Marie-Dominique AMY
Construire et soigner la relation mère-enfant
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Mar...
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Marie-Dominique AMY
Construire et soigner la relation mère-enfant
Construire et soigner la relation mère-enfant
Marie-Dominique AMY
Construire et soigner la relation mère-enfant
© Dunod, Paris, 2008 ISBN 978-2-10-053533-0
TABLE DES MATIÈRES
IX
AVANT-PROPOS
P REMIÈRE PARTIE L’ INSTINCT
MATERNEL , UNE UTOPIE
1. Comment se construit la relation mère-enfant ?
3
L’écoute clinique
5
La place centrale de l’interaction mère-bébé
6
Le respect de la femme dans ses particularités
8
Pour conclure
9
2. De l’accordance à la réciprocité Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
?
11
Comment définir l’instinct ?
11
La construction intersubjective et ses écueils
12
Mais qu’en est-il de l’instinct chez le bébé ?
14
Pour conclure
16
3. Une expérience en hospitalisation mère-bébé
17
L’importance d’un groupe de parole
20
Les vécus de l’équipe infirmière
21
Les avatars de la maternité
24
4. Les débuts d’une histoire partagée
27
Les agrippements primaires
27
La période d’accordance
29
VI
TABLE DES MATIÈRES
L’émergence du partage émotionnel et de l’empathie
30
L’état de réciprocité
31
Quand l’idéologie s’en mêle
36
5. Approches théoriques des relations archaïques
39
Les données de l’émergence du lien
39
De l’incorporation à l’introjection et à la projection
40
De la psychanalyse à la psychologie de la petite enfance
45
6. La bouche comme noyau fondamental de la relation
49
« Le théâtre de la bouche »
49
Ionut ou l’histoire d’une malformation et d’un abandon
50
Marius : quand mâcher devient synonyme de séparation
55
Martin et l’archaïsme de l’addiction
57
7. La rythmicité, l’imitation, les interactions
61
Quand le Moyen Âge s’en mêle
61
Quand les mains s’en mêlent
62
La rythmicité
63
La place de l’imitation
64
Les interactions
66
En guise de conclusion
67
D EUXIÈME PARTIE LA
CLINIQUE DES DÉRIVES
8. Les aléas de la construction relationnelle
71
Quand l’autisme ferme les portes à l’attention à l’autre
71
L’empathie
75
Pour que l’enveloppe physique devienne peau psychique
76
9. Cinq récits cliniques
79
Qu’est-ce que la couvade pathologique ?
80
Retour sur la relation primaire
83
Une thérapie de couple Le récit clinique, 85 • Objet d’amour ou objet narcissique ?, 92
85
TABLE DES MATIÈRES
VII
10. Une thérapie familiale dans une atmosphère incestuelle
95
Quelques courts exemples en introduction
96
Le récit clinique
98
La perversion narcissique paternelle 11. Des enfants anti-deuil dans une thérapie familiale
102 105
Le récit clinique
106
Des enfants sous influence
117
Pour conclure
118
12. Secret et pensée opératoire
119
Le récit clinique Premier secret, 120 • Deuxième secret, 120 • Troisième secret, 121
120
La répression
123
Le futur impensable
126
13. Mère et fille
129
Récit clinique
130
Se séparer pour devenir sujet
132
T ROISIÈME
PARTIE
C E QUI NOUS CONCERNE TOUS : PRENDRE SOIN
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
14. Le familial, le scolaire et le reste
137
L’équilibre familial : une affaire de construction
137
Des interactions familiales aux interactions scolaires
138
Le soutien scolaire
143
Quelques concepts à retenir La confiance mutuelle, 147 • Le respect des rythmes individuels, 147 • Quant à la projection et à l’introjection, 148
146
15. La place des grands-parents
149
Vers un partenariat familial
150
Pour conlure
155
16. Peut-on définir l’amour maternel ? La notion de désir
157 157
VIII
TABLE DES MATIÈRES
Son histoire
158
Une définition de l’amour maternel
159
Un amour toujours renouvelé et jamais semblable
160
L’amour/tendresse
161
Pour évoquer Winnicott
163
Un parcours mouvementé
164
La résonance et l’intuition-miroir
166
La transmission
168
POUR CONCLURE
171
BIBLIOGRAPHIE
177
REMERCIEMENTS
181
AVANT-PROPOS
’ EST d’une révolte qu’est né cet ouvrage. Recevant à ma consultation des mères ayant des enfants de tous âges, il m’est apparu que la plupart d’entre elles, lorsqu’elles m’amenaient leur bébé, enfant ou adolescent, se culpabilisaient considérablement d’avoir à faire cette démarche. Lorsque les pères venaient eux aussi me voir, il en était fréquemment de même, sauf, lorsque le couple se rejetait l’un sur l’autre, la responsabilité du mal-être de leur enfant. Jeune consultante, je cherchais à comprendre et à approfondir avec eux les rouages du problème. Je tentais de les déculpabiliser, je leur prodiguais des encouragements, leur donnais des conseils qui me paraissaient être de bon sens et souvent les choses s’amélioraient. Pourtant j’avais le sentiment que l’abcès n’était pas totalement vidé et que je me heurtais à des résistances qui m’échappaient. Il me semblait aussi que des mécanismes sous-jacents me restaient inconnus. Enfin, j’avais quelquefois, l’impression de n’être pas totalement crue. En bref, quelque chose faisait blocage et ce n’est que progressivement que ce quelque chose est passé, pour moi, de l’état de fantôme, à celui d’un redoutable et incontournable adversaire. Progressivement cet adversaire qu’aujourd’hui je nomme l’« utopie de l’instinct maternel », m’est apparu dans toute sa clarté et j’ai alors commencé à décrire aux mères les ravages qu’il occasionnait. Lorsque l’on commence à parler aux parents des méfaits de cette croyance en l’instinct, on perçoit un soulagement immédiat. Il est rassurant de pouvoir penser que rien n’est acquis d’avance et que tout trajet familial est semé d’embûches et de questions. J’associe pleinement le père à ces questions car lui aussi peut être victime d’une croyance en son instinct.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
C
X
A VANT- PROPOS
Partant de mes convictions concernant les « dégâts » causés par cette notion d’instinct maternel, j’ai souhaité les faire partager à mes collègues et aux parents encore pris au piège. Mes convictions concernant les dégâts causés par cette illusion d’un instinct maternel sont fortes et anciennes : j’ai souhaité les partager avec les parents englués dans ce piège et avec les professionnels concernés. Je vais développer mes arguments de la façon suivante : dans la première partie de ce livre, j’évoquerai la notion d’instinct puis je décrirai une expérience faite dans une unité d’hospitalisation mère-bébé et je la commenterai. J’appuierai ensuite mes propos sur des écrits de psychanalystes, psychologues de la petite enfance et de pédiatres. Dans un deuxième temps, je raconterai une histoire de bouche et donnerai deux courtes vignettes cliniques qui illustreront différents aspects des dommages causés par l’absence d’une construction intersubjective. La seconde partie de ce livre sera consacrée à des parcours cliniques entrepris par moi-même dans le champ des thérapies familiales, de couple ou individuels. Les situations dont je parlerai sont lourdes, mais c’est à dessein que je les ai choisies afin d’insister du mieux possible sur les effets des avatars de la parentalité. Avatars qui seraient absents ou, en tout cas, bien moindres si l’instinct maternel (et paternel) s’avérait existant et vérifiable. Puis j’aborderai ce thème avec des réflexions développées au cours de rencontres avec des collègues, des parents et des grands-parents. Ces parcours cliniques ne se borneront pas à évoquer les difficultés rencontrées dans les débuts de la coexistence entre un bébé et ses parents, ils montreront que tout au long du parcours familial, des embûches peuvent surgir mettant en péril les points d’équilibre et de confiance mutuelle. J’évoquerai ensuite ce en quoi je crois profondément, à savoir l’amour maternel, un amour qu’il n’est pas donné à toute femme de pouvoir ressentir et exprimer. Enfin je tenterai une conclusion destinée à nous aider à mieux comprendre comment et pourquoi les femmes assument une maternité dont les clés ne leur sont jamais données d’avance.
PARTIE 1 L’INSTINCT MATERNEL, UNE UTOPIE ?
Chapitre 1
COMMENT SE CONSTRUIT LA RELATION MÈRE-ENFANT ?
ce livre ? Pourquoi aborder une question qui, pour certains peut sembler dépassée car les observations autour de la relation primaire se sont multipliées et largement développées durant ces dernières décades. Elles ont donné lieu à des recherches conjointes ou disjointes et entreprises à la fois pas les psychologues de la petite enfance, les psychanalystes, les pédiatres et les généticiens. Et cependant ma pratique et mon écoute clinique ainsi que les supervisions que je propose en périnatalité m’ont fait mesurer combien est encore prégnante chez beaucoup de femmes l’idée que l’adéquation maternelle devrait être innée et dépendrait ainsi et très largement d’un instinct qui les amènerait à toujours avoir des réactions appropriées aux besoins de leur nourrisson puis de leur enfant grandissant. Ceci faisant abstraction du fait que même si certaines intuitions sont présentes, c’est toujours dans l’expérience relationnelle partagée que se rencontrent parents et enfant. Cependant, trop fréquemment encore, l’utopie de l’instinct maternel demeure si puissante qu’elle reste le parangon des réponses et des
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
P
OURQUOI
4
L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
attitudes parentales et surtout maternelles, sans qu’aucune notion de réciprocité y trouve sa place. Cette façon de « voir les choses » va générer dans certaines familles des ravages au niveau des liens et de la communication. Toute hypothèse de « science infuse » ou de compréhension innée de la maternité ne peut qu’engendrer à court ou moyen terme des blessures narcissiques, des constats d’impuissance ou des comportements négatifs. Les questions posées par les mères en consultation et les réflexions de groupe entreprises avec des professionnels en périnatalité m’ont ainsi amenée à tenter de décrire ces ravages et leur perpétuation au long cours. Car il est évident que lorsque, dès le début d’une vie commune, l’idée dévastatrice de l’instinct préside aux destinées d’une construction relationnelle mère-bébé, parents-bébé, il est fréquent que l’hypothèse de la toute-puissance parentale vienne faire obstacle à toute émergence de l’empathie et de l’intersubjectivité. Un bébé, un enfant, un adolescent ne sauraient s’individualiser psychiquement sans que ceci s’élabore sur des assises psychiques familiales et la notion même de parentalité ne peut se penser hors d’une élaboration constante de l’interaction. Mais les aléas de cette interaction jalonnent tout parcours familial. C’est pourquoi j’ai souhaité, dans ce livre, poursuivre mes observations sur ses cheminements au long cours afin de montrer combien les impacts relationnels les plus archaïques conditionnent, non seulement la naissance de l’intersubjectivité et de la subjectivité, mais également tous les trajets de vie. Ce qui m’a beaucoup intéressée au cours de mon travail préliminaire, c’est de repérer, en repartant des notes prises au cours de différentes consultations et thérapies, que l’on en revenait toujours à la nécessité de comprendre comment et en quoi le parcours commun entre enfants et parents s’était construit. Il était clair que tout ce matériel montrait mieux que n’importe quel discours combien la notion d’instinct maternel relève, à mon sens, d’une pure affabulation. Il n’y a dans mes propos aucun désir de culpabiliser qui que ce soit, je cherche, au contraire, à montrer que chacun de nous, tributaire de sa propre histoire peut venir trébucher sur sa parentalité ou au contraire la vivre de façon épanouie. Il y a aussi à comprendre que certains bébés peuvent mettre à mal toute tentative de communication. Enfin il me semble que tout ce qui sera dit ou écrit autour de cette utopie de l’instinct maternel sera d’une aide précieuse pour certaines femmes que cette notion condamne à des blessures narcissiques telles, qu’elles viennent compromettre leur devenir et celui de leur enfant.
C OMMENT SE CONSTRUIT LA RELATION MÈRE - ENFANT ?
5
J’insiste aussi sur le fait que bien des pères souffrent, eux aussi, de ne pas tout comprendre de leur bébé et peuvent s’en sentir coupables. Il est également des situations d’emprise paternelle, que je décrirai dans la deuxième partie de ce livre, qui sont catastrophiques pour les bébés. Mais encore une fois, il ne s’agit pas de rechercher de responsabilités, mais de mettre l’accent sur des situations qui rendent impossibles une relation familiale adéquate. Je dis familiale car il n’y a pas plus d’instinct paternel que maternel.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L’ ÉCOUTE
CLINIQUE
Il y a quelques années, une grosse colère m’est venue après avoir vu s’effondrer en larmes avant d’avoir prononcé un mot, une jeune mère accompagnée de son bébé d’un mois. Je lui ai tendu une boîte de kleenex dont elle a fait un usage abondant puis elle a fini par se calmer suffisamment pour me parler et c’est ainsi qu’elle a commencé : « Je n’ai pas d’instinct maternel, je ne comprends rien à mon bébé, je ne sais pas quoi faire pour le calmer quand il pleure, je ne sais pas si je dois le nourrir à heures fixes ou lorsqu’il réclame et pourtant, si vous saviez comme je l’aime !... Mes amies se moquent de moi et me disent que c’est ma peur qui me fait broyer du noir mais qu’il n’y a aucune raison pour que j’aie moins d’instinct qu’elles. Même ma mère et ma belle-mère cherchent à me consoler en me disant : tu vas voir, ça va venir, suis ton instinct !... Aidez-moi Madame Amy, j’ai tellement besoin qu’on arrête de me culpabiliser et que l’on me donne des conseils. » Oui, cette jeune femme avait besoin d’être soutenue, oui il y avait nécessité de la rassurer mais certainement pas en invoquant la notion d’instinct. En lui disant plutôt combien, au contraire, la relation avec son bébé relevait d’un apprentissage commun et pas toujours facile. Apprendre à observer et à écouter son bébé apprendre mutuellement à se connaître et à se comprendre, établir des codes de reconnaissance pour que se construise une relation de compréhension réciproque relève d’un parcours ni simple ni spontané ! Comme je viens de l’écrire, ce premier entretien avec Madame L. avait provoqué chez moi une telle colère qu’il m’avait fallu chercher à en comprendre les raisons. Elles n’ont, du reste, pas été très longues à apparaître car certaines phrases prononcées par cette jeune mère me revenaient en mémoire comme prononcées par d’autres voix que la sienne. Sorte de chœur qui lors de mes propres maternités me culpabilisait fortement. « Tu ne t’es
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
pas encore occupée du lit ? Tu veux le mettre là ? Réfléchis, fais parler ton instinct, il est trop près de la fenêtre ! » Ou encore : « Regarde, elle boit trop vite, comment se fait-il que tu ne t’en rendes pas compte ? » Et toujours, on me répétait qu’il me fallait faire confiance à ce fameux instinct pour que tout se passe bien ! Donc, chaque fois que je « faisais de travers » je m’effondrais en pensant à ma mère, ma belle-mère, à mes copines qui savaient toutes spontanément comment faire ! Par la suite me sont revenues des situations de consultation au cours desquelles certaines mères pouvaient m’affirmer : « Tout le monde me dit qu’un bébé c’est facile et moi je trouve que c’est plutôt difficile parce qu’il me déroute, on m’a dit dès la clinique comment faire, mais quand je fais comme cela, il pleure ! » Autre discours : « Ma mère a élevé cinq enfants et elle n’arrêtait pas de me rassurer pendant ma grossesse en me disant : ne t’inquiète pas tu vas voir tout va te venir naturellement. » Des exemples de ce type, je pourrais en donner beaucoup. Puis, me sont revenues des phrases d’Élisabeth Badinter dans son livre L’Amour en plus, sous-titré Histoire de l’amour maternel (XVII e XXe siècle). Après avoir décrit les mœurs anciennes qui consistaient à confier les bébés à des nourrices, au risque grandissime que ces bébés meurent (elle cite, dans son introduction, le cas d’une Marie Bienvenue, « nourrice nonchalante qui laissa mourir trente et un bébés en près de quatorze mois... qu’ont pu penser les mères de ces enfants qui venaient souvent des mêmes bourgs ? »). E. Badinter va, toujours dans l’introduction, contester « l’innéité du sentiment maternel et le fait qu’il soit partagé par toutes les femmes ». Dans la seconde partie du livre, elle écrit : « Après 1760, les publications abondent qui recommandent aux mères de s’occuper personnellement de leurs enfants et leur “ordonne” de les allaiter. Elles créent l’obligation d’être mère avant tout, et engendrent un mythe toujours bien vivace deux cents ans plus tard : celui de l’instinct maternel, ou de l’amour spontané de toute mère pour son bébé. »
LA
PLACE CENTRALE DE L’ INTERACTION MÈRE - BÉBÉ
L’époque, la culture, les situations matérielles, sociales ont toujours été évoquées pour expliquer certaines difficultés relationnelles mais on ne peut nier que durant longtemps les bébés ont pu être considérés par
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
C OMMENT SE CONSTRUIT LA RELATION MÈRE - ENFANT ?
7
certaines mères, comme des gêneurs. On peut ajouter qu’aujourd’hui encore, il peut en être ainsi. Il n’y a aucune règle absolue, la maternité ne relève pas de données infuses et c’est pourquoi, à mon tour, et sur un versant clinique, psychologique et psychanalytique, je vais prendre fait et cause contre l’hypothèse d’une innéité des compétences maternelles qui, aujourd’hui encore, fait grand tort à trop de femmes. La psychanalyse, la psychologie clinique mais aussi la pédiatrie, en démontrant l’importance de l’interaction mère-bébé ont fait complètement basculer notre regard sur la maternité et sur l’impossibilité qu’a une mère de se construire en tant que mère hors de la présence de l’un des deux protagonistes, à savoir, le bébé lui-même. On le sait d’autant mieux maintenant que certaines expériences de couveuse mal conduites se soldent par des difficultés extrêmes à mettre en relation mère et bébé. Il y a hélas, aujourd’hui encore, une tradition, dans bien des familles fortunées, qui consiste à confier le nourrisson, dès le retour de la clinique, à une nurse ou une garde expérimentée. Et point n’est rare d’entendre dire encore, toujours dans ces mêmes contextes : « Elle saura mieux le dresser que moi. » Il me revient en mémoire, une jeune mère venue me voir éplorée parce qu’après le départ de la garde, le bébé ne voulait pas boire avec elle. Mon expérience de thérapeute des couples et des familles a contribué largement à mieux me faire percevoir et comprendre l’importance des interactions familiales et ceci dès l’annonce de la grossesse. Mais, les interactions familiales ne sont pas les seules à influencer, voire à mettre de l’inquiétude dans la tête des femmes enceintes ou des jeunes mères. Les obstétriciens et les sages-femmes le savent bien et sont à cet égard très attentifs à ce qu’ils disent. Les échographistes le sont tout autant et, lorsqu’ils sont très observateurs, notent les expressions de visage des parents, la nature de leurs questions et en tiennent largement compte lorsqu’ils commentent ce qu’ils voient. Ceci est particulièrement vrai quand il y a quelques hésitations sur l’état du bébé et a fortiori lorsqu’est découverte une malformation congénitale ou autre difficulté majeure. Ils savent que fréquemment, c’est de la façon qu’ils vont présenter la situation que vont dépendre les réactions des futurs parents. Cependant, il nous arrive encore en consultation, d’entendre des mères mais aussi des pères dire combien ils ont été marqués par certaines réflexions ou commentaires de « ces professionnels qui savent mieux que nous... alors s’ils le disent, ça doit être vrai ! ».
8
LE
L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
RESPECT DE LA FEMME DANS SES PARTICULARITÉS
Il est essentiel que tous les professionnels qui ont à rencontrer des enfants et leur famille puissent aider les parents à comprendre combien le parcours qu’ils entreprennent et vont avoir à poursuivre longtemps peut être magnifique, gratifiant mais aussi démoralisant, décourageant ou inquiétant. Dans toutes les situations difficiles, la culpabilité agit en force mais quelle mauvaise conseillère elle est ! Et combien certains professionnels ou l’entourage familial et amical, peuvent la renforcer en laissant croire aux parents qu’ils ne savent pas agir selon leur instinct. Il faut également déculpabiliser certaines femmes de ne pas avoir envie d’être mère et certains hommes d’être père. Une femme m’a dit l’autre jour : « Ma mère pense que je suis anormale parce que je n’ai pas envie d’avoir un enfant. Elle me dit : “Fais-le et tu verras que ton instinct maternel sera plus fort que tout”. » Il y va du respect de la femme d’accepter que la conduite de son existence ne passe pas obligatoirement par la maternité. Il y va du respect de l’homme d’accepter qu’il n’ait aucun désir d’être père. Autre remarque entendue récemment : « J’ai été élevée par une mère qui ne travaillait pas, même chose pour ma belle-mère et elles ne comprennent pas que j’aime mon travail, que j’ai besoin de ma vie en collectivité et que je suis incapable de rester chez moi et de m’occuper de mes enfants et de ma maison toute la journée ! Je n’arrive pas à leur faire comprendre que j’étouffe en restant chez moi et que je deviens agressive avec les petits. Elles me culpabilisent beaucoup et ma mère a même été jusqu’à me dire l’autre jour qu’elle pensait que j’étais dépourvue d’instinct maternel ! » Aimer nos enfants passe par la nécessité absolue d’avoir à apprendre à les connaître, ils sont tous différents. Ne rentrons plus dans la querelle de l’inné et de l’acquis. Sachons, une bonne fois pour toutes, respecter leurs particularités qui se manifestent dès la naissance et même avant, in utero. Ils réagissent, bougent et expriment leur état du moment de façons bien différentes. En tenant compte de ces particularités, nous reconnaîtrons d’emblée qu’il nous est impossible de tout comprendre spontanément. Nous prendrons plus de temps pour observer et ne pas sombrer dans un activisme qui nous priverait de cette « capacité de rêverie maternelle » dont parle Wilfrid Bion. Elle contient les fantasmes, les images, les représentations et les projets qui petit à petit vont engendrer l’évolution interactive entre le bébé et ses parents.
C OMMENT SE CONSTRUIT LA RELATION MÈRE - ENFANT ?
P OUR
9
CONCLURE
Dans ma pratique auprès d’enfants souffrant de graves troubles du comportement et du développement, je demande expressément aux parents d’être des partenaires dans le projet psycho-éducatif que je propose. Il est clair que ce sont eux qui connaissent le mieux leur enfant, non pas parce qu’ils en ont une science infuse, mais parce que leur parcours commun, depuis que cet enfant est au monde, va nous aider à mieux comprendre, au travers de l’histoire qu’ils nous racontent et des observations qui sont les leurs, comment il nous sera possible d’aider cet enfant-là et sa famille. Il y a des circonstances repérables de ce qui a pu mettre l’enfant en souffrance mais il y a aussi des coins obscurs et il y a enfin à toujours tenir compte du fait que génétiquement, neurologiquement, certains enfants sont en difficulté de reconnaissance du monde extérieur. Ne partons jamais avec une idée toute faite concernant l’impact négatif de certains parents sur le devenir de leur enfant – bien que cela soit exact dans certaines situations familiales, comme nous allons le voir dans la seconde partie de ce livre — cherchons au contraire, même dans ces situations-là, à donner toutes leurs chances de restauration à ces familles en danger. Mais si échec il y a, alors il y va de notre responsabilité de protéger l’enfant. J’espère que les lignes qui vont suivre nous permettront de sortir d’une utopie instinctuelle et réflexe. Le pulsionnel qui articule le physiologique et le psychique peut conduire à des maltraitances en tous genres et dont nous connaissons tous les effets ravageurs. Il nous faut donc être lucides, accepter qu’il y ait de bons environnements familiaux et des environnements pathogènes. C’est avec ce matériel-là que nous avons à travailler et non pas en nous accrochant à l’idée que l’instinct peut tout. C‘est au contraire en aidant les mères à se débarrasser de ce présupposé de base qu’on pourra les aider à construire ou à reconstruire une relation en péril.
Chapitre 2
DE L’ACCORDANCE À LA RÉCIPROCITÉ
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
C OMMENT
DÉFINIR L’ INSTINCT
?
Avant d’aborder de manière approfondie ce que j’appelle sans doute d’une manière légèrement « brute de décoffrage », l’utopie de l’instinct maternel, quelques mots, quelques définitions sur ce que l’on appelle l’instinct. Dans le Larousse il y est décrit comme : « une impulsion naturelle : instinct de conservation// premier mouvement qui dirige les animaux dans leur conduite// chez l’homme, sorte d’intuition sans réflexion. » C’est l’éthologie (l’étude du comportement animal) qui nous a apporté quelques précisions sur la notion d’instinct et les différences existant entre l’instinct animal et l’instinct humain. Puis c’est chez Freud que nous pourrons trouver les hypothèses les plus déterminantes quant au rôle et à la position instinctuelle chez l’homme. Chez l’animal, l’instinct apporte au déclencheur une réponse qui reste immuable quel qu’en soit le contexte. Le déclencheur peut être une odeur, une forme, toujours la même, ou encore certaines couleurs, elles aussi constantes. L’observation des fonctionnements instinctuels en milieu
12
L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
naturel ou en laboratoire a entraîné a des discussions dans lesquelles je n’entrerai pas, sauf à dire que les apprentissages effectués en laboratoire semblent reposer sur un conditionnement opérant lié essentiellement aux besoins alors qu’en milieu naturel les actions animales concernent spécifiquement la survie et pour ce faire suivent un ordre prédéterminé. Certaines actions qui semblent anarchiques sont néanmoins tributaires de régulations qui régissent l’ensemble de leur structure instinctive. Chez l’homme, l’instinct reste très en-deçà de la pensée et a fortiori du langage. Il semble donc que l’aspect ritualisé de l’instinct échappe à toute action raisonnée et se perde, se dissolve dans les apprentissages et l’expérience. Chez l’homme rien ne saurait se construire en dehors de la mémoire, de l’attention, de l’imitation et des émotions qui sont inhérentes à l’espèce humaine. Beaucoup de discussions ont eu lieu sur les traductions en français des différences que Freud introduisait entre instinct et pulsion. Certains entretiennent encore cette confusion. Pourtant il semble clair que Freud les aient différenciées. Il les décrit comme étant deux réponses différentes à des excitations corporelles. La réponse instinctive reste immuable, fixée sur un but unique et vraisemblablement hors contact avec le psychisme. La pulsion serait, au contraire, une rencontre entre une excitation corporelle et son expression psychique. Bien que l’objet à atteindre soit source d’apaisement, cet apaisement peut émaner d’objets différents selon les circonstances du moment et les contextes environnants et il n’y a donc aucune immuabilité. C’est cette articulation entre le corporel et le psychique qui différencie l’homme de l’animal et amène l’homme à n’avoir recours à l’instinct que dans des situations d’une urgence le plus souvent panique et très régressive. Dans ces situations-là, les réponses vont alors ne laisser aucun espace, aucun temps à la réflexion et à la pensée.
LA
CONSTRUCTION INTERSUBJECTIVE ET SES ÉCUEILS
C’est au cœur d’une construction intersubjective et subjective que doit se constituer la relation entre un bébé et son environnement maternant. Le bébé ne s’épanouira harmonieusement que s’il peut s’appuyer sur un fonctionnement psychique familial qui lui donnera ses premières références existentielles. Références que vont mettre en jeu les fonctionnements psychique, psychomoteur et cognitif.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D E L’ ACCORDANCE À LA RÉCIPROCITÉ
13
Un cas de figure très impressionnant témoigne tout particulièrement des difficultés qu’un bébé peut rencontrer dans cette période de mise en lien lorsque justement la construction intersubjective se heurte à des dysfonctionnements psychiques parentaux. Il s’agit par exemple, de celui qui met en contact immédiat, un bébé avec des comportements paradoxaux. En effet, la relation parents-enfants peut être d’emblée catastrophique lorsqu’un bébé est confronté à une pathologie qui va le soumettre aux manœuvres perverses d’une mère, d’un père ou d’un couple parental. La confiance, la compréhension de soi et de l’autre étant à la base de toute construction psychique, elles seront mises, dans le contexte de la perversion, en grande difficulté. Lorsqu’il n’y a aucune harmonie des conduites parentales, le bébé, pris dans l’engrenage de ces attitudes paradoxales, ne peut s’appuyer sur aucune image solide et rassurante. Il va être constamment confronté à des regards contredits par le ton de voix, à des mains habiles mais dénuées de chaleur, des bras qui ne contiennent pas et ne rassurent pas, de la violence déguisée en un discours qui cherche à la masquer. Comment fera alors ce nourrisson pour se construire harmonieusement, pour que s’établisse une confiance mutuelle et qu’il puisse introjecter une image cohérente, rassurante et non morcelée de son environnement familial ? J’insiste sur l’aspect familial car la perversion est, bien souvent, une affaire de couple. Progressivement, ce bébé puis cet enfant, va devoir accepter une dépendance dans laquelle il n’est pas question pour lui de devenir un sujet autonome. Il restera l’objet du ou des parents. Ils vont se servir de lui comme d’un faire-valoir, comme d’un objet qui jamais ne doit décevoir, ni avoir ses propres pensées. Cet enfant est condamné à toujours tenir le discours de l’autre à ne penser et à ne dire que ce que pense l’autre, un autre qui le maîtrise par des procédés d’une toute-puissance absolument destructrice. Cependant dans certaines situations dans lesquelles la mère est trop persécutrice, j’ai vu des pères devenir d’étonnants substituts tant que cela demeurait nécessaire. Mais la perversion n’est pas à mettre seule en cause : certaines mères sont trop malades ou envahies par des projections douloureuses, voire terrifiantes, pour que leur bébé puisse être accueilli chaleureusement. Il leur faut même parfois nier son existence pour que la leur reste supportable. D’autres encore « lâchées » par le père durant la grossesse ou dès la naissance ne peuvent assumer cette maternité qui éclot dans un contexte de rupture ou de disparition.
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
Dans l’unité d’hospitalisation dont je parlerai au chapitre 2, l’équipe en faisait régulièrement l’expérience car certains bébés détournaient immédiatement leur regard dès que leur mère les prenait dans les bras et celles-ci parfois, ne semblaient même pas s’en apercevoir. On imagine la souffrance d’une infirmière à qui s’adresse ce regard détourné ou qui, au contraire, observe que dans ces moments-là ce regard se vide complètement et que le bébé devient de plus en plus indifférent et absent. C’est en toute objectivité que je mets en avant les aléas sévères du parcours relationnel entre un bébé et sa famille et qu’en seconde partie je le ferai de façon plus approfondie encore. Si je pratique ainsi c’est afin de montrer le plus fortement possible qu’en toutes circonstances positives ou négatives, les étapes jalonnant les parcours individuels, historiques, culturels, génétiques conditionnent la rencontre entre un nourrisson et sa mère. D’emblée, le nourrisson vient s’inscrire dans ce parcours et fait tout ce qui est en son pouvoir pour y prendre sa place ou, au contraire, cherche par tous les moyens dont il dispose à s’en protéger. Dans ce contexte, rien ne permet d’évoquer de l’instinct maternel. Soyons assez lucides pour reconnaître que la maternité n’est jamais acquise d’emblée, qu’elle peut évoluer de façon tout à fait positive et même surprenante, ne jamais évoluer du tout ou le faire de façon inappropriée. Dans ce parcours, paisible pour certains et semé d’embûches pour d’autres, nous verrons que les mères peuvent être mises en grande difficulté par le père ou le bébé lui-même.
M AIS
QU ’ EN EST- IL DE L’ INSTINCT CHEZ LE BÉBÉ
?
On connaît mieux aujourd’hui les potentiels d’innéité du bébé quant à ses capacités futures de socialisation, d’imitation et de facultés de reconnaissance de ce qui lui est propre. Le bébé naît également avec quelques réflexes dont certains sont appelés à disparaître, comme les réflexes de grasping (agrippement) et de Moro par exemple. D’autres vont se consolider en entrant dans le registre de l’expérience partagée. Je prendrai pour exemple la succion. La succion fait donc partie des réflexes archaïques qui sont, dans un premier temps, associés au besoin d’un assouvissement nutritionnel. Mais petit à petit, de par la répétition des moments de tétée, de par l’expérience progressive de la continuité du nourrissage, de l’apaisement qu’il procure, et de ce qui, dans le registre de l’affectif, va accompagner ces moments, la succion quitte le domaine réflexe pour s’engager dans celui de la pulsion. Elle s’introduit ainsi dans le registre de l’émotionnel, celui de l’expérience du plaisir ou de la
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D E L’ ACCORDANCE À LA RÉCIPROCITÉ
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frustration et dans celui de plus en plus évident de la demande dirigée. Elle est au fondement de tout ce que le bébé va devoir se construire comme repères rythmiques et de ce qu’il aura à mettre en place dans le domaine de l’attachement et même de l’attention conjointe. Si, en ses tout débuts, la succion se situe dans le registre instinctuel de l’incorporation, elle va progressivement s’introduire dans ceux de l’introjection, de la projection, des représentations, des images et des repères que le nourrisson va devoir articuler entre ses perceptions internes et externes. Or nous voyons que certains enfants malmenés par l’existence ou par leurs difficultés neurologiques ou génétiques ne réussissent pas à donner à la succion cet espace dans lequel se rejoignent le plaisir et la satisfaction des besoins. Parfois même cette succion ne s’accompagne que de frustrations, d’attentes jamais réellement satisfaites et de sensations de manque, de lâchage à tous les niveaux. Et lorsque plus tard, on présentera un biberon à ces enfants-là, ils seront incapables de le sucer. Le réflexe est perdu et l’expérience n’a pas pris suffisamment sens émotionnel pour qu’il puisse y en avoir réminiscence. L’anorexie infantile précoce en est un exemple car elle nous montre combien le besoin, s’il ne s’associe pas très rapidement à un confort psychique, peut mettre certains nourrissons en danger vital. L’autisme infantile en est un autre exemple. L’indifférenciation mèrebébé, la non-reconnaissance de soi et de l’autre qui sont au cœur de cette pathologie, rendent impossible au nourrisson, toute prise de conscience d’une émergence quelconque d’un plaisir partagé. Rien n’est lisible pour lui dans le regard de l’autre, rien ne lui devient possible dans l’ordre d’une satisfaction réciproque. Ainsi, ce qui a pu être instinctuel chez le nouveau-né doit, pour que celui-ci s’éveille au monde, quitter sa nature réflexe pour s’introduire dans l’univers des réalités psychiques, corporelles et mentales. Ce qui vient d’être dit montre combien certaines restaurations ou installations d’un lien peuvent être impossibles dans des situations de manque total d’investissement parental ou du bébé lui-même. Dans le premier cas, on doit toujours tenter de restaurer le lien entre la mère « insuffisamment bonne » et le bébé et, comme le montre Selma Fraiberg dans Fantômes dans la chambre d’enfant, on peut y arriver, mais pas toujours ! Dans le second cas, lorsque l’enfant est « absent », il ne s’agit plus de restaurer le lien mais de l’instaurer et cela ne peut se faire qu’au prix d’un énorme travail associé entre professionnels et parents.
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
Un approfondissement des recherches sur la période de gestation intrautérine nous apprendra sans doute beaucoup sur certaines impossibilités du relationnel en devenir. Concernant l’émergence du lien et de la communication, on peut encore ajouter qu’aujourd’hui les enfants qui naissent sont beaucoup plus souvent désirés que ce n’était le cas il n’y a pas si longtemps encore. Mais il ne faut pas confondre le désir de grossesse et celui d’avoir un enfant. Ces deux désirs ne sont pas toujours concordants et peuvent même être contradictoires. Certaines futures mères souhaiteraient que cet état de grossesse ne se termine jamais et d’autres n’ont qu’une hâte, c’est celle de pouponner. Ces deux approches différentes de la maternité contribuent, elles aussi à une gestion différentielle du devenir relationnel.
P OUR
CONCLURE
Dans une très grande majorité des cas, la rencontre entre un bébé et sa mère évoluera vers un épanouissement relationnel riche d’émotions, d’expériences mais aussi de moments plus difficiles. Dans d’autres situations cette rencontre s’avérera impossible. Ne sombrons pas dans une idéologie qui nous contraindrait à penser que, toujours nous pouvons remédier à une relation inexistante. Car si nous pratiquons ainsi, rien ne pourra jamais nous permettre d’aider des mères et des enfants en détresse. En ne faisant pas état de tous ces aléas, rien ne nous permettra d’admirer autant qu’il se doit tout ce qu’il en est de l’amour maternel. L’amour maternel est peut-être la forme la plus magique de l’amour car elle repose sur l’accomplissement d’un désir fort mettant en lien des ressources extraordinaires d’écoute, de patience, d’attention, d’imagination, d’invention et de tendresse. Dans le chapitre qui lui sera consacré j’évoquerai un phénomène tiré de l’univers musical, phénomène que j’appellerai résonance et dont je ferai une sorte de condition sine qua non de cet amour maternel.
Chapitre 3
UNE EXPÉRIENCE EN HOSPITALISATION MÈRE-BÉBÉ
avec cette expérience de supervision, donner une première illustration des difficultés qui peuvent ponctuer la rencontre entre un bébé et sa mère. Il y a quelques années, j’ai été sollicitée par un chef de service pour animer un groupe de parole dans une unité d’hospitalisation mère-bébé. Au cours d’une séance hebdomadaire, d’une heure trente, j’accueillais les infirmières qui souhaitaient me parler de leurs difficultés, de leur souffrance, voire même de leur révolte devant la violence de certaines situations. Avant le début de mes rencontres avec cette équipe de grande qualité, jamais je n’avais réalisé à quel point les prises en charge dans une unité d’hospitalisation mère-bébé pouvaient confronter l’équipe infirmière et médicale à des situations dans lesquelles parfois un sentiment inouï d’impuissance mettait en péril leurs capacités à penser et, a fortiori, à réagir de façon adéquate.
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J
E VAIS,
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
Cette unité recevait, pour des délais souvent longs (5, 6, 9 mois, voire davantage), des mères et des bébés en situation relationnelle extrêmement difficile, souvent catastrophique ou même inexistante. Ces difficultés relationnelles s’accompagnaient fréquemment d’une histoire familiale lourde, de troubles psychiatriques et/ou de difficultés sociales et financières désastreuses mais pas toujours. Parfois, rien dans l’histoire familiale ne laissait présager les difficultés de mise en lien mère-bébé. J’avais reçu, dans ma consultation, beaucoup de mères et de bébés en détresse, dyades parfois bien insuffisamment ou pas soutenues du tout par les pères ou la famille, mais l’aspect ponctuel de ces rencontres ambulatoires ne posait pas les mêmes questions que celles qui me sont apparues au cours de ces temps de parole. Ou, tout au moins, elles ne les posaient pas de la même façon. Accueillir des mères et des bébés à temps complet permet d’observer de façon continue la nature positive ou négative des interactions, des émotions, des affects et des étapes de construction du relationnel dans des moments liés aux différentes séquences du quotidien : nourrissage, bain, change, endormissement, et temps de plaisir partagés ou non. Par ailleurs, dans cette continuité, peuvent être repérés, au plus près, l’émergence, l’évolution et l’affinement progressif des contacts entre la mère et son bébé ou, a contrario, leurs difficultés, voire leur impossibilité à s’organiser. On peut ainsi étudier de façon très ciblée combien, dans certaines dyades, la mise en orbite du lien primaire et de la communication est mise en péril par des phobies d’impulsion (terreur de mettre en danger la vie du bébé), des phobies du toucher rendant toute manipulation difficile, voire impossible, ou encore des incapacités à intégrer une bonne gestion des espaces et du temps pourtant si nécessaires au bébé afin qu’il puisse s’installer dans une rythmicité nécessaire à son sentiment de sécurité et à ses premiers repérages du monde extérieur. Ces difficultés majeures peuvent être également attribuées à un rejet fort de la maternité ou encore à des pathologies rendant impossible toute émergence du relationnel. À la consultation, certaines de ces difficultés, de ces angoisses de ces phobies apparaissent, sont parlées, décrites et leurs origines peuvent en être décryptées et interprétées, ce qui soulage considérablement les parents. Mais en observer les manifestations et les conséquences dans le hic et nunc du quotidien, donne une possibilité accrue de soulager davantage encore ces dyades. Il leur est proposé un soutien continu où se conjuguent les abords psychiques et matériels. Et, dans ce contexte, une
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observation fine de la façon dont s’articulent le vécu interne et la réalité extérieure, devient alors possible. C’est pourquoi une prise en charge conjointe (consultation/hospitalisation) proposant une circulation des informations se révèle, dans certaines situations lourdes, beaucoup plus efficace dans le trajet du soin qu’un travail dissocié et non simultané. Une clinique qui articule le soin, l’observation et l’écoute dans le quotidien avec celui plus espacé de la consultation devrait être beaucoup plus fréquemment pratiquée. Pouvoir se référer à un consultant extérieur qui joue un rôle de tiers, est d’une grande richesse à la fois parce que celui-ci mesure, à une distance autre, l’évolution de la prise en charge et aussi parce qu’il apporte aux mères, aux parents l’assurance qu’à la fin de l’hospitalisation, un projet leur sera proposé par quelqu’un qui les connaît bien et a suivi cette évolution. Petite anecdote pour illustrer la difficulté de certaines de ces prises en charge et l’angoisse qu’elles suscitent. Il s’agit d’une mère dont la lenteur était telle que tout ce qui concernait les soins du bébé était constamment décalé. Il était lavé à l’heure du premier biberon, puis, si elle le sortait, elle ne revenait que vers 15 heures ou 16 heures, lui faisant ainsi sauter le repas de midi. Il fallait lui rappeler sans cesse que les soins et le repas du soir devaient être pris avant telle heure car si on ne le faisait pas, elle pouvait nourrir et coucher son bébé à point d’heure. Un samedi, son père vient la chercher comme convenu à 11 heures du matin. Enfermée dans sa chambre elle le fera attendre jusqu’à 19 heures. Elle restait cloîtrée dans cette chambre, répondant sans cesse qu’elle « arrivait tout de suite » et... n’arrivait pas ! Nous avons dû beaucoup travailler avec l’équipe autour de cette situation qui, à notre sens à tous, relevait d’une non-assistance à bébé en danger mais qu’on ne savait comment gérer. Nous avons convenu avec les infirmières qu’elles prendraient en charge durant un temps tous les soins du bébé, puis que progressivement elles en confieraient à nouveau certains à sa mère. Cependant, malgré des entretiens soutenus avec la psychiatre et des tentatives multipliées pour comprendre les fondements psychiques de ces comportements, le même scénario recommençait et il semblait impensable qu’un jour cette dyade quitte le lieu d’hospitalisation. Le désespoir était général. Si le secteur avait eu d’emblée connaissance de cette situation, le projet de sortie aurait sans doute été plus simple, car il a fallu beaucoup de temps pour construire un suivi extrêmement contenant : pouponnière, nourrice à temps complet plusieurs jours par semaine et entretiens hebdomadaires dans le centre médico-psychologique. Cette petite vignette
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
clinique illustre de façon claire combien l’équipe était confrontée à des situations difficiles et inquiétantes
L’ IMPORTANCE D’ UN
GROUPE DE PAROLE
Un groupe de parole animé par quelqu’un d’extérieur à l’institution quelqu’un qui entend et réagit à la complexité de ces situations à une distance physique, psychique et mentale autre que celle des participants permet que la pensée institutionnelle souvent bloquée par la lourdeur des situations, se remette à circuler et que l’invention, l’imagination, tellement nécessaires face à des conjonctures aussi cruciales, reprennent vie. Il est indispensable d’avoir un lieu où tout peut être abordé : sentiments d’échec, de lassitude, de colère et même parfois de haine pour des mères chez lesquelles aucun lien ne se construit avec leur bébé et ceci malgré tous les efforts de l’équipe. Les infirmières pouvaient aussi, dans ce groupe, mesurer l’importance de leur travail et y analyser ce qui, dans leur propre fonctionnement avec ces dyades et les pères, lorsqu’ils étaient présents, avait permis, dans certaines de ces situations qu’émergent les liens relationnels. Ces repérages les aidaient à se sentir mieux armées, réconfortées dans leurs doutes et plus claires par rapport à ce qui restait encore à travailler. Elles pouvaient être également confrontées à un autre cas de figure : elles observaient parfois que malgré toutes les tentatives maternelles et les leurs, certains bébés semblaient fuir le regard et le toucher et restaient hors champ de tout contact, et de toute sollicitation. Avec le travail que nous faisions ensemble, elles réalisaient que certaines dépressions du bébé, certains évitements relationnels pouvaient ne pas être mis en lien avec des déficiences maternelles et que des états psychiques et mentaux du bébé pouvaient, eux aussi, mettre en péril l’émergence de la communication et des interactions. Elles prenaient aussi conscience de la blessure narcissique que vivaient ces mères qui, malgré leur désir d’entrer en contact avec leur bébé, n’essuyaient que des échecs, se culpabilisaient et pouvaient l’être plus encore lorsque le père, ou d’autres membres de la famille, les accusait d’un manque de savoir faire. Il fallait beaucoup d’empathie à l’équipe soignante pour les soulager de cette culpabilité. Dans certains cas, des examens approfondis permettaient de donner des diagnostics qui pouvaient aider au suivi du bébé.
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Les dyades étaient généralement adressées à ce lieu d’hospitalisation par des sages-femmes ou des puéricultrices ayant repéré à la maternité, voire même dès la grossesse, des dysfonctionnements dont elles ne comprenaient pas forcément les causes.
