• LIBRE
ÉCHANGE.
COLLECTION FLORIN ET ET
GEORGES
DIRIGÉE
FONDÉE
PAR
AFTALION
GALLAI$-HAMONNO
PAR
FLORIN
AFTALION
LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE La France et 1~ ngleterre HILTON L. ROOT
TRADUCTION DE L'AMÉRICAIN PAR JACQUES FAUVE
Ouvrage publié avec le concours du CNL
~
~)~ Presses Universitaires de France
ISBN ISNN
2 13 045243 4 0292-7020
Dépôt légal -
©
1" édition: 1994, janvier
Presses Universitaires de France, 1994 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
SOMMAIRE
INTRODUCTION. - De l'usage du «paradigme JO de l'économie en histoire, 1
Première Partie LA DONNÉE HISTORIQUE
1. ET CES PAYS SE MODERNISÈRENT. - La France et l'Angleterre
ou deux types de modernisation, Il Les privilèges et leur origine, 12 Deux communautés nationales en COUTS de création, 12 A - Les moins privilégiés, 18 La paysannerie, 19 Vers une nouvelle forme de l'économie paysanne, 21 Les révolutions paysannes vues comme une résistance des communautés villageoises à l'essor du capitalisme, 24 Le développement rural et ce qu'enseigne l'histoire de la France, 27 B - Les plus privilégiés, 28 La foule pré· révolutionnaire : une coalition de distribution, 28 Pourquoi les marchés concurrentiels se développèrent·ils mieux en Angleterre qu'en France?, 31
C - Les très privilégiés, 33 Les finances et la société, 33 L'Etat et la société sous l'Ancien Régime: l'autonomie du gouvernement central, 3S ApPENDICE.- L'économie féodale, 38
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LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
Deuxième Partie LES MOINS PRIVILÉGIÉS
2. LES RÉVOLTES PAYSANNES ET LEUR INTERPRÉTATION, 45 Paysam et marchés, 47 L'éthique de subsistance, 52 Les révoltes paysannes, 55 Vu d'Alsace, 59 Reconstruire la communauté villageoise, 62 Conclusion, 64
3. LE PAYSAN DEVANT LE MARCHÉ. - Réflexions sur les normes de comportement qui leur ont été attribuées, 67 L'école de l'. économie morale»,' résumé et critique, 67 La société paysanne antérieure à l'ère des marchés, 72 L'expansion des marchés, 73 Conséquences pour le développement rural, 74 Conclusion, 80 Troisième Partie LES PLUS PRIVILÉGIÉS
4. VIOLENCE COLLECTIVE ET ÉCONOMIE POLITIQUE. - La violence des masses, sa valeur morale et ses coûts économiques et sociaux, 85 L'. économie morale» des masses de l'ère pré-industrielle, 86 Pourquoi les comommateurs étaient-ils plus aptes à se rebeller que les producteurs?, 90 Les émeutes frumentaires en Angleterre, 93 Les primes à l'exportation en Angleterre, 95 Le prix du blé anglais, 96 L'évolution du marché anglais,' l'amélioration des échanges intérieurs, 97 Le crédit et les intermédiaires, 98 La politique de l'approvisionnement en Angleterre, 99 La politique de l'approvisionnement en France, 101 L'échec de la libéralisation de l'approvisionnement sous Louis XV et ses causes, 102 L'action en faveur du commerce des farines, 103 En Bourgogne, 104 Les coméquences des interventiom " la détermination des prix et le marché des grains, 111 Le stockage, 111 Les villes favorisées, 112 Conclusion,' la politique des subsistances et la violence collective sous l'Ancien Régime, 116
vu
SOMMAIRE
5. LES MÉTIERS DANS LA FRANCE D'ANCIEN RÉGIME. - L'équilibre incertain entre privilèges et production libre, 119 L'origine médiévale des corporations, 124 Colbert: le père du nationalisme économique, 126 Les coûts de production dans le secteur corporatif: la tutelle de l'Etat sur les finances des corporations, 130 L'ombre menaçante du secteur hoTS réglementation, 139 L'abolition et la résurrection des corporations, 145 Ce qu'était réellement la production des corporations, 150 Les corporations et l'efficience économique, 154 Conclusion, 158
6. GRANDEUR ET DÉCADENCE DU MERCANTILISME. - Ce que révèle le cas de l'Angleterre, 161 Une histoire d'épingles: un monopole mort· né au 17' siècle, 162 A voir politiquement accès à une plus vaste scène, 166 Le gouvernement, ses règlements et leur raison d'être flScale, 169 La faillite des monopoles: la limitation de la compétence juridictionnelle royale, 170 L'échec des monopoles: le rôle des Justices of the Peace, 173 La faillite des monopoles: les corporations, 175 Conclusion: la victoire du marché libre. Il est fondé sur concurrence et consensus, 177
Quatrième Partie LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
7. COMMENT LIER LES MAINS DU ROI? - Exigences fiscales, politique financière et crise de confiance permanente, sous l'Ancien Régime, 183 Les f071dements économiques d'une société de type corporatif: le rôle d'intermédiaire financier joué par les corporations, 185 Les financiers: crédits publics et arrangements privés, 188 La création d'une mini·société: un jeu répétitif, 189 L 'arbitraire roya~ 190 Un façon de modérer l'arbitraire royal: le rôle des corps intermédiaires, 192 Le problème de l'émission des obligations gouvernementales, 195 Vers des finances publiques, 196 Réduire la dette des villages, 197 L'échec de la réforme, 199 L'ironie du pouvoir absolu, 199 Entre théorie et réalité. Ou, quel doit être le réalisme de nos théories?, 200
vrn
LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
8. AUX ORIGINES FINANCIÈRES D'UNE RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE, 205 Introduction: la règle plutôt que l'arbitraire, 205 Gouvernement représentatif et stabilité financière, 207 Des polarités constantes: les finances de l'Etat en France et en Angleterre au début de l'ère moderne, 209 La crise financière en France, 213 Les institutions parlementaires, la dette publique et les taux d'intérêt publics, 214 Comment les Français voyaient les finances de la nation à la veille de la Révolution ?, 221 Les conditions financières à la veille de la Révolution, 226 Et la banqueroute devint impensable, 228 Pourquoi la réforme a·t·elle échoué en France?, 231 Conclusion, 235
9. GOUVERNEMENT ET REDISTRIBUTION. - Le rôle redistributif de la réglementation en France et en Angleterre au 18' siècle, 239 La réglementation du commerce et de l'industrie en France, 241 Les grandes compagnies de commerce françaises, 249 La noblesse entre dans le jeu de la redistribution, 253 Groupes de pression et pouvoir discrétionnaire, 255 Le processus législatif en Angleterre, 257 Le Parlement britannique et la redistribution: une analyse de la corruption et du favoritisme, 264 Le «pacte de famine », ou comment était perçue la corruption en France, 270 Redistribution, gouvernement et stabilité politique, 272 Efficience économique et absolutisme, 273 Conclusion: la recherche de rente, la modernisation et l'Etat des débuts de l'ère moderne, 277
10. LES GROUPES D'INTÉRÉT ET LA DÉCISION POLITIQUE, 279 Les groupes de pression financiers en France et leurs ennemis, 280 La monarchie du 17' siècle et le favoritisme, 282 L'apparition d'une opinion publique et la fICtion de l'autonomie du gouvernement, 291 La précarité croissante de la charge de Contrôleur général des Finances après 1715, 294 Les intérêts financiers anglais, 297 La captation de l'Etat: la faillite de l'autonomie administrative sous l'Ancien Régime, 302 Conclusion, 305
SOMMAIRE
IX
Cinquième Partie HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
11. LA MODERNISATION FACE AU JEU DES PRIVILÈGES ET DU FAVORITISME, 311 Une comparaison riche en paradoxes, 312 L'absolutisme, le favoritisme et une abstraction: L'Etat français, 314 Favoritisme et stabilité politique, 317 Le Parlement britannique devant la redistribution, 320 Le Parlement britannique, les classes populaires et la stabilité, 322 La circulation de l'information et le favoritisme, 326 Corruption et modernisation, 327 La stabilité politique en Angleterre et en France, 328 Le favoritisme et la chute de l'Ancien Régime, 331 Les privilèges et la Révolution, 335 12. CA VEA T EMPTOR : LES MARCHÉS ET L'HISTOIRE, 339
Sixième Partie THÉORIES ET PERSPECTIVES DE MÉTHODES
ÉPILOGUE. - De l'an d'administrer la preuve et de convaincre en histoire et en économie, 347 La grande mutation, 348 Ce qui continue à séparer histoire et science économique, 359 «Indivisibilités» et pierres d'achoppement dans les sciences sociales, 361 Intentions morales et progrès scientifUJue en histoire, 365 L'attirance continue de l'utopie marxiste, 366 Une idéologie: la science économique, 367
BIBLIOGRAPHIE, 371 INDEX sommaire des concepts et des noms, 387
Remerciements
Les perspectives que j'ai adoptées dans cette étude doivent beaucoup à Robert Bates, Mançur Olson et Douglass North, qui sont les trois auteurs dont les travaux m'ont le plus directement influencé. Mes co-auteurs des années passées, Ed Campos, Dan lngberman et John Nye m'ont fourni nombre d'aperçus qu~ sans aucun doute, se seront retrouvés dans cette analyse. Mes assistants de recherche et mes étudiants de l'Université de Pennsylvanie ont eu leur rôle, indispensable, dans cette entreprise; je voudrais signaler en particulier la contribution de Shannan Clark, Griff Green, Keith Norieka, Todd Rosentover et Chris Taylor. Je forme des vœux pour le succès de leurs entreprises futures. La rigueur intellectuelle de mes collègues Robert Hartwell, Alan Kors et Robert lnman m'a engagé à avoir le courage de mes convictions et à mener ce livre à son terme. Par sa curiosité de voir ce que pourrait donner une combinaison entre la théorie de l'économie des choix publics et l'histoire sociale comparative de l'Europe des débuts de l'ère moderne, Florin Aftalion m'a aidé à surmonter les nombreux obstacles auxquels il est classique qu'achoppe toute publication interdisciplinaire. Louis Bergeron, Pierre Deyon, François Furet et Emmanuel Le Roy Ladurie, tous, m'ont encouragé à persister dans ce projet jusqu'à bonne fin. Maurice Aymard, Guy Chaussinand-Nogaret, Jean-Claude Perrot et Daniel Roche, dans les réunions de travail qu'ils m'ont demandé d'animer, m'ont permis de préciser certains des points examinés dans ce livre. Lindsey Rates, William Brustein, François Crouzet, Gilles Postel- Vinay, Jack Goldstone, John Markoff, Vincent Ostrum, Sam Popkin, Filipo Sabett~ Tademi Suzuka, Herman Van der Wee et Marty Wolfe m'ont généreusement donné leur temps et leur conseil. Plusieurs lecteurs anonymes ont tenté de m'écarter du chemin de l'erreur. L'attention scrupuleuse que Jacques Fauve a portée aux détails d'expression m'a aidé à préciser le texte anglais comme le texte français. Pat Nolan et le personnel de la Hagley Library ont été prodigues de leur temps et de leur conseil pour m'ouvrir l'accès aux ressources de leur belle bibliothèque. Le Programme de revitalisation des sciences sociales de l'Université de Pennsylvanie, le programme des Penn Faculty Grants, le NEH Mellon Grant administré par la Hagley Library et la Fondation John B. Olin m'ont accordé leur aide financière. Qu'ils en soient tous remerciés.
INTRODUCTION
De l'usage du « paradigme» de l'économie en histoire
En France et en Angleterre, au cours de la période que nous étudions, des segments entiers de population, qui se trouvaient jusque-là sous la houlene de petites unités locales de gouvernement ou qui formaient des communautés plus ou moins bien défInies, allaient se retrouver dans la dépendance de vastes organisations obéissant à des règles impersonnelles. Ce transfert de l'autorité de gouvernement s'est accompagné de transformations en profondeur des institutions j et ces transformations ont recelé une énergie suffisante pour modifier, au sein de l'économie des deux nations, la distribution du revenu ainsi que l'efficacité de l'utilisation des ressources disponibles. Un tel changement de la matrice institutionnelle devait affecter les objectifs que se fixaient les gouvernements ainsi que les finalités de l'action collective des groupes qui formaient la trame de la société j il allait donc affecter les bases mêmes sur lesquelles reposait la stabilité politique des deux régimes. En général, à ce jour, les recherches sur l'ascendant des Whigs et sur la chute de l'Ancien Régime s'appesantissent sur les succès et les échecs des essais de réforme politique, sans prendre trop en considération le rôle d'intermédiaire qu'ont eu les institutions. Nous étudierons dans ce livre le changement au sein des institutions - ce que nous appellerons l'innovation institutionnelle -, ainsi que l'évolution des règles constitutionnelles qui ont régi l'action collective et entraîné le développement politique. Nous tenterons ici d'inscrire développement politique et développement économique dans le cadre d'une analyse unitaire. Ainsi serons-nous mieux à même d'apprécier les effets que l'ordre constitutionnel peut avoir sur la façon dont s'exerce l'autorité publique, et de mesurer les distorsions que subit l'économie du fait des politiques des pouvoirs publics. Les facteurs de production de l'époque ont certes fait l'objet d'études, mais l'analyse conventionnelle de
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leur agrégat, telle qu'elle a été menée jusqu'à maintenant, ne rend compte ni de la transformation structurelle des économies d'alors, ni de leurs gains en efficacité. Peut-être pourrons-nous mieux comprendre le passage d'une économie mercantiliste pré-moderne à une économie plus moderne et plus ouverte grâce à ce que nous enseignera une analyse des structures de gouvernement et des pratiques administratives. La comparaison entre institutions anglaises et françaises nous y aidera aussi car elle nous permettra de repérer les dispositifs qui sont porteurs d'inefficiences tant sur le marché politique que sur le marché économique, tout autant que ceux qui ouvrent la voie au changement des structures et à l'innovation institutionnelle. Nous examinerons par exemple en deux chapitres pourquoi les corporations ont proliféré en France quand elles déclinaient en Angleterre, alors que ces pays vivaient tous deux une période de centralisation rapide et de construction de l'Etat. Nous y discuterons, parce que c'est une question connexe, l'effet qu'a exercé la réglementation française d'un des deux secteurs de l'économie sur l'autre secteur non corporatif qu'apparemment elle ne concernait pas. J'examine aussi au cours de plusieurs chapitres comment a évolué le système complexe que forment les institutions financières et la structure de l'appareil gouvernemental. En Angleterre comme en France, se développent des compagnies à responsabilité limitée jouissant de la protection de la loi, ce qui a contribué à élargir la capacité financière de l'Etat. Mais, pour rendre correctement compte de cette capacité, il ne suffit pas de montrer en quoi les pouvoirs du gouvernement se sont étendus, encore faut-il comprendre quelles étaient, de par sa constitution, les limites du pouvoir d'Etat. Par exemple, s'il y eut innovation institutionnelle en France, ce fut surtout pour pallier la mauvaise réputation que ses pratiques financières opportunistes avaient faite à la royauté; or cette mauvaise réputation peut être considérée en fin de compte comme constituant une des limites à son pouvoir. Enfin, j'ai également consacré un chapitre à comparer la capacité qu'avaient respectivement les groupes fmanciers français et anglais d'influencer le système politique: on sait en effet que les stratégies et tactiques mises en œuvre, en France, pour réformer le régime -l'Ancien Régime - échouèrent. li m'a semblé utile de réexaminer les raisons de cet échec dans une perspective comparative, les historiens attribuant souvent cette faillite, en France, au fait que les groupes d'intérêt avaient su capter à leur profit les services gouvernementaux producteurs de réglementation. Les conséquences qu'ont les politiques des pouvoirs publics en matière de distribution sont souvent ce qui fait pencher notre décision lorsque nous voulons apprécier le succès ou non des tactiques et des stratégies de réforme. C'est pourquoi j'ai tenté de dégager en termes de coûts et d'avantages, pour le gouvernement comme pour la population dans son ensemble, les résultats de certaines politiques type. Ces coûts étaient souvent indirécts et on les passe en général sous silence. Par exemple, en France, la politique qui consistait à subventionner les consommateurs de grain des villes est populaire, même chez les histo-
INTRODUCTION
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riens qui l'étudient deux cent cinquante ans plus tard, car cette politique semble n'avoir produit que des gagnants. Les historiens ne semblent pas en avoir mesuré le coût en termes de croissance de l'emploi: celle-ci fut ralentie car la distorsion des prix avantageait les consommateurs urbains aux dépens des producteurs ruraux. Malgré leur popularité, les subventions aux subsistances eurent un impact négatif sur l'économie et sur le bien-être de la plus grande partie de la population puisque, en affectant autoritaire ment des ressources à des zones urbaines, elles détournaient d'autres ressources de mnes de croissance potentielle; de sorte que ces subsides eurent un effet négatif sur le développement de solutions à long terme. C'est une des raisons pour lesquelles la France, si 00 la compare à l'Angleterre, a connu uo nombre plus élevé de crises de subsistance pendant la seconde moitié du 18 e siècle. De plus, comme c'était la monarchie française qui subventionnait les consommateurs urbains, le commerce des grains en devenait politisé, et cette politisation allait avoir des conséquences politiques d'autant plus importantes qu'elles n'avaient pas été prévues: le droit que les classes populaires des villes pensaient avoir à la nourriture provoqua des conflits qui allaient les porter à soutenir la Révolution et qui détournèrent l'attention des problèmes fisco-financiers qui préparèrent la chute de la monarchie de l'Ancien Régime. Comme le mode d'organisation de l'appareil gouvernemental était tel que des groupes d'intérêt particuliers pouvaient tenter de capter à leur profit certains de ses services, cette structure organisationnelle eut cette conséquence que les membres de l'élite, ou celle-ci et le reste de la population, s'affrontèrent pour prendre un avantage dans la distribution. Sans doute, en Angleterre comme en France, les institutions de contrôle politique donnaient-elles aux élites politiques la possibilité d'exploiter les forces du marché aux dépens de la masse. Les élites anglaises, comme les françaises, luttaient pour prendre le contrôle des institutions gouvernementales intermédiaires distributrices d'avantages. Mais des institutions politiques différentes suscitaient des formes différentes d'incitations, et donc, chez ceux qui se souciaient d'efficacité économique accrue, des types différents d'innovation. Ce que suscitait la structure même du gouvernement en France, c'était la cartellisation des marchés, ou encore les pressions de groupes déterminés à obtenir des faveurs pour des intérêts spécifiques. De manière générale, la possibilité d'influencer la décision politique y dépendait étroitement des liens de clientèle qu'entretenaient les membres de la classe dirigeante. li y avait plus de possibilités de collusion en France qu'en Angleterre pour obtenir des avantages en matière de distribution: organiser des pressions de couloir au Parlement se traduisait par un coût beaucoup plus élevé que faire le siège de la bureaucratie centralisée de Versailles. Enfin, pour illustrer par un exemple supplémentaire comment les normes auxquelles obéissent les gouvernements (et qui s'apparentent à une constitution) peuvent susciter une transformation des institutions, nous examinerons de quelle capacité disposaient, pour résoudre les conflits, dans chacun des deux pays, les institutions qui y étaient à même d'exprimer le choix collectif.
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LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
Nous conclurons en réfléchissant sur la relation qu'entretiennent la forme du gouvernement, le type de politique distributive qu'elle produit et la stabilité politique du régime. La recherche de rente 1 s'est trouvée être le moteur principal de l'innovation institutionnelle; toutefois la rivalité entre groupes organisés en quête de rente était plus ouverte à tous en Angleterre qu'en France. Trait caractéristique du mercantilisme français, la recherche de rente y prenait une forme monopolistique, car les bénéfices de redistribution s'y répartissaient à raison des liens de clientélisme ou des relations personnelles avec les responsables du régime que cultivaient ses acteurs. C'est ce type de relation que je désigne, en langage journalistique, par le terme de cronyism, mais que, ne pouvant employer en français" copinage ", nous appellerons plus sagement favoritisme: le favoritisme consiste à allouer une rente à des élites à due proportion de leur fidélité aux individus exerçant le pouvoir. il engendre des incertitudes et risques politiques plus grands que la simple rivalité entre chercheurs de rente parce qu'il sape la légitimité du régime où il se fait jour. Ceux qui se voient refuser l'accès à une rente de situation mettent au mieux leur loyauté en réserve, et au pire allouent des ressources qu'ils consacrent à jeter le discrédit sur le régime. Enfin il ressort de la comparaison entre l'Angleterre des premiers Hanovre et la France d'Ancien Régime que la faiblesse d'un pouvoir législatif inexistant devant l'exécutif crée sans doute des conditions favorables à l'émergence du favoritisme. A l'inverse, un pôle législatif à parité de pouvoir avec l'exécutif ne pourrait que susciter une concurrence plus ouverte entre les divers chercheurs de rente. Les institutions politiques britanniques extrayaient des rentes qui se retrouvaient allouées à un large éventail de groupes d'intérêt - et cela avant tout parce que le Parlement constituait pour ces groupes un forum où ils pouvaient se faire entendre, exposer leurs demandes et négocier des compromis; ce qui n'empê-
1. Un gouvernement peut conférer un monopole à une personne ou à un groupe pour la production
ou la commercialisation de produits ou services. li peut également étendre un monopole existant ou le favoriser en lui accordant différents types ou degrés de protection, tels une protection douanière contre l'importation de produits concurrents, le contrôle de la concurrence, etc. Ce faisant, il confère à cette personne ou à ce groupe un avantage que la théorie économique appelle une rente de situation. Celle-ci représente un coût pour le consommateur de ces produits ou services, puisqu'il est captif et ne peut s'adresser à un
concurrent éventuel susceptible de casser les prix pratiqués par le monopole. La recherche d'un monopole est donc pour cene personne ou ce groupe un objectif qui vaut d'être poursuivi. C'est cette recherche que
désigne le terme de « recherche de rente de situation ", ou plus simplement « recherche de rente" (Tent seeking). li ne s'agit donc aucunement d'une attitude d'acheteurs de rentes en bourse. On comprendra que cette recherche de rente de situation a en elle-même un coût, par exemple celui des intrigues ou simplement des démarches nécessaires pour l'obtenir d'un gouvernement (ou d'un groupe susceptible d'assurer la coercition indispensable pour que le monopole soit protégé). Quand les efforts et l'argent qui sont requis pour l'obtenir risquent de dépasser en coût les avantages qui peuvent en être artendus, le groupe ou la personne considérés peuvent estimer préférable d'investir dans une amélioration de leurs produits ou services ou dans une baisse de leur coût, de façon l'emporter sur la concurrence. Dans ce cas, le consommateur y gagne. On comprendra donc que la recherche de rente a un rôle négatif sur le bien-être social global, alors que l'abandon de cette recherche, par les meilleurs prix et par l'innovation technique qu'elle peut susciter, revêt souvent un aspect positif.
a
INTRODUCTION
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che pas bien sûr cette transaction entre participation politique plus ample et développement économique d'être fort complexe. La présence d'un pôle législatif actif n'élimine pas le phénomène de la recherche de rente, mais elle rend cette recherche plus concurrentielle; il se peut même qu'elle accroisse le gaspillage économique directement lié à toute recherche de rente. Avec ce livre, nous ne pouvons guère espérer plus qu'engager un débat sur ces questions; y répondre exigerait de recourir aux instruments d'analyse de diverses disciplines. Dans tout ce qui a été écrit sur les causes de la Révolution française, on ne trouve pas de théorie de l'action collective suffisamment convaincante pour expliquer pourquoi les institutions de l'Ancien Régime ont été incapables de canaliser le profond changement social qu'a connu le 18e siècle. Les déficiences de chaque institution en tant que telle sont bien connues, mais c'est de bien autre chose qu'il s'agit lorsqu'on veut rendre compte de ce contexte de défaillances qui se sont coordonnées avec une telle ampleur qu'elles ont provoqué l'effondrement de l'Ancien Régime. Sans doute les historiens ont-ils souvent souligné le rôle des privilèges et leur effet corrosif sur le corps politique, mais nul n'explique le mélange de rationalité politique et économique qui a produit une société de privilège. Ce livre considère le privilège comme un moyen parmi d'autres dont disposaient les dirigeants pour passer avec des particuliers des contrats les instituant comme leurs agents et instaurant la responsabilité de ceux-ci devant eux. Les bâtisseurs de l'Etat peuvent avoir accordé des privilèges pour diminuer les coûts de transaction liés à la prise de décision collective et à la mise en application de celle-ci. Selon les Etats d'ancien régime de l'Europe occidentale, les voies d'accès que les groupes sociaux ont pu avoir au privilège ont été variées, et cette variation même est significative: en effet, il se peut bien que la survie de ces régimes ait été liée de façon décisive aux modalités selon lesquelles ils ont institutionnalisé le privilège. Les problèmes ainsi posés sont similaires à ceux auxquels sont couramment confrontés de nos jours les pays du tiers-monde et les pays de l'Est: alors comme maintenant, il s'agit de réformer des institutions (et en particulier de faire en sorte que les institutions politiques facilitent la transition à une société de marché), ou de s'interroger sur le rôle des parlements (qui doivent assurer la stabilité politique au cours de cette transition). C'est pourquoi ce travail de recherche historique peut avoir un intérêt pour ceux qui étudient la réforme d'institutions actuelles. L'un des principaux buts que je me suis fixé dans ce livre est de vérifier la validité relative des modèles généraux - des" paradigmes,. 2 - utilisés respectivement par les historiens et les économistes pour prédire les motivations qui sont à l'origine de l'innovation institutionnelle dans l'Europe .des débuts de l'ère moderne. C'est pourquoi ce livre est agencé de façon à évoquer les ques2. Par. paradigme ", j'entends moins une unique théorie dominante qu'un programme de recherche ou un mode d'explication généralement accepté pour une discipline donnée.
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tions majeures d'interprétation qui se posent en histoire des sociétés et en sociologie historique. Me référant selon le cas tantôt au « paradigme" historique, tantôt au« paradigme» économique, j'ai soumis à un examen minutieux toute une série de postulats implicites ou explicites sur lesquels reposent des interprétations qui nous sont familières. Lorsque les documents qui justifiaient ces interprétations chez leurs auteurs ne suffisaient pas pour cet examen, j'ai recherché des matériaux additionnels dans les archives françaises. Ce livre suppose que le lecteur tolèrera des types d'explication qui peuvent ne pas lui paraître familiers au premier abord et qui risquent même, sur certains points, de constituer une offense pour les goûts tant des historiens que des économistes. Les deux disciplines explorent à coup sûr des domaines qui se recouvrent, mais leurs chercheurs pratiquent souvent une ignorance béate concernant l'expansion des connaissances dans les disciplines voisines. Il y a, chez elles, deux énormes dépôts d'érudition et de théorie qui restent le plus souvent ignorés des pratiquants de l'autre discipline. De plus, ce dont on se satisfait comme raisonnement ou comme preuve dans une discipline est très différent de ce qu'on appelle ainsi dans l'autre discipline. Comme l'écrit A.W. Coats, « alors que les économistes attachent du prix à la simplicité, à l'élégance, à la précision, à la rigueur et au sens du système, les historiens se préoccupent davantage dt: la justesse, et si possible de l'exhaustivité, avec laquelle le fait est découvert, présenté et interprété - tous points à propos desquels la plupart des économistes sont faciles à satisfaire. Un historiographe l'a remarqué, "on fait mauvaise mine [chez les historiens] à une recherche insuffisante, non à une explication insuffisante", et il est tentant de dire qu'il en va exactement à l'inverse chez les économistes» 3. Les recherches sur les sociétés d'ancien régime achoppent à la surabondance des données. il existe une foule de monographies détaillant l'inscription historique de tel ou tel groupe social, de telle ou telle institution. Mais comment filtrer tout ce donné pour en dégager des concepts opératoires ou des conclusions théoriques ? Il reste encore à confronter tous ces éléments à une théorie déductive qui pourrait les réaligner les uns par rapport aux autres. C'est ce que ce livre tente de faire, en proposant, pour la recherche portant sur l'Europe d'ancien régime, les voies et les moyens d'échapper à cet embarras de la richesse. Il s'inscrit également dans un effort collectif des sciences sociales; essayer de déduire à quels principes doivent satisfaire les schémas institutionnels et leur adaptation afin de répondre avec succès aux nécessités politiques de la modernisation. Le type de raisonnement adopté dans ce livre est de ceux qu'emploient par convention l'histoire comparative et la sociologie historique~. Les thèmes trai3. Cf. A.W. Coats, • Explanations in History and Etonomy », Social ReseaTch 56, 1989, p. 345-6. 4. Edgar Kiser et Michael Hechter estiment que la sociologie historique est de plus en plus attentive à l'exactitude et à l'exhaustivité descriptive du récit historique. Cf.• The Role of General Theory in Comparative-Historical Sociology », American Journal of Sociology, à paraître.
INTRODUCTION
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tés sont ceux qui posent le plus de problèmes d'interprétation aux chercheurs qui essaient de comprendre comment s'est faite la transition à une société et une économie ouvertes. Il n'est évoqué de questions de théorie que lorsqu'elles sont utiles pour éclairer le thème en cause, et non pour leur intérêt en soi. Des lecteurs pourront s'inquiéter de ce que j'aie souvent présenté côte à côte, quoique ne voulant pas écrire une synthèse, des faits nouveaux et des matériaux empruntés à d'autres chercheurs. Mon but a été de procurer une nouvelle interprétation d'un matériel déjà connu à l'aide de sources nouvelles. Les économistes ne voient pas en quoi de nombreux débats entre historiens des sociétés pourraient les concerner. D'autre part ils peuvent avoir un sentiment de frustration devant des discussions méthodologiques dont la plupart d'entre eux pensent qu'elles ont déjà été résolues. A l'inverse, une grande partie du matériel théorique sur lequel s'appuie ce livre a été élaboré dans des instances qui ne sont pas familières aux non-économistes et se trouve souvent enrobé dans un appareil technique qui n'est pas accessible au non-spécialiste; c'est pourquoi les historiens peuvent ne pas être accoutumés à faire fond sur cet appareil de théorie pour leur domaine d'étude habituel. Quant à moi, je l'ai utilisé en particulier pour débrouiller la grille institutionnelle de l'Ancien Régime. Mes effo.rts n'auront pas été vains si quelques personnes jusqu'alors sceptiques en viennent à conclure que la perspective nouvelle de l'économie politique positive et celle de l'histoire des sociétés justifient un échange de vues qui pourrait être fécond pour les deux groupes. Ce livre se proposant de fournir les éléments d'une discussion critique des divers cadres de référence qu'utilisent l'histoire sociale, la sociologie historique et la science économique, les chercheurs, dans chacune de ces disciplines, devront faire preuve de tolérance. Si nous sommes voués à communiquer de modèle général à modèle général - de « paradigme» à « paradigme» -, il nous faut pouvoir et vouloir prendre au sérieux la façon de discourir des autres disciplines autant que leur façon de percevoir. Cette façon de percevoir, pour chacune, est congruente à un cadre de référence intellectuel particulier, et en général demande à être comprise dans le contexte d'un cadre de référence plus large. Je ne propose nullement de procéder à la recherche sans aucun appareil de référence conceptuel, moins encore d'en interpréter le résultat sans cet appareil, mais j'espère montrer qu'il existe de nombreux points de comparaison ou de contact potentiels entre ces disciplines connexes qui pourraient donner aux chercheurs dans l'une quelconque de celles-ci l'incitation nécessaire pour abandonner un instant leur cadre de référence habituel. Même si l'on entend rester au sein d'un cadre de référence spécifique, on peut au moins apprendre à maîtriser ou à transférer dans son propre champ d'activité les critères qui relèvent d'un autre cadre. Il en résulterait pour tous des cadres de référence plus larges et mieux équipés. Karl Popper le dit bien: « il faut admettre la difficulté de la discussion entre personnes formées dans des cadres de référence différents. Mais rien n'est plus fécond qu'une telle discussion, rien n'est plus fécond que le choc des cultu-
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LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
res qui a aiguillonné certaines des plus grandes révolutions intellectuelles» 5. En écrivant ce livre, j'espère montrer que cet idéal de Popper vaut pour la recherche aussi bien en économie qu'en sociologie historique et en histoire des sociétés. Je crois devoir indiquer brièvement comment ce livre est organisé. Le premier chapitre expose les thèmes majeurs et les liens qu'ils entretiennent; il Y est suggéré qu'il peut exister une alternative aux paradigmes actuellement en vigueur. Les chapitres suivants développent ces thèmes et en argumentent l'analyse. Comme la structure d'ensemble du livre est exposée dès le premier chapitre, le chapitre final n'y revient pas. TI présente les questions d'ordre méthodologique qui se sont posées dans le cours d'une étude qui s'est efforcée de combiner les trois appareils conceptuels de la science économique, de l'histoire des sociétés et de la théorie du développement du monde contemporain.
5. Karl Popper, « Normal Science and its Dangers " in l. LakalOs et A. Musgrave éd., Criticism and the Growth of Knowledge, New York, Cambridge University Press, 1970, p. 58.
Première Partie
LA DONNÉE HISTORIQUE
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Et ces pays se modernisèrent La France et l'Angleterre ou deux types de modernisation
Ce livre procède de la volonté de mieux comprendre ce qu'a été, en France, au début de l'époque moderne, l'interdépendance entre les effets de l'action collective et la forme de gouvernement alors en vigueur. Les nombreuses références à l'histoire anglaise que l'on y relèvera n'ont pour objet que de mieux distinguer ce que le cas français avait de spécifique. Je me suis proposé d'examiner les incitations à l'action collective que les institutions politiques ont suscitées, puis de relier ces incitations à l'action de groupes d'intérêt, appliquant pour ce faire l'analyse économique à des thèmes qui sont habituellement du domaine de l'histoire des sociétés. En effet, pour rendre compte des changements de société à grande échelle, l'histoire a avancé bon nombre de généralisations que les économistes, plus soucieux des effets quantitatifs des incitations sur l'évolution des institutions, ont eu tendance à ignorer. Mon souhait, dans ce livre, est de concilier l'attitude de l'économiste qui cherche à comprendre la rationalité des choix faits par les individus et le souci qu'a l'historien de mettre en lumière les interconnexions entre structure sociale, institutions et culture. Par tradition, l'économiste part des comportements individuels et voit dans le développement économique un agrégat de ceux-ci, alors que l'historien des sociétés étudie des groupes et interprète le changement comme un effet des relations qu'ils entretiennent entre eux. Ce livre combine les deux approches. C'est en quoi, je l'espère du moins, il pourra retenir l'attention des chercheurs qui s'interrogent sur les liens entre le politique, l'institutionnel et l'économique, quelles que soient par ailleurs leur discipline de recherche et leur idéologie de référence.
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Les privilèges et leur origine
C'est par une réflexion sur l'origine des privilèges que nous ouvrirons ce premier chapitre destiné à dresser la scène historique et à présenter l'argument de ce livre. Sous l'Ancien Régime français,la concentration de l'autorité politique a favorisé la concentration de richesse sur un petit nombre d'individus, de sorte que la société française allait se diviser en trois groupes défInis par le niveau de biens et de privilèges dont ils jouissaient du fait de leur relation à l'Etat. Les paysans -la majorité de la population - en tiraient le profit le plus faible. A la ville, les consommateurs de grain, ouvriers et marchands liés à des industries dotées de privilége, bénéficiaient de quelques avantages. Mais ceux qui profitaient, et de loin, de l'essentiel de la redistribution appartenaient à un troisième groupe, celui des individus jouant un rôle dans les finances de l'Etat; on ne saurait donc être surpris de ce que les financiers aient eu un intérêt majeur à l'extension du pouvoir central. La structure et la trame de ce livre seront articulées selon ces catégories sociales; je tenterai aussi de dégager les coûts et avantages que les privilèges accordés à chacun de ces trois groupes ont eus pour l'économie. Je n'entends pas avancer par là que ces catégories permettent à elles seules de rendre compte de manière satisfaisante de la société française d'Ancien Régime. Je n'entends pas non plus suggérer qu'on puisse imaginer un Etat où il n'y ait que distribution, sans aucune redistribution. Diviser cette société en groupes défInis par l'étendue des privilèges dont ils jouissaient n'est pas jusqu'ici une pratique reçue. Du moins cette approche nous aidera-t-elle à préciser le type de relation qui existe entre la redistribution assurée par des moyens politiques et la stabilité du régime. Deux communautés nationales en cours de création: l'Angleterre et la France
Dans leur aspiration à un pouvoir politique centralisé, les fondateurs de l'Etat français eurent à prendre en compte des problèmes suscités par des situations tout autres que celles auxquelles eurent à faire face leurs homologues anglais: ils avaient à surmonter les barrières que constituaient autant de langues, de cloisonnements géographiques et d'institutions différentes; à compter avec de fortes traditions de souveraineté locale; à assurer la défense de frontières étendues et donc à maintenir en activité une importante armée. Quel contraste avec l'histoire anglaise! Il en est peu qui offrent plus que cette dernière des exemples de grande continuité dans l'établissement d'un pouvoir d'Etat central l . Jamais le fisc ou la loi n'ont tout à fait échappé au gouvernement central anglais; les 1. Bien que la Révolution française semble avoir disqualifié en tant que modèle de modernisation l' œuvre de construction de l'Etat poursuivie par la monarchie absolue, l'exemple français a cependant beaucoup à offrir aux pays en voie de développement. Dans nombre de nouveUes nations, la situation politique de départ a plus de similitude avec celle de la France de l'Ancien Régime qu'avec ceUe de l'Angleterre.
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institutions qui vont caractériser l'Angleterre jusqu'au 20' siècle ont certes eu leur origine dans le système féodal, mais, dans ce système, chaque terre était bien-fonds royal et le roi était seigneur de tous les seigneurs 2. D'autre pan l'économie y était plus unifiée: une ville, Londres, et un produit d'exportation, la laine, jouaient un rôle dominant. Aussi était-il bien plus facile d'y lever impôts et droits qu'en France où les produits étaient nombreux et souvent échangés sur des marchés autonomes, locaux ou régionaux. La fragmentation du pouvoir politique constituait un obstacle plus sérieux encore à l'unification de la nation française : à la différence de l'Angleterre, la France était faite d'une mosaïque de juridictions conflictuelles se recouvrant les unes les autres, accumulées pièce à pièce par les rois français en plusieurs siècles de conquêtes, mariages et héritages. Pour garder en mains ces provinces diverses, le roi avait souvent dû faire des concessions qui affectaient l'uniformité de son pouvoir. En fait la royauté avait dû acheter la loyauté de groupes locaux influents en reconnaissant des institutions et en conférant des privilèges. C'est un exemple fréquent que la concession, à une province, d'un Parlement doté du droit d'enregistrement des édits royaux, cet enregistrement leur conférant valeur légale. Ce fut le cas de la Bourgogne au 15e siècle: la création du parlement avait été une des conditions de la réunion de la province à la Couronne de France. De la sorte, une proclamation royale ne devenait loi en Bourgogne qu'après enregistrement. Autre exemple aussi fréquent de concessions: le roi confirmait les droits de corporations ou de marchands en vue. Le soutien de ces groupes bien organisés était indispensable à la royauté pour asseoir son autorité sur les places de commerce prospères du royaume 3. En outre, ces concessions politiques permettaient la collecte de revenus, la royauté pouvant en appeler au soutien financier des corporations ou des marchands dotés de privilège. Sa puissance augmentant, le roi allait entreprendre d'envoyer ses propres agents dans les provinces, non sans se heurter à l'opposition des groupes locaux. Au début, il avait tenté de se doter d'une bureaucratie indépendante en vendant des offices, mais ce ne fut pas une procédure heureuse: une fois assurés dans leur charge, nombreux furent les titulaires d'offices qui travaillèrent pour eux-mêmes plutôt que pour la royauté, de sorte que le roi fut bientôt contraint soit à multiplier le nombre des offices, soit à les soumettre au contrôle de ses agents, qui furent souvent en butte à la résistance des titulaires d'offices 4. Aussi en vint-il finalement à donner mandat à des agents salariés, tels les intendants, qui deviendront les principaux instruments de son autorité dans les provinces. Mais le coût de leurs salaires allait retarder fortement l'affirmation du pouvoir 2. Cf. Joseph R. Strayer, On the Medieval Origins of the Modern State, Princeton NJ, Princ~ton U niversiry Press, 1970. Traduction: Les origines médiéwJes de l'Etat moderne, Paris, Payot, 1979. 3. Par exemple, les marchands de Marseille avaient reçu la haute main sur le commerce avec le Levant et quatre villes seulement étaient autorisées à faire le commerce des esclaves. 4. Cf. Roland Mousnier, LA Vénalité des Offices sous Henri IV et Louis XII!, Rouen, Mangard, 1945 (et 2' éd., Paris, PUF, 1971).
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central en France. C'est pourquoi il était de première nécessité pour la royauté d'élaborer une politique financière adéquate. N'ayant pas les moyens d'entretenir une administration importante, la monarchie dépendait des élites locales qui jouissaient sur place de positions largement indépendantes du pouvoir royal: les intendants ne pouvaient en fait s'acquitter de leur mission que grâce à la coopération de ces élites qui tiraient leur autorité de chartes spécifiques et dont la première responsabilité était de veiller à ce qu'il ne fût pas porté atteinte aux droits provinciaux. Cette situation ne se retrouvait pas en Angleterre où n'existaient pas de provinces dotées de droits exorbitants du droit national : les Justices of the Peace étaient certes contrôlés de façon plus lâche que le petit nombre des agents de l'administration royale française, mais ils ne pouvaient pas s'opposer au roi anglais au nom des franchises provinciales comme les parlements le faisaient par exemple en France. Ne pouvant substituer ses propres institutions aux institutions locales, la royauté tenta souvent, à des degrés différents et de façon très diverse, de contrôler le recrutement de celles-ci. Sous Henri IV par exemple, elle limita l'indépendance des magistrats municipaux en restreignant le droit pour les villes d'élire leur maire. La Couronne anglaise, qui n'avait pas à se soucier de l'autonomie des comtés, n'avait pas autant de raisons de se méfier des élites locales; elle recourut donc à celles-ci pour de nombreux secteurs de son administration. Mais les juridictions locales n'en exerçaient pas pour autant une autorité autonome sur les affaires de leur ressort: les élites locales administraient au sein d'institutions, telles celles des sheriffs ou des Justices of the Peace, qui ne relevaient pas d'une juridiction autre que la juridiction royale. La Couronne n'avait donc pas à lutter pour mettre les juridictions locales sous sa coupe puisque ces dernières ne lui avaient jamais vraiment échappé. En l'absence de gouvernements locaux indépendants dans lesquels ces élites auraient pu trouver une autre source de légitimité, il n'y avait pas lieu pour la Couronne britannique d'acheter le zèle de ces notables nommés pour représenter leur communauté. Après l'invasion normande, l'Angleterre avait été divisée en comtés que la Couronne avait confiés au gouvernorat de sheriffs. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, cette dignité ne revint pas nécessairement aux grands barons normands. Ce furent les sheriffs, plutôt que les barons, qui assumèrent les tâches d'autorité essentielles que sont la levée des troupes et la collecte des impôts - disposition d'importance qui a assuré la perpétuation de l'autorité royale. La Couronne resta assez forte pour éviter que ces fonctions sensibles ne devinssent héréditaires, gardant ainsi l'administration provinciale sous son contrôle. Plus tard, pour prévenir tout excès d'indépendance de la part des sheriffs, ce fut la création en 1349, après la Grande Peste, des Justices of the Peace, représentants des communautés locales choisis par la Couronne pour contrôler l'action des sheriffs: ils reçurent alors des pouvoirs étendus pour appliquer le Statut de Servientibus (1349-1351)*. * NDT: Le statut de seruientibus, ou Statute of LAbourers, promulgué sous le règne d'Edouard III, était une réglementation des gages et salaires.
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Peu à peu leurs pouvoirs s'étendirent au détriment de ceux des sheriffs; dès 1394, ils étaient habilités à recevoir des plaintes contre les sheriffs et même à les convaincre de conduite délictueuse. Si le système des Justices of the Peace était peu coûteux à mettre sur pied, il avait cependant, du point de vue de la Couronne, un défaut majeur: la difficulté d'amener ces nobles personnes à appliquer des décisions contraires à leur propre intérêt. C'est pourquoi la réglementation économique nationale qui allait se développer considérablement du temps des Tudor et des Stuart ne se répercuta pas, sur le terrain, au même rythme. Par contre, selon toute probabilité, les années postérieures à la Glorieuse Révolution de 1688 connurent, elles, une corrélation bien plus satisfaisante entre la législation et sa mise en vigueur: à cette époque, les preneurs de décisions et ceux qui les appliquaient tendaient à penser de même, avaient parfois des liens de parenté et pour le moins appartenaient au même parti. L'inscription dans un répertoire de l'ensemble des propriétés foncières du royaume a été une des conséquences de cette coopération entre les autorités locales et la Couronne. A commencer par la Domesday Enquiry*, la recension des propriétés individuelles devint un des traits caractéristiques de l'action gouvernementale anglaise: ce furent les Hundred Rolls, l'inventaire Quo Warranto de 1272, l'évaluation des biens fonciers de l'Eglise en 1291, les enquêtes ministérielles d'Edouard III en 1340 et le Valor Ecclesiasticus d'Henri VIll. Procédant à l'inventaire des propriétés, la Couronne affirmait par là-même que la propriété était soumise à supervision royale. Au contraire, la fragmentation de l'autorité politique en France eut cette conséquence que jamais la royauté française ne disposa d'un inventaire complet de la propriété foncière dans le royaume. Aucune des enquêtes qu'elle put conduire à cet effet n'approche, dans l'étendue comme dans le détail, celles qui furent diligentées pour la Couronne anglaise. Même au 18e siècle, le roi de France ne disposait pas d'évaluations aussi précises de la distribution de la richesse et de la propriété, du fait de la résistance qu'opposaient les autorités locales aux enquêtes à cet effet. Si la France, comme l'Angleterre, assignait des limites au pouvoir royal, les diverses traverses à l'issue desquelles ces limitations ont vu le jour permettent d'expliquer les différences que nous constatons entre les deux Etats quant aux conditions de leur stabilité politique et de leur développement économique. On sait que le poids accru des Justices of the Peace, en Angleterre, est contemporain de l'émergence du Parlement comme porte-parole de la nation. Pendant toute la période où prévalut la menace de ne pouvoir ni contenir les groupes récalcitrants ni lier l'ensemble du royaume à une volonté unique - c'est la plus grande faiblesse de l'Etat médiéval-, le Parlement contribua à assurer la force de la monarchie. La nation anglaise pouvait confiner ses conflits avec le roi au sein d'une institution unique, le Parlement. De ce fait, * NDT: Cene enquête, lancée en 1086 par Guillaume le Conquérant, aboutit à l'établissement du Domes· day Book, recueil cadastral des terres anglaises.
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les rois anglais pouvaient attendre de la classe politique de la nation qu'elle observât les décisions arrêtées par le Parlement, les représentants de cette classe, de leur côté, engageant les communautés locales qui les avaient mandés à les respecter. Le Parlement réduisait ainsi pour la Couronne le coût du marchandage avec les élites nationales. Alors que les institutions représentatives nationales dotaient les rois anglais d'un mécanisme capable de leur assurer le consentement de la nation dans sa totalité, obtenir un consensus au sein des Etats Généraux français était autrement plus difficile. Au cours du haut moyen âge, les provinces françaises avaient pratiquement échappé au contrôle royal pour passer aux mains de grandes familles locales dont l'autorité s'exerçait indépendamment de la monarchie. Différentes régions passèrent sous contrôle royal à des époques différentes, à la faveur de négociations dont les termes variaient sensiblement de province à province. Leurs intérêts n'étant pas uniformes, les provinces n'étaient guère enclines à avaliser des lois s'appliquant à l'ensemble de la nation. Ne disposant pas d'une assemblée consultative centrale susceptible de donner son agrément aux taxes et impôts, la royauté française en était réduite à marchander séparément avec chaque partie. Aussi les impôts prenaient-ils une forme et un poids différents de région à région. Par exemple, on prélevait une taxe sur les ventes dans les régions de foires ou disposant d'aires marchandes; par contre les régions soumises au risque de guerre se voyaient frappées de contributions liées spécifiquement aux dépenses de défense. Sans doute la monarchie française était-elle plus forte vis-à-vis de chaque partie que la Couronne anglaise vis-à-vis du Parlement; cependant le roi français devait souvent reconnaître les privilèges locaux, ou même leur accorder sa protection en contrepartie du revenu qu'il recevait. Des négociations de ce genre entre l'autorité centrale et les pouvoirs locaux, qui aboutissaient à donner aux uns des droits que l'on refusait à d'autres, n'auraient assurément pas été agréées si un parlement central avait existé. De ce fait, avec le Parlement anglais, les différences de droits entre régions tendaient à s'effacer, alors qu'en France elles allaient souvent s'intensifiant, chaque province négociant avec la royauté pour préserver ses exemptions spécifiques sans souci du poids accru qui pèserait sur les régions voisines. En échangeant droits et privilèges contre du revenu, la monarchie française ne s'arrêtait pas à examiner si les coûts engendrés par de telles exemptions se distribuaient équitablement ou non dans la population ou entre toutes les régions du royaume. Cependant les conséquences à long terme d'une telle distribution inégalitaire de ces concessions de type fiscal allaient être dommageables aussi bien à la stabilité politique qu'au développement économique. Le maquis de droits et péages qui en résultait était préjudiciable au commerce et la prédominance de privilèges fiscaux différents selon les régions interdisait de mettre sur pied une politique nationale de l'impôt. Pour s'assurer la coopération d'élites bien organisées, la royauté française accordait des faveurs de toute sorte, pensions, protection, traitement juridique
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particulier, droits commerciaux exclusifs, tribunaux spéciaux. Selon l'intention de la royauté qui distribuait ces privilèges, les puissants groupes sociaux devaient trouver plus d'avantages à coopérer avec elle qu'à résister à la croissance de son autorité. La distribution de privilèges a été un aspect du processus d'unification de l'Etat français et a représenté la contrepartie que recevaient différents groupes pour leur coopération avec les agents du pouvoir central. Les exemptions fiscales dont jouissait la noblesse en sont un exemple. Les nobles n'avaient pas été exempts des contributions collectées au milieu du 14e siècle. Mais un roi faible, Charles VI, avait accordé des exemptions dans l'espoir d'obtenir le soutien de la noblesse pour la guerre contre l'Angleterre 5. Ses besoins fiscaux croissant, la royauté se rendit compte qu'elle pouvait augmenter les contributions des provinces pour peu qu'elle ne s'attirât pas l'hostilité de la noblesse. Les exemptions dont bénéficiait celle-ci continuèrent donc à s'étendre à mesure qu'augmentait le revenu fiscal royal, la royauté ne pouvant se permettre de susciter l'ire des nobles. Les Grands purent même s'approprier une part des impôts royaux à leur propre usagé. La création de privilèges a pu aider à la conquête du pouvoir par la royauté française, elle n'en était pas moins un expédient à court terme: si elle se traduisait par la création d'offices, elle débouchait sur la constitution d'un segment de bureaucratie échappant au contrôle royal; si elle prenait la forme d'exemption d'impôts à venir, elle appauvrissait la monarchie en réduisant à la longue son revenu. A la fin du 18 e siècle, la royauté avait ainsi bradé une grande part de son contrôle sur le système fiscal, réduisant de la sorte sa capacité à faire face aux crises. Ce livre aborde l'histoire de l'Ancien Régime au moment où la royauté est parvenue à s'assurer la subordination des institutions autonomes des provinces. Après la Fronde (1652), les Etats provinciaux, qui avaient été les défenseurs les plus vigoureux de l'autonomie des provinces, se trouvèrent repris en main ou reçurent des compensations 7. lis devinrent des mécanismes d'enrichissement pour la monarchie comme pour les élites locales. Ceux d'entre eux qui ne le devinrent pas furent éliminés 8. C'est alors que le représentant du roi, l'intendant, devint l'intermédiaire entre les élites locales et la royauté: la stabilité politique était assurée dès lors que les notables du royaume voyaient dans la 5. Pour une vue d'ensemble du système fISCal, cf. James B. Collins, Fiscal Limits of Absolutism: Direct Taxation in ur/y Seventeenth-Cemury France, Berkeley CA, University of California Press, 1988, p. H!-64 ; Pierre Chaunu, « L'Etat " in F. Braudel et C. Labrousse éd., Histoire économique et soci4/e de la France, t. l, Paris, PUF, 1977, p. 9-228; J.B. Henneman, Ruyal Taxation in Fourteenth-Century France: The Captiviry and Ransom ofJohn Il, 1356-1370, Philadelphia, The American Philosophy Society, 1976; idem, Ruyal Taxation in Fourteenth-Century France: The Development of War Financing, 1322·1356, Princeton, Princeton University Press, 1971. 6. Les notables locaux du Languedoc retenaient à leur usage 33 % des taxes. Cf. William :Beik, « Etat et société en France au xvu· siècle: La taille en Languedoc et la question de la redistribution sociale " Annales ESC 39, nO 6, 1984, p. 1270-1298. 7. Au cours du ISe siècle, les Parlements devinrent les protecteurs des franchises provinciales; auparavant, ce rôle avait incombé aux Etats provinciaux.
8. Cf. Collins, op. cit, p. 3-4, 18, 23, 38-42.
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monarchie le garant indispensable de leurs privilèges et de leur statut. Apparaissant enfm comme la source unique des prébendes, le roi devenait par là-même l'arbitre siégeant au-dessus des groupes sociaux. Toutefois, comme Turgot allait le remarquer plus tard, trop d'interventions relevaient de l'initiative royale, trop peu d'espace restant ouvert aux entreprises spontanées de la société 9. La monarchie étant la seule organisation habilitée à se prononcer au nom de tout ce qui composait le royaume, il n'existait pas d'institution susceptible de dégager une façon de voir commune entre les différentes élites. A la veille de la Révolution, lorsque Louis XVI invita à renégocier exemptions et privilèges, il ne disposait simplement pas des moyens d'engager cette négociation ni de la mener à terme 10 : aucun forum ne s'était constitué en France où les groupes sociaux pussent confronter entre eux leurs privilèges. Et cependant, malgré cette faille qui s'avérera fatale, l'absolutisme fut une grande victoire pour la monarchie française puisqu'il fut pour elle le fondement d'une stabilité politique qui dura plus d'un siècle. Ce sont les conséquences, en matière d'économie et de redistribution des richesses, de cette victoire politique que je vais essayer d'identifier dans le courant de ce livre. J'examinerai comment se sont constituées peu à peu les institutions économiques de l'absolutisme en analysant les motivations politiques auxquelles elles ont dû leur naissance, ainsi que leur coût possible ou probable. n s'agit en effet de mettre en lumière les incitations politiques et économiques qui ont co-présidé à l'apparition des principales institutions économiques. Sans doute est-il impossible de vérifier nombre des implications des hypothèses que je formule. Cependant, à l'évidence, le système a dû sa persistance à sa logique politique interne. Autrement dit, les institutions économiques de l'absolutisme ressortissent à un comportement politique rationnel malgré leur inefficacité économique ".
A - LES
MOINS PRIVILÉGIÉS
William Petty (1623-1687) - un des premiers statisticiens de l'économie que Marx considérait comme le père de l'économie politique - observait que l'on 9. Turgot,« Mémoire sur les municipalités" in G. Schelle éd, Œuvres de Turgot, 5 vol., Paris, F. Alcan, 1913·1923, 4, p. 568-628. 10. il Y avait plus d'un siècle et demi que les EtalS Généraux n'avaient pas été convoqués. 11. Même si les économistes ne sont pas encore parvenus à une définition précise de la rationalité, ils s' • .:cordent cependant sur quelques trailS caractéristiques. Rationalité, pour eux, ne signifie pas pensée logiquement cohérente, mais plutôt le processus mental qui nous permet d'obtenir ce que nous désirons au prix du moindre effort ou du moindre coût. Les calculs de rationalité auxquels procèdent les économistes reposent habituellement sur trois paramètres: préférences, goûts et dégoûts; coûts (le temps, l'argent ou l'effort nécessaires pour parvenir au but cherché); utilité (un paramètre qui concilie coûts et préférences). Soit deux objets désirés avec la même intensité, celui qui coûte le moins revêtira une plus grande utilité. Pour un économiste. se componer de façon rationnelle, c'est maximiser l'utilité. Cf. - excellente analyse à .:e sujet - William H. Riker, « Political Science and Rational Choice " in J.E. Alt et K.A. Shepsle éd., Per
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gagne plus par l'industrie que par l'agriculture et plus par le commerce que par l'industrie. Selon Fernand Braudel, cene observation révèle une perversion de la hiérarchie des profits puisque « le monde paysan dépasse de loin le peuple des métiers et celui-ci est plus nombreux que l'ensemble des marchands et des gens à leur service; cene dernière catégorie, à son tour, surpasse le monde relativement étroit des banquiers ». Ainsi la hiérarchie des profits semble s'établir en raison inverse de la hiérarchie des besoins. Et Braudel concluait : « Le progrès économique agirait en raison inverse des masses d'hommes qu'il met en cause U ». Comment comprendre un tel phénomène, qui est d'ailleurs une constatation classique de l'histoire du développement économique? L'histoire sociale y a souvent vu une conséquence inéluctable de la croissance des marchés; les économistes du travail, quant à eux, ont pu conceptualiser la détermination des salaires et des revenus grâce à la théorie moderne des prix. Ces deux points de vue sont riches d'enseignements pour ceux qui étudient la hiérarchie sociale et l'inégalité dans les sociétés pré-modernes. Je suggèrerai que l'inégalité n'a pas été une conséquence inévitable de la croissance des marchés nationaux ou internationaux, non plus que des mécanismes des marchés régis par l'offre et la demande; ce faisant, j'espère compléter les vues de l'histoire sociale par celles des économistes de l'école néo-classique. li n'en reste pas moins que les décisions politiques et les institutions destinées à consolider l'autorité des dirigeants et des Etats de l'ère pré-moderne ont eu une influence décisive sur la distribution de la richesse et le rendement de l'économie.
La paysannerie
Si le roi anglais disposait de moyens pour voir, entendre et parler par le truchement des notables locaux, c'était au détriment de toute communication directe avec le monde paysan. Au 13< siècle, les paysans n'avaient pas accès à la justice royale pour évoquer les affaires les opposant à leurs seigneurs. Les ayant ainsi abandonnés à la juridiction seigneuriale, la Couronne eut ultérieurement des difficultés à les imposer directement sans passer par l'intermédiaire de leurs seigneurs. Plus tard, la montée en puissance du Parlement confirma le contrôle des seigneurs terriens sur le gouvernement des affaires rurales. En France au contraire, la royauté voyait dans le village un allié pouvant l'aider à unifier la nation et à réduire la fragmentation de l'autorité publique. La première mesure qu'elle prit pour se concilier les communautés paysannes fut de leur permenre l'accès aux cours de justice royales. Là, les propriétés et droits communaux se voyaient reconnus comme de droit public, distinction inconnue de la jurisprudence anglaise pour laquelle les droits communaux étaient considérés comme la portion indivise de droits de propriété individuels. Ainsi 12. Fernand Braudel, l'Identité de la France, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986,
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lll, p.307-308.
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habilitée à négocier comme une entité légalement reconnue, l'assemblée de village française pouvait se faire fortement entendre quand il s'agissait de causes d'intérêt commun. Plus tard, au 18e siècle, les communautés françaises allaient mettre à profit l'autorité qui leur était reconnue pour remettre en cause les droits seigneuriaux et pour éviter de voir les biens communaux tomber aux mains d'étrangers à la commune. En France, la politique de centralisation supposait que la noblesse locale fût écartée du pouvoir. La domination que celle-ci exerçait sur les affaires locales se diluait d'ailleurs au fur et à mesure que l'aristocratie terrienne montait à Paris en quête du patronage royal, ce qui affaiblissait d'autant son contrôle de la paysannerie. Toujours à la recherche d'un contrepoids à l'autorité seigneuriale, le gouvernement central persista dans sa politique de renforcement des droits de propriété de la paysannerie. Sous Louis XVI, la royauté reconnaissait les droits communaux et les privilèges des villages, ses représentants bureaucratiques - les intendants - devenant les tuteurs des communautés rurales. Les rois de France avaient de bonnes raisons de s'intéresser au bien-être des communautés paysannes. La taxation directe de la paysannerie était devenue un des éléments-clé du système fiscal royal, l'impôt étant prélevé sous la forme d'une contribution globale exigée de la communauté villageoise. Pour réduire le coût de cette collecte, la royauté accordait soutien et protection aux droits collectifs et aux propriétés des paysans 13. Elle n'avait pas pour cela à sacrifier la moindre parcelle de son autorité, compte tenu de ce que les paysans, contrairement aux marchands, pouvaient difficilement dissimuler leurs biens au soleil ou les transférer ailleurs; incapables d'évasion fiscale, ils n'avaient pas de ce fait le pouvoir de marchandage des groupes sociaux urbains. C'est pourquoi ils ne reçurent que bien peu de pouvoirs en échange des revenus pour lesquels on leur faisait rendre gorge. Du moins jouissaient-ils de ce que n'avaient pas les paysans anglais, les avantages d'une relation de corps constitué avec le gouvernement central, ainsi que de la protection de leurs propriétés et droits communaux. Si l'on veut une preuve de plus des différences profondes entre les deux sociétés, on la trouvera dans les modalités selon lesquelles les paysans anglais furent libérés du servage et admis au droit de propriété. En Angleterre, ce n'est pas la communauté dans son ensemble qui reçut la protection des cours de justice royale, mais une classe particulière d'exploitants agricoles. Chaque vilain, déclaré homme libre, devint l'occupant d'une tenure en vertu d'une copie du rôle (copyhold)* ; chaque tenure pouvait être transmise en héritage moyennant le paiement d'un droit de mainmorte. Les corvées furent de plus en plus converties en servitude de rente, mais ne le furent jamais simultanément pour l'ensemble 13. J'ai exa.mîné les relations existant entre revenus flSCaUX, droits collectifs et propriété dans mon Pea· sant5 and King in Burgundy .' Agrarian Foundations ofFrench Absolutism, Berkdey and Los Angeles, University of California, 1987, chap. 2 et 7. Ce livre sera cité ci-après sous le titre Peasant5. • NDT : Le cupybold (1483), extrait du rôle d'un. manoir., était le statut officialisant la tenure d'une parcelle appanenant à ce manoir « selon la volonté du seigneur et la coutume du dit manoir •.
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des habitants du village. Dans les communautés paysannes anglaises, les individus négociant séparément avec les seigneurs, aucune forme de responsabilité communale n'allait se développer. En France, la plupart du temps, c'est la communauté dans son ensemble qui fut affranchie en une seule fois à la suite d'un arrangement collectif avec le seigneur 14. La cour de justice seigneuriale était bien le lieu où les paysans anglais pouvaient présenter leurs doléances au seigneur, mais le village anglais n'y acquit jamais une identité légale collective: ce qui déterminait la cohérence du village, c'étaient les interactions répétées de personnes privées et la coutume. L'expansion économique allait provoquer un transfert de pouvoir au profit de certains membres de la paysannerie, affaiblissant ainsi la cohésion du groupe, tandis que l'évolution du droit allait préparer la désintégration des communautés anglaises. Le déclin du droit coutumier local, son remplacement par un .. droit commun,., la Common Law"', accélèreront en effet la déchéance des communautés traditionnelles anglaises. Dans le même mouvement, la Couronne devait perdre tout espoir de lien institutionnel avec les communautés paysannes. Vers une nouvelle forme de ['économie paysanne
Certains des points qui vont être abordés ci-dessous valent aussi bien pour l'Angleterre que pour la France. Pour les deux pays, les historiens qui étudient l'évolution du monde rural voient dans la nature de l'économie rurale primitive un élément important de l'interprétation qu'ils donnent de l'émergence historique d'une société de marché. On relève dans leur fonds commun l'idée que la propriété privée jouait un rôle insignifiant dans l'économie rurale et que les institutions rurales primitives étaient fondamentalement autres que celles des sociétés de marché à venir. Selon eux, la propriété de la terre était collective, les subsistances étaient mises en commun et les individus dépendaient de leur parentèle ou clan en cas de disette. Les conditions primitives de production interdisant tout stockage (avant la période médiévale), ils considèrent que ces populations avaient élaboré des réseaux étendus de parentèle pour réduire les risques de famine. Dans de telles sociétés, du type le plus simple, l'assurance contre la famine prenait le pas sur le souci du profit: cette assurance anti-famine était le bien d'échange principal. Les marchés sont ainsi considérés comme pratiquement non-existants, la nature collective de la production tenant d'une règle morale que l'émergence du capitalisme allait saper. 14. Le type de relation individuelle qui caractérisait les relations entre membres du village ou entre paysans et seigneur se retrouve dans tous les compartiments de la hiérarchie sociale. En un sens, la société anglaise était plus hiérarchisée que la société française. En Angleterre, les individus entraient en relation les uns avec les autres dans le respect d'une hiérarchie cenes, mais d'une manière tout à fait décentralisée - ce qui éliminait bon nombre de problèmes que posent, pour une centralisation effi=e, les relations ambiguës existant entre un supérieur et ses agents . • NDT : La Common Law (1551) est la loi générale valant pour la communauté nationale - se substituant aux coutumes locales - , fondée sur l'usage et soutenue par une jurisprudence.
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survenu dans une région n'allait plus être de nature à affecter démesurément l'approvisionnement, et donc le prix des subsistances. Autrement dit, dès qu'ils disposèrent de marchés suffisamment élargis, les paysans purent tabler, dans un contexte de propriété entièrement privée, sur un revenu moyen plus élevé et moins sujet à variation. Avec l'expansion des marchés, la croissance de la productivité et le développement de nouvelles techniques agraires, les communaux allaient perdre de leur intérêt pour les paysans. En fait, comme on peut le constater dans la Bourgogne du ISe siècle, ce furent souvent les plus pauvres qui virent leur avantage à la " clôture ", c'est-à-dire à un nouveau système qui se substituerait à l'ancien système des communaux. Mais une telle altération du droit en vigueur suscitait des difficultés, et en particulier la résistance des agents de l'Etat et des riches paysans à la privatisation des communaux 21. Le coût-avantage de ce processus a touché toutes les classes: les riches propriétaires ont pu en être aussi bien les victimes que les bénéficiaires. Les historiens et les économistes voient de façon différente le rôle et l'évolution des communaux; certains ont attribué plus de valeur morale au système des communaux qu'à l'organisation agricole ultérieure. C'est là la question: il ne faut pas réduire la discussion à un débat sur l'importance que l'on doit attacher aux perceptions morales. L'étude des documents incite, semble-t-il, à penser qu'il peut être injustifié de voir dans la pratique de l'exploitation sur communaux un élément d'équité sociale. Dans les faits, il se peut fort bien que cette pratique ait renforcé l'inégalité et ait accentué la stratification sociale. Les révolutions paysannes vues comme une résistance des communautés villageoises à l'essor du capitalisme
Selon Georges Lefebvre, les paysans se révoltèrent lors de la Révolution française pour défendre leurs traditions communales contre la menace capitaliste. Cette interprétation eut son écho dans les travaux de deux sociologues américains, Barrington Moore et Charles Tilly 22, et devint très répandue. Cependant nombreux sont les documents qui témoignent de ce que la résistance au développement du marché des grains, à l'époque révolutionnaire, fut souvent le fait de membres de la bourgeoisie soucieux de protéger leurs monopoles et d'élever des barrières contre le commerce de grains pratiqué par des négociants étrangers à leur ville ou région 23. Sans doute de nombreux paysans délaissèrent-ils la cause de la Révolution lorsque le Comité de Salut Public promulgua la loi du maximum qui fixait un prix plafond pour les grains, mais ils obéirent alors 21. H.L. Root, Peasants, op. cil., chap. 4 et 6. 22. Barringron Moore Jr, Social Origin of DictAtorship and Democracy: Lord and Peasant in the Making of the Modem World, BostOn MA, Beacon Press, 1966. Traduction : Les origines sociAles de la dictature et de la démocratie, Paris, Maspero, 1969. 23. Pour l'analyse des émeutes frumentaires au 18' siècle, cf. infra, chap. 4.
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à de tout autres mobiles que le souci de protéger leurs traditions communautaires contre l'extension des relations de marché H. Ce furent en général les notables des villes qui cherchèrent à supplanter les forces du marché dans leur lune avec la paysannerie pour le contrôle des subsistances. Ces mêmes notables cherchèrent à étouffer l'industrie rurale et à refouler les colporteurs qui desservaient la campagne. La thèse selon laquelle les paysans préfèrent la propriété collective à la propriété privée va de pair avec leur opposition supposée au capitalisme. Fidèles aux théories de G. Lefebvre, certains historiens soutiennent que les révolutions proprement paysannes sont autant de soulèvements contre des programmes d'extension de la propriété individuelle et de démembrement des communaux. Barrington Moore note que la paysannerie, en tant que classe de producteurs pré-capitalistes, s'est soulevée pour éviter que le pouvoir révolutionnaire n'étende à la terre le droit de propriété bourgeois. Mais, les travaux récents le montrent bien, l'opposition au démembrement des communaux a été le fait non de paysans pauvres, mais de riches exploitants qui régnaient sur ces terres avec leurs gros troupeaux. En prenant la défense des communaux, ils n'étaient pas mus par un souci d'équité, mais bien plutôt par la volonté de continuer à les monopoliser pour leur profit. Selon de nombreux travaux de sciences sociales, les paysans seraient hostiles au marché: libres de leur choix, ils opteraient pour la subsistance plutôt que pour le marché. Ainsi Robert Brenner soutient-il que, vers 1450, les nouvelles techniques de gestion des exploitations contraignirent les paysans à appliquer des méthodes de réduction des coûts: il fallait qu'il y eût menace de perte de leur exploitation pour forcer les paysans à produire pour le marché. L'expansion des marchés interdisait ainsi au producteur un accès direct, indépendant du marché, à ses propres moyens de reproduction ou de subsistance (et surtout à la terre). Aussi les paysans, pour subsister, n'avaient-ils pas d'autre choix que d'acheter et vendre sur un marché. Selon une telle analyse, leur capacité à se spécialiser, à accumuler et à innover serait donc due à la contrainte 25. Je serais enclin à voir autrement les termes du raisonnement économique qui permet à Brenner de formuler une telle conclusion, et ainsi à proposer une autre acception de la concurrence. Les contraintes que connaissaient les paysans - accès limité au marché, faible capacité de négocier des terres et d'investir - sont précisément ce qui explique que des méthodes de production inefficientes aient pu persister aussi longtemps. S'ils vivent au niveau de subsistance élémentaire, c'est qu'ils ont un accès restreint aux modes agriculturaux porteurs de productivité. Quant à ceux qui tirent profit de ces restrictions, ils ne sont pas prêts à renoncer à ce privilège. 24. Cf. C. Tilly, op. ciL, et, pour une approche plus générale, James Scott, The Moral Economy of the Peasant, New Haven, Yale University Press, 1976. 25. Robert Brenner, « The Agrarian Roots of European Capitalism " in T.H. Aston et C.H.E. Aston éd., The Brenner Dehate, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1985, p. 13·18.
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C'est une vue excessive des choses que présumer la non-existence de marchés au moyen âge et l'inefficience de la propriété collective. De nombreux documents témoignent de l'aliénabilité des terres et de l'existence d'une propriété privée, bien que celle-ci eût alors été soumise à des limitations différentes de celles qui affecteront ce type de propriété plus tard. En effet, la tenure des terres était transférable, mais le nouveau détenteur devait payer une redevance au seigneur. L'hypothèse selon laquelle les traits propres à l'exploitation de la terre sont à chercher dans une éthique communale égalitaire résiste mal à un examen rigoureux. Dans l'étude d'ensemble qu'il consacre aux études économiques concernant les terres arables non encloses 15, McCloskey va même jusqu'à mettre en question l'idée qu'il aurait pu exister une formule mixte entre tenures privées et collectives. Les terres étaient divisées inégalement, utilisées de façon privée, les échanger était routine, elles étaient exploitées avec soin 16. « Rien ne nous permet de dire que les paysans médiévaux, comme individus, étaient égalitaires, même "classe contre classe" comme on l'a dit parfois pour sauver cette hypothèse. Les tenures des habitants du village variaient du tout au tout, depuis celles qui se réduisaient à rien jusqu'à celles qui recouvraient plusieurs villages, et l'on avait alors des serfs louant les services d'autres serfs. En dépit des effets moraux que l'on attribue à l'existence de champs communaux, il est bien difficile, quand on a lu la littérature médiévale anglaise, de soutenir que les paysans médiévaux formaient une bande fraternelle » 17. Le débat n'est pas clos, mais les historiens économistes sont globalement parvenus à une hypothèse plausible: la persistance du système des communaux et la pratique de la parcellisation des tenures doivent être attribuées à la volonté de diversifier les risques. Même aujourd'hui les vignerons savent bien que parfois une dizaine de mètres suffisent à distinguer les terroirs simplement bons de ceux qui sont excellents. La crainte de désastres naturels frappant inégalement et de façon imprévisible, ou celle d'autres catastrophes contre lesquelles on ne saurait se prémunir, les conditions climatiques variables et les différents types de sol font de l'exploitation parcellisée une forme utile de lutte contre le risque, surtout dans des sociétés dotées d'un système monétaire élémentaire et de marchés financiers imparfaits. Si cette parcellisation diminuait le rendement moyen des terres paysannes, elle en réduisait cependant les à-coups. Ces institutions relèvent donc d'un comportement économique rationnel.
15. Donald McCloskey,« The Open Fields of England : Rem, Risk and the Rate of !nterest, 123G-1815 • (1988), à paraître in D. Galenson éd., ln &arch of Historical Markets. 16. Dans l'Angleterre médiévale, [oute terre était au nom d'un seigneur, qui lui-même la renaît de son suzerain, la chaine remontant finalement jusqu'au roi. Les paysans anglais avaient un droit d'usufruit lié au paiement d'un loyer, mais n'étaient pas propriétaires au sens propre du mot. Les terres changeaient souvent de main, sous forme de petites parcelles, et finalemem revenaient au principal donneur à bail. C'était
donc un marché de droits d'usage, non de propriétés en tant que telles. On peut parfois repérer en France des tcrres qui n'ont jamais relevé de l'autorité d'un seigneur.
17. McCloskey, op. ciL, 1988, p. 36.
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La vertu de la parcellisation des tenures était d'autant plus grande que les autres façons de se prémunir, telles le stockage des grains ou l'épargne financière, étaient relativement coûteuses 18. Avec la croissance des états nationaux et le développement des marchés, de plus grandes facilités de spécialisation s'offrirent, favorisant par là-même la naissance de marchés mieux définis pour les terres ou le capital, de meilleurs systèmes financiers et des taux d'intérêt plus bas. Le coût des solutions alternatives se réduisant, la parcellisation des tenures devint moins désirable. Il convient d'ajouter que celle-ci n'entraînait pas une baisse de la productivité agricole. Stefano Fenoaltea, qui reconnaît dans cette pratique une institution stabilisante utile pour réduire les risques, rejette l'idée qu'elle ait été relativement inefficiente. Etant donné l'hétérogénéité des sols et ce qu'on peut présumer de la qualité du travail de fermiers travaillant pour leur propre compte, il estime que cette pratique combinait les avantages des affectations de maind' œuvre pratiquées sur les grandes exploitations et les motivations optimales dont bénéficient les fermes familiales 19. Certains attribuent le déclin ultérieur des communaux à des forces s'exerçant de l'extérieur des villages: ils y voient la. volonté de l'Etat et des capitalistes d'imposer un régime de droits de propriété absolus à une paysannerie rétive 20. Partant du principe que les besoins du groupe l'emportaient sur ceux des individus, ils estiment que les paysans tenaient au maintien des traditions villageoises communales. Mais ces analyses méconnaissent ce qu'a été la contribution paysanne aux mutations de l'environnement économique tout au long du Moyen Age. Si l'on examine de près les faits historiques, on constate qu'il n'est nullement besoin, pour rendre compte du mouvement d'ouverture de marchés et d'extension de la propriété privée, de recourir à une menace de dépossession qui aurait contribué au développement de cette tendance. Les marchés ont amélioré le bien-être individuel des paysans en leur fournissant une meilleure forme d'assurance. Sur des marchés élargis, le paysan put équilibrer plus efficacement au fil du temps sa production et ses besoins de consommateur. Alors les insuffisances de la technique de stockage des récoltes ne l'empêchèrent pas de vendre une partie de sa production courante et d'en épargner le produit pour acheter des subsistances en cas de mauvaise année. Avec le progrès du transport des récoltes qui permit l'ouverture de marchés nationaux et internationaux, un désastre 18. Ibid., p.55. 19. Stefano Fenoaltea,« Transactions Costs., Whig History, and the Common Fields., Politics and Society 16, 1988, na 2·3, p. 171·240. Quoi que l'on puisse dire du mécanisme économique précis qui a présidé à cette technique de parcellisation, on peut soutenir avec Fenoaltea que « rien ne prouve que l'homme et les institutions du moyen âge aient eu moins le sens de la rationalité ou de l'efficacité que leurs homologues nos contemporains ... ou qu'ils aient plus de mauvaise volonté que ceux-ci à révéler leurs secrets aUx économistes aL'1.uels ».
20. On trouvera la présentation la plus complète de la thèse selon laquelle « la construction de l'Etat a facilité la mainmise capitaliste» dans l'ouvrage étonnant de Charles Tilly, The Contentwus French, Cambridge MA, Harvard University Press, 1986, traduit La France conteste: de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986. Ce livre présente une synthèse de ses nombreux travaux sur la contestation populaire en France.
