à la nouvelle venue, elles subissent le contrecoup de sa présence et modifient leur forme, quand ce n'est pas leur fond, en fonction de celle-ci. L'influence du stoïcisme fut, on le sait, forte et durable, son vocabulaire et ses concepts marquèrent la philosophie plus que ceux d'aucun autre système hellénistique, sans doute parce qu'ils se révélèrent aptes à expri merautre chose que ce qui était leur contenu originel. C'est ainsi que Γέποχή, qui ne pouvait avoir qu'une place fort modeste dans une pensée tout entière tendue vers la certitude comme l'était celle du Portique, devint, par la grâce de la dialectique, l'emblème de cette discontinuité entre les aspirations idéales de l'homme et ses possibilités réelles, que la Nouvelle Académie, bousculée par l'i rruption des dogmatismes, entreprit de préserver en l'accentuant, comme si elle y voyait l'essence même du legs platonicien. Camèade et l'assentiment à l'opinion Camèade demeura-t-il fidèle aux intentions et à la méthode qui avaient été celles d' Arcésilas? Sur ce point la réponse de Numénius a au moins le mérite de la clarté : « lui aussi », dit-il à propos du philosophe de Cyrène, «il pratiquait la controverse et renversait tous les arguments des adversaires; le seul point où il se sépara d'Arcésilas fut la suspension du jugement ; pour lui un homme ne pouvait en toute occasion suspendre son jugement; il fallait distin guerincertain (άδηλον) et incompréhensible (άκατάληπτον) ; car si tout était incompréhensible, tout n'était pas incertain»73. Cicéron, en revanche, est beaucoup plus nuancé, mais aussi beaucoup plus allusif, comme s'il estimait devoir laisser quelque peu de côté les divergences internes à l'Académie pour concentrer son attention sur le débat entre l'école platonicienne et le Portique. Par exemple, Lucullus parle de «cette fameuse εποχή, cette suspension de l'as73 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Ev., XIV, 7, 14, 736 d = Numénius, frg. 26 Des Places : και γαρ αυτός έπετήδευε την εις έκάτερα έπιχείρησιν και πάντα άνεσκεύαζε τα ύπο τών άλλων λεγόμενα · μόνφ δ' έν τφ περί τής εποχής λόγω προς αυτόν διέστη, φας αδύνατον είναι άνθρωπον όντα περί απάντων έπέχειν. διαφοράν δ' είναι άδήλον και άκαταλήπτον και πάντα μέν είναι ακατάληπτα, ού πάν ταδ' άδηλα.
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sentiment, à laquelle Arcésilas a été plus fidèle que Camèade et ce que certains pensent de celui-ci est véritable»74. De même, dans plusieurs passages, il est question de la thèse de l'assentiment du sage à l'opinion et, contre Philon de Larissa et Métrodore, pour qui le scholarque avait fait sienne cette proposition, Cicéron choisit l'interprétation de Clitomaque, lequel affirmait que Camèade avait trouvé là un sujet de disputatio, beaucoup plus qu'un dogme75. 74 Cicéron, Luc, 18, 59 : Ex his ilia necessario nata est εποχή, id est adsensionis retentio, in qua melius sibi constitit Arcesilas, si uera sunt quae de Cameade non nulli existimant. 75 Nous trouvons un peu plus loin dans ce même paragraphe la première allusion à ce problème : « Or, on nous disait hier que Camèade avait l'habitude de se laisser aller à affirmer que le sage aura parfois des opinions, c'est à dire qu'il lui arrivera de commettre des fautes» (Çarneaden autem etiam heri audiebamus solitum esse eo delabi interdum ut diceret opinaturum, id est peccaturum esse sapientem). Contrairement à Bréhier et Goldschmidt qui ont fait porter interdum sur delabi, nous croyons que cet adverbe est en situation de prolepse et concerne peccaturum, car il y a contradiction à faire figurer solitum esse et interdum dans la même proposition. A l'appui de notre interprétation, nous citerons aussi le § 112, où la proposition sapientem interdum opinari est présent ée comme le point sur lequel la dialectique carnéadienne pourrait rejoindre, malgré une opposition de façade, la philosophie du Lycée : ne Cameade quidem huic loco ualde repugnate. L'erreur des traducteurs de «La Pléiade» s'explique peut-être par le fait qu'au § 67 Cicéron écrit : Carneades non numquam secundum illud dabat, adsentiri aliquando, transformant ainsi en position occasionn elle du scholarque ce qui au § 59 lui était attribué comme une doctrine perma nente (solitum esse). Ces variations font assurément problème, et ce d'autant plus qu'au § 78, l'interprétation de Philon et de Métrodore est exposée de manière très sèche : Licebat enim nihil percipere et tarnen opinari, quod a Carneade dicitur probatum. J. Glucker, Antiochus. . ., p. 76, n. 218, et p. 396, a distin guétrois interprétations de la pensée de Camèade en ce qui concerne le problè me de l'opinion du sage : - celle de Clitomaque, pour qui le sage n'admettait que dialectiquement la possibilité pour le sage d'assentir à l'opinion ; - celle de Philon et de Métrodore; - la «middle of the road» interpretation : celle qui procède de manière atténuée, en ajoutant des adverbes comme non numquam, interdum, ou al iquando (Luc, 59, 67, 112). Or la distinction entre la deuxième et la troisième interprétation nous paraît pécher par excès de subtilité. S'il est vrai que Cicéron n'a exprimé aucune atténuation au § 78, il dit dans ce même paragraphe : Clitomachi plus quant Philoni aut Metrodoro credens, ce qui implique que la «voie moyenne», si elle existe, ne peut être que celle de Métrodore. Or Métrodore ne joue aucun rôle dans ce dialogue et, de surcroît, le non nulli existimant du § 59 est plus apte à exprimer la position commune à Philon et à Métrodore qu'une exégèse propre à Métrodore, qui se vantait d'avoir été le seul à comprendre Carnéade, cf. supra, p. 47, n. 161. Les arguments qui ont été avancés par D. Sedley, The end of the Academy, p. 71, pour montrer que Philon aurait adopté l'inte rprétation métrodorienne avant même ses livres romains ne nous paraissent pas concaincants. Nous ne croyons pas, cf. infra, p. 292-294, que le § 34 puisse être considéré comme métrodorien ou philonien, et, de même, nous ne comprenons pas comment la position de Catulus au § 148 pourrait être métrodorienne, alors
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L'opposition de nos sources est très révélatrice de cette double image de Camèade que nous signalions au début de notre travail, les uns affirmant qu'il a atténué le scepticisme d 'Arcésilas et pré paré ainsi l'évolution de l'Académie vers une sorte de dogmatisme mitigé, les autres faisant de lui au contraire le dialecticien de génie qui a parachevé l'œuvre de son prédécesseur. Il ne s'agit évidem ment pas pour nous de faire un choix a priori entre ces deux gran desexégèses qui, depuis l'Antiquité, rendent si mystérieuse la figu re de ce scholarque, mais bien plutôt de définir le plus rigoureuse ment possible chacune d'entre elles et de tenter d'expliquer la genèse de cette dualité. De Clitomaque Cicéron affirme : qu'il louait son maître d'avoir accompli une tâche véritablement herculéenne en arrachant de l'âme humaine l'assentiment, «id est opinationem et tetneritatem»76. Dans une telle perspective Camèade apparaissait donc comme le digne continuateur d 'Arcésilas, comme le défenseur in transigeant d'une εποχή περί πάντων, condition sine qua non de la sagesse. De fait, cette image du philosophe de Cyrène est corrobo rée par deux passages du Lucullus qui le montrent confirmant et renforçant la position d'Arcésilas sur la suspension du jugement : - au § 28 Lucullus évoque la réponse de Camèade au Stoï cien Antipater qui lui disait que pour être conséquent un Académic ien doit au moins reconnaître qu'il ne peut rien connaître: «à quoi Camèade répondait avec subtilité : «tant s'en faut que ce soit là être conséquent; c'est bien plutôt se contredire; en disant que rien ne peut être perçu, on n'excepte rien; ainsi il est nécessaire que cette proposition même, n'ayant pas été exceptée, ne soit en aucune manière comprise et perçue»77. Camèade réaffirmait ainsi la volonté d'Arcésilas d'aller encore plus loin que Socrate dans le
que Catulus était un défenseur de l'interprétation orthodoxe, c'est à dire clitomaquienne, cf. supra, p. 197, et infra, p. 275. Ajoutons encore qu'il n'y a pas la moindre preuve que la diuisio morale de Philon, cf. infra, p. 450, soit antérieure à ses livres romains. Et comment expliquer la surprise générale devant ces livres, si le scholarque avait déjà fait preuve d'originalité à Athènes? Sedley affirme avec raison, p. 72, que la grande innovation romaine de Philon fut de proclamer que les choses sont connaissables par nature, mais non selon le critè re stoïcien. Si Philon était déjà métrodorien à Athènes, il faut admettre le para doxe que cette innovation n'avait rien de neuf! 76 Cicéron, Luc, 34, 108 : credoque Clitomacho ita scribenti, Herculi quendam laborem exanclatum a Cameade quod, ut feram et immanent beluam, sic ex animis nostris adsensionem, id est opinationem et temeritatem extraxisset. 77 Ibid., 9, 28 : Nam tantum abesse dicebat ut id consentaneum esset, ut maxime etiam repugnaret. Qui enim negaret quicquam esse quod perciperetur, eum nihil excipere; ita necesse esse ne id ipsum quidem quod exceptum non esset, comprehendi et percipi ullo modo posse.
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non-savoir en mettant en doute jusqu'à l'impossibilité de connaître. Cela confirme bien que pour la Nouvelle Académie «orthodoxe» Γέποχή n'était nullement un τέλος, une fin en soi, et qu'elle faisait sienne cette «ambiguïté ambigue» que Pascal, parce qu'il a lu Mont aigne, n'attribue qu'à la «cabale pyrrhonienne»78. Remarquons aussi que ce dogmatisme négatif de Socrate gêna tous les scepti quesqui se réclamaient de celui-ci, à tel point que Sanchez, généra lement plus rigoureux dans ses assertions, n'hésita pas à prétendre qu'il s'agissait là d'un simple moyen pédagogique pour mieux faire comprendre que rien, absolument rien, ne peut être connu : ut magis asseterei se nihil scire, illud unum se scire dixit79; - au § 104, c'est Cicéron lui-même qui, pour expliquer com ment Camèade entendait Γέποχή, cite textuellement le livre que Clitomaque avait adressé à Lucilius sur ce sujet. Ce passage est l'un des plus difficiles des Académiques et plusieurs éditeurs ont entre prisde le corriger, ce qui, nous semble-t-il, n'aboutit pas à le ren dre plus clair. La traduction que nous en proposons diffère très sensiblement de celle qui en a été donnée par E. Bréhier80 : «Après cet exposé, il ajoute que la formule "le sage suspend son juge ment" est utilisée de deux manières : le premier sens est qu'il s'abs tient toujours de donner son assentiment; le second, qu'il s'abstient de toute réponse si bien qu'il ne nie rien ni ne l'affirme. Les choses étant ainsi, le sage a pour règle d'une part de ne jamais donner son assentiment, d'autre part de se laisser guider par la probabilité et selon que celle-ci est présente ou fait défaut de répondre "oui" ou "non"». Bien que la construction de ce texte soit assez compliquée, le sens général apparaît clairement quand on l'interprète, comme une distinction entre la suspension de l'assentiment fondée sur l'isosthénie des apparences, et celle de Camèade, qui admettait que le monde des représentations était assez différencié pour permet-
78 Pascal, Pensées, 213 Lafuma. 79 F. Sanchez, Quod nihil scitur, p. 36, 218-219. 80 Cicéron, Luc, 32, 104 : Quae cum exposuisset, adiungit dupliciter dici adsensus sustinere sapientem : uno modo cum hoc intellegatur omnino eum rei nullt adsentiri; altero, cum se a respondendo sustineat, ut neque neget aliquid neque aiat. Id cum ita sit, alterum piacere, ut numquam adsentiatur, alterum tenere, ut sequens probabilitatem, ubicumque haec aut occurrat aut deficiat, aut «etiam» aut «non» respondere possit. Le ut aut approbet quid aut improbet qui a été ajouté par les éditeurs nous paraît compliquer inutilement la phrase, dont le sens est, somme toute, assez clair : Camèade accepte la suspension totale de l'assentiment, mais refuse la seconde interprétation de Γέποχή, qui impliquerait de sa part l'aphasie. Sur la relation de ce passage avec le témoignage de Sextus, cf. M. Frede, The Skeptic's two kinds of assent and the question of the possibility of knowledge, dans Essays in ancient philosophy, Minneapolis, 1987, p. 215.
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tre des conjectures plus ou moins vraisemblables81. Le sage, tel que le conçoit Cameade, se garde certes de tout assentiment ferme qui sanctionnerait une vérité absolue, mais ce refus ne signifie pas qu'il accorde la même valeur à toutes les représentations. Parce qu'il pense que, si le soupçon et la défiance sont nécessaires, l'i ndifférence n'est pas de mise à l'égard de représentations qui peu vent être vraies, il n'aura pas l'étrange conduite de Pyrrhon se gar dant d'éviter les obstacles au risque d'être mordu par un chien ou de tomber dans un trou82; «le sage», dit Cicéron, «n'est pas en effet une statue de pierre, un bois taillé, il a un corps, une âme, il est mû par l'esprit et par les sens de façon que bien des choses lui paraissent vraies, qui ne portent pas cependant cette marque dis tinctive et propre à la perception du réel»83. Cependant, ces réac tions au probable sont fondamentalement différentes de l'assent iment réfléchi, absolu, qui, lui, doit être réservé à la vérité et demeure donc chez le sage une virtualité jamais réalisée puisque, dans ce monde, la sagesse consiste à douter de tout. Dans une telle interprétation de la pensée de Camèade, le scholarque n'avait pu soutenir la thèse de l'adhésion du sage à l'opinion que disputandi causa, comme un exercice d'école tout aussi paradoxal et provoquant que son discours romain contre la justice et dont la finalité serait de parfaire le piège dialectique dans lequel Arcésilas avait voulu enfermer les Stoïciens. Celui-ci avait placé ses adversaires devant le dilemme suivant : - on vous admettez que le sage ne peut conjecturer et, dans ce cas, vous devez reconnaître que l'incertitude des sens et de la raison le contraignent à une suspension de l'assentiment générali sée; - ou vous acceptez qu'il conjecture et, dans ce cas, il donner a son approbation à l'opinion, se mettant ainsi en contradiction
81 Lucullus lui-même avait différencié au § 32 les philosophes de la Nouvell e Académie des desperati pour lesquels «tout est incertain, au sens où l'on ne peut savoir si le nombre des étoiles est pair ou impair». Comme l'a suggéré V. Brochard, Les sceptiques grecs, p. 245, il s'agit là vraisemblablement des Pyrrhoniens de l'école d'Énésidème. A. M. Ioppolo, op. cit., p. 65-70, a proposé d'identifier les desperati à des Académiciens qui auraient au sujet de la connais sancela position d'Arcésilas, et non celle de Camèade. Le problème est qu'il n'est question nulle part d'une opposition d'inspiration arcésilienne à Camèade et, par ailleurs, le pluriel employé par Cicéron interdit de considérer qu'il s'agissait d'une attitude propre à Arcésilas seulement. 82 Cf. Diog. Laërce, IX, 62. 83 Cicéron, Luc, 32, 101 : Non enim est e saxo sculptus aut e robore dolatus; habet corpus, habet animum, mouetur mente, mouetur sensibus, ut et multa uera uideantur, neque tarnen habere insignem et propriam percipiendi notam.
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avec ce qui, de votre propre aveu, est l'essence même de la se 84 On peut déduire de nos sources qu'il s'était, principalement sinon exclusivement, intéressé à la première hypothèse, considé rant sans doute que le rejet de la seconde par des gens qui définis saient la science comme «une compréhension ferme et que la rai son ne peut altérer» allait de soi85. Mais il y avait tout de même là, du point de vue de la logique formelle, une échappatoire à l'arg umentation académicienne sur Γέποχή περί πάντων du sage et l'on conçoit fort bien que Camèade ait voulu en priver les Stoïciens en soutenant ironiquement la possibilité de concilier la sagesse et l'opinion86. Il est évident que pour les disciples de Zenon les deux solutions étaient aussi inacceptables l'une que l'autre et c'est ce que Cicéron exprime quand il prévient la réaction de Lucullus en lui déclarant : neutrum, inquies, illorum. S'il est relativement aisé de reconstituer la position de Carnéade sur Γέποχή telle que la présentait Clitomaque, les témoignages sont beaucoup plus rares sur la version qu'en donnaient Métrodore et Philon, le rejet catégorique de leur thèse par Cicéron nous pri vant d'informations qui seraient précieuses pour mieux comprend re cet épisode de l'histoire de l'Académie. Comme cela a été just ement souligné par M. Burnyeat, le fait que Métrodore ait prétendu avoir été le seul à comprendre l'enseignement de Camèade montre qu'il percevait lui-même le caractère très surprenant de son exégè se et n'incite pas à lui accorder la même valeur qu'à celle de Clit omaque qui, lui, s'appliqua à rendre compte le plus fidèlement pos sible de la philosophie du scholarque dans la mesure il est vrai où il parvenait à l'appréhender mais une telle difficulté n'était-elle pas en elle-même la preuve du caractère dialectique de cette pensée87? Et pourtant, nous savons que Philon de Larissa avait fini par faire sienne dans les livres qu'il écrivit à Rome la version de Métrodore, si bien que la dernière expression officielle de l'école platonicienne
84 Ibid., 20, 67 : Si ulli rei sapiens adsentietur umquam, aliquando etiam opinabitur; numquam autem opinabitur: nulli igitur rei adsentietur. Hanc conclusionem Arcesilas probabat : confirmabat enint et primum et secundum. Carneades non numquam secundum illud dabat, adsentiri aliquando. Ita sequebatur etiam opinari, quod tu non uis et recte, ut mihi uideris. 85 Pour cette définition de la science cf., par exemple, Sext. Emp., Adu. math., VII, 151 = S.V.F., I, 67, 68, 69; II, 90: έπιστήμην μέν ειναί την ασφαλή και βεβαίαν καί άμετάθετον ύπο λόγου κατάληψιν, δόξαν δε την ασθενή και ψευδή συγκατάθεσιν. 86 Cette stratégie dialectique a été bien mise en évidence par P. Couissin, Le stoïcisme. . ., p. 261. 87 Cf. M. Burnyeat, op. cit.
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fut un hommage rendu à celui qui avait prétendu avoir raison contre tous. Ce qui rend malaisée une appréciation équitable de l'exégèse défendue par Métrodore, c'est que les témoignages qui nous sont parvenus sur cet Académicien paraissent diverger quelque peu. D'après Augustin, partiellement confirmé par l'Index, il prétendait que la Nouvelle Académie avait défendu la philosophie de l'acatalepsie, de l'incertitude universelle dans le seul but de lutter contre les Stoïciens : «il fut le premier, dit-on, à reconnaître que les Aca démiciens n'avaient pas pour doctrine l'impossibilité de percevoir quoi que ce soit, mais qu'ils avaient été contraints d'utiliser les armes de ce genre contre le stoïcisme»88. Cependant, Cicéron, qui est, en principe, la source d'Augustin, définit l'interprétation métrodorienne et philonienne de manière sensiblement différente : Camèade aurait fait sienne la thèse que, tout en ne percevant rien avec certitude, le sage donne son assentiment à l'opinion89. Cette contradiction entre l'Arpinate et l'auteur du Contra Academicos s'explique sans doute par le fait que Philon, tout en définissant une exégèse nouvelle de la pensée de Camèade, avait lui-même poursuiv i la lutte contre le stoïcisme. Nous reviendrons sur ce point, mais, pour l'instant, admettons que Camèade ait pu, au moins épisodiquement, assumer la proposition «le sage conjecturera», hypothèse que Cicéron condamne vigoureusement, et qui pourtant affleure çà et là dans le dialogue, comme si le fait de l'avoir exclue du discrimen, du point à juger, n'avait pas suffi à en établir définitivement l'inconséquence. Prétendre que le sage lui-même ne pourrait faire autrement qu'opiner dans certaines circonstances, c'était de toute façon énon cerune assertion insupportable pour un Stoïcien et allier deux notions qui à ses yeux étaient parfaitement inconciliables. Chrysippe n'avait-il pas écrit un traité intitulé 'Αποδείξεις προς το μη δοξάσειν τον σοφόν 90. Mais un scholarque de l'Académie était-il fondé à formuler la thèse du sage capable d'opiner, autrement que dans le dessein de provoquer les philosophes du Portique? L'association de la δόξα et de la σοφία était-elle sur le fond plus acceptable pour un Platonicien que pour un Stoïcien? Sans entrer dans le problème très considérable de l'opinion chez Platon, auquel Y. Lafrance a
88 Augustin, Contra Ac, III, 41 : quamquam et Metrodorus id antea facere temptauerat, qui primus dicitur esse confessus non directo placuisse Academicis nihil posse comprehendi, sed necessario contra Stoicos arma sumpsisse, cf. Acad. Ind., XXVI, 4. 89 Cf. supra, n. 75. 90 Diog. Laërce, VII, 201.
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consacré un fort beau livre 91, il suffit de rappeler la conclusion du Théétète («la science ne serait ni la sensation, ni l'opinion vraie, ni la raison ajoutée à l'opinion vraie») et la distinction si ferme, si tranchée, entre le philosophe et le philodoxe à la fin du cinquième livre de la République92? C'est ce contexte philosophique qui rend a priori invraisemblable la version de Métrodore et qui explique que celle-ci ait été si fortement contestée. Tentons cependant de dépasser le préjugé défavorable à Métrodore qu'inspire la lecture des Académiques, acceptons comme un fait acquis que Camèade ait donné son assentiment à la formule: «le sage conjecturera». Dans quel esprit pouvait-il affirmer cela? Du sage, Sénèque dit qu'il vit sur un pied d'égalité avec les dieux : cum dis ex pari uiuit 93. En concédant aux Stoïciens que le sage est infaillible et en identifiant cette infaillibilité à la suspen sion du jugement, Arcésilas, nous l'avons vu, avait montré qu'une telle perfection n'est concevable dans ce monde que négativement. Camèade lui-même s'était, si l'on en croit Clitomaque, situé dans cette tradition en distinguant l'assentiment fort, jamais donné, et la réponse circonstancielle à des sensations ou à des pensées. Mais, en raisonnant ainsi, il perpétuait ce jeu de miroirs qui consistait à formuler la pensée de l'Académie à travers une image déformée du stoïcisme. Est-il impensable qu'il ait eu la tentation de briser ce qui, malgré tout, était une dépendance pour déclarer tout crûment que la sagesse ne peut être un état permanent, qu'il est des circons tancesoù même le plus sage des hommes se comporte comme le reste de ses semblables? De manière très significative à notre sens, Cicéron écrit au § 122 pour résumer l'interprétation qu'il rejette : «il arrive au sage de conjecturer», le interdum indiquant selon nous que Camèade n'avait pas pour but de ruiner le concept de sagesse, mais de prouver que le σοφός ne peut être en fait qu'un φιλόσο φος 94. Plutarque participe de ce même esprit, lorsque dans un pas sage des Comm. not. il raille les Stoïciens qui, tout en prétendant que le sage est indifférent à ce qui n'est pas la vertu, doivent recon naître qu'il verra le médecin lorsqu'il est malade ou qu'il n'hésitera pas à traverser les mers pour s'enrichir 95. En fait, les interprétations de Clitomaque et de Métrodore ne sont pas si éloignées sur le fond. A travers elles, Camèade apparaît
91 Y. Lafrance, La théorie platonicienne de la doxa, Paris-Montréal, 1981. 92 Platon, Théétète, 210 a-b; Rép., V, 476 c-480 a. 93 Sénèque, Ep., 59, 14 : Sapiens ille plenus est gaudio, hilaris et placidus, inconcussus : cum dis ex pari uiuit. 94 Cicéron, Luc, 35, 112: sapientem interdum opinari. 95 Plutarque, Comm. not., 7, 1061 d.
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comme un philosophe surtout soucieux de marquer les limites de l'humain et de résister à cette divinisation sans nuances du sage, si contraire à la tradition de Socrate qui, lui, n'a jamais prétendu que l'homme est à même d'assumer la perfection absolue96. La diffé rence entre les deux disciples porte surtout, nous semble-t-il, sur la manière dont Camèade a exprimé cette différence entre l'idéal et le réel. Si nous en croyons Clitomaque, il a agi comme Arcésilas, c'est-à-dire qu'il a accepté, mais en la subvertissant, la sacralisation stoïcienne de l'assentiment du sage. Métrodore, au contraire, paraît affirmer qu'il a abandonné cette médiation pour reconnaître sans ambages les limites que la condition humaine impose. Du point de vue de l'histoire de la philosophie, on peut illustrer cette divergen ce en disant que le Camèade de Clitomaque est encore sous le coup de ce traumatisme majeur que fut pour les Platoniciens la naissan ce du stoïcisme, alors que celui de Métrodore annonce le moyenplatonisme. Les historiens de la Nouvelle Académie ont été si intéressés par le conflit entre Clitomaque et Métrodore qu'à de rares exceptions près, ils ont ou bien négligé ou bien abusivement assimilé à l'exégè se métrodorienne ces dernières lignes du Lucullus, dont nous avons déjà eu l'occasion de souligner l'importance. Rappelons qu'à la fin du dialogue Cicéron demande à Catulus ce qu'il pense de l'entre tien qui vient d'avoir lieu et que celui-ci répond au § 148 : «Moi, je me reporte à l'opinion de mon père, celle qu'en tout cas il attr ibuait à Camèade : je pense que rien ne peut être perçu et que cependant le sage donnera son assentiment à ce qu'il ne perçoit pas, c'est-à-dire qu'il conjecturera. Mais je crois qu'il le fera en comprenant qu'il conjecture et en sachant qu'il n'y a rien qui puis seêtre appréhendé ou perçu. C'est pourquoi, tout en approuvant que l'on suspende son assentiment en toute occasion, j'assentis avec force à cette proposition : il n'y a rien qui puisse être çu» 97
96 Cf. supra, p. 55, n. 199. 97 Cicéron, Luc, 48, 148 : ad patris reuoluor sententiam, quant quidem Me Carneadiam esse dicebat, ut percipi nihil putetn posse, adsensurum autem non percepto, id est, opinaturum sapientem existimem, sed ita ut intellegat se opinari sciatque nihil esse quod comprehendi et percipi possit; qua re έποχήν Mam omnium rerum comprobans, Mi alteri sententiae, nihil esse quod percipi possit, uehementer adsentior. La correction non probans au lieu de comprobans, adopt éepar certains éditeurs, non seulement est inutile, mais dénature le sens du texte ; le qua re est une correction adoptée par certains éditeurs pour remplacer un per qu'il est impossible de maintenir. R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 166-170, a affirmé que cette position serait celle de Philon et de Métrodore, cf. également G. Striker, Sceptical strategies, p. 55, η. 4. En revanche, R. Büttner, op. cit., p. 146 sq., est le premier à avoir distingué la position de Catulus et celle de
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Cette pensée de Camèade, telle que la rapporte Catulus, qui invoque le témoignage de son père, est beaucoup plus qu'une manière brillante de clore la discussion en renvoyant dos à dos Clitomaque et Métrodore. En effet, dans cette conciliation de Γέποχή généralisée et de l'assentiment, nous retrouvons quelque chose qui ressemble à la sagesse socratique, cette sagesse qui consiste à avoir une conscience lucide de sa propre ignorance et qu'Arcésilas avait voulu dépasser en déclarant que l'homme ne peut même pas être certain de son incapacité à savoir. L'interprétation de Catulus ne se confond pas entièrement avec celle de Clitomaque, parce que la proposition opinaturum sapientem n'est pas catégoriquement reje tée. Elle ne peut surtout pas être assimilée à celle de Métrodore et de Philon, car si ceux-ci attribuaient à leur maître l'idée qu'il arrive au sage de donner son adhésion à l'opinion, il n'est dit nulle part qu'ils associaient à l'assentiment erroné la conscience de l'erreur, et ils semblent surtout avoir surtout mettre en évidence la faillibilité du sage 98. Il y a certainement dans cette fin du Lucullus une tentative de Cicéron lui-même pour concilier les deux thèses contradictoires exposées par Lucullus et par lui-même, ce en quoi la fin de ce dialogue ressemble à celle des Tusculanes ou du De fato, avec cette différence que ces deux traités sont clos, alors que les Académiques invitent à poursuivre la recherche. Mais il n'y a aucune raison de rejeter comme inauthentique la sententia de Catu lusle père, laquelle nous paraît exprimer en termes socratiques ce qui était dit de manière dialectique au § 104, à savoir que ce qui fait la sagesse du sage, c'est de ne pas donner au monde des repré sentations cet assentiment qui est pour les Stoïciens l'expression d'une personnalité tout entière. Après avoir prôné une εποχή sans aucune exception, Camèade aurait fini par dépasser la problémati que de l'assentiment et de sa suspension pour retrouver ce point fixe socratique dont la contestation par Arcésilas avait été le signe de la mutation de l'Académie.
Métrodore, cf. supra, p. 80. Telle est également l'interprétation de J. Glucker, p. 396, qui souligne à juste titre que la sententia de Catulus n'est pas celle du Philon romain, mais semble l'assimiler à la «middle of the road» interpretation, cf. supra, p. 267, n. 75. M. Frede, The Skeptic's. . ., p. 212-213, considère ce pas sage comme un moment important dans la constitution d'un dogmatic skepti cism. Il faut, nous semble-t-il, distinguer dans ce texte deux éléments : la sentent ia Catüli patris, qui nous paraît constituer l'expression en termes socratiques de l'interprétation clitomaquienne, et le commentaire fait par Catulus le jeune de cette sententia, qui force le trait (uehementer adsentior) et obéit au désir cicéronien de donner à la fin du dialogue l'impression d'un certain consensus. 98 Cf., dans le Pro Murena, 63, l'exposé par Cicéron de ce que lui ont appris ses maîtres académiciens : ipsum sapientem saepe aliquid opinari quod nesciat, ir asci nonnumquam, exorari eundem et placari.
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Les controverses qu'a suscitées la pensée de Camèade chez ses successeurs et l'évolution que l'on peut discerner à travers elles ne sont pas sans rappeler la métaphore célèbre de Kant qui compare le scepticisme à une «halte»99, parce que la raison humaine «ne peut trouver sa résidence que dans une parfaite certitude, soit de la connaissance des objets mêmes, soit de la connaissance des limi tes dans lesquelles est renfermée toute notre connaissance des objets» 10°. Si Arcésilas s'était tenu en dehors de ces deux «résiden ces», tout laisse penser que Camèade avait été fortement tenté de regagner la seconde et que, ressentant une certaine lassitude à être «ce surveillant qui conduit le raisonneur dogmatique à une saine critique de l'entendement et de la raison elle-même» 101, il avait, au moins épisodiquement, essayé de retrouver son autonomie par rap port à la réfutation du dogmatisme.
Doute et action : Cicéron fondateur du probabilisme? Le probable dans la pensée moderne Le concept de probabilité joue aujourd'hui un rôle considéra ble dans toutes les disciplines scientifiques, bien que sa définition donne lieu à de grandes discussions entre épistémologues. En effet, dès que l'on sort du langage mathématique, dans lequel la probabil ité correspond à un type de fonction bien déterminé, et que l'on applique cette notion à l'action humaine par exemple, la compré hension du probable devient beaucoup plus ardue. H. E. Kyburg et H. E. Smokier, qui ont consacré à cette question une très intéres santeétude, distinguent trois conceptions de la probabilité dans la pensée moderne 102 : - pour les tenants d'une philosophie empirique on ne peut porter un jugement de probabilité qu'au vu d'une recherche statis tique et après la mise en évidence d'une fréquence; - tout au contraire, des savants comme Carnap ou Keynes ont cherché à réfuter cet empirisme en présentant la probabilité comme une relation logique entre un jugement et un ensemble de jugements représentant une évidence ou une connaissance scienti-
99 I. Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. d'A. Tremisaygues et B. Pacaud, Paris, 19652, p. 519-520. 100 Ibid., p. 521. 101 Ibid., p. 523. 102 H. E. Kyburg et H. E. Smokier, Studies in subjective probability, New York, 1980.
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fique. Il s'est donc agi pour eux de donner une expression formelle du probable tout aussi rigoureuse que celle des arithméticiens, le jugement de probabilité étant pour eux d'une vérité logique abso lue; - la conception subjectiviste, illustrée en particulier par De Finetti, diffère de la précédente en ceci qu'elle nie précisément le caractère exclusivement logique de ce jugement et qu'elle accorde une place aux degrés de croyance, à l'intensité de la conviction du sujet. Ces analyses apparaissent comme autant d'approfondisse ments de ce que le langage actuel entend par «probable». Mais une autre démarche est possible, qui consiste à faire la généalogie de ce concept, à rechercher ses racines dans la pensée antique. Dans ce domaine, les dernières années ont incontestablement vu un chan gement assez considérable. Auparavant, le terme de «probabilisme» évoquait automatiquement la Nouvelle Académie et tout le monde s'accordait à voir en Camèade l'inventeur de ce système de pensée, même si l'on reconnaissait que la probabilité jouait déjà un rôle chez Aristote ou chez les Stoïciens. Or, depuis que l'interpréta tion dialectique de la philosophie académicienne s'est imposée, depuis que certains chercheurs pensent, de manière sans doute excessive, que ni Arcésilas ni Camèade n'approuvaient véritabl ement ce qui leur est attribué par les sources, cette opinion est de plus en plus contestée, si bien que M. Burnyeat a pu donner com metitre à l'un de ses travaux, auquel nous nous sommes déjà réfé ré,« Carneades was no probabilist ». Si effectivement Camèade n'était pas probabiliste, la conclu sionqui paraît s'imposer est que le probabilisme n'eut d'autre inventeur que Cicéron lui-même. On regrettera alors une fois de plus l'injustice de la postérité à l'égard de l'Arpinate puisque, lui étant redevable d'un concept dont la richesse n'a pas encore été épuisée, elle ne lui a pas reconnu le mérite d'avoir élaboré celui-ci de manière consciente et volontaire. Mais peut-on justement établir une coupure radicale entre le probabilisme cicéronien et la pensée d'Arcésilas et de Camèade et comment s'est effectué le passage entre les deux langues?
L'objection de l'inaction : réponses des Académiciens Toute philosophie sceptique, au sens le plus large du terme, se doit d'expliquer comment il est possible d'agir dans un monde que l'on affirme ne pas connaître et dont on va parfois jusqu'à mettre
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en doute l'existence même103. Pour le Pyrrhonien Timon, il suffit pour vivre de suivre l'apparence sans réticence ni enthousiasme, en bannissant toute volonté de parvenir à un quelconque sens caché des choses. La Nouvelle Académie, quel que fût le statut de sa mise en cause de toutes les certitudes, ne pouvait pas ne pas répondre à l'objection que Lucullus formule ainsi au § 39 : « suppri mer la représentation ou l'assentiment, c'est retirer toute activité de la vie». Or cette réponse a varié, preuve de l'importance que les scholarques attachaient à la recherche de l'argumentation la plus convaincante possible. Le témoignage de Plutarque sur cette question est à la fois intéressant et complexe. Dans le Contre Colotès, 122 sq., tout de sui te après avoir évoqué les attaques dont Arcésilas avait fait l'objet de la part de l'Epicurien, il entreprend lui-même de défendre la suspension du jugement contre les critiques de personnages dont il dit qu'après avoir écrit de longs traités contre elle, ils en furent réduits à emprunter au Portique l'objection de l'inaction totale, qu'ils brandissaient «comme une tête de Gorgone». Quels sont les gens auxquels il est ainsi fait allusion? De toute évidence des Épi curiens tardifs, et cela pose le problème de l'authenticité néoacadé micienne de la justification de Γέποχή qui est donnée dans ce tex te. L'âme, dit Plutarque présente trois mouvements : - la représentation comparable à l'empreinte d'un objet; - l'impulsion (ορμή), qui est la réponse à la représentation et conduit l'homme vers un but approprié (οίκεΐον); l'image utilisée est celle, que nous avons déjà trouvée dans le discours de Lucullus, d'une balance (l'hégémonique), dont le plateau s'abaisse immédia tementdès que l'on pose un poids (la représentation); - l'assentiment, qui apparaît à Plutarque comme un élément superflu et comme une source d'erreur. On ne saurait contester à Arcésilas la paternité de la thèse selon laquelle la présence d'une image mentale appropriée suffit à mettre en branle la ορμή sans qu'il y ait intervention de l'assent iment, et donc sans risque d'opinion. Tout le problème est de savoir s'il défendait cette thèse dialectiquement ou propria persona. La deuxième interprétation semble être celle de Plutarque, mais son argumentation fait penser à une construction doctrinale tardive
103 Cf. l'article de M. F. Burnyeat, Can the Sceptic live his scepticism ?, dans Doubt and dogmatism. .., p. 20-53, repris dans The skeptical tradition, p. 11 Τ Ι48, qui constitue une excellente étude de la manière dont le problème se pose dans le néopyrrhonisme.
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dans laquelle la suspension de l'assentiment et le naturalisme stoï cien sont associés de manière peu convaincante104. En effet, on chercherait en vain une trace de naturalisme chez Arcésilas ou chez Camèade, qui ont toujours cherché, au contraire, à démontrer aux Stoïciens combien était contestable leur perpétuel recours à la perfection naturelle. Voilà pourquoi, nous semble-t-il, il faut distingueur dans ce témoignage deux moments. Il contient la réponse dialectique de la Nouvelle Académie à l'objection de l'inaction : en privilégiant la tendance au détriment de l'assentiment, ses scholarques invitaient les Stoïciens à rechercher dans leur propre doctrine la solution au problème qu'ils avaient posé, celui de la coexistence du doute radical et de l'action; bien plus, ils les mettaient au défi d'assumer leur naturalisme jusqu'à ses conséquences ultimes, leur reprochant implicitement d'avoir confondu l'homme et l'animal. Mais Plutarque (ou sa source directe) paraît avoir figé cette dialec tique en une construction doctrinale, peut-être pour mieux l'utili ser à son tour contre les Épicuriens. Si Sextus ne mentionne nulle part l'utilisation par l'Académie du concept de ορμή, il n'omet pas pour autant d'évoquer l'attitude d'Arcésilas à l'égard du problème de l'action105. Le scholarque, affirme-t-il, tout en rejetant le critère stoïcien de la connaissance, soutenait qu'il était possible de régler ses choix et ses aversions, en suivant le raisonnable, Γεΰλογον. Ce concept si important dans l'éthique stoïcienne, a été fort bien défini ainsi: «l'adjectif raison nable ou eulogos appliqué à l'action convenable désigne cette ratio nalité sur fond d'incertitude qui caractérise le choix des préférab les106». L/εύλογον, c'est la raison pratique envisagée non pas du
104 Contrairement à ce qui a pu être affirmé par De Lacy, A new fragment of Antiochns, dans AJP, 77, 1956, p. 74, il n'y a pas la moindre preuve que dans ce contexte de polémique antiépicurienne, Plutarque fasse soudainement allu sion à Antiochus. Plutarque se bat contre des adversaires qui sont des Epicu riens tardifs, comme le montrent deux détails : en 1122 a, il est dit de ces gens qu'ils «ont fini» par emprunter au stoïcisme l'argument de l'apraxie contre les Académiciens; dans le paragraphe suivant, il est question des νόμιμοι αγώνες qui caractérisent les débats avec ces gens, alors que de la part de Colotès il n'y avait, selon Plutarque, que des invectives. Dans l'argumentation utilisée par Plu tarque on trouve la défense de la divination - il avait lui-même écrit un traité dans ce sens, cf. le Catalogue de Lamprias n. 128 - et du lien naturel de parenté, or il n'y a aucune trace d'une défense, même dialectique de ces thèmes par la Nouvelle Académie. Pour une interprétation de ce texte comme témoignage authentique sur la pensée d'Arcésilas, cf. A. M. Ioppolo, op. cit., p. 137-140. 105 Sext. Emp., Adu. Math., VII, 158. 106 A. J. Voelke, op. cit., p. 74. Le concept d'eûXoyov avait déjà une place importante chez Aristote, cf. M. Le Blond, Eulogos et l'argument de convenance chez Aristote, Paris, 1938, mais, contrairement à A. M. Ioppolo, op. cit., p. 128-
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point de vue de sa capacité à accéder à la perfection morale, mais dans sa confrontation avec les incertitudes nées de l'ignorance de la trame du destin. C'est sans doute Sénéque qui, dans le De beneficiis, a exprimé le plus clairement ce qu'est la conduite selon Γεΰλογον: «nous répondrons que nous n'atteindrons jamais à une certi tude absolue des choses, parce que la recherche du vrai est chose ardue, mais que nous suivons la voie sur laquelle nous conduit la vraisemblance. Telle est la voie que suivent tous nos devoirs. C'est de cette façon que nous semons, que nous naviguons, que nous fai sons la guerre, que nous nous marions, que nous élevons nos enfants . . . Nous nous laissons guider par la raison, non par la véri té»107. Pourquoi Arcésilas avait-il fait sienne une notion si authentiquement stoïcienne? Nous croyons qu'il voulait ainsi à la fois réfu terl'argument de l'incapacité à agir et révéler qu'il existait à l'inté rieur même du stoïcisme un moyen de guider l'action sans pour autant conférer au sujet moral la sûreté du jugement d'un dieu. Alors que pour les Stoïciens l'action droite, le κατόρθωμα108, était
131, nous ne croyons pas qu'il y ait eu une référence à Aristote dans l'utilisation par la Nouvelle Académie de ce concept, cf. infra, n. 108. 107 Sénèque, Benef., IV, 33, 2-3 : respondebimus numquam expectore nos certissimam rerum comprehensionem, quoniam in arduo est ueri exploratio, sed ea ire qua ducit ueri similitudo. Omne hac uia procedit officium : sic serimus, sic nauigamus, sic uxores ducimus, sic liberos tollimus. . . Sequimur qua ratio, non qua ueritas traxit. Trad. F. Préchac modifiée. Sénèque répond à un objecteur qui lui demande comment il fera le bien sans savoir s'il a affaire à un ingrat ou pas. On trouvera un commentaire très dense de ce passage dans l'ouvrage de F.-R. Chaumartin, Le De beneficiis de Sénèque, sa signification philosophique, politique et sociale, Lille, 1985, p. 92-97. Ce savant s'est tout particulièrement intéressé à l'interprétation que les chercheurs modernes ont donné du concept d'eöXoyov et, après une minutieuse étude, il conclut que le sens de «vraisembla ble» doit être préféré à celui de «fondé en raison». Nous croyons, cependant, que V. Goldschmidt, op. cit., p. 139, n. 6, a eu raison de souligner que l'on a trop tendance à durcir une opposition que le mouvement de la doctrine stoïcienne permet de dépasser. κ» Dans son argumentation visant à montrer que Γεΰλογον d'Arcésilas ne se réfère pas dialectiquement au concept zénonien, A. M. Ioppolo, op. cit., p. 125 sq., accorde une grande importance au fait que le terme de κατόρθωμα n'est nulle part attesté comme zénonien. A cela il nous semble que l'on peut opposer plusieurs arguments : - l'argument a silentio, nullement négligeable quand on sait quelle part infime de la littérature stoïcienne nous est parvenu; - chez Cicéron lui-même, Off., I, 3, 7, la distinction fondamentale est cel leentre i'officium medium et Xofficium perfectum, κατόρθωμα étant seulement le terme en quelque sorte technique pour désigner celui-ci. Il ne faut donc pas s'étonner outre mesure qu'il ne figure pas dans les rares fragments de Zenon qui nous sont parvenus;
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synonyme de science, Arcésilas distinguait la pratique de la théorie et faisait de Γεΰλογον le critère de l'action, non celui de la connais sance.Il est très significatif à cet égard qu'il ait défini l'action droi te comme «celle qui, une fois réalisée, peut être justifiée de manièr e raisonnable», ce qui était en réalité pour les Stoïciens la défini tiondu καθήκον. En confondant l'action droite et le convenable, l'Académicien exprimait dans le langage stoïcien l'idée que «le ra isonnable» est la plus haute forme de sagesse non parce qu'il expri me la perfection, mais parce qu'il est la marque d'une raison cons ciente de ses limites. Arcésilas faisait-il sienne cette belle leçon d'humilité ou bien ne s'agissait-il, selon l'expression de M. Dal Pra, que de «ritorsioni dia lettiche della sua polemica antistoica»109? Nous pensons avoir mont réà propos de Γέποχή que les deux interprétations ne sont pas incompatibles. De même, il nous semble qu'en valorisant Γεύλογον, Arcésilas, dans un même mouvement, réfutait le stoïcisme et pro posait, dans la tradition socratique, une éthique tenant compte de la faillibilité humaine110. Camèade estima cependant que ce concept n'était pas le plus à même d'exprimer cette double vocat ion. Cela est confirmé par le fait, déjà signalé, que dans les textes grecs qui traitent de la pensée carnéadienne il n'est jamais question d'eoÀoyov, mais de πιθανόν. Ce terme a, en fait, une longue histoire philosophique, puisqu'il est de ceux que les Sophistes employaient le plus volontiers, mais, quoi qu'on en ait dit, c'est par référence au stoïcisme et non à Gorgias que Camèade l'a choisi111. On sait, en effet, que dans la logique stoïcienne la πιθανότης est la qualité d'une représentation ou d'une proposition qui, vraies ou fausses, entraînent l'âme vers l'assentiment. Alors que Γεΰλογον exprime la conformité à une raison qui a valeur de critère pratique, même si
- chaque mot dans la phrase de Sextus rapportant la définition du κατό ρθωμα donnée par Arcésilas (cf. supra, n. 105) est une référence au stoïcisme, à commencer par la correspondance littérale entre cette définition et celle du καθήκον. Le fait même que la φρόνησις soit considérée à la fois comme un moyen et comme une fin (τήν μεν γαρ εύδαιμονίαν περιγίνεσθαι δια τής φρονήσεως) doit être rapproché de ce qu'écrit Aulu-Gelle, Noct. Att., XVIII, 1, 4 = S.V.F., III, 56 : uitam beatam homini uirtute animi sola . . . posse effici. 109 M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 156. 110 Cf. infra, p. 327. 111 Cf. la célèbre définition de l'orateur donnée par Gorgias in Gorgias, 457 a. La thèse de la similitude entre le πιθανόν de Gorgias et celui de Camèade a été défendue par B. Wisniewski, Gorgias et la Nouvelle Académie, dans Eos, 56, 1966, p. 238-241. Sur le détail de la théorie carnéadienne du πιθανόν, nous ren voyons à notre article Opinion et certitude. . ., p. 34 sq., où nous avons eu cepen danttendance à minimiser la signification positive de la dialectique carnéadienn e.
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on en admet les faiblesses, le πιθανόν est tout entier dans l'inclina tion naturelle de l'âme à accepter comme vrai ce qui lui semble être tel112. Un tel mouvement n'est cependant nullement en luimême garant de vérité et c'est pourquoi les Stoïciens ont distingué à l'intérieur des φαντασίαι πιθαναί des représentations vraies, faus ses, à la fois vraies et fausses, ni vraies ni fausses. Toute représent ation «persuasive» présente un certain degré d'évidence, mais seul ela représentation «comprehensive» est suffisamment claire, puissante, pour entraîner de manière quasi irrésistible l'assenti ment113. Entre l'illusion et l'image vraie, il existe selon les Stoïciens un point commun : toutes deux provoquent un mouvement de l'h égémonique, esquissé dans un cas, mené à son terme dans l'autre. Pour autant que nous puissions en juger par les témoignages dont nous disposons, Arcésilas n'avait pas cherché à établir de dis tinction dans le degré de croyance accordé aux représentations, ce qui l'exposait à la critique de rendre toute vie impossible. Camèad e, au contraire, avait compris que la théorie stoïcienne de la πιθανότης constituait le meilleur moyen de démontrer qu'il était parfai tement possible d'abolir la notion de φαντασία καταληπτική sans pour autant aboutir à un monde de représentations indifféren ciées; cela lui sera, au demeurant, reproché par Sextus, qui oppo sera au πιθανόν carnéadien l'acceptation passive de l'apparence, caractéristique des Pyrrhoniens114. Les Stoïciens, et sans doute Chrysippe tout particulièrement, avaient établi une classification très minutieuse des représentat ions, au sommet de laquelle ils plaçaient la représentation «comp rehensive», image au moins partiellement fidèle de l'objet115. Carnéade faisait remarquer que sa critique de la logique stoïcienne, si elle anéantissait le critère de la vérité proposé par ces philosophes, laissait intacte la théorie de la représentation «persuasive», dans laquelle il voyait la réplique la plus adéquate aux critiques qui
112 Cf. la définition de la φαντασία πιθανή selon les Stoïciens, dans Sextus, Adu. math., VII, 242 = S.V.F., II, 65 : πιθαναί μέν ούν είσίν αϊ λείον κίνημα περί ψυχήν έργαζόμεναι. . . 113 Cf. supra, p. 245. 114 Dans un passage auquel nous avons déjà fait allusion (cf. supra, n. 66), Sextus différencie le πιθανόν carnéadien de celui des Sceptiques authentiques. Il souligne que les Pyrrhoniens suivent passivement l'apparence et lui obéissent comme l'élève obéit au maître, alors que le πιθανόν de Camèade et de Clitomaque comporte une forte inclination de l'assentiment. Nous croyons avoir mont ré,op. cit., p. 38-40, que, contrairement à ce qui a été affirmé par R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 174, ce témoignage ne signifie pas qu'il y avait de la part de Camèad e un assentiment véritable au probable. 115 Sext. Emp., Adu. math., VII, 242-253.
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avaient été faites à la Nouvelle Académie116. Une fois de plus, les Stoïciens étaient donc renvoyés à eux-mêmes et, à vrai dire, la démarche de Camèade n'était pas sur le fond très différente de celle d'Arcésilas : tous deux voulaient relativiser ce qui pour les Stoïciens relevait de la perfection absolue, en substituant, l'un l'ac tion raisonnable à l'action droite, l'autre la représentation «persuas ive» à la représentation «comprehensive». Ils prouvaient ainsi que le renoncement à la certitude n'impliquait ni l'inertie ni la confus ion,et ils soulignaient que l'action la plus cohérente ne peut être exempte de l'incertitude inhérente au fonctionnement des sens et de la raison. Mais le coup de génie de Camèade, et ce qui fait sans doute sa supériorité sur son devancier, ce fut d'élaborer une théor iedu πιθανόν tout aussi rigoureuse, certitude en moins, que celle de la représentation «comprehensive». De même, en effet, que les Stoïciens, conscients des difficultés inhérentes à leur doctrine de l'évidence, avaient cru bon de préci ser que la représentation «comprehensive» ne pouvait recevoir l'a ssentiment que si rien ne venait la contredire117, Camèade distingua la simple représentation «persuasive» et celle dont la force n'était entravée par aucun obstacle118. Il ajouta même un degré supplé mentaire dans la hiérarchie de la croyance, la représentation «per suasive», non-contredite et ayant fait de surcroît l'objet d'un exa men détaillé. P. Couissin a bien montré que tous ces adjectifs appartenaient au vocabulaire stoïcien, ce qui confirme la volonté carnéadienne de s'exprimer avec le matériau conceptuel élaboré par ses adversaires119. Bien plus, les exemples cités par Sextus pour illustrer les degrés de la πιθανότης sont les mêmes que ceux par lesquels il nous montre la différence entre la représentation «comp rehensive » simple et celle qui ne rencontre pas d'obstacle, la seule ayant valeur de critère : ainsi, Admète, bien que voyant avec netteté Alceste, ne peut croire qu'il s'agisse d'elle puisqu'il sait que les morts ne ressuscitent pas, Ménélas, qui avait quitté Troie en croyant emmener Hélène, alors qu'il s'agissait d'un vain simulacre, se considéra comme victime d'une hallucination quand, débar quant à Pharos, il rencontra la véritable Hélène. Etant donné que Sextus se contente de reproduire des sources académiciennes et stoïciennes, ou des doxographies juxtaposant celles-ci, on peut pen-
116 Cicéron, Luc, 31,99. 117 Cf. supra, p. 232, n. 83. 118 Cicéron, Luc., 11, 33, ne donne que deux degrés: probabilem uisionem, siue probabilem et quae non impediatur, tandis que Sextus modifie légèrement dans Adu math., VII, 176, son exposé de Hyp. Pyr., I, 33, 227. 119 P. Couissin, Le stoïcisme. . ., p. 264-265.
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ser que la répétition de ces exemples a pour origine Camèade luimême, lequel voulait montrer qu'il n'était point besoin de les inter préter en faisant intervenir la théorie de la «compréhension» et que celle du πιθανόν permettait de les éclairer de manière bien plus satisfaisante. L'apport cicéronien Dans l'exposé de ce que l'on a longtemps appelé le probabilisme de Camèade nous avons évité de traduire πιθανόν par probable et nous devons donc tenter d'établir en quoi ces notions ne coïnci dentpas exactement. Même pour un esprit peu au fait des spéculations que nous avons évoquées au début de ce chapitre, la probabilité suggère en français moderne deux idées, au demeurant étroitement liées : - une vérité incertaine, à laquelle il manque la confirmation définitive, - une prévision raisonnablement fondée, l'événement proba ble étant celui que l'on peut conjecturer sans risque excessif d'er reur. Le probable résulte donc d'un travail de la raison qui, tout en organisant les éléments dont elle dispose, admet que ceux-ci sont incomplets et qu'il lui est impossible de statuer de manière définiti ve. Or l'on ne retrouve rien de tel dans la théorie de la représentat ion «persuasive». La πιθανότης stoïcienne qualifie un état subjectif immédiat et nous pensons avoir montré que, si elle diffère total ement du relativisme des Sophistes, c'est parce que les philosophes du Portique croyaient vivre dans un monde régi par la Raison. Le πιθανόν carnéadien, lui, n'a pas pour soubassement la confiance absolue dans la Providence, il résulte, à en croire Sextus, de la nécessité de donner un sens à l'action dans un monde d'incertitu de. Camèade propose que l'on se fie pour agir au sentiment de vérité que donnent certaines représentations, mais sans pour au tant en tirer des conclusions quant à leur conformité à la réalité. Entre la construction intellectuelle que suppose le probable tel que nous l'entendons (avec notamment ses implications statistiques) et la valeur pratique accordée à la croyance, il semble qu'il y ait vra iment une distance considérable. D'où la vigoureuse dénonciation par M. Burnyeat du mythe du «probabilisme» carnéadien. Celle-ci, bien que comportant une grande part de vérité, nous paraît tout de même devoir être nuancée. En effet, le fait que Camèade ait cru devoir mettre au sommet de la hiérarchie du πιθανόν la représentation que rien ne vient contredire et qui a fait l'objet d'un examen minutieux, montre comment il conciliait
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le sentiment de croyance et le travail de la raison, chargée par lui non. d'établir une vérité absolue, mais de vérifier la cohérence de la chaîne des représentations. La φαντασία πιθανή est proba ble au sens où sa force de persuasion peut être affermie par le secours du raisonnement. Camèade était-il allé plus loin, avait-il conçu une relation entre le πιθανόν et la fréquence d'un événe ment? Rien dans les témoignages antiques ne confirme cette hy pothèse, mais un passage du Lucullus revêt de ce point de vue un intérêt tout particulier. Il s'agit du § 100, dans lequel Cicéron, après avoir cité textuellement Clitomaque à propos des diverses sortes de représentations, analyse un exemple précis, celui du sage qui va s'embarquer et se demande comment il pourrait avoir la certitude d'arriver à bon port: «Quoi! Le sage, en s'embarquant, a-t-il saisi par l'esprit et perçu que la navigation se fera à son gré? Comment le pourrait-il? Mais supposons qu'il parte d'ici pour Pouzzoles, qui est à trente stades, avec un bon pilote et une mer tranquille comme celle-ci, il lui «paraît probab le qu'il y arrivera sain et sauf {probabile uideatur se illum uenturum esse saluum)». Ce probabile est certes un sentiment subject if, mais il exprime dans la conscience du sujet tous les facteurs physiques et humains qui définissent la probabilité objective, sta tistique. Puisque ce passage se trouve dans la partie du discours de Cicéron la plus étroitement dépendante de Clitomaque, il ne peut être exclu que le terme latin soit ici la traduction de πιθα νόν, ce qui prouverait que le concept carnéadien avait une signi fication plus complexe, et plus proche de notre notion de probab ilité, que ne le laissent penser les exemples de πιθανότης sensiti ve développés dans le témoignage de Sextus. Une telle hypothèse ne diminue cependant en rien le rôle considérable de Cicéron dans l'élaboration du concept de probabil ité. C'est là un fait important, tant dans l'histoire de la langue lati ne que dans celle de la pensée scientifique et philosophique, et nous l'aborderons en organisant notre recherche autour du thème suivant : comment se définit le probabile cicéronien à la fois par rapport aux termes grecs (εΰλογον, πιθανόν) et au uerisimile que Cicéron utilise également pour traduire ceux-ci. Les études qui ont été entreprises jusqu'à présent sur cette question n'aboutissent pas à des résultats très concordants et il est regrettable que H. J. Här tung, dans l'excellent ouvrage que nous avons déjà cité, ait omis de la traiter. En 1855, dans la deuxième des dissertations qu'il a consacrées à Philon de Larissa, K. F. Hermann soutint, en s'appuyant sur un travail de F. D. Gerlach, que Cicéron aurait employé probabile pour traduire le πιθανόν carnéadien, tandis que uerisimil e correspondrait au terme εικός que Philon aurait adopté pour montrer que, contrairement à ses prédécesseurs, il se situait dans
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la tradition platonicienne du rapport entre l'idée et son image120. Cette thèse, qui s'intègre bien à l'interprétation générale de la phi losophie de Philon donnée par Hermann est réfutée, entre autres, par le simple fait que Cicéron juxtapose souvent probabile et uerisimile, ce qui serait inconcevable si chacun de ces termes correspond ait à une orientation différente de la Nouvelle Académie. C'est ce qu'a souligné J. S. Reid, dans une note brève, mais importante de son édition des Academica, où, contrairement à Hermann, il affi rmeque ces deux mots sont merely a tentative duplicated translation of πιθανόν121. Enfin, dans l'article qu'il a consacré au «lexique phi losophique de Cicéron»122, C. Moreschini a souligné que par probab ile,l'Arpinate traduit non seulement πιθανόν, mais aussi εύλογον, comme le montre la définition qu'il donne de Yofficium. Nous croyons que le point de départ de toute réflexion sur ces difficultés, qui, répétons-le, vont bien au-delà des problèmes inhé rents à toute traduction, doit être un passage du Contra Academicos d'Augustin consacré précisément au probabile et au uerisimile cicéroniens123. S'appuyant de toute évidence sur ce que dit Cicéron luimême, Augustin définit ce «probable» et ce «vraisemblable» com me«ce qui peut nous engager à agir sans assentiment», preuve que l'un et l'autre correspondent bien, au moins dans l'une de leurs acceptions, au πιθανόν de Camèade. Puis, il cite textuellement un passage de l'Arpinate lui-même, tiré certainement de la deuxième version des Academica : «Ainsi m'apparaît, déclare l'Académicien, tout ce que j'ai cru devoir nommer probable ou vraisemblable (probabilia uel uerisimilia); mais si tu veux utiliser un autre nom, je n'y vois pas d'inconvénient. Car il me suffit que tu aies compris à quel leschoses je donne ces noms-là. Il ne convient pas au sage d'être un ouvrier de mots, mais un chercheur de faits»124. Ces lignes sont d'une forte coloration platonicienne, comme le montre la référence précise au Phèdre à travers l'emploi de uocabulorum opifex, qui correspond à l'adjectif λογοδαίδαλος appliqué
120 K. F. Hermann, De Philone Larissaeo disputatio altera, op. cit., p. 15-18, qui s'appuie sur les conclusions du mémoire de F. D. Gerlach, Academiae iunioris de probabilitate disputatio, Göttingen, 1815. 121 J. S. Reid, note au § 32 du Luc. 122 C. Moreschini, Osservazioni sul lessico filosofico di Cicerone, dans ASNP, 19, 1979, p. 99-178. 123 Augustin, Contra Ac, Π, 11, 26, frg. 33 Reid : Id «c probabile» uel «uerisi mile»Academici uocant, quod nos ad agendum sine assensione potest inuitare. 124 Ibid. : Talia, inquit Academicus, mihi uidentur omnia quae probabilia uel uerisimilia putaui nominando; quae tu si alio nomine uis uocare, nihil repugno. Satis enim mihi est, te iam bene accepisse quid dicam, id est quibus rebus haec nomina imponam. Non enim uocabulorum opificem sed rerum inquisitorem decet esse sapientem.
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dans ce dialogue à Théodore125. Elles témoignent d'une conscience très lucide des obstacles que rencontre le philosophe-traducteur et, en même temps, elles constituent d'une certaine facon une négat ion de ceux-ci, puisque Cicéron pense que le choix des mots est contingent, ou que, tout au moins, il est secondaire par rapport à la tâche essentielle qui est de percevoir la réalité dont ils ne sont que les signes. Nous aurons à revenir à propos de l'éthique sur cet teconception du langage qui est l'une des constantes de la philoso phie cicéronienne, mais nous pouvons d'ores et déjà nous demand er si l'Arpinate ne sous-estime pas son propre rôle et l'importance de la transformation qu'il a fait subir à la pensée académicienne par le simple fait de l'exprimer avec ces deux termes, probabile et uerisimile. En effet, les mots ne sont pas les instruments dociles d'une réalité qui les transcenderait, ils ont leur histoire, leur textu re propres et quand on néglige celles-ci, comme semble vouloir le faire ici Cicéron, il apparaît bien vite qu'ils ne se laissent pas rédui re à des signes interchangeables 126. Prenons comme point de départ l'adjectif probabile. Le verbe probare, à partir duquel il est formé, signifie à la fois «démontrer» et «trouver bon», «approuver», ambiguïté qui se révèle des plus intéressantes. En effet, se trouvent réunis dans un même terme deux domaines que l'on a tendance à distinguer, voire à opposer : la rationalité et l'ensemble des facteurs intellectuels et affectifs qui constituent une personnalité individuelle ou collective. Le probabile est donc à la fois ce qui peut-être confirmé par une démonstration rigoureuse et ce qui recueille l'assentiment d'un individu ou d'un public déterminés. Pour comprendre comment s'articulent chez Cicéron ces deux aspects du concept, c'est d'abord aux textes rhé toriques qu'il faut se référer. Dans le De inuentione le probabile est ainsi défini : «il est ce qui arrive presque toujours ou ce qui réside dans l'opinion ou ce qui ressemble à tout cela; il peut être soit vrai soit faux»127. Ce pas sage du premier traité rhétorique de l'Arpinate illustre parfait ement l'idée aristotélicienne que «le vrai et ce qui lui ressemble relè vent de la même faculté», affirmation qui serait très proche de la sophistique, si le Stagirite ne s'empressait d'ajouter à ce propos : «la nature a suffisamment doué les hommes pour le vrai et ils
125 Platon, Phèdre, 266 e. 126 A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique, Paris, 1959, p. 537. 127 Cicéron, /mm., I, 19, 46 : Probabile est autem id quod fere solet fieri aut quod in opinione positum est aut quod habet in se ad haec quondam similitudinem, siue id fahum est, siue uerum. Pour une étude complète du probare chez Cicéron, on se reportera à la thèse d'A. Michel, op. cit., p. 158 sq.
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atteignent la plupart du temps à la vérité»128. Contrairement donc à Gorgias, pour qui la parole est suffisamment puissante pour per suader n'importe qui de n'importe quoi, le Stagirite décèle en l'homme une tendance naturelle au vrai, qui fait que la croyance, lorsqu'elle est très largement partagée, acquiert un caractère de forte vraisemblance. Sur ce point, l'orateur Cicéron est très proche de l'auteur de la Rhétorique. Certes, il ne néglige nullement la part de subjectivité qui est inhérente au probabile et il écrit dans le De oratore que pour parler probabiliter il faut bien connaître les mœurs de la cité et modifier son discours en fonction des varia tions de celle-ci 129. Il n'en reste pas moins vrai que ce concept n'ex prime pas seulement la variabilité de la croyance; il a très généra lement une connotation positive parce qu'il fait référence au sens commun, à la raison et, en définitive, à la vérité, même s'il n'en constitue qu'une approche incertaine. De ce fait, lorsque Cicéron utilise probabile dans ces dialogues, il peut traduire par ce seul mot à la fois εΰλογον et πιθανόν, abolissant ainsi la différence que nous avons précédemment signalée entre Arcésilas et Camèade. Cette ambivalence peut être illustrée par la comparaison entre ces deux textes : - dans Nat. de., I, 12, Cicéron réaffirme qu'aucune représent ation ne peut être perçue avec certitude, et il ajoute: «il existe beaucoup de choses probables, qui, bien que n'étant pas perçues avec certitude, guident la vie du sage, parce qu'elles ont dans leur apparence une sorte d'évidence et de clarté». Le probabile n'est ici rien d'autre que le πιθανόν carnéadien, cette impression de vérité dont le sage doit se contenter pour guider son action; - dans le De officiis, I, 8, il est dit à propos de l'action qu'elle ne doit avoir aucun effet dont on ne puisse donner «une justification probable». Par probabile Cicéron traduit ici Γεΰλογον stoïcien, cette rationalité moyenne qu'Arcésilas avait érigée en seul critère possible de la morale. D'un côté, donc, une réaction immédiate, spontanée; de l'au tre, une conduite élaborée en fonction de la justification qui pourra en être donnée. Mais si cette dualité à l'intérieur même du probabil e ne peut être niée, il faut également en apprécier la portée exacte.
128 Aristote, Rhét., I, 1355 a, 14-17 : Τό τε γαρ αληθές και το δμοιον τφ άληθεϊ τής αυτής έστι δυνάμεως ίδεΐν, άμα δε καί οί άνθρωποι προς το αληθές πεφύκασιν ίκανως καί τα πλείω τυγχάνουσι τής αληθείας. 129 Cicéron, De or., II, 82, 337 : Ad consilium autem de re publica dandum caput est nosse rem publicam; ad dicendum nero probabiliter nosse mores ciuitatis, qui quia crebro mutantur, genus quoque orationis est saepe mutandum.
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Après tout, en effet, Camèade disait que la représentation persuasi ve était celle qui avait l'apparence de la vérité130. Or, agir selon ce que l'on croit vrai, n'est-ce pas la condition indispensable pour donner de son action une causa probabilis ? Autrement dit, n'a-t-on pas exagéré la différence entre Γεΰλογον et le πιθανόν d'une part, et surtout entre les concepts grecs et le probabile. Sans revenir sur le détail des questions gnoséologiques traitées dans l'Académie, nous croyons que l'analyse des termes utilisés révèle bien en quoi la traduction cicéronienne est déjà en ellemême une interprétation de cette philosophie. Si pour Camèade le πιθανόν donne l'impression de la vérité, pour l'Arpinate le probabil e est quasi ueri simile. Il y a là un changement de perspective que l'on peut estimer insignifiant, dans la mesure où Camèade luimême ne niait pas l'existence de représentations vraies, mais dont nous croyons au contraire qu'il revêt une importance certaine. En effet, alors que le scholarque ne prenait en compte qu'un sent iment de vérité dont il ne précisait pas le fondement et dont il souli gnait le potentiel d'erreur, le langage cicéronien se situe dans le registre platonicien de la vérité et de son image, il exprime, à l'inté rieur même de la philosophie du doute, la réalité de la vérité, ce qui n'eût pas été le cas avec l'expression uisum quod uerum uidetur. L'ontologie que Camèade avait, en apparence, bannie de son πιθανόν, est naturellement inhérente au uerisimile, et il suffit pour s'en convaincre de lire ce que Cicéron écrit à propos de Socrate : quid ueri simillimum esset inueniri posse arbitrabatur131. Alors que Camèade avait construit sa hiérarchie du πιθανόν sans jamais se référer à la vérité, celle-ci est présente dans la philosophie cicéro nienne du probable comme une fin idéale dont il s'agit de se rap procher le plus possible. Saint Augustin a d'ailleurs bien senti l'i mportance de ce rapport à la vérité qu'implique le uerisimile, et il l'a critiqué avec un argument qui rappelle la redoutable objection adressée par Parménide à la théorie des Formes; il demande, en effet, comment on peut prétendre qu'un fils ressemble à son père, alors qu'on ne connaît pas celui-ci132? De même, il s'étonne que l'on veuille prendre pour guide ce qui ressemble à la vérité, tout en affirmant que celle-ci est hors de notre portée : «rien ne paraît plus absurde que dire que l'on suit le vraisemblable lorsqu'on ignore le
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Sext. Emp., Adu. Math., VII, 173. Cicéron, Tusc, I, 4, 8. Cf. également Off., loc. cit. : nos qui sequimur pronec ultra quant id quod uerisimile occurrit progredì possumus. Augustin, Contra Ac, II, 7, 19.
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vrai»133. Augustin, comme Antiochus dans sa célèbre objection sur laquelle nous reviendrons à propos de Philon de Larissa, met en évidence la contradiction dans laquelle on s'enferre quand on se réfère à une vérité que l'on dit par ailleurs ne pas connaître; cependant, alors que ï'Ascalonite s'était placé sur un plan strict ementlogique et avait raisonné avec les concepts de la gnoseologie stoïco-académicienne, l'auteur du Contra Academicos va plus direc tement à l'essentiel et met en cause une conception métaphysique tout autant qu'un vice logique. Cicéron est-il le fondateur du probabilisme, nous sommes-nous demandé au début de cette recherche? A cette question quelque peu abrupte nous ne pouvons apporter qu'une réponse nuancée. Plutôt, en effet, que d'attribuer à l'Arpinate l'invention d'un syst ème doctrinal rigide, ce que suggère dans sa formation même le te rme de «probabilisme», il faut souligner la richesse de son apport, due notamment à la situation exceptionnelle d'un homme dont la culture s'est enrichie d'une multitude d'apports philosophiques, mais qui apportait à la philosophie une langue quasiment neuve et une vision du monde en grande partie étrangère aux débats des écoles. En traduisant εύλογον et πιθανόν par probabile, Cicéron exprimait de manière immédiate son refus d'établir à ce niveu une distinction tranchée entre la croyance et la raison; bien plus, il importait implicitement de sa rhétorique dans sa philosophie ce concept de fréquence, promis à un si riche avenir. En associant ueri simile à probabile, il affirmait une confiance dans la réalité de la vérité, que l'on chercherait en vain dans εΰλογον ou dans πιθα νόν. Alors même qu'il traduisait la pensée d'Arcésilas et de Camèad e, il apportait donc à celle-ci, par le simple choix des termes latins, un éclairage psychologique nouveau et surtout un enracine ment ontologique que les scholarques n'eussent peut-être pas reje té,mais qu'ils n'avaient pas expressément assumé. Dans cette rét icence à ne raisonner qu'à partir du sujet et de ses représentations, nous voyons la marque du réalisme romain, mais aussi celle de l'influence de Philon de Larissa, par ailleurs lui-même critiqué dans les Académiques. Les innovations philoniennes : la fin de L'EnoxH? Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises la question de ces innovations romaines de Philon qui ont été le dernier épisode mar133 Ibid., 12, 27 : tu ergo, cum te nihil ueri scrire dicas, unde hoc uerisimile sequeris ?
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quant de la Nouvelle Académie et qui ont tellement surpris aussi bien les partisans de celle-ci que ses adversaires, mais nous n'avons jamais jusqu'à présent traité en profondeur de cette question, par cequ'il nous a semblé plus judicieux de la situer dans l'étude philo sophique de la pensée néoacadémicienne. Nous savons que ces innovations étaient, dans la première version des Académiques, condamnées à la fois par les défenseurs de Γέποχή (Cicéron, Catulus) et par Lucullus, mais que celui-ci, tout en les jugeant scandal euses et mensongères, estimait que Philon avait en vain tenté de faire preuve d'originalité et que, malgré sa mauvaise foi, il n'avait pas réussi à dire sur le fond autre chose que ce que les scholarques de la Nouvelle Académie avaient défendu avant lui134. Nous ne reviendrons pas sur les solutions proposées par Her mann et par Hirzel, dont nous avons précisé pourquoi elles sont inacceptables 135. En revanche, la thèse de J. Glucker, parce qu'elle repose sur une connaissance peu commune des textes et qu'elle prétend concilier tous ces témoignages, mérite un examen attentif. J. Glucker, se situant dans la tradition de V. Brochard et approfondissant des analyses déjà esquissées par M. Dal Pra, a fait du concept d'évidence l'élément essentiel de l'originalité philonienne 136. Selon lui, le scholarque fut contraint par les objections d'Antiochus à reconnaître que la distinction entre le vrai et le faux exis tedans la nature même des choses et que l'évidence peut être le signe de la présence de la vérité dans le domaine des sensations. Le perspicuum serait donc quelque chose de plus fort, de plus dogmat ique que le probable de Camèade, il constituerait l'ultime tentative académicienne pour aménager une théorie de la connaissance i ndépendante du critère stoïcien de la compréhension, la dernière étape sur le chemin allant du scepticisme absolu à la pensée de la certitude 137. Cette argumentation s'appuie pour l'essentiel sur deux textes, l'un de Numénius, l'autre de Cicéron, dont notre interprétation
134 J. 135 136 Cf.Glucker, supra, p. op. 286. 197.cit., p. 64-88, cf. V. Brochard, op. cit., p. 197 et M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 310-315. 137 II reconnaît cependant lui-même ne pas pouvoir préciser le sens de cette ενάργεια, cf. ibid., p. 78 : What was this concept of ενάργειας πάθος and how was it used? We have no safe evidence beside Luc. 34, and we can only guess. Perhaps it was meant to refute such arguments as those presented in Luc. 53ff... It is, perhaps, against such Stoic counter-arguments that the upholders of a milder ver sion of Carneadean scepticism admitted that some sense-perceptions are, indeed, more perspicua, while still maintaining that even they are not entirely indistin guishable from false ones.
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diverge assez sensiblement de celle qui a été donnée par l'auteur d'Antiochus and the late Academy. Que dit, en effet, Numénius? Que dans les années qui suivirent son élection à l'Académie, Philon, tout heureux d'avoir hérité de la charge suprême, se montra reconnaissant à Clitomaque et demeur a fidèle à la philosophie de celui-ci. «Mais», ajoute-t-il, «avec le progrès du temps, comme l'usage avait énervé la "suspension" académique, il ne resta pas constant dans ses idées; l'évidence et l'accord des impressions le retournèrent. Or le grand discernement dont il jouissait déjà lui faisait ardemment désirer de rencontrer des contradicteurs pour ne pas avoir l'air, "en tournant le dos", de passer spontanément dans l'autre camp»138. Comme d'habitude, Numénius ne s'embarrasse pas de nuanc es.Pour lui, Philon a fini par donner raison à ses adversaires, même si, de manière fort compréhensible, il ne voulait pas donner l'impression d'une capitulation sans condition. A l'en croire, l'origi nalité du scholarque fut, non pas, de reconnaître qu'il existe des sensations évidentes, mais de comprendre que l'existence de cellesci ruinait l'argumentation en faveur de Γέποχή. Or que pouvait-il rester du doute académicien, tel que l'avait conçu Arcésilas, une fois abandonnée la méfiance à l'égard des sens et son corrélat, la suspension du jugement? Reconnaissons, cependant, que Numén iusinsinue beaucoup plus qu'il ne prouve, et que son obsession de l'ésotérisme en philosophie s'accommode trop bien de ce ralli ement secret de Philon à un sensualisme que ces prédécesseurs avaient si vigoureusement combattu139. Son témoignage est d'au tant plus sujet à caution qu'il proclame la victoire sur Γέποχή de la συνήθεια, de l'expérience commune, concept éminemment stoï cien 140. Plus intéressant nous paraît le passage du Lucullus que J. Glucker cite à l'appui de sa thèse : «Ils commettent une erreur semblable, lorsque, sous la contrainte des reproches que leur adresse la vérité, ils veulent dis-
138 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. Eu., XIV, 9, 739 b = frg. 28 Des Places. 139 Numénius était l'auteur d'un traité Sur les secrets de Platon, cf. frg. 23 Des Places. 140 Ce concept de συνήθεια joue un rôle assez important dans le combat entre la Nouvelle Académie et le Portique. Nous savons par Plutarque, Comm. not., 1, 1059 b, qu'Arcésilas était accusé par les Stoïciens d'avoir voulu ruiner la συνήθεια, l'expérience commune. Chrysippe, pour préparer les arguments les plus aptes à défendre celle-ci avait d'abord écrit {Luc, 27, 87 et Diog. Laërce, VII, 192 et 198) un ouvrage κατά τής συνήθειας, dont les Stoïciens eux-mêmes étaient fort fiers, cf. J. S. Reid, ad loc., avant de réfuter lui-même les arguments qu'il avait développés. Dire donc que la συνήθεια avait vaincu Γέποχή, c'était faire le constat d'une victoire stoïcienne sur la Nouvelle Académie.
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tinguer l'évident du perçu (perspicua a perceptis), et qu'ils s'effor cent de montrer qu'il existe quelque chose d'évident et de vrai, qui s'imprime dans l'âme et dans l'esprit, mais qui ne peut être ni comp ris ni perçu»141. Le contenu de ces quelques lignes ne présente aucune ambig uïté : les philosophes dont il est question reconnaissent que certai nes représentations sont évidentes et vraies, mais qu'il est impossi ble de les distinguer de celles qui sont évidentes et fausses. Pour eux, la présence de l'évidence dans l'esprit peut être synonyme de vérité, mais sans qu'il y ait aucune certitude à ce sujet. Si, donc, le sens du texte ne fait pas problème, il reste une question important e : de qui Lucullus parle-t-il? Pour J. Glucker, le général évoque là un groupe particulier d'Académiciens, les disciples de Métrodore, dont Philon aurait re pris la doctrine dans ses livres romains. Nous avons trois raisons de penser qu'il n'y a aucune certitude à ce sujet et que la tradition visée par Lucullus n'est pas différente de celle de Clitomaque : - au début de son discours, Lucullus avait affirmé qu'il trai terait par le mépris les innovations du dernier scholarque et qu'il ne parlerait que du débat «classique» entre la Nouvelle Académie et les Stoïciens. Il semble sinon impossible, du moins assez invrai semblable, qu'au milieu de son exposé et sans prévenir son interlo cuteur, il se soit mis à traiter de l'hétérodoxie de Métrodore et de Philon; - l'analyse du contexte dans lequel se trouve inséré le passa ge vient confirmer cette première objection. A la fin du § 32, Lucull us déclare qu'il renonce à convaincre «ceux qui disent que tout est incertain, au sens où l'on ne peut savoir si le nombre des étoiles est pair ou impair», c'est-à-dire, selon toute vraisemblance, le restau rateur du Pyrrhonisme, Enésidème, et ses disciples. Au contraire, il
141 Cicéron, Luc, 11, 34: Simili in errore uersantur cum conuicio ueritatis coarti perspicua a perceptis uolunt distinguere et conantur ostendere esse aliquid perspicui, uerum illud quidem impressum in animo atque mente, neque tarnen id percipi atque comprendi posse. H. Tarrant, Scepticismus. . ., p. 49-53, écrit à pro pos du concept ά'ένάργεια : there can be little doubt that an orthodox Carneadean would not have embraced the concept with any enthusiasm. Mais, comme le remarque d'ailleurs Tarrant lui-même, p. 49, l'hostilité de Camèade et de Clit omaque était dirigée contre Γένάργεια au sens fort du terme, c'est à dire contre la relation quasi automatique établie par les Stoïciens entre l'évidence et l'a ssentiment. Or ce qui est dit au § 34 s'accorde parfaitement avec la paraphrase de Clitomaque du § 99 : la critique carnéadienne conteste l'existence d'une représentation infaillible, mais admet qu'il existe des similia ueri qui sont non comprehensa neque percepta neque adsensa. De même, nous ne comprenons pas ce qui permet à Tarrant d'affirmer, p. 50, qu'au § 34 Antiochus évoque the Aca demics of his own days.
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estime que la discussion est malgré tout possible avec «ceux qui s'efforcent de faire comprendre la différence entre l'incertain et ce qui ne peut être perçu et de distinguer les deux choses», autrement dit avec l'école de Camèade. A partir de là, et jusqu'au § 40, où il emploie le terme d'Academici, Lucullus parle de ces philosophes en utilisant la troisième personne du pluriel. Pourquoi au § 34 celle-ci désignerait-elle soudainement d'autres gens qu'eux? Rien, absolu mentrien, dans la lettre du texte ni dans son esprit n'indique un tel changement; - ajoutons encore ceci : dans le témoignage de Numénius, l'évidence des sensations est ce qui conduit Philon à rejeter la sus pension universelle du jugement. Dans celui de Cicéron, au contrair e, il faut, quel que soit le caractère persuasif de l'évidence, maint enir la suspension du jugement. Il est donc pour le moins para doxal d'affirmer que les deux relèvent d'une même inspiration. En fait, Numénius essaie de rendre compte, à sa façon, des innovat ionsphiloniennes, alors que Lucullus reste fidèle à son projet ini tial et ne s'intéresse pas aux dissidences de la Nouvelle Académie. L'analyse de ces textes nous conduit donc à rejeter la thèse selon laquelle Philon aurait accordé une valeur nouvelle à l'éviden ce, sans pour autant renoncer à Γέποχή. Nous savons, de surcroît, par Sextus Empiricus que, bien avant lui, Camèade avait admis l'existence de représentations ayant l'apparence de la vérité et dont on peut penser qu'elles avaient pour lui un caractère d'évidence, sans être pour autant nécessairement vraies142. De surcroît, Lucull us lui-même reconnaît que ses adversaires de la Nouvelle Acadé mie«orthodoxe» ne nient pas qu'il existe des représentations vraies 143. Si donc Philon n'avait pas innové dans ce domaine, quelle fut son originalité? Le texte essentiel pour définir celle-ci est le début du discours de Lucullus, où le défenseur du stoïcisme adres se de véhéments reproches à Philon de Larissa. Voici la traduction que nous en proposons : « Mais Philon, en introduisant certains bouleversements - il pouv ait difficilement résister aux objections qui étaient faites à l'opiniâ treté des Académiciens - ment, comme cela lui a été reproché par Catulus le Père, et, comme l'a démontré Antiochus, il se jette dans la contradiction qu'il redoutait. En effet, il disait qu'il n'y avait rien qui
142 Cf. note précédente et Sext. Emp., Adu. math., VII, 171. 143 Cicéron, Luc, 13, 40 : Eorum quae uidentur, alia uera sunt, alia falsa, et quod falsum est, id percipi non potest : quod autem uerum uisum est, id omne taie est ut eiusdem modi falsum etiam possit uideri. Et quae uisa sint eius modi ut in eis nihil intersit, non posse accidere ut eorum alia percipi possint, alia non possint. Nullum igitur est uisum quod percipi possit.
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pût être perçu (c'est ainsi, en effet, que nous rendons le terme άκατάληπτον), si par perception il fallait entendre la définition donnée par Zenon : une représentation - tel est le mot dont nous avons usé hier pour traduire φαντασία - une représentation donc imprimée et formée d'après l'objet dont elle provient et qui ne pourrait pas être telle si elle ne provenait pas de cet objet. Cette définition de Zenon nous la considérons comme tout à fait rigoureuse : comment, en effet, pourrait-il y avoir une compréhension propre à donner la sécurité de la connaissance et la certitude, si elle peut tout aussi bien être fausse? En critiquant et en rejetant cette définition, Philon sup prime la distinction entre le connu et l'inconnu, ce qui implique que rien ne peut être connu ; l'imprudent est renvoyé là où il ne veut sur tout pas aller. C'est pourquoi tout notre discours contre l'Académie vise désormais à maintenir cette définition que Philon a voulu ren verser » 144. A la lecture de ce passage, nous comprenons que la nouveauté introduite par Philon dans la Nouvelle Académie ne fut pas de modifier tel ou tel concept, mais d'ajouter à la formule consacrée «rien ne peut être perçu» la restriction «si l'on entend la percept ion au sens stoïcien». Autrement dit, tout en affirmant que la réal ité peut être appréhendée, il rejetait le critère du Portique, la représentation «comprehensive». Pour Lucullus, défenseur sans nuance de la logique de Zenon et qui ne conçoit pas d'autre moyen de percevoir les choses que l'évidence sensorielle, il y a là une inconséquence majeure, si bien que tout en accusant Philon d'avoir menti et d'avoir travesti la pensée de ses prédécesseurs, il souligne l'échec du scholarque dans sa tentative pour se distinguer d'Arcésilas et de Camèade. Ce jugement partisan, expression d'une pensée systématiquement hostile à Philon, n'est guère étonnant dans la bouche du défenseur d'Antiochus. Il faut en faire abstraction, nous demander quel était le sens du changement accompli par Philon et comprendre les raisons qui l'avaient motivé. 144 Ibid., 6, 18 : Philo autem, dum noua quaedam commouet, quod ea sustinere uix poterai quae contra Academicorum pertinaciam dicebantur, et aperte mentitur, ut est reprehensus a pâtre Catulo, et, ut docuit Antiochus, in id ipsum se induit, quod timebat. Cum enint ita negaret quicquam esse quod comprehendi posset - id enim uolumus esse άκατάληητον - si Mud esset, sicut Zeno definiret, tale uisum - iam enim pro φαντασία uerbum satis hesterno sermone triuimus uisum igitur impressum effictumque ex eo unde esset quale non posset ex eo unde non esset, id nos a lenone definitum rectissime dicimus : qui enim potest qui cquam comprehendi, ut plane confidas perceptum id cognitumque esse, quod est tale, quale uel falsum esse possit? Hoc cum infirmât tollitque Philo, iudicium tollit incogniti et cogniti, ex quo efficitur nihil posse comprehendi; ita imprudens eo quo minime uolt reuoluitur. Qua re omnis oratio contra Academiam suscipitur a nobis ut retineamus earn definitionem quam Philo uoluit euertere. Trad, personn elle.
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En passant de l'acatalepsie absolue à l'acatalepsie relative, en limitant le scepticisme académicien à la réfutation du critère stoï cien, le philosophe de Larissa assumait le combat qui avait été mené par l'Académie contre la théorie stoïcienne de la connaissan ce et il se présentait comme le digne continuateur de cette longue tradition. Au témoignage de Lucullus l'accusant d'avoir voulu « rui ner» la théorie stoïcienne de la perception, on peut joindre celui de Sextus qui, dans un passage des Hypotyposes145, affirme à propos de Philon et de ses disciples : «ils disent que les choses sont insai sissables, si l'on s'en tient au critère stoïcien, c'est-à-dire à la repré sentation comprehensive». Philon pouvait donc reprendre à la let tre tous les arguments avancés par Arcésilas et Camèade contre l'équivalence de l'évidence et de la certitude; il n'avait sans doute rien à ajouter dans ce domaine et il rejetait la doctrine de la «com préhension » avec autant d'acharnement que ses devanciers 146. Mais, alors que ceux-ci avaient estimé qu'ils devaient présenter leur lutte contre le stoïcisme comme l'une des facettes d'une εποχή absolue, Philon l'inscrivait sur fond de connaissance potentielle. Tout en disqualifiant le critère stoïcien, le dernier scholarque de l'Académie proclamait que la nature des choses peut être appré hendée par l'homme et, alors que Camèade avait rejeté tout critè re147, lui ne rejetait explicitement que la représentation «compreh ensive». Il abandonnait ainsi la position qui avait été longtemps la sienne - celle de l'incapacité du sujet à établir une quelconque cer titude -, pour affirmer la compréhensibilité du monde, ce qui constituait une brèche importante dans Γέποχή περί πάντων d'Arcésilas et de Camèade. Philon était toujours antistoïcien, il n'était plus aporétique; plus exactement, il prétendait, en se référant sans doute à Métrodore, que l'aporétisme de l'Académie n'avait jamais été rien d'autre qu'un antistoïcisme. Un tel bouleversement dans l'interprétation d'ensemble de la philosophie académicienne ne pouvait que déconcerter ceux qui se réclamaient de celle-ci. C'est ce que met en évidence Lucullus lors qu'il dit que les livres romains de Philon stupéfièrent Heraclite de Tyr, qui avait été antérieurement le disciple du scholarque. Il n'est pas certain qu'ils furent la cause du passage d'Énésidéme au pyrrhonisme, mais les propos que lui attribue Photius semblent bien
145 Sext. Emp., Hyp. Pyr., I, 33, 235 : oi δέ περί Φίλωνα φασιν δσον μεν έτη τφ στωικφ κριτερΐω, τουτέστι τη καταληπτικη φαντασία, ακατάληπτα είναι τα πράγματα, οσον δέ έπί τη φύσει των πραγμάτων αυτών καταληπτά. 146 Ce que reconnaît Lucullus lui-même quand il affirme au § 16 : Philone autem uiuo patrocinium Academiae non defuit. 147 Sext. Emp., Adu. math., VII, 165 : ούτε ούν ή άλογος αίσθησις οΰτε ό λόγος ην κριτήριον.
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viser les innovations philoniennes 148. Comment, dit-il, soutenir le pour et le contre à propos d'une même chose, si l'on prétend que la réalité de celle-ci peut nous être connue? Comment faire croire à la réversibilité des valeurs, alors que l'on proclame leur immutabilité ontologique? Énésidème condamne un scepticisme qui ne porte que sur les modalités de la connaissance et non sur la possibilité même de celle-ci, il veut que les philosophes qui raisonnent ainsi soient logiques avec eux-mêmes et qu'ils renoncent définitivement à Γέποχή. R. Gélibert, auteur d'un intéressant article sur cette quest ion, a écrit que, selon Énésidème, «la contradiction patente des Académiciens, c'est qu'ils ne veulent pas admettre la consé quence inéluctable de leur dogmatisme, à savoir qu'ils comprenn ent, qu'ils saisissent une réalité»149. Nous nuancerons cette affi rmation en disant que ce qui indigne surtout le restaurateur du pyrrhonisme, c'est que les Académiciens (il vaudrait mieux dire en l'occurence les Philoniens) puissent à la fois croire à la compréhensibilité de la réalité et se complaire dans le refus de donner à cette compréhension un contenu concret. A ce scepticisme de façade, à ce qu'il considère sans doute comme un jeu artificiel et inconsé quent,il oppose le pyrrhonisme, la seule et véritable philosophie de l'acatalepsie universelle. Jusqu'ici nous avons cherché à déterminer l'apport philonien à la pensée de l'Académie, nous n'en avons pas encore apprécié la portée. Pour ce faire, il faut d'abord saisir pourquoi cet homme déjà âgé, rompu à toutes les joutes dialectiques, ce scholarque sans école, choisit le moment apparemment le moins approprié pour faire preuve d'une originalité qu'il n'avait guère manifestée au temps de sa splendeur. Nous ne reviendrons pas sur ce phénomène d'érosion de Γέποχή que nous avons déjà évoqué à propos de Camèade et que Clitomaque semblait avoir arrêté, tout au moins en ce qui concer-
148 Photius, Bibl., 212, 169 b : διαφοραν των τε Πυρρωνίων και των 'Ακαδη μαϊκών είσάγων μικρού γλώσση αύτη ταοτά φησιν, ώς οί μέν από τής 'Ακαδημίας δογματικοί τέ είσι καί τα μέν τίθενται αδιστάκτως, τα δέ αίρουσιν αναμφιβόλως 170 a : το γαρ αμα τιθέναι τι καί αίρειν αναμφιβόλως, αμα τε φάναι κοινώς ύπάρχειν καταληπτά, μάχην όμολογουμένην εισάγει, έπεί πως οΐόν τε γινώσκοντα τόδε μέν είναι αληθές τόδε δέ ψευδός έτι διαπορείν και διστάσαι, καί ού σαφώς το μέν έλέσθαι, το δέ περιστήναι. 149 R. Gélibert, Philon de Larissa et la fin du scepticisme académique, dans Permanence de la philosophie, Mélanges offerts à J. Moreau, Neuchâtel, 1977, p. 82-126. R. Gélibert adopte, p. 114, au § 170 a une correction qui avait été pr écédemment proposée par R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 233, et il remplace καταληπτά par son contraire. Nous croyons cependant qu'il faut conserver tel quel le texte des manuscrits, car ce que reproche Enésidème aux Académiciens c'est de pra tiquer l'isosthénie sur fond de compréhensibilité de la réalité.
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nait l'expression officielle de l'école. Il eut certainement son impor tance dans l'évolution de Philon, mais deux raisons plus spécifi ques nous semblent également avoir joué un rôle, l'une philosophi que, l'autre historique. L'un des arguments les plus constamment utilisés contre le scepticisme est qu'il contient en lui-même sa propre réfutation, parce que, quels que soient ses efforts pour le dissimuler, il ne peut se dispenser d'un point fixe. Le cogito cartésien apparaît ainsi com mel'aboutissement d'une très longue recherche visant à découvrir ce qui est inhérent au scepticisme et que le scepticisme ne peut reconnaître sans se détruire. De manière beaucoup plus fine qu'Antipater, Antiochus, sans doute parce qu'il connaissait la Nouvelle Académie de l'intérieur, avait entrepris de mettre celle-ci en contradiction avec elle-même. Il est incohérent, disait-il, de poser comme prémisse qu'il existe des représentations fausses et d'ajou ter ensuite qu'elles ne diffèrent en rien des représentations vraies150. Procéder ainsi, c'est en effet accepter une différence que l'on s'empresse de nier. Très subtilement Antiochus mettait ainsi en évidence la faille de la critique du stoïcisme, telle qu'elle avait été élaborée par Arcésilas et surtout par Camèade. Pour mener à bien sa dialectique, celui-ci avait admis - sans doute d'une façon non dogmatique, mais était-il toujours facile de faire la différence? - que les représentations ne sont pas un pur produit du sujet, qu'il existe des représentations vraies, impossibles toutefois à identifier avec certitude comme telles. Et c'est précisé ment ce que l'Ascalonite avait contesté, arguant que l'on ne pouvait à la fois faire état de l'existence phénoménologique de la vérité et affirmer que rien ne peut être perçu. Or, Cicéron nous dit que Phi lon fut très troublé (maxime perturbatimi) par cette objection et il est donc normal qu'il ait cherché à y répondre en s'efforçant de concilier deux propositions que son ancien élève considérait com meincompatibles 151 : la réalité est connaissable, mais le critère stoï cien est inadéquat. Ce qui exigeait en bonne logique qu'il proposât lui-même un autre critère. L'a-t-il fait? Nous croyons que l'on peut répondre négativement si l'on entend par là qu'il aurait substitué un concept ou une formule simple à la représentation «compreh ensive» stoïcienne. La véritable innovation de Philon est, selon
150 Cicéron, Luc, 34, 1 1 1 : Ne illam quidem praetermisisti, Luculle, reprehensionem Antiochi - nec mirum, in primis est nobilis - qua solebat dicere Antiochus Philonem maxime perturbatum. Cum enim sumeretur unum, esse quaedam falsa uisa, alterum, nihil ea diffère a ueris, non attendere superius illud ea re se esse concessum, quod uideretur esse quaedam in uisis differentia, earn tolli altero, quo neget uisa a falsis uera differre; nihil tam repugnare. 151 Ibid.
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nous, à chercher dans l'ouverture d'une perspective nouvelle, dont nous sommes persuadé qu'il faut chercher la cause, au moins part ielle, dans ce bouleversement considérable que furent la fin de l'Académie athénienne et la fuite à Rome du scholarque. L'exil n'est pas seulement un déchirement, l'abandon de lieux et d'êtres chers ou tout simplement familiers, il peut être aussi source de renouvellement, car il contraint l'exilé à s'adapter à ce qui jusqu'alors lui était étranger. Douloureux toujours, il est par fois fécond. Nous ne savons pas comment Philon a réagi au dérac inement et le fait qu'il sut créer autour de lui un cercle d'auditeurs incite à penser que, auréolé du prestige de son titre, il n'eut pas trop de mal à s'intégrer à la société romaine. Mais, comment ne pas supposer que le contact avec la Rome bouillonnante du début du Ier siècle av. J.-C, la fréquentation de personnages différents de ceux qu'il avait coutume de côtoyer à Athènes contribuèrent à lui faire prendre conscience du caractère quelque peu figé des contro verses? Confronté à un public, certes cultivé et avide de connaître, mais moins au fait des arcanes de l'immense débat qui avait oppos é l'Académie au Portique, et percevant enfin l'éristique qui, sur fond de questions essentielles, avait parfois caractérisé cet affron tement, il se devait de redonner à la pensée platonicienne l'autono mie qu'elle semblait avoir perdue dans les feintes et les ruses de cet interminable jeu dialectique. Philon avait désormais affaire à un milieu intellectuel romain assez marqué dans son ensemble par le stoïcisme platonisant de Panétius et, en tout cas, plus avide de voir définir une règle de vie que de connaître le détail des divergences entre Académiciens et Stoïciens. Dans ces conditions, le plus urgent pour Philon était d'affi rmer l'unité de l'Académie à travers son histoire en reprenant, avec beaucoup plus de force que ne l'avaient fait ses prédécesseurs, l'idée que Socrate et Platon n'étaient pas des philosophes dogmatiq ues. L'allégeance à ceux que l'Académie devait considérer un peu comme ses héros éponymes, avait sans doute été le fait de tous les scholarques, et Arcésilas, en tout cas, s'était expressément réclamé d'eux pour justifier son εποχή περί πάντων. La démarche de Philon n'était donc pas originale sur le fond, mais elle s'imposait d'autant plus qu'un philosophe qui se réclamait de l'Académie, Antiochus, présentait Platon comme l'inventeur d'un savoir systématique sans faille. Si Philon eut un mérite, ce fut de comprendre que Platon pouv ait être invoqué pour combattre la logique stoïcienne, et plus généralement toute philosophie se présentant comme science, mais qu'il était impossible de continuer à s'affirmer platonicien en prati quant Γέποχή sur les modalités de la connaissance du monde. En affirmant que les choses sont par nature connaissables, il
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définissait une orientation, un espoir, auquel il semble bien s'être gardé de donner une forme concrète, car pour sa part il continua surtout à batailler contre le stoïcisme. Par cette position de princi pe, il dégageait la philosophie platonicienne de cette doctrine de l'opacité du monde, qui avait fini par devenir aussi encombrante que le plus pesant des dogmes et il intégrait la pensée d'Arcésilas et de Camèade dans la perspective de l'idéal, d'une connaissance véridique possible, au nom de laquelle il fallait combattre les faux critères. Il reste évidemment à comprendre pourquoi Cicéron, élève de Philon, s'est montré réticent à le suivre dans cette orientation nouv elle et a préféré s'en tenir à l'interprétation traditionnelle de la pensée néoacadémicienne, celle qu'avait donnée Clitomaque. Nous proposerons une explication à la fin de cette partie consacrée à la connaissance, une fois que nous aurons analysé comment s'affront ent, dans le Lucullus, les conceptions néoacadémicienne et sto ïcienne à propos de ce que nous appellerons par commodité les fonctions intellectuelles.
CHAPITRE III
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La représentation n'est pas dans le stoïcisme une simple infor mation que l'intelligence se devrait d'affiner et d'interpréter, com mes'il s'agissait d'un matériau étranger. Parce qu'elle n'est rien d'autre qu'un certain état de l'hégémonique, elle a un devenir, elle est porteuse de potentialités qui se réaliseront dans le concept, la mémoire, le savoir ou la sagesse. L'importance de cette idée, ex pression de la nature systématique du stoïcisme, est telle que Lucullus la répète trois fois en des termes très proches, mettant l'ac cent tantôt sur la représentation, tantôt sur l'assentiment1. L'ex posé le plus complet, qui se trouve en 21-23, comporte une rigou reuse gradation2 : - la représentation elle-même est indissociable de l'identif ication des qualités de l'objet, ce qu'exprime la formule dont nous avons déjà souligné l'ambiguïté volontaire3 : ea quae non sensibus ipsis percipi dicuntur, sed quodam modo sensibus; ut haec : illud est album. . . ; - si l'homme en restait à ce stade de la perception, il aurait du monde une vision, certes contrastée, mais impressionniste, frag mentée. Au contraire, il perçoit les objets dans leur individualité et il sait définir celle-ci parce que les représentations ont imprimé en lui ces «notions communes», «sans lesquelles toute intelligence, toute question et toute discussion sont impossibles»4; - parce que les représentations s'accumulent dans la mé moire, ce «trésor de représentations»5, elles sont aussi le fonde1 Cicéron, Luc, 7, 21-23; 10, 31; 12, 38. Cicéron emploie lui-même au § 21 l'expression series . . . maiora nectens. 2 Sur la nécessité de ne pas perdre de vue le caractère dynamique de cette series, cf. supra, p. 164. 3 Cicéron, Luc, 21 : «les choses qui ne sont pas perçues par les sens euxmêmes, mais qui le sont cependant d'une certaine manière ; par exemple : ceci est blanc ...» Trad. pers. 4 Ibid. : ... sine quibus nec intelligi quicquam nec quaeri, cf. également Ac. post., I, 11, 42. On trouvera des éléments qui rappelent le texte cicéronien dans Sext. Emp., Adu. math., VII, 343-345. 5 L'expression se trouve dans Sext. Emp., ibid., 373 = S.V.F., I, 64.
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ment de tout savoir particulier : « un art est un assemblage de per ceptions éprouvées visant à une fin utile à la vie», dit Cicéron, dans un fragment que nous a transmis le grammairien Diomède, et dont nous pensons qu'il pourrait bien provenir de Academica posteriora - entre le savoir particulier et la science caractéristique de la sagesse, il y a autre chose qu'une différence d'extension car l'un se définit par rapport à un objet qui lui est extérieur, tandis que l'autre, dit Lucullus, tire d'elle-même sa constantia1. Mais, si la sagesse reproduit dans l'homme la cohérence et l'harmonie qui régnent dans la nature, c'est qu'elle a elle-même une origine natur elle, qui n'est autre précisément que Γοίκείωσις, ce mouvement instinctif de l'homme vers ce qui lui est approprié, lequel n'existe rait pas sans une image exacte de la réalité8. Ainsi donc la représentation «comprehensive» contient poten tiellement en elle la sagesse et, à son tour, la sagesse confirme que les sens ne nous trompent pas. La confiance dans le monde des représentations, d'abord spontanée, devient après ce parcours cir culaire une conclusion raisonnée, un dogme. Attaquer l'expérience sensorielle, c'est donc rendre impossible le travail de la raison et dénigrer les dons de la nature au lieu de les utiliser judicieuse ment9. Mais l'adversaire académicien, tout en considérant que la réfu tation de la théorie de la représentation suffisait à saper le stoïcis me, ne s'en est pas tenu là, il a voulu répliquer au Portique à pro pos de chacun des moments de la connaissance, opposant ainsi la continuité de la critique à celle de la certitude. Les prénotions : questions à propos d'un silence. Dans la préface de son remarquable article sur les prénotions, V. Goldschmidt déplorait qu'il n'y eût pas encore de monographie consacrée à ce terme, qui poserait de manière enfin satisfaisante le
6 Diomède, Ars grammatica II, in Grammatici latini, éd. H. Keil, Leipzig, 1857, t. 1, p. 421 : ars est perceptionum exercitarum constructio ad unum exitum utilem uitae pertinentium, frg. 31 Garbarino (classé parmi les scripta incerta dubiae fidei). 7 Cicéron, op. cit., 23 : In quibus solis inesse etiam scientiam dicimus, quam nos non comprehensionem modo rerum, sed earn stabilem quoque et immutabilem esse censemus. . . 8 Ibid., 24. 9 Sur ce point, cf. Epictète, II, 20, 21.
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problème du concept dans la pensée antique10. A notre connaissanc e, le vœu du regretté savant n'a pas encore été exaucé, sans doute en raison de l'immensité de la tâche, et il va de soi qu'un tel projet n'a pas sa place dans cette étude, notamment parce que cette ques tion est secondaire dans le Lucullus. Nous rappellerons donc un certain nombre d'acquis de la recherche, avant de formuler quel ques hypothèses sur une particularité, jusqu'ici négligée, du dis cours de Cicéron. C'est dans le De natura deorum que Cicéron explique l'origine du terme πρόληψις11 : ce fut Epicure, dit-il, qui l'inventa, afin de désigner une chose qui jusque là n'avait pas de nom, « une espèce de représentation de la chose anticipée dans l'esprit, sans laquelle on ne peut ni comprendre une chose, ni à son sujet instituer une recherche ou une discussion». Comme l'a noté V. Goldschmidt, il n'y a aucune raison de mettre en doute l'exactitude de ce texte, si bien que l'historien de la philosophie antique doit surtout analyser les différences entre les emplois stoïcien et épicurien du terme12. Celles-ci ne doivent cependant pas dissimuler que les deux syst èmesont en commun un refus très ferme de l'innéisme, même si la formulation de certains témoignages pourrait parfois laisser pen ser le contraire 13. En ce qui concerne plus particulièrement le stoï-
10 V. Goldschmidt, Remarques sur l'origine épicurienne de la prénotion, dans Les Stoïciens et leur logique, (p. 155-169), p. 155: «En tant que ce terme faite partie de toute la philosophie antique, jusqu'à Sextus Empiricus et même Jamblique, il mériterait une étude monographique qui ne se bornerait pas à l'examen parcimonieux des loci classici, toujours les mêmes, et qui poserait, d'une manière générale, le problème du concept dans la pensée antique». 11 Cicéron, Nat. de., I, 17, 43 : Quae est enim gens aut quod genus hominum quod non habeat sine doctrina antidpationem quandam deorum, quant appellai prolemsin Epicurus, id est, anteceptam animo rei quandam informationem, sine qua nec intellegi nec quaeri nec disputali, potest ? Il est à remarquer que la der nière partie de la phrase est exactement la même que celle que nous avons citée à la note 4. 12 V. Goldschmidt, op. cit., p. 168, qui souligne que l'emploi stoïcien du te rme diffère de celui des Epicuriens, en particulier parce que les philosophes du Portique «intègrent la prénotion dans une classification des concepts et, d'autre part, construisent un processus de l'expérience, où la prénotion apparaît seule ment comme un stade». 13 Plutarque, Sto. rep., 17, 1041 e = S.V.F., III, 69, dit que Chrysippe consi dérait sa théologie comme étant la plus conforme aux έμφυτοι προλήψεις. Sur le caractère non innéiste de cette expression, cf. M. Pohlenz, Die Stoa, 1. 1, p. 56-59 et V. Goldschmidt, Le système stoïcien..., p. 159-161. Le même décalage entre l'expression et la réalité de la pensée se trouve dans Nat. de., I, 17, 44, lorsque l'Epicurien Velléius évoque, à propos des dieux, les insitas eorum uel potius innatas cognitiones. Dans l'excellent commentaire qu'elle fait de ce passage, E. Asmis, op. cit., p. 68-69, aboutit en ce qui concerne les Epicuriens aux mêmes conclusions que Pohlenz et Goldschmidt en ce qui concerne les Stoïciens.
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cisme, la doctrine du concept nous est connue surtout par un texte d'Aetius, dans lequel l'hégémonique de l'homme à la naissance est comparé à une feuille blanche sur laquelle les concepts viennent s'inscrire, soit naturellement, c'est-à-dire grâce à l'expérience di recte, soit par «l'enseignement et par l'étude»14. Aetius nomme les premières προλήψεις, les seconds έννοιαι, mais il semble bien que cette distinction n'ait été que fort peu respectée puisque les fameus es «notions communes», ces concepts communs à tous les homm es, comme celui de divinité, sont en fait des prénotions. L'intérêt du témoignage d'Aetius est donc dans l'affirmation très nette que le stoïcisme ne connaît pas d'idées innées, que la doctrine de la réminiscence lui est étrangère et qu'il a cherché à apporter sa pro pre réponse au problème du Ménon : comment puis-je identifier un objet si je ne le connais déjà? L'existence de ces deux termes, πρόληψις et έννοια, à la fois distincts et souvent confondus, l'origine épicurienne du premier, posaient à Cicéron de sérieuses difficultés de traduction, qu'il a tenté de résoudre, non pas avec légèreté, comme le lui a reproché Madvig, mais, au, contraire, en travaillant «avec prudence et mé thode» et en procédant par approximations successives15. Il a su préserver la spécificité de la πρόληψις épicurienne en lui réservant les termes de praenotio et & anticipano, alors que dans un contexte stoïcien il emploie praesensio 16. S'il est vrai, par ailleurs, que dans le Lucullus comme dans les Topiques il ne cherche pas à différen cier πρόληψις et έννοια, ce n'est pas par ignorance de la nuance qui existe entre ces deux termes, mais parce qu'il se conforme à l'usa ge stoïcien, qui est de les confondre souvent17. La lecture des trai tés philosophiques montre, enfin, comment Cicéron a tâtonné pour trouver un équivalent latin à έννοια, choisissant d'abord intelligentia, puis notitia, et enfin notio, qui est le terme qu'il semble avoir jugé le plus satisfaisant18. Cette attention extrême à un problème de traduction difficile entre tous ne rend que plus surprenant le traitement unilatéral de la question du concept dans le Lucullus.
14 Aetius, IV, 11 = S.V.F., II, 83. 15 Sur cette question, cf. H. J. Härtung, op. cit., p. 78-101, qui cite (p. 90) le reproche fait par Madvig (éd. du De finibus, p. 402, com. de III, 33) à l'Arpinate d'avoir traduit avec inconstantia, traduisant έννοια tantôt par notitia et tantôt par notio. 16 Comme cela a été démontré par H. J. Härtung, op. cit., p. 81-82. 17 Cicéron, Luc, 10, 30: notitiae rerum, quas Graeci turn εννοίας, turn προλήψεις uocant; Top., 6, 31 : notionem appello quod Graeci turn εννοιαν turn πρόληψιν. On trouvera une bonne mise au point sur cette question dans le com mentaire de Reid au passage du Lucullus. 18 Cf. H. J. Härtung, op. cit., p. 94-100.
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Le propos de Lucullus quand il parle des notitiae est de mont rer que celles-ci ne sont concevables que si elles ont pour origine des images exactes de la réalité19: «si les notions étaient fausses car c'est par ce mot que tu semblés rendre εννοίας, si donc elles étaient fausses ou imprimées en nous par des représentations telles que les vraies ne pourraient être distinguées des fausses, comment pourrions-nous en user?». De manière plus dialectique que le t émoignage d'Aetius, ce passage, sur les présupposés ontologiques duquel nous reviendrons à propos de la mémoire, confirme la continuité qui existe dans le stoïcisme entre l'expérience sensible et l'intelligence. Mais Lucullus est plus précis encore, un peu plus loin, quand il affirme que le passage de la représentation au concept se fait similitudinibus, terme qui certainement désigne ici l'ensemble des opérations par lesquelles les Stoïciens expliquaient la tranformation de la φαντασία en έννοια, et que Caton présente ainsi dans le De finibus20 : «les notions des choses se forment dans les âmes si l'on acquiert une connaissance soit par l'expérience, soit par la conjonction, soit par la similitude ou la comparaison rationnelle et c'est par cette quatrième opération que s'est formée la conception du bien». Cependant la notion ainsi formée n'est pas une connaissance actuelle, et pour qu'elle le devienne il faut que la définition développe ce qui est contenu en elle, que cette enodatio, pour reprendre le terme qu'utilise Cicéron dans les Topiques, mette à jour tous les éléments qui font sa singularité21. Ainsi, de même que seul un assentiment ferme permet de réaliser les virtualités de la représentation «comprehensive», de même le travail de la raison est nécessaire pour que la prénotion puisse rendre compte vérit ablement de la réalité. Plus clair, plus conscient sera son contenu, mieux fondé sera le jugement: «parti d'idées reconnues vraies», dira Epictète, «on arrive à une proposition douteuse parce qu'on les applique d'une manière incohérente. Si, outre ces idées, on pos sédait l'art de les appliquer, qui empêcherait qu'on ne soit par fait?22». 19 Cicéron, Luc., 7, 22 : Quod si essent falsae notitiae - εννοίας enim notitias appellare tu uidebare -, si igitur essent hae falsae aut eius modi visis impressae qualia uisa a falsis discenti non possent, quod tandem eis modo uteremur?. 20 Cicéron, Fin., III, 10, 33 = S.V.F., III, 72 : Cumque rerum notiones in animis fiant, si aut usu aliquid cognitum sit aut coniunctione aut similitudine aut collatione rationis, hoc quarto, quod extremum posui, boni notitia facta est. Trad, pers. 21 Cicéron, Top., 9, 31, où il est dit que la notion est enodationis indigens. 22 Epictète, Entretiens, II, 11, 8-9 : Αφ' όμολογουμένων γαρ ορμώμενοι τούτων έτη το άμφισβητούμενον προάγουσιν ύπο τής ακαταλλήλου εφαρμογής. Ώς εί γε και τοΰτο ετι προς έκείνοις έκέκτηντο, τί έκώλυε αυτούς είναι τε λείους ;
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Rien dans ce que dit Lucullus du concept ne diverge de l'o rthodoxie stoïcienne et ce n'est donc pas là qu'il faut chercher la singularité du Lucullus, mais dans le silence de Cicéron. En effet, alors que celui-ci réfute - et avec quelle alacrité ! - la doctrine sto ïcienne de la mémoire, de l'art et de la sagesse, il ne dit pas un mot pour répliquer à Lucullus au sujet de la notitia. Il est toujours diffi cile d'interpréter un silence et nous n'irons pas jusqu'à affirmer que celui-là a été nécessairement intentionnel. Mais, par ailleurs, comment n'y voir qu'une omission insignifiante, alors que la ques tion du concept a incontestablement beaucoup intéressé Cicéron? Il serait tout à fait imprudent d'interpréter cette absence comme le signe d'un accord implicite; en réalité, nous devons nous contenter ici d'une explication provisoire, dans la mesure où, par delà Γεννοια, le problème posé est celui de la position des Néoacadémic iens à l'égard de la transcendance et qu'il ne peut être abordé qu'à partir de l'étude de tous les aspects de leur philosophie. A notre connaissance, il n'existe qu'un seul témoignage sur la méthode utilisée par la Nouvelle Académie pour réfuter la théorie stoïcienne de la formation des concepts. Il s'agit du passage des Comm. not. de Plutarque, où Diadoumène, ne se contentant plus de démontrer que les Stoïciens sont en contradiction avec ces «no tions communes» dont eux-mêmes font tant de cas, met en cause l'explication que ces philosophes donnent de l'origine de ces no tions23 : si l'âme, dit-il, est un souffle chaud (άναθυμίασις), com ment les concepts, les souvenirs, les sciences, qui sont «des réalités fixes», pourraient-ils avoir comme siège «une substance fugace, dispersée, toujours mobile et fluide»? L'objection est à la fois adroite et contestable, puisqu'elle feint d'ignorer toutes les préci sions apportées par les stoïciens à leur théorie du πνεύμα, mais notre propos n'est pas de discuter ici de son bien-fondé. Ce qu'il nous importe, en effet, de remarquer, c'est qu'il existait une crit ique néoacadémicienne de la psychologie du Portique, fondée sur des considérations ressortissant à la physique. Pourquoi est-elle absente du discours de Cicéron? Sans doute parce que celui-ci (ou sa source immédiate) a estimé qu'il convenait de ne pas renoncer à cette dissociation de la logique et de la physique, qui est dans son discours, nous pensons l'avoir montré, un instrument redoutablement efficace pour la réfutation du critère stoïcien. Mais le silence de Cicéron ne relève-t-il pas précisément de cet temême méthode et ne s'explique-t-il pas par le fait que les Acadé miciens, comme le montre le traité de Plutarque, traitaient à part le problème des «notions communes», mettant en opposition les 23 Plutarque, Comm. not., 47, 1084f-1085b.
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bizarreries du stoïcisme et la prétention des Stoïciens à se confor mer à des conceptions universelles? Sans rejeter totalement cette explication, qui ne permet pas de comprendre pourquoi les Acadé miciens se sont si peu intéressés à l'empirisme stoïcien en matière de formation des concepts, il convient de se demander si la Nouvell e Académie, parfaitement à l'aise dans la critique de la représentat ion «comprehensive», n'était pas plus prudente à propos des pré notions, par crainte de sembler assumer dogmatiquement la théo riedes Formes. On peut, en tout cas, remarquer une attitude assez surprenante, et pour tout dire une certaine hypocrisie, dans la part iedu Lucullus consacrée au dissensus des philosophes sur le critè re de la vérité. Dans ce passage, en effet, l'idéalisme platonicien est présenté, en apparence, comme une réponse parmi d'autres à ce problème philosophique24: «autre est le critère de Protago ras . . . autre celui des Cyrénaïques . . . autre celui d'Épicure. Pla ton, lui, veut que le critère de la vérité et la vérité elle-même soient séparés des opinions et des sens et appartiennent à la pensée et à l'esprit. Laquelle de ces doctrines approuve notre ami Antiochus?». En réalité, cette neutralité n'est évidemment que de façade et cette enumeration de noms recouvre deux traditions inconciliables : cel les des sensualistes, à laquelle les Académiciens rattachaient sans aucun doute les Stoïciens, même si ceux-ci ne sont pas mentionnés dans les lignes que nous avons citées, et celle de Platon, définie au contraire par la discontinuité entre le monde des sens, de l'opinion et le λόγος, critère de la vérité. S'il est reproché à Antiochus d'avoir trahi Platon et l'Ancienne Académie pour adhérer sans réserve au stoïcisme (a Chrysippo pedem nusquam), il n'est pas affirmé expres sément que le critère platonicien soit le bon. Autant la théorie des Formes est clairement assumée dans Y Orator25, autant Cicéron, lorsqu'il s'exprime comme philosophe de la Nouvelle Académie, préfère dans ce domaine la suggestion à l'affirmation, par crainte sans doute de sembler adhérer à une doctrine constituée, à une vérité dogmatiquement proclamée, alors que Platon est pour lui
24 Cicéron, Luc, 47, 142 : Aliud iudicium Protagorae est . . . aliud Cyrenaicorum . . . aliud Epicuri . . . Plato autem omne iudicium ueritatis ueritatemque ipsam abductam ab opinionibus et a sensibus cogitationis ipsius et mentis esse uoluit. 25 Cicéron, Or., 3, 10 : Has rerum formas appellai ιδέας ille non intellegendi solum sed etiam dicendi grauissimus auctor et magister Plato, easque gigni negat et ait semper esse ac ratione et uia disputetur, id est ad ultimam sui generis formam speciemque redigendum. Cf. l'exposé varronien de l'idéalisme, supra, p. 147.
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une source d'inspiration passionnément admirée, mais dont il n'a jamais exclu qu'elle pût être erronée26. Ajoutons encore ceci, qui mériterait un long développement, tant cet aspect de la philosophie d'Antiochus a été important dans l'histoire du platonisme. Pour avoir suivi l'enseignement de l'Ascalonite, Cicéron savait fort bien que celui-ci ne s'était pas contenté de reprendre telle quelle la théorie stoïcienne des f)rénotions et qu'il avait, en quelque sorte, platonisé celle-ci en substituant à l'idée d'une origine empirique des concepts, celle de leur existence a priori, sous la forme d'un don fait à l'homme par la nature de notions qui constituent la base de la connaissance27. W. Theiler a montré, en s'appuyant sur de nombreux exemples, quel rôle consi dérable cette théorie a joué dans la préparation du néoplatonisme : or c'est dans le De legibus et dans le De finibus qu'elle se trouve exposée, non dans les Académiques2*. Cette étrangeté n'est que le corollaire d'un paradoxe plus important encore. En effet, alors que l'antiochien Varron et le Néoacadémicien Cicéron admirent tous deux Platon et expriment en des termes assez proches la théorie des Formes, ce consensus entre les deux branches de l'Académie finissante est laissé à l'arrière-plan, l'accent étant mis sur le débat : εποχή ou dogmatisme? La pensée de Platon a été, en fait, défendue selon deux stratégies différentes. Antiochus a estimé que la prénot ionstoïcienne, qu'il a défendue dialectiquement contre les Néoa cadémiciens, pouvait être interprétée dans le sens de l'innéisme. Pour la Nouvelle Académie, au contraire, le meilleur moyen de res ter fidèle à Platon était de se garder de tout dogmatisme, fût-il pla tonicien, aussi a-t-elle préféré sur cette question du concept, part iculièrement propre aux développements ontologiques, pratiquer un silence qui place l'historien de la philosophie devant une diffi culté exégétique importante : démontrer la faiblesse des sens et d'une raison dépendant de ceux-ci, était-ce pour Arcésilas et Carnéade exprimer en négatif la probabilité de l'existence d'un modèl e, d'une transcendance, d'un intellect pur, ou bien formuler un
26 Cf. infra, p. 467. 27 Cicéron, Leg., I, 9, 26 : natura . . . rerum plurimarum obscuras nee satis expressas intellegentias enodauit, quasi fondamenta quaedam scientiae. 28 W. Theiler, Die Vorbereitung des Neuplatonismus, Berlin, 1930, p. 39-48. Theiler a été critiqué par C. De Vogel, A la recherche des étapes précises entre Platon et le Néoplatonisme, dans Mnémosyne, 1954, p. 111-122, qui a privilégié le rôle de Posidonius dans ce qu'elle considère comme la renaissance de la théorie des Formes. Cette thèse avait déjà été défendue par R. E. Witt, Plotinus and Posidonius, dans CQ, 24, 1930, p. 198-207. En revanche, Theiler a trouvé un défenseur en la personne de P. Boyancé qui, tout au long de son œuvre, n'a cessé de défendre le caractère platonicien de la philosophie d'Antiochus.
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questionnement sans préjugé sur l'homme et sur la nature? Une interprétation exclusivement analytique accréditerait la deuxième hyptohèse, mais la première demande à être examinée plus attent ivement. Nous aurons à revenir sur cette question qui nous paraît essentielle. La mémoire et les arts. Par biens des aspects, la conception stoïcienne de la mémoire est héritière d'Aristote et Zenon n'aurait rien eu à objecter à une affirmation comme celle-ci : « l'impression produite grâce à la sen sation est de telle sorte qu'elle est comme une espèce de peinture dont la possession constitue la mémoire»29. Mais, alors que le Stagirite s'était appliqué à différencier la mémoire de la réminiscence et à expliquer le phénomène de l'oubli, les scholarques du Portique semblent, eux, ne pas avoir accordé une attention particulière à la μνήμη, se contentant de la décrire comme un dépôt de représentat ions30. De même, leur définition de la τέχνη se fonde sur la «com préhension» sensorielle, source nécessaire de la science, comme le montre, en particulier, cette phrase de Sénèque : «Toute science, tout art doit avoir comme origine de son développement une évi dence, une perception par les sens»31. Dans un tel système, la fonction de la mémoire et du savoir particulier est d'enrichir à son tour l'expérience sensible, de la renouveler, en permettant de décel erdans la représentation ce que l'ignorant est incapable d'appré hender. Cependant, le stoïcisme rencontre dans ce va-et-vient entre le sujet et le réel une difficulté propre à toutes les doctrines qui donnent du processus de la connaissance une explication trop étroitement empirique : comment expliquer que des représentat ions fausses, ou tout simplement incertaines, puissent s'inscrire dans l'esprit avec la même force que celles qui correspondent exac tement à la réalité? Lucullus n'élude pas ce problème, mais la réponse qu'il y apporte paraît psychologiquement indéfendable32 : «Que peut être», demande-t-il, «une mémoire des choses fausses? 29 Aristote, De memoria, 450 a, 28-30: τοιούτον το γιγνόμενον δια της αίσθήσεως έν τγ\ ψυχή και τφ μορίω του σώματος τω εχοντι αυτήν, οίον ζωγράφημά τι το πάθος, ου φαμέν την εξιν μνήμην είναι. 30 Cf. supra, note 5. 31 Sénèque, Ep., 124, 6 : omnis scientia atque ars aliquid débet habere manifestum sensuque comprehensum ex quo oriatur et crescat.. 32 Cicéron, Luc, 7, 22 : Quae potest enim esse memoria falsorum, aut quid quisquam meminit, quod non animo comprehendit et tenet? Ars uero quae potest esse nisi quae non ex una aut duabus, sed ex muîtis animi perceptionibus cons tat?
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De quoi se souvient-on si ce n'est de ce que l'esprit a perçu et conservé? Que peut être un art s'il n'est pas composé, non pas d'une ou deux, mais de plusieurs perceptions». Autrement dit, et comme l'a fort bien vu J. S. Reid, pour que soit préservée cette continuité parfaite entre la représentation «comprehensive» et la science, Lucullus est obligé de recourir à l'assimilation de la vérité à l'être, de l'erreur au non-être33. " Cependant, le postulat métaphysique qui sous-tend l'argument vaut moins par lui-même que comme un moyen de renforcer la continuité du système, mise à mal en ce qui concerne la mémoire par l'expérience la plus commune. La mémoire des choses fausses est inconcevable, bien que réelle, parce qu'admettre cette donnée psychologique reviendrait à reconnaître que la représentation «comprehensive» n'est pas la condition sine qua non de l'activité du λόγος. La réfutation de Cicéron prend la forme d'un syllogisme about issant, à partir de prémisses stoïciennes, à une conclusion inaccep table pour les Stoïciens34 : - si la mémoire ne porte que sur les réalités perçues et comp rises, tout ce dont on se souvient correspond à des objets perçus et compris; - or rien de faux ne peut être perçu; - donc, puisque l'Epicurien Siron se souvient de tous les dogmes d'Epicure, il en résulte nécessairement que ceux-ci sont vrais. L'Arpinate pratique avec bonheur l'ironie dans cette argument ation, tout comme quand il demande à Lucullus si le mathématic ien Polyaenus, qui, devenu épicurien, estima que toute la géomét rie était fausse, avait pour autant oublié tout ce qu'il savait dans ce domaine35. Mais le brillant de la forme ne doit pas dissimuler la profondeur de la pensée. En effet, ce que Cicéron exprime «en creux», négativement, à travers ces traits, c'est la conclusion à laquelle Platon parvient dans le Sophiste, lorsqu'il donne sa répons e au problème de l'erreur, qui était resté en suspens dans le Théé-
33 J. S. Reid, ad loc. 34 Cicéron, Luc, 33, 106 : Si igitur memoria perceptarum comprehensarumque rerum est, omnia quae quisque meminit, habet ea comprehensa atque percepta. Falsi autem comprehendi nihil potest, et omnia meminit Siron Epicuri dogmat a; uera igitur Ma sunt omnia. 35 Ibid.
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tète36: «(le non-être) n'a pas, s'il est permis de le dire, moins d'existence que l'être lui-même; car ce n'est pas le contraire de l'être qu'il exprime, c'est seulement autre chose que lui». L'idée d'une mémoire des choses fausses n'apparaît donc philosophique ment scandaleuse à Lucullus que parce que celui-ci n'a pas su défi nirce qu'est l'erreur. Ainsi, une fois de plus, le débat entre la Nouv elle Académie et le Portique perpétue, sous des formes différent es, une question qui était au centre de la réflexion platonicienne. Les limites de la dialectique; le problème des antilogies. Le stoïcisme n'a pas toujours défini la dialectique de la même manière, mais ces variations sont secondaires, surtout si l'on tient compte du fait qu'il l'a rétablie dans la dignité dont elle avait été déchue par Aristote 37. On sait, en effet, que le Stagirite, par oppos ition à Platon, sépara la dialectique de la philosophie et réduisit ce qui était pour son maître la science de l'être à «une simple techni que d'argumentation par questions et réponses, qui permet de par ler de tout, mais ne donne aucun enseignement, parce qu'elle se contente d'argumenter à partir des opinions admises et des notions communes, sans se soucier de la vérité»38. Le stoïcisme, lui, fit de la dialectique la science du jugement vrai et la rangea parmi les vertus du sage 39. Cette restauration qui, si elle n'était pas un retour pur et simple à Platon, redonnait à la dialectique un domaine et une fonction qu'Aristote lui avait refusés, ne trouva pas grâce auprès des philosophes de la Nouvelle Académie, puisque Camèade exprima sa condamnation de la dialectique en la comparant tantôt au poulpe qui se dévore lui-même, tantôt à Pénélope défaisant la nuit ce qu'elle avait tissé le jour, métaphore que Cicéron reprend dans son discours 40. Une telle attitude est appuyée dans le Lucullus sur deux grands arguments : cette prétendue science est incapable de se définir un domaine qui lui soit extérieur et, par ailleurs, loin de permettre un quelconque progrès, elle se détruit elle-même. Le premier grief est exprimé par Cicéron à travers une série
36 Platon, Sophiste, 258 b : ουδέν ήττον, ει θέμις ειπείν, αύτοΰ του δντος ουσία εστίν, ούκ εναντίον έκείνφ σημαίνουσα άλλα τοσούτον μόνον, έτερον εκεί νου. 37 Sur cette question, cf. les articles déjà cités de P. Hadot, Philosophie, dialectique, rhétorique dans l'Antiquité et Les divisions des parties de la philoso phie dans l'Antiquité. 38 P. Hadot, Les divisions. . ., p. 205. κατ' 39 Cf. Alex. Aphr., In Arist. Top., p. 3 ALD = S.V.F., II, 124 : μόνος ό σοφός αυτούς διαλεκτικός. 40 Cf. supra, p. 34, n. 106.
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de questions41 : «Vous dites qu'on a inventé la dialectique en quel que sorte pour discerner le vrai du faux et pour être un juge dans cette matière. Mais de quel vrai et de quel faux, et dans quel domaine? Est-ce en géométrie que le dialecticien jugera du vrai et du faux, ou en littérature, ou en musique? Mais il ne connaît pas ces arts! C'est donc en philosophie. Mais en quoi la grandeur du soleil le concerne-t-il? Qu'est-ce qui lui permet de juger du souve rainbien? Que jugera-t-il donc? De la vérité des conjonctives et des disjunctives, de l'ambiguïté des mots, des conséquences et des contradictions? Si telle est sa compétence, c'est d'elle-même qu'elle juge; or, elle promettait plus». Il est à remarquer que tout le passa ge est construit selon la division tripartite de la philosophie : après avoir exclu que la dialectique puisse être utile dans une ars, l'Arpinate évoque chacune des parties de la philosophie (dans l'ordre adopté par la Nouvelle Académie, parfaitement adapté de surcroît au but recherché dans ce passage) et conclut que le dialecticien est, au mieux, capable de faire ce que nous appellerions de la logique formelle. Nous avons là une tentative de définition, dans la tradi tion platonicienne, que l'on a pu comparer aux pages du Gorgias dans lesquelles Socrate cherche à déterminer ce qu'est la rhétori que42. Il serait plus juste, à notre avis, d'évoquer un autre texte, moins connu celui-là, mais qui, par son caractère aporétique devait être très prisé dans la Nouvelle Académie, le Charmide. A la fin de ce dialogue, consacré à la définition de la sagesse, Socrate constate que ses amis et lui n'ont pu parvenir à aucune réponse positive et il se qualifie malicieusement de «piètre chercheur» et même de «ra doteur»43. Y a-t-il eu pourtant véritablement échec? Non, puisque la discussion a au moins permis d'éliminer quatre définitions inexactes, parmi lesquelles la plus longuement réfutée est celle de Critias44 : «la sagesse a pour objet à la fois elle-même et les autres sciences». Or, la critique que fait Socrate de cette définition est très proche de celle que nous avons trouvée dans le Lucullus à propos
41 Cicéron, Luc, 28, 91 : Dialecticam inuentam esse dicitis, ueri et falsi quasi disceptatricem et iudicem. Cuius ueri et falsi, et in qua re? In geometriane quid sit uerum aut falsum dialecticus iudicabit an in litteris et in musicis? At ea non nouit. In philosophia igitur. Sol quantus sit quid ad ilium? Quod sit summum bonum quid habet ut queat iudicare? Quid igitur iudicabit? Quae coniunctio, quae diiunctio uera sit, quid ambigue dictum sit, quid sequatur quamque rem, quid repugnet. Si haec et horum similia iudicat, de se ipsa iudicat; plus autem pollicebatur. Trad. Bréhier-Goldschmidt modifiée. 42 Cf. la note de Reid ad loc, qui cite le Gorgias, 453 d. 43 Platon, Charmide, 175 e : φαΟλον ζητητήν; 176a: λήρον. 44 Ibid., 166e: μόνη τών άλλων επιστημών, αυτή τε αύτης εστίν καί των άλλων επιστημών επιστήμη.
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de la dialectique45: «si la sagesse», dit-il, «n'est que la science de la science et de l'ignorance, elle est incapable de distinguer le médecin qui sait son métier de celui qui l'ignore, qu'il soit d'ail leurs un charlatan ou un homme qui se fait illusion. Et le sage ne sera pas moins désarmé à l'égard des autres sciences, à moins d'être lui-même du métier, comme les autres artisans». En outre, à supposer même qu'une telle conception de la sagesse fût réalisable, elle ne procurerait pas à l'homme, affirme-t-il, ce qui est pour lui le plus précieux, à savoir le bonheur, la science du bien et du mal. Socrate rejette donc l'idée d'une science au second degré qui n'au rait aucune finalité morale et il est très vraisemblable que, s'il s'est attaché avec tant de soin à ruiner la définition de Critias, c'est qu'il a vu en elle l'expression en termes philosophiques de l'idéal sophis tiqued'une instruction formelle permettant de persuader dans tous les domaines46. L'opposition de la Nouvelle Académie à la dialectique stoïcien ne a donc ses racines dans la pensée socratique, avec cette diffé rence toutefois que, si dans le Charmide «la science de la science» n'est qu'une hypothèse, dont il suffit de démontrer l'inanité, la dia lectique stoïcienne, elle, existe bel et bien comme système de ra isonnement. L'Académicien cherchera donc à prouver que si les premiers éléments de cette prétendue science ont la séduction de l'évidence, ils conduisent très vite à d'insolubles apories, ces άποροι λόγοι dont les Stoïciens ne contestaient pas l'existence, mais qui n'ébranlaient en rien leur confiance dans la capacité de la raison à tout expliquer47. Les deux exemples donnés par Cicéron sont ceux du sorite et celui du «menteur». La forme de sorite utilisée dans cette critique de la dialectique est d'une grande simplicité, sans qu'il soit pourtant possible d'affi rmer qu'elle reproduit le modèle originel de ce sophisme : on part d'un nombre reconnu comme petit (trois en l'occurrence), on ajou te à chaque fois l'unité, on interroge l'interlocuteur sur le nombre ainsi obtenu et on arrive progressivement {minutim et gradatim) à lui faire qualifier de «petit» un nombre important, dix mille par exemple48. Le schéma inverse se trouve chez Horace, qui, lui, pro cède par diminutions successives, tandis que les deux démarches,
45 Ibid., 171 c : εί ή σωφροσύνη επιστήμης επιστήμη μόνον εστίν και άνεπιστημοσύνης, ούτε ίατρόν διακρΐναι οϊα τε έσται έπιστάμενον τα τής τέχνης ή μή έπιστάμενον προσποιούμενον δε ή οίόμενον, ούτε άλλον ούδένα των επιστα μένων και ότιουν πλην γε τον αύτοϋ όμότεχνον, ώσπερ οί άλλοι δημιουργοί. 46 Cf. Gorgias, Eloge d'Hélène, 13. 47 Diog. Laërce, VII, 44, inclut l'étude de ces apories à l'intérieur de la dia lectique stoïcienne. 48 Cicéron, Luc, 28, 92-29, 95. Sur le sorite, cf. supra, p. 242, n. 112 et 114.
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ascendante et descendante, sont combinées dans le témoignage de Sextus Empiricus49. Confronté à ce problème du sorite, Chrysippe avait mis au point une parade très empirique. Il pensait, en effet, que le seul moyen d'échapper à cet engrenage était de ne pas se laisser entraîner indéfiniment dans le jeu des questions et de s'ar rêter à un moment donné, dès qu'il sentirait la contradiction50: «comme un conducteur habile», disait-il, «je retiendrai mes che vaux avant d'arriver à la borne et d'autant plus si le terrain dans lequel ils s'engagent est dangereux». Un tel raisonnement, en fait, ne pouvait que combler d'aise les Académiciens, puisqu'il confir maità quel point la dialectique stoïcienne, si ambitieuse dans ses prétentions, se trouvait désarmée devant l'obstacle du sorite. Chry sippe en était réduit à suspendre son jugement, non parce qu'il se trouvait devant une proposition obscure - le propre du sorite étant de ne présenter au répondeur qu'une chaîne d'évidences -, mais parce qu'il pressentait qu'il allait être obligé d'assentir à quelque chose d'absurde. Il s'agit donc d'une εποχή en quelque sorte pré ventive, ne constituant aucunement une réponse sur le fond, d'où la réponse très ironique de Camèade51 : «pour moi, tu peux ron fler et non seulement te taire, mais à quoi bon? Il viendra, en effet, quelqu'un pour te réveiller et continuer à t'interroger». Pour mieux comprendre dans quel esprit la Nouvelle Acadé mie,et en tout cas Cicéron, se servait du sorite contre la dialecti que stoïcienne, un phrase nous paraît d'un grand intérêt, qui figu re au début du développement sur ce sophisme : rerum natura nullam dédit cognitionem finium ut ulta re statuere possimus quatenus52. On a, certes, remarqué que le sorite néoacadémicien expri me la conception platonicienne du sensible comme lieu du change mentincessant et de l'aparallaxie, mais nous voyons que Cicéron est bien plus précis encore, puisqu'il ne s'en tient pas au monde des représentations et qu'il affirme que les choses ont une « limite », c'est-à-dire un être, une définition, qu'il n'est pas donné à l'homme de connaître, tant sa raison est imparfaite53. 49 Horace, Ep., II, 1, 47; Sext. Emp., Adu.math., I, 68-69; VII, 418-421. 50 Cicéron, Luc, 29, 94 : ut agitator callidus, prius quant ad finem ueniam, equos sustinebo, eoque magis, si locus, is, quo ferentur equi, praeceps erit. Trad. Bréhier-Goldschmidt légèrement modifiée. Pour J. Barnes, op. cit., p. 55, Chry sippe perçoit quel est le dernier cas clair, après lequel l'arrêt est nécessaire. 51 Ibid., 93 : Per me uel stertas licet, inquit Carneades, non modo quiescas. Sed quid proficit? Sequitur enim qui te ex somno excitet et eodem modo interroget. Trad, pers. 52 Ibid., 92: «La nature ne nous a pas donné la connaissance des limites qui nous permettrait de définir exactement une réalité ». Trad. pers. 53 Sur la signification philosophique du sorite chez les Néoacadémiciens, cf. H. J. Krämer, op. cit., p. 75-77.