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L ES
VÉCUS DE L’ ÉQUIPE INFIRMIÈRE
Confrontées à tout ceci, les infirmières avaient constamment à repenser leur place et leur rôle. Il leur fallait également garder à l’esprit comment demeurer à une distance soignante. Nos rencontres les aidaient à analyser, à mieux comprendre et accepter les causes régissant leurs degrés d’empathie, de compréhension ou de rejet. Il était alors nécessaire d’en tirer des conclusions et, si rien n’évoluait avec telle ou telle dyade, de les amener à accepter, sans culpabilité excessive, de demander de l’aide à leurs collègues, voire même de « passer la main » Les réflexions d’équipe, les observations aboutissant à un consensus de soin sont loin d’être toujours évidentes en raison de toutes les projections auxquelles peuvent être confrontés les personnels soignants. Qu’il s’agisse de leurs propres projections, de celles de leurs collègues ou de celles des mères et des bébés qu’elles ont en charge. Reconnaître, prendre en compte, et accepter, pour chacune d’entre elles, leurs capacités d’adaptation ou leurs limites n’est pas simple car elles relèvent de leur propre histoire infantile et, pour celles qui sont mères, de leurs propres expériences maternelles. Histoires qui sont parfois trop complexes, douloureuses, voire même trop profondément enfouies, pour qu’émerge une compréhension spontanée des situations auxquelles elles sont confrontées. C’est pourquoi ce groupe de parole les soulageait grandement ! Dans ce difficile contexte pouvaient apparaître entre elles des réactions différentes quant au soin, au cadre et aux contenus à donner à leurs prises en charge. Il pouvait alors être difficile d’aboutir à ce nécessaire consensus sans lequel ces mères et ces bébés ne comprenaient plus grand-chose à ce qu’on leur proposait ou se mettaient habilement à en jouer. Prenons pour exemple le fait que, pour certains soignants, il était nécessaire que les mères elles-mêmes se trouvent des occupations dans les moments où elles n’avaient pas à prendre en charge leur bébé, alors que pour d’autres, il semblait évident qu’il fallait les y aider, les solliciter, repérer leurs intérêts et en tenir compte. Or il est clair que toutes ces mères étaient dissemblables et face à ces différences, il ne pouvait y avoir
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
une doctrine unique. Chaque projet devait être individualisé et pour cela il avait à être réfléchi en équipe, puis réadapté constamment en fonction de l’évolution des mères et de leurs bébés. Cela donnait parfois lieu à des discussions un peu houleuses mais nécessaires et constructives. Des consignes générales leur étaient données. Elles concernaient essentiellement les temps du nourrissage, du bain, du change et autres temps relationnels avec le bébé. Il leur était recommandé d’accompagner au maximum les mères durant ces moments précis, voire même, dans certaines situations, de les gérer à leur place. Or il est évident que toutes les situations ne se prêtaient pas à une même approche du soin ou bien, progressivement, ne s’y prêtaient plus. Et là encore, une observation fine était nécessaire. Ceci était particulièrement vrai pour le temps de nourrissage. Ainsi, j’entendais parfois les infirmières me dire combien, durant ce moment précis et tellement important dans la construction de la relation mèrebébé, certaines mères pouvaient se raconter, parler de leur histoire, de leurs angoisses, alors qu’il n’en était jamais rien à d’autres moments de la journée. Certaines de ces infirmières y étaient favorables alors que d’autres remarquaient que le bébé détournait progressivement son regard, montrant ainsi sa solitude, voire même son désespoir. Dans ce contexte-là, la mère devenait elle-même le bébé nourri par l’infirmière et elle ne pouvait en rien profiter et faire profiter son bébé de ce moment relationnel tellement fort. Le bébé se sentait alors lâché, exclus de ce moment privilégié. Il est clair que, pour certaines mères, ce préalable discursif était nécessaire afin de calmer leur angoisse et que puissent émerger en elles leurs capacités maternelles, à condition, bien sûr, que cette première phase ne « dure pas longtemps. » Mais, avec d’autres mères, cette situation de « récit » n’évoluait pas vers une rencontre avec leur bébé, elle était une fuite et l’on pouvait tout à fait constater combien cet accrochage relationnel à l’infirmière venait les protéger d’une mise en lien constructive avec leur nourrisson. Ainsi d’une dyade à l’autre les prises en charges pouvaient être diamétralement opposées et il n’était pas toujours facile d’obtenir, sur ces sujets précis, un consensus d’équipe. Au fil du temps d’hospitalisation, certaines mères demandaient à rentrer chez elles pour les fins de semaine. Cette réinsertion progressive pouvait être tout à fait intéressante car, dans certaines situations, elle montrait à l’équipe que la capacité maternelle à assumer les tâches qui lui incomberaient lorsqu’elle serait complètement réinstallée chez elle, était en bonne voie. Mais dans d’autres cas de figure, et bien que
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la demande maternelle soit aussi forte, se mettaient en place durant ces temps de « chez soi » des conduites paradoxales qui, plus que tout discours conscient, montraient l’ambivalence de certaines d’entre elles. Ces conduites pouvaient même être un appel au secours pour que, à terme, l’on ne leur confie pas le bébé : morsures du chien de la famille, chute dans des escaliers non protégés, poussettes basculant dans la rue, incapacité à suivre les horaires auquel l’enfant était habitué... Autre cas de figure se profilant au moment où la décision de sortie du lieu d’hospitalisation était prise. Ce départ était toujours très préparé et l’institution se mettait, lorsqu’il n’y avait pas eu possibilité d’un suivi conjoint avec le secteur, en relation avec les services sociaux et/ou de santé mentale voisinant le lieu d’habitation et faisait, si nécessaire, des accompagnements. Des rendez-vous relais étaient pris et parfois cet enchaînement se faisait dans de bonnes conditions. Mais parfois aussi et malgré leur engagement à poursuivre le suivi, les mères, les parents ne venaient pas au rendez-vous qui leur était proposé, ou bien même déménageaient sans prévenir. Pire encore, l’institution apprenait, en cherchant à avoir des nouvelles, que les parents s’étaient « débarrassés » de l’enfant en le confiant à une grand-mère, une tante, etc., voire en le réexpédiant dans la ville ou le pays d’origine ! J’ai toujours insisté, même si je parle ici de dyade par souci de mieux cibler la prise en charge au quotidien de la mère et de son bébé, sur le fait que la présence du père aux visites, son absence, voire même son inexistence était un facteur à toujours prendre en compte et qu’il était plus adéquat de parler de triade, plutôt que de dyade. Certains pères soutenaient merveilleusement cette hospitalisation, d’autres ne reconnaissaient pas à leur conjointe ses capacités maternelles, d’autres avaient disparu dès la grossesse ou aux moments de l’accouchement, d’autres enfin étaient inconnus au bataillon. Mais, qu’ils soient présents ou absents, tous avaient un rôle à jouer dans les fantasmes et les discours de la mère et dans son rapport à sa maternité Pour une équipe hospitalière, reconnaître l’échec relationnel de certaines dyades peut être insupportable. L’équipe se sent responsable de cet échec et va tenter, au-delà de l’hospitalisation, d’aider à mettre en place tout ce qui pourra éventuellement favoriser l’instauration du lien. Il y a des projets déjà évoqués, il y a un accompagnement de consultation et un accompagnement social Or parfois, rien ne bouge, rien ne se construit et le temps passe. L’enfant circule de mains en mains, de lieux en lieux et aucune solution de famille d’accueil n’est proposée car l’on reste dans l’utopie d’une construction d’un lien qui demeure
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
parfois impossible. Dans ces conditions, rien de stable et de durable n’est envisagé et le bébé, l’enfant devient de plus en plus instable et tyrannique ou, au contraire s’installe dans un retrait ou une inhibition durable. Que les parents soient privilégiés ou en détresse sociale, l’on rencontrait dans ce lieu d’hospitalisation, les mêmes difficultés, manifestées de façons différentes, de mise en lien et d’émergence de la relation et de l’interaction.
L ES
AVATARS DE LA MATERNITÉ
Cette première description des particularités, voire des impossibilités de certaines rencontres émotionnelles entre les mères et les bébés accueillis dans cette unité, pose déjà un grand nombre de questions concernant l’hypothèse d’une aptitude innée à la maternité. Elle nous montre constamment l’impact inéluctable et inextricable des contextes émotionnel, historique, social, matériel, culturel et psychique. Elle nous montre aussi combien une maternité adéquate repose sur des facteurs qui souvent échappent à la conscience. C’est ainsi que durant cette expérience hospitalière, plus encore qu’à ma consultation, me sont apparues avec force les aléas, les difficultés, voire les impossibilités d’une construction intersubjective entre certains bébés et leurs mères. Il est nécessaire pour l’enfant, que son noyau psychique individuel se construise, s’organise s’appuie sur le noyau psychique familial ou sur celui de tout substitut qui saura lui apporter la sécurité et la compréhension dont il a besoin. Et plus la stabilité et la continuité mettent de temps à s’installer plus les risques de pathologie lourde de l’enfant sont à craindre. C’est sur cette dimension essentielle de la construction du lien que s’appuyait le travail de cette équipe hospitalière. Il y avait à soutenir constamment mère et bébé dans tout ce qui pouvait faire que s’élaborent ce lien primaire et l’éveil de la communication. Mais malgré la tristesse qu’elles pouvaient en ressentir, les infirmières en mesuraient tout à fait les limites. Ne nous leurrons pas, il existe des situations dans lesquelles ce lien ne se construit pas et plus on met de temps à s’en convaincre et plus le bébé souffre. Il faut savoir reconnaître et accepter que certains contextes rendent impossible cette construction bilatérale ou trilatérale et comme nous l’avons vu les raisons en sont diverses. La relation d’une mère à son bébé est déjà mise en péril lorsque celui-ci n’est pas désiré. Loin de moi de penser qu’il en est toujours ainsi et que jamais le désir n’émergera « lorsque l’enfant paraît » mais ce n’est
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pas toujours le cas et il peut y avoir des rejets. Ils ont des conséquences catastrophiques si l’on ne veille pas à y mettre un terme rapide et, lorsque l’on agit ainsi, on soulage tout le monde : la mère qui se sent devenir maltraitante et le bébé qui a besoin de se construire des repères apaisants. Dans les cas où c’est une pathologie du nourrisson qui confronte des mères tout à fait adéquates à un échec relationnel et les amène à douter complètement de leurs capacités à devenir mères, le travail est autre. Il est au contraire indispensable de soutenir leurs efforts, de leur expliquer les difficultés de leur nourrisson, de faire toutes les évaluations nécessaires et de confier à des professionnels qualifiés l’aide à un parcours dans lequel le bébé pourra, petit à petit, prendre ses repères et où la blessure narcissique maternelle sera soulagée. La mère ne peut pas tout, le bébé non plus et ce sont tous ces aléas autour de la construction du lien primaire qui m’ont amenée à vouloir dire fortement dans ce livre combien me semble préjudiciable à toute dyade, la notion d’instinct. Elle relève de l’irrespect dû à la femme dans la mesure où elle balaye, évacue d’un seul mot tout ce qu’il y a de magnifique ou de difficile, voire même de douloureux, dans cette rencontre où tout est à découvrir progressivement. L’émerveillement, la surprise, l’imprévu, l’inquiétude, font partie intégrante de ces découvertes et, à chaque moment, elles demandent de la part du bébé et de sa mère, un réajustement, un rééquilibrage des perceptions, des émotions et des connexions en cours. Alors pourquoi continue-t-on à entendre circuler ce concept qui, à mon sens, fait des ravages et relève d’une idéologie qui consisterait à penser que le bébé ne joue aucun rôle dans les processus de maternité. N’est-on pas là dans la perduration d’une croyance qui devrait être obsolète puisque l’on connaît aujourd’hui l’impact des interactions familiales ? Or, trop fréquemment encore, et j’y insiste, on ne tient pas compte du rôle et de la place que tient le bébé dans la construction de l’expérience de maternité. Car, devenir mère n’a rien d’une improvisation à sens unique. C’est bien d’une expérience en devenir qu’il s’agit. La question qui découle directement de ce qui vient d’être dit est celle-ci : le lien mère-père-bébé qui est à la base de toute construction psychique d’un enfant, est-il toujours existant ou constructible ? Peut-on toujours, lorsqu’il fait défaut, l’aider à s’organiser et à s’épanouir ? Faut-il fermer les yeux sur le fait que lorsque cette construction s’avère impossible et ceci malgré tous les efforts entrepris pour la faire s’épanouir, on peut entrer dans des processus de réparation aberrants ? Processus qui transforment la nécessité du lien en une idéologie du lien totalement incompatible avec l’émergence chez le bébé de ses assises psychiques et le contraignant parfois à vivre l’insupportable.
Chapitre 4
LES DÉBUTS D’UNE HISTOIRE PARTAGÉE
début de son existence, le bébé vit peut-être — qui le sait ? — sa mère comme un objet multiple. Elle sera regard, à d’autres moments elle sera voix, odeur, chaleur et à d’autres encore, elle sera des mains ou un objet à sucer, voire à engloutir et ce n’est que petit à petit que cette maman va s’unifier en un tout qui donne ou qui frustre, qui apaise ou excite, qui comprend ou pas mais qui, en toutes circonstances, servira de référence majeure à toute une gamme de sentiments naissants.
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U TOUT
AGRIPPEMENTS PRIMAIRES
J’ai, dans un livre précédent, évoqué ce que j’appelle les « agrippements primaires » (cf. Comment aider l’enfant autiste). Ils constituent la matrice de ces premières expériences. En effet, lorsque le bébé vient au monde, il se trouve catapulté dans un univers ou rien ne lui est familier, ou tout lui est incompréhensible sauf quelques repères qui lui sont proposés grâce à des sensations vécues intra-utérines, à savoir, les appuis corporels, les rythmes, les voix familières et quelques sons. À sa naissance, ces
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
premiers repères vont se proposer à lui comme des traces rassurantes d’un déjà-connu. Elles vont établir les prémices de ses premières expériences concernant la mémoire, l’attention puis la pensée. Elles vont l’aider à mieux comprendre ce qui dans le monde extérieur peut être continu ou discontinu, intermittent ou permanent, présent ou absent. En effet certains rythmes, tels la respiration maternelle, les pulsations cardiaques (même si elles changent d’intensité selon l’état dans lequel la mère est momentanément plongée) resteront permanents, alors que d’autres comme celui de la marche ou de la digestion seront intermittents. Il en sera de même avec les voix et certains sons externes ou internes et l’on sait maintenant combien ces premiers liens entre l’intra-utérin et l’extra utérin ont d’importance pour la constitution du moi corporel de l’enfant. Mais ce qui est clair, c’est que l’histoire relationnelle d’un nourrisson et de sa mère ne se construit pas à la naissance mais durant toute la durée prénatale. Il y aura d’emblée une interaction rythmique qui petit à petit va constituer un lien primordial entre cet enfant-là et sa mère. On est encore bien loin de savoir comment le fœtus inscrit en lui ces traces rythmiques qui vont constituer les premiers embryons physiologiques de sa mémoire mais ce qui est clair c’est que ces traces, ces embryons seront inscrits de façon tout à fait individualisée chez chaque enfant à naître. Je citerai Albert Ciccone dans le chapitre qu’il consacre à : « Rythmicité et discontinuité des expériences chez le bébé » dans un ouvrage collectif intitulé Le Bébé et le Temps : « Plutôt que de parler de facteur constitutionnel, je préfère parler de facteur congénital. Le congénital (ce avec quoi le bébé vient au monde) contient en effet à la fois le constitutionnel et l’histoire prénatale, fœtale. On sait maintenant “scientifiquement” que l’histoire fœtale est extrêmement riche en expériences sensorielles, perceptives, émotionnelles et peut-être affectives. L’histoire ne commence pas à la naissance. Il y a une continuité transnatale des expériences. »
Ce qu’écrit là Ciccone va bien dans le sens de la construction, entre mère et enfant, d’une rythmicité complètement individualisée mais construite à deux. Car, comme il y insiste, il y a une interaction constante entre le génétique et les expériences fœtales. Il va donc y avoir d’emblée un partage de tous les messages rythmiques et sonores mais ceux-ci seront tributaires d’une articulation entre le potentiel génétique et sensoriel des deux partenaires. Ces repères rythmiques vont donc tenir une place majeure dans la mise en place progressive du lien et de la communication. Ils vont permettre que se construisent les enveloppes corporelle, sensorielle, cognitive et
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psychique du bébé. S’il y a défaut de corrélation rythmique et auditive entre les deux protagonistes, les agrippements primaires auront le plus grand mal, voire une impossibilité majeure, à aider le nourrisson à trouver ses premiers repères dans le monde extérieur.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
LA
PÉRIODE D ’ ACCORDANCE
Si tout se passe bien, petit à petit, ce bébé réalisera qu’il dépend totalement de son environnement parental et il vivra cette dépendance sous le signe de toute une palette de sentiments et d’émotions qui pourront aller du plaisir à l’angoisse, de la colère à la satisfaction. Quant aux parents, c’est dès la naissance qu’ils prendront conscience du fait que cet enfant ne peut survivre hors de leur sollicitude et de leur présence. Ceci s’accompagne fréquemment de beaucoup d’inquiétude car ils réalisent soudain qu’à leur vie de « couple conjugal » s’ajoute maintenant une vie de « couple parental ». Cette nouvelle dimension n’est pas toujours facile à assumer et peut, à certains moments, mettre en péril tout ce qui s’était construit entre eux avant la naissance du bébé. Dans ce contexte, bébé, mère et père vont vivre des expériences parfois chaotiques, parfois magiques. Pour le bébé, les parents vont progressivement devenir des personnes à part entière et pour les parents, il va y avoir une prise de conscience de leur responsabilité quant au devenir de leur enfant. Il va donc falloir apprendre à harmoniser les demandes, les réponses, les désirs et les humeurs. Il va falloir apprendre également à accepter de part et d’autre que les plaisirs et les moments de satisfaction ne soient pas toujours partagés, loin de là ! Le passage de l’harmonie à la cacophonie est coutumier en ces premiers moments de construction partagée. Ce sont ces premiers moments que j’ai appelé la « période d’accordance ». Période qui précède celle de l’accordage affectif dont parle Daniel Stern dans Le Monde interpersonnel du nourrisson : « L’accordage affectif est l’exécution de comportements qui expriment la propriété émotionnelle d’un état affectif partagé sans imiter le comportement expressif de l’état interne. » Cette période d’accordance est une période au cours de laquelle le bébé subit encore un afflux non gérable par lui seul d’informations sensorielles et perceptives qu’elles soient auditives, visuelles, tactiles, gustatives ou olfactives. Ce sont là des moments que les parents auront à comprendre et à interpréter par des gestes et par des mots afin de les rendre explicites au bébé et pour qu’elles s’intègrent en un réseau
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signifiant. Période d’adaptation progressive à la réalité, période où le bébé et son environnement parental vont devoir apprendre à accepter de ne pas être toujours sur la même longueur d’ondes et dans un état réceptif et affectif partagé. Parfois le bébé va vouloir aller vers plus d’autonomie, exprimer des sentiments nouveaux, montrer des attitudes ou des aptitudes nouvelles à un moment ou les parents ne sont pas prêts à accepter ces changements, ces désirs et ne sont pas pressés de le voir « grandir » Parfois ce sera le contraire. Le bébé demandera plus de présence, plus de contenance parentale en un moment où les parents seront moins disponibles ou plus désireux, à leur tour, de le voir s’autonomiser davantage. Durant cette période d’accordance, les outils d’information sont là mais rien n’a encore pris sens pour le bébé. Or, pour que ce sens émerge, il faut que dans la relation à la mère et à l’environnement maternant, le bébé se constitue progressivement — par différenciation, imitation, interaction, associations sensorielles et motrices — des repères solides. Dans la relation de dyade (et de triade autant que faire se peut !), l’équilibre fonctionnel est en fluctuation permanente. C’est pourquoi, mère, père et bébé vivent des mouvements psychiques et mentaux où vont s’alterner des états de régression et de développement : états, mouvements qui seront à certains moments tout à fait antagonistes.
L’ ÉMERGENCE DU ET DE L’ EMPATHIE
PARTAGE ÉMOTIONNEL
C’est un leurre de penser que maman et bébé sont constamment dans le même registre émotionnel et affectif. À certains moments le bébé se vivra comme l’auteur de toutes ses satisfactions, à d’autres moments émergeront chez lui les premières angoisses de séparation. Ces angoisses de séparation peuvent être concordantes entre parents et enfants ou, au contraire tout à fait décalées. Lorsqu’elles sont concordantes, elles sont parfois difficiles à dépasser. Les décalages sont nécessaires pour que parents et enfant s’autonomisent progressivement, à condition bien entendu, qu’ils ne soient pas démesurés et que les processus de séparation s’opèrent dans les limites de ce qui est supportable pour les uns comme pour les autres. On apprend les uns des autres... Albert Ciccone écrit que huit heures de la vie d’un bébé correspondent à trente jours chez un adulte de trente ans ! C’est donc des expériences renouvelées de séparations et de « retrouvailles » que va émerger l’acceptation de la discontinuité et de l’absence
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Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
(raisonnable.) Et au cours de cette ébauche d’une autonomie réciproque, apparaîtront les processus de pensée et de symbolisation de l’enfant. Cette période d’accordance est donc celle d’un véritable apprentissage relationnel. Le bébé a des besoins primaires qu’il va falloir combler : la soif, la faim, le sommeil, mais en même temps que de satisfaire à ces besoins, les parents vont avoir à apprendre à décrypter dans les pleurs du bébé, dans ses mimiques, ses regards, dans les expressions de son visage et dans l’éveil de ses premiers gestes, les ébauches d’une demande concernant ses besoins affectifs, de réassurance et de plaisir. Bien des choses qui s’étayent sur le somatique mais vont tellement au-delà... Et c’est également dans l’émergence de la réciprocité que, de part et d’autre, il faudra apprendre à accepter l’attente et la frustration. Ainsi, la compréhension commune passera essentiellement par l’éclosion progressive d’une empathie réciproque, empathie qui n’a rien à voir avec de l’instinct puisqu’elle suppose que l’on comprenne les états psychiques et mentaux de l’autre. On peut citer ce qu’en disait Daniel Widlöcher au cours d’une conférence : « Ce que je dis est en écho de ce que dit l’autre. » J’y ajouterais volontiers : « Ce que je montre, ce que j’exprime par gestes, mimiques et expressions diverses est déjà en écho de ce que montre l’autre. » C’est dans ce contexte que peut naître chez le tout-petit, la symbolisation primaire, une symbolisation qui se construit autour de ses premières imitations gestuelles et sonores. Tout ceci se différencie bien sur de l’interpersonnel sans empathie dont Widlöcher donne la description suivante : « Je te dis ceci et tu me dis cela. » Là il n’y a ni écho, ni résonance, ni partage d’idées et d’émotions mais seulement deux interlocuteurs qui poursuivent le chemin de leurs propres pensées sans tenir compte de celles de l’autre.
L’ ÉTAT
DE RÉCIPROCITÉ
L’état de réciprocité suppose que l’enfant et sa mère aient quitté la phase symbiotique primaire qui se manifeste par des phénomènes de collage dans lesquels ne peuvent être discriminées les origines des émotions et des affects. Cet état de fusion, cette toute première phase relationnelle a été décrite par Paul-Claude Racamier sous le nom de « séduction narcissique » : « La relation de séduction narcissique présente une propriété remarquable qu’il faut souligner, mais cette propriété la rend difficile à décrire et à analyser. C’est une relation inversible, c’est-à-dire qu’elle fonctionne aussi bien dans un sens que dans l’autre. Qui est objet ? Qui est sujet ? Qui veut
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
quoi à qui ? Ce sont alors des questions presque indécidables. Le sujet est organiquement inclus dans l’objet qui est organiquement inclus dans le sujet. C’est une relation qui se veut sans origine et sans histoire... » (Le Génie des origines).
Cette description d’un enchevêtrement narcissique entre le bébé et sa mère montre à quel point devient urgente une construction individuelle, une séparation de corps et d’esprit pour que s’instaurent chez le bébé et sa mère des processus d’autonomisation qui vont permettre à l’un et l’autre d’entrer dans le relationnel du soi à l’autre. Il n’y a qu’ainsi que mère et enfant pourront sortir de cet état confusionnel qui, s’il perdure, conduit l’enfant vers des pathologies importantes. Pathologies dans lesquelles, l’espace moi/non-moi, ne se formalisera jamais tout à fait et prolongera ainsi un état d’illusion dans lequel le noyau psychique familial et le noyau psychique individuel ne pourront se différencier. Ainsi, l’instinct ne trouve pas plus sa place durant cette phase de séduction narcissique que dans les phases d’individuation qui lui succèdent. Le magma narcissique primaire ne se prête en rien à des manifestations instinctuelles dans la mesure où il témoigne d’un état défensif contre la séparation et d’un processus qui va contribuer, par un travail de deuil progressif, à construire les étapes du relationnel. C’est dans ce contexte que prennent place la compréhension et l’expérience. Comme l’a montré Wilfrid Bion, l’empathie parentale se manifeste dans la compréhension du vécu de l’enfant : gestes, mots, attitudes, réponses qui seront autant d’atouts permettant à cet enfant-là d’articuler ensemble expériences et sensations et de les intégrer dans une chaîne signifiante. Il décrit les choses ainsi : le bébé vit un certain nombre de sensations, d’émotions, d’expériences auxquelles il ne comprend par grand-chose. Bion nomme « éléments bêta » ce vécu hétéroclite. Et il appelle « fonction alpha », la fonction maternante qui consiste à aider l’enfant à donner sens à ces vécus disparates. Ce n’est qu’ainsi que les premières perceptions pourront prendre progressivement le statut de représentations internes. Nous voyons que la relation mère-bébé ne repose en rien sur une connaissance maternelle innée des besoins de son nourrisson. Cette connaissance va se construire progressivement dans la continuité des soins. Il s’agira de tisser le fil qui reliera le bébé à son environnement maternant et vice versa. Les liens psychiques et mentaux ne se construisent qu’ainsi.
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Je mets au défi n’importe quelle mère ayant eu plusieurs enfants de nous dire qu’elle a eu, avec chacun de ses bébés, les mêmes relations et les mêmes comportements. Chaque bébé a ses propres rythmes de sommeil, alimentaires et digestifs. Chaque bébé est différent dans ses capacités et besoins de succion, dans la durée de ses demandes relationnelles, dans sa manière de les exprimer et d’exprimer ses émotions, ses craintes ou ses satisfactions. Tout ceci contraint la mère à s’adapter progressivement à ce bébé-là. Il ne s’agit pas d’aimer plus ou moins tel ou tel bébé mais d’accepter qu’avec lui comme avec ceux qui l’ont précédé, il s’agit d’une aventure nouvelle. Il faut faire connaissance et accepter d’emprunter, avec cet enfant-là, de nouveaux chemins. Cette acceptation est une manifestation essentielle et primordiale du respect que l’on doit à l’émergence de l’individualité de chaque enfant en devenir. Le pédiatre Brazelton en fait une démonstration remarquable dans son livre Trois bébés dans leur famille, récits dans lesquels il souligne constamment les différences de développement qu’il peut y avoir selon la nature propre du bébé et celle de sa mère : « Chaque mère et chaque enfant ont leurs caractères propres. D’où il s’ensuit que chaque couple “mère-bébé” aura une interaction spécifique... » Et plus loin : « Les jeunes mères auront probablement intérêt à se frayer leur propre voie, en suivant les points de repère fournis par leur enfant. » Lorsque les points de repère, pour des raisons diverses que nous allons évoquer, sont inadéquats ou absents, tous les processus à naître en seront faussés. J’ai esquissé au chapitre 2 les difficultés du bébé fasse à un couple parental pervers, car c’est un contexte gravissime pour le devenir de l’enfant, mais d’autres cas de figure le sont tout autant et feront obstacle à une véritable construction relationnelle et interactive. J’y ai souligné également combien certaines difficultés dont souffrent les mères pénalisaient l’ébauche des processus de communication. Si rien d’elles-mêmes ne peut s’introduire dans la relation avec leur bébé, si toute manifestation de tendresse est absente, le bébé vit un manque de contenance tout à fait catastrophique et qui lui fera éprouver des sensations de vide et de morcellement risquant d’évoluer vers des séquelles graves. Rien ne viendra soutenir le bébé dans ses efforts de construction du corporo-affectif. Ses perceptions et ses émotions resteront suspendues dans un espace sans accueil. Nous verrons alors un enfant incapable d’atteindre à l’intersubjectivité et à la subjectivité d’où émergent les pensées et le symbolique. Il restera dans un état non subjectif sur lequel nous reviendrons mais qui nous semble s’apparenter
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tout à fait aux notions d’Esther Bick concernant l’adhésivité (le collage). Ce sont des cas de figure que l’on rencontre essentiellement dans les situations d’abandonnisme et de carences affectives sévères. Un autre cas de figure concerne des bébés qui eux-mêmes ne peuvent pas tisser des liens et entrer en communication avec leur environnement. C’est cette autre situation qui a trop souvent amené l’entourage familial, amical et les professionnels de la petite enfance à faire porter aux mères la responsabilité de la mauvaise évolution de leur enfant. Ici encore, l’on n’a pas tenu compte de la participation du bébé à l’éclosion de la réciprocité. Dans ce cas, il semblerait que les agrippements primaires n’aient pas réussi à jouer leur rôle de repères indispensables pour que le bébé sorte de ce que W. Bion appelait une « terreur sans nom ». Lorsque ces bébés ne répondent pas aux sollicitations maternelles, on voit combien l’absence de leur recherche de contact vient perturber la mère, lui rendant impossible l’accès à son enfant et à son apprentissage maternel. Tout ce que je viens de décrire précédemment sur l’émergence de l’empathie et de l’intersubjectivité reste, dans ce cas de figure, lettre morte. La psychanalyste Marie-Christine Laznik, dont les recherches sur le relationnel précoce font autorité, propose des vidéos dans lesquelles on voit clairement que les mères confrontées à des bébés sans réactions et sans recherche de contact, perdent peu à peu les émotions contenues dans leur voix. Les enregistrements de la courbe sinusoïdale de ces voix montrent un aplatissement qui témoigne d’une régression émotionnelle forte chez une mère dont le bébé jamais ne réagit à ses sollicitations. Ces situations nous font voir, elles aussi, combien l’on fait de tort à la relation mère-bébé en donnant foi à la croyance utopique de l’instinct maternel. Face à ces bébés, on ne peut qu’être narcissiquement blessé. La culpabilité est intense car on ne peut qu’imaginer être responsable de la situation bien que l’on sache aujourd’hui qu’il n’en est rien. Si, pour des raisons génétiques et/ou neurologiques, un bébé ne peut se repérer à l’aide de ses agrippements primaires et ne trouve aucun moyen pour projeter sur son environnement maternant, les terreurs, les émotions ou les plaisirs qui l’habitent, cet entourage ne pourra rien pour lui et il va demeurer pétrifié dans un état psychique anhistorique, sans passé, sans projection vers le futur. Il ne cherchera pas le contact, n’anticipera rien, se comportera comme un poids mort. Il n’aura aucune curiosité concernant son environnement, ce sera un bébé absent ! C’est ce que nous montrent les enfants autistes. Ils demeurent — tant qu’un travail intense concernant à la fois leurs difficultés psychiques et cognitives n’aura pas
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été entrepris — dans ce que j’appelle « l’attention/sensation », à savoir qu’ils vivront des sensations, des émotions internes qui leur resteront incompréhensibles car ils seront incapables de les associer à ce qui leur parvient du monde extérieur. À ces deux situations, j’en ajouterai une troisième que je développerai dans la deuxième partie de ce livre, à savoir celle d’une pathologie paternelle qui prive, en quelque sorte, la mère de toutes ses possibilités d’assumer sa maternité. C’est là une situation jusqu’à présent peu reconnue. Dernier argument que j’avancerai concernant les difficultés que ne rencontrerait sans doute pas une jeune mère si l’instinct à lui seul lui permettait d’accéder à une maîtrise totale de l’accueil d’un bébé ! Je veux parler ici du baby blues. Quels que soient les fondements hormonaux de ces difficultés post-partum, elles sont vécues et toujours décrites par les mères comme des moments de déprime et d’angoisse à l’idée de « ne pas savoir faire ». Elles se trouvent confrontées à des questionnements intenses ayant trait aux modifications que ce petit bébé va amener dans le quotidien de la famille. Que serait le baby blues, quelles en seraient les manifestations si une sorte de réflexe inné permettait à la nouvelle maman de gérer sans difficulté aucune tout ce qui la concerne et concerne le nouveau-né : satisfaire ses besoins, trouver immédiatement le rythme adéquat, lui donner spontanément la place qui lui convient par rapport au couple, à la fratrie (s’il y en a une), à la reprise de la vie quotidienne et à celle d’avoir à envisager (dans bien des cas) la reprise future de la vie professionnelle ? Il se produit un bouleversement familial intense à l’arrivée d’un nouveau-né. Les places de chacun sont à revisiter et ceci tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’un primipare. Devenir père, devenir mère donne à chacun un statut nouveau, des responsabilités nouvelles et inconnues. Certaines mères se sentent submergées par tout cela et en sont proprement affolées. Si tout leur était spontanément compréhensible, on peut imaginer que la mère puisse échapper au mieux à toutes ces inquiétudes par une certitude toute-puissante de toujours être ce qu’il faut être. Il faut aller plus loin. Si la relation d’une mère avec son bébé ne devait reposer que sur de l’instinct, ne pourrait-on craindre que dans bien des cas celui-ci rende impossible l’expérience mutuelle et progressive du sentiment d’existence et de toute construction d’attachement. On pourrait craindre également que le bébé, confronté à une mère toujours parfaitement adéquate, n’échappe à toute construction mentale et psychique car celle-ci dépend, comme je l’ai dit précédemment, tout autant des moments d’adéquation que d’inadéquation de l’environnement
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
maternant. Enfonçons des portes ouvertes : du plaisir naît la frustration, du oui surgit le non et de l’attente surgissent mémoire, attention et pensée. Sans les moments d’inadéquation parentale, cette perpétuelle confrontation des oppositions ne saurait s’organiser chez le bébé qui demeurerait alors dans un collage et une adhésivité sans appel.
Q UAND L’ IDÉOLOGIE S ’ EN
MÊLE
Si nous nous référons aux écrits de Freud comme à ceux d’autres auteurs que je citerai ultérieurement, le désir et l’instinct ne se recouvrent pas chez l’être pensant et fantasmant. Ils peuvent être parfois complémentaires mais bien plus souvent ils sont antinomiques et les êtres humains qui en sont coutumiers, vivent en permanence des contradictions épuisantes et bien souvent une violence qu’ils ne réussissent pas à gérer. Lorsqu’un jeune dit qu’il « pète les plombs », c’est bien d’une perte de contrôle de la pensée et des capacités d’analyse qu’il s’agit. Dans mes consultations, j’ai reçu tant de jeunes mères qui m’arrivaient dans un état de culpabilité extrême parce qu’elles avaient le sentiment de ne rien comprendre à leur enfant, avaient honte de devoir demander des conseils à leurs mère, sœurs ou amies, avaient honte également de demander le soutien d’une psychologue, que je ne peux souscrire à l’innéité de la maternité. Elle relève pour moi de la pure idéologie. Je me souviens d’une mère me disant qu’en rentrant de la clinique avec son bébé, son angoisse d’oublier un biberon était telle qu’elle en avait fait huit d’avance et mis son réveil à sonner toutes les trois heures. Je me souviens également d’une jeune femme qui trouvait complètement anormal qu’au bout de huit jours elle ne sache pas toujours comprendre le sens exact des pleurs de son bébé. Je revois l’état de détresse d’une mère qui s’acharnait à allaiter au sein son bébé alors qu’elle avait un début d’abcès, et ceci parce qu’à la maternité on l’avait terriblement culpabilisée lorsqu’elle avait parlé de biberon. Ces trois jeunes femmes ont appris doucement à gérer leur relation avec leur bébé et aujourd’hui tout le monde va bien ! Petite parenthèse, je trouve tout à fait condamnable de ne pas respecter les choix maternels quant au mode nutritionnel. On peut, à la maternité, discuter avec les mères des avantages et désavantages de l’allaitement ou du biberon. Mais imposer le sein à certaines mères qui ne le souhaitent pas confine à l’absurdité, peut participer d’un début relationnel très déséquilibré, voire même très anxiogène pour la dyade. Honte à nous de
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contribuer parfois à instaurer une culpabilité qui est toujours mauvaise conseillère ! Je souhaite dire aussi combien me semble coupable une autre idéologie, celle qui consiste à donner mauvaise conscience aux pères qui n’ont pas envie d’être présents lors de l’accouchement. Pour certains hommes, assister à un accouchement est une véritable épreuve à laquelle ils n’osent se soustraire sous peine de passer pour de mauvais pères. Or, si pour certains d’entre eux, assister à l’arrivée de leur bébé est un moment magique, pour d’autres c’est les condamner à une épreuve qui comporte des risques d‘impuissance future. Pourquoi faut-il toujours mettre tous les futurs parents dans un même moule, au risque de causer des dommages graves ?
Chapitre 5
APPROCHES THÉORIQUES DES RELATIONS ARCHAÏQUES
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L ES
DONNÉES DE L’ ÉMERGENCE DU LIEN
Depuis Freud, certains psychanalystes se sont attachés tout particulièrement à nous éclairer sur ces premières relations archaïques : Winnicott (la relation primaire et la mère suffisamment bonne), M. Klein (l’identification projective), W. Bion (la fonction alpha et la capacité de rêverie maternelle) J. Bergeret (la violence fondamentale), P. Aulagnier (la violence primaire et secondaire), P.C. Racamier (la séduction narcissique) Tous nous ont montré le bon déroulement ainsi que les aléas de ces tout premiers moments intra et interpsychiques indispensables à la construction du lien entre le bébé et son environnement maternant Ainsi peut-on ouvrir ce nouveau chapitre en répétant que les données de l’émergence du lien reposent à la fois sur des dimensions objectives, rationnelles et subjectives. Ce sont les émotions partagées qui donneront sens à la vie du bébé. Il est confronté à un monde auquel il ne comprend
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
pas grand-chose et rien ne pourra éclairer sa petite lanterne sans qu’il fasse un constant effort de mise en perspective. Ceci, il ne saura le faire tout seul. Pour étayer mon rejet des fantasmagories entourant la notion d’instinct maternel et celle d’une constante de l’apparition du lien primaire, je vais donc passer en revue un certain nombre de choses dites sur le rôle du bébé et la place progressive qu’il va prendre dans la constellation familiale et dans la mise en place des rôles de chacun. Un petit tour dans les écrits psychanalytiques, cognitifs et génétiques (au sens de petite enfance) va nous permettre de repérer l’évolution des théories concernant l’émergence des phénomènes psychiques et cognitifs dans la vie du bébé et de voir que, progressivement, l’attention portée à l’interaction sera de plus en plus reconnue comme présente dès la mise au sein ou au biberon. Il ne fait aucun doute que le bébé construit sa mère tout autant que celle-ci participe à sa construction à lui. Quelles sont les prémices de cette construction réciproque ? Déjà abordée au chapitre, je reviens ici sur l’importance de la succion dans la vie du nourrisson mais dans ce chapitre, je l’inscris au fondement de tout ce qui va se construire chez le nourrisson. Ce que l’on sait aujourd’hui du suçotement du pouce dès la seizième semaine de gestation montre l’importance de cette zone bucco-faciale dans les premiers repérages du moi corporel du nourrisson et dans les premières prises de conscience du plaisir partagé, de l’attente ou de la frustration qui peuvent accompagner ces moments privilégiés. À l’auto-sensualité du pouce sucé dans l’espace intra-utérin va succéder, après la naissance, l’auto-érotisme de ce même pouce sucé. Puis, peu à peu, il deviendra, pour beaucoup d’enfants, l’objet transitionnel dont parle Winnicott, objet moi/non-moi qui rassure lorsqu’il y a séparation, endormissement ou toute autre situation que l’enfant a du mal à assumer.
D E L’ INCORPORATION
À L’ INTROJECTION
ET À LA PROJECTION En voit ainsi l’importance de l’incorporation dans la vie du nourrisson. L’incorporation conduit vers l’introjection et la projection, mais aussi vers l’identification, l’imitation, l’attention, la mémoire, les émotions et la pensée. Comment ces phénomènes vont-ils s’inscrire dans la construction des liens primaires et de la communication sur lesquels s’appuieront les
A PPROCHES THÉORIQUES DES RELATIONS ARCHAÏQUES
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interactions et les manifestations intersubjectives, l’empathie naissante entre l’enfant et son environnement maternant ? Un grand nombre de psychanalystes se sont penchés sur l’importance à donner au parcours allant de l’incorporation à l’introjection et à la projection. Commençons donc par ce qui est à la base de toutes les autres acquisitions psychiques et mentales, à savoir cette incorporation. Pour nous y introduire, je vais citer une très belle page de Frances Tustin. Parlant des difficultés rencontrées par les enfants autistes elle écrit dans Le trou noir de la psyché : « Pour comprendre de tels patients, il est nécessaire de saisir la nature des premières expériences de tétée pour le bébé. C’est là que commence la relation. Le travail clinique indique que la sensation du mamelon-dansla-bouche (ou de la tétine du biberon ressentie à travers une gestalt innée du sein) est le centre autour duquel se développe la psyché. Associée aux bras de la mère autour de lui, à ses yeux qui brillent et à la concentration mutuelle de leur attention, cette sensation devient pour le bébé, le noyau du Moi. Elle en vient à s’associer à la régulation, au fait de supporter la suspension qu’est l’attente, de tolérer les limitations humaines aux “frontières” physiques et au tri des sensations. La façon dont le “sein” est “donné” et la façon dont il est pris laissent une marque pour le meilleur ou pour le pire sur la psyché du développement. Cette marque dépendra aussi des réactions de l’enfant, de la qualité de la relation entre la mère et le père du bébé, et des circonstances de la petite enfance des parents eux-mêmes. Dans le développement normal, le très haut degré de réceptivité et la qualité particulière de l’attention tant de la mère qui donne le sein que de son bébé, relèvent du sublime et même du mystique. C’est une expérience à fondement physique mais de nature psychique. Cette communion par empathie est la forme la plus primitive de communication. Elle nourrit la croissance de la psyché. Les patients qui sont enclins à des modes de comportement autistique ont connu une perturbation traumatisante de cet état primitif de communion. Ce qui veut dire que, au lieu d’un noyau psychique qui maintient leur cohérence, ils ont un sentiment de perte dont ils n’ont pas fait le deuil. »
Pour Tustin, ce noyau psychique va donc se constituer autour de l’incorporation puis de l’introjection de la projection et des identifications. Pour Freud, l’incorporation constitue le prototype corporel de l’introjection et de l’identification. Il y donne trois significations : se donner un plaisir en faisant pénétrer l’objet en soi ; détruire cet objet ; s’assimiler les qualités de cet objet. C’est par cette dernière fonction qu’il attribue à l’incorporation d’être la matrice de l’introjection et de l’identification.
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C’est de là que vient, dans sa première théorie des pulsions (pulsion d’autoconservation et pulsion sexuelle), la notion d’étayage, sur la satisfaction alimentaire, de l’émergence de la sexualité infantile. Pour Melanie Klein, l’incorporation est celle de l’objet, c’est l’introduction dans sa réalité physique de l’objet nutritionnel et l’introjection est celle du fantasme de l’objet. C’est la construction de l’objet interne. Melanie Klein, contrairement à Karl Abraham, situe d’emblée l’aspect sadique dans l’oralité. Dans Envie et gratitude, elle écrit : « L’agressivité fait partie de la relation la plus précoce de l’enfant au sein (même s’il n’y a pas encore morsure)... » Elle écrit aussi : « Le désir libidinal de sucer s’accompagne du but destructif d’aspirer, de vider, d’épuiser en suçant. » Lebovici décrit la bouche comme une zone anatomique privilégiée : « Le nouveau-né ne possède qu’une seule zone perceptuelle localisée à la bouche, qui inclut en elle-même les caractéristiques de la perception intérieure et de la perception externe... De plus, la bouche et son pourtour sont seuls à avoir une disposition à répondre aux stimuli par un comportement dirigé vers un but qui soit utile à la survie. » in Le nourrisson, la mère et le psychanalyste.
Spitz dit à peu près la même chose puisqu’il pense que « la cavité orale remplit un pont entre la perception interne et externe et qu’elle est à l’origine de la mise en jeu des organes proprioceptifs » (Spitz, 1968). Piera Aulagnier décrit la parenté entre introjection, projection et les mécanismes sensoriels. Elle appelle cela « l’activité de l’originaire », c’est-à-dire l’activité psychique naissante qui reposerait sur un emprunt fait au modèle sensoriel lequel oscille entre le prendre en soi et le rejeter hors de soi. Pour elle le « prendre en soi serait à la source de l’excitation et du plaisir et le rejeter hors de soi serait à la source du déplaisir ». in La violence de l’interprétation. Dans certaines situations très difficiles de séparation comme, par exemple, dans les psychoses symbiotiques qui mettent au premier plan ces angoisses-là, on peut observer des expulsions vomitives. Elles peuvent être interprétées comme des tentatives pour faire sortir de soi des angoisses intolérables. Quant au mérycisme qui consiste à s’empêcher d’avaler en faisant constamment remonter la nourriture jusqu’à la bouche (sorte de rumination), il y a là une confusion entre l’objet et la représentation de l’objet comme il pourra y en avoir ultérieurement entre le signifiant et le signifié. Marika Torok et Nicolas Abraham, dans L’Écorce et le Noyau, opposent l’incorporation à l’introjection. Comme Melanie Klein, ils
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disent qu’on incorpore l’objet mais pour eux l’introjection serait liée aux pulsions et à leurs vicissitudes et l’objet n’en serait que le médiateur. Ils prennent pour exemple la boulimie, à quoi j’ajouterai l’anorexie. Dans ces deux pathologies s’expriment la confusion entre incorporation et introjection car les fonctions d’introduction ou de rejet de la nourriture sont vécues dans une totale confusion avec les fantasmes s’y reliant dans une vision complètement absconse de l’image de soi. Quant à Bowlby, lorsqu’il va élaborer sa théorie de l’attachement, il va définir quatre groupes de conceptions théorico-psychanalytiques qui vont s’essayer à définir les aspects positifs du lien objectal de l’enfant à sa mère : • l’enfant a des besoins purement physiologiques. Il s’agit en particulier
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de nourriture et de chaleur. La mère les assouvit et l’enfant apprend à s’attacher à elle parce qu’elle lui donne à manger. C’est la théorie de la tendance secondaire ; • l’enfant a un besoin inné du sein, c’est pourquoi il s’attache à sa mère. C’est la théorie de la succion primaire de l’objet ; • l’enfant a un besoin inné du contact somatique et psychique avec un être humain. Ce besoin est relativement indépendant du besoin oral. C’est la théorie de l’accrochement primaire à l’objet ; • l’enfant regrette l’expulsion du ventre maternel et désire y retourner. C’est la théorie du désir primaire de retour au sein maternel. in Attachement et perte. Ces quatre aspects de l’attachement primaire s’associent pour nous décrire comment l’enfant très vite perçoit comment agir pour retenir auprès de lui son environnement maternant. Cependant ces besoins d’attachement et de contenance dont parle Bowlby peuvent être dépendants de facteurs différents et peuvent prendre parfois des aspects forcenés. Par exemple, Frances Tustin écrit que le bébé à devenir autistique est un bébé qui n’est psychiquement pas prêt à assumer son émergence dans le monde et il est possible qu’il soit pétrifié, figé dans une recherche permanente d’une carapace autosensuelle ou d’un contenant qui le protège de son incompréhension du monde extérieur. Mais le besoin de contenance, voire même de contention, n’est pas exclusivement celui de l’enfant autiste. On le retrouve chez certains enfants en crise explosive, enfants qui ont besoin de se réfugier dans des espaces très clos d’une façon très défensive pour échapper à leur violence et à leurs pulsions de destruction à leur rage et aux terreurs auxquelles les soumet un monde qui les a mal accueillis, voire même
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qui les a sauvagement laissés tomber. Ces enfants-là n’ont rien perçu de tout ce que Bowlby décrit de l’attachement. Ils ne connaissent ni liens ni limites. Les écrits de Maurice Berger sur la violence sont là pour en témoigner. Et, pour en revenir aux quatre groupes de Bowlby, c’est au premier de ces groupes que se réfère Lebovici c’est-à-dire celui de l’assouvissement des besoins. Il demeure dans la théorie freudienne de l’étayage. Bowlby, quant à lui, s’intéresse davantage aux notions de succion primaire de l’objet et au besoin inné du contact somatique et psychique avec un être humain. C’est à cela qu’il va rapporter ce qu’il appelle les « réponses instinctives primaires ». Elles vont s’organiser au cours de la première année et se rapportent à sucer, s’accrocher, suivre des yeux, pleurer, sourire. Winnicott va, quant à lui, longuement évoquer les états de dépendance primaire du bébé à sa mère, dépendance dont il dit clairement qu’elle n’a en aucun cas à être parfaite mais « suffisamment bonne ». Il fait l’hypothèse, en associant holding et nourrissage, que des modifications physiologiques durant la grossesse joueraient un rôle important dans la relation future mère-bébé mais il ajoute : « Cependant une expression telle que l’instinct maternel ne suffirait pas à les définir. »
Il écrit dans De la pédiatrie à la psychanalyse : « Puisque la théorie de la relation parent-nourrisson doit faire l’objet d’une discussion, deux partis se dessineront si tous n’admettent pas qu’au stade le plus primitif, le nourrisson et les soins maternels dépendent l’un de l’autre et ne peuvent être démêlés. »
Et enfin : « Ce qui est important à mon avis, c’est que la mère, en s’identifiant à l’enfant, sait ce qu’il ressent, et est donc en mesure de fournir presque exactement ce dont il a besoin en matière de maintien et d’une façon plus générale, comme environnement. Sans une telle identification, j’estime qu’elle n’est pas capable de donner à l’enfant ce qui lui est nécessaire au début, c’est-à-dire une adaptation vivante vis-à-vis des besoins de l’enfant [...] il est vrai qu’une mère peut avoir un enfant très différent d’elle, de sorte qu’elle peut se tromper. L’enfant peut être plus vif ou plus lent qu’elle, etc. Ainsi, il y a des moments où ce qu’elle sent être nécessaire à l’enfant n’est en fait pas exact. »
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Cette forme d’identification ne peut être dissociée de l’intuition, j’y reviendrai au chapitre 16. Voici donc évoquées ces tactiques précoces que rapidement le bébé va mettre à son répertoire pour retenir ou faire venir auprès de lui l’adulte. C’est tout ce que Bowlby décrit de l’attachement primaire. L’utilisation des vidéos est, dans ce cas, tout à fait passionnante. Elle est de plus en plus utilisée comme repère objectif de l’évolution d’un enfant et de son rapport au monde. À cet égard, Selma Fraiberg en donne de remarquables exemples. Elle montre combien certaines mères dans une détresse psychique et sociale immense et qui sont, dans un premier temps, inaptes à entrer en relation avec leur bébé, peuvent en rencontrant dans les vidéos, les expressions, les regards, les sollicitations gestuelles de leur enfant se rendre compte petit à petit qu’elles ne sont pas « rien » pour ce bébé-là et l’investir progressivement. Là se situe, encore une fois, toute la difficulté d’un travail auprès de ces mères en difficulté extrême et de leurs bébés. Car, à ne pas tout tenter pour qu’une relation s’instaure, on fait une grave erreur, mais à trop attendre, on prive le bébé de tout un univers relationnel sans lequel il ne saurait se construire. Et le risque est alors que cet enfant ne sombre dans une pathologie développementale sévère. Notre risque à nous professionnels est de nous retrouver pris dans les toiles de ce paradoxe dans lequel ne rien attendre ou trop attendre sont aussi difficiles à cerner l’un que l’autre.