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De nos jours, les historiens de l'Ancien Régime assimilent souvent à de l'anticapitalisme les tensions entre paysans et seigneurs qui se faisaient jour à la veille de la Révolution 26, c'est cette interprétation révisée que donne Alfred Cobban : il persiste à raisonner de façon dialectique alors même qu'il met sens dessus dessous les catégories de l'historiographie marxiste. Selon lui, c'était à une gestion du domaine seigneurial tournée vers le profit, donc bourgeoise, que les paysans s'opposaient 27 • Loin d'être traditionalistes et rétrogrades, les seigneurs pensaient donc en capitalistes et hommes de progrès et, par voie de conséquence, la résistance paysanne n'était pas de type anti-aristocratique ou anti-féodal, mais antibourgeoise et anti-capitaliste. C'était une paysannerie réactionnaire et archaïque qui s'opposait à l'introduction du capitalisme dans la société rurale. Son hostilité au seigneur était une forme archaïque d'opposition aux mutations économiques 28. Une autre hypothèse peut rendre compte des causes du malaise paysan. J'ai montré dans mon étude sur le monde rural bourguignon que les paysans souhaitaient obtenir un meilleur accès au marché et qu'ils étaient ulcérés d'avoir à verser à leur seigneur des droits qui pouvaient atteindre vingt pour cent ou plus de la valeur de leur production. Naturellement, la production locale s'intégrant de plus en plus aux marchés nationaux, et les profits du seigneur augmentant, les paysans allaient devenir toujours plus rétifs au fardeau des droits féodaux. L'hostilité des paysans aux contraintes féodales qui les empêchaient de participer au marché augmentait au même rythme que le coût d'opportunité qui en résultait pour eux. En outre, le marché national absorbant de plus en plus de produits, les seigneurs trouvèrent expédient d'exiger paiement de leurs droits féodaux en argent plutôt qu'en nature ou en pourcentage de la production totale. D'autre part la perspective d'être payés en numéraire incitait les seigneurs à percevoir leur dû avec une vigilance accrue. C'est l'augmentation des coûts d'opportunité auxquels étaient exposés les paysans pratiquement exclus du marché, plus que leur opposition morale au principe même du marché, qui explique leur résistance aux exactions seigneuriales à la fin du 18 e siècle. On voit d'un autre œil l'opposition radicale des paysans quand on considère ce qu'il y avait d'injuste dans l'accès au marché. Comment reprocher aux paysans de chercher à obtenir sur le marché des termes plus équitables de concurrence avec leur seigneur? En outre, depuis que l'administration de l'Etat
26. La confusion entre opposition au seigneur et opposition au capitalisme est si courante que je ne vois pas la nécessité d'en attribuer l'actuelle diffusion à un auteur en particulier.
27. Alfred Cobban, The Social Interpretation of the French Revolution, Cambridge GB, Cambridge U niversity Press, 1964. Traduction: Le sens de la Révolution française, Paris, Julliard, 1984. 28. William Doyle, résumant en 1980 le débat sur les origines de la Révolution, écrit que, • loin de faire avancer le capitalisme, la Révolution allait le retarder; c'était là en fait le but essentiel des différents groupes révolutionnaires en 1789. Dans la mesure où le développement économique était en question, il s'agit d'une révolution contre le capitalisme, et non en sa faveur >. W. Doyle, 1be Origins of the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1980.
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s'était substituée à celle des seigneurs, les droits féodaux qu'acquittait le paysan restaient sans contrepartie. Les affaires opposant paysans et seigneurs qui furent évoquées en justice dans la Bourgogne pré-révolutionnaire montrent que ce que les paysans rejetaient, c'était le fardeau économique du féodalisme, non les occasions d'accumulation de capital 29 •
Le développement rural et ce qu'enseigne l'histoire de la France
Une bonne part de la théorie du développement repose sur une lecture erronée du rôle des paysans dans le développement économique 30. Se fondant sur les travaux des historiens, les théoriciens du développement en ont conclu : que les paysans sont par définition les producteurs d'une économie de subsistance, non de biens à échanger; que leur production est arriérée, incapable de produire les surplus indispensables à la naissance d'une industrie. Pour qu'il y ait développement, la paysannerie doit être forcée à produire un surplus. D'autre part l'histoire britannique a suggéré une autre conclusion: au cours du développement, la ville remplace la campagne et l'industrie remplace l'agriculture. Voyant ainsi l'histoire britannique, ces théoriciens estimeront que la petite ferme familiale doit céder la place à des exploitations plus grandes, plus exigeantes en capital et qu'il ne peut y avoir croissance industrielle qu'au détriment de la paysannene. Au vu de ces conclusions, nombre de dirigeants du tiers monde se sont cru intellectuellement justifiés à obérer la paysannerie dans leur effort pour industrialiser leur nation, imitant en cela la politique de l'Union soviétique où le secteur rural subventionna le coût de l'industrialisation. Encore maintenant, les dirigeants des pays en voie de développement entendent pareillement favoriser l'industrie en structurant les rapports entre prix d'une façon préjudiciable à la paysannerie. Toujours convaincus que les paysans sont les producteurs d'une économie de subsistance, ne réagissant pas aux prix, des gouvernements africains ont mis sur pied des Offices d'achat Gouant le rôle de marchés monopsones obügés pour un grand nombre de cultures) qui offrent pour les produits des prix souvent très inférieurs à ceux du marchpl. Plus encore, ces gouvernements ont porté toute leur attention à l'exploitation à grande échelle au détriment des projets modestes et des petits cultivateurs. Pour pallier les effets de cette politique, les exploitants mettent en culture des produits qui échappent au monopole d'achat des Offices ou se limitent à une agriculture de subsistance 29. Cf. H . Root,. Challenging the Seigneurie: Community and Contention on the Eve of the French Revolution " Journal of Modern History 57, 1985, p.652-681. 30. Cf. Robert Ba,es, • Lessons from History, or the Perfidy of English Exeeptionalism and the Significanee of Historical France., World PoJities 15, 1988, p. 499-516. 31. Robert Bates, Markets and States in Tropical Africa : PoJitieaJ Base ofAgricultural PoJicies, Berkeley - Los Angeles, Universiry of California Press, 1981 ; et R. Bates éd., Toward a PoJitical Economy of DeveJopment: A Rational Choiee Penpective, Berkeley - Los Angeles, Universiry of California Press, 1988.
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- deuxième échappatoire qui a pour effet de réduire le revenu total. Au bout du compte, en demandant aux cultivateurs de payer le prix du développement industriel, on en arrive à les inciter à se détourner du marché, à ne produire que pour leur propre consommation et à retourner ainsi à l'agriculture de subsistance que l'on avait considérée comme préjudiciable à l'intérêt national. Ajoutons à cela les conséquences nuisibles pour la majorité de la population, en général paysanne, de cette approche de type urbain. A la place de la croissance attendue, c'est le plus souvent la stagnation, voire la contraction de l'économie dans son ensemble qui prévaut. On prend ainsi la mesure de l'effet pervers que peut avoir une lecture erronée du passé non seulement sur le progrès de la connaissance historique, mais encore, ce qui est plus important, sur les théories contemporaines du développement, car celles-ci, après tout, reflètent notre compréhension du passé.
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LESPLUSPRnnLÉG~
Partisans d'une réforme économique dans la France du dix-huitième siècle, les physiocrates estimaient qu'il fallait dégager plus de profit de l'agriculture française et pour cela assurer la liberté de commerce des grains dans l'ensemble du royaume. Malgré leur poids à la Cour, jusque dans les conseils du roi, ils ne parvinrent jamais à inverser la politique économique et sociale qui favorisait le développement industriel et urbain au détriment de l'agriculture. Les autorités locales et provinciales tenaient à se concilier les masses urbaines et cette préoccupation prenait le pas sur les programmes de libéralisation et de privatisation des marchés de grains qui ne cadraient pas avec elle. La foule pré-révolutionnaire : une coalition de distribution
Les recherches historiques sur les mouvements des foules ont souvent nourri les spéculations sur l'éthique pré-capitaliste. Des historiens comme G. Rudé, E.P. Thompson, Ch. Tilly et G. Lefebvre ont perçu, à la faveur de leur étude des émeutes frumentaires au dix-huitième siècle, l'existence d'une alliance entre centralisateurs et capitalistes pour substituer la logique des relations de marché aux principes traditionnels d'allocation de subsistance, plus moraux. Pour eux, ces émeutes dévoilent un conflit moral et culturel, un conflit de classe, dans lequel les consommateurs se mobilisaient pour maintenir les droits communaux traditionnels et entraient en lutte contre l'émergence d'une économie de marché «qui sacrifiait les relations humaines de réciprocité aux rapports salariaux » 32 - de tels arguments exagèrent sans doute le rôle de l'appartenance à 32. Cf. E.P. Thompson, • The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Cenrury _, Past and Present 50, 1971, p. 71·136.
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une classe donnée dans les attitudes que prennent les individus à l'égard du marché -. Ces historiens ont cherché à démontrer que l'indignation morale était la cause de ces émeutes, la preuve en étant qu'elles tendaient à disparaître dans les périodes de grande disette. Apparemment, ils n'ont pas pris en considération le bilan très différent de ce type d'émeutes selon qu'elles se font jour en France ou en Angleterre. En outre, le bilan qu'ils en donnent se limite aux avantages que le groupe protestataire a pu en tirer et ignore le coût caché des actions de "Ce groupe pour la société dans son ensemble. Ce livre traitera du problème sous un autre angle. Parmi tous les facteurs qui ont concouru au succès ou à l'échec de ces émeutes frumentaires, la capacité des foules à influencer l'institution politique directement concernée a sans doute eu un poids beaucoup plus décisif que la justesse intrinsèque de leurs revendications. Les foules urbaines ont sans doute revendiqué leur droit à un prix modéré pour le pain, mais c'est seulement leur capacité à s'organiser qui a donné à cette revendication un caractère voyant et menaçant. Les travailleurs des villes ont été en règle générale incapables d'exercer une influence sur la politique nationale des grains élaborée par un Parlement anglais que dominaient les propriétaires terriens; les quelques concessions qui purent être faites aux émeutiers furent officieuses et temporaires. Les propriétaires terriens anglais tinrent la main à ce que les mesures gouvernementales profitassent à la production agricole plutôt qu'à la consommation. Les exportations furent encouragées et, à la différence de la France, le commerce des grains ne fut pas réservé à certains marchés ou négociants. En outre, la politique constante du gouvernement anglais fut de traiter les émeutiers comme des criminels et il recourut contre eux à la force armée, à l'emprisonnement et à la pendaison. En France au contraire, les émeutes nées d'une revendication de réglementation des prix connurent en généralle succès. L'Etat finança la consommation plutôt que la production - même Napoléon continua à intervenir sur le marché des grains au bénéfice des consommateurs, bien qu'il fût partisan du libre échange -. Enfin les autorités françaises considéraient ces émeutes comme politiques plutôt que criminelles. A court terme, en France comme en Angleterre, les pauvres des campagnes ont autant intérêt que les pauvres des villes à un prix modique pour les subsistances: de bas prix permettent aux pauvres des campagnes de survivre aux crises. Mais ces bas prix ne servent en rien leur intérêt sur le long terme. Nous pouvons, nous, distinguer entre court et long terme pour mesurer les avantages de prix élevés, mais il n'en allait pas de même à l'époque. Les bas prix des grains n'affectent pas seulement le revenu de ceux des exploitants qui dégagent de confortables surplus, une bonne part de la perte de revenu imputable à ces bas prix se traduit aussi par une réduction de l'emploi et des salaires pour cèux qui travaillent la terre, pour les paysans sans terres qui vivent de la location de leur force de travail sans doute, mais surtout pour ceux qui exploitent des terres à bail et qui constituent une section importante de la paysannerie française. Ces bas prix compromettent l'accumulation de capital dans l'agriculture, condam-
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nent ainsi le travail de la terre à une faible productivité et donc à un revenu médiocre, affectant la capacité d'épargne des paysans. En réduisant le niveau des investissements agricoles, les faibles revenus ruraux rendaient le travail aux champs moins rémunérateur. Si l'on considère les foules urbaines comme un groupe d'intérêt particulier faisant le siège du gouvernement pour obtenir de lui des mesures préférentielles, on peut comparer leur objectif à celui d'autres groupes de pression actuels cherchant à orienter en leur faveur l'action des pouvoirs publics. A la façon des citadins qui descendent dans la rue en Egypte ou en Pologne pour demander que le gouvernement continue à subventionner le pain ou à contrôler salaires et prix, les émeutiers du 18 e siècle cherchaient à se faire confirmer leur privilège monopolistique sur l'approvisionnement en grains en interdisant aux négociants étrangers à la ville tout accès au marché local. Bref ces émeutiers en appelaient à l'aide de la puissance publique contre le marché. En outre on peut douter s'il est bien approprié de voir dans les émeutiers les « représentants,. de leur classe, ce qui revient à conjecturer que vainqueurs et perdants se répartissaient nettement selon un clivage de classes. Le gouvernement français cédait assez souvent aux revendications des consommateurs des villes parce que ceux-ci étaient aisément en mesure de s'organiser pour exercer sur lui une pression efficace. Assurément la production de pain allait s'en trouver limitée et le risque de rupture d'approvisionnement s'en trouver accru, tout cela au détriment de la paysannerie et de la production nationale dans son ensemble. On peut dire en fait que les revendications des émeutiers français étaient tout sauf" équitables» puisque les travailleurs des villes demandaient que les subsistances fussent subventionnées aux frais des paysans qui les produisaient. En cette matière, les employeurs abondaient dans le sens de leurs employés puisque le grain bon marché leur permettait de maintenir les salaires à un bas niveau. En Angleterre, une coalition urbaine similaire mènera une campagne victorieuse pour la fIxation de prix moins élevés lors du débat sur l'abolition des Corn Laws*. Si l'on peut douter que la cause des employeurs et salariés des villes ait été juste, cette coalition eut au moins pour elle l'avantage d'être proche du pouvoir politique, les villes pouvant ainsi déterminer en leur faveur l'intervention du gouvernement. Les salariés étaient concentrés dans les villes, aussi pouvaient-ils s'organiser à moindres frais. il n'en était pas de même pour les paysans, disséminés à la campagne dans des villages assez indépendants les uns des autres. Comme c'est souvent le cas pour les groupes de pression spécifiques, la contrepartie des avantages consentis à la minorité qu'ils représentent est un coût induit pour tous ceux qui ne se sont pas fait voir ou entendre. Le simple fait qu'une législation soit avantageuse pour une classe donnée n'autorise pas à conclure qu'elle est le résultat de l'action collective de cette classe - c'est un point de doctrine important -. En outre, il peut advenir que * NDT: Les lois sur les grains (Corn uws, 1766) réglementaient l'exportation et surtOut l'importation des céréales. Elles seront abrogées en 1846.
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le coût des avantages consentis à un groupe représentatif repose en fin de compte sur les épaules d'autres membres de la même classe sociale moins voyants et moins habiles à s'organiser. Le 18 e siècle nous en donne un exemple: ce furent les paysans pauvres qui supportèrent les conséquences de l'aide accordée aux consommateurs de pain; ils payèrent, directement parfois lorsqu'ils perdaient leur propriété, et en tout cas indirectement (réserves de grain en diminution, moindre productivité agricole), le coût de la fourniture de grain bon marché aux villes. Le coût total a sans doute été plus lourd pour la paysannerie que n'ont été les bénéfices correspondants pour les habitants pauvres des villes, mais ce coût était diffus et moins susceptible de fournir un motif suffisant pour une action collective promise au succès. En définitive, la dégradation de l'agriculture que provoquait une telle politique affectait le bien-être de la nation dans son ensemble. Ainsi ce qui, à première vue, apparaissait comme une lutte entre travailleurs pauvres et élites urbaines aisées devient pour l'observateur attentif un exemple de l'action d'un groupe social, bien organisé et politiquement menaçant, parvenant à obtenir des avantages au prix de coûts plus importants, quoique diffus, pour la masse inorganisée d'une paysannerie fort peu consciente de ce qUl se Joue. Une relecture de l'histoire nous invite à voir également d'une autre façon l'action des foules de l'époque pré-industrielle. Il est clair que les agents du gouvernement n'étaient que trop disposés à interférer avec le marché pour fournir l'armée et les grandes villes, Paris en particulier, de pain à un prix plus bas que celui que proposaient ceux qui le produisaient. Ces agents de l'Etat n'étaient donc pas des partisans du libre-échange; au contraire, ils cherchaient à corriger le marché et à altérer les prix au profit de l'armée et du consommateur des villes. Ironie de l'histoire, ce fut la main d'œuvre urbaine du capitalisme à l'état naissant, non « la paysannerie pré-capitaliste », qui mit le plus de vigueur à demander protection contre les lois de l'offre et de la demande. Pourquoi les marchés concurrentiels se développèrent-ils mieux en Angleterre qu'en France ?
Pour de nombreux historiens, les cultures capitaliste et pré-capitaliste se confrontèrent avec violence aux 17e et 18 e siècles, ce qu'ils attribuent à l'apparition d'une bourgeoisie porteuse des valeurs du libre-échange et du libéralisme économique. Christopher Hill estime que la guerre civile anglaise (1641-1649) fut une des premières grandes révolutions bourgeoises. L'économie britannique se trouva déréglée à la suite de ce conflit qui mit aux prises la Cc;>uronne et les partisans d'une économie libre 33. Selon Hill, le parti parlementaire cherchait à frayer la voie au capitalisme en luttant contre la Couronne pour la déposséder du monopole royal duquel elle tirait revenus et clients. Si des mar33. Christopher Hill, The Century of Revolution. 1603-1714, Londres, Nelson, 1961.
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chés libres couvrant l'ensemble du pays sont apparus en Angleterre, c'est, nous dit-on, parce que les classes supérieures britanniques obéissaient à des motivations plus rationnelles (au sens étroit de la recherche du profit maximum) que leurs homologues du continent. Je ne mets pas en doute que l'expansion économique qu'a connue l'Angleterre au 18< siècle ait été caractérisée par l'accélération de l'intégration des marchés locaux; je me demande seulement si la création d'un marché intérieur libre a bien été le but poursuivi par une révolution politique qui allait amener la« bourgeoisie» au pouvoir. Je n'entreprendrai pas, dans ce livre, d'étudier l'économie dans sa transition du pré-capitalisme au capitalisme, mais de montrer en quoi les nouvelles dispositions constitutionnelles ont déterminé de nouvelles formes de réglementation, d'une façon telle que la distribution du revenu national s'en est trouvée radicalement modifiée 34. Pour expliquer le développement précoce de marchés intérieurs libres 35, certains chercheurs opposent l'Anglais puritain, avec son sens pratique et son goût des affaires, au Français catholique et aristocrate, que son respect pour les valeurs traditionnelles, le souci de son salut et le goût des armes détournaient de projets ayant pour fin l'accroissement du produit national brut. Je ne débattrai pas si leur culture rendait les notables anglais plus réceptifs au capitalisme que leurs homologues français, mais je remarquerai que le gouvernement français, dans le cadre d'une monarchie absolue et centralisée, était en mesure d'accorder des privilèges spéciaux aux groupes d'activités économiques qu'il favorisait; il pouvait en outre garantir ces privilèges grâce à un système de juridictions administratives ayant le pas sur les juridictions provinciales traditionnelles. En conséquence, les groupes français d'activités économiques n'en étaient que plus enclins à exercer leurs moyens de pression sur le gouvernement pour se faire confirmer leurs monopoles. L'autorité uniforme qu'exerçait l'Etat réduisait le coût de la prise de monopole ou de sa conservation aussi bien pour le gouvernement que pour ceux qui étaient à la recherche de rentes de situation, à l'époque même - au 18e siècle - où l'augmentation des pouvoirs et de l'autonomie des ministres rendait l'exercice de pressions plus facile aux groupes d'intérêt qui cherchaient à s'assurer le bénéfice particulier de monopoles. En Angleterre au contraire, le pluralisme politique et la complexité de toute intervention auprès du Parlement accroissaient les coûts pour ces groupes. Parce 34. Au 16e siècle, le gouvernement anglais avait réglementé industrie et commerce, accordé des monopoles industriels, contrôlé les prix et interdit la .. clôture 110 des communaux. Le gouvernement continuera
ultérieurement à prendre des dispositions réglementaires, mais, par suite de la Révolution de 1649, cette réglementation poursuivit de tout autres objectifs et favorisa d'autres groupes sociaux.
35. John Nye a récemment montré que l'Angleterre était moins libre..!changiste qu'on ne l'a pensé. Il faut selon lui distinguer entre échanges internationaux et échanges domestiques. L'Angleterre avait cenes un marché intérieur plus libre et plus intégré que la France qui souffrait, quant à elle, du coilt plus élevé des octrois. Mais les tarifs douaniers anglais étaient plus élevés. Cf. « The Myth of Free Trade Britain and Fonress France: Tariffs and Trade in the Nineteenth Century ' , Journal of Economie History, mars 1991. Après Adam Smith, Eli F. Heckscher prétendait que l'Angleterre était plus interventionniste et mercanti· liste pour son commerce extérieur que pour le commerce intérieur. Adam Smith, The Wealth of Naliom, livre 5, chap. 2 et Heckscher, Mercantilism, New York, McMillan 1955, chap. 1 et 2.
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que ceux qui proposaient une législation monopolistique pouvaient se voir débouter par les représentants d'intérêts rivaux, parce que la négociation, au sein du Parlement, était toujours multilatérale, des procédures allaient émerger, touchant les finances de l'Etat, qui seraient plus efficientes que le partage de profits monopolistiques excessifs entre groupes privés et gouvernement. En outre il n'était pas sûr que le monopole, s'il était accordé, fût respecté, sinon dans les comtés où les Justices of the Peace y avaient également intérêt, que ce fût pour des raisons économiques ou sociales. li n'y avait pas de cour royale à laquelle les détenteurs anglais de monopole pussent en appeler pour défendre leurs droits, ils relevaient des cours ordinaires; or ils ne pouvaient guère attendre des jurés qui y siégeaient quelque sympathie pour ceux qui revendiquaient leur droit à maintenir des prix élevés en éliminant des concurrents moins chers. Les conflits entre pouvoirs publics (la Couronne et le Parlement), la complexité du processus législatif et la vénalité des administrateurs peuvent avoir concouru sans le vouloir à l'apparition de la liberté économique.
C - LES TRÈs PRIVll.ÉGIÉS Fernand Braudel notait que la concentration des richesses aux mains d'un tout petit nombre de personnes avait été un des aspects les plus persistants de l'histoire de la centralisation en France. li pensait sans nul doute aux fortunes fabuleuses qu'ont accumulées les familles qui géraient les finances royales.
Les finances et la société
Les contemporains comme les historiens abondent en traits d'une corruption flamboyante lorsqu'ils évoquent les finances royales des 17e et 18e siècles français. Les financiers sont communément décrits comme des parasites prêts à submerger la société. On voit dans le capital qu'ils accumulent le produit des exactions auxquelles se livrent les agents subalternes de l'administration des fmances (lorsqu'ils perçoivent la taille par exemple), produit qui est réinvesti à un plus haut niveau de la hiérarchie sous la forme de prêts à l'Etat. Daniel Dessert, auquel nous devons la description la plus complète que nous possédions du monde de la haute finance au 17e siècle, nous dit fort clairement comment les financiers étaient vus par leurs contemporains : « Le royaume aspire à des mesures radicales contre les financiers, dont le luxe ostentatoire, la réussite mondaine et l'accaparement des charges les plus lucratives semblent autant d'objets de scandale. Les peuples, minés par la misère et la guerre, les officiers, parlementaires en tête, principales victimes de la multiplication des affaires extraordinaires [NDA : les offices perdaient de leur valeur du fait de la multipli-
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cation de ceux que créait le roi, vendus par les financiers], la noblesse enfin, toujours prête, pour s'opposer au pouvoir, à reprendre son rôle de défenseur des opprimés, qui la flatte et lui rappelle un idéal mythique et des souvenirs nostalgiques, crient vengeance dans une belle unanimité. Dénoncer cette richissime engeance, la tondre, voilà un programme démagogique qui assure la popularité à peu de frais. Au cœur de la crise, en désignant des boucs émissaires on ne peut plus rêvés, on canalise habilement une partie du mécontentement. Aussi cette volonté de leur faire rendre gorge trouve-t-elle un écho très favorable dans une opinion publique conditionnée par toute une littérature qui se déchaîne à longueur d'année contre la maltôte,. 36. Un siècle plus tard, ce sera l'organisation de la société en corps constitués que des agents de l'Etat comme Turgot dénonceront comme inutile et source de corruption. Les historiens d'aujourd'hui se font en général l'écho de ces dénonciations de l'époque en décrivant ces corps constitués, tels les états provinciaux, les officiers des municipalités et les communautés villageoises, comme les vestiges d'un" ordre archaïque et moribond ». Si je cherche aussi à comprendre les rapports entre l'Etat et les corps constitués durant cette période, je le ferai en examinant quelles autres possibilités de contrats s'offraient au roi pour organiser ses finances. A examiner les problèmes que pose la passation de contrats de crédit dans le contexte de l'absolutisme, une interprétation différente des rapports entre la monarchie absolue et les corps constitués se fait jour. En particulier, j'avancerai que les corps constitués étaient loin d'être moribonds: ceux qui avaient la charge de gérer les finances du roi étaient prospères. En fait les recherches récentes nous montrent que tous les groupes constitués ont prospéré au 18< siècle, quelque différente qu'ait été leur origine - chancellerie des secrétaires du roi, corps municipaux, communautés villageoises - 37. Pourquoi un roi se réclamant d'un pouvoir absolu irait-il accepter la prolifération de corps intermédiaires dont les droits et privilèges réduisaient l'autorité absolue de la royauté et entamaient son pouvoir discrétionnaire? Quoique contraire au bon sens spontané, c'est pourtant ce qui arriva. Cela a dû être l'effet d'une rationalité économique profonde. Comme le disait un administrateur de l'époque, " le crédit des états, celui des villes, celui des corporations sont le crédit du roi» 38. Dans ce livre, je consacrerai à l'examen des privilèges dont a bénéficié ce groupe une place équivalente aux avantages qu'il a retirés de sa mainmise sur le fisc et la finance: les cinq derniers chapitres traiteront des origines des privilèges de ces élites financières ainsi que des conséquences qui en ont résulté. 36. Daniel Dessert, Argent, Pouvoir et Société au Grand Siècle, Patis, Fayatd, 1984, p. 242. (la. mal· tôte" - nous dirions aujourd'hui. le fisc" - désignait le corps des collecteurs de l'impôt). 37. Cf. David Bien, • The Secrétaires du Roi: Absolutism, .Corps and Privilege under the Ancien Régime ", in E. Hinrichs éd., De l'Ancien Régime à la Révolution Française, Gôttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1978. Voir aussi Gail Bossenga, • From Corporations to Citizenship : the Bureaux des Finances before the French Revolution " Journal of Modern History 58, 1986, p. 610-642, et mon Peasants. 38. BN, Joly de Fleury 2536 53, MatS 1770, manuscrit non signé.
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L'Etat et la société sous l'Ancien Régime: l'autonomie du gouvernement central
A l'époque moderne, en Angleterre comme en France, c'est le besoin d'entretenir et de développer une capacité militaire qui est le moteur de la croissance de l'appareil d'Etat. On peut voir dans l'émergence du Parlement anglais et dans l'expansion de l'absolutisme français deux réponses différentes au même besoin d'accrohre les ressources que l'Etat pouvait prélever sur la société. Les crises militaires du 17e siècle sont à l'origine de la perception d'impôts qui, au 18e siècle, devinrent des sources normales de revenus. Mais accroître les prélèvements, c'était susciter des tensions entre l'Etat et les groupes sociaux influents. En Angleterre, c'est à un régime aristocratique qu'échut le pouvoir; celui-ci sut enfermer l'action de la bureaucratie dans les limites de ce à quoi avaient consenti ses représentants. En France, la soumission progressive des institutions locales ou autonomes à la royauté excluait l'émergence d'un régime analogue. En Angleterre, à la différence de la France, la structure politique limitait la portée des interventions de couloir autant que leurs espérances de succès. Les révolutions du 17e siècle avaient partagé le pouvoir politique presque jusqu'au point de rupture entre Couronne et Parlement. L'autorité politique, la force exécutoire étaient décentralisées, relevant des Justices of the Peace locaux et non d'une bureaucratie centrale. Il y avait aussi pluralisme: les droits civils, bien qu'encore limités, étaient plus étendus qu'en France. D'autre part le législateur avait peu de moyens pour contrôler l'application de ses décisions. Disposant de bien peu d'administrateurs salariés, sans aucune force de police, le gouvernement dépendait du bon vouloir des agents locaux 39. Un tel état de fait ramenait à peu de chose - bien sûr sans que cet effet ait été cherché - les avantages que des groupes d'intérêt spécifiques auraient pu attendre d'une réglementation favorable à leur égard sur le plan national. Même dans ce cas, il leur fallait prévoir des coûts élevés pour en obtenir l'application, les Justices of the Peace appliquant les règlements de façon sélective, selon les préférences locales. Si le résultat de toute démarche auprès du Parlement pour obtenir une reconnaissance de monopole était bien incertain, tout nous indique par contre que celui-ci a été capable d'édicter une réelle politique économique, uniforme, à l'échelle de la nation. Le plus surprenant, c'est que l'Angleterre pluraliste ait mieux réussi qu'une France autocratique à concevoir et mettre en place une législation susceptible de modifier la redistribution du revenu national. Les Lois des Pauvres - les Poor Laws* - nous apportent la preuve de la capacité du Parlement anglais à formuler une disposition législative centralisée concernant l'ensemble du royaume. L'appropriation des communaux décidée par le Parlement ressuscita littéralement l'économie des Midlands tandis que des subven39. Cf. Margaret Levi, Of Rule and Revenue, Berkeley, University of Californi. Press, 1987 . • NDT Cet ensemble de lois, dont 1. première date de 1752, fIxe les conditions de l'assistance publique.
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tions permirent aux grandes exploitations anglaises de surmonter les difficultés d'une période où les grains se vendaient à un prix relativement bas. Les Corn Laws se soldèrent par une redistribution de revenu aux exploitants et aux négociants au détriment du consommateur, ce qui était l'intention explicite du gouvernement central. Ces mesures politiques ne purent aboutir que parce qu'elles bénéficiaient au même degré à tous les grands propriétaires terriens. De même les British Navigation Acts ne conférèrent aucun monopole sur telle ou telle branche du commerce maritime à quelque groupe particulier d'armateurs britanniques. Cette législation n'introduisait aucune discrimination entre eux, tous en bénéficiant également. Aussi les interventions d'entreprises particulières désireuses d'écarter des rivales avaient-elles beaucoup moins de chances d'aboutir. Les intérêts économiques divers représentés au Parlement devaient s'unir pour arriver à leurs fins. Les intérêts terriens ou les intérêts financiers, au sens large, pouvaient espérer une législation favorable après négociation au sein du Parlement, mais il est rarement arrivé que des individus ou des entreprises particulières aient pu obtenir des avantages refusés à leurs rivaux. En France, les progrès de l'absolutisme n'avaient pas éliminé la puissance politique et économique des groupes sociaux dominants. Sans doute la centralisation et la bureaucratisation de l'administration avaient-elles limité le rôle politique et économique des élites françaises traditionnelles, mais l'absolutisme n'avait pas libéré le gouvernement central de ieur emprise au point qu'il pût agir de façon autonome. Lorsque la royauté entreprit des réformes d'envergure, telles l'appropriation privée des communaux ou l'abolition des corporations, la puissance des droits acquis restait encore assez forte pour empêcher ces réformes d'aboutir. Les limites du pouvoir absolu nous apparaissent de façon très nette au 18< siècle: des groupes d'intérêt conduits par l'élite de la finance furent alors en mesure de s'opposer avec succès à la volonté de réforme de certains des plus hauts responsables du gouvernement. Au lieu d'assurer l'indépendance du gouvernement à l'égard des groupes d'intérêt (ce que Turgot appelait" l'esprit républicain »), l'absolutisme rendait le gouvernement de plus en plus vulnérable à leur pression. Pour les groupes d'intérêts particuliers, la bureaucratie centralisée était une cible commode, qu'ils pouvaient se concilier à faible coût en suscitant des relations de clientèle avec les ministères-clé, de façon à en obtenir de fructueux monopoles ou des privilèges d'autre sorte. On ne distinguait que vaguement alors pouvoir public et privé, les titulaires des offices concédés par le gouvernement considérant ceux-ci comme leur propriété privée. Cette ambigüité ne pouvait que se nourrir de la dépendance où était la royauté, pour ses finances, à l'égard de corporations riches et puissantes: étant statutairement « audessus de la loi ", le roi ne pouvait placer ses emprunts directement dans le public, sauf à consentir des taux d'intérêt excessifs. Les divisions sociales rigides donnaient aux banquiers, aux corporations et aux chambres de commerce toute latitude de s'organiser et les dotaient de mécanismes efficaces d'exclusion et de
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contrôle. Or la politique royale renforçait et rendait plus aiguës ces divisions sociales tandis que, du fait de l'absolutisme, se créaient des institutions gouvernementales que les groupes d'intérêt privés allaient facilement capter à leur avantage et au détriment du bien-être général. Enfm le gouvernement, qui ne se faisait pas faute de dispenser des faveurs aux amis de tel ou tel ministre, engendrait une certaine instabilité politique par suite du ressentiment qu'en concevaient les rivaux de ces prébendés, amers de se voir refuser des privilèges consentis à leurs pairs de la même classe sociale. On entend un écho de ce ressentiment dans l'appel que lancent les philosophes à la noblesse pour lui demander de reconnaître" le mérite» 40. Ainsi, en Angleterre et en France, les institutions engendrèrent-elles des incitations différentes à l'action collective; c'est ce qui explique les différences que l'on constate dans l'organisation des groupes privés. Un tel groupe en quête d'une mesure gouvernementale protectrice (par exemple un monopoleur désireux de réduire la production pour élever les prix, ou menant campagne pour une réglementation plus favorable à son industrie) pourra attendre plus d'avantages, en proportion du coût de son intervention, d'un gouvernement autocratique centralisé - comme en France - que d'un régime parlementaire tel que le Parlement anglais des débuts de l'ère moderne 42 : il est moins probable de voir naître un monopole lorsque les concurrents pour l'attribution de celui-ci, ainsi que ceux qui auront à en supporter le coût, sont représentés à la négociation. Parce qu'en France la prise de décision était le fait exclusif d'un nombre très restreint de hauts responsables au sein d'un seul ministère, le coût du marchandage d'une action gouvernementale favorable était réduit. C'est pourquoi les petits groupes privés bénéficiaient en France, pour l'action collective, d'un ratio coût-avantage meilleur qu'en Angleterre. Evidemment, jouer le jeu de la politique de Cour était excessivement coûteux, et seuls les plus riches dans le royaume pouvaient y participer. Etre favori comportait des risques. Cela pouvait déboucher sur des gains importants, mais provisoires, car une faction ministérielle pouvait être congédiée dans son ensemble, clients compris, en un clin d'œil, comme cela se produisit de plus en plus souvent au cours du 18" siècle. Ainsi, contrairement à ce que l'on a trop souvent cru, les élites françaises n'étaient-elles pas moins enclines à prendre des risques que leurs homologues anglaises, mais les risques qu'elles prirent s'inscrivirent dans des entreprises militaires et se traduisirent par un attachement loyal à certains hauts responsables, malgré la précarité des portefeuilles ministériels. Si le favoritisme et la gloire des armes impliquaient des risques certains pour les élites françaises, ce consen40. Cf. David Bien, • The Army in the French Enlightenment : Reform, Reaction and Rev';lution " Past and Present 85, 1979, p. 68-85.
4 L Ainsi, la royauté favorisa la création d'industries possédant le monopole de nouvelles technologies, sans cependant instaurer une législation pour protéger les intérêts des inventeurs privés. 42. L'apparition de commissions au sein du Parlement permit une redistribution plus efficaœ des richesses à des groupes d'intérêt étroits.
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LA DONNÉE HISTORIQUE
tement au risque se traduisait trop peu par des bienfaits économiques pour le reste de la société 43. Selon mon analyse, la mutation historique et l'adaptation institutionnelle sont à la source même du processus concurrentiel. L'adaptation des organisations sociales aux transformations de leur environnement est fonction de leur histoire propre et du développement des institutions; à leur tour, en s'adaptant, elles déterminent l'environnement ultérieur. Par exemple, la façon dont l'Angleterre s'est adaptée à sa crise du 17< siècle a changé l'environnement concurrentiel international auquel la France a dû faire face au 18 e siècle.
APPENDICE. -
L'ÉCONOMIE FÉODALE
Ce livre ne traite pas de l'économie médiévale européenne. Cependant je crois opportun d'aborder ce sujet: quelques représentations malvenues de l'économie féodale sont très présentes à l'arrière-plan des débats sur l'économie des débuts de l'ère moderne. S'inspirant de Marx, les historiens divisent le cours de l'histoire en une suite de systèmes de production liés à des médiations politiques, religieuses et économiques qui assurent et renforcent les intérêts de la classe dominante. Le premier de ces systèmes de production, le féodalisme, se caractérise par une économie de subsistance, le travail servile et une classe dominante de guerriers féodaux, volontiers dépeints comme plus aptes aux faits d'armes et à une consommation ostentatoire qu'à la gestion de leurs domaines ou au profit économique. Même de non-marxistes pensent selon ce schéma dialectique et estiment qu'il y a incompatibilité entre les institutions féodales et celles du marché. On a aussi soutenu que l'économie, au sens que ce terme a pris de nos jours, n'existait pas et ne pouvait pas exister avant le quinzième siècle pour la simple raison qu'il n'existait pas de marché en bonne et due forme 1. Georges Duby partage en gros le même point de vue dans Guerriers et Paysans 2: il estime que c'étaient les 43. On ne doit pas SOus-estlmer le risque inhérent à la carrière des armes pOUT la noblesse française qui s'y engageait. Les nobles, quand ils en avaient les moyens, investissaient leurs capitaux personnels dans leur équipement de guerre ou dans celui de leur régiment. A tout le moins, les familles nobles pauvres met· taient en danger la continuité de leur race en destinant leurs héritiers mâles à une carrière militaire. En effet, les pettes au combat étaient notables dans le corps des officiers du XVIII' siècle. 1. L'histoire de la pensée économique que vient de publier John Kenneth Galbraith présente cene thèse sous une forme qui lui est propre. Cf. J.K. Galbraith, Economies in Perspective: A Critical History, Boston MA, Houghton Mifflin, 1987. Traduction française: L'économie en perspective: une histoire critique, Paris, Seuil, 1989. 2. Georges Duby, Guerriers et Paysans, VlINU/'sièdes. Premier essor de l'économie européenne, Paris, Gallimard, 1973.
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valeurs militaires qui dominaient dans la société féodale, non celles du commerce, et que l'aristocratie consommait le plus clair du surplus de sa richesse dans son style de vie flamboyant. Pendant cette période, la production paysanne est apparemment caractérisée par la propriété collective ainsi que par des normes convenant à une agriculture de subsistance et assurant la redistribution de la richesse aussi bien que l'égalité. La préoccupation économique apparaît dans cette société lorsque l'esprit urbain de l'économie se répand dans les campagnes et lorsque l'avidité au gain des marchands des villes devient le principal moteur de l'histoire économique 3. Cependant un autre ouvrage de Duby 4 semble contredire cette hypothèse: il nous y montre, à travers un abondant matériel de références, des seigneurs toujours très attentifs, pour l'exploitation de leur domaine, aux tendances des marchés de la terre et du travail. Les seigneurs anglais, par exemple, étaient sensibles aux fluctuations des prix de la terre et de la main d' œuvre, en particulier lorsque ces fluctuations avaient leur origine dans la croissance démographiques. En période d'expansion de la population, ils vendaient souvent à leurs serfs leur affranchissement de la servitude pour engager une main d'œuvre salariée sur leurs domaines. Autre réaction aux modifications du marché, plus courante en France qu'en Angleterre, les seigneurs affermaient leurs terres pour éviter d'avoir à les exploiter directement et pour capter autrement les profits de l'agriculture sous forme de loyers à bail 6 • Dans les deux cas, il n'y avait pas altération des caractéristiques fondamentales du féodalisme, à savoir la fragmentation de la souveraineté, le dépôt de la puissance publique dans des mains privées, et le recrutement militaire sous forme de contrats privés. D'ailleurs l'introduction de la monnaie rendait plus facile la mise en place du système militaire féodal. Les rois tenaient à recevoir de l'argent pour faire campagne où et quand ils l'entendaient, les seigneurs préféraient limiter le service militaire qu'ils devaient à leur suzerain afin de s'occuper de leurs terres. Les deux parties étaient bénéficiaires à partir du moment où le roi acceptait de l'argent de ses vassaux en lieu et place de service: le prince pouvait ainsi louer les mercenaires dont il avait besoin et les garder en campagne jusqu'à épuisement des fonds. D'autre part les princes saisissaient les occasions qui s'offraient à eux d'étendre leur autorité en créant des foires et des 3. Sur ce point, l'opinion de Duby n'est pas sans similitude avec celle de John Hicks que nous avons relevée ci-dessus.
4. Georges Duby, L'Economie Rurale et la Vie des Campagnes de l'Occident Médiéval (France, Angleterre, fV"XV' siècles). Essai de Synthèse et Perspectives de Recherche, Paris, Aubier, 1962, 2 voL 5. Pour une description des premiers marchés de terre agricole, d. Paul Hyams, « The origins of a Peasant Land Market in England " Economie History Review 23, 1970, p. 18-31 ; Richard H. Britnell, « The Proliferation of Markets in England 1200-1349 " Economie History Review 34, 1981, p. 209-221 ; Kathleen Biddick, « Medieval English Peasants and Market Involvement " Journal ofEconomie History XL V, 1985, 'p. 823-831 ; P.D.A Harvey, éd., Tbe Peasant Land Market in Medieval England, Oxford, Oxford University Press, 1984. 6. Stefano Fenoaltea propose un modèle reliant la décision de poursuivre l'exploitation du domaine
Empire,
ou de l'affermer au coût des transactions ainsi qu'à la différence des niveaux de connaissances techniques
chez les propriétaires terriens. Cf. « Authority, Efficiency and Agricultural Organisation in Medieval EngIand and Beyond : A Hypothesis., Journal of Economie History 35, 1975, p. 693-718.
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marchés et en offrant aux marchands des services administratifs et règlementaires propres à assurer la bonne marche de leur commerce - un commerce que bien sûr, en contrepartie, ils taxaient. L'Eglise, une autre institution que l'on associe souvent à la propagation d'une mentalité pré-capitaliste, fit également beaucoup pour protéger ou ouvrir des marchés, ne se départissant jamais de la règle de maximisation des profits. L'Eglise était une puissance économique de première importance qui, dans les tout débuts de l'industrialisation, contrôlait une proportion des avoirs européens supérieure à celle qui est actuellement dans les mains des grandes entreprises: elle possédait 20 % des terres d'Europe occidentale. Elle gérait ses domaines en accordant autant d'attention au bilan qu'un industriel de nos jours, et se montrait souvent plus rigoureuse dans son souci de rendement qu'un propriétaire laïc. Elle a certes constamment maintenu sa conception religieuse de la justice, hostile à l'usure et au profit, elle a milité pour la réglementation des salaires et des prix, mais nombre de ses prises de position anti-économiques ont été des mécanismes régulateurs qui favorisèrent ou au moins préservèrent les quasi-monopoles qu'elle exerçait sur les affaires ou le commerce en limitant la croissance d'entreprIses concurrentes. Un autre argument, décisif, milite contre l'hypothèse d'une incompatibilité entre société féodale et marché. Nous savons qu'il existe un droit de propriété de la terre en Europe occidentale depuis le 10< siècle. Dès le Ile siècle, les fiefs étaient considérés comme propriété privée et les serfs eux-mêmes avaient possession de parcelles qu'ils pouvaient vendre, louer ou léguer au même titre qu'une propriété privée. La terre en elle-même n'avait pas de valeur économique. Elle tirait sa valeur de la capacité qu'avait l'exploitant de vendre la récolte qu'elle avait portée ainsi que de la proximité d'autres terres recherchées ou de services tels qu'un réseau de transport. Voilà pourquoi l'existence de la propriété terrienne implique celle de marchés de produits agricoles; en l'absence de tels marchés, cela aurait été dépense vaine et coûteuse que persister à faire valoir ses droits de propriété privée. Les historiens du moyen âge ont établi de façon convaincante qu'il existait des marchés pour les facteurs de production (la terre et la main-d' œuvre) depuis le 11 e siècle 7. L'évolution de la servitude nous donne un exemple parfait du fonctionnement de ce marché. Sous Charlemagne, la durée de la corvée était de trois jours par semaine. Au 12< siècle, les paysans ne devaient à leur seigneur que sept à dix jours de service par an. A cause de l'expansion démographique, il était devenu moins coûteux pour les seigneurs d'engager une main-d'œuvre salariée que de recourir au travail de serfs non motivés. Bref, l'existence d'un marché actif de main d'œuvre est inextricablement liée à cette évolution de la société féodale. 7. Cf. N.S.B. Gras, The Evolution of the English Corn Market, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1915, p. 12. Gras soutient que, dès le neuvième siècle, l'organisation et le contrôle du commerce des grains faisaient J'objet en Angleterre d'une réglementation écrite.
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De nombreux historiens attribuent le déclin du féodalisme aux 14< et 15 e siècles à une grave crise agraire et à un effondrement démographique qui ont entamé les revenus seigneuriaux. « Le déclin des revenus de l'aristocratie a suscité partout, chez les seigneurs, le désir de refaire leur fortune en se réorganisant entre eux pour exploiter les paysans et pour tirer un meilleur parti de leurs expéditions guerrières intra-féodales» 8. Mais les travaux de Fourquin nous indiquent que les classes féodales ne furent pas anéanties par la grande crise du 15 e siècle 9 ; au contraire - les exemples qu'il en donne sont probants -, l'élite féodale sut se regrouper et put restaurer sa position économique dominante.
8. Cf. Roben Brenner, « The Agrarian Roots of European Capitalism " Past and Present 97, 1982, p. 63. 9. Guy Fourqwn, Histoire économique de l'Occident médiéval, Paris, Colin, 2' éd., 1971.
Deuxième Partie
LES MOINS PRIVILÉGIÉS
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Les révoltes paysannes et leur interprétation
Les physiocrates cherchaient comment donner au paysan, aussi humble fût-il, la capacité de contribuer à l'accroissement de la richesse de la nation. lis étaient convaincus que les paysans produiraient davantage et recourraient à des méthodes plus efficientes s'ils y étaient incités de façon adéquate. Une telle croyance allait radicalement à l'encontre de toutes les traditions administratives et réglementaires de l'Ancien Régime. Les droits seigneuriaux et les impôts d'Etat grevaient lourdement la production des paysans et consommaient la plus grande partie du revenu qu'ils dégageaient au-delà de la simple subsistance. En fait le système d'imposition était si pervers qu'il incitait les paysans à paraître pauvres, tout signe extérieur de richesse provoquant une charge fiscale accrue. Aussi le paysan n'avait-il guère de motivation pour essayer d'améliorer son sort. Cet effet négatif des droits seigneuriaux et des impôts royaux était manifeste pour un grand nombre de penseurs sociaux du 18 e siècle. Selon Adam Smith, « dans les pays [de France] où la taille personnelle existe, le fermier est imposé à proportion du capital qu'il paraît employer à la culture; c'est ce qui fait qu'il n'ose souvent avoir un bon attelage de chevaux ou de bœufs, mais qu'il tâche de cultiver avec les instruments de labour les plus chétifs et les plus mauvais possible ; il se défie tellement de la justice de ceux qui doivent l'imposer à la taille, qu'il fait semblant d'être pauvre, et qu'il cherche à paraître presque hors d'état de rien payer, dans la crainte d'être obligé de payer trop» 1. D'autres auteurs font écho à cette observation de Smith: ils constatent aussi que les impôts et autres exactions ont sapé chez les paysans toute incitation à améliorer leur
1. Adam Smith, An Inquiry imo the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776,livre V, an. 2. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Guillaumin, 1843 (éd. Blanqui), p. 543.
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sort et accroître leur richesse. Ne prenant pas en considération cette motivation perverse qui était le lot des paysans, les historiens d'aujourd'hui avancent souvent que les paysans de l'époque pré-moderne préféraient leur subsistance et la sécurité à un effort de production et à la création individuelle de richesse. Ce seraient des considérations morales qui auraient conduit les paysans à adopter une éthique de subsistance et des valeurs communautaires. Cette croyance imprègne l'interprétation des origines de la violence paysanne que l'on relève si communément dans les écrits des historiens d'aujourd'hui. De tous les auteurs qui ont développé cette tradition, Georges Lefebvre a exercé l'influence la plus décisive. Dans ce chapitre, je discuterai la logique économique de l'explication qu'il donne de la protestation paysanne sous l'Ancien Régime. En mettant en lumière l'existence d'une révolution paysanne au sein de la Révolution française, G. Lefebvre a apporté, de l'avis général, une contribution fondamentale à l'étude de la paysannerie française. Dans ses nombreuses publications, il a soutenu que, durant la Révolution, « il y a pourtant une révolution paysanne, qui possède une autonomie propre quant à son origine, à ses procédés, à ses crises et à ses tendances» 2. Face à cette Révolution française dans laquelle se conclut une longue évolution sociale et économique qui allait rendre la bourgeoisie maîtresse des rouages politiques, sociaux et économiques du pays, les paysans prenaient une autre voie: selon G. Lefebvre, ils tentèrent de retrouver leur passé pré-capitaliste et pré-bourgeois. Au cœur de la pensée de G. Lefebvre, il y a la conviction que la culture paysanne était de nature pré-capitaliste. C'est cette idée qui lui permet de rendre compte des raisons d'être initiales des institutions du monde rural, de leurs origines et de leur finalité, ou encore des traits caractéristiques de leur évolution au fil du temps et de la psychologie des campagnards. Son argumentation a été à ce point convaincante et exhaustive qu'elle a prévalu dans tout ce qui a été écrit ultérieurement sur ce sujet. Son explication de la violence politique paysanne est particulièrement persuasive. li y combine théorie et érudition pour montrer en quoi diffèrent les sociétés pré-industrielle et industrielle, et son analyse est souvent citée par ceux qui étudient les processus de modernisation dans d'autres domaines 3. Mon intention est de proposer ci-après non certes un autre appareil de preuves, mais une autre hypothèse de base. Je n'entends nullement remettre en question le poids et l'importance de l'œuvre de G. Lefebvre; il se trouve seulement que nous avons beaucoup appris sur les institutions rurales 2. Lefebvre a présenté de façon vigoureuse et synthétique son interprétation de la révolution paysanne
dans. La Révolution française et les paysans " étude publiée à l'origine dans les Annales historiques de la Révolution française (1933), puis dans les Cahier> de la Révolution française (1934). Cette étude a été reproduite in Georges Lefebvre, Etudes SUT la Révolution française, Paris, PUF, 1954, rééd. en 1963. C'est à l'édition de 1954 que nous nous référons. 3. On trouvera un bon exemple de l'influence qu'a exercée Lefebvre chez Barrington Moore Jr, • Evolution and Revolution in France " in Social Origins of Dictatorship and Democracy : Lord and Pcasant in the MUeing of the Modern WorlJ, Boston, Ma, Be.con Press, 1966, p. 40-108.
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depuis que les idées qui l'ont influencé ont été formulées 4. Les acquis actuels de l'étude des sociétés paysannes nous incitent à remettre en cause« les tendances pré-capitalistes ,. des révolutions paysannes sur lesquelles il mettait l'accent 5.
Paysans et marchés
Lefebvre a cru que la violence qui s'est fait jour dans les premières années de la Révolution reflétait l'action d'une paysannerie qui s'efforçait de protéger sa culture pré-capitaliste contre une avancée du capitalisme. Selon lui, les seigneurs et l'Etat, coalisés, s'en prenaient aux institutions pré-capitalistes de la société paysanne. "L'exemple de l'Angleterre et la propagande des physiocrates avaient fait naître un courant d'opinion en faveur d'une transformation de l'agriculture dans le sens capitaliste ». Ce qui signifiait" débarrasser l'agriculture de toute réglementation et lui accorder le droit de vendre librement ses produits; il faut supprimer les droits collectifs, surtout la vaine pâture; il faut partager les communaux pour en assurer le défrichement ... Dans l'ensemble, l'administration royale incline pourtant de manière visible dans le sens des novateurs; il ne paraît pas douteux que c'est l'intérêt des privilégiés qui a fait pencher la balance... La plupart des privilégiés ne se souciaient guère de la physiocratie et de la production nationale: ils cherchaient tout bonnement à augmenter leurs revenus... Les théories des économistes sont venues fournir très à propos, à l'entreprise féodale, le prétexte du bien public» 6. Alors, nous dit Lefebvre, une paysannerie réactionnaire et archaïque s'unit pour résister à cette offensive contre ses propriétés et droits traditionnels. Mais pourquoi les institutions et pratiques pré-capitalistes revêtaient-elles une telle valeur aux yeux de la paysannerie? Lefebvre explique que les valeurs pré-capitalistes de la paysannerie, telles qu'elles s'exprimaient à travers ses institutions collectives, étaient plus morales que celles du capitalisme. La culture pré-capitaliste incarnait ce que Lefebvre appelle « le droit social» : « supérieurs à la propriété sont les justes besoins de la communauté dont tous les membres ont droit à la vie. C'est cette notion 4. Lefebvre, de son c8té, doit beaucoup aux idées de Jules Guesde. Cf. Compère·Morel, Grand diction· naire socialiste du mouvement politique et économique, national et international, Paris, Publications Sociales, 1924, 1058 p. 5. Cf. Roben H. Bates, « Sorne Conventional Onhodoxies in the Study of Agrarian Change ", World Politics Il, 1984; Samuel L. Popkin, The Rational Peasant, Berkeley and Los Angeles, University of Cali· fomia Press, 1979 ; H. Binswanger & M. Rosenzweig,« Contractual Arrangements, Employment and Wages in Rural Labor Markets: A Critical Review " in H. Binswanger & M. Rozenzweig éd., Contract~ Arran· gements, Employment and Wage5 in Rural Labor Markets in Asia, New Haven CT, Yale University Press, 1984; M. Lipton, Why Poor People Scay Poor: Urban Bias in World Development, Cambridge MA, Harvard University Press, 1979; T. Schultz, Transforming Traditional Agriculture, New Haven CT·Londres, Yale University Press, 1964; T. Schultz éd., Distortwns of Agricultural Incentives, Bloomington lN,lndiana Uni· versity Press, 1978. 6. G. Lefebvre, « La Révolution française et les paysans ", p. 255-6.
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de " droit social », conservée sans doute depuis les origines de l'histoire au sein de la communauté rurale, que les socialistes d'aujourd'hui ont le droit de considérer comme le germe du mouvement contemporain, car les paysans ne l'ont pas oubliée en quittant le village pour la ville et l'usine» 7. Les institutions communales du village institutionnalisaient le droit social 8. Avant d'essayer de comprendre plus en détail ce que, selon Lefebvre, les paysans tentaient de préserver, voyons d'abord ce qu'il entendait par capitalisme. Il n'en donne pas de définition, mais il y voit, semble-t-il, un système d'allocation de ressources dicté par le marché et caractérisé par la propriété privée. Adoptant la théorie de la valeur-travail, il explique qu'il y a accumulation de capital lorsque travail et moyens de production sont séparés. Il en vient ainsi à croire que l'essor du capitalisme était nocif pour le bien-être des paysans, le capitalisme transformant par définition les paysans en prolétaires, privés de contrôle sur les moyens de production 9. Lefebvre croyait que les normes de comportement des habitants des campagnes étaient incompatibles avec la culture individualiste préoccupée de possession dont il dote la bourgeoisie montante. Il présume que la culture de l'élite était plus encline au capitalisme et aux pratiques de marché que ne l'était la culture populaire ou paysanne. Les institutions, les normes de conduite paysannes avaient pour fonction de préserver les valeurs paysannes fondamentales: appartenance à un groupe, égalité et droit à la subsistance. Davantage intéressés à la valeur d'usage de leur production qu'à sa valeur d'échange, les paysans de Lefebvre ne demandaient qu'à perpétuer leur famille. L'accès au marché venait pour eux au second rang après réciprocité et redistribution, leurs ressources leur étaient attribuées selon des valeurs que déterminait leur insertion communale, non le marché. Ainsi, l'idéologie révolutionnaire qui anima la paysannerie lui fut-elle inspirée par son opposition aux valeurs bourgeoises. Cette argumentation, qui attribue les rébellions agraires à la volonté de protéger les institutions paysannes contre les effets corrosifs de l'économie de marché, incite à remettre profondément en question leur désir d'accéder aux marchés. « Et surtout [les paysans] étaient profondément attachés aux droits collectifs et à la réglementation, c'est-à-dire à un monde économique et social pré-capitaliste, non seulement par routine, mais aussi parce que la transformation capitaliste de l'agriculture aggravait leurs conditions d'existence» 10. Lefebvre était persuadé que les paysans courent à terme un plus grand risque de tomber au-dessous 7. Ibid., p. 254. 8. La théorie qu'a faite G. Lefebvre de la violence politique paysanne est toujours bien vivante. Un ouvrage récent, Florence Gauthier et Guy R. Ikni éd., La guerre du blé au XVlII< siècle: la critique populaire contre le libéralisme économique, Montreuil, Les Editions de la Passion, 1988, p. 7-31, adopte sa façon d'aborder le problème. 9. Albert Soboul, successeur de G. Lefebvre à la Sorbonne, a appliqué de façon encore plus explicite la théorie de la valeur-travail à l'histoire de la paysannerie française . Cf. • Tbe French Rural Communities in the 18th and 19th Centuries " Past and Present 10, 1956, p. 78-96. 10. G. Lefebvre, • La Révolution française et les paysans " p. 250.
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du seuil de subsistance s'ils sont intégrés à un système de marché et, aussi, que l'expansion des marchés portait en elle la diminution de leur niveau de vie et leur exploitation généralisée. Assumant ainsi que l'expansion des marchés était une menace pour le bien-être paysan, il soutenait que la quête d'une amélioration de sa condition aurait entraîné le paysan à rejeter la solution du marché. «li lui importait peu qu'on accrût la production parce que c'était lui qui devait faire les frais de ce progrès, tandis que les bénéfices - tout au moins au début en seraient réservés au gros fermier et au grand propriétaire qui produisaient pour vendre. Bref, il s'opposait, de toutes ses forces, à la transformation de l'agriculture dans le sens capitaliste» ll. Lefebvre soutenait que les communaux et les droits communaux qui institutionnalisaient des valeurs antérieures au marché, étaient au cœur même de l'identité pré-capitaliste de la paysannerie. '" Toutes les pensées du paysan pauvre tendaient donc à limiter le droit de propriété individuelle pour défendre les usages collectifs, qui lui permettaient de vivre et qu'il regardait comme une propriété aussi sacrée que les autres, et pour empêcher que les denrées nécessaires à son existence lui devinssent inaccessibles,. 12. Le système d'agriculture auquel Lefebvre se référait était un mixte de terres privées et collectives. La terre arable était divisée en un petit nombre de vastes champs ouverts, les familles possédant des bandes de culture dans chacun. Bien que possesseurs de champs dans ces bandes de terrain, il n'était pas permis aux paysans de les séparer, de les clore. C'était le village qui, collectivement, décidait de ce qui serait cultivé dans les champs ouverts qui, dans la France du Nord, étaient répartis en trois soles: un tiers était d'habitude consacré au blé, un autre tiers à des céréales de printemps (orge ou avoine), le reste demeurant normalement en jachère. Tous les habitants du village avaient droit de pâture sur l'ensemble des terres communales, par exemple les friches ou les chaumes des champs déjà moissonnés. Les restrictions communales à la propriété terrienne, selon Lefebvre, avaient pour objet d'assurer un minimum de subsistance à tous les membres de la communauté et revêtaient ainsi une importance toute particulière pour les plus pauvres des paysans: « De fait, l'existence de la plupart des paysans en dépendait. Ceux qui ne cultivaient pas beaucoup de terre ou qui, même, n'en avaient pas, pouvaient néanmoins élever une vache, un cochon, ou quelques moutons grâce aux pâturages communs. Sans cette ressource, il leur devenait impossible de vivre» 13. Les communaux étaient un filet de sécurité et de ce fait un des éléments de l'éthique de subsistance paysanne. Les droits communaux, pensait Lefebvre, assuraient aux paysans pauvres une marge de subsistance, les garantis11. Ibid., p. 253-4. 12. Ibid., p. 253. 13. G. Lefebvre, • La place de la Révolution dans l'histoire agraire de la France " Annales d'Histoire Economique l, 1929, p. 507-519. Lefebvre reprend dans cene étude certains des thèmes qui lui sont familiers: • Le progrès de la culture ne pouvait se réaliser qu'aux dépens des pauvres gens» (p. 511), ce qui explique pourquoi. de toute évidence, le vœu de la grande majorité des ruraux était de maintenir l'agriculture traditionnelle et la réglementation routinière qui, en fait, limitait le droit de propriété ... (p. 513).
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saient contre la menace d'une totale indigence. Protéger leur propriété communale était ainsi pour eux la condition même de la permanence de cette assurance. Lefebvre expose que l'on", trouverait beaucoup plus de sympathies pour le capitalisme naissant chez les riches que dans les masses paysannes JO. Seuls les nantis bénéficieraient de l'expansion des marchés parce que le capitalisme, qui sème l'inégalité et se nourrit de l'exploitation, ne pouvait que conduire à une prolétarisation inévitable de la paysannerie. Là, Lefebvre reprend la théorie marxiste classique, selon laquelle le capitalisme exige une force de travail prolétaire bon marché. La petite tenure paysanne traditionnelle devait être sacrifiée pour que pût apparaître le clivage fondamental entre travail et moyens de production. Voilà pourquoi l'essor du capitalisme impliquait que la classe capitaliste accrût sa domination politique et économique sur la majorité de la paysannerie. Autre implication, les marchés allaient invariablement affecter la condition paysanne en exposant les pauvres à un risque plus grand de tomber au-dessous du niveau de subsistance. Lefebvre voit une confirmation de ce qu'il avance en arguant de ce que l'expansion des relations de marché à la fin du 18e siècle a provoqué une crise agraire et augmenté la pauvreté des campagnes. Je commencerai par examiner si les droits communaux ont bien joué le rôle que Lefebvre leur attribue. il présumait que les paysans, dans leur majorité, s'opposaient à l'expansion de la propriété privée et préféraient la propriété communale. Or des recherches récentes ont mis en évidence que souvent, durant la Révolution, ce sont les pauvres qui ont réclamé à grands cris la division des communaux en parcelles individuelles, alors que les riches s'attachaient à les préserver 14. Cette anomalie s'explique très aisément si nous prenons l'exemple de la Bourgogne. Les paysans nantis de cette région avaient beaucoup à gagner en préservant champs et prés communaux parce qu'ils monopolisaient ces terres avec leurs troupeaux de moutons et de bovins. ils étaient aussi, au 18 e siècle, des partisans décidés du statut communal des forêts, puisque le roi avait arrêté que le bois des communaux serait distribué au prorata des impôts perçus. Bref, les paysans riches étaient favorables aux droits communaux en fonction des avantages privés qu'ils en retiraient. En outre, l'appartenance à la communauté était certes une condition nécessaire pour être habilité à l'usage des propriétés et droits communaux. Mais les plus pauvres des paysans étaient souvent des ouvriers ambulants qui se voyaient refuser le droit d'usage des communaux. Et, crise après crise, les paysans pauvres apprenaient, eux, que les propriétés et droits communaux n'étaient pas de nature à les empêcher de tomber au-dessous du niveau de subsistance minimum. Dès qu'ils passaient à ce niveau, ils perdaient invariablement leurs bêtes, ce qui leur enlevait tout moyen de tirer profit des propriétés communales. Ainsi, la préservation des droits communaux ne débouchait pas nécessairement sur une redistribution de la richesse, et souvent même 14. A propos des paysans aisés et des droits communaux, d . Hilton L. Root, Peasanls and King in BUT' gundy: Agranan Foud4tions of French Absolutism, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1987, p. 16, 95-97, 125, 138-9, 153, 216-7, 228. Titre abrégé ci-après en Peasanls.
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elle accroissait l'inégalité entre les membres de la communauté paysanne ainsi que la stratification sociale. TI faut traiter séparément droits de propriété et normes de réciprocité; la propriété collective n'était pas un composant nécessaire de l'éthique de subsistance. Bien que Lefebvre lie aux valeurs paysannes l'existence et la préservation des droits communaux, ce fut en fait, dans de nombreux cas, la politique royale qui assura la survivance des propriétés et droits communaux. Dès Louis XIV, la royauté essaya de contrer une tendance à l'obsolescence de ces droits et propriétés en rendant illégale l'aliénation de telles propriétés par les villages. Afin de fournir à ces communautés un autre moyen d'accéder à des revenus, réguliers ceux-ci, l'administration royale encouragea la location à bail des pâtures, forêts et autres communaux des villages. De fait, les communautés purent tirer un revenu de la location de leurs terres, plutôt qu'utiliser celles-ci comme nantissement subsidiaire pour un emprunt. Les fonctionnaires royaux souhaitaient protéger ces communautés du risque de perte complète de leurs propriétés afin de préserver leur capacité à payer leurs impôts 15. Loin qu'une économie monétaire induisît une érosion des droits communaux, comme le prétendait Lefebvre, l'essor des marchés a en fait redonné vigueur aux propriétés communales des villages 16. L'accroissement de la participation au marché ne se fit pas au détriment des droits et propriétés des villages ; et ceux-ci n'empêchèrent pas les paysans de participer à l'économie de marché. Traiter sous l'angle du commerce la propriété collective comme une marchandise susceptible d'être donnée à bail à une valeur commerciale maximale, c'était la protéger contre dissolution et usurpation. Propriété communale et production pour un marché n'étaient pas en soi contradictoires - au contraire, la propriété communale soutenait l'activité du marché. Ainsi ces propriétés n'étaient-elles pas les vestiges d'un système de valeurs pré-capitaliste, elles avaient leur place dans l'économie commerciale du 18e siècle comme dans les prévisions et stratégies marchandes des paysans 17. Au fur et à mesure de leur commercialisation, les droits communaux apportaient le capital qui garantissait l'existence des communautés. En outre, la valeur des propriétés communales allait croître, incitant ainsi le village à dégager les moyens nécessaires pour les défendre 18.
15. Ibid., chap. 1. 16. Florence Gauthier, qui va plus avant dans la direction indiquée par Lefebvre, soutient que l'indépendance des communautés était menacée par la mise à bail des propriétés communales. Cf. F. Gauthier, La voie paysanne dans la Révolution fraTlfaise: l'exemple de la Picardie, Paris, Maspero, 1977. 17. Même les plus pauvres des paysans étaient susceptibles d'utiliser les droits communaux à" des fins commerciales d'une certaine ampleur. Ils faisaient souvent paître des moutons pour le compte des bouchers
de la ville et se voyaient accorder en échange une partie des profits. Cf. Françoise Fortunet, Charité ingénieuse et pauvre misère: les baux à cheptel simple en Auxois aux 18< et 19" siècles, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 1985. 18. Cf. H. Root, Peasants, op. cit, chap. IV.
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L'éthique de subsistance Lefebvre rend compte des institutions paysannes, dans une large mesure, de façon descriptive. Ce sont les théoriciens ultérieurs d'une économie morale qui ont tenté de dégager ce qu'il y avait de rationnel dans le développement des institutions tel que le décrit Lefebvre. On en trouve l'articulation la plus claire dans l'œuvre de Jim Scott qui, pour tout ce qui est des faits historiques, s'en rapporte abondamment à Lefebvre 19. Scott expose que les paysans, vivant dans un environnement où le caractère primitif de la technologie et les caprices de la nature se conjuguaient pour créer un état d'insécurité chronique, devaient constamment lutter pour leur survie. Pour y remédier, ils développent des institutions et des normes où la préoccupation de sécurité joue un rôle prioritaire. Leur premier souci est la subsistance; mettre sur le marché un surplus, s'il y en a, est secondaire 20. Les institutions destinées à procurer cette subsistance minimale s'élaborent selon une logique que Lefebvre et Scott présentent comme à la fois morale et égalitaire: morale parce qu'un niveau de subsistance minimal était garanti à chacun des membres de la communauté; égalitaire en ce sens où un effort était fait pour garantir que personne dans le village ne mourrait de faim à moins que tous n'en mourussent. Tous deux sont convaincus que, laissés à eux-mêmes, les paysans auraient préféré la propriété collective à l'individuelle et la production de subsistance à la production à mettre sur le marché. Marchés et propriété privée, assurentils, ont été imposés aux paysans par des forces externes, celles de l'Etat ou des classes dominantes par exemple qui, par leurs exactions, créaient chez le paysan le besoin de produire et de mettre son surplus sur le marché. Pour Lefebvre, cette pression avait son origine dans l'essor du capitalisme seigneurial de la fin du 18< siècle. Le paysan se trouvait contraint à recourir au marché par son seigneur capitaliste qui, sous couvert de ses droits féodaux, introduisait de nouvelles méthodes de gestion domaniale, attentif seulement au bilan en fin d'exercice 21. Lutter contre le marché, c'était lutter contre les droits féodaux parce que ceux-ci étaient devenus un instrument, une passerelle que le capitalisme utilisait pour pénétrer le village. Cet argument a même été en vogue chez les historiens révisionnistes de la Révolution française. Alfred Cobban, qui dut la notoriété à sa réfutation des catégories marxistes traditionnelles, suggérait ainsi que ce qu'on a appelé la réaction aristocratique au 18< siècle signifiait en fait l'embourgeoisement du monde seigneurial 22. Tout comme Lefebvre, il expo19. James Scott Jr, The Moral Economy of the Peasant,' Peasant Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, New Haven CT, Yale University Press, 1974. 20. G . Lefebvre, • La Révolution française et les paysans " p. 253 : .le petit paysan cultive avant tout pour sa subsistance et il était torturé par la peur de manquer. » 21. W. Doyle critique le lien qu'établit G. Lefebvre entre la réaction seigneuriale et la Révolution. Cf. W. Doyle, • Was there an Aristocratic Reaction in PreRevolutionary France? " Past and Present 57, 1972, p. 97-123. 22. Alfred Cob ban, The Social Irllerpret4tion of the French Revolution, Cambridge GB, Cambridge U niversity Press, 1964.
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sait que les seigneurs n'étaient ni traditionalistes ni rétrogrades, mais hommes de progrès et capitalistes. De là vient que, pour Cobban, la résistance paysanne n'a pas été anti-aristocratique ou anti-féodale, mais anti-bourgeoise et anticapitaliste. Je suggèrerais volontiers une hypothèse différente pour expliquer l'hostilité croissante qu'ont suscitée les redevances féodales durant l'Ancien Régime. Avant la période dite capitaliste, les redevances dues par les paysans aux seigneurs avaient été moins souvent causes de friction. Mais, à mesure de l'expansion des marchés au 18e siècle, l'attitude des paysans à l'égard de ces redevances allait se modifier: ceux-ci se rendirent compte en effet qu'ils pourraient être compétitifs sur ces marchés s'ils n'étaient pas soumis aux redevances, que c'étaient précisément celles-ci qui les en empêchaient et ne leur permettaient pas de se mesurer à la concurrence. Un exemple: les seigneurs s'assuraient un contrôle monopolistique des biens de production tels les fours, moulins, pressoirs et ils collectaient des redevances qui, en certains lieux, pouvaient représenter jusqu'à 20 % de la production paysanne. Aussi cette charge parut-elle de moins en moins équitable; c'est un sentiment d'injustice profonde qui se développa chez les paysans, à mesure que l'expansion des marchés leur apportait davantage d'occasions d'affaires 23. En étudiant le comportement paysan au 18< siècle, Lefebvre néglige un fait important: la considérable expansion des marchés à l'époque. L'éthique de subsistance qu'il met en relief était une réponse rationnelle aux hasards de l'existence que connaissaient les paysans avant que n'apparussent précisément ces facilités qu'allaient leur donner les marchés. Le premier de ces hasards tenait au fait qu'on ne pouvait pas assez compter sur les marchés régionaux et interrégionaux pour pallier les effets des périodes de disette. Et cependant ces marchés s'étoffaient, avant tout grâce à l'action des intendants qui ont tenu la main à ce que les responsables locaux, les maires et les parlements n'interdisent pas aux gens de l'extérieur d'accéder aux marchés en période de crise. A la fin du 18e siècle, les paysans pouvaient s'en remettre à des marchés plus amples qu'auparavant pour acquérir des biens en période de disette et en vendre en période d'abondance. Ce qui signifiait qu'ils étaient libérés de leur dépendance à l'égard des ressources locales en cas de disette et que l'abondance d'une production sur place (dans le cas d'une bonne année) ne se traduirait pas pour eux par des prix de vente désastreusement bas. Du fait de ces facilités nouvelles, il devenait moins rationnel pour eux de placer la subsistance au centre de leurs stratégies de survie. Autrement dit, ces paysans peuvent très bien s'être décidés de façon rationnelle à participer davantage au jeu du marché à partir du moment où on leur a ouvert la perspective de marchés plus amples. Vus sous cet angle, il est bien 23. Les relations entre seigneurs et paysans se tendirent d'autant plus que l'augmentation de la produc· tion destinée
à la consommation du marché national permit aux seigneurs de trouver un équivalent moné-
taire pour les droits féodaux qu'ils percevaient à l'origine en nature. L'expansion et l'intégration des marchés incitèrent davantage les seigneurs à veiller
à collecter leurs redevances.
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possible que les conflits portant sur les redevances féodales que nous constatons à la fm du siècle soient un reflet de la lutte qu'entament les paysans pour accéder à ces formes nouvelles et améliorées de sécurité qu'apporte avec lui le développement d'un système de marché au niveau national 24 • Les paysans de la France d'Ancien Régime peuvent bien être décrits en majorité comme « se mi-producteurs de leur propre subsistance », mais cette sorte de définition nous éclaire bien peu sur la forme de leur accès au marché. Qu'ils aient été auto-producteurs de leur subsistance ne signifie pas qu'ils n'aient pas été intéressés à accroître leurs ressources au-delà de la simple subsistance. Au cœur de l'explication que donne Lefebvre des troubles ruraux de la fin du 1S< siècle, il y a cette croyance que le désir des paysans était de défendre la nature pré-capitaliste de la culture paysanne. Il présume qu'il fut un temps, à l'origine, où ces paysans vivaient dans une économie communale, où les marchés n'existaient pas - ou sinon que les paysans ignoraient les avantages qu'ils pourraient en retirer. Mais que reste-t-il de cette façon de voir si en fait il existait des marchés pour les produits agricoles, mais que les paysans n'eussent pas été en mesure d'en tirer profit? S'ils ne pouvaient pas être compétitifs sur le marché, c'est alors - par intérêt personnel - qu'il leur faudrait bien se retourner vers des formes d'économie localisées, communales. Notons d'autre part que seul un faibie pourcentage de paysans français était effectivement en mesure de pourvoir à sa subsistance; la plupart des paysans pauvres étaient en contact avec les marchés, soit comme acquéreurs de denrées de première nécessité, soit comme vendeurs de leur force de travail. Autrement dit, les paysans, pour la plupart, étaient bien obligés de recourir au marché pour satisfaire les besoins de base propres à assurer leur subsistance. En somme, l'explication que je propose des origines du radicalisme paysan est bien différente de celles de Lefebvre et Scott. Je soutiens que c'est la revendication d'un accès égal à une économie de marché en train de se développer à la dimension du royaume qui a provoqué le conflit entre paysan et seigneur 25. Il se pourrait bien que ces conflits qu'a connus l'Ancien Régime ne signifient pas un recul conservateur devant l'économie de marché, mais au contraire une révolte novatrice dictée par les contraintes que les seigneurs imposaient aux pay24. Il serait utile, de ce point de vue, d'étudier comment les paysans décidaient de ce qu' ils allaient planter ou semer. Nous savons par exemple que de petits exploitants étaient souvent enclins à prendre des risques sérieux en ne faisant que des cultures purement commerciales comme la vigne. Le troment également était surtout cultivé à l'intention des marchés urbains. Des études comme celle de R. Romano, Commerce et Prix du Blé à Marseille au 18' siècle, Paris, SEVPEN, 1956, nous apprennent qu'en Provence, des paysans destinaient une grande panie de leur récolte au commerce avec des villes italiennes. Par contre, ils impor· taient pour leur consommation personnelle des céréales comme le sarrasin, de moindre valeur.
25. Rodney Hilton parvient à la même conclusion à propos des conflits entre paysans et seigneurs dans « Le fond de la querelle entre la paysannerie et l'aristocratie était l'accès au marché. C< n'était pas que les paysans se fussent souciés de l'effet désintégrateur que les marchés pouvaient avoir sur leurs communautés. Ils voulaient simplement avoir la possibilité de mettre leurs produits sur le marché et disposer d'un marché plus libre ... qui leur permettrait de bénéficier des avantages du marché >. Cf. Rod· ney Hilton, « Medieval Peasants - Any Lessons? > , Journal of Peasant Studies 1, 1974, p. 217. l'Angleterre médiévale:
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sans désireux d'accéder aux marchés. Faire référence à la subsistance n'avait de sens que lorsque les paysans n'étaient pas sûrs de pouvoir acheter ou vendre dans des régions éloignées en période de crise. Dès que l'accès aux marchés régionaux et national apportait une promesse de survie dans ces périodes extrêmes, leur préférence pour l'économie de subsistance allait s'amoindrir. C'est pour avoir accès à ces avantages du marché que les pauvres voulaient voir les communaux divisés en parcelles individuelles 26. En se prononçant pour les marchés, les paysans du 18e siècle n'avaient pas moins d'aversion pour le risque que leurs prédécesseurs: ils optaient pour une forme améliorée d'assurance v. En résumé je suggèrerais que l'expansion des marchés porte en elle potentiellement une meilleure forme de sécurité que les institutions paysannes traditionnelles. l'aimerais ajouter que la résistance paysanne a été le plus souvent une réaction au contrôle monopolistique des élites sur les surplus créés par le marché. Les paysans n'étaient pas à égalité avec celles-ci dans leur accès à un système de marché en pleine évolution. C'est cette inégalité d'accès aux marchés, non la simple existence de ceux-ci, qui a en définitive débouché sur une dégradation de la condition paysanne.