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En pratiquant ainsi le sorite, les Académiciens s'interdisaient toute affirmation quant à la nature précise de la relation entre le flux des sensations et l'être véritable, mais ils disposaient d'une arme redoutable leur permettant de battre en brèche la conviction stoïcienne que la singularité des choses, leur ιδία ποιότης, nous est doublement accessible, puisque donnée comme virtualité dans la représentation «comprehensive» et conquise par le travail de la dialectique. Ce même optimisme, cette même confiance dans la raison humaine sont visés dans la critique des «raisonnements indémont rables», qui constituent l'équivalent pour la raison de ce qu'est la représentation «comprehensive» pour la sensation, puisque, selon les Stoïciens, leur évidence est telle qu'ils se suffisent à euxmême54. Cicéron n'en mentionne qu'un seul, alors que Sextus en cite cinq, mais surtout il procède de tout autre manière que le Pyrrhonien. Alors que celui-ci s'attache à réfuter la lettre même de chacun de ces άναπόδεικτοι λόγοι, de façon à démontrer que l'on ne peut rien en conclure, l'Arpinate, fidèle à la méthode académic ienne,n'en récuse pas a priori le principe et accepte dialectiquement la validité d'un raisonnement comme celui-ci55 : « Si tu dis maintenant qu'il fait jour et si tu dis vrai, il fait jour ; or, tu dis maintenant qu'il fait jour, et tu dis vrai, donc il fait jour ». Sa méthode est, en fait, exactement la même que celle qu'il a appliquée à propos de la représentation «comprehensive». Tout comme, plutôt que de contester d'emblée l'existence de celle-ci, il avait entrepris de prouver que des représentations fausses pou vaient lui être en tout point identiques, ici il fait remarquer à Lucullus que le paradoxe du «menteur» («Si tu dis que tu mens et si tu dis vrai, tu mens; or tu dis que tu mens et tu dis vrai, donc tu mens») est construit sur le même modèle que le raisonnement pré cédent et aboutit cependant à une aporie qui défie l'entende ment56.Donc la dialectique ne peut établir des modèles à valeur universelle et les évidences qui s'offrent à la raison ne sont pas plus acceptables que celles qui séduisent les sens. Les «raisonne ments indémontrables», point de départ de l'enseignement de la dialectique stoïcienne, ne sont plus, après une telle critique, qu'un
54 Cicéron, ibid., 96, cf. le développement de Sext. Emp. sur les άναπόδεικτ οι λόγοι dans Hyp. Pyr., II, 13, 157. 55 Ibid. : «Si diets nunc lucere et uerum diets, lucet; diets autem nunc lucere et uerum dicis : lucet igitur». 56 Ibid. Nous n'avons pas pu consulter l'ouvrage consacré au «menteur» par A. Rüstow, Die Lügner. Theorie, Geschichte und Auflösung, Diss. Erlangen, 1910, et cité par H. J. Krämer, op. cit., p. 59, n. 221.
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obstacle supplémentaire dans la quête de la vérité et ils confirment qu'il n'existe aucune certitude naturelle qui puisse fonder celle-ci. «Quel procès peuvent-ils m 'intenter à moi qui suis leur propre doctrine?», demande ironiquement Cicéron en parlant des Stoï ciens57, et il est vrai que ce procès de la dialectique a été tout entier instruit en prenant à la lettre les ambitions proclamées par les Stoïciens pour celle-ci et en montrant qu'une raison véritabl ement exigeante réduit ces prétentions à fort peu de chose, pour ne pas dire à rien. Le seul reproche que l'on pourrait faire à cette cri tique, c'est qu'elle néglige un caractère important de la théorie stoïcienne de la dialectique. En effet, les philosophes de cette école n'ont cessé de répéter que le sage est le seul dialecticien; autre ment dit, nul autre que lui ne peut réaliser les possibilités, les pro messes de la dialectique, nul autre que lui ne peut faire qu'elle soit une science de la vérité, et non plus seulement du vrai58. Ce qui distingue toutefois les Stoïciens de la Nouvelle Académie, c'est que, conscients du caractère imparfait de la dialectique pratiquée par le tout-venant, par le stultus, ils ont cependant pensé qu'utilisée par le sage elle deviendrait une de ses vertus, tandis que Camèade et ses disciples l'ont combattue hic et nunc, en excluant une fois de plus cette idée d'un changement qualitatif, sans laquelle le stoïcisme perd tout son sens. Mais il importe aussi d'analyser d'une manière plus générale l'attitude de Cicéron lui-même à l'égard de la dialectique, car on peut avoir l'impression qu'il fait à ce sujet des déclarations assez contradictoires. Dans le Lucullus, non seulement il développe la critique carnéadienne de la dialectique, mais il dévalorise aussitôt les instruments dont il s'est lui-même servi en les qualifiant de «pièges que les Stoïciens ont tendus contre eux-mêmes», et il fait même une sorte d'éloge d'Epicure, ce prétendu lourdaud qui est en réalité cautus, parce qu'il est allé jusqu'à rejeter le principe de contradiction59. Ailleurs, cependant, il raille l'extrême confusion de langage à laquelle le refus de la dialectique conduit ce même Epicure et, surtout, dans ses traités de rhétorique, il souligne à quel point Yars artium est une formation précieuse, indispensable pour l'orateur60. L'image qui revient le plus souvent est celle, attri-
57 Ibid., 98 : Mecum uero quid habent litium, qui ipsorum disciplinam sequor? 58 Sur la différence entre ces deux concepts dans le système stoïcien, cf. V. Goldschmidt, Le système. . ., p. 165. 59 Ibid., 97. 60 Sur la critique du rejet épicurien de la dialectique, cf. infra, p. 394-396. L'importance de la dialectique pour l'orateur est tout particulièrement souli-
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buée à Zenon lui-même, de la paume et du poing, symbolisant l'une la rhétorique, l'autre la dialectique, celle-ci étant considérée com meune contracta et astricta eloquentia61. Mais Cicéron n'identifie pas pour autant la dialectique à sa version stoïcienne et, s'il est vrai qu'il a été formé à cette dernière par son maître et ami Diodote, Philon et Antiochus l'ont exercé à la dialectique aristotélicienne, plus proche du sens commun. C'est pourquoi, dans YOrator, il lais seà celui qui se prépare à l'éloquence la liberté de choisir entre la disciplina antiqua, la dialectique de l'Ancienne Académie et des Péripatéticiens et la disciplina Chrysippi62. Peu importe donc l'éco le à laquelle l'orateur a été formé, pourvu qu'il connaisse ce qui est indispensable à l'art de parler63: «le sens, la nature, les catégories de mots aussi bien simples que groupés; ensuite combien de façon il y a de dire une chose; comment on juge du vrai et du faux; quell e conclusion on peut tirer d'une proposition; ce qui est cohérent et ce qui est contradictoire; et puisqu'il existe bien des expressions ambiguës, comment il faut diviser et expliquer chacune d'entre elles». Il y a donc pour l'orateur comme pour le philosophe un bon usage de la dialectique, mais comment le définir? Ce que Cicéron n'accepte pas, c'est que la dialectique soit utilisée pour elle-même, qu'elle devienne un absolu coupé des réalités et des autres scien ces.L'orateur ne peut se dispenser de l'étudier mais, s'il n'est que dialecticien, son éloquence sera sèche, peu attrayante et il sera incapable de persuader, à l'instar du Stoïcien P. Sulpicius Rufus qui, homme d'une grande culture juridique et philosophique (il fut l'élève de Panétius), fut condamné bien qu'innocent, parce qu'il se refusa à pratiquer autre chose qu'une éloquence austère64. Le phi losophe stoïcien qui se complaît dans l'utilisation mécanique des syllogismes, sans se soucier de mettre ceux-ci en rapport avec l'e xpérience, s'égare dans des exercices stériles. Dans cette condamna-
gnée dans Or., 32, 113-33, 117. Sur la relation entre dialectique et rhétorique, cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie, p. 158-234. 61 Cette expression se trouve dans Brutus, 89, 309. La métaphore de la pau me et du point appliquée à la relation de la rhétorique et de la dialectique figu redans Or., 32, 113 et dans Fin., II, 6, 17; elle a été reprise par Quintilien, Inst. or., II, 20, 7. Sur les deux utilisations de cette méthaphore par Zenon, cf. l'arti clede J. P. Dumont, L'âme et la main. . ., op. cit. 62 Cicéron, Orator, 32, 115. 63 Ibid. : Nouerit primum uim, naturam, genera uerborum et simplicium et copulatorum; deinde quoi modis quidque dicatur; qua ratione uerum falsumne sit iudicetur; quid efficiatur e quoque; quid cuique consequens sit quidque contrarium; cumque ambigue multa dicantur, quo modo quidque eorum diuidi explanarique oporteat. 64 Cicéron, Brutus, 30, 114-116.
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tion cicéronienne d'une science purement abstraite, formelle et qui, de surcroît, prétend à l'universalité, il y a certes l'influence de la Nouvelle Académie, mais aussi cette passion du concret, si caractéristique de la pensée romaine. Il est, à cet égard, très signi ficatif que Sénèque, pourtant stoïcien, n'hésite pas à railler les sy l ogismes de Zenon, qu'il qualifie d'« inepties grecques», tout en reconnaissant que lui-même y est encore quelque peu attaché65. Le conseil qu'il donne donc à Lucilius est de ne pas chercher à rame nerles problèmes moraux «aux lois de la dialectique et à ces argut ies, fruits de l'art le plus languissant qui soit», mais de les affron ter sans détour, ce qu'il résume dans une belle sententia66 : «il faut agir avec plus de simplicité en faveur de la vérité et avec plus d'énergie contre la crainte». Chez lui, comme chez Cicéron, est affirmée avec vigueur cette idée que la preuve la plus manifeste de l'échec de la dialectique se trouve dans son incapacité à rendre ver tueux celui qui ne l'est pas, à persuader le tout- venant des vérités qu'elle prétend avoir démontrées. Si donc l'attitude à l'égard de la dialectique dans son ensemble apparaît nuancée, il n'en est pas de même à l'égard des antilogies pratiquées dans l'Académie et le Lycée, mais dont nous savons par Plutarque que Chrysippe, tout en ne les récusant pas complète ment, leur préférait un enseignement continu et dogmatique67. Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer quelques-uns des textes où il explique sa prédilection pour cette méthode, dans laquelle il voit un instrument indispensable à la fois pour former l'orateur à la copia et pour progresser dans la recherche de la vérité, en permett ant de dégager la plus grande vraisemblance et d'éviter l'écueil des certitudes trop rapidement acquises68. Il nous reste à complét er et à préciser cette analyse. Nous sommes persuadé, en effet, que l'on s'est trop exclusivement attaché à découvrir l'origine de ce type de disputano dans l'Académie et que cette Quellenforschung a eu pour conséquence la sous-estimation du témoignage cicéronien. Celui-ci a certes été étudié, puisque c'est en grande partie à partir de lui que H. J. Krämer et J. Glucker ont conclu, l'un à la continuit é de la dialectique néoacadémicienne par rapport à l'Ancienne Académie69 et au Lycée, l'autre à l'originalité d'Arcésilas dans l'école platonicienne, mais le travail a été fait de manière ponctuel-
65 Sénèque, Ep., 82, 8. 66 Ibid., 19 : non redigo ista ad legem dialecticam et ad illos artificii ueternosissimos modos. . . Pro ueritate simplicius agendum est, contra metum fortius. 67 Plutarque, Sto. rep., 10, 1035 f. 68 Cf. supra, p. 120. 69 H. J. Krämer, op. cit., p. 14-58; J. Glucker, op. cit., p. 34, n. 79, comment aire de la thèse de Krämer.
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le, sans que l'on ait cherché à appréhender la logique des propos cicéroniens. Ce qu'il faut espérer d'une approche plus globale, ce n'est pas une réponse définitive sur le problème de fond, mais des indications sur la manière dont les Académiciens percevaient et expliquaient eux-mêmes cet aspect de la philosophie. Paradoxalement, puisqu'il est difficile d'évoquer la Nouvelle Académie sans penser à la disputatio in utramque partent romaine de Camèade sur la justice, Cicéron, lui, emploie le plus souvent l'expression contra omnium sententias dicere10. H. J. Krämer, à qui ce détail n'a pas échappé, en a conclu que la seule innovation d'Arcésilas par rapport aux joutes dialectiques qui avaient lieu dans l'Ancienne Académie, fut de se réserver systématiquement le rôle du contradicteur71. En réalité, c'est Cicéron lui-même qui nous interdit d'interpréter cette volonté de contradiction systématique comme une simple variante d'exercices scholastiques antérieurs. A cet égard, le texte le plus complet, le plus clair dans sa formulat ion, est la préface du second livre du De finibus dans lequel l'Arpinate, exprimant son peu de goût pour Yoratio continua, se réclame de Socrate qui, dit-il, contrairement à Gorgias, ne cherchait pas à faire étalage de sa science, mais à connaître les opinions des gens et, le cas échéant, à les réfuter72 : «cette pratique», poursuit-il, «abandonnée par ceux qui ont suivi, fut reprise par Arcésilas qui décida que ceux qui voulaient l'entendre ne devaient par lui poser de questions mais faire connaître eux-mêmes leur opinion; après quoi, il prenait le contre-pied de celle-ci, mais en laissant ceux qui l'écoutaient se défendre aussi longtemps qu'ils en étaient capab les». On ne saurait être plus catégorique dans l'affirmation que la Nouvelle Académie rompit avec la tradition des successeurs imméd iatsde Platon pour renouer avec la dialectique socratique, les phi losophes dogmatiques étant, à l'inverse, implicitement assimilés à des continuateurs de la sophistique. Nous ne reviendrons pas sur le problème des origines de la philosophie d'Arcésilas, l'important étant ici de constater qu'à tort ou à raison la Nouvelle Académie rattachait à Socrate sa pratique de la réfutation systématique. Carnéade, lui-même, dont la postérité a surtout retenu l'image d'un virtuose de la défense du pour et du contre à propos d'un même thème, est présenté au début du De natura deorum comme le digne 70 Cette expression ou des expressions équivalentes se trouvent dans Fin., II, 1 ; IV, 4, 10; Tusc, I, 4, 8 {Socratica ratio); Nat. de., I, 5, 11. 71 H. J. Krämer, toc. cit. 72 Cicéron, Fin., II, 1, 2 : Qui mos cum a posterioribus non esset retentus, Arcésilas eum reuocauit instituitque ut ti qui se audire uellent non de se quaererent, sed ipsi dicerent quid sentirent; quod cum dixissent, Me contra; sed eum qui audiebant, quoad poterant, defendebant sententiam suam.
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successeur de Socrate et d'Arcésilas dans ce domaine, lorsqu'il évo que «cette méthode philosophique consistant à réfuter systémat iquement et à ne se prononcer ouvertement sur rien, laquelle, inau gurée par Socrate, restaurée par Arcésilas et affermie par Camèad e, a été en honneur jusqu'à notre époque»73. Mais précisément, faut-il prendre au pied de la lettre l'expres sion contra omnia disserere, alors que quelques lignes plus loin dans ce même texte l'Arpinate reparle de la méthode de la Nouvell e Académie en l'identifiant à la disputatio in utramque partem, puisqu'il dit que l'exigence de vérité qui anime les philosophes de son école les contraint à connaître toutes les doctrines afin de pou voir et contra omnis philosophos et pro omnibus dicere74? Cette même variation se retrouve ailleurs et l'on est donc fondé à se demander quelle était donc exactement la méthode pratiquée dans la Nouvelle Académie. La difficulté de cette question vient, nous semble-t-il, de ce que Cicéron tantôt distingue et tantôt confond deux réalités apparte nant à des ordres différents : d'une part, la pratique dialectique de la Nouvelle Académie et, d'autre part, la justification que celle-ci en donnait. Bien que nous sachions peu de chose à ce sujet, il paraît indiscutable que la première était variée et qu'elle comport ait aussi bien des joutes opposant deux personnages que des anti logies identiques dans leur forme aux δισσοί λόγοι de la tradition sophistique, le même individu soutenant le pour et le contre sur un thème donné75. Mais, quelle que fût la diversité de ces exercices, ils étaient tous censés correspondre à l'inspiration socratique du contra omnia dicere, dont Arcésilas avait fait le maître mot de sa philosophie, les Néoacadémiciens considérant toujours que leur tâche la plus essentielle était de détruire les certitudes afin de pro gresser dans la découverte de la vérité. Même lorsqu'ils défen daient un point de vue, ils n'avaient pas conscience d'enfreindre la règle de la contradiction universelle, puisque ce plaidoyer était indissociable de sa réfutation et qu'il ne se justifiait que par la volonté de rendre celle-ci plus exacte et plus complète. La recher che philosophique étant à leurs yeux inconcevable sans la confront ation des opinions contraires, il s'agissait pour eux de participer à celle-ci lorsque le dogmatique était présent, ou de la mimer en sou-
73 Cicéron, Nat. de., I, 5, 1 1 : Haec in philosophia ratio contra omnia disserendi nullamque rem aperte iudicandi, profecta a Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Cameade, usque ad nostram uiguit aetatem. 74 Ibid. 75 Le seul exemple de disputatio in utramque partem néoacadémicienne qui nous soit parvenue est la fameuse antilogie de Camèade, cf. infra, p. 496-508.
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tenant alternativement une thèse et son contraire, avec toujours la conviction que leur rôle devait être la mise en évidence du caractè re décevant des opinions et des dogmes. Cependant, on ne percevrait que très partiellement la comp lexité du témoignage cicéronien, si l'on oubliait que l'Arpinate fut aussi l'élève d'Antiochus d'Ascalon et que ce dernier ne pouvait pas avoir sur la question de l'origine de la dialectique la même doctri ne que les tenants de la Nouvelle Académie. Si ceux-ci se récla maient de Socrate et d'Arcésilas, c'est à l'Ascalonite qu'il faut, selon nous, rattacher la tradition faisant d'Aristote l'inventeur de la disputatio in utramque partent. Celle-ci est exposée dans deux tex tes. Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer l'excursus philosophi que du troisième livre du De oratore76. Rappelons donc que dans ce passage deux méthodes sont soigneusement distinguées : d'une part, celle d'Aristote («soutenir sur toutes les questions le pour et le contre»), d'autre part celle d'Arcésilas et de Camèade («combattre toute proposition qui sera mise en avant»)77. Cicéron se place du point de vue de la formation de l'orateur, il estime que celui-ci doit être capable de procéder indifféremment comme le Stagirite ou comme les Académiciens, il n'approfondit pas le sens philosophi que de la distinction qu'il a établie. Cette imprécision n'existe pas dans le second texte78, qui est incontestablement antiochien, étant donné qu'il se trouve dans le livre V du De finibus, dont la dépendance par rapport à l'Ascalonit e ne peut être sérieusement contestée. Nous y lisons ceci : «c'est Aristote qui, le premier, conçut la pratique consistant à présenter sur chaque question le pour et le contre, non pas pour contredire systématiquement toute affirmation, à la manière d'Arcésilas, mais pour révéler ce qui dans toute question peut être dit dans un sens et dans l'autre». La netteté de la formulation ne permet aucun dout e : Antiochus, parce qu'il avait rompu avec la Nouvelle Académie et cherchait ses références dans l'Académie et le Lycée, avait choisi de privilégier l'apport du Stagirite à la dialectique, en soulignant
76 Ci. supra, p. 109-113. 77 Cicéron, De or., III, 21, 80: qui Aristotelio more de omnibus rebus in utramque partem possit dicere et in omni causa duas contrarias orationes . . . aut hoc Arcesilae modo et Cameadi contra omne quod propositum sit disserat. . . La correction des éditeurs, qui ont mis partem à la place du partem sententiam des manuscrits paraît tout à fait justifiée. 78 Cicéron, Fin., V, 4, 10: ab Aristoteleque principe de singulis rebus in utramque partem dicendi exercitatio est instituta, ut non contra omnia semper, sicut Arcesilas, diceret, et tarnen ut in omnibus rebus, quicquid ex utraque parte dicere posset, expromeret.
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l'esprit positif de la méthode aristotélicienne par opposition à l'aporétisme de la Nouvelle Académie. Dans le très remarquable article qu'il a consacré à la «joute dialectique d'après le huitième livre des Topiques-», Paul Moraux constate ce qu'il appelle «un certain décalage» entre l'attribution par Cicéron à Aristote de la disputano in utramque partent et la pla ce très secondaire que celle-ci occupe dans les Topiques19. Elle y apparaît, en effet, comme un simple exercice de préparation à la «joute», qui nous est décrite comme un tournoi opposant un ques tionneur, qui menait le jeu, et un répondant, lequel, la plupart du temps, se contentait de répondre par oui ou par non, selon que les propositions de l'adversaire lui semblaient être plausibles ou para doxales. L'interprétation que donne P. Moraux de cette discordan ce entre le Stagirite et l'Arpinate est double80 : ou bien, dit-il, l'e xpression utilisée par Cicéron est «une désignation trop vague et en partie inadéquate» des discussions pratiquées dans le Lycée, ou bien «Aristote a effectivement fait pratiquer plusieurs genres d'exercices dialectiques, l'un mettant aux prises un questionneur et un répondant, l'autre donnant aux adversaires la possibilité d'argu menter en faveur de thèses contradictoires». Nous croyons que l'explication la plus plausible se trouve en dehors de cette alternative. En effet, tout comme l'expression contra omnia dicere s'est révélée être beaucoup moins une descrip tion précise de la dialectique de la Nouvelle Académie qu'une manière pour ces philosophes de se rattacher à une certaine image de Socrate, de même la présentation d'Aristote comme l'inventeur du dicere in utramque partent nous semble devoir être interprétée non comme une indication de caractère historique, mais comme le moyen par lequel Antiochus d'Ascalon s'efforçait d'établir son ori ginalité en définissant une tradition différente de celle de l'école qu'il avait quittée. Cicéron s'est donc trouvé être le dépositaire de deux enseignements très proches dans leur contenu - il est fort vraisemblable qu 'Antiochus formait ses élèves à la dialectique avec des exercices qui dans leur forme ne différaient guère de ceux qu'il avait lui-mêmes pratiqués dans la Nouvelle Académie -, mais anta gonistes par leurs autorités de référence, ou tout au moins par l'image qu'il en donnait. Or, s'il a rendu compte fidèlement de cet teopposition, il a cherché aussi à l'atténuer, sans doute parce qu'il en percevait le caractère assez artificiel, et lui-même semble avoir
79 P. Moraux, La joute dialectique d'après le huitième livre des « Topiques », dans Aristotle on dialectics, the «Topics», (Proceedings of the 3rd Symposium Aristotelicum), Oxford, 1968, (p. 277-312), p. 303. 80 Ibid.
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considéré le contra omnia dicere et le dicere in utramque partent comme deux méthodes certes distinctes, mais finalement d'égale valeur non seulement pour la formation de l'orateur, mais aussi pour la recherche de la vérité. Nous en voulons pour preuve la pré face du De fato, qui montre bien comment un événement fortuit suffit à faire passer l'Arpinate de l'un à l'autre81. Il nous y apprend, en effet, qu'il avait primitivement l'intention d'écrire cet teœuvre sur le modèle du De natura deorum ou du De diuinatione, «en donnant pour les deux thèses un développement continu, de manière qu'il fût facile à chacun d'approuver ce qui lui paraissait le plus probable», mais, ajoute-t-il ironiquement, «un hasard m'a empêché de réaliser ainsi ma dissertation sur le destin ». Ce hasard, ce fut l'arrivée chez lui du consul désigné, son ami Hirtius, qui exprima le souhait de l'entendre réfuter une thèse donnée, comme il l'avait fait dans les Tusculanes*2. Nous voyons là que pour Cicéron le passage de l'antilogie à la réfutation d'une proposition ne fait aucun problème et il est probable que, s'il s'en était tenu à son projet initial, il aurait simplement regroupé dans un premier dis cours toutes les indications sur la doctrine stoïcienne du destin qui figurent dans le De fato. De fait, toute son œuvre philosophique participe à la fois du contra omnia dicere et de la disputatio in utramque partent. Cela est évident pour le Lucullus, le De Natura Deorum et le De diuinatione, qui se présentent comme une confrontation de discours, mais dans laquelle l'Arpinate se réserve toujours la réfutation, conciliant ainsi l'exposé suivi, plus propre à la clarté du débat et à l'éclat du style, et la vocation académicienne de destruction des fausses certitudes. Aussi peut-il, au début du Lucullus, revendiquer les deux méthod es83: «notre habitude est de dire ce que nous pensons en réfutant toutes les opinions ... et nos discussions n'ont d'autre fin que de faire apparaître et, pour ainsi dire, de faire sortir, en plaidant le pour et le contre, la vérité, ou ce qui s'en approche le plus». En fait, on ne trouve l'image de ce que pouvait être le contra omnia dicere par questions et réponses que dans un seul ouvrage,
81 Cicéron, Fat., I, 1 : Quod autem in aliis libris feci, qui sunt de natura deo rum, itemque in Us, quos de diuinatione edidi, ut in utramque partem perpetua explicaretur oratio, quo facilius id a quoque probaretur, quod cuique maxime pro babile uideretur, id in hac disputatione de fato casus quidam ne facerem impediuit. 82 Ibid., 2, 4. 83 Cicéron, Luc, 3, 7 : Nos autem, quoniam contra omnis dicere quae uidentur solemus. . . ; neque nostrae disputationes quicquam aliud agunt nisi ut in utramque partem dicendo eliciant et tamquam exprimant aliquid, quod aut uerum sit aut ad id quant proxime accédât. Trad. pers.
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les Tusculanes, étant admis que, comme l'a finement remarqué P. Moraux, la discussion dialectique qui figure au début du second livre du De finibus n'est pas une véritable joute dans laquelle le répondant défend une thèse contradictoire de celle du question neur84.Dans les Tusculanes, en revanche, le procédé correspond parfaitement à celui que les philosophes de la Nouvelle Académie affirmaient avoir été celui de Socrate et d'Arcésilas. Un interlocu teur avance une proposition qui est de l'ordre de la vraisemblance généralement acceptée et, par ses questions habilement agencées, Cicéron va l'obliger à se contredire, puis à concéder que les morts ne sont pas malheureux et que la mort n'est pas un mal, enfin à exiger lui-même un développement suivi sur le thème «la mort est un bien». L'affrontement dialectique n'occupe donc qu'une place assez restreinte dans le livre, Cicéron préférant de toute évidence «les plaines» du discours suivi à la discussion85, mais, malgré sa brièveté, il a une importance considérable puisqu'il permet de relier chacune de ces disputationes à la tradition des exercices scholastiques pratiqués par les maîtres dont se réclame l'Arpinate. Cicéron a donc su aller au-delà des oppositions artificielles et des justifications rigides pour prendre acte des similitudes au moins formelles entre la dialectique de la Nouvelle Académie et celle du Lycée, et surtout pour adapter les formations qu'il a reçues à son tempérament personnel. Plutôt donc que chercher à déterminer les parts respectives dans son œuvre de la disputatio in utramque partent et du contra omnia, ce qui reviendrait à dissocier ce que lui-même a voulu amalgamer, il convient de récapituler les quelques règles qui nous paraissent constituer l'essentiel de sa dia lectique : - ne rien imposer à l'interlocuteur, le laisser libre de défen dreson point de vue, mais le rendre, par un moyen ou par un autre, conscient des contradictions que comporte son opinion; - faire que la discussion philosophique ne s'enlise pas dans la technicité ou dans les arguties, mais soit, en même temps qu'une démonstration de rigueur intellectuelle, l'occasion de créer de la beauté ; - enfin, n'aboutir à aucun dogme et permettre ainsi à la quête de la vérité de se poursuivre.
84 P. Moraux, op. cit., p. 307. 85 L'image du cavalier dans la plaine est chère à Cicéron qui l'utilise sou vent pour évoquer le déroulement de l'oratio, cf. les références données par Reid en Luc, 35, 112, et tout particulièrement, en ce qui concerne la philoso phie, Fin., 1, 16, 54.
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. . . sed de sapiente quaeritur. (Luc, 20, 66). Conclusion A chaque étape de notre recherche, nous avons retrouvé le débat entre la Nouvelle Académie et le Portique sur la définition de la sagesse. Pour conclure notre réflexion, c'est donc le sens de cette divergence que nous voulons approfondir et nous partirons pour cela d'un texte postérieur au Lucullus, mais qui nous paraît le plus propre à montrer ce qu'était le sage pour les Stoïciens. La lettre 53 de Sénèque commence par le récit d'une traversée difficile et s'achève par un éloge de la sagesse construit selon une intéressante et subtile progression 86. Sénèque commence par dire à Lucilius que la philosophie lui permettra de s'élever au-dessus de la masse des humains, puis qu'elle fera de lui presque l'égal d'un dieu - la seule différence étant l'éternité du bonheur divin -, et enfin que le sage est même en un certain sens supérieur à la divinit é, car «celle-ci doit à sa nature de ne point connaître la crainte, tandis que notre sage le doit à lui-même» 87. Il y a là un magnifique témoignage de l'humanisme stoïcien, sublime de confiance - ou d'espoir insensé - dans la nature humaine, qui affirme que non seulement l'homme peut parvenir à un bonheur identique à celui des dieux, mais que les obstacles mêmes qui rendaient cette conquête improbable rendent plus éclatante encore sa perfection. Du sage stoïcien on ne peut pas dire, comme Ménénius à propos de Coriolan dans la pièce de Shakespeare 88 : he wants nothing of a god but eternity, car le stoïcisme n'a jamais établi une relation entre la qualité du bonheur et sa durée {non est uirtus maior quo longior, dit quelque part Sénèque 89) et que, de surcroît, les limites biologi ques de la nature humaine ont pu être considérées comme le rehaut de la sagesse. Il est vrai que l'histoire du stoïcisme est parcourue par une interrogation à laquelle aussi bien Zenon que Chrysippe apportè rent une réponse négative : une telle idée de la sagesse ne présumet-elle pas de l'homme 90? S'ils reconnaissaient d'eux-mêmes que le sage ne peut être qu'une rarissime exception91, ils n'admirent
86 Sénèque commence cette lettre avec beaucoup d'humour: quid non potest mihi persuaderi, cui persuasum est ut navigarem? 87 Ibid., 1 1 : Est aliquid quo sapiens antecedat deum : Me naturae beneficio non timet, suo sapiens. Trad. Noblot légèrement modifiée. 88 Shakespeare, Coriolan, V, 4, lignes 24-25 de l'édition Arden, Londres, 1976. 89 Sénèque, Ep., 73, 13. 90 Cf. Cicéron, Fin., IV, 20, 56, et Diogénien, ap. Eusèbe, Praep. Eu., VI, 8, 13 = S.V.F., III, 668. 91 Le sage est plus rare que le Phénix, cf. Sénèque, Ep., 42, 1.
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jamais que tout leur système était orienté vers un idéal irréalisable, ce en quoi ils avaient la même attitude que leurs adversaires épicu riens. Il ne suffisait pas, cependant, pour être convaincants de fon der leur argumentation sur l'existence passée ou future d'un ou deux sages et c'est dans une lettre de Sénèque que nous trouvons la réflexion la plus cohérente sur cette question. A ceux (évidemment des Platoniciens) qui objectent au stoïcisme que la vertu et le bon heur sont l'apanage des dieux, l'homme devant se contenter de leur image, il réplique que si la raison des dieux est parfaite, celle des hommes est perfectible92. Autrement dit, peu importe de savoir si le sage existe ou s'il a existé, puisque, de toute façon son existence est inscrite dans la réalisation des virtualités de la raison, dont la perfectibilité a pour aboutissement l'identification de la volonté humaine à celle de Dieu. L'exaltation du bonheur du sage figure dans divers textes cicéroniens, et notamment dans le second livre du De natura deorum, où Balbus s'exprime en des termes qui préfigurent ceux employés par Sénèque93. Elle est, en revanche, absente du discours de Lucullus, et cela s'explique aisément. En effet, Balbus ou Sénèque se placent du point de vue de l'achèvement de la raison, tandis que Lucullus se consacre essentiellement à la représentation, c'est-àdire à la source de l'activité rationnelle. Compte tenu, cependant, du fait que dans le stoïcisme l'origine contient potentiellement la fin et que celle-ci, pour être comprise, doit être « référée au début », parler de la représentation «comprehensive» ou de l'assentiment, c'est déjà parler de la sagesse, puisqu'on en établit le principe natur el94. Il n'y a donc rien d'étonnant à voir Lucullus affirmer que le sage est le seul objet de son discours. Ce qu'il dit du sapiens concer ne essentiellement la constance de la science95 : le sapiens est cer-
92 Ibid., 92, 27. 93 Cicéron, Nat. de., II, 61, 153 : ... cognitionem deorum e qua oritur pietas, cui coniuncta iustitia est reliquaeque uirtutes, e quibus vita beata existit, par et similis deorum, nulla re nisi immortalitate (quae nihil ad bene uiuendum pertinet) cedens caelestibus. 94 Sur le fait que dans le stoïcisme la fin est déjà potentiellement incluse dans l'origine, cf. V. Goldschmidt, Le système stoïcien. . ., p. 160 : «A sept (ou à quatorze) ans, l'enfant n'est certes pas encore un sage. Mais il possède cepen dantl'ensemble des notions requises pour le devenir. Ici encore, on peut dire que « tout est donné » ; la sagesse, au départ, est le « sens commun » et, parvenue à son terme, elle ne cesse de s'accorder avec lui». 95 Cicéron, Luc, 9, 27 sq. Ι/έποχή occasionnelle du sage est mentionnée en 17, 54. Les Académiciens ont cherché à mettre les Stoïciens en contradiction avec eux-mêmes en démontrant que Chrysippe, d'une part, considérait le bien et le mal comme des réalités sensibles et, d'autre part, prétendait que le sage
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tain de tout, et d'abord de sa propre sagesse, et la mention de cas où il suspend son jugement n'a pas pour fin de mettre en évidence une faille dans ce roc de certitudes, mais au contraire de confir merson infaillibilité par cette εποχή au caractère à la fois excep tionnel et provisoire. La conviction qu'un simple mortel pourrait accéder à une per fection qui ferait de lui hic et nunc l'égal de Dieu était bien étran gère à l'école platonicienne. Qu'il nous suffise de rappeler ici ce qu'écrit Platon au sixième livre de la République96; «le philosophe, ayant commerce avec ce qui est divin et ordonné, devient lui-même ordonné et divin dans la mesure où cela est possible à l'homme». Les exégètes discuteront encore longtemps pour savoir s'il y a vér itablement un pessimisme platonicien, ou si, comme le pense G. Vlastos, le fait que pour Platon le monde a été conçu à partir d'une modèle parfait est en lui-même source d'optimisme97, mais, quelle que soit l'interprétation que l'on préfère, il est évident qu'aucun philosophe se réclamant du fondateur de l'Académie ne pouvait admettre l'assimilation stoïcienne du sage à Dieu. Platon avait assigné comme tâche au philosophe de révéler la lumière aux prisonniers de la caverne, mais, à partir du moment où les inven teurs de systèmes identifiaient leur pensée à la lumière même, les Académiciens devaient, en quelque sorte, inverser la polarité et fai re prendre conscience à leurs adversaires de cette part d'obscurité qui résiste à la raison humaine98. H. J. Krämer a cité à ce propos un témoignage tardif, et sans doute contestable, mais qui nous paraît avoir sa part de vérité99: «Arcésilas», y lisons-nous, «affir maitque la vérité est accessible à Dieu seul, non à l'homme; Carnéade était lui-aussi de cet avis». Si le sage de la Nouvelle Académie, tel qu'il nous est décrit en particulier par Cicéron, met la même constance à douter de tout que le sage stoïcien à affirmer son universelle certitude, s'il résiste aux représentations avec la même tension intérieure grâce à la-
pouvait ne pas être conscient de sa sagesse. Cf. sur ce point Plutarque, Sto. rep., 19. 96 Platon, Rep., VI, 500 e : θείφ δη καί κοσμίφ ο γε φιλόσοφος ομιλών κοσμιός τε καί θείος εις το δυνατόν άνθρώτκρ γίγνεται. Trad. Chambry modifiée. 97 G. Vlastos, Socratic knowledge and Platonic pessimism, dans PhR, 66, 1957, p. 226-238, article écrit à propos du livre de J. Gould, The développement of Plato's ethics, New York, 1955, qui opposait Socrate, inventeur de l'aventure éthique individuelle et Platon, promoteur dans les Lois d'une morale autoritaire et inquisitoriale. 98 Cf. la métaphore des ténèbres in Ac. post., I, 12, 44. 99 Epiphanios, Panarion haer., III, 29, cité par H. J. Krämer, op. cit., p. 53, n. 209 : Άρκεσίλαος εφασκε τφ θεφ έφικτον είναι μόνφ το αληθές, άνθρώπφ δ' ου Καρνεάδης τα αυτά τφ εΑρκεσιλάω έδόξασεν.
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quelle l'autre intègre celle-ci à un savoir systématique, c'est qu'il naît d'une double exigence : ne pas abandonner au stoïcisme l'idée de la perfection humaine et, en même temps, montrer que celle-ci n'est possible ici-bas que dans le doute, dans le refus d'adhérer à un monde qui n'est pas celui de la vérité. Nous ne reviendrons pas ici sur le détail de la dialectique par laquelle le concept stoïcien de sagesse a été subverti et investi d'une signification platonicienne. C'est, en effet, la position de Cicéron lui-même sur cette question que nous allons essayer de préciser, en mettant en évidence ce qui dans sa philosophie n'est pas uniquement philosophique. Nous avons pu constater que Cicéron, qui reconnaît lui-même ne pas être particulièrement à l'aise dans les angustiae dialectiques qui occupent la plus grande partie de son discours, a su exposer celles-ci avec une admirable rigueur, qui n'est pas selon nous un iquement celle du pédagogue. Ce serait là passer à côté d'un aspect très important de son œuvre que de croire qu'il a traité de ces pro blèmes théoriques si ardus uniquement parce qu'ils constituaient une étape nécessaire dans son projet de formation des Romains à la philosophie. Comme dans toute son œuvre philosophique, der rière les développements les plus abstraits, il y a la volonté de repenser sa propre expérience. Que trouvons-nous, en effet, au début de son discours, nous livrant immédiatement l'une des clés de celui-ci 10° : l'opposition entre, d'une part, Yopinator Cicéron, qui est capable de donner une direction générale à son raisonnement et à son action, mais ne sait pas leur conférer la précision nécessair e, et, d'autre part, le sage, qui, lui, ne connaît pas l'erreur. Si l'on s'en tient à une lecture philosophique de ces propos, on n'y verra qu'une variation de plus sur la dualité stoïcienne du sapiens et du stultus et l'on ne reconnaîtra pas à l'Arpinate d'autre mérite que celui d'avoir enrichi ce thème par une belle métaphore marine. Mais ce n'est pas de cela, ou du moins pas seulement de cela, qu'il s'agit et c'est tout autant à son expérience vécue qu'à sa formation philosophique que nous devons nous référer. Cicéron a vécu la guerre civile et ses conséquences avec deux sentiments contradictoires. Il se sentait, dit-il, la conscience tran quille (nwnquam nisi pie cogitasse)101, parce qu'il avait de longue date compris l'ampleur de la crise, parce qu'il avait su faire échec aux improbi lorsqu'il en avait eu le pouvoir, et enfin parce que, à la fois par tempérament et par conviction philosophique, il répugnait
100 Cicéron, Luc, 20, 66. 101 Cicéron, Au., X, 4, 3.
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profondément à l'utilisation de la violence en politique 102. Mais, par ailleurs, cette certitude de son innocence dans le désastre de la République et de la justesse de ses convictions s'est accompagnée en permanence du sentiment aigu de la difficulté à déterminer jour après jour son attitude dans le tourbillon des événements. Lorsqu'il faut décider hic et nunc, l'homme qui est sûr de son bon droit {nulla nostra culpa) connaît l'irrésolution, le remords et se consacre à σοφιστεύειν, à plaider le pour et le contre en se lamentant sur la difficulté qu'il y a à pratiquer non pas la vertu, mais son «imitation quotidienne»103. Nous citerons comme seul exemple de ces hésita tionsla très étonnante lettre à Atticus dans laquelle, tout de suite après s'être amèrement reproché de ne pas avoir suivi Pompée dès le début, il se met à démontrer qu'il avait toutes les raisons d'agir ainsi 104. L'impossibilité d'actualiser la sagesse à chaque moment de l'existence est donc une chose que Cicéron a vécue avec une terri bleintensité pendant ces années de guerre et qui a donné un fon dement existentiel au rejet de la doctrine stoïcienne de la σοφία, tel qu'il est exprimé dans le Lucullus. «Je ne suis pas le sage», répète-t-il à trois reprises dans le court passage du Lucullus auquel nous avons fait allusion, mais, en distinguant le sapiens de l'opinator, n'est-ce pas, en fait, sa propre expérience du conflit entre les aspirations idéales et la réalité quo tidienne qu'il exprime ainsi? Nous avons eu l'occasion de voir que, dans le Lucullus, Cicéron a désavoué son maître Philon sur le pro blème de la sagesse, qu'il s'est refusé à admettre que le sage puisse avoir des opinions 105. Cette divergence qui est si difficilement explicable en termes de sources, qui met l'Arpinate en contradic tion avec ce que lui-même avait affirmé dans le Pro Murena, n'at-elle pas son origine précisément dans le sentiment cicéronien de la dualité intérieure 106? Philon de Larissa avait voulu affirmer sans médiation dialectique que le sage n'échappe pas aux limitations de la nature humaine. Assurément Cicéron n'est pas en désaccord avec lui, mais il a préféré préserver dans sa pureté l'idéal de la
102 On pourrait nous objecter que Cicéron n'hésita pas lui même à défendre l'assassinat politique lorsque l'assassin était de son bord. Il est certain qu'enga gé dans une vie politique marquée par l'omniprésence de la violence, il ne fut pas lui-même irréprochable. Il faut cependant remarquer que la violence n'est jamais pour lui une fin en soi, qu'elle lui apparaît comme un mal nécessaire, lorsque tous les autres recours ont été épuisés, pour revenir à un état de droit. Sur ce point, cf. P. Grimai, Cicéron, p. 257 et A. Michel, op. cit., p. 562-567. 103 Cicéron, Ait., VII, 1,6; σοφιστεύω se trouve en IX, 9, 1. 104 Ibid., IX, 10. 105 Cf. supra, p. 272. 106 Sur la conception de la sagesse dans le Pro Murena, cf. supra, p. 106.
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sagesse, quitte à devoir définir celle-ci dans ce monde par la cons cience permanente de la faiblesse des sens et de la raison. En cela, il n'a été ni plus ni moins académicien que son maître, il l'a été autrement, il a su choisir à l'intérieur même de la Nouvelle Acadé mie la tradition, celle de Clitomaque, la plus appropriée à sa per sonnalité et à son expérience. Est-ce un hasard si l'homme qui se fait le défenseur de Γέποχή universelle, qui voit en celle-ci l'essence même de la sagesse, a vécu un conflit dans lequel il a refusé de toutes ses forces de s'impliquer entièrement et vit dans un monde régi par un ordre nouveau auquel il refuse d'adhérer? Au moment où règne sur Rome un homme de certitudes, au pouvoir absolu, l'apologie de la liberté intérieure, du détachement par rapport aux évidences apparem ment les plus sûres, de la conduite probable, c'est-à-dire, conscient e de sa faillibilité, est de la part de Cicéron à la fois une tentative de justification personnelle et un manifeste politique écrit en te rmes de philosophie. Si l'on considère l'œuvre philosophique cicéronienne dans son ensemble, on remarque qu'elle contient deux images du sage : à celle du Lucullus semble s'opposer celle du De legibus ou des Tus culanes, où le sage est décrit en termes quasi mystiques comme brûlant d'imiter la nature divine et capable de discerner le souve rainbien; mais en réalité il y a entre ces textes une très profonde unité107. Ce que Cicéron dit dans les deux derniers, c'est l'idéal pur, dégagé de toutes les servitudes du corps, alors que dans le Lucullus ce même idéal est confronté au monde labile des représentations, à l'expérience permanente de l'erreur. Le De legibus et les Tusculanes affirment la nature divine de l'âme humaine et son aspiration à aller vers Dieu, le Lucullus rappelle tout ce qui entrave cet amour de la perfection et conduit à définir la sagesse par l'interrogation et la recherche. Cette même dualité a été exprimée par Philon d'Alexandrie dans un très beau commentaire à un verset de l'Exo de108: «le sage», écrit-il, «est dit être le Dieu de l'insensé, mais il n'est pas Dieu en réalité, pas plus qu'un faux tétradrachme n'est un tétradrachme. Quand on le compare à l'Etre, le sage sera trouvé homme de Dieu; quand on le compare à l'insensé, on peut le quali-
107 Nous reviendrons à propos de l'éthique sur le problème de la perfection du sage, cf. infra, p. 492 sq. 108 Philon Al., Deter., 162, commentaire d'Exode, 7, 1 : ό σοφός λέγεται μεν θεός του άφρονος, προς άλήθειαν δέ ουκ εστί θεός, ωσπερ ουδέ το άδόκιμον τετράδραχμόν έστι τετράδραχμον · αλλ' οταν μέν τφ δντι παραβάλληται άνθρωπος εύρεθήσεται θεοΰ, δταν δέ άφρονι άνθρώπφ, θεός προς φαντασίαν και δόκησιν, ού προς άλήθειαν και το Ιιναι νοούμενος.
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fier de Dieu selon l'apparence et l'opinion, mais non en vérité et selon l'être». Nous avons commencé cette recherche en essayant de montrer que le débat entre Académiciens et Stoïciens à propos de la repré sentation ne pouvait être limité à des considérations gnoséologiques et portait aussi sur la manière de définir la relation de l'hom me au monde et à Dieu. Ce qui était alors implicite ou allusif, appar aîtavec éclat à propos de la sagesse. L'homme le plus parfait pos sible n'est pas Dieu, tel est l'enseignement des Académiques. L'homme n'est pas Dieu; le message s'adresse aux Stoïciens, à César aussi.
QUATRIÈME PARTIE
L'ÉTHIQUE
Dans cette partie consacrée aux problèmes de l'éthique, nous étudierons successivement et en prenant comme point de départ la partie du Lucullus consacrée au dissensus des moralistes : - comment la doxographie morale cicéronienne, loin d'être un instrument neutre d'exposé des opinions, reflète dans ses varia tions le conflit entre la Nouvelle Académie et le Portique sur la question du souverain bien, mais aussi les phénomènes d'osmose et de synthèse entre les deux grandes «divisions» de Chrysippe et de Camèade ; - comment, dans le De finibus, la réflexion cicéronienne, organisée autour du concept à tous égards essentiel d'oùcEÎcocnç, aboutit d'abord à la dislocation de la morale des Epicuriens et de celle des Stoïciens - ce qui entraîne la condamnation de leur anthropologie et de leur théorie des valeurs -, puis à la mise en cause de l'outil critique lui-même; - comment le désaccord de fond entre l'Académicien Cicéron et le stoïcisme reste intact, quoi qu'on en ait dit, dans les Tusculanes, mais se trouve exprimé sous une forme différente, le pla tonisme, cette fois clairement assumé, permettant de comprendre pourquoi le naturalisme hellénistique a abouti à de telles apories; - comment, enfin, le De republica, le De legibus et le De officiis, s'ils paraissent sur bien des points étrangers à la philosophie de la Nouvelle Académie, ne contredisent pas les raisons fonda mentales pour lesquelles Cicéron s'est reconnu en celle-ci.
CHAPITRE I
DISSENSUS ET DOXOGRAPHIE
Le dissensus des moralistes dans le Lucullus (42, 129 - 46, 140) Parce qu'il se réclame d'une tradition socratique privilégiant les problèmes moraux, mais aussi parce qu'il est romain, Cicéron place l'éthique au centre de ses préoccupations philosophiques et il n'hésite pas à dire dans le De finibus que la question du souverain bien est la plus importante de toute la philosophie1. Mais dans ce domaine aussi la vérité est à la fois une et cachée et, s'il va de soi qu'il faut «établir des fins auxquelles se rapporte l'ensemble des biens et des maux», on ne saurait négliger le désaccord considéra ble qui existe entre les moralistes2. Plutôt que de proposer une définition du τέλος que viendraient contredire toutes les autres, le philosophe de la Nouvelle Académie se doit donc de rechercher ces affleurements incertains du vrai que sont le probable et le vraisemb lable,avec la conviction platonicienne que le désaccord signifie 1 Cf. Fin., V, 6, 15 : hoc enim constituto in philosophia constituta sunt omnia. L'explication de cette primauté de l'éthique est la suivante : dans les autres domaines, l'erreur ou l'ignorance ont des conséquences limitées, alors que ne pas connaître quel est le souverain bien condamne à ignorer comment conduire sa vie {summum autem bonum si ignoretur, uiuendi rationem ignoravi necesse est, ibid.). La même idée est exprimée sous une forme à peine différente dans Fin., I, 4, 11. 2 Cf. Luc, 42, 129: Nempe fines constituendi sunt ad quos et bonorum et malorum summa referatur; qua de re est igitur inter summos uiros maior dissensio? La traduction Bréhier-Goldschmidt «Certes, il faut établir des fins auxquell es se rapporte l'ensemble des biens et des maux. Or y a-t-il un sujet sur lequel il y ait plus de désaccord entre hommes de valeur?», nous paraît contestable par cequ'elle sous-entend que le désaccord serait plus grand en éthique qu'en phy sique ou en logique. Une telle interprétation conduit à traduire igitur par « or », ce qui est pour le moins surprenant. Ce que veut dire Cicéron, c'est que nulle part ailleurs le désaccord des philosophes n'a des conséquences aussi important es. Ce sens de maior dissensus se retrouve d'ailleurs quelques paragraphes plus loin, à propos de la différence entre Antiochus et Zenon, ibid., 43, 134 : Ecce multo maior etiam dissensio. Zeno in una uirtute positam beatam uitam putat. Quid Antiochus ? La traduction que nous proposons pour la proposition qua de re. . . est celle-ci : « y-a-t-il donc une question sur laquelle le désaccord des hom mes éminents ait plus d'importance?».
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L'ÉTHIQUE
l'inachèvement ou l'erreur et que la quête doit être poursuivie auss ilongtemps qu'il existe. De ce point de vue, les pages du Lucullus dans lesquelles l'Arpinate évoque le dissensus des moralistes nous apparaissent com mele modèle d'une réflexion qui se sait asymptote à la vérité3. Loin d'apporter une réponse qui aurait pour résultat de mettre fin à l'incertitude, Cicéron aboutit à une conclusion provisoire, identi quepar son contenu à celle de Lucullus, puisqu'il ne cache pas sa préférence pour la solution stoïcienne, mais relativisée par le refus de l'assentiment ferme qui en serait la sanction définitive4. La véritable conclusion est donc dans ce domaine aussi qu'il faut poursuivre sans relâche la recherche5. Mais il ne faudrait pas pour autant en déduire que cette partie du Lucullus ne constitue que le premier jalon d'un itinéraire qui se poursuit à travers le De finibus et les Tusculanes. En effet, ce qui fait l'originalité du passa ge que nous allons étudier, c'est qu'il est un point de départ mais aussi l'épure de ce que sera la suite de la réflexion, si bien que comme l'œuvre tout entière il constitue à la fois un ensemble aut onome et un appel à la découverte d'une plus grande vraisemblance. Nombreux sont les travaux dans lesquels A. Michel a montré com bien est féconde la confrontation entre le Lucullus et les autres traités moraux, méthode qui permet de préciser la conception cicéronienne d'un progrès à l'intérieur même du probable, puisque ce qui était problématique dans ce dialogue acquiert une cohérence et une intelligibilité plus grandes au terme des Tusculanes6. C'est dans cette même direction que nous avons situé notre recherche et nous nous sommes tout particulièrement intéressé à l'utilisation par Cicéron de la doxographie, car celle-ci dans ses très diverses modalités est indiscutablement l'instrument privilégié de la crit ique du dogmatisme et du dépassement de celui-ci. Longtemps négligé, cet aspect de la question a été remis en lumière par l'œu vre monumentale de M. Giusta et c'est, croyons nous, en conti nuant à l'approfondir qu'il est possible d'améliorer notre connais-
3 Le désaccord des moralistes occupe dans le Lucullus les paragraphes 42, 129 - 46, 141. 4 Cf. le § 141 où Cicéron oppose sa préférence pour Yhonestas, qui est encore de l'ordre du tnouere, à la certitude absolue des Stoïciens. 5 Cette application du ού χρή άποκάμνειν platonicien, cf. supra, p. 120, est manifeste au § 147 où Cicéron engage son interlocuteur à continuer la recher che sur les problèmes de l'éthique et de la physique. Sur cette «conclusion» du Lucullus, cf. supra, p. 179-180. 6 Sur les travaux d'A. Michel concernant cette question, cf. supra, p. 72.
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sance aussi bien des sources utilisées par l'Arpinate que de la logi que qui sous-tend sa réflexion7. Une analyse même rapide des § 128 à 141, dans lesquels Cicé ron démontre à Lucullus la difficulté de faire un choix parmi les très nombreuses solutions proposées au problème du souverain bien, révèle trois moments bien différenciés : tout d'abord une pré sentation des diverses opinions, construite selon la diuisio de Carnéade; ensuite un exposé des différences jugées irréductibles entre Antiochus d'Ascalon et les Stoïciens; enfin un deuxième aperçu du problème téléologique, organisé cette fois conformément à la mé thode de Chrysippe et conduisant à l'affirmation que Yhonestas stoïcienne est la plus probable de toutes les définitions du τέλος8. Toutefois, le pourquoi d'un tel cheminement n'apparaissant pas immédiatement avec clarté, il nous faut revenir sur chacune des étapes de cette démonstration. La première diuisio, celle que nous avons identifiée comme l'une des formes de la Carneadia diuisio, a pour but de mettre en évidence la multiplicité des doctrines qui, avec une égale assuranc e, ont voulu imposer leur conception du souverain bien. Cicéron se contente de résumer très brièvement chacune d'entre elles, se gardant bien de porter des jugements de valeur individuels, et de cette breuitas naît la rapidité étourdissante de l'énumération9. Par ailleurs, l'impression de dissensus est d'autant plus grande que sont mentionnées les filiations philosophiques, les disciples s'ingéniant à ne pas imiter leurs maîtres (ainsi pour les Stoïciens Ariston et Erillus, en désaccord avec Zenon) ou à fonder des chapelles rival es, l'exemple donné étant celui des épigones de Socrate et de Pla ton i0.
7 Sur l'œuvre de M. Giusta, cf. supra, p. 66-67. 8 Luc, 42, 129-131 : la diuisio de Camèade; 43, 132-45, 138: Antiochus et le stoïcisme; 45, 138-46, 141 : la diusio de Chrysippe et le choix probable de Yhon estas. 9 Cette breuitas se traduit notamment par l'abondance des phrases nomin ales: § 129, Hi quoque multa a Piatone; § 130, Pyrrho autem. . .; § 131, Post Epicurus . . ., etc. 10 II est dit dans cette diuisio qu'Ariston approuva sur le fond ce que Zenon n'avait approuvé que sur la forme : Aristonem, qui cum Zenonis fuisset auditor, re probauit ea quae tile uerbis (§ 130). Juste auparavant, le souverain bien d 'Eril lusavait été rapproché de celui de Platon : Erillum, qui in cognitione et in scientia summum bonum ponit . . . uides . . . quam non multum a Piatone. Les deux hérésies ne sont pas ainsi présentées par hasard. En effet, apparaît ainsi pour la première fois le reproche qui sera constamment fait par Cicéron au stoïcisme, celui de porter en lui deux doctrines contradictoires : le platonisme et l'indifférentisme. L'histoire aurait donc fait éclater cette contradiction à travers les schismes des deux disciples de Zenon. La différence entre ce texte et la critique du stoïcisme dans Fin., IV, est que dans ce livre le platonisme inhérent à la
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L'ÉTHIQUE
Nous nous interrogerons plus loin sur le sens que Camèade avait voulu donner à sa diuisio. Telle qu'elle est utilisée dans le Lucullus, elle se caractérise par une construction très rigoureuse. Les moralistes sont, en effet, répartis en deux grands groupes, le premier comprenant tous les systèmes tombés en désuétude, le second les doctrines soutenues «pendant longtemps et avec force», ces catégories étant elles-mêmes subdivisées11. En effet, parmi les relicti, Cicéron distingue, d'une part, un ensemble de philosophes ayant pour point commun d'avoir eu pour maître Platon, ou d'en être proches par leur pensée, et pour lesquels il se montre assez méprisant, d'autre part, Pyrrhon et Ariston, défenseurs de l'indiff érence absolue à ce qui n'était pas le bien moral12. Quant aux moral es moins éphémères, elles sont classées selon le schéma suivant : - le plaisir : Aristippe et Epicure; - le plaisir + Yhonestas : Calliphon ; - l'absence de douleur: Hiéronyme; - l'absence de douleur + Yhonestas : Diodore; - vivre selon Yhonestas en jouissant des «choses premières selon la nature» : l'Ancienne Académie, Aristote eiusque amid-, - jouir des «choses premières selon la nature»: Camèade, non quo probaret, sed ut opponeret Stoicis ; - vivre honeste : Zenon, qui princeps Stoicorum fuit 13. doctrine du Portique est identifié à celui de l'Ancienne Académie, revu par Antiochus, tandis qu'ici la référence est faite directement à Platon. En ce qui concerne les chapelles socratiques, le ulli donné par les manusc rits à la fin du § 129 fait assurément problème car il y a là une mauvaise lectu re par le scribe de ce qui était dans l'archétype le nom d'un groupe de philoso phes.Il a été corrigé en Ertili par Madvig dans ses Emendationes in Ciceronis libros philosophiae, Copenhague, 1826, correction qui est mentionnée et adoptée par Plasberg, ad /oc, et par G. Giannantoni dans ses Socraticorum reliquiae, Rome, 1983, t. 1, III, F 17. Elle s'appuie sur le fait que dans De or., III, 16, 62, Cicéron mentionne les disciples d'Erillus parmi les épigones de Socrate. Elle est cependant contestable, dans la mesure où Erillus a déjà été évoqué au § 129. C'est pourquoi nous choisissons la correction de Reid, Elii, qui de surcroît est plus proche du texte des manuscrits. Les Ηλιακοί sont mentionnés à côté des Erétriens dans Diog. Laërce, II, 105, ce qui correspond exactement au texte cicéronien. 11 La coupure entre les abiecti et les autres se fait au § 130 avec la phrase : Has igitur tot sententias ut omittamus, haec nunc uideamus quae diu multumque defensa sunt. 12 La coupure à l'intérieur même de la catégorie des abiecti entre, d'une part, les relicti platoniciens et, d'autre part, les véritables indifférentistes est marquée, ibid., par la phrase : Hos si contemnimus et iam abiectos putamus, illos certe minus despicere debemus. 13 Comme cela est signalé par Reid, ad loc, la même expression est employée pour désigner Zenon dans Fin., III, 2, 5. La différence est que dans le Lucullus les deux termes sont associés, alors que dans le De finibus la qualité
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Nous ne ferons pour l'instant que deux remarques à propos de cette diuisio : - l'emploi de critères à la fois philosophiques et historiques a pour conséquence la formation d'une trame très serrée permett ant l'évocation d'un très grand nombre de philosophes et accen tuant ainsi le sentiment d'un désaccord indépassable; - si la volonté de suggérer une cacophonie philosophique est réelle, ce désordre finit néanmoins par apparaître comme très soigneusement organisé, non seulement parce qu'il résulte de l'e ntrecroisement des catégories que nous avons énumérées, mais aussi parce que, d'une façon ou d'une autre, ouvertement ou subreptice ment, cette diuisio rattache la plupart des doctrines morales à Socrate, à Platon où à l'Académie14. Prenons le cas extrême celui d'Épicure, dont on discerne mal a priori quel lien il aurait pu avoir avec la tradition platonicienne. Or il nous est présenté comme l'un des représentants de la morale du plaisir, à propos de laquelle il est souligné que son initiateur (princeps) fut Aristippe, disciple de Socrate15. Autrement dit, même lorsque le philosophe se situe à l'opposé du platonisme, il s'agit de montrer qu'il en est d'une cer taine manière issu. Cette démarche était déjà celle de l'Arpinate dans un texte célèbre, l'excursus philosophique du troisième livre du De oratore, où toute la philosophie morale est rattachée à Socrat e16.Ce qu'il y a de très surprenant dans le Lucullus, c'est que ni Socrate ni Platon ne sont mentionnés comme ayant proposé une définition du souverain bien17.
d'inuentor est contestée au Stoïcien : eorum princeps, non tam rerum inuentor fuit quant uerborum nouorum. 14 Remarquons que le seul qui ne puisse être rattaché d'une manière ou d'une autre au platonisme est Pyrrhon. Cela marque une différence par rapport à l'excursus du De oratore, cf. infra, note 16. 15 Luc, 42, 131 : Alii uoluptatem finem esse uoluerunt, quorum princeps Aristippus, qui Socraten audierat, unde Cyrenaici. Post Epicurus, cutus est disci plina nunc notior, neque tarnen cum Cyrenaicis de ipsa uoluptate consentiens. L'un des éléments de la stratégie antiépicurienne des Académiciens sera de montrer que le Jardin n'a pas pu se différencier véritablement des Cyrénaïques, cf. infra, p. 401. 16 De or., III, 17, 62 sq. Il est à noter qu'au § 62 les Pyrrhoniens sont ment ionnés parmi les écoles qui se réclamaient de Socrate, alors que dans le Lucull us rien de tel n'est affirmé à propos de Pyrrhon. Cela prouve qu'il y avait plu sieurs versions de cette histoire de la philosophie socratique et qu'elles avaient en commun de rattacher un très grand nombre de philosophes à la pensée du maître de Platon. 17 Plus exactement le τέλος de Platon n'est indiqué que de manière tout à fait incidente, à travers la réflexion sur le souverain bien d'Erillus, cf. supra, n. 10. Pour M. Giusta, op. cit., I, p. 243, cette absence s'expliquerait par une mention de Platon et des Stoïciens avant Erillus dans les τέλη ψυχικά des Vêtus-
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Laissons donc provisoirement de côté tout l'arrière-plan philo sophique de cette vertigineuse enumeration et intéressons-nous au but recherché. Il est évidemment de prouver dans un premier temps que le simple bon sens conduit à suspendre son jugement devant de si grandes contradictions. Mais le philosophe de la Nouv elle Académie n'est pas un Pyrrhonien et il ne peut se cantonner dans une indifférence absolue, fondée sur la conviction qu'aucun système n'est préférable à un autre. Parce qu'il est probabiliste, parce qu'il pense que toutes les doctrines ne sont pas équivalentes, mais aussi parce qu'il veut déterminer toutes les conséquences qui naissent d'un choix particulier, Cicéron va accepter de choisir, nous dirions presque de «parier», et de s'engager, alors même que la raison, déconcertée par l'incroyable diversité des opinions, pourr aitl'inciter à s'abstenir18. Bien entendu, ce n'est pas à l'hédonis me d'Aristippe, ni à l'indifférentisme de Pyrrhon qu'il va feindre d'adhérer, mais à la morale qu'il estime lui-même la plus fondée parmi toutes celles qu'il a évoquées, celle des Stoïciens : cupio sequi Stoicos19. Cependant, alors que l'on s'attendrait à le voir expliquer pourquoi il lui est impossible de transformer cette préférence en adhésion définitive, toute la deuxième partie du passage est une
ta placita. Une telle explication est en elle-même fort peu convaincante : en ver tude quelle logique Cicéron aurait-il choisi Erillus et omis Platon? De surcroît, M. Giusta ignore cette distinction entre les écoles tombées en désuétude et les autres, alors qu'elle est essentielle dans cette version de la Carneadia diuisio. J. Glucker, op. cit., p. 57, a justement remarqué que Platon ne pouvait être ment ionné parmi les relicti, mais cela n'explique pas qu'il ne figure pas dans l'e nsemble de la diuisio. On sait que les philosophes du moyen-platonisme, faisant référence au Théétète, 176 a-b, définiront par Γόμοίωσις θεφ le souverain bien platonicien, cf. Philon, Fug., 63; Apulée, De Plat., II, 23, 252; Plutarque, De sera num. uind., 5, 550 d etc. Si Camèade ne faisait pas figurer Platon dans sa diui sio, qui donc a entrepris le premier de formuler le τέλος platonicien sur le modèle des τέλη recensés par Camèade? W. Theiler, Die Vorbereitung. . ., p. 5053, a attribué cette innovation à Antiochus, mais cela ne correspond pas à la définition du souverain bien de l'Ancienne Académie que nous trouvons dans le livre V du De finibus, incontestablement antiochien, quoi qu'en ait dit Giusta, op. cit., 1, p. 64-100. Il est affirmé chez Stobée, Ed., II, 6, 3, p. 21 M. que le τέλος de Socrate et de Platon est le même que celui de Pythagore, Γόμοίωσις θεφ. Mais quelle est la source de Stobée, ou plus exactement d'Arius Didyme? S'il est vrai qu'en ce qui concerne l'exposé de la morale péripatéticienne (ibid., II, 6, 7-17, p. 68-95 M.) les ressemblances avec Fin., V, sont nombreuses, comme cela a été souligné notamment par M. Pohlenz dans les Grundfragen . . ., p. 36 sq., cela ne prouve pas nécessairement que l'exposé de la δόξα de Platon ait la même origine. Il est à remarquer que Γόμοίωσις θεφ se trouve exprimée sous une forme non stéréotypée chez Cicéron, Tusc, V, 25, 70 (studium . . . illius aeternitatem imitandi). 18 Cicéron, Luc, 43, 132. 19 Ibid.
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vigoureuse charge contre Antiochus. Il y a donc là quelque chose qui ressemble fort à une incohérence et qui nous paraît cependant aisément explicable. Il n'est pas étonnant, en effet, qu'après avoir dénoncé avec tant de force le dissensus des philosophes en matière d'éthique, Cicéron ait chercher à réfuter son ancien maître, qui, au contraire, avait voulu réduire ce désaccord en affirmant que l'Ancienne Aca démie, le Lycée et le Portique professaient sur le fond la même doctrine à propos du souverain bien20. Attaquer Antiochus, c'était donc pour lui affirmer que le problème était bien réel et qu'il ne pouvait être question de le contourner en procédant à des rappro chements artificiels. Puisque l'Ascalonite se réclamait avant tout de l'Ancienne Académie et du Lycée, il fallait dénoncer l'imposture historique consistant à confondre la philosophie des «Anciens» et celle des Stoïciens, il fallait transformer la synthèse en alternative : aut Stoicus constituatur sapiens aut ueteris Academiae21. Certes, Cicéron reconnaît qu'il existe des points d'accord entre les deux pensées, ainsi le refus d'admettre que l'âme du sage puisse être touchée par le plaisir, mais, pour le reste, il conteste avec vigueur que l'Ancienne Académie ait précédé le stoïcisme dans la voie de l'inflexible rigueur, dont les fameux paradoxes sont l'illustration la plus éclatante22. Les grands dogmes stoïciens, celui de l'égalité des fautes morales, de l'autarcie de la vertu, ou de la sérénité absolue de l'âme du sage sont, dit-il, étrangers aux successeurs de Platon comme aux philosophes du Lycée et, par ailleurs, Antiochus luimême se contredit quand, tout en se disant d'accord avec Zenon, il établit une distinction entre la uita beata, pour laquelle la vertu seule suffirait et la uita beatissima qui, elle, nécessiterait l'appoint des biens du corps et de la fortune23. Il se révèle ainsi être un homuncio un faible humain, nullement le dieu qu'aspire à être le Stoïcien24. Le consensus si fortement affirmé par Antiochus n'a donc qu'une réalité de façade et l'homme soucieux de connaître la vérité ne saurait se contenter d'un pareil faux-semblant. Cicéron ne criti-
20 Sur ce point, cf. supra, p. 148. 21 Cicéron, loc. cit. 22 Sur les paradoxes, cf. supra, p. 105, n. 192. 23 Sur les précédents académiciens et péripatéticiens de la distinction entre uita beata et uita beatissima, cf. M. Giusta, op. cit., 1, p. 86-87. Ce thème import ant de l'éthique d'Antiochus se retrouvera dans Fin., V, 24, 71 ; 27, 81 ; Tusc, V, 8, 22 (à propos des discussions avec Aristus). 24 Cicéron, Luc, 44, 134 : Deus Me qui nihil censet deesse uirtuti, homuncio hic, qui multa putat praeter uirtutem homini partim cara esse, partim etiam necessaria.
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que pas la doctrine de l'Ancienne Académie en tant que telle, il dénie à Antiochus le droit de se réclamer d'elle et il s'élève contre un syncrétisme qu'il estime factice25. Le sens de sa critique est exprimé de manière plaisante à travers l'anecdote qu'il rapporte du préteur Albinus et de Camèade. Le magistrat prenant l'Académi cien pour un Stoïcien l'avait interpellé en lui disant26 : «donc, Carnéade, tu ne crois pas que je sois préteur puisque je ne suis pas sage, ni qu'il y ait ici une ville avec des citoyens», et le scholarque l'avait détrompé en lui désignant son compagnon d'ambassade, Diogene de Babylone, qui était alors à la tête de l'école stoïcienne. Or l'Arpinate laisse entendre que si Antiochus avait été à la place de Camèade, sa propre logique eût voulu qu'il acquiesçât au pro pos du préteur et qu'il acceptât d'être considéré comme un Stoï cien27. La leçon qu'il faut tirer de ce petit récit semble donc claire : ce n'est pas dans le stoïcisme affadi d'Antiochus que doit être cher chée la véritable tradition platonicienne, mais dans l'Académie, qu'il s'agisse de l'Ancienne, celle de Polémon, ou de la Nouvelle, celle de Camèade. Le dissensus demeure toujours entier et le progrès a été jus qu'à présent purement négatif, puisqu'il a simplement consisté à rejeter une fausse conciliation. Cicéron poursuit donc sa recherche et s'adresse désormais non plus à Antiochus, mais aux Stoïciens eux-mêmes, affrontant donc ainsi les conséquences du choix qu'il a envisagé. L'itinéraire général de cette réflexion sur le souverain bien se résume donc ainsi : son point de départ est la Nouvelle Aca démie (diuisio Carneadia), son centre le rejet d'Antiochus, son aboutissement - mais, répétons-le, il ne s'agit que d'une fin provi soire - le stoïcisme. En effet, dans cette dernière partie Cicéron uti lise la diuisio de Chrysippe, infiniment plus simple que celle em ployée pour illustrer le désaccord des moralistes, car elle ne retient que trois solutions : Yhonestas, le plaisir ou la combinaison des deux28. Si la première diuisio semblait avoir été conçue pour démontrer la difficulté, voire l'impossibilité de choisir, celle du
25 Ibid., 44, 135, à propos de la différence entre la théorie stoïcienne des passions et celle de l'Ancienne Académie : Sed, quaero, quando ista fuerint ab Academia uetere decreta, ut animum sapientis commoueri et conturbari negaret. 26 Ibid., 45, 137 : ego tibi, Cameade, praetor esse non uideor quia sapiens non sum, nee haec urbs, nee in ea ciuitas. Il n'y a aucune raison de considérer la proposition quia sapiens non sum comme une interpolation. L'argument de Reid, ad loc, est que cela eût exigé d'Albinus une culture philosophique qu'il n'avait pas. 27 Ibid. : Sed Me noster est plane, ut supra dixi, Stoicus, perpauca balbutiens. 28 Ibid., 45, 138.
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scholarque stoïcien, au contraire, en faisant un tri sévère dans la masse des opinions philosophiques et en ne laissant en lice que des solutions de très inégale valeur, permet à Cicéron de justifier son cupio sequi Stoicos. S'il feint de se prononcer pour le plaisir ou pour la solutions mixte, il s'en détourne aussitôt en invoquant l'ap pel de la raison et de la vertu qui l'éloignent des «émotions bestia les»,tout comme de l'assemblage monstreux de la volupté et de Yhonestas29. En revanche, il ne dissimule pas qu'il est ému lors qu'il entend le stoïcisme condamner toute assimilation de la vertu à l'intérêt et affirmer que la communauté et les valeurs humaines s'effondrent si elles ne sont pas désintéressées30. De toutes les réponses au problème du τέλος qui ont été énumérées au début du passage, c'est donc la stoïcienne qui est pré sentée comme la plus probable, même si l'Arpinate ne dissimule pas sa sympathie pour la morale, moins intransigeante, de l'An cienne Académie. Mais cette victoire du Portique est aussi une défaite, car elle est de l'ordre du mouere, la suprématie de Yhonest as n'étant encore qu'un πιθανόν, nullement, comme le voudrait la doctrine stoïcienne, une certitude rationnelle inébranlable31. Ce que Cicéron reproche précisément à Lucullus, c'est de transformer cette émotion en assentiment ferme, de confondre avec la vérité une vraisemblance qui peut être acceptée en tant que telle, mais dont rien ne permet de prouver qu'elle ne soit pas entachée d'er reur32. La différence entre les interlocuteurs n'est pas dans le contenu même du choix, mais dans le fait que l'un en perçoit les incertitudes, tandis que l'autre se laisse entraîner à un assentiment irréfléchi et fondé sur l'illusion de l'omnipotence de la raison humaine. Cette analyse que nous avons voulue purement descriptive nous aura donc permis de montrer le passage du constat d'un désaccord profond à la mise en évidence de la plus grande probab ilité. Elle nous aura aussi révélé que les «divisions» constituent véritablement l'ossature de la philosophie cicéronienne du souve rainbien. Selon la méthode suivie le choix apparaît comme imposs ibleou au contraire comme allant de soi, l'originalité du texte étant précisément de juxtaposer ces deux extrêmes et même, d'une certaine manière, de les concilier en relativisant ce qui pour un Stoïcien est l'absolu. La détermination du τέλος n'a donc rien
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Ibid., 139. Ibid., 140. Ibid., 141. Le véritable problème est donc, en éthique comme en logique, celui du de l'assentiment.
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d'une méditation abstraite, elle exige une interprétation de l'histoi re de la philosophie, la confrontation des principales doctrines, et donc elle apparaît plus proche de la démarche aristotélicienne que de l'ontologie platonicienne du Bien33. Mais avant d'en venir au problème lui-même, nous étudierons les instruments mis en œuvre et essaierons donc de définir le plus précisément possible ce qu'étaient ces «divisions». Les études de doxographie morale ont indéniablement été en retard pendant longtemps sur celles de doxographie physique et ce n'est nullement faire injure à la mémoire de Hoyer, Döring ou Strache d'affirmer que leurs travaux ne peuvent se comparer à l'œuvre d'un Diels34. La raison de ce décalage est peut-être à cher cher dans le fait que, les opinions sur le souverain bien étant expo sées de manière beaucoup plus variée que celles sur la nature de l'âme ou l'origine du monde, il pouvait sembler difficile, voire impossible, de les relier toutes à une même tradition doxographique. Cette gageure, M. Giusta l'a tentée avec une constance et une érudition qui forcent l'admiration de ceux-là mêmes, dont nous sommes, qui ne croient pas vraisemblable la thèse centrale de son œuvre35. Par la richesse de sa documentation et par la pertinence
33 Cf. la critique que fait Aristote de l'ontologie platonicienne du Bien au chapitre 6 a'Eth. Nie, I. Cf. également ibid., I, 3, 4, 1904 b 20-25, sur la nécessité de se contenter en éthique d'une vérité incomplète. Comme l'a écrit L. Robin, Aristote, Paris, 1944, p. 211, «La morale est donc la matière d'une recherche "dialectique", c'est-à-dire qui se borne à discuter des "difficultés"; qui ne vise et n'atteint que la probabilité ; qui pourtant est capable de dégager des princi pes». Sur Aristote critique de Platon dans le domaine de l'éthique, on consulte ra avec fruit l'article de H. Flashar, The critique of Plato's theory of Ideas in Aristotle's Ethics, dans Articles on Aristotle, J. Barnes, M. Schofield, R. Sorabji eds, t. 2, (Ethics and politics), Londres, 1977, p. 1-16. Sur le problème général de l'action chez Aristote, on pourra se reporter à l'ouvrage récent de D. Charles, Aristotle's philosophy of action, Ithaca, New- York, 1984. Ces similitudes entre Aristote et Cicéron ne doivent pas être interprétés selon nous en termes d'in fluence du Stagirite sur la Nouvelle Académie. Nous essaierons, en effet, de montrer que, malgré les apparences, c'est chez Platon que la dialectique néoa cadémicienne appliquée à l'éthique trouve sa cohérence. Les points de rencont re avec Aristote sont indéniables, mais ils doivent être compris comme des har monies entre des pensées ayant chacune sa logique propre. 34 R. Hoyer, De Antiocho Ascalonita, Bonn, 1883; A. Döring, Doxographisches zur Lehre vom τέλος, dans Zeitschr. für Philosophie und philos. Kritik, 101, 1893, p. 165-203; H. Strache, De Arii Didymi in morali philosophia auetoribus, Diss. Berlin, 1909. Un renouveau des études de doxographie morale est toutefois à signaler, marqué par la parution de l'ouvrage collectif, On Stoic and Peripatet ic ethics. The work of Arius Didymus, W. Fortenbaugh ed., New Brunswick et Londres, 1983. 35 Rappelons quelle est la thèse centrale: les textes de doxographie au raient comme source une œuvre d'Arius Didyme, elle-même construite selon la
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de beaucoup de ses rapprochements, il a fait de ce qui pouvait apparaître comme un avatar de la Quellenforschung dans ce qu'elle avait de plus excessif la voie royale pour la compréhension de la philosophie morale hellénistique et romaine. Notre méthode sera très différente de la sienne. Alors qu'il a essayé de rapporter toutes les doxographies à ses Vetusta Placita d'éthique, dont VEpitomé d'Arius Didyme que l'on trouve chez Stobée serait le résumé, nous essaierons de les replacer dans le contexte général de la vie des écoles, avec ses phénomènes de conflit, mais aussi d'imitation, de façon à appréhender leurs condi tionsde formation, leur évolution, et donc le pourquoi de leur pré sence dans les textes que nous étudierons36.
Les deux «divisions» La «division» de Chrysippe II nous semble logique de commencer par elle en raison de son antériorité chronologique, même si nous avons vu que dans le Lucullus elle figure après celle de Camèade. Très curieusement, on s'est fort peu intéressé au rôle de Chrysippe dans l'élaboration de la doxographie morale, et il est significatif que J. Glucker et M. Giusta n'aient accordé qu'une importance fort limitée à la «divi sion» de Chrysippe, l'un estimant qu'elle a dû être supplantée par celle de Camèade, l'autre ne voyant en elle que l'esquisse de celleci37. Peut-on donc parler de la Chrysippea diuisio au même titre «division» d'Eudore, et dont le résumé se trouverait chez Stobée. Sur Arius doxographe, on consultera dans l'ouvrage cité à la note précédente les études de C. H. Kahn, Arius as a doxographer, p. 3-13, et de D. E. Hahm, The diaeretic method and the purpose of Arius' doxography, p. 15-37. 36 II nous paraît incontestable qu 'Arius Didyme ait écrit un ouvrage doxographique et, sur ce point, les arguments avancés par M. Giusta, 1. 1, p. 194 sq., et t. 2, p. 534, nous paraissent plus convaincants que les critiques qui lui ont été adressées par P. Boyancé dans son compte-rendu de Latomus, cf. supra, p. 66, n. 27, et par F. Decleva Caizzi, dans RFIC, 94, 1966, p. 483. Malheureusement M. Giusta, t. 1, p. 196, se refuse à admettre l'évidence, à savoir que l'œuvre d'Arius Didyme n'est autre que le περί αιρέσεων qui est mentionné par Stobée, Ed., II, 1, 17, p. 3 M. Son objection à Pohlenz, qui dans Die Stoa, t. 1, p. 254, avait défendu cette identification, est qu'un περί αιρέσεων ne pouvait avoir qu'un caractère historique et non systématique. Affirmation pour le moins hasardeuse étant donné qu'il ne nous est parvenu aucun ouvrage de ce type dans son intégralité ! 37 M. Giusta, t. 1, p. 224 parle de precedenti crisippei sans s'interroger sur cette continuité problématique entre Chrysippe et Camèade. J. Glucker, op. cit., p. 54, met en doute la réalité des travaux doxographiques de Chrysippe et pour-
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que de la Carneadia diuisio? La question nous paraît importante, et cela d'autant plus que M. Giusta a pu construire toute sa thèse sans, pour ainsi dire, jamais utiliser un tel concept; mais avant de l'aborder il nous faut mettre en évidence une ambiguïté qui, à notre avis, est responsable d'une certaine confusion dans les tra vaux que nous avons cités38. Une «division» doxographique, c'est évidemment, à l'origine, une méthode pour classer les différentes opinions; mais par la suite, il a pu se produire un certain nombre de modifications, parmi lesquelles une dissociation du contenant et du contenu, si bien que les catégories initiales subsistent, mais avec d'autres philosophes que ceux qu'elles comprenaient à l'origine39. Or nous pensons que l'on a privilégié la structure au détriment de l'évolution historique et qu'il faut parvenir à un plus juste équili bre. Le premier point à établir, c'est la réalité des travaux doxographiques de Chrysippe. Cela paraît aller de soi, puisque Diogene Laërce cite de lui un περί τελών, mais il se trouve que ce même auteur et Plutarque évoquent aussi un περί τέλους chrysippéen, et certains ont douté que le scholarque ait réellement écrit l'un et l'autre40. Il y a là une difficulté réelle, qui se rattache au problème plus général des titres dans l'Antiquité41, et il nous semble difficile de déduire de ces données quoi que ce soit quant à la doxographie chrysippéenne.
suit : // he did, his table must have been superseeded by the more sophisticated and fuller one produced by Carneades, which appears to have soon become the «archetype» for all future divisions of his sort. Dans un cas comme dans l'autre, ce qui est ignoré c'est l'importance de la doxographie dans la lutte entre la Nouv elle Académie et le Portique. En revanche, la présence de la diuisio stoïcienne dans le Lucullus a été bien mise en évidence par A. Michel, Doxographie. . ., p. 116, et L'épicurisme et la dialectique de Cicéron, dans Actes du VIIIe Congrès de l'Ass. G. Budé, Paris, 1969 (p. 393-410), p. 402. Sur la diuisio de Chrysippe chez Sénèque, cf. P. Grimai, La critique de l'aristotélisme dans le «De uita bea ta», dans REL, 45, 1967, p. 396-418. 38 Notamment chez M. Giusta, chez qui la conviction de l'existence de Vetusta placita conduit à nier toute évolution. 39 Nous avons nous-même commis cette erreur dans Un problème doxogra phique. . ., où nous n'avons pas suffisamment distingué ce que pouvait être le contenu initial de la Chrysippea diuisio et ce qu'il devint par la suite. 40 Cf. A. Döring, op. cit., p. 165; J. Glucker, op. cit., p. 54. Le Περί τελών de Chrysippe est mentionné par Diogene Laërce, VII, 85 et 87, tandis que le titre Περί τέλους se trouve ibid., 91, et chez Plutarque, Sto. rep., 19, 1042 e. Nous remercions D. Babut de nous avoir signalé que, dans ce même traité, le § 1035 b montre que Chrysippe pouvait employer le pluriel τέλη pour exposer la doctri ne de son école sur le souverain bien, sans visée doxographique. 41 La thèse de l'équivalence du singulier et du pluriel dans les titres d'ou vrages philosophiques a été défendue par M. Schaefer, Ein frühmittelstotsches System der Ethik bei Cicero, Munich, 1934, p. 84.
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Cependant, quand bien même on se refuserait à accepter la réalité du περί τελών, il est bien difficile de mettre en cause le témoignage cicéronien, qui est clair et précis42: «Chrysippe sou tient à plusieurs reprises qu'on ne peut défendre que trois opinions sur la fin des biens : il élague et retranche toutes les autres. La fin est selon lui ou la beauté morale, ou le plaisir, ou l'assemblage des deux; en effet, dire que le souverain bien est l'absence de toute inquiétude, c'est vouloir éviter le mot mal famé de plaisir, mais res ter dans son voisinage; c'est aussi ce que font les gens qui joignent cette même fin à la beauté morale et, à peu de chose près, ceux qui ajoutent à celle-ci «les premiers avantages de la nature». Ce n'est pas, nous semble-t-il, forcer l'interprétation de ce passage d'affi rmer que Chrysippe avait effectivement étudié les diverses formules du τέλος et que, refusant de les considérer comme équivalentes, il avait conclu qu'elles pouvaient être ramenées à trois selon le sché masuivant : - honestas uoluptas uacare molestia = - uóluptas honestas + prima naturae honestas + uacare molestia = - honestas + uoluptas honestas + uoluptas Quels étaient les mécanismes de cette réduction rappelant fort ement le Philèbe, où trois hypothèses seulement sont envisagées pour la définition du Bien : la sagesse, le plaisir, ou le mélange des deux43? En assimilant l'absence de douleur au plaisir, Chrysippe semblait donner raison à Epicure qui avait fait de cette identifica tion le maître mot de sa morale, mais il y a là tout lieu de croire qu'il s'agissait d'une fausse concession et que le Stoïcien cherchait surtout à nier qu'il pût y avoir une spiritualisation du plaisir44. De
42 Cicéron, Luc, 45, 138 = S.V.F., III, 21 : Testatur saepe Chrysippus très solas esse sententias quae defendi possint de finibus bonorum : circumcidit et amputât multitudinem; aut enim honestatem esse finem aut uoluptatem aut utrumque; nom qui summum bonum dicant id esse, si uacemus omni molestia, eos inuidiosum nomen uoluptatis fugere sed in uicinitate uersari, quod facere eos etiam, qui illud idem cum honestate coniungerent, nec multo secus eos qui ad honestatem prima naturae commoda adiungerent. Trad. Bréhier-Goldschmidt légèrement modifiée. 43 Compte tenu, évidemment, du fait que la préoccupation ontologique, si importante dans le Philèbe (cf. notamment l'article de K. M. Sayre, The Philebus and the Good, dans Plato's late ontology, Princeton, 1983, p. 118-136) est absente de la diuisio du scholarque stoïcien. 44 Sur le plaisir épicurien, cf. infra, p. 396. Diogene Laërce, VII, 103, cite le Περί ηδονής, dans lequel Chrysippe affirmait que le plaisir n'est pas un bien,
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même, en établissant l'équation honestas + prima naturae = honestas + uoluptas, il visait probablement à discréditer l'Ancienne Aca démie, mais aussi Aristote et sa théorie des biens nécessaires à la réalisation de la vertu. Le choix n'était donc laissé qu'entre les deux extrêmes, la conciliation des deux (qui correspondait histor iquement à la solution de Calliphon et que Camèade défendait pour contredire les Stoïciens45) apparaissant très vite comme impossib le. L'esprit de la «division» de Chrysippe, nous semble parfait ement illustré par Sénèque dans le De uita beata46: d'un côté, la vertu, que l'on rencontre «au temple, au forum, à la curie, debout devant les remparts, couverte de poussière, le visage hâlé, les mains calleuses»; de l'autre, «la volupté, généralement furtive et en quête des ténèbres, tapie aux abords des bains, des étuves, des lieux qui redoutent la police, molle, énervée, dégoûtante de vins et de parfums, pâle, fardée». Quant à la fusion des deux, elle est reje tée par cette formule superbe47 : pars honesti non potest esse nisi honestum. Quels philosophes Chrysippe rangeait-il dans chacune des trois catégories? Cela, aucun texte ne nous le dit, même si les indications données par Cicéron nous permettent de formuler des hypothès es48. Mais, par ailleurs, il faut reconnaître que la recherche des vestiges de cette «division» donne des résultats à première vue déconcertants. Nous n'en proposons qu'un exemple, celui de la catégorie de ïhonestas dans les traités cicéroniens. A priori, c'est dans le livre III du De finibus, texte stoïcien par excellence, que l'on s'attendrait à trouver sinon la classification de Chrysippe dans son intégralité, du moins la variante la plus pro che. En fait, Caton lui-même utilise une divisto mixte, qui combine
mais fait partie des αδιάφορα κατ' είδος προηγμένα, cf. également Fin., Ill, 5, 17. Dans ce passage il est dit que «la plupart» des Stoïciens ne rangeaient pas le plaisir parmi les choses que l'homme recherche dès sa naissance. Quels étaient donc les hétérodoxes ? Sans doute Panétius et ses disciples, puisque nous savons par Sextus Empiricus qu'il admettait l'existence d'un plaisir κατά φυσίν {Adu. math., XI, 73). Sur ce point cf. R. Philippson, Das erste Naturgemäße, dans Philologus, 87, 1932 (p. 445-466), p. 457, et M. Van Straaten, op. cit., p. 188-189. 45 Cf. infra, p. 390. 46 Sénèque, Vit. be., 7, 3 : Virtutem in tempio conuenies, in foro, in curia, pro mûris stantem, puluerulentam, coloratam, callosas habentem manus, uoluptatem latitantem saepius ac tenebras captantem circa balinea, et sudatoria ac loca aedilem metuentia, mollem, eneruem mero atque unguento madentem, pallidam ac fucatam. 47 Ibid., 15, 1. 48 En effet, les solutions rejetées par Chrysippe sont celles que Camèade intégrera à sa diuisio et l'on peut donc supposer que Hiéronyme, Dinomaque et l'Ancienne Académie figuraient déjà dans la classification du Stoïcien.
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celle du scholarque stoïcien et celle de Cameade, estimant peutêtre qu'elle permettait un exposé téléologique plus complet49. De Chrysippe il a tout de même gardé la catégorie de Yhonestas, celle des philosophes qui ont placé le souverain bien in animo, dans laquelle il range d'un côté les Stoïciens, de l'autre ceux qui ont per verti cette fin (les indifférentistes et les Néoacadémiciens), mais n'en sont pas moins supérieurs à ses yeux à ceux qui ont exclu la vertu ou ont cherché à lui donner un complément50. On peut donc en conclure, et cela n'a au demeurant rien de surprenant, que les Stoïciens avaient dans leur doxographie une conception très res trictive de la catégorie de Yhonestas. Cependant, dans d'autres textes, tels le De legibus, le De officiis I (dans sa préface, c'est-à-dire à un endroit où Cicéron s'exprime sans utiliser Panétius), on ne retrouve pas cette même rigueur, puisque sont considérés comme philosophes de la beauté morale, non seulement les Stoïciens et les indifférentistes, mais aussi les scholarques de l'Ancienne Académie et ceux du Lycée, ce qui va à l'encontre des principes de la Chrysippea diuisio, tels que nous les avons vus exposés dans le Lucullus51. Comment expliquer cette di fférence? Pour M. Giusta, il existait dans les Vetusta placita d'éthique, à côté de la Carneadia diuisio, une «seconde division» anonyme, envisageant les τέλη du point de vue du bonheur, distinguant des τέλη ψυχικά, σωματικά, ou μικτά, et dont la version la plus complèt e nous serait parvenue dans le second livre des Stromates de Clé ment d'Alexandrie52. Cicéron, consultant les Vetusta placita, y au rait donc trouvé une longue liste de philosophes ayant un τέλος ψυχικόν, et il en aurait extrait tantôt certains noms, tantôt d'autres, selon on ne sait quelle logique, pour illustrer la morale de Yhones-
49 Fin., III, 9, 30-31. 50 Ibid., 30 : Nec uero ignoro uarias philosophorum fuisse sententias, eorum dico qui summum bonum, quod ultimum appello, in animo ponerent. Quae quamquam uitiose quidam secuti sunt, tamen non modo iis tribus qui uirtutem a summo bono segregauerunt . . . sed etiam alteris tribus, qui mancam fore putauerunt sine aliqua accessione uirtutem his tamen omnibus eos antepono, cuius modi sunt, qui summum bonum in animo atque in uirtute posuerunt. Nous avons préféré la leçon cuius modi donnée par Ρ (Parisiensis 6331) au cuicuimodi défendu par Lambin et adopté par Martha. 51 Cicéron, Leg., I, 13, 37-38 et Off., I, 2, 6. 52 M. Giusta, t. 1, p. 221 sq. et 326 sq. Le grand passage doxographique de Clément se trouve dans Strom., II, 21, 127-129. On peut lui attribuer une source stoïcisante, puisque, d'une part, il ne mentionne pas la distinction entre écoles vivantes et philosophies tombées en désuétude, caractéristique de l'Académie, et, d'autre part, il range les Nouveaux Académiciens à côté des indifférentistes, comme le fait Caton dans son exposé doxographique.
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tas5*. Il y a là une très profonde indifférence à l'évolution de la philosophie entre l'époque de Chrysippe et celle de Cicéron, alors que c'est cette histoire seule qui permet de comprendre les varia tions que l'on peut constater dans les textes que nous avons cités. Chrysippe avait conçu sa «division» pour bien différencier sa mor ale de l'Ancienne Académie et du Lycée54. Si, dans le De legibus ou dans le De officiis, Cicéron transforme l'exclusion en synthèse, c'est parce qu'il a eu un maître, Antiochus d'Ascalon, qui ne cessait de proclamer que l'Ancienne Académie, le Lycée et le Portique étaient d'accord sur le fond en matière de morale, et qui ne pouv ait donc reprendre la Chrysippea diuisio qu'en modifiant profon dément son contenu et son esprit, c'est-à-dire en rangeant aux côtés des Stoïciens les philosophes dont ceux-ci avaient cherché à se différencier55. Il n'y a donc pas lieu d'invoquer une source pro blématique. La catégorie de Yhonestas est interprétée différemment selon qu'elle figure dans tel ou tel texte, parce que l'œuvre cicéronienne renferme en elle plusieurs strates de l'histoire de la philoso phie. L'analyse de ce point précis nous a montré comment un même concept a pu être utilisé comme instrument de différencia tion (Chrysippe), puis comme centre d'une vaste synthèse. Par son adhésion à la Nouvelle Académie, Cicéron est témoin et même juge des conflits entre écoles. Mais l'influence qu'a exercée sur lui Anti ochus fait que son œuvre illustre aussi ce courant qui, tout en étant profondément dépendant de la Nouvelle Académie, prétendait unir plutôt que d'opposer56. Il existe donc dans l'œuvre cicéronienne deux versions partiel les de la Chrysippea diuisio, l'une, très restrictive et très proche, dans son esprit sinon dans sa lettre, de la classification du scholarque, l'autre beaucoup plus fondée sur le consensus et portant l'em preinte d'Antiochus57. Qu'en est-il de la Carneadia diuisio?
53 Cette 54 Les τέλη volonté ψυχικά d'affirmer sont examinés l'originalité par M. duGiusta stoïcisme ibid.,par p. rapport 327-411. à Aristote est patente dans le discours de Caton, Fin., III, 13, 43-44. Cf. également la lettre 85 de Sénèque, dans laquelle est traitée dans le détail la question de l'originalité l'éthique stoïcienne par rapport à celle de l'Ancienne Académie et du Lycée. 55 Cf. Fin., III, 12, 41. 56 Sur la permanence d'un antistoïcisme chez Antiochus, cf. supra, p. 188, n.24. 57 La réflexion d'Antiochus sur la doxographie morale fut certainement importante et variée, puisque l'exposé doxographique de Varron, dans August in, du. Dei., XIX, 1, d'inspiration antiochienne, diffère sur plusieurs points de celui que nous trouvons dans le livre V du De finibus.
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La Carneadia diuisio Pour parler de manière un tant soit peu pertinente de cette classification dont on trouve tant de variantes chez Cicéron, mais aussi chez d'autres auteurs, il faut impérativement déterminer quelle est celle dont on peut raisonnablement estimer quelle se rap proche le plus de l'archétype. Or ce choix prête à discussion. Ainsi, pour J. Glucker, la grande évocation du dissensus des moralistes dans le Lucullus serait la version la moins inexacte, puisque déri vant directement ou indirectement d'une œuvre de Clitomaque58. Cet argument, fondé sur la chronologie et sur la plus grande vra isemblance en matière de sources, n'est nullement négligeable, mais nous ne le faisons pas nôtre. En effet, il n'y a dans toute la littéra tureantique qu'un seul texte où la Carneadia diuisio soit nommé ment évoquée, où l'on nous informe sur la méthode du scholarque de la Nouvelle Académie, et ce témoignage nous ne pouvons le lais ser de côté, même si sa source est Antiochus, puisqu'il s'agit du dernier livre du De finibus59. Nous ne prétendons pas qu'il nous donne une image parfaitement fidèle de la «division» originelle nous essaierons même de montrer qu'il y a eu modification de cel le-ci - mais il n'en est pas moins vrai que c'est à partir des infor mations que nous y trouvons qu'il sera possible de mieux comprend re ce qu'a voulu faire Camèade. Pison, défenseur des thèses d'Antiochus, se réclame de la phi losophie morale de l'Ancienne Académie et d'Aristote, lequel n'aur ait, selon lui, laissé que des successeurs très décevants, à l'excep tion de Théophraste60. La Carneadia divisto est donc pour lui le 58 J. Glucker, op. cit., p. 57, n. 152. 59 Cicéron, Fin., V, 6, 16-8, 23. La dette à l'égard d'Antiochus est explicit ement reconnue au § 16 : Carneadia nobis adhibenda diuisio est, qua noster Anti ochus libenter uti solet. Sur Antiochus comme source du Fin., V, cf. notamment C. Chappuis, De Antiochi . . ., p. 27 sq. ; C. Thiaucourt, Essai sur les traités philo sophiques. . ., p. 109; M. Pohlenz, Grundfragen. . ., p. 48 sq., qui souligne à juste titre les points de ressemblance entre le début de Fin., V, et Ac. post., I, 19-32. Pour une approche plus spécifiquement philosophique de l'influence d'Anti ochus sur Cicéron, cf. J. Pépin, Idées grecques sur l'homme et sur Dieu, Paris, 1971, p. 62 sq., dont les principales idées avaient déjà été formulées dans Que l'homme n'est rien d'autre que son âme. Observations sur la tradition du Premier Alcibiade, dans REG, 82, 1969, p. 56-70. Nous reviendrons sur les recherches de J. Pépin, cf. infra, p. 455. 60 Ibid., 5, 3 : « Donc tenons-nous en à Aristote et à Théophraste. Je ne parle pas de leurs successeurs : sans doute, ils sont, à mon avis, supérieurs aux philo sophes de toutes les autres sectes; mais ils sont tellement dégénérés qu'on les croirait nés d'eux-mêmes». Il est à remarquer que dans sa présentation de l'œu vremorale des Péripatéticiens au début de Fin., IV(2, 3), Cicéron s'arrête égale ment à Théophraste. Ce mépris pour les Péripatéticiens ultérieurs s'explique
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moyen de présenter les réponses à la question téléologique, avec le dessein de démontrer la supériorité des «Anciens»61. Mais, en même temps, il prend soin d'expliquer la manière de procéder de Camèade et c'est ce qui nous intéresse tout particulièrement ici. «Camèade», dit-il, «a vu non seulement combien il y avait eu jus qu'à lui d'opinions émises par les philosophes sur le souverain bien, mais encore combien en tout il pouvait y en avoir»62. Le proj et carnéadien était donc plus ambitieux que celui d'Aristote63, puisque le Stagirite prenait comme point de départ les opinions exprimées par ses prédécesseurs, tandis que le scholarque de la Nouvelle Académie ne limitait pas sa recension aux formules du τέλος qu'il trouvait dans l'histoire de la philosophie et prétendait percevoir toutes les solutions, qu'elles eussent été déjà proposées ou pas. S'il y avait donc sur ce point volonté d'aller au delà de ce qu'avait fait le Stagirite, en revanche, le principe même de sa «divi sion» («il n'y a pas un seul art», disait-il, «qui ait son point de départ en lui-même») n'est pas sans rappeler le célèbre début de l'Ethique à Nicomaque : « tout art et toute recherche, de même que toute action et toute délibération réfléchie, tendent, semble-t-il, vers quelque bien»64. Camèade affirmait donc que la sagesse, l'art de vivre, ne pouvait faire exception à cette définition et devait donc avoir un but qui lui fût extérieur, au même titre que la médecine ou la direction d'un navire65. Un tel postulat était, en fait, une manière d'attaquer les Stoïciens qui, eux, refusaient précisément de considérer la sagesse comme une τέχνη στοχαστική et la défi nissaient au contraire comme une harmonie, comparable au jeu de
sans doute par le fait que Diodore et Hiéronyme apparaissaient dans la doxographie morale comme ayant proposé des fins différentes de celle de l'Ancienne Académie et d'Aristote, cf. Luc, 42, 131 : ambo hi Peripatetici et Fin., V, 5, 14 : Hieronymum quem iam cur Peripateticum appellent nescio. 61 Ibid., 8, 23 : Sic exclusis sententiis reliquorum cum praeterea nulla esse possit, haec antiquorum ualeat necesse est. C'est en des termes très proches qu'Augustin parle de la manière dont Varron avait rejeté les autres teleologies pour ne retenir que celle de l'Ancienne Académie, cf. Ciu. Dei, XIX, 1 : quo modo autem refutatis ceteris unam eligat, quant uult esse Academiae ueteris . . . longum est per omnia demonstrare. 62 Ibid., 16: Ille igitur uidit, non modo quot fuissent adhuc philosophorum de summo bono, sed quot omnino esse possent sententiae. 63 Sur Aristote et la doxographie morale, cf. W. F. R. Hardie, Aristotle's ethical theory, Oxford, 1968, p. 28-45. 64 Aristote, Eth. Nie, 1, 1, 1094 a, 1-2: πάσα τέχνη καί πάσα μέθοδος, ομοίως δέ πραξις τε καί προαίρεσις άγαθοΰ τινός έφίεσθαι δοκεΐ. 65 La même comparaison avec la médecine et la navigation se trouve chez Aristote après l'énoncé du principe technique universel, loc. cit., 7-10.
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l'acteur ou à la danse et contenant en elle-même sa propre fin66; « le souverain bien », dira Sénèque, « ne demande pas ses moyens au monde extérieur, c'est un fruit intérieur, il procède de lui-même tout entier»67. Une fois posé ce principe faussement universel, ou tout au moins contestable, Camèade disait avoir constaté que «tous les phi losophes ou presque» étaient d'accord pour reconnaître que l'objet de la sagesse devait être approprié à la nature de l'homme et ne pouvait être autre que celui qui dès sa naissance avait sollicité sa tendance68. Il exprimait ainsi une réalité historique, l'importance du naturalisme dans la philosophie hellénistique, mais d'une man ière qui n'était en rien innocente, car là encore il s'agissait d'embarasser les Stoïciens, qui, n'ayant pas une conception aussi sim pliste de Γοίκείωσις, ne pouvaient admettre un tel raisonnement. Nous reviendrons plus loin sur cette question69, mais nous pou vons déjà rappeler que dans le stoïcisme il ne suffit pas pour être sage et moralement parfait de retrouver ce que l'on a cherché in stinctivement dans la première enfance. En effet, Γοίκείωσις se transforme progressivement en conscience réfléchie, si bien qu'à la quête de l'objet nécessaire à la survie, au désir de permanence dans ce qu'on est, se substitue, en tout cas chez le sage, l'effort pour être en harmonie avec le λόγος universel et la conviction que la possession des prima naturae n'a aucune valeur en comparaison de la disposition du sujet à leur égard70. Or une telle évolution est intraduisible si l'on définit la sagesse en termes aristotéliciens. Dans son principe même, la Cameadia diuisio était conçue pour n'intégrer la teleologie du Portique qu'en la déformant. Il faut aussi remarquer que Camèade ne retenait que trois définitions possibles de l'objet de la tendance, et donc du souverain bien, le plaisir, l'absence de douleur ou les «choses premières selon
66 Cf. Fin., III, 7, 24 et Sénèque, Ep., 85, 31-32, où est soulignée cette diffé rence fondamentale entre l'éthique des Péripatéticiens et celle des Stoïciens. 67 Sénèque, ibid., 9, 15: Summum bonum extrinsecus instrumenta non quaerit, domi colitur, ex se totum est. 68 Cicéron, Fin., V, 6, 17 : Constitit autem fere inter omnes. . . Pourquoi ce fere qui introduit une légère restriction? Parce que Camèade reconnaissait que les indifférentistes faisaient exception au principe de sa diuisio, cf. ibid., 8, 23. Mais nous savons par ailleurs, cf. supra, n. 10, qu'il établissait un rapproche ment entre la teleologie d'Erillus et celle de Platon. Si, comme nous pensons pouvoir le démontrer, la Cameadia diuisio n'était rien d'autre qu'un instrument dialectique et même polémique, le silence sur la teleologie platonicienne pouv ait faire du fondateur de l'Académie le recours vers lequel il faudrait se tour ner, une fois démontrées les contradictions des philosophies hellénistiques. 69 Cf. infra, p. 404. 70 Cicéron, Fin., III, 7, 1.
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la nature». Pourquoi ce choix? Sans doute parce que les deux der niers principes étaient ceux que Chrysippe s'était refusé à considé rer comme de véritables réponses au problème du τέλος, l'absence de douleur n'étant pour lui qu'une forme du plaisir et les πρώτα κατά φύσιν ne pouvant en rien rehausser la vertu71. On a parfois présenté la Chrysippea diuisio comme une esquisse de celle de Carnéade, alors que, selon nous, l'Académicien avait pour dessein non de parfaire la tâche de Chrysippe, mais bien d'en prendre le contrepied. En prétendant que sa «division» était la seule possible, il semblait sans doute faire preuve lui-même de dogmatisme, mais n'était-ce pas là une sorte de provocation à l'égard des Stoïciens qui, dans ce domaine aussi, excluaient toute incertitude72? Il leur démontrait ainsi que si les formules du τέλος étaient multiples, il était également vain de croire qu'il n'existait qu'une seule façon de les réduire à quelques types. Son dogmatisme apparent était celui d'une contradiction ironique et habilement menée, non celui d'un philosophe cherchant à imposer sa vérité. Ajoutons qu'en mettant l'accent sur la distinction chère aux Stoïciens entre l'effort fait pour atteindre le souverain bien et la possession de celui-ci, Camèade révélait l'isolement du Portique, car aucune autre école n'avait proposé un τέλος se définissant par une intention coupée de son résultat. Remarquons, enfin, que, pas plus dans cette version de la Carneadia diuisio que dans celle du Lucullus, il n'est question de la conception platonicienne du souve rainbien, alors que les philosophes du moyen-platonisme répéte rontà satiété que pour le fondateur de l'Académie le souverain bien était Γόμοίωσις θεώ κατά το δυνατόν73. La permanence de ce silence, a priori très étonnant, nous prouve qu'il résultait chez Carnéade d'une volonté délibérée, que nous aurons à interpréter. Une fois les principes de la diuisio ainsi exposés, Pison cite les représentants de chacune des doctrines74:
71 Cf. infra, p. 406. La relation entre les κατά φύσιν et le τέλος stoïcien est une question immense que nous ne traiterons ici que dans la mesure où elle concerne le débat entre la Nouvelle Académie et le Portique. Sur ce problème, cf., parmi beaucoup d'autres titres, M. Reesor, The indifférents in Old and Midd leStoa, dans TAPhA, 82, 1951, p. 102-110; I. G. Kidd, The relation of Stoic inte rmediates to summum bonum, with relation to change in the Stoa, (CQ, N.S., 5, 1955, p. 181-194), dans A.A. Long, Problems in Stoicism, p. 150-172, sous le titre : Stoic intermediates and the end for man. 72 Nous avons mis en évidence ce point dans notre article Un problème doxographique . . ., p. 246. 73 Cf. supra, n. 17. 74 Cicéron, Fin., V, 7, 17-20.
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- le plaisir : Aristippe ; - l'absence de douleur: Hiéronyme; - la jouissance des prima naturae : Camèade, mais dialectiquement (non Me quidem auctor, sed defensor disserendi causa); - l'effort pour atteindre les prima naturae : les Stoïciens. L'opposition, maintenant explicite, entre Cameade et les Stoï ciens, confirme que la «division» était tout autre chose qu'un syst èmeà vocation pédagogique et met en lumière la signification dia lectique du système élaboré par le scholarque. Jusqu'ici, il y a donc dans l'exposé de Pison une incontestable cohérence. Mais, alors que logiquement il eût dû s'arrêter après cette enumeration, il ajoute qu'il existe des formes mixtes du souverain bien et il les détaille ainsi75 : - honestas + plaisir : Calliphon ; - honestas + absence de douleur: Diodore; - honestas + prima naturae : les Académiciens, les Péripatéticiens et les Stoïciens, «qui, ayant tout pris aux Péripatéticiens et aux Académiciens, ont sous d'autres noms suivi sans changement leurs idées». Nous estimons peu probable que la Carneadia diuisio originelle ait comporté une partie de ce genre. En effet, la méthode choisie par le scholarque pour construire sa classification, à savoir la défi nition du souverain bien à partir de ce que l'homme recherche dès sa naissance, excluait la présence de Yhonestas, celle-ci n'étant aux yeux de Camèade que le nom donné par les Stoïciens à l'effort pour atteindre les «choses premières selon la nature»76. On com prend donc mal pourquoi, après avoir affirmé qu'il ne pouvait y avoir d'autre souverain bien que le plaisir, l'absence de douleur ou les prima naturae, il aurait, en introduisant Yhonestas par le biais des fins mixtes, renoncé à la méthode qu'il avait lui-même définie. En réalité, ce passage doit être selon nous considéré comme une addition postérieure, due probablement à Antiochus d'Ascalon, et nous en voyons la preuve dans le fait que les Stoïciens, qui avaient été mentionnés parmi les fins simples y figurent une seconde fois comme partisans d'un τέλος mixte, plagiant celui de l'Ancienne Académie et du Lycée77.
75 Ibid., 21. 76 Ibid., 20 : At uero facere omnia ut adipiscamur quae secundum naturam sunt, etiamsi ea non assequamur, id esse et honestum et solum per se expetendum et solum bonum Stoici dicunt. 77 Ibid., 8, 22 : Restant Stoici, qui cum a Peripateticis et Academicis omnia transtulissent, nominibus aliis easdem res secuti sunt. L'argument est certes car-
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En revanche, l'évocation des sententiae explosae eiectaeque, des doctrines condamnées et rejetées correspond beaucoup mieux à la logique de la diuisio. Si, dans le Lucullus, la marginalité de ces phi losophes apparaissait d'ordre purement historique, elle tient ici tout autant à des raisons doctrinales. En effet, Pyrrhon, Ariston et Erillus sont des moralistes qui ne croient pas à l'existence d'une tendance naturelle et qui sont donc impossibles à intégrer dans une diuisio fondée sur celle-ci78: «comme ils ne peuvent trouver place dans le cercle que nous nous sommes tracés», dit Pison, «il n'y a pas du tout eu à les faire entrer en ligne de compte». Pour résumer cette étape de notre recherche, nous dirons que la Carneadia diuisio, telle qu'on peut la restituer à travers le dis cours de Pison, doit être comprise comme un aspect important de la lutte que mena la Nouvelle Académie contre le Portique. La doc trine téléologique de ce dernier est bien exprimée par Sénèque, lorsqu'il dit que pour définir le souverain bien, il n'est besoin «ni de beaucoup de paroles, ni de longs détours», étant donné qu'il tient tout entier dans la formule summum bonum est quod honestum est79. C'est cette même simplicité que l'on trouve dans la Chrysippea diuisio, qui apparaît dans son esprit comme la traduction théorique du fameux apologue de Prodicos, puisque Chrysippe cherchait à montrer quels philosophes avaient choisi le vice et quels la vertu, les solutions nuancées comme celles du Lycée étant considérées comme une sorte de monstrueuse conciliation entre ces deux principes opposés. Camèade, au contraire, se devait de révéler les présupposés que comportaient cette certitude et cette lumineuse évidence. En choisissant comme point de départ de sa «division» le modèle «technique» de la sagesse et en affirmant que celui-ci faisait l'objet d'un consensus, il soulignait la marginalité des Stoïciens qui, eux, le refusaient. Mais surtout, en prenant à son compte, ou plutôt en feignant de prendre à son compte, le concept d'oùceicooiç, Camèade restait fidèle à la méthode dialectique de son école. En effet, parce que Chrysippe avait élaboré sa diuisio sans faire aucunement référence à l'origine du τέλος, lui invitait les
néadien, cf. Tusc, V, 41, 120, mais on voit mal comment Cameade aurait pu dans la même diuisio attribuer à la fois aux Stoïciens une fin simple et une fin mixte. Il y a là soit un amalgame de deux versions de la Carneadia diuisio, soit une utilisation maladroite par Antiochus de cette classification et d'un thème cher au scholarque de la Nouvelle Académie. 78 Ibid., 23 : lam explosae eiectaeque sententiae Pyrrhonis, Aristonis, Erilli, quod in hune orbem quem circumscripsimus incidere non possunt, adhibendae omnino non fuerunt. 79 Sénèque, Ep., 71, 4 : Nec multis uerbis nec circumitu longo quod sit sum mum bonum colliges.
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Stoïciens (et d'une manière plus générale tous ceux qui donnaient à l'éthique un point de départ naturel) à être logiques avec euxmêmes, à ne pas «oublier en chemin» les πρώτα κατά φυσίν et à s'interroger sur la relation véritable qu'il y avait dans leur système entre la tendance naturelle et le souverain bien80. Nous avons tenté de comprendre ce qu'étaient à l'origine les «divisions» de Chrysippe et de Camèade et nous en avons conclu qu'elles doivent être interprétées l'une et l'autre dans le contexte des antagonismes entre écoles, puisque le Stoïcien cherchait à se différencier des Péripatéticiens et que, de son côté, l'Académicien avait pour dessein de construire une doxographie qui fût en ellemême une réfutation du Portique. Or, si nous revenons à notre point de départ, c'est-à-dire au Lucullus, et si nous comparons ces résultats à l'analyse que nous avons faite du passage consacré dans ce dialogue aux moralistes, deux directions de recherches appar aissent : - nous avons montré que Cicéron utilisait dans le Lucullus successivement la «division» de Chrysippe et celle de Camèade, avec des intentions différentes, mais en les considérant l'une et l'autre comme des moments également essentiels de son investiga tion sur le souverain bien. Sans renier son appartenance à la Nouv elle Académie, il concilie donc deux systèmes qui à l'origine étaient parfaitement antagonistes et cette acceptation, même relati visée par la suspension du jugement, de la démarche stoïcienne, pose le difficile problème de l'attitude de l'Arpinate à l'égard de la morale de Chrysippe; - mais cette question de fond, qui dominera toute la suite de notre recherche, ne peut être correctement abordée que si aupara vant nous nous sommes demandé à quoi correspondent exactement les multiples doxographies du τέλος que l'on trouve dans l'œuvre cicéronienne. Il ne suffit pas, en effet, d'être remonté aux deux archétypes, il faut, si nous voulons comprendre plus précisément quelle fut l'évolution des deux «divisions» originelles et, partant, quelle vision Cicéron pouvait avoir de l'histoire de la philosophie morale, débrouiller quelque peu l'écheveau terriblement compli qué des multiples variantes doxographiques dont il se sert. A titre d'exemple, nous parlons de Carneadia diuisio aussi bien à propos de la doxographie exposée par Pison dans le De finibus que de celle que nous avons trouvée dans le Lucullus, et il est certain qu'il exis teentre les deux des similitudes indéniables, par exemple l'accent
80 Cf. Fin., IV, 11, 23: quo loco corpus subito deserueritis et 14, 39: Cum autem ad summum bonum uolunt peruenire, transiliunt omnia. . .
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mis dans les deux textes sur l'incapacité des philosophes à s'accor der au sujet du τέλος, ou la présence des trois fins retenues par Camèade. Mais cela ne doit pas nous conduire à sous-estimer les différences. Ainsi, tout l'appareil des concepts moraux (sagesse, οίκείωσις, distinction entre l'effort et le résultat), si important dans l'exposé de Pison, est absent du Lucullus, où le but n'est pas de poser les bases d'une critique du stoïcisme, mais de montrer la multiplicité et la vanité des dogmatismes. Nous pouvons déduire de cet exemple que la Carneadia diuisio ne fut pas un cadre rigide que des auteurs aussi différents que Cicéron et Clément d'Alexandrie auraient repris de manière plus ou moins fidèle et que nous devrions nous contenter de retrouver dans sa version originelle81. Elle nous semble au contraire devoir être comprise comme une structure souple, sans cesse modifiée au fil des débats, enrichie par ceux-ci et adaptée par ses utilisateurs à la finalité des ouvrages dans lesquels ils l'incluaient. C'est dans cet esprit donc que nous analyserons ses très nombreuses variantes.
Les doxographies cicéroniennes du souverain bien : variété et unité Qui aborderait les œuvres morales de Cicéron avec l'illusion d'y retrouver dans leur pureté deux «divisions», l'une stoïcienne, l'autre carnéadienne, serait bien vite déçu et avouerait son désarroi devant un foisonnement doxographiqe dont il ne percevrait ni les tenants ni les aboutissants. Comment procéder, comment distin guer l'essentiel et l'accessoire dans une telle variété? La situation de celui qui entreprend une telle tâche fait penser à celle d'un phi lologue qui connaîtrait l'archétype d'une famille de manuscrits et qui, paradoxalement, n'arriverait pas à dresser le stemma lui per mettant de situer chaque variante par rapport à celui-ci. Nous connaissons la «division» de Chrysippe, celle de Camèade, mais il nous est difficile de dire avec précision comment telle doxographie se rattache à l'une ou à l'autre, parfois aux deux. Pour progresser dans une telle recherche, la méthode la plus séduisante consisterait à raisonner à partir des variations de détail : pourquoi, par exemp le,Cicéron cite-t-il à tel endroit Aristippe et à tel autre Epicure comme représentants de la morale du plaisir, pourquoi les défini tionsdu τέλος stoïcien sont-elles si diverses, pourquoi Aristote est-il 81 Ce qui suppose déjà que Camèade lui-même n'ait donné qu'une seule version de sa diuisio. Or cela n'a rien d'une certitude.
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tantôt évoqué et tantôt omis lorsqu'il s'agit des ueteres82? Sur ces points, et quelques autres, M. Giusta et J. Glucker ont formulé des remarques fort pertinentes, mais qui pour l'instant n'ont pas dé bouché sur une explication d'ensemble rendant compte de chacun de ces changements83. Parce que nous nous sommes heurté à la même difficulté, nous avons préféré nous limiter provisoirement à une analyse ne visant nullement à être exhaustive, mais dont nous pensons qu'elle peut contribuer à apporter un début de réponse au problème posé. Première tentative de classification Si nous laissons de côté nos textes de références, le Lucullus et le livre V du De finibus, les autres doxographies du τέλος que l'on trouve chez Cicéron nous paraissent pouvoir se répartir en deux grandes catégories : - la première comprend deux variantes de la Carneadia diuisio, qui se présentent comme suit : Fin., II, 34 Fins mixtes Polémon et Aristote : uirtus + prima naturae Calliphon : uirtus + uoluptas Diodore : uirtus + uacuitas doloris Fins simples Aristippe : uoluptas 82 En Fin., V, 7, 20, Aristippe est cité comme seul représentant de la morale du plaisir, alors qu'ailleurs son nom est associé à celui d'Epicure. Par ailleurs, J. Glucker, op. cit., p. 57, n. 153, après avoir étudié les variations dans la présen tation des ueteres, en a déduit que Camèade soulignait les différences entre ceux-ci, tandis qu'Antiochus mettait en évidence ce qu'il croyait être leur consensus. Il est, en effet, très remarquable que dans Luc., 42, 131, Aristote se trouve dissocié de la uetus Academia, tandis que dans Fin., V, 8, 21, Pison souli gne très fortement la similitude de pensée entre l'Ancienne Académie et le Lycée. Ces nuances, tout à fait réelles, ne suffisent pas selon nous à diminuer la valeur documentaire de la Carneadia diuisio telle qu'elle est présentée par Pison-Antiochus. 83 J. Glucker, ibid., p. 53, écrit à propos de son étude de la doxographie morale : whatever views on this subject I shall express on the following pages should be taken as tentative and provisional.
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Camèade : fruì principiis naturalibus Les Stoïciens : consentire naturae . . id est honeste uiuere Hiéronyme : doloris uacuitas Abiecti : Pyrrhon, Ariston, Erillus Tusc, V, 84-85 Fins simples Les Stoïciens : honestum Epicure : uoluptas Hiéronyme : uacuitas (doloris) Camèade : naturae primis bonis aut omnibus aut maxumis fruì Fins mixtes Les Péripatéticiens et, à peu de chose près, l'Ancienne Académie : tria genera bonorum Calliphon et Dinomaque : uoluptas + honestas Diodore : indolentia + honestas Abiecti : Ariston, Pyrrhon, Erillus, nonnullique alii En dépit de quelques différences de détail, ces doxographies sont très proches et conservent quelques unes des caractéristiques fondamentales du système carnéadien. Elles s'en différencient, ce pendant, par la place qu'y tient Yhonestas à côté des trois solutions admises par le scholarque et, à ce titre, elles sont plus proches de la version du Lucullus que de celle donnée par Pison; - la deuxième, aux contours apparemment plus imprécis, inclut un plus grand nombre de textes et, si elle se présente sous des formes diverses, elle peut être néanmoins caractérisée par le fait que Yhonestas y apparaît comme l'élément prédominant, le cri tère par rapport auquel sont classées et parfois jugées les autres opinions sur le souverain bien84. Les noms cités sont souvent les mêmes que ceux de la Carneadia diuisio, toutefois, ils sont envisa gés d'un autre point de vue, non pas celui du bonheur, comme l'a affirmé M. Giusta, mais celui de la beauté morale en tant que défi nition la plus probable du τέλος85. A titre d'exemple, nous citerons 84 Cf. Leg., I, 13, 38; Fin., II, 11, 35-38; Fin., III, 9, 30-31 ; Fin., IV, 13, 34-17, 48; Oft., 1,2, 6. 85 Dès le De legibus, loc. cit., Cicéron faisait la distinction entre les philoso phiesde Yhonestas (au sens large, c'est à dire non chrysippéen) et les fines
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un passage du De finibus IV, dans lequel la «division» est ainsi organisée : Fin., IV, 18, 49-50 Philosophes de Yhonestas : Pyrrhon, Ariston, eorumue similes/ Aristote et Xénocrate Fines expertes honestatis : Epicure, Hiéronyme et Camèade Fins mixtes : Calliphon et Diodore Cette prépondérance de Yhonestas donne à penser que nous avons là quelque chose dont l'origine doit être cherchée dans la diuisio de Chrysippe. Nous en voulons pour preuve le fait que dans le texte le plus indubitablement stoïcien de toute l'œuvre morale de Cicéron, le livre III du De finibus, Caton procède exactement de cette façon, opposant les philosophes qui ont fait de Yhonestas Yultimum bonum à ceux qui «exclurent la vertu du souverain bien», et même à ceux qui proposèrent une fin mixte86. Faut-il pour autant affirmer que tous ces textes sont empreints de la même tonalité et, pourquoi pas, qu'ils dérivent d'une même source? Cela serait pour le moins imprudent, mais avant d'approfondir cette question et pour ne pas privilégier l'aspect en quelque sorte technique de la doxographie au détriment de l'utilisation que fait Cicéron de celleci, nous analyserons un cas précis, qui a cette particularité de jux taposer la Carneadia diuisio et celle fondée sur Yhonestas, nous voulons parler des § 34 et 35 du second livre du De finibus. Comment procède l'Arpinate et pourquoi cette double appro che?Il suffit de lire le texte pour comprendre qu'il ne s'agit null ement d'une redondance et que chacune des «divisions» joue un rôle bien précis. Cicéron veut, en effet, montrer que, quel que soit le critère que l'on adopte, Epicure doit être condamné. Si on le juge à partir du principe de la Carneadia diuisio, celui de la ten dance naturelle, le fondateur du Jardin est coupable de ne pas avoir proposé une fin conforme à ce qu'il a lui-même défini com mela motivation première, puisque, parti du plaisir, il aboutit à l'absence de douleur87. Et si on se place du point de vue de la rai-
expertes honestatis, représentées en l'occurrence par les Épicuriens, ce qui à notre sens est un argument décisif pour attribuer cette manière de procéder à Antiochus, lequel a fort bien pu s'inspirer de ce qui se faisait dans la Nouvelle Académie. 86 Cf. supra, n. 50. 87 Sur l'importance de ce thème dans la réfutation académicienne de l'épicurisme, cf. C. Lévy, La dialectique. . ., p. 116 et infra, p. 396.
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son et donc de la vertu, il sera atteint par l'opprobre frappant tous ceux qui, ne comprenant pas que l'homme est «une façon de dieu mortel», ont proposé un finis expers honestatis**. L'ensemble du passage présente donc une très frappante analogie de construction avec le Lucullus, puisque la méthode de la Nouvelle Académie et celle du Portique sont employées successivement, et l'on y retrouve même la citation de Chrysippe sur la confrontation entre Yhonestas et le plaisir. Cela suffit donc à nos yeux pour exclure que le livre II du De finibus ait eu une source purement stoïcienne, comme l'ont affirmé Madvig et Thiaucourt89. Ce qui nous paraît au contraire très frappant, c'est que pour l'analyse et la critique d'un τέλος par ticulier, en l'occurrence celui du Jardin, Cicéron raisonne exacte mentde la même façon que lorsqu'il avait à se prononcer sur l'e nsemble des doctrines téléologiques, c'est-à-dire en associant Chry sippe et Camèade. Or il est peu vraisemblable qu'il ait consulté successivement un ouvrage académicien puis une source stoïcien ne, et cela nous conduit donc à rechercher les éléments d'unité qui existent dans les différentes doxographies cicéroniennes du souve rainbien. Pour ce faire, nous avons choisi d'approfondir l'étude, que nous avions commencée dans un article, d'un groupe de moral istes bien déterminé, celui des indifférentistes Ariston, Pyrrhon et Erillus90. Pourquoi ce choix? Il nous paraît pouvoir être justifié par trois raisons : - seuls ou inclus dans un ensemble plus vaste, les indiffé rentistes sont omniprésents dans les textes téléologiques et, de ce fait, ils constituent un instrument privilégié pour discerner les divers courants dont Cicéron est l'aboutissement; - ils jouent un rôle important dans les controverses entre la Nouvelle Académie et le Portique, puisque chacune des deux écoles les a présentés comme des repoussoirs, plus exactement comme l'image à peine caricaturale de la philosophie de l'autre. En effet,
88 Cicéron, Fin., II, 13, 40. 89 Cf. Madvig, éd. du De finibus, p. LXIV : la source de Fin., II, serait Chry sippe ; C. Thiaucourt, op. cit., p. 77-78, est plus imprécis et parle d'un « Stoïcien modéré». En revanche, R. Hirzel, Untersuchungen. . ., t. 2, p. 656 sq., et A. Lörcher, op. cit., p. 97, ont proposé Antiochus d'Ascalon. La thèse de la source sto ïcienne, que nous estimons quant à nous invraisemblable, a été, en revanche, défendue récemment par J. Glucker, op. cit., p. 56, n. 151, qui considère qu'un dogmatique comme Antiochus ne pouvait critiquer l'épicurisme qu'à partir de sa propre position, celle de l'Ancienne Académie. L'erreur de Glucker est de sous-estimer la complexité de la personnalité d'Antiochus, et tout particulièr ement sa dette à l'égard de la dialectique carnéadienne. 90 C. Lévy, On problème doxographique . . ., op. cit.
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Camèade et ses disciples ont eu beau jeu de soutenir que par leur refus d'inclure les πρώτα κατά φυσίν dans le souverain bien les Stoïciens prônaient une morale semblable à celle d'Ariston, Erillus ou Pyrrhon, et, en revanche, dans le livre III du De finibus, Caton englobe dans une même condamnation ces philosophes et ceux de la Nouvelle Académie91; - ils peuvent être considérés comme un élément caractéristi que de la doxographie cicéronienne parce qu'ils ne figurent pas chez Arius Didyme et que, par ailleurs, on ne retrouve pas dans la doxographie de Clément d'Alexandrie la mention du caractère éphémère de leur philosophie, qui est si fréquente chez l'Arpinate92. Nous avons déjà eu l'occasion de signaler que le fait que les trois philosophes soient très souvent associés n'implique pas que Cicéron les considère comme interchangeables. Il n'est donc pas inutile d'esquisser les principaux traits de la personnalité philoso phique de chacun d'entre eux, et cela d'autant plus que des travaux récents, nous pensons notamment à ceux d'A. M. Ioppolo sur Ariston et Erillus, ont permis de redécouvrir véritablement ces seurs 93 Ariston, Erillus, Pyrrhon Dans le livre IV du De finibus, Cicéron présente Ariston com meétant nettement moins indifférent que Pyrrhon puisque, affirme-t-il, «il a fait place à des motifs capables de remuer le sage et de le faire tendre vers quelque chose»94. En quoi Ariston est-il donc un schismatique par rapport à l'orthodoxie stoïcienne et que signifient ces «objets de rencontre» qui peuvent provoquer une
91 Cf. Fin., III, 9, 31; 15, 50. 92 Clément Al., Strom., II, 21, 129 = S.V.F., I, 360 (τέλος d'Ariston, Γάδιαφορία); = S.V.F., I, 419 (τέλος d'Erillus, Γέπιστήμη). 93 Α. Μ. Ioppolo, Aristone di Chio e lo Stoicismo antico, Naples, 1980 et Lo Stoicismo di Ertilo, dans Phronesis, 30, 1985, p. 58-78. Sur Ariston on se reporte ra également à l'article de J. Moreau, Ariston et le Stoïcisme, dans REA, 50, 1948, p. 27-48. 94 Cicéron, Fin., IV, 16, 43 : Aristo, qui nihil relinquere non est ausus, introduxit autem quibus commotus sapiens appeteret aliquid, quodcumque in mentem inciderei. Dans le second livre de cette œuvre, en revanche (13, 43), Erillus, phi losophe de la science, est distingué des deux autres, philosophes de la vertu. Dans le Lucullus, 42, 130, Γάπάθεια de Pyrrhon est opposée à Γάδιαφορία d'Aris ton et d'Erillus. L'impression que l'on retire de ces notations est que les philoso phes académiciens dont Cicéron s'inspire disposaient d'une somme d'informat ions sur les trois indifférentistes et qu'ils intégraient telle ou telle de celles-ci à leur démonstration en fonction de ce qui leur paraissait être le plus opportun.
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réaction du sage, sans pour autant contredire sa sérénité? Nous savons par plusieurs témoignages qu'il se refusait à admettre la théorie stoïcienne de la moralité moyenne, construite sur la distinc tion à l'intérieur même des indifférents entre les «préférables» et «les choses contraires à la nature» et que, notamment, il professait le plus grand mépris pour les «praecepta» qui avaient pour fonc tion d'organiser la morale pratique95: «Ariston le Stoïcien», dit Sénèque, «estime que cette partie de la philosophie est inconsistant e et qu'elle ne pénètre pas jusqu'au cœur, étant faite de conseils de bonne femme». A fortiori, il n'admettait pas que les κατά φυσίν pussent constituer la matière de la vertu, puisqu'il concevait le sou verain bien comme une harmonie de l'homme avec son λόγος, tot alement indépendante de tout facteur extérieur96. Comment concil ier,donc, le témoignage cicéronien et ce que nous savons d'Ariston par d'autres sources? Il nous semble qu'A. M. Ioppolo a eu rai son, voulant montrer la cohérence de la pensée de ce philosophe, d'accorder une grande importance à la métaphore de l'acteur qui lui était chère97 : de même, disait-il, que le bon comédien doit savoir interpréter parfaitement n'importe quel rôle, de même le sage agira selon la vertu quelles que soient les circonstances. Le propre de la sagesse était donc pour lui de se manifester sous des formes diverses, et cela dans un monde de choses et d'événements absoluments indifférents. A quoi Chrysippe avait beau jeu de for muler à l'égard d'Ariston l'objection que lui-même avait à subir de la part des Académiciens98 : quel peut-être le sens du bien et du mal si la vertu n'implique aucun choix, si elle s'exerce indépe ndamment de toute référence à un ordre naturel préexistant? Si l'Arpinate souligne à plusieurs reprises l'austérité de la mor ale proposée par Ariston, il reproche, en revanche, à Erillus sa leuitas parce que, dit-il, il propose deux fins au lieu d'une seule, imposant ainsi à ceux qui suivraient sa doctrine de mener deux existences différentes99. Nous aurions beaucoup de mal à corn-
95 Sénèque, Ep., 94, 2 = S.V.F., I, 358 : Ariston Stoicus e contrario hanc par tent leuem existimat et quae non descendat in pectus usque, anilia habentem praecepta. Trad. Noblot légèrement modifiée. Cf. également, ibid., 89, 13 = S.V.F., I, 357: moralem quoque, quant solam reliquerat, circumcidit. Nam eum locum qui monitiones continet, sustulit et paedagogi esse dixit, non philosophi. 96 Cf. Galien, Hipp, et Plat, decr., VII, 2, 2 = S.V.F., 111, 256. 97 Diog. Laërce, VII, 160 = S.V.F., I, 351. Cf. le commentaire d'A. M. Ioppol o, dans Lo stoicismo . . ., p. 66. 98 Cf. le texte cité à la note 96 et infra, p. 417. 99 Cf. Fin., IV, 15, 40, où Cicéron condamne la leuitas d'Erillus parce que celui-ci a accepté de prendre en compte les κατά φύσιν, mais sans les référer au souverain bien. Ce même grief de double τέλος sera adressé par les Académic iens à Chrysippe, cf. Plutarque, Com. not., 26, 1071 a.
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prendre cette affirmation s'il n'y avait chez Diogene Laërce un exposé plus complet de la doctrine de ce Stoïcien, dont voici les principaux éléments 10° : - Erillus considérait la science comme le τέλος et il la défi nissait comme une έξις «ne se laissant ébranler par aucun argu ment dans l'accueil des représentations»; - il lui arrivait d'affirmer qu'il n'existe pas un seul τέλος, mais que celui-ci varie, tout comme le même bronze peut devenir une statue de Socrate ou d'Alexandre; - il établissait une distinction entre le τέλος et Γύποτελίς, le premier étant accessible au seul sage, le second au tout-venant, et il considérait comme indifférent tout ce qui est entre la vertu et le mal. Comme Ariston, Erillus avait cherché à exprimer la teleologie stoïcienne, sans accepter l'idée qu'il y eût «des choses conformes à la nature», en filigrane desquelles serait déjà inscrite la vertu101. Comme lui, il avait privilégié «les circonstances», celles-ci, insigni fiantes par elles-mêmes, étant autant d'occasions pour le sage de manifester sa vertu, à la fois une, puisqu 'ayant la solidité de la science, et proteiforme dans la mesure où elle ne se confond avec aucune action particulière, mais est inhérente à chacune d'entre elles. La véritable difficulté réside donc dans le troisième point, cette distinction entre le τέλος et Γύποτελίς, qui à première vue re ssemble fort à la hiérarchie du κατόρθωμα et du καθήκον dans le stoïcisme orthodoxe. Nous croyons, avec A. M. Ioppolo, qu'il faut, renoncer à ce rapprochement qui, bien que très séduisant, enlèver ait tout sens à la dissidence d'Erillus, et admettre donc que par ύποτελίς il entendait non pas la moralité moyenne du καθήκον, fondée sur l'acquisition des préférables, mais les biens apparents que le commun des mortels confond avec le τέλος102. Une telle conception et l'identification de la vertu à la science font que la pensée de ce philosophe apparaît dominée par le dessein de don-
100 Diog. Laërce, VII, 165 = S.V.F., 1, 411. 101 Cf. ce qu'écrit V. Goldschmidt, Le système. . ., p. 129 : «De la conciliatio par tendance à la conuenientia rationnelle, le cercle est fermé : du début à la fin on demeure dans la "conformité avec la nature"; de l'instinct de conservation à la "sagesse" (exercice constant et conséquent de la faculté rationnelle) il y a passage de la nature à la nature, du même au même, mais de telle sorte que dans le terme d'arrivée le terme de départ soit transformé par une sorte de rétroaction, sans cependant être contredit». 102 A. M. Ioppolo, op. cit., p. 73-75, qui fait un intéressant rapprochement avec Platon, Gorgias, 466a-468e, où Socrate distingue la fin, qui est le Bien, et les moyens qui sont indifférents.
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ner une interprétation platonisante de l'éthique stoïcienne. C'est cette réalité qui est exprimée, de manière peut-être un peu excessi ve dans le Lucullus, lorsque Cicéron affirme qu'Erillus était en grand désaccord avec Zenon et, en revanche, s'écartait fort peu de Platon103. Il était normal d'associer dans un exposé téléologique Ariston et Erillus, dont les doctrines semblent avoir été fort proches. Mais Pyrrhon? Cicéron le présente comme celui qui est allé le plus loin possible dans l'indifférence «puisque, une fois la vertu constituée, il ne laisse rien subsister qui soit un objet de tendance» et il en fait le philosophe de Γάπάθεια, de l'insensibilité absolue, ce qui ne cor respond guère à cette «opiniâtreté» dont Pascal, suivant en cela l'opinion de son époque, fera la caractéristique de la «cabale pyrrhonienne » 104. Peut-on pour autant s'en tenir à la formule de Brochard sur la différence, voire l'opposition entre Pyrrhon et les Pyrrhoniens105? Et quelle valeur faut-il accorder au témoignage cicéronien ? Traiter de l'image de Pyrrhon chez Cicéron, c'est d'abord s'i nterroger sur un silence. En effet, dans aucun des textes où l'Arpinate fait en quelque sorte la généalogie du scepticisme de la Nouv elle Académie on ne trouve la moindre mention du philosophe d'Elis106. Or la liste des auctores du doute est longue, elle comprend des noms très divers et l'on eût pu s'attendre à y voir figurer celui a affirmé le règne universel de l'apparence107. Nous croyons que cette absence n'est pas le fait de Cicéron lui-même, car celui-ci se conforme à la tradition de la Nouvelle Académie, comme le prouve le fait que, dans son Contre Colotès, Plutarque lui aussi reste total ement silencieux à propos de Pyrrhon. Pour expliquer ce qu'il appelle «l'ignorance cicéronienne d'une pensée sceptique original e», J. P. Dumont a invoqué l'importance de la polémique antisto ïcienne qui aurait éclipsé tous les autres débats et fait que l'Arpinate n'avait pas à se soucier d'une «école sans éclat»108. Le raisonne ment serait tout à fait convaincant s'il n'y avait aucune mention de
103 Cf. supra, n. 10. 104 Pascal, Pensées, 296 Lafuma : «Pyrrhonien pour opiniâtre». 105 Cf. supra, p. 27. 106 II est normal que Pyrrhon ne soit pas mentionné en Ac. post., I, 12, 44, puisque Cicéron invoque les Présocratiques comme ancêtres du scepticisme. En revanche, il eût pu fort bien figurer dans l'énumération, beaucoup plus longue et variée de Luc, 23, 72-24, 76. 107 Sont cités dans le passage du Lucullus : Anaxagore, Démocrite, Métrodore de Chios, Empédocle, Parménide, Socrate, Platon, Stilpon, Diodore, Alexinus, Chrysippe et les Cyrénaïques. 108 J.-P. Dumont, Le scepticisme. . ., p. 18.