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DE
LA PSYCHANALYSE À LA PSYCHOLOGIE DE LA PETITE ENFANCE Avec la théorie de l’attachement de Bowlby, on voit s’installer la passerelle entre les psychanalystes et les psychologues de la petite enfance tels que Stern ou Bullinger. Daniel Stern va se situer dans le champ de l’interactif. Il parle de l’importance de la bouche dans le lien interpersonnel et, d’une certaine façon, on retrouve cela dans tout ce qu’il dit sur les étapes innées des sens du soi dans Le monde interpersonnel du nourrisson : • Sens d’un soi émergent (0 à 2 mois) : il n’englobe pas encore l’ex-
périence mais c’est la mise en place des processus de formation qui pourront accueillir l’expérience. Bien entendu l’échange au cours de la tétée en fait largement partie ;
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• Sens d’un soi noyau (2 à 6 mois), sens d’être un corps unique, distinct,
intégré, séparé. Pour Stern, le sein ou le biberon sont d’emblée repérés comme étant une satisfaction venue de l’autre. Il réfute complètement la notion d’autisme normal et même de période de symbiose ; • Sens d’un soi subjectif (7 à 15 mois), c’est l’émergence de l’autre, non plus seulement dans ses actions mais aussi dans ses motivations, c’est la mise en place de l’articulation entre son propre désir et le désir de l’autre, c’est l’apprentissage de la frustration, de l’attente, etc. Le repas est certainement l’un des moments les plus ciblés dans les apprentissages du plaisir mais aussi de la frustration ; • Sens d’un soi verbal (15 mois à...) dont il dit que c’est un moment très particulier puisqu’à la fois il apporte des outils de communication supplémentaires et en met d’autres à l’ombre. Certains gestes deviennent l’accompagnement nécessaire ou pas du langage, ils ne sont plus au premier plan. Stern va à l’encontre de la pensée de Piaget pour qui le bébé serait confronté à deux seins, le sein sucé et le sein vu. Stern pense que le sein émergerait comme une expérience déjà intégrée d’une partie de l’autre, à partir du lien établi instinctivement entre des sensations tactiles et visuelles. Il ajoute qu’il en est de même pour les doigts ou le pouce que le bébé met dans la bouche. Il voit et il suce en même temps. C’est dans une absence d’articulation sensorielle que se situe l’essentiel de la pathologie autistique. Le voir et l’entendre ne sont pas plus en rapport que, par exemple, l’odeur et le toucher. Pour Bullinger, il peut y avoir des motions archaïques qui vont venir désorganiser les interactions autour du nourrissage dont il reconnaît l’importance capitale dans le développement du bébé. Mais toutes ces expériences interactives autour du nourrissage sont prises dans ce qu’il appelle les flux sensoriels qui sont en quelque sorte des flashs, des émotions sensorielles venant faire écho à des flux sensoriels internes et les mettant en articulation. L’oralité fait, pour lui, partie des flux sensoriels tactiles. Il dit que la zone orale permet à l’enfant d’explorer en même temps que de s’alimenter. Il écrit, parlant du bébé dans Le développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars : « Ce n’est ni l’objet maternel, ni l’organisme, ni l’espace qui le contient, c’est l’interaction qui est objet de connaissance et qui les englobe. » Donc, il fait de l’interaction l’enveloppe contenante. Dans une journée récente à laquelle il participait, il a évoqué les emboîtements des espaces successivement investis : espace oral, espace du buste, puis du torse et enfin du corps. S’appuyant particulièrement
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sur cet espace oral, il a décrit combien le bébé avait à maîtriser la coordination buccale entre capture (de ce qui vient de l’extérieur) et exploration de ce qui représente l’élaboration instrumentale de la bouche. Les bébés, a-t-il ajouté, jouent avec leur langue, cherchant à coller celle-ci à l’enveloppe buccale, à la sucer à l’en dégager, en la tirant ou en la passant sur les lèvres. Et, il a bien précisé que les troubles apparentés à cet espace buccal se situaient dans un clivage entre capture et exploration. Il semble clair qu’un mauvais nourrissage ne peut en rien donner au bébé le désir d’une exploration de cette zone qui reste alors non investie. (Je vais en donner plus loin des exemples cliniques.) Mais, les données actuelles montrent que le nourrisson établit une jonction rapide entre ses « incorporations » gustatives, olfactives, et auditives. Les explorations visuelles viendront un peu plus tard. On chemine ainsi entre toutes les recherches entreprises autour des comodalités sensorielles, perceptives et de l’imitation précoce. Progressivement les sensations et les perceptions vont s’articuler entre elles. Du fait des expériences renouvelées elles prendront sens dans un parcours qui rendra possible les relations de cause à effet et les généralisations. Mais pour que cela puisse se faire, les sensations qui se rattachent à ces expériences doivent sortir de l’univocité, d’un clivage entre les différentes modalités sensorielles. Goûter, entendre, toucher et regarder doivent progressivement s’articuler entre eux. C’est à l’environnement maternant que revient la tâche d’aider le bébé à faire ces jonctions Depuis un certain temps déjà, les chercheurs, comme les psychanalystes réfléchissent autour de ce qui va permettre à l’enfant de faire lien entre ses sensations internes et les perceptions externes. Les flux sensoriels en font largement partie. Au titre du négatif, on observe que les personnes autistes ont une difficulté, voire une incapacité, à faire spontanément ces jonctions. Mais la psychose fait, elle aussi, des victimes de ces articulations manquantes ou bizarres entre expériences, sensations et émotions. Dans ces deux pathologies, on ne saurait accuser les parents d’un manque de perspicacité. Comme nous l’avons vu précédemment ces enfants viennent au monde avec des troubles qui les coupent de tout apprentissage spontané. Des recherches faites auprès d’enfants prématurés de 4 et 8 semaines ont montré qu’ils détectent et discriminent différentes saveurs. Si, pour des raisons qui nous échappent souvent, la bouche du bébé n’est pas suffisamment investie pour qu’avec la tétée, émergent les sensations gustatives et qu’au travers de ces moments de plaisir naissent les liens
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primordiaux et essentiels entre lui et sa mère ou si celle-ci, pour différentes raisons, ne peut investir ce moment privilégié, bien des séquelles sont alors prévisibles. Le rôle de la zone buccale reste prédominant dans toutes les théories évoquées. Il fonde le lien à l’autre, lien sans lequel aucune communication n’apparaîtra. L’expérience de la tétée est, en quelque sorte, le prototype de toutes les expériences corporelles qui lui succéderont Sans les émotions, les sensations, les perceptions puis les représentations que suscite cette tétée, le moi corporel dont parle Geneviève Haag restera flou, sans consistance et la colonne vertébrale ne pourra devenir, pour l’enfant, un appui à la fois physique et psychique. La zone buccale est un axe fondamental parce que d’elle dépendent toutes les futures articulations entre la psyché et le soma.
Chapitre 6
LA BOUCHE COMME NOYAU FONDAMENTAL DE LA RELATION
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« LE
THÉÂTRE DE LA BOUCHE
»
Régine Prat, psychologue, psychanalyste et formatrice à l’observation du nourrisson telle qu’enseignée par Esther Bick, attribue certains vomissements à un échec du holding. Elle parle de bébés qui n’ayant pas bénéficié d’une relation précoce contenante et chaleureuse, semblent n’avoir aucune limite corporelle, aucune construction d’enveloppe. L’incorporation, n’ouvrant alors sur aucun fantasme d’introjection ou de projection, peut alors devenir une incorporation dangereuse. Quelque chose de l’ordre d’un remplissage dépourvu de sens ou, au contraire, ayant sens de corps étranger pouvant étouffer et faire mourir. Dans Maman-bébé : duo ou duel ? elle évoque, faisant référence à D. Meltzer, ce qu’elle appelle le « théâtre de la bouche ». Le bébé peut « choisir de sucer sa langue, de la passer entre ses lèvres, de la tirer ou d’explorer l’intérieur de sa bouche. Il a ainsi dès le départ, la capacité d’organiser, de mettre en scène un théâtre de la bouche qui
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préfigure les représentations futures (mot commun au théâtre et à la psychanalyse). Le jeu avec la langue lui permet de re-présenter, de reproduire volontairement des expériences vécues : ainsi explorer des alternances de contact et d’absence de contact est déjà une façon de jouer à cache-cache. L’émergence de l’autonomie passe par la bouche : téter sa lèvre en dormant serait un mécanisme auto-sensuel pour faire durer le sommeil et dans la journée serait auto-calmant pour mieux supporter d’attendre la tétée. Les bébés goulus ou ayant plus longtemps besoin de rester dans le principe de plaisir, se calment lorsque leur est proposée une tétine ou le doigt de la mère à sucer ». Régine Prat insiste sur le fait que porter un objet à la bouche, c’est l’intégrer dans son théâtre. J’ajouterais volontiers que c’est une expérience de mise en relation entre le dedans et le dehors. C’est une expérience de jonction/disjonction comme peut l’être celle du sein ou du biberon avec la bouche. C’est pourquoi il m’a semblé légitime d’illustrer ceci par une histoire et deux vignettes cliniques. Elles nous donnent à voir des échecs, lourds de conséquences, de cette fonction buccale. Elles nous décrivent le rayonnement négatif qui s’en propage sur tous les comportements des enfants dont je vais parler.
I ONUT OU L’ HISTOIRE D’ UNE ET D ’ UN ABANDON
MALFORMATION
Une équipe d’un centre de jour m’avait demandé de réfléchir avec elle sur le rôle de la bouche dans la vie de l’être humain. L’histoire de la bouche, mieux connue maintenant, grâce aux échographies, s’inscrit très tôt dans la vie du fœtus. Comme je l’ai déjà précisé, on peut observer la succion du pouce dès la seizième semaine de gestation. Cette histoire de bouche va nous montrer comment, dans un certain contexte, la relation primaire peut ne pas se construire lorsque plusieurs paramètres se conjuguent pour l’en empêcher et tout particulièrement lorsque ces paramètres concernent la zone érogène buccale. Je donne l’impression de quitter mon sujet concernant l’utopie de l’instinct maternel, mais il n’en est rien. La situation que je vais décrire va, au contraire, illustrer fortement combien un enfant peut pâtir d’un environnement maternant fait de lâchage et d’abandon. Un environnement dans lequel tout ce qui aurait dû attacher l’un à l’autre, mère et bébé, a brillé par son absence, et ceci dans une situation particulièrement complexe puisque ce
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bébé ne pouvait, du fait d’une malformation grave, bénéficier d’aucune compensation auto-sensuelle Cette histoire est celle de Ionut. Il a 4 ans moins quelques jours lorsque je le rencontre pour la première fois. Cette rencontre a lieu dans le cadre d’une action que je poursuis depuis quelques années auprès d’une association accueillant en France des enfants d’un pays de l’est européen. Ces enfants sont atteints de troubles somatiques graves et de malformations, nécessitant des soins ou des interventions chirurgicales qui ne peuvent encore être réalisées dans leur pays d’origine. Du fait de ce qu’ils y ont connu : abandon, orphelinats catastrophiques, ces enfants nous arrivent avec des pathologies psychiques souvent très lourdes. Il y a quelques autismes avérés mais surtout beaucoup d’évitements relationnels dus à des carences affectives graves. Ionut, abandonné peu après sa naissance puis hospitalisé de façon permanente, en est un exemple malheureusement très éclairant. Avant, et durant les temps d’intervention chirurgicale ou médicale, ces enfants sont accueillis, en France, dans des familles mais contrairement à ce qui se passe dans d’autres associations, ils y restent par la suite. La famille devient tutrice de l’enfant (il n’y a plus d’adoption possible de ces enfants depuis quelques années). Ionut est né en octobre 2001. Il est arrivé en France âgé de deux ans et demi. C’est un très beau petit blond aux yeux bleus. Mais, racontent les personnes qui l’accueillaient alors : « Il était fermé comme une huître. » Sa tutrice en dit même : « C’était un bout de bois. » Pas de regard, aucune réaction, le vide. Ionut est atteint d’une arthrogrypose congénitale multiple. Ses mains, comme ses pieds sont tournés vers l’extérieur et il ne peut, ni marcher, ni prendre quoi que ce soit dans ses mains. Il a des otites suppurantes chroniques et un syndrome fébrile prolongé dont il est précisé que l’étiologie... n’a pas pu être définie. Comme la plupart de ces enfants qui nous arrivent des orphelinats, ou de leurs lieux d’hospitalisation, Ionut souffre de carences affectives massives et d’un manque de stimulation tout aussi massif. Ses difficultés se manifestent par des troubles très proches des troubles autistiques. Ionut sera opéré des jambes et le chirurgien proposera que les bras et les mains soient uniquement, dans un premier temps, l’objet d’une rééducation intensive. Il est donc, depuis son opération, dans un centre hospitalier de rééducation fonctionnelle. Mais toutes les fins de semaine et durant les vacances, il est chez sa tutrice. Cette tutrice va faire un travail remarquable et elle y sera aidée par trois femmes bénévoles (dont sa propre mère), qui visitent régulièrement
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l’enfant à l’hôpital et à domicile. À elles quatre, elles vont redonner vie à Ionut. Cette contenance chaleureuse va avoir des effets spectaculaires. Lorsque je le rencontre, c’est un enfant qui est de plus en plus présent. Il rit, pleure et attire la sympathie par sa demande relationnelle. Il est affectueux, comprend ce qu’on peut lui dire avec des gestes et des mots faciles et réussit à se faire comprendre pour des demandes simples. Il utilise pour cela les yeux, des mouvements de tête ou d’épaules ou encore des sons furtifs. Il est dans l’imitation et il y a des débuts d’attention conjointe. Il reconnaît et désigne chez l’autre, en pointant du nez, toutes les parties du visage. Il n’a plus d’otite, ni de fièvre lorsqu’il est chez sa tutrice. Par contre, il en a à l’hôpital ! Cependant il y a encore chez Ionut des fuites importantes du regard lorsque certaines sollicitations lui déplaisent ou tout simplement lorsque le regard de l’autre le dérange ou le persécute. Dans ces moments-là, son visage se vide de toute expression et il rentre en lui-même de façon tellement intense qu’il est difficile de le ramener dans le contact. Sur le plan moteur, ses jambes prises dans des attelles sont droites et il est entrain d’acquérir le réflexe de la marche. Cependant, il est encore beaucoup plus habile en roulant sur lui-même et la station assise, bien qu’acquise, le fatigue assez vite. Il reste confronté à ses difficultés manuelles qui sont encore très importantes. Alors il devient dangereux parce qu’il se jette en arrière et peut se faire très mal. Avec la main droite qui commence à se rééduquer il peut saisir un objet, faire rouler une petite auto, jouer ou renvoyer une balle, mais ne peut pas encore porter celle-ci à sa bouche. La main gauche reste inopérante. Il continue à se servir de son front pour pousser ou déplacer un objet. Mais, nous l’aurons compris, Ionut n’a pas d’accès au langage bien qu’il puisse émettre quelques sons. Sa bouche lui reste encore tellement étrangère qu’il ne sait ni mâcher, ni même vraiment sucer ce qu’il mange. Il avale tout ce qu’on lui donne en mouliné et sans en manifester le moindre plaisir ou dégoût. Sa tutrice dit : « On a l’impression qu’il ne sait pas quoi faire de sa langue et que rien n’a de goût. » Il n’y a aucun investissement de cette zone bucco-faciale. Ceci a pour conséquence que la déglutition et le trajet digestif lui sont tout à fait indifférents. La zone anale n’est donc pas plus investie que la bouche. Le dedans et le dehors de son corps sont indifférenciés et il ne manifeste aucun odorat. Il ne se sent nullement gêné par des couches odoriférantes et ne s’y intéresse pas non plus. L’absence de ressenti du plaisir ou du dégoût gustatif et olfactif montre spectaculairement la non-intégration de ses capacités d’incorporation telle que celles-ci ont été décrites au chapitre précédent. À savoir que
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sans une incorporation à la fois alimentaire, gustative et dispensatrice d’affects, les processus d’introjection et de projection ne sauront s’épanouir. Cet état de fait a donc un retentissement sévère sur l’ensemble de ses facultés sensorielles, perceptives et émotionnelles Ionut était, dans son pays, livré aux mains d’un personnel non formé et qui trouvait qu’avec lui, « ça prenait trop de temps ». Ce trop de temps concernait crucialement les temps alimentaires car il est arrivé en France dans un état de maigreur impressionnante. On parlera de dénutrition sévère. Précisons que l’IRM (image à résonance magnétique) et l’EEG (électroencéphalogramme) pratiqués à son arrivée n’avaient rien donné de probant quant à des difficultés neurologiques possibles. Petit à petit quelques premiers repères concernant la bouche vont se mettre en place et sa tutrice me dira qu’elle pense avoir fait une bêtise lorsqu’en rampant il commençait à mettre à la bouche ce qu’il trouvait par terre. Ce que, par mesure d’hygiène, elle lui interdisait. Elle dit aussi qu’il cherche assez souvent à lui faire des bisous sur la bouche ; elle m’explique que ça ne lui plaît pas et me demande ce que j’en pense et quel sens on peut y donner. Je lui réponds qu’il me semble qu’avec ce geste très nouveau, Ionut lui montre que sa zone buccale est en passe de devenir une zone érogène et peut commencer à lui servir d’agrippement relationnel. Je conseille à sa tutrice de l’entendre ainsi. Car en testant la sensibilité de sa bouche à elle, il manifeste qu’il commence à avoir certaines sensations dans sa propre bouche. Et, quelques jours plus tard, cette dame me téléphone, me disant que Ionut émet des sons qui deviennent reconnaissables ; certaines voyelles, voire même une ou deux consonnes, sont audibles : da, ma, di, be... Il est évident que les difficultés buccales et plus globalement sensorielles de Ionut ont pris leur source dans l’absence conjuguée d’un plaisir relationnel autour du nourrissage, d’une absence de holding et d’une impossibilité à compenser même partiellement ce manque par tout contact auto-sensuel entre main et bouche et même plus globalement entre sa main et toute autre partie du corps. Cette collusion entre une absence de contenance maternelle et l’impossibilité d’une quelconque compensation auto-sensuelle a potentialisé lourdement sa problématique et ce dès la phase intra-utérine. L’abandon, le lâchage dans un milieu hostile l’ont privé de toute possibilité d’investissement de lui-même et de l’autre. Le rejet dont il a fait l’objet a lourdement accru ses difficultés propres.
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Concernant l’approche psycho-dynamique et éducative de Ionut ce qui s’avéra compliqué fut d’amener l’enfant à investir la zone buccale dans un plaisir partagé. Toute insistance le faisait régresser. Il détournait la tête et cherchait par tous les moyens corporels mis à sa disposition, à rejeter l’adulte qui le sollicitait. Son regard et tout son être s’absentaient, se démantelaient comme le dit Donald Meltzer. Meltzer explique que dans ces moments-là, l’enfant fuit une réalité angoissante en se focalisant sur un point lumineux ou un son. Cela pourrait presque s’apparenter à un moment catatonique. Nous avions mis au point un protocole de stimulation très ludique par des jeux d’échange, des chantonnements, et, lorsque cela était possible par la présence d’un tiers qui sache mettre en valeur ces temps de partage. J’avais, en effet, été très frappée de voir que lorsque sa tutrice, dans mon bureau, lui proposait du chocolat, il ne semblait prendre conscience du fait que quelque chose se passait dans sa bouche que lorsque je le regardais et l’applaudissais. Par la suite, il cherchait mon regard, émettant des petits sons afin que je le regarde chaque fois qu’elle lui proposait à nouveau un petit morceau de chocolat qu’il faisait alors fondre dans sa bouche au lieu de l’avaler tout cru ! La problématique de déglutition était d’autant plus complexe qu’il ne savait ni mâcher ni sucer. Ionut faisait très clairement partie de ces enfants dont j’ai déjà parlé, qui, n’ayant pas trouvé de gratification orale durant la première période de leur vie, ont perdu tout plaisir de succion et ne savent plus comment s’y prendre. Lorsqu’on leur propose par exemple un biberon, ils lèchent ou mordent la tétine mais ne savent plus la sucer et aspirer. Aujourd’hui, Ionut, grâce à une rééducation motrice intensive peut commencer à tenir une cuillère et porter, par lui-même, des aliments à sa bouche. Il commence à faire des choix alimentaires et parallèlement le langage est entrain d’apparaître ce qui, je pense, n’étonnera personne ! Quelques mots encore pour en terminer avec l’histoire de Ionut car elle est importante à un autre point de vue. Elle nous montre combien, dans un premier temps, le relationnel et l’auto-érotisme sont en interaction. D’où l’importance de créer chez des enfants tout venant ou ayant ce type de difficultés et de parcours, des jonctions jusque-là inexistantes. Mais, pour l’aider à se structurer, Ionut, comme tout autre enfant, nous imposait son propre rythme. Ici encore, l’instinct n’aurait été guère opérant. Toute sollicitation trop rapide de la zone buccale associée au regard, toute demande trop ciblée autour du langage déclenchait des crises d’angoisse et les manifestations négatives que je viens de décrire. Nous avions constamment, avec sa tutrice à « revoir notre copie ».
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Cette situation bien particulière, mais que l’on retrouve cependant dans tous les troubles graves de la zone buccale (je pense en particulier aux fentes palatines qui rendent tout nourrissage et accès à la parole tellement complexes), ne peut se restaurer que dans une rééducation très souple et attentive à ne jamais dépasser les limites de ce que le plaisir relationnel né de l’oralité, peut procurer à l’enfant. C’est un apprentissage interactif de tous les instants. Cette histoire est intéressante enfin car, à un moment où la psychanalyse prend des coups de boutoir et tout particulièrement dans le cadre du travail avec les enfants autistes, elle nous décrit l’importance qu’il y a à porter une attention simultanée à la subjectivité et aux émergences cognitives. D’où l’importance de conjuguer les approches psycho-dynamiques et éducatives. Même si les potentiels génétique et/ou neurologique sont atteints pour des causes qui ne sont pas encore toutes déterminées ou si les difficultés somato-psychiques sont liées à un syndrome quelconque, il y a à travailler conjointement les émotions et les apprentissages et à faire que les parents en comprennent, eux aussi, la nécessité absolue. À cette description d’un cas clinique, je vais rajouter deux vignettes qui vont la compléter.
M ARIUS :
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QUAND MÂCHER DEVIENT SYNONYME DE SÉPARATION Marius a 6 ans. Abandonné à sa naissance, il est adopté après plusieurs mois de pouponnière. Il ne supporte pas de rester seul et se sauve chez les voisins dès qu’il est livré à lui-même, ne serait-ce que quelques minutes ! Il ne peut donc quitter sa mère adoptive une seule seconde, reste même derrière la porte des toilettes lorsqu’elle s’y trouve et tambourine sur celle-ci en pleurant. À l’école, l’adaptation a été longue et douloureuse, il s’accrochait aux vêtements de sa mère et il fallait, grâce à la compréhension de l’institutrice, qu’elle l’installe elle-même, dans une activité. Il ne s’intéresse pas aux autres enfants qui, par réaction, le rejettent car il monopolise l’institutrice avec laquelle il cherche sans cesse à être en contact physique. Sa mère, bien que travaillant à l’extérieur, a dû réorganiser toutes ses activités professionnelles pour le ramener à la maison au moment des repas car il ne mange que mouliné. Et même ainsi il manifeste ses réticences alimentaires par du mérycisme, des vomissements ou des étouffements. Au cours d’un repas où j’étais présente, j’ai pu mesurer l’importance du bénéfice secondaire
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que Marius tirait de cette situation grâce à laquelle il maintenait une relation de collage avec Mme X, l’accaparant suffisamment pour qu’elle ne s’occupe, dans ces moments-là, ni de sa fille ni de son mari. Les repas sont un intense moment relationnel que Marius est bien décidé à faire durer le plus longtemps possible. Ce n’est qu’ainsi qu’il peut s’organiser autour d’une relation maman-bébé et il fait perdurer la chose dans une sorte de boucle infernale dont ni sa mère ni lui ne réussissent à se dégager. Tout lui est bon pour que se perpétue cette situation alimentaire alors qu’en fait, il sait parfaitement mâcher comme j’en aurai la preuve au cours de ce repas. Cela lui est d’autant plus facile qu’il a réussi à terrifier Mme X par ses vomissements et ses fausses routes. Elle ne cherche même plus à faire évoluer la situation et on a l’impression qu’il s’est installé une sorte de complicité autour de cette problématique, elle-même y trouvant sans doute ses propres bénéfices secondaires ! Or le repas auquel j’assistais s’achevait par une belle tarte aux pommes. Madame X. coupe la tarte et, sans doute préoccupée par ma présence, en donne une part à Marius sans y prêter attention et sans le regarder. Celui-ci engloutit, en mâchant tout à fait correctement une bonne moitié de cette part. Soudain Mme X. le regarde et pousse une exclamation d’inquiétude, Marius repousse alors la tarte en geignant et Mme part en mouliner le reste dans la cuisine. On voit bien avec cette petite vignette, l’impact du désir de l’enfant sur les réactions de la mère et l’on sait combien les tout-petits savent atteindre celle-ci là où elle sera le plus inquiète. Certains d’entre eux auront des troubles alimentaires, d’autres des troubles du sommeil et d’autres encore manifesteront leur opposition à l’éducation sphinctérienne par une indifférence totale. Je ne nie en rien que ces enfants aient des fragilités individuelles face à ces différentes situations mais l’impact de ces troubles sur l’environnement conditionnera largement la durée de la perduration. Lorsque les parents prennent avec sérénité ces difficultés, on les voit, le plus souvent, disparaître rapidement alors qu’elles se poursuivent, voire même parfois augmentent au prorata de l’inquiétude ou même de l’angoisse qu’elles déclenchent. Des troubles divers qui peuvent avoir eu, un certain temps, une authenticité somatique vont ne plus avoir d’autre sens, au bout de quelque temps, que de faire que se poursuive une relation privilégiée à l’environnement maternant. Il est important de signaler aussi que les premières manifestations d’autonomie se manifestent par la bouche. Elle est le lieu privilégié des premières acceptations ou refus, des premières gratifications ou
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frustrations. Elles peuvent, lorsque les choses sont difficiles, donner à la mère elle-même, le sentiment d’être refusée. Elles peuvent aussi, si la frustration est trop importante, donner au bébé l’impression d’être refusé par sa mère. L’agressivité primaire se manifeste essentiellement dans la sphère de la zone orale : morsures, crachats sont ainsi privilégiés. Mais elle entraîne avec elle, lorsqu’elle perdure, des troubles massifs de la séparation et peut être vue comme l’une des origines les plus probables de l’addiction. Claude Escande, psychologue et professeur à Strasbourg, parle dans un article sur l’addiction dans Carnet Psy de juillet/août 2005 d’une « catastrophe psychique qui a affecté l’expérience de la constitution du lien à l’autre qui fonde l’accès fondamental au manque de désir... » et, situant l’addiction dans ce contexte, il ajoute : « La perspective qui est visée est de parvenir à vivre une vie sans manque, sans limites, sans valeurs, d’annuler les interdits, de forcer la loi dans le sacrifice de soi par inaptitude dans le manque. »
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M ARTIN
ET L’ ARCHAÏSME DE L’ ADDICTION
Martin a 30 ans. Il est d’une intelligence exceptionnelle et d’une culture largement au-dessus de la moyenne. Il a fait des études scientifiques qu’il a abandonnées pour se consacrer à la peinture, à la sculpture et à l’ébénisterie. Il a un talent certain. À l’adolescence, il tombera dans un épisode de toxicomanie dont il guérira seul mais au prix d’une addiction progressive à l’alcool. Il sombrera progressivement dans une inhibition qui l’amènera à ne plus pouvoir quitter sa chambre et à ne plus désirer rien faire. Très lucide, il percevra parfaitement son effroyable dégringolade, mais n’y trouvera d’autre remède que la mort. Dans un sursaut d’énergie, il se tuera et laissera, écrit sur un morceau de papier hygiénique, « bon à rien ». Fils d’un père très autoritaire et qui lui faisait peur et d’une mère qui n’avait jamais eu d’autre objectif que de combler en tout les désirs de son fils, Martin racontait combien il se sentait pris dans un paradoxe où il avait l’impression de se noyer. « D’un côté, ma mère me comblait, il n’y avait jamais aucun manque, aucune attente, aucune frustration, j’avais l’impression qu’il fallait qu’elle me nourrisse en permanence, elle me gavait dans tous les sens du terme ! et de l’autre il n’y avait aucune présence attentive. Mes désirs devaient obligatoirement être ceux que mon père avait pour moi. Ceci bloquait en moi toute hypothèse de révolte.
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
D’un côté, je n’avais jamais aucun besoin de dire non et de l’autre, il n’était même pas pensable de le dire. » Lorsque Martin commencera à se droguer, sa mère, non seulement fera semblant de ne rien voir, mais elle cachera à son mari les larcins de plus en plus fréquents de son fils et ses excentricités. Elle fera de même lorsqu’il s’agira de l’alcool. Allant jusqu’à lui apporter en cachette des bouteilles de Ricard afin qu’il ne fasse pas de scènes. La seule révolte de Martin fut d’abandonner les sciences mais, en fait, en était-ce vraiment une ? Sa mère avait fait les Beaux-Arts et son père était un grand amateur de peinture. Ainsi, même là, il ne réussit pas à contrarier réellement son père et donna à sa mère un plaisir quasiment incestuel. Lorsque l’état de Martin devint tel que rien ne pouvait plus être caché, il fit des cures de désintoxication et une psychothérapie dont il me dit que son seul but était qu’on lui « foute la paix ». Cette psychothérapie fut cependant un lieu où il put dire que sa déchéance était le seul moyen qu’il avait trouvé pour punir ses parents et tenter de leur faire comprendre combien leurs attitudes contradictoires l’avaient conduit à l’impossibilité de se construire. Il disait : « J’ai l’impression d’être une larve, de n’avoir aucune colonne vertébrale. Depuis toujours, ma mère me donne le sein et ce, même lorsque j’en étouffe de dégoût et mon père, sans doute par jalousie, me gave de conseils et de consignes qui vont à l’encontre de tout ce que j’aurais pu, peut-être, désirer être. Les seules choses que j’ai trouvées par moi-même ce sont les drogues puis l’alcool. J’ai remplacé le lait par du 12, du 13, du 45 degrés et il n’y a que dans les moments où je sombre, que je peux modifier ma dépendance primaire en un sentiment de vide et d’oubli qui apaise un peu ma souffrance et le dégoût que j’ai de moi-même. » Cette tentative désespérée ne fut cependant pas suffisante pour que s’atténue son sentiment de n’être personne et « bon à rien » Malgré la tristesse de ce décès et le sentiment d’impuissance qui me parcourut tout au long de cette thérapie, celle-ci m’aida à mieux comprendre l’archaïsme de la révolte de Martin. La dyade mère bébé résista aux tentatives maladroites de séparation par le père car celles-ci furent beaucoup trop excessives et elles ne firent que renforcer une relation primaire dans laquelle jamais le manque ne put émerger. Certaines addictions sont difficiles à soigner et tout spécialement lorsque, comme celle-ci, elles relèvent d’une dimension tellement archaïque. En effet, lorsque le bébé se trouve d’emblée confronté à des stimulations et à des sollicitations excessives qui lui sont proposées comme des preuves d’amour, cela va bloquer en lui toutes possibilités de refus et, comme
L A BOUCHE COMME NOYAU FONDAMENTAL DE LA RELATION
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le dit Martin, à plusieurs moments de sa thérapie, il se sent « gavé dans tous les sens du terme » mais il ne peut se détacher de ce gavage et va en devenir esclave. Lorsqu’une partie du corps, quelle qu’elle soit, n’est plus investie (je pense ici aux accidents vasculaires et cérébraux) le travail à faire autour de la récupération du désir et du plaisir est considérable et indispensable. Et les malades qui doivent être nourris pas sonde disent bien à quel point cela leur est insupportable, non seulement parce que c’est douloureux mais aussi parce que cela les prive du plaisir d’avoir « en bouche ».
Chapitre 7
LA RYTHMICITÉ, L’IMITATION, LES INTERACTIONS
recherches actuelles et plus anciennes concernent les facteurs essentiels à une bonne évolution de l’enfant. Elles portent sur la nécessaire articulation que nous allons développer dans les divers champs d’expression indispensables à cette évolution. Une évolution dépend constamment des facteurs émotionnels qui soutiennent toute expérience nouvelle. De ces facteurs dépend l’éclosion des désirs que va avoir le bébé de chercher en lui et en l’autre les moyens les meilleurs pour explorer le champ de ses possibilités et pour faire qu’elles s’élargissent. En introduction à ce chapitre, je propose une petite anecdote historique et le commentaire qu’elle induit.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D
ES
Q UAND
LE
M OYEN Â GE S ’ EN
MÊLE
Au XIIIe siècle, Frédéric de Hohenstauffen, roi de Sicile et empereur d’Allemagne, personnage fascinant, et toujours en recherche de compréhension scientifique, s’était posé la question de savoir quelle serait la langue innée qui pourrait apparaître chez des enfants à qui il n’avait été
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
proposé aucune langue particulière. Il a donc sélectionné douze bébés et a ordonné aux nourrices de les soigner parfaitement mais de ne jamais leur parler. Les bébés sont tous morts ! Cet exemple, comme celui de l’enfant sauvage d’Itard, montre la nécessité absolue d‘un bain sonore et langagier qui, tel un fil conducteur, va amener l’enfant à désirer trouver des systèmes de communication plus sophistiqués et à évoluer du langage corporel, gestuel vers le domaine plus vaste de la communication verbale. C’est par le passage du signifiant au signifié que l’enfant évoluera de la symbolisation primaire vers une symbolisation secondaire ouvrant la voie aux abstractions et aux concepts. Mais encore une fois, tout ceci ne sera possible que si l’environnement maternant joue avec le bébé le jeu des apprentissages, un jeu constamment enveloppé dans un bain de langage. En ce qui concerne le bébé puis l’enfant, qu’il soit sain ou en difficulté psychique et/ou physique, rien ne peut se faire autrement que dans une perspective ou la mère, le père ou les substituts parentaux sont sensibilisés à la nécessité de cette prise en compte globale des aspects à la fois psychiques et cognitifs de la vie de l’enfant. L’évolution de tout enfant et a fortiori d’un enfant en difficulté est une aventure partagée. Elle n’est pas toujours simple et demande parfois beaucoup de soutien extérieur. Là encore, l’instinct se révèle inexistant mais, par contre, la connaissance qu’auront les parents des difficultés de leur enfant (et donc la nécessité absolue que nous avons de les entendre sur ce sujet) va leur permettre de mieux contribuer à un projet de soins. Les soins, tels que les proposent les parents, lorsqu’ils savent prendre soin de leur enfant, sont toujours orientés vers un objectif qui associe constamment l’éducatif avec le bien-être physique, mental et psychique de l’enfant. Lorsque ces soins ne s’articulent pas dans un bien-être partagé, il y a toujours l’apparition d’un mal-être global. Rien ne doit jamais être fait au détriment de l’épanouissement indispensable à la communication familiale dans son ensemble. Toute construction ou reconstruction passe par une complémentarité constante entre le fonctionnement de l’adulte et celui de l’enfant. Elle passe aussi par la recherche conjointe des parents et de l’enfant pour trouver ensemble une rythmicité commune.
Q UAND
LES MAINS S ’ EN MÊLENT
Bernard Golse, professeur de pédopsychiatrie, a mis en route dans son service à l’hôpital Necker, avec le concours intensif de la psychologue Valérie Desjardins, un programme de recherche, le programme PILE. Ce
L A RYTHMICITÉ , L’ IMITATION, LES INTERACTIONS
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programme réfléchit et observe les relations qu’il peut y avoir entre le jeu des mains (et plus généralement l’expressivité la rythmicité et les relations proximales) et l’émergence du langage. Leurs vidéos montrent combien le bébé met en scène, avec ses mains, les émotions liées au contact avec l’environnement maternant, c’est-à-dire la voix et les expressions du visage de l’adulte qui prend soin de lui. Ils écrivent ceci dans la présentation de leur recherche : « Le langage ne peut advenir que s’il est précédé de tout un système interactif qui fait éprouver au bébé que la communication est dans l’acte. » Ceci nous ramène encore une fois à Ionut pour qui toute expérience, toute action manuelle était impossible. Ce programme de recherche montre aussi l’importance de l’imitation car, face à un parent déprimé, il n’y a pas que la fuite du regard ; si les interactions sont chargées d’angoisse, le bébé va mettre en place un autre système défensif, c’est la bouche dure, contractée, une bouche qui ne peut plus ni recevoir des messages rythmés, ni en donner. Ceci limite l’ensemble de sa réceptivité et l’expressivité de son visage. L’hypothèse de cette recherche est que cela pourrait déjà se constituer durant la période intra-utérine face à des stress maternels forts et continus. Il pourrait en découler que la perception ne pourra évoluer vers des représentations psychiques.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
LA
RYTHMICITÉ
Geneviève Haag parle de la rythmicité comme d’une sécurité de base et, pour elle, la zone de nourrissage en est une zone privilégiée parce qu’elle associe plusieurs rythmicités : une rythmicité kinesthésique : la succion, les sensations internes, proprioceptives, une rythmicité sonore et une rythmicité des membres. Si on laisse au bébé une liberté des bras et des mains, il va assez vite accompagner la succion de mouvements du regard, des mains, des pieds et même de la tête. Albert Ciccone, dans le chapitre qu’il consacre à la rythmicité dans Le Bébé et le Temps (déjà cité) attribue à la rythmicité — allant tout à fait dans le sens de mes agrippements primaires — une importance capitale dans le développement de l’enfant. Mais il insiste fortement sur l’importance majeure des temps rythmiques interactifs entre le bébé puis l’enfant et son environnement maternant. Il dit également de la rythmicité qu’elle est à la base de la sécurité : « C’est la rythmicité de l’alternance présence/absence qui pourra soutenir la croissance mentale et le développement de la pensée à partir du manque. »
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
Il lui donne aussi une fonction de régulation dans les expériences de chaos et de fracture produites par les séparations d’avec l’objet primaire et dans les rencontres avec le monde. En ce qui concerne l’intersubjectivité, il écrit : « Les interactions mère-bébé visent à trouver et à créer le rythme qui soutiendra la rencontre intersubjective, la communauté d’expériences et le partage d’expériences. » Il termine ce chapitre en parlant des avatars de la rythmicité. Avatars qui peuvent rendre des enfants inconsolables du fait qu’ils ne trouvent pas en l’autre leur sécurité et les assises de leur organisation psychique et mentale. J’ajouterai à cela que c’est dans la rythmicité interactive que vont s’inscrire, par exemple, les premiers échanges ludiques. Les premiers gestes, les premières expressions et exclamations qui viennent ponctuer régulièrement ces moments partagés, vont s’installer comme dans une véritable partition musicale dont tour à tour l’enfant ou les parents seront les interprètes ou le chef d’orchestre. Mère, père, bébé ne se comprendront pas, ne réussiront pas à se brancher sur une même longueur d’ondes tant que les associations sensorielles et perceptives ne seront pas partagées. C’est au cours de ces échanges que vont s’inscrire dans le répertoire du bébé, le partage, l’attente et le début de la compréhension des jeux alternatifs. Mais c’est aussi grâce à la répétition des expériences communes que l’enfant pourra acquérir une compréhension des relations de cause à effet et de la généralisation. Pour tout cela, le bébé utilise les moyens simples dont il dispose : gestes, gazouillis, pleurs et sourires. Les parents ont à leur disposition des moyens plus sophistiqués, plus efficaces et qui souvent fascinent tellement le bébé que petit à petit il va tout tenter pour les imiter.
LA
PLACE DE L’ IMITATION
Au cours d’une rencontre récente avec Jacqueline Nadel — psychologue dont les recherches portent essentiellement sur l’imitation et l’observation — nous avons pu repérer avec elle l’importance de la voix maternelle dans les interactions. Les mères déprimées ne parlent pas beaucoup et si elles parlent, le ton reste très monocorde. Le calme règne mais il ressemble davantage à une dépression partagée qu’à un calme serein.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L A RYTHMICITÉ , L’ IMITATION, LES INTERACTIONS
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Par ailleurs, dans les tests qu’elle pratique pour sa recherche sur l’imitation, elle demande à la mère d’être dans l’imitation simultanée de son bébé puis de décaler légèrement ses imitations. Cette désynchronisation amène chez le bébé qui va bien de véritables moments d’inquiétude. Ce n’est pas le cas chez les bébés ayant des troubles relationnels : ils semblent fort peu s’apercevoir de ces décalages. Les décalages inévitables et nécessaires introduits par les parents dans leurs imitations ou leurs réponses seront essentiels à l’enfant pour qu’il apprenne à ne plus se considérer comme étant le centre du monde et à tenir compte des réactions et comportements de l’autre. Ce n’est qu’ainsi qu’il aura accès aux changements de point de vue et à la subjectivité. On connaît aujourd’hui l’importance de l’imitation précoce dans l’évolution de l’enfant et les difficultés importantes du développement que son absence provoque. Ces failles handicapent considérablement le bébé dans ses repérages précoces et dans tout ce qui va lui permettre de se différencier de l’autre. Des chercheurs (à l’origine, Giacomo Rizolatti, école de Parme) ont développé une théorie concernant ce qu’ils ont appelé les neurones miroir. Un sujet qui en observe un autre produisant des gestes conventionnels, voire même qui entend un autre les produire, va, sans les imiter réellement, les reproduire au niveau neuronal. Ceci implique un lien entre l’action et l’imitation. Les sciences cognitives attribuent à ces neurones miroir apparemment opérants très précocement, les rapports initiaux entre imitation et empathie. Leur développement serait à l’origine des comportements interpersonnels. Certains de ces chercheurs ont relevé chez les personnes autistes des anomalies de ce système neuronal, ce qui pourrait en partie expliquer leur extrême difficulté à imiter volontairement. Selon Alain Berthoz, psychologue et chercheur, la première communication mère-bébé passerait par le regard et il ne situe la coordination sensorielle que vers l’âge de 4 mois. Il ne me semble pas qu’il en soit ainsi. Les agrippements primaires, les premiers liens, les premiers repères dont j’ai déjà beaucoup parlé, passent par le toucher, la rythmicité et l’audition. Qui n’a vu un nouveau-né tourner doucement la tête en direction de la voix de sa mère et n’a entendu ce même nouveau-né se calmer presque magiquement dès qu’on le berce ? Ce sont ces assises rythmiques et auditives qui, bien avant 4 mois, vont introduire le bébé dans une coordination sensorielle très primitive certes mais qui va néanmoins lui permettre d’ajuster son regard à l’autre et de renforcer grandement les interactions. Si ce contact par le regard n’initie pas la relation, il la renforce et contribue à l’élargir grandement dans la mesure
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
où c’est en puisant dans le regard de l’autre que l’enfant va se construire sa propre image corporelle et psychique. Dans une bonne relation interactive, les parents n’assènent pas de consignes ou de propositions de comportement à leur enfant. Ils sont suffisamment en empathie avec lui pour comprendre ce qu’il ressent et en tenir compte ou non. Ce n’est qu’ainsi que le bébé intégrera tout ce qui concerne la loi, les interdits mais aussi les meilleures façons de plaire ou déplaire à papa et maman. Ici encore on mesure l’importance de l’imitation dans l’édifice que l’enfant a à se construire. Je compare toujours l’évolution d’un bébé et de ses rapports avec ses parents à la construction d’une maison. Il faut beaucoup de temps à celle-ci pour s’élever vers les étages supérieurs Tout ceci nécessite que l’architecte, les commanditaires et les entreprises coordonnent leurs initiatives et leurs efforts pour que le résultat plaise à tous et fasse de cette maison un lieu d’harmonie.
L ES
INTERACTIONS
Cependant, je reste très prudente quant à fournir des hypothèses à sens unique sur les situations de non-accordage. Il nous apparaît en consultation que certains enfants restent, pour leurs parents, un tel point d’interrogation, une telle énigme, qu’ils en perdent toutes capacités d’initiative, d’imagination ou d’invention. Les échanges se pétrifient et la communication reste lettre morte. Mais le contraire est tout aussi vrai. Certains bébés font des efforts considérables pour se faire comprendre mais ces efforts restent vains car leurs parents sont dans l’incapacité totale de réagir de façon adéquate. Les raisons en sont multiples, j’en ai évoqué déjà plusieurs et n’y reviens pas. Dans une consultation, nous avons à observer la qualité des interactions. Ont-elles permis, chez le bébé, l’émergence de ses propres initiatives ou pas ? Lui proposent-elles une ouverture sur le monde extérieur ou sont-elles étouffantes, voire même sclérosantes ? Sont-elles orientées vers un trinôme papa-maman-bébé ou, au contraire, maintiennent-elles une relation duelle dangereuse ? Nous avons donc à comprendre certains dysfonctionnements et, si possible, à cerner leur origine afin de proposer doucement ou parfois hélas, plus autoritairement lorsqu’il est difficile de se faire entendre, d’autres modes relationnels. Certaines familles viennent nous voir inquiètes mais sans comprendre ce qui se passe. Et voici qu’apparaît toute la culpabilité due à l’utopie
L A RYTHMICITÉ , L’ IMITATION, LES INTERACTIONS
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de l’instinct maternel ; alors attention aux conseils ! Lorsqu’on leur en prodigue, ces familles se sentent très vite disqualifiées car elles supposent que nous les jugeons sévèrement pour ne pas avoir compris par elles-mêmes ce qui se passe et très vite elles se pensent et se disent être des « mauvais parents » Avec ces familles, il faut prendre son temps, les rassurer et leur proposer de chercher « ensemble » des solutions. Il faut mettre du sens sur ce qui se dit et se passe, rendre l’interaction nécessaire, et par étapes les aider à mesurer les relations de cause à effet introduites par leurs comportements réciproques.