Les révoltes paysannes La résistance à ce que nous appellerons la transmutation des denrées en marchandise éclata en 1789 à travers ce que Lefebvre désigne comme les" révoltes paysannes ", avec leur cortège de châteaux incendiés, d'archives seigneuriales détruites et de violence paysanne déchaînée. Ces révoltes agraires, écrit Lefebvre, « sont surtout d'un intérêt capital dans l'histoire de l'abolition des droits féodaux et de la dîme» 28. Pour juger sur pièces ce qu'écrit Lefebvre du vandalisme paysan, prenons le cas, qui sera riche d'enseignements, de la Bourgogne souvent citée par lui comme une région gravement touchée par cette violence. Curieusement d'ailleurs, il rapporte bien peu de cas de châteaux effectivement brûlés, alors que, selon lui, ces incendies ont été un phénomène assez important pour influencer le cours de la Révolution. Il prend soin de distinguer d'une part ces révoltes et d'autre part la grande peur, tout en pensant qu'" elles sont en rapport intime avec les bruits de " complot aristocratique" sans lesquels la grande peur serait difficilement concevable. D'autre part elles en ont été, en plusieurs régions, la cause immédiate ... On n'avait pas besoin d'elle [la grande peur], comme on l'a si souvent répété, pour soulever le paysan; lorsqu'elle est survenue, il était déjà debout ,,29. Selon 26. On voit souvent des paysans disposant de très petites parcelles s'engager dans des types de culture
à haut risque comme la vigne, les légumes et, au 1~ siècle, les fleurs. 27. Cf. ci-dessous, chapitre 4. 28. Georges Lefebvre, lA grande peur de 1789, Paris, A. Colin 1932, p. 144. 29. Ibid., p. 144.
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Lefebvre, il y eut, au cours de la Révolution, plusieurs vagues de destructions dues aux paysans. Les révoltes de 1789 furent celles de paysans en colère qui transformèrent en torches châteaux et documents seigneuriaux. En 1790 et 1791, ils s'en prirent aux couvents, attaqués comme autant de symboles du parasitisme des ordres religieux qui vivaient de l'extorsion des surplus paysans. Puis, en 1792-93, et à nouveau en 1794, les Jacobins attaquèrent les maisons religieuses et même les églises. Ces violences trouvaient un ample écho dans des journaux parisiens, telle la Gazette Natiorude du 7 août 1789 qui mentionne l'incendie de 72 châteaux dans les seuls départements de l'Isère, de Saône-et-Loire et de l'Ain 30. Aujourd'hui encore, le voyageur en zone rurale peut entendre parler de nombreux châteaux censés avoir été ainsi brûlés et les visiter. Il peut même assister à des spectacles son et lumière qui recréent de toutes pièces la violence spontanée des paysans. Ces événements sont-ils avérés et ont-ils été analysés de près? Joachim Durandeau s'est livré à une telle recherche pour sa Bourgogne natale 31. Il écrit: « Personne jusqu'ici n'a pu nous montrer un seul château, un seul, authentiquement brûlé par les paysans en 1789 ». Son étude révèle que les châteaux qui existaient en 1789, mais qui avaient disparu en 1895, furent détruits au cours du 19' siècle ou, résidences d'exilés, furent démantelés la tête froide en exécution d'un décret pris pendant la Terreur 32. En Saône-et-Loire, là où on prétend que la violence paysanne était à son plus haut niveau, 56 des 150 châteaux étaient déjà en ruine avant 1789. Or la Saône-et-Loire, qui inclut le Mâconnais, est une des régions où, selon Lefebvre, les révoltes paysannes donnèrent naissance à la grande peur. Eugène Pelletan, qui écrivait en 1846 et que l'on cite souvent sur ce point, parle de six châteaux brûlés par les paysans. Mais son contemporain, le bourguignon Lamartine, qui cependant écrit abondamment sur son département natal, ne cite pas un seul château que des bandes locales de paysans aient livré aux flammes. Quand il parle d'incendies, ce n'est pas le fait de paysans, mais de brigands venus des villes 33. Autrement dit, les incendies que rapporte Lamartine ont été liés à la grande peur. Il ne fait nulle mention d'une révolte paysanne antérieure y incitant. De la même façon, Brissot attribue ces incendies à « des hordes de brigands agissant en contre-révolutionnaires » 34. Le fameux « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières» ciselé par Chamfort émane d'un auteur qui n'a 30. Cité par Joachim Durandeau, La RévolutWn en &urgogne 1789. Les châleaux brûlés, Dijon, deux brochures: a (1895); b (1901). Ici, b, p. 6. J. Durandeau n'est pas un historien de métier. Ses deux minces brochu· res présentent des faits ou citations incontestables, mais il utilise souvent aussi des sources qui ne sauraient scientifiquement nous satisfaire (le guide Joanne, un auteur de notices concernant des monuments de l'Ain) pour dresser l'état des châteaux déjà en ruine avant 1789. Son principal mérite est de nous donner de sérieuses raisons de mettre en doute quelques idées reçues et d'incirer à une recherche locale plus approfondie. 31. Ibid., p. 6 32. Ce ne fut cependant pas le cas de tous les châteaux appartenant à des émigrés. Le château de Villeberny, qui appanenait à un émigré, plus tard guillotiné dans la Côte d'Or, resta intact. 33. J. Durandeau, 1YfJ. cit., b, p .17. 34. Ibid., b, p. 17, note.
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jamais été un chef, un participant, fût-ce même un témoin, de quelque armée d'émeutiers paysans 3S• Entre 1800 et 1812, la Saône-et-Loire perdit son monument historique sans doute le plus remarquable, l'abbatiale Saint-Pierre de Cluny, un des monastères au monde les plus chargés de symbole, dont l'abbé était aussi l'un des plus riches seigneurs de Bourgogne. Mais l'édifice ne fut pas victime de la violence paysanne; sa démolition fut le fait de spéculateurs qui avaient acheté l'ensemble des bâtiments, alors considérés comme trop vastes et trop isolés pout qu'on pût les destiner à quelque usage que ce fût. Ils le démolirent pierre par pierre, afin d'en récupérer les matériaux pour des constructions plus utilisables. Eût-il été mis en vente plus tard dans le siècle, un industriel aurait pu en faire le site d'une usine. Peutêtre faudra-t-il réviser La Grande Peur de Lefebvre s'il se confirme que les révoltes paysannes n'ont pas été le nécessaire catalyseur de cette peur comme il le croyait. Un certain Eugène Faure qui, selon Durandeau, était un bon connaisseur du patrimoine de l'Ain pour l'avoir décrit dans des notices, ne signale aucune destruction affectant les 92 châteaux de ce département au cours de la Révolution 36. Trente-sept de ces châteaux étaient en piteux état dès avant 1789. Durandeau ne peut non plus corroborer la destruction d'un seul château par les flammes pour le département de l'Yonne. Des 90 châteaux que comptait l'Yonne, trente étaient déjà en ruine avant 1789. En fait, mis à part le meurtre de deux habitants d'Auxerre, les sources locales ne rapportent aucune violence au cours de la période révolutionnaire. Pour la Côte d'Or également, le département le plus prospère de la province avec la plus grande ville, Dijon, aucun document de l'époque ne mentionne de château brûlé ou démoli. La rumeur, à Dijon, parlait de destructions isolées aux environs de Beaune et de Semur, « le Comité et l'Etatmajor de la commune de Dijon n'ont pu l'apprendre qu'avec douleur» mais, commente Durandeau, « on voit que les autorités ont cru ce qu'elles avaient " appris avec douleur", mais sans aller elles-mêmes dans la campagne se rendre compte des faits, négligence grave que nous avons déjà relevée en parlant de Young et de Guyton de Morveau. Observons que c'est toujours au loin, là où on n'habite pas, qu'il y a de prétendus désordres ». Cependant, le Comité savait, et il l'écrivait, que, dans leur intention de discréditer la liberté et d'assurer le retour du despotisme, les aristocrates « ont fait semer de fausses alarmes, à la même époque et presque le même jour, en annonçant des incursions et des brigandages qui n'existaient pas » 37. Aucun des 130 châteaux du département ne 35. Ibid., b, p.7. 36. Ibid., b, p.14. 37. Ibid., a, p.21. Durandeau cite là un document appartenant au Fonds Juigné 1789, Bibliothèque municipale de Dijon. G. Lefebvre avait eu connaissance de tels rapports officiels, mais il les écartait: • On a exagéré l'insouciance du Gouvernement. Lors des révoltes agraires et de la grande peur, on s'enquit également des donneurs de faux avis et des porteurs d'ordres supposés, comme on l'a déjà dit à propos des troubles du Mâconnais: les réponses furent négatives " G. Lefebvre, LA grande peur 1789, p. 164-5. Si G. Lefebvre admet que la révolte paysanne et la grande peur furent deux phénomènes distincts, il afftrme avec insi,~ance que c'est la rumeur du complot des aristocrates qui est à l'origine de la grande peur et qui l'a suscitée (p. 164). Sans doute devrait-on réviser la thèse lefebvrienne selon laquelle ce serait la révolte paysanne antérieure qui aurait suscité la grande peur.
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succomba à la violence paysanne, mais S9 étaient en mauvais état avant la Révolution. Dans le seul cas documenté de violence que nous possédions - le meurtre du seigneur de Sainte-Colombe dans un village au cours d'un soulèvement -, le château, lui, était resté intact. Un château que la tradition donne pour avoir été victime de la violence révolutionnaire, celui de Grenand-les-Sombernon, a en fait été détruit par un tremblement de terre en 1682. Celui de Saffres, donné également pour incendié, était encore intact en 1794 38 • Mais rendez-vous dans les villages où subsistent ces ruines et essayez de dire aux habitants que seul le Temps est coupable, on ne vous entendra pas. Un château en ruine est un trophée qui autorise chaque villageois à prétendre que ses ancêtres ont lutté pour la liberté et pour la République. Les faits que Durandeau nous révèle contredisent l'image que Lefebvre donne du vandalisme paysan en Bourgogne. Thil, le château qui, selon Lefebvre, a été la proie des flammes, apparaît dans la liste des châteaux en ruine avant la Révolution que dresse Durandeau. Même cas de figure pour celui de Berzé-le-Chatel que Lefebvre cite comme sérieusement endommagé lors de la Révolution. A Chassignol, les dégâts ont dû être mineurs: une chaise lancée à travers une fenêtre. Chasselas, Pierreclos, Pouilly, Fuissé et Jullié n'ont pas subi de dommage tel que Durandeau juge utile de les faire apparaître sur ses listes 39. il reste à vérifier si, pour d'autres régions, les incendies de châteaux sont aussi mal avérés; le fait que la Bourgogne ne nous en fournisse aucun exemple, alors qu'elle passe pour avoir été le théâtre de violences débridées, le donne à penser 40. Notons que les incendies de châteaux que Lefebvre mentionne dans La grande peur sont presque tous cités de seconde main. L'absence de sources directes nous incite à examiner avec prudence l'exactitude des faits qu'il nous livre.
38. On trouve des affIrmations aussi controuvées pour des cas cependant très facilement vérifiables: Victor Duruy, par exemple, qui ne fut pas un historien mineur au 19< siècle, écrit que le chiteau du Raincy, propriété des Orléans, à trois lieues de Paris,
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qui avait coûté 4 500 000 livres, fut démoli au commence-
ment de la Révolution '. Il suffit à Durandeau de consulter l'Encyclopédie Larousse pour relever que ce cMteau fut entretenu aux frais de la République durant la Révolution. Il ne fut détruit qu'en 1852. Duruy avait alors 41 ans, vivait à Paris et allait devenir ministre. Cf. Durandeau, op. cit., p. 29. 39. G. Lefebvre, lA grande peur, p. 136-139. 40. Jean Boutier affirme qu'une centaine de châteaux firent l'objet d'attaques de paysans entre
décembre 1789 et mars 1790 - ce qui ne signifie pas qu'ils furent détruits-, tout en précisant que • l'année 1789 n'a pas été marquée dans le Sud-Ouest par de violentes secousses rurales ... Les châteaux sont restés intacts. (p. 773). Il ne cite pas non plus d'exemples pour le début de l'année 1790. Sa source est un royaliste de l'époque, l'abbé de Mondésir. Ce qu'il mentionne surtout, ce sont de nombreux cas de bancs d'église seigneuriaux brûlés et l'arrachage, sur les tours des cMteaux, des girouettes, symboles du pouvoir seigneurial. Il fait état de 119 victimes, dont 27 seigneurs, en précisant que ces gens ont été aneints • rarement dans leur personne, le plus souvent dans leurs biens» (p. 76). Mais alors pourquoi ajouter foi au chiffre de cent chiteaux, pour le moins pillés, cité ci-dessus? Cf. Jean Boutier, «Jacqueries en pays croquant: Les révoltes paysannes en Aquitaine (décembre 1789-mars 1790)., Annales ESC 34, 1979, p.760-786.
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Vu d'Alsace
Une autre des régions où la révolution paysanne de Lefebvre a culminé a fait l'objet d'une étude détaillée. Ses résultats sont décevants pour la thèse de Lefebvre. Daniel Peter nous dit que si les paysans, en Alsace, commencèrent à agir en juin et juillet, ce ne fut pas, de loin, avec l'ampleur décrite par Lefebvre 41 • L'étude de Peter nous permet de comprendre pourquoi les documents qui sont venus jusqu'à nous peuvent aisément donner lieu à interprétations erronées, même de la part d'un historien travaillant méticuleusement à partir de textes de première main. Il semble en effet que les responsables locaux tenaient à présenter aux autorités parisiennes le danger comme imminent, de façon à justifier un accroissement de leurs pouvoirs de répression. Peter dresse une longue liste d'actions paysannes contre les droits féodaux, remontant à 1738. Assurément les rapports entre seigneurs et sujets en Alsace ne sont pas une histoire d'amour, mais l'Alsace n'a pas connu pendant la Révolution les violences '" mentionnées» pour la Provence, le Dauphiné, le Cambrésis et la Picardie. La grande peur n'est pas passée par le sud de l'Alsace comme on l'a parfois indiqué. Toutefois des maisons de juifs ont été attaquées en juillet et août, assez pour éveiller la crainte d'actions paysannes et pour inciter juifs et administrateurs seigneuriaux à sonner l'alarme devant un péril imminent. Ces groupes sollicitaient un édit royal donnant pouvoir de réprimer et juger des émeutiers en puissance aux responsables de la police locale - prévôts ou maréchaussée -. Les premières explosions de mécontentement populaire, contre les seigneurs, se produisirent en juillet 1789: il s'agissait de faire main basse sur les titres seigneuriaux. Les rapports parlent d'« effervescence des esprits », mais donnent peu de détails et ne mentionnent pas d'effusion de sang. Leur ton semble raisonnablement réservé, si l'on prend en considération le fait que les détenteurs des pouvoirs locaux devaient exagérer les dangers de la situation pour obtenir l'appui de la troupe. Celle-ci arriva et fut utilisée en plusieurs occasions pour disperser des foules décrites comme rebelles à l'ordre. A sept heures du matin, les habitants de deux villages se présentèrent en armes devant l'abbaye de Marmoutier. Ils furent dispersés. On signale une attaque de 1500 paysans armés au château d'Oberbron, mais les détails manquent. Les relations de l'époque signalent encore qu'une foule de 1200 individus exigeant de l'argent ainsi que la levée d'amendes auxquelles les avait condamnés une cour seigneuriale obtint de l'argent des agents du seigneur, mais que l'intervention ultérieure de la troupe les obligea à le rendre 42. Ces relations indiquent que, tout en proférant des menaces et en réclamant dénonciation des droits seigneuriaux, ces foules évitèrent la violence 41. Daniel Peter, «Les manifestations paysannes en Alsace du Nord durant l'été 1789., in L'Alsace au cœur de l'Europe révolutionnaire, vol. 116 (Fédération des sociétés d'histoire et d'archéologie d'Alsace 1989-1990), p. 39-56. 42. Ibid., p. 44.
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et que les archives seigneuriales ne furent pas brûlées ni les châteaux incendiés. Les agents des seigneurs furent parfois contraints à mettre en discussion les droits seigneuriaux avec des représentants de la paysannerie, mais ils ne furent pas physiquement agressés. Quelques-uns d'entre eux fuirent la région en se plaignant d'avoir été molestés, mais ce qu'ils dirent ne put être vérifié 43. A Hatten, ces agents eurent à préciser que cette fois ce n'était pas une fausse alarme, que les paysans étaient réellement sur le point d'attaquer H ; les 550 paysans qui exigeaient qu'on leur remît les titres seigneuriaux se laissèrent persuader de se retirer de manière paisible. La foule, à ce qui nous est dit, menaçait d'incendier les bâtiments, mais aucun bâtiment ne fut incendié. Le jour suivant, la foule prit deux otages qu'elle libéra promptement. L'agent du seigneur, bien sûr, demanda l'intervention de la troupe. Le cas de l'Alsace révèle la profondeur du sentiment anti-seigneurial qui éclatait en conflits à propos des redevances seigneuriales, et l'on compte de nombreux exemples de paysans refusant d'honorer les obligations que leur imposaient les chartes seigneuriales. Nombre de griefs pré-révolutionnaires revenaient à la surface et il y eut effectivement des menaces de destruction de documents, mais Peter ne relève pas un seul cas où des paysans en colère aient mis leurs menaces à exécution. Les paysans avaient bien fait leur entrée dans la Révolution, mais la d~sillusion suivit de près l'été 1789, ouvrant la voie au ressentiment antirévolutionnaire de 1790. Peter reconnaît que les documents donnent de l'importance des foules une estimation exagérée 45. li nous avertit de ne pas prendre au pied de la lettre les menaces dont les documents font état, les responsables locaux étant trop enclins à exagérer la menace pour justifier leur appel à la troupe et le recours à la justice militaire. Dans cette atmosphère, n'importe quel groupe de paysans se rassemblant un dimanche pour parler des événements, par exemple pour commenter les nouvelles venues de Paris, représentait une menace. Souvent les administrateurs seigneuriaux parlent de menaces et d'agressions quand les corps intermédiaires ne peuvent découvrir aucune trace de violence ou quoi que ce soit à reprocher aux villageois 46. Bien plus, la distorsion était considérable entre ce qu'alléguaient les représentants des seigneurs et ce qu'observaient les témoins locaux, comme par exemple les cabaretiers. Par leur propension à chercher des renforts, ces représentants peuvent bien avoir fourni du grain à moudre aux moulins à rumeurs de Paris. Les rumeurs se répandaient rapidement durant l'été 1789. Cent paysans rassemblés devenaient deux cents aux yeux d'un agent du seigneur, ils étaient cinq cents au moment où le rapport qu'ils en faisaient parvenait dans la capitale de la province, et, vus de Paris, c'étaient 1 500 paysans en délire qui s'emparaient des documents 43. Ibid., 44. Ibid., 45. Ibid.. 46. Ibid.•
p. 46.
p. 48. p. 54. p. 46.
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seigneuriaux et brûlaient les châteaux. En suscitant de telles alarmes, les responsables locaux contribuèrent à inspirer la nuit du 4 août qui vit l'abolition des privilèges. Nulle autre issue n'aurait pu être plus contraire à leurs intentions. Que reste-t-il de la révolte paysanne de Lefebvre? Des agressions destinées à s'emparer des documents justifiant la perception de redevances féodales. Mais pourquoi accorder davantage de foi aux récits de destruction de ces titres qu'aux incendies de châteaux? li faudrait consulter les archives des seigneurs pour savoir si les redevances féodales n'ont pas été payées en automne 1789. li n'est pas sans intérêt de noter qu'on ne s'est jamais préoccupé de savoir si de telles preuves de non-paiement peuvent être mises au jour. Sans doute la tâcheserait-elle décourageante, le détail de ces paiements dans les comptes des domaines étant rarement parvenu jusqu'à nous. Mais ce récit de paysans détruisant les titres de redevances et de non-paiement de celles-ci relève d'un ouï-dire que les générations se sont transmis. Sur ce point, on ne saurait accuser Lefebvre d'avoir mal interprété les faits: il ne faisait que reprendre ce qu'ont répété avant lui plusieurs générations d'historiens. Au cours de la Révolution, la droite aussi bien que la gauche a exploité le mythe d'un monde rural en proie au désarroi. Les seigneurs en exil ont exploité la crainte d'une vengeance populaire pour justifier des mesures contrerévolutionnaires. S'il semble bien que les royalistes ont sonné l'alarme en s'inquiétant de paysans échappant à tout contrôle, l'Assemblée constituante - on nous l'a assez dit - n'a décidé l'abolition des redevances féodales, dans une large mesure, que pour étouffer la révolte présumée du monde rural. Lefebvre est un des nombreux historiens à l'avoir écrit. Mais abolir ces redevances, c'était s'attaquer à la propriété - une propriété que les révolutionnaires s'étaient engagés à respecter. li leur fallait peut-être une justification particulièrement contraignante pour s'engager dans une telle voie: mettre un terme à une révolte paysanne présumée était précisément une justifi,cation de ce type. Finalement il importe assez peu de savoir si les Constituants ont eu connaissance de faits avérés de violence paysanne. Ce qui importe, c'est s'ils ont ou non ajouté foi à la rumeur et à quel point celle-ci a influencé leur vote lors des débats du 4 Août. On peut aussi envisager une autre hypothèse, bien que diHicile à vérifier: les impôts nationaux ne rentraient pas et le coût des subsistances était élevé; les membres de l'Assemblée constituante ont peutêtre vu dans l'allègement des redevances féodales un moyen de réduire ces deux problèmes. Ceux qui votèrent l'abolition peuvent avoir pensé que les paysans paieraient plus facilement leurs impôts s'ils étaient dispensés des redevances féodales, et que le prix du pain redescendrait du même coup. Ce n'est pas que je nie l'existence de conflits entre seigneurs et paysans. Ces conflits n'étaient que trop réels, mais, au moins en Bourgogne, ils se manifestaient le plus communément à travers des actions en justice 47, ils n'explosaient pas nécessairement en 47. Cf. Hilton L. Root, « Challenging the Seigneurie: Community and Contention on the Eve of the French Revolution " Journal of Modern Hislory 57, 1985, p. 652-681.
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violences comme Lefebvre et d'autres aimeraient à l'établir. Malheureusement la nature des redevances féodales et autres détails techniques supposent une aride discussion conceptuelle qui ne sollicite pas autant l'attention des chercheurs que la transformation des châteaux en torchères. Répétons encore que Lefebvre ne fit rien de plus que réfléchir sur la signification des incendies de châteaux, incendies qui appartiennent à une tradition enfantée par la Révolution elle-même.
Reconstruire la communauté villageoise
Selon Lefebvre, c'est par crainte des agitations paysannes que le gouvernement révolutionnaire a aboli les redevances féodales et que plus tard il reconstruira les propriétés et droits communaux. Ces deux questions doivent être traitées séparément, à mon avis, parce que les séries de faits historiques qui ont inspiré ces deux décisions politiques majeures n'ont pas été du même type. Bien que la Révolution, dans ses débuts, se soit attachée à promouvoir l'individu et la propriété privée, elle n'a jamais légiféré pour abolir le contrôle des communes sur l'agriculture. Ses gouvernements n'ont pas supprimé les droits de vaine pâture, aussi les terres arables du village sont-elles toujours restées accessibles aux troupeaux des résidents locaux après la moisson. Sans doute ces gouvernements ont-ils été conscients de ce que la clôture des parcelles était une condition nécessaire à l'amélioration de l'agriculture, mais ils ne légiférèrent jamais pour encourager la clôture à l'échelle du village. Dans le même esprit, il fut décidé que seuls les villages non endettés pourraient procéder au partage des communaux. Comme il n'existait que fon peu de villages sans aucune dette en cours, cela à soi seul a empêché la majorité des villages d'y procéder. Un code rural qui aurait aboli le droit de glanage ou qui aurait prescrit la clôture des parcelles n'a jamais vu le jour. En 1796, le gouvernement se décida à abandonner toute référence à l'individualisme agraire en révisant les articles du code concernant le partage des communaux. La loi du 21 mai 1797 priva les communes du droit d'aliéner ou d'échanger les propriétés communales. Lefebvre conclut: .. Telle apparaît la révolution agraire: non seulement conservatrice, mais aussi modérée dans ses effets, en dépit des apparences, et comme une transaction entre la bourgeoisie et la démocratie rurale» 48, transaction qui empêcha la mise en œuvre de la grande transformation agraire que la Révolution avait légalement autorisée. Ainsi, .. entre la France nouvelle et l'ancienne, [la Révolution] n'a pas creusé l'abîme »49. Et il donne une analyse rassurante du bilan révolutionnaire: " En étendant le domaine de la petite propriété et de la petite exploitation, [la Révolution] a probablement ralenti les innovations qu'elle avait légalement autorisées, mais elle a accentué le trait caractéristique de la 48. Georges Lefebvre, Les paysans du Nord pendant la Révolutionfrançaise, Lille, Robbe, 1924, p. 882. 49. G. Lefebvre, • La place de la Révolution ...• , op. cit., p. 519.
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physionomie agraire de la France, renforcé les chances d'équilibre social, diminué un peu les souffrances que le progrès technique impose aux pauvres» 50. Lefebvre a soutenu que l'engagement de la Révolution en faveur de la propriété collective et des communautés villageoises avait été une concession faite à la violence paysanne. Cette violence avait pour objet d'empêcher le gouvernement d'aller aussi loin sur la voie du capitalisme agraire qu'il l'avait initialement envisagé SI. Cependant les correspondances des bureaux de province avec Paris montrent que ceux-ci se préoccupaient bien peu de prévenir la montée du capitalisme ou d'éviter la progression de l'inégalité économique dans la campagne. Ce qui préoccupait ces administrateurs, c'étaient l'endettement des villages, la collecte des impôts et l'approvisionnement des villes et des armées. Même les documents qui traitent de la réhabilitation des propriétés communales ne manifestent aucune crainte d'un mouvement paysan autonome, non plus que le souci du bien-être des villageois. Mais si Lefebvre a exagéré la pression qu'ont exercée les révoltes paysannes en faveur d'une réhabilitation des propriétés et droits communaux, comment expliquer pourquoi la Révolution n'a pas mené à terme le démantèlement du statut communal dans lequel elle avait commencé par s'engager? Je répondrais que les gouvernements révolutionnaires ont agi d'abord pour des raisons fiscales, non par crainte d'une résistance paysanne. Les préoccupations budgétaires ont pris le pas sur la réforme agricole à mesure que les problèmes financiers de la Révolution devenaient insurmontables. Les réformateurs économiques du 18 e siècle avaient souvent soutenu que le gouvernement accroîtrait la" capacité fiscale» (l'assiette des impôts), et donc les revenus de l'Etat, en encourageant l'innovation agronomique. Mais augmenter le produit des impôts n'était pas chose aussi simple. Ces réformateurs oubliaient un facteur déterminant: le coût de la collecte des impôts. Tenir un compte exact des variations de la richesse individuelle au sein d'une communauté induit des coûts de perception considérables. C'étaient là des coûts que le gouvernement entendait réduire au minimum en se satisfaisant d'une responsabilité collective devant l'impôt. La royauté voulait aussi réduire au minimum la concurrence entre les contributions à usage municipal et les impôts d'Etat. Privés des revenus de leurs propriétés communales, les villages auraient été forcés d'augmenter les contributions locales pour faire face à leurs dépenses. En fait, les administrateurs de la Révolution rebâtirent le village comme corps constitué pour les mêmes raisons qui avaient amené Louis XN à renforcer et protéger leur structure communale. Les deux gouver50. Ibid, p. 519. Il conclut. La Révolution française et les paysans. sur une note similaire:. Si notre évolution agraire ne peut pas s'enorgueillir des mêmes progrès économiques que tels autres pays,elle a causé moins de souffrances et a été plus humaine. C'est que la France a connu une révolution paysanne '. Cf. Etudes sur la Révolution française, p. 268. 51. G. Lefebvre écrit que, sans les révoltes rurales, • on peut assurer que la Constituante n'aurait pas porté au régime féodal des atteintes bien profondes et il n'est pas certain qu'il aurait été finalement aboli sans indemnité '. Cf. Etudes sur la Révolution française, p. 250. Il ne s'est pas demandé comment les paysans auraient pu à la fois indemniser les seigneurs et continuer à contribuer à la Révolution par leurs impôts.
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nements s'étaient rendu compte que l'abolition des communaux et la limitation des droits communaux, bien qu'accroissant la capacité fiscale, pourraient avoir pour conséquence une diminution du revenu des impôts en alourdissant le coût de leur perception. Bref, le gouvernement révolutionnaire abolit les redevances féodales parce qu'elles se posaient en concurrentes pour l'exploitation de ressources paysannes limitées, mais il renforça les bases de la propriété communale parce que la solvabilité des villages était la condition nécessaire du paiement des impôts. Les villages ne disposant pas de propriétés communales faisaient face plus difficilement à leurs dépenses propres, ce qui limitait d'autant leur capacité à payer des impôts. Ce furent ainsi les mêmes considérations fiscales qui conduisirent les monarques de l'Ancien Régime à se faire les protecteurs de la propriété communale et les gouvernements révolutionnaires à favoriser le statut communal des villages 52.
Conclusion On ne doit pas voir dans ce chapitre une remise en question de la réputation que Lefebvre s'est acquise comme l'un des plus grands historiens de la Révolution française. Ce qui est ici en question, c'est la capacité opératoire de son paradigme de référence: son adhésion à la théorie de la valeur-travail et sa taxinomie historique liant intrinsèquement les périodes historiques au mode de production dominant. On peut aussi remettre en question le lien qu'il établit entre la Révolution et l'essor de la bourgeoisie, ainsi que sa conviction qu'un clivage moral fondamental sépare les mondes industriel et pré-industriel. Il est possible de remanier le paradigme sans remettre en cause l'importance des voies nouvelles que Lefebvre a tracées. Il a soulevé des questions d'un telle valeur universelle dans son analyse de la paysannerie française que les chercheurs qui se préoccupent de l'avènement de la modernité voient souvent là une raison pour aborder l'étude des politiques paysannes par la Révolution française de 1789. L'existence ou non d'un malaise paysan n'est pas ici ce qui est en cause. Je remets en question une thèse autrement plus ample, celle qui donne sa cohérence à l'œuvre de Lefebvre et que l'on retrouve dans tous les débats concernant les politiques paysannes et la violence: l'idée que c'est une motivation pré-capitaliste qui donne sa cohérence à l'ouverture des hostilités entre seigneurs et paysans. J'ai tenté ci-dessus de consigner à la fois ce que signifie l'œuvre de Lefebvre dans le cadre de l'histoire française et le large intérêt que suscitent ses livres chez les chercheurs spécialistes de politique paysanne. Lefebvre a passé sa vie à argumenter un paradigme dérivé du marxisme concernant les effets de la modernisation sur les sociétés pré-industrielles. Ce paradigme a survécu pendant quarante années, alors même que ce qu'il permettait de prédire s'est en général révélé 52. Cf., pour cene question, mon Peasancs, chapitre VII.
LES RÉVOLTES PAYSANNES ET LEUR INTERPRÉTATION
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faux, et cela parce qu'aucun nouveau paradigme n'est venu se substituer à lui. Les spécialistes de la Révolution française ont moins ressenti le besoin d'un nouveau paradigme que leurs collègues spécialistes de l'économie du développement qui sont confrontés aux conséquences de la théorie dans les pays contemporains du tiers-monde: là, ces conséquences peuvent être mesurées en termes de pauvreté chronique, de chômage, de malnutrition et de migrations massives affectant les zones rurales. Dans le chapitre ci-après, je me demanderai si ce cadre théorique lui-même suffit à rendre compte des faits qu'il prétend comprendre 53.
53 . Je voudrais remercier Peter Jones pour ses commentaires qui rn'ont amené à préciser cenains aspects
de l'argumentation que je développe dans ce chapitte. Ces commentaires ont été publiés dans le History Workshap Journal 28, 1989, p.l0>-6. Mes remerciements vont aussi au professeur Tadami Chizuka qui m'a invité à l'Université de Tokyo pour débattre de ce chapitte avec ses collègues et ses étudiants. Le caractère ouvert de ces discussions demeure pour moi un des moments les plus heureux de l'élaboration de ce livre.
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Les paysans devant le marché Réflexions sur les normes de comportement qui leur ont été attribuées
L'étude de la société paysanne des débuts de l'ère moderne a longtemps été dominée par la conception que Lefebvre se faisait des raisons du changement dans ces sociétés. Cette conception repose sur l'hypothèse qu'il existe des normes spécifiques de comportement paysan. D'ailleurs, il n'était pas le seul à le penser. Jean-Jacques Rousseau, les ténors de l'école historique allemande - Marx, Engels, Weber - et les" économistes moraux» du 20 e siècle - Karl Polanyi, R.H. Tawney, Georges Lefebvre, Barrington Moore et Charles Tilly - ont tous réfléchi sur le heurt entre marchés et normes paysannes. Nous tenterons de mettre en lumière les arrière-plans théoriques de cette vision de la société paysanne et de dégager les présupposés et les implications du débat, pour finalement proposer une approche théorique différente de ces normes de comportement paysannes 1.
L'école de l'" économie morale»: résumé et critique
Lorsqu'ils pensent l'évolution de l'économie paysanne européenne, les chercheurs de disciplines variées se réfèrent à une période antérieure aux marchés, où la préoccupation économique était absente, puisqu'il n'existait pas de cadre 1. Fernand Braudel et James Allen Vann ont
été les premiers historiens à ma connaissance à reconnaî-
tre "imponance de la théorie des jeux pour "analyse historique. C'est en grande panie l'œuvre de pionnier de Vann qui m'a incité .. y recouru. Cf. James Allen Vann, The Maleing ofaState: Würtemberg. 1593·1793, Ithaca NY, Cornell University Press, 1984.
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LES MOINS PRIVILÉGIÉS
institutionnel contraignant l'individu à développer une activité économique « rationnelle,. et « efficace» ou à procéder à une « allocation optimale de ressources JO. Ils en concluent qu'avant l'apparition de marchés en bonne et due forme, la prise de décision économique obéissait à des principes différents de ceux qu'impose la logique des échanges dans une société de marché. Les relations de parenté ou de clan déterminaient la façon dont terres, travail et produits seraient alloués. Les transactions ou échanges de biens matériels dans ces communautés ne connaissant pas le marché se fondaient sur des normes de réciprocité ou de redistribution. Karl Polanyi définissait cette redistribution comme une série de transactions impliquant le paiement obligatoire (sous forme de tribut, corvée, dîme, impôt, annates) de biens et de services à un centre chargé de leur allocation 2. Dans ce centre, un individu, roi, chef ou prêtre, distribue les produits - y compris l'accès aux fêtes et à la protection militaire - à tous les membres de la communauté ou à certains groupes selon leur statut. Polanyi estimait que, dans de telles sociétés, politique et économie étaient mieux intégrées que dans notre société actuelle : les échanges reflétaient les liens de parenté au sein de la société ou encore sa structure politique, qui ne se distinguait pas alors de sa structure économique 3. Pour reprendre la formule de l'anthropologue Evans-Pritcher, « le trait dominant de telles sociétés, c'est de ne pas avoir d'économie que l'on puisse analyser séparément de leur organisation sociale» 4. Partageant ces postulats d'Evans-Pritcher, ceux qui étudient l'essor des sociétés de marché prétendent généralement qu'une transformation fondamentale se produisit lorsque les forces de l'offre et de la demande commencèrent à déterminer l'allocation des ressources. Le premier trait en a été la séparation des sphères sociale et économique, séparation qui permit à l'activité économique de n'obéir qu'à des règles propres qui s'institutionnalisèrent au cours du développement de marchés en bonne et due forme. Autrement dit, c'est seulement lorsque le mécanisme des prix gouverne revenus, produits et ressources que le comportement économique peut être reconnu comme un des facteurs du comportement social. C'est seulement avec le développement des marchés que les individus se distinguèrent les uns des autres par leur rôle économique, plutôt que par leurs relations de parenté ou par les formes traditionnelles de vassalité et de statut. Ces idées sont très largement répandues: par exemple, dans son étude déjà classique de la transition d'une société barbare guerrière (où pillage, tribut et échange de dons étaient les modes essentiels de l'échange) à la société féodale (où l'économie se fonde sur l'exploitation, par une classe de guerriers, du surplus produit par une paysannerie captive), Georges Duby conclut 2. Cf. Karl Polanyi, The Great Transformation, Boston MA, Beacon Press, 1957 . Traduction française, W grande transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983. 3. Cf. Karl Polanyi, Conrad Arensberg, Harry Pearson éd., Trade and Markets in the Early Empires, Chicago, The Free Press, 1957. 4. Dans sa préface il la traduc'tion de Marcel Mauss, Essai sur le don, forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques (L'Année Sociologique 2' s., I, 1923-1924), parue sous le titre The Gift, Chicago IL, The Free Press, 1954.
LES PAYSANS DEVANT LE MARCHÉ
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que l'histoire économique de l'Europe ne peut être distinguée de l'histoire politique et familiale européenne qu'à partir du moment où les transactions de marché deviennent quantitativement importantes 5. Pour vérifier si l'expansion des marchés a bien partagé la société en deux sphères distinctes, les sphères économique et sociale, je m'attacherai à examiner si les normes de comportement, dans les sociétés antérieures aux marchés, n'obéissaient pas à une logique économique sous-jacente et si cette structure qui avait sa rationalité n'a pas continué à déterminer la norme des comportements fondés sur l'intérêt personnel dans la société de marché. La possibilité d'acquérir sur le marché des produits de première nécessité a sans doute modifié chez le paysan ce qui l'incitait à se conformer aux normes antérieures à l'apparition du marché, mais elle n'a pas modifié ses motivations profondes 6. Un groupe de chercheurs, que je classe dans ce que j'appellerai l'école de l'économie morale, a considérablement enrichi cene vue traditionnelle des choses en s'attachant à expliquer l'origine des violences politiques paysannes. Comme ceux qui les ont précédés, ils voient dans le défi auquel le marché confronte les institutions paysannes traditionnelles la principale source de tension dans les sociétés paysannes au cours de la période de modernisation. James Scott enrichit encore leur argumentation en suggérant que les institutions paysannes traditionnelles avaient pour objet de garantir une subsistance minimale à tous les membres de la communauté ... La communauté pré-capitaliste était en un sens organisée autour du problème du revenu minimum - organisée pour minorer le risque auquel ses membres étaient exposés du fait de la limitation des techniques et des caprices de la nature ... C'est ce principe de « la sécurité d'abord» qui sous-tend un grand nombre d'arrangements techniques, sociaux et moraux de l'ordre agraire pré-capitaliste » 7. En substance, son analyse montre que, chez chacun, l'aversion du risque et la quête d'une subsistance minimale ont induit l'institutionnalisation de formes de comportement de réciprocité. C'est ainsi que, contrairement aux travaux antérieurs, il attribue les normes qu'il observe à une logique économique. 5. Cf. Georges Duby, Guerriers et Paysans, VIIl-Xll' siècles. Premier essar de l'économie européenne, Gallimard, 1973. 6_ Les changements structurels fondamentau>: qui ont jalonné l'évolution de l'économie paysanne eurer péeune ont eu UDe logique économique interne cohérente qui n'a été ni l'effet ni la cause des changements socia= ou politiques qui leur ont été contemporains. On peut soutenir de façon corollaire que l'organisation politique n'a pas déterminé le caractère des échanges économiques ou des relations de parentèle. Ces échanges, comme ces relations, ont gardé leur originalité et sont restés indépendants du système politique. Les relations de parentèle contiennent une logique économique qui est distincte de l'organisation politique d'une société. C'est pourquoi les anthropologues ont pu observer que les structures de parenté des sociétés primitives sont similaires de par le monde, alors qu'ils constatent des variations imponantes de l'organisation politique. De même, l'organisation politique de l'Europe féodale, qui a peu d'équivalents dans d'autres panies du monde, était soutenue par une économie paysanne et une structure sociale qui n'étaient pas sans ressembler à ce que les chercheurs en sciences sociales nous décrivent dans le monde hiswrique et contemporain.
7. James C. Scott, The Moral Economy of the Peasant, New Haven CT, Yale University Press, 1976, p.9.
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LES MOINS PRIVILÉGIÉS
Je suggèrerai que l'explication que donne Scott de l'éthique de subsistance propre à la paysannerie ne prend pas en compte le caractère historique spécifique d'un environnement qui limite l'accès à l'approvisionnement; en d'autres termes, c'est l'isolement qui induit les modes de comportement de réciprocité que l'on observe dans les sociétés paysannes. Cet environnement une fois modifié, les paysans, toujours mus par l'aversion du risque, vont choisir des stratégies de survie différentes. Le changement technologique, l'amélioration des transports et l'unification politique provoquent une baisse des coûts de transaction via le marché: la conséquence en est que le paysan trouve son avantage à compter moins sur sa parentèle et davantage sur sa capacité à produire un surplus. Mieux assuré d'un accès au marché qui d'autre part sera meilleur, le paysan mu par l'aversion du risque choisira des stratégies de survie vraiment très différentes de celles que supposent les tenants de l'économie morale. Ceux-ci ne prennent pas en compte un changement considérable dans l'environnement des paysans: leur capacité accrue à trouver des sources d'approvisionnement complémentaires ainsi que des débouchés pour la vente de leurs produits. En résumé, je suggèrerai que les normes de la société paysanne sont tout autant le produit de la rationalité économique que celles de la société de marché. Alors qu'aujourd'hui des familles nucléaires peuvent espérer que leurs besoins de subsistance seront assurés si elles savent maîtriser les forces impersonnelles du marché, les individus vivant dans les sociétés antérieures aux marchés se trouvaient dans la nécessité de participer à un réseau élaboré d'obligations que partageait le groupe de leur parentèle. Ce groupe jouait le rôle d'un syndicat à risque partagé 8• Les tenants de l'économie morale, ainsi que de nombreux observateurs des processus de modernisation, voient souvent dans le marché la source de l'inégalité et de l'injustice pour la société paysanne: les paysans seraient forcés de sacrifier les normes qu'ils chérissent et auxquelles ils tiennent profondément pour faire face à un environnement hostile qui leur est imposé par leurs seigneurs et les collecteurs de l'impôt; les exactions de ceux-ci forceraient les paysans à tourner le dos à la production de subsistance et à se concentrer sur la production de marché. Pour satisfaire les besoins de ces détenteurs de pouvoir, étrangers à la communauté, les paysans sont dans ces conditions contraints d'abandonner les institutions mêmes qui, traditionnellement, minoraient le risque qu'ils couraient de tomber au-dessous du seuil minimum de subsistance. Les marchés, selon l'économie morale, aboutissent fatalement à une dégradation de la condition paysanne en détruisant à terme ses institutions traditionnelles. En conséquence, l'économiste moral en est convaincu, les paysans rejettent le marché. Je pense que cette approche du problème correspond à une confusion entre l'impact des marchés et les conditions de leur évolution. L'expansion des rela8. L'interprétation que je donne de la disparition des normes paysannes est tout à fait contraire à celle de Polanyi selon qui. c'est l'absence de la menace de mourir de faim en solitaire qui rend en un sens la société primitive plus humaine que l'économie de marché, et en même temps moins efficiente économique-
ment _. Polanyi, op. cil., p. 163-4.
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tions de concurrence au sein des marchés pouvait avoir des conséquences favorables pour les paysans, pour peu que les conditions politiques leur eussent garanti un accès équitable aux surplus du marché. Potentiellement, ces marchés assurent un meilleur approvisionnement parce qu'ils peuvent intégrer la participation de régions plus étendues et de populations plus nombreuses 9. Cependant, si l'extension des marchés garantit une meilleure sécurité que les institutions traditionnelles du village, leur mise en place est souvent assortie du pouvoir monopolistique de groupes privilégiés. Leur plus grande facilité d'accès à l'autorité politique permet aux élites de s'assurer des positions privilégiées sur les moyens de production, les produits et le marché des crédits. Cela diminue d'autant le surplus disponible pour les paysans. C'est pourquoi l'analyse des effets éventuellement disruptifs des marchés sur les sociétés paysannes doit s'attacher à repérer les conditions politiques qui permettent à certains groupes d'acquérir un pouvoir de monopole. Selon mon interprétation, ce n'est pas l'existence ou l'expansion en soi des marchés qui est à l'origine du malaise rural; il faut bien plutôt voir dans les révoltes paysannes des conflits portant sur le mode de distribution des surplus engendrés par les marchés. Pour évaluer l'influence qu'ont eue les marchés sur les normes paysannes, je commencerai par exposer quelle rationalité sous-tend les normes de comportement de la société paysanne traditionnelle, indiquant ainsi pourquoi les normes antérieures disparurent à mesure que les marchés devinrent florissants. Je discuterai à la suite ce qu'impliquent mes résultats pour l'histoire rurale française et pour le développement rural en général. Du point de vue théorique, cette évaluation poursuit deux objectifs : montrer que les normes paysannes antérieures au marché sont compatibles avec un comportement d'intérêt personnel, c'est-à-dire avec une rationalité économique; et, deuxièmement, indiquer pourquoi les postulats implicites des économistes moraux concernant le comportement paysan ne débouchent pas nécessairement sur l'hostilité des paysans aux marchés. 9. En outre, les marchés récompensent le comportement productif et donnent une impulsion positive
à la croissance économique grâce aux bénéfices mutuels tirés de l'échange ou aux bénéfices comparatifs dans la production. il y a longtemps que les économistes de l'école néo-classique soutiennent que les marchés ont un effet heureux parce que, de l'échange, ils dégagent des gains considérables. Les tenants de l'économie morale diraient, eux, que c'est là faire des paysans des acteurs maximisant l'utilité. Or ils estiment au contraire que c'est la sécurité, non l'utilité que les paysans entendent maximiser. Notre argumentation permet de concilier ce postulat des « économistes moraux» avec l'idée que les marchés sont avantageux pour les paysans: non seulement les marchés accroissent les possibilités de consommation, mais ils réduisent aussi pour
eux le risque de tomber au-dessous du niveau minimum de subsistance. Par exemple, au 17' siècle, u.ne moisson désastreuse pouvait se traduire par une mortalité accrue. Ce n'est pratiquement plus le cas à la fin du siècle suivant. Cette différence entre les conséquences dues à une seule mauvaise moisson donne à penser que
la paysannerie a pu disposer en fm de 18' siècle d'un marché rural des capitaux plus efficient. Le paysan pauvre aura pu emprunter à son voisin plus riche. Mais, que la moisson soit également mauvaise l'année
suivante, les sources de crédit seront probablement taries. Ce serait alors au bout de deux années de pénurie que la disette se traduirait dans les courbes de mortalité.
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LES MOINS PRIVILÉGIÉS
La société paysanne antérieure
à "ère des marchés
En Europe, ce qui caractérisait les sociétés de l'ère antérieure aux marchés était l'incapacité à conserver les produits alimentaires, l'absence de gouvernement et de commerce, et l'abondance des terres proportionnellement à la population. Toute description de la paysannerie européenne de cette époque doit prendre ces conditions en considération. Les tenants de l'économie morale ont exposé de façon très convaincante leur interprétation de la relation entre le comportement des paysans et leur environnement durant cette période 10. Selon eux, les individus pouvaient s'attendre à des variations considérables de leur approvisionnement en nourriture d'une année sur l'autre: technologie primitive et caprices de la nature en étaient la cause. Les aléas de la conservation des produits alimentaires exposaient chroniquement les paysans au risque de famine et ceux-ci, pour se protéger, adoptèrent des institutions propres à réduire à un minimum le risque des disettes néfastes à leur survie. Ces économistes nous disent que, contrairement aux sociétés de marché qui donnent à manger au riche alors que les pauvres meurent de faim en cas de disette, les sociétés antérieures supposent que tous partagent la nourriture disponible. On y attend des individus disposant d'un surplus qu'ils l'échangent contre une promesse que le receveur aurait la même attitude si les rôles étaient inversés. Pour que ce système puisse fonctionner, les Européens de ce temps-là consacraient une somme importante de leurs ressources linguistiques, juridiques et documentaires à délimiter des groupes apparentés bien plus larges que la famille nucléaire; ces groupes devaient être suffisamment vastes pour jouer le rôle d'un filet de sécurité ou d'un consortium à risque partagé Il. Nos polices d'assurance et la diversification des portefeuilles sont chez nous une méthode pour affronter les incertitudes de la 10. L'école de l'économie morale présente en fait deux cypes d'interprétation. Le premier, fonement influencé par le marxisme, met l'accent sur l'aspect moral de la transition entre société pré-moderne et
moderne. On peut voir cette interprétation chez Georges Lefebvre, dans • La Révolution française et les paysans _ (1933), réédité en 1954, puis en1963 dans ses Eludes sur la Révoluti<mfrançaise, Paris, PUF; chez George Rudé, The Crowd in the French Rf"Uolution, Londres, Oxford Universicy Press, 1959, traduit sous le titre La foule dam la Révolulion française, Paris, Maspero, 1982; chez Eric Wolf, Peasant War> of the Twentieth Century, New York NY, Harper & Row, 1969, traduit sous le titre Les guerres paysannes du vintième siècle, Paris, Ma.spero, 1974; chez Charles Tilly, The Contentious French, Cambridge MA, Harvard University Press, 1986, également traduit, lA France conteste: de 1600 à nos jour>, Paris, Fayard, 1986. Ces auteurs concluent leur ~tude de la considérable mutation qui a vu des sociétés sans marché se transformer en sociétés de marché en soulignant que cette transform'llion a impliqué une mutation des valeurs humai-
nes ou des notions morales. Ceux qui admettent cette interprétation insistent sur le rôle qu'a joué la bourgeoisie dans l'évolution sociale en devenant l'élément dominant de la société, ce qui lui permit d'imposer un nouveau code moral fondé sur un individualisme de possédants. Le deuxième type d'interprétation, fondé sur l'aversion du risque et la rationalité de l'acteur économique individuel, est à la fois opposé au marxisme
et au marché. Cette forme d'interprétation est celle que propose James SCOtt. Celui-ci fonde son argumentation sur une réinterprétation de faits présentés par le premier groupe mentionné ci-dessus. li analyse la logique interne qui préside aux lnstitutions décrites par le premier ·groupe pour conclure que c'est l'aver-
sion pour le risque qui a conduit les paysans à adopter une éthique de subsistance. 11. On trouvera une excellente synthèse de ces données ethnographiques in Richard Posner, • A Theory of Primitive Society with Special Reference (0 Law _, Journal of Law and Economies 23, 1980, p. 1-53.
LES PAYSANS DEVANT LE MARCHÉ
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vie; les rituels tribaux et la mise à jour de généalogies élaborées ont souvent joué le même rôle. Les tenants de l'économie morale ont rarement souligné l'importance, dans un tel système, de la continuité des interactions entre membres du groupe, alors que seuls des transferts répétés et réciproques de biens entre eux assurent le succès du système. Si un individu se dérobait telle année à ses obligations, il pouvait s'attendre à ce que son allié par le sang lui rendît la pareille en lui refusant son soutien l'année où il en aurait besoin. La crainte de sanctions à venir était sans doute de nature à faire assurer le respect des obligations, et ce d'autant plus qu'un individu ne pouvait pas espérer être en mesure de substituer au large réseau de liens qui l'attachaient à sa parentèle d'autres liens avec un autre groupe du même type 12.
L'expansion des marchés 13 Avec le développement de marchés concurrentiels nationaux et internationaux, les individus ont beaucoup plus de certitude d'y trouver des produits dans 12. Cf. Caveat emptOT, p. 341. 13. Il y eut historiquement une période intermédiaire entre l'économie antérieure et l'économie de marché. Il est caractéristique de cette période intermédiaire que les terres cultivables y étaient divisées en quelques vastes champs ouvens. On trouvera une description de cet état de choses dans John Quiggan, « Scattered Landholdings in Common Propeny Systems ", Journal ofEconomie Behavior and Organization 9, 1988, p. 187-201 ; C. Dahlman, The Open Field System and Beyond, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1980; Stefano Fenoaltea, «Risk, Transaction Costs, and the Organization of Medieval Agriculture", Explorations in Economie History 13, 1976, p. 129-151; Donald N. McCloskey, « English Open Fields as Behavior towards Risk ", in P. U selding éd., Research in Economic History: an A nnual Compilation, Oxford, Oxford University Press, 1976; Donald N. McCloskey encore, «The Persistence of English Common Fields ", in W. Parker et E. Jones éd., European Peasants and their Markets: Essays in Agrarian Economie History, Princeton NJ, Princeton University Press, 1975. Le village décidait collectivement de ce qui serait planté ou semé dans les champs ouvens. Dans l'Europe du Nord, ces champs ouvens étaient cultivés en trois soles, chaque famille possédant des bandes de terrain dans chaque champ. Pour une année donnée, un tiers était en général semé en blé, un tiers en céréales de printemps (orge ou avoine), le dernier tiers restant en jachère; l'année suivante, celui-ci serait cultivé et il y aurait rotation de la jachère. Caractéristique de ce système était la dispersion des champs. En cultivant des bandes de terre dans chacun des champs ouvens, le paysan réduisait le risque de perdre toute sa récolte en cas de calamité naturelle affectant la partie des terres de la commune qu'il aurait mise en culture. D'autre part les sols n'avaient pas partout la même qualité. Des récoltes, dans cenains champs, pouvaient se trouver compromises par la sécheresse ou des inondations alors que d'autres seraient relativement préservées. Avec des terres remembrées, le paysan aurait
couru le risque de tout perdre en cas de mauvaise année. McCloskey 1975 donne de ceci une excellente analyse. Au cours de la période intermédiaire, des progrès techniques comme l'apparition de la charrue, du fer à cheval, de nouvelles formes de harnais ou d'attelage, ou les assolements dont nous avons parlé ci-dessus entraÎnèrent une hausse significative de la' produc"tivité, ce qui permit de nourrir une population plus imponante. Cette population, plus nombreuse et disposant de meilleures facilités de transpon, était désormais capable de faire vivre un marché limité géographiquement et réduit à quelques produits agricoles au moment "même où, grâce au progrès technique, commençait à apparaître, à côté de l'auto
tion. Avec l'argent (ou l'or ou d'autres types de numéraire) qu'ils retireraient de leurs ventes, ils pourraient acheter des denrées à d'autres vendeurs, minimisant ainsi les conséquences d'une mauvaise récolte. La conséquence en fut un affaiblissement de la nécessité de s'insérer dans des comportements de réciprocité.
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les périodes de crise où ils en ont besoin. Mais la capacité de l'individu à épargner ou à obtenir un emploi, et donc un salaire, reste le point noir. C'est ainsi que les traditions de réciprocité remontant à la nuit des temps se trouvèrent remplacées par les normes individualistes. Les paysans devinrent exploitants ou ouvriers agricoles parce que les marchés leur offraient une forme de sécurité meilleure que leurs institutions traditionnelles. Sur de vastes marchés, les paysans pouvaient plus efficacement équilibrer dans le temps leurs besoins en subsistance. A une époque où le stockage des récoltes connaissait des limites techniques, les paysans pouvaient vendre une partie de leur production courante contre de l'argent et utiliser celui-ci pour acheter des denrées en cas de mauvaise année. Du fait de l'extension des marchés, un désastre dans une région n'allait plus être de nature à compromettre gravement l'approvisionnement et donc à affecter sérieusement les cours. L'approvisionnement perdant son caractère variable, l'utilité des pratiques de réciprocité diminuait. Alors il n'était nul besoin de contraindre les paysans à participer à une économie de marché 14.
Conséquences pour le développement rural
La théorie de la violence politique paysanne qu'ont formulée les « économistes moraux,. a connu une large diffusion dans les milieux universitaires comme dans le domaine politique. Au cœur de cette théorie, il y a cette croyance que la violence politique qu'exercent les paysans est une réaction à la coercition qui accompagne la mise en place des marchés qui sont considérés comme attentatoires aux coutumes paysannes. « Ce qui est important, c'est que le capiSuite note 13, page 73 La croissance des marchés diminua donc l'intérêt de ces vastes réseaux d'assurance contre le risque que représentaient les relations de clan dans la société primitive. il y eut érosion des normes très élaborées de componements de réciprocité entre parents dès que les acteurs se sentirent dépendre des échanges imper-
sonnels typiques des marchés. Si les relations entre membres de la famille élargie restaient toujours caractérisées par des échanges de caractère informel, les relations de réciprocité au sein du plus vaste groupe clanique allaient s'affaiblir. C'est ce qu'écrit Jean·Louis Flandrin:« Les courumes qui réglementaient la vie paysanne... se référaient à }'appanenance villageoise et au voisinage bien plus qu'à la parenté. Non seulement pour ce qui concernait la vie politique et la vie agricole, mais pour ce que nous appelons la • vie privée» ou la « vie familiale» » : J.-L Flandrin, Familles: parenté, maison, sexJ4alité dans l'ancienne société, Paris, Hachette,
1976, p. 40. Les liens de famille tendaient .. se resserrer dans les périodes où les marchés se rétrécissaient. E. Le Roy Ladurie note par exemple la résurgence de frérèches au cours de la crise agricole languedocienne du 16' siècle. Cf. Emmanuel Le Roy Ladurie, Les paysans de lAnguedoc, Paris, SEVPEN, 1966. 14. Cette présentation n'est qu'une statique comparative, un constat de deux types de comportement
paysan, elle ne traite pas de la dynamique de la transition entre ces deux états. 15. On trouvera l'illustration la meilleure et la plus explicite du lien que certains établissent entre viola· tion de l'économie morale de l'éthique de subsistance et révoltes paysannes ou révolution chez Lefebvre,
1933, Wolf, 1%9 et Tilly, 1987; il faut y ajouter Barrington Moore, Social Origins ofDictaumhipandDemocracy, Boston MA, Beacon Press, 1966 (Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, Paris, Maspero, 1969). Ces auteurs soutiennent [Ous que c'est le capitalisme qui a incité aux grandes révolutions paysannes de l'histoire moderne parce qu'il sapait les formes traditionnelles d'assistance mutuelle et parce qu'il violait l'économie morale de l'éthique de subsistance. Cf. aussi Richard Hodges, Primitive and Peasant Markets, Oxford, B. Blackwell, 1986.
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talisme tranche à travers le tissu des coutumes, coupant les gens de la matrice sociale qui leur est familière afin de les transformer en acteurs économiques, indépendamment de leurs engagements sociaux antérieurs à l'égard de leur parentèle et de leurs voisins» 16. Les paysans, argumentent-ils, réagissent en essayant de défendre leurs normes traditionnelles de comportement contre l'influence corruptrice des marchés. A l'opposé de cette façon de voir, je suggère que l'intr
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dominer non parce qu'elles produisaient de façon plus efficace, mais à cause de leur position politique vis-à-vis de l'Etat 19. Les marchés connurent une entrave supplémentaire avec les restrictions au commerce direct des grains que les nobles comme les villes imposèrent aux paysans dans l'ancienne France. Bénéficiant d'un meilleur accès à l'Etat qui disposait de l'autorité coercitive, les élites purent dicter les lieu, date et prix des ventes de grains. li était interdit aux paysans de vendre directement le grain de leurs propres greniers, pas même à partir d'échantillons; on exigeait d'eux qu'ils apportassent la totalité de leur stock au lieu de vente prescrit, de façon à percevoir sur eux des taxes de marché -les droits de hallage - 20. En outre seigneurs comme agents municipaux se réservaient en général un droit de réquisitionner le surplus de stocks des paysans en période de disette, ceci dans l'intérêt des consommateurs locaux. Restriction encore plus intolérable, les agents municipaux avaient le droit, apparemment inoffensif, de désigner les marchands qui auraient droit d'achat en ce lieu de vente. Les autorités urbaines en feraient des « accrédités» ou « assermentés JO, ce qui en fait leur conférait un monopole aussi bien sur les vendeurs que sur les consommateurs. Les marchands non revêtus de cette autorité risquaient la confiscation. A Rouen par exemple, une corporation de marchands de grains avait obtenu un monopole - des droits exclusifs d'achat sur les quatre marchés les plus importants de la province. Pour protéger ce monopole, un arrêt du Parlement de Rouen déclara coupable un marchand qui vendait des grains à prix réduit au moment d'une disette et lui imposa une amende. Le montant de celle-ci fut reversé à la corporation à titre de dommages-intérêts. La ville considérait comme illicites les économies que faisaient les consommateurs en achetant du grain à bas prix. Ce pouvoir de contrôle qu'exerçaient les administrateurs des marchés sur l'accès au commerce des grains suscita dans le public la crainte de collusion entre marchands et administrateurs. L'opération de marchés des grains soumis au contrôle gouvernemental donna souvent une crédibilité aux rumeurs de complots d'affameurs ourdis entre gouvernement et négociants et destinés à augmenter le prix des grains. En période de disette, pour mettre un frein à d'éventuels transports de grains hors de leur province aussi amples qu'imprévisibles, les inten19. Des travaux récents Ont montré pour l'Europe de l'Ouest que de petits exploitants agricoles étaient capables d'utiliser leurs moyens de production en terres et travail avec au moins autant d'efficience, sinon
plus, que les grands domaines. Cf. Philip Hoffman, « Institutions and Agriculture in Old Regime France., Politics and Society 16,1988, p. 241-264 et Robert A1an,« The Efficiency and Distributional Consequences of 18th Century Enclosures., Economicfouma192, 1982, p. 937-953. Des études récentes montrent de façon similaire pour le tiers-monde que de petites exploitations sont plus productives que les grandes. Cf. R. Albert Berry et William Cline, Agrarian Structure and Productivi
.
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dants étaient habilités à délivrer des permis exclusifs de commerce à une poignée de marchands. Cette pratique était certes destinée à garantir un flux constant de grains, mais elle rendit également possible l'accaparement qu'elle était destinée à prévenir. De plus ce pouvoir des intendants pouvait permettre aux marchands qui collaboreraient avec les ministres de ruiner leurs concurrents. La monarchie était tout à fait consciente des conséquences négatives de l'action de responsables provinciaux qui tentaient de couper les marchés locaux de la conjoncture nationale. Ces interférences mirent inutilement à l'épreuve consommateurs et producteurs. S'il y a bien une déclaration du 25 mai 1763 décrétant que les grains pouvaient circuler librement dans le royaume, les administrateurs locaux, les maires et les parlements disposaient de plusieurs méthodes pour se soustraire à cet ordre 21. Le bon usage des octrois était une méthode particulièrement efficace pour empêcher la libre circulation des grains dans le royaume. Par exemple, pour empêcher l'expédition à Lyon de grains provenant de Franche-Comté, la ville de Gray par laquelle le convoi devait passer imposa un octroi de 20 sols par septier de blé, alors que le prix de vente à Lyon était seulement de 24 sols par septier. Des droits d'octroi aussi rédhibitoires interdirent à la Franche-Comté d'approvisionner Lyon, même en une période où ses exploitants disposaient de réserves considérables. Cette mesure permit aux responsables des marchés à Gray d'apaiser leur crainte de voir se développer un chômage local et une baisse de consommation des produits manufacturés si jamais les prix locaux des grains atteignaient le niveau de ceux de Lyon. Les paysans ayant bien peu d'influence sur les décisions des responsables des marchés, ils se retrouvaient souvent avec des stocks invendus et des dettes qui s'accumulaient, même dans les meilleures années. En outre, quand le transport des grains franchissait les frontières de juridictions intermédiaires, les autorités locales pouvaient éventuellement saisir le convoi. Ainsi, lorsque les marchands de Lyon purent enfin acheter un stock supplémentaire à Gray, le convoi fut confisqué par les autorités de Mâcon soucieuses de l'approvisionnement local. L'issue fut que Lyon dut acheter du blé italien à Marseille alors que les bas prix ruinèrent les exploitants de Franche-Comté. Dans les deux régions, les autorités attribuèrent leurs difficultés à la liberté de circulation des grains, alors que celle-ci n'était que bien partiellement libre. Malgré les efforts que déploya l'autorité centrale pour garder ouverts le commerce et les communications de région à région, les autorités locales ne cessèrent pas de confisquer les grains passant sur leur territoire. Le Parlement de Dijon était réputé pour avoir parfois forcé des négociants à vendre à perte ou aussi, en d'autres occasions, pour frapper d'une taxe tous les grains destinés à des marchés de son ressort - toutes mesures prohibées par déclar·ation royale -. Il arrivait souvent que des marchands venant d'autres régions fussent 21. Tout ce qui suit est tiré de BN, fonds Joly de Fleury 2536. On y trouveca le Mémoire sur le Commerce des Blés du 4 aoôt 1770, p. 288-306, le Mémoire sur les Lettres Patentes concernant le Commerce des Grains, p.260-272, ainsi que la réponse du parlement, p. 274-287.
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emprisonnés pour exportation de blé sans autorisation. Les grains transitant entre Allemagne et Suisse ne pouvaient pas être expédiés par le plus court chemin, autrement dit par l'Alsace, par crainte de les voir confisqués par les autorités locales. Les parlements des provinces côtières, tel celui de Rouen, apportaient au moins autant de restrictions au négoce des grains que celui de Paris. li est symptomatique que Rouen ait confisqué des grains à destination des marchés parisiens où les prix étaient plus élevés. Par suite de ces interventions, une province pouvait connaître la disette tandis qu'une province voisine connaissait l'abondance. li n'y a rien de surprenant à ce que les prix des grains en France aient connu des fluctuations très prononcées pendant cette période. Pensant à sa Bourgogne natale, un contemporain observe que" le prix du blé atteindra 33 livres pendant les mauvaises années, mais seulement 9 livres dans une bonne année» 22. Si la liberté du négoce était garantie, imaginait-il, des magasins seraient constitués au moment des années d'abondance, et la différence de prix entre bonnes et mauvaises années serait moins importante. Les paysans n'étaient pas sûrs de trouver un marché où écouler leurs surplus dans les années d'abondance, ce qui compromettait leur capacité d'épargne en vue des mauvaises années. Même s'il avait pu épargner, le paysan n'avait pas la certitude de pouvoir trouver des denrées pendant une disette locale. S'il se trouvait disposer d'un surplus pendant des années de disette locale, on pouvait lui interdire de vendre son grain à un prix suffisamment rémunérateur pour lui permettre de survivre pendant les années de bas prix. Le jeu de ces facteurs a souvent mis les paysans dans l'incapacité d'acheter des denrées en période de disette ou lorsque la récolte était mauvaise. Des 123 années qui vont de 1618 à 1741, il y en eut 65 où des disettes furent enregistrées dans une région de la France ou une autre, et 20 au cours desquelles les prix dépassèrent la normale de 300 %, avec ce que cela implique de graves difficultés. Et cependant, en aucune de ces années les récoltes ne furent aussi mauvaises qu'en 1767, 1768 et 1769, années au cours desquelles la plus grande liberté de commerce put gommer les pires disparités de prix. Même si la France, globalement, récoltait suffisamment pour nourrir tous ses habitants, la distribution des grains était inadéquate. Les paysans réagissaient à l'imprévisibilité des marchés aux grains en s'arrangeant pour assurer leur propre subsistance. Ds diversifiaient souvent leurs cultures, que le sol y fût ou non adapté. Ainsi on faisait partout dans le royaume de la vigne et du chanvre, même si le sol ne convenait pas. Si, pour le royaume dans son ensemble, ce n'étaient pas les meilleures solutions, puisqu'elles réduisaient la productivité globale, elles faisaient sens néanmoins du point de vue des ménages paysans. Le maintien des redevances communales était une autre des raisons qui militaient contre un recours aux denrées du marché. Lorsque ces redevances avaient été instituées, elles avaient eu leur contrepartie dans les services d'administra22. Cf. fonds Joly de Fleury,
BN
2536, p. 300-1.
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tion et de justice qu'assuraient les seigneurs, mais, à la fin du 18< siècle, il y avait longtemps que le seigneur n'assurait plus ces services. La capacité des élites à exiger des paysans leurs redevances féodales ne tenait plus qu'à leur meilleur accès à l'autorité coercitive de l'Etat. Quand, dans un mémoire intitulé «De l'inconvénient des droits féodaux », un contemporain signala que ces droits déniaient aux paysans leur part des profits du marché, le président du Parlement de Paris estima que de telles réflexions ne pouvaient que provoquer des troubles et condamna l'auteur pour avoir exprimé des '" vues criminelles,. :« cette brochure purement systématique contient cependant un plan qui ne tend à rien moins qu'à renverser toutes les maximes, toutes les loix, et la constitution même de la Monarchie; qu'à bouleverser tous les états, à armer les paysans contre les Seigneurs, et à fomenter une guerre intestine dans le sein de la France entre les sujets dudit Seigneur Roi» 23. Si nombre de réformateurs prirent fait et cause pour le libre échange, dont discutait ouvenement l'élite politique, parler des droits féodaux qui écrasaient les paysans et des entraves que ces droits mettaient ainsi à la production pour le marché était intolérable. Et de fait, sur ces marchés, les paysans étaient nettement désavantagés par rapport à leurs concurrents. Nous avons déjà vu que, pour payer leurs redevances, ils devaient souvent mettre leurs surplus sur le marché en automne, lorsque les cours étaient au plus bas, les seigneurs étant en mesure d'attendre le printemps et ses cours très élevés. Malheureusement pour les paysans, il leur était pratiquement impossible de mettre en place une opposition généralisée à ces droits, les élites en étant les principaux bénéficiaires. La bataille contre les droits féodaux se fragmenta en une multitude de coûteuses actions en justice qui virent les avocats des communautés paysannes recourir aux arguments juridiques les plus complexes pour contester la légitimité de tel ou tel droit spécifique. Si les", économistes moraux» voient en général dans ce pouvoir monopolistique des élites une conséquence inéluctable du développement des marchés, il serait légitime de penser que la structure politique responsable de l'inéquitable distribution des surplus engendrés par les marchés ferait un bien meilleur accusé. Les états dotés d'une économie en cours de transition étant souvent très faibles, les gouvernements préfèrent exploiter les liens qu'ils entretiennent avec les élites locales pour asseoir l'autorité de l'Etat. Ces élites y gagnent de pouvoir manipuler les marchés en leur faveur. En outre, les paysans sont trop nombreux et trop dispersés pour pouvoir monter une opposition organisée H : comme la création d'organisations politiques viables est d'un coût trop élevé, la paysannerie est effectivement hors d'état de résister aux stratégies d'exploitation des élites. Elle y substitue une résistance qui prend souvent une forme indi23. Hagley Libcacy, Philadelphie PA, W2 45941776. Voir aussi les Œuvres de Turgot, éd. Gustave Schelle, 5 vol., Paris, Alcan, 1913-1923, v. 5, p. 27CH. 24. Mançur Oison, 7be Rise and Decline of Nations, New Haven CT, Yale University Press, 1982. Traduit sous le titre Grandeur et décadence des nations: croissance économique, stagflation et rigidités sociales, Paris, Bonne!, 1983.
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recte et passive, soit en utilisant le marché comme une arme contre l'Etat (en développant un marché noir), soit en revenant à l'économie de subsistance 25.
Conclusion
Ceux qui travaillent sur les sociétés paysannes expliquent souvent que la meilleure assurance que les paysans puissent souscrire contre les incertitudes de leur environnement leur est procurée par les normes de réciprocité et par la communauté de propriété. Us soutiennent qu'une exposition directe aux forces du marché peut dégrader la condition paysanne et être traumatisante pour sa tradition, les marchés sapant la matrice sociale qui garantit la sécurité des sociétés paysannes traditionnelles. Us postulent que les paysans courent à terme un plus grand risque de tomber au-dessous du niveau de subsistance minimal s'ils sont intégrés à un système de marchés et que l'extension de ceux-ci est responsable d'une baisse du niveau de vie des paysans comme de leur exploitation généralisée. A l'inverse, j'ai suggéré que l'évolution des marchés d'une part, les effets du marché sur la condition paysanne de l'autre, doivent être traités séparément. Je ne suis pas en désaccord avec la description que les «économistes moraux» donnent des institutions paysannes antérieures au marché, je ne suis pas non plus en désaccord avec leur analyse de la rationalité qui sous-tend le comportement des paysans. Mais il me semble que le développement de marchés nationaux et internationaux garantit à ceux-ci une sécurité meilleure. J'irai jusqu'à suggérer que les marchés leur assurent une sécurité à long terme selon une voie qu'un« économiste moral,. n'irait pas suspecter: dès que s'établissent des marchés étendus, les paysans se trouvent devant un large éventail d'options; d'abord les marchés induisent des flux de denrées plus réguliers, les surplus d'une région compensant les déficits d'une autre; ensuite, comme Adam Smith l'observait déjà, la croissance des marchés suscite la spécialisation, celle-ci à son tour suscitant un accroissement de la ressource globale de subsistances; aussi, pour peu qu'ils eussent un accès correct et équitable aux marchés, les paysans pouvaient en fait se protéger plus efficacement contre les hasards de leur environnement. Recourant ainsi à la théorie économique, nous avons pu donner du comportement paysan une explication diHérente de celle qu'a diHusée l'école de l'économie morale. Les recherches en cours prouvent qu'avec les marchés les paysans ne s'en tirent pas nécessairement plus mal. Plus, il semble que le consentement des paysans au système de marché dépende davantage de la nature des incitations qu'ils en reçoivent que de prédilections culturelles innées. Plus ils dépendent des marchés pour réduire les probabilités de famine, plus diminue en eux l'incitation à se conformer aux normes traditionnelles. Cela ne signifie pas qu'ils 25. Mançur Oison. The Logic of Collective ActioTl, Boston MA, Harvard University Press, 1965. Traduit sous le titre lA logique de l'actiorl collective, Paris, PUF, 1978.
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vont automatiquement adopter le marché et délaisser leurs normes, mais indique au moins qu'ils ressentent une incitation à orienter leur production vers le marché et à diminuer la dépendance dans laquelle ils se trouvent vis-à-vis des pratiques traditionnelles. C'est la quête d'une sécurité meilleure, que le marché est à même de procurer, qui motive ce glissement dans leur stratégie de production. Ce qui est important, c'est qu'il n'est nul besoin de contrainte pour que le paysan participe au marché. Disons plutôt qu'il lui est loisible d'y participer parce que le marché lui apporte une sécurité meilleure que les normes traditionnelles qui, elles, ne reposent que sur la capacité du village à assurer sa propre subsistance.
Troisième partie
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Violence collective et économie politique* La violence des masses, sa valeur morale et ses coûts économiques et sociaux
Tant pour la France que pour l'Angleterre, les historiens s'accordent à penser que les émeutes frumentaires représentent la forme d'action collective la plus caractéristique de la fin du 17e et du 18e siècles. Selon George Rudé, le pionnier de l'étude des actions collectives, on leur doit « la plus grande partie des troubles qui ont suscité un engagement actif des masses populaires de l'époque préindustrielle en France et en Angleterre» 1. Or ces émeutes sont un phénomène capital pour qui veut comprendre l'histoire de l'Europe du début de l'époque moderne car l'interprétation qui en est donnée oriente notre vision du changement historique à long terme. Inspirés par Rudé, des travaux récents révèlent l'existence d'un conflit, moral et culturel, né de l'attitude des gouvernements et des élites qui délaissèrent un système moral et politique de type pré-capitaliste pour celui du capitalisme. Cette attitude politique nouvelle aurait suscité l'hostilité des pauvres qui tentèrent, au nom de principes moraux, de sauvegarder les institutions pré-capitalistes et les droits acquis qu'ils en tiraient. Nombre d'étu• Une première version réduite de ce chapitre a été publiée dans les Annales ESC 45, 1990, p: 167·189 sous le titre
«
Politiques frumentaires et violence collective en Europe moderne
»,
dans une traduction due
à Jean·François Sené. 1. George Rudé, The Crowd in History : A Study of Popular Disturbances in France and England 173()'1848, New York, J. Wiley & Sons, 1964, p. 218. Traduit sous le titre La foule dans la Révolution française, Paris, Maspero, 1982.
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des conduites indépendamment les unes des autres en Angleterre et en France indiquent que les doléances y revêtent une structure rhétorique similaire: dans les deux pays, les foules, pour les mêmes griefs, s'opposaient à la politique des gouvernements qui souhaitaient instaurer un marché national des grains et limiter les interférences locales dans l'approvisionnement. Ces études nous permettent de comprendre qui, selon ces masses, bénéficiait de cette politique et de quelle manière elles justifiaient leurs actions. Mais, en général, elles ne nous livrent pas tous les éléments qu'exigerait une analyse exhaustive: elles ne s'intéressent pas aux conséquences macro-économiques ni au coût des actions collectives couronnées de succès et tendent à ignorer la divergence entre intérêts rural et urbain. L'analyse comparative que nous proposons ci-après s'écarte de ces interprétations récentes sur un autre point qui nous paraît important : nous entreprendrons de montrer que, selon qu'il s'agit de la France ou de l'Angleterre, le bilan des émeutes et le niveau de satisfaction obtenu diffèrent nenement. Or on ne peut expliquer cene différence ni par les préférences culturelles des élites gouvernementales ni par leur désir de préserver les structures d'approvisionnement traditionnelles : les res- · ponsables politiques des deux pays prônaient le marché et souhaitaient voir les grains aneindre des prix suffisamment élevés pour inciter les producteurs à accroître leurs emblavures et à investir dans de nouvelles techniques. L'objet n'est pas ici, en comparant Angleterre et France, d'opposer à un marché libre des grains un marché réglementé, mais plutôt de montrer en quoi des structures gouvernementales différentes induisirent des formes de réglementation différentes. Je voudrais essayer de comprendre pourquoi les politiques d'approvisionnement des deux nations divergent en examinant le processus de la décision politique en Angleterre et en France. Je considérerai les mouvements de protestation, les émeutes, les manifestations comme autant de formes de participation politique, d'où je concluerai que ce sont les changements politiques, et non moraux, qui permettent de rendre compte des bilans différents, selon les pays, des actions collectives des consommateurs de grains. li me faudra donc mesurer la capacité plus ou moins forte des groupes à s'organiser et à exercer leur influence sur l'autorité politique. j'espère montrer ainsi que la diversité des bilans reflète les différences de localisation du pouvoir politique entre les deux pays, alors que tous deux deviennent de plus en plus centralisés.