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Pyrrhon dans l'œuvre philosophique de Cicéron. Ce n'est pas le cas et nous avons même signalé son omniprésence dans les textes téléologiques. Pourquoi n'est-il donc pas évoqué là où on l'atten drait? A cette question, tout un courant exégétique, à l'origine duquel nous avons vu qu'il faut placer Brochard, répond qu'il n'y avait chez Pyrrhon aucun intérêt pour la philosophie spéculative et que donc c'est à juste titre qu'il n'a pas été inclus parmi les précur seursdu doute académicien 109. Nous n'avons pas la prétention de trancher les controverses à propos de ce que l'on pourrait appeler l'énigme Pyrrhon. Nous avons essayé de décrire au début de ce travail l'extraordinaire fai sceau d'influences et d'expériences au confluent desquelles s'est trouvé ce personnage, et qui ont fait que, comme l'a dit si just ement G. Reale, il s'est trouvé être «le fondateur du scepticisme tel qu'il s'est développé en Grèce, autrement dit d'une école qui n'est pas une école, d'une secte qui n'est pas une secte, d'une philoso phie qui ne veut pas être une philosophie»110. Si Pyrrhon parvint, ou chercha à parvenir, à une parfaite indifférence, ce ne fut pas par simple imitation des sages de l'Inde, mais en interprétant cette expérience à la lumière de sa propre culture philosophique. On ne peut donc arguer d'un quelconque désintérêt de sa part à l'égard de la philosophie pour expliquer qu'il ne figure pas parmi les «pè res fondateurs» du scepticisme chez Cicéron ou Plutarque. L'expli cation, au moins partielle, de cette absence est sans doute à recher cher dans les sentiments peu amicaux de la Nouvelle Académie à l'égard des Pyrrhoniens111. La nouvelle impulsion donnée par Arcésilas à l'école platonicienne avait été dénoncée comme un plagiat du pyrrhonisme, non seulement par Timon, le brillant et féroce disciple de Pyrrhon, mais aussi par quelqu'un d'extérieur à cette rivalité, le Stoïcien Ariston, dont nous avons déjà cité le vers célè bre112. Il n'est donc pas invraisemblable que la Nouvelle Académie ait, en quelque sorte, censuré le nom de Pyrrhon, lorsqu'il s'agis sait pour elle de démontrer sa légitimité philosophique en énumérant la longue liste de ceux qui, disait-elle, l'avaient précédée dans la philosophie du doute. En revanche, elle n'éprouvait aucune gêne à le faire figurer dans sa doxographie morale comme étant le phi losophe de Γάπάθεια, parce que, d'une part, elle ne se sentait rien de commun avec l'inhumanité, au sens littéral, à laquelle il aspi-
109 110 111 112
Cf. supra, p. 22-31. G. Reale, Ipotesi. . ., p. 336. L. Robin, Pyrrhon. . ., p. 12. Cf. supra, p. 9, n. 2.
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rait, et que, d'autre part, elle pouvait l'utiliser dans sa critique du souverain bien stoïcien113. L'idée d'associer, avec d'importantes nuances, Pyrrhon aux deux Stoïciens qui s'étaient placés en marge de leur école était phi losophiquement critiquable, mais habile. Nous avons tout lieu de croire que Chrysippe en fut l'initiateur, lui qui polémiqua longue mentcontre ceux qu'il considérait comme des dissidents et qui avait tout intérêt à montrer qu'ils étaient plus proches d'une école étrangère que de la philosophie dont ils se réclamaient114. Du reste, nous avons vu que Caton dans sa «division» distinguait dans la catégorie de Yhonestas les Stoïciens, les seuls selon lui à avoir cor rectement exprimé cette fin, de ceux qui en avaient donné une interprétation erronée et qu'il énumère ainsi115 : «ceux qui ont pré tendu que vivre avec le savoir est le bien suprême; ceux pour qui tout est absolument indifférent, le sage ne devant être heureux que si aucune chose ne pèse plus qu'une autre dans ses préférences; ceux enfin qui, comme certains Académiciens, ont placé, dit-on, le terme dernier des biens et l'office suprême de la sagesse dans l'acte de barrer la route aux représentations et de suspendre fe rmement l'assentiment». Dans ce texte, Erillus et sans doute Ariston, sont évoqués en même temps que les Pyrrhoniens et les philo sophes de la Nouvelle Académie, comme si les Stoïciens ortho doxes, ne pouvant exclure ces deux dissidents de la catégorie de Yhonestas, avaient cherché à les discréditer en les assimilant à des écoles que le Portique condamnait. Camèade n'avait pas les mêmes raisons d'en vouloir aux indifférentistes, tout au moins à Erillus et Ariston, mais il comprit très vite sans doute le parti qu'il pouvait tirer du groupe ainsi constitué par Chrysippe. S'il les marginalisait lui aussi, arguant que ces moralistes ne faisaient aucune place à la tendance dans leur défini tiondu souverain bien, il s'efforçait par ailleurs de montrer que
113 Nous avons mis ce point en évidence dans Un problème doxographique .... p. 249-250. 114 II est aisé d'imaginer à quel point ce rapprochement pouvait être déso bligeant pour un Stoïcien. En effet, non seulement l'étrange personnalité de Pyrrhon n'avait rien qui pût enthousiasmer un philosophe du Portique, non seulement ses références philosophiques étaient tout à fait étrangères à celles de Zenon, mais de surcroît Timon avait traité celui-ci sans aucun ménagement, le comparant à une vieille Phénicienne stupide, cf. Diog. Laërce, VII, 15 = frg. 38 Diels P.P.F. 115 Cicéron, Fin., III, 9, 31 : et ii qui cum scientia uiuere ultimum bonorum, et qui nullam rerum differentiam esse dixerunt, atque ita sapientem beatum fore, nihil aliud alii momento ullo anteponentem, et qui, ut quidam Academici, constituisse dicuntur extremum bonorum et summum munus esse sapientis obsistere uisis assensusque suos firme sustinere.
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par leur mépris des biens du corps et de la fortune les Stoïciens ne proposaient pas autre chose que cette indifférence absolue qu'euxmêmes reprochaient à Pyrrhon, Ariston et Erillus. Mais une telle analyse ne rend compte que très partiellement de la place des indifférentistes dans la doxographie cicéronienne. En effet, elle n'explique pas pourquoi les indifférentistes sont la plupart du temps désignés comme des relicti, ou inclus dans un groupe plus vaste de sententiae relictae116. Ce phénomène qui a été longtemps ignoré par la recherche, nous l'avons interprété comme un apport doxographique de l'Académie, et ce pour deux grandes raisons117 : - la distinction entre les relicti et les autres est absente de la «division» de Caton ainsi que de celle, stoïcisante, de Clément d'Alexandrie; - on la trouve, en revanche, dans un texte étranger à la pro blématique du τέλος, mais dont tout le monde s'accorde à recon naître l'importance, le grand excursus philosophique du livre III du De oratore11*. Cicéron y expose l'histoire de la philosophie postpla tonicienne en des termes qui ne sont pas sans rappeler ceux de la doxographie du Lucullus et en distinguant parmi les sectes socrati quescelles depuis longtemps disparues et celles encore vivantes. Nous ne reviendrons pas ici sur le problème de la source de Y ex cursus, l'essentiel étant que nous avons là une tradition indiscuta blementpropre à l'Académie, dont nous constatons qu'elle existait en dehors de la doxographie morale et qu'elle avait une importanc e considérable en tant que méthode de réflexion. Nous avons choisi d'étudier le groupe des indifférentistes par cequ'il nous a paru intéressant en lui-même, mais surtout parce que nous avons estimé qu'il y avait là le discriminant, pour utiliser un terme mathématique, de toute la doxographie cicéronienne du τέλος, c'est-à-dire l'élément qui nous permettrait d'en discerner les différentes strates et d'établir quelques lignes de partage entre les nombreux textes dans lesquels elle est exposée. Il convient donc, maintenant que nous avons rassemblé, nous semble-t-il, les él éments nous permettant de mieux percevoir la personnalité de ces philosophes et l'utilisation qui a été faite d'eux dans les discussions sur le souverain bien, de revenir à notre projet initial et d'examiner
cisément
116 Le développement le plus important sur les sententiae relictae étant pré celui du Lucullus. 117 Cf. Un problème doxographique. . ., p. 247-248. 118 Cf. supra, p. 109-113.
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comment réduire la complexité à laquelle se trouve confronté le lecteur des textes téléologiques de l'Arpinate. Définition des grands types de la doxographie morale cicéronienne Soulignons, pour commencer, la singularité du troisième livre du De finibus, seul texte où véritablement il ne soit pas question de la disparition historique des indifférentistes et où leur marginalité apparaisse d'ordre exclusivement philosophique. Nous avons là un trait indubitablement stoïcien et qui sera exploité par Cicéron tout au long de sa réponse à Caton. Ainsi, à propos d'un syllogisme des tiné à démontrer que seul le bonum est Yhonestum, il lui dit 119: «qui te concédera la majeure, à l'exception de Pyrrhon, d'Ariston et de leurs pareils? Or, tu ne les approuves pas». L'Arpinate prend ainsi acte du fait que dans la diuisio de Caton les indifférentistes ont été définis comme des moralistes de Yhonestas, mais d'une honestas mal conçue, et il joue sur cette ambiguïté pour mettre en évidence à la fois la solitude des Stoïciens et ce qui les rapproche de ces philosophes. Dans les autres textes, Ariston, Pyrrhon et Erillus sont désignés comme des philosophes dont la pensée a été réfutée et rejetée et cette mention, dont nous croyons avoir montré le caractère acadé micien, permet donc de rattacher ces témoignages à l'école platoni cienne. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'ils dérivent d'une même source puisqu'une analyse plus fine révèle en dépit de cette origine commune une grande diversité. Nous avons vu que dans le Lucullus, les relicti forment un groupe très nombreux et à l'intérieur duquel les indifférentistes se trouvent dissociés. Est-il possible de déterminer qui a pensé à faire intervenir ces considérations historiques dans la Carneadia diuisio? A vrai dire, il n'est nullement exclu que Camèade lui-même ait été l'initiateur d'une telle méthode. En tout cas, nous savons que dans la version de la Carneadia diuisio donnée par Pison, la marginalité historique des indifférentistes s'ajoute à leur isolement par rapport au cadre choisi par Camèade : non seulement ils n'admettent aucu ne relation entre la tendance et le souverain bien, mais de surcroît leur pensée n'a plus de représentant120. Le dernier cas de figure nous paraît cependant le plus intéres sant,car il concilie les caractéristiques stoïcienne et académicienn e. En effet, les indifférentistes y sont inclus dans la catégorie de 119 Cicéron, Fin., IV, 18, 49: Quis igitur tibi istud dabit praeter Pyrrhonem, Aristonem eorumue similes, quos tu non probas ? 120 Cicéron, Fin., V, 8, 23.
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Vhonestas, comme dans l'exposé téléologique de Caton, mais, par ailleurs, on retrouve la mention du caractère éphémère de leur doctrine. Nous en donnerons deux exemples qui nous paraissent d'autant plus intéressants qu'ils sont assez différents 121 : - Fin., II, 11, 35 : «Une seule conception du souverain bien est simple, c'est celle que préconise Zenon, qui le fait tout entier résider dans la beauté, autrement dit, la moralité. Je ne dis rien, en effet, de Pyrrhon, d'Ariston et d'Erillus : ils ne comptent plus depuis longtemps». Dans ce passage le groupe de Yhonestas est, à peu de chose près, celui défini par Caton, puisqu'il ne comprend que Zenon et les indifférentistes. Toutefois, à la différence du Stoïcien, Cicéron isole ces derniers en se fondant non plus sur l'autarcie absolue de leur souverain bien, mais sur le fait qu'ils n'ont plus aucune influence. L'impression que l'on en retire est donc celle d'une ver sion de la Chrysippea diuisio élaborée dans l'Académie. - Off., I, 2, 6, à propos de la supériorité de Yhonestas : « Dès lors cette idée appartient en propre aux Stoïciens, Académiciens et Péripatéticiens, puisque la pensée d'Ariston, de Pyrrhon et d'Eril lus a depuis longtemps été rejetée». Ici aussi la philosophie des indifférentistes est présentée com meune sententia explosa à l'intérieur des doctrines de Yhonestas; celle-ci, cependant, n'est plus comme précédemment l'apanage des seuls Stoïciens, mais permet d'associer les disciples de Zenon à ceux de Platon et d'Aristote. Non seulement, donc, on a appliqué à la catégorie de Yhonestas la distinction entre les morales disparues et celles encore existantes, mais on l'a élargie. Nous avons là une preuve concrète de cet état d'esprit différent, de cette recherche du consensus, dont nous avons dit qu'elle était la marque d'Antiochus d'Ascalon. Nous avons conduit une recherche que nous avons voulu mi nutieuse, à partir d'indices dont nous concevons fort bien qu'ils puissent être jugés fragiles, même si nous avons la conviction qu'ils peuvent permettre d'étayer des analyses plus ambitieuses ou d'avancer des arguments supplémentaires en faveur de thèses ad mises, mais parfois insuffisamment démontrées. Il n'est donc pas inutile de faire ici le bilan de nos conclusions. Nous soulignerons que la doxographie n'est pas le simple rap-
121 Cicéron, Fin., II, 11, 35 : Una (finis) simplex, cuius Zeno auctor, posita in décore tota, id est in honestate. Nam Pyrrho, Aristo, Erillus iam diu abiecti; Off., I, 2, 6 : Ita propria est ea praeceptio stoicorum, academicorum, peripateticorum, quoniam Aristonis, Pyrrhonis, Erilli iam pridem explosa sententia est.
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pel des doctrines du passé, ni même un hommage déférent que l'on rendrait à ses prédécesseurs avant d'aborder une réflexion que l'on voudrait originale et personnelle. Elle est le signe de l'insertion du philosophe dans une tradition; en ce sens elle s'apparente à la topi que des poètes et des orateurs, mais elle porte aussi témoignage, dans sa structure même, du caractère vivant de la philosophie, de ses mutations et de ses échecs, de ses débats passionnés comme de ses syncrétismes, volontaires ou inconscients. C'est sans doute par cequ'il a perçu plus lucidement que tout autre l'importance et la difficulté de cette question que M. Giusta a imaginé l'hypothèse du livre unique qui aurait à tout jamais figé cette histoire et substitué à la dynamique, souvent désordonnée, de la confrontation et du dialogue entre les écoles la consultation d'un texte de référence. Or notre étude de la doxographie cicéronienne nous a permis de constater que l'on se condamne à donner de celle-ci une inter prétation inexacte, si l'on raisonne à partir de schémas que l'on essaie d'appliquer à des textes très divers, en gommant ce qui fait précisément leur spécificité. Nous avons tenté la démarche inverse, celle qui consiste à respecter aussi scrupuleusement que possible la singularité de chaque doxographie tout en essayant de déterminer sa situation par rapport aux autres. A partir de là, et notamment à travers notre analyse des différentes occurences du groupe formé par Ariston, Pyrrhon et Erillus, nous avons établi que la présence de la distinction entre les sententiae explosae et celles encore vivant es,caractéristique de l'Académie de Camèade comme de celle d'Antiochus, est l'élément commun aux doxographies téléologiques de la très grande majorité des textes moraux cicéroniens. Ceux-ci n'ont évidemment pas été construits à partir d'un même modèle. Au contraire, le fait qu'ils soient, si notre démonst rationest exacte, issus de l'Académie, permet surtout de mettre en lumière l'évolution et les déchirements de celle-ci. En effet, à les lire, on retire l'impression que les philosophes de l'école platonicienne se sont trouvés confrontés à une question très irritante pour eux et qui a déterminé, sous des formes divers es,leur réflexion téléologique : comment juger le τέλος des Stoï ciens, Yhonestas? Identifier le bien suprême à la vertu, science du bien et du mal, n'était pas a priori pour leur déplaire, et tout au plus pouvaient-ils répliquer à leurs rivaux que Socrate et Platon avaient dit cela avant Zenon122. Cependant, Yhonestas était aussi un
122 Cette antériorité philosophique est soulignée en des termes peu flatteurs pour Zenon dans la cinquième Tusculane, 12, 34 : Et, si Zeno Citieus, aduena quidam et ignobilis uerborum opifex, insinuasse se in antiquam philosophiam
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aspect de ce système fondé sur l'idée que le monde est non pas l'image de la perfection, mais la perfection même, et qui, en tant que tel, ne pouvait être accepté par des gens se réclamant de l'au teur du Tintée 123. Face à cette contradiction, les Académiciens nous semblent avoir eu trois réactions : - la première est une attitude de combat, marquée par la volonté de montrer l'inconséquence de la théorie stoïcienne de Yhonestas, soit en mettant en évidence les difficultés que comport ait le fait de dériver le souverain bien de Γοίκείωσις (c'est le prin cipe de la Carneadia diuisio), soit en exploitant dialectiquement la Chrysippea diuisio pour assimiler les Stoïciens aux indifférentistes124; - dans d'autres textes, Yhonestas figure à côté du plaisir, de l'absence de douleur ou des prima naturae comme l'une des solu tions possibles. Cette présentation, plus neutre, met entre parenthès es la vocation antistoïcienne que nous croyons avoir été originell ement celle de la Carneadia diuisio. Elle s'explique sans doute par le fait que la «division», avait été aussi utilisée comme une méthode d'exposé des doctrines téléologiques, non dépourvue de significa tion dialectique, mais ne visant plus à isoler les philosophes du Portique 125; - le dernier cas de figure est celui où l'Académicien se fait lui-même le défenseur de Yhonestas, soit pour réfuter l'épicurisme (c'est ce que nous voyons au second livre du De finibus), soit pour faire de ce concept le patrimoine commun à l'Académie, au Lycée et au Portique 126. De l'étude de la doxographie Cicéron pouvait donc conclure que la grande question qui se posait aux moralistes était celle des rapports du souverain bien et de la nature. Il se trouvait lui-même à un moment historique de ce débat. En effet, le souvenir du comb atmené par Camèade contre le naturalisme était encore vivace dans l'Académie, mais avec Métrodore et Philon celle-ci avait cher chéà se définir une certaine autonomie par rapport à la critique
uidetur, huius sententiae gravitas a Platonis auctoritate repetatur, apud quem saepe haec oratio usurpata est, ut nihil praeter uirtutem diceretur bonum. 123 Nous reviendrons sur ce problème de la situation de la Nouvelle Acadé mie par rapport au Tintée, cf. le chapitre V, 2. 124 Cette première attitude peut donc être déduite de la version de la Car neadia diuisio que nous trouvons dans Fin., V et de l'ensemble de la réfutation téléologique du stoïcisme dans Fin., IV. 125 Cette présentation doxographique de Yhonestas est celle du Lucullus, du livre V des Tusculanes et de Fin., II, 11, 34. 126 Cf. Fin., II, 11, 35, et les doxographies de Leg., I et de Off., I.
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du stoïcisme, et surtout Antiochus avait repris le thème néoacadé micien du consensus en lui donnant une signification plus positi ve. Or, comme l'a souligné A. Michel, il est passé dans la philoso phie romaine quelque chose de l'état d'esprit du proconsul Gellius, qui avait réuni les philosophes athéniens en leur demandant de mettre fin une fois pour toutes à leurs controverses, en leur pro mettant même son concours pour arriver à cette fin 127. A l'arrièreplan de la réflexion cicéronienne, il y a toujours la métaphore du procès et l'espoir de parvenir à la disparition des dissentiments, à une vérité admise par tous. Cependant, à la différence de Gellius, l'Arpinate ne croit pas que ce dénouement puisse être brusqué et, de même qu'un juge digne de ce nom ne peut se prononcer qu'en connaissance de cause, le philosophe se doit de connaître et de confronter toutes les doctrines avant d'entrevoir ce qui serait l'e xplication et la solution de ces controverses. Cette fonction critique est celle du De finibus.
127 A. Michel, Cicéron et les sectes philosophiques . . ., p. 108. L'épisode de Gellius est raconté dans Leg, I, 20, 53.
CHAPITRE II
NATURE ET ÉTHIQUE DANS LE DE FINIBUS
Ι/ΟΙΚΕίΩΣΙΣ Modernité du problème: conatus spinoziste et «agonie» unamunienne On peut déplorer que les historiens de la philosophie s'en tien nent trop souvent à un cloisonnement chronologique rigoureux et ne privilégient pas le dialogue des philosophes par delà les siècles. Parce que la matière que nous allons aborder peut sembler trop exclusivement liée aux problèmes de la pensée antique, il est nécess aire, croyons-nous, d'en souligner le caractère universel, à travers une courte réflexion sur l'une des œuvres les plus fortes du XXe siècle, le Sentiment tragique de la vie de M. de Unamuno. Le point de départ de celui que l'on considère, à juste titre, comme l'un des fondateurs de l'existentialisme, est, on le sait, la critique de Spinoz a, et plus particulièrement celle du concept de conatus, qui est ainsi défini dans la partie III de l'Ethique1 : conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseuerare conatur, nihil est praeter ipsius rei actualem essentiam. Toute chose s'efforce de persévérer en ellemême et cet effort, dit Spinoza, «n'implique pas un temps fini, mais un temps indéfini», puisque la destruction ne peut venir que d'une cause externe2. Le conatus est donc tension vers l'éternité, mais au prix, pour Unamuno, de l'exclusion de cet «homme réel, en chair et en os», dont il dit qu'il est «le sujet et l'objet suprême de toute philosophie»3. Contre le rationalisme absolu de Spinoza, 1 Spinoza, Eth., Ill, Prop. VII : « L'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose», trad. C. Appuhn, Paris, Garnier, 1953. On trouvera quelques remarques sur la survivance du concept α'οίκείωσις, notamment au moyen âge, dans S. G. Pembroke, Oikeiôsis, dans A.A. Long, Problems in Stoicism, p. 115 et p. 141, n. 10. 2 Ibid., VIII : Conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseuerare conatur, nullum tempus finitum sed indefinitum inuoluit. 3 M. de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, trad, par M. Faure Beaulieu, Paris, Gallimard, 1937, p. 11.
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contre la volonté de comprendre, c'est-à-dire, en définitive, de nier la passion et la mort, Unamuno imposera sa vision d'un conatus «agonique», divisé dans son principe même entre le désir de rester soi-même et celui d'être tout, entre l'individuel et l'universel4 : «je veux être moi et, sans cesser de l'être, être en outre autrui, intério riser la totalité des choses visibles et invisibles, m'étendre à l'infini de l'espace et me prolonger à l'infini du temps». Contre l'homme «abstrait», contre l'homme «anonyme», contre la «tyrannie» de l'intelligence discursive, «l'idéoclastie» unamunienne enracine la philosophie dans l'énergie vitale, et veut la contraindre à prendre en compte l'homme dans son intégralité et dans ses contradict ions. Le conatus spinoziste est né de Γοίκείωσις stoïcienne; celui d'Unamuno exprime le refus de l'homme moderne de voir dispa raître ses passions et son individualité dans une harmonie systémat ique. L'un comme l'autre prouvent que, depuis que le stoïcisme a formulé cette idée d'un effort de l'être humain dès sa naissance à la fois pour demeurer lui-même et pour aller vers autrui, l'homme n'a cessé de s'interroger sur le sens de cet instinct vital, sur son devenir, sur les valeurs morales dont il porterait le germe. Sous des formes diverses, Γοίκείωσις plus que bimillénaire continue donc de hanter la pensée philosophique et, si les notions de vertu ou de sagesse auxquelles elle était originellement liée sont a - à tort considérées parfois comme désuètes, la question de l'insertion de l'homme dans le monde, de sa soumission à la nature ou de sa sin gularité par rapport à elle, reste au centre de la réflexion contemp oraine. νοίκείωσις: origine et extension du concept Les morales hellénistiques, on l'a souvent dit, se caractérisent par la place qu'elles accordent aux données naturelles et par la recherche d'une vie pour l'homme qui soit en harmonie avec celleci. S'il fallait en donner une preuve concrète, le De finibus offre l'image d'un consensus sur ce point entre les trois principales écol es. Au début de son discours, l'Épicurien Torquatus annonce qu'il va procéder «avec ordre et méthode», sans doute dans le vain espoir d'échapper au grief d'absence de rigueur qui était fait à son école à cause de son mépris pour la dialectique5. Le plaisir, dit-il 4 Ibid., p. 46. 5 Ce reproche est formulé par Cicéron à l'égard d'Épicure à plusieurs reprises : cf. Luc, 30, 97; Fin., I, 7, 22; Fin., II, 2, 4-5, etc. Sur le rejet par Épicu-
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donc, est le souverain bien pour Epicure parce que «tout être ani mé, dès sa naissance, le recherche et s'y complaît comme dans le plus grand des biens; il déteste la douleur, comme le plus grand des maux et, dans la mesure de ses forces, il s'éloigne d'elle»6. Parce qu'ils n'ont pas le jugement perverti par l'opinion, les nourr issons, semblables en cela aux animaux, savent spontanément, ins tinctivement, reconnaître ce qui est bon et sont donc, selon l'e xpression d'Epicure rapportée par Cicéron au livre II, «les miroirs de la nature»7. Cette même référence à l'enfant et à l'animal comme expres sion de l'ordre naturel se retrouve dans l'exposé de Caton qui affi rmeque «dès que l'être animé est né ... il se met en harmonie avec lui-même et il est intéressé à se conserver et à aimer sa constitution ainsi que tout ce qui est propre à conserver cette constitution»8. La preuve en est, ajoute-t-il, que les enfants, avant même de ressent ir plaisir ou douleur, recherchent les choses qui leur sont salutai res et refusent celles qui leur sont nuisibles. A l'origine il y a donc l'amour de soi, lequel s'exprime par un mouvement vers l'extérieur qui contient instictivement en lui-même la science de ce qui est bon ou mauvais pour un être vivant particulier. C'est en des termes très proches, encore que moins techniques, puisqu'il ne parle ni de conciliano ni de commendatio, que Pison
re de la dialectique cf. Diog. Laërce, X, 31 = Usener, 36 et Sext. Emp., Adu. math., VII, 14-15 = Usener 242, où sont citées deux traditions : pour les uns, dit Sextus, Epicure rejetait la logique avec la même fermeté qu' Archelaos ; pour d'autres, il ne rejetait que la logique stoïcienne, si bien qu'ils l'incluaient parmi ceux qui acceptaient la division tripartite de la philosophie. Cette divergence d'interprétation s'explique sans doute par le fait que certains considéraient la canonique épicurienne comme une forme de logique. Sur le rejet par les Épicur iens de la logique aristotélicienne, cf. E. Asmis, op. cit., p. 20 n. 4. Sur l'induc tion épicurienne, cf. notamment le remarquable article de D. Sedley, On Signs, dans Science and speculation, p. 239-272. 6 Cicéron, Fin., I, 9, 29-30 : Hoc Epicurus in uoluptate ponit, quod summum bonum esse uult, summumque malum dolorem, idque instituit docere sic : omne animal, simul atque natum sit, uoluptatem appetere eaque gaudere ut summo bono, dolorem aspernari ut summum malum et, quantum possit, a se repellere. Ce texte a été accepté sans aucune réticence comme un témoignage sur Epicure par Usener, qui en a fait son fragmente 397. On trouvera une étude approfondie du fondement de l'éthique chez les Épicuriens et les Stoïciens dans l'article de J. Brunschwig, The cradle argument in Epicureanism and Stoicism, dans The norms of Nature, M. Schofield and G. Striker eds, Cambridge-Paris, 1986, p. 113144. 7 Ibid., II, 10, 32 = Usener 398. 8 Ibid., Ill, 5, 16 = S.V.F., III, 182 : Simulatque natum sit animal . . . ipsum sibi conciliari et commendari ad se conseruandum et ad suum statum eaque quae conseruantia eius status diligenda. Trad Martha légèrement modifiée.
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définit la tendance naturelle9: «tout animal s'aime lui-même et, dès sa naissance, agit de façon à se conserver, parce que la premièr e tendance dont l'ait doté la nature pour la protection de son exis tence est une tendance à se conserver et à être dans les conditions qui soient les meilleures conditions possibles conformément à la nature». Cette similitude entre la doctrine attribuée par Antiochus à l'Ancienne Académie et au Lycée et celle du Portique est, au demeurant, reconnue par Pison qui avait annoncé à la fin de son introduction qu'il suivrait «la méthode des Anciens», qui est aussi celle des Stoïciens»10. La simple lecture de ces textes laisserait donc penser que Carnéade avait raison lorsqu'il affirmait que tous les philosophes étaient d'accord pour chercher le souverain bien dans la tendance initiale de l'être humain et qu'ils ne divergeaient que sur l'objet de cette tendance. Une étude plus attentive montre cependant que cet tepremière impression doit être nuancée, car le problème se pose de savoir dans quelle mesure le De finibus reflète exactement la pensée des fondateurs de ces écoles et non des elaborations tardi ves. En ce qui concerne l'épicurisme, aucun texte écrit par le Maît re, ou attribué à lui, n'exprime l'idée d'une recherche du plaisir aussitôt après la naissance dans les mêmes termes que le De fini bus et il est significatif que Sextus Empiricus, dans un texte très proche de celui que nous avons cité, précise qu'il s'agit là d'une doctrine propre à «certains épicuriens», (τίνες των άπο της Επικού ρου αίρέσεως), donc selon toute vraisemblance postérieure à l'œu vred'Epicure11. On peut cependant reconstituer ce qu'était la pen-
9 Ibid., V, 8, 24 : Omne animal se ipsum diligit ac, simul ut ortum est, id agit, ut se conseruet, quod hic ei primus ad omnetn uitam tuendam appetitus a natura datur, se ut conseruet atque ita sit affectum, ut optime secundum naturam affectum esse possit. La différence entre le vocabulaire de Pison et celui de Caton ne semble pas avoir été relevée par les commentateurs. Elle est pourtant d'une cer taine importance, si l'on tient compte du fait que pour le disciple d'Antiochus les innovations stoïciennes sont uniquement terminologiques. 10 Ibid., 23 : Ergo instituto ueterum, quo etiam Stoici utuntur, hinc capiamus exordium. 11 Sext. Emp., Adu. math., XI, 96 = Usenet 398 : αλλ' είώθασί τίνες τών άπο τής Επικούρου αίρέσεως . . . λέγειν δτι φυσικώς και άδιδάκτως το ζώον φεύγει μεν τήν άλγηδόνα, διώκει δέ τήν ήδονήν. Une telle affirmation pose évidemment le problème de la source utilisée par Cicéron. Madvig dans son édition du De finibus, p. LXII, a proposé l'Épicurien Phèdre, dont l'Arpinate parle avec symp athie, cf. Nat. de., I, 33, 93; Phil., V, 5, 13. En revanche, pour R. Hirzel, op. cit., t. 2, p. 687 sq., il s'agirait de Philodème, qui aurait lui-même utilisé Zenon de Sidon. Dans l'ouvrage qu'il a consacré à l'épicurisme cicéronien, H. Uri, Cicero und die epikureische Philosophie, Munich, 1914, p. 31, parle d'une Épicurien récent, mais souligne très fortement, p. 35-39, la cohérence entre le premier et
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sée de celui-ci sur cette question à partir de la métaphore des enfants «miroirs de la nature», mais aussi à partir d'un passage extrêmement intéressant de YEpître à Ménécée12 : «nous disons que le plaisir est le début et la fin de la vie heureuse; en effet, nous le considérons comme le bien premier et inné en nous, c'est à partir de lui que nous réalisons tous nos choix et tous nos rejets et c'est à lui que nous revenons en utilisant la sensation comme un critère pour juger tout bien». Sur le fond il n'y a pas de divergence entre ce passage et les propos de Torquatus, mais il faut tout de même noter une différence d'accent significative, puisque Epicure ne s'intéresse pas à la dynamique vitale en elle-même et veut surtout établir le critère de la vie heureuse en procédant par induction à partir du spectacle des enfants, II est donc fort vraisemblable que la présentation de la morale du plaisir comme un système fondé sur l'élan premier résulte de l'application à l'épicurisme originel d'un concept qui lui était étranger. A en croire Pison, l'origine du concept d'oùcEÎCûoiç remonterait à l'Ancienne Académie et au Lycée13. Cette attribution se retrouve chez Stobée, dans YÉpitomé d'Arius Didyme, avec cependant des différences qui ont été soulignées par M. Pohlenz, puisque dans ce dernier texte il est question seulement des Péripatéticiens et que, par ailleurs, le plaisir y est inclus parmi les πρώτα κατά φυσίν, ce
le second livres de De finibus et en attribue le mérite à Cicéron lui-même. Pour M. Giusta, t. 1, p. 126 sq. la source ne peut être qu'un texte doxographique, puis que, comme les livres III, IV et V du De finibus et comme un certain nombre d'autres textes, parmi lesquels l'exposé par Arius Didyme de la morale péripaté ticienne (cf. Stobée, Ed., II, 6, 7, p. 69 M.), le discours de Torquatus commence par la doctrine de Γοΐκεΐωσις. Si ce fait est indiscutable, l'interprétation qui en est donnée par M. Giusta n'est pas convaincante. En effet, la similitude entre tous ces textes peut fort bien résulter d'une uniformisation de la problématique morale, par suite précisément de la diffusion hors du stoïcisme du concept d'oÎK8Îû)Oiç. En outre, s'il fallait vraiment accepter le postulat d'une source uni que, celle-ci ne serait-elle pas à rechercher chez quelqu'un comme Antiochus, qui est si constamment présent dans le De finibus, plutôt que dans un manuel doxographique ? 12 In Diog. Laërce, X, 128-129 {Lettre à Ménécée) : και δια τούτο την ηδονή ν αρχήν και τέλος λέγομεν είναι τοο μακαρίως ζήν · ταύτην γαρ αγαθόν πρώτο και συγγενικον εγνωμεν, και από ταύτης καταρχόμεθα πάσης αίρέσεως και φυγής. Cf. à propos de ce texte J. Brunschwig, op. cit., p. 116, qui écrit très subtilement : Thus the Letter to Menoeceus confirms two things: firstly, that Epicurus felt capable of producing an authoritative résumé of his ethics without using the cra dle argument; secondly, that his argument does in fact leave a gap that would be well filled by this argument. 13 Puisque les ueteres dont il est question au § 23 désignent dans la termi nologie antiochienne aussi bien l'Ancienne Académie que le Lycée à ses débuts.
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qui n'est pas le cas chez Cicéron 14. Mais ce qu'il importe avant tout de déterminer, c'est si Antiochus d'Ascalon, qui défendit la thèse de l'origine académico-péripatéticienne de Γοίκείωσις, fit œuvre de faussaire ou d'archéologue de la philosophie, s'il a cherché à res taurer la philosophie morale des penseurs dont il se réclamait ou s'il leur a attribué a posteriori un concept élaboré en fait par le stoïcisme. De nombreux savants ont cherché dans les quelques fragments moraux de l'Ancienne Académie ainsi que dans l'œuvre d'Aristote et de ses successeurs la présence, ou au moins la trace de Γοίκείωσις. C'est ainsi qu'en 1926, H. von Arnim soutint que non seulement ce concept mais toute la philosophie des «choses conformes à la nature» avait été élaborée dans l'école péripatéticienne15. Il fon dait cette opinion sur deux passages de Théophraste relatifs à Γόικειότης, qu'il nous faudra analyser plus loin; sa thèse fut repri se et développée par Dirlmeier qui vit en Théophraste le véritable créateur d'une morale naturelle progressive16. Contrairement à von Arnim, M. Pohlenz revendiqua pour le Portique l'invention de Γοίκείωσις et nia que l'Ascalonite eût dispo sé de preuves sérieuses pour l'attribuer à l'Ancienne Académie et au Lycée17; cette thèse, renforcée par les arguments d'autres sa vants18, est aujourd'hui la plus communément acceptée. Citons enfin l'article de C. O. Brink, qui, tout en maintenant la distinction entre Γοίκείωσις stoïcienne et Γοίκειότης péripatéticien14 Cf. Stobée, loc. cit. Dans le discours de Pison, l'inclusion du plaisir par miles corporis commoda est un problème laissé provisoirement de côté sous le prétexte que, quelle que soit la réponse qu'on y apporte, elle ne modifie pas en profondeur le souverain bien des ueteres, cf. Fin., V, 16, 45. Sur ces textes, cf. M. Pohlenz, Grundfragen. . ., p. 28. Β. Inwood, Ethics. . ., p. 218-223, a essayé de montrer que le concept de πρώτον οίκείον ne serait pas originellement stoïcien, mais aurait son origine dans la Carneadia diuisio. S'il est vrai que l'importance de celle-ci fut considérable, le témoignage de Cicéron en Luc, 138, nous paraît démontrer que le concept fut primitivement stoïcien et que Camèade ne le reprit que dialectiquement. 15 H. von Arnim, Arius Didymus' Abriß der peripatetischen Ethik, dans SAWN, 203, 3, 1926. 16 F. Dirlmeier, Die Oikeiosis-Lehre Theophrasts, Leipzig, 1937, qui va même jusqu'à contester, p. 48, que Zenon ait jamais utilisé le concept d'oiiCEÌu)σις; cf. également P. Merlan, Philologische Wochenschrift, 58, 1938, p. 177-182, recension de Dirlmeier, à qui il reproche, p. 182, de ne pas avoir accordé suff isamment d'importance au rôle de l'Académie dans l'élaboration du concept; O. Regenbogen, RE, sup 7, 1940, p. 1493 sq., qui n'hésite pas a affirmer, p. 1494, que Γοίκείωσις est un Zentralbegriff de la pensée de Théophraste. 17 M. Pohlenz, dans Grundfragen. . ., p. 1-47. 18 A. M. Lueder, Die philosophische Persönlichkeit. . ., p. 26, n. 15. P. Mor aux, Der Aristotelismus bei den Griechen, Berlin-New York, 1973, p. 314-344, qui insiste beaucoup sur le caractère de choix subjectif inhérent à Γοίκείωσις.
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ne, admit une certaine confusion entre les deux concepts chez Cicéron, Arius Didyme ou les Stoïciens tardifs19. Ce qui fait la difficulté de cette question, c'est que l'on trouve chez différents philosophes antérieurs aux Stoïciens des éléments qui sont comme des indices annonciateurs de la théorie de Γοικειωσις et qui n'ont cependant pas la cohérence systématique de celle-ci. Or, même si ces rapprochements sont intéressants, il ne faut pas oublier que Γοικειωσις n'est pas un concept isolé, mais bien une philosophie complexe de l'homme dans sa relation avec la nature, qu'on ne peut réduire à quelques intuitions éparses, même si celles-ci ont contribué à sa formation. C'est ainsi que le Papyrus de Berlin, ce document si passion nant pour la connaissance du moyen-platonisme, présente Socrate comme l'inventeur de Γοικειωσις 20. Or, quand on se reporte à l'œuvre de celui-ci, qu'y trouve-t-on? Certes, dans le Charmide, Socrate, paraphrasant l'exposé de Critias, identifie Γοίκεΐον et le καλόν et, dans la République, il affirme que l'enfant qui aura reçu une éducation musicale saura accueillir avec enthousiasme la rai δι' son οικειότητα, mais il n'y a évidemment rien dans tout cela qui constitue une réflexion comparable à celle que l'on trouve dans le stoïcisme sur la relation de l'être vivant à lui-même dès la naissanc e21. On pourrait faire la même remarque pour Aristote, dont plu sieurs passages révèlent une grande attention à l'enfance et aux données naturelles immédiates, sans que cela se soit véritablement cristallisé en une doctrine systématique semblable à celle de Γοικειωσις22.
19 C. O. Brink, οίκειότης and οίκείωσις. Theophrastus and Zeno on Nature in moral theory, dans Phronesis, 1, 1956, p. 123-145, qui conteste, p. 141, que Γοικειωσις soit, comme le soutient Pohlenz, un concept fondamental du stoïcis me. Il souligne également, p. 138, l'influence de Γοίκειότης de Théophraste sur Panétius. Il conviendrait également de citer R. Philippson, Das «Erste Naturgemässe». . ., p. 454, qui défend l'hypothèse d'un apport conceptuel des Cyrénaïques; M. Giusta, t. 1, p. 286, qui établit une relation entre Γοικειωσις et la pen sée sophistique, ce qui était au fond la thèse de Camèade, mais qui ignore l'or iginalité profonde du concept stoïcien, à savoir cette idée de bienveillance à l'égard de soi-même et d'autrui. 20 Com. in The., 7, 20-25. 21 Platon, Charmide, 163 c-d; Rép., III, 402 e. Dirlmeier cite aussi, p. 50, le livre IV des Lois, 710 a, où Platon parle d'une forme de tempérance qui se déve loppe spontanément chez les enfants. On trouvera d'intéressantes remarques sur le sens d'oireioCv chez Platon dans H. Görgemanns, Oikeiôsis in Arius Didymus, dans On Stoic and Peripatetic ethics, (p. 165-189), p. 184. 22 Sur les éléments d'une approche biologique de l'éthique chez Aristote, cf. F. Dirlmeier, op. cit., p. 50 sq.; M. Giusta, 1. 1, p. 94; S. G. Pembroke, op. cit., p. 120 et 133. Les textes cités sont: Eth. Nie, III, 1111 a 27; VII, 1144b 5-10; 1252 b 20; 1153 a 27-31; Pol., VII, 1337 a 1.
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Restent l'Ancienne Académie et Théophraste. Pour la premièr e, si nous laissons de côté les textes cicéroniens inspirés par Antiochus et qui, de ce fait même, sont sujets à caution, il faut reconnaît re que sa philosophie morale nous est très mal connue, et cela est d'autant plus regrettable que Polémon a vraisemblablement exercé sur son disciple Zenon une influence d'une grande importance. Malheureusement, si nous savons par plusieurs témoignages que les scholarques de l'Ancienne Académie s'étaient intéressés à la vie selon la nature, et que Speusippe avait même défini le bonheur comme «une disposition parfaite de l'âme dans les choses qui sont selon la nature», on doit se demander, comme l'a fort justement fait G. Striker, s'il sont allés au-delà d'une interrogation sur ce que pouvait être pour l'homme une vie naturelle 23. Quant aux textes de Théophraste cités par les partisans de l'origine péripatéticienne, ils permettent, en fait, de poser le pro blème de la relation entre Γοΐκειότης et Γοίκείωσις. Il s'agit de deux passages du Περί ευσέβειας qui nous ont été conservés par Porphyre et qui sont d'un intérêt philosophique indiscutable, même si, selon nous, ils ne peuvent être invoqués que pour suggérer l'arrière-plan sur lequel s'est détaché le concept ά'οΐκείωσις24. Le premier de ces textes est bien délimité et d'interprétation assez simple25. Porphyre cite Théophraste qui, prônant le régime végétarien, reconnaissait cependant à l'homme le droit de tuer les animaux malfaisants et s'appuyait pour cela sur une comparaison
23 G. Striker, The role of OIKEIOSIS in stoic ethics, dans OSAPh, I, 1983, (p. 145-167), p. 148 : // Polemo and others wrote booL· about the «natural life (kata phusin bios), this does not indicate that they recommended a natural as opposed to unnatural life, but that they adressed the question as to which life would be natural for man. Nous devons à Clément d'Alexandrie les quelques renseignements précis dont nous disposons sur l'éthique de l'Ancienne Acadé mie,cf. Strom., II, 22, 133 = Isnardi Parente, Speus. frg., 101, pour le τέλος de Speusippe : τήν εύδαιμονίαν φησίν εξιν είναι τελείαν έν τοις κατά φύσιν έχουσιν ή εξιν αγαθών; ibid., VII, 6, 32, à propos des livres que Polémon avait écrits περί τοϋ κατά φύσιν βίου. R. Philippson, op. cit., p. 446, avait déjà remarqué que ces témoignages font état de κατά φύσιν et non de πρώτα κατά φύσιν, ce qui confir me que le concept d 'οικείωσις n'avait pas cours dans l'Ancienne Académie. Plutarque, Comm. not., 23, 1069 e, dit que la nature était le point de départ de Xénocrate et de Polémon et ce témoignage a été accepté comme authentique par M. Isnardi Parente qui en a fait le n. 233 de ses fragments de Xénocrate. Cependant, le contexte très polémique, avec notamment le déni de toute origi nalité à Zenon, rappelle trop les arguments de Camèade et d'Antiochus d'Ascalon pour qu'une telle affirmation soit acceptée sans réserve. 24 C'est dans cet esprit qu'ils ont été interprétés par C. 0. Brink, op. cit., p. 123-127 et par P. Moraux, op. cit., p. 341. 25 Porphyre, De abst., II, 20-32.
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avec les sociétés humaines : bien qu'il existe, disait-il, une parenté entre les hommes (οίκειότητος ούσης ήμΐν προς τους ανθρώπους) il est cependant inévitable de punir ceux qui nuisent à leurs semblab les. Théophraste affirmait donc l'existence d'un lien naturel unis sant les hommes, mais, à en juger en tout cas par cette citation, il n'en précisait pas l'origine. Dans le stoïcisme, au contraire, l'ins tinct social est défini comme l'extension aux autres de l'amour que l'être humain se porte à lui-même. Le deuxième, dans lequel il est plus difficile d'établir exacte mentla partie theophrastienne, complète admirablement le précé dentpuisqu'il contient l'idée que tous les hommes, grecs ou barbar es,sont parents, et que ce lien s'étend au monde animal26. Ι^'οίκειότης de Théophraste était donc l'affirmation de l'unité du vivant et l'assimilation de celui-ci à une grande famille. Or, il y a une très grande différence entre la prise de conscience de cette communauté et l'effort par lequel l'homme cherche d'abord à assurer la permanence de sa constitution puis s'affirme en tant qu'être social. Comme cela a été très justement souligné par H. C. Baldry, Γοίκειότης de Théophraste est l'extension du concept de φιλία à tout le règne animal, beaucoup plus que l'invention d'une notion originale27. Par ailleurs, la relation entre l'égoïsme et l'a ltruisme n'a pas dans la doctrine stoïcienne la même généreuse simp licité que dans la pensée du Péripatéticien. Plutarque se moque de Chrysippe qui, prétend-t-il, répétait ad nauseam que dès le moment 26 Ibid., Ill, 25, 1-3, l'attribution à Théophraste du §26 étant contestée, notamment par Brink, op. cit., p. 127. 27 H. C. Baldry, The idea of the unity of mankind, Ent. Fond. Hardt, 8, 1961, (p. 169-195), p. 184. Le problème de la relation entre οΐκεΐωσις personnelle et sociale a fait l'objet d'un intéressant débat entre H. Görgemanns, op. cit., et B. Inwood, Comments on Prof. Görgemann's paper, ibid., p. 190-201. Pour Görge manns, p. 183, it is not very probable that outward-directed oikeiösis is a later addition to their system; it is rather the prototype, which served as a model for self-oikeiösis and only occasionnally faded into the background. Pour B. Inwood, au contraire, Γοίκείωσις relative à autrui est une greffe tardive sur la théorie de Γοίκείωσις personnelle. Il nous semble que Görgemanns a raison du point de vue de la sémantique, mais qu'il sous-estime le saut qualitatif qu'impliquait le fait d'orienter vers le sujet lui-même un concept qui exprimait les relations avec autrui. L'interprétation d'Inwood est rendue fragile selon nous par la présence dans le livre III du De finibus (16 sq., 62 sq.) des deux formes α'οίκείωσις. D'une part, rien ne prouve qu'il s'agisse là d'un middle account of personal oikeiösis (p. 195), et non de la théorie chrysippéenne elle-même. D'autre part, le lien entre les deux formes est moins faible dans ce texte que ne le pense Inwood. ί'οΐκείωσις sociale ne peut avoir comme origine que l'amour des parents pour les enfants, puisque la relation des enfants aux parents est, elle, déterminée par le désir de survie; mais le témoignage de Plutarque, Sto. Rep., 12, 1038 b = S.V.F., III, 179, montre que déjà chez l'enfant existe à l'état de virtualité l'amour pour la descendance qu'il pourra avoir, et donc le fondement du lien social.
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de la naissance l'homme aime sa progéniture28, mais, par delà l'ironie de l'Académicien, il est certain que le stoïcisme semble avoir eu quelque mal à faire admettre le passage de la tendance naturelle égoïste - par laquelle les Sophistes avaient expliqué l'état de conflit permanent avant le pacte fondateur de la loi - à l'ins tinct social. Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur ce sujet29. Tout laisse donc penser que le concept d'oÎKEÎoooiç fut une création du Portique et Pembroke n'a pas eu tort, selon nous, d'af firmer, parodiant le mot célèbre de Camèade à propos de Chrysippe, que sans Γοίκείωσις il n'y aurait pas eu de stoïcisme30. Mais il est vrai aussi que cette invention ne s'est pas faite ex nihilo et qu'elle apparaît comme la forme la plus achevée d'une volonté de fonder la morale sur la nature, qui était présente dans l'Ancienne Académie, le Lycée ou le Jardin. A cet égard les Académiciens étaient en droit de souligner la dette de Zenon à l'égard de Polémon, même s'ils faisaient preuve de mauvaise foi en niant à celuici toute originalité créatrice31. Par ailleurs, après que Camèade eut réduit Γοίκείωσις à une structure qu'il prétendait retrouver dans tous les systèmes moraux, toutes les réflexions téléologiques furent construites sur ce modèle, non seulement chez les doxographes, mais aussi chez les philosophes eux-mêmes. D'où un certain appau vrissement par rapport aux textes fondateurs de chaque doctrine et l'impression pour le lecteur actuel que le stoïcisme avait imposé sa langue à la philosophie. A cette extension considérable du concept d'oùceicooiç à l'inté rieur de la pensée philosophique, il faut ajouter les nuances nouv elles que lui apporta sa traduction par Cicéron. Sur cette dernièr e, beaucoup de remarques intéressantes ont été faites qui mont rent les difficultés que rencontra l'Arpinate pour rendre avec pré cision une notion aussi complexe et les inévitables limites d'une tel le tentative32. Celle-ci eût été moins malaisée s'il s'était contenté d'une traduction «calque», c'est-à-dire s'il avait formé un néologis me à partir des adjectifs domesticus ou proprius. Pourquoi n'a-t-il
28 Plutarque, loc. cit. 29 Cf. infra, p. 501 sq. 30 S. G. Pembroke, op. cit., p. 114-115. 31 Cf. infra, p. 392. . 32 Sur la traduction par Cicéron ά'οίκείωσις, cf. l'étude de H. J. Härtung, op. cit., p. 137-148, et tout particulièrement p. 142-148. Ce savant montre, en se fondant sur la dissertation de R. Fischer, De usu uocabulorum apud Ciceronem et Senecam Graecae philosophiae interprètes, Fribourg, 1914, comment l'Arpinat e a varié sa traduction, employant selon les textes tantôt conciliatio, tantôt commendatio, tantôt l'un et l'autre.
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pas adopté cette méthode qui lui avait si bien réussi dans le Lucullus? Il est hasardeux de conjecturer sur ce point, mais il n'est pas indifférent qu'il ait substitué à la métaphore de la maison, dont les utilisateurs du terme grec n'avaient vraisemblablement plus cons cience, celle, beaucoup plus forte, parce que neuve, de la concilia no et de la commendano11. Son choix a été certainement détermin é, dans le premier cas, par la terminologie rhétorique - le bon orateur est celui qui sait se concilier son public -, dans le second, par la métaphore de la lettre de recommandation que l'on trouve dans l'exposé de Caton34. Il n'en reste pas moins vrai qu'il a ainsi utilisé, pour désigner une tendance naturelle commune selon les Stoïciens à tous les êtres vivants, des mots appartenant au vocabul aire des relations humaines et surtout exprimant un type de rela tions très répandu à Rome. Alors que Γοίκείωσις stoïcienne crée la société humaine par cercles concentriques à partir de la tendance naturelle, le langage cicéronien procède de manière exactement inverse, il humanise ou, plus exactement, il romanise la nature. Sans doute ne faut-il pas exagérer l'importance d'une métaphore, mais nous ne croyons pas forcer le sens de celle-ci en établissant à partir d'elle que, même lorsque Cicéron traite des problèmes philo sophiques les plus généraux, Rome est présente à son esprit et marque sa vision du monde.
Le problème téléologique dans le De finibus De Camèade au De finibus En novembre 50, Cicéron écrit à Atticus une lettre dans laquell e, entre autres propos, il félicite son ami de l'affection qu'il porte à sa toute jeune fille, se réjouissant de le voir admettre qu'il existe un mouvement naturel qui pousse les parents à chérir leurs en fants35. C'est l'occasion pour lui de défendre l'existence d'un lien social naturel contre les Épicuriens, à qui il reproche leur égoïsme 33 Sur le sens rhétorique de conciliare, cf. A. Michel, Rhétorique et philoso phie. . ., p. 155 sq. La métaphore de la lettre de recommandation se trouve dans Fin., III, 7, 23. 34 Sur la commendatio comme forme d'officiwn, cf. J. Hellegouarc'h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 1963, p. 157-158. 35 Cicéron, Att., VII, 2, 4 : Fittola tua te delectari laetor et probari tibi φυσικήν esse τήν προς τα τέκνα.
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hédoniste, mais aussi, et de manière plus nuancée, contre Camèad e, dont il suggère qu'il eût été cyniquement satisfait de voir dispa raître la uitae societas 36. Cette image du plus illustre scholarque de la Nouvelle Académie s'explique fort bien par le fait que Cicéron dans ses deux œuvres de philosophie politique avait été quelque peu gêné par ce philosophe dont la démarche trop critique contrar iait alors son projet de restaurer les fondements de l'Etat 37. Elle ne correspond guère à ce que nous savons de cet homme qui fut passionné d'éthique et dont la réflexion, de l'aveu même de Cicé ron, eut pour finalité non pas de ruiner les valeurs morales, mais de contester la manière dont les philosophes des autres écoles avaient voulu justifier celles-ci 38. En ce qui concerne la relation de Γοίκείωσις et de la teleologie, la méthode du scholarque fut dou ble: - par la Carneadia diuisio, il entendait affirmer que tous les moralistes identifiaient le souverain bien à l'objet de la tendance naturelle. Or une telle généralisation négligeait, sans doute volon tairement, un élément essentiel, le rapport exact que ces philoso phes établissaient entre l'homme et la nature. En effet, alors que les Péripatéticiens assignaient pour fin à la vie morale de mener à sa perfection la nature de l'homme, les Stoïciens, eux, considé raientla sagesse comme le retour, dans l'ordre de la raison, à l'harmonie entre l'être vivant et l'univers, fondement de Γοίκείωσις39. Quant aux Épicuriens, qui avaient une conception atéléologique de la nature, ils ne prétendaient ni achever l'œuvre de celle-ci, ni accéder à l'adhésion consciente à un quelconque destin, mais parvenir à une joie pure qui ne serait pas dans son principe diffé rente du plaisir naturellement ressenti comme un bien par tous les êtres vivants40. Pourquoi Camèade a-t-il fait fi du caractère propre à chaque doctrine? Parce que celui-ci lui importait moins que cette référence à la nature, omniprésente dans les morales hellénistiques 36 Ibid: «Bene eueniat», inquit Carneades spurce, sed tarnen prudentius quant Lucius noster et Patron. 37 Cf. supra, p. 116 et infra, p. 520-521. 38 Cf. supra, p. 115. 39 Sur cette différence, cf. V. Goldschmidt, op. cit., p. 146-151. Goldschmidt souligne avec raison que la métaphore technique ne peut être appliquée sans nuance à l'action morale telle que la conçoivent Platon et Aristote, dans la mesure où «les matériaux qu'informe la démiurgie morale ne sont pas exté rieurs à cette activité: ils sont constitués par notre âme même» (p. 147); elle permet cependant de différencier les Stoïciens de Platon et d'Aristote, parce que c'est seulement chez Zenon et chez ses disciples que «la conduite du sage ne cesse d'exprimer sa propre perfection, au lieu de prendre modèle sur quel quefin transcendante». 40 Cf. J. M. Rist, Epicurus : an introduction, Cambridge, 1972, p. 100 sq.
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et que précisément il entendait mettre en cause. En prétendant que toutes ces philosophies étaient construites sur un modèle unique dont les différentes doctrines ne seraient que les variantes, il enten daitposer aux Stoïciens d'abord, mais aussi aux autres philosophes qui avaient pris comme point de départ de leur réflexion le com portement de l'enfant ou de l'animal, la grande question qui lui tenait à cœur, celle de la possibilité de fonder l'éthique sur la natu re; - en défendant lui-même des formules du τέλος qui avaient une valeur essentiellement polémique, il amenait ses adversaires à s'interroger eux-mêmes sur leur conception du souverain bien. En effet, s'il est exact que, comme l'a affirmé J. Croissant, «donner du Bien moral un critérium objectif fixe, c'eût été pour Camèade dog matiser à son tour et contredire sa thèse fondamentale que l'hom me ne peut atteindre à une certitude objective»41, on constate néanmoins qu'il formula à propos du souverain bien des thèses qui, en tout cas dans un premier temps, visaient moins à établir la plus probable des solutions qu'à embarrasser ses adversaires dog matiques. Cicéron, qui au demeurant ne prise guère cette opinion, répète plusieurs fois que Camèade avait placé le bien suprême dans la jouissance des prima bona naturae et il précise dans les Tusculanes qu'il s'agissait là d'un défi aux Stoïciens {contra Stoicos disserebat)42. Le scholarque pratiquait donc en éthique la même méthode qu'en logique, il feignait d'adopter un concept stoïcien, en l'occurrence celui de πρώτα κατά φυσίν, avec le dessein de prouver que les philosophes du Portique ne s'étaient pas montrés assez rigoureux dans l'utilisation de celui-ci et qu'ils avaient enfreint leurs propres règles43. En identifiant le τέλος aux premiers objets de la tendance naturelle, il exigeait des Stoïciens qu'ils assumassent les conséquences de leur théorie de Γοίκείωσις et il dénonçait com me une imposture le passage dans ce système de la recherche spontanée par l'être vivant des choses permettant la survie à la sagesse, l'accord avec la raison universelle. Ce que Camèade voul ait donc affirmer à travers cette dialectique, c'est son indignation devant une doctrine qui prétendait réconcilier l'instinct et les for mes les plus hautes de la rationalité, le singulier et l'universel, au nom de la perfection de la nature, et sans même admettre qu'il pût
41 J. Croissant, La morale de Camèade. . ., p. 569. 42 Cicéron, Tusc, V, 30, 84; on trouve des formulations équivalentes dans Luc, 42, 131 et Fin., V, 7, 20. En revanche, dans Fin., IV, 18, 49, ce τέλος est formulé sans commentaire restrictif. 43 Dans la mesure où les Stoïciens n'incluaient pas les πρώτα κατά φύσιν dans le souverain bien.
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y avoir problème. A des gens qui, avant Montaigne, exaltaient les bienfaits du «grand et tout puissant donneur», l'Académicien ob jectait qu'il était bien inconséquent d'exclure du souverain bien des dons aussi précieux que les «choses premières selon la nature», et, pour dévoiler aux Stoïciens leurs contradictions, il se faisait, en quelque sorte, plus stoïcien qu'eux. On a plus de mal à comprendre pourquoi il prenait également la défense de Calliphon, ce dissident de l'épicurisme qui avait cherché à allier le plaisir et Yhonestas**. S'agissait-il pour lui de se montrer encore plus provocateur, puis que le plaisir ne figurait même pas aux yeux des Stoïciens parmi les prima naturae? Cela n'est pas invraisemblable, encore qu'il y ait une autre explication possible. Nous savons, en effet, par Clément d'Alexandrie que les partisans de Calliphon affirmaient que la ver tua comme origine le plaisir, mais que par la suite elle finit par avoir une valeur propre45. En plaidant pour cette thèse avec tant de conviction qu'il paraissait la faire sienne, Camèade s'en prenait probablement à la fois aux Epicuriens et aux Stoïciens : il suggérait aux premiers que le plaisir ne peut suffire à expliquer la sagesse et aux seconds que, même si l'homme accède à la conscience morale à partir d'un principe naturel, il n'y a pas transformation de l'un en l'autre, mais permanence de deux ordres, celui de la nature et celui de la vertu. D'un tel point de vue, la sublimation des instincts en sagesse n'abolit pas l'égoïsme originel, mais coexiste avec lui. Peu importe, pour l'instant, de savoir si Camèade, à force de rap peler les dogmatiques à ce qu'il croyait être une rigueur doctrinale plus grande, avait fini par se prendre à son propre piège et par forger lui-même une conception de la nature proche de celle des
44 Nous savons fort peu de chose sur ce philosophe, cf. Kalliphon 3, RE, 10, 1919, p. 1656, art. de von Arnim. Il est mentionné chez Cicéron en Luc, 42, 131; Fin., II, 6, 19 et 11, 34; Fin., IV, 18, 49; Fin., V, 8, 21 et 25, 73; Tusc, 30, 85 et 31, 87; Off., Ill, 33, 119. Le fait que Cicéron différencie nettement Calliphon des Péripatéticiens, cf. Luc, toc cit., prouve que ce philosophe n'appartenait pas à la mouvance aristotélicienne. On peut déduire son appartenance à la sphère épicurienne de ce qu'il professait que la vertu a son origine dans le plai sir, cf. Clément Al., Strom., II, 21, 128. 45 Clém. Al., toc cit. : κατά δέ τους περί Καλλιφώντα ένεκα μέν της ηδονής παρεισήλθεν ή αρετή, χρόνφ δέ ύστερον το περί αυτήν κάλλος κατιδοΰσα ίσότιμον έαυτήν τη άρχη . . . παρέσχεν. Μ. Giusta, t. 1, ρ. 257, a rapproché ce texte de Fin., V, 25, 73, où Pison s'en prend, en des termes il est vrai assez proches à des uoluptarii. L'identification est contredite par le fait que Calliphon a déjà été cité au § 73. Les gens visés par Pison sont donc d'autres Épicuriens, probablement, comme l'a suggéré J. Martha, ad loc, ceux qui étaient mentionnés en I, 20, 69, à propos d'une théorie quelque peu hétérodoxe de l'amitié.
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Sophistes, ou comme l'a suggéré J. Croissant, de celle de Hobbes46. L'essentiel est qu'à une époque où il était impensable de dissocier la finalité de l'action de la référence à la φύσις, il ait, par la vigueur de sa dialectique, sinon conduit à un autre type de ré flexion, du moins amené les dogmatiques à s'interroger eux-mêmes sur le contenu de ce concept et par là-même, implicitement, sur le bien-fondé de leur démarche. Quels sont liens du De finibus avec la pensée de Camèade ? Cet tequestion ne va pas de soi, étant donné que la majorité des savants s'accorde à reconnaître comme source aux livres II, IV, et V, Antiochus d'Ascalon, donc un philosophe qui s'était éloigné de la Nouvelle Académie, et que, par ailleurs, la formule du τέλος pro posée par Camèade est rejetée et condamnée sans ménagement47. Mais, outre que nous ne savons pas à quel moment précis l'Ascalonite fit sécession, ni si l'œuvre dont Cicéron se serait servi apparten ait encore à la première période ou déjà à la seconde, il est clair qu'un homme rompu à la dialectique de l'école carnéadienne ne pouvait totalement se défaire des méthodes qui avaient longtemps été les siennes. Ce phénomène de rémanence est aisément percepti ble dans la philosophie d'Énésidème, lui aussi ancien Académicien, et le fait qu 'Antiochus aimait à utiliser la Carneadia divisto, alors même qu'il affirmait sa préférence pour ce qu'il croyait être la phi losophie de l'Ancienne Académie et du Lycée, nous laisse penser qu'il en fut de même pour lui. Le De finibus paraît se situer dans la continuité du combat que mena Camèade, en ceci qu'il est tout entier une méditation sur les rapports entre la nature et la vertu, problème auquel il n'apporte aucune réponse définitive, puisque le τέλος stoïcien, condamné au livre IV, est réhabilité dans la dernière partir du livre V, à partir d'un point de vue différent, tandis qu'à l'inverse la morale des «Anc iens», qui avait jusqu'alors servi de critère, se voit adresser de sévères critiques48. Mais, parallèlement à cette permanence de la suspension du jugement, nous trouvons des éléments étrangers à la dialectique carnéadienne, ou, tout au moins, à ce que nous connais sons de celle-ci, et, en premier lieu, la manière dont est traitée
46 J. Croissant, op. cit., p. 561. Il est à signaler que pour J. Croissant, ibid., p. 560, Camèade considérait vraiment la thèse de Calliphon comme la plus pro bable. 47 Sur ces problèmes de sources, cf. supra, p. 353, n. 59. Sur le rejet du τέλος de Camèade, cf. Fin., II, 12, 38 : Reicietur etiam Carneades, nec ulla de summo bono ratio aut uoluptatis non dolendiue particeps aut honestatis expers probabitur. 48 Cicéron, Fin., V, 28, 83-85.
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l'éthique des antiqui49. Nous devons donc préciser en quoi consist ait l'originalité d'Antiochus sur ce point. L'idée d'exalter la philosophie de l'Ancienne Académie ou du Lycée pour en déduire que les Stoïciens n'avaient fait que plagier leurs prédécesseurs ne fut nullement, quoi qu'on en ait dit, une invention de l'Ascalonite. D'après Diogene Laèrce, qui cite Hippob ote,c'est Polémon lui-même qui le premier accusa son disciple Zenon de plagiat, lui reprochant de s'être introduit chez lui subrep ticement et de lui avoir volé sa doctrine pour la travestir «à la manière phénicienne », allusion sans doute aux rapts d'enfants dont les compatriotes du Stoïcien étaient soupçonnés50. En effet, si l'a ccusation de λογοκλοπεία semble avoir été fréquente parmi les phi losophes de l'Antiquité, elle était d'autant plus facile dans le cas de Zenon que les Phéniciens avaient une réputation déplorable, Ho mère les ayant déjà qualifiés de «savants en tromperies»51. La Nouvelle Académie ne se priva pas de reprendre ce même grief, qui devint ainsi un véritable topos de sa polémique antistoïcienne. Cicéron ne dit-il pas dans le Lucullus, sous une forme conjecturale il est vrai, qu'Arcésilas accusait Zenon de n'avoir rien découvert de nouveau et de s'être contenté d'une immutatio uerborum52! Ail leurs, dans le livre III du De finibus, Caton parle avec beaucoup plus de précision de ce que fut l'attitude de Camèade sur ce sujet53: «Ton Camèade, avec sa remarquable expérience de la dia lectique et sa rare éloquence ... ne cessa de batailler pour cette idée que ce n'est pas sur le fond des choses qu'il y a désaccord entre les Stoïciens et le Péripatéticiens, mais sur la terminologie». Le fait qu'il soit fait mention dans cette phrase des philosophes du Lycée montre que ce scholarque avait déjà défendu la thèse, qui sera celle d'Antiochus, de l'absence d'originalité des Stoïciens sur
49 Rappelons qu'aucun témoignage ne permet de faire remonter à Camèad e la théorie antiochienne des antiqui. 50 Diog. Laërce, VII, 25. 51 Homère, Od., XIV, 288. Sur l'accusation de plagiat dans l'Antiquité, cf. l'article Plagiat de la RE, 20, 1950, p. 1956-98. Sur le problème général des invectives entre philosophes, cf. l'article de G.E.L. Owen, Philosophical invecti ve, dans OSAPh, 1, 1983, p. 1-25. 52 Cicéron, Luc, 6, 16 : Nihilne est igitur actum quod inuestigata sunt, postea quant Arcesilas Zenoni, ut putatur, obtrectans nihil noui reperienti, sed emend anti superiores immutatione uerborum. . . Le putatur s'explique sans doute par le fait que c'est Lucullus qui parle et qu'il ne prend pas à son compte cette interprétation de l'entreprise de Zenon. Sur le quod, cf. la note de Reid ad loc. 53 Cicéron, Fin., III, 12, 41 : Carneades tuus egregia quadam exercitatione in dialecticis summaque eloquentia rem in summum discrimen adduxit, propterea quod pugnare non destitit in omni hac quaestione, quae de bonis et malis appelletur, non esse rerum Stoicis cum Peripateticis controuersiam, sed nominum.
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la question du souverain bien et cela est confirmé par le livre V des Tusculanes, où il est présenté comme un arbitre qui, ayant à tran cher entre les uns et les autres, décide au vu de cette convergence profonde qu'il n'y a pas lieu de poursuivre54. En quoi donc y a-t-il innovation dans le De finibus par rapport à Camèade, si, contrairement à ce qui a été souvent affirmé, les thèmes essentiels des discours cicéroniens ne sont pas des créa tions d'Antiochus d'Ascalon, mais des idées chères à la Nouvelle Académie? La doxographie nous le suggérait déjà, c'est le concept d'honestas qui fait la singularité philosophique de ce traité. En effet, s'il est vrai que Camèade avait affirmé l'identité sur le fond des morales péripatéticienne et stoïcienne, il ne s'était identifié ni à l'une ni à l'autre étant donné que, des deux fins qu'il avait défen dues, l'une était expers honestatis et l'autre incluait certes la beauté morale, mais de manière polémique, puisqu'elle l'associait au plais ir. Au contraire, dans le De finibus, la réfutatio de l'épicurisme, la critique, puis la défense du stoïcisme et de l'éthique des «Anciens» ont ceci de commun qu'elles comportent toutes une exaltation de Yhonestas. En affirmant tout au long de ses discours, et sous des formes différentes, la primauté de la raison, Cicéron fait donc un progrès considérable par rapport au Lucullus, où la supériorité de Yhonestas sur le plaisir était encore perçue émotivement. Faut-il pour autant considérer que, dans le De finibus, l'Arpinate finit par renoncer à la critique, qu'il dogmatise et qu'il se sépare donc de facto de la Nouvelle Académie? Non, car s'il est vrai qu'à la lecture du traité on doit conclure qu'il ne peut y avoir de souverain bien digne de l'homme sans honestas, il reste encore à déterminer si cel le-ci peut constituer à elle toute seule le τέλος55 : «ou bien la raison décidera : il n'y a d'autre bien que le bien moral et d'autre mal que le mal moral ... ou bien elle donnera la préférence à l'autre théor ie,celle qui se montre toute parée de moralité et en outre enrichie des premières inclinations naturelles elles-mêmes, ainsi que de ce qui donne son achèvement à l'ensemble de la vie». L'incertitude sur la définition du souverain bien a été considérablement réduite, mais non totalement supprimée : il subsiste toujours une interrogat ion, qui montre que Cicéron, s'il a progressé dans la vraisemblanc e, n'a pas pour autant renoncé au doute.
54 Cicéron, Tusc, V, 41, 120. 55 Ibid., II, 12, 38 : Aut enim statuet nihil esse bonum nisi honestum . . . aut anteponet earn, quant cum honestate ornatissimam, turn etiam ipsi initiis naturae et totius perfectione uitae locupletatam uidebit. Bien que ce passage se trouve dans la critique de l'épicurisme et non à la fin de l'œuvre, il exprime parfait ement le problème qui subsiste une fois que tous les interlocuteurs se sont expri méset qui ne trouvera sa solution que dans les Tusculanes.
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Ainsi donc, la pensée d'Antiochus (elle-même en grande partie issue de la philosophie carnéadienne), qui permet à Cicéron de cri tiquer l'épicurisme et le stoïcisme et qui se trouve dogmatiquement exposée dans la discours de Pison, est à son tour remise en cause à la fin du dernier livre, lorsque la thèse, jusque là admise, d'un accord sur le fond entre les Stoïciens et les «Anciens» apparaît sujette à contestation. L'assentiment donné à l'Ascalonite pouvait sembler définitif, mais il se révèle n'être qu'un moment de la recherche. La richesse de cette œuvre vient donc du mouvement général d'une pensée volontairement ambiguë, en ce sens que, tout en progressant dans la recherche, elle veille à ce que subsiste tou jours un débat contradictoire. Pour en mettre en évidence les diffé rents aspects nous étudierons successivement la critique des teleo logies dogmatiques, puis le problème beaucoup plus vaste de l'a nthropologie qui nous paraît être véritablement au centre du traité. La critique de la teleologie épicurienne Si, dans sa vie, Cicéron fut partagé entre deux sentiments à l'égard de l'épicurisme - d'une part, la répulsion pour une doctrine qu'il percevait comme négatrice des valeurs du mos maiorum et, d'autre part, une insatiable curiosité intellectuelle qui le poussait à connaître cela même qu'il n'admettait pas - dans son œuvre philo sophique, la réflexion vient le plus souvent confirmer le rejet cultu rel car l'Arpinate se réclame d'une école qui combattit férocement l'épicurisme dès la naissance de celui-ci56. Cette coïncidence en lui du Romain et du philosophe est particulièrement frappante dans sa critique de τέλος épicurien, puisque celle-ci a pour base une réflexion sur la notion de plaisir, dans laquelle le platonisme vient étayer la conscience immédiate du sens des mots qui est invoquée contre la doctrine du Jardin. En effet, le problème téléologique apparaît comme le corollaire d'un problème plus essentiel encore, qui est celui de la définition. Pour l'Épicurien Torquatus il n'est guère besoin de longs dis cours pour savoir ce qu'est le plaisir ni pour comprendre que celui-ci est le bien suprême. Citant Epicure, il affirme que «cela se sent, comme on sent que le feu est chaud, la neige est blanche, le miel est doux, toutes impressions qu'il n'est pas nécessaire d'ap puyer de raisonnements compliqués»57. S'il admet faire partie des Épicuriens qui considèrent qu'il faut répondre aux attaques diri56 Cf. sur ce point l'œuvre maîtresse d'E. Bignone, L'Aristotele perduto e la formazione filosofica di Epicuro, Florence, 1936, t. 1, p. 273-359. 57 Cicéron, op. cit., I, 9, 30.
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gées contre le Jardin et qui, pour cela, veulent donner une présen tationargumentée de la doctrine, il ne se range pas du côté de ceux qui, à l'intérieur même de son école, estiment que la sensation ne suffit pas à juger du bien et du mal et qu'il faut recourir à la rai son et aux prénotions : son effort est de nature pédagogique, il n'implique nullement une mutation sur le fond 58. Torquatus reste donc, en fait, fidèle à cette idée si chère à Epicure que la dialecti que est inutile et que la philosophie se doit de retrouver à travers les mots ordinaires l'évidence sensorielle 59. Lorsque le Maître s'i nterroge sur ce qu'est le temps, il refuse une analyse qui serait pure ment conceptuelle et il invite, au contraire, ses disciples à réfléchir sur les sensations et les phénomènes auxquels est liée cette no tion 60. Cette méthode est évidemment à mettre en relation avec la conception de l'origine du langage, telle qu'elle est exposée par Epicure dans la Lettre à Hérodote et par Lucrèce au cinquième livre de son poème 61 : At uarios linguae sonitus natura subegit mittere et utilitas expressit nomina rerum. On l'a fort justement remarqué, pour les Épicuriens le langage est une convention qui vient, non pas contrarier, mais perfectionner l'apport de la nature62. L'étude d'un concept, d'une πρόληψις, exi ge donc de faire le trajet inverse et d'aboutir, en éliminant les opi nions fausses, à l'expérience, au matériau naturel qui lui a donné naissance. L'originalité de Cicéron est qu'il ne rejette pas a priori cette méthode et qu'il reproche même aux Épicuriens de ne pas l'avoir appliquée avec suffisamment de rigueur. En effet, dit-il, qui ne sait ce qu'est le plaisir et que désigne-t-on en grec par ηδονή en latin par uoluptas, si ce n'est «le mouvement agréable qui met en joie la
58 Ibid., 31. Sur ce point, cf. E. Asmis, op. cit., p. 38-39. 59 Sur la relation du langage et de la sensation chez les Épicuriens, cf. notamment Sext. Emp., Adu. math., VII, 211 sq. La théorie épicurienne du lan gage a été étudiée par Ph. De Lacy, The Epicurean analysis of language, dans AJPh, 60, 1939, p. 85-92, et par J. Pigeaud, Epicure et Lucrèce et l'origine du lan gage, dans REL, 61, 1983, p. 122-144. 60 Diog. Laërce, X, 72. 61 Ibid., 75-76 et Lucrèce, Nat. re., 1028-1029.: «quant aux divers sons du langage, c'est la nature qui poussa l'homme à les émettre et c'est le besoin qui fit naître les noms des choses». 62 Cf. E. Asmis, op. cit., p. 56-57. Cette complémentarité de la φύσις et du νόμος apparaît très clairement dans le passage de la Lettre à Hérodote cité à la note précédente.
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sensibilité»63? Or les Épicuriens commettent à ses yeux une faute grave en négligeant cette intuition commune à tous les hommes et en confondant le plaisir et l'absence de douleur. Avant même d'être philosophique le problème est pour lui terminologique. Ce n'est pas son moindre grief à l'égard des philosophes du Jardin que celui de malmener la langue latine tout autant que la langue grec que et de réussir à être obscurs en cherchant au contraire à se fai re comprendre de tous. Dans l'affirmation épicurienne qu'il n'y a pas de différence de nature entre le plaisir «en mouvement» et celui, «stable», qui se caractérise par l'absence de toute douleur et constitue le souverain bien, il voit une violence faite au langage, à ce langage ordinaire que le fondateur du Jardin prétendait prendre comme point de départ de sa philosophie64: «autre chose», dit-il, «est n'avoir point de douleur, autre chose avoir du plaisir». La meilleure preuve du caractère aberrant de cette assimilation, il la trouve dans le fait qu'Épicure, s'il lui arrive de faire l'éloge des débauchés, se refuse à voir en eux l'incarnation du souverain bien65. La doctrine morale épicurienne est donc pour lui tout entière fondée sur une confusion que le sens commun peut à lui tout seul mettre en évidence. Mais, s'il se délecte visiblement à opposer Epicure au plus grand nombre et à le mettre en contradict ion avec lui-même, Cicéron ne se situe pas pour autant sur le même plan que son adversaire. Dès le début de son discours, il a placé sa critique sous le patronage platonicien en citant un passage du Phèdre dans lequel Platon dit que les participants à une discus sion doivent se mettre d'accord sur le sujet de celle-ci, et surtout en utilisant, pour caractériser la définition, la métaphore de l'ombre et de la lumière, si chère à l'auteur de la République66. Ce souci de l'être, il l'exprime très fortement au § 20, lorsqu'il dit à Torquatus : «non seulement ces deux choses qui sont si différentes, vous pré tendez vous autres les désigner par un seul mot (cela, je l'accepte rais encore assez facilement), mais encore de deux choses vous vous efforcerez de n'en faire qu'une, ce qui est absolument imposs ible». Alors que le refus épicurien de la dialectique aboutit à tra vestir l'être, la méthode platonicienne donne une confirmation on tologique au réalisme immanent au langage ordinaire. Que le plai sirsoit autre chose que l'absence de douleur, c'est à la fois ce que
*3 Cicéron, Fin., II, 3, 8 : Omnes enim iucundum motum, quo sensus hilaretur, Graece ήδονήν, Latine uoluptatem uocant. 64 Ibid., 20 : Unum est sine dolore esse, alterum cum uoluptate. 65 Ibid., 8, 23 = Usener, 67. 66 Ibid., 2, 4, avec citation de Platon, Phèdre, 237 b. Sur cette revendication de la définition face à l'épicurisme, cf. C. Lévy, op. cit., p. 122-123.
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pense toute personne parlant correctement le latin ou le grec et ce que soutient Platon dans la République, lorsqu'il affirme qu'entre le plaisir et la douleur il existe un état intermédiaire qui n'a pas d'être véritable, mais qui apparaît comme un plaisir par opposition à la douleur et comme une douleur par opposition au plaisir67 : « Comment s'étonner dès lors si les jeunes gens qui ne connaissent pas la vérité se forment des idées fausses d'une foule de choses, entre autres du plaisir et de la douleur et de ce qui tient le milieu entre l'un et l'autre? Ainsi, lorsqu'ils pensent à la douleur, ils ont raison de croire qu'ils souffrent, car ils souffrent réellement. Mais, lorsqu'ils passent de la douleur à l'état intermédiaire, ils sont fort ement persuadés qu'ils sont arrivés à la plénitude du plaisir; sem blables à des gens qui, faute de connaître le blanc, opposeraient le gris au noir, ils opposent l'absence de douleur à la douleur faute de connaître le plaisir, et en cela ils se trompent». Il est vrai que ce texte n'est pas évoqué par Cicéron, mais par un autre Académicien, Plutarque, qui le cite de manière très précise et qui dit même que Platon «a interdit» de confondre la plaisir et l'absence de doul eur68. Pour l'auteur du Non posse, ce qu'Épicure et ses disciples proposent comme souverain bien n'est en rien différent du sent iment qu'éprouvent des prisonniers à qui on a enlevé leurs chaînes et qui croient connaître là le véritable bonheur, ou de l'hébétude dans laquelle la nature a plongé les bêtes. Ce recours à Platon de la part des philosophes de la Nouvelle Académie pour définir l'état intermédiaire entre la douleur et le plaisir est d'autant plus remar quable que l'Ancienne Académie, elle, semble avoir eu sur ce point une attitude très différente. En effet, plusieurs témoignages, parmi lesquels celui d'Aulu-Gelle, nous apprennent que Speusippe, suc cesseur immédiat de Platon divergeait de son maître sur ce point et, considérant la douleur mais aussi le plaisir comme un mal, il définissait comme un bien l'état intermédiaire entre les deux, Γάοχλησία69. L'école platonicienne devait donc faire oublier qu'à un moment de son histoire, et contre l'autorité de son fondateur,
67 Platon, Rep., IX, 584 e-585 a : θαυμάζοις αν ούν ει καί άπειροι αληθείας περί πολλών τε άλλων μη υγιείς δόξας εχουσιν, προς τε ήδονήν καί λύπην καί το μεταξύ τούτων οΰτω διάκεινται ώστε, δταν μεν επί το λυπηρόν φέρωνται, αληθή τε οίονται καί τω δντι λυπούνται, δταν δέ από λύπης επί το μεταξύ, σφόδρα μεν οϊονται προς πληρώσει τε καί ήδονη γίγνεσθαι, ώσπερ προς μέλαν φαιόν άποσκοποΰντες απειρία λευκοΰ, καί το άλυπον ούτω προς λύπην άφορωντες απειρία ηδονής άπατώνται; 68 Cf. 69 Plutarque, Gell., Noct. NonAit., posse. IX,. .,5, 8,4 = 1091 Isnardi d. Parente 117 et, plus généralement, les fragments 112àll6dece recueil.
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elle avait eu sur ce problème une position qui, au moins par cer tains aspects, n'était pas très éloignée de celle d'Épicure. C'est quasiment un lieu commun chez les historiens de l'épicurisme que de souligner l'écrasante responsabilité qu'aurait Cicéron dans l'image caricaturale trop souvent donnée de cette doctrine70. Par un étrange paradoxe, lui dont on s'est si longtemps plu à souli gner la dépendance par rapport aux modèles grecs, serait le seul coupable du mépris dans lequel fut si longtemps tenue cette doctri ne! Une telle accusation est à tous égards injuste. Non seulement elle fait abstraction de l'importance considérable du témoignage cicéronien pour notre connaissance de ce système et du jugement positif qu'il porte sur Epicure dans les Tusculanes (annonçant celui de Sénèque dans le De vita beata11), mais elle néglige le fait que, si l'Arpinate retrouve à travers sa sensibilité de Romain les thèmes de la polémique philosophique antiépicurienne, il n'est nullement l'i nventeur de ceux-ci. En effet, celui que Schopenhauer appelle «le grand docteur en félicité»72 fut, de son vivant même, en butte à des attaques d'une extrême violence de la part de ses rivaux, atta ques qui bien évidemment se reportèrent après sa mort sur ses dis ciples et sa doctrine, si bien que même les railleries de Y In Pisonem ne paraissent pas beaucoup plus violentes que celles que l'on trou ve,par exemple, dans les traités antiépicuriens de Plutarque73. Mais, dit-on, Cicéron a eu le tort de traduire ηδονή par uoluptas, terme uniformément péjoratif dans l'éthique romaine, alors que le mot grec avait une acception philosophique beaucoup plus vaste et peut désigner, notamment chez Aristote, le plaisir qui s'a ttache à la spiritualité la plus haute et au bonheur. En effet, tout en reconnaissant que les plaisirs du corps, «par une sorte de droit d'héritage», semblent être les seuls possibles, le Stagirite s'insurge contre cette croyance et objecte que s'y tenir c'est nier que l'hom me heureux puisse vivre agréablement74. A l'inverse, Cicéron dans le De finibus n'admet pas que uoluptas soit employé pour désigner autre chose que le plaisir physique et il reconnaît lui-même le 70 Cf., par exemple, ce qu'écrit à ce sujet M. Bellincioni, Struttura e pensie ro del Laelius ciceroniano, Brescia, 1970, p. 158. On trouvera une étude intéres santedes principaux aspects de la relation de Cicéron à l'épicurisme dans le mémoire de G. D'Anna, Alcuni aspetti della polemica antiepicurea di Cicerone, dans Quaderni della Rivista di cultura classica e medioevale, 8, Rome, 1965. 71 Sénèque, Vit. be., 12 et Cicéron, Tusc, V, 31, 88 sq. 72 Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Paris, P.U.F., 1964, p. 31. 73 L'attitude de Plutarque à l'égard de l'épicurisme a été étudiée par R. Flacelière, Plutarque et l'épicurisme, dans Epicurea in memoriam E. Bignone, Gênes, 1959, p. 337-342. 74 Aristote, Eth. Nie, VII, 13, 1153 b, 33-35.
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caractère péjoratif d'un mot qui est inuidiosum, infame, suspectum75. De cette distorsion entre les deux langues serait né le contre-sens cicéronien sur la signification véritable de l'épicurisme. Une telle analyse contient des éléments irréfutables, mais elle ne nous paraît pas pour autant entièrement convaincante. Il est vrai que, comme l'a fort bien dit A. Festugière, le τέλος épicurien, le plaisir «catastématique» ne se confond pas entièrement avec l'absence de douleur qui le conditionne et qu'il se révèle en vérité «positif, réel et spirituel»76. Il est vrai aussi que pour décrire une joie si pure un terme dont Cicéron dit lui-même77: non habet dignitatem, paraît peu adéquat. Cependant, même si la fin définie par Epicure n'avait rien d'un hédonisme vulgaire, le fondateur du Jardin ne condamnait pas le plaisir des débauchés en lui-même, mais la douleur et la crainte inhérentes à un tel genre de vie et il rejetait en des termes d'une extrême violence un τέλος qui ne pro curerait aucun plaisir78. Moins par esprit de provocation que par souci de rigueur doctrinale, Epicure s'était toujours refusé à établir une différence de nature entre les diverses formes de plaisir et à les distinguer autrement que par leurs conséquences. C'eût donc été pour Cicéron trahir l'essence même de l'éthique épicurienne que de choisir un autre terme que uoluptas comme équivalent d 'ηδονή. Cependant, si l'unité de la pensée épicurienne était ainsi respectée, la charge négative de ce mot dans le système de valeurs du mos maiorum ne rendait-elle pas impossible l'expression des valeurs morales de l'épicurisme? On oublie qu'en grec même - la citation d'Aristote que nous avons donnée le montre - l'extension d 'ηδονή aux plaisirs de l'esprit se fit contre l'usage établi et fut une conquête de la philosophie, ou tout au moins de certains philoso phes. Or, au Ier siècle av. J. C. et sous l'influence de l'épicurisme, la langue latine connut un phénomène similaire et il suffit pour s'en convaincre de se reporter à l'un des plus beaux poèmes de Catulle, celui où le poète trahi par la femme aimée prend les dieux à témoin de sa désespérance et les supplie d'avoir pitié de lui79 :
75 Cicéron, Fin., II, 4, 12 : Inuidiosum nomen est, infame, suspectum. L'op position entre Γήδονή et la uoluptas est développée par M. Bellincioni, op. cit., p. 161-162. 76 A. Festugière, Epicure et ses dieux, Paris, 19682, p. 49, n. 2. 77 Cicéron, Fin., II, 23, 75 : uerbum ipsum uoluptatis non habet dignitatem. 78 Epicure n'hésite pas à dire qu'il «crache» sur ceux qui séparent le καλόν du plaisir, cf. Athénée XII, 547 a = Usener 512. 79 Catulle, Carmen 76, v. 1-6: «Si l'homme trouve du plaisir à se rappeler ses bonnes action passées, quand il a conscience d'être sans reproche, de ne pas avoir violé le lien sacré de la parole donnée, ni, en aucun engagement, avoir
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L'ÉTHIQUE Si qua recordanti benefacta priora uoluptas Est homini, cum se cogitât esse pium, Nec sanctam uiolasse fidem, nec foedere nullo Diuum ad fallendos numine abusum homines Multa parata manent turn in longa aetate Catulle, Ex hoc ingrato gaudia amore ubi. . .
Catulle n'était pas un théoricien de l'épicurisme et une prière com mela sienne allait à l'encontre de l'idée qu'Épicure se faisait des dieux. Néanmoins, il associe dans ce poème le plaisir à des notions aussi chères à un Romain que la pietas ou la fides, preuve que la uoluptas n'était plus perçue dans l'axiologie romaine comme un iformément négative. Cicéron aurait-il entravé cette évolution? Le croire, ce serait oublier l'effort qu'il a lui-même fourni pour tra duire le plus rigoureusement possible la pensée épicurienne. S'il est vrai que dans le livre II, la uoluptas n'est présentée que comme «une courtisane dans une assemblée de matrones»80, dans le dis cours de Torquatus, en revanche, la signification positive et spiri tuelle du souverain bien est exprimée avec une grande précision à travers une expression comme gaudere nosmet omittendis doloribus, et, d'une manière plus générale, même ceux qui critiquent la position de l'Arpinate à l'égard du Jardin, reconnaissent que son œuvre témoigne d'une excellente connaissance de cette doctrine. La réfutation de l'épicurisme, fondée à la fois sur la conviction que celui-ci était incompatible avec la tradition romaine et sur l'utilisa tion de la thématique antiépicurienne de l'Académie, doit être considérée comme un aspect important de la conception que Cicé ron avait de ce système, mais elle ne l'exprime pas tout entière. A partir de sa perception personnelle du concept de plaisir et en s'appuyant sur l'analyse platonicienne de celui-ci, l'Arpinate organise sa critique selon deux griefs, dont l'un, l'incohérence, est d'origine carnéadienne tandis que l'autre, l'immoralité, se trouve exprimé en termes stoïciens, la conjonction des deux traduisant vraisemblablement l'influence d'Antiochus. Pour un Épicurien, il n'y a pas de différence de nature entre le
abusé de l'autorité des dieux pour tromper les humains, si longue que soit ta vie, Catulle, tu devras bien des joies à cet amour qui n'a rien reçu ». Nous avons légèrement modifié la traduction de H. Bardon, Catulli carmina, Bruxelles, 1970. Le fait qu'à la fin de son poème Catulle supplie les dieux de prendre en pitié ses souffrances montre que cette œuvre n'est pas celle d'un philosophe épicurien. Sur le problème de la prière dans l'épicurisme, cf. M. Gigante, La bibliothèque de Philodème et l'épicurisme romain, Paris, 1987, p. 75. 80 L'image de la courtisane dans l'assemblée de matrones se trouve en Fin., II, 4, 12; l'expression gaudere nosmet omittendis doloribus, en I, 10, 56.
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plaisir et l'absence de douleur. Pour le Néoacadémicien Cicéron, il s'agit de choses fondamentalement différentes. C'est donc à tort selon eux que les Épicuriens prétendent avoir déduit le souverain bien des motivations premières : «est-il logique», demande Cicéron à Torquatus81, «d'avoir un plaisir dont on fait le point de départ de la nature et de placer le souverain bien ailleurs?». Les philoso phes que l'Arpinate oppose au défenseur du Jardin sont Aristippe et Hiéronyme de Rhodes qui, nous l'avons vu, représentaient dans la Carneadia diuisio, le premier, la teleologie du plaisir, et le second celle de la uacuitas doloris*2. Ils ont à ses yeux le mérite d'avoir formulé un τέλος en accord avec ce qu'ils croyaient être l'objet de la tendance première, alors que chez les Épicuriens il décèle une contradiction entre le point de départ (le plaisir cinéti queque recherche l'enfant) et le point d'arrivée (l'absence de doul eur), d'où l'alternative qui est formulée au §3583: si Epicure entendait le plaisir à la façon d 'Aristippe, il se devait de faire sien nela doctrine de ce philosophe et si, au contraire, il ne donnait pas à ce terme d'autre acception que «l'absence de douleur», il eût fal lu qu'il définît ainsi non seulement le souverain bien, mais aussi la motivation naturelle première. Autrement dit, Epicure aurait dû être disciple d 'Aristippe ou précurseur de Hiéronyme, mais en aucune façon épicurien. Nous reconnaissons dans cette manière de raisonner la dialec tique chère à la Nouvelle Académie, qui visait à faire admettre au dogmatique que, pour être cohérent, il devait cesser d'être luimême. Le philosophe académicien ne récuse pas a priori la volonté d'Épicure de donner une fin en accord avec la nature - un tel rejet serait en lui-même dogmatique - il préfère raisonner à partir des prémisses de l'adversaire et démontrer que celui-ci a été incapable de réaliser son propre projet. Néanmoins, les limites d'une telle méthode en ce qui concerne ce cas précis sont évidentes : en fin de compte, une telle dialectique aboutit à la conclusion que l'épicurisme n'a rien d'une pensée conséquente, mais elle ne permet pas de prouver que la fin proposée par celui-ci est condamnable. Il faut donc qu'à la réfutation qui se fait à partir de ce que le système lui-même prétend être, succède celle qui est construite sur une notion, Yhonestas, qu'il rejette. A la raison dialectique succède donc 81 Ibid., II, 10, 32 : Qui igitur conuenit ab alia uoluptate dicere naturam proficisci, in alia summum bonum ponere ? 82 Cf. supra, p. 357. 83 Op. cit., 12, 35 : Epicurus autem cum in prima commendatione uoluptatem dixisset, si earn quant Aristippus, idem tenere debuti ultimum bonorum quod Me; si earn quam Hieronymus, fecisset idem, ut uoluptatem illam (Aristippi) in prima commendatione poneret.
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la raison normative, celle qui condamne non seulement l'épicurisme, mais toutes les doctrines qui ont proposé des fins expertes honestatis et se sont ainsi montrées incapables de distinguer l'hom me de l'animal. Entre les deux démarches il y a, dans le De finibus, complémentarité beaucoup plus que contradiction, et, puisque Ci céron lui-même utilise une méthode juridique, on peut dire que, si la méthode carnéadienne permet de mettre en évidence les contra dictions de l'accusé, c'est au nom de la raison dogmatique de l'An cienne Académie et du Portique qu'est prononcée la sentence. Seul «le juge le moins compétent, mais le plus influent, le peuple», pourrait acquitter quelqu'un qui tout à la fois a été incapable de respecter sa propre idée de la nature humaine et n'a pas reconnu ce qui fait la spécificité de l'homme 84. Si, comme nous le pensons, la critique qui est ainsi faite du τέλος épicurien est inspirée d'Antiochus, nous devons l'interpréter comme la preuve que l'Ascalonite cherchait à intégrer dans sa propre doctrine au moins une partie de l'héritage carnéadien, celle qu'il estimait la moins ambiguë, la moins polémique. Quant à Cicéron, il pouvait constater, en écrivant un texte comme celui-là, qu'entre les deux enseignements académic iens qu'il avait reçus, celui de Philon et celui d'Antiochus, il n'y avait pas nécessairement, en dépit des apparences, solution de continuité, et que les conflits des personnes dissimulaient une cer taine convergence des pensées.
La critique du τέλος stoïcien Aucun des deux griefs qui ont été adressés au τέλος du Jardin ne semble à première vue applicable à celui du Portique. En effet, on sait à quel point les philosophes de cette école étaient fiers de la cohérence de leur doctrine et avec quel soin méticuleux ils démont raient la parfaite rationalité de chacun des aspects de celle-ci. Par ailleurs, ils ne pouvaient évidemment pas être accusés d'avoir mép risé Yhonestas, puisque, au contraire, celle-ci était l'aboutissement de toute leur éthique. C'est sans doute parce que les différences entre les deux doctrines paraissaient trop importantes pour qu'el les pussent avoir été critiquées à partir d'un même point de vue, que les ressemblances, entre les livres II et IV du De finibus passè84 Ibid., 14, 44 : is qui auctoritatem minimam habet, maximam uim, populus. . . La relation entre la philosophie antiépicurienne et la politique était déjà évidente dans Vin Pisonem et le Pro Sestio, cf. J.-M. André, op. cit., p. 269-271. Sous la dictature de César, la critique de l'épicurisme est donc un moyen pour Cicéron d'exprimer son hostilité à un régime dont il rejette le principe.
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rent pendant si longtemps inaperçues. Et pourtant elles sont très frappantes : comme précédemment les Épicuriens, les Stoïciens sont présentés comme des philosophes incapables de réaliser leur prétention de fonder le souverain bien sur les premières motivat ions naturelles et, s'il ne leur est pas reproché d'avoir négligé Yhonestas, ils sont accusés d'avoir vidé celle-ci de son sens en la cou pant de la réalité85. Mais, avant d'étudier l'agencement de cette critique et pour mieux en comprendre la portée, il nous faut reve nirsur Γοίκείωσις, montrer quels étaient les problèmes inhérents à celle-ci, et aussi comment la conscience de ces difficultés amena les Stoïciens à chercher des formulations qui les atténuassent. Les difficultés inhérentes à l'éthique stoïcienne : de la critique carnéadienne à la solution plotinienne C'est dans la lettre 121 de Sénèque qu'est exposée avec le plus de netteté la théorie stoïcienne des fondements naturels de la mor ale. Répondant à un adversaire anonyme, mais dont il est fort vraisemblable qu'il reprend les objections de la Nouvelle Académie, Sénèque développe avec une admirable rigueur les arguments pro pres à montrer la parfaite cohérence du dogme de Γοΐκείωσις. A la base de son raisonnement, il y a une métaphore - qui est peut-être plus qu'une métaphore, dans la mesure où la philosophie retrouve là l'une des formes premières de la religiosité -, celle de la Nature comparée à une mère qui met au monde des enfants différents, mais les aime d'un amour identique et leur fait à tous un même don, car elle commet chaque être à la garde de lui-même en lui inspirant le sentiment de ce qu'il est, si bien qu'il perçoit immédia tement ce qui est bon lui et ce qui, au contraire, le menace. Ce très beau texte n'est pas seulement un hymne à la Nature, une théodicée riche en fines observations sur le comportement de l'enfant ou de l'animal, il nous montre aussi avec une extrême précision com ment les Stoïciens concevaient le devenir de cette conciliatio initial e, notamment dans le cas du plus parfait des êtres, l'homme. Si tout être animé, dit l'adversaire de Sénèque, s'adapte à sa nature et si celle de l'homme est rationnelle, comment l'enfant, qui n'a pas encore de raison, peut-il s'adapter à lui-même? A une telle objec tion, caractéristique de la méthode carnéadienne, puisque cher chant à mettre le dogmatique en contradiction avec lui-même, 85 L'autre versant de la critique sera d'accuser le stoïcisme de ne rien avoir apporté de neuf, tout comme il était reproché à Epicure de ne se distinguer que verbalement d'Aristippe.
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Sénèque répond86 : «chaque âge a sa constitution propre : autre est celle du petit enfant, autre celle du jeune, autre celle du vieillard ; tous s'adaptent à la constitution qui est la leur». Comme les ani maux, l'enfant sent ce qu'il est et agit en conséquence, mais à part irdu moment où il est devenu un être de raison, il s'adapte à cette nouvelle situation et il comprend ce que jusque là il sentait. Épictète dit la même chose, mais autrement87: «l'homme doit commenc er là où ils (les animaux) commencent et aboutir où aboutit égale ment pour nous la nature. Or elle aboutit à la contemplation, à l'i ntelligence, à une manière de vivre en harmonie avec la nature». A partir de ces deux textes on comprend que la conuenientia, cet accord de la raison avec elle-même et avec l'univers, dans lequel les Stoïciens voient le souverain bien, n'est pas autre chose que la conciliatio, elle est la conciliatio révélée à elle-même. Les plantes sont faites pour les animaux et les animaux sont faits pour les hommes, mais tous font le même effort pour rester ce qu'ils sont et le passage à un état supérieur, loin d'impliquer que l'on s'éloigne de la nature, signifie que l'on vit autrement la conformité avec elle. Pour reprendre la définition de Spinoza, la nature humaine est «la nature même en tant que nous la concevons comme définie par la nature humaine»88. La théorie stoïcienne de Γοίκείωσις est sans aucun doute l'une des tentatives les plus audacieuses que l'esprit humain ait conçues pour échapper à l'antagonisme de la raison et de l'instinct et pour préserver l'unité de l'ordre naturel tout en sauvegardant la spécifi cité de l'homme. Mais, de même que la volonté des Stoïciens de concilier la liberté et le destin suscite simultanément l'admiration et la critique, leur éthique naturaliste provoque, nous l'avons vu dans la lettre même de Sénèque, un certain nombre d'objections, que l'on peut regrouper en trois grandes questions : - si l'adéquation de la nature à elle-même est la fin suprê-
86 Sénèque, Ep., 121, 15 : unicuique aetati sua constitutio est, alia infanti, alia puero, alia seni : omnes ei constitutioni conciliantur in qua sunt, trad. Préchac modifiée. Sur cette lettre, cf. le commentaire de J. Brunschwig, The cradle argument, p. 135 sq., qui établit une comparaison très intéressante avec ΓΈΘικη στοιχείωσις du Stoïcien Hiéroclès. Sur ce texte, cf. également B. Inwood, Hierocles : theory and argument in the second century AD, dans OSAPH, 2, 1984, p. 151-183. 87 Épictète, Entretiens, I, 6, 20-21 : Δια τούτο αίσχρόν έστι τω άνθρώπφ άρχεσθαι και καταλήγειν δπου και τα άλογα, άλλα μάλλον ένθεν μεν αρχεσθαι, καταλήγειν δέ εφ' δ κατέληξεν έφ' ημών και ή φύσις. Κατέληξεν S έπί θεωρίαν και παρακολούθηση/ και σύμφωνον διεξαγωγήν τη φύσει. 88 Spinoza, Traité théologico-politique, p. 87 du tome 2 de l'édition Appuhn.
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me, et donc le bonheur, ne faut-il pas reconnaître que les animaux sont heureux, en raison même de la perfection de leur instinct? Plotin formule cette critique sous la forme d'une alternative89: ou bien la raison est estimée pour sa capacité à acquérir les objets conformes à la nature, mais dans ce cas il faut aussi considérer que l'instinct suffit à créer le bonheur; ou bien l'âme est parfaite par elle-même, et il est alors indispensable de préciser la nature de cette perfection. Ce raisonnement témoigne de la survivance chez le maître du néoplatonisme des thèmes de la Nouvelle Académie que nous étudierons en détail plus loin, et cependant, à la différen ce de Camèade, Plotin apportera enfin une solution à ce dilemme en disant que le bonheur c'est la vie même, mais que celle-ci est une hiérarchie et que certains bonheurs sont les images d'autres, qui leur sont supérieurs90; - si la véritable nature de l'homme est la raison et si Γοίκείωσις est la même pour tous les êtres, pourquoi a-t-il tant de mal à devenir pleinement rationnel? «S'il s'agit de cette malheur euse partie directrice de l'âme», dit Épictète, «nous bâillons, nous sommeillons et nous acceptons n'importe quelle représentation»91. Les Stoïciens doivent donc admettre que dans leur immense major itéles hommes s'adaptent à une raison malade et imparfaite, qu'ils comprennent pourquoi certaines choses sont bonnes pour eux, mais de manière confuse et fragmentaire, sans avoir vraiment conscience de ce qu'est la rationalité du monde. On interpréterait de manière erronée les affirmations de Caton sur le passage de la condliatio à la conuenientia en y voyant l'analyse d'un processus ordinaire92. Ce que le Stoïcien décrit ainsi, d'une manière qui, il est vrai, laisserait penser qu'il s'agit d'une mutation moins exceptionn elle, c'est l'itinéraire du sage. Mais, précisément, pourquoi y a-t-il si peu de sages, pourquoi ce décalage unique dans la nature entre le moment ou l'homme naît et celui où il devient ce qu'il est vrai ment, si bien que Philon d'Alexandrie distingue les manifestations de la vie qui sont les premières par le rang et celles qui le sont par la valeur93 : d'un côté, la nutrition, la croissance, les sens, les part ies du corps et de l'âme; de l'autre, les actions droites, les vertus et les actes qu'inspirent les vertus. Etant donné que seules les secon des sont conformes à la véritable nature humaine et que, les Stoï ciens eux-mêmes le reconnaissent, elles tiennent plus de l'idéal que
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Plotin, Ennéades, I, 4, 2, 35-46. Ibid., 3. Epictète, op. cit., I, 20, 12. Cicéron, Fin., III, 6, 21. Philon AL, Sacrif., 73.
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la réalité ordinaire, le concept ά'οίκείωσις peut-il être appliqué à l'homme sans que cette singularité soit prise en considération?; - si le sage incarne l'achèvement de la raison humaine, cesse-t-il pour autant d'être un être vivant soumis à des nécessités bio logiques comme aux aléas de la fortune et peut-on considérer que, confronté aux unes et aux autres, il n'attache aucune valeur réelle à ce qui lui permet de continuer à vivre? On sait que sur ce point les Stoïciens répondaient que l'homme qui a perçu l'existence d'un ordre universel, attache dès lors infiniment plus d'importance à être en accord avec celui-ci qu'aux objets mêmes vers lesquels se porte sa ορμή et qu'il est dès lors hors d'atteinte de la crainte et de la douleur94. Le sage, dit Sénèque, tremblera et souffrira, mais ce seront là des réactions physiques (hi enim omnes corporis sensus sunt) qui n'auront pas d'effet sur sa vertu, qui n'ébranleront pas le moins du monde sa certitude95. Or le fait que, dans cette même lettre, Sénèque tienne à préciser qu'il ne prétend pas pour autant que le sage soit composé de deux substances différentes, montre que les Stoïciens étaient eux-mêmes conscients de la tentation dual iste inhérente à leur définition de la nature humaine, tentation, faut-il le préciser, contraire à tout l'esprit de leur système, mais qui sera la forme privilégiée de l'attraction exercée sur eux par le pla tonisme96. La philosophie stoïcienne de la sagesse apparaissait, en fait, à ceux qui n'adhéraient pas au système comme minée par une contradiction majeure : si la nature a enjoint à chaque être de prendre soin de lui-même, si la conciliatio n'est pas un moment de la vie, mais la vie même, comment déduire de cet instinct vital une sagesse n'accordant aucune valeur réelle à ce qui permet à la vie de se maintenir97? Malgré ces difficultés, il ne semble pas qu'aucun Stoïcien de renom ait songé à dissocier entièrement la teleologie du dogme de Γοίκείωσις. Nous savons que Posidonius critiqua la manière dont Chrysippe avait conçu ce dernier et qu'il le reformula en termes rappelant la tripartition platonicienne de l'âme, mais nous nous demandons s'il faut aller jusqu'à affirmer avec G. Striker que le 94 Cf. Cicéron, loc. cit. 95 Cf. supra, p. 252. 96 Nous reviendrons sur ce problème du monisme et de ses éventuelles modifications dans l'école stoïcienne, cf. infra, p. 472-480. 97 Plutarque, Sto. rep., 30, 1047 a, dit que «certains anciens», selon toute vraisemblance des philosophes de la Nouvelle Académie, avaient comparé le τέλος stoïcien à du vin aigri que l'on ne peut utiliser ni comme vin ni comme vignaigre, le «préférable» ne pouvant selon eux être considéré ni comme un bien authentique ni comme un véritable indifférent. I. G. Kidd, op. cit., p. 150, dit que ce problème est la crux du stoïcisme.
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philosophe de Rhodes avait cherché à fonder l'éthique sur une autre base98. De son côté, Antipater avait admis que «les choses conformes à la nature» ont pour le sage une valeur réelle, mais si infime qu'elle est négligeable; c'est lui probablement qui fit usage des métaphores quantitatives comme celle du soleil et du lumi gnon". En réalité, c'est essentiellement la variété des formulations du τέλος qui révèle, nous semble-t-il, la conscience qu'avaient les scholarques de l'incompréhension à laquelle se heurtait le système et leur désir de mettre en évidence sa parfaite cohérence.
Les diverses formulations du τέλος stoïcien Le fondateur du stoïcisme avait dit que le souverain bien était dans le fait de ομολογουμένως ζήν, formule admirable de concision sans aucun doute volontaire, et à propos de laquelle A. A. Long a écrit des choses fort justes dans un article devenu classique 10°. Mais la brièveté de cette définition posait le problème des moyens de parvenir a cette harmonie et les successeurs de Zenon tentèrent de pallier ce qui risquait d'être perçu comme une lacune en apportant un certain nombre de précisions, en en faisant intervenir des 98 G. Striker, op. cit., p. 160 : There is evidence that at least one prominent (if late) Stoic did not think of oikeiosis as the basis of the Stoic doctrine. Cepen dantG. Striker reconnaît, ibid., que la formule du τέλος de Posidonius que nous trouvons chez Clément d'Alexandrie, Strom., II, 21, 129, n'est pas véritablement hétérodoxe : το ζή"ν θεωροϋντα την των όλων άλήθειαν και τάξιν και συγκατασκευάζοντα αυτήν κατά το δυνατόν, κατά μηδέν άγόμενον ύπο τοΰ αλόγου μέρους. Nous remarquerons que le κατά το δυνατόν et l'allusion à Γάλογον μέρος sont plus platoniciens que stoïciens, mais s'agit-il d'une modification de fond? Posi donius contestait que Γοίκείωσις se fasse uniquement vers le καλόν, cf. Galien, Hipp, et Plat., V, 5, 8-11. Cependant, cette innovation ne doit pas faire oublier qu'il ne rejetait pas le dogme lui-même de Γοίκείωσις et que, comme l'a souli gnéI. G. Kidd, op. cit., p. 163, la reconnaissance de l'existence en l'âme de puis sances irrationnelles ne l'empêchait pas de définir comme fin la victoire la plus complète possible de la raison, dans une ligne doctrinale qu'il croyait être celle de Zenon et de Cléanthe. 99 Cf. Sénèque, Ep., 92, 5 : Antipater aliquid se tribuere dicit externis, sed exiguum admodum. 100 A. A. Long, Carneades and the Stoic telos, dans Phronesis, 12, 1967, p. 5990. Avant Long les problèmes de la teleologie stoïcienne avaient été étudiés par O. Rieth, Über das Telos der Stoiker, dans Hermes, 69, 1934, p. 13-45, qui s'était proposé d'analyser l'évolution du τέλος stoïcien entre Chrysippe et Posidonius. Pour Rieth, p. 33-34, la seconde formule d'Antipater serait une arme contre Carnéade. Sur ce même problème, cf. G. Striker, Antipater or the art of living, dans The norms of Nature, p. 185-204, qui considère que la critique carnéadienne avait conduit les Stoïciens à une meilleure compréhension et à une expression plus claire de leur doctrine.
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concepts qui donnaient une forme concrète à Γόμολογία. On peut dire que, jusqu'à Diogene de Babylone inclus, les diverses formules apparaissent un peu comme des cercles concentriques ayant tous pour centre le τέλος de Zenon, et l'on trouve un condensé très évocateur de ces tentatives dans la définition que donne Caton du sou verain bien 101 : uiuere scientiam adhibentem earum rerum quae natura eueniant, seligentem quae secundum naturam et quae contra naturam reiicientem, id est conuenienter congruenterque naturae uiuere. Vivre conuenienter suppose certes que l'on ait une connaissance certaine de ce qui est conforme à la nature, mais que signifie la notion de choix? Elle est très probablement une conséquence de la volonté de Chrysippe d'exprimer le τέλος en terme d'action et non seulement de connaissance. Nous savons, en effet, par Diogene Laërce qu'il avait utilisé le terme d'έμπειpία dans sa formule du souverain bien («vivre en accord avec l'expérience de ce qui se pro duit selon la nature»), montrant ainsi son refus d'une conception exclusivement contemplative de la sagesse102. Mais cette idée d'une conformité à l'expérience de ce qui se produit φυσικώς était peu satisfaisante, parce qu'elle laissait entier le problème de la détermi nationde ce qui à un moment donné est en accord avec l'ordre rationnel de l'univers : ainsi la bonne santé est un préférable, mais le sage saura y renoncer si la conserver suppose une action désho norante. Il fallait donc passer de la notion d'expérience à celle de «choix» et ce fut Diogene de Babylone qui conduisit à son aboutis sement logique l'évolution commencée par Chrysippe en faisant résider le souverain bien dans «la rationalité en ce qui concerne le
101 Cicéron, Fin., III, 7, 22 = S.V.F., III, 18 et 497. «Le souverain bien consist e à vivre en s'appuyant sur la connaissance certaine des choses qui arrivent naturellement, en choisissant celles qui sont conformes à la nature et en reje tant celles qui lui sont contraires, en d'autres termes vivre en accord conscient et en harmonie avec elle ». Nous avons modifié légèrement la traduction Martha en renforçant le sens de scientia et de conuenienter qui nous paraissaient ren dus de manière trop anodine. 102 Sur le détail de l'apport de Chrysippe à la teleologie stoïcienne, cf. Long, op. cit., p. 60-68. Chrysippe a ajouté la mention de la φύσις à la formule de Zenon. Il a introduit le concept ά'έπιστήμη dans la définition du τέλος (cf. Plutarque, Comm. not., 16, 1066 d = S.V.F., II, 1181, attribution probable à Chrysipp e, qui n'est pas expressément mentionné); il a, enfin, enraciné le τέλος dans l'action grâce au concept α'έμπειρία, cf. Diog. Laërce, VII, 87 = S.V.F., III, 4. Par ailleurs, comme le suggère Long, p. 65, il n'est pas impossible que ce soit Chrysippe lui-même qui ait utilisé le premier le concept d'éicXo^ dans la teleo logie stoïcienne, comme on peut le déduire de Plutarque, Comm. not., 22, 1069 d = S.V.F., III, 167.
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choix et le rejet des choses conformes à la nature»103. Il n'est plus question d'une harmonie dont les modalités resteraient abstraites et la sagesse est donc recherchée, pour reprendre l'expression de V. Goldschmidt, dans «l'actualisation hic et nunc de la raison»104. Mais il n'y a pas là, pour autant, un changement réel qui devrait être expliqué par l'intervention d'une cause extérieure : les arguments qui ont été opposés par Van Straaten à ceux qui ont affirmé que Diogene fut contraint de modifier en profondeur la teleologie de ses prédécesseurs sous la pression de Camèade nous paraissent très convaincants 105. Il se peut effectivement que les cri tiques de l'Académicien aient eu pour effet de provoquer le surgissement de la référence à Γέκλογή, mais celle-ci précisait Γέμπειρία et elle n'en différait pas sur le fond. De Zenon à Diogene, le stoïci sme a donc tenté d'exprimer le plus rigoureusement possible com ment doit se réaliser l'accord de l'être humain avec lui-même, et donc avec le λόγος universel, à travers des objets à la fois nécessai res parce que constituant l'occasion de cette harmonie et indiffé rentsprécisément parce qu'ils n'en sont que le matériau : ait (Chrysippus) sapientem nulla re egere et tarnen multis UH rebus opus esse 106 En fut-il de même avec Antipater de Tarse? Faudrait-il voir au contraire en lui le responsable d'une rupture réelle, ou tout au moins d'une modification substantielle et quelles seraient les rai sons de celle-ci? Constatons d'abord que la tradition lui attribue deux formules de τέλος, la première à peu de chose près identique à celle de Diogene, la seconde semblant, en revanche, introduire un élément irréductible à ceux que nous avons trouvés chez ses prédé cesseurs107: «faire tout son possible d'une manière continue et iné-
103 Cf. Stobée, Ed., II, 6, 6, p. 39 M. = S.V.F., III, Diog., 44; Diog. Laërce, VII, 88 = S.V.F., III, Diog. 45; Clément Al., Strom., II, 21, 129 = S.V.F., III, Diog. 46. 104 V. Goldschmidt, op. cit., p. 140. 105 M. Van Straaten, op. cit., p. 146, qui critique A. Bonhöffer, Die Ethik des Stoikers Epiktet, Stuttgart, 1894, p. 181 et M.Schäfer, op. cit., p. 18; 304-305. L'argumentation de Van Straaten est que Diogene n'avait cédé en rien sur le point crucial, à savoir sur la valeur des κατά φύσιν: «ainsi nous sommes d'opi nion que la polémique déclenchée par Camèade, au cas où elle aura eu de l'i nfluence, n'en aura eu que sur la façon de formuler dont Diogene et ses disciples se servaient pour donner leur définition du τέλος». Sur le τέλος de Diogene, cf. également l'article d'A. Bonhöffer, Die Telosformel des Stoikers Diogenes, dans Philologus, 67, 1908, p. 582-605. 106 Sénèque, Ep., 9, 14. 107 La première formule d'Antipater, ou tout au moins celle que l'on peut supposer comme telle par sa ressemblance avec celle de Diogene, se trouve chez Clément Al., Stom., II, 21, 129 = S.V.F., III, Antipater 58, et ajoute à la notion de choix chère à Diogene celle de la tension, de l'effort : . . . τφ διηνεκώς καί άπα-
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branlable pour atteindre les préférables». L'idée, apparemment nouvelle, sur laquelle repose cette définition, est celle d'un effort, d'une tension indépendante de son résultat réel et constituant donc une fin en soi, alors que la notion de choix était plus ambiguë, dans la mesure où cet acte était plus difficile à dissocier de la possession de l'objet choisi. Pourquoi cette innovation? Dans l'article auquel nous avons fait allusion, A. A. Long a décrit la formule d'Antipater comme une solution destinée à éviter le reproche de circularité que Camèade avait adressé au τέλος de Diogene 108. Nous examinerons en détail plus loin les thèmes de la polémique carnéadienne, mais il est évident que l'Académicien n'avait fait qu'exploiter une contradiction qui était perceptible à tout philosophe n'acceptant pas le système stoïcien dans son en semble : comment définir le souverain bien par le choix de choses par elles-mêmes indifférentes et quelle autarcie reconnaître à une vertu conditionnée par la présence des préférables? Ce fut donc, selon A. A. Long, pour échapper à cette critique qu'Antipater entre pritde distinguer le τέλος, qu'il définit comme l'effort pour attein dre les préférables, du σκοπός, c'est-à-dire le résultat lui-même 109. Cette distinction est illustrée par la métaphore de l'archer et de
ραβάτως εκλέγεσθαι μέν τα κατά φύσιν, άπλέγεσθαι δέ τα παρά φύσιν. La deuxiè me καθ' figure αυτόν chez ποιείν Stobée, διηνεκώς Ed., και II, 6,απαράβατος 6, p. 39 M =προς S.V.F., το III, τυγχάνειν Antipater των57προηγου : παν το μένωνκατά φύσιν. Il est à remarquer que Stobée donne également, ibid., la pre mière formule et laisse entendre que le Stoïcien ne voyait aucune incompatibilit é entre les deux, puisqu'il utilise cette transition : πολλάκις δέ οΰτως άπεδίδου. 108 Α. Α. Long, op. cit., p. 73 : The truth is rather that certain points in Dioge nes'formula were fastened upon by Carneades and his followers and Antipater offered a revised formula in an attempt to combat this criticism. Pour Long, p. 76, la succession chronologique doit être établie ainsi : Antipater adopte la formule de Diogene, puis devant les critiques de Camèade, l'abandonne pour en définir une autre, fondée sur la notion d'effort. Une telle interprétation doit être nuancée à la lumière du témoignage de Stobée, cf. note précédente, qui semble vouloir dire qu'Antipater employait tantôt l'une, tantôt l'autre défini tion. 109 On trouvera une intéressante mise au point sur la relation entre τέλος et σκοπός dans la philosophie stoïcienne dans l'article de M. Soreth, Die zweite Telosformel des Antipater von Tarsos, dans AGPh, 50, 1968, (p. 48-72), p. 50, n. 9. Stobée, Ed., II, 6, 6, p. 40 M. = S.V.F., I, 554, dit que Cléanthe et Chrysippe avaient distingué le σκοπός, identifié à Γεύδαιμονία, du τέλος, à savoir το τυχεΐν τΐ|ς ευδαιμονίας. Μ. Soreth, loc. cit., considère, avec raison selon nous, que l'on ne peut voir là une préfiguration de la formule d'Antipater, dans la mesure où, pour Cléanthe comme pour Chrysippe, il existait, à en croire ce témoignage, une relation très étroite, confinant à l'identité, entre τέλος et σκοπός, tandis que l'apport conceptuel d'Antipater aura été de dissocier beaucoup plus nettement les deux.
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l'arc que développe Caton dans le De finibus110: «dans une telle comparaison le tireur devrait tout faire pour viser juste, et pourt ant, c'est l'acte de tout faire pour réaliser son dessein qui serait, si je puis dire, sa fin dernière, correspondant à ce que nous appelons, quand il s'agit de la vie, le souverain bien; tandis que l'acte de frapper le but ne serait qu'une chose méritant d'être choisie, non une chose méritant d'être recherchée par elle-même». La fin est donc dans la tension intérieure, dans l'attitude morale, dans la for ce d'une raison conduite à sa propre perfection; mais parce que l'homme, s'il peut vivre à l'unisson de la raison universelle, ne connaît pas pour autant dans le détail la trame infiniment comp lexe du destin, il se peut que la volonté du sage se heurte à l'i mprévu ou à la violence, sans que ceux-ci le mettent véritablement en échec. Marc-Aurèle a une très belle phrase, qui conseille111 : «utilise l'obstacle qu'on t'oppose pour pratiquer une autre vertu», c'est-àdire, en fait, pour pratiquer la même vertu, mais en tenant compte de circonstances différentes. Il est fort probable que ce soient les attaques de Camèade qui aient provoqué la nouvelle formulation d'Antipater, mais celle-ci était-elle pour autant destinée à désarmer les critiques du scholarque? Nous ne voyons pas, en effet, en quoi la définition du τέλος comme tension intérieure pouvait satisfaire l'Académicien et mettre l'éthique stoïcienne à l'abri de sa dialecti que : dans la logique de Camèade il était tout aussi absurde de pla cer le souverain bien dans l'effort vers les préférables que dans le choix de ceux-ci112. On peut même dire que la formule d'Antipater,
110 Cicéron, Fin., 6, 22 : Huic in eius modi similitudine omnia sint facienda ut conliniet, et tarnen, ut omnia faciat, quo propositum assequatur, sit hoc quasi ultimum quale nos summum in uita bonum dicimus; illud autem ut feriat quasi seligendum, non expetendum. Par seligendum Cicéron traduit ληπτόν, par expetendum αίρετόν. Nous avons modifié la traduction Martha et traduit conliniet par « viser juste », ce qui nous paraît plus exact que «atteindre le but». 111 Marc-Aurèle, Pensées, VI, 50, 2, traduction personnelle. Έαν μέντοι βία τις προσχρώμενος ένίστηται, μετάβαινε έπί το εύάρεστον και άλυπον και συγχρώ εις αλλην άρετήν τη κωλύσει και μέμνησο, δτι με(? υπεξαιρέσεως ωρμας, δτι και των αδυνάτων ούκ ώρέγου. Il est vrai que Marc-Aurèle ne parle pas spécifique ment du sage dans cette phrase, mais son propos nous paraît particulièrement propre à illustrer la relation de la teleologie et du monde, telle qu'elle apparaît dans la définition d'Antipater. 112 Cela est reconnu par A. A. Long, op. cit., p. 80 : It is clear front Cicero that Carneades regards this proposition - Antipater's definition of the telos - as absurd on the argument that happiness and virtue are made to depend purely upon str iving after the attainment of κατά φύσιν, which in any case possess no positive value for the Stoics. Antipater semble surtout avoir voulu montrer à Cameade qu'il était possible d'exprimer le τέλος stoïcien en termes de τέχνη στοχαστική sans pour autant le dénaturer. Sa deuxième formule nous apparaît comme une manœuvre tactique destinée à embarrasser Camèade, non comme une tentative
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en utilisant la métaphore de l'archer et de la cible d'une manière tout autre que ne l'avaient fait Aristote et Platon, accentuait encore la différence entre le stoïcisme et ces philosophes. S'il y a eu réponse d'Antipater à Camèade, elle relevait au moins tout autant du défi que de la prise en compte des objections de l'Académicien et, en tout cas, elle ne remettait pas en cause véritablement la continuité de la teleologie stoïcienne depuis le ομολογουμένως ζην de Zenon. Le τέλος était expérience pour Chrysippe, choix pour Diogene, tension pour Antipater, mais ces notions devaient paraître tautologiques à un Stoïcien, pour qui elles étaient autant de façons différentes mais équivalentes d'inscrire l'action du sage dans la rationalité universelle. La véritable concession à Camèade eût été d'accepter l'idée que le but de la sagesse est extérieur à celle-ci, d'admettre que le bien a une réalité transcendante, ou tout au moins extérieure à l'action humaine, vers laquelle l'homme devrait tendre; or Antipater resta dans ce domaine d'une parfaite ortho doxie et sa métaphore de l'archer ne peut être vraiment comprise que si on lui adjoint celles de la danse ou du jeu de l'acteur par lesquelles il voulait exprimer l'intériorité absolue d'une sagesse «tout entière tournée vers elle-même»113. On peut donc conclure de ce rapide survol des diverses formulations du τέλος stoïcien que la critique carnéadienne n'eut aucun effet important sur la concept ion que ces philosophes avaient du souverain bien et qu'elle leur permit tout au plus d'approfondir leur propre doctrine. Le syncré tisme n'interviendra que plus tard, par exemple chez Philon d'Alexandrie qui, dans le De uita Mosis, utilise la métaphore de l'a rcher en des termes qui montrent qu'il concilie les apports académic ien et stoïcien beaucoup plus qu'il ne les oppose114. Les livres III et IV du De finibus, tout comme le traité de Plutarque Des notions communes, témoignent au contraire, d'un état de la controverse où chacun reste sur ses positions, où il semble y avoir une hétérogén éité totale entre deux pensées qui s'affrontent non pas seulement sur la formule du τέλος, mais également, à travers celle-ci, sur un pour échapper à sa critique. D. Babut. op. cit., p. 338, attache beaucoup d'im portance au Άντίπατρον ύπο Καρνεάδου πιεζόμενον chez Plutarque, Comm. not., 27, 1072 f. Il ne faut pas cependant oublier que c'est là le point de vue d'un Académicien qui avait tout intérêt à présenter un Antipater incapable de résis terà la dialectique carnéadienne. S'il est vrai qu'Antipater écrivait en pensant aux arguments carnéadiens - cf. Plutarque, De garrulitate, 514 d, que nous remercions D. Babut de nous avoir signalé - il est à remarquer que, pour les Stoïciens, la formule d'Antipater ne constituait pas une rupture par rapport aux précédentes, et que, pour les Académiciens, elle était aussi absurde que les autres. 113 Cet aspect a bien été souligné par M. Soreth, op. cit., p. 69. 114 Philo, AL, Mos., II, 151.
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problème aussi essentiel que celui du rapport de l'homme à la nature. La dialectique de la Nouvelle Académie appliquée au τέλος stoïcien Jusqu'ici nous n'avons fait que quelques allusions à la dialecti que de la Nouvelle Académie sur cette question, préférant l'étudier pour elle-même plutôt que par rapport aux diverses formulations du τέλος stoïcien, sur lesquelles il nous semble qu'elle n'influa que superficiellement. Nous connaissons par le témoignage de Plutarque et celui de Cicéron, que nous allons analyser tout particulière ment, quelles étaient dans ce domaine les objections soulevées par Camèade, mais il nous semble nécessaire de noter au préalable que, s'il y a eu continuité dans le Portique, elle a aussi existé dans la Nouvelle Académie, puisque Arcésilas avait déjà défini le thème essentiel de cette réfutation en donnant du κατόρθωμα la définition qui dans le stoïcisme était celle du καθήκον115. Bien que la signifi cation dialectique de cette démarche ait été récemment contestée, nous continuons à penser que l'intention du scholarque fut de montrer aux Stoïciens que, l'homme étant inéluctablement assujetti au probable, ils auraient dû chercher le souverain bien dans une action consciente de son incertitude et non dans l'impossible per fection de la volonté humaine116. Il est donc évident qu'en procé dantainsi, il dénonçait implicitement comme contradictoire la re lation entre le τέλος et la nature, telle qu'elle était conçue dans le système stoïcien, et c'est très exactement ce que continua à faire Camèade, d'une manière sans doute élaborée parce qu'entre temps Chrysippe avait enrichi le stoïcisme de toute la puissance de son génie. De fait, qu'il s'agisse d'Arcésilas, de Camèade, ou même du dissident Antiochus, les Académiciens n'acceptèrent jamais cette transmutation de la tendance instinctive en rationalité parfaite qui était l'essence même de la teleologie stoïcienne et qui allait à l'encontre de toute la philosophie platonicienne117. Là où les Stoïciens voyaient une cohérence sans faille, les Académiciens s'efforcèrent donc au contraire de prouver qu'il y avait dualité, voire duplicité. Cette idée fut exprimée avec des nuances, voire des différences importantes selon les Académiciens, mais on se condamne à rédui re leur dialectique à un jeu habile si on l'ignore ou si on la sous115 Cf. supra, p. 279. 116 Nous reviendrons sur le problème de l'off icium, cf. infra, p. 521. 117 La circularité de la démarche stoïcienne, qui va de l'harmonie de Γοίκείωσις à celle de la sagesse est totalement étrangère à l'esprit comme à la lettre de la philosophie platonicienne.
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estime. C'est, en tout cas, elle qui sous-tend la réflexion de Cicéron et de Plutarque puisque l'un comme l'autre, en objectant aux Stoï ciens que leur système ruine la définition même du souverain bien («ce à quoi toutes les actions doivent être rapportées»), ont cherché à les enfermer dans le dilemme suivant : ou le souverain bien est l'indifférence absolue, ou il faut prendre en compte dans sa défini tion les prima naturae11*. Cependant, alors que Plutarque, sans doute parce qu'il ne pré tend donner qu'un résumé très succinct de la position de la Nouv elle Académie, s'en tient à un exposé théorique extrêmement dens e, Cicéron enracine la contradiction fondamentale du stoïcisme dans la réalité de l'histoire119. Les philosophes du Portique sont ainsi sommés non seulement de choisir entre le naturalisme et leur prétention à la perfection morale, mais aussi de s'identifier dans chacun des deux cas à une école qui n'est pas la leur. Tout comme les Épicuriens avaient été mis en demeure de donner leur adhésion à l'hédonisme d'Aristippe ou à la morale de Hiéronyme, les Stoï ciens se trouvent réduits dans l'esprit de Cicéron à se reconnaître dans l'indifférentisme de Pyrrhon, Ariston et Erillus ou dans la doctrine des «Anciens»120. Les Stoïciens eux-mêmes, dit l'Arpinate, ne peuvent que recon naître leur dette à l'égard de ces derniers, étant donné qu'ils les approuvent sur des choses aussi fondamentales que le principe de Γοίκείωσις ou la prééminence donnée aux valeurs de l'âme sur cel les du corps. Quel est donc le point de divergence sur lequel Zenon a voulu, selon eux, affirmer son originalité? «Ils diront, j'imagine, que de grandes erreurs ont été commises par les anciens philoso phes, erreurs que Zenon, dans son désir de poursuivre la vérité, n'a pu supporter. En effet, y a-t-il rien de plus contraire au bon sens, de plus insoutenable, de plus extravagant, que de mettre au rang des biens la santé, l'absence de douleur, l'intégrité des yeux et des autres sens? Ne convient-il pas plutôt de dire qu'il n'y a pas la moindre différence entre ces états-là et les états opposés? Non, 118 Cf. Cicéron, Fin., IV, passim, et plus précisément 15, 40, 42, et Plutarque, Com. not., 23, 1069 e - 27, 1072 f. Sur ce dernier texte et sur l'accusation de double τέλος lancée par les Académiciens contre les Stoïciens, cf. D. Babut, op. cit., p. 336-342. 119 S'il est vrai que Plutarque, op. cit., 27, 1071 f, fait une allusion à la controverse entre Chrysippe et Ariston, d'une manière générale, il élude le pro blème de l'identification historique, alors que celui-ci est posé chez Cicéron avec une très grande clarté, cf. Fin., IV, 28, 78 : «quand ils veulent maintenir la logique de la première thèse ils versent du côté d 'Ariston ; quand ils cherchent à éviter cette conséquence, en fait ils défendent les mêmes thèses que les Péripatéticiens sans démordre de leur terminologie». 120 Nous avons mis ce point en évidence dans La dialectique. . ., p. 120.
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tous ces prétendus biens ne sont pas des biens; ce sont des «choses préférées»121. Ce texte pose un problème intéressant : dans quelle mesure les philosophes de l'Ancienne Académie et du Lycée considéraient-ils les biens du corps comme partie intégrante du souverain bien, au même titre que la beauté morale, mais simplement avec une im portance moindre? Il y a là, assurément, de la part de Cicéron et de sa source Antiochus, une présentation fort libre de l'éthique d'Aristote, puisque celui-ci, s'il estimait qu'un certain nombre de conditions étaient nécessaires pour que la vertu pût atteindre au bonheur, n'affirma jamais que la fin résidait dans le développe ment simultané des facultés de l'âme et du corps122. Mais il est vrai aussi que l'essentiel doit être recherché ailleurs que dans une défi nition exacte de ces philosophies, car le stoïcisme est d'abord crit iqué de l'intérieur, la référence à l'Ancienne Académie et au Lycée apparaissant surtout comme l'illustration philosophique du sens commun. En effet, la réfutation cicéronienne a la forme d'un syll ogisme dont la majeure est donnée par la théorie stoïcienne de la commendatio, et que l'on peut reconstituer ainsi 123 : - Les Stoïciens proclament que la nature nous a recommand és à nous-mêmes et que c'est dans cet amour de la vie qu'il faut trouver la définition du souverain bien. - Or l'homme est composé d'une âme et d'un corps. - S'il veut persévérer dans son être, il lui faut donc assurer la sauvegarde de l'un comme de l'autre. Les Stoïciens sont accusés de ne pas avoir respecté cette logi que, ils ont oublié les premières données, délaissé les valeurs du corps, et ils se sont donc montrés infidèles à leurs propres princi-
121 Cicéron, Fin., IV, 8, 20 : Alia quaedam dicent, credo, magna antiquorum esse peccata, quae Me ueri inuestigandi cupidus nullo modo ferre potuerit. Quid enim peruersius, quid intolerabilius, quid stultius quam bonam ualetudinem, quam dolorum omnium uacuitatem, quam integritatem oculorum reliquorumque sensuum ponere in bonis potius quam dicerent nihil omnino inter eas res Usque contrarias interesse? ea enim omnia quae itti bona dicerent praeposita esse, non bona. . . 122 Comme le fait Cicéron dans son exposé de la philosophie des antiqui, Fin., IV, 7, 16. G. Striker, The role. . ., p. 150, a fort bien montré comment une telle interprétation de la pensée aristotélicienne n'est pas illégitime, même si elle attribue à Aristote quelque chose qu'il jamais affirmé : This is not of course Aristotle's own argument, but it looks like a sensible attempt to account, in Aristo telian terms, for the things Aristotle had mentioned as necessary for happiness without relating them to his main argument. 123 Cicéron, ibid., 9, 25 sq.
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pes124. En raisonnant ainsi, ils ont fait fi de la nature de l'homme et, au lieu de définir une fin qui le concerne tout entier, ils lui ont assigné un souverain bien qui est en fait celui d'un être incorporel. L'absence de douleur, la santé, l'intégrité des sens, toutes choses que les antiqui considéraient comme des biens, ils les ont ravalées au rang d'indifférents, de préférables, tout au plus «à prendre», mais certainement pas «à rechercher»125. A partir de là, les Stoïciens sont placés devant un dilemme : - ou bien ils maintiennent leur définition de Γοίκείωσις et ils considèrent celle-ci comme un principe universel auquel l'homme est soumis de la même façon que n'importe quel autre être animé. Dans ce cas, il leur faut reconnaître que les biens du corps ne sont nullement négligeables et qu'eux-mêmes, en les appelant «indiffé rents», «préférables», ou «objets à prendre», ont procédé à des changements terminologiques, non à une véritable innovation phi losophique 126. Le propre du stoïcisme serait donc d'avoir inventé un langage se caractérisant par une austérité de façade et par son inadéquation à la vie quotidienne127 : «Tout cela ne peut en aucune façon avoir cours ni à la ville, ni au forum, ni au sénat. Pourrait-on en effet souffrir le langage d'un homme qui se prétendrait l'inven teur d'un nouveau genre de vie austère et sage en se bornant à changer le nom des choses? et qui, pensant comme toute le monde et attribuant aux choses la même signification (que tout le monde), mettrait sur ces choses d'autres noms, et se contenterait de chan gerles mots, sans rien retrancher des opinions». En somme, la correctio de Zenon aurait eu pour unique effet de rendre la plus ra isonnable des philosophies, celle de son maître Polémon, incompréh ensibleau plus grande nombre; - ou bien ils modifient le sens de Γοίκείωσις et ils interprè tent l'instinct naturel comme le désir d'un être de conserver non pas l'intégralité de sa constitution, mais ce qu'il y a de meilleur en 124 Sur cette question on se reportera à l'article de T. Irwin, Stoic and Aris totelian conceptions of happiness, dans The norms of Nature, (p. 205-244), p. 231 sq. 125 Cf. ibid., 8, 20 : sumenda potins quant expetenda. 126 Ibid., 21, 60: «il (Zenon) s'est laissé séduire par la magnificence et la pompe des mots. Si ce qu'il dit il le pensait en donnant aux mots leur sens véri table, quelle différence y aurait-il entre lui et Pyrrhon ou Ariston? Si au contrai re il ne les approuvait pas ... à quoi bon cette discordance de langage?» 127 Ibid., 9, 21 : (Haec uideîicet est correctio philosophiae ueteris et emendatio) quae ontnino aditum habere nullum potest in urbem, in forum, in curiam. Quis enim ferre posset ita loquentem eum qui se auctorem uitae grauiter et sapienter agendae profiteretur, nomina rerum commutantem, cum idem sentirei quod omnes, quibus rebus eandem uim tribueret alia nomina imponentem, uerba modo mutantem, de opinionibus nihil detrahentem ?
