CONSTRUCTION
IDENTITAIRE
ET ESPACE
Revision du texte et mise en page: Colette FONTANEL, Ingénieur de recherche au CNRS UMR Espace, nature et culture Photo de couverture: Laurent VERMEERSCH, peintre Melting Pot, Peinture acrylique sur toile, lOOcmx lOOcm @ Laurent Vermeersch (collection privée) http://cf.geocities.com/laurenCvermeersch/Galerie.htm laurenC
[email protected] Cartographie: Florence BONNAUD Cartographe, Université Paris IV-Sorbonne
@ L'Harmattan, 2009 5-7, rue de l'Ecole polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusi
[email protected] harmattan
[email protected] ISBN: 978-2-296-09835-0 EAN : 9782296098350
Sous la direction de
Pernette GRAND JEAN
CONSTRUCTION IDENTITAIRE ET ESPACE
L'Harmattan
COLLECTION "Géographie et Cultures" publication du Laboratoire Espaces, nature et culture Fondateur :Paul CLAVAL Directeur: Yann RICHARD Directeur adjoint: Colette FONTANEL Comité de rédaction: Jean-Louis CHALEARD,Catherine FOURNET.GUERlN, Isabelle LEFORT, François TAGLlONI Série "Fondements de la géographie culturelle" Cynthia Ghorra-Gobin (dir.), Penser la ville de demain, 1994,266 p. Paul Claval, Singaravélou (diL), Ethnogéographies, 1995,370 p. Marc Brosseau, Des Romans-géographes. Essai, 1996,246 p. Françoise Péron, Jean Rieucau, La Maritimité aujourd'hui, 1996,236 p. Robert Dulau, Jean-Robert Pitte, (diL), Géographie des odeurs, 1998,231 p. Fabien Chaumard, Le commerce du livre en France. Entre économie et culture, 1998,221 p. Joël Bonnemaison, Luc Cambrézy, Laurence Quinty-Bourgeois (dir.), Les territoires de l'identité (Le territoire, frontière, t. I), 1999,317 p.; La nation et le territoire, (Le territoire,lien ou frontière, t. 2),1999,266 p. Pernette Grandjean (dir.), Construction identitaire et espace, 2009, 202 p.
lien ou
Série "Histoire et épistémologie de la géographie" Paul Claval, André-Louis Sanguin (diL), La Géographie française à l'époque classique (1918-1968 J, 1996, 345 p. Jean-François Staszak (dir.), Les Discours du géographe, 1997,284 p. Jean-Pierre Augustin, Vincent Berdoulay, Modernité et tradition au Canada, 1997,220 p. Vincent Berdoulay, Paul Claval, Aux débuts de l'urbanisme français, 2001, 256 p. Jean-René Trochet, Philippe Boulanger, Où en est la géographie historique ?, 2004, 346 p. Thierry Sanjuan (dir.), Carnets de terrain. Pratique géographique et aires culturelles, 2008, 243 p. Série "Culture et politique" André-Louis Sanguin (dir.), Les Minorités ethniques en Europe, 1993,369 p. Henri Goetschy, André-Louis Sanguin (dir.), Langues régionales et relations transfrontalières en Europe, 1995,318 p. Georges Prévelakis (dir.), La Géographie des diasporas, 1996,444 p. Emmanuel Saadia, Systèmes électoraux et territorialité en Israël, 1997, 114 p. Anne Gaugue, Les États africains et leurs musées. La Mise en scène de la nation, 1997,230 p. Paul Claval, André-Louis Sanguin (diL), Métropolisation et politique, 1997,316 p. André-Louis Sanguin (dir.), Vivre dans une ile. Une géopolitique des insularités, 1997,390 p. Thomas Lothar Weiss, Migrants nigérians. La diaspora dans le Sud-Ouest du Cameroun, 1998,271 p. Jérôme Monnet (dir.), Ville et pouvoir en Amérique: les/ormes de l'autorité, 1999, 190 p. André-Louis Sanguin (diL), Mare Nostrum, dynamiques et mutations géopolitiques de la Méditerranée, 2000,320 p. Yann Richard, André-Louis Sanguin (diL), L'Europe de l'Est quinze ans après la chute du mur. Des États baltes à l'exYougoslavie, 2004, 330 p. Hélène Velasco-Graciet, Christian Bouquet (dir.), Tropisme des frontières. Approche pluridisciplinaire. t. 1, 2006, 290 p. ; Regards géopolitiques sur les frontières, t. 2, 2006, 231 p. François Taglioni, Jean-Marie Théodat (dir.), Coopération et intégratwn. Perspectives panaméricaines, 2008, 275 p. Série "Etudes culturelles et régionales" Jean-Christophe Huet, Les Villages perchés des Dogon du Mali, 1994, 191 p. Béatrice Collignon, Les Inuit. Ce qu'ils savent du territoire, 1996,254 p. Thierry Sanjuan, A l'Ombre de Hong Kong. Le delta de la rivière des Perles, 1997,313 p. Laurent Vermeersch, La ville américaine et ses paysages portuaires, 1998, 206 p. Robert Dulau, Habiter en pays tamoul, 1999,300 p. Myriam Houssay-Holzschuch, Ville blanche, vies noires: Le Cap, ville Sud-Africaine, 1999,276 p. Federico Ferm'indez Christlieb, Mexico. ville néoclassique. Les espaces et les idées de l'aménagement urbain (17831911), 2002, 249 p. Yann Richard, La Biélorussie. Une géographie historique, 2002, 310 p. Jacques-Guy Petit, André-Louis Sanguin, Les fleuves de la France atlantique. Identités, espaces, représentations, mémoires, 2003, 221 p. Hors série: Jean-Robert 1999,758 p.
Pitte, André-Louis
Sanguin
(dir.), Géographie
et liberté. Mélanges
en hommage
à Paul Claval,
SOMMAIRE
Introduction par Pernette GRAND JEAN 1.
2. 3. 4.
5. 6.
7.
8.
9. 10.
11.
7
Le rapport identité/espace. Éléments conceptuels et épistémologiques, par Guy DI MÉO
19
Pour une définition sociale de l'espace, par Bernard MICRON et Michel KOEBEL
39
L'espace du contrat, par Denis RET AILLE
61
Vers l'hypothèse d'une identité de déplacement: congruence entre espace social, cognitif et géographique, par Thierry RAMADIER, P. LANNOY, S. DEPEAU, S. CARPENTIER et C. ENAUX
75
L'identité d'artiste: par Sophie LECOQ
95
une identité sans ancrage ?,
À la croisée de l'espace et de l'identité: par Nicolas ROBETTE
les espaces hérités, 107
L'affirmation d'une identité personnelle dans un espace public. Le cas des sépultures cinéraires d'un cimetière communal, par Catherine ARMANET
119
Dimension spatiale de la construction identitaire : patrimonialisation, appropriation et marquage de l'espace, par Vincent VESCRAMBRE
137
Rhétorique du paysage et identités territoriales, par Caio Augusto AMORIM MACIEL..
153
L'identité et l'espace: de l'instrumentalisation l'alternative au choc des civilisations, par Yves GUERMOND Identité régionale versus identité ethnique, par Elena FILIPPOV A
Liste des auteurs
politique à 177 185 201
INTRODUCTION par Pernette Grandjean
Ce livre traite de l'identité, un de plus dira-t-on dans une ,foisonnante production sur ce thème. En effet, si l'identité est une notion en discussion depuis les premiers philosophes, le nombre d'ouvrages qui en font le cœur de leur sujet, ou s'appuient sur ce concept, a explosé depuis une dizaine d'années, dans des champs disciplinaires extrêmement variés. La question identitaire se situe en effet au cœur des interrogations sur les sociétés contemporaines et n'appartient pas à un champ de recherche particulier, transdisciplinarité qui n'aide pas à la clarification terminologique, ni à l'homogénéité des méthodes et des approches. Notion multiforme, l'identité est utilisée "dans des circonstances aussi différentes que l'analyse de l'élaboration de la personnalité de l'enfant ou l'attitude de défense de populations lors de conflits guerriers" (Ruano-Borbalan, 2004, p. 1). Le terme même d'identité se voit attribuer des qualificatifs variés qui ne font que brouiller sa définition. Identité individuelle, collective, régionale, nationale, identité en crise, identité perdue... Rien d'étonnant alors que beaucoup dénoncent son emploi galvaudé et lui reprochent son manque de clarté conceptuelle. Certains rêvent même de faire l'économie de ce "concept flou [...] qu'une permanente utilisation idéologique et politique rend dangereux" (Bourdin, 1996, p.54). Selon Rogers Brubaker, l'identité, trop tiraillée entre significations fortes et faibles, connotations essentialistes et qualifications constructivistes, est un concept sans réelle utilité pour l'analyse sociale, car il "supporte une charge théorique polyvalente, voire contradictoire" (Brubaker, 2001, p. 72). Il esquisse alors une liste de termes analytiques alternatifs dont certains seront utilisés par les auteurs de cet ouvrage. Pourtant, la notion d'identité semble bien difficile à contourner du fait "des relations qu'elle permet d'établir entre des phénomènes très variés façons de dire, façons de faire, systèmes de représentations - auxquels elle participe et dont la cohérence n'est pas donnée de front" (Raphael, 1996, p. 80). Cette appréciation rejoint celle de tous ceux chez qui la notion d'identité déclenche une "excitation intellectuelle" (Kaufman, 2004, p. 10) et
7
qui ont participé à l'entreprise stimulante de réflexion qu'elle suscite pour en spécifier les limites, en retracer l'histoire, confronter les regards de différentes disciplines. Certains, comme le sociologue Jean-Claude Kaufmann, dépassent l'effort déjà considérable de "tisser un fil d'Ariane explicatif de ce concept" (id., p. 11) pour s'engager dans une réflexion théorique, pour décrypter "les coulisses identitaires de l'individu moderne" (id. p. 196). La production scientifique sur l'identité est donc impressionnante et il est difficile d'en faire une lecture exhaustive. Pourtant, il semble bien, à consulter les ouvrages récents qui font le point sur la question, que l'entrée spécifique dans ce thème par la relation identité/espace n'a pas fait l'objet d'attention particulière, même si le rôle de l'espace apparaît de façon implicite dans de nombreux écrits. C'est cette entrée singulière et peu fréquente dans le thème que le colloque de Reims, dont ce livre est issu, a mis au cœur de sa production
I
.
Les contributions rassemblées dans ce livre présentent toutes une démarche de réflexion théorique sur le lien identité/espace. Reflets de la nature même de cette question qui traverse toutes les sciences humaines et sociales, elles émanent de chercheurs de différentes disciplines: sociologie, anthropologie, démographie et géographie, largement représentée par ceux dont les travaux se positionnent dans le courant d'une géographie résolument inscrite dans les sciences sociales. Cette diversité disciplinaire a constitué l'un des enjeux du colloque dont le but était de croiser les approches sur le thème et de provoquer réflexions et débats. Relier construction identitaire et espace, c'est mettre en interface un processus complexe de formation identitaire et de processus spatiaux. Quel rôle l'espace joue-t-il dans l'articulation des processus identitaires et à quels échelons territoriaux? Comment les mutations du monde contemporain et les transformations qu'elles impliquent influent-elles sur le rapport identité/espace? Quel est le rôle des représentations dans ce processus?
1. Le col)oque international et interdisciplinaire organisé par le laboratoire AEP (Analyse et Evaluation des Professionnalisations) en collaboration avec différentes équipes de recherche de l'Université s'est tenu à Reims du 22 au 24 novembre 2006. Il a rassemblé 77 communicants et 9 conférenciers. Outre le présent ouvrage, le colloque a permis la publication de deux autres ouvrages: - Koebel, M. et Walter, E. (dir.) 2007, Résister à la disqualification des espaces et des identités. Paris, L'Harmattan, coll. Logiques sociales. - Nemery, l-C et Thuriot, F. (dir.) 2008, Les stratégies identitaires de conservation et de valorisation du patrimoine, Paris, l'Harmattan, colI. Administration et aménagement du territoire. 8
A propos de l'identité:
quelques aspects de la définition
Avant de présenter le lien identité/espace - ou plus modestement quelques pistes de réflexion sur ce thème - revenons sur ce qui forme le "consensus mou" d'une définition du terme qu'évoque Jean-Claude Kaufmann (2004). - L'identité: le même - ou la "mêmité" selon l'expression de Paul Ricoeur - et le différent, la singularité et l'altérité, l'appartenance à un groupe mais le besoin de se sentir autonome par rapport à ce groupe, tels sont les termes de la dialectique qui rentrent dans la définition de l'identité. C'est cette ambiguïté sémantique que souligne le psychologue Edmond Marc quand il relève que: "L'identité désigne à la fois ce qui est unique, qui se distingue des autres, mais elle qualifie également ce qui est identique, c'est-à-dire ce qui est parfaitement semblable tout en restant distinct... l'identité se construit dans un double mouvement d'assimilation et de différenciation, d'identification aux autres et de distinction par rapport à eux." (Marc, 2004, p. 34)
Ce double caractère se retrouve jusque dans des marques très concrètes, comme la façon d'affirmer l'identité des morts sur les sépultures cinéraires. Catherine Armanet montre ainsi la revendication par les familles d'une identité-singularité "marquée par une individuation des sépultures, une forte personnalisation des lieux" qui s'oppose à l'identité-similarité affirmée par les services funéraires municipaux2. - Identité individuelle et identité collective ont longtemps été envisagées comme des catégories séparées. On reconnaît aujourd'hui la dimension sociale du phénomène identitaire, déjà mise en avant dès les années 1930 par G. H. Mead: le Soi naît de l'expérience sociale, il ne peut se définir que par rapport à l'Autre. Le groupe dans lequel l'individu est inscrit fonctionne ainsi comme un "catalyseur privilégié de l'identification individuelle" (Ruano-Borbalan, 2004, p.4). De même, l'identité collective s'élabore-t-elle dans le cadre des relations multiformes (identifications, affirmations collectives et individuelles, désignations, assignations...) entre individus et groupes, interactions qui, à un moment et dans un contexte 2. Voir dans cet ouvrage "L'affinnation d'une identité personnelle dans un espace public. Le cas des sépultures cinéraires d'un cimetière communal". 9
donnés, fixent une frontière entre le Eux et le NOUS3.Ce processus qui rend compte de l'identité relève du discours que la société émet sur elle-même et sur les autres, discours plus ou moins manipulés, comme le souligne Guy Di Méo, toujours "orientés vers un but, dictés par un objectif"4. Dans la même optique, Bernard Michon et Michel Koebel remarquent que "l'identité donnée à un lieu est fondée à la fois sur des propriétés objectives que redoublent les propriétés subjectives et symboliques "s. Relever ces caractéristiques les amènent à analyser les logiques de pouvoir qui entrent dans la construction identitaire des espaces - à différents niveaux de l'échelle spatiale - et les manipulations dont celle-ci est l'objet. Elena Filippova, quant à elle, compare les cadres discursifs de deux sociétés dans des contextes très différents, les sociétés russe et française, et le rôle qu'ils ont dans la façon dont les individus se définissent6. Ce va-et-vient permanent entre individuel et collectif conduit à considérer, comme le note Guy Di Méo, à quel point "la séparation conceptuelle entre identités individuelle et collective est artificielle et vaine"7. - Le phénomène identitaire est un processus historiquement marqué, qui a pris de l'ampleur avec l'individualisation caractérisant les sociétés contemporaines, du moins dans le monde occidental. Jean-Claude Kaufmann montre bien en quoi la montée des identités est à relier à la désagrégation des communautés dans lesquelles l'individu avait un rôle nettement assigné. Il évoque la "transition identitaire", ce basculement qui, depuis le début du XIX. siècle, a abouti à une redéfinition de l'identité, appréhendée comme les efforts des individus pour donner sens à leur vie (Kaufmann, 2004, p. 102). L'entrée dans "l'ère des identités" a donné à l'identité "une fonction vitale et quotidienne" (idem, p. 80), tout en rendant sa compréhension plus difficile. La complexité tient, en particulier, à l'inscription de l'individu dans des groupes d'appartenance multiples, "dans un maillage, volontaire ou non, d'allégeances et d'appartenances qui lui imposent ses comportements et lui 3. La psychologie sociale distingue souvent l'identité collective (commune à un ensemble de sujets) de l' "identité sociale", liée à l'ordre social et à la fonction sociale du groupe, fondement de l'articulation entre le groupe et le sujet (Chauchat, 1999, p. 15). 4. Voir dans cet ouvrage, Di Méo, G. «Le rapport identité/espace. Eléments conceptuels et épistémologiques". 5. Voir dans cet ouvrage, Michon, B. et Koebel, M. "Pour une définition sociale de l'espace" . 6. Voir dans cet ouvrage, Filippova, E. "Identité régionale versus identité ethnique: comment les modes de classement/nomination des groupes humains, adoptées en France et en Russie, influent sur les formes d'identité collective". 7. Voir dans cet ouvrage, Di Méo, G., op.cil. 10
fournissent un ancrage identitaire" (Ruano-Borbalan, 2004, p. 6). L'identité individuelle passe par la gestion de cette multiplicité d'appartenances, et les tensions et les contradictions qui peuvent en résulter amènent l'individu à faire des choix plus ou moins complexes, à "se bricoler" une identité (Kaufmann, 2004). Guy Di Méo parle de "hiérarchisation des appartenances" mais souligne aussi le sentiment de liberté que cette possibilité de choix confère à l'individu qui devient un "acteur compétent, doté de réflexivité et de la capacité à produire du sens,,8. La multiplicité de ces référentiels identitaires est par ailleurs à considérer, selon cet auteur, comme un élément qui contraint l'individu à "rechercher une cohérence sociale et spatiale autour de son histoire et de la construction de sa propre territorialité"9. - Parler de construction identitaire, c'est renoncer aux visions essentialistes et culturalistes - dominantes jusqu'aux années 1960 et que le sens commun est toujours prompt à réactiver - qui considèrent l'identité comme un acquis, un attribut immuable des individus et des collectivités. Il s'agit au contraire d'un processus, d'une construction dynamique, sans cesse remaniée dans le jeu changeant des interactions entre les individus et les groupes. C'est cette perspective constructiviste qui est adoptée par tous les auteurs de cet ouvrage. Certains suivent Rogers Brubaker dans sa démarche évoquée ci-dessus, qui propose l'emploi de termes alternatifs, dépourvus des connotations réifiantes de l'identité. Ainsi Vincent Veschambre, dans son analyse du rôle de la patrimonialisation dans la construction identitaire, recourt-il à la notion d'identification - qui se réfère au processus de production d'un sentiment d'identité - plutôt qu'à celle d'identité et préfère-til le terme d'appropriation de l'espace à celui de territoirelO. Cette vision s'applique tout autant aux identités individuelles qu'aux identités collectives, en permanente transformation, dont la stabilité est le plus souvent le fruit de la "manifestation et l'action de pouvoirs comme d'idéologies tenaces"u. Il n'existe aucune culture immuable, rien qui pourrait s'apparenter à un noyau dur culturel, caractérisant des peuples inscrits sur des territoires et qui donnerait à ces derniers une spécificité venue du tréfonds des temps. C'est ce que démontre avec force Anne-Marie Thiesse quand elle analyse la fabrication culturelle des nations européennes, fruit du 8. Voir dans cet ouvrage, Di Méo, op. ci!. 9. Voir dans cet ouvrage, Di Méo, op.cit. 10. Voir dans cet ouvrage Veschambre, V., "Dimension spatiale de la construction identitaire : patrimonialisation, appropriation et marquage de l'espace". Il. Voir dans cet ouvrage, Di Méo, op. cil. 11
travail de construction du patrimoine symbolique et matériel qui "donne force et forme mobilisatrice" à la nation (Thiesse, 2004, p. 284). Les cultures nationales se recomposent en permanence en s'appropriant des éléments venus de l'extérieur. Le politologue Jean-François Bayart le rappelle en insistant sur les maints exemples de sociétés dont les membres fondent leur identité sur l'échange, le métissage et le cosmopolitisme. "Plutôt qu'à une culture commune et immuable, l'interaction entre les membres d'une même société renvoie à un imaginaire social, ce que Cornélius Castoriadis appelle des significations sociales"12(Bayart, 2004, p. 324). - La construction identitaire des individus et des groupes mobilise des éléments d'ordre subjectif tout en s'inscrivant dans le réel. Elle s'appuie sur ce que le sociologue Hervé Marchal nomme, dans une perspective interactionniste, des "supports identitaires". Il en dénombre de cinq types dont celui qu'il appelle "l'engagement matériel" (Marchal, 2006, p. 79), dans une référence nette à l'espace matériel. Il est souhaitable, cependant, d'élargir la conception de ce support identitaire car la dimension de l'espace ne se réduit pas, loin s'en faut, à sa matérialité. Depuis les années 1970, la pensée géographique a considérablement évolué, s'éloignant d'une approche ne prenant en compte que l'aspect objectif des phénomènes spatiaux pour travailler sur bien d'autres champs. Les rapports sociaux, les pratiques de l'espace, les valeurs et les représentations, les aspects politiques, etc. sont des éléments dont la géographie ne peut se passer dans son analyse des faits spatiaux. Cela est le propre d'une géographie qui "regarde l'espace social et ses différentes déclinaisons, du lieu au réseau, du paysage au territoire, comme une réalité complexe, insécablement matérielle et idéelle, objet et sujet, pratiquée, produite et représentée par des êtres humains organisés en société" (Di Méo, 2005, p. 13). L'identité ne peut se construire que sur et dans l'espace, et la relation identité/espace est particulièrement riche à explorer, ce que démontrent avec brio les deux contributions introductives de cet ouvrage.
Comment décliner la relation identité/espace?
Dans une grille de lecture de la relation identité/espace, quelques entrées sont mobilisées. 12. Référence au livre de C. Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société, Seuil, 1999 [1975]. 12
Le temps (passé, présent,futur)
Le terme "construction" renvoie d'emblée à un processus qui se déroule dans le temps. La distance, caractère premier de l'espace, qui sépare l"'ici" et le "là-bas", se double d'un caractère temporel permettant de distinguer "l'avant" du "maintenant" et du "plus tard". Inscrite dans des espaces particuliers, l'histoire singulière de chacun se déroule aussi dans des conditions temporelles définies, elles-mêmes inscrites dans des mémoires sociales particulières. Espace et Temps représentent ce que Maurice Halbwachs nomme les "cadres sociaux de la mémoire", contexte matériel et social partagé par les membres d'une société donnée. On peut y ajouter le langage comme le montre Pascale Arraou dans son travail sur l'exil. L'identité de l'exilé se construit entre deux pays, dans une opposition qui s'accompagne d'une opposition temporelle et, "le plus souvent d'une opposition entre deux langues porteuses de représentations du monde différentes" (Arraou, 1999, p.70). Les éléments des cadres sociaux linguistiques, sociaux, spatiaux, temporels - constituent des repères qui jouent une fonction d'étayage dans la construction identitaire des individus: "Nos souvenirs s'appuient sur ceux de tous les autres, et sur les grands cadres sociaux de la mémoire de la société."
(Halbwachs, 1994, p. 39)
Mais la mémoire ne retient du passé que ce qui fait sens dans la réalité présente, en l'agrémentant parfois d'éléments issus de l'imagination. Elle opère un travail de sélection, déformation, et réécriture de tous les évènements et des souvenirs attachés à un lieu. "Dans le souvenir, ce qu'on garde ce ne sont pas des lieux. C'est l'image des lieux à un moment donné" rappelle Elsa Ramos dans son analyse des entretiens menés auprès d'habitants de l'He de France d'origine provinciale (Ramos, 2006, p. 89). Le temps, c'est le passé mais c'est aussi l'avenir, la projection de soi dans des lieux, y compris le lieu de la dernière demeure. "Se construire un passé, se définir des origines, c'est aussi élaborer un endroit d'arrivée." (Ramos, 2006, p. 28)
Et ce lieu de sépulture acquiert une importance énorme dans un processus identitaire. Catherine Armanet le démontre dans son travail13. 13. Voir dans cet ouvrage, Annanet, C., "L'affinnation d'une identité personnelle dans un espace public. Le cas des sépultures cinéraires d'un cimetière communal". 13
Les éléments spatiaux sont utilisés, manipulés, déformés avec le temps et récupérés dans un but bien souvent idéologique. Le rôle des acteurs, institutionnels ou autres, et des représentations14 qu'ils mettent en œuvre, est essentiel dans ce processus. Le cas du processus de patrimonialisation, exploré par Vincent Veschambre, illustre bien cet aspect. De leur côté, Bernard Michon et Michel Koebel, en analysant les enjeux politiques de la production identitaire dans le contexte d'une mise en concurrence des territoires, montrent à quel point l'identité peut être objet de manipulations à tous les niveaux, par ceux qui la présentent (les élus des communes, par exemple) et ceux qui se la représentent.
La question de l'ancrage/mobilité
Les formes contemporaines de l'Habiter comportent presque toujours diverses formes de mobilité et les identités se construisent presque toujours en référence à de multiples lieux. "L'unité identité/territoire n'a plus la continuité topographique qui prévalait dans le monde d'avant-hier ni la continuité topologique [...] elle est devenue labile"15. La diversité et la multiplicité de lieux dans la construction identitaire renvoie à la question de l'ancrage qui peut prendre diverses formes. L'idée de racine reliée à une provenance unique est généralement remise en cause. Chacun construit sa propre géographie comprenant une multitude de lieux dont la pratique n'est pas continue et qui forment, en lien avec d'autres lieux, un réseau de sens. Nicolas Robette parle de "l'espace de référence identitaire"16 pour évoquer les lieux qui constituent un patrimoine identitaire géographique dont se nourrit la construction identitaire. La question du rapport ancrage/mobilité se pose avec plus de force dans le monde contemporain. Le monde est devenu un monde de la mobilité généralisée17. Les moyens de communication modernes modifient le rapport à l'espace. Aussi la construction identitaire implique-t-elle une gestion des lieux qui aboutit à une construction cohérente. 14. "Les représentations construisent un univers symbolique qui pennet aux sujets de se situer, de se repérer, de penser et d'interpréter ce qu'ils vivent. Ces phénomènes complexes que sont les représentations amènent les auteurs à évoquer et analyser la marque de différentes dimensions telles que les idéologies, les systèmes de valeurs ou l'histoire des groupes." (Chauchat et Durand-Delvigne, 1999, p. 13). 15. Voir dans cet ouvrage, Ramadier, T. et alii, "Vers l'hypothèse d'une identité de déplacement: congruence entre espaces social, cognitif et géographique". 16. Voir dans cet ouvrage, Robette, N., "A la croisée de l'espace et de l'identité: les espaces hérités". 17. Voir dans cet ouvrage, RetailIé, D., "L'espace du contrat". 14
L'identité,
à quelle échelle spatiale?
L'affirmation identitaire se fait à différents niveaux de l'échelle spatiale. L'identité individuelle s'affirme au travers des objets ou à l'échelle d'un lieu. Le travail de Catherine Armanet sur les sépultures cinéraires en est un exemple significatif. Mais entre le local et le planétaire, l'identité s'affirme à de multiples échelles, de façon parfois éphémère. Les textes présentés dans ce volume explorent ces aspects dans une réflexion stimulante en présentant des concepts nouveaux. Deux contributions introduisent le thème, sorte de confrontation - et mise en regard - de deux points de vue disciplinaires. Guy Di Méo, le géographe, part de la notion d'identité pour présenter une réflexion épistémologique sur la relation identité/espace. Bernard Michon et Michel Koebel, les sociologues, en partant, eux, de la notion d'espace, se rapprochent des conceptions de Guy Di Méo quand ils mettent en avant l'interdépendance entre le matériel et l'idéel dans la relation "espace physique" et "espace social". Ils insistent toutefois sur la primauté du social sur le physique: "le "social" surdétermine le "physique" : il le précède et lui succède, il le détermine plus qu'il n'est déterminé par lui". Suit une analyse de l'identité donnée à un lieu qui "n'est pas l'agrégation de propriétés purement matérielles; elle est aussi ce que nous produisons par les représentations... " Représentations qui, ils nous en donnent maints exemples, peuvent être formulées, imposées par des personnes qui ont le pouvoir sur ces espaces. "La définition de l'identité de l'espace a donc à voir aussi avec le pouvoir". Après ces deux textes introductifs, les autres textes peuvent être regroupés en trois sections. - Un premier groupe interroge le lien identité/mobilité et inversement identité/ancrage. Il s'agit ici de revisiter la relation, longtemps affirmée comme prépondérante, entre ancrage, attachement aux lieux et construction identitaire. Dans des sociétés marquées par la mobilité, quels rôles jouent les lieux dans la construction identitaire ? Denis Retaillé dans "L'espace du contrat" part du constat que "la mobilité est un défi à l'identité" et que "les sociétés ne sont pas dans ni sur l'espace mais avec l'espace". Il expose le concept d' "espace mobile", un espace de mouvement dérivé de l'espace des nomades qu'il envisage sous l'angle du contrat. Thierry Ramadier, Pierre Lannoy, Sandrine Depeau et Samuel Carpentier, dans leur texte "Vers l'hypothèse d'une identité de déplacement: congruence entre espaces social, 15
cognitif et géographique", exposent le cheminement théorique qui leur permet de formuler le concept d' "identité de déplacement". Celui-ci est forgé en mobilisant et en articulant un ensemble d'études théoriques et expérimentales dans divers champs disciplinaires (psychologie, sociologie, géographie). Enfin, Sophie Le Coq, dans "L'identité d'artiste: une identité sans ancrage ?" s'interroge sur le lien entre identité, singularité artistique et territoire. Elle montre comment le processus de construction identitaire des artistes valorise souvent une universalité sans ancrage territorial. - Un deuxième groupe de textes peut être rassemblé autour d'une interrogation sur le temps et la référence au passé dans la construction identitaire : la mémoire des lieux. Certains traitent de la construction identitaire individuelle. Ainsi Nicolas Robette, dans son texte "À la croisée de l'espace et de l'identité: les espaces hérités" présente, à partir des résultats de l'enquête INED Biographies et entourage (2001), une analyse des mécanismes qui permettent l'articulation des différents lieux (1' "espace de référence", l' "espace fondateur" et les territoires parcourus) qui scandent le parcours de vie des individus et nourrissent la construction identitaire. Catherine Armanet, quant à elle, montre dans le texte "Affirmation d'une identité personnelle dans un espace public. Le cas de sépultures cinéraires d'un cimetière communal", comment le type de sépulture renvoie à un désir de personnalisation (identité-singularité) ou à l'expression plus nette d'une appartenance à un groupe ou du lien social ou familial qui inscrit l'individu dans une lignée (identité-similarité). Vincent Veschambre met davantage l'accent sur les processus par lesquels se construit l'identité collective en s'appuyant sur l'exemple du patrimoine. Dans son texte "Dimension spatiale de la construction identitaire: patrimonialisation, appropriation et marquage de l'espace", il montre comment s'identifier à un héritage patrimonialisé et au groupe qui y est associé, c'est s'inscrire dans un lieu valorisé et valorisant, légitimer une présence quelque part et au bout du compte spatialiser, matérialiser une identité et un statut social. C'est le concept de "paysage" qui est discuté dans le texte suivant. Caio Augusto Amorim Maciel montre comment, dans une approche de géographie culturelle, le paysage prend part du processus discursif qui met en ordre le monde que chacun de nous appréhende par ses sens et par le filtre de ses propres structures mentales. Les représentations de l'espace construites par les individus - et les identités territoriales collectives - sont mises en œuvre dans un processus rhétorique qui permet à chacun de communiquer ce qu'il perçoit des paysages. 16
- Enfin, un troisième groupe de textes aborde la question des échelles dans la construction identitaire. Yves Guermond dans son texte "L'identité et l'espace: de l'instrumentalisation politique à l'alternative au choc des civilisations" questionne le concept d' "identité spatiale", trop ambivalent et se prêtant mal à une analyse scientifique. L'identité spatiale reste dans le domaine du sentiment et de l'impression subjective. Son éventuelle traduction organisationnelle ne semble dépendre que de rapports de force politiques. L'argumentaire s'appuie sur une réflexion qui examine les différents niveaux de l'échelle spatiale, du local au mondial. Elena Filippova dans le texte "Identité territoriale versus identité ethnique" travaille le concept d' "identité collective". La manière dont les individus s'identifient à un groupe dépend des notions qui dominent le discours propre à une société à une période donnée de son existence. Elle mène une analyse comparative du discours contemporain autour des constructions identitaires à partir des données russes et françaises. Bibliographie ARRAOU, P., 1999, "Le rôle des cadres sociaux dans la dynamique identitaire. L'exilé, une identité entre deux mémoires sociales" dans Chauchat, H. et Durand-Delvigne, A., De l'identité du sujet au lien social. L'étude des processus identitaires, Paris, PUF, p. 69-83. BAY ART, J.-F., 1996, L'illusion identitaire, Paris, Fayard. BOURDIN, A., 1996, "L'ancrage comme choix" dans Hirschhorn, M. et Berthelot, J.-M. (dir.), Mobilités et ancrages. Vers un nouveau mode de spatialisation ?, L'Harmattan, Coll. Villes et Entreprises, Paris, 157 p. BRUBAKER, R., 2001, "Au-delà de l'identité", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 139, p. 66-85. CHAUCHAT, H. et DURAND-DELVIGNE, A., 1999, De l'identité du sujet au lien social. L'étude des processus identita ires, Paris, PUP. DI MÉO, G., et BULEON, P., 2005, L'espace social. Lecture géographique des sociétés, Paris, A. Colin.
HALBWACHS,M., 1994,Les cadres sociaux de la mémoire, Paris,Alcan, 1925(1he éd.). KAUFMANN, J.-c., 2004, L'invention de soi. Une théorie de l'identité, Paris, Hachette Littératures, 352 p. MARC, E., 2004, "La construction identitaire de l'individu" dans C. Halpern et J.-c. RuanoBorbalan (dir.), Identité(s). L'individu, le groupe, la société, Éd. Sciences Humaines, Paris, p. 33-39. MARCHAL, H., 2006, L'identité en question, Paris, Ellipses, 153 p. RAMOS, K, 2006, L'invention des origines. Sociologie des ancrages identitaires, Paris, Armand Colin.
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Chapitre 1
LE RAPPORT IDENTITÉ/ESPACE Éléments conceptuels et épistémologiques par Guy Di Méo
L'identité, en tant que concept opératoire pour la recherche en sciences sociales, se situe à l'intersection active des dynamiques majeures produites par les individus et par les groupes dans leurs rapports tant sociaux que spatiaux. Elle concerne toutes les formes d'interaction qui les animent, la culture, la mémoire... Il s'agit donc d'une construction permanente et collective, largement inconsciente bien que de nature politique et idéologique (sujette à des manipulations multiples), bien qu'empreinte aussi de réflexivité, exprimée par des individus qui la formulent et la diffusent. Cette disposition à repérer le même et le différent, dans l'espace et à travers le temps, est indispensable à la reconnaissance de soi et des autres par chacun d'entre nous. Elle est également essentielle à l'établissement de la conviction de chaque individu d'appartenir à un, voire à plusieurs ensembles sociaux et territoriaux relativement cohérents. Ces univers se caractérisent par la communauté de valeurs et de traits culturels, d'objectifs et d'enjeux sociaux, fréquemment aussi par celle d'une même langue et d'une même histoire, souvent, mais pas de manière obligatoire, d'un territoire commun... L'idée est répandue qu'une identité sociale engendre des comportements assez voisins bien que nullement automatiques, réservant la possibilité d'opinions différentes, chez les personnes la partageant. L'intérêt scientifique nouveau suscité depuis deux ou trois décennies par la problématique de l'identité ou, plutôt, par celle de l'identification, c'est-à-dire des processus sociaux de production d'un tel sentiment, tient sans aucun doute à son profond renouvellement. Ce dernier est imputable à un
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passage essentiel: celui d'une conception de l'identité saisie dans une continuité temporelle inébranlable, vision quelque peu substantialiste et objectale dominant naguère, à une acception désormais plus actualiste et plus mouvante, plus dynamique. Celle-ci fait de l'identité l'œuvre contemporaine et changeante d'acteurs sociaux compétents, dotés de réflexivité et de la capacité de produire du sens dans un environnement aux références mobiles. Pour certains sociologues, comme Jean-Claude Kaufmann (2005), l'identification ne serait même que la recherche permanente du sens de sa propre vie par un individu qui trouverait dans cette quête la possibilité de se détacher de sa socialisation présente pour s'évader vers des réalités imaginaires et fugaces. Ce "tournant identitaire" date des années 1960-1970 aux États-Unis. Il a obéi à l'impulsion de deux faits majeurs. Le premier est la montée en puissance des minorités et surtout de leur expression, de leur manifestation parfois violente (minorité afro-américaine pour commencer) dans les villes américaines. Ces minorités ont façonné leur identité à partir du sentiment (politique) de la domination qui s'exerce sur elles, mais aussi sur la base de particularités culturelles affirmées; ce qui tend à faire de ce "tournant identitaire" un "tournant culturel ". Le second caractère de ce virage passe par l'affirmation sociale de l'individu, puis du sujet actif. Certes, l'émergence d'une conscience individuelle est ancienne, ne s'agit-il pas de l'une des caractéristiques de la modernité? Cependant, jusqu'au milieu du XXe siècle, elle demeurait d'essence sociale et philosophique, comme assignée "d'en haut" par une autorité suprême: Dieu, la raison universelle ou la république, etc. Avec les années 1960, un basculement se produit, c'est le sujet lui-même qui se construit, "par le bas" en quelque sorte! L'entreprise ne manque pas, d'ailleurs, de s'avérer épuisante; jusqu'à éprouver cette "fatigue d'être soi" dont parle Alain Ehrenberg (1998). Pour Anthony Giddens, ce serait finalement l'entrée dans la "modernité avancée" (Giddens, 1994), la "surmodernité" et non la postmodernité, au sens d'une radicalisation de la modernité plus que d'une rupture avec elle, qui définirait ce double tournant. Il se caractériserait par une réflexivité croissante des individus. En termes épistémologiques, le succès de l'identité marquerait le primat théorique du sujet en sciences sociales, au détriment des structures (point de vue holiste) et des traditions qui, pourtant, contribuent à le déterminer. À l'identité quelque peu unidimensionnelle de jadis, conférée par des systèmes sociaux et politiques qui diffusaient alors des valeurs peu contestées et uniformisées, fait place, de nos jours, la nécessaire démarche volontariste d'un sujet humain. Celui-ci
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doit s'assumer et s'identifier avec quelque distance par rapport aux schémas traditionnels, faire en somme son propre chemin dans une relative confusion des normes sociales. Dans ce contexte aux accents anomiques, l'identification individuelle devient une entreprise ou, si l'on veut, un projet plus personnel que naguère, bien que tout aussi indispensable à la vie psychologique et sociale. Elle s'accomplit au prix d'une sorte d'explicitation personnelle, un peu à l'image du portrait autobiographique qu'un individu tenterait de brosser de lui-même. Du coup, comme l'a fort bien analysé Paul Ricœur (1990), il convient, pour notre propos, de discerner deux formes de l'identité individuelle. L'une, forme identitaire à peu près pérenne, correspondrait à "l'identité-mêmité" de Ricœur, soit aux dispositions les plus profondes, les plus stables et les plus durables d'un être ne pouvant échapper à la continuité et à la permanence de sa personne. L'autre correspondrait à une forme plus libre et plus interprétative du rapport identitaire à soi-même. Cette "identité-ipséité" dont parle Ricœur se rapprocherait de la notion de "quant à soi" développée par François Dubet (1994). C'est sur ce dernier segment de l'identité individuelle que porterait la réflexivité du sujet, avec, pour tout dire, une insistance contemporaine particulière. Un fait majeur pousse, de nos jours, à l'effacement apparent du rôle des structures et des héritages dans la production de la vie sociale comme en matière d'identification: c'est la multiplication, pour chaque individu, des appartenances objectives (à des groupes, institutions, lieux, territoires, etc.) et, par conséquent, des identités qui les accompagnent. Désormais, l'identification globale de soi à laquelle procède chaque individu, la reconnaissance en somme et peut-être la production même de sa personnalité, s'accomplit par une sorte de hiérarchisation de ces appartenances. Ce choix, même s'il n'évite pas un minimum de contraintes sociales et spatiales, confère à son acteur un certain sentiment de liberté. 11 devient donc facteur d'autonomie. Mais l'un des avatars de cette posture n'est-il pas de tomber dans un nouvel "essentialisme situationniste" ? En effet, si l'on admet le principe d'une "société liquide" (Bauman, 2000, 2005) du "tout est mobile et fluctuant [...], affaire individuelle", l'idée d'une identité fondée sur un minimum de cristallisation sociale, construite dans une certaine temporalité, ancrée dans une spatialité durable, et plus particulièrement dans un territoire, n'est-elle pas discréditée? En réalité, la moindre investigation sur le thème de l'identité écarte vite le chercheur d'une position aussi extrême et le conduit à mettre l'accent sur l'importance majeure du contexte de la production identitaire. D'abord, toute identité personnelle s'exprime par des appartenances à des groupes, par le croisement d'identités collectives: ne suis-je pas un homme, récemment
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entré dans la catégorie (démographique et combien sociale) des seniors, enseignant et chercheur, professeur d'université, géographe, de nationalité française, etc. ? Immédiatement, à cette simple évocation, les contraintes sociales (liées à un jeu de structures) surgissent. Elles s'exercent au travers des attentes (sociales) dont je fais l'objet de la part des étudiants, de ma famille, de mes collègues... Elles résultent aussi de mes conditions objectives d'existence, financières et économiques notamment. Ce constat souligne combien, à certains égards, la séparation conceptuelle entre identités individuelle et collective est artificielle et vaine. Même s'il convient de prendre en compte une dimension individuelle incontournable de l'identité, il n'est pas imaginable de l'abstraire de sa consistance sociale, pas plus d'ailleurs qu'il ne saurait être question de l'exonérer de son épaisseur temporelle et spatiale, historique et géographique. À ce dernier point de vue, on notera que quelle que soit la mobilité accrue des êtres humains à la surface de la planète, leur corps, en tant que base et forme matérielle de leur identité, n'est en aucun cas déspatialisé. L'homme reste étroitement soumis à sa condition géographique d'être terrestre, en rapport permanent avec l'espace de la terre et de son enveloppe immédiate, ses lieux (ou non-lieux) et ses territoires. Les organisations sociales auxquelles il appartient s'inscrivent toujours dans un minimum d'aires, d'objets ou de formes géographiques d'échelles différentes: axe et moyen de transport, localité, ville, territoire régional ou national, etc. Il convient donc de proposer, en matière d'identité, comme en toute chose touchant au social et à ses déclinaisons spatiales, une théorie intermédiaire et équilibrée. Cette théorie doit jeter un pont entre l'univers des structures par lesquelles se transmettraient à l'aveugle des héritages agissant à l'insu des sujets et un monde d'individus qui ne se construirait que dans les interactions spontanées et improvisées du présent. Ces différents constats m'amènent à poser deux hypothèses autour desquelles s'articuleront les deux parties de cet exposé. En fonction de la première, j'avance que la labilité et la multiplication contemporaines des référentiels identitaires, loin de déraciner l'individu ou le groupe en quête de sens, le contraignent à rechercher une cohérence sociale et spatiale autour de son histoire et de la construction de sa propre territorialité. En référence à la deuxième, je prétends que les identités individuelles et collectives, fruits d'élaborations sociales et culturelles, s'avèrent d'autant plus solides qu'elles transitent par le langage matériel de l'espace, de ses lieux et de ses territoires, y compris dans leurs formes virtuelles.
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Pluralité et cohérence des identités Il faut partir du principe que l'identité est, d'abord, "une représentation de soi-même L...], le fait d'un individu et de sa subjectivité" (Staszak, 2004). Pour Pierre Tap, c'est "l'ensemble des représentations et des sentiments qu'une personne développe à propos d'elle-même" (Tap, 1986). L'identité personnelle, c'est ce qui permet, à travers le temps et l'espace, de rester le même, de se vivre dans l'action en tant que soi, dans une société et dans une culture données, en relation avec les autres. Six caractères seraient impliqués dans la construction de toute identité personnelle: la continuité, soit le fait de rester le même au fil du temps; la cohérence de sa propre subjectivité autour d'une représentation structurée et stable de soi; l'unicité ou sentiment de son originalité; la conception de sa diversité intérieure, au sens d'une reconnaissance des différentes facettes composant toute personnalité; la réalisation de soi par l'action, le sentiment d'être ce que nous faisons réellement; l'estime de soi au sens de la construction d'une vision positive de soi-même. À la lecture de ces caractères, on se rend compte combien toute identité résulte d'un effort constant et volontaire du sujet pour gérer sa propre continuité, sa cohérence dans une figure de changement perpétuel. L'identité est donc une tension permanente. Claude Dubar estime fort justement qu'elle fait l'objet d'une construction toujours inachevée dans la mesure où elle "n'est autre que le résultat à la fois stable et provisoire, individuel et collectif, subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation qui, conjointement, construisent les individus et définissent les institutions" (Dubar, 1991). S'identifier, et ce n'est là qu'un paradoxe apparent, revient à se différencier des autres tout en affirmant son appartenance à des catégories, des groupes, mais aussi des espaces. C'est une action qui procède par un jeu combiné de différenciation et d'assimilation de tout sujet en regard d'autres entités individuelles ou collectives. L'identification est donc une construction sociale dont les fondements se situent dans les premières années de la vie; une construction qui mobilise les capacités cognitives, communicationnelles et réflexives de l'être humain. L'identité se décline selon un continuum qui se déroule du sujet jusqu'aux groupes, jusqu'aux collectivités les plus divers. Si l'identité n'a pas de substrat spatial obligatoire, elle entre tout de même dans un contexte inévitable de spatialités, sans omettre que les lieux et les territoires lui fournissent souvent un ciment efficace.
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Identités individuelle
et collective:
un continuum
fluide
Quand il parle de "personnification du groupe", comme on pourrait parler aussi de personnification du lieu ou du territoire, Edmond Marc Lipiansky évoque un processus identitaire collectif calqué sur les modalités de production de l'identité personnelle. En fait si celle-ci repose sur l'intériorisation fusionnelle de son contexte (social et culturel) de vie par l'individu, réciproquement, l'identité collective (partagée par un groupe localisé ou territorialisé) s'élabore par une sorte de projection des attributs généraux de l'individu sur le groupe ou sur les lieux auxquels il s'identifie. Ces phénomènes de personnification identitaire d'une communauté sont bien connus. Pierre-Yves Saunier montre ainsi de quelle façon, à Lyon, à partir des années 1830-1848, une personnification de la ville (population et territoire) va lui conférer un "esprit", un tempérament (éléments d'ordinaire attribués à la personne) particuliers (Saunier, 1995). Ce stéréotype s'appuie alors "sur les données fournies par l'histoire, le milieu ou la vie des individus". "L'esprit lyonnais" est présenté dans les textes de l'époque comme un syncrétisme des comportements supposés du Français du Nord et du Français du Sud. Le mythe du canut (idéal-type) est également mobilisé dans cette élaboration collective. Ainsi, l'ardeur au travail, la curiosité intellectuelle pour les questions techniques, la solidité du sentiment familial, toutes ces qualités résulteraient, chez le Lyonnais, de l'organisation productive des canuts (pourtant disparus au XIX. siècle) en ateliers familiaux autonomes. Ce transfert identitaire du singulier au pluriel, de l'idéal-type générique à la société entière, s'accompagne donc, souvent, de la fabrication d'un mythe qui peut éventuellement constituer un puissant outil politique de mobilisation au service du pouvoir qui le forge. Notons que la territorialisation d'une telle identité collective et du mythe qui la fonde contribue à son inscription dans les représentations sociales. L'assise territoriale, campée sur un réseau de lieux et d'objets géographiques constitués en éléments patrimoniaux visibles, renforce en effet l'image identitaire de toute collectivité. Elle lui dresse une scène et la pourvoit d'un contexte discursif de justification: les groupes identifiés n'ontils pas produit ce territoire et ses paysages en l'imprégnant de leurs valeurs communes et de l'effort de leur travail? Sur un plan moins symbolique et plus pratique, la territorialisation de l'identité favorise grandement le contrôle politique de l'espace social en offrant aux pouvoirs à l'œuvre un champ concret, clairement repéré et balisé, de légitimité et d'action. Bref, lieux et territoires créent un "régime de lisibilité" particulièrement efficace des identités sociales de tous ordres. Si la
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société ne se perçoit guère derrière les individus qui la composent, les lieux comme le territoire se matérialisent, se cartographient et, par conséquent, se voient. Les référents spatiaux sont pour l'identité collective l'équivalent du corps pour l'identité individuelle. Ce qui rapproche aussi les deux formes d'identité, individuelle et collective, jusqu'à les confondre, c'est leur aptitude commune à qualifier conjointement l'identique, le même et le différent, l'autre, l'altérité. L'identité collective n'imprime aucune empreinte indélébile et définitive sur les groupes sociaux et sur leurs espaces, même si ses promoteurs, politiciens ou idéologues, prétendent fréquemment le contraire. Construction sociale, instrument et enjeu, dynamique et tension, elle se transforme constamment; l'actualité la remet toujours en question. Dès lors, pour l'installer dans la durée, il faut une volonté, la manifestation et l'action de pouvoirs comme d'idéologies tenaces. Il faut aussi des conditions (géographiques en particulier) durables, se traduisant par une construction de longue haleine. Le cas de la Tunisie, en tant que nation et que territoire bénéficiant d'une solide identité par superposition d'éléments sociaux et spatiaux interactifs et convergents est, à ce titre, exemplaire. Depuis la plus haute antiquité jusqu'à la période contemporaine, en passant par l'époque médiévale de l'Ifriqiya, elle fonde son identité sur un triple phénomène de proximité (Miossec, 1999). D'abord, une "proximité sociétale" sur un ruban littoral continu d'urbanité où, très tôt, des villes rapprochées participant aux mêmes réseaux de pouvoirs commandèrent avec fermeté de vastes territoires intérieurs. Ensuite une "proximité internationale", faite de contacts anciens et multiples qui lui conférèrent, de manière précoce, le caractère d'une aire de modernité. Enfin une "proximité sociale", au sens d'une bonne capacité historique de régulation et de gouvernance née d'une tradition de mobilité et d'ascension sociales, de renouvellement des élites. Bénéficiant de ce brassage, le mouvement identitaire national (Destour et Néo-Destour) a puisé ses cadres dans la petite bourgeoisie des villes et des villages sahéliens; le bon niveau de l'instruction, joint à une tradition d'intense mobilité géographique dans un pays de taille réduite, ayant, de tout temps, entretenu cette "proximité sociale ".