L'" économie morale» des masses de l'ère pré-industrielle
La réaction des masses aux mutations qui affectent les formes traditionnelles de distribution des subsistances fournit souvent des arguments à ceux qui voient une différence éthique entre ce qu'ils conçoivent comme deux cultures, capitaliste et pré-capitaliste. Dans un article riche d'enseignements sur les causes des révoltes dans l'Angleterre du 18< siècle, E.P. Thompson expose que « les revendications puisaient leur racine dans un consensus populaire quant à ce qui
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était légitime ou, en termes plus généraux, dans une intuition cohérente de normes et d'obligations sociales que, dans leur ensemble, on pourrait appeler l'économie morale des pauvres. Attenter à ces postulats moraux provoquait habituellement une action directe presque aussi vive que s'ils étaient complètement reniés ». Selon lui, les émeutiers se faisaient les défenseurs de l'économie traditionnelle, morale, de l'approvisionnement contre celle, nouvelle, du libreéchange: « lis réagissaient à une économie politique qui réduisait la réciprocité des échanges humains au réseau des relations salariales ,.2. E.P. Thompson s'inspire là de Rudé qui avait observé que l'action des masses en France avait en général pour effet de susciter un contrôle non officiel des prix; la « taxation populaire" : les gens, à l'échelon local, prenaient les choses en main et obligeaient les négociants à vendre le blé « à un juste prix ... Rudé voyait dans ce concept du juste prix une séquelle d'une mentalité pré-capitaliste selon laquelle les subsistances étaient affaire trop vitale pour être laissées à la discrétion des forces du marché: « les petits consommateurs et producteurs des villes et des campagnes réagissaient au changement en cours en s'accrochant avec obstination à l'ancienne tradition protectionniste et paternaliste progressivement abandonnée par les dirigeants» J . Les émeutes, selon lui, « étaient l'expression de l'hostilité que ressentait le petit peuple des villes et des campagnes à l'égard d'une mode nouvelle, d'une doctrine selon laquelle le prix des denrées de première nécessité devait être déterminé par le marché plutôt que par le souci de justice qui était de tradition» 4. Depuis la publication de l' œuvre pionnière de Rudé, bon nombre d'historiens ont acquis une notoriété en présentant des preuves susceptibles d'étayer leur préconception de la supériorité morale des pratiques sociales pré-modernes et en analysant les efforts que les masses ont déployés, au 18< siècle, pour prévenir le libre commerce et l'exportation des gratns. Le sociologue américain Charles Tilly est un de ces chercheurs qui considèrent les émeutes frumentaires comme le dernier sursaut de la société préindustrielle, destiné à stopper le progrès irrésistible du capitalisme. Ses nombreuses publications ont montré comment, au 18< siècle, hommes d'état et capitalistes ont joint leurs forces pour promouvoir une politique de libre négoce et développer des marchés nationaux pour les grains - ce qui revenait à assujettir la notion traditionnelle, plus morale, de droit aux subsistances à la logique des relations de marché. Se révolter devant des prix élevés ou bloquer des transports de grains, c'était s'en prendre au «système de relations de propriété 2. Cf. E.P. Thompson,« The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century " Past and Present 50, 1971, p. 71-136. Thompson soutient que les émeutes frumentaires étaient autant de symboles de la lune.: du peuple ... , ou «des pauvres,. contre ~ les mécanismes d'extorsion d'un marché n'obéissant à aucune règle » . Les foules qui bougeaient représentaient avant tout les intérêts des ouvriers de fabrication de cenaines villes à certains moments. Elles étaient loin d'être représentatives de toutes les villes et de tous les ouvriers.
3. Rudé, op. cit., p. 226. 4. Ibid., p. 30.
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qu'aujourd'hui nous nommons capitalisme ,.5. Les émeutiers s'efforçaient de sauvegarder une perception traditionnelle de la communauté qui réputait les droits de la collectivité plus forts que ceux de l'individu et pour laquelle les besoins de la communauté locale avaient le pas sur ceux de la communauté nationale. Louise Tilly, qui partage les mêmes vues, a récemment avancé l'idée que, dans la France du 18< siècle, les émeutiers fondaient leurs actions sur une idéologie cohérente et un " principe de légitimation ». La conception paternaliste que les émeutiers avaient du gouvernement les incitait à croire qu'il était de la responsabilité de celui-ci de les protéger contre des prix élevés. Ils croyaient aussi qu'on devait les protéger contre le capitalisme, son développement et son système juridique qui faisait si peu de cas des droits traditionnels. « En France, les conflits étaient moins liés à la pénurie au sens strict qu'à des objections d'ordre moral à l'expansion des marchés et aux mouvements de grains que cette expansion impliquait» 6. Ces auteurs accorderaient volontiers que l'économie morale des pauvres, dans l'Europe du 18 e siècle, reposait sur deux conceptions de l'équité, sensiblement différentes, trouvant leur expression dans deux types d'action collective ayant tous deux pour objet de réduire le coût des denrées : d'abord la conviction que les grains étaient matière trop précieuse pour être soumis aux forces du marché et qu'en temps de disette un «juste prix» devait prévaloir sur le prix du marché. Cette conviction, qui sous-tendait les demandes de mesures de taxation populaire ou de réglementation des prix, était souvent à l'origine d'agressions dont les victimes étaient les marchands, boulangers et paysans aisés soupçonnés d'accaparer les grains. De telles actions furent plus courantes en France qu'en Angleterre. Deuxième conception de l'équité, toute communauté devait avoir priorité d'accès aux grains produits localement. Dans cette perspective, les actions collectives prendront la forme d'" entraves », c'est-à-dire d'attaques contre des convois ou transports de grains 7. Les participants à ces actions affir5. Charles Tilly, 7he Contentious French, Cambridge MA, Harvard University Press, 1986, p. 23. Traduit sous le titre La France conteste: de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986. 6. Louise Tilly, « Food Entitlment, Famine, and Conflict >, in R.I. Rotberg et T.K. Rabb éd., Hunger and History : "Ihe Impact of Changing Food Production and Consumption Patterns on Society, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1985. Voir aussi Louise A. Tilly,« The Food RiO! as a Form of Political Conflict in France . ,journal ofInterdisciplinary History 1, 1971, p. 23-57 ; du même auteur, « Food Entitlment, Famine and Conflict., Journal of Interdisciplinary History 14, 1983, p. 333-349. 7. John Walter et Keith Wrightson exposent que, même au milieu du 17' siècle, l'action des foules anglaises prenait en général la forme d'entraves : 41. on constate l'absence de ces émeutes de réappropriation où les émeutiers visitent les maisons des exploitants agricoles, des meuniers ou d'autres individus nantis pour les mettre à sac et vider leurs greniers. Il y en aurait une explication plausible: les pauvres savaient
presque en toute cenitude qu'un défi aussi manifeste à l'ordre public ne pourrait que provoquer des représailles brutales des autorités '. Cf. leur « Dearth and the Social Order in Early Modern England " in Paul Slack éd., Rebellion, Popui4r PrOlest and the Social Order in Early Modern Engi4nd, Cambridge GB, Cambridge University Press 1984, p. 119. John Stevenson a soutenu de façon similaire qu'. une partie substantielle des troubles a eu lieu dans des pons, des villes de marché ou des points de rupture de charge pour les transports •. Cf. « The Moral Economy of the English Crowd », in A. Fletcher et J. Stevenson éd., Order and Disorder in Early Modern Engla1Zd, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1985, p. 233. Au contraire, John Bohstedt soutient que la fixation des prix par la foule était un trait « classique . des émeutes frumentaires dans le Devon. Il calcule que deux émeutes sur trois étaient une façon de réagir aux prix. Cf. son Riots and Community Polities, Cambridge MA, Harvard University Press, 1983.
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maient ainsi leur droit à consommer en priorité ce qui était produit localement. En période de disette, il arrivait aux responsables locaux de donner leur aval à ces actions populaires qui ne visaient qu'à prévenir l'écoulement des grains à l'extérieur. Aussi les acteurs de ces entraves risquaient-ils moins d'encourir une peine que ceux qui agissaient pour obtenir une taxation populaire. Les auteurs cités ci-dessus ne se feraient guère prier pour dire que ces revendications d'autosuffisance régionale étaient, du fait de leur fondement moral, plus justes ou plus équitables pour les pauvres que les valeurs développées par le capitalisme. Dans ce chapitre, nous nous demanderons précisément si, en se développant à l'échelle nationale, les marchés libres des grains ont effectivement suscité un conflit entre l'efficience économique et l'équité sociale. La théorie économique suggère que les pratiques associées à une économie morale servaient en fait l'intérêt de groupes professionnels étroits, circonscrits à chaque région, aux dépens de l'intérêt général. Ces pratiques réduisaient les rendements agricoles et accéléraient l'exode rural, tout en diminuant la productivité globale. La conséquence en était un développement de l'urbanisation sans redistribution efficiente des ressources. L'opinion selon laquelle de telles pratiques visaient à sauvegarder un système d'accès aux grains plus moral qu'une répartition dictée par les lois du marché ne représentait que la position d'un groupe, le plus bruyant et le mieux organisé : les consommateurs urbains. Mais, si nous voyons bien les avantages de ces interventions pour les consommateurs, nous n'en voyons pas le coût. Il se pourrait que le coût des subventions accordées à la consommation ait été plus élevé que les avantages qu'en tiraient les consommateurs, car la productivité globale de l'économie s'en trouvait diminuée. Dire que la politique frumentaire dictée par l'économie morale dressait les intérêts urbains contre les intérêts ruraux n'exclut pas que certains membres de la communauté rurale n'aient préféré une telle politique. Les pauvres ne disposaient pas des outils d'analyse nécessaires pour comprendre que la politique traditionnelle de type paternaliste pouvait contribuer à perpétuer et aggraver la misère paysanne. Une politique de prix élevés pour les grains aurait préservé un plus grand nombre d'emplois bien rémunérés dans les campagnes. De telles conditions d'emploi n'auraient sans doute pas bénéficié de manière égale à tous les paysans, mais elles auraient favorisé globalement la campagne par rapport à la ville. Le tort fait par le bas prix des grains aux manouvriers qui travaillaient la terre est aussi important que les pertes qui en résultaient pour les propriétairesproducteurs. Il y a perte de revenu car l'emploi se réduit et les salaires diminuent. Il n'en va pas autrement pour le manouvrier payé en nature. Le bas prix des grains représente pour lui un coût plus élevé car son travail se trouve dévalué. Bref - et ceci tient à la structure de l'autorité politique -la capacité d'épargne de la France se transférait de l'agriculture à l'économie urbaine ; elle délaissait la production de biens destinés au vaste marché domestique pour une production de luxe à des prix fixés par l'offre et la demande sur les marchés internationaux.
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Les «économistes moraux» que nous venons de citer ont apporté une contribution significative à notre compréhension des actions populaires collectives du 18e siècle. Ils nous ont éclairés sur le contexte culturel des revendications des émeutiers, sur leur langage ainsi que sur le symbolisme qui leur était commun. Leurs travaux mettent en lumière les objectifs des protestataires. En prenant au sérieux le langage de leur protestation, ils nous ont appris que les émeutiers percevaient leurs actions en termes d'obligations et droits moraux. Dans ce chapitre je m'attacherai à un aspect quelque peu différent de ces actions collectives: dans quelle mesure les émeutiers ont-ils pu influencer ou déterminer la politique frumentaire nationale? On verra que leur influence a dépendu de leur capacité à s'organiser et de la qualité de leur accès à l'appareil d'Etat. Les vues exprimées ici et celles des « économistes moraux» ne s'excluent pas mutuellement, mais la perspective qu'ils ont adoptée laisse d'importantes questions sans réponse. J'essaierai de démontrer que les structures politiques différentes de la France et de l'Angleterre au 18 e siècle expliquent le succès ou l'échec relatifs - dans les deux pays respectivement - des émeutes frumentaires. J'utiliserai d'abord un modèle de l'action collective dérivé de l'économie formelle néo-classique pour expliquer pourquoi les coalitions urbaines proto-industrielles et industrielles étaient mieux à m&me d'exprimer leurs objectifs à travers des actions collectives que la masse paysanne, qui cependant constituait la très grande majorité de la population. Ensuite j'étudierai la différence entre les résultats qu'ont produits les émeutes dans les deux pays 8 : j'essaierai, par une approche politico-économique, de comprendre pourquoi, en France, les masses purent acquérir à leur avantage certaines mesures de politique publique, alors qu'en Angleterre elles ne parvinrent pas à arracher des concessions similaires au gouvernement 9. Enfin j'évoquerai les effets différents que les politiques gouvernementales eurent sur le négoce intermédiaire des grains et sur la capacité des négociants à créer des moyens de stockage propres à limiter les crises à venir. Pourquoi les consommateurs étaient-ils plus aptes à se rebeller que les producteurs?
La structure de toute action collective, telle que nous la décrit Mançur Oison, permet de comprendre pourquoi les intér&ts des travaillelirs urbains se trouvèrent favorisés en France, alors que la paysannerie constituait la majeure partie de la population. Oison expose que des groupes diffus et de grande taille sont en général moins aptes à atteindre leurs objectifs collectifs que des groupes 8. George Rudé pensait que. les émeutes de subsistance étaient plus courantes en France qu'en Angle. terre >. Sur la fréquence et la chronologie des émeutes, voir Rudé, Paris and London in the Eighteenth Cen· tury, New York, Viking Compass Ed., 1973, p. 55. 9. Rudé, The Crowd in History, op. cit., p. 45. Rudé soutient que les paysans participaient eux aussi aux émeutes frumentaires en France. Rien dans mes recherches en Bourgogne ne me permet de le penser. De toute façon, la composition des foules françaises en mouvement, quelle qu'elle ait été, n'est pas un élé-
ment de l' argumentation de ce chapitre.
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concentrés et de taille réduite, car les avantages moyens que peut escompter chaque membre des groupes importants sont moindres que ceux qui échoient aux membres des groupes plus restreints. Quand, pour chaque membre d'un groupe, le retour d'une action qu'inspire ce groupe est moins que proportionné à son effort, la tendance, pour ce groupe, est d'échouer à obtenir une provision optimale du bien collectif. La motivation d'un individu à participer à l'action d'un groupe est moindre si le gain probable qu'il retirera de l'action collective ne compense pas le coût qu'il a eu à supporter pour atteindre au bien collectif. La probabilité d'une action collective est encore plus faible si les individus sont assurés d'en obtenir les avantages même s'ils n'en supportent en rien le coût. Plus le groupe est large et diffus, plus les coûts d'organisation sont élevés; il faut donc « sauter une haie plus haute» avant d'atteindre au moindre bien collectif. En revanche des groupes plus restreints, dont les intérêts sont plus concentrés, peuvent agir de manière plus décisive et gérer leurs ressources plus efficacement. J'appliquerai ces principes à la France: le coût de la politique frumentaire du gouvernement y était réparti sur des millions de paysans dispersés entre quelque vingt mille villages, alors que les bénéfices convergeaient sur un faible pourcentage de la population, concentré dans quelques centaines de villes. Autre point qu'il importe de garder à l'esprit, le coût moyen par paysan de cette politique frumentaire était faible en comparaison des avantages qu'en tirait le travailleur des villes, même si le coût global pour la population rurale était élevé. C'est pourquoi les producteurs de grains français ne purent agir efficacement comme groupe de pression pour obtenir du gouvernement une politique favorable à leurs intérêts - et cependant ils avaient en commun des intérêts d'importance vitale. Les émeutiers, truchements en général des intérêts urbains (et des réseaux ruraux qu'avaient constitués les manufactures proto-industrielles à partir des villes) purent faire prévaloir ces intérêts sur ceux du groupe plus large, celui des producteurs qui étaient un important segment de la paysannerie. En conséquence les lois françaises imposèrent souvent des restrictions à l'exportation, limitèrent la liberté des négociants, réduisirent le stockage et baissèrent les prix. En Angleterre comme en France, ce furent les ouvriers et employeurs des villes, coalisés, qui firent le plus fortement pression pour que le gouvernement intervînt dans le commerce des grains 10 : une augmentation du coût des subsistances réduisait le revenu déjà modique de l'ouvrier des villes et réduisait 10. Les historiens de l'Angleterre s'accordent à penser que les émeutiers anglais étaient des habitants des villes. Comme l'indique A. Charlesworth, • nous affirmons entre autres que, dans leur grande majorité, les émeutes de subsistance n'étaient pas animées par des travailleurs ruraux ». eut aussi des émeutes de ce type dans des zones rurales, mais elles y étaient dues à des artisans et à des ouvriers de la proto-industrie ou de l'industrie. Cf. Andrew Charlesworth éd., An Atlas of Rural Protest in Brirain, 1548-1900, Philadelphia PA, University of Pennsylvania Press, 1983, p. 1. Du même, p. 63: • les émeutes de subsistance en Angleterre étaient en général des actions collectives directes d'artisans des villes et d'ouvriers de la protoindustrie et de l'industrie, autrement dit d'ouvriers non-agricoles ... Ces émeutes étaient essentiellement une stratégie à laquelle avaient recours les travailleurs de l'industrie pour défendre leur niveau de vie >. Les historiens de la France sont moins unanimes sur ce point, mais, comme je l'ai noté plus haut, cela n'affecte pas l'argumentation de ce chapitre.
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d'autant sa capacité à acheter des biens manufacturés. Pour éviter des ruptures de la demande urbaine, le gouvernement allait encourager une politique de réduction du coût de la vie dans les villes 11. est bien possible que les émeutiers aient été avant tout des citadins - des employés de l'industrie ou de la proto-industrie - cherchant du pain à bon marché par le biais d'une réglementation du marché. En France, les émeutes fournirent aux autorités municipales l'occasion de réaffrrmer leur contrôle exclusif sur les ressources locales en grains - ce qui signifiait: maintien du contrôle traditionnel du marché et des prix, interdiction des expéditions de grain hors de la ville ou de la région, autorisations de vente réservées aux seuls marchands locaux et limitation de l'accès des marchands forains au marché local. Ce furent les producteurs ruraux qui supportèrent le coût de cette politique destinée en premier lieu à réduire le coût des subsistances. Cette coalition politique urbaine, pour reprendre les termes de Mançur Oison, partageait un petit nombre de motivations fondamentales, mais sélectives, qui rendaient son organisation relativement peu coûteuse 12. Les paysans, eux, étaient dispersés dans des villages largement indépendants les uns des autres. Aussi la paysannerie, le groupe cependant le plus nombreux de la nation, dont les membres avaient en commun des intérêts vitaux, fut-elle incapable d'exprimer ses besoins et de faire pièce à la capacité d'organisation des travailleurs rebelles des villes. Ces émeutiers peuvent bien avoir revendiqué leur droit à un juste prix pour leur pain, ce fut leur capacité à s'organiser qui rendit leur revendication visible et menaçante. Et cette revendication était en fait, dans ce qui la fondait, tout sauf morale: ils exigeaient des subsides pour des denrées que produisaient les paysans, au détriment de ceuxci 13. Ainsi les émeutiers se comportaient-ils en porte-parole d'un intérêt spécifique qui ne pouvait arriver à ses fins qu'aux dépens du plus grand nombre. n y avait là exploitation du grand par le petit. De ce modèle général de toute action collective, il ressort que les masses urbaines sont sans doute plus susceptibles d'organisation que les groupes ruraux, mais le modèle n'explique pas pourquoi les émeutiers des villes ont en général réussi à bloquer la mise en place d'une politique de libre-échange en France et non en Angleterre. Une comparaison entre l'organisation politique française de l'absolutisme et les structures anglaises, plus pluralistes, nous permettra, je
n
11. L'accent est mis sur la demande locale parce que des subventions accordées aux travailleurs urbains tendraient
à déplacer la demande de biens manufacturés, mais ne seraient pas de nature à accroître l'agrégat
de la demande nationale pour ces mêmes biens. Joel Mokyr apporte des éclaircissements sur ce point, ainsi que sur d'autres conceptions erronées de la stimulation de la demande industrielle par la demande agricole. Cf. Joel Mokyr, • Demand vs. Supply in the Industrial Revolution >,Journal ofEconomie Hislory 37, 1977, p.981·1oo8. 12. Les actions collectives auxquelles je m'intéresse se déroulèrent essentiellement en milieu urbain, mêm~ si, comme c'était partois le cas en France, leurs acteurs vivaient à la campagne. Pour la plupart, ces participants-<:i travaillaient en fait à domicile pour des manufactures appartenant aux circuits de l'offre et . de la distribution urbaines. 13. Des groupes ont pu prétendre qu'ils se battaient pour défendre une morale et des coutumes immémoriales, mais leur prétention
étalt aussi nouvelle que les pratiques contre lesquelles ils s'élevaient. TI ne
s'agissait que de vendre quelque chose de neuf sous un habit ancien.
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l'espère, de comprendre pourquoi le gouvernement de Paris était plus vulnérable à la désaffection des consommateurs que celui de Londres. Cette vulnérabilité, nous la constatons, dans la France de l'époque, à l'occasion de plusieurs incidents provoqués par une hausse des prix suivie d'un vaste mécontentement. Les émeutiers réussirent à stopper l'expédition des grains, forcèrent les négociants des marchés à baisser leurs prix et amenèrent les représentants des pouvoirs publics à renoncer au libre échange, à fixer un prix et à réglementer l'offre. Chaque fois, l'émeute provoqua le retrait d'un décret du gouvernement déréglementant le commerce des grains. En Angleterre, des troubles similaires eurent rarement le même effet. Pourquoi les revendications des émeutiers français étaient-elles plus menaçantes pour les pouvoirs publics que celles, similaires, des foules anglaises ?
Les émeutes frumentaires en Angleterre Les émeutes frumentaires anglaises ont été rarement dues à une disette aiguë, c'est plutôt le principe même de l'exportation des grains qu'elles remettaient en question. Par exemple, la période 1730 à 1750 vit un nombre exceptionnel de bonnes années et d'abondantes moissons, et cependant les exportations provoquèrent couramment des actions de foule pendant cette période. Le grain en transit et même les exportateurs furent les cibles les plus fréquentes de ces attaques 14. li Y avait à cela deux raisons principales: la crainte d'une éventuelle famine à venir et la conviction que l'exportation renchérissait les prix locaux. Même en des années fastes, des négociants en grains furent molestés par des bandes opposées aux exportations. La conséquence en fut une législation, en 1737, qui instituait des peines sévères (travaux forcés, flagellation publique, déportation) pour quiconque ferait obstacle à l'achat ou à l'expédition de grains. Lorsque, dans les années 1740, une réelle pénurie suscita des émeutes un peu partout en Angleterre, le Parlement refusa néanmoins de retoucher la législation favorisant l'exportation; il se contenta de remettre en vigueur une législation remontant à 1552 qui réprimait le retrait de ventè, le stockage frauduleux et l'accaparement. Nous ne possédons pas encore un état exhaustif des émeutes anglaises, mais les auteurs de l'ouvrage édité par A. Charlesworth - An Atlas of Rural Protest in Britain - apportent une information abondante sur leur distribution géographique et sur les formes que ces actions ont revêtues. Entre 1660 et 1737, on relève 56 manifestations liées aux subsistances, on en trouve 84 pendant la seule année 1740, plus de 140 intéressant 30 comtés différents pendant la crise de 1756-57 et plus de 170 en 1766. Le coût pour les émeutiers déférés devant 14. T.H. Baker, Records of the Seasons: Priees of Agricultural Produce and Pbenomena Obserued in the British Isles, Londres, 1883, p. 187.
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le juge pouvait être sévère. Si les autorités ne pouvaient pas grand chose pour soustraire les fournisseurs de grains à des manœuvres non violentes d'intimidation ou pour prévenir des attaques spontanées contre des convois de grains, elles faisaient fréquemment appel à l'armée pour réduire les soulèvements qui duraient. La réaction des autorités municipales tendait à être brutale, surtout lorsque les maires avaient eux-mêmes des intérêts dans le commerce des grains. Ainsi, en 1728, le maire de Falmouth sollicita d'un vaisseau de ligne ancré dans le port la mise à disposition de deux détachements après avoir eu vent d'une menace de coup de main sur des grains à exporter. Lors des émeutes de 1756 dans les Midlands, les magistrats ne traînèrent pas à juger et à pendre deux meneurs. La force armée fut encore utilisée pour liquider les émeutes qui continuaient à couver à Derby et Nottingham 15. En 1766, sept émeutiers furent exécutés et 57 furent condamnés pour crime 16. John Bohsted nous apprend qu'entre 1790 et 1810,6 % environ des émeutes frumentaires se soldèrent par mort d'homme, puisqu'il y eut «un émeutier ou plus de tué dans 37 émeutes sur 617» 17. Dépendre des militaires n'était pas l'idéal. Douze régiments seulement étaient disponibles en temps de paix pour le maintien de l'ordre. Les troupes, prélevant leur nourriture, représentaient pour l'approvisionnement un poids de plus et il y eut des cas où elles participèrent aux émeutes. Malgré leur fréquence et leur portée nationale, les soulèvements britanniques eurent peu d'effet sur la politique nationale des grains. Sans doute les autorités pouvaient-elles remettre en vigueur des dispositions anciennes sanctionnant des abus commerciaux, augmenter les secours aux pauvres, suspendre temporairement l'exportation (en général trop tard pour éviter la famine) et parfois subventionner l'offre de grains. Les négociants, eux, pouvaient accorder à la foule quelques concessions plus ou moins régulières pour éviter les affrontements. Mais, contrairement à ce qui se passait en France, les exportations tant vers l'étranger que vers les autres régions du pays ne firent jamais l'objet de restriction et la vente des grains ne fut jamais confinée dans un petit nombre de marchés surveillés par la puissance publique. Les marchands anglais n'avaient nul besoin d'autorisation pour commercer à l'intérieur du pays. La milice ne fur jamais envoyée chez les gros exploitants pour les forcer à vider leurs gre-
15. Jeremy Caple, « North Midlands: August and September 1756 " in A. Charlesworth éd., An Atlas
of Rural Protest, op. cit., p. Ill. 16. Comme l'explique Dale Williams, « là où la fréquence et l'extension des troubles dépassaient les capacités des magistrats locaux, le gouvernement envoyait la troupe » . lM, p. 88. 17. Cf. J. Bohstedt, Riots and Community Politics in England and Wales, 1790·1810, p. 230. J. Stevenson relate aussi qu'« au cours des différents troubles dus aux subsistances [entre 1700 et 1800] ... plusieurs émeutiers furent tués par les forces de l'ordre et nombre d'autres furent exécutés >. Cf. The Moral Economy of the English Crowd, op. cit., p. 235. 18. J. Stevenson,« Food Riots in England, 1792·1818, in R. Quinault et J. Stevenson éd., Popular Pro· test and Public Ortler ,' Six Studies in British History, 179CJ.1920, Londres, G. Allen & Unwin, 1974, p. 47·8 ; et A. Charlesworth, An Atlas ... , op. cit., p. 100.
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niers 19. La taxation populaire n'était pas tolérée en Angleterre et, semble-toi!, les émeutiers y risquaient des peines bien plus sévères qu'en France; ajoutons que, malgré une présence plus dense de troupes, l'armée française a été moins fréquemment requise contre les émeutiers 20.
Les primes à l'exportation en Angleterre
Les historiens anglais, nous venons de le voir, estiment que l'exportation des grains et les mesures politiques qui la favorisent ont été le plus souvent à l'origine des émeutes du 18 e siècle. Il n'en est que plus remarquable que, pendant la plus grande partie de cette période (à partir des années 1680), le gouvernement ait encouragé l'exportation des grains en la dotant de primes. Même plus tôt, autour de 1670, nous voyons se former une politique de soutien aux propriétaires terriens sous forme de subventions à l'exportation des grains qui entraînent une hausse de leur cours. Cette politique allait à contre-courant de la politique antérieure faite de protection du consommateur et de subventions à la consommation. Pourquoi ce changement de cap? Au début des années 1670, les exploitants commencèrent à se plaindre du trop bas prix des grains, qui ne leur laissait pas de quoi faire face aux obligations de leur bail. Les intérêts agraires étant fortement représentés au Parlement, ces doléances purent être formulées avec une vigueur persuasive 21, de sorte qu'en 1672 un acte du Parlement protégea le marché intérieur de toute importation de grain et encouragea l'exportation en instituant des primes sur tout grain chargé à destination de l'étranger. On lit dans le préambule que ces pri-
19. E.P. Thompson a souligné que les magistrats de l'appareil judiciaire répugnaient souvent à infliger des peines sévères aux protestataires et montré comment les tribunaux pouvaient invoquer des règlements
des temps anciens pour limiter l'acivité des intermédiaires sur les marchés. Cependant ces magistrats avaient peu d'influence sur l'administration publique. La politique nationale était dictée par le Parlement et appliquée par les Justices of the Peace. Contrairement aux magistrats de l'ordre judiciaire, le législateur et ces agents d'exécution n'avaient guère pour souci, en général, de préserver d'anciennes traditions juridiques de protection des consommateurs. Il faut distinguer entre le traitement juridique dispensé par les juges et la formation des décisions politiques propres à satisfaire le consommateur. Thompson souligne aussi l'effet paralysant que la menace d'émeutes ou le souvenir d'émeutes anciennes pouvaient avoir sur le componement des marchands. Mais c'est là encore omettre l'essentiel, à savoir quels étaient les groupes qui déterminaient la décision politique et qui l'appliquaient. 20. On recourut à la troupe, en France, pour réprimer les émeutes massives et d-extension nationale
de 1775. Des centaines de protestataires furent arrêtés et on procéda à deux exécutions publiques dans la capitale. Cf. G . Rudé, The Crowd in History, op. ciL, p. 28-30. Mais, à part pour les années 172\ 1752 et
Ins,
le recours
à la troupe ne semble pas avoir été courant. Au contraire, en Angleterre,
«
les troubles
qui éclataient dans l'ensemble du pays ... étaient dans la plupart des cas facilement écrasés par les militaires ' . Cf. David Ormrod, English Grain Exparts and the Structure of Agrarian Capitalism 1700-1760, Hull, Hull University Press, 1985, p. 89. 21. Ce n'est qu'au début du 19< siècle que les représentants des villes eurent suffisamment de poids au Parlement pour demander une politique des subsistances favorable aux intérêts du consommateur urbain.
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mes aideraient les propriétaires terriens à mieux faire face à la nouvelle taxe foncière. Ce système de primes fut suspendu après une période de mise à l'essai, mais il fut définitivement remis en vigueur en 1688. Grâce à cette prime, les producteurs anglais purent exporter une quantité considérable de grain au 18< siècle; ils purent aussi payer leurs impôts 22. Mais ces primes eurent un autre effet, sur rien moins que les prix. L'exportation n'intéressait en général que moins de 3,5 % de la production intérieure totale, mais il y eut des années où elle atteignit 10 % 23. Quoi qu'il en fût, l'exportation eut un effet spectaculaire sur les prix intérieurs: les subventions à l'exportation les élevèrent de 19 % 24. Il est probable que le prix des grains (et surtout du blé) ait été, en Angleterre, le plus élevé de toute l'Europe pendant presque toute la période qui va de 1690 à 1760, à l'exception des années 1740 25 • On peut supposer que, sans les primes, l'Angleterre n'aurait pas été aussi heureuse dans ses exportations. Le prix du blé anglais
Alors que, partout en Europe, le prix des produits agricoles baissait, souvent de manière spectaculaire, il resta relativement constant en Angleterre. Si l'on se réfère à l'indice comparatif de ces prix calculé par Abel pour la période 1650-1700, on relève qu'à partir d'une base 100, en 1650, l'indice de ces prix était, en 1700, de 84 en Angleterre, 75 en France, 73 dans le sud des Pays-Bas, 70 dans les Provinces Unies et 60 en Pologne 26 • Les Anglais maintinrent un niveau élevé d'exportations pendant cette période de vive activité commerciale, mais ce ne fut nullement l'effet de bas prix de production: il semble d'après les chiffres donnés par Braudel et Spooner que le système anglais de vastes domaines ait obtenu des résultats moins compétitifs que le système français de petite production paysanne 27. Les prix ayant cours à Londres (plus bas en général que ceux du reste de l'Angleterre entre 1700 et 1759) étaient encore plus élevés que ceux qui se pratiquaient à Dantzig, sauf pendant les années 1740. Comment expliquer alors le caractère concurrentiel du blé anglais? La géographie donne en partie la réponse: l'Angleterre, à son avantage, était plus proche que Dantzig 22. Travaillant à panir des états statistiques des versements de ces primes, N.S.B Gras donne une esti· mation spectaculaire de l'accroissement annuel des exportations de grain: entre 1697 et 1731, la moyenne annuelle fut de 353353 quartlm, alors qu'elle n'avait été que de 303 925 entre 1675 et 1677. Cf. Gras, The Evolution of the English Corn Market, Cambridge MA, Harvard University Press, 1915. 23. j.A. Cbanre, • The Marketing of Agricultural Produce " in j. Tbirsk éd., Agrarian History ofEngland and Wales, 1640-1750, 5 voL, v.2: Agrarian Change, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1985, p. 448 et 450-4. 24. Ibid., p. 500. 25. Cf. Ormrod, English Grain Export, op. ciL, p. 49·52. 26. W. Abel, Agrarkrisen und Agrarkonjunktur im MittelEuropa vom 13. bis zum 19. Jahrbundert, Ber· lin, 1966, p. 152·3. 27. Cf. F. Braudel et F. Spooner, • Priees in Europe from 1450. in E.E. Rich et CH. Wilson éd., The Cambridge Economie History of Europe, voL 4, p. 470-1.
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des principaux marchés européens et, en outre, ses ports étaient ouverts en hiver, ce qui n'était pas le cas de Dantzig. Mais, ce qui compte le plus, les primes absorbant le coût du fret et de la manutention, le blé anglais devenait compétitif en Europe. Autre élément de réponse, l'Angleterre avait des capacités de stockage et des réserves qui assuraient une relative stabilité des prix. Bien que le cours moyen anglais ait été élevé, sa stabilité permettait de mettre à profit la plus grande disparité des prix pratiqués selon les régions de l'Europe et leur considérable fluctuation. Grâce à cette politique de soutien à l'exportation, les domaines anglais bénéficièrent d'un avantage sur les petites exploitations françaises qu'elles n'auraient pas eu en son absence, en cette période de surplus et de bas prix continentaux. Sur les vastes domaines anglais, les fermiers maintinrent en culture plus de terre arable qu'il n'eût été nécessaire dans des conditions différentes. Le commerce des grains a certainement contribué à l'aisance des producteurs et à la prospérité agraire. Mais il est difficile d'estimer ce que ces subsides agricoles ont coûté, net, à la croissance économique globale de la Grande-Bretagne 28.
L'évolution du marché anglais: l'amélioration des échanges intérieurs
L'efficience de la production anglaise de grains semble due davantage à une amélioration de la distribution et de la mise sur marché qu'à des gains de productivité. La déréglementation du commerce à laquelle on assiste dans l'Angleterrre du 18 e siècle a provoqué la création d'un vaste marché des grains, hautement spécialisé. Les historiens de l'économie anglaise soulignent que les marchés prennent un caractère de plus en plus national et que les prix des produits de base tendent à devenir uniformes à mesure que les régions se spécialisent. « Régionalisme et provincialisme étaient en voie de perdition sur le marché domestique» et, en 1750, le marché était national 29. L'information sur les tendances du marché s'améliorait, la marchandise était disponible, les prix élevés: il y avait là de quoi stimuler la croissance de réseaux d'approvisionnement efficaces adaptés à des populations urbaines en rapide croissance. La concurrence s'intensifiait entre rouliers et propriétaires de bateaux de cabotage, la presse provinciale publiait les prix pratiqués à Londres. En 1751, la Bourse au blé devint un lieu de rencontre entre marchands et autres négociants spécialisés dans les grains. Les intermédiaires furent autorisés à faire acte de commerce en dehors du siège officiel du marché, acquérant ainsi davantage de liberté et augmentant leur influence sur le négoce. Les exploitants des environs de Londres se ren28. Cf. la discussion entre N.F.R. Crait, Jeffrey G. Williamson et Joel Mokyr dans Explorations in Eco· nomic History 24, 1987, p. 24S.325. Voir en outre E.L. Jones, « Agriculture 1700-80 >, in R. Floud et D. McCloskey éd., The Economie History of Britain since 1700, vol. l, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1981, p. 3~6; Orrnrod, English Grain Export<, up. cit, p. 70-95. 29. Chanre, « The Marketing of Agricultural Produce >, op. cit, p. 406-502.
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daient de moins en moins au marché: ils vendaient aux intermédiaires itinérants sur échantillons. Le fait que la vente au détail des grains sur les marchés publics perdait de son importance allait contribuer à enlever aux émeutiers toute influence sur la fixation des prix; le consommateur anglais s'adressait dorénavant aux magasins pour ses achats de grain. Il y avait des différences d'échelle considérables entre les opérations des divers marchands anglais : cela allait des modestes chargements de caractère spéculatif arrangés par des non-spécialistes jusqu'aux quantités considérables traitées par les fournisseurs de la marine qui, en 1750, livraient mensuellement 4 000 quarters de farine grossièrement blutée (soit environ 50 tonnes, ND7). A la fm du siècle, le négoce des grains était dominé par une poignée de marchands 30 • L'un d'entre eux, Thomas Farrer, se targuait d'avoir expédié 40 000 quarters en un an. Les frères Coutts, de Londres et Edimbourg, avaient créé un réseau complexe d'agents qui sillonnaient l'Angleterre et l'Ecosse pour alimenter leurs exportations vers de multiples destinations 31. Si l'on s'en rapporte aux travaux de Steven Kaplan sur le commerce français des grains, on ne constate pas en France d'opérations commerciales de cette envergure aux mains d'un ou deux grands négociants.
Le crédit et les intermédiaires En Angleterre, le code des opérations à crédit permettait aux intermédiaires de prendre des risques que leurs homologues français n'auraient sans doute pas pris. Un marchand de Londres pouvait par exemple faire crédit à un boulanger car il savait qu'en cas de défaut de paiement il pourrait le poursuivre en justice et le menacer de prison pour dettes. Le système garantissant le paiement des dettes, on investissait plus aisément pour améliorer les transports ou le stockage. A long terme, ces investissements allaient augmenter la qualité de service du marchand et lui permettre de mettre plus de grain à la vente au prix du marché, et si possible à un prix plus bas. Contrairement au système britannique, le crédit, en France, ne bénéficiait pas structurellement du soutien actif de l'appareil coercitif de l'Etat. En cas de litige entre un marchand et un boulanger à propos d'une fourniture à crédit, il y avait peu de chose que l'Etat pût faire pour aider à le régler. Il y avait donc un risque, et de ce fait le boulanger parcimonieux n'avait pas l'occasion de se distinguer de ses collègues prodigues. En conséquence, l'ensemble de la profession souffrait. Steven Kaplan explique que le gouvernement français hésitait à intervenir en faveur des intermédiaires parce que les autorités locales voulaient" maintenir en place autant de boulangers que possible» 32. Mais le pro30. Ibid., p. 501. 31. L'histoire de ceue entreprise nous a été racontée par W. Forbes, Memoin of a Banking House (livre préparé en 1803 et publié à Edimbourg en 1859). 32. Steven L. Kaplan, Provisioning Paris: MerchanlS and Mil/ers in the Grain and Flour Trade during the Eighteenth Century, lthaca NY, Cornell University Press, p. 148-151 (citation p. 150). Traduit sous le titre Les ventres de Paris: pouvoir et approvisionnement dans la France d'Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988
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blème réel n'était pas de protéger les boulangers des griffes d'intermédiaires voraces. Ce qui freinait l'augmentation du nombre des boulangers, c'était le nonrespect des contrats, de sorte que le boulanger qui voulait s'établir avait bien du mal à se faire ouvrir un crédit. En France, au 18 e siècle, on aurait pu recourir à des peines de prison, aux saisies ou à d'autres moyens légaux pour permettre aux marchands de recouvrer leurs créances. Mais il y avait bien des échappatoires pour un boulanger qui voulait échapper à la prison ou étaler au maximum le remboursement de ses dettes, de sorte que le marchand parvenait difficilement à se faire payer les échéances non honorées. Le respect des contrats de prêt étant à ce point douteux, il ne pouvait qu'y avoir de moins en moins de boulangers et ceux qui restaient manquaient de ressources en capital. Si 25 % des boulangers français mouraient endettés, ces dettes étaient souvent insignifiantes, puisque, en l'état de choses décrit ci-dessus, ils n'étaient pas à même d'emprunter des sommes importantes 33 • D'une façon générale, en l'absence, dans l'Etat, d'une volonté politique affirmée de protéger les créanciers contre les défauts de paiement, les négociants en grains perdirent toute aptitude à prendre des risques et le résultat en fut un négoce sous-capitalisé. La politique de l'approvisionnement en Angleterre
Comme nous venons de le voir, la politique du gouvernement anglais, dès la fin du 17e siècle, avait été de favoriser les producteurs de grain, les marchands et exportateurs. Les dispositions qui avaient été prises antérieurement en faveur des consommateurs, et qui d'ailleurs n'avaient jamais été bien appliquées, furent abandonnées aprés 1672 YI. Outhwaite nous en a donné une illustration frappante en opposant les efforts du gouvernement en 1590, lors d'une sévère disette, pour réglementer le marché à son inaction dans une même situation un siècle plus tard. Les services officiels ignorèrent purement et simplement les crises de 1692 et 1693 et on constate bien peu d'action gouvernementale à la suite des mauvaises récoltes de 1695 et 1698 35 • Cette absence de réaction du gouvernement aux pénuries des années 1690 fut un prélude annonçant la déréglementation du marché intérieur, trait essentiel du 18 e siècle. Si les pouvoirs publics firent peu pour mettre le consommateur à l'abri de prix élevés, ils firent beaucoup au contraire pour étouffer les rébellions sans 33. Ibid., p. 149. 34. li n'y eut jamais en Angleterre de mécanisme durable de contr8le du commerce des grains. Il arriva bien au roi de réglementer les exportations rurales en temps de disette, mais il pr8nait la liberté du corn· merce des grains dès 1361. De même, les autorités anglaises ont rarement fixé un prix pour le blé; elles légiférèrent à l'occasion pour réglementer les approvisionnements, mais elles n'allèrent jamais jusqu'à pro-
céder à des saisies. Cf. Gras, Evolution of the English Com Market, op. cit., p. 132-3. 35. On ne trouve pas trace
dans les documents gouvernementaux d'un quelconque débat qu'auraient
provoqué les pénuries de grain de 1692, 1693, 1695 et 1698; celleHi ont d'ailleurs suscité peu d'actions de la part du gouvernement. Cf. R.B. Outhwaite, « Dearth and Government Intervention in English Grain Market, 1590-1700 >, Economie History Review, 2' série, 34, 1981.
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concéder grand chose aux émeutiers. L'agitation prolongée était réprimée par la troupe et de toute façon débouchait rarement sur une victoire populaire comme cela a été si souvent le cas en France. L'exécution de la loi était si brutale et si délibérée qu'il se peut fort bien qu'elle ait contribué à la croissance du taux de mortalité en Angleterre 36. Le caractère particulier des conditions politiques qui ont rendu possible une telle répression nous apparaîtra plus clairement si nous comparons l'Angleterre à la France. La nouvelle politique frumentaire qui se dessine en Angleterre après 1688 tient en partie à la lune constante pour le pouvoir, au sommet de la hiérarchie, entre Couronne et Parlement. La Couronne, qui avait subi une certaine perte de pouvoir face au Parlement après la Restauration, n'était pas en mesure d'imposer sa politique frumentaire. Avec un Parlement en conflit avec le roi, et luimême en proie aux luttes de factions, le gouvernement était incapable d'élaborer des lois correspondant à une politique cohérente à long terme. On en trouve la preuve dans les multiples abrogations et repentirs qui jalonnent la législation de l'exportation et dans l'existence bien connue du marché illégal, florissant aux 17< et 18< siècles 37. Ajoutons que les efforts sporadiques de contrôle des importations de grains et de prohibition de leur exportation que connurent la fin du 17< siècle ef le début du 18e ne furent pas couronnés de succès, les agents gouvernementaux, en nombre limité, ne pouvant dominer le large flux des échanges privés. En outre, il y avait une barrière bien plus solide aux efforts éventuels de réglementation: le gouvernement ne pouvait simplement pas faire appliquer sa politique parce que ses propres agents locaux, qui avaient souvent le même intérêt que les marchands de leur région, étaient aisément corruptibles. Les Justices of the Peace, de qui dépendait l'exécution de cette politique, pouvaient se laisser acheter par les groupes d'intérêt locaux et de toute façon étaient souvent des propriétaires disposant de surplus de grains à vendre 38. Cela explique que des autorisations d'exportation aient été délivrées en des périodes de famine générale. Ces administrateurs peuvent aussi avoir voulu favoriser le développement économique de leur juridiction en y créant un climat favorable au commerce. En réglementant le moins possible, ils pouvaient attirer les intermédiaires sur le marché de leur ville. Il reste une dernière raison qui explique la disparition de la réglementation du commerce des grains après la Restauration (1660): les intérêts urbains n'étaient pas bien représentés au Parlement. Il faudra attendre la révision des circonscriptions de 1830 pour que les villes aient un pouvoir prépondérant au Parlement mais, au cours des deux siècles précédents, Londres et les métropoles en croissance du Nord étaient sous-représentées. L'élite agraire, bien représentée, 36. Ormrod, English Grain Export<, op. ciL, p. 90-1. 37. Cf. Vincent Ponko Jr., • Norman Scott Gr.. and Elizabethan Corn Policy : A ReexamÎnation of the Problem " Economie History Review, 2" série, 17, 1964, p. 32. 38. N.S.B. Gras, Evolutwn of the English Corn Market, ap. cit., p. 232, donne des exemples de la vénalité des Justices of the Peace.
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fit alliance au Parlement avec les marchands; elle ressentait peu de sympathies pour les manifestants 39. Etant donné ce parti pris rural en leur sein, les Parlements d'après 1688 furent en général réceptifs aux besoins et ambitions des groupes ou individus qui avaient intérêt au développement d'une agriculture florissante. « Après 1688, les Parlements protégèrent de telles circonvallations leurs intérêts de propriétaires terriens que les gouvernements devinrent complètement perméables aux besoins des producteurs agricoles, plutôt qu'aux intérêts des sujets de la Couronne en tant que consommateurs» 40. En résumé, la déréglementation du commerce des grains ainsi que les primes à leur exportation, dont on ne connaît aucun précédent dans les politiques agraires d'avant la Révolution, révèlent la force de la représentation rurale au Parlement dans la période qui suivit la Guerre Civile (1649).
La politique de l'approvisionnement en France Dans l'étude la plus complète dont nous disposions sur le commerce des grains en France, Steven Kaplan expose que la royauté a été incapable de garder une ligne politique cohérente en ce qui concerne les grains. Sa politique oscillait entre « le principe de marché» ou marché libre et « le marché ». Le « principe de marché» implique des échanges de nature privée, l'absence de police des marchés et la liberté de choisir le lieu des transactions. Le succès de ce système se mesure en profits. A l'opposé, « le marché» est un lieu public, surveillé de près par les agents du gouvernement; acteurs et produits y sont concentrés sur des emplacements défInis où ils sont soumis à la surveillance des pouvoirs publics. Son succès se mesure en termes de tranquillité publique H • En temps normal, le gouvernement intervenait rarement mais, pour assurer l'approvisionnement en temps de disette, les principes paternalistes revenaient à grands pas. Selon Kaplan, le gouvernement avait pour objectif, en édictant ses règlements, « d'arrêter des voies d'approvisionnement bien définies et de les garder ouvertes à tout prix. il entend que les grains soient mis en circulation aussi rapidement que possible, qu'ils circulent de façon visible et qu'ils soient introduits sur le marché pour être vendus sans délai, au vu de tous et à un prix raisonnable, par l'entremise du minimum d'intermédiaires» 42. 39. C'est cette alliance avec les marchands qui explique en partie pourquoi les taxes que la Couronne tenait tellement à instaurer ne purent être approuvées qu'en 1785. 40. Floud et McCloskey, 7be Economic History of Britain since 1700, op. cit., p. 74. Par exemple, le gouvernement prit le parti des intérêts ruraux à l'occasion des épidémies de peste bovine de 1740 et 1750 en remboursant aux éleveurs 50 % de leurs pertes. Un contemporain écrivait dans la même veine que la politique du gouvernement en matière de grains"" représentait une convention passée entre le gouvernement et les propriétaires terriens intéressés, convention à laquelle le monde du commerce, qui en était cependant matériellement affecté, n'était aucunement partie _. Cf. Donald Grove Barnes, History of die English C017l Laws, Londres, G. Routledge & Sons, 1930, p. 11. 41. S. Kaplan, Provisioning Paris, op. cit., p. 27. 42. S. Kaplan, Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis xv, 2 vol., La Haye, M. Nij· hoff, 1976, v. 1, p. 65. Traduit sous le tirre Le pain, le peupleet le roi: la bataille du libéralisme sous Louis XV, Paris, Libr. Acad. Perrin, 1986, p. 60.
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L'échec de la libéralisation de l'approvisionnement sous Louis XV et ses causes Sur le marché, les mois d'avril, mai et juin suscitaient les plus grandes appréhensions. Des rumeurs de pénurie ou d'accaparement pouvaient susciter des manifestations ou faire monter les prix. On attendait aussi des troubles en septembre sur des rumeurs de mauvaises récoltes qui pouvaient faire craindre des stockages abusifs. La menace d'une mauvaise récolte était de nature à provoquer une crise, chaque ville voyant des rivaux dans les acheteurs des villes voisines et restreignant donc l'accès de ceux-ci à sa propre zone d'approvisionnement. On commençait donc par décider que tous grains seraient vendus sur le marché public : les marchands n'étaient pas autorisés à acheter le grain directement à la ferme. Ensuite la ville imposerait des passeports aux marchands, refusant l'accès à leurs marchés à ceux qui venaient de l'extérieur. Pour rendre le système étanche, chaque transport de grains devait être doté d'une lettre d'accompagnement spécifiant l'origine de la marchandise. Le grain acheté illégalement pouvait être confisqué. Au 17e siècle, les pénuries pouvaient se solder par des famines et une mortalité accrue. Mais, vers le milieu du 18e siècle, les capacités de transport s'étant considérablement développées, il en résultait un commerce accru, de sorte que les pénuries ne débouchaient plus nécessairement sur des crises de subsistances ~3. En outre, les intendants échangeaient leurs informations sur les récoltes, pouvaient ainsi anticiper la pénurie ou la pléthore et prendre les arrangements nécessaires pour éviter les crises. On dressait sur chaque marché du royaume, dans des « mercuriales », un état des prix pratiqués pour les grains. La meilleure intégration des marchés, leur extension à des zones plus vastes et la plus grande liberté de commercer étaient de loin les facteurs les plus importants de l'élimination des famines. Cependant, lorsque la disette était imminente, les intendants se trouvaient souvent devant des responsables municipaux plus soucieux de l'approvisionnement local que des priorités nationales. En temps de disette extrême, les municipalités allaient essayer de restreindre l'accès à leurs propres réserves de grains, soutenues en cela par le parlement de la province, de sorte que la menace de disette dressait souvent les régions les unes contre les autres. Défenseurs des prérogatives locales, les parlements étaient en tête des groupes qui s'opposaient à la volonté qu'avait la royauté de maintenir un commerce des grains aussi national et libre que possible. Les parlements prenaient souvent des positions hypocrites, prisant hautement la liberté du commerce des grains mais refusant d'enregistrer les actes législatifs promulgués à cet effet à Paris. Cette discordance entre leurs déclarations et leurs actes tenait à leur manière bornée de défendre les prérogatives locales et aussi à leur résistance devant l'extension 43. De nombreux historiens se montrent sceptiques
à propos de ce commerce interrégional. Ils souli-
gnent que la France était partagée en trois zones distinctes d'approvisionnement: le Sud·Ouest, le bassin parisien et une zone, à l'Est, dominée par Lyon. li y avait des différences sensibles de prix entre ces roDes. Par exemple, les prix de la zone lyonnaise tendaient à dépasser de 30 % ceux de Paris.
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du pouvoir de l'administration royale «. Les parlements entendaient que lesdécisions concernant le commerce des grains dans la ville ou la région de leur juridiction fussent prises par les autorités locales. Lorsqu'ils prenaient position contre le libre commerce, ils pouvaient se présenter en défenseurs des intérêts de leur province 45. D'autre part, une pénurie risquant de coaliser les élites de la ville et les masses, on pouvait s'attendre à voir les intendants céder à leurs demandes. C'est pourquoi le système national de libre commerce que la royauté essayait de mettre sur pied risquait de se dénaturer dès qu'il y avait crise. A l'exception de l'hiver 1709, la France du 18e siècle produisait probablement assez de subsistances pour nourrir toute sa population. Cependant la famine restait menaçante à cause des capacités limitées de transport, à cause aussi de l'imperfection des marchés due trop souvent aux interférences des arrêtés pris localement. L'action en faveur du commerce des farines Au milieu du 18 e siècle, un groupe d'économistes - les physiocrates recommanda à la royauté de prendre des mesures pour développer le commerce des farines. En encourageant l'installation de minoteries, la royauté pensa favoriser l'apparition de techniques modernes et mieux protéger Paris ainsi que les capitales de province contre de futures crises de subsistances, comme le prévoyaient les physiocrates 46. Encourager le commerce des farines, pensaient-ils, développerait l'offre domestique et favoriserait l'extension géographique du commerce, la farine étant moins chère à transporter que le grain. Ce commerce accroÎtrait en outre les réserves disponibles pour une consommation immédiate et éliminerait de nombreux intermédiaires. Cependant, ce fut seulement dans la région de Paris que le commerce de la farine prit le pas sur celui des grains 47. Les efforts déployés pour en encourager le développement partout ailleurs dans le royaume furent apparemment vains parce que producteurs, intermédiaires, boulangers, et surtout meuniers ne voulurent pas prendre le risque d'engager les capitaux nécessaires pour développer les moulins ainsi que les capacités de conservation et de stockage de la farine. C'étaient sans doute les meuniers qui avaient à faire face aux investissements initiaux les plus importants. Il y a également selon moi une raison supplémentaire à cet échec, qui vaut aussi bien pour les détenteurs de grains que de farine: l'incapacité du gouvernement à maîtriser les mouvements de révolte et de panique. Les marchands craignaient qu'en 44. S. Kaplan, Bremi, Politics etc., op. cit., t. 2, p. 421. 45. Tocqueville observe que « dans certains cas extraordinaires et passagers, dans les temps de disette, par exemple, où les passions du peuple offraient un point d'appui à l'ambition des magistrats, le gQuvernement central laissait un moment les parlements administrer et leur permettait de faire un bruit qui souvent a retenti dans l'histoire '. A. de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, 1856. Paris, Calmann-Lévy, 1906, p. 87. 46. Pour l'importance que revêtait aux yeux des physiocrates et du gouvernement une minoterie économiquement efficiente, d. Kaplan, Provisioning Paris, op. cit., p. 422-426. 47. Ibid., p. 10(,,8 (tableau nO 5).
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période de prix élevés les émeutiers ou les agents du gouvernement ne fissent main basse sur la marchandise en stock - grain ou farine -. En outre, le gouvernement français inclinant à protéger de la concurrence certains grands négociants qui avaient sa préférence, les autres ne montraient aucun empressement à faire les importants investissements requis à moins d'être sûrs de bénéficier d'une protection similaire. Devant cette politique gouvernementale de limitation de la concurrence, les marchands isolés, réduits à leur propre initiative, répugnaient à investir dans les capacités de meunerie accrues que requérait le commerce des farines.
En Bourgogne Si le point de vue des consommateurs prévaut largement dans la présentation que font les historiens des émeutes frumentaires, la correspondance des intendants de Bourgogne avec le pouvoir central, en particulier celle qui fut échangée avec Turgot entre 1774 et 1776, nous éclaire sur les impératifs qui ont déterminé le comportement des producteurs et des marchands en période de crise régionale. De plus, l'exemple de la Bourgogne nous aidera à comprendre pourquoi les interventions régionales du type habituel ont contribué à long terme à perpétuer une économie de crise. Au printemps 1759, la rumeur d'une éventuelle disette de grains circule à Dijon, capitale de la Généralité de Bourgogne. Dans un mémoire adressé au Contrôleur général à Paris, l'intendant de Bourgogne expose que les gens s'agitent à mesure que le prix des grains monte et qu'il y a eu des soulèvements dans quelques villes. Le parlement avait réagi en prohibant toute exportation de grain hors de la province et même en demandant l'interception d'un convoi sur la Saône. Joly de Fleury, l'intendant (1749-1761), rapporte que" cette précaution extrême produisit tout le mal qu'on devoit en attendre, les marchés furent dégarnis davantage, les inquiétudes augmentèrent, les provinces voisines s'allarmèrent. Quelques-unes des provinces où les secours par la mer ne seront pas parvenus assez promptement, en reportant l'allarme dans une infinité d'autres, ne rendront pas l'abondance plus grande et les prix moins cher en Bourgogne, elles exposeront au contraire cette province à manquer elle-même si elle n'est pas suffisament approvisionnée jusqu'aux récoltes prochaines et il peut résulter de ces dispositions, qui du moins auroient du être concertées, une fermentation et une chereté excessive dans la plus grande partie du Royaume» 48. En dépit des efforts de l'intendant pour préserver la liberté du commerce des grains, le parlement de Dijon prit un arrêt interdisant les exportations, comme il l'avait fait lors de la disette de 1747: « lis ont été touchés des cris de la populace, de la chereté des grains et de l'empressement des marchands qui enharroient de tous cotés à tous prix et avant même que le grain fût battu ". L'intendant 48. Archives Nationales AN, H-187 59, 19 août 1759.
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proteste qu'il fait tout en son pouvoir pour que le parlement perçoive le dommage que causeront ses actes: «Je lui ai remis [au président du parlement] un exemplaire de l'arrêt du Conseil de 1754 qui ordonne la liberté du commerce des grains de province à province; mes représentations n'ont eu aucun succès ". Le président invoqua en effet la légitimité de l'arrêt antérieur de 1747, qui fondait en droit l'interdiction des exportations hors province. Dans sa lettre au Contrôleur général, l'intendant se montre préoccupé de l'effet qu'aura sur le plan national cette réaction régionale: « Le peuple ne se plaint pas seulement de ce qu'il manque de grain, mais de ce que le prix est excessif... (et le prix ici sera certainement trop élevé si l'interdiction d'exporter est levée). La défense de sortie des grains de Bourgogne fera sans doute une grande sensation à Lyon et en Provence dès que l'arrêt y sera connu, et il y fera considérablement renchérir les grains; il est par conséquent plus nécessaire et plus instant que jamais de faire venir des grains par la méditerranée. Je sais que l'on pourroit casser l'arrêt du Parlement en ce qu'il fait défenses de sortir mais dans la forme je ne crois pas qu'il soit contraire à aucune loy du royaume. L'arrêt du Conseil de 1754 n'a pas été revêtu de lettres patentes n'y adressé aux parlements; le Conseil n'a pas jugé à propos de casser l'arrêt de 1747 rendu dans les mêmes termes », lui aussi après une mauvaise récolte. Et il ajoute: " un arrêt qui casseroit celui de la chambre des vacations feroit une grande sensation à Dijon et dans toute la province, et nous aurions de la fermentation qu'il me paroît très à propos d'éviter dans les circonstances présentes. Vous n'ignorés pas, Monsieur, qu'il n'y a aucune troupe en Bourgogne, et que nous n'avons à Dijon que 150 invalides qui gardent le château: je crois qu'il sera nécessaire d'y faire venir un Régiment d'infanterie en quartier d'hiver; je verroi incessament M. le Comte de T avannes qui est a sa campagne pour en conférer avec lui ». L'armée était ailleurs et avait d'autres priorités; en outre elle aussi avait intérêt à un prix réduit pour les grains. Dans sa réponse, le Contrôleur général insiste pour que les autorités locales prennent en considération le coup qu'elles porteront au commerce entre les régions si elles ferment leur province aux négociants de l'extérieur. En fin de compte, la pression montant, il autorise Joly de Fleury à acheter du grain pour le revendre au-dessous du prix du marché 49. li lui demande aussi d'extraire en secret autant de grain que possible des régions voisines du Mâconnais, de la Bresse et du Bugey en passant par l'intermédiaire des sous-délégués royaux de façon que les autorités locales ne puissent s'opposer au départ des grains 50. Et il conclut: « S'il faut sacrifier quelques dépenses pour indemniser ceux que vous 49. AN, H-187 56, 11 octobre 1759. 50. Nous savons seulement que Joly de Fleury disait vouloir préserver la Jibené de commerce des grains. Mais son attitude en Bourgogne le dément. Peut-être ne cherchait-il qu'à flatter un ministre su.sœptible, peut-être aussi croyait-il à ce sujet que l'arrêt du roi n'avait pas assez de poids pour forcer la main du parle-
ment. Jean-François Joly de Fleury de la Vallette a été procureur général du Parlem.nt de Paris, ma1tre des requêtes en 1743, président du grand Conseil en 1746, conseiller d'Etat en 1761 et plus tard secrétaire du roi. II mourut en 1802 à l'âge de 82 ans. On apprendrait beaucoup sur la politique de l'Ancien Régime en étudiant sa carrière.
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engagerez à porter sur ces marchés et à vendre au dessous du prix courant, je vous autorise à promettre et à faire payer tout ce que vous jugerez nécessaire d'accorder à cet égard ; je m'en rapporte entierrement à vous et je suis bien persuades que vous ne negligerez rien pour calmer très promptement les sensations que ne peut manquer d'occasionner tout ce qui se passe actuellement dans votre département à ce sujet» SI. La pénurie menaça à nouveau en 1770 et, à nouveau, le peuple en rendit coupables les marchands et le commerce libre. Quant au parlement, pour se concilier la confiance du peuple, il recommanda des mesures sévères contre les négociants. L'intendant, Jean-Antoine Amelot (1764-1775), écrit alors au Contrôleur général que le maire d'Arnay-Ie-Duc, M. Refort, a été emprisonné sur ordre du parlement pour avoir vendu du grain avec profit: " Refort a vendu le bled plus cher qu'il ne l'avoit acheté et que dit-on c'est un monopolleur qui mérite les derniers chatimments ; on dit déjà qu'on hésite de le condamner au Pilory, parce qu'il seroit immanquablement assommé par la populace. M. Refort n'est pas le seul prétendu enharreur qui soit poursuivi; on prétend qu'il y est à plus de trente, ce qui infailliblement fera encore monter le prix des grains; mais il faut bien faire croire aux peuples qu'ils [les parlementaires] en sont les pères, de même que les tuteurs des Rois ,. 52. Le mois suivant, Amelot écrit à Paris qu'il devrait y avoir assez de grain pour nourrir tout le monde malgré la mauvaise récolte, et il explique que les prix élevés qui avaient suivi la mauvaise récolte pouvaient être attribués à la trop grande liberté dont avaient bénéficié les exportations. n signale que les marchands refusent la vente dans l'attente de prix de panique. Les critiques qu'on sent pointer chez lui contre la liberté de commerce donnent à penser que sa conception du libre-échange et son adhésion à cette politique étaient ambiguës. Nous apprenons que les paysans n'étaient pas très coopératifs eux non plus et qu'ils n'apportaient pas leur grain au marché. li était devenu impossible de trouver des voitures de roulage pour transporter le grain: les rares propriétaires d'attelages qui acceptaient de courir le risque d'être agressés demandaient des prix démesurés. En fait les paysans ne voulaient pas risquer de voir confisquer ou saboter leur marchandise ou leurs tombereaux. L'intendant, lui, croyait que les paysans avaient pour stratégie d'attendre la montée des prix avant de porter leur grain au marché. C'est pourquoi il ordonna une« corvée,., c'est-à-dire l'obligation d'amener du grain de la campagne; il préconisait aussi la distribution de denrées aux frais du gouvernement. li croyait que si marchands et fermiers étaient informés à l'avance d'une crise à venir, ils refuseraient de porter leur grain au marché en attente de la hausse de prix prévisible. Il ne semblait pas comprendre que l'inverse était également vrai. Les achats publics décourageaient les négociants de venir sur la place de Dijon parce qu'ils ne voulaient pas ajuster leurs prix à la baisse pour concurrencer ceux qui avaient été fixés par la puis51. AN H·187/70, le Contrôleur général à Joly de Fleury, 29 octobre 1759. 52. AN H-187/87, lettre non signée, 11 octobre 1770.
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sance publique. Quoi qu'il en fût, l'intendant céda aux pressions locales en 1770 exactement comme son prédécesseur l'avait fait en 1759 et les concessions qu'il fit alors aux intérêts locaux ont pu jouer un rôle dans l'émergence d'une crise des subsistances au plan national. TI est significatif que les intendants aient adopté la même politique de clocher que les autorités locales et qu'à de rares exceptions près ils se soient davantage attachés à mettre sous le boisseau les ressources régionales qu'à favoriser la circulation des denrées à l'échelle nationale. De ce point de vue, leur comportement n'était pas très éloigné de celui des parlements. Kaplan note bien qu'il y eut une poignée d'intendants d'inclination libérale, comme il y eut de rares parlements dans les mêmes dispositions. Mais ce furent des exceptions, et seulement pour de brèves périodes. En 1774, le Conseil du Roi accorda pleine liberté au commerce des grains. Entre autres dispositions, les réquisitions chez les producteurs étaient prohibées, ainsi que les enquêtes à domicile de juges, magistrats municipaux et maréchaussée. Le roi voulait prévenir les désordres dont il pensait qu'ils étaient encouragés par l'intervention des pouvoirs locaux dans le commerce des grains. En conséquence il prohiba toute intervention des magistrats municipaux dans les affaires d'approvisionnement et décréta que ce serait la concurrence qui empêcherait les prix d'atteindre un niveau excessif. Malheureusement pour Turgot, le ministre chargé de l'exécution de cette politique, les récoltes de 1774 et 1775 ne furent pas abondantes et les pouvoirs municipaux, pour prévenir des pénuries locales, choisirent d'ignorer les ordres du roi. La situation à Dijon est exemplaire: le tumulte éclate en 1774, avec le pillage de plusieurs maisons particulières et même la destruction d'un moulin. Turgot envoie une série de lettres aux autorités de la ville, les avertissant que le roi les tenait pour responsables des violences. TI informe les Etats de Bourgogne que les magistrats municipaux de Dijon et Beaune sont à blâmer pour les pénuries constatées. TI écrit à un responsable local: «Je ne suis point étonné, Monsieur, du tumulte arrivé à Dijon. Toutes les fois qu'on partage les terreurs du Peuple, et surtout ses préjugés, il n'y a point d'excès auquel il ne se porte ". Les magistrats municipaux, Turgot y insiste, « ont précipité le malheur qui s'en suivit JO par « leurs imprudentes recherches" des réserves des boulangers 53. TI écrit dans la même veine aux Etats de Bourgogne : « Certainement ce prix (le prix du blé) augmenteroit encore, si les administrateurs s'en laissoient imposer par les terreurs populaires et les partageoient ; il augmenterait encore plus s'ils les fomentoient par une conduite imprudente, par les inquisitions qui effraient et répulsent le commerce,. 54. Turgot estimait qu'il n'y a pas de meilleur moyen de susciter une pénurie que de promulguer des ordonnances publiques destinées à la prévenir: «J'ai à cet égard plus d'un reproche à faire aux officiers municipaux de Dijon et de Beaune, qui se sont permis des visites et des ordonnances très propres à redoubler les craintes des 53. AN H·187/110, le Contrôleur général à M. de la Tour du Pin, 20 avril 1775. 54. AN H-187/109, Lettre du Contrôleur général aux Elus des Etats de Bourgogne, 18 avril 1775.
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peuples et à intimider et bannir des marchés les cultivateurs et les négociants desquels seuls les villes peuvent attendre la subsistance ». Et il ajoute que la taxation du grain les fait fuir 55. il donne alors ses consignes pour restaurer l'ordre: " 1. il faut avant tout en imposer à la populace et être le plus fort, car si la tranquillité n'est pas rétablie, si la sécurité n'est pas entière pour les marchands, les laboureurs, les meuniers de Dijon n'auront pas de grain de blé. Personne n'a envie d'exposer son bien et soi-même à la fureur de la populace. » il y avait peu de précédents d'appel à l'armée dans l'histoire des soulèvements frumentaires de Bourgogne. Le contraste avec l'Angleterre de la même époque ne peut pas être plus frappant: la loi anglaise était bien plus dure pour les émeutiers. L'armée était souvent utilisée pour étouffer ces soulèvements et des officiers municipaux n'hésitèrent pas à faire même appel à la Marine. Pour un moulin, une maison endommagés, on risquait la peine de mort. Tous les participants à une action collective risquaient leur tête pour un acte individuel d'effraction et tous étaient collectivement coupables de crime 56. Turgot poursuit, dans ses instructions au maire bourguignon: " 2. il faut tâcher de procurer quelqu'abondance dans les premiers marchés qui suivront l'émeute. Je crois que si la tranquillité est bien rétablie vous y parviel1drez aisément en engageant quelques propriétaires des environs à y faire porter les blés qu'ils ont dans le moment à leur disposition, et à les vendre non pas à perte comme on l'a fait quelquefois imprudement mais au prix du marché qui a précédé l'émeute ». Turgot était ainsi disposé à établir un autre précédent. " 3. il reste un troisième objet à remplir, c'est de ne pas laisser l'émeute impunie, ni ceux qui en ont souffert sans indemnité... il y a eu en 1770 un assez grand nombre d'émeutes sur lesquelles il n'a été fait aucunes poursuites, ou n'en a été fait que de très légères. C'est un grand encouragement pour les émeutes à venir. D'un autre côté les malheureux qui ont été pillés, battus, insultés, n'obtienent aucune réparation, et ce défaut de protection de la part du gouvernement perpétue la flétrissure qu'imprime l'opinion de la populace à la profession de marchand de blé ». Et Turgot, en conclusion, demande " 4. de faire arrêter les chefs de l'émeute qu'on peut aisément connaître et découvrir ... il n'est pas moins essentiel de constater sur le champ par un procès verbal exact tous les dommages soufferts par ceux dont les blés ou les meubles ont été exposés au pillage afin de pourvoir à leur dédommagement complet» 57. Aux Elus des Etats de Bourgogne (un corps permanent chargé de l'administration fiscale), il expose que le prix des grains était élevé partout en Europe à cause de récoltes insuffisantes, non du fait de la cupidité et des dents longues des marchands: " Quand les bleds sont rares comme ils le sont en effet dans toute l'Europe, la récolte de l'année dernière ayant été généralement mauvaise, 55. Ibid. 56. J. Bohstedt, Riots and Community Politin, op. cit., p.34. 57. AN H-187/1I0, le Contrôleur général Turgot à M. de la Tour du Pin, 20 avril 1775.
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il est physiquement impossible qu'ils ne fussent pas chers; la plus grande chereté qui se trouve dans les cantons les moins approvisionnés est un remède amer sans doute, mais le seul qu'il y ait contre la disette, puisque c'est cette chereté dont on se plaint, qui par l'appat du gain fait rechercher les grains dans tous les endroits où ils sont plus abondants et à plus bas prix, et les appelle dans ceux où se manifestent les plus grands besoins 58. li blâme sévèrement le maire de Dijon et lui rappelle que les réquisitions et visites des juges, de la police et des magistrats municipaux étaient interdites par l'arrêt du Conseil de juillet 1773 : « Quelques pures qu'ayent été vos intentions, je ne puis vous dissimuler que les démarches que vous vous êtes permises et que l'émeute a suivi de si près, que les sentimens mêmes que vous anoncez par la Lettre que je reçois de vous, s'écartent des principes que S.M. a jugé nécessaire pour maintenir une bonne police: et je suis obligé de vous rapeller à ces principes dont je compte que vous ne vous éloignerez pas désormais. Je ne puis approuver les visites faites de votre autorité chez tous les Boulangers d'une ville pour connoÎtre la quantité de grains et de farines dont ils sont pourvûs, ni l'usage quelque ancien qu'il puisse être, ni des réglements de police que vous prétendez être aussi sages dans leur motif que salutaires dans leur exécution, quoiqu'ils ayent été jugés préjudiciables et dangereux par S.M. ni des circonstances quelconques toutes critiques qu'elles seroient ne peuvent autoriser de pareilles perquisitions, toute visite des juges de police ou de tous autres magistrats ou off[ic]iers : Ces visites sont d'ailleurs inutiles s'il y a chez les Boulangers des provisions suffisantes, et elles sont dangereuses si leurs magasins sont vuides. Vous ne pouvez être assurés que leur résultat soit tenu sur et qu'il ne transpire pas dans le public: Elles ne peuvent donc servir qu'à élever des allarmes dans l'esprit du peuple ... Mais pour appeller le commerce, il est important d'empêcher qu'il ne soit repoussé par les préjugés du peuple, c'est à vous à l'en défendre, et c'est encore un devoir important que vous me paraissez avoir négligé ... Une preuve qui démontre que la police est mal faite à Dijon, c'est qu'on y a laissé accoutumer le peuple à traiter d'enharreurs ceux dont il doit attendre des secours dans le moment du besoin ... li est juste de punir ceux qui l'appliquent [ce terme] à quelque marchand, à quelque particulier que ce puisse être» 59. Quant à des achats de grain par la puissance publique, tels que les propose le Parlement de Dijon, voici sa position: « Dès qu'il existe seulement le soupçon que quelqu'un se mêle du commerce aux frais et risque du public, tous les vrais commerçants se retirent. Il ne reste d'approvisionnements que ceux que le public pourrait en effet soudoyer» 60. 58. 59. 24 avril 60. 22 avril
AN H-187/109, le Contrôleur général Turgot aux Elus des Etats de Bourgogne, 18 avril 1775. AN H-187/116, le Contrôleur général au Vicomte Mayeur et Eschcvin de la Ville de Dijon, 1774. AN H-187/119, le Contrôleur général à M. Pérard, Procureur général du Parlement de Dijon, 1775.
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Les pauvres ne sont pas absents de la pensée de Turgot. Celui-ci se faisait l'avocat de marchés libres à l'échelle nationale afin d'encourager les spécialisations régionales, dans l'espoir que l'avantage de chaque région pour un produit donné engendrerait globalement des surplus pour le consommateur. Les prix, selon Turgot, doivent être aussi proches de la vérité que possible, de sorte que les négociants disposent de toutes les informations nécessaires pour investir et décider de la façon la plus utile socialement. Comme nombre de tenants de la liberté du commerce des grains en France, Turgot s'était rendu compte qu'il faudrait instaurer un système d'assistance publique pour éviter les malnutritions chroniques et la mortalité de famine. Selon lui, les pouvoirs publics devaient faire en sorte qu'une partie des surplus engendrés par les marchés libres fût mise de côté pour assister les pauvres qu'il fallait protéger de la cherté des prix. Turgot en a donné l'exemple, alors qu'il était intendant du Limousin, en fournissant aux pauvres des aides pour qu'ils achètent des denrées au prix du marché. li estimait qu'un commerce libre des grains était capable de fournir les surplus nécessaires pour protéger les pauvres des crises à un coût moins élevé pour la population dans son ensemble que les interventions paternalistes du passé. Selon Turgot, les concessions que les autorités locales étaient amenées à faire aux émeutiers faussaient tout le mécanisme de la prise de décision en matière de distribution de grains. li pensait que ces concessions provoquaient des pertes en bien-être qui réduisaient l'efficience globale de l'économie. Les décisions politiques susceptibles de calmer les foules dans une ville reportaient sur les consommateurs des villes voisines les effets de l'inefficience économique et des interférences extérieures. Cette inefficience provenait en effet de ce que les responsables de chaque ville ne prenaient en considération le coût de leurs décisions que pour leur propre communauté. Selon Turgot encore, c'était la vulnérabilité des responsables au mécontentement des masses urbaines, comme on l'a vu à Dijon, qui les conduisait à adopter une attitude politique porteuse de distorsion des prix, cette distorsion se soldant par un transfert de revenu de la campagne à la ville. Si le commerce des grains s'était développé dans les conditions de la concurrence, les consommateurs français, dans leur ensemble, y auraient gagné davantage de surplus. Les intendants étaient les grands responsables de la lutte contre ces blocages de l'économie, mais ils étaient aussi responsables de la paix publique dans les villes. C'est pourquoi ils n'étaient pas insensibles, eux non plus, à des motivations qui ne cadraient pas avec le programme national de création d'un marché libre pour les grains. Il y avait un vrai dilemme de l'intendant: s'il œuvrait à la mise en place de la politique nationale des grains, il risquait d'éveiller des résistances qui rendraient bien délicat l'exercice de sa responsabilité essentielle: coopérer avec les responsables locaux pour faire rentrer les impôts. En outre, l'intendant n'étant pas supposé entretenir de liens personnels ou d'affaires dans les provinces qu'il administrait, il y avait peu de chances qu'il fît alliance, comme un Justice of the Peace anglais, avec les producteurs locaux. Donc les émeutiers,
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les officiers municipaux et les parlements avaient le dessus; donc l'eXpérience libérale échouait. C'est Turgot qui fut limogé, non Dupleix qui avait ignoré ses instructions. Les conséquences des interventions:
la détermination des prix et le marché des grains Avant de proposer une explication de l'échec des réformes, je voudrais examiner brièvement en quoi les mesures destinées à apaiser les foules d'une ville entraînaient une réduction de la productivité agricole et de l'efficience du marché aux grains. Comme nous l'avons vu ci-dessus, le haut prix des grains faisait naître chez les responsables autant que dans le peuple le soupçon d'un complot ourdi par les marchands. On était convaincu que les négociants en grains, par des ententes entre eux, pouvaient modifier les prix à leur guise. La vox populi les donnait donc comme moralement responsables, les accusant de conspiration et de manipulation de stocks. Mais les lois économiques de la distribution des grains suggèrent une conclusion différente. Contrairement à ce que pensaient les contemporains, il y avait trop d'acteurs sur ces marchés pour que l'un d'entre eux pût exercer une influence notable sur les prix. Les négociants étaient trop nombreux et trop dispersés géographiquement pour pouvoir agir sur les cours et, tout comme les consommateurs, ils étaient « preneurs », autrement dit ils acceptaient le prix du marché comme il venait. Avec des denrées collectées à de nombreuses sources différentes, des moyens de transport suffisamment bons et de nombreux marchands sur le marché, c'étaient le prix d'équilibre et la quantité disponible qui déterminaient les prix. Quelles qu'aient été les craintes des parlements, aucun groupe de négociants n'a été assez puissant pour constituer un cartel. De plus la présence sur le marché de tant de marchands et intermédiaires qui tentaient de spéculer sur l'abondance ou la pénurie en .. accaparant » les grains (i.e. en les stockant) tendait à stabiliser les prix plutôt qu'à les faire monter.