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lui. Ainsi se trouverait justifié le refus de valoriser tout ce qui ne relève pas de la rationalité, mais les Stoïciens seraient-ils plus cohérents pour autant? Aux yeux de Cicéron, dans le De finibus, ils n'auraient fait là que passer d'un illogisme à un autre128: «com ment parler de ce qu'il y a de meilleur, demande-t-il, si d'autre part il n'y a rien qui soit bon?». A travers cette formule frappée au coin de l'évidence et du bon sens, se trouve exprimée l'objection de la περιτροπή, la récusation d'une vertu qui ne tirerait sa perfection que d'elle-même et se manifesterait dans un monde auquel elle serait indifférente129. Par ailleurs, cette position philosophique n'aurait même pas le mérite d'être originale, puisqu'en raisonnant ansi, les Stoïciens ne feraient que rejoindre les indifférentistes dans leur exigence morale aberrante à force d'être exclusive. L'alternati ve est donc ainsi définitivement posée : le système stoïcien étant accusé de n'exister que par l'ambiguïté, les philosophes qui s'en réclament sont sommés de choisir entre les «Anciens» d'une part, Pyrrhon, Ariston et Erillus de l'autre. Tout comme la critique de l'épicurisme était fondée sur la défi nition du plaisir, celle du stoïcisme pose, à travers la mise en év idence des contradictions de celui-ci, le problème des rapports du langage et de l'être. Nous ne reviendrons pas sur l'origine de l'a ccusation de plagiat, dont nous pensons avoir montré qu'elle fut lancée par l'Académie contre Zenon du vivant même de celui-ci, mais nous croyons qu'il faut dépasser l'aspect anecdotique et l'arrière-plan psychologique de cette controverse pour en retenir la signification philosophique 13°. Il nous semble, en effet, que les Pla toniciens ont essayé de démontrer que Zenon incarnait une attitude que le fondateur de leur école condamnait avec vigueur, celle de l'homme qui se préoccupe de changer les mots, on dirait au jourd'hui les signifiants, au lieu de chercher à atteindre l'être à tra vers eux. Aux textes que nous avons cités ailleurs pour illustrer ce mépris platonicien du mot, nous ajouterons ici un passage de la lettre VII, qui reprend l'un des thèmes du Cratyle131 : «Nous disons que le mot n'a nulle part aucune fixité. Qui empêche d'appeler 128 Ibid., 13, 34 : Quo modo autem optimum, si bonum praeterea nullum est. 129 La dialectique de la Nouvelle Académie était donc orientée de telle sorte que les Stoïciens se voyaient faire le procès qu'ils avaient eux-mêmes fait à Aris tonet Erillus. 130 Nous avions déjà signalé la nécessité d'aller vers une interprétation phi losophique de l'accusation de plagiat, cf. La dialectique. . ., p. 125. 131 Platon, Ep., VII, 343 a-b (cf. Cratyle, 384 d-e) : "Ονομα τε αυτών φαμεν ουδέν ούδενί βέβαιον είναι, κωλύειν δ" ουδέν τα νυν στρογγυλά καλούμενα ευθέα κεκλήσθαι τά τε ευθέα δή στρογγυλά και ουδέν ήττον βεβαίως εξειν τοΐς μεταθεμένοις και έναντίως καλουσιν.
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droit ce que nous appelons circulaire ou circulaire ce que nous appelons droit?» Zenon a commis aux yeux des Académiciens l'e rreur de croire qu'il suffisait de changer les mots pour forger une doctrine originale; en mésusant ainsi du langage, il s'est enfermé lui-même dans un piège : incapable d'avouer son forfait, il l'est tout autant d'assumer véritablement l'indifférentisme qui devrait logiquement découler de cette nouvelle terminologie. Au terme du livre IV le stoïcisme apparaît comme le produit nécessairement ambigu d'une démarche intellectuellement contestable. Anthropologie et axiologie dans le De finibus Signification et fonction du dualisme La critique du stoïcisme et de l'épicurisme aboutit donc à un même constat d'échec en ce qui concerne la prétention de ces doc trines à déduire le souverain bien du message originel de la natu re : partis du plaisir, les Épicuriens aboutissent à l'absence de dou leur et les Stoïciens oublient les prima naturae au profit d'un τέλος purement spirituel. Dans un cas comme dans l'autre, la dialectique académicienne a démontré que ce qui se présentait comme parfai tement cohérent était en réalité double et contradictoire. Alors même que ces dogmatiques prétendaient prendre en charge l'hom me dans sa totalité pour se conformer aux «recommandations pre mières» de la nature, ils ont, en réalité, fait fi de l'observation de la réalité et réduit l'homme à ce qui n'est qu'une partie de lui-même. En effet, que les Épicuriens prônent le plaisir statique ou le plaisir cinétique, qu'ils exaltent le déchaînement des sens ou l'absence de douleur, ils oublient que ce qui est essentiel en l'homme, ce qui le différencie des autres êtres animés, c'est la raison. Et si les Stoï ciens croient vraiment ce qu'ils affirment, s'il n'y a pour eux d'au trebien que Yhonestum, alors ils réduisent l'homme à la raison et ils négligent le corps qui, même s'il est infiniment moins précieux que l'âme, ne peut cependant être totalement négligé. Certes, ces doctrines ne peuvent être mises sur un pied d'égalité et il est cer tain que le Jardin est attaqué avec beaucoup plus de dureté que le Portique, mais pour Cicéron il y a dans les deux cas la même erreur de méthode, la même infidélité aux principes que l'on s'était soi-même fixés. Aux uns comme aux autres il oppose en des termes très proches une même conception dualiste de l'homme qu'il dit avoir été celle des «Anciens», et tout particulièrement d'Aristote. Parce que ce dualisme sert d'élément de référence, de critère à la réfutation des doctrines de Zenon et d'Épicure, nous allons essayer d'en approfondir le sens, mais non sans avoir auparavant remar-
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que que l'utilisation de cette doctrine pour révéler les contradic tions du stoïcisme et de l'épicurisme ne signifie pas pour autant que Cicéron la considère comme vraie dans l'absolu. On ne peut oublier, en effet, que l'appréciation positive qu'il porte sur elle est liée à l'acceptation d'une interprétation dualiste du dogme de la conciliatio 132. Si, comme tout ce qui vit, l'homme cherche à assurer la permanence de son être et si celui-ci se définit par l'union d'un corps et d'une âme, alors la morale des Antiqui est la seule dont le souverain bien soit correctement déduit de principes naturels. Mais, précisément, le postulat est-il acceptable, l'être humain est-il soumis à la même loi que les animaux et surtout, ne peut-il être défini autrement que par le dualisme? Autrement dit, une fois que la supériorité des Antiqui sur les Épicuriens et les Stoïciens aura été provisoirement affirmée, il faudra continuer la recherche, s'i nterroger sur la proposition initiale et, partant, sur la validité des conclusions qui en ont été tirées. Le livre IV, si élogieux à l'égard des «Anciens», contient donc déjà en germe la critique qui sera fai te de ceux-ci au livre V, dans la réponse au discours de Pison. Le grand mérite des «Anciens» est donc pour l'Arpinate d'avoir su reconnaître, contrairement aux deux autres écoles, que l'homme ne peut être réduit ni à son âme ni à son corps. On serait cependant déçu si l'on recherchait chez lui l'expression des diffé rentes manières dont le Stagirite a conçu les rapports de l'âme et du corps passant, si l'on en croit la théorie - fortement contestée aujourd'hui - de F. Nuyens, d'une position platonicienne à la théor iede l'âme comme forme du corps, telle que nous la trouvons exposée dans le De anima*33. Cicéron, au contraire, fidèle à la méthode de la Nouvelle Académie, se refuse à traiter dans des ouvrages moraux de ce qui relève de la physique, d'où une formule
132 Celui-ci est ainsi exprimé en Fin., IV, 7, 16 : Omnis natura uult esse conseruatrix sui, ut et salua sit et in genere conseruetur suo. . . Tout le problème est donc dans la définition de la nature humaine. Cicéron accepte provisoire ment l'anthropologie dualiste des Antiqui, mais celle-ci n'a pas pour lui de valeur absolue, elle est à la fois une arme contre la prétention du stoïcisme à la certitude et un moyen de faire progresser une réflexion qui ne se reconnaît entièrement ni dans l'éthique d'Antiochus ni dans celle du Portique. 133 F. Nuyens, L'évolution de la psychologie d'Aristote, Paris-Louvain, 1948. La critique de Nuyens a été faite par W.F.R. Hardie, Aristotle's treatment of the relation between the soul and the body, dans PhO, 14, 1964, p. 53-72. Hardie reproche essentiellement à Nuyens d'être victime de l'illusion d'une évolution linéaire de la pensée d'Aristote. La thèse de la permanence d'Aristote dans le dualisme a été récemment défendue par H. Robinson, Aristotelian dualism, dans OSAPh, 1, 1983, p. 123-144, qui, avec un certain nombre de nuances, rapproche Aristote de Descartes.
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volontaiment imprécise134: ex animo constamus et corpore, quae sunt cuiusdam modi, ce qui est une manière élégante d'indiquer que le délicat problème de la présence en un même être de deux réalités différentes ne sera pas traité à cet endroit. Il serait cepen dantinexact d'affirmer que l'Arpinate exclut de sa réflexion sur le souverain bien toute considération sur les rapports de l'âme et du corps; en fait, il procède de manière allusive ou imagée, comme nous le montrerons à travers deux exemples. Au § 28, après avoir reproché aux Stoïciens d'être totalement indifférents au corps et de fixer à l'homme un souverain bien ne concernant que sa raison, il imagine un être animé qui ne serait qu'une âme et il ne conclut que même pour celui-ci le τέλος stoï cien serait inadéquat, «car de quelque sorte qu'on imagine un ani mal, fût-il même, selon notre hypothèse, dépourvu de corps, il est nécessaire qu'il y ait dans l'âme des analogues à ce qu'il y a dans le corps»135. Cette relation d'analogie entre l'âme et le corps avait une grande importance dans la philosophie antique, à tel point qu'elle devint un lieu commun sous la forme de la comparaison entre la médecine et la philosophie. Déjà présente chez Platon, elle occupe une place centrale chez Aristote, pour qui la vertu de l'âme n'est rien d'autre que son fonctionnement parfait, tout comme se définit ainsi la vertu de l'œil, ou de n'importe quelle partie du corps136. Mais elle fut également reprise par les Stoïciens eux-mêmes : Chrysippe disait, ce qui ravit son adversaire Galien, qu'à l'instar du corps l'âme connaît l'atonie et l'eutonie137. En formulant l'hypothè se d'un être désincarné, mais qui serait néanmoins soumis au besoin et au désir, Cicéron exprime l'opinion des «Anciens» sur la relation âme-corps, mais surtout il invite les Stoïciens à être logi ques avec eux-mêmes à assumer cette unité de la φύσις dont ils font si grand cas. A partir du moment où tout ce qui vit est soumis à une seule et même règle, il leur est interdit de soustraire l'âme à celle-ci. A quoi les Stoïciens pourront répondre qu'il s'agit là d'une
134 Cicéron, Fin., IV, 10, 25. 135 Ibid., 11, 28: Cuiuscumque enim modi animal constitueris, necesse est, etiamsi id sine corpore sit, ut fingimus, tarnen esse in animo quaedam similia eorum quae sunt in corpore. . . 136 Sur cette question, cf. P. Grenet, Les origines de l'analogie philosophique dans les dialogues de Platon, Paris, 1948; F. Wehrli, Ethik und Medizin, zur Vor geschichte der aristotelischen Mesonlehre, dans ΜΗ, 8, 1951, p. 36-62; G.E.R. Lloyd, The role of medical and biological analogies in Aristotle's ethics, dans Phronesis, 13, 1968, 68-83; W.Fiedler, Analogiemodelle bei Aristoteles, Amster dam, 1978; J. Pigeaud, La maladie de l'âme, Paris, 1981. 137 Cf. Galien, Hipp, et Plat, deer., V, 2, 26 = S.V.F., III, 471. Galien se sert de cette position pour critiquer «certains Stoïciens» qui refusaient l'analogie entre le corps et l'âme.
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conception bien étroite de Γοίκείωσις et que l'effort de la raison pour demeurer elle-même n'implique pas la perte de son autono mie par rapport au monde extérieur. Notre second exemple se trouve à la fois dans le livre IV et dans le livre V et il contient une illustration des rapports de l'âme et du corps à travers une métaphore dont le caractère subtil expli quequ'elle n'ait pas toujours été bien comprise138. Ainsi A. Lörcher n'a pas hésité à affirmer à son propos : hier ist alles schief, stump und sinnlos, et Dirlmeir s'est montré à peine plus indulgent en pré tendant que cette obscurité devait être le fait de la source grecque, qui selon lui, avait maladroitement agencé un certain nombre de concepts philosophiques139. En fait, contrairement à ce que pen saient ces savants, la métaphore cicéronienne est parfaitement clai re. Elle vise à rappeler ce qu'il y a d'animal et même de végétal, c'est-à-dire de vivant élémentaire, en l'homme et à souligner que dans la nature il n'existe aucune rupture, car une forme de vie nouvelle et plus complexe n'implique pas la disparition de la précé dente, mais inclut celle-ci en la dépassant. En prenant comme point de départ la vigne, qui est ici le symbole du règne végétal, Cicéron imagine une évolution par accumulation qui doterait celleci d'abord de sens, puis de raison, et finirait par la transformer en son propre viticulteur. La fin dernière de cette vigne varierait en fonction de ces modifications : purement végétale, elle ne serait rien d'autre que ce que son vigneron voudrait qu'elle fût, puis, enrichie de sens, elle aurait la même ορμή qu'un animal, sans pour cela négliger la plante qui demeurerait en elle, et enfin, si elle venait à être douée de raison, elle rechercherait un souverain bien conforme à ce nouvel élément, mais en tenant compte des deux stades précédents140. L'homme n'est donc pas seulement un être rationnel, il contient en lui tous les degrés de la hiérarchie de la vie141 : «le point de départ a été l'acte par lequel la nature nous a primitivement confiés à nous-mêmes, puis par de nombreux degrés une ascension s'est faite, qui a permis de monter jusqu'au sommet
138 Cicéron, op. cit., IV, 14, 38-39 et V, 14, 39-40. 139 A. Lörcher, op. cit., p. 129, et F. Dirlmeier, op. cit., p. 61. 140 Entre les deux textes où se trouve la métaphore de la vigne on peut décler une différence de présentation. Dans le livre IV cette métaphore est exprimée en privilégiant la relation φύσις/τέχνη, conçue en termes aristotéli ciens, cf. Dirlmeier, op. cit., p. 61. En revanche, dans le livre V, la part faite au vigneron est bien moindre et la problématique apparaît beaucoup plus direct ementtéléologique. 141 Cicéron, Fin., V, 14, 41 : (extremum omnium appetendorum) ... α prima commendatione naturae multis gradibus ascendit, ut ad summum perueniret, quod cumulatur ex integritate corporis et ex mentis ratione perfecta.
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que forment par leur union l'intégrité du corps et la perfection de l'intelligence rationnelle». Cette idée que l'homme, l'être le plus parfait de la nature, contient en lui tous les autres êtres, aura une destinée philosophi que remarquable, et elle sera notamment reprise par Schopen hauer dans un très beau texte142: «la nature va s'élevant constam ment depuis l'action mécanique et chimique du règne inorganique jusqu'au règne végétal avec ses sourdes jouissances de soi-même; d'ici au règne animal avec lequel s'élève l'aurore de l'intelligence et de la conscience; puis, à partir de ces faibles commencements, montant degré à degré, toujours plus haut, pour arriver enfin, par un dernier et suprême effort à l'homme, dans l'intellect duquel elle atteint alors le point culminant et le but de ses créations, donnant ainsi ce qu'elle peut produire de plus parfait et de plus difficile». Quelle fut donc l'origine de cette conception de la nature? Pour Cicéron, elle faisait partie de la doctrine des Antiqui. Il est exact que l'on trouve le fondement de cette scala naturae chez Aristote, qui indique ce que l'homme a de commun avec la plante et l'an imal pour mieux mettre en évidence son bien propre, la raison143. Mais, tout comme pour la relation d'analogie, Cicéron n'oppose pas aux Stoïciens une théorie qui leur serait parfaitement étrangèr e, il cherche à les mettre en contradiction avec eux-mêmes, à leur faire tirer les conséquences qu'il estime correctes de leur propres dogmes. La métaphore de la vigne, comme image des différents degrés de la nature, n'était pas inacceptable pour un Stoïcien, bien au contraire, et il est même possible qu'elle ait été élaborée dans le Portique, avant d'être utilisée par d'autres philosophes. Cet accord sur la situation de l'homme dans la nature, au sommet de la hié rarchie des êtres, mais cherchant comme tous les autres à se pré server lui-même, ne rend que plus flagrant le dissensus sur la morale à construire à partir de ces données. Au Cicéron porteparole des «Anciens», qui définit le souverain bien par l'intégrité du corps et la perfection de la raison, le Stoïcien Sénèque répond,
142 Schopenhauer, Aphorismes. . ., p. 21, n. 1. La grande différence entre ce philosophe et les penseurs antiques est que pour lui « la faculté de souffrir aug mente en même temps que s'élève le degré d'intelligence», alors que dans la philosophie ancienne un plus grand savoir entraîne nécessairement une plus grande sérénité. 143 Cf. Aristote, Eth. Nie, 1, 7, 1098 a 12-13: το μεν γαρ ζην κοινον είναι φαίνεται και τοις φυτοίς, ζητείται δέ το ίδιον · άφοριστεόν άρα την θρεπτικήν και αύξητκήν ζωήν · επομένη δέ αισθητική τις άν είη · φαίνεται δέ και αυτή κοινή και ϊππφ και βοΐ και παντί ζφφ ■ λείπεται δή πρακτική τις τοΰ λόγον έχοντος. Sur la scala naturae, cf. Β. Inwood, Ethics. . ., p. 18-27, qui souligne la similarité qui existe entre le De anima, II, 2-3, et la théorie stoïcienne.
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dans un contexte métaphorique très proche, que seul l'homme (à l'exception évidemment de Dieu) est un être de raison et que, par conséquent, il est le seul chez qui puisse exister le bien véritable, la vertu 144. On peut donc dire sans paradoxe excessif que le dualisme académico-péripatéticien des livres IV et V du De finibus est double mentunitaire, puisque l'âme et le corps, bien qu'ayant une valeur différente, procèdent d'une même nature, et que, par ailleurs, l'homme se perçoit comme pleinement responsable de tout ce qui compose son être. Dans une telle perspective, la morale humaine n'est que l'expression de l'évolution par accumulation qui caractér ise la nature; dans l'éthique comme dans la φύσις il n'y a pas de saut qualitatif, mais une sorte d'arithmétique qui ne néglige aucun élément 145 : « une petite pièce de monnaie », réplique Cicéron à Caton, «disparaît au milieu des trésors de Crésus; oui, mais elle est une partie de ce trésor. Qu'elles deviennent indiscernables aussi dans la vie heureuse les choses que nous disons être selon la natur e, je le veux bien, mais à condition qu'elles soient une partie de la vie heureuse». Cette anthropologie, cette éthique sont aux yeux de Cicéron celles du bon sens, celles dont il est possible de faire état devant l'assemblée du peuple sans choquer ou rencontrer l'incom préhension, parce qu'elles se situent à égale distance de l'épicurisme qui ignore l'âme et du stoïcisme qui néglige le corps. Bien plus, il y a chez lui l'idée que la nature et l'histoire offrent une résistan ce à ceux qui veulent réduire l'homme à un seul principe, et qu'el les les contraignent à tenter maladroitement de pallier le caractère
144 Sénèque, Ep., 124, 8 : Quare autem bonum in arbore animalique muto non est? quia nec ratio. L'argument stoïcien pour refuser toute valeur réelle à ce qui dans l'homme n'est pas spécifiquement humain est que le bien véritable ne se révèle que dans l'achèvement. Une telle conception confirme l'originalité de l'idée stoïcienne du temps, qui devient «comme le lieu de l'achèvement brus queet immédiat» (V. Goldschmidt, op. cit., p. 217). Le thème de la hiérarchie de la nature dans sa version stoïcienne est développé par Diog. Laërce, VII, 86. Il est fort probable qu'il remonte au traité de Zenon, περί άνθρωπου φύσεως, puis que celui-ci est cité au début du § 87. D. Babut nous a signalé qu'une idée analo gue à celle exprimée par Cicéron dans les livres IV et V du De finibus se trouve attribuée aux Stoïciens et retournée contre eux dans Plutarque, De uirt. mor., 12, 451 b sq.; cf. sur ce point l'introduction à l'édition qu'il a donnée de ce trai té,Plutarque, De la vertu éthique, Paris, 1969, p. 62-64. 145 Cicéron, Fin., IV, 12, 31 : Hummus in Croesi diuitiis obscuratur, pars est tarnen diuitiarum. Quare obscurentur etiam haec, quae secundum naturam esse dicimus, in uita beata : sint modo partes uitae beatae. Cicéron reprend ainsi, en l'interprétant autrement, la métaphore utilisée par Caton en III, 14, 45. Pour celui-ci, qui exprime la pensée d'Antipater, la position consistant à accorder une très petite valeur aux πρώτα κατά φύσιν n'empêche pas qu'il y ait un saut qualit atifentre eux et le souverain bien.
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réducteur de leur pensée. Ceux qui définissent l'être humain par la matière et la recherche du plaisir parfait doivent expliquer com ment ils préservent les valeurs morales, tandis que ceux qui ne tien nent compte que de la raison sont confrontés à la réalité des valeurs du corps, telles la santé ou l'absence de douleur. L'Épicur ien ne considère pas la justice ou l'amitié comme des vertus trans cendantes, mais il ne les rejette pas pour autant, puisqu'il les justi fie et les exprime en fonction du principe fondamental de son sys tème. Le Stoïcien ne tient pas la santé pour un bien, étant donné qu'elle n'est rien au regard du bien moral, mais il ne nie pas pour autant qu'elle soit préférable à la douleur. Pour le Cicéron du De finibus, il n'y a là que de vaines tentatives destinées à dissimuler la faute majeure de ces systèmes, leur appréciation inexacte de ce qu'est la nature humaine. Sa position est celle d'un réalisme des valeurs fondé, dans la tradition aristotélicienne, sur l'observation de la nature et la volonté de mener à leur fin les données de celleci. Mais surtout, il utilise pour mettre en lumière ce qu'il considère comme une hypocrisie ou une supercherie, une dialectique que nous avons vue à l'œuvre sur le problème du souverain bien et dont nous voudrions montrer à travers quelques exemples com ment elle est employée dans le domaine de l'axiologie. Les contradictions de l'axiologie épicurienne «Vos vertus, avec toute leur excellence et toute leur beauté, si elles ne produisaient pas du plaisir, qui les trouverait dignes d'être louées ou d'être recherchées?», dit au § 42 de son discours Torquatus à Cicéron. Pour les Épicuriens, en effet, les vertus sont compar ables à l'art du médecin ou du pilote, ce sont des techniques qui ont leur fin en dehors d'elles-mêmes et qui n'existent que parce qu'elles permettent de vaincre ce que Lucrèce appelle «les terreurs de l'esprit » et donc de parvenir au plus grand plaisir possible, cette béatitude qui n'est possible qu'une fois «le feu de tous les désirs éteint»146. Si la φρόνησις est à leurs yeux supérieure à toutes les autres vertus, c'est précisément parce qu'elle enseigne comment rejeter les plaisirs qui entraînent des douleurs et qu'elle est donc la condition même d'une vie heureuse. Contrairement, en effet, aux 146 Lucrèce, Nat. re., Ill, 16, dans l'éloge d'Épicure : diffugiunt animi terrores. La proposition omnium cupiditatum ardore restincto se trouve en Fin., I, 13, 43. Sur la nature «technique» des vertus épicuriennes, cf. Diog. Laërce, X, 138 = Usener 504 : Δια δέ τήν ήδονήν και τας άρετας αίρεΐσθαι, ού δί αύτάς. Pour une analyse détaillée de cette question, on se reportera à V. Glodschmidt, La doctrine d'Épicure et le droit, Paris, 1977, p. 144 sq.
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Cyrénaïques qui se refusent à établir des distinctions entre les plai sirs, l'Épicurien sait, comme le recommande Epicure dans sa lettre à Ménécée, procéder à propos de chaque plaisir à une sage consi dération de l'avantage et du désagrément qu'il procure, et il n'hési te pas à sacrifier le plaisir présent, lorsque celui-ci entraîne de trop grandes douleurs 147. Cicéron, au contraire, rejette une- telle concept ion de la vertu à la fois comme philosophe et comme défenseur des valeurs de la res republica. Bien sûr, il se situe dans la tradition de Socrate, lequel avait condamné sans nuance les gens devenus tempérants «en quelque sorte par dérèglement», ceux qui ne peu vent dominer certains plaisirs que parce qu'ils acceptent de suc comber à d'autres148. Mais l'autonomie de la vertu par rapport au plaisir, et d'une manière plus générale, par rapport aux intérêts de l'individu, n'est pas seulement chez lui une conviction théorique, elle relève du mos maiorutn, conçu comme un idéal de dévoue ment,de sacrifice même, à la patrie. Il avait déjà dans le Pro Sestio reproché à l'Épicurien Pison un mépris absolu pour cette tradition, c'est-à-dire pour «les hommes qui soutiennent qu'il faut se consa crerà une activité honorable, veiller aux intérêts de l'Etat, tenir compte du devoir, non de l'intérêt, dans toutes les circonstances de la vie, affronter les périls pour la patrie, recevoir des coups, ri squer sa vie» et il avait opposé à la scélératesse d'un si détestable consul sa propre abnégation149. Comment philosophie et tradition nationale sont-elles agencées dans la critique de l'axiologie épicu rienne? C'est ce que nous voudrions montrer en analysant les objections qu'il adresse à la théorie du courage et de l'amitié qu'avait exposée Torquatus. Origène a défini le courage épicurien en disant qu'il consiste à supporter certains maux pour en éviter de plus grands, et, de manière plus précise, les philosophes du Jardin ont vu la justifica tion de cette vertu dans le désir d'échapper à la plus angoissante des craintes, celle de la mort, dont Lucrèce dit qu'elle pénètre les humains d'une telle haine de la vie «qu'ils se donnent volontaire ment la mort dans l'excès de leur détresse, oubliant que la source de leurs peines est cette crainte même»150. L'acte courageux est en
147 Cf. Diog. Laërce, X, 130. 148 Platon, Phédon, 68 e. 149 Cicéron, Pro Sestio, 10, 23 : eos autem qui dicerent dignitati esse seruiendum, rei publicae consulendum, officii rationem in omnt uita, non commodi esse ducendam, adeunda pro patria pericula, uulnera excipienda, mortem oppetendam, uaticinari atque insanire dicebat. 150 Origène, Contre Celse, V, 47, p. 270 Hoesch = Usener 516; Lucrèce, Re. nat., III, 81-82 : ut sibi consciscant maerenti pectore letum,
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lui-même difficile, il comporte une part de souffrance inéluctable et il n'a de sens aux yeux d'un Épicurien que par la sérénité qu'il donne à l'âme en la fortifiant contre ce qui est ressenti, à tort, comme le plus terrible des malheurs. Le courage n'est donc, mal gré les apparences, qu'une des formes du νήφων λογισμός, du cal cul raisonné des plaisirs, source de toute la vie morale151. On constate à la lecture des traités antiépicuriens de Plutarque que les adversaires grecs du Jardin utilisaient contre celui-ci de nombreux exempta, dans le but de montrer que l'attitude des grands héros comme Épaminondas, Alexandre ou Agésilas, était irréductible à la recherche du plaisir corporel et que leur vie const ituait une réfutation concrète de l'épicurisme 152. Lorsque Cicéron invoque donc pour ruiner la doctrine épicurienne du courage les actions d'éclat de grands personnages de l'histoire de Rome, com me Publius Décius ou la lignée des Torquati, il ne fait apparem ment que reprendre le procédé en substituant des Romains à des Grecs, et cela d'autant plus habilement qu'il met en contradiction le défenseur de l'épicurisme avec ses ancêtres et avec lui-même. Mais ce parallélisme, qui réduirait l'Arpinate au rôle d'habile adapt ateur, nous semble devoir être fortement nuancé. En effet, alors que Plutarque traite les exemples de ces héros comme autant de cas individuels, qu'il analyse selon des concepts philosophiques et en affirmant que ces hommes exceptionnels étaient mus par la recherche des formes les plus hautes du plaisir, celle que procu rentla gloire ou la reconnaissance d'autrui, Cicéron oppose à l'ép icurisme non pas des exploits isolés, mais l'histoire de Rome, ses valeurs dont les individus qu'il cite furent les défenseurs et les témoins; ce n'est évidemment pas par hasard qu'il mentionne la mort de Lucrèce et la révolte du peuple romain tout entier origine de la libertas153. Bien plus, en parlant des Grecs, il dit à Torqua-
obliti fontem curarum hune esse timorem. Ces vers sont proches de ce que dit Torquatus de la crainte de la mort : ob eamque débilitaient animi multi parentes, multi amicos, non nulli patriam, plerique autem se ipsos penitus perdiderunt (Fin., I, 15, 49). 151 Cf. supra, n. 147. 152 Cf. Plutarque, Non posse..., 16, 1098 ab; 17, 1099 cd; Adu. Col., 32, 1126d; 33, 1127 a; An recte. . ., 3, 1128 f; il est à remarquer que Cicéron luimême fait allusion aux exemples grecs en soulignant leur petit nombre, cf. Fin., II, 19, 62 : Graecis hoc modicum est, Leonidas, Epaminondas, très aliqui aut quattuor. 153 Plutarque, Non posse. . ., 17, 1099 cd, dit que pour les héros les πρακτικού και φιλότιμοι ήδοναί sont si grandes qu'elles éclipsent totalement les plaisirs du corps. Pour le Cicéron du De finibus II, aucune forme de plaisir n'est recher chéepar les héros ; il y a là au moins une nuance par rapport au Songe de Scipion, où la recherche de la gloire était magnifiée. L'évocation de Brutus et de la
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tus154 : «il y a quelque chose qui ne nous est pas permis à nous, qui leur est permis à eux»: un Romain, héritier des uiri boni qui ont prouvé dans l'action ce que les philosophes cherchent à fonder dans la théorie, ne peut outrager leur mémoire en réduisant leur conduite à des motivations égoïstes, il ne lui est pas moralement permis de prétendre que leur courage avait en réalité comme fin la recherche du plaisir. Cependant cette exaltation des valeurs romai nes n'est pas le simple rappel de la tradition et tout ce passage nous paraît confirmer ce qu'a finement observé M. Bellincioni à propos d'un autre texte155: sulla realtà che descrive egli entende sopratutto incidere in senso formativo. Cicéron ne se contente pas de rappeler le mos maiorum et de l'utiliser comme le plus puissant des arguments, imperceptiblement il le modèle, il en exprime l'e ssence à travers des notations qui sont autant de ponts jetés vers la philosophie. Il nous suffira pour le montrer de citer ici deux phras esqui, situées à quelques paragraphes d'intervalle, paraissent contradictoires et qui, en réalité, préparent la définition du coura ge telle qu'elle sera donnée dans le De officiis 156 : Fin., II, 19, 60 : «Et les hommes de courage, font-ils des supput ations de plaisirs, quand ils marchent au combat, quand ils ver sent leur sang pour la patrie? N'est-ce pas plutôt une certaine ardeur, un certain élan qui les excite?». Cette présentation de la fortitudo comme d'un mouvement trouvant sa justification dans la noblesse de sa fin va à l'encontre non seulement de l'utilitarisme épicurien, mais aussi de l'interpré tation du courage civique proposée par Aristote157. Celui-ci, en effet, tout en reconnaissant que la fin du courage est nécessaire ment belle, affirme cependant que si les citoyens se battent coura geusement, c'est aussi par crainte des peines infligées par la loi.
conquête de la libertas se situe en 20, 66. Elle a une importance politique certai ne dans le contexte de la dictature césarienne. 154 Ibid., 21, 68 : sed tarnen est aliquid quod nobis non liceat, liceat Ulis. 155 M. Bellincioni, op. cit., p. 101, à propos du Lélius. 156 Cicéron, Fin., II, 19, 60 : Quid? Fortes uiri uoluptatumne calculis subductis proélium ineunt, sanguinem pro patria profundunt, an quodam animi ardore atque impetu concitati? Ibid., 22, 73 : Sed ad illum redeo. Si uoluptatis causa cum Gallo apud Anienem depugnauit prouocatus . . . ullam ob causant nisi quod ei talia facta digna uiro uidebantur, fortem non puto; Off., I, 19, 62-63 : Sed ea ani mi elatio quae cernitur in periculis et laboribus, si iustitia uacat pugnatque non pro salute communi, sed pro suis commodis, in uitio est; non modo id enim uirtutis non est, sed est potius immanitatis omnem humanitatem repellentis. Itaque probe definitur a stoicis fortitudo cum earn uirtutem esse dicunt propugnantem pro aequitate. 157 Aristote, Eth. Nie, III, 8, 1116a 18-20. Sur le concept de courage chez Aristote, cf. D. Charles, op. cit., p. 166-167.
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Cicéron, au contraire, cite des exemples de courage qui sont des actes de sacrifice dans lesquels n'intervient aucune autre motivat ion que le désir de protéger la res publica. Fin., II, 22, 73 : «Mais revenons à Torquatus. Si c'est en vue du plaisir que sur les bords de l'Anio, il s'est battu avec le Gaulois qui l'avait défié, et s'il a obéi ... à un autre motif qu'à l'idée qu'un pareil exploit étant à ses yeux digne d'un homme véritable, je ne le tiens pas pour courageux». Bien que la relation uir/uirtus ne soit pas explicitement ment ionnée, elle est très fortement présente dans ce passage. Or, en même temps qu'il se réfère ainsi aux valeurs de la cité, présentes dans la langue de celle-ci, l'Arpinate est très proche de la concept ion stoïcienne de la vertu, définie comme étant la nature même de l'homme et, à ce titre, ne nécessitant aucune sollicitation extérieur e. Torquatus apparaît ainsi comme la vivante illustration de la uirtus tota in usu sui posita, mais cette vertu a toujours comme arriè re-plan le dévouement à la communauté. C'est ce qui sera affirmé avec plus de force encore dans le De officiis : Off., I, 19, 62 : «Mais cette élévation d'âme que l'on reconnaît dans les dangers et les travaux, si elle est dépourvue de justice et combat non pas pour le salut commun, mais pour ses propres inté rêts, elle est en faute; non seulement, en effet, cela n'est point le fait de la vertu, mais c'est plutôt le fait d'une sauvagerie qui rejette tout sentiment d'humanité. Aussi le courage est-il bien défini par les Stoïciens lorsqu'ils disent que cette vertu milite au service de l'équité». Toute la réflexion de Panétius-Cicéron sur le courage, fondée autant sur Platon que sur le système stoïcien, est construite sur l'idée que, si à l'origine de cette vertu il y a l'élan, la ορμή elle ne peut exister en tant que telle sans la justice158. Mais dans la pers pective panétienne, le courage n'est pas réservé au sage, il a pour domaine d'expression privilégié la res publica, cette communauté dont il est dit ailleurs qu'il convient qu'elle soit plus chère à l'hom me que lui-même159. L'enracinement de la vertu de courage à la fois dans la nature humaine et dans l'appartenance de l'individu à une communauté donnée, qui était en filigrane dans les exempta du De finibus, trouve donc ici son expression théorique la plus achev ée.Sénèque reprendra à sa façon ce syncrétisme du mos maiorum et de la morale stoïcienne, lorsque, dans un passage du De vita bea-
158 Platon est cité immédiatement après, au § 63, où est reproduit un passa ge du Lâches, 182 e- 183 a. 159 Cicéron, Fin., III, 19, 64.
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ta que nous avons déjà cité, il parlera de la vertu stoïcienne en des termes qui sont ceux de la tradition nationale romaine160. Epicure disait, et cela indignait fort ses adversaires que, «dans les limites-mêmes de la vie, l'amitié est la plus solide des sauvegard es»161.Bien que les Épicuriens tardifs se soient efforcés d'atténuer ce caractère utilitariste, ils n'ont jamais contesté que l'amitié ait son origine dans l'intérêt égoïste et Lucrèce écrit, évoquant les débuts de la civilisation 162 : «alors aussi les voisins, désireux de s'épargner toute violence mutuell e commencèrent à se lier d'amitié». La critique d'une telle conception de l'amitié découlait assurément des objections que Cicéron avait formulées à l'encontre des princi pes mêmes de la morale du Jardin, et cependant il nous semble qu'elle présentait pour lui une triple difficulté : - il n'ignorait pas que les Épicuriens ne s'en étaient pas tenus à des discours sur l'amitié et qu'ils avaient cultivé celle-ci avec tant de soin et de délicatesse qu'ils avaient transformé leur secte en une véritable «société d'amis»163. Il est à cet égard remar quable que, si à propos du courage Cicéron rappelait la foule innombrable des héros romains, en revanche lorsqu'il s'agit de l'amitié, c'est Torquatus qui évoque les grèges amicorum réunis dans la maison d'Épicure et qui oppose cette multitude aux deux ou trois paires d'amis présentes dans la mythologie164. L'Arpinate pouvait à bon droit railler l'absence de héros épicurien, mais ce même souci de la réalité le contraignait à reconnaître qu'il n'en était nullement de même pour l'amitié. Au demeurant, lui-même avait en la personne d'Atticus un ami épicurien avec qui il se sent ait en parfaite harmonie165. Attaquer l'épicurisme sur cette ques-
160 Cf. supra, p. 350. 161 Cicéron, Fin., I, 20, 68 : in hoc ipso uitae spatio amicitiae praesidium esse firmissimum. 162 Lucrèce, Re. not., V, 1019-1020: Tune et amicitiam coeperunt cingere auentes finitimi inter se nec laedere nec uiolari. Nous avons légèrement modifié la traduction Ernout. 163 Sur l'amitié épicurienne cf. les belles pages de M. Guyau, La morale épi curienne et ses rapports avec les doctrines contemporaines, Paris, 1878, p. 132-141 et J. M. Rist, Epicurus. . ., p. 127-139, avec notamment, p. 127, d'intéressantes remarques sur les racines artistotéliciennes de la théorie épicurienne de l'amit ié;M. Bellincioni, op. cit., passim et plus particulièrement p. 173-177. 164 Cicéron, Fin., I, 20, 65. 165 Sur cette amitié, cf. G. Boissier, Cicéron et ses amis, Paris, 1865, p. 163207 ; P. Grimai, Cicéron, p. 47.
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tion, n'était-ce pas courir le risque de paraître dissocier la théorie de l'amitié et sa pratique? - il était difficile à un homme si profondément engagé dans la vie politique romaine d'ignorer à quel point le terme d'amitié était utilisé pour désigner une relation fondée sur la communauté d'intérêts. Son propre frère ne l'avait-il pas incité au moment de l'élection au consulat à considérer comme ami toute personne qui montrerait un tant soit peu de bonne volonté à son égard, ou qui simplement fréquenterait assidûment sa maison166? Lui-même n'avait-il pas écrit dans le Pro Roscio Amerino167 : «si l'on se procur e des amis, c'est bien pour qu'un échange de bons offices serve l'intérêt commun». Il ne pouvait donc pas se référer sur ce point au mos maiorum et, de fait, on peut constater qu'il n'en est null ement question dans la partie de son discours qui concerne l'amitié, fait d'autant plus frappant que les exempta abondent pour les autres vertus; - il avait donné dans le De inuentione une première défini tionde l'amitié (amicitia uoluntas erga aliquem rerum bonarum illius ipsius causa quem diligit cum eius pari uoluntate), mais consi dérant que la nature même de ce traité ne lui permettait pas d'aller au fond des choses, il avait adopté à titre provisoire une solution de conciliation entre l'égoïsme et le désintéressement et il s'était enga gé à étudier plus tard ce qu'il en était exactement168. Il se devait donc d'apporter une réponse définitive au problème qu'il s'était lui-même posé plus de quarante ans auparavant et il avait à formul er sa propre solution à l'aporie du Lysis platonicien, dialogue qui se termine par la constatation que des gens qui sont à la recherche d'un ami s'avèrent incapables de définir l'essence de l'amitié169.
166 Com. pet., 5, 16 : Quisquis est enim qui ostendat aliquid in te uoluntatis, qui colat, qui domum uentitet, is in amicorum numero est habendus. Sur Vamicitia dans le vocabulaire politique latin, cf. J. Hellegouarch', op. cit., p. 41-62. 167 Cicéron, Pro Rose. Am., 38, 111 : Idcirco amicitiae comparantur ut com mune commodum mutuis officiis gubernetur. 168 Cicéron, Inu., II, 55, 166: «L'amitié consiste à vouloir faire du bien à quelqu'un simplement par affection pour lui, avec un sentiment réciproque de sa part». Le caractère provisoire de cette définition apparaît au § 167, où Cicé ron écrit : « quelle est la vérité définitive dans ce domaine, il nous faudra l'envi sager ailleurs». 169 Le Lysis platonicien, longtemps considéré comme un dialogue mineur à cause de son caractère aporétique, a connu récemment une sorte de réhabilita tion grâce à quelques remarquables études, cf. D. K. Glidden, The «Lysis» on loving one's own, dans CQ, XXXI, 1931, p. 39-59; L. Versenyi, Plato's Lysis, dans Phronesis, 20, 1975, p. 185-198, et le livre de M. Lualdi, // problema della filoso fia e il Liside platonico, Milan, 1974, où la réflexion sur l'amitié est envisagée comme l'instrument d'une pédagogie de l'être.
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Si l'on tient compte de ces éléments, on peut éprouver quelque déception devant l'argumentation qu'il développe pour réfuter les propos de Torquatus sur l'amitié170. Sa critique a pour point d'ap pui une conception très étroite de la φιλία épicurienne, assimilée aux formes les plus basses de l'égoïsme, et pour thème central l'idée, déjà formulée par Aristote, que l'intérêt étant éphémère, on ne peut fonder l'amitié sur une chose fragile et caduque171 : «le sys tème dont tu te fais l'avocat», dit-il à Torquatus172, «les préceptes qu'on t'a enseignés et que tu approuves, ruinent l'amitié jusque dans ses fondements, bien qu'Épicure, c'est un fait, l'élève jus qu'aux cieux». Dans le fait qu'Épicure ait exalté l'amitié et que nombre d'Épicuriens aient été d'excellents amis, Cicéron voit sur tout une preuve supplémentaire de la discordance entre la vie et le langage dans cette doctrine, et la confirmation de la prédominance de Yhonestas sur la uoluptas, même chez des gens qui professent le contraire. Parce que dans ce texte il ne prétend pas aller au-delà de la critique de la théorie épicurienne de l'amitié, sa démonstration laisse en suspens deux grandes questions, celle de la relation exacte entre Yhonestas et Yutilitas et aussi celle de la place de Yamicitia dans la tradition nationale romaine. Cependant sa démarche n'est pas uniquement négative, puisqu'elle lui permet de poser, très suc cinctement il est vrai, deux grands principes, au demeurant étroit ementliés. Le premier est qu'il n'existe qu'une véritable amitié, dont les amitiés communes, les médiocres amicitiae, usurpent le nom, mais n'ont que l'apparence173. Cicéron fait sienne la tradition de Platon, qui recherche le φίλον τφ δντι, et surtout celle d 'Aristote qui défi nitl'amitié parfaite comme étant celle des gens vertueux et qui, tout en acceptant de se conformer à l'usage et de donner une acception très large au terme φιλία, affirme que l'intérêt et l'agr ément ne peuvent produire que des analogues de l'amitié174. C'est donc comme un corollaire de cette conception qu'il peut établir que l'amitié n'a d'autre origine qu'elle-même {ipsum a se oritur et sua sponte nascitur)*75. Mais pourquoi cette génération spontanée conduit-elle vers un tel plutôt que vers tel autre? Quel est le deve-
170 Cicéron, Fin., II, 24, 78-26, 85. 171 Aristote, Eth. Nie, VIII, 3, 1156a 20-24. 172 Cicéron, op. cit., 25, 80 : Ratio ista quant défendis, praecepta quae didicisti, quae probas, funditus euertunt amicitiam, quamuis earn Epicurus, ut facit, in caelum efferat laudibus. 173 Ibid., 26, 84. 174 Platon, Lysis, 220 b, cf. M. Lualdi, op. cit., p. 121, et Aristote, Eth. Nie, VIII, 4, 4, 1157a 34. 175 Cicéron, op. cit., 24, 78.
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nir de ce mouvement? Cela n'est pas dit dans ces pages. On peut donc affirmer que celle-ci constituent un jalon important, mais un jalon seulement, de la réflexion cicéronienne sur l'amitié. Elles ont pour but de ruiner une opinion que Cicéron considère comme faus seet de servir de prolégomènes à la doctrine de l'amitié, telle qu'elle sera exposée dans le De amicitia. Ce traité permettra à Cicéron de pallier le manque que nous avons signalé et d'enrichir le mos maiorum d'une amitié parfaite, celle de Scipion et de Laelius, alors que dans le De finibus il avait dû se contenter de faire appel à la mythologie et de rappeler la légende d'Oreste et de Pylade176. Mais surtout, il contient la solu tion à toutes les antinomies à travers une définition qui, amalga mant des éléments philosophiques divers, fonde l'amitié sans pour autant la couper de la réalité historique et sociale. Sans entrer dans le détail de cette œuvre si attachante, nous dirons que, com mecela était le cas pour le courage, la réponse de l'Arpinate est faite de la conciliation des contraires ou, plus exactement, de la démonstration du caractère plus apparent que réel des contradict ions. Cette ambition d'aller au-delà de ce qui paraissait être un ensemble d'obstacles infranchissables est évidente sur plusieurs points : - Yamicitia a pour Cicéron son origine dans la nature, c'està-dire dans la tendance instinctive de l'homme à aimer177. Cepend ant,la véritable amitié n'est pas une passion irréfléchie, mais la forme la plus lucide de ce sensus amandi. Il s'agit de retrouver à travers la raison un lien aussi fort, aussi parfait, que celui qui lie les enfants aux parents, et cela n'est possible que si les amis sont l'un et l'autre des gens vertueux. Dans ce processus, qui consiste à reconstruire ce qui était au départ donné par la nature, on recon naîtbien évidemment la démarche caractéristique des Stoïciens, lesquels avaient enraciné dans la φυσίς le ό αγαθός τω άγαθω μόνος μόνω φίλος de Platon178; - l'originalité de l'Arpinate est de ne pas se contenter de cet teréférence à la nature, tant il sait qu'elle n'empêche nullement les Stoïciens de prôner une vertu qu'il considère comme inhumaine.
176 Ibid., 79. Sur le Laelius, cf., en dehors de l'ouvrage de M. Bellincioni déjà cité, l'article d'A. Michel, Le «Caton» et le «Laelius», originalité philosophique et expression personnelle dans deux traités cicéroniens, dans VL, 85, 1982, p. 12-18. 177 Cicéron, Laelius, 8, 27. L'origine de l'amitié se trouve donc dans Γοίκείωσις, puisqu'elle est l'extension du sentiment naturel d'affection qui unit les parents et les enfants. Il est à cet égard intéressant de constater à quel point ce passage du Laelius est proche des propos de Caton sur la sociabilité, cf. Fin., III, 19, 62. 178 Platon, Lysis, 214 d.
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D'où sa résolution de «considérer la pratique et la vie ordinaire, non les fictions et les souhaits» et de s'intéresser plus à ceux qu'il appelle les uiri boni qu'au sage, qualifiant même ce terme de «nom odieux et obscur»179. Si, sur la conception théorique de l'amitié il est d'accord avec le Portique, l'interprétation qu'il en donne, par l'attention à la réalité vécue dont elle témoigne, le situe donc plus près d'Aristote que de Zenon. Cicéron critique avec autant de vigueur que les Stoïciens orthodoxes les amitiés intéressées, mais contrairement à eux, il ne considère pas que la véritable amitié soit un idéal à peu près inaccessible180; - enfin, s'il répète avec force ce qu'il avait déjà dit dans le De finibus, à savoir qu'on ne saurait supposer aucune motivation égoïste à l'amitié, il n'en considère pas moins que le bienfait reçu affermit le mouvement premier d'affection181. D'une manière plus générale, en ce qui concerne les rapports de Yamicitia et de Yutilitas, il aboutit à une solution qui est très exactement l'inverse de celle qu'avaient proposée les Epicurei recentiores1*2. Ceux-ci, tout en expliquant la naissance de l'amitié par la recherche du plaisir, pensaient que par la suite elle devient une valeur par elle-même, susceptible d'exister indépendamment de toute considération d'in térêt. Cicéron, au contraire, rejette l'explication utilitariste de l'or igine de l'amitié, mais n'exclut pas que celle-ci puisse par la suite devenir la source de grands avantages. C'est ce que dit avec beau coup d'élégance Laelius à propos de son amitié avec Scipion183: «Beaucoup de grands avantages en résultèrent, mais ce n'est pas l'espoir de les obtenir qui a été la cause de notre affection». Ainsi se trouve affirmée, à travers une expérience individuelle et en des termes d'autant plus forts qu'ils sont d'une grande simplicité, cette thèse de l'identité de l'honnête et de l'utile qui sera si fermement défendue dans le dernier livre du De officiis. L'étude de ces deux exemples nous a permis de mieux com prendre ce que Cicéron reproche à l'axiologie épicurienne. Elle se caractérise pour lui par l'existence de deux pôles que rien ne vient
179 Cicéron, op. cit., 5, 18-19. 180 Pour les Stoïciens, la véritable amitié ne peut exister qu'entre les sages, cf. Diog. Laërce, VII, 124 = S.V.F., III, 631. Pour Cicéron, elle ne peut exister qu'entre des «gens de bien», et comme ceux-ci ne sont pas des sages, elle impli quenécessairement des émotions : à la vertu « dure et comme de fer » des Stoï ciens, il substitue une vertu qui est « en bien des choses et surtout dans l'amitié, tendre et malléable» (Laelius, 13, 48). 181 Ibid., 9, 29. 182 Cf. Fin., I, 20, 69 et II, 26, 82. 183 Cicéron, Laelius, 9, 30 : Sed quamquam utilitates multae et magnae consecutae sunt, non sunt tarnen ab earum spe causae diligendi profectae.
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relier : d'un côté, les vertus que les Épicuriens respectent et même pratiquent tout autant que les autres philosophes, de l'autre, une conception erronée de la nature humaine. Le paradoxe suprême est à ses yeux qu'en prétendant découvrir les motivations les plus secrètes de l'agent moral, les Épicuriens ont abouti en fait à une doctrine sans prise sur la réalité car fondée sur une logique étran gère à celle-ci. Parce qu'ils ont voulu tout ramener au plaisir, qui n'est nullement spécifique de l'homme, ils ont été contraints d'éta blir une dichotomie entre la pratique morale et la théorie qui aurait dû rendre compte de celle-ci. Dans cette même inspiration Sénèque comparera l'épicurisme à un homme courageux revêtu d'une robe de femme184. La longue explication qui est faite par Cicéron de la lettre d'Épicure mourant à Hermarque est destinée à montrer, par delà le cas particulier du fondateur du Jardin, que l'Épicurien ne peut se montrer courageux devant la souffrance et la mort qu'en se contredisant lui-même, en reniant les principes de la doctrine qu'il professe; il est donc, comme dira Épictète, «l'a ccusateur de ses propres dogmes»185. La tentative pour déduire les vertus du plaisir et de l'intérêt conduit donc à un échec d'autant plus flagrant qu'il se traduit par une rupture entre la philosophie et la vie chez ceux-là mêmes qui prétendent connaître les «biens de la vie»186. Mais n'en est-il pas de même lorsque, au lieu de privilégier ce que l'homme a de commun avec les autres êtres vivants, on finit par faire de lui une exception dans le règne vivant? N'y a-t-il pas aussi un décalage, si l'on peut dire, par le haut, entre l'axiologie stoïcienne et celle qui est déduite de la nature mixte de l'homme et de l'observation minutieuse des comportements humains? Les paradoxes stoïciens n'aboutissent-ils pas par une ambition et un idéalisme excessifs au même irréalisme que l'égoïsme absolu des Épicuriens? Cicéron annoncerait-il Pascal et sa fameuse pensée sur l'ange et la bête? Paradoxes stoïciens et théorie du mélange Gardons-nous toutefois d'adopter un parallélisme qui pour être séduisant n'en demeure pas moins partiellement inexact. En effet, si la condamnation de l'axiologie épicurienne est sans appel, celle des paradoxes du Portique, exprimée en des termes assez pro ches dans un premier temps, va, au contraire, permettre à la pen184 Sénèque, Vit. be., 13, 6. 185 Épictète, Entretiens, II, 20, 16 : κατήγορος των σαυτου δογμάτων. 186 Lucrèce, Re. not., Ill, 2.
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sée cicéronienne de poursuivre sa recherche et ouvrir la voie aux Tusculanes. Les études que K. Kumaniecki et A. Michel ont consacrées aux Paradoxes ont montré que ceux-ci ne furent pas pour Cicéron le prétexte à des effets oratoires faciles, mais qu'ils constituèrent un moment essentiel de sa réflexion philosophique187. Nous ne revien drons donc pas sur ce qui a été définitivement établi et nous essaie ronspour l'essentiel d'analyser la nature des arguments que l'Arpinate oppose à ces propositions qui constituent l'aboutissement de l'éthique stoïcienne. S'adressant à Caton, il lui rapelle que, dans le Pro Murena, il l'avait déjà attaqué sur ce point, mais devant des gens qu'il qualifie a'imperitos, et il reconnaît avoir alors fait quel queconcession à la corona 188. Il s'engage dès lors à procéder subtilius et l'on doit donc se demander, d'une part, en quoi consiste cet tesubtilitas et, d'autre part, si elle introduit une modification de fond par rapport à la digression du célèbre discours. La réfutation de Caton montre avec éclat que le débat sur les paradoxes stoïciens oppose deux logiques philosophiques si contra dictoires que toute solution de conciliation apparaît a priori imposs ible. Pour comprendre cela, il faut d'abord établir ce que signi fient véritablement dans le stoïcisme des propositions comme « tou tes les fautes sont égales» ou «le sage est le seul riche», pour ne citer que deux de ces paradoxes. Sur ce point nous nous contente rons de reprendre les conclusions du remarquable article de J. Brunschwig auquel nous avons déjà fait allusion, tant elles nous paraissent justes et éclairantes 189. Réfutant l'étude de Rist qui avait cherché à expliquer ces paradoxes en se référant à la physique (les variations du pneuma) ou à la logique (l'absence de degrés de véri tédans le stoïcisme), J. Brunschwig a, au contraire, montré que le choix fondamental du stoïcisme est d'ordre éthique et c'est cette «hypersensibilité morale» qui inspire non seulement les paradoxes, mais, d'une manière plus générale, toute l'obsession stoïcienne du système parfait190: «ils ont eu plus que personne dans l'Antiquité», écrit-il, «le sens de la souillure contagieuse, de l'impureté qui fait
187 Sur les Paradoxes, cf., outre les ouvrages cités supra, p. 105, la très inté ressante étude de F. Stok, Omîtes stultos insanire. La politica del paradosso in Cicerone, Pise, 1981, qui montre comment Cicéron a su élaborer une pratique du paradoxe stoïcien qui constitue l'un des aspects positifs de sa philosophie morale. 188 Cicéron, Fin., IV, 27, 74. 189 J. Brunschwig, Le modèle conjonctif, op. cit. Le texte de J. Rist dont la critique a servi de point de départ à cette étude se trouve dans Stoic philosophy, p. 81-96. 190 Ibid., p. 179.
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tâche d'huile». La moindre peccadille ruine la sagesse aussi sûre ment qu'un crime affreux, parce qu'elle l'infecte dans sa totalité, tout comme selon Chrysippe rien ne s'oppose à ce qu'une goutte d'eau se mélange à la mer et même s'étende à l'univers entier191. La présence de l'élément étranger n'est nullement proportionnelle à l'importance réelle de celui-ci car, si infime soit-il, il introduit un changement qualitatif irréversible. Cette théorie stoïcienne du mélange total est réfutée par Plutarque d'une manière extrêmement intéressante192. L'auteur du De communibus notitiis cite, en effet, une diatribe d'Arcésilas, dont il nous dit qu'elle était très connue, et cela montre que l'Académie avait senti dès le début qu'il y avait là une caractéristique fonda mentale du Portique, qu'il convenait de combattre sans relâche. C'est par l'ironie qu'Arcésilas cherchait à détruire un point de doc trine dont il percevait bien combien il était essentiel au stoïcisme : si une jambe coupée en décomposition se répand dans la mer, qu'est-ce qui empêche, demandait-il, que la flotte grecque et celle des Perses se livrent combat dans une jambe193? L'objection, débou chant sur l'absurde, n'est pas sans ressemblance avec les sorites que Camèade devait quelques années plus tard utiliser contre la théologie stoïcienne. On peut même se demander si Arcésilas n'avait pas discerné dans le dogme de l'infiniment petit s'étendant à l'infiniment grand un sorite physique qu'il fallait révéler et détruire à la fois par un sorite dialectique montrant les conséquenc es absurdes d'une telle théorie de la continuité du réel. Juste avant de se référer ainsi à Arcésilas, Plutarque avait exposé sous une forme moins plaisante cette réfutation par L'Aca démie du dogme du mélange total194. Pour qu'une seule mesure de vin puisse s'étendre totalement à deux mesures d'eau, pour qu'il y ait contenance réciproque des deux corps, il faut, dit-il, que cette mesure se dédouble et l'on arrive alors à une aporie195 : «la mesure totale sera à la fin de trois et de quatre ; de trois puisqu'une mesure a été mélangée aux deux autres, et de quatre puisque, en se mélan geant aux deux autres, elle a une quantité égale aux mesures aux quelles elle s'est mélangée». Le dialogue devient alors impossible,
191 Cf. Plutarque, Comm. not., 37, 1078 e = S.V.F., II, 480. J. Brunschwig, op. cit., p. 64, souligne le caractère antiaristotélicien de cette proposition. 192 Plutarque, ibid., 37, 1078 a-e. 193 Ibid., 1078 d. 194 Ibid., 1078 a-c. La transition entre les deux passages est marquée par ένταοθα δήπου. 195 Ibid., 1078 a : τούτο μέτρον αμα και τριών έστι και τεσσάρων, τριών μέν δτι τοις δύο εις μέμικται τεσσάρων δε οτι δυσί μεμιγμένος ίσον εσχηκε πλήθος οις μίγνυται.
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puisque les Académiciens considèrent quantitativement ce que les Stoïciens ne conçoivent que qualitativement. Il n'est pas difficile de montrer que la méthode par laquelle Cicéron combat les paradoxes stoïciens et, d'une manière plus générale, l'axiologie dont il ne sont que la conséquence et l'aspect le plus provocant, est très proche de cette critique de la théorie du mélange total. Ce que Plutarque critique dans le domaine de la physique - une manière de penser n'admettant pas de moyen terme entre la pureté absolue et le mélange total - lui, le rejette en tant que moraliste. A des gens qui opposent de manière absolue la vertu autarcique et la faute irrémédiablement, totalement corruptrice, il répond par une arithmétique de la morale dans laquelle chaque élément compte pour lui-même, et non par l'effet qu'il est censé produire 196 : le Hard n'est que fort peu de chose au regard du tré sor de Crésus, mais qu'est-ce en définitive que le trésor de Crésus sinon une accumulation de liards? Et, s'il est vrai que tout manque
196 Nous rencontrons sur ce point une difficulté qui a été soulignée par J. Brunschwig, op. cit., p. 68, à savoir la présence dans un certain nombre de textes relatifs au stoïcisme de la notion de nombre appliquée à l'éthique. Pour J. M. Rist, Stoic philosophy, p. 82, il faudrait renoncer à donner à nwnerus ou à αριθμός un sens Tellement quantitatif et traduire par « aspect ». Pour J. Brunschw ig, en revanche, on ne peut exclure ainsi totalement l'interprétation quantitati ve et il faut voir dans ces αριθμοί «les différents «articles», les multiples «items», qui sont tous présents, remplis ou satisfaits, sans aucune exception, dans le καλόν ou dans le κατόρθωμα, et dont il suffit que l'un soit absent, ou transgressé, pour que l'on tombe aussitôt de la perfection absolue dans son contraire ». Avant de se prononcer sur ces deux interprétations possibles, il faut nous semble-t-il, souligner la spécificité de chacune des occurrences de ces ter mes. Cicéron emploie quasi à côté de numéros en se référant à Zenon (Fin., IV 20, 56 = S.V.F., 11) et il serait bien intéressant de savoir si cette atténuation est de son fait, s'il l'a trouvée dans une source académicienne ou si elle remonte au Stoïcien lui-même, ce que semble contredire le fait que Caton, lui, dit (ibid., Ill, 7, 23 = S. F.F., Ill, 11) : omnes numéros uirtutis continent. Dans Diogene Laërce, VII, 100 =*= S.V.F., III, 83, les «nombres» du καλόν sont mis en relation avec les quatre vertus cardinales. Chez Marc-Aurèle, III, 1, 2, les αριθμοί du καθήκον semblent être conçus sur le modèle des fonctions vitales, alors qu'en VI, 26, 3, ils sont comparés aux lettres qui forment un nom. Chez Philon d'Alexandrie, Her., 299, les αριθμοί de la vertu sont les quatre phases de son développement. L'impression que nous retirons de cette analyse rapide est que les analyses de Rist et de Brunschwig ne sont pas nécessairement contradictoires. Rien n'est, de toute évidence, plus étranger au stoïcisme que l'arithmétique morale telle que Cicéron l'attribue aux « Anciens ». La différenciation se fait sur fond de par faite unité. Tout comme la respiration, par exemple, peut être perçue et étudiée isolément, mais n'a de sens que par rapport à la vie dont elle est à la fois un aspect et un élément constitutif, les αριθμοί du bien moral sont à la fois autono mes et inséparables de la vertu. En ce sens, il sont à la vie morale ce que la représentation, l'assentiment, la mémoire, les prénotions sont à la connaissanc e.
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de tension dans les cordes de la lyre est un défaut, il est impossible de ne pas établir des degrés dans la discordance. On est frappé de constater avec quelle fréquence reviennent les termes qui expri ment le nombre, la quantité197. Citons, par exemple, aux § 31 et 32, les expressions explere summam et facere summam par lesquelles Cicéron montre que la vie conforme à la nature doit être la résul tante de toutes les «choses conformes à la nature», parce que cha cune d'entre elles doit, contrairement à ce que pensent les Stoï ciens, faire l'objet d'une aestimatio. Cette quantification systémati que n'est évidemment pas un procédé polémique, ni même dialecti que, elle correspond parfaitement à cette vision de la nature procé dantpar accumulation et sans saut qualitatif, qui est celle de Cicé ron dans ce livre 198. Lorsqu'il s'insurge contre l'idée que le sage soit le seul riche, lorsqu'il rejette le dogme de l'égalité des fautes, c'est en définitive la métaphore de la vigne qui continue à inspirer son argumentation. La subtilitas ne signifie pas que l'Arpinate s'éloigne sur le fond dans ce livre de ce qu'il avait affirmé dans le Pro Murena. Elle n'est pas, en effet, une fin en soi, et ce serait en pervertir la signification que d'oublier qu'elle a pour substrat le sens commun (c'est le sensus cuiusque qui clame l'inanité de l'indifférentisme stoïcien, l isons-nous au § 55) et l'histoire. Cicéron avait affirmé à Caton dans le Pro Murena que le temps apaiserait son enthousiasme de néo phyte du stoïcisme (iam usus flectet, dies liniet, aetas mitigabit) et le ramènerait à la tradition romaine d'une vertu plus aimable et plus tolérante 199. Le livre IV du De finibus constitue en quelque sorte le constat d'échec de cette prédiction et reprend, sous une forme plus générale, le thème de la discordance entre le mos maiorum et le stoïcisme. Dans le Pro Murena, l'Arpinate avait opposé à la dureté stoïcienne de Caton la douceur, l'affabilité de Scipion, de Lélius, et même du célèbre Censeur! Dans le traité philosophique, c'est l'i ncapacité du stoïcisme à porter un jugement équitable sur les hom mes qui ont joué un rôle important dans l'histoire de Rome, qu'il met en cause200. Comment différencier ceux dont l'action fut bonne pour la res publica et ceux qui, au contraire, ont cherché à la détruire, à partir du moment où l'on s'en tient à des dogmes com mecelui de l'égalité des fautes? Les Stoïciens accepteraient tout au plus de reconnaître que les héros de la cité étaient plus proches de la vertu que les individus nuisibles, ils ne transigeraient pas sur le
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Cf. Cicéron, Fin., IV, 31, 32, 57, 58, 67. Cf. supra, p. 423. Cicéron, Mur., 31, 65. Cf. Fin., IV, 24, 65.
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caractère absolu de toute faute. Or, pourquoi préférer l'idéal im précis de la sagesse (quis enim hoc, aut quando, aut ubi, aut unde? demande-t-il à propos du sage) aux certitudes de l'histoire et à l'évidence que, si nul Romain n'a atteint à une telle perfection, il y a eu de bons et de mauvais citoyens, qu'il serait injuste de ne pas distinguer201? La démarche de Cicéron est ici différente de celle qu'il avait adoptée dans les Paradoxes, où, pour rendre «probables» les propositions stoïciennes, il avait alors assimilé le sapiens au uir bonus, ce qui lui avait permis de recourir aux exempta et d'évoquer Régulus et Marius. Cependant les deux textes se complètent plus qu'ils ne se contredisent car cette dualité confirme ce que Cicéron dit dans le De finibus : l'éthique stoïcienne peut être considérée soit comme une présentation différente de la morale traditionnelle, soit comme une doctrine aberrante, parce que se refusant à considérer l'homme dans sa réalité. Conclusions sur le De finibus : Brutus ou Caton? Le lecteur du De finibus serait fondé à croire qu'à la fin du discours de Pison, qui reprend d'une manière plus dogmatique les principaux thèmes du livre IV, Cicéron est arrivé au terme de sa méditation sur l'éthique. Il dispose, en effet, avec la doctrine des Antiqui, revue par Antiochus, d'une philosophie à la fois critique, puisqu'elle sert de base à sa réfutation de l'épicurisme comme du stoïcisme, et positive, puisqu'il la considère comme la plus apte, par la justesse de sa perception de la nature humaine, à fonder la morale. En elle coexistent l'Ancienne Académie et la Nouvelle, Carnéade et Polémon, la dialectique et un naturalisme véritablement soucieux de respecter la réalité de l'être humain. Bien plus, elle est la seule qui évite au philosophe le double langage, cette hétérogé néité de la pensée et de la réalité qui fait que le Stoïcien et l'Épicu rien sont contraints, pour pallier le caractère irréaliste de leur doct rine, de recourir à une terminologie absconse chez l'un, confuse chez l'autre, inadéquate dans les deux cas. Le Romain qui prend pour maîtres les Antiqui peut au contraire s'exprimer sans avoir recours à ces inutiles subterfuges, et s'il est plus profond, plus «subtil» devant les philosophes que devant une assemblée, il ne dit pas des choses fondamentalement différentes, évitant ainsi la for me la plus grave du dissensus, la contradiction avec soi-même. Pra tiquer la philosophie ne signifie pas pour lui renoncer à la morale de sa cité ni interpréter celle-ci à rebours de la tradition : à la diffé rence des Épicuriens, il ne suppose pas des mobiles intéressés aux 201 Ibid.
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boni uiri et, contrairement à l'orthodoxie stoïcienne, il ne considère pas leurs mérites inexistants au regard de la sagesse. On peut remarquer qu'à un moment de sa réfutation de Caton, l'Arpinate esquisse un rapprochement entre les barbati de la philosophie, ces Antiqui dont il est le défenseur, et les barbati de l'histoire de Rome, c'est-à-dire les maiores202. Il y a là, nous semble-t-il, plus qu'un sim ple trait d'esprit ou une ingénieuse comparaison, une idée import antepour la compréhension des livres II et IV, surtout si l'on se rappelle quelle place Cicéron a donnée à l'idéalisation du passé dans le De republica. Par sa référence au sens commun, par la solidarité qu'elle éta blit entre la politique et l'éthique, par la volonté enfin de ne jamais perdre de vue l'individu concret, la philosophie académico-péripatéticienne justifie largement aux yeux de Cicéron l'éloge que fait Pison d'Aristote203 : Aristoteles quetn, excepto Piatone, haud scio an recte dixerim principetn philosophorum. Mais, précisément, il y a Platon, et si l'Arpinate, en tant qu'homme politique, en tant qu'orat eur,en tant que Romain attaché au mos maiorum, se sent très proche des Antiqui, il sait également que cette doctrine qu'il dé fend s'avère problématique lorsqu'il s'agit de fonder le bonheur parfait du sage, parce qu'elle accorde une place réduite, mais réell e,à des facteurs sur lesquels l'homme n'a pas de prise. C'est ce qu'il va souligner dans sa réfutation du discours de Pison, mettant fin ainsi à l'illusion d'un aboutissement définitif de sa recherche. En quelques phrases, il semble ruiner ce qu'il avait lui-même si patiemment construit204. Il avait dénoncé l'incohérence des Stoï ciens, il loue leur mirabilis contextus rerum ; il avait raillé leurs arti fices terminologiques, il déclare leur langage bien supérieur à celui des penseurs qui s'expriment de la même manière que «les gens qui n'ont jamais vu un philosophe en peinture»; il donnait son adhésion à une conception progressive de l'éthique, il rejette la dis tinction antiochienne entre la uita beata et la uita beatissima205. Il y a là bien évidemment une disputatio in utramque partent, avec pour toute conclusion, comme dans le Lucullus, une invitation à pour suivre la recherche, l'Arpinate se déclarant prêt à accepter la thèse de Pison . . . lorsque celui-ci l'aura démontrée de manière plus satisfaisante. Nous ne nous attarderons pas sur le problème du bonheur, qui
202 Ibid., 23, 62. 203 Ibid., V, 3, 7. 204 Ibid., 16, 76 sq. 205 Cf. ce qu'il dit au § 81 : sed quid minus probandum quam esse aliquem beatum nee satis beatum ?
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est le point précis sur lequel Cicéron diverge d'Antiochus, car nous aurons l'occasion d'y revenir lorsque nous traiterons des Tusculanes. En revanche, il nous paraît important de montrer que cette disputano n'a rien d'artificiel et qu'il faut, pour en apprécier la signification, la situer à la fois dans l'itinéraire philosophique de l'Arpinate, et dans son expérience de la guerre civile et de la dicta ture. Du point de vue philosophique, il est clair que le De finibus apporte une clarification par rapport au Lucullus sur le problème de l'identité ou de la différence entre l'Ancienne Académie et le Portique. La thèse d'Antiochus, qui avait alors été combattue sans ménagement et même dans un esprit polémique, a eu deux avocats, Cicéron et Pison, et la question a été traitée en profondeur, sereinement, ce qui a permis non pas de trancher le dilemme, mais d'en démontrer le pourquoi. En effet, il apparaît que le mouvement par lequel est niée puis reconnue l'originalité du Portique par rapport aux Antiqui n'est pas une oscillation gratuite et qu'il correspond à une contradiction interne au stoïcisme206: celui-ci prétend soumett re l'homme à la loi commune de la nature et il fonde l'éthique sur le premier mouvement instinctif, mais, par ailleurs, il fait fi de cet temême nature en déniant toute valeur aux biens du corps. Pour le Cicéron du De finibus, si on juge le système de Zenon en tant que naturalisme, il se révèle qu'il est incohérent et qu'il n'apporte rien par rapport aux Antiqui. Mais si, au contraire, on le prend pour lui-même, c'est à dire en faisant abstraction de sa prétention à être une description exacte de la réalité, alors il faut lui reconnaître une perfection logique incomparable, parce qu'il est le fait d'une raison qui n'obéit qu'à sa propre loi. Aux yeux de Cicéron, le stoïcisme est un échec ou un plagiat en tant que naturalisme, mais une construction admirable en tant qu'expression de l'exigence morale la plus absolue. Il le considère comme un idéalisme fourvoyé dans le monde de l'instinct et de la sensation, comme une antilogie inconsciente que le dialecticien se doit de mettre en lumière, à l'instar sans doute de Socrate révélant à ses interlocuteurs qu'ils se contredisaient, alors même qu'ils croyaient être cohérents. Il faut que les Stoïciens choisissent entre l'instinct et une perfection spécifiquement humaine, il faut qu'ils comprennent que l'autarcie de la vertu n'est pas inscrite dans la loi de la vie. Le De finibus s'achève donc sur un dilemme : d'un côté, le sens commun, une sagesse ne présumant pas de l'homme, et la volonté de privilégier l'âme sans ignorer le corps; de l'autre, une cohéren206 Cf. supra, p. 403-407.
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ce supérieure mais formelle. Cependant, s'il y a eu progrès par dis sociation de ce qui dans le stoïcisme serait amalgamé, une question subsiste : peut-on donner une définition de l'homme qui ne contre dise pas l'idée du bonheur parfait? Le postulat de la Carneadia divisio était qu'il y avait consensus entre les philosophes pour rechercher dans le premier mouvement instinctif de l'homme la solution au problème du souverain bien. Or les trois philosophies défendues et réfutées dans le traité se sont révélées incapables, à des degrés divers, de fonder toute l'éthique sur ce naturalisme-là. D'où la nécessité d'aborder autrement le problème anthropologi que. Nous avions remarqué que Platon était absent de la Carneadia divisto201. Peut-être était-ce là, pour Camèade, un moyen de mont rer, ou en tout cas de suggérer, que Platon, lui, avait su éviter les séductions et les pièges d'une réflexion philosophique centrée sur une conception simpliste de la φύσις. L'Académicien Cicéron ira lui-même, lorsqu'il écrira les Tusculanes, chercher chez Platon une réponse qu'il n'avait pu trouver dans les philosophies hellénisti ques. Cependant, nous croyons qu'une approche exclusivement phi losophique ne suffit pas à expliquer le mouvement des deux der niers livres du De finibus et qu'elle doit être complétée par ce que nous savons de la personnalité de Cicéron lui-même. Nous avons déjà essayé de montrer comment la confrontation, dans la souf france, de la théorie et de la pratique fut une sorte de prélude à son œuvre philosophique208. Nous examinerons plus précisément ici un aspect de cette relation, le problème de la culpabilité. Dans plusieurs lettres écrites peu après la défaite de Pharsale, sont exprimés sur le ton du désespoir le plus violent, le remords de ne pas avoir su rester neutre et la crainte de ne pouvoir trouver aucune compréhension auprès de César. Citons en particulier celle du 8 mars 47, où il dit à Atticus : quorum rerum eo grauior est dolor quo culpa maior, et celle du 14 mai de la même année, où il se lamente en disant qu'il est le seul, avec Laelius, dont la faute ne pourra pas être pardonnée209. Cette idée de la gradation des fautes, qu'il défendra dans le livre IV contre les paradoxes stoïciens, il l'aura donc vécue très profondément avant de pouvoir l'envisager comme une question philosophique. Mais, avec le temps et le par don de César, son attitude évolue et ce changement est particulièr ement frappant dans une lettre à Torquatus de décembre 46, où les mêmes événements sont envisagés d'une manière totalement diffé-
207 Cf. supra, p. 341. 208 Cf. supra, p. 121-126. 209 Cicéron, Att., XI, 11, 2, et XI, 15, 2.
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rente, puisque Cicéron oppose aux désastres de la République la pureté absolue de sa conscience210: «pensons», conseille-t-il à son correspondant, «que dans la vie nous n'avons de compte à rendre que des fautes dont nous portons la responsabilité et, puisque nous en sommes exempts, supportons avec tranquillité et modération tous les aléas de la condition humaine. Conclusion de ce propos : quand tout serait perdu, il apparaît que la vertu est capable de se soutenir elle-même». On peut évidemment ironiser sur la versatilité et la présomption d'un homme qui, après s'être longuement lament é sur ses erreurs et sur ses malheurs, n'hésite pas à se dire irr éprochable et à se comparer au sage, mais il faut dépasser une telle tentation de facilité pour comprendre que cette variation, formulée elle-même en termes philosophiques, va se révéler féconde dans la mesure où Cicéron, loin de s'enfermer dans le contentement de soi, continuera à s'interroger sur cette question essentielle : faut-il ju ger l'action morale dans son environnement et d'après ses consé quences, ou en elle-même? Lorsque dans sa réplique à Pison il opposera Antiochus et les Stoïciens, il s'agira pour lui de confront er non seulement deux éthiques, l'une attentive à la réalité envi ronnante, l'autre inventrice de l'impératif catégorique, mais aussi, à travers elles, deux manières de comprendre - et de justifier - son passé. C'est dans le refus de donner une adhésion définitive à l'An cienne Académie ou au Portique et dans la volonté de dépasser le dilemme que se trouve, nous semble-t-il le Cicéron de la Nouvelle Académie. Nous ajouterons que le choix entre Antiochus et Zenon fut à cette époque de sa vie une question d'autant moins abstraite qu'il lui était impossible de ne pas comparer le comportement des tenants de l'une et l'autre doctrine. Caton le Stoïcien était resté fidèle à lui-même jusqu'au sacrifice de sa vie, devenant ainsi pour les philosophes romains de cette école «un modèle de sage plus certain qu'Ulysse et Hercule aux temps passés»211 et la preuve la plus sûre du bien-fondé de leur système. Brutus, «l'Antiochien», comme l'appelle Cicéron dans une de ses lettres, s'était rallié sans tarder au nouveau maître212. Sur le fond de la question (fallait-il continuer la guerre après Pharsale?) l'Arpinate s'était montré, par son attitude même, plus proche de Brutus que de Caton parce qu'il
210 Cicéron, Fam., VI, 1, 4: ...nihil in uita nobis praestandum praeter culpam putemus, eaque cum careamus, omnia humana placate et moderate feramus. Atque haec eo pertinet oratio ut perditis rebus omnibus, tarnen ipsa uirtus se sustentare posse uideatur. 211 Cf. Sénèque, Const, sap., 2, 2. 212 Cicéron, Fam., XII, 25, 3.
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était persuadé de la nécessité de mettre fin au plus tôt à un combat fratricide. Cependant la mort du Stoïcien démontrait, et avec quell e force, l'existence de cette raison morale indifférente non seul ement aux calculs, mais aussi aux raisonnements les mieux inten tionnés, elle instaurait un ordre du sage-héros, étranger aux critè resordinaires. C'est donc l'Histoire elle-même qui, tout autant que l'expérience intérieure, invitait Cicéron à aller toujours plus loin dans l'élucidation des rapports entre l'éthique et la nature. Le De finibus aboutit à la conclusion que le naturalisme antiochien est apte à justifier une morale du sens commun, non celle de l'absolu. Le livre I des Tusculanes est, lui, à bien des égards très proche de ce Phédon que Caton lut, dit-on, avant de se donner la mort213.
213 Plutarque, Caton, 78, 2 : είσελθών δέ καί κατακλιθείς έλαβεν εις χείρας των Πλάτωνος διαλόγων τον περί ψυχής.
CHAPITRE III STOÏCISME, DOUTE ET IDÉAL : LINSPIRATION NÉOACADÉMICIENNE DES TUSCULANES
Quand on considère la bibliographie très abondante des Tusculanes, on s'aperçoit avec étonnement que très rares sont les travaux qui ont été consacrés à la totalité de l'œuvre1. Si la construction même du De finibus contraint les chercheurs à embrasser l'ensem ble du problème téléologique, ou au moins à analyser dans le détail la position sur ce sujet de chacun des grands courants philosophi ques, les Tusculanes, en revanche, parce qu'elles constituent, en apparence, un tout moins cohérent et philosophiquement plus i ndéterminé, ont été trop souvent étudiées de manière partielle, voire fragmentaire, par des savants qui s'intéressaient à tel ou tel de leurs aspects et croyaient pouvoir faire l'économie d'une vision d'ensemble. D'où ces découpages arbitraires, qui ont eu notam mentpour effet d'isoler le premier livre de tous les autres, sous prétexte qu'il ressortirait à la métaphysique et serait donc d'une inspiration différente de celle de la théorie des passions2. D'où 1 Nous aurons l'occasion tout au long de ce chapitre d'évoquer les multi plesétudes partielles qui ont été consacrées à différents aspects des Tusculanes. Parmi les études, beaucoup plus rares, qui prennent en compte l'œuvre dans sa totalité, ou tout au moins dans un très grand nombre de ses aspects, nous pou vons citer : G. Zietschmann, De Tusculanarum disputationum fontibus, Diss. Hall e,1868; R. Hirzel, Untersuchungen . . ., t. 3, p. 342-492; M. Giusta, op. cit., pas sim, et plus particulièrement dans les pages 229 à 318 du second tome, consa crées à la philosophie des passions, mais Tusc, I, n'est cité qu'une seule fois, p. 212; A. Michel, Rhétorique et philosophie dans les Tusculanes, dans REL, 39, 1961, p. 158-171. Une intéressante étude vient d'être consacrée récemment aux problèmes de la tradition manuscrite : S. Lundström, Zur Textkritik der Tusculanen, Uppsala, 1986. 2 Très révélateurs de cette approche sont les titres des articles, au demeur ant fort importants, consacrés aux Tusculanes par de grands noms de l'érudi tion allemande : M. Pohlenz, Das dritte und vierte Buch der Tusculanen, dans Hermes, 41, 1906, p. 321-355; Das zweite Buch der Tusculanen, ibid., 44, 1909, p. 23-40; R. Philippson, Das dritte und vierte Buch der Tusculanen, ibid., 67, 1932, p. 245-294; P.Finger, Die beiden Quellen des III Buches der Tuskulanen Ciceros, dans Philologus, 84, 1929, p. 51-81. Nous n'avons pas pu, il est vrai, consulter la dissertation de M. Pohlenz, De Ciceronis Tusculanis disputationibus, Univ. - Progr. Göttingen, 1909. L'unité des Tusculanes a été fortement affirmée par A. Michel, op. cit., p. 169.
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aussi ces débats sur les sources, dont nous n'hésiterons pas à dire qu'ils sont particulièrement décevants en ce qui concerne cette œuvre. Et pourtant, si l'on admet, ce qui devrait être une évidence, que les Tusculanes forment un tout dont les éléments n'ont pas été disposés de manière indifférente et ne doivent donc pas être arbi trairement dissociés, comment s'engager dans des études de détail sans avoir au préalable tenté de définir ce que Cicéron a voulu exprimer en rédigeant ce texte? Notre projet est, en tout cas, de montrer qu'il y a dans ces disputationes une double cohérence, interne et aussi par rapport au De finibus, qui transcende les contradictions ponctuelles et dont l'explication ne peut être trouvée que dans l'inspiration platonicienne de l'Arpinate, et plus précisé mentencore dans son appartenance à la Nouvelle Académie. Il ne suffit pas, cependant, de montrer que le ciment existe, il faut aussi comprendre comment la diversité, voire l'hétérogénéité des maté riaux utilisés, loin de constituer un obstacle à l'unité de l'ensemble, est, au contraire, ce qui rend possible celle-ci.
La double cohérence Avant d'exposer les diverses manières dont a été comprise la relation entre les deux traités et de proposer nous-même une inter prétation, il n'est pas inutile de rappeler ce que dit Cicéron à ce sujet en maint endroit des Tusculanes. En effet, une recension pré cise de ces passages, même si elle n'apporte que des réponses par tiellement satisfaisantes, permet en quelque sorte de baliser la recherche en montrant comment l'Arpinate, parfaitement cons cient du caractère apparemment contradictoire de certaines de ses affirmations, estime lui-même nécessaire de s'en justifier et de fai re connaître quelle est la logique de sa pensée. Au § 82 du livre IV, la liaison entre les deux œuvres est fort ement affirmée, mais sans que soit véritablement expliquée la natu re de cette continuité : «il faut nous rendre compte», dit-il, «qu'une fois approfondie, autant qu'il est humainement possible de l'appro fondir, la question du souverain bien et du souverain mal, il n'était pas possible de demander à la philosophie sujets ni plus import antsni plus profonds que ceux de ces quatre journées»3. Il est évidemment important de rapprocher le quoad possunt ab homine 3 Cicéron, Tusc, IV, 38, 82 : Scire autem nos oportet, cognitis quoad pos sunt ab homine cognosci, bonorum et malorum finibus, nihil a philosophia posse out maius out utilius optavi quam haec quae a nobis hoc quadriduo disputata sunt.
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cognosci, platonicien et a fortiori académicien, concernant le De finibus, de la formule imagée que l'on trouve au début de la pre mière Tusculane* : quae uis ut poterò explicabo, nee tarnen quasi Pythius Apollo . . . sed ut homunculus unus e multis probabilia coniectura sequens. Une même inspiration est donc revendiquée pour les deux œuvres, celle de la Nouvelle Académie, dans sa version probablement philonienne. Plus loin, au 32 du livre V, c'est l'interlocuteur qui va amener Cicéron à s'expliquer de manière plus complète, en lui faisant remarquer qu'il y a contradiction entre les arguments qu'il avait employés pour réfuter Caton et la thèse de la vertu suffisant au bonheur. Comment prétendre, en effet, d'une part que les «An ciens» et les Stoïciens sont d'accord sur le fond, et d'autre part que seuls les seconds sont cohérents dans leur philosophie du bon heur5? La réponse de Cicéron est double. Il souligne d'abord que contrairement aux tenants d'un système, lui n'est pas lié à des dog mes et qu'il peut donc défendre librement ce qui paraît vraisemblab le, autrement dit, il excipe là encore de son appartenance à la Nouvelle Académie6. Mais il ne s'en tient pas à cette affirmation de principe qui, sur une question aussi précise, apparaîtrait comme une solution de facilité, et il reprend, sous une forme légèrement différente, ce qu'il avait déjà dit dans sa réponse à Pison : autre chose est de se demander si les Stoïciens ont raison de n'accepter comme bien véritable que Yhonestas, autre chose d'affirmer qu'une fois ce postulat admis, il constitue la formule la plus sûre de bon heur. Il n'y a donc pas contradiction entre les deux traités, mais simplement changement de perspective1. 4 Ibid., I, 9, 17. Ce terme d'homunculus nous rappelle le homuncio de Luc, 43, 134, qui était appliqué à Antiochus pour montrer qu'en refusant d'a ssumer dans ses conséquences ultimes l'éthique stoïcienne il acceptait de ne pas être un dieu, comme le sage, mais un «petit homme». Homunculus se trouve aussi en Tusc, V, 23, 64, pour qualifier avec, nous semble-t-il, une affectueuse ironie, Archimède. Il y a dans l'emploi de ces mots par Cicéron une référence littéraire, puisque Térence emploie ce terme dans Eunuque, 591, lorsque Cherea compare sur le mode comique son attitude à celle de Jupiter. 5 Ibid., V, 11, 32 : Quid est causae quin, si Zenonis rationi consentaneum sit satis magnam uim in uirtute esse ad beate uiuendum, liceat idem Peripateticis dicere? 6 Ibid., 33 : quodcumque nostros animos probabilitate percussit, id dicimus, itaque soli sumus liberi. 7 Ibid. : Non ego hoc loco id quaerendum puto uerumne sit, quod Zenoni placuerit quodque eius auditori Aristoni, bonum esse solum quod honestum esset, sed, si ita esset, + turn ut totum hoc beate uiuere in una uirtute poneret. Malgré l'état du texte, le sens de celui-ci apparaît clairement. Cicéron accepte de pren drecomme point de départ la conception stoïcienne du souverain bien, tout en
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Comme s'il craignait lui-même que sa réponse fût jugée insuf fisante, il revient à la charge un peu plus loin, répétant l'objection formulée par son interlocuteur, pour mieux en montrer ensuite l'inconsistance8. Sans invoquer cette fois la liberté de jugement propre aux philosophes de la Nouvelle Académie, il démontre que l'on peut estimer que les Stoïciens appelent «préférables» ce que leurs maîtres appelaient «biens», sans pour autant faire abstrac tion d'une différence fondamentale : «les premiers s'expriment ains i, il est vrai, mais ils ne disent pas que le bonheur est rempli de ces choses-là, tandis que les seconds estiment que sans elles le bon heur n'existe pas, ou du moins que, si bonheur il y a, on ne peut en tout cas parler de bonheur parfait». De manière progressive donc, et face à la curiosité de l'interlo cuteur,à la fois apprenti dialecticien et symbole des interrogations du lecteur, Cicéron a construit sa justification en reprenant le thè me principal de sa critique du discours de Pison, l'existence d'une double polarité dans l'éthique : Γοίκείωσις d'un côté, le bonheur de l'autre, avec des jugements différents sur le stoïcisme selon que l'on envisage son interprétation de la tendance naturelle ou la cohérence de sa doctrine de la uita beata. L'existence des deux trai téscicéroniens serait-elle donc l'illustration la plus concrète de cet tedistinction - le τέλος vu sous l'angle de Γοίκείωσις ou du bon heur - sur laquelle M. Giusta a construit toute la première partie de son œuvre9? Plus généralement, quelle est l'origine de cette dualité à l'intérieur de la philosophie morale? Avant de poursuivre dans cette direction, il nous faut souligner à quel point c'est Cicéron lui-même qui nous invite à considérer les Tusculanes comme un tout orienté vers une fin, la démonstration du bonheur absolu du sage. Là encore, c'est une intervention de l'interlocuteur qui lui permet de nous révéler, ou plutôt, de nous
sachant que celle-ci est au moins criticable, cf. la proposition si ita esset, où le subjonctif n'est pas seulement dû à l'attraction modale, mais comporte une nuance d'irréel. Il s'agit donc pour lui de montrer qu'il y a une cohérence par faite dans le système stoïcien, mais que celle-ci repose sur une hypothèse, qui, elle, n'a rien de certain. Nous reviendrons sur ce problème de l'hypothèse et de la comparaison entre le système stoïcien et la géométrie, cf. infra, p. 546-549. 8 Pour J. Humbert, traducteur des Tusculanes dans la Collection des Uni versités de France, le début du § 47 constitue une objection directement formul ée par l'interlocuteur de Cicéron. L'analyse des paragraphes précédents mont requ'en réalité c'est Cicéron lui-même qui reprend la critique qui lui avait été adressée au § 32 et qui s'efforce de la réfuter : At enint eadem Stoici «praecipua» uel «producici» dicunt quae «bona» isti. Dicunt Uli quidem, sed Us uitam beatatn completi negant; hi autem sine Us esse nullam putant aut, si sit beata, beatissimam certe negant. 9 Cf. supra, p. 351.
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confirmer la signification de son œuvre. Au § 14 du livre V, alors donc que la démonstration est déjà très avancée, celui-ci a un mou vement de révolte, comme une ultime résistance de son bon sens, et, dans une intervention exceptionnellement longue, il se refuse à accepter l'assimilation du bonheur à la vertu, évoquant en des te rmes vigoureux la réalité de la souffrance, qui peut accabler même les plus vertueux10. Cicéron ne se formalise pas de la violence de cette diatribe, il fait simplement observer à son contradicteur que la quaestio est proche de sa solution et qu'en acceptant les thèses des livres précédents il s'est préparé, bien plus, il s'est engagé, à approuver cette idée d'un sage heureux même dans les plus atroces souffrances11. Admettre, en effet, que le sage est au-dessus de la crainte de la mort, du chagrin et de la passion, c'est déjà faire implicitement de la sagesse la condition nécessaire et suffisante du bonheur. Quelques paragraphes plus loin, Cicéron développera cet temême idée en affirmant sa résolution de ne pas revenir sur des choses qu'il tient pour acquises et il donne à cette occasion le résu méle plus précis et le plus rigoureux que l'on puisse proposer des Tusculanes12 : «puisque le trouble de l'âme rend la vie malheureus e, tandis que son apaisement procure le bonheur, puisque le trou blea deux sources, le chagrin et la crainte, en ce qui concerne les maux imaginaires, la joie folle et le désir, pour ce qui est des biens chimériques, puisque tous ces mouvements sont en conflit avec la réflexion et la raison, irez-vous, quand vous verrez un homme exempt, affranchi, libre d'agitations si violentes, si discordantes et même si contradictoires entre elles, irez-vous hésiter à dire qu'il est heureux?». Les Tusculanes ne sont donc rien d'autre qu'un De uita beata, identique dans son principe - mais non dans son esprit, ni dans les moyens employés, nous essaierons de le montrer - à celui de Sénèque13. L'Académicien comme le Stoïcien ont un même but, com-
10 Cicéron, Tusc, V, 5, 14: beatamque uitam . . . conantem ire in eculeum retinet ipsa prudentia negatque ei cum dolore et cruciato quicquam esse commun e. 11 Ibid., 6, 15. 12 Ibid., 15, 43 : Atque cum perturbationes animi miseram, sedationes autem uitam efficiant beatam, duplexque ratio perturbationis sit, quod aegritudo et metus in malis opinatis, in bonorum autem errore laetitia gestiens libidoque uersetur, cum omnia (ea) cum consilio et ratione pugnent, his tu tarn grauibus concitationibus tamque ipsis inter se dissentientibus atque distractis quem uacuum, solutum, liberum uideris, hunc dubitabis beatum dicere? Trad. pers. 13 La différence essentielle étant que la proposition «il n'est d'autre bien que la beauté morale», qui est acceptée par Cicéron uniquement sur le mode hypothétique, constitue pour Sénèque le dogme fondamental de la vie heureus e.
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battre l'incrédulité que suscite cette proposition extraordinaire, pa radoxale au sens premier du terme : «la vertu suffit pour être heu reux». Mais pourquoi trouve-t-on chez Cicéron ce double trait ement du problème moral, une première fois à partir des tendances naturelles, une seconde fois du point de vue du bonheur, pourquoi cette relation ambiguë entre les deux traités, à la fois autonomes et dépendants l'un de l'autre? Il était logique de chercher l'explication de cette difficulté dans les cadres mêmes de la pensée philosophique de cette époque, et notamment dans ces grands plans d'étude de la philosophie que sont les διαιρέσεις. Il ne nous en est parvenu que deux, celle de Philon de Larissa et celle, infiniment plus complexe, d'Eudore d'Alexandrie14. Il eût été satisfaisant pour l'érudition d'identifier la démarche cicéronienne à l'une de ces méthodes, mais il faut recon naître que, dans ce domaine aussi, l'Arpinate échappe aux tentati ves qui depuis longtemps sont faites pour réduire sa pensée à des schémas scolaires. Ni Hirzel, qui a commis l'erreur, surprenante chez un si grand savant, de croire que le λόγος κατά φιλοσοφίαν dont parle Stobée, serait un véritable ouvrage que Cicéron aurait utilisé comme source pour écrire les Tusculanes15, ni Grilli, qui a voulu trouver dans ce même passage le plan précis des ouvrages philosophiques cicéroniens, n'ont pu construire une démonstration convaincante16. Plus intéressant, et plus complexe, est le cas de la διαίρεσις d'Eudore, dont nous avons déjà eu l'occasion de dire que M. Giusta en a fait l'architecture de ses Vetusta placita 17. Mais, s'il est exact que le De finibus, où sont envisagés à propos de chaque doctrine d'abord le problème du τέλος, puis celui des vertus, cor respond grosso modo à la première partie de la διαίρεσις d'Eudor e18 - lequel cependant procède à de multiples subdivisions qu'on
14 Ces deux «divisions» nous ont été transmises par Stobée, Ed., II, 6, 2, p. 14-15 M. (Philon) et p. 16-18 M. (Eudore). 15 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 490-491. Hirzel a été là victime des préjugés de la Quellenforschung, pour qui il était indispensable de trouver non seulement une source, mais surtout une source écrite. Cette grossière erreur ne doit cepen dantpas entraîner une condamnation globale de cette recherche sur les Tuscu lanesqui est riche d'intuitions fécondes. 16 A. Grilli, II piano delli scritti filosofici di Cicerone, dans RSF, 26, 1971, p. 302-305. Grilli essaie assez laborieusement de démontrer qu'il y a une très grande similitude entre le plan des œuvres philosophiques de Cicéron, tel qu'il se trouve au début du second livre du De diuinatione et la «division» de Philon de Larissa. 17 Cf. supra, p. 346, n. 35. 18 Pour Eudore, loc. cit., les éléments fondamentaux de la philosophie morale sont au nombre de trois : le θεωρητικόν, Γόρμητικόν et le πρακτικόν. En ce qui concerne la première partie, on peut noter les différences suivantes par
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ne retrouve pas chez l'Arpinate -, en revanche, nous croyons que c'est une erreur de voir dans les Tusculanes un παθητικόν. En effet, les citations que nous avons faites de cette œuvre nous ont permis de montrer que, si le problème des passions y tient effectivement une très grande place, il n'est pas traité pour lui-même, mais étro itement subordonné à la thèse centrale du livre, celle de la parfaite béatitude de l'homme vertueux, dont l'impassibilité n'est qu'un aspect 19. En fait, comme l'a montré de manière très convaincante A. Mi chel, c'est chez Cicéron lui-même qu'il faut chercher l'explication de la relation entre les deux traités, les Tusculanes apportant une réponse aux problèmes déjà posés dans le Lucullus et qui dans le De finibus semblaient conduire à une aporie20. Nous reviendrons plus loin sur le problème de fond, car pour l'instant c'est la métho de cicéronienne que nous cherchons à définir le plus précisément possible, et les §§18 et 19 du dernier livre des Tusculanes nous paraissent à cet égard d'un très grand intérêt. Reprenant une com paraison qu'il avait déjà ébauchée, mais dans un tout autre esprit, à la fin du De finibus, Cicéron affirme que la philosophie est enco re plus rigoureuse que la géométrie car, tandis que le géomètre procède de telle sorte qu'il considère comme acquis les théorèmes précédemment démontrés et n'estime nécessaire d'étudier que ce dont il n'a pas été question précédemment, les philosophes, eux, ne progressent pas de manière linéaire21. En effet, ils n'établissent pas une chaîne de déductions et, «quel que soit le point dont ils s'occupent, ils accumulent tout ce qui tend à l'établir, même s'il
rapport au plan général des livres du De finibus cicéronien : il n'y a aucune trace chez l'Arpinate, comme Giusta le reconnaît lui-même, t. 1, p. 156, du προτρεπτικόν qui, selon Eudore, devait faire partie du traitement des vertus ; le περί τεχνών επιτηδευμάτων, qui devrait suivre le développement sur les vertus est tout aussi introuvable, si l'on excepte une phrase de Fin., III, 9, 32; le χαρακτηριστικόν des vertus, c'est à dire leur description, est absent de ce même livre III. En définitive, il apparaît que, s'il y a des ressemblances incontestables entre le De finibus et l'exposé d'Eudore, les différences sont suffisamment important es pour exclure une quelconque relation de source. 19 C'est cette méconnaissance de la finalité véritable de l'œuvre qui a conduit M. Giusta à négliger presque totalement le premier livre et à expliquer la construction du dernier d'une manière que nous croyons être peu vraisemb lable,cf. infra, p. 486. 20 Cf. supra, p. 338. 21 Cf. Fin., V, 28, 83. Dans ce texte, Cicéron compare le stoïcisme aux démonstrations des géomètres, « où si l'on accorde les premières propositions, il faut accorder tout le reste ». Le compliment est empoisonné, puisque la Nouvell e Académie avait, dans la tradition de la République, souligné la fragilité des raisonnements hypothétiques, cf. infra, p. 548.
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s'agit de propositions déjà traitées ailleurs»22. Or, comme exemple de cette démarche intellectuelle, il cite les Stoïciens qui, bien qu'ayant conclu au terme de leur réflexion sur le souverain bien qu'il n'est d'autre bien que Vhonestum, ne s'en tiennent pas à cette seule démonstration, mais estiment nécessaire de traiter à part le problème de la vie heureuse23. Ces propos ne peuvent être, selon nous, appréciés à leur juste valeur que si on les rapproche de ce qu'écrit Sénèque sur ce même sujet24: «II ne faut pas confrondre deux points qui doivent être démontrés séparément : un raisonnement autonome établit qu'il n'y a de bien que l'honnête, un autre que la vertu suffit au bon heur. S'il n'y a de bien que l'honnête, tout le monde reconnaît que la vertu suffit au bonheur. Mais inversement, si la vertu seule fait le bonheur, on ne nous accordera pas qu'il n'y a de bien que ce qui est honnête». A l'instar des philosophes du Portique, l'Académicien Cicéron a donc consacré un ouvrage au problème des fins, un autre à celui du bonheur, démontrant ainsi la même exigence de rationalité par faite que les disciples de Zenon. Mais cette analogie dans la forme implique-telle un accord sur le fond? Faut-il, parce que les Tusculanes sont un traité sur le bonheur, les considérer comme une œuvre d'inspiration stoïcienne? Ce que nous avons vu jusqu'à pré sent de la Nouvelle Académie nous a surtout appris que chez le dia lecticien l'imitation est une arme bien plus souvent qu'un hommag e. Il y a donc lieu de se demander si les Tusculanes, conçues selon une méthode analogue à celle du Portique et riches en thèmes stoï ciens, ne constituent pas une critique du stoïcisme, moins apparent e mais tout aussi sévère sur le fond que celle que nous avons trou véedans le De finibus.
Le livre I et le problème anthropologique Dans la réfutation qu'il avait faite de l'exposé de Caton, Cicé ron avait laissé, malgré tout, une sorte d'échappatoire aux philoso22 Cicéron, Tusc, V, 7, 18: quamcumque rem habent in manibus, in earn quae conueniunt congerunt omnia, etsi alio loco disputata sunt. 23 Ibid. 24 Sénèque, Ep., 85, 17: Mud pr aeterea iudico obseruandum, ne duo quae separatim probanda sunt, misceamus : per se enim colligitur unum bonum esse quod honestum, per se rursus, ad uitam beatam satis esse uirtutem. Si unurn bonum est quod honestum, omnes concedunt ad bene uiuendum sufficere uirtu tem. E contrario non remittetur si beatum sola uirtus facit, unum bonum esse quod honestum esse.
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phes stoïciens en leur suggérant de modifier le principe de base de leur éthique et d'affirmer que l'homme n'est pas soumis au même type d'oiKeicooiç que tous les autres êtres vivants, mais qu'il cher che dès sa naissance à préserver ce qu'il y a de meilleur en lui, l'âme25. La reconnaissance de la singularité radicale du fait hu main était donc présentée aux Stoïciens comme le seul moyen pour eux d'éviter les contradictions que la critique académicienne avait cru déceler dans leur théorie des κατά φύσιν. D'une manière génér ale, le De finibus, nous l'avons dit, révélait l'urgence d'une anthro pologie qui exprimât la spécificité humaine de manière plus satis faisante que ne l'avaient fait l'épicurisme, le stoïcisme, ou la doctri ne des «Anciens», telle qu'elle avait été reconstituée par Antiochus26. Continuité formelle et différences de fond dans l'anthropologie Cicéron aurait pu reprendre le problème sur des bases nouvell es, en faisant abstraction de ce qui avait été dit dans le De finibus, mais une telle démarche n'eût pas été dans la logique générale de son œuvre. Il est, au contraire, intéressant de relever avec quelle subtilité il a tenu à montrer à la fois la continuité de sa réflexion et l'entrée dans une phase nouvelle de celle-ci. Nous avons souligné dans notre analyse des livres IV et V du De finibus la très grande importance de la métaphore de la vigne comme mode d'expression de l'unité du vivant, de la plante à l'homme en passant par le règne animal27. K. Reinhardt a eu rai son de noter qu'il est encore question de la vigne au 56 de Tusc, I, toutefois il lui a échappé que dans ce texte nous avons bien les él éments de la métaphore, mais négativement, sans la métaphore ellemême, c'est-à-dire sans ce qui faisait leur cohésion28. En effet, si la plante, l'animal et l'homme y sont évoqués, c'est pour montrer non plus ce que l'homme a en commun avec les autres êtres vivants, mais ce qui le différencie de ceux-ci29. Dans la conception natura-
25 II est vrai que, dans Fin., IV, 27-29, cette possibilité est, elle aussi, rejetée, puisqu'elle constitue la lecture « indif férentiste » du stoïcisme. Néanmoins, il lui est accordé une cohérence formelle, or les Tusculanes envisagent précisément le stoïcisme de ce point de vue. 26 Cf. supra, p. 441. 27 Cf. supra, p. 421. 28 K. Reinhardt, art. Poseidonios3, RE, 221, 1953, p. (558-826), p. 582. 29 Cicéron, Tusc, I, 24, 56 : animum ipsum -, si nihil esset in eo nisi id, ut per eum uiueremus, tam natura putarem hominis sustentari quant uitis, quant arboris; haec enim etiam dicimus uiuere. Item si nihil haberet animus hominis nisi ut appeteret aut fugeret, id quoque esset ei commune cum bestiis. Les irréels du présent montrent bien que le processus est exactement l'inverse de celui que
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liste défendue par Cicéron lorsqu'il avait réfuté Caton et par Pison dans son exposé de la philosophie péripatéticienne, l'accent était mis sur la continuité naturelle, l'âme apparaissant comme ajout certes précieux, mais n'altérant en rien l'unité du vivant30. Dans ce premier livre des Tusculanes, au contraire, elle n'est plus seul ement ce degré supplémentaire de perfection dans la hiérarchie de la vie, elle témoigne de la présence du divin dans l'homme. Les passages du De finibus que nous avons cités faisaient de l'âme l'aboutissement d'un processus naturel, alors qu'ici ce qui intéresse Cicéron, c'est son altérité par rapport à celui-ci. L'autorité sur laquelle il s'appuie n'est plus Polémon ni Aristote, mais Platon, comme le montrent des citations très précises du Ménon et du Phédon31. L'évocation de la réminiscence, de l'enfermement de l'âme dans le corps, l'allusion au caractère irréel de tout ce qui a un début et une fin, confirment ce que suggérait déjà la désagrégation de la métaphore de la vigne, c'est-à-dire l'abandon d'une philoso phie de la continuité naturelle et le passage à une anthropologie d'un autre type. C'est une démarche identique, à savoir l'utilisation d'un même thème pour dire des choses différentes, que nous trouvons dans les références à l'Apollon Pythien et au γνώθι σεαυτόν32. Rappelons brièvement ce qu'il en est, puisque cette question a déjà été très abondamment étudiée33. Cicéron mentionne pour la première fois le précepte delphique à la fin du premier livre du De legibus, puis dans Fin. V (discours de Pison), et enfin dans le premier et le der nier livres des Tusculanes 34. P. Boyancé a écrit des choses fort jus tes sur les points communs - réels et nombreux - entre ces textes, mais il convient aussi de mettre l'accent sur ce qui les sépare35. S'il
nous trouvions dans les livres IV et V du De finibus, où le règne végétal était le point de départ d'une ascension culminant avec l'homme, présenté comme contenant en lui tous les degrés de la hiérarchie de la nature. 30 C'est ce qu'exprimait très bien cette phrase à propos de la nature (Fin., IV, 14, 37) : Semper ita assumit aliquid ut ea quae prima dederit non asserat. 31 En Tusc, I, 57, sont cités le Ménon, 81 e, et le Phédon, 72 e. 32 Cicéron, Tusc, I, 22, 52, où la connaissance de soi est définie comme la connaissance de l'âme, le corps n'étant qu'un «vase»; V, 25,70, où est évoquée Ma a deo Delphis praecepta cognitio, ut ipsa se mens agnoscat coniunctamque cum diuina mente se sentiat. 33 Cf. P. Boyancé, Cicéron et le Premier Alcibiade, art. cit.; P. Courcelle, Cicéron et le précepte delphique, dans GIF, 21, 1969, p. 109-120; J. Pépin, Idées grecques . . ., p. 59 sq. ; A. Michel, Humanisme et anthropologie chez Cicéron, dans REL, 62, 1984, p. 128-142. 34 En dehors des passages des Tusculanes déjà cités, cf. Leg., I, 22, 58; 23, 60; Fin., V, 16, 44. 35 P. Boyancé, loc. cit.
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est vrai, en effet, que la connaissance de soi apparaît toujours chez Cicéron comme la conséquence d'une pratique approfondie de la philosophie, on ne saurait - et cela a été très justement relevé par J. Pépin - négliger le fait que le γνώθι σεαυτόν est interprété par Pison dans un sens dualiste («savoir ce que sont les facultés du corps et de l'âme et suivre un genre de vie qui ait le plein usage de celles-ci»), tandis que dans le premier livre des Tusculanes, la véri table connaissance de soi est celle de l'âme, le corps n'étant plus considéré que comme un objet inerte, «un récipient qui enferme l'âme»36. C'est là, on l'a dit, la tradition du Premier Alcibiade37. Il faut cependant se garder de conclusions hâtives en ce qui concerne les sources, dans la mesure où cette interprétation «spiritualiste» du précepte delphique était déjà présente dans Leg. I, livre indénia blement influencé par Antiochus38. Doit-on supposer que ce philo sophe avait oscillé entre un dualisme naturaliste et une anthropolog ie platonicienne39? N'y a-t-il pas là une preuve supplémentaire de la liberté avec laquelle Cicéron savait utiliser ses sources? La plus grande prudence est nécessaire dans ce type de recherches et J. Pé pin l'a bien senti, qui a présenté comme une hypothèse vraisemblab le, non comme une certitude, son attribution à Posidonius de l'a nthropologie platonicienne de Tusc. I40. Nous nous contenterons ici de remarquer que l'interprétation contradictoire qui est donnée du γνώθι σεαυτόν dans ce texte et dans Fin. V n'est pas un fait isolé mais un signe, au même titre que l'utilisation négative de la méta36 J. Pépin, op. cit., notamment p. 125, où il est très fortement affirmé que l'anthropologie de la première Tusculane ne peut avoir sa source dans le dualis me d'Antiochus d'Ascalon. Les deux références cicéroniennes que nous donnons se trouvent respectivement en Fin., V, 16, 44, et en Tusc, I, 22, 52. 37 Sur ce point tous les savants que nous avons cités sont d'accord, la divergence concernant donc la manière dont le dialogue platonicien a été inter prété par la ou les sources de Cicéron, ou encore par l'Arpinate lui-même. 38 Sur l'auteur dont Cicéron se serait inspiré pour écrire ce livre, cf. infra, p. 509. 39 S'il est vrai, en effet, que dans cette partie du De legibus le corps n'est pas expressément traité de simple récipient, il n'en reste pas moins vrai qu'au cunevaleur positive ne lui est accordée, cf. en particulier, au § 60 : quom ani mus cognitis perceptisque uirtutibus a corporis obsequio indulgentiaque discesserit. Nous sommes là bien loin de la tonalité de Fin., IV, où il s'agit de faire admettre aux Stoïciens que le corps ne peut être totalement négligé. Cette diffé rence peut donc s'expliquer par le caractère dialectique de la critique du stoïci sme ou par une évolution de la pensée d'Antiochus, les deux hypothèses n'étant pas au demeurant incompatibles, puisqu'il est fort vraisemblable que celui-ci resta, au moins un certain temps après sa rupture avec la Nouvelle Académie, marqué par les méthodes de cette école. 40 J. Pépin, op. cit., p. 165: «C'est donc de Posidonius qu'ont chance de provenir les critiques adressées par Cicéron au souverain bien tel que le concev aitAntiochus».
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phore de la vigne, de la relation si particulière qui existe entre les deux traités, et, tout comme nous avons analysé précédemment la doctrine de Γοίκείωσις dans le De finibus, nous devons maintenant rechercher sur quoi est fondée l'anthropologie de ce premier livre des Tusculanes. L'interprétation néoacadémicienne Comme cela a été souligné par M. Pohlenz, le livre est dans sa conception même platonicien, puisqu'il est construit sur l'alternati ve exposée par Socrate à ses disciples dans l'Apologie et devenue dès lors un lieu commun des consolations41 : la mort n'est pas à craindre car elle ne peut être que l'anéantissement de l'âme, un sommeil sans fin, ou bien l'essor de celle-ci vers sa véritable demeure. Apparemment, donc, le problème anthropologique n'est que secondaire, étant donné que, quelle que soit la réponse qu'on lui apporte, le résultat est, ou plutôt, devrait être, le même du point de vue de l'attitude à adopter. En réalité, cette indifférence à l'a lternative est absente de la Tusculane, Cicéron exprimant très vigou reusement sa préférence pour l'hypothèse de la survie de l'âme, choix qui sera confirmé dans le dernier livre par la description du sage, au centre de laquelle nous trouvons l'adhésion à l'anthropolog ie du Premier Alcibiade*2. En même temps donc qu'il cherche à démontrer l'inanité de la terreur qu'inspire la mort, il établit une définition de l'homme qui paraîtra quelque peu négligée dans les livres suivants et qui, tel un thème musical resurgissant triompha lement alors que de multiples variations l'avaient presque fait oublier, reparaîtra avec un éclat nouveau dans les dernières pages de l'œuvre. Homo platonicus, Cicéron l'est assurément dans cette disputatio première. De quel platonisme s'agit-il? Sur ce point les avis divergent. Pour les uns ce texte est un parfait exemple de ce mélange de pensée platonicienne et de système stoïcien, qui selon eux caractér iserait le Moyen-Portique. Cette thèse fut défendue à la fin du siè cle dernier par P. Corssen et l'idée que Posidonius avait servi de source à Cicéron pour la première Tusculane connut un succès durable43. Elle fut cependant critiquée par K. Reinhardt qui, dans 41 M. Pohlenz, dans son édition scolaire des Tusculanes, Ciceronis Tusculanarum disputationum libri V, t. 1 et 2, Leipzig, 1912, p. 28. Le passage auquel il est fait allusion se trouve dans Y Apologie, 40 c-41 c. 42 Cf. infra, p. 488. 43 P. Corssen, De Posidonio Rhodio M. Tullii Ciceronis in libro I Tusculanarum disputationum et in Somnio Scipionis auctore, Bonn, 1878 et Cicero's Quelle
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son article de la RE tenta, avec des arguments selon nous peu convaincants, de substituer Antiochus à Posidonius 44. Mais déjà auparavant, R. Hirzel, dont nous avons dit qu'il s'était trompé en prétendant que l'Arpinate s'était servi d'un ouvrage. précis de PhiIon de Larissa, avait développé une argumentation des plus intéres santes contres la thèse de Corssen 45. Se refusant à admettre que les Tusculanes fussent un traité stoïcien, il rechercha ce qui dans cha que livre pouvait être attribué à la Nouvelle Académie, et, s'il est vrai que sa démonstration n'emporte pas l'adhésion en ce qui concerne la philosophie des passions, elle se révèle précise et rigoureuse dans l'analyse du premier livre. Cette réflexion a été reprise, et en quelque sorte purifiée de ce qu'elle avait de trop étroitement Quellenforschung, par R. Miller- Jones, dans un article encore trop peu connu, eu égard à ses mérites considérables 46. Analysant le texte paragraphe par paragraphe, ce savant a montré que les idées que l'on trouve dans la première Tusculane, loin de constituer l'apanage de Posidonius, étaient fréquentes dans la pen sée platonicienne de cette époque, certaines d'entre elles ayant même fini par devenir des lieux communs des consolations. Ne pouvant revenir ici sur chacun des moments de son étude, nous avons choisi d'en approfondir un point, le problème de la nature de l'âme, afin de montrer dans quel esprit Cicéron a travaill é. Cette question, à propos de laquelle Sextus Empiricus parlera d'une πολλή και άνήνυτος μάχη 47, avait déjà été abordée dans le Lucullus, et l'Arpinate avait alors montré l'impossibilité de faire un choix parmi tant de théories 48. Au § 18 de Tusc, I, c'est encore une longue doxographie que nous trouvons, allant des Présocratiques aux disciples d'Aristote et, alors qu'on eût pu s'attendre à ce que l'Arpinate donnât son adhésion à la définition platonicienne, il ter-
für das erste Buch der Tusculanen, dans RM, 36, 1881, p. 506-523. La thèse de Corssen reçut notamment l'appui de M. Pohlenz, Die Stoa, t. 2, p. 115. 44 K. Reinhardt, op. cit. Nous avons déjà eu l'occasion de contester, cf. supra, p. 453, la manière dont ce savant interprétait la présence de la métaphor e de la vigne dans Tusc. I. De même, nous n'interprétons pas comme il le fait, p. 577-578, la doxographie de l'âme (cf. infra, p. 458) dans le sens d'un dévoile ment de la vérité qui serait la confirmation de ce que nous trouvons en Fin., V, 10, à propos des recherches des Péripatéticiens : quae ex cognitione facilior facta est inuestigatio rerum occultissimarum. 45 R. Hirzel, op. cit., t. 3, p. 342-406. 46 R. Miller- Jones, Posidonius and Cicero's Tusculan Disputations I, 17-81, dans CPh, 18, 1923, p. 202-238. 47 Sext. Emp., Hyp. Pyr., II, 5, 31. 48 Cicéron, Luc, 40, 124.
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mine son enumeration par cette phrase49: «parmi ces opinions, quelle est la vraie, c'est affaire à un dieu; quelle est la plus vrai semblable, c'est une grande question». Si l'on isole ce passage, il est évident qu'il ne constitue aucun progrès épistémologique par rapport au Lucullus, dont la doxographie sur l'âme s'achevait par un constat d'isosthénie. En réalité, il doit être appréhendé dans le mouvement général de la première Tusculane et l'on s'aperçoit alors qu'il n'est que le point de départ d'une réflexion qui va trouver son aboutissement dans les §§ 67-71. Sur le fond ceux-ci n'apportent aucune certitude et, notamment, ils ne permettent pas de préciser si l'âme est un souffle, un feu, ou encore le cinquième élément aristotélicien50. Mais, d'une part, Cicéron y élimine toutes les hypothèses faisant de l'âme un agrégat ou un mélange, ce qui constitue en soi un progrès dans la recher che, et, surtout, l'impossibilité dans laquelle se trouve l'intelligence humaine de déterminer avec exactitude la physique de l'âme, y est assumée avec sérénité et considérée comme secondaire au regard de l'essentiel, c'est-à-dire de la connaissance que l'âme peut avoir d'elle-même, phénoménologiquement, à travers l'étude de ses fa cultés, et notamment de la mémoire51. Tout comme l'homme ne peut connaître Dieu, mais parvient à se persuader de son existence grâce à la contemplation des merveilles de la nature, il lui est per mis de se percevoir comme parcelle de la divinité52: «la force de l'âme n'est pas suffisante pour que celle-ci puisse se voir ellemême; mais, tout comme l'œil, l'âme, qui ne se voit pas, distingue les autres objets ... en tout cas, elle voit sa force, sa sagacité, sa mémoire, son mouvement, sa rapidité. C'est cela qui est grand, qui
49 Cicéron, Tusc, l, 11, 23 : Harum sententiarum quae uera sit, deus aliqui uiderit; quae ueri simitlima, magna quaestio est. 50 Sur cette question fort complexe on se reportera à l'article de C. Lefebvre, Quinta natura et psychologie aristotélicienne, dans RPhL, 69, 1971, p. 5-43; cf. également E. Bignone, op. cit., t. 1, p. 226-272. 51 Cf. le § 67, où la connaissance de l'âme est celle de « sa force, sa sagacité, sa mémoire, son mouvement, sa rapidité». Le rôle de la mémoire est magnifié, dans la tradition platonicienne de la réminiscence, au § 57. Par ailleurs, il est à remarquer que Cicéron, fidèle en cela à la tradition d'Arcésilas, n'affirme pas dogmatiquement l'impossibilité de connaître la nature de l'âme. 52 Ibid. : Non ualet tantum animus, ut se ipse uideat. - At ut oculus, sic ani mus se non uidens alia cernii . . . uim certe, sagacitatem, memoriam, motum, celeritatem uidet. Haec magna, haec diuina, haec sempiterna sunt. Qua facie quidem sit, aut ubi habitet, ne quaerendum quidem est., trad. pers. Cette comparai son entre l'œil et l'âme a son origine dans le Premier Alcibiade, 132 d, où la tonalité est, cependant, nettement moins pessimiste. Elle a été reprise par Aristote, cf. Bignone, loc. cit., p. 243-244. Le reproche que l'on peut faire à Bignone est que dans son désir d'utiliser cette Tusculane comme témoignage sur le pre mier Aristote, il ignore presque totalement le rôle de la Nouvelle Académie.
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est divin, qui est éternel. Pour ce qui est de savoir quelle est sa phy sionomie ou sa demeure, la question ne mérite même pas d'être posée». Cicéron ne renie donc nullement ce qu'il a écrit dans le Lucullus et dans cette même Tusculane au sujet de la doxographie de l'âme, simplement le travail philosophique lui a permis de défi nir une vraisemblance, l'origine divine de l'âme, et une méthode qu'il estime féconde, l'analyse reflexive des capacités de l'intellect. On est frappé de constater à quel point, sur cette question comme sur tant d'autres, Cicéron et Philon d'Alexandrie sont à la fois très proches et très éloignés l'un de l'autre. Dans De mutatione nominum, l'Alexandrin, reprenant en des termes légèrement diffé rents la métaphore de l'œil et de l'âme, dit que celle-ci n'a pas besoin d'une lumière extérieure pour lancer ses regards, car elle est elle-même lumière; puis, voulant justifier l'incapacité dans la quelle se trouve l'homme de percevoir Dieu, il ajoute53: «Qu'y at-il d'étonnant que l'Être soit imperceptible aux hommes, quand l'esprit qui est en chacun de nous est inconnaissable? Qui a vu, en effet, l'essence de l'âme? Son manque de clarté a suscité des mil liers de disputes chez les sophistes qui ont apporté des avis contrai res ». Les thèmes sont exactement les mêmes dans ce texte que ceux que nous avons relevés chez Cicéron et l'allusion aux disputes des Sophistes correspond évidemment à la doxographie que Philon n'a pas jugé bon d'exposer. Cependant, cette identité ne doit pas diss imuler la différence qui existe dans la finalité des deux raisonne ments. Pour Philon, il s'agit avant tout d'expliquer pourquoi, alors que la Révélation a eu lieu, Dieu demeure inconnu, et sa descrip tion de l'ignorance dans laquelle se trouve l'homme de la nature divine s'inscrit sur fond de certitude absolue54. Chez Cicéron, au contraire, cette certitude n'existe pas : il y a eu passage, de la divers itédes hypothèses sur la définition de l'âme à l'affirmation de l'origine divine de celle-ci, mais cette ascension ne doit pas être considérée comme l'abandon de Γέποχή de la Nouvelle Académie. En effet, si l'Arpinate a tenu à aller le plus loin possible dans le probable, il n'a jamais affirmé, ni même suggéré, qu'il estimait avoir franchi la limite entre le vraisemblable et la vérité. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer deux passages assez éloignés l'un de l'autre dans le livre. Au § 24, l'interlocuteur dit quelle séduction exerce sur lui l'hy-
53 Philon Al., Mut., 10 : τίς γάρ ψυχής ούσίαν ειδεν;ΤΗς ή άδηλότης μυρίας έριδας σοφισταΐς έγέννησεν εναντίας είσηγουμένοις γνώμας ... Cf. également Somn., I, 30-34. 54 Ce point a été admirablement mis en lumière par V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l'Écriture chez Philon d'Alexandrie, Leiden, 1977, p. 183-202.
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pothèse de l'immortalité de l'âme, et aussi sa déception de ne plus pouvoir y croire une fois qu'il a cessé de lire le Phédon. Il voudrait, dit-il, en être persuadé, quand bien même la réalité serait différent e : etiamsi non sit, mihi persuaderi tarnen uelim. Or Cicéron se montre si convaincant, il donne tant d'arguments en faveur de la survie de l'âme que l'autre, dans son enthousiame de néophyte, s'exclame au § 77 que rien ne viendra désormais à bout de sa certi tude : me nemo de immortalitate depellet. C'est alors que Cicéron lui objecte qu'il ne faut pas avoir trop de confiance en soi et que l'erreur est toujours possible, même sur les points que l'on croit les mieux établis55. La préférence que l'on donne à la solution platoni cienne ne doit donc pas conduire à négliger la possibilité d'une autre anthropologie. Dans un premier temps, le philosophe a conduit son interlocuteur d'une adhésion sentimentale et éphémère au platonisme à une conviction étayée par la raison, mais sa tâche ne s'est pas arrêtée là. Il lui faut, en effet, empêcher le disciple de céder à l'illusion d'être parvenu à la connaissance de la vérité et lui faire comprendre que Platon lui-même a pu se tromper. La thèse de l'immortalité de l'âme n'est pas un dogme que l'on doit accepter avec une tranquille et immuable certitude, elle exige un engage ment,un pari, elle est, pour reprendre une expression platonicienn e, un καλός κίνδυνος56. La seconde anthropologie, celle qui considère que l'âme dispar aît,immédiatement ou à terme, et que la mort est donc l'anéanti ssement total de l'être humain, remplit donc une double fonction57. Comme la première, elle a une finalité thérapeutique, elle vise à montrer que la crainte de la mort peut être vaincue, quelle que soit l'idée que l'on se fait de la nature de l'âme. Mais elle est aussi le signe de la distance séparant le philosophe de la vérité, et les cateruae contra dicentium, que l'interlocuteur voudrait ignorer dans sa ferveur, viennent opportunément rappeler que la recherche ne saurait s'arrêter58. Il n'entre pas dans notre propos de faire ici une étude détaillée de cette deuxième partie du livre, mais il est une question que nous ne pouvons laisser de côté, parce qu'elle concerne la relation entre pensée platonicienne et stoïcisme dans ce premier livre des Tusculanes, il s'agit de la position de Panétius59.
55 dere. 56 57 Tusc, 58 59
Cicéron, Tusc, I, 31, 78 : Laudo id quidem, etsi nihil nimis oportet confiCf. Platon, Phédon, 114 d. Cette nouvelle anthropologie occupe les paragraphes 77 à 94 de I. Cf. ibid., § 77. Cf. les § 79 à 81.
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II est assurément normal que Cicéron, losqu'il évoque les phi losophes pour qui l'âme disparaît après la mort, s'intéresse moins à Démocrite et aux Epicuriens, dont il estime sans doute logique qu'ils professent une telle opinion, qu'à un philosophe qui n'appart ient pas à la tradition des atomistes et pour qui il ressent une très grande estime60. Panétius nous est décrit comme un fervent admi rateur de Platon, ne divergeant de celui-ci que sur la question de la survie de l'âme, car, comme les autres philosophes du Portique, il pensait que «l'âme subsiste après sa sortie du corps, mais qu'elle ne subsiste pas toujours»61. Cette position, il l'avait exprimée sous la forme de ces syllogismes, si chers aux Stoïciens62 : - nul ne conteste que ce qui est né périsse; or l'âme naît; donc elle doit périr. - tout ce qui souffre est sujet à la maladie, et par suite à la mort; or l'âme souffre; donc elle doit mourir. Ces syllogismes sont très proches de ceux par lesquels Camèade avait combattu la conception stoïcienne de l'existence des dieux, et l'on en a déduit que Panétius aurait imité l'Académicien en appli quant à la thèse de l'immortalité de l'âme la démonstration que celui-ci avait élaborée pour réfuter le panthéisme63. Nous croyons que les choses sont en fait moins simples et que Camèade avait luimême utilisé contre le stoïcisme une argumentation de Zenon et de Chrysippe64. Mais l'essentiel n'est pas là; ce qu'il nous paraît important, en effet, de remarquer, c'est la continuité de la dialecti que de Camèade au platonisme de ce permier livre des Tusculanes, qui exprime positivement ce qui existait à l'état de virtualité dans la réfutation carnéadienne du stoïcisme, telle que nous la trouvons au dernier livre du De natura deorwn65. Camèade démontrait, en effet, dans sa lutte contre le vitalisme stoïcien, qu'aucun être animé ne peut être immortel (nullum igitur animal est sempiternum), ce qui signifiait implicitement que, si l'immortalité existe, elle est
60 Les jugements laudateurs sur Panétius abondent dans l'œuvre cicéronienne, cf. De rep., I, 21, 34; Luc, 33, 107; Fin., IV, 9, 23 et 28, 79; Off., II, 14, 51. 61 Cicéron, Tusc, I, 31, 78, trad. pers. 62 Ibid., 79. 63 Cf. E. Benz, Tübing. Beitr. ζ. Altert., 7, 1929, p. 13, η. 2, cité par Pease dans sa note à De nat. de., III, 12, 29. 64 Les syllogismes carnéadiens apparaissent comme la parodie destructrice de ceux par lesquels Chrysippe, et sans doute avant lui Zenon, prétendaient démontrer que l'univers est un être animé, cf. Diog. Laërce, VII, 143 = S. F.F., II, 633. 65 Cf. infra, p. 684 sq.
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étrangère au monde de la matière et de la sensation66. Or, ce qui était ainsi suggéré par le scholarque est explicité dans la Tusculane, puisque Cicéron, citant Platon, répond à Panétius que ce qui survit de l'âme est la raison, laquelle est exempte de mouvements désor donnés et se trouve logée loin du désir et de la colère, sans commun ication avec eux67. L'erreur de Panétius, ce en quoi il demeure profondément stoïcien malgré son admiration pour Platon, c'est donc qu'il a été incapable de renoncer à l'immanence, de concevoir une réalité qui échappe aux lois de la matière et de la vie. Pour le réfuter, Cicéron a fait une digression, alors qu'il eût dû, comme il le reconnaît lui-même, se contenter de montrer qu'une telle doctri ne n'impliquait nullement la perception de la mort comme un mal68. Mais cette critique de Panétius n'était-elle pas le meilleur moyen de montrer, dans un livre se caractérisant par la place res treinte qu'y occupe la polémique, la différence existant entre le stoïcisme, fût-il représenté par le plus platonicien de ses scholarques, et la tradition authentiquement platonicienne? La présence du stoïcisme dans Tusc, I, et sa signification II est regrettable que R. Hirzel ou R. Miller Jones, dans leur désir de prouver l'indépendance de Cicéron par rapport au stoïci sme dans cette Tusculane, aient jugé nécessaire de sous-estimer, voi rede nier, la présence en elle d'éléments stoïciens. En effet, la pré sence de ceux-ci n'implique par elle-même aucune adhésion au stoïcisme, car des fragments de doctrine ainsi isolés perdent le sens que leur donnait leur insertion dans un contexte systématique. Il n'y a donc aucun paradoxe à identifier comme étant d'origine stoïcienne certains thèmes du livre, tout en affirmant que celui-ci obéit à une logique qui n'est pas celle du stoïcisme. L'important est de définir la relation de ces éléments stoïciens à leur nouveau contexte. Parmi les arguments avancés par Cicéron en faveur de l'im mortalité de l'âme, celui du consensus des nations sur cette ques tion occupe une place considérable. En effet, après avoir évoqué la tradition des meilleurs, c'est-à-dire celle des plus anciens, qu'il s'agisse des casci dont parle Ennius ou de l'évhémérisme grec, il
66 On peut mettre en relation cette idée avec la lecture que faisait la Nouv elle Académie du Phédon, cf. supra, p. 265. 67 Cicéron, Tusc, 1, 33, 80. 68 Ibid., 81.
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annonce ce qu'il qualifie de maxumum argumentum69 : le fait que tous les hommes ont le plus grand souci de ce qui doit arriver après leur mort prouve qu'ils ont «une sorte de vision des siècles à venir» et qu'ils pressentent qu'il existe quelque chose après la mort. Se référant à ce passage, R. Miller Jones a voulu montrer, notamment à travers un certain nombre de citations d'Aristote, qu'il n'a rien d'exclusivement stoïcien70. Cela est vrai sur le fond, mais Cicéron ne se contente pas d'une simple mention du consen sus omnium, il s'exprime au sujet de cet argument en des termes très proches de ceux qu'emploiera le stoïcien Balbus dans son dis cours du De natura deorum, il s'appuie sur une théorie du consen tement universel comme lex naturae, qui est spécifiquement stoï cienne71. Mais ce qui pour les Stoïciens est un dogme, une certitu de absolue, relève pour lui d'une vraisemblance, certes précieuse, mais qui ne peut être confondue avec la vérité72 : «Si le consente ment universel est la voix de la nature ... il est vraisemblable, les individus les meilleurs étant ceux-là qui s'intéressent le plus à la postérité, qu'il existe quelque chose dont ils doivent avoir le sent iment après leur mort». L'argument stoïcien du consensus omnium a été à la fois conservé dans sa littéralité, et doublement détourné de son sens premier, puisqu'il s'est trouvé, d'une part, relativisé et, d'autre part, mis au service d'une thèse, celle de l'immortalité de l'âme, que le Portique condamnait. Ce même type d'analyse peut être fait à propos d'autres mo ments du texte, et cela d'autant plus facilement que des rapproche ments avec Sextus Empiricus ou Philon d'Alexandrie permettent de
69 Ibid., I, 12, 27. Sur les cosci, cf. Varron, Ling, lai., VII, 28 : et primum «cascum» significai uetus; secundo eins origo Sabina, quae usque radices in Oscam linguam egit. Cascum uetus esse significai Ennius, quod ait : quam prisci cosci populi genuere Latini (Ann., 2, 4). Sur la critique par Ennius de la religion polythéiste, cf. P. Grimai, Le siècle .... p. 223. 70 Les textes aristotéliciens cités par R. Miller- Jones, op. cit., p. 207, (Eudème, frgs 39 et 44 Rose; Méta., 1074 b 1-14) ne sont pas convaincants. Il eût été plus pertinent d'évoquer le De caelo, 1, 270 b 5-8, et les textes cités par Pease, Nat. de., I, p. 295. 71 Cicéron, De nat. de., II, 3, 12 : Itaque inter omnis omnium gentium sum maconstat; omnibus enim innatum est et quasi insculptum esse deos. Malgré la présence de l'adjectif innatus il ne faut pas conclure que pour les Stoïciens la croyance en Dieu était antérieure à l'expérience, cf. supra, à propos des prénot ionsp. 348. Sur le consensus stoïcien, cf. R. Schian, Untersuchungen über das «argumentum e consensu omnium», Hildesheim-New York, 1973, p. 134-141, qui parle fort justement d'un Neufundierung des Arguments in der Stoa. 72 Cicéron, Tusc, I, 15, 35 : Quodsi omnium consensus naturae uerisimile est.
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mieux éclairer le propos cicéronien. Il n'est pas inutile d'en donner quelques exemples. Dans son traité Contre les physiciens, Sextus explique que les adversaires du stoïcisme avaient critiqué son utilisation théologi que du consensus omnium en objectant que tous les hommes croient aux légendes de l'Hadès, alors que celles-ci n'ont rien de vraisemblable73. A cela les Stoïciens répliquaient que la contradic tion était dans l'idée même de l'existence des Enfers, l'âme ne pou vant descendre, mais uniquement monter, puisque faite d'air igné. L'ascension des âmes est ainsi décrite dans ce même passage74 : «ayant quitté la sphère du soleil, elles habitent la région sublunaire et elles restent là fort longtemps à cause de la pureté de l'air; pour subsister elles utilisent la vapeur qui s'élève de la terre, comme les autres astres, et rien dans ces régions ne peut les dissoudre». Comme les Stoïciens, Cicéron n'a que mépris pour les mythes relatifs aux Enfers, dans lesquels il voit une carence du raisonne ment75.Cependant, contrairement à ces philosophes, il n'invoque aucune doctrine physique précise pour condamner cette croyance, se contentant de mettre en évidence une contradiction bien plus frappante pour le sens commun76 : ceux qui jadis croyaient aux Enfers y situaient des actions exigeant la présence des corps, alors même que ceux-ci avaient été incinérés. En revanche, cette descrip tion de l'ascension des âmes, que les Stoïciens utilisaient comme un argument contre l'existence de l'Hadès, lui, la reprend presque textuellement à l'appui de sa démonstration de l'immortalité de l'âme, laissant volontairement de côté le fait, pourtant essentiel, que dans le stoïcisme il s'agit d'une survie provisoire de celle-ci. Ce qui, dans le système stoïcien, est un élément indissociable de l'e nsemble de la doctrine, apparaît au contraire à l'Arpinate comme une particule de probabilité («si l'âme relève des quatre éléments . . . c'est d'air enflammé qu'elle est constituée77) insérable, du fait même de l'incertitude qui lui est inhérente, dans des contextes dif-
73 Sext. Emp., Adu. phys., I = Adu. math., IX, 71-74. 74 Ibid., 73 : ίκσκηνοι γοϋν ηλίου γενόμεναι τον ύπο σελήνην οίκοΰσι τρό πον, ένθάδε τε δια τήν ειλικρινειαν τοϋ αέρος πλείονα προς διαμονήν λαμβάνουσι χρόνον, τροφή τε χρώνται οικεία τη άπό γής αναθυμιάσει ώς και τα λοιπά άστρα, το διαλυσόν τε αύτάς έν έκείνοις τοις τόποις ούκ εχουσιν. Trad. Grenier modif iée. 75 Cicéron, Tusc, I, 16, 36 : Cuius (= rationis) ignorano finxit inferos easque formidines quas tu contemnere non sine causa uidebare. 76 Ibid., 37. 77 Ibid., 42 : /5 autem animus qui si est horum quattuor generum ... ex infiammata anima constat. Cicéron n'accepte donc de suivre Panétius sur la physique de l'âme que dans la mesure où la théorie stoïcienne peut servir à étayer, en quelque sorte malgré elle, la thèse de l'immortalité de l'âme.
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férents, et apportant à chacun d'eux un surcroît de vraisemblanc e. Nous avons pris notre deuxième exemple dans la description que fait Cicéron de la vie de l'âme lorsqu'elle est installée dans les régions éthérées78. Il est inutile d'insister sur ce que cette eschato logie doit à Platon. Toutefois, au centre de ce passage, nous trou vons un développement sur la relation entre les sens et l'âme, auquel il est possible de trouver une lointaine origine dans le Théétète, mais qui, tel qu'il se présente là, doit certainement beaucoup à une source intermédiaire79: «maintenant même», écrit-il «ce n'est pas avec les yeux que nous percevons ce que nous voyons, car il n'y a aucune capacité de sentir dans le corps, mais - ainsi que l'ense ignent non seulement les physiciens, mais encore les médecins qui ont dégagé et mis à jour ces conduits - il existe des sortes de canaux qui font communiquer le siège de l'âme avec les yeux, les oreilles, les narines». Plus loin, Cicéron parlera des «cinq messa gers de l'âme», qui lui rapportent des nouvelles dont elle est seule juge, et il louera l'art avec lequel la nature a façonné les conduits qui vont de l'âme au corps80. Les passages que nous venons de citer correspondent bien à la manière dont les Stoïciens expli quaient le rôle de l'hégémonique dans la représentation, et, au demeurant, il nous est parvenu un texte stoïcien très proche de ce qu'écrit Cicéron81. Cependant, là encore, l'Arpinate n'emploie les thèmes et les métaphores stoïciens qu'en les adaptant à la philoso phie qui est la sienne. En effet, si dans un premier temps il s'expr ime d'une manière que ne renierait pas un philosophe du Portique, c'est pour ajouter aussitôt après que «ces conduits n'en sont pas moins en quelque sorte obstrués dans une certaine mesure par des éléments terrestres et grossiers, tandis que, quand l'âme existera seule, nul obstacle ne l'empêchera de percevoir la qualité de toute chose»82. Cicéron parle donc de la perception comme les Stoïciens, mais avec cette différence qu'il situe dans l'idéal ce qui pour eux ressortit à la réalité actuelle. 78 Ibid., 19, 43-21, 49. 79 Ibid., 46: Nos enim ne nunc quidem oculis cernimus ea quae uidemus; neque est enim ullus sensus in corpore, sed, ut non physici solum docent, uerum etiam medici qui ista aperta et patefacta uiderunt, uiae quasi quaedam sunt ad oculos, ad auris, ad naris a sede animi perforatae. Nous avons légèrement modif ié la traduction Humbert. 80 Ibid. et § 47 : foramina ilia quae patent ad animum a corpore callidissimo artificio natura fabricata est. 81 Cf. Aetius., Plac, IV, 5, 3 = S.V.F., II, 866. 82 Ibid. : tarnen terrenis concretisque corporibus sunt intersaepta quodam modo; cum autem nihil erit praeter animum, nulla re obiecta impediet quo minus percipiat quale quidque sit.