De l'individu
aux groupes, un monde d'identités
multiples
Entre l'individu et ses collectivités, l'identité n'est plus jamais unique, définitive ou statique. Toutes les recherches menées sur les espaces de vie dans le monde montrent ce que Philippe Gervais-Lambony appelle "la 25
fluidité dans le temps et l'espace des identités" (2004). Aujourd'hui, très clairement, nous n'appartenons plus à un groupe social unique, ni à un seul territoire. De fait, notre mobilité accrue élargit le champ de nos expériences sociales et spatiales. Même stimulée par la mobilité triomphante de notre temps, la pluriidentité, y compris territoriale, n'est pas chose nouvelle. En France, sous l'ancien régime, ce qu'on appelait le natius, que les historiens traduisent parfois par le terme de "naturalité", conjuguait le droit du sol et le droit du sang. Dans les faits, plusieurs "naturalités" n'étaient pas incompatibles pour les mêmes individus. On pouvait être à la fois Béarnais et Français, Navarrais et Français ou Espagnol... Aujourd'hui comme hier, en fonction des occurrences, des moments, de nos intérêts, nous affirmons et privilégions l'une ou l'autre de nos appartenances. Cependant, une ou multiple, librement choisie ou influencée, sinon suggérée par notre contexte de vie, l'identité individuelle et collective reste un construit social et culturel. À ce propos, l'ethnologue Denys Cuche remarque que l'identité locale, celle qui correspond à des groupes et à des lieux précis, n'est pas la culture locale dans son ensemble (si tant est que l'on puisse la définir 1), mais une image ou collection d'images que ces groupes se donnent d'eux-mêmes. Ces images sont façonnées à partir d'éléments pris au sein des cultures d'appartenance des groupes en question; cultures qui s'élaborent et fonctionnent à différentes échelles. Elles peuvent être considérées comme des marqueurs d'identité. Ainsi, "l'identité locale (ethnoculturelle) utilise la culture, mais rarement toute la culture". En conséquence, on doit toujours se demander "comment, pourquoi et par qui, à tel moment et dans tel contexte est produite, maintenue ou remise en cause telle identité particulière 1" Construites et multiples, reflet d'une inépuisable variété sociale et géographique, les identités, comme le pense Edgar Morin, ne forment pas un univers unique et indivisible, mais ce qu'il appelle un unitas multiplex. Ce constat et ce point de vue vont à l'encontre des mythes identitaires essentialistes et figés qui fondent les discours d'exclusion. Plus d'un auteur voit même dans cette tendance une nouvelle chance pour l'individu. Ce dernier, par-delà les déterminismes structurels, disposerait de nouvelles opportunités de choix, des occasions supplémentaires et neuves de forger son identité personnelle, interactive et multiple. La multiplicité des appartenances identitaires, la possibilité offerte à chacun de faire son choix parmi elles, tendent à atténuer la tyrannie absolue de l'une d'entre elles qui, privée de toute concurrence, pourrait devenir un instrument d'oppression et même d'exclusion des autres. À l'échelle de l'individu, ces arbitrages identitaires ne relèvent pas d'un strict combat
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interne, de nature psychologique. La genèse de l'identité personnelle ne se démarque jamais d'une relation aux autres. C'est le fruit d'une interaction entre facteurs psychologiques et sociaux que médiatisent des rapports spatiaux ou territoriaux. À l'échelle du groupe significatif, les mêmes incertitudes s'observent. L'idée qui prévalait jusqu'au milieu des années 1970 était que la forme d'identité collective la plus parfaite était celle de l'ethnie. Celle-ci avait la réputation de reposer sur quelques caractères simples, à peu près invariants: un nom collectif, une langue, un territoire, des valeurs et des traditions propres (culture), une origine commune et des sentiments solidaires... Comme le rappelle Étienne Balibar, l'ethnicité consiste, pour un groupe social, à se représenter collectivement dans le passé, le présent et le futur, comme s'il formait "une communauté naturelle, possédant par ellemême une identité d'origine, de culture, d'intérêts, qui transcende les individus et les conditions sociales" (Balibar et Wallerstein, 1997). Cette naturalisation d'un construit social revêt, dans la conception ethnique, un caractère absolument irréductible qui s'aggrave fréquemment du fait de l'incorporation d'une substantialité territoriale à cette représentation. Bien entendu, ce modèle se révèle, dans la plupart des cas, en grande part faux et fabriqué. En effet, la vision identitaire qu'il privilégie fige la réalité sociale et territoriale du groupe, conçue sur le principe, rarement vérifié dans les faits, souvent inventé de toutes pièces et imposé politiquement, de l'isolat absolu. Dans la pratique, ce sont toujours de fortes interdépendances et interférences, aussi bien concrètes et génétiques que symboliques, qui s'observent entre groupes voisins. Où que l'on se trouve, on ne saurait tôt ou tard échapper à l'acculturation et au métissage. Loin de reposer sur un socle culturel immuable, l'ethnicité est faite de constructions opportunistes, d'armes et de ressources mobilisées dans un dessein économique, politique ou idéologique. Au Rwanda, à partir de la fin du XIXe siècle, si les colonisateurs allemands puis belges ont accentué le clivage ethnique entre Hutus et Tutsis, s'ils lui ont donné une profondeur jusqu'alors inédite, c'est pour déstabiliser la société locale; c'est ensuite pour s'appuyer sur les Tutsis minoritaires, afin de contrôler et de dominer les Hutus. On comprend mieux, alors, que ceuxci aient mené la lutte contre les colonisateurs, puis se soient emparés du pouvoir, en 1962, quand l'indépendance fut acquise. C'est toujours cet antagonisme, construit ou renforcé par la colonisation, qui explique qu'au lendemain de l'indépendance, une partie des Tutsis soient entrés en dissidence contre le nouveau pouvoir Hutu et se soient réfugiés en Ouganda d'où ils organisèrent une résistance armée. Cette dernière, jointe à
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l'assassinat d'un chef d'État hutu au Rwanda, a servi de déclencheur ou de prétexte au génocide d'avril 1994. Ces tragiques événements trouvent donc quelques-unes de leurs causes profondes dans une division ethnique fabriquée, exacerbée à l'époque de la colonisation pour asseoir la domination politique des puissances colonisatrices sur un territoire. Une ethno-anthropologue, Ariane Bruneton-Governatori, qui a récemment travaillé en Chalosse, au sud du département des Landes, constate que toute identité locale ou régionale (sans parler d'ethnique, mais l'élargissement est possible) épouse toujours des objectifs résultant d'une élaboration sociale. Si elle observe, à partir de ses enquêtes (BrunetonGovernatori, 2001), un incontestable consensus autour de l'émergence récente du concept d'identité chalossaise, elle remarque aussi qu'il n'est pas dissociable de la mise en place des contrats de pays ces dernières décennies, ni d'une certaine effervescence publicitaire (production d'images) autour de la valorisation des denrées agricoles locales: maïs, volailles et foies gras, etc. Cependant, les aînés interrogés par A. Bruneton indiquent qu'ils déclinaient, enfants, une identité landaise et non une identité chalossaise qui n'avait alors, à leurs yeux, aucun sens. Ainsi l'identité, ethnique ou territoriale, relève du discours et d'argumentaires sociaux toujours orientés vers un but, toujours dictés par un objectif. Dans le cas évoqué de la Chalosse, la promotion économique, relayée par le pouvoir politique puis par le discours culturel, contribue à forger une idéologie territoriale identitaire fonctionnant comme un creuset patrimonial. C'est dans cette matrice que les produits locaux trouvent un principe de valorisation, tant en termes de matérialité économique que de distinction sociale. Sur un tout autre registre, remarquons aussi que placées sur un même vecteur de sens, identités individuelle et collective se conjuguent ensemble et se construisent en interaction. Leur pluralité contemporaine ne détruit en rien l'unité du sujet ou du groupe qui rétablit toujours, par choix ou sous la contrainte, son intégrité organique et symbolique. Comme l'écrit François de Singly (Ramos, 2006), "nous ne sommes pas, pour la plupart, des Fernando Pessoa capables de multiplier nos identités" à l'infini. D'ailleurs ajoute-t-il, Pessoa ne reconnaissait-il pas lui-même "s'être perdu de vue dans la création d'un individu presque parfaitement liquide"? L'identité personnelle "se définit par un processus continu de retour sur soimême, sur ce qui (nous) est arrivé, sur ce qui (nous) arrive". S'identifier c'est ainsi établir un bilan quasi permanent de ses liens sociaux et spatiaux, de ses appartenances; c'est une quête constante de la cohérence de soi. Si ce bilan identitaire pousse l'individu à se recentrer, il l'oblige aussi à croire qu'il possède une part d'identité dont il est créateur et maître, étrangère à son héritage. 28
On sait que l'enracinement spatial et, plus encore, territorial, conforte les différentes formes d'identités. Nous allons maintenant envisager, de façon plus concrète, les diverses composantes géographiques de toute identité individuelle comme de nombre d'identités collectives.
Quelles dimensions géographiques des identités? Si l'identification des groupes sociaux de toutes sortes à des lieux et à des territoires est un phénomène bien étudié et bien repéré, nous allons constater qu'il ne revêt pourtant aucun caractère automatique. En revanche, la position souvent privilégiée des déterminants ou, plus simplement, des référents spatiaux au cœur de toute identité engageant l'individu est une réalité moins connue. De manière générale, les spatialités de l'identité contribuent à la renforcer en lui conférant une assise qui associe assiette matérielle, concrète et lisible, et construction idéelle rattachant étroitement tout sentiment identitaire aux univers symboliques des individus et des groupes qui le formulent et l'expriment.
Spatialités
et corporalités
des identités individuelles
L'individu, même mobile, fait corps avec l'espace terrestre, la spatialité le constitue. Les études de géographie sociale ont montré l'importance des notions d'espace de vie (les cheminements et déplacements réguliers de chacun), d'espace vécu (espaces des pratiques et des imaginaires) et de territorialité (toutes les dimensions du vécu territorial d'un individu) pour la construction de soi, mais aussi de ses rapports sociaux et spatiaux par chaque être humain. Le corps forme la base, le support nécessaire de toute identité. Or ce qui est frappant, c'est que cette base corporelle ne se conçoit pas en dehors d'un double contexte d'interactions sociales et spatiales. D'ailleurs, le corps est espace. Il se définit toujours en situations et en positions spatialisées: mobile ou immobile; debout, assis ou couché, etc. De plus, le corps n'échappe jamais à un contexte spatial qui incite l'individu à tel ou tel comportement ou posture. Cette spatialité qui le ceint contribue à son impression de bien-être ou de mal-être, elle le stimule ou l'inhibe... Ainsi, corporalités et spatialités se conjuguent en référence à des règles, à un ordre social. Imposés ou sélectionnés et choisis, ces contextes spatiaux (espaces de vie, des pratiques, du quotidien) sont incorporés par l'individu, ils deviennent des extensions de son propre corps et s'inscrivent dès lors dans 29
son système identitaire. Or cet espace incorporé n'est jamais neutre. Il est toujours socialement signifié, symboliquement qualifié par les rapports de genres, les positions et les enjeux sociaux. Il s'imprègne de mémoire collective. Étudiant à la Martinique l'occupation du domaine de Providence par des agriculteurs sans terre, Christine Chivallon (2004) a bien montré combien l'espace "est porteur d'un langage capable de véhiculer la mémoire collective et de donner forme à l'identité". Ainsi, lors de ses expériences spatiales, le corps, le "je", le "soi" auquel il donne prise se matérialise et se socialise. Il incorpore en quelque sorte les codes sociaux et leurs traductions spatiales. Il le fait de manière tellement évidente que l'individu concerné tend à naturaliser ces codes et leurs contextes, à les considérer comme allant de soi en même temps qu'il s'identifie à eux. Pour Elsa Ramos (2006), une "fidélité à soi" (identitaire) se construit "entre dépendance et autonomie, attachement et détachement". Cet auteur estime que le matériau constitutif de l'identité personnelle peut être traqué dans des éléments qui font sens pour l'individu, que ce soit des lieux, des objets, des odeurs: "éléments puisés dans l'existant, dans l'histoire familiale, dans les lieux de vie, expériences communes et individuelles". Si on peut penser que dans "la quête de la fidélité à soi", la place des origines est fondamentale, des "espaces fondateurs" qui "présupposent un ancrage territorialisé" ne se distinguent pas pour tout le monde. En revanche, d'après les enquêtes qu'elle a réalisées, il n'existe pas d'individu qui ne fasse référence à une multitude de lieux quand on les interroge à propos de leur identité: logements, lieux fréquentés de manière plus ou moins épisodique... Par ailleurs, des ancrages, même territorialisés, ne doivent pas se confondre avec ceux des origines (familiales) personnelles. Certains lieux identitaires pour l'individu peuvent être des lieux du présent, coupés de telles racines. Ce qui compte pour l'individu, ce sont les relations tissées entre ces lieux, le sens qu'ils prennent pour lui, les uns par rapport aux autres. Pour nombre de personnes, les attaches identitaires se font et se défont au gré de leur parcours de vie. E. Ramos dit aussi que les origines et les lieux qu'elles associent "apparaissent comme des inventions [. ..], une somme de négociations réalisées par l'individu entre la dimension normative et réglée de l'héritage et ce qui fait sens pour lui dans le quotidien". De plus, l'héritage n'est jamais définitif et fermé, c'est un ensemble de ressources dans lequel chaque membre du groupe légitime puise ce qui est significatif à ses yeux. Pour l'individu, l'identité est moins un "d'où je viens ?" qu'un "ce que je suis". En conséquence, les lieux ne revêtent pas de sens en eux-mêmes, ils sont avant tout dépositaires de vécus et de souvenirs personnels. Au total les lieux de l'identité, ses territoires comptent sans
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doute moins pour leur cohérence géographique (leur continuité spatiale n'est pas de mise) que pour la contribution qu'ils apportent à la constitution du "fil continu qui tisse le canevas de l'histoire" personnelle (Ramos, 2006). Comme l'observe Jean-Claude Kaufmann (2005), ces ancrages spatiaux servent à "bricoler les liens entre séquences d'identification pour assurer une continuité dans la durée biographique". À ce titre, il ne faut pas oublier que l'identité a pour objet de fabriquer une continuité, surtout temporelle, du sujet. Cette continuité ne saurait, bien entendu, ignorer les contraintes spatiales. L'individu, en s'identifiant, doit s'inscrire également dans une cohérence de sa territorialité: donner du sens à ce qui l'entoure, à la continuité comme aux discontinuités géographiques, celles qui le séparent, par exemple, des êtres chers. Dans ce dernier cas, les ancrages soutiennent la cohérence identitaire de l'individu en lui fournissant une continuité. Leur réseau gomme les séparations qui l'affectent. Par conséquent, lorsqu'il parvient à créer une liaison sémantique solide entre des espaces fonctionnant pour lui comme des référents symboliques (c'est sa territorialité), il conforte incontestablement sa propre identité. Si ce jeu d'ancrages consolide la cohérence identitaire, n'est-ce pas parce qu'il introduit un principe de stabilisation dans les changements (mobilités en particulier) qui accompagnent désormais le cours de toute vie? Au total, Elsa Ramos distingue trois catégories de trajectoires en regard des identifications spatiales personnelles. Les "enracinés", souvent aisés, disposant d'un patrimoine familial; ils tiennent moins à affirmer des racines géographiques qu'à marquer, par l'espace, leur origine sociale. Les "éloignés", aux ancrages mobiles, sans grand patrimoine transmissible, qui se projettent vers de futurs lieux d'élection. Les "détachés", tout aussi mobiles, intellectuels souvent à l'aise, qui trouvent leur place partout, sans se projeter quelque part de manière précise. Cet ancrage identitaire dans l'espace géographique n'est peut-être pas aussi universel qu'il n'y paraît. D'une culture à l'autre, le rapport identitaire à l'espace change, même si la modernité affirme l'universalité de la pureté ontologique, libre de toute chaîne spatiale, du cogito cartésien; même si, a contrario, l'existentialisme heideggérien et son concept d'habiter la terre récusent, dans une perspective tout aussi universelle, la moindre distance entre lieu et sujet. De fait, pour les Japonais étudiés par Augustin Berque, l'identification individuelle s'imprime dans les lieux, elle est, comme il dit, "situationnelle", au point que "la subjectivité (d'un Japonais) peut se déléguer aux lieux et aux choses" (Berque, 2004). Rien de tel, nous l'avons vu, pour les Parisiens interrogés par Elsa Ramos, même s'ils ne sont nullement indifférents à leurs liens spatiaux lorsqu'ils s'identifient. 31
Quoi qu'il en soit, cette question des ancrages identitaires du sujet participe bien d'un double mouvement, à la fois individuel et social. Par ailleurs, si l'on admet que l'identité personnelle ne s'arrête pas aux frontières de l'individu, mais s'inscrit dans le dialogue qu'il instaure avec les êtres et les objets de son environnement, on ouvre grande la porte qui relie les identités individuelle et collective.
Spatialités
des identités collectives
Si l'identité, en tant que processus social, concerne l'individu comme le groupe, elle qualifie aussi l'espace géographique et ses territoires du fait des interactions très puissantes que l'homme entretient avec les cadres matériels et symboliques de sa propre vie. Parfois, comme pour les Eskimos étudiés par Marcel Mauss au début du XXe siècle, les noms des groupes se confondent avec les noms des lieux qu'ils désignent et qui les accueillent. Cette identification scrupuleuse des groupes à leurs territoires se retrouve dans nombre de sociétés vernaculaires. Ce phénomène ne veut pas dire que celles-ci se calquent sur des espaces naturels dans une figure déterministe. Comme pour les Touaregs Kel Owey de l'Aïr, au Niger, dont les clans empruntent leurs noms à ceux des vallées dans lesquelles ils s'installent durablement, les entités humaines ne se "situent pas dans l'espace en fonction de catégories figées en diverses régions naturelles objectives, mais d'une façon relative et contextualisée". C'est-à-dire que l'espace auquel les sociétés qui l'occupent s'identifient "se cristallise (d'abord) sur des bases d'organisation politique et de gestion des ressources naturelles qui reflètent l'appropriation du territoire" (Gagnol et Morin, 2002). À l'opposé de ces cas de quasi-fusion identitaire entre société et espace géographique territorialisé, il existe des identités sociales dépourvues de territoire. De la même façon, pour un individu ou pour un groupe social donné, toutes les figures de l'altérité identifiées ne jouissent pas forcément d'une assise spatiale stable. Il en est ainsi, dans nos régions, des Tziganes. Longtemps ce fut, dans une certaine mesure, le cas des Juifs, des Arméniens, des Grecs, des Syriens et des Libanais, et celui de bien d'autres diasporas. C'est aujourd'hui le destin de nombre de Palestiniens... Mais s'agit-il, véritablement, d'identités dépourvues d'espace référentiel, déterritorialisées ? Dans le cas des Juifs, l'identité contemporaine ne s'est-elle pas élaborée dans une sorte d'ambivalence entre une terre (promise) imaginée libre et vierge et des territorialités multiples: méditerranéennes pour les
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Séfarades, communautaires et quasi villageoises, façonnées d'influences locales diverses, traduites notamment par la langue yiddish, pour les Ashkénazes d'Europe orientale et de Russie? En ce qui concerne les Palestiniens, privés de territoire national après la Nakbah (catastrophe de la guerre de 1948, accompagnée de la destruction des 481 villages, de l'exil des réfugiés, etc.), l'identité s'est focalisée sur la mémoire de la terre, jadis cultivée, habitée, désormais détruite (Pirinoli, 2002). Ainsi, alors que la symbolique identitaire nationale des Palestiniens d'avant 1948 était essentiellement urbaine, elle est devenue terrienne et paysanne, du fait sans doute de la confiscation et de la perte de leur sol. Dans ce cas, la dimension spatiale de l'identité nationale produit des effets considérables puisque toute la société subit les conséquences de sa transformation, jusque dans sa structuration la plus profonde. N'explique-telle pas le rôle majeur joué dans la vie politique et sociale par des clans locaux et clientélistes, clans constitués sur le modèle paysan de la grande famille élargie? Ne lui doit-on pas l'existence de cette pyramide de liens de dépendance imprégnée de conservatisme et de traditions qui caractérise le monde palestinien? Deux cas extrêmes s'observent. D'une part, des sociétés s'identifient de manière fusionnelle à leur territoire. D'autre part, des diasporas déracinées sont forcées de réinventer des territorialités souvent plus virtuelles que réelles. Entre ces deux situations, les nations modernes figurent parmi les formes sociales dont l'identité fait le plus appel, dans sa conception même, à une argumentation territoriale maîtrisée par le discours idéologique et politique. Nicos Poulantzas ne notait-il pas que la construction d'un État-nation et d'une identité nationale requiert "l'historicité d'un territoire et la territorialisation d'une histoire" ? De fait, y compris de nos jours, partout ou à peu près dans le monde, l'attachement identitaire national associé au territoire reste fort. Une enquête réalisée en 2003, en France, par l'International Social Survey Programme, montre que la dimension nationale de l'identité arrive en troisième position, après les ancrages familiaux et l'identité professionnelle, parmi les occurrences proposées. Il s'agit, et de très loin, de la référence territoriale la plus citée. Dans cette enquête, parmi les marqueurs symboliques les plus évoqués qui contribuent à décliner la nation dans son identité, quatre revêtent une dimension spatiale indéniable: les monuments (culturels et historiques), les lieux de mémoire, les formes territoriales et les frontières, les paysages emblématiques. Ces marqueurs, ces référents de nature patrimoniale (patrimonialisés) ne se définissent plus, nécessairement, en relation avec une solide tradition historiquement établie. La patrimonialisation et ses fonctions
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identitaires reposent en grande part sur une "invention (pennanente) de la tradition" (Hobsbaum et Ranger, 1983) qui passe par une intense activité de sélection sociale et politique. Le cas des paysages est particulièrement intéressant. Pour AnneMarie Thiesse (1999), si nous associons sans hésitation, aujourd'hui, un paysage et un pays (espace d'une nation) dans une visée identitaire, c'est parce qu'un intense travail de codification de la nature, en tennes nationaux, a été collectivement accompli, en général au XIXe siècle. Cette qualification d'un paysage national s'est le plus souvent opérée sur le mode de la différenciation. Ainsi, se démarquant de l'Autriche et de ses vallées de montagne, la Hongrie a trouvé son identité picturale dans la Puszta, la grande plaine du Danube et de la Tisza, représentée par les peintres et par les poètes comme une vaste mer continentale balayée par le vent... Soit un symbole de liberté. En France, au contraire, la genèse du paysage national résulte de l'assemblage de paysages et de territoires régionaux très différents. Elle illustre l'idéologie véhiculée par Jules Michelet, celle d'une France diverse et équilibrée, alliance des tempéraments du Nord et du Sud, bâtie sur le mythe de "l'isthme des rencontres". Un ensemble disparate de monuments, de lieux (de mémoire ou non) et de paysages prestigieux forme, sous la plume de plus d'un auteur des XIXe et XXe siècles, un tissu, un réseau symbolique d'éléments qui épousent l'étendue et les formes du territoire national, le dessinent ou en soulignent l'armature et les contours. Ces cas européens sont loin d'être uniques! À propos de l'Argentine, Sébastien Velut (2004) indique que les référents symboliques de la nation et de son État territorial constituent une sorte de trilogie identitaire. Cette dernière se serait composée, dès les origines coloniales, du découpage géométrique de l'espace (cadastrage régulier des terres), du plan également en damier des fondations urbaines espagnoles, d'une toponymie partout identique. Cette trilogie fait abstraction d'un autre élément identitaire majeur de l'Argentine, il s'agit des paysages. Ils ont été vulgarisés et injectés dans l'identité collective, dès le début du XXe siècle, par les géographes. Ceux-ci ont en effet défini quatre grands types d'espaces paysagers, à la fois génériques et fondateurs: la Pampa, le Tropique sec, les Andes, la Patagonie australe. En deçà du territoire national, les fonnes comme les contenus géographiques des localités ou des régions peuvent jouer un rôle de référent identitaire pour leurs habitants comme pour leurs visiteurs ou simples observateurs extérieurs. Mais par-delà les échelles nationales, comment peuvent se former des identités d'échelon supérieur? Le cas de l'identité arabe est, à ce titre, intéressant. Mythe autant (voire plus) que réalité, elle 34
échappe à tout marqueur culturel trop simple. En dehors de la langue, de séquences historiques fortes et, pour le plus grand nombre, de la religion, l'identité arabe, si jamais elle existe, est forcément plurielle. Jean-François Troin s'est récemment penché sur ses éventuelles composantes géographiques. Il a avancé (Troin, 2004) que cette identité peut aussi se lire à travers des territoires et des lieux-symboles. D'après lui, ces lieux forment quatre catégories. Les "lieux saints et sacrés" s'égrainent en Arabie, en Palestine, en Égypte, etc. Les "lieux revendiqués" trouvent avec la Palestine leur plus spectaculaire expression. Les "lieux d'appartenance" sont des territoires de rattachement et de mémoire, des espaces de filiation souvent quittés par ceux qui s'en réclament. Ces lieux parlent de la nostalgie des racines. Ce sont les villes de Fès ou de Sfax, de Sanaa, la Kasbah d'Alger; l'Hadramaout du Yémen méridional, "écrin de verdure et de villes blanches au cœur de plateaux désolés". Les "lieux apprivoisés" sont ceux de l'exil, de la diaspora. Ils se dispersent de Détroit à Marseille; on les retrouve dans les quartiers koweitiens de Londres... Un peu partout, dans ce monde arabe effiloché, les territoires culturels et ethniques connaissent une sorte de "rénovation de leur identité", tant en raison du développement des villes que du fait des progrès d'une vie (déterritorialisée?) de réseau qui, pour un nombre croissant de personnes, rythme désormais les conditions d'existence.
Conclusion
Grâce à leurs ancrages spatiaux, grâce aux liens qu'ils tissent avec l'espace géographique, ses lieux et ses territoires, les individus et leurs groupes trouvent des ressources providentielles pour maintenir leur propre cohérence identitaire et fabriquer de la continuité par-delà les séparations spatio-temporelles que leur impose le déroulement de la vie sociale et ses mobilités. Dans un monde contemporain où la plupart des acteurs sont à la fois mobiles et installés, le concept de territorialité (Di Méo, 1998) s'avère un outil fort utile pour comprendre de quelle façon les sujets régulent leurs identités et leurs spatialités multiples. Le lien entre identité (individuelle et sociale) et espace se révèle d'une étonnante force, tant au niveau de l'identité propre à l'individu qu'à celui des reconnaissances et des appartenances collectives. Il nous est apparu qu'il n'existait guère d'identité personnelle dépourvue de dimension spatiale. Moins exclusive lorsqu'il s'agit d'une identité plus groupale, cette relation reste néanmoins vivace. Dans ce domaine, les identités intégrant l'espace, ses lieux et ses territoires, s'avèrent
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d'une incontestable solidité. Elles affichent, en général, une belle longévité; c'est le cas des grandes familles de structures identitaires territorialisées, qu'elles soient locales, régionales, nationales et même internationales. Ces formes territoriales des identités s'inscrivent conjointement dans une lente construction historique et participent d'une actualité incontournable qui est celle des interactions sociales du présent, de leurs enjeux. C'est cette "réalité quotidienne" qui s'organise "autour du ici de mon corps et du maintenant de mon présent" (Berger et Luckmann, 1986). En ce sens, les identités territoriales ne diffèrent guère des identités sociales en général. L'espace géographique, les spatialités (matérielles et idéelles) qu'il sécrète s'inscrivent fréquemment, plus qu'on ne l'imagine a priori, dans le contenu sémantique (marqueurs) des représentations identitaires, tant individuelles que collectives (nous avons vu qu'entre les deux, la frontière est poreuse). Le paysage, conçu comme une forme, à la fois subjective, phénoménale et sociale de la sensibilité humaine et de son rapport environnemental, joue un rôle fondamental de lien, de relais symbolique entre l'espace géographique et les identités sociales, tant individuelles que collectives. La construction identitaire, surtout d'essence politique, investit l'espace géographique d'un sens collectif très puissant qui lui confère une grande intensité sociale. Elle en fait une collection de lieux (symboliques, patrimoniaux, de mémoire, vécus), agencés en réseaux, qui génèrent des territoires. Une telle construction concrétise souvent des rapports de force. Elle entre dans des processus de domination et d'hégémonie. Devant la montée en puissance d'identités territoriales belliqueuses et conflictuelles, les sciences humaines et sociales doivent contribuer à désubstantialiser de telles identités, à montrer leur caractère opportuniste, artificiel et situationniste. Le travail scientifique doit mettre l'accent sur les métissages, sur les hybridations permanentes qui président à la plupart des productions identitaires, que celles-ci intègrent ou non des référents spatiaux. Il doit prendre en considération l'hypothèse selon laquelle les identités fonctionnant en isolat géographique et politique n'aboutiraient qu'à l'appauvrissement et qu'à l'asservissement, qu'à l'exploitation des êtres humains, qu'à la formation de ghettos. A contrario, les identités ouvertes seraient porteuses d'innovation et de progrès social, de démocratie, de durabilité sociale au sens fort du terme. Les questions identitaires que nous venons d'aborder ouvrent au moins deux champs de recherche aux démarches géographiques. Celui des spatialités et des territorialités, soit des rapports spatiaux des individus, relativement superficiels dans le premier cas (spatialités), plus vécus, profonds et affectifs dans le second (territorialités), autorise le repérage de la 36
diversité des liens spatiaux qui entrent dans la construction des personnalités humaines. Il fournit aussi des éléments d'interprétation pour la compréhension de leurs dynamiques grégaires, tant sociales que territorialisées. Il permet de saisir, en retour, de quelle façon s'opère, en partant de l'individu, la production de l'espace. L'investigation du champ des territoires saisi sous l'angle de l'identité permet, pour sa part, de lire à la lumière d'un jour nouveau la complexité des relations qui se tissent entre les groupes socialement et politiquement constitués et l'espace géographique. Cette seconde logique de la recherche géographique empruntant l'entrée identitaire devra mettre l'accent sur le rôle clé que jouent, en matière de territorialisation des agrégats sociaux et de qualification socioculturelle des territoires, les éléments patrimoniaux spatialisés qui constituent les médiateurs symboliques de toute territorialité.
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Chapitre 2
POUR UNE DÉFINITION
SOCIALE DE L'ESPACE
par Bernard Michon et Michel Koebel
L'articulation logique de différents termes tels que espace et identité n'entre pas dans l'ordre des évidences. Il ne suffit pas en effet de mettre en rapport un territoire - national par exemple - et une culture liée à ce territoire pour attester la relation de dépendance entre espace et identité. L'une et l'autre de ces notions - puisqu'il s'agit bien de notions et non de concepts - doivent être interrogées et approfondies pour espérer rendre féconde leur mise en relation. La présente contribution propose un cheminement progressif et introductif vers cet objectif, sans prétendre épuiser le sujet - du fait notamment du choix peut-être restrictif d'un regard principalement sociologique - mais en espérant stimuler les différentes approches des relations entre ces deux notions. La notion d'espace parait sans équivoque lorsqu'elle se situe dans des problématiques renvoyant au monde concret, à des propriétés matérielles, voire à une géophysique; elle se complexifie par l'introduction d'éléments qui ne renvoient pas directement à la dimension spatiale. Ainsi l'introduction de propriétés économiques, culturelles, sociales, politiques, peut conduire à ne garder qu'une référence secondaire à l'étendue, bien qu'elle puisse aussi conduire à d'autres notions comme celle de territoire. Sans référence à l'espace physique, des propriétés sociales permettent d'accéder à des systèmes consistant en des abstractions de dimensions sociétales. Si la première perspective aborde l'espace comme le ferait la géographie physique ou la géométrie, conduisant à des identités s'enracinant dans des propriétés seulement matérielles, la deuxième perspective peut permettre d'établir des relations entre des propriétés physiques et des
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propriétés sociales pouvant déboucher sur des identités sociospatiales, les propriétés sociales s'enracinant dans des propriétés matérielles. Enfin la troisième perspective correspond à un usage métaphorique de la notion d'espace où il s'agit davantage de spatialiser des propriétés économiques, culturelles, sociales, comme pour leur donner une existence physique. Que dire des espaces médiatiques qui se sont considérablement développés au cours de la deuxième moitié du XXe siècle? Ils constituent certes une réalité concrète et en même temps ils n'existent que par des discours et des images issus d'un monde bien réel dont ils ne rendent compte que par des "abstractions", c'est dire qu'ils rendent compte à leur manière d'une réalité qu'ils transforment, qu'ils métaphorisent, produisant une réalité virtualisée. Pouvant ainsi jouer sur une certaine réalité, leur rôle en matière de production identitaire est indéniable. S'il convient de ne pas oublier quelques penseurs, idéologues et utopistes divers qui peuvent tous produire des espaces représentés d'une certaine "réalité" (la perspective fantasmatique pouvant correspondre à une déréalisation), comment appréhender des approches du "réel" qui se veulent scientifiques? Si la notion et le concept ne peuvent se construire qu'en s'éloignant du réel ("le concept de chien n'aboie pas" remarquait Spinoza), et donc en se réduisant plus ou moins à ce qui est censé être essentiel, ils prétendent en même temps en rendre compte le plus parfaitement possible. Cette sorte de paradoxe épistémologique au sens de Meyerson (Mayerson, 1921) est au fondement de tous les savoirs scientifiques et il ne convient pas de s'appuyer sur lui pour disqualifier les approches dont les espaces peuvent être l'objet. De la même manière, pourquoi renoncer dans une perspective de modélisation à la possible spatialisation de propriétés prioritairement non spatiales?
Espace physique et espace sociall La relation entre "espace physique" et "espace social" a été attestée depuis bien longtemps par la sociologie, en particulier par la première école de Chicago. Robert E. Park montrait dès les années 1920 que les différences sociales mais aussi les conflits sociaux et la dynamique de socialisation s'ancraient spatialement, dans les différents quartiers de la ville de Chicago, au point qu'il a pu élaborer une théorie spatiale des comportements
1. Nous reprenons
ici le titre d'un chapitre de Bourdieu, P., 1993.
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collectifs. Mais cette relation ne se borne pas à la question des lieux d'habitation: on sait aussi par exemple que l'élévation dans la hiérarchie sociale et professionnelle se traduit par une "surface sociale" toujours plus importante, qui elle-même peut se mesurer dans la surface et dans le volume occupés en propre. Un individu haut placé aura non seulement un vaste domicile (une grande surface d'habitation principale), assorti d'un terrain privatif important, mais il disposera aussi d'une ou plusieurs résidences secondaires, d'un vaste bureau au sein de son entreprise, auquel peut s'ajouter un bureau dans la collectivité où il exerce un mandat électoral etc., autant de lieux et d'espaces qui lui sont réservés en propre et que personne n'aura l'autorisation d'occuper en son absence. On peut même, après la mort, se rendre compte que cette logique continue à prévaloir dans le volume et la surface occupés dans un cimetière. En descendant l'échelle sociale et professionnelle, le vaste bureau devient de plus en plus petit, le bureau "pièce" devient l'un des bureaux d'une même pièce, il peut être partagé à plusieurs, être un simple casier ou rien du tout. Des logiques similaires concernent le lieu d'habitation, qui devient un espace de plus en plus réduit, on passe de la propriété à la location, lieu dont l'habitant peut à tout moment se faire expulser, et on passe du mausolée au Père Lachaise à la fosse commune (en France, l'incinération est désormais plus fréquente que l'inhumation, principalement pour des raisons financières). À une logique quantitative (mètres carrés et mètres cubes) s'ajoute une logique qualitative dans laquelle des représentations symboliques sont associées aux différents lieux cités, qui donne plus ou moins de valeur aux différentes surfaces et volumes occupés, dont l'exemple le plus caractéristique est le quartier d'habitation, auquel est attribuée une réputation, qui fait varier la valeur marchande des terrains et des logements. Min de progresser dans la compréhension de la notion d'espace, il faut faire l'effort de changer nos idées premières sur la réalité, et en particulier sur le degré de réalité de ce qui nous paraît précisément réel. Nous prenons généralement les choses matérielles pour plus réelles que les idées ou les symboles. Or les uns comme les autres sont le produit de constructions mentales, individuelles et collectives, et n'ont ni plus ni moins de réalité objective. Ainsi la manière d'aménager l'espace, l'architecture d'un monument ou d'une simple maison donnent à l'espace ou au bâti correspondants des significations, leur confèrent des symboles et des qualités qui dépassent largement la réalité physique dans laquelle ils s'incarnent. On peut détruire un palais de justice, mais on n'a pas pour autant anéanti l'institution judiciaire; inversement, pour ébranler l'institution judiciaire, il a sans doute été plus efficace de mettre à jour et de médiatiser 41
de nombreux cas de malversations parmi les juges. De même, peut-on changer l'image négative attachée à certains quartiers HLM en faisant exploser une barre ou deux tours? On voit apparaître ici l'idée qu'une valeur sociale (positive ou négative) s'attache progressivement à des espaces à travers leur dénomination. Un terme comme "HLM", qui n'avait d'autre signification au départ que de qualifier le prix du loyer de certains logements, est devenu progressivement en lui-même un symbole négatif auquel on lie toute une série de problèmes sociaux et de populations spécifiques censées les incarner. Certains mots servent ainsi de repoussoir pour les espaces qu'ils désignent, d'autres ont un pouvoir attractif (quartier résidentiel, pavillonnaire) pour certains groupes sociaux. La nomination fonctionne sur les registres positifs et négatifs de qualification ou de déqualification, amène du crédit ou provoque le discrédit. L'homme lui-même est plus ou moins porteur de symboles: le meurtre, destruction de la vie biologique, du leader d'un mouvement a parfois pour effet de renforcer le symbole qu'il représente (d'en faire un martyr). Pourtant, la destruction matérielle d'un support de symboles peut avoir des effets non négligeables: l'attaque contre le World Trade Center n'a de loin pas réussi à anéantir l'économie néolibérale ni l'hégémonie économique états-unienne sur le reste du monde (il n'a fallu que six jours à peine après l'effondrement des tours pour rouvrir la bourse de Wall Street), mais cette attaque et tous les morts qu'elle a provoqués ont pu être utilisés politiquement pour mettre en œuvre une contre-attaque ayant pour enjeu le renforcement de cette même hégémonie. Que ce soit pour un territoire, un bâtiment ou un individu, il nous semble que l'on puisse affirmer que le "social" surdétermine le "physique" : il le précède et lui succède, il le détermine plus qu'il n'est déterminé par lui. La primauté du social sur le physique, c'est aussi la primauté des structures sur les individus, sur les caractéristiques locales et singulières (Bourdieu, 1993, p. 160-167). De manière plus imagée, le sens que l'on peut donner à l'espace est plutôt à rapprocher d'expressions telles que: espace de discussion, de dialogue, d'affrontement. Ce type d'espace ne dépend pas forcément du lieu où il est ouvert, mais partout où il s'ouvre, il permet la discussion, le dialogue ou l'affrontement... En ce sens, le recours à la notion d'espace conduit à dépasser les caractéristiques géographiques des lieux où il existe (même s'il est en partie déterminé par elles). Mais sa spécificité est qu'il occasionne des enjeux, c'est-à-dire qu'il met en jeu des acteurs dans des espaces géographiques spécifiques ayant des objectifs spécifiques de pouvoir. Cette approche sociologique de l'espace pourrait conduire à une perspective inverse des rapports entre espace physique et espace social de 42
celle présentée jusqu'ici. En effet, deux individus peuvent être proches l'un de l'autre dans l'espace physique tout en étant très éloignés socialement: c'est ce que permet l'existence et le respect d'une hiérarchie professionnelle sur un lieu de travail (parfois visible à travers le type ou la couleur des vêtements portés) ; c'est le cas aussi dans certains quartiers d'habitation, ce qui provoque parfois le départ de ceux qui ne supportent plus cette proximité (mais qui ont les moyens financiers de partir ailleurs). Inversement, l'éloignement géographique ne remet aucunement en question la proximité sociale. On retrouve dans des villes différentes des groupes de populations qui, du fait de conditions d'existence semblables, adoptent des comportements semblables et sont ainsi très proches socialement les uns des autres, tout en ne s'étant jamais rencontrés. Ces éléments qui, comme on pourrait le penser, pourraient aller à l'encontre d'une relation forte entre espace social et espace physique, ne la remettent pourtant pas en cause. En effet, comme cela a été suggéré dans le premier exemple, une proximité physique non sociale n'est durablement possible que si elle est prise dans un ordre (hiérarchique, juridiquement garanti, etc.) où les distances sociales peuvent être préservées et où les protagonistes (il s'agit le plus souvent des dominants) et leurs propriétés sont protégés par des forces mobilisables en cas de difficulté. Or l'ordre dont il est question n'est autre que celui qui structure ces espaces sociaux particuliers que sont les champs sociaux définis par P. Bourdieu en 1978 dans un exposé intitulé: Quelques propriétés des champs (Bourdieu, 1984, p. 113-120). L'ordre du champ social global est aussi celui qui ordonne les différents niveaux territoriaux, et qui subordonne le local au national (et à l'international), la province à Paris, la banlieue au centre-ville, le rural à l'urbain, la maison au quartier, etc. L'organisation d'une ville en quartiers n'est pas qu'une simple stratégie fonctionnelle (centre-ville commerçant et périphérie d'habitat individuel ou collectif), c'est surtout le résultat, jamais abouti et en perpétuel mouvement, d'une spécialisation sociale ancrée dans des propriétés économiques (coût des loyers ou prix du terrain), dans des propriétés culturelles (les catégorisations des populations qui y vivent, selon leurs habitudes de vie, leurs coutumes, leurs religions, leurs pays d'origine, etc.), et dans des propriétés symboliques (la bonne ou mauvaise réputation d'un quartier, la manière dont on en parle dans différents lieux et notamment dans la presse locale). Comment ne pas évoquer ici Henri Lefebvre qui affirmait que "la ville est la projection au sol des rapports sociaux" ... La décision municipale de créer de nouveaux espaces d'habitations (lotissements, logements sociaux) ou de transformer et de réhabiliter un quartier, et par conséquent de modifier le paysage physique local, ne va pas 43
forcément modifier facilement les représentations des habitants: les "nouveaux venus" dans un village - ceux qui habitent le nouveau lotissement - sont considérés parfois comme tels par les "anciens" du village encore plusieurs dizaines d'années après leur arrivée. C'est le cas aussi de la plupart des communes qui ont voulu fusionner suite aux incitations de l'Etat. Certaines décisions politiques ne peuvent pas changer des représentations ancrées depuis des siècles, surtout dans un pays comme la France dont les habitants, selon de nombreux analystes, seraient particulièrement attachés à l'entité communale comme l'un des principaux supports d'identification.
L'inscription
spatiale de rapports sociaux
L'inscription physique d'un rapport social peut s'exprimer à travers la localisation géographique des bâtiments abritant une institution et à travers le rapport entretenu avec leur environnement. On peut citer l'exemple de l'espace de formation des enseignants d'éducation physique, étudié à l'occasion d'une thèse d'État (Michon, 1993). Il s'agit d'un espace au sein duquel on trouvait deux types d'établissements. Les Centres régionaux d'éducation physique et sportive2 sont des établissements ceints par de gros murs, on y entre par des portails, on franchit des barrières, on y trouve des concierges... Ils sont sur des logiques de repliement sur eux-mêmes: ils ont leur intendance, leur restaurant, leur infirmerie, leur dortoir..., dans une logique d'indépendance que l'on peut presque qualifier de monastique. Il pourrait s'agir d'une singularité et ces centres seraient de ce point de vue des originalités. Mais comment se fait-il alors que, dans la même période et dans un domaine connexe, on puisse trouver d'autres établissements publics, les Unités d'enseignement et de recherche en éducation physique et sportive, qui ont eux développé des espaces sans frontières, sans clôtures, sans portails, sans barrières, bref très ouverts sur les prairies, les alentours des campus? Ils sont certes différents des campus complètement intégrés dans le paysage urbain, puisqu'ils s'installent généralement à la marge, à l'extérieur; mais on n'y trouve pas toute cette logique d'autosuffisance. Quelle est la signification sociale de cette différence dans ce genre de territoire, ce genre d'espace? Comment se fait-il que l'un fait des clôtures et des grillages, construit des murs, édifie des barrières et l'autre non? Pour répondre à cette question, il paraît nécessaire de recourir à l'histoire pour comparer ces logiques à des exemples analogues dans le passé. C'est le cas des écoles normales d'instituteurs. Les grandes lois Ferry de 1880 jusqu'à 1887 avaient conduit à 2. La dénomination actuelle est Centre régional d'éducation populaire et de sport. 44
édifier de nombreux établissements de formation en zone rurale. Même si c'était dans le périmètre des villes, c'est presque toujours à l'extérieur des villes qu'ils ont été construits, comme s'il avait fallu, pour produire le maître nouveau, l'instituteur nouveau, pour le sortir de la cécité, le couper de ses racines. Cette logique présidait non seulement à sa formation, mais également à son affectation: une fois transformé, il fallait nommer l'instituteur ailleurs que là d'où il venait. Les Centres régionaux d'éducation physique et sportive présentent ainsi exactement la même logique spatiale que les écoles normales. Inversement, les universités ne semblent pas avoir eu ce souci de la clôture. On n'a pas attendu les campus à l'américaine pour ouvrir les universités en France: il s'agissait toujours d'espaces ouverts, certes plus ou moins ouverts, mais ouverts. Dans cette perspective, la manière d'aménager un espace et de le localiser est conçue ici comme un processus dans lequel une institution veut modeler les nouveaux entrants en fonction de son idéologie: d'un côté l'institution impose à l'individu une rupture avec son milieu d'origine, symbole de l'entrée dans un ordre professionnel particulier avec sa culture, sa hiérarchie (selon une logique comparable à l'imposition de la vie monacale pour entrer dans un ordre religieux) ; de l'autre, l'institution (ici universitaire) est ouverte sur son environnement en symbolisant la nécessité d'ouvrir le regard du nouvel entrant à une vision critique de celui-ci. Il s'agit alors d'un tout autre type de rupture, pour ouvrir et non pour enfermer, selon une perspective idéaliste3. C'est ainsi tout un rapport au monde que peut exprimer - ou qui peut s'inscrire dans - des éléments matériels. Ces espaces, dont certaines des qualités sont définies par les institutions qui les gèrent ou les possèdent, sont également dépendants d'une définition juridique: l'accès à certains espaces est ainsi réglementé par le droit de propriété. L'entrée dans certains espaces privatifs équivaut à une effraction punie par la loi. Dans d'autres cas, les flux sont contrôlés par un droit d'entrée qui peut correspondre à l'acquittement d'une facture. Ce type de contrôle aura des conséquences sur l'aménagement de l'espace qui va être ceint pour parer aux contrevenants. Il y a des espaces dont l'accès n'est pas réglementé: n'importe qui peut se balader en forêt, se baigner dans une gravière, bronzer sur une plage... Les limites, les frontières sont alors plus floues. Ces espaces intermédiaires sont d'ailleurs de moins en moins nombreux: la prise en charge, par une collectivité publique, de travaux 3. Il ne faut cependant pas se leurrer sur cette vision idyllique d'une université "critique", ouverte sur le monde: l'université est également porteuse d'idéologies, peut très bien aussi enfermer dans un ordre universitaire très hiérarchisé, et devient même de plus en plus soumise à l'ordre économique dominant. 45
d'aménagement (nécessaires par exemple pour une mise en sécurité d'un lieu où peut accéder le public), s'accompagne de plus en plus d'une réglementation d'accès, notamment lorsque la gestion en est déléguée à un tiers. Ce n'est pas encore le cas de la plupart des forêts, mais l'accès à un domaine skiable ou simplement enneigé en hiver - même pour la seule pratique de la randonnée avec raquettes - nécessite de plus en plus souvent l'acquittement d'un forfait. La problématique abordée ici est celle du droit d'entrée à payer pour entrer dans un espace spécifique, un droit d'autant plus élevé que l'espace est plus spécifique, qu'il se défend contre d'autres et que ses frontières sont plus fortement gardées et donc moins floues (Bourdieu, 1984, p. 113-120). Le recours à la métaphore du prix à payer ne doit pas faire croire que ce droit soit strictement économique: il peut être culturel (avoir un certain niveau d'études par exemple) ou social (faire partie de certains réseaux). Les espaces physiques peuvent correspondre à des espaces d'habitation: un certain nombre de personnes occupent habituellement une partie de ces espaces, que l'on nomme villes, villages, quartiers, et leurs occupants sont logiquement appelés des habitants. On pourrait certes différencier locataires et propriétaires, occupants et non occupants. L'administration fiscale a tenté de résoudre le problème en inventant la "résidence principale", tant est dominante l'idée qu'il faille obligatoirement attribuer une adresse à chacun, c'est-à-dire une inscription matérielle, un ancrage dans l'espace physique, tendance qui rend si difficile dans nos sociétés occidentales la volonté pour certaines populations d'avoir une vie nomade. Certains de ces espaces d'habitation restent eux aussi sans frontières bien précises. Les limites communales sont certes définies juridiquement et consultables au cadastre, de même que certains quartiers sont précisément délimités. Depuis la loi du 27 février 2002, les villes de plus de 80000 habitants - une cinquantaine seulement pour toute la France - sont tenues de mettre en place des conseils de quartier selon un découpage préalablement choisi. Mais la réalité de ces espaces ne dépend pas uniquement de décisions municipales mais aussi des représentations que s'en font les habitants: ceux qui y habitent, mais aussi ceux qui n'y habitent pas, ceux par qui souvent se perpétue la bonne ou la mauvaise réputation d'un quartier. La prise en compte des pratiques sociales des habitants, du fait de leur mobilité différentielle selon différents facteurs (économiques, culturels, sociaux, etc.), ont conduit à dessiner de nouveaux espaces, comme les zones de chalandise, les bassins d'emploi, les bassins de vie, de services etc. Les professionnels qui travaillent sur l'espace ont été amenés à construire des 46
zonages en inventant des notions telles que le local, l'infralocal, en y intégrant des définitions à la fois spatiales et politiques, et en partant de l'analyse des pratiques sociales. Ainsi, les enquêtes de l'INSEE passent progressivement d'une conception presque géophysique en terme de "bassins" (bassins de population, d'emplois, de vie) à une manière d'appréhender les logiques des pratiques sociales en termes de consommation. Pour régler les problèmes qu'ils rencontraient, ils ont organisé l'espace selon une série d'échelles, comme si tout ceci correspondait à une logique, allant du plus petit au plus grand, dans une démarche logique de réification de l'espace, en les ancrant là aussi dans la matière, en les rendant ainsi en quelque sorte immobiles. Pourquoi ne pas pousser alors le raisonnement encore plus loin, comme l'avait fait Hall dès 1966 dans La dimension cachée (Hall, 1978), en allant jusqu'à la sphère du geste, dans l'espace que chacun considère comme étant le sien et qu'il promène avec lui comme étant une propriété inaliénable, dans laquelle personne ne peut pénétrer sans son autorisation sous peine de considérer l'intrusion comme une agression. L'idée qu'il puisse exister des espaces mobiles dans des espaces qui eux sont immobiles nécessite de changer la manière de raisonner. Dans la société de cour, quand le roi se déplace, tout le monde se déplace avec lui (Elias, 1985). Tout se passe comme si finalement l'espace était sous la responsabilité - le pouvoir - de quelqu'un qui le transforme, qui oblige ceux qui sont sous sa dépendance de bouger parce qu'il bouge. On pourrait appliquer cet exemple aux entreprises qui, notamment dans des périodes de difficultés économiques et de fort taux de chômage, tiennent leurs employés dans un lien de forte dépendance. Quand une entreprise délocalise sa production, elle peut mettre ses employés devant l'alternative entre bouger avec l'unité de production ou perdre son emploi. Bouger signifie alors souvent déménager, ce qui entraîne souvent la famille de l'employé dans son sillage, dans une double relation de dépendance entreprise/employé et employé/famille. L'espace occupé - son volume, sa localisation - est alors principalement dépendante des relations de pouvoir entre les personnes et les institutions.