Le stockage Même si le Nord de la France était la région céréalière la plus riche d'Europe, les extrêmes fluctuations de prix étaient courantes. Il est très étonnant en fait que les capacités de stockage ne se soient pas développées dans une nation qui, en grande partie, ne dépendait que d'une culture, celle du blé, pour son alimentation. On peut attribuer cet état de choses à l'intention politique du gouvernement de se concilier la confiance et la coopération des consommateuts. Les mêmes dispositions qui entravaient la liberté de commerce des intermédiaires entravaient la création d'entrepôts privés. Pour le marchand, stocker impliquait avancer le coût de construction d'un entrepôt à grains, et cela sans être jamais sûr que sa propriété serait protégée. Pour la population, stocker était accaparer
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et les marchands de grains étaient considérés comme tirant profit de la faiblesse des gens. Ces négociants ne souffraient pas seulement des effets de la censure sociale ou de la médiocrité de leur statut, ils couraient également de réels dangers. Les grains pouvaient être saisis en période de famine et le détenteur poursuivi comme accapareur. L'endettement était la raison de faillite la plus courante chez les marchands et intermédiaires du marché des grains en France. La populace suspectait même les efforts de la royauté pour stocker davantage de grain, y voyant encore un moyen détourné de faire monter les prix. Enfin le gouvernement ne voulait pas donner l'impression qu'il était de mèche avec les marchands. Comme la royauté ne pouvait attendre du stockage aucun bénéfice politique et que tout ce qu'il y avait à y gagner était un supplément de responsabilité, elle ne montrait guère d'empressement à entreprendre ce type de construction. Ainsi, ce fut le « marché» et non le " principe de marché ,., tels que les définit Kaplan, qui prédomina en France; il a contribué à y maintenir l'économie agricole dans un état arriéré; il a en particulier détourné les intermédiaires d'investir dans des moyens de stockage qui auraient étalé les crises lorsqu'elles survenaient et qui, à long terme, auraient eu pour effet de mieux stabiliser les prix. L'incapacité de la royauté à créer un climat de confiance pour les investissements des négociants a eu des conséquences que Kaplan présente comme suit; « Seul un grand banquier ou un prince du commerce aurait pu se livrer à grande échelle à un tel négoce que caractérisent les variations géographiques constantes de l'abondance et de la pénurie, la nécessité de disposer d'un vaste réseau de correspondants, les risques exorbitants encourus et des coûts énormes. Des personnalités de cette stature préféraient investir leur richesse dans d'autres entreprises. La conséquence en fut que le commerce des grains à une échelle vraiment nationale ou internationale fut chose inconnue en France, ou au mieux occasionnelle ... Le plus gros du commerce des grains était abandonné à une multitude de petits marchands dont l'activité commerciale était inefficace, peu fiable et qui opéraient «trop petit» pour répondre aux besoins publics» 61 .
Les villes favorisées Dans ses travaux sur la culture populaire en France au 18< siècle, Daniel Roche souligne que la sécurité des approvisionnements était un souci prioritaire des autorités de l'Etat. Le problème des grains devenait ainsi, comme il l'écrit, affaire politique, non économique 62. Aussi longtemps que les denrées arrivaient en abondance, les classes populaires de Paris ne bougeaient pas. Richard Cobb écrit dans le même esprit qu'au cours du 18 e siècle les subsistances étaient 61. S. Kaplan, Provisioning Paris, op. cit., p. 82. 62. Daniel Roche, Le peuple de Paris. Essai SUT la culture populaire au 1981.
XVlll' siècle,
Paris, Aubier-Montaigne,
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devenues « avant tout un problème politique comme elles l'avaient peut-être toujours été, exigeant des solutions politiques et engageant la réputation des autorités publiques au plus haut niveau» 63. D'autres historiens comme Kaplan ou Rudé ont fait ressortir le caractère stratégique de l'approvisionnement des villes, en tant que protection du pouvoir central contre les mouvements populaires. Avant toute chose, la royauté entendait éviter la famine à Paris: le fait que le décret de Turgot sur la liberté de commerce ne s'appliquât pas à la région de Paris l'illustre bien 64. Les fonctionnaires royaux craignaient de voir les troubles à Paris s'étendre aux autres villes, ils savaient aussi qu'il était plus facile de contenir l'agitation dans les villes de province si Paris restait calme 65. Cene crainte de l'agitation dans les villes incita le gouvernement à intervenir de mille façons et à contrôler le marché des grains. Pour assurer un flux constant de subsistances, le gouvernement disposait de ces ingrédients classiques de toute politique gouvernementale en la matière: restrictions à l'exportation, promulgation d'un lieu et d'une heure pour la vente des grains, fixation d'un prix maximum, évaluation des stocks et réquisition appuyée, si nécessaire, par la force 66. Le recours à la force était de toute façon nécessaire, aussi bien pour contrôler les approvisionnements que pour assurer la liberté du commerce. Mais elle s'employait avec une bien plus grande économie de moyens contre quelques grands exploitants que contre une population entière de consommateurs. Si les concessions faites à ceux-ci lors de leurs mouvements de protestation avaient pour conséquence des mesures qui décourageaient les fermiers de produire pour le marché (ils pouvaient, comme en l'an II, renoncer à cultiver leurs terres, ou encore nourrir leurs bêtes avec le surplus de leurs grains), le coût immédiat des mesures nécessaires pour s'assurer la coopération forcée des fermiers était bien moins élevé que celui d'un déploiement de troupes contre les consommateurs des villes et des campagnes. Autrement dit, il fallait plus d'énergie pour contrôler les masses urbaines que pour amener à composition de grands exploitants qui manquaient d'organisation et qui ne savaient à qui s'en prendre pour exprimer leur mécontentement. C'est pourquoi le gouvernement répugnait à sanctionner des foules dont il craignait que le contrôle ne lui échappât, et au contraire mettait en œuvre une politique de contrôle des prix, de réquisitions et de subvention aux importations. 63 . R. Cobb, The Police and the People, op. cit. M . En 1776, il promulgua six décrets dont un pour la ville de Paris. 65. Lynn Hunt développe une argumentation similaire : • La révolution urbaine a été le pilier central de la révolution nationale: la paysannerie pouvait modifier le rythme du changement, l'accélérant en se révoltant comme elle le fit en 1789, ou au contraire le retardant en s'en désintéressant ou en manifeStant son hostilité comme elle le fit en 1793-94. Mais, sans la révolution à Paris, l'Assemblée Constituante aurait été mort-née et) sans les révolutions urbaines des provinces, la révolution nationale serait mone au berceau comme ce fut le cas en 1848 et en 1870 '. Lynn Hunt, Revolution and Urban Po/itUs in PrCYVinciai France, Palo Alto CA, Stanford Universiry Press, 1978, p. 3. 66. Le gouvernement central était habituellement hostile à la fixation d'un prix maximum ou à la fixation des prix tout coun, aussi ce type de -Ii taxation lt était-il rarement pratiqué à Paris.
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En France comme en Angleterre, employés et employeurs avaient en commun un même intérêt dès qu'il s'agissait de demander des denrées à bon marché. Les deux parties ne pouvaient que donner leur agrément à une politique qui garantirait un approvisionnement suffisant à prix modique; elles donnaient leur préférence à un contrôle des exportations de grains, à cause des bas prix qui en étaient localement la conséquence. Ainsi les disettes pouvaient-elles induire une alliance entre les travailleurs des villes et leurs employeurs. Mais c'est seulement en France que, par crainte de cette coalition urbaine, la royauté adopta une politique qui, sans en avoir le dessein, accordait aux villes une bonne partie du revenu de la nation et qui, en créant des distorsions dans le marché, réduisit la capacité globale de production nationale. La structure des impôts en France avait aussi pour conséquence une redistribution du revenu aux villes, beaucoup de citadins étant exemptés d'impôt. Les redevances féodales jouaient un rôle similaire, leurs bénéficiaires de principe vivant en ville ou au moins y entretenant une résidence. Et comme les élites politiques et sociales vivaient à la ville, il y avait encore là une bonne raison de persévérer dans une politique qui favorisait les intérêts urbains aux dépens de ceux de la campagne. Le gouvernement protégeait donc les manufactures urbaines de la concurrence de l'étranger et accordait des monopoles à de nombreuses industries-clef orientées vers l'exportation. Les plus protégées étaient celles des produits de luxe, donc des activités urbaines. La disposition qu'avait ainsi la royauté à protéger l'industrie de la concurrence favorisait encore le développement urbain. Mais le bénéfice qu'elle tirait de cette politique n'allait pas être durable car celle-ci se soldait par une perte pour l'ensemble de la nation. Samuel Dupont de Nemours avait bien vu ce trait de société français: "Malgré trente ans d'efforts de la raison, de l'arithmétique et de la Philosophie, malgré les principes de la liberté et de l'égalité, les citoyens des municipalités urbaines sont plus disposés que jamais à traiter leurs concitoyens des municipalités rustiques comme des serfs de la glèbe, et à disposer arbitrairement de leur travail, de leur tems, de leurs récoltes et de leurs voitures. Le penchant vers cet abus injuste et funeste de la puissance semble même accru dans les villes par l'opinion de la Souveraineté que les Citoyens de chaque municipalité populeuse se veulent exercer, comme s'ils représentaient la totalité de la République dont ils ne sont que des parties intégrantes, et à qui seule appartient l'emploi de l'autorité souveraine» 67. Ce trait de société a sa raison profonde: le gouvernement était concentré près de Paris - ce qui est, comme je l'ai souligné, une conséquence de l'organisation politique de l'absolutisme -; là il pouvait devenir l'otage de populations urbaines qui exigeaient des denrées à bon marché ainsi qu'une protection contre les fluctuations abruptes du prix des grains. Les intendants et autres 67. Elizabeth Fox-Genovese éd., The Autobiograpby of Du Pont de Nemours, Wilmington DE, Scho-
larly Resources Inc., 1984, p. 265.
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représentants du pouvoir central résidaient aussi dans les villes et, pour éviter les émeutes, étaient disposés à transiger avec leurs convictions idéologiques pour pacifier les foules. Les intendants répugnaient à employer la force parce qu'on en aurait conclu à l'échec de leur administration et aussi parce que leurs relations ultérieures avec la population n'en seraient devenues que plus difficiles. Les émeutiers ont connu des succès en France à cause de la proximité des intérêts urbains et du centre du pouvoir politique. Cette proximité explique aussi la nette faveur politique qui s'est étendue aux groupes d'influence urbains 68 • La vulnérabilité du gouvernement au mécontentement des villes a été une des conséquences de la centralisation du pouvoir politique en France. Des émeutes dans la capitale pouvaient paralyser le gouvernement, tout comme des émeutes dans les nations hautement centralisées et bureaucratiques du tiers-monde sont aujourd'hui des menaces pour leur gouvernement et forcent ceux-ci en fin de compte à des concessions au détriment des campagnes 69. Confrontés au mécontentement populaire, les responsables, au gouvernement français, abandonnaient immanquablement leur engagement en faveur du libre commerce parce qu'ils entendaient enlever au maximum son caractère politique au commerce des grains. Le gouvernement ne voulait pas que son action fût perçue comme une politique du laissez-faire et donc jugée comme responsable des disettes. En reniant leur engagement déclaré en faveur du laissez-faire, les pouvoirs publics faisaient des marchands les cibles de la colère populaire. On n'observe pas en Angleterre un tel parti-pris en faveur des villes: les centres de pouvoir y étaient les demeures seigneuriales et les districts des parlementaires. Aussi, nous l'avons vu, le développement, dans l'Angleterre du 18e siècle, fut-il orienté par un parti-pris rural plutôt qu'urbain. Les élites agraires dominaient les institutions politiques de base et entretenaient des alliances avec les grands commerçants des villes. L'accès lui étant ouvert au pouvoir politique, la classe des propriétaires terriens était en mesure d'obtenir du gouvernement des décisions qui altéraient en sa faveur les termes de l'échange. Les intérêts des fabricants n'avaient pas de poids en face de l'alliance entre marchands et propriétaires. Les émeutes à Londres ne préoccupaient pas excessivement les membres du Parlement parce que leur base de pouvoir était en zone rurale. Il n'y avait donc pas de lien entre l'expansion du pouvoir de l'Etat et la croissance démographique de Londres. 68. Les concessions que la royauté devait faire aux circonscriptions urbaines n'étaient pas sans coût. On payait en général, pour les privilèges garantis par la royauté, sous la forme d'emprunts forcés ou d'imp&ts indirects. Gail Bossenga a soutenu qu'au 18' siècle les agents royaux transféraient le fardeau financier cor· respondant à la croissance de l'Etat sur les pauvres et les ouvriers des villes. Cf. G. Bossenga, « Ciry and State : An Urban Perspective on the Origins of the French Revolution» in K. Baker éd., The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture: The PoliticaJ Culture of the Old Regime, Oxford-New York, Pergamon Press, 1987, p. 115-140. 69. Cf. Michael Lipton, Why Poor Pople Stay Poor: Uyban Bias in World Development, Cambridge MA, Harvard University Press, 1977; et Robert H. Bates, Markets and State in Tropical Africa: The Political Basis of Agricultural Policies, Berkeley-Los Angeles CA, University of California Press, 1981.
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Le pouvoir politique demeurait aux mains des représentants des circonscriptions rurales. Dans ce chapitre, j'ai essayé de montrer pourquoi, en Angleterre, ni la crainte d'émeutes ni les émeutes elles-mêmes n'ont entravé le développement d'un marché national des grains relativement libre, pourquoi les émeutes n'ont rien pu contre l'abandon du contrôle traditionnel des approvisionnements ou contre la manipulation des prix dans l'intérêt des producteurs à travers des subventions à l'exportation. Au contraire, en France, la crainte de l'émeute influençait le gouvernement au point qu'il maintenait en vigueur une réglementation paternaliste et renonçait à son intention de créer un libre marché des grains d'échelle interrégionale ou nationale. J'ai suggéré que ce succès des émeutiers tenait à la vulnérabilité à l'action des foules de l'appareil bureaucratique sis dans les villes, tel qu'il avait été forgé par les rois de France pour administrer le royaume. Le mécontentement rural était loin d'être aussi menaçant pour le régime que l'action des foules dans les villes. C'est la menace que la violence populaire faisait peser sur le réseau de capitales provinciales mis en place par la royauté qui a déterminé la réaction de celle-ci, non la composition sociale des foules en cause. Les émeutes dans les villes n'étaient pas tributaires d'une participation paysanne, elles étaient un facteur caractéristique de toute politique urbaine. Même si on trouve des paysans dans les mouvements urbains, les décisions politiques qu'ils demandaient étaient dommageables aux intérêts ruraux dans leur ensemble. Conclusion: la politique des subsistances et la violence collective sous l'Ancien Régime
La politique française de défense des intérêts des consommateurs a entraîné des distorsions de prix qui ont réduit le revenu global et transféré une part du revenu de la campagne vers la ville. L'
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Ni la France ni l'Angleterre n'offrent au 18< siècle d'exemples de marchés des grains opérant avec efficience. Dans les deux nations, ce furent le pouvoir politique et la pression fiscale qui déterminèrent le cours d'un commerce bénéficiant de fortes subventions; or ce commerce allait inciter des groupes d'intérêt étroits à exercer des pressions sur chaque gouvernement afin qu'il intervînt sur le marché en leur faveur. Les conséquences de ces interventions, qui allaient selon le pays être à l'avantage de groupes d'intérêt différents mais politiquement actifs, furent néfastes pour les pauvres des deux pays. Toutefois, les conséquences négatives des interventions paternalistes en France étaient moins visibles que l'injustice manifeste de l'action du gouvernement britannique en faveur des grands propriétaires terriens et des négociants en gratns. J'ai exposé ci-dessus que les différences culturelles et morales seules ne sauraient rendre compte de l'issue différente des émeutes en France et en Angleterre. Dans les deux pays, les décideurs politiques définirent les problèmes et arrêtèrent leurs choix à partir de valeurs identiques (ils croyaient que le développement économique devait être une préoccupation prioritaire et qu'il fallait appliquer les solutions du marché). Les classes populaires, dans chaque nation, proclamaient des valeurs similaires entre elles et employaient les mêmes stratégies rhétoriques pour défendre leurs prérogatives traditionnelles. Et cependant, nous l'avons vu, le résultat des actions collectives menées par les consommateurs de grains a, significativement, été fort différent d'un pays à l'autre. L'intérêt de cette comparaison a été de mettre en lumière les différences existant entre les processus politiques anglais et français ainsi que les formes différentes de l'accès que les divers groupes ont eu à l'appareil de décision de l'Etat. Ce qui joue un rôle majeur dans ce cas, ce n'est pas le degré de centralisation de l'Etat, mais à la fois la localisation du centre de pouvoir politique et la nature des institutions à travers lesquelles ce pouvoir s'exprime. L'évolution politique et institutionnelle en France priva les groupes ruraux de mécanismes et de canaux qui leur auraient permis de participer à la vie politique nationale, alors que la centralisation bureaucratique confinée aux villes a fourni aux masses urbaines toutes les occasions voulues d'attirer l'attention sur leurs doléances. En Angleterre au contraire, l'affirmation grandissante du Parlement comme porte-parole de la nation a ouvert aux élites rurales de vastes avenues par lesquelles elles ont pu dominer la prise de décision politique à l'échelle nationale. En France, pour tout ce qui concerne la politique des grains, le développement du pouvoir central signifiait gouvernement par la cité, à partir de la cité, pour la cité. En France, le prix des grains a connu des fluctuations moins importantes vers la fin de l'Ancien Régime que vers le début. A la fin du 18 e siècle, les fluctuations saisonnières avaient beaucoup perdu de la brutalité qui caractérisait le mouvement des prix au 17e siècle ou au début du 18e : une hausse de plus de 50 % au cours de la même année était alors chose courante. Ces
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mouvements de prix saisonniers, régionaux et locaux se produisaient alors que les variations de la production au niveau national n'avaient rien d'aussi spectaculaire 70. Ces fluctuations extrêmes se sont répétées au cours de la période 1789-1812. La Révolution nous fournit ainsi une occasion de vérifier la validité de nos hypothèses. La disparité des prix entre régions est réapparue parce que les autorités nationales n'étaient pas assez fortes pour assurer la liberté du commerce et la protéger contre toute intervention d'origine régionale. Tant que les intendants furent en fonction, les autorités locales ne purent limiter l'accès à leurs marchés. La rupture révolutionnaire tient au fait que les gouvernements successifs furent incapables de garder ouvertes les voies commerciales existantes lors de circonstances qui virent des régions bien dotées en subsistances fermer leurs frontières aux marchands venus de régions où les prix étaient plus élevés. Les autorités locales souhaitaient empêcher leurs prix d'atteindre le niveau constaté dans les régions voisines. L'isolement des régions, leur dépendance des seules ressources locales provoquèrent de brutales disparités de prix. Ce n'est pas un déclin de la production nationale qui fut à l'origine de ces disparités, mais l'absence de la volonté politique qui aurait été nécessaire pour préserver le commerce interrégional 7l •
70. Je me réfère ici aux données chiffrées de Dominique Margairaz, Les dénivellations interrégionales des prix du froment en France 1756·1870, thèse de 3' cycle, Paris J, 1982. Cf. aussi C.E. Labrousse, • Prix et structure régionale: le froment dans les régions françaises de 1782 à 1790 ., AllES 1939, p. 382 ; ou encore
J. Meuvrct.« Géographie des prix des céréales et les anciennes économies européennes. Prix méditerranéens, prix continentaux, prix adantiques à la fin du 17' siècle., Revista de Economia IV (2), 1951 et Cahiers des
Annales 32, p. 97-104. 71. Dans la récente étude qu'il a faite du système de distribution des denrées dans l'Angleterre des débuts de l'ère moderne, Robert Fagel a réuni un impressionnant corps de données qui révèle la rareté extrême des situations de disene où l'approvisionnement national se réduisait de plus de 5 'lb. Mais des déficits de .. % étaient plus fréquents et se traduisaient pour les pauvres par des crises de subsistances dévastatrices. Pour 1. période des Tudor et des Stuart, quand le gouvernement réglementait le marché des grains à la mode française, Foge! relève que la variation du prix des denrées est moins spectaculaire que pendant la période qui a suivi 1. Guerre Civile anglaise, période pendant laquelle furent abrogés tous les contrôles paternalistes antérieurs. Robert Fogel, document de travail, Université de Chicago, 1990.
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Les métiers dans la France d'Ancien Régime L'équilibre incertain entre privilèges et production libre
Deux faits nouveaux, tous deux liés à la doctrine bullioniste, devaient marquer la production manufacturière au 17e siècle: la création de fabriques sous monopole d'Etat pour des productions nouvelles et le renforcement des corporations. Ces aspects de l'activité manufacturière allaient susciter des réserves grandissantes chez nombre de responsables au sein de l'administration royale. Les défenseurs de la liberté des marchés recommandaient en effet à cette époque d'abolir les corporations. Cependant, même avec l'appui du Conseil du Roi, les réformes qu'ils souhaitaient furent bien difficiles à mettre en œuvre. Les réformateurs s'aperçurent que la structure même des institutions qui devaient leur existence à la volonté royale de réglementer le commerce était un obstacle de taille à la déréglementation, en particulier lorsque les réformes envisagées mettaient en cause les services financiers que les corporations rendaient à la royauté. Pour comprendre grâce à une analogie la difficulté de supprimer les corporations, pensons à la dépendance fiscale où est aujourd'hui un gouvernement à l'égard de produits ou de services dont la consommation est réputée dangereuse, tels le jeu, l'alcool ou le tabac. A force de compter sur la « dîme du péché », ce gouvernement se trouve souvent conduit à accorder un soutien aux producteurs de ces produits et services « honteux », allant ainsi vers des conséquences perverses. De même, parce que ses finances étaient tributaires des droits payés par les corporations, la royauté accordait, à regret certes, sa protection aux corporations. Cette protection, quoi qu'il en fût, se traduisait par un coût considérable pour les consommateurs et les travailleurs.
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L'évolution qu'ont connue en France les règlements applicables aux corporations montre clairement combien les coûts de transaction pèsent sur le choix des arrangements institutionnels 1. Le cas des corporations illustre bien que le choix des dispositions institutionnelles ne dépendait pas de l'efficience qu'on en attendait. L'innovation, en matière d'institutions, n'est pas apparue en France dans une arène politique parfaitement concurrentielle telle que seules les innovations efficientes seraient retenues. Au contraire, c'est le mariage entre l'Etat et l'industrie, destiné à produire et partager des rentes de situation, qui rend compte pour une large part de l'organisation industrielle de la France du temps de l'absolutisme. L'Ancien Régime était tout disposé à échanger ses services, sa protection et sa justice contre le revenu que lui assuraient les corps constitués 2. La royauté reconnut explicitement en 1709 que tels étaient les motifs qui l'animaient en déclarant donner « des droits assez certains et convenable [sic] à chaque corps des marchands et Communautez, afin qu'à la faveur d'iceux ils puissent trouver à emprunter pour payer cette finance JO 3. En attribuant des droits de propriété, la royauté postulait que les diverses corporations opéraient à l'intérieur de marchés isolés. Mais il y avait bien peu d'activités autonomes et indépendantes d'autres activités. C'est pourquoi, trop souvent, les droits de propriété que la royauté attribuait à des métiers particuliers étaient peu efficients et devenaient source de conflit avec ceux qui avaient été octroyés à des métiers voisins ou encore empiétaient sur eux. Mais l'impératif fmancier du revenu royal fit que l'on choisit d'ignorer le coût en efficience que ces barrières artificielles eurent pour les métiers. La conséquence en fut que les nombreux conflits qui opposèrent les métiers à propos de marchés furent arbitrés aux dépens du consommateur. La structure des corporations, centralisées sous le contrôle de la monarchie, limitait l'information que celles-ci pouvaient recueillir à propos d'éventuelles stratégies de production conjointes. Il nous serait donné plus fréquemment de constater des fusions de corporations ou un partage d'informations entre elles ou en leur sein si la monarchie n'avait pas imposé une structure verticale de contrôle par le canal de ses agents. Soumis à un tel régime de contrôle royal, les différents métiers n'étaient aucunement incités à partager des informations sur les possibilités qu'offraient les marchés ou sur des perspectives nouvelles de production, ils n'en avaient pas non plus les moyens. Les diverses barrières qui se dressaient entre les métiers étant définies une fois pour toutes, ceux-ci n'étaient guère incités à explorer d'autres emplois de leur capital ou de leur force de travail. Si, par suite de l'apparition de nouvelles techniques, une corporation était en mesure de s'engager avec plus d'efficacité dans tel ou tel type de production qui, jusque là, relevait d'une autre corporation, il leur aurait été très coûteux à toutes deux de négocier entre elles pour déterminer comment adopter 1. Sur J'imponance des coûts de transaction lorsqu'il s'agit de déterminer des choix institutionnels,
d. Douglass North, Structure"nd Change in Economic HisLOry, New York, W.W. Norton, 1981. 2. Ibid., p. 2()'32 : voir la définition que North donne de l'Etat. 3. AN, AD/XI/JO, Déclaration du Roi, 10 décembre 1709.
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ces nouveaux procédés. Dans cette hiérarchie" industrielle ,., les agents royaux étaient seuls en position de coordonner une telle renégociation des responsabilités et des actifs de chacune. Or ces agents ne disposaient nullement de l'information nécessaire pour déterminer la structure optimale de l'activité de production. Le coût élevé du partage de l'information, celui tout aussi élevé de la négociation d'un nouveau partage des droits entre corporations et en leur sein, ne pouvaient que décourager l'innovation, tant dans le domaine de la technologie que dans celui de l'organisation. La prolifération à la fm du 18< siècle de marchés non encadrés par une réglementation, que nous appellerons " informels ", pourrait nous conduire à sousestimer l'importance des corporations·. Bien que l'expansion de formes d'activité non réglementées nous indique que la protection des monopoles corporatifs était loin d'être totale, il est clair que les corporations ont influencé les termes de l'échange aussi bien pour les producteurs que pour les consommateurs de biens produits en dehors d'elles. il semble que les restrictions corporatistes aient suscité un surplus de produits de luxe de grand prix et une pénurie des biens à bon marché destinés à la consommation populaire. Cela ne signifie pas que toutes les corporations se sont spécialisées dans la production de biens de luxe: elles produisaient une grande variété de biens tant pour le marché local que pour les marchés très éloignés. Les historiens doivent être très attentifs à ne pas accepter tel quel l'argument des marchands qui proclamaient qu'une stricte adhésion aux codes de fabrication était le moyen de s'assurer la fidélité du grand marché d'exportation : en fait ils cherchaient ainsi à exclure leurs concurrents. Les normes de qualité auxquelles devaient satisfaire les produits réglementés destinés à la grande consommation ont sans doute excédé les exigences des consommateurs. Quoi qu'il en fût, on ne donnait pas à ceux-ci le choix d'acheter à bas prix des biens de basse qualité et de dégager ainsi un surplus pour en consommer d'autres. Les normes des corporations ont souvent eu pour effet de décourager le développement et la mise en œuvre de nouvelles techniques. En outre le coût élevé des transactions dans le secteur informel, non soumis à un statut de type corporatif, et la précarité des droits de propriété dans ce secteur limitaient les capacités de production à des échanges excluant des agréments de type contractuel à long terme et à des techniques de production économes en capital fixe. En suite de quoi la tendance de l'Ancien Régime était à des entreprises de taille réduite, à l'exception de celles que le gouvernement pilotait ou protégeait 5. 4. Dans un marché régulé, que nous appelons...: formel ., il existe une tierce partie arbitrale ayant autorité coercitive pour faire respecter les droits de propriété. Dans un marché. informel _, non régulé, il n'y a pas d'arbitre susceptible de rendre exécutoires les contrats entce parties, aussi les échanges se limitent-ils au cercle des parents et des connaissances. L'assurance qu'une tierce partie rendra les contrats exécutoires encourage les échanges entre panies étrangères les unes aux: auues. L'absence d'assurance de cet ordre limi-
tera aussi bien les échanges que les investissements entre ces dernières parties.
5. Bien que j'aie utilisé les instruments de l'analyse économique actueije, pour cou:prendre l'organisatian .. industrielle» de l'Ancien Régime, les résultats de mon étude recoupent les intuitions de réformateurs
de l'économie du 18< siècle, tel Turgot.
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Si le produit brut des manufactures et des métiers est passé d'une moyenne annuelle de 385 millions de livres pour la période 1701-1710 à 1 573 millions pour 1781-1789, ce quadruplement n'a pas été le fruit de mutations techniques spectaculaires". L'introduction d'innovations techniques telles que la machine à vapeur de Watt a été chose exceptionnelle. Comme l'écrit François Crouzet, «l'on ne discerne aucune force qui tendait à transformer profondément les structures économiques,. 7. Considérons l'expansion de l'industrie textile qui a été le seul composant très dynamique et quantitativement significatif du secteur informel de l'économie française parce qu'elle sut mettre en place tout un système de travail à domicile. On trouve des fabricants dans tous les coins de France et ils s'étaient constitué un réseau étendu de marchés locaux, régionaux et même internationaux. Mais les capitaux disponibles dans ce secteur en pointe de l'économie informelle étaient bien limités. Les métiers à tisser étaient petits et peu coûteux et il ne fallait que peu de bâtiments et de fabriques. En 1789, les manufactures textiles françaises ne comptaient que 900 machines à filer contre 20 000 en GrandeBretagne. Si la distribution du travail à domicile a pu être l'élément avant-coureur d'un développement ultérieur, cette industrie n'exigeait que des techniques traditionnelles et peu de capital fixe 8. La croissance économique française vers la moitié du dix-huitième siècle a tenu à l'augmentation du commerce international, due à la limitation des monopoles à l'exportation et à l'importation. Nous n'avons aucun moyen de mesurer quelle était la part de biens et services imputable au secteur formel dans la production globale de la France d'Ancien Régime. Quelle qu'elle fût, même si ce secteur ne contrôlait qu'un segment étroit de la production totale, les quantités et prix proposés par le secteur formel exerçaient leur influence sur les prix pratiqués par le secteur informel et y déterminaient les termes de l'échange, tout comme la valeur du dollar sur un marché noir est conditionnée par le cours officiel et n'est jamais indépendante du prix qu'offre le secteur bancaire officiel. Les fournisseurs livreront à un prix plus bas les biens déjà disponibles sur le marché réglementé. Quand nous constatons qu'une bonne part d'une production manufacturière donnée a son origine dans le secteur informel, nous sommes en droit de penser que les réglementations qui protègent les rentes de situation du secteur formel en sont largement responsables. L'apparition d'un marché informel est nécessairement déterminée par les réponses que l'on peut donner à trois types de considérations : quelles sont les techniques disponibles, quel est le niveau de la demande prévisible, quelle est la sévérité ou l'étendue de la réglementation qu'il va contourner? Si nous pouvons préciser ces points, nous comprendrons pourquoi un secteur informel se développe pour certains produits et non pour 6. François Crouzet, De la supériorité de l'Angleterre SUT la France: l'économique et l'imaginaire XVJNC« siècles, Paris, Perrin, 1985, p. 22-49. 7. Ibid., p. 88. 8. George Rudé, Europe in the Eightee1/th Contury: A nstocracy and the Bourgeois Challenge, Londres, Sphere Books, 1974, p. 74.
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d'autres. Et ceci vaut quelle que soit l'ampleur du secteur formel, du moins tant qu'il restreint l'offre et que ses prix restent plus élevés que ceux que pratique le secteur informel. Selon cette théorie, un large secteur informel s'épanouira précisément dans les zones proches de marchés très réglementés, alors qu'il ne se développera pas dans les zones de marché libre, sauf si celui-ci est imparfait. Le commerce des tissus de lin, qui furent le principal produit d'exportation de la France du Sud-Ouest au 17e siècle, nous en fournira un bon exemple. Les corporations en contrôlaient la production urbaine, aussi, comme notre théorie l'aurait prédit, la plupart des tissus de lin étaient-ils fabriqués à la campagne. Les historiens s'accordent en général à penser que les zones les plus dynamiques de l'économie nationale furent les campagnes environnant les centres de diffusion commerciale ainsi que les faubourgs de certaines villes 9. Après ces considérations d'ordre théorique, revenons à l'histoire de la production artisanale sous l'Ancien Régime. Si, à l'origine, les corporations s'étaient organisées sans être beaucoup aidées par les responsables municipaux, elles se rendirent compte plus tard qu'elles pourraient augmenter le revenu de leurs membres si elles éliminaient la concurrence. Mais il leur fallait la coopération du gouvernement local si elles voulaient faire respecter le monopole qu'elles détenaient sur des services et biens disponibles sur la place 9. Les autorités locales firent bien respecter ces monopoles, mais demandèrent en échange une part des profits dus à l'exercice des monopoles en les taxant ou en les empruntant. En ce sens, les corporations soutenaient les pouvoirs locaux en leur apportant un revenu. De fait ceux-ci, en octroyant des monopoles de production et de vente de produits de luxe, trouvèrent une méthode pour extraire une rente des consommateurs de ces produits, qui appartenaient sutout aux classes supérieures. Le coût de ce revenu, pour les pouvoirs locaux, c'était d'assurer la police du commerce 10. Bien sûr, que ce fût par hasard ou volontairement, nombre de productions échappaient à la surveillance des dites autorités. Mançur OIson, dans son Grandeur et décadence des nations, explique bien le processus de pressions qui permet aux artisans et marchands locaux d'obtenir un monopole. il expose que les pressions des groupes d'intérêts, des commerçants ou des cartels sont plus à même de se développer au sein de juridictions peu étendues, telles une modeste municipalité ou une ville, que dans une nation de grande étendue. Il est facile de comprendre qu'il suffit d'un nombre relativement petit de bons artisans pour créer un cartel dans une ville où tel ou tel type de métier se concentre dans quelques entreprises seulement, pour peu que cette ville soit à une distance suffisante des autres marchés. " Dans un vaste pays, selon toute vraisemblance, les ressources nécessaires pour exercer 9. Cependant de nombreuses villes résistèrent à cette pression corporative: elles estimaient que l'introduction de monopoles corporatifs empêcherait des travailleurs indépendants de se livrer dans la ville à des activités commerciales imposables.
10. C'étaient surtout les producteurs de biens de luxe qui attachaient du prix à une telle police: ils souhaitaient être protégés de contrefaçons bon marché.
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une influence sur le gouvernement national sont bien trop coûteuses et, à moins que les entreprises ne soient gigantesques - ce qu'elles sont parfois -, il en faudrait beaucoup qui coopèrent ensemble pour créer un cartel efficace ,. 11. C'est pourquoi le déclin ou l'élimination des corporations a en général coïncidé avec l'expansion des marchés et l'extension des juridictions administratives: le coût des groupes de pressions qu'aurait imposé la création d'un cartel national aurait été prohibitif. Cene remarque d'OIson est parfaitement vérifiée par l'exemple anglais: les corporations commencèrent à décliner au début de l'ère moderne, au moment où s'établirent des marchés à l'échelle nationale et où le Parlement acquérait une autorité politique nationale. Elle vaut aussi pour le Moyen Age, époque où l'unité réelle de juridiction politique ne dépassait pas les limites de la ville ou du comté. Cependant ce modèle ne semble pas rendre compte du cas de la France d'Ancien Régime où la création de juridictions administratives nationales coïncida avec un contrôle accru des corporations sur l'économie. Aux 17e et 18e siècles, les corporations proliférèrent en France à mesure que les juridictions administratives devenaient plus vastes. Dans la France méridionale où, pour la plupart des métiers, les corporations n'apparurent que vers la fin du 17e siècle, la probabilité que les artisans des grandes villes fussent membres d'un groupe corporatif devint plus grande après que la royauté eut commencé à affirmer son autorité administrative sur l'ensemble de la nation - après et non avant 12. J'expliquerai dans le présent chapitre l'anomalie apparente que représente le développement des corporations en France en un temps d'étatisation rapide et de centralisation. Dans le chapitre suivant, je comparerai les cas de la France et de l'Angleterre - ce pays où la théorie d'Oison explique si bien le déclin des corporations.
L'origine médiévale des corporations
il semble utile de rappeler ici l'origine médiévale des corporations pour comprendre leur développement ultérieur. Les corporations sont souvent apparues lorsqu'un groupe d'ouvriers s'est organisé pour contrôler la qualité du travail produit par leurs pairs et pour servir de recours aux consommateurs en cas de conflit. Une corporation était aussi quelque chose comme une marque commerciale, destinée à donner un " label" de qualité à la production d'un 11. Mançur Oison, The Rise and Decline olNdtions, New Haven CT, Yale University Press, 1982, p. 33. Version français<: : Grandeur et décadence des nations: croissance économique, stagflation et rigidités sociales, Paris, Bonne!, 1983. 12. Voir Emile Coornaert, Les corporatwns en France, Paris, 1941. Dans ce chapitre, j'utilise de façon inter· changeable les termes «guild - et « corporation _ [NDT: en anglaisJ, même si le premier terme n'est plus employé au 18e siècle. Les termes de« corps ... ou «communauté "', plus fréquemment utilisés à l'époque ont une connotation moins spécifique pour le lecteur du 20< siècle. [NDT dans le texte français, le terme « guilde _, nordique, n'est jamais employé. Par contre, « corps _ est utilisé lorsqu'il s'agit de groupements de type corporatif autres que ceux des arts et métiers artisanaux a""quels l'usage courant français réserve le tenne « corporation -J.
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groupe déterminé d'artisans 13. L'existence de ces organisations reposait sur la conviction que le public accepterait de payer un bonus pour acheter des produits auprès de fournisseurs membres d'entités assurant leur auto-contrôle, selon le principe qu'il faut cent yeux à l'acheteur, mais un seul au vendeur. Pour préserver la réputation de leurs produits, les corporations mirent en place des cours d'arbitrage où les consommateurs pouvaient présenter leurs doléances. Cet autocontrôle permit aux corporations de préserver leur réputation et de faire payer un bonus pour leurs produits. Les corporations ont contribué au bien-être social en instaurant un mécanisme fondé sur la réputation: celui-ci leur permettait de conférer une certaine sécurité aux actes commerciaux en l'absence de contrats dont la bonne exécution aurait été garantie par le gouvernement. En général, les corporations donnaient à ce mécanisme un caractère communautaire, tel que le membre qui ne respecterait pas ce à quoi il s'était engagé se verrait exposé à ce que ceux qui auraient pu entretenir des échanges commerciaux avec lui pourraient dorénavant refuser de le faire. Toutefois ce mécanisme devint obsolète lorsque l'organisation des corporations se trouva renforcée sous Louis XIV, les tribunaux pourvoyant désormais à la bonne exécution des contrats. Les corporations contribuèrent également au bien-être social en accroissant le crédit dont pouvait bénéficier chacun de leurs membres. Si c'était la corporation comme corps qui achetait les moyens de production, la fiabilité de tel ou tel de ses membres n'entrait plus en ligne de compte pour le fournisseur, et les restrictions au crédit s'en trouvaient donc réduites. A une époque où le coût de l'information était élevé et où ses asymétries étaient spectaculaires, les corporations étaient en mesure de pallier les restrictions de crédit en prenant en charge la réputation de leurs membres. Si chaque transaction avait dépendu de la solvabilité et de la réputation de ceux-ci, pris individuellement, la masse totale des échanges en aurait été sévèrement affectée. Les achats groupés palliaient les difficultés de trésorerie de chaque membre: ceux-ci bénéficiaient en effet du crédit collectif de leur corporation, de sorte qu'ils pouvaient acquérir les moyens de production dont ils avaient besoin indépendamment des fluctuations de leur cash flow. La mise en commun des réputations de solvabilité signifiait pour chacun la possibilité de bénéficier de la capacité de crédit de l'ensemble. En réduisant les exigences de liquidités, et donc en abaissant le coût du capital, une telle disposition avait pour effet d'augmenter la production. Mais ces aspects positifs étaient contrebalancés par le pouvoir monopolistique que les corporations acquéraient ainsi sur les marchés de détail. Une fois obtenu leur accès exclusif à un marché donné, leurs membres s'entendaient en général pour réduire leur production (en restreignant l'accès à la maîtrise), tout comme l'aurait fait un individu isolé bénéficiant d'un monopole pour pratiquer des prix plus élevés. Pour empêcher ses membres de concurrencer leurs 13. Il n'y a pas 1. quelque chose de bien différent d'une chaîne de restaurants ou d'hôtels qui garantit au public un niveau prévlsible de prestations.
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propres profits monopolistiques, les corporations limitaient l'augmentation de la production en contrôlant la quantité des matières premières achetées par chacun, en limitant le nombre d'apprentis qu'un maître pouvait employer ainsi que les horaires hebdomadaires d'ouverture des boutiques, de sorte que la concurrence au sein de la corporation fût aussi réduite qu'elle l'était au dehors, sur la place H. Les corporations prétendaient que c'était la grande attention portée à la qualité qui motivait les limitations de production. L'explication réelle, c'est le gain qu'apporte un fonctionnement sous forme de cartel, la réduction de l'offre permettant des prix plus élevés. Les corporations étaient particulièrement efficaces pour la production de biens nobles destinés aux riches, mais elles fabriquaient aussi des biens - par exemple des tissus - pour un vaste marché d'exportation. Malgré les efforts des artisans, en France, pour se constituer en corporations locales comme cela se faisait un peu partout dans l'Europe de l'Ouest pendant la période médiévale, de nombreuses régions et un bon nombre d'activités de fabrication avaient pu échapper au 16· siècle au contrôle des corporations. Bien que les édits royaux de 1581 et 1597 eussent donné force de loi à l'institution de corporations à l'échelle de la nation, ce fut, pendant la deuxième moitié du 17e siècle, la volonté de Colbert d'édicter des normes de caractère national pour les manufactures et d'en assurer le maintien à l'avenir qui suscita le renouveau d'influence des corporations 15. Colbert les renforça en prenant de nombreuses décisions de portée nationale qui définissaient de nouvelles normes de fabrication, chargeant de leur application un corps d'inspecteurs directement responsables devant l'Etat royal 16. Colbert: le père du nationalisme économique
Colbert, qui croyait nécessaire de développer l'exportation, pensait s'attacher la clientèle des marchés étrangers en garantissant un haut niveau de qualité; il favoriserait ainsi un commerce attirant les métaux précieux. Pour que l'argent ne sortît pas du pays, il préconisait d'interdire l'exportation de ces métaux et d'augmenter l'autarcie du royaume, ce qui limiterait les importations. li pen-
14. Bien sûr, la concurrence et la rivalité jouent un rôle dans le développement des corporations. Celles·ci étaient en coocurrcnœ pour maintenir et étendre leurs privilèges face à leurs rivales. La
rente, c' est accepter de dépenser une ressource peu abondante pour capter un pur transfert. Plus spécifiquement, c'est une collusion de producteurs qui cherchent à obtenir des restrictions à la concurrence susceptibles de transformer le surplus du consommateur en un surplus du producteur. D'un point de vue social, les ressources
dépensées pour capter des rentes de situation [NDT: en anglais, • monopoly rents .] sont employées de façon inefficiente. Cf. Robert B. Ekelund & Robert D. Tollison, Mercantilism as a Rent·Seeking Society: Economic Regulation in Historica/ Perspective, College Station TX, Texas A&M University Press, 1981, p. 18·25. 15. Cependant Colbert a délibérément autorisé les artisans du Faubourg St·Antoine à ne pas s'affilier
à une corporation et à garder leur indépendance vis-à-vis des corporations parisiennes. 16. F. Bacquié, Les InspecteuTS des manufa"'uTes sous l'Ancien Régime, 1669-1792, Paris, Hachette 1927. Ces inspecteurs contrôlaient les inspecteurs choisis par les corporations.
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sait que les manufactures françaises souffraient sur les marchés internationaux de la réputation qu'elles avaient d'écouler de la camelote et soutenait que leurs produits se vendraient mieux si des normes nationales de haute qualité pouvaient être imposées par l'intermédiaire des corporations. Les corporations étaient donc destinées à tenir un rôle important dans sa politique d'augmentation des exportations 17. La réglementation fut étendue à de nombreux produits qui n'avaient pas de caractère de luxe, tels la plupart des tissus. Les marchands avaient beaucoup à gagner à ces efforts de Colbert pour accrohre leurs parts de marché aussi bien en France qu'à l'étranger, mais cette protection de l'Etat n'était pas sans coût. Les services de Colbert offrirent bien aux corporations de les aider à maintenir leur réputation en accordant une garantie de qualité à leurs produits, en particulier aux produits de luxe. Mais ceci impliquait de restreindre la vente des biens produits hors corporations, au motif de leur mauvaise qualité - ce qui aboutissait à protéger les produits de luxe des corporations contre la concurrence de produits moins chers fabriqués en dehors d'elles. De leur côté, les corporations payaient le gouvernement pour ce service de police de la production qu'elles ne pouvaient assurer elles-mêmes avec autant d'efficacité. Avec les successeurs de Colbert, les paiements requis pour assurer cette police devinrent de plus en plus lourds. En donnant sa garantie, la royauté essayait d'extraire des corporations le revenu le plus élevé possible. Cet effort de Colbert pour accroître la capacité manufacturière de la France revêt aussi un autre aspect: trouver des substituts aux produits importés et créer de nouvelles industries. li attachait une importance particulière aux industries naissantes et à celles qui étaient jugées indispensables pour la défense nationale. Mais cette politique d'autonomie allait assez souvent à l'encontre de la première politique qui passait par un renforcement des privilèges des corporations. En fait on ne peut pas comprendre la nécessité où était l'Etat de garantir des monopoles ou de créer des manufactures royales si l'on omet le rôle croissant des corporations durant cette période. Les nouvelles industries devaient être protégées des règlements mêmes qui avaient été édictés pour protéger les corporations. li fallait un privilège pour surmonter les effets d'un autre privilège. Prenons l'exemple d'une fabrique de textiles de qualité: une telle entreprise requiert la coopération de corps de métiers dispersés entre plusieurs corporations. Pour se lancer dans une telle affaire, il faut à un entrepreneur un privilège lui permettant de passer outre aux restrictions corporatistes afin de pouvoir regrouper plusieurs métiers sous un même toit. De telles entreprises recevaient parfois le titre de « manufacture royale» à la seule fin de les libérer des entraves à la production suscitées par le système corporatif lui aussi encouragé par 17. La réglementation colbenienne obéissait à trois ordres de considérations; parvenir à une uniformité ordonnée; protéger le consommateur; assurer une qualité constante pour gagner des marchés. il croyait que les corporations pourraient être utilement attelées à ces trois objectifs.
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l'Etat 18. li eût été bien difficile, sans ces surprivilèges, de parvenir à créer de grandes entreprises intégrées. Pour travailler indépendamment des corporations, les directeurs des manufactures royales avaient besoin d'un privilège les autorisant à créer leurs propres normes et règlements, tout comme une corporation. Mais, comme la lenre de mission de ces nouveaux industriels restreignait leur activité en la spécifiant de façon très détaillée, ces manufacturiers se trouvaient devant mille difficultés quand ils souhaitaient se doter de nouvelles capacités de production ou développer une nouvelle technologie. Cela signifiait que l'apparition d'une nouvelle mode ou d'une nouvelle technique précipitait immanquablement une crise industrielle, les ajustements nécessaires étant contrecarrés par les prérogatives légales des diverses corporations et manufactures concurrentes 19. Ces restrictions représentaient souvent un handicap sévère pour la croissance de nouvelles industries comme pour le développement de nouvelles technologies 20. Le dessein mercantiliste qui conduisit Colbert à encourager les activités manufacturières ne fit pas que se perpétuer après lui, les interventions prirent des formes encore plus diversifiées au rythme du progrès de l'interventionnisme dans les administrations qui suivirent. Entre 1664 et 1683, date de la mort de Colbert, P. Boissonnade relève 150 textes réglementant l'industrie manufacturière ; entre 1684 et 1753, soit 69 années, il y en eut plus d'un millier et, pour la période 1753-1789, ou 36 armées, il en compte environ 500 21 • Même au cours 18. Les manufactures royales n'étaient pas toutes du même type. Parfois la monarchie ocuoyait le satut de manufacture royale,
à titre honorifique, à tous les dirigeants de manufactures ou maîtres artisans d'une
ville .fm de les soustraire am< règlements corporatifs locam<. La royauté pouvait aussi acheter les actifs d'une compagnie et en assurer la gestion directe, surtout lorsque l'Etat était le principal consommateur de sa production. Par exemple, elle pouvait jouer le rôle dirigeant dans des manufactures pourvues d'ateliers de haute qualité artistique (les Gobelins, la Savonnerie, manufactures pour les produits desquelles la noblesse de Cour constituait le consommateur de principe), ou encore dans les fabriques de matériel militaire (on remarque,
au 18' siècle, une tendance au rachat des fabriques privées d'armement par l'administration royale). La plu· pan des manufactures royales restèrent propriété privée, bénéficiant du soutien de subventions, de prêts et de privilèges. Cem<-ci pouvaient prendre la forme de privilèges juridiques ou d'exemptions fiscales, par exemple une exemption de taxe sur les matières premières ou sur les produits finis. Mais le privilège de loin le plus précieux était l'interdiction faite à tout autre acteur économique d'entrer en concurrence avec ces manufactures pour produire ou vendre des produits similaires. 19. L'introduction de techniques industrielles nouvelles entraînait en général un conflit avec les métiers voisins. Par exemple, en 1736, les fabricants de boutons s'opposèrent à la manufacture de « boutons au métier> ; les plombiers luttèrent douze années (1719.1731) pour utiliser des plombs laminés, bien meilleurs que les plombs coulés, mais dont les st.tuts ne prévoyaient pas l'utilisation. Dans un autre cas, pour proté· ger les lntérêts d'une corporation, un intendant refusa
à Dallande, un inventeur, d'utiliser le procédé qu'il
avait mis au point pour rendre plus facile la production de papier. 20. Ravillon, l'inventeur du papier à tapisser, fut harcelé par plusieurs corporations pour concurrence illicite. Ses adversaires étaient les imprimeurs, graveurs et tapissiers. Pour surmonter cette opposition, il fallait l'intervention du gouvernement et son soutien à la nouvelle industrie. A l'occasion, on créait de nou-
velles corporations, telle celle des baracarriers (fabricants d'étoffe de grosse laine) créée par Colbert, pour mettre en place de nouveam< procédés industriels. 21. Prosper Boissonnade, « Etude sur les règlements relatifs à 1. fabrication, sur les inspecteurs des manu· f.."tures, sur la police générale des métiers et en général sur l'intervention de l'admini."tration royale dans l'industrie '. Etude non publiée citée in Pierre Deyon et Philippe Guignet, « The Royal Manufactures and Economic and Technical Progress in France before the Industrial Revolution >,Journal ofEuropean Economie History 9, 1980, p. 611-632.
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de la période où l'idée de l'économie libérale est censée s'être diffusée dans les bureaux, leur fréquence n'a en rien diminué. On a toujours octroyé autant de titres de manufacture royale après 1753. La période moyenne (de l'ordre de dix années) nécessaire pour l'étude de ces dossiers était plus longue à la fin du siècle qu'au début. En d'autres termes, la diffusion des théories physiocratiques et libérales n'a pas réduit l'emprise du dirigisme industriel exercé par l'Etat. Il nous faut maintenant éclairer la relation qui existe entre la croissance du nombre des règlements et la politique industrielle lancée 'par Colbert. Dans l'étude déjà ancienne qu'il a faite de la politique industrielle de Colbert, Abbot Usher invoque des arguments de poids pour justifier la stratégie de Colbert. Selon lui, la production de type traditionnel avait atteint le maximum de son développement en France avant Colbert. La société d'alors, caractérisée par "l'homme de Cour et le sycophante, dominée par l'ambition de parvenir à la position sociale de toute sécurité que conféraient la terre ou les offices,. avait besoin d'un choc. " Le commerce et l'industrie étaient au mieux de simples moyens de s'acheter cette position sociale: ni l'industrie ni le commerce ne se développaient assez rapidement pour satisfaire une ambition ou pour susciter un esprit d'entreprise ou d'aventure généralisé JO. Dans une telle société, l'individu cherchait protection et sécurité plutôt que l'occasion de faire des choses nouvelles ou d'exploiter de nouveaux domaines d'activité,.. Aussi Colbert faisaitil preuve d'un" réalisme clairvoyant,. en estimant que l'Etat pouvait apporter beaucoup au développement économique de cette société,.. Et Usher concluait que ce furent les successeurs de Colbert qui, en administrant les normes" dans un esprit différent ,., exposèrent la France aux " dangers de l'intervention d'Etat,., ce qu'il attribuait à "la médiocrité de la mentalité bureaucratique» 22. De son côté, dans les deux volumes qu'il consacre à Colbert, Cole affirme de façon similaire que celui-ci ne voyait dans les privilèges accordés à certains marchands ou à certaines industries que des mesures provisoires. L'intention de Colbert, continue-t-il, était d'aider l'industrie française à atteindre le niveau de celles de Hollande et d'Angleterre et de supprimer les privilèges après une période initiale de démarrage. Les successeurs de Colbert, eux, perdirent de vue cette intention en appliquant obstinément la réglementation à la lettre. Ces responsables de haut rang manquèrent de clairvoyance tout en nourrissant des préjugés contre les gens d'affaires 23. Je voudrais montrer, contrairement à ce que soutenaient Usher et Cole, que la constance de la demande de réglementation au cours du siècle a été un effet des méthodes mêmes auxquelles Colbert a recouru pour encourager l'industrie française. Pour favoriser le développement de nouvelles industries, la royauté, dont l'action avait déjà créé tout un environnement industriel de lettres paten4(
4(
22. Abbot Payson Usher, • Colbert and Governmental Control of Industry in Seventeenth Century France" The Review of Economie Sla/iscics 16, 1934, p. 237-240. 23. Charles W oolsey Cole, Colbert and a On/ury ofFrench Mercantilism, 2 vol., New Yorl<, Columbia University Press, 1939.
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tes, franchises et monopoles royaux, se trouvait dans l'obligation d'octroyer des privilèges supplémentaires. Un investisseur en puissance n'allait pas aventurer ses capitaux sans avoir l'assurance d'obtenir une protection ou des concessions similaires à celles dont jouissaient les industries déjà existantes. Les entrepreneurs allaient hésiter à s'aventurer dans un domaine d'activité où ils seraient soumis à la menace de " maîtres,. déjà établis qui pourraient faire jouer leurs prérogatives légales pour briser la concurrence. Dans les nouvelles productions qu'elle favorisait, telles la fabrication de calicot ou de papier peint, la royauté subventionnait une partie du coût en capital fixe des installations imponantes. Mais, chaque fois qu'elle accordait de nouveaux droits ou des subventions à des industries, des fabriques ou des entrepreneurs individuels, elle soulevait dans les métiers connexes un flot de demandes de subsides similaires. Colben avait en fait créé une situation dans laquelle les demandes de réglementation et de subvention gouvernementales précédaient tout investissement significatif en capital 24. Il avait ainsi mis en marche un processus difficile à contrôler: la réglementation créait le besoin de plus de réglementation, le privilège créait une demande pour plus de privilège. Les édits royaux réglementant l'activité manufacturière étaient en général le produit d'une collaboration entre le gouvernement et des représentants d'affaires solidement établies. Ainsi la réglementation très élaborée de l'industrie textile sous Col ben ne peut se comprendre sans une collaboration entre l'administration des finances et les fabricants de tissus 25. Réglementer en détail des industries de base, c'était assurer une forme de protection aux producteurs déjà établis. C'était aussi limiter l'innovation en restreignant l'accès de nouveaux entrants sur le marché et en plaçant les décisions de production chez les producteurs plutôt que chez les consommateurs 26. Naturellement ceux qui sollicitaient ces réglementations soulignaient qu'elles étaient nécessaires pour s'assurer la fidélité des marchés étrangers. Les coûts de production dans le secteur corporatif: la tutelle de l'Etat sur les finances des corporations
La volonté chez Colben de restaurer les corporations et d'assurer la production en France de biens de bonne qualité était en définitive subordonnée 24. De même, dans de nombreuses villes des Etats-Unis, des projets immobiliers de grande ampleur reposent sur les perspectives d'abarrement de taxes foncières que peuvent consentir les conseils municipaux. Mais ce genre de coups nc peut réussir que pour ceux qui ont des fonds importants à investir. Il y a ainsi discrimination à l'égard des promoteurs plus modestes. 25. Cf. Tihomir Markovitch, Histoire des industries françaises: les industries lainières de Colbert à la Révolution, Paris-Genève, Libr. Droz, 1976; voir aussi J.-L. Bourgeon, « Colbert et les corporations; l'exemple de Paris. in Roland Mousnier éd., Un nouveau Colbert, Paris, SEDES/CDU, 1985. Une telle généralisation est également valable pour 1. sidérurgie, cf. Denis Woronoff, L'industrie sidérurgique en France pendant la Révolution et l'Empire, Paris, Editions de l'EHESS, 1984. 26. On trouver' un traitement différent et fort élogieux de ce que Colbert a légué à la politique industrielle française in Alain Guéry, « Industrie et colbertisme ; origines de la forme française de la politique industrielle », Histoire, Economie et Société 9, 1989.
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à la nécessité de procurer des revenus à l'Etat. Après 1691, la royauté créa et vendit un nombre d'offices impressionnant, ce qui était une façon de soutirer de l'argent aux corporations. Au 18 e siècle, le rôle que jouaient les corporations pour les finances de l'Etat était devenu si manifeste que l'Intendant de Bordeaux pouvait écrire en 1750 au Contrôleur général: " Généralement tous les artisans sont rassemblés en corps de communautés pour la distribution et le paiement de leurs charges publiques» 27. Parce que la royauté trouvait plus commode de prélever des fonds sur les corporations que sur des gens de métier isolés, elle était toute disposée à reconnaître les corporations qui n'avaient pas été constituées par charte royale, mais ne bénéficiaient que d'un statut municipal 28 • Vendre de nouveaux offices corporatifs était un des principaux moyens d'opérer ces prélèvements. Un édit de mars 1691 créa dans chaque corporation des syndics et inspecteurs dont les charges seraient héréditaires 29. Pour éviter toute transmission automatique de ces charges hors de leur contrôle, les corporations s'attachèrent en général à les acheter de façon à pouvoir continuer de choisir les titulaires de ces offices. Un autre édit de décembre 1691 imposa des syndics à tous les marchands et même obligea les artisans et ouvriers qui n'étaient pas membres de corporations à s'enregistrer auprès d'un syndic 30. En mars 1694 se créent des offices d'auditeurs-commissaires aux comptes 31 et en juillet 1702 des offices de trésoriers receveurs-et-payeurs dans chaque corporation pour gérer 27. René Passet, L'industrie dans la généralité de Bordeaux sous l'intendant Tourny. Contribution à l'étude de la décadence du système corporatif au milieu du XVlll' siècle, Bordeaux·Paris, Ed. Bière, 1954, p. 88. 28. C'est seulement à partir du ISe siècle que les corporations doivent être en possession d'une lenre patente du roi. Les Conseillers de commerce de Bordeaux invoquent cette règle pour la première fois en 1725. Cf. Passet, op. cil., p. 83. C'est à cette époque qu'il fut reconnu que seul le monarque pouvait promulguer les statuts et règlements des corporations. Cependant, les statuts de 10 des 39 corporations que comptait
Bordeaux n'étaient enregistrés que par la ville.
29. AN AD/XII 10, 10 mars 1691, Edit supprimant les élections de Maistres et Gardes des Corps des Marchands et des Jurez, Syndics ou Prieurs des Arts et Métiers. Pour continuer à élire leurs inspecteurs, les corporations convinrent d'acheter les offices d'inSpecteur-syndic créés par le roi. A Paris, cet
édit représenta pour
mercerie» une charge de 300 000 livres. Les merciers empruntèrent cette somme à douze marchands, un commissaire des guerres, un notme, un trésorier de France, au couvent de 1· Annonciade céleste de St-Denis, à un maître des requ~tes et au médecin de la défunte reine, au taux de 5 %. Si les chiffres attestés par le document correspondent à la réalité, ce taux est bien plus bas que celui qui était pratiqué pour le roi. Cf. René Nigeon, Etat financier des corporations parisiennes d'arts et métiers au XVlll" siècle, Paris, Rieder, 1934, p. 161. 30. AN ADIXIIIO, Edit du Roy portant création des syndics, parmi les Marchands, Artisans et Ouvriers des Villes et Bourgs clos du Royaume, qui n'ont ni Maistres ni Jurande; et de ceux qui prétendent n'être point des Corps et Communaute2 sujets à icelles, décembce 1691. lis étaient tous contcaints à s'enregistrer auprès d'un syndic. 31. AN, AD/IO, Edit de mars 1694. Le coût de cet office était d'imponance. Nigeon, op. cil., a calculé qu'en 1695 les corporations d'une petite ville, Abbeville, payèrent 32786 livres pour l'office d'auditeur commissaire aux comptes. Les chiffres que cite Nigeon pour la seule ville de Paris sont effarants (le premier chiffre est le coût des offices d'auditeur commissaire aux comptes; le second est celui des offices -d'inspecteur héréditaire) : merciers: 198 092 L /300 000 L ; marchands de vin: 120000/120000 ; épiciers: 76 000 / 120000 ; drapiers: 59 000 / 100000 ; orfèvres: 39000 / 60000 ; chandeliers: 22 000 / 30000 ; bonnetiers: 21 000 / 36000; rbtisseurs: 16667 / 30000; corroyeurs: 13 000 / 18000; charcutiers: 10000 / 12 000 ; bourreliers: 8 000 /10 000; pelletiers-fourreurs: 6 178/8000; chaudronniers: 5 000; chapeliers : 41 000 ; grainiers : 8 000. la seule
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leurs biens collectifs 32. Et les créations d'office se poursuivent au même rythme pendant tout le début du 18 e siècle. Par exemple, en 1704, des offices héréditaires d'inspecteurs, les" auneurs de drap» 33; en 1705, des" greffiers» pour l'enregistrement des contrats d'apprentissage; en 1706, des conservateurs et contrôleurs des poids et mesures; en 1709, des archivistes; en 1710, des trésoriers 34. Après Louis XIV, les créations se firent moins fréquentes: en 1730, on rétablit les fonctions d'inspecteurs des halles et des marchés, en 1745 on crée des offices d'inspecteurs-contrôleurs et inspecteurs des maîtres et, le 3 juillet de la même année, on établit un office pour contrôler les marchands et artisans non membres de corporations. En 1745 encore, la royauté trouvant difficilement à vendre ses offices, il fut interdit aux inspecteurs des corporations de recevoir de nouveaux maîtres, apprentis ou compagnons (qui étaient souvent fils de maître) avant que ces offices n'eussent été achetés 35. En 1747, toujours pour accélérer les achats d'offices non encore vendus d'inspecteurs et contrôleurs, il fut ordonné aux marchands et artisans appartenant aux professions pour lesquelles de tels offices avaient été créés de participer à ces achats à proportion de leur richesse 36. Ces créations altérèrent profondément la nature des corporations, elles altérèrent aussi les relations entre la royauté et les corporations, celle-là en venant à dépendre de l'existence de celles-ci. Ce fut donc la royauté qui finit par restreindre la croissance d'une industrie libre en favorisant le développement des privilèges des corporations. Cependant, vers le milieu du siècle, le point de saturation est, semble-t-il, atteint: nombre de corporations étaient trop endettées pour pouvoir absorber de nouveaux offices. Afin de pallier cette situation, la royauté recourut à une nouvelle méthode de prélèvement, la vente de "droits". En 1745, elle institua un droit que les inspecteurs devaient acquitter dès après leur élection ainsi qu'un "droit de visite» perçu à l'occasion de l'inspection de chaque atelier corporatif. D'autres droits frappèrent l'ouverture d'une boutique et la vente de pro32. AN AD/XIlIO, Edit du Roi fJ0114nt création pour chacun des Corps et Communautez d~ns et Métiers, tant dam les Villes et Fauxbourgs de Paris, que dam toutes les autres Villes et Bourgs clos du Royaume, d'un Trérorier RecefJeUr et Payeur de leurs deniers commum, Paris, juillet 1702, enregistré en aoat 1702. 33. La royauté décida de transformer ses inspecteurs royaux des manufactures, auparavant titulaires d'une commission, en propriétaires d'oftÎces héréditaires. L'édit d'octobre 1704 porta l'établissement de
deux inspecteurs généraux dans chaque généralité, il créa aussi des commissaires spéciaux (contrôleurs et visiteurs) et des concierges-gardes dans chaque atelier, ce qui signifiait 64 inspecteurs généraux et des centai· nes de contr61eurs et gardes. Le tollé fut considérable. Aussi la déclaration du 30 décembre 1704 abolit-elle ces offices et remit en place les précédents inspecteurs. Mais la déclaration insistait sur la nécessité d'indem-
niser l'Etat pour 1. perte de revenu lié à la vente de ces offices. La série d'arrêts de 1705 et 1706 qui précisa l'indemnisation se traduisit par une indemnité de plus d'un million de livres. Cf. Thomas J. Schaeper, The French Council of Commerce, 1700-1715 : a Study of Mercantilism after Colbert, Columbus OH, Ohio State University Press, 1983, p. 159-161. 34. Pour une liste complète des offices créés par Louis XN, voir AN AD/XIlIO, Arrêts du Cons
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duits au détail, les celliers, l'entretien d'une confrérie, l'enregistrement des nouveaux maîtres et le transfert aux veuves du fonds de leur mari. On percevait même un droit auprès des corporations avant de les autoriser à recevoir de nouveaux maîtres ou apprentis. La vente de nouveaux titres de maître était encore un moyen efficace de prélèvement de ressources à travers les corporations. Les « lettres de maîtrise» étaient octroyées sous les prétextes les plus divers: le mariage du roi, la naissance d'un prince, un titre donné aux frères ou cousins du roi. Sous Louis XIV, on créa de nouvelles charges de maître en 1660, 1661, 1666, 1673 et 1710. En 1722, à l'occasion de la majorité de Louis XV, il fut émis quatre lettres de maîtrise par corporation. Son mariage, en 1725, fut commémoré par la création de nouveaux titres de maître. On ne s'étonnera pas de ce que les corporations se soient violemment opposées à ces créations qui diminuaient la valeur des maîtrises précédemment acquises, mais, parce que ces nouveaux titres pouvaient accroître le nombre des maîtres dans la corporation, elles continuèrent à les acheter, à contre-cœur, pour éliminer toute concurrence. Elles supprimèrent les nouveaux offices exactement comme elles supprimèrent en général, en les achetant, les offices de syndics et d'inspecteurs. Si jamais des titres de maître parvenaient dans les mains d'individus isolés, les inspecteurs des corporations étaient notoirement intraitables quand ils avaient à sanctionner la production de ceux-ci. Quand les nouveaux acheteurs d'offices voulaient faire valoir leur droit à exercer leur activité, ils devaient souvent se préparer à de longs et coûteux procès. Le coût de ces achats obligeait les corporations à augmenter les contributions qu'elles demandaient à leurs sociétaires - les maîtres -, et qui constituaient généralement leur plus importante source de revenu. Or ces augmentations avaient pour effet de rendre les corporations encore plus exclusives, puisque les compagnons devenaient de moins en moins capables d'épargner suffisamment pour acheter une maîtrise 37. Cette fermeture croissante des professions corporatives, que notent les contemporains comme les historiens, était une réaction à la lourdeur accrue des obligations fiscales qu'imposait la royauté. Celle-ci, qui ne se satisfaisait pas de ces prélèvements, incitait aussi les corporations, déjà pressurées par son pouvoir coercitif, à lui faire des dons. Les plus riches des corporations parisiennes, regroupées dans ce qu'on appelait" les Six Corps », ont donné des exemples spectaculaires de ce « zèle » des corporations à prouver leur loyauté à la Couronne: en 1759, elles offrirent 514 000 livres au roi; deux ans plus tard seulement, ce furent 700 000 livres destinées à la construction d'un vaisseau équipé de 72 canons; en 1782, les corporations parisiennes firent don de 1 500 000 livres pour un autre bateau de guerre; en 1788, 37. Maurice Garden, Lyon et les Lyonnais au XVl1/' siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1970, chap. 6. Garden affirme que les corporations eurent tendance à devenir de plus en plus exclusives au cours du
siècle.
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ce furent 100 000 livres pour venir en aide aux agriculteurs dont les récoltes avaient été détruites par la grêle en juillet 1786 38 • Malgré ce fardeau fiscal considérable, les corporations n'empruntèrent pas à grande échelle avant le début du 18 e siècle. Plus tôt, en 1694, la royauté les en avait découragées : les Six Corps, incapables de réunir les 680 000 livres nécessaires à l'achat des offices d'auditeurs et commissaires aux comptes, purent négocier une réduction de leur versement à concurrence de 403 200 livres. Plutôt qu'emprunter, les corporations préféraient prélever des cotisations ou des taxes sur leurs membres. Sans doute y eut-il quelques emprunts avant 1709, mais ce fut la déclaration royale du 10 décembre de cette année-là qui amena les corporations à emprunter plus massivement 39. Toutefois il leur était toujours interdit d'émettre des obligations pour gérer leurs dettes et, encore en 1715, les épiciersapothicaires furent empêchés d'en vendre 40. li est possible que le roi ait vu dans des obligations émanant des corporations une concurrence pour celles qui étaient émises en son nom. Quoi qu'il en fût, plus avant dans le siècle, les corporations empruntèrent couramment sous cette forme pour trouver l'argent nécessaire à l'achat des offices 41. En général la compagnie était collectivement responsable pour ces émissions, qui étaient garanties par ses propriétés collectives 42. Avec l'augmentation de la charge fiscale des corporations, la royauté s'aperçut qu'elle devait aussi prendre des mesures pour assurer leur solvabilité. Comme les finances royales dépendaient des fonds empruntés par les corporations, il fallait donner un caractère plus formel aux relations financières entre la royauté et les corporations. Colbert s'était déjà soucié de la régularité de l'administration des finances des corporations: il avait donné aux intendants un droit de visite sur elles, le droit de réquisitionner leurs produits et celui d'assister à toutes leurs assemblées. De plus, les intendants pouvaient demander à se faire communiquer les comptes. Un des buts de ces interventions était de contrôler les coûts qui pourraient compromettre la capacité des corporations à remplir leurs 38. Les comptes déS Six Corps sont conservés aux Archives Nationales, KK 1341-43. Barbier fait mention de ces paiements dans son Journal d'un bourgeois de Paris sous le régime de Louis XV, 4 vol., Paris,
Renouard, 1847-1856, p. 165 à 167 et 169. 39. AN. ADIXVIO_ Afin d'aider les. communautés. à faire face à leurs obligations financières, un arrêt du \0 décembre 1709 leur avait permis de recevoir autant de maîtres qu'elles le souhairaient et d'emprunter les fonds nécessaires pour payer leur dette. La royauté avait déjà reconnu en 1693 le droit des corporations à emprunter: elle avait alors autorisé les corporations endettées de plus de 9 000 livres pour acheter les offices d'auditeur commissaire aux comptes.
à emprunter
40.• Ils proposent de lever 200 000 livres sur tous les membres des deux corporations " en fonction des capacités de chacun. Un simple visa du lieutenant-général de police aurait permis aux "gardes" de poursuivre les membres et de les contraindre à verser leur contribution. 41. AN AD/XII 10. Un Edit royal du 29 août 1741 semble avoir admis que les corporations pouvaient émettre des titres de rente.
42. AN AD/XII 10, 2S mai 1700. Un arrêt du Conseil d'Etat stipule que tous les membres des corporations sont personnellemem responsables des dettes corporatives. Un contrat de dette des tailleurs de Dijon
nous donne un bon exemple de la permanence de cette disposition au cours du 18' siècle: l'ensemble de
1. compagnie était collectivement responsable et la dette était garantie par les biens de la compagnie (AD de Dijon, C 28, 1/10/1772).
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devoirs fiscaux. Pour réduire ces coûts, une des méthodes employées était de donner pouvoir aux intendants de trancher sommairement les disputes entre marchands et artisans 43. Une déclaration du 2 octobre 1703 édicte que les corporations ne pouvaient intervenir en justice que si l'intendant leur donnait permission de poursuites 44. La royauté voulait qu'il fût difficile pour une faction existant au sein de la corporation d'échapper à sa responsabilité à l'égard d'une obligation légale en alléguant que la décision ne représentait pas la volonté de la majorité du corps; elle tenait aussi à empêcher une éventuelle faction d'entamer une procédure au nom de la corporation entière. Ces premières mesures destinées à assurer la solvabilité des corporations prirent une forme plus élaborée lorsque, le 3 mars 1716, la royauté nomma une commission chargée de la liquidation de leurs dettes 45. Une autre commission, en mai 1716, nomma des commissaires ayant pouvoir de statuer en dernier ressort sur toutes affaires concernant ces dettes. Un arrêt du 21 septembre 1724 accrut la tutelle de la commission sur les corporations 46. La commission était devenue un tribunal dont les arrêts étaient souverains et les décisions sans appel 47 • En outre l'introduction d'une responsabilité individuelle donna du poids à ces décisions: les syndics ou autres représentants des corporations devenaient personnellement responsables devant l'intendant des dépenses engagées pendant leur mandat 48. De même, l'arrêt du 14 août 1749 rendit les inspecteurs personnellement responsables de leurs comptes et de ceux de leurs prédecesse urs 49. Ainsi, le simple organisme d'enquête de 1716, qui avait seulement pouvoir d'inspection sur les finances des corporations, était devenu en 1749 un tribunal de dernière instance pour toutes affaires les concernant puisqu'il pouvait prononcer des jugements sans appel so . La commission chargée de liquider les dettes collectives des corporations était censée donner aux investisseurs confiance dans leur solvabilité et augmenter leur prestige, ce dont elles avaient bien besoin compte tenu de la précarité de leurs finances. C'était pour la royauté une néces43. AN AD/XIlIO, Déclaration du 7 décembre 1694. 44. AN AD/XIIIO, Déclaration du 2 octobre 1703 45. AN AD/XI/lO, Arrêt du Conseil d'Etat du Roi conCen/4nt /es attributions accordées à la Commission
établie pour la liquidation des dettes des Corps et Communautés d'Arts et Métiers de la ville de Paris de MaTS 16, 1716 à Février 1740. 46. AN AD/XIllO, cette rutelle avait été établie en 1693 et est rappelée dans l'Extrait des Registres du Conseil d'Etat, le 21 septembre 1724. 47. Nigeon, op. cit, p. 41. 48. AN AD/XII 10, Arrêt du Conseil d'Etat du 16 mars 1716-9 février 1740. Cet arrêt rendait les syndics, inspecteurs et receveurs personnellement responsables du paiement de 1 000 livres par tous moyens raisonnables, y compris la contrainte par corps. 49. Les arrêts du Conseil du Roi relatifs à la commission de 1716 sont répertoriés dans AN; E 716, 766c, 786b et 882. Les références E 2524 et E 2525, cotes 1,29, 30, 64, 140, concernent aussi les activités de 1. commission de 1716. 50. AN V7/420-443, depuis 1689, les intendants traitaient en dernier ressort de toutes les questions liées à la liquidation des dettes des communautés. Cette disposition est confirmée dans les procès-verbaux du Conseil de liquidation des denes. Cf. AN, AD/XIIIO, Amt du 14 septembre 1728.