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
EN
GUISE DE CONCLUSION
Tout ce que je viens de décrire, en m’appuyant sur des textes qui font autorité et sur mes propres convictions m’incite à redire une fois encore combien de ravages peuvent faire les théories qui s’inspirent de... l’instinct maternel. Je veux cependant nuancer mes propos. Dans la majorité des cas, il est clair que les transformations hormonales vécues dès la grossesse puis dans les débuts de la maternité donnent à la mère des capacités particulières. Dès la grossesse, on observe l’attention qu’elle porte aux mouvements de son bébé en devenir et combien elle les interprète en fonction d’une relation possible avec ses propres sensations, états émotionnels ou autres. Et il est merveilleux d’entendre ces futures mères commenter les mouvements du fœtus et établir avec lui un dialogue complice. Puis, lorsque le bébé lui est mis pour la première fois sur le ventre ou dans les bras, que d’émerveillement, que d’amour (déjà) et de tendresse dans ses mouvements enveloppants, ses caresses et les propos qu’elle lui adresse. Les liens primaires tellement bien décrits par Winnicott ne sont à nier en aucune manière. La plupart des jeunes mères ont soif de ce lien primaire tellement bien décrit par lui, et encore une fois, leur état physiologique les y aide. Mais ce n’est pas pour autant que ces prédispositions qu’elles manifestent par tous les moyens en leur possession vont leur faire tout comprendre spontanément de leur bébé. Si elles le pensent, elles ont de fortes chances de faire pâtir lourdement leur enfant d’une autre utopie qui est celle de la mère parfaite. On ne peut qu’être soulagé par leurs tâtonnements, leurs questionnements, leurs inquiétudes, voire même leurs erreurs — si elles ne sont pas catastrophiques — car c’est grâce à tout cela que l’enfant va pouvoir appréhender les oppositions fondamentales auxquelles il
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L’ INSTINCT MATERNEL , UNE UTOPIE ?
sera toujours exposé : plaisir/déplaisir, gratification/frustration, oui/non, réussite/échec, compréhension/incompréhension... Pour que s’installe positivement la période d’accordance au cours de laquelle, comme je l’ai montré, s’épanouit la compréhension mutuelle, il y a nécessité d’une bonne coordination sensorielle et perceptive sans laquelle rien ne peut ni s’expliquer ni se comprendre. Sa dépendance aux aléas du quotidien le plus précoce est largement mise en évidence par toutes les difficultés qui se situent autour de la zone orale. Comme nous l’avons vu, c’est autour de l’oralité que se construisent les bases d’une relation qui, peu à peu, s’ouvrira à d’autres modes interactifs. Comme nous l’avons vu également, l’investissement de cette zone primordiale se révèle très difficile, voire impossible lorsque la relation mère-bébé est mise à mal. L’histoire de Ionut en est une démonstration flagrante. L’état de dépendance réciproque, confirme, si besoin en est encore, combien la relation mère-bébé se situe peu dans l’instinctuel.
PARTIE 2
LA CLINIQUE DES DÉRIVES
partie de cet ouvrage vient illustrer avec des thérapies individuelles, de couple et de famille, les pathologies qui mettent gravement en péril, la mère, le père, l’enfant (les enfants) ou plus globalement, l’ensemble de la famille. Cette dimension familiale est, dans ma pratique de thérapeute des couples et des familles, la plus fréquente. Soit que la pathologie et la souffrance de l’un viennent contaminer les autres, soit que la totalité de la famille soit fortement atteinte et que l’un de ses membres en devienne le symptôme visible. J’illustrerai également mes propos par des interventions faites auprès de collègues, de parents et de grands parents. Comme je l’ai déjà dit, il est clair que certains parents ne sont pas prêts à accueillir un enfant, voire même en demeurent incapables. Mais parfois alors qu’ils y sont tout prêts, certains bébés rendent impossibles leur démarche maternelle et parentale. Ceci est un cas de figure que l’on rencontre essentiellement dans l’autisme infantile et plus globalement dans l’ensemble des troubles envahissants du développement. Ces pathologies introduisent les parents dans une souffrance et une
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L
A DEUXIÈME
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L A CLINIQUE DES DÉRIVES
culpabilité insupportable. Quant à l’enfant, sa souffrance — même s’il est incapable de la comprendre et donc de la faire comprendre aux autres — est toute aussi immense que celle de ses parents puisqu’elle lui rend impossible d’appréhender le monde extérieur, celui des interactions et de la communication C’est pourquoi j’ai choisi, en introduction à cette clinique des dérives, de parler de ce cas de figure qui est l’un de ceux qui pénalise le plus la relation parents/enfant. Je ne l’aborde pas dans le contexte d’une psychothérapie mais dans celui d’une réflexion autour d’un dysfonctionnement particulièrement pénalisant : l’attentionsensation. Dans ce contexte, on va voir réapparaître toute l’importance de la relation primaire et de la qualité d’échange par l’écoute et le regard. La psychanalyste Geneviève Haag insiste sur ce qu’elle appelle le premier tête à tête : « Grâce à cet intense tête à tête qui se poursuit, le reste du corps continue à se construire progressivement. » Ainsi elle voit dans la présence et la qualité de ces premiers échanges, les causes de la réussite ou de l’échec de la construction du moi corporel. Lorsque ceux-ci demeurent inexistants, car sans signification pour le bébé, un soutien très précoce devient indispensable.
Chapitre 8
LES ALÉAS DE LA CONSTRUCTION RELATIONNELLE
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Q UAND L’ AUTISME FERME À L’ ATTENTION À L’ AUTRE
LES PORTES
Mes propos vont porter sur la notion d’attention-sensation dont j’ai déjà parlé mais qui demande un complément d’information dans la mesure où elle est infiniment invalidante pour les personnes qui demeurent enkystées dans ce disfonctionnement. Mais, avant de l’aborder je vais parler de ce qui se passe lorsque tout va bien en me saisissant de ce que Didier Houzel appelle l’attention inconsciente. Didier Houzel, dans L’Aube de la vie psychique, propose d’appeler ainsi ce qui se situe en deçà de l’attention consciente. Pour lui, l’attention inconsciente relèverait de la réceptivité passive qui laisse les messages latents de l’analysant se rassembler et s’organiser peu à peu au sein du psychisme de l’analyste. « Tout l’art de l’analyste, écrit-il, consiste à porter une attention consciente à ce qui est recueilli par l’attention
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L A CLINIQUE DES DÉRIVES
inconsciente seule capable de capter les rejetons de l’inconscient. » Il va plus loin encore en citant Wilfrid Bion dont il partage les hypothèses, à savoir qu’en décrivant le caractère, l’aspect tout à fait interpersonnel et interactif de l’attention entre la mère et son bébé, Bion fait de cette relation d’attention le prototype même de la relation mère/bébé. Dans cette perspective, décrypter, détoxiquer les messages du bébé et les lui restituer de façon à ce que ces messages prennent sens dans une chaîne associative et signifiante passe par les processus d’attention inconsciente maternelle, une attention liée aux affects, aux émotions, aux associations et aux rêveries plutôt qu’à des souvenirs conscients. Ceci, faisant réponse à ce que montre et raconte le bébé par toutes sortes de manifestations pré-verbales ou, comme le dirait Daniel Stern, proto-narratives. Avec cette attention inconsciente, on retrouve aussi ce que Bion appelle la « capacité de rêverie maternelle », capacité de comprendre et de formaliser par des gestes, mimiques, expressions ou mots ce que la mère ressent du vécu hic et nunc de son bébé. Ce vécu du bébé, elle l’interpréterait donc grâce à des émergences, à des remontées à la conscience de ce qu’elle a emmagasiné sous forme d’attention inconsciente. On est bien dans ce circuit qui englobe la rêverie maternelle et les sensations du bébé et l’on peut alors imaginer que l’attention inconsciente de la mère va cheminer le long du trajet qui, au travers de toute une période d’accordance, se dirige vers un accordage mieux régulé. Contrairement à cette attention inconsciente, tellement indispensable à la relation primaire mère-bébé, il existe donc ce que j’appelle « l’attention-sensation ». Elle va se révéler responsable des grandes difficultés que rencontrent des parents confrontés à des situations dans lesquelles un bébé où un très jeune enfant ne peut répondre à leurs sollicitations. Cette attention-sensation, extrêmement invalidante, se retrouve constamment dans la pathologie autistique et dans les autres troubles envahissants du développement, mais on la rencontre également dans les situations de carence affective majeure, d’abandonnisme et d’hospitalisme tel que Spitz l’a décrit. Elle concerne donc des personnes qui ne réussissent pas à créer de liens, à entrer en communication et à évoluer vers de l’empathie. Du fait de leur incapacité ou de leur grande difficulté à différencier le dedans du dehors d’elles mêmes, elles se trouvent cantonnées, figées dans cette attention/sensation. Une attention centrée sur des ressentis internes qu’elles n’ont aucun moyen de connecter, de mettre en relation
L ES ALÉAS DE LA CONSTRUCTION RELATIONNELLE
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avec leurs perceptions d’un monde extérieur dont les rouages leur sont incompréhensibles. Dans ces conditions, il est tout à fait inutile de leur demander à quoi elles réagissent lorsqu’elles pleurent, rient ou montrent de l’angoisse car elles n’en savent rien elles-mêmes Cette attention-sensation ne peut donc en rien les aider à accrocher leurs émotions, leurs perceptions à une chaîne signifiante et interdit à l’environnement maternant d’entrer dans cette rêverie qui articule l’inconscient, le préconscient et le conscient, rendant ainsi inopérante, chez la mère, l’attention inconsciente. L’attention-sensation fige l’éclosion de toute communication. On voit bien tout ce qui différencie l’attention-sensation de l’attention inconsciente car celle-ci, contrairement à l’autre, se nourrit des manifestations interactives entre le bébé et son environnement maternant. De même qu’elle se nourrit entre l’analyste et l’analysant, d’une circulation intersubjective des émotions qui permet à l’analyste d’articuler ensemble attention inconsciente et consciente. Dans ses séminaires italiens, Wilfrid Bion cite à deux reprises un texte de Freud (Inhibition, symptôme et angoisse, 1926) dans lequel celui-ci écrit :
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
« La vie intra-utérine et la première enfance sont bien plus en continuité que ne nous le laisse croire la césure frappante de l’acte de naissance. »
Or il semble que certains bébés aient une extrême difficulté, voire une impossibilité, à trouver en eux un potentiel qui leur permette de vivre cette continuité indispensable à leur construction psychique et cognitive. C’est ce dont je parle lorsque j’évoque l’absence d’agrippements primaires. Nous pouvons également faire ici référence à Frances Tustin lorsqu’elle évoque la prématurité psychique des bébés à devenir autistique. Des bébés qui ne sont pas prêts à affronter psychiquement (et sûrement sensoriellement aussi) le monde extérieur. Alors, ne nous trouvons-nous pas face à des pathologies qui rendent difficile, voire impossible, l’attention inconsciente ? Que faire, comment entrer en relation avec des bébés qui ne trouvent aucun agrippement sensoriel et perceptif pouvant faire lien entre leur vécu intra-utérin et le monde extérieur ? des bébés qui ne sollicitent rien et n’ont pas accès aux représentations ? Je crois qu’aujourd’hui, pour des raisons tenant à des facteurs que les psychanalystes, les neuro-scientifiques et les généticiens commencent à être à même de mieux cerner, il s’établit un certain consensus autour du fait que ces bébés-là se trouvent pris, englués dans ce qui, comme je
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L A CLINIQUE DES DÉRIVES
viens de le souligner, est l’un des aspects les plus pénalisants des troubles envahissants du développement, à savoir leur incapacité à articuler leurs sensations internes avec leurs perceptions externes. Pour appuyer mes propos, je vais proposer deux petites anecdotes : Madame X sort de chez un psychiatre qui vient de lui donner (j’ai envie de dire enfin !) un diagnostic d’autisme pour son fils Arthur. Il a 6 ans. Elle conduit sa voiture et elle pleure. Tout d’un coup, elle sent qu’Arthur lui caresse la tête. Il ne l’avait jamais fait avant et ne le refera jamais par la suite. Il y a eu ce branchement en direct sur les émotions maternelles mais rien n’a pu être élaboré à partir de ce moment tellement fort pour Arthur et sa maman. Seconde anecdote. Jean-Pierre (6 ans) dort sur mon petit divan comme il le fait depuis que nous avons commencé à nous voir, c’est-à-dire il y a environ deux mois. Tout d’un coup j’entends qu’il fredonne La Petite Musique de nuit, j’enchaîne, il ouvre un œil et pour la première fois me regarde. J’apprendrai par sa mère que pendant sa grossesse elle a fréquemment joué ce thème de Mozart au piano. Là encore, rien ne s’articule autour de cette émotion auditive ressurgie du vécu intra-utérin, mais nous avons pu commencer, grâce à cette musique, à travailler les liens entre le dedans et le dehors. On a beaucoup parlé et écrit autour du fait que bien des enfants, manifestant des troubles d’évitement relationnel sévères ou pris dans des pathologies autistiques, avaient été en relation précoce avec des mères qui, pour des raisons diverses, étaient dépressives et n’avaient pu donner à leur bébé un environnement affectif suffisant pour les aider à surmonter quelques-unes de leurs difficultés. Je pense que dans certaines situations ceci est vérifiable mais je suis convaincue que la plupart des mères, confrontées à leur incapacité à entrer en relation avec leur nourrisson, vivent des blessures narcissiques tellement sévères qu’elles peuvent être alors amenées à se déprimer et à vivre des angoisses de disqualification. Ces mères pensent toujours que les autres savent mieux qu’elles et qu’elles-mêmes sont dépourvues d’instinct maternel. Je crois que ces enfants, faute de pouvoir faire lien entre leurs vécus intra-utérins et leurs repérages du monde extérieur, restent figés dans des « angoisses de précipitation » (cf. Houzel) et peuvent y entraîner leurs mères. Dans les conditions que je viens de décrire, l’on doit toujours tenir compte, en consultation, de la souffrance inouïe que vivent des parents avec ces bébés et ces enfants-là. C’est pourquoi il est indispensable de les aider à mieux comprendre ce que vit leur enfant et comment ils peuvent soutenir un projet de soins.
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L’ EMPATHIE Les deux anecdotes citées quelques lignes plus haut (celles d’Arthur et de Jean-Pierre) posent une question fondamentale car il semble clair aujourd’hui que l’on situe l’identification et l’empathie comme constitutives de l’intersubjectivité. Or, qu’il s’agisse de l’un ou l’autre de ces deux enfants, leurs manifestations affectives ne relèvent pas de l’empathie puisque l’autre n’existe pas clairement pour eux. Il fait, en quelque sorte, partie d’eux-mêmes. C’est du reste un phénomène qui reste assez mystérieux, car il est clair qu’ils ont ressenti très fortement « quelque chose », mais ils ne peuvent absolument pas s’en expliquer ni le rattacher à quoi que ce soit d’un contexte tangible. Arthur ne peut rien exprimer au-delà de ce geste émotionnel de caresse, il ne peut lui trouver aucune prolongation. Quant à Jean-Pierre, il retrouve, dans le cadre de l’attention que je lui porte, un « souvenir » fœtal qui laisse émerger un moment d’évocation, une trace sans doute liée au contexte transférentiel mais, là encore, cette émergence ne conduit en rien vers un processus d’intégration des émotions. Il m’incombera par la suite de tenter de l’y amener en introduisant ces quelques notes dans une chaîne signifiante musicale. Je repartirai donc de cette mélodie pour l’enchaîner à des chansons enfantines connues de lui et de moi. Puis, grâce à la mélodie de « joyeux anniversaire » j’articulerai ses sensations auditives à des sensations visuelles et tactiles en dessinant force gâteaux et bougies que nous ferons semblant de souffler et de manger ensemble. Ceci nous amènera vers un début d’attention partagée et d’ouverture sur la symbolique primaire. Je crois que nous pouvons émettre l’hypothèse que l’empathie se manifeste, en un premier temps, dans tout un échange corporel qui va organiser les prémices de l’attention conjointe et de l’imitation. Le bébé imagine et vérifie la justesse de ses hypothèses d’après les réactions qu’aura son environnement maternant face à ses manifestations corporelles et vocales. Il y aura, des deux côtés, imitation et invention. Mais, en ce qui concerne le bébé, il ne peut y avoir d’invention sans la mise en place des processus d’imitation. Cette nécessité déjà évoquée plus haut parcourra néanmoins l’ensemble de ces chapitres Il ne peut en être autrement car sans cesse et partout on en perçoit les causes et les effets. Dans leur livre Imiter pour découvrir l’humain, Jacqueline Nadel et Jean Decety démontrent remarquablement bien cette nécessité impérieuse de l’imitation et de son développement chez l’enfant qui va bien. : « L’objectif principal de l’imitation est non de s’approprier une technique
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d’utilisation des objets, mais de manifester sa coordination avec autrui à travers la coréférence à un même type d’objet. » Mais à un autre moment, J. Nadel écrit également : « La simulation offre au sujet le moyen de “dérouler mentalement”, pour ainsi dire, la représentation de l’action dans son contexte canonique. Ce processus est à l’œuvre dans l’imagination, la remémoration et la planification conscientes d’une action assortie de ses conditions de satisfaction. » Dans ce paragraphe, on retrouve bien toutes les difficultés qu’ont certains enfants à aborder l’imitation dans la mesure où sa nécessité leur échappe. L’abord de ces quelques hypothèses nous montre à quel point, la construction du sens dans les relations entre l’enfant et son environnement maternant est tributaire de conditions et d’états psychiques et mentaux forts différents. À des degrés divers, le neurologique, le génétique et l’environnement jouent des rôles plus ou moins prépondérants selon les circonstances mais, ainsi que j’ai essayé de le montrer, ils doivent toujours être en relation, toujours conjugués les uns aux autres et si, au contraire, ils sont clivés, toutes les émergences relationnelles en sont bloquées.
P OUR
QUE L’ ENVELOPPE PHYSIQUE DEVIENNE PEAU PSYCHIQUE L’enveloppe physique ne peut devenir peau psychique (au sens qu’y donne Didier Anzieu dans son livre Le Moi-Peau) si elle n’inclut pas le sens des choses et des mots : « Par moi-peau, je désigne une figuration dont le moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond au moment où le moi psychique se différencie du moi corporel sur le plan opératif et reste confondu avec lui sur le plan figuratif. »
Et plus loin : « La peau première fonction, c’est le sac qui contient et retient à l’intérieur le bon et le plein que l’allaitement, les soins, le bain de paroles y ont accumulé. La peau, seconde fonction, c’est l’interface qui marque la limite avec le dehors et maintient celui-ci à l’extérieur, c’est la barrière qui protège de la pénétration par les avidités et les agressions en provenance des autres, êtres ou objets. La peau enfin, troisième fonction, en même
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temps que la bouche et au moins autant qu’elle est un lieu et un moyen primaire de communication avec autrui, d’établissement de relations signifiantes ; elle est, de plus, une surface d’inscription des traces laissées par ceux-ci. »
Ainsi les voix ne seront structurantes que si elles témoignent d’une attention partageable. L’émergence dans le langage ne peut se faire que dans le désir qu’aura l’enfant d’acquérir une capacité meilleure et plus forte de communication. Pour Anzieu, la bouche (« le museau » dirait Geneviève Haag) et l’enveloppe-peau restent les instruments sinon uniques en tout cas largement prévalents dans les processus d’éclosion du psychisme individuel avant de devenir les instruments privilégiés de la rencontre avec l’autre. Aujourd’hui, il semble que soit plus évidente l’impérieuse nécessité de ne pas dissocier la bouche et la peau des autres récepteurs sensoriels. Si clivage il y a, la porte est grande ouverte à certaines pathologies lourdes dans lesquelles se conjuguent les désintrications mettant en péril total l’émergence des co-perceptions et de la différenciation entre soi et l’autre. Ces pathologies prennent toujours racine dans une difficulté, voire une impossibilité à assumer les étapes de séparations.
Chapitre 9
CINQ RÉCITS CLINIQUES
viens d’évoquer une pathologie qui plonge des familles dans un marasme inouï et met en échec toutes les tentatives maternelles et parentales pour y faire face. Soutenir les parents est alors indispensable. Je vais maintenant aborder d’autres situations qui font échec, elles aussi, à une construction familiale stable, équilibrée et heureuse. Nous avons vu combien dès la naissance et même dès la grossesse, une situation parents/enfants peut basculer vers le pathologique lorsque l’histoire, les conditions sociales ou les désordres psychiques s’en mêlent. Qu’en est-il du devenir de ces familles dans lesquelles s’installent ces dysfonctionnements et comment, par quel processus, un travail familial peut-il débloquer ces situations douloureuses, voire même catastrophiques ? Je vais proposer des parcours cliniques qui, plus que tout discours, montreront combien de souffrances peuvent générer ces pathologies chez des enfants et/ou chez leurs parents. Il est habituel dans ces familles que le rôle, la place de chacun soit l’objet de confusions notoires. Les inversions générationnelles y sont constantes et cet état confusionnel rend presque impossible aux enfants de devenir des sujets à part entière.
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Avec les deux premières situations (thérapie de couple puis thérapie familiale), nous verrons combien le maternage peut être d’emblée mis en danger, voire même rendu impossible dans certains contextes conjugaux. Nous le verrons avec deux familles ayant à élever un jeune enfant. Nous aborderons ensuite, avec une autre thérapie familiale, la perduration des troubles psychiques et comportementaux chez des enfants plus âgés mais ayant toujours été l’objet d’un dysfonctionnement de couple. Une dernière thérapie familiale nous permettra d’observer l’impact catastrophique des secrets indicibles dans une relation mère, père, enfant. Puis, avec des courts moments d’une thérapie individuelle, nous verrons les troubles de la séparation perdurer chez une adulte n’ayant jamais pu prendre ses distances par rapport à sa mère. Il va de soi que des modifications nécessaires à la confidentialité ont été apportées à ces vignettes cliniques.
Q U ’ EST- CE
QUE LA COUVADE PATHOLOGIQUE
?
Les deux thérapies que je vais évoquer successivement vont me permettre d’exposer plus clairement ce que j’entends par couvade paternelle. Mes réflexions s’articulent autour d’un triple contexte : celui des thérapies familiales ou de couple, celui de l’hôpital de jour qui accueille des enfants psychotiques, autistes ou sévèrement dysharmoniques et celui d’un accueil de consultation petite enfance. Mais sans l’approche familiale je n’aurais pu approfondir mes observations et la pathologie que je vais aborder maintenant ne me serait sans doute pas apparue aussi clairement. La clinique de la petite enfance s’est beaucoup améliorée ces dix ou quinze dernières années grâce au travail de prévention et de réseau entrepris dans un grand nombre de secteurs de pédopsychiatrie et grâce aussi à l’utilisation plus précoce d’outils d’évaluation mieux adaptés. Moyennant quoi, les pathologies relationnelles des débuts de vie nous sont devenues beaucoup plus familières et l’on connaît l’importance du soutien à apporter aux mères, pères et bébés pris dans une relation primaire ou symbiotique défaillante. Soit que l’enfant manifeste un évitement relationnel qui atteint fortement le narcissisme maternel au risque de renforcer des troubles graves du lien et de la communication. Soit que la mère ne puisse assumer la magie de cette première relation. Soit encore que le père se mette à jouer dans la triade un rôle néfaste. En consultation, on observe que certains pères peuvent être atteints par une relation mère-bébé défaillante. Parfois ils prennent la fuite
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mais souvent ils viennent dire leur détresse, leur incompréhension de la situation et leur sentiment d’impuissance. Eux aussi ont alors un grand besoin de soutien. Cependant, du côté des pères, il existe un autre cas de figure dont on a déjà exploré certains aspects sous les noms de « syndrome de couvade » ou de « fantasme de grossesse » mais dont il me semble que l’on n’a pas encore approfondi les répercussions familiales dans la mesure où le devenir maternel peut en être mis complètement hors circuit. Ce terme de couvade tire son origine des rites de couvade mis en évidence par un certain nombre d’anthropologues tout aussi bien en Afrique, qu’en Europe, en Amérique du Sud ou en Asie et tout aussi bien à l’époque antique qu’encore, au début du XXe siècle, au Pays Basque par exemple. Les études entreprises sur ces rites montrent qu’il y avait deux couvades : une couvade prénatale qui avait pour but de transférer de façon quasi magique les douleurs maternelles de l’enfantement chez le père qui, alors, se mettait à geindre et se couchait et une couvade post-natale ou diététique dans laquelle le père considéré comme très faible restait encore alité et était soumis à un régime circonstancié et très strict. Beaucoup d’hypothèses ont été émises quant au sens à donner à ces coutumes mais on peut en retenir essentiellement que cette attitude paternelle fondée sur des croyances magiques et une toute-puissance de la pensée était destinée d’une part, à soulager la mère, d’autre part à créer des liens très précoces entre le père et le bébé. Bettelheim a écrit que, par ce rite, les hommes remplissaient le vide affectif provoqué par leur incapacité à accoucher d’un enfant. Mais ce temps de couvade était d’une durée limitée, et, une fois passée cette période, le père reprenait le cours de ses occupations habituelles tandis que la mère, qui, dans l’esprit du père, n’avait jamais été évacuée ni reniée, reprenait tout naturellement sa place de mère. Ce sujet a été largement abordé dans un article d’André Haynal paru en 1968 dans les Annales médico-psychologiques. Dans le syndrome de couvade, dans la pathologie de la couvade telle que la psychiatrie et la psychanalyse l’ont décrite et qui est, en quelque sorte, une mise en acte corporelle et psychique d’un fantasme de grossesse ayant perduré jusqu’à l’âge adulte, c’est au contraire tout le problème de l’identité masculine qui est remis en question. On connaît bien l’envie du pénis chez la petite fille mais on connaît moins bien, me semble-t-il, les désirs de grossesse et d’enfant chez le garçon. Freud a cependant abordé cette problématique. Dans La Vie
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sexuelle, il montre que le garçon veut se substituer à la mère comme objet d’amour du père ; dans « Le Petit Hans », il écrit : « Hans pouvait se représenter l’acte d’enfanter comme une chose agréable en le rapportant à ses premières sensations agréables lorsqu’il allait à la selle ; il pouvait donc doublement souhaiter avoir lui-même des enfants : d’une part afin d’avoir le plaisir d’enfanter et d’autre part, de les soigner... »
Le fantasme délirant du désir de grossesse est largement décrit dans « Le Président Schreber », mais je ne m’y attarderai pas car je vais aller davantage du côté de la perversion que de celui de la psychose à l’âge adulte. Melanie Klein parle de la frustration du désir du garçon d’avoir un enfant, ce qui le rend inférieur à sa mère et ce qu’il va finalement compenser par la fierté de posséder un pénis. On peut également citer Jacques Lacan qui, dans son Séminaire sur les psychoses, aborde, à propos de la question de l’hystérie, les fantasmes de grossesse et de procréation. Edith Jacobson — psychanalyse viennoise émigrée aux États-Unis où elle devint membre du groupe Hartman (groupe de New York) — décrit dans les cas d’identité masculine peu stabilisée une intense « envie de la capacité féminine » de porter ou de donner naissance à des enfants. Dans son livre intitulé Le Père : acte de naissance, le psychanalyste Bernard This cite une lettre de Groddeck (médecin et psychothérapeute allemand contemporain de Freud) à une amie, lettre dans laquelle il parle d’une grosseur au cou dont il fut affligé jusqu’à ce qu’il comprenne que cette grosseur avait pour lui valeur de grossesse. Il est clair que, pour franchir l’étape œdipienne, il y a une nécessité absolue pour le petit garçon de renoncer à ces fantasmes, de renoncer à l’identification à la mère pour aboutir à une identité sexuelle masculine solide. La psychiatrie nous décrit des situations dans lesquelles cette identité masculine reste cependant suffisamment fragile pour que la grossesse et l’accouchement de l’épouse ou de la compagne amènent certains hommes à des décompensations ou à des somatisations majeures ou encore à des manifestations délirantes. Petite anecdote plutôt cocasse, celle d’une patiente me racontant, furieuse, qu’au moment de partir à la clinique pour accoucher, son mari lui a dit : « Appelle un taxi, j’ai trop mal au ventre, je ne peux pas me lever. »
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Cependant, le syndrome de couvade peut prendre des attitudes beaucoup moins tristement comiques, et beaucoup plus subtiles et perverses. C’est cet aspect des choses que je vais aborder.
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R ETOUR
SUR LA RELATION PRIMAIRE
Lorsque Paul-Claude Racamier parle de la « séduction narcissique » (déjà citée au chapitre 4), il dit que son devenir normal est de s’estomper progressivement pour qu’il y ait une intégration du tiers et l’abord progressif de la rivalité œdipienne. Si cette séduction perdure, alliée à l’autosensualité, nous entrons dans tout ce qu’a décrit Racamier, comme étant de l’ordre de la « perversion narcissique », c’est-à-dire un processus défensif et puissant militant contre toute émergence des conflits à résoudre pour que puisse s’organiser l’œdipe, et l’on va se trouver confronté à des situations dans lesquelles rôde la gamme des horreurs de cette perversion narcissique à savoir : la maîtrise, le contrôle de l’objet qui n’est qu’un faire-valoir narcissique de l’autre, la séparation impossible, l’absence de pensée individualisée et, si l’on utilise le terme lacanien, la forclusion du signifiant paternel. À présent, nous allons renverser la donne. Voilà que, par des manœuvres perverses intenses, le père évacue la mère dès la relation primaire, la disqualifie et s’installe ainsi en son lieu et place dans le fonctionnement de séduction narcissique, fonctionnement dont, bien sûr, il ne va jamais chercher à sortir. Papa-bébé-enfant ne doivent faire qu’un jusqu’à l’éternité. Dans ce cadre-ci et contrairement à ce qui se passe dans les rites de couvade, le père est dans l’illusion continue et active de remplacer la mère pour toujours. Elle est évincée en pensée et en agir. Un père m’a dit un jour : « C’est moi qui sens et c’est moi qui sais. » Ainsi, le père attaque le moi maternel au profit de son propre narcissisme et il installe une relation catastrophique avec son bébé, car, en niant chez la mère sa fonction maternelle, il crée entre son enfant et lui un lien pathologique dans lequel s’installe une véritable forclusion du signifiant maternel. Le lien père-enfant se noue dans l’exclusion de la mère. Le tiers est banni et lorsque la mère est physiquement absente elle n’est pas, fantasmatiquement, présente, le vide prend sa place. Par ailleurs, la relation de séduction narcissique avec le père ne possède pas, et pour cause, les vertus apaisantes que procure la relation mère-bébé ; au contraire, elle se révèle comme hautement érotisée, hautement excitante, et elle va déboucher sur une vraie relation incestuelle à
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savoir une relation qui relève des désirs incestueux mais se trouve déplacée sur un mode relationnel autre. Le processus de séparation est alors inabordable car l’incestuel fonctionne comme un mécanisme d’anti-séparation, et la dépression toujours possible chez des sujets aussi mal identifiés est colmatée par une survalorisation de soi puisée dans la disqualification de l’autre en tant que mère. Le fantasme qui court ici est celui de l’engendrement paternel. Dans mon expérience de ces situations, j’ai le sentiment que la pathologie de l’enfant, si elle ne puise pas son origine dans la pathologie paternelle, en est considérablement renforcée. Certaines pathologies favorisent amplement la non-reconnaissance de l’autre et l’impossible séparation. Si l’enfant a ce genre de fragilité, le père avance sur un terrain qui ne peut qu’être conquis En tout cas, je crois que l’on peut dire que ces pathologies infantiles facilitent la démarche incestuelle du père. Il s’y appuie considérablement pour fragiliser la mère et la réduire à peu de chose tout en lui attribuant la responsabilité des difficultés de l’enfant. Autre observation à faire : je n’ai connu la configuration que je décris ici que dans des relations père-fils car, lorsqu’il y avait éviction de la mère, la relation père-fille se situait sur le versant de la perversion sexuelle plutôt que narcissique. On peut aussi faire l’hypothèse que, contrairement aux pathologies homosexuelles dans lesquelles l’homme s’identifie à sa mère en tant que femme, la subversion paternelle dont nous parlons ici trouve son origine dans une identification à la mère uniquement en tant que génitrice. Pour une raison qui reste à élucider, ces pères qui peuvent éprouver une jouissance hétérosexuelle n’en demeurent pas moins dans un clivage qui fait d’eux une sorte de père-mère tout-puissant. Dans le désir fou d’être tout pour son enfant, s’agit-il d’une tentative d’éviction d’une mère haïe ? En est-il ainsi parce qu’en lui donnant des frères et sœurs elle l’a contraint d’accepter un partage qu’il ne pouvait assumer, ou bien la jouissance donnée par le père à cette mère-là lui est-elle impensable et la scène primitive inabordable ? Quoi qu’il en soit, nous voici orientés vers une origine possible de ce que Paul-Claude Racamier a appelé le fantasme-non fantasme car il n’ouvre sur rien. Il a, au contraire, une fonction de clôture qui rend impossible l’évolution vers l’œdipe et enferme la famille dans un fonctionnement pervers ou psychotique. Comment ces pères évoluent-ils vers cette forme d’hypothèse d’engendrement qu’est le fantasme d’auto-engendrement paternel ? Fantasme qui, ici, prend la forme de couvade. La question n’est pas simple mais, je
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crois que nous sommes face à des facteurs d’envie et de haine tellement puissants qu’ils amènent ces pères à un véritable déni du tiers maternel. Dans ces situations, l’absence de la mère, lorsque, par exemple, elle part travailler, est une absence sans représentation psychique. Et dans ce cas précis, l’absence ne peut devenir objet de manque, il est carrément exclu. Il y a, j’y insiste encore, une véritable forclusion maternelle.
U NE
THÉRAPIE DE COUPLE
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Le récit clinique J’ai reçu la famille D. à la demande conjuguée de deux services hospitaliers de neurologie et de psychiatrie infantile d’un autre continent. Pays dans lequel le français est resté bien parlé. L’enfant, Grégoire, avait presque deux ans lorsque je les reçois. Il ne marchait pas, ne tenait pas assis et ne pouvait se déplacer en aucune façon. Son regard fuyait tout contact, il balançait très fréquemment la tête de droite à gauche et peu de sons étaient émis. Mais tout cela, je ne le constaterai que lorsque, après avoir longuement œuvré, je réussirai à convaincre son père, à qui il était agrippé ventralement (comme un petit singe), de le poser sur le petit divan de mon bureau. Même ainsi, il le gardera collé contre sa hanche. La mère, assise de l’autre côté de l’enfant lui parle, lui caresse la joue, mais pour faire cela, il faut qu’elle allonge le bras. Madame, appelons-la Solange, est très volubile ; Monsieur, Charles, est au contraire silencieux, et toute formulation semble lui être douloureuse. On dirait qu’il mâchouille les mots avant de pouvoir les prononcer. Mais quand je m’adresse à Grégoire, très doucement, avec des mots gratifiants, il éclate d’un rire presque discordant comme s’il était lui-même physiquement touché par mon discours, comme s’il ne faisait qu’un avec son fils. Les comptes rendus qui m’avaient été envoyés, concernant l’enfant, parlaient de troubles neurologiques sévères mais encore non déterminés, sauf en ce qui concernait une épilepsie associée à des défenses de type autistique. Tout de suite je vois se dessiner chez les parents un désaccord profond. Madame ne me parle que des troubles neurologiques de Grégoire et Monsieur se situe sur le versant d’une hypothèse autistique.
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Je suis très mal à l’aise car d’emblée je redoute que Grégoire ne soit le centre d’un conflit inquiétant. Ce couple baigne dans une sorte de fausse harmonie ou tout me semble factice. Je vais les revoir ensemble trois fois puis, une quatrième fois, je verrai l’enfant seul (je ne sais plus comment je m’y suis prise mais j’y suis arrivée !) et il sera, à ce moment-là, beaucoup plus présent. J’aurai droit à quelques vrais regards, tout spécialement lorsque je fredonnerai et à des moues de mécontentement lorsque j’arrêterai. Plus tard, sa mère me dira que, lorsqu’il crie, elle le calme en chantant mais le père aura alors un sourire ironique. Face à cette situation très préoccupante, je vais proposer pour Grégoire des temps très partiels à l’hôpital de jour et une prise en charge psychomotrice et je dis aux parents que je les sens très en souffrance et que je souhaite les rencontrer tous les quinze jours. Ils acceptent et Solange me semble même très soulagée par cette proposition. Mais au premier entretien consacré au couple, Charles arrive avec Grégoire agrippé à lui, la tête enfouie dans son cou comme toujours. Madame vient peu après et semble très étonnée. Je rappelle alors que nos séances sont des séances de couple et que je verrai Grégoire régulièrement mais de façon plus espacée. Monsieur et Madame ont obtenu tous deux des permis de travail renouvelables. Ils ont fait dans leur pays d’origine de brillantes études. Solange travaille dans un organisme où elle a un poste important. Charles vogue de « boulot en boulot » car il a le plus grand mal à se plier aux exigences des règles collectives. Quand je les vois enfin seuls, ils restent tous les deux très silencieux et je finis par leur dire que j’ai le sentiment que Grégoire, tout en étant l’objet d’un amour très fort de leur part à tous deux, me semble être au cœur d’un conflit qui lui est vraisemblablement préjudiciable. Solange me répond spontanément que mon hypothèse est exacte et elle raconte qu’il y a eu une IRM et un EEG très perturbés, qu’il a été évoqué des retards de développement neurologique et que, par ailleurs, étant épileptique, il est sous un traitement fort. Elle éclate en sanglots et me dit qu’elle « ne peut pas entendre parler d’autisme. Je l’ai attendu avec un tel bonheur. Lui (et elle regarde Charles), il nie tout, il me veut coupable de l’état de Grégoire ». Sollicité par moi, Charles répond après un moment de silence et avec effort que les examens n’étaient pas probants et qu’en effet, il attend un « déclic psychique ».
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Solange, maintenant en colère, lui répond qu’à l’hôpital où avaient eu lieu les premiers examens, les enfants étaient tous comme lui et qu’ils étaient des IMC (infirmes cérébro-moteurs). Au troisième entretien, Solange va parler de son accouchement et nous allons entrer dans le vif du sujet. « Ce fut très difficile... l’accouchement d’abord puis le séjour à la clinique. Charles était complètement absent. Je l’ai vu une heure le premier jour, vingt minutes le second ; le troisième plus rien... J’étais très entourée, très gâtée, mais la seule personne que j’attendais n’était jamais là... Je suis rentrée en taxi, toute seule. Le premier jour je me suis retrouvée avec des angoisses épouvantables. J’ai dû appeler une proche parente pour qu’elle vienne me soutenir. Quand Grégoire a eu 4 mois, je l’ai préparé à la reprise de mon travail. Je lui parlais beaucoup et le jour où j’ai repris, il a bu en 10 minutes alors qu’il avait toujours été terriblement lent. Je fus très bouleversée parce que j’ai eu l’impression que cette séparation était beaucoup plus dure pour moi que pour lui. Charles, qui avait quitté son travail la veille de la reprise du mien et avait été très absent pendant ces quatre premiers mois, a tout de suite pris le relais. J’ai dû me battre pour que Grégoire dorme dans sa chambre et qu’on le laisse pleurer un peu sans que Charles le reprenne immédiatement dans ses bras. Il était auprès de lui au moindre battement de cils et je n’ai jamais pu obtenir qu’il ferme la porte de communication entre nos chambres. » Elle ajoute : « C’est la couvade, il aurait aimé porter cet enfant dans son ventre, il le tient toujours contre lui lorsque nous sortons et moi, je suis là, à côté, je pousse une voiture d’enfant vide. » Je me tourne vers Charles, il met beaucoup de temps à s’exprimer, semblant mouler les mots dans sa bouche : « C’est vrai qu’on peut appeler ça de la couvade, mais je pense que ce n’est que comme cela que je peux aider Grégoire à se construire une peau. » Nous reviendrons souvent sur le désir d’avoir un enfant dans son ventre, désir qu’il reconnaîtra avoir tout à fait ressenti. À une autre séance, Solange semble très déprimée. Le silence règne. Au bout d’un long moment je reviens sur ce qui a été travaillé précédemment et je leur demande s’ils ont le sentiment d’être complémentaires et chacun à leur place par rapport à Grégoire dans la mesure où elle affirme qu’elle se situe avec l’enfant dans le langage et l’éducatif et Charles dans le holding ? Cette question les laisse interdits. Puis, Solange finit par dire que l’amour que Charles porte à Grégoire lui semble inestimable. Ce qu’elle lui reproche c’est que, lorsqu’il tient son fils contre lui, c’est-à-dire
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constamment, l’enfant ne peut pas s’ouvrir au monde. Quand ils vont chez des amis, il continue de le tenir collé à lui, il ne le pose jamais, ne le confie à personne, pas même à elle. Avec beaucoup de précautions je leur demande s’ils auraient dans la tête l’idée que Grégoire se refuserait à plus d’autonomie pour que ses parents ne se séparent pas ? Solange reste pétrifiée mais Charles, réagit tout de suite (ce qui est exceptionnel) ; il acquiesce vigoureusement. Assez rapidement, je vais comprendre que pour lui, cet enfant a été conçu dans un fantasme de père porteur et que d’emblée, ou en tout cas aussi vite que possible, il lui a fallu exclure la mère. Je me suis beaucoup posé la question de savoir pourquoi Solange n’avait rien perçu de ce fantasme d’auto-engendrement paternel et des manœuvres perverses de Charles et dans quelle mesure elle avait pu y participer. Mais je crois que l’impact extrêmement douloureux de sa propre histoire infantile — son père était décédé lorsqu’elle avait quelques mois et sa mère était restée trop endeuillée pour s’occuper d’elle — allié à son immense désir de réparation lui ont masqué durant tout un temps la réalité de la situation. Certes, ce masque tenait du déni mais sa prise de conscience rapide de la réalité de la situation dans la thérapie m’a convaincue de son absence de complicité voulue ou même recherchée. Par la suite Solange reviendra beaucoup sur les insomnies de Grégoire que Charles provoque en faisant du bruit, réveillant ainsi l’enfant qui ne se rendort pas et en profitant alors pour le mettre dans leur lit. Elle dit : « Ils sont collés l’un à l’autre ou même l’un sur l’autre et moi je n’ai plus de place. » Pendant qu’elle parle, Charles la regarde avec une sorte de jouissance. Je dis alors que l’on peut mettre un enfant dans son lit quand on est fatigué de se lever pour le calmer mais que ce ne doit pas être trop fréquent car l’enfant va rapidement en tirer des bénéfices secondaires et risque de devenir tyrannique et j’ajoute que l’on peut aussi prendre un enfant dans son lit uniquement par plaisir. Charles, encore une fois sourit de manière ambiguë. Solange affirme : « C’est tout le problème » et Charles ajoute : « C’est vrai. » À plusieurs reprises, Solange va beaucoup pleurer en décrivant combien elle se sent exclue de la vie de son fils. Elle va dire : « Mon existence est complètement niée par Charles et j’ai peur d’y laisser ma peau. » Elle raconte un épisode de fièvre sévère où elle a fait venir le médecin. Charles, arrive sur ces entrefaites, et le jette violemment à la porte. : « Il n’y a que lui qui sait soigner son fils. » Elle raconte également que lorsque la crèche a commencé à s’inquiéter pour Grégoire (il avait
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6 mois) Charles a mis un temps fou à accepter d’aller consulter. Elle ajoute qu’elle n’a aucun droit de regard sur les soins ou l’alimentation de l’enfant et qu’elle vit dans une peur constante car si elle intervient cela donne lieu à des scènes. Charles lui répond : « C’est vrai que je ne peux pas te faire confiance... Tu fais tout de travers... » Solange enchaîne : « Lorsque Charles et Grégoire sont dans le bain... ils y sont ensemble parce que Grégoire a peur de l’eau... Mais j’ai tout le temps envie de le redresser pour qu’il ne soit pas... » Elle lance un regard inquiet à Charles et se tait. Je lui viens alors en aide : « Sur le sexe de son père ? » Très soulagée, elle me répond « Oui c’est ça et je ne peux pas le supporter ! » Je me tourne alors vers Charles et le sollicite du regard. Il me dit que c’est vrai et que c’est sans doute une relation de séduction primaire mais que cela n’a rien d’érotisé ! Je vais alors revenir sur l’accouchement et l’absence de Charles en lui disant que, puisqu’il parle de séduction primaire, peut-être avait-il alors trouvé impossible d’assister à ce qu’il observait de la relation entre Solange et son bébé. Charles me regarde intensivement, ses yeux deviennent brillants, il semble au bord des larmes et finit par hocher positivement la tête. Solange enchaîne : « Cela me fait penser que j’ai recommencé à travailler un 3 novembre et que Charles a cessé son nouveau travail le 4... [silence]. » Puis elle ajoute comme découvrant soudain la vérité des choses : « C’est là que tout a basculé, je n’ai plus eu ma place de mère ! » Charles enchaîne rapidement : « C’est vrai que j’ai l’impression qu’elle veut toujours s’immiscer entre nous... Par exemple nous étions chez des amis, j’étais dans le bac à sable avec Grégoire et elle arrive... » Solange pleure et raconte : « Nos amis ont deux enfants : Adeline, qui a exactement le même âge que Grégoire, à quelques jours près, et un bébé de deux mois. Charles avait levé Grégoire, baigné Grégoire, donné à manger à Grégoire et, quand nous sommes partis nous promener, Grégoire était accroché à Charles, mon amie m’a donné le bébé à pousser pour que je ne me retrouve pas avec une poussette vide. Puis, comme Adeline était fatiguée, je l’ai portée. Elle pèse à peu près le même poids que Grégoire et, (s’adressant à Charles) tu me dis toujours que Grégoire est trop lourd pour moi !... Alors le bac à sable... j’ai pensé qu’il y avait une place pour moi... ou bien qu’on pouvait jouer avec Grégoire à tour de rôle ou tous les trois ensemble. » Elle pleure à nouveau puis m’explique, comme pour se justifier, combien Grégoire est plus facile avec elle quand son père n’est pas là. Il dort sans problème, elle sait comment le calmer en chantant, elle lui propose plus d’autonomie en le posant par terre pour qu’il ait envie
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de la rejoindre, elle cherche aussi à lui donner des limites quand il est en colère. Charles lui répond : « Mais tu n’es jamais là » et à ce moment-là je comprends la fuite de cette femme dans le travail, travail par ailleurs indispensable à l’équilibre budgétaire de la famille ! Je leur indique alors qu’il me semble essentiel que l’on essaie de quitter ces relations duelles pour aborder le chiffre trois parce que, à ce que j’en observe, ils fonctionnent complètement dans l’absence l’un de l’autre et j’ajoute que dans mon contre-transfert, je ressens ce que ressent Grégoire qui vit cela en permanence. Il ne peut pas se construire parce qu’il est constamment tiré à hue et à dia. Comme Charles revient, à une autre séance, sur ses « capacités contenantes », je lui demande s’il peut associer cela à quelque chose de sa propre enfance. Il me répond qu’il est l’aîné d’une famille nombreuse et qu’à chaque naissance, il se sentait « largué » par sa mère... Silence : « J’étais lâché dans le vide. » Petit à petit, l’atmosphère des séances va changer. Ils disent qu’ils peuvent commencer à se parler en dehors de mon bureau, qu’ils rient ensemble, se racontent leurs journées et qu’ils commencent à pouvoir envisager ensemble une séparation parce que tous ces échanges et le travail fait en séance, leur permettent de se rendre compte, en toute sérénité, qu’en dehors de Grégoire, ils n’ont plus rien en commun. Je vais me rendre compte un peu plus tard que la satisfaction que je tirais de cette évolution était bien naïve car elle faisait abstraction du jeu pervers qui était, quant à lui, toujours sous-jacent. Je vais maintenant aborder la trajectoire de la séparation. Elle va nous montrer combien le passage des mots à l’acte va remettre en évidence les enjeux de la couvade. Dans un premier temps, tout semble bien se passer. Ils viennent m’informer que Monsieur se cherche un appartement et qu’ils ont convenu d’avoir une garde alternée de Grégoire de deux jours en deux jours. Je ne dis rien mais sans doute fais-je une drôle de tête car à la séance suivante ils m’annoncent qu’ils ont changé leur fusil d’épaule et qu’ils envisagent maintenant un mode de garde alternée hebdomadaire. Puis, progressivement tout se gâte. La recherche d’appartement devient floue, le temps passe et Solange impose à Charles des délais pour qu’il quitte l’appartement. Il finit par trouver un logement à proximité. Mais là encore, les choses traînent. Il a toutes les difficultés à signer le bail et je finirai même par me demander si cet appartement existe ! Solange décide de prendre un avocat pour que les choses s’accélèrent et soient clairement établies car elle dit n’avoir plus aucune confiance en
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Charles. Pour lui, cette décision est vécue comme une « déclaration de guerre ». L’intervention judiciaire me soulage plutôt car je suis inquiète, me demandant comment tout cela va évoluer. Me gardant, bien entendu, de donner le moindre conseil, mes questions demeurent en suspens et cela n’a rien de confortable. C’est pourquoi l’intervention d’un avocat me semble, malgré la réaction et peut être surtout en raison de la réaction de Charles, tout à fait judicieuse. Arrive la réunion de conciliation chez le juge. L’avocat de Monsieur déclare que son client ne demande plus de garde alternée mais seulement un week-end sur deux et la moitié des vacances. L’avocat de Madame et elle-même sont stupéfaits et Solange me dit en séance, et avec beaucoup de colère, qu’elle sent là un « coup fourré. » Charles, bien que présent, joue les grands absents. Il a le regard ailleurs et semble se désintéresser complètement de la situation. J’ai à ce moment-là le sentiment qu’en effet il prépare une manœuvre préoccupante et qu’il se peut qu’il ait trouvé une façon bien à lui de récupérer complètement l’enfant. Seulement je ne vois pas comment il compte s’y prendre et je suis extrêmement inquiète. Solange va mettre des mots sur mes inquiétudes et les siennes. Elle va dire qu’elle pense que Charles a pris cette décision pour pouvoir prouver ultérieurement qu’elle est une mauvaise mère et qu’il faut lui enlever complètement la garde de l’enfant. Charles le reconnaît et nous dit tranquillement que c’est en effet ce qu’il espère. Il va finalement déménager et malgré les décisions prises chez le juge, il prend et ramène l’enfant quand il le veut profitant de l’absence de sa femme pour terroriser la nourrice. Quand il rencontre Solange, les mots d’insulte fusent. Il va faire plus encore. Au retour d’un séjour avec son fils, celui-ci fait une avalanche de crises d’épilepsie et sera hospitalisé en urgence. Les examens pratiqués montreront, que durant ce séjour, Monsieur a complètement arrêté le traitement prescrit, espérant probablement que l’on accuserait la mère de négligence. C’est sans doute ce qui aurait été le cas si Solange n’avait immédiatement amené l’enfant à l’hôpital, dès la première crise. Il est à souligner que durant tout le temps d’hospitalisation, jamais Charles n’ira voir son fils et il dira devant moi que sa femme a fait hospitaliser l’enfant pour rien alors que les médecins lui avaient clairement dit qu’il y avait eu danger de mort.