De l'existence d'un espace purement social Il faut dès lors se reposer la question de la nature de l'espace. Existet-il un espace purement social, indépendamment de la spatialité ? C'est à ce point du raisonnement qu'il faut reconnaître que la notion d'espace est une abstraction, et qu'elle est de plus en plus aujourd'hui utilisée dans une 47
perspective d'abstraction. Quand on évoque un espace social, on croit souvent qu'un tel espace est ou a une réalité physique. Or un espace social est une abstraction qu'il faudrait plutôt rapprocher de la notion de système social, comme l'a fait Bourdieu depuis les années 70 en affirmant que l'espace social, c'est l'espace des positions sociales, c'est l'espace des pratiques sociales, c'est l'espace des styles de vie. Cette abstraction, même si on croit la voir s'enraciner dans l'espace physique, à l'exemple des différents quartiers d'une ville ou de celui de bâtiments qui abritent des institutions, comme si les propriétés sociales et tout simplement l'existence sociale devaient nécessairement s'enraciner dans un espace physique, n'en reste pas moins une métaphore. Même si l'espace physique semble agir en retour sur les propriétés sociales, il est souvent possible de voir dans l'appartenance à un certain type d'espace physique les effets de l'appartenance à un certain type d'espace social. Le fait, par exemple, pour une entreprise, d'avoir son siège social dans une zone urbaine sensible - ce qui peut provoquer chez ses clients un sentiment de rejet - n'est pas le fruit du hasard. Il est très probable que cette entreprise a su - et plutôt dû - profiter des allègements fiscaux liés à une implantation dans ladite zone, en minimisant - ou en méconnaissant les effets négatifs de cette situation sur son chiffre d'affaires. Le fait pour un postulant à une position professionnelle d'avoir son adresse dans une telle zone, avec tous les effets discriminants qui y sont liés, là non plus n'est pas le fruit du hasard. Ce sont des conséquences plus que des causes, surtout si on analyse les situations sur une période plus longue, qui montre la différence entre des situations durables et d'autres transitoires qui correspondent à des périodes d'ajustement social. La qualification négative d'un espace peut ainsi se construire à partir des propriétés sociales de ses occupants, même si ceux-ci n'ont pas tous les mêmes caractéristiques ni le même statut d'occupation de l'espace qu'ils occupent (entre le choix stratégique et le choix de nécessité), et, inversement, toutes les personnes qui possèdent les caractéristiques jugées comme négatives n'habitent pas forcément ce même type d'espace. Les propriétés sociales associées à un espace peuvent parfois conduire jusqu'à construire une identité spatiale. En effet, lorsque l'on s'interroge sur la notion d'espace, la tentation est forte de circonscrire les espaces par la notion d'identité. Il s'agit d'un ensemble de caractéristiques que l'on agrège et qui produisent une sorte de "profil", un raccourci qui, au passage, permet de nommer les espaces en utilisant les mots du sens commun (l'espace du magasin, de l'école, de l'université, etc.). Ceci est rendu possible par une logique d'agrégation d'éléments disparates, qui puisse faire système et qui permette de construire cette identité, comme le résultat 48
de l'intégration des différents traits dans un ensemble plus ou moins cohérent. C'est ce phénomène d'agrégation réductrice qui conduit à cette qualification négative, parce qu'elle gomme les différences et la diversité. Elle oublie tout ce qui pourrait être porté au crédit et exagère ce qui vient s'inscrire au débit. D'où la stigmatisation durable de certains espaces et de tous ses occupants, où l'espace devient un repoussoir social. Il serait utile de s'interroger de manière plus approfondie sur ces cohérences supposées qui résultent de ce processus d'agrégation orientée. L'identité socioprofessionnelle, l'identité d'un quartier, d'une commune, d'une région, d'une entreprise supposeraient l'existence d'une culture spécifique, partagée. Or l'existence même d'une culture nécessite plus de permanence et de consistance que bien des prétendues "cultures spécifiques", comme celles qui seraient propres à la jeunesse, à une région, à des quartiers sensibles, etc., qui n'existent souvent que par la volonté politique qui les porte et les plans de communication qui les accompagnent. L'identité est alors une notion commode pour parler d'espaces dont les caractéristiques sont complexes, ce qui est particulièrement fréquent chez les politiques qui ont besoin d'ensembles cohérents et homogènes, voire de sous-ensembles fortement bipolarisés (les gentils contre les méchants: "la France qui se lève tôt" contre tous ceux qui profitent des aides sociales, de congés maladie et des indemnités de chômage; les chefs d'entreprises honnêtes contre les "patrons voyous". ..). Trouver l'identité d'un territoire: une affaire de marketing Extrait d'un courriel adressé le 7 novembre 2008 à un chercheur belge et et émanant d'un "bureau français spécialisé dans l'identité des territoires"4 et le "marketing identitaire"S associé à une agence de publicité bruxelloise suite au lancement d'un marché public "pour réaliser une étude identitaire de la Région Bruxelles-Capitale"6 (l'une des trois régions de Belgique) : 4. "Suite à un marché public lancé à l'échelle européenne, [...] un bureau français spécialisé dans l'identité des territoires, associé à [...] une agence de publicité bruxelloise, a été désigné pour réaliser cette étude identitaire de la Région" (Région de BruxellesCapitale (2008, 20 novembre). Bruxelles et vous - PDI [en ligne]. Accès: http://www.demainbruxelles.be/fr/citymarketing/index ). 5. Selon l'expression utilisée sur le site internet de l'agence de marketing, qui n'en est pas à la première étude de ce type: plusieurs collectivités territoriales françaises ou d'autres pays européens ont fait appel à elle pour réaliser des "portraits identitaires" de leur territoire, et notamment des conseils régionaux (Champagne-Ardenne, Picardie, MidiPyrénées, Auvergne), des conseils généraux (Aisne, Oise, Eure, Calvados, Alpes maritimes, Ille-et-Vilaine) ainsi que plusieurs communes et communautés de communes, sans compter de nombreux comités départementaux du tourisme (eux-mêmes fmancés en grande partie par les conseils généraux correspondants). 6. Site internet http://www.demainbruxelles.be/fr/citymarketing/index (op. cit.). 49
"C'est à la demande du gouvernement de la Région de BruxellesCapitale que nous nous adressons aujourd'hui à vous, car vous êtes susceptibles, par vos connaissances et vos compétences spécifiques, de pouvoir nous aider à mieux définir l'identité de ce territoire. Cette étude identitaire de la Région s'inscrit dans le cadre de la mise en œuvre du Plan de Développement International de la Région de Bruxelles-Capitale, travail qui a été confié [à un] cabinet français [. ..], associé [à un] groupe bruxellois [...]. Pour renforcer le positionnement de la Région et améliorer sa promotion internationale, le gouvernement est convaincu qu'il doit mieux prendre en compte la personnalité profonde de ce territoire et les traits saillants qui le démarquent des autres. Pour établir ce "portrait identitaire", qui reste un travail complexe, nous organisons notamment des réunions de travail et d'échanges entre experts, auxquelles nous souhaiterions vous associer. Votre présence à l'une d'entre elles nous permettrait en effet de collecter des informations "
La comparaison d'espaces peut permettre de se rendre compte de certaines différences. Mais les affirmer reste délicat. En effet, qu'apportentelles à la structuration d'un espace? Dans l'exemple des quartiers sensibles, c'est souvent l'agrégation des représentations communes fondées sur des impressions, des sentiments, des jugements portés sur les parties visibles pour quelqu'un d'extérieur - si ce n'est pas la simple répétition du jugement porté par d'autres, et en particulier par les médias - qui ont contribué avec le temps à ternir leur image, à ancrer leur mauvaise réputation. Ces représentations suffisent-elles pour autant à constituer "l'identité" de ces quartiers? Quand l'État s'évertue à trouver les traits caractéristiques de ces espaces pour construire sa politique de la ville, histoire de l'asseoir sur des critères précis permettant de délimiter les zones en question, son administration reste très muette: une population plus jeune, plus au chômage, plus étrangère, vivant dans des "quartiers d'habitat [plus] dégradé" qu'ailleurs? On a beau chercher, on ne trouvera nulle part les seuils, les frontières, les quotas, même pas dans les organismes officiels qui ont en charge ces études et qui fournissent pourtant de nombreuses analyses chiffrées des zones urbaines sensibles. Et pourtant, ces zones existent bel et bien, à la rue près. L'identité donnée à un lieu est fondée à la fois sur des propriétés objectives que redoublent les propriétés subjectives et symboliques. Elle n'est pas l'agrégation de propriétés purement matérielles, elle est aussi ce que nous produisons par les représentations, par le redoublement symbolique que nous opérons par rapport à ces propriétés. Et ces propriétés symboliques
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- si l'on reprend le cas des quartiers sensibles - ne sont pas forcément attribuées par les personnes qui y vivent, mais par ceux qui sont extérieur, voire des personnes qui ont le pouvoir sur ces espaces, le pouvoir de les nommer, de les transformer. Ceux qui ont eu le pouvoir de décider qu'il y aurait dans tel quartier 1000 habitants au km2 ou seulement 20. Comme ces élus strasbourgeois qui, dans les années 1970, ont dénaturé le projet de l'architecte ayant conçu le nouveau quartier de Hautepierre à Strasbourg conçu sous forme de mailles -, en décidant unilatéralement de doubler la hauteur des tours pour gagner en surface habitable et minimiser les coûts. La définition de l'identité de l'espace a donc à voir aussi avec le pouvoir.
Les enjeux politiques de l'identité locale
Le cas des espaces communaux est particulièrement instructif quant aux logiques de pouvoir qui entrent en ligne de compte dans la définition des espaces. La référence cadastrale, quand on y ajoute les lois qui définissent les compétences des collectivités territoriales, constitue l'argument juridique permettant à la commune d'asseoir dans des textes et des plans son pouvoir sur un espace physique, qui en acquiert par là même la qualité de territoire. Ainsi, un certain nombre de propriétés peuvent venir du sol, de la position géographique, de son environnement, comme par exemple le réseau de voies de communication dans lequel elle s'insère et qui contribuera à définir sa proximité ou son éloignement de centres plus attractifs. S'y ajoutent les propriétés symboliques, les représentations véhiculées par les habitants de la commune, par ceux des autres communes alentour, par les médias, etc. Toutes ces caractéristiques, qui vont participer à la définition de l'identité communale, vont également faire l'objet de manipulation et devenir un enjeu politique pour les élus locaux. Le territoire communal en tant qu'espace géographique et institutionnel est soumis aux responsabilités d'acteurs politiques, dont la légitimité est liée au processus électoral. Il est l'objet de stratégies de construction identitaire dans une perspective électoraliste. Chaque élu local essaie tôt ou tard d'y imprimer sa marque, qui est l'un des moyens de concrétiser son mandat, c'est-à-dire d'ancrer matériellement le pouvoir que lui a conféré son élection. Cette concrétisation peut prendre plusieurs formes: l'érection ou la réfection de bâtiments, la création d'une zone piétonne ou d'un centre-ville là où ils n'existaient pas, l'installation de nouveaux modes de transports collectifs (ainsi le cas typique du "tram" des dernières décennies qui a fait basculer certains scrutins), l'aménagement d'une nouvelle zone d'habitation ou de zones industrielles ou commerciales, la construction ou non de logements sociaux (et le respect ou non du seuil 51
minimum de 20 % dans chaque commune de plus de 3500 habitants), ou encore le choix d'accepter ou non d'accueillir des supermarchés de la culture (les géants du cinéma par exemple), de l'alimentation ou de la restauration (supermarchés etfastfood), ou de favoriser, par diverses mesures incitatives, l'accueil d'autres formes de diffusion culturelle ou économique. Il n'y a pas d'inéluctabilité en la matière. Dans certains cas, c'est le simple refus d'une implantation qui peut faire le succès politique d'un élu (le refus d'une centrale nucléaire ou d'une usine d'incinération par exemple) : ce sont alors également des manières de marquer le paysage local, compte tenu d'un avenir probable et représenté. À la limite, on pourrait y ajouter aussi le choix d'inscrire ou non certaines compétences communales dans des structures intercommunales. De tels choix politiques peuvent à terme renforcer la notion d'intercommunalité et son intérêt dans les représentations des habitants. Au-delà des transformations physiques de l'espace, c'est tout un travail sur les aspects symboliques qui peut transformer l'identité locale. En effet, les stratégies de communication d'une équipe municipale sont en grande partie fondées sur l'image - voire les images - qu'elle réussira à imposer à ses différents interlocuteurs en fonction de ses stratégies politiques. Dans telle circonstance, il sera préférable de présenter une image positive, attractive - en direction d'éventuels potentiels nouveaux habitants, de nouvelles entreprises, de touristes potentiels, etc. -, dans telle autre, il faudra insister sur les éléments plus problématiques - pour espérer obtenir des aides de l'État par exemple, ou pour refuser l'arrivée d'habitants indésirables. Les choix opérés ne sont pas anodins. Ce sont des représentations différentes de l'espace local, des définitions de l'espace local qu'il faut mettre en rapport avec les caractéristiques socio-institutionnelles de ceux qui le définissent. Les décideurs ne représentent pas la majorité des individus présents ou agissant dans cet espace, mais sont le plus souvent ceux qui y occupent des positions dominantes. À ce titre, les élus ne sont d'ailleurs pas les seuls à peser sur l'espace local et sur son devenir, puisque, aux côtés des acteurs politiques, se trouvent d'autres acteurs: économiques, culturels, religieux, sportifs, etc. Ceux-ci font pression sur les élus qui, face à certains enjeux qui les dépassent, doivent se contenter de jouer un rôle de régulateur face à la pression des lobbies (promoteurs immobiliers, grandes chaînes de distribution, etc.). Les représentations du "local" et de ce qu'il devrait être s'affrontent, et pas forcément dans l'espace géographique concerné. Certaines décisions sont prises à d'autres niveaux, dans le cadre d'autres collectivités territoriales ou dans le cadre de l'administration d'État (voire au plan européen) ou encore dans des instances intermédiaires (dans le cas du développement 52
local). Des décisions importantes relèvent du pouvoir législatif national, comme la réforme d'un mode de scrutin qui peut avoir des conséquences importantes sur la couleur du pouvoir local et donc sur l'orientation des décisions qu'il prendra. Dans cet affrontement des représentations de ce que doit être le local, il ne faut pas négliger la force potentielle des habitants, souvent qualifiée d'inerte et conservatrice - ou perçue comme telle - par les élus. Dans le cas de la fusion de communes déjà cité, le refus des habitants est en partie lié au fait que le processus touche au nom même de la commune, ce qui est l'un des éléments les plus ancrés de l'identité. Le législateur ne s'y est pas trompé: il a autorisé la plus petite des communes fusionnées à conserver certaines prérogatives - et notamment la nomination d'un "maire-délégué" chargé de représenter l'ancienne commune devenue quartier dans la fusion. Cette concession a peut-être été l'élément déclencheur des rares fusions qui ont eu lieu en France. Mais elle a aussi contribué à perpétuer longtemps la mémoire des anciennes communes: trente ans plus tard, la plupart des habitants restent profondément attachés à leur commune d'origine. Dans un autre domaine, les urbanistes ont compris depuis fort longtemps qu'il est parfois inutile de persuader des habitants de suivre certains chemins tracés, surtout quand des raccourcis sont possibles. Cette manière d'affirmer une désapprobation quant à un choix urbanistique imposé de l'extérieur acquiert sa force par le nombre d'individus et la répétition de la désapprobation, qui s'inscrit alors dans la matière par des tracés sauvages devenant de véritables chemins. Cette dernière phrase s'applique à des éléments physiques (un tracé, un chemin, un raccourci qui devient chemin), mais peut très bien être relue en l'appliquant au domaine des idées...
La production
identitaire
: une" construction
sociale de la réalité"
7
La réalité d'une hypothétique identité d'un espace est non seulement difficile à percevoir, mais elle peut être multiple. Elle est l'objet de manipulation par ceux qui la présentent, et se la représentent, au cours d'un affrontement perpétuel dans lequel les représentations de l'espace ne luttent pas à armes égales. Cette manipulation de la réalité se fait à tous les niveaux. Au niveau local, même si les "querelles de clochers" ont toujours existé, il semble que cette frénésie, chez les élus, de construire une image positive de leur territoire d'élection - voire une identité de territoire (cf encadré) - soit un souci récent. Cette volonté peut être expliquée par la conjugaison de 7. En référence à l'ouvrage: Berger, P., Luckmann, T., 1986. 53
plusieurs phénomènes: d'un côté la décentralisation du pouvoir en France que l'on peut interpréter dans ce cas précis comme un progressif désengagement de l'État au profit des collectivités territoriales - de l'autre une crise économique généralisée venant justifier l'abandon de services publics, apparemment compensés par un recours aux secteurs privés, qu'ils soient marchands ou non marchands. Le croisement de ces deux phénomènes a contribué à exacerber la compétition locale. Compétition intracommunale d'abord, où les affrontements pour la conquête (ou la conservation) du pouvoir local se sont durcis - la décentralisation ayant augmenté l'enjeu et accru le niveau de compétences nécessaire à l'exercice d'un mandat local -, d'où une sélectivité sociale plus grande dans l'accès au pouvoir. Compétition entre collectivités ensuite, où règne une concurrence en matière de services rendus à la population (chaque commune de taille moyenne, par exemple, doit avoir sa piscine, son supermarché, son Mac'Do, son festival, son équipe de sport8, son magazine municipal, son conseil municipal des jeunes, etc.). Chaque commune doit se montrer attractive visà-vis de populations solvables et vis-à-vis des entreprises qui non seulement fournissent des rentrées d'argent non négligeables par les taxes professionnelle et foncière, mais qui contribuent également à fournir potentiellement des emplois à la population locale. L'équipe au pouvoir doit tenter de satisfaire - au moins virtuellement - la population, pour espérer conserver sa confiance qui s'exprimera dans les urnes. Si ce souci communal de produire une image positive mobilise autant d'énergie et de moyens financiers, c'est que l'on pense à un possible retour sur investissement: une ville propre, des routes bien goudronnées, une école réputée concourent à la production d'une bonne image susceptible d'attirer du capital économique et du crédit symbolique, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de la commune. Évidemment, tout cela a un coût, ce qui fait entrer le personnel politique local dans un conflit latent avec les habitants, parce que l'augmentation des ressources territoriales passe le plus souvent par des hausses d'impôts. De plus, dans cette logique concurrentielle, la spirale ascendante décrite plus haut ne peut pas concerner toutes les communes. Beaucoup n'ont pas le choix et voient les populations solvables fuir et les entreprises s'implanter ailleurs. La solidarité intercommunale n'existant pratiquement plus, c'est l'État qui est appelé à la rescousse dans le traitement des disparités entre communes riches et communes pauvres. Ainsi, en Îlede-France, le potentiel fiscal par habitant de la commune la plus pauvre est 8. Le sport possède cette extraordinaire capacité à refléter les processus les plus manifestes d'universalisation et de mondialisation, et à servir contradictoirement de véhicule pour les identités locales et régionales. Une équipe, un stade ou une compétition peuvent traduire des enjeux identitaires (Michon, Terret, 2005). 54
douze fois moins élevé que celui de la commune la plus riche (Koebel, 2008). Dans le Haut-Rhin, autre exemple, les différences entre potentiels financiers (un indice qui a l'avantage d'inclure l'aide de l'État, plus importante en direction des communes "pauvres ") va de un à huit, pour des communes identiques. Malgré certains systèmes de compensation en faveur des communes les plus pauvres, on comprendra que les services rendus aux populations locales sont inégaux, ce qui est aussi l'un des effets de la décentralisation. On entend parfois dire que le regroupement intercommunal vient soutenir les communes à faible potentiel économique. C'est sans compter avec la logique politique qui a présidé à ces regroupements: nombre de communes "pauvres" se sont vues obligées de se regrouper entre elles, ce qui a creusé encore les inégalités. Ce type de regroupements intercommunaux apporte certes quelques avantages non négligeables, mais en opérant cette structuration intercommunale, chaque municipalité est obligée de renoncer définitivement à exercer certaines de ses compétences, et donc à une partie de son pouvoir. Si le nombre de structures intercommunales s'est considérablement développé ces dernières années, c'est moins par souci de solidarité que pour le soutien financier de l'État occasionné, ainsi que l'espoir de gagner une parcelle de ce nouveau pouvoir intercommunal, qui vient progressivement supplanter celui des communes. Mais cette mise en concurrence des territoires, caractéristique du néolibéralisme, ne se limite pas aux communes ou aux structures intercommunales. Elle concerne également les régions, ainsi que les départements, d'autant plus que ces derniers se sentent menacés de disparition au profit des régions. Des tentatives de fusion de départements ont déjà eu lieu comme en Corse, sans succès tant se sont mobilisées autour des conseillers généraux de nombreuses autres forces locales qui avaient toutes intérêt à conserver leurs réseaux politiques. Ces échecs ne rassurent pas forcément les élus des autres départements qui sentent une menace peser sur leurs institutions. Un projet de mesure administrative apparemment anodine visant à normaliser les plaques minéralogiques des véhicules automobiles en France vient d'aboutir. Il aura à terme pour conséquence l'abandon du numéro de département. Il n'est pas étonnant de constater que c'est un conseiller général qui fut à l'initiative de la création - en pleine campagne électorale pour les cantonales - d'un collectif baptisé "Jamais sans mon département", et à la tête d'une véritable "fronde de députés" fermement opposés à cette mesure qui menaçait en quelque sorte l'identité départementale des véhicules et de leurs occupants. Cette mobilisation pouvant paraître anecdotique est pourtant symptomatique de cette peur de perdre un niveau territorial en France qui provoque des tentatives de plus en plus vigoureuses de le défendre à travers la construction d'une identité de 55
territoire censée rendre cohérent le découpage géographique actuel et visant à défendre les frontières. Les régions, elles aussi concernées directement par des projets de plus en plus précis de fusion entre départements et régions, ont tout intérêt également à affirmer la légitimité de leur existence, non directement contre les départements, mais surtout dans le contexte de concurrence entre régions dans le cadre d'un développement économique, culturel, touristique. La pression est forte. L'action politique est de plus en plus soumise à des normes se traduisant par une exigence de rentabilité économique à tous crins. Les États aussi sont pris dans ce type d'exigences, tant ils se sont volontairement soumis au niveau européen - sous prétexte de la "mondialisation" des échanges - à des règles et des traités qui les contraignent à s'imposer à eux-mêmes et à tous les acteurs publics des logiques d'économie d'échelle, de gain de productivité, par l'application de nouvelles techniques de management. On peut émettre l'hypothèse que c'est en partie cette soumission à un ordre monétaire et financier international, volontaire ou non, qui a pu provoquer des phénomènes de repli identitaire. Plusieurs régions ont prétendu - et parfois réussi à - se désolidariser du pays dont ils faisaient partie (avec parfois l'aide militaire d'un pays voisin) en s'appuyant sur la prétention de traits identitaires spécifiques. Certains pays, comme la France, ont officiellement inscrit la volonté de défendre une "identité nationale", et accompagné cette démarche de mesures visant à limiter l'immigration perçue comme une menace vis-à-vis de cette supposée identité (qui n'est d'ailleurs jamais précisément définie). En quelques décennies, une logique politico-économique a transformé les espaces en territoires à défendre, en véritables organisations qui luttent pour leur développement. Il ne faudrait cependant pas se méprendre sur le type d'organisation dont il s'agit. Si l'on fait référence au modèle du procès de civilisation proposé par Norbert Elias, on comprend que les sociétés sont finalement passées d'un espace local fondé sur la communauté, c'est-à-dire où le sujet se trouve principalement défini par son appartenance à une communauté locale, à des sociétés modernes où l'espace local ne se définit plus en termes de communauté mais en espaces d'individus. Eugen Weber dans La fin des terroirs a montré comment le souci identitaire s'était transformé par la modernisation de la France rurale entre 1870 et 1914, comment on avait abouti à la fin - ou au moins au nivellement - des singularités locales (Weber, 1983). Pourquoi aujourd'hui vouloir ainsi redonner de l'importance au local? Comment la France est-elle passée d'une période d'enracinement identitaire, où l'on pouvait facilement reconnaître des singularités locales, notamment à travers des spécialités, par exemple culinaires, et reconnaître ainsi des régions ou des communes, à une autre période, durant l'entre-deux guerres, où les enjeux commencent à se 56
délocaliser, pour devenir parfois nationaux puis internationaux, mais aussi pour sortir de cet enracinement communautaire, quitte à délocaliser dans le proche environnement. Les délocalisations lointaines sont alors essentiellement politiques, symboliques, c'est-à-dire que l'on va chercher du pouvoir ailleurs: c'est l'époque où "on monte à Paris" et on en revient tout auréolé, celui qui a vu la Tour Eiffel, qui a pris le métro, etc. Après la Deuxième Guerre mondiale, on voit apparaître des enjeux de première nécessité: se loger, se nourrir, se vêtir, conditions nécessaires et primordiales, indispensables si l'on veut espérer un jour se saisir d'autres enjeux, comme la culture. Ces derniers n'apparaîtront de manière significative qu'avec la se République, la forte croissance économique et avec Malraux. C'est le souci du patrimoine culturel avec la mise en place de programmes de rénovation. Ce n'est pas un paradoxe. La société est en pleine croissance, c'est le triomphe de l'économie de marché, où la distribution de masse commence à se mettre en place et provoque une sorte de dépersonnalisation des quartiers et des villes: on retrouve les mêmes supermarchés partout en France, mais également les mêmes cités HLM. La question de l'insertion dans l'environnement ne se pose pas, les seules contraintes, ce sont les lois de l'urbanisme. C'est en partie cette perte identitaire qui provoque en retour une recherche identitaire : on ne veut pas être en reste, à la traîne, mais on cherche à apparaître comme singulier; on veut pouvoir faire comme les autres, mais on ne veut plus être comme tout le monde. Quand des territoires placés sous la responsabilité de certains acteurs politiques se retrouvent sans originalité, ces acteurs vont tenter de réintroduire la différence par la valorisation, l'acquisition ou l'invention de certaines propriétés, en construisant une identité nouvelle. Cette tendance a même gagné la sphère personnelle dans une "société des individus" (Elias, 1991 et Lahire, 2004) : chacun est "bricoleur" de sa propre existence, chacun cherche à être unique, ignorant ou feignant d'ignorer les régularités et la hiérarchie sociales, dans un individualisme forcené, dans la perte des solidarités collectives qui sont un recours peut-être réservé à ceux qui n'ont pas les moyens de construire leur individualité.
Remarques
provisoires
en guise de conclusion
Ainsi l'espace ne se décrète pas: on ne décrète pas sa frontière, on ne décrète pas son identité. Tout ce que l'on peut faire, c'est observer comment il s'est construit et quels actes le transforment. L'espace a certes des racines historiques, mais ses occupants, en tant qu'agents sociaux qui l'habitent, sont eux aussi porteurs d'une histoire et contribuent à participer à 57
la production des caractéristiques de l'espace. Cet espace est également construit par l'ensemble des représentations produites à son sujee, par ceux qui n'y habitent pas, comme par ceux qui y habitent d'ailleurs, par ceux qui portent des jugements souvent peu éclairés et réducteurs, par les médias qui en parlent d'une certaine façon et qui contribuent à façonner cette image, par ceux qui ont une responsabilité politique dans son évolution, puisque leurs représentations contribueront à façonner les projets qu'ils mettront en œuvre pour le transformer. L'interrogation scientifique peut conduire à supposer que la construction des espaces se trouve justifiée arbitrairement par l'argument identitaire. Identité, alibi ou réalité? En sciences sociales, il paraît difficile d'envisager l'espace comme étant purement physique. À l'inverse, les rapports sociaux ne peuvent pas se concevoir complètement en dehors des espaces physiques où ils s'inscrivent. Il semble que l'analyse de l'espace doive se construire à partir de la tension entre le "physique" et le "social", selon une dimension historique. Enfin, il n'est pas - ou plus - possible d'aborder la notion d'espace indépendamment des pouvoirs qui le façonnent, qui le distribuent, qui le modifient, qui prennent des décisions avec ou sans concertation, sur des logiques d'images où l'important est de ressembler ou de se distinguer dans une logique concurrentielle, ou à partir d'un souci de résoudre des problèmes sociaux. Soulignons que le pouvoir politique ne constitue que l'un des pouvoirs à l'œuvre dans les espaces, que l'on pourrait appeler le pouvoir "officiel", mais qu'il en existe d'autres, parallèles, légaux ou illégaux, qui contribuent aussi à modeler ces espaces. Le politique n'est-il pas assujetti à l'économique? Que reste-t-il du pouvoir culturel? Qu'est devenue la régulation sociale? Finalement, l'espace pourrait être la conséquence de l'intégration de toute une série de variables, d'éléments qui n'ont pas tous le même poids et qui constituent une constellation difficile à ordonner mais qui peut s'ordonner par dimensions, par sous-surfaces, par sous-ensembles.
Bibliographie BERGER, Po, LUCKMANN, To, 1986, La construction sociale de la réalité, Méridiens Klincksiecko BOURDIEU, Po, 1984, Questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit. BOURDIEU, Po (dir.), 1993, La misère du monde, Paris, Le Seuil.
Paris,
9. Toutes les représentations de l'espace n'ont pas la même importance ni les mêmes chances de réussir à le transformer. 58
ELIAS, N., 1985, La société de cour, Paris, Flammarion. ELIAS, N., 1991, La société des individus, Paris, Fayard. HALL, E. T., 1978, La dimension cachée, Paris, Seuil. KOEBEL, M., et WALTER, E. (dir.), 2007, Résister à la disqualification sociale. Espaces et identités, Paris, L'Harmattan (coll. Logiques sociales). KOEBEL, M., 2008, "Les élections municipales sont-elles politiques? Enjeux locaux, enjeux nationaux", Revue Savoir/Agir, n° 3, p. 103-108. LAHIRE, B., 2004, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte. LEFEBVRE, H., 1974, La production de l'espace, Paris, Anthropos. MEYERSON, E., 1921, De l'explication dans les sciences, Paris, Payot. MICHON, B., 1993, L'Espace des sciences et techniques des activités physiques et sportives: Recours au corps et effets du corps, Thèse d'État, Université Strasbourg 2. MICHON, B. et TERRET, T., 2005, Pratiques sportives et identités locales, Paris, L'Harmattan (coll. Espaces et temps du sport). WEBER, E., 1983, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale (1870-1914), Paris, Fayard.
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Chapitre 3
L'ESPACE DU CONTRAT par Denis Retaille
Le contrat social, comme il est habituellement défini, est fondé sur un implicite anthropologique (une identité collective préexistante) attaché au territoire sous la forme du terroir. Le mouvement n'y est pas compris sinon comme un échange ou le déplacement d'une position déterminée à une autre position tout aussi déterminée mais différente. Le monde mondialisé contemporain inverse l'ordre des facteurs: c'est le mouvement qui est au départ et les lieux qui en sont les conséquences. L'inversion impose une révision du rapport identité - espace. La relation bien établie du territoire et de l'identité est difficilement falsifiable tant la "géopolitisation" des corps collectifs a été utilisée dans leur définition même: la délimitation, et la métonymie qu'elle rend possible, assurant le lien substantiel. Il ne faut jamais négliger que même en l'absence d'institutions très formelles, habillé de l'appareil juridique idoine - l'État et tout ce qui l'accompagne -, l'exercice de la fonction politique qui est la fonction de négociation du pouvoir, désigne son champ en le délimitant. Alors le territoire est un instrument utile, à la fois dans l'ordre pratique mais aussi dans l'ordre idéologique de la justification (Retaillé, 1996). Mais qu'est-ce donc que le territoire lorsque les limites s'effacent et que certaines fonctions sociales, y compris ordinaires désormais, s'exercent par-delà les "frontières" héritées? Le monde géopolitique ne ferme plus hermétiquement l'unité sociétale : il existe du territoire en deçà et au-delà (Di Méo, 2004). Plusieurs pistes que nous parcourrons s'ouvrent alors. C'est d'abord la piste de la fiction, celle du "contrat social" dont la philosophie a été contestée par les utilitaristes dès sa formulation, et dont nous examinerons la
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base anthropo-géographique. De là nous passerons à l'examen de la nature de l'espace d'identification lorsqu'il est déjeté comme instance extérieure à la vie, soit cadre, soit support, pour revenir à l'idée de sa dimension constitutive: les sociétés sont avec l'espace (et non pas dans, ni sur l'espace). Enfin, par une analogie assumée mais sans user de la métaphore, nous essaierons de comprendre comment l'espace des nomades (quasi disparus aujourd'hui) peut servir à comprendre un monde mobile par l'incertitude qui le gagne. Au passage, le contrat, nous le verrons, aura changé de sens et la fiction, on peut l'espérer, aura fait place à un problème formulé: celui de l'espace mobile. Derrière la métaphore du nomadisme contemporain qui semble toucher les hommes et leurs objets, les hommes par leurs objets, ce qui rend nomades même les plus "sédentaires", c'est la mobilité des références. Dans le domaine politique qui clôt la question de l'identité, la possibilité d'une philosophie politique toujours fondée sur la souveraineté associée au territoire nous pose problème par les nouvelles mobilités comme celle de l'espace des diasporas par exemple ou des firmes transnationales... La nature de la relation du corps collectif étendu à l'humanité avec la terre comme lieu, ne fait qu'en augmenter la charge. C'est celle qui est très rapidement ramassée sous le terme de mondialisation. En effet, la relation société-territoire qui devrait établir l'identité ne se formule plus de la manière que nous avons pris l'habitude de naturaliser par l'État. Pour aller vite, la société et le territoire apparaissent, eux aussi, comme des fictions. Nombre de sociétés, si ce n'est toutes, ne tiennent que par convention (tiennent-elles tout à fait ?). Nombre de territoires, si ce n'est tous, ne sont cohérents que par héritage de conventions accumulées (sont-ils bien cohérents ?). Une hypothèse remontant en deçà de la convention sédentaire qui naturalise les situations, permet d'intégrer la question du pouvoir: faire tenir ensemble. Comme territoire, mais aussi peuple, la souveraineté qui était un concept miraculeux perd de sa capacité. Le "contrat" comme condition de la volonté générale ne peut être qu'une fiction dont la pertinence ou l'actualité n'a de sens que par la délimitation. La philosophie du contrat avait trouvé là une base matérielle de son institutionnalisation et la possibilité d'expression de la communauté. Avec l'espace mobile qui renvoie la définition du lieu et du territoire vers la révision permanente de la fiction, le concept de responsabilité semble devoir prendre le relais de la souveraineté dans l'ordre politique, sans que l'on sache bien quel est son "espace". C'est ce qu'il nous faut examiner. 62
Espaces croisés Nous avons pu établir le feuilletage de l'espace des sociétés en plans dont les fonnes sont dissemblables: ensemble de mondes, champ de force, réseau hiérarchisé, société-monde (Durand, Lévy, Retaillé, 1992). Une intersection peut y être ajoutée, désignant l'espace concret qui traverse ce feuilletage de part en part, lui donnant des allures variables selon la position d'un "curseur" par quoi nous pouvons désigner les "circonstances" ou encore l'éclairage choisi. Espace de la guerre, espace de l'ordre et espace du contrat sont en continuité. Un évolutionnisme discret se cache derrière cette suite qu'il est possible de déjouer par le rappel de la présence des trois formes ensemble, chacune pouvant à tout moment l'emporter sur les autres et faire système.
L'outil, un modèle synchronique
Ensemble de mondes "", I
des espaces du Monde
Repli
~
Espace de.t:~.uele
L
Affirmation
Ch,mp de force
"'"'""";,,
", I
+--l
Espace'd~~~:rdri
L
Insertion
Reseau ' hiérarchisé
l ",
Espace
Différenciation
~
d~,::ntrr
L
Globalisation
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Société monde
Ce modèle publié au tout début de la réflexion sur la "mondialisation" conserve son actualité et se trouve même renforcé par les événements qui ont animé le Monde depuis: - Il est fondé sur l'idée que le Monde forme système comme organisation bien que la "fin" n'en soit pas atteinte: la "Société-monde" pour poursuivre des formules comme "Empire-monde" (Wallerstein) ou Économie-Monde (Braudel). Il manque encore la clôture politique. - Quatre plans du Monde sont distingués (concession à l'analyse) : un monde de mondes (les "cultures" qui s'ignorent), un champ de forces (les États entrés en coalescence), un réseau hiérarchisé (l'économie marquée par la division internationale du travail), enfin la société-monde comme limite d'intégration des trois plans précédents. - Ces plans ne peuvent être distingués que par le jeu de phénomènes observables en eux-mêmes et dont les appellations soulignent le "mouvement". En systémique, c'est le mouvement ou changement d'état qui se mesure, permettant de désigner des états provisoires: insertion, différenciation, etc. - Les quatre plans renvoient encore à des espaces de formes différentes. Il faut retenir, pour simplifier, que ces formes tiennent leur variété du couple ouverture/fermeture et plus précisément de la variation des formes de la limite. Les mondes qui s'ignorent sont limités par des confins indécis (flous), les États du champ de forces par des frontières, les nœuds du réseau économique par des paliers topologiques de la distance aux centres, et la Société-monde par l'horizon (bizarrement tourné vers l'intérieur après la fin de la possible expansion). L'utilisation de ce modèle commande de donner un sens aux relations qui joignent les différents plans par des boucles très simplifiées sur cette figure.
Trois formes pour l'espace
Pour finir le décryptage, signalons ce qui n'était pas mentionné sur la première figuration, la variation des formes de l'espace par l'intersection du feuilletage avec l'espace du monde comme unité. L'opposition de la continuité et de la discontinuité se trouve levée par cette sorte de variateur qui mêle différents courants d'identité.
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- Entre l'ensemble de mondes et le champ de forces, nous appellerons "espace de la guerre" la surface terrestre disputée dans la définition (délimitation) d'une frontière. Ce n'est pas de la préhistoire: Israël-Palestine en fournit un exemple contemporain. - Entre le champ de forces (le monde des États vus comme des puissances) et le réseau hiérarchisé de l'économie internationale, nous appellerons "espace de l'ordre" l'organisation négociée de l'exploitation des ressources "naturelles" et humaines que porte la terre, sans négliger les rapports de forces qui s'y imposent. C'est le domaine international si l'on veut rester pragmatique. - Entre le réseau hiérarchisé et la société-monde, nous appellerons "espace du contrat" l'ouverture qui fait droit à chaque individu, quelles que soient son origine et sa compétence, de se trouver chez lui en tout lieu du Monde. Les diasporas et la transnationalité posent d'ores et déjà l'exemple de ces situations tout comme la promenade accélérée des capitaux... ou des idées. Comment toutes ces formes peuvent-elles être saisies sinon par les manifestations de leur interspatialité que Jacques Lévy (2003) examine comme "interface", emboîtement, "cospatialité". L'interface est la frontière non forcément géopolitique, la rencontre entre deux systèmes sociospatiaux soit le long d'une ligne (la frontière) soit en des lieux (les synapses). L'emboîtement renvoie à la variation d'échelle et à l'inclusion. La cospatialité désigne, pour finir, le partage d'un espace de même forme et de même substance. Dans la forme guerre, la relation économique est réduite à la prédation et la relation politique confinée à la violence; dans la forme ordre, la relation politique relève de la loi et l'échange économique d'une abstraction qui peut être aussi bien le marché que le plan (des lois sous une autre forme) ; dans la forme légitime, l'équité ou la justice règlent le tout par-delà les contingences héritées et postulent le contrat social. Quelle est alors la forme spatiale de la mondialité ? Là est la question, de la Cité au Monde en passant par l'État, puisqu'à l'idée de contrat social est indissociablement liée, nous l'avons rappelé, à celle de souveraineté. Dans le processus amenant le Monde à l'unité signifiante, l'espace légitime ne peut être que l'espace de la cospatialité. Mais il subsiste inclus des espaces de formes et de substances différentes: des États, par exemple, plus ou moins associés pour des motifs variés, des cultures qui passent à travers les frontières d'États tout comme les hommes et les produits et se rencontrent en des lieux de croisement qui ne sont ni tout à fait ceux de l'espace géopolitique, ni ceux de l'économie pure, ni ceux de l'exclusivité 65
culturelle. Un exercice simple consiste à pointer un lieu quelconque et à en ressortir ce qui le constitue selon les quatre plans pour observer dans quelles formes d'espace il se trouve défini, par quelle conjonction. Le principal est de trouver le déclencheur de système. Si l'opération est possible lieu par lieu, unité par unité, nous ne savons toujours rien du lieu de lieux qu'est l'unitéMonde.
Les fictions de l'espace En prenant le problème par cette question, on entrevoit la nécessité de lever l'hypothèque géographique: il n'est pas d'espace anthropologique qui s'étale dans une forme homogène du dedans au-dehors, ce qui ne serait que fiction de géomètre. Il n'est pas non plus d'espace anthropologique qui soit prédéterminé par la nature terrestre du seul fait que les hommes sont capables de mobilité et de projet de mobilité. Or il faut à l'espace du contrat la possibilité de se déployer, d'abord dans des territoires qui relèvent de l'ajustement du "contrat social", jusqu'à toucher l'ensemble de la société humaine en tant que corps collectif si l'on veut atteindre l'espace de la mondialité. Un supposé état de nature servant de référence à la fiction du contrat social, nous nous trouvons renvoyés vers la base anthropologique, y compris en cherchant la nature de l'espace-Monde. Il faut alors franchir un cran supplémentaire pour approcher la réalité d'une unité-Monde sans homogénéité: d'une part admettre encore la nature anthropologique de l'espace qui nous inquiète; d'autre part saisir le franchissement par le haut de l'obstacle des distances (et non plus seulement par diffusion-expansion de type impérialiste) en produisant une théorie de l'espace dans les limites contraignantes de la mondialité comme terminus ad quem. C'est l'hypothèse de l'espace mobile libérée de l'idée de centre (Retaillé, 2000).
L'espace du "contrat social"
C'est au dernier chapitre du premier livre Du contrat social, significativement titré Du domaine réel, que Rousseau aborde la base géographique de la communauté liée: la propriété qui est le droit du premier occupant dans les limites de sa capacité de travail et de culture. Il s'agit bien de terres agricoles, et le passage au corps collectif, politique, fait de l'État un territoire à forme de terroir. La distance, la diversité des climats nuisent cependant à l'unité du corps collectif: il faut donc trouver le point d'équilibre entre l'extension de la puissance et la dispersion qui pourrait 66
conduire à la sédition. Le corps politique se mesure donc de deux manières: par l'étendue du territoire et par le nombre du peuple en tenant compte de la grande variété des conditions qui poussent à l'étalement ou au resserrement. Rousseau précise au passage que les conditions de l'équilibre sont rarement constituées, même en Europe, sauf en Corse (!) : il faudrait que "les rapports naturels et les lois tombent de concert sur les mêmes points". Le début du Livre deux conforte une conception du territoire ancré dans la nature terrestre, et socialisé par le peuple (corps politique), dont l'État est l'expression passive et le souverain l'expression active. Entre les deux, il y a le gouvernement et "la liberté n'étant le fruit de tous les climats", il n'en existe pas de forme universelle possible du fait d'une part de la diversité des rendements et d'autre part de la distance au producteur d'excédent nécessaire à l'existence de l'État: la démocratie ne conviendrait alors qu'aux États petits et pauvres. La richesse de la terre et la distance, nous trouvons là deux lignes de géographie explicatives de la société dans ses limites; ce que l'on appelle aujourd'hui démographie en est la seule mesure puisque les qualités morales ne peuvent y être soumises (Rousseau, 1762). Tout cela fait que le "contrat social" est, d'une part, déterminé par la nature de l'acte qui n'est pas "historique" mais exprime les conditions de possibilité de la volonté générale et, d'autre part, délimité par un nombre optimum qui tient de l'équilibre entre démographie et territoire. C'est là que se cache la racine anthropologique implicite. Et c'est par là que Marshall Sahlins a pu trouver, chez Hobbes, une définition du contrat social proche du don, de la même manière que M. Mauss l'avait fait, en partant, semble-til, du Rousseau de "l'origine de l'inégalité" (Sahlins, 1976; Hobbes, 1651 ; Mauss, 1923 ; Rousseau, 1755). Elle donne à l'État et singulièrement à l'État providence, et à la fonction politique de manière plus générale, une place structurale première dans le contrat qui n'est pas vu comme évolution du "contrat" privé et limité, mais bien constitutif de la société et sans cesse actualisé comme par un vaste "potlatch". Le placement de l'individu par-delà les simples associations civiles se fait dans un système de "prestations totales". Mieux même, on peut dire que ce que les libéraux appellent la "société civile" ne peut avoir d'existence qu'à la condition de l'État, donc du dépassement de l'état de guerre et du passage à l'ordre selon notre formulation. C'est l'arrachement à l'état de nature qui le permet, l'entrée d'emblée dans le "contrat social" qui est la condition de stabilité des contrats privés. Ce passage-là est un "don" passé ou présent qui n'assure pas la pérennité de l'échange dans le futur. Il faut le contrat. Et c'est là que les deux se séparent: le don fait signe vers la fondation alors que le contrat fait signe vers la durée et, au-delà, vers la pérennité par la convention qui encadre une 67
morale installée, une "culture". C'est cette morale qui rend possible la "prestation totale" bien que dissymétrique par le souverain qui peut seul réclamer le sacrifice plaçant tous les "contractants" à égalité. Cette égalité sous le souverain fait de l'espace du contrat social un espace topographique, continu, égal à lui-même en tout point (la départementalisation française de la Constituante), limité par la frontière qui est celle de la convention. Dans l'espace du politique, la convention fixe les lieux, donnant un statut juridique aux hommes par le sol. Cette limite a poussé Kant à une autre forme de dépassement de l'état de nature. S'il est bien réalisé à l'intérieur de l'État, il ne l'est pas entre États ni pour les hommes en déplacement. Le projet de paix perpétuelle ressemble à une extension de la convention par-delà les frontières sans passer pour autant par le contrat comme don total (Kant, 1795). L'absence de la base anthropologique pose problème dans la configuration dite de mondialisation, ce que certains tentent de reconstruire par des formules du type "contrat naturel" en prenant la limite écologique globale comme frontière d'exercice de la liberté et de la volonté humaines (Serres, 1990). À cela près que l'espace global n'a pas la même forme que l'espace topographique limité de l'État territorialisé sous la forme d'un terroir: il n'est pas politiquement fermé et se présente plutôt sous la forme d'un "rhizome", un réseau non hiérarchisé (Deleuze et Guattari, 1980). Serait-ce la structure de l'espace mobile?
L'espace
mobile
Avant d'aborder la proposition théorique de l'espace mobile, une mise au point est nécessaire. À mondialisation, déjà trop usé, nous préfèrerons mondialité qui n'est pas exactement un état mais une tension en complément d'humanité, pour exprimer la clôture à la fois morale et pratique sur le Monde devenu unité significative malgré l'absence de fermeture politique. Espace mobile est ensuite préféré à espace nomade qui est métaphorique et relève désormais du concept commercial plus que du concept scientifique. L'anthropologie du mouvement ne peut être enfermée dans une boîte noire pour ne laisser voir que les seules apparences, en particulier le mouvement physique ou matériel dont traite habituellement la géographie, sous trois formes: le transport, la circulation, la communication. Il existe, en effet, d'autres formes de mouvements. Comme il existe du mouvement social ou du mouvement politique, c'est-à-dire des mutations dans les positions individuelles ou collectives, il existe aussi du mouvement 68
de l'espace lui-même distinct de la mobilité des objets et des hommes dans ou sur l'espace. Ce mouvement de l'espace résulte d'une transformation de l'espace des représentations. En décrivant la planète nomade, l'habitude a été prise d'insister sur la mobilité amplifiée des hommes et de leurs produits (Knafou, 1998). Même des objets d'abord fixes deviennent des "mobiles", permettant de déplacer le bureau comme la maison et quelques autres choses, malmenant le lien anthropologique établi avec la terre et le terroir. La mobilité généralisée semble mettre en cause la base la plus sûre de l'identité, la terre partagée comme propriété commune sur quoi la volonté générale est exprimée par le souverain en faisant signe vers la patrie. Toute l'idéologie du contrat fondée sur une représentation sédentaire et même paysanne de l'espace géographique est bouleversée par la mondialisation, jusqu'à la présenter comme une crise: fin de l'État, fin du territoire, crise des institutions subverties par les réseaux de tous ordres, y compris mafieux. Ce tableau catastrophiste est connu, à quoi répond la doctrine mondialiste de l'efficacité et de la convergence finale par les bienfaits du marché "global". Mais, de la mobilité, on n'a pas retenu la base anthropologique, ni les représentations de l'espace qui s'y produisent. Tout est ramené à l'espace sédentaire, fixe dans ses qualités localisées, qui est tout au plus abstrait comme surface de transport. Allons donc chercher chez les nomades, même s'ils sont en voie de disparition, les moyens de comprendre l'espace et de vivre avec, dans des circonstances d'ouverture et d'incertitude: une théorie de l'espace mobile (Retaillé, 1993). L'espace des nomades est un espace mobile dont les lieux sont déplacés de site en site. Qu'est-ce que le lieu dans l'espace mobile: un croisement qui permet de tisser, même provisoirement, un lien social suffisant pour se trouver toujours comme chez soi, avec des variations de statut parfois, les nomades ne se déplaçant pas en blocs tels campements, clans, tribus, définitivement constitués. La redistribution est permanente et cela fait aussi le mouvement. Si la société est nomade, c'est collectivement par la capacité qu'elle a d'exploiter à distance, par recomposition interne, des sites éloignés les uns des autres et dont les qualités sont différentes. Ainsi les nomades maîtrisent-ils l'espace et la distance par le temps. Le lieu d'identité se trouve décomposé en sites provisoires. Dit autrement, le nomadisme a la même fonction spatiale que l'État pour lequel le territoire est un lieu. Cela peut annoncer les "territoires" en réseaux. Mais il faut prendre la mesure de cette capacité: elle tient à la "sédentarité" des dépendants ou des clients. Le nomadisme, en effet, qui suppose de pouvoir être chez soi partout, se déploie 69
dans un espace de la guerre d'une certaine façon. C'est la guerre qui assigne à résidence la majorité des "habitants", les "passants" détenant le pouvoir par l'exercice d'une violence épisodiquement exercée comme un rappel de la force qui est aussi le rappel de la minorité de qui ne peut se déplacer librement. L'espace "mobile" que nous tirons par analogie de l'espace nomade porterait-il la guerre faute de fermeture par "contrat"? Les concepts du nomadisme nous sont encore utiles devant cette question. Le pouvoir par les hommes plutôt que le pouvoir par le territoire y règle les équilibres. Cela nous renvoie au contrat civil direct et non plus à la fiction du contrat social installé dans la commensalité. L'association souple et provisoire permet la sauvegarde de chacun dans toutes les circonstances, y compris dans la nécessité de bouger ou même de s'enfuir. Cette configuration oblige à préserver toutes les possibilités pour un futur qu'on ne connaît pas et qui ne peut être projeté. L'espace de la guerre que nous entrevoyions comme conséquence de la mobilité n'est donc pas de la forme prédatrice. Il s'agit même d'une autre forme de l'ordre que celle des simples rapports de force: c'est un ordre fondé sur la responsabilité. Les ennemis et les concurrents sont condamnés à respecter ensemble un vivier de ressources, y compris humaines, ce qui empêche la destruction totale. Plutôt que guerre, il s'agit donc de controverse. On peut l'opposer à la manière ultra-libérale de traiter le travail, qui ne prend pas la précaution de pouvoir retrouver partout et toujours une base humaine à la mobilité, ou, du moins, laisse aux institutions du monde d'hier le soin d'assurer la sécurité. Avec le contrat recherché dans les conditions de mobilité de l'espace se pose donc la question de la durée. Le contrat naturel et le développement durable peuvent former ensemble une réponse incontestable. Mais cette manière de clôturer l'humanité mondialisée par une obligation supérieure qui s'impose, postule une égalité des positions qui n'est pas réalisée dans l'espace mobile. L'établissement de la fiction du territoire commun est rendu difficile par le mouvement des positions qui nous oblige à distinguer les formes de la polarisation et les formes de l'étalement: la définition du développement durable et le rapport à la "nature" (qui est un concept culturel, social et historique, maintenant politique) ne peut s'y établir sur les mêmes bases. On peut même pousser la proposition paradoxale d'une urbanisation totale (polarisation) qui ménagerait le maximum des surfaces encore consommées par des activités rurales (étalement) : le territoire "global" n'est pas la somme
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mais l'intégrale des territoires. Contrat naturel et développement durable, simples dans leur formulation choc, méritent donc un examen de leur espace implicite (comme du territoire dans le contrat social). Il n'est pas sûr qu'ils présentent les conditions de possibilité de la vie sociale à la dimension planétaire. En effet, dans le "contrat", seule la volonté générale, une intégrale elle aussi, peut s'imposer à l'inégalité du "domaine réel ", et prendre en compte l'unité sans l'homogénéité. Et de fait, la polarisation peut se réaliser de deux manières, comme rassemblement (intégrale) ou comme concentration (somme), le premier libre, le second contraint. L'étalement se produit également soit sous la forme libre de l'évasion (intégrale), soit sous la forme contrainte de la dispersion (inverse de la somme). L'espace mobile est celui du rassemblement et de l'évasion qui sont les deux faces de la même liberté et du choix, alors que l'espace fixe, malgré le mouvement résiduel, est l'espace double de la concentration et de la dispersion: en fait l'espace de la soumission (Ritchot et Desmarais, 2000). Ce sont deux figures doubles bien différentes, la seconde formant, semble-t-il, la base du "contrat naturel" .