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sité de donner à croire que les dettes des corporations étaient en voie de liquidation, puisqu'ainsi les investisseurs auraient confiance dans la qualité des obligations qu'elles émettaient. Le crédit des corporations, dont les finances royales dépendaient indirectement, devait être maintenu par toutes voies réglementaires adéquates. Il fallait dissimuler la dégradation réelle de leur situation financière, surtout après 1750, quand les réformateurs commencèrent à remettre en cause le système mercantiliste. Les pressions contradictoires montaient au sein du gouvernement pour et contre les corporations. Leurs dettes augmentant au cours du siècle, les corporations ne purent qu'exceptionnellement rembourser le capital. Elles recoururent en général à de nouveaux emprunts, juste pour payer les intérêts échus. Les commissaires nommés par le roi pour contrôler leurs finances se préoccupaient surtout d'assurer le paiement des intérêts. Jamais la commission ne put parvenir à ses fins ultimes, qui étaient d'apurer ou liquider les dettes elles-mêmes. Du moins, en assurant les échéances, garantissait-elle la crédibilité des corporations, et donc leur capacité à contracter de nouvelles dettes. Le fait que les corporations furent en mesure de les contracter suggère l'existence soit d'un marché des capitaux convenable, soit de contrats se recouvrant mutuellement qui transformaient ces dettes en dettes à perpétuité. A court terme, il y avait une limite au montant de l'endettement que les corporations pouvaient consentir: cette limitation tenait à la capacité reconnue à ses membres de sortir de la coalition en gardant leurs actifs dans leur intégralité. Aussi vit-on apparaître des dispositions propres à décourager de telles défections. Des règlements corporatifs internes stipulèrent que ces actifs étaient liés aux produits dont la corporation avait le monopole, ce qui rendait plus coûteux l'emploi à d'autres usages du capital qui faisait ainsi défection. Quand les maîtres pouvaient transférer leurs actifs, tant matériels qu'humains, d'une corporation à une autre plus librement que s'ils faisaient défection pour usage individuel de ces actifs, cela jouait en faveur de la corporation qui offrait les conditions les plus avantageuses, comme c'était le cas en Angleterre. Inévitablement, toutes conditions égales par ailleurs, la corporation la plus attractive serait celle qui aurait le niveau d'endettement le plus bas. Il y eut une restriction supplémentaire à la mobilité, sous la forme de compensations différées à verser à la corporation: une telle disposition se justifiait par la nécessité de pourvoir aux rentes corporatives à verser aux maîtres prenant leur retraite. Ces mesures destinées à maintenir les corporations dans leur intégrité augmentèrent la qualité de celles-ci comme débitrices. En même temps que l'accroissement des dettes, intervinrent d'autres facteurs qui y étaient liés et qui eurent une influence sur la structure et le fonctionnement des corporations. Cette dette croissante rendait de plus en plus aiguë la question de sa répartition entre les membres de la corporation. Les stipulations de l'administration royale à ce sujet étaient souvent vagues: par exemple,
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un édit du 12 mai 1699 stipulait que les corporations feraient leurs recouvrements de la manière qui leur conviendrait le mieux 51. Cependant, vers le milieu du 18< siècle, la royauté reconnaissait qu'une division égale de la dene entre tous les maîtres entraînerait de nombreuses faillites. Elle souhaitait rendre les maîtres responsables des dettes de leur corporation à hauteur de leur capacité de paiement, autrement dit à proportion de '" leur chiffre d'affaires ". Malheureusement, la méthode pour y procéder était tout sauf claire. Certaines corporations soutenaient que la richesse d'un maître devait être estimée à proportion du nombre d'ouvriers employés, d'autres que les maîtres devaient participer au paiement de la dette à proportion des impôts directs qu'ils payaient individuellement 52. En outre nombreuses étaient les corporations qui repoussaient l'idée même d'une estimation de la capacité de paiement des maîtres: elles arguaient de ce que les contributions, antérieurement, avaient été également réparties entre chacun 53, ou encore de ce que chacun devait être également responsable pour les dettes de la corporation, la charte de celle-ci stipulant que tous les maîtres sont égaux. Certaines essayèrent bien de mettre sur pied un code de responsabilité financière liée au revenu de chacun, selon le vœu du pouvoir, mais se heurtèrent à la difficulté de déterminer les revenus de leurs membres, une affaire d'autant plus délicate que les maîtres les plus riches faisaient souvent appel à des sous-traitants, en violation de toutes les règles de la corporation. Comme il était bien difficile d'en administrer la preuve, cette pratique permettait à certains maîtres, en limitant leur participation aux dettes de leur corporation, de se dérober à leur responsabilité. Il y avait un autre moyen d'échapper à ses responsabilités devant l'accroissement des denes de sa propre corporation: démissionner 54. C'est la tendance dominante chez les négociants: en 1764 par exemple, lorsque la manufacture d'étoffe de Troyes dut contracter un nouvel emprunt pour effacer des dettes anciennes, certains de ses membres saisirent cette occasion pour renoncer à leur partenariat. Pour éviter une éventuelle marée de démissions, et pour que cellesci n'entachent pas le crédit de la corporation, l'administration royale décida que tous les membres reçus avant avril 1763 seraient responsables des dettes jusqu'en 1780. Souvent aussi, la question de ce qu'il convenait de faire à propos des offices 51. AN F /12/790, Edit du 12 mai 1699. 52. AN F/12/790, Mémoire des Fabriquants d'étoles de soye de la ville de Troyes, nO 2878 1764. Les députés de la corporation tiennent que c la règle la plus juste, la plus régulière sera toujours celle d'imposer au matc le livre de t. capitation >. Comme le dit l'un d'eux, « il est censé que plus un fabriquant employe de métiers, et plus il vend d'étofes et bénéficie en proportion, qu'ainsi il est naturel que celui dont le gain est plus considérable porte en proportion une pattie plus forte de l'imposition, et comme c'est le nombre des métiers qui est l'indice appatent de l'étendue du commerce il doit être la règle de la contribution >. 53_ AN J-ID1XI/10, c'était là une disposition explicitement formulée dans un édit de 1745 : « Sa Majesté voulant accélérer le Recouvrement de la Finance desdites Offices qui restent à lever; a ordonné et ordonne que les Finances des Offices [d'Inspecteur et Contrôleur créés par l'Edit de février 1745] qui restent à lever seront divisées et imposées aux Marchands et Artisans de chaque Art et Métier> pour qui ils ont été créés proportionnellement à la capacité de paiement de chacun_ 54. AN F/12/790, Mémoire des Fabriquants d'étoles de soye de la ville de Troyes, n° 2878, 1764, op. cit.
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nouvellement créés provoquait une scission chez les maîtres. Les plus anciens s'opposaient rarement à de nouveaux emprunts, car, pour eux, cela revenait à transférer le poids des dettes à la charge de la jeune génération. Ils espéraient bien percevoir une pension de la corporation lors de leur retraite, aussi les emprunts nouveaux étaient-il contractés pour payer les intérêts plutôt que pour rembourser le capital. Les maîtres plus jeunes préféraient procéder par prélèvement de cotisations sur tous les membres existants 55. Le pouvoir royal a constamment tenu à faire porter par les maîtres la responsabilité des obligations fiscales dues par leurs ouvriers; c'était d'ailleurs là ce qui justifiait, de la pan des maîtres, la demande d'un contrôle accru de leur main-d'œuvre 56. Parmi ces demandes figurait l'obligation d'un permis de travail pour chaque ouvrier. La mobilité de ceux-ci d'un employeur à l'autre s'en trouva réduite, d'autant plus qu'une lettre patente de janvier 1749 leur interdisait de quitter leur travail sans un document écrit. Le coût de ce permis, de 2 à 12 livres, était considérable, il était interdit aux maîtres d'employer un ouvrier ne le possédant pas, et une absence au travail de 8 à 15 jours entraînait l'obligation d'achat d'un nouveau permis. L'ouvrier devait le remettre à son employeur, ce qui fut cause de nombreux conflits car il arrivait que ce dernier refusât de rendre le document lorsque l'ouvrier voulait le quitter, empêchant ainsi celuici de prendre un nouvel emploi. Bien que ce système soumît les ouvriers à l'arbitraire des maîtres, le pouvoir central n'y voyait qu'avantage car la corporation savait ainsi combien d'apprentis chaque maître employait et pouvait donc arrêter avec une exactitude accrue le montant des impôts dus par ces maîtres. La fréquence de la sous-traitance explique aussi cette réglementation pointilleuse des préavis de départ, du contrôle de l'identité des compagnons et de l'enregistrement au bureau de la corporation. La royauté se trouvait ainsi encourager indirectement un contrôle accru du travail en pourvoyant aux besoins fiscaux de l'Etat.
55. AN F/12/790, 17 avril 1764. Le 2 avril 1763, le Conseil du Roi avait déclaré illégale la levée de nouveaux emprunts par les corporations. Le mémoire justifiant cette décision royale relève dans les corporations, chez les malt ces, une pratique généralisée de lancer de nouveaux emprunts au lieu de rembourser le capital des emprunts anciens. Une enquête avait permis de constater que la plus grosse panic des dettes se présentait sous la forme de rentes constituantes et que les maîtres envisageaient, lorsqu'ils cesseraient leur activité, de vivre de ces dividendes. de sorte qu'ils préféraient contracter de nouvelles denes pour payer ces intérêts plutôt que de rembourser le capital. Ceux d'entre eux qui n'envisageaient pas de cesser leur activité préféraient souvent demander une contribution à tous les membres de la corporation plutôt que de contracter de nouvelles dettes. 56. En mars 1694 par exemple, le roi avait édicté les dispositions suivantes : ..: les apprentis qui sont en cours d'apprentissage pourront être dispensés du temps qui leur reste à faire comme apprentis moyennant 20 livres. Les maîtres qui feront travailler ces ouvriers» paieront si.x livres pour chacun par an ..: et ils leur retiendront ensuite cette somme sur le salaire qui leur est alloué ». Les compagnons paient 3 livres par an. Cette somme sera avancée par les maîtres et « précomptée ensuite par eux sur leurs façons ...
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L'ombre menaçante du secteur hors réglementation Vers 1730, nombreuses sont les corporations qui reqUierent le droit de régler l'offre de biens produits hors réglementation. En juin 1737 le pouvoir royal donne suite à cette préoccupation en décidant que les fabricants d'étoffe devraient apposer une marque sur leurs tissus - la première lettre de leur nom -, de façon à engager leur responsabilité pour la qualité de leurs produits. De surcroît, ce sceau permettrait d'une part au public et aux inspecteurs d'identifier ce qui était fabriqué hors corporation et d'autre part au pouvoir royal de connaître, pour l'ensemble du pays, les producteurs indépendants et de les imposer 57. Les corporations exercèrent aussi des pressions pour que ffit restreint de façon toujours plus stricte l'accès à leur territoire de marchands venus d'autres régions 58. En outre, elles réclamèrent des mesures de plus grande rigueur à l'égard des marchands et des artisans qui court-circuitaient le système d'accès à la maîtrise. Comme le déclare le préambule de l'édit abolissant les corporations, « les communautés s'occupèrent surtout d'écarter de leur territoire les marchandises et les ouvrages des Forains: elles s'appuyèrent sur le prétendu avantage de bannir du commerce des marchandises qu'elles supposoient être mal fabriquées. Ce motif les conduisit à demander pour elles-mêmes des règlements d'un nouveau genre, tendant à prescrire la qualité des matières premières, leur emploi et leur fabrication. Ces règlements, dont l'exécution fut confiée aux Officiers des communautés, donnèrent à ceux-ci une autorité qui devint un moyen, non-seulement d'écarter encore plus sûrement les Forains sous prétexte de contravention, mais encore d'assujettir les Maîtres même de la communauté à l'empire des Chefs; et de les forcer, par la crainte d'être poursuivis pour des contraventions supposées, à ne jamais séparer leur intérêt de celui de l'association, et par conséquent à se rendre complices de toutes les manœuvres inspirées par l'esprit de monopole, aux principaux membres de la communauté JO 59. La tension monta entre les deux secteurs à mesure que le succès du secteur informel rendait de plus en plus imminente la menace d'une déréglementation. Face à ce danger, les corporations élaborèrent de nombreux textes bien argumentés visant à justifier leur existence et la poursuite de leurs activités. Les plus grandes engagèrent des avocats contre honoraires pour défendre leurs privilèges 57. Les corporations furent loin d'en être satisfaites car elles voyaient dans cet arrêt une reconnaissance tacite des producteu.rs hors corporation ainsi admis à vendre ouvenement leur marchandise. Cf. AN AD/XVI0, Règlement pour la Teinture des Etoffes de laine, et des laines servan à leur fabrication, 15 janvier 1737. Cf. aussi AN AD/XV 10, Code des Manufactures d'Etoffes, Toile et Toileries, pour y trouver deS extraits de toutes les lettres patentes et arrêts concernant le textile de 1737 au 26 août 1784. Imprimé à Dijon par }.-B. Capel, 1786, par ordre de l'Intendant. 58. AN F/12/750, 10 janvier 1747. 59. AN AD/XVn, Edit du Roi portant Suppression des Jurandes et Communautés de Commerce, Arts et Métiers, Versailles, février 1776, enregistré le 12 mars 1776.
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et les assister auprès des tribunaux. Elles adressèrent aussi des mémoires aux ministres du Roi ou en firent circuler dans le public 60. Beaucoup de ces requêtes et pétitions adressées au Conseil du Roi furent publiées en 1758, à un moment où la menace d'une décision de reconnaissance officielle du secteur informel semblait imminente: les protestations émanaient de villes telles qu'Amiens, Lyon, Paris et Rouen, où les privilèges corporatifs étaient une vieille tradition, et exposaient une franche détermination de ne pas tolérer davantage d'activités " hors la loi ». Les doléances les plus fréquentes concernaient les manufacturiers d'étoffes qui donnaient à travailler à la campagne et enfreignaient ainsi le monopole des maîtres traditionnels. Les marchands mis de la sorte au ban de la loi préféraient naturellement garder le silence. Leur sort était lié aux convictions idéologiques de ceux des administrateurs royaux qui militaient pour la liberté des entreprises. Les avocats des corporations invoquaient la nécessité de protéger le consommateur et de faire en sorte que les maîtres fussent égaux. Un des mémoires soumis au roi en faveur de la réglementation brille par le caractère excessif de ses arguments 61. L'auteur se fait le champion de la spécialisation des marchés et des métiers: il faudrait interdire à tout individu de pratiquer plusieurs activités ou de vendre plusieurs sortes de marchandise: " Où [le consommateur] trouvera-t-il de meilleurs bas que chez l'homme qui, depuis sa jeunesse, n'a fait, n'a observé, n'a presque touché que des bas ? .. li faut absolument qu'il vende de bons bas ; car ne vendant rien autre chose, il ne peut consolider sa réputation, et l'étendre que par cette seule branche de commerce... Où est donc le mal que l'acheteur ne trouve pas un chapeau dans la boutique du cordonnier. .. ? li résulte de cette division plus de sûreté pour le consommateur, plus d'égalité pour les commerçans; l'argent se divise en différens canaux et va soulager plusieurs familles, au lieu de couler vers une seule qui regorgerait de richesses tandis que mille autres languiraient de misère ". li faut d'ailleurs limiter les migrations vers les villes: '" li y aura toujours trop d'ouvriers dans les villes, et jamais assez dans les campagnes ". Notre auteur croit que la campagne était en train de se dépeupler, un sentiment qu'il partageait avec nombre 60. François Véron Duverger de Forbonnais (17n.1800) avait préparé une défense détaillée des corporations ; elle concluait à l'avanuge de garder pour les toiles peintes une production de type corporatif. F. For· bonnais, Examen des avantages et des désavantages de la prohibitwn des toiles peintes, Marseille, chez Carapatria, 1755. Forbonnais était mu avant tout par des considérations d'ordre fiscal, et il signalait en paniculier la pene de revenu dont souffrirait la royauté si elle revenait sur la prohibition des toiles peintes. Son argumentation révèle que le mercantilisme était encore bien vivant chez ceux qui voyaient le monde du point de vue du fisc français. II publiera plus tard des Principes et obseruatwns économiques, Amsterdam, 1767, publication dans laquelle il fera une place à des exemples d'arguments de l'école du libre-échange. L'abbé André Morellet (1727·1819) de son côté plaidait pour l'abolition de la Compagnie des Indes, pour une totale liberté du commerce, y compris en éliminant le système protégé des manufactures royales. II soutenait que la réglementation mercantiliste avait été conçue pour encourager le développement des manufactures en
affaiblissant un certain nombre d'entre elles et non en améliorant leurs procédés techniques. A. Morellet, Réflexions sur les avantages de la libre circulation, Genève, 1758. 61. AN AD/XIlU, pièce 42, Mémoire à Consulter sur l'existence actuelle des Six Corps, et la conservatwn de leurs privilèges, signé Delacroix, lU février 1776, p.6-7.
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de ses contemporains qui réagissaient à la vue de tant de migrants et d'ouvriers itinérants qui se pressaient dans les villes où les salaires étaient plus élevés qu'à la campagne. Comme beaucoup de membres des corporations, il sentait son activité menacée par cette main-d' œuvre additionnelle, capable en particulier d'exécuter bon nombre des tâches non spécialisées qui, même dans les fabrications très élaborées, représentaient une bonne part du travail manuel dans les corporations. Notre auteur prétend que le système de l'apprentissage lui-même est menacé par ce flux dans la cité de main-à' œuvre à bon marché: « Dispensez les artisans de l'apprentissage; laissez l'ignorance, la mal-adresse pénétrer dans les manufactures; rendez l'apprentif l'égal du compagnon, et le compagnon, l'égal du maître; enfin, levez les petits obstacles qui arrêtent la grossièreté villageoise à l'entrée des villes et l'empêchent de s'y fixer, et vous verrez bientôt une foule de cultivateurs qui abandonneront leurs pénibles travaux pour venir se livrer à d'autres bien moins utiles à l'humanité ». Si les avocats arguaient de la haute technicité des activités des corporations pour justifier leurs privilèges, la vérité est que de nombreux produits ne réclamaient comme aptitude que celles que des ouvriers sans apprentissage pouvaient aisément manifester. Par-dessus tout, notre auteur voit dans la déréglementation de la production une menace pour le statut des maîtres. Il nous assure que, si elle se produisait, " les ouvriers seront pour la plupart ignorans, parce qu'ils n'auront fait qu'un apprentissage très-court et très-superficiel ». Leur donner le droit de vendre leurs marchandises ne respectant pas la réglementation sur des marchés libres reviendrait à affirmer leur égalité avec les maîtres déclarés comme tels par les corporations: " ils croiront cependant beaucoup savoir par la raison qu'ils seront devenus les égaux des maîtres ». Il pense là à ces travailleurs hors réglementation, ces "faux» travailleurs comme on les appelle dans les documents, qui avaient moins à perdre s'ils étaient impliqués dans une action frauduleuse parce qu'ils n'y risquaient pas des droits gagnés au cours de longues années d'apprentissage. Il croyait que l'apprentissage faisait fonction de certificat de professionnalisme qu'un ouvrier des corporations ne saurait vouloir risquer de perdre. N'ayant pas ainsi investi dans leur formation, les faux travailleurs" seront des fripons, parce que, n'ayant rien à perdre, ils tromperont le public sans redouter son mépris ». Si le contrôle des corporations sur les activités commerciales devait être davantage mis en péril, " les marchands n'attendront plus paisiblement et avec décence le consommateur; ils ne formeront plus qu'un assemblage de juifs, de colporteurs, d'anciens domestiques qui s'insinueront bassement dans les maisons, et chercheront à séduire la bonne foi et l'ignorance; ils vendront à fausse mesure, parce qu'ils ne seront plus sujet à l'inspection des jurés qui visitent les poids et observent les aunes» 62. A l'inverse, les membres des corporations 62. Un mémoire daté du 20 août 1732 (AN F/121657) condamnait également les pratiques des mar· chands juifs et demandait leur expulsion de la province. Les Juifs étaient accusés d'acheter et vendre des marchandises défectueuses et de ne pas payer d'impôts parce que leurs transactions se faisaient en liquide (ils y étaient bien obligés puisque, privés de droits civiques, ils n'avaient aucun autre moyen de se défendre
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offrent un exemple d'honneur et de décence car " ils aiment mieux un état stable ... , dans lequel ils se flattent de passer [à l'exemple de leurs pères] une vie paisible, où ils pourront remplir leur devoir de père de famille, aider le souverain qui les protège, honorer les magistrats qui les jugent, que d'errer dans un vuide immense, confondus avec une foule d'intriguans, d'usuriers, d'hommes serviles et sans honneur ,,63. Dans l'édit d'abolition des corporations daté de 1776, l'année même du mémoire que nous venons de citer, Turgot expose que les règlements qui assuraient un monopole aux ouvriers des corporations n'étaient rien d'autre que le moyen d'enrichir les inspecteurs et les maîtres aux dépens des ouvriers et du public: " nous ne serons point arrêtés ... par la crainte qu'une foule d'artisans n'usent de la liberté rendue à tous pour exercer des métiers qu'ils ignorent, et que le public ne soit inondé d'ouvrages mal fabriqués. La liberté n'a point produit ces fâcheux effets dans les lieux où elle est établie depuis longtemps. Les ouvriers des faubourgs et des autres lieux privilégiés ne travaillent pas moins bien que ceux de l'intérieur de Paris »64. Les tenants du libre échange notaient que les maîtrises étaient souvent à vendre et que la seule condition restrictive mise à leur acquisition était la capacité des postulants à les acheter. Enfin notre héraut invoque le droit de propriété pour justifier la politique de recrutement discriminatoire que pratiquaient les corporations. En particulier, il justifie de la manière suivante l'admission des fils de maître au sein de la corporation à un taux réduit: « Alors, convaincu qu'il ne pouvoit pas faire le commerce sans payer les droits exigés par les règlemens du corps qui en avoit le privilège; il s'est soumis à la loi que le souverain avoit fait proclamer, et il s'est dit: l'argent que je donne aujourd'hui n'est point perdu pour moi, puisque j'achète la faculté de vendre concurremment avec tous les membres qui composent le corps auquel je vais appartenir. Nul autre ne pourra s'attacher à la branche de commerce qui me nourrira, qu'il ne se soumette à la loi à laquelle j'ai obéi; si je meurs, ma femme jouira de mon privilège ou le louera; mes enfants n'auront, s'ils veulent continuer mon commerce, que 500 liv. à donner au lieu de 1700 liv. qu'il leur en auroient coûté si je n'eusse pas été marchand; ma réception me donne donc une véritable propriété» 65. Suite note 62, page 141 contre des pratiques opportunistes éventuelles). L'auteur du mémoire concluait en invitant les Français à prendre en modèle le traitement que les autres nations faisaient subir aux Juifs, .: une nation proscrite de Dieu, méprisée et bannie non seulement des peuples chrétiens, mais encore des Nations les plus Barbares ». Il leur était reproché de vendre des étoffes en infraction au règlement de 1669. Aussi « le marchand boutiquier de la Ville [n'est-il pas] celui qui fait le plus de Commerce. La plus grande partie se fait par les Juifs Avignonnois ou autres qui sont gens sans feu ny lieu ... En manufactures y achenent ce qu'il y a de plus deffecrueux, et ensuite viennent en cette ville le vendre à bon compte et argent comptant. .. et quant il s'est enrichy par ce commerce indigne, se retire, et empone le gain qu'il a afit qui devrait êue le fruit du Négocian de la Ville, qui fait son Commerce avec honneur, qui est obligé de payer la taxe de ville et soutenir l'état dans les besoins pressants ». 63. Mémoire_ .. des Six Corps, op. Les citations se trouvent p.5 et 16-17. 64. AN AD/XVII, Edit du Roi Portant Suppression des Jurandes et Communautés de Commerce, Arts et Métiers, février 1776. 65. Mémoire ... des Six Corps, op. dt, p.23-24.
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Les physiocrates, défenseurs eux aussi du droit sacré de la propriété, pensaient différemment. Si bien sûr, selon eux, les membres des corporations voyaient traditionnellement dans la réglementation des fabrications un droit banal qui leur était acquis, ce droit n'en interférait pas moins avec les droits des autres travailleurs et avec celui que le consommateur a d'engager le travailleur de son choix. Le développement de l'empire de la mode était l'un des grands soucis des maîtres dans les corporations. lis considéraient que l'emprise de la mode et de la nouveauté sur l'imagination du public était à l'origine du succès du secteur non réglementé. lis proclamaient que, sous prétexte de mode, les producteurs n'appartenant pas aux corporations exploitaient la crédulité du public pour vendre de la pacotille. Le sort d'une fabrication, ajoutaient-ils, ne saurait dépendre des caprices d'un public trop crédule. Celui-ci devait être éclairé, puisqu'aussi bien il n'était pas initié aux arcanes de la profession et était donc incapable d'un choix intelligent. N'était-ce pas le premier devoir de la corporation que garantir la qualité et protéger le public de la camelote? lis estimaient de la même façon que les consommateurs devaient acheter ce qu'il y avait de mieux ou sinon rien, ils ne pouvaient pas même concevoir qu'il fallût offrir un choix au consommateur. Leur sentiment était qu'ils avaient un contrat avec le public pour lui livrer des marchandises de la meilleure qualité et que la royauté reniait son engagement de veiller à l'exécution de ce contrat 66. 66. AN F/12/659, Observation sur la nécessité de conserver le Régime actuel de lA Marque et du plomb de controle sur les Etoffes nationales, ou d'en Supprimer ces caractères. Non signé, non daté (1788 ou 1789), 38 pages. L'auteur préconise une certaine dose de liberté mais demande que le système du sceau soit préservé de façon à protéger les meilleures fabriques et le public contre les contrefaçons. F/12/790, 3 août 1778: l'auteur prend la défense de la position adoptée par le Corps de Commerce de la généralité de Tours contre un projet qui permettrait de produire et de vendre des étoffes sans le sceau témoignant d'un contrôle par les corporations. Il soutient que, sinon, le public ne saurait distinguer entre
étoffe de bonne qualité et de mauvais aloi et qu'il serait séduit par le bas prix des biens manufacturés dans la mauvaise foi.
F/12/659, 12 avril 1778. Les marchands de Picardie emploient des arguments similaires contre ce qui était alors considéré comme un moyen terme entre la liberté illimitée et une réglementation draconienne. La réglementation, plaident-ils, avait sans aucun doute des défauts, comme toute institutlon humaine, mais la liberté sans frein est pire encore. Comment pourra·t-on repérer et punir les producteurs de mauvaise
foi, se demandent-ils, en l'absence de réglementation? L'avantage de vendre davantage à meilleur marché est-il tel qu'il faille passer outre à l'invitation à la fraude qui s'y dissimule et qui entamera à la longue la confiance du consommateur? Pis encore, une fois que l'abondance des étoffes à bon marché aura eu des conséquences néfastes sur la qualité de toutes les étoffes, les fabricants d'étoffes de qualité ne se soucieront plus de recourir aux meilleures techniques et de n'utiliser que des matières premières de qualité. C'est pourquoi les règlements doivent être mis à jour pour tenir compte des progrès techniques, mais ils ne sauraient être abandonnés.
F/12/659, 1778. La pétition qu'adresse la ville de Romans, dans le Dauphiné, adopte le même type de raisonnement.
F/12/661/15, le 18 juillet 1778, à Dijon, on répugne aussi à accepter la déréglementation, mais on est disposé à distinguer entre production paysanne destinée à la consommation rurale et biens de luxe propres aux villes. A toutes ces objections, les physiocrates répondaient que les consommateurs sont les meilleurs inspecteurs.
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A l'époque même où le goût des consommateurs se diversifiait, les normes et règlements édictés au cours du siècle, tant par le gouvernement que par les corporations, avaient pour objet de garantir une qualité définie d'avance, les empêchant de la sorte de satisfaire à la demande changeante de leur clientèle. En régime concurrentiel, le premier souci du producteur est de ne pas perdre ses clients et il doit donc varier ses produits, mais, dans un régime corporatif, il est difficile au consommateur d'imposer ses préférences au producteur et d'obtenir le produit qu'il désire. Les manufactures travaillant hors réglementation répondaient mieux à la demande du marché, les « faux" travailleurs pouvaient plus facilement s'accommoder au goût du public puisqu'ils n'avaient pas le handicap des normes et de la réglementation rigoureuses que faisaient observer les corporations. Celles-ci étaient donc confrontées à un problème qui mettait en cause leur être même lorsqu'elles essayaient d'adapter leur production aux modifications du goût et à la demande du marché puisque les règles qu'elles avaient définies avaient pour objet explicite de leur éviter d'avoir à se conformer au goût du consommateur 67 • Ces mêmes règles étaient un moyen pour tenir la concurrence à l'écart du marché. Incapables de s'adapter à la nouvelle donne d'un marché demandant des biens produits en nombre, en série et à bas prix, ceux des producteurs qui étaient tenus à ces règlements cherchaient à empêcher les autres de livrer au public les produits plus simples, meilleur marché et plus gais qu'il attendait. En insistant sur la haute qualité et la longue durée d'usage qu'ils définissaient eux-mêmes pour leurs articles, ils ne faisaient que s'autoriser à perpétuer l'application des normes industrielles du 17e siècle qui assuraient leur monopole - et ce monopole ne pouvait être maintenu en vie que si tous les fabricants étaient contraints à travailler selon les mêmes normes. S'ils s'y conformaient, il n'y aurait plus de place sur le marché pour de nouveaux producteurs puisque les statuts ne permettaient de produire que ce qui avait été antérieurement produit. Les officiers du fisc de la monarchie, et en particulier les Fermiers des impôts indirects, considéraient aussi avec méfiance toute production liée à la mode parce qu'il était bien plus difficile d'imposer des droits sur des articles dont le prix variait selon l'évolution du goût. On pouvait difficilement instituer un code fiscal des goûts des consommateurs. C'est une des raisons pour lesquelles la monarchie hésita à revenir sur l'interdiction de vente de cotonnades imprimées qu'elle avait prise par décret royal du 26 octobre 1686 68 • La valeur d'un tissu imprimé ne résidait que dans l'œil du chaland puisque c'étaient le dessin, la couleur et le sujet qui le distinguaient d'une autre pièce; il était bien difficile au
67. Ce même problème s'est posé pour les économieS de l'Europe de l'Est du temps du communisme. Les fabriques y avaient tendance à ne produire que ce qu'elles avaient toujours produit. 68. Cf. Edgard Depitre, La coile peinte en France aux XV/I' el XV/II' siècles, Paris, Marcel Rivière, 1912.
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collecteur des impôts d'asseoir une taxe sur une valeur liée aux goûts et aux couleurs 69.
L'abolition et la résurrection des corporations
Malgré les efforts de la commission pour assainir leurs finances, les corporations étaient couvertes de dettes au milieu du 18 e siècle 70. Pour beaucoup de ces communautés, les années 1735-1745 furent les plus difficiles. Celles de Paris en donnent un bon exemple: vers la moitié du siècle, la plupart étaient fortement endettées 71. Mais celles de province l'étaient également: sur les 39 corporations de Bordeaux, 25 avaient de lourdes dettes à la même époque 72. La cause en était partout la même: un nombre excessif d'offices. Pour leur éviter tout endettement supplémentaire, une déclaration du 2 avril 1763 leur interdit à nouveau tout emprunt. Bien que les limites ainsi imposées à leur endettement en eussent stabilisé le niveau, la majorité d'entre elles était incapable de s'acquitter des dettes accumulées pour acheter les offices. Pour donner un exemple de la charge que ces achats pouvaient représenter, les tailleurs eurent à trouver 6.195 livres en 1750 pour acheter 20 offices alors que leurs recettes annuelles étaient de 283 livres 12 sols. Seules les corporations qui produisaient du matériel militaire, telles les manufactures de canons, en étaient exemptées, mais elles aussi, en temps de crise, durent plier et consentir des dons d'argent. Le pacte conclu entre les corporations et la monarchie sous Colbert fut rompu au milieu du 18e siècle. Après les avoir ruinées, la royauté perdit tout intérêt dans les corporations. Le premier coup vint en 1762 lorsque le Conseil du Roi permit la manufacture d'étoffes de coton" blanc, peint et imprimé comme le sont celles des Indes », malgré l'opposition concertée des négociants en laines et des corporations qui utilisaient la laine comme matière pr.emière. Comme les manufacturiers cotonniers ainsi favorisés étaient considérés auparavant comme " hors la loi », cette législation fut considérée à bon droit comme une attaque contre le monopole des maîtres traditionnels. Un texte législatif du 5 septembre 1762 enleva le monopole de l'artisanat aux villes en rendant légale la manufacture en zone rurale. Cependant, cette législation ne se proposait que de 69. Cf. R.B. Ekelund et R.D. Tollison, Mercantilism as a Rent Seeking Society, op. cit. L'uniformité des produits facilite la réglementacion. L'uniformité de la plupart des produits textiles était bien contrôlé<. Mais les calicots imprimés permettaient une différenciation entre produits qui débouchait sur une concurrence non liée au prix. La concurrence entre producteurs de calicot pour augmenter leur part de marché était une concurrence par la qualité. li était bien plus difficile de contrôler les préférences du consommateur car elies étaient affaire de goût. Cette concurrence entre producteurs qui ne reposait pas sur les prix aurait dissipé l'excédent de profit de producteurs membres d'une corporation, et aurait ainsi sapé l'appareil réglementaire construit par la royauté. 70. Cf. René Nigeon, Et4t financier des corporations, op. cit. 71. Ibid. , p. 95. 72. Passet, op. cit., p. 80.
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reconnaître un état de choses pré-existant au lieu de créer un nouveau régime économique fondé sur la liberté, ou au lieu d'encourager le développement de nouvelles industries à la campagne 73. Elle était en partie destinée à assujettir à une règle les nombreux ateliers qui se développaient librement à la campagne afin de pouvoir mesurer la production rurale, et donc la soumettre à l'impôt. Par là, la monarchie reconnaissait que le système d'essaimage rural des fabrications s'était largement répandu et elle cherchait le moyen d'en contrôler le développement ininterrompu. En ce sens cette nouvelle législation est un exemple de l'art de rémédier à une réglementation en instaurant un nouveau règlement. On aurait donc tort d'y lire une reconnaissance explicite, de la part de la monarchie, du droit du secteur informel à produire selon la demande des consommateurs. La monarchie étendait son contrôle sur des industries naissantes, comme elle l'avait fait avec les manufactures royales auxquelles elle avait accordé son privilège. Il n'en est pas moins vrai que cette reconnaissance des manufactures rurales et leur réglementation affectaient sérieusement les corporations et faisaient contrepoids à leur puissance, rendant ainsi possibles des réformes plus radicales. En 1767, pour arriver à lever également un impôt sur les producteurs n'appartenant pas aux corporations, la monarchie arrêta qu'ils paieraient une taxe en échange du droit de vendre leurs marchandises. Elle justifiait cette mesure par son souci d'accroître l'activité du commerce et de l'industrie. En réalité cette taxe leur reconnaissait le droit de disposer de leurs produits en toute légalité dans la mesure où ils se conformaient à des normes qui permettaient d'en apprécier la valeur fiscale 74. Vers 1750, nombre d'administrateurs permanents, au sein de la bureaucratie royale, s'étaient convertis à la doctrine du libéralisme économique. Daniel Trudaine et Vincent de Gournay prônaient le libre échange et une politique libérale. Robert de Cotte, le disciple et le successeur de Gournay, poursuivit l' œuvre de ce dernier et fut un actif propagateur de la pensée libre-échangiste auprès de deux générations de responsables gouvernementaux 75. Les Contrôleurs généraux Machault (1745-1754) et Silhouette (1758-1759) eurent une attitude plus ambiguë: ils donnèrent leur aval à l'expansion du libre échange, mais ils favorisèrent aussi le développement de l'économie sous surveillance étatique. Le Contrôle général des Finances resta le haut lieu du mercantilisme jusqu'au bref ministère de Turgot. 73. AN ADIXI/II, 5 septembre 1762.
«
Les paysans et ceux qui résident dans tout lieu où il n'existe
pas de corporation pourvue de lettre patente sont autorisés à filer toute espèce de matière, à fabriquer toute sorte d'étoffe et à en assurer la fmition sous la condition qu'ils se conforment à la réglementation en vigueur ».
74. AN AD/XlIII, Arrêt du Conseil d'Etat du Roi, 30 octobre 1767. 75. Simone Meyssonnier, La balance et l'horloge : la genèse de la pensée libérale en France au XVl/l' siècle, Paris, Editions de la Passion, 1989; Michel Antoine, Le gouvernement et l'administration sous Louis Xv, Paris, Ed. du CNRS, 1978. Trudaine avait été conseiller au Conseil Royal des Finaoces de 1744 à 1756, puis conseiller au Conseil Royal de Commerce (d. Antoine, p. 239) ; Gournay avait été Intendant du Commerce de 1751 à 1759, puis conseiller honoraire au Grand Conseil (Antoine, p. 246).
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La campagne hostile aux corporations qui avait commencé vers 1750 aboutit en février 1776 avec les édits de Turgot qui les abolissaient 76 et qui mettaient un terme aux activités de la commission de 1716 77 • Ces édits partageaient les dettes en deux catégories: d'une part les emprunts qui avaient été contractés pour acheter des offices - Turgot espérait qu'ils pourraient être remboursés à l'aide des « gages» (l'intérêt annuel que le Trésor versait à tous les acheteurs d'offices) -; d'autre part tous les autres emprunts - Turgot pensait que la vente des propriétés des corporations pourrait en couvrir le remboursement, le surplus devant être réparti entre tous les maîtres en exercice -. Mais le seul paiement des intérêts des dettes dépassait largement ce qui était perçu annuellement au titre des gages et les corporations ne retireraient pas de la vente de leurs propriétés en nom collectif de quoi rembourser leurs dettes 78. A l'évidence, Turgot avait sous-estimé l'importance de ces dettes et surestimé l'importance des propriétés des corporations. L'ampleur de la résistance des provinces aux édits de Turgot ne mit pas longtemps à devenir manifeste. Leur message fut unanime: les corporations ne pourraient pas être abolies avant que leurs dettes ne fussent liquidées. Le Beauvaisis fit savoir que le paiement de plus d'un millier de livres d'intérêts sur des obligations émises par des corporations était en souffrance ; " les malheureux créanciers des corporations demandaient comment ils pourraient se faire payer les créances restantes» 79. Les administrateurs résidents signalaient que la traînée de dettes que les corporations laissaient derrière elles était si vaste et si complexe que leur remboursement intégral n'était guère pensable et qu'il s'ensuivrait une crise financière locale. Turgot lui-même, le 30 avril 1776, disait dans une lettre [à l'Intendant de Bretagne] que l'édit de février ne serait définitivement appliqué qu'à une époque ultérieure, quand la liquidation des dettes des communautés serait en bonne voie 80. Turgot lui demandait un bilan complet de la situation financière des corporations bretonnes et lui communiquait un arrêt du Conseil, daté du 20 avril 1776, qui engageait les intendants à liquider les dettes des corporations avant de procéder à l'abolition de celles-ci. Autre 76. L'édit de Turgot de février 1776 ne fut enregistré au parlement qu'après un lit de justice le 12 mars 1776, mais Turgot oublia les
«
deniers comptants
».
Il n'avait pas pensé aux baux et aux hypothèques et
dut promulguer un arrêt spécial le 16 mars 1776 pour faire me!!re en vente immédiatement les biens des corporations. Il avait aussi négligé l'opposition des créanciers (arrêt du 21 mars). Il ne se passa pas six mois avant la promulgation d'un nouvel édit qui rétablit la corporation des marchands en août 1776. 77. AN AD/XUll, Edit du Roi portant Suppresswn des Jurandes et Communautés de Commerce, Arts et Métiers, février 1776 et AN ADIXVII, Edit du Roi portant nouvelle Créatwn de Six Corps de Marchands, et quarante'quatre Communautés d'Arts et Métiers, août 1776. 78. Dans une série de mémoires posant la question de la réunification des différentes communautés en une seule, l'auteur note que les dettes des communautés seraient un obstacle à cette réunification. Mais, ~;OU[e t-il, si nous abolissons les communautés, nous devons prendre garde à ce que toutes leurs dettes soient rem-
boursées parce que ces de!!es ont été contractées au bénéfice de la royauté. Cf. Georges Ruhlmann, Les coryo· ratwns, les manufactures et le travail libre à Abbeville au XVIII' siècle, Paris et Lille, Recueil Sirey, 1948, p. 45. 79. BN 1730, Joly de Fleury. 80. Armand Rebillon, Recherches sur les anciennes coryoratwns ouvrières et marchandes de la ville de Ren· nes, Paris-Rennes, 1902, p. 175; Archives Départementales d'Ille-
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pan également, l'édit fut rarement exécuté, toujours à cause des dettes, et souvent il ne fut pas même enregistré 81. A l' évidence Turgot n'avait pas prévu que l'abolition des corporations pouvait provoquer une crise des finances publiques. L'échec de sa réforme est dû en panie au manque d'enthousiasme des intendants qui se battaient en général contre le pouvoir central pour protéger de la concurrence les industries de leur ressort 82. A peu d'exceptions près, les intendants étaient des adeptes de la réglementation, non de la libération. Cette tentative d'éradication des corporations fut bien éphémère et trouva son épilogue en août 1776 avec un nouvel édit qui revenait à restaurer les corporations moyennant quelques modifications de structure. Cet édit stipulait que les maîtres qui avaient appanenu aux corporations supprimées pourraient devenir membres des nouvelles corporations en s'inscrivant auprès du subdélégué. il réduisait le coût de l'admission dans les nouvelles corporations pour les Parisiens, mais l'augmentait pour les hommes de métier provinciaux. Ceux des anisans qui n'appanenaient pas aux anciennes corporations devaient adhérer aux nouvelles et payer un droit à cet effet en s'inscrivant. Ceux qui voulaient être inscrits comme maîtres pouvaient poser leur candidature. Ceux qui exerçaient plusieurs métiers étaient également invités à s'inscrire. Pour réduire les frais de justice, l'édit stipulait que toute affaire concernant les malfaçons devait être déférée au lieutenant général de police. Dans les corporations d'après 1776, les décisions seraient du ressort de dix représentants élus par leurs confrères. Les instructions judiciaires en cours seraient closes. Tirant la leçon de cet échec de Turgot qui ne put abolir les corporations, Necker entreprit d'harmoniser les réglementations des deux secteurs corporatif et non corporatif. Son édit du 5 mai 1779 est un effort pour légaliser la production du deuxième secteur afin de pouvoir la taxer 83. Un autre édit de juillet 1781 donna le contrôle des admissions dans les corporations aux intendants, ceux-ci ayant déjà la charge de contrôler leurs finances. Mais on assiste toujours aux mêmes querelles, aux mêmes jalousies qui conduisent les corps d~ métier devant les tribunaux pour contester les privilèges les uns des autres. Ironiquement, en ouvrant davantage l'accès à des activités auparavant très fermées, le 81. Pour la liquidation des dettes des communautés supprimées, voir AN V71 277 et 297. Pour les tentatives de liquider ces dettes après 1776, voir AN F/12/ 204, 205 et 206. 82. L'Intendant Tourny, par exemple, avait une attirude très ambiguë à propos de la liberté du commerce et de la concurrence. En définitive, il croyait plus dans le pouvoir ultime qu·avait l"administration de contrôler et surveiller le commerce et l'industrie que dans la loi du marché et de la concurrence. Cf. Passet, op. ciL, p. 158-9. 83. Entre 1779 et 1781, Necker mit en place une autre réforme majeure en établissant ce qu'on a appelé un c système intermédiaire» pour le textile. Il ne toucha pas aux corporations ni aux marchés formels avec leurs inspecteurs royaux, qui purent opérer exactement comme avant. Mais il rendit facultatif le recours à ces institutions. Les producteurs qui ne souhaitaient pas se soumettre aux restrictions des corporations ou à la réglementation royale de la production n'avaient qu'à mettre leurs étoffes sur le marché et à les
faire estampiller du cachet « libre > . Alors que Necker était à la recherche d'une solution de compromis entre la faction du commerce libre et celle des tenants de la réglementation, les corporations ne s' en plaignirent pas moins
de ne pas être en mesure de résister à la concurrence des producteurs hors corporation.
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nouvel édit aurait plutôt desservi le développement de nouveaux modes de fabrication, les anciens travailleurs indépendants maintenant admis appliquant les règles corporatives. Le préambule de l'édit de Turgot donnait une image relativement inexacte des corporations. Elles n'étaient pas aussi fermées et auto-suffisantes qu'il l'indique. Les marchands pouvaient adhérer à une corporation ou en démissionner selon les nécessités de leurs affaires. Une bonne partie des marchands les plus en vue, tout en étant membres d'une corporation, avaient simultanément une activité de producteurs libres. D'importants commerçants en gros -les négociants - étaient tout disposés à payer leur cotisation de membres parce qu'ils appréciaient ce que la corporation pouvait leur apporter. Cette attitude de marchands ainsi disposés à payer leur cotisation pour être autorisés à distribuer les marchandises produites par la corporation nous indique au moins que le public croyait encore à la valeur du contrôle de qualité exercé par celle-ci. Autre privilège de poids, les membres des corporations avaient un accès en règle aux matières premières dont ils avaient besoin pour leurs fabrications. En outre, la corporation mettait à la disposition des marchands un système d'arbitrage social, un moyen de régler les conflits qui pouvaient survenir entre différents groupes, ceux des maîtres, des artisans et des·ouvriers. L'idée qu'elles étaient un système clos se suffisant à lui-même était un mythe qu'elles-mêmes comme leurs détracteurs avaient intérêt à exploiter. Ce qui au fond avait incité la monarchie à les abolir, c'était le fait qu'elles ne pouvaient plus désormais être considérées comme des sources de revenu, leur situation financière se dégradant. L'édit qui les abolissait eut en définitive peu d'effet sur l'activité industrielle. La myriade de petits réseaux tissés entre la production corporative et celle des sous-traitances rurales y a survécu, comme y a survécu l'association entre les manufacturiers-marchands et la main-d'œuvre rurale disponible. Ainsi s'est poursuivi le développement complémentaire des deux formes de production. L'édit supprimant les corporations n'a été qu'un exercice d'application de la théorie de la libéralisation des échanges, puisque les corporations n'ont pas disparu. C'est à peine si l'édit de Turgot a laissé une trace dans les archives corporatives : en dépit de ses efforts, il y eut un recrutement régulier de nouveaux maîtres jusqu'en 1789, comme en témoignent de nombreuses archives de province. Les dettes des corporations, que Turgot espérait pouvoir liquider, ont subsisté. Un bon nombre de parlements avaient refusé d'enregistrer l'édit portant création de nouvelles corporations avant que les dettes des anciennes ne fussent liquidées. Les arriérés des loyers et le produit de la vente des propriétés corporatives ont parfois rapporté suffisamment pour payer les intérêts dus par les anciennes corporations, mais rarement assez pour les remboursements en capital. Quoi qu'il en fût, les versements correspondant à l'admission au statut de maître, là où les parlements avaient enregistré le nouvel édit, rapportèrent à la monarchie 11 050 000 livres 84. La monarchie ne parvint pas à supprimer 84. AN F/12/7S0, Mémoire remis à M. de Sauvigny, le 20 février 1787, pour être adressé par lui à M.1e Commissaire Général.
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les corporations parce qu'il n'y avait aucune autre source de revenu ou d'imposition qu'elle pût utiliser pour asseoir son crédit. D'autre part, ne disposant pas d'un système fiscal exhaustif, tant pour les contributions directes qu'indirectes, elle ne pouvait avoir accès aux gains en efficience à attendre de l'élimination des corporations. De toute façon, les manufactures royales n'avaient pas été touchées par la législation afférente aux corporations. Elles n'apparaissent pas dans la controverse qui opposait partisans et adversaires de la libéralisation, alors que bon nombre d'entre elles travaillaient à perte. En général, les tenants du libéralisme eux-mêmes ne mettaient pas en cause leurs privilèges exclusifs, bien qu'elles se fussent tenues à l'écart des règles de la libre concurrence et de la libre entreprise. Peut-être les contemporains croyaient-ils qu'en l'absence de législation efficiente ou de brevets industriels encourageant l'invention, le privilège de ces manufactures royales était la seule façon de protéger les inventeurs et ceux qui investissaient dans de nouvelles technologies. Il est difficile de savoir si les économistes du 18 e siècle croyaient que le monopole protégeait la rémunération des innovateurs, le problème étant rarement évoqué. Ce qu'était réellement la production des corporations La volonté qu'a eue la monarchie de réglementer l'industrie s'est traduite par un débit de plus de 1 500 textes dans la période qui va du ministère de Colbert à la Révolution. Cene législation était certes destinée à réglementer l'organisation industrielle du royaume sous tous ses aspects 85. Cependant, en même temps que s'affirmait la volonté de la monarchie de contrôler l'économie (et la volonté parallèle en face d'échapper au contrôle), un secteur informel, ou irrégulier, croissait à côté du secteur formel, ou régulier, contenant en lui beaucoup de ce qui faisait le dynamisme économique de la France. A la fin du 18 e siècle, une grande partie du secteur formel était contaminé par des arrangements informels. Reconnaître l'industrie rurale, c'était déjà pour la monarchie concéder que les règlements destinés à protéger le monopole des corporations étaient inefficaces et que le flot de la contrebande ne pouvait être contenu. Mais il ne faudrait pas interpréter cette concession comme la preuve que les corporations avaient perdu de leur poids. Bien que nous n'ayons aucun moyen de calculer ce que la production corporative a pu coûter à l'économie, nous savons au moins que ce coût a été lourd: le prouvent l'hostilité que les corporations se sont anirée, ainsi que l'opposition que mirent à leur abolition d'importants intérêts acquis. Leur importance est évidente si l'on considère la structure des finances et du crédit: leurs titres et leurs obligations avaient une large circulation. Moins
85. Une bonne partie de ces textes léb~slatifs se trouve réunie aux Archives Nationales sous la cote AD 10.
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visible est l'impact qu'elles ont eu sur les niveaux d'investissement et de consommation des produits qui n'émanaient pas d'elles. La seule mention de « corporation" éveille l'image d'un monde de production de petite taille, d'artisans urbains hautement spécialisés et d'un système de corps autonomes. Leurs statuts insistaient sur une séparation rigide entre maîtres, compagnons et apprentis. Les maîtres possédaient les matériaux et les produits finis résultant de leur activité, ils en disposaient à leur guise, les compagnons obéissaient jusqu'au jour où ils pourraient devenir maîtres et les apprentis faisaient tous les travaux jugés nécessaires. Nous savons maintenant que cette image ne recouvre qu'un aspect du monde réel des métiers au 18< siècle 86. Les corporations ne recouvraient jamais identiquement les métiers. Contrairement aux statuts, des maîtres employaient d'autres maîtres et les compagnons travaillaient fréquemment pour des personnes privées. Les maîtres s'associaient avec des marchands indépendants des corporations, avec des compagnons ou même avec leurs propres apprentis. Souvent, ils employaient des membres de leur famille aussi bien que des compagnons, et ils avaient cent façons, parfois effarantes, de les rétribuer. Souvent également, en violation de toutes les règles, ils avaient des ateliers dans des quartiers différents de leur ville. Les distinctions entre professions étaient imprécises et les frontières séparant un métier d'un autre étaient facilement ignorées. De plus, les maîtres employaient fréquemment une maind'œuvre non qualifiée pour façonner les éléments d'articles vendus comme des produits de la corporation. Beaucoup d'activités, souvent avec la complicité de responsables de la corporation, recouraient à grande échelle à la sous-traitance, celle-ci mettant en jeu des réseaux complexes tissés à travers tous les métiers et corporations et se jouant donc de leurs particularités. Si les petites boutiques, l'artisanat, les droits traditionnels ne représentent qu'une part de la production globale, cette petite enclave protégée avait cependant une grande importance. La forme qu'ont prise les migrations, le rythme de l'emploi et la structure des marchés du travail urbains ont été directement influencés par les corporations. La jurisprudence civile et les procédures légales qui règlement aient l'action des corporations et définissaient leur statut eurent aussi pour effet de déterminer le monde du travail qui leur était extérieur. La difficulté de l'admission comme membre de plein droit dans une corporation 86. Les considérations générales que je vais développer ci-après s'appuient en paniculier sur trois travaux récents, ct!ux dt! Hîrsch) Kaplan et Sonenscher. Cf. jean-Pierre Hirsch, ... Négoce Ct corporations ., in G. Gayot et J.·P. Hirsch éd., LA Révolution française et le développement du capitalisme, Lille, Ed. de la Revue du Nord, 1989, p. 357-364; Steven Kaplan, • Réflexions sur la police du monde du travail, 1700-1815., Re"UUe Historique 529, 1979, p. 17-78; • The Luxury Guilds in Paris in the Eighteenth Century " Francia 9, 1982, p. 257-298 ; • Les corporations " les. faux ouvriers. et le Faubourg St-J\ntoine au XVID' siècle, Annales ESC 43, 1988, p. 353-378. Cf. aussi Michael Sonenscher, The HatteT> of Eighteenth Century France, Berkeley CA, Universiry of CalifomÎa Press, 1987 et Work and Wages: Naturai LAw, Poli· tics and the Eighteenth Century French Trades, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1989. On consultera aussi Serge Chassagne, • La diffusion rurale de l'industrie cotonnière en France, 175CH850., Revue du Nord 61, 1979, p. 32-40. Les discussions entre administrateurs royaux et corporations à propos de la survie de celles-ci constituent également une source importante.
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affectait les possibilités d'emploi offertes à la main-d'œuvre dans son ensemble. Les pouvoirs que la législation conférait aux corporations avaient aussi une influence sur l'éventail de prix et de produits offerts au consommateur. D'autre part, chaque fois que le secteur irrégulier faisait un achat dans le secteur formel, il aidait à payer les taxes que l'Etat percevait sur les activités réglementées. La difficulté de transposer en termes de statut l'activité réelle des artisans doit avoir représenté un des coûts les plus élevés de cette réglementation qui avait pour objet la protection des privilèges corporatifs. Où finit le travail d'un boulanger, où commence celui d'un pâtissier? Les chapeaux doivent-ils être faits par les chapeliers ou par les merciers? En 1715, les bonnetiers, chaudronniers et fabricants de bas de Bordeaux revendiquèrent chacun de leur côté un monopole pour vendre la même marchandise. Où s'arrêtent les prérogatives du vendeur, où commencent celles de l'artisan? 87 Ces conflits doivent avoir contribué à élever le niveau global du coût des transactions, entraînant des pertes en efficience pour les producteurs comme pour les consommateurs. Autre source de conflits, la réglementation reposait souvent sur une idée fausse de l'organisation réelle du travail. Beaucoup de biens produits par les corporations étaient le montage final d'éléments produits en dehors d'elles à la campagne ou dans leur chambre par des ouvriers en contravention avec la loi ou avec les règlements corporatifs. Malgré son caractère illégal, la sous-traitance était devenue courante pour de nombreux articles: une chemise par exemple était vendue comme produit corporatif, mais son col et ses poignets pouvaient avoir été façonnés par une main-d'œuvre indépendante. S'il était interdit aux compagnons et aux maîtres d'accepter un travail de sous-traitance, la survie de beaucoup en dépendait. Les conflits à ce sujet constituaient de nombreuses causes de friction entre artisans et responsables des corporations 88. Mesurer et évaluer les contributions relatives du traitant et du sous-traitant était une autre source de difficultés 89. Souvent les maîtres se faisaient sous-traitants autant pour échapper à leur responsabilité financière qu'au contrôle de leur corporation. Cette façon d'esquiver sa responsabilité financière en se faisant sous-traitant incitait en retour les corporations à espionner leurs membres, ce qui ne pouvait que développer la méfiance et rendre les conflits plus aigus. En résumé, la difficulté de déterminer où finissaient les droits d'un groupe et où commençaient ceux d'un autre était à l'origine de nombreux conflits entre corporations. Durant l'Ancien Régime, les groupes de travailleurs des deux secteurs formel et informel justifiaient leur existence devant les autorités publiques et leurs éventuels adhérents en faisant référence aux obligations et droits sanctionnés ~7. Aux Archives Nationales, la série F/12/750 contient de nombreuses relations de conflits de ce genre. 88. Pour des exemples de poursuites judiciaires à propos de sous-traitance, voir AN ADI X la 4469, 6 juin 1764, et X la 4503 fol. 56-111, 3 juillet 1765.
89 . Que la sous-traitance ait été un phénomène extrêmement répandu, un conflit l'illustre bien: c'est celui qui opposa menuisiers, charpentiers, maréchaux {errants, couleurs de fonte, serruriers, carreleurs, couvreurs el plombiers à propos du droit qu'avait la corporation des menuisiers d'arbitrer les conflits de soustraÎtance. Pour t!n savoir plus à ce sujet, voir Sonenscher, Work and Wages, op. cil.
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juridiquement qui s'appliquaient ou non à eux. Les droits se mesuraient en termes de prérogatives formelles auxquelles on accédait par apprentissage, résidence, statut matrimonial ou privilège corporatif. La loi et les prérogatives formelles qu'elle accordait ou déniait représentaient la référence de base sur laquelle reposaient les relations entre les différents métiers. il s'en suivit des conflits qui, tenant à l'affrontement des groupes au sujet de leurs droits, introduisirent la discorde entre les métiers; ce furent ces problèmes de distribution de droits entre eux plutôt que leurs intérêts communs qui dominèrent les interactions des métiers 90. Les compagnons créèrent souvent leurs propres réseaux d'associations pour contrecarrer ceux des corporations. Ces associations que l'on connaît sous le nom de « devoirs » se développèrent comme autant d'images des métiers. Sonenscher a noté que le rituel des compagnonnages soulignait souvent les rivalités entre adhérents et non-adhérents à un rite. Ces rivalités dégénéraient souvent en batailles rangées entre les membres du " devoir» et les compagnons qui refusaient d'y être initiés ou, plus souvent entre membres de rites différents. Cet antagonisme de longue date entre les rites différents des compagnonnages est symbolique de la dissension qui existait entre les métiers. Le secteur formel ne croissait pas assez vite pour créer un nombre d'emplois susceptible d'absorber la population qui migrait dans les villes à la recherche d'un travail bien payé dans le secteur le plus protégé de l'économie. Cette migration massive vers les villes était due à la baisse relative du revenu rural par rapport au revenu urbain. Les salaires les plus élevés se trouvaient en général dans les activités réglementées et dans les projets de grands travaux étudiés par les villes. La vie urbaine devint de plus en plus conflictuelle à mesure que vagabonds et migrants à la recherche d'un travail mieux rémunéré ne purent trouver à s'employer dans le secteur formel. Les contemporains ont sous-estimé les causes profondes de l'agitation, c'est-à-dire d'une part la politique frumentaire qui subventionnait la consommation dans les villes aux dépens de la campagne et d'autre part le fait que les productions protégées et dispensatrices de bons salaires se trouvaient dans les villes. Les préjugés raciaux, religieux et de classe que les corporations entretenaient sont un sous-produit de leur organisation qui n'a pas été souvent évoqué. Les protestants et les juifs, en particulier, n'étaient pas admis dans les corporations. Ces préjugés ont contribué à maintenir les salaires corporatifs à un niveau élevé par rapport à ceux des groupes qui n'avaient pas de franchise. Bon nombre de 90. William H. Sewell Jr., WOTk d'.J Tevo[ution in Fra",:e: The Language of LaboT [rom the Otd Regime to 1848, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1980. Sewell relève à quel point le discours de la discorde eotre groupes de gens des métiers se fixe sur droits et devoirs. Une attention aussi soutenue portée de la sorte à des droits et devoirs strictement définis de façon toute formelle aura une conséquence: les relations entre métiers ou à l'intérieur des métiers se transformèrent en une lutte de distribution, où chaque groupe agissaÎt comme si aucun d'entre eux ne pouvait gagner quelque chose sans que les autres ne perdis-
sent l'équivalent.
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pétitions pro-corporatistes opposent les maîtres, honnêtes, aux colporteurs juifs, classiquement dépeints comme des épitomés de malhonnêteté 91. Après la réorganisation de 1776, les juifs eurent le droit de s'enregistrer dans les nouvelles corporations en dépit de l'opposition de nombreux maîtres qui ne désarmèrent pas jusqu'en 1789.
Les corporations et l'efficience économique La monarchie n'a jamais eu les moyens de développer sa bureaucratie et ses structures de contrôle au point d'éliminer complètement la concurrence des juridictions régionales. Elle ne put pas contrôler non plus la diffusion rurale des manufactures. En fait, les industries rurales non légalement constituées devinrent si répandues et jouèrent un tel rôle de base pour l'économie que, dans leurs rapports officiels sur les manufactures, les intendants se félicitaient souvent de voir proliférer dans leur Généralité des activités dé localisées dans les campagnes. Cependant ces industries, qui n'étaient que semi-légales, travaillaient avec des handicaps certains. Les contrats qui devaient définir la relation du travail réglementé à celui qui ne l'était pas étaient difficiles à rédiger parce que le travail de sous-traitance était proscrit par les règlements corporatifs. La conséquence en fut qu'un secteur toujours croissant de l'activité industrielle ne pouvait pas se reposer sur des contrats respectant les besoins et les intérêts des deux parties. On ne sera pas surpris qu'il ait été particulièrement difficile de faire respecter des contrats conclus entre opérateurs du secteur informel: la probabilité de conduites opportunistes y étant plus élevée, les perspectives d'échanges et d'interdépendance au sein de ce secteur trouvaient vite leur limite. Malgré des coûts de main d'œuvre plus bas, les coûts de production étaient élevés dans le secteur informel parce que la spécialisation et la division du travail y étaient limitées. Ce qui caractérisait ce secteur, c'étaient des échanges personnalisés et une production à petite échelle, ce qui est imputable à la nécessité de réduire le coût des transactions commerciales avec l'extérieur. Ces coûts additionnels étaient dus à l'absence d'une tierce partie médiatrice capable de faire respecter les droits de propriété. Les coûts additionnels que l'existence des corporations faisait peser sur la production étaient payés par la société dans son ensemble. Ces coûts prenaient des formes mesurables et manifestes dans le cas des pots-de-vin offerts aux contrôleurs ou des actions judiciaires contre des formes d'activité rivales -l'édit qui avait aboli les corporations relevait déjà que les actions de justice étaient un de leurs plus importants postes de dépense. Les procès qui opposaient les corporations entre elles, les membres d'une même corporation, ou une corporation à des consommateurs n'étaient que trop fréquents. L'édit d'abolition 91. Cf. AN AD/XI/Il, Mémoire ... des Six Corps, op. cit. et note 62.
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soulignait qu'il importait peu aux inspecteurs des corporations qui plaidaient aux frais de celles-ci de perdre ou de gagner leur procès, puisqu'ils n'y étaient pas de leur poche. Le coût de ces procédures judiciaires - 400 000 livres par an - finissait par être payé par les consommateurs sous la forme de prix plus élevés pour les produits corporatifs. Mais ces coûts mesurables n'étaient que le sommet de l'iceberg. Les invisibles étaient sans doute les plus importants: des investissements qui ne sont pas faits, ou des activités qui ne trouvent pas de consommateurs parce que l'environnement légal ne l'aurait pas accepté. Le manufacturier qui n'investissait pas dans un grand atelier parce qu'il ne parvenait pas à obtenir la permission du gouvernement, celui qui employait plusieurs centaines d'agents qu'il ne pouvait pas regrouper sous un même toit parce qu'il était incapable d'obtenir l'autorisation de travailler en toute légalité sur un territoire où une entreprise patronnée par l'Etat avait déjà un privilège, le sousinvestissement en bâtiments et en équipement comme le sous-développement des réseaux de distribution ou de vente au détail - toutes ces occasions manquées constituaient sans doute le coût le plus important du mercantilisme. La monarchie était très au fait de cette situation et elle prit des mesures pour y remédier. En 1775, par exemple, un édit royal reconnut que" l'art de polir les ouvrages d'acier en France a jusqu'à présent fait peu de progrès, par les entraves que les différentes communautés d'arts et métiers y ont opposées, fondées sur la préférence que chacune d'elles croit avoir de perfectionner les choses dont la fabrique lui est attribuée, quoique, dans le fait, cet art n'est du ressort d'aucune corporation exclusivement; que pour débarrasser, ou aplanir, en faveur de ceux qui désireront s'en occuper, la voie des obstacles qui répriment l'industrie et l'émulation, il est à désirer que la main d'œuvre totale du poli de l'acier puisse être réunie et rendue commune à tous les artistes et ouvriers ... pour qu'ils puissent, si bon leur semble, entreprendre respectivement, non seulement les ouvrages en ce genre qu'ils ont adoptés, mais encore ceux qui se fabriquent par les membres des différentes autres communautés ... sans être assujettis à des formes de réception à la maîtrise, d'autant plus gênantes [pour eux qu'] il en résulterait la nécessité de se faire agréger dans plusieurs communautés pour faire usage de toute leur industrie ... En cette espèce, une liberté illimitée ne peut tendre qu'à perfectionner en France un art que les ouvriers d'un royaume étranger n'ont exercé jusqu'ici avec supériorité que par la substitution des encouragements aux gênes toujours destructives» 92. La production de papier, de farine et de peaux tannées connaissait des obstacles similaires 93. Ces industries ne pouvaient pas se doter de réseaux de distribution à l'échelle de la nation parce que les investisseurs éventuels ne voulaient pas risquer de s'attirer le courroux des autorités 92. Arrêt du Conseil qui déclare libre l'art de polir les aciers, Versailles, \4 juin 1775, in lsambert, Recueil général des anciennes lois françaises, Paris 1826, t . 23. 93. Pour le déclin de la manufacture du papier, voir Passet, op. ciL, p. 90. La fabrication du papier était surréglemenrée et surimposée. Les maîtres de la corporation prétendaient que les collecteurs de taxes qui avaient accès aux fabriques divulguaient leurs secrets de fabrication à leurs concurrents.
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régionales soucieuses de défendre les privilèges des corporations et des marchands de leurs villes. L'industrie de la tannerie vit ainsi son expansion stoppée - et cependant le roi avait donné permission aux tanneurs de vendre à Paris sans aucune interférence des corporations -. Le travail du cuir se répartissait entre plusieurs métiers représentés par différentes corporations. Les mégissiers, tanneurs et corroyeurs faisaient tous le même travail et mettaient des obstacles à une production plus efficace et de plus grande ampleur. Cette industrie se laissa distancer de façon appréciable, tant pour la qualité que pour la quantité, par sa rivale anglaise parce que l'investissement en capital nécessaire pour augmenter la production n'était susceptible de se faire que si l'investisseur était assuré d'un vaste marché. En conséquence, vers le milieu du siècle, les producteurs ne furent plus en mesure de fournir à la demande du marché français et le manque de peaux était général. Le caractère non légal de la production du secteur informel étouffait toutes les éventuelles initiatives d'investissements en capitaux qui auraient augmenté la productivité générale. Parce que l'exécution des contrats, dans le secteur informel, ne pouvait être contrainte, il n'y avait de transactions qu'entre des parties entretenant des relations personnelles - des voisins, des parents ou d'anciens associés -. Les réseaux de distribution correspondant à ce type de production informelle étaient locaux et fragiles. Les fabricants, distributeurs et consommateurs de ce type de produits vivaient dans la crainte de se les voir confisquer par les agents des corporations ou du fisc. Qui plus est, la loi faisait des criminels de ces producteurs et consommateurs. Les physiocrates et les réformateurs proches du pouvoir faisaient remarquer que les corporations étaient des organisations fermées dans lesquelles le recrutement se limitait aux fils des maîtres. Des travaux récents nous indiquent que le renouvellement y était plus large et plus ouvert: en général, seul un membre de corporation sur deux était en situation de transmettre son patrimoine à son héritier 94. Cependant les maîtres pouvaient fort bien trouver une place pour leurs fils dans des activités proches des leurs, ou dans une ville plus grande, ils pouvaient aussi former des alliances avec d'autres dynasties corporatives de leur propre ville. C'est pourquoi le capital, le crédit et le talent ne suffisaient pas à donner un accès assuré à quelque domaine d'activité. Si les corporations peuvent ne pas avoir été les oligarchies s'auto-perpétuant que dénonçaient les physiocrates, elles opposaient cependant une solide barrière à la mobilité sociale, les charges de maître étant inaccessibles à la vaste majorité des travailleurs. Les avocats des corporations soutenaient que celles-ci protégeaient leurs ouvriers contre des variations démesurées du niveau des salaires sur le court terme et qu'elles leur garantissaient à long terme la stabilité de leurs salaires. 94. Pour cette mobilité au sein des métiers, voir Sonenseher; Work and W"ges, op. cit, p. 108-129 ainsi que Edward J. Shepherd, « Social and Geographie Mobility of the Eighteenth Century Guild Artisan: An Analysis of Guild Receptions in Dijon, 1700-1790., in S. Kaplan and CJ. Koepp éd., Work in France, !thaea NY, Cornell University Press, 1986, p. 97-130.
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Mais, en donnant à sous-traiter, les maîtres artisans pouvaient transférer les coûts de matières premières, d'équipement et de salaires aux compagnons auxquels ils donnaient le travail à faire. En outre, avec une distribution qui se limitait à la région, le chômage saisonnier ou intermittent était chose courante: les ouvriers étaient très sensibles au cycle des affaires sur le plan régional puisqu'ils travaillaient pour des réseaux de distribution familiaux ou locaux. C'est pourquoi le système des corporations ne signifiait pas nécessairement pour ses membres un emploi et un salaire plus stables. En résumé, les niveaux de spécialisation qui apparemment distinguaient les divers groupes de main d'œuvre des corporations n'avaient pas un contenu aussi riche que le prétendaient les avocats de celles-ci. L'habileté technique et les particularités corporatistes étaient des fictions par lesquelles des groupes bien organisés d'artisans justifiaient leurs privilèges commerciaux et leur monopole. Les deux secteurs formel et informel répercutaient le coût du maintien de ces privilèges sur les consommateurs de leurs produits. Le secteur formel disposait des pouvoirs légaux nécessaires pour s'approprier la plus grande partie du surplus du consommateur alors que sa sous-capitalisation réduisait la productivité du secteur informel. Nous ne pouvons pas donner une évaluation quantifiée de l'altération que les décisions et choix économiques individuels subissent de la part de l'environnement social ou institutionnel, ou encore des différences entre les aptitudes que les individus vont choisir d'acquérir et de développer selon le contexte institutionnel dans lequel ils se trouvent. Par exemple un jeune Français ambitieux du temps de Napoléon aura fort bien pu préférer devenir soldat plutôt que de faire son apprentissage dans une maison de commerce ou dans une banque internationale parce qu'il voyait plus de chances s'ouvrir à lui dans le métier des armes que dans le commerce. Si des individus exceptionnels dotés d'un talent exceptionnel peuvent ne pas être détournés par un environnement hostile d'embrasser la carrière de leur choix, il est bien plus probable que l'individu moyen se donnera pour but une carrière socialement avantageuse. Comment rendre compte des occasions manquées? Ce problème ne se pose pas seulement à propos des investissements immédiats en biens et services, mais aussi à propos d'investissements en capital humain qui ont des conséquences à long terme. Nous ne pourrons sans doute jamais mesurer l'effet que la légende de promotion rapide et de haut statut social qui nimbait la carrière militaire eut sur les jeunes Français de la période napoléonienne, mais il est facile d'imaginer que bon nombre d'entre eux, en une époque différente, dans un environnement éthique différent, auraient choisi une carrière commerciale. La réglementation mercantiliste du commerce, sous l'Ancien Régime, peut avoir influencé similaire ment le comportement et les décisions des individus d'une façon que nous ne pouvons pas mesurer, et elle peut avoir détourné des investissements en capital humain qui auraient été nécessaires pour lancer une révolution industrielle.
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Conclusion
Michael Sonenscher et Steven Kaplan ont tous deux contesté la présentation, qui est maintenant traditionnelle, que les physiocrates faisaient des corporations du 18< siècle français, c'est-à-dire des institutions anachroniques qui n'attendaient que d'être balayées par des formes plus modernes d'organisation industrielle. En fait leurs difficultés financières tinrent pour une bonne part au rôle d'intermédiaires qu'elles jouèrent pour les finances royales. Malgré leur sort financier contraire, une division productive du travail était en train de voir le jour au sein des corporations. Les manufactures marchandes, selon Sonenscher, exerçaient sur les corporations une pression accrue, signe de leur pouvoir économique sur elles, et cela de façon telle que la productivité en était augmentée et qu'il s'en dégageait un profit à réinvestir. D'autre part, ce qui vaut particulièrement d'être noté, les corporations et les monopoles royaux purent réaliser, pour les productions de luxe, des économies d'échelle qui permirent à la France d'être un compétiteur heureux sur les marchés internationaux de biens de qualité. François Crouzet a démontré dans une série d'articles qui ont fait date qu'il y eut une croissance économique substantielle dans la France de la fin du 18 e siècle 95. Sonenscher, de façon similaire, apporte des preuves solides de la vitalité des corporations françaises en soulignant la force des liens qui unissaient les secteurs formel et informel de l'économie, avec des maîtres qui géraient des ateliers non légaux et qui sous-traitaient des travaux en violation des règlements corporatifs. Ces résultats risquent d'amener les historiens à une vue optimiste du développement industriel de la France et de les détourner d'évaluer les coûts engendrés par la réglementation mercantiliste, même lorsqu'elle était contournée par les opérateurs du secteur informel: l'existence d'un secteur formel étroitement réglementé exerçait une influence restrictive considérable sur les capacités de production au sein du secteur informel. Pour la plupart, les gains de productivité sont imputables aux activités liées au commerce international, qui fut relativement libre pendant la plus grande partie du dix-huitième siècle. Il est significatif, en face de ces progrès dans le domaine international, que les manufactures domestiques soient restées à la traîne. L'étude de l'agrégat des facteurs de production ne révèle pas les distorsions sociales, sources d'inefficience, qui sont la conséquence du développement florissant du secteur informel, non plus que les fonctions de production ne révèlent l'apparition d'un mécontentement dû à la division inégale du coût social de l'industrialisation au sein de la population. Jamais aucun historien n'a considéré l'évolution industrielle de la France, à la fin du 18< siècle, avec son cortège de désordre, de violences et de répression, comme un modèle de transition vers une société de marché libre. Quand les maîtres sous-traitaient, ils le faisaient non pas poui adopter de nouvelles méthodes 95. Cf F. Crouzet, De la supériorité de l'Angleterre sur la France, op. cit.
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de production, mais pour exploiter les failles des réglementations de leurs corporations. Celles-ci étaient graduellement étouffées par des taxes et des emprunts alors que le secteur informel était contraint à produire avec des marges de profit extrêmement basses. Ce secteur informel, bien qu'en développement, n'offrait que rarement un plein-emploi et il requérait peu d'investissement en capital audelà des seuls outils manuels. Les ouvriers spécialisés avaient de la chance lorsqu'ils trouvaient trois à quatre jours de travail par semaine. Les villes étaient envahies par des migrants et leurs rues fourmillaient de vendeurs à la sauvette, de mendiants et de voleurs, dont beaucoup étaient des migrants exclus du potentiel économique 96. Rien n'était plus répandu que les infractions à la loi, avec la masse des articles de contrebande ou de production illégale qui envahissait les marchés urbains. La France se trouvait exposée à une crise industrielle assez similaire à celle que des auteurs comme Hernando de Soto décrivent pour l'Amérique latine d'aujourd'hui 97. L'activité informelle ne se développait que parce qu'il existait un fossé entre la réalité et la loi. Ainsi n'y a-t-il pas contradiction entre l'image de chaos et de crise que nous donnent les physiocrates et celle d'une productivité industrielle croissante que nous procurent Crouzet et Sonenscher. Le volume des infractions aux codes industriels du royaume que nous constatons indique bien que les institutions légales existantes n'étaient plus de nature à permettre de gouverner la société de façon adéquate. Le fait que le secteur informel recelait une grande part du dynamisme de l'économie nous prouve à quel point l'économie française était entravée par le secteur formel. Les règlements mercantilistes retardaient le progrès, rendaient plus aigus les conflits entre les opérateurs des deux secteurs et favorisaient la création d'un environnement de non-respect généralisé de la loi. Autre conséquence de la dépendance où ils étaient à l'égard du dirigisme gouvernemental, les groupes sociaux voyaient la solution à leurs problèmes dans une intervention redistributive du gouvernement. Quand les salaires augmentaient plus rapidement que les denrées, les employeurs demandaient que les salaires fussent gelés. Dans le cas inverse, les ouvriers descendaient dans la rue pour réclamer des prix-plafond pour les denrées. Dans un tel cas, l'efficience qu'aurait pu avoir le mécanisme des prix était sapée par le gouvernement qui intervenait en réaction à ces pressions. Le vaste secteur du travail traité à l'extérieur de l'entreprise, que les historiens ont si souvent célébré comme le précurseur des entreprises capitalistes, se caractérisait par le haut niveau des coûts de transaction qui réduisait les possibilités de production. A cause de l'incertitude où ils étaient quant au respect de leurs droits de propriété, parce que les lois étaient bien mal appliquées, et enfin à cause des barrières qui leur interdisaient l'accès au secteur formel, les 96. On trouvera une bonne synopsis de cette marginalité chez Robert M. Schwartz, Policing the Poor in Eigbteenth Century France, Chapd Hill NC, University of North Carolina Press, 1988. On se référera parallèlement à Sonenscher qui présente l'autre face du même sujet. 97. Hernando de SOto, The Other Path: The Invisible Revolution in the Third World, New York, Harper & Row, 1989. Voir en particulier les pages \31-187.
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producteurs du secteur informel devaient se cantonner dans des réseaux d'échanges personnalisés et dans des contrats dont les termes permettaient de penser qu'ils s'exécuteraient d'eux-mêmes. Aussi ces producteurs voyaient-ils l'avenir à court terme et disposaient-ils de peu de capital fixe. A l'inverse, les entreprises du secteur formel protégé gaspillaient leurs ressources à chercher monopolistiquement à restreindre la concurrence. Pour favoriser la création de grandes entreprises, le gouvernement devait en général garantir aux investisseurs des monopoles, des subventions et une protection douanière. Les capitalistes consacraient des ressources considérables à rechercher la protection de l'Etat, détournant ainsi d'une utilisation plus productive une partie de leur capital. La prolifération des corporations en un temps d'unification juridictionnelle et politique est une anomalie qui est imputable au besoin qu'avait la monarchie de prélever un revenu sur les consommateurs, exemptés d'impôts, de produits de luxe. Mais, en protégeant les droits de propriété des métiers, économiquement inefficients, le roi fermait la porte à nombre d'investissements dans des techniques spécialisées et interdépendantes qui auraient été socialement avantageux. il est malheureux que les structures politiques aient contraint le roi à gonfler au maximum la rente qu'il pouvait attendre d'une réglementation du système de production des corporations, ce qui le conduisit à ignorer l'écart qui existait entre les taux de rendement gouvernemental et social. Le roi n'avait pas le choix : il ne lui était pas possible d'élire, parmi toutes les solutions possibles, les sources de revenu qui seraient les plus efficientes. Les coûts de transaction liés à la collecte de ses recettes lui interdisaient de bénéficier du surplus de revenu qu'il aurait perçu en instituant les droits de propriété les plus efficients. Si l'on peut invoquer de nombreux arguments pour condamner le soutien continu que l'Etat a accordé aux corporations en se fondant sur les entraves que les corporations mirent à l'efficience de l'économie, il n'en reste pas moins que l'élément-clé qui bloquait toute réforme était le coût politique et économique à court terme qu'aurait représenté pour l'Etat et pour les élites du royaume tout effort d'ajustement de l'assiette du revenu fiscal. Le Contrôle général des Finances, qui était aussi le maître d'œuvre de la réglementation industrielle, ne pouvait simplement pas mettre en œuvre une réforme qui aurait temporairement interrompu le flot de la collecte des revenus dans les coffres de l'Etat. Les programmes d'abolition des corporations étaient en conséquence voués à l'échec.