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La comparaison avec Philon d'Alexandrie montre qu'une telle démarche n'est pas propre à l'Arpinate. Nous trouvons, en effet, dans le De fuga et inuentione une autre métaphore stoïcienne pour illustrer le processus de la représentation83 : l'hégémonique est comme une source qui envoie son eau jusqu'aux sens et permet à ceux-ci de «couler vers le sensible». Philon est-il stoïcien pour autant? Nullement, puisque dans ce même traité (et l'on pourrait multiplier les exemples) il interprète l'interdiction que fait Dieu à Moïse de s'approcher du buisson ardent comme l'expression all égorique de l'incapacité de l'intelligence humaine à connaître les causes dernières84. Pour les Stoïciens, au contraire, il n'y a pas de limite à la science humaine et c'est par elle que le sage devient l'égal de la divinité. Parce que le stoïcisme, une fois désarticulé, c'est-à-dire privé de son enracinement dans le sensible, se prête fort bien à une lec ture idéaliste, Cicéron et Philon se réfèrent à lui sans céder en quoi que ce soit sur ce qui pour eux est primordial, à savoir cette rela tion de l'homme à Dieu, faite à la fois de similitude et de distance, rendant impossible toute certitude spécifiquement humaine, mais permettant à la raison de confirmer dans une certaine mesure la croyance. En ce qui concerne plus précisément l'Arpinate, ses em prunts au Portique n'altèrent en rien le caractère platonicien de sa démonstration, ils traduisent la volonté d'enrichir et d'actualiser la pensée de Platon en lui donnant un nouveau langage, non l'inten tion de la diluer dans un quelconque syncrétisme. Mais comment définir le platonisme de cette première Tusculane? Tout comme le Lucullus, la disputano sur la vanité de la crain te de la mort est placée sous le signe de Γέποχή, le Socrate du Phédon étant pour Cicéron le sage qui, bien qu'il ait la conviction que l'âme est immortelle, s'abstient de donner un assentiment ferme à cette thèse85. L'inspiration néoacadémicienne, dont nous avons tenté de montrer l'importance dans le livre, s'exprime même, à l'occasion, en des termes qui sont proches de ceux du dialogue sur le critère de la vérité86. Sur le fond, le Cicéron qui parle de l'im-
83 Philon Al., Fug., 182. Cette métaphore est très proche de celle, stoïcienne, que nous trouvons chez Aetius, Plac, IV, 8, 1 = S.V.F., II, 850, où il est question des πνεύματα νοερά qui vont de l'hégémonique aux sens. Sur les métaphores stoïciennes, cf. l'important ouvrage de K. H. Rolke, Bildhafte Vergleiche bei den Stoikern, Hildesheim - New York, 1975. 84 Ibid., 162. 85 Cf. ce qui est dit de Socrate en I, 41, 97-98, où est évoqué le raisonne ment de Socrate dans XApologie, cf. supra, n. 62. 86 Ibid., 42, 100, où est réaffirmée l'image que la Nouvelle Académie avait donnée de Socrate : suum illud, nihil ut adfirmet, tenet ad extremum.
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mortalité de l'âme est tout aussi pessimiste quant aux capacités de la raison raisonnante que celui qui combattait la théorie stoïcienne de la connaissance. Entre les deux œuvres, entre le Lucullus et la Tusculane, il existe malgré tout une différence importante. Alors que dans le premier, la probabilité, quand elle parvenait à émerger de l'isosthénie, n'était envisagée que comme une approche incertai ne de la vérité, dans l'autre texte elle finit par exister en quelque sorte par elle même, comme espoir et comme exigence d'absolu. La célèbre réplique de l'interlocuteur, approuvée par Cicéron {erra re mehercule maio cum Piatone . . . quam cum istis uera sentire*7) n'est pas une boutade, elle exprime selon nous cette nouvelle fonc tion de la croyance, qui ne se définit plus seulement par rapport au vrai et qui, même fausse, se justifierait par le sens qu'elle serait susceptible de donner à l'existence. Ce que Cicéron recherche chez Platon, ce ne sont pas des arguments parfaitement convaincants, mais une définition de l'homme, dont il n'ignore pas qu'elle peut être fausse, et dont il pense cependant qu'elle est la seule suscepti ble de rendre compte des aspects les plus nobles de la réalité humaine. S'il semble faire peu de cas de la vérité théorique, c'est au nom d'une vérité d'expérience88: des hommes, philosophes ou pas, meurent avec un courage si grand que leur exemple prouve que la mort n'est pas un mal. Cette même constatation conduira le Montaigne du dernier livre des Essais à la conclusion que la mort est «le bout, non le but de la vie» et à la glorification de ce doux guide qu'est Nature89. La position de Cicéron est, nous semble-t-il, plus complexe, puisque ces exempta ne créent en lui aucune certi tude définitive, mais sont à la fois un puissant motif de consolation face à l'angoisse de la mort et l'un des éléments qui vont permettre de façonner, à partir de la réalité humaine, la figure idéale du sage90.
87 Ibid., 16, 40. 88 Ce sont les exempla que nous trouvons à partir du § 89 et qui sont intro duits par la phrase : Quamquam quid opus est in hoc philosophari, cum rem non magnopere philosophia egere uideamus ? 89 Montaigne, Essais, III, chap. 12, p. 1051 de l'édition Villey : «Mais il m'est advis que c'est bien le bout, non pourtant le but de la vie»; pour la glori fication de la Nature, cf. surtout le chapitre XIII, «De l'expérience». 90 On résumera cette différence en disant que le Montaigne du dernier livre des Essais est intensément immanentiste, au point de railler la recherche philosophique, alors que Cicéron, tout en admirant l'ordre naturel, n'exclut jamais ni l'interrogation sur celui-ci ni la possibilité de l'erreur.
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L'ÉTHIQUE La philosophie des passions dans les livres II, III, IV
La liberté de l'Académicien A la notable exception, que nous avons déjà signalée, de R. Hirzel, la philologie classique a vu dans les livres II, III et IV des Tusculanes des textes d'une inspiration nettement stoïcienne91. On ne saurait négliger ses analyses, car si l'attribution d'un livre à tel phi losophe du Portique plutôt qu'à tel autre fut souvent faite à partir de critères discutables, indéniablement le stoïcisme tient dans cette partie de l'œuvre une place telle qu'on conclurait volontiers à une éclipse de Γέποχή. A plusieurs reprises Cicéron prend ses distances par rapport à l'Ancienne comme à la Nouvelle Académie. Ainsi, au § 12 du livre III, citant le mot de Crantor qui se refusait à considé rer comme un bien l'insensibilité et disait qu'elle se paye par la barbarie de l'âme et l'atonie du corps, il reconnaît la finesse du propos, mais met en garde contre un langage qu'il juge propre à flatter la faiblesse et la lâcheté92. De toute évidence, il ne se recon naît pas dans cette métriopathie, chère à l'Académicien comme aux Péripatéticiens. Plus loin dans ce même livre, il s'oppose vigoureu sementà Camèade et prend contre lui le parti de Chrysippe à pro pos de la meilleure manière de combattre le chagrin93. Camèade reprochait, en effet, au Stoïcien de croire que l'évocation de la loi universelle soumettant tout homme à la mort pouvait être un sujet de consolation, et il soutenait qu'il y avait tout lieu au contraire de déplorer cette cruauté du destin. Cicéron, défenseur sur ce point de l'orthodoxie stoïcienne, estime, au contraire, que la prise de conscience de la réalité de la condition humaine est de nature à empêcher une vaine révolte et, par là-même, à soulager le cha grin94. Cette adhésion aux idées du Portique sur l'éradication des passions, cet apparent éloignement de la Nouvelle Académie trouve sa confirmation dans une phrase à laquelle la prudence de la fo rmulation donne une force particulière95: «nous aurons beau har celer ces gens-là, comme Camèade avait l'habitude de le faire, je crains qu'il n'y ait qu'eux comme véritables philosophes». La seule 91 Cf. les articles cités à la note 2. 92 Cicéron, Tusc, III, 6, 13 : Sed uideamus ne haec oratio sit hominum adsentantium nostrae inbecillitati et indulgentium moltitudini. 93 Ibid., 25, 60. 94 Ibid. : Nam et nécessitas ferendae condidonis humanae quasi cum deo pugnare prohibet admonetque esse hominem, quae cogitatio magno opere luctum leuat . . . 95 Op. cit., IV, 24, 53 : Quamuis licet insectemur istos, ut Carneades solebat, metuo ne soli philosophi sint.
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fois où Cicéron approuve sans réserve Camèade dans ces livres, c'est à propos d'une disputatio au cours de laquelle le scholarque défendait, sans doute dialectiquement, une thèse stoïcienne, celle de l'insensibilité du sage aux malheurs de sa patrie96. Nous percevons plus nettement encore dans quel état d'esprit Cicéron écrit au sujet des passions, en comparant cette partie des Tusculanes à un texte bien intéressant malgré ses nombreuses mal adresses formelles, cette Consolation à Apollonios dont l'attribu tion à Plutarque demeure controversée97. Même s'il arrive à l'au teur de cette œuvre d'utiliser des thèmes stoïciens devenus des lieux communs, la tonalité de son livre est étrangère au stoïcisme, elle traduit une conception moins intransigeante de l'éthique et une attention plus grande à l'affectivité98. Dans la tradition de Crantor, l'Académicien Plutarque (ou son imitateur) fait l'éloge de la métriopathie, estimant que le rôle de la philosophie est de maint enir la douleur dans des limites convenables, non de l'extirper99. Cicéron, au contraire, a, en tout cas en ce qui concerne le sage, une position beaucoup plus radicale, se refusant à admettre que l'âme de celui-ci puisse connaître le moindre trouble et il semble donc adhérer totalement à la doctrine stoïcienne de la condamnation sans nuance de la passion100. Y aurait-il donc un hiatus dans les Tusculanes entre le premier livre où le stoïcisme est utilisé sans être approuvé sur le fond, et les livres suivants où il régnerait en maître? Parce que nous croyons très fortement à l'unité de cette œuvre, nous voulons mettre en évidence un certain nombre d'él éments que le lieu commun du stoïcisme de ces Tusculanes a fait négliger.
96 Ce passage a été étudié par A. M. Ioppolo, Cameade e il terzo libro delle «Tusculane», dans Elenchos, 1, 1980, p. 76-91, qui conclut au caractère dialecti que de cette proposition carnéadienne. 97 Cf. la remarquable édition de J. Hani, Consolation à Apollonios, Paris, 1972. Les arguments contre l'authenticité ont pour origine l'absence de l'œuvre dans le Catalogue de Lamprias et des considérations stylistiques. J. Hani est cependant assez réticent à leur égard, cf. p. 40 : « nous sommes donc résolument favorables à l'hypothèse de l'authenticité. Nous disons bien l'hypothèse, car on ne peut être totalement aff irmatif : les problèmes soulevés par la Consolation à Apollonios, même ramenés à de plus justes proportions, demeurent entiers ». 98 La position de l'auteur de la Consolation est que, si le deuil est un mal, « il faut le restreindre, le réduire et le supprimer dans toute la mesure du possi ble» (19, 111 f). La restriction est caractéristique de la modération qui domine dans cette œuvre. 99 En 3, 102 d, l'auteur de la Consolation condamne l'apathie en s'appuyant sur le passage de Crantor cité par Cicéron en III, 6, 12. 100 Sur la doctrine stoïcienne de la passion, on se reportera à l'ouvrage déjà mentionné de J. Pigeaud, La maladie de l'âme, p. 245-371 («Stoïcisme et maladie de l'âme»).
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Rappelons d'abord que, malgré l'importance de ses emprunts au stoïcisme, qu'il est le premier à reconnaître, Cicéron ne renonce pas à se définir comme néoacadémicien, puisque, au début du livre II, dans un passage dont nous avons déjà eu l'occasion de montrer l'importance, il affirme une fois de plus sa préférence pour la méthode antilogique, à la fois instrument de connaissance et exer cice oratoire, et il semble faire des disputationes de Tusculum le prolongement de l'enseignement de Philon de Larissa101. Mais estce là autre chose qu'une simple déclaration de principe et faut-il voir dans le fait que les entretiens se déroulent dans YAcademia de la propriété un symbole révélateur de la signification de l'œuvre? Qu'est-ce qui dans les disputationes elles-mêmes corrobore la fidéli té de Cicéron à l'école platonicienne? Il nous semble d'abord qu'on n'a pas prêté suffisamment d'at tention aux formules qui introduisent les thèmes stoïciens, considé rées peut-être comme de simples clauses de style, alors qu'elles ont une importance certaine pour qui veut déterminer quel est le mou vement de la pensée cicéronienne. En effet, elles ne traduisent jamais une identification totale au système de Zenon, elles sont au contraire autant de signes qui montrent une distance parfois inf ime, mais irréductible par rapport au stoïcisme. Qu'il s'agisse de parler more Stoïcorum ou de «demander un traitement à ces philo sophes», Cicéron parle d'eux comme de gens dont il adopte provi soirement la méthode et les idées, nullement comme de maîtres auxquels il se sentirait intellectuellement et af f ectivement lié 102. Ail leurs, il est question de la tradition socratique de la santé de l'âme (la sagesse), dont les Stoïciens auraient été les meilleurs gardiens, ce qui est à la fois un hommage rendu au Portique et un déni de son originalité 103. D'une manière générale, l'analyse stoïcienne de la passion apparaît comme le prélude à une réflexion plus libre, plus soucieuse d'efficacité pratique et laissant une large place à la confrontation des différentes méthodes, «les rames de la dialect ique» préparant «les voiles de l'éloquence»104. Il ne s'agit pas seule ment, comme dans les Paradoxes, de mettre la virtuosité au service de dogmes peu accessibles au commun des mortels, mais, tout en
101 Cicéron, Tusc, II, 3, 9, cf. supra, p. 49. 102 Ibid., Ill, 6, 14; Π, 19, 45. 103 Ibid., Ill, 5, 10, à propos de la tradition des anciens Romains, reflétée par la langue latine : qui haec rebus nomina posuerunt sensisse hoc idem quod a Socrate acceptum diligenter Stoici retinuerunt, omnis insipientes esse non sanos. Il y a donc consensus pour Cicéron entre la condamnation romaine de la pas sion et celle formulée par Socrate, puis par les Stoïciens. 104 Cf. ibid., IV, 5, 9 : Quaerebam igitur utrum panderem uela orationis statim an earn ante paululum dialecticorum remis propellerem.
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considérant que la doctrine stoïcienne est dans ce domaine la plus vraisemblable, de pouvoir exercer sa liberté d'esprit à l'égard de toutes les doctrines. Nous avons un bon exemple de cette démarche au § 51 du livre III, lorsque Cicéron évoque, non sans humour, le conflit qui l'oppo se à ces optimi uiri que sont les Épicuriens, lesquels l'accusent de se montrer injuste à l'égard de leur maître. Lui, refuse de se laisser entraîner dans ce qu'il compare à une guerre Punique et il oppose sa sérénité à la susceptibilité des philosophes du Jardin, n'excluant nullement qu'ils soient les interprètes de la vérité et leur demand ant simplement de ne pas trop s'enorgueillir d'une doctrine qui, quand bien même elle serait vraie, n'aurait rien de glorieux pour l'homme 105. C'est là une autre façon de formuler le errare mehercule maio cum Piatone! Cette liberté serait cependant inconsistante si elle admettait des exceptions, si elle ne s'exerçait pas sur les ques tions mêmes à propos desquelles Cicéron s'exprime comme un Stoïcien. Or il est remarquable que, sur un point aussi important que la définition de la passion, il ait tenu, bien que se rangeant du côté de Zenon, à marquer avec vigueur les limites de son adhésion et sa fidélité à Γέποχή106 : «qu'ils se battent entre eux», dit-il en par lant des Stoïciens et des Péripatéticiens, «je n'y vois personnelle ment aucun inconvénient, car, moi, je ne suis pas astreint à autre chose qu'à la recherche du vraisemblable». Dans cette formule un peu abrupte, il n'y a aucune marque de désintérêt pour le problè me philosophique de la passion, mais la volonté de montrer que, quelle que soit son attirance pour la théorie stoïcienne, il ne la tient pas pour la seule possible et qu'il ne renonce pas à la distinction entre la vérité et le vraisemblable qui est l'essence même de sa phi losophie. La disputatio n'est pas destinée à établir des dogmes, elle a pour finalité de réunir les arguments les plus probables en faveur d'une thèse, et à ce titre elle n'est le lieu d'aucune certitu de. Le refus de l'assentiment définitif est pour Cicéron une attitu de générale, mais qui dans chaque cas précis se fonde sur un cer tain nombre de raisons, lesquelles découlent de la désarticulation des systèmes, objet premier de la dialectique néoacadémicienne.
105 Ibid., Ill, 21, 51 : tantum admonebo, si maxime uerum sit ad corpus omnia referre sapientem siue, ut honestius dicam, nihil facere nisi quod expédiât, siue omnia referre ad utilitatem suam, quoniam haec plausibilia non sunt, ut in sinu gaudeant, gloriose loqui desinant. La présence du potentiel montre bien que pour Cicéron la véracité de l'épicurisme est une hypothèse qu'on ne peut écart er. 106 Ibid., IV, 21, 47 : Digladientur Uli per me licet, cui nihil est necesse nisi ubi sit illud quod ueri simillimum uideatur anquirere.
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Ainsi, il sait gré aux Stoïciens d'avoir su formuler avec une rigueur inégalée une tradition qui à ses yeux est socratique et romaine, cel lede la condamnation des passions, envisagées comme des mala diesde l'âme, et il fait sienne leur étiologie de la passion 107 : omnes perturbationes iudicio censent fieri et opinione, parce qu'il estime qu'elle est la plus appropriée à la condamnation de ce phénomène, Cependant, il ne se tient pas pour autant obligé d'adhérer à ce qui dans le stoïcisme sous-tend la définition de la passion comme juge ment, à savoir la physique de l'âme. En simplifiant quelque peu, on pourrait dire qu'il transforme en méthode ce qui pour les Stoïciens est description exacte de la réalité. Cette discontinuité fait assuré mentproblème. Il faut dans un premier temps en déterminer la nature, puis tenter de comprendre pourquoi elle est tout autre cho sequ'une incohérence. Monisme ou dualisme de l'âme"? La Quellenforschung a cru pouvoir expliquer la coexistence dans les mêmes textes d'une théorie rigoureusement chrysippéenne, donc moniste, de la passion et d'une conception dualiste de l'âme, en privilégiant l'hypothèse d'une source médio-stoïcienne qui aurait donné une présentation nouvelle de la doctrine de l'An cien Portique, les noms les plus souvent avancés étant celui de Panétius pour le second livre, celui de Posidonius pour les livres III et IV108. Cette dernière hypothèse a été tout récemment très vigou reusement contestée par J. Pigeaud, qui, dans son beau livre sur «la maladie de l'âme», a interprété la pensée cicéronienne comme une «lecture dualiste de Chrysippe», dont l'Àrpinate serait luimême probablement l'auteur109. Il est préférable, nous semble-t-il, de parler d'une contradiction assumée et même volontaire, et c'est 107 Ibid., 7, 14 = S.V.F., III, 380. La définition plus spécifiquement zénonienne est donnée en 6, 11 = S.V.F., I, 205 : Est igitur Zenonis haec definitio, ut perturbatio sit . . . auersa a recta ratione contra naturam animi commotio. 108 Panétius a été proposé comme source du livre II par M. Pohlenz, Das zweite . . ., op. cit., et, à notre connaissance, aucune réfutation de cette thèse n'a été publiée depuis ; pour les livres III et IV les choses sont plus complexes : von Arnim, dans la préface des S.V.F., p. XX-XXVII, a proposé Posidonius comme source principale ; M. Pohlenz, Das dritte und vierte . . ., a décelé, p. 332-338, dans l'exposé de la théorie stoïcienne des passions un mélange de thèmes chrysippéens et posidoniens qui n'a pu être selon lui élaboré que par Antiochus d'Ascalon ; R. Philippson, Das dritte und vierte . . ., a réfuté Pohlenz sur l'identité de la source directe qui serait selon lui non pas l'Ascalonite, mais un Stoïcien récent qui, tout en restant très attaché à l'héritage chrysippéen, aurait tenu compte de certaines innovations posidoniennes. 109 J. Pigeaud, op. cit., p. 245 sq.
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ce que nous allons essayer de montrer à travers la comparaison de deux passages110. Au § 47 du livre II, Cicéron dit que pour résister à la douleur il faut se commander à soi-même, et, voulant justifier l'emploi de cet teexpression, il explique qu'il y a deux parties dans l'âme humai ne : l'une est la raison, l'autre la temeritas, c'est-à-dire la partie impulsive, qualifiée d'élément «sans fermeté, lâche, bas, en quel que sorte énervé et sans énergie»111. On a remarqué que cette divi sion bipartite de l'âme est la même que celle qui figure dans un texte dont la source est Panétius, le premier livre du De officiis112. Or, précisément, nous rencontrons un peu plus loin l'une des notions les plus importantes de la philosophie stoïcienne, celle de tension, de τόνος, liée à la physique du πνεύμα, ce souffle qui par court le corps tout entier113. La conception dualiste de l'âme et le concept de tension sont harmonieusement agencés dans cette Tusculane, les métaphores de l'effort succédant à celles du commande ment sans que l'on ait véritablement l'impression de registres diffé rents. L'explication en est que, si la division de l'âme semble avoir pour vocation de décrire la réalité psychologique114, l'exposé sur la contentio est, en revanche, dépourvu de toute référence dogmati que précise et se compose principalement d'exemples pris à la vie quotidienne : l'effort que l'on fait pour soulever un fardeau, pour
110 L'expression, chère à J. Pigeaud, de «lecture dualiste de Chrysippe» (p. 245 et 323) ne nous paraît pas convenir à la réalité de Tusc, III et IV, parce qu'elle suppose que Chrysippe est l'élément de référence, le centre de la réflexion cicéronienne. Or c'est très exactement l'inverse. Chrysippe est là, si étonnant que cela paraisse, pour aider à mieux exprimer le dualisme platoni cien ; il sert d'auxiliaire, nullement de guide. Cicéron choisit l'expression moniste parce qu'elle lui paraît être formellement la plus rigoureuse, mais ses sources philosophiques restent Socra te et Platon, dont le dualisme, il l'a montré dans Tusc, I, est pour lui l'hypothèse la plus vraisemblable sur la nature de l'âme. 111 Cicéron, Tusc, II, 20. 47 : natura molle quiddam, demissum, humile, eneruatum quodam modo et languidum. 112 Cicéron, De off., I, 28, 101 : Duplex est enim uis animorum atque natura : una pars in appetitu posita est, quae est ορμή graece, quae hominem hue et illuc rapii, altera in ratione. Le rapprochement entre ce texte et celui des Tusculanes a été fait par M. Pohlenz, Das zweite . . ., p. 35 ; Antikes Fuhrertum, Leipzig-Berl in, 1934, p. 65, n. 1. Il a été contesté par M. Van Straaten, op. cit., p. 105. 113 La contentio apparaît au § 51 et s'impose au § 54, où tous les exemples sont destinés à montrer l'analogie entre la tension de l'âme et celle du corps. 114 II faut remarquer qu'il est difficile de déterminer dans de tels textes ce qui relève de la métaphore et ce qui veut être une description de la réalité. Posidonius lui-même utilisait la métaphore platonicienne du char et du cocher, cf. Galien, Hipp, et Plat, decr., V, 5, 32-36, ce qui ne signifie pas qu'il ait fait sien le dualisme de Platon, cf. infra, p. 478. Cicéron, lui, fait sienne, sur le mode du probable, la uetus descriptio, cf. n. 116, c'est-à-dire la psychologie platonicienn e.
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forcer sa voix ou pour être le meilleur sur un stade. La notion de τόνος a donc été détachée de son contexte moniste et ingénieuse ment utilisée pour illustrer le triomphe de la raison sur l'irration nel. Le caractère paradoxal de cette harmonie entre platonisme et stoïcisme est souligné dans notre second passage, qui se trouve au début de la quatrième Tusculane115. Cicéron s'y montre moins mé taphorique, parce qu'il définit la méthode qui va être la sienne dans ce livre. Pour traiter de l'ensemble des passions, il annonce qu'il reprend à son compte la uetus descriptio de Platon et de Pythagore, c'est-à-dire la division de l'âme, avec, d'un côté, la rai son et, de l'autre, une partie qui est le lieu de la colère et du désir, Γέπιθυμητικόν et le θυμοειδές platoniciens116. Mais la phrase sui vante est au moins aussi importante117: Sii igitur fons; utamur tarnen in his perturbationibus describendis Stoicorum definitionibus et partitionibus. On n'a pas relevé, à notre connaissance, l'extrême importance de ce tarnen qui prouve que l'Arpinate a parfaitement conscience qu'il existe, en tout cas dans un premier temps, une contradiction entre la division platonicienne de l'âme et la doctrine stoïcienne de la passion, qu'il va développer. Tout comme, dans le premier livre des Tusculanes, la théorie stoïcienne du souffle igné avait été intégrée à la thèse, condamnée par le Portique, de l'im mortalité de l'âme, ici la doctrine moniste de la passion-jugement, avec ses métaphores liées aux variations de l'hégémonique, est arti culée à une théorie platonicienne avec laquelle elle est en principe incompatible. Cependant, s'il y a contradiction ponctuelle, parce que Cicéron sait parfaitement que la conception stoïcienne de l'âme ne correspond pas à la uetus descriptio, en même temps l'a pproche chrysippéenne de la passion est perçue comme l'expression la plus complète et la plus rigoureuse de ce qu'impliquait le dualis me platonicien. Nous retrouvons là l'une des idées-forces de la pen-
115 Cicéron, Tusc, IV, 5, 10-11. 116 Ibid., 10 : in his explicandis ueterem illatn equidem Pythagorae primum, dein Piatonis sequar, qui animum in duas partes diuidunt, altérant rationis parti cipent faciunt, alterant expertem; in participe rationis ponunt tranquillitatem, id est placidam quietamque constantiam, in Ma altera motus turbidos, cum irae, turn cupiditatis, contrarios inimicosque rationi. Nous devons à D. Babut un inté ressant rapprochement entre ce texte et Plutarque, De uirt. mor., 3, 441 d sq., où le dualisme de Pythagore et de Platon est contrasté avec le monisme commun à tous les Stoïciens. 117 Ibid., 11 : «que ce soit donc là notre source; utilisons néanmoins dans la description de ces passions les définitions et les classifications des Stoïciens, qui me paraissent faire preuve sur cette question d'une très grande subtilité ». Nous avons profondément modifié la traduction de J. Humbert, qui atténue considé rablement l'opposition entre les deux propositions.
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sée cicéronienne : c'est dans l'Académie que le stoïcisme a trouvé son inspiration118. A ce titre, il peut être utilisé par un Académicien, lorsque la précision et la rigueur de son langage se révèlent pré cieuses pour le platonisme même, mais à condition que l'on fasse violence à ce qui en lui est contraire à l'esprit de Platon : la certitu de absolue et l'obsession du système. On nous reprochera peut-être de faire peu de cas de l'évolu tion du stoïcisme, et notamment des positions de Panétius et de Posidonius. Nous croyons qu'il faut poser le problème de manière plus vaste, c'est-à-dire à partir de Chrysippe lui-même, en disti nguant très soigneusement deux points de vue que l'on a trop sou vent confondus : celui de la métaphore et celui de la cohérence doctrinale. Quand on lit les pages, si denses, que Galien, cet adversaire pugnace de l'Ancien Portique, a consacrées à la réfutation de Chrys ippe, on s'aperçoit que la plupart des arguments employés sont des variations sur un même grief119 : Chrysippe a voulu donner une formulation parfaitement moniste de la vie affective, mais il a échoué dans sa tentative et il a été contraint de recourir à la psy chologie platonicienne, sans vouloir reconnaître qu'il se contredis ait. Et de reprocher au scholarque d'avoir parlé à propos de la même réalité ά'δρεζ,ις άλογος et de λογική ορμή 12°. Pour lui, qui se situe avec enthousiasme dans la tradition platonicienne, la raison et la passion sont totalement étrangères l'une à l'autre et il est donc particulièrement inconséquent de définir la seconde comme un état de l'hégémonique121. Comme l'a remarqué Reinhardt, Gal ien est l'héritier de cette tradition, illustrée également par Plutarque, qui a toujours cherché à mettre le stoïcisme en contradiction avec lui-même, en opposant des citations isolées de leur contexte et en ne tenant aucun compte de la spécificité de ce système122. A l'origine d'une telle méthode, il y a très certainement la dialectique antistoïcienne d'Arcésilas et de Camèade. Cependant, s'il est vrai que les incohérences que Galien s'acharne à mettre en évidence ont beaucoup plus d'apparence que de réalité, elles sont le signe de la difficulté éprouvée par le stoïcisme à formuler une pensée origina-
118 Cette idée sera explicitement formulée en V, 12, 34, à propos de la suprématie absolue de la vertu. 119 L'inconséquence de Chrysippe est dénoncée dès l'abord en Hipp, et Plat, decr., III, 1, 5. 120 Ibid., 4, 2 = S.V. F., Ill, 464. 121 Galien exprime cela très nettement en V, 4, 1, lorsqu'il dit que son but est de démontrer que le même principe n'est pas la source du jugement et de la passion, mais que l'âme a plusieurs parties. 122 K. Reinhardt, op. cit., p. 735.
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le en rénovant, pour ainsi dire de l'intérieur, les termes anciens123. Le langage de la psychologie n'est pas spontanément moniste et on ne conçoit pas immédiatement le désir ou le chagrin comme des jugements dont le principe serait identique à celui des affirmations rationnelles les plus rigoureuses124. Chrysippe a donc dû forcer le langage pour en effacer à la fois le dualisme naïf, ordinaire, et celui issu de la réflexion platonicienne, mais, même s'il définissait très minutieusement le sens nouveau qu'il donnait aux mots, il était toujours facile à ses adversaires de s'appuyer sur la permanence de ceux-ci pour nier cette transformation. L'impossibilité de dialoguer à propos de notions qui ne sont qu'en apparence les mêmes est particulièrement frappante en ce qui concerne le concept d'aXoyov. Galien plaide vigoureusement pour qu'on lui donne le sens de χωρίς λόγου, d'extérieur à la rai son, et il se révolte contre l'idée que la raison puisse entrer en conflit avec elle-même 125. Pour Chrysippe, au contraire, dire que le πάθος est άλογον ne signifie nullement - et ce quelles que soient les métaphores employées - qu'il relève d'une partie de l'âme étrangè re à la raison 126. Entre le πάθος et le λόγος, il n'y a pas de véritable différence de nature, tout comme la course qui conduit le coureur bien au-delà de son but n'est rien d'autre que la forme excessive de la course qui l'eût conduit là où il voulait aller 127. La métaphore du coureur exprime parfaitement le πλεονασμός de la passion, cet excès, cet outrepassement qui révèle que la raison transgresse sa propre norme, et qui confirme ainsi paradoxalement l'unité de l'hégémonique128. A l'instar de ces anamorphoses où les déformat ions que subit l'image du sujet n'empêchent pas celui-ci d'être reconnaissable, et même mettent mieux en valeur sa singularité que ne l'eût fait une représentation plus fidèle, ainsi, la passion,
123 Sur la psychologie stoïcienne de la passion, l'étude la plus complète est celle de B. Inwood, Ethics ..., p. 127-181. 124 J. Brunschwig, op. cit., p. 71, dit très justement que les Stoïciens ont réduit la passion à une «erreur intellectuelle». B. Inwood, loc. cit., p. 146 sq., a étudié le concept de πρόσφατος δόξα, cf. Cicéron, Tusc, III, 31, 75, concluant que le chagrin is the product of a complex set of opinions, not just one (p. 151), puisque s'articulent deux jugements : a) ceci est un mal ; b) il convient de réagir à ce mal par une contraction de l'âme. 125 Galien, op. cit., IV, 4, 33-34. 126 Cf. ibid., 23 = S.V.F., III, 471. Pour Chrysippe, le mot άλογον ne signifie pas qu'il y ait un principe opposé à la raison, mais que celle-ci est en rébellion contre elle-même. 127 Ibid., 24-25 = S.V.F., III, 476. 128 Cf. Cicéron, Tusc, III, 8, 19 : Num manus adfecta recte est, cum in tumor e est, aut num aliud quodpiam membrum tumidum ac turgidum non uitiose se habet?
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cette raison boursouflée et dolente, dévoile ce qu'elle pourrait paraître nier, l'existence d'un ordre dont elle n'est que la caricatur e. Mais la pesanteur des mots n'a-t-elle pas fini par triompher de la nouveauté de la pensée et les philosophes du Moyen-Portique n'ont-ils pas donné une réalité à ce dualisme qui chez Chrysippe n'existait qu'à la surface du langage? Nous avons déjà cité ce pas sage du De officiis où il est question d'une duplex uis animorum et qui a été parfois interprété comme la preuve que Panétius s'était rallié au dualisme platonicien129. Il ne suffit pas d'objecter à une telle thèse que, dans ce texte, il n'est question que d'un dualisme fonctionnel, alors que la uetus descriptio des Tusculanes fait état de deux partes animi. En effet, dans un autre texte où l'influence médio-stoïcienne est très probable, la lettre 92 de Sénèque, nous lisons que «la partie irrationnelle de l'âme comporte elle-même deux parties : l'une ardente, ambitieuse, violente (elle consiste dans les passions); l'autre basse, languissante, asservie aux plaisirs»130. La véritable problème est donc de savoir si, même en parlant de «parties de l'âme», Panétius et Posidonius étaient restés fidèles sur le fond au monisme de Chrysippe. En ce qui concerne Panétius, la rareté des témoignages interdit toute conclusion ferme, même si l'on peut juger a priori invraisem blable qu'un scholarque du Portique ait renoncé à un dogme aussi fondamental que celui du monisme. L'injustice de la tradition man uscrite a été quelque peu réparée par l'admirable travail de Van Straaten, qui, dans des analyses aussi fines que prudentes, se mont retrès réticent à accepter l'existence chez Panétius d'un véritable dualisme de l'âme131 : «nous admettons», écrit-il, que Panétius ad-
129 Ci. supra, n. 112. 130 Sénèque, Ep., 92, 8 : Inrationalis pars animi duas habet partes, alteram animosam, ambitiosam, inpotentem, positam in affectionibus, alteram humilem, languidam, uoluptatibus deditam. 131 M. van Straaten, op. cit., p. 106. Ce savant s'interroge également à juste titre sur la possibilité de déduire la psychologie de Panétius de textes éthiques dans lesquels le Stoïcien pouvait faire état de vérités d'expérience (par exemple, le fait qu'il existe chez l'homme des appétits et une pensée rationnelle), sans pour autant entrer dans une analyse approfondie de celles-ci : « sans se prononc er quant à la nature intérieure de ces deux éléments, il soutient, sur des bases éthiques, la thèse que les appétits doivent être assujettis à la force de pensée» (ibid.). Tout aussi pertinentes nous paraissent ses remarques sur la distinction panétienne entre la φύσις, à laquelle reviendraient les facultés de nutrition, de la croissance et de la procréation, et la ψυχή, cf. le frg. 86a Van Straaten. En effet, s'il admet que l'Ancien Portique n'avait pas formulé cette distinction, il montre, p. 98-100, grâce à des recoupements de textes qu'elle est antérieure à Panétius et que celui-ci n'a fait qu'attribuer le σπερματικόν à la φύσις. Sa conclusion, p. 102, est que «malgré la séparation de φύσις et ψυχή, l'homme res-
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mettait une subordination de la ορμή au λόγος. Reste cependant à savoir comment il faut entendre ceci; cela comprend-t-il vraiment que la ορμή doit être considérée comme irrationnelle? Nous nous demandons si un rapport de diriger et d'obéir entre deux éléments rationnels, surtout dans un système stoïcien, doit être jugé complè tement impossible». Nous ajouterons que les positions de Panétius sur la survie limitée de l'âme ne pouvaient être, quoi qu'en ait dit Cicéron, son unique point de divergence avec Platon132. Professer que l'âme est mortelle impliquait nécessairement une psychologie, une physique et, partant, une philosophie générale, différentes de celle de l'auteur du Phédon. De l'admiration, sans aucun doute sin cère, de Panétius pour Platon, on a déduit trop rapidement qu'il aurait procédé à une transformation importante de la pensée stoï cienne. Qu'il ait cru pouvoir déceler des harmonies, ou même de profondes correspondances, entre la philosophie platonicienne et le système hérité de Zenon, n'implique pas, selon nous, qu'il ait renoncé à ce qui faisait la spécificité de ce dernier. En ce qui concerne Posidonius, il est certain qu'il avait critiqué le monisme de Chrysippe, mais dans quel esprit l'avait-il fait? Galien, qui le cite copieusement, le range aux côtés de Platon et d'Aristote comme étant un de ceux qui ont refusé d'admettre que le raisonnement, la colère et le désir puissent dériver d'un même principe133. Cependant, une lecture plus attentive montre que, mal gré cet hommage, Posidonius est surtout pour lui un allié de ci rconstance qu'il utilise avec la délectation de pouvoir opposer un Stoïcien à Chrysippe, mais qu'il se réserve aussi la possibilité d'a ttaquer plus tard. Il reconnaît, en effet, que Posidonius n'est pas véritablement d'accord avec Platon sur le problème de l'âme, puis qu'il ne distingue en elle que des δυνάμεις, alors que pour le fonda teurde l'Académie il y a en elle des réalités ontologiquement diffé rentes134. Il apparaît donc que Posidonius, malgré son aversion
te une unité, aussi pour Panétius». Il est fort possible que Panétius ait considé rablement développé des métaphores destinées à montrer que l'homme est le point d'achèvement de la nature universelle et contient en lui tous les moments de celle-ci, et que cela ait donné lieu à des interprétations dualistes. L'exégèse de Van Straaten a été reprise par A. J. Voelke, op. cit., p. 116-117. 132 Cf. supra, p. 461. 133 Galien, op. cit., V, 7, 3 = frg. 421 a Theiler. 134 Ibid., 7, 50 = frg. 421 b Theiler. Pour J. Pigeaud, op. cit., p. 267, il s'agi rait là d'un subterfuge, ou d'une habileté de Posidonius qui n'aurait pas voulu assumer les conséquences ultimes de son dualisme. Nous croyons que l'on peut éviter un tel procès d'intention à ce grand philosophe, si l'on tient compte d'abord de la présentation pour le moins tendancieuse que fait Galien de ses écrits et, en second lieu, de la relation très particulière de la philosophie sto ïcienne au langage dualiste platonicien. I. Hadot, Seneca und die römischen Tra-
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pour la méthode de Chrysippe, était resté fidèle à la théorie sto ïcienne de l'unité de l'âme, excluant simplement que cette unité fût telle que la concevait ce Scholarque; au demeurant, lui-même pré tendait revenir à Zenon et à Cléanthe par-delà Chrysippe135. Sans entrer dans le détail de la philosophie de Posidonius, nous dirons que son dualisme semble avoir été surtout métaphorique, et qu'il n'implique aucune rupture dans l'ordre naturel. En l'âme humain e, véritable microcosme, coexistent à la fois les virtualités de la passion, qui rapprochent l'homme de l'animal, et celles de la rai son, qui l'apparentent aux dieux. Tout en voulant donner de la pas sion une définition plus proche de l'expérience psychologique et moins paradoxale que celle de Chrysippe, Posidonius n'a pas osé admettre dans son anthropologie l'idée de partition, si profondé ment étrangère à la pensée stoïcienne. Les Stoïciens les plus «or thodoxes» n'ont jamais perçu comme des propositions contradict oires leur refus de reconnaître une rationalité aux animaux et leur affirmation du caractère parfaitement rationnel de l'univers. Il y a tout lieu de croire qu'il en était de même pour Posidonius en ce qui concerne l'unité de l'âme et l'existence en elle de «puissances» irra tionnelles. Comme l'a dit M. Laffranque, il reste stoïcien par le caractère systématique de sa pensée, quelles qu'aient été les réser vesqu'il a formulées sur la conception chrysippéenne du me 136 II nous semble donc qu'aucun philosophe stoïcien n'a totalemet adopté la division platonicienne de l'âme, même s'ils parais saient faire des concessions à celle-ci. Cela ne signifie pas que le stoïcisme ait été une pensée figée, mais pas plus le δαίμων de Posi donius que Γάλογον chrysippéen ne démentent la vocation de cette doctrine à être une philosophie de la nature dans sa totalité et dans son unité, donc un système d'une parfaite cohérence. L'osmose te rminologique entre platonisme et stoïcisme, qui fait que Sénèque parle de paries animi, tandis que Galien emploie l'expression δυνά μεις του λόγου pour évoquer la psychologie platonicienne, nous apparaît à cet égard comme un phénomène secondaire137. Cicéron, au contraire, n'établit aucune relation nécessaire entre la définition
dition der Seelenleitung, Berlin, 1969, p. 76, exclut que Posidonius ait professé un dualisme de type platonicien. En revanche, la thèse d'une différence radical e entre Posidonius et Chrysippe a été défendue par A. Glibert-Thirry, La théorie de la passion chez Chrysippe et chez Posidonius, dans RPhL, 75, 1977, p. 393435. 135 Ibid., 6, 34 = frg. 417 Theiler. 136 M. Laffranque, Poseidonios d'Apamée, Paris, 1964, p. 516. 137 Galien parle en V, 1 de δυνάμεις à propos de la psychologie platonicienn e, mais en V, 4, 3, il se ravise et précise qu'il s'agit de μόρια.
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de l'âme et la théorie des passions, il juxtapose un dualisme qui n'a rien de métaphorique et une logique moniste du πάθος. Une telle liberté se rencontre aussi chez Philon d'Alexandrie, qui, bien que connaissant parfaitement les divergences entre Platoniciens et Stoï ciens à propos de l'âme, se sert de l'une et l'autre doctrines, sans avoir le sentiment de commettre une incohérence, parce qu'il est, comme le sera plus Galien, héritier de cette tradition, née dans la Nouvelle Académie, qui permet à un Platonicien de s'exprimer à propos de l'âme avec le langage et les thèmes du stoïcisme 138. Quell e est donc, en ce qui concerne plus précisément Cicéron, la nature du mouvement qui l'empêche de s'en tenir à l'alternative : dualis me ou monisme? De l'existence à l'idéal Ce qui nous paraît dominer la réflexion cicéronienne, c'est l'idée que la philosophie ne peut se construire sur des bases qu'elle aurait elle-même élaborées, mais qu'il lui faut partir de l'expérien ce vécue, même si celle-ci ne semble guère pouvoir être interprétée dans le sens qu'on souhaiterait lui donner. Pour illustrer cette méthode, nous prendrons d'abord l'exemple de la douleur. Certes, Panétius, dans sa lettre à Tubéron, s'était abstenu de réaffirmer la thèse traditionnelle du stoïcisme sur cette question, à savoir que la douleur n'est pas un mal 139. Mais, quoi qu'en ait dit Pohlenz, il y a une distance considérable de ce silence à la position de Cicéron, telle qu'elle est exposée dans la deuxième Tusculane 140. Lui, en effet, n'hésite pas à critiquer sévèrement Zenon, qui par ses syll ogismes croyait pouvoir démontrer que la douleur n'est pas un mal, quasi de nerbo, non de re laboretur U1. Le grief est exactement le même que celui que nous avions trouvé dans le De finibus ; le sto ïcisme a confondu l'idéal et la réalité {optare hoc quidem est, non doceré), il a préféré changer les mots, plutôt que de faire face à ce
138 Sur l'orientation philosophique de Galien, cf. Ph. De Lacy, Galen's Platonism, dans AJP, 93, 1972, p. 27-39, et l'article de J. Atkinson, Galen's philosophic al eclectism, qui sera publié dans ANRW, II, 36, 4. 139 Cicéron, Fin., IV, 9, 23. 140 M. Pohlenz, Das zweite . . ., p. 34-35. 141 Cicéron, Tusc, II, 12, 29. Cicéron y établit une opposition entre l'am pleur de l'intérêt suscité par Zenon lorsqu'il nie que la douleur soit un mal et les moyens dérisoires (ineptias) mis aü service de sa démonstration. Sénèque exprimera la même aversion à l'égard des syllogismes stoïciens qualifiés à' inep tias Graecas dans Ep., 82, 8. Sur le problème général de la relation entre Sénè queet Cicéron, cf. P. Grimai, Sénèque juge de Cicéron, MEFRA, 96, 1984, p. 655670.
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qu'est la vérité humaine142. Cicéron, qui fait état avec pudeur de sa propre expérience («ce n'est pas moi qui dirais que la douleur n'est pas un mal»), ne se reconnaît ni dans l'attitude stoïcienne, ni év idemment dans celle des Épicuriens, qui prétendent pouvoir triom pherde la douleur, tout en affirmant qu'elle est le mal suprême143. Sa position à lui est qu'il ne faut pas prétendre dogmatiquement que la douleur n'est pas un mal, mais chercher à en venir à bout, quelle que soit sa nature, par l'effort et par le raisonnement 144. En apparence, nous sommes là bien loin de la dialectique néoacadémic ienne. En apparence seulement, car, lorsque Cicéron dit que le courage n'aurait aucun sens si la douleur n'était pas un mal145, il exprime, à travers une remarque très simple et presque anodine, le principal reproche que faisait Camèade à l'éthique stoïcienne : comment les valeurs pourraient-elles avoir un sens dans un monde où tout, en dehors d'elles-mêmes, serait indifférent? Le concept même d'effort, dont nous avons dit l'importance dans cette Tusculane, nous renvoie à la métaphore de l'archer, ou plus exactement à la manière dont l'Académie interprétait celle-ci 146 : ce τόνος n'est pas intentionalité pure, il a un τέλος, une fin, le triomphe sur la douleur, qui lui est extérieure et dont la réalisation n'a pour Cicé ron rien d'un indifférent. La description dualiste de l'âme devient alors le symbole de la présence de la raison dans un monde qui n'est pas le sien et auquel elle se trouve affrontée en de rudes comb ats. Ce même rejet d'une sagesse dont la recherche passerait par la négation ou par le travestissement de l'expérience commune, nous le retrouvons lorsque Cicéron parle de la passion. C'est ainsi qu'au livre III, après avoir adopté la définition stoïcienne du chagrin, il montre son désaccord avec Cléanthe sur la méthode à adopter dans des cas concrets, objectant au Stoïcien que sa thérapeutique ne s'applique qu'au sage, lequel par définition n'a pas besoin d'être
142 Ibid. La différence entre les deux œuvres est que, dans le De finibus IV, Cicéron se contente de dénoncer et de condamner le stoïcisme, alors que tout au long des Tusculanes il accepte d'utiliser ce que le Portique peut apporter à sa propre démarche. 143 La proposition Non ego dolorem dolorem esse nego se trouve ibid., 14, 33, dans une phrase de caractère très philosophique, mais le soin même avec lequel Cicéron l'a ouvrée nous invite à voir là l'écho d'une expérience personnelle, d'une souffrance secrète. L'incohérence des Épicuriens est mise en évidence en 7, 17 : Epicurus uero ea dicit, ut mihi quident risus captare uideatur. 144 Cf. ibid., 15, 35-17, 41, pour l'effort, et 18, 42-22, 53, pour le raisonne ment. Le thème de la tension reparaît en 23, 54, enrichi des considérations sur la cause de la souffrance. 145 Ibid., 14, 33. 146 Cf. supra, p. 408-418.
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consolé, et mettant une fois de plus en évidence cette circularité qui pour les Académiciens était le vice majeur de la pensée sto ïcienne 147. De même, la méthode chrysippéenne, qui consiste à faire comprendre à la personne en deuil qu'elle s'afflige parce qu'elle veut bien le faire et s'y croit tenue, lui paraît théoriquement la mieux fondée, mais sans efficacité pratique148. Sa manière de pro céder à lui est, au contraire, attentive aux circonstances et à la per sonnalité de l'individu concerné, elle se situe dans le domaine de la probabilité149. Pour un Stoïcien, la consolation ne peut être pensée en dehors du système qui définit rigoureusement ce que sont la passion et la douleur; pour Cicéron, au contraire, ce qui est vrai dans l'idéal, c'est-à-dire pour un être qui ne serait que raison, ne peut concerner immédiatement l'humanité souffrante. Si l'indiff érence à la douleur et l'absence de passion doivent demeurer l'ob jectif de celui qui aspire à la sagesse, il ne faut pas craindre, pour soulager la souffrance du commun des mortels, les tâtonnements et même les contradictions d'une démarche qui a pour fin non pas d'appliquer une thérapeutique conceptuellement irréprochable, mais en quelque sorte de parer au plus pressé150. Cette attention aux épreuves de ceux qui ne sont pas des sages, ce souci d'efficacité, qui s'accompagne du sentiment de la distance existant entre la théorie rationnellement parfaite et l'expérience vécue, semblent conduire Cicéron à un empirisme en contradiction avec la rigueur absolue qui est la sienne lorsqu'il parle de la sagess e. D'un côté, il approuve la philosophie chrysippéenne de la pas sion; de l'autre, il pratique ouvertement l'empirisme quand il écrit sa Consolation, accumulant en elle tous les arguments utilisés par les différentes écoles 151 : omnia genera consolandi . . . in consolationem unam coniecimus. Ce mélange de doctrines est sous-tendu par l'idée que tous les moralistes, quelles que soient leurs divergences, sont d'accord sur un point essentiel : il faut «traiter non de la natu re de l'objet qui porte le trouble dans l'âme, mais du trouble lui-
147 Cicéron, op. cit., III, 32, 77 : Nam Cleanthes quidem sapientem consolatur, qui consolatione non eget. 148 Ibid., Ill, 23, 79 : Chrysippi ad ueritatem firmissima ad tempus aegritudinis difficilis. Magnum opus est probare maerenti illum suo iudicio et quod se ita putet oportere facere maerere. 149 Ibid., où Cicéron établit un rapprochement entre sa méthode de consola tion et ses plaidoiries. •s« Très révélatrice à cet égard est cette phrase que Cicéron adresse à son interlocuteur, mais qui le concerne tout aussi bien lui-même (IV, 27, 59) : simul as enim quaerere te de sapiente, quaeris autem fortasse de te. L'intérêt porté au sage n'a rien d'impersonnel, il est à la fois le résultat d'une expérience et une tentative pour se délivrer des séquelles de celle-ci. 151 Ibid., Ill, 31, 76.
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même»152. Dans l'affirmation de ce consensus, il y a l'annonce de ce que sera le dernier livre, avec son hymne à la philosophie et l'exaltation de l'accord des philosophes sur le bonheur du sage, mais aussi quelque chose qui permet de mieux comprendre la démarche cicéronienne. Pour Cicéron, homme meurtri par tant d'épreuves et qui a dû souvent rêver d'une impossible paix intérieure, l'impératif absolu n'est pas d'intégrer les concepts de douleur et de passion dans un système où la physique, l'éthique et la logique seraient étroitement dépendantes l'une de l'autre, mais de lutter continûment contre la maladie de l'âme, depuis la consolation adaptée à une personnalité particulière jusqu'à la méditation sur la parfaite sérénité du sage. Cette exigence est dans son esprit ce par quoi il remonte à la sour ce même de la philosophie et retrouve une inspiration présente, certes, chez tous les philosophes, mais dégradée ou incomplète, parce que le souci de la construction conceptuelle leur a fait oublier que leur préoccupation première devrait être de combattre, et de combattre efficacement ce qui provoque dans l'âme un état de trouble contraire à la droite raison. Mais la condamnation des mouvements désordonnés de l'âme et la volonté d'en venir à bout n'est pas chez Cicéron d'essence uniquement philosophique, puis qu'il croit en retrouver l'origine dans la tradition romaine, inscrite dans la langue latine même, comme le montrent ces etymologies qui figurent au début du troisième livre et dont J. Pigeaud a eu rai son de souligner l'extrême importance153. L'attachement de l'Arpinate à la tradition de sa cité, sa conception de l'unité de la philoso phie, son expérience personnelle, sont donc autant de raisons, au demeurant étroitement imbriquées, qui lui font rechercher comme fin la disparition de la passion et le mépris de la douleur. De ce point de vue, le monisme stoïcien est assurément la philosophie la
152 Ibid., IV, 29, 62 : Quare omnium philosophorum, ut ante dixi, una ratio est medendi, ut nihil quale sit Mud quod perturbet animum, sed de ipsa perturbatione dicendum. 153 J. Pigeaud, op. cit., p. 250 : «Selon un procédé constant chez lui, il s'agit de montrer la rencontre et l'accord entre la philosophie révélée par les Grecs, mais construite et élaborée, avec la philosophie naturelle des Romains, qui se manifeste dans le langage; une étude sémantique prouve d'ailleurs la supériorit é de la philosophia naturalis sur l'artefact». Pour Cicéron, le fait qu'en latin la maladie chronique de l'esprit se dise insania prouve que dans la tradition romaine « la sagesse est la santé de l'âme, tandis que l'absence de sagesse en est comme la maladie, que nous appelons folie et aussi démence» (III, 5, 10). Ce qui fait donc la supériorité de la langue latine, c'est de déterminer immédiatement une conception de la passion et de la sagesse, qualité que l'on ne retrouve pas dans le grec, où μανία et μελαγχολία n'ont pas la précision du couple insania/furor.
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mieux adaptée à son aspiration, car si la passion est une maladie de la raison, la norme reste présente dans l'aberration et la paix absolue de l'âme existe en permanence comme virtualité, ce qui n'est évidemment pas le cas avec la métriopathie des Péripatéticiens, ni même dans la tripartition platonicienne où la raison est toujours menacée d'une possible rebellion du désir ou de l'élément irascible 154. Mais le tort du stoïcisme est d'être à la fois trop idéalis te et de ne l'être pas assez. En effet, d'une part, les philosophes de cette école raisonnent à propos des remèdes à la passion comme s'ils étaient destinés à celui qui n'en a pas besoin, le sage, et, de ce fait, ils n'ont aucune prise sur les situations concrètes. D'autre part, ils ignorent ce désir d'éternité, qui est la consolation la plus forte contre l'angoisse de la mort et l'expression de la nature divine de l'âme humaine. Au contraire, Cicéron, parce qu'il se sent parta gé entre la conscience de la force de l'irrationnel et l'aspiration à la perfection, à l'immortalité, est profondément dualiste, tout en se défendant d'avoir une certitude absolue quant à la nature de l'âme. Le monisme n'est pour lui, nous semble-t-il, qu'un instrument des tiné à exprimer plus fortement que ne le feraient des termes dual istes l'aspiration à la sérénité155. Cet instrument, il se sent d'autant plus autorisé à l'utiliser qu'il attribue à la condamnation radicale de la passion une origine socratique. Cependant, si cette distinction entre l'inspiration et le langage qui lui est subordonné permet de
154 Sur ce point notre analyse diverge de celle de J. Brunschwig, op. cit., p. 70-72, qui donne une interprétation pessimiste de la conception stoïcienne de la passion, cf. p. 71 : «Si en effet la passion se réduisait à n'être qu'un jugement erroné, sans être simultanément une maladie de l'âme, il suffirait de corriger l'erreur du jugement, comme on corrige une erreur de calcul ou de grammaire, pour annihiler la passion. Or nous constatons que les Stoïciens ne font manifes tementaucune confiance à une thérapeutique intellectuelle de ce genre. Chrysippe souligne au contraire à l'envi l'impuissance du logos envers le passion né ... ». Que la passion soit chez les Stoïciens, et en tout cas chez Chrysippe, une maladie de l'âme tout entière entraîne selon nous une seule conclusion : la guérison sera totale ou ne sera pas. La difficulté de l'entreprise va donc de pair avec l'importance de l'enjeu, mais le fait même que Cléanthe et Chrysippe aient écrit des consolations prouve qu'ils ne concevaient pas cette guérison totale comme impossible. Le défaitisme sur le front de la passion constituerait une incompréhensible exception à l'optimisme stoïcien. 155 Cf., à l'intérieur même du passage sur les etymologies, loc. cit., l'idée que les Stoïciens ont conservé la tradition socratique, «à savoir que quiconque n'a pas la sagesse n'a pas la santé». Cela ne signifie évidemment pas qu'il fasse de Socrate un moniste avant la lettre ; simplement, il décèle entre le maître de Pla ton et les Stoïciens un point commun qui lui paraît essentiel, le rejet total de la passion. Que les Stoïciens aient exprimé cette idée au moyen d'une physique moniste de l'âme, donne pour Cicéron plus de cohérence à leur philosophie de la sérénité parfaite, mais n'implique pas qu'ils aient raison en ce qui concerne la psychologie, au sens premier du terme.
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comprendre pourquoi Cicéron a assumé sans difficulté la contra diction qu'il y avait a priori à vouloir concilier dualisme et monis me, il reste à examiner un point important : quelle est la relation exacte entre la conception cicéronienne de la sagesse, telle que nous la trouvons dans les Tusculanes, et celle du stoïcisme? L'Arpinate a-t-il réellement réussi à préserver son autonomie, tout en construisant en grande partie son modèle avec des fragments de système stoïcien?
Perfection et philosophie dans Tusc, V Dans l'analyse qu'il a donnée du dernier livre des Tusculanes et qui est si riche de remarques de détail intéressantes, M. Giusta a discerné deux parties, dont la première dériverait du περί τελών des Vetusta placita d'éthique et la deuxième du προτρεπτικός de la même hypothétique compilation156. Cet étrange assemblage n'est que la dernière en date, à notre connaissance, des hypothèses à propos d'un texte dans lequel on avait déjà cru pouvoir auparavant distinguer deux inspirations, deux sources, l'une stoïcienne et l'au treépicurienne157. En réalité, comme l'a montré A. Michel, ce livre est l'aboutissement de la réflexion cicéronienne sur l'éthique, amorcée dans le Lucullus et poursuivie tout au long du De finibus et des Tusculanes 158. Il est vrai, cependant, que la question qui est au centre de cette Tusculane («la vertu suffit-elle à assurer le bonheur?») peut éton neret même décevoir. Elle semble, en effet, impliquer un recul par rapport aux disputationes précédentes, dans la mesure où elle ramène le lecteur aux débats du De finibus sur l'existence de biens extérieurs à la vertu, alors que les Tusculanes avaient inauguré une autre méthode, la description eidétique du sage, triomphant de la douleur, délivré des passions qui accablent le commun des mortels, et donc parfaitement heureux159. Pourquoi donc Cicéron éprouvet-il le besoin d'opposer une fois de plus "le Portique et l'Ancienne Académie à propos de l'autarcie de la vertu? Il faut reconnaître que, sur le fond comme sur la forme, l'h ypothèse d'un Cicéron converti, au moins provisoirement, au stoïcis156 M. Giusta, t. 2, p. 393-409. 157 Cf. C. Thiaucourt, op. cit., p. 154. 158 Cf. supra, p. 338. 159 Description eidétique aboutissant au portrait du sage en V, 24, 68-25, 72, dans lequel se retrouvent les éléments patiemment établis au cours de la démonstration .
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me semble susceptible d'apporter des réponses satisfaisantes à ces questions. C'est ce qui explique que la Quellenforschung ait supposé la présence d'un philosophe du Portique derrière toute la première partie du livre, et que M. Giusta ait multiplié les rapprochements entre celle-ci et des textes stoïciens 160. Une telle analyse nous paraît contestable parce qu'elle néglige ce qui, dans l'utilisation des thè mes stoïciens, est étranger au stoïcisme et aussi parce qu'elle ne perçoit pas ce qui fait l'unité profonde du livre tout entier. En ce qui concerne la méthode, nous croyons avoir montré au début de ce chapitre qu'en écrivant le De finibus, puis les Tusculanes, Cicéron s'était conformé à la manière de faire du Portique, qui était de traiter dans des ouvrages différents le problème du τέλος et celui du bonheur161. Il va de soi qu'en procédant ainsi les Stoï ciens entendaient non pas dissocier les deux questions, mais mont rer au contraire que ces deux approches aboutissaient à la même conclusion, à savoir unum bonum esse, quod honestum est162. Or, c'est très exactement ce que nous trouvons chez l'Arpinate, qui, après avoir établi le bonheur parfait de l'homme vertueux, se demande à la fin si la vertu peut à elle seule assurer le bonheur et retrouve ainsi la thèse du unum bonum . . ., dont il avait affirmé à la fin du De finibus qu'elle lui paraissait la plus cohérente 163. Alors que le problème des biens extérieurs à la vertu n'avait jusque là jamais été évoqué dans les Tusculanes, la dernière disputano per met en quelque sorte de refermer la boucle et de montrer l'identité de Yhonestum et de la uita beata. Dans le détail même des arguments avancés en faveur de cette proposition, il est à noter que Cicéron s'en prend avec une rigueur toute particulière à la distinction établie par Antiochus - à partir de précédents académiciens et péripatéticiens - entre la uita beata pour laquelle la vertu suffirait et la uita beatissima, qui, elle, exige raitl'appoint des biens du corps et de la fortune164. Il nous dit luimême qu'il avait eu l'occasion de s'opposer à cette théorie lors de ses discussions avec l'Ascalonite, puis avec son frère Aristus, ce qui laisserait penser que la préférence pour le stoïcisme dans ce do maine fut une constante de sa pensée philosophique. Il y a, en tout cas, d'évidentes similitudes entre la critique qu'il fait de la position
160 M. Giusta, op. cit., I, p. 355 s., où les rapprochements sont faits avec le livre III du De finibus et avec Sénèque, Ep., 41 ; 74; 76 et 85. 161 Cf. supra, p. 448. 162 Cf. Sénèque, Ep., 85, 17. Les philosophes de l'Ancienne Académie sont désignés dans cette lettre comme ceux pour qui les deux approches aboutissent à des résultats différents. 163 Cf. Fin., V, 28, 84-85. 164 Cf. supra, p. 440.
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de son ancien maître et les propos que nous trouvons sur cette même question dans certaines lettres de Sénèque 165. En quoi Cicéron se différencie-t-il donc du stoïcisme? En ceci que dans la dernière Tusculane, comme c'était déjà le cas dans la réfutation du discours de Pison, il ne prétend pas avoir d'autre cri tère que la cohérence logique pour approuver l'identification de la uirtus à la uita beata. Alors que Sénèque ne dissocie pas la perfec tion du raisonnement de la vérité de la doctrine, l'Arpinate, au contraire, se place du seul point de vue de la constantia, ce qui lui permet de rendre hommage à Théophraste, qui, tout en étant à l'opposé des Stoïciens sur cette question du bonheur, avait su se montrer très rigoureux dans le raisonnement166. Il n'y a pas dans les Tusculanes de dogme de la uita beata, mais la thèse d'une raison qui, tout en formulant la plus haute exigence de rigueur, sait qu'elle ne peut appréhender avec certitude la réalité des choses. Dans la philosophie stoïcienne il n'est formulé aucun doute sur le fait qu'il n'existe pas d'autre bien que Yhonestum; pour Cicéron, l'inventeur, le garant d'une telle théorie, c'est Platon, qui incarne donc la rationalité suprême, mais dont nous savons aussi qu'il n'a jamais été considéré par lui comme infaillible167. Notre analyse des livres précédents nous avait déjà montré que dans les Tusculanes le stoïcisme ne figure jamais pour lui-même, qu'il y apparaît comme une province du platonisme, dont les res sources sont constamment utilisées pour l'illustration de celui-ci, mais auquel il faut rappeler sans relâche où se trouve la légitime autorité. C'est très exactement ce que nous retrouvons dans ce der nier livre, puisque, pour démontrer la thèse à laquelle il est consac ré,Cicéron annonce qu'il va remonter à Platon, qualifié un peu plus loin de «source pure et sacrée»168. Deux passages platoniciens sont cités169 pour montrer que le fondateur de l'Académie avait déjà exclu qu'il pût exister un bien autre que la vertu, et, une fois l'appropriation du principe ainsi effectuée, Cicéron se sent tout à fait libre d'utiliser chez les Stoïciens ce qui lui paraît participer de cette inspiration ou être susceptible de la renforcer. Le retour à Platon n'exprime donc pas une nostalgie stérile, il est la condition préalable à l'adoption d'un langage nouveau. Il s'agit donc de per-
165 Sénèque, Ep., 74, 10 sq.; 76, 18 sq.; 85, 3 sq. 166 Cicéron, Tusc, V, 9, 24. Cet hommage paradoxal était déjà esquissé en Fin., V, 26, 77. 167 Cf. supra, p. 467. 168 Cicéron, ibid., 12, 36. 169 Les passages cités sont Gorgias, 470 d, où Socrate dit que les bons sont heureux et Ménéxène, 247 e, où est fait l'éloge de l'homme qui agit en sorte que tous les moyens de vivre heureux ne dépendent que de lui seul.
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pétuer de manière originale ce que Stobée appelle la πολυφωνία platonicienne, cette diversité dans les moyens d'expression, qui n'implique nullement l'incohérence170. La référence à la «source platonicienne» ne signifie donc pas que Cicéron va désormais paraphraser ou commenter Platon. Mais, par ailleurs, nous avons pu constater à propos de la conception de l'âme que le rapport entre la fons et le matériau qui actualise cette inspiration n'est guère simple et qu'il peut même revêtir une forme contradictoire. Or, d'une certaine manière, c'est encore le cas ici, puisque pour confirmer son attribution à Platon de la thèse nihil praeter uirtutem bonum, Cicéron va invoquer une lex naturae, qui n'est autre que Γοίκείωσις, notion dont nous savons que non seul ement elle n'avait pas de véritable racine platonicienne, mais aussi qu'elle avait été critiquée par la Nouvelle Académie171. Cependant, ce retour à Γοίκείωσις n'implique pas que Cicéron ait oublié les vigoureuses critiques qu'il avait adressées dans le De finibus à l'interprétation que donnaient les Stoïciens de ce concept. S'il est vrai, en effet, qu'il célèbre la loi naturelle qui conduit tous les êtres vivants à la recherche de leur plein développement, il le fait dans une perspective qui est différente de celle de l'exposé de Caton. Nous avons vu que celui-ci mettait l'accent sur le passage de l'instinct à la raison, si important pour l'unité de la pensée stoïcien ne et, à l'inverse, parfaitement inacceptable pour un Académic ien172.Or, de cette mutation il n'est nulle part fait mention dans l'éloge cicéronien de la lex naturae, et ce qui est exalté, en revan che,c'est l'irréductible spécificité de l'âme humaine, sa commun auté avec la mens diuina 173. La tendance naturelle de l'homme n'a plus rien d'animalement instinctif, elle se définit d'emblée par l'adaptation à ce qui est spécifiquement humain, cette raison qui,
170 Stobée, Ed., II, 6, 3, p. 21 M : το δέ γε πολύφωνον του Πλάτωνος [ού πολύδοξον]. On peut contester cette addition de ού πολύδοξον qui a paru perti nente aux éditeurs de Stobée. Néanmoins, il est bien répété dans la phrase sui vante que la πολυφωνία de Platon en ce qui concerne le τέλος n'équivaut pas à une contradiction : εις δέ ταύτο και σύμφωνον του δόγματος συντελεί. 171 Cf. supra, p. 402-407. 172 Cf. supra, p. 472. 173 Cicéron, Tusc, V, 13, 38. Tout ce passage reprend le thème de la hiérar chie de l'ordre naturel, mais autrement que celui-ci n'avait été développé. Dans Fin., IV et V, l'accent était mis sur la continuité naturelle, exclusive de toute transcendance. Dans la première Tusculane, Cicéron avait réfuté une telle conception de la nature et plaidé pour la spécificité absolue de l'âme humaine, définissant même l'homme par celle-ci. Ce dernier livre réconcilie la nature et la transcendance, puisque la lex naturae est la même pour tous les êtres, mais que, par ailleurs, l'âme humaine ne saurait être rapprochée de rien d'autre que de Dieu.
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quand elle est parfaite, s'appelle vertu174. L'anthropologie du Pre mier Alcibiade, qui avait été exprimée en Tusc. I dans le contexte de l'immortalité de l'âme, se trouve ici implantée à l'intérieur même de l'ordre naturel. Une telle spiritualisation de Γοίκείωσις humaine est profondément contraire à l'intention de Zenon et de Chrysippe, même si elle a pu tenter certains Stoïciens175. Comment Cicéron concilie-t-il ainsi naturalisme et transcendance? Il est des détails qui sont bien plus que des nuances. Ainsi, lorsque Cicéron dit que l'âme humaine ne peut être comparée à rien d'autre qu'à Dieu, il ajoute si hoc fas est dictu, ce que nous croyons être tout autre chose qu'une formule de convention176. En effet, en apportant cette restriction, il exprime spontanément, en termes de religiosité romaine, quelque chose qui est très proche du ώς κατ' άνθρωπον platonicien, cette expression par laquelle le fon dateur de l'Académie a voulu marquer la limite entre l'idéal, le divin, et ce qui est humainement possible177. Contrairement aux Épicuriens ou aux Stoïciens, Cicéron, à la fois parce qu'il est trop profondément enraciné dans le passé et parce qu'il admire pas-
174 Ibid., 39, où il est dit que si l'âme ne se laisse pas aveugler par les erreurs, « elle devient la pensée parfaite, c'est-à-dire la raison accomplie qui est aussi la vertu » (fit perfecta mens, id est absoluta ratio, quod est idem uirtus). Ce que l'on ne trouve pas chez Cicéron, c'est le thème du passage, fondamental dans le stoïcisme, comme le montrent non seulement le discours de Caton, mais aussi la lettre 121 de Sénèque. Un Stoïcien approuverait sans réserve Cicéron, lorsqu'il dit que la raison est propre à l'homme et à la divinité mais, contraire ment à lui, il s'efforcerait de montrer que l'homme reproduit en lui-même le mouvement de la nature, qu'il est semblable à l'animal avant d'être lui-même, c'est-à-dire raison. 175 Nous verrons plus loin, cf. p. 527, que Panétius avait défini Γοίκείωσις sociale autrement que ne l'avait fait l'Ancien Portique et qu'il avait évité tout rapprochement entre la société humaine et les sociétés animales. En revanche, la lecture du § 11 d'Off., I, 4, 11, montre que Panétius était resté fidèle à l'An cien Portique en ceci que, dans son exposé du dogme de Γοίκείωσις, il souli gnait tout ce qui est commun à l'homme et à l'animal : «chaque espèce d'êtres vivants a reçu de la nature de veiller sur elle-même, sur sa vie, sur son corps, d'éviter ce qui paraît nuisible, de rechercher et de se procurer tout ce qui est nécessaire à la vie, comme la nourriture, le gîte et autres choses du même genr e.C'est encore chose commune à tous les êtres vivants que le désir de s'unir en vue de la procréation, et ce souci des êtres que l'on a pu engendrer ». Chez Cicé ron, au contraire, tous ces aspects communs entre l'homme et l'animal, qui sont essentiels à l'unité du stoïcisme, se trouvent occultés, parce que l'anthropologie cicéronienne reste dans ce livre V celle du Premier Alcibiade. 176 Cicéron, ibid., 38. 177 Cf. Apologie, 20 e; Rép., III, 359 d; Philèbe, 12 c; nous retrouverons la notion de fas lorsque nous évoquerons la traduction cicéronienne du Timée, cf. infra, p. 569.
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sionnément Platon, ne peut envisager avec une parfaite sérénité l'idée d'une perfection individuelle réalisée. Le portrait du sage, qui est destiné à illustrer la parfaite identi té de la vertu et de la vie heureuse, est construit selon l'ordre des parties de la philosophie adopté par la Nouvelle Académie, mais en même temps il contient en lui un thème présent dans le stoïcisme, celui de la liaison nécessaire entre la physique et la connaissance de soi 178. Caton avait dit que seule la science de l'univers permet de comprendre et d'appliquer le précepte delphique, et c'est très exac tement ce qu'affirme à son tour Cicéron179. Ce n'est donc pas dans le détail même du portrait qu'il faut chercher son originalité par rapport à la conception stoïcienne de la sagesse. La différence irré ductible entre les deux pensées philosophiques tient dans le fait que ce qui pour le Portique est l'aboutissement d'un système vrai en chacun de ses moments apparaît aux Académiciens comme une aspiration idéale commune à tous les philosophes, mais ne se confondant avec aucune doctrine particulière. C'est ce qui fait l'unité de cette dernière disputano et c'est ce qui va nous permettre de préciser en quoi, ou plutôt, comment Cicéron perpétue la philo sophie carnéadienne. Pour le Stoïciens, seul le système stoïcien peut donner une réal ité au bonheur du sage, d'où les critiques sévères contre les Épicur iens, les Péripatéticiens ou les Académiciens qui, selon eux, ont été incapables de donner un fondement solide à cette béatitude 18°. Carnéade, qui avait combattu la teleologie stoïcienne avec la vigueur que l'on sait, ne pouvait accepter une telle prétention et il opposait à cet exclusivisme, au demeurant commun à tous les dogmatiques, mais peut-être plus rigoureusement argumenté du côté stoïcien, l'idée que la thèse du parfait bonheur du sage était commune à tous les philosophes, quelles que fussent leurs dissensions sur le problème du souverain bien181. Cicéron nous dit que le scholarque était animé par un esprit de polémique et qu'en raisonnant ainsi, il cherchait à contrarier les Stoïciens182. Telle était sans doute son intention première et il va de soi que ceux-ci devaient ressentir comme un outrage le fait qu'un dogme qu'ils considéraient comme
178 Le portrait du sage (24, 68-25, 72) est explicitement organisé selon la succession : physique, éthique, logique, cf. § 68 : triplex Me animi fetus existet, unus in cognitione rerum positus et in explicatione naturae, alter in descriptione expetendarum fugiendarumue rerum et in ratione uiuendi, tertius in iudicando quid cuique rei sit consequens, quid répugnons. 179 Cicéron, Fin., III, 22, 73 et Tusc, V, 24, 69-25, 70. 180 Cf. notamment le De uita beata et la lettre 85 de Sénèque. 181 Cicéron, Tusc, V, 29, 83. 182 Ibid.
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leur bien propre fût en quelque sorte proclamé patrimoine de tous les philosophes. Mais ne s'agissait-il vraiment que d'une provocat ion, d'une disputatio contra Stoicos sans contenu philosophique véritable? Force est de constater que Camèade, avec sans doute l'agressivité qui lui était coutumière, raisonnait à la fois en histo riende la philosophie et en Platonicien. D'une part, en effet, il pre nait acte d'une réalité incontestable, l'omniprésence du thème du bonheur du sage dans la philosophie hellénistique. Mais surtout, en distinguant rigoureusement l'objet de la visée des spéculations sur les moyens de l'atteindre, il confirmait le statut idéal de la sagesse et il restituait au concept de philosophe le sens que lui avait donné Platon dans le Banquet 183 : est philosophe celui qui se trouve à michemin entre le sage et l'ignorant. Aux yeux du scholarque, l'a ccord des moralistes sur le bonheur du sage et leurs dissensions sur la définition exacte de ce qu'est le bien suprême n'étaient vraisem blablement que la manifestation dans le domaine de l'éthique d'une ambiguïté inhérente à la philosophie. Il y avait donc dans sa disputatio une inspiration platonicienne réelle, mais sans doute di ssimulée par la rudesse de la polémique antistoïcienne. Cicéron, lui, dit qu'à la différence du scholarque, il procédera avec sérénité et sans parti-pris {cum pace) 184. Ce que Camèade n'avait donc exprimé que par sa réfutation du stoïcisme, il va donc le formuler de manière autonome, et dans cette attitude nous voyons, beaucoup plus qu'un choix individuel, la marque de cette fraction de l'Acadé mie postcarnéadienne (Philon de Larissa, Métrodore de Stratonice), qui avait choisi de perpétuer la pensée du scholarque tout en la dégageant quelque peu de sa forme trop critique, trop exclusive ment antistoïcienne 185. Entre Camèade et Cicéron il y a, selon nous, une différence d'état d'esprit plus qu'une divergence de fond. Lors quel'Arpinate dit en conclusion des Tusculanes qu'il lui est agréa ble de constater que même ceux qui n'appartiennent pas à la tradi tionplatonicienne tiennent en ce qui concerne le sage «un langage qui est digne du nom de philosophe», il retrouve lui aussi Platon, mais sans la médiation carnéadienne de la critique du stoïcisme186. Il n'y a là ni confusion, ni syncrétisme facile, mais l'affirmation sereine que les philosophes, même ceux qui se situent à l'opposé du platonisme, sont des philosophes au sens platonicien du terme, c'est-à-dire des hommes dont la pensée est orientée vers l'idéal, la
183 Platon, Banquet, 204 a-b. 184 Cicéron, loc. cit. 185 Cf. supra, p. 290-300. 186 Cicéron, op. cit., 41, 120 : dignum quiddam philosophorum uoce profitentur, trad. pers.
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contradiction ne portant que sur les moyens de parvenir à celui-ci. Nous comprenons ainsi pourquoi cette dernière Tusculane com mence par un hymne à la philosophie, uitae dux . . . uirtutis indagatrix expultrixque uitiorum 187. La méditation sur l'éthique, commenc ée dans le Lucullus par l'énumération des multiples opinions sur le τέλος énoncées par les écoles ou les chapelles philosophiques, s'achève donc par l'exaltation non pas de telle ou telle doctrine, mais de la philosophie elle-même, c'est-à-dire de cet effort des hommes vers la perfection, contradictoire dans ses formes, mais unifié par l'identité du but recherché.
Conclusion Nous nous sommes demandé au début de ce chapitre si les Tusculanes, sur le stoïcisme desquelles on a tant écrit, ne consti tuent pas une critique du stoïcisme, moins apparente, mais tout aussi sévère que celle que nous avons trouvée dans le De finibus. Sur le fond, nous croyons pouvoir répondre affirmativement, mais, en même temps, ce serait trahir l'esprit de cette œuvre que de lui attribuer une vocation critique. Les disputationes ont leur mouve mentet leur logique propre, elles puisent leur inspiration dans la tradition romaine et dans la pensée platonicienne, elles sont le fruit de l'expérience vécue par Cicéron, tout comme elles expriment son aspiration à la sérénité. On ne peut donc pas dire qu'elles aient été écrites avec l'intention de réfuter ou de corriger une doctrine parti culière. Il n'en reste pas moins vrai que leur logique est incompatib le avec celle du stoïcisme en tant que système et qu'elle en consti tue implicitement, mais aussi parfois ouvertement, la condamnat ion. Rappelons donc quelques éléments qui nous paraissent im portants : - à aucun moment le Cicéron des Tusculanes n'a renoncé à ce qui était selon nous l'acquis essentiel de la réfutation du dis cours de Caton, à savoir le refus de la relation entre l'instinct de survie et Yhonestas. Dans le De finibus, il avait été démontré aux Stoïciens que leur conception de Γοίκείωσις exigeait pour être cohérente qu'ils fissent une part aux biens du corps dans le τέλος, et aux Péripatéticiens qu'en accordant une certaine valeur à ce qui n'était pas la vertu, ils compromettaient la perfection du bonheur du sage. Les Tusculanes permettent de dépasser cette aporie en 187 Ibid., 2, 5. Cet éloge de la philosophie a été étudié par H. Hommel, Ciceros Gebetshymnus an die philosophie, Tusculanen V, 5, dans SHAW, 1968, 3.
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conciliant le principe de Γοίκείωσις et l'anthropologie du Premier Alcibiade, la nature et le dualisme, elles donnent en ce qui concer ne l'homme une interprétation aristocratique de la lex naturae, mais, par conséquent, elles ignorent ce «passage du même au même» essentiel au stoïcisme; - les Tusculanes reprennent une idée chère aux Académic iens, et qui avait été si efficacement exploitée dans Fin., IV, à savoir que la vérité du stoïcisme est à chercher dans l'Académie. Certes, l'argument polémique, consistant à faire de Zenon un pla giaire par ambition, a disparu - encore qu'il ne manque pas quel ques expressions peu flatteuses pour le fondateur du Portique188 et, par ailleurs, l'utilisation presque constante de thèmes stoïciens, assortie de quelques éloges, laisserait penser qu'une certaine capac ité d'invention est reconnue au stoïcisme. Cependant l'Arpinate n'intègre les fragments de système stoïcien à sa démonstration qu'en les replongeant dans la «source platonicienne». Il veut révé lerau stoïcisme une inspiration platonicienne présente en lui, mais comme entravée par la rigueur systématique et, pour ce, il n'hésite pas à utiliser certaines démonstrations stoïciennes dans un context e opposé à celui de leur situation originelle; - cette liberté par rapport à Yadmirabilis compositio disciplinae, chère à Caton, n'est-elle pas en contradiction avec l'affirma tion répétée que les Stoïciens ont été les seuls philosophes cohér ents, car en identifiant le bonheur à la vertu, ils ont rendu en quelque sorte inexpugnable la parfaite béatitude du sage? En réali té,ce que Cicéron reproche à Zenon et à ses disciples, c'est de ne pas avoir perçu que le bonheur du sage est de l'ordre de l'idéal. Cette idéalité, il en a lui-même préparé l'affirmation dans le De finibus, en dénonçant les apories inhérentes aux théories naturalist es du souverain bien. Il l'a confirmée dans la dernière disputatio, en montrant que toutes les doctrines philosophiques tendent vers une même fin, qui est précisément de montrer que seul le sage est parfaitement heureux. Ce que les Stoïciens conçoivent comme en raciné dans la réalité et leur appartenant en propre est, pour Cicé ron, une aspiration consubstantielle à la philosophie, et dont l'in scription dans le monde demeure, pour le moins, problématique. La solution à laquelle parvient Cicéron dans les Tusculanes, cette lex naturae unique et hiérarchisée constitue un jalon impor-
188 Rappelons, en effet, le Zeno Citieus, aduena quidam et ignobilis uerborum opifex de V, 12, 34.
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tant dans la voie qui conduit à Plotin 189. Est-elle pour autant parfai tement convaincante et ne peut-on reprocher à l'Arpinate, par ai lleurs si attentif aux souffrances de ceux qui ne sont pas sages et aux conditions réelles d'une victoire sur la passion, de raisonner à son tour quasi corporis simus expertes, lorsqu'il adopte l'anthropol ogie du Premier Alcibiade? Dans les Tusculanes, la passion, le désir ne sont envisagés que du point de vue de leur éventuelle guérison, mais qu'en est-il de ceux ne veulent pas ou ne peuvent pas être guéris? Autrement dit, comment s'articulent chez Cicéron ces deux mondes que le stoïcisme avait prétendu unifier, celui de la raison et celui de l'instinct, quand l'élément de référence n'est plus la per fection du sage, mais la communauté des hommes, et plus précisé ment la cité?
189 Cf. ce qu'écrit P. Hadot dans Plotin ou la simplicité du regard, Paris, 19732, p. 47 : «il y a continuité entre les deux mondes ... ils sont la même chose, mais à deux niveaux différents»; p. 50-51 : «ainsi la théorie platonicienne des Idées se métamorphose en intuition du mystère de la Vie».
CHAPITRE IV
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L'une des grandes difficultés de la philosophie cicéronienne est la détermination du rapport qui existe entre la réflexion qui concerne l'être humain en tant que sujet individuel et celle relative à la cité, à la société des hommes, ou à l'histoire. Nous avons vu que la perfection de l'individu (autrement dit la sagesse et son corrélat, le bonheur absolu) est problématique pour l'Arpinate, en ceci qu'elle apparaît comme une aspiration commune à l'ensemble des philosophes, mais sur l'origine et la réalisation de laquelle les inter rogations sont multiples. En revanche, il est une perfection qui constitue chez lui, pour ainsi dire, une donnée immédiate de la conscience, c'est celle du passé et des valeurs de Rome. D'une manière plus générale, sa philosophie sociale semble être plus dog matique, moins attentive aux arguments de l'adversaire que celle que nous avons trouvée dans les œuvres étudiées jusqu'à présent. Par exemple, si, dans les Tusculanes, Cicéron rend hommage à la doctrine du Jardin et ne conteste pas à ses représentants le titre de philosophes, puisqu'il admet que leur but à eux aussi est d'assurer le bonheur du sage, on chercherait en vain une telle compréhens ion lorsque c'est de la société qu'il s'agit. Dans les discours comme dans les œuvres philosophiques, l'égoïsme épicurien est considéré comme une doctrine qui subvertit les fondements de l'ordre social et avec laquelle nul compromis n'est possible. La méthode que nous avons suivie jusqu'à maintenant, et qui a consisté à montrer comment la réflexion de l'Arpinate sur l'éthique progresse à partir du Lucullus, voudrait que nous étudiions tout de suite dans quelle mesure le De officiis, souvent considéré comme le chef-d'œuvre philosophique de l'Arpinate, confirme ou infirme les résultats auxquels nous sommes parvenu. Mais, procéder ainsi, ce serait ignorer que le De officiis doit être situé par rapport au De republica ou au De legibus au moins autant que par rapport aux Tusculanes, compte tenu évidemment du fait que nous devrons déterminer ce qui, en définitive, assure l'unité de la pensée morale de l'Arpinate, qu'elle concerne l'individu ou la société. Nous ajouterons que la philosophie cicéronienne de l'histoire, du lien social, du droit, est un domaine immense que nous ne pou-
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vons aborder ici que d'un seul point de vue, celui de la relation de Cicéron à la Nouvelle Académie. Cette relation, en effet, apparaît paradoxale, voire conflictuelle dès que le problème abordé est celui de la société et des valeurs qui la fondent. Comment et en quoi l'Arpinate demeure-t-il fidèle à la Nouvelle Académie malgré ce qui paraît constituer une divergence profonde? Tel sera le centre de notre recherche.
Pensée néoacadémicienne et mos maiorum dans le De republica Le principe de la Carneadia diuisio était de ramener à un très petit nombre de solutions l'ensemble des réponses apportées par les moralistes à la question du souverain bien. D'une certaine manière, l'antilogie carnéadienne sur la justice participait de la même méthode réductrice, puisque les différentes théories se trou vaient regroupées en deux grandes catégories1 : d'un côté, les Sophistes, dont Camèade se faisait implicitement le porte-parole, et les Épicuriens2; de l'autre les patroni iustitiae, Platon et Aristote, ainsi que les Stoïciens, présentés une fois de plus comme ayant repris en des termes différents ce qui avait déjà été énoncé par l'Académicien et le Péripatéticien3. Mais, alors que Camèade avait commencé par exposer la thèse des défenseurs de la justice, avant d'en faire une critique sévère, Cicéron inverse cet ordre et fait par ler Philus avant Lélius4, ce qui suggérerait une divergence de fond entre le scholarque, qui serait l'ardent champion d'une mora1 Pour une étude plus complète des deux discours constituant l'antilogie du De republica . . ., on se reportera aux articles de J.-L. Ferrary, Le discours de Philus . . ., cf. supra, p. 78, n. 78, et Le discours de Laelius dans le troisième livre du De republica de Cicéron, MEFRA, 86, 1974, p. 745-771. 2 II est à remarquer que dans le discours de Philus aucun Sophiste n'est nommément cité, sans doute parce qu'un aveu d'emprunts à la sophistique était difficilement concevable, même dans un exercice dialectique, pour des gens se réclamant de Platon; quant aux Épicuriens, ils sont évoqués de manière trans parente en III, 15, 24, lorsque Cicéron fait allusion à des philosophes pour qui le sage aime la bonté et la justice non pour elles-mêmes, mais parce qu'elles sont une source de bonheur, alors que la méchanceté produit nécessairement l'inquiétude. Sur cette question, cf. V. Goldschmidt, La doctrine d'Êpicure. . ., passim, et plus précisément, p. 72 sq. 3 Cf. ce qui est dit en III, 8, 12 : Nam ab Chrysippo nihil magnum nec magnificum desideraui, qui suo quodam more loquitur, ut omnia uerborum momentis, non rerum ponderibus examinet. La justice est définie par les Stoï ciens comme Γέπιστήμη άπονεμητική τής αξίας έκάστφ, cf. Stobée, Ed., Π, 6, 5, p. 30 M = S. F.F., Ill, 262. 4 Ibid., 6, 9 (Lact., Inst., V, 14, 5).
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le de l'égoisme, et l'Arpinate, qui en combattrait le principe même. Nous laisserons ici de côté le problème de savoir dans quelle mesure les discours cicéroniens peuvent être considérés comme la transcription de ceux qui avaient été prononcés à Rome par Carnéade. J.-L. Ferrary, dans la remarquable étude qu'il a consacrée au discours de Philus, s'est montré sur ce point d'une prudence confinant au scepticisme et il y a tout lieu de croire que dans le détail l'antilogie du De republica diffère de celle qui eut un si grand retentissement en 1555. Cependant, et précisément en raison de l'importance de cet événement, attestée par le grand nombre de témoignages grecs et latins qui le relatent, il est fort probable que Camèade lui-même et, après lui, Clitomaque et Philon, reprirent dans l'Académie cette disputatio en modifiant sans doute certains de ses aspects, mais non l'essentiel. Nul ne songerait à nier, en tout cas, que l'on retrouve dans l'antilogie l'objectif majeur de la dialec tique carnéadienne sur l'éthique, à savoir la dissociation de l'ins tinct et des valeurs morales. En opposant la tradition platonicienne à celle des Sophistes, Camèade paraissait revenir à une antinomie que le stoïcisme avait prétendu dépasser, celle opposant à la φύσις le νόμος, conçu comme ce qui sert l'intérêt du plus fort ou comme un contrat social décrétant ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire6. Alors que sa dialectique avait, lorsqu'il s'était agi du souve rainbien, épargné Platon, faisant implicitement de lui un recours contre les erreurs du naturalisme hellénistique, elle ne pouvait pro céder de la même manière au sujet de la justice, tant il est vrai que ce débat entre le fondateur de l'Académie et les Sophistes avait à tout jamais marqué la philosophie. Laisser de côté Platon dans une disputatio sur la justice, c'eût été reconnaître aux Stoïciens un mérite et une originalité que l'Académie s'acharnait à leur nier; faire de lui, avec Aristote, le patronus iustitiae, le présenter comme
5 J.-L. Ferrary, Le discours de Philus. . ., p. 153, remarque qu'il est imposs ibled'affirmer avec une totale certitude que Camèade avait disserté in utramque partent sur la justice. Il est, en tout cas, certain que le discours de Philus exige trop de connaissances en matière d'histoire de la philosophie pour avoir pu être prononcé tel quel devant un auditoire public romain de 155. Ferrary a donc raison d'évoquer, p. 155, des cours donnés à l'intérieur de l'Académie, mais ceux-ci ont très bien pu être élaborés à partir du noyau constitué par les discours romains de Camèade. 6 Sur cette question importante, on se reportera à F. Heinimann, Nomos und Physis, Herfunkt und Bedeutung einer Antithese, Bale, 1945; J. de Romilly, La loi dans la pensée grecque, Paris, 1971 (p. 73-101, «La critique des sophist es»); W.K.C. Guthrie, Les Sophistes, Paris, 1976, trad, de The Sophists, Camb ridge, 1971; G. B. Kerferd, The Sophistic movement, Cambridge, 1981, p. 111130.
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la source dont le stoïcisme ne serait qu'un ruisselet, revenait à lui attribuer rétrospectivement des positions qui n'étaient pas les sien nes7. C'est ce qui explique l'ambiguïté et la difficulté de cette anti logie. J.-L. Ferrary a très justement noté qu'à aucun moment Philus n'attaque la définition par laquelle Platon fait de la justice l'harmon ie de l'âme8 : «la justice ne s'applique pas aux actions extérieures de l'homme, mais à l'action intérieure, celle qui le concerne vérit ablement lui-même et les principes qui le composent». Cependant, si la définition elle-même était épargnée, plusieurs aspects de la théo rieplatonicienne de la justice se trouvaient, en revanche, plus ou moins directement critiqués. Ce point nous paraît important à éta blir. De la justice Philus dit, en se référant à Aristote et à Platon, dont il critique l'optimisme naïf, qu'elle se caractérise par son altruisme, qu'elle est de toutes les vertus «la plus bienfaisante et la plus généreuse»9. Or, il apparaît que, si un tel reproche est fondé en ce qui concerne le Stagirite qui définit effectivement la justice comme un «bien pour autrui», il n'est nullement pertinent quand on attaque Platon, puisque la justice platonicienne est une harmon ie intérieure bénéfique pour l'individu lui-même10. En réalité, s'il est vrai que Platon n'a jamais expressément mis en relation l'essen ce de la justice avec le bénéfice qu'en pourrait tirer autrui, Philus était en droit d'invoquer à l'appui de son interprétation au moins deux passages de la République11 : dans l'un, Socrate, après avoir
7 C'est ainsi que dans le discours de Lélius, De rep., III, 22, 23, la loi uni verselle est définie en termes indéniablement stoïciens : est quidem uera lex rec taratio, naturae congruens, diffusa in omnis, constans, sempiterna, quae uocet ad officium iubendo, uetando a fraude deterreat, cf. la définition zénonienne in Nat. de., I, 14, 36 = S.V.F., I, 162 : Zeno naturalem diuinam esse censet eamque uim obtinere recta imperantem, prohibentemque contraria. 8 J.-L. Ferrary, op. cit., p. 135, cf. Platon, Rép., IV, 443 d : ή δικαιοσύνη . . . ού περί τήν έξω πραξιν των αύτοϋ, άλλα περί την εντός, ώς αληθώς περί εαυτόν και τα έαυτοΰ. 9 Cicéron, De rep., Ill, 8, 12 : maxime munifica et liberalis et quae omnis magis quam sepse diligit, aliis nata potius quam sibi. 10 Cf. J.-L. Ferrary, op. cit., p. 135, qui cite Platon, Rép., IV, 443 d et Aristot e, Eth. Nie, V, 1, 1130a 3 et 6, 1134b 6-7. Le discours de Philus a été utilisé comme témoignage sur le περί δικαιοσύνης perdu aristotélicien par P. Moraux, Le dialogue «Sur la Justice», Louvain-Paris, 1957, p. 65-79. 11 Platon, Rép., I, 335 e et 345 d-e. La tonalité polémique du discours de Philus ne doit pas occulter qu'il pose un problème véritable, celui de la relation qui existe chez Platon entre la justice conçue comme une parfaite harmonie intérieure et la justice telle qu'on l'entend dans un monde qui n'a rien d'idéal. Cette question a donné lieu a un intéressant débat, amorcé par l'étude de D. Sachs, A fallacy in Plato's Republic, dans PhR, 72, 1963, p. 141-158, qui avait
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réfuté la définition de Polémarque - « il est juste de rendre à cha cun ce qu'on doit», citation de Simonide - arrive à la conclusion qu'en aucun cas il n'est juste de faire du mal à quelqu'un; dans l'autre, il affirme que l'art de gouverner n'a pas sa fin en luimême, mais doit s'exercer au bénéfice du sujet gouverné. Il est vrai que dans ce texte il n'est pas question de gouvernement «juste», néanmoins l'idée ainsi exprimée constitue une étape dans la défini tionde la justice, puisque, en 520 d-e, Socrate opposera l'attitude des gouvernants de son temps à celle des philosophes qui n'accep terontle pouvoir politique que par sens du devoir. Lorsque Camèade oppose la destinée de l'homme juste à celle de l'homme injuste, affirmant que le premier a toutes les chances d'être le plus misérable des êtres, tandis que le gredin connaîtra la réussite, que fait-il sinon reprendre le thème fondamental du dis cours de Thrasymaque, auquel Socrate réplique12: «Pour moi, je te le déclare, je ne suis pas persuadé et je ne crois pas que l'injusti ce soit plus profitable que la justice, quand même on laisserait libre cours à l'injustice, sans mettre obstacle à ses agissements». On serait cependant tenté de déduire de ces exemples que les crit iques carnéadiennes ne portaient que sur les manifestations de la justice et qu'elles épargnaient totalement l'essence de celle-ci. Une telle conclusion serait à notre sens inexacte dans la mesure où l'op position de la sagesse et de la justice (l'homme juste et honnête est un sot, tandis que la véritable sagesse est celle de l'homme malhonn ête), qui allait à l'encontre de ce qu'affirmaient toutes les philoso phies hellénistiques, contredisait aussi ce qui sous-tend la concept ion platonicienne de la justice, à savoir l'idée de l'unité de la vertu. Il ne nous appartient pas d'entrer ici dans le détail d'une question difficile, celle de la nature exacte de cette unité13. Qu'il nous suffi-
affirmé que le lien entre la justice platonicienne et la justice au sens ordinaire du terme est un simple postulat constituant une faille dans l'argumentation de la République. Cette interprétation a été critiquée par G. Vlastos, Justice and happiness in the Republic, repris après plusieurs versions dans Platonic studies, Princeton, 19812, p. 111-139. Vlastos s'est appuyé sur Rép., IV, 433 a-b pour démontrer qu'il existe une relation rigoureusement fondée entre les deux sens de cette valeur. Il en vient ainsi à définir ce qu'il appelle «i/ie commonly just man» (p. 136), qui est celui dont l'attachement aux préceptes de la moralité commune se révèle suffisamment profond pour résister à la tentation d'un acte profitable mais malhonnête. Pour Philus-Carnéade, il ne peut s'agir là que d'un sot altruisme. 12 Platon, Rép., I, 345 a : Έγώ γαρ δη σοι λέγω το γ' έμον, ούδ' οιμαι άδικίαν δικαιοσύνης κερδαλεώτερον είναι ούδ' έαν έςί τις οτιαύτην ού πείθομαι και μη διακωλύη πράττειν α βούλεται. 13 Sur cette question, on se reportera à l'article de G. Vlastos, The Unity of the Virtues in the Protagoras, dans Platonic Studies, p. 221-269, qui est d'une
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se de rappeler que, dans le Protagoras, Socrate amène le Sophiste à reconnaître que la justice, la piété, la tempérance et le courage ne sont pas aussi distincts que «les parties du visage»14. Et dans la République même, la justice ne se définit pas seulement comme ce qui complète les autres vertus et les sauvegarde, elle est «cet él ément qui leur a donné à toutes la puissance de naître»15. Nous résumerons cette brève analyse en disant que la critique carnéadienne, telle en tout cas que nous la percevons dans le dis cours de Philus, n'épargnait pas Platon, même si elle ne faisait pas explicitement état de ce qui est propre à l'auteur de la République, à savoir la définition de la justice. Mais, précisément, quelle expli cation donner de ce silence et peut-on raisonnablement penser qu'un scholarque de l'Académie ignorait ce qui sur le fond séparait Aristote et Platon à propos de la justice? Il est vraisemblable que Cicéron ait connu l'antilogie carnéadienne par Antiochus et que l'identification des positions platonicienne et aristotélicienne soit à mettre au compte de la conception que l'Ascalonite se faisait de l'Ancienne Académie16. Toutefois, si l'on admet que le discours de Philus est, par delà Antiochus, véritablement enraciné dans la tra dition néoacadémicienne, l'absence de la définition platonicienne de la justice peut être interprétée comme le signe que Camèade cri tiquait moins Platon lui-même qu'une interprétation dogmatique et immanentiste de celui-ci17. Ce que montre, en tout cas, le discours
grande sévérité pour la pensée de Platon (cf. l'expression muddy thought, p. 264) dans ce passage du Protagoras. Pour une approche plus générale, cf. les pages de L. Robin, Platon, p. 192-200. 14 Platon, Protagoras, 329 d. 15 Platon, Rép., IV, 433 b : δ πασιν έκείνοις την δύναμιν παρέσχεν ώστε έγγένεσθαι. 16 Pour J.-L. Ferrary, op. cit., p. 152, le discours de Philus serait un témoin exact de la critique carnéadienne de la justice, à l'exception du § 12, où Platon et Aristote sont présentés comme les fondateurs d'une doctrine que Chrysippe n'aurait modifiée que dans la forme. Il est fort probable que ce passage soit effectivement antiochien, mais nous avons du mal à croire que Camèade ait disserté in utramque partent à propos de la justice sans critiquer Platon, ou en tout cas, une certaine image de celui-ci. L'argument de Ferrary (p. 151, n. 5) est que Camèade ne pouvait se poser « en adversaire du platonisme ». Il semble tou tefois, que, précisément parce qu'il se voulait profondément fidèle à Platon, Camèade n'éprouvait aucun scrupule à se différencier du «platonisme». La meilleure preuve en est que dans les doxographies néoacadémiciennes Platon, ou bien n'est pas mentionné, ou bien représente une δόξα parmi d'autres. 17 Interprétation qu'il prétendait trouver chez les Péripatéticiens et les Stoïciens, même si ceux-ci avaient construit en grande partie contre Platon leur théorie de la justice, cf. Aristote, Eth. Nie, V, 15, 1138a 19 (contre l'idée que l'on puisse être injuste envers soi-même) et les passages de Plutarque (Sto. rep., 15, 1040 a = S.V.F., III, 313; 1040 e) où il est dit que Chrysippe attaquait à la fois la République platonicienne et le περί δικαιοσύνης d'Aristote. P. Moraux, op.
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de Philus, c'est que Camèade n'hésitait pas à se faire l'avocat du diable pour réfuter toute conception de la justice qui se prétendrait définitive et qui voudrait fonder cette valeur sur les critères ordi naires de bonheur, de réussite, ou encore sur une nature qui ne serait qu'instinct18. D'où l'ambiguïté du statut de Platon dans ce discours. Il est critiqué pour ne pas avoir suffisamment montré à quel point la justice est étrangère au monde, mais il n'est que très partiellement atteint, puisque le point d'achèvement de sa réflexion sur cette valeur - et ce en quoi il se distingue de l'idée commune de justice - n'a pas été explicitement réfuté. L'un des paradoxes du discours est que, si Platon se trouve en partie épargné, alors qu'il a été désigné comme la cible privilégiée avec Aristote, les Stoïciens, dont Philus prétendait ne pas tenir compte, sont en réalité les plus directement atteints19. Camèade avait fort bien compris que, par un ύστερον πρότερον nullement fortuit de l'histoire de la philosophie, les arguments sophistiques pouvaient être très efficaces dans la réfutation du stoïcisme. En effet, alors que Socrate n'avait jamais prétendu découvrir l'origine de la justice dans une quelconque tendance naturelle, Γοίκείωσις stoïcienne, qui pousse l'homme non seulement à assurer la perma nence de son être mais à aimer autrui, apparaissait comme le négat if de l'égoïsme originel cher aux Sophistes20. A cet égard, nous pouvons mieux comprendre le discours de Philus en rapprochant celui-ci d'un texte auquel nous avons déjà fait allusion, ce Commentaire du Théétète, postérieur à la Nouvelle Académie, mais portant souvent la trace des anciens débats21. Ana lysant le passage du dialogue platonicien où Socrate affirme que, s'il était citoyen de Cyrène, il se préoccuperait de la jeunesse de cette cité, mais qu'étant athénien il prend soin de ses jeunes conci toyens, le commentateur se réfère à Γοίκείωσις22. De celle-ci il dit qu'elle n'est pas un mouvement indifférencié, qu'elle nous entraîne vers certains êtres plutôt que vers d'autres, tout comme, en ce qui concerne notre propre corps, nous n'attachons pas la même impor tance à un doigt et à un œil. ί,'οίκείωσις est, dans son essence
cit., p. 59 en a déduit que l'œuvre de Platon et celle du Stagirite devaient être assez ressemblantes. 18 Cf. sur ce point J. Croissant, La morale de Camèade, p. 561 : «c'est le divorce entre l'utilitarisme spontané de la nature humaine et la justice que Carnéade va mettre en lumière». 19 Cela a été démontré de manière très convaincante par J.-L. Ferrary op. cit., p. 134. 20 Sur Γοίκείωσις stoïcienne, cf. supra, p. 378 sq. 21 Sur ce texte, cf. supra, p. 18, n. 41. 22 Com. in The., 5-8, commentaire du Théétète, 143 d.
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même discriminatoire, elle nous conduit vers ce à quoi nous tenons le plus, et, pour illustrer son propos, le commentateur évoque l'exemple cher à Camèade, des deux naufragés qui, étant en dan ger de mort, s'efforceraient chacun d'arracher à l'autre la planche du salut23. Cette continuité entre le scholarque de la Nouvelle Aca démie et l'auteur du Commentaire apparaît avec plus d'éclat enco re lorsque ce dernier affirme que ni les Stoïciens ni les Épicuriens n'ont réussi à fonder la justice en se référant à la nature24. La conclusion du commentateur est que la source de cette valeur doit être cherchée non dans Γοίκείωσις, mais dans Γόμοίωσις θεω pla tonicienne25. Si l'homme aime la justice, ce n'est pas parce qu'il est un être de nature, mais parce que son âme l'apparente à Dieu. Le Commentaire trouve donc la réponse au problème de la jus tice dans un platonisme dogmatique. Camèade, lui, dénonçait ce qu'il considérait comme des conceptions erronées de la justice, mais il se gardait de toute affirmation définitive quant à la nature de celle-ci. Malgré cette différence, il y a entre ces deux pensées un point commun qui témoigne de la continuité de la philosophie pla tonicienne et de la survivance des grands thèmes de la Nouvelle Académie par delà la disparition de celle-ci. En effet, dans le Comm entaire comme dans le discours de Philus, on retrouve, avec des tonalités différentes, il est vrai, le même rejet de l'éthique natural iste, le même constat d'échec des philosophies hellénistiques. L'au teur du Commentaire va certes moins loin que Camèade, il admet que Γοίκείωσις puisse être un mouvement qui nous porte à aimer autrui et non seulement une pulsion égoïste, mais sur l'essentiel, c'est-à-dire sur la possibilité de fonder la justice sur celle-ci, il reste tout aussi intransigeant que le scholarque26. Au demeurant, l'art iculation entre Camèade et le moyen platonisme ne se trouve-t-elle pas d'une certaine manière chez Platon lui-même, qui définit Γόμοίωσις θεφ par la fuite hors du monde de la sensation? Si l'Arpinate ne considère pas Camèade comme un Sophiste ni même comme un philosophe proche des positions épicuriennes, c'est parce qu'il est persuadé que le scholarque utilisait ce type de disputatio non pour réduire la justice à un constat de domination
23 Ibid., 6, 20-25. Cf. Cicéron, De rep., III, 16, 26 : Quid ergo iustus faciet, si forte naufragium fecerit et aliquis imbecillior uiribus tabulant ceperit?. 24 Ibid., 31-35. 25 Ibid., 7, 14-20. 26 L'auteur du Commentaire affirme que Γοίκείωσις est κηδημονακή (8, 5), c'est-à-dire qu'elle constitue la prise de conscience immédiate de ce qui nous est proche et cher. Mais c'est précisément parce que nous aimons plus ceux qui nous sont les plus proches que Γοίκείωσις est disqualifiée comme fondement de la justice.
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ou à un équilibre d'intérêts, mais pour mieux en établir à la fois la transcendance et la nécessité. Il y a, de surcroît, une harmonie réelle entre l'ensemble du texte cicéronien et l'antilogie qui se trou veen son centre. Nous ne nous attarderons pas sur une première similitude, évi dente, qui tient à l'identité de l'objet de la recherche : Camèade s'interroge sur la définition de la justice; Cicéron étudie quel est Yoptimus status rei publicae, et dans une perspective platonicienne celui-ci n'est rien d'autre que la justice à l'intérieur de la cité27. Plus profondément, l'un des problèmes posés par le discours de Philus est celui du conflit entre, d'une part, la justice conçue com meune valeur transcendante - mais sans prise sur la société des hommes et rendant ceux qui la pratiquent malheureux parce qu'isolés et persécutés - et, d'autre part, la sagesse, définie comme un égoïsme bien compris. Or la question qui hante Cicéron n'estelle pas aussi la difficulté d'actualiser une autre forme de trans cendance, celle du mos maiorum, dans un monde en proie à la vio lence née précisément de l'affrontement des égoïsmes? Les hom mes, dit Camèade, se soucient fort peu de la justice et ceux qui la pratiquent passent pour des sots28. Notre génération, affirme Scipion, s'est comportée comme des gens qui ayant reçu en héritage un tableau de prix négligeraient d'en revivifier les couleurs et le laisseraient s'effacer jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les lignes, les contours29. Pourquoi les individus sont-ils incapables de vivre une éthique qui transcende leur égoïsme? telle est la question commun e à Cicéron et à Camèade. La différence entre eux réside en ceci que l'histoire, absente du discours de Philus, pour qui les hommes sont uniformément mus par l'égoïsme, tient dans la pensée de l'Arpinate un rôle essentiel. Pour Philus-Carnéade, la justice, à supposer qu'elle puisse exis ter dans la société des hommes, y sera perçue comme une sotti-
27 Pour Platon, il n'y a aucune différence de nature entre la justice dans l'État et celle qui se définit comme l'harmonie intérieure de l'individu, cf. Rép., II, 368 c-369 a, où Socrate dit qu'il va rechercher la justice dans l'État parce qu'elle est plus facile à découvrir dans un cadre plus grand. 28 Cf. De rep., III, 18, 28, où Philus se demande qui serait assez sot pour hésiter entre le destin du juste condamné et torturé et celui du gredin honoré par tous. Toutefois, il nous est dit au § 25 que Camèade reconnaissait qu'il est possible aux hommes de se contenter sans inconvénient de la pauvreté, ce qui nous paraît confirmer qu'il admettait un bonheur du juste qui ne serait pas du même ordre que la réussite de l'homme injuste. 29 Ibid., V, 1, 2 = Aug., du. Dei, II, 21.
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se30. Pour Cicéron, Yoptimus status ciuitatis n'a rien d'une utopie, car il s'est totalement incarné dans la Rome des maiores. Cette divergence est un élément majeur de l'originalité de la pensée cicéronienne, et il faut préciser quelle relation cette philosophie de l'histoire entretient avec la philosophie. A la fin du premier livre, Scipion, qui s'est défini comme un homme ni étranger à la culture grecque ni disposé à abandonner pour elle la tradition de ses ancêtres, décide d'abandonner provi soirement la spéculation théorique pour aborder un sujet sur le quel il sait que l'on veut connaître son avis31. Il se propose, en effet, de montrer que la constitution romaine, telle qu'elle a été patiemment élaborée par les maiores est de loin la meilleure de toutes et qu'elle doit servir d'exemple pour la description de Yopt imusstatus rei publicae. Cette méthode est présentée plus loin com metout à fait originale (nos uero uidemus et te quidem ingressum ratione ad disputandum noua, quae nusquam est in Graecis libris), car les philosophes grecs, dit Cicéron, ont procédé de deux manièr es32: Platon a imaginé une cité idéale, sans doute magnifique, mais «sans aucun rapport avec la vie et les mœurs des humains»; Aristote et ses disciples ont, eux, fait un tableau des différentes constitutions existantes, mais sans se référer à un modèle, sine ullo certo exemplari formaque rei publicae33. Chez Platon il y a dissocia tion de la réalité terrestre et de la perfection, chez Aristote igno rance de la seconde au profit de la première. Cicéron est, lui, à la fois plus idéaliste que Platon, puisqu'il veut que Yoptimus status ciuitatis soit éternel, alors que dans la République le but recherché est de conférer à la cité une durée très grande, mais non infinie34, et au moins aussi réaliste qu'Aristote, puisqu'au lieu de s'intéresser à différentes constitutions il va en étudier une sous tous les as pects. Mais cette manière de procéder va provoquer une double
30 Ibid., Ill, 8, 12 = Lact., Inst., V, 16, 2-4 : aut nullam esse iustitiam, aut, si aliqua, summam esse stultitiam quoniam sibi noceret alienis commodis consulens. 31 Ibid., I, 46, 70. 32 Ibid., Π, 11, 21 : «Certes, et nous voyons aussi que tu as commencé à parler selon une méthode d'exposé nouvelle, inconnue dans la littérature grec que». Sur l'originalité de cette méthode, cf. V. Pöschl, Römischer Staat und grie chisches Staatsdenken bei Cicero, Darmstadt, 19742, p. 110-115; E.Berti, // «De Re publica» di Cicerone e il pensiero politico classico, Padoue, 1963, p. 59; A. Mi chel, A propos de l'art du dialogue dans le de Republica, dans REL, 43, 1965, p. 237-261. 33 Cicéron ne mentionne pas nommément Aristote, mais il n'est pas diffici le de reconnaître un ouvrage comme la Constitution des Athéniens dans la des cription qui est faite de la seconde catégorie d'études philosophico-politiques. 34 Platon, Rép., VIII, 546 a.
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objection de la part de Tubéron qui s'étonne que Scipion ait fait un éloge du système politique romain et qui lui demande en outre par quels moyens conserver celui-ci35. Sur le premier point, Scipion répond qu'il a choisi cette mé thode non pas pour définir Yoptimus status, mais «pour faire voir l'application dans une très grande cité des principes énoncés dans (son) discours»36. Ce n'est donc pas parce que Rome existe que la constitution mixte est le meilleur de tous les régimes politiques, mais en quelque sorte l'inverse. La constitution romaine est, non pas l'image, dans la mesure où ce terme peut impliquer une certai ne dégradation de l'être, mais bien la présence dans l'histoire de cet optimus status ciuitatis37. Cependant, tenant compte du repro che de Tubéron, Scipion accepte de donner un tour plus général à son exposé en se référant non plus au cas particulier de Rome, mais à la nature38. Malheureusement, une lacune évaluée à quatre pages par les éditeurs nous prive de ce qui devait être l'un des moments les plus importants du livre. Est-il possible de reconsti tuer ce texte? Rappelons-nous ce que Scipion avait dit au début de ce même livre39 : «si c'est notre état que je vous montre à sa naissance, puis à sa croissance, puis à l'âge adulte, et enfin dans toute la stabilité de sa force, j'arriverai plus aisément au but fixé que si je me crée une cité imaginaire, comme Socrate le fait dans Platon». La pré sentation naturaliste, biologique, de l'évolution de Rome doit donc pour lui aboutir au même résultat que la méthode platonicienne, qui cherche à décrire une essence intemporelle. Il est donc fort vraisemblable que dans le passage perdu Cicéron adoptait le même modèle evolutionniste et qu'il montrait comment, dans la nature, il y a gradation du monde végétal au règne animal et de celui-ci à la raison humaine, culminant avec la sagesse. Autrement dit, nous sommes persuadé que Scipion exposait là quelque chose qui res semblait fort à scala naturae dont nous avons montré l'importance au livre IV du De finibus40. L'idée d'une teleologie de la nature,
36 Ibid., 35 Cicéron, 66 :Deut rep., ciuitate II, 38, maxima 64. reapse cerneretur quale esset id quod ratio oratioque describeret. 37 Cf. sur ce point l'excellent commentaire d'E. Berti, op. cit., p. 57-78. 38 Cicéron, loc. cit. : Sin autem sine ullius populi exemplo genus ipsum exquiris optimi status, naturae imagine utendum est nobis, quoniam tu hanc imaginem urbis et populi ni. . . 39 Cicéron, op. cit., II, 1,3: facilius autem quod est propositum consequar, si nostram rem publicam uobis et nascentem et crescentem et adultam et iam firmam atque robustam ostendero, quam si mihi aliquam, ut apud Platonem Socrat es, ipse finxero. 40 Cf. supra, p. 421.
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chère à Antiochus d'Ascalon, occupait donc déjà une place import antedans le De republica. Pour Scipion il n'y a pas de contradict ion entre ontologie, naturalisme et philosophie de l'histoire. La réflexion philosophique vient donc ainsi étayer la méditation sur le passé de Rome et donner à celui-ci une valeur doublement «exemp laire»: Rome est un exemplum de Yoptimus status ciuitatis, mais aussi l'actualisation en un lieu donné de cette évolution vers la per fection qui caractérise la nature tout entière. Où donc est dans tout cela la Nouvelle Académie, avec sa philosophie de la suspension du jugement, de la distance permanente par rapport à la vérité? Nous croyons que, si de toute évidence le De republica n'est pas une œuvre inspirée de la Nouvelle Académie, il ne va pas nécessairement contre la philosophie de cette école, étant donné qu'y a déjà dans ce dialogue - sous une forme évidemment diffé rente - le même scepticisme quant aux possibilités pour l'individu de réaliser la perfection, que l'on retrouvera dans le Lucullus. Pour Scipion, l'homme politique n'est pas le sage, même s'il peut être «un citoyen vraiment grand et un homme presque divin»41. C'est précisément parce que la perfection individuelle est un idéal im possible qu'à la royauté, qui dans l'absolu serait le meilleur régime, doit se substituer la constitution mixte42. D'un point de vue philo sophique, ce pessimisme, marqué dans le texte par la présence d'ir réels du présent43, rappelle certains passages du Politique que nous évoquerons plus loin44. Pour Cicéron, comme plus tard pour Philon d'Alexandrie, celui qui gouverne la cité n'a en lui-même aucune infaillibilité. Cependant, alors qu'il y a chez l'Alexandrin une certaine dépréciation de l'homme politique, symbolisé par Jo seph, qui est un «interprète de rêves», et dont la robe bigarrée symbolise les multiples ψεύδη, εύλογα, πιθανά, εικότα, contrastant
41 Cf. l'opposition en I, 29, 45, entre le sage qui a une connaissance certai ne des systèmes politiques et de leurs cycles de transformations et l'homme politique qui, lui, se caractérise par la prudentia, vertu éminemment pratique puisqu'elle est à la fois prévision et capacité d'action. Sur le princeps cicéronien on se reportera aux études devenues classiques de P. Grenade, Autour du «De Republica», dans REL, 29, 1951, p. 162-183 et Essai sur les origines du principal, Paris, 1961 ; E. Lepore, // princeps ciceroniano e gli ideali politici della tarda repubblica, Naples, 1954. 42 Sur cet aspect de la question cf. V. Pöschl, op. cit., p. 24-39. 43 Cicéron, De rep., I, 34, 51 : si unus satis omnia consequi posset, nihil opus esset pluribus. Il est vrai que cette phrase se trouve dans le discours de défense de l'oligarchie, qui n'exprime pas la pensée de Scipion, mais il est hors de doute que chacun des plaidoyers pour les constitutions simples contient à ses yeux une parcelle de vérité et, par ailleurs, l'Africain ne cache pas que s'il devait lui-même choisir un régime simple ce serait la royauté, cf. ibid., 54. 44 Cf. infra, p. 514.
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avec le caractère unique de la vérité45, chez l'Arpinate on trouve au contraire une valorisation de l'homme d'État, capable non seu lement de prévoir, mais de modifier le cours des événements46. Une question subsiste, néanmoins : comment la constitution romaine a pu acquérir sa perfection alors qu'elle résulte de l'action d'hommes sans doute admirables, mais dont Cicéron reconnaît luimême qu'ils n'avaient pas la perfection du sage. La réponse à cette possible objection nous est donnée à travers une citation de Caton qui, à la fin de sa vie, aimait à expliquer la supériorité de la consti tution romaine en disant que, contrairement à celle des autres États, elle avait été élaborée non pas par un seul individu, mais par des générations successives47: «Notre État, au contraire, n'a pas été constitué par l'intelligence d'un seul homme mais par celle d'un grand nombre». Aux grands législateurs grecs, comme Lycurgue, Solon ou Démétrius de Phalère, Caton opposait donc cette action de longue durée, expression du génie d'un peuple, qui avait abouti à l'excellence du status ciuitatis Romae4*. Il y a là ce qu'on pourrait appeler un traditionalisme dynamique. Pour Caton, qui exprime et incarne le mos maiorum, la nature et l'histoire ne peu vent révéler leur caractère téléologique que si les individus ne ten tent pas de brusquer le cours des choses, s'ils respectent des mou vements profonds qu'ils ne peuvent connaître et dont ils ne sont pas maîtres49. Cicéron, dont le De republica pourrait être tout entier défini comme la justification philosophique de cette pensée de Caton, ne se trouve-t-il pas là à l'opposé de Camèade? Si l'on se place du point de vue de la confiance dans la nature, il y a incon testablement une divergence profonde, puisque toute la pensée carnéadienne nous est jusqu'ici constamment apparue comme la r igoureuse mise en question du naturalisme tel que le concevaient les pensées hellénistiques, alors que Scipion évoque «la voie et l'évolution naturelles» qui ont conduit Rome à sa perfection50. Ce
45 Philon Al., Somn., I, 240. 46 Cf. sur ce point les travaux cités supra, n. 41. 47 Cicéron, op. cit., II, 1,2: nostra autem res publica non unius esset ingenio sed muttorum nec una hominis uita, sed aliquot constituta. Sur la source catonienne de Cicéron, cf. A. Novara, op. cit., 1. 1, p. 108-112, qui avance un certain nombre d'arguments montrant que cette pensée pouvait figurer dans le livre IV des Origines. 48 Ibid. 49 Sur Caton comme possible inspirateur du livre VI des Histoires de Polybe, cf. A. Novara, ibid., p. 116-119. Sur le problème général de l'influence de Caton sur Polybe, cf. C. Nicolet, Polybe et les institutions romaines, Ent. Fond. Hardt, 20, 1973, p. 209-258. 50 Cicéron, op. cit., II, 16, 30, cf. A. Novara, ibid., p. 280-312. Le fait que Scipion s'appuie sur le naturalisme et l'antiindividualisme de Caton est destiné
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désaccord, dont nous tenterons d'apprécier plus précisément la portée lorsque nous aborderons le problème de la physique, ne doit pas nous dissimuler une convergence qui est d'une grande impor tance pour la suite de l'œuvre philosophique de Cicéron. Caton, le traditionaliste qui tenait à voir partir au plus vite les ambassadeurs philosophes, et Camèade, le dialecticien volontiers provocateur, avaient en commun au moins une chose : le refus d'admettre que l'individu puisse atteindre lui-même à la perfection. Certes, le Cicé ron du De republica est assurément plus proche de Caton et du naturalisme d'Antiochus que de Camèade. Il n'en demeure pas moins que lorsque, dans le Lucullus, il affirmera que la seule sagesse possible pour l'homme est celle qui consiste à tenir compte en permanence de son imperfection, il s'exprimera à la fois en dis ciple de la Nouvelle Académie et en légataire de cette sagesse tradi tionnelle, si méfiante à l'égard de l'individualisme. Au début du De republica, Lélius essaie de montrer à ses amis que le véritable problème qui se pose à eux n'est pas celui de la parhélie, mais celui de la scission de la cité51. Dans une lettre à peu près contemporaine, Cicéron s'exprime sur un ton encore plus pathétique52: Amisimus, mi Pomponi, omnem non modo sucum ac sanguinem, sed etiam colorem et speciem pristinae ciuitatis. Tout cela ne donne-t-il pas finalement raison au pessimisme carnéadien et n'y a-t-il pas dans ces propos l'illustration du divorce entre l'Idéal et les réalités terrestres? Le problème n'est nullement esqui vé par Scipion qui l'expose et l'explique par la métaphore du tableau à laquelle nous avons fait allusion53. L'optimus status ciui tatis n'implique aucune causalité contraignante, il ne détermine pas les mœurs de la cité, il est la forme parfaite qu'ont donnée à celle-ci des hommes exceptionnels en ce sens qu'ils ont su renoncer à s'imposer une vérité individuelle, et il entretient avec la société romaine une relation dialectique, car il ne peut continuer à exister en tant que modèle que si les citoyens acceptent eux-mêmes de se situer dans la tradition du mos maiorum. La perfection de la cité exige donc une morale de Yofficium. Nous aborderons plus loin cette notion, mais il nous faut auparavant revenir sur cette harmon ie entre le destin de Rome et le mouvement de la nature.
à montrer que la théorie du principat ne constitue pas une rupture par rapport au mos maiorum. 51 Ibid., I, 19, 31. 52 Cicéron, Ait., IV, 18, 2 : «Notre cité a perdu, mon cher Pomponius, non seulement toute sa substance et son sang, mais même cette couleur et cette fo rme qu'elle avait autrefois», trad. Constane modifiée. 53 Cf. supra, p. 503.
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Le problème de la loi naturelle chez Platon, Cicéron et Philon d'Alexandrie Le problème de la loi naturelle chez Platon est une question dont l'étude dépasse le cadre de notre recherche 54. Néanmoins, dans la mesure où ce concept de νόμος φύσεως représente un point de divergence dans l'histoire de l'Académie entre, d'une part, Antiochus et Cicéron qui l'acceptent dans sa formulation stoïcien ne, et, d'autre part, Camèade qui le critique, nous devons nous demander si la source de ce dissensus ne se trouve pas dans la complexité de la position platonicienne, de sorte que ce qui nous apparaît comme un conflit propre au platonisme hellénistique et romain aurait en réalité son origine chez Platon lui-même. Cepen dantune telle démarche n'est pas en elle-même suffisante, car à supposer que Camèade et Antiochus aient été tous les deux en droit de se référer à Platon, il resterait à expliquer pourquoi Cicé rons'est senti sur cette question plus proche du second que du pre mier, et ce non seulement dans le De legibus, mais bien plus tard aussi dans les Philippiques, lorsqu'il reprendra en des termes presques identiques la définition «philosophique» de la loi55: «la loi n'est rien d'autre que la raison droite, tirée de la volonté divine, ordonnant le bien, défendant le contraire». Nous ne reviendrons pas ici sur la Quellenforschung du pre mier livre du De legibus. Il nous semble, en effet, que les travaux de P. Boyancé et de R. Horsley ont réfuté la thèse, défendue notam mentpar Pohlenz, qui attribuait à ce texte une origine stoïcienne et ont démontré l'influence d'un Antiochus d'Ascalon s'exprimant certes souvent comme un philosophe du Portique, mais s'efforçant aussi, parfois à travers de simples détails, de «platoniser» le syst èmede Zenon56. Il est, au demeurant, possible d'imaginer comment 54 Cette question a été quelque peu délaissée par les spécialistes de Platon, cf. J. P. Maguire, Plato's theory of natural law, dans YCS, 10, 1947, p. 151-178; H. Koester, ΝΟΜΟΣ ΦΥΣΕΩΣ, The concept of natural law in Greek thought, dans Religions in Antiquity, Essays in memory of E. R. Goodenough, Leiden, 1968, p. 521-541 ; M. Ostwald, Plato on Law and Nature, dans Interpretations of Plato, H. F. North ed., Leiden, 1977, p. 41-63. L'attitude de Platon à l'égard de ce problème a été remarquablement replacée dans le contexte général de la pensée hellénique par M. Gigante, ΝΟΜΟΣ ΒΑΣΙΛΕΥΣ, Naples, 1956, p. 253-267, avec, notamment, une comparaison entre Platon et Pindare. 55 Cicéron, Phil., XI, 28 : est enim lex nihil aliud nisi recta et a numine deorum tracta ratio imperans honesta, prohibens contraria. 56 M. Pohlenz, Die Stoa, II, p. 126, avait attribué comme source à ce pre mier livre un traité d'Antipater de Tarse. L'influence d'Antiochus a été au contraire soulignée, à juste titre selon nous, par P. Boyancé, L'éloge de la philo sophie dans le De legibus I, 58-62, dans Ciceroniana, 2, 1975, p. 21-42 et par
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Γ Ascalonite faisait sienne la définition stoïcienne de la loi naturelle sans pour cela avoir conscience d'innover par rapport à l'héritage platonicien, autrement que dans la terminologie. Bien que nous n'ayons aucune preuve formelle d'un tel rapprochement, nous pouvons, en effet, supposer que pour dénier aux Stoïciens toute originalité véritable dans ce domaine, il s'appuyait sur le livre X des Lois et citait notamment le passage où Clinias, confronté au relativisme des Sophistes, dit que le législateur doit «donner de toute sa voix» pour «secourir la loi elle-même et l'art en montrant qu'ils existent par nature ou par une cause non moins forte que la nature, puisqu'ils sont créés par l'intelligence en conformité avec la droite raison»57. Il faut cependant remarquer que dans ce texte le souci de Platon est beaucoup plus de donner un fondement onto logique aux croyances religieuses et aux valeurs morales que de développer une philosophie naturaliste, dont il percevait sans dout e à quelles apories elle pouvait conduire. S'il accepte dans un pre mier temps de se placer sur le terrain de la φύσις, donc de la géné ration et du mouvement, pour démontrer que l'âme est antérieure au corps, il fait également une allusion très précise à «la cause non moins forte que la nature», c'est-à-dire à l'Intelligence, ce νους dont il affirmera plus loin qu'il faut bien se garder de la présompt ion de le connaître en son fond58. Autrement dit, même pour le Platon de ce dixième livre des Lois, dont on a souvent souligné qu'il a pu inspirer le stoïcisme, le concept de nature n'est pas autonome, suffisant, il constitue une étape dans la démonstration qui conduit à affirmer face au relativisme des Sophistes l'existence de l'Intel lect,à la fois origine de tous les mouvements et principe organisa teur du monde59. Dans un passage qui constitue à la fois une affi rmation et un aveu partiel d'ignorance, Platon déclare à propos de cette âme de l'univers60: «Puisqu'une âme ou des âmes sont mani festement causes de tous ces mouvements et douées de toutes les vertus, nous affirmerons qu'elles sont des divinités, soit que, êtres vivants logés dans des corps, elles ordonnent tout le ciel, soit qu'elR. Horsley, The Law of Nature in Philo and Cicero, dans HTR, 1978, p. 35-59. Cette hypothèse a été récemment acceptée par J. Turpin dans l'article qu'elle a consacré au De legibus, Cicéron De legibus I-II et la religion romaine, dans ANRW, II, 16, 3, p. 1877-1908. 57 Platon, Lois, X, 890 d : νόμφ αύτφ βοηθήσαι καί τέχνη ως έστον φύσει ή φύσεως ούχ ήττονα εΐπερ voö γέ έστιν γεννήματα κατά λόγον ορθόν. . . 58 Ibid., 897 d. 59 Sur le principe d'automotion dans les Lois, cf. infra, p. 605. 60 Platon, op. cit., 899 b (trad. Dies légèrement modifiée) : επειδή ψυχή μέν ή ψυχαί πάντων τούτων αίτιαι έφάνησαν, άγαθαί δέ πασαν άρετήν, θεούς αύτας είναι φήσομεν, είτε έν σώμασιν ένοΰσαι, ζφα δντα, κοσμουσιν πάντα ούρανον, εϊτε δπη τε καί δπως.
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les agissent de quelque façon qu'on voudra». Ces zones d'ombre que l'auteur des Lois avait volontairement maintenues, parce que rien ne lui était plus étranger que la prétention d'être parvenu à une connaissance parfaite et universelle, Antiochus les a suppri mées,même si, comme l'a démontré Horsley, il a essayé de conser ver un certain nombre d'éléments de transcendance, notamment en utilisant un vocabulaire quelque peu différent de celui du Porti que. Étant convaincu que dans le domaine de l'éthique et de la physique les Stoïciens n'avaient innové que dans la forme, il avait fait siens leur dogmatisme et, au moins partiellement, leur confu sionentre Dieu et l'ordre naturel61. Si nous percevons comment la volonté d'affirmer dans le do maine de la loi naturelle la primauté de Platon a pu conduire l'Ascalonite à une interprétation du livre X des Lois qui rejoignait sur bien des points le dogme stoïcien, il est plus difficile de déterminer quels étaient les tenants et les aboutissants de la critique que Carnéade faisait de ce concept. Il y a, en effet, dans le discours de Philus, deux thèses différentes en qui concerne la loi naturelle et elles ne sont cohérentes que si on les replace dans le mouvement d'une dialectique visant à ne laisser à l'adversaire aucune position de repli. La première est que le droit naturel n'existe pas, car si tel était le cas «tous les hommes obéiraient aux mêmes lois et l'on ne ver rait pas les mêmes hommes obéir tantôt à telles lois et tantôt à tel les autres»62. Pour contester l'existence même de la loi naturelle, Camèade invoquait donc la multiplicité des droits particuliers, et il déduisait de ce dissensus que la force de la loi réside dans la sanc tion qu'elle fixe et non dans un quelconque fondement naturel63. Ensuite, il consolidait son argumentation en objectant que le droit naturel eût impliqué la nécessité de respecter non seulement les hommes, mais aussi les bêtes, et même - si l'on accepte la reconsti tution proposée par J.-L. Ferrary - les plantes64. Enfin, il concluait
61 La démonstration de Horsley, op. cit., p. 40 sq., montre comment Antio chus avait essayé de platoniser l'immanentisme stoïcien en utilisant des concepts comme ceux de θεσμός, de νους, ou en distinguant le dieu nomothète de la loi naturelle. Ces remarques sont tout à fait justes, mais il n'en reste pas moins vrai qu 'Antiochus faisait sienne la définition stoïcienne du νόμος φύσεως, ce qui allait à l'encontre de toute la dialectique carnéadienne. 62 Cicéron, De rep., III, 11, 18 : sanxisset tura nobis et omnes isdem et idem non alias aliis uterentur. 63 Ibid. 64 Ibid., 19. J.-L. Ferrary, op. cit., p. 140, a remarqué que Philus introduit son argument concernant les animaux par un primum, ce qui laisse penser qu'il s'agissait là de la première étape d'un sorite : «précisément la physique stoïcien ne, avec son échelle continue allant des pierres aux plantes et aux animaux,
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que «ce n'est pas la nature, ni la volonté humaine qui est la mère de la justice, mais bien notre faiblesse» et qu'il est préférable de commettre l'injustice ou au moins de conclure un pacte permettant une neutralisation des égoïsmes plutôt que de vivre dans un état d'affrontement perpétuel65. Une telle démonstration ne corres pondexactement à aucun des discours sophistiques de l'œuvre pla tonicienne. Néanmoins, elle présente un important point commun avec les propos de Thrasymaque dans la République66. En effet, comme cela a été souvent souligné, Thrasymaque ne fait pas réfé rence à la nature, il identifie la justice à ce qui est avantageux pour le plus fort et il aboutit ainsi à un relativisme proche de celui de Protagoras67. Cependant, l'idée que toutes les lois ne sont pas l'e xpression du pouvoir du plus fort et que certaines résultent de l'im possibilité pour un individu ou un groupe d'imposer sa volonté, ne se trouve pas dans le discours de Thrasymaque, mais dans celui de Glaucon, qui, lui, semble faire du contrat social l'origine de toutes les lois68. Cette permière partie de l'argumentation, tout en récusant l'idée d'un fondement naturel de la justice, prépare la subversion du concept de nature tel que l'entendaient les Stoïciens. En effet, à partir du moment où il est établi que ce que l'homme préfère c'est commettre impunément l'injustice, il peut être affirmé que «tous les êtres, hommes et bêtes, sont poussés vers la satisfaction de leurs besoins par la nature, qui les guide»69. G. Watson, dans l'arti clequ'il a consacré à la loi naturelle dans le stoïcisme, a rappelé fort opportunément que la première occurence de l'expression νο μός φύσεως chez Platon se trouve dans la bouche de Calliclès qui, affirmant sans nuances le droit du plus fort à imposer sa volonté
tous imprégnés d'un pneuma successivement ektikon, physikon et psychikon, se prêtait bien à un sorite sur la justice ». 65 Ibid., 12, 20. 66 Platon, Rép., III, 338 c, première définition de la justice par Thrasyma que : φημί γαρ έγω είναι το δίκαιον ούκ άλλο τι ή το του κρείττονος ξυμφέρον. Cette définition est reprise en 341 a, mais dans sa nouvelle réponse, qui débute en 343 b, Thrasymaque, sans renoncer à sa conception, acceptera de prendre les termes «juste» et «injuste» dans leur acception ordinaire pour montrer que l'homme juste est partout en état d'infériorité par rapport à celui qui commet l'injustice. Sur le problème d'une éventuelle articulation entre le normatif et le descriptif dans la pensée de Thrasymaque, cf. W. K. C. Guthrie, op. cit., p. 102104. 67 Sur le fait que Thrasymaque ne se réfère pas à la nature, cf. parmi les auteurs récents: J. P. Maguire, op. cit., p. 164; J. de Romilly, op. cit., p. 91; M. Oswald, op. cit., p. 47, qui établit le rapprochement avec Protagoras. 68 Cf. Platon, Rep., II, 359 a. 69 Cicéron, De rep., III, 8, 12 = Lact., Inst., V, 16, 3 : omnes et homines et alias animantes ad utilitates suas natura ducente ferri.
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au plus faible, se justifie en prétendant qu'une telle conduite est conforme à la «loi de la nature»70. Certes, il n'est dit nulle part expressément dans le discours de Philus que l'égoïsme universel est le véritable νομός φύσεως, peut-être parce que Camèade avait recul é devant cette conséquence ultime de son argumentation, mais si l'expression fait défaut, la chose, elle, est incontestablement pré sente, puisqu'à la rationalité parfaite qui selon les Stoïciens est l'e ssence de la loi naturelle, l'Académicien oppose un instinct naturel de domination, qui est le négatif de cette conception et qui corres pondà ce que Calliclès, et de manière plus nuancée Glaucon, entendaient par leur référence à la nature71. Pourquoi cette opiniâtreté de Camèade à critiquer la théorie stoïcienne du droit naturel en s'appuyant pour cela sur ceux qui avaient été les adversaires de Platon? Face au dogmatisme du Por tique, le dialecticien qu'il était se devait de rappeler, fût-ce sous une forme paradoxale, que la référence à la nature et aux tendan ces premières de l'être vivant était commune aux Stoïciens et aux Sophistes, que le νόμος φύσεως avait été celui de Calliclès avant d'être celui de Zenon. En se faisant le défenseur d'une thèse qu'il récusait, Camèade s'efforçait de montrer le danger qu'il y avait à fonder la justice sur des concepts qui avaient été utilisés par les Sophistes pour enlever toute réalité ontologique à celle-ci. Mais, plus profondément, Camèade se comportait en successeur de Pla ton lorsqu'il voulait empêcher les Stoïciens de poser comme valeur absolue, comme terme ultime de la recherche sur l'essence de la justice, l'association de deux concepts que dans la pensée platoni cienne on peut qualifier d'intermédiaires. Nous avons déjà vu que, même dans le livre X des Lois, Platon refuse cette identification parfaite de la nature et de la raison, sur laquelle sera bâti le système stoïcien; de même, le νόμος platoni cien n'est pas le νους, mais au mieux la διανομή, le partage de celui-ci72. Ce statut se vérifie à la fois en ce qui concerne la loi universelle et celle de la cité. Pour la première, il suffit, nous semble-t-il, de mentionner le célèbre passage du Timée où Platon, expo sant comment le Démiurge a façonné les âmes, écrit73: «il distr ibuaces âmes dans les astres chacune à chacun : il les y plaça com medans un char et il leur enseigna la nature du Tout. Il leur noti-
70 G. Watson, The Natural Law in Stoicism, dans Α. Α. Long, Problems . . . (p. 216-238), p. 218. 71 Sur la présence du concept de nature dans le discours de Glaucon, cf. M. Ostwald, op. cit., p. 47-48. 72 Platon, Lois, IV, 714 a. 73 Platon, Timée, 41 e.