Conclusion: l'espace du nouveau contrat ou la fiction nécessaire de l'espace mondialisé. Entre le "contrat social" et le contrat privé, il existe une différence de nature qui touche à la base anthropologique, au temps et à l'espace. La mondialisation semble appuyée sur la victoire du contrat privé, mais la mondialité fait surgir une autre forme de solidarité qui est plus qu'un changement d'échelle mais le passage de l'espace fixe et délimité de la souveraineté à l'espace mobile et intégral de la responsabilité. Par la simple globalisation, le changement d'échelle devait aboutir à une uniformisation par convergence vers la fin de l'histoire. C'est autre chose qui se produit: une unification sans homogénéité, l'entretien voire l'augmentation des différences y augmentant les possibilités d'inventer et d'agir. Il faudrait ajouter une représentation de l'espace adaptée au nouveau contrat, qui comprend de l'équité à la mode de Rawls (1971, 1987), de l'agir communicationnel à la mode d'Habermas (1987, 1998) et donc de la mobilité de l'espace de référence. Henri Lefebvre nous avait demandé de bien distinguer représentation de l'espace et espace des représentations (Lefebvre, 1974). La représentation de l'espace est affaire d'autorité: l'espace des représentations
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est affaire de négociation. Les controverses qui en résultent sont à la source même de la mobilité et l'affirment comme une valeur anthropologique majeure. La controverse et la négociation portent l'humanité par opposition à la force simple. La conception de la limite s'en trouve bouleversée et par là toute notre géographie. Dans l'espace de la guerre, la limite est portée aux confins, qui sont des limites à un seul bord vers l'intérieur (l'identité essentialiste) mais ouverts vers l'extérieur: le "contrat" n'est que conquête et l'esclavage son motif social. Dans l'espace de l'ordre, la limite a deux bords: on l'appelle frontière et la fiction du "contrat social" appuyée sur la propriété, le passage de la possession à l'acte civil de propriété, engage l'égalité de principe dans la propriété générale du "territoire" par le souverain. Avec l'espace mobile, espace du nouveau contrat, la limite prend une troisième forme: l'horizon, une limite sans bord, ni vers l'extérieur ni vers l'intérieur. C'est l'ouverture
dans toutes les directions avec la révision permanente que rendent possible les trajets multipliés. À ce Monde-là, il manque apparemment la fermeture politique qui l'élèverait à la ressemblance de l'État sans qu'on sache dire s'il doit s'agir d'un Empire-monde ou d'une cosmopolitique. Mais du point de vue du contrat, il nécessite une fiction de même type que celle de la base territoriale de l'État: l'espace mondialisé comme unité anthropologique et pas seulement comme marché (contrat civil). La commodité serait d'en faire la Terre et de contourner ainsi la difficulté éthique et politique en la dissolvant dans la contrainte de survie "animale" et dans le calcul. Une exigence serait autrement de hausser la question de l'humanité au-dessus de la vie biologique en commun des êtres conscients pour trouver le nouveau contrat: il doit dépasser le caractère national et territorial de l'État universel. Si la mondialité s'impose par la mobilité de l'espace qui, tout fini qu'il soit, ne peut être borné du fait du mouvement, l'humanité ne peut rester une idée et devient concept pratique et problématique. C'est pourquoi habiter convient mieux que vivre pour décrire la manière d'être au monde des hommes, ce qui efface la contrainte de besoin vital ou de socialisation naturelle, comme l'oxymore de la "nature humaine" le suggère. La mise en forme de l'expérience humaine est une mise en sens beaucoup plus crûment éclairée par l'espace mobile que l'ancrage dans une nature figée et dans l'éternel retour des rythmes du terroir. Avec l'espace mobile, cette nouvelle libération de la nature s'impose comme norme (la mondialité) mais ne peut se limiter à un modèle. Mais la proposition théorique attend encore sa doctrine, ni l'universalisme, ni le relativisme ne conviennent.
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Chapitre 4
VERS L'HYPOTHÈSE D'UNE IDENTITÉ DE DÉPLACEMENT Congruence entre espace social, cognitif et géographique
par Thierry Ramadier p. Lannoy S. Depeau S. Carpentier C. Enaux
Sommes-nous en train de tenter de rapprocher ce qui ne peut l'être lorsque nous cherchons à mettre en relation l'identité sociale avec la mobilité quotidienne? Existe-t-il une identité de déplacement, c'est-à-dire une mobilité quotidienne subordonnée à l'identité sociale de l'individu, que ce soit en termes de modes de déplacements utilisés ou de lieux fréquentés? Que l'on aborde la question par la géographie, la sociologie ou la psychologie, identité et mobilité se sont longtemps opposées, pour finalement envisager que la mobilité construit l'identité personnelle. Autrement dit, la notion d'identité de déplacement ne va pas de soi. Après avoir relevé ce qui apparaît comme des freins théoriques à l'analyse conjointe de la mobilité avec la notion d'identité sociale, nous proposerons quelques outils conceptuels transdisciplinaires qui permettent de dépasser ces résistances théoriques. Parmi eux, les notions de position et de disposition occupent une place centrale. Ensuite, il s'agira de relever un ensemble de concepts non encore articulés entre eux, essentiellement pour des questions disciplinaires, pour finalement proposer une définition de l'identité de déplacement.
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Quelques freins à l'hypothèse d'une identité de déplacement
L'élément identitaire qui regroupe autant la sociologie compréhensive que la géographie humaine ou la psychologie environnementale repose sur la notion d'attachement au lieu et sur la fonction de cohésion sociale. Quelle que soit la discipline, les postulats implicites s'appuient sur l'hypothèse que l'attachement au lieu serait inversement proportionnel à la mobilité. Derrière cet apparent consensus, les processus invoqués sont toutefois différents d'un modèle à l'autre. Classiquement, la mobilité croissante, voire généralisée, serait synonyme d'éclatement de la cohésion sociale, alors que l'attachement au lieu la favoriserait, voire la garantirait (Coing, 1966 ; Hunter, 1975 ; Noshis, 1984 ; Unger et Wandersman, 1985); ici, la cohésion sociale est souvent limitée aux relations de voisinage. À l'inverse, la mobilité croissante est entendue comme engendrant de nouvelles formes de cohésion sociale constituées sur le mode électif, mais indépendantes des lieux et d'une quelconque relation d'attachement (Chalas et Dubois-Taine, 1997) ; là, l'attachement au lieu n'est pas envisagé en dehors de la contiguïté spatiale. Pour d'autres enfin, les rapports sociaux et les identités qui s'inscrivent aujourd'hui dans une logique de mobilité correspondent simplement à une coexistence d'individualités (Augé, 1992), une forme de relation sociale privilégiée par les adolescents (Buffet, 2006). Finalement, la cohésion sociale n'est probablement ni une fonction sociale, ni une fonction psychologique de l'identité sociale, car elle ne tient pas compte de la position, voire de la situation, des individus. Elle renvoie à l'idée d'individus équivalents et interchangeables d'un point de vue relationnel, contrairement à l'identité. Les processus de continuité et de distinction sont en revanche deux mécanismes identitaires (Twigger-Ross et Uzzel, 1996) qui jouent un rôle important pour le positionnement social, psychologique et même géographique des individus.
La dialectique continuité/distinction mobilité
comme fonction
identitaire de la
La continuité renvoie à l'acception classique de l'identité, encore appelée identité numérique, c'est-à-dire à une identité qui "permet de penser qu'une chose reste elle-même malgré les changements" (Debarbieux, 2006). C'est une fonction importante pour deux raisons. Elle permet tout d'abord de saisir les permanences, les récurrences, les routines, notamment dans une problématique où le mouvement est central; en d'autres termes, c'est la continuité qui permet de saisir ce qui est intériorisé par l'individu. D'autre 76
part, elle est inséparable de la fonction de distinction, puisqu'en identifiant ce qui est propre à un groupe social, c'est du même coup ce qui est différent des autres qui est mis en avant. Toutefois, le processus de distinction va plus loin puisqu'il consiste aussi à attribuer aux autres, et par conséquent à recevoir des autres, un ensemble d'attributs. Ce processus de catégorisation est à la fois inséré dans des rapports sociaux (position sociale), pratiqué (le comportement spatial étant sa manifestation) et objectivé par inscription dans une matérialité (Bourdieu, 1980). Si les modèles théoriques qui opposent identité sociale et mobilité quotidienne ne tiennent pas compte de ces processus sociologiques, en revanche ils s'appuient tous sur la notion de lieu. Or, ce dernier, parce qu'il se définit par sa singularité, ses limites spatiales et par sa localisation géographique, apparaît, théoriquement, comme antinomique avec la notion de mobilité; "le lieu est un vase qu'on ne peut mouvoir" (Aristote). On comprend alors comment la singularité du lieu, autrement dit l'identité d'une portion de l'espace géographique, est plus intuitivement associable à l'hypothèse d'une identité spatiale de l'individu que ne peut l'être la structure de ses mobilités. Par conséquent, ce sont des identités personnelles ancrées dans l'espace qui sont formulées (Proshansky, 1978 ; 1983), pour chercher tout d'abord à dépasser les critiques de la recherche en géographie sur la relation entre identités géographiques et identités sociales (Debarbieux, 2006), et ensuite à rendre compte de la singularité du rapport à l'espace des individus. "L'individualité géographique" (le lieu), déjà présente dans les travaux de Vidal de la Blache (1903) à l'échelle d'une nation, passerait nécessairement par une conscience individuelle de cette relation au lieu, à savoir l'identité spatiale. Gottmann (1952) rajoute que cette individualisation de l'espace et de l'identité repose sur une prise de conscience et une adhésion collective, par la construction de représentations qui ne peuvent être appréhendées que subjectivement. Debarbieux (2006) tente néanmoins de rompre avec cette approche pour articuler l'identité personnelle autour d'une "aptitude à se situer et comme potentiel d'action", ou comme "une prise de position". Finalement, qu'on l'inscrive dans l'immédiateté d'un vécu ou dans un projet d'acteur, l'identité spatiale d'un individu aurait pour fonction de maintenir une identité personnelle autonome vis-à-vis de la structure sociale. Ainsi, l'espace est envisagé comme étant initialement neutre socialement, et l'identité spatiale s'élaborerait soit sur la base d'une sensibilité environnementale, soit sur la base d'une prise de position motivée par un projet. Asseoir les fondements théoriques de l'identité sur un "être soi" 77
(identité personnelle) plutôt que sur un "être social" (identité sociale) permet de contourner, partiellement, l'antinomie théorique initiale entre identité et mobilité. Mais cela suppose aussi qu'un autre modèle théorique s'y greffe, souvent implicitement, à savoir le modèle hédoniste de l'économétrie. Celuici postule que la mobilité quotidienne relève d'un ensemble de processus de décision conscients. La mobilité est alors source de choix au service de la maximisation de l'utilité, ce qui lui confère un pouvoir générateur d'identités, alors qu'elle est probablement avant tout révélatrice d'identités qui restent dynamiques dans leurs formes, du fait des évolutions régulières du contenu des représentations spatiales et temporelles. Si le concept d'identité est invoqué au niveau personnel pour dépasser l'idée déterministe selon laquelle les traits physiques d'un espace impriment des caractères aux groupes qui y résident, il fait, dans un même mouvement, l'économie d'une analyse sur les relations et les positions des citadins dans l'espace physique et social. En effet, le concept d'identité, appliqué à une portion de l'espace à la fois géographique (le lieu) et social (l'individu), rend très difficilement compte des dimensions sociologiques du rapport à l'espace, car ce sont les prises de position plutôt que les positions, ou encore les préférences plutôt que les dispositions, qui sont théoriquement mises en avant. En conséquence, la mobilité est envisagée au service d'un épanouissement personnel (Chalas et Dubois-Taine, 1997).
De la mobilité vers l'identité
Si nous prenons maintenant la relation entre identité et mobilité, en partant cette fois du dernier terme, celui-ci ne se réfère pas directement à la notion de continuité, et par conséquent à celle de distinction. Au contraire, la mobilité est généralement envisagée comme une manière de se libérer de la contiguïté spatiale. Elle permet de dissocier (Remy, 2004) plutôt que de distinguer. En effet, elle renvoie à un changement de localisation, à un déplacement pour atteindre une ressource spécifique et différente de celle qui vient d'être quittée (ressource matérielle, économique, sociale, etc.). C'est un moyen d'obtenir une autonomie tant spatiale que sociale. La mobilité est toutefois considérée comme un fait culturel (Remy et Voyé, 1992), une pratique de la vie quotidienne moderne valorisée et valorisante. Pourtant, on peut noter que si certains groupes sociaux tirent leurs identités même de leur mobilité particulière, elles sont le plus souvent stigmatisées: tziganes, immigrés, motards, etc., autant de groupes qui s'opposent aux "stables", lesquels associent généralement les cultures de ces groupes 78
(définis par leur mobilité) à une série de stéréotypes négatifs, comme si la mobilité était cette fois source d'immoralité. Dès lors, la mobilité n'est pas qu'un fait culturel. C'est aussi un fait social qui contribue aux processus de distinction. Peut-on alors envisager que ce soit l'identité sociale des individus qui génère des mobilités spécifiques, et non l'inverse? Peut-on envisager qu'un processus de distinction sociale gouverne la mobilité au point que les processus de catégorisation spatiale, sociale et cognitive soient en étroite relation? De nombreuses recherches montrent que les dimensions économiques et culturelles déterminent fortement la mobilité quotidienne des citadins, notamment en termes quantitatifs (Le Breton, 2005). Cependant, ces dimensions culturelles sont généralement assimilées à des compétences ayant un impact important dans les représentations cognitives de l'espace: celles des groupes sociaux défavorisés seraient concrètes et non transposables à d'autres espaces que ceux qu'ils fréquentent, alors que celles des classes sociales plus aisées seraient abstraites et amélioreraient les compétences nécessaires à la délocalisation. Sommes-nous réellement face à un type de connaissances de nature différente d'un groupe à l'autre? Ou bien sommes-nous face à des relations à l'espace qui, dans certains cas, facilitent le transfert de connaissances d'un espace à l'autre, alors que dans d'autres cas, ce transfert cognitif serait moins aisé du fait de la difficulté à déchiffrer les caractéristiques physiques, sociales et fonctionnelles de l'espace? Cette dernière hypothèse, qui s'appuie sur le concept de lisibilité sociale de l'espace (Ramadier et Moser, 1998), suppose que la mobilité renverrait à une capacité à se replacer plutôt qu'à se déplacer. Or la plupart des travaux analysent la mobilité simplement comme une capacité à se déplacer, probablement parce que la position géographique est confondue avec la localisation géographique, et que l'une comme l'autre sont considérées comme changeantes plutôt que s'échangeant. Saisir la mobilité comme un replacement, c'est donc tenter de dépasser les apparences d'un changement d'ordre physique qui changerait l'ordre social et les représentations cognitives. C'est aussi échapper à l'apparente discontinuité de la relation à l'espace, car la continuité de cette relation n'est probablement pas à rechercher dans la contiguïté spatiale, ce que suggère notamment le concept de territoire en archipel (Viard, 1994). La mobilité serait donc ancrage tout autant que mouvement et par là-même, révélatrice d'identité en fonction des modalités de cet ancrage (localisations des activités, pratiques modales et temporelles, etc.). Finalement, saisir la mobilité comme un replacement, c'est attribuer à celle-ci une fonction 79
sociale (Piolle, 1990) et non uniquement culturelle; c'est aussi lui attribuer une fonction d'insertion sociale complémentaire à celle, traditionnelle, d'échanges sociaux; c'est considérer qu'elle ne correspond pas nécessairement au franchissement de limites socialement différentes, mais au franchissement de limites fonctionnellement différentes; enfin, c'est envisager qu'elle est bien plus subordonnée à l'identité sociale des individus qu'elle ne construit cette dernière. Comme le propose Cologan : "La mobilité est l'expression d'un type d'insertion sociale dans l'espace urbain, le déplacement correspond à sa mise en œuvre, et le transport à son outil." (Cologan, 1985)
Cette problématique nous paraît importante car les analyses qui tentent de saisir les enjeux sociaux constitutifs de la mobilité sont rares alors que ses externalités manifestes (inégalités face à l'emploi, répercussions écologiques et sanitaires, risques, etc.) font l'objet d'investigations toujours plus importantes (Lannoy et Ramadier, à paraître).
La mobilité comme replacement:
quelle posture théorique?
Bien que nous puissions maintenant formuler une conception de la mobilité comme étant subordonnée à l'identité sociale de l'individu, d'autres efforts conceptuels plus généraux restent à faire pour structurer la méthode d'analyse. Le premier consiste à préciser la posture scientifique permettant d'invoquer simultanément trois disciplines qui se regroupent toutefois dans le champ des études sur la relation des individus à l'espace: la géographie, la sociologie et la psychologie. Pour cela, une approche transdisciplinaire, qui tente de confronter les différentes perspectives d'analyse et de mettre en relation les différents niveaux de connaissances disciplinaires, sans écarter les paradoxes issus de cette confrontation (Ramadier, 2004), doit être mise en œuvre. La seconde posture théorique générale consiste à dépasser le clivage analytique entre pratiques et représentations. En géographie, cette intention a été formulée par Di Méo (1994), sans qu'à notre connaissance aucune analyse n'ait véritablement été mise en œuvre dans ce sens. En psychologie, Abric (1994) a fait des propositions similaires sans pour autant échapper, cette fois, à un modèle d'interactions entre pratiques et représentations qui, certes limite ce clivage, mais ne permet pas de l'évacuer complètement. C'est 80
donc à partir de concepts issus des approches écologiques, comme celui d'affordance (Gibson, 1979) ou de sites comportementaux (Barker, 1968) que les psychologues l'ont réellement dépassé. En sociologie, Bourdieu (1980) reste l'auteur qui l'a théorisé avec le plus de précision, notamment dans le but de dépasser l'opposition entre subjectivité et objectivité et d'asseoir le concept d'habitus d'un point de vue épistémologique. Considérer le couple pratiques/représentations simultanément permet également de ne plus différencier les effets de lieu des effets de mobilité dans l'analyse, afin de rechercher l'économie des pratiques dans les routines spatiales et comportementales, dont on sait bien qu'elles sont difficiles à énoncer par l'individu lui-même. Ainsi, on postule que les représentations environnementales sont socialement et activement construites, et font "corps" avec les pratiques car elles dépendent d'une identité ou d'une position sociale. Enfin, le dépassement du clivage analytique entre représentation et pratique offre les moyens théoriques d'envisager la mobilité quotidienne (que les comportements soient analysés au niveau des modes de déplacement ou des lieux fréquentés) comme un ensemble de replacements propres à un type de position sociale. Et c'est finalement sur la notion de position que l'approche transdisciplinaire permet de mettre en relation, conjointement, les dimensions physiques, sociales et cognitives. Cette notion est effectivement commune aux espaces géographiques, sociaux et cognitifs, et renvoie aux dispositions des entités étudiées dans ces espaces, c'est-à-dire aux caractéristiques propres aux lieux, aux groupes sociaux et aux représentations sociales. Très tôt, la géographie différencie la localisation de la position. Cette dernière est considérée comme une condition géographique productrice de différentiations sociales (Vidal de la Blache, 1902), car elle correspond à une localisation particulière du lieu par rapport à la structure spatiale dans son ensemble: le centre-ville, la périphérie, etc. Autrement dit, l'espace géographique n'est pas isotrope du point de vue des relations spatiales de ses entités. En sociologie, la notion de position est finalement calquée sur celle de la géographie et s'appuie sur la notion d'espace social proposée par E. Durkheim et théorisé par P. Bourdieu (1979). En psychologie, la position cognitive n'est pas évoquée. Cependant, la multitude des représentations sociales d'un objet constitue un espace sociocognitif de cet objet, car chaque type de représentation entretient des relations plus ou moins distinctes avec chacune des autres. Ainsi, que ce soit la position 81
sociale, cognitive ou géographique, chacune de ces composantes est déterminée par la structure sociale et les processus de continuité et de distinction qui la constituent.
Apports disciplinaires
Quels sont maintenant les travaux disciplinaires qui permettent d'envisager la mobilité comme un mode d'insertion sociale, comme un replacement, ou plus généralement comme étant subordonnée aux identités sociales?
La psychologie
écologique
et environnementale
Les approches et les modèles écologiques de la psychologie conçoivent la relation percevant-environnement comme une association plutôt qu'une séparation, une réciprocité plutôt qu'un dualisme (Heft, 1997, p.81). De plus, ils renvoient clairement à la nécessité théorique d'analyser conjointement pratique et représentations. Si l'on se réfère pour commencer au concept des sites comportementaux (Barker, 1968), les pratiques des individus ne peuvent être comprises et analysées qu'en tenant compte du contexte physique et des processus cognitifs afférents. Le site comportemental peut être défini comme un système où les éléments physiques et humains sont en congruence (dans un cadre composé de frontières spatiales et temporelles), en vue de créer des séquences ordonnées d'événements et d'actions qui constituent le programme du cadre. Ce sont, dans un premier temps, des valeurs environnementales qui émergent au cours des interactions entre les individus et leur milieu, pour devenir ensuite des programmes lorsqu'elles sont définitivement constituées. Cependant, l'auteur considère que les fondateurs d'un site comportemental influencent significativement son développement car ils se représentent préalablement le site tel qu'ils espèrent qu'il soit. À l'échelle de la ville, l'étude de la diversité et de l'étendue des sites comportementaux a permis également de mieux comprendre les ressorts de la mobilité, notamment de certaines populations comme les enfants (Barker et Wright, 1955). Les sites comportementaux fournissent une grille de lecture culturelle et sociale des conduites et des règles à respecter, établies sur l'ensemble des conduites propres aux groupes sociaux fréquentant et utilisant le lieu.
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Le concept d'affordance (Gibson, 1979), défini comme l'ensemble des qualités fonctionnelles et signifiantes de l'environnement qui sont issues d'un individu en train d'agir, minimise quant à lui les notions d'obligation ou de règle qui étaient présentes dans le site comportemental. L'affordance se focalise plus fondamentalement sur la notion d'opportunité d'action. Dans le cadre de la mobilité, ce concept permet de rapprocher les notions d'accessibilité, de familiarité environnementale et de construction de la connaissance environnementale. Il permet de comprendre l'environnement en termes de significations pour l'individu. Par conséquent, et bien que Kytta (2003) propose toute une déclinaison des niveaux d'affordance en fonction des étapes de mise en œuvre des pratiques spatiales (allant jusqu'à proposer la notion d'affordance sociale), les processus investi gués sont modélisés au niveau des structures cognitives sans tenir compte des structures sociales. La fonction de replacement des mobilités quotidiennes ne peut dans ce cas être appréhendée entièrement, d'autant que le modèle théorique postule que les individus sont interchangeables à partir du moment où leur relation à l'espace dépend de similitudes en termes de rôle social, d'intentions et de projets. Les travaux de Feldman (1990) sur l'identité d'habitation, une dimension spécifique de l'identité spatiale, évoquent avec force la notion de replacement par la mobilité. S'appuyant plus précisément sur la mobilité résidentielle nord-américaine, l'auteur définit l'identité d'habitation comme "un ensemble d'idées conscientes et inconscientes, de sentiments, de croyances, de valeurs, de buts et de tendances comportementales qui lient l'individu à un type de lieu particulier" (traduction de Bahi-Fleury, 1996). Revenant sur les cadres cognitifs de l'individu, l'auteur observe que, dans un contexte de forte mobilité résidentielle, l'individu conserve une continuité dans ses expériences résidentielles entre les lieux de résidence passés, présents et futurs, dès lors qu'ils ont des propriétés similaires. Il s'opère alors une catégorisation de l'environnement, ici relative au lieu de résidence, qui génère un investissement pour certains types d'habitat plutôt que pour d'autres. La récurrence environnementale des lieux de résidence successifs et l'évaluation d'un type d'habitat proviendraient alors d'un processus d'identification plutôt que du simple fait d'y résider. Pour conclure, bien que l'auteur affecte la fonction de l'identité d'habitation à la construction de soi plutôt qu'à la construction des relations et des positions des citadins dans l'espace physique et social, nous pensons que cette dimension identitaire est bien plus d'ordre social que personnel. Autrement dit, la notion de position,
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quelle que soit sa dimension, est difficilement considérée, bien que la mobilité dont il est ici question renvoie clairement à un replacement cognitif, spatial et, finalement, social. La notion de lisibilité sociale de l'espace (Ramadier et Moser, 1998) tente de conserver les acquis de la psychologie écologique tout en considérant la distance sociale qui s'instaure entre l'individu, sujet social, et le milieu urbain, culturellement marqué. Ainsi, parce que les caractéristiques physiques et sociales de l'espace géographique dans lequel se trouve l'individu ne correspondent pas nécessairement à celles avec lesquelles il a développé ses compétences de lecture de l'espace, les significations environnementales véhiculées par les signes et les codes architecturaux ou urbanistiques ne sont pas, en tout lieu, déchiffrées par l'individu. Au cours des mobilités, l'individu tend, soit à se limiter aux espaces qu'il est en mesure de déchiffrer d'un point de vue à la fois cognitif et comportemental, soit à s'engager dans l'apprentissage des significations environnementales et des comportements afférents (Ramadier, 1997). Dans le premier cas, l'individu tend alors à se replacer géographiquement, alors que dans le second il se replace cognitivement. Dans tous les cas, la localisation
géographique d'un individu n'est pas sans lien avec sa position sociale et cognitive. La lisibilité sociale de l'espace permet finalement de montrer que la position sociale de l'individu a une forte incidence sur les représentations cognitives de l'espace comme sur les comportements spatiaux, car l'espace comme l'individu ne sont pas neutres socialement, et leur mise en relation révèle les enjeux de luttes d'appropriation cognitive et comportementale de l'espace géographique sur la base des identités sociales forgées.
Sociologie
des mobilités quotidiennes
On peut distinguer trois grandes manières d'aborder la question des mobilités en sociologie. La première consiste à rapporter les mobilités spatiales des individus à la position qu'ils occupent dans la structure sociale, et donc à expliquer ces mobilités par la nature du système social qui les produit. La deuxième approche s'intéresse aux projets que poursuivent les individus et les groupes, et tente de cerner comment les mobilités quotidiennes participent à ces projets. Enfin, un troisième courant porte son attention sur les systèmes de mobilité, envisagés comme des espaces d'activités spécifiques et transversaux, et sur les manières dont les agents sociaux les pratiquent et les "habitent". Cette dernière perspective est sensiblement différente des deux premières, dans la mesure où elle ne 84
s'intéresse qu'indirectement aux processus sociaux de différenciation des mobilités et des identités auxquelles elles sont liées. Adossée au courant de "la ville émergente", elle s'oppose aux deux premières perspectives qui reposent sur la "sécession urbaine" (Pradeille, 2001), que nous détaillerons car elles nous semblent plus propices à l'hypothèse d'une identité de déplacement. La première perspective se caractérise par deux traits: les mobilités doivent être rapportées au système qui les produit, d'une part, et n'ont de sens que dans leur articulation avec l'ensemble des pratiques des agents, d'autre part. Ici, rendre compte sociologiquement des pratiques de mobilité spatiale implique de décrire la structure ou le système des positions, ou encore l'espace social, qui engendre ces mobilités. Ainsi, la mobilité, entendue comme besoin, désir et fonctionnalité, est envisagée comme un produit du système dominant et de son exigence de circulation qui s'incarnent dans des structures spatiales concrètes, telles que la périurbanisation engendrant l'exigence de "pendularité"', la concentration des pôles d'emploi et de décision, le développement d'infrastructures de consommation collective aux abords des grands axes de circulation, etc. De son côté, la vie quotidienne est subordonnée aux exigences du "système dominant", notamment par l'homogénéisation des rythmes et des espaces de déplacement, par la fragmentation sociale et spatiale (produisant des discontinuités spatiales et temporelles, favorisant le développement d'activités disjointes pour un même individu et entre individus au sein des ménages, faisant éclater les solidarités anciennes en entraînant des ségrégations spatiales nouvelles), et par la hiérarchisation des déplacements et de leurs modes, reposant sur toutes les échelles fonctionnelles et symboliques attachées aux objets, aux espaces et à leurs usagers (Castells et Godart, 1974; Lefebvre, 1986; Ansay, 1994). Dans une version plus proche de l'écologie humaine, le système est celui qui lie les individus et les groupes au sein d'un espace dont les occupations se caractérisent par leur interdépendance. Qu'il s'agisse des trajets pendulaires des "cols blancs" de Chicago (décrits par Burgess dans les années 1920) engendrés par la volonté de fuir les espaces urbains plus centraux occupés par des groupes socio-économiques ou ethniques dont ils 1. "Dans cette perspective d'analyse, on en vient donc à analyser la migration alternante et la manière dont elle est vécue et perçue, comme un type de rapport caractéristique d'une position sociale et lue par les agents individuels à travers leur stratégie, voire leur identité propre" (Mougenot, 1985). 85
cherchent à se distinguer (Lannoy, 2005), ou encore de la carte des trajets parcourus par une fille bourgeoise du 16e arrondissement de Paris au début des années 1950 comme reflet de la position sociale qu'elle occupe, et qui rend incongrue et inutile la fréquentation d'autres espaces de Paris occupés par des groupes aux positions sociales différentes (Chombart de Lauwe, 1952), les mobilités assurent une fonction de distinction sociale. Celle-ci est entendue comme l'opération simultanément symbolique et pratique de mise à distance du "différent" et de rapprochement du "semblable". Le développement des systèmes techniques de transport lui-même peut engendrer des effets de différenciation et de hiérarchisation des positions spatiales et sociales2, comme dans le cas de la dépendance automobile, phénomène qui frappe d'autant plus fort les catégories sociales les plus défavorisées (Dupuy, 1999). En outre, ces mobilités sont toujours différentielles, car les groupes sociaux possèdent une maîtrise inégale des conditions de production et d'usage de ces mobilités (Cresswell, 2001; Ollivro, 2005). Par ailleurs, ce système de positions sociales ne commande pas uniquement les mobilités, mais bien également l'ensemble des autres dimensions de l'existence des individus: choix résidentiels, choix des établissements scolaires, préférences environnementales, goûts, choix conjugaux, et, en matière de transport, arbitrages financiers, choix du mode et du modèle (le train de première ou deuxième classe, la voiture de haut ou de bas de gamme, etc.), bref l'ensemble des dimensions constitutives de leur identité sociale. C'est ce que, dans une version vulgarisée de la sociologie bourdieusienne (Bourdieu, 2000), Haumont (1980) appelle les modes de vie, lesquels sont socialement produits et différenciés. Les mobilités quotidiennes, comme les supports qui permettent leur réalisation et les espaces-temps qu'elles relient, sont des marqueurs de classes ou de styles de vie, autrement dit sont des opérateurs de distinction sociale (Dobruskez, 2002). La deuxième perspective, prenant distance par rapport au déterminisme sous-jacent à la perspective précédente, insiste sur la dimension projective ou signifiante des mobilités quotidiennes, c'est-à-dire sur les projets d'insertion sociale et spatiale des individus et des groupes, 2. En effet, dans une perspective critique, le développement de ces systèmes techniques n'a rien de naturel: son orientation et son intensité sont le fruit de l'action de certains groupes sociaux, par définition dominants et toujours en collusion les uns avec les autres, qui, sous couvert de neutralité précisément technique ou d'appel à l'intérêt général, assurent l'entretien de leurs intérêts particuliers. Pour des exemples relatifs aux systèmes de transport, voir Yago (1984) ou Wolf (1996). 86
donc sur le côté actif de la construction de ces mobilités. Une première conceptualisation illustrant cette perspective est celle de transaction, qui, pour Rémy: "[. ..] est centrée sur la genèse de la relation ou sur les effets du compromis, sur les étapes de l'évolution du rapport social, sur la transformation des termes de l'échange et sur la modification des priorités. " (Blanc, 1992)
Dans cette perspective, l'unité de base pour l'analyse n'est pas l'individu mais la relation à travers laquelle un échange potentiel ou réel peut ou non avoir lieu. On parlera par exemple, à propos de certains groupes, de transaction entre la volonté de participer à la vie urbaine et la jouissance d'un environnement de type rural, ce qui suppose à la fois des transactions internes et externes au groupe, se marquant notamment dans des usages et des représentations contrastés des espaces (Lannoy, 1996). On a ici une illustration particulièrement claire du phénomène de mobilité comme replacement, celle-ci permettant la réalisation (plus ou moins complète) d'un projet, lui-même relatif à et constitutif d'une position sociale ou d'une territorialité spécifique (Piolle, 1990). La mobilité, ou plus exactement la motilité (entendue comme capacité potentielle de se montrer mobile), est ici conçue comme un capital spécifique pouvant être mobilisé par les individus au sein de leurs trajectoires sociales (Kaufmann et al., 2004). Il y a une construction réciproque du projet et de la position sociale. C'est cette posture analytique que partagent également les typologies des formes de mobilité élaborées par Montulet (2005), par Petit (2002) sur la base de la théorie des logiques de l'expérience de Dubet, ou par Flamm (2004, 2005) à partir des notions de conduite de la vie quotidienne et de cadre d'expérience. Ces différentes formes ou logiques recouvrent indissociablement des propensions à la mobilité, des dimensions identitaires, des projets et des représentations, des contraintes structurelles. C'est pour cette raison que les déplacements peuvent être considérés comme des révélateurs de l'identité sociale: leur forme récurrente fait qu'ils peuvent être conceptualisés comme des replacements, comme affirmation et réaffirmation d'une certaine insertion sociospatiale. Ces deux perspectives partagent l'idée que les mobilités quotidiennes s'inscrivent dans une logique générale, et même fondamentale, de toute société: la gestion de la distance et de la proximité sociales. Dans cette" gestion", inhérente au jeu social, le social et le spatial ne se recouvrent
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pas nécessairement: leur coïncidence ou, au contraire, leur disjonction varie selon les époques, les groupes sociaux, les activités voire les espaces-temps considérés, mais aucun individu ou groupe n'est en mesure de faire l'économie de cette "gestion", par laquelle se joue son identité.
Géographie
sociale et mobilité quotidienne
Le paradigme de la mobilité selon le genre a maintes fois montré que les différences de mobilité quotidienne entre les femmes et les hommes dépendaient de la position que ces deux groupes occupent dans la société. Par exemple, dans les années 70, les trajets domicile/travail, plus courts pour les femmes nord-américaines, s'expliquent à la fois par un plus faible salaire, un temps de travail plus réduit et par des charges familiales plus importantes. Dès que le salaire et le temps de travail augmentent, les différences entre hommes et femmes quant à la distance des trajets domicile/travail s'estompent (Madden, 1981). Deux décennies plus tard, cette différence n'apparaît que dans un cas bien précis: celui des ménages bi-salariés avec enfants qui ne possèdent qu'une automobile (Vandersmissen, à paraître). Entre-temps, la part des femmes sur le marché du travail, de celles qui possèdent un permis de conduire, et de celles qui se déplacent en voiture pour se rendre au travail a augmenté, sans pour autant atteindre celle de l'homme. Enfin, l'arrivée d'un enfant dans le ménage accroît les disparités car cet événement intensifie l'usage de la voiture chez l'homme et le diminue chez la femme (Best et Lanzendorf, 1995). L'identité de genre, une dimension particulière de l'identité sociale, a donc une forte incidence sur les mobilités quotidiennes et l'évolution de ces rapports identitaires semble faire évoluer les mobilités quotidiennes. Dans d'autres domaines, des travaux montrent que la mobilité s'appuie sur des identités sociales. C'est le cas de l'étude de Petit (2002) sur les stratégies de déplacement, les modes et les itinéraires empruntés dans la vallée de Chamonix par les autochtones et les touristes. Il montre que l'utilisation d'itinéraires non pratiqués par les touristes, parce qu'ils leur sont inconnus, est une façon non seulement d'être plus efficace, mais aussi d'être identifié comme "un enfant du pays". Ici, les processus de distinction (vis-à-vis des touristes) et de continuité (partager et pratiquer un "espace savoyard") de l'identité sociale influencent les mobilités quotidiennes. Le dernier apport de la géographie porte sur le concept de territoire. Outre le fait que ce terme corresponde à l'ancrage spatial des individus ou des groupes par leurs mobilités récurrentes, ce concept a longtemps été envisagé comme une étendue spatiale continue et délimitée par un contour, 88
une frontière, elle aussi continue. Cependant, le débat sur la notion de territoire qui a eu lieu au cours des années 90 a vu émerger une autre conceptualisation du territoire. Ce dernier n'est plus envisagé uniquement comme une étendue continue, mais comme un archipel (Viard, 1994). C'est une structure réticulaire qui caractérise le territoire en archipel, et ceci dans le but de répondre à l'évolution des réalités sociales plus que spatiales (Arrault, 2005). Initialement conceptualisée à l'échelle du monde, la notion de territoire en archipel propose de décrire des "désorganisations" du lien social par les processus d'individuation. Nous retrouvons ici le postulat théorique classique qui oppose la mobilité à la cohésion sociale. Cependant, ce modèle du territoire retient toute notre attention car il rend compte d'une réalité à la fois continue (la territorialité et ses dimensions identitaires par la mobilité) et discontinue (absence de contiguïté spatiale) sans pour autant être dépourvue de toute logique. L'apparent paradoxe repose sur la relation entre l'espace géographique et l'espace social. Les ségrégations sociales dans l'espace ne permettent ni de se limiter à un lieu donné, ni de procéder par contiguïté spatiale pour consolider ou agrandir un groupe social. En revanche, la mobilité est un moyen de rassembler une plus grande partie des individus d'un groupe social donné, ce que montre Grossetti (2006) quand il constate que la capacité à faire face aux contraintes physiques par la mobilité renforce l'homophilie des relations et leur caractère ségrégatif, c'est-à-dire des relations basées sur les proximités sociales. À l'inverse, mais sans que cela ne soit contradictoire, Castell (1996) ou Bauman (1998) constatent que les populations les plus pauvres se déplacent moins que les plus aisées car les liens affectifs au quartier de résidence constituent un rempart défensif contre les groupes sociaux plus puissants économiquement. Ainsi, contrairement aux hypothèses fondatrices de la notion de territoire en archipel, cette configuration spatiale du territoire n'est pas le résultat d'une désorganisation des liens sociaux, et la mobilité n'est pas qu'au service de l'affranchissement de ces liens, comme elle est habituellement envisagée, mais aussi au service du renforcement des structures sociales existantes. Pour conclure, le territoire en archipel n'est pas de l'ordre du visible depuis l'expérience, mais de l'ordre de la représentation (Arrault, 2005) et notamment de la représentation cartographique (Retaillé, 1997).
Conclusion
La mise en avant des processus d'individuation tend à penser la mobilité quotidienne, et parfois même ses impératifs, comme un moyen de produire ou de construire une identité personnelle. La mobilité est alors 89
analysée comme un moyen de s'affranchir de contraintes spatiales et sociales. Notre interrogation ne consiste pas à nier les possibilités qu'elle offre de transformer l'accès aux ressources matérielles et sociales nécessaires au quotidien des individus, mais à minimiser le fait qu'elle intervienne fortement sur les structures sociales. Il nous semble alors important de renverser cette relation entre identité et mobilité, en s'appuyant notamment sur la notion d'identité ou de position sociale, pour mieux comprendre comment les exigences de continuité et de distinction que l'identité sociale suppose guident la mobilité quotidienne. Autrement dit, la mobilité quotidienne ne serait pas productrice d'identités. Elle en serait le révélateur, et au mieux elle ne ferait que les renforcer ou les actualiser. Rappelons effectivement que les différentiels de mobilité (quantité, accessibilité, etc.) contribuent à renforcer les inégalités entre les groupes sociaux (Le Breton, 2005), mais qu'ils contribuent aussi à maintenir ségrégés les groupes sociaux dans l'espace. Finalement, la mobilité est plus qu'une forme de socialisation, c'est avant tout une forme d'insertion sociale et spatiale. Autrement dit, la mobilité, lorsqu'elle est analysée sur ses bénéfices visibles, permet de conserver un différentiel entre classes sociales sur la souplesse, la rapidité et la facilité d'accès aux ressources recherchées. Mais il ne faut pas négliger le fait qu'elle puisse participer à naturaliser, c'est-àdire à rendre invisible, un processus plus profondément ancré dans les rapports sociaux: les ségrégations sociospatiales. Ainsi, la représentation de la mobilité comme instrument de liberté, contribue certainement à accentuer ce processus de naturalisation des ségrégations; car si, dotée d'une telle propriété d'affranchissement, la mobilité généralisée n'en vient pas à bout, c'est que cette distribution spatiale du social peut être considérée comme propre à "la nature humaine" plutôt qu'à une structure sociale. Nous ne partageons pas ce point de vue. Si l'inscription spatiale de la mobilité quotidienne d'un individu reflète son inscription sociale, on peut alors parler d'identité de déplacement, définie comme: une configuration à la fois sociale, cognitive et géographique des comportements spatiaux des individus telle que celle-ci permette de franchir les frontières fonctionnelles de l'espace géographique en minimisant le franchissement de frontières sociales et cognitives. Nous partons de l'idée que la mobilité est motivée par la nécessité d'accéder à une ou plusieurs ressources localisées ailleurs dans l'espace, que ces dernières soient matérielles ou symboliques (Bourdin, 1996). À ce niveau fonctionnel, nous sommes déjà en présence d'un replacement, encore appelé ancrage, de l'individu dans l'espace géographique. Si ce niveau n'est pas neutre géographiquement, il n'est pas 90
non plus neutre sociologiquement, de par les modes de vie auxquels sont associées ces ressources nécessaires, mais aussi de par les représentations cognitives de l'espace qui, elles-mêmes, sont socialement construites (Jodelet, 1982; Ramadier et Moser, 1998) et indissociables des pratiques. Autrement dit, s'affranchir des ressources fonctionnelles locales en se déplaçant mobilise autant les positions géographiques, sociales et cognitives des individus. À cela s'ajoutent les processus de distinction et de continuité, des processus identitaires qui orientent les actions des individus, et notamment leurs pratiques de déplacement. Cette économie identitaire ne se marque pas seulement au niveau des motifs de déplacement, mais également au niveau des stratégies de déplacements élaborées (et notamment des modes de déplacement utilisés) comme à celui des lieux fréquentés, deux directions majeures pour explorer l'identité de déplacement. Or ce jeu identitaire entre continuité et distinction participe à nouveau à une logique de replacement des individus dans le cadre de leurs mobilités quotidiennes; une logique qui convoque les positions sociales, géographiques et cognitives des individus. Pour conclure, il nous semble important que les notions de replacement et de position, sur lesquelles nous postulons que s'étayent, respectivement, les processus identitaires de continuité et de distinction, soient abordées simultanément selon une approche tri-dimensionnelle, à savoir géographique, sociologique et psychologique. Ces dimensions nous paraissent essentielles pour conceptualiser, analyser et comprendre la notion d'identité de déplacement. Cependant, si elles doivent nécessairement être manipulées ensemble d'un point de vue théorique, il n'est pas certain qu'elles renvoient à un seul et unique niveau d'analyse et de compréhension de l'identité de déplacement. En effet, la sociologie est bien plus efficace pour rendre compte des conditions de possibilité de la mobilité quotidienne, alors que la cognition sociale rend plus aisément compte de ses conditions de production et la géographie de ses conditions de fonctionnement.
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Chapitre 5
L'IDENTITÉ D'ARTISTE: UNE IDENTITÉ SANS ANCRAGE? par Sophie Lecoq
Cette contribution s'appuie sur un constat: les collectivités territoriales qui développent une politique artistique insistent de plus en plus, dans les discours de leurs représentants et dans les orientations de leur politique, sur la dimension territoriale. L'objet de cette contribution vise à questionner les raisons d'une telle prépondérance de la dimension territoriale et, surtout, à cerner ses effets potentiels sur les ressorts de l'organisation sociale de la vie artistique. C'est en ce sens que cette interrogation s'inscrit dans une problématique de l'identité - en l'occurrence artistique - et du territoire parce que cette orientation des politiques artistiques locales peut entrer en contradiction avec une identité d'artiste dont la construction ne requiert pas un ancrage territorial. Dans un premier temps, nous verrons que la prégnance de la dimension territoriale dans une politique artistique locale ne se résume pas, pour les représentants des collectivités locales, au seul souci de doter leurs territoires de responsabilités d'équipements de programmation artistique; elle semble déborder sur les mécanismes de l'organisation sociale de la vie artistique. C'est pourquoi nous consacrerons la seconde partie de cette contribution à sérier des effets potentiels de cette prépondérance de la dimension territoriale sur au moins deux aspects de l'organisation sociale de la vie artistique: la construction identitaire des artistes et la légitimité de la valeur artistique. Ces derniers s'échafaudent dans un rapport particulier au territoire, que l'on peut qualifier d'a-tapie. La mise en rapport de ces deux aspects avec la dimension territoriale portée par les représentants des
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collectivités locales fait apparaître certains paradoxes, certains brouillages de repères jusqu'alors en vigueur dans l'organisation sociale de la vie artistique, mais susceptibles d'ouvrir sur de nouvelles perspectives quant au rapport des artistes au territoire, dessinant aussi des contours nouveaux de la place sociale des artistes dans la cité. Le matériau empirique mobilisé pour démontrer et appuyer notre propos conjugue des éléments qualitatifs produits lors de la réalisation d'un travail de recherche sur la constitution des univers sociaux d'artistes, des données qualitatives spécifiques au domaine du spectacle vivant en Bretagne à partir des orientations de la politique culturelle de la Région Bretagne!, notamment celles relatives au secteur de la danse, ainsi qu'une série d'observations menées sur le suivi des activités d'une association chorégraphique à Rennes2. Le recours à ces dernières sources, construites à l'occasion de travaux spécifiques, se comprend, en rapport à notre questionnement initial, d'une part, par le caractère récurrent de la dimension territoriale dans les orientations de la politique culturelle et artistique de la Région Bretagne et, d'autre part, par la nécessaire prise en compte de la dimension territoriale dans la constitution et le fonctionnement d'une association artistique (établissement d'un siège social; recherche de subsides publics auprès des représentants des collectivités locales). Autant dire que le statut de cette contribution diffère d'une restitution stricto sensu de résultats d'une enquête sociologique, laquelle nécessiterait d'exposer l'ensemble de la démarche, du protocole d'enquête, dont entre autres, le profil des populations enquêtées, leurs trajectoires, leurs contextes d'actions, etc. Il s'agit plutôt de s'appuyer sur différents résultats d'enquêtes, de recherches, non pour prétendre à une généralisation mais pour consolider les fondements d'une suggestion: la récurrence de la dimension territoriale dans la mise en œuvre des politiques artistiques locales vient-elle ébranler la construction d'une identité d'artiste?
1. Les grands axes de la politique culturelle du Conseil Régional de Bretagne, Conseil Régional de Bretagne, novembre 2005. Nous utilisons aussi des éléments issus d'une rencontre organisée à l'initiative de l'élue à la culture de la Ville de Rennes, également en charge de ce secteur à la Région Bretagne, sur la question du service public culturel et celle de la création artistique: Service public culturel et création artistique, Rennes, Théâtre National de Bretagne, Il décembre 2003. 2. Durant deux ans, nous avons suivi, à Rennes, de façon non systématique mais régulière la création d'une compagnie de danse sous le statut associatif. 96
Les raisons d'une insistance sur la dimension territoriale Deux principaux facteurs peuvent aider à comprendre les raisons d'une telle insistance des représentants des collectivités locales sur la dimension territoriale en matière culturelle et artistique: - l'un concerne le contexte politique, notamment les répartitions de compétences entre les différents échelons de responsabilités politiques, notamment en matière culturelle, soit la décentralisation culturelle en France; - l'autre a trait aux comportements des représentants de la société civile à l'égard des activités et pratiques artistiques, soit ce qui a été nommé les "nouveaux territoires de l'art".
L'état de la décentralisation
culturelle en France
Selon Pierre Moulinier, la décentralisation culturelle en France ne se limite pas aux transferts de compétences de l'État vers les collectivités territoriales, mais se construit autour de différents axes: l'évolution des relations entre l'État et les collectivités territoriales; les politiques d'aménagement du territoire; le développement des politiques contractuelles; l'organisation territoriale des responsabilités entre les collectivités publiques; la transformation des logiques de territoires et des modes de gouvernance locale; les retombées de l'Union européenne et les effets de la mondialisation. Par ailleurs, toujours selon cet auteur, trois questions d'actualités pèseront, à l'avenir, sur la vie et les politiques culturelles: - d'une part, les transferts de compétences législatives en matière culturelle privilégient désormais l'échelon de la Région; - d'autre part, les changements à l'œuvre dans le monde culturel sont aujourd'hui moins tributaires des impulsions du ministère de la Culture que du remodelage du jeu des acteurs institutionnels et professionnels de la culture. Ils concernent, entre autres, les recompositions territoriales, les nouveaux modes de gestion des équipements culturels, le recentrage de l'État sur des missions régaliennes, la présence de logiques de marché, la gestion des professions artistiques. Dans ce contexte, les collectivités territoriales et les régions semblent être les premières concernées; - enfin, la transformation de l'appareil d'État sous le mouvement de déconcentration des DRAC et des préfectures.
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Ajoutons que la politique culturelle des collectivités territoriales résulte de la combinaison d'au moins quatre facteurs: ce que l'histoire lègue à une collectivité, ce que la vie associative et les professionnels de la culture portent et revendiquent, l'histoire du rapport des institutions culturelles au territoire local, l'influence des élus locaux. En somme, à travers ce panorama, les orientations nationales en matière d'action publique culturelle tendent à déléguer de plus en plus de responsabilités en matière culturelle aux Régions - même si on sait, depuis les années 80, que les collectivités territoriales, particulièrement les villes, se sont largement investies, à tout le moins financièrement, dans la mise en œuvre de politiques culturelles.
Les "nouveaux
territoires de ['art"
Au début des années 2000, une locution institutionnelle apparaît pour désigner une organisation sociale des activités et pratiques artistiques atypiques en rapport à ce qui prédomine jusqu'alors: les "nouveaux territoires de l'art,,3. Il s'agit de lieux urbains, généralement laissés en déshérence du fait de l'arrêt d'un type d'activité, le plus souvent industrielle, investis par des personnes, jeunes et moins jeunes, plus ou moins proches des milieux artistiques, pour mener des activités autour de pratiques culturelles, artistiques. Ces "nouveaux territoires de l'art" ou ces "émergences artistiques" interpellent les représentants des pouvoirs publics pour au moins trois raIsons: - parce qu'ils requalifient des espaces urbains; - parce qu'ils s'affirment comme des espaces d'activités culturelles et artistiques;
3. En février 2002, une mission spécifique consacrée à ces "nouveaux territoires de l'art" est créée au sein de l'Institut des Villes suite au rapport de Fabrice Lextrait afin de favoriser un soutien interministériel, considéré comme nécessaire au développement et à l'accompagnement des acteurs impliqués dans ces initiatives. Depuis, cette mission n'a cessé de multiplier les rencontres, de rassembler des contributions, de produire des outils en associant les porteurs de projet, les collectivités locales, l'État dans cette perspective de développement et d'accompagnement de ces initiatives. 98
- parce qu'ils sont à l'initiative de "créatifs,,4 trouvant un certain écho auprès des populations locales du fait que l'activité artistique n'y soit plus vécue comme un système auto-référencé. En d'autres termes, ces "nouveaux territoires de l'art" retiennent d'autant plus l'attention des représentants des collectivités territoriales qu'ils sont susceptibles de réaliser ce que les volets culturels de la politique contractuelle nommée "politique de la ville" ne réussissent pas toujours à mener, c'est-à-dire des actions présentant le potentiel pour répondre à une quadruple problématique: urbaine, sociale, culturelle et artistique. Conjugués, ces deux éléments de la vie culturelle française - l'état de la décentralisation culturelle en France et l'attention accordée aux "nouveaux territoires de l'art" - semblent inciter de nombreux représentants des collectivités territoriales à être soucieux de la dimension territoriale dans les orientations d'une politique artistique. Par ailleurs, ces deux facteurs paraissent déplacer le sens même du terme territoire dans les usages des représentants de l'action publique. Ils participent à souligner que la dimension territoriale n'est pas seulement réductible à une découpe en termes de territoires de pouvoirs, de territoires de souverainetés, d'échelles d'organisations politiques et administratives. La dimension territoriale renvoie aussi à des territoires vécus, à des territoires de pratiques sociales. Tout se passe comme si l'état de la décentralisation en France, les "nouveaux territoires de l'art", œuvraient à la conversion, chez les représentants de l'action publique, d'une conception du territoire passant d'une approche du territoire comme aire d'action et d'intervention à une approche du territoire comme espaces de ressources pour l'action, y compris en matière de politique artistique. Ce dernier élément mérite d'être retenu parce qu'il implique, d'une part, une politique artistique qui ne s'inscrit plus exclusivement dans une logique descendante - présente dans la perspective d'une démocratisation de la culture - et, d'autre part, la potentialité, pour des activités culturelles et artistiques situées sur un espace de vie, de prétendre au statut artistique et non d'être d'emblée assimilées à la catégorie sociohistorique de "socioculturel ".