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Grandeur et décadence du mercantilisme Ce que révèle le cas de l'Angleterre
Alors qu'en France les corporations prenaient du poids, elles déclinaient en Angleterre 1. On attribue parfois ce déclin à l'influence qu'aurait exercée l'école anglaise du libre-échange sur la politique publique. Mais les législateurs et les responsables anglais n'avaient pas une meilleure connaissance de l'économie que les français et les principes de l'économie émaillaient au moins autant le discours public en France qu'outre-Manche. Les édits et les déclarations du roi de France se réfèrent plus souvent et plus explicitement aux idées des économistes que la législation et les ordonnances du Parlement anglais. Et pourtant, malgré leur bonne diffusion, les théories physiocratique et libérale ne purent venir à bout du dirigisme industriel du gouvernement français. Pourquoi, en France, une administration en général bien avertie des principes de l'économie fut-elle moins efficace lorsqu'il s'agit de les mettre en œuvre? L'évolution de la réglementation économique anglaise peut nous aider à mieux saisir la distance abyssale qui existait en France entre théorie et pratique. J'examinerai dans ce chapitre comment, au 17· siècle, le gouvernement anglais a tenté d'organiser l'" industrie» en monopoles. Je suggérerai qu'il y a un lien entre le développement de marchés où joue la concurrence et l'incapacité du gouvernement à imposer une réglementation monopolistique. J'examinerai aussi si c'est à l'influence d'une idéologie qu'il faut attribuer le développement de 1. Etant donné que le mercantilisme a décliné en Angleterre pendant la période où il a pris son essor en France, je comparerai le déclin des corporations anglaises au 17< siècle avec leur renforcement en France au 1Se siècle.
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ces marchés dans l'Angleterre des débuts de l'âge moderne, comme on l'a souvent conjecturé. Peut-être y a-t-il lieu de réinterpréter le rôle d'Adam Smith et, au lieu d'en faire selon la tradition le père de la théorie du libre-échange, de voir en lui l'initiateur d'une philosophie empirique fondée sur la pratique. L'illustration qu'il donne de la division du travail en se référant à l'industrie anglaise des épingles au 18< siècle - un exemple classique de sa pensée économique - peut aussi bien éclairer la débâcle de la réglementation au 17< siècle et la création d'un environnement concurrentiel qui du coup en a été favorisée.
Une histoire d'épingles: un monopole mort·né au 17< siècle 2
Au moment de l'accession de Jacques 1er Stuart au pouvoir, les épingliers cherchèrent à quitter la Compagnie des ceinturiers à laquelle ils étaient affiliés: ils cherchaient à obtenir un meilleur prix pour leur fabrication en faisant interdire les importations d'épingles. Ces importations étaient bien interdites depuis Edouard IV, mais la demande, en Angleterre, excédait l'offre nationale; aussi des épingles venaient-elles de Hollande grâce à une combinaison d'exemptions spéciales et d'expéditions illégales. Comme les épingliers ne disposaient pas des fonds nécessaires pour acheter de suite une charte de corporation, ils convinrent avec un membre de la Cour de lui payer sur quarante ans quatre pence pour 12.000 épingles produites afin qu'il leur obtÎnt une charte. Cet homme de Cour, Sir Thomas Bartlett, prit la défense de leur cause en engageant à titre d'essai une action judiciaire contre un importateur d'épingles. La controverse opposa les épingliers et leurs appuis à la Cour à une formidable coalition qui groupait dans une résistance commune les Hollandais, la Compagnie des merciers et le Conseil de la Cité de Londres. L'un des arguments présentés au nom des 20 000 épingliers accusait les Hollandais d'« inonder le pays» d'épingles dont la fabrication était subventionnée afin d'éliminer l'industrie anglaise de l'épingle et de s'assurer par là un monopole 3 • Les défenseurs des intérêts hollandais brandissaient des arguments également incendiaires : les épingliers anglais ne pouvaient pas satisfaire à plus d'un tiers de la demande, interdire l'importation d'épingles hollandaises provoquerait des mesures de rétorsion, tout cela pour créer un monopole anglais dans l'espoir bien incertain d'éviter dans le futur un monopole hollandais qui n'était que le fruit de leur imagination. Le Conseil Privé arrêta un compromis en 1608 : les épingles importées de l'étranger seraient soumises à un droit de douane de six pence pour 12 000 épingles. 2. George Unwin, Indusrrid Organization in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, Londres, Cass & Co, 1957, p. 16S-171.
3. Ibid.
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Après une autre série d'actions judiciaires et l'échec d'une médiation du Conseil Privé en 1616, Sir Thomas Bartlett organisa une Compagnie des épingliers en 1618 dans l'espoir d'obtenir le droit exclusif d'importer des épingles. li parvint à faire livrer aux épingliers le métal tréfilé nécessaire à leur production et obtint un privilège exclusif d'importation à un prix fixe 4. Pour acquérir ce monopole, il avait dû consentir à ce que le prix des épingles fabriquées dans le pays ne fût pas plus élevé que celui qui avait cours vingt années auparavant, à ce que le prix-plafond des épingles importées ne dépassât pas celui de 1616, et enfin se résigner à ce que son monopole ne valût que pour Londres et ses environs; l'agrément ne portait pas sur les épingles produites en d'autres parties du royaume. Bartlett obtint enfin un jugement en sa faveur contre des importateurs qui avaient enfreint son privilège et il semblait qu'il eût atteint son but lorsque le gouvernement revint sur ses décisions. Soucieuse de ne pas compromettre ses relations commerciales avec la Hollande, la Couronne interdit de mettre à exécution les verdicts pris contre les importateurs. Les épingliers furent alors dans l'incapacité de sauvegarder leur privilège et« Sir Thomas, mu par le désespoir, se rendit si insupportable pour le gouvernement qu'il fut à la fin incarcéré à la Tour de Londres et mourut peu après» 5. Cette affaire montre clairement comment les efforts déployés par un monopoleur en puissance ont été contrecarrés par le gouvernement même qui était à la source de ses privilèges. En 1635, une deuxième tentative pour obtenir un monopole finit presqu'aussi mal que la première. Mr Lyndsey, qui avait des intérêts dans une fabrique de métal tréfilé, les Royal Battery Works, tenta de trouver un débouché pour ce produit dans le marché des épingles. Il obtint au nom des héritiers de Sir Thomas Bartlett une nouvelle concession de monopole ainsi que la prohibition de toute importation, contre un paiement annuel de fSOO à la reine. Mais, en 1638, il annonçait une perte de f:7 000 et était accusé d'abus de confiance par les héritiers de Bartlett.. Charles 1er intervint personnellement dans l'organisation de l'industrie de l'épingle. La Couronne s'était découvert une raison fiscale pour imposer aux producteurs d'épingles nationaux le métal tréfilé anglais qui était d'une qualité médiocre. Unwin note que «les épingliers, laissés à eux-mêmes, auraient préféré un matériau étranger car ils faisaient ainsi de meilleures épingles» 6. Pour les convaincre d'accepter le matériau anglais des Royal Battery Works, la Couronne était prête à des concessions. En mars 1640, le roi accepta de fournir aux épingliers une provision de fl0 000 pour racheter les épingles étrangères, de doter leur Compagnie d'un siège et de leur livrer du métal tréfilé à fS par hun-
4. Il désintéressa pour t8 000 un autre homme de Cour qui avait été initialement chargé de défendre la cause des épingliers. 5. Ibid., p. 168. 6. Ibid., p. 168.
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dredweight (environ 50 kg). En échange, les épingliers acceptaient de ne se fournir qu'auprès des Royal Bauery Works. Ensuite le roi traita avec Lyndsey pour lui acheter le métal tréfilé pendant dix ans à f6 12s. par hundredweight, lui accordant en outre une ristourne de lOs. par hundredweight pour tout matériau que lui, le roi, importerait. En fin de compte, à l'issue d'une transaction encore plus complexe, le roi vendit son rôle d'intermédiaire à un certain Halstead à qui fut concédé ce que nous pourrions appeler un monopole réglementé. Halstead fut autorisé à garder 8 % de son capital une fois défalqués les frais de gestion, étant entendu que fI 000 seraient versés annuellement au Trésor, à prendre sur le reste du profit; les f7 000 de pertes de Lyndsey devraient être remboursés avec intérêts et tout reliquat devrait être versé au roi. Halstead était également requis de communiquer régulièrement ses comptes au Trésor et de rendre l'affaire au roi au bout de dix ans si tel était le désir de ce dernier, avec toutefois la clause que le roi devrait rembourser le capital avec intérêts. Le gouvernement de Charles 1er était tout à fait disposé à s'adonner à ce jeu de recherche de rente avec des candidats à des monopoles, en échange d'une part du profit dégagé par ceux-ci. Le coût de tous ces arrangements retombait sur les consommateurs anglais. Ce monopole disparut rapidement avec la perte de pouvoir du roi et la guerre civile (1641-1649). Les épingliers durent attendre 1664 pour que Charles il approuvât un arrangement similaire à celui de son prédécesseur. Mais le Parlement postérieur à la guerre civile revendiquait lui aussi le droit de concéder des privilèges pour la création d'entreprises. En outre, les Cours de justice de prérogative royale étaient disparues alors que les Cours de droit commun - les common law courtsjouissaient d'une autorité croissante, aussi un monopole ne pouvait-il guère espérer avoir une existence légale s'il ne bénéficiait pas de l'approbation du Parlement. Les merciers, les ferronniers, les tréfileurs menèrent une campagne véhémente aux Communes contre le projet et les épingliers virent une nouvelle fois leur action contrecarrée. Ils persistèrent cependant et, en 1675, renouvelèrent leur proposition au Conseil Privé en promettant au roi un revenu annuel d'au moins 1:4000, mais l'opposition des métiers connexes leur enleva à nouveau toute chance. La dernière tentative de la Compagnie des épingliers, toujours en quête de monopole, est faite en 1690, auprès du Parlement cette fois, pour obtenir son approbation. Mais les épingliers étaient alors divisés et l'opposition vint de l'intérieur même de la profession, de ceux qui estimaient que leur industrie n'avait pas besoin de protection; l'exportation des épingles était devenue une affaire prospère; enfin un monopole pourrait avoir pour l'industrie de l'épingle des conséquences aussi pénibles que celles que connaissait l'industrie des jeux de cartes dont le monopole avait été renouvelé par Charles il : des prix élevés, de mauvaises conditions d'emploi, le maintien de méthodes de production coûteuses, des restrictions à la production. Leurs arguments n'étaient pas fondés sur une théorie économique abstraite. Peut-être est-ce l'échec même des épingliers dans leur tentative d'accéder au monopole qui, au moins en partie, les aura mis sur la voie de l'organisation
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innovante qui devait retenir l'attention d'Adam Smith: celui-ci voyait dans cette industrie un modèle d'application des lois économiques de la spécialisation et de la division du travail. Unwin conclut :« Que cette réfutation pratique des idées mercantilistes nous vienne d'une industrie qui allait fournir au plus grand des théoriciens de l'économie une de ses illustrations les plus classiques des avantages du libre développement de l'industrie, il y a là une coïncidence intéressante» 7. Et, de fait, l'histoire des épingliers au 17e siècle est symptomatique de l'échec du mercantilisme. Cet échec appelle bon nombre de questions. Pourquoi les épingliers réussirent-ils auprès du roi, mais non auprès du Parlement ? Pourquoi la Couronne a-t-elle mis en vente le rôle d'intermédiaire qu'elle a joué lorsqu'elle proposait en 1640 de réorganiser l'industrie de l'épingle? Pourquoi la corporation des épingliers a-t-elle cherché à obtenir une charte de compagnie indépendante et est-elle allée pour cela s'adresser à un homme de Cour plutôt que de rester au sein de la structure corporative traditionnelle? Pourquoi Bartlett a-t-il été incapable d'obtenir un monopole pour l'ensemble du pays et quelle était l'importance d'une charte de portée nationale? Et enfin qu'est-ce qui a provoqué la faillite du monopole de Lyndsey en 1635 bien qu'il eût obtenu l'agrément du roi? Nous disposons de suffisamment de documents pour répondre à ces questions. Dans l'histoire industrielle anglaise, le succès auprès du roi est aussi courant que l'échec auprès du Parlement. Comme Couronne et Parlement avaient une égale prétention à édicter des règlements, ce fut cette rivalité qui voua à l'échec de nombreuses demandes de monopole. Qu'ils soient d'origine royale ou parlementaire, les règlements des fabrications obéissent à la même motivation : trouver une source de revenu. Mais la concurrence des intérêts présents au Parlement a souvent empêché celui-ci de donner son agrément à des personnes privées cherchant à acquérir un monopole. Seules avaient quelques chances de consécration parlementaire les demandes de monopoles qui ne lésaient pas des groupes d'intérêt déjà constitués. Malgré ces difficultés, et en dépit de son opposition cohérente et ouvertement exprimée aux monopoles, le Parlement s'est trouvé approuver l'octroi de monopoles qui lui procuraient un revenu. Le cas des épingliers semble indiquer que, dans la course au monopole, les chenaux d'accès étaient bien plus directs par l'intermédiaire de la Couronne que par celui du Parlement. Pour plaider leur cause auprès de la Couronne, ils n'avaient eu besoin que d'un interlocuteur, tandis qu'il était plus difficile d'obtenir un monopole dans une enceinte où les groupes qui en seraient affectés pouvaient simultanément défendre leurs intérêts. Ceux qui cherchaient à obtenir un monopole se heurtaient toujours au même problème: ils se trouveraient confrontés, au sein du Parlement, aux parties mêmes auxquelles ce monopole serait dommageable. Le Parlement n'estima jamais opportun de créer une instance pouvant contribuer à ce type de négociations complexes. Si les parlements 7. Ibid., p. 171.
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de l'ancien temps se réunissaient trop épisodiquement et pendant trop peu de temps pour qu'il pût y avoir des marchandages très poussés sur les votes, le Parlement de l'ère moderne avait quant à lui toute latitude de siéger plus longtemps. Il aurait pu choisir de créer un réseau de comités analogues à ceux qui permettent de telles négociations dans les parlements d'aujourd'hui. Il ne le fit pas parce que les parties représentées au Parlement étaient celles-là mêmes que les monopoles auraient affectées: il est plus facile de créer des monopoles lorsque les victimes ne sont pas représentées dans la négociation. Parce qu'il associait à celle·ô de nombreuses parties, le système parlementaire multipliait les obstacles à la création de monopoles, à l'opposé de la monarchie absolue. Dans le cas de l'Angleterre, plus grand était le nombre de parties à la négociation, plus ouverte à la concurrence était la fixation du prix d'un privilège économique. Du fait même de l'existence du Parlement, il y avait, pour l'achat de privilèges, un marché concurrentiel qui n'existait pas en France. Le fait que les épingliers aient eu besoin du soutien à la fois de la Couronne et du Parlement pour donner valeur exécutoire à la réglementation qu'ils souhaitaient illustre bien une réalité nouvelle de l'organisation industrielle anglaise. Le marché devenant national, les autorités corporatives locales ne pouvaient pas à elles seules faire respecter leur statut. Il leur fallait s'assurer la coopération d'une tierce partie dotée d'un pouvoir coercitif à l'échelle nationale. La protection des monopoles des siècles antérieurs tenait à la collusion entre les corporations et le pouvoir municipal ou régional qui était à même d'en assurer le respect. Un simple corporation pouvait bien plus aisément parvenir à ses fins lorsque la seule autorité dont elle dépendait pour cela était un conseil municipal. Mais le pouvoir coercitif d'une municipalité ne s'étendait pas au-delà du marché local. Le développement d'un marché d'ampleur nationale au début du 17e siècle a diminué la valeur ou l'efficacité des arrangements locaux de cartel. Dans le marché national, plus ample, une seule corporation ne possédant de privilèges que sur le plan local n'est pas en mesure de contrôler la production globale, même sur son propre marché local. Un monopole qui ne contrôle qu'une petite partie d'un marché intégré ne peut avoir aucune efficacité, aussi les corporations tentaient-elles d'obtenir que leur monopole de production fût reconnu à l'échelle nationale. Mais ceci supposait qu'il y eût derrière cette reconnaissance la force coercitive d'une autorité nationale, telle la Couronne, ou le Parlement. Et comme le Parlement étendait son domaine de compétence aux dépens de la Couronne après la guerre civile, tout candidat à un monopole devait nécessairement obtenir son soutien. Mais il n'était pas aisé de s'assurer une majorité au Parlement pour un monopole de caractère privé.
A voir politiquement accès à une plus vaste scène
Au 17c siècle, les Anglais à la recherche de rente de situation pouvaient bien essayer d'obtenir à la Cour une tutelle pour leurs monopoles, mais cette pro-
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tection risquait ne pas suffire, étant donné l'appétit de pouvoir croissant du Parlement. Il était bien plus aisé, comme le disent Ekelund et Tollison, d'obtenir une rente d'une seule source - dans ce cas la Couronne - que de sources multiples 8. Les démonstrations d'autorité que le Parlement et les tribunaux de droit commun multiplièrent au 17e siècle étaient autant d'obstacles pour les candidats à des monopoles liés à des chartes royales. Le soutien du roi, comme nous l'avons vu dans le cas des épingliers, ne suffisait pas toujours à assurer le respect des monopoles, des groupes d'intérêt sans appui royal pouvant en appeler au Parlement à l'encontre de ces monopoles. C'est pourquoi la Compagnie des amidonniers, au début du règne de Jacques le" voulut faire sanctionner la charte qui lui conférait un privilège à la fois par le Roi, les tribunaux et le Parlement. Les tribunaux de droit commun refusèrent leur sanction à leur monopole en l'absence d'un acte du Parlement qui tardait à venir. Puis, alors que les amidonniers venaient d'obtenir une charte royale ainsi que des droits de douane les protégeant contre l'importation d'amidon étranger, les épiciers, qui vendaient de l'amidon, se plaignirent, tant auprès du roi que du Parlement, du doublement de prix de l'amidon. li s'ensuivit un ordre royal de 1610 suspendant les effets de la charte et interdisant toute fabrication nationale d'amidon. Cette bizarre décision - qui dut augmenter considérablement le revenu que la Couronne tirait des droits de douane - déplut encore aux épiciers qui achetaient toujours leur amidon plus cher qu'avant 1610. En 1622, une nouvelle décision royale redonna vie à la Compagnie des amidonniers, malgré les protestations des épiciers et des marchands de la Cité de Londres qui doivent pour la plupart avoir été des clients malheureux à l'idée d'un renouveau de monopole sur l'amidon 9. Tels étaient les groupes de pression actifs auprès du parlement qui obtinrent en 1623/1624 le fameux Statut des Monopoles selon lequel était nul et non avenu tout monopole concédé seulement par prérogative royale. Bien que la raison d'être de ce statut ait été de rendre impossible l'exploitation indirecte de monopoles par la Couronne, Charles 1er évita cette conséquence pendant son règne en ne concédant de monopoles qu'à des corporations, non à des individus. L'exemple des mines de Cardigan nous montrera comment les chercheurs de rente de situation savaient prendre le vent politique 10. En 1604, la Société Royale des Mines, composée de gens de Cour, s'était vu octroyer une charte lui donnant en exclusivité le droit d'exploiter les filons métallifères du Pays de Galles et d'Angleterre du Nord contre l'abandon à la Couronne de 10% des richesses minérales. En fait, la Société ne fit rien d'autre que collecter ses droits d'affermage auprès de prospecteurs privés. Par exemple Thomas Bushell, qui restaura les mines abandonnées du Cardiganshire dans les années 1630, versa 8. tion in 9. p.37. 10.
Robert B. Ekelund et Robert D. Tollison, Mercantili5m as a Rent·Seeking Society: Economie Regula· Hi5torical Perspective, College Station TX, Texas A&M University Press, 1981, p. 17-28. William Hyde Priee, The Engli5h Patents of Monopoly, New York, Hougbton Mifflin & Cy, 1906, Ibid., p. 50·55.
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un droit de bail à la Société, sans que celle-ci lui eût jamais apporté la moindre assistance. Le Conseil Privé se rendit compte du rôle improductif de la Société et de la possibilité de tirer une rente plus confortable, directement, des prospecteurs, aussi déposséda-t-illa Société de ses droits sur les mines de Cardigan - ce qui eut pour conséquence que Bushell, après expiration de son premier bail, eut à payer un supplément de rente de f,1 000, sans compter un «pot-de-vin» de :El 000 également. On constatera avec intérêt que Bushell essaya de garder ce bail malgré les incertitudes politiques des années 1640 à 1660. Charles 1er reconnut en 1643 les services qu'il avait rendus à la cause royale: au cours de la guerre civile, Bushell avait pris la fuite et s'était installé dans l'île de Lundy qu'il tint pour le compte du roi. Mais, en 1646, il reoùt Lundy au Parlement: on lui redonnait ses mines en échange. Son bail fut ensuite renouvelé par Oliver, puis Richard Cromwell. Enfin, après la Restauration, il adressa une pétition à Charles II, demandant à être remboursé des frais qu'il avait engagés en faveur de Charles lu et à être indemnisé pour les pertes subies du fait de " l'usurpateur» Cromwell. Cet exemple montre bien que le Parlement n'avait rien contre l'idée même de monopole. Mais il reste que les monopoles soumis à la sanction du Parlement avaient pour caractéristique commune de susciter de solides oppositions de la part d'autres groupes d'intérêt 11. Pour un autre exemple d'un monopole béneficiant du soutien du Parlement, nous prendrons celui du savon. Le comte de Portland, trésorier de Charles 1er [lord treasurer], qui mourut catholique, accordait sa protection au monopole que la Westminster Company, fortement impopulaire et largement catholique, exerçait sur le savon, et se heurtait à ce sujet à l'opposition de l'archevêque (anglican) Laud. Après la mort de Portland en 1635, la protection de Laud permit à une nouvelle compagnie, composée des principaux fabricants de Londres, Bristol et Bridgewater, de racheter la Westminster Company et de créer un monopole ayant une assise plus large, assimilable à un cartel 12 • Par la suite, ce nouveau monopole fut approuvé par le Long Parlement et par Cromwell et donna lieu à jugement favorable de la part de la Cour de l'Echiquier. Nous voyons ici à nouveau que le Parlement n'avait pas d'opposition idéologique à l'idée même de monopole. « La persistance de ce monopole, commente Price, montre que même les privilèges les plus discutables pouvaient prospérer aussi bien sous la République d'Angleterre que sous la monarchie» 13. Le Parlement lui aussi voyait dans les monopoles une source grosse de revenu. Il. Par exemple, en 1690, lorsque la Compagnie Nouvelle de Fabricants de Papier Blanc demanda à bénéficier d'un monopole, les vendeurs de papier de Londres dénoncèrent cette demande comme contraire
au Statut des Monopoles et obtinrent satisfaction. Cf. W.]. Cameron, • Lobbying by the White Paper makers, 1690, in J. Thirsk and J.P. Cooper éd.• Seventeenth Cenlury Economie Documents, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 314.
12. John U. Nef,lnduslry and G01Kmmelll in France and England, 1540-1640, !th.c. NY, Cornell U niversity Press, 1969, p. 122. 13. Price, op. cil., p. 127.
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Le gouvernement, ses règlements et leur raison d'être f1.Scale L'insuffisance du revenu du roi et l'absence de structure administrative royale rendaient les premiers Stuart incapables de payer leurs administrateurs. li y aurait bien eu une solution qui eût été d'étendre à l'application des règlements dans les fabriques la compétence des Justices of the Peace , mais, pour des raisons que nous verrons ci-dessous, la Couronne ne pouvait guère compter sur eux pour les faire appliquer. Jacques 1er et Charles 1er durent donc recourir à un autre moyen de collecter un revenu par le biais de cette réglementation. lis confièrent à ferme l'inspection et la surveillance de son application à des inspecteurs appelés patentees qui pouvaient garder pour eux le montant des amendes qu'ils percevaient. Si l'on en croit Heckscher, la vente de ces offices fut trop souvent le fruit de préoccupations purement fiscales 14. Ces inspecteurs acquirent rapidement une solide réputation de vénalité, sachant protéger les intérêts de ceux qui leur offraient les pots-de-vin les plus substantiels, ce qui revenait à travailler pour le compte des manufacturiers qu'ils étaient censés assujettir à une règle 15. Le projet Cockayne de 1614 nous sera un autre exemple de soutien gouvernemental à une réglementation grosse de profits fiscaux pour la Couronne. Ce projet avait été présenté comme une façon d'encourager le finissage des étoffes en Angleterre en interdisant l'exportation d'étoffes sans apprêt. Mais il fallut une pression politique considérable de Jacques 1er pour que le Conseil Privé approuvât le projet. L'enthousiasme du roi n'est pas surprenant si l'on prend en considération le revenu douanier annuel qu'il en attendait: f,20 000 sur les colorants et f,20 000 sur l'exportation des étoffes apprêtées 16. En fin de compte, une augmentation de la production sur le continent, l'incapacité de l'industrie anglaise à faire face à une demande soudainement accrue et les mesures de rétorsion commerciale que prirent les Hollandais mirent un terme au prélèvement de droits de douane sur les étoffes et à l'exportation d'étoffes apprêtées. La réaction des Hollandais nous rappelle les difficultés que rencontra Bartlen pour pré-
14. Eli F. Heckscher, Mercantilism, v. l, New York, The Macmillan Co, 1955, p. 253-5. Nef adopte le même point de vue et donne l'exemple suivant: des plaintes ayant été formulées à propos de la qualité du charbon distribué à Londres, la Couronne avait créé un office de
<0(
surveyors of coaIs .. - contrôleurs
des charbons -. En trois occasions distinctes entre 1618 et 1637 le roi octroya à ses favoris cet office très rémunérateur, puisqu'il rapportait 1:2 000 par an,le contrôleur étant habilité à prélever une taxe sur chaque « chaudron" de charbon (NDT: à Londres, le « cha/dron ", mesure spécifique pour le charbon, valait 36 boisseaux, soit approximativement 36 litres). Mais les consommateurs de charbon, tout comme les producteurs, ne se satisfirent pas de cette mesure qui avait été prise pour des raisons de revenu royal. ~ 1618,
le maire de Newcastle et le Lord Maire de Londres refusèrent leur agrément à cette charge: le premier possédait une mine, le second subissait l'influence d'expéditeurs de charbon qui disposaient d' une réelle puissance politique. Cf. Nef, p. 54. 15. Cf. Heckscher, op. cit., p. 247-253. 16. Cf. B.E. Supple, Commercial Crisis and Change in England 1600·1642 : A Study in the Instability of a Mercantile Economy, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1970, p. 50.
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server son monopole sur les épingles et révèle l'importance que les pressions internationales eurent sur la politique économique du gouvernement anglais 17. A l'époque où son gouvernement personnel touchait à sa fin, Charles 1er percevait un revenu substantiel sur un bon nombre de monopoles, ceux de l'alun, du vin (DO 000 par an), du tabac (E13 125), du savon (DO 825), outre un revenu complémentaire de sources mineures, telles les cartes à jouer ou les dés (E750). William Price commente : " Un véritable système de contributions indirectes sans le nom s'était établi, qui frappait le commerce intérieur de taxes indirectes importantes» 18. Les monopoles de la Couronne fonctionnaient comme un système fiscal indépendant du Parlement, au prix d'une intense opposition politique. Les revenus que ce système produisait étaient insuffisants pour couvrir tous les besoins financiers de Charles 1er , mais l'esquisse d'une monarchie absolutiste avide de rente, semblable à celle qui allait voir le jour plus tard en France, commençait à se dessiner. Bien que la vente d'offices et la plupart des concessions de monopoles aient été abolies par le Long Parlement, les raisons fiscales qui motivaient les mesures de réglementation ne disparurent pas avec Charles 1er • Le monopole du savon qui survécut à la guerre civile, qui échappa à la colère que suscitaient en général les monopoles dans le Long Parlement, et qui reçut une sanction favorable de Cromwell, fit l'objet d'une procédure, laquelle tourna d'ailleurs en sa faveur, devant la Cour de l'Echiquier. L'année suivante, un recours en appel fut invalidé sur ordre du Parlement. Price suggère que l'existence de ce monopole facilitait la levée d'une taxe indirecte sur le savon, puisque le Parlement n'avait à taxer qu'une compagnie plutôt que de lancer une enquête fiscale à l'échelle de la nation afin d'imposer un nombre important de fabricants ou de taxer directement les consommateurs 19. La Compagnie du savon fonctionnait comme un mécanisme facilitant la perception, comme un substitut à une structure administrative chargée de percevoir des taxes indirectes sur le savon. La faillite des monopoles.' la limitation de la compétence juridictionnelle royale
La Couronne anglaise eut moins de bonheur que la royauté française dans sa quête de rentrées fiscales à travers les monopoles qu'elle octroyait parce que des entraves furent mises à la capacité des rois anglais de créer des monopoles ou de les maintenir en vigueur. Dès le 17e siècle, des monopoles reposant sur le seul privilège royal furent réputés non valables par les Cours de droit commun. En 1599, un jugement avait invalidé un règlement corporatif au motif que « l'ordonnance, bien qu'elle ait la contenance d'une charte, est contraire 17. Ibid., p. 50. 18. Cf. Priee, op. cit., p. 42. 19. Ibid.. p. 126.
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au droit commun [la common law] parce qu'elle enfreint la liberté du sujet ". En 1614 un autre jugement porte que
Ibid., p. 283 Ibid., p. 284-5. U nwin, op. ciL, p. 295. Heckscher, op. ciL, p. 239.
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du milieu du 16< siècle, J. Coke, notait que" si nos fabricants d'étoffes étaient obligés d'habiter dans les villes, commes ils le font en France, dans les Flandres et au Brabant ou en Hollande et d'autres lieux, nous aurions autant de bonnes villes en Angleterre que vous en avez en France, nous aurions aussi des étoffes plus fines et plus correctement faites, malgré toutes vos vantardises,. 2•• li Y a là une différence imponante : en Angleterre, le Parlement refusait d'étendre aux campagnes environnantes les statuts et compétences des corporations urbaines; en France, celles-ci s'estimaient habilitées à veiller à la réglementation de la production en dehors des villes où elles avaient leur siège. Tout ce qui fut fait ultérieurement pour étendre le pouvoir des corporations au-delà des villes et pour intégrer les fabriques des faubourgs dans les compagnies monopolistiques des premiers Stuan fut voué à l'échec. Au 17e siècle, le gouvernement tenta à plusieurs reprises d'étendre le contrôle territorial des corporations urbaines à la campagne environnante - ce fut d'ailleurs presque toujours l'action de la Couronne plutôt que du Parlement -. Jacques 1er incorpora des compagnies existant dans les régions textiles des comtés de Suffolk, Norfolk et Essex à l'industrie centrale, légalement reconnue, des villes. En 1625, les New Draperies, une production d'étoffes légères, devaient être organisées en monopoles locaux. En 1662/1663, il exista un plan de réunion en une seule compagnie des industries de la laine essaimées dans le Yorkshire autour de Leeds. Mais la seule incorporation d'industries à être validée par une décision du Parlement fut celle des industries du fer du Hallamshire, et encore ne s'agit-il que de la reconnaissance en bonne et due forme d'une organisation déjà existante. Il est notable que ç' ait été la seule incorporation réussie 25. Pendant son règne personnel, Charles le, tenta d'octroyer des monopoles contre rente à chacun des métiers de Londres. Par exemple, les fabricants de canes à jouer résidant à Londres ou dans un rayon de dix miles furent incorporés dans une compagnie bénéficiant d'un monopole; en contrepanie, ils versaient au roi une rente de 12s. par grosse [douze douzaines). La chane des tisseurs de soie londoniens, en 1638, étendit leur contrôle à toute l'Angleterre. Les tisseurs de soie de Canterbury, malgré leur réputation, furent contraints d'adhérer à cette organisation monopolistique qui rejetait l'invention pernicieuse qu'était le métier à tisser 26. Pour contourner les règlements édictés par les juridictions locales, la Couronne essaya de créer des monopoles royaux régionaux ou nationaux, mais ces tentatives n'aboutirent pas, semble-t-il parce qu'elle ne put pas faire respecter ces monopoles. Le faible contrôle que la Couronne anglaise est susceptible d'exercer sur la structure industrielle du royaume a son équivalent dans la France d'avant Col ben : les corporations y étaient aussi sur le déclin 24. Cf. J. Coke, • The Debate between the Heralds of England and France., Tudor Economie Docu· ments, UI 6, p. 8. 25. Ibid., p. 241-2. 26. Priee, op. cil., p. 39.
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et l'industrie se déplaçait vers les faubourgs et vers la campagne. Comme nous l'avons déjà vu, la monarchie française a développé des institutions susceptibles d'imposer à l'économie le dirigisme royal. La Couronne anglaise, elle, n'a pas pu faire respecter les monopoles, et ceci est dû avant tout à l'action des Justices of the Peace, cette institution administrative spécifique de l'Angleterre.
L'échec des monopoles: le rôle des Justices of the Peace Ekelund et Tollison ont déjà souligné le rôle qu'ont joué les JP Uustices of the Peace] dans le déclin du mercantilisme anglais 27. Comme ils étaient des notabilités locales éminentes, ne recevant aucun paiement pour s'acquitter des charges qui leur étaient confiées, ils voyaient l'application des règlements sous l'angle de leurs intérêts personnels - nous en avons d'abondants exemples -. Ces responsables, comme en témoignent de nombreux documents de l'époque, ne s'acquittaient pas de leurs responsabilités présumées avec toute l'attention ou toute l'intégrité requises 28. Pendant l'ère élisabéthaine, les refus caractérisés de faire respecter les monopoles ne furent pas rares de la part des JP. En 1588, des JP du Yorkshire refusèrent de faire appliquer à Boston, King's Lynn et Hull un droit d'exclusivité sur le sel qui revenait à un véritable monopole, et même l'un d'entre eux vendit quatre cargaisons de sel écossais de contrebande à King's Lynn 29. Pour arriver à faire respecter le monopole du savon, dont nous avons vu combien il était impopulaire, il fallut renforcer la bureaucratie royale de façon à contrecarrer la résistance des JP. Selon Priee, « l'hostilité des autorités locales [les JP] était si grande qu'on ne put pas faire confiance aux magistrats ordinaires pour veiller au respect» de ce monopole 30. Heckscher en conclut que, si les JP faisaient sentir leur influence lorsqu'il s'agissait de salaires et d'assistance aux pauvres, ils étaient inefficaces quand il s'agissait de réglementer la production 31. Au fil du 17e siècle, le peu de fond que l'on pouvait faire sur les JP ne se modifia pas en mieux et il devint clair que l'Angleterre de la Restauration n'allait pas disposer d'un système d'administration centralisé comparable à celui que Colbert mettait en place avec les intendants. Le statut des JP, agents du gouvernement non rétribués et recrutés au sein de la meilleure société locale, la gentry, en faisait pour la Couronne des instruments particulièrement incertains lorsqu'il s'agissait de veiller au respect des règlements et des monopoles nationaux. Charles 1er se trouva obligé de recourir à des messagers de la Chambre étoilée 27. 28. 39. 30. 31.
Ekelund and Tulli,on, op. ât., p. 35-42. Heckseher, op. cit., p. 247-253. Ibid., p. 29. Priee, op. cit., p. 122. Heekseher, op. cit., p. 247-253.
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[la Star Chamber] pour faire appliquer sa législation mercantiliste, mais Charles II II ne disposait plus de cours de justice de prérogative royale. Ses meilleurs agents d'exécution furent les Lord Lieutenants dont « l'inutilité en général et l'inefficience quand il s'agissait de réglementation nationale en particulier,. étaient largement connues 32. A l'inverse de ce qui se passait en France où la bureaucratie d'Etat étendait son autorité,« l'administration qui avait servi les premiers Stuart était au contraire en train de s'effondrer et rien ne prenait sa place» 33. Mais ceci n'est pas la fin de notre histoire. En effet, si les ]P se montraient aussi intransigeants, pourquoi la Couronne ne les a-t-elle pas remplacés? Après tout, ils étaient censés être des agents de la Couronne. La réponse se trouve dans les linùtes auxquelles se heurtait le pouvoir discrétionnaire du roi lorsqu'il fallait choisir un]p. D'abord, au 17e siècle, les besoins de l'administration locale requéraient un nombre important de JP. Cinquante-et-un comtés anglais et gallois (dont deux divisés en districts, les ridings) demandaient autant de commissions de JP ; or le nombre des JP par commission pouvait être assez grand. Leur nombre total en 1600 est estimé à 1200. En 1714, il dépassait les 3000 34 • En second lieu, le système de désignation des JP par les squires - les seigneurs du lieu - était bien verrouillé à l'époque où les Stuart arrivèrent au pouvoir. Dans les années 1590, Burleigh, le principal ministre d'Elisabeth, avait bien tenté une épuration, mais ceux qu'il avait fait rayer des listes s'y retrouvèrent bientôt. La Couronne ne possédait pas les moyens nécessaires pour procéder à un examen sérieux des qualifications des JP et des juges d'assises. Sous le règne de Jacques 1er , selon Fletcher, « les nominations étaient devenues largement décentralisées, elles se ramenaient à savoir plaider sa cause et à intriguer auprès des gens qu'il fallait au moment où il le fallait» 35. Cet aspect des nominations est un des traits de l'atmosphère générale de perte de contrôle du pouvoir par la Couronne. Le Lord Chancelier acceptait de confiance la plupart des noms qui lui étaient proposés à l'échelon local. Les Lord Lieutenants qui demandaient toujours plus de juges pour leurs comtés procédaient à la plupart des nominations sur suggestion locale, mais ces suggestions n'étaient que le reflet du patronage des plus hauts personnages locaux. D'autre part toute tentative de réduire le nombre des JP se heurtait invariablement à une opposition locale: l'une des purges du siècle qui ont le mieux abouti, celle de 1625, avait réduit la commission du Sussex à près de la moitié de ses membres antérieurs. Les plus vieux et les plus affaiblis qui avaient été forcés de se retirer ne reparurent pas sur les listes, mais les plus jeunes se retrouvèrent dans la commission « à la suite des pressions exercées par le comté» 36. 32. Ibid., p. 262-3. 33 . Ibid. 34. Cf. Anthony Fletcher, Re/orm in the Provinces: The Govemment of Stuart England, New Haven CT, Yale Universiry Press, 1986, p. 39. 35. Ibid., p.6. 36. Ibid., p. 7-8.
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Même pendant les dramatiques évènements politiques du 17e siècle, la bonne société locale - la gentry - put sauvegarder son emprise sur les commissions grâce aux pressions qu'elle pouvait exercer et, ceci se combinant à cela, grâce au fait que le bon fonctionnement de l'administration locale exigeait un grand nombre de JP. Pendant la guerre civile, le Parlement avait essayé de destituer tous ceux qu'il suspectait de sympathies royalistes ou de vouloir rester neutres. Mais il y avait trop peu de membres de la gentry possédant la qualification requise et ce déficit en personnel le contraignit à laisser en place un bon nombre de JP royalistes. Nous disposons d'une étude de John Morrill sur les JP de l'époque de la Restauration dans le Cheshire: on y relève qu'il y eut continuité dans leur recrutement: 40 % des JP de la Restauration étaient fils de royalistes, un tiers étaient des parlementaires modérés qui avaient été victimes de la purge des années 1650 et 27 % avaient pris une part active aux commissions installées par Cromwell au cours de ces mêmes années 37. Jacques TI fut le seul au 17e siècle à tenter de refondre les commissions de façon systématique et complète: en 1687, les listes de chaque comté furent révisées et 498 nouveaux titulaires furent installés, catholiques à 64 %. Les mutations de 1688 dépossédèrent entièrement les squires anglicans: on constate dans de nombreux comtés un renouvellement de 75 % ou plus 38. J.H. Plumb estime que cette purge fut la cause principale de la Glorieuse Révolution qui suivit immédiatement. « Depuis la conquête normande, jamais la Couronne ne s'était livrée à une attaque aussi soutenue contre le pouvoir politique établi de longue date, celui de l'aristocratie et des éléments moteurs de la gentry» 39. En s'y livrant, Jacques TI s'aliéna à ce point la gentry anglaise que cela précipita sa chute.
La faillite des monopoles: les corporations
Avant de conclure, considérons une autre des raisons qui expliquent que les structures « industrielles,. des débuts de l'époque moderne aient connu une évolution différente en France et en Angleterre. La puissance des corporations anglaises connaissait de longue date de sérieuses limitations. D'abord elles n'existaient même pas dans de nombreuses villes non dotées d'administration autonome, ni même dans des villes aussi anciennement instituées q~e Cambridge. Les Webb nous apprennent qu'il n'y avait de corporations que dans le quart des villes existant en 1689 40 • Certaines villes furent délibérément dotées d'une administration autonome - elles devinrent des corporate towns - pour permettre la constitution de corporations. Cela se produisit pour Leeds en 1626 et peut
37. 38. 39. 40.
Ibid., p. 19. Ibid., p. 24-25 Ibid., p. 29. Référence citée dans une note: Webb, ManOT and BoTOUgh, !, p.297.
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être considéré comme une tentative d'imposer une règle à l'industrie lainière. Cependant des cas de ce genre sortaient de l'ordinaire en Angleterre et c'est pourquoi de nombreuses villes ne connurent pas de corporations H. Ajoutons que même les corporations des villes autonomes ne disposaient que de capacités limitées de contrôle sur leurs membres, ce qui tenait à la Coutume de Londres. Celle-ci donnait à tout artisan le droit d'exercer son métier dans quelque corporation que ce fût pourvu qu'il en respectât les normes. Le gouvernement municipal de Londres avait bien essayé, sans succès, d'empêcher les petits artisans d'user de ce droit. Il en résulta que, comme dans l'Amérique d'aujourd'hui où des entreprises prennent le statut de sociétés anonymes là où les lois le rendent avantageux, les artisans de l'époque qui pouvaient exciper de leur droit à bénéficier de cette Coutume allaient adhérer à celle des corporations qui offrait les conditions les moins strictes. Le Luxembourg des corporations était apparemment la guilde des orfèvres. Heckscher cite deux exemples de l'hétérogénéité de son recrutement: en 1671, contre 52 poseurs de pierre appartenant à leur propre corporation, 39 adhéraient à la guilde des orfèvres de Londres et, en 1685, un confiseur de Newcastle choisit également d'y adhérer 42. Les tribunaux contribuèrent aussi à saper la capacité des corporations à contrôler la concurrence. Dès 1590, la Cour de l'Echiquier avait rendu un arrêt selon lequel sept ans d'apprentissage dans un métier donnaient le droit d'exercer quelque métier que ce fût, ignorant apparemment le Statut des Artisans, entré en vigueur moins de trente ans auparavant, qui restreignait l'accès aux métiers. Une décision de droit commun de 1615 allait même au-delà des dispositions de la Coutume de Londres en stipulant que certains métiers ne requéraient pas de spécialisation professionnelle et qu'ils se situaient de ce fait hors du champ d'application de ce Statut 43. Pour remédier à ce chaos des droits corporatifs, la Couronne offrait souvent une réglementation faite sur mesure à une corporation déterminée. Bien sûr la perception d'une rente était constamment son mobile profond. Par exemple, à l'occasion d'un conflit corporatif, les nautoniers, qui contrôlaient la navigation sur la Tamise à Londres, en appelèrent à la Couronne pour obtenir la suppression des coches d'eau, transports en commun de passagers. Le Parlement rejeta un projet législatif à cet effet mais, en 1614, une Cour royale, jugeant au titre de la prérogative du roi, limita l'utilisation des coches d'eau et, en 1634, la Chambre étoilée l'interdit purement et simplement en contrepartie d'une rente versée par les nautoniers. Mais les entrepreneurs de transport par coches firent appel auprès de la Couronne, offrant une allocation financière plus importante en échange de la liberté du transport de passagers, et obtinrent le retrait de l'interdiction 44. 41. 42. 43. 44.
Hcckscher, op. cil., p. 243. Ibid., p. 245. Ibid., p. 292. Cf. George Unwin, The Guilds alld Compame, o[London, Londres, Methuen & Co, 1908, p. 331·2.
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En 1660, après la Restauration, le contrôle des corporations resta aux mains du Parlement. Celui-ci allait consentir des exceptions toujours plus nombreuses aux strictes règles de l'apprentissage définies par le Statut des Artisans. En 1663, l'industrie du lin en fut complètement exemptée; en 1666, tous ceux qui participaient à la reconstruction de Londres acquirent entière liberté d'exercer le métier de leur choix; en 1667/1668, il fut interdit au corps des fileurs de soie d'imposer un plafond au nombre des fuseaux et des apprentis à employer 45 • Par ailleurs, pendant cette période, les juges des zones rurales ignorèrent complètement les clauses d'apprentissage édictées dans le Statut 46. Conclusion: la victoire du marché libre. Il est fondé sur concurrence et consensus Les corporations avaient été un facteur important de la structure traditionnelle de 1'« industrie» médiévale anglaise parce qu'elles apportaient sécurité et reconnaissance sociale à leurs membres et parce qu'elles fonctionnaient comme des coalitions de distribution, usant de leur monopole à l'avantage de leurs membres. Mais le développement précoce de marchés nationaux fut pour elles un facteur de faiblesse. Dès que les marchés eurent pris une dimension nationale et dès que la tutelle administrative passa des mains des autorités locales antérieures dans celles des Justices of the Peace, chaque corporation n'eut plus de contrôle que sur une part modeste de l'ensemble du marché. Sans doute les artisans des petites villes et des villages pouvaient-ils aisément constituer des groupes d'action collective étroits et efficaces, mais cette efficacité devenait très relative sur les marchés nationaux qui se développaient. Il devint bien plus difficile de faire respecter les monopoles locaux comme l'étaient ceux des corporations dès que la décision politique fut du ressort d'une administration gouvernementale auprès de laquelle les artisans locaux avaient bien peu de poids. Avec le transfert du pouvoir économique de l'échelon local à l'échelon national, les occasions que pouvaient avoir les corporations d'exercer une influence sur les autorités qui les gouvernaient allaient disparaître. L'essor du Parlement fut un coup fatal pour la quiète existence des corporations: le Parlement représentait un objectif bien peu engageant pour une éventuelle action collective car les intérêts divers qui y étaient représentés - y compris ceux de la gentry des comtés - étaient trop nombreux pour qu'une pression efficace pût s'y exercer - et aussi parce que certains d'entre eux résisteraient à cette demande d'un monopole dont ils auraient à supporter le coût. On explique traditionnellement le déclin, en Angleterre, du mercantilisme et des monopoles cautionnés par le gouvernement par l'influence qu'aurait eue au Parlement la philosophie du laissez-faire. Il semble bien que le déclin n'ait 45. Heckschcr, op. cit., p. 304. 46. Ibid., p. 314.
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pas tenu qu'à cela. Comme le remarque Clay, l'opposition des membres du Parlement à la Couronne pour des raisons de religion, de pratique constitutionnelle et de politique étrangère n'a pas fait d'eux automatiquement des tenants de la liberté économique 47. On simplifie abusivement le récit des évènements en attribuant à la montée en puissance du Parlement la responsabilité de la disparition des monopoles gouvernementaux en Angleterre. Le modèle d'Ekelund et T ollison explique bien pourquoi il était relativement plus facile de se faire octroyer un monopole par le roi que par le Parlement. Cette difficulté à obtenir l'agrément d'un corps pluraliste comme l'était le Parlement se mesure à la différence entre le grand nombre de monopoles octroyés par la Couronne et la rareté de ceux que concéda le Parlement. Mais on peut développer encore plus avant la thèse d'Ekelund et T ollison selon laquelle le mercantilisme est mort de ce que la rente mercantiliste s'évanouissait dans la concurrence entre Roi et Parlement pour le contrôle de l'économie. Car le Parlement était opposé à toute forme de monopole sauf quelques exceptions et, en dehors du cas cité par Ekelund et Tollison, il n'y a pas un seul exemple de monopole qui ait été concédé au début du 17' siècle par le Parlement sans qu'il y eût pression de la Couronne. Deux données, qui tiennent à la structure des institutions politiques anglaises, nous permettent d'affiner notre compréhension de la décadence du mercantilisme : la difficulté de faire pression sur le Parlement et la dépendance où était la Couronne à l'égard des Justices ofthe Peace. Sinon, comment expliquer l'échec des monopoles lorsque Charles lu essaya d'établir un pouvoir personnel? Ce que dit Heckscher du rôle des Cours de droit commun est un acquis mais le fait que le gouvernement central ait manqué d'agents efficaces doit aussi être un des éléments de la réponse. A chacun des pas qu'elle faisait, la Couronne se trouvait contrecarrée dans ses ambitions absolutistes: il lui fallait l'agrément du Parlement pour les impôts; il lui fallait l'agrément des tribunaux pour rendre légale l'exploitation d'autres sources de revenu; et, avant tout, il lui fallait le consentement de la gentry pour faire respecter ses monopoles au jour le jour. Il semble bien ainsi que l'expansion de marchés concurrentiels ne doive rien à des intentions politiques ni à des considérations philosophiques, mais qu'elle reflète simplement l'incapacité du gouvernement anglais à créer une politique mercantiliste et à l'appliquer. Ce furent les formes aléatoires du respect des monopoles chez les Justices of the Peace et la subordination de la législation au nécessaire agrément de représentants d'intérêts économiques concurrents qui scellèrent le destin du mercantilisme anglais. La philosophie du libre marché intérieur mit longtemps à se faire jour dans la politique du Parlement anglais. A la fin du 17' siècle, il essayait encore de contrôler la mobilité de la main d' œuvre: par le Settlement Act de 1662, les Jus· tices of the Peace étaient habilités à ordonner aux migrants de retourner dans 47. C.G.A. Clay, Economie Expansion and Social Change: England 1500-1700, vol. II, Industry, Trade and Government, New York, Cambridge University Press, 1984, p. 239.
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leurs villages d'origine. En 1697, ceux-ci ne recevaient l'autorisation de se déplacer que s'ils avaient obtenu un certificat de résidence délivré par les autorités de leur nouveau lieu d'établissement. C'est seulement au 19< siècle que le Parlement anglais semble s'être converti à une philosophie de libre-échange: le Bu/:r ble Act de 1720 qui soumettait à une autorisation expresse la formation d'une société ne fut abrogé qu'en 1825. En 1833, tous les Anglais, et non seulement les freemen, furent autorisés à ouvrir boutique dans la cité de Londres. C'est seulement en 1832 qu'on fut autorisé à monter une affaire sans solliciter un permis spécial et en 1844 que l'enregistrement des nouvelles entreprises devint automatique. Le Parlement n'autorisa les entreprises enregistrées à prendre la forme de sociétés par actions à responsabilité limitée qu'en 1862. Deux siècles plus tôt, il tentait de rivaliser avec le roi pour délivrer le privilège de fonder une entreprise, rivalité que motivaient la rente et les pots-de-vin qui y étaient liés. Dans la pratique, les producteurs anglais avaient appris que les efforts qu'ils consentaient pour obtenir une réglementation protectrice avaient pour eux un coût supérieur aux avantages que leur conférait le privilège. La rivalité entre les Cours de justice - la justice royale et les tribunaux de droit commun - et le caractère aléatoire de l'observance de tout monopole ne favorisèrent pas l'application de la réglementation mercantiliste. Aussi les producteurs anglais recoururent-ils davantage à la pratique des contrats amiables. Le système judiciaire anglais finit par donner force exécutoire à ceux-ci. En France, les contrats entre acteurs économiques étaient appréciés par les tribunaux en fonction de leur conformité aux statuts arrêtés ne varietur d'en haut. Au contraire, en Angleterre, lorsque la valeur des contrats devait être jugée, le système de la common law tenait pour légitime que leur rédaction ne visât qu'à satisfaire aux nécessités des affaires. Les parties en cause pouvaient être sûres qu'un agrément destiné à satisfaire à leurs besoins particuliers serait validé. Ce qui signifie que, dans l'ensemble, les contrats évoluaient en Angleterre conformément aux besoins des parties dans une bien plus large mesure qu'en France. La France aurait pu connaître une évolution similaire pour peu que l'absolutisme ne s'y fût pas affirmé. La monarchie française avait vu dans le mercantilisme une source de revenus importants pour l'Etat. Elle put apparemment accéder à cette source de revenu parce qu'elle avait une plus grande capacité à faire respecter sa réglementation et à passer outre aux juridictions locales au nom de la suprématie du statut royal. En résumé, l'échec du mercantilisme dans l'Angleterre du 17< siècle peut être attribué essentiellement à deux causes: d'une part la difficulté d'amener le Parlement et les tribunaux de droit commun à approuver la législation monopolistique, d'autre part les problèmes inhérents à l'observance des monopoles. T out ce que fit la Couronne pour se créer un revenu en instituant des monopoles et en édictant des règles d'organisation « industrielle» déboucha sur un échec car l'opposition du Parlement et des tribunaux de droit commun remit en cause le statut légal des monopoles qu'elle octroyait.
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LES PLUS PRIVILÉGIÉS
On voit en général dans l'opposition du Parlement la conséquence d'une attitude philosophique ou celle d'une perception heureuse de la nature de l'économie. Je dirais au contraire que le mercantilisme a dépéri en Angleterre à cause de l'inaptitude des candidats à un monopole ou de ceux qui en possédaient déjà un à négocier à leur avantage avec le Parlement. Ce dernier n'était pas réceptif à leurs démarches du fait de la nature pluraliste et diffuse de son électorat. De plus, la variété des intérêts représentés au Parlement rendait malaisé tout accord sur un monopole donné puisque, du fait de l'état de rivalité entre les intérêts économiques en présence, toute tentative d'un chercheur de rente en mal de monopole aux dépens d'un autre était nécessairement sujette à contestation. Les négociations avec la Couronne tenaient à une relation biunivoque à l'occasion de laquelle il fallait prendre en compte les relations ou négociations de même type qui se déroulaient parallèlement entre la Couronne et d'autres parties prenantes. Au Parlement au contraire, les groupes de pression auraient dû mettre en place une machinerie de négociation complexe pour arriver à leurs fins. Les monopoleurs s'y heurtaient souvent à un barrage parce qu'ils manquaient du temps nécessaire pour mettre sur pied une coalition de distribution au cours des sessions parlementaires qui étaient brèves et intermittentes. On ne peut en donner qu'une preuve par la négative: l'incapacité des chercheurs de monopole à obtenir une approbation parlementaire. Si des groupes d'intérêt couvrant un large spectre, comme les producteurs de grain, pouvaient obtenir ce qu'ils souhaitaient, un monopole concernant un unique produit signifiait souvent un coût pour des fabrications connexes et pour les propriétaires terriens; de plus, comme Ricardo le notait déjà, l'inefficience de l'économie pèse en définitive sur les épaules de ceux qui perçoivent les rentes les plus basses. Aussi un monopoleur en puissance allait-il devoir négocier des concessions avec les porteurs d'intérêts voisins ou les entrepreneurs assurant des fabrications connexes - négociations qui d'ailleurs échouèrent souvent puisque leurs rivaux pouvaient se faire entendre aussi fort qu'eux-mêmes. Quoi qu'il en fût, tout cela avait un coût, en temps et en argent. La réaction des porteurs d'intérêts économiques à ces cOÛts pouvait être de consacrer davantage de ressources à la production et moins à la recherche d'une rente. Voyez l'exemple que donne Adam Smith de ces épingliers qui, en 1690, s'opposèrent à ceux qui tentaient d'obtenir un monopole pour leur industrie. ils avaient, semble-t-il, décidé que les investissements nécessaires pour faire pression sur le Parlement avaient moins d'intérêt que s'ils les convertissaient en investissements de production. Nous devons en outre ajouter, dans le calcul du chercheur de rente, qu'il ne savait pas avec certitude si le monopole à venir serait respecté, ce qui réduisait d'autant le gain à attendre de son considérable investissement dans les pressions à exercer sur le Parlement.
Quatrième Partie
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Comment lier les maIns du roi?
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Exigences fzscales, politique financière et crise de conftance permanente sous l'Ancien Régime
Au début de l'époque moderne, on constate en Angleterre comme en France des épisodes d'irresponsabilité financière, qu'il s'agisse de répudiations de dettes, de dévaluations, ou de persécution et bannissement de créanciers de l'Etat et de financiers 2. Cene irresponsabilité est d'autant plus curieuse que, des temps médiévaux jusqu'à l'époque moderne, les deux pays ont dépendu davantage du crédit que de la fiscalité pour faire face aux besoins en expansion croissante de leurs armées et d'autres fonctions de souveraineté 3• L'histoire financière de L Une première esquisse de ce chapitre a été présentée le 4 décembre 1986 dans une communication préparée pour le séminaire « Données historiques et Choix rationnel» du Programme PARSS (Program for the Assessment and RevitaiiZAtion of the Social Sciences). Une première version du même chapitre a également été publiée dans Rationality and Society. Je remercie pour leurs utiles remarques J.-F. Bosher, Michel Bruguière, James Collins, Daniel Dessert, Vivian Gruder, Alain Guéry, Dan Ingberman, Robert Ioman, Tom Kayser, Lynn Lees, Margaret Levi, John Markoff, Larry Neal, James Riley, Herbert Rowan, Martin Wolfe et ceux qui ont participé aux séminaires de l'Université de Pennsylvanie, de la Washington Universiry (Saint-Louis) ainsi qu'au Séminaire Washington d'histoire de la France organisé par la George Washington University. C'est à David Bien que je dois le plus car ce sont ses travaux qui m'ont engagé sur la voie
de la présente entreprise. J'exprime également ma reconnaissance à la Fondation Andrew Mellon et à PARSS pour leur appui financier. 2. Ces répudiations de dettes auxquelles ont procédé les souverains sont souvent liées à des évènements
notoires. Les Juifs seront expulsés de France sous Philippe IV le Bel et d'Angleterre sous Edouard 1 en 1290. Philippe IV dissoudra aussi l'Ordre des Templiers en 1307. Les rois d'Angleterre ont continueUement U
répudié les prêts qui leur étaient consentis par les sociétés de marchands italiens entre 1270 et 13-45. En
1661, la Chambre de JUstice réunie par Louis XIV décidera de l'emprisonnement il vie du surintendant Fouquet. 3. Parce qu'il y avait sans cesse des occasions de dépenses gouvernementales qui se distribuaient de façon imprévisible selon le temps et le lieu, la conséquence en était pour le roi un besoin continuel de crédit.
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l'Ancien Régime le montre bien: au milieu du 17< siècle, plus de la moitié du revenu de l'Etat consistait en opérations de crédit; à la veille de la Révolution, le service de la dette absorbait la plus grande part du revenu ordinaire~. Et cependant on ne peut que constater combien la politique financière suivie par les rois a été néfaste pour leur capacité d'emprunt et l'a destructurée à long terme. Les historiens condamnent routinièrement cette politique, y voyant une manifestation de plus du caractère foncièrement vénal et corrompu de la société française traditionnelle. Ils traitent de même les institutions corporatives, cet autre aspect de la vénalité de l'Ancien Régime. On nous dit que des institutions telles que les communautés villageoises, les Etats provinciaux et les corporations ont été les buttes-témoin inutiles d'un ordre ancien corrompu qui n'attendait que d'être balayé par la Révolution. Cependant les travaux récents de David Bien sur les chancelleries des Secrétaires du Roi, ceux de Gail Bossenga sur les institutions corporatives municipales, ou encore mes propres recherches sur les communautés villageoises tendent à montrer que ces groupements de type corporatif avaient une plus grande vitalité sous l'Ancien Régime que du temps des monarques de la Renaissance et qu'ils bénéficiaient pour leurs privilèges de corps d'une meilleure protection royale 5. Une des fonctions les plus importantes de ces institutions de type corporatif qui s'épanouirent en France aux 17< et 18< siècles fut de créer un climat de confiance entre parties aux finances de l'Etat; ces corps apportaient une importante contribution à la stabilité de ces finances, dans un environnement que tout désignait comme soumis sans retenue à l'arbitraire royal. On peut établir un lien entre leur prolifération et la réputation qu'avait le roi de revenir sur ses engagements: à mon sens, ces corps n'ont pas été des truchements pour collecter les gains de la corruption, mais ils ont agi comme un frein qu'il fallait bien mettre aux procédés de souverains opportunistes trop enclins à faire défaut à leurs créanciers. Le roi, de son côté, favorisait le développement d'une société de type corporatif parce que les institutions qu'elle secrétait accroissaient la probabilité qu'on lui fît crédit 6. Les historiens estiment en général que c'est la perspective d'une économie de l'individualisme et du libre échange qui a incité la royauté à s'en prendre aux groupes et privilèges corporatifs. En réalité, il est loisible de révoquer en 4. Cf. M. Morincau, .. Budgets de l'état
t:t
gestion des finances royales en France au dix-huitième siè-
cie., Revue Historique, 1981, p. 289·337. 5. Ci. David Bien, • The Secrétaires du Roi: Absolutism, corporations, and Privilege under the Anciem Regime " in E. Hinrichs éd., Vom Ancien Régime ZUT franzosischen Revolution: FOTSchungen und Perspektiven, Gottingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1978, p. 153·167; Gail Bossenga, • From Corporations tu Citizenship: The Bureaux des Finances before the French Revolution .,Journal o/Modem History 58, 19M6, p. 610.642 ; and Hilton L. Root, Peasants and King in Burgundy, <>p. cit. 6. Les offices n'avaient pas tous des fonctions d'ordre financier. Mais nombre d'entre eux, de par leur nature, donnaient à leurs titulaires des occasions de gain. Je ne m'intéresserai dans ce chapitre qu'à ceux qui rendaient à la royauté des services de caractère financier. Le seul objet de l'institution des offices était-il
de permettre au roi d'emprunter de l'argent? Je n'entrerai pas dans ce débat.
COMMENT LIER LES MAINS DU ROI ?
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doute les intentions modernisatrices de la monarchie d'Ancien Régime, pour la simple raison que de solides institutions de type corporatif lui ouvraient accès à un crédit d'un coût moins élevé que celui qu'elle eût obtenu sur un marché concurrentiel. n s'ensuit à mon sens que la mise en place de corps fondés sur la coresponsabilité de leurs membres et sur l'exercice par ceux-ci, au sein de leur corps, d'une responsabilité financière collective a contribué à l'émergence en Europe de l'Ouest de structures d'Etat beaucoup plus solides que celles qui les avaient précédées.
Les fondements économiques d'une société de type corporatif: le rôle d'intermédiaire financier joué par les corporations
Sous l'Ancien Régime, le jeu des finances de l'Etat avait, dans ses règles mêmes, une limite à son efficience: le joueur principal-le roi - était au-dessus des lois. On ne pouvait donc pas le contraindre à honorer ses dettes et il lui arrivait souvent de les renier 7. Absolu, le Roi était le dépositaire du pouvoir ultime et, source de toute loi, il ne pouvait, dans l'exercice de sa prérogative souveraine, être assigné devant la loi par d'autres êtres humains. Les défenseurs de l'absolutisme faisaient comme si le roi pouvait avoir le dernier mot et, en même temps, être responsable devant la loi. C'était là prendre ses désirs pour des réalités: cela ne pouvait pas, cela ne peut pas être vrai dans les deux sens. Si la loi fondamentale ne vaut pas pour les dépositaires de l'autorité gouvernementale, alors la conduite du gouvernement échappe au règne de la loi. n était donc légitime, à l'époque, de se demander si l'on pouvait faire fond sur les engagements du roi, et ce doute à lui seul rendait son crédit plus faible que celui de bon nombre de ses sujets les plus riches. C'est pourquoi, au cours du 17e siècle, la croissance du pouvoir d'Etat a tenu à l'art avec lequel le roi a pu cajoler ses financiers. En effet, le roi requérait de ses sujets fortunés qu'ils servissent d'intermédiaires pour contracter les emprunts que l'extension de l'appareil militaire et bureaucratique de l'Etat rendait indispensables. Ces sujets tissaient des réseaux entre eux par mariage et traitaient avec les agents financiers du roi en fonction des rapports personnels qui les liaient à eux. Au cours du 18e siècle, deux facteurs apparaissent qui déterminent un aspect nouveau des finances de l'Etat: nous assistons à une bureaucratisation progressive de la Ferme générale qui était chargée de percevoir les impôts indirects au nom du roi et nous voyons les titulaires d'offices s'organiser en corporations. 7. Les répudiations de denes des souverains ont fait l'objet de travaux abondants. On en trouvera une présentation succincte in John Hicks, The Theory of Economie History, Oxford, Oxford University Press, 1969, p. 81·100. John M. Veitch a apporté une importante contribution en établissant une relation entre les talD: d'intérêt pratiqués à l'époque médiévale et la probabilité de manquement de la pan des souverains. Cf. John M. Veitch,« Repudiations, Defaults, and ConfIscations by the Medieval State : the Italian Bankers in England, 1270-1345, Journal of Economie History 46, 1986.
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LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
Comme eux, nombre de corporations de type traditionnel prêtèrent au roi. Remarquons toutefois que ce ne furent pas tous les titulaires d'offices qui se groupèrent en corps et que bien sûr les corporations (ou corps ou communautés) n'étaient pas toutes un regroupement de titulaires d'offices. Par exemple, les charges des receveurs généraux des [mances (qui percevaient les impôts directs) furent bien des offices qui s'achetèrent jusqu'en 1716, mais les fermiers généraux, dont la fonction de percepteurs des impôts indirects avait été créée en 1680, n'étaient pas, eux, titulaires d'un office; ils jouissaient cependant des privilèges liés à l'appartenance à un corps 8. Les Bureaux des Finances de Lille qu'a étudiés Gail Bossenga n'ont jamais réussi quant à eux à se doter d'une structure solide de corps 9. Résumons en disant que les corps de finances ont pu suppléer comme sources de financement les financiers disposant de fonds personnels mais qu'ils ne les ont jamais supplantés. Il n'en reste pas moins que les corporations qui se trouvèrent parties aux finances du roi fournirent à la royauté une capacité supplémentaire d'emprunt importante 10. Je vais examiner ci-après les principes économiques sur lesquels repose cette nouvelle capacité d'emprunt, reportant au chapitre suivant l'exploration de ses conséquences politiques. L'extension qu'a pris le traitement des finances sous l'égide de corps plutôt que sous celle de riches financiers indépendants a permis à un grand nombre de petits investisseurs de devenir parties prenantes aux profits que dégageait le financement de l'Etat li. L'extension de cette participation
8. La Ferme générale traitait les financements extraordinaires. Alors qu'elle assurait 16,6 % du revenu royal en 1656, sa contribution avait cru jusqu'à un maximum de 54,7 % sous Louis XIV pour se stabiliser à quelque 45 % de tous les revenus au cours du 18' siècle. Voir Yves Durand, Les Fermier> Généraux au XVUJ' sièck, paris, PUF, 1971, p. 5(,,7 ou encore Y. Durand, Finance et mécénat : les fermiers généraux au XVUJ' sièck, Paris, Hachette, 1976, p. 21·2. Je me propose d'étudier l'évolution des contrats conclus par les divers groupes fiscaux pour déterminer l'évolution de la responsabilité des corps. 9. Bossenga, op. cil. 10. Même si l'on ne peut déterminer exactement quel pourcentage du revenu total de la monarchie a transité par ces nouvelles formes d'organisation, il n'en reste pas moins que celles-ci se sont développées et ont rendu des services d'ordre fisco-financier qui ont accru la capacité d'emprunt royale. Voir Alain
Guéry,. Les finances de la monarchie française sous l'Ancien Régime., Annales ESC 33, 1978, p. 21(,,239, ainsi que Le roi dépensier: le don, la contrainte et l'origine du système financier de la monarchie française d'Ancien Régime., Annales ESC 39, p. 1 241·) 269. A. Guéry et M. Morineau reconstruisent les budgets de l'Ancien Régime mais il reste encore à déterminer quel pourcentage du revenu total représente en géné· rai la participation des corporations et des titulaires d'offices. (0;
Il. TI est difficile de: déterminer quel pourcentage des revenus totaux de l'Etat a tra.n:sité par It:s structu-
res de type corporatif. Les budgets dont je dispose pour l'Ancien Régime se bornent au financement ordi· naire. Dans ces budgets, les gages dus aux titulaires des offices faisaient en général l'objet de listes indépendantes de celles des arrérages de la dette. De toute façon, les revenus auxquels donnait lieu la vente des offices n'étaient pas calculés en bloc, mais leur comptabilité se trouvait répartie selon les compagnies de fermiers responsables de leur allocation. La vente d'offices n'est d'ailleurs qu'un élément d'un ensemble bien plus large. Monneau estime aussi qu'au cours du Ise siècle le poids de la dette extraordinaire s'est accru par rapport à celui de la dette ordinaire. Mais les chiffres que nous donne M. Morineau ne nous permettent mal· heureusement pas de calculer la part des revenus royaux extraordinaires qui ont transité par des organismes
de type corporatif. David Bien estime qu'au cours des années 80 les corporations ont dans leur ensemble couvert un tiers des emprunts royaux. On appréciera toute la valeur de cene indication si on s'arrête
à
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aux finances de l'Etat allait avoir toutes ses conséquences juste avant la Révolution : la royauté ne trouva plus aucun soutien dans la masse des petits porteurs pour l'aider à négocier une nouvelle banqueroute royale 12. Analyser de près cette expansion du financement de l'Etat par l'intermédiaire des corps a aussi une conséquence de poids: cette analyse éclairera d'un jour neuf la relation entre Etat et société sous l'Ancien Régime. La conclusion en est que la royauté ne pouvait pas se comporter en champion du marché et de la concurrence pour cette simple raison que le gouvernement du roi aurait eu bien plus de mal à trouver des financements dans un environnement concurrentiel. Les travaux récents nous montrent que certaines corporations voyaient leur importance s'accroître tandis qu'il s'en formait de nouvelles au cours des 17e et 18 e siècles. Ce qui justifiait cette tendance à en passer par l'intermédiaire d'un corps, c'était la nécessité de trouver un recours fiable assurant le respect des engagements d'un roi qui se proclamait au-dessus des lois 13 : si le roi trouvait le moyen de rendre ses engagements fiables, son crédit s'en trouverait renforcé, ce qui augmenterait d'autant sa capacité à financer son gouvernement. Les institutions corporatives de la société se sont perpétuées et se sont même développées sous l'Ancien Régime parce que la royauté pouvait faire fond sur le moyen qu'elles lui donnaient d'obtenir le volume de crédit nécessaire aux diverses fonctions de l'Etat 14. Autrement dit, les institutions de type corporatif sont deveSuite de la note 11 p. 186 considérer que, de tous les emprunts royaux, ceux qui passaient par les corporations se concluaient au taux d'intérêt le plus bas. Cf. David Bien, « Offices, Corporations, and a System of State Credit: The Uses of Privilege under the Ancient Regime, in K. Baker éd., French Revolution and the Creation ofModem Political Culture, Londres, Pergamon Press, 1987. Les Etats provinciaux ont joué un rôle de plus en plus grand comme pourvoyeurs de fonds: ceux de Bretagne, Bourgogne et de Languedoc furent pour le roi, à la fm du 18' siècle, des sources majeures d'emprunts. Pour une tentative de reconstitution de la dette publique due à un obser· vateur de l'époque, voir BN Lb 39 7242, Thomas de Mahy Marquis de Favras, Le déficit des finances de la France vaincu par un mode de reconstitution annuitaire, Londres, 1789. Les Etats provinciaux apparaissent dans ses calculs comme une source de crédit prééminente pour la royauté. 12. Cambon, ministre des Finances de l'époque révolutionnaire, qui reconnaissait l'importance des petits investisseurs, n'a pas ménagé ses effortS pour les gagner à la cause du gouvernement révolutionnaire et obtenir leur soutien financier. Cf. H . Root, Peasants, op. cit, p. 237. 13. Par engagement [commitment en anglais1 j'entends un contrat qui lie les parties en spécifiant à l'avance
les dispositions que le gouvernement peut adopter. Dans « Rules, Rather than Discretion: The lnconsistency of Optimal Plans ", Journal ofPoli/ical Economy 85, 1977, p. 473-491, F.W. Kydland et E.C. Preseou soutiennent que, dans un environnement de concurrence dynamique, les règles peuvent produire des dividendes plus élevés que l'exercice de décisions discrétionnaires. Poursuivant dans cette voie, je soutiens qu'un engagement du gouvernement à augmenter les coûts direct ou de transaction qu'il aurait à supponer en cas de répudiation de dette provoquerait une réduction des taux d'intérêt assortissant les obligations qu'il
émet sur un marché concurrentieL L'application de 1. logique propre à l'argument de Kydland-Prescou nous permet de comprendre la prolifération, sous l'absolutisme, des institutions qui augmentent les coûts qu'aurait pour le roi un componement opportuniste
à l'égard de ses créanciers. Pour une présentation· récente
des travaux à ce sujet, voir Robert Barro, « Recent Developments in the Theory of Rules versus Discre· tion", Economic Journal 96, 1986 (supplément), p. 23-37. 14. Je ne prétends pas que les corporations doivent nécessairement leur origine au besoin de procurer
des fonds au roi. Mais les faits témoignent abondamment de ce qu'au 17' siècle les corporations qui pouvaient être utilisées pour lever des fonds étaient florissantes, alors que les autres se trouvaient marginalisées.
James Collins soutient par exemple que les Etats provinciaux durent leur survie sous l'Ancien Régime à
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LES TRÈS PRIVll..ÉGIÉS
nues, sous un certain aspect, une forme de procédure d'engagement financier que la technique de gestion de l'époque destinait à accroître la capacité de ftnancer l'Etat. Il se peut qu'il y ait eu une relation de cause à effet entre l'appui apporté par la royauté aux institutions de type corporatif et la baisse des taux d'intérêt des obligations gouvernementales. Les taux de 9 et 10 % consentis sous Necker pour certains types d'annuités, dans lesquels on voit souvent une des causes de la banqueroute de 1789, n'approchent en rien les 25 % que l'on relève à la fin du règne de Louis XIV. En renforçant les institutions de type corporatif au 18< siècle, le roi s'était rendu ses propres manquements plus coûteux et plus difficiles. La baisse des taux d'intérêt reflétait la moindre probabilité d'une déclaration de banqueroute royale, si courante au 17e siècle.
Les financiers: crédits publics et arrangements privés Ceux que l'on appelait financiers au 18< siècle étaient bien différents, sous nombre de rapports, de ceux auxquels on donnait ce nom au 19< siècle, quand la notion s'élargit jusqu'à englober la banque et autres services tant publics que privés. Au 18< siècle, il ne s'agit que de ceux qui manipulent les fonds royaux 15. Comme ils étaient avant tout des hommes d'affaires privés qui se trouvaient administrer les finances de l'Etat, on peut les considérer comme des fonctionnaires royaux suppléants. Contrairement à nos actuels fonctionnaires, le groupe des financiers garantissait par ses biens propres les emprunts qui étaient destinés directement ou indirectement à la royauté. Les investisseurs de moindre importance ne prêtaient pas directement au roi des fonds qui n'auraient pas eu de garantie sérieuse, ils étaient au contraire tout disposés à prêter à de hauts personnages dans l'Etat dont les emprunts étaient garantis par leur fortune personnelle. A tous les niveaux du système financier, le crédit de la royauté était fonction des ressources personnelles de ses intermédiaires. C'est pourquoi ces personnages devaient posséder de substantielles réserves de numéraire et disposer d'un crédit solide, comme ils devaient pouvoir compter sur un réseau financier susceptible d'être mobilisé en cas d'appel de fonds 16. Le surintendant des finances était jusqu'en 1661, date de suppression du titre, le plus haut responsable financier du royaume et sa principale fonction était Suite de la note 14 p. 187 leur capacité à lever des impôts ou à lancer des emprunts pour le roi. Ceux qui n'en furent pas capables se trouvèrent éliminés. Le roi demandait par exemple des avances annuelles sur les taxes indirectes aux: Etats
de Bretagne. Ceux-<:i avaient donc à emprunter la totalité de la somme: il leur fallait disposer d'un crédit solide pour survivre. Cf. James Collins, Fiscal Limits of Absolutism: Direct Taxation in Early Seventeenth Century France, Berkeley and Los Angeles CA, University of California Press, 1987, chapitres 1 et 2. 15. Au ISe siècle, le terme de « financier ~ n'avait plus la connotation péjorative de .: traitant ~ ou « partisan >. 16. Cf. Julian Dent, Crisis in Finance : Crown, Financiers and Society in Seventeenth Century France, New York, St. Martins Press, 1973.