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Soucieuse de mettre fin à une situation tellement inquiétante, Solange m’annonce peu de temps après, qu’avec l’accord du juge, elle déménage en province où, grâce à un service neurologique spécialisé, elle a trouvé pour Grégoire un lieu d’accueil de jour approprié et proche de son nouveau domicile. Grégoire, malgré cette atmosphère familiale catastrophique avait, grâce à la prise en charge à l’hôpital de jour et à la psychomotricité, évolué à la fois dans ses capacités motrices — il commençait à marcher seul, pouvait se déplacer et se saisir des objets qui l’intéressaient — et dans ses investissements relationnels, il était beaucoup plus présent par le regard et mettait en place des stratégies de demande et de réponse : gestes, petits cris, lallations. Le psychomotricien comme l’éducatrice, après avoir eu beaucoup de mal à recevoir l’enfant seul, avaient été frappés, comme moi je l’avais été dans ma première rencontre avec Grégoire, par les capacités d’écoute de cet enfant. Il était particulièrement sensible à la voix et cela m’avait évoqué combien sa mère avait insisté sur l’impact calmant des chansons qu’elle fredonnait pour lui. Mais il était clair que chez cet enfant la sensorialité était disloquée. Il n’y avait pas d’articulation entre l’écoute et le regard. Le travail entrepris par l’éducatrice et le psychomotricien avait eu cependant des effets tout à fait structurants. J’ai récemment appris que suite à ses tentatives avortées de récupérer son fils, Charles était reparti dans son pays d’origine et que Grégoire avait maintenant un début d’accès au langage. Objet d’amour ou objet narcissique ? Ce qui apparaît de manière flagrante dans cette vignette clinique, c’est à quel point Grégoire n’avait jamais été un objet d’amour pour son père mais uniquement un objet narcissique et donc sans existence propre. Un objet destiné à réparer dans un éternel collage, les séquelles d’une histoire infantile qui ne lui avait pas permis de se détacher de ce désir d’être mère dont parlent Freud et Melanie Klein. La séparation n’avait pu être envisagée que comme un stratagème permettant de renforcer davantage encore ce collage en éliminant complètement la mère. Et dans un déni total de la réalité, il ne voulait la voir que comme incapable de donner à Grégoire ce que lui-même pouvait lui offrir en termes de holding, de contenance et de compréhension. Mais ce dont il était totalement inconscient c’était que son fils, en tant qu’objet narcissique, n’avait dans cette relation, aucun espoir de devenir jamais un sujet autonome.
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Pour ne pas terminer sur une note catastrophique et revenir sur les progrès de Grégoire, deux choses apparaissent clairement. D’une part, le fait que Charles ait pu confier, hors de sa présence, Grégoire à une éducatrice et à un psychomotricien a permis à l’enfant d’intégrer certains repères concernant l’espace, le temps et les bénéfices d’une individuation corporelle. Par ailleurs, ces deux thérapeutes ayant beaucoup réfléchi et travaillé ensemble, cela à permis à Grégoire de se sentir entouré et soutenu par un couple partageant mêmes regards et mêmes objectifs. D’autre part la thérapie de couple a abouti, malgré toutes les manœuvres perverses, à une séparation effective. Elle a donné suffisamment de courage à Solange pour que celle-ci, malgré tous les aléas de cette séparation, prenne conscience de l’importance de son rôle maternel. Ce rôle lui avait été tellement dénié qu’elle en était arrivée à se penser mauvaise. Sans le soutien de cette thérapie, elle n’aurait probablement jamais pu se reconstruire. C’est également ce qui lui a permis de repérer puis de protéger Grégoire de toutes ces manœuvres perverses parce que, selon moi, dans ce couple comme dans d’autres, la perversion n’était pas le mode de fonctionnement des deux conjoints. Le jeu du pervers consistant alors à attirer le névrotique dans sa toile d’araignée et à chercher constamment à briser son fonctionnement, le réduisant ainsi à ne plus être qu’un objet maîtrisé et non plus un sujet à part entière Monsieur, par son silence très actif, par sa non-réponse aux questions de sa compagne, mettait celle-ci dans des états d’angoisse tels que, comme elle le disait très bien, elle ne savait plus qui elle était. En séance, cela se traduisait par une grande volubilité et des crises de larmes. Tout le jeu de Charles, toute sa jouissance consistaient à amener Solange à des états paroxystiques et à l’y abandonner, pantelante et désespérée. Charles ne souffrait pas et Solange souffrait beaucoup. C’est ce constat en séance qui m’a permis, peu à peu, de dénouer les fils complexes de leur relation. L’omnipotence de Charles, la maîtrise de sa femme puis de son fils, lui procuraient une sorte d’apaisement continu. La résistance finale de Solange a eu raison de cette maîtrise et tout a explosé lorsqu’il a constaté l’échec de ses manœuvres pour enlever complètement Grégoire à sa mère.
Chapitre 10
UNE THÉRAPIE FAMILIALE DANS UNE ATMOSPHÈRE INCESTUELLE
nous venons de le voir, Solange s’est bien battue, écrasée un temps par la soumission et la peur, elle a pu surmonter cela, par amour pour son fils et en est sortie libre et indépendante. Malheureusement il n’en est pas toujours ainsi et les courtes vignettes puis le compte rendu plus exhaustif d’une thérapie familiale qui leur succède, vont nous montrer que toutes les mères ne trouvent pas en elles-mêmes les ressources nécessaires pour faire face à de telles obstructions concernant leurs capacités maternantes. Là encore, le soutien de thérapeutes avertis peut seul aider la mère à refaire surface. Cette thérapie familiale aura le souci d’exposer davantage encore l’aspect incestuel que peut prendre la couvade. Il donne également un éclairage plus fort encore sur la perversion narcissique, « organisation durable ou transitoire caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile et un faire-valoir » (P.-C. Racamier).
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OMME
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Dans les situations de couvade, on perçoit bien les diverses manières, voire les subterfuges utilisés par certains pères pour prendre possession d’un enfant. Et nous allons voir combien des mères, moins résistantes et moins bien armées psychiquement et/ou mentalement que Solange, peuvent y perdre leur âme. Tout d’abord, quelques courtes vignettes qui illustrent mes propos :
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COURTS EXEMPLES EN INTRODUCTION
1) Mme X dit à son mari devant moi, au cours de notre premier entretien : « Tu l’as pris contre toi, le cordon n’était pas encore coupé et tu as dit : “C’est moi la mère, un enfant reconnaît sa mère à son odeur et c’est moi qu’il a senti en premier.” » Puis cette mère a ajouté : « Depuis, j’ai toujours cette phrase dans ma tête et je me suis battue mais je le paie par des crises d’asthme et d’eczéma... » La mère s’est sans doute bien battue, car l’enfant a eu des troubles graves du langage, mais il n’est ni autiste ni psychotique. Malheureusement toutes les mères ne peuvent se battre. 2) Au cours d’un exposé que le psychanalyste Alain Sombré (avec le concours de Geneviève Haag) avait proposé à un congrès de psychanalyse familiale et groupale (Grenoble en 1993). Il avait indiqué, évoquant la relation entre un père et son fils qu’il y avait « recours à un corps à corps incestuel comme mécanisme de défense contre des angoisses archaïques ». Plus loin, il ajoutait : « Le père ne joue pas un rôle d’axe phallique garant de la loi et de l’accès à la capacité symbolique. Il serait plutôt un agent excitant, complice inconscient des manœuvres incestueuses de l’enfant. » Sombré soulignait encore que « ceci pouvait être rattaché à des fantasmes de grossesse masculine et d’indifférence sexuée » et il racontait que la mère de cet enfant lui dessinait des crocodiles sans dents, se plaignant ainsi de son propre commerce difficile avec l’agressivité. 3) Dans le n◦ 7 de la revue Groupo, Jean-Pierre Caillot raconte une séance de thérapie familiale avec un enfant violent. Voici ce qu’il relate de ce que dit le père : « Il y a en moi deux personnes. Surtout je voudrais que Maximilien (le fils) soit la perpétuation de moi, que je sois la mère et le père à la fois. Je l’aurais fait, moi, tout. Vous comprenez, c’est un problème de prolongement, de perpétuation. Je transgresse un interdit de base, je suis à la fois le père et la mère. » Et plus loin : « J’ai le cordon ombilical comme un yoyo » et il ajoute encore : « Je vous préviens, vous n’êtes pas au bout de vos peines... » Nous verrons en effet combien ces pères tiennent à cet état de fait ! 4) Au cours d’un premier entretien, je reçois un enfant qui semblait être littéralement attaché à son père. Il était toujours porté par lui (alors qu’il marchait parfaitement bien), lové contre son ventre et lorsque le père le posait, sans un son ni un regard, il levait ses deux bras et le touchait, à hauteur du nombril, comme s’il recherchait le cordon ombilical. Quand cet enfant a parlé, il a mis en scène cette histoire. Il a pris dans ma maison
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de poupées, le père, lui a fait des cheveux longs en pâte à modeler et a dit : « Papa, c’est une femme, je vais lui mettre une jupe. » Je lui rétorque : « Comme une maman ? », il me répond « Oui, un papa-maman... il a une zézète », puis il prend la mère, lui met une moustache et ajoute : « Oui, papa est une maman et maman est un papa. » 5) Dans un groupe que j’animais avec une collègue psychothérapeute, il y avait un jeune enfant hyper-actif. Il voulait sans cesse prendre une chaussure de notre stagiaire homme. Il la plaquait contre son sexe et si elle tombait ou qu’on la lui reprenait, il criait : « Papa cassé ! » en se tenant le sexe avec un air terrifié. J’avais le sentiment qu’il n’y avait pas chez cet enfant la représentation de l’objet-sein, l’objet nourricier, mais plutôt celle d’un objet-pénis excitant et non contenant. Cet enfant ne pouvait s’endormir que si son père s’allongeait à ses côtés. 6) Pour en terminer avec ces courts exemples, voici encore un petit épisode qui s’est déroulé au cours de l’atelier d’un congrès. Un jeune psychologue, jeune père de surcroît, avait vivement protesté contre une inégalité supposée entre père et mère, arguant du fait que les deux parents pouvaient donner les mêmes soins et avoir les mêmes relations avec leur nourrisson. J’avais alors cité Winnicott mais ce jeune père n’entendait rien de ce que je lui disais sur l’état physiologique et psychologique si particulier de la jeune mère. J’avais eu alors l’impression que son envie était tellement puissante qu’il ne pouvait tout simplement pas supporter de ne pas être mère et qu’il vivait là quelque chose de l’ordre du déni.
Ces courts exemples montrent les difficultés auxquelles certaines mères sont plus souvent confrontées qu’on ne pourrait l’imaginer. Dans certains cas, elles se battront comme Solange, dans d’autres, elles tenteront de prendre la place paternelle absente, de faire la loi, de donner la loi. Or, non seulement elles n’y parviennent pas, mais cette tentative se fait dans leur propre exclusion en tant que mère. Ou bien, autres cas de figure, elles tombent malades ou prennent la fuite physiquement (elles quittent le domicile ou travaillent de plus en plus loin de chez elles, multipliant ainsi la longueur du trajet). Soit encore, c’est leur esprit qui est en fuite : elles ne peuvent plus penser. Elles ne peuvent plus penser cet homme avec qui elles vivent car il s’est maternalisé et n’est donc plus pour elles ni une image de père ni une image d’amant. Il s’est désexualisé. Elles ne peuvent non plus penser l’enfant qui ne se situe pas ou plus dans leur sphère narcissique, ni finalement elles-mêmes. Elles ne sont plus ni épouse ni mère et elles vivent une sorte d’autarcie psychique qui est dramatique pour l’enfant comme pour elles-mêmes. Par ailleurs, lorsqu’il y a, dans la thérapie de couple, dans ces vignettes, et dans la thérapie familiale qui suit une perversion narcissique paternelle associée à la couvade, elle aboutit non seulement à une disqualification de la mère, mais également à une relation incestuelle et donc catastrophique
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pour l’enfant. Comment peuvent alors s’organiser les étapes successives de séparation et quel sera le devenir d’un enfant confronté à ces « pères voleurs de bébés » ?
LE
RÉCIT CLINIQUE
Il s’agit d’une famille du Maghreb qui nous est envoyée par un hôpital de jour de banlieue et que nous avons suivie pendant trois ans. Au début de la thérapie, le père, M. L. est âgé de 46 ans, la mère, que nous appellerons Mathilde a 35 ans et le fils Tony a 5 ans. Tony est hyper-actif à un point difficilement imaginable. Il ne peut rester en place même quelques secondes, il saute, ouvre les placards, jette tout par terre, se précipite sur son père, grimpe et descend de ses genoux sans cesse, sa mère et nous lui sommes indifférents, au point qu’il peut marcher sur nos pieds pour aller plus rapidement d’un bout de la pièce à l’autre. Il parle sans cesse et dit constamment « pourquoi ? » sans se préoccuper un seul instant d’écouter la réponse. M. L. a d’un premier mariage une fille, Géraldine, âgée de 21 ans. Elle est venue rejoindre son père en France quand elle avait 14 ans. Elle ne le connaissait pratiquement pas. Elle ne viendra qu’une fois à la thérapie familiale prétextant un emploi du temps trop chargé. Mais nous comprendrons qu’elle ne veut en rien être concernée par cette histoire car sans cesse elle répète : « Je ne sais pas, je ne comprends pas, ça ne me regarde pas. » Or nous verrons, qu’au contraire, elle est très présente dans l’histoire familiale. M. L va nous dire, parlant de Mathilde : « La mère de mon fils m’a été recommandée par sa mère et sa sœur, je ne la connaissais pas. Quand elle est arrivée en France, j’ai vu une enfant, un ange. Elle a été enceinte tout de suite. » Puis il ajoutera : « J’avais envie d’avoir un enfant, je me suis senti mère [lapsus] père tout de suite. Tony a refusé le sein alors je lui ai donné son premier biberon et il a tout bu !... » M. L. est dans une détresse sociale importante, il est au chômage depuis plusieurs années et menacé d’expulsion. Il vit cette situation consternante, quand il le peut, dans le déni et, à d’autres moments, dans des effondrements dépressifs. Il somatise beaucoup et, enfin et surtout, a des sentiments de persécution très forts. Dans ses conditions-là, comment se faire valoir par rapport à son entourage ? Mathilde n’a pas voulu épouser Monsieur L. Elle habitera avec lui pendant quatre ans, puis elle profitera d’un moment ou il est avec Tony au pays pour prendre, comme prétexte d’un travail de l’autre côté de
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Paris, la décision de déménager chez des parents. Tony est donc en semaine chez son père et le week-end chez elle. Les rôles sont ainsi dûment inversés. Mathilde est issue d’une famille nombreuse faite de pères, mères, beaux-pères, belles-mères... on s’y retrouve très difficilement. D’après M. L. elle aurait été tellement choyée et couvée qu’elle ne pouvait ni penser ni agir par elle-même. Lui-même est fils unique, sa mère ne l’a pas élevé mais il en parle sans rancune apparente. Ce sont deux cousines âgées qui se sont occupées de lui. De son père, il dira : « Je n’ai jamais pensé avoir un père jusqu’au jour où passant devant une épicerie lorsque j’avais 9 ans, ma cousine m’a dit : “C’est la mère de ton père qui est propriétaire.” » Après une première séance éprouvante tellement Tony est agité, cet enfant va devenir, en quelque sorte, le commentaire et la ponctuation vivante des séances, que ce soit par ses jeux ou par ses tons de voix. Il passe d’une voix très grave, masculine, à une voix d’enfant, criant des mots chargés de sens : « Non ! Pas moi... va-t-en... dis pas, dis pas... » Au début, parlant de Mathilde, M. L. dit : « Je lui ai dit de parler ici, même si ça fait mal, mais elle ne saura pas répondre, elle ne pourra pas » et la disqualification se poursuit : « Avec elle, Tony s’énerve, il est bien quand on est tous les deux. Mathilde est très maladive (en trois ans nous ne l’avons jamais vue malade). Elle était comme un bébé avec ses parents. Elle a toujours quelque chose, elle va souvent à l’hôpital et je me sens comme son papa, c’est le seul moyen. Je la considère encore plus petite que ma fille, je dois tout faire pour elle » (je rappelle que Mathilde travaille et qu’elle est complètement autonome). Mathilde ne dira qu’une chose : « Je ne sais plus qui je suis » puis elle s’endormira. Elle dormira beaucoup pendant la première année de cette thérapie ! Et tout particulièrement chaque fois que M. L. la disqualifiera. Pendant les premières séances, Tony cherche constamment à toucher le sexe du co-thérapeute et même à ouvrir la braguette de son père. Nous rappelons les interdits. M. L. continue à parler de Mathilde, l’angoisse le rend confus : « Une femme... c’est pas une femme ! C’est aussi une sœur, une mère... que Mathilde soit une maman pour moi, c’est toujours quelque chose que j’ai dans la tête. Une fois que j’ai eu une femme à la maison, il m’a fallu un enfant tout de suite. » On entend à ce moment-là Tony qui dit, prenant sa voix grave : « un père » puis il essaye d’embrasser mon collègue sur la bouche. Enfin, il commence à se déshabiller, ce qu’il fera pendant beaucoup de séances et ce sera toujours le père qui le rhabillera. Mathilde, à chaque fois, sortira du bureau.
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Tout ce que Tony nous montrait en séance, reflétait bien les relations qu’il entretenait avec son père. Il nous en montrait bien l’excitation incestuelle. Mathilde nous dira, parlant de Tony : « Il n’est pas à moi, il est à son père... » et elle ajoute : « M. L. dit qu’il veut vivre avec moi mais il n’y a que deux pièces, il vit avec sa fille. J’ai pas le droit d’entrer dans sa famille. Je suis un obstacle, je le laisse à sa fille Géraldine. » Fantasme de Mathilde ou réalité, nous allons en tout cas nous poser la question d’un inceste possible entre le père et la fille, inceste dont Tony serait le témoin puisque nous apprenons que tout le monde dort dans le même lit. À la séance où Géraldine vient, en dehors des moments où elle cherche à nous faire comprendre qu’elle veut être en dehors de tout, elle parle de Tony comme de son fils, dit que si elle avait le temps, elle le prendrait toujours avec elle. Le père est silencieux, la mère dort et nous sommes bien perplexes. Parlant entre nous après la séance, nous nous apercevons, mon collègue et moi, que nous partageons le même fantasme dans lequel, père et fille se partageraient une sorte de paternité-maternité collée, non discriminée et, encore une fois, très incestuelle. On voit bien l’état confusionnel absolu qui entoure Tony en ce qui concerne les parentés, les générations et surtout le mystère de sa propre origine. De qui est-il le bébé ? S’est-il fabriqué tout seul dans un fantasme d’auto-engendrement ? Est-il le fils d’un couple psychiquement frèresœur, mère-fils, père-fille ? En tout cas il ne peut imaginer, dans ces conditions-là, être l’enfant d’un couple génitalisé : mari et femme, père et mère bien dissociés l’un de l’autre, avec des rôles et des positions clairement définies. Au fil des séances, le père continue de disqualifier Mathilde. Il affirmera : « Un mari ne doit pas penser à être un mari, la place du père est la plus importante. Mathilde est capable de donner à manger à Tony, de le bercer et bien sûr, elle dit : “C’est mon fils” mais elle est incapable de prendre pour lui une décision toute seule, il n’y a que moi qui peux décider pour Tony, il n’y a que moi qui le comprenne vraiment. » Mathilde répond : « Il n’a pas confiance en moi, il est comme ça dans sa tête. » Tony pendant ce temps-là, déchire la couverture d’un magazine sur lequel un homme et une femme sont dans les bras l’un de l’autre. Il les sépare et va cacher la partie homme sous le bureau et la partie femme près de la porte. Cependant, petit à petit, les choses évoluent. La mère, sans doute aidée par la thérapie, s’affirme et, plus elle s’affirme, plus le père déprime. Il sera même opéré deux fois dans les mois qui suivront et
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nous sommes très inquiets. Nous avons le sentiment que toute la nullité qu’il attribuait à Mathilde par une identification projective très défensive, lui revient maintenant en boomerang et qu’ainsi il n’est plus protégé par ses tentatives de maîtrise et de disqualification de l’objet maternel. Pourtant il tente encore : « Mathilde se considère toujours comme une enfant, je dois tout décider pour elle. » Elle répond, furieuse : « Je ne sais pas pourquoi vous dites ça... Je prends une décision quand il le faut, c’est vous qui n’êtes pas capable de décider, c’est votre cas, pas le mien. Moi, quand je ne veux pas quelque chose, personne ne peut m’y obliger. » Nous le verrons souvent à nos dépens car il lui arrivera plus d’une fois de ne pas assister aux séances en disant qu’elle n’avait pas envie de venir. Fuite par l’absence ou dans le sommeil, elle a été durant tout un temps, championne à ce jeu-là mais maintenant, elle s’affirme véritablement. M. L. dit alors : « Quand je discute avec Mathilde, c’est comme si je suis près d’une montagne de pierres, elle ne peut pas me combler, c’est une enfant, j’ai deux enfants. Nous notons qu’il n’évoque pas Géraldine, ne la situant certainement pas à une place d’enfant, ce qui vient renforcer nos inquiétudes concernant la relation qu’il entretient avec elle, fantasmatiquement ou dans la réalité. Mathilde enchaîne : « Je ne veux rien, je n’ai envie de rien, il n’y a pas de maman, il n’y a qu’un papa... M. L. (elle ne l’appelle jamais par son prénom) ne comprend rien à moi, je suis une étrangère pour lui. Si je cherchais à comprendre tout cela, je souffrirais encore plus... » Tony dit alors d’une voix grave : « pas là » puis il place trois chaises les unes à côté des autres, y fait asseoir le et la thérapeute et laisse la troisième vide en la regardant pensivement. À ce moment-là, nous avons vraiment le sentiment que Tony, en tant que sujet, se vit comme absent. Pourtant il va mieux et son langage s’est encore amélioré. Il peut s’installer tranquillement à la petite table et se met à écrire des mots avec de la pâte à modeler. Un jour, il écrit TELE, le père rigole et nous dit que Tony est furieux parce que la télé est cassée. Petit à petit, vont apparaître les projections persécutrices de M. L et nous allons nous rendre compte que ce ne sont pas seulement les fantasmes d’inceste père-fille qui ont fait fuir Mathilde mais aussi sa prise de conscience des idées de M. L. et la peur qu’elles lui causaient. Il devient en séance, de plus en plus agressif avec elle, l’accusant de ne jamais dire ce qu’elle pense et nous nous rendons compte qu’il est tourmenté par une idée fixe : elle lui cache des choses et il ne peut pas « lire dans sa tête ». Mathilde dit à une séance : « Si je dis des choses, c’est jamais assez, sa fille aussi a peur, il y a quelque chose de pas normal dans sa tête » (quel trajet parcouru par elle depuis le début de la
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thérapie !). M. L répond : « On dit toujours que toute la vérité n’est pas bonne à dire, moi je pense que si ! » il tremble de fureur et d’angoisse et ajoute : « Tout ça m’a enterré, comment je vais faire pour m’en sortir, que ce soit aux yeux de l’enfant, de Mathilde, de la famille, du public ? » Il reste un moment silencieux puis il dit : « Je réfléchis, je réfléchis. » À la fin de cette séance, pour la première fois, Mathilde va aider son mari à rhabiller Tony. Nous arrivons à quelques séances dramatiques au cours desquelles nous avons peur que les fantasmes persécuteurs de Monsieur, maintenant mis au jour, n‘éclatent en passages à l’acte. Le scénario est le suivant : M. L. accuse la mère et la sœur de Mathilde de l’avoir « piégé » pour que Mathilde, une fois installée en France, fasse venir toute sa famille et qu’elle envahisse complètement son territoire. Durant cette période, il ne peut plus rien entendre ni de nous ni de Mathilde et transpire d’angoisse. Au cours d’une séance où il est particulièrement envahi, Tony va nous montrer comment il soigne son père lorsque celui-ci a ces accès délirants. Il s’agite, monte sur les meubles, crie, secoue son père, lui monte sur le dos et reprend ainsi toutes les attitudes qu’il avait au début de la thérapie familiale. Moyennant quoi, M. L. se met à rire et nous dit : « Quand Tony n’est pas là, c’est le vide total. » Après un temps d’hospitalisation de M. L, au cours duquel Mathilde a pu reprendre une place plus affirmée auprès de son fils, M. L. est sorti très apaisé et a accepté de faire une psychothérapie individuelle. Il serait utopique de penser à une guérison totale mais, même si parfois les tentatives de maîtrise sur Mathilde réapparaissent, il peut accepter de reconnaître qu’elle est capable d’être indépendante et d’être moins angoissé quand il lui confie Tony. Celui-ci a pu intégrer une CLIS où il a appris à lire et écrire et à accepter de rester calme durant des moments de plus en plus conséquents. Par la suite, il a réintégré un circuit normal et la scolarité, bien qu’encore fragile, lui est d’un grand secours car elle lui permet de focaliser son attention sur des sujets qui l’éloignent de ses angoisses, causes évidentes de son hyperactivité catastrophique.
LA
PERVERSION NARCISSIQUE PATERNELLE
Les prises de pouvoir paternel ne sont pas assez souvent évoquées. Cependant elles nous amènent immanquablement à nous poser la question suivante : par quels processus psychiques une mère, des mères peuvent-elles accepter, voire même, dans certains cas, entériner de telles situations ?
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U NE THÉRAPIE FAMILIALE DANS UNE ATMOSPHÈRE INCESTUELLE
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Serait-ce à attribuer à une faille narcissique profonde ? Y aurait-il, chez certaines d’entre elles, une complicité consciente ou inconsciente vécue dans un contexte sado-masochiste ? Trouveraient-elles dans la fuite (ainsi que je viens de le décrire) la seule façon de réagir à la prise de conscience d’une pathologie du père et à la peur qu’elle leur inspire ? Pourrait-il y avoir, chez certaines d’entre elles, une incapacité à affronter leur maternité et donc un soulagement à en être dépossédées, ouvrant ainsi d’elles-mêmes une porte toute grande à la couvade ? Toutes ces hypothèses sont sans doute valables. Quoi qu’il en soit, dans ces familles, dans ces couples, l’Antœdipe sévit de façon ravageuse. Paul-Claude Racamier entendait par Antœdipe « une organisation essentielle du conflit des origines en tant que prélude à l’œdipe, qu’elle se situe en son contrepoint (quasi musical) ou même en opposition radicale (et alors forcément pathologique) à son encontre. Organisation, donc, foncièrement ambiguë, dotée d’un potentiel “d’assiette narcissique” ou au contraire de folie mégalomaniaque ; au demeurant centrée sur le “fantasme” d’auto-engendrement ». Ainsi qu’on a pu le voir dans la situation familiale que je viens d’évoquer, le père vivait un état permanent de mégalomanie qu’il entretenait par un système de projection constant. C’est ainsi que pour réduire ses états d’angoisse et la mauvaise image qu’il avait de lui-même il les projetait sur Mathilde, faisant d’elle une petite chose fragile qu’elle n’était absolument pas. L’incestuel, sous forme d’une excitation permanente, parcourait les séances et lorsque l’un ou l’autre des parents évoquait leurs familles respectives, les thérapeutes se sentaient devenir complètement confus car le générationnel et la place de chacun n’étaient jamais clairement établis. Lorsqu’il y a perversion narcissique paternelle, le père ne disqualifie pas seulement la mère, il va disqualifier dans l’environnement de l’enfant tout ce qui n’est pas lui, tout ce qui pourrait modifier sa relation avec l’enfant. Tout progrès le dépossède. La seule relation qu’il peut avoir avec l’enfant est le collage, la relation duelle. L’évolution de l’enfant n’est pas vécue par lui comme un enrichissement relationnel mais au contraire avec terreur, comme une séparation catastrophique, voire une perte irréparable. C’est le trou noir. Seule l’insistance ferme des services sociaux et la menace de se voir enlever l’enfant si rien n’était fait pour aider Tony avaient eu raison de son refus d’un suivi psychologique.
Chapitre 11
DES ENFANTS ANTI-DEUIL DANS UNE THÉRAPIE FAMILIALE
’ AI évoqué, au chapitre précédent, les ravages familiaux causés par les dysfonctionnements narcissiques et leur répercussion immédiate sur tous les membres de la famille. J’en ai également évoqué la précocité. Et, il est évident que le cheminement familial sera condamné, si rien ne bouge, à un avenir catastrophique. La thérapie familiale que je vais maintenant résumer va nous faire apparaître comment ces pathologies, lorsqu’elles découlent d’un deuil impossible, peuvent priver progressivement les enfants de leur évolution vers l’état de sujet. Pris dans les nasses d’un couple qui ne peut assumer ses relations conjugales et parentales, les enfants vont en devenir les otages. Ils sombrent dans l’interdit de penser ou d’agir en fonction de leurs propres désirs et deviennent les clones de la pensée de l’autre. L’autorité parentale, dans ce contexte, se révèle impossible car, étant soumise à de perpétuels enjeux relationnels, elle est constamment engluée dans des paradoxes et des contradictions qui en annulent tout effet.
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J
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LE
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RÉCIT CLINIQUE
La famille que je vais présenter me semble exemplaire pour illustrer l’impossible autorité parentale dans le cadre d’une maltraitance psychique engendrant des confusions de places et de rôles. Elle fut sans doute la plus difficile et la plus stupéfiante que nous ayons eue à poursuivre dans notre cadre institutionnel et c’est à bon escient que j’utilise le terme de stupéfiant car, au cours des vingt-trois séances où nous avons reçu cette famille, elle nous a plongés dans des états de sidération et de confusion inouïs. Les hurlements étaient tels que les collègues ne pouvaient plus travailler dans les bureaux voisins et décalaient leurs rendez-vous. Tous les membres de cette famille étaient entre eux et à notre égard, dans une disqualification quasi permanente mais par-dessus tout ils glissaient constamment entre blessures narcissiques majeures et sentiments violents de persécution, entre excitation et souffrance et le tout dans une sorte de pivot incroyablement rapide et explosif. Tout ceci rendait le travail interprétatif presque impossible car les interprétations ne faisaient que renforcer les résistances familiales. Nous nous sentions tellement mal que nous en étions arrivés à ne plus pouvoir protester contre leurs hurlements pas plus d’ailleurs que nous ne pouvions travailler leurs retards et leur impossibilité à partir. Je crois qu’il fallait à tout prix nous empêcher de mettre du sens sur ce qui se passait en séance et leur donner à penser. La philosophe Hannah Arendt émet l’hypothèse que « l’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté ». Mais lorsque des enfants sont condamnés constamment à prendre le parti d’un parent contre l’autre, tout jugement est faussé, toute pensée personnelle interdite et toute manifestation d’autorité inadéquate. Je vais donc avancer dans les séances en essayant de ne pas perdre le fil conducteur et en les commentant avec les questions et les réflexions qui ont été constamment les nôtres. Il s’agit d’une famille d’Afrique noire non francophone. Le père et la mère sont nés « au pays » et les trois enfants en France. Hussein, 14 ans, est en classe de troisième, Leila en CM1 et Naji, âgé de 6 ans est en CP. Je vais tout de suite raconter l’histoire des parents bien qu’elle ne nous soit parvenue qu’assez tard, parce que cela me paraît important pour la compréhension de ce qui va suivre. Je donne la parole à Madame : « Je ne peux vous donner que les grandes lignes... On s’est rencontrés en 73. On était au lycée tous les deux. En 74 il est parti pour la France, il militait contre le régime, beaucoup d’amis à lui avaient été arrêtés et il était en danger. Il avait fait une terminale scientifique et moi littéraire.
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Je ne suis venue en France qu’en 78. J’avais une licence d’histoire et de géographie. On était restés en contact pour des raisons politiques. Je n’ai pas pu faire ce que je voulais, c’est-à-dire une carrière politique, c’est peu ouvert aux femmes dans notre pays. Avant de venir en France nous ne parlions le français ni l’un ni l’autre parce que nous avions été dans des écoles nationalistes. (Ils parlent maintenant le français parfaitement et sans le moindre accent.) J’avais cependant appris l’anglais. J’ai fait le choix entre les États-Unis et la France pour lui. Il était réfugié politique et moi étudiante boursière. Au pays, j’avais une vie facile. Ma famille est d’un niveau sans problème. Ici ma richesse a été d’apprendre la vie. On a vécu ensemble et on s’est mariés en 83 pour avoir un enfant. J’étais avec un militant, il y avait entre nous une grande part politique. En 83, pour gagner sa vie, il faisait des travaux pénibles et il a été très malade. Ça a été la fin de son parcours politique. Il avait beaucoup dû voyager et il ne pouvait plus le faire. L’arrivée de Hussein a montré un certain dysfonctionnement dans le couple. J’étais seule, pas de famille, de la précarité. Il fallait que les choses changent. C’est là que j’ai pris conscience que je vivais avec quelqu’un qui ne cherchait pas de solutions. Un exilé vit dans le provisoire éternel. » Puis Monsieur va nous parler de son père qui avait été l’un des fondateurs des écoles nationalistes. Il en parle d’une telle façon que nous avons du mal à réaliser que ce père est mort quand Monsieur avait 8 ans ! Ce sera le seul moment d’émotion qu’il nous donnera à voir. Puis il va revenir sur sa période militante qu’il va décrire comme la période de sa vie. Ensuite il y aura la maladie, des petits boulots, du chômage, un poste important dans une entreprise puis à nouveau le chômage. Petit à petit se dresse devant nous l’image d’un couple construit sur un idéal qui s’est effondré dans un deuil impossible et cherchant par trois fois à le colmater par des naissances. Pour en terminer avec leur histoire, ils nous raconteront qu’ils se sont fait naturaliser tardivement pour que Monsieur puisse obtenir un poste dans la fonction publique... ce qui ne s’est pas concrétisé. Cette naturalisation, difficile à décider, a certainement joué un rôle complexe par rapport au militantisme du couple et surtout de Monsieur. Madame finira ses études et obtiendra un poste dans un ministère. Nous recevons cette famille, qui nous vient d’une banlieue assez lointaine, à la demande d’un psychiatre qui, dit-il, « ne sait plus où donner de la tête ». Dans notre bureau, il n’y a que des chaises et un seul fauteuil qu’Hussein s’attribue immédiatement et sans la moindre observation de ses parents. Madame prend la parole :
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« Je suis venue (première disqualification de son mari) parce que j’étais inquiète pour mon fils Naji qui n’arrive pas à être propre, tout aussi bien pour le pipi que pour le caca. C’était intermittent, maintenant c’est permanent. Je me suis inquiétée parce qu’il y a des malaises dans le couple et ça en est sans doute la cause. Le Dr L. (le consultant) nous a dit qu’il fallait faire un travail familial qui ne le pointe plus comme patient désigné. Il faut que les enfants parlent et disent à leur père ce qu’ils ont à lui dire et que je ne joue plus les intermédiaires. » Le cadre est posé : le conflit doit se situer entre les enfants et Monsieur. Monsieur semble très absent. Nous le sollicitons. Il parle d’une voix très douce presque difficile à entendre. Il dit : « Je n’ai rien à ajouter... Ça aurait pu être formulé différemment mais ce n’est pas nécessaire, c’est des nuances... » À nouveau silence... absence... Madame revient sur le problème de Naji : « On avait deux attitudes différentes. Le père le surveillait, l’emmenait aux toilettes, le lavait, moi, non. Je ne sais pas ce qui se passe dans le corps d’un gamin. » Et nous observerons en effet au cours des séances combien ses enfants lui sont complètement étrangers sur le plan charnel et affectif. Hussein intervient. Il a un ton docte et précieux, les mots sont investis tout autant que le discours. Il nous inquiète d’emblée et nous nous disons assez rapidement que c’est un adolescent qui est tout à fait capable de décompenser sur un mode schizophrénique. Il dit : « C’est là tout le problème, les circonstances environnantes ne me semblent pas devoir être mises en cause. Il peut y avoir deux décisions opposées, mais s’il ne se cache pas, Naji prend des coups. » Les thérapeutes. — Ah bon ? et nous faisons un geste interrogatif. Hussein. — Du père naturellement. Naji. — C’est pas maman qui tape, c’est toujours papa. Nous sommes confrontés déjà à un premier paradoxe : Monsieur materne mais c’est lui qui tape. Nous le sollicitons et il nous dit qu’il pense que Naji le fait exprès car il se tortille mais ne va pas aux toilettes. Il ne nie pas qu’il ait frappé son fils. Les thérapeutes reviennent alors au couple et Madame nous répond : « C’est Naji qui exprime les malaises. » Les thérapeutes. — Depuis quand ? Madame devient très volubile : « Je dirais trois ans. Il y a des questions que je me pose. Je n’ai plus qu’un rôle de mère et ça s’est accentué. Il a des engagements à tenir. Il a été exilé, il y a eu du chômage. Il parle d’un projet au pays. J’ai besoin de parler et je suis face à quelqu’un qui
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ne parle pas. Ou je suis là et j’assume ou je suis ailleurs mais pas entre les deux ! » Elle crie en disant cela. Maintenant les trois enfants prennent le relais de leur mère. Ils sont déchaînés et accusent leur père de ne jamais répondre, d’être inexact, de raconter des mensonges, de ne rien faire à la maison. Le père est calme, comme indifférent alors que la violence des enfants est inouïe. Madame nous semble être dans une véritable jouissance. Nous allons vite repérer que toute cette famille s’exprime sans jamais se regarder ni se parler directement. On est toujours dans le « il », « elle », « on », ou « le père », « la mère ». Nous sommes sidérés et sollicitons Monsieur à nouveau. Il dit, toujours aussi doucement, comme s’il n’était absolument pas concerné par toute cette violence : « Il y a deux attitudes différentes. Elle me fait des reproches en prenant les enfants à témoin et moi je refuse. » Hussein qui se pose tout à fait d’égal à égal avec son père enchaîne : « Mes conclusions sont diamétralement opposées, je dirais même qu’elles sont aux antipodes. Par rapport à des problèmes qui se répètent, il n’y a pas de réponses. Je ne suis absolument pas d’accord avec cette histoire d’enfants pris à témoin. Il a toujours des échappatoires. Les réponses on les attend toujours, on découvrira Mars avant de les avoir ! » Madame éclate de rire en opinant du chef, Monsieur ne semble pas atteint par les propos de Hussein. Première séance et ô combien d’interrogations déjà... Pourquoi le silence de Monsieur et son apparent manque d’affects ? Est-ce un vide psychotique consécutif au deuil impossible à assumer ou un silence actif et donc tout à fait pervers pour exciter sa femme ? Pourquoi les enfants sont-ils devenus le bras armé de leur mère ? Sont-ils le réceptacle du deuil expulsé de leurs parents ? En tout cas il nous semble qu’ils n’ont pas de vie propre, pas de discours propre. Ce sont, avec les mots de la mère, ses revendications qu’ils expriment. Ils nous semblent n’exister que pour une mission claire qui est de réactiver sans cesse le conflit parental et cette charge impossible à assumer est partiellement évacuée dans l’encoprésie et l’énurésie des deux plus jeunes (en effet nous apprendrons que Leila souffre des mêmes troubles que Naji). Pendant les séances suivantes, les exemples des inaptitudes familiales de Monsieur vont pleuvoir. Il oublie les enfants à l’école, il se lève à dix heures du matin, il ne fait rien à la maison, il ne gagne pas d’argent et surtout, gros reproche de Madame, il ne prend pas Hussein en charge alors que c’est maintenant un adolescent. Pendant tout le temps que durera cette thérapie, Monsieur nous laissera entendre qu’il travaille et
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Madame nous dira le contraire. Nous n’arriverons jamais à savoir ce qu’il en est vraiment. Le problème constant pour nous est que tous nous donnent des récits différents de chaque situation évoquée et même les enfants qui cherchent à enfoncer leur père se contredisent en permanence. Nous finissons par réaliser que le contenu réel de ces récits n’a aucune importance. Ce qui compte c’est l’excitation que cela génère. Il s’agit de faire monter les cris. Seul Monsieur semble trouver sa propre jouissance dans son mutisme et dans le mur qu’il oppose au magma mère-enfant. Il interviendra juste pour dire qu’il n’est pas violent. Il parlera aussi de Hussein en disant qu’il s’immisce constamment dans des choses qui ne le regardent pas parce qu’il n’est ni le père ni la mère et qu’il n’a pas à être sur un pied d’égalité. Mais quand il dit cela, c’est à nous qu’il s’adresse et absolument pas à son fils. En fait, chaque fois que Hussein le provoque ou répond à sa place ou encore prend, par rapport à ses frère et sœur, une position paternelle, Monsieur ne dit rien et semble trouver cela normal. Par ailleurs nous aussi allons être provoqués. Les enfants malgré nos consignes répétées se vautrent les uns sur les autres, s’enlacent ou se moquent de nous en nous singeant. À l’une de nos questions concernant les rêves, Monsieur nous dit : « Je ne dors pas et je rêve très peu. » Hussein lui répond : « Tu fais la sieste à 6 heures du soir alors il ne faut pas t’attendre à dormir la nuit. » Naji enchaîne : « C’est normal il met la radio » et Leila renchérit : « Et il nous réveille. » Nous soulignons l’attaque et Monsieur nous répond d’un ton satisfait : « C’est normal c’est le sport national. À la maison on met papa au banc des accusés et tout le monde vient ici avec ses plaintes réelles ou fictives et ça fait plaisir à tout le monde »...y compris à lui, nous en sommes maintenant convaincus. Hussein. « Qui tout le monde ? » Monsieur. « Vous tous et il y a quelqu’un qui structure les plaintes. C’est la maman. Elle a une manière de discuter qui est inquisitoire, des manières policières en s’adressant à ce papa-là pour le mettre en difficulté. C’est très dangereux pour les enfants, pour leur avenir. » Hussein. « Avant de critiquer la manière de discuter des autres, moi je critique la mienne mais le père ne répond jamais à la question. Il souffle ou il rigole. Je ne pense pas qu’il soit l’agneau parmi les loups. » Leila. « On ne sait jamais avec lui si les faits sont réels ou imaginaires ».