4. Nous empruntons ce terme à Pascal Nicolas-Le Strat. Il s'agit de personnes jeunes ou moins jeunes, détentrices ou non de formations artistiques, n'attendant pas l'habilitation de pairs artistiques pour s'instituer autour de pratiques artistiques. 99
Les effets potentiels du territoire dans une politique artistique sur les ressorts de l'organisation sociale de la vie artistique La récurrence de cette dimension territoriale, entendue comme espace de ressources, dans une politique artistique - avec les implications citées précédemment -, semble entrer en contradiction avec le rapport au territoire qu'entretiennent au moins deux aspects de l'organisation sociale de la vie artistique, à tout le moins dans le secteur du spectacle vivant: - ce qui prédomine dans la construction de l'identité d'artiste, - l'organisation sociale qui jusqu'alors légitime la valeur artistique.
La construction
de ['identité d'artiste
La construction de l'identité d'artiste varie bien sûr selon différents facteurs, dont: - les secteurs d'activités (cinéma, spectacle vivant, musiques, etc.), lesquels ne s'organisent pas de la même manière (au niveau institutionnel, économique, etc.). Par exemple, l'économie du secteur du spectacle vivant est particulièrement tributaire des subsides publics alors que celle du cinéma, ou encore des musiques actuelles génère leur propre économies) ; - l'organisation sociale du travail artistique qui ne requiert pas les mêmes compétences et ne les cristallise pas non plus autour des mêmes rôles SOCIaux. Pourtant, malgré cette disparité, nous avons montré, à l'occasion d'un travail sur la constitution des univers sociaux d'artistes, que la singularité et ce que nous avons nommé la "dérobade" - Nathalie Heinich, traitant de l'identité des écrivains, parle, quant à elle, d'une tendance à l'indétermination, c'est-à-dire que l'identité d'écrivain se construit à partir de l'exigence d'indétermination - sont caractéristiques de la population artistique. En effet, nous avons relevé dans les discours d'artistes une double récurrence: celle d'une revendication d'une différence; celle d'un refus d'être enserré dans des catégories nominatives. Plutôt que de considérer ces récurrences comme des éléments à la marge d'une réflexion sociologique et de les rapporter au statut de croyance dans une perspective critique, nous les avons pris au sérieux.
5. Nous pensons à la loi de Baumol dans le domaine du spectacle vivant. 100
Du côté de la revendication d'une différence radicale, l'analyse des propos d'artistes permet de montrer qu'ils contestent l'exercice d'une concurrence fondée sur des compétences particulières, techniques par exemple, qu'il s'agirait de détenir pour prétendre produire. Ce sont plutôt les productions respectives qui phagocytent toutes les attentions et c'est à travers elles qu'est évaluée la capacité des artistes de produire en permanence de la différence, de la singularité. C'est ce qui constitue une des spécificités de l'exercice social de l'activité artistique. Tout se passe comme si la condition de la "compétitivité" des artistes et de leur reconnaissance paritaire se rapportait à leur capacité de cristalliser, de fixer, autant que possible, dans la production, la divergence, en l'occurrence la singularité de leur appropriation de l'art. À ce sujet, citons les propos d'un metteur en scène: "Il n'y a rien qui m'énerve le plus que de voir un spectacle qui est assez proche de mon univers. Il y a quelques metteurs en scène qui font un travail et tout d'un coup je me dis que j'aurais pu faire un truc comme ça, que ça me plaît beaucoup et ça, ça m'énerve, ça ne me plaît pas, je sors mal de ce genre de spectacles, ils sont esthétiquement trop proches de moi [...]." (Metteur en scène).
Le refus d'être enserré dans des catégories nominatives, à tout le moins d'être réduit et défini par une quelconque catégorie s'exprime aussi clairement: "Je n'appartiens à aucun groupe [...]. Par contre, ça dépend de quel groupe on parle. Si on parle des catégories socio-économiques vues par exemple par les statistiques de l'INSEE, j'appartiens forcément à quelque chose. C'est une notion de classement. Je m'en fou.s complètement [...]. Il Y a plein d'endroits où je fais exploser les statistiques. Par exemple, si je prends le rapport à la lecture [...] il Y a ceux qui lisent moins d'un livre par an, entre un et cinq et puis entre dix et vingt et au-delà. Et moi je lis près de cent livres par an. " (Metteur en scène) "Je comprends bien qu'il y ait quelque chose au niveau social, enfin au niveau de la société, qui nécessite que l'on organise un minimum de jalons, par exemple la sécurité sociale, des choses comme ça, qui permettent un petit peu aux gens d'exister, d'avoir une identité sociale mais pas une identité personnelle." (Metteur en scène)
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Ces deux caractéristiques (singularité et dérobade) s'inscrivent dans un modèle de représentation de l'artiste hérité du XIXe siècle: le modèle romantique de l'artiste créateur. Ce dernier valorise, en effet, la singularité de l'artiste et tend à dénier, a priori, tout modèle formel de production, de diffusion. Selon Nathalie Heinich, cette nouvelle figure de l'artiste signale le passage d'un paradigme de représentations de l'artiste à un autre: celui de la valorisation de la production à celle de la personne de l'artiste. Le visage de l'artiste créateur n'émerge pas ex nihilo, mais se constitue dans un rapport oppositionnel avec le modèle légal d'exercice de l'activité artistique, l'Académie, qui ne prend plus la mesure de son environnement. Cet ascendant progressif génère une déprofessionnalisation de l'artiste opposant le régime professionnel (référé au système rigide de l'Académie) au régime vocationnel où l'artiste tend à se définir comme un être inspiré, voire un génie6. Ce modèle de l'artiste créateur actualise socialement des prétentions vocationnelles puisqu'il les érige en modèle normatif de l'exercice de l'activité artistique. En ce sens, les sociologues usent de l'expression "régime vocationnel,,7. Ce mouvement de déprofessionnalisation de l'artiste favorise l'émergence d'un esprit d'indépendance8. C'est l'autodétermination de l'artiste qui l'emporte sur les dimensions temporelles, sociales et spatiales. Ce modèle reste encore prégnant aujourd'hui à la fois comme modèle de représentation sociale de l'artiste et comme modèle à partir duquel se construisent les identités d'artistes. Bien sûr, selon les domaines d'activités, les dimensions de ce modèle se combinent différemment, mais il n'en reste pas moins que l'image de l'artiste créateur demeure. Or l'autodétermination de l'artiste, notamment spatiale, confrontée à la dimension territoriale portée par les représentants des collectivités territoriales génère si ce n'est une incompréhension entre ces deux types d'acteurs sociaux, à tout le moins révèle un certain paradoxe. 6. Ce modèle opère une rupture avec la "profession", quasi bureaucratisée autour d'une standardisation, normalisation et imitation des règles, pour revendiquer l'association de l'art, de la création, au "don", à l'inspiration, à l'individualité, à l'originalité, dressant un nouveau paradigme: celui de l'artiste romantique dont la figure exemplaire renvoie à celle du génie. 7. En plaçant cette expérience au centre du modèle normatif, la vocation artistique se distingue des autres professions vocationnelles ; par exemple, la vocation médicale, ou encore monastique telle que l'étudie Charles Suaud. Littéralement, "avoir une vocation" renvoie à un sentiment personnel, une expérience intérieure de se sentir appelé à l'exercice d'une activité pour laquelle on se sent destiné. 8. La Société des artistes indépendants (créée en 1884) et l'association des Surindépendants (1929) n'établissent aucune sélection. Plus tard, de jeunes conservateurs en début de carrière, des critiques d'art et des artistes stimulent l'exposition de la nouvelle génération et se constituent en véritable famille d'esprit. 102
À titre d'illustration, narrons brièvement une rencontre, à l'occasion d'une présentation de projets artistiques, entre un responsable administratif de l'action culturelle d'un Conseil général et un artiste du spectacle vivant. Leurs échanges discursifs attestaient une divergence entre deux visions distinctes de la construction de la trajectoire professionnelle des artistes. Dans un contexte de reconfiguration des pouvoirs publics, le premier projetait les prérogatives politiques respectives des collectivités territoriales et affirmait que la construction d'une trajectoire artistique ne pouvait s'échafauder que dans un rapport ascendant au territoire, reliant ainsi le local au global. D'expérience, l'artiste ne pouvait souscrire à ce propos, mais il se garda de verser dans la contradiction, soucieux de faire valoir ses projets artistiques. La restitution de cette interaction traduit une certaine incompréhension entre ces deux interlocuteurs qui révèle une conception différente du territoire dans la construction de la carrière artistique, voire de sa notoriété. C'est aussi un certain paradoxe qu'on peut relever: un artiste s'adresse à un représentant de collectivités territoriales, mais son identité et sa carrière ne passent pas par un rapport ascendant au territoire, de même qu'il ne s'agit pas de qualifier ceux à qui il s'adresse.
L'organisation
sociale qui légitime la valeur artistique
Cette incompréhension s'explique, en partie, par l'organisation sociale qui légitime la valeur artistique. En effet, à y regarder de plus près, la dimension territoriale intervient fortement dans le jeu de différenciation et de distinction sociale entre artistes, mais elle renvoie moins à des espaces territoriaux qualifiés ou encore à une découpe administrative et politique du territoire qu'à une échelle de la grandeur, de sorte qu'on peut parler d'une présence-absence de la dimension territoriale dans la construction de la carrière artistique. Dans le domaine des arts plastiques par exemple, Nathalie Heinich fait remarquer qu'une des différences entre art moderne et art contemporain tient au changement des modes sur lesquels s'établissent les frontières entre artistes en termes de succès: le passage de la dimension temporelle (le grand artiste ne s'estime plus par l' "uchronie,,9 de son œuvre) à la dimension spatiale (les échelles territoriales concernant les lieux de diffusion).
9. Une sorte d'unanimité temporelle. 103
Dans le domaine du spectacle vivant, nous avons avalisé cette remarque. En effet, le succès, ou tout simplement l'audience qu'un artiste de ce secteur est susceptible de recueillir se construit, comme ailleurs, à partir des réactions à l'égard de ses propositions artistiques. Mais l'audience ou les réactions dont il s'agit ici se rapportent moins à une entité "public" qu'à un étalon de la valeur issue d'une échelle de grandeur, c'est-à-dire celle des labels nationaux censés traduire une hiérarchie de la qualité artistique. Ces labels nationaux renvoient à des structures, des équipes, des réseaux, largement intériorisés par les artistes puisqu'ils agissent dans leurs façons de se situer les uns par rapport aux autres, de se classer entre eux, jusqu'à opérer dans la construction d'univers sociaux d'artistes. En somme, ces derniers se modèlent aussi selon cette échelle de grandeur. Cette observation peut se comprendre, dans une perspective bourdieusienne, comme une intériorisation de la structure sociale du champ artistique par les artistes, socialisés à un modèle de carrière, fait d'épreuves, de passages obligés, d'étapes à franchir, qu'ils admettent ou qu'ils refusent, qu'ils négocient ou qu'ils subissent, mais qui les rendent partie prenante de la reconduction de ce mode de production de ce qui est légitime et de ce qui ne l'est pas en matière artistique et ce, quelle que soit la diversité des esthétiques. C'est en ce sens qu'est présente la dimension territoriale dans le quotidien des artistes, par le truchement des propositions artistiques cherchant à s'inscrire dans une échelle de qualification de la valeur, donc dans des lieux de programmation qualifiés par les labels nationaux. Cette échelle de la grandeur artistique qui s'inscrit quelque part -les espaces, généralement urbains, sur lesquels se sont construits les équipements de programmations artistiques labellisés - ne recoupe pas celle, territoriale, de l'organisation de la vie administrative et politique de l'hexagone. Or les artistes restent généralement soucieux de l'identité des équipements susceptibles de programmer leurs propositions parce qu'elle conditionne la construction de leur carrière et aussi parce qu'elle participe à celle de leur notoriété. Cette dernière se construit donc indépendamment d'une logique gigogne du territoire, parfois même la notoriété de l'artiste se construit d'autant mieux que son activité s'expose ailleurs que sur son territoire de vie. Là réside ce que nous entendons par le caractère paradoxal de la dimension du territoire dans la construction de la notoriété artistique. Tout se passe comme si cette dernière se construisait sur une sorte d' "a-topie", une universalité sans ancrage comme garant de la .. valorisant 10 Val eur artIstIque. 10. Ce sont entre autres réactions, celles que nous avons relevées chez les représentants des 104
À partir du secteur chorégraphique au niveau local, nous avons observé que si cette insistance sur la dimension territoriale participait à brouiller, pour les artistes, les repères de la légitimité artistique (habituellement construite à partir d'une hiérarchie de labels nationaux), elle pouvait aussi participer à dessiner les contours des formes de participation des artistes à la Cité autrement que sous les traits du créateur. C'est ce qu'il est possible de comprendre des grandes orientations de la politique culturelle de la Région Bretagne. Ici aussi, la dimension territoriale est récurrente. Elle présente néanmoins la particularité d'appréhender le territoire pas seulement comme un espace sur lequel on agit mais surtout comme un espace de ressources, y compris en matière artistique. Par ailleurs, elle intègre l'intérêt des artistes pour distinguer les propositions artistiques finalisées des "processus artistiques", c'est-à-dire les procédés spécifiques que chaque artiste emprunte pour réaliser une proposition artistique. Conjugués, les artistes se verraient confier, par exemple dans le cadre de résidence artistique dans des équipements culturels, la "mission" de mettre en œuvre les processus artistiques - dont ils seraient les seuls détenteurs - auprès des populations du territoire de leur résidence pour leur révéler la dimension culturelle et artistique de leurs quotidiens. Dans cette orientation, la charge de la création, celle de la singularité de l'action menée, ne serait plus l'exclusive réserve des artistes, mais se distribuerait entre tous ceux qui participent aux conditions de la mise en œuvre des processus artistiques.
Bibliographie BOLTANSKI, L. et THÉVENOT, L., 1991, De la Justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, coll. NRF essais. CHAUDOIR, P. et J., MAILLARD de (dir.), 2004, Évaluation des volets culturels des contrats de ville, La Tour d'Aigues, Éd. de L'Aube, coll. Monde en cours. HEINICH, N., 1998, Le Triple jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Éd. de Minuit, coll. Paradoxe. HEINICH, N., 2000, Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, colI. Armillaire. LEXTRAIT, F., 2001, Une nouvelle époque de l'action culturelle, rapport à Michel Duffour, secrétaire d'État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle. artistes lors de la rencontre organisée à l'initiative de l'élue à la culture de la Ville de Rennes le Il décembre 2003. À l'encontre de l'idée d'une territorialisation des actions se dresse l'affirmation d'une mobilité professionnelle inhérente aux métiers artistiques qui ne recoupe pas forcément les territoires administratifs et politiques. De façon plus latente, se décèle une crainte: être associé à un territoire au risque de son instrumentalisation dont la déclinaison peut varier et se rapporter à une mise sous tutelle d'un autre secteur d'activités, d'un joug politique. À la suite, l'argument de l'universel apparaît. 105
LE COQ, S., 2002, Raisons d'artistes, Paris, L'Harmattan, coll. Logiques sociales. MOULINIER, P., 2004, "Où en est la décentralisation culturelle ?", L'observatoire des politiques culturelles, article en ligne, www.observatoire-culture.net. SUAUD, c., 1978, La Vocation, conversion et reconversion des prêtres ruraux, colI. Le sens commun. THEILLET, P., 2004, "Artistes et politiques", Observatoire des politiques culturelles, n° 24, p.4-7. ZILSEL, E., 1993, Le génie, histoire d'une notion de l'Antiquité à la Renaissance, coll. Paradoxe.
106
Chapitre 6
À LA CROISÉE DE L'ESPACE ET DE L'IDENTITÉ: LES ESPACES HÉRITÉS
par Nicolas Robette
L'identité d'un individu se décline sur des registres multiples, culturels, familiaux, professionnels et notamment spatiaux. Un grand nombre de lieux entrent en compte tout au long du parcours de vie, depuis le lieu de naissance, les lieux de résidence successifs par exemple, en passant par des lieux fréquentés, associés à des expériences ou des personnes, ou encore les lieux imaginaires ou de mémoire (Halbwachs, 1997). Ces lieux forment des espaces divers et mouvants, dont la conjugaison dans le temps contribue à édifier l'identité (Guérin-Pace, 2006). À ce titre, plusieurs types d'espaces méritent d'être clairement circonscrits, puis étudiés. Les espaces hérités, tels qu'ils sont définis par Anne Gotman (1999) constituent un patrimoine identitaire géographique à même d'éclairer sous un angle original les comportements spatiaux tout au long de la trajectoire des individus. En premier lieu, l'espace de référence d'un individu est celui de ses origines familiales, il renvoie à l'ancestralité. C'est l'espace des lieux "d'où l'on vient", auxquels sont raccrochés les noms de famille. Ils permettent ainsi de se situer géographiquement dans sa lignée. L'espace fondateur est, quant à lui, lié à la mémoire vivante de l'individu. Il est composé de lieux familiers car fréquentés durant l'enfance et l'adolescence, pendant lesquelles s'opère la socialisation résidentielle. La multiplicité des expériences qui peuvent définir l'espace fondateur explique pour partie la nature du capital familial et spatial hérité de cette période de la formation de l'individu. Ces deux espaces opposent donc la "mémoire archéologique" qui "inscrit l'individu dans un espace antérieur à son existence propre" à la mémoire affective (Muxel, 2002), capable de remobiliser les ressources spatiales du passé.
107
La problématique de ce travail consiste à étudier les liens articulant espace de référence, espace fondateur et territoires parcourus en un patrimoine géographique dont se nourrit la construction identitaire. Disposant pour cela des lieux d'origine de la lignée et des lieux de la trajectoire résidentielle avant 15 ans d'une population d'enquête âgée de 50 à 70 ans et résidant en Île-de-France, on décrira dans un premier temps les espaces hérités des individus, puis on observera la manière dont ces lieux sont ou non réinvestis par la suite ou s'ils constituent des projets migratoires à la fin de la carrière professionnelle.
Données et méthodologie
Les données utilisées sont issues de l'enquête Biographies et entourage. Cette enquête, collectée par l'INED en 2001, retrace les histoires familiale, résidentielle et professionnelle de 2830 Franciliens nés entre 1930 et 1950 et celles de leur entourage (Lelièvre, Vivier, 2001). Cela permet d'enrichir l'analyse des parcours individuels par des informations relatives aux proches, décrivant des localisations sur une période longue, depuis le lieu de naissance des grands-parents jusqu'au lieu de résidence des petitsenfants. Biographies et entourage a recueilli des informations sur un ensemble considérable de lieux pour l'enquêté et les membres de sa lignée (cf tableau 1) : lieux de la trajectoire résidentielle et professionnelle, lieux d'origine, lieux attachés à des personnes de l'entourage de l'enquêté, lieux correspondants à des fonctions variées (lieux de travail, de vacances...), etc. À partir d'un corpus d'entretiens auprès d'individus interrogés dans l'enquête de l'INED Proches et parents (Bonvalet et al, 1999), Anne Gotman (1999) mettait à l'épreuve de la migration un espace de l'histoire familiale (l'espace de référence) et un espace de formation de l'individu (l'espace fondateur). Les espaces hérités se révélaient ainsi des outils riches d'enseignements pour l'étude qualitative du lien entre trajectoires résidentielles et territoires familiaux. Dans cette optique, une approche par l'analyse d'entretiens permet de conserver aux notions d'espace de référence et d'espace fondateur des contours malléables. Toutefois le changement d'échelle d'observation qu'implique leur application empirique dans une approche quantitative nécessite d'en établir clairement les bornes, afin d'exploiter l'information de manière homogène et donc comparable pour l'ensemble de la population. On adoptera donc par la suite les définitions opérationnelles suivantes:
108
Lieude naissance
-............: Lien
~
Ascendants
département pays
Grands-parents
maternels et paternels
:.:' .ii corésidenceou lieùfréquenté Par l'enquété: : :.: :.: :' Résidencé aCluelliiréiidencèpassée: :':. i::
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Résidence
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commune
département pays
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commune
-
commune
EGO
.
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commune, département
commune département
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Lieu. fréquentés: dépa rtement
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demi-frères et demi-sœurs
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Descendants Enfantsde
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Frères et sœurs.
l'enquèté
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-
Petits-enfants
-
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commune :.~:~:~.~:.:~;;~h~
département
. . ... . . . . .::'i:.. .. .
-----+ commune département
.. .. .. .. ..
Résidence
actuelle
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commune
Résidence
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-
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département
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actuelle
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commune département
Résidence
Enfantsdes conjoints
-----+ commune département
ou lieu :-
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dép,
Résidenceacluelle
Collatéraux Conjoints
commune département
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com" +1 Résidence passée
commune département
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département
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Résidence actuelle Autres rôies parentaux
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-
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actuelle
Résidence
Conjoint du père ou de la mère
Lieux d'activité
Lieux de résidence
... .,... ... ... ..... ... ... ... .., ... .. ...................
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-
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actuelle
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commune département :':Réside~c~'~I~~II~::: ':':: ':' 'co~m~hë:
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-
t: Aé~~~~é.m~n,(;::'
Trajectoire complète
:'i:: :<::: ::t:
Trajectoire partielle
-
;(:::: ::' ::::
r::::::llnformations
L:J
déduites, reconstruites
à partir des informations
collectées
Ure par exemple: pour le conjoint, on collecte l'ensemble de ses lieux d'activité, on déduit de sa vie commune avec l'enquété ses lieux de résidence. On dispose également de son département de naissance, du lieu de sa résidence actuelle (y compris s'il est séparé de l'enquété).
Tableau J. Récapitulatif des lieux, collectés ou reconstruits dans l'enquête Biographies et entourage
109
-l'espace de référence d'un enquêté se compose des lieux de naissance 1; de ses parents et de ses grands-parents - l'espace fondateur est, quant à lui, constitué de l'ensemble des lieux de résidence jusqu'à 14 ans inclus2, ainsi que d'éventuels autres lieux fréquentés à cette époque.
L'espace de référence
L'espace de référence d'un enquêté, parce qu'il est formé de lieux investis antérieurement à sa naissance, met en jeu la transmission de la mémoire familiale. Sa consistance est variable, de nombreuses circonstances pouvant occulter la connaissance de certains lieux. Un malheur, comme le décès d'un parent ou le placement des enfants, peut ainsi venir effacer l'espace de référence de la géographie familiale. Néanmoins, parmi les enquêtés de Biographies et entourage, seuls 1 % ne citent aucun des lieux de leur espace de référence. Pour la plupart d'entre elles, ces personnes n'ont pas connu leurs parents biologiques. En revanche, plus de 68 % ont renseigné l'ensemble des six lieux de leur espace de référence. Les lieux inconnus sont proportionnellement moins nombreux parmi la génération des parents que parmi celle des grands-parents (5 % contre 16 %), ancrée plus profondément dans l'histoire familiale. La transmission semble par ailleurs s'opérer légèrement plus facilement du côté de la mère que de celui du père (11 % de lieux inconnus dans la branche maternelle contre 13 % dans la branche paternelle). Il existe une relation entre la mémoire de l'espace familial et les caractéristiques individuelles. Les lieux de l'espace de référence sont ainsi moins bien connus des femmes que des hommes (13 % de lieux inconnus pour les femmes contre Il % pour les hommes). On observe 14 % de lieux inconnus chez les enquêtés nés entre 1939 et 1945, contre 12 % chez ceux nés avant ou après cette période: la Deuxième Guerre mondiale, et les éventuels malheurs et ruptures qu'elle implique, semble avoir un léger effet négatif sur la mémoire familiale. Pour finir, les enquêtés de père 1. Utiliser les lieux de naissance pour représenter l'espace de référence relève d'une contrainte pratique: ce sont les seuls lieux de l'enquête disponibles à la fois pour les parents et les grands-parents. 2. La limite de 14 ans correspond à l'âge de la scolarisation obligatoire en France pour les générations observées. Dans un souci d'homogénéisation de la période prise en compte, nous nous concentrons donc sur la petite enfance et le début de l'adolescence. D'autres processus relevant notamment du parcours professionnel interviennent au-delà.
110
agriculteur ou artisan, commerçant et chef d'entreprise n'ont pas renseigné respectivement 6 % et 8 % des lieux de leur espace de référence contre entre 10 % et 13 % lorsque le père appartient à une autre catégorie socioprofessionnelle. Ce résultat pourrait suggérer une certaine corrélation entre transmission patrimoniale et transmission de la mémoire de l'espace familial, dans la mesure où les catégories d'origine dans lesquelles la seconde s'opère le mieux sont aussi celles dans lesquelles la première est la plus présente. Concernant la forme de l'espace de référence, autrement dit la dispersion géographique des lieux qui le composent, l'échelle de précision la plus fine de la collecte des lieux de naissance des parents et des grandsparents est le département3. C'est donc à cette échelle que seront décrits les espaces de référence4. Les espaces de référence sont relativement concentrés géographiquement. En effet, 38,2 % des enquêtés ont un espace de référence unique, c'est-à-dire que l'ensemble des lieux qui le composent sont localisés dans un même département, et il n'est constitué de quatre départements distincts ou plus que pour Il,4 % d'entre eux. Lorsque l'espace de référence n'est pas unique, d'autres configurations particulières apparaissent (cf tableau 2). 17,2 % des espaces de référence sont ainsi scindés en une branche maternelle et une branche paternelle, 8 % sont quasi-uniques (l'ensemble des lieux sont localisés dans un même département à l'exception d'un seul) et les départements de naissance du père et de la mère sont confondus pour 7,1 % . Finalement, on n'a pu remarquer de configuration particulière que pour 29,5 % des enquêtés. Un espace de référence unique est plus souvent le fait des enquêtés de père agriculteur, sans doute en raison de la faible amplitude de la mobilité géographique des ruraux des générations des parents et grands-parents des enquêtés. De plus, les espaces de référence uniques à l'étranger appartiennent relativement plus fréquemment aux hommes. On retrouve donc pour cette catégorie le profil des migrants de travail de l'après-guerre. Enfin, les individus dont on n'a pas pu mettre en évidence une configuration particulière de l'espace de référence, autrement dit dont celui-ci est le plus dispersé, ont relativement plus souvent un père cadre ou de profession intellectuelle supérieure. 3. C'est uniquement le cas des lieux situés en France. Les lieux localisés à l'étranger sont renseignés à l'échelle du pays. On utilisera toutefois le terme de département dans la suite de ce travail afin de ne pas en alourdir la lecture. 4. Le fait d'adopter un niveau de précision moins fin (la région par exemple) n'a qu'une influence marginale sur les résultats. 111
Configuration de l'espace de référence
% 38,2
Unique en France
19,7
à l'étranger
18,5 17,2
En 2 branches en France
14,0
en France et à l'étranger
3,2
Quasi-unique
8,0
Père=mère
7,1
Autres
29,5
Total
100,0
Tableau 2. Les différentes
configurations
des espaces de référence individuels
L'espace fondateur
Pour caractériser un tel espace qui se déroule en une portion de trajectoire résidentielle, on se propose de combiner l'unicité/multiplicité des lieux qui le composent avec la durée de résidence dans chaque lieu et la mobilité durant l'enfance: - la durée passée dans les différents lieux contribue à statuer sur l'importance relative de ces lieux et à déterminer quelle est la localisation géographique principale; - le nombre de résidences occupées complète l'indicateur en tenant compte de la mobilité pendant l'enfance qui est un bon prédicteur de la mobilité future des individus (Courgeau, 1985). Ces résidences peuvent d'ailleurs se concentrer dans une même commune ou une même région. Le problème de la précision disponible pour qualifier les lieux de l'enfance se pose ici différemment: pour l'espace fondateur, il s'agit des lieux de résidence de l'individu pour lesquels on dispose en général d'une grande précision de localisation, les personnes se remémorant spontanément le nom précis de la commune (Grab, 1999). L'espace fondateur, par le fait qu'il est constitué de lieux nécessairement fréquentés par l'individu, ne pose pas les mêmes problèmes de mémoire que l'espace de référence (Auriat, 1996). Moins de I % des lieux de résidence jusqu'à 14 ans n'ont pu être localisés par l'enquêté. Ils correspondent le plus souvent à des étapes courtes (5 ans ou moins) situées 112
en début de trajectoire (3 sur 10 commencent à la naissance). On peut donc dire que malgré l'âge de la population enquêtée (entre 50 et 70 ans), la mémoire des lieux de l'enfance subsiste très majoritairement. Les déménagements sont relativement peu fréquents pendant l'enfance. Plus du tiers des enquêtés ont occupé un seul logement avant 15 ans, 30,3 % en ont occupé 2,27 % en ont occupé 3 ou 4, et moins de 7 % en ont occupé 5 ou plus. Toutefois le nombre de déménagements ne présume pas de la dispersion réelle de l'espace fondateur. Un déménagement peut aussi bien impliquer un mouvement à l'intérieur d'une commune qu'à travers des frontières entre pays. D'où la nécessité d'approfondir cette approche par l'examen du nombre de lieux distincts où l'enquêté a résidë. Les lieux de résidence successifs dans l'enquête Biographies et entourage sont collectés à l'échelle de la commune. Il est donc possible de décrire les espaces fondateurs avec un niveau de précision plus fin que les espaces de référence, s'agissant de leur implantation géographique. L'unicité est prépondérante en ce qui concerne les lieux de l'enfance: plus de la moitié des enquêtés ont résidé dans une seule commune avant 15 ans (63,2 % dans un seul département, 73,5 % dans une seule région). Pour caractériser l'espace fondateur des autres individus, la durée vécue dans chacune des communes de résidence est intégrée à l'analyse, afin de repérer si l'une des communes paraît revêtir un rôle plus important. On considère le seuil de 8 ans de résidence dans une commune, qui permet de distinguer les communes dans lesquelles un individu a résidé au moins pendant la moitié de son enfance (c'est-à-dire de sa naissance à l'âge de 15 ans). Dans le cas des espaces fondateurs doubles, autrement dit composés de deux communes distinctes (28,2 %), l'une d'elle remplit par définition ce critère. En revanche, lorsque l'on a au moins trois communes distinctes (20,6 %), le seuil de 8 ans de résidence dans une même commune permet de distinguer des espaces fondateurs relativement dispersés mais fortement structurés autour d'un lieu (10,8 %) de ceux qui sont dispersés mais pour lesquels il ne semble pas y avoir de lieu principal. Par ailleurs, certains enquêtés (soit 37 %) ont occupé plusieurs logements au sein d'une même commune. Le nombre de déménagements intra-communaux, est calculé en faisant la différence entre le nombre total des déménagements et le nombre de communes distinctes. Le croisement de ces deux caractéristiques, nombre de communes distinctes et nombre de déménagements intra-communaux, permet de proposer une typologie des espaces fondateurs (cf tableau 3). 5. On POUITIldans un travail ultérieur affiner l'appréhension de la dispersion de l'espace fondateur en étudiant la distance entre les lieux de résidence avant et après le déménagement. 113
Nombre de communes distinctes
Nombre de déménagements intracommunaux
Total
Aucun
Au moins 1
Une seule
34,0%
17,1 %
51,1 %
Deux
17,2 %
Il,1 %
28,2%
Au moins 3, dont une:::: 8 ans
5,8%
5,0%
10,8 %
Autre
6,1 %
3,8%
9,9%
Total
63,0%
37,0%
100,0 %
Tableau 3: Proposition
de typologie des espaces fondateurs
Que l'on prenne en compte le nombre de communes distinctes ou le nombre de déménagements intracommunaux, la mobilité avant 15 ans est significativement plus forte pour les enfants de père cadre ou profession intellectuelle supérieure. Ce sont en revanche les enquêtés dont le père est agriculteur qui ont la plus faible mobilité, donc l'espace fondateur le plus concentré. L'espace durant l'enfance ne se limite pas à la seule résidence principale. Ainsi 38,3 % des enquêtés ont cité au moins un lieu de séjour avant 15 ans autre que leurs lieux de résidence successifs. Ces lieux de séjour correspondent en majorité à des lieux de résidence de membres de la famille (68,9 %), les autres étant principalement des lieux de vacances ou des résidences d'amis. Ce sont les enfants de cadres ou professions intellectuelles supérieures qui citent le plus souvent des lieux de séjour, alors que les enfants d'agriculteurs et à un degré moindre les enfants d'ouvriers en citent le moins fréquemment.
Espaces hérités et trajectoire géographique
La mémoire des lieux des espaces hérités varie d'un individu à l'autre, de même que la forme que prennent ces espaces. Ces différences ont des conséquences sur la manière dont les enquêtés vont remobiliser la ressource que constituent les lieux de leur origine familiale tout au long de leur parcours résidentiel, de la naissance jusqu'au moment de l'enquête. Pour
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évaluer l'ampleur de la remobilisation, on va comparer aux lieux composant les espaces hérités d'autres lieux, de différentes natures, avec lesquels les individus sont en rapport au cours de leur trajectoire: - le lieu de naissance; - tout au long de la trajectoire, les lieux de résidence d'ego et les autres lieux de séjour cités; - au moment de l'enquête, les lieux de résidence de l'entourage, les éventuelles résidences secondaires et les lieux où l'on projette de déménager. Notons tout d'abord que près de 2/3 des enquêtés naissent dans le département de naissance d'au moins un de leurs parents ou grands-parents. Le lieu de naissance d'ego coïncide plus souvent avec ceux des parents qu'avec ceux des grands-parents (dans 61 % des cas contre 53 %), et avec ceux de la branche maternelle qu'avec ceux de la branche paternelle (54 % contre 50 %). Ensuite, près de 30 % des lieux de résidence successifs sont localisés dans le département d'au moins un des lieux de l'espace de référence, 22 % si l'on compare à l'espace fondateur. Un autre constat est la diminution continue de la remobilisation au cours de la trajectoire des individus. Jusqu'à 12 ans, le département de résidence de 54 % des individus est identique à celui de la naissance d'au moins l'un des ascendants. Ce n'est plus le cas que de 31 % entre 12 et 21 ans, 19 % entre 21 et 35 ans, 13 % entre 35 et 50 ans et 12 % après 50 ans. La tendance se confirme à l'examen des autres lieux fréquentés cités aux différentes périodes de la biographie: de 45 % de coïncidence avant 12 ans, on passe à 19 % après 50 ans. Il semble donc que les enquêtés se détachent progressivement de leur espace de référence au fil de leur trajectoire résidentielle. La tendance est la même pour les espaces fondateurs. On confronte maintenant les espaces hérités aux lieux en rapport avec les individus au moment de l'enquête, en se concentrant principalement sur l'espace de référence. Les résultats concernant l'espace fondateur sont en effet très proches, à l'exception du lien au lieu de résidence: seuls 12 % des enquêtés résident au moment de l'enquête dans le département d'un lieu de leur espace de référence, contre 25 % pour l'espace fondateur, ce qui confirme l'effet de relâchement progressif du lien aux espaces hérités au cours du temps. En ce qui concerne les résidences secondaires, 30 % d'entre elles se situent dans le département de naissance d'au moins un de leurs parents ou grands-parents. Cette proportion est très significativement plus élevée 115
lorsqu'il s'agit d'une résidence secondaire héritée (48 %) que lorsqu'elle a été acquise (23 %). La transmission de la maison de famille constitue en effet une ressource importante, dont l'exploitation se nourrit de logiques affectives et sociales (Gotman, 2002). Les projets de déménagement pourraient représenter un moyen de se rapprocher des lieux des origines, un retour aux racines familiales, d'autant plus pour la génération étudiée qui approche de l'âge de la retraite ou l'a déjà atteint. Les résultats amènent toutefois à nuancer cette hypothèse: seuls 23 % des lieux cités dans les intentions de déménager se confondent avec l'espace de référence. Au moment de l'enquête, les lieux de résidence des membres de l'entourage contribuent parfois à conserver un lien avec l'espace de référence. C'est principalement le cas des parents, dont le département de résidence se situe dans le département de l'un des lieux de l'espace de référence pour 56 % des individus, devant les frères et sœurs (38 %) et les enfants (14 %). Les liens à l'espace de référence se relâchent donc non seulement tout au long du parcours de vie, mais aussi au fil des générations. Finalement, si l'on confronte l'ensemble de ces comparaisons, plus de 86 % des enquêtés ont mobilisé leur espace de référence au moins une fois au cours de leur vie, c'est-à-dire qu'au minimum un des lieux retenus est localisé dans le même département qu'au moins un des lieux de l'espace de référence. La proportion chute pour atteindre 62 % lorsque l'on compare à l'espace de référence uniquement les lieux en rapport avec ego au moment de l'enquête (lieu de résidence actuelle, résidence secondaire, lieux de résidence de l'entourage, projets de déménagement et autres lieux fréquentés au moment de l'enquête). On n'observe pas de liaison significative entre la persistance des liens avec l'espace de référence et le sexe ou la catégorie socioprofessionnelle de l'enquêté. En revanche, la génération ou plus précisément l'âge à l'enquête joue un rôle, les plus jeunes demeurant plus liés à leurs origines. Ce sont par ailleurs les enfants d'agriculteurs qui ont le plus souvent conservé une attache avec l'espace de référence et les enfants de cadres et le moins souvent.
Conclusion
La dimension spatiale de la construction identitaire porte encore la marque des lieux du passé. Les espaces hérités, constitués des lieux de l'enfance ou des ancêtres, sont largement présents dans la mémoire des 116
enquêtés de Biographies et entourage, âgés de 50 à 70 ans, et sont aussi souvent remobilisés dans les pratiques quotidiennes, par le biais des proches ou des choix de localisation par exemple. La puissance de ces liens varie selon les individus et leurs caractéristiques sociodémographiques mais aussi au fil de la vie. Si ces résultats viennent confirmer la pertinence des concepts d'espace de référence et d'espace fondateur, ils mettent particulièrement en évidence l'importance de la relation entre l'espace, le temps et l'identité, qui structure l'ensemble du parcours géographique des individus. Il serait toutefois intéressant de conduire cette démarche à une plus grande échelle. Nos données concernent en effet uniquement l'Île-de-France qui, par bien des aspects (peuplement, urbanisation, ...), occupe une place spécifique en France (Bonvalet, Lelièvre, 1991) et il n'est pas certain que les mêmes conclusions apparaîtraient dans l'ensemble des régions françaises. Une autre piste pour poursuivre ce travail consisterait à approfondir l'analyse statistique des espaces de référence. Ceux-ci ont été résumés ici par les lieux de naissance des parents et des grands-parents. Toutefois, d'autres lieux sont aussi constitutifs des origines familiales. Par exemple, le lieu de résidence occupé le plus longtemps à l'âge adulte par les parents et les grands-parents, leur lieu de résidence à la naissance de leurs enfants ou encore les lieux de résidence dont la famille a été propriétaire sont susceptibles d'être présents dans la mémoire des individus et remobilisés dans leur trajectoire résidentielle. Il serait donc utile de pouvoir tester ces hypothèses afin de déterminer quels sont précisément les lieux principaux des espaces de référence, ce qui nécessiterait de disposer de données particulièrement précises et complètes.
Bibliographie AURIAT, N., 1996, Les défaillances de la mémoire humaine: aspects cognitifs des enquêtes rétrospectives, Paris, PUF-INED, coll. Travaux et documents, vol. 136. BONVALET, C., GOTMAN, A., GRAFMEYER, Y., BERTAUX-WIAME, L, MAISON, D., et ORTALDA, L., 1999, La famille et ses proches. L'aménagement des territoires, Paris, PUF - INED, vol. 143. BONVALET, C. et LELIÈVRE, É., 1991, "Mobilité en France et à Paris depuis 1945. Le filtre parisien", Population, n° 5, p. 1161-1184. COURGEAU, D., 1985, "Changements de logement, changements de département et cycle de vie", L'espace géographique, n° 4, octobre-décembre 1985, p. 289-306. GOTMAN, A., 1999, "Géographies familiales, migrations et générations", dans: Bonvalet C. et al, La famille et ses proches. L'aménagement des territoires, Paris, PUF-INED, vol. 143, p. 69-133.
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Chapitre 7
L'AFFIRMATION D'UNE IDENTITÉ PERSONNELLE DANS UN ESPACE PUBLIC Le cas des sépultures cinéraires d'un cimetière communal par Catherine Armanet
"Ici repose Madeleine [X]", "Ci-gît Germain [X]", "Famille [X]...". Les allées des cimetières sont bordées de monuments funéraires qui présentent clairement l'identité des défunts. Quand celle-ci fait défaut, l'administration municipale se charge d'attribuer aux inconnus les bribes d'une identité: "X Masculin" est alors accolé au numéro d'ordre dans le registre des pompes funèbres de l'année. La fosse commune, qui perdure dans l'imaginaire collectif, appartient désormais à l'histoire. Depuis le décret du 23 prairial an XII, "chaque inhumation a lieu dans une fosse séparée" et "chaque particulier [a le droit], sans besoin d'autorisation, de placer sur la fosse de son parent ou de son ami une pierre sépulcrale ou autre signe indicatif de sépulture."
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Ce premier constat dressé, l'affirmation de l'identité personnelle dans l'espace public du cimetière semble établie sans conteste. Or, dans le cas précis des sépultures cinéraires, elle apparaît problématique et cela, à trois niveaux. Tout d'abord, la crémation détruit le corps, l'un des supports fondamentaux de l'identité. Il arrive, ensuite, que les cendres soient dispersées de manière anonyme sur un espace non précisément délimité et collectif, comme au jardin du souvenir. Le lieu de sépulture, deuxième marqueur de l'identité, disparaît alors. Enfin, des tensions ou du moins des 1. Décret impérial du 23 prairial an XII (articles 4 et 12) repris dans l'article L. 2223-12 du Code général des collectivités territoriales (07-04-2000). 119
divergences de vues apparaissent entre les proches qui souhaitent affinner de façon singulière l'identité de leur défunt et les gestionnaires du cimetière public qui tendent, eux, à gérer cet espace de façon égalitaire, équitable et unifonne. Dès lors, deux fonnes d'identité, découlant directement de la définition ambivalente de ce concept, sont mises en lumière: d'une part une identité évocatrice de singularité et d'autre part une identité synonyme de similarité. Dans cet espace public puissamment réglementé qu'est le cimetière, la question de l'affinnation de l'identité personnelle sur une sépulture cinéraire se pose donc avec une réelle acuité et notre propos sera de montrer, malgré différentes entraves, comment s'opère la présentation de cette identité individuelle. Pour cela, nous insisterons d'abord sur les pressions législatives, administratives et architecturales avant de signaler la volonté des familles de présenter une identité singulière de leurs défunts pour, enfin, dans un troisième temps, exposer l'évolution de ces stratégies familiales d'affirmation identitaire au cours du XXe siècle. Nous privilégions ici une approche à l'échelle, non pas du cimetière, mais de la sépulture cinéraire. Des observations de terrain fines et diachroniques, principalement réalisées dans le nouveau cimetière de la Guillotière de Lyon, ainsi que l'analyse de testaments crématistes, des registres de crémations des pompes funèbres municipales de Lyon, et des enquêtes auprès des adhérents d'associations crématistes alimentent concrètement notre étude.
Les entraves à l'apposition
d'une identité personnelle
Associer identité et sépulture de cendres peut paraître incongru quand on sait que la crémation, cet acte technique, rapide et irrémédiable signe la destruction du corps. Elle efface la trace tangible du défunt. En quelques minutes, l'échelle humaine du cadavre disparaît: le cercueil mesurant deux mètres et pesant plusieurs dizaines de kilos fait place à une ume légère de quelques centimètres de haut. À partir d'un individu (au sens strict, ce qui est indivisible), l'incinération génère une multitude de particules indifférenciées mettant en cause l'essence même de l'individu. Deux conséquences spatiales peuvent découler de la crémation: d'une part une réduction du lieu de sépulture et d'autre part sa disparition pure et simple après la dispersion des cendres de manière anonyme sur un espace qui n'est ni clairement délimité, ni personnellement attribué. La législation funéraire française, très pennissive, autorise en effet depuis 1976 120
de répandre les cendres soit en pleine nature, soit dans des propriétés privées, soit encore dans l'enceinte du cimetière, au jardin du souvenir. Dans ce cas, la sépulture n'étant pas repérée et les cendres se mêlant rapidement et inexorablement à la terre, toute empreinte spatiale est invisible, toute affirmation d'une identité personnelle impossible. Cette "évacuation des signes" évoquée par le sémiologue et sociologue Jean-Didier Urbain (Urbain, 1978) est une profonde entrave à l'expression de l'identité. L'équation "un lieu délimité = un défunt identifié" ne se vérifie plus systématiquement. Pour autant, la présentation du défunt est l'une des principales fonctions du cimetière et ce, dans le cadre contraignant de la législation funéraire française. L'article R. 2223-8 du Code général des collectivités territoriales régit l'affichage de l'identité: "Aucune inscription ne peut être placée sur les pierres tumulaires ou monuments funéraires sans avoir été préalablement soumise à l'approbation du maire". Ce cadre national, redoublé et adapté à l'échelle de chaque commune, voire de chaque cimetière, est consigné dans un règlement funéraire local. Aussi le cimetière, espace public, ouvert à tous, est-il soumis à une forte réglementation. À Lyon, autour du crématorium de la Guillotière, des carrés sont réservés aux sépultures de cendres: columbariums péristyles, columbariums rochers, columbariums murs, cavurnes, rosiers et jardins du souvenir. Dans ce dernier espace, l'anonymat est de rigueur comme le rappelle l'article 36 du dernier règlement des cimetières lyonnais2. "Les jardins du souvenir sont destinés à la dispersion, sur une pelouse, des cendres pulvérisées, de manière anonyme, sans apposition de plaque, ni autre objet". Toute présentation du défunt est interdite. Pas de nom et encore moins de monument. Le dépôt de fleurs est toléré les jours suivant la crémation et au moment de la Toussaint. Au pied des rosiers, loués aux familles pour une durée de quinze ans, de petites étiquettes, toutes réalisées sur le même modèle par les services funéraires municipaux, affichent une identité normalisée, succincte qui ne laisse place à aucune personnalisation. Seuls sont indiqués le nom, le prénom, le numéro du rosier, voire les années de naissance et de décès (quand ce n'est pas la seule année de crémation).
2. En date du 19 janvier 2004. 121
Figure 1. Étiquette standard au pied d'un rosier. Nouveau cimetière de la Guillotière de Lyon (Rhône)
Sur les autres sépultures cinéraires, l'administration exerce également un contrôle sur l'affichage de l'identité et veille à l'uniformité de l'ensemble. Ainsi, dans les columbariums, seules sont autorisées les plaques de fermeture en marbre blanc mais les proches peuvent apposer des signes distinctifs et une identité plus complète. Les cavurnes, ces emplacements maçonnés ou en terre regroupant souvent plusieurs urnes, présentent les identités les plus achevées, ce qui n'est pas sans rapport avec leur superficie. Deux fois moins étendues qu'une fosse d'inhumation de corps, les cavurnes occupent cependant une surface d'un mètre carré et sont, de fait, les sépultures cinéraires les plus spacieuses. En comparaison, les grandes cases de columbarium comptent une soixantaine de centimètres de large sur une trentaine de haut, ce qui fait dire à Jean-Didier Urbain que: "Le texte du columbarium est à l'épitaphe du tombeau ce que le chuchotement est à la parole, c'est-à-dire une voix dont l'un des principaux buts est de ne pas se faire entendre ou, du moins, dont le message ne soit pas compris." (Urbain, 1978)
Que dirait ce sémiologue quant aux étiquettes plantées au pied des rosiers qui atteignent tout juste une douzaine de centimètres carrés? (cf figure 1).
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Ainsi, le monument funéraire se trouve considérablement réduit, quand il n'est pas tout simplement absent ou interdit. Dans ces conditions, exposer en détail l'identité des défunts est particulièrement difficile. Pour autant, et malgré ces contraintes, la sépulture cinéraire bénéficie au même titre que la sépulture de corps du régime de la concession. Un emplacement est loué pour une durée déterminée renouvelable (de quinze à cinquante ans) ou à perpétuité. Une possibilité est ainsi offerte aux proches de s'approprier une partie de l'espace public du cimetière sur laquelle ils sont relativement libres de mettre en scène l'identité de leur défunt. Même si l'aménagement initial de ces espaces confine à l'uniformité, avec d'impeccables alignements de cavurnes ou de strictes rangées de cases de columbariums, ces sépultures concédées sont généralement plus personnalisées et l'identité du défunt y est d'autant plus affirmée et complète que la durée de la concession est longue. Dans les cases de columbarium dites en "terrain général" puisqu'elles sont mises gratuitement, pour cinq ans, à la disposition des familles, l'identité du défunt est souvent résumée à une simple étiquette standard semblable à celle des rosiers, alors que sur les cases concédées pour quinze ou vingt-cinq ans les photographies des défunts, les signes religieux ou décoratifs, de même que les fleurs sont plus fréquents (cf figure 2). Les contraintes législatives, administratives ou architecturales pèsent donc lourdement sur l'affirmation de l'identité présentée. Des tensions naissent entre la volonté d'uniformité mise en œuvre par les services funéraires municipaux et le désir des proches de singulariser le lieu de sépulture de leur défunt, de le distinguer des autres aux deux sens du terme, d'une part pour le voir parmi l'ensemble des cases du columbarium, par exemple et d'autre part pour le différencier des sépultures voisines.
La mise en scène de l'identité personnelle sur les sépultures cinéraires
L'affichage de l'identité personnelle sur les sépultures cinéraires nécessite d'une part une individuation de la sépulture, c'est-à-dire une relation unique entre un défunt et un lieu et d'autre part une personnalisation de ce lieu réalisée par l'apposition d'indications à caractère personnel permettant d'identifier le défunt et de différencier sa tombe de l'environnement.
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L'identité personnelle se résume généralement à un nom, un prénom et deux dates, du moins c'est ainsi que les services funéraires municipaux la déclinent et surtout l'attribuent, au pied des rosiers. Les éléments indiqués sur l'étiquette standard sont fortement liés aux contraintes de gestion de l'espace: état civil, numéro du rosier voire mois et année de crémation s'ils diffèrent de ceux du décès. L'harmonie des étiquettes et leur taille réduite participent également à la gestion optimale de cet espace (cf figure 1). Mue par d'autres logiques, la famille affiche l'identité du défunt de façon moins laconique et plus affective. Le nom demeure l'élément principal et s'étale en toutes lettres. Il inscrit le défunt dans une lignée familiale et patronymique. À ce titre, il est intéressant de noter la façon dont les femmes sont incorporées dans leur belle-famille, présentées simplement par leur prénom:
Edmond M 1906 - 1988 et Marguerite 1905 - 1992
Le plus souvent par leur nom d'épouse:
Pierre M. 1908 -1994 Emilienne M. 1914-2003
Voire par l'ajout de leur nom de jeune fille, suivi ou précédé de leur nom de femme et de leur statut matrimonial (veuve, épouse). Les surnoms complètent l'état civil (cf figure 2) tout en créant une intimité, une familiarité, au point que l'identité affichée peut être énigmatique. Seules les personnes averties pourront la déchiffrer et savoir qui reposent derrière les opercules de columbariums gravés:
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Chérie 1960
G.G. 1909 - 1992
Toi et Moi 1902-1986
À notre inoubliable (sic) maman Ses enfants
Cette identité, aussi sibylline que générique, est une manière pour les proches de préserver une part d'intimité dans l'espace public du cimetière. On perçoit ici une certaine liberté, un détachement vis-à-vis des contraintes administratives et un désir de personnalisation. Cela est d'autant plus vrai sur les sépultures concédées où les identités personnelles peuvent être minutieusement complétées par une épitaphe3, un titre (docteur), une médaille (Croix de Guerre 1939-1945), une décoration (Chevalier de la Légion d'Honneur, Palmes Académiques), une fonction (ancien adjoint au maire de Lyon, membre de la société des gens de lettres et de l'association des journalistes et écrivains, ancien combattant 39-45, combattante volontaire et internée de la Résistance). Ces engagements politiques, philosophiques ou patriotiques sont désormais plus fréquents que la mention de la profession. Celle-ci révèle généralement un statut social élevé (professions libérales, hommes politiques, artistes...). Apparaît de nos jours l'évocation des loisirs et des passions du défunt (chasse, pêche, moto, camion, accordéon...). Ces représentations parfois réalisées artisanalement par les proches "soulignent l'originalité quand les anciens symboles devenus abstraits soulignaient la conformité" (Majastre, 1977). La mention des lieux de naissance et de décès dénote fréquemment une grande mobilité, voire un déracinement qui participe pleinement de l'identité de l'individu.