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fia les lois fatales». Ces lois ne se confondent pas avec l'Intellect, elles renvoient à un Nomothète dont elles sont l'expression, mais dont elles n'épuisent pas l'être. Les choses sont plus claires encore en ce qui concerne les lois de la cité. Dans le Politique, l'Étranger explique au jeune Socrate, qui a du mal à admettre que l'on puisse gouverner sans loi, que «l'idéal n'est pas que la force soit aux lois, mais à un roi sage»74. La loi est comparée à «un homme buté et ignorant», qui promulgue des interdictions et se contente d'exiger leur respect en s'opposant aux suggestions nouvelles, elle est une prescription générale, concernant la moyenne des citoyens et igno rant les individualités, elle a un caractère transitoire, semblable en cela aux indications que donnerait à son malade un médecin parti en voyage75. Seul le Politique pourrait dire ce qui à chaque mo ment est bon pour chacun, mais Platon est suffisamment désabusé pour exclure qu'un tel gouvernant idéal puisse réellement exister. Ce pessimisme s'exprime dans les Lois en des termes qui annon cent Camèade. N'est-il pas dit, en effet, à propos de l'homme poli tique76: «la nature mortelle le poussera toujours à l'ambition et à l'égoïsme, car elle fuira déraisonnablement la douleur et poursui vra le plaisir, tiendra plus de compte de l'un et de l'autre que du juste et du meilleur, et, faisant en soi-même l'obscurité, s'emplira finalement et emplira la cité tout entière de toute espèce de maux». C'est parce que la divinité a dispensé bien chichement à l'homme le νους qui, lui, n'est serviteur d'aucune loi, mais doit être au contrai re le maître universel, que l'on doit se résigner à «prendre le second parti, l'ordonnance et la loi, qui ne voient et ne considèrent que la généralité, mais sont impuissantes à saisir le détail»77. Quant à la relation que la loi édictée par le législateur doit avoir avec la loi naturelle, elle apparaît clairement dans un passage du livre VIII, où il est question de l'interdiction de l'homosexualité78. Platon note que si l'on se conformait à la nature en proclamant purement et simplement le caractère antinaturel d'une telle prati que, ce langage serait dépourvu de persuasion et n'aurait de ce fait aucune efficacité. Parce que, dit-il, une telle manière de procéder «ne serait nullement dans le ton de nos cités», il faut trouver un
74 Platon, Pol., 294 a, Commentant ce qui est dit dans le Politique à propos de la loi, J. de Romilly, op. cit., p. 190-191, y voit deux caractéristiques de la pensée de Platon : d'une part, la défiance à l'égard de l'écrit ; d'autre part, le mouvement ascendant qui fait que ce qui apparaissait comme un terme se révè le n'être qu'un palier qu'il faut dépasser. 75 Ibid., 295 c-d. 76 Platon, Lois, IX, 875 b-c. 77 Ibid., 875 d. 78 Ibid., VIII, 836 a-842 a.
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subterfuge qui permette d'inscrire la loi naturelle dans la réalité de la cité. Cette ruse nécessaire, destinée à éviter que l'interdiction de l'homosexualité ne soit aussitôt bafouée, consistera à détourner vers des travaux pénibles la force nécessaire aux actes sexuels et à exiger que ceux-ci soient commis dans le secret, afin d'attirer sur eux l'opprobre. A l'expression directe de la loi naturelle, le législa teur doit donc substituer une moralité de second ordre, la seule qui puisse être instituée dans la cité. Tout comme la loi naturelle doit être référée au νους, la loi de la cité, elle-même adaptation du νόμος φύσεως, n'existe que parce que la nature humaine est trop imparfaite pour qu'un individu qui ne serait intellect pur puisse régner sur la πόλις. Nous comprenons donc ainsi en quoi la définition stoïcienne de la loi naturelle (lex est ratio summa, insita in natura, quae iubet ea quae facienda sunt prohibetque contraria19) pouvait être inacceptable pour Camèade: l'identification de la loi à la raison parfaite et la confusion entre cette dernière et la nature étaient précisément les écueils que Pla ton avait voulu éviter. En feignant d'assumer les arguments des Sophistes, le scholarque révélait les ambiguïtés et les dangers du concept de nature quand il est considéré comme la valeur suprême et il se montrait ainsi, selon nous, plus fidèle à l'esprit même de la philosophie platonicienne qu'Antiochus d'Ascalon qui, sans trahir expressément le Platon des Lois, avait cru trop facilement pouvoir concilier celui-ci et la doctrine stoïcienne de l'immanence du λό γος. Quelle est donc la position de Cicéron lui-même? En quoi se révèle-t-elle originale, et, en tout cas, irréductible à une doctrine philosophique déterminée? Nous avons déjà eu l'occasion d'exprimer l'opinion que le fameux §39 du livre I dans lequel Cicéron «supplie» l'Académie d'Arcésilas et de Camèade de «faire silence» pour éviter qu'elle «ne provoque de trop grands désastres», ne constitue pas véritabl ement le rejet de la méthode néoacadémicienne80. Outre le fait que Cicéron ne tient pas à revenir sur l'antilogie du livre III du De republica, les termes mêmes employés dans ce passage montrent que l'Arpinate ne condamne pas vraiment la dialectique de Camèad e, mais estime qu'il lui est impossible de lui faire une place dans le projet qui sous-tend le De legibus. Il sait fort bien lui-même que
79 Cicéron, Leg., I, 6, 18: «la Loi est la raison souveraine incluse dans la nature, qui nous ordonne ce que nous devons faire et nous interdit le contrair e». On trouve une définition très proche de celle-ci dans le discours de Lélius, cf. supra, n. 7. 80 Cf. supra, p. 116.
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le concept de loi naturelle est criticable et même fragile (comment comprendre autrement son empressement à «calmer» la Nouvelle Académie?), mais il se trouve qu'il le fait sien parce qu'il l'estime probable, et surtout parce qu'il voit en lui l'instrument qui lui per mettra de restaurer le mos maiorum. N'oublions pas, en effet, la belle métaphore du De republica, sur le splendide tableau hérité des ancêtres et que des héritiers insouciants ont laissé progressive ment se dégrader. Cicéron, au contraire, veut combattre cette dégé nérescence, non pas en se contentant de rétablir les rites et les lois du passé, mais en les enracinant dans ce νόμος φύσεως qui apport eraà la tradition déclinante la force de la rationalité philosophiq ue81. Déjà dans le De inuentione il avait opposé la riche inspira tion des maiores aux stériles arguties des jurisconsultes et cette même opposition fut reprise avec force dans le Pro Murena*2. A l'exégèse étroitement juridique, qui est à la fois une cause et un symptôme de la dégénérescence du mos, Cicéron se propose donc de substituer l'interprétation philosophique qui, elle, révèle le sens véritable de la tradition. Même s'il perçoit la complexité d'une question dont les impli cations les plus profondes seront traitées dans le De officiis et dans le De natura deorum, Cicéron fait donc sienne la philosophie de la loi naturelle telle que l'avait élaborée Antiochus, c'est-à-dire avec les ambiguïtés d'une pensée qui se réfère à Platon, tout en essayant de revendiquer comme platoniciennes les innovations du stoïcisme. En effet, le propre du De legibus est d'associer des éléments indi scutablement stoïciens - comme la définition de la loi naturelle, la confusion de celle-ci avec la «droite raison», l'optimisme quant aux possibilités de la raison humaine - à ces éléments de transcendan ce platonicienne que sont l'allusion aux semailles d'âmes du Timée, l'idée que les lois de la nature sont les pensées de Dieu, ou encore l'expression sicut simulacrum aliquod dicatum pour désigner la parcelle de divinité qui est en l'homme83. Une telle démarche se trouve aussi chez Philon d'Alexandrie et apparaît comme l'une des caractéristiques du moyen-platonisme. Tantôt, en effet, Philon dé crit le monde en des termes d'une parfaite orthodoxie stoïcienne comme une πολιτεία ayant pour constitution et pour loi le νόμος φύσεως; tantôt il retrouve l'inspiration du Politique et des Lois
81 Sur ce point, cf. P. L. Schmidt, Die abfassungszeit . ... p. 151 sq. 82 Cicéron, Inu., I, 38, 68; Pro Murena, 11, 25 sq. Sur ces textes, cf. M. Ducos, op. cit., p. 273-274. 83 Cette expression se trouve au § 59 du premier livre. R. Horsley, op. cit., p. 55, l'a rapprochée de Philon Al., Op., 69. Sur l'allusion aux semailles d'âmes du Timée (Leg., I, 24) cf. P. Boyancé, Cicéron et les semailles d'âmes du Timée, dans CRAI, 1960, p. 283-288, dans Etudes. . ., p. 111-117.
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pour affirmer la supériorité de la loi vivante, celle incarnée par les Patriarches, sur la loi écrite de Moïse; tantôt, enfin, il exprime cet te même inspiration platonicienne en décrivant la loi naturelle comme «la puissance législatrice de Dieu»84. Ce n'est donc pas dans la définition même du statut ontologi que de la loi qu'il faut chercher l'originalité de Cicéron et de PhiIon, puisque l'un et l'autre sont sur ce point tributaires du platonis me tel que le concevait Antiochus d'Ascalon. Ce qui est propre à ces deux penseurs, c'est évidemment d'avoir identifié le νόμος φύσεως, l'un aux lois de Rome, l'autre à celle d'Israël. On ne trou ve,en effet, rien de tel dans la philosophie grecque : nous avons vu ce qu'il en était du νόμος chez Platon, mais il faudrait aussi citer Aristote, chez qui loi universelle et lois particulières sont soigneuse ment distinguées85, et même les Stoïciens qui n'ont jamais préten du trouver dans une législation particulière la rationalité parfaite du νόμος φύσεως. Il y a là une convergence qui demande à être analysée entre ces deux esprits, par ailleurs si différents. En ce qui concerne la manière dont Philon assimile la loi mosaïque au νόμος φύσεως, nous nous contenterons d'évoquer ici les pages admirables que V. Nikiprowetzky a consacrées à ce sujet, d'autant plus difficile que dans certains textes philoniens la loi de Moïse n'est en rien distinguée de celle de la nature, tandis que dans d'autres elle n'est plus que «l'image très ressemblante de celle.ci»86. Réfutant la thèse de ceux pour qui la notion même d'ima ge impliquerait chez Philon une dégradation du modèle, V. Nik iprowetzky écrit87 : «pour l'auteur alexandrin, en effet, la Loi est la copie de la loi cosmique, mais l'auteur de cette copie est la divinité même qui a proféré sans intermédiaire les Dix paroles et a légiféré ensuite en inspirant le νους humain le plus parfait, Moïse. Sur le plan humain, il est donc légitime de dire qu'il s'agit non d'une copie dont la fidélité est proportionnelle à l'habileté de l'artiste qui
84 Sur la relation entre la loi mosaïque et le νόμος φύσεως, cf. V. Nikipro wetzky, op. cit., p. 117-155. La μεγαλόπολις est évoquée par Philon en Opif., III, 132; pour l'assimilation des patriarches à des lois vivantes, dont la loi de Moïse serait la copie, cf. Abr., 276; le νόμος φύσεως est défini comme δύναμις νομοθε τική dans Sacrif., 131. 85 Aristote, Eth. Nie, V, 7, 1134b 18 sq., Aristote s'oppose sur le problème de la loi aux Sophistes, à qui il reproche d'avoir opposé la variété des lois parti culières à un νόμος naturel, d'avoir établi une opposition rigide entre la variété des lois et une nature qui serait immuable. Pour le Stagirite, la φύσις admet chez les hommes des variations, ce qui n'empêche pas qu'il existe une justice première qui fonde le droit naturel, cf. 1036 b. Sur le problème de la loi chez Aristote, cf. L. Robin, Aristote, p. 240-241. 86 V. Nikiprowetzky, op. cit., p. 118, commentaire de Mos., II, 51. 87 Ibid., p. 131.
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l'exécute, mais bien de la Loi de Nature elle-même. . .». C'est préc isément parce que la loi de Moïse est la sagesse divine elle-même que celui qui l'interprète doit, comme nous l'avons montré ailleurs, aspirer à la plus vraisemblable seulement des exégèses et reconnaît re que «la cause absolument vraie, il est nécessaire que ce soit Dieu seul qui la connaisse»88. Pour Philon, la Loi a été donnée par Dieu lui-même et le carac tèredivin de ce don est déjà en lui-même porteur d'une universalit é que l'exégète se doit de mettre en lumière. Il n'en va pas de même pour Cicéron. Le mos maiorum et la législation dans laquelle celui-ci s'exprime sont d'abord le résultat d'une lente élaboration humaine et il s'agit donc de démontrer que dans celle-ci s'est manif estée la rationalité de la nature. La démarche cicéronienne repro duitalors, nous semble-t-il, le mouvement qui dans le stoïcisme conduit de Γοίκείωσις à la sagesse. Cette loi, qu'un peuple a perçue comme étant bonne pour lui, va se révéler, grâce à la médiation de la philosophie, avoir une valeur universelle, sans qu'il y ait aux yeux de Cicéron contradiction entre le point de départ, la percept ion intuitive, et le point d'arrivée, la rationalisation philosophique. On peut ajouter que si, pour Philon, le νόμος est immuable, pour Cicéron, au contraire, il n'y a coïncidence entre la loi de la nature et celle de Rome que si les Romains restent fidèles à l'esprit du mos maiorum. D'où l'apparente discordance entre ces deux passa ges du De legibus89: Leg., II, 10, 23 : «attendez- vous à des lois propres à maintenir cette forme d'État la meilleure, et, s'il m'arrive ajourd'hui d'en proposer quelques-unes qui ne soient pas et n'aient jamais été reçues dans notre État, elles seront en tout cas à peu de chose près conformes à la tradition des ancêtres, qui jadis avait force de loi ». Leg., Ill, 16, 37: voilà pourquoi, puisqu'il ne s'agit pas en ce moment de prendre connaissance des lois du peuple romain, mais de rechercher des lois qu'on nous a enlevées ou d'en écrire de nouv elles, j'estime que tu dois nous dire, non pas ce que nous sommes en mesure d'imposer dans l'état actuel du peuple, mais ce qui est le mieux». Dans le premier cas, les lois dont il est question sont les leges
88 C. Lévy, Le «scepticisme» de Philon d'Alexandrie. . ., p. 40, commentaire d'Opif., I, 72. 89 Cicéron, De leg., II, 10, 23 : expectate leges quae genus Mud optumum rei publicae contineant, et si quae forte a me hodie rogabuntur, quae non sint in nos tra re publica nec fuerint, tarnen erunt fere in more maiorum, qui turn ut lex ualebat; III, 16, 37 : quant ob rem, quoniam non recognoscimus nunc leges populi Romani, sed aut repetimus ereptas, aut nouas scribimus, non quid hoc populo obtineri possit, sed quid optimum sit, Ubi dicendum puto.
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legum, la législation religieuse de Rome, inséparable de Yoptimus status ciuitatis. Le législateur se doit de la restaurer en démontrant son caractère essentiel d'une manière qui puisse persuader ses concitoyens qu'il s'agit là de bien autre chose que de rites tombés en désuétude. Le deuxième propos est de Quintus, qui s'insurge contre les lois tabellaires dans lesquelles il voit la cause principale du déclin de la nobilitas, et dont il se refuse à perpétuer le princi pe, alors que Marcus, fidèle en cela à la méthode du Platon des Lois, préfère procéder de manière à ne pas heurter de front le peup le90. Comme P. L. Schmidt l'a justement remarqué, il n'y a pas de véritable contradiction entre ces textes91. Ce n'est pas parce qu'une loi est romaine qu'elle exprime la lex naturae, mais parce qu'elle est conforme à l'esprit des Anciens. D'où la liberté du législateurexégète qui peut rejeter celles des lois du peuple romain qui lui semblent exprimer la décadence de celui-ci, mais aussi formuler des lois nouvelles {novas scribimus), pourvu que celles-ci soient in more maiorum. Ces différences ne sont nullement négligeables, certes, mais il demeure que Cicéron et Philon ont voulu réaliser ce qu'aucun pen seur grec ne semble avoir tenté : montrer que même les rites les plus particuliers de leurs peuples sont conformes au νόμος φύσεως. Deux textes très étonnamment similaires peuvent aider à comprend re le pourquoi de cette singularité92 : Cicéron, Leg., II, 23, 59, après l'évocation d'une des prescrip tions de la loi des XII Tables : «vous connaissez le reste, car, quand nous étions enfants, nous apprenions le texte des XII Tables com me un cantique nécessaire : aujourd'hui personne ne l'apprend plus ». Philon, Spec, leg., I, 273 : «nous qui, nés dans une pieuse Répub lique et nourris dans des lois disposant à une entière vertu, nous qui, dès la première enfance, recevons les meilleurs enseignements de maîtres admirables, faisons peu de cas de ces avantages et nous attachons à ce qui est en vérité digne de mépris».
90 Au § 38 Cicéron exposera sa solution, qui est de n'accorder la liberté au peuple «que sous condition que les nobles aient une grande influence et en fas sent usage». 91 P. L. Schmidt, op. cit., p. 230-232. 92 J. Turpin, op. cit., p. 1898, écrit qu'il n'est pas facile de concilier la thèse de l'immutabilité des leges legum et la déclaration concernant les nouvelles lois. Cette difficulté ne nous paraît pas réelle, étant donné que, comme cela est d'ail leurs suggéré par elle-même, ibid., η. 123, on ne peut opposer ce qui est dit au sujet d'un type particulier de lois civiques, les lois tabellaires, et ce qui concerne la législation religieuse romaine. La contradiction n'existerait que si l'Arpinate avait considéré que toute loi romaine est ipso facto parfaite.
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II est fait état dans ces passages d'une même expérience, celle de civilisation où la Loi est dès l'enfance le texte de référence. On a depuis longtemps souligné que si le jeune Grec apprenait à lire dans l'Iliade, l'enfant romain, lui, avait pour livre de lecture la loi des XII Tables93. La même opposition doit être évidemment établie entre hellénisme et judaïsme. Nous ne prétendons pas qu'il faille trouver dans cette différence la seule source de l'originalité de PhiIon et de Cicéron, mais cette imprégnation dès le plus jeune âge du sentiment de la perfection de la Loi contribue à expliquer que l'un et l'autre aient si facilement fait leur la théorie du νόμος φύσεως. Une telle démarche n'a rien d'un jeu intellectuel, car il est remar quable que, dans les deux textes que nous avons cités, il y ait une allusion au mépris dont fait l'objet la loi. Cela nous confirme que pour Philon et pour Cicéron la philosophie n'est pas seulement recherche théorique, elle a aussi pour ambition d'enrayer un pro cessus de décadence. Cependant, la doctrine du νόμος φύσεως n'est pas un moyen, pour ainsi dire, neutre, son utilisation a pour conséquence inéluc tablel'universalité. En effet, à partir du moment où l'on identifie à la loi naturelle une législation particulière, celle-ci devient jusque dans ses aspects les plus particuliers le bien commun de l'humanit é tout entière. Cela, Cicéron et Philon l'ont compris et admis. En effet, alors que le De legibus eût pu ne concerner que Rome, l'Arpinate écrit : «tout notre discours tend à l'affermissement des États, à la consolidation des cités et à la guérison des peuples», si bien que dans un ouvrage récent K. Girardet a interprété le traité com meun programme nullement utopique, devant s'appliquer à l'Em pire et destiné à éviter que celui-ci ne passe ad uim a iure94. Ce même esprit de partage du νόμος se retrouve chez Philon d'Alexand rie, qui donne une expression philosophique au prosélytisme ca ractéristique du judaïsme hellénistique lorsque, dans le De spedalibus legibus, c'est-à-dire dans le traité consacré aux rites les plus spécifiques de la religion juive, il invite à accueillir avec faveur les prosélytes qui «sont venus s'intégrer à une nouvelle République chérie de Dieu»95.
93 Sur ce point, cf. H. I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, Paris, 19652, p. 346-354. 94 Cicéron, op. cit., I, 13, 37 : ad res publicas firmandas et ad stabiliendas urbes sanandosque populos omnis nostra pergit oratio. Le uires des manuscrits étant difficilement acceptable, nous avons préféré la leçon urbes, généralement adoptée par les éditeurs, au mores proposé par G. de Plinval, qui nous a paru paléographiquement plus difficile à justifier. La thèse de K. Girardet est expo séedans son livre Die Ordnung der Welt, Wiesbaden, 1983. 95 Philon, Al., Spec, I, 51.
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De ces quelques remarques sur la loi naturelle nous pouvons conclure à l'extraordinaire optimisme du De legibus. S'il est plausi ble que l'Arpinate ne se faisait pas beaucoup d'illusions sur l'effet qu'aurait, face au déchaînement de la violence, l'affirmation du caractère naturel et universel du mos maiorum, il n'en jetait pas moins les germes de la réforme politique et morale qui sera celle du Principat. Cicéron eut raison trop tôt et il est donc tout particu lièrement intéressant d'étudier si l'épreuve de la guerre civile et de la dictature eut des conséquences sur sa conception de la relation entre la nature, l'histoire et la société.
Devoir et nature dans le De officiis Dans les Tusculanes, Panétius est salué comme un grand philo sophe, mais cela n'empêche pas Cicéron de critiquer son refus d'admettre l'immortalité de l'âme. Dans le De officiis, en revanche, non seulement ce philosophe est la source reconnue des deux pre miers livres, mais on chercherait en vain un seul passage où l'Arpi nateprenne quelque distance par rapport à lui96. Bien plus, Cicé ron regrette fort que le Rhodien ait laissé son œuvre inachevée, n'ayant pas traité, comme il l'avait pourtant prévu, du conflit de l'honnête et de l'utile97. Ces nuances dans la manière dont est trai téPanétius sont révélatrices de la différence que nous signalions au début de ce chapitre, entre les traités où Cicéron étudie les pro blèmes de la sagesse, du bonheur, et ceux où la question principale est celle du fondement de la société. Et pourtant, même dans le De officiis, Cicéron proclame bien haut son attachement à la Nouvelle Académie qu'il considère comme la garante de sa liberté de ré flexion98: «quant à nous», dit-il, «notre Académie nous donne une grande liberté : tout ce qui peut se présenter comme le plus probab le, il nous est permis, c'est notre droit, de le défendre». On se doit cependant de remarquer qu'en ce qui concerne la société et ses valeurs cette liberté paraît quelque peu restreinte. En effet, dans le De republica, le De legibus et le De officiis, c'est au stoïcisme, avec ou sans la médiation platonisante d'Antiochus d'Ascalon, que Cicé ron donne sa préférence et l'on chercherait en vain dans ces textes quelque chose qui ressemblât au livre IV du De finibus ou à certai nes pages des Tusculanes. Nous avons tenté de montrer ce qui à 96 Sur l'estime portée par l'Arpinate à Panétius, cf. supra, p. 461, n. 60. 97 Cicéron, Off., Ill, 2, 7-3, 12 et Au., XVI, 11, 4. 98 Ibid., 4, 20 : Nobis autem nostra Academia magnam licentiam dat ut, quodcumque maxime probabile occurrat, id nostro ture liceat defendere.
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l'intérieur des deux premiers traités fait que le choix stoïcien n'est jamais inconditionnel. Cette démarche semble a priori plus difficile pour le De officiis dans la mesure où, cette fois, ce n'est plus à des fragments de stoïcisme que nous avons affaire, mais à une œuvre qui dans sa conception même porte la marque d'un très grand phi losophe stoïcien. Sans entrer dans le détail des débats de la Quellenforschung nous dirons, en effet, que nous ne croyons pas à l'existence d'une source secondaire. L'allusion à Posidonius au § 159 du livre I, dont on a fait parfois grand cas, ne constitue nullement la reconnaissan ce par Cicéron de l'utilisation de ce philosophe, mais au contraire l'affirmation que celui-ci a traité là d'un faux problème99. Nous n'accordons pas beaucoup plus d'importance à la mention d'Antipater de Tyr dans la conclusion du second livre 10°. Cicéron dit bien que ce philosophe stoïcien avait estimé que Panétius aurait dû trai ter de l'utilité de la santé et de la fortune, toutefois il s'agit d'un point très précis qui, comme l'a signalé R. Hirzel, figurait proba blement dans le résumé d'Athénodore, et rien ne prouve que l'œu vred'Antipater ait été employée par Cicéron pour combler les lacu nesde sa source principale101. Les allusions à Posidonius et à Antipater de Tyr sont intéressantes parce qu'elles nous permettent de mieux connaître dans leur diversité les opinions des Stoïciens sur les καθήκοντα, elles n'ont, pour ainsi dire, aucune importance pour la compréhension du traité cicéronien. 99 Ibid., I, 45, 159, à propos des actes contraires à la mesure et à la modér ation et si affreux que, même pour le salut de la patrie, le sage ne les accomp lirapas : Ea Posidonius collegit permulta, sed ita taetra quaedam, ita obscena ut dictu quoque uideantur turpia. La thèse d'une source posidonienne pour la fin du livre I (comparaison entre les honesta) a été défendue par R. Hirzel, op. cit., t. 2, p. 722-724; M. Pohlenz, Antikes Führertum, p. 85-90; M. Valente, L'éthique stoïcienne chez Cicéron, Paris-Porto Alegre, 1956, p. 126. Elle a été réfutée par le Père Testard dans l'introduction à son édition du De officiis, p. 38-39. Pour les problèmes de sources, cf. l'article de P. Fedeli, // «De officiis» di Cicerone. Pro blemi e atteggiamenti della critica moderna, dans ANRW, I, 4 (p. 357-427), et notamment p. 362-364. Fedeli, tout en n'excluant pas l'hypothèse posidonienne, souligne son caractère hypothétique et affirme qu'elle trouve ses limites au § 159. 100 Cicéron, Off., II, 24, 86. Il est dit dans ce passage qu'Antipater de Tyr, philosophe stoïcien contemporain de l'Arpinate, estimait que deux points avaient été omis par Panétius : le soin de la santé et la fortune. Ces deux ques tions sont brièvement étudiées par Cicéron dans les paragraphes 86 et 87. 101 Antipater a été proposé comme source pour ce passage par M. Pohlenz, op. cit., p. 124; la thèse d'une connaissance indirecte par l'intermédiaire d'Athé nodore a été défendue par R. Hirzel, op. cit., t. 2, p. 723 ; le Père Testard, op. cit., p. 40, plaide pour une élaboration personnelle de Cicéron à partir de réminis cencesd'Antipater et de Xénophon, ce qui a été critiqué par P. Fedeli, op. cit., p. 364.
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Beaucoup plus important est le problème des modifications que l'Arpinate a fait subir au texte de Panétius. Ne se défend-t-il pas lui-même, en effet, d'être le porte-parole des Stoïciens102: «Je puiserai à leurs sources», dit-il, «à mon gré et à loisir, autant et de la manière que je jugerai bon». Malheureusement, le Περί του καθήκοντος ne nous est connu que par le De officiis, si bien qu'il est vain, à notre sens, de s'interroger sur le caractère panétien ou cicéronien de telle ou telle affirmation. Nous préférons donc analy ser les harmonies conceptuelles qui ont rendu possible l'élabora tion d'une œuvre que l'historien de la philosophie doit constam ment replacer dans le contexte des débats entre l'Académie et le Portique, et nous étudierons plus précisément deux points : d'abord le concept d'officium lui-même, puis l'origine du lien social. Cepend ant,dans le De officiis aussi, la pensée de Cicéron puise sa logique propre dans le mos maiorum ; c'est ce que nous essaierons de mont rer à propos du troisième livre. Cicéron eut quelque mal à faire approuver par Atticus sa tra duction de καθήκον par officium103. Les objections de l'Épicurien ne pouvaient porter sur l'adéquation de ce terme à l'expression du devoir moral, ce sens étant déjà fréquent dans le théâtre de Plaute et de Térence104. En revanche, Atticus paraissait beaucoup plus réticent à admettre qu officium fût utilisé pour désigner des fonc tions politiques. Cicéron lui répondit en donnant un certain nomb red'exemples de cet emploi et en l'invitant à proposer lui-même un mot plus approprié 105. Comme dans d'autres cas que nous avons évoqués, l'Arpinate s'est trouvé confronté au conservatisme termi nologique de son ami et son audace a imposé un terme qu'un hom mecomme Atticus, très soucieux de la pureté du latin comme du grec, n'était pas enclin à accepter. Au demeurant, il est exact qu'o/ficium et καθήκον ne sont pas équivalents, puisque le second est absent du vocabulaire institutionnel grec. Cette différence est im portante, le choix d'officium montrant que pour Cicéron la philoso phie du devoir est indissociable du monde de la cité. Au contraire, 102 Cicéron, Off., I, 2, 7 : e fontibus eorum iudicio arbitrioque nostro, quan tumquoque modo uidebitur, hauriemus. 103 Cf. Att., XVI, 14, 3. 104 Cf. Térence, Adelphes, 68-70 : Maio coactus qui suom officium facit, Dum is rescitum iri credit, tantisper cauet; Si sperat fore clam, rursum ad ingenium redit. 105 Cicéron, loc. cit. : Id autem quid dubitas quin in rem publicam caderet ? Nonne dicimus consulum officium, senatus officium, imperatoris officium ? Praeclare conuenit, aut da melius. Le Père Testarci, op. cit., p. 18, suggère qu'Atticus, à cause de son appartenance à l'épicurisme, ne devait pas apprécier que le καθήκον fût ainsi investi d'une signification politique.
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le terme de καθήκον, dont Zenon semble avoir été le premier util isateur ne désigne pas quelque chose de spécifiquement humain; il existe, en effet, un καθήκον de l'animal et même de la plante, qui n'est rien d'autre que la conformité à leur nature 106. Ce qui caractér ise l'homme, ce n'est pas qu'il accomplisse des καθήκοντα, mais qu'à l'intérieur même de ceux-ci il y ait une distinction entre les «convenables moyens» et ceux qui sont «parfaits»107. Tout comme la nature donne au moins une partie de la vérité des choses dans la représentation «comprehensive», mais sans que ce donné initial comporte une perception juste de l'ordre du monde, de même ce balisage naturel de l'action que constituent les «convenables moyens» n'implique pas par lui-même l'assentiment au destin. Dans un texte que nous avons déjà eu l'occasion de citer, Cicéron, exposant la doctrine de Zenon, avait situé la «compréhension» entre la scientia et Yinscientia, et l'avait définie comme un indiffé rent (neque in récits neque in prauis)108; ce qui est dit des officia dans ce même exposé confirme que ceux-ci sont à l'action ce que la φαντασία καταληπτική est à la connaissance109: «entre l'action droite et la faute morale, il (Zenon) plaçait en position médiane le devoir et son contraire, ne considérant comme bonnes que les actions droites et tenant pour seules mauvaises les actions honteus es, c'est-à-dire les fautes morales». Ce parallélisme entre la logi que et l'éthique stoïciennes permet de mettre en évidence une variation intéressante dans la dialectique de l'Académie. Jamais Arcésilas ni aucun de ses successeurs n'acceptèrent la théorie de la représentation «comprehensive» et tout leur effort consista à faire admettre aux Stoïciens qu'elle conduisait à des conséquences dé sastreuses pour leur propre doctrine. En revanche, nous savons qu 'Arcésilas avait proposé comme critère de l'action Γεύλογον, c'est-à-dire le concept par lequel le Portique définissait le καθήκον μέσον, et qu'il avait appliqué à l'action droite la définition du convenable110. Cette différence dans le traitement de deux concepts qui avaient des fonctions identiques dans le système stoïcien fait problème. Peut-être le καθήκον μέσον fut-il immédiatement perçu, en raison même de la terminologie, comme une forme dégradée du καθήκον τέλειον, tandis que la doctrine de la représentation «com prehensive» paraissait à Arcésilas dangereuse en elle-même et non
106 Cf. Diog. Laërce, VII, 107-108 = S.V.F., 1, 230. 107 Cicéron, Off., I, 3, 8 : Nam et medium quoddam officium dicitur, et perfectum. Perfectum officium rectum, opinor, uocemus quoniam Graeci κατόρθωμ α, hoc autem commune officium (καθήκον) uocant. io« Cicéron, Ac. post., I, 11, 41, cf. supra, p. 225. 109 Ibid., 10, 37, trad. pers. 110 Cf. supra, p. 280.
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seulement par rapport à la théorie stoïcienne de la science. En tout cas, si l'interprétation de la dialectique de l'Académicien que nous avons donnée plus haut est exacte, l'utilisation par Arcésilas du concept ά'εϋλνγον était le signe de l'opposition de deux anthropolog ies, l'une plaçant au sommet de l'éthique l'action droite, adhésion à l'ordre du monde, l'autre exprimant au moyen de termes stoï ciens le refus d'admettre la réalité d'une telle perfection111. Lorsque Cicéron, philosophe de la Nouvelle Académie, utilise et le concept de καθήκον et l'œuvre que lui avait consacrée Panétius, ce qui était au départ l'objet d'une joute dialectique entre l'Académie et le Portique est apparemment devenu l'objet d'un consensus, la définition d'un domaine commun. Cette impression est-elle fondée et sur quoi repose l'accord entre les deux philoso phes?Comme l'ajustement remarqué Van Straaten, rien ne prouve que Panétius ait véritablement renoncé à la conception que se fai sait l'Ancien Portique de la sagesse112. C'est de manière abusive que le fameux § 46 du premier livre, où il est dit que l'homme vit dans un monde tel qu'il doit déjà s'estimer satisfait s'il rencontre des gens chez qui il y a des simulacra uirtutis, a été interprété dans ce sens113. Beaucoup plus donc qu'un consensus sur le caractère utopique de la doctrine zénonienne du σοφός, ce qui explique l'harmo nie de pensée entre Cicéron et Panétius, c'est que ce dernier, sans exclure formellement la perfection cosmique du sage, s'était atta ché à privilégier les données naturelles de l'action morale au détr iment de l'intention dans laquelle celles-ci sont envisagées114. Dans le Lucullus, Cicéron avait affirmé que le sage de l'Académie serait tout aussi à même d'agir que celui du Portique, mais avec la certi tude en moins115. A partir du moment où Panétius, mettant en quel que sorte entre parenthèses la question de l'existence du σοφός tel que le concevaient Zenon et Chrysippe, consacrait sa réflexion à ce qui est objectivement commun entre l'action du sage et celle du stultus, l'Académicien Cicéron pouvait estimer qu'il y avait là ma111 Ibid. 112 M. Van Straaten, Panétius.. ., p. 197-198. 113 Cicéron, Off., I, 15, 46 : Quoniam autem uiuitur non cum perfectis hominibus planeque sapient ibus, sed cum iis in quibus praeclare agitur si sunt simula cra uirtutis ... Ce texte a été interprété comme une renonciation à la doctrine stoïcienne de la sagesse par R. Hirzel, op. cit., t. 2, p. 271 ; A. Schmekel, op. cit., p. 211. En réalité, Panétius, à supposer que cette remarque soit de lui, ne faisait que reprendre un constat commun aux Stoïciens, celui de la rareté de la sagess e. Il n'est dit nulle part expressément qu'il considérait la réalisation de celle-ci comme impossible. 114 Cf. M. Van Straaten, op. cit., p. 199 sq. 115 Sur la différence entre les deux conceptions de la sagesse, cf. supra, p. 355 sq.
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tière à consensus. Mais la référence accentuée de Panétius aux données de la nature humaine ne l'exposait-elle pas encore plus que ses prédécesseurs aux critiques énoncées par Camèade116? En s'attachant à mettre en évidence les lignes de conduite inscrites dans l'ordre naturel des choses, n'aggravait-il pas encore les contradictions dénoncées par le scholarque dans son rejet d'une éthique naturaliste? Nous ne pouvons affirmer avec certitude que Panétius chercha à éviter les objections carnéadiennes. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que sa morale est formulée de telle sorte qu'elle échappe à l'une des critiques les plus graves adressées par Camèade aux Stoïciens, celle concernant leur théorie de Γοίκείωσις humaine. Pour montrer l'originalité sur ce point du Rhodien par rapport à l'Ancien Portique, on doit comparer deux textes, l'un pris dans le troisième livre du De finibus, l'autre dans le premier du De officus 117 - Fin., III, 19, 62-63 : «il est évident que c'est la nature ellemême qui nous pousse à aimer ceux que nous avons engendrés. De cet instinct dérive aussi un sentiment naturel commun à tous les hommes, qui les intéresse les uns aux autres et qui fait qu'un hom me, par cela seul qu'il est homme, ne peut apparaître comme un étranger aux yeux d'un autre homme . . . pareillement les fourmis, les abeilles, les cigognes font un certain nombre de choses pour d'autres qu'elles-mêmes. // en est de même pour l'homme, mais l'union est plus étroite. Nous sommes ainsi préparés par la nature même à former des groupements, des assemblées, des cités». Caton exprime là la position de l'Ancien Portique : Γοίκείωσις humaine n'a rien de véritablement spécifique, elle est à la fois le mouvement par lequel tous les êtres vivants cherchent à demeurer dans leur être, et l'instinct social propre à certains d'entre eux. La tendance à vivre en société est quelque chose qui existe en l'homme
116 Cf. supra, p. 448 sq. 117 Cicéron, Fin., III, 19, 62-63 : ... apparet a natura ipsa ut eos quos genuerimus amemus (nos) impelli. Ex hoc nascitur ut etiam communis hominum inter homines sit naturalis commendano, ut oporteat hominem ab nomine ob id ipsum quod homo sit non alienum uideri ... ; itemque formicae, apes, ciconiae aliorum etiam causa quaedam faciunt. Multo haec coniunctius homines. Itaque natura sumus apti ad coetus, concilia, ciuitates. (Trad. Martha légèrement modifiée); Off., I, 4, 12 : Eademque natura ui rationis hominem conciliât homini et ad orationis et ad uitae societatem ingeneratque in primis praecipuum quemdam amorem in eos qui procreati sunt, impellitque ut hominum coetus et celebrationes et esse et a se obiri uelit ob easque causas studeat parare ea quae suppeditent ad cultum et ad uictum nee sibi soli sed coniugi, liberis ceterisque quos caros habeat tuerique debeat; qua cura exsuscitat etiam animos et maiores ad rem gerendam facit.
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dès la naissance et qui, à ce titre, a une origine animale, même si elle ne se manifeste concrètement qu'à l'âge adulte, dans l'amour des parents pour leurs enfants; - Off., I, 4, 12 : Cette même nature, par la vertu de la raison (ui rationis), incline l'homme vers l'homme, en vue d'une commun auté de langage et de vie ; elle met en lui surtout un amour spécial pour ceux qu'il a engendrés; elle le pousse à vouloir qu'il y ait des réunions et des assemblées, et à les fréquenter; elle le pousse en conséquence à l'effort de se procurer de quoi subvenir à son entre tienet à sa subsistance, non seulement pour lui, mais pour son épouse, ses enfants et les autres êtres qui peuvent lui être chers et qu'il doit protéger ... or, ce souci stimule aussi les âmes et les rend plus grandes pour l'action». Pour Panétius la société humaine résulte bien de Γοίκείωσις, mais de Γοίκείωσις de l'homme à lui-même en tant qu'être ration nel. Le lien qui unit l'homme à sa famille et, à partir de là, à l'h umanité tout entière n'a plus rien de commun avec la société des cigognes ou des abeilles, il traduit cette uis rationis qui n'existe chez aucun autre être animé. Cette différence entre les deux textes stoïciens est assurément fondamentale, puisque Panétius échappe ainsi au grief adressé par Camèade à l'éthique stoïcienne, celui de chercher dans l'instinct commun à l'homme et à l'animal le fonde ment de la conduite morale à l'égard d'autrui. Sur le fond, il n'est pas certain que sur ce point Panétius se soit tellement éloigné de Chrysippe, puisque celui-ci affirmait que l'instinct social, présent chez l'homme dès la naissance, ne se manifeste que lorsque le sujet est devenu rationnel118. Toutefois, en faisant disparaître la référen ce vétérostoïcienne à l'instinct social de certains animaux, Panétius mettait en évidence la singularité humaine de manière plus concrèt e que ne l'avaient fait ses prédécesseurs. Une telle position n'allait d'ailleurs pas sans difficulté en ce qui concerne l'analyse de la société des hommes : si celle-ci résulte de la mis rationis, comment expliquer qu'elle soit non pas la κοσμόπολις dont rêvait Zenon, mais un ensemble de sociétés particulières et antagonistes? La réponse nous est donnée au § 73 du second livre119 : «même s'il est vrai que les hommes se rassemblaient, guidés par la nature, cepen dantc'est dans l'espoir de sauvegarde de leurs biens qu'ils recher chaient la protection des villes». Alors que, pour Zenon, l'égoïsme inhérent à Γοίκείωσις devait être dépassé dans une société unique et égalitaire, Panétius inverse
118 Cf. supra, p. 385, n. 27. 119 Cicéron, Off., II, 21, 73 : etsi natura congregabantur tarnen spe custodiae rerum suarum urbium praesidia quaerebant.
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cet ordre : le désir de conserver la propriété privée s'inscrit sur fond de rationalité, et c'est la raison qui légitime les efforts faits par l'homme pour conserver ce qu'il considère comme son bien propre. D'un point de vue politique, il y a là une mutation extrême ment intéressante dont les conséquences idéologiques ont été bien analysées par I. Hadot 12°. D'un point de vue philosophique, nous retrouvons là une manière habile de tourner les difficultés mises en évidence par Camèade : si l'attachement aux biens individuels dérive de la raison et non d'un instinct égoïste commun à l'homme et à l'animal, il n'est plus une menace permanente de violence, mais constitue au contraire le ciment de la société121 : «en premier lieu, il faudra, à celui qui gouvernera l'Etat, veiller à ce que chacun conserve son bien et qu'il n'y ait pas de prélèvement à titre public sur les biens privés». En présence d'un tel changement, on est fondé à se demander en quoi l'éthique panétienne perpétuait celle de Zenon. Il nous semble que la fidélité de Panétius au stoïcisme originel, ou en tout cas sa difficulté à sortir des cadres de pensée stoïciens, s'exprime dans son incapacité à traiter du problème du conflit de l'honnête et de l'utile. Comment, en effet, interpréter le fait qu'il ait laissé son œuvre inachevée? L'explication avancée par Cicéron est que cette lacune par rapport au projet initial était due à «quelque hasard ou quelque occupation»122. Cela est parfaitement plausible, encore qu'en trente ans Panétius, s'il l'avait vraiment voulu, aurait pu trouver le temps de terminer son traité. Mais, même si on accepte cette explication, on est en droit de se demander pourquoi Posidonius, esprit original et fécond s'il en fut, ne parvint à écrire sur le même sujet que des choses fort peu intéressantes, contraignant l'Arpinate à le traiter Marte suo123? Notre hypothèse est que ni l'inachèvement de l'œuvre de Panétius ni le caractère décevant de celle de Posidonius ne furent le fruit du hasard. Si ces deux philo sophes échouèrent là où Cicéron devait réussir avec tant d'aisance,
120 I. Hadot, La tradition stoïcienne. . ., art. cit. Mme Hadot a montré com ment les adversaires des Gracques ont trouvé une justification idéologique dans la philosophie de Panétius. 121 Cicéron, ibid. : In primis autem uidendum erit ei qui rem publicam administrabit ut suum quisque teneat neque de bonis priuatorum publice diminutio fiat. 122 Ibid., Ill, 7, 33 : Eius modi igitur credo res Panaetium persecuturum fuis senisi aliqui casus aut occupano eius consilium peremisset. 123 Cf. ibid., 8 et 34 : Hanc igitur partent relictam explebimus nullis adminiculis, sed, ut dicitur, Marte nostro. On trouvera dans l'introduction du Père Testard, p. 41, n. 2, la longue liste des hypothèses de sources qui ont été avancées pour contredire Cicéron et dans le détail desquelles il nous semble inutile d'en trer.
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c'est parce que, formés à la philosophie dans une doctrine dont l'un des dogmes fondamentaux était l'identité de l'utile et de l'hon nête, ils n'étaient ni psychologiquement ni philosophiquement ar més pour affronter les situations de conflit, même apparent, entre l'un et l'autre. Tout comme Panétius n'avait pas traité le conflit des honesta, parce qu'était trop profondément ancrée en lui l'idée de l'unité de Yhonestum124, de même, son intention d'aborder les cas où l'utile semble en contradiction avec l'honnête, avait été entravée par le poids de sa culture stoïcienne. Ce qui a permis, en effet, à Cicéron, de réaliser ce que les Stoï ciens n'avaient pu accomplir, c'est le recours à la notion d'appa rencetrompeuse. Pour lui non plus, il n'y a pas de conflit réel entre l'utile et l'honnête, mais les hommes peuvent opposer à l'honnête ce qu'ils croient être l'utile125. Or l'optimisme stoïcien a longtemps répugné à s'intéresser, fût-ce provisoirement, à l'ill usion, à l'apparence fausse. Nous avons déjà constaté dans notre étude de la logique à quel point le stoïcisme se refusait à considé rer les erreurs des sens autrement que comme des phénomènes ponctuels, très précisément déterminés. Plus généralement, une analyse complète du terme είδος dans les textes de Zenon et de Chrysippe montre qu'il a souvent une signification positive, que l'apparence est pour ces philosophes révélatrice, totalement ou partiellement, de ce que les choses sont en réalité; cela va chez Zenon jusqu'à l'affirmation que la physionomie des jeunes gens révèle s'ils sont doués pour la vertu126. Cicéron, au contraire, par expérience personnelle et par formation platonicienne, a une ap proche beaucoup plus complexe de l'apparence. La politique lui a appris que ce que les choses semblent être a souvent autant d'im-
124 Cf. Off., I, 5, 15. 125 On nous objectera que c'est Panétius lui-même qui a inspiré cette métho de à Cicéron en annonçant dans son programme d'études sur le καθήκον l'ana lyse des cas de conflit entre ce qui est beau moralement et ce qui paraît être utile, cf. III, 2, 7. Mais le fait est qu'il n'a pas su réaliser ce dernier point de son travail, selon nous parce qu'il s'agissait là d'une question qui ne présentait pas d'intérêt véritable pour un Stoïcien. 126 Diogene Laërce expose à deux reprises l'idée stoïcienne selon laquelle on peut connaître les gens d'après leur apparence : en VII, 129 = S.V.F., I, 248, il dit que pour Zenon, Chrysippe et Apollodore, le sage ressent de l'amour pour les jeunes gens dont l'apparence montre une prédisposition pour la vertu; il est plus explicite encore en VII, 173 = S.V.F., I, 204, où il affirme, à travers une anecdote concernant Cléanthe, que pour Zenon le caractère d'un homme pouv ait être connu d'après son apparence. On appréciera mieux la différence entre Stoïciens et Platoniciens sur ce point, si l'on se reporte à Tusc, IV, 37, 80, où Cicéron raconte l'anecdote de Zopyre qui s'était ridiculisé en déduisant de la physionomie de Socrate que celui-ci était chargé de vices.
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portance que ce qu'elles sont vraiment. Par la lecture de Platon il a été formé à la problématique de l'image et il sait que l'erreur n'est pas ignorance radicale, mais «maladresse dans la reconnaissance du savoir»127. Pour les Stoïciens, le fait qu'il ne puisse y avoir rée llement de conflit entre l'honnête et l'utile ôte tout intérêt aux appa rences de conflit. Pour un Platonicien au contraire, il ne s'agit pas là d'un phénomène insignifiant, car la philosophie n'a-t-elle pas son point de départ dans la réflexion sur l'erreur128? Dans les Tusculanes, Cicéron reprochait à Chrysippe de ne s'i ntéresser qu'à la consolation du sage, lequel n'a pas besoin d'être consolé, et de raisonner à propos du commun des mortels à partir de ce qui est vrai pour cet être parfait. Malgré ses innovations, Panétius n'avait réussi, selon nous, à se défaire de cette manière de penser systématique et, même dans un Περί καθήκοντος, il n'avait pu se résoudre à donner en quelque sorte une autonomie au pro blème de la faillibilité humaine. Ce qui intéresse Cicéron, au contraire, c'est ce qui fait que l'erreur soit possible. Cette préoccu pationcorrespond certes au désir de repenser l'histoire récente. N'y a-t-il pas au début du premier livre une allusion à l'impudence (temeritas) de César «qui renversa tous les droits divins et humains à cause de ce principat qu'il avait imaginé lui-même par une erreur imputable à l'opinion»129. Mais elle est aussi pour lui l'occasion d'approfondir de manière décisive sa réflexion sur les problèmes éthiques soulevés par Camèade. L'égoïsme naturel de l'homme ne rend-t-il pas impossible ou malheureuse la vie conforme à la beauté morale? Telle était la grande question posée par le scholarque de la Nouvelle Académie. Placés devant une série d'exemples destinés à démontrer de manièr e extrêmement habile l'incompatibilité de Γοίκείωσις et de l'action morale, les Stoïciens avaient diversement réagi. Nous avons vu comment Panétius, sans entrer dans la problématique du conflit entre l'honnête et l'utile, avait néanmoins implicitement apporté sa réponse en donnant un fondement rationnel à l'instinct de posses sion.De son côté, Diogene de Babylone, voulant montrer que l'homme peut vivre selon Yhonestum sans pour cela léser nécessai-
127 L'expression est de L. Robin, Platon, p. 43. 128 Alors qu'au contraire, le point de départ du stoïcisme est l'émerveill ement devant tous les dons immédiats de la nature. Sur le problème de l'erreur chez Platon, cf. ibid., p. 43-50. 129 Cicéron, Off., I, 8, 26 : Declarauit id modo temeritas C. Caesaris qui omnia tura diuina et fiumana peruertit propter eum, quem sibi ipse opinionis errore finxerat, principatum. César a donc fait preuve de temeritas, c'est-à-dire du même défaut que Cicéron condamne vigoureusement chez les philosophes dog matiques.
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rement son intérêt propre, s'était réfugié dans une casuistique qui le conduisait à assimiler la loi morale au droit civil 13°. Ainsi, dans le cas du marchand qui arrive à Rhodes au moment d'une disette avec un chargement de blé, mais qui sait également qu'un convoi de navires céréaliers se dirige vers l'île, il préconisait le silence sur ce dernier point, arguant que le droit oblige le marchand à vendre une marchandise sans défauts mais ne le contraint pas à sacrifier son bénéfice131. Antipater de Tarse, au contraire, maintenait l'esprit et la lettre du stoïcisme en se refusant à établir la moindre distinc tion entre l'intérêt général et celui de l'individu, et en invoquant le caractère naturel du lien social132. Nul ne peut évidemment dire avec certitude ce qu'était la posi tion de Panétius sur tous ces cas. On notera cependant que son dis ciple Hécaton s'était montré beaucoup plus proche de Diogene que d'Antipater dans les livres qu'il avait écrits sur le devoir pour Q. Tubéron 133. N'avait-il pas affirmé que «c'est le fait du sage, en ne faisant rien contre les usages, les lois et les institutions, d'avoir soin de son patrimoine», si bien que Cicéron lui reproche d'avoir fondé le devoir sur une interprétation personnelle de l'utilité beau coup plus que sur Yhumanitas134? Cette orientation de la pensée d'Hécaton prouve que l'enseignement philosophique de Panétius ne conduisait pas nécessairement à l'humanisme et I. Hadot a pu même dire que le Rhodien fut un des Stoïciens dont l'enseignement incarnait le moins cet idéal135. On pouvait donc fort bien se récl amerdu Rhodien pour faire prévaloir l'intérêt particulier sur le sen timent d'appartenance à la communauté humaine. Pourquoi donc Cicéron, dans un traité dont les deux premiers livres ont pour sour ce Panétius, a-t-il choisi la thèse d'Antipater contre celle de Diogè-
130 Sur la divergence entre Diogene de Babylone et Antipater on se reporte ra à M. Pohlenz, Cicero De Officiis III, in Kleine Schriften, p. 253-291 ; P. M. Valente, op. cit., p. 29 sq. ; P. Grimai, Nature et limites de l'éclectisme philosophi que chez Sénèque, dans LEC, 38, 1970, p. 3-17; I. Hadot, op. cit., p. 162-169; F.-R. Chaumartin, op. cit., p. 75-76. 131 Cicéron, Off., Ill, 12, 51 : pour Diogene, le vendeur doit déclarer les défauts de la marchandise quatenus ture ciuili constitutum sit. Il pensait sans doute ainsi rester fidèle à la théorie de Γοίκείωσις qui veut qu'il n'y ait pas contradiction entre l'intérêt individuel et l'amour que l'on doit porter à autrui. 132 Ibid., 52. 133 Sur ce philosophe, cf. H. Gomoll, Der stoische Philosoph Hekaton, Bonn, 1933, et F.-R. Chaumartin, op. cit., 31-154, où il est démontré qu'Hécaton est une source certaine du De beneficiis de Sénèque. 134 Cicéron, Off., Ill, 23, 63 : sapientis esse nihil contra mores, leges, instituta facientem habere rationem rei familiaris; ibid., 23, 89 : in utramque disputât sed tarnen ad extremum utilitate, ut putat, officium dirigit magis quam humanitate. 135 I. Hadot, op. cit., p. 172.
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L'ÉTHIQUE
ne, pourquoi a-t-il affirmé que l'identité de l'utile et de l'honnête n'a de sens que si on guide sa conduite sur la conception la plus pure et la plus intransigeante de Yhumanitas? La réponse à cette question n'est pas à chercher dans les dissensions du stoïcisme mais, une fois encore, dans le mos maiorum. Le véritable grief qui est fait par l'Arpinate aux argumentations de Diogene et d'Hécaton, c'est de ne pas pouvoir rendre compte de dévouements qui font la grandeur de l'homme en général et de la tradition romaine en particulier. Pour lui, le plus fort argument que l'on puisse avan cercontre Diogene, c'est l'exemple de Régulus, et, à l'inverse, le principal mérite d'Antipater est de pouvoir donner une expression philosophique à un tel sacrifice136. Bien plus, il y a dans ce dernier livre du De officiis l'idée d'une progression de Yhumanitas dans cette expression privilégiée du génie romain qu'était le droit. L'Ar pinate remarque, en effet, que les douze Tables ne sanctionnaient que la négation frauduleuse des défauts par le vendeur, mais que, par la suite, les jurisconsultes ont condamné également le silence, la dissimulation137. La conclusion qu'il en tire est celle-ci138: «Les rusés ne plaisaient pas à nos ancêtres». Lorsqu'il préfère donc Antipater à Diogene, lorsqu'il choisit l'impératif moral catégorique contre les subtilités de la casuistique, il n'accomplit pas un acte simplement individuel, il a conscience de traduire dans le langage de la philosophie ce processus de moralisation et d'universalisation du droit par lequel les plus grands des juristes romains avaient commencé à apporter une réponse concrète à l'antinomie de l'égoïsme et de l'éthique. Le livre III porte, comme d'ailleurs l'ensemble de cette œuvre, la marque des épreuves subies, en ceci que le regard de l'Arpinate sur la société de son temps y est sans complaisance et sans illusion. Contrairement aux maiores qui avaient perçu intuitivement l'exi stence d'un droit naturel primant sur les droits particuliers, les
136 Regulus est sans doute le personnage historique le plus souvent cité dans ce troisième livre, cf. les paragraphes 99, 102-105, 108, 110-11, 113, 115. C'est cette présence qui rend selon nous quelque peu vaines les tentatives de Pohlenz, toc. cit., pour montrer que Cicéron aurait choisi Antipater contre Dio gene parce qu'il aurait utilisé Athénodore qui, tout en suivant l'ouvrage d'Hécaton, aurait lui-même préféré Yhumanitas d'Antipater au réalisme de Diogene. Une telle hypothèse, déjà fragile en elle-même, ignore de surcroît la réalité de la pensée cicéronienne. Ce qui est premier dans la conscience de l'Arpinate, c'est Régulus. A supposer même que la reconstitution de Pohlenz soit vraie, il reste raità expliquer pourquoi Cicéron a adopté l'interprétation d'Athénodore et non celle d'Hécaton. Or cette explication ne peut être trouvée que dans la manière dont Cicéron conçoit la tradition romaine. 137 Ibid., 16, 65. 138 Ibid., 68 : non placuisse maioribus nostris astutos.
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR
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contemporains ne se guident même pas sur «l'ombre et les images de la justice»139. Ce constat pessimiste, qui n'est pas sans rappeler le Platon du Politique ou des Lois, eût pu conduire Cicéron à approuver la vision de l'humanité que Camèade opposait à l'opt imisme stoïcien. L'un de ses plus grands mérites en tant que philo sophe aura été de ne pas interpréter dogmatiquement la dialecti que carnéadienne et d'apporter comme explication à une situation dont il avait été le témoin et la victime beaucoup plus que l'acteur, la réponse que Camèade eût peut-être voulu entendre des Stoï ciens : les hommes commettent des méfaits ou des crimes parce que, tels les prisonniers de la caverne, ils prennent des ombres pour la réalité et se trompent sur ce qui est leur véritable intérêt. Les malheurs de la guerre n'ont pas ébranlé en Cicéron la convic tion que la loi morale a une origine naturelle; ils l'ont même conduit à affirmer avec plus de force encore le primat de Yhumanitas sur toutes les formes de l'égoïsme. Mais comment s'articulent cette confiance extraordinaire en la nature humaine et la descrip tion qui est faite de la cité à un moment donné de son histoire? Plus précisément, quelle relation y a-t-il entre l'affirmation que la simple existence de la société est porteuse des valeurs éthiques, parce que c'est la raison qui associe les hommes les uns aux autres, et le constat lucide que l'on vit dans un monde qui est celui des faux-semblants et de la violence? Les Stoïciens avaient voulu uni fier tous les aspects de la réalité humaine et ils avaient enraciné l'éthique dans le concept d'oiiceicoaiç, cette loi commune aux êtres vivants qui fait que le comportement de l'enfant, à la fois instinct de survie et mouvement vers autrui, ne diffère pas de celui de l'animal. L'Académicien Cicéron n'a jamais admis telle quelle une théorie dans laquelle il voyait une négation de la spécificité humai ne et il s'est toujours référé à Γοίκείωσις de l'homme à lui-même en tant qu'être de raison. Ce faisant, il supprimait ce que Camèade avait le plus combattu chez les Stoïciens, la continuité entre l'ins tinct et la raison, mais ne courait-il pas le risque d'aboutir à un divorce entre la définition de l'homme et la réalité de la plupart des actions humaines? Cette objection, qui est fondée quand on s'en tient à la seule organisation des concepts philosophiques, perd de sa force si on admet que l'unité de l'anthropologie et de l'éthi que, que le stoïcisme avait cherché à établir par la perfection de son système, Cicéron la trouve dans l'histoire de Rome. C'est ce que nous voudrions mettre en évidence pour conclure cette partie de notre travail.
139 Ibid., 17, 69 : Sed nos ueri iuris germanaeque iustitiae solidam et expressam effigiem nullam tenemus, umbra et imaginibus utimur.
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l'éthique Conclusion
La philosophie morale de Cicéron naît de la réflexion sur le mos maiorum, lequel présente dans son œuvre deux aspects en principe contradictoires. Il participe de l'immanence, car le mou vement qui a conduit Rome vers Yoptimus status n'est pas perçu comme un processus surnaturel, mais comme la réalisation dans le microcosme d'une cité de l'ascension vers la perfection qui caract érise la nature tout entière. Il ressortit à la transcendance, parce que cette harmonie entre l'homme et la nature est un cas unique, une sorte de «miracle romain», et parce que cet optimus status apparaît à l'Arpinate comme un idéal en contradiction avec la réal ité de la société de son temps, dominée par le déchaînement des ambitions individuelles. C'est dans cette dialectique interne au mos que l'on doit chercher, nous semble-t-il, l'explication de ce qu'a été l'éthique cicéronienne. Le De re publica reproduit, pour ainsi dire, tel quel le double aspect du mos maiorum, le platonisme servant à donner un statut ontologique à la perfection de Rome, tandis que le naturalisme hel lénistique exprime la dynamique qui a mené Rome à Yoptimus sta tus. Le De legibus accentue encore cette synthèse en transformant la loi naturelle en absolu en l'identifiant aux meilleures des lois romaines. La deuxième partie de l'œuvre philosophique diffère de la pre mière en ceci que la cité perd apparemment sa position centrale dans la réflexion. Mais elle y est toujours présente, que ce soit à travers les exempta ou à travers de multiples allusions, et surtout le problème de fond reste le même : comment concilier la perfection et le mouvement de l'histoire? A partir de là, la position cicéronien ne se caractérise d'abord par un double rejet : - rejet des morales hellénistiques, qui ne laissaient aucune place à la transcendance et qui prétendaient trouver dans les don nées premières de la nature les germes de la perfection de l'indivi du; - rejet de la vision du monde que Camèade opposait à l'immanentisme stoïcien et refus de l'identification que le scholarque établissait, à des fins dialectiques, entre le concept de nature et celui de violence. Mais Cicéron ne s'en tient pas à une attitude purement négati ve. Les conclusions auxquelles il parvient, et qui résultent pour lui en grande partie de l'approfondissement du mos maiorum au moyen de concepts philosophiques, peuvent se résumer ainsi : - la perfection individuelle n'est pas inscrite dans Γοίκείω-
LA CITÉ, LA LOI ET LE DEVOIR
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σις telle que la concevaient les Stoïciens, les Épicuriens ou les Péripatéticiens. Elle est un idéal vers lequel tendent tous ceux qui sont à la recherche de la sagesse et du bonheur; - même si le bonheur leur est inaccessible, les hommes peu vent vivre et même incarner pleinement les valeurs morales, s'ils respectent l'impératif catégorique de Yhumanitas, qui exprime la véritable nature de l'homme et annihile dans la raison pratique les limites de la raison théorique. Dans cette recherche philosophique la Nouvelle Académie aura fourni à Cicéron les instruments dialectiques lui permettant de montrer les insuffisances du naturalisme éthique et par là même de restaurer les droits de la recherche et de la transcendance. Sur le fond, nous croyons avoir montré l'harmonie entre Cicéron et Camèade quant à la nécessité de définir de la manière la plus intransigeante la spécificité de l'homme, tout en rejetant sa divini sation. Ce que l'un et l'autre reprochent par dessus tout aux Stoï ciens, c'est d'être tombés dans deux excès contradictoires : ils ont animalisé l'homme en distinguant dans sa vie une période où il ne se différencie pas des bêtes; ils l'ont divinisé en croyant trouver dans cet instinct les prémices d'une perfection égale à celle des dieux. Il reste que l'effort cicéronien pour inscrire l'éthique dans une perspective platonicienne conduit à poser en lui-même le pro blème de la relation entre l'homme, le monde et Dieu.
PARTIE
LA PHYSIQUE
ι
CINQUIEME
Notre méthode dans cette dernière partie sera la même que celle que nous avons choisie pour traiter de l'éthique. Partant du passage du Lucullus consacré au dissensus des philosophes, nous suivrons l'Arpinate dans sa recherche, l'ordre dans lequel les trai tés ont été écrits correspondant aux différentes étapes de celle-ci, et nous tenterons de montrer que, même si le désaccord des physi ciens paraît a priori beaucoup plus difficile à dissiper que celui des moralistes, la démarche cicéronienne ne varie pas. Cicéron cherche à orienter les systèmes dogmatiques vers des conclusions bien dif férentes de celles auxquelles parviennent les Épicuriens et les Stoï ciens, mais aussi à mettre en évidence ce qui est commun, sinon à tous les philosophes, du moins à un grand nombre d'entre eux. Tout comme le dissensus des moralistes aboutissait à l'exaltation dans le dernier livre des Tusculanes de l'unité de la philosophie, celui des physiciens doit être perçu comme un pôle négatif, auquel correspond le pôle positif du De fato où l'Arpinate révèle - de manière, nous semble-t-il, plus partielle et moins rigoureuse que dans les Tusculanes - ce qu'il croit être la position commune aux doctrines physiques antagonistes. Peut-être nous faut-il préciser pourquoi nous avons choisi cet ordre des parties de la philosophie, car, si la construction même du Lucullus nous imposait d'étudier d'abord la question de la connais sance,il eût été théoriquement possible de mettre en second le pro blème de la physique et en troisième celui de l'éthique. Une telle succession eût même été plus conforme à la tradition néoacadémic ienne, qui plaçait la physique avant l'éthique, et eût trouvé une justification supplémentaire dans le fait que notre travail se serait achevé ainsi par l'étude de la question la plus importante aux yeux de Cicéron, celle du fondement de la morale. A cela il ne suffit pas de répondre que nous avons suivi pour l'essentiel l'ordre dans lequel l'Arpinate lui-même évoque son œuvre philosophique au début du second livre du De diuinatione. L'argument chronologi que doit être étayé par un argument philosophique, qui est celuici : la logique et l'éthique nous sont apparues dans l'œuvre cicéro nienne comme les figures d'une question plus essentielle, celle-là même dont traite la physique : qu'est-ce que la nature? Tous les problèmes que nous avons abordés jusqu'à présent se sont révélés être autant de manières d'aborder le problème de cette définition. Etudier la physique, ce n'est donc pas pénétrer dans un domaine nouveau, mais approfondir la même interrogation, ou, plus préci sément encore, affronter la question des questions.
CHAPITRE I
LE DISSENSUS EN PHYSIQUE
Dans le De republica s'affrontent deux attitudes à propos de la physique 1 : à l'enthousiasme de Scipion qui voit dans l'étude des phénomènes célestes à la fois une source de joies intellectuelles et la condition sine que non de l'accès à la sagesse, s'oppose la réserve de Lélius pour qui de telles recherches peuvent affiner un peu l'es prit des adolescents, mais ne conviennent guère à des citoyens res ponsables. Le simple fait que Cicéron ait été lui-même un grand lecteur des Phénomènes d'Arate montre quelle est la position dont il se sentait le plus proche2. Et pourtant la partie consacrée au dissensus des physiciens dans le Lucullus est apparemment plus propre à justifier le scepticisme de Lélius à l'égard de ces études que l'espoir mis en elles par Scipion. En effet, alors que l'analyse du passage consacré au désaccord des moralistes nous a montré la présence de deux grandes «divisions» qui structurent le désordre et permettent d'arriver à la définition de Yhonestas comme étant la plus probable des solutions, ici l'impression d'une cacophonie est beaucoup plus forte et l'on ne perçoit pas quels seraient les concepts qui permettraient de réduire un si considérable dissenti ment.Si, au début des Questions naturelles, Sénèque écrit à propos de la physique : «elle s'élève au-dessus de l'obscurité où nous nous débattons et ceux qu'elle a arrachés aux ténèbres sont conduits par elle vers la lumière»3, dans le texte cicéronien nous trouvons bien 1 Cicéron, De rep., I, 17, 26-29 et 18-30. 2 Arate est cité ibid., 14, 22; 36, 56, et dans le Lucullus, 20, 66. Cicéron a traduit Arate alors qu'il était admodum adulescentulus, cf. Nat. de., II, 41, 104, c'est-à-dire au moment même où il suivait l'enseignement de Philon de Larissa. Dans sa lettre à Atticus de juin 60 (Att., II, 1, 11), Cicéron écrit : Prognostica mea cum oratiunculis propediem exspecta. Cette phrase peut être interprétée de deux manières différentes : soit il avait traduit l'œuvre d'Arate en deux temps (les Phénomènes vers 88 et les Prognostica en 60); soit il avait envoyé à Atticus une copie d'un texte traduit depuis longtemps. La première interprétation est celle de Pease (cf. éd. de Nat. de., p. 803), la seconde celle de J. Soubiran, dans son édition des Aratea, Paris, «Les Belles Lettres», 1972, p. 8-16. 3 Sénèque, Quaest. nat., I, (V), 1 : multum supra hanc in qua uolutamur caliginem excedit et e tenebris ereptos perducit ilio unde lucet.
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LA PHYSIQUE
la métaphore des ténèbres chère à Arcésilas, mais rien n'indique comment celles-ci pourraient être dissipées4. Dans l'étude de ce passage, notre objectif est double. Nous vou lons, en effet, montrer, d'une part, que, malgré tous les moyens mis en œuvre par Cicéron pour suggérer le plus grand désordre possible, le texte est construit de manière rigoureuse et, d'autre part, que sa neutralité philosophique n'est qu'apparente, puisqu'en réalité, là comme ailleurs, Cicéron a choisi Platon. La construction du passage A. Lörcher a distingué trois grandes parties dans ce dissensus : la géométrie, la cosmologie et l'anthropologie5. Pourquoi cette organisation est-elle si peu apparente, comment l'Arpinate réussitil à désorienter son lecteur? Les §116 à 118, qui commencent donc cette réflexion sur les apories de la physique donnent d'emblée une idée de la méthode cicéronienne. Qui voudrait les résumer rapidement dirait qu'ils traitent de l'incertitude dans le domaine des mathématiques. La réalité est beaucoup plus complexe. Dans ce passage, en effet, tout est conçu en fonction des procédés dialectiques chers à la Nouvelle Académie. Les propos sur la géométrie se résument, nous semblet-il, à deux syllogismes habilement articulés6 : a) - les géomètres construisent sur des axiomes des ments qui ne sont pas exempts d'incertitudes, - or le sage ne peut courir le risque de se tromper, - donc il ne se fiera pas aux calculs des géomètres; b) - les raisonnements philosophiques sont moins gnants que les calculs mathématiques, - or le sage ne se fie pas à ces calculs, - donc il ne fera pas confiance aux arguments des philoso phes. Admettons que quelqu'un qui se trouve sur la voie de la sagesse veuille choisir une doctrine, comment pourra-t-il se déterminer sans risque d'erreur puisqu'il ne sera encore qu'un insipiens? Al lons plus loin encore, supposons que cet homme soit «doué de l'i ntelligence d'un dieu» - autrement dit qu'il soit le sage lui-même comment pourra-t-il n'approuver qu'un seul système dans la multi tudede ceux qui existent? 4 Cicéron, Luc, 39, 122. 5 A. Lörcher, op. cit., p. 278. 6 Cicéron, Luc, 36, 116-117.
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L'évocation de la géométrie aura donc été surtout un moyen de questionner une fois encore le stoïcisme sur ce qui pour un Aca démicien est la contradiction essentielle du Portique : comment la sagesse pourrait-elle exister dans un monde où tout, même les mathématiques, est incertain? Par quel miracle un homme cesser ait-il soudainement d'éprouver les hésitations propres à sa condi tionpour devenir un roc de certitudes? Au § 118 commence la longue succession des opinions des phy siciens sur le problème des άρχαί et il faut bien reconnaître que l'on est tenté dans un premier temps de renoncer à chercher la logique qui sous-tendrait cette vertigineuse enumeration. Nous pro poserons plus loin une hypothèse à ce sujet, mais nous pouvons remarquer déjà ici à quel point cette fluidité des opinions rappelle le caractère labile du monde des représentations, tel qu'il était décrit dans les propos de Cicéron sur la logique. Qu'il s'agisse de la gnoseologie ou de la physique, la méthode est la même : elle a pour objet de montrer que l'infaillibilité du sage ne peut être purement intérieure, morale, qu'elle doit s'exercer dans tous les domaines et que la certitude doit être aussi grande à propos du plus difficile des problèmes physiques que dans la proposition «il fait jour maint enant»7. Le reproche eût été moins fondé si les Stoïciens avaient fait la part la plus belle à cette εποχή du sage dont ils n'excluaient pas le principe8. Pour l'Académicien Cicéron, en tout cas, la nécessité de suspendre son assentiment en ce qui concerne l'e nsemble de la physique stoïcienne découle du constat de multiples contradictions qui sont exprimées tantôt directement, tantôt par l'intermédiaire de grands philosophes. Lui-même, annonçant l'un des grands thèmes du De natura deorum III, se félicite de ne pas avoir à expliquer pourquoi la Providence a créé tant de fléaux sur terre9. Il évoque Aristote pour montrer combien il est inconsé quent de prétendre d'une part que le monde est une œuvre parfaite et d'autre part qu'il est destiné à disparaître dans Γέκπύρωσις10. C'est ensuite Straton de Lampsaque qui viendra nier que l'on doive recourir aux dieux pour expliquer le monde et qui, rejetant l'atomisme démocritéen, développera un système dynamiste11. Le sto ïcisme n'ayant pas ici la même place privilégiée que dans le dissen-
7 Ibid., 37, 119. 8 Cf. supra, p. 253. 9 Cicéron, Luc, 38, 120, cf. infra, p. 565-567. 10 Ibid., 119. Dans ce passage, le texte d'Aristote évoqué contre les Stoïciens est De caelo, I, 10, 279 b 12. 11 Sur Straton de Lampsaque, cf. G. Rodier, La physique de Straton de Lampsaque, Paris, 1890, et F. Wehrli, Straton von Lampsakos. Texte und Komm entar, Bale, 1950.
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sus de l'éthique, Cicéron déclare hésiter et préférer tantôt la doctri ne du Portique tantôt celle de Straton 12. La mention de ce dernier n'a au demeurant rien de fortuit et nous verrons plus loin dans quel esprit la Nouvelle Académie l'avait utilisé pour réfuter le pan théisme stoïcien 13. La conclusion qui s'impose après une telle approche de la cos mologie est donc qu'aucune connaissance n'est possible dans ce domaine 14. Cependant, la confessio ignorationis se s'arrête pas là et il faut également montrer que, même en ce qui concerne le monde sublunaire, toute certitude est impossible. Cicéron commence donc par évoquer l'incapacité de l'homme à connaître son propre corps, puis il s'engage dans une digression à propos de la terre et de la lune, opposant à ceux qui s'affrontent sur ces questions, les exemp lesde Socrate et d'Ariston qui symbolisent une réflexion philoso phique exclusivement morale 15. Le retour à l'anthropologie se fait au § 124 et il est particulièrement intéressant de noter que Cicéron n'hésite pas à opposer Platon et Xénocrate sur la nature de l'âme, montrant ainsi que la Hbertas de l'Académicien ne saurait être arrê téepar une quelconque solidarité d'école 16. Un second constat d'ignorance est donc fait au § 124. Nous avions rencontré dans le passage consacré à la cosmologie la méta phore des ténèbres par laquelle Arcésilas exprimait son interpréta tion pessimiste du mythe de la caverne. Ici, c'est le principe de l'isothénie, sur lequel il s'appuyait pour justifier Γέποχή, qui se trouve énoncé, avec toutefois une remarquable atténuation, puis que Cicéron l'applique à la plupart des questions (m plerisque), alors que pour Arcésilas il avait une valeur universelle17. A partir de là, il modifie sa tactique et, au lieu de critiquer directement le stoïcisme, il place celui-ci dans le choeur des opposants, montrant ainsi aux philosophes du Portique que, loin d'être au-dessus de la mêlée, ils participent eux-mêmes au dissensus. Ce changement de perspective se fait par l'intermédiaire de Démocrite. Cicéron feint d'adhérer à l'atomisme de celui-ci, puis imagine toutes les objec-
12 Cicéron, Luc, 38, 121. 13 Cf. infra, p. 577. 14 Cicéron, Luc., 39, 122. 15 Ibid., 123 : Liber igitur tali irrisione Socrates, liber Aristo Chius, qui nihil istorum sciri putat posse. 16 Ibid., 124, à propos de l'âme : Si est, trisne partis habeat, ut Piatoni placuit, rationis irae cupiditatis, an simplex unusque sit; si simplex, utrum sit ignis an anima an sanguis, an, ut Xenocrates, numerus nullo corpore, quod intellegi quale sit uix potest. Sur ce point de la doctrine de Xénocrate, cf. le frg. 201 Isnardi Parente. 17 Ibid. : ita sunt in plerisque contrariarum rationum paria momenta.
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tions que le Stoïcien ne manquerait pas alors de lui adresser18. Ce détour, qui a permis de faire prendre conscience aux dogmatiques stoïciens des capacités critiques qui sont en eux, est mis à profit par l'Arpinate pour lancer une dernière attaque contre le Portique, d'autant plus dure que les thèses de celui-ci n'apparaîtront même plus comme probables19: sur la divination, le destin ou la provi dence divine, Cicéron se déclare en opposition avec les dogmes stoïciens, affirmation qui sera contredite par la conclusion du der nier livre du De natura deorum. Cette partie va s'achever par un passage dans lequel Cicéron se défend d'éprouver un quelconque mépris pour les recherches de la physique et compare celles-ci à une nourriture naturelle de l'âme, métaphore que l'on retrouvera dans d'autres textes20. A la satisfac tion trompeuse que procure l'illusion de disposer d'une doctrine définitive, il oppose le plaisir que procure la recherche {indagano ipsa) et aux certitudes du sage stoïcien il affirme préférer la démarche prudente du sage académicien, qui s'estime récompensé de ses peines s'il a découvert des vraisemblances21. Une dernière digression après l'annonce du passage à l'éthique va permettre de prouver la nécessité de Γέποχή universelle sous une forme nouvell e, à partir des incertitudes de la physique22. L'analyse de ce texte montre donc avec quel art les ressources de la dialectique et de la rhétorique ont été utilisées pour faire prendre conscience au Stoïcien de Yobscuritas naturae : multiplicité des angles d'attaque, digressions, variation entre l'extrême brièveté des δόξαι dans les enumerations et la solennité des adresses à l'ad versaire, tout cela nous confirme qu'il ne s'agit pas de morceaux hâtivement cousus, mais bien d'une réflexion élaborée et cohérent e. L'ensemble est même conçu de telle manière qu'il s'établit nécessairement une relation de complicité entre l'Arpinate et son lecteur. Le fait que la doctrine platonicienne de la tripartition de l'âme soit considérée comme une opinion parmi d'autres et qu'elle se trouve même opposée à celle de Xénocrate est certes destiné à donner l'illusion d'une parfaite neutralité philosophique, mais bien naïf serait cependant celui qui en déduirait que Cicéron se détache
18 Ibid., 40, 125. 19 Ibid., 126. Dans ce passage une grande importance est accordée aux divergences opposant les Stoïciens entre eux. 20 Ibid., 41. 127 : Est enim animorum ingeniorumque naturale quoddam quasi pabulum consideratio contemplatioque naturae. Sur la métaphore de la nourriture de l'âme, cf. les textes cité par Reid ad loc. : Fin., V, 19, 54; Tusc, V, 23, 66; Cato M., 14, 49. 21 Ibid., 128. 22 Ibid.
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de Platon. Le fondateur de l'Académie, contesté en tant qu'inven teur de ce qui pourrait être considéré comme un dogme, est pré sent à l'arrière-plan du texte, dans l'affirmation vigoureuse du thè me de l'impératif de la recherche23. Les références platoniciennes dans le dissensus ; le Timée, le statut des mathématiques L'idée même que les problèmes de la physique sont tout part iculièrement obscurs pour l'esprit humain nous renvoie à un passa ge très célèbre de Platon, ce début du Timée où Timée demande à Socrate de ne pas s'étonner si sur la question des dieux et de l'or igine du monde il ne pourra pas apporter des raisonnements d'une cohérence et d'une exactitude parfaites24. Sur de telles matières, dit-il, les hommes doivent accepter de s'en tenir à un mythe vra isemblable (εικότα μΰθον) et ne pas chercher à aller plus loin. Nous avons là très probablement l'origine de la réfutation par la Nouvell e Académie de systèmes très différents par leur contenu, mais qui avaient ceci de commun qu'ils prétendaient apporter la solution vraie aux grandes questions de la physique. Le paradoxe est que le Timée n'est mentionné qu'une seule fois dans ce texte, de manière d'ailleurs indirecte, puisque Cicéron se contente d'évoquer une divergence d'interprétation sur un point particulièrement difficile de l'œuvre25. La Nouvelle Académie se serait-elle limitée à assumer les considérations de Platon sur l'obscurité de la physique, tout en rejetant le mythe lui-même? Une telle explication, satisfaisante si l'on se place dans une optique néopyrrhonienne, néglige cependant le fait que le dissensus du Lucullus n'est que le point de départ d'une recherche qui, partant d'un constat immédiat d'isosthénie, a pour ambition d'aboutir à une explication vraisemblable. Celle-ci s'identifiait-elle pour les Néoacadémiciens avec le mythe développé 23 Rappelons que Platon est également absent de la doxographie morale puisque la diuisio de Camèade n'indique aucun souverain bien platonicien mais que, selon nous, cette absence n'implique pas que la critique carnéadienne des morales hellénistiques ait été tout à fait indépendante des grands thèmes de l'inspiration platonicienne, cf. supra, p. 491. 24 Platon, Timée, 29 c-d. 25 Cicéron, Luc, 39, 123. Cicéron dans ce passage, commence d'abord par évoquer Hicétas de Syracuse, qui affirmait que dans l'univers seule la terre se meut, tournant sur elle-même, puis il précise que, selon certains exégètes, telle était aussi l'opinion de Platon dans le Timée (40b). Sur cette controverse, al imentée notamment par la position d'Aristote dans le De caelo, II, 293 a 15 s., cf. A. E. Taylor, A commentary on Plato's «Timaeus», Oxford, 1972, repr. de l'édi tion de 1928, p. 226, où ce débat est présenté comme «the most famous contro versyever raised about the interpretation of the Timaeus ».
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par Platon dans le Timée? Rien dans les témoignages sur ces philo sophes ne permet de l'affirmer avec certitude, même si le fait que Cicéron ait traduit le Timée peut être interprété comme la preuve de l'importance que cette œuvre continuait d'avoir dans l'enseign ement de son maître, Philon de Larissa26. Nous essaierons, cepen dant, de montrer dans notre étude livre III du De natura deorum comment peuvent s'articuler la dialectique antistoïcienne de la Nouvelle Académie et les grands principes de la cosmologie du Timée. Les quelques lignes que Cicéron consacre à la géométrie et à ses incertitudes permettent d'aborder l'un des problèmes les moins étudiés de la pensée néoacadémicienne : sa conception du rôle des mathématiques. Sur ce point la solution de continuité entre Carnéade et les philosophes de l'Ancienne Académie apparaît très nett e. N'allait-il pas, en effet, jusqu'à contester que deux grandeurs égales à une même troisième soient égales entre elles27? On sait quelle importance, au contraire, les mathématiques avaient chez Speusippe ou chez Xénocrate28. Ce dernier comparaît la géométrie et l'astronomie à des anses de la philosophie, mais Aristote n'avait pas tort, nous semble-t-il, lorsqu'il disait, en parlant, selon toute vraisemblance, des successeurs de Platon29: «les mathématiques sont devenues pour les modernes toute la philosophie, quoiqu'ils disent qu'on ne devrait les cultiver qu'en vue du reste». L'attitude de Camèade à l'égard des mathématiques doit donc être interpré tée comme une réaction contre la place excessive que celles-ci avaient prise dans l'Ancienne Académie. Mais cela ne signifie pas pourtant que sa critique de cette science ait été dépourvue de toute racine platonicienne. C'est ce que l'on perçoit quand on fait le rap prochement entre le passage du dissensus consacré à la géométrie et ce que Platon affirme de celle-ci dans la République. Que dit, en effet l'Arpinate, dont les propos, quelle que soit la source directe du discours, ont leur origine chez Camèade? Que les géomètres construisent des démonstrations qui se veulent rigou reuses et même contraignantes, mais qu'ils le font à partir d'axio-
26 Ce point a été justement souligné par D. Sedley, The end of the Academy, p. 72. 27 Galien, De opt. doctr., 2, 45, p. 83, 3 Marquardt. 28 Cf. H. Cherniss, op. cit., p. 35 sq. 29 Aristote, Méta., A, 992 a 33-992 b 2 : άλλα γέγονε τα μαθήματα τοις νυν ή φιλοσοφία, φασκόντων άλλων χάριν αυτά δεΐν πραγματεύεσθαι. On comprend plus précisément ce que veut dire le Stagirite quand on se reporte à Diog. Laërce, IV, 10, où il est dit que Xénocrate chassait de son école ceux qui n'avaient pas étudié la musique, la géométrie et l'astronomie, en leur reprochant de ne pas posséder «les anses» de la philosophie.
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mes indémontrables, si bien que le sage ne pourra donner son assentiment aux geometricae rationes30. Cette condamnation du dogmatisme des mathématiciens, qui ne veulent pas admettre la part d'incertitude inhérente à leur science, a son correspondant exact dans les propos de Socrate, qui reproche aux mathématiciens de considérer comme des évidences, objet d'une science certaine, et non comme des hypothèses les propositions qui constituent le point de départ de leurs démonstrations31 : «En général, les arts ne s'occupent que des opinions et des goûts des hommes, et ils ne se sont développés qu'en vue de la pro duction et de la fabrication, ou de l'entretien des produits naturels ou artificiels. Quant aux autres, qui, comme nous l'avons dit, saisis sentquelque chose de l'essence, c'est-à-dire la géométrie et les arts qui s'y rattachent, nous voyons que leur connaissance de l'être re ssemble à un rêve, qu'ils sont impuissants à le voir en pleine lumière, tant qu'ils s'en tiendront à des hypothèses, auxquelles ils ne tou chent pas, faute de pouvoir en rendre raison. » Lorsque Camèade scandalisait ses adversaires en mettant en question les propositions mathématiques réputées incontestables, faisait-il autre chose que mettre en pratique le conseil que Platon donnait aux mathématiciens de son époque pour leur permettre de sortir de cette connaissance onirique de l'être? Dans un intéressant article consacré au concept d'hypothèse dans la République, R. Ro binson a montré qu'il y a pour Platon une relation nécessaire entre le fait que les géomètres prennent des hypothèses pour des certitu des et leur incapacité à raisonner sans une représentation spatiale des objets mathématiques32. Par opposition aux prétentions des mathématiciens et à leur sujétion aux sens, la dialectique saura à la fois reconnaître le caractère hypothétique de ses prémisses (consi dérées oïov έπιβάσεις τε και ορμάς) et argumenter sans se référer
30 Cicéron, Luc, 36, 117. 31 Platon, Rép., VII, 533 b-c : Αλλ' αϊ μεν άλλαι πασαι τέχναι ή προς δόξας ανθρώπων και επιθυμίας εΐσίν ή προς γενέσεις τε καί συνθέσεις, ή προς θεραπείαν τών φυομένων τε καί συντιθεμένων απασαι τετράφαται* αί δέ λοιπαί, ας τοο δντος τι εφαμεν έπιλαμβάνεσθαι, γεωμετρίας τε καί τας ταύτη έπομένας, όρώμεν ώς όνειρώττουσι μέν περί το δν, ΰπαρ δέ αδύνατον αύταΐς ίδεΐν, εως αν ύποθέσεσι χρώμεναι ταύτας ακίνητους έωσι, μή δυνάμεναι λόγον διδόναι αυτών. 32 R. Robinson, Hypothesis in the Republic, chap. X de Plato's earlier dialect ic, Londres, 1953, repris dans Plato, 1. 1, G. Vlastos, ed. Notre Dame, 1971, (p. 97-131), p. 107 : Plato is connecting geometry's use of senses not with its use of hypothetical méthode, but with its failure to use the hypothetical méthode. Le rapprochement entre la critique carnéadienne des mathématiques et le Platon de la République a été fait par L. M. Napolitano dans Arcesilao, Cameade e la cultura matematica, dans Lo scetticismo antico, (181-193), p. 189.
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aux sensations33. Si les mathématiques sont, de manière tout à fait abusive, dogmatiques dès leur point de départ, la dialectique ne pourra l'être que lorsqu'elle sera parvenue à un authentique άνυπόθετον. La question à laquelle se trouve confronté l'historien de la Nouvelle Académie est alors celle-ci : lorsque Camèade reprenait la critique platonicienne des mathématiques, quelle idée se faisait-il lui-même de la dialectique? Pouvait-il ne prendre chez Platon que ce qui concerne la mise en cause des illusions des mathématiciens et laisser de côté l'exaltation de la dialectique, qui dans la Républi que est indissociable de cette critique? Nous avons eu l'occasion de voir quels étaient les reproches adressés par Camèade à la dialecti que stoïcienne, mais il est clair que lui-même reconnaissait au moins un άνυπόθετον, à savoir la recherche elle-même, considérée comme la seule attitude permettant de définir une sagesse humain e. On peut toutefois se demander si, chez un scholarque de l'Aca démie, cette exigence insatisfaite de vérité ne renvoyait pas à un absolu sinon étranger au monde, du moins impossible à identifier totalement avec celui-ci. Autrement dit, les quelques lignes du Lucullus à propos des géomètres n'expriment-elles pas, à travers des arguments en apparence semblables à ceux des Pyrrhoniens, une orientation ontologique étrangère à ceux-ci? La doxographie physique La question des άρχαί occupe la place de loin la plus important e dans la doxographie physique, il suffit de parcourir l'œuvre magistrale de Diels pour s'en convaincre34, ί'άρχή est pour les physiciens la matière qui demeure inchangée à travers la multipli cité de ses accidents, «ce dont tous les êtres sont constitués, le point initial de la génération et le terme final de leur corrupt ion»35. Le Stagirite avait déjà souligné l'ampleur du désaccord dans ce domaine et il l'avait interprété comme un travail préparat oire qu'il se devait d'interpréter et de parfaire36. Dans la longue doxographie du Lucullus il n'y a, au contraire, aucune ligne direc trice, aucun effort pour atténuer les contradictions en montrant que des positions opposées contiennent chacune un fragment de vérité. L'Arpinate établit une longue liste d'opinions divergentes et, 33 Platon, Rep., VI, 511b. 34 H. Diels, Doxographi Graeci, Berlin^ 1879. 35 Aristote, Méta., A, 983 b 8-11 : έξ ου γαρ εστίν άπαντα τα όντα και έξ ου γίγνεται πρώτου και εις δ φθείρεται τελευταΐον, τής μέν ουσίας ύπομενούσης, τοις δε πάθεσι μεταβαλλούσης. 36 Ibid., 983 b 1-3.
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par différents moyens stylistiques, il souligne leur incompatibilité. Les noms cités sont ceux-ci : Thaïes - Anaximandre - Anaximène - Anaxagore - Xénophane - Parménide - Leucippe - Démocrite - Empédocle - Heraclite - Mélissus Platon - les Pythagoriciens. Devant une telle accumulation deux attitudes sont possibles. On peut estimer qu'il y a là un pur désordre et que l'Arpinate, pour révéler précisément l'incapacité des physiciens à se mettre d'ac cord sur un principe unique, a évoqué au hasard les plus grands d'entre eux. Cependant, notre étude de la doxographie morale, et celle de l'ordre des parties de la philosophie, nous ont montré à quel point une telle indifférence, une telle indétermination, étaient étrangères aux Académiciens. Faut-il alors chercher une significa tion précise à ce désordre apparent? La difficulté vient alors de ce que la doxographie physique, contrairement à celle de l'éthique, ne comporte chez Cicéron aucune diuisio qui permettrait de définir l'intention du doxographe. Nous en sommes donc réduit à formul er un certain nombre de remarques ponctuelles plus propres à susciter des questions qu'à établir des certitudes. En ce qui concerne la méthode selon laquelle les noms des physiciens ont été choisis, il nous semble que la comparaison avec Diogene Laërce est assez éclairante37. Celui-ci distingue parmi les philosophes deux lignées, l'ionienne et l'italique, auxquelles il ad joindra dans le corps même de son œuvre des «isolés»38. Cette organisation se retrouve partiellement dans la doxographie cicéronienne, qui juxtapose quatre philosophes de la lignée ionienne (Thaïes, Anaximandre, Anaximène, Anaxagore) et huit autres, dont les cinq derniers sont classés par ordre alphabétique : Xénophane, Parménide, Leucippe, Démocrite, Empédocle, Heraclite, Mélissos, Platon, les Pythagoriciens. Comment expliquer ce deuxième grou pe?Si l'on admet qu'il représente les Italiques, on peut à la rigueur comprendre que Platon y figure - au nom de l'influence pythagori cienne qu'il a subie - mais comment expliquer la présence d'Herac lite?Si, au contraire, on estime qu'avec Heraclite commence la catégorie des «isolés», il est pour le moins surprenant d'y trouver Platon et les Pythagoriciens! Faute d'explication convaincante, il convient tout de même de remarquer que cette doxographie se te rmine par Platon et les Pythagoriciens, ce qui est à mettre en rela37 Sur la construction doxographique de l'œuvre de Diogene, cf. l'article Diogenes 40, RE, 5, 1905, p. 738-763, signé Schwartz. 38 Diog. Laërce, I, 13-15. En VIII, 91, Diogene annonce qu'il va désormais parler περί των σποράδην.
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tion avec un fragment de Théophraste, dans lequel Platon est pré senté comme étant à la fois postérieur chronologiquement aux physiciens et supérieur à eux par la force de son génie39. Il serait évidemment tentant d'imaginer que la Nouvelle Académie faisait sienne cette approche d'une œuvre comme le Timée, toutefois une telle conclusion apparaît prématurée, étant donné la fragilité des indices. Nous nous contenterons, pour l'instant, de noter que, contrairement à ce que nous trouvons chez Diogene Laërce, où Pla ton figure simplement comme l'un des représentants de l'école ionienne40, le fondateur de l'Académie n'est rattaché chez Cicéron à aucune des deux grandes lignées et clôt, au moins chronologique ment, les recherches sur la physique. En tout état de cause, l'analy se de ce passage du Lucullus conduit à deux constatations : - le désordre n'est qu'apparent, il dissimule une construc tion sur l'interprétation de laquelle on peut discuter, mais dont l'existence nous paraît certaine; - la place qu'occupe Platon dans cette doxographie n'est assurément pas fortuite, toutefois on ne saurait affirmer sans pré cautions qu'elle correspond à la volonté de privilégier l'apport pla tonicien à la connaissance de la nature. A cela nous ajouterons deux observations : - l'ordre cicéronien est très proche de celui que nous trou vons dans la doxographie physique des Stromates attribués à Plutarque, ce qui pourrait confirmer l'idée d'une méthode commune aux Académiciens41. Le problème est évidemment que l'authenticit é de ces Stromates a été controversée : Diels a contesté avec beau coup de vigueur que le fragment qui nous a été transmis par Eusèbe puisse être de Plutarque, mais il s'est appuyé pour cela sur des arguments stylistiques qui ne nous paraissent pas très probants42;
39 Cf. Théophraste, frg. 9 Diels, 19 sq. = Simplicius, Phys. 6\ 20-25. 40 Diog. Laërce, I, 14. 41 Cf. Eusèbe, Praep. Ev., I, 7, 16, où l'ordre est le suivant : Thaïes, Anaxagore, Anaximène, Xénophane, Parménide, Zenon d'Elèe, Démocrite, Epicure, Aristippe, Empédocle, Métrodore de Chios, Diogene d'Apollonie, frg. 179 de l'édition Sandbach des fragments de Plutarque (Teubner). On trouve encore un autre ordre dans l'épitomé dit de Plutarque, qui est cité par Eusèbe, Praep. Evang., XIV, 14, 1 sq., p. 277-289 Diels, mais l'authenticité de ce fragment est très fortement contestée. 42 H. Diels, op. cit., p. 156-158, cf., par exemple, p. 158: multa sunt nimis festinanter contracta, delectus nulla certa ratione factus. Il est clair, en fait, que l'auteur des Stromates, tout comme Cicéron, n'entend pas faire un exposé doxographique complet, mais suggérer un dissensus et qu'il est donc conduit à éla guer d'une manière que Diels juge arbitrairement maladroite.
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la thèse contraire a été défendue par K. Mras43 et, néanmoins, il reste à expliquer pourquoi Plutarque aurait traité d'une question aussi spécifiquement philosophique dans une œuvre dont le titre était, si l'on en croit le Catalogue de Lamprias44 : Στρωματεΐς ιστο ρικοί. Le non liquet de l'éditeur de «Teubner» paraît donc ser 45. - l'argumentation par laquelle Diels a voulu démontrer que la source première du passage cicéronien serait Théophraste46, nous semble acceptable, à deux réserves près. La première est qu'il y a, malgré tout, des différences non négligeables entre la doxographie de l'Arpinate et celle du Péripatéticien : par exemple, la pré sentation de la physique de Xénophane diffère sensiblement selon les deux témoignages, Cicéron soulignant le caractère panthéiste de cette doctrine, tandis que Théophraste s'attache à mettre en év idence la dualité initiale du δημιουργός et de la ΰλη47. Le second point sur lequel l'illustre savant commet selon nous une erreur est son appréciation du rôle de Cicéron. Rarement, en effet, les préju gésde la Quellenforschung ont été exprimés de manière aussi bru tale48: graeca vacillans et anxius ut caecus sequitur . . . En réalité, les maladresses dénoncées par Diels ont, quand elles existent, une explication fort simple : l'objectif de l'auteur du Lucullus n'est pas de donner la présentation la plus complète et la plus précise de chacune des doctrines qu'il évoque, mais de créer l'impression du plus grand désordre et de la contradiction la plus totale. D'où la recherche d'une breuitas qui peut confiner à l'obscurité, et des caractérisations si rapides qu'elles en paraissent inexactes49. Le physique de l'Ancienne Académie selon Antiochus Notre postulat, celui d'un parallélisme entre la méthode philo sophique que Cicéron a adoptée dans le traitement de l'éthique et celle qu'il met en œuvre dans la physique - l'objectif étant dans les 43 K. Mras, Ariston von Keos in einem zweiten Bruchstük von Plutarchs Στρωματεΐς, dans WS, 68, 1955, p. 88-98. 44 Catalogue, n. 62. 45 Ad he, p. 110. 46 H. Diels, op. cit., p. 119-121. 47 Théophraste, dans Diog. Laërce, IX, 21, = frg. 6a Diels; Cicéron, Luc, 37, 118. 48 H. Diels, op. cit., p. 120. 49 Par exemple, Cicéron dit que pour Parménide Γάρχή est le feu (Luc, 37, 118); or la lecture de Théophraste, frg. 6 Diels montre une réalité philosophi que beaucoup plus complexe, Parménide disant qu'en vérité (κατ'άλήθειαν) l'univers est un et incréé, mais que selon l'opinion commune (κατά δόξαν) les phénomènes ont deux principes, le feu et la terre.
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deux cas de montrer que le dissensus ne constitue pas l'aboutisse ment, mais le point de départ de la philosophie -, doit être nuancé sur un point bien précis. Alors que l'éthique de l'Ancienne Acadé mie,dans l'interprétation qu'en donnait Antiochus, est prédomi nante dans le De finibus, parce qu'elle constitue l'instrument dia lectique permettant de mettre en lumière les contradictions dog matiques et qu'elle sert de «morale provisoire» entre le constat de conflit et la solution des Tusculanes, on ne trouve rien de tel en ce qui concerne la physique. Ni le De natura deorum ni le De diuinatione ni le De fato ne contiennent l'équivalent des livres IV et V du De finibus, comme si dans ce domaine il était impossible de tenir une position médiane. L'essentiel de ce que nous connaissons de l'enseignement d'Antiochus sur ce qu'il croyait être la physique de l'Ancienne Académie se trouve donc dans les quelques paragraphes consacrés par Varron à cette question dans son exposé des Academica posteriora50. Ce que nous dirons ici de ce passage visera plus à compléter notre analyse de la pensée de l'Ascalonite qu'à rendre compte de tous les aspects d'un texte particulièrement dense et ardu. Le point de départ d'Antiochus, ce par quoi il pensait pouvoir démontrer que rien de véritablement neuf n'avait été créé en physi quedepuis l'Ancienne Académie, était la définition de la nature comme ce qui résulte de l'action d'un principe actif (το ποιοΰν) sur un principe passif (το πάσχον)51. Voir dans cette dualité un él ément important de continuité entre Platon, Aristote et les Stoïciens ne constituait en rien un travestissement de l'histoire de la philoso phie et Antiochus a trouvé des continuateurs chez certains érudits modernes qui ont, eux aussi, cherché à réduire les divergences entre ces écoles52. Si Antiochus s'en était tenu à ce niveau de génér alité, il eût effectivement rendu convaincante sa thèse du consens us. Mais on ne peut plus le suivre lorsque, prétendant exposer la physique de l'Ancienne Académie, il donne de la relation entre le principe actif et le principe passif un version qui est en tout point conforme à la pensée stoïcienne. Chez Platon, l'action des Formes sur le réceptacle n'abolit en rien la transcendance53. Aristote luimême, dans lequel on a pu voir l'inspirateur de la physique du Por-
50 Cicéron, Ac. post., I, 6, 24-7, 29. 51 Ibid., 24 : De natura autem - id enim sequebatur -, ita dicebant ut earn diuiderent in res duas, ut altera esset efficiens, ex eoque efficeretur aliquid. 52 On trouvera un exposé complet de cette tradition dans H. J. Krämer, op. cit., p. 110 sq., qui s'en fait le défenseur, avec quelques nuances. 53 On peut notamment remarquer que dans le Tintée, 53 b, Dieu organise l'univers en agissant par les Idées et les Nombres, mais reste lui-même extérieur à sa création.
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tique, est resté fidèle à son maître en ceci que, tout en rejetant la transcendance de Γεΐδος, il n'a jamais fait de celui-ci quelque chose de matériel ni de dynamique54. Or, sur ces points essentiels, Antiochus se différencie aussi bien de l'Académicien que du Péripatéticien. En affirmant que le principe actif ne peut exister sans matièr e, il rompt avec la tradition platonicienne55. En employant le te rme de δύναμις là où Aristote parle d'eïôoç, il montre que son inter prétation de l'immanence est celle des Stoïciens, non celle du Stagirite56. A partir de là, peu importe que nous trouvions, ici une allu sion à Platon, là une mention du cinquième élément aristotéli cien57. Plus exactement, ces allusions apparaissent comme les s ignes quelque peu dérisoires de la volonté de s'annexer une doctri ne, le stoïcisme, devant laquelle Antiochus abdiquait, en réalité, son originalité d'Académicien. Cette acceptation sans réserve de la phy sique stoïcienne, d'autant plus surprenante que dans le De legibus nous avions trouvé un certain nombre d'éléments qui témoignaient d'une tentative antiochienne pour préserver un tant soit peu de transcendance58, est particulièrement manifeste dans l'évocation de la ratio perfecta inhérente au monde ou dans l'interprétation anthropocentriste de la prudentia divine59. Les rapprochements avec le second livre du De natura deorum confirment, si besoin était, que nous avons là un passage qui est stoïcien non seulement dans son contenu, mais aussi dans sa forme60. Dans l'article qu'il a consacré à la théologie de Varron61, P. Boyancé a souligné à juste titre la nécessité d'interpréter la doc trine varronienne en se référant au maître académicien du Réatin, Antiochus, et il a montré, dans la continuité de W. Theiler62, qu'il n'était point besoin de supposer une source stoïcienne pour expli-
54 Ce point est souligné par Krämer lui-même, op. cit., p. 111. 55 Cicéron, Ac. post., I, 6, 24 : in utroque tarnen utrumque : neque enim materiam ipsam cohaerere potuisse, si nulla ut contineretur, neque uim sine aliqua materia. 56 Ibid. : In eo quod efficeret uim esse censebant, in eo autem quod efficeretur, materiam quondam. 57 Ibid., 7, 26 (le cinquième élément aristotélicien) et 27 (allusion au «ré ceptacle » du Timée, 50 b). 58 Cf. supra, p. 516. 59 Cicéron, op. cit., 29. 60 Cf. Nat. de., II, 22, 58. 61 P. Boyancé, Sur la théologie de Varron, op. cit. J. Pépin, La «théologie tr ipartite» de Varron. Essai de reconstitution et recherche de sources, dans REAug, 2, 1956 (p. 266-294, p. 293, accepte cette thèse et écrit que «l'affirmation d'une influence générale de Posidonius sur la théologie de Varron est elle-même sujet te à caution, et la formation de l'auteur des Antiquités divines relève bien davantage du moyen platonisme de Xénocrate et d 'Antiochus d'Ascalon ». 62 W. Theiler, op. cit., p. 19.
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quer le rôle joué dans les Antiquités divines par cette âme du mon dedont les statues des dieux seraient les représentations 63. En revanche, sa démonstration nous paraît moins convaincante, lors qu'il fait d'Antiochus un témoin fidèle de la pensée de Xénocrate 64. Si nous ne contestons pas que Varron ait connu par Antiochus un certain nombre d'aspects de la physique du scholarque de l'Ancien ne Académie, il nous paraît pour le moins hasardeux de raisonner comme s'il y avait entre Xénocrate, Antiochus et le moyen-platonis me une continuité philosophique sans faille. Un savant aussi atta ché que H. J. Krämer à réduire l'originalité du Portique par rap port à l'Ancienne Académie est contraint de reconnaître qu'il existe entre les deux pensées un certain nombre de différences fonda mentales 65. Or la partie du discours de Varron- Antiochus que nous avons analysée nous est apparue, malgré quelques oripeaux acadé miciens, très profondément stoïcienne. L'origine d'un tel texte n'est pas à chercher dans le désir de donner un témoignage rigoureux, mais dans la prétention de démontrer que l'Académie était la sour ce à laquelle le stoïcisme avait puisé l'essentiel de sa doctrine phys ique. Alors que dans le domaine de l'éthique, Antiochus s'était pré valu de cette théorie, ô combien discutable, pour reprendre contre le Portique bon nombre des thèmes de la Nouvelle Académie, nous ne connaissons rien de tel de sa part en ce qui concerne la physi que.Le caractère peu satisfaisant d'un point de vue philosophique de la démarche de l'Ascalonite - mais peut-être faut-il lui accorder le bénéficer de doute, compte tenu du caractère lacunaire de nos sources - n'empêcha pas un Romain épris de certitudes et soucieux de préserver la religion nationale de faire de cette doctrine le fon dement de sa théologie. Dans le panthéisme antiochien, Varron pouvait trouver l'expression philosophique de sa thèse selon laquell e la religion primitive des Romains avait été aniconique jusqu'au moment où Tarquin l'Ancien avait fait venir d'Etrurie un artiste pour lui commander une statue de Jupiter 66. L'esprit de sympathie dans lequel les Stoïciens et, peut-on supposer, Antiochus lui-même, avaient fait l'exégèse de la mythologie lui permettait d'établir, par un certain nombre de moyens qu'il n'est pas utile d'énumérer ici, l'harmonie entre théologie civile et théologie philosophique 67. Enf in, ce qu'Antiochus lui avait appris de Xénocrate l'autorisait à
63 Varron, Ant. diu., frg. XVI, 6 Agahd = Augustin, Ciu. Dei, VII, 5. 64 P. Boyancé, op. cit., p. 77. 65 H. J. Krämer, loc. cit. 66 Varron, Ant. diu., frg. I, 59 Agahd = Augustin, Ciu. Dei, III, 4. 67 Ibid., frg. I, 54 a Agahd = Augustin, Ciu. Dei, VI, 6. P. Boyancé a fort justement remarqué que, sur ce point, la position de Varron diffère de celle
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penser qu'il se rattachait à un courant philosophique gardien de la transcendance, lui dont on a fait parfois un rationaliste à outrance et qui demanda pourtant à être enterré selon les rites pythagori ciens 68. Le paradoxe est que Cicéron, qui avait, lui aussi, dans le De legibus, mis Antiochus à contribution pour étayer la tradition rel igieuse romaine, ne se référera plus à celui-ci dans les trois ouvra ges de physique de sa dernière période philosophique. Il y a là apparemment de quoi confirmer l'image traditionnelle d'un Cicé ron devenu totalement sceptique en matière de religion. Nous allons essayer de montrer qu'une autre lecture des textes peut-être envisagée, qui conduit à des conclusions sensiblement différentes.
Mucius Scaevola, qui, lui, critiquait sévèrement la théologie des poètes, cf. Augustin, ibid., IV, 27. 68 Cf. Pline l'Ancien, Hist, not., XXXV, 160. Ce point a été souligné par J. Carcopino, La basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, Paris, 1927, p. 204, et par P. Boyancé, op. cit., p. 70, n. 3.
CHAPITRE II
RELIGION ROMAINE, DIALECTIQUE NÉOACADÉMICIENNE ET MYTHE PLATONICIEN : LE LIVRE III DU DE NATURA DEORUM ET LE TIMÉE
Problèmes de méthode Les philologues, les théologiens, les historiens de Rome et les spécialistes de sa religion ont depuis très longtemps fait du De natura deorum l'un de leurs textes de référence et cette multiplicité de points de vue, ce foisonnement d'œuvres majeures ou d'études plus modestes, en même temps qu'il enrichit notre connaissance de l'œuvre, finit par désorienter celui qui s'interroge sur ce qui fonde son unité et cherche à comprendre ce qu'a voulu dire Cicéron à travers l'alternance des thèses dogmatiques et de leurs réfutations académiciennes1. Le De natura deorum est certainement, de tout le corpus philosophique cicéronien, le traité dont l'exploration, malgré tout le travail déjà entrepris, offre, pour de très longues années encore, le plus de possibilités à la recherche. Cependant, parce que nous croyons que le problème de la cohérence et de la finalité de l'œuvre ne constitue pas nécessairement la résultante de toutes les questions de détail, mais peut être, au moins dans un premier temps, traité pour lui-même, nous avons voulu l'aborder en organisant notre réflexion autour d'une phrase, la dernière, dont nous proposons la traduction suivante2: «Sur ces mots nous nous quittâmes dans des dispositions telles que Velléius estimait l'argumentation de Cotta plus vraie que celle de Balbus, tandis qu'à moi cette dernière me paraissait être plus proche de la vraisemblance». 1 Nous serons amené à citer bon nombre de ces travaux dans le cours de ce chapitre. Pour une bibliographie plus systématique, on se reportera au remarquable ouvrage d'A. J. Kleywegt, Ciceros Arbeitsweise im zweiten und drit ten Buch der Schrift De Natura Deorum, Groningen, 1961, p. 1-9. 2 Cicéron, Nat. de., Ill, 40, 95 : Haec cum essent dicta, ita discessimus ut Velleio Cottae disputatio uerior, mihi Balbi ad ueritatis similitudinem uideretur esse propensior.
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Si nous avons choisi de procéder ainsi, alors qu'il eût été év idemment plus logique de reprendre l'ordre discursif, c'est pour deux raisons. En premier lieu, il est patent que Cicéron, par habitu de d'orateur accoutumé à soigner les péroraisons, mais aussi parce qu'il se sent un devoir pédagogique à l'égard de son lecteur, qu'il veut informer de ce qui a été acquis et de ce qui reste encore à faire, accorde toujours une très grande importance à la conclusion de ses œuvres philosophiques. Rappelons à ce sujet les phrases enjouées et profondes qui terminent le Lucullus, l'invitation à continuer le débat qui sert de pont entre le De finibus et les Tusculanes, ou encore, à la fin de la dernière de ces disputationes , la solution platonicienne au problème du bonheur du sage 3. Cepen dantles dernières lignes du De natura deorum ne justifieraient sans doute pas à elles seules une étude si elles n'avaient, de surcroît, un contenu paradoxal. La critique s'est, à vrai dire, fort peu souciée de savoir pourquoi Velléius préfère l'exposé de Cotta à celui de Balbus, en revanche, il a été très vite jugé surprenant que Cicéron, défenseur attitré de la Nouvelle Académie, estimât plus vraisemblab le l'argumentation d'un Stoïcien, alors qu'on eût pu croire que Cotta, disciple comme lui de Philon de Larissa et grand utilisateur de la dialectique carnéadienne, était son porte-parole. A. S. Pease, à qui nous devons cette admirable édition du De natura deorum qui constitue l'un des joyaux de l'érudition cicéronienne, a été, après bien d'autres, intrigué par cette contradiction et il a rangé en trois catégories les explications que l'on y a apportées 4 : - pour certains, Cicéron ne serait pas sincère5: tout en approuvant intellectuellement Cotta, il aurait préféré s'en désolidar iser, soit par peur d'être taxé d'athéisme, soit par refus de paraî tre vouloir subvertir la religion de l'Etat, lui qui, dans le De haruspicum responsis6, avait affirmé que Rome devait sa puissance à sa piété et à sa religion, et qui, dans le second livre du De legibus7,
3 Cf. supra, p. 485-494. 4 A. S. Pease, M. Tulli Ciceronis De Natura Deorum, Cambridge, Massachussets, t. 1, 1955; t. 2, 1958. L'étude de la conclusion cicéronienne se trouve dans l'introduction du premier tome, p. 33-36. Pease avait déjà traité de cette question dans son article The conclusion of Cicero's De Natura Deorum, dans TAPHA, 44, 1913, p. 27 sq., où il avait argué du refus cicéronien de suivre la Nouvelle Académie dans son rejet de toute affirmation. 5 Cf. A. S. Pease, éd. p. 34. Cette explication était déjà celle de Saint August in, du. Dei, V, 9, qui dit que Yinsipiens, en l'occurrence Cicéron, n'ose pas assumer son athéisme (non ex sua persona) et préfère l'exprimer par personne interposée. 6 Cicéron, Har. resp., 9, 19. 7 Cicéron, Leg., II, 7, 15.
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avait proclamé la nécessité pour les citoyens d'être pénétrés de la conviction que les dieux sont les maîtres et les régulateurs de toute chose ; - pour d'autres, l'Arpinate ne fait aucunement preuve de duplicité et il pense vraiment que Balbus est plus convaincant que Cotta, dont les arguments lui paraissent plus spécieux que vrais8. On retrouve là l'image d'un Cicéron éclectique, beaucoup plus pro che finalement du Portique que ne le laisserait penser son obstina tion à se réclamer de la Nouvelle Académie. Pease développe contre cette thèse un certain nombre d'arguments qui ne sont pas tous très probants, la véritable difficulté étant, à notre sens, de déterminer quelle signification Cicéron accorde à la dialectique académicienne qui lui est commune avec Cotta, s'il estime réell ement la théologie stoïcienne plus vraisemblable que la critique qui en a été faite9; - l'opinion de Pease lui-même est que l'Arpinate souhaite donner à son lecteur une impression d'impartialité, d'objectivité, ce qui serait impossible si les deux Académiciens apparaissaient d'ac cord à la fin du dialogue10. Cicéron aurait donc en quelque sorte fait preuve de fair play avant la lettre. D'un point de vue plus philo sophique, on peut concevoir qu'il ait craint de paraître défendre un dogme s'il approuvait Cotta et qu'il ait préféré donner une preuve éclatante de la libertas académicienne en jugeant plus probable la thèse de l'adversaire stoïcien. A ces trois grandes interprétations il faut joindre celle d'un autre spécialiste de la théologie cicéronienne, M. Van den Bruwaene11. Selon lui, la dernière phrase serait, en fait, un élément d'une certaine manière extérieur au dialogue, Cicéron se contentant de
8 A. S. Pease, ibid., p. 35, cite un certain nombre de travaux, parmi les F. Solmsen, CW, 37, 1944, p. 159. 9 L'un des arguments développés par Pease contre cette interprétation est que Cicéron considère comme plus probables not the principles of the Stoics but the argument (disputatio) of Balbus. A. J. Kleywegt, op. cit., p. 220, a très just ement souligné le caractère artificiel d'une telle distinction. Kleywegt critique également, ibid., l'argument de Pease selon lequel le fait qu'une partie du dis cours de Cotta ne nous soit pas parvenue rend difficile une appréciation objecti ve de la disputatio. 10 A. S. Pease, ibid., p. 36 : Cicero desires to give the impression of impartial ity, which would not be produced by two Academics voting alike at the end. 11 M. van den Bruwaene, éd. du livre III du De natura deorum, Bruxelles, 1981, p. 162. Ce savant est revenu sur cette question dans le volume supplément aire (Col. Latomus, vol. 192) qu'il a publié en 1986 et qui contient, outre les indices, un certain nombre de réflexions théoriques. Pour lui, la démarche phi losophique de Cicéron dans ce traité témoignerait d'une évolution vers l'aristotélisme. quels
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reprendre «le slogan académicien» de l'adhésion pratique à la thè se la plus vraisemblable. Mais précisément pourquoi celle-ci estelle identifiée à la doctrine stoïcienne? Tout simplement, répond le savant belge, parce que, juste après l'exposé de Cotta, Balbus a invoqué l'argument patriotique, prétendant que contre la dialecti que académicienne il défendait les autels, les foyers, les temples des dieux et finalement l'existence même de YUrbs, symbolisée par le caractère sacré de ses murs. Cicéron pouvait-il décemment aller à l'encontre d'un tel discours? En réalité, le lecteur du De natura deorum se trouve devant une alternative qui transcende les différentes solutions que nous venons d'exposer. Soit il considère que cette conclusion si discutée s'explique par des considérations ponctuelles, d'ordre philosophi que ou politique, et qu'elle n'est unie à l'ensemble de l'œuvre que par un lien assez lâche, voire ténu. Soit, au contraire, il estime qu'elle est le point vers lequel converge toute la réflexion cicéronienne, l'aboutissement non seulement formel, mais réel, des trois livres. Si l'on adopte cette hypothèse, qui au départ ne semble avoir d'autre justification que la situation du passage, tant il est vrai que ce renversement final ne paraît a priori correspondre à rien de profond dans la confrontation des opinions philosophiques, alors c'est sur le sens de la dialectique de Cotta que nous devons nous interroger. Les discours épicurien et stoïcien posent certes d'intéressants problèmes doctrinaux, ils sont des documents pré cieux pour ceux qui étudient les variations à l'intérieur du Portique et du Jardin, mais il ne viendrait à l'idée de personne de se demand er ce qu'ont voulu dire Velléius ou Balbus12. On peut même aller plus loin et affirmer que la réfutation de Velléius par Cotta ne pré sente pas d'ambiguïté majeure, car la franche hostilité de l'Acadé micien à la conception des dieux défendue par les Épicuriens ne laisse aucun doute sur la finalité des procédés dialectiques utilisés : il s'agit de ruiner une théologie jugée aberrante en révélant toutes les contradictions qu'elle recèle, de démontrer qu'Épicure était
12 Le problème des sources de ces deux livres ne peut être abordé ici, même de manière superficielle. Disons simplement que, pour l'exposé épicurien du premier livre, la Quellenforschung a majoritairement proposé comme source Zenon de Sidon, tandis que R. Philippson a tenté de démontrer la présence de Philodème, cf. notamment son article, Zur epikureischen Götterlehre, dans Her mes, 51, 1916, p. 568-608. En ce qui concerne le discours de Balbus, la recher che des sources s'est organisée autour de deux pôles, Posidonius et Panétius. L'hypothèse posidonienne a eu comme principal défenseur K. Reinhardt, Poseidonios, Munich, 1921, p. 224-239, tandis que M. Pohlenz a dans de nombreux articles souligné ce qu'il considérait comme l'apport panétien. On trouvera un exposé détaillé de ces problèmes dans A. S. Pease, op. cit., p. 42-48.
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dans la réalité athée, même si verbalement {oratione) il a laissé aux dieux un semblant d'existence13. Rien donc dans cela qui surpren ne de la part d'un pontife romain. En revanche, la réponse de Cot taà Balbus est à double titre surprenante. D'une part, l'Académi cien souligne qu'il n'a pas l'intention de réfuter véritablement le discours de Balbus, mais simplement de demander quelques expli cations sur des points qu'il a eu plus de mal à comprendre : quae minus intellexi requirere14. Il établit donc lui-même une différence bien nette entre sa critique des propos de Velléius, à la fois totale et facile puisque, dit-il, Epicure n'offre pas grande résistance sur le problème des dieux, et celle qu'il va faire de la théologie stoïcienne, doctrine dont il souligne l'extraordinaire cohérence et avec laquelle il sera parfois d'accord15. Cette attitude de respect à l'égard de l'adversaire stoïcien est à rapprocher des propos tenus au début de la deuxième partie du De Prouidentia philonien par Alexandre, le neveu de Philon, qui va exprimer des objections d'origine très pro bablement carnéadienne 16. Lui non plus ne prétend pas venir à bout du providentialisme et il demande simplement qu'il soit r épondu à des questions dont il affirme qu'elles ne lui ont pas permis de trouver le sommeil17. Mais, d'autre part, cette modestie initiale, qui donne l'espoir d'un consensus, contraste avec la vigueur d'une démonstration qui sait si habilement concilier les arguments dialectiques et ceux tirés de l'observation de la réalité que l'on garde de ce dernier livre du 13 Cicéron, Nat. de., I, 44, 123 : Epicurus re tollit, oratione relinquit deos. La critique que fait Cotta du discours contient dans ce même paragraphe une allu sion très précise au περί θεών de Posidonius et cela a suffi pour que certains savants considèrent ce philosophe comme la source de cette réfutation, cf. C. Thiaucourt, op. cit., p. 219-220, et A. Schmekel, op. cit., p. 85-104. De manière beaucoup plus prudente, C. Vick, Karneades' Kritik der Theologie bei Cicero und Sextus Empiricus, dans Hermes, 37, 1902 (p. 228-248), p. 230, écrit : es lasst sich nicht leugnen, dass sich einige Punkte in Cottas Rede finden, die auf Entlehnung aus Posidonios schliessen lassen; cette intuition est appuyée chez lui par une comparaison entre le texte cicéronien et un passage de Sextus, Adu. math., IX = Adu. phys., I, 13-193, qui serait selon lui d'origine posidonienne. La plupart des savants admettent contre Thiaucourt et Schmekel que la source principale est Clitomaque et non Posidonius, la présence de ce dernier pouvant fort bien s'ex pliquer par le fait que la Nouvelle Académie excellait à opposer les Stoïciens et les Épicuriens. 14 Cicéron, Nat. de., III, 1, 4. 15 Ibid., 3-4. 16 M. Hadas-Lebel, dans son édition du De Prouidentia dans la collection «Sources chrétiennes», Lyon, 1973 a examiné le problème des sources tout en affirmant vouloir se garder d'une «Quellenforschung trop systématique», cf. p. 65-67. Elle conclut donc à la probabilité d'une source néoacadémicienne, mais souligne la nécessité de confirmer cette hypothèse par d'autres analyses. 17 Philon Al., Prou., II, 2.
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De natura deorum l'image étonnante d'un pontife romain combatt ant avec une très redoutable efficacité aussi bien la mythologie traditionnelle que la théologie philosophique. Certes, il prend soin lui-même de prévenir le reproche d'athéisme en affirmant avec beaucoup de force son attachement à la religion de ses ancêtres, mais on ne peut pas dire que la relation exacte entre sa croyance et la philosophie qu'il défend apparaisse immédiatement18. S'il s'avè re difficile aujourd'hui de voir en lui, comme le faisait jadis Zielinski, un précurseur des papes de la Renaissance, il reste encore à définir la finalité de la dialectique académicienne appliquée à la religion19. J.-L. Girard, qui, dans une étude très fine et très erudite, a tenté à travers un problème précis, celui du catalogue des dieux homonymes, de définir la relation entre probabilisme, théologie et religion, a ainsi conclu cette recherche20 : «Adhérer au stoïcisme, c'est justifier l'invasion de la mythologie dans les croyances traditionnelles, estomper les différences entre dieux et hommes et admettre en définitive que les honneurs divins tirent leur origine de l'opinion. N'est-il pas, dans ces conditions, plus sûr pour un pontife - et pour un augure - d'être académicien que stoïcien ? ». Nous ne pouvons qu'être d'accord avec lui, à une réserve près cependant, qui est que Cicéron, lui-même augure et Académicien, se sent en l'occurrence plus proche du dogmatisme du Portique que du probabilisme de ses maîtres. Nous voilà donc ramené à l'i rritant problème de la dernière phrase de l'œuvre. Avant de tenter une analyse du discours de Cotta, dont nous espérons qu'elle nous permettra de mieux comprendre ce qu'a vou ludire Cicéron, il n'est pas inutile de souligner que la conclusion du De natura deorum a des précédents dans le corpus philosophi que cicéronien. L'Arpinate n'avait-il pas écrit à Atticus que les arguments gnoséologiques stoïciens d'Antiochus, minutieusement
18 Cotta a une haute idée de ses responsabilités en tant que pontife romain, affirmant (3, 5) qu'il est déterminé à défendre la religion de ses ancêtres et qu'aucun discours ne l'éloignera de celle-ci. 19 Cf. T. Zielinski, Cicero im Wandel. . ., p. 55. La nature profondément religieuse de la pensée de Cotta a été, au contraire, affirmée avec beaucoup de force par G. W. R. Ardley, Cotta and the theologians, dans Prudentia, S, 1973, p. 33-50, qui n'hésite pas à affirmer : he must in justice have an honoured place in the gentile praeparatio evangelica. 20 J.-L. Girard, Probabilisme, théologie et religion : le catalogue des dieux homonymes dans le «De natura deorum» de Cicéron (III, 42 et 53-60), dans Hom mages à R.Schilling, H. Zehnacker et G. Hentz éds., Paris, 1983 (p. 117-126), 126.
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réfutés par lui-même étaient uehementer πιθανά21? Le long passa ge du Lucullus consacré aux dissensions des moralistes ne s'achev ait-il pas sur la concession à Chrysippe de la plus grande vraisem blance22? En outre, l'appréciation admirative que portait Cicéron, dans sa réponse à Pison, sur la cohérence et la rigueur de l'éthique stoïcienne ne préfigurait-elle pas déjà ce que Cotta lui-même dit de la perfection formelle du discours de Balbus? On aurait donc tort d'ignorer ces éléments qui sont importants pour apprécier la conti nuité de la pensée cicéronienne. Il est vrai cependant que, ces rap prochements une fois établis, la spécificité du De natura deorum demeure intacte, ne serait-ce que parce que c'est la seule œuvre où Cicéron ait jugé nécessaire de contrebalancer sa propre préférence en indiquant celle d'un autre personnage du dialogue. Ce ne sont pas là deux notations juxtaposées : à partir du moment où le dis cours de Cotta agréait à Velléius, il ne pouvait être approuvé par Cicéron. Quelles sont donc les raisons pour lesquelles l'Épicurien a préféré l'argumentation de Cotta à celle de Balbus.
Le discours de Cotta et l'épicurisme : des harmonies réelles ou illusoires? Malgré les apparences, ce jugement de Velléius n'allait pas de soi. Après tout, on eût fort bien pu imaginer une solidarité entre dogmatiques au détriment de celui qui reconnaissait lui-même avoir plus de facilité à dire ce qui n'est pas que ce qui est23. Sans compter qu'indépendamment même des arguments philosophi ques, l'épicurisme n'avait guère été ménagé par l'Académicien! Certes, Cotta avait fait au défenseur du Jardin les compliments d'usage, mais il s'était vite départi de cette affabilité pour flétrir l'ingratitude d'Épicure à l'égard de ses devanciers, et notamment de Démocrite, le rôle joué dans son école par la courtisane Léontion, ou encore le caractère scandaleux de certains de ses propos24. Si, malgré ces sarcasmes et malgré la rudesse d'une dialectique visant à présenter la philosophie épicurienne des dieux comme un mélange d'inconséquence et d'hypocrisie, Velléius accorde une plus grande crédibilité à Cotta qu'à Balbus, c'est qu'il a estimé 21 Cf. supra, p. 133. 22 Cf. supra, p. 345. 23 Cicéron, Nat. de., I, 21, 57. 24 Cf. ibid., 73: Quid est in physicis Epicuri non a Democrito?; 33, 93: meretricula etiam Leontium ... ; 39, 1 1 1 : Non arbitror te uelle similem esse Epicureorum reliquorum, quos pudeat quarundam Epicuri uocum . . .
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qu'entre ce deuxième discours de l'Académicien et sa propre pen sée il y avait une conjonction, voire une harmonie, réelles. Bien que rien ne soit dit dans le texte cicéronien à ce sujet, il est possible de préciser quelques une de ces concordances25. On pourrait multiplier les rapprochements, montrer, par exemple, que, comme les Épicuriens, Cotta rejette la mythologie populaire, que, comme eux aussi, il refuse d'admettre l'idée que le monde ait une âme, croyance qualifiée par Velléius de «prodige bon non pour des philosophes qui raisonnent mais pour des gens qui rêvent»26. Cependant, c'est dans la négation de la providence divine que l'on peut établir, à ce qu'il nous semble, les analogies les plus intéressantes entre la dialectique antistoïcienne de Cotta et l'épicurisme, ce qui ne manque pas de sel quand on se rappelle que Cotta avait reproché à Velléius de détruire la religion en préten dantque les dieux ne se soucient pas des hommes27: «de quel front», lui avait-il alors demandé, «viens-tu dire que les dieux doi vent être un objet de culte de la part des hommes, alors que les dieux non seulement n'ont aucun égard envers les hommes, mais ne s'en soucient absolument pas et ne font rien pour eux?». Cotta critique d'abord indirectement le concept de providence en montrant que la φρονησις que celle-ci suppose contredit l'idée que l'on se fait de la divinité28. Attribuer une telle vertu à un dieu, c'est, affirme-t-il, supposer qu'il a dû distinguer ce qui est bien de
25 Concordances qui n'impliquent nullement qu'il y ait eu une influence de l'épicurisme sur Cameade. Le scholarque recourait dans sa dialectique à des thèmes proches de ceux du Jardin, mais cette utilisation n'impliquait nullement une adhésion et Camèade a assumé la tradition antiépicurienne de l'Académie, comme on peut le constater à travers la réfutation par Cotta du discours de Velléius, dont on peut difficilement prétendre qu'elle soit étrangère à la dialec tiquenéoacadémicienne. 26 Cicéron, Nat. de., I, 8, 18 : la croyance en l'âme du monde fait partie de ce que Velléius appelle des portenta et miracula non disserentium philosophorum sed somniantium. Nous essaierons de montrer dans la suite de ce chapitre que les Néoacadémiciens rejetaient non pas l'existence d'une âme du monde, mais la conception que les Stoïciens se faisaient de celle-ci. 27 Ibid., 40, 115 : Quid est enim cur deos ab hominibus colendos dicas, cum dei non modo homines non calant sed omnino nihil curent, nihil agant? 28 Cicéron, Nat. de., III, 1 5, 38. Cicéron a lui-même souligné le lien à la fois étymologique et philosophique entre la prouidentia et la prudentia, cf. Leg., I, 23, 60 : ... ingenti aciem ad bona seligenda et reicienda contraria (quae uirtus ex prouidendo est appellata prudentia). La φρονησις est définie par les Stoïciens comme Γέπιστήμη αγαθών τε και κακών και αδιαφορών, cf. Sext. Emp. Hyp. Pyr., Ill, 30, 271 et Adu. phys., I, 162, = S.V.F., III, 274. Ce dernier passage est intéressant parce qu'il montre comment les Pyrrhoniens ont repris et développé les arguments de la Nouvelle Académie. En effet, ce que dit Sextus dans les paragraphes 152-177 est l'exposé dans le détail de ce qui est succinctement avancé par Cicéron en III, 15, 38-39.
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ce qui est mal, et donc qu'il a hésité entre les deux29. Double contradiction, puisque le mal est par nature étranger aux dieux et que, par ailleurs, l'omniscience divine exclut tout doute. D'une manière plus générale, reconnaître à un dieu des vertus humaines, c'est introduire une faille dans sa perfection, car cela suppose qu'il ait dû surmonter une épreuve et donc qu'il est soumis à cette résis tance des choses qui est le lot des humains. Imaginer un dieu cou rageux équivaut à admettre qu'il ressent la douleur, qu'il a su affronter un péril et qu'il ne diffère pas de l'homme30. Tout com meCicéron, dans le De finibus, objectait à Caton que la vertu ne peut exister sans une matière qui lui soit extérieure et dans laquelle elle puisse manifester sa force, Cotta réplique à Balbus que proje ter sur un dieu les vertus humaines c'est implicitement dégrader son essence, car on suppose ainsi un domaine étranger ou même hostile au divin31. Selon lui, le Stoïcien aboutit donc, en quelque sorte par excès de zèle, à une conclusion inverse à celle qui était recherchée : en voulant trop bien définir la perfection divine, il aboutit à sa négation32. L'idée que la providence est incompatible avec la nature divine parce qu'elle supposerait un manque, une faiblesse, nous la trou vons aussi chez Lucrèce33: «quel bénéfice, écrit celui-ci, des êtres jouissant d'une éternelle béatitude pouvaient-ils espérer de notre reconnaissance pour faire quoi que ce soit en notre faveur?». Ev idemment l'esprit dans lequel Lucrèce développe cet argument dif fère de celui qui anime la dialectique de Cotta; on comprend néan moins qu'un philosophe du Jardin ait cru retrouver dans le dis cours de Cotta cette idée, essentielle à l'épicurisme, que les dieux ne s'occupent pas du monde, car si tel était le cas, ils ne seraient pas des dieux. Pour nier la providence divine, il est une autre méthode, moins spéculative, moins abstraite, qui consiste à montrer que le monde, loin d'être le lieu idyllique que supposerait l'existence d'une volon-
29 Ibid., 38. 30 Ibid. : Nam fortis deus intellegi qui potest, in dolore an in labore an in periculo? Quorum deum nihil attingit. 31 Sur le problème de l'autarcie de la vertu, cf. supra, p. 437. 32 La dialectique néoacadémicienne cherche à enfermer les Stoïciens dans une aporie : d'une part, les dieux ne peuvent pas ne pas être vertueux (§ 39 : nec uirtute Ulla praeditum deum intellegere qui possumus ?), d'autre part, on ne peut sans contradiction leur attribuer les vertus humaines. Cette même méthode est, avec quelques nuances, celle de Sextus Empiricus, op. cit., § 176. 33 Lucrèce, Re. nat., V, 165-167 : . . . Quid enim inmortalibus atque beatis gratta nostra queat largirier emolumenti, ut nostra quicquam causa gerere adgrediantur?
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té suprême préoccupée de le diriger avec sagesse, constitue, au contraire, pour l'homme un lieu hostile et dangereux. Malheureus ement, tout ce qui concerne les fléaux naturels et la mauvaise organisation du monde a disparu du De natura deorum par suite de la malencontreuse lacune des manuscrits, que l'on impute à la cen sure d'un copiste excédé par l'impiété de ces pages34. Il est possi ble,toutefois, d'en reconstituer la substance, et peut-être même le détail, grâce au passage antiprovidentialiste du Lucullus et surtout grâce au catalogue extrêmement détaillé des insuffisances et des dangers de la nature fait par Alexandre dans le traité philonien35. Or, là encore, la comparaison avec Lucrèce révèle des similitudes précises. Ainsi, dans l'un comme dans l'autre texte, ce qui est mis en premier, c'est l'exiguïté de l'espace habitable : deux cinquièmes de la terre dans le discours d'Alexandre, encore moins, semble-t-il, selon Lucrèce, chez qui le calcul est plus complexe36. De même, dans les deux cas, cette démonstration de la petitesse de l'œkoumène est suivie d'abord de l'énumération des catastrophes naturelles, puis de l'évocation des animaux féroces37. Il est vrai qu'après l'or dre diffère, peut-être parce que Lucrèce, procédant de manière plus rapide que Philon, recherche les exemples les plus frap pants38. Il est vrai aussi que l'Épicurien, parce qu'il ne se limite pas à critiquer, mais expose son propre système, met en évidence le rôle de l'homme comme agent de transformation de la nature, chose impossible pour un Académicien, car ce serait donner là dans la joute dialectique une arme au défenseur de la providence, lequel pourrait répondre que les obstacles de la nature ont précis ément pour fin d'aguerrir l'homme39. Il reste que, malgré ces diffé rences, la description carnéadienne d'un monde inhospitalier, recé-
34 Cf. sur ce point A. S. Pease, op. cit., p. 1142, n. du § 65. 35 Cicéron, Luc, 38, 119-120; Philon Al., Prou., II, 83 sq. 36 Philon AL, ibid., 83; Lucrèce, Re. nat., V, 200-234. Selon Strabon, II, 2, 94, Parménide fut à l'origine de la division en cinq zones et cette tradition, reprise par Aristote, fut contestée par Posidonius qui, lui, divisait la terre en sept. 37 Les calamités naturelles sont évoquées chez Lucrèce dans les vers 213217, les animaux féroces dans les trois vers suivants. Chez Philon, les calamités occupent les paragraphes 87-91, les animaux se trouvent au §92. E. Bignone, op. cit., t. 1, p. 237-238, a établi un intéressant rapprochement entre le texte de Lucrèce et le Somniurn Scipionis, VI, 19, 20, dans lequel il voit un témoignage important pour la connaissance du premier Aristote. 38 A partir du vers 222, Lucrèce s'attache à montrer combien l'enfant est exposé aux dangers dès sa naissance, alors que les bêtes trouvent instinctiv ement tout ce dont elles ont besoin. 39 Cf. Lucrèce, ibid., v. 206-209. L'argument selon lequel les obstacles natu relsseraient destinés à améliorer l'homme est utilisé par Philon dans sa répons e, II, 103.
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lant pour l'homme infiniment plus d'inconvénients que d'avantag es, paraît étonnamment proche de la topique antiprovidentialiste des Épicuriens40. Le discours de Cotta pouvait donc être écouté par un Épicu rien comme un texte familier qui, ayant pour fin de réfuter la théo logie du stoïcisme, aboutissait en fin de compte à une conception du monde qui, si elle n'était pas identique à celle du Jardin, s'en rapprochait sur bien des points. Velléius a eu nombreux continua teurs puisque le livre III du De natura deorum a le plus souvent été perçu comme la présentation, sur le mode du probable, d'une phi losophie matérialiste, antifinaliste de l'Univers. Qu'il puisse être lu ainsi, nul ne le contesterait; qu'il ne soit que cela, nous paraît au moins sujet à discussion. Le discours de Cotta et le Timée Le Timée et la théologie stoïcienne Admettre que la Nouvelle Académie ait réellement considéré comme la plus vraisemblable une physique prétendant tout expli quer par la combinaison des forces internes à la matière supposer ait qu'elle ait totalement abandonné ou trahi Platon. Cela n'a en soi rien d'impossible et il n'y aurait aucune difficulté à évoquer d'autres philosophies détournées du sens qui était initialement le leur. Mais il nous est apparu jusqu'à présent qu'Arcésilas et Carnéade s'étaient surtout attachés à perpétuer ce qu'ils considéraient être l'essentiel de la tradition platonicienne. Nous avons donc été conduit à nous demander, comme nous l'avons déjà fait pour le discours de Philus, si cette dialectique qui semble aboutir à des conclusions parfaitement étrangères à la philosophie de Platon n'est pas une manière d'exprimer «en négatif» un aspect ou une orientation de celle-ci. Pour approfondir cette hypothèse, jusqu'ici inexplorée, nous allons lire le discours de Cotta en nous référant constamment au Timée, c'est-à-dire à l'œuvre cosmologique par excellence de Platon, qui présente pour nous de surcroît l'intérêt d'avoir été traduite par Cicéron41. 40 Dans cette même réponse (§ 97), Philon impute aux «Sophistes» cette argumentation antifataliste. 41 Sur le Timée ciceronien, cf. R. Giomini, Ricerche sul testo del «Titneo» ciceroniano, Rome, 1967. L'hypothèse selon laquelle Arcésilas aurait accordé une importance particulière au Timée a été défendue par C. Moreschini, Atteg giamenti scettici ed atteggiamenti dogmatici nella filosofia accademica, dans PP, 24, 1969, (p. 426-436), p. 428-429.