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Naji. « Il a des manières perverses. » Je rappelle que Leila et Naji ont 9 et 6 ans et l’on voit bien ici leur place de porte discours maternel Madame flambe à nouveau : « J’ai atteint mes limites [elle sanglote], il y a des années qu’il me dit de me soigner mais c’est à lui de le faire ; moi, je me suis mise en cause, lui pas. Je préfère un père absent à un père présent/absent. Il me pousse à bout, je ne suis pas fière d’être comme ça devant ma famille. Il veut m’emmener à l’hôpital. » Nous sommes très émus par la souffrance de madame mais cet état paroxystique a fait tomber l’excitation de la famille. Madame est ignorée et tandis qu’elle pleure, les deux plus jeunes enfants dessinent et Hussein construit une tour avec des Legos. Monsieur, indifférent, est rentré dans sa forteresse. Cependant ce calme ne peut pas durer. Madame repart à l’attaque pour nous donner des exemples de l’irresponsabilité de son mari à l’égard de Hussein et de ses études mais nous verrons un peu plus tard que chaque intervention de Monsieur est disqualifiée. Soit c’est Hussein qui en dénie l’intérêt, soit c’est Madame qui refait la démarche en sens inverse. En fait, nous constatons qu’elle manœuvre en permanence pour que cette place paternelle reste vide. Par exemple elle laisse à son mari des mots suffisamment ambigus pour qu’il fasse autre chose que ce qu’elle lui demande de faire. Elle va laisser un horaire de conseil de classe sans mettre la date. Elle va lui demander de faire les repas des enfants sans préciser qu’il doit auparavant chercher Naji à l’école. Monsieur en fait autant et cette manière de correspondre déclenche parfaitement les bagarres d’autant que les enfants font tout ce qu’il faut pour rendre les situations encore plus confuses. Les séances deviennent de plus en plus difficiles. Ils sont incapables de faire le lien d’une séance à l’autre et c’est pourquoi nous utiliserons une technique de restitution dont je parlerai plus tard. Les enfants nous agressent de plus en plus et nous avons maintenant l’impression que ces séances deviennent « Au théâtre ce soir » et ne font que stimuler l’excitation familiale. Nous avons essayé beaucoup de registres d’interprétation : sur le transfert ou le contre-transfert, sur les affects, sur la pensée mais nous sommes constamment renvoyés dans nos buts, imités ou ridiculisés par les enfants qui continuent de nous singer sans que les parents n’interviennent jamais et que Madame semble même apaisée lorsque nous sommes la cible de ses enfants. Le fonctionnement est le suivant : Madame nous utilise de façon complètement paradoxale : « Il faut me parler, m’aider, il faut me comprendre » mais lorsque nous parlons, elle nous fait taire, nous dit
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que nous ne comprenons rien ou que ses enfants ont raison et que nous ne sommes pas capables de les aider. Les enfants soutiennent le combat de l’immobilisme : rien ne doit changer et c’est ce qui nous préoccupe le plus. Pour nous, ces enfants sont dans la contrainte permanente de ce que Racamier appelle l’engrènement : « processus étroitement interactif, assorti d’un vécu contraignant d’emprise et consistant dans l’agir quasi direct d’une psyché sur une autre, de par une sorte d’interpénétration active et quasi mécanique des personnes ». Quant à Monsieur, il poursuit son parcours d’intermittent du spectacle. Soit il joue les abonnés absents, soit il se met à hurler avec les autres, ce qui est très nouveau. Il dira : « Le non-dit permet de vivre. » Madame. « De crever, oui ! » Monsieur. « D’exprimer les choses comme ça, c’est comme de sortir tout nu. Ou on sort du code ou tout le monde s’habille. » Hussein. « J’emploierai cette métaphore : tu t’habilles sur ton pyjama pour chercher les petits à l’école, ça veut dire quoi par rapport à la société ? » Madame. « Quand on enlève ses activités à un militant, on creuse et on voit qu’il y a des failles graves. Plus je m’engage avec lui, moins il s’engage. » On voit ici l’impact constant du deuil inassumable. Environ trois mois après le début de la thérapie, la famille nous informe que, suite à une bagarre, Monsieur a frappé Hussein qui a appelé la brigade des mineurs. Madame se dit humiliée, Monsieur ne dit rien, il semble indifférent, les enfants exultent. Madame se met à hurler en nous racontant que l’éducateur du foyer qui a accueilli Hussein pendant 24 heures et qui ne les connaît pas a eu le culot de lui dire que son fils et elle « étaient trop collés » et que l’autorité paternelle n’était pas reconnue. Puis elle va dire : « J’ai voulu des enfants pour combler le vide mais ça n’a servi à rien. » Leila reprend les derniers mots, de sa mère : « Ici non plus ça ne sert à rien et je ne veux plus venir. » Madame la soutient : « Elle a raison, on parle toujours de la même chose et vous interdisez aux enfants de parler pour qu’ils écoutent leurs parents. » Il est vrai qu’à certains moments nous avons souligné que si tout le monde parlait en même temps on ne pouvait ni s’entendre ni se comprendre et voilà comment cela nous revient ! Autre exemple de disqualification, par le père cette fois : à une séance où les enfants sont particulièrement abominables avec lui, nous soulignons juste que les enfants semblent en vouloir encore beaucoup à leur père. Monsieur nous répond : « Je trouve ça normal et positif, c’est
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bien qu’ils voient les choses à leur manière. » Nous sommes confrontés à un tel mur de complicité familiale que nous nous sentons complètement impuissants. Néanmoins, malgré notre découragement, cette complicité familiale commence à se fissurer. Nous en sommes à la dix-septième séance. Les enfants se mettent à désobéir à leur mère en séance. Madame téléphone en larmes pour nous dire qu’elle va de plus en plus mal et Hussein, à la séance suivante va, pour la première fois, prendre sa mère à parti. Monsieur nous dit : « Mercredi dernier, ils me sont tombés dessus en me disant que j’étais responsable de notre venue ici et elle m’a dit : tu es un déchet humain et elle m’a frappé avec sa babouche, Hussein était témoin. » À notre surprise, Hussein renchérit : « Si tu me prends à témoin, je peux dire aussi que maman t’a tapé avec une chaise. » Voilà, pour la première fois, la violence physique de Madame exposée au grand jour et immédiatement cela déclenche chez elle une flambée de persécution : « Tu me fais passer pour une malade, tu veux me faire hospitaliser. » Monsieur ne relève pas et dit : « Je me suis couché et elle est venue me cracher dessus en me disant : si je n’étais pas là, tu serais un clochard... » Naji va alors prendre également le parti de son père en ajoutant : « Et elle a dit que tu ne fais jamais rien et c’est pas vrai. » Madame enchaîne : « Mon comportement de victime t’arrange » et Monsieur lui répond : « Ton comportement est pervers et tu as la volonté de me détruire, mais je me sens capable d’être père. » Hussein qui saute d’excitation sur sa chaise ajoute : « Mais c’est qu’avec des coups de pied ! » Ce début de rééquilibrage familial va amener la mère à remettre fortement en question la thérapie familiale : « Ça ne sert à rien, ça ne nous aide pas et si d’ici un mois rien n’a changé, il y aura une séparation et bien sûr l’arrêt de la thérapie. » Pour la première fois, l’hypothèse d’une séparation est évoquée. La violence familiale perdure néanmoins mais maintenant les choses nous sont décrites différemment. Tout le monde tape tout le monde et Leila a rappelé la brigade des mineurs. Elle nous dit que c’est très amusant et Naji fait la nique à son père. Les thérapeutes soulignent que Naji provoque son père et Hussein nous répond que « tout le monde provoque tout le monde ». À ce moment-là, à la stupéfaction des thérapeutes, de Monsieur et des enfants, Madame flambe : « Provoquer, qu’est-ce que c’est que ça, je provoque qui, quoi ? Je n’ai pas d’espace pour provoquer... ah oui ! Il ne pense à rien lui, il se donne le droit de respirer ! Il ne fait rien mais qu’il
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me réponde... provoquer, ça me fait mal. » Nous la sentons délirante autour de ce terme de « provoquer » mais ne pouvons pas intervenir car elle enchaîne tout de suite : « Je viens pour parler, pas pour provoquer mais pour dire mon inquiétude pour les enfants, j’ai cru qu’on leur faisait du bien, mais s’ils veulent plus venir, on ne viendra plus. » Monsieur, très calme, lui répond : « Moi j’ai envie de continuer parce qu’ici on touche à des choses qui font mal, mais les gens n’ont pas l’intention de changer et c’est pour ça qu’ils ne veulent plus venir. » Madame reprend : « Les enfants, vous avez entendu que je voulais arrêter ? J’ai seulement expliqué que je ne veux pas être mère et père. Un ado a besoin d’un père. Il y a quelque chose qui relève du couple et quelque chose qui relève des enfants mais à la prochaine violence je pars. » Elle redevient de plus en plus incohérente. Et puis voilà que les parents viennent seuls (avec notre accord disentils mais sans qu’aucun d’entre nous ne s’en souvienne). Leur discours est d’expliquer qu’ils ont à parler de choses qui ne regardent pas les enfants mais, en fait, ils s’insulteront violemment et ne diront presque rien de nouveau. Une seule fois seront abordés leurs rapports intimes avec une absence de souffrance spectaculaire. Madame dira : « Il est complètement ailleurs que dans la réalité. » Nous lui demandons si cela l’inquiète et elle nous répond : « Non, ça me dérange » et Monsieur répond : « Ou on dit, arrêtons-nous, séparons-nous (c’est la première fois qu’à son tour il parle de séparation) ou on résiste. Alors il faut crier encore plus fort et je ne sais pas où ça va nous conduire. Je ne suis pas un violeur et comme elle y met des obstacles, je peux m’en passer. » Puis il ajoute : « Elle est dans une démarche consciente ou inconsciente qui vise à faire le deuil d’une relation, elle doit trouver quelque chose pour le faire et je suis prêt à l’aider. » Alors là, c’est la phrase de trop et Madame disjoncte à nouveau : « Je n’ai pas besoin de toi, tu es une merde » et Monsieur très calme lui répond : « Alors, prends une décision. » Les enfants sont de retour et ils s’en plaignent. Monsieur leur dit qu’ils ont tort car c’est le moyen de renouer quelque chose, Hussein hurle : « Je t’ai dit qu’entre nous une relation, il n’y en a pas. Tu es un nom avec écrit à côté : périmé, dès que j’aurai 18 ans. » Puis il nous dit qu’il ne reviendra plus. Il reviendra cependant aux deux séances suivantes où sa mère est absente. Comme cette absence rend inutile l’attaque du père, Hussein nous prend pour cible : « Votre métier c’est un métier de fou. Au bout de quinze ans les problèmes évoluent, vous pas. Alors avec vos anciennetés de quatre-vingts ans, non de quarante ans, c’est gratiné. En plus vous
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gagniez mal votre vie, vous seriez dans un cabinet vous gagneriez avec cinq clients ce que vous gagniez ici en un mois. Et puis, ce que vous dites est agaçant. Où sont vos diplômes ? Ils devraient être affichés. Il y en a qui se sont pressés de venir vous voir et ils ont eu une balle dans la tête. » Les thérapeutes. « Penser, c’est dangereux ? » Hussein. « Non c’est vivre trop vite qui est dangereux. Moi j’aime être psychopathe. Un monde sans fous c’est triste alors vous ne m’aurez pas ! » Le père n’intervient pas. Nous restituons ce que les parents ont pu dire de l’éventualité d’une séparation et sur le fait que cela semble difficile à évoquer en présence des enfants. Naji dit qu’il s’en fiche, Leila suce son pouce et dit : « Moi je resterai avec maman » et Hussein ajoute : « Ça ne changera pas grand-chose ; on ira une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre. » Il y a un long silence, les enfants sont calmes et déprimés pour la première fois. Monsieur et Madame reviennent seuls. Madame nous dit, presque joyeuse que les enfants n’ont pas voulu venir. Monsieur ajoute qu’il n’a pas insisté parce que sa femme étant là il y aurait eu des hurlements mais ça ne le satisfait pas car Hussein a traité sa mère d’hystérique trois fois et qu’il trouve ça inadmissible mais qu’il n’y peut rien. Nous restituons à Madame ce qui a été dit autour de la séparation, elle semble atterrée et se met à hurler après nous : « Le grand est dans une position de fuite, vous ne correspondez pas à ce qu’il cherche, vous voulez que je le traîne ? » Cette séance montre bien que le père commence à reprendre sa place et que Madame vit cela dans un véritable vent de panique. La semaine suivante, Monsieur est à nouveau seul avec les enfants. Monsieur dit qu’il les a amenés sans difficulté et qu’il souhaite qu’on reparle de la séparation. Leila est très angoissée : « On ne va pas nous abandonner dans la rue ? » et elle ajoute en pleurant : « Je ne peux plus supporter qu’on crie d’un côté et de l’autre, j’en ai marre... » Hussein : « Moi j’ai toujours été clair. C’est mieux au point où on en est. Il vaut mieux qu’ils se séparent, on perd du temps chez les psys. » Leila. « J’en ai marre, chaque fois qu’il y a un truc, ils crient contre nous. » Père. « Qui ? » Leila. « Toi et maman. » Naji. « Maman le fait souvent mais toi, encore plus. »
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Enfin les enfants s’expriment de façon authentique mais cette sortie très éruptive les culpabilise beaucoup et Leila nous agresse : « On veut être sûr que vous êtes des médecins et pas des fous sortis de l’asile ? » À la séance suivante, Madame redit combien il a été difficile d’amener les enfants. Hussein ajoute : « D’ailleurs la semaine prochaine je ne serai plus là. » Rien n’a été dit à la mère de la séance précédente et nous en restituons le contenu. C’est insupportable pour Hussein et Naji qui sortent de la pièce. La présence de Madame rend impossible toute discussion sur la séparation. Les thérapeutes demandent aux parents comment ils réagissent à la maison quand il y a, comme ici, des passages à l’acte. Madame : « Quel passage à l’acte ? » Les thérapeutes soulignent qu’en sortant du bureau c’est comme si les enfants faisaient la loi. Madame commence à nous agresser : « J’en ai rien à foutre. Excusezmoi mais vous êtes à côté de la plaque. Il veut venir ? Qu’il vienne seul. Il dit qu’il veut prendre les enfants pour des temps de vacances mais que va-t-il en faire ? Je n’en saurai rien. » Monsieur, calmement, nous explique ce qu’il va faire avec les enfants quand ils seront avec lui. Madame qui parle en même temps n’entend rien : « Il dit n’importe quoi et je ne saurai rien. » Leila crie : « Je suis perdue, au secours. » Comme les parents continuent de hurler, elle sort en claquant la porte. Madame dérape à nouveau : « Vous complotez contre mes enfants, vous voulez les mettre en foyer, vous êtes d’accord avec mon mari pour me faire enfermer... » Les parents reviendront seuls une dernière fois. Madame nous dira qu’elle ne croit plus en nous. Que ce n’est pas l’échec des enfants mais le nôtre puisqu’apparemment nous trouvons normal qu’elle continue d’être persécutée et qu’il y a quelque chose de tordu dans notre démarche. Monsieur nous dit qu’il n’est ni sado ni maso mais que tout ce qu’il peut faire avec ses enfants est disqualifié en permanence. Qu’avec lui, ils sont calmes mais que dès qu’elle rentre ce sont des hurlements. Il conclut en disant qu’avec le travail fait ici, la séparation lui semble claire et il nous en remercie. Nous apprendrons ultérieurement que Monsieur et Madame se sont effectivement séparés et que les deux aînés des enfants ont demandé à être pensionnaires. Ils vont bien et gèrent eux-mêmes les temps de fin de semaine afin de ne léser aucun des deux parents. Le plus jeune n’a plus de troubles sphinctériens et fait un parcours scolaire tout à fait satisfaisant ce qui témoigne largement d’une bonne évolution du contexte familial.
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ENFANTS SOUS INFLUENCE
Je citerai encore une fois Racamier lorsqu’il décrit ce qu’il nomme « la mère narcissique phalloïde ». Il dit : « C’est une femme bien entendu castratrice, profondément haineuse, sans cesse évitant la dépression qu’elle frôle, avide de posséder ses proies jusqu’à en disposer mortes et capable d’utiliser ses propres enfants comme otages, instruments de vengeance et projectiles téléguidés. » Monsieur était à la fois plus humain et plus glacé. Il était le comble du paradoxe. À la fois haineux et indifférent, affectueux et frappeur, présent et absent, voulant maintenir la thérapie en en reconnaissant les effets mais en disqualifiant nos interprétations par son discours paradoxal. Les enfants, maintenus à l’état d’objets, étaient pris, eux aussi, dans un fonctionnement paradoxal, soutenant une mère qui n’avait avec eux aucune empathie et rejetant un père qui pouvait en avoir. Giovanna Stoll et Maurice Hurni dans La Haine de l’amour, parlent « d’enfants sous influence » qui projettent leur propre agressivité chez l’autre. Ils disent qu’il s’agit là d’une défense contre l’autodestruction et contre le désir de meurtre à l’égard du ou des parents et qu’il y a destruction du fantasme originaire. Dans cette famille, nous pouvons dire que les enfants étaient annexés. Ils n’avaient aucun droit à une existence propre et leur fonction anti-deuil était profondément destructrice car elle les contraignait à être dans l’obligation constante de générer ou de stimuler les conflits conjugaux dans le but de neutraliser les courants dépressifs. Dans un contexte pareil, il va de soi que toute autorité est impensable. Il y avait une confusion totale entre autorité, pouvoir, violence, répression et tyrannie. Le fonctionnement familial rendait donc impossible toute objectivité, tout respect de l’autre. Devant l’inefficacité de nos questions et de nos interprétations, nous avions finalement mis au point une technique de restitution qui consistait à relire des fragments de séances précédentes, à faire lien là où eux-mêmes en étaient incapables. Cette méthode est sans doute ce qui a permis de faire émerger les mouvements dépressifs des dernières séances et l’hypothèse d’un projet de séparation que le deuil qu’ils ne pouvaient assumer rendait jusque-là impensable. Nos propres mots, nos interprétations venaient faire effraction dans le tissu serré de leur fonctionnement alors que la relecture de leur discours finissait par avoir un effet salutaire de contenance et de pare-excitation.
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CONCLURE
Avec les trois situations déjà évoquées, il apparaît clairement que les dysfonctionnements de couple et les dysfonctionnements psychiques n’ont pas permis à ces trois mères d’avoir un accès assumé et épanoui à leur maternité. Nous avons pu constater qu’un suivi psychothérapique pouvait, dans certains cas, amener ces familles à envisager des solutions et à mettre fin à ces situations catastrophiques. Mais ce n’est pas toujours le cas, il peut y avoir un refus de soutien ou bien des suivis trop tardifs et les conséquences de ces dysfonctionnements deviennent alors irrémédiables. Comme nous l’avons vu, au moment où commencent les thérapies de couple et de famille, les raisons qui ont fait que la femme n’a pu devenir une mère heureuse font que l’enfant, les enfants n’ont pu, eux non plus, devenir des enfants heureux. Ils n’ont jamais eu accès à la place qui leur revenait et se sont ainsi vus privés de tout ce qui pouvait, de droit, les amener à devenir des sujets à part entière. Ces enfants, dès leur naissance, ont été confrontés à des fantasmes et à des projections qui les ont dépouillés de toute possibilité de participer à leur propre évolution, d’en devenir les co-fondateurs. Ils n’ont jamais été autre chose que des « enjeux de couple » ou des « propriétés privées ». Ils n’ont eu droit qu’à des regards inaptes à leur donner d’eux-mêmes une image positive et constructive. Ils n’ont eu aucun ressenti de ce que pouvait être la vie « normale » d’un bébé, d’un enfant, d’un adolescent... Ils sont devenus une sorte de pur produit d’expériences non assumées parce que vidées de toute substance parentale constructive. Bien souvent en psychothérapie psychanalytique, en psychanalyse, ces anciens enfants malmenés nous appellent à l’aide. Ils se sentent « complètement creux », ils ont parfois l’impression d’être « sortis de nulle part » ils ne comprennent pas pourquoi ils ne peuvent pas nouer une relation stable. Ils disent souvent que leur corps, à certains moments, leur semble parfaitement étranger et qu’ils n’ont aucun investissement d’eux-mêmes. Ce sont ces patients-là qui, tout autant que les jeunes mères en détresse, m’ont amenée à vouloir réfléchir aux hypothèses instinctuelles maternelles puis à les dénoncer. Chez les femelles animales, la mise au monde puis les soins à apporter aux petits restent indépendants des expériences vécues et soumis à des gestes innés et toujours similaires. Si instinct maternel il y a, ne pourrait-il, malgré toute position familiale déviante, permettre que soit prodigué au petit être humain en devenir tout ce dont il a besoin pour grandir et devenir lui-même homme ou femme capable d’assumer ses pulsions et ses désirs ?
Chapitre 12
SECRET ET PENSÉE OPÉRATOIRE
maintenant un autre cas de figure, celui du secret. Le secret peut ravager littéralement la communication familiale lorsqu’elle pose un « interdit de dire » et ceci quelle que soit la qualité des parents. Dans la thérapie familiale dont je vais donner un condensé, nous allons le voir apparaître clairement. Les parents sont tous deux chaleureux et attentifs à l’égard de leur fils. Cependant, malgré tous leurs efforts pour apporter à ce garçon que nous appellerons César, un maximum de bien-être, ils sont pris dans les filets d’un amalgame de secrets qui vient buter sur toute communication en profondeur et sur leur volonté d’aider César à s’épanouir. Cet état de fait les contraint donc à demeurer dans une pensée opératoire qui va rendre, pendant tout un temps, la thérapie difficile et ennuyeuse car ils vont rester dans le descriptif et seront incapables d’y associer quoi que ce soit. Brièvement : on entend par pensée opératoire, une pensée qui reste dans le factuel et ne peut s’en dégager. Toute association ou évocation d’idées, d’images de situations vécues dans le passé et le présent reste impossible, voire même dangereuse. La pensée opératoire peut masquer
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des vides, des creux d’histoire ou opérer de façon très défensive comme nous allons le voir. La pensée opératoire qui met à distance le retour du refoulé se traduit fréquemment par des atteintes somatiques prenant la place des pensées interdites.
LE
RÉCIT CLINIQUE
Dans le souci d’être claire et comme mon histoire porte sur trois générations, j’appellerai, du côté maternel, la grand-mère : Madame A. et Madame B. la mère de César. De l’histoire de Monsieur B. je n’apprendrai que très peu de choses. Premier secret Madame A. avait sept jours lorsque sa mère est morte. Élevée « hygiéniquement » par son père et sa belle-mère, on ne lui parlera jamais de sa mère. Elle ne pourra poser aucune question, elle ne connaîtra jamais les causes de son décès. Rien non plus ne lui sera dit sur la personnalité de celle-ci, son prénom même lui restera inconnu et les photos seront bannies du domicile. Cette mort restera un sujet tabou. Tellement tabou que Mme B. nous dira — lorsqu’enfin les secrets commenceront à se dévoiler dans la thérapie — que ce n’est que très récemment que sa mère lui en a parlé, lui demandant de n’en rien dire à César ni même à son mari. « Jusque-là — nous dit Mme B. — j’avais toujours cru que la seconde femme de mon grand-père était ma grand-mère. » « Moi aussi ! » s’exclame son mari furieux, et César commence à s’agiter fébrilement. Deuxième secret Mariée assez jeune, Madame A. aura une première fille, la future Mme B., mère de César puis, seize mois plus tard, une seconde fille qui mourra à deux mois le jour de Noël ; jour de la Nativité ! Mme B nous dira, que pour elle, Noël, c’était les visites au cimetière et une sensation d’étouffement. Aujourd’hui encore, ce jour-là lui reste très pénible, les sensations d’étouffement persistent et en faire un jour de fête pour César est bien difficile. Comme ceci non plus n’a jamais été dit à Monsieur B et à César, ce n’est donc que tardivement que Mme B s’autorisera à nous décrire une enfance à la fois heureuse et triste. Heureuse car elle est très choyée,
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mais triste également car, très vite, sa mère, Mme A., est entrée dans un circuit de dépressions de plus en plus sévères et qui ont nécessité plusieurs hospitalisations. Elle est aujourd’hui à peu près stabilisée mais sa fille parle de mélancolie. « Mais — ajoute-t-elle — nous faisons le maximum pour que nos amis et la famille ne se doutent de rien. » Madame A sera absente au mariage de sa fille, hospitalisée pour un accès mélancolique qu’elle attribue à la mort d’un proche parent quelques jours avant le mariage. Madame B. nous dira : « Chez nous il y a toujours le bon et le mauvais ensemble. »
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Troisième secret Madame B. aura beaucoup de mal à être enceinte. Pendant sa grossesse, elle fera une listériose et le bébé mourra à deux jours. Cette mort n’avait, elle non plus, jamais été dite à César avant la thérapie familiale. Madame B vivra sa seconde grossesse avec beaucoup d’angoisse mais accouchera de César sans difficulté particulière. Regardant le nouveau-né s’agiter, une sage-femme (bien maladroite) dira à la mère : « Il va vous donner du fil à retordre ! » L’angoisse de Madame qui s’était apaisée devant « ce magnifique bébé » réapparaît alors et elle dira en séance qu’elle a eu après cette petite phrase de la sage-femme, l’impression « qu’elle n’allait pas savoir y faire ». Dès le septième jour, César va refuser de s’alimenter et nous devons nous souvenir que c’est 7 jours après la naissance de Mme A, que sa mère est morte. Vers la fin de la thérapie Mme B fera d’elle-même ce rapprochement. On voit clairement combien la levée de secrets peut remettre en activité la pensée associative. Dès le retour à la maison, la vie familiale est décrite comme un cauchemar : « Je tâtonnais, je ne savais pas quoi faire, j’avais sans cesse l’impression d’être à côté de la plaque. Personne pour me conseiller, même pas ma mère qui m’a même dit un jour en état de crise : “Je ne peux pas t’aider, j’en ai tué une !” Alors moi qui avais perdu un bébé je me sentais tout aussi coupable qu’elle et j’avais l’impression que je ne cesserais jamais de me sentir fautive. » Chaque étape de séparation, plutôt que d’être vécue par Mme B. comme une évolution nécessaire et bénéfique tournera à la catastrophe. Le passage du lait à la nourriture solide renforcera les refus alimentaires. Madame B nous racontera qu’elle se levait à 5 heures du matin pour être sûre que son fils ne parte pas le ventre vide chez la nourrice. Nourrice chez laquelle, du reste, il mangeait bien alors que Mme utilisait
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maints subterfuges pour lui faire avaler un minimum. L’angoisse de mort était omniprésente. La marche sera une épreuve de force, il se traîne par terre et hurle, contraignant père et mère à « rester à sa botte » et à aller chercher tout ce qu’il réclame. Le langage, tardif, ne sera très vite qu’un chapelet de gros mots et ses refus d’obéir sont constants. Sa mère nous dira un jour, lorsque sa machine à penser se sera remise en marche : « Nous avions une telle angoisse qu’il refuse, hurlant ou se cachant sous un meuble que nous ne pouvions pas être adéquats et lui opposer la moindre résistance. Aujourd’hui, je pense que nous avons construit cette situation terrible ensemble. » L’agitation de César était permanente, son opposition constante. Il crachait (et ceci encore dans les débuts de la thérapie) sur n’importe quoi ou n’importe qui et son comportement dans la rue et les magasins était tel que ses parents n’osaient plus le sortir, ce qui conduisait à un jonglage de gardes à domicile infernal. On voit ici combien dans cette famille tout ce qui sortait de la norme était vécu de façon honteuse. Il ne fallait pas plus montrer les difficultés de César (on le laissait à la maison) qu’il n’avait été possible de parler des somatisations de Mme A : une tuberculose qui l’avait éloignée de sa fille alors âgée de 11 ans, puis une septicémie de Mme B. Septicémie dont elle avait failli mourir à l’âge de 17 ans. Elle avait encore dans les débuts de la thérapie des allergies importantes. Ces difficultés ont progressivement disparu en même temps que les secrets familiaux nous étaient révélés devant César. César avait eu très tôt des reflux intestinaux et plus tard de violentes crises d’asthme. Ceci évoquant chez les thérapeutes ce que sa mère nous avait dit concernant ses étouffements durant la période de Noël. La première de ces crises nécessitera l’intervention des pompiers. Le père nous signalera alors qu’à ce moment-là, il a lui-même commencé à faire des crises d’asthme. Elles aussi disparaîtront au cours de la thérapie familiale. On voit ici les dégâts somatiques que peut provoquer une pensée bloquée par des signifiants interdits. Une pensée qui ne peut se situer que dans le descriptif et un descriptif sans prolongements associatifs possibles. Si l’on reprend l’anecdote de la sage-femme disant à Madame : « Il va vous donner du fil à retordre », on repère combien la mère, engluée dans ses secrets indicibles et envahie par ses angoisses de mort, ne pouvait s’autoriser à aucune association qui l’aurait, sans aucun doute, libérée de ses sentiments d’incapacité maternelle.
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Devant les difficultés de César, père et mère réagissaient selon leur propre histoire. Madame élevée par un père très directif et autoritaire, continuait, malgré l’opposition féroce de son fils d’avoir des exigences à son égard et Monsieur, qui avait été l’unique objet d’amour et d’attention soumise de sa mère, se révélait beaucoup plus laxiste. César, bien sûr, y trouvait son compte. L’hypothèse que Monsieur tire une certaine jouissance des difficultés de sa femme n’était pas à exclure. Il avait, par exemple, acheté à César un sabre en plastique dont celui-ci se servait copieusement pour attaquer sa mère et le père ne disait rien.
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LA
RÉPRESSION
Cependant, à certains moments, épuisés l’un comme l’autre, ne sachant plus comment réagir, les parents pouvaient osciller entre une autorité positive et une répression négative. Très souvent puni, César était parfois attaché dans son lit. Je cite ici ce que disent les psychosomaticiens à propos de la répression lorsqu’elle sévit : « La somatisation prend une place considérable puisqu’elle vient se substituer à la pensée, l’amenant, dans certains cas jusqu’à devenir une pensée blanche. » Le psychanalyste Bernard Defontaine ajoutait au cours d’une conférence : « La répression se manifeste essentiellement dans la cure par le silence, par le refus de dire. » César nous en montrait bien les effets ! Mais toujours, on cachait, autant que faire se peut, à la famille comme aux amis, ses difficultés. Le non-dit concernant l’état de César, associé aux autres secrets de famille venait atteindre la pensée de l’enfant. En séance, il nous en donnait l’image en refusant de nous parler, sauf une fois, sa mère étant absente. Cependant, il dessinait de plus en plus, mais dès le dessin fini, il prenait des ciseaux, séparait tous les éléments de ces dessins puis les jetait dans la corbeille. Concernant la somatisation, on voit dans cette vignette toute la place que prenait celle-ci, évacuant en effet le symbolique et contraignant l’enfant à manifester son angoisse par une agitation agressive qui s’atténuera considérablement avec la thérapie. César avait 5 ans lorsque nous avons commencé à le suivre avec ses parents. Il avait déjà été intégré dans un groupe d’enfants. Enfants présentant des troubles du comportement rendant leur scolarité très difficile.
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Un psychiatre en libéral nous avait demandé de prendre cette famille en thérapie familiale parce que son sentiment était que les parents ne comprenaient rien à la détresse de l’enfant, tant était grande leur anxiété. Il avait aussi le sentiment que le comportement de César les avait amenés trop souvent à ne plus pouvoir lui manifester leur tendresse et à se réfugier dans une relation strictement éducative, bien que l’amour qu’ils portaient à leur fils soit évident. Il ajoutait enfin que rien ne pouvait être élaboré, associé, pensé autour de leur souffrance et de celle de l’enfant. Cette thérapie a duré quatre ans. Elle sera au début positivement mortelle d’ennui. Ils ne manquaient jamais une séance de ce qu’ils appelaient « le cours de thérapie » mais nous ressassaient constamment la même chose, à savoir ce qui s’était passé durant la semaine et les méfaits des comportements de César. César était très agité et silencieux, il mettait sans dessus dessous la maison de poupées ou tout jeu ou jouet qui lui tombaient sous la main. Il refusait systématiquement de nous dire bonjour ou de répondre à la moindre sollicitation de ses parents. Nous avions d’ailleurs appelé cette thérapie « dis bonjour, César » car sa mère, séance après séance et ceci dès la salle d’attente, le lui rappelait et bien sûr l’enfant filait le long du couloir sans aucunement se préoccuper de nous. Je reviens sur la phrase que nous avait dite Madame B. lors d’une séance : « Chez nous, il n’y a jamais de bon sans du mauvais. » Et, en effet, comme il y avait eu sur trois générations, mort et naissances intriquées, il ne pouvait y avoir dans leur tête, de bonheur sans malheur, de plaisir sans menace d’un déplaisir imminent. L’on se trouvait ainsi confronté à une formation paradoxale particulièrement toxique qui faisait que la croissance, la séparation, l’évolution renvoyaient toujours au deuil et à la mort. L’objet disparu était constamment présent mais encrypté ou fantomatique tel que le décrivent M. Torok et N. Abraham dans L’Écorce et le Noyau. Les fonctions intellectuelles étaient contaminées par le danger de penser. Penser faisait tout de suite monter l’angoisse. Le non-dit était omniprésent. C’est ainsi que Madame B. nous dira un jour : « J’imagine toujours le pire, alors pour ne pas penser, je suis toujours entrain de faire quelque chose » et le père ajoute en riant : « Et moi, je bricole, c’est ma façon à moi de penser. » Si César avait été en état de dire, il aurait sans doute formulé les choses ainsi : « Moi, je crie, je cours, je m’oppose parce que c’est la seule façon pour moi de ne pas me sentir vide et d’exister. » Madame B. a donc, petit à petit, abordé et dévoilé toutes les catastrophes familiales, mais elle le faisait dans une sorte de déni de la réalité
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qui nous mettait très mal à l’aise car elle banalisait son discours par un sourire permanent. Dans ce contexte, il nous a fallu pendant longtemps mettre nousmêmes des mots sur leurs affects et leurs émotions lorsqu’ils émergeaient avant qu’ils puissent s’y autoriser eux-mêmes Dans un premier temps, nos propositions semblaient acceptées avec soulagement mais très vite elles étaient récusées sous des prétextes divers puisqu’elles étaient porteuses de changement et de séparation. Ils nous paralysaient aussi en parlant en même temps ou en nous donnant le sentiment que nos interprétations pouvaient générer des catastrophes. Mme B. projetait sur nous la dangerosité qu’elle ressentait elle-même à l’égard de son fils. Dans la famille B., le défaut de transmission symbolique était évident du côté maternel et pour des raisons que je ne développerai pas ici, le père n’avait pu ou pas su briser le silence. C’est César qui, parlant enfin au cours d’une séance, va nous montrer combien les secrets peuvent être porteurs d’angoisse. Il va attaquer sa mère en lui disant : « Tu as tué ton bébé, tu l’as mal soigné » et nous allons commencer à comprendre la peur que sa mère lui inspire dans la mesure où s’il pense qu’elle a tué son premier bébé pourquoi ne le tuerait-elle pas, lui aussi ? Ainsi, malgré toute la tendresse qu’elle pouvait lui témoigner, toute demande qu’elle formulait, tout ordre qu’elle lui donnait étaient teintés, par l’enfant, d’hypothèses meurtrières fondées sur le non-dit de ce qui n’était en réalité qu’un pseudo-secret. C’est vers cette période que César commencera à réagir à nos interprétations. Contrairement à ses parents qui sont extrêmement directifs, nous le laissons s’exprimer à sa façon. Ne lui demandant jamais de modifier un dessin ou de nous le commenter, il se mettra à le faire de lui-même, à sa façon. Lorsqu’il ne les coupe plus on peut observer que ses dessins sont toujours, au début, très jolis et très aérés mais petit à petit ils deviennent irrespirables car il remplit progressivement toute la page et recouvre le tout de couleurs foncées. Il ne doit y avoir aucun vide. Nous avons alors le sentiment qu’il illustre de façon magistrale la lourdeur irrespirable de l’atmosphère familiale et combien son agitation est destinée à provoquer des réactions qui font « bouger l’air ». Lorsque nous demandions à ses parents ce que pouvait évoquer pour eux un dessin ou un autre, nous n’avions jamais droit à autre chose qu’à une réponse descriptive, immanquablement suivie d’un commentaire concernant le dessin lui-même, :« Tu as oublié la queue du chat... ses moustaches ne sont pas assez longues »... Nous comprenions de mieux en mieux les raisons du silence de César. Il vivait sans doute constamment les risques d’une butée sur de l’interdit
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de dire ou de poser des questions à risques. Nous y entendions les injonctions paradoxales parentales : « Raconte mais tais-toi » ou bien : « Dessine mais ne dessine rien qui pourrait avoir du sens. » Lorsqu’il se mit à jouer avec la maison de poupées, il remplissait de tous les meubles, la chambre des parents, laissant les autres pièces sinistrement vides et illustrant ainsi combien lui-même se sentait dépouillé de tout. Nous avons aussi réalisé combien ses comportements bien souvent inadéquats, surtout en public, confrontaient ses parents à devoir expliquer « aux autres » qu’il était un enfant difficile et à ne pas pouvoir ainsi taire les difficultés de César. Au fond, il était, d’une certaine façon, notre co-thérapeute, puisqu’il incitait ses parents, par ses comportements insupportables, à parler de leur histoire et à faire des deuils jusque-là impossibles parce paralysés par le secret. Par la suite, César a demandé à rencontrer un thérapeute pour « moi tout seul » et ses parents, n’ayant plus la crainte qu’il « dise ce qu’il ne devait pas dire » l’ont accepté volontiers. César et ses parents vivent aujourd’hui une aventure relationnelle paisible. Bien sûr, il y a un retard scolaire à rattraper mais ils en comprennent les raisons et n’en font pas un drame. Les somatisations, n’ayant plus à jouer leur rôle de remplaçants de la pensée, ont complètement disparu. La famille B. va bien.
LE
FUTUR IMPENSABLE
César et ses parents ne pouvaient absolument pas se projeter vers l’avenir de façon positive. « Toute bribe de croissance — écrit Racamier — est un morceau de deuil, un lambeau de souffrance, une perte, une peine » mais il ajoute aussitôt : « Nul n’aura pu croire que je tienne pour nuls et non advenus les immenses bénéfices que procurent à l’homme la croissance et le désir. » Il écrit encore : « Dans la crise comme dans le deuil, on sait ce que l’on perd avant de trouver ce que l’on gagne. »
S’il y a incapacité à se projeter dans le gain, si le désir est absent, si seule l’immuabilité est rassurante, il ne peut y avoir de projection vers le futur. Le futur de César était impensable puisque c’était l’inconnu, et donc la possibilité de risques immenses.
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Pour la grand-mère, Mme A., orpheline à 7 jours, il n’y avait eu ni séduction narcissique ni deuil originaire, puisque bébé, elle n’avait jamais baigné dans la fusion narcissique avec sa mère et n’avait rien pu construire autour de la perte et du manque. Une fois encore je cite Racamier car il est celui qui a le plus réfléchi et écrit sur ces situations familiales complexes :
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« Le deuil originaire confère au moi une immunité relative, une certaine tolérance envers les deuils à venir et qui seront à faire. »
L’évocation de ce bébé privé si précocement de sa mère me faisait venir à l’esprit l’image d’un brouillard opaque, pesant, brouillard dans lequel se noyait la moindre trace maternelle et donc où il n’y avait rien à quoi se raccrocher. On peut comprendre que dans ces conditions, la future Mme A. n’ait pas pu assumer par la suite le deuil de son propre enfant et qu’ainsi elle ait sombré dans la mélancolie après un temps de survie psychique presque miraculeux. On peut, du reste, faire l’hypothèse que ce sont ses responsabilités maternelles qui l’ont tout un temps protégée. Dans le transfert, la famille cherchait en permanence à paralyser notre propre pensée ce qui nous amenait à des passages à l’acte tels que conseils médicaux et éducatifs et nous avons même été jusqu’à proposer par deux fois, l’internat pour César. Le poids de l’intransmissible était considérable puisqu’il concernait trois générations successives. Le psychanalyste Gérard Bayle, au cours d’un congrès, expliquait qu’un secret portant d’une génération sur l’autre demeurait dans le clivage fonctionnel et qu’il pouvait être levé assez facilement mais qu’au-delà, le clivage devenait structurel et donc créait, en quelque sorte, le dysfonctionnement familial, l’y maintenant durablement : « Certaines précautions excessives de l’entourage sont destinées à protéger la descendance de l’écho proche ou lointain de deuils non faits, d’horreur sans nom, de blessures psychiques non cicatrisées. Mais ce faisant, c’est l’entourage qui se protège lui-même et ne peut rien transmettre. » Bayle dira aussi que ces clivages engendrent un défaut de transmission symbolique et le refuge dans la pensée opératoire.
Chapitre 13
MÈRE ET FILLE
’ AI, dans mon introduction, indiqué combien les processus de séparation pouvaient être difficiles à assumer à la fois par la mère et l’enfant et ceci à n’importe quel âge. Avec le condensé d’une psychothérapie individuelle, je vais donner un exemple de difficulté de séparation entre une mère et sa fille âgée de 35 ans. La relation parents/enfant garde une importance primordiale dans l’évolution de l’être humain. Le psychanalyste est souvent confronté au va-et-vient chez un patient entre son moi adulte et son moi infantile. Les séparations successives qui jalonnent le parcours de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte sont à assumer conjointement par la personne et son entourage familial. Le désir d’évoluer vers plus d’autonomie, plus d’indépendance et un mode relationnel plus riche ne peut jamais être à sens unique. La plupart des parents le savent et participent avec fierté à ces étapes d’une séparation constructive. Cependant, là encore, on rencontre des dysfonctionnements qui perdurent bien au-delà de l’enfance.
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L A CLINIQUE DES DÉRIVES
CLINIQUE
Françoise est célibataire et vit chez ses parents. Succédant à toute une période où elle ne comprend rien au mal-être qui l’a amenée à venir me voir, elle me répète depuis quelques semaines et à chaque séance, sa souffrance de ne pouvoir trouver sa place à elle dans son milieu familial. Elle se rend enfin compte qu’elle aspire à une indépendance qu’elle redoute tout autant. Cela peut se comprendre puisqu’elle entretient, aujourd’hui encore, avec sa mère, une relation d’entière interdépendance. Devenir autonome signifie donc pour elle, perdre avec sa mère la seule relation qu’elle connaisse. Elle ne peut imaginer cela comme un enrichissement relationnel mais comme une possibilité d’être rejetée ou abandonnée par sa mère. En d’autres termes cela pourrait se traduire par : « Maman, si je n’ai plus besoin de toi, tu n’auras plus de raisons de t’occuper de moi (sous-entendu de m’aimer) et je serai seule et abandonnée. » Elle me décrit donc son angoisse en termes d’abandon, de rupture, de vide et elle les associe toujours à cette incapacité nouvellement ressentie de pouvoir se « débrouiller seule ». Dans notre relation thérapeutique, elle craint, dans le transfert, en laissant libre cours à son imagination, de ne plus pouvoir maîtriser sa pensée, de sortir d’un discours conventionnel et d’un non-changement qui, lui semble-t-il, lui garantissent la continuation de sa thérapie et sa dépendance à mon égard. On retrouve ainsi, dans le transfert, le même schéma : « Maman/Madame Amy..., si je n’ai plus besoin de vous, vous n’aurez plus de raisons de vous occuper de moi (de m’aimer) et je serai seule et abandonnée. » Pourtant, vers la fin d’une séance au cours de laquelle je l’ai entendue retracer ce même chemin répétitif, elle le réalise pour la première fois, et me dit : « Ce sont des choses banales, toujours les mêmes que je vous dis là. » Je lui réponds que de s’exprimer, même dans la répétition, n’est pas banal, parce que ce que l’on ressent, en le disant, d’une fois sur l’autre, peut être très différent. Il y a alors un long silence puis j’entends : « Je ne peux pas me décoller de ma mère. » Pour la première fois, elle utilise ce terme de « décoller ». Par ailleurs, alors qu’elle s’exprime en général sans émotion apparente, cette phrase est dite d’une voix très angoissée et elle est suivie d’un long silence pendant lequel ses yeux se voilent de larmes. Il me semble aussi qu’elle fait un immense effort pour ne pas me regarder, détournant les yeux vers la fenêtre.
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Cette sorte de « décollage du regard » associé à ce qu’elle vient de dire, me donne le sentiment qu’elle met là en scène, avec moi, une détresse profondément archaïque, l’image d’une lutte, d’un combat qui jusqu’à aujourd’hui n’a jamais été compris et qui donc n’a jamais pu trouver d’issue. Le « Je ne peux pas me décoller de ma mère » ne pourrait-il s’entendre par : « Ma mère n’a jamais pu se décoller de moi » ou encore : « Nous n’avons jamais pu nous décoller l’une de l’autre. » ? Durant cette séance, je me remets à penser (attention inconsciente) à tout ce qu’elle a pu me raconter des difficultés rencontrées à chaque étape de son autonomie lorsque sa mère lui disait : « Arrête mon bébé, tu es encore trop petite pour faire ceci ou cela toute seule » ou qu’elle-même se sentait terrifiée d’avoir à se « débrouiller » seule. Ainsi s’imposait encore une fois à moi la question concernant les étapes de séparation et d’évolution : qui n’est pas capable de les franchir, qui freine qui, qui empêche qui ? Qui engendre la peur chez l’autre ? La période d’accordance dont j’ai parlé au début de ce livre, montre combien tout se construit ensemble avec des dérapages de part et d’autre. Cette période est faite d’oscillations, de marches en avant et en arrière, de plaisirs partagés et de frustrations. Si l’analyse permet d’en éclairer certains tours et détours, il est néanmoins utopique de penser que l’on puisse en refaire l’histoire. Cependant lorsque, comme pour Françoise, rien n’était compris de cette impossibilité à se décoller de sa mère, il était important que puissent re-émerger dans le transfert, des sensations très précoces, des souvenirs, des images même fugaces qui l’aidaient progressivement à se rapprocher de ce qu’elle ressentait encore aujourd’hui. Elle a pu également, au cours de cette psychothérapie, prendre conscience du fait qu’elle avait toujours été incapable de dire « non » à ses parents et qu’elle avait vécu son adolescence sans qu’il y ait eu en elle la moindre opposition ou agressivité. « Pourquoi aurais-je été agressive avec mes parents ? J’avais tout ce que je voulais, je n’avais même pas à demander c’est comme si ma mère devinait tout de moi (et ajouta-t-elle) et moi d’elle. » Ce n’est qu’au bout d’un certain temps de thérapie qu’elle a pu commencer à s’opposer à sa mère sans avoir peur que celle-ci ne la rejette. Et puis vint un moment où elle me demanda si j’acceptais de les voir ensemble. Bien que ce ne soit guère protocolaire, j’ai pensé que cette confrontation lui était nécessaire et y ai répondu positivement. Ce fut une
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expérience très émouvante pour nous trois. Mme Z, la mère de Françoise ne comprenait rien aux transformations que subissait leur relation et en souffrait beaucoup. L’agressivité récemment apparue chez sa fille la désarçonnait, et elle put me dire qu’elle m’en voulait énormément parce qu’elle était sûre que « c’était de ma faute ». Mais petit à petit, ce qui n’avait jamais pu être élaboré entre elles deux autour de leur relation a pu être évoqué. Mme Z et sa fille ont exprimé ensemble leur incapacité à prendre des distances. Elles ont réalisé combien elles avaient mis d’énergie pour écarter tout ce qui aurait pu mettre en danger (ou en tout cas ce qu’elles considéraient comme pouvant mettre en danger) leur « accord parfait ». Ce qui a été passionnant dans ce travail ce fut justement qu’elles puissent enfin s’autoriser à mettre à jour des différences entre elles et à réaliser combien celles-ci, au lieu de leur nuire, enrichissaient leurs relations. Progressivement elles ont pu, en ma présence, se dire parfois des choses fort désagréables, exprimer des revendications jusque-là impensables et, après des moments de silence sidéré, en rire beaucoup. Lorsque cette thérapie mère-fille a pris fin, elles ont décidé d’un commun accord de ne plus vivre ensemble et environ un an plus tard Françoise m’a annoncé son mariage. Une année encore et j’ai reçu une lettre de Madame Z. me disant qu’elle allait être grand-mère. Elle me remerciait, me disant que grâce au travail entrepris ensemble, elle était persuadée que sa fille et son futur bébé sauraient construire ensemble une relation « suffisamment sereine pour que les étapes de séparation soient vécues comme de magnifiques enrichissements ».
SE
SÉPARER POUR DEVENIR SUJET
Au cours d’une conférence, le biologiste Axel Kahn comparait la relation mère-enfant à un oxymoron (antinomie rhétorique dont l’exemple le plus connu est « une obscure clarté »). Il en parlait comme d’une entité à la fois indivise et duale. Un être, disait-il, ne peut jamais être seul même avec son potentiel génétique. Et il insistait sur le fait que l’enfant est dans une dépendance totale à l’autre pour se connaître. Il ajoutait aussi que le regard de l’autre pouvait reconnaître ou nier l’enfant dans son altérité et donc dans son devenir de sujet. On ne peut qu’être en plein accord avec cette observation mais peutêtre doit-on insister davantage sur le fait que l’autre, en l’occurrence la mère, le père, ne pourra jamais reconnaître l’enfant comme sujet si
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l’enfant lui-même ne les reconnaît pas comme père et/ou mère. Je dirais même ne les instaure pas en tant que père et mère. J’ajouterai encore que lorsque perdure une relation symbiotique entre une mère et son enfant, la dépendance totale dont parle Axel Kahn devient un handicap majeur pour l’enfant. Son accès à l’indépendance va se trouver paralysé, il deviendra même impensable car toute projection vers l’avenir étant totalement dépendante d’un désir partagé, cette projection va se trouver barrée par une sorte de commune complicité. Et malheureusement cette complicité, comme nous venons de le voir, peut durer fort longtemps, parfois même la vie entière, lorsque dans la relation de dépendance, le bien-être, voire même le confort, sont plus forts que tout.