Henri G.
Bohdan H.
4-12-1905 Oran 1-01-1992 Sète
né à Czernowitz en Ukraine 1911 1997
-
3. Michel Vovelle et Régis Bertrand définissent l'épitaphe comme "toute inscription qui n'entre pas dans le cadre des données d'identification (nom, prénom, état civil, dates)". 4. François Cabioc'h à propos de la Bretagne, Régis Bertrand et Michel Vovelle concernant la Provence mettent également en évidence la diminution très nette des mentions relatives à la profession du défunt. 125
Quant à la référence religieuse, puissant attribut identitaire, omniprésente sur les sépultures de corps où la croix marque la tombe chrétienne, elle a été absente des sépultures cinéraires jusqu'en 1963, date à laquelle l'Église catholique a admis la crémation. Désormais, quelques sépultures de cendres affichent croix, crucifix, souvenirs de Lourdes, voire photographies du pape Jean-Paul II.s La rareté de ces signes religieux en fait un puissant élément distinctif et identitaire. Des prêtres incinérés revendiquent leur choix, comme sur ce cavume où est inscrit en lettres d'or:
Claude A. Prêtre 1937 -1964 - 2002
Quelques cases de columbarium sont gravées de l'étoile de David associée parfois à des proches de déportés qui veulent lier leur destinée postmortem à celle de leurs parents disparus dans les camps d'extermination nazis.
Georges G. 1920 - 1999 Herschel - Pessia - Ginette Morts en déportation
Aline G. NéeM. 1919 -
Dans tous ces cas, l'identité des défunts est attribuée, non par les services funéraires municipaux, comme au pied des rosiers, mais par la famille qui décide du choix du monument, de son mobilier et du texte à graver. Cela est d'autant plus vrai sur les sépultures enfantines où les parents qui optent pour une case de columbarium ou un cavume au lieu de la dispersion anonyme au jardin du souvenir s'emploient à afficher avec force 5. D'après nos observations portant en 2001 sur 1362 cases de columbariums, cavumes et rosiers, seules 7,7 % affichent un signe religieux contre 80 à 90 % des sépultures de corps étudiées par Bertrand et Vovelle dans les cimetières provençaux au début des années 1980. 126
l'identité de leur enfant quand bien même il n'aurait connu qu'une vie intrautérine, en accolant, par exemple, au nom et au prénom d'une petite fille, un angelot de marbre blanc, la photographie de son échographie et une date umque. Cet exemple témoigne de la valeur de la photographie comme "substitut du mort" (Thomas, 1980). Cela est particulièrement vrai sur les sépultures cinéraires qui exposent, non pas seulement les traditionnels portraits en médaillon, mais des prises de vue plus larges, voire en pied, rendant au corps réduit en cendres son intégrité physique, revendiquant son inaltérabilité tout en facilitant le repérage de la case de columbarium. Une octogénaire, adhérente d'une association crématiste, joint ainsi à son testament crématiste la photographie qu'elle veut voir apposer sur son monument, monument qu'elle a aussi pris soin de dessiner. Dans ce dernier cas, la future défunte prend soin, elle-même, de la manière d'affirmer son identité. On repère de telles logiques d'autorevendications identitaires sur quelques cases de columbarium. Elles n'abritent qu'une seule ume, celle du mari mais présentent la photographie du couple et l'identité de la veuve, cette dernière ayant sans doute décidé de la façon de présenter son mari et elle-même par la suite.
Figure 2. Identité mise en scène par la veuve toujours vivante. Nouveau cimetière de la Guillotière de Lyon (Rhône)
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Enfin, il est d'autres situations où le défunt exclut toute déclinaison de son identité et insiste pour une dispersion anonyme de ses cendres au jardin du souvenir. Ce refus confine à la non-différenciation et à l'uniformité. Une adhérente d'association crématiste indique dans son testament: "Dispersion au jardin du souvenir, mais pas de plaque commémorative, rien, absolument rien." Ce souhait de ne pas laisser de traces est surtout le fait des militants crématistes qui mettent ainsi en pratique leur devise: "La terre aux vivants".6 Ainsi, qu'elle soit attribuée par les services funéraires municipaux ou par la famille, ou bien revendiquée par le futur défunt, l'identité affichée sur les sépultures cinéraires revêt une importance considérable. Les quelques lettres gravées sur le marbre demeurent la seule trace visible de l'existence d'un individu. Cette mise en scène de l'identité répond de la part de la famille à une volonté de différenciation, au désir d'échapper au dépôt dans un lieu collectif préconçu et exprime une identité-singularité. De la part des services funéraires municipaux, il s'agit davantage d'organiser rationnellement un espace et donc d'appliquer une identité de traitement et d'affecter une identité-similarité. Quant au défunt, il intervient soit dans le sens d'une singularité en insistant sur les éléments qui le caractérisent, soit d'une similarité en optant pour le jardin du souvenir. Les stratégies d'affirmation identitaire mises en œuvre par les différents acteurs n'ont pas toujours suivi cette même logique.
L'évolution siècle
des stratégies
d'affirmation
identitaire
au cours du XXe
En France, depuis la fin du XIXe siècle et jusqu'au milieu des années 1970, les personnes qui optaient pour la crémation étaient rares. Chaque année, jusqu'en 1972, on compte moins de 2000 personnes incinérées soit moins de 0,4 % des décès. À Lyon, de la mise en fonctionnement du crématorium de la Guillotière, en 1913, jusqu'à 1970, jamais la barre des cent crémations annuelles n'a été atteinte. Dans ce contexte, être incinéré était un acte marginal qui singularisait le défunt à tel point que dans la bonne société lyonnaise, il était courant, dans un premier temps, d'inhumer le corps après une cérémonie des
6. L'analyse de 705 testaments crématistes montre que dans 47 % des cas le jardin du souvenir est choisi comme sépulture. 128
plus conventionnelles et notamment religieuse, avant de l'exhumer quelques années plus tard, dans la plus grande discrétion, pour l'incinérer selon la volonté du défunt crématiste. Ainsi, durant les vingt premières années de fonctionnement du crématorium de la Guillotière, 17 % des personnes incinérées ont d'abord été inhumées. Ce processus inhumation-exhumation-crémation pourrait être considéré comme l'expression d'un trouble, d'un refus des familles d'afficher publiquement des dispositions socialement condamnables. Que les familles tenaient-elles tant à dissimuler? L'identité. L'identité crématiste de leur proche, son appartenance à ce mouvement. En effet, être crématiste, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, était non seulement une mise en application des idées progressistes et hygiénistes (nombre de médecins furent parmi les promoteurs de l'incinération) mais signait également le partage de positions agnostiques et de sympathies pour la libre-pensée et la :tranc-maçonnerie, ce qui valut à la pratique crématiste émergente d'être brutalement freinée par une interdiction de l'Église catholique dès 1886. À cette particularité des crématistes, s'opposait une similarité de leur lieu de sépulture, la rigueur de la législation funéraire d'alors et la rareté des sépultures cinéraires conduisant fréquemment au dépôt des urnes dans des concessions familiales. Les sépultures des personnes incinérées étaient ainsi totalement identiques à celles des défunts inhumés. Le premier columbarium moderne de France est construit en 1891 au cimetière du Père-Lachaise. Celui de Lyon date de 1913, tout comme le crématorium. Jusque dans l'entre-deux-guerres, où sont aménagés à Lyon les premiers cavurnes, les columbariums étaient les seules sépultures spécifiquement destinées aux cendres. Les crématistes trouvaient dans l'agencement géométrique de leurs hauts murs aux cases rectangulaires et identiques, la traduction spatiale des valeurs qui leur étaient chères: la simplicité, l'égalité et la communauté. Tous les défunts, indépendamment de leur statut social, de leur religion, de leur âge étaient, si l'on peut dire, logés à la même enseigne. Ainsi, la société lyonnaise et régionale de propagande pour l'incinération des corps, par la voix de Georges Salomon, ne manque pas de rappeler qu'être incinéré "assure gratuitement ou à peu de :trais une case d'un modèle uniforme" (Salomon, 1935). Cette identité collective militante se lit sur leurs sépultures: pots à feu, flammes, urnes des crématistes, équerre et compas des francs-maçons, faucille et marteau des communistes et absence généralisée de symboles religieux.
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Figure 3. Cavurnefamilial affichant une affiliation à la franc-maçonnerie. Nouveau cimetière de la Guillotière de Lyon (Rhône)
Malgré la revendication d'une identité communautaire et une sépulture dans un lieu parfois collectif, une volonté de distinction est perceptible ne serait-ce que par la mention de la profession, la couleur différente des monuments, la présence ou non de fleurs, de portraits. Au fil du temps, parmi les militants crématistes, des voix s'élèvent pour dénoncer "l'odieux anonymat moutonnier de cet étroit encasemement des cases semblables"? de columbarium. Cette tendance à la différenciation va croissante jusqu'à nos jours, du fait de la considérable diversification des lieux de sépulture. L'identité-singularité s'exprime désormais via la personnalisation des obsèques et surtout par le choix d'un lieu de sépulture particulier tandis que l'identité-similarité se manifeste davantage par le choix de plus en plus répandu de la crémation. Ce sont désormais 25 % des défunts français qui sont incinérés soit 135 000 en 2006. En un siècle, l'affirmation de l'identité personnelle s'est décalée du choix de la crémation au choix de la sépulture cinéraire. 7. Extrait de la Flamme purificatrice, bulletin trimestriel de la Société pour la Propagation de l'Incinération, 1947. 130
Lieux de sépulture Columbariums Concessions familiales Cavumes Dispersion dans le cimetière Rosiers Cendres remises aux familles Total des crémations1U Sources:
Registres
des crémations
Entre 1913 et 1932 70,5% 28,0% 1,5 % (àl'ossuaire)~
200 du crématorium
Entre 1996 et 1999 8,5% 3,0% 0,7% 27,5 % (aujardin du souvenir) 1,8% 58,5 %y 2082
de la Guillotière
Figure 4. Part des différents lieux de sépultures des personnes incinérées au crématorium de Lyon au début et à lafin du.XX' siècle
Le basculement entre ces deux tendances s'est produit au milieu des années 1970 alors que le nombre de crémations augmentait et que la législation funéraire autorisait de nouveaux lieux de sépulture. En 1976, la dispersion des cendres dans la nature et leur conservation dans des propriétés privées est légalisée par deux décrets successifsll. Désormais, la sépulture de cendres jouit d'une liberté, qu'une seule restriction, la dispersion sur les voies publiques, n'entame pas. Aujourd'hui, le désir des familles n'est pas de placer les cendres de leur proche dans un lieu uniforme sur lequel elles n'ont aucune emprise, voire aucun accès quand la case se situe à cinq mètres du sol comme dans les anciens columbariums. Ces "clapiers", comme les désigne la fille d'une défunte, ne sont plus attractifs. En revanche, les cavurnes et les petits columbariums connaissent un vif succès. Les proches tiennent à personnaliser la sépulture de leur défunt. L'identité affichée n'est plus une identité communautaire mais une identité singulière, qui reflète la personnalité du mort.
8. Dispersion clandestine puisque interdite alors. 9. La destination finale des urnes remises aux familles ou aux sociétés de pompes funèbres demeure inconnue. 10. Pour la période 1913-1932, il s'agit de l'effectif total des crémations dont le lieu de sépulture est indiqué dans les registres. Pour la période 1996-1999,2082 représente 30 % de l'ensemble des crémations. 11. Le décret du 18 mai 1976 (nO76-435 paru au Journal Officiel le 20-05-1976) et le décret du 20 août 1976 (n° 76-812 paru au Journal Officiel le 27-08-1976). 131
Des stratégies identitaires particulières à chaque lieu se font jour. Au pied des rosiers, la minuscule étiquette est parfois doublée d'une lourde et grande plaque de marbre qui répète en lettres visibles le nom du défunt (cf figure 5) et présente parfois sa photographie, ses titres, son appartenance religieuse, à un mouvement ou à une association. Il s'agit pour les proches de compenser à la fois la taille réduite des étiquettes, leur uniformité, la ressemblance des rosiers et l'absence de monument, la plaque de marbre apparaissant comme un substitut de stèle, un repère tangible et personnalisé. Ce dépôt de plaques à vocation identitaire est propre aux rosiers. Contrairement aux autres sépultures, il s'agit là, non pas de plaques commercialisées en série, mais de textes personnalisés réalisés à la demande.
Figure 5. Au pied des rosiers, plaque redoublant l'identité du défunt déjà inscrite sur l'étiquette standard apposée par les services funéraires municipaux. Nouveau cimetière de la Guillotière de Lyon (Rhône)
L'accent est placé ici sur le nom, sa lisibilité, alors que sur les murs des columbariums, les familles tiennent à présenter leur défunt en le différenciant autant que faire se peut des autres. Elles tentent de rompre l'uniformité du quadrillage en déposant des signes permettant un repérage de la case: pique-fleurs et fleurs, signes religieux ou décoratifs, photographies, etc. (cf figure 2). Dans cette optique de distinction, certaines familles choisissent de graver le nom en lettres vertes, rouges ou noires plutôt que dorées. 132
Quant aux stèles et au mobilier des cavumes regroupant plusieurs défunts, ils mettent en avant une identité familiale. Les plaques de marbre rappellent les liens familiaux "À notre mamie", "À notre fils trop vite disparu" et ce d'autant plus librement qu'aucune recommandation esthétique réglementaire n'impose de norme. Comme sur les opercules de columbariums, l'identité sociale est affirmée par la mention des professions et des affiliations. Même sur la pelouse du jardin du souvenir, en plaçant soigneusement leurs fleurs à l'endroit de la dispersion, les familles se défendent d'une identité-similarité où tous les défunts seraient semblables, indissociables, ce qu'ils sont en réalité, puisque leurs cendres sont irrémédiablement mêlées et invisibles. Au contraire, les proches tentent de créer un semblant d'identité-singularité, en étalant leurs fleurs sur un lieu précis et ainsi en se l'appropriant (cf figure 6). L'uniformité de ce lieu collectif voire communautaire12 est ainsi rompue par le dépôt de fleurs, à chaque Toussaint à l'endroit exact de dispersion des cendres. Le choix des fleurs peut faire écho à l'identité du défunt (fleurs blanches pour les enfants, roses rouges pour un conjoint...).
12. Au cimetière Saint-Georges de Genève, existe un caveau collectif de cendres exclusivement réservé aux adhérents de l'association crématiste locale, La Flamme. 133
Figure 6. Dispositions florales sur la pelouse d'un jardin du souvenir. Nouveau cimetière de la Guillotière de Lyon (Rhône).
Ces stratégies s'apparentent à une privatisation du lieu puisque seuls les proches connaissent l'endroit exact de la dispersion et l'identité du défunt. C'est aussi une appropriation de l'espace public, certaines familles demandant qu'aucun autre mort ne soit dispersé au même endroit et considérant la tonte de la pelouse, le vendredi matin, comme une profanation. Telles sont les stratégies actuelles d'affirmation d'une identité personnelle autour d'une sépulture cinéraire. Pour reprendre la terminologie de Roger Brunet dans Les Mots de la Géographie (Brunet, 1992) et celle de Guy Di Méo (Di Méo 2005), on constate que les acteurs institutionnels, représentés dans le cimetière par les services funéraires municipaux et leur personnel (gardiens, jardiniers, fossoyeurs, conservateurs) en charge de l'aménagement, de la gestion, de l'entretien, de la réglementation du lieu sont dépassés par les agents, familles de défunts, parfois même non concessionnaires, qui outrepassent leurs droits et aménagent à leur guise le lieu de sépulture de leur proche, qu'ils s'approprient. Dans ce lieu public qu'est le cimetière s'établit donc une logique de compromis entre les familles et l'administration, entre agents et acteurs quant à l'affirmation de l'identité. Il faut souligner dans le cas précis du nouveau cimetière de la Guillotière de Lyon, la tolérance du conservateur du crématorium qui laisse s'exprimer le désir et le besoin d'honorer les morts et qui surveille d'un œil bienveillant l'ordonnancement des espaces cinéraires. 134
Conclusion
L'étude des sépultures cinéraires illustre la richesse sémantique du concept d'identité. Double et paradoxale, l'identité est à la fois similarité (ce qui est commun, identique) et singularité (ce qui différencie, ce qui est spécifique). Cette ambivalence se traduit tout autant par une volonté d'être comme l'autre, d'appartenir à un groupe social que par le désir de se démarquer, de se différencier. Là où les services funéraires municipaux déclinent l'identité sous le mode de l'uniformité et de la similarité, dans le but de créer et de maintenir un agencement spatial harmonieux, les proches tendent à affirmer l'identité de leur défunt en exacerbant sa singularité dans cet espace hautement réglementé. Bien qu'il soit rare de lire sur une sépulture cinéraire, même un cavurne, le traditionnel « Ici reposent» suivi de la liste des défunts illustrée de leurs portraits, l'identité personnelle ne se résume pas systématiquement à une formule administrative. Aux nom, prénom et dates peuvent s'ajouter une photographie, des titres, une profession, une origine et un parcours géographiques, des signes d'appartenance religieuse, sociale ou familiale, voire militante, des informations d'autant plus importantes qu'elles sont soigneusement choisies du fait de l'exiguïté de la sépulture cinéraire. Elles enrichissent le strict état civil, personnalisent la sépulture et compensent la disparition. Au fil du XXe siècle, on perçoit sur les sépultures cinéraires ce passage d'une identité-similarité à une identité-singularité. Aux premiers temps de la crémation moderne, alors que cette pratique était interdite par l'Église catholique, les sépultures cinéraires affichaient avant tout une appartenance à un groupe (celui des francs-maçons, des militants crématistes...). C'était une identité-similarité qui était revendiquée. Au cours des années 1970, la situation s'est inversée au point qu'actuellement, alors que la crémation concerne plus d'un quart des défunts, les sépultures présentent davantage une identité-singularité, marquée par une individuation des sépultures, une forte personnalisation des lieux, voire une appropriation et une privatisation. Les photographies
sont de l'auteur.
Par respect pour les personnes
défuntes
et leurs proches,
135
le nom a été masqué.
Bibliographie ARMANET-MULLER, C., 2003, Du lieu au non-lieu: la sépulture des personnes incinérées. Contribution à une géographie de la crémation, Université des Sciences et Technologies de Lille 1, Thèse de doctorat de géographie sous la direction de Pierre-Jean Thumerelle. AUZELLE, R., 1965, Dernières demeures. Conception, composition, réalisation du cimetière contemporain, Paris, Imprimerie Mazarine. BRUNET, R., FERRAS, R. et THERY, H., 1992, Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Paris, GIP RECLUS/La Documentation Française. CABIOC'H, F., 1988, À la recherche de la légende de la mort. Le cas de la presqu'île de Crozon au XX" siècle, Brest, Université de Bretagne occidentale, 2 t., Thèse de doctorat d'ethnologie (recherche bretonne et celtique) sous la direction de M. Donatien Laurent. DEBARBIEUX, B. et PETIT, E., 1997, Recueillement et déambulation, ailleurs et même au-delà. Façonnement et usages des cimetières du Mont-Royal, Montréal, 18501996, Géographie et Cultures, n° 23, p. 23-50. DI MEO, G. et BULEON, P., 2005, L'espace social. Une lecture géographique des sociétés, Paris, Armand Colin. DECHAUX, J.-H., 1997, Le souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation, Paris, PUF. MAJASTRE, J.-O., 1977, L'espace des morts et le monde des vivants, Le Monde alpin et rhodanien, n° \14,La religion populaire, p. 247-269. MULLER, C., 1995, Les débuts de la crémation à Lyon de 1913 à 1932, Université Lumière Lyon II, Mémoire de DEA de démographie et sciences sociales sous la direction de Guy Brunet et Jacques Magaud. SALOMON, G., 1935, Incinérons nos morts, dans: Société lyonnaise et régionale de propagande pour l'incinération des corps et pour en faciliter la réalisation à ses membres, L'incinération, Lyon, Bassard. THOMAS, L.-V., 1980, Le cadavre. De la biologie à l'anthropologie, Bruxelles, Ed. Complexe. URBAIN, J.-D., 1978, La société de conservation. Étude sémiologique des cimetières d'Occident, Paris, Payot. URBAIN, I.-D., 1998, L'archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières d'Occident, Paris, Payot et Rivages. VOVELLE, M. et BERTRAND, R., 1983, La ville des morts. Essai sur l'imaginaire urbain contemporain des cimetières provençaux, Paris, Éd. du CNRS.
136
Chapitre 8
DIMENSION SPATIALE DE LA CONSTRUCTION IDENTITAIRE Patrimonialisation, appropriation marquage de l'espace
et
par Vincent Veschambre
Cette réflexion sur le processus de construction des identités collectives s'inscrit dans une approche de géographie et plus particulièrement dans le cadre théorique d'une géographie qui s'inscrit pleinement dans les sciences sociales. Penser la géographie comme science sociale, c'est appréhender fondamentalement comment la relation à l'autre se construit dans l'espace (Séchet, Veschambre, 2006). C'est envisager comment se construisent les individus en s'insérant dans des groupes sociaux et comment les groupes sociaux se structurent en fonction des pratiques des individus-acteurs. C'est analyser comment se reproduisent les positions sociales, comment les rapports de domination se jouent dans la dimension spatiale. Dans un premier temps, nous reviendrons sur l'importance de la dimension spatiale pour envisager les processus de construction identitaire de manière dynamique. Puis nous aborderons ces processus d'identification à travers la patrimonialisation des héritages bâtis. La patrimonialisation représente en effet un des vecteurs de construction identitaire dont la dimension spatiale est particulièrement affirmée, ce qui nous renvoie plus largement aux processus d'appropriation et de marquage de l'espace.
137
Identité et espace: positionnement théorique Aborder le registre de l'identité, c'est envisager la dimension spatiale du positionnement social En référence à La ville de Weber, Alain Bourdin nous rappelle que le mode de construction sociale identitaire est caractéristique des sociétés urbaines occidentales: l'organisation lignagère ne structurant plus les appartenances sociales, le lien social se fonde sur l'adhésion à des enjeux, des projets, des stratégies, ce qui suppose des références identitaires (Bourdin, 1984). Dans ce mode de construction sociale, la dimension spatiale revêt une importance toute particulière: "L'analyse weberienne nous montre combien l'urbanisation occidentale porte un tel mode de pensée qui entraîne notre conception du lieu, d'un rapport entre l'identité et le territoire." (Ibid, p. 217).
Nombreux sont les travaux en sciences sociales qui ont montré depuis l'importance de la référence aux lieux dans la construction du sujet et des groupes sociaux. Comme le souligne J. Nicholas Entrikin (2003), la question identitaire qui était traditionnellement du ressort de la psychologie (qui suis-je?) et de la sociologie (qui sommes-nous ?) est devenue centrale en géographie et plus largement dans les sciences sociales qui prennent l'espace en considération (Di Méo, 1998, Candau, 1998). Même si la distinction entre le "qui suis-je?" et le "qui sommesnous ?" peut être utile pour l'analyse des processus identitaires, l'approche par l'espace montre bien la nécessité de la dépasser. La référence aux lieux, même dans ce qu'elle a de plus intime, nous renvoie du côté de la mémoire collective (Halbwachs, 1950), des récits, des sentiments d'appartenance. En considérant que l'identité spatiale individuelle "exprime ce qui dans la relation d'un individu à un espace contribue à définir la face d'acteur social de celui-ci", Michel Lussault résume cette imbrication, ce va-et-vient permanent entre l'individuel et le collectif dans la dimension spatiale (Lussault, 2003, p. 481). Envisagée comme "discours, conscience, sentiment d'appartenance" (Lévy, 2003), l'identité contribue à l'attribution des places, des positions dans l'espace et dans la société. Comme le résume Fabienne Cavaillé : "Notre identité sociale apparaît toujours en premier lieu dans et par l'espace." (Cavaillé, 1999, p. 15) 138
Pour une approche dynamique appropriation de l'espace
et constructiviste:
identification
et
Si la notion d'identité semble s'imposer pour envisager la dimension spatiale des constructions sociales, elle doit être cependant envisagée avec précaution. Comme le souligne Rogers Brubaker (2001), cette notion est extrêmement ambiguë: elle recouvre à la fois des acceptions essentialistes, synonymes d'enfermement et d'assignation et des conceptions constructivistes, prédominantes dans les sciences sociales. Il reproche notamment à la notion d'identité d'occulter la question de savoir qui est à l'origine de la construction identitaire. Les références identitaires sont en effet bien souvent la manifestation de la puissance sociale par laquelle des groupes dominants associent, par un processus de naturalisation, les qualités d'un groupe à un lieu (Entrikin, 2003). La notion d'identification (Brubaker, 2001 ; Laferté, 2006) permet justement d'éviter toute réification et oblige à distinguer l'auto-identification à un espace, de l'identité imposée et instrumentalisée par des acteurs politiques et économiques. Dans le même esprit, plutôt que de nous en tenir à des catégories spatialistes, telle que celle de territoire qui est fréquemment invoquée dans ce registre identitaire, nous préférons recourir à une notion qui en est d'ailleurs au fondement, la notion d'appropriation de l'espace (RipolI, Veschambre, 2005). Elle aussi permet d'éviter toute tentation de réification de l'espace et nous oblige à repérer les acteurs sociaux en présence. Fabienne Cavaillé (1999) a montré toute l'importance de l'appropriation pour appréhender ces processus d'identification en travaillant sur son envers, l'expropriation. L'expérience des expropriés sur un tracé autoroutier montre que c'est au niveau de l'habitat que se joue de manière privilégiée ce processus d'appropriation, support d'identification pour l'individu et d'apprentissage de son rôle social: "L'espace approprié (par l'individu) fonctionne comme un miroir social, un miroir symbolique."
essentiellement (Ibid, p. 18)
L'expérience spatiale que représente l'appropriation constitue l'expérience d'une image de soi, pour soi et pour les autres. Cette capacité à s'approprier l'espace est évidemment inégale selon les individus. Selon F. Cavaillé, c'est de cette appropriation inégale de l'espace que procède l'apprentissage par les individus de leur rôle social et au bout du compte, de leur identité sociale. Cette idée est magistralement illustrée par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (1989) à propos du rapport à l'espace de
139
la grande bourgeoisie. On peut considérer que ce qui se joue à travers l'appropriation de l'espace, c'est l'intériorisation des positions sociales. Nous partirons donc du principe que raisonner en terme d'appropriation de l'espace permet d'analyser finement la manière dont se construisent et se hiérarchisent les individus et les groupes sociaux. Autour de la patrimonialisation: des enjeux d'appropriation identitaire de l'espace
de marquage
et
Cette question de l'appropriation, nous l'envisagerons à travers le processus de patrimonialisation. L'enjeu patrimonial peut en effet se résumer à celui de la (ré)appropriation d'espaces désaffectés (Norois, 2000), qui peuvent servir de support à la fois à des processus d'auto-identification et à des formes d'assignation identitaire. Notre réflexion s'appuie sur quelques exemples de patrimonialisation. Nous avons analysé les processus de reconnaissance de ces héritages, de mobilisation et d'identification à ces héritages de la part de certains individus, de certains groupes, généralement constitués en associations. Ces exemples sont variés, tant du point de vue de l'ancienneté et de la nature inégalement prestigieuse des éléments patrimonialisés (des hôtels particuliers du xvr/xvue à l'immeuble Le Corbusier), de l'échelle de la patrimonialisation (de la chapelle au site minier) et de la période de la patrimonialisation (du début des années 1960 au début des années 2000) (cf tableau 1). Cette analyse fouillée (entretiens, observations, travail sur les archives des associations...) nous a permis de repérer un certain nombre de constantes, de récurrences, en matière de mobilisation, d'identification, d'appropriation et de marquage de l'espace, que nous avons recoupées avec les résultats de travaux du même type. Revendications patrimoniales, références identitaires et positionnement social "L'identité locale fait l'objet d'un discours incessant dès qu'il s'agit de patrimoine. " (Glevarec, Saez, 2002)
Pour de nombreux auteurs, la revendication patrimoniale est d'abord un investissement identitaire, en référence prioritairement au local (Di Méo, 1995; Péron, 2002). L'un des arguments les plus fréquemment avancés
140
Marquages opérés par les personnes mobilisées Centre intra-muros Restaurations Tissu urbain d'Angers. De l'autre ancien de la d'édifices emblématiques. Doutre (XVI'côté de la Maine, en face du centre Ouverture de XVIII' s.) aristocratique et restaurants, galeries... bourgeois. Organisation de manifestations festives (puces, festivals...). Rassemblements protestataires. Unité A Firminy, à Association des Réalisation d'une locataires de l'unité, puis fresque, banderoles sur d'habitation Le l'extrémité ouest de syndicat d'initiative Corbusier (1967) l'agglomération les façades (1983). stéphanoise (Vallée de (enseignants, architectes, Pique-niques sur le toit professions du social et l'Ondaine). de l'unité, portes Dans le cadre du grand de la santé). ouvertes (1987). ensemble de Firminy- Association Le Descente en rappelle Vert (1963) situé au Corbusier pour l'église St long de l'immeuble. Spectacles in situ. sud-ouest de la Pierre (architectes). (Corbu). commune. Unité implantée à l'écart, sur une hauteur. Chapelle des Péricentre d'Angers. Association des habitants Affichage sur la porte lépreux SaintFaubourg dans le (socialement diversifiés). et les barrières qui prolongement du Association Renaissance entourent l'édifice. Lazare (XII', quartier de la Doutre. de la chapelle SaintPanneaux d'exposition XVII' s.) près de la chapelle. Lazare (professions intellectuelles Rassemblements. supérieures, professions libérales) Chapelle Saint Le Mans. Quartier de Architecte CAUE Affichettes chez les Joseph (1864) la gare. Sur la ligne de Secrétaire de la SPPEF. commerçants du tramway (péricentre Création d'une quartier. Sud) association. Site ardoisier de Extrémité du Massif Ateliers de l'avenir Déambulations sur le Trélazé armoricain: synclinal (catégories moyennes site des ardoisières pour la réalisation d'un de schiste. inférieures du public, Banlieue est d'Angers. anciens mineurs, inventaire Espace de 200 hectares descendants de mineurs). cartographique (2000qui prend la commune Association l'ardoise 2002) . de Trélazé en écharpe. animée par un universitaire militant du Ipatrimoine industriel Eléments patrimonialisés
Localisation/espaces concernés
Acteurs principaux de la mobilisation et profil social Début des années 1960 : rôle de notables (érudits, élus, commerçants, chefs d'entreprise). À partir des années 1980, engagement de professions libérales, cadres supérieurs.
Tableau 1. Processus de patrimonialisation
141
analysés
consiste à souligner que "l'effervescence patrimoniale" est la plus forte chez ceux dont le lien avec leurs origines est le plus distendu, chez ceux qui ont connu la mobilité. Dans un contexte économique néolibéral où la flexibilité a une dimension spatiale affirmée sous forme de mobilité contrainte, cette question de l'identité localisée, de "l'enracinement" (Boltanski, Chiapello, 1999) revêt en effet une importance exacerbée. H. Glevarec et G. Saez le constatent à propos de ces habitants que l'on a qualifiés de "néoruraux" : pour décrire ce qui se joue autour du patrimoine, ils parlent de "sociabilité intégrative" (Glevarec, Saez, 2002, p. 125). Plus largement, ils soulignent la surreprésentation à la fois des "déracinés" et des retraités au sein des associations: l'enjeu est celui de construire ou de maintenir un lien avec la société locale. Un instituteur à la retraite nous a ainsi expliqué que lors d'un séjour de coopérant, il avait compris que c'était en s'impliquant localement, en faisant notamment de l'histoire locale, que l'on pouvait s'intégrer, c'est-àdire se créer un capital social, un "capital d'autochtonie". "Je me suis aperçu au Maroc que quand on connaissait le pays mieux que les gens, on était adopté [...]. Et quand je suis arrivé en Anjou, j'ai continué, j'ai fait de l'histoire locale pour me faire accepter. On a créé des associations de sauvegarde du patrimoine." 1
C'est cette piste selon laquelle "l'identité" affichée et revendiquée à travers le patrimoine, représente une ressource, une forme de capital social à dimension spatiale, que nous avons voulu creuser à travers nos exemples. C'est ainsi que nous avons interprété la relance de l'association Renaissance de la Doutre (Angers) au début des années 1980, association créée dans les années 1960 par des érudits locaux et des commerçants, comme un investissement identitaire de la part des professions libérales et des cadres qui commençaient à restaurer hôtels particuliers et maisons dans ce quartier dégradé de centre-ville. Compte tenu de leur plus grande disponibilité, ce sont tout particulièrement des épouses de médecins qui ont animé cette association, en profitant notamment du coup de projecteur des journées du patrimoine. À travers la construction d'un lien privilégié à leur nouvel espace résidentiel et à travers l'affichage de ce lien, via le patrimoine, il s'agissait de légitimer leur présence dans un quartier en cours de revalorisation, de prendre leur place, de "légitimer l'action d'habiter" (Gravari-Barbas,2005). Si les "déracinés" apparaissent particulièrement visibles dans les mobilisations patrimoniales, il faut préciser qu'une mobilisation patrimoniale réussie associe généralement des "autochtones" et des "allochtones", ce que 1. Entretien avec Jacques Sigot (18/02/06). 142
décrit G. Di Méo à propos des périurbains et des néoruraux de la Chalosse ou du Josbaig (Di Méo et alii, 1993). Dans nos différentes études de cas, nous avons relevé des formes d'alliance entre des gens du cru, qui ont hérité d'une forme de "capital identitaire", mais auxquels manquent un certain nombre d'autres capitaux (culturels, sociaux...) et des nouveaux arrivants qui apportent leurs ressources mais qui sont en quête d'ancrage et de reconnaissance locale. Dans le cadre des Ateliers de l'avenir de Trélazé, d'anciens mineurs et leurs descendants se sont ainsi associés à de nouveaux arrivants, dans cette banlieue d'Angers en forte croissance urbaine et en cours de changement social. C'est le même type d'alliance qui s'est noué au début des années 1990 autour de la chapelle des lépreux Saint-Lazare, entre une association d'habitants et une association de sauvegarde, dont les membres actifs, de niveau social plus élevé, n'habitaient généralement pas le quartier. De même, suite au projet de démolition de la chapelle Saint-Joseph du Mans (XIXe siècle), ce sont deux personnes extérieures au quartier, un architecte du CADE et la secrétaire départementale de la Société pour la protection des paysages et de l'esthétique de la France (SPPEF) qui ont impulsé la mobilisation, même si celle-ci a été ensuite portée par des habitants, principalement des retraités. Cette convergence, dans les mobilisations patrimoniales, de populations "autochtones" et "allochtones", qui n'ont d'ailleurs pas tout à fait le même profil social, montre bien que nous sommes dans des processus dynamiques et que les questions identitaires n'ont rien de figé. Nous assistons à des phénomènes de recompositions identitaires, sur la base de la proximité, ce qui n'exclut d'ailleurs pas de faire jouer les réseaux. L'exemple de Trélazé, où se rencontrent des descendants de mineurs et de nouveaux habitants des lotissements pavillonnaires récents, est de ce point de vue le plus éclairant. Il apparaît ainsi que l'identification à un héritage fonctionne comme un puissant moyen de faire ensemble, de créer du lien, de faire groupe. Pour reprendre la distinction opérée par R. Brubaker, nous sommes dans le registre de l'identification relationnelle, qui fonctionne dans le cadre de relations sociales construites, en l'occurrence autour du processus de patrimonialisation, plutôt que dans le registre de l'identification catégorielle, qui repose sur des catégories (genre, situation professionnelle, couleur de peau...) préexistantes (Brubaker, 2001). Ces constructions identitaires autour du patrimoine ne sont bien entendu pas exclusives, les personnes mobilisées autour du patrimoine ayant d'autres lieux d'identification, d'autres repères, d'autres groupes d'affiliation: l'attribut patrimonial représente un attribut identitaire parmi d'autres. 143
À travers ces mobilisations, nous voyons des habitants, des militants, chercher à créer des solidarités pour revaloriser collectivement l'image d'un ensemble de logements, d'un quartier (Raoul x, 2003). C'est ce qui se joue au début des années 1980 dans la Doutre, où s'amorce la gentrification du quartier. Dix ans plus tard, l'association des habitants du faubourg Saint-Lazare saisit l'occasion de la redécouverte de la chapelle pour redonner une épaisseur historique (et de la valeur) à un quartier en cours de rénovation (ZAC Saint-Lazare). C'est bien la construction de groupes solidaires et leur capacité à prendre place dans l'espace urbain, à "être visibles dans la ville,,2, qui est en jeu à travers l'identification patrimoniale. Pour paraphraser Benoît de L'Estoile, dont le travail sur l'objet "histoire locale" révèle des processus tout à fait comparables, on pourrait dire que: "Le goût pour (le patrimoine) joue un rôle essentiel dans la construction des identités sociales au sein d'un groupe d'interconnaissance. " (de L'Estoile, 2001, p. 128)
Cette idée est formulée avec force par Pierre-Yves Saunier qui incite les chercheurs à envisager le patrimoine comme vecteur de construction des groupes sociaux et à envisager un champ patrimonial traversé de luttes de définition et de classement: "Les enjeux des luttes autour de la délimitation et de la défense du patrimoine, ce sont les enjeux qui tournent autour de la définition du "nous" et du "eux", du "dedans" et du "dehors", autrement dit autour de la classification des hommes, des faits humains et des espaces, autour des catégories fondamentales de notre entendement, de notre appréhension et de notre action sur le monde." (Saunier, 1998)
L'exemple le plus parlant parmi nos cas d'études est celui de l'unité d'habitation Le Corbusier de Firminy. Associé à la dévalorisation des grands ensembles, cet immeuble HLM a fait l'objet d'une promotion patrimoniale active de la part de certains de ses habitants après sa fermeture partielle au début des années 1980. À Firminy, c'est le même diminutif, "Corbu", qui désigne l'habitation et ses habitants.
2. C'est le titre de l'article de B. Raoulx (2003). 144
"Par delà leurs différences, les habitants de l'Unité d'habitation
revendiquent une identité commune- ils se nomment "les Corbus" et se préoccupent autant de l'amélioration de tel ou tel point de la vie domestique collective que de la mise en valeur de cet immeuble ,,3 comme leur patrimoine artistique ou social.
Ce qui représentait un véritable stigmate au début des années 1980 constitue aujourd'hui une ressource symbolique, alors que la ville est engagée dans une démarche de classement UNESCO de ses héritages Le Corbusier (Veschambre, 2000, Jouenne, 2005). La mobilisation patrimoniale permet donc aux individus de s'identifier en construisant du collectif et d'afficher une identité sociale, un statut social: à travers la revalorisation d'un héritage, il s'opère une sorte de transfert de valeur, de la matérialité spatiale à la position sociale. Comme le résume André Micoud : "La mobilisation patrimoniale a bien pour fonction de faire exister une entité collective, laquelle est toujours abstraite, en la rendant visible métaphoriquement par l'exposition publique de ces biens qu'elle aurait en commun." (Micoud, 1995, p. 26)
Le patrimoine peut être défini dans cette approche comme "un agencement de signes matériels visibles qui attestent, tout en la légitimant, de l'existence d'une communauté locale ou nationale" (Chivallon, 2002, p.335). Nous allons nous intéresser maintenant à ces signes matériels qui sont le support d'une identification et d'une appropriation des lieux.
S'approprier le patrimoine et marquer l'espace: la construction d'une ressource identitaire Une forme d'appropriation
privilégiée:
l'appropriation
identitaire
Comme nous l'avons souligné, l'enjeu de la patrimonialisation, c'est la (ré)appropriation d'un héritage qui a perdu sa fonction et sa valeur d'usage. er
3. Dossier de presse exposition Unité, 1 juin-3D septembre
145
1993.
L'appropriation juridique ne concerne qu'une minorité d'individus et d'associations. Dans nos cas d'étude, cela concerne principalement les membres de la Renaissance de la Doutre, qui sont pour la plupart propriétaires de maisons plus ou moins prestigieuses dans le quartier: le secrétaire actuel a par exemple restauré l'Hôtel Grandet de la PIesse, classé monument historique (XVe-xvue s.). Ces hôtels particuliers sont accessibles une fois l'an lors des Journées du patrimoine. Les associations sont très rarement propriétaires de "leur" patrimoine et doivent donc négocier avec les institutions ou les propriétaires privés. C'est dans un registre non juridique que se situent les principales formes d'appropriation d'éléments patrimonialisés. Nous pouvons tout d'abord parler d'appropriation affective ou existentielle: le simple fait de s'être mobilisé pour sauver un édifice de la démolition ou de la dégradation crée un rapport affectif à cet objet. Une autre forme d'appropriation inhérente à la démarche patrimoniale est de nature cognitive. En développant une connaissance approfondie d'un élément patrimonial, notamment s'il s'agit de la transmettre lors de conférences ou de visites, les militants associatifs deviennent de véritables initiés, qui s'approprient les lieux de manière symbolique.
Un exemple d'appropriation cognitive: les Ateliers de l'avenir et le site ardoisier de Trélazé "La première phase de travail du groupe, ça a été une connaissance approfondie du sujet à tous niveaux, autant une connaissance de terrain, on a arpenté le site dans tous les sens, on a pris des photos, on a été sur toutes les zones [...]. Et après, on a fait un travail de cartographie avec le CADE, extrêmement intéressant, sur les usages, baignade, promenade... et sur le patrimoine au sens large. [...] On a en même temps constitué une base de données conséquente sur le site, avec les cartes anciennes et actuelles, les études réalisées sur le site, des photos..." Entretien avec Pascal Boileau, (9/02/06).
membre actif des Ateliers de l'avenir, organisateur
d'évènements
culturels
C'est ainsi que le site ardoisier de Trélazé a fait l'objet d'un travail de connaissance poussé, à travers la réalisation d'un carnet d'inventaire et d'une cartographie du site. Et comme le dit Claude Raffestin :
146
"Produire une représentation de l'espace est déjà une appropriation, donc une emprise, donc un contrôle même si cela demeure dans les limites d'une connaissance. (Raffestin, 1980, p. 130)
De même, les membres de l'association des locataires de l'unité d'habitation Le Corbusier sont devenus des experts, à force de faire visiter leur immeuble et leur appartement. Cette appropriation passe également par le langage: désigner, nommer c'est un acte d'appropriation, peut-être le premier. Cet acte de nomination est particulièrement évident dans le cadre du faubourg SaintLazare à Angers, puisque une ancienne épicerie abandonnée, promise à la démolition est (re)devenue "chapelle" et donc "patrimoine" suite aux découvertes archéologiques. À Firminy, cet immeuble dénommé de manière familière, voire péjorative, le "Corbu" est devenu "patrimoine Le Corbusier" dans le discours de l'association des locataires au début des années 1980, puis dans le discours municipal au début des années 1990. Dans l'ensemble de leur échantillon, H. Glevarec et G. Saez ont constaté que le mot "patrimoine", dans les intitulés d'associations, fonctionnait d'abord comme un "possessif", en lien avec un espace, un territoire donné: "patrimoine de" (Glevarec, Saez, 2002, p. 226). Le mode d'appropriation qui décrit le mieux ce rapport des associations à leur objet, tout en intégrant les modalités que nous venons de décrire, c'est l'appropriation identitaire. Quand elle est effective, l'élément patrimonialisé "est associé à un groupe social ou à une catégorie, au point de devenir l'un de ses attributs, c'est-à-dire de participer à définir son identité sociale" (Ripol!, Veschambre, 2005, p. 11). En d'autres termes, on peut dire que l'élément patrimonialisé et approprié fait alors partie de l'être social des individus mobilisés. Pour que cette appropriation identitaire fonctionne bien, se pérennise, l'un des moyens privilégiés est de la manifester, de la revendiquer, à travers le marquage de l'élément visé.
Marquer le patrimoine pour se l'approprier
symboliquement
Si appropriation et marquage de l'espace entretiennent des relations qui sont moins immédiates qu'il y paraît à première vue (Ripoll, 2006), le marquage représente l'un des moyens privilégiés de l'appropriation. Ce
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marquage paraît d'autant plus important dans les cas de figure où il ne peut y avoir d'appropriation juridique et de contrôle, dans une logique "d'espace public" et de "bien commun" qui est celle du patrimoine. C'est ainsi qu'au moment où l'Office HLM a manifesté son intention de fermer la moitié de l'unité d'habitation Le Corbusier, des habitants ont signifié leur volonté de rester sur place et leur demande de mise en valeur à travers la réalisation, confiée aux élèves de l'école maternelle, d'une fresque colorée intitulée "nous aimons vivre au Corbu" (1983). L'association pour la Renaissance de la Chapelle Saint-Lazare a placardé des informations sur la porte et mis en place une petite exposition in situ au moment de sa redécouverte (1991). Afin d'interpeller la mairie et les habitants suite au report des travaux de restauration, elle s'est affichée sur les barrières qui encadrent la chapelle pour rappeler ses revendications (2006). Le marquage direct des édifices patrimonialisés n'est pas toujours possible ou souhaitable. À côté de ces productions de marques, on peut repérer des formes de marquage par les corps. Fabrice Ripoll a cherché à préciser dans quelles conditions les corps pouvaient marquer l'espace. De son point de vue: La présence corporelle a d'autant plus de chances de devenir un marquage identitaire qu'elle est "saillante" (remarquable et remarquée) parce que répétée, fréquente, ostentatoire (par les multiples canaux qu'elle mobilise), voire explicitée (affirmée par le langage)." (Ripoll, 2006, p. 28)
Les manifestations festives ou les visites guidées organisées de manière récurrente par les associations peuvent entrer de ce point de vue dans la catégorie du marquage: la Renaissance de la Doutre est ainsi à l'origine d'une foire aux puces qui existe toujours et qui se tient autour d'un site classé, la Place de la Laiterie. Même si bien entendu tous les participants ne sont pas membres de l'association, ils proviennent généralement du quartier et manifestent la capacité d'une association à mobiliser et investir physiquement les lieux patrimoniaux. De manière moins spectaculaire mais beaucoup plus fréquente, les "déambulations" organisées par les Ateliers de l'avenir entre 2000 et 2002, afin d'inventorier le patrimoine ont pu s'apparenter à une forme de marquage de ce site ardoisier. Sans être récurrentes, mais au contraire exceptionnelles, certaines formes d'investissements corporels pourraient être malgré tout assimilées à du marquage. À l'occasion du centenaire de la naissance de Le Corbusier (et alors que l'immeuble n'était pas encore protégé) une descente en rappel a été
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organisée le long de l'unité d'habitation de Firminy: cet événement "saillant" et "ostentatoire" a "marqué" les esprits et manifestait incontestablement une revendication d'appropriation (1987). Dans le cadre d'une propriété, la marge de manœuvre est beaucoup plus importante en matière de marquage. Le propriétaire peut s'engager dans une restauration qui représente toujours, qu'elle soit plutôt "conservative" ou "interventionniste", la transformation d'une trace héritée et donc la production d'une marque (Choay, 1992). Lorsqu'une association a fortement contribué à sauver un édifice et à faire valoir sa restauration, elle peut rester associée à ce marquage, sans en être pour autant le maître d'ouvrage. C'est ce qui a fini par se produire à Firminy pour les principaux animateurs de l'association des locataires, avec la réhabilitation de l'unité d'habitation: ils en ont retiré des bénéfices symboliques et occupent aujourd'hui pour certains des positions de pouvoir au plan local. Toutes ces formes de marquage sont autant de points d'appui dans les stratégies d'appropriation/patrimonialisation des héritages. Dans un raisonnement métonymique, nous pouvons considérer que c'est au final l'élément patrimonialisé tout entier qui devient la marque du groupe qui a contribué à le faire reconnaître: "En fabriquant son patrimoine, chaque nouveau groupe social édifie ses propres marqueurs géographiques et symboliques qui contribueront à l'organisation de son espace social." (Péron,2002,p.18)
En tant que ressource identitaire, le patrimoine permet donc d'affirmer un droit de présence, une visibilité, une légitimité dans l'espace urbain. Habiter le patrimoine des quartiers historiques, c'est afficher un statut social à travers les façades réhabilitées. La restauration des monuments et des places publiques accentue encore cette valorisation des habitants dans une forme de mise en scène d'une excellence collective. Dans les espaces dont la valeur patrimoniale a été reconnue, initiatives privées et interventions publiques se cumulent pour produire un véritable marquage de l'espace à travers la mise en valeur des héritages.
Conclusion
L'inscription dans le temps, à travers les processus de marquage qui font référence à la temporalité, aux notions d'héritage et de mémoire, est un mode de légitimation classique dans nos sociétés occidentales, mais qui
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prend une dimension exacerbée depuis une trentaine d'années. Comme le reflète la production des sciences sociales, on assiste à un véritable engouement pour les héritages (matériels et immatériels), pour les traces, pour la mémoire, pour la commémoration, autour d'une notion en expansion, celle de patrimoine. Même si cette notion de patrimoine se réfère au bien commun, les éléments patrimonialisés sont en fait appropriés par certains groupes sociaux, mobilisés pour leur reconnaissance et leur mise en valeur (Norois, 2000; Gravari-Barbas, Veschambre, 2003). Ces traces réappropriées fonctionnent comme des marques et donc comme des supports d'appropriation symbolique de l'espace et de légitimation des groupes sociaux concernés. Cette demande de patrimoine, qui contribue à la construction des identités sociales, représente un mode de légitimation d'importance croissante dans la compétition pour l'appropriation de l'espace et dans les luttes de classement.