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de monter les opérations de crédit. Par exemple, entre 1610 et 1661, la nomination des surintendants tint à leur capacité à recueillir des fonds auprès du réseau de leurs clients. Ce fut le cas d'un Nicolas Fouquet 17 qui mobilisait le crédit de deux façons: d'une part il offrait ses propres biens comme garantie d'emprunts destinés directement ou indirectement à la royauté, d'autre part, en sa qualité de surintendant, il donnait en garantie des ressources d'Etat. Ses commis devaient l'aider dans sa campagne auprès des élites financières en persuadant les investisseurs éventuels de prêter leur argent contre les bénéfices qu'ils pourraient tirer ultérieurement du système financier dans son ensemble. Leur succès dépendait de leur capacité personnelle de remboursement le moment venu 18. Souvent, pour trouver l'argent, ces commis s'entendaient avec leurs clients sur des taux bien supérieurs au plafond légal. Bien sûr, de tels arrangements n'impliquaient apparemment pas de complicité de la part du surintendant. Mais la royauté pouvait exploiter l'illégalité des agissements de ces commis, ses agents de fait. Les taux excessifs servis à des investisseurs privés pouvaient être invoqués ultérieurement comme autant de délits justifiant la royauté à désavouer les emprunts et à poursuivre ses agents. Les financiers ne pouvaient trouver aucune parade légale puisqu'ils avaient traité à des taux bien supérieurs au plafond légal. Les créanciers étaient ainsi dans l'impossibilité de demander contre le roi une sanction légale lorsqu'il choisissait de faire défaut.
La création d'une mini·société: un jeu répétitif En l'absence d'institutions financières publiques, la royauté recourut entre à des réseaux familiaux de financiers pour organiser les complexes opérations de crédit desquelles dépendaient les finances de l'Etat. On voit ainsi apparaître, issue de mariages croisés, une mini-société de financiers qui fonctionnait selon la logique de ce « jeu répétitif,. que la théorie des jeux nous a rendu familier. Les mariages croisés fournissaient une assise sur laquelle bâtir des relations d'affaires continues ainsi que des raisons pour chacun de modérer un éventuel comportement opportuniste. La valeur d'une relation familiale excède en effet celle d'une relation quelconque car on peut s'attendre à traiter bien plus souvent avec un membre de sa famille qu'avec un étranger à sa parentèle; c'est pourquoi le coût à venir d'un manquement à des obligations financières est bien plus élevé lorsqu'il s'agit d'un parent que lorsque c'est un étranger 1610 et 1661
17. Le titre de Surintendant des Finances disparut en 1661. Colbert fut le premier Contrôleur général. 18. Ce système fut très profitable au 17< siècle; il procura à la monarchie française des ressources financières qui dépassaient de loin celles de ses rivales. Selon un observateur de l'époque, Gregory King, Louis XIV disposait d'un revenu de 175,5 millions, quand l'Angleterre n'en avait que 43,6 millions et les Provinces Unies 61,7 millions. Le système fiscal français donna à 1. France les moyens nécessaires pour dominer la politique européenne pendant la fin du 17< siècle. Voir E. Le Roy Ladurie, « Les comptes fantastiques de Gregory King., Arma/es ESC 23, 1968, p. 1086-1 102.
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qui est le créancier 19. Pour cette raison, des relations créancier/débiteur qui s'instaureraient malaisément entre deux personnes non apparentées peuvent se faire jour entre membres d'une même famille. Mais, si le jeu répétitif pouvait susciter une sorte de régulation dans les réseaux familiaux, le roi en avait rarement cure. Comme nous allons le voir, les bénéfices tirés de ce jeu n'allaient pas jusqu'à imposer au roi une discipline telle qu'il renonçât à dépouiller les familles de financiers dont il avait fait la fortune. L'arbitraire royal
Quand il l'estimait opportun, le roi recouralt a une sorte de Cour spéciale 20 , la Chambre de Justice, pour poursuivre les financiers. Les sessions de cette Chambre étaient souvent montées comme un spectacle destiné à alimenter l'indignation contre eux. Pour décrire les financiers, l'édit d'ouverture de la Chambre de 1716 use d'un langage typique: « les fortunes immenses et précipitées de ceux qui se sont enrichis par ces voies criminelles, l'excès de leur luxe et de leur faste, qui semble insulter à la misère de la plupart de nos autres sujets sont déjà par avance une preuve manifeste de leurs malversations et il n'est pas surprenant qu'ils dissipent avec profusion ce qu'ils ont acquis avec injustice. Les richesses qu'ils possèdent sont les dépouilles de nos provinces, la subsistance de nos peuples et le patrimoine de l'Etat » 21. En 1629, Richelieu était allé jusqu'à proposer à la Chambre, alors en session, d'économiser pour le roi des millions de livres en confisquant les offices de tous les financiers 22. Le cas du surintendant Fouquet est l'exemple le plus spectaculaire de telles poursuites en justice, ce qui s'est soldé pour lui par la confiscation de tous ses biens et l'emprisonnement à vie 23. En fait ces sessions de la Chambre n'avaient pour objet que de battre le rappel de l'opinion publique afin que le roi pût annuler sa dette à l'égard des financiers. Les poursuites judiciaires suscitaient en général une vague de faillites parmi ceux-ci. Même une menace diffuse de sanction pénale pour des crimes mal définis pouvait induire une perte de confiance chez les pairs du financier en cause 19. Les anthropologues et des économistes comme Pranab K. Bardhan utilisent le terme. multiplexe» pour déL:rin: des fa.isc~aux de relations du type de ceux qui se manifestent cntre membres d'une même famille.
Cf. Land. Labor, and Rural Poverty: Essays in Developmental Economies, Delhi, Oxford University Press, 1984. 20. Dans un régime discrétionnaire, les règles ou contrats arrêtés à un moment donné ne limitent pas
les actions ultérieures dans le temps. Le roi est donc libre, au delà de ce moment donné, d'agir de la façon qui correspond le mieux
à ses
objectifs ultérieurs.
21. Edit portant établissement d'une Chambre de justice, cité in D. Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984, p. 243. Le préambule de l'édit qui créa la Chambre de justice de novembre 1661 recourt à la même terminologie.
22. Cf. J.F. Bosher,. Chambres de justice in the French Monat·chy., in J.F. Busher éd., French Govem· ment and Society 1500·1800: Essays in Memory of Alfred Cobban, Londres, Atblone Press, 1973, p. 19-40. 23. Cf. Daniel Dessert, • Finances et société au XVll- siècle: à propos de la Chambre de justice de 1661 " Annales ESC 29, 1974, p. 847-871.
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et le réduire à la banqueroute. Inévitablement, les financiers qui y survivaient exigeaient du roi des taux plus élevés et des garanties encore pluS""toûteuses. La monarchie avait aussi une méthode qu'elle employait couramment pour réduire le poids de sa dette: la dévaluation. Celle-ci consistait à réduire la valeur réelle de l'unité de compte dans laquelle la dette était libellée. Comme la monnaie -le louis - était frappée en livres, celle-ci étant l'unité de compte, il suffisait de réduire l'équivalent métallique de l'unité de compte pour réduire la dette 24 • Par exemple, entre 1689 et 1726, la livre passe de 8,33 grammes d'argent fin à moins de 4,45 grammes. L'arbitraire royal était en définitive ce qui présidait aux arrangements qui se concluaient entre les financiers et le roi. Qu'on les considère individuellement ou comme éléments d'un réseau, il y avait bien peu de choses que les fmanciers pouvaient faire pour se protéger d'un défaut de paiement du roi 25. Celui-ci, pour ne plus reconnaître ses dettes, usait de procédés tels que les poursuites en justice, la dévaluation ou le simple défaut de paiement parce qu'il pensait qu'un réseau familial financier pouvait être aisément remplacé par celui de familles rivales 26. C'est ce qui se produisit au 17" siècle, lorsque le roi joua les familles d'une province contre celles d'une autre. D'autre part la répudiation de dettes n'était pas une pratique que le roi réservait aux grands financiers. La royauté reniait constamment la valeur des offices qu'elle avait vendus ou encore rançonnait les titulaires d'offices peu importants en exigeant des versements supplémentaires pour des offices déjà achetés, menaçant par exemple d'arrêter le paiement des intérêts, d'annuler les exemptions d'impôts ou de ne pas procéder au versement de la rétribution - du " gage" - attachée à la charge achetée 27. A cela s'ajoutait la vente de nouveaux offices qui pouvaient retirer de la valeur à ceux qui avaient déjà été achetés, l'objectif de leur création étant parfois de supplanter les offices déjà existants. Ainsi pressuré, le titulaire d'un office quelconque se voyait souvent obligé d'acheter le nouvel office pour amoindrir le coût que de toute façon sa création allait signifier pour lui. C'est à ce groupe des titulaires d'office que je vais maintenant m'intéresser: ils représentaient au 18" siècle un terrain nouveau sur lequel l'Etat pouvait lever des emprunts, à un
24. Cf. James Riley, The Seven YeaTS War and the OU Regime in France, Princeton NJ, Princeton Uni· versity Press, 1986, p. 167. 25. Samuel Bernard avait prêté à Louis XIV 15 millions de livres en 1703, 20 millions en 1704 et 30 millions en 1708. Lorsqu'en 1709 il refusa de consentir de nouvelles avances, tout paiement de la dette qui lui était due fut suspendu. Incapable de rembourser ses céanciers, Bernard fit banqueroute. La guerre finie, il ne put recouvrer ce qui lui était dû qu'après avoir accepté de payer une amende de 6 millions de livres. Cf. Charles P. Kindleberger, A financi.Jl History of Western Europe, Londres, G. Allen and Unwin, 1984, p. 95-6. 26. Mais, au ISe siècle, les opérations étaient d'une dimension bien trop ample, et trop centralisées, pour que le roi pût recourir à une telle stratégie.
27. Ces. gages» - représentaient normalement par an un huitième du coût en capital de l'office, plus une pension complémentaire.
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taux moins onéreux pour la royauté que celui qui se pratiquait lorsqu'elle vendait directement ses rentes.
Une façon de modérer l'arbitraire royal: le rôle des corps intermédiaires Nous avons vu que bien peu de freins étaient disponibles si le roi choisissait de s'engager dans une voie opportuniste. Sans doute un comportement de ce genre aurait aussi un coût pour lui : quand le roi reniait ses engagements implicites à l'égard des titulaires d'offices, il diminuait la valeur de leurs charges; or c'était précisément la valeur de ces charges qu'ils offraient en garantie de leurs emprunts. Les dits .. officiers,. trouvaient plus difficilement à emprunter lorsque la rumeur donnait ces offices comme aisément confiscables. La simple possibilité que le roi pût manquer à ses titulaires d'offices - soit en augmentant le nombre des offices, soit en accentuant ses pressions pour des versements supplémentaires - réduisait d'autant leur capacité à traiter à son intention. Pour se prémunir contre l'action de prédateur de la royauté et pour préserver la valeur de leurs charges, les titulaires d'offices demandèrent à être autorisés à constituer des corporations publiques. Leurs mobiles sont clairs: ils souhaitaient limiter leur responsabilité financière individuelle et, ce qui est plus important, accroître les possibilités de sanction au cas où le roi leur ferait défaut. L'institution des Secrétaires du Roi qu'a étudiée D. Bien illustre bien l'évolution de la responsabilité de COrpS28. D. Bien nous apprend qu'au 17e siècle l'achat d'un office de secrétaire du roi était partie de la stratégie familiale d'individus qui souhaitaient acquérir le statut de nobles, exemptés d'impôts. li note aussi que cet office ne comportait guère de vraies fonctions administratives et pouvait être considéré comme sans utilité. Cependant, à titre individuel, les secrétaires du roi étaient fréquemment" tondus,. et ils pouvaient voir leurs privilèges révoqués. De fait, en six ans seulement de 1701 à 1707, la royauté requit d'eux quatre versements différents correspondant à quatre augmentations successives du capital représenté par leurs offices. Ceux qui ne paieraient pas perdraient leurs privilèges et leurs « gages» -leur traitement -. De crainte de perdre les investissements déjà faits, tous s'exécutèrent, quelquefois grâce à des emprunts consentis par un réseau d'amis et de parents. Ultérieurement, une fois qu'ils se seront organisés, ils pourront emprunter auprès du grand public. Au cours des années 1720, ces Secrétaires commencèrent à établir des procédures de gestion de leur corps qui leur permirent de mettre leur crédit collectif au service du crédit de chacun de leurs membres. Leur capacité à emprunter directement auprès du grand public en tant qu'entité collective fut une protection pour la valeur de leurs offices et même contribua à l'augmenter. lis redécouvrirent le principe de la responsabilité limitée: chaque membre était 28. Tout ce qui est dit ici des Secrétaires du roi repose sur les travaux de D. Bien,
op. cit..
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responsable de la dette commune à concurrence de la valeur de son office. Les éventuels acheteurs d'offices souhaitaient avoir l'assurance d'une part que les biens privés d'un « officier» échapperaient en tout état de cause à la saisie en cas de remboursement obligé d'une dette collective et d'autre part que ses obligations cesseraient dès qu'il aurait revendu son office, ces obligations étant alors prises en charge par le nouveau membre. Si ces assurances pouvaient être données, la valeur des offices augmenterait considérablement et le corps pourrait emprunter auprès du public à un taux plus intéressant 29 • La royauté avait beaucoup à gagner au renforcement de ces corps, car il lui était plus aisé de lever des fonds auprès d'eux en tant que groupes. Sinon il lui aurait fallu tenter de joindre chaque titulaire d'office ou chaque réseau familial et négocier avec eux, au risque d'en trouver d'indisponibles ou d'insolvables. S'il y avait responsabilité de corps, c'était au groupe en tant que tel de fournir la somme et c'était à lui, non au roi, qu'il revenait de s'assurer que chaque membre avait payé sa part. Si l'un de ceux-ci ne le pouvait pas, un autre paierait pour lui en contrepartie d'une créance privilégiée sur l'office que le premier détenait. Le roi, ainsi, touchait rapidement son argent et le corps pouvait alors, si nécessaire, se mettre en chasse et emprunter auprès du public, beaucoup plus aisément que ne l'aurait fait un titulaire d'office isolé réduit à son réseau personnel de relations. Les institutions de type corporatif avaient auprès du public des possibilités d'emprunt que n'avait pas le roi parce que les prêteurs avaient plus de confiance en elles. En conclusion, D. Bien note que les corporations ainsi organisées ont rendu plus facile le lancement d'emprunts en étendant considérablement le cercle des prêteurs, au point qu'elles purent mobiliser des fonds sur une tout autre échelle que ce qu'auraient été capables de faire les financiers agissant individuellement ou le roi. Par exemple, les fermiers généraux se groupèrent en Compagnie en 1726, et c'est à cette Compagnie qu'échut la responsabilité de négocier avec le roi comme si elle était un financier agissant à titre individuel. En 1741, elle fut en mesure de lancer un emprunt auprès du grand public pour prêter au roi 25 millions de livres à un taux de 5,5 %30. La Compagnie fonctionna selon le principe de la responsabilité limitée de sorte que ce fut la corporation, non ses membres qui fut responsable pour toute dette 29. li sera très difficile de déterminer avec exactitude ces taux d'intérêt privés. Comme c'était un crime de prêter à un taux supérieur au taux légal, qui était de 5 %, il fallait agir en sous-main pour contracter
à des taux plus élevés. Nos sources ne nous en suggèrent pas moins, bien qu'elles ne soient pas quantitatives, que les taux d'intérêt étaient plus faibles en Angleterre qu'en France où des taux de dix ou douze pour cent n'étaient pas inhabituels. A partir de 1720, les taux d'intérêt publics baissèrent de façon sensible après avoir connu un pic de 16 à 20 % pendant la Guerre de Succession d'Espagne. Mais si l'on veut déterminer le taux d'intérêt des titres gouvernementaux, il faut prendre en considération les remises consenties lors
de l'achat: la royauté étant légalement tenue à ne pas dépasser le taux de 5 %, elle vendait ses obligations perpétuelles avec une remise. Des remises de 40 % étaient chose courante, ce qui panait le taux d'intérêt réel à 6,7 %. Voir Herbert Luethy, La banque protestante en France de la révocation de j'Edit de Nantes à la Révolution, Paris, SEVPEN, 1959, t. 2, p. 58. Sidney Homer, dans A Hisrory oflnterest Rates, New Brunswick NJ, Rutgers University Press, 1963, ne cite que des taux d'intérêt nominaux. 30. Cf. M. Morineau, op. cit., p. 305.
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existante. Bosher lui aussi juge que ce corps a dû une bonne partie de son efficacité à sa forte organisation corporative 31. n est important de noter que les institutions propres à instaurer un régime de responsabilité de corps n'ont pas été créées unilatéralement par la royauté pour être ensuite imposées d'en haut aux financiers. Ces formes corporatives sont nées d'un long marchandage entre la royauté et des groupes privés. On ne saurait trop insister sur l'aspect de réciprocité qu'a revêtu ce marchandage, même si nous ne pouvons pas fournir de preuves directes de ces négociations. La corporation pouvait se présenter comme intermédiaire entre le roi et la masse des investisseurs parce que ces derniers avaient la capacité d'assigner la corporation en justice en cas de défaut de paiement, ce qu'ils n'auraient su faire pour le roi. Ainsi les acheteurs d'obligations émises par une corporation pouvaient-ils penser que cet investissement était mieux protégé que s'ils avaient prêté directement au roi ou bien à un financier ou «officier» isolé. S'organiser en corps avait enfin une conséquence suprême: c'était augmenter le poids des sanctions directes auxquelles s'exposait le roi s'il faisait défaut; il serait plus difficile au roi de manquer à ses engagements à l'égard d'un corps de secrétaires doté de cohésion, ou de les remplacer aussi simplement qu'il avait remplacé Fouquet par Colbert. Le coût d'alternative, s'il reniait ses engagements auprès d'un groupe de financiers, lui pèserait plus lourd que devant un financier isolé: on peut remplacer un individu plus facilement qu'un corps composé de centaines de familles. Ainsi, en rendant plus coûteuse pour le roi la tentation qu'il pourrait avoir de revenir sur ses engagements, les membres des corporations voyaientils la valeur de leurs offices augmenter en comparaison de ceux dont les titulaires n'appartenaient pas à un corps. Et, les offices prenant une plus grande valeur comme sources de crédit, il y avait moins de chance que le roi revînt sur ses engagements 32. Comme nous l'avons vu plus haut, le roi n'avait qu'avantage à se discipliner parce que, ses manquements se trouvant plus lourdement sanctionnés, ses tentations de se renier, et par là le taux d'intérêt d'équilibre, s'en trouvaient réduits d'autant 33. 31. J.F. Bosher, French Finance :/rom Business ta BUTeaucracy, Londres, Cambridge University Press, 1970, p. 76. 32. Anticipant sur ces conséquences de la théorie que je développe, Doyle a montré qu'au cours de la seconde moitié du 18· siècle « la tendance globale du prix des offices était à la hausse '. l'aimerais pouvoir déterminer si le développement de l'organisation corporative a joué un rôle dans l'augmentation de la valeur d'offices comme ceux de notaires ou de procureurs dont Doyle nous dit que les prix se sont rapidement gonflés. Voir William Doyle,« The prices of Offices in Pre-Revolutionary France., Historical/ournall', 1984, p. 831-~60. 33. Dans son étude des finances françaises pendant la Guerre de Sept Ans, J. Riley soutient qu'à une date déjà tardive sous l'Ancien Régime, les responsables des finances ne comprenaient plus le système qu'ils géraient. Il note qu'après 1725 les fonctionnaires royaux « étaient persuadés de l'utilité de rembourser la dene royale. et répugnaient plus qu'avant à exploiter les titulaires d'offices. Même quand elle se trouvait confrontée à« un fardeau de la dette qui ne saurait être supponé », l'administration des finances qu'il juge circonspecte et sans aucune flexibilité rejetait toutes les méthodes susceptibles de réduire la charge des inté. rêts, telles une dévaluation, un remboursement partiel en papier-monnaie ou un impôt sur le service de
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Le cas des Secrétaires du Roi n'est qu'un exemple parmi d'autres de l'expansion des privilèges de corps accordés par la monarchie. Le clergé était sans doute le corps organisé le plus important. TI remettait au roi un don gratuit annuel et, à son tour, était un gros emprunteur auprès du public. Au nombre des autres corps importants, qui exerçaient des fonctions financières pour le compte de l'Etat, citons la Ferme Générale, la Régie Générale, l'Administration des Domaines, la Ferme des Postes, le Trésor Royal. Aussi importants étaient les Procureurs de la Chambre des Comptes, les Notaires de Paris, les Huissiers du Châtelet, à Paris, les Professeurs de Théologie de la Sorbonne et du Collège de Navarre, et enfin les Facultés de Droit et de Médecine de l'Université de Paris J.4. A cela s'ajoutaient des centaines de corps municipaux, des associations professionnelles et des corporations proprement dites - celles de tailleurs, tanneurs, chausseurs, orfèvres, etc. - qui, tous et toutes, comme corps constitués, furent une source de revenu pour le roi au cours du 18< siècle.
Le problème de l'émission des obligations gouvernementales Le système gouvernemental des rentes perpétuelles fonctionnait selon le même principe que les offices. Tout comme les titulaires d'offices qui percevaient chaque année des gages de la monarchie, les propriétaires de rentes perpétuelles, ou annuités perpétuelles, avaient droit à un revenu permanent. TIs pouvaient vendre leurs droits à un tiers, mais non en percevoir le capital. La valeur marchande de ces rentes perpétuelles chutait lorsque le roi ne versait pas les intérêts échus, tout comme la valeur des offices se dépréciait lorsque le roi retardait le paiement des gages. Quand une tendance à des versements différés semblait s'installer, la valeur à long terme de ces rentes, tout comme celle des offices, en était inévitablement affectée, ce qui rendait plus laborieuse la mise en vente d'offices ou de rentes perpétuelles supplémentaires. Cependant ces deux expédients financiers se différenciaient sur un point important: si les propriétaires d'offices pouvaient s'organiser en corps pour sauvegarder la valeur de leurs titres, les titulaires de rentes perpétuelles formaient une masse trop diffuse pour en faire autant. Ces rentes circulaient entre personnes privées, aussi est-il fort malaisé de suivre ces transactions à la trace. En outre, il était bien difficile d'apprécier leur taux d'intérêt réel, puisque leur prix n'était Suite de la note 33
la dette. Ces observations de Riley corroborent ce que mon analyse laissait prévoir: la part toujours plus grande que prenaient les organisations corporatives dans la dette ne pouvait que réduire la tentation qu'auraient pu avoir les administrateurs royaux de renier leurs engagements à l'égard des titulaires d'offices. Légère différence entre le point de vue de Riley et celui que j'expose ici, il impute l'excès de circonspection des responsables des fwances au fait « qu'ils ne possédaient pas une bonne compréhension des questions financières •. Cf. Riley, op. cit., p. 162-19l. 34. Cf. BN L 39 7053, vol. 2, Recherches et considérations nouvelles sur les finances, Londres, M. Le Bon de Cormère, 1779.
t
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pas connu 35. Cette différence entre offices et rentes perpétuelles me pardit de nature à expliquer pourquoi les offices ont conservé leur valeur et pourquoi la royauté trouvait en général à les vendre plus aisément que les rentes perpétuelles. Ayant tant de mal à placer celles-ci, le roi allait devoir dépendre d'emprunts à court terme plus coûteux, ou encore de ventes d'annuités à vie - de rentes viagères - qui se révélèrent être certes plus vendables, mais, à lointaine échéance, bien plus dispendieuses pour lui que les rentes perpétuelles 36. Les difficultés auxquelles la royauté se heurtait dans le cas de la rente nous permettent de comprendre à l'évidence pourquoi elle cultiva avec une attention soutenue ses relations avec les corps constitués - ceux-ci étant à même de l'approvisionner en fonds à un taux inférieur à celui auquel se serait soldée toute autre solution disponible. TI y a un contraste absolu entre l'incapacité où était la monarchie française de vendre utilement ses obligations perpétuelles et le succès qu'a connu la Banque d'Angleterre pour des opérations similaires: celle-ci put financer un pourcentage important de la dette nationale en vendant des obligations perpétuelles qui gardaient leur valeur nominale et rapportaient un intérêt médiocre.
Vers des finances publiques Sous le règne de Louis XIV, nous l'avons vu, la royauté s'attacha à développer le caractère corporatif de corps déjà constitués, tels les communautés villageoises, les corporations, les Etats provinciaux et les chancelleries de secrétaires du roi. Elle avait découvert que ces corps traditionnels pouvaient contribuer à mettre en place une solide structure de crédit public. Pour créer les conditions de la confiance - une confiance en leur responsabilité financière et en leur solvabilité -, la royauté renforça leurs privilèges et se fit protectrice des biens leur appartenant. Donner par exemple aux villes le droit de percevoir des taxes sur les produits entrant sur leur territoire ou en sortant, c'était permettre aux municipalités de vendre des obligations ou des annuités à la place du roi, car elles pourraient utiliser comme garantie le revenu ànticipé de l'octroi. Dans ce cas aussi, le privilège local de perception n'était renforcé que pour augmenter le revenu fiscal de la royauté 37. On le voit bien en Bourgogne: les Etats de Bourgogne reçurent le droit de prélever un péage sur toute cargaison empruntant la Saône contre paiement annuel anticipé au Trésor 38. 35. Ces rentes perpétuelles étaient souvent utilisées dans des transactions commerciales, par exemple
afin d'acheter un bien immobilier pour lequel, souvent, on ne disposait pas d'une indication alternative de prix qu'aurait donnée le marché. 36. M. Morineau a pu calculer qu'à partir de 1739 le taux d'intérêt des rentes viagères était de 10 %, soit le double du taux nominal des rentes perpétuelles. Cf. M. Morineau, op. cit., p. 306. 37. Cf. Jacques Maillard. Le pouvoir municipal à Angers de 1657 à 1789,2 vol., Paris, Presses de l'Université d'Angers, 1984. 38. AN H-I44, octobre 1773.
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C'est pour des raisons similaires - des motivations fiscales - que la royauté renforça le monopole des corporations sur la production locale. En couvrant ces monopoles du pouvoir coercitif de l'Etat, la royauté garantissait la solvabilité des corporations. Elle en extrayait sans doute une rente, mais celles-ci, de leur côté, avaient été mises à même d'emprunter auprès du public pour prêter au roi. Bien sûr, en temps de crise financière, le roi menaçait de supprimer ces privilèges si les corporations ne lui consentaient pas des prêts additionnels ou ne se pliaient pas à un nouvel emprunt forcé: alors il créait des offices pour contrôler la qualité des biens produits par les corporations, ou encore il pouvait vendre de nouvelles charges de maîtres. Dans les deux cas, les corporations allaient se trouver obligées de racheter les nouvelles charges. La politique royale à l'égard des corporations prit une autre allure à compter des années 1750: la royauté s'engagea alors dans un long effort, qui d'ailleurs ne connut pas le succès, pour dégager le royaume de l'emprise corporative et pour préparer la voie à une économie de libre-échange. A cette époque, les corporations avaient cessé d'être sources de revenus puisqu'elles étaient si chargées de dettes qu'elles devaient même emprunter pour honorer les échéances des intérêts dus. Dans cet Etat cousu de dettes, on ne pouvait plus compter sur elles pour obtenir de nouveaux prêts. L'abolition formelle des corporations fut promulguée en février 1776. Mais cette tentative de se débarrasser des corporations fut un échec, en grande partie parce que la monarchie ne fut pas en mesure de liquider les dettes considérables que celles-ci avaient accumulées au service du roi. Les autorités responsables comprirent rapidement qu'elles risquaient de précipiter une crise majeure des finances publiques si elles ne trouvaient pas un moyen de liquider les dettes existantes des organismes corporatifs. La vente à cet effet des biens de ces organismes fournit un revenu moindre que celui qu'on en attendait. Comme le roi était chroniquement en manque de trésorerie, il n'était pas en mesure de prendre à son compte les dettes des corporations. Malgré son discours favorable à la réforme économique et sociale, la royauté n'eut d'autre ressource que de restaurer les corporations.
Réduire la dette des villages En 1661, lorsque commença le règne personnel de Louis XIV, l'Etat en voie de centralisation prit un intérêt croissant à la santé financière des villages de par le royaume. La décennie précédente avait connu une grave crise financière et, à l'arrivée de Louis XIV au pouvoir, l'Etat était en banqueroute et tous ses paiements en arriérés. Dans ce contexte de crise financière généralisée, le roi restreignit les possibilités locales d'endettement. li devint désormais illégal, pour un village, de garantir ses emprunts sur ses biens collectifs. En effet, dans de nombreuses régions, les villages s'étaient endettés au point de vendre ou d'hypothéquer leurs biens communaux. Lorsqu'ils ne pouvaient plus honorer leur dette,
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ils perdaient les propriétés communales qu'ils avaient données en garantie. Pour éviter des aliénations de biens de cette nature, le roi fit des propriétés villageoises collectives des propriétés du domaine public et il arrêta qu'elles ne pouvaient pas être utilisées pour rembourser des dettes en cours. L'argument fut même avancé que garantir des emprunts courants par des propriétés communales revenait à en transférer le coût aux générations suivantes. En fait, la royauté avait un souci caché: si les villages perdaient leur propriété collective, il leur faudrait instaurer des taxes locales pour financer les dépenses municipales, ce qui diminuerait la part des collecteurs d'impôts royaux 39. A titre de substitution de garantie, la royauté permit aux créanciers de confisquer les biens des quatre plus riches villageois en cas de défaut de paiement du village. C'était compter sur ceux-ci pour peser de toute leur influence afin que le village restât solvable: ils savaient qu'ils auraient tout à perdre en cas de mauvaise administration de ses ressources. D'autre part, les villages étant habilités à emprunter, à intenter des actions en justice ou à être partie à des contrats à titre collectif, il fallait instituer une forme ou une autre de mécanisme coercitif collectif pour susciter la confiance des créditeurs en leurs engagements. Pour rendre plus contraignants les arrangements de crédit d'intérêt local, le roi décida que ce seraient ses agents directs, non les tribunaux locaux, qui contrôleraient les éventuelles confiscations. La royauté rendait plus attrayantes les relations d'affaires avec les villages en permettant aux créanciers de saisir les biens personnels de leurs plus riches habitants. La défaillance d'un village imposait un coût aux autres villages et, en fin de compte, augmentait le coût du crédit pour les Etats provinciaux et pour le roi. S'il était admis que des villages pussent défaillir, les investisseurs prendraient cette possibilité en compte au moment où leur seraient présentées les demandes de prêt. Si c'était le cas d'un bon nombre de villages, la quantité des prêts consentis aux autres villages en serait réduite ou le taux d'intérêt augmenté. Le roi ayant un intérêt matériel à la bonne santé financière des villages, il chercha à rendre les défaillances coûteuses, sinon impossibles, puisque, s'il ne le faisait pas, tous les villages auraient dû faire face à un taux d'équilibre plus élevé pour leurs intérêts (ou à une réduction du nombre des emprunts disponibles). En rendant improbable l'éventualité d'une défaillance, le roi réduisait le risque pour les investisseurs et par conséquent le taux d'équilibre de l'intérêt qui aurait été nécessaire pour les encourager à consentir des prêts aux villages. Si la royauté n'avait pu effectivement prévenir les défaillances des villages, il en aurait résulté une activité économique réduite pour l'ensemble de la nation. En résumé, la combinaison de ces dispositions administratives et d'une responsabilité collective concernant l'exécution des contrats provoqua une baisse du coût du crédit pour les villages. Ils bénéficièrent tous en fin de compte des mesures prises pour limiter leur endettement, en ce sens que la défaillance de 39. Cf.• Louis XIV Builds a Peasant Kingdom _, in H. Root, Peasants and King, op. cit., p. 21-42.
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l'un d'eux aurait eu un effet négatif sur le niveau des taux d'intérêt proposés aux autres. En rendant plus sûrs les remboursements, le roi put faire baisser à la longue le coût du crédit pour tous les villages; en recourant à des mesures administratives pour accroître la probabilité des remboursements, il allait aussi réduire le coût du crédit. Le roi a imposé une limite à l'endettement local parce que la défaillance d'un village était de nature à affecter le montant global du crédit disponible 40. L'échec de la réforme
Le roi n'a jamais reconnu explicitement la dépendance où il se trouvait à l'égard des groupes et mécanismes de type corporatif. Rien dans les mémoires, dans les déclarations ni dans les textes législatifs n'indique que la royauté reconnut qu'il fût rationnel pour elle de se lier les mains. Si le monarque et ses conseillers n'eurent pas conscience de la rationalité de ce qu'en fait ils mirent en pratique, c'est parce que cette rationalité était tout à fait contraire à la rhétorique officielle de la monarchie de droit divin. Dans son discours public, le roi n'a jamais admis être responsable en quoi que ce fût devant une institution humaine et il a toujours repoussé toute théorie contractuelle du pouvoir royal 41 • Et cependant, c'est avec le consentement du roi que la dette fut de plus en plus gérée par les corps constitués. li aurait pu faire prévaloir sa souveraineté pour remettre en cause le développement des droits corporatifs, ou pour y mettre fin. Le fait que les chartes des corporations aient souvent été octroyées par le roi nous donne à penser que la coopération du roi était indispensable pour que la notion de responsabilité limitée devînt crédible. Pour miser sur la solvabilité des corporations, le public devait être assuré qu'il recevrait protection de la part des cours de justice royales. La dépendance du roi à l'égard des groupes de type corporatif se sera sans doute affirmée comme un des éléments d'une entente implicite qui n'a jamais été formellement reconnue par le roi ou par son administration. Les deux parties purent tirer avantage de cet arrangement, même si ce furent des groupes non gouvernementaux, tels les financiers, qui auront entamé le marchandage qui devait conduire à l'établissement d'une organisation corporative susceptible de gérer la dette royale. L'ironie du pouvoir absolu
En somme, ce fut parce que le roi insistait sur un pouvoir discrétionnaire total qu'il eut moins de pouvoir réel. En prétendant être au-dessus des lois en
40. Cf. Dennis Epple and Chester Sp.t[, « State Restrictions on Local Debt : Their Role in Preventing Default ., Journal of Public Economies 29, 1986, p. 199-221. H. Michel Antoine, « La monarchie absolue " op. ciL, p. 3-24.
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matière de fmances, il se rendait plus malaisée la recherche de partenaires susceptibles de traiter avec lui. Un tel arbitraire réduisait la valeur d'équilibre de ses remboursements parce que l'exercice du pouvoir absolu ruinait la confiance que l'on pouvait placer en lui. Les créditeurs faisaient entrer en ligne de compte la réputation qu'il avait de renier sa dette et demandaient donc des intérêts à des taux plus élevés qu'il n'eût été nécessaire dans d'autres circonstances pour provoquer un prêt. Finalement, parce qu'il était au-dessus des lois, le roi, pour accéder à des fonds empruntables, avait à débourser davantage que ne le faisaient ses sujets fortunés. Bref, il trouvait devant lui des difficultés à soutenir son crédit parce qu'il avait derrière lui la réputation de manquer à ses engagements. Favoriser l'émergence de pouvoirs intermédiaires susceptibles de contracter des prêts était un essai de solution à ce dilemme. Ceux auxquels le roi s'adressa furent les organismes corporatifs traditionnels: les communautés villageoises, les corporations, les Etats provinciaux. En contrepartie de la reconnaissance officielle et des privilèges qui leur étaient accordés, ils servirent de banquiers au roi. Mais les concessions qui durent leur être faites grevèrent le système financier de coûts de transaction importants. A la fin du 18 e siècle, lorsqu'il devint clair que les finances de l'Etat gagneraient à l'élimination de ces privilèges, le roi découvrit qu'il n'était pas en mesure d'y procéder: gérant les fonds royaux, les corporations de tout type avaient étendu leur emprise sur les ressources fmancières de la nation. Nous verrons dans le chapitre 9 que le pouvoir qu'elles avaient ainsi acquis leur donna les moyens d'imposer leurs conditions à la royauté et de bloquer ses efforts de refonte du système financier. Entre théorie et réalité. Ou, quel doit être le réalisme de nos théories?
Indirectement, ce chapitre nous invite à poser une question majeure à laquelle il est bien difficile de répondre: comment interpréter l'histoire à la lumière de la théorie économique? Pourquoi les avantages des contraintes corporatives sontils restés ignorés des contemporains? Pourquoi les acteurs ont-ils été incapables de percevoir ce qu'il y avait de rationnel dans leur comportement? Pourquoi a-t-il fallu deux siècles de théorie économique pour le dégager? L'étude des discussions entre économistes des années 1940 sur l'analyse" à la marge» a soulevé des problèmes analogues 42 • A l'époque, les économistes se demandaient si l'expérience corroborait les conséquences qui découlaient de l'analyse 42. Cf. R.A. Lester, « Shortcomings of Marginal Analysis for Wag< Employment Problems., Ameri· can Economie Review 36, 1946, p. 2-82 ; Fritz Machlup, «Marginal Analysis and Empirical Research "American Economie Review 36, 1946, p. 519-554; R.A. Lester, «Marginalism, Minimum Wages and Labor Makets" American Economie Review 37,1947, p_ 135-148; Fritz Machlup,« Rejoinder to an Antimarginalist " American Economie Review 37, 1947, p. 148-154; G.J. Stigler, « Professor Lester and the Marginalists >, American Economie Review 37, 1947, p. 154-7; H.M. Oliver Je., «Marginal Theory and Business Behavior >, American Economic Review 37, 1947, p.375-383.
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marginale: lorsqu'ils ont à décider, les gens d'affaires essaient-ils délibérément de mettre en balance bénéfices marginaux et coûts marginaux? Se demander s'il est conforme à la réalité existante de voir dans le marginalisme la base de la décision économique chez les gens d'affaires du 20e siècle, c'était se demander avec quelle exactitude les propositions de la théorie reflètent le processus conscient de la décision chez les acteurs économiques. Cette discussion a soulevé des problèmes de méthode parallèles à ceux que nous nous posons quand nous nous demandons si le roi et ses ministres se rendirent compte effectivement des implications de leurs engagements fmanciers ou comprirent le sens des stratégies qui permirent l'apparition de la confiance entre partenaires aux fmances de l'Etat. Bien que la théorie à laquelle j'ai eu recours semble permettre de comprendre avec rationalité et avec une grande exactitude la mise en place des arrangements institutionnels du 18' siècle, il est difficile d'imaginer que le roi et ses ministres aient conçu ces arrangements dans les termes de l'analyse que j'ai présentée. Aujourd'hui cette question du réalisme de la théorie apparaît rarement dans le débat entre économistes. Ils ont admis depuis longtemps qu'une bonne théorie ne doit pas nécessairement correspondre en tous points à l'expérience réelle et que toute tentative d'imiter celle-ci engendre une complexité telle que la théorie en devient inutilisable sauf cas très spécifiques, ce qui la prive de toute possibilité d'application universelle. Une bonne théorie est celle qui explique le maximum de phénomènes avec le minimum de complexité. Les sciences exactes ont elles aussi admis depuis longtemps que ce n'est pas la qualité du reflet qu'une théorie donne de la réalité qui en détermine la valeur, mais l'exactitude des prévisions qu'elle permet de faire. Et de fait, nombre d'avancées scientifiques sont dues à l'application d'une théorie que l'on a considérée ultérieurement comme dépassée. L'utilité d'une théorie peut se mesurer à la façon dont elle soutient la comparaison avec une autre théorie que l'on pourrait lui substituer. Cette dernière permet-elle de meilleures prévisions et, si oui, à quel prix? Combien de simplicité doit-on sacrifier pour que cette dernière théorie s'applique? C'est de ce point de vue que je me placerai pour soutenir que, même si le roi n'a pas disposé de l'appareil conceptuel nécessaire pour comprendre le système de ses engagements dans les termes que j'ai utilisés, ma théorie vaut si elle est plus plausible que toute autre. « Plus plausible,., dans ce cas, signifie que ce qu'elle implique est plus conforme à ce que constatent les historiens. Le lecteur se posera sans doute une question d'ordre plus général: est-il nécessaire que nos analyses reflètent ce que pensent ou sentent les personnages dont nous essayons d'expliquer le comportement? Je répondrai que ce n'est pas nécessaire. Devant ce reproche persistant que l'on fait à la théorie économique de ne pas correspondre à la réalité, un essai maintenant classique de Milton Friedman offte une réponse sous la forme d'une série d'analogies qui nous instruiront utilement ~3. 43. Milton Friedman, « The Methodology of Positive Economies., Essays in Positive Economies, Chicago IL, The University of Chicago Press, 1953, p. 3-42.
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A qui s'interroge sur la correspondance entre théorie et réalité, Friedman suggère de penser à la densité du feuillage d'un arbre. La théorie indique que les feuilles se disposent comme si chacune d'elles cherchait délibérément à profiter au maximum de la lumière solaire qu'elle reçoit compte tenu de la position des feuilles voisines; comme si les feuilles possédaient quelque capacité consciente de faire leurs les lois de la physique qui déterminent la quantité de lumière reçue selon telle ou telle position du récepteur, et d'y réagir. Le caractère irréaliste de cet énoncé discrédit~-illa théorie? Les conséquences que la théorie comporte concordent avec l'expérience: le feuillage est en général plus dense vers le Sud que vers le Nord, quel que soit le genre de l'arbre ou le type de climat boréal. Mais la théorie semble irréaliste en ce sens que nous ne pouvons pas croire que les feuilles cherchent la lumière comme si elles avaient compris les lois physiques et mathématiques qui permettent de calculer leur position optimale. Nous sommes enclins à trouver une justification à la théorie en considérant que la lumière solaire contribue à la croissance des feuilles et que, pour cette raison, le feuillage sera plus dense et survivra mieux là où il yale plus de lumière. Friedman relève que cette adaptation purement passive à l'environnement produit un résultat identique à celui qu'une accommodation délibérée aurait provoqué. n me paraît tout aussi pertinent d'appliquer l'analyse théorique des engagements financiers au comportement des rois de France. La théorie reste utile tant qu'elle rend compte de ce que nous observons, en dépit de l'apparent irréalisme de ce qu'elle énonce. Friedman nous propose une autre analogie, encore plus pertinente sans doute, lorsqu'on se demande, comme c'est le cas pour mon analyse, si le roi comprenait les avantages profonds de l'organisation corporative et en avait une claire conscience. Prenez le cas d'un joueur de billard. Doit-il connaître les règles de la physique des forces avant de se mettre à jouer? Cependant ses coups seront malheureux s'il ne les applique pas. Ou voyez encore le joueur de dés qui ne peut pas calculer mathématiquement ses probabilités de gagner. Cependant, s'il ne joue pas selon ces probabilités, il a toute chance de perdre sa chemise. La même analogie vaut pour le monde du commerce: les marchands ne possèdent pas toujours les instruments nécessaires pour calculer les coûts pertinents ou la fonction de demande, ils ne peuvent pas toujours calculer le coût marginal et la recette marginale d'actions éventuelles; cependant ceux dont les décisions ne seraient pas compatibles avec la maximisation des rendements ne feraient pas long feu dans les affaires, qu'ils vivent au 12e ou au 20' siècle. Et Friedman fait cette remarque: " Naturellement, l'homme d'affaires ne procède pas en fait, à proprement parler, à la résolution du système d'équations simultanées en usant des termes dans lesquels l'économie mathématique juge opportun d'exprimer cette hypothèse [celle de l'utilité marginale], non plus que les feuilles ou les joueurs de billard procèdent explicitement à des opérations mathématiques compliquées ou que les corps en chute libre décident de créer un vide» -H. De même 44. Ibid.
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mon analyse du comportement du roi ne fait pas de distinction entre adhésion passive ou active à la théorie que je propose. Mon analyse s'intéressant à ce que fait le roi, non à ce qu'il dit qu'il fait, je n'entreprends pas de montrer qu'il pourrait avoir énoncé consciemment les principes que j'ai faits miens pour expliquer son comportement. Trouver des déclarations émanant du roi ou de ses ministres des finances qui conforteraient ma théorie n'aurait pas plus de pertinence, touchant la validité de celle-ci, qu'essayer de juger de l'exactitude des lois de la physique en demandant à un champion de billard de donner l'explication du bonheur de ses coups. On peut conclure de façon similaire à panir de l'anicle très estimé d'Alchain sur « Incertitude, évolution et théorie économique ". Alchain a créé un modèle dans lequel il suppose chez les acteurs une incertitude complète et un comportement irrationnel; cependant, malgré ces hypothèses extrêmes d'incertitude et de comportement immotivé ou irrationnel, le système de marché du modèle n'allouait pas les ressources au hasard. Même si les acteurs individuels n'optimisaient pas consciemment leurs choix, le marché concurrentiel choisissait les contrats qui engendraient des profits positifs, indépendamment des choix ou du comportement des individus. On inférera de ce modèle que la direction du changement ou de l'ajustement, dans un système économique, ne dépend pas des prises de décision conscientes des acteurs individuels. Quand les panicipants au système de marché ont pour motivation la recherche de profits, ils choisissent inévitablement les termes les plus profitables des alternatives, même si les individus les plus avisés et les mieux informés font de mauvais choix 45. Tout comme une affaire prospèrera et se développera quand son comportement correspondra à une maximisation rationnelle et informée des rendements, de même le roi pourra gouverner et payer ses troupes s'il baisse d'une façon correspondant à la théorie le taux des intérêts qu'il sert. Pour juger de l'utilité de la théorie que je présente, on examinera si elle sait présenter et regrouper de façon adéquate les conditions sans lesquelles les finances royales ne pourraient fonctionner, et on comparera ce résultat avec ceux auxquels les théories qui sous-tendent d'autres efforts d'explication permettent d'aboutir.
45. Armen A. Alehain,. Uncertainty, Evolution, and Economie Theory .,Journal ofPolitical Economy 58, 1950, p.211-221.
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Aux origines financières d'une révolution démocratique
Introduction .. la règle plutôt que l'arbitraire
Traditionnellement, lorsqu'ils évoquent les problèmes financiers qui sont
à l'origine de la Révolution française, les historiens mettent en avant l'incapacité du gouvernement central à lever des impôts. Pourquoi cette incapacité? l'en examinerai dans ce chapitre la raison profonde: les groupes-clé répugnaient à entériner des augmentations d'impôts tant qu'il n'existerait aucune règle préétablie de politique monétaire et fiscale. Interprétée sous ce jour, la résistance à toute augmentation de la charge fiscale était une réponse politique à l'incertitude que le pouvoir discrétionnaire du roi sur les dépenses faisait peser sur la politique fisco-financière de l'Etat. Ce concept d'incertitude économique suscite depuis peu une vive attention de la part des économistes. Comme ils l'ont montré, cette incertitude augmente le coût d'acquisition du capital et décourage l'investissement, d'où un niveau de production moindre. Or la politique financière irresponsable de l'Ancien Régime était une source majeure d'incertitude. Par exemple, les détenteurs d'offices ou de titres d'Etat vivaient toujours sous la menace de paiement différé des gages ou intérêts qui leur étaient dus. La seule fixation d'un taux d'impôt constant aurait contribué à réduire cette incertitude, quand bien même elle n'y aurait pas suffi à elle seule, donc à diminuer le taux d'intérêt et à provoquer une augmentation de l'investissement. Les capitalistes français du 18 e siècle
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savaient parfaitement que l'incertitude, en augmentant les taux d'intérêt, avait un effet sur l'accumulation de capital l • Les années qui précédèrent la Révolution virent l'éclosion d'une série de pamphlets qui, en matière de politique financière, exprimaient une nette préférence pour une règle, plutôt que pour l'arbitraire. Leurs auteurs avançaient que l'avantage principal de l'institution parlementaire pour l'Angleterre était d'avoir procuré une plus grande certitude en limitant l'arbitraire financier du gouvernement. En outre, ils saluaient avec enthousiasme la convocation des Etats Généraux, espérant que remède serait ainsi apporté à l'incertitude fisco-financière chronique qui était caractéristique de la France d'Ancien Régime. Ce qu'ils manifestaient avant tout, c'était leur conviction qu'un contrôle public plus étroit de la politique financière imposerait un frein à l'arbitraire des ministres qui s'était jusque là exercé sans entraves. Qu'il y ait eu, dans l'opinion française, des gens qui attachaient assez de prix à une promesse de stabilité pour accepter en échange le principe de nouveaux impôts, les idées qui s'expriment dans de nombreux pamphlets l'attestent. Mais exiger sans fin des impôts complémentaires décidés arbitrairement dans le secret gouvernemental n'était pas de nature à réduire le risque et l'incertitude dont souffraient les affaires non plus qu'à faire baisser les taux d'intérêt élevés. Si ceux-ci se stabilisèrent brièvement après le retour de Necker en 1787, c'est essentiellement parce qu'il promit de respecter les échéances et de payer les créditeurs en numéraire - à la différence de son prédécesseur Brienne qui avait proposé de payer partiellement en papier les détenteurs de titres et d'offices 2. Ce que le public voulait, c'étaient la stabilité monétaire, le respect des échéances, des règles propres à corseter l'arbitraire de l'exécutif et une incertitude moindre: tel était l'idéal de 1789 en matière de finances 3. De nombreux Constituants demandèrent en 1789 une péréquation de l'imposition entre régions et groupes sociaux. Cela ne signifie pas pour autant qu'ils souhaitaient voir augmenter la charge fiscale. De fait, au cours de la Révolution, l'augmentation des impôts dans des régions où ils avaient été traditionnellement peu élevés suscita de la résistance. En outre, en prônant une distribution
1. Des taux d'intérêt nominaux élevés limitent les investissements qui auraient pu se destiner à l'économie. Les .. industriels .. français de l'époque n'investissaient pas dans des projets qui auraient immédiatement séduit leurs homologues d'outre-Manche parce que les taux d'intérêt plus él~vés en France
décourageaient d'investir dans toute entreprise autre que les plus productrices de profit. Les monopoles garantis par le gouvernement satisfaisaient aux plus hautes exigences de profitabilité, ce qui pouvait n'être pas le cas pour des entreprises productives certes, mais appanenant au secteur informel. C'est ainsi que l'irresponsabilité du gouvernement en matière fiscale et fmancière a pesé lourd sur le développement économique de la nation. 2. La récente étude qu'a faite David Weir des taux d'intérêt anglais et français confirme combien la
confiance des investisseurs a joué un rôle capital. Il a montré que'le défaut de paiement partiel de Terray en 1770 • eu pour conséquence des taux élevés jusqu'en 1774 alors que les taux anglais restèrent stables jusqu'en 1776. 3. C'est d'ailleurs ce que Louis XVI promit, par sa déclaration de Fontainebleau, dès le début de son règne.
AUX ORlGINE5 FINANCIÈRES D'UNE RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE
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plus égalitaire du fardeau des impôts, nombreux étaient les Français qui pensaient d'abord à l'abolition de taxes particulièrement impopulaires, telles la gabelle, la dîme et les droits d'octroi. On désirait également la fin de la Ferme Générale et une solide amputation des dépenses de Cour. L'idée de résoudre la crise financière en donnant au gouvernement une plus grande capacité de lever des impôts ne suscitait aucunement un consentement général. Comme le notent Adam Smith etJ.-B. Say dans leurs traités d'économie politique, la capacité guerrière de la royauté française n'avait de limite que son incapacité à fmancer la guerre. Des rentrées fiscales plus importantes auraient seulement signifié des guerres plus longues, non une stabilité fiscale et monétaire plus grande en France.
Gouvernement représentatif et stabilité financière
Quelles ont été les conséquences politiques de l'endettement à la fin de l'Ancien Régime? Je me propose de réexaminer cette question à la lumière de ce qu'apportent les historiens de la politique financière française (y compris les observateurs de l'époque) et d'une comparaison des systèmes fisco-financiers anglais et français. Nous y rencontrerons nombre d'événements dont certains sont familiers: la désastreuse expérience de Law qui n'a pas peu contribué à détourner le gouvernement français de créer de la monnaie-papier ou une banque nationale; l'essor de la Banque d'Angleterre et l'existence, dans ce pays, d'une politique qui faisait des principaux créditeurs de l'Etat les contrôleurs du gouvernement et par là-même les garants de la dette - ces facteurs sont réputés avoir conféré à l'Angleterre un avantage considérable dans les grandes guerres du milieu du siècle -. Le peu de bonheur de la France dans ces guerres montre bien qu'en l'absence d'un gouvernement représentatif il est plus difficile de mobiliser la confiance des créditeurs (en comparaison avec l'Angleterre), d'où des intérêts bien plus élevés et moins de possibilités de crédit. j'affirme que c'est l'absence d'un tel système parlementaire qui a conduit les Français à mettre en place d'autres moyens d'accroître le crédit royal, par exemple en suscitant le développement d'une dette reposant sur les corporations, dette garantie par la vente des offices et canalisée par les Fermiers ainsi que par les corporations urbaines. Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, le poids que prirent les corporations rendit toute répudiation de dette plus coûteuse pour la royauté, ce qui eut l'effet salutaire de mettre un frein aux manipulations monétaires et aux défauts de paiement royaux. Mais, en renforçant les corporations, la royauté créait dans son système de fiscalité démodé de puissants intérêts acquis, ce qui lui rendait encore plus difficile toute réforme de fond. e est dans quelques pamphlets de l'ère prérévolutionnaire que l'on voit apparaître pour la première fois l'idée que gouvernement représentatif et stabilité financière sont liés. La royauté était alors disposée à admettre et même à ouvrir un débat sur l'opportunité de mettre en place un organe de discussion représen-
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tatif, dans l'espoir d'arriver à bout de la crise financière. On peut voir deux raisons à cene bonne disposition: elle a pu y voir un moyen de court-circuiter le pouvoir des financiers, et plus particulièrement des Fermiers généraux; elle peut en outre avoir espéré que les élites de la nation accepteraient enfIn de renoncer à leurs exemptions fiscales en échange du droit d'être représentées. Pour négocier cene renonciation dans un climat de confIance, la royauté devait tout faire pour éviter de se déclarer en banqueroute: cene négociation aurait été vouée à l'échec dès le début si la royauté s'était montrée incapable de convaincre ses interlocuteurs éventuels de son engagement à respecter toutes les formes de propriété de ses sujets. Une négociation directe avec les élites de la nation aurait pu déboucher sur la création d'un organisme aristocratique analogue au Parlement anglais, mais cene négociation échoua parce que la royauté n'était pas prête à aller assez loin dans le partage de son autorité politique. Ne pouvant négocier directement avec les notables, le roi convoqua ensuite les Etats Généraux. Il espérait que ceux-ci, avec leur recrutement plus large, seraient plus accommodants que ne l'avaient été les élites influentes du royaume. On vit ainsi la royauté accueillir avec faveur la décision que prirent les membres des Etats de se considérer comme représentants de la Nation, précisément parce qu'ainsi l'assemblée aurait le prestige nécessaire pour passer outre à l'opposition des groupes intéressés au maintien des exemptions. Mais l'impuissance de la royauté à parvenir à un accord avec les groupes d'intérêt financiers ouvrit le débat politique à des participants pour lesquels les questions fiscales et financières étaient secondaires. Le résultat en fut une révolution qui allait substituer à une crise financière une autre crise financière. Jusque bien avant dans le 19< siècle, la France allait manquer de moyens bancaires et fmanciers analogues en étendue et en capacité à ceux de la Grande-Bretagne. On n'a pas encore produit, et peut-être ne le pourra-t-on jamais, de document d'Etat qui révélerait le processus de décision royal en matière de finances. C'est pourquoi nous pouvons très bien ne jamais savoir en quels termes la royauté percevait l'organisation financière de la nation. Mais le sujet est trop important pour que nous nous satisfassions de ce silence. Dans les nombreux ouvrages qu'il a consacrés à la Révolution, François Furet nous a appris que, si nous voulons comprendre la signification des événements, nous devons prendre du recul par rapport aux explications qu'en donnent leurs acteurs. Les conséquences immédiates et visibles peuvent concorder avec les positions qu'ils prennent, mais l'histoire, comme la vraie économie, doit voir au-delà des intentions déclarées des participants et essayer d'éclairer la structure des incitations qui sous-tendent ces intentions ainsi que les conséquences cachées et les coûts des prises de décision des acteurs. Comme le dit Karl Popper, « la tâche principale des sciences sociales théoriques ... est de relever les répercussions sociales non intentionnelles des actions humaines intentionnelles »~. 4. Cf. Karl Popper, « Predictions and Prophecy in the Social Sciences " in Conjectures and RefUl4tiom, 2' éd., New York, Harper and Row, 1965, p. 342.
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Des polarités constantes: les finances de l'Etat en. France et en Angleterre au début de l'ère moderne
Au cours du 18 e siècle, le montant des emprunts des gouvernements français et anglais représenta un pourcentage important du produit national brut, même si on en juge d'après nos critères actuels 5• Mais, pour les Français, emprunter était plus coûteux que pour les Anglais. Le gouvernement anglais put donc emprunter une plus grande part de la richesse nationale que le français, ce qui fut au désavantage de la France dans sa rivalité avec l'Angleterre. La Guerre de sept ans, qui se conclut par la nette victoire de l'Angleterre, fut le moment fort de cette rivalité. L'engagement ultérieur de la France dans la Guerre d'indépendance américaine exigea un niveau d'emprunt que son gouvernement ne put couvrir par les recettes ordinaires. Il ne put non plus trouver le moyen de lever des impôts sans réforme sociale et politique majeure 6. Malgré la sévérité des sanctions qui auraient inévitablement frappé toute critique directe du comportement de la royauté, beaucoup de Français se rendirent compte que la prétention du roi à un pouvoir absolu avait sapé la crédibilité financière du gouvernement, puisqu'il était au-dessus des lois 7. Cette question fut pour la première fois évoquée publiquement sous la Régence lorsque le gouvernement, influencé par John Law, essaya de créer une banque nationale, sur le modèle de la Banque d'Angleterre. L'expérience fut un échec et on ne la renouvela pas sous l'Ancien Régime. Mais cet échec était la conséquence de l'affirmation du pouvoir absolu de la royauté: la banque fit faillite parce que la royauté était dans l'incapacité de prendre des engagements auxquels on pût accorder foi. A la fin du 18 e siècle, bon nombre de gens, se référant à l'échec du système de Law, pensèrent qu'aucune réforme financière ne serait possible en l'absence d'un corps représentatif capable de mettre un frein au pouvoir discrétionnaire de la royauté en matière de finances. Posant en principe qu'il est indispensable pour un gouvernement de rendre ses engagements financiers crédibles, je pense trouver dans cette théorie l'explication profonde des raisons qui ont conduit un nombre appréciable d'observateurs de l'époque à croire que la création d'institutions représentatives aiderait le roi à obtenir la confiance de ceux des Français dont l'opinion comptait et dont les ressources étaient nécessaires pour
5. Cf. BN L 40b 2401, M. de Casaux, Réflexions sur la dette exigible et sur les moyens proposés pour la rembourser 1789, Patis, 1790, p. 21. Utilisant des chiffres donnés pat Arthur Young, Casaux estime que le PNB anglais était de l'ordre de 2 800 millions de Livres, le gouvernement versant ~ ses créditeuts 384 millions à titre d'intérêts, ce qui représentait entre sept et huit pOut cent du total des revenus. 6. James Riley a démontré que les taux d'intérêt élevés qui sont sous-jacents ~ la crise des années 1780 ont eu leut origine dans les années 1760. Cf. J. Riley, 1he Seven YeaTS War and the OU Regime in France : 1he Economie and FinanciaJ ToI!, Princeton NJ, Princeton University Press, 1986. 7. Une déclaration datée du 28 mats 1765 proscrivait la publication de tout écrit ou de tout projet traitant de réforme des finances ou de leur administration.
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surmonter la crise en cours 8. Je suggérerai qu'un bon nombre des tracas financiers du gouvernement français tenait à la difficulté d'obtenir de la royauté des engagements crédibles, et que ce ne seraient pas simplement la réorganisation du Trésor ou la création d'une Banque Nationale qui auraient pu y mettre fin. John Bosher en était arrivé à conclure que le problème majeur pour les Français n'était pas le manque de représentation nationale, mais l'inefficacité totale et l'archaïsme de leur dispositif fiscal et financier 9 • Malgré le caractère approfondi des recherches de Bosher, il y a, me semble-t-il, à prendre en considération un facteur supplémentaire que suggère l'étude comparative que j'entreprends ici 10. La gestion fiscale britannique de l'époque était aussi chaotique et aussi inefficiente qu'en France, mais l'inefficience de son organisation et de sa gestion n'eut pas le même effet sur les taux d'intérêt car les promesses du gouvernement rencontraient la confiance: en effet le Parlement anglais donnait son aval à la dette nationale. Une étude comparative des finances d'Etat en France et en Angleterre me permettra, je l'espère, de montrer que le désavantage relatif de la France est directement imputable à la structure de ses institutions politiques. D'ailleurs c'était aussi l'avis de nombreux observateurs français de l'époque quand ils estimaient que les succès militaires de la Grande-Bretagne et son affirmation comme puissance mondiale étaient dus à son organisation financière innovante et à sa plus grande aptitude à gérer les finances de l'Etat: c'étaient là des succès auxquels la France ne pouvait pas prétendre parce que son gouvernement n'était pas en mesure de draîner aussi efficacement à son profit la richesse de ses sujets, que ce fût par l'impôt ou par l'emprunt. Les finances de l'Etat ne sont pas restées immuables tout au long des 17e et 18e siècles. Le potentiel fiscal et financier de la royauté augmenta considérablement, pour plusieurs raisons dont la plus notable me paraît avoir été son aptitude à développer des mécanismes destinés à rendre les reniements royaux plus coûteux qu'ils ne l'avaient été au 17e siècle. Confier la responsabilité d'une portion de la dette à des organismes de type corporatif était l'un de ces mécanismes - nous les avons examinés en détail dans le chapitre précédent -. Au cours du 18e siècle, ce qui avait été auparavant arrangements de type privé entre
8. Voir supra le chapitre 6. 9. J.F. Bosher, French Finances 1770-1795: From Business to Bureaucracy, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1970.
10. Bosher cherche à décrire les heureux résultats de l'administration financière du Parlement par opposition aux résultats relativement mauvais obtenus par l'administration des finances française; sans négliger
le fait que la représentativité ait été plus large en Angleterre, il s'attache particulièrement à mettre en lumière l'efficience administrative anglaise - cf. p. 22-25 et 42 -. Il note que .le taux élevé de l'intérêt servi pour la dette française était un indice supplémentaire de la différence de fond entre les systèmes administratifs des deux nations. Au cours de la décennie qui va de la paix de 1783 à la guerre de 1793, ces différences suffirent à orienter l'Angleterre sur une cenaine voie pour renforcer les finances publiques, et la France
sur une autre. (p. 24). A l'opposé, des politologues comme Margaret Levi ne croient pas qu'il y ait corrélation entre l'efficience administrative d'un gouvernement (quand il s'agit d'affaires financières ou de stabilité fiscale) et la représentativité de ce gouvernement.
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réseaux familiaux de financiers et royauté fit place à l'action d'institutions publiques obéissant de plus en plus à des procédures bureaucratiques. A mesure que se développait l'administration des finances publiques, le risque d'une banqueroute royale s'éloignait: la Ferme générale prenait un caractère bureaucratique de plus en plus net et les titulaires d'offices s'étaient organisés en corps. Ceci se traduisit par une baisse des taux d'intérêt. La capacité d'emprunt du roi rep
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nation. En outre, les familles les plus riches du royaume avaient fait de lourds investissements dans les Fermes générales, elles se trouvaient aussi détentrices de privilèges liés à l'achat d'offices. Les biens ainsi acquis ne seraient pas faciles à renégocier sous un éventuel régime nouveau, et ce d'autant moins que la royauté n'était pas en mesure de racheter les privilèges ou les fragments d'autorité publique qu'elle avait aliénés à ces personnes privées. Je commencerai par examiner la logique économique qui préside à l'organisation financière anglaise. Les principes théoriques de cette analyse économique recoupent le sentiment exprimé par une série de pamphlets qui ont fleuri pendant la crise des années 1786/1787: l'exemple de l'Angleterre montrait bien, selon leurs auteurs, à quel point des institutions représentatives étaient plus efficaces que des financiers isolés ou des institutions de type corporatif pour obtenir du gouvernement des engagements fiables. Cette littérature s'adressait au vaste public des investisseurs, elle ne reflétait pas, sauf rares exceptions, l'opinion des financiers qui comptaient sur la place. Puis, à la lumière des événements qui ont précédé la Révolution, je m'attacherai à comprendre pourquoi la royauté a choisi de convoquer les Etats Généraux plutôt que de répudier ses obligations comme elle l'avait fait dans le passé. Je concluerai enfin en examinant pourquoi la royauté a été incapable de réformer de façon paisible la structure financière de la nation. Je me limiterai à traiter des fondements fiscaux et économiques des institutions représentatives, tout en reconnaissant que des facteurs d'une grande diversité sont à l'origine des révolutions démocratiques de la fin du 18 e siècle. Tocqueville expliquait le déclin de l'Ancien Régime en insistant sur les impératifs fiscaux auxquels répondait sa structure politique. Il estimait que l'exemption d'impôts dont bénéficiait la noblesse avait modifié en profondeur l'évolution des institutions politiques françaises et qu'elle était à l'origine de la forte divergence que l'on constate entre le développement des institutions anglaises et celui des françaises. Argumentant cette idée de Tocqueville, j'ai également souligné la raison d'être fiscale des structures politiques de l'Ancien Régime. Ma conclusion est qu'en réclamant des institutions représentatives, les créditeurs cherchaient un moyen de forcer le gouvernement à une meilleure pratique de sa responsabilité financière; j'en conclus aussi que l'atmosphère de tension qui a présidé à ces réclamations a son origine dans le souvenir des habitudes fiscales des rois de l'Ancien Régime. C'est ainsi que j'établis un lien entre la demande croissante d'institutions représentatives propre à la période pré-révolutionnaire et les préoccupations impératives que la crise financière impose au gouvernement. Celle-ci pose en effet des questions de trois ordres - social, politique et constitutionnel -: Qui va payer? Qui va décider? Quels mécanismes faudra-t-il instaurer pour coordonner le processus de décision? Si la royauté avait accepté de chercher une réponse à ces questions avec les notables du royaume, elle n'aurait peut-être pas eu à faire face au soulèvement social qui suivit la convocation des Etats Généraux. Dans cette enceinte, en effet, la discussion s'est vite
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polarisée sur la question de l'égalité devant la loi, soulevant ainsi des problèmes qui allaient bien au-delà de la recherche d'une responsabilité à part égale devant l'impôt et qui exigeaient des solutions bien plus radicales que celles qui eussent été suffisantes pour réduire la crise fiscale.
La crise financière en France
L'Angleterre et la Prusse purent toutes deux remettre en question l'hégémonie traditionnelle qu'exerçait la France en matière de politique européenne parce que leurs gouvernements surent mobiliser à leur profit les ressources de leurs sujets de façon plus efficiente que le gouvernement français. L'efficience relative de la machinerie financière anglaise lui permit de collecter sous forme d'emprunts un pourcentage de la richesse nationale bien plus important qu'en France. Alors que les Anglais parvenaient à exploiter avec succès les réserves de capitaux existant ici et là en Europe 13, le roi de France payait ses créditeurs, en France même, avec difficulté. Etant donné sa capacité d'emprunt défaillante, il devait chercher d'autres moyens d'accroitre ses ressources. Or développer les structures fiscales existantes pouvait déjà être considéré comme exclu. Le roi n'aurait guère trouvé l'appui des parlements pour vendre de nouveaux offices 14: titulaires d'offices eux-mêmes, les parlementaires se souciaient de l'effet de ces ventes, qui ne pourraient que diminuer la valeur des offices déjà attribués 15. D'autre part, augmenter les impôts directs payés par la paysannerie ne pouvait, en ces temps de récession économique généralisée, que les rendre encore plus difficiles à collecter 16. Selon J. Bosher, le public des investisseurs, n'ayant plus confiance dans le système de crédit de la royauté, aurait rejeté aussi bien de nouveaux emprunts que de nouveaux impôts. Sans doute les Fermes générales étaient-elles devenues plus bureaucratiques et opéraient-elles plus nettement
13. Entre 1723 et 1780, une masse considérable de titres financiers émis par le gouvernement anglais
se trouvait dans les mains de porteurs étrangers. Cf. Peter G. Muir Dickson, The Financial Revolution in England; A Study in the Development ofPublic Credit, 1688·1756, New York, St. Martin' s Press, 1967, p. 311·2. 14. Vendre des parcelles de son autorité régalienne avait été un des principaux moyens utilisés par le roi pour lever des ressources extraordinaires. Il vendait par exemple le droit de collecter les impôts, ou encore une nomination à un emploi public. Pour rendre de telles charges attrayantes, il exemptait souvent leurs acquéreurs d'imp&ts. Ces ventes allaient miner l'autorité royale; elles allaient aussi faire crier à l'injus-
tice puisque restaient soumis aux impôts ceux qui n'étaient pas assez riches pour se permettre d'acheter leur exemption. 15. En outre le roi ne pouvait pas vendre au tarif de son seul choix les nouveaux offices qu'il créait. En tant que producteur jouissant d'un monopole sur des biens durables - le roi était seul à pouvoir créer de nouveaux offices -, il était contraint à vendre à un prix déterminé par la concurrence plutôt qù'à un prix de monopole: s'il augmentait le prix des nouveaux offices, il avait à faire face à la concurrence des titulaires cl' offices déjà existants qui pouvaient mettre ceux-ci en vente si les prix étaient assez fons. Cf. R.H. Coase, • Durability and Monopoly., Journal of Law and Economics 15, 1972, p. 143-9. 16. Sur la récession économique, voir C.E. Labrousse, La crise de "économie française à la fin de l'Ancien Régime et au début de la Révolution française, Paris, pur, 1944, p. 473.
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comme institutions publiques; il n'en restait pas moins que la solvabilité de la royauté dépendait encore du crédit personnel de ses financiers. Or les six premiers mois de 1787 virent la défaillance de certains des financiers du roi et la rumeur en donnait d'autres comme proches de la banqueroute ou ayant bien du mal à trouver du crédit. Enfin on pouvait craindre que la dépression économique générale ne diminuât la recette des impôts et taxes, et cette crainte contribua à la faillite de financiers éminents 17.
Les institutions parlementaires, la dette publique et les taux d'intérêt publics La création de la Banque d'Angleterre en 1689 fut un premier pas sur la voie de la stabilisation des finances publiques. La Banque provoqua chez les investisseurs un effet de confiance considérable: elle agissait en effet comme un mécanisme permettant aux prêteurs d'imposer un boycott du crédit en guise de représaille pour une défaillance de l'Etat. Barry Weingast nous explique en quoi la Banque leur donnait le moyen de coordonner un tel boycott, dont l'effet serait de rendre plus sévère la pénalité encourue par le gouvernement en cas de défaut de paiement. De par sa charte, la Banque avait un privilège exclusif, celui d'être le seul fournisseur et le seul titulaire de tous les crédits consentis au gouvernement. Ceci revenait à dire qu'il n'y avait pas d'autre choix pour un investisseur que de passer par son intermédiaire, que les prêteurs indépendants ou de taille modeste ne pouvaient plus se concurrencer les uns les autres et que l'Etat ne pouvait pas recourir à une autre source de financement. La Banque pouvait d'ailleurs en appeler aux tribunaux pour empêcher le gouvernement de le faire. Une telle capacité d'action en justice contre une Couronne qui essaierait de s'approvisionner à d'autres sources en crédits supplémentaires fournit à la Banque une rente importante et l'exposa d'ailleurs à la critique de servir une petite élite de banquiers de la City aux dépens de l'intérêt national 18. 17 .• Les faillites simultanées de Baudard de Saint·James et de Mégret de Sérilly, en 1787, suivies de celles de Marquet..., puis de Le Normand, devaient porter le coup de grâce aux finances monarchiques de Calonne " Guy Chaussinand-Nogaret, Les financiers de Languedoc au xV/J/' siècle, Paris, SEVPEN, 1970, p. 249. 18. Dickson signale que, pour de nombreux contemporains, l'influence qu'exerçaient les riches citoyens sur le gouvernement avait quelque chose de sinistre. Si une banque avait le monopole des prêts au Parlement, les banquiers seraient en mesure de dicter une politique..' nationale correspondant à leur intér~t. c On avançait que la dette nationale avait été créée non pour répondre à une nécessité économique, ni au besoin de revenus plus élevc:!s, mais pour satisfaire à une nécessité politique: pour s' assurer le soutien des puissants groupes participant aux emprunts gouvernementaux en vue de l'arrangement politique de 1689._ Cf. Dickson, op_ cit., p. 17. Cependant la Banque n'avait été conçue que comme un intermédiaire chargé de lancer les
emprunts du gouvernement sur la place, de façon très similaire à ce que fait aujourd'hui la Réserve Fédérale pour ses transactions sur le marché, à cette exception près que la Banque n'était pas partie du gouvernement
anglais. N'étant pas le prêteur réel, la Banque n'avait pas le pouvoir monopolistique de fixer des taux d'intérêt déraisonnablement élevés. La décision d'emprunter et la fixation du taux d'intérêt étaient du resson
de la législation parlementaire, et c'était aux éventuels prêteurs individuels de décider s'ils souscriraient ou non à ces emprunts.
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li Y avait une raison supplémentaire à cette centralisation entre les mains d'un unique intermédiaire de toutes les décisions de prêt s'exerçant dans le royaume: la Banque pouvait ainsi mettre en place un boycott du crédit, renforçant singulièrement de la sorte les sanctions auxquelles le gouvernement serait exposé en cas de défaillance. En réduisant la probabilité d'une défaillance, cet arrangement accroissait la crédibilité des engagements pris par le gouvernement à l'égard de la Banque 19. Même si les Anglais ont pu ne pas s'accorder sur les mérites de l'arrangement constitutionnel de 1688 - le Constitutional Settlement -, il y en a bien peu qui aient mis en doute le rôle qu'il a joué en ce qui concerne les finances publiques de l'Angleterre ou la montée en puissance de celle-ci au cours du 18 e siècle. Comme de nombreux observateurs de l'époque, l'historien anglais des fmances P.G.M. Dickson note que le poids de cette capacité d'emprunt accrue du gouvernement se fit sentir particulièrement lors du financement des guerres. En 1688, au début de leur guerre contre la France, les Anglais avaient pu emprunter un million de Livres. A la fin de la guerre, en 1697, le gouvernement avait emprunté près de 17 millions de Livres à partir d'un PNB dont on estime qu'il n'a pas été supérieur à 40 millions de Livres 20 • En moins de dix ans, la dette est passée de 2 à 3 % du PNB à environ 40 %. Selon Dickson, cette augmentation spectaculaire du financement de la guerre est due à la création de la Banque d'Angleterre et à l'établissement d'une dette nationale permanente. La simple existence de la Banque ouvrait au gouvernement la possibilité d'une nouvelle technique d'emprunt reposant sur des prêts à long terme. Avec ce nouveau système, les investisseurs recevaient pour leur prêt un intérêt viager. La Banque était habilitée à emprunter sur garantie du Parlement, à traiter en espèces ou en billets à ordre et à opérer comme prêteur sur gages. Dès la fin de 1694, la Banque avait avancé à l'Etat la totalité de son capital sous forme de billets. Le Trésor - the Exchequer - les acceptait en échange des « tailles », ces planchettes à encoches destinées à tenir à jour les échéances dues aux créanciers de l'Etat. La Banque allait se rendre indispensable au gouvernement à la fois comme source de crédit et comme payeur des rémunérations des soldats à l'étranger. Avec les émissions de billets qui se multiplièrent au 18 e siècle jusqu'à se faire en grandes séries, les liens de la Banque avec le gouvernement devinrent plus étroits. Toujours pour améliorer la qualité de la signature du gouvernement anglais, c'est en 1715 qu'un deuxième pas fut accompli. Cette fois, il fut décidé, aux 19. Bary Weingast a développé une telle interprétation du fonctionnement de la Banque dans son« Institutional Foundations of the « Sinews of Power. : British Financial and Military Success Following the Glorious Revolution., texte ronéotypé, Hoover Institution, Stanford University, juillet 1991. 20. Ces estimations du PNB anglais sont celles que donnait Gregory King. Voir E. Le Roy Ladurie, «Les comptes fantastiques de Gregory King », Annales ESC 23, 1968, p. 1086-1102. Après l'entrée en guerre de l'Angleterre contre la France en 1689, les dépenses publiques passèrent de moins de 2 millions de Livres par an à une moyenne de 5 à 6 millions. Cf. Dickson, ap. ciL, p. 46.
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termes d'un accord politique, que tout emprunt à usage spécifique devrait être garanti par un impôt spécifique, voté par le Parlement, destiné à gager son remboursement. Le Parlement donnant ainsi son aval à la dette publique, le taux d'intérêt des obligations gouvernementales passa de 10 % en 1689 à 3 %, ce qui accrut considérablement la capacité du gouvernement anglais à utiliser l'épargne de la nation 21. La baisse des taux d'intérêt reflétait la probabilité accrue de remboursement du prêt. Tout à l'opposé, de l'autre côté de la Manche, le roi de France payait les intérêts de ses emprunts (si l'on tient compte de la dévaluation des rentes et des annuités viagères) à des taux bien supérieurs à ceux auxquels traitaient les corporations et les Etats. En 1707, par exemple, Samuel Bernard s'était engagé à fournir 13,2 millions de livres en numéraire pour assurer la solde des troupes en campagne dans les Pays-Bas espagnols et 6 millions pour celles qui se trouvaient en Espagne. Son contrat mentionne des formes diverses de remboursement, y compris le droit de collecter des impôts. Pour avoir su rassembler l'argent nécessaire, ses" honoraires» étaient de l'ordre de 15 % d'intérêt annuel, ce à quoi s'ajoutait la promesse d'un don supplémentaire de 1 100000 livres jusqu'à remboursement complet 22. H. Luethy nous signale des taux d'intérêt du même ordre - 16 à 20 % - pour des prêts faits à la même date par des banquiers suisses. Mais Luethy signale aussi que ceux-ci ne purent pas percevoir à terme échu les intérêts de 4 à 5 % qui leur étaient dus chaque trimestre 23. Les taux d'intérêt français déclinèrent après 1720. Luethy nous donne des exemples de taux de 4 à 5 % pour des obligations émises par la royauté, mais note que ces obligations se vendaient en général avec un rabais de 40 %24. Etant légalement tenue de ne pas dépasser un taux de 5 %, la royauté accordait une remise aux acheteurs de