PARTIE 3
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CE QUI NOUS CONCERNE TOUS : PRENDRE SOIN
’ AI précisé dans mon Avant-propos que je souhaitais évoquer les interactions familiales au long cours. La relation mère-père-enfant ne se borne pas à créer des interactions familiales. Au fil des ans, elle doit soutenir toutes les interactions que l’enfant aura à connaître et auxquelles il aura à se mesurer pour devenir un individu à part entière. Les questions que se posent les parents sur comment aider leur enfant dans sa scolarité et celles des grands-parents concernant leurs relations avec leurs enfants devenus parents en sont, à leur tour, démonstratives. Elles témoignent du fait qu’à aucun moment l’instinct maternel et parental n’est capable de trouver des réponses toutes faites et des comportements toujours adéquats. Ici encore, cela relève de l’utopie. Il y a donc nécessité d’une continuité sans failles dans le « prendre soin parental » pour que les enfants, en partageant avec leurs parents le bénéfice de leurs acquisitions scolaires et autres, y trouvent une source
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supplémentaire d’équilibre. Ceci met en évidence combien des problèmes qui sont à résoudre lors de la petite enfance peuvent réapparaître ou se perpétuer lorsque l’enfant grandit. Cette continuité ne s’arrête pas à l’adolescence. Lorsque les enfants, à leur tour, deviennent parents, leurs parents deviennent grands-parents et ont fréquemment beaucoup de mal à assumer ces tâches nouvelles. Ceci particulièrement lorsque le ou les petits-enfants sont en difficulté. J’insiste particulièrement sur cette notion du « prendre soin » car dans bien des équipes institutionnelles, elle génère des conflits. L’un pense qu’il n’est là que pour éduquer ou proposer des apprentissages et l’autre pour soigner. Or la notion de soin, telle que la pratiquent les parents lorsqu’ils sont « suffisamment bons » (cf. Winnicott) recouvre l’ensemble de ce qui concerne l’enfant. Qu’il s’agisse de l’écoute, de l’empathie, de l’hygiène, de l’autonomie, de l’apprentissage des règles et des interdits, ils ne coupent pas leur enfant en morceaux. Ils en ont une vision globale. Nous, professionnels devrions penser et agir de même ! Pour clore cette troisième partie, je parlerai de ce qui est l’une des plus belles choses au monde, à savoir l’amour maternel. Si, jusqu’à présent, j’ai insisté fortement sur les avatars de la maternité et de la parentalité, c’est pour mieux mettre en évidence combien tant de mères peuvent être fières de ce bel amour qu’elles prodiguent sans limites et ceci malgré bien des moments de fatigue ou de découragement. Elles proposent à leur enfant une attention, une écoute et des réponses qui ne doivent rien à la seule condition féminine et à l’instinct mais qui se construisent au fil des jours et des nuits dans le contexte de ce que j’ai appelé « la période d’accordance ».
Chapitre 14
LE FAMILIAL, LE SCOLAIRE ET LE RESTE
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L’ ÉQUILIBRE
FAMILIAL
: UNE AFFAIRE DE CONSTRUCTION
Tout au long de l’évolution des enfants, l’équilibre familial reste une affaire de construction mutuelle. Les sociologues comme les psychologues reconnaissent que chez les enfants, l’échec de l’approche collective et des apprentissages est en lien étroit avec cet équilibre et combien celui-ci reste tributaire des relations primaires. C’est à la suite d’une demande qui m’était faite par des parents dont les enfants étaient inscrits dans une école réunissant toutes les étapes de la scolarité que j’ai rédigé les lignes suivantes. Leur demande était formulée ainsi : « Comment aider nos enfants à bien travailler ? » Je leur ai alors expliqué qu’il m’était impossible de leur parler de la scolarité de leurs enfants sans remonter à bien avant et sans leur montrer combien les relations précoces avaient d’impact sur l’émergence du partage, de la curiosité et du plaisir de la découverte, puis plus tard sur les temps scolaires, ludiques et sportifs afin que ceux-ci soient bien vécus par tous. Les questions qui ont fusé, à la fin de cette rencontre, montraient combien le désarroi pouvait être présent chez certains parents. Et, lorsque
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je leur ai dit : « Mais cessez donc de vous culpabiliser, arrêtez de croire en l’existence d’un l’instinct maternel et paternel qui vous insufflerait constamment les bonnes réactions et les bonnes réponses. Vous voyez bien que vous êtes tous confrontés à des questions qui vous désorientent. Ce ne serait jamais le cas si l’instinct pouvait toujours vous guider ! » La réponse spontanée a été des applaudissements nourris et une mère est ensuite venue me dire : « Madame, j’ai pleuré en vous écoutant. Je pensais être responsable de tout et je viens de réaliser qu’en effet j’ai toujours cru que mon instinct me faisait défaut et que c’était la raison pour laquelle je n’étais jamais sûre de moi. »
D ES
INTERACTIONS FAMILIALES AUX INTERACTIONS SCOLAIRES Le gros travail que j’ai mené dans le cadre de ma consultation, avec des parents, des enfants, des professeurs, des psychologues scolaires, des conseillers aux études et des assistantes sociales, m’a conduite à réfléchir sur les difficultés scolaires rencontrées par certains enfants et je souhaite aujourd’hui partager ces réflexions avec vous. Mais pour introduire à tout cela, je vais remonter dans le temps car, précédant les trajectoires scolaires, il y a évidemment toutes les interactions et les relations qui se jouent entre l’enfant et sa famille. Vont petit à petit s’y joindre d’autres interactions tout aussi importantes ; ce sont celles qui concernent les crèches, les haltes-garderies, l’école, les lieux de sports et de jeux et globalement tout ce qui constitue les jonctions avec le monde extérieur. Donc, les dix-sept, dix-huit, dix-neuf premières années de la vie des enfants se tissent autour de leurs potentiels génétiques, biologiques, neurologiques et de la mise en relation de ceux-ci avec l’environnement familial augmenté d’une approche progressive des environnements successifs et/ou simultanés qui leur seront proposés. Tant de choses vont se jouer autour de ces premières interactions. Des choses positives et des choses négatives. Et il ne peut en être autrement. Une relation parents/enfant ne s’improvise pas du jour au lendemain, elle se construit entre des êtres humains qui ont tout à apprendre les uns des autres, et contrairement à ce que certains pensent, cela ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Entre des parents et un enfant, il y a tout un trajet à faire pour apprendre à se connaître et à se comprendre. Et j’y insiste : heureusement que les parents ne savent pas tout d’avance !
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Si cela était, l’enfant ne pourrait rien apprendre puisque tout lui serait donné d’emblée et il irait très mal ! Les parents vont avoir à apprendre à donner à leur enfant tous les outils nécessaires à sa compréhension de lui-même et de l’autre. Ils vont lui transmettre tout l’aspect interactif des relations humaines et ce n’est qu’ainsi que l’enfant deviendra un sujet à part entière et qu’il apprendra aussi à différencier ses propres désirs de ceux de ses parents. On voit combien dès le début de son existence, un enfant a besoin d’être guidé. L’environnement parental est là pour l’aider à intégrer les lois, les limites, les règles et les interdits, mais aussi le plaisir, le désir et l’empathie : « Je peux te comprendre et ressentir ce que tu ressens même si je ne suis pas d’accord avec toi, ou si je pense ou réagis différemment. » Mais on voit aussi combien progressivement certaines initiatives de l’enfant doivent être valorisées. Donc, un certain type de relations va se construire autour du noyau familial. Selon ce qu’il en est de cette construction, les apprentissages de l’enfant seront abordés d’une façon ou d’une autre. Et, c’est dans ce contexte que, petit à petit, l’enfant va percevoir l’intérêt et l’importance de ces apprentissages, à la fois pour lui et pour le bien-être de tous. Il est convivial d’apprendre la propreté, la courtoisie, le plaisir de faire des choses ensemble, mais aussi d’accorder toute leur importance aux apprentissages ludiques sportifs et scolaires. Tout cela n’est pas compartimenté mais, au contraire, fortement articulé. Je ne parle jamais du scolaire seul, car les activités scolaires, à mon sens, doivent toujours être mises en relation avec les autres activités, qu’elles soient ludiques, sportives, artistiques ou autres. Il est un élément qui influence nettement la qualité de mise en route des apprentissages, c’est la façon dont seront abordées les différentes étapes de séparation. Je veux parler du passage du sein ou du biberon à la nourriture solide, des bras à la marche, de la maison à l’école maternelle et du primaire au secondaire, etc. Nous ne sommes pas propriétaires de nos enfants et pour que l’enfant supporte bien ces étapes d’évolution, il est nécessaire que nous soyons nous aussi convaincus de leur richesse, même si parfois nous nous disons : « Eh bien ça y est, il vole de plus en plus de ses propres ailes » ou bien encore : « Il a de moins en moins besoin de moi. » Parfois, en effet, l’enfant a besoin de le croire mais, généralement cela ne dure pas très longtemps. La grand-mère que je suis le dit en connaissance de cause ! Que veut-on pour notre enfant et comment faire passer les messages autour des notions, et des concepts de base ? Il faut beaucoup observer,
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chercher à comprendre et à gratifier le positif plutôt que de punir le négatif bien que cela soit parfois nécessaire et dans ce cas, il faut tenir bon et ne pas lever la punition. Une jeune fille m’a dit il n’y a pas longtemps : « J’en veux à mes parents parce qu’au dernier moment ils levaient toujours les punitions et pourtant elles étaient justifiées ! » Mais, nous le savons bien, pour qu’un enfant accepte qu’on lui dise non, il faut savoir lui dire oui. Je ne veux pas dire par là qu’il s’agit d’être laxiste, de tout accepter, mais il est indispensable d’accorder à l’enfant la confiance dont il a absolument besoin pour croire en ses capacités. C’est une question de dosage ! Je vais en donner un exemple : Clémence est en CE1, elle apprend bien ses autodictées à la maison et les écrit sans erreur chez elle. À l’école, le lendemain, c’est la catastrophe. Nous essayons de comprendre ensemble, c’est-à-dire avec sa mère et avec elle, le pourquoi de ces difficultés à l’école. L’institutrice dit qu’elle bâcle, qu’elle veut toujours aller trop vite... Sa mère, que je vois un moment seule, me dit (tristement d’ailleurs) qu’elle songe à la punir en la privant de deux séances de poney, c’est-à-dire de son bonheur de la semaine ! Je lui réponds que je ne pense pas que Clémence fasse exprès d’être mauvaise à l’école. Au contraire, peut-être a-t-elle peur de l’échec. À vouloir trop montrer, à trop vouloir paraître bonne pour faire plaisir à ses parents, elle en devient confuse. Le trac existe même chez les tout-petits ! Et je suggère à cette maman de lui dire tout cela, de lui dire qu’elle peut prendre plus de temps pour réfléchir et qu’elle a confiance en elle parce qu’elle sait que Clémence va y arriver. Et j’ajoute que plutôt que de la punir j’aimerais mieux qu’on la soutienne en récompensant ses efforts. Clémence ne fait maintenant pas plus de fautes d’orthographe à l’école que chez elle... et elle a fait un stage de poney. Je crois que certains comportements négatifs disparaîtront beaucoup mieux si l’on essaye d’en comprendre la signification et si on en parle ensemble plutôt qu’en punissant.
* Bien des parents, pour différentes raisons, maîtrisent mal la langue, ont eu eux-mêmes un niveau scolaire faible, sont même parfois analphabètes ou bien ont des activités très prenantes, etc. Ils sont alors en difficulté pour aider leurs enfants dans leur scolarité. Et il est clair que certains enfants bénéficieraient de cette aide. Mais les parents ne sont pas les seuls à pouvoir aider leurs enfants sur ce plan. En revanche, ils sont les seuls à avoir pu, dès la toute petite enfance, établir avec leur enfant la relation de confiance qui est, je le redis encore, une dimension primordiale et je dirais même capitale pour que l’enfant ait envie de travailler bien.
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On parle toujours des problèmes de méthodologie dans le travail scolaire. Or on n’a pas besoin d’être mathématicien ou agrégé de lettres pour aider son enfant à acquérir de la méthode. La méthode s’acquiert, tout au long de la vie, au quotidien. La méthode passe par une bonne organisation cérébrale, une bonne organisation de vie, par l’attention, le travail de mémoire, de concentration et le sens de l’observation. Or tout cela, comme je viens de le dire, s’acquiert dès la toute petite enfance et donc dans la relation avec les parents. Il faut savoir proposer aux enfants un cadre qui soit rigoureux sans être rigide et qui soit rassurant. J’ai parlé tout à l’heure de relation harmonieuse. À mon avis pour qu’elle le soit, elle doit passer : • par une relation d’autorité et non de pouvoir ou de contrainte ; • par une réflexion commune concernant des actes ou des situations en
cours ou à venir ; • par notre capacité à leur donner de la liberté dans le respect du cadre
et de la loi ; • par l’écoute de leurs désirs propres et non par celle de la projection
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des nôtres ; • par le respect des adultes sans qu’il y ait nécessité d’assujettissement compulsif ; • par l’écoute et l’attention qu’on leur porte ; • par la confiance en eux-mêmes afin d’éviter qu’ils aient en permanence le besoin impérieux de se rassurer auprès des autres. Enfin, cela passe par la nécessité de faire comprendre à l’enfant que le travail scolaire, comme toute autre activité, est son bien à lui, qu’il en est propriétaire, comme d’un champ à cultiver. Mais il le comprendra d’autant mieux si ces apprentissages scolaires ne deviennent pas la priorité absolue et l’enjeu de tout le reste. La scolarité est évidemment très importante mais elle sera d’autant mieux acceptée et comprise par l’enfant si elle est intégrée à l’ensemble de ses activités et si ces autres activités ne dépendent pas de sa réussite scolaire, mais au contraire sont vécues par toute la famille comme autant d’enrichissements. Tout est donc à articuler. Je n’insisterai jamais assez sur l’importance du ludique dans la vie d’un enfant. Apprendre à jouer, aimer jouer, inventer des jeux et construire des histoires, c’est l’ouverture indispensable à tous les apprentissages. Certains jeux stimulent la motricité et l’on sait bien que tout repérage de l’espace, du temps et de la différence entre soi
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et l’autre passe par la connaissance de son propre corps. Certains jeux stimulent le raisonnement. Et d’autres stimulent l’imagination et l’accès au symbolique. D’autres enfin confrontent l’enfant à ses limites, à la frustration, (ce n’est pas agréable de perdre ou d’avoir à arrêter un jeu) mais aussi aux limites des autres (enfants et adultes). Il y a autre chose sur quoi il faut insister : quelles que soient les activités que nous partageons avec nos enfants, l’image de la toutepuissance de l’adulte est à bannir. D’abord, parce qu’elle est inexacte et ensuite parce qu’elle se montre écrasante pour l’enfant. C’est une notion aussi dangereuse que celle de l’instinct maternel. Il y a les questions auxquelles nous pouvons répondre et celles pour lesquelles nous n’avons pas de réponse. Et je pense qu’il est important pour l’enfant de prendre conscience que l’adulte est un peu comme lui, qu’il ne sait pas tout. Certes, il en sait plus, il a plus d’expérience, il peut le conseiller, l’aider, le réconforter, le rassurer sur beaucoup de choses... mais pas sur tout ! Ce n’est qu’ainsi que l’enfant pourra petit à petit chercher à puiser dans ses propres ressources ; et c’est dans un désir de trouver des réponses par lui-même qu’il va pouvoir grandir ! Sinon, il se sentira écrasé par l’adulte et c’est souvent l’une des sources de son sentiment d’incompétence ou d’échec. Tout ce qui va lui permettre de comprendre que le soutien parental ne passe pas par l’omniscience, l’aidera à stimuler sa curiosité et le dicton qui nous explique que « la curiosité est un vilain défaut » est une erreur ! Sans curiosité, pas d’apprentissages, pas de découvertes, pas de questions pour lesquelles il faut trouver des réponses. Donc la curiosité de l’enfant n’est pas à interdire mais au contraire à stimuler et à partager avec lui. À condition de rester bienséante, elle est, avec la confiance en soi, l’un des outils de développement les plus importants dans la vie de l’enfant. Encore une fois, je ne sépare pas les acquisitions scolaires de toutes les autres et je déplore que les parents exemptent parfois trop facilement leurs enfants des cours de sport, de musique ou de dessin, ou en tout cas les traitent comme des disciplines mineures. Car certains jeunes découvrent dans ces activités des plaisirs intenses, voire même dans certains cas de réelles vocations. J’en ai connus. Le scolaire est une partie d’un tout et si ce tout est harmonieux, la scolarité, en général, est bien acceptée et bien gérée par l’enfant même si les parents ne peuvent pas lui apporter une aide spécifiquement scolaire. Ce type de soutien peut lui être apporté par d’autres.
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SOUTIEN SCOLAIRE
Comme je l’ai expliqué au début, j’ai énormément travaillé avec des professeurs de tous niveaux scolaires et il y a un domaine dans lequel ils réclament énormément l’aide des parents. Beaucoup d’entre eux, je dirais même la plupart, se plaignent de l’incapacité qu’ont certains enfants à s’exprimer correctement, à organiser une phrase et à entrer en relation avec les autres enfants et avec les adultes de façon discursive. Et ils font assez régulièrement le constat que les enfants qui s’expriment le mieux à l’écrit sont ceux qui ont une bonne aisance orale. Or il n’est pas besoin d’avoir fait de hautes études ou d’être un parent français pour donner à son enfant l’amour de l’échange verbal. Je dirai même le contraire. Parler à son tout-petit dans sa langue maternelle est capital. C’est dans sa propre langue que viennent naturellement aux parents, les chansons, les mots qui bercent, mais ceux aussi qui, savent le mieux arrêter une colère ou faire respecter un interdit. Des recherches concernant l’importance du rôle de la langue maternelle ont montré que les enfants baignés dans cette langue avaient de bien meilleures capacités d’apprentissage des autres langues que ceux qui en avaient été privés. Ce que disent également beaucoup de professeurs, c’est que pour faire investir l’écrit, il faut repasser par l’oral. Ceci est vrai tout autant au CP que dans le secondaire. Il est clair que parmi les enfants que j’ai reçus à ma consultation et qui lisaient encore très mal en sixième, la plupart d’entre eux avaient un discours très pauvre et ne manifestaient aucun plaisir à parler. Ici encore on voit combien il est important que le milieu familial participe au plaisir des échanges langagiers. Petits exemples concernant la lecture. Si l’enfant n’aime pas lire sauf des bandes dessinées que vous trouvez inintéressantes ou les rubriques sportives qui vous ennuient à mourir ou encore les définitions des petits jeux que l’on trouve dans certaines revues, laissez-le faire ! C’est ainsi qu’il peut aborder le plaisir de la lecture. Et même, soyez plus héroïques encore, parlez-en avec lui, demandez-lui de « raconter ». Le plaisir de lire peut aussi débuter par un plaisir de lire ensemble. D’abord, le parent lit seul (même si l’enfant sait lire) : « Ça va plus vite, dit l’enfant, quand c’est papa ou maman qui lit ! » Et puis on peut alterner, « une page moi, une page toi » ou bien encore, on met en scène : « Tu lis ce que dit le chat et moi ce que dit Pierre... » Au bout d’un moment, si l’enfant est intéressé par l’histoire, ça ne va plus assez vite, il faut attendre le soir pour lire avec papa ou maman et l’enfant prend plaisir à continuer seul. Une mère m’a dit l’autre jour : « Ça y est, il finit
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Harry Potter tout seul, je vais avoir à le lire après lui, je veux connaître la fin moi aussi ! » Donc nous devons être très attentifs à montrer à nos enfants, dès leur plus jeune âge, le plaisir que nous avons à échanger à discuter avec eux. Un objet n’est pas « une chose » ou « un truc », c’est quelque chose qu’il faut apprendre à désigner par son nom. Une situation se décrit, s’explique, or, ce qui leur est difficile, c’est la mise en perspective de cette situation, parce que cela suppose un bon jonglage avec l’acquisition de l’abstraction, du concept, de la vision d’ensemble et beaucoup d’entre eux se noient dans le détail. Je crois sincèrement qu’il nous faut aider nos enfants à ne pas rentrer dans ces discours raccourcis auxquels les jeunes enfants, adolescents et hélas tellement d’adultes ont maintenant recours. À cet égard, certains moyens actuels de communication peuvent être ravageurs pour le langage parlé et écrit. Je pense bien sûr aux SMS, au chat par ordinateur. Entendons-nous : je ne prescris pas l’interdiction de l’ordinateur, il peut être au contraire d’un apport très riche pour la compréhension des étapes par lesquelles il faut passer pour atteindre un but, apportant donc méthodologie et organisation mentale. Il peut aussi beaucoup aider certains enfants dans des situations où le recours à l’écrit est angoissant. Et puis certains jeux sont très amusants, cependant, attention à l’enfermement ! Là aussi, il faut poser des limites. Nous devons faire comprendre à nos enfants que parler et écrire correctement et avec aisance participe tout autant d’une préservation du patrimoine culturel que du partage d’informations et du plaisir d‘être ensemble. Alors pour terminer, j’en reviens à la question : comment aider nos enfants à bien travailler ? On ne peut pas demander à tous les parents de savoir aider leurs enfants sur le plan scolaire. On ne peut pas demander à tous les enfants de prendre plaisir à être aidés par leurs parents. Et puis, il y a des pièges comme ceux-ci par exemple : on n’a jamais eu besoin d’aider un premier enfant alors on n’aide pas le second qui, à l’inverse, ne sait pas travailler seul ! Certains enfants ne veulent rien faire sans être aidés parce qu’ils ont trouvé ainsi le moyen de s’accaparer les parents au détriment des frères et sœurs ! Et l’on fait durer cette situation autant que l’on peut ! Je crois cependant que bien des situations peuvent être débloquées en parlant avec l’instituteur/trice ou le professeur principal.
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Il ne faut pas toujours tout « psychologiser ». Certains remèdes sont très simples à trouver : une aide extérieure, rester à l’étude... Mais je crois que là où nous pouvons aider, nous les psychologues, c’est lorsque le travail à domicile est devenu un enjeu relationnel aussi puissamment destructeur que les problèmes de sommeil, alimentaires ou chez les plus jeunes, de propreté. Il faut alors aider la famille à retrouver une distance autre par rapport aux enjeux de la scolarité ; réfléchir ensemble sur les raisons qui ont conduit la scolarité à envahir tout le champ du relationnel dans la famille. Je l’ai beaucoup dit, je le redis encore, nos enfants ne sont pas des « machines à apprendre » (comme me l’a répété l’autre jour une jeune lycéenne très en colère) et parfois, ils ont le sentiment d’être trop porteurs de nos ambitions : ils pensent que leurs parents doivent toujours être fiers d’eux, ou encore, dans des situations familiales difficiles ou douloureuses, ils peuvent avoir le sentiment qu’en réussissant à l’école, ils deviendront des consolateurs et en voulant trop bien faire, ils s’effondrent. Certains enfants se sentent aussi porteurs de désirs que nous avions pour nousmêmes et auxquels nous n’avons pu accéder pour diverses raisons. D’autres enfants encore ont le sentiment que pour attirer l’intérêt de l’adulte, il faut être, soit insupportable, soit en échec scolaire, soit les deux à la fois, parce que si tout allait bien, on ne s’occuperait plus d’eux. Parfois enfin, pour certains enfants, on met la barre trop haut et il faut accepter d’aller à leur rythme. Il y a encore un autre cas de figure dont m’a parlé il y a quelque temps un professeur de collège. Il me racontait qu’il avait vécu ce genre de situation plus d’une fois. Un père ou une mère lui disant : « C’est normal qu’elle/il se plante, moi aussi j’étais nul/le à l’école, je détestais ça. » L’angoisse et la culpabilité parlent alors si fort qu’elles empêchent le parent concerné d’entendre les propos tout à fait rassurants du professeur et qu’elles les empêchent aussi de réaliser que leur enfant est beaucoup plus à l’aise dans ses études qu’il ne l’était lui-même. C’est une sorte de projection de soi qui bouche les oreilles et les yeux. Tout ce qui vient d’être décrit peut être très amplifié par les phénomènes liés à la puberté et à l’adolescence parce qu’à cette époque de leur vie les jeunes peuvent devenir très opposants, se conduisant constamment de façon paradoxale. Conduites dans lesquelles le « je veux » et le « je ne veux pas » se chevauchent allégrement rendant ces jeunes difficilement accessibles à quelque argument que ce soit. Il y a donc bien des raisons pour qu’une scolarité soit difficile et parfois seule une séparation géographique parviendra à apaiser l’angoisse de tous. Certains enfants et certains parents vivent l’internat comme une
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bouffée d’oxygène qui permet que l’on se retrouve en fin de semaine avec un plaisir renouvelé. C’est pourquoi, jamais une mesure d’internat ne doit être présentée comme une punition mais au contraire comme une solution pour mieux réfléchir et souffler. Elle peut être également nécessaire pour sortir de l’obsession de la punition, voire du chantage et/ou du mensonge. Dans des situations, ou personne n’a plus confiance en personne, il faut pouvoir proposer une autre distance relationnelle. Je suis thérapeute familiale et j’ai travaillé avec des familles de toutes sortes. Or ces difficultés se rencontrent quel que soit le niveau intellectuel ou social des familles. Il peut toujours y avoir un moment où, pour des raisons diverses : un deuil, une séparation, des problèmes professionnels, des maladies, ou plus simplement encore de l’incompréhension mutuelle, un dysfonctionnement relationnel s’enclenche. Ce dysfonctionnement va, dans la plupart des cas, générer des troubles du comportement, et/ou des apprentissages. C’est là qu’il devient important de consulter un professionnel qui peut aider la famille à dénouer des situations souvent moins cataclysmiques qu’elles ne le paraissent. Les enfants vivent parfois des mal-être auxquels ils ne comprennent rien ou dont ils ne peuvent pas parler en famille de peur de faire du chagrin ou de mettre en colère. Pour ces enfants-là, un lieu de parole est important et l’on peut tout à fait, en quelques entretiens, soulever avec eux ce qui leur semblait être des montagnes et les apaiser. Dans ces situations, les parents tout autant que leur enfant ont donc besoin d’aide. Mais en revanche, ils n’ont pas besoin de professionnels pour les aider à établir avec leur enfant la relation de confiance qui est, je le redis encore, une dimension primordiale, voire même capitale pour que l’enfant ait envie de travailler bien et de réussir. À partir du moment où les parents peuvent sereinement reconnaître que depuis le début de leur vie commune avec l’enfant, ils apprennent autant de lui que celui-ci apprend d’eux, la partie s’équilibre et vaut la peine d’être jouée !
Q UELQUES
CONCEPTS À RETENIR
Dans cet exposé destiné à des parents, certains concepts évoqués sont à retenir fortement tels la confiance, l’intérêt partagé, le respect des rythmes individuels et de la langue maternelle, les dangers de la toute-puissance et les aspects positifs ou négatifs de la projection. Mais quels qu’ils soient, tous ces concepts sont toujours l’objet d’un processus de construction bilatéral et trilatéral. Il devient alors évident
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que les aléas puissent en être nombreux et qu’un équilibre satisfaisant entre les parties concernées ne relève pas de la norme absolue ni d’une quelconque innéité. Et ceci d’autant plus que la partie est toujours dissymétrique. J’ai déjà développé le bien-fondé de certains de ces concepts mais je souhaite revenir sur trois d’entre eux. La confiance mutuelle
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Elle suppose qu’il y ait un accord commun entre parents et enfants sur les limites du possible. Ce n’est pas simple parce que cela va donner lieu à une perpétuelle confrontation entre l’expérience des uns et l’inexpérience des autres. Cependant il y a toujours à garder en tête qu’un enfant aura le désir d’aller le plus loin possible dans ses capacités du moment tant qu’il ne ressent pas chez ses parents des doutes le concernant. Il est indispensable, si une initiative a été acceptée par les parents, qu’un échec, une tentative ratée ne soient jamais l’objet de commentaires négatifs. Il faut, au contraire, que l’enfant se sente encouragé à faire d’autres essais. Un autre aspect de la confiance réciproque est celui de la parole donnée. Combien d’enfants et de parents pâtissent d’un côté comme de l’autre, d’avoir donné des réponses approximatives, d’avoir ouvert la porte à des éventualités qui vont s’avérer impossibles, d’avoir promis puis oublié. Le mensonge d’un enfant est rarement gratuit. Il peut venir du fait qu’il pense que sans ce mensonge il n’obtiendra pas ce qu’il veut. Il vient aussi de la peur des réprimandes ou même de la violence. Il vient enfin du fait que ses parents, eux aussi lui ont menti ou ont maquillé la vérité. Sans une écoute réciproque et attentive, sans le respect dû à l’autre, il n’y aura pas de confiance mutuelle et cette absence sera à l’origine de bien des dégâts. Le respect des rythmes individuels Combien de moments d’exaspération et d’angoisse peuvent émerger des divergences constantes dans ce domaine. « À chacun son rythme » dit le dicton. Voila qui est bien plus facile à dire qu’à mettre en pratique ! Car si, dans une famille, chacun vit à son rythme, sans respecter celui des autres, c’est là une source de conflits incessants. Et pourtant imposer à un enfant ou à un adulte un rythme qui n’est pas le sien peut être source de troubles importants. Or rien n’est plus complexe à modifier qu’un rythme individuel car il repose sur plusieurs facteurs. Certains sont génétiques, d’autres dépendent des échanges rythmiques précoces entre la mère et l’enfant et ceci dès la période prénatale (voir les agrippements primaires). D’autres encore se sont enracinés au cours des expériences motrices qui
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elles-mêmes dépendent des représentations qu’a l’enfant de son schéma corporel. Enfin, certains rythmes seront dépendants de facteurs liés aux nécessités de la communication et de la socialisation. Ainsi peut-on avancer concernant l’être humain (contrairement à ce qu’il en est de l’animal) que peu de choses sont aussi individuelles que le rythme. Ceci est à prendre en compte très précocement car ne pas observer et tenir compte de la rythmicité du nouveau-né peut engendrer de sérieux problèmes. Bien des désarrois du bébé viennent du fait que l’on n’a pas su repérer ses rythmes alimentaires ou de sommeil et en tenir compte. Ces premiers déboires sont à même d’en engendrer bien d’autres par la suite. Quant à la projection et à l’introjection Ce sont des mécanismes qui fonctionnent constamment d’un être à l’autre. Ils sont d’une importance capitale dans la construction d’un enfant et de son intégration dans le noyau familial... Ils sont porteurs de toute la bonne ou la mauvaise qualité portée au regard sur l’autre et à la relation naissante entre l’enfant et ses parents. Elles peuvent être disqualifiantes, destructrices, voire même tueuses ou, au contraire, porteuses de toutes les bonnes images et représentations dont a besoin l’enfant. Elles peuvent être figées sur le passé ou vision d’avenir. Elles peuvent se manifester dans la réalité ou demeurer dans le fantasme. Un enfant projette sur ses parents ses propres désirs car il a, lorsqu’il est tout petit, beaucoup de mal à imaginer que ceux de ses parents diffèrent des siens. Ceci a été largement exploré dans les années soixante par le psychologue britannique Alan Leslie avec ce qu’il a appelé la « théorie de l’esprit ». Il a repéré que chez l’enfant autiste et plus globalement dans les troubles envahissants du développement, rien n’évoluait à ce niveau-là et que la capacité de reconnaître que l’autre pouvait penser ou réagir autrement que lui-même était inexistante. Mais, lorsque ces mécanismes sont présents on peut avancer sans trop de risques que la projection et l’introjection favorisent l’émergence de l’imitation. Le « faire comme » est un moteur indispensable.
Chapitre 15
LA PLACE DES GRANDS-PARENTS
association de grands-parents m’avait, il y a quelque temps, sollicitée afin de l’aider à réfléchir sur la place des grands-parents dans des situations où leurs enfants avaient à faire face à des enfants en difficulté. Il m’a paru intéressant de reproduire partiellement ce moment de réflexion commune dont l’objet était de montrer à quel point les histoires intergénérationnelles et les phénomènes de transmission qu’ils suscitent, prenaient de place lors de la naissance d’un bébé puis se poursuivaient au fil des années, que l’enfant ou l’adolescent soit bien portant ou malade. Qu’une famille s’agrandisse dans de bonnes conditions ou qu’elle soit confrontée à la souffrance sévère d’un bébé, d’un enfant, d’un adolescent, ces configurations nouvelles remettent en cause l’équilibre familial que celui-ci soit solide ou fragile. Puisque mon propos est de montrer combien l’hypothèse de l’instinct maternel ne repose sur rien d’autre que... sur rien, il semble essentiel de noter l’impact considérable des continuités ou des ruptures intergénérationnelles dans le devenir relationnel entre l’enfant et ses parents. Lorsque l’on reçoit certaines familles en consultation, il devient évident
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que beaucoup de difficultés reposent sur des inversions générationnelles et des confusions de rôles et de places.
V ERS
UN PARTENARIAT FAMILIAL
Lorsque j’ai intégré mon service de pédopsychiatrie en 1980, l’état des lieux était effarant. Certains professionnels accusaient encore les mères de ne pas toutes savoir « instinctivement » s’ajuster à leur enfant. De là à les rendre responsables des difficultés rencontrées par celui-ci il n’y avait qu’un pas que certains franchissaient allégrement. On assistait alors à des tableaux affligeants de parents largués et à qui l’on ne donnait même pas de diagnostic ni d’explications précises. Très rapidement j’ai réagi contre cet état de fait que je trouvais consternant et je l’ai fait parce que j’ai rencontré beaucoup de parents formidables et que j’ai réalisé que, sans leur aide, je ne pouvais pas travailler avec leurs enfants. Ils les connaissaient mieux que moi et avaient donc beaucoup à m’apprendre. C’est ainsi qu’assez rapidement j’ai entrepris un vrai travail familial et je n’ai plus jamais voulu travailler sans qu’il y ait entre eux et moi une alliance thérapeutique et un partenariat constant. Ce partenariat bien souvent s’étendait aux grands-parents qui apportaient un soutien fort à leurs enfants. Bien des projets de soins échouent lamentablement par manque de confiance réciproque. Lorsqu’un couple est en désir d’enfant, cet enfant va être d’emblée, dès sa conception, pris dans une double histoire. Celle du père et celle de la mère qui projettent les futurs parents dans des univers respectifs d’images, d’attentes, d’intentions et de projets pas toujours très harmonisés. Deux parents peuvent avoir eu des histoires infantiles très dissemblables, voire même opposées et leurs références éducatives et affectives, seront alors différentes ou même contradictoires. Et l’on sait combien les enfants s’engouffrent dans ces contradictions et en jouent à merveille. Ceci a donc un impact important sur la vie de l’enfant mettant en cause le cadre, les limites et les rôles respectifs de chacun. Lorsque les parents savent parler entre eux, communiquer sur leurs différences, celles-ci ont de fortes chances de s’aplanir et les parents deviennent alors complémentaires, ce qui est d’une grande richesse pour l’enfant. Mais on ne saurait trop insister sur le fait que dans des situations qui deviennent conflictuelles, les difficultés font tache et s’étalent sur l’ensemble de la famille.
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Dans ces moments-là, le rôle et la place des grands-parents est particulièrement complexe car ils sont prisonniers eux-mêmes de leur propre histoire et peuvent être heurtés par ce qui se passe dans la famille constituée par leurs enfants et petits-enfants. Certains grands-parents peuvent se sentir en totale contradiction avec les méthodes éducatives qu’ils observent. Ils peuvent être pris à témoin ou à partie, ce qui dans certains cas ne fait qu’aggraver les situations. Ils peuvent aussi intervenir à mauvais escient, mettre les « pieds dans le plat » ou donner leur opinion à un moment ou elle sera mal vécue. Je crois que lorsqu’il s’agit de soutenir un couple en souffrance, le maître mot est la discrétion et ce que nous appelons, dans notre jargon de psychanalystes, la neutralité bienveillante. À condition, bien entendu, que des questions ne soient pas directement posées ou que la notion de danger demeure absente. On ne devient pas plus facilement grand-mère ou grand-père que l’on est devenu autre fois père ou mère. Là aussi, on a à apprendre un rôle nouveau. Un rôle qui n’est pas toujours simple lorsqu’adviennent des difficultés de santé ou de comportement chez les petits-enfants. À ce stade, le rôle des grands-mères consiste surtout à ne pas se montrer meilleure mère que leur fille mais à l’amener à observer et à réfléchir sur ce qui pourra le mieux aider le bébé ou l’enfant. Les jeunes mères sont susceptibles et les conseils sont souvent reçus, surtout lorsqu’ils portent leurs fruits trop rapidement, comme très culpabilisants. Les grands-mères (comme les psychologues) doivent amener les mères à trouver par elles-mêmes les bonnes solutions. Monique Bydlowski décrit chez les jeunes mères, durant leur grossesse et après la naissance, un état de transparence psychique. C’est-à-dire, un état assez régressif dans lequel, les émotions, les souvenirs enfouis, remontent à la surface remettant en cause leur propre vécu d’enfant. Ces états régressifs se conjuguent, eux aussi, très mal avec la notion d’instinct car ils mettent en évidence tous les phénomènes réactionnels dus aux continuités ou discontinuités historiques. Autrefois le bébé arrivait sans préambule. Il était pour les parents l’objet d’un pur fantasme. Ce bébé, on ne pouvait que se l’imaginer. Aujourd’hui, avec les échographies du troisième mois, le couple marifemme, devient beaucoup plus rapidement un couple papa-maman en devenir. Ce bébé prend soudainement vie, il est une réalité qui amène parfois à prendre des décisions difficiles et qui peuvent déjà, dans certains couples, donner lieu à des conflits sévères. J’ai eu à suivre une jeune femme qui n’avait pas voulu avorter après que lui a été signalée une trisomie 21 et cela, malgré l’insistance de son mari pour que cette grossesse soit interrompue. À la naissance, elle
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est venue me voir parce que son mari menaçait de la quitter si elle n’abandonnait pas le bébé. Il y avait deux autres enfants et jusque-là ce couple avait connu une histoire harmonieuse et simple. Mais, ce handicap, le mari ne pouvait pas l’assumer. La mère a finalement décidé de proposer cet enfant à l’adoption après qu’elle l’a fait accepter dans une pouponnière où elle allait le voir chaque jour. Cette histoire a saccagé la famille. Chacun a ses limites et ce père avait une histoire qui lui rendait impossible l’accueil de ce bébé. Dans les services de pédopsychiatrie, les consultants sont confrontés à des situations difficiles et douloureuses. On leur amène des enfants pour lesquels rien n’a pu être détecté avant la naissance et pour lesquels également, les examens génétiques et neurologiques n’apportent encore guère d’informations. Pourtant, ces enfants sont très malades. Le mystère qui entoure encore parfois certaines pathologies, amène les professionnels à hésiter sur le diagnostic à donner et un temps parfois long d’évaluations est nécessaire. La prévention prend ici toute son importance. Elle permet de repérer précocement l’ampleur du problème et de faire plus rapidement le nécessaire. Lorsque des parents confrontés à des situations lourdes, viennent nous voir, ils sont toujours dans une détresse immense mais elle se manifeste de façons très différentes. Certains parents sont inquiets parce que la relation, la communication ne s’installe pas, parce qu’il y a des crises d’angoisse impossibles à calmer mais ils n’y comprennent rien. D’autres parents nous arrivent avec des hypothèses diagnostiques bien fondées ou non mais qui nécessitent d’emblée de notre part des explications. D’autres enfin ne viennent que sur le conseil d’un tiers, crèche, famille, PMI, mais ils ne savent pas pourquoi ils sont là. Pour eux, tout va bien et ceci même si l’enfant est, de toute évidence, très malade. Prenons garde à des jugements hâtifs. La souffrance joue bien des tours aux êtres humains et parfois elle les condamne à un déni qui les amène à ne rien voir, à ne rien ressentir, mais ce n’est pas pour autant que ce sont des parents indignes. Le déni a un effet de masque anti-souffrance extrêmement puissant. Ces parents-là sont souvent plus fragiles que les autres et il faudra un long travail, une infinie patience, une infinie compassion et beaucoup d’empathie pour les amener à regarder la vérité en face et à les aider à l’assumer. Lorsqu’est donné un diagnostic lourd, on se trouve parfois confronté à des effondrements sévères de la part des parents. Effondrements qui, dans bien des cas, les amènent à des sentiments de persécution violents. Il faut trouver un coupable. C’est là que bien souvent l’intergénérationnel est mis à mal : c’est l’hérédité de l’un, c’est l’éthylisme familial de
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l’autre. C’est le mari qui dit à sa femme : « Tu vois qu’il ne fallait pas le confier à une nourrice, ma mère n’aurait jamais fait ça »... C’est encore : « Comment veux-tu que cet enfant aille bien avec toutes ces dépressions et ces suicides dans ta famille depuis trois générations ! » C’est aussi : « Pourquoi voudrais-tu que ce bébé te regarde, tu ne sais regarder que toi-même » ou encore : « Tout de suite j’ai vu qu’il avait le regard aussi fou que celui de ton père. » Tout ceci, je l’ai entendu et cela montre combien la révélation de la pathologie de l’enfant fait surgir la nécessité de trouver des causes objectives et puisées dans les histoires familiales sur parfois plusieurs générations. Certaines familles se soutiennent, se soudent autour de « comment aider cet enfant-là » mais d’autres en sont incapables. Elles ont l’impression que tout s’écroule autour d’elles, que leurs amis les lâchent, que leurs parents n’y comprennent rien, qu’ils sont complètement livrés à eux-mêmes. Et d’une certaine façon ils deviennent les auteurs de leur propre isolement. Avec ces parents, un travail considérable est à faire. Il m’est arrivé de préconiser des thérapies familiales qui incluaient les grands-parents afin que soient dits et entendus par tous, les fantasmes intergénérationnels destructeurs qui circulent chez les uns et les autres. Et, plus d’une fois ces séances communes ont permis que tombe la culpabilité généralisée, la rage, la colère, la honte, voire même dans certains cas, la haine. Lorsque se casse définitivement l’image de l’enfant dont on avait rêvé, on a parfois besoin de détourner sa propre culpabilité sur un autre membre de la famille. Dans beaucoup de situations, les grands-parents demandent à rencontrer le consultant. Ils ont le sentiment qu’on leur cache des choses, ils veulent savoir et comprendre. En ce qui me concerne, je ne les reçois jamais sans l’accord des parents. Et très souvent ceux-ci sont soulagés par cette demande car leur souffrance est telle qu’ils ne savent pas comment annoncer le diagnostic ou comment l’expliquer. C’est trop dur, ça remue trop de choses et ils ont parfois le sentiment qu’ils seront agressifs ou au contraire qu’ils vont s’effondrer. Mais surtout ils ont peur des questions qu’on va leur poser là ou ils n’ont pas de réponse et des conseils qu’on va leur donner et qui risquent d’introduire le doute sur le projet qui leur a été proposé. En fait leurs propres parents en sont encore, là où eux-mêmes en étaient avant tout le travail qu’on a pu faire avec eux. Donc, la plupart du temps, ils sont heureux de cette démarche. Les grands-parents souhaitent parfois rencontrer séparément un professionnel parce que justement, ils se rendent compte que leur propre histoire de vie va les amener à devoir aborder et gérer cette situation
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nouvelle « chacun à sa façon ». Parfois aussi ils souhaitent nous dire des choses qu’ils ne peuvent dire devant le conjoint, ou encore nous poser des questions, elles aussi impossibles, lorsqu’ils sont ensemble. Parfois au contraire, ils souhaitent être vus en même temps parce qu’entendre, comprendre n’est possible que dans un soutien mutuel. Parfois encore mères et grands-mères demandent à nous rencontrer conjointement. Certaines mères ont besoin de ces entretiens afin que soit dit à leur propre mère ce qu’elles en attendent et c’est parfois plus facile en présence d’un tiers Autre cas de figure : l’un des deux grands-parents veut nous rencontrer et l’autre ne le souhaite pas. J’ai le souvenir d’un grand-père extraordinaire et qui pourtant revenait de loin. Il était, au début, dans le déni et très agressif avec moi, pensant que je dramatisais des choses qui allaient tout à fait s’arranger par elles-mêmes. Petit à petit, il a fait un vrai cheminement, et lorsqu’il a pu dominer suffisamment sa souffrance pour ouvrir les yeux, il a été pour ses enfants et sa petite-fille d’une aide magnifique. La grand-mère n’a jamais souhaité me rencontrer et elle est restée dans le déni et dans l’inadéquation. La place des grands-parents est de tenir en dépit de tout. Il faut pouvoir accepter une certaine injustice. Il faut comprendre que les agressions verbales ou les passages à l’acte ne sont que la manifestation d’un mal-être et d’une souffrance qui parfois ne peut être soulagée qu’en s’extériorisant dans l’agressivité ou en projetant dans l’autre son propre mal-être. On peut résumer tout cela en disant simplement qu’à certains moments il faut être présent sans être envahissant et qu’à d’autres, il faut être absent sans être trop loin ! Je crois donc important que les grands-parents trouvent eux aussi un soutien dont ils ont un immense besoin. Il ne faut pas hésiter à demander de l’aide à des professionnels compétents et connaissant bien la situation. Ils ont à parcourir le même chemin de connaissance que leurs enfants. Ils ont besoin de comprendre quel est leur rôle, leur place dans l’histoire. Ils ont aussi besoin de comprendre pourquoi parfois leurs enfants les mettent en place d’accusés. Ce n’est plus le papa ou la maman réelle qui est alors en jeu, mais ce sont des images mortifères devenues responsables de tout le négatif de leur histoire infantile. Alors chez ces grands-parents s’éveillent aussi les angoisses et les fantasmes : « Quelle est notre responsabilité, qu’avons-nous pu faire ou ne pas faire qui ait amené une telle détérioration de nos relations avec nos enfants ? » Ou bien encore : « Qu’est ce qui relève de nous dans les difficultés de ce petit enfant ? » Tout l’impact de l’intergénérationnel émerge et ils recherchent dans leurs histoires communes les tenants et les
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aboutissants de telles ou telles réactions de leurs enfants et petits-enfants. Parfois ils sont dans le vrai et l’on doit les aider à trouver des remèdes à ces « faux contacts » parfois leurs projections les entraînent vers des sentiments de persécution injustifiés. Je viens de parler de situations très détériorées mais il y a toutes les autres, toutes celles où l’enfant va bien. En toutes circonstances les grands-parents ont un rôle immense à jouer à condition qu’ils sachent faire preuve d’une gigantesque discrétion et d’une toute aussi gigantesque disponibilité. À condition également qu’ils puissent se remémorer leurs propres moments de plaisir mais aussi d’inquiétude associée à l’angoisse de ne pas savoir comment faire face. Ces souvenirs personnels aideront la grand-mère à ne pas culpabiliser sa fille en invoquant l’instinct ! Donc, disponibilité matérielle certes mais aussi et tout autant, disponibilité d’écoute, de patience et de tendresse. Lorsqu’il est reconnu par tous qu’élever un enfant est un parcours à la fois magique et sinueux alors les mythes tombent et la réalité s’assume avec plus de lucidité.