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Chapitre 9
RHÉTORIQUE DU PAYSAGE ET IDENTITÉS TERRITORIALES! par Caio Augusto Amorim Maciel
Paysage, conscience spatiale et pensée métaphorique Les identités territoriales - individuelles ou collectives - se rapportent à un lieu, celui à partir duquel on mobilise et réinterprète une tradition donnée. Autrement dit, c'est en fonction du poids symbolique des mots qui se réfèrent aux espaces de vie que l'on arrive à comprendre les connexions et recoupements historiques, sociaux et biographiques impliqués dans des représentations spatiales plus larges. On peut donc souligner, dans les travaux de géographie culturelle, le rôle des symboliques paysagères, dès lors que celles-ci permettent au sujet un saut de type abstrait et non aléatoire depuis les espaces de son environnement immédiat jusqu'à l'inconnu, par le biais d'anticipations cognitives. Cette hypothèse est dénommée "pensée métonymique propre aux représentations géographiques". Elle s'appuie sur l'idée que des individus, incités à se représenter et exprimer l'insertion de leur quotidien dans des dimensions spatiales plus vastes - ou vice-versa -, mobilisent un raisonnement rhétorique pour pouvoir énoncer ce qui leur semble le plus évident et important. Quand ils se réfèrent à un lieu, ils partent de quelque chose de fondamentalement subjectif, la conscience de soi et même la nature corporelle de l'existence; quand ils évoquent des paysages, ils mobilisent de préférence des aspects culturels et politiques, en récupérant une mémoire collective, un arsenal d'arguments et un imaginaire social communs dans les discours de et sur une région. 1. Traduction
Pernette Grandjean
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L'équilibre entre les différentes sphères de la conscience spatiale (depuis le "ici-connu" jusqu'aux "terrae incognitae ") est recherché par le biais d'un procédé métaphorique de la pensée, dans lequel les liens établis entre les objets géographiques occupent une place fondamentale dans la mise en ordre de la diversité et l'anticipation de l'inconnu et sont à la base des discours culturellement reconnus pour leur cohérence et leur vraisemblance. En cela, l'imaginaire géographique, qui fait partie du processus d'identité territoriale, n'est pas complètement dégagé des conditions réelles du terrain et doit être au moins conforme à un imaginaire socialement validé. Quand on étudie le concept de paysage, on comprend clairement que l'une des plus fortes déterminations sémantiques de l'imaginaire géographique réside dans la sélection de certains attributs de la réalité. Ceux-ci sont mis au premier plan, en position centrale, ou finissent même par désigner entièrement la réalité à laquelle ils se réfèrent. Ce procédé de base indique bien qu'il est possible de considérer les paysages comme des métonymies géographiques, schèmes ou modèles d'anticipations à propos d'une réalité plus large. En quoi l'analogie du paysage à une figure de rhétorique peut-elle constituer un apport théorique? En premier lieu parce que le paysage traduit l'ambition de la géographie à condenser la diversité de l'espace dans un discours démonstratif, volontairement descriptif tout en étant synthétique, portant sur des aspects représentatifs du "Tout" ou sur des aspects particuliers de ses composants. Ce pouvoir de mettre en rapport les parties et le tout constitue justement la caractéristique du procédé métaphorique désigné en terme générique de métonymie ou, dans le cas particulier où l'on prend la partie pour le tout, de synecdoque. De plus, en mettant l'accent sur l'étude des processus d'élaboration des symboles qui forment la substance des paysages, la géographie culturelle attribue à cette figure de rhétorique un pouvoir créatif qui opèrerait par le biais d'un imaginaire géographique quand les habitants d'un lieu tentent d'évoquer, de manière approximative, un espace plus vaste et abstrait. Se pencher sur l'interprétation de ces mécanismes, c'est adopter une posture herméneutique. Le processus métonymique indiquerait le sens de la pensée métaphorique mise en œuvre pour tenter d'imprimer une cohérence à l'espace vécu, lui donner une physionomie attendue qu'une meilleure connaissance du territoire et de ses qualités environnementales permettrait d'ajuster. En ce sens, les espaces représentés ne pourraient être verbalement décrits que par des sujets conscients et actifs, dans une stratégie de
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connaissance et de réinterprétation du monde. Celle-ci acquiert, dès lors, une réelle importante dans une analyse géographique du sens et des valeurs attribués aux paysages par les habitants. L'émergence d'un paysage en tant qu'appréhension descriptive d'un espace donné serait chargée des tensions entre ce que le sujet s'attend à rencontrer (anticipations métonymiques) et la différenciation sans cesse croissante de son univers alentour. Il y aurait donc toujours dans le processus cognitif lié au paysage un processus d'ajustement ou d' "équilibration" - au sens de Piaget - entre le prévu et l'imprévu dans la découverte du monde. De fait, le problème de la tension cognitive, lié au manque d'automaticité dans l'ajustement de nos anticipations face au monde qui se révèle à nous, a mené certains chercheurs à adopter une approche interactionniste de la connaissance. Selon cette démarche, l'interprétation se fonde toujours sur l'affinement, par les sujets, des schèmes préconçus de la réalité externe. L'idée que les réinterprétations du réel refléteraient une permanente requalification de nos idées a priori peut être très utile pour comprendre le rôle des représentations paysagères, ou mieux de la rhétorique du paysage en général. George F. Luger, analysant l'apport du constructivisme de Jean Piaget, biologiste et psychologue, au problème de la connaissance, note qu'il y a dans ce courant de pensée une influence réciproque des traditions empiristes et rationalistes de la science. Il part de la prémisse que nous ne pouvons assimiler les phénomènes externes qu'en fonction de notre compréhension courante alors même qu'il nous faut ajuster notre compréhension aux demandes du phénomène. "Les constructivistes emploient le terme schème pour décrire une structure a priori utilisée pour organiser l'expérience du monde extérieur. [...] De ce point de vue, l'observation, loin d'être passive et neutre, est au contraire active et interprétative." (Luger, 2004, p. 724)
La recherche géographique qui s'intéresse au vécu des habitants, à ce qu'ils disent de leurs lieux de vie et aux valeurs qu'ils attribuent à leur environnement, doit se pencher sur ces tensions cognitives entre l'attendu et le réellement perçu, qui font surgir un paysage. C'est pourquoi la production d'un simple catalogue d'images symboliques pour rendre compte de l'aspect d'un territoire - cas de nombre de travaux - est loin d'être suffisante. Le paysage est une interprétation dans la mesure où il résulte d'un processus continu d'ajustement de nos "schémas pertinents du réel" (représentation de notre insertion au monde) à la compréhension croissante
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de cette même réalité. L'approche constructiviste défend ainsi l'idée qu'aucune expérience n'est possible sans anticipations schématiques (Luger, op.cit., p. 724-725). Piaget propose une approche novatrice de la connaissance, désignée par le terme "épistémologie génétique", qui part du principe que l'ajustement imparfait des schèmes mentaux au monde réel crée une tension cognitive qui n'est résolue qu'à travers un processus incessant de révision des modèles préconçus. On est loin, évidemment, d'une vision purement phénoménologique, à savoir sans présupposés, concepts et biais, vu l'importance attribuée au langage. Dans la conception de Piaget, les actualisations permanentes de nos préjugés, prévisions et anticipations expliquent la tendance du psychisme à l' "équilibration", toujours selon Luger. Quelles contributions l'interactionnisme peut-il effectivement apporter à la rhétorique du paysage? Abordée à partir des prémisses cidessus, la rhétorique en général - et la métonymie géographique en particulier - ne doit pas être comprise comme un recours artificiel dans l'art de convaincre ou comme une simple utilisation d'images lexicales capables d'influencer lors d'un échange; elle comporte également un aspect de rationalité métaphorique, orientée par l'imagination, mais qui cherche à appréhender le monde extérieur par le biais de révisions et accommodations successives. Il existe beaucoup de modèles différents de la réalité; certains peuvent être considérés comme vraisemblables, mais tous ne présentent pas la même acceptation sociale. La rhétorique implique aussi bien tension que coopération entre les interlocuteurs qui situent leur discours par rapport à ce qui est attendu, crédible (logique du probable) et donc soumis d'une certaine manière à des régularités reconnues de part et d'autre. Parler du paysage, c'est placer la dialectique connu-inconnu au centre de l'horizon noologique de ceux qui le racontent mais qui emploient une argumentation modélisatrice pour obtenir une adhésion négociée des interlocuteurs.
La rhétorique pleiue du paysage De quelle façon envisager le dynamisme porteur de valeurs et symboles communs et constitutifs d'une culture et d'une région sinon par l'analyse des arguments qui cherchent à généraliser et rendre acceptables les différentes visions du monde construites au cours de l'histoire? Ces cosmogonies - on le sait - sont aujourd'hui toujours remises en question par les comportements, positionnements et actions d'individus ou de groupes.
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Le comportement des individus, quel que soit le contexte politique et institutionnel, dépend sans aucun doute des usages, coutumes, habitudes, lois, codes et rituels institués; cependant, c'est l'observation ou non de la norme qui imprime le mouvement propre de la société. "Il faut pouvoir agir en fonction de ces valeurs, pour ou contre, mais de toute façon relativement à cet univers de signes, de croyances, d'intérêts.
"
(Molinié, 1992, p. 5)
La culture est caractérisée par cette dialectique entre conformité et rupture, adaptabilité et variabilité, fondée sur une praxis que l'on peut concevoir comme l'action de persuader ou de convaincre l'autre par la parole - définition a minima de la rhétorique. À première vue, celle-ci semble de fait se résumer à cela. Cependant, il serait sans doute préférable de l'envisager - en suivant en cela Michel Meyer - comme "la négociation de la distance entre des hommes à propos d'une question, d'un problème" (Meyer, 1993, p. 22). Il semble donc évident que la rhétorique est aussi doxa - opinion sur ce qui est vraisemblable, plus sans doute que sur la vérité absolue. D'où sa relation étroite avec les passions humaines - la politique en général et le règlement de la violence en particulier. En ce sens, admettre la discussion signifie renoncer à l'emploi de la force et attacher du prix à l'adhésion de l'interlocuteur, qui n'est pas traité comme un objet mais comme quelqu'un dont on mobilise la liberté de jugement (Perelman et Olbrechts- Tyteca, 1970, p. 73). En gardant sa caractéristique première de tension, qui se traduit dans un mouvement impulsif de communication, donc aussi de désir de faire prévaloir une opinion en usant d'arguments, la rhétorique doit intégrer le champ de la réflexion, des processus cognitifs: les modalités d'une meilleure appréhension de la réalité à partir d'un univers culturel et social construit par accumulation et opposition de savoirs, de vécus et d'opinions. Dominer une ample gamme de connaissances constitue la manière intrinsèque pour approfondir une capacité d'argumentation. C'est par cette voie que la parole se développe en même temps que la pensée. Le lien entre ces trois sphères fondamentales de la rhétorique (connaissance, opinion, persuasion) est le langage et il convient d'en récupérer le sens premier: "Les grecs n'avaient qu'un mot, logos, pour le langage et la raison, etc. Il est vrai que sans langage, aucune connaissance ne serait possible. [. ..] C'est ce qui discrédite toute tentative d'une rhétorique restreinte." (Gardès-Tamine, 1996, p. 6) 157
Penser la rhétorique sous l'angle de la souplesse verbale et des questions socioculturelles qui lui sont liées, c'est considérer le langage comme une totalité logico-discursive ou stratégico-linguistique, pour continuer à utiliser les termes proposés par Georges Molinié. Celui-ci voit dans le langage individuel la forme d'expression la plus vivante et directe, bien que fugace et instable. "On argumente, ce qui est logique, pour convaincre, ce qui est moral, où l'on réussit seulement si l'on a persuadé, ce qui est affectif." (Molinié, op. eit. p. 6-7. Souligné par nous)
Ainsi la parole est-elle pratiquée comme un ensemble orchestral visant à conjuguer le verbal, le psychique et le logique, ou encore le moral, le sentimental et le social.En se référant à l'homme dans son intégralité, la rhétorique, pour assurer le succès d'un discours, défend la réunion constante de trois objectifs, depuis longtemps mis en avant par les orateurs des anciens temps: docere (enseigner), nwvere (émouvoir) et delectare (satisfaire). Il s'agit, comme on peut le constater à partir de cette brève relecture, d'une question assez complexe, mais qui libère résolument la rhétorique du champ unique dans lequel elle fut peu à peu reléguée, à savoir une technique froide et calculatrice au service du mensonge, pour la réorienter vers le fonctionnement même de la parole et de la raison. Il serait ingénu et peu efficace cependant de vouloir l'exclure du domaine contemporain florissant de la manipulation, qu'il est si facile de constater que ce soit dans la sphère publique - propagande, politique, religion ou justice - ou dans la sphère privée au travers des interminables mécanismes de séduction, éloge, réprobation, etc. C'est dans ce contexte que nous concevons la complexité et la richesse du concept de paysage, grâce auquel la géographie peut davantage mettre en relief et analyser l'intentionnalité des discours identitaires calés sur les qualités matérielles et symboliques du territoire.
Rhétorique
et rationalité narrative et interprétative
La rhétorique doit au moins être considérée, avec tous les risques qu'elle comporte, comme un "mal nécessaire" de la vie en société, car elle fait partie de la condition humaine, de l'intersubjectivité, des mécanismes de la pensée et de la liberté de parole sur des sujets qui ne font pas unanimité immédiate. Loin d'être une entrave, elle est perçue comme une sorte de discours transversal à tous les types de connaissance :
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"[...] Si l'exigence rhétorique est partie du problème, elle est aussi partie de la solution. Plutôt que de s'efforcer à l'évincer ou, pire, faire comme si elle n'existait pas, il est préférable de l'amener à un niveau conscient, d'expliciter son fonctionnement et sa portée et même de l'utiliser en connaissance de cause comme une interlangue entre les différents types de discours." (Berdoulay et Entrikin, 1994, p. 199)
Il faut admettre que, malgré l'existence d'une fonction cognitive du langage, il n'est pas possible de faire coïncider procédés rhétoriques et logique rationnelle dès lors que pour persuader, convaincre ou séduire les cœurs et les esprits, il faut utiliser l'imagination et la sensibilité. Par leur configuration ou "mise en forme", les concepts premiers du langage - de même que ceux du mythe et de l'art - sont par essence distincts des concepts cognitifs de la science. Mais, s'il est impossible d'expliquer l'un de ces phénomènes à partir de l'autre, il faut fondamentalement s'efforcer de les comprendre dans leurs imbrications, spécificités et relations réciproques (Cassirer, 2003, p. 22-25). Une communication efficace conjugue compréhension (raison, preuves) et volonté (intuition, affinités); l'acte de convaincre intègre le propos rationnel et logique, mobilisant l'intellect, en même temps qu'une harmonie affective, ou satisfaction, sollicitant le sentiment. La position adoptée par Wright (1947) sur les figures du langage s'inscrit dans cette perspective. Pour cet auteur, la science peut utiliser des outils esthétiques dès lors que ceux-ci sont choisis pour mieux transmettre ce que l'on désire partager, tel, par exemple, le sens d'un lieu ou l'impression qui s'en dégage. Ainsi, en considérant le paysage du point de vue de la géographie, ce que l'on nomme le possibilisme lablachien reste l'une des principales sources d'inspiration pour ceux qui désirent utiliser de façon judicieuse des procédés figuratifs. Vincent Berdoulay (1988) a montré comment ce discours a cherché à prendre en compte les rapports homme-nature en s'appuyant sur une rhétorique qui valorisait l'initiative et la liberté humaines - sans pour autant négliger l'importance des contraintes naturelles. Vidal de la Blache se démarquait ainsi des théories réductionnistes sous-tendant le déterminisme du milieu et, bien que sous une forme tout juste ébauchée, avançait déjà des considérations aujourd'hui largement reconnues par certains courants de l'écologie et de l'analyse systémique travaillant sur l'interaction des phénomènes étudiés. Du point de vue de la pensée discursive, l'apport de Vidal de la Blache ne se limiterait pas aux qualités d'expression d'une géographie vue comme un "art de l'évocation". Certaines de ses œuvres, tel le classique
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Tableau de la Géographie de la France, contribueraient de façon éminente à son apport scientifique (Berdoulay, op. cit. p. 25). La présence d'un rôle heuristique - et non seulement décoratif - de la rhétorique lablachienne va de pair avec un effort scientifique pour montrer la "personnalité" de la France, individualisant et articulant de façon métonymique les "pays" aux grandes unités régionales et à l'ensemble du pays par le biais d'une combinaison de caractères distinctifs et communs. L'acte de décrire comporte un sens profondément actif, chargé aussi bien de l'ethos (caractère, dispositions) de celui qui sélectionne les données, met en ordre les informations et énonce la narrative paysagère, comme du pathos (émotions, attentes) de ceux à qui cette description s'adresse. Il faut de fait que les aspects sélectionnés aient un rôle mnémonique et suggestif, sollicitant un imaginaire individuel et social. La mémoire est ici envisagée dans un sens qui dépasse la stricte technique développée par l'orateur pour renforcer l'assimilation et la remémoration d'idées utiles au moment de l'élocution; elle a le statut de patrimoine culturel commun aux interlocuteurs. Les procédés descriptifs s'appuient, évidemment, sur le désir de rendre certaines images inoubliables, en mettant en avant des traits marquants pour donner une efficacité maximale à la construction d'arguments et à la capacité imaginative de l'auditoire. Pour beaucoup, l'admission de thèmes mentaux sui generis confirmerait l'habituelle opposition entre science (logique de vérité) et rhétorique (logique du probable); pourtant, selon Cassirer, toute connaissance théorique part d'un univers déjà "informé" par le langage, et ceci d'une manière tellement profonde et inconsciente qu'elle en est imperceptible. La relative dépendance ou indépendance de telles "formes d'idéalité" peut d'ailleurs devenir matière à investigation scientifique (Cassirer, op. cit., p. 49). Par ailleurs, il ne faut pas minimiser le fait que le discours scientifique impose - ou cherche à imposer - des limites très claires aux processus interprétatifs. La logique de la théorie demande l'observation de règles strictes régies par des principes, des démonstrations, des jugements consensuels, des conditions bien contrôlées d'interaction sujet-objet et d'intersubjectivité, ce qui n'est évidemment pas le cas de la logique naturelle présente dans le langage. Les mots sont polysémiques et les constructions syntaxiques permettent l'implicite, l'approximation, la réinterprétation, d'où l'ouverture inégale du langage à la mauvaise foi et aux raisonnements fallacieux. Cependant, ces mêmes propriétés peuvent se montrer constructives, heuristiques, ouvrir aux perceptions du monde porteuses de créativité et de découvertes. C'est le propre de la science que de se fixer des limites 160
rigoureuses dans la recherche de validité et de cohérence, mais on ne se souvient jamais assez qu'elle est également argumentation, soumise à une communauté d'interprètes particulièrement attentive à la transparence des critères qui déterminent l'acceptation provisoire ou le rejet des lectures réalisées à la lumière d'un consensus de savoirs. Par ailleurs, l'herméneutique, comme théorie philosophique, s'appuie sur un type de rationalité narrative et interprétative qui ne se limite pas à la recherche intuitive d'images poétiques ou de nouveaux systèmes métaphoriques, mais qui exige une argumentation cohérente, réalisable et reconnaissable à partir de l'histoire d'une culture (Vattimo, 1997, p. 107). Critiquant l'hypothèse d'une séparation entre épistémologie (rationalité) et herméneutique (esthétisme, irrationalité), Gianni Vattimo affirme que la rationalité herméneutique nous fait toujours partir d'une tradition-destin, dans lequel nous sommes immergés par essence, pour de là, discerner à partir des signifiés possibles. Ce sont les significations originelles qui orientent cette trajectoire, c'est-à-dire la reconstruction et l'interprétation de la tradition-destin, de la façon la plus convaincante possible. Vattimo en conclue que la "rationalité est simplement le fil conducteur qui peut être compris grâce à l'écoute attentive des messages du Schickung", soit de la tradition-destin (ibid, p. 109). D'un point de vue philosophique, on peut y voir pour la science l'importance reconnue d'une argumentation replacée dans son contexte, à savoir la rhétorique, tant pour éviter un relativisme effréné que pour prévenir un traditionalisme stérile. Ainsi, l'articulation entre argumentation scientifique et rhétorique peut-elle se comprendre par le biais d'une analogie "magique" : la métaphore d'une bataille, contestation ou débat, dont la motivation dernière vient du caractère injustifiable ou non conformiste de certaines interprétations du monde. Dans l'approche scientifique, particulièrement, la vérification constante des critères très précis aptes à distinguer différentes lectures de la nature impose des limites à une sémiologie libre et infinie. On peut admettre, en adoptant une posture critique du paradigme rationaliste du positivisme, que "beaucoup de choses peuvent être vraies sur le moment, quoique en contradiction entre elles" (Eco, 2000, p. 23), comme le font beaucoup de penseurs qui s'intéressent aux sciences de l'imaginaire et à l'herméneutique. On ne peut toutefois échapper au fait que le jugement scientifique exige des modèles et des règles d'interprétation et de démonstration, et cherche à s'accorder sur les plus acceptables. Définir un 11Wdusou une mesure de l'acceptabilité des lectures possibles constituerait le problème permanent de la science dès lors qu'il "existe un sens des textes, ou mieux, il en existe plusieurs, mais l'on ne peut pas dire qu'il n'en existe aucun ou que tous soient également bons" (ibid, p. 34). 161
Il faut absolument noter que le respect et l'attention accordés aux règles strictes du discours scientifique ne font pas renoncer à la créativité communicative. Ernst Cassirer affirme très clairement que les concepts théoriques ne constituent qu'une couche supérieure de la logique, laquelle s'appuie sur les fondations de la logique du langage (Cassirer, op. cit., p. 48). De son côté, Berdoulay rappelle que toutes les "configurations discursives ", qu'on les appelle méthode scientifique, épistémé ou modèle d'intelligibilité, font appel à des langages spécialisés ou courants (Berdoulay, op. cit., p. 8). Même en se soumettant à des préceptes spécifiques et en respectant un mode codifié d'expression, le scientifique dépend donc du langage commun, et pas seulement d'une argumentation solide, aussi bien pour développer son raisonnement que pour atteindre une audience satisfaisante (ibid, p. 90). Une fois admis que le discours scientifique se fonde aussi sur des arguments, en se liant de façon indissociable au fonctionnement même du langage - dans ses facettes communes ou quotidiennes - il reste à expliciter comment se produit le lien entre les deux univers. Les scientifiques refusent d'admettre les interactions entre le discours scientifique et les procédés rhétoriques en général, et le langage commun en particulier. C'est parce qu'ils pensent que la fonction expressive déforme la compréhension empirique de la réalité. Elle empêcherait la définition précise de concepts et de théories, lesquels devraient utiliser un langage technique, spécialisé et sans "contamination" extérieure. Une telle prétention à la pureté est liée au long processus de dévalorisation qu'a subi la rhétorique à l'époque moderne, réduite à une description linguistique des éléments internes à une phrase, au détriment du fonctionnement discursif du texte dans son ensemble. Elle fut dès lors restreinte, durant une bonne partie du XXe siècle, à une théorie des figures de style d'un intérêt purement littéraire. Le lien entre rhétorique et science est donc resté exclusivement focalisé sur les approches structuralistes de la linguistique, laquelle a exclu de son champ tout paramètre extérieur au langage proprement dit (Gardes-Tamine, op. cit., p. 5). L'attention apportée à la fonction de communication du langage n'a donc pas réussi à appréhender l'importance de ses fonctions cognitives et de ses aspects psychologiques, et c'est à partir de ces manques qu'a resurgi la problématique de la créativité au côté de la question primordiale de l'efficacité du discours. Ainsi, et sous l'influence de l' "Ère de la communication" dans laquelle nous vivons, la rhétorique fut récemment réhabilitée face aux limites du structuralisme, à mesure que furent réintroduites, dans les travaux sur la langue, les positions dissymétriques du sujet et de son interlocuteur.
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Dans le même temps, s'est développée l'idée que le recours aux procédés oratoires n'implique pas la reproduction de certains cadres logiques. Dès lors que l'objet de la rhétorique est envisagé comme l'action d'un sujet sur un autre par le biais de la parole, on ne peut que la reconnaître dans ses imbrications avec tous les champs de la connaissance, sans pouvoir lui attribuer un contenu à part. L'arsenal de recours mobilisés dans la production d'un discours, comme l'emploi de sens figurés, constitue un instrument légitime de communication et d'intervention pour orienter l'opinion d'autrui vers nos convictions. Cela fait partie des conditions de l'être ensemble social, dès lors qu'il n'existe pas de rhétorique solitaire. Le paradoxe du dialogue lui est inhérent, car si l'on veut faire prévaloir ses croyances, sa raison d'être cessera si les autres sont réduits au silence pour toujours. En dehors de ces considérations, on comprend la position de Berdoulay pour lequel la géographie doit être reconnue comme une instance de production de sens, car il s'agit d'un discours producteur de connaissances, répertoire des moyens de produire celles-ci et des possibilités de les utiliser (Berdoulay, op. cit., p. 9). Cet aspect discursif ou rhétorique de la science est un pré-requis pour toute approche herméneutique de la réalité en général, et de l'épistémologie en particulier. La rhétorique se place donc à ce niveau épistémologique à tel point qu'elle demeure une exigence dans le domaine de la vie quotidienne et partout où il y a situation asymétrique entre interlocuteurs, concernant opinion, conseils, pression, éloge, etc., dès lors qu'est préservée la liberté du jugement individuel. De plus, on ne peut pas opposer de façon simple les connaissances vernaculaires aux systèmes d'analyse élaborés par des spécialistes. D'où la question soulevée par Hard (1970) quant à la complexité et l'ambiguïté de la médiation entre les termes courants du langage commun et les termes utilisés par les géographes. Comme nous l'avons souligné, le monde construit par l'action des hommes est marqué par ses rêves et aspirations. Il ne dépend pas seulement des technologies de planification et des présupposés scientifiques qui lui sont corrélés, mais aussi de l'imaginaire géographique, des modèles idéaux, mythes et utopies qui influent le développement de la société. De ce constat, on conclue que "le langage est ainsi apparu de plus en plus comme le médiateur obligé entre le scientifique et la réalité qu'il veut comprendre" et que le souhait se fait plus pressant que "les analyses se rapprochent du langage courant pour en arriver à capturer le subjectif et les formes symboliques" (Berdoulay, op. cit., p. 8).
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Toutefois, si les analyses géographiques ont largement exploité le domaine des techniques, il n'en est pas de même pour l'imagination, du fait d'une partialité dommageable au propre développement de la pensée scientifique. Une des façons de réunir ces aspects souvent considérés comme conflictuels est le recours aux représentations considérées comme une interprétation continue des informations. Il s'agit "d'établir une balance entre la représentation scientifique et la représentation sociale et culturelle dans le but de cerner décalages et convergences" (Retaillé, 1995, p. 29). Denis Retaillé pense que le monde des hommes est bien plus complexe que l'ethnogéographie des sociétés traditionnelles a jamais pu l'imaginer. Il préfère donc l'inscrire dans le champ de la géographie sociale et culturelle contemporaine, en proposant un changement méthodologique qui insiste non pas sur les différenciations et les frontières physiques basées sur des "faits culturels" réifiés mais sur des ensembles de différenciations progressives et nuancées. Dans cette vision, l'ethnie est un processus dans lequel les traits de culture doivent être pris comme des instruments de compréhension de stratégies identitaires, via les représentations, et non comme causes ou explications de type rationaliste. De même Claval (1999), dans une réflexion sur les rapports entre géographie, langage et ethnicité, insiste sur le fait que certaines populations étudiées par le chercheur évoluent dans des milieux culturels qui peuvent être très exotiques pour ce dernier. D'où la tendance à centrer l'analyse sur le savoir-faire spécifique du groupe, les justifications données à ses comportements et les représentations qu'il a de son environnement et de son organisation territoriale. En ce sens, la science géographique serait une réinterprétation des géographies vernaculaires: les chercheurs auraient besoin de connaître le savoir populaire et d'explorer les logiques qui le soustendent, en identifiant les rapports spatiaux des groupes traditionnels pour arriver à un meilleur contrôle et un aménagement du territoire concerné. Pour Claval, la géographie participe des savoirs indispensables à toutes les sociétés. Toutes les sociétés possèdent une geosofia. Ce qui veut dire que les besoins remplis par la connaissance géographique commune ne changent pas fondamentalement quand celle-ci devient davantage tributaire du savoir scientifique. S'orienter, localiser des observations et recueillir des informations pertinentes sur des lieux balisés, en les baptisant avec des toponymes, de telles attitudes demeurent dans la sphère du langage géographique populaire malgré l'influence plus grande des sélections et recoupements opérés par la logique des systèmes techniques, économiques et politiques dominants. La complexité des liens entre domaines scientifiques et langage commun ne peut être négligée.
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Efficacité communicative du paysage dans les stratégies identitaires La rhétorique, on l'a vu, est omniprésente dans tout ce qui touche les procédés d'argumentation. De plus, elle concerne les mécanismes d'acquisition des connaissances de même que la dynamique créatrice des activités scientifiques et des rapports entre pensée et expérience. Elle acquiert ainsi une évidence cognitive et théorique (Berdoulay, 1988, p. 19) et finit par avoir, pour la géographie, une influence marquante dans les conceptions et les transformations du milieu. De là, que peut-on dire des conditions de créativité du discours qui participent à une "épiphanie" du paysage? Le sujet, poussé à rêver et à réfléchir sur le monde à partir d'un lieu auquel il s'identifie pleinement, se prononce sur ce qu'il pense et ressent intuitivement à propos de la singularité de son espace de vie ou de l'intégration de celui-ci dans une zone plus vaste comportant des caractères communs. Ce faisant, il matérialise la tension culturelle et les sentiments variés d'appartenance par le biais d'argumentations, de l'utilisation de figures de style et de la désignation de substances territoriales ou géosymboliques. Le fait qu'un tel jugement puisse fréquemment n'être que le reflet d'idées largement admises et diffusées dans une société donnée ne diminue pas l'importance de la pensée vernaculaire. Cela pousse seulement à prendre en compte le rôle des "topoi" (lieux communs) à côté de la création de nouvelles évidences par la rationalité narrative. On peut conjuguer de la sorte expérience personnelle et collective. La rhétorique, qui permet l'étude des rapports étroits de la géographie au mot, est adaptée à ces formes de communication qui supposent autant un désir de privilégier la voix du lieu, l'expérience de ses habitants que la possibilité de l'ajuster au sens commun régional et viceversa, imprégné de stratégie identitaire multiforme et de relations de pouvoir. De la proxémie à l'inconnu, il s'agit toujours d'être au monde avec et face à l'autre et, plus encore, de la nécessité d'agir sur l'autre. Cette permanente source de passions, fondement de la politique au sens large, est arbitrée de façon rhétorique. En ce qui concerne le paysage - image symbolique qui dépasse le lieu - la formulation de la pensée ne se fait pas toujours dans un esprit de partage pacifique et passif. On cherche souvent à échanger, séduire, mesurer ses forces, imposer et se confronter. La force de la parole publique, des identités géographiquement référencées, s'inscrit dans cette réalité. Certains lieux communs peuvent être pris dans le sens des métaphores radicales proposées par Cassirer, plongeant dans l'inconscient collectif et organisant notre appréhension du monde et notre savoir (Gardes165
Tamine, 1996, p. 12-13). De ce fait, la traduction de pensées et intentions en images et narrations géographiquement référencées place le paysage dans le champ d'une géographie sociale et politique, dès lors que la discussion des fondements imaginaires de la société est un sujet délicat; en effet, les valeurs symboliques et esthétiques sont un produit social, ce qui suppose intérêts différenciés et choix politiques (Castro, 2002, p. 123). Présent dans le paysage, le procédé métaphorique radical des relations homme-milieu, peut aboutir à une répression ou un façonnement de la parole individuelle. Dans le même temps, il doit être vu comme un terrain de confrontation pour les arguments nés de l'expérience vécue, qui ne sont pas toujours en harmonie avec d'autres échelles d'analyse sans qu'il y ait effort de mise en relation. Ce n'est qu'en considérant le problème sous cet angle de vue que les paysages stéréotypés fourniraient au mot et à la pensée quelque liberté d'expression. Dans le cas contraire, seraient admises l'imposition d'une vérité, la passivité des sujets et l'inutilité de la rhétorique. L'adhésion des esprits à une version ou vision de l'existence suppose, comme nous l'avons vu, un mélange de rationalité et de sentiments. Si l'intelligence convainc, l'émotion persuade - selon les points de vue les plus consensuels de la rhétorique contemporaine. Les stratégies territoriales identitaires, bien que basées sur des raisonnements parfaitement rationnels, n'écartent pas le recours à l'imaginaire et à la sensibilité pour entraîner des adeptes ou fixer la distance au-delà de laquelle apparaît l'altérité. Elles ont besoin d'une expression formidablement efficace. De là seulement peut naître la puissance de l'image en général et du paysage en particulier, comme ce qui peut être vu en un seul coup d'oeil. Le "coup d'œil" mérite évidemment d'être perçu davantage comme une gâchette de la contemplation, une succession d'instants nécessaires au parcours de l'image dans la pensée et le cœur, établissant des liens plausibles avec l'expérience, la connaissance, l'activité, l'émotion et les valeurs de celui qui voit. Il ne s'agit pas d'un flash mécanique mais d'un insight auquel concourent un contexte socioculturel et une habilité visuelle exercée de longue date, de façon à rencontrer, sélectionner, mettre en ordre et renforcer des arguments encadrés par une lecture du monde en permanence questionnée par le regard. La subtilité de la scène contemplée repose sur le fait qu'elle consiste en un résumé de traits marquants, produit sinon a posteriori du moins dans une exigence continue de réflexion, un investissement sentimental et la recherche d'une expression vraisemblable et durable des impressions immédiates. Ainsi, l'expressivité du paysage réside-t-elle dans l'identification, le choix et l'amélioration de géo-symboles irréfutables. Elle est le visible qui devient vu, c'est-à-dire condensé de manière incisive. 166
L'instant qui sépare le mécanisme biologique de la vision des filtres culturels d'une tradition-destin, au sens herméneutique du terme, ne peut pas être comparé à une simple impression photographique des contours et couleurs, lumière et ombre. Si l'on poursuit dans la problématique du visible, il y a aussi dans la perception des paysages, au-delà de l'empire des formes, quelque chose d'une vérité onirique profonde, provenant de ce que Gaston Bachelard (1997, p. 5) dénomma les "rêveries matérielles" qui précèdent la contemplation. À la surface de la terre, les objets pourraient être considérés comme des enseignements de la réalité donnant appui aux "convictions du cœur" et, en sens inverse, ces croyances guideraient la compréhension de l'univers. Mise à part la difficulté à travailler sur "l'imagination matérielle" d'un objet aussi complexe que le paysage dans sa globalité - et qui est davantage forme que substance - il faut souligner l'importance qu'acquièrent certains aspects de psychologie de l'inconscient dans la valorisation ou l'oubli de l'image. On peut penser que, dans la recherche d' "arguments capables d'impressionner", la force expressive du paysage réside dans ce que l'on peut et veut montrer en un unique coup d'œil, ce qui implique un mouvement actif de condensation des sens, valeurs et perceptions en images à fort contenu symbolique. Celui-ci dépend, de plus, de ce que l'on attend du public, à savoir ce qui peut être appréhendé par les interlocuteurs. Il s'opère une sélection de traits marquants et essentiels à la manière consacrée par La Blache, pour ensuite différencier et articuler des espaces dans un système englobant, ou faire le parcours inverse. La dynamique du tout et de la partie est omniprésente dans la connaissance et le dessin d'une réalité que l'on désire révéler à travers le paysage. À côté des caractères objectivement établis, présents dans le monde matériel, cette séquence dépend également de conditions générales (psychologique, socioculturelles, politiques, etc.) qui permettent le recours à un imaginaire spécifique pour obtenir l'assentiment du public vers lequel se dirige ce discours. Il en ressort que vouloir n'est pas toujours pouvoir. Le rapprochement ou analogie des paysages avec des figures de pensée découle de la double adéquation rationnelle et affective présente dans les unes comme dans les autres. Joëlle Gardes-Tamine nous permet d'aller plus loin, en défendant que l'un des principes fondamentaux de la rhétorique est de "frapper l'imagination", ce à quoi se prêteraient de manière magistrale les sens figurés. En le concevant comme une "pensée visuelle", idée empruntée à Rudol Arnheim (1976), l'auteur souligne que le discours rhétorique fait appel à tout ce qui sert à émouvoir les yeux du corps et de l'esprit, comme l'image et la description: 167
"C'est tout ce qui fait image qui va évidemment être privilégié. Et le terme de figure lui-même renvoie à ce qui se voit. La rhétorique privilégie ainsi la vue." (Gardes-Tamine, ibid., p. 16)
Il ne faut pourtant pas oublier, nous avertit Alain Corbin (2001), la profondeur sensuelle du paysage. Qu'en est-il de l'explication en géographie? D'une façon générale, elle se déploie sous une forme visuelle - documents graphiques, cartes, paysages, modèles, photos, descriptions, etc. Elle cherche ainsi à présenter ce qui, du point de vue des connaissances antérieures ou sectorielles, serait montré en ordre dispersé et sans cohérence. Ainsi, le discours géographique est-il spectacle, théoria au sens propre du terme (Berdoulay, 1988, p.23). Cet auteur veut souligner la construction et la mise en forme de l'information grâce à la visualisation, procédé si cher aux géographes. À notre avis, le rôle de l'image s'amplifie dans cette conception, vu que la vigueur de la figuration paysagère découle justement de sa capacité à mettre en scène devant les yeux - pas une scène quelconque mais une "vue", une "perspective" ou une "représentation" métaphorique symbolique. Se pose ainsi sous un autre angle le problème récurrent lié au fait qu'un discours rationnel, travaillé par la rhétorique, courre le risque de conduire à des conclusions idéologiques. Dans le cas de la géographie, Berdoulay estime que le discours "peut charrier une foule de biais idéologiques à travers le choix des termes, des découpages territoriaux, des catégories sociales, des thèmes d'étude, voire même des méthodes et techniques" (Berdoulay, op. cit., p. 21). L'auteur note que toute activité scientifique, que ce soit par ses fonctions sociales ou par sa dimension discursive, est imprégnée d'idéologie et que dans la rhétorique des géographes, une telle imbrication transparaît de façon privilégiée dans certaines figures, comme l'hyperbole, la métonymie et l'analogie. La force de la figuration s'impose, mais comment échapper aux dangers qui entourent toujours son utilisation? Il faudra sans cesse mettre en balance les apports réellement appropriés de la rhétorique et les déformations ou exagérations commises au nom de l'efficacité de l'expression. La qualité d'une œuvre scientifique imprégnée de procédés figuratifs se révèle quand son discours n'emprisonne pas (dogmes) ni ne s'autonomise en une totale liberté de création (fantaisie), mais qu'il contemple ces procédés d'un point de vue herméneutique.
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Pour avoir un jugement plus rigoureux, il est opportun de revenir à Eco : la liberté des interprétations dépendra toujours des critères d'acceptabilité institués par la collectivité des scientifiques (Eco, 2000, p.34).
L'intérêt particulier des métonymies
pour la géographie
Le problème du paysage, dans la pensée géographique, réside dans l'indispensable trajectoire qui mène de la connaissance empirique des physionomies de la terre (description stricte du réel, sens propre) et sa représentation subjective (mise en scène, sens figuré) résultant de l'anticipation de la perception via "l'artialisation du regard ", selon l'expression consacrée par Alain Roger (1989). Cependant, comme la géographie ne peut se réduire au champ des représentations, on ne doit pas de même sous-estimer, dans une approche sophiste de la géographie, que le filtre de l'art présente une connotation universelle: il ne s'agit pas seulement du regard européen issu de la renaissance, mais d'un besoin figuratif inhérent à la pensée et au langage sur l'espace, avec d'innombrables variations historiques. Comme les aptitudes figuratives de l'humanité se rapportent à la langue, voire à la genèse même de la langue (Cassirer, 2003), la pensée symbolique sur l'espace appartient à la nature humaine. Depuis l'Illuminisme, ce qui a émergé n'a pas été "le" paysage, mais un ensemble de nouvelles règles de représentation, une base méthodique qui servirait à circonscrire le regard et la pensée figurative pour produire une imago mundi dans la perspective de la science et seulement par son intermédiaire. Si nous acceptons que la rhétorique est une caractéristique intrinsèque du langage, nous ne pouvons pas séparer complètement les représentations de l'espace provenant du concept géographique de paysage des multiples "apparitions" culturelles du principe de rétroaction hommeespace; elles se créent mutuellement. À savoir, le concept scientifique de paysage n'est qu'une forme opérationnelle limitée de la pensée figurative qui s'appuie sur des normes extérieures à l'infinie épiphanie des symbolisations, leur offrant un référentiel d'interprétation. L'humanité, dans son expérience géographique concrète, par le biais de l'interaction avec le milieu, érige, identifie et projette des éléments symboliques qui deviennent des éléments clefs dans sa connaissance et sa transformation du monde. En ce sens, la construction sociale et la valorisation des géo-symboles sont le reflet d'une bataille d'arguments placés dans les images et la narration. 169
Le paysage se dessine à partir de l'interaction complexe de figures de pensée ou d'arguments visuels et peut constituer en sa totalité une illustration au pied de la lettre. Dans l'acception la plus riche, heuristique, le terme "paysage" a un sens figuré et constitue un modèle abstrait, une pensée métaphorique basée concrètement sur les formes de la Terre. Dans cet essai, on a présenté certaines définitions plus directement liées aux narratives paysagères, en partant du présupposé que les figures de style ne sont que le fil conducteur de l'analyse, non sa finalité ultime. Dans l'optique de la géographie, les figures de style qui offrent le plus d'intérêt sont celles qui sont davantage liées au lieu de la description, au portrait ou au cadre que l'on veut symboliser ou révéler avec la mise en spectacle du paysage, celles qui possèdent des affinités avec des arguments basés sur la structure du réel. Elles permettraient ainsi l'argumentation et le questionnement, la facilité d'une mise en scène visuelle et la possibilité de secouer l'imagination, suggérer et projeter - dès lors qu'on n'oublie pas que les "données" de la réalité sont souvent construites, voire fantaisistes. Bien que les figures de style apparaissent toujours en ensembles complexes et interdépendants, certains linguistes ont coutume de les réduire à la triade métaphore-métonymie-synecdoque, alors que d'autres préfèrent simplement le couple métaphore-métonymie (qui incluerait la synecdoque comme un de ses cas particuliers). La métaphore, dont la structure de base repose sur la comparaison, est décrite comme la figure de style par analogie: elle "désigne une chose par le nom d'une autre chose qui a avec elle une relation de ressemblance" (Bacry, 1992, p.288). Plus une métaphore est banale, proche du cliché par habitude et par répétition, plus facile est son interprétation; dans le cas contraire, plus elle est rare et originale, plus grand est le risque d'incompréhension. Beaucoup de métaphores représentent de fait un défi à l'interprétation, car leurs significations ne se manifestent pas immédiatement. Elles tendent, en un premier temps, à déplacer l'univers de référence de l'interlocuteur pour représenter seulement plus tard le point de départ et d'évidence propice à l'argumentation. Elles incitent les interprètes à parcourir les terrae incognitae sur la base des suggestions et indications de quelqu'un d'autre, favorisant ainsi de nouvelles assimilations de sens. Les métaphores sont donc étroitement liées à la fonction de symbolisation du langage. Celle-ci, par une logique propre et indépendante de ce qui est vérifiable, permet que tout mot entre en rapport avec un autre pour fonder de nouvelles associations et significations. De cette liberté poétique et "irrationnelle" de conjugaisons, il découle que "toute métaphore comporte une part d'énigme, précisément parce qu'elle ne dit pas qu'elle est son fondement" (Gardes-Tamine, op. cit., p. 133). 170
La synecdoque, quant à elle, est une figure de style utilisant la connexion, désignant quelque chose par le nom d'une autre chose avec laquelle la relation est une relation d'appartenance, d'inclusion, tel le tout pour la partie ou l'inverse. Les procédés synecdotiques présupposent l'existence, entre la figure de style et ce qu'elle prétend substituer, d'un lien nécessaire, d'une connexion physique et "réaliste", comme dans le cas si courant entre genre et espèce et, plus encore, dans celui toujours cité de la partie pour le tout. Des variantes existent qui reçoivent une appellation spécifique, telle l'antonomase, figure où coexistent la sélection d'attributs fondamentaux et le choix de valeur d'excellence d'un individu et qui finit par le représenter entièrement. On peut donc y voir un certain recoupement avec la métonymie, qui est finalement une figure de style par correspondance dans laquelle le mécanisme figuratif à l'œuvre repose sur une manipulation sémantique, substitutive, elliptique ou transformatrice. Pour Molinié (op. cit., p. 218), l'une des plus fortes déterminations sémantiques de la métonymie réside dans le choix d'un attribut de la réalité qui désigne cette réalité comme un tout. Une telle injonction sémantique apparaît avec une grande constance dans la construction des représentations paysagères. Toujours selon le même auteur, il est possible de considérer la synecdoque comme une variété de métonymie dès lors qu'il y a dans les deux cas une superposition sémantique: Pour bien comprendre la spécificité de la métonymie-synecdoque à l'égard de la métonymie en général, il suffit d'opposer < il a bu un verre> (= le contenu du verre; il n'a pas bu du verre - métonymie simple, sur le rapport contenant-contenu), à < son fer s'est coupé> (= son poignard s'est coupé; le poignard est bien du fer - métonymie-synecdoque) (Molinié, ibid., p. 317). Considérer la métonymie et la métaphore comme les deux figures de style les plus importantes, c'est se baser sur la classification possible de toutes les autres figures selon l'opposition fondamentale entre les relations d'objets (pôle métonymique) et les relations de signes (pôle métaphorique). De ce fait, beaucoup d'auteurs procèdent en individualisant la synecdoque sur la base de la spécificité de relation d'inclusion qui la caractérise: ils insistent sur le fait que, dans son cas, les choses figurées font partie du même être alors qu'il y aurait un simple lien de contiguïté dans la métonymie - rapports entre des choses indépendantes. Toutefois, il est possible d'accepter la suprématie de la métonymie vu que la relation spatiale de proximité qui la caractérise est plus simple et plus englobante que la connexion de la synecdotique, même en admettant que ce choix laisse plus de place à l'ambiguïté (Genette, 1972, p. 24). Les deux sont des figures très utilisées dans le langage tant érudit que quotidien, 171
quand le sujet, intentionnellement, ou les collectivités, culturellement, confèrent à un terme un sens plus large ou plus restreint que son contenu conventionnel. Le rapprochement entre synecdoque et métonymie se profilait déjà dans les traités de César C. Dumarsais. Actuellement, pourtant, beaucoup préfèrent réaffirmer la différence entre les deux, optant même pour la supériorité de la synecdoque, fondée sur un type de relation plus concrète entre signifiant et signifié. La métonymie serait, selon ce raisonnement, davantage envisagée dans le champ de la métaphore, ce qui la placerait comme l'une des deux figures de style essentielles. Le débat reste ouvert, car englober les procédés de la synecdoque et ceux de la métonymie amènerait à privilégier sans fondement la relation de contiguïté aux dépens de celle d'inclusion, un choix idéologique basé sur une vison univoque de l'ordre des choses. Ce qui amène à différencier la synecdoque, à lui attribuer une autonomie comme figure de style, une capacité propre à motiver le signe, c'est précisément que l'inclusion n'est pas la contiguïté. Il y a, dans le parti pris de la synecdoque, un choix, un regard, une perception du monde qui sont radicalement différents de ceux de la métonymie (Souny, 2003). Mais il n'est pas si simple de reconnaître l'originalité de la synecdoque, vu que la relation d'inclusion physique (la partie pour le tout) permet dans la majorité des cas de la réduire à une variété de la métonymie, les deux étant fréquemment reliées comme éléments d'une métaphore. Il serait donc plus productif de poser que le principe métonymique admet quelques types spécifiques de relation, comme celle de l'inclusion (on parlerait dans ce cas de "métonymie synecdoctique ") ou celle d'antécédenceconséquence, spécifiée par la "metalepse", entre autres. R. Jacobson en arrive même à affirmer la prédominance de la métonymie sur la métaphore dans le courant littéraire du réalisme (Jacobson, 1963, p. 62-63) mais il faut tenir compte du fait que la métonymie, en plus d'inclure la synecdoque "réaliste", tire aussi pleinement vers l'abstraction. Est ainsi amplifié son pouvoir de symbolisation en direction de la métaphore et de la capacité que celle-ci détient de refaire sens pour le monde; en effet, Gérard Genette (op. cit., p. 24-28) analyse la préférence du système à deux pôles métaphore-métonymie comme fruit d'une force sémantique commune. Il faut donc considérer la paire essentielle métaphore-métonymie non comme des figures de style localisées ponctuellement dans certaines phrases et expressions, mais comme une attitude générale capable de catalyser d'autres formes figurées qui relient imagination et réalité. Son étude est un instrument de compréhension de la rhétorique du paysage. La métonymie englobe fréquemment la synecdoque, dès lors que l'on peut 172
percevoir aussi bien les rapports concrets (le tout pour la partie, le pluriel pour le singulier ou vice-versa, etc. ) que les relations plus abstraites (l'effet pour la cause, le moral pour le physique, le contenu pour le contenant ou vice-versa, etc.) par les mêmes mécanismes de correspondance.
Considérations
finales
La rhétorique du paysage présente un côté partiel, fragmenté, mais fait preuve d'une puissante plasticité dans la mesure où son efficacité est déterminée à la fois par le lieu à partir duquel se fait la description, sélectionnant ce qui saute aux yeux (du corps et de l'esprit) de la façon la plus incisive, et en même temps par l'effort de relier ce cadre à des échelles plus vastes. Le lien entre le local et le général, dans n'importe quelle de ces deux directions, favorise le travail intense d'interprétation. À partir de la matière pullulante, comme dit Bachelard, passant par des impressions sensorielles particulièrement fortes pour rendre une lecture du monde convaincante, le paysage doit arriver à solliciter la mémoire collective de la population, en ayant recours, à l'autre bout du processus de la connaissance, à un imaginaire géographique spécifique. En conséquence, l'espace ne doit pas être relégué à une fonction plus ou moins sophistiquée de support, dès lors que tant l'imaginaire spatial que le vécu concret à partir d'un lieu, d'une ambiance ou d'un milieu matériel ou social, ont un poids décisif dans le "spectacle" du paysage. Comme le soutient Michel Roux (1999, p. 36), le travail de reconstruction subjective effectué par l'individu qui interprète le monde dans le cadre de sa propre expérience spatiale - part d'une artialisation première de la nature et incorpore les identités territoriales et l'imaginaire géographique. Celui-ci doit être compris non comme déformation ou comme perception, mais comme projection de la pensée. Les métonymies sont comme des évidences qui renvoient à un paradigme et qui prennent part à un modèle facile à communiquer (Roux, 1999, p. 53). Elles comportent des concepts et des catégories fondamentales de l'intelligibilité, tout comme des rapports logiques qui provoquent l'interaction entre ces concepts et catégories. Les hommes entreprennent des actions, pensent et prennent connaissance du monde à travers ces paradigmes qui sont inscrits dans leur culture. Il ne s'agit cependant pas d'archétypes ou de mythes mais de réalités qui émergent des fruits de la turbulence de l'imaginaire. Il faut que les images formées soient facilement mémorisées et pertinentes en terme d'expérience géographique partagée, très souvent traduite en identité territoriale (pays, région, paysage, etc.). 173
Pour les cultures concernées, les métonymies les plus vraisemblables sont celles qui établissent les similitudes et associations les plus étroites et immédiates possibles avec la réalité à laquelle elles se réfèrent, offrant une nette capacité d' "assimilation" - ou mieux d'orientation - au sujet qui se pense dans ce cadre. Ici, l'identité peut être conçue de façon positive ou négative, les images sollicitées indiquant intérêt, lien, beauté, orgueil, etc., aussi bien qu'indifférence, rejet ou toute la gamme des réactions intermédiaires. Ce qui compte, c'est qu'à travers ces emblèmes, les interlocuteurs puissent s'insérer progressivement dans l'ordre des choses dans le processus d' "équilibration" dans le langage de Piaget - en s'appuyant sur les aspects les plus manifestes du cadre géographique. Le thème du rapport entre culture et paysage a donné lieu à différentes tentatives pour détecter le sens attribué aux formes de la terre et aux éléments du milieu à partir des intuitions, des valeurs, de la mémoire, de l'imagination, des pratiques et représentations actuelles de la société. La réflexion présentée ci-dessus illustre à quel point le chemin à parcourir reste indéfini et parsemé de controverses comme le sont de même les questions relatives aux identités contemporaines. Longue vie à la rhétorique du paysage! Bibliographie ARNHEIM, R., 1976, La pensée visuelle, Paris, Flammarion. BACHELARD, G., A dgua e os sonhos. Ensaio sobre a imaginaçiio da matéria, Sao Paulo, Martins Fontes, 1997. BACRY, P., Lesfigures de style, Paris, Belin, 1992. BERDODLA Y, V., 1988, Des mots et des lieux. La dynamique du discours géographique, Paris, Éditions du CNRS. BERDODLA Y, V., ENTRIKIN, J.N., 1994, "Singularité des lieux et prospective", Espaces et Sociétés, p. 74-75, p. 189-202. CASSIRER, E., 2003, Linguagem e mito, Sao Paulo, Ed. Perspectiva. CASTORIADIS, C., 1982, A instituiçiio imagindria da sociedade, Rio de Janeiro, Paz e Terra. CASTRO,1. E., 2002, "Paisagem e turismo. De estética, nostalgia e polîtica" dans Yâzigi, E. (dir.), Turismo e Paisagem, Sao Paulo, Contexto, p. 121-140. CHODQDER, G., 2001, "Nature, environnement et paysages au carrefour des théories", Études Rurales, n° 157-158, janvier-juin, p. 235-251. CLAVAL, P., 1999, A geografia cultural, Florian6polis, Editora da DFSC. CORBIN, A., 2001, L'homme dans le paysage. (Entretien avec Jean Lebrun), Paris, Les Éditions Textuel. ECO, D., 2000, Os limites da interpretaçiio, Sao Paulo, Ed. Perspectiva. GADAMER, H-G., 1998, Verdade e método. Traços fundamentais de uma hermenêutica filos6fica, Petr6polis, Vozes. GADAMER, H-G., 2002, Verdade e método II. Complementos e indice, Petr6polis, Vozes.