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Comme l'a dit excellemment J. Moreau, le but du Timée est de parvenir à «une détermination a priori des conditions auxquelles doit successivement se soumettre la diversité sensible pour s'uni fierdans un tout»42. Contrairement, en effet, à la République ou au Phédon où Platon cherche à s'élever «encore plus haut», à réduire la diversité sensible dans l'ascension vers la Forme, le mythe du Démiurge ne participe ni de cette dialectique ascendante, ni même d'une descente de l'Intelligible vers le sensible43; il est une opération par laquelle le philosophe entend reconstituer la création et l'organisation de l'Univers en suppléant à la faiblesse de la raison humaine par le recours à l'imagination. C'est Platon luimême qui souligne la difficulté d'une telle entreprise lorsqu'il fait dire à Timée qu'il ne cherchera pas à aller au-delà de la plus gran de vraisemblance en raison des limitations de la nature humaine44. Telle est donc l'ambiguïté de ce récit qui prétend dire l'être à tra vers un mythe et qui emprunte au premier sa vérité, au second ses incertitudes. Dans les pages si extraordinairement denses par le squelles commence le traité platonicien, nous nous attacherons tout particulièrement à analyser la manière par laquelle Platon parvient à établir l'existence d'un modèle éternel. Au départ, Timée établit un postulat, la distinction entre, d'une part, l'être éternel, qui ne naît point, qui est appréhendé par l'inte lligence, et, d'autre part, le devenir, qui naît toujours, mais n'a pas d'être véritable et qui est l'objet de l'opinion et de la sensation45. Aussitôt après, il déclare que le monde a eu une naissance, puis qu'il est visible et tangible, et donc qu'il lui faut une cause, immé diatement assimilée à un démiurge. Ce deuxième postulat, corollai re du premier, le conduit à l'alternative suivante46: «il faut se demander au sujet du monde, d'après lequel des deux modèles celui qui le façonne l'a réalisé : si c'est d'après le modèle immuable et uniforme ou si c'est d'après celui qui est né». Dans le premier cas, ajoute-t-il, le monde serait nécessairement beau, dans le s econd nécessairement laid. Or la solution à ce dilemme nous est pré sentée comme absolument évidente47 : le monde est la plus belle
42 J. Moreau, op. cit., p. 13. « Ibid., p. 12. 44 Platon, Timée, 29 d. Cicéron traduit ainsi ce passage : aequum est enim meminisse et me, qui disseram, hominem esse et uos, qui iudicetis, ut, si probabilia dicentur, ne quid ultra requiretis. 45 Ibid., 27 d-28 a. 46 Ibid., 28 c-29 a : τόδε δ' ούν έπισκεπτέον περί αύτου, προς πότερον των παραδειγμάτων ό τεκταινόμενος αυτόν άπηργάζετο, πότερον προς το κατά ταύτα καί ωσαύτως έχον ή προς το γεγονός. 47 Ibid., 29 a.
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des choses qui sont nées, l'ouvrier est la meilleure des causes et le modèle est unique et identique à lui-même. On voit donc que toute l'architecture de la démonstration platonicienne, et partant le myt he lui-même, reposent sur cette évidence que le monde est beau. Mais de quel ordre est ce σαφές, qu'est-ce qui le fonde, qu'est-ce qui permet à Platon d'évacuer avec une si déconcertante facilité l'hypothèse de la laideur du monde? Cet optimisme, si l'on s'en tient au texte lui-même, n'a d'autre justification que le sentiment religieux et la tradition. Platon dit, en effet, dans un premier temps qu'il n'est même pas permis (δ μηδ' ειπείν τινι θέμις48) d'affirmer que le monde n'est pas beau et l'on voit que l'expression utilisée est empreinte de religiosité, ce que Cicéron sentira fort bien, puisqu'il le traduira par fas nee est. Un peu plus loin, c'est l'autorité d'hom mes sages (παρ' ανδρών φρονίμων) qui est invoquée à l'appui de cet tecroyance49. N'est-ce pas une assise bien fragile pour un édifice si gigantesque? J. Moreau, qui a bien senti l'importance de ce problème, a cherché à lui apporter une solution en affirmant que c'est en fait la volonté de penser le monde comme un tout qui conduit Platon à professer un tel optimisme50. Un tel raisonnement veut montrer la parfaite cohérence de la pensée platonicienne, son caractère systé matique, mais il est permis justement de se demander pourquoi Platon n'a pas jugé bon de donner une telle formulation métaphys ique, pourquoi il a estimé préférable de sortir de l'ontologie pour invoquer un argument extérieur, bien plus faible en apparence que celui qu'il aurait formulé s'il avait raisonné à partir de l'identité de l'Un et du Bien? N'est-ce pas parce qu'il ne jugeait pas que la cons cience religieuse et la tradition étaient des arguments de peu de poids, et parce que dans un είκώς μΰθος il voulait éviter le système clos, qui eût été le signe d'une prétention à la science certaine51.
48 Ibid. La traduction de L. Robin dans l'édition de la Pléiade souligne for tement cet aspect religieux : « ce qu'on ne saurait même énoncer sans impiété ». Sur la relation entre philosophie et tradition religieuse chez Platon, cf. l'étude très éclairante de D. Babut, La religion des philosophes grecs [Paris], 1974, p. 78104. La réflexion de ce savant met en évidence trois «grands thèmes» platoni ciensen ce qui concerne cette question : la critique de la religion populaire, la profession d'ignorance sur les choses divines, le ralliement aux croyances et aux pratiques traditionnelles. On perçoit aisément que sur les deux premiers points au moins, la dialectique néoacadémicienne était dans la continuité du Fondateur. 49 Ibid., 29 e. 50 J. Moreau, op. cit., p. 6-7. 51 A. E. Taylor, affirme dans son édition commentée du Tintée, op. cit., p. 78 : Natural theology claiming to be a science was the creation of Plato himself, and Timaeus was an old man when Plato was born. He speaks the language of
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Nous ne considérerons donc pas qu'il y a dans ce début du Timée une justification superficielle du finalisme platonicien, qui nécessit erait, pour être considérée comme valable, d'être étayée par ce que nous savons par ailleurs de la métaphysique de l'Un, mais bien l'insertion volontaire dans une démonstration ontologique, et à un endroit stratégique de celle-ci, d'un élément qui ne ressortit pas à l'ontologie et qui interdit d'interpréter cette œuvre comme une construction parfaite de l'intelligence. A partir de ces quelques remarques, nous pouvons esquisser une comparaison, qui est en vérité une opposition, entre la métho de de Platon dans le Timée et celle de la théologie stoïcienne, telle qu'elle nous est connue par de nombreuses sources : - alors que pour Platon l'unité et la beauté de l'Univers sont «comme la signature de Dieu sur son œuvre»52, pour Zenon et ses successeurs l'excellence du Monde ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même : leur système est moniste, matérialiste, et ils affirment que la providence n'est pas extérieure à l'univers. Comme l'a remarqué V. Goldschmidt, «lorsque les Stoïciens veulent démont rer l'ordre de la providence, ils font voir comment les choses sont bien adaptées (άρμόζειν) les unes aux autres53»; - Platon exclut que l'on puisse connaître l'être en se fondant sur la sensation et le devenir; la théologie stoïcienne, au contraire, a son origine dans la représentation et dans une opinion présentée comme unanime54; - le fait que le monde ait été créé, qu'il soit une image, non l'être véritable, et l'impossibilité pour l'homme de s'abstraire tot alement du devenir anéantissent aux yeux de Platon la prétention à la vérité absolue; les Stoïciens qui considèrent que l'homme peut par la sagesse devenir semblable à un dieu n'acceptent pas une tel le limitation, et, même s'il leur arrive à l'occasion d'atténuer quel que peu leur dogmatisme55, ils sont convaincus de dire la réalité de l'univers avec une science certaine. Il est tout à fait vraisemblable que le Timée, antidogmatique dans son principe même, faisait partie des dialogues platoniciens que la Nouvelle Académie étudiait le plus volontiers. On est bien sûr en droit d'imaginer qu'elle établissait un cloisonnement her-
religion rather than of «scientific theology». S'il est vrai que le langage de Timée est empreint de religiosité, l'expression de «théologie scientifique» nous paraît peu apte à qualifier le projet platonicien. 52 Cette expression est de J. Moreau, op. cit., p. 171. 53 V. Goldschmidt, Le système stoïcien. . ., p. 79. 54 Cf. le début du discours de Balbus, Nat. de., II, 2, 4. ss Cf. ibid.
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métique entre sa dialectique antistoïcienne et sa prédilection pour cette œuvre. Nous avons préféré, au contraire, prendre comme hypothèse qu'il y avait une certaine osmose entre les deux et que l'inspiration du Timée était présente dans la réfuta tionde la théologie du Portique. Camèade, puisque c'est de lui que provient toute la partie philosophique du discours de Cott a56, savait que sur deux points essentiels, le rejet de l'athéisme et la croyance en l'âme du monde, il y avait accord entre le pla tonisme et le stoïcisme57. Il lui fallait donc prouver que les nou veautés stoïciennes, autrement dit l'idée de l'immanence de Dieu à la nature et la théologie à vocation d'explication universelle, loin de permettre un progrès, un dépassement du Timée, qui substituerait au μύθος είκώς Γέπιστήμη, impliquaient au contraire la dilution, puis la disparition du divin dans le devenir. A partir du moment où le stoïcisme avait rejeté la transcendance, le Néoacadémicien, qui, en tant que dialecticien, avait pour principe d'accepter les prémisses de la démonstration de l'adversaire, se situait lui aussi dans le monde, feignait de croire à une physique unitaire et déduisait de celle-ci des propositions en parfaite contradiction avec l'enseignement stoïcien. Telle est l'interprétation que nous proposons de la dialectique néoacadémicienne appliquée à la théologie du Portique. Il reste à montrer comment cette intention a été concrètement réalisée et surtout à examiner comment le dialecticien, tout en évitant de se référer dogmatiquement au Timée, pose des jalons qui, à un stade ultérieur, rendraient possible le passage de ce type d'argumentat ion à la construction transcendantale, telle que nous l'avons vu exposée dans le dialogue platonicien.
56 Que les arguments philosophiques du livre III remontent à Camèade, sans doute par l'intermédiaire de Clitomaque, n'a été contesté par personne, cf. les arguments de R. Hirzel, Untersuchungen. . ., t. 1, p. 243 sq., et surtout le livre de L. Krumme, Die Kritik der stoischen Theologie in Ciceros Schrift «De natura deorum», Göttingen, 1941, qui a étudié le livre III dans la tradition de la Quel lenforschung, en cherchant à déterminer ce qui correspond à la source philoso phique néoacadémicienne et ce qui relève du freie Arbeit Ciceros. 57 Sur la manière dont le stoïcisme a fait sienne la doctrine platonicienne de l'âme du monde, cf. J. Moreau, op. cit., p. 158-186; sur les éléments de conti nuité entre la cosmologie du Timée et celle des Stoïciens, cf. H. J. Krämer, Platonismus. . ., p. 115 sq. Pour J. Moreau, le tort du stoïcisme a été de détruire la transcendance platonicienne, alors que pour Krämer, qui à notre sens sous-est ime considérablement la nouveauté du stoïcisme, ce que les Stoïciens doivent à Platon est beaucoup plus important que ce qui les en sépare.
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Deos esse Toute cette première partie58 du discours de l'Académicien peut se résumer à une question : en quoi la croyance des hommes constitue-t-elle une preuve philosophique de l'existence des dieux? A première vue, la position de Cotta sur cette question est très négative, puisqu'il rejette l'argument stoïcien du consensus univers el, lui-même corollaire de l'affirmation selon laquelle il suffit de regarder le ciel pour être convaincu qu'une puissance bienfaisante règle l'univers59. Un tel refus semble instituer en lui une coupure entre le pontife et le philosophe, étant donné que le même homme qui reproche fermement aux Stoïciens d'invoquer l'opinion com mune à l'appui de leur théologie, affirme avoir une confiance abso luedans ce que ses ancêtres lui ont enseigné et s'étonne de ce que l'on puisse éprouver le besoin de rechercher des raison supplément aires pour démontrer que les dieux existent60. Cette tranquille assurance qui permet à Cotta de dire qu'il fait confiance à la tradi tion ancestrale, etiam nulla ratione reddita, a été interprétée, no tamment par l'un des meilleurs spécialistes du De natura deorum, comme le signe d'une dichotomie totale entre religion et philosop hie61. Si l'on identifie cette dernière à un rationalisme étroit, il est évident qu'il n'y a dans le discours que nous étudions aucune rela tion possible entre les deux domaines. Si, au contraire, on admet que la dialectique de Cotta est, malgré ses provocations, ou plus exactement à travers elles, porteuse d'une spiritualité profondé ment religieuse, on doit, nous semble-t-il, refuser une telle analyse. En effet, ce que critique le pontife Cotta, c'est la théologie en tant quelle prétend parvenir à une certitude rationnelle absolue62; or rien de ce qui est ainsi critiqué chez les Stoïciens ne pourrait être objecté au Platon du Tintée. Dans la théologie stoïcienne, une tradi tionreligieuse particulière est, si l'on peut dire, doublement déper sonnalisée : d'une part, elle ne constitue qu'un aspect du consensus gentium, et, d'autre part, elle devient un simple maillon à l'inté rieur d'une construction systématique. Le Tintée, au contraire ne 58 Cotta laisse entendre au § 3 qu'il reprendra le plan du discours de Balbus, dont la première partie avait pour thème : deos esse. Dans sa réfutation, cette partie occupe les paragraphes 7-19; pour une étude détaillée de sa cons truction, cf. A. J. Kleywegt, op. cit., p. 130-146. 59 Cicéron, Nat. de., III, 4, 1 1 sq., critique de II, 2, 4 sq. 60 Ibid., Ill, 2, 5-6. 61 A. J. Kleywegt, op. cit., p. 129. 62 Cf. le § 10, où Cotta, après avoir reproché à Balbus de ne pas se satisfai re de X'auctoritas maiorum, s'écrie : Patere igitur rationem meam cum tua ratione contendere.
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fait pas état d'un accord général, il se réfère à l'autorité de quel ques hommes sages et c'est sur celle-ci que prend appui la descrip tion de l'action démiurgique. Dans un cas, la volonté d'intégrer la religion à la philosophie conduit à considérer toute croyance rel igieuse comme l'aperception intuitive de ce que la physique tran sformera en savoir inébranlable; dans l'autre, seuls quelques uns parmi les hommes ont été à même d'entrevoir ce que fut Γάρχή du monde63, et, s'il est vrai que le mythe philosophique va donner à cette tradition une ampleur et une profondeur nouvelles, la part de mystère initiale ne sera jamais abolie. On comprend dans ces conditions que l'attachement de Cotta aux maiores, ses φρόνιμοι άνδρες à lui, loin d'être un obstacle à son adhésion à l'Académie, ait pu, au contraire, déterminer ce choix. Cette interprétation de la réfutation par Cotta de l'argument de consensus nous semble pouvoir être confirmée par la manière dont est critiquée la théorie stoïcienne concernant la formation de l'idée de Dieu64. Nous avons vu que les philosophes du Portique étaient fort prolixes quand il fallait expliquer l'élaboration des notions à partir des données de l'expérience et Cléanthe avait défi ni quatre modes de formation pour ce concept65 : le pressentiment des choses à venir, les bouleversements naturels, les bienfaits dont est dotée l'humanité et la régularité du cours des astres. Cotta n'en trepas dans le détail de chacun de ces modes de formation, mais ce qu'il affirme à propos des cataclysmes terrestres et maritimes est très significatif de l'esprit de sa démonstration. Certes, dit-il, lorsque de tels phénomènes se manifestent, il n'y a personne qui professe l'athéisme, mais le problème n'est pas de savoir s'il y a des gens qui croient à l'existence des dieux, il est de déterminer si cette existence est réelle66. Aux Stoïciens, inventeurs de ce qu'on pourrait appeler l'argument empirico-ontologique, car ils fondent sur l'expérience sensible l'idée de la perfection divine, le philoso phe de la Nouvelle Académie objecte donc que l'existence de la divinité ne saurait être déduite de l'idée que nous en avons. Pour un philosophe qui raisonne ainsi et qui affirme cependant ne pas être athée, la démarche qui s'impose alors n'est-elle pas l'inverse de celle pratiquée par Zenon, Cléanthe ou Chrysippe : non pas
« Cf. la note 49. 64 Le processus de formation de cette prénotion est expliqué par Balbus en II, 5, 13-15. La critique qu'en fait Cotta se trouve en III, 7, 16. Sur les prénot ionsstoïciennes, cf. supra, p. 347 sq. 65 Cf. ibid., II, 5, 13 : Cleanthes quidem noster quattuor de causis dixit in animis hominum informatas deorum esse notiones. 66 Ibid., Ill, 7, 17 : Sed non id quaeritur, sintne aliqui qui deos esse putent; di utrum sint necne quaeritur.
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expliquer Dieu par le sensible, mais comprendre ce qui fait obsta cle à l'établissement d'une théologie dogmatique. On nous répliquera peut-être que, s'il est vrai que, dès cette première partie, l'argumentation de Cotta semble dominée par la résolution de différencier le monde des dieux et celui des hommes, l'aspiration du pontife à la transcendance, du moins dans sa forme platonicienne, paraît être du domaine de la conjecture. Cela n'est pas exact, car elle se manifeste de manière très claire dans un pas sage au moins, et il n'est pas indifférent que celui-ci soit apparem ment d'une tonalité sceptique : il s'agit de la critique des fabellas aniles concernant les apparitions divines67. Cotta se refuse à ad mettre que les dieux viennent se mêler aux hommes, a fortiori que des «hommes nés de l'homme» puissent après leur mort venir annoncer des nouvelles aux humains. Mais il ne se contente pas de souligner la contradiction qu'il y a dans le fait d'imaginer que des personnages incinérés puissent monter à cheval ou combattre, il va opposer à ce qu'il considère comme une absurdité la théorie sur l'au-delà qu'il considère la plus probable : les âmes des êtres d'élite «sont divines et éternelles»68. Est-il besoin de rappeler que cette conviction renvoie à la tradition romaine de l'apothéose, que Cotta pouvait estimer en harmonie avec les mythes platoniciens sur l'im mortalité de l'âme. Ainsi donc, l'espace d'une phrase, l'Académi cien romain a révélé le sens véritable de son propos : restaurer la spécificité du divin, mise à mal par l'immanentisme stoïcien69. Quales Au centre de l'argumentation immanentiste de Balbus se trou vait la proposition «il n'y a rien de meilleur que le monde». Or Cot tafait à ce sujet une remarque qui, bien que rapide, est extrême ment intéressante parce qu'elle permet de confirmer l'enracin ement platonicien de sa dialectique : 67 Ibid., 5, 11-12. 68 Ibid., 12 : Nonne mauis illud credere, quod probari potest, animos praeclarorum hominum, quales isti Tyndaridae fuerunt, diuinos esse et aeternos, quant eos qui semel cremati essent equitare et in ade pugnare potuisse? Pease remarque très justement, ad loc, que probari n'indique nullement dans cette phrase une certitude rationnelle, mais correspond au πιθανόν des Académic iens. 69 II est vrai qu'au §62 du livre II, Balbus fait état de cette même tradi tion: cum remarièrent animi atque aeternitate fruerentur, rite di sunt habiti. Mais une telle affirmation est en contradiction avec la thèse stoïcienne d'une survie limitée de l'âme. Au contraire, Cotta ne serait en contradiction avec lui-même que s'il affirmait dogmatiquement que l'univers est un simple jeu de forces matérielles. Or tel n'est pas le cas.
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Nat. de., III, 8, 21 : «quand tu nies qu'il puisse y avoir quoi que ce soit de meilleur que le monde, qu'entends-tu par "meilleur"? Si c'est "plus beau", je suis d'accord, si c'est "plus approprié à nos nécessités", je suis d'accord aussi, mais si tu dis que rien n'est plus sage que le monde, je ne suis plus du tout d'accord ». Ce texte doit être selon nous rapproché de : Tintée, 30a : «oncques ne fut permis, oncques n'est permis au meilleur de rien faire, sinon le plus beau ». Dans la phrase que nous venons de citer, Platon est d'une très grande précision dans la mesure où, de toute évidence, il établit une hiérarchie entre le Démiurge qui est άριστος et le monde créé qui n'est, si l'on peut dire, que κάλλιστον70. Pour les Stoïciens, en revanche, il n'y a aucune transcendance du Bien, la bonté étant l'attribut de la φύσις. La dialectique néoacadémicienne, elle, a ceci de particulier qu'elle procède négativement; elle rejette l'idée selon laquelle il n'y aurait rien de meilleur que le monde, tout en recon naissant à celui-ci, comme Platon, la plus grande beauté, mais elle n'affirme pas explicitement qu'il existe un créateur de l'univers auquel seul pourrait s'appliquer le qualificatif d'&pujxoç. Confront é au dogmatisme naturaliste des Stoïciens, le dialecticien n'a pas à élaborer un mythe explicatif, il se doit de montrer à ses interlocu teurs que, sur le modèle du syllogisme qui leur sert à démontrer que nihil mundo melius, on peut construire des raisonnements aboutissant à des conclusions absurdes tel celui-ci71 : ce qui connaît l'écriture est meilleur que ce qui ne la connaît pas - or rien
70 Cicéron, Nat. de., III, 8, 21 : Sed cum mundo negas quicquam esse melius, quid diets melius? Si pulchrius, adsentior; si aptius ad utilitates nostras, id quo que adsentior; sin autem id dicis, nihil esse mundo sapientius, nullo modo prorsus adsentior. . . Dans la suite de la phrase. Cotta dit que c'est la raison ellemême qui le conduit à rejeter la doctrine stoïcienne, affirmation qu'il ne faut pas interpréter dans le sens d'un rationalisme athée, car le pontife cherche, au contraire, à montrer quelles sont les limites de la raison. Platon, Timée, 30 a : θέμις δ' οΰτ' ήν οΰτ' έστιν τφ άρίστφ δραν άλλο πλην το κάλλιστον (cf. aussi 29 a). On pourra objecter à notre analyse de cette phrase que Platon lui-même utilise le qualificatif d'apurtoç à propos du monde, cf. 92 c. A cela il est possible de répondre que le κόσμος est pour l'auteur du Timée «très bon» en tant qu'image (είκών) du Dieu intelligible et qu'il s'agit donc d'une excellence qui renvoie au Bien, ce qui n'est évidemment pas le cas dans le stoïcisme. Par ail leurs, ce passage du Timée n'est pas le seul où Platon affirme la supériorité du Bien par rapport au Beau, cf. en particulier Hippias Mineur, 297 b-c, où le Bien est le père du Beau et Philèbe, 65 a, où le Beau apparaît comme la manifestat ion du Bien. Sur cette question, cf. K. Katsimanis, Etudes sur le rapport entre le Beau et le Bien chez Platon, Lille, 1977, p. 197-205. 71 Cicéron, ibid., 9, 23 : Zenonis enim uestigiis hoc modo rationem poteris concludere : quod litteratum est id est melius quant quod non est litteratum; nihil autem mundo melius : litteratus igitur est mundus.
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n'est meilleur que le monde - donc le monde peut lire. Si notre interprétation est exacte, ces variations parodiques avaient une fin bien précise : révéler les absurdités auxquelles on parvient lorsque l'on confond le Beau et le Bien, l'univers et son créateur : Quid enim sit melius, quid praestabilius, quid inter naturam et rationem intersit non distinguitur, dit Cotta à propos des ratiocinations de Zenon et de Chrysippe72. Cette nature dialectique des propos de Cotta, il faut l'avoir à l'esprit quand on voit celui-ci défendre la thèse d'une nature «qui met tout en mouvement par ses propres évolutions et révolutions», et critiquer Socrate, le Socrate de Xénophon, pour avoir demandé d'où l'homme tiendrait son âme si le monde n'était pas animé73. Si l'on prend ce passage isolément, il est hors de doute que de telles assertions sont philosophiquement stupéfiantes de la part de quel qu'un qui se réclame de la tradition platonicienne. En revanche, si on le considère comme un moment d'un processus dialectique, alors le fossé entre Camèade et Platon se révèle n'être qu'un presti ge. Qu'affirme, en effet, la Nouvelle Académie? Que, si l'on s'en tient à des critères humains, le fonctionnement de la nature selon
72 Ibid., 9, 26 : «En effet, la distinction n'est pas faite entre ce qui est bien et ce qui est excellent, entre la nature et la raison». Cette phrase nous semble bien résumer l'ambiguïté du discours de Cotta. Prise dans son contexte imméd iat,elle signifie que les Stoïciens, qui croient démontrer la rationalité du mond e,aboutissent, sans s'en apercevoir, à faire de la nature un ensemble de forces fonctionnant sans aucune présence divine. Mais cette exigence de rigueur dans la définition de la natura et de la ratio peut également être interprétée, en te rmes platoniciens, comme la volonté de distinguer la φύσις et le νους. 73 Ibid., 11, 27 : At enim quaerit apud Xenophontem Socrates unde animum arripuerimus si nullus fuerit in mundo. Et ego quaero unde orationem, unde numéros, unde cantus ... Le passage de Xénophon auquel il est fait allusion se trouve dans Mém., I, 4, 8, et il avait été cité par Balbus en II, 6, 18. Ce même argument socratique se trouve dans le Philèbe, 30 a, mais il semble bien qu'il soit resté lié au nom de Xénophon, comme le montre le fait que Sextus Empiricus, Adu. phys., I, 92-94, ne mentionne aucune autre autorité que celle de l'au teur des Mémorables. A cela il y a probablement comme raison le fait que le fondateur du stoïcisme avait fait grand usage de ce traité, cf. Sext. Emp., ibid., 101 = S.V. F., I, 113. Par ailleurs, il est à remarquer que Platon dans le Timée n'utilise pas cet argument, qui n'eût pas été conforme à la méthode qu'il avait choisie, et donne de la composition des âmes une formule différente de celle de l'âme du monde (41 d), cf. A. E. Taylor, op. cit., p. 255 : Timaeus is no «pant heist» or «emanationist». He regards the souls of individual men as inferior in quality to the soul of the κόσμος or those of the planets and stars, just as the soul of one man may be inferior to soul of another. But our souls are neither «parts» of the cosmic soul nor «emanations» of it. On ne saurait mieux expliquer pour quoi les Stoïciens ont pu s'appuyer sur le Socrate des Mémorables, tandis que la Nouvelle Académie rejetait une manière de raisonner trop immanentiste.
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des lois purement physiques (autrement dit la doctrine de Straton de Lampsaque74) est plus vraisemblable que l'hylozoïsme stoïcien. Cela signifie-t-il que l'école platonicienne s'était, si l'on peut dire, convertie à un dynamisme matérialiste? Nous ne le croyons pas. Ce que ses dialecticiens disaient aux Stoïciens, c'est ceci : si l'on pré tend tout expliquer, si l'on ne met en doute ni les données des sens ni les pouvoirs de la raison, si l'on exclut toute transcendance, la physique de Straton est plus rigoureuse que celle du Portique, puisqu'elle permet d'éliminer cet élément hypothétique que consti tue l'âme du monde75. Dans la dialectique carnéadienne, la doctrine de Straton repré sente ce que devrait être le stoïcisme si les Stoïciens étaient logiques avec eux-mêmes, c'est-à-dire s'ils choisissaient la solution la plus satisfaisante pour une raison se considérant elle-même comme sou veraine. Mais, par un paradoxe qui n'est qu'apparent, en réduisant ainsi la nature à un ensemble de forces agissant sans aucune inter vention divine, la Nouvelle Académie se rapprochait, ou plus exac tement rapprochait l'interlocuteur stoïcien de ce qu'elle considérait comme le platonisme authentique. En effet, en excluant de la matière cette présence divine du λόγος qui était pour les Stoïciens le lien assurant la cohérence du monde, Camèade pouvait d'autant mieux présenter la nature comme étant le lieu de ce qui n'a pas d'être véritable et il rejoignait ainsi le postulat du début du Timée, selon lequel le monde du devenir «naît, meurt, mais n'existe jamais réellement»76. Si l'on examine, en effet, les syllogismes carnéadiens des § 29-35, on constate qu'ils sont tous organisés autour d'une proposition identique à celle que nous venons de citer77 : «il n'est aucun corps qui ne soit soumis à la mort, aucun qui garde sa forme, aucun qui ne puisse être divisé ou éparpillé». Cette matière en perpétuel changement, Camèade la comparait à une cire capa blede prendre toutes les formes, utilisant ainsi l'une des métaphor es par lesquelles Platon décrivait le «réceptacle», qualifié par lui
74 L'importance de Straton de Lampsaque dans la dialectique carnéadien ne apparaissait déjà dans le Lucullus, cf. supra, p. 543. Straton de Lampsaque était un disciple de Théophraste (cf. Nat. de., I, 13, 35 : eius (= Theophrasti) auditor) qui avait construit un système naturaliste excluant toute présence divi ne,cf. Stobée, Ed., II, 6, 4, p. 24 M. : καθάπερ Στράτων, τό τελειοον την δύναμιν δι' ή ν τής ενεργείας τυγχάνομεν. 75 Straton n'est pas nommé dans ce dernier livre, mais il est hors de doute que Cotta fait allusion à lui lorsqu'il défend la thèse d'une nature sans âme (11, 27-28), comme le prouve la comparaison avec Plutarque, Adu. Col., 14, 1115 b. 76 Platon, Timée, 28 a : γιγνόμενον και άπολλύμενον, δντως δέ ουδέποτε δν. 77 Cicéron, Nat. de., Ili, 12, 29: corpus autem inmortale nutlum esse, ne indiuiduum quidem nee quod dirimi distrahiue non possit.
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de έκμαγεΐον φύσει παντί78. Ainsi donc, alors qu'il paraissait se limiter à une vérité d'évidence et ne se référer à aucune autre autor ité philosophique que celle de Straton de Lampsaque, Camèade situait son interlocuteur au point de départ du processus qui conduit Platon à affirmer que ce monde du devenir n'est pas celui de l'être. Lui-même n'entrait pas dans l'ontologie, ou plus exacte mentil ne disait celle-ci qu'en négatif, créant ainsi les conditions qui devaient permettre à l'interlocuteur de découvrir lui-même ce qu'est l'être véritable. C'est de cette même méthode que participent, nous semble-t-il, les fameux sorites contre le polythéisme79, qui sont interprétés de manière très différente par Cicéron et Sextus, puisque le premier soutient que Camèade les utilisait non pour nier l'existence des dieux, mais pour montrer aux Stoïciens l'inanité de leur théologie, tandis que le second prétend qu'il s'agissait d'arguments destinés à prouver la non-existence des dieux80. Sextus donne une interpréta tion dogmatique de l'argumentation carnéadienne, alors que Cicé ron lui restitue sa signification véritable en affirmant son caractère dialectique. En effet, tout comme, par les raisonnements que nous avons analysés, Camèade s'était efforcé de montrer la contradic tion qu'il y avait à rendre le divin indissociable de la matière et de la vie, par ces sorites il prouvait que la volonté stoïcienne de concil ier la mythologie populaire et la théologie philosophique aboutiss ait en réalité à ruiner le concept même de divinité. En pratiquant ce type de dialectique, ne perpétuait-il pas l'intransigeance platoni cienne à l'égard de l'image des dieux donnée par «les poètes, les rhéteurs, les devins, les prêtres et autres par milliers»81? Le problème de la providence divine Mais n'y a t-il pas une contradiction dans le fait que ce même Camèade qui combattait chez les Stoïciens tout ce que Platon avait lui-même combattu dans la religiosité de son époque, ait si viv ement attaqué la croyance stoïcienne en la providence, alors que les philosophes du Portique étaient en droit d'invoquer le livre X des Lois, dans lequel le fondateur de l'Académie condamne avec beau78 Ibid., 30 et Platon, Timée, 50 c. 79 Cicéron, ibid., 17, 43-20, 52. Pour une étude détaillée de cette question, cf. P. Couissin, Les sorites de Camèade contre le polythéisme, art. cit. 80 Cicéron, ibid., 17, 44 : Haec Carneades aiebat, non ut deos tolleret (quid enim philosopho minus conueniens?), sed ut Stoicos nihil de dis explicare conuinceret; à l'inverse, Sext. Emp., Adu. phys., I, 190 : καί άλλους δη τοιούτους σωρίτας έρωτώσιν οι περί τον Καρνεάδην εις το μη είναι θεούς. 81 Platon, Lois, Χ, 885 d.
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coup de fermeté celui qui, tout en admettant l'existence des dieux, nie qu'ils se préoccupent des affaires humaines82. Il s'agit là d'une question difficile à laquelle nous suggérons deux réponses, l'une générale, l'autre plus précise. Comme chaque fois qu'il critiquait un point de la doctrine stoï cienne, Camèade cherchait à opposer au dogme le maximum de faits susceptibles, sinon de détruire, du moins de relativiser celuici. Faire passer la providence divine du statut de certitude à celui de vraisemblance ne supposait pas simplement une légère rétro gradation dans la hiérarchie de la vérité, cela exigeait d'infliger au dogmatique un choc violent, semblable à cette décharge de la tor pille marine à laquelle était comparée la dialectique de Socrate83. Quoi que Camèade lui-même pensât de cette providence, il ne pouv ait accomplir sa fonction de dialecticien, d'éveilleur de conscienc es, qu'en opposant à l'optimisme stoïcien tous les phénomènes naturels ou humains inexplicables si l'on part du principe que Dieu s'occupe de l'univers. Le problème de fond reste cependant celui-ci : la conception stoïcienne de la πρόνοια était-elle la même que celle de Platon? Camèade pouvait-il rejeter l'une sans condamner l'autre? La lectu re comparée des passages consacrés à la providence divine dans le livre X des Lois et dans le discours de Balbus révèle combien les deux théories sont différentes dans leur inspiration. Pour établir, en effet, que les dieux ne se désintéressent pas de l'univers, Platon montre qu'il y aurait contradiction à ce que Dieu fût à la fois excel lentet négligent84, mais il ne prétend pas trouver dans la descrip tion des êtres vivants ou dans des exemples historiques la confir mation de cette providence. Bien plus, lorsqu'il s'adresse au néga teur de celle-ci, il l'invite à faire preuve d'humilité et à comprendre qu'il n'est qu'une infime partie de l'univers, qui doit contribuer à la félicité de l'ensemble et qui ne bénéficie de celle-ci qu'autant que le permet le commun devenir95. Platon ne conteste donc pas que l'o rdonnance générale de l'univers échappe à l'être humain lorsque celui-ci, au lieu de raisonner en se référant à Dieu, prétend luimême percevoir dans le détail la présence de ce plan. Pour les Stoï ciens, au contraire, non seulement la réalité de la πρόνοια est immédiatement perceptible dans la perfection de tout ce qui existe,
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Ibid., 899 d. Platon, Ménon, 80 a et c. Id., Lois, X, 899 d-905 d. Ibid., 903 d : κατά δύναμιν την τής κοινής γενέσεως.
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mais le sens même de celle-ci n'offre aucun mystère86 : «à l'origine le monde a été créé pour les dieux et les hommes; tout ce qui existe en lui a été élaboré et inventé pour le bénéfice des hommes». Nous sommes là à l'opposé de l'humilité avec laquelle Platon parle du dessein divin et cela prouve que la dialectique carnéadienne pouv ait être la réfutation de la conception anthropocentrique que se faisaient les Stoïciens de la providence, sans pour autant impliquer la négation de cette vertu divine en elle-même. Ce que Camèade voulait, c'était démontrer que la philosophie stoïcienne, poussée jusqu'à ses conséquences ultimes, aboutissait à nier toute présence divine dans le monde; ce faisant, il rendait possible - et même nécessaire, pour ceux qui, comme les Stoïciens eux-mêmes, croyaient à l'existence des dieux - le recours à une autre méthode, celle de Platon dans le Timée. Si donc la dialectique académicienne que pratique Cotta, loin d'avoir pour finalité l'établissement d'une doctrine matérialiste, porte en elle, «en négatif», au moins la possibilité de penser la phy sique autrement que ne l'avaient fait les Stoïciens, il n'y a pas de contradiction entre les propos du philosophe et sa situation de pontife. La place accordée à une tradition particulière, l'humilité à l'égard du monde des dieux, la conscience de l'imperfection de la raison humaine sont, en effet, autant de points où s'accordent en Cotta le Platonicien et le dignitaire de la religion romaine. Il nous faut, cependant, revenir maintenant à notre point de départ et ten ter d'expliquer non plus le choix de Cotta, mais celui de Cicéron, dont nous avons souligné au début de ce chapitre le caractère apparemment paradoxal. Ce qui fait que l'Académicien Cicéron, tout en percevant fort bien le caractère dialectique du discours de Cotta, donne sa préfé rence à celui de Balbus, c'est sa crainte qu'une interprétation dog matique des propos néoacadémiciens ne les transforme en apolo gie de l'athéisme, ou en tout cas du matérialisme, et le fait même que Velléius donne son approbation à Cotta est là pour démontrer le bien-fondé de ses craintes. Nous retrouvons là cette ambiguïté quasi permanente de l'attitude cicéronienne à l'égard de Camèad e87:l'Arpinate se réclame d'un philosophe par rapport auquel il se sent obligé de prendre une certaine distance, parce qu'il sait que se dialectique peut être perçue comme la défense d'une doctrine proche de la sophistique ou de l'épicurisme. Cependant, le vérita-
86 Cicéron, Nat. de., II, 62, 154: Principio ipse mundus deorum hominumque causa factus est, quaeque in eo sunt ea parata ad fructum hominum et inuenta sunt. Sur l'inutilité de corriger le texte des manuscrits, cf. Pease, ad loc. 87 Cf. supra, p. 535.
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ble paradoxe en ce qui concerne la fin du De natura deorum n'est-il pas que, tout en préférant le discours de Balbus, Cicéron est plus proche de l'Académicien que du Stoïcien? En effet, en n'accordant à Balbus qu'une plus grande vraisemblance, il reste dans le domai ne de cet εικός dont Platon a dit que l'homme doit se satisfaire lorsqu'il parle du monde et des dieux (alors que les Stoïciens pré tendront dans ce domaine aussi à la certitude absolue) et il expri mepar la suspension du jugement ce respect du mystère divin, étranger au Portique, mais présent chez Cotta au double titre de sa fonction de pontife et de son appartenance à la Nouvelle Acadé mie.Certes, on ne peut considérer comme négligeable le fait que Cicéron ait, sur le fond même du problème théologique, préféré l'immanence stoïcienne à cette sorte d'appel par le vide pratiqué par Camèade. Mais, outre le fait qu'un Platonicien pouvait se sent irautorisé à approuver cet aspect du stoïcisme par une interpréta tion immanentiste du livre X des Lois (à l'égard de laquelle nous avons dit nos réserves88), il nous paraît important de souligner à quel point Cicéron brise une fois encore la cohérence systématique de la doctrine de Zenon, puisque l'approbation de l'idée que Dieu soit présent au monde n'implique nullement chez lui que l'homme se trouve pour ainsi dire de plain pied avec la divinité. D'où une très frappante ressemblance entre cette fin du De natura deorum et celle des Tusculanes, où le naturalisme cicéronien ne prenait son sens véritable qu'intégré dans une perspective platonicienne, l'homme étant défini pas son aptitude à s'orienter vers l'idéal et non par la possession de certitudes indestructibles. Trois questions à propos du De diuinatione Si l'on accepte cette conclusion que, même dans le dernier livre du De natura deorum, Cicéron demeure profondément fidèle à l'inspiration de la philosophie néoacadémicienne, on comprend mieux qu'il ait pu lui même assumer la critique de la croyance en la divination. L/έποχή inhérente à l'approbation donnée à Balbus portait en elle-même la réfutation d'une théorie affirmant l'existen ce d'une relation directe entre les hommes et les dieux. Il n'en reste pas moins vrai que le De diuinatione présente une indéniable origi nalité, puisque c'est un traité dans lequel on chercherait en vain la moindre critique, réserve, ou distance à l'égard de Camèade. Cicé ron, qui a préféré laisser au personnage de Cotta la réfutation de la théologie stoïcienne, n'a pas craint d'être lui-même mal compris en 88 Cf. supra, p. 510.
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reprenant et en développant les arguments utilisés par Camèade contre la divination. Il y a là une différence qui nous semble inté ressante et pour l'étude de laquelle nous aborderons trois ques tions : quelle relation y avait-il entre la position de Platon et celle de Camèade à l'égard de la divination? Quels sont les motifs ou circonstances qui ont poussé Cicéron à diriger contre cette derniè re une charge aussi violente? Quel sens donne-t-il lui-même à son rejet de la divination? Il est peu de problèmes philosophiques sur lesquels la conti nuité entre Platon et Camèade apparaît aussi clairement qu'à pro pos de la divination. Toute la première partie de Diu., II, celle où Cicéron se réfère directement à la dialectique carnéadienne89, rap pelle irrésistiblement les pages platoniciennes où Socrate demande à son interlocuteur une définition, puis, par réfutations successi ves, lui fait prendre conscience de l'impossibilité dans laquelle il se trouve de fournir celle-ci. Tout comme, par exemple, Socrate pres se Gorgias de lui dire ce qu'est la rhétorique, puis lui montre que, contrairement à la médecine ou à la musique, celle-ci n'a pas de domaine de définition et n'est donc pas une τέχνη véritable90, le Néoacadémicien objecte au Stoïcien qu'il n'est nulle question qui puisse être considérée comme relevant spécifiquement de la divina tion et il enferme la définition stoïcienne (praesensio rerum fortuitarum)91 dans l'aporie suivante92 : si tout est déterminé, comme l'affirment les Stoïciens eux-mêmes, il est contradictoire de préten dre qu'il existe des res fortuitae; en revanche, si tout résulte du hasard, des caprices de la fortune, comment pourrait-on prévoir quoi que ce soit? La stratégie de la réfutation carnéadienne était donc certaine ment inspirée de Platon, mais il nous faut aussi montrer comment sur le fond du problème le scholarque de la Nouvelle Académie perpétuait la pensée du fondateur de l'école. La question de l'attitude de Platon à l'égard de la divination est rendue assez complexe par l'attachement sincère du philosophe à la religion de Delphes, qui trouvera son expression philosophique la plus parfaite dans le passage du Phèdre consacré à la mantique
89 Cicéron, Diu., H, 3, 9-7, 19. Le caractère socratique de cette enquête apparaît dès l'attaque : Etenim me mouet illud, quod in primis Carneades quaerere solebat, quarwnnam rerum diuinatio esset, earumne rerum quae sensibus perciperentur. 90 Platon, Gorgias, 455 b. 91 Cette définition avait été donnée par Quintus en I, 5, 9 : ... de diuinatione, quae est earum rerum quae fortuitae putantur, praedictio atque praesensio. 92 Cf. ibid., II, 7, 18-19.
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inspirée93. Cependant, il apparaît, comme l'a bien montré P. Vicai re que, dès les premiers dialogues, Platon a souhaité «une sorte de divination réformée, contrôlée»94. Très important est à cet égard ce que nous lisons dans le Charmide, un de ces dialogues sans conclusion dont nous pouvons supposer qu'ils étaient tout particu lièrement chers à la Nouvelle Académie95: «Accordons encore, si tu veux, que la divination est la science de l'avenir, et que, si la sagesse venait à la gouverner, elle nous débarrasserait des faux devins, tandis qu'elle mettrait en honneur les véritables prophètes autorisés des choses futures». Platon ne rejette pas le principe de la communication entre les dieux et les hommes (il qualifie dans le Banquet la divination de περί θεούς τε και ανθρώπους κοινωνία96), mais, d'une part, il est toujours très attentif au problème des contrefaçons de la mantique et, d'autre part, le Timée nous montre que la révélation divinatoire concerne pour lui la partie inférieure de l'âme97. La raison se doit donc d'être vigilante en permanence dans tout ce qui concerne la divination et nous retrouvons là cette différence essentielle entre les Stoïciens, qui font sans réserve confiance à la nature, et Platon, qui revendique les droits du λόγος sur une immédiateté à l'égard de laquelle il ressent méfiance ou insatisfaction. L'originalité de la Nouvelle Académie aura été de ne pas oppos er à l'acceptation par les Stoïciens des formes les plus naïves de la divination la conception aristocratique et intellectualiste que Pla ton se faisait de celle-ci. Procéder ainsi eût été à ses yeux pratiquer une certaine forme de dogmatisme. En ruinant par sa dialectique la théorie stoïcienne de la divination, Camèade laissait libre un espace qui pouvait certes être occupé par les négateurs de l'exi stence de Dieu, mais qui était aussi le lieu dans lequel l'interlocu teur serait amené à retrouver Platon. Nous ne pouvons ici retracer dans le détail les variations de Cicéron à l'égard de la divination et nous renvoyons pour cela le lecteur à l'excellent ouvrage de F. Guillaumont98. Qu'il nous suffise de rappeler ici que, même dans le De legibus, qui est certainement
93 Platon, Phèdre, 244 b-d. 94 P. Vicaire, Platon et la divination, dans REG, 83, 1970 (p. 333-350), p. 335. 95 Platon, Charmide, 173 c : Ei δέ βούλοιό γε, και τήν μαντικήν είναι ξυνχωρήσωμεν έπιστήμην τοΰ μέλλοντος εσεσθαι, και τήν σωφροσύνην, αυτής έπιστατοϋσαν, τους μέν αλαζόνας άποτρέπειν, τους δέ ώς αληθώς μάντεις καθιστάναι ήμΐν προφήτας των μελλόντων. 96 Id., Banquet, 188 b. 97 Id., Timée, 71 d-e. Sur ce texte, cf. P. Vicaire, op. cit., p. 337-338. 98 F. Guillaumont, Philosophe et augure, op. cit.
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le texte théorique cicéronien le plus favorable à la divination, l'Arpinate affirme que les augures romains ont perdu «du fait de l'a ncienneté et de la négligence» la science de déchiffrer l'avenir". Le De legibus oppose donc à une position de principe - si le monde est dirigé par les dieux, il doit y avoir une communication entre les hommes et eux - une situation historique, celle de la dégénérescen ce à Rome de la science augurale. Cicéron ne se reconnaît donc ni dans la conception exclusivement politique de la divination déve loppée par l'augure Marcellus, ni dans celle d'Appius Claudius accordant une véritable capacité divinatoire au collège augurai100. Il établit entre ce qui devrait être et ce qui est, une distinction qui ne l'empêche pas de considérer que la divination officielle est un élément fondamental du fonctionnement de la res publica, ni d'éprouver lui-même une immense fierté à faire partie du collège des augures, au point d'écrire, si l'on en croit Servius, un De augunts 101 Ce n'est donc pas sur l'efficacité de la mantique que le De diuinatione marque une rupture par rapport au De legibus. Ce qui est nouveau, nous semble-t-il, dans la réfutation que fait l'Arpinate des propos de Quintus, c'est que, ne se contentant plus de déplorer l'état de la divination officielle, il nie que l'art augurai ait jamais permis la connaissance de l'avenir et il va même jusqu'à écrire à ce sujet 102 : errabat enitn multis in rebus antiquitas, propos dont le moins qu'on puisse dire est qu'il surprend de la part d'un homme aussi attaché au mos maiorum. Par là même, il apparaît que l'Arpi nateva beaucoup plus loin que Camèade dans la critique de la divination. Le scholarque avait rejeté non pas la mantique, mais la manière dont les Stoïciens avaient voulu fonder philosophique ment celle-ci, et si l'interprétation que nous avons proposée est exacte, il cherchait à rendre possible une perception platonicienne des différents aspects de la divination. Cicéron, lui, ne se contente pas de disserter contra Stoicos, il prétend démontrer l'inanité de la croyance en la possibilité de prédire l'avenir et il prend cette fois-ci nettement parti en faveur de Marcellus contre Appius Claudius103. Ce qui pourrait sembler n'être qu'une divergence interne au collè ge des augures revêt une importance considérable pour la connais sance de la pensée philosophique cicéronienne : entre le De legibus et le De diuinatione, l'Arpinate a abandonné l'idée qu'il puisse ou
99 Cicéron, Leg., II, 13, 32. 100 Ibid., 32-33. 101 Cf. sur cette question F. Guillaumont, op. cit., p. 85. 102 Cicéron, Diu., II, 33, 70. 103 Ibid., 35, 75.
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qu'il ait pu exister une prédiction exacte du futur par l'intermédiai re de la mantique. Ce changement ne peut être d'origine philoso phique, puisque Cicéron connaissait depuis Philon de Larissa les arguments utilisés par Camèade contre la théorie stoïcienne de la divination. Il ne doit pas être non plus imputé à l'état d'esprit génér al des hommes politiques romains à l'égard des rites divinatoires, car ce scepticisme ambiant n'avait pas empêché Cicéron dans le De legibus d'adopter une position originale, préservant la possibilité d'une communication entre les dieux et les hommes par l'intermé diaire de la mantique. Nous devons donc nous demander si ce n'est pas l'exploitation de la divination dans la période de la guerre civi le et de la dictature qui l'a conduit à entreprendre une critique auss i radicale. Lorsque les dieux ont commencé à parler le langage de César, a dit J. Linderski, Cicéron a préféré ne plus les croire 104. La réalité fut certainement moins simple, même s'il est vrai que le De diuinatione montre à quel point l'Arpinate fut ulcéré de voir les césariens détourner à leur profit la religion officielle, par exemple en cherchant dans les livres sibyllins un argument pour faire cou ronner César 105. Mais le dépit que provoquait en lui l'utilisation par ses adversaires d'une arme politique dont les optimales avaient naguère usé et abusé ne suffit pas à expliquer cette sévérité dans la condamnation de la mantique. Les allusions très précises aux mult iples fausses prédictions qui furent faites à Pompée et à César pendant le conflit qui les opposa, permettent de mieux comprendre la réaction cicéronienne 106. En effet, non seulement presque rien ne se réalisa de ce qui avait été prédit par les devins, et plus préci sément par les haruspices - uides tarnen omnia fere contra ac dicta sint euenisse107, dit Cicéron à Quintus - mais, de surcoît des deux imperatores fut vainqueur celui qui sut mépriser leurs conseils : César, nous est-il rappelé 108, osa passer en Afrique à un moment où cela lui avait été interdit par un très eminent haruspice, tandis que Pompée, lui, avait une confiance aveugle dans l'haruspicine. C'est cette capacité des devins à se tromper quasi systématiquement, et avec des conséquences si tragiques, qui ruina en Cicéron jusqu'à
104 J. Linderski, Cicero and Roman divination, dans PP, 37, 1982 (p. 12-38), p. 37-38 : when the gods started talking the language of Caesar, he preferred not to believe in their enunciations. 105 Cf. Dim., II, 54, 110. 106 Ibid., 9, 22-23 et 47, 99. Sur le problème général de la relation entre rel igion et politique dans la Rome de la fin de la République, cf. l'article de P. Jal, Les dieux et les guerres civiles dans la Rome de la fin de la République, dans REL, 40, 1962, p. 170-200. 107 Ibid., 24, 53. 108 Ibid., 52.
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l'espoir d'une mantique véritable. Il n'est pas impossible, en outre, que dans les journées angoissantes vécues dans le camp de Pomp ée, il se soit surpris lui-même à croire aux prédictions favorables à celui-ci et que son amertume en ait été d'autant plus grande. . . Il nous reste à analyser comment ce rejet sans nuance de la divination en tant que connaissance de l'avenir s'intègre dans l'e nsemble de la pensée philosophique de Cicéron. On a fort justement souligné que, même dans le De diuinatione, la condamnation philo sophique de la mantique n'implique nullement chez l'Arpinate la volonté de faire disparaître de la vie publique les pratiques divina toires et qu'un tel conservatisme pratique atténue la contradiction que l'on peut déceler entre ce dialogue et le De legibus109. Cicéron aboutit ainsi à une distinction tranchée entre la théologie philoso phique, qui exclut la divination, et la théologie civile qui, au contraire accorde à celle-ci une place importante. Alors que Varron prend bien soin de préciser que l'on ne peut séparer le genus ciuile des deux autres110, l'Arpinate semble se satisfaire d'un divor ce entre la théorie et la pratique, l'intérêt de la res publica justifiant que l'on accomplisse des rites auxquels on dénie par ailleurs toute signification véritablement religieuse111. Cette dichotomie paraît a s urément difficilement acceptable à un esprit moderne. Elle se révélera cependant plus apparente que réelle, pour peu que l'on accepte de se placer dans la logique de la pensée cicéronienne. Si l'on admet, en effet, que, malgré la phrase sur les erreurs de Yantiquitas, demeure toujours vivante dans le De diuinatione l'idée fondamentale du De republica, à savoir que l'État romain tel qu'il a été élaboré par les maiores dans leur refus de l'individualisme, est la seule institution humaine qui ait pu reproduire la perfection de
109 Cf. ibid., 12, 28 : ut ordiar ab haruspicina, quant ego rei publicae causa communisque religionis colendam censeo ; 33, 70 : retinetur autem et ad opinionem uulgi et ad magnas utilitates rei publicae mos, religio, disciplina, ius augurium, collegi auctoritas. Sur ces deux passages, cf. F. Guillaumont, op. cit., p. 4546; J. Lindersky, op. cit., p. 15-16. Sur le problème général de l'attitude de Cicé ron face à la religion d'Etat, cf. R. J. Goar, Cicero and the state religion, Amster dam,1972. 110 Cf. Augustin, du. Dei, VI, 6 (= Varron Ant. diu., frag. I, 54 a Agahd) : magis earn ex utraque tentperatam quant ab utraque separatam intellegi uoluit. 111 II a été justement remarqué par A. Guillaumont, op. cit., p. 167, que la critique cicéronienne de la divination est bien plus radicale que celle de Camèad e dont la critique ne visait pas la divination en elle-même, mais la doctrine que les Stoïciens professaient à propos de celle-ci. Nous avons tenté de montrer que Camèade se situait dans la tradition de Platon ; il faut ajouter que c'est ainsi que le moyen-platonisme semble avoir compris sa dialectique dans ce domaine : Plutarque n'a-t-il pas écrit un traité Περί μαντικής δτι σφζεται κατά τους 'Ακαδημαϊκούς (η. 71 du Catalogue de Lamprias)?
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la nature112, on comprend que ce dialogue ne rompt pas l'unité profonde de l'œuvre philosophique de Cicéron. Lorsque celui-ci, à la fin de son discours, affirme d'abord que c'est le devoir du sage de respecter les institutions ancestrales, puis exalte la véritable reli gion, qui, étrangère à la superstitio, est liée à la connaissance de la nature, il définit là ce qu'il considère comme deux approches non pas contradictoires, mais complémentaires du divin113. L'harmonie de la res publica, fondée sur le respect du mos, signifie la présence dans la société humaine du même ordre admirable dont la contemp lation conduit le philosophe à reconnaître l'existence d'une nature «excellente et éternelle»114. De là naît l'ambiguïté du statut de la divination : elle doit être préservée en tant qu'élément intégrant de cet équilibre harmonieux, mais elle est condamnable lorsqu'elle prétend exister de manière autonome et assurer par elle-même une communication entre l'homme et le divin qui, pour Cicéron, ne peut exister que par la méditation de la res publica ou de la philo sophie. Les événements, si présents dans le De diuinatione, qui ont entraîné la fin de la République, n'ont pas détruit chez l'Arpinate la conviction que Rome avait été et pouvait être encore le lieu de l'absolu, il l'ont conduit à rejeter comme une illusion relevant de la temeritas l'idée que l'homme pourrait connaître hic et nunc le des sein des dieux. De cette étude du De natura deorum et du De diuinatione nous tirons les conclusions suivantes : - la dialectique carnéadienne, en montrant que les Stoïciens, s'ils voulaient être logiques avec eux-mêmes, devraient professer non pas une théologie immanentiste, mais une dynamique de la matière rendant superflue l'existence de Dieu, plaçait ceux-ci de vant une alternative : se reconnaître comme athées ou renoncer à leurs principes dogmatiques et repenser le problème de la relation de Dieu au monde en termes de transcendance. Autrement dit, Carnéade leur laissait le choix entre Straton de Lampsaque et le Timée ; - le fait que Camèade ne se soit exprimé à propos des dieux que par la mise en évidence de la contradiction dans laquelle on s'enferre quand on prétend identifier Dieu et la nature, a pu laisser croire que lui-même s'identifiait à une doctrine matérialiste. Cette
112 Cf. supra, p. 503 sq. 113 Cicéron, Diu., II, 72, 148-149. Sur la relation entre superstitio et religio, cf. D. Grodzynski, Superstitio, dans REA, 76, 1974, p. 36-60; L. F. Janssen, Die Bedeutungsentwicklung von superstitio/ superstes, dans Mnemosyne, 28, 1975, p. 135-188. 114 Ibid., 148 : praestantem aliquam aeternamque naturam.
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lecture dogmatique d'une pensée qui était dans son essence même dialectique explique que l'épicurien Valléius ait pu approuver le discours de Cotta, dont les arguments contre la providence divine (en réalité contre la conception stoïcienne de celle-ci) pouvaient lui paraître très proches de ceux du Jardin; - Cicéron connaît, lui, le caractère dialectique des argu ments de Camèade, mais il sait aussi que ceux-ci, une fois énoncés, ont acquis une autonomie par rapport à l'intention du scholarque. Comment, en effet, réfuter celui qui prendrait à la lettre sorites et syllogismes et en conclurait à la supériorité du système de Straton de Lampsaque? Cette ambiguïté l'incite donc à donner sa préféren ce à la physique stoïcienne, mais sans qu'un tel choix implique une rupture par rapport à la Nouvelle Académie. En restant fidèle dans ce domaine aussi à la suspension du jugement de la Nouvelle Aca démie, et en condamnant la divination avec plus de force encore que ne l'avait fait celle-ci, l'Arpinate défend cette transcendance de Dieu qui ne pouvait avoir de place dans le système stoïcien. Il le fait à sa manière, c'est à dire sans déprécier la nature et sans renier cet absolu que représente pour lui la perfection passée de la res publica. Mais si la théologie stoïcienne est tout au plus probable, si aucune doctrine ne peut prétendre apporter une certitude en ce qui concerne Dieu ou l'homme, qu'est-ce qui peut suppléer à la finitude - au moins de fait - de l'entendement?
CHAPITRE III LE DE FATO ET LA TRADITION DU PHEDRE
N'est-il pas contradictoire de parler du De fato dans une partie consacrée à la physique, alors que Cicéron lui-même dit que la question des possibles est tout entière λογική1? Ce problème du statut de l'œuvre avait été mis en évidence par P. Boyancé, qui se proposait de le traiter en profondeur, ce qu'il n'eut pas le temps de réaliser, et il est rendu d'autant plus difficile par les lacunes consi dérables de la tradition manuscrite2. Pour tenter de pallier cette perte et pour justifier notre propre démarche, nous ferons deux remarques préliminaires : - la partie du De fato qui nous est parvenue commence par la fin d'une phrase sur l'éthique, immédiatement suivie par la pro position, concernant l'appartenance à la logique de la quaestio περί δυνατών3. Or il s'agit là des deux dernières parties de la division de la philosophie, telle qu'elle était pratiquée dans la Nouvelle Aca démie, et nous pouvons en déduire que le traité cicéronien com mençait par quelques phrases concernant la place du destin dans la physique. S'il fallait une confirmation à cette déduction, il suffi rait de se reporter au De fato du Pseudo Plutarque, enraciné lui aussi dans la philosophie néoacadémicienne et qui contient dans un des paragraphes du début la phrase suivante4 : «mais revenons 1 Cicéron, Fat., 1 : obscura quaestio est quant philosophi appellant, totaque est λογική, quant rationem disserendi uoco. 2 P. Boyancé, Cicéron et les parties de la philosophie, p. 154. Sur l'état actuel de l'œuvre, cf. la substantielle introduction d'A. Yon dans son édition du De fato, éd. «Les Belles Lettres», Paris, 1939, p. XIX-XL, ainsi que le comment aire d'O. Hamelin, Sur le De fato, édité par M. Conche.Villers-sur-Mer, 1978. 3 Cicéron, loc. cit. : quia pertinet ad mores, quod ήθος Uli uocant, nos earn partent philosophiae de moribus appellare solemus, sed decet augentem linguam Latinam nominare moralem. * On trouvera un exposé fort complet de la discussion concernant l'au thenticité de cette œuvre dans l'édition qui en a été donnée par J. Hani, t. 8, n. 42, des Œuvres morales, éd. «Les Belles Lettres», Paris, 1980, p. 3-7. Parmi les arguments avancés contre l'authenticité par J. Hani, et ce malgré la présence dans le Catalogue de Lamprias d'un Περί ειμαρμένης, le plus important nous paraît être la dédicace de l'œuvre à un Pison qui pourrait bien être le L. Calpurnius Piso, consul en 175 avec P. Salu. Iulianus. Pour D. Babut, dans AC, 29, 1960, p. 193-195, c.r. du t. VII des Moralia dans la col. Loeb, il s'agirait d'une œuvre de jeunesse remaniée.
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au destin considéré comme activité, car c'est lui qui soulève le plus grand nombre de problèmes, d'ordre physique, éthique et dialecti que».Comme l'imitateur de Plutarque, Cicéron connaissait les trois aspects de la question du destin et, comme lui, il a entrepris de le traiter dans l'ordre pratiqué par l'école dont il se réclamait. L'al ternative qu'avait énoncée P. Boyancé - le De fato ressortit-il à la logique ou à la physique? - n'est donc pas fondée puisque l'Arpinate avait abordé le concept de fatum dans la multiplicité de ses aspects, et qu'il n'avait laissé de côté aucune de ses implications, ni physique, ni morale, ni logique. Seul l'état actuel de l'œuvre a pu donner l'impression qu'il s'était limité à étudier la question des possibles; - s'il est vrai que l'œuvre reprenait la division tripartite de la philosophie et que seule la partie qualifiée par Cicéron lui-même de «logique» nous est parvenue, pourquoi avoir inclus celle-ci dans notre étude de la physique? La raison en est double. D'une part, nous avons analysé à propos du Lucullus les problèmes relatifs à l'assentiment5. D'autre part, l'ambition qu'avait Cicéron d'être ex haustif, ne l'a pas empêché de souligner la relation privilégiée entre le De natura deorum, le De diuinatione et le De fato. Il est intéressant à cet égard de citer ce qui est dit dans la préface du second livre du De diuinatione, lorsque le traité sur le destin est annoncé comme devant parfaire la réflexion consacrée à la physi que6: «Pour que celle-ci soit pleinement et parfaitement achevée, nous avons entrepris d'écrire à propos de la divination les livres que voici. Si nous leur ajoutons, comme nous en avons l'intention, une œuvre sur le destin, toute cette question aura été étudiée avec suff isamment d'ampleur». Associer le De fato aux ouvrages traitant de la physique, c'est peut-être en trahir la lettre, puisque nous n'en possédons que la partie consacrée à la logique, mais c'est aussi, nous semble-t-il, res ter fidèle à l'intention de l'Arpinate qui, tout en étant conscient de la complexité du concept de fatum, a considéré que, prise dans son ensemble, l'œuvre qu'il y consacrait, avait une sorte de parenté naturelle avec celles où avaient été étudiés le problème des dieux et celui de la divination. L'intérêt porté par les savants à la place du destin dans la phi losophie du Portique a eu cette conséquence fâcheuse que le De 5 Cf. supra, p. 245-276. 6 Cicéron, Diu., II, 1, 3 : Quae ut plane esset cumulateque perfecta, de Diui natione ingressi sumus his libris scribere; quibus, ut est in animo, de Fato si adiunxerimus, erit abunde satis factum toti huic quaestioni.
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fato a été trop souvent ravalé au rang de simple source pour la connaissance de la physique stoïcienne. On chercherait en vain dans une bibliographie pourtant considérable une allusion à la construction d'une œuvre qui est très abondamment citée7. On eût pu s'attendre à une plus grande attention de la part des historiens de la Nouvelle Académie, mais, curieusement, ceux-ci, comme s'ils avaient été intimidés par un thème dont ils pouvaient estimer qu'il ressortissait plus à la recherche sur le stoïcisme qu'à la leur, se sont contentés pour l'essentiel de reproduire les arguments carnéadiens sans approfondir véritablement la signification de ceux-ci. V. Brochard, sur d'autres points si perspicace et subtil, a loué l'or iginalité des arguments de Camèade et la «profondeur de ses remarques sur la nature», mais ce qu'il écrit à leur sujet tient plus de l'exposé descriptif que d'une véritable analyse8. On pourrait en dire autant de quelques autres savants9. Certains, pourtant, ont senti qu'il y avait dans ce traité une densité encore plus grande que celle qu'on lui attribuait communément et ils ont ouvert des direc tions de recherche originales. C'est ainsi qu'E. Zeller avait déjà remarqué que la position de Camèade sur le libre-arbitre était celle de l'Ancienne Académie, il en avait conclu que pour le scholarque de la Nouvelle Académie il ne pouvait s'agir là que d'une thèse pro bable, nullement d'un dogme10. L.Robin, tout en soutenant lui aussi que « tout ce que Camèade a pu dire sur la question est dirigé contre les Stoïciens et ne représente pas une doctrine personnelle », a suggéré que le rôle de ce philosophe dans le traité cicéronien serait beaucoup plus important que ne le laissent penser les quel ques passages où il est cité nommément, et cette idée a été exploi tée par M. Dal Pra qui s'est efforcé de retrouver Camèade même là où il n'est pas évoqué11. Par ailleurs, tout récemment, J. Vuillemin, dans le beau livre qu'il a consacré aux problèmes du fatalisme et du libre-arbitre dans l'Antiquité, a étudié sous un angle purement
7 S. Botros, Freedom, causality, fatalism in early Stoic philosophy, dans Phronesis, 30, 1986, p. 274-304; A.A. Long, Freedom and determinism..., op. cit. ; S. Sambursky, Physics of the Stoics, Londres, 1959, p. 50 sq. Cf. également, M. E. Reesor, Fate and possibility in early Stoic philosophy, dans Phoenix, 19, 1965, p. 285-297 et P. L. Donini, Fato e voluntà humana in Crisippo, op. cit.; R. W. Sharpies, Necessity in the Stoic doctrine of fate, dans SO, 56, 1981, p. 8197. 8 V. Brochard, op, cit., p. 151-153. 9 A. Goedeckmeyer, op. cit., p. 130 sq.; A. Weische, op. cit., p. 34 et 49, qui ne mentionne le Phèdre que pour souligner l'originalité de Camèade par rap port à celui-ci. 10 E. Zeller, op. cit., t. 31, p. 530. 11 L. Robin, Pyrrhon . . ., p. 119-120; M. Dal Pra, op. cit., t. 1, p. 230-244.
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philosophique le problème de la position de Camèade par rapport au «maître-argument» de Diodore12. Nous croyons, quant à nous, que le De fato doit être abordé non seulement comme un témoignage essentiel sur les débats anti ques autour de la notion de destin, mais aussi comme une véritable œuvre philosophique, et qu'à ce titre il doit être replacé dans le contexte général de la pensée cicéronienne. Cette méthode, qui est proche de celle de P. Grimai dans l'article qu'il a consacré à ce traité13, nous a conduit à fixer à notre recherche quatre objectifs à la fois distincts et liés entre eux : - démontrer que la dialectique carnéadienne n'est pas isolée dans quelques paragraphes, mais qu'elle constitue l'armature du texte tout entier. Ce travail, nous l'avons dit, a été commencé par M. Dal Pra, mais nous le compléterons en établissant un rappro chement, auquel, à notre connaissance, on n'a pas songé jusqu'à présent, entre le De fato et les traités moraux14; - établir la nature profondément platonicienne de cette dia lectique et tenter de comprendre pourquoi Camèade n'a repris que de manière partielle la doctrine de Platon sur l'automotion de l'âme, ce qui a eu pour conséquence que sa doctrine du libre-arbi tre est généralement perçue comme la réfutation du fatalisme stoï cien, et non comme une certaine interprétation de ce qui avait été dit dans le Phèdre par le fondateur de l'Académie; - étudier comment ce qui est implicite dans le De fato se trouve, au contraire, développé par Cicéron lui-même dans les Tusculanes et par Philon d'Alexandrie en maint endroit de ses traités, ce qui constitue une tradition platonicienne du libre-arbitre qui
12 J. Vuillemin, Nécessité ou contingence. L'aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, Paris, 1984, passim et chap. 8, «Camèade et le nominalisme sceptique des modalités», p. 231-251. La thèse de Vuillemin est que la critique de Camèade visait Chrysippe, mais touche en réalité Aristote, dans la mesure où sa théorie de la liberté dissocie la détermination des événements et la vérité des propositions (p. 235). Il est également à remarquer que J. Vuillemin prend posi tion dans ce chapitre, p. 246, sur ce qu'il appelle « le passage paradoxal du pla tonisme au scepticisme dans la Nouvelle Académie », admettant que la Nouvelle Académie, «de plus en plus attentive à la sensation et de moins en moins sou cieuse des idées, ait pu s'inspirer d'un Platon mutilé mais authentique». Nous croyons, au contraire, que c'est parce qu'elle était restée profondément exigeant e en matière d'ontologie que la Nouvelle Académie est passée au «scepticis me». 13 P. Grimai, Contingence historique . . ., op. cit. 14 Ce rapprochement, qui nous paraît important pour la perception de l'unité de la pensée cicéronienne, n'implique évidemment pas pour nous l'hypo thèsed'une source unique au De finibus, aux Tusculanes et au De fato.
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doit être distinguée de celle, péripatéticienne, représentée par Alexandre d'Aphrodise; - nous interroger, enfin, sur les harmonies qui expliquent que Cicéron se soit reconnu dans la théorie académicienne de la volonté et non dans la doctrine stoïcienne du fatum 15. Carnéade dans le De fato La présence de Carnéade dans le De fato paraît assurément bien discrète, si l'on s'en tient aux références nominatives, et il est à cet égard significatif que la Quellenforschung ait, en règle général e, affirmé que pour écrire cette œuvre Cicéron avait utilisé comme source Antiochus d'Ascalon, c'est-à-dire le philosophe qui était cen séavoir rejeté et condamné la dialectique carnéadienne 16. Dans une telle optique, le acutius Carneades du § 23, par lequel Cicéron affirme sa préférence pour la solution du scholarque de la Nouvell e Académie, pose évidemment un problème difficile à résoudre17, et c'est ce qu'a bien senti O. Hamelin dans son commentaire du traité, mais la réponse qu'il y a apportée ne nous semble pas enti èrement convaincante18. Cependant, avant d'entrer dans les ques tions d'interprétation générale, il nous faut commenter les deux passages dans lesquels Cicéron cite Carnéade. Au § 23, après avoir exposé la théorie épicurienne du clinamen comme condition indispensable de la liberté humaine - on pense aux vers de Lucrèce: «d'où vient, dis-je, ce pouvoir arraché aux destins, qui nous fait aller partout où nous conduit notre liberté et nous permet de changer de direction sans être déterminés par le
15 Et ce, malgré l'influence de Diodote, qui apparaît très clairement dans la fameuse lettre sur les possibles, Fam., IX, 4 (écrite à Varron en juin 46), dans laquelle Cicéron se déclare avec humour partisan du nécessitarisme de Diodote pour obliger Varron, qui lui avait annoncé une possible visite à réaliser celleci. 16 Sur le problème des sources du De fato et les raisons pour lesquelles Antiochus est considéré comme la source principale de ce traité cicéronien, cf. A. Yon, op. cit., p. XL-XL VI. 17 Cicéron, Fat., 11, 23: Acutius Carneades, qui docebat posse Epicureos suant causant sine hac commenticia declinatione defendere. 18 Ο. Hamelin, op. cit., p. 7 : «Ce comparatif paraît mettre Carnéade à un rang élevé, non pourtant au rang suprême du philosophe qui aurait trouvé tou tela vérité». Le problème selon nous n'est pas seulement de savoir ce que Cicé ron pense de la solution carnéadienne, mais comment celle-ci s'articule avec les autres moments de sa démonstration.
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temps ni par le lieu»19 - l'Arpinate commence à exposer la thèse de Camèade, qui avait jugé qu'il était possible de réfuter la doctri ne stoïcienne du destin sans avoir recours à «la fiction de la décli naison»20. A partir du moment où, expliquait le scholarque, les Épicuriens ont admis qu'il existe chez l'homme un mouvement volontaire, c'est cette liberté qu'ils doivent s'attacher à défendre plutôt que de transférer l'indétermination dans le monde physi que21. A la spéculation invérifiable sur la texture de la matière, Camèade préférait donc la réflexion sur l'expérience psychologi que du libre-arbitre et il affirmait ceci22 : «quand nous disons que l'âme se meut sans cause, nous entendons par là qu'elle se meut sans cause antérieure et externe, et non pas que ce mouvement est dépourvu de toute cause . . . car le mouvement volontaire a pour nature propre d'être en notre pouvoir et notre dépendance; loin d'être sans cause, il a pour cause sa nature même». Dans l'ouvrage qu'il a consacré à l'argumentation antifataliste et à la survivance de celle-ci chez différents philosophes, Dom Amand a affirmé le caractère dialectique de ce texte et en a déduit que Camèade n'érigeait pas la liberté en dogme, mais la considér ait simplement comme une hypothèse probable23. Il s'agit là, nous semble-t-il, plus d'une projection sur ce passage de ce que nous savons par ailleurs du scholarque que d'une conclusion tirée de sa lecture attentive. En effet, s'il est vrai que le contexte général est celui d'une joute avec les dogmatiques, Camèade affirme néan moins avec une fermeté toute doctrinale que l'âme est à elle-même sa propre cause et qu'il n'y a pas à chercher d'autre fondement à la liberté humaine24. Sur quoi se fonde une telle affirmation,
19 Lucrèce, Re nat., II, 257-260 : Unde est haec, inquam, fatis auolsa uoluntas per quant progredimur quo ducit quemque uoluptas, declinamus item motu nec tempore certo, nec regione loci certa, sed ubi ipsa tulit mens. 20 Cicéron, loc. cit. 21 Sur la liaison entre clinamen et liberté dans l'épicurisme, cf. J. M. Rist, Epicurus . . ., p. 94, qui montre que le passage de Lucrèce, II, 289-293, ne signi fiepas que tout acte volontaire soit nécessairement précédé d'une déclinaison d'atomes. 22 Cicéron, Fat., 11, 24 : cum sine causa animum dicimus moueri sine ante cedente et externa causa moueri, non omnino sine causa dicimus. 23 Dom D. Amand, Fatalisme et liberté dans l'Antiquité grecque, Louvain, 1945, p. 65 : «Fidèle à son probabilisme, Camèade n'érige pas la liberté en dog me ni ne la présente comme une indéniable certitude». 24 On nous objectera que ce passage du De fato ne peut être considéré com meune transcription fidèle de la pensée de Camèade et doit être interprété comme le résutat d'une longue, et sans doute complexe, doxographie. Cela est vrai pour l'ensemble des témoignages concernant Camèade, alors que le problè-
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qu'est-ce qui permet à l'Académicien de proclamer ainsi l'autono mie de la volonté? A en juger par l'exposé que fait Cicéron de cette argumentation, Camèade présentait comme une vérité d'évidence le fait que le mouvement volontaire est à lui-même sa propre cause et une telle assurance surprend de la part du philosophe qui s'était consacré à démontrer à ses interlocuteurs les dangers de Γένάργεια et dont la dialectique démontrait que la fausse représentation peut être vécue de manière en tout point identique à la vraie25. Il faut donc admettre que le Néoacadémicien semble ici déroger à sa pro pre méthode et renoncer à sa démarche critique habituelle. Nous reviendrons plus loin sur la nature de cette affirmation concernant l'automotion26. S'il était du côté d'Épicure contre Chrysippe en ce qui concer ne la réalité du libre-arbitre, en revanche, sur le statut des proposi tions concernant l'avenir, Camèade rejoignait Chrysippe27. En ef fet, contrairement à Aristote qui considérait qu'une affirmation de cette nature n'est ni vraie ni fausse, dans la mesure où elle porte sur quelque chose qui n'existe pas encore, et à Epicure qui crai gnait d'être obligé d'accepter le fatalisme stoïcien s'il admettait que l'un des termes d'une disjunctive relative au futur est nécessaire ment vrai, Camèade affirmait que l'on pouvait accepter un tel principe sans pour autant conclure au déterminisme universel28.
me de ce texte apparaît tout à fait singulier. Admettons que seul le § 23 soit carnéadien et que 24 et 25 soient un commentaire de Cicéron ou d'Antiochus. Il n'en reste pas moins vrai que, même dans la partie dialectique et donc carnéadienne du texte, le principe de la causalité interne de l'âme est affirmé de manière fort dogmatique : uoluntatis enim nostrae non esse causas externas et antecedentis. Admettons encore, bien que rien dans le texte n'oriente vers cette interprétation, que l'Académicien ait voulu simplement suggérer aux Épicuriens un moyen de mettre les Stoïciens en contradiction avec eux-mêmes, puisque ces derniers reconnaissaient que l'âme est source de son propre mouvement (cf. sur ce point S.V. F., II, 801-803). On ne peut cependant considérer comme une sim ple contingence de la joute dialectique le fait qu'un scholarque de l'Académie affirme que le principe de l'automotion de l'âme suffit à résoudre les contradict ions posées par les doctrines épicurienne et stoïcienne de la liberté. Que Carnéade ait voulu utiliser les Épicuriens pour mettre en contradiction la cosmolog ie et la psychologie du Portique nous paraît secondaire au regard de l'impor tance qu'il semble lui-même avoir accordée à un thème dont aucun philosophe ne pouvait ignorer l'origine platonicienne. 25 Cf. supra, p. 236 sq. 26 Cf. infra, p. 602 sq. 27 Cf. sur ce point J. Vuillemin, op. cit., p. 233. 28 Cicéron, Fat., 11, 25: Rursus autem ne omnes physici inrideant nos, si dicamus quicquam fieri sine causa, distinguendum est et ita dicendum, ipsius indiuidui hanc esse naturam, ut pondère et grauitate moueatur, eamque ipsam esse causant, cur ita feratur. Similiter ad animorum motus uoluntarios non est requirenda externa causa : motus enim uoluntarius earn naturam in se ipse conti-
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Dans tout ce passage, le scholarque apparaît donc comme celui qui, confronté au conflit opposant les dogmatiques sur le problème de la liberté, préserve des fragments de chacune de ces doctrines à partir d'une position qu'il présente comme étant simplement de bon sens, et dont nous essaierons de montrer qu'elle est enracinée dans la tradition platonicienne. Nul syncrétisme donc dans cette démarche, mais la démonstration que les créateurs de systèmes au lieu de s'enliser dans leur propre doctrine doivent être des observa teurs plus humbles de cette réalité dont leur ignorance, au moins partielle, engendre le dissensus29. Quelques paragraphes plus loin, Camèade est à nouveau cité comme étant l'auteur d'un raisonnement dont il nous est dit que contrairement à Γάργος λόγος, il n'avait rien de spécieux30. Le scholarque méprisait donc l'argument trop facile qui consistait à opposer aux Stoïciens que, si tout est déterminé par le destin, il est inutile d'agir en quoi que ce soit et il préférait les réfuter au moyen d'une argumentation dans laquelle nous retrouvons sa manière habituelle de procéder. Voici, en effet, ce qu'il répondait à Chrysippe 31
net, ut sit in nostra potestate nobisque pareat, nee id sine causa, eius rei enim causa ipsa natura est. Sur le problème des «futurs contingents» chez Aristote, cf. le chap. IX du De interpretatione, où il est affirmé que le discours ne saurait être conforme à quelque chose qui n'existe pas encore. L. Robin, Aristote, p. 168, a vu dans cette position « un échec évident » à l'égard d'autres aspects de la pen "sée forme d'Aristote, " éternelle dans ; delal'existence, mesure oùà «de titre l'existence de " fin " suprême, même ded'une la "fin" à titre pensée " qui de se pense elle-même", devrait en effet résulter, au contraire, une détermination sans défaillance». Dans ce même passage, Robin souligne la relation entre la doctrine aristotélicienne des «futurs contingents» et le «mécanisme contingentiste» d'Épicure. Sur le rejet épicurien du principe du tiers exclu, cf. Cicéron, Luc, 30, 97, et Nat. de., I, 25, 70. 29 Platon écrit dans le Phèdre, 245 c, qu'il faut se faire des idées vraies sur l'âme «en observant ses états et ses actes», cf. infra, n. 53; Camèade appliquait à sa manière cette méthode, puisque, se refusant à chercher dans un principe physique l'explication de la liberté, il raisonne à partir de l'expérience de celleci, cf. Fat., 24-25. 30 Cicéron, Fat., 14, 31 : Carneades genus hoc totum non probabat et nimis inconsiderate concludi hanc rationem putabat. A. Yon, p. XL VIII, fait un rappro chement fort juste entre le passage de Cicéron où est exposée la réponse de Chrysippe à l'argument de Γάργος λόγος et Sénèque, Nat. quaest., 2, 32. A tra vers ces deux textes, il apparaît que Chrysippe répondait à ceux qui utilisaient un tel argument (les Mégariques, et peut-être Arcésilas) que l'action (par exemp le appeler un médecin quand on est malade), loin d'être inutile par rapport au destin, se trouve elle-même inscrite dans celui-ci. 31 Ibid. : vi Si omnia antecedentibus causis fiunt, omnia naturali conligatione conserte contexteque fiunt; quod si ita est, omnia nécessitas efficit; id si uerum est, nihil in nostra potestate; est autem aliquid in nostra potestate; at si omnia
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- si tout arrive par des causes antécédentes, tous les événe ments s'entrelacent et sont tramés ensemble dans un enchaînement naturel ; - s'il en est ainsi, la nécessité fait tout; - si cela est vrai, rien n'est en notre pouvoir; - or il y a quelque chose en notre pouvoir; - mais si tout ce qui se produit est le fait du destin, tout arrive par des causes antérieures; - donc tout ce qui arrive n'est pas le fait du destin. La méthode est fort claire, elle a pour objet de mettre le Stoï cien en contradiction avec lui-même au moyen de cette forme syllogistique qui lui était si chère. Camèade démontre ainsi qu'il y a dans la philosophie chrysippéenne une antinomie entre le caractè re universel attribué au destin et la volonté de sauvegarder la liber té humaine. Contrairement à ce qui était le cas dans le passage pré cédent, il n'apporte ici aucune position personnelle, il se contente d'opposer deux aspects du stoïcisme pour montrer leur totale incompatibilité. Les Stoïciens se trouvaient donc placés par Camèade devant l'alternative suivante : ou vous admettez l'autonomie du mouve mentvolontaire, ou vous reconnaissez que tout ce qui se produit est de l'ordre de la nécessité. La finalité d'un tel dilemme était év idemment d'exclure cette solution de compromis entre l'ordre uni versel des choses et la liberté, que Chrysippe avait si patiemment élaborée. Cette sécheresse dialectique, nous la retrouvons chez Plutarque, lorsque celui-ci entreprend de dénoncer les contradictions des Stoïciens à propos du destin. Parce qu'il n'a d'autre intention que de mettre en évidence de la manière la plus efficace possible les illogismes qui selon lui minent le système stoïcien, Plutarque reprend telle quelle l'argumentation carnéadienne. Voici, en effet, ce qu'il dit32 : «ou bien le destin perd sa force invincible, inviolable et supé rieure à tout, ou bien, s'il est tel que le pense Chrysippe, la capacité d'exister deviendra souvent impossible; tout événement vrai sera fiunt, omnia causis antecedentibus fiunt; non igitur fato fiunt, quaecumque fiunt ». 32 Plutarque, Sto. rep., 46, 1055 e : (ώστ'ή την) άνίκητον και άνεκβίαστον και περιγενητικήν απάντων ή ειμαρμένη δύναμιν άπόλλυσιν ή ταύτης οϊαν άξιοι Χρύσιππος ούσης το έπιδεκτικον του γενέσθαι πολλάκις εις το αδύνατον έμπεσεΐται · και παν μέν αληθές άναγκαΐον εσται, τη κυριωτάτη πασών ανάγκη κατειλημμένον, παν δε ψευδός αδύνατον, την μεγίστην έχον αίτίαν άντιπίπτουσαν αύτφ προς το αληθές γενέσθαι, (ώστ'ή την) est une addition de Pohlenz qui paraît indispensable pour la compréhension du texte. Nous avons modifié sur un cer tain nombre de points la traduction Bréhier-Goldschmidt.
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nécessaire, étant déterminé par la nécessité de toutes la plus puis sante et toute proposition fausse sera impossible, puisque la plus importante des causes s'oppose à ce qu'elle devienne vraie». Dans le De fato cicéronien, en dehors bien sûr des citations de Camèade que nous avons reproduites, le ton est plus nuancé, moins tranchant, comme si, malgré tout, l'Arpinate éprouvait de la compréhension pour le malheureux Chrysippe empêtré dans ses contradictions. L'œuvre entière, ou du moins ce qui nous en est parvenu, est construite à partir de ce noyau qu'est l'alternative carnéadienne, mais, comme l'a fort justement remarqué M. Dal Pra33, on y trouve une volonté de conciliation qui atteste qu'entre Camèad e et Cicéron il y avait eu une évolution dans la manière d'aborder les conflits. Quelle est, en effet, l'image du stoïcisme dans le De fato? D'une part, Chrysippe nous est présenté comme étant aux pri ses avec Diodore et essayant de ne pas tomber dans le sophisme du Mégarique qui, parce qu'il prétendait confondre la nécessité logi que et la nécessité réelle, affirmait que «cela seul est possible qui est vrai ou le sera»34. Chrysippe, aestuans, croit pouvoir se diffé rencier de Diodore par des subterfuges, en formulant autrement les rapports conditionnels, mais Cicéron, par quelques remarques ironiques montre que ces contortiones orationis ne le convainquent guère35. Pour lui, que Chrysippe le veuille ou non, sa doctrine du destin n'est guère différente, sur le fond, du nécessitarisme de Diodore. A partir du moment, en effet, où il admet que les prédictions des devins concernant les actions humaines sont vraies, il n'a d'au tresolution que d'identifier le possible et le vrai. Toute cette partie du De fato correspond donc au début du raisonnement de Carnéa-
33 M. Dal Pra, op. cit., I, p. 244. 34 Cicéron, Fat., 7, 13 : At hoc, Chrysippe, minime mis, maximeque tibi de hoc ipso cum Diodoro certamen est. Ille enim id solum fieri posse, quod aut sit uerum aut futurum sit uerum, id dicit fieri necesse esse, et quicquid non sit futurum, id negai fieri posse. L'interprétation traditionnelle de la philosophie de Diodore a été contestée par J. Vuillemin, p. 61-89, «Un système de fatalisme logique: Diodore Kronos», qui s'est proposé de démontrer que le nécessitari sme attribué de manière universelle à Diodore ne s'impose à lui que lorsqu'il s'agit de propositions « pseudo-datées ou datées». Il ne nous appartient pas d'entrer ici dans le détail d'une question aussi complexe; nous nous contente rons de remarquer - ce que J. Vuillemin concède lui-même - que cette interpré tation « nominaliste » est en contradiction avec celle, « réaliste » exposée par Cicé ron dans le De fato. Pour la réhabilitation de Diodore comme l'un des grands philosophes de l'Antiquité, cf. D. Sedley, Diodorus Cronus and the Hellenistic philosophy, dans PCPhS, 23, 1977, p. 74-120. 35 Ibid., 8, 15 : Hoc loco Chrysippus aestuans . . .; 9, 17 : maius est enim has contortiones orationis quam signorum ortus obitusque perdiscere.
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de : «si tout arrive par des causes antécédentes ... la nécessité fait tout». Mais, par ailleurs, il serait erroné de dire que Chrysippe nous est présenté seulement comme une sorte de Diodore clandestin et honteux. Il est, en effet, tenu compte dans un deuxième temps de son effort pour insérer la liberté humaine dans la trame du destin en établissant une distinction entre les «causes principales et par faites», présentes de toute éternité dans l'ordre naturel, et celles «auxiliaires et prochaines» qui font que le possible devient réel36. Nous ne reviendrons pas ici sur la métaphore du cylindre, car ce n'est pas la doctrine stoïcienne en elle-même qui nous importe ici, mais la manière dont elle est appréhendée par Cicéron37. Or, tout comme il était précédemment reproché à Chrysippe de chercher à se distinguer de Diodore par des modifications purement verbales, cette fois il est démontré aux partisans de la liberté qu'avec sa théorie des causes procatarctiques le Stoïcien arrive au même résultat qu'eux, pour peu qu'ils admettent eux-mêmes que l'assent iment ne se produit jamais sans une représentation antérieure38. La conclusion de l'Arpinate est donc que c'est une question de forme et non de fond qui sépare les parties en présence39. Alors que Camèade ne semble avoir tenu aucun compte des efforts de Chrysippe pour échapper à l'accusation de fatalisme absolu, il y a dans le De fato cicéronien un état d'esprit différent, qui substitue à l'alternative pure et simple une progression vers le thème du consensus. La thèse sur laquelle sont censées se recon naître les parties antagonistes est celle-ci : la représentation précè de l'assentiment, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle en soit nécessairement la cause, puisque «dans certains cas il est vrai
36 La théorie des causes procatarctiques est critiquée implicitement en 15, 33, et exposée de manière extensive en 18, 41 - 19, 43. Il est à remarquer que Cicéron énonce en 17, 39, une première conclusion - sans doute carnéadienne qui est que Chrysippe, tout en voulant se rapprocher de ceux qui ont affranchi l'âme de la nécessité, a abouti pas ses efforts désordonnés à justifier le nécessitarisme : ut nécessitaient fati confirmet inuitus. La conclusion définitive, celle dont l'origine est probablement antiochienne, inversera les termes et rend justi ce à Chrysippe de son effort pour différencier le stoïcisme du nécessitarisme. Alexandre d'Aphrodise, en revanche, est sur ce point proche de Camèade, puis qu'il se refuse à distinguer ces deux démarches, cf. son De fato, eh. 20 et le commentaire qui en a été donné par A. A. Long, Stoic determinism and Alexan der of Aphrodisias De Fato (I-XIV), dans AGPh, 52, 1970, (p. 247-268), p. 249. Sur le problème général des causes à l'intérieur du stoïcisme, cf. l'exposé de S. Sambursky, op. cit., p. 60 sq. 37 Cf. supra, p. 251. 38 Cicéron, Fat., 14, 44. 39 Ibid. : ex quo facile intellectu est, quoniam utrique patefacta atque explicata sententia sua ad eundem exitum ueniant, uerbis eos, non re dissidere.
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de dire que, telles causes étant antérieurement données, il n'est pas dans notre pouvoir d'empêcher que l'effet s'ensuive, et, dans d'au tres cas, les causes étant antérieurement données, il demeure ce pendant en notre pouvoir que l'effet soit différent»40. Ce happy end, si l'on nous permet cette expression, du De fato se veut le triomphe du bon sens et fait penser à la conclusion des Tusculanes41 : tout comme l'Arpinate avait terminé sa réflexion sur l'éth iquepar l'affirmation que les moralistes sont tous d'accord pour attribuer au sage un bonheur parfait, il conclut ses ouvrages de physique en disant que des philosophes antagonistes reconnaissent que l'homme n'est pas entièrement soumis à la fatalité. Nous venons de mentionner les Tusculanes, mais il faut égale ment et surtout évoquer ici le quatrième livre du De finibus, avec lequel le De fato présente des analogies très frappantes. Nous avons, en effet, analysé dans la partie consacrée à l'éthique com ment, à propos du τέλος, Cicéron avait montré que le stoïcisme pouvait être envisagé soit comme un indifférentisme identique dans son principe à celui d'Ariston, Pyrrhon et Erillus, soit comme une présentation nouvelle de la tentative des philosophes de l'An cienne Académie pour concilier le naturalisme et l'aspiration mor ale de l'homme42. Dans le De fato, Diodore, par son refus de l'e xpérience, par son souci de rigueur logique poussé jusqu'à l'absur de, tient exactement le même rôle que les indifférentistes dans Fin., IV: il permet de montrer que le stoïcisme dans son ambition de parvenir à une rationalité parfaite et universelle court le risque d'aboutir à une construction formellement irréprochable, mais étrangère à la réalité. Par ailleurs, la solution à laquelle Cicéron parvient à la fin de sa réflexion sur le destin et dont le stoïcisme n'est censé différer que par une originalité purement verbale, cor respond, elle, à ce naturalisme de l'Ancienne Académie qui est si prisé dans le livre téléologique : on trouve, en effet, dans la physi quecomme dans l'éthique, le même souci de concilier une nature dont la rationalité n'est pas niée et la spécificité de l'espèce humain e. Les deux textes sont donc très proches dans leur construction, mais il existe néanmoins une différence entre eux. Dans Fin., IV, qui a la vigueur d'une réfutation, l'Arpinate met en demeure les Stoïciens de choisir entre les deux interprétations que l'on peut fai-
40 Ibid. : .. .ut quibusdam in rebus uere did possit, cum hae causae antegressae sint, non esse in nostra potestate, quin Ma eueniant, quorum causae fuerint; quibusdam autem in rebus causis antegressis in nostra tarnen esse potestate, ut Mud aliter eueniat ... 41 Cf. supra, p. 485-492. 42 Cf. supra, p. 414.
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re de leur doctrine et il utilise le thème du consensus dans sa ver sion polémique, c'est-à-dire le plagiat. Dans le De fato, la dualité du stoïcisme est également mise en évidence, mais Cicéron donne très nettement sa préférence à l'interprétation consensuelle qu'il for mule cette fois sans aucune agressivité. Comme celle de Fin., IV, l'architecture du De fato a donc son origine dans l'effort de Camèade pour briser l'unité du système stoïcien en le soumettant à chaque fois à une dichotomie, mais l'originalité du traité sur le destin par rapport à l'autre texte est de s'achever sur une solution de conciliation et un constat d'accord sur le destin. En ce sens, le De fato correspond bien à la fois au quatrième livre du De finibus et au dernier des Tusculanes. On est donc en droit de s'interroger sur la relation entre la pensée de l'Arpinate et la dialectique du scholarque. Y a-t-il rupture ou simple mentune manière différente de dire les mêmes choses? S'il est vrai qu'à la fin du traité l'originalité de Chrysippe par rapport à Diodore semble définitivement reconnue, on doit néan moins garder à l'esprit que dans un premier temps la thèse de l'identité de la théorie chrysippéenne du destin et du nécessitarisme de Diodore fut défendue avec des arguments qui étaient préci sément ceux de Camèade. Mais surtout, la thèse du consensus n'est neutre qu'en apparence. En effet, d'une part la méthode consistant à réduire les conflits avec le stoïcisme à des divergences terminolo giques fut, comme nous avons eu l'occasion de le montrer, une constante dans l'histoire de l'Académie43. D'autre part, le fait même d'isoler la succession chronologique représentation/assenti ment était dans son principe inacceptable pour des Stoïciens qui s'efforçaient de mettre en évidence l'enchaînement universel des causes44. Cela étant, il nous paraît certain que l'utilisation du thè me du consensus dans cette fin du De fato se fait dans un esprit différent de celui de Camèade : le scholarque cherchait avant tout à ruiner l'identité du stoïcisme en l'assimilant à d'autres doctrines, ou en affirmant que ce que les Stoïciens considéraient comme leur bien propre (la thèse du bonheur du sage) était commun à tous les philosophes. Cicéron, au contraire, procède, comme il l'a dit luimême dans ce passage des Tusculanes dont nous avons déjà souli gnél'importance, avec sérénité {cum pace)45, il est persuadé d'ap-
43 II faut cependant remarquer que le De fato s'achève sur une position de conciliation à l'égard des Stoïciens, mais aussi sur des invectives à l'égard d'Épicure. En ce sens, la conclusion du De fato est moins consensuelle que celle des Tusculanes. 44 S. Sambursky, op. cit., p. 76 sq., dit que le concept stoïcien de possibilité est une catégorie subjective fondée sur l'ignorance du futur. 45 Cf. supra, p. 491.
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porter une solution dans laquelle les adversaires peuvent tous se reconnaître et il s'adresse aux partisans du libre-arbitre tout autant qu'aux Stoïciens eux-mêmes. Cette solution a été jugée avec une certaine sévérité par A. Yon, qui a écrit à ce sujet qu'à vouloir réduire les divergences à des questions de mots, Cicéron propose une conciliation qui court le risque d'être elle aussi purement ver bale46. On est effectivement en droit de regretter que l'Arpinate ait formulé comme un constat d'accord actuel ce qui devrait plutôt relever de l'espoir que les recherches des philosophes convergent vers une même fin47. Mais on ne doit pas oublier non plus que le concept de consensus chez Cicéron ne peut être apprécié avec des critères purement philosophiques. Dans l'admiration qu'il ressent pour cette solution de compromis, il y a non seulement la marque de l'enseignement d'Antiochus, mais aussi l'expression de ce réali sme romain que le préteur Gellius avait si naïvement illustré lors de sa rencontre avec les philosophes grecs48, l'expérience du juriste habitué à chercher une issue aux conflits, et surtout la réaction d'un homme qui, à travers la philosophie, cherche à se persuader que les dissensions humaines portent en elles-mêmes les conditions de leur résolution. Comme toutes les œuvres cicéroniennes, le De fato, loin de se prêter aux multiples découpages auxquels l'a sou mis la recherche des sources, doit être interprété en termes de continuité et d'harmonie. Continuité partielle entre la dialectique carnéadienne et l'effort de conciliation entrepris par Antiochus, la première étant utilisée pour préparer le second; harmonie entre cette manière de poser les problèmes philosophiques et la personn alité, les aspirations de Cicéron lui-même.
Carnéade et le Phèdre Revenons maintenant à la question de la philosophie carnéa dienne de la liberté. Nous avons vu comment l'Académicien préten dait résoudre les contradictions qu'il mettait en évidence chez les Stoïciens et les Épicuriens en affirmant que le mouvement volont aire ne contredit pas le principe de causalité puisqu'il est à luimême sa propre cause. En outre, l'étude de ce même passage du De fato nous a également révélé un élément inhabituel dans les témoignages sur la philosophie du scholarque, une tonalité pédago giqueet même dogmatique. Carnéade ne se contentait pas sur ce 46 A. Yon, p. 23, n. 4. 47 Comme cela était le cas dans le dernier livre des Tusculanes. 48 Cf. supra, p. 376.
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point d'opérer des déductions à partir des prémisses prises dans la doctrine de ses adversaires, il développait une véritable théorie de l'automotion de l'âme. Mais sur quoi pouvait-il se fonder pour affirmer que la volonté est causa sui? A en juger par le texte cicéronien, le scholaque appuyait cette proposition sur une critique du langage courant et sur la distinction entre ce qui est sans cause et ce qui a une cause interne49. Mais cette argumentation apparaît insuffisante, puisque la démonstration de l'existence de réalités ayant leur cause dans leur propre nature n'impliquait pas nécessai rementque l'âme fût au nombre de celles-là. La théorie carnéadienne du mouvement volontaire est expri méedans le De fato dans un langage très largement aristotélicien, qui est sans doute la marque d'Antiochus d'Ascalon. Il y a lieu cependant de se demander si elle ne doit pas être reliée à la philo sophie de celui que la Nouvelle Académie, dans son refus de l'arg ument d'autorité, n'a jamais présenté comme un maître à penser, Platon. A en juger par le témoignage cicéronien, Camèade, lors qu'il développait sa théorie de l'automotion de l'âme ne se référait jamais au fondateur de son école et ce silence a été si efficace qu'en dehors de la brève note de Zeller à laquelle nous avons fait allusion, personne, à notre connaissance, n'a songé à situer sur ce problème de la liberté le scholarque de la Nouvelle Académie par rapport à son prédécesseur50. Nous sommes persuadé, au contrair e, que la doctrine carnéadienne du mouvement volontaire peut être lue à la lumière de ce qu'a écrit Platon dans le Phèdre sur l'a utomotion de l'âme. Comme nous avons précédemment montré ce qu'il y avait de commun entre la méthode d'Antiochus et celle de Camèade, cette interprétation nous permettra d'avoir une vision complète des différentes strates académiciennes sur lesquelles re pose le De fato et donc de mieux situer philosophiquement la conception cicéronienne de la volonté51. Deux importantes études, dont l'une fort récente, ont été consacrées au passage du Phèdre dans lequel Platon, avant d'expo ser le mythe de l'attelage ailé, prétend prouver l'immortalité de l'âme à partir de la nature automotrice de celle-ci. Les auteurs de ces travaux ont tous les deux été frappés par le caractère de
49 Nous avons signalé, n. 24, la possibilité de considérer le § 24 comme un commentaire d'Antiochus ou de Cicéron. Néanmoins, le fait que ce commentair e ne fasse que développer la proposition uoluntatis enim nostrae non esse cau sas externas et antecedentis, qui, elle, est rattachée directement à l'enseignement de Camèade, nous incite à le considérer comme carnéadien ou, en tout cas, comme conforme à la pensée de Camèade. 50 Cf. supra, n. 10. 51 Platon, Phèdre, 245c-246a.
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démonstration que Platon a voulu donner à ce texte et qui contrast e avec la part qu'il fait généralement au mythe et à la poésie quand il parle de l'âme52. Ici, l'objectif est annoncé avec une très grande clarté53 : «qu'au sujet de la nature de l'âme, aussi bien divi nequ'humaine, on se fasse des idées vraies en observant ses états et ses actes-». Le philosophe veut donc que la rigueur des déductions soit aussi grande que celle des observations à partir desquelles elles sont faites, le tout devant montrer la connexion nécessaire entre l'automotion de l'âme et son immortalité. Le raisonnement platonicien, tel qu'il a été formalisé par R. Bett, est ainsi construit54: 1) l'âme se meut elle-même ce qui se meut soi-même est toujours en mouvement ce qui est toujours en mouvement est immortel 2) ce qui se meut soi-même est immortel ce qui se meut soi-même est une source de mouvement ce qui est une source de mouvement est incréé et impérissable 3) l'âme est donc immortelle. Pour Platon, l'automotion de l'âme est une vérité perçue empi riquement, mais de laquelle découle nécessairement la double conclusion que l'âme est «inengendrée et immortelle»55. C'est seu lement plus loin, à propos du mythe de l'attelage ailé qu'il se mont rera plus humble dans ses affirmations et qu'il énoncera la dis tinction qui lui est chère entre le caractère vraisemblable des affi rmations humaines et l'exhaustivité du savoir des dieux56. Cette res triction quant à ce que l'intellect de l'homme peut percevoir de la vérité n'empêche donc pas Platon d'affirmer avec certitude que l'âme est une αρχή et qu'elle échappe à la mort. Une telle assurance est en réalité assez surprenante car, d'une part, Platon surestime le caractère contraignant de sa démonstrat ion et, d'autre part, lui-même n'a pas eu toujours la même posi tion sur cette question, il y a là deux données qui sont importantes 52 R. Demos, Plato's doctrine of the Psyche as a self-moving motion, dans JHPh, 6, 1968, p. 133-145 et R. Bett, Immortality and nature of the soul in the Phaedrus, dans Phronesis, 33, 1986, p. 1-26. 53 Platon, ibid., 245 c: Δει ούν πρώτον ψυχής φύσεως πέρι, θείας τε και ανθρωπινής, ίδόντα πάθη τε και έργα τάληθές νοήσαι. Cf. supra, n. 29. 54 R. Bett, ibid., p. 3. 55 Platon, Phèdre, 246 a: εξ άνάγχης άγένητόν τε και άθάνατον ψυχή αν είη. 56 Ibid. : Περί μεν ούν αθανασίας αυτής ίκανώς- περί δέ τής ιδέας αυτής, ώδε λεκτέον οίον μέν έστι, πάντη πάντως θείας είναι και μακράς διηγήσεως, φ δέ Ιοικεν, ανθρωπινής τε και έλάττονος· ταύτη ούν λέγωμεν.
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pour situer le Phèdre par rapport à l'ensemble de l'œuvre platoni cienne, mais surtout pour appréhender comment s'est formée la tradition à laquelle se rattache Cicéron. Revenons d'abord à l'argumentation elle-même. Malgré sa compacité elle se révèle fragile, car comment s'effectue le passage de l'automotion à l'immortalité? Par l'intermédiaire de deux pro positions qui apparaissent comme des postulats et non, ainsi que semble le croire Platon, comme des vérités d'évidence. Pourquoi, en effet, ce qui se meut soi-même serait-il toujours en mouve ment57? Rien n'empêche α priori de concevoir l'arrêt de l'automot ion! Platon affirme que celle-ci est incréée et éternelle parce que, dans le cas contraire, tout s'arrêterait et il n'y aurait pas de point de départ pour une nouvelle existence. L'hypothèse est sans doute effrayante, mais qu'est-ce qui la rend logiquement impossible? A ces questions sans réponse s'ajoute donc le fait que Platon n'a pas toujours considéré l'âme comme étant le principe du mouv ement. Sans entrer dans le détail d'une question complexe, il a été à juste titre remarqué que le passage du Phèdre que nous étudions diffère de ce que Platon écrit dans le Phédon et dans la Républiq ue58.Le premier de ces dialogues déduit l'immortalité de l'âme du fait qu'elle n'est pas soumise au changement et, s'il est vrai que, dans le second, la partie irascible et la partie concupiscible nous sont présentées comme changeantes, plusieurs passages y suggè rentque l'état idéal de l'âme est le repos59. En revanche, dans d'autres dialogues, Platon exprime des vues qui sont plus proches de celles du Phèdre, qu'il s'agisse du Sophiste, dans lequel il affi rmeque l'être inclut aussi bien le mouvement que le repos, ou des Lois, qui contiennent cet échange60: Clinias. - Se mouvoir soi-même, telle est donc, affirmes-tu, la 57 R. Bett, ibid., p. 5-6. 58 Cf. R. Demos, p. 133 et R. Bett, p. 17-18. 59 Platon, Phédon, 78 b; Rép., IX, 580d-588a et X, 611b. R. Bett qui cite ces passages, toc. cit., reconnaît qu'aucun passage de la République ne dit expressément que l'état idéal de l'âme est le repos, mais il considère, avec rai son nous semble-t-il, qu'une telle déduction n'a rien d'arbitraire. 60 Platon, Sophiste, 248 a - 249 d; Lois, X, 896 a-b: ΚΛ. Το εαυτό κινείν φή ς λόγον Ιχειν τήν αυτήν ούσίαν, ήνπερ τοΰνομα δ δη πάντες ψυχήν προσαγορεύομεν; Αθ. Φημί γε· εί δ' έ"στι τοϋτο ούτως έχον, άρα ετι ποθοΰμεν μή ίκανώς δεδεΐχθαι ψυχήν ταύτόν δν καί τήν πρώτην γένεσιν και κίνησιν τών τε δντων και γεγονότων καί έσομένων καί πάντων αύ τών εναντίων τούτοις; επειδή γε άνεφάνη μεταβολής τε και κινήσεως άπάσης αιτία δπασιν; ΚΛ. Ουκ, άλλα ίκανώτατα δέδεικται ψυχή τών πάντων πρεσβυτάτη, γενο μένη γε αρχή κινήσεως.
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définition de ce même être qui a pour nom «âme» dans notre par ler à tous? L'Athénien. - C'est bien là ce que j'affirme. S'il en est ainsi, regrettons-nous quelque insuffisance dans cette preuve, donnée par nous, que l'âme est identique au principe de la génération et du mouvement ... ? Clinias. - Nullement; nous avons, au contraire, adéquatement démontré que l'âme est le plus ancien de tous les êtres, du moment que nous l'avons démontrée principe de mouvement. Cette similitude entre le Phèdre et les Lois confirme que la théorie de l'âme immortelle parce qu'automotrice marqua le terme de la réflexion de Platon sur cette question. On sait par ailleurs quelle importance cette idée d'automotion eut dans l'Ancienne Aca démie, puisque Xénocrate définit l'âme comme «un nombre qui se meut lui-même»61. Lorsque Camèade répondait donc aux Épicu riens et aux Stoïciens qu'il suffisait de considérer l'âme comme causa sut pour pouvoir concilier le principe de causalité et la libert é,il ne se référait pas explicitement à Platon, mais on constate qu'il défendait à sa manière un aspect important de la pensée pla tonicienne. Comment comprendre cependant que, tout en n'hési tant pas à reprendre la doctrine de la causalité interne de l'âme, il ne se soit jamais prononcé de la même manière sur son immortalit é, alors que pour Platon les deux aspects étaient étroitement liés? En d'autres termes, quel sens pouvait avoir pour Camèade la pré sence dans le monde d'une volonté échappant au déterminisme externe? Quand on cherche à comprendre pourquoi Camèade n'a envi sagé l'automotion de l'âme que sous l'aspect psychologique (au sens le plus commun du terme), pourquoi, tout en se référant très clairement à ce principe, il a introduit une coupure de fait entre l'expérience de liberté et la métaphysique de l'âme, deux interpré tations sont possibles. On peut estimer qu'il faisait entièrement sienne la démarche de Platon dans le Phèdre et qu'il pensait qu'à partir du moment où les Stoïciens auraient admis que le seul moyen pour eux d'échapper à Diodore était d'admettre la capacité de l'âme à être autonome, ils seraient amenés nécessairement à reconnaître son immortalité. Dans une telle perspective, son silence serait celui du dialecticien qui, sûr de son triomphe parce qu'il n'a laissé à l'interlocuteur-adversaire qu'une seule voie possible, attend patiemment que celui-ci aille là où il ne peut éviter d'aller. Mais il paraît plus probable que son esprit critique avait décelé à quel 61 Xénocrate, frgs. 166-168 Isnardi-Parente.
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point était excessive la prétention platonicienne de passer nécessai rementde l'automotion à l'immortalité et qu'il ait voulu en les dis sociant restituer à la seconde son statut d'objet de croyance62. Cet tedeuxième explication nous paraît la plus cohérente avec ce que nous avons vu jusqu'à présent du scholarque de la Nouvelle Acadé mie,mais, qu'elle que soit l'interprétation choisie, il nous paraît certain que ce silence de Camèade ne signifie pas de sa part une négation de l'arrière-plan métaphysique de la causalité interne de l'âme ni une indifférence à celui-ci. Le scholarque de la Nouvelle Académie est resté dans l'histoire de la philosophie comme l'un des inventeurs du concept de volonté63 et c'est un des aspects les plus intéressants de l'affrontement entre les Néoacadémiciens et le Por tique que d'avoir permis cette manière nouvelle d'envisager le prin cipe de l'automotion de l'âme. Confronté à la théorie stoïcienne du destin, Camèade sut adapter Platon pour isoler l'acte volontaire et le considérer comme un atome de liberté dans le monde, sans que, selon nous, une telle démarche impliquât nécessairement le rejet de l'arrière-plan métaphysique. Après lui, ceux qui se réclamaient de la tradition platonicienne continuèrent à établir une relation entre le principe d'automotion et la métaphysique de l'âme, com menous allons essayer de le montrer à travers quelques exemp les. La tradition du Phèdre Quiconque isole le De fato du reste du corpus philosophique cicéronien, pourra en tirer des conclusions sur l'idée que l'Arpinate se faisait de la liberté humaine, mais il lui sera impossible d'en déduire quoi que ce soit quant à son acceptation ou à son rejet de la thèse de l'immortalité de l'âme. Or, quand on se refuse à établir ainsi un cloisonnement rigoureux entre les œuvres, on constate que l'Arpinate a traduit à deux reprises le fameux passage du Phèdre 62 Telle qu'elle est présentée par Socrate lui-même dans l'Apologie, cf. supra, p. 999, n. 41. 63 Cf. supra, p. 45. Pour M. Dal Pra, op. cit., 1. 1, p. 244, Camèade s'en serait, au contraire, tenu à l'alternative : la liberté du mouvement volontaire ou le nécessitarisme. Si tel avait été le cas, s'il s'en était tenu à une isosthénie rigoureuse, il eût été certainement plus proche des Pyrrhoniens que de Platon. L'étude du témoignage cicéronien nous a permis de constater que : - Camèade n'exprime pas cette alternative dans l'absolu, mais contre les Stoïciens ; - le libre-arbitre n'est pas pour lui une hypothèse parmi d'autres, mais celle qui permet d'apporter une solution à un problème que les Épicuriens et les Stoïciens sont incapables de résoudre.
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sur l'automotion de l'âme, une fois dans le De republica et une autre fois dans la première Tusculane64. Dans les deux cas, le texte platonicien est évidemment cité pour démontrer que l'âme est immortelle, mais c'est seulement dans la Tusculane que Cicéron apporte un commentaire personnel, louant à la fois Yelegantia, la qualité de la forme, et la finesse de l'argumentation et mettant au défi les plebeii phiîosophi, les Épicuriens, de pouvoir comprendre ou produire quelque chose d'aussi parfait65. Comment situer cette citation du Phèdre par rapport au passage du De fato où Cicéron évoque avec admiration la version carnéadienne de l'automotion de l'âme? En d'autres termes, y a-t-il une conciliation possible entre l'attitude néoacadémicienne, qui se caractérise par le refus de toute référence explicite à Platon et par le silence sur l'immortali té, et cette adhésion enthousiaste au fondateur de l'Académie, qui annonce déjà le moyen-platonisme66? La différence entre la Tusculane et le De fato est, en réalité, moins profonde qu'il n'y paraît. En effet, l'admiration que l'Arpinate exprime pour la démonstration du Phèdre ne l'empêche pas de considérer que l'immortalité de l'âme est la plus forte des vra isemblances, non une conclusion nécessaire, comme prétendait le prouver Platon par son argumentation67. Cela nous conduit à affi rmer que Cicéron ne contredit pas Camèade, mais qu'il actualise et développe ce qui chez celui-ci existait comme virtualité. Le scholarque affirmait que l'âme se meut elle-même, mais il laissait son immortalité à l'état de probabilité non exprimée. L'Arpinate, lui, cite de manière très précise le Phèdre, mais il transforme en vra isemblance ce qui dans ce passage est pour Platon une nécessité, Camèade aurait donc pu se reconnaître dans la méthode cicéronienne, dans ce jeu consciemment laissé aux articulations de la pensée, et la comparaison de la Tusculane et du De fato nous confirme combien est peu fondée l'attitude qui consiste à isoler le scholarque de l'ensemble de la tradition platonicienne. D. Babut a remarquablement analysé la manière dont ce pro blème de l'au-delà de la volonté se pose chez Plutarque, qui est ph ilosophiquement proche de Cicéron68. Il a montré, à travers l'étude des traités philosophiques, mais aussi de bon nombre de passages
64 Cicéron, Rep., VI, 25, 25 et Tusc, I, 23, 53-54. 65 Cicéron, Tusc, I, 23, 55. 66 Cf. par exemple, Apulée, Plat., I, 2, 183. 67 Rappelons, en effet, que, dans la première Tusculane, Cicéron n'exclut jamais entièrement l'hypothèse de la disparition de l'âme après la mort. Il était sans aucun doute beaucoup plus dogmatique sur ce point dans le dernier livre de la République. 68 D. Babut, Plutarque et le stoïcisme, p. 473 sq.
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des Vies, comment s'exprime chez cet Académicien la relation entre la volonté et la transcendance : pour lui, Dieu ne supprime pas la liberté humaine, tandis que le «principe supérieur de la pro vidence l'emporte sur la contrainte de la nécessité»69. Plutarque ne dit pas autre chose que l'Arpinate en ce qui concerne la volonté de l'homme. Ce qui la différencie de son prédécesseur latin, c'est l'a pprofondis ement de la réflexion sur la transcendance. Parce qu'ils appartiennent au moyen-platonisme, Plutarque et son imitateur, l'auteur du De fato, sans rejeter en quoi que ce soit la démarche de Camèade, cherchent à aller le plus loin possible dans la définition de la relation entre Dieu et le monde70. Camèade orientait son interlocuteur vers Platon, lui donnait la faculté de le découvrir, mais se gardait bien d'en imposer une interprétation dogmatique et c'est de cet état d'esprit que relève encore le De fato cicéronien; au contraire, dans le De fato du Pseudo-Plutarque, le fondateur de l'Académie est cité dès les premières lignes, comme inspirateur de l'ensemble de la réflexion71. Les deux œuvres ont été écrites pour réfuter un même adversaire, le stoïcisme, mais les différences sont révélatrices de l'évolution que connut l'Académie : d'un côté, une dialectique qui, par peur de paraître dogmatique, ne dit pas quelle est la source à laquelle elle puise; de l'autre, un platonisme qui ne craint pas la référence, voire l'argument d'autorité, et se sert de la présence du stoïcisme comme d'une occasion pour enrichir l'inte rprétation des textes platoniciens. Entre ces textes une continuité profonde, cependant, celle de la tradition du Phèdre. Un penseur comme Philon d'Alexandrie, si profondément im prégné de philosophie grecque et de religiosité juive, ne pouvait pas ne pas s'intéresser à ce problème du sens de la volonté. Qui veut étudier comment il a abordé cette question, est naturellement amené à évoquer ce passage important du Quod deus12: «seule l'âme humaine, qui a reçu de Dieu le mouvement volontaire et qui, sous ce rapport, a été tout à fait assimilée à lui, parce qu'affranc hie, autant que possible, de la nécessité, maîtresse fâcheuse et bien pénible, pourrait se voir accusée de ne pas entourer de respect son libérateur». Ce texte, d'une extrême densité philosophique, puisqu'il réunit en lui les différentes nuances de la pensée platoni-
69 Ibid., p. 483, citation du De fade, 928 d. 70 II est à remarquer que Plutarque se réfère expressément à notre passage du Phèdre dans le De an. procr. in Timaeo, 1013 c. 71 Ps. Plut., De fato, I, 568 cd. 72 Philon, Deus, 48 : μόνη δε ή ανθρώπου ψυχή, δεξαμενή παρά θεού την έκούσιον κίνησιν και κατά τοότο μάλιστα όμοιωθεΐσα αύτφ, χαλεπής και άργαλεωτάτης δεσποίνης, τής ανάγκης, ώς οίον τε ήν έλευθερωθεΐσα, κατηγορίας αν δεόντως τυγχάνοι, δτι τον έλευθερώσαντα ού περιεπει.
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cienne et académicienne, a permis de présenter Philon comme un défenseur de la liberté humaine, mais, d'une part, il est assez isolé dans l'œuvre philonienne et, d'autre part, on peut lui opposer tel autre traité où l'Alexandrin condamne avec sévérité l'illusion qui consiste à croire que la pensée et la compréhension dépendraient de la libre décision de l'homme73. Y a-t-il donc chez Philon une doctrine cohérente de la liberté? Nous avons déjà eu l'occasion de dire que Philon, même s'il utilise en d'innombrables occasions le vocabulaire stoïcien de la nature, n'identifie pas Dieu à celle-ci74. La Cause suprême peut changer les lois du monde, qui, comme cela est dit dans le De Abrahamo, «n'est pas le Dieu premier, mais l'œuvre du Dieu Pre mier»75. Contrairement aux Chaldéens dont la science physique symbolise le déterminisme absolu, Abraham «émigré» hors du monde vers le Créateur, il comprend que le bien et le mal ne nais sent pas du mouvement régulier des astres, il est celui qui le pre mier sait distinguer Dieu et ses puissances76. Ce n'est donc pas par rapport à la nécessité naturelle, ou du moins pas seulement par rapport à elle, que doit être définie la liberté de l'âme, mais par rapport à Dieu qui transcende l'ordre qu'il a lui-même institué et qui se tient «au-dessus» du monde77. Cette liberté est mise en relation, sur le mode du probable, avec la composition même de l'âme, car Philon, se référant cette fois à Aristote, n'exclut pas qu'elle soit faite comme l'éther, d'une ci nquième substance, entièrement différente des autres78. Cependant, ni le problème physique de ce cinquième élément auquel Cicéron fait allusion dans Ac. post. I comme dans la première Tusculane79, ni le mouvement volontaire en lui-même, c'est-à-dire comme ex pression de ce qui serait une liberté d'indifférence, ne représentent pour Philon l'essentiel. Le libre-arbitre n'a pour lui de sens que dans la mesure où il permet la théodicée et rend l'homme respon sabledevant Dieu. Le premier aspect apparaît dans le De opificio, où Philon évoquant le passage de la Genèse dans lequel Dieu pous se les animaux vers l'homme pour qu'il leur donne un nom, donne
73 Philon, Her., 85. 74 Cf. supra, p. 517. 75 Philon, Abr., 75 : ούκ εστίν ό πρώτος θεός, άλλ' έργον του πρώτου θεοΰ. 76 Philon, Her., 97-98. 77 Cf. Poster., 14 et 19. Il est à remarquer que dans ces deux textes Philon souligne que Dieu, lui, est immobile. Il y a sans aucun doute dans cette concept ion de la relation entre Dieu et le monde une influence aristotélicienne. 78 Philon, Her., 283. 79 Cf. supra, p. 458 et 554.
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l'explication suivante80 : Dieu a agi ainsi, non parce qu'il y avait un doute sur le choix des noms, mais «parce qu'il savait qu'il avait établi chez les mortels la nature rationnelle pour se mouvoir d'ellemême, de façon qu'il restât lui sans participation au mal». Le second est exprimé dans le De mutatione au moyen d'une métaphor e81 : le maître donne à l'élève l'occasion d'un exercice volontaire, mais cet exercice n'a rien d'une variation gratuite, il est l'occasion pour le disciple de retrouver avec plus d'empressement encore ce qu'il a appris. Alors que, pour les Stoïciens, la présence dans le monde d'un être n'obéissant qu'à sa propre causalité était impossible à envisa ger, parce qu'elle supposait une solution de continuité dans la tr ame rationnelle de l'univers, pour Philon, le libre-arbitre, loin d'être une diminution de la puissance divine, implique déjà «une plus grande perfection dans tout l'Univers»82. Les Stoïciens sont aussi convaincus que Philon qu'il n'est d'authentique liberté que dans la reconnaissance de la perfection divine, mais, alors qu'ils croient que l'homme «touche à Dieu»83, lui est convaincu que l'être hu main a en lui une véritable puissance d'éloignement, la volonté, qui rend d'autant plus difficile et méritoire l'ascèse au terme de laquell e on parvient à la conclusion que cette indépendance est un prêt divin et, partant, une épreuve. Il serait difficile de terminer cette analyse sans évoquer Plotin, mais la doctrine psychologique de l'auteur des Ennéades est si riche que la résumer en quelques lignes aboutirait nécessairement à la déformer. Rappelons donc simplement que Plotin cite littéral ement à plusieurs reprises notre passage du Phèdre et qu'il lui accorde une place fort importante dans le traité «De l'immortalité de l'âme»84. Ce texte contient beaucoup d'arguments tirés du Ti-
80 Philon, Opif., 149, commentaire de Gen., 2, 19. 81 Cette métaphore se trouve dans Mutât., 270. 82 Descartes, Méditation quatrième, 49, p. 466 du t. 2 de l'éd. Alquié. Sur cette question cf. l'ouvrage classique d'E. Gilson, La doctrine cartésienne de la liberté, Paris, 1913, republié en 1982. 83 Marc-Aurèle, Pensées, II, 12 : άπτεται θεού άνθρωπος. 84 Plotin, «De l'immortalité de l'âme» = En., IV, 7. Sur la présence de l'a rgumentation du Phèdre dans ce passage, cf. J.-M. Charrue, Plotin lecteur de Pla ton, Paris, 1978, p. 161-165 et P. Henry, Plotini opera, vol. 3, Oxford, 1973, index à Platon, Phèdre, qui donne l'ensemble des références. Comme l'a démontré J.M. Charrue, le Phèdre a dans ce traité plotinien une importance au moins égale à celle du Phédon et des textes aristotéliciens qui y sont également cités. Plotin réaffirme en III, 3, 4, 6-7, qu'à la différence des autres vivants l'homme possède en lui un principe de liberté (αρχήν άλλην έλευθέραν); dans ce passage, cepen dant,il souligne qu'un tel principe «n'est certes pas en dehors de la providence et de la raison universelles ». Une telle affirmation est de celles qui ont fait dire
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mée, du Phédon ou d'Aristote, toutefois la force avec laquelle est réaffirmé le lien entre l'automotion et l'immortalité montre avec éclat la vitalité de la tradition du Phèdre. Les caractéristiques pro pres à celle-ci apparaissent plus clairement encore si on la compar e à celle, aristotélicienne, dont Alexandre d'Aphrodise s'est fait le défenseur. Certes, Dom Amand ou A. Magris ont pu montrer de manière convaincante que sur tel ou tel point l'Exégète n'a pas hésité à reprendre les thèmes de l'argumentation antifataliste de Camèade85. Certes, dans le très remarquable ouvrage qu'il a consacré à l'aristotélisme au IIe siècle après J.-C, P. L. Donini a expliqué comment Alexandre fit un grand pas sur la direction conduisant à Plotin, en affirmant dans le De anima que l'âme humaine peut acquérir une sorte d'immortalité en pensant l'intelli gible,qui est immortel86. Mais cet élément de platonisme chez
à J. Trouillard, La purification plotinienne, Paris, 1955, p. 110, que «quand on cherche quelle idée Plotin se fait de la liberté, on peut être tenté de le ranger parmi ceux qui l'affirment et voudraient la sauver, mais sont amenés à la di ssoudre par la logique de leur système». Plotin utilise pour expliciter sa pensée (III, 2, 17) la métaphore stoïcienne du théâtre : l'âme est l'acteur qui reçoit son rôle du poète de l'univers et il lui appartient de jouer celui-ci selon son caractè re propre. Il est à remarquer cependant que Plotin ne s'en tient pas strictement à la métaphore telle qu'elle est exprimée par Épictète, Manuel, 17, et par Sénèque, Benef., II, 16, 2, il affirme (loc. cit., 55-64) que l'indépendance de l'âme est plus grande que celle de l'acteur. D'un point de vue philosophique, il est certain que pour Plotin la liberté ne se définit pas par la possibilité de choix entre des contraires, mais par la volonté d'aller au Bien (cf. sur ce point Trouillard, op. cit., p. 113). Du point de vue de l'histoire de la philosophie, il apparaît que les positions des Stoïciens et de Camèade sont les matériaux avec lesquels Plotin a construit sa réflexion sur la liberté, laquelle se caractérise par la volonté d'aller au-delà du conflit qui avait opposé sur ce point la Nouvelle Académie et le Por tique. 85 D. Amand, op. cit., p. 143; A. Magris, L'idea di destino nel pensiero antico, Trieste, 1985, p. 601-604. Les thèmes carnéadiens que l'on retrouve chez Alexan dre, ou tout au moins ceux où sa pensée coïncide avec celle de l'Académicien sont : le danger social du déterminisme - il est dit dans son De fato, 21, que, même si la thèse du déterminisme et celle du libre-arbitre étaient également vraisemblables, il faudrait choisir la seconde -; la critique de la théorie sto ïcienne des causes, cf. ibidem, 24-25; le fait que la liberté ne contredit pas le principe de causalité, cf. sur ce point la note suivante. Il est à remarquer que l'on trouve au § 6 du traité d'Alexandre la même anecdote de Socrate et du physiognomoniste Zopyre qui figure dans le De fato cicéronien en 5, 10. 86 P. L. Donini, Tre studi sull'aristotelismo nel II secolo D.C., Turin, 1974, chap. I : Alessandro di Afrodisia e il platonismo fra il II e il III secolo, p. 32-36. Donini refuse cependant, à juste titre, de considérer cette théorie de « l'assimila tion» de l'intellect humain à l'intellect immortel dans l'acte de la connaissance comme la version péripatéticienne de Γόμοίωσις θεφ des Platoniciens. En effet, d'une part le terme d'i^oicooiç est utilisé par Alexandre pour exprimer tout processus de connaissance et, d'autre part, rien n'est plus étranger à Alexandre que le mysticisme, fût-il philosophique.
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l'aristotélicien Alexandre ne doit pas dissimuler ce qui sur le fond le différencie de la tradition platonicienne : pour lui, si la volonté est libre, l'âme n'est ni automotrice, ni immortelle87. On ne peut donc établir une véritable continuité entre Camèade et lui que si l'on admet que le scholarque de la Nouvelle Académie avait total ement abandonné la tradition du Phèdre, hypothèse qui nous semble pour le moins fragile.
87 On perçoit mieux ce qui sépare Alexandre de Camèade en étudiant le § 1 5 de son De fato, dans lequel il expose la théorie de l'acte volontaire. Alexan dre affirme que «l'homme est principe et cause des actes faits par lui», ce en quoi il se situe dans la continuité d'Aristote (cf. Eth. Nie, III, 3, 1131 b 32-33) et semble en parfait accord avec Camèade. Si l'on tient compte, par ailleurs, de la présence chez Cicéron, Fat., 11, 23, de termes qui laisseraient penser que Carnéade - à moins que ce ne soit une source intermédiaire - avait été influencé par la psychologie aristotélicienne de l'acte volontaire telle qu'elle est exposée dans cette partie de l'Éthique, il serait tentant de conclure à une grande simili tude, voire à l'identité de ces positions. C'est, au demeurant, l'opinion de R. W. Sharpies dans son édition commentée du De fato, Alexander of Aphrodisias on fate, Londres, 1983, p. 146-147. Cette analyse ne nous paraît que partiellement exacte. En effet : - on trouve dans le texte cicéronien une expression, animum moueri fort peu aristotélicienne (cf. dans le De anima, 408 b, la critique de la théorie de l'âme automotrice) et, en revanche, tout à fait dans la tradition du Phèdre; - aussitôt après avoir dit que l'homme est principe de ses actes, Alexan dre limite cette liberté en précisant qu'elle s'exerce en fonction de trois critères, le καλόν, le συμφέρον et le ήδύ. Il tente certes ainsi d'échapper aux risques de déterminisme inhérents à la théorie aristotélicienne de la vertu (cf. sur ce point Donini, p. 178-179), mais il définit néanmoins lui-même un domaine à l'intérieur duquel va s'exercer la liberté. Rien de tel dans le texte cicéronien, où le but recherché est de montrer que, par sa capacité à se mouvoir elle-même, l'âme échappe aux déterminations extérieures. Cela ne signifie pas évidemment que pour Camèade la liberté ait été une liberté d'indifférence, mais il n'est pas sans importance qu'il n'ait pas cherché à préciser comment elle s'insère dans le monde ; - dans deux textes dont l'authenticité a été parfois contestée (il s'agit des traités sur le έφ' ήμΐν chez Aristote qui se trouvent à la fin du De anima mantiss a, p. 169-175 Bruns), la différence entre Alexandre et l'Académie apparaît enco re plus clairement, puisqu'il y est affirmé qu'il existe un mouvement sans cause (p. 170, 12-13) et que la liberté est due à la présence en l'homme du non-être (p. 171, 1). Comme l'a dit fort justement L. Robin, Aristote, p. 168, la liberté serait donc pour Alexandre « un signe de la misère de l'homme ». Dans la tradi tiondu Phèdre, le fait que l'âme soit principe de son mouvement, et d'abord de son propre mouvement, doit être perçu comme un signe de l'être véritable. En d'autres termes, pour Alexandre, la liberté va à l'encontre de la perfection natur elle, alors que pour les Platoniciens l'automotion fonde l'ontologie. Sur la manière dont Aristote s'est progressivement détaché de la tradition du Phèdre, cf. E. Bignone, op. cit., t. 1, p. 262-272.
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la physique L'originalité cicéronienne
Jusqu'ici nous avons étudié comment des philosophes qui, à des époques différentes et dans des contextes culturels très divers, se sont réclamés de Platon, ont compris et perpétué l'argumentat ion du Phèdre. Il nous reste à préciser quelle est la place de Cicéron dans cette postérité de Platon, que nous avons suivie jusqu'à Plotin. L'originalité de son apport se caractérise selon nous par la conjonction de trois éléments : une situation philosphique, une lan gue et une expérience. La situation philosophique de l'Arpinate, dont nous avons es sayé de montrer plus haut la complexité, a des conséquences très précises sur sa conception de la volonté. Par son adhésion à la Nouvelle Académie, il est assurément l'héritier direct de la dialecti que carnéadienne. Contrairement à Philon ou à Plotin, il peut donc penser l'expérience de la liberté humaine autrement que dans sa relation à Dieu. Cela ne signifie évidemment pas que cette démar che soit pour lui la seule possible, ni même qu'il la considère com me la plus fondée philosophiquement. La présence dans le De republica et dans la première Tusculane de la citation du Phèdre nous a montré que, par ses maîtres académiciens, l'Arpinate a appris à connaître non seulement les mécanismes de la dialectique de Camèade, mais aussi l'arrière-plan métaphysique de celle-ci. Cependant aucun des textes grecs que nous avons cités n'exprime avec autant de force que le De fato cicéronien l'autonomie de l'acte volontaire. L'explication nous paraît être celle-ci : il y a coïncidence dans cette œuvre entre la démarche philosophique de Camèade faisant de l'automotion de l'âme l'origine de la liberté et le génie propre à la langue latine qui, avec ses concepts de libertas et de uoluntas, donnait immédiatement une réalité psychologique au l ibre-arbitre8 . A. Magris a affirmé, non sans humour, que M. Pohlenz aurait dû se féliciter de ne pas avoir rédigé en grec son célèbre livre, Die griechische Freiheit, car il aurait eu beaucoup de mal à traduire ce titre89. En effet, ni ελευθερία, qui appartient au vocabulaire polit iqueet social, ni la locution έφ' ημών ne peuvent être considérées comme les équivalents de «liberté». Dans ce même ordre d'idées, 88 Sur le concept de volonté dans la langue latine, on se référera à l'article de N. W. Gilbert, The concept of will in early Latin philosophy, dans JHPh, 1, 1963, p. 17-35. Sur le concept de liberté, l'étude la plus complète reste celle de C. Wirzubski, Libertas as a political idea at Rome during the late Republic and early principate, Cambridge, 1950. 89 A. Magris, op. cit., p. 406.
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H. De Ley a écrit que la notion de libera uoluntas n'existe pas dans la philosophie grecque et qu'elle y est en quelque sorte «impensab le»90. Il nous semble que si on voulait aller au fond des choses et éviter le nominalisme, il faudrait établir une comparaison entre ces notions romaines et les théories grecques de l'acte volontaire, en treprise qui dépasse largement les limites de ce travail. Par ail leurs, s'il est vrai que Cicéron et Lucrèce furent des partisans du libre-arbitre, d'autres Romains, et ce furent même les plus nomb reux, adhérèrent au stoïcisme, c'est-à-dire à la philosophie qui eût le plus de mal à faire admettre qu'elle n'anéantissait pas la libera uoluntas. Cela étant, la lecture des textes, qu'il s'agisse du théâtre de Térence ou de la correspondance de Cicéron lui-même, montre à quel point était enracinée dans la langue latine l'idée d'une puis sance de décision échappant à la contrainte extérieure et distincte de la capacité de réflexion91. Ce donné, la réflexion philosophique pouvait l'interpréter différement : la liberté est liée chez Lucrèce à l'indétermination de la matière, elle devient chez Sénèque ou chez Marc-Aurèle la conscience de la détermination universelle. Cicéron, lui, a fait sienne une théorie de la volonté dont il pouvait estimer qu'elle était la plus proche de ce qu'exprimait spontanément la lan gue latine et on sait à quel point il fut toujours soucieux de ne pas aller à l'encontre du sens commun92. Mais ce choix n'est pas for tuit, il résulte d'une expérience dont nous voudrions mettre briève menten évidence deux aspects. Ce serait une erreur de croire que dans les traités cicéroniens la rhétorique n'a d'autre fonction que d'agrémenter l'austère édifi ce de la philosophie. Ainsi, pour comprendre le De fato, il faut connaître Platon, les Stoïciens et Camèade, mais il faut aussi lire le De inuentione. Dans aucune autre œuvre rhétorique n'apparaît auss i clairement le degré de finesse et de précision auquel était parve nuela réflexion des juristes et des rhéteurs sur le problème de la volonté93. Dès son plus jeune âge, Cicéron a donc été formé à réflé chir sur la uoluntas, il a appris à l'innocenter comme défenseur, à la charger comme accusateur et, dans un cas comme dans l'autre,
90 H. de Ley, er. de J. M. Rist, Epicurus, dans AC, 42, 1973, p. 248. 91 Cf., par exemple, Térence, Ad., 490 : Quod uos uis cogit, id uoluntate impetret. Il est vrai que le théâtre de Térence est imprégné d'aristotélisme, mais ce qui frappe dans un tel vers, c'est que la langue latine n'a pas besoin d'être transfor mée ou adaptée pour exprimer la psychologie de la volonté. Sur la richesse des nuances de ce vocabulaire dans la correspondance cicéronienne, cf., en particul ier, Att., XI, 6, 2 et XII, 26, 2. 92 Cf. le § 2 du prooemium des Paradoxes. 93 Cf. Inu., I, 11, 35; 31, 94; 33, 101; II, 32, 99.
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à la considérer comme le principe même de la responsabilité humaine. On imagine aisément à quel point il a dû être séduit par cette métaphore que l'on trouve dans le De fato du Pseudo-Plutarque et qui avait donc pour origine l'Académie94 : tout comme la loi civile énonce des dipositions générales, mais ne précise rien en ce qui concerne tel ou tel individu, de même la loi de la nature s'occu pe des principes généraux, mais laisse le particulier dans l'indéfini. Il est également permis de supposer que dans la partie perdue de son traité l'Arpinate montrait, avec des arguments proches de ceux que nous trouvons chez Alexandre d'Aphrodise, que la croyance en la toute-puissance du destin est de nature à bouleverser la vie des homme puisqu'elle rend impossible toute récompense et toute pu nition95. Peut-être allait-il même, comme Alexandre, jusqu'à affi rmer qu'une telle doctrine n'est qu'un plaidoyer pour les méchants car ceux-ci ont tout intérêt à imputer au destin leur propre turpitu de96. La formation juridique de Cicéron et sa longue pratique des tribunaux ont certainement joué un rôle très important dans la constitution de sa philosophie de la volonté. Mais celle-ci ne peut évidemment être isolée de son action comme homme politique. Quelle meilleure illustration, en effet, du «il y a quelque chose qui dépend de nous» que les pages dans lesquelles l'Arpinate s'enor gueillit d'avoir, par la rapidité et l'efficacité de son action, sauvé la République que menaçait la conjuration de Catilina97? A l'inverse, la guerre civile lui fit vivre dans la souffrance la réalité du librearbitre. Qu'il nous suffise de citer ici un passage d'une lettre à Atticus de 49, où il se demande s'il doit suivre Pompée ou rester en Italie98: Officii me deliberatio cruciai cruciauitque adhuc. Cautior est mansio, honestior existimatur traiectio. En termes philosophiques, il y a là l'hésitation entre la conci94 Ps. Plutarque, De fato, 4, 569 d-e. Plutarque ne rejette pas le concept de destin, mais la manière dont celui-ci a été compris par les Stoïciens et il s'effor ce d'en donner une interprétation conforme à la pensée platonicienne. Camèad e lui-même ne contestait pas l'existence dans la nature d'événements devant nécessairement arriver, cf. Cicéron, Fat., 14, 32. 95 Al. Aphr., De fato, 16, Cette critique du stoïcisme est implicite dans Plu tarque, Sto rep., 34, 1049 f-1050 e. 96 Al. Aphr., loc. cit. 97 Cf. Cat., II, 3, 10, 11, 25 et Mur., 17, où Cicéron dit sa fierté d'avoir par son consulat brisé la barrière sociale de la nobilitas. 98 Cicéron, Att., VIII, 15, 2, du 3 mars 49 : « Ce sont les considérations de devoir qui me torturent et m'ont torturé jusqu'ici. Il y a, certes, plus de pruden ce à demeurer; mais plus d'honneur, juge-t-on, à passer la mer».
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liatio sibi, le désir instinctif qu'a tout être de préserver son existen ce et Yhonestum, le bien moral, qui suppose que l'on admette de perdre celle-ci au nom de valeurs plus hautes. Mais le plus import ant peut-être est ce crucior qui annonce, dans le domaine de l'ac tion, le distrahor du Lucullus et qui exprime admirablement à la fois la finitude de l'entendement et l'expérience douloureuse de cette «faculté positive de se déterminer pour l'un ou l'autre de deux contraires, c'est-à-dire de poursuivre ou de fuir, d'affirmer ou de nier», pour reprendre les termes que Descartes emploie à pro pos de la volonté dans une lettre à Mesland". Une fois encore, donc, l'explication existentielle contribue à étayer l'analyse concept uellede la philosophie cicéronienne. Conclusion : la religion de Cicéron Comment caractériser la religion de Cicéron? Disons d'abord que ni chez lui ni chez les scholarques de la Nouvelle Académie, il n'y a rien qui ressemble au fidéisme et ce même si leur pensée a été interprétée dans un sens fidéiste, notamment par de grands humanistes de la Renaissance. L'idée que l'humiliation des sens et de la raison a pour conséquence nécessaire la reconnaissance de la toute-puissance divine ne se trouve ni chez Camèade ni chez Cicé ron. Montaigne dira que le Sceptique, qui admet la faiblesse natur elle de l'homme, est «une carte blanche préparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu'il lui plaira y graver»100, affirmation qui est non seulement étrangère, mais contraire à l'esprit philoso phique de la Nouvelle Académie. En effet, s'il est vrai que celle-ci a constamment cherché à montrer la faiblesse et les travers de la nature humaine, elle a condamné moins la raison en elle-même que la tentation pour celle-ci d'arrêter sa quête, ce qui sera précisé mentla caractéristique fondamentale du fidéisme. Camèade avait obstinément refusé d'admettre que l'homme doit avoir la certitude de son non-savoir, ce qui, dans le contexte de la lutte contre le sto ïcisme, apparaissait comme une forme radicale de scepticisme, mais qui, dans une perspective moins polémique, recelait quelques 99 Descartes, lettres à Mesland du 9 février 1645, p. 551 du t. 2 de l'édition Alquié. Comme le signale justement l'éditeur dans une note ad /oc, c'est la pre mière fois que Descartes procède explicitement à une évaluation positive de la liberté d'indifférence. 100 Montaigne, Essais, II, 12, p. 506 éd. Villey. Sur le fidéisme, cf. l'article de T. Penelhum dans The Skeptical tradition, p. 287-319; sur la relation entre scep ticisme et religion, cf. J. Beaujeu, Les constantes religieuses du scepticisme, dans Hommages à M. Renard, Bruxelles, 1969, p. 61-73.
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germes d'espoir. Cotta lui-même, dans lequel on serait tenté de voir l'ancêtre romain du fidéisme, puisqu'il démontre les contradictions d'une théologie rationnelle et affirme une confiance sans faille dans la tradition ancestrale, n'exclut nullement dans l'absolu que la raison soit capable de parvenir à une certaine connaissance de Dieu : ce qu'il dit concerne très précisément la prétention stoïcien ne à démontrer que la divinité existe et peut être connue dans tous ses aspects. Au demeurant, aussitôt après avoir réfuté Balbus, il exprime le souhait que le Stoïcien le critique à son tour, ce qui montre combien est vivant en lui l'amour de la recherche101. La distance de Cotta par rapport au fidéisme apparaît encore plus net tement si l'on compare ses propos à la philosophie dont se réclame le Montaigne de l'Apologie, à savoir le pyrrhonisme de Sextus102. Pour celui-ci, l'observance des pratiques religieuses relève de ce respect des traditions qui, sur fond de suspension universelle du jugement, rend la vie possible. Chez Cotta, en revanche, ce n'est pas Γέποχή qui est première, en tous les sens du terme, mais la tra dition, qui ne s'oppose à la raison qu'en tant que celle-ci prétend à la certitude absolue. Ce qui nous frappe, c'est que l'on trouve chez Cicéron les mêmes éléments constitutifs du sentiment religieux que chez Pla ton, mais avec cette différence que chacun d'eux se trouve poussé à l'extrême. Comme le Platon du Timée, Cicéron a conscience de la beauté du monde - d'où sa réticence à accepter le cheminement de la dialectique carnéadienne - mais c'est précisément ce qui l'attire vers la thèse stoïcienne de l'immanence, car comment admettre qu'il existe quelque chose d'encore plus parfait que la nature? Comme lui, il ne conçoit pas de théologie sans référence à une tra dition particulière, mais ce qui est chez le fondateur de l'Académie témoignage et confirmation devient chez lui fin en soi, la res publica étant le lieu de l'absolu. Enfin, le sentiment de la finitude humaine, qui fait que Platon se contente en cosmologie d'un είκώς λόγος, est chez Cicéron si intense en ce qui concerne l'individu que, tout en établissant une hiérarchie des doctrines en présence, il n'en exclut absolument aucune. L'idée que, quelle que soit l'aversion que l'on ressent pour la thèse la moins probable (en l'occurence l'épicurisme), celle-ci reste en dernière instance possible, est une constante de sa philosophie. La religion de Cicéron est celle d'un Dieu à la fois très proche et très lointain. Très proche, parce que sa présence est immédiate ment perçue dans la perfection de l'ordre de l'univers. Très loin-
101 Cicéron, Nat. de., III, 40, 95. 102 Sur ce point, cf. T. Penelhum, op. cit., p. 288-292
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tain, parce que toute communication personnelle avec lui semble, après le De diuinatione, impossible. Logiquement nous devrions terminer sur l'affirmation qu'il n'y a chez l'Arpinate qu'un déisme impersonnel ou un panthéisme incomplètement assumé, mais cette conclusion serait inexacte. Le Dieu de Cicéron est présent dans la perfection passée, et peut-être future, de la res publica, microcos me, exemplum de la nature tout entière, tout comme dans ces sacra caerimoniaeque auxquels l'Arpinate a affirmé son attachement même dans le De divinatione. Il l'est aussi dans la suspension du jugement, qui est à la fois source d'une recherche n'excluant a priori aucune hypothèse, et sentiment d'humilité devant une tran scendance encore indéfinie.
CONCLUSION
CONCLUSION : PHILOSOPHIE ET TRADITION
Interprétation d'ensemble de la Nouvelle Académie Lorsqu'apparurent des systèmes qui promettaient au philoso phe devenu σοφός un bonheur d'une qualité en tout point identi que à celui des dieux, Arcésilas, scholarque de la Nouvelle Acadé mie,estima que la seule conduite à tenir pour le successeur de Pla ton était d'opposer l'absolu de la question à l'absolu de la réponse et de s'affirmer sondeur de ténèbres face à ceux qui se préten daient détenteurs de la lumière. Parce qu'il avait le sentiment que les nouvelles doctrines ressuscitaient l'antique prétention des So phistes à faire de l'homme la mesure de toute chose, il ne se contenta pas de revenir à Socrate par son refus de l'écriture, il innova lui-même. En affirmant que le rejet de la certitude était l'élément commun à tous les anciens et vrais philosophes, il ne fai sait certes pas œuvre d'historien, mais donnait une fonction nouv elle à l'Académie, celle d'être gardienne d'une tradition d'humilité qu'aurait interrompue l'arrogance des nouveaux venus. En faisant siennes l'isosthénie et la suspension universelle du jugement, il donnait une expression que l'on était en droit de juger surprenante du sentiment que Platon a toujours eu - avec une intensité variable - de la finitude humaine. Y avait-il là une stratégie mûrement réfléchie ou une réaction en quelque sorte instinctive, dont la vio lence était à la mesure de l'agression subie? Nos sources sont trop lacunaires pour que nous nous prononcions sans nuance sur ce point, mais il n'est pas indifférent de reconstituer brièvement à propos d'une telle question l'histoire de cette période de l'Acadé mie. Avec Arcésilas, la métaphore dominante est celle des ténèbres universelles et les choses sont dites άδηλα. Tout en restant fidèle à la suspension universelle du jugement, Camèade procède à une première atténuation de cette position en rejetant Γάδηλότης et en se limitant à parler ά'άκαταληψία, d'impossibilité de percevoir avec certitude la réalité. Un pas supplémentaire est franchi lorsque PhiIon de Larissa affirme que le rejet du critère stoïcien ne signifie pas que la vérité des choses soit impossible à connaître. Autrement dit, l'Académie nous paraît s'être comportée comme si, confrontée à ce qu'elle croyait être un danger mortel pour la philosophie, elle avait d'abord bandé toute son énergie pour le combattre, recourant
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à des moyens paradoxaux dans leur forme, puis elle avait évolué lentement non pas vers le retour à ce qu'elle était antérieurement, mais vers un état s 'enrichissant de l'expérience de cette lutte. Lorsqu'il affirmait que tous les discours sur la réalité ont une force équivalente, lorsqu'il faisait de Γέποχή universelle le maître mot de son Académie, Arcésilas paraissait rompre avec une tradi tionplatonicienne, à laquelle nous savons pourtant qu'il a procla mé sa fidélité. La solution à cette contradiction est d'admettre qu'il trouvait là le moyen le plus efficace de défendre ce qu'il considér ait comme la quintessence de la pensée de Platon, à savoir le rejet de la divinisation de l'homme et de la certitude qui ne se remet pas en cause. Aristote, qui pourtant n'avait guère ménagé Platon, n'avait pas provoqué dans l'Académie de réaction comparable à celle que suscitèrent Zenon et Epicure, sans doute parce que mal gré le caractère systématique et dogmatique de sa pensée, il avait su garder aux yeux des Académiciens une juste mesure dans son appréciation des possibilités humaines. Le sage, et tout particuli èrement le sage stoïcien, qui instaurait hic et nunc l'ordre de la per fection absolue, leur apparaissait au contraire comme une nou veauté radicale, d'autant plus redoutable qu'elle pouvait être per çue comme la solution admirablement simple aux problèmes posés par la théorie des Formes. En construisant leur système sur le principe d'une continuité dynamique permettant les sauts qualitat ifs, les Stoïciens semblaient avoir relégué le dualisme platonicien au rang d'archaïsme philosophique. D'où le gigantesque effort de l'Académie pour démontrer que le stoïcisme ne faisait que reprend re, sous une forme nouvelle, d'anciennes erreurs. Il ne suffisait pas à la Nouvelle Académie d'affirmer que sa source d'inspiration était Socrate et Platon, il lui fallait préciser quelle relation sa dialectique entretenait avec ceux-ci. Nous som mes peu enclin à croire qu'elle ait strictement délimité un «Platon sceptique» auquel elle se serait référé comme à une autorité. Bien évidemment, les dialogues aporétiques étaient pour elle un terrain d'élection, mais peut-on sérieusement penser que des scholarques de l'école platonicienne se soient interdit, par exemple, la lecture et le commentaire de la République, qui est tout sauf un dialogue aporétique. La lecture du discours de Philus nous a montré que l'exé gèse de cette œuvre était d'autant plus délicate qu'elle ne pouvait être dissociée du contexte de la lutte contre le stoïcisme, dans laquelle elle apparaissait nécessairement comme un enjeu. D'où cette solution, au moins aussi tactique que philosophique, consis tant pour Camèade, d'une part, à formuler une critique de princi pe à l'égard de Platon parce que celui-ci avait clos sa recherche sur la justice, et, d'autre part, à réfuter non pas la définition platoni cienne elle-même, mais le fondement que les Stoïciens donnaient à
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cette valeur . . . D'une manière plus générale, l'attitude de la Nouv elle Académie à l'égard des Maîtres dont elle se réclamait fut gui dée par deux grands principes : - ne jamais invoquer Platon comme un argument d'autorité, par opposition bien sûr au véritable culte dont faisaient l'objet cer tains fondateurs de systèmes hellénistiques. La conséquence en est que dans les doxographies néoacadémiciennes le fondateur de l'Académie, ou bien est mentionné comme un philosophe parmi d'autres, ou bien ne se trouve même pas évoqué; - revenir à la tradition socratique de Γελεγχος, de la réfuta tion des positions de l'adversaire, pour démontrer à celui-ci que les prémisses de son argumentation conduisaient à des conclusions tout autres que celles qu'il en avait tirées lui-même, et l'orienter ainsi vers une suspension du jugement qui n'était nullement une fin en soi, mais l'invitation pressante à poursuivre la recherche. Ce retour à une dialectique, socratique dans son intention, mais enrichie, en particulier, de toutes les trouvailles des Mégariques, n'allait pas sans difficulté. En ce qui concerne l'épicurisme, elle se heurtait à un refus de dialogue; la résistance d'Épicure et de ses disciples immédiats à se laisser entraîner dans l'engrenage de la dialectique condamnait les Académiciens à l'invective ou au mo nologue et le premier livre du De finibus montre qu'il fallut atten drelongtemps avant que certains philosophes du Jardin acceptas sent la discussion. La situation était encore plus complexe en ce qui concerne le stoïcisme. Parce que cela renforçait sa prétention à l'hégémonie philosophique, l'Académie se plaisait à rappeler que Zenon avait été son disciple et n'hésitait pas à sous-estimer, voire à nier, son originalité. Mais, par ailleurs, si la philosophie du Porti quen'avait consisté qu'en un simple changement terminologique, on serait en droit de se demander pourquoi les Platoniciens met taient un tel acharnement à la réfuter. D'où une dialectique qui tantôt réduisait le stoïcisme à une simple modification terminologi que, tantôt l'assimilait à ce qu'il y avait de plus étranger à la tradi tionplatonicienne. C'est sur ce deuxième aspect qu'il nous semble nécessaire d'apporter encore quelques précisions. Qu'il s'agisse de la logique, de la physique, ou de l'éthique, Arcésilas et Camèade ont cherché à amener les Stoïciens à des conclu sionsqui étaient en contradiction totale avec la doctrine qu'ils pro fessaient. C'est là ce qu'il y a de commun à tous les textes que nous avons étudiés, la difficulté venant du fait que le statut de ces conclu sionsn'est pas uniforme. Lorsque Arcésilas déduit Γέποχή de la per fection même du sage, il pratique à sa manière la maïeutique, puis qu'il prétend montrer que le stoïcisme contient en lui-même, sans le savoir, la sagesse véritable qui est celle d'une défiance sans faille à
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l'égard du monde des représentations et, plus généralement, de tou tes les certitudes. En revanche, lorsque Camèade, par la pratique du sorite et la subversion des syllogismes stoïciens, aboutit à la conclu sion que le recours à l'argument du consensus et la confiance dans les sens et la raison conduisent non au panthéisme, mais à un maté rialisme athée, deux interprétations sont possibles. Nous croyons qu'en raisonnant ainsi, le scholarque poussait les Stoïciens à chan gerradicalement de méthode et à abandonner les blandices de la théologie dogmatique, anthropocentriste, pour une démarche moins arrogante, celle de Platon dans le Timée. Toutefois, d'un strict point de vue logique, il n'était pas exclu que l'interlocuteur acceptât la démonstration telle quelle et se rangeât à la conclusion que le monde est effectivement un jeu de forces se combinant sans la moindre intervention divine. D'où l'ambiguïté qui a si souvent conduit à faire de ces Académiciens, et tout particulièrement de Camèade, des Sceptiques et des Sophistes. Ce qui empêche d'interpréter dans ce sens la dialectique néoa cadémicienne, c'est un certain nombre d'éléments textuels et histo riques sur lesquels nous ne reviendrons pas, mais c'est aussi le fait qu'elle émane de scholarques de l'Académie, autrement dit de philo sophes porteurs et défenseurs d'une tradition intensément présente, même lorsqu'elle semble radicalement contestée. Quand Camèade a fini de démontrer que la doctrine de Straton de Lampsaque est plus vraisemblable - si l'on prend pour critères les sens et la raison dog matique - que l'hylozoïsme stoïcien, qu'est-ce qui l'empêche d'adhé rer à cette doctrine, si ce n'est que, dans l'inexprimé de sa dialecti que, il y a précisément le refus du sensualisme et le rejet d'une rai son qui aurait elle-même fixé un terme à son activité? La question présente tout au long de notre recherche et à laquelle nous sommes conscient de n'avoir que très imparfaitement répondu est celle-ci : quels sont les éléments permettant de ne plus considérer la Nouvelle Académie comme une aberration passagère dans l'histoire de l'école platonicienne? Comment situer les Formes platoniciennes par rapport à la dialectique qui cherche à ruiner le sensualisme stoïcien, le Bien par rapport à la critique du naturalis me éthique, Dieu par rapport à la destruction des arguments immanentistes de Zenon et de Chrysippe? La lecture de Plutarque, de Philon d'Alexandrie et de Cicéron lui-même nous a montré que ceux-ci n'ont eu aucun mal à articuler le platonisme traditionnel et la dialectique néoacadémicienne. Rien ne prouve cependant qu'Arcésilas et Camèade aient procédé de la même manière et ce serait même les méjuger que de nier ainsi les caractères spécifiques de leur méthode. Ce que nous avons constaté dans notre travail, c'est que le silence des Néoacadémiciens sur la transcendance peut être interprété comme celui d'une raison qui poursuit son travail en
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créant un appel par le vide, le vide du monde des sensations, du devenir, de ce qui naît et meurt. Finalement, la démarche de ces philosophes est déjà un pari. Aux Épicuriens, aux Stoïciens, à tous ceux qui ont prétendu arrêter la recherche, ils disent, en somme : soit, arrêtez-vous, mais prenez au moins conscience que vous n'êtes pas là où vous croyez être. Si le sentiment de vos contradictions ne vous émeut pas, vous êtes libres de demeurer dans votre immobilit é. Sinon, rappelez-vous que vous êtes des philosophes, retrouvez votre vocation première, et continuez à chercher. Nous nous sommes souvent demandé si, à force d'opposer à l'optimisme de la doctrine stoïcienne, tantôt les turpitudes de l'homme et les calamités de l'univers, tantôt la rationalité d'une physique athée, Camèade ne s'était pas pris au piège de sa propre dialectique. Avait-il encore en lui cette évidence absolue de la beaut é du monde et ce sentiment d'insatisfaction devant le devenir qui sont les fondement du Timée? D'une manière plus générale, notre interprétation n'a-t-elle pas été déterminée, et même faussée, par l'influence de Cicéron, qui, contrairement à Sextus Empiricus, sou ligne constamment le caractère dialectique de ce qui chez Camèad e apparaît scandaleux pour un Platonicien, et par notre propre tendance à penser l'histoire de la philosophie en termes de tradi tion? Que répondre à ceux qui, là où nous croyons discerner le gigantesque effort d'une institution pour sauver sa conception de la philosophie et son hégémonie, ne verraient que les apports d'in dividus soucieux avant tout d'une recherche sans aucun préjugé, quand bien même celle-ci dût aller à l'encontre de la tradition dont ils étaient responsables? N'avons-nous pas privilégié à l'excès la causalité liée à la fonction de scholarque et sous-estimé la capacité d'innovation, voire de rupture, consciente ou non, qui fait que les traditions évoluent toujours et meurent parfois? Nous ne considé rons pas ces objections comme négligeables, mais nous ne pouvons y répondre qu'en évoquant l'expérience des textes. Pour ne donner que quelques exemples, la recherche constante de la définition à travers une dialectique qui s'inspire de Γελεγχος socratique, l'ass imilation du Stoïcien aux figures platoniciennes du Sophiste ou du géomètre, le rejet obstiné de l'identification de la φύσις à l'être véritable, sont autant d'éléments qui nous paraissent inexplicables, si nous ne restituons pas ces philosophes dans la tradition issue de Platon. Par ailleurs, même s'il est vrai que pour nous la Nouvelle Académie se définit surtout par l'adaptation défensive de cette tra dition à une situation donnée, cela ne signifie pas que nous négli gions ce que le combat des Néoacadémiciens contre le stoïcisme a pu apporter de neuf à la philosophie. Lorsque Camèade élabore contra Stoicos la plus systématique des argumentations antiprovidentialistes, lorsque, pour réfuter la théorie du destin défendue par
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ses adversaires, il transforme le principe ontologique de l'automotion en principe de liberté intérieure, il apporte à la philosophie une contribution d'autant plus importante qu'elle sera progressive ment détachée de son contexte dialectique et qu'elle existera par elle-même. S'il y a une personnalité déroutante parmi les philosophes que nous avons évoqués dans ce travail, ce n'est à notre sens ni Arcésilas ni Camèade, mais Antiochus d'Ascalon. L'éclectisme qui lui a été si souvent attribué se définit par le choix de ce que l'on estime excellent dans des doctrines différentes. Or, ce qui frappe chez l'Ascalonite, c'est le refus de choisir. Il s'est dressé contre la Nouv elle Académie, mais il en a conservé bien des thèmes et des méthodes. Il a prétendu revenir à l'Ancienne Académie, mais ne se résignant pas à se limiter aux scholarques de celle-ci, il leur a adjoint Aristote et, voulant lui aussi démontrer que ces philosophes avaient déjà dit ce que les Stoïciens ne feraient que formuler en d'autres termes, il a donné de leur pensée une version pour le moins contestable. Il a adopté l'immanence stoïcienne, mais sans vouloir renoncer à la transcendance platonicienne. Il ne fut certa inement pas le cryptostoïcien que Cicéron, emporté par sa verve polémique, a décrit dans les Académiques; au contraire, et sans doute parce que, ayant rompu avec l'Académie officielle, il avait à affirmer d'autant plus fortement son attachement au platonisme, il incarne jusqu'à la caricature ce qu'il faudrait appeler le panacadémisme, cette tendance de l'école platonicienne à se considérer com mela source à laquelle devait être rapportée toute pensée philoso phique. C'est tout à l'honneur de Cicéron d'avoir su tirer parti de l'enseignement d'Antiochus, tout en préférant à cette effervescence la plus grande rigueur de la tradition néoacadémicienne. Cette tradition a ceci de particulier qu'elle a joué un rôle consi dérable dans l'histoire de la philosophie par l'extrême variété des interprétations qui en ont été données. Sans négliger totalement la manière dont elle a été perçue, il était nécessaire de lui restituer ce que croyons être sa signification originelle pour mieux comprend re le choix philosophique de Cicéron. Cicéron et la Nouvelle Académie Nous voici donc revenu à notre point de départ en ce qui concerne l'Arpinate, à savoir l'ancienne et redoutable question d'E. Havet : «Pourquoi Cicéron a-t-il professé la philosophie acadé mique?»1. Mais, avant de faire la synthèse de tous les éléments de 1 Cf. supra, p. 74.
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réponse que nous avons avancés dans ce travail, il est nécessaire de rappeler deux évidences, qui doivent être considérées comme des préalables à toute étude de la philosophie cicéronienne. La première est que du De inuentione au De offidis, la philoso phie s'est d'abord définie pour l'Arpinate par l'adhésion, affective au moins autant qu'intellectuelle, à l'Académie. Un choix philoso phique dans l'Antiquité était beaucoup plus que l'expression d'une affinité intellectuelle, il engageait l'individu tout entier, il consti tuaitune décision existentielle, il signifiait l'entrée dans une com munauté humaine et la libre acceptation de sa tradition. Le fait que les Romains vivaient cet engagement avec d'autant plus d'in tensité qu'ils accordaient une importance sacrée à la fides, à la parole donnée, contribue à expliquer la permanence du choix cicéronien. Nous rappellerons ensuite que l'adhésion à l'Académie ne fut pas l'acte d'un homme d'Etat senescent, soucieux de trouver de tardives justifications à une politique sinueuse, mais, au contraire, le choix de la jeunesse et de l'enthousiasme, un éblouissement tel qu'il devait à tout jamais marquer cette vie. Le puer aut adulescentulus sentit immédiatement qu'il y avait entre l'enseignement de Philon de Larissa et lui une harmonie fondamentale et, à cet égard, il n'est pas inutile de rappeler ici cette phrase si extraordinaire par laquelle il évoque dans le Brutus2 le choc que représenta pour lui la rencontre du scholarque : totum ei me tradidi admirabili quodam ad philosophiam studio concitatus. Nous avons dès le début de notre travail essayé d'analyser quelques uns des éléments qui permettent d'expliquer la force de cette sympathie immédiate pour la Nouvelle Académie : le prestige et l'ancienneté de l'école platonicienne, attraits importants pour un homme qui s'est lui-même défini comme semper Studiosus nobilitat isi; l'existence depuis plusieurs générations de relations entre l'Académie et les optimates; la possibilité d'associer sous la direc tiond'un même maître l'étude de la rhétorique et celle de la philo sophie; la découverte de Platon, ce « dieu de la philosophie»4. Au terme de notre étude, nous ne sous-estimons évidemment pas l'i mportance de ces données, qui sont autant d'aspects de l'académis me cicéronien. Toutefois, nous considérons que l'explication la plus profonde, celle qui permet de comprendre que Cicéron ait choisi non seulement Platon, mais une interprétation très particul ière de la pensée platonicienne, doit être cherchée ailleurs. Ce qui
2 Cicéron, Brutus, 89, 306, cf. supra, p. 98. 3 Id., Luc, 40, 125. « Cf. Nat. de., II, 12, 32.
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nous paraît, en effet, essentiel, c'est que le jeune Cicéron retrouvait dans la philosophie de Γέποχή, la traduction philosophique du fon dement même du mos maiorum, à savoir le rejet de toute tentation pour l'individu de s'ériger lui-même en critère, en valeur absolue : otnnis sui uitiosa iactatio est, dira Quintilien, paraphrasant luimême l'Arpinate5. Dès le De inuentione, l'adhésion à la Nouvelle Académie est indissociable de la condamnatiion de la temeritas, c'est-à-dire de cette précipitation qui fait qu'un individu s'affirme contre toute uerecundia seul possesseur de la vérité. Certes, le refus de la προπέτεια est un thème philosophique6, mais chez Cicéron il corres pondaussi, et même avant tout, à cette idée si fortement exprimée par Caton le Censeur, que l'absolu ne peut résulter que d'un effort collectif, déployé sur une très longue durée7. La temeritas appa-
5 Quintilien, Inst. or., XI, 1, 15, se référant à Diu. in Caec, 36: cum otnnis arrogantia odiosa est, turn ilia ingeni atque eloquentiae multo molestissima. 6 Cf. Platon, Lois, VII, 792 d (condamnation de la προπέτεια vers les plai sirs); Aristote, Eth. Nie, VII, 1150b 19-25 (la προπέτεια comme forme de Γάκρασία); Diog. Laëce VII, 48 et Épictète, Entretiens, III, 22, 104 (critique stoïcienne de la προπέτεια); Sext. Emp., Hyp. Pyr. I, 177 et 186 (la προπέτεια est la caracté ristique des philosophes dogmatiques). On trouve chez Cicéron une platonisation intéressante de ce concept de temeritas dans un passage du De diuinatione (I, 29, 60 et 61) où il traduit la République, IX, 571 c-572 a. En effet, là où Platon écrit simplement δύο είδη pour désigner les parties concupiscible et irascible de l'âme, il traduit par duabus temerariis partibus, faisant ainsi de la temeritas le principe contraire du λόγος. A l'opposé de la temeritas se trouve la uerecundia, qualité platonicienne par excellence, cf. Vom., IX, 22, 5 : Ego seruo et servabo (sic enim assueui) Platonis uerecundiant, phrase écrite dans un contexte humor istique - il s'agit de railler la liberté de langage des Stoïciens - mais qui expri me fort bien l'une des raisons les plus profondes de l'attachement de l'Arpinate à la tradition platonicienne. 7 Cf. supra, p. 508. Sur l'utilisation de temeritas dans le langage politique romain, et tout particulièrement cicéronien, cf. A. Weische, Studien zur Politi schenSprache der Römischen Republik, Münster, 1966, p. 28-38, qui signale fort opportunément (p. 30) que, dans Rab. Post., 1, 2, temeritas est qualifié de grauissimum uerbum. La double signification, philosophique et politique, du terme peut être mise en évidence par le rapprochement de deux passages. Dans le Pro Marcello, 2, 7, Cicéron utilise pour faire l'éloge de César un lieu commun philo sophique : numquam enim temeritas cum sapientia commiscetur neque ad consilium casus admittitur; dans le De officiis, I, 8, 26, César est donné comme l'exemple de l'homme que la temeritas conduit à renverser «tous les droits divins et humains». On peut interpréter de diverses manières cette contradict ion, mais, quelle que soit l'explication choisie, ce diptyque montre à quel point le problème de la temeritas dans la philosophie et dans la cité est présent à l'esprit de Cicéron. Il s'agit là d'un élément de continuité particulièrement important dans la vie et la pensée cicéroniennes. Rappelons, en effet, que déjà dans la préface rhétorico-philosophique du premier livre du De inuentione, la décadence de la civilisation est imputée à l'arrivée au pouvoir d'hommes quali fiésde temerarii atque audaces (3, 4).
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raît donc dans la tradition romaine doublement condamnable, puisqu'elle est affirmation individuelle et qu'elle bouleverse le cours naturel du temps. Dans Γέποχή de la Nouvelle Académie, qui implique l'examen attentif de ce que tout un chacun recèle de vérit é,et qui ne limite pas le temps de la recherche, Cicéron retrouvait, au contraire, l'équivalent philosophique des vertus ancestrales. Ceux des Romains qui faisaient le choix du stoïcisme, identifiaient l'absolue rigueur morale du système de Zenon et les valeurs qu'ils avaient eux-même reçues des maiores. Il faut cependant se demand er si Cicéron n'avait pas mieux perçu qu'eux le sens véritable de cette tradition en refusant une doctrine qui aboutissait à faire d'un individu, certes exceptionnel, le sage, l'équivalent d'un dieu. On nous objectera peut-être qu'il est pour le moins paradoxal d'exalter l'humilité profonde d'un homme dont la postérité a souvent raillé la haute opinion qu'il avait de lui-même et l'irrépressible propens ion à faire son propre panégyrique. Il est vrai que Cicéron n'a pas toujours pratiqué la uerecundia qu'il prisait si fort, mais, d'une part, la satisfaction qu'il ressentait à l'égard de lui-même était celle du serviteur d'une tradition à laquelle il était passionnément atta ché, et, d'autre part, précisément parce qu'il vivait avec le sent iment permanent de cet absolu, il a eu de ses incertitudes et de ses faiblesses une conscience aiguë, dont les excès dans le contente ment de soi ne furent la plupart du temps que l'expression para doxale. L'adhésion de Cicéron à la Nouvelle Académie ne connut pas de véritable solution de continuité, mais ce que nous considérons comme une triple vicissitude : - la rencontre avec Antiochus lui permit la découverte d'une version du platonisme qu'il ne devait jamais faire entièrement sien ne,mais qui allait très profondément l'influencer; - la situation de la res publica était telle que la réflexion sur les moyens de restaurer l'État semblait devoir emprunter beau coup plus aux solides certitudes d 'Antiochus et des Stoïciens qu'aux finesses dialectiques de la Nouvelle Académie; d'où une cer taine ambiguïté par rapport à celle-ci dans le De republica et dans le De legibus, Cicéron lui restant fidèle sur le fond, mais préférant prendre une certaine distance par rapport à une attitude trop crit ique; - enfin et sourtout, le fait de penser l'action politique dans les mêmes termes que l'engagement philosophique, s'il témoigne de la très forte unité de la personnalité cicéronienne, aboutit aussi à des justifications de l'opportunisme qui sont l'un des aspects les plus contestés de celle-ci. L'orientation que nous avons fixée à notre travail ne nous permettait pas d'entrer dans le détail de ces
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problèmes, et nous nous en tiendrons ici à la rapide évocation de deux textes célèbres. Dans le Pro Plancio*, les arguments avec les quels Cicéron rejette les reproches que l'on fait à sa versatilité poli tique sont les mêmes que ceux par lesquels il a constamment justi fié son adhésion à la Nouvelle Académie : revendication de la libertas qui permet de choisir en chaque circonstance la solution que l'on croit être la meilleure et condamnation de la pertinacia qui est sotte obstination. Par ailleurs, la relation qui est établie dans ce même passage entre la libertas et la moderano, en même temps qu'elle est une référence au système de valeurs du tnos maiorum, révèle une certaine influence d'Antiochus et de la théorie péripaté ticienne de la métriopathie. L'argumentation est plus dense encore, tant d'un point de vue philosophique qu'historique, dans la lettre à Lentulus, qui constitue une si remarquable justification de la pali nodie9. Comme dans le Pro Plancio, la métaphore dominante est celle du navigateur pour qui ce serait folie de vouloir tenir coûte que coûte sa route primitive sans se soucier de ce qui rend celle-ci impraticable, l'essentiel étant d'arriver au port, même au prix d'un long détour10. Mais parce qu'il s'agit d'une lettre, la philosophie peut s'y exprimer plus librement et Cicéron n'hésite pas à invoquer Platon comme autorité légitimant son attitude11: celui-ci n'a-t-il pas fait preuve du plus grand réalisme politique en conseillant de ne pas aller au-delà de ce que l'on peut faire accepter à ses conci toyens et de ne pas chercher à agir par la contrainte ou par la vio lence? La plaidoirie est sans aucun doute sincère et elle a le mérite d'être cohérente avec ce que Cicéron a toujours affirmé depuis le De inuentione, mais elle pose de difficiles problèmes : l'action poli tique n'a-t-elle pas une spécificité, une pesanteur, des conséquenc es, qui font qu'on ne peut pas varier de la même manière que dans une spéculation intellectuelle? les manœuvres par lesquelles le pilote cherche à corriger son itinéraire ne risquent-elles pas, si elles sont trop nombreuses ou trop brusques, d'égarer le navire? N'y a-t-il pas danger à ignorer le caractère propre à chaque situa tion politique et la résignation, le pessimisme, dont Platon a fait preuve dans un contexte donné, justifient-ils l'approbation publi queque Cicéron a donnée aux décisions des puissants du moment? Le jugement que l'on a porté sur cette période de la vie de l'Arpina-
8 Cicéron, Plane, 91-94. 9 Id., Fam., I, 9, à Lentulus. Sur ce texte célèbre, cf. l'analyse d'A. Michel dans sa thèse, p. 560-562. 10 Ibid., 21. 11 Ibid., 18: Id enim iubet idem ille Plato, quern ego uehementer sequor : «tantum contendere in re publica, quantum probare possis, uim neque parenti neque patriae afferri oportere». Cette citation est tirée du Criton, 51c.
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te fut souvent sévère et n'a pas peu contribué à donner une fausse image de sa philosophie. Or, si l'on est en droit d'estimer que l'Ac adémie fut un peu trop facilement invoquée dans ces circonstances, on ne doit pas oublier pour autant que quelques années plus tard Cicéron devait redonner sa signification première à l'enseignement de Philon de Larissa. En effet, cette pensée de la Nouvelle Académie, qui était née d'une lutte sans merci contre le dogmatisme théorique, va se révé lerêtre le seul moyen d'exprimer de manière à la fois indirecte et publique la révolte contre ce scandale historique et philosophique que représente, pour un Romain se réclamant de la Nouvelle Aca démie, l'avènement d'un pouvoir personnel. Dans le De republica avait déjà été exprimée l'idée que la monarchie serait la meilleure forme de gouvernement si l'homme pouvait être parfait12, or c'est là une hypothèse que le mos maiorum et Platon rejettent avec une égale fermeté. Dès lors, peu importe que certaines actions du dicatateur soient en elles-mêmes dignes d'approbation; le problème n'est pas dans l'existence de ces aspects positifs, mais dans le fait qu'un individu puisse s'ériger en juge de ce qui est bon ou mauvais pour la cité. La condamnation du dogmatisme philosophique sera donc aussi pour Cicéron celle du régime césarien : - le tyran et le dogmatique sont tous deux animés par la temeritas, qui, lorsqu'elle est envisagée d'un point de vue moral s'identifie à Y audacia 13. Parce qu'ils cherchent avant tout à se mett reen avant, à s'affirmer eux-mêmes, ils n'ont d'autre temps que le présent. La réflexion cicéronienne réhabilite au contraire la durée, la recherche peut-être infinie, mais confiante; - le tyran et le dogmatique imposent leur vérité et n'ont aucun égard pour ceux qui rejettent ou critiquent celle-ci. Pour Cicéron, au contraire, le critère de la vérité est le consensus, l'ac12 Cf. supra, p. 506. 13 Sur ce concept, cf. A. Weische, op. cit., p. 32-33; G. Achard, op. cit., p. 247-248; C. Wirzubsky, Audaces; a study in political phraseology, dans JRS, 51, 1961, p. 12-22. Dans Inu., II, 34, 165, Vaudacia est présentée comme faisant part iedes défauts qui paraissent être proches des qualités et qui, en réalité, ne sont pas des qualités : audacia non contrarium, sed appositum est ac propinquum, et tarnen uitium est, cf. Aristote, Eth. Nie, III, 7, 1115b 29-30. C'est dans Off., I, 19, 63, que Cicéron donne un fondement platonicien à sa condamnation de l'au dacia en traduisant le Ménéxène, 247 a : animus paratus ad periculum, si sua cupiditate, non utilitate communi impellitur, audaciae potius nomen habeat quant fortitudinis. Cependant, c'est sans doute dans le Pro Sestio, 40, 86, qu'ap paraît le plus clairement l'importance politique et philosophique du concept chez Cicéron, à travers ce consensus audacium, qui est le négatif de ce consen sus bonorum dans lequel l'Arpinate voit le salut de la cité.
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ceptation universelle et tout ce qui suscite un dissentiment relève, au mieux, du probable, du vraisemblable; - le tyran et le dogmatique ont leur propre définition et leur propre hiérarchie des valeurs morales. A l'inverse, la démarche cicéronienne sera, non de bouleverser le système de valeurs du mos maiorum, mais de donner une expression philosophique de celui-ci et d'établir entre les deux domaines un échange fécond. Au moment où César, figure à la fois du tyran platonicien et du roi honni par le mos, détenait un pouvoir sans partage, la philo sophie, et tout particulièrement la philosophie de la Nouvelle Aca démie, fut donc pour Cicéron un moyen d'exprimer la tradition et un instrument de résistance contre un ordre nouveau des choses estimé mauvais dans son principe même. Cette lecture politique de textes en apparence sans relation avec l'actualité immédiate est l'un des aspects les plus passionnants de l'œuvre cicéronienne. Lorsque l'Arpinate exalte la Hbertas du philosophe académicien, c'est aussi de celle du citoyen romain qu'il s'agit. Lorsqu'il cherche à réduire le dissensus des philosophes, c'est aussi la brisure de sa cité qu'il veut effacer. Lorsqu'il oppose le consensus à la fausse clarté d'une vérité individuelle, il réfute César tout autant que Zenon ou Epicure. Cependant, les traités cicéroniens ne sont pas pour autant des traités «à clefs» et ils existent aussi en tant qu'oeuvres authentiquement philosophiques, dans lesquelles la vision du monde héritée des maiores ne coïncide pas toujours avec celle des scholarques de la Nouvelle Académie. Cicéron a ceci de commun avec Camèade qu'il considère l'homme comme une particule de liberté, sans pour autant ériger l'individu en absolu. Pour tous les deux, la conscience de la liberté est inséparable de celle des limites humaines, et le début de toute authentique philosophie doit être cherché dans le sentiment de la transcendance du vrai par rapport aux doctrines qui prétendent en être l'expression. Mais, alors que la Nouvelle Académie s'est toujours prétendue libre de toute attache doctrinal e, la position de Cicéron est plus complexe. L'Arpinate est tenté de penser que le monde que l'on croit réel n'est que l'image de l'être véritable et cela se traduit, en particulier, par son adhésion dans les Tusculanes à l'anthropologie du Premier Alcibiade. Mais, par ai lleurs, le naturalisme romain, la conception qu'il se fait de l'histoire de sa cité sont autant d'éléments qui plaident chez lui en faveur de l'immanence. D'où son attitude à l'égard du stoïcisme, doctrine qu'il combat sans relâche parce qu'elle est construite sur une idée qu'il estime fausse de l'homme, mais qui exerce sur lui une certai ne séduction dans la mesure où, précisément, elle a su mieux que toute autre exprimer la beauté, l'unité et la rationalité de l'univers.
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Cette difficulté de Cicéron à admettre sans nuances le dualisme platonicien apparaît très clairement dans la tentative de synthèse entre naturalisme et anthropologie du Premier Alcibiade, qui clôt le livre V des Tusculanes, et dans l'ambiguïté délibérée de la conclu sion du De natura deorum. Le De officiis laissera délibérément de côté le problème ontologique et réconciliera dans le domaine de l'action morale immanence et transcendance, puisque Yhumanitas, critère absolu de l'action, n'a d'autre fondement que le sentiment d'appartenance à la communauté humaine et qu'elle est pour l'Arpinate l'expression rigoureuse, systématique, de ce que les maiores avaient déjà intuitivement perçu. Tous ces aspects de la philosophie cicéronienne sont, d'une manière ou d'une autre, présents dans les Académiques. Ces dialo gues se révèlent être d'abord des textes profondément enracinés dans l'actualité de l'époque. Ils sont nés du désir de rendre hom mage à des aristocrates, Catulus, Hortensius, Lucullus, qui repré sentaient la parfaite antithèse du césarisme et, dans un premier temps, ce désir fut si fort que Cicéron ne tint aucun compte de l'i nvraisemblance qu'il y avait à faire figurer dans un tel débat des hommes qui n'étaient jamais allés aussi avant dans la philosophie. Le génie de l'Arpinate fut de comprendre que non seulement il n'y avait aucune contradiction à entrelacer dans une même œuvre la laudano junebris d'une époque et la défense de la philosophie néoacadémicienne, mais que les deux thèmes pouvaient être en parfaite consonance. Sans rien avoir d'une violence pamphlétaire, les Académiques constituent la plus impitoyable condamnation du régime césarien, à la fois parce qu'ils sont un émouvant hommage à des hommes qui, aux yeux de Cicéron, symbolisent la liberté per due, et parce qu'ils posent avec beaucoup de force cette question insupportable pour tout pouvoir dictatorial : la perfection, la certi tude absolue, sont-elles compatibles avec la condition humaine? Mais l'Arpinate ne s'arrête pas à ce qui serait un constat pessimist e, il ne se contente pas de prendre acte du dissensus, il pose impli citement comme principe que celui-ci n'est pas une fatalité et il intègre à l'exposé même de ce désaccord les éléments qui permett ront de le réduire. Hymne à la liberté, les Académiques sont donc aussi empreints d'espoir, philosophique et politique. Mais, cet es poir suppose un long travail qui permettra dans un même effort de révéler ce qui est commun à tous les philosophes malgré leurs conflits et de fonder en raison la tradition en montrant tout ce qu'elle contient en elle d'universel. C'est pourquoi nous voyons dans ce navire qui est la dernière image du Lucullus, dans ce navi re qui va ramener l'Arpinate chez lui après une journée de discus sionsphilosophiques, mais qui symbolise aussi la recherche qu'il se propose d'entreprendre, l'emblème de la philosophie cicéronienne.
ANNEXE
QUELQUES REMARQUES SUR LES IMAGES DE LA NOUVELLE ACADÉMIE DANS LE CONTRA ACADEMICOS DE SAINT AUGUSTIN
Saint Augustin raconte dans les Confessions comment, après avoir été déçu par le manichéisme, il connut à Milan et à Rome une période de désarroi et de doute pendant laquelle il fit sienne la philosophie de la Nouvelle Académie, évolution qui est illustrée dans le De beata uita au moyen d'une métaphore qui rappelle très fortement la lettre dans laquelle Cicéron explique comment il par vint à trouver une traduction satisfaisante au terme εποχή1. Sans doute parce qu'elle se situe avant ce moment essentiel que fut la conversion, cette période a longtemps fait l'objet d'un relatif désin térêt de la part des chercheurs; ce n'est plus le cas aujourd'hui et bon nombre d'études sont venues éclairer, de manière parfois contradictoire, le sens du doute augustinien2, expérience philoso phique qui eût comme ouvrage de référence les Académiques de Cicéron, avant que la lecture des œuvres néoplatoniciennes dans la traduction de Marius Victorinus ne permît à Augustin d'élaborer une interprétation du platonisme qui l'aiderait à s'éloigner de Γέποχή. Dans les Retractationes, Augustin se reproche d'avoir qualifié à la fin du Contra Academicos, ses arguments de nugae, alors que, dit-il, il avait procédé à une réfutation définitive3. Qu'il ait estimé devoir revenir ainsi sur cette question est très caractéristique de ce que fut son itinéraire spirituel : l'évêque animé d'une foi ardente ne comprend" plus la sympathie à l'égard du platonisme et l'esprit
1 Augustin, Conf., VI, 11, 18; Be. uit. I, 4: diu gubernacula mea repugnantia omnibus uentis in mediis fluctibus Academici tenuerunt. Sur la traduction (Γέποχή par Cicéron, cf. supra, p. 247. 2 Cf. depuis l'ouvrage pionnier d'E. Gilson, Introduction à l'étude de Saint Augustin, Paris, 1943, p. 48-55; M. Testard, Saint Augustin et Cicéron, Paris, 1958, t. 1, p. 81-129; J. A. Mourant, Augustine and the Academics, dans Ree. Aug., 4, 1966, p. 67-96; J. Heil, Augustine's attack on skepticism, the Contra Academic os, dans HThR, 65, 1972, p. 99-116; C. Kirwan, Augustine against the skeptics, dans The skeptical tradition, p. 205-223. 3 Augustin, Retr., I, 1, 4.
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de familiarité envers les Académiciens dont faisait encore preuve le converti de Cassiciacum. Dans le Contra Academicos, Cicéron est le Tullius noster dont la fidélité à l'académisme est ainsi exaltée4 : «il ne pouvait souffrir que, lui vivant, fût ruiné ou altéré rien de ce qu'il avait aimé»; dans les Confessions, l'auteur de YHortensius ne sera plus que Cicero quidam5. Pourquoi le Contra Academicos, pourquoi ce colloque de Cass iciacum à propos duquel E. Gilson a écrit6: «il est déjà remarquab le que la réfutation du scepticisme ait été la première préoccupat ion du nouveau chrétien»? On ne peut répondre à cette question sans avoir au préalable analysé ce que fut la période néoacadémic ienne du futur évêque d'Hippone. K. A. Mourant - en réaction, sans doute, contre un certain nombre de biographies d'Augustin qui ont délimité dans sa vie des périodes sans toujours bien définir les éléments de continuité -, a interprété l'académisme augustinien comme une attitude de prudence, une sorte d'ultime réticence avant la conversion, provoquée par la crainte de connaître une autre déception7. Mourant s'appuie presque exclusivement sur les Confessions, c'est-à-dire sur une œuvre dans laquelle Augustin in terprète à la lumière de sa conversion les années qui précédèrent celle-ci, et nous croyons qu'il sous-estime la profondeur d'une crise pendant laquelle le futur auteur du Contra Academicos chercha dans la philosophie de Camèade le moyen d'exprimer un désespoir tout à fait réel8. La réfutation du scepticisme, objet des discussions de Cassicia cum, montre bien qu'Augustin ne considérait nullement cette pé riode de sa vie comme insignifiante ou négligeable. Le nouveau converti ne prétend pas triompher du doute radical par la seule affirmation de la Révélation, ce qui constituerait une abdication de la raison, insupportable pour lui, il veut montrer, en utilisant cette même dialectique dont les Académiciens usèrent si magistrale ment, que l'obstacle de Γέποχή, pour embarrassant qu'il soit, ne suffit pas à interdire la progression vers cette harmonie de la rai son et de la foi dont témoigne l'accord de la philosophie platoni cienne et de la religion chrétienne. Augustin écrit le Contra Acade micos non seulement pour Romanianus9, l'ami, le protecteur,
4 Id., Contra Ac, III, 18, 41: Tullius noster ... impatiens labefactari uel contaminari quidquid amauisset. 5 Id., Conf., III, 4, 7. 6 E. Gilson, op. cit., p. 49. 7 K. Mourant, op. cit., p. 74. 8 Cf. E. Gilson, p. 49. 9 Cf. la dédicace à ce personnage au début du Contra Ac. et le commentair e de K. Mourant, p. 85.
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dont le fils Licentius est dans le dialogue le défenseur d'Arcésilas et de Camèade, mais pour avoir lui-même une vision plus claire, plus cohérente, de la question et pour disposer ainsi des moyens de convaincre ceux que le doute écarterait de la vraie philosophie10. Mais il sait aussi que «lorsqu'il est vaincu, l'Académicien est vain queur», dans la mesure où sa défaite constitue un argument sup plémentaire en faveur de l'isosthénie11. La joute dialectique, indi spensable car il ne faut pas laisser la Nouvelle Académie s'appro prier la raison pour la paralyser et la rendre stérile, sera donc par définition insuffisante. Pour emprisonner Protée - c'est à lui qu'Augustin compare la vérité - l'intelligence ne suffit pas, il faut une aide divine12; pour triompher de la Nouvelle Académie «l'acharnement dialectique»13 devra être relayé par une explica tion qui n'appartiendra pas à l'ordre de la rationalité et ce sera la thèse du dogmatisme ésotérique des Académiciens. Mais avant d'en arriver à ce moment de l'œuvre, il est important d'analyser les ima ges de la proteiforme Académie qui nous sont données par diffé rents personnages du dialogue. Le débat sur le thème «la recherche de la vérité peut-elle suffi re à assurer le bonheur?» permet à Licentius de se réclamer du Cicéron des Académiques 14, tout en intégrant Γέποχή dans une tra dition platonicienne qui n'est jamais développée dans ces dialo gues, du moins tels qu'ils nous sont parvenus. En effet, tout en s'accordant avec l'Arpinate pour affirmer que la perfection du sage ne peut résider que dans la suspension du jugement, le jeune homme ne s'en tient pas aux considérations gnoséologiques qui sont invoquées à l'appui de cette thèse dans le texte cicéronien et il donne à Γέποχή une dimension métaphysique qui était, selon nous, inhérente à la philosophie d'Arcésilas et de Camèade, mais qu'ils n'avaient jamais explicitement assumée 15. Si l'homme, dit Licent ius,ne peut aller au-delà de cette perfection négative, c'est parce que la vérité n'appartient qu'à Dieu, «ou peut-être aussi à l'âme humaine qui a quitté le corps, ce cachot ténébreux» 16. Ainsi
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10 Cf. ce que dit Augustin sur le but de son œuvre dans Contra Ac, III, 14,
11 Ibid. : Hoc enim ipso ostenditur nihil quamlibet copiosissimis subtilissimisque argumentis posse suaderi, cui non ex parte contraria, si adsit ingenium, non minus acriter, uel fonasse acrius resistatur. 12 Ibid., 6, 13 : Proteus enim Me in imaginem ueritatis inducitur. 13 L'expression est d'E. Gilson, p. 49. 14 Cf. Contra Ac, 1, 3, 7. 15 Cf. notre conclusion, p. 745. 16 Op. cit., § 9 : Veritatem autem illam solum Deum nosse arbitror, aut forte hominis animam, cum hoc corpus, hoc est tenebrosum carcerem, dereliquerit.
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conçue, la suspension de l'assentiment trouve sa raison d'être, non dans le catalogue des erreurs des sens, qui ne sont que les manifest ationsde cette faillibilité, mais dans l'anthropologie du Phédon. On mesure ce qui sépare une telle interprétation de la philosophie de Plotin, qui se montre plus optimiste que Platon lui-même sur la possibilité de réaliser Γόμοίωσις θεφ et qui ne pratique pas un mépris si radical envers le corps17. Licentius, précisément parce qu'il se réclame d'Arcésilas et de Camèade, professe un dualisme qui ne semble laisser aucun espoir quant à la possibilité pour l'homme d'accéder à la vérité. Au début du second livre, Augustin fait, à la demande de ses interlocuteurs, une présentation de la Nouvelle Académie, qui, par sa sobriété et son apparente précision, contraste singulièrement avec le caractère enflammé et les aspirations ontologiques des débats précédents18. Il ne s'agit plus de déterminer si la sagesse doit avoir un contenu positif ou négatif, mais de faire place pen dant quelques instants à l'histoire de la philosophie pour mieux fai re connaître la pensée par laquelle Licentius se sent attiré. Pour tantcette neutralité se révèle très vite problématique, car Augustin, négligeant le caractère dialectique des propositions néoacadémic iennes, finit par présenter cette philosophie comme un système dans lequel l'acatalepsie et Γέποχή auraient été transformées en dogmes. Il suffit pour s'en convaincre de comparer ces deux textes, dont le premier a déjà été commenté par nous 19 : Cicéron, Ac. post., I, 45 : Arcesilas negabat esse quicquam quod sciri posset, ne illud quidem ipswn quod Socrates sibi reliquisset. Augustin, Contra Ac, II, 5, 12 : (Academici) omnia incerta non dicebant solum, uerum copiosissimis rationibus affirmabant. S'il est vrai qu'il n'y a pas nécessairement contradiction entre ces deux témoignages, on ne peut négliger le fait que, dans le pre mier cas, il a été pris soin d'éviter tout ce qui pourrait ressembler à un dogmatisme négatif, alors que l'impression dominante à la lec ture du second est celle d'une certitude du non-savoir20. Augustin finit même par considérer les Néoacadémiciens comme des disci-
17 Cf. En., I, 2, 7 et III, 4, 1, où le corps est défini comme «la seule et der trace des choses d'en haut dans la dernière des choses d'en bas». 18 Contra Ac, II, 5, 11-12. 19 Cf. supra, p. 15. 20 Ce même dogmatisme négatif apparaît en Conf., V, 10, 19 : de omnibus dubitandum esse censuerant nec aliquid ueri ab nomine comprehendi posse decreuerant. nière
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pies de Zenon, plus subtils que les autres21 : «et comme ils avaient appris du même Zenon qu'il n'y avait rien de plus vil que l'opinion, ils en déduisirent très habilement que, si rien ne pouvait être perçu et si opiner était parfaitement vil, le sage ne devait jamais approuv er». La relation dialectique, si bien mise en évidence par Cicéron, est ainsi transformée en filiation philosophique. A la fin de cet exposé, Augustin éprouve le besoin de préciser qu'il a parlé bona fide et que toute omission de sa part ne pourrait être qu'involontaire22. Mais n'est-il pas difficile de croire qu'il se soit exprimé ex animi sententia23, alors que dans la dernière partie de l'œuvre il avancera une interprétation qui sera en totale contra diction avec ce qu'il a affirmé dans ce passage? En réalité, on com prend qu'il n'y a pas véritablement incohérence, si on se reporte à ce qu'il dit dans les Confessions24 à propos de ce qu'il avait cru être la philosophie néoacadémicienne. Ce qu'a voulu faire l'auteur du Contra Academicos au début de ce second livre, c'est présenter l'image communément admise de la Nouvelle Académie, image dont il va mettre en évidence toutes les contradictions philosophi ques, avant d'affirmer qu'elle ne correspond pas à ce que fut l'éco le d'Arcésilas et de Camèade. Cependant, à l'intérieur même de ce livre, l'intervention d'Alypius25 constitue une première prise de distance par rapport à la vulgate néoacadémicienne exposée et réfutée par Augustin. Ainsi Alypius affirme26 que «la scission d'où est née la Nouvelle Académie était dirigée moins contre l'Ancienne doctrine que contre les Stoïciens», ce qui correspond à l'interpréta tion de Métrodore et du Philon des livres romains. Il présente, en fait, quelques uns des éléments à partir desquels Augustin élabore ra son interprétation définitive. C'est après avoir porté tout au long du second livre et dans la première moitié du troisième de rudes coups à la philosophie du doute systématique, qu'Augustin va révéler ce qu'il appelle totum Academicorum consilium27, c'est-à-dire la théorie d'un enseigne ment ésotérique à l'intérieur de l'Académie d'Arcésilas et de Car-
21 Contra Ac, II, 5, 11 : Et cum ab eodem lenone accepissent, nihil esse turpius quant opinari, confecerunt callidissime, ut si nihil percipi posset, et esset opi nano turpissima, nihil unquam sapiens approbaret. 22 Ibid., 12. 23 Ibid. 24 Cf. η. 20. 25 Contra Ac, Π, 6, 14-15. 26 Ibid., 14 : Nouae Academiae discidium, non tarn contra ueterem conceptum quam contra Stoicos arbitror esse commotum. 27 Ibid., III, 17, 37. Cf. notre article Scepticisme et dogmatisme . . ., p. 344 sq.
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néade, permettant de comprendre la très profonde unité de l'his toire de l'école platonicienne. Platon, dit-il, ajouta à la finesse de Socrate dans les questions morales «la science des choses divines et humaines» qu'il avait acquise des Pythagoriciens et couronna le tout de la dialectique, science suprême capable de juger et d'organiser tous ses élé ments28. Dans le système ainsi construit, le monde intelligible était le seul vrai, l'autre, celui des sensations, n'étant que son image, génératrice d'opinions dans l'âme des insensés. Après la mort du scholarque Polémon, Arcésilas, voyant les progrès du matérialisme stoïcien, décida «très prudemment et très utilement»29 de cacher très profondément la doctrine de l'Académie et de se consacrer à dissiper la fausse science, tâche dans laquelle il fut relayé par Carnéade qui, tout en se rattachant à Platon «comme à sa source», continua à cacher «ce à quoi ressemblait ce vraisemblable»30. C'est seulement avec Plotin que la pensée de Platon put à nouveau res plendir dans toute sa pureté, à tel point qu'on croirait «que Platon a revécu en Plotin»31. Cette théorie a certes le mérite d'affirmer avec beaucoup de force l'enracinement platonicien de la Nouvelle Académie, mais son invraisemblance majeure réside dans cette idée d'une vérité découverte par Platon et qui ressurgirait telle quelle chez Plotin après avoir été occultée pendant des siècles. La confrontation de l'Académie avec le stoïcisme, dont l'importance est si justement soulignée par Augustin, exigeait plus d'audace, d'inventivité et nous croyons avoir montré qu'Arcésilas et Camèade surent en faire preuve. Mais ce qui est le plus surprenant encore, c'est l'attitude d'Augustin lui-même à l'égard de l'explication qu'il avance. D'une part, il prend soin de préciser qu'il s'agit là d'une interprétation personnelle : «écoutez maintenant avec un peu plus d'attention non ce que je crois mais ce que je suppose»32, phrase qui laisserait pen ser qu'une telle exégèse est étrangère à la tradition des Académiq ues', mais, d'autre part, il affirme à propos de Cicéron : «il dit que c'était leur usage de cacher leur doctrine et qu'ils avaient accoutu mé de ne la découvrir qu'à ceux qui avaient vécu avec eux presque jusqu'à la vieillesse»33. Nous croyons qu'il faut résister à la tentation d'imaginer 28 Ibid. 29 Ibid., 38 : prudentissime atque utilissime. 30 Ibid., 18, 40. 31 Ibid., 42. 32 Ibid., 17, 37 : audite iam paulo non quid sciant, sed quid existimem. 33 Ibid., 20, 43 : Ait enim Ulis morent fuisse occultandi sententiam suant, nec earn cuiquam nisi qui secum ad senectutem usque uixisset aperire consuesse.
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qu'Augustin se réfère là à un passage des Académiques qui ne nous serait pas parvenu. Il faut plutôt penser qu'emporté par son en thousiasme, il interprète à sa manière un passage cicéronien, par exemple Luc, 60, où il est question des «mystères» des Académic iens, mais dans un sens ironique34. Cependant, le fait que la théor iedu dogmatisme ésotérique ait été étrangère à l'Arpinate ne signifie pas qu'Augustin l'ait créée ex nihilo. Nous avons recensé ailleurs les différents témoignages qui montrent la pérennité d'une telle exégèse et il est pour le moins vraisemblable qu'elle connut un regain de faveur chez des Néoplatoniciens soucieux d'effacer ce qui pouvait apparaître comme une hérésie dans l'histoire du plato nisme35. Mais l'hypothèse d'une source néoplatonicienne ne suffit pas à expliquer qu'Augustin soit allé jusqu'à affirmer à propos de cette thèse : «si c'est faux, peu m'importe, car il me suffit désormais de ne pas croire que l'homme est incapable de découvrir la vérité»36. Si cette étonnante affirmation donne prise au grief d'absence de rigueur, une analyse un peu plus fouillée permet de mieux accept er un tel propos. Augustin a déployé pour combattre Γέποχή et le probabilisme toute son intelligence, son ironie et les multiples arguments hérités d'Antiochus et des Stoïciens. Mais il est trop lucide et trop bon juge de la dialectique pour ne pas comprendre qu'il n'a pas réussi à annihiler véritablement les arguments des Académiciens37. Un tel échec est pour lui à la fois irritant et secondaire. Irritant, parce qu'il s'agit là d'une défaite de la raison et qu'il y a en lui à cette époque encore beaucoup de rationalisme. Secondaire, parce que le néoplatonisme, et surtout la conversion, ont enraciné en lui la conviction que l'homme n'est pas irrémédiablement coupé de la vérité. Mutatis mutandis, il se trouve dans la situation des Stoïciens, qui reconnaissaient l'existence des apories38, mais sans que cela modifiât en quoi que ce soit leur système de pensée. Augustin ne s'en est pas tenu à cette reconnaissance, il a voulu exprimer et ren forcer sa conviction nouvelle au moyen d'une thèse qu'il soupçonn ait fort d'être improbable, mais dont il a pensé qu'elle serait en quelque sorte la marque d'une victoire qu'il était certain d'avoir remportée sur le fond.
34 Cf. notre article, p. 343. 35 Cf. ibid., p. 346. 36 Contra Ac, III, 20, 43 : Quod si falsum est, nihil ad me, cui satis est iatn non arbitrati ab homine posse inueniri ueritatem. 37 Cf. note 11. 38 Cf. supra, p. 314.
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Le mythe du dogmatisme ésotérique servait à illustrer d'une manière assez sommaire l'idée qu'il est impossible de vivre le scep ticisme. Mais déjà dans le Contra Academicos commence à s'esquis ser une démarche infiniment plus subtile et féconde, celle visant à démontrer que, quelles que soient les motivations ou les arrièrepensées de ceux qui pratiquent Γέποχή universelle, celle-ci porte en elle sa propre réfutation. Le si non esses, falli omnino non posses du De libero arbitrio, le sum si jailor du De ciuitate Dei, le si dubitai cogitât du De Trinitate témoignent que les pages finales du Contra Academicos ne suffirent pas à faire disparaître aux yeux d'Augustin le problème du scepticisme, et qu'il continua à se confronter à celui-ci en des formules qui sont pour l'historien de la philosophie autant de lignes asymptotes au cogito cartésien39.
39 Augustin, Lib. arb., II, 3, 7; Ciu. dei, XI, 26; Trin., XV, 12, 21, cf. E. Gilson, op. cit., p. 54-55.
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I - Textes anciens Chaque fois qu'elle existe, nous avons utilisé l'édition des «Belles-Let tres» (Collection des Universités de France), en signalant, le cas échéant, les modifications que nous avons apportées au texte ou à la traduction. Nous avons, en outre, consulté les éditions et recueils suivants : a) Auteurs et anonymes - Academicorum philosophorum index Herculanensis, éd. S. Mekler, Berlin, 19582. - Anonymer Kommentar zu Piatons «Theaetet» (Papyrus 9782), bearb. von H. Diels und W. Schubart. - Anonymous prolegomena to Platonic philosophy, ed. L. G. Westerink, Amsterdam, 1962. Alexandre d'Aphrodise - Alexandri Aphrodisiensis praeter commentarla scripta minora de Ani ma liber cum mantissa, ed. I. Bruns, Berlin, 1887. - Alexandri Aphrodisiensis in Aristotelis Topicorum libros octo com mentarla, ed. M. Wallies, Berlin, 1891. Arcésilas - H. J. Mette, Zwei Akademiker heute : Krantor von Soloi und Arkesilaos von Pitane, dans Lustrum, 26, 1984, p. 7-104. Aristote - Aristotle, the Nicomachean Ethics, with an English translation by H. Rackham, Cambridge (Mass.)-Londres, 1962. - Aristotelis qui ferebantur librorum fragmenta, col. V. Rose, Leipzig, 1886. St Augustin - S. A. Augustini . . . de Ciuitate Dei libri XXII, ree. B. Dombart, Leipzig (Teubner), 1863 (2 vol.). - Contra Academicos-De beata vita-Be ordine, éd. R. Jolivet (Œuvres de Saint Augustin, lère série, IV Dialogues philosophiques, I Problèmes fondamentaux), Paris, 1939 Carnéade - B. Wisniewski, Karneades Fragmente, Text und Kommentar, Wroc law- Varsovie-Cracovie, 1970 - H. J. Mette, Weitere Akademiker heute (Forsetzung von Lustr., 26, 794) von Lakydos bis zu Kleitomachos, dans Lustrum, 27, 1985, p. 39148.
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III - Etudes Cette bibliographie suit l'ordre alphabétique parce que la profonde imbrication des sujet traités rendrait incommode une organisation par thè mes ou par chapitres. Elle ne prétend nullement à l'exhaustivité et regroupe pour l'essentiel les titres cités dans nos notes. Les abréviations utilisées sont celles de l'Année Philologique. Ouvrages collectifs - Problems in Stoicism, A. A. Long ed., Londres, 1971. - Les Stoïciens et leur logique. Actes du colloque de Chantilly, 18-22 septem bre 1976, Paris, 1978. - Doubt and dogmatism. Studies in hellenistic epistemology , M. Schofield, M. Burnyeat, J. Barnes eds, Oxford, 1980. - Lo Scetticismo antico. Atti del convegno organizzato dal Centro di studio del pensiero antico del C.N.R., Roma, 5-8 novembre 1980, G. Giannantoni ed., Naples, 1981. - Science and speculation. Studies in hellenistic theory and practice, J. Bar nes, J. Brunschwig, M. Burnyeat eds, Paris, 1982. - The skeptical tradition, M. Burnyeat ed., Los Angeles, 1983. - On stoic and peripatetic ethics. The work of Arius Didymus, W. W. Fortenbaugh ed., New Brunswick et Londres, 1983. - The norms of Nature, M. Schofield and G. Striker eds, Cambridge-Paris, 1986, p. 113-144. G. ACHARD - Pratique rhétorique et idéologie politique dans les discours «optimates» de Cicéron, Leiden, 1981. L. Alfonsi - Sul «circolo» di Lutazio Catulo, dans Hommages à L. Hermann, col. Latomus 44, Bruxelles, 1960, p. 61-67 - Cicerone filosofo. Linee per lo studio del suo iter speculativo, dans Stud Rom, 9, 1961, p. 127-134. D. Amand - Fatalisme et liberté dans l'Antiquité grecque, Louvain, 1945. W. S. Anderson - The Roman Socrates : Horace and his Satires, dans Essay on Roman satire, Princeton, 1982, p. 13-49 J.-M. André - L'otium dans la vie morale et intellectuelle romaine, Paris, 1966. - La philosophie religieuse de Cicéron. Dualisme académique et tripartidon varronienne, dans Ciceroniana. Hommages à K. Kumaniecki, A. Michel et R. Verdière éds, Leiden, 1975, p. 11-21. - La philosophie à Rome, Paris, 1977. G. W. R. Ardley - Cotta and the theologians, dans Prudentia, 5, 1973, p. 33-50. H. von Arnim - Arkesilaos18, dans RE, 2, 1895, p. 1164-1168.
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n.22; 992 a33-b2 : p. 547, n.29; K, 1063 a3 : p. 223, n. 55. Pol, VII, 1337 al : p. 383, η. 22. Rhét., I, 1355 a 14- 17 : p. 288, n. 128; II, 1403 a26 : p. 163, n. 101. Athénée Deipn., XII, 547 a: p. 399, n.78; 547d, 610e : p. 14, n. 21. Augustin Be. uit., I, 4 : p. 637, n. 1. Contra Ac, I, 3, 7 : p. 639, n. 14; 9 : p. 639, n. 9; II, 5, 1 1 : p. 641, n. 21 ; 12 : p. 641, n. 22, 23; 6, 14-15 : p. 641, n. 25 et 26; II, 11, 26 : p. 286, n. 123 et 124; III, 6, 13 : p. 639, n. 12; 14, 30 : p. 639, n. 10 et 11 ; 17, 37 : p. 146, n. 26, p. 642, n. 32; 38 : p. 642, n. 29; 18, 40 : p. 642, n. 30; 41 : p. 47, n. 16, p. 52, n. 188, p. 195, n. 43, p. 272, n. 88, p. 638, n. 4; 42 : p. 638, n. 31 ; 20, 43 : p. 638, n. 33, p. 643, n. 36. Ciu., V, 9 : p. 558, n. 5; VI, 2 : p. 144, n. 13; 6 : p. 586, n. 10; XIX, 1 : p. 352, n. 57, p. 354, n. 61; 1-2 : p. 90, n. 135; 3 : p. 136, n. 3, p. 143, n. 12. Conf., Ill, 4, 7: p. 638, n.5; V, 10, 19: p. 640, n.20; VI, 11, 18: p. 637, n.l. Retr., I, 1, 4: p. 637, n. 3. Catulle Carm., 76, ν 1-6 : p. 399, n. 79. Chalcidius Ad Tim., 220 : p. 209, n. 5. Censorinus Die not., 3, 3 : p. 82, n. 101; 15, 3 : p. 33, n. 99. ClCÉRON Ac. post., 1, 1 : p. 141, n. 1 ; 3 : p. 143, n. 12; 4 : p. 142, n. 5; 5-6 : p. 148; 6 : p. 143, n.8; 8 : p. 142, n.4; 9 : p. 144, n. 13 et 16; 10 : p. 142, n.6;\\:p. 122, n. 260; 12 : p. 89, n. 134, p. 143, n. 9; 13: p. 143, n.ll; 14: p. 118, n.241, p. 183, n. 13, p. 186, n. 14; 15 : p. 145,
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INDEX LOCORUM
η. 18; 16: p. 146, η. 24; 17: η. 25; 19: ibid., p. 147, η. 28 26 : p. 554, n. 57; 29 : p. 147, n. 29; 31 : p. 187, n. 22; 32 : p. 147, n. 30; 33-34 : p. 149; 33-35: p. 148, n.35; 35-42: p. 149 ; 40: p. 148, n. 40, p. 187, n. 23 ; 41 : p. 524, n. 108; 41-42 : p. 225, n. 60; 42: p. 189, n. 27, p. 220, n.45; 43:
52 : p. 585, n. 108; 53 : p. 585, n. 70 : p. 584, n. 102; 75 : p. 584, n. 88: p. 44, n. 149; 97 : p. 44, n. 148 p. 585, n. 106 ;U0:p. 585, n. 105 ; 149 : p. 587, n. 113, 114; 150 : p. n. 257.
: p. 85, n.117; 154: p. 79, n.85; : p. 246, n. 4; 305 : p. 173, n. 133; 3Ü6 :• p. η 9ö, OÄ η. *> 164; 1ΑΔ· JU9 Xi\Q :· p. η in, 7 17 η. m 61 A/·; 315: p. 53, η. 191, p. 104, η. 190; 331: p. 124, η. 272; 332 : p. 90, η. 137. Dim., I, 7 : p. 120, η. 252; 8 : p. 107, n.197; 11: p. 122, n.260; 21-22:
n.ö4;5X: p. obi, η. 84, p. 391, η. 47 40: p. 364; 44: p. 402, η. 84; 46 p. 119, η. 247; 59 : p. 129, η. 4; 60 p. 427; 62 : p. 426, n. 152; 68 : p. 427 n. 154; 73: p. 428; 75: p. 399, n. 77
INDEX LOCORUM 78: p. 431, ?. 175; 78-85: ?. 170; 79: p. 432, ?. 176; 80: ?. 172; 82 : p. 433. ?. 182; 84 : ?. 173; III, 16: p. 38, ?. 6; 17: ?. 44; 18: ?. 254, ?. 35; 21: ?. 92; 22 : ?. 40«, ?. /0/, ?. 40«, ?. 411, ?. 110; 23: p. 3S7, ?. 196; 24: ?. 355, ?. 66; 30: ?. 49-50; 30-31: - >*"» ?. 213,
p. 431 ?. 431 ?. 431 ?. 350, ?. 405, ?. 101 437, ?. 351
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INDEX LOCORUM
53: p. 247, n. 10; 54: p. 169, p. 237, n. 96. p. 326. n. 95; 56 : n.56; 57: p. 247, n. 10; 58: n. 9/, p. 169, n. 115; 59 : p. 36,
n. 112, p. 236 p. 236, n. 110,
INDEX LOCORUM ?. ?. ?. ?. ?. ?. ?. ?. ?.
129; 46 : p. 525, ?. 113; 73 : p. 527, 119; 101: p. 473; 153: p. /77, /55; II. 4 : p. /22, ?. 260; 51 : p. 46/, 60; 86 : p. 322, ?. 100; III, 7 : p. 529, 125; 7-3 : p. 52/, ?. 97; 20 : p. 52/, 98; 33 : p. 528, ?. /22; 34 : p. 528, /23; 51 : p. 53/, ?. /3/; 63 : p. 53/, 134; 69 : p. 533, ?. /39; 119 : p. 390, 44. De or., I, 47: p. 86, n. 119; 48-74: p. 86, n. 120; 57 : p. 84, n. /07; 68 : p. 86, n. 122; 82 : p. 85, n. //2; 83 : p. 85, n. //3; 84 : p. /00, n. 172; II, 75 : p. ?.03, 85, n. no; 115; y* 94 : p. od, 85, ?. n. ut; //4; iji 131 : p.0.85. 85, n.115; 154-155: p. 77, n.76; 155: p. 80, n. 86; 156: p. 84, n. 110;
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In Somn. Scip., I, 2, 1-4 = De rep., fg. 3 Bréguet : p. 115, n. 231. Marc-Aurèle Pensées, II, 12 : p. 611, ?. 83; III, 1, 2 : p. 437, n. 196; VI, 26, 3 : ibid.; 50, 2: p. 4//, n.lll; VII, 13: p. 222, n.49. NUMÉNIUS ap. Eusèbe, P.E., XIV, 5, 13 (fig. 25 D.P.): p. 9, n.2; ibid., 14: p. 266, n. 73; ibid., 7, 15 (fg. 26 D.P.) : p. 34, n. 106. Origene C. Celse, V, 47, p. 250 Hoesch : p. 425, n. /50. Philon Al. i4vr., 75 : p. 6/0, ?. 75; 97-98 : p. 6/0, ?. 76; 276: p. 5/7, ?. 84; Deter.. 162 p. 32, n. 108; Fug., 63: p. 342, n. 17 162: p. 466, n.84; Her., 85: p. 610, n. 73; 283 : p. 6/0, n. 78; 299 : p. 437, n. 196; Leg., I, 30 : p. 2/4, n. 24, p. 218, n. 37; Mos., II, 51 : p. 5/7, n. 86; 151 p. 4/2, n. //4; MwtaL, 10: p. 459, n.53; 54-57: p. /46, n.23; 154-156 p. /46, n.23; 270: p. 611, n.81; Op. 69: p. 5/6, n.83; Opif.. Ill, 132 p. 5/7, n.74; Poster., 14-19: p. 6/0, n. 77; Prou., II, 2: p. 56/, n.17; 83 p. 566, n. 35, 36, 39; 97 : p. 567, n. 40 Sacri/., 73 : p. 405, n. 93; 131 : p. 5/7, n. 84; Somn., I, 54-60: p. /46, n.23 240: p. 507, n.45; Spec, leg., I, 51 p. 520; 273: p. 5/9. Platon ?/c. Pr., 132 d : p. 45«, n. 52; Apolog ie,20 e : p. 489, ?. 177; 21 a : p. 16, n.32; 40a-41c: p. 456, n.41; Banq uet, 188b: p. 583, n.96; 204 a-b: p. 491, n. 183; 210 a-b : p. /0/, n. /80; Charmide, 154 b : p. 32, n. 100; 166 e : p. 3/2, n. 44; 171c: p. 313, n.45; 173 c: p.5«3, n. 95; 175 e : p. 3/4, n. 43; Cratyle, 384 d-e : p. 417, n. 131 ; 422 d : p. /04, n. 188; Ep.. VII, 343 ab : p. 4/7, n. 131 ; Gorgias, 455 b : p. 582, n.90; 457 a: p. 2«/, n.lll; 470 d: p. 546, n.24; Lois, IV, 714 a: p. 5/3, n. 72; VII, 792 d : p. 630, n. 6; VIII, 836a-842a: p. 514, n.78; IX, 875 b-c: p. 514, n.76; 875 d : p. 5/4, n. 77; X, 597 d-e: p. /02, n. 181; 885 d: p. 57«, n.8/; 889 b: p. 510, n.60; 890 d: p. 5/0, n. 57; 896 a: p. 630, n. 6; 897 d: p. 510, n.58;
899 d: p. 579, n.82; 903 d: p. 579, n.85; Lysis, 214 d: p. 432, n. 178; 220 b : p. 43/, n. /74; Ménon, 80 a : p. 579, n.83; 81 e : p. 454, n. 31 ; Phédon, 65 c : p. 254; 68 e : p. 425, n. /48; 72 e: p. 454, n. 3/ ; 78 b : p. 605, n. 59; 114d: p. 489, n. 177; Phèdre, 237 b: p. 396, n.66; 244 b-d : p. 583, n.93; 245c-246a: p. 603, n.51; 264 a: p. 604. n.55; 266 b: p. 22/; 266 e : p. 287, n.125; 270 a: p. /00, n. 170; Philèbe, 12 c: p. 489, n. 177; 30 a: p. 576, n. 73; Pol, 275 b : p. 264, n. 68; 294 a: p. 5/4, n.74; 295 c-d : p. 5/4, n. 75 ; 297 b : p. /04, n. /88; Protagoras, 310 a : p. /42, n. 2 ; 329 d : p. 500, n.14; Rép., I, 335 e ; 336 b: p. HI, n.213; 345 a: p. 499, n. 12; 345 c-d : p. 498. n.ll; II, 368c-369a: p. 503, n. 27; 382 e : p. 239, n. 103 ; III, 359 d : p. 489, n. /77; IV, 443 b : p. 500, n. /5; 443 a-b: p. 499, n. //; 443 d: p. 498, n.8; 445b: p. /20, n.251; V, 476c480 a : p. 273, n. 92 ; VI, 500 c : p. 327, n.96; VIII, 533 b-c: p. 548, n.31; 546 c : p. 504, n. 34; IX, 571 c-572 a : p. 630, n. 6; 580 d-588 a : p. 605, n. 59; 582 a: p. 223, n.55; 584e-585a: p. 397, n. 67; X, 611 b : p. 605, n. 59; Sophiste, 228 c: p. 253, n.32; 248 a249 d: p. 630, n. 6; 258 b: p. 311, n.36; 264 a: p. 2//, n.ll; Théétète. 152 c: p. 2//, n. 12; 157 e : p. 237, n. 97; 157e-160e: p. 238. n.101; 158 b: p. 238, n. 99; 160 e : p. /76, n. /47; 161 c-d : p. 258; 172c-177c: p. 264, n. 69; 176 a-b: p. 342, n. 17; 168 b: p. 223, n.55; 191 d: p. 2/2, n. /4; 210 a-b: p. 273, n.92; Timée, 27 d-28 a : p. 568, n. 45 ; 28 a : p. 577, n.76; 28c-29a: p. 568, n. 46; 29 a: p. 568, n.47; 29 c-d: p. 546, n.24; 29 d : p. 568, n. 44; 29 e : p. 568, n. 49; 30a: p.575; 41 e: p. 5/3, n. 73; 43 bc: p. 26, n. 56; 47 b: p. /88, n. 25; 50 c : p. 578, n. 78; 53 b : p. 553, n. 53; 71 d-e : p. 583, n. 97. Pline l'Ancien H.N.. XXXV, 64-66: p. 557, ?. 68; 160 : ivtci. Pline le Jeune Ep.. V, 3, 5 : p. 79. n. 84. Plotin £nn., I, 4, 2, 35-46 : p. 405, n. 89; III,
INDEX LOCORUM 2, 17 : p. 611, η. 84; 3, 4, 6-7 : ibid.; IV, 7 : iWd. Plutarque Adu. Col., 14, 1115 a-c : p. 146, n. 27; 17, 1099 cd: p. 426, n. 153; 1115b: p.577, n.75; 25, 1121 f-1 122 a: p. 13, η.17;26, 1121 ΐ:ρ.151, n.44; 1122b: p. /66, n. 106; 1123 c : p. 240, «. 108; 32, 1126d: p. 426, «. 752; 33, 1127 a: p. 426, n. 152. Alex., 64 : p. 27, n. 72. An rede, 3, 1 128 f : p. 426, n. 152. Comm. not., 7, 1061 d : p. 273, n. 95; 16, 1066 d : p. 408, n. 102; 22, 1069 d : p. 408, n. 102; 23, 1069 e : p. 384, η. 23, p. 414, η. 119; 26, 1071a: p. 366, η. 99; 27, 1071 f: p. 414, η. 119; 1072 f : p. 412, n. 112 ; 37, 1078 d : p. 436, n. 193; 1078 e : p. 436, n. 191, 192; 45, 1084 a-c : p. 217, n.35; 47, 1084 f-1085 b : p. 306, n. 23. Cons., 3, 102 d: p. 469, n.99; 19, 111 f: p. 469, n. 97. Fat., 568 c-d : p. 609, n. 71 ; 569 c-d : p. 616, n. 34. Gar., 514 d: p. 412, n. 112. Non posse, 8, 1091 d : p. 397, n. 68; 16, 1098 a-b : p. 426, n. 152; 1099 c-d : ibid.. Quaest. conu., VIII, 1, 717 d: p. 33, n.97. Reg. imp. apopht., 200 e : p. 81, n.94. Ser. num., 550 d : p. 342, n. 17. Sto. rep., 8, 1034 f : p. 148, n. 36; 10, 1035 b: p. 348, n.40; 1035 f: p. 318, n.67; 12, 1038 b: p. 385, n.27; 15, 1040 a: p. 500, n. 17; 17, 1041e: p. 303, n. 13; 19, 1042 e : p. 348, n. 40; 30, 1047 a : p. 406, n. 97; 45, 1055 f : p. 250, n. 20; 46, 1055 e : p. 597, n. 32; 47, 1057 a : p. 214, n. 24. Virt. mor., 12, 451 : p. 423, n. 144. Porphyre Abst., II, 20-32 : p. 43, n. 143; III, 25, 1-3 : p. 43, n. 143. Pyrrhon (éd. Decleva Caizzi) fg. 15 ab : p. 29, n. 82; fg. 53 : p. 27, n.69; fg. 61 d : p. 25, n.66; fg. 62 : p. 25, n. 67. QUINTILIEN Inst. or., I, 10, 8: p. 85, n.116; II, 20, 7: p. 317, n. 61 ; III, 1, 19: p. 85, n.116; VI, 4, 12: p. 172, n. 132; pr. VIII, 13: p. 85, n.116; X, 1, 35:
677
p. 174, n. 137; 93 : p. 94, n. 155; 123 : p. 96, n. 158; XI, 1, 15 : p. 630, n. 5. Sénèque Benef., II, 16, 2: p. 612, n.84; IV, 33, 2-3 : p. 280, n. 107. Const, sap., 2, 2 : p. 443, n.211. Ep., 9, 14: p. 409, n. 106; 42, 1: p. 325, n. 91; 53, 11 : p. 325, n. 87; 59, 14 : p. 273, n. 94; 71, 4 : p. 358, n. 79; 29 : p. 252, n. 27; 73, 13 : p. 325, n. 89; n.165; 82, 8: p. 318, n. 65, p. 480, n.141; 19 : p. 318, n. 66; 85, 3 : p. 487, n. 165; 17 : p. 452, n. 24, p. 486, n. 162; 31-32: p. 355, n.67; 88, 44: p. 28, n.77; 89, 13: p. 366, n.95; 92, 5: p. 407, n.99; 8: p. 477, n. 130; 27: p. 326, n. 92; 94, 2 : p. 366, n.95; 113, 18: p. 214, n.24; 121, 15: p. 404, n. 86; 124, 6 : p. 309, n.31; 8 : p. 423, n. 144. Nat. quaest., VII, 32, 2 : p. 12, n. 12. Vit. be., 7, Ζ: p. 350, n.46; 13, 6 : p. 434, n. 184; 15, 1 : p. 350, n. 47. Sénèque rh. Contr., 7, 3, 9 : p. 73, n. 57. Sext. Emp. Hyp. Pyr., I, 3: p. 28, n.75; 8: p. 255, n.42; 33: p. 47, n. 160; 177: p. 630, n.6; 186: p. 630, n.6; 210: p. 24, n.63; 218: p. 238, n.99; 220: p. 11, n. 7, p. 47, n. 160; 227 : p. 283, n. 118; 230 : p. 47, n. 160; 232 : p. 257, n.9; 234: p. 9, n.2; 235: p. 296, n. 145; II, 4 : p. 232, n.84; 31 : p. 457, n.47; 81: p. 249, n. 18; 157: p. 315, n.54; III, 188: p. 227; 271: p. 564, n.28. Adu. math., II, 20 : p. 47, n. 160, p. 100, n.173; VII, 10: p. 145, n.22; 13 : p. 242, n. 112; 14-15 : p. 379, n. 5; 38: p. 249, n. 18; 150: p. 36, n. 113; 156-157: p. 256, n.47; 158: p. 279, n.105; 159: p. 35, n. 108; 159-165: p. 218, n.36; 160: p. 218, n.37; 163: p. 219, n.39; 164: p. 213, n.20; 165: p. 296, n.147; 171: p. 294, n. 142; 173: p. 289, n. 130; 176: p. 283, n. 118; 211 : p. 395, n. 59; 227 : p. 224, n.58; 229-231: p. 212, n. 15, 17, 18; 241-252: p. 234, n.86; 242: p. 209, n. 8, p. 282, n. 112; 248 : p. 224, n. 59; 252: p. 232, n.83; 253; ibid.; 257: p. 226, n.62; 343: p. 301, n.4; 402: p. 233, n. 85; 408 : p. 225, n. 61, p. 230,
678
INDEX LOCORUM
η. 78; 409 : p. 236, η. 91; 416 : p. 257, η. 48; Vili, 70: p. 216, η. 29; IX, 1: p. 47, η. 160; 71-74 : p. 464, η. 73; 73 : ibid., η. 74; 92-94 : p. 576, η. 73; 140 : p. 43, η. 143; 162: p. 564, η. 28; 182: p. 47, η. 160; 182-190: p. 43, η. 142; 190 : p. 578, η. 80; 396-7 : p. 224, η. 58; 397: p. 250, η. 22; XI, 73: p. 350, η. 44; 96: p. 380, η. 11; 160-161: p. 175, η. 142. Speusippe fgs 34-37 Isn. Par. : p. 147, n. 32. Stobée Flor., LXXXII, 13, p. 188 M: p. 34, n. 106. Eel, I, 41, 34, p. 267 M: p. 216, n.31; II, 6, 2, p. 14-15 M: p. 450, n. 14; 3, p. 21 M : p. 342, n. 17, p. 488, n.170; 4, p. 24 M: p. 577, n.74; 5, p. 30 M: p. 496, n.3; 6, p. 39 M: p. 409, n. 103, p. 410, n. 107; p. 40 M : p. 410, n.109; p. 61 M: p. 221, n.48; 7, p. 69 M : p. 381. Strabon
Gèo., XV, 1, 61 : p. 27, n. 72; XVII, 3, 22 : p. 33, n. 97. Suétone Gram., 3: p. 79, n.84; 25: p. 77, n. 74. TERENCE Ad., 68-70: p. 523, n. 104; 490: p. 615, n. 91. Eunuque, 591 : p. 447, n. 4. Val. Max. Ill, 3, 7 ext. 3 : p. 101, n. 178; VIII, 1,5: p. 328, n. 100. Varron Ant. diu., fg. I, 54 Agahd : p. 555, n.67; XVI: p. 555, n. 63. Ling, ht., VII, 28 : p. 463, η. 69; IX, 1 : p. 77, η. 74. Sat. Mén., Agathon(6) 6(Cèbe) : p. 77, n. 76; fg. 551 Astbury : p. 135, n. 6. Xénophon Mém., I, 1, 11-13 : p. 145, n. 22. XÉNOPHANE Frgs 45 et 59 Diels P.P.F. : p. 26, n.68.
INDEX NOMINUM ANTIQUORUM
L. Aelius Tubéron : p. 24, n. 62. A. Albinus : p. 129. T. Albucius : p. 82. Alexandre d'Aphrodise : p. 612. Alexinus : p. 368, n. 107. C. Amafinius : p. 143. Anaxagore : p. 100; 107, n. 370; 550. Anaximandre : p. 550. Anaximène : p. 550. Antiochus d'Ascalon : passim. - différentes interprétations: p. 5154; - son école: p. 87-90; - et Cicéron : p. 96-118; - sa doctrine dans Ac. post. : p. 141150; 552-556; - les sources du Lucullus : 186-194; - son argument contre Philon : p. 398; - et la dialectique : p. 321-323; -et l'éthique: p. 343; 352; 380; 382; 392; 393; 443; 453; 486; 500; 501 ; 506; 510-514 (le problème de la loi). Antipater de Tarse : p. 29, n. 81 ; 161 ; 229; 407-413; 522, 531-532. M. Antonius (Antoine, orateur) : p. 8487; 94. Apollonius Molon : p. 99, n. 165; 103. Apulée : p. 146. Aratos de Soloi : p. 170; 541. Arcésilas : passim. - différentes interprétations : p. 932;
Aristippe: p. 83; 102; 341; 342; 357; 360; 361; 401. Aristoclès de Messene : p. 26; 255. Ariston de Chéos : p. 1 59. Aristote: p. 21; 28; 31; 54; 60; 69; 75; 79; 94; 102; 106; 107; 113; 115; 119; 144; 145; 148; 179; 189; 211212; 221; 223; 262; 277; 309; 311; 321-322; 324; 350; 354; 360-361; 363; 382; 419; 422; 432-433; 496508; 543; 549. Aristus : p. 53; 90-92; 159. Arius Didyme : p. 347. Atticus (T. Pomponius Atticus) : p. 3 ; 107; 129; 130; 132; 136-137; 140141; 153; 181; 183-184; 186; 188. St. Augustin: p. 10, n. 4; 47; 57; 136; 146; 286. Balbus (Q. Lucilius Balbus) : p. 100; 243; 558-560. Brutus (M.Iunius): p. 75; 91-92; 124 n. 272; 125; 130; 132; 143; 191-192; 443. Q. Caecilius Metellus Numidicus : p. 78. Calliclès : p. 124. Calliphon: p. 42; 350; 357; 361-363; 390. Camèade : passim. - différentes interprétations : p. 3248; - le l'ambassade problème : de p. 76-78 la connaissance ; :
- le et sa Camèade dialectique: problème : de p. p.35-37; la112; connaissance: 319-324;
- positions 321; sa diuisio 344; :sur 350; p. 353-360; le souverain bien :
p. 230; 232; 243; 254-257; 259265; 268-270; 278-282; 327; - le problème de l'éthique: p. 413; 436; 544.
p. 386-389; - critique du souverain bien stoï cien: p. 408-413; - à propos du chagrin : p. 468 ;
p. 210; 218; 233; 246; 266-285; 289-290; 295-298; 308; 314; 319;
680
INDEX NOMINUM ANTIQUORUM
- sur la justice : p. 496-508 ; - sur les mathématiques : p. 546549; - contre la théologie stoïcienne : 572-581 ; - sur la divination : p. 581-585; - sur le destin : 593-607. Caton le Censeur (M. Porcius) : p. 34 ; 77; 111; 438; 507-508. Caton d'Utique (M. Porcius Uticensis) : p. 41, n. 134; 95; 106-108; 130; 154; 191; 199; 253; 305; 350; 387; 438; 443; 490. Catulle (C. Valerius Catullus) p. 399. Catulus (Q. Lutatius cos. 102.) : p. 7981; 197. Catulus (Q. Lutatius cos. 78) : p. 40, n. 128; 130; 137-140; 158; 180; 186; 197-199; 237, n. 94; 274. César (C. Iulius) : p. 135; 138; 442; 585. Charmadas: p. 47, n. 158; 84-87; 94; 100; 110. Chrysippe : passim. - et Camèade : p. 36, 197, 218, 314 (le sorite); - et Zenon (sur la représenation et l'assentiment): p. 212-215, 227, 249; - la doxographie morale : p. 347359; 370; - le destin: souverain monisme p. de bien 593-601. l'âme : p. :408 p. 472-485 ; ; Cicéron (M. Tullius) : passim. Cléanthe : p. 149, n. 38; p. 573. Clitomaque: p. 2; 40; 44, n. 148; 4649; 56; 80-82; 83; 94; 100; 106; 174175; 194; 196; 200; 246; 267-269, 273-275; 285; 292. Colotès : p. 10, n. 3. Cotta (C. Aurelius Cotta): p. 113; 119; 557-562; 618. Crantor: p. 15; 20; 194; 468. Crassus (1. Licinius) : p. 78, n. 81 ; 8487; 94; 111; 113. Cratète : p. 77, n. 74. Cratippe : p. 92. Critolaos: p. 34; 76. Cyrénaïques: p. 307; 341, n. 15; 368, n. 107; 425. Démocrite: p. 12; 30-32; 138, n. 50; 266; 368, n. 107; 544; 550; 563. Démosthène : p. 112. Denys de Syracuse : p. 83, n. 102.
Dinomaque : p. 362. Diodore Mégar. : p. 9; 598. Diodore (Périp.) : p. 361-363. Diodote: p. 75; 104; 177; 317. Diogene de Babylone : p. 34; 76; 408; 531. Diogene de Ptolémaïs : p. 149, n. 38. Dion : p. 159. Empédocle: p. 12; 169; 368, n. 107; 550. Énésidème: p. 24; 25, n. 63; 29; 56; 255; 293; 296; 391. Ennius : p. 100; 101, n. 176. Epicure, Épicuriens: p. 95; 108; 112; 129; 173; 177; 184, n. 14; 215-217; 223; 229; 234; 240; 264; 279; 316; 341; 360; 362-364; 380-381; 388; 394-402 (le souverain bien); 424-434 (l'axiologie) ; 563-567 (la théologie épicurienne). Ératosthène : p. 31. Erillus : p. 339-341 ; 358; 362; 364-372; 417. Eubulide: p. 242, n. 112. Euclide:p.82;242, n. 112. Eudore : p. 450. Evandre : p. 36, n. 111. Galien: p. 242; 475-478. Gorgias: p. 34; p. 103, n. 185; 124; 281; 319. Gracchus (Ti. Sempronius) : p. 12, n. 14; 76; 160. Hécaton: p. 531. Hégésinos : p. 36, n. 1 1 1. Heraclite : p. 25, n. 63. Heraclite de Tyr: p. 49; 159; 190; 193; 198; 296; 550. Hiéronyme : p. 357; 362; 401. Hippobote : p. 24, n. 61 ; 392. A. Hirtius : p. 323. Horace: p. 75; 92; 242; 313. Hortensius : p. 125; 137-140; 157; 180; 186; 191; 198. Isocrate : p. 102. Lacyde: p. 11, n.9; 15; 36, n. 111. Lélius (C. Laelius Sapiens) : p. 77, n. 76; 79; 438; 496-508. Lentulus (P. Cornelius Lentulus Spinther) : p. 109. Leucippe : p. 550. Lucilius : p. 47, n. 162; 75; 81-83; 93. Lucrèce: p. 95; 184, n. 14; 216; 395; 425; 567; 615. Lucullus (L. Licinius) : p. 12, n. 16; 88; 114; 130; 138; 145; 153-168; 176;
INDEX NOMINUM ANTIQUORUM 180; 186-188; 191; 198; 208; 214M'216; Manilius: 222; 231. p. 181. Marc Aurèle : p. 43; 220; 222; 411. L. Marcius Censorinus : p. 81. M. Marcellus : p. 84. Melissos : p. 550. Ménédème (rhét) : p. 85. Métrodore de Scepsis : p. 86; 110. Métrodore de Stratonice : p. 46-48 ; 56; 80; 151; 171; 267; 271-275; 293; 296. Mithridate : p. 89. Mnésarque : p. 85. Q. Mucius Scaevola : p. 77, n. 76. P. Nigidius Figulus : p. 121, n. 255. Pacuvius : p. 237, n. 94. Panétius: p. 44; 54; 76; 81, n. 95; 83; 113; 114; 317; 428; 460-462; 472473; 477-478; 521-525; 560. L. Papirius Paetus : p. 124, n. 269; p. 138, n. 52. Parménide : p. 289; 368, n. 107; 550. Paul Emile (L. Aemilius Paullus) : p. 77, n. 74. Périclès:p. 100; 112. Persée : p. 77, n. 74. Philodème : p. 380, n. 11. Philon d'Alexandrie: p. 2; 18, n. 41; 56; 145; 168; 459; 466; 480; 516; 561; 610. Philon de Larissa : passim - différentes interprétations : p. 4851; - sa présence à Rome : p. 87-88 ; - influence sur Cicéron : 96-118; - source du Lucullus : 194-201 ; - ses innovations : p. 290-300 ; - sa « division » : p. 450. Pison (M. Pupius Calpurnianus Piso Frugi): p. 89; 184; 360; 381; 425; 441. Platon : passim - racines plat, de la N.A. : p. 17-20; 264-266; - platonisme de Cicéron: p. 68-70; 119-121; - le et problème le De inuentione de la justice : p. 101-102; : p. 496508; - le la Phèdre Timée : : p.p. 567-571 divination :602-607. 582-583; ; Plotin : p. 2; 55; 149, n. 39; 611.
681
Plutarque: p. 2; 10; 13; 18, n.41; 47; 57; 137; 179; 469; 609. Polémon: p. 15; 20; 53; 147; 189; 344; 392; 416; 439. Pompée (Cn. Pompeius Magnus) : p. 122; 124, n.268; 134; 329; 585. M. Pomponius : p. 77, n. 74. Porphyre : p. 149, n. 39. Posidonius: p. 104; 406; 455; 472; 478-479; 522. Prodicos : p. 358. Protagoras: p. 258; 307; 512. Pyrrhon: p. 4-6; 9; 17; 22-31; 110; 179; 234; 255-256; 260-265; 269270; 293; 315; 341, n. 16; 342; 362; 364-372; 417. Pythagore: p. 17; 79, n. 85; 95; 114115; 121, n. 255; 474; 555-556. Scipion Emilien (P. Cornelius Scipio Aemilianus): p. 76-77; 79; 81; 113; 116; 154; 438; 505-508. P. Seruilius Geminus : p. 236. Q. Seruilius Geminus : p. 236. Siron : p. 310. Socrate: p.2; 12; 13, n. 17; 18, n.4; 19, n. 42; 21; 82; 111; 114; 120; 142; 145; 150; 151; 159; 160; 172; 176; 237; 243; 258; 265; 269; 319321; 339; 341; 368, n. 107; 456. Sophistes: p. 32; 34; 37; 86; 103, n. 187; 111; 115; 179; 219; 262; 284; 485-497; 510; 512; 513; 515. Sosus: p. 191-193; 198. Sotion: p. 24, n. 61. Speusippe : p. 20; 55; 146; 264; 397. Sphairos : p. 216. Staséas de Naples : p. 89. Stilpon : p. 368, n. 107. Straton de Lampsaque : p. 32 ; 538 ; 544; 577-578. P. Sulpicius Rufus : p. 317. Terence: p. 112; 523, n. 104. Thaïes : p. 550. Théophraste: p. 14, n. 21; 31-32; 148; 353; 382; 384; 551-552. Théomneste : p. 92. Timon: p. 9: 23; 24, n. 61; 25; 27; 255; 261. Tullia : p. 125. Varron (M. Terentius) : p. 3; 75; 77; 89-90; 95; 105; 124; 132-137; 139143; 145-152; 178; 181; 187-189; 191; 198; 199-200; 214-215; 226; 553-554.
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INDEX NOMINUM ANTIQUORUM
Xénocrate: p. 20; 147; 149; 150; 189; 363; 544; 547; 556. Xénophane : p. 550. Xénophon : p. 145. Zenon (stoïcien): p. 1; 15; 19; 36; 54; 75; 108; 148-149; 172; 177; 187-190;
214-217; 220; 223-240; 243; 249257; 259; 264; 309; 317; 325; 339; 392; 407-408; 416; 428; 433; 443; 452 ; 461 ; 479 ; 527 ; 529. Zeuxis: p. 101-102.
INDEX DES PHILOSOPHES POSTÉRIEURS À L'ANTIQUITÉ
Bayle : p. 29, n. 80. Berkeley : p. 222. Descartes : p. 227; 219; 239; 253; 298; 611, n. 82; 617. S. Foucher : p. 59; 60, n. 4. Hegel : p. 10, n. 5. Hobbes: p. 46; 391. Hume: p. 2; 45; 60. Kant : p. 22; 60; 258; 275-276. Kierkegaard : p. 6. Montaigne: p. 2; 24, n. 63; 28; 29,
n. 78; 60; 150; 175, n. 142; 176; 236; 467; 617-620. Ortega y Gasset : p. 60. Rousseau : p. 46. J. de Salisbury : p. 59. F. Sanchez : p. 218; 269. Schopenhauer : p. 398; 422. Spinoza: p. 377; 404. Unamuno : p. 377. Valéry : p. 156; 159; 498; 560.
INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES
G. Achard: p. 633, η. 13. J.-M. André: p. 77, η. 76; 125, η. 276; 135, η. 32; 155, η. 65; 402, η. 84. L. Alfonsi : ρ. 74, η. 61 ; 79, η. 82. D. Amand : ρ. 594, η. 23; 612, η. 85. W. S. Anderson : ρ. 93, η. 152. G. W. Ardley : ρ. 562, η. 19. Η. von Arnim : p. 9, η. 1 ; 19, η. 43; 33, η. 99; 47, η. 159; 103, η. 187; 109, η. 205; 382, η. 15; 389, η. 44. Ε. P. Arthur : ρ. 230, η. 80. Ε. Asmis: p. 161, η. 91; 184, η. 14; 303, η. 13; 379, η. 5; 395, η. 58, 62. Α. Ε. Astin: p. 76, η. 71. J. Atkinson : ρ. 480, η. 138. P. Aubenque : ρ. 102, η. 183. D. Babut: p. 147, η. 159; 52, η. 190; 102, η. 181; 146, η. 27; 412, η. 112; 414, η. 118; 423, η. 144; 474, η. 116; 569, η. 48; 589, η. 4; 608, η. 68. Η. C. Baldry : ρ. 385, η. 27. Η. Bardon : ρ. 79, η. 82, 84; 400, η. 79. J.Barnes: p. 19, η. 43; 242, η. 114; 314, η. 50. Κ. Barwick : ρ. 99, η. 168; 109, η. 206. J. Beaujeu: p. 129, η. 2; 131, η. 10; 135, η. 31; 140, η. 58; 182, η. 4, 5, 9; 183, η. 12; 247, η. 11; 617, η. 100. E.Becker: p. 152, η. 51. W. Beierwates : ρ. 167, η. 108. M. Bellincioni : ρ. 398, η. 70; 427, η. 155; 429, η. 163. E. Berti : ρ. 504, η. 32. R. Bett : ρ. 604, η. 54; 605, η. 57. E. Bickel : ρ. 18, η. 41. Ε. Bignone: p. 394, η. 56; 458, η. 50; 566, η. 37; 613, η. 87. G. Boissier : ρ. 136, η. 38; 429, η. 165. Α. Bonhoeffer : ρ. 228, η. 66; 409, η. 105. S. Botros : ρ. 591, η. 7. Α. Bouché-Leclercq : ρ. 44, η. 146. P. Boyancé : ρ. 14, η. 21 ; 67; 68, η. 31,
32, 33; 76, η. 72; 90, η. 136; 95, η. 157; 98, η. 162; 104, η. 190; 115, η. 230; 125, η. 276; 144, η. 14; 146, η. 25; 149, η. 39; 150, η. 51; 155, η. 65; 178, η. 158; 308, η. 28; 347, η. 36; 454, η. 33, 35; 509, η. 56; 516, η. 83; 554, η. 61 ; 555, η. 64, 67; 589, η. 2. Ε. Bréguet: p. 113, η. 221. E. Bréhier : ρ. 219, η. 40; 226, η. 63; 337, η. 2. Κ. Bringmann : ρ. 67, η. 30. CO. Brink: p. 383, η. 19; 384, η. 24; 385, η. 26. V. Brochard: p. 17, η. 39; 23, η. 60; 24, η. 62; 26, η. 67; 27, η. 73; 34, η. 103; 38, η. 118; 50, η. 176; 251, η. 22; 270, η. 81; 291, η. 137; 591, η. 8. J. Brunschwig : ρ. 209, η. 6 ; 379, η. 6 ; 381, η. 12; 404, η. 86; 435, η. 139; 436, η. 191; 437, η. 196; 476, η. 124; 484, η. 154. C. Β. Brush : ρ. 60, η. 7. Κ. Büchner : ρ. 73, η. 55; 115, η. 230. R. Büttner : ρ. 79, η. 82; 80, η. 91 ; 273, η. 97. R. Bultmann : ρ. 167, η. 108. W. Burkert: p. 73, η. 56, 57; 97, η. 162; 116, η. 237; 119, η. 251. U. Burkhard : ρ. 25, η. 63. M. Burnyeat : ρ. 5, η. 12; 19, η. 43; 26, η. 67; 39, η. 125. G. Capone Braga : p. 24, η. 63 ; 258, η. 52; 271, η. 87; 278, η. 103. Α. Carlini : ρ. 18, η. 41. C. Chappuis : ρ. 54, η. 195; 353, η. 59. D. Charles : ρ. 346, η. 33; 427, η. 157. F. Charpin : ρ. 81, η. 95; 83, η. 101. J.-M. Charrue : ρ. 611, η. 84. F.-R. Chaumartin : ρ. 280, η. 107; 531, η. 133.
INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES H. Cherniss: p. 20, η. 47; 147, η. 34; 547, η. 28. C. Cichorius : ρ. 81, η. 92. Α. Comparot : ρ. 218, η. 38. Μ. Conche: ρ. 5, η. 10; 25, η. 64, 28, η. 76; 29, η. 78. G. Cortassa : ρ. 26, η. 68. P. Couissin : ρ. 19, η. 43; 30, η. 83; 39, η. 122; 40; 43; 255, η. 43; 256, η. 45; 271, η. 86; 283, η. 119. Α. Concolino Mancini : p. 10, η. 3. P. Corssen : p. 456, η. 43. P. Courcelle : p. 454, η. 33. L. Credaro : p. 17, n. 37; 23, n. 60; 44, n. 148. W. Crönert : p. 10, n. 3. J. Croissant : p. 41, n. 132; 46, n. 155; 389, n. 41; 391, n. 46; 501, n. 18. D'Agostino : p. 90, n. 135. G. D'Anna : p. 398, n. 70. M. Dal Pra: p. 22, n. 52; 24, n. 62; p. 36, n. 111; 38, n. 121; 39, n. 124; 42, n. 140; 45, n. 153; 48, n. 163; 50, n. 177; 281, n. 109; 291, n. 137; 591, n. 11; 607, n. 63. J. C. Davies: p. 74, n. 61. F. Decleva-Caizzi : p. 9, n. 2 ; 25, n. 65 ; 26, n. 66; 347, n. 36. T. De Graff : p. 69, n. 3. P. De Lacy : p. 279, n. 104; 395, n. 59; 480, n. 138. H. De Ley: p. 615, n. 90. R. Demos : p. 604, n. 52; 605, n. 58. C. De Vogel : p. 308, n. 28. H. Diels: p. 9, n. 1 ; 18, n. 41; 549, n. 34; 551, n. 42; 552, n. 46, 48. J. Dillon : p. 125, n. 277. F. Dirlmeier : p. 382, n. 16; 383, n. 22; 421, n. 139, 140. A. Döring : p. 346, n. 34; 348, n. 40. H. Dörrie : p. 76, n. 72. P. L. Donini: p. 251, n. 24; 591, n. 7; 612, n. 86. T. Dorandi : p. 48, n. 164; 196, n. 46. M. Ducos: p. 516, n. 82. J.-P. Dumont : p. 23, n. 56; 249, n. 18; 255, n. 43; 317, n. 61; 368, n. 108. M. Durry : p. 153, n. 55. A. Ernout : p. 287, n. 126. A. Faudemay : p. 60, n. 4. B. Fauquet : p. 10, n. 5. P. Fedeli: p. 522, n. 99, 101. J.-L. Ferrary: p. 78, n. 78; 496, n. 1; 497, n. 5; 498, n. 8, 10; 500, n. 16; 501, n. 19; 511,64.
685
A. Festugière : p. 399, n. 76. W. Fiedler: p. 420, n. 136. P. Finger : p. 2. R. Fischer : p. 386, n. 32. R. Flacelière : p. 398, n. 73. H. Flashar : p. 346, n. 33. J. Fontaine : p. 1 15, n. 230. J. Fraudeau : p. 152, n. 151. M.Frede: p. 229, n. 74; 274, n. 80; 275, n. 97. von Fritz : p. 48, n. 164. H. Fuchs: p. 74, n. 61. D. Gagliardi : p. 112, n. 215. G. Galboli : p. 84, n. 109. K. Gantar : p. 92, n. 149; 93, n. 152. G. Garbarino : p. 34, n. 101 ; 78, n. 80; 79, n. 82; 81, n. 93; 82, n. 96; 142, n.2. A. Garzetti : p. 135, n. 36. G. Gawlick : p. 60, n. 6. A. Geffers : p. 16, n. 36; 36, n. 111. R. Gélibert : p. 297, n. 149. N. W. Gilbert: p. 614, n. 88. M. Gelzer : p. 67, n. 29. F. D. Gerlach : p. 286, n. 120. M. Giannantoni : p. 242, 115; 340, n. 10. M. Gigante : p. 10, n. 5; 95; 400, n. 79; 509, n. 54. O. Gigon: p. 16, n. 33; 17, n. 38; 39, n. 125; 69, n. 37; 72, n. 52; 97, n. 162; 118, n. 241. R. Giomini : p. 567, n. 41. E. Gilson : p. 611, n. 84; 637, n. 2; 638, n. 6, 8. J. L. Girard : p. 562, n. 20. K. Girardet : p. 520, n. 94. P. Giuffrida : p. 99, n. 167; 101, n. 179. M. Giusta : p. 41, n. 135; 53, n. 193; 66, n. 27; 67; 90, n. 135; 339, n. 7; 340, n. 17; 343, n. 23; 347, n. 36, 37; 348, n. 38; 351, n. 52; 381, n. 11; 383, n. 19, 22; 390, n. 45; 445, n. 1; 451, n. 18, 19; 484, n. 156; 486, n. 160. A. Glibert-Thirry : p. 479, n. 134. D. K. Glidden : p. 430, n. 169. J. Glucker: p. 9, n.2; 11, n. 6; 12, n. 11, 12; 14, n. 21; 16, n. 34; 18, n.41; 24, n. 61, 62; 42, 138; 46, n. 157; 47, n. 159; 49, n. 165; 50, n. 176; 50, n. 178; 52, n. 185, 186: p. 53, n. 190; 79, n. 91 ; 80, n. 91 ; 88, n. 128; 91, n. 139; 97, n. 161; 104, n. 191; 110, n. 114; 129, n. 4; 130, n. 6; 130, n. 9; 151, n. 46; 172,
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INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES
n. 131; 182, n. 6, 7, 8; 189, n.27; 267, n. 75; 192, n. 32, 33; 195, n. 42, 44; 196, n.46; 275, n.97; 291, n. 136, 137; 292; 318, n. 69; 340, n. 17; 347, n.37; 348, n.40; 352, n. 53; 361, n. 83; 364, n. 89. R. J. Goar : p. 586, n. 109. A. Goedeckmeyer : 30, n. 84; 591, n. 9. W. Gorier : p. 70, n. 38; 249, n. 18. H. Goergemanns : p. 114, n. 125; 116, n.232; 383, n. 21; 385, n. 27. V. Goldschmidt : p. 17, n. 39; p. 25, n. 64; 222, n. 49; p. 231, n. 81; 252, n.27; 267, n.75; 280, n. 107; 303, n. 10, 12, 13; 326, n.94; 337, n.2; 367, n. 101; 388, n. 39; 409, n. 104; 423, n. 144; 424, n. 146; 496, n.2; 572, n. 53. H.Gomoll: p. 531, n. 133. J. Gould : p. 327, n. 97. A. Graeser : p. 30, n. 86; 226, n. 61 ; 227, n. 67; 229, n. 77; 233, n. 84; 250, n. 22. J. M. Green : p. 60, n. 7. P. Grenade : p. 506, n. 41. P. Grenet : p. 420, n. 136. A. Grilli : p. 450, n. 16. P. Grimai: p. 71, n. 40, 43, 44; p. 76, n. 70, 73; 77, n.74; 78, n.77; 81, n. 95; 82, n.98; 95, n. 157; 97, n. 160; 107, n. 197; 125, n.276; 134, n. 28; 152, n. 51; 156, n.67; 157, n. 73; 163, n.97; 208, n. 3; 329, n. 102; 347, n.37; 429, n. 165; 463, n. 69; 480, n. 141; 531, n. 130; 592, n. 13. D. Grodzynsky : p. 587, n. 113. V. Guazzoni Foa : p. 74, n. 61. F. Guillaumont : p. 44, n. 147; 116, n. 233; 583, n.98; 584, n. 101; 586, n. 109, 111. W. K. Guthrie : p. 497, n. 6. M. Guyau : p. 429, n. 163. P. L. Haas : p. 23, n. 59. M. Hadas-Lebel : p. 561, n. 16. E. Havet : p. 74, n. 62. I. Hadot : p. 76, n. 70; 478, n. 134; 528, n. 120; 531, n. 130, 135. P. Hadot: p. 34, n. 106; 149, n. 39; p. 311, n.37, 38; 494, n. 189; 531, n. 130. D. E. Hahm : p. 347, n. 35. O. Hamelin: p. 45, n. 151; 589, n.2; 593, n. 16. D. W. Hamlyn; p. 211, n. 10.
J. Hani : p. 469, n. 97; 489, n. 4. R. Harder: p. 115, n. 230. W. F. Hardie: p. 354, n. 63; 419, n. 133. H. J. Härtung: p. 215, n. 19, 21; 246, n.6; 285; 304, n. 15, 16, 18; 386, n. 32. A. Haury: p. 169, n. 117. L. Havet: p. 74, 75; 630. J. Heil : p. 637, n. 2. F. Heinimann : p. 497, n. 6. J. Hellegouarc'h : p. 387, n. 34. J. F. Herbart : p. 63, n. 16. K. F. Hermann: p. 50, n. 173; p. 50, n. 174; 286, n. 120. R. Hirzel : p. 19, n. 42, 44; 50, n. 174; 97, n. 160; 107, n. 200; 138, n. 49; 152, n. 51; 162, n.95; 189, n.27; 191, n. 31; 192, n. 32; 195, n. 41; 226, n. 64; 228, n. 70; 273, n.97; 282, n. 114; 297, n. 149; 364, n. 89; 380, n. 11 ; 445, n. 1 ; 450, n. 15; 457, n. 45; 522, n. 99; 525, n. 113; 571, n. 56. F. A. Hoffmann : p. 14, n. 21. H. A. Hommel : p. 492, n. 187. R. Horsley: p. 510, n. 56; 511, n. 61; 516, n. 83. R. Hoyer : p. 61, n. 8; 346, n. 34. J. Humbert : p. 448, n. 8. T.J. Hunt: p. 130, n.6. C. Imbert : p. 209, n. 5; 215, n. 25; 217, n. 33; 224, n. 59. B. Inwood: p. 217, n. 35; 382, n. 14; 385, n.27; 404, n. 86; 422, n. 143; 476, n. 124. A.M. Ioppolo: p. 20, n.46; 66, n.27; p. 214, n. 24; 217, n. 35; 256, n.46; 256, n. 48; 258, n. 51; 270, n. 81; 279, n. 104, 106; 280, n. 108; 365, n.93; 367, n. 102; 469, n. 96. T. Irwin : p. 416, n. 124. M. Isnardi Parente: p. 20, n. 47; 147, n. 31, 32; 264, n. 69; 384, n. 23. K. Janacek : p. 3, n. 8. P. Jal : p. 585, n. 106. L. F. Janssen : p. 587, n. 113. E. Jeauneau : p. 59, n. 3. R. Joly : p. 66, n. 27. C. K. Kahn : p. 347, n. 35. K. Katsimanis : p. 575, n. 70. G. Kerferd : p. 216, n. 28; p. 248, n. 13; p. 497, n. 6. E. Keuls: p. 102, n. 181.
INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES
N. Madvig : p. 61, n. 9; 304, n. 15; 340, n. 10; 364, n. 89; 380, n. 11. A. Magris : p. 612, n. 85; p. 614, n. 89. J.P. Maguire: p. 509, n. 54; 512, n. 67. H. I. Marrou : p. 520, n. 93. C. Martha : p. 34, n. 105; 390, n. 45. F. Marx : p. 83, n. 102, 103; 99, n. 166. A. Meillet : p. 287, n. 126. S. Mekler: p. 46, n: 15. P. Merlan : p. 382, n. 16. H. J. Mette : p. 9, n. 1 ; 33, n. 98. A. Michel : p. 52, n. 185; 54, n. 198; 60, n. 4; 66, n. 27; 71, n. 45; 72, n. 47, 49; 84, n. 109; 90, n. 136; 92, n. 146; 98, n. 163, 167; 102, n. 185; 105, n. 192; 109, n.207; 117, n.238; 121, n. 258; 142, n. 7; 154, n. 62; 246, n. 9; 317, n.60; 329, n. 102; 338, n. 6; 347, n. 37; 376, n. 127; 387, n. 33; 445, n. 1, 2; 454, n. 33; 504, n. 32. R. Miller- Jones : p. 457, n. 46; 463, n. 70. E. L. Minar: p. 38, n. 119; 99, n. 165, 167. S. Mekler: p. 46, n. 157. A. Momigliano : p. 95, n. 1 57. R. Mondolfo : p. 208, n. 4. P. Moraux: p. 75, n. 66; 322, n. 79; 324, n. 84; 384, n. 24; 498, n. 10; 500, n. 17. J. Moreau: p. 17, n. 38; 147, n. 29; 365, n. 94; 366, n. 99; 568, n. 42, 43; 569, n. 50; 570, n. 52; 571, n. 57. Moreschini: p. 125, n. 277; 286, n. 122; 567, n. 41. A. Mourant : p. 637, n. 2 ; 638, n. 9. Mras : p. 552, n. 43. Müller : p. 256, n. 44. Münzer: p. 81, n. 93. M. Napolitano : p. 50, n. 32. Natorp : p. 30, n. 84. Nicolet : p. 507, n. 49. Nikiprowetzky : p. 459, n. 54; 517, n. 84, 86. Nonvel Pieri: p. 40, n. 126; 42, n. 140. Novara p. 81, n. 95; 507, n. 47, 49, 50. Nuyens: p. 419, n. 133. . Ostwald: p. 509, n. 54; 512, n. 67; 513, n. 71. E. Owen: p. 392, n. 51. Paleikat : p. 18, n. 40; 30, n. 84.
. .
I. G. Kidd: p. 356, η. 71; 406, η. 97; 407, η. 98. C. Kirwan : p. 637, η. 2. F. Ν. Klein : p. 167, η. 108. A. J. Kleywegt : p. 557, η. 1 ; 559, η. 9; 572, η. 58, 61. U. Knoche : p. 73, η. 54. Η. Koester : p. 509, η. 54. Η. J. Krämer : p. 11, η. 6; p. 20, η. 47, 48; p. 21, η. 50; p. 31; p. 32, η. 94; 147, η. 30; 236, η. 91; 314, η. 53; 315, η. 56; 318, η. 69; 319, η. 71; 327, η. 99; 553, η. 52; 554, η. 54; 555, η. 65; 571, η. 57. R. Kraut : ρ. 262, η. 64. W. Krenkel : ρ. 81, η. 95. M. Kretschmar : ρ. 135, η. 32. Α. Β. Krische : ρ. 139, η. 58; 153, η. 54; 189, η. 27; 194, η. 38. W. Kroll : ρ. 99, η. 166; 109, η. 205. L. Krumme : ρ. 571, η. 56. Κ. Kumaniecki : ρ. 74, η. 61 ; 105, η. 192; 133, η. 25; 134, η. 28; 435. Η. E. Kyburg : ρ. 276, η. 102. J. Laborderie : ρ. 144, η. 17. Υ. Lafranee : p. 273, η. 91. M. Laffranque : p. 479, η. 136. Ν. Lambardi : p. 96, η. 159. M. Le Blond : p. 279, n. 106. C. Lefebvre : p. 458, n. 50. U. Legeay : p. 63, n. 16. F.Leo: p. 63, n. 18. E. Lepore : p. 506, n. 41. J. H. Lesher : p. 26, n. 68. C. Lévy: p. 16, n. 34; 40, n. 128; 41, n. 135; 56, n. 201; 117, n. 239; 281, n. 111; 356, n. 72; 363, n. 87; 364, n. 90; 371, n. 117; 396, n. 66; 518, n. 88; 641, n. 27. J. Linderski: p. 585, n. 104; 586, n. 109. G. E. Lloyd : p. 420, n. 136. A. Lörcher : p. 63, n. 19; 64, n. 20; 162, n. 96; 165, n. 104; 195, n. 40; 421, n. 139; 542, n. 5. A. A. Long : p. 25, n. 66; 26, n. 67; 38, n. 117; 216, n. 28; 252, n. 26, 28; 356, n. 71; 407, n. 100; 408, n. 102; 410, n. 108; 411, n. 112; 591, n. 7; 599, n. 36. M. Lualdi : p. 430, n. 169; 431, n. 174. A. Lueder : p. 54, n. 197; 382, n. 18. S. Ludström : p. 445, n. 1. J. P. Lynch : p. 13; p. 14, n. 20.
687
688
INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES
A. S. Pease: p. 44, n. 148; 461, n. 63; 463, n. 70; 541, n. 2; 558, n. 4, 5; 559, n. 8, 9, 10; 560, n. 12; 566, n. 34. S. G. Pembroke : p. 377, n. 1 ; 383, n. 222; 386, n. 30. T. Penelhum: p. 617, n. 100; 618, n. 102. J. Pépin : p. 353, n. 59; 454, n. 33; 455, n. 36; 554, n. 51. J. Perret : p. 92, n. 149. H. Peter: p. 97, n. 161. R. Philippson : p. 65, n. 23; 195, n. 43; 350, n. 4; 383, n. 19; 384, n. 23; 445, n. 2; 472, n. 106; 560, n. 12. F. Picavet: p. 38, n. 117. J. Pigeaud : p. 395, n. 59; 420, n. 136; 469, n. 100; 472, n. 109; 473, n. 110; 478; n. 134; 483, n. 153. E. Pistelli : p. 33, n. 96. O. Plasberg : p. 140, n. 58; 340, n. 10. E. Plintoff : p. 27, n. 72. M. Plezia: p. 98, n. 163; 139; 140, n. 58; 172, n. 131; 195, n. 43. V. Pöschl : p. 504, n. 32. M. Pohlenz : p. 147, n. 159; 97, n. 160; 226, n. 62, 63; 227, n. 68; 249, n. 16, 18; 303, n. 13; 353, n. 59; 383, n. 19; 445, n. 2; 456, n. 41, 43; 472, n. 106; 473, n. 112; 480, n. 140; 509, n. 56; 522, n.99, 101; 531, n. 130; 532, n. 136; 560, n. 12. R. Poncelet : p. 96, n. 159; p. 210, n. 9. H. Ranft: p. 121, n. 258. G. Reale: p. 25, n.64; 27, n. 70; 369, n. 110. M. E. Reesor : p. 591, n. 7. O. Regenbogen : p. 382, n. 17. J.S. Reid: p. 79, n. 82; 118, n.241; 130, n. 6; 134, n. 26; 139; 140, n. 58; 141, n. 1 ; 145, n. 22; 228, n. 70; 233, n. 85; 260, n. 58; 286, n. 121; 310, n. 33; 312, n. 42; 340, n. 10, 13; 344, n. 26; 392, n. 52. K. Reinhardt : p. 453, n. 28; 457, n. 44; 475, n. 122; 560, n. 12. O. Rieth : p. 407, n. 100. J. M. Rist: p. 233, n. 84; 250, n. 20; 388, n. 39; 429, n. 163; 437, n. 196; 594, n. 21. L. Robin, n. 22, n. 51, 52, 53; 26, n. 67; 34, n. 104; 39, n. 123; 42, 130; 43, n. 143; 45, n. 153; 49, n. 165; 346, n. 33; 369, n. 111; 500, n. 13; 517,
n. 85; 530, n. 127; 569, n. 48; 591, n. 11; 596, n. 28; 613, n. 87. H. Robinson : p. 419, n. 133. R. Robinson : p. 448, n. 32. G. Rodier: p. 543, n. 11. K. H. Rolke : p. 466, n. 83. M. Ruch : p. 101, n. 177; 129, n. 2; 130, n. 4; 152, n. 51; 153, n. 54; 156, n. 72; 161, n. 92; 163, n. 98; 170, n. 118; 176, n. 150; 177, n. 154; 179, n. 163. J. de Romilly : p. 497, n. 6; 512, n. 67; 514, n. 74. A. Russo : p. 40, n. 126. A. Rustow : p. 315, n. 56. D.Sachs: p. 498, n. 11. E. Saisset : p. 24, n. 63. S. Sambursky : p. 591, n. 7; 599, n. 36; 601, n. 44. F. H. Sandbach: p. 211, n. 13; 226, n. 65, 67, 69. K. M. Sayre : p. 349, n. 43. M. Schaefer : p. 348, n. 41. R. Schian : p. 463, n. 71. H. Schlottmann : p. 152, n. 51. A. Schmekel: p. 45, n. 150; 525, n. 113; 561, n. 13. W. Schmid : p. 65, n. 25. C. Schmidt : p. 59, n. 2. O. E. Schmidt : p. 107, n. 197. P. L. Schmidt: p. 97, n. 162; 113, n. 121; 116, n. 237; 516, n. 81; 519, n. 91. M. Schofield : p. 19, n. 43. W. Schubart : p. 18, n. 41. D. Sedley: p. 5, n. 12; 48, n. 164; 52, n. 190; 267, n. 75; 379, n. 5; 547, n. 26; 598, n. 34. O. Seel : p. 69, n. 35. D. R. Shackleton Bailey : p. 181, n. 2. R.W. Sharpies: p. 591, n. 7; 613, n. 87. H. E. Smokier : p. 276, n. 102. F. Solmsen : p. 32, n. 93; 99, n. 168. M. Soreth : p. 410, n. 109; 412, n. 113. J. Soubiran : p. 541, n. 2. L. Stein : p. 249, n. 18. F. Stok:p. 435, n. 187. C. Stough : p. 38, n. 120. H. Strache : p. 54, n. 196; 346, n. 34. G. Striker: p. 19, n. 43; p. 22, n. 55; p. 30, n. 85; 40, n. 127; 48, n. 163; 223, n. 55, 56; 228, n. 71; 273, n. 97; 384, n. 23; 407, n. 98, 100; 415, n. 122.
INDEX DES AUTEURS D'ARTICLES ET OUVRAGES CRITIQUES J. Suolahti : p. 138, n. 54. W. Süss : p. 67, n. 30; 152, n. 51. H. Tarrant: p. 1, n. 4; 50, n. 179; 51, n. 181; 142, n. 3; 148, n. 35; 188, n. 24; 265, n. 72; 293, n. 141. A. E. Taylor : p. 546, n. 25; 569, n. 51 ; 576, n. 73. M. Testard: p. 522, n. 99, 101; 523, n. 105; 637, n. 2. W. Theiler: p. 308, n. 28; 340, n. 17; 554, n. 62. C. Thiaucourt : p. 62, n. 13; 353, n. 59; 364, n. 89; 485, n. 157; 561, n. 13. J. R. Thorbecke : p. 23, n. 57. F. Trabucco : p. 27, η. 69. J. Trouillard : p. 612, n. 84. J. Turpin : p. 510, n. 56; 519, n. 92. H. Uri: p. 380, n. 11. H. Usener : p. 62, n. 14. M. Valente : p. 522, n. 99; 53, n. 130. M. Van Den Bruwaene : p. 559, n. 11. J. Van Ooteghem: p. 89, n. 132; 138, n. 51, 54; 153, n. 58. M. Van Straaten: p. 14, n. 22; 45, n. 150; 350, n. 44; 409, n. 105; 473, n. 112; 477, n. 131; 525, n. 112, 114. V. Verra : p. 10, n. 3. L. Versenyi : p. 430, n. 169. P. Vicaire : p. 583, n. 94, 97. C. Vick : p. 43, n. 142; 561, n. 13. P. Villey : p. 60, n. 7.
689
G. Vlastos: p. 55, n. 199; 262, n. 644; 325, n. 97; 327, n. 99; 499, n. 11, 13. A. J. Voelke : p. 226, n. 66; 229, n. 77; 250, n. 20; 279, n. 106; 478, n. 131. J. Vuillemin: p. 5, n. 11; 592, n. 12; 595, n. 27; 598, n. 34. C. Waddington : p. 29, n. 82. G. Watson : p. 513, n. 70. F. Wehrli: p. 543, n. 11. A. Weische: p. 31, n. 90; 45, n. 153; 66, n. 26; 591, n. 9; 630, n. 7; 633, n. 13. L. G. Westerink : p. 265, n. 72. L. Westman : p. 10, n. 3. U. von Wilamowitz-Moellendorf : p. 13, n. 1. C. Wirszubski : p. 155, n. 65; 614, n. 88; 633, n. 13. B. Wisniewski : p. 33, n. 98; 281, n. 111. R. E. Witt : p. 308, n. 28. Z. Yavetz: p. 12, n. 16. A. Yon: p. 45, n. 151; 589, n. 2; 593, n. 16; 596, n. 30; 602, n. 46. E. Zeller: p. 14, n. 23; 23, n. 60; 33, n. 99; 37, n. 116; 50, n. 176; 226, n. 62; 591, n. 10. T. Zielinski : p. 59, n. 1 ; 562, n. 19. G. Zoll : p. 136, n. 39. K. G. Zumpt: p. 13, n. 19.
TABLE DES MATIÈRES
Pag. Avant-propos Introduction
IX 1
Première partie PRÉSENTATION DE LA NOUVELLE ACADÉMIE ET DE L'ACADÉMISME CICÉRONIEN
Chapitre I - La Nouvelle Académie : histoire et définition des problèmes
9
Arcésilas et la naissance de la Nouvelle Académie
9
Arcésilas, p. 14; Le dogmatisme ésotérique, p. 16; Les raci nes platoniciennes, p. 17; Ancienne et Nouvelle Académies, p. 20; La Nouvelle Académie et le pyrrhonisme, p. 22; Arcési las et le Lycée, p. 31. Camèade ou la passion de la philosophie
32
La dialectique carnéadienne, p. 35; L'éthique, p. 40; La phy sique, p. 42. Les successeurs de Camèade
46
Clitomaque et Métrodore de Stratonice, p. 46; Philon de La rissa, p. 48 ; Antiochus d'Ascalon et le retour à l'Ancienne Académie, p. 51. Conclusion
54
692
TABLE DES MATIÈRES Pag.
Chapitre II - Cicéron et la Nouvelle Académie : origines et évolution d'un choix
59
Sens et méthode de la philosophie cicéronienne : esquisse d'un status quaestionis
59
Choix individuel et tradition culturelle
74
L'ambassade de 155 et ses conséquences, p. 76; Q. Lutatius Catulus, p. 79; Lucilius, p. 81; Le témoignage du De oratore, p. 84 ; Philon de Larissa à Rome et l'école d'Antiochus, p. 87 ; L'école d'Aristus, p. 90. Permanence et évolution d'un choix : Cicéron et les deux Académies
96
Les préfaces du De inuentione, p. 98 ; La situation philosophi que de Cicéron entre le De inuentione et la guerre civile : quelques points de repère, p. 104; L'excursus du livre III du De oratore, p. 109; Le De republica et le De legibus, p. 113; Les arguments de Cicéron, p. 119; L'explication existentielle, p. 121.
Deuxième partie L'ŒUVRE. LES SOURCES Chapitre I - L'élaboration des Académiques
129
Les péripéties Cicéron et Varron Les deux versions
129 132 137
Chapitre II - Analyse de l'œuvre. Ses structures rhétoriques
141
Le premier livre des Ac. post
141
Le prooemium, p. 141; Le discours de Varron, p. 145; Le dis cours de Cicéron, p. 150. Le Lucullus Le prœmium, p. 152; La mise en scène : la mer comme «exci tantà douter», p. 157; Le discours de Lucullus, p. 159; Le discours de Cicéron, p. 168.
152
TABLE DES MATIÈRES Chapitre III - Les sources Une lettre controversée Les partes Antiochinae Les Philonis partes Tableau des concordances entre le discours de Lucullus et celui de Cicéron
693 Pag. 181 181 186 194 201
Troisième partie LA CONNAISSANCE Chapitre I - La représentation
207
Considérations générales sur le problème de la connaissance dans les Académiques et définition d'une méthode Représentation et théologie
207 211
Brève histoire du concept de φαντασία, ρ. 211; Problèmes terminologiques et images de la représentation chez Cicéron, p. 212; Théorie stoïcienne d'après la discours de Lucullus, p. 215; La critique académicienne: la mise en doute de la Providence, p. 218. Le critère de la vérité : la représentation «comprehensive» .
223
La position de Zenon : originalité du témoignage cicéronien, p. 224. Le rôle de l'Académie dans la définition du critère stoïcien .
231
La critique de la représentation « comprehensive : naissance du 'Malin génie'», p. 233.
Chapitre II - L'assentiment, Γέποχή et le probabilisme
245
Place de l'assentiment dans le Lucullus et problèmes termi nologiques Unité profonde la doctrine stoïcienne de l'assentiment ί'έποχή
245 248 255
Les témoignages antiques. Importance et limites de la thèse de P. Couissin, p. 255; εποχή et pensée platonicienne, p. 258; Le problème de l'isosthénie, p. 260; ί'έποχή d'Arcésilas: es sai de synthèse, p. 264 ; Camèade et l'assentiment à l'opinion, p. 266.
694
TABLE DES MATIÈRES
Doute et action : Cicéron fondateur du probabilisme?
Pag. 276
Le probable dans la pensée moderne, p. 276 ; L'objection de l'inaction : réponses des Académiciens, p. 277 ; L'apport cicéronien, p. 284. Les innovations philoniennes : la fin de Γέποχή
290
Chapitre III - De la prénotion à la sagesse
301
Les prénotions : questions à propos d'un silence, p. 302 ; La mémoire et les arts, p. 309; Les limites de la dialectique; le problème des antilogies, p. 31 1 ; ... sed de sapiente quaeritur : conclusion, p. 325.
Quatrième partie L'ÉTHIQUE
Présentation
335
Chapitre I - Dissensus et doxographie
337
Le dissensus des moralistes dans le Lucullus Les deux «divisions»
337 347
La «division» de Chrysippe, p. 347; La carneadia diuisio, p. 353. Les doxographies cicéroniennes du souverain bien : variété et unité Première tentative de classification, p. 361 ; Ariston, Erillus, Pyrrhon, p. 365 ; Définition des grands types de la doxogra phie morale cicéronienne, p. 372.
360
TABLE DES MATIÈRES Chapitre II - Nature et éthique dans le De finibus
695 Pag. 377
ί'οίκείωσις Modernité du problème : conatus spinoziste et « agonie » unamunienne, p. 377; Ι/οΐκείωσις : origine et extension du concept, p. 378.
377
Le problème téléologique dans le De finibus
387
De Cameade au De finibus, p. 387; La critique de la teleolo gie épicurienne, p. 394 ; La critique du τέλος stoïcien, p. 402 ; Les difficultés inhérentes à l'éthique stoïcienne : de la crit ique carnéadienne à la solution plotinienne, p. 403 ; Les diver sesformulations du τέλος stoïcien, p. 407; La dialectique de la Nouvelle Académie appliquée au τέλος stoïcien, p. 413. Anthropologie et axiologie dans le De finibus
418
Signification et fonction du dualisme, p. 418; Les contradic tions de l 'axiologie épicurienne, p. 424; Paradoxes stoïciens et théorie du mélange, p. 434 ; Conclusions sur le De finibus : Brutus ou Caton ?, p. 439. Chapitre III - Stoïcisme, doute et idéal : l'inspiration néoa cadémicienne des Tusculanes
445
La double cohérence
446
Le livre I et le problème anthropologique
452
Continuité formelle et différences de fond dans l'anthropolog ie, p. 453; L'interprétation néoacadémicienne, p. 456; La présence du stoïcisme dans Tusc. I et sa signification, p. 462. La philosophie des passions dans les livres II, III et IV ....
468
La liberté de l'Académicien, p. 468 ; Monisme ou dualisme de l'âme?, p. 472; De l'existence à l'idéal, p. 480. Perfection et philosophie dans Tusc. V Conclusion
485 492
Chapitre IV - La cité, la loi et le devoir
495
Pensée néoacadémicienne et mos maiorum dans le De re publica Le problème de la loi naturelle chez Platon, Cicéron et PhiIon d'Alexandrie Devoir et nature dans le De officiis Conclusion
496 509 521 534
table des matières
696
Cinquième partie LA PHYSIQUE
Introduction
Pag. 539
Chapitre I - le dissensus en physique
541
La construction du passage Les références platoniciennes dans le dissensus : le Timée, le statut des mathématiques La doxographie physique La physique de l'Ancienne Académie selon Antiochus
542
Chapitre II - Religion romaine, dialectique néoacadémic ienne et mythe platonicien : le livre III du De natura deorum et le Timée Problèmes de méthode Le discours de Cotta et l'épicurisme : des harmonies réelles ou illusoires? Le discours de Cotta et le Timée
546 549 552
557 557 563 567
Le Timée et la théologie stoïcienne, p. 567; Deos esse, p. 572; Quales, p. 574 ; Le problème de la providence divine, p. 578 ; Trois questions à propos du De diuinatione, p. 581.
Chapitre III - Le De Fato et la tradition du Phèdre
589
Introduction Camèade dans le De fato Camèade et le Phèdre La tradition du Phèdre L'originalité cicéronienne Conclusion : la religion de Cicéron
589 593 602 607 614 617
Conclusion - Philosophie et tradition
623
TABLE DES MATIÈRES
697
Interprétation d'ensemble de la Nouvelle Académie Cicéron et la Nouvelle Académie
Pag. 623 628
Annexe : quelques remarques sur les images de la Nouvelle Académie dans le Contra Academicos de saint Augustin .
637
Bibliographie
645
Indices
671
Index locorum, p. 671; Index nominum antiquorum, p. 679; Index des philosophes postérieurs à l'Antiquité, p. 683 ; Index des auteurs d'articles et ouvrages critiques, p. 684. Table des matières
691