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CONLURE
J’ai, aujourd’hui, de par mon expérience clinique, la certitude que beaucoup de parents et de grands-parents ne mesurent pas l’impact considérable de leur propre histoire sur le devenir relationnel et éducatif qui sera le leur avec leurs enfants et petits-enfants. C’est ici, dans ce contexte longitudinal, que la différence entre instinct et intuition prend toute son importance. Si instinct il y avait, il n’y aurait aucune dépendance à une histoire familiale et personnelle. Le suivi de l’enfant et de l’adolescent irait de soi puisqu’eux aussi, tout autant tributaires de leur instinct que leurs parents, obéiraient à des normes immuables. Or la deuxième partie de ce livre a montré, au contraire, l’impact permanent de ces histoires familiales et individuelles sur le comportement des uns et des autres. L’intuition, qui est constamment tributaire de l’histoire de chacun, joue un rôle considérable (positif ou négatif) dès les prémices de la relation. Lorsque tout va bien, elle est un atout majeur dans l’éclosion de la compréhension maternelle et paternelle (cf. chapitre suivant). Cette intuition ne se borne cependant pas à être opérationnelle dans les débuts de la vie commune, elle va jouer un rôle tout aussi important par la suite. Or, comme elle est, ainsi que je viens de le souligner, tributaire d’une histoire personnelle qui n’a pas toujours été ni facile ni agréable, elle peut
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s’en trouver complètement faussée. Le bébé puis l’enfant, l’adolescent, l’adulte, par leurs comportements, leurs attitudes physiques, leurs modes de contact vont alors évoquer ou renvoyer à leur mère et/ou à leur père, des images tellement négatives de leur propre cheminement infantile qu’elles vont réveiller de façon constante ou intermittente des souffrances qui ne pourront alors générer que de la violence, de l’incompréhension ou des réactions inadéquates.
Chapitre 16
PEUT-ON DÉFINIR L’AMOUR MATERNEL ?
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NOTION DE DÉSIR
Avec les exemples, les conférences et les exposés cliniques proposés dans la seconde partie de ce livre j’ai cherché à montrer, combien l’épanouissement de la maternité n’avait rien à voir avec un réflexe instinctif et combien elle était dépendante du désir et des contextes qui pouvaient le soutenir ou l’anéantir. Selon Freud, alors que le besoin n’a pour objet que la réalité, le désir est essentiellement lié aux fantasmes et aux traces mnésiques qui réactiveront ce désir. « La conception freudienne du désir concerne par excellence le désir inconscient, lié à des signes infantiles indestructibles » (Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse). Dans ce chapitre, je vais revenir sur des notions déjà évoquées dans les premiers chapitres mais il peut être intéressant de les intégrer dans le cadre de ce que vivent la majorité des femmes, à savoir un amour merveilleux, un amour auquel elles aspiraient et qui a su combler leurs désirs.
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HISTOIRE
Le désir n’a rien d’inné et il n’est pas non plus lié à des repères propres à l’espèce comme il en est de l’instinct animal. Comme je l’ai dit plus haut, chez l’être humain, le désir ne dépend pas de stimuli spécifiques ni de déclencheurs automatiques tels des odeurs, des mouvements ou des attitudes typiques toujours les mêmes. Par ailleurs, si chez l’animal, une perception entraîne une réponse unique, chez l’homme les réponses pourront être multiples car elles seront soumises à des conditions aléatoires et à des situations qui se modifient dans le temps. Il peut y avoir désir de grossesse et/ou d’enfant à certains moments de la vie et pas du tout à d’autres. Les perceptions chez l’être humain sont en rapport constant avec les événements du présent tout autant qu’avec ceux du passé et sont toujours prises dans une histoire et des expériences individuelles. Historicité à la fois intergénérationnelle, génétique, socioculturelle et émotionnelle. On peut dire également qu’un abîme sépare une réponse instinctuelle d’une réponse donnée par un sujet pensant, parlant et symbolisant. On peut ajouter encore que chacun réagit aux circonstances aléatoires déjà évoquées, selon ses propres critères et émotions. La mémoire très sélective ne permet pas que les raisons d’un désir ou d’une absence de désir nous apparaissent toujours clairement. La mémoire est tributaire de ce qui peut apparaître à la conscience et de ce qui doit rester soigneusement refoulé voire même dénié. On peut prendre pour exemple ce qui est antérieur à la maternité, à savoir, le désir de grossesse. Bien qu’une succession d’examens n’ait mis au jour aucune stérilité dans le couple et bien que des procédures de procréation assistée aient été utilisées, dans certaines situations, aucune grossesse ne survient. Les procédures d’adoption sont alors organisées et au bout d’un véritable parcours du combattant, un enfant est adopté. Peu de temps après une grossesse survient tout naturellement chez la mère adoptive. Si la mère, par la suite, entreprend une psychanalyse, apparaîtront alors des fantasmes, des représentations et des projections refoulées qui faisaient obstacle au désir de maternité. Entre autres hypothèses, on peut citer celles de la psychanalyste Sylvie Faure-Pragier dans Les Bébés de l’inconscient : « Punition de désirs œdipiens, la stérilité pourrait donc être liée à des désirs agressifs non érotisés, à la victoire du narcissisme sur les pulsions, au besoin de survivre “c’est lui ou moi” et s’intégrer alors dans une structure non génitalisée. »
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DÉFINITION DE L’ AMOUR MATERNEL
Si l’on se réfère au Larousse, on y lit que l’amour maternel et filial serait « dicté par les lois de la nature ». Concernant les autres sens du mot amour, le Larousse nous en dit qu’il peut être un « sentiment passionné pour une personne de l’autre sexe » ou encore une « passion, un goût vif pour quelque chose ». Plusieurs questions se posent alors : • L’amour maternel serait-il exclusivement soumis aux lois de la nature,
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alors, que les autres formes d’amour ne seraient liées qu’aux sentiments, voire à la passion ? • Y a-t-il là antinomie ou même énoncés paradoxaux ? • Doit-on donner aux « lois de la nature » un sens qui ne puisse s’articuler avec sentiment et passion ? • Quel est dans tout cela le rôle des pulsions ? Rappelons que c’est sur les pulsions d’auto-conservation que Freud a bâti sa première théorie des pulsions. Il y fait apparaître l’importance de leur satisfaction afin que s’y étayent les émotions, les sentiments, les fantasmes et les affects. Cependant chez l’homme, l’évolution constante des conditions de vie l’a amené à devoir s’adapter à des stimuli mis à l’épreuve d’une réalité mouvante. Qu’il s’agisse des aliments, des odeurs, des lumières, des moyens de communication ou de locomotion, l’être humain ne pourrait survivre s’il n’avait en lui, la capacité de s’ajuster à ses nouvelles conditions de vie. On peut donc considérer que, chez l’homme, ces capacités d’ajustement font partie des lois de la nature. Ainsi l’être humain réussit-il à composer avec ce qui vient le surprendre et à faire des choix concernant les réponses à donner. Bien que, chez celui-ci, ces choix et les décisions à prendre soient soumis à des règles qui n’émergent pas toujours à la conscience, il va devoir trouver les moyens de s’adapter à son environnement. C’est ce manque de capacités d’adaptation à la réalité et de possibilité de faire des choix qui sont à l’origine de la disparition de certaines espèces animales. Par ailleurs, qu’entend-on par « lois de la nature » ? Le Littré définit la nature comme « un ordre établi dans l’univers ou système de lois qui président à l’existence des choses et à la succession des êtres ». Système de lois certes, mais n’y aurait-il pas dans cette définition une certaine confusion entre les lois physiques et biologiques et celles qui témoignent de l’essence de l’homme, être doué de raison et de
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langage et porteur d’un certain nombre de valeurs morales et d’exigences. Cependant comment expliquer que chez l’homme le biologique et le culturel soient en permanente jonction ? La question, à ma connaissance, reste encore aujourd’hui ouverte. L’amour maternel, comme toute autre forme d’amour, est donc soumis aux lois de la nature mais il l’est également aux pulsions et à la libido. Il est par ailleurs assujetti aux mutations de la société et de la culture environnementale. On ne peut pas ne pas tenir compte des traditions qui entourent la venue d’un enfant au monde. Qu’elles soient matriarcales ou patriarcales, qu’il y ait monogamie ou bigamie, ou encore que les théories liées à la métempsychose réservent à ce bébé-là une place particulière. Peuvent influencer également la spécificité de la relation d’une mère à son enfant, la durée de cette relation. Dans notre civilisation occidentale, mises à part certaines exceptions, dues à des théories particulières ou à des distorsions familiales, l’enfant reste jusqu’à l’âge adulte et même au-delà parfois, dans une relation proche de sa mère (la littérature en témoigne constamment). Il en est tout autrement dans certaines civilisations qui considèrent que l’enfant, surtout l’enfant mâle, doit, pour devenir un homme, être soustrait à tel ou tel âge, à l’influence maternelle.
UN
AMOUR TOUJOURS RENOUVELÉ ET JAMAIS SEMBLABLE L’amour maternel, dans sa magie, dans ce pouvoir unique qui lui est conféré de faire d’un nourrisson un être humain à part entière, est toujours soumis à conditions. Cependant si amour il y a, rien ne pourra empêcher une mère de faire profiter son bébé des capacités émotionnelles, intuitives, inventives, imaginatives et fonctionnelles qui sont les siennes et ceci quels qu’en soient le cadre et les difficultés. Mais c’est aussi son pouvoir d’adaptation qui va lui permettre de proposer à ce bébé-là, ce bébé qui ne ressemble à aucun autre, un amour qui sache répondre à ses besoins et à ses demandes formulées de façon déjà très personnelle. L’amour maternel est toujours unique, dans la mesure où il a à trouver les bonnes réponses pour un bébé qui, lui aussi, est toujours unique. Le mental, l’affectif, le sentimental, la sensualité y sont présents mais l’objet étant chaque fois différent, il induit des comportements et des réactions différentes. Vu de l’extérieur, l’amour maternel a quelque chose de mystérieux et pour cette raison il demeure, en fait, un concept assez abstrait et difficile
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à cerner. Chez la mère, il fait son apparition de façon apparemment si soudaine et si spontanée qu’il prend une dimension qui échappe à notre entendement et l’on se demande d’où vient à la mère cette capacité d’aimer sans mesure, de se dévouer corps et âme à cet être en devenir et de lui offrir des trésors de tendresse, d’émerveillement et d’attention ? On dit à juste titre que cette relation d’amour éclôt durant le parcours de la grossesse et dans les premiers contacts qu’il instaure entre la mère et le bébé. C’est généralement le cas et c’est merveilleux de voir ces futures mamans caresser et converser avec un fœtus/bébé qui réagit à sa façon aux émotions de sa future maman. Les documents concernant l’haptonomie en sont des démonstrations émouvantes et étonnantes. Cependant j’ai fréquemment accueilli à ma consultation des mères envahies d’amour/tendresse pour leur nourrisson mais qui décrivaient néanmoins leur grossesse et leur accouchement comme un cauchemar. Elles avaient été malades tout le temps, elles avaient constamment eu peur pour elle et pour le bébé à naître, elles trouvaient que les mouvements du fœtus avaient été anarchiques et même violents, elles s’étaient détestées physiquement avec leur gros ventre... Récemment une mère me disait : « Je n’ai pas eu tout de suite en moi de l’amour maternel ou bien il m’a été masqué par l’angoisse suscitée par les soins à donner à mon bébé et plus encore par la place qu’il allait prendre dans ma vie de couple et professionnelle. Nous étions très fusionnels mon mari et moi et voilà qu’arrivait un petit tiers qui, je le pressentais, allait mettre fin à l’univers symbiotique qui était le nôtre. Et puis, de façon très soudaine, je dirais même inattendue, je me suis sentie complètement inondée par un amour auquel je ne m’attendais pas. C’est, je crois ce qui m’a permis de surmonter mon baby blues. » Elle éclate de rire et ajoute : « Peut-être que c’est le contraire... peut-être qu’il faut que je positive ce baby blues puisqu’il m’a permis de me débarrasser en bloc de tout ce qu’il y avait de négatif dans ma tête et qu’enfin je puisse donner libre cours à mon amour fou ! »
L’ AMOUR / TENDRESSE On peut suggérer que la maternité est un exemple typique d’une situation dans laquelle fantasmes, représentations et projections sont omniprésents et donneront à la mère un certain profil. Ses processus psychiques seront à la base des images qu’elle va se faire de la relation à naître entre son bébé et elle. Mais elle aura à s’adapter à la personnalité naissante de ce bébé-là.
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Une maternité s’accompagne toujours d’un désir soutenant l’idée que l’objet d’amour vit avec sa mère une expérience unique. Mais cette expérience n’a pas un devenir spontané, la période d’accordance dont j’ai parlé au chapitre 3 montre bien qu’elle met du temps à se construire et à évoluer vers une belle harmonie. Lorsqu’il est sereinement assumé, cet amour/tendresse est pour le bébé un atout majeur car il va lui procurer une assise narcissique, un investissement suffisamment gratifiant de lui-même pour qu’à son tour il puisse prodiguer aux autres ce qui lui a été donné. C’est le regard de la mère (ou de son substitut) porté sur le bébé qui va conditionner le regard qu’il portera sur lui-même puis sur les autres. Winnicott en a parlé ainsi : « Quand je regarde, on me voit, donc j’existe. Je peux me permettre de regarder et de voir. Je regarde alors créativement et, ce que j’aperçois, je le perçois également. » (Revue française de psychanalyse, n◦ 10.)
Mais ce postulat concerne un regard positif, admiratif de la mère, un regard accompagné d’un maternage chaleureux et contenant. C’est cette conjonction qui va offrir au bébé les bases de son assurance et de sa confiance en lui-même. On connaît trop les dégâts causés par un regard maternel dépourvu d’amour ! Cet amour hors normes n’est pas toujours reconnu par la mère ellemême au début de sa cohabitation avec son bébé et ceci même lorsque c’est évident pour son entourage. La peur de mal faire est parfois trop envahissante et fait obstacle à une vision claire de tout ce qui est en train de se mettre progressivement en place dans sa relation avec son nourrisson. Si l’on énumère tout ce que met en œuvre cette relation, on en demeure stupéfait. Et d’autant plus stupéfait qu’à la mère elle-même, tout cela semble parfaitement naturel. Au bébé aussi, lorsqu’il nous montre sa satisfaction ! Essayons donc de dépasser l’abstraction mystérieuse de la maternité réussie en tentant d’énumérer ce qui nous en apparaît. Cette maternité additionne et articule entre elles une somme inouïe de dons et de compétences. Ils vont progressivement introduire la dyade dans des modes de communication de plus en plus évolués. Va ainsi se manifester chez la mère une finesse d’attention, d’écoute et d’observation qui présidera à la fondation de cette épopée relationnelle. Se mettront en place, petit à petit, une grande rigueur alliée à beaucoup de souplesse et de patience, grâce auxquelles mère et bébé vont petit à petit introjecter un cadre et une rythmicité qui tiennent compte des
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personnalités de chacun. Françoise Dolto écrit à une mère dans Une vie de correspondances : « Seuls les humains arrivent à dépasser l’âge de leur continence naturelle en restant incontinents parce qu’on n’a pas respecté leurs rythmes de développement. »
Par ailleurs c’est la mère, soutenue par le père, qui communiquera à son enfant le respect qu’elle a de son individualité naissante. Elle l’accompagnera et le soutiendra tout au long d’un parcours qui va lui permettre d’évoluer d’un univers symbiotique à une autonomie de plus en plus large. Tout ceci est un work in progress, il n’y a dans une maternité aucune révélation spontanée. Encore une fois, ne tombons pas ici dans le piège de l’instinct et de l’innéité. Dans ses débuts, la relation mère-bébé se manifeste essentiellement autour des signaux émis par le bébé, signaux parfois réflexes (sourires, bâillements, crispation du visage) mais qui, interprétés et commentés par la mère prendront sens et deviendront des signaux relationnels.
P OUR
ÉVOQUER
W INNICOTT
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Cependant, on ne peut s’intéresser à l’amour maternel sans évoquer largement ce que Winnicott a appelé dans De la pédiatrie à la psychanalyse : « la préoccupation maternelle primaire ». Je le cite : « Dans la toute première phase, nous trouvons chez la mère un état très spécifique, une condition psychologique qui mérite un nom tel que “préoccupation maternelle primaire” par exemple. Il me semble que, ni dans notre littérature spécialisée, ni peut-être ailleurs, personne n’a encore prêté une attention suffisante à cet état psychiatrique très particulier de la mère dont je dirais : – qu’il se développe graduellement pour atteindre un degré de sensibilité accrue pendant la grossesse et spécialement à la fin ; – qu’il dure encore quelques semaines après la naissance de l’enfant ; – que les mères ne s’en souviennent que difficilement lorsqu’elles en sont remises et j’irai même jusqu’à prétendre qu’elles ont tendance à en refouler le souvenir. »
Plus loin Winnicott parle de cet état comme d’un « stade d’hypersensibilité » et il ajoute :
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« C’est à dessein que j’emploie le mot “maladie” parce qu’une femme doit être en bonne santé, à la fois pour atteindre cet état et pour en guérir quand l’enfant l’en délivre. »
Enfin : « La mère qui a atteint cet état que j’ai nommé “préoccupation maternelle primaire” fournit à l’enfant des conditions dans lesquelles sa constitution pourra commencer à se manifester, ses tendances à l’évolution se développer et où il pourra ressentir le mouvement spontané et vivre en propre des sensations particulières à cette période primitive de vie. »
Tout aussi intéressant est ce que dit Winnicott quand il associe à l’attention privilégiée de la mère ce qu’il appelle les « tendances innées au développement » de l’enfant. Henri Wallon parlait, quant à lui, des capacités innées du nouveau-né à se socialiser et Daniel Stern a appelé les « sens du soi » des aptitudes innées qui émergent et s’associent les unes aux autres jusqu’à l’acquisition du langage (cf. chapitre 3). Il dit aussi que les nourrissons sont préstructurés pour rechercher des situations d’apprentissage dans lesquelles ils s’engagent.
UN
PARCOURS MOUVEMENTÉ
Le désir d’offrir à son enfant le bien-être dont il a besoin, donne à la mère des capacités d’intuition inouïe qui n’excluent en rien qu’il y ait des tentatives erronées, des tâtonnements, des essais infructueux et des erreurs commises. La mère doit accepter que la communication avec son bébé ne puisse s’approfondir sans des temps de résistances et sans qu’à certains moments ce bébé ne montre vigoureusement son mécontentement, son opposition par gestes, cris ou mouvements de rejet. Lorsqu’il aura acquis le langage, la mère aura à supporter et à prendre au second degré des refus verbaux et des déclarations fracassantes telles que : « Tu es une méchante maman, je te déteste. » Ceci est pourtant fréquent lorsque l’on oppose à l’enfant des refus qui seuls pourront rendre opérationnel son accès à la frustration. Quel sens prend le oui si le non n’existe pas ? Que les pères se rassurent, ils seront, eux aussi vigoureusement pris à partie ! Ainsi, l’amour maternel se trouve-t-il confronté à des moments difficiles, moments où il faut accepter, pour le bien de l’enfant, de passer pour une sorcière. C’est bien souvent qu’en consultation, alors que l’on observe beaucoup d’amour entre un enfant et sa mère, celui-ci
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se retrouvant seul avec le psychologue ou le pédopsychiatre, va débiter sur elle des horreurs, décrivant des maltraitances qui, pour le moins, rendent ce consultant perplexe. Cependant, avant de se précipiter sur des signalements ou autres décisions, il faut toujours prendre le temps de différencier fantasme et réalité. Peut-être est-il en train d’inventer un roman familial afin de séduire son interlocuteur, peut être colorie-t-il ainsi une plainte banale qui n’a pu s’expliciter à la maison et qui déclenche chez lui des angoisses ? Celles-ci sont souvent amplifiées par des récits racontés, vus ou lus. Peut-être encore est-ce lié à des angoisses œdipiennes émergentes ? L’amour parental n’a pas réponse à tout. On parle toujours de l’autorité paternelle, et ceci jusqu’à en faire pour certains, l’atout majeur de la triangulation. Or il me semble que durant les premiers mois de vie du bébé, le père est davantage un soutien à l’autorité maternelle qu’une autorité reconnue par le nourrisson. La présence et le soutien du père sont essentiels pour confirmer à la mère le bien-fondé de la mise en place par elle d’un cadre et d’un certain nombre de règles. L’amour n’exclut pas le doute, parfois même il l’alimente. La meilleure des mères y est soumise et ne peut s’empêcher de penser que dans certaines circonstances, elle a pu faire fausse route. C’est donc bien davantage d’une autorité parentale qu’il s’agit et l’on connaît les désastres induits par des réactions opposées entre père et mère à certains comportements de leur enfant et ceci dès le début de son existence. Par la suite, cet enfant risque très rapidement de jouer de ces désaccords et de devenir un tyran domestique. Dans Le Normal et le Pathologique, Freud écrit : « La mère ne devient pas seulement le premier objet anaclitique [objet d’étayage] pourvoyant aux besoins mais aussi le premier législateur extérieur. Les premières lois auxquelles elle confronte l’enfant prennent en considération la durée et le rationnement de sa satisfaction. »
Sur quoi reposent ces désaccords parentaux ? Père et mère sont tributaires de leur histoire infantile, de l’éducation qu’ils ont reçue et des moyens qu’ont utilisés leurs propres parents pour les aider à grandir. En devenant parents eux-mêmes, ils vont continuer à adhérer aux principes qu’on leur a inculqués ou s’y opposer complètement. Par ailleurs, ils peuvent avoir reçu l’un et l’autre une éducation tout à fait différente et l’on va voir alors se développer des conflits autour des limites à donner à l’enfant concernant son autonomie, le cadre et les règles de vie à lui proposer, voire à lui imposer. Si à ces questions les réponses sont divergentes, si des conflits apparaissent dès la naissance, la mère risque
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fort d’être tellement blessée qu’elle ne saura plus comment se comporter avec son nourrisson.
LA
RÉSONANCE ET L’ INTUITION - MIROIR
On ne peut parler de l’amour maternel sans évoquer largement l’intuition. L’intuition désigne « la manière d’être qui comprend directement son objet par un contact sans médias avec lui, sans le secours de signes ou de procédés expérimentaux... C’est une pensée anticipatrice qui devance les preuves. Elle est pénétrante... C’est une compréhension profonde qui va de l’apparence à la réalité des choses » (Noël Mouloud, in Universalis). Sur cette notion d’intuition se greffe celle d’empathie car pourraitil y avoir intuition sans l’empathie qui permet à un être humain de comprendre ce que vit l’autre dans ses émotions et ses réactions ? Mais il faut aller plus loin : pourrait-il y avoir, intuition et empathie sans intersubjectivité ? Le lien primaire et l’intersubjectivité participent d’un même mouvement qui instaure individuation et subjectivité. Me servant de la notion de résonance dans le sens musical du terme, je dirais qu’intersubjectivité et subjectivité naissent conjointement grâce à une résonance réciproque. Dans les encyclopédies de la musique, la résonance se définit comme « un phénomène naturel en vertu duquel le son émis par une source sonore se trouve en réalité accompagné d’un certain nombre d’autres sons vibratiles dont l’ensemble caractérise le timbre qui lui est propre » (Encyclopédie Fasquelle). Or je pense qu’entre un nourrisson et sa mère, il y a deux sources sonores qui vont s’entrecroiser en une sorte de résonance réciproque. Il y aura de l’alternance, du va-et-vient, des allers-retours de vibrations émotionnelles d’où va naître une compréhension mutuelle de tout ce qui se situe dans l’infraverbal, le corporel, le gestuel et le sonore. Un certain nombre de chercheurs pensent que l’intersubjectivité serait innée mais encore faut-il que certains mécanismes lui permettent de se développer et qu’ainsi naisse la subjectivité du bébé. Pour moi, cette résonance vibratile, ces timbres écrivent une partition commune qui va largement participer à la création d’une jonction entre l’intra et l’intersubjectivité. Je pense également que l’on doit à ces mécanismes de résonance, ce sixième sens qui va permettre aux émotions vécues par l’un d’être fortement ressenties par l’autre. Si l’on veut s’aventurer davantage encore dans le domaine des métaphores musicales, on pourrait ajouter que ce sont de ces résonances que
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vont naître l’harmonie et le contrepoint mais aussi parfois les dissonances qui alimentent le quotidien relationnel. À tout ceci, l’intuition est intimement liée. Elle joue un rôle considérable dans les prémices de la relation discursive. Le bébé n’a pas besoin d’avoir accès à la parole pour être compris par sa mère parce que l’intuition de celle-ci lui permet d’avoir accès au discours corporel de son nourrisson et comme il en est très vite conscient il va en jouer de plus en plus et de mieux en mieux et ainsi se créeront les premiers mécanismes d’attachement réciproque. Ce qui aide la mère, dans ce contexte si particulier, relève d’une sorte d’intuition-miroir. Je veux dire par là, une intuition qui lui vient des profondeurs de ses propres vécus archaïques sensoriels et perceptifs. Son bébé lui renvoie, en quelque sorte, du déjà connu, du déjà vécu. Des émotions, des sensations revivent en elle qui sans doute ne seraient jamais réapparues sans les reflets que lui en renvoie son bébé. Ces effets miroir vont soutenir ses capacités d’adaptation et de compréhension de son bébé. C’est aussi grâce à cette intuition-miroir que la mère trouvera les moyens les plus efficaces pour l’aider à construire les repères qui vont lui permettre de faire des ponts entre ses vécus internes et externes. Ainsi s’organiseront les jonctions entre le corporel, le psychique et le mental. C’est enfin grâce à cette intuition-miroir que la mère pourra aider son bébé à relier ses propres perceptions, son vécu sensoriel et ses émotions internes avec ce que lui propose son environnement. C’est n’est donc qu’ainsi, et j’y insiste encore, que la mère amènera son bébé vers une comodalité sensorielle indispensable à toute compréhension. Comme il a été décrit plus haut, chez l’enfant autiste, les sens ne s’articulent pas entre eux et, dans certaines situations, seront même en conflit. Certaines de ces personnes ayant acquis le langage vous expliquent que si elles regardent leur interlocuteur, elles n’arrivent pas à l’entendre et a fortiori à comprendre ce qu’il dit. C’est pourquoi elles vivent un apprentissage de la communication tellement complexe. Quoi qu’il en soit, même si l’enfant est en bonne santé et ne souffre d’aucun déficit, l’accès aux jonctions sensorielles ne se fait pas tout seul. C’est son entourage qui petit à petit va lui en donner les clés et lui permettre ainsi d’intégrer ses expériences dans une chaîne signifiante. Par exemple, le bébé gazouille et sa mère reprend les mêmes gazouillis en y ajoutant des gestes en l’air avec ses mains puis des tapotis rythmiques sur le petit ventre. Ainsi elle stimule et articule ensemble le regard, l’audition, la vision et le tactile.
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Dans le n◦ 19 de la Revue française de psychanalyse consacré à l’enfant, la psychanalyste anglaise, Martha Harris écrivait ceci : « Les émotions, à leur niveau primitif sont enracinées dans des états corporels et des sensations localisées en des parties spécifiques du corps, sensations qui trouvent progressivement leur signification à travers les réponses émotionnelles de la mère. »
Et elle prenait pour exemple ce que représente le nourrissage pour le nourrisson à savoir le don, le retrait, l’organisation, la réceptivité et le réconfort. Elle rejoint ainsi tous les auteurs que j’ai déjà cités et qui font de la relation au sein (ou au biberon) la matrice des évolutions psychique et cognitive. Sans les échanges par le regard, la relation mère-bébé sera difficile à construire et ceci même lorsque ceux du bébé ne sont pas encore dirigés. Mais si les regards maternels ne sont pas accompagnés de tout ce que Winnicott a appelé le holding et D. Meltzer « la grammaire musicale », ces échanges auront un devenir relationnel plus pauvre. Meltzer souligne l’importance de la courbe sinusoïdale de la voix maternelle. Et il est extraordinaire, lorsque la mère utilise ce langage expressif, de voir le corps du bébé se détendre, d’observer ses mains qui partent dans l’espace comme à la recherche de ces sons magiques et de noter aussi combien le regard devient plus attentif. C’est dans ces contacts privilégiés qu’apparaîtront les premiers sourires dirigés. Mais c’est aussi la bonne qualité de cette première relation visuelle qui amènera l’enfant à partager ses découvertes avec son environnement maternant, j’évoque ici l’attention partagée qui va permettre à l’enfant d’avoir un regard conjoint sur une situation ou un objet, et le pointage par le biais duquel il pourra désigner.
LA
TRANSMISSION
Nous l’avons amplement vu, tout mode relationnel est largement tributaire des transmissions intergénérationnelles, que ce soit au niveau du symbolique, du fantasme ou de la réalité. C’est par des modèles transmissibles, auxquels il adhère ou s’oppose, que l’être humain va s’introduire dans telle ou telle collectivité. On peut avancer que c’est de la transmission que dépendent l’identité d’un sujet et son rapport à l’autre. Il ne s’agit pas seulement de la transmission génétique mais tout autant de la transmission psychique.
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Cependant si notre soumission à l’hérédité était totale elle nous condamnerait à des processus de répétition en toutes circonstances. Or les phénomènes aléatoires qui participent à l’évolution de tout être humain vont avoir une influence sur ces transmissions et il s’en suivra que certaines de nos dispositions intellectuelles et de nos réactions motrices en seront modifiées. Il y a en chacun de nous des dispositions d’esprit qui nous permettent malgré les lourdeurs de la transmission, d’imaginer, d’inventer, de s’opposer ou d’adhérer et de faire valoir notre libre arbitre. Je crois que l’amour maternel en est un magnifique exemple car il fait sien la nécessité pour une mère de faire en sorte que son patrimoine ne soit pas paralysant. Il ne lui sera pas toujours possible d’anticiper comment réagir à telle ou telle situation car elle peut tout à fait être surprise par des réactions inattendues de son bébé. Ceci ne prouve en rien qu’elle est une mauvaise mère, cela ne fait que soutenir l’idée que l’amour maternel ne se bâtit pas exclusivement sur des images mais aussi sur du concret, des imprévus et sur une réalité au quotidien qui, selon que la mère en accepte l’augure ou pas, sera vécue dans l’émerveillement ou dans la culpabilité. Alors la transmission est certes inévitable mais si dans l’entourage de la future maman, quelqu’un est là pour lui dire, non pas, « suis ton instinct » mais au contraire, « laisse-toi aller à inventer, à créer », alors, cette maman-là sera plus forte narcissiquement et se sentira moins culpabilisée par le fait que l’amour maternel relève à la fois de l’intuition, des apprentissages et de ce qu’elle considère, parfois avec humour, comme étant les effets de la transmission.
POUR CONCLURE
aurait, paraît-il, dit un jour : « Les préjugés sont plus difficiles à détruire que l’atome. » Les idées reçues le sont tout autant. Elles ont la vie dure et peuvent être extraordinairement destructrices. Fréquemment leur origine est difficilement discernable, voire impossible et en ce qui concerne l’instinct maternel je ne m’y hasarderai pas. Certains penseront sans doute que pour tenter de le « mettre au panier » j’ai frappé haut et fort et c’est exact. Il est évident que les situations familiales dont j’ai parlé dans la seconde partie de ce livre sont lourdes et douloureuses. On pourrait alors être tenté de dire que ces pathologies familiales rendent impossible, mettent en échec tout instinct. Or il m’apparaît au contraire que si instinct il y avait, les mères résisteraient bien davantage à certaines des situations évoquées et donc à ce qui peut leur être imposé par leur entourage, leur propre histoire infantile ou leurs difficultés psychiques. Elles seraient en quelque sorte beaucoup plus imperméables à leur environnement, à leurs pulsions, leurs fantasmes, et leurs angoisses. Elles auraient toujours des réponses adéquates aux agissements de leur nouveau-né. Et ceci quelles que soient les conditions ou les circonstances qui entourent la naissance du bébé. Les mères seraient tributaires d’un fonctionnement réflexe faisant abstraction de tout potentiel affectif et émotionnel. Nous avons pu voir, avec ce que nous en dit Élisabeth Badinter, combien la notion de maternité a été variable au cours des siècles. Si l’instinct maternel était une constante inéluctable, comment pourrait-on expliquer combien de femmes ont pris et prennent encore dans certains pays, des risques inouïs en avortant et pourquoi elles ont vécu (toujours dans certains pays dont le nôtre) la promulgation de la loi sur la contraception comme une délivrance ?
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INSTEIN
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P OUR CONCLURE
Pourquoi enfin tant de femmes se félicitent-elles aujourd’hui de pouvoir choisir d’avoir un enfant, d’attendre pour le concevoir ou de ne pas en avoir du tout ? Nous savons fort bien qu’il n’y a pas à cela que des conditions matérielles, sociales ou familiales. Parler d’instinct, c’est nier l’existence d’un certain nombre de pulsions et d’émotions contradictoires qui peuvent aller du désir à la répulsion, voire même à la haine. Il serait également incompréhensible que tant de pédiatres, psychologues, psychanalystes et chercheurs concernés par la petite enfance se soient penchés et continuent de le faire, sur l’importance des aléas et des dérives de l’attachement, de la séduction narcissique, de la relation primaire et de tout ce qui conditionne le bon fonctionnement mère, père, bébé dans les moments précoces et par la suite. Or ils sont tous d’accord pour dire combien les premières interactions feront trace dans la construction psychique de l’enfant. Nous avons vu le rôle malfaisant que pouvaient avoir certains pères lorsqu’ils sont pris dans les rais de la couvade pathologique. Ceuxci sont heureusement minoritaires mais j’en ai longuement démontré les conséquences afin de mieux appuyer sur l’importance de l’impact positif de leur présence lorsqu’elle est appropriée. Ils jouent un rôle de premier plan dans la mesure où ils peuvent à la fois soutenir la mère dans ses moments d’inquiétude (elle en a toujours) et la relayer avec beaucoup d’efficacité. Et pourtant, eux non plus n’ont pas « l’instinct de ces choses. » On le sait d’autant mieux que durant des générations et même parfois encore maintenant, les pères ont considéré que leur place n’était pas auprès du bébé. Il y avait même chez certains d’entre eux un sentiment de honte à pousser la voiture d’enfants ou à donner le biberon, voire même à s’intéresser au bébé. L’utopie de l’instinct maternel était, là aussi, très présente pour donner poids à leurs mises à distance : « Ce n’est pas le rôle des hommes de s’occuper des bébés c’est celui des femmes, c’est elles qui savent, c’est inné chez elles, pas chez nous. » Et pourtant, maintenant que beaucoup de pères participent aux soins à donner à leur nourrisson, on voit combien, eux aussi, savent faire preuve d’intuition et l’on voit s’épanouir très précocement une relation père-mère-bébé autrefois impensable. L’on observe aussi avec quel plaisir et quelle fierté, ces pères jonglent avec les couches, les biberons et les gestes tendres. Ce bain précoce de « tiercéité » est d’une aide appréciable pour les tout-petits car elle les installe plus rapidement dans les processus d’intégration du noyau psychique familial. Ceci va soutenir mère et bébé dans la nécessité d’avoir à dépasser progressivement leur relation duelle. Cette relation, indispensable durant les premiers temps peut devenir,
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comme je l’ai montré avec la thérapie mère-fille, hautement pathologique lorsqu’elle perdure. Lorsque Winnicott décrit l’état de la mère durant les temps de relation primaire comme un état que l’on pourrait qualifier de pathologique tant il est centré sur le bébé comme unique objet d’intérêt, il parle d’une focalisation intense, d’un regard, d’une écoute certes privilégiées et même renforcées par un état hormonal particulier mais jamais il n’insinue que les mères agissent spontanément, réflexivement. Nous avons à mettre une croix sur l’éternelle querelle de l’inné et de l’acquis. Il est prouvé que deux hormones : l’ocytocine et la prolactine, facilitent l’attachement, les pulsions maternelles et, comme le disent certains, les comportements protecteurs. Mais, une fois encore, ne confondons pas instinct et pulsions. Celles-ci sont liées au désir, à l’amour ou à l’agressivité et elles conditionnent, positivement ou négativement, la relation instaurée entre la mère, le père et le nourrisson. Par ailleurs, la transmission psychique, comme le soulignait la psychanalyste Evelyn Granjon, dans deux conférences proposées à l’Institut de psychanalyse familiale et groupale, joue un rôle déterminant :
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
• « Transmettre, c’est faire passer un objet, une pensée, une histoire, des
affects, d’une personne à une autre » ; • « La question de l’héritage, de ce qui se transmet de génération en génération est au cœur de la vie psychique familiale, dès le moment originaire, inscrite dans les fondations et les fondements de la psyché de chacun de ses membres. Transmission obligée, imposée à chacun quelles qu’en soient les modalités, constituant le maillon d’une chaîne générationnelle et l’assignant à une place qui lui est offerte par le groupe qui l’accueille. Héritier de ce qui s’est tissé et de ce qui est tu dans les liens d’alliance de ses parents, l’enfant, bénéficiant de l’investissement narcissique de ceux-ci, assure la continuité de l’ensemble et acquiert la possibilité de sa propre subjectivité. C’est à ce prix, nous le savons, qu’il pourra exister, se constituer psychiquement en tant que sujet de l’inconscient et sujet du groupe. » Les situations proposées dans la deuxième partie de ce livre soulignent constamment les difficultés issues des aléas de cette transmission psychique et combien la relation avec le bébé reste dépendante des images et des représentations infantiles. Certaines mères vous disent à quel point leur attitude est conditionnée par celle qu’a eue leur mère avec elles et combien elles y restent attachées. C’est leur « modèle en tout ». D’autres vous racontent qu’elles agissent constamment avec leur bébé dans un souci d’opposition.
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Lorsque tout cela apparaît clairement, il semble que la notion d’instinct maternel puisse être reconnue comme faisant injure à la fois aux bébés — dans la mesure où elle cautionnerait l’absence de leur participation à l’émergence de la relation duelle — et aux mères qui ont en permanence à devoir apprendre s’adapter à ce bébé-là. Ainsi, au moment de conclure est-il encore nécessaire d’insister sur les dégâts que peut provoquer l’utopie de l’instinct maternel ? Soyons attentifs aux blessures narcissiques qu’elle inflige et aux non-sens qu’elle provoque lorsque l’on sait combien chaque parcours de vie est différent, semé d’interrogations, de décisions à prendre et de solutions à trouver. Et ceci dans des contextes qui ne sont jamais les mêmes. On prend alors conscience de la toile parfois inextricable qui se tisse autour des imprévus qui parsèment d’obstacles le parcours en devenir du lien et de la communication. On comprend mieux pourquoi cette relation n’éclôt pas toujours. Comme déjà amplement souligné, rien ne s’apparente davantage à la toute-puissance et à ses effets catastrophiques que cette notion d’instinct. Se croire investi d’un pouvoir et d’une compétence absolue détruit chez l’enfant sa capacité à devenir sujet. Il demeure la victime d‘une idéologie dont le fondement serait que l’un sait tout et l’autre rien, que l’un a tout à apporter et l’autre rien à donner. L’un impose et l’autre subit. L’enfant qui n’a pas pu participer à sa propre construction, ne réussit pas à se reconnaître ou se croit obligé de se reconnaître dans ce qui lui est imposé et demeure objet plus que sujet. Et la mère n’ayant que sa propre vision des choses y reste enfermée sans pouvoir ni comprendre ni prendre plaisir à ce que l’enfant lui montre de lui-même. Ainsi enfermée dans sa tour d’ivoire, elle va passer à côté de tout ce qu’une maternité adaptée suppose d’inventivité, d’imagination et d’attention Dans ce même contexte, certains pères « croient bien faire » en imposant leurs manières d’être, pensant qu’il est de leur responsabilité de tout apprendre à leur enfant. Et, eux aussi, naviguent alors dans une toute-puissance destructrice. Et ce jusqu’au moment où cet enfant « décevra » ses parents parce qu’il est inhibé, comme paralysé par les consignes ou devient violemment agressif ou encore s’effondre dans des états dépressifs auxquels lui-même ni personne, ne comprend rien. Durant longtemps, l’agressivité a été décrite comme « un vilain défaut ». Elle est encore pensée comme telle dans certaines familles où l’on ne comprend pas pourquoi l’enfant aurait à s’opposer puisqu’on lui « donne tout ». Il est pourtant clair qu’un bébé qui n’a jamais à dire « non » parce que toute frustration lui est évitée, va développer
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des difficultés immenses à grandir harmonieusement et à apprendre à négocier avec l’univers extra-familial. N’avoir jamais eu à réagir négativement va l’amener à des comportements inadéquats ou même déviants. Apprendre à exprimer un refus, bien avant l’émergence du langage, est essentiel pour que la personnalité du futur enfant, adolescent, adulte ne se sente pas submergée dès lors qu’il s’agit de se manifester, de refuser ou de dire « non ». Les adultes qui vont mal montrent souvent, en analyse, combien, leur crise d’adolescence a été inexistante parce que leurs parents, à cette période, les comprenaient trop bien. Alors il ne fallait surtout pas leur faire de peine ou risquer que leurs comportements soient inadéquats. L’illusion de l’adéquation totale fait des ravages car elle réduit à zéro l’expérience indispensable de l’altérité. L’opposition, la frustration, la révolte même sont nécessaires à un tout petit pour l’aider à bien grandir. De plus, cette illusion est contredite par tout ce que l’on sait aujourd’hui de la perméabilité du fœtus aux états émotionnels de la mère. Perméabilité qu’il traduit par des réactions corporelles qui peuvent être déjà considérées comme des réactions de confort ou de résistance. On ne peut réduire la relation mère-bébé à une construction sociale, on ne peut la penser comme une construction réflexe et il serait regrettable de la croire exclusivement commandée par l’hérédité. Il y va de la dignité de la femme d’avoir à apprendre à être mère et il y va de notre respect de lui reconnaître tout ce qu’elle y investit de finesse d’observation, de dévouement, d’intelligence, de patience et d’amour pour devenir la mère « suffisamment bonne » que décrit Winnicott. Lorsque l’on est témoin de cette construction progressive de la maternité, on ne peut qu’être émerveillé. C’est alors qu’apparaît la grande injustice qui consiste à penser que tout ce que l’on observe relève de l’instinct ou de l’innéité. Il est trop facile de croire que tout est acquis d’avance et que le geste à accomplir, la parole à donner dépendent d’une sorte d’automatisme programmé. À cela je me refuse car étant moi-même mère et grand-mère, je connais le parcours à accomplir afin de donner à nos bébés les soins qu’ils requièrent, et encore une fois, la compréhension, la patience qu’ils attendent de nous et l’amour sans limites auquel ils ont droit. Ces bébés tous différents, tous surprenants nous amènent à devoir accepter d’être décontenancés. Ils attendent de nous autant de capacités d’adaptation à leur singularité que nous avons à accepter d’eux qu’ils soient tous différents. C’est à l’attention de toutes ces mères que j’ai rencontrées et qui s’angoissent de ne pas avoir une compréhension constamment infuse de leur bébé que j’ai écrit ce livre. Je l’ai écrit aussi pour toutes
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celles qui se croient, à un moment ou à un autre, obligées d’être mères et ne le souhaitent pas. Celles-ci ont tout autant droit à notre respect et il est totalement irresponsable de chercher à les influencer en leur faisant croire que la maternité s’éveillera en elles dès l’apparition de leur bébé parce que l’instinct maternel y veille toujours. Je l’ai écrit pour les professionnels qui, comme moi, ont à affronter des situations de maternalité et de parentalité douloureuses. Je l’ai écrit enfin pour tous ces enfants qui viennent me dire, me dessiner, me mettre en scène leur détresse de n’avoir pu bénéficier de la tendresse et de l’attention qu’ils réclamaient. Cela se manifeste aussi par des troubles du comportement, des violences verbales ou physiques ou des inhibitions paralysantes. Je me souviens d’une petite fille de 5 ans (appelons-la Mélanie) que ses parents m’avaient amenée car elle était totalement mutique en dehors de chez elle. Cette enfant était fille unique et sa mère assistante maternelle. Dans mon bureau elle restait tout à fait silencieuse et, la tête baissée, semblait n’attendre qu’une seule chose : me quitter. Puis, comme je n’insistais pas du tout pour la faire parler et que je commentais la situation et mes interrogations à voix haute et comme me parlant à moi-même, au bout de trois séances, elle a soudain pris un feutre et m’a dessiné une dame qui portait deux bébés sur ses bras et en avait deux autres accrochés à sa jupe. À côté de cette dame une petite fille portait elle-même un bébé et donnait la main à un enfant plus petit qu’elle. Sans un mot, elle a poussé le dessin vers moi et j’ai juste dit : « Cette petite fille qui doit aider sa maman à s’occuper des autres enfants, ce n’est pas drôle pour elle parce que c’est comme si elle devait être tout le temps une grande et alors il n’y a pas de place pour elle dans les bras de sa maman. » Elle reprend le dessin et dessine des larmes qui descendent le long des joues de la petite fille. J’ajoute juste : « Comme elle est triste ! » À ce moment-là, j’entends « oui », elle se lève me tend la main et me dit : « Je vais revenir te voir. » Un travail avec les parents a pu débloquer la situation et la mère a pris la décision de demander aux parents de reprendre leurs enfants plus tôt. Le mutisme de Mélanie a disparu comme par enchantement et elle est redevenue la « petite fille à sa maman » pendant le temps qui lui a été nécessaire jusqu’au jour où elle est venue me dire : « Amy, j’ai plus besoin de toi, je suis une grande maintenant. »
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REMERCIEMENTS
Un grand merci à : À Gilbert qui m’a aidée à finaliser ce travail, À Valérie Montreynaud qui fut une lectrice intransigeante, À Virginie Catoni qui m’a guidée dans la mise en forme de ce livre, À Jean Henriet qui, encore une fois, m’a fait confiance.
PSYCHOTHÉRAPIES
PSYCHANALYSE PSYCHOTHÉRAPIES HUMANISTES THÉRAPIES COMPORTEMENTALES ET COGNITIVES
Marie-Dominique Amy
CONSTRUIRE ET SOIGNER LA RELATION MÈRE-ENFANT L’idée que la maternité relève de l’instinct et serait innée continue à être répandue chez les mères et dans beaucoup de familles. L’auteur démontre que cette adhésion sans recul à l’utopie de l’instinct maternel met en danger la relation primaire entre le nourrisson et sa mère mais aussi toute l’élaboration d’un noyau familial et le long parcours que parents et enfants entreprennent et poursuivent ensemble. S’appuyant sur son expérience et celle d’un grand nombre de théoriciens et de praticiens, M.-D. Amy décrit d’abord la construction de la relation mère enfant, évoque les nécessités qu’elle impose, et les facteurs émotionnels et interactifs sur lesquels elle repose. À partir de nombreux cas cliniques, elle propose ensuite des réflexions sur les dérives et les avatars de la maternité et de la parentalité. Elle montre combien celles-ci sont tributaires des histoires infantiles et familiales, des rapports de couple, et de tout ce qui, dans le quotidien, conditionne non seulement les premiers mois, les premières années de la relation avec l’enfant mais aussi toutes les années à venir jusqu’à ce que la mère et le père deviennent des grands-parents.
ISBN 978-2-10-053533-0
www.dunod.com
MARIE-DOMINIQUE AMY est psychologue, psychanalyste. Elle a créé une unité de soin pour les enfants autistes en institution. Elle assure des supervisions et des formations intra et extra hospitalières et périnatalité. Elle est membre du CPGF (collège de psychanalyse groupale et familiale) et de la SFPEADA (société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et disciplines associées).