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Chapitre 10
L'IDENTITÉ
ET L'ESPACE
De l'instrumentalisation politique à l'alternative au choc des civilisations par Yves Guermond
L'ambiguïté
du concept scientifique
L'identité spatiale est un concept ambivalent et les analyses géographiques sont au cœur de son ambiguïté, dans la mesure où étudier un espace particulier, que ce soit une région, un pays, un village ou un quartier, conduit à mettre en valeur ce qui le différencie des espaces voisins, en un mot ce qui lui donne son caractère spécifique, son "identité". Cette identité n'est évidemment pas seulement physique, car tout espace géographique est un espace social, façonné par les individus qui s'y trouvent, même si ces individus sont en conflit et n'y forment pas réellement une "société". La confusion entre l'identité sociale et les entités géographiques provient aussi des individus eux-mêmes, qui se définissent souvent par la référence à un espace donné, par lequel ils affirment leur identité. Les constants brassages contemporains de la population, et les déplacements permanents des individus, peuvent sembler atténuer bien souvent cette relation identitaire, que certains regrettent d'avoir perdue. Un exemple extrême de la volonté de retrouver ce lien, et de l'affermir en quelque sorte "scientifiquement" (géographiquement...), a été donné en Californie par le mouvement biorégionaliste, "qui a cherché à promouvoir des régions naturelles (des bassins versants, des chaînes et des massifs de montagne) comme nouveaux cadres d'identification et de pratiques collectives" (Debarbieux, 2006). Ces "nouveaux territoires" sont sensés reposer sur une "écologie d'identités partagées" (Mc Ginnis, 1999), et cette
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identité "entre le moi et le cosmos... serait similaire, mais plus profonde, que celle qui se manifeste à travers l'identification à un peuple ou à une nation" (Bretherton, 2001). Si ces tentatives de construction objective d'une identité territoriale apparaissent bien artificielles, c'est parce qu'on est ici dans le domaine du sentiment et de l'impression subjective. Dès que l'on quitte l'analyse du sentiment individuel pour s'intéresser à son éventuelle traduction organisationnelle, la question identitaire semble ne plus dépendre que des rapports de force politiques.
L'instrumentalisation
politique
À l'échelle individuelle, le lien qui se tisse avec l'espace porte normalement sur un espace de taille assez réduite. Il correspond à un espace que l'on connaît bien, que l'on conserve intégralement en mémoire, et dans lequel on peut, de ce fait, se repérer et s'orienter sans l'aide de plans ou de cartes. C'est l'espace totalement assimilé, l'espace nôtre. Cet espace-là est paré dans les mémoires d'un charme particulier parce qu'il fait partie de nous; c'est le Vendômois de Du Bellay. Bien entendu "les autres" ne peuvent lui trouver la même valeur et c'est toujours une déception secrète pour chacun de nous de le constater... On pourrait dire que c'est peut-être un critère de l'amour entre deux êtres que de parvenir à cette compréhension. En interrogeant des habitants du Maine-et-Loire sur les termes "province d'origine", et sur les limites géographiques qui leur sont données, Annabelle Morel-Brochet obtient ce type de réponse: "Mes limites géographiques, ce serait des limites un peu sentimentales. Les limites de la famille, des amis. Le gros noyau, c'est quand même autour de Segré, de Segré jusqu'à Angers... C'est simple, l'essentiel de ma famille est sur Segré, en passant sur Gené, Le Lion d'Angers, Grez-Neuville, Angers, parce que j'ai aussi de la famille à Angers. Il y en a aussi d'autres à droite à gauche, où sont nos amis, mais les limites, pour moi, elles sont sentimentales, de relations humaines. " (Morel-Brochet, 2006)
À l'inverse, si cet espace intime n'existe pas, si aucun lien ne se crée avec un espace de vie, cette rupture peut être à l'origine d'un mal de vivre, à moins qu'elle ne soit intellectuellement transcendée par une volonté ferme de se couper, par bravade, de toute attache territoriale sentimentale, en affirmant, comme les émigrés français de 1789, que "le sol n'est la patrie que de l'animal" (ce qui ne les a pas empêchés d'y revenir en 1815). 178
En désignant par le même mot, xiang, à la fois "la campagne", "le village natal" et "l'espace local", les Chinois expriment bien le caractère émotionnel et subjectif de la relation identitaire à l'espace. Les limites de cet espace, s'il s'agit de les définir, sont à la fois précises et imprécises. Si l'on voulait transcrire cela en termes mathématiques, on parlerait d'une géométrie floue: on passe par un continuum de valeurs intermédiaires à partir d'un noyau (l'ensemble plein), qui expriment le degré d'appartenance à un ensemble flou (Zadeh, 1975). Cette imprécision est ce qui facilite la socialisation de l'identité territoriale et son instrumentalisation politique, c'est-à-dire le passage de l'espace approprié limité à un espace élargi, partagé avec d'autres, et auquel on finit par l'identifier. Ce mécanisme de socialisation est celui de toutes les constructions politiques: il consiste à rassembler une quantité suffisante de gens par l'identification des croyances personnelles à une croyance commune. Les divers procédés de médiatisation peuvent concourir à ce résultat, qui s'accompagne habituellement de visées politiques. Il est assez évident qu'un homme politique parvenu à un pouvoir local avec l'appui de l'une des grandes tendances organisées de l'opinion, ne peut s'y maintenir durablement, pour un second ou un troisième mandat, qu'en rassemblant des électeurs au-delà de sa tendance d'origine, qui ne peut rester indéfiniment majoritaire à elle seule. Le meilleur moyen est de s'appuyer pour cela sur un sentiment qu'une quasi-unanimité de la population puisse être éventuellement susceptible de partager sans états d'âme. Ce peut être l'enthousiasme révolutionnaire, mais il est généralement de courte durée. Ce peut être aussi la "race", ou la croyance religieuse, mais ces sentiments sont générateurs de conflits internes. C'est pourquoi l'identité territoriale est le meilleur choix dans cette perspective. Il n'est donc pas rare de voir les vieux leaders politiques se présenter comme "défenseurs" de la ville, du canton, de la région, prétendant se placer ainsi "au-dessus des partis". Le concept d'identité spatiale se superpose alors aux autres débats, et peut les masquer opportunément. La médiatisation (avec bien souvent l'appui plus ou moins conscient des chercheurs en sciences sociales) peut s'appuyer sur des fêtes populaires rappelant les épisodes fameux du passé local, ou sur la valorisation du patrimoine, ou sur les tentatives pour ressusciter les langues locales, c'est-à-dire par un travail d'inscription de la longue durée dans l'imaginaire des individus. La réussite de cette médiatisation suppose quelques conditions. Il faut d'abord que la population soit relativement homogène. France GuérinPace (2006) montre ainsi que les régions françaises dont les habitants déclarent le plus fréquemment une appartenance à l'échelle régionale sont l'Alsace, la Corse et la Bretagne. En Normandie, ce sentiment est plus 179
développé en "Basse-Normandie" qu'en "Haute-Normandie", plus proche de Paris et où des brassages de population plus importants ont apporté davantage de population extérieure. Une autre condition favorable est l'aura dont bénéficie la région considérée dans les sentiments collectifs: c'est le cas de l'Ile-de-France (la région capitale) sur le plan français, ou des USA (we are a great country) au plan international. La question qui se pose est de découvrir pourquoi ce processus de socialisation de l'identification territoriale rencontre des succès inégaux selon les espaces considérés et selon les époques. Comment se produit l'adéquation? L'idée la plus couramment admise est que son développement est lié aux menaces extérieures. C'est en effet l'objectif de résistance qui réunit le mieux la population. En fonction même de l'origine du sentiment d'appartenance territoriale, telle qu'elle a été définie ci-dessus, il s'agit d'une attitude intériorisée par chaque individu, qui la considère comme faisant partie de lui-même. Il est donc très difficile, sinon quasiment impossible de l'imposer par la force, du moins à l'échelle d'une génération. On sait qu'en 1940 les nazis ont tenté de provoquer la constitution d'un état breton séparé de la France, et que, pendant quelques semaines, les prisonniers de guerre "bretons" ont été placés dans des baraquements séparés de ceux des prisonniers "français". Cette politique a été rapidement abandonnée devant son échec. Par contre un sentiment de rattachement au passé breton s'est développé depuis cette époque, dans une ambiance de paix, et sans qu'il conduise à une revendication d'indépendance. On pourrait dire que ce qui pousse au paroxysme de la lutte pour l'indépendance, à partir d'un sentiment d'identité territoriale, c'est finalement la négation de cette identité par le pouvoir en place localement ou par celui des territoires voisins. Cette simple constatation aurait pu éviter les conflits de la décolonisation, comme elle pourrait actuellement éviter les conflits intérieurs des états africains, notamment celui de la Côte-d'Ivoire. Le contexte "militaire" de la préparation psychologique à la guerre de 1914 explique l'importance du lien qui était fait entre l'espace physique et l'espace humain en 1903, par Paul Vidal de La Blache, dans son Tableau de la géographie de la France, lien qui lui a été souvent reproché depuis sur le plan scientifique, mais que la situation de conflit franco-allemand à l'époque expliquait (et peut-on dire justifiait) largement: "L'étude attentive de ce qui est fIxe et pennanent dans les conditions géographiques de la France doit être ou devenir plus que jamais notre guide."
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Les menaces extérieures peuvent également rendre compte de la différence entre l'évolution de la Chine et celle de l'Europe. Jared Diamond (1997) croit pouvoir expliquer le développement des identités nationales en Europe par le cloisonnement du relief, alors que la Chine constituerait une vaste zone sans obstacles importants. Cette interprétation n'est toutefois pas entièrement satisfaisante. D'abord parce que nombre de régions de Chine forment des ensembles territoriaux physiquement individualisés et qui auraient très bien pu se constituer en unités séparées. C'est le cas du Sichuan notamment, mais aussi de la côte du Fujian, qui tourne le dos à la Chine intérieure. On peut dire aussi que la vallée du Huanghe et celle du Changjiang auraient très bien pu évoluer séparément, de même que la Chine du Sud, qui a, de plus, un dialecte différent. À l'inverse, on ne peut pas dire que les conditions physiques auraient empêché la formation d'un empire stable dans la plaine nord-européenne, depuis le Bassin Parisien jusqu'en Russie. La pérennisation de la Pologne, qui n'a aucune frontière naturelle, illustre bien l'insuffisance de l'explication par le cloisonnement du relief. Cette incapacité des Européens à prendre conscience de leur identité commune perdure jusqu'à nos jours, contrairement à la Chine, que les multiples interventions étrangères ne sont jamais parvenues à disloquer. L'explication la plus plausible réside dans les perpétuelles menaces extérieures subies par la Chine au cours de son histoire, alors que les Européens, n'ayant jamais connu de véritable menace extérieure, n'ont pas été amenés à pousser jusqu'au plan politique un sentiment d'identité territoriale à cette échelle.
Les échelles actuelles de l'identité spatiale
En 1897 Friedrich Ratzel pouvait écrire: "L'habitude de la cohabitation ne fait pas que lier entre eux les membres d'un peuple, elle les rattache également au sol, où gisent les restes des générations précédentes".
Nous savons tous que non seulement la crémation a changé tout cela, mais aussi que, par la force des choses (la contraction de l'espace-temps sous l'effet des nouveaux moyens de communication tant matériels que virtuels), nous allons inévitablement vers un sentiment d'identité planétaire. Ce sentiment s'est développé à l'époque contemporaine aussi bien dans les milieux révolutionnaires ("l'internationale sera le genre humain") que dans les milieux chrétiens ("je veux croire que le monde entier est ma maison" Dom Helder Camara). Il est renforcé au XXIe siècle par le sentiment de 181
sensibilité écologique, qui est répandu au niveau planétaire comme une nouvelle idéologie consensuelle parmi toutes les générations. C'est l'échelle de l'identité nationale qui est la plus menacée dans cette évolution. L'espace tend en effet à s'organiser selon trois niveaux (Taylor 1994). L'espace des activités économiques et financières est mondialisé, ou en tout cas organisé en vastes ensembles territoriaux sans identité sentimentale (l'Atlantique Nord, l'Extrême-Orient, l'Amérique du Sud), à une échelle où les possibilités d'action de chaque État-nation sont relativement restreintes. L'espace des identités culturelles tend quant à lui à se rétracter sur les régionalismes (quand ce n'est pas sur les quartiers ghettoïsés), dans une recherche des racines perdues au milieu d'une "mondialisation" uniformisante où l'on craint de "perdre ses repères". Cette échelle est d'autant plus prégnante qu'elle apparaît comme une nécessaire défense contre la menace extérieure permanente des firmes multinationales. Entre ces deux niveaux l'ancien Étatnation peine à trouver sa place. Il lui reste certes le prélèvement de l'impôt et la possibilité d'entretenir des moyens militaires et surtout policiers. Le domaine militaire proprement dit est cependant battu en brèche, car dans le monde actuel aucun État ne peut plus pratiquement se lancer en isolé dans une guerre. Tous les États sont liés par un système d'alliances et de coopérations techniques qui les obligent en fait à agir en concertation, mis à part peut-être les USA, et encore avec les problèmes que l'on sait. Il ne reste donc en propre à l'État-nation que la gestion du social: RMI, allocations familiales, allocations chômage, ainsi que l'éducation, le sport et les réseaux de transport intérieur. En bref, il s'agit de la maintenance des services d'entraide, afin d'amortir, dans la mesure du possible, l'effet des politiques économiques mondiales. Mais que reste-t-il du sentiment d'identité nationale lui-même (en dehors de manifestations sporadiques telles que la coupe du monde de football) ? Si l'on admet, avec Durkheim, "qu'il ne peut y avoir de société qui ne sente le besoin d'entretenir les sentiments collectifs qui font son unité", que reste-t-il "lorsque l'ascendant moral que la société exerce sur ses membres diminue" (Bouveresse)?
L'identification
spatiale comme alternative?
Le territoire, notamment national, qui a été longtemps le principal support de la formation d'une identité sociale, est en voie de perdre cette aptitude, ici ou là, devant la force des nouveaux moyens de communication, qui contribuent à forger d'autres principes fédérateurs. Ces autres principes fédérateurs peuvent toutefois se révéler encore plus porteurs d'affrontements, et l'identité territoriale, qui a pourtant été longtemps une source de conflits 182
(sinon la principale) pourrait alors apparaître maintenant, non plus comme un concept périmé, mais à l'inverse comme un élément de limitation des conflits idéologiques. C'est ce qui permet à Samuel Huntington (2004), en critiquant "l'attitude des intellectuels, qui consiste à défendre la supériorité d'une identification avec l'ensemble de l'humanité", de prétendre que cette "dénationalisation des élites" porte en germe "un choc des cultures". Une étude de Bernard Rougier (2004) sur le camp de réfugiés palestinien d'Aïnel-Héloué, près de Saïda, au Liban, montre par exemple que le sentiment national palestinien, qui anime aussi bien le Fatah que le Hamas, est concurrencé par l'idéologie jihadiste des militants salafistes. "Je suis contre le patriotisme" affirme l'un de ceux-ci, "avant tout je suis musulman, je ne peux pas faire la paix avec les juifs, comme l'a fait Arafat le traître. Je ne vais jamais aux fêtes nationales qui sont célébrées dans le camp". L'identification politique par le truchement d'un État présente pourtant cet avantage de connaître des limites, qui certes n'empêchent pas l'expansion par annexion, comme a pu le faire l'Allemagne en 1940, ou Napoléon auparavant, mais cette expansion d'une part rencontre des limites physiques, ce qui n'est pas le cas des conflits idéologiques, et d'autre part se maintient difficilement sur le temps long dans des espaces qui ne se reconnaissent pas dans les identités imposées. Elle peut donc apparaître, sinon comme un facteur de stabilité, du moins comme un élément susceptible de tempérer les affrontements, en les "calibrant" en quelque sorte, en leur apportant un cadre fermé. Il serait en ce sens sans doute plus judicieux pour l'État d'Israël, d'accepter un État palestinien avec des frontières, que de risquer, à terme, d'être pris dans un vaste embrasement culturel à l'échelle du Moyen-Orient tout entier. Les États-nations européens sont actuellement trop peu sûrs d'euxmêmes pour espérer jouer ce rôle modérateur des conflits idéologiques. On pourrait reprendre à leur sujet cette phrase de Hannah Arendt: "Ce qui demeure encore - et explique la fréquente longévité de ces corps politiques dont la vitalité a disparu - ce sont les mœurs et les traditions de la société. Aussi longtemps que ces dernières sont intactes, les hommes, en tant qu'individus privés, continuent à se conduire conformément à certaines structures morales, mais cette moralité a perdu son fondement." (Arendt, 1990)
En présentant le nouvel Institut des sciences de la communication, créé au CNRS, Dominique Wolton veut croire, quant à lui, que "les aires linguistiques sont des amortisseurs de la violence mondiale... Quand on parle la même langue, on surmonte plus facilement les conflits culturels, 183
religieux, sociétaux". Il n'est malheureusement pas évident que l'identité linguistique soit un facteur de paix sociale, comme le montrent de multiples exemples dans le monde, tels les conflits dans les pays arabes. Chacun de nous est finalement pris dans une double polarité: l'espace local limité, doté d'une valeur sans commune mesure avec ce qu'il semble être, et le chant du monde, qui est le même partout et qui rend vaines toutes frontières. Entre ces deux échelles, les identités territoriales sont à géométrie variable, mais elles n'ont pas la même consistance, car elles sont dépendantes de l'évolution des contextes géopolitiques.
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184
Chapitre
Il
IDENTITÉ RÉGIONALE IDENTITÉ
VERSUS ETHNIQUE
par Elena Filippova
Comment les modes de classement/nomination des groupes humains, adoptés en France et en Russie, influent sur les formes d'identité collective? "Les luttes à propos de l'identité ethnique ou régionale... sont un cas particulier des luttes des classements, luttes pour le monopole... d'imposer la définition du monde social et, par là, de faire et de défaire les groupes." (Bourdieu, 1980) "Pourquoi dire de la Bretagne qu'elle est une "région" plutôt qu'une "nation", une "nationalité", ou un "peuple", par exemple?" (Le Coadic, 2005)
L' "identité collective" dont il est question dans cet article n'est considérée ni comme un cumul d'identités individuelles, ni comme l'identité d'un groupe quelconque, défini en fonction de critères préétablis, mais comme les caractéristiques d'un individu qui lui permettent d'envisager un lien d'appartenance avec d'autres individus - porteurs des mêmes caractéristiques. Plus l'identité d'un individu est multiple et complexe, plus ses identités collectives possibles sont nombreuses et moins elles sont évidentes. La manière dont les gens se définissent, se réfèrent et s'identifient, mais aussi définissent et identifient les autres, dépend des notions dominant le discours propre à une société à chaque période de son existence. La possibilité de s'assimiler, de s'identifier avec d'autres, aussi bien que la possibilité non seulement d'identifier un autre comme "semblable" ou 185
comme "étranger", mais aussi de lui assigner une identité ("mêmeté") avec soi ou avec certains autres "étrangers" (possibilité de classement) naissent d'une prise de conscience des représentations sociales traduites à travers les modes de catégorisation propres à une société. Ceci est particulièrement vrai pour l'époque actuelle, quand ces notions clefs, élaborées par les sciences humaines, instrumentalisées par la politique, véhiculées par l'école et vulgarisées par la littérature, l'art et les médias, pénètrent la société dans son ensemble. S'il est évident que chaque société connaît une diversification interne, il n'en découle pas que cette diversification suive la même logique ni qu'elle soit pensée dans les mêmes termes. La diversité produite par des facteurs économiques, sociaux, politiques, géographiques, générationnels, etc., se traduit en des particularités culturelles. De nombreux groupes qui constituent une société deviennent visibles, repérables grâce aux comportements et aux pratiques sociales et culturelles que leurs membres partagent. Le répertoire de ses pratiques peut varier considérablement d'un individu à l'autre, mais un "noyau" qui existe, ou parfois semble exister, permet de tracer le "portrait culturel" d'un groupe et de l'appliquer, voire de l'assigner à n'importe quel individu classable - selon un (ou plusieurs) critères - comme membre d'un groupe. D'ailleurs, l'individu lui-même veut souvent ressembler à l'image que la société se fait d'un groupe auquel il a envie d'appartenir. C'est ici que la question du discours dominant fait son apparition. Quels sont ces critères d'appartenance, réelle ou imaginaire, d'un individu à un groupe? La réponse dépend de l'idée qu'une société se fait de la nature de la diversité perçue comme diversité culturelle. Nous allons confronter, dans les pages qui suivent, deux approches de l'analyse de la diversité: l'une russe et l'autre française. Dans un premier temps nous essaierons de dégager les points de divergence, les spécificités des cadres discursifs propres aux deux sociétés. Nous démontrerons ensuite qu'en réalité, les appartenances communautaires décrites, selon le pays, comme "régionales" ou "ethniques" peuvent être mobilisées dans des finalités équivalentes et affirmées en prenant appui sur des arguments identiques. En adoptant cette perspective comparatiste, nous sommes bien conscients que toute opposition binaire amène inévitablement à une simplification et à une schématisation. Cependant elle nous permettra de montrer non seulement comment le discours savant et public contribue à la division d'une société et trace ses frontières internes, mais aussi comment il influe sur les pratiques politiques et sociales des pays respectifs.
186
Le cadre discursif russe Une vision holiste de la société:
la communauté
prime sur l'individu
La primauté du groupe résulte de l'organisation sociale du pays. La Russie est restée jusqu'à la révolution de 1917 une société d'ordres, à savoir une société où l'inégalité est justifiée et maintenue par une pluralité de statuts juridiques. Les paysans qui constituaient la grande majorité de la population (77,5 % selon le recensement de la population du 1897) vivaient en communes - obschiny ou mir. Malgré l'abolition du servage en 1861, la vraie disparition du mir ne date que de l'époque soviétique, quand les kolkhozes, les fermes collectives, lui ont été substituées. Lors de son expansion progressive vers l'Est, aux XVIIIe et XIXe siècles, l'Empire russe a annexé d'immenses espaces, habités par des populations peu nombreuses mais extrêmement variées sur le plan économique, social, religieux etc. Cette diversité se traduisait par un mode de vie, des coutumes et même une apparence phénotypique. Pour gérer au mieux les nouvelles terres et assurer l'allégeance des populations, ces dernières ont été soumises à des régimes fiscaux et juridiques différents. Les indigènes-nomades de Sibérie, notamment, bénéficiaient un statut particulier, "égal aux paysans mais régi différemment"l. Cette structure sociale n'accordait que peu de place à l'individu, tout en privilégiant la communauté. La révolution bolchévique n'a pas vraiment démoli ce principe de l'organisation sociale. Le pouvoir en URSS était réservé au prolétariat, mais en réalité, il était usurpé par les hauts fonctionnaires du Parti communiste. L'inégalité statutaire a persisté. Même après la suppression de tous ces dispositifs restrictifs, l'origine sociale des individus figurait dans leurs dossiers personnels. On peut en conclure que la révolution de 1917 n'a pas changé la nature du pouvoir étatique. Un État-nation n'est pas venu remplacer un Empire, puisque tel n'était pas l'objectif de Lénine et de ses compagnons. C'est le souverain qui a été remplacé: au Tzar et à la noblesse cosmopolite se sont substitués le secrétaire général et l'élite communiste, à savoir le Comité central du PCUS. L'infériorité de l'individu par rapport au groupe était explicite: le libre-arbitre personnel était soumis à la volonté collective, celle de la patrie ou du Parti.
1. Statut des indigènes, 1822. 187
Une approche essentialiste de la diversité culturelle: l'ethnicité - un concept générique des représentations sociales en Russie, un lien primordial qui unit les individus L'ethnocentrisme, qui voit en l'humanité la juxtaposition des groupes ethniques, représente un cas particulier d'holisme. Selon ce paradigme euristique, chaque individu serait inscrit, dès sa naissance, dans une communauté ethnique, et cette appartenance communautaire serait unique et invariable durant toute sa vie. Selon cette vision de l'ethnicité comme lien primordial entre les individus, l'holisme rejoint l'essentialisme, autre principe fondateur de la pensée sociologique russe. Cet essentialisme va de pair avec une absolutisation de la diversité culturelle et puise beaucoup dans la tradition allemande, notamment dans les idées de Herder, qui a exercé une forte influence sur la pensée sociologique russe. Pourtant, dans sa version russe, la substance du Volk prend des contours plus naturalistes que culturalistes puisqu'elle est associée à la descendance (Conte, Giordano, Hertz, 2002). Les peuples, ou les ethnos, sont considérés comme des créations divines. Cette vision conservative développée surtout par le courant eurasiste est à l'origine d'un multiculturalisme "à la russe" qui, sous prétexte d'un maintien de la diversité culturelle, non seulement fige les phénomènes culturels, mais aussi enferme les individus dans leur communauté d'origine et, par conséquent, porte atteinte aux droits de l'homme, notamment à la liberté culturelle et à l'autonomie individuelle. Une telle approche avait justifié à l'époque stalinienne les déportations massives sur critères ethniques (plus de 3 millions et demi de personnes ont été touchées, dont les Allemands, les Tatars de Crimée, les Tchétchènes, les Polonais, les Kalmouks, etc.). La typologie des communautés ethniques, élaborée dans le cadre de la "théorie de l'ethnos2" soviétique, fait référence à une conception marxiste des formations sociales et économiques. Chacune de ces formations serait associée à un type d'ethnos, ce qui a permis de distinguer les tribus de la société primitive, les peuples de la société féodale et les nations capitalistes et socialistes. Cette continuité présumée met la notion d'ethnogenèse au cœur de la théorie en question et amène inévitablement à considérer une nation comme l'aboutissement de l'évolution d'un ethnos. La conception de l'ethnogenèse renforce davantage une vision biologiste des communautés ethniques, tels des organismes qui naissent, vivent et meurent en tant qu'êtres vivants et qui doivent donc être protégés comme des espèces biologiques menacées de disparition, au nom de la 2. Le tenne russe "ethnos" n'étant pas tout à fait synonymique à l' "ethnie" de langue française, nous ne le traduisons pas par ce dernier. 188
préservation de la diversité culturelle de l'humanité. Les accusations d'acculturation forcée, qualifiée de "génocide", sont devenues monnaie courante dans le discours nationaliste, et même des ethnologues évoquent "la liste rouge" des peuples. Cette logique poussée à l'extrême donne lieu à des conceptions essentialistes et au racisme primaire. Elle se résume aux convictions suivantes: - Personne ne peut exister hors d'une communauté ethnique; toute l'humanité est partagée en peuples/ethnos. - Un individu peut changer son appartenance sociale, nationale (au sens d'allégeance étatique), mais il est impossible qu'il change à sa guise son appartenance ethnique. - L'essence de l'ethnicité réside dans l'unité fondée sur la parenté consanguine maintenue par l'endogamie, chaque individu étant porteur d'une substance ethnique. Elle se manifeste symboliquement par la culture et le mode de vie (Rybakov, 1998).
Un lien fort entre ethnicité et territoire: l'activité humaine transforme l'espace naturel habité sur la longue durée par un groupe ethnique en lui conférant un caractère ethnique Partant de la notion d'ethnogenèse, les ethnologues soviétiques ont cherché à justifier la création de "territoires ethniques", dont la constitution résulterait "de l'histoire de longue durée pendant laquelle les populations se rattachent au territoire au point de le considérer comme "une terre natale" (Kushner, 1951, p. 6). Se construit ainsi une vision rétrospective de l'histoire, qui n'est pas l'histoire du passage et de la succession de diverses populations sur un territoire donné, mais la généalogie d'une population y habitant de nos jours, censée prouver son enracinement profond et ses droits historiques sur ce territoire. Le "territoire ethnique" est considéré comme condition indispensable pour la reproduction des petits et des grands
peuples, pour l'épanouissementd'un "individu-etnophore- porteur de traits ethniques". Il en découle que la défense du territoire a une importance stratégique pour la préservation et la reproduction des langues et des cultures ethniques. Contrairement aux acteurs de la Révolution française qui, ayant été confrontés aux différences régionales, ont mis en avant un projet d'unification visant à la création d'une nation une et indivisible, et ont établi des découpages administratifs du territoire reflétant cette volonté, les bolcheviks, après Octobre 1917, refusent que la notion même de "nation" 189
englobe la totalité de la population du pays, en privilégiant un concept d' "État multinational". Une hiérarchie complexe de communautés "ethniques" a été élaborée. On trouve au sommet de cette hiérarchie des "nations socialistes" perçues comme l'aboutissement ultime de l'ethnie; elles formaient à l'époque les 15 républiques socialistes soviétiques dotées de tous les attributs formels de la souveraineté tels que l'hymne, le drapeau, la constitution, le parlement. En conformité au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, le droit à la scission et à la déclaration de pleine indépendance politique leur a été garanti par la constitution fédérale. Inutile de dire que le régime politique totalitaire de l'URSS s'est assuré qu'aucune république n'ait jamais profité de ce droit. Plus bas dans la même échelle, se situaient "les peuples" ou "les peuplades", dont certains possédaient un statut d'autonomie territoriale et administrative. D'autres ont été soumis au régime de la discrimination positive au titre de "petits peuples autochtones" menacés de disparition, sans que l'autonomie territoriale leur ait été accordée.
Une surestimation
du particularisme
culturel
L'appartenance ethnique d'un individu est donc absolue, certaine, inconditionnelle, inchangeable, transmise par la filiation. Cependant, bien que l'on doive reconnaître l'importance des liens communautaires dans la société russe et soviétique, le choix de l'ethnos en tant que cadre universel d'appartenance fut arbitraire et artificiel. Au moment de la constitution des territoires "ethniques", entreprise à partir des années 1920, il s'agissait plutôt des communautés villageoises pour des populations paysannes; des clans et des lignages pour des pasteurs nomades et pour une partie des populations montagnardes du Caucase; des tribus pour des chasseurs et pêcheurs du Nord; des mahal/as (communautés locales organisées autour d'une mosquée) pour une partie des musulmans, notamment en Asie centrale; des États pour les cosaques et certains autres; des communautés religieuses, etc. En englobant toutes ces communautés de nature diverse sous le terme générique de l'ethnos, le système de classement laisse croire qu'elles fonctionnent toutes de la même manière et possèdent les mêmes caractéristiques. À force d'être utilisé dans des finalités de gestion administrative, ce classement conduit à une réelle prise de conscience d'appartenance aux groupes reconnus comme légitimes, qui possèdent une existence institutionnelle (Blum et Filippova, 2006, p. 322). Ce paradigme ethnocentriste impose l'application d'une même grille d'analyse à d'autres sociétés, pour lesquelles il est étranger. Ainsi, dans des annuaires démographiques soviétiques (Population mondiale), trouvait-on 190
des chiffres caractérisant le nombre de Bretons, d'Alsaciens, de Corses, etc. en France, ce qui a incité le chef des communistes français à l'époque, Georges Marchais, à adresser une lettre de protestation à son homologue soviétique Léonid Brejnev. De même, les Français sont considérés en Russie comme une ethnie. Tout récemment, cela s'est traduit dans une analyse de la crise des banlieues françaises par des journalistes, des politiques et même d'une bonne partie des chercheurs russes convaincus du caractère ethnique et racial sinon religieux du conflit.
Le cadre discursif français
Sans doute une description détaillée est-elle superflue pour les lecteurs français. Quelques postulats clés seront néanmoins rapidement évoqués.
L'individu l'emporte sur la communauté
La nation France, démocratique et républicaine, privilégie un individu-citoyen, porteur de droits, et n'admet pas qu'il existe, entre l'État et les citoyens, des corps intermédiaires. La communauté nationale est considérée comme la seule communauté légitime. ".. .Les mots nation, nationalité et peuple sont irrecevables pour évoquer autre chose que l'ensemble des citoyens français" (Le Coadic, 2005, p. 94). - Une vision universaliste de la société est incompatible avec des arguments ethniques, biologiques: le "peuple français" serait issu de la fusion des deux "races" initiales, Francs et Gaulois. Le refus de toute discrimination fondée sur les origines est postulé comme un principe intangible du droit républicain par la Déclaration des droits de l'homme. - L'appartenance collective est fondée sur le sol. Dans la pensée française, les appartenances collectives ne reposent pas sur des préjugés biologiques. "C'est l'enracinement, donc l'histoire qui définit le groupe... L'homogénéité culturelle... s'explique par la transmission, de génération en génération, du même fonds commun, des mêmes valeurs, des mêmes manières d'être." (Noidel, 2005, p. 64)
191
Une identité régionale, "comme toute communauté sociale, est largement subjective"; elle "ne doit rien à la nature, mais relève d'une construction politique", étant "liée d'abord à un passé largement commun, à la continuité historique et juridique d'un territoire qui a pu développer, en fonction des circonstances et sous différentes formes, une certaine altérité culturelle et politique" (Petit, 2004). Les différentiations territoriales, quant à elles, résultent de "données géographiques objectives", notamment des distances qui mettent des "limites" à l'extension des langues, des coutumes, etc. (Dumont, 2004, p. 23). L'ethnologie de la France a pour l'objet les entités territoriales (les communes, les villes, les pays historiques, les régions) ou les phénomènes culturels, et jamais les "groupes ethniques". Cette approche, mettant en avant un concept géographique, s'inscrit ainsi dans la tradition vidalienne, selon laquelle c'est un milieu naturel qui forme la singularité d'un groupe humain, qui "imprime des "caractères" aux peuples qui l'habitent" (Debarbieux, 2006). Le discours politique des porte-parole régionalistes cherche sa légitimité dans les arguments géographiques et historiques et rejette explicitement le concept de l'ethnicité : "Les Alsaciens n'ont pas une conception ethnique de leur identité et ne parlent pas de "peuple" alsacien... Le particularisme alsacien, fruit d'une histoire riche et mouvementée, s'exprime... dans les spécificités régionales", déclare Jacques Cordonnier, Conseiller régional d'Alsace, sur le site du mouvement "Alsace d'abord"; les nationalistes corses, même s'ils parlent de "peuple" corse, insistent sur ses origines "mélangées" et se prononcent contre "les données particulièrement dangereuses de l'ethnicisme". Au niveau de la conscience publique, on observe les mêmes attitudes. Ainsi, la chercheuse britannique, venue étudier l'identité ethnique en Catalogne Nord, admet-elle s'être aperçue que: "Les discussions au sujet de l'importance de l'identité ethnique catalane étaient rares... et que si elles étaient déclenchées, elles ne suscitaient guère de commentaires. Les préoccupations se portaient essentiellement sur l'économie locale." (O'Brian, 1990, p. 97)
D'autre part, le terme "ethnie" a toujours été réservé aux populations lointaines, perçues par les occidentaux comme "sauvages", "a-politiques, aéconomiques et sans histoire", ce qui justifiait "l'action civilisatrice des puissances européennes" (Formoso, 2004, p. 247). Par conséquent il est impensable de qualifier d' "ethnies" les populations européennes modernes vivant sur le sol français. Alors on parle de cultures et de langues "régionales".
192
L'appartenance régionale n'est possibles et optionnelles d'un individu
qu'une
des
appartenances
On peut la changer comme on peut changer de région. Ainsi, 10 % des personnes interrogées dans le cadre de l'enquête Histoire de vie, réalisée par l'INED - l'INSEE en 2003-2005 se déclarent appartenir à une région administrative (elles la citent en réponse à la question "Si je vous demande d'où vous êtes ?"). Il est pourtant légitime de s'interroger sur la nature de ce type d'appartenance. Comme on le sait, le découpage territorial en France a connu deux étapes cruciales: la substitution des départements aux provinces de l'Ancien Régime à la fin du XVIIIe siècle et la division en régions dans les années 1950. Cette dernière division n'a pas été accompagnée de la suppression de la structure départementale, les régions ont été formées par le regroupement de plusieurs départements. À chaque fois, le découpage a été conçu d'une manière volontairement artificielle, visant au dépassement des particularités historico-culturelles et à l'affaiblissement des tendances du séparatisme régional (Bromberger et Meyer, 2003). D'ailleurs, comme Pierre Bourdieu nous le rappelle, "les régions découpées en fonction des différents critères concevables (langue, habitat, façons culturales, etc.) ne coïncident jamais parfaitement" ( Bourdieu, 1980, p. 66). Peut-on croire que les personnes interrogées qui citent l'Alsace et la Lorraine, la Corse, la Bretagne, ou encore la Bourgogne et l'Auvergne telles sont les régions les plus fréquemment évoquées (Guérin-Pace, 2006) en tant que lieu d'origine se réfèrent aux régions administratives aux frontières actuelles? On peut en douter. Toutes ces régions portent les noms qu'on trouve déjà sur les cartes des anciennes provinces françaises - même si "nombre de frontières régionales ne respectent guère les anciennes frontières provinciales" (Dumont, 2004, p. 132). Ce n'est pas un hasard si, comme le montrent les résultats de l'enquête, nombreux sont les habitants de la région "Pays de la Loire" qui continuent à se déclarer Bretons en référence au découpage ancien de la région Bretagne (Guérin-Pace, 2006, p.97). Rappelons-nous également que selon un sondage effectué en 2001le nombre de partisans du rattachement de la Loire Atlantique à la région Bretagne a été plus élevé dans ce département détaché, qu'en Bretagne même. Le fait de se dire "de la Normandie" tout court, plutôt que "de la Haute" ou "de la Basse Normandie" (n'oublions pas que le rassemblement de ces deux régions est constamment revendiqué par les mouvements régionaux normands) semble corroborer l'hypothèse d'une nature plus complexe de l'appartenance que l'appartenance "régionale". À noter encore que les régions dont les noms ne font aucune allusion à des entités territoriales anciennes (par exemple 193
Centre, Midi-Pyrénées, Pays de la Loire, Rhône-Alpes etc.), ni même celles dénommées par le rapprochement de deux ou plusieurs noms dont le premier dispose d'une longue filiation historique (Champagne-Ardenne, PoitouCharentes, PACA, Languedoc-Roussillon) ne sont guère retenues par les personnes interrogées en tant que lieux d'origine. Ces constats amènent à se demander, à la suite de Gérard-François Dumont: " s'il ne faut pas faire la différence entre d'une part la Bretagne, la Corse ou l'Alsace et d'autre part la région Rhône-Alpes ou MidiPyrénées 7 [...] N'y a-t-il pas à distinguer des entités territoriales correspondant au découpage territorial nouveau et d'autres qui auraient pratiquement recouvré leur dimension spatiale mise entre parenthèses pendant deux siècles 7" (Dumont, 2004, p. 133)
Cependant, d'autres régions dont les limites renvoient à d'anciennes provinces, comme le Limousin, l'Aquitaine, la Picardie ou la FrancheComté, ne possèdent pas ce fort caractère identitaire. Ce qui est certain, c'est qu'une identité "régionale" est à la fois spatiale, historique et culturelle, mais la hiérarchie de ces composantes diffère selon les individus et, probablement, selon les régions. La mise en valeur d'un patrimoine, les démarches visant à affirmer la singularité d'une région, à lui conférer une continuité historique en faisant référence aux monuments, événements et personnages du passé liés au territoire en question, cherchent à renforcer son caractère identitaire. Un spécialiste de patrimoine décrit ainsi l'invention du pays Bigouden à travers le processus de patrimonialisation : "Les discours identitaires identifient des points communs, des références et les martèlent à l'infini. Plusieurs coiffes en Pays Bigouden 7 Qu'importe, retenons celle qui culmine haut et cessons là. Des différences sociologiques, économiques, historiques 7 Qu'importe, retenons le territoire..., retenons la langoustine et Le Cheval d'orgueil. ... Ainsi naît un pays, fruit de la volonté et des discours des hommes..., ces discours performants chers à P. Bourdieu. " (Le Boulanger, 2007, p. 13)
À titre d'exemple des objets "patrimoinisables", on peut citer les AOC (comme la farine de châtaigne en Corse qui, d'un produit de base des populations les plus pauvres, s'est transformée en un produit festif et occasionnel, au prix élevé) ; les savoir-faire artisanaux, comme la faïence de Quimper, ayant acquis un label d'authenticité et de tradition tricentenaire, 194
tout en étant peu répandue dans le milieu populaire bretonnant des quartiers périphériques et reconnue surtout par une élite du centre (Gossiaux, 1995, p. 250) ; le taureau arlésien et languedocien, les marchés de Noël alsaciens, etc.
Au-delà des divergences de vocabulaire, une similitude Au niveau des mécanismes de construction identitaire aussi bien qu'au niveau de l'instrumentalisation politique de l'identité, qu'elle soit qualifiée de "territoriale" ou d' "ethnique", on observe des tendances, des pratiques et des enjeux politiques sensiblement équivalents. Ainsi dans les discours ethno-nationalistes de la Russie, peut-on facilement distinguer les trois éléments que M. Keating attribue à la formation de l'identité régionale: cognitif, affectif et instrumental (cité par Guermond, 2006).
Une dimension
cognitive
Pour prendre conscience de leur appartenance régionale, les personnes doivent posséder une connaissance de la région et de ses limites. "Il faut connaître et reconnaître cette identité comme étant particulière, différente de celle de la nation et d'entités plus petites, comme les pays ou les terroirs." (Petit, 2004)
De même, le sentiment de l'appartenance ethnique exige la connaissance des limites de son territoire "ethnique" et, le cas échéant, la possibilité de localiser des diasporas résidant en dehors du territoire "ethnique" principal. La vulgarisation du discours savant permet aux populations d' "intérioriser" leur appartenance à des communautés linguistiques assez larges (les familles linguistiques), qui ne peuvent en aucun cas être perçues sans intermédiaire. C'est le cas, notamment, du sentiment d'appartenance au monde celtique, une composante importante de l'identité bretonne, mais aussi de celui de l'appartenance au monde finnoougrien partagée par plusieurs groupes parlant des langues dispersées sur un vaste territoire européen (la Hongrie, l'Estonie, la Finlande, le nord de la Russie et la région de l'Oural) et asiatique. Les solidarités fictives fondées sur cette identité s'imposent et tendent à se substituer à d'autres solidarités, dans le cadre du voisinage proche, fondées sur l'intérêt commun. Il semble
195
que les populations finno-ougriennes de la région de la Volga et de l'Oural sont plus proches des populations de langue turque ou slave qui vivent dans leur voisinage en faisant face aux mêmes problèmes économiques, sociaux, écologiques, etc., qu'avec leurs confrères européens.
Une dimension affective
Tout comme l'identité "régionale", l'identité "ethnique" présuppose un lien affectif avec "les siens" ; les deux représentent de possibles identités collectives, nées d'une prise de conscience de soi, individuelle et subjective. L'identité n'étant pas possible sans altérité, la rencontre avec "les autres" renforce l'attachement aux "siens". Les amicales de Catalans, les sociétés bretonnes, les associations auvergnates, les filières corses..., on pourrait multiplier les exemples des structures qui facilitent les contacts "entre soi" à Paris, à Marseille et dans d'autres villes françaises. En Russie fleurissent les associations ethnoculturelles: on les compte par dizaines - allemandes, juives, polonaises, géorgiennes, tchétchènes, etc., - non seulement à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, mais aussi dans des villes moins importantes.
Une dimension instrumentale
La territorialité est définie par Yves Guermond comme: "la tentative faite par un individu ou un groupe d'atteindre, d'influencer ou de contrôler les gens, les phénomènes et les relations en délimitant et en assurant un contrôle sur une aire géographique." (Guermond,2006,p.293)
On peut facilement remplacer le terme "territorialité" par celui d' "ethnicité" et la notion d' "aire géographique" par celle de "groupe ethnique" sans que la phrase ne perde sa pertinence: le sentiment d'appartenance "ethnique" est tout aussi propice à une mobilisation collective que celui de l'appartenance régionale. "Le pouvoir sur le groupe, - affirme Pierre Bourdieu, - [...] est inséparablement un pouvoir de faire le groupe en lui imposant [...] une vision unique de son identité et une vision identique de son unité" (Bourdieu, 1980, p. 67), comme si le fait d'habiter le même territoire ou avoir le sentiment d'une même appartenance ethnique occulterait les différences sociales, économiques, générationnelles, politiques et autres.
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Les stratégies ethniques, tout comme les stratégies territoriales, "sont employées au sein des États par des groupes de pression comme moyen de promouvoir... leurs intérêts économiques". Les enjeux sont les mêmes: obtenir plus d'autonomie dans tous les domaines, à savoir des compétences législatives, administratives, fiscales et financières.
Conclusion:
une différence qui compte
Existe pourtant une différence importante, qui relève d'une distinction entre "territoire" et "territoire ethnique". En France, les régions s'opposent au centralisme étatique, les revendications régionalistes s'expriment par un autonomisme plus au moins prononcé, au pire par un séparatisme politique. Les deux côtés opposés, possédant des représentants légitimes, recourent aux négociations, aux débats politiques et aux mécanismes électoraux; le militantisme régional ne débouche que rarement sur des actes violents (le cas des mouvements clandestins corses et, dans une moindre mesure, bretons). En Russie, les revendications ethnicistes s'expriment sous forme de nationalisme ethnique; les porte-parole autoproclamés ou parfois même "élus" aux rassemblements douteux, comme par exemple le "Congrès mondial des Tatars", se veulent les représentants des communautés aux contours flous et imprécis et les interlocuteurs privilégiés du pouvoir; le fait d'avoir sur son territoire des associations ethnoculturelles au statut d'ONG, financées par le biais de programmes soutenus par l'administration, avec un budget régional, sert de justification à une politique efficace en matière de "relations interethniques" ; cette politique ostensible et hypocrite n'empêche pas que les groupes ethniques se dressent les uns contre les autres, en réclamant souvent des droits exclusifs sur un certain territoire. Toutes les populations "non-autochtones" sont considérées par définition comme non désirables sur la terre qui n'est pas la leur, mais "la nôtre". Les tensions intercommunautaires engendrent des conflits violents, voire des guerres. Rappelons les événements de septembre 2006 dans la petite ville de Kondopoga, au nord de la Russie, où les "autochtones" ont exigé que tous les migrants arrivés plus récemment de la région du Caucase soient expulsés. Une commission parlementaire convoquée pour la gestion de cette crise qui a causé au moins cinq morts et quelques dizaines de blessés, a qualifié ces caucasiens, pourtant citoyens russes, d' "immigrés clandestins". Le débat actuel en France sur l'introduction possible des catégories ethniques dans les statistiques publiques, justifiée par la nécessité de lutter contre les discriminations, semble mettre en cause l'universalisme 197
républicain. Pourtant ce n'est pas un hasard si, dans la liste très réduite des catégories "ethniques", seuls figurent des groupes issus de l'espace colonial français, auxquels est opposée une catégorie "Blancs" englobant tous les autres, y compris ceux qui se perçoivent (et même sont perçus par les autres) comme Bretons, Corses, Alsaciens, Basques, Catalans, etc. Il ne faudrait pas oublier cependant que, en refusant l'assimilation entre appartenances régionales et appartenances ethniques, et en cataloguant par là même la population immigrée non européenne en communautés "ethniques", on justifie du même coup la formation de "l'ethnie française" (Amselle, 2001, p. 170).
Bibliographie AMSELLE, J.-L., 2001, Vers un multicu/turalisme français. L'empire de la coutume, Paris, Éditions Flammarion. BLUM, A. et FILIPPOV A, E., 2006, "Territorialisation de l'ethnicité, ethnicisation du territoire: le cas du système politique soviétique et russe", L'Espace Géographique, t. 36, n° 4. BOURDIEU, P., 1980, "L'identité et la représentation. Éléments pour une réflexion critique sur l'idée de région", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35. BROMBERGER, C. et MEYER, M., 2003, "L'idée de région dans la France d'aujourd'hui. Entretien avec Maurice Aughlon (prof. au Collège de France)", Ethnologie Française, n° 3, Juillet-Septembre, p. 459-460. CONTE, É., GIORDANO, C. et HERTZ, E., 2002 "La globalisation ambiguë", Études rurales, Terre, territoire, appartenances, n° 163-164. DEBARBIEUX, B., 2006, "Prendre position: réflexions sur les ressources et les limites de la notion d'identité en géographie", L'espace Géographique, t. 36, n° 4. p. 340-354. DUMONT, G.-F., 2004, Les régions et la régionalisation en France, Paris, Ellipse. FORMOSO, B., 2004, "Débats sur l'ethnicité", dans: C. Halpern et I.-C. Ruano-Borbalan (dir.), ldentité(s) : l'individu, le groupe, la société, Paris, Éd. Sciences Humaines. GOSSIAUX, J.-F., 1995, "La production de la tradition. Un exemple breton", Ethnologie française, n° 25 (2). GUERIN-PACE, F., 2006, "Sentiment d'appartenance et territoires identitaires", L'Espace Géographique, t. 36, n° 4. p. 298-308. GUERMOND, Y., 2006, "L'identité territoriale: l'ambiguïté d'un concept géographique", L'Espace Géographique, t. 36, n° 4. KUSHNER, P. 1951, Êtniceskie territorii i êtniceskie granicy (Territoires ethniques et tfontières ethniques), Moscou, Nauka. LE BOULANGER, J.-M., 2007, "L'invention du pays bigouden", Bretagne(s), n° 6, avril-juin. LE COADIC, R., 2005, "Contrastes bretons", dans: R. Le Coadic et E. Filippova (dir.), Débats sur l'identité et le mu/ticulturalisme, Moscou, Éd. Eawarn-Arbre. NOIRIEL, G., 2005, État, nation et immigration, Paris, Gallimard. O'BRIEN, O., 1990, "Perceptions de l'identité en Catalogne du nord", Critique of anthropology, 1990, t. 10, n° 2/3. PETIT, V., 2004, "Essai sur la création de l'identité régionale comtoise", Lettres comtoises, n° 9. 198
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LISTE DES AUTEURS
Caio Augusto Amorim Maciel, est géographe, professeur à l'UFPE (Universidade Federal de Pernambuco, Brésil). Il est chercheur attaché au CNPq (Conselho Cientffico e tecnol6gico) et membre du LECgeo (laborat6rio de estudios sobre Espaço e Cultura). Catherine Armanet est géographe, docteur de l'Université de Lille 1. Samuel Carpentier est chargé de recherche au CEPS/INSTEAD (Centre d'Études de Populations, de Pauvreté et de Politiques Socio-économiques/lnternational Network for Studies in Technology, Environment, Alternatives, Development) à Differdange, Luxembourg. Sandrine Depeau est chargée de recherche au CNRS, UMR 6590 (ESO et sociétés), Université Haute Bretagne, Rennes 2.
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Espaces
Guy Di Méo est géographe, professeur à l'Université de Bordeaux et directeur de l'UMR 5185 (ADES). Christophe Enaux est maître de conférences à l'Université de Strasbourg et membre du laboratoire ERL 7230 (Image, Ville, Environnement). Elena Filippova est historienne, directrice de recherche à l'Institut d'ethnologie et d'anthropologie de l'Académie de Sciences de Russie. Pernette Grandjean est géographe, professeur à l'Université de Reims-ChampagneArdenne, directrice de l'EA 2076 (Habiter). Yves Guermond est géographe, professeur émérite à l'Université de Rouen et membre de l'UMR IDEES (Identité et différenciations des espaces, de l'environnement et des sociétés).
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Michel Koebel est maître de conférences à l'Université de Reims-ChampagneArdenne et membre de l'EA 1342 (Equipe de Recherche en Sciences sociales du sport) à l'Université de Strasbourg. Pierre Lannoy est sociologue, chargé de cours à l'Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles. Sophie Le Coq est sociologue, maître de conférences au département de sociologie, langage, communication à l'Université Européenne de Bretagne (Rennes 2) et membre du LARES-LAS. Bernard Michon est sociologue, professeur à l'Université de Strasbourg. Il est membre de l'EA 1334 (Centre de Recherches et d'Etudes en Sciences sociales). Thierry Ramadier est chargé de recherche au CNRS ERL 7230 (Laboratoire Image, Ville, Environnement), Université de Strasbourg/CNRS. Denis Retaillé est géographe, professeur à l'Université de Rouen et membre du Laboratoire" Ailleurs" . Nicolas Robette est doctorant en démographie à l'Université de Paris 1 et à l'INED Unité "Mobilité, logement et entourage". Vincent Veschambre est géographe, professeur à l'Université de Clermont Il. Il est membre de l'UMR 6590 (ESO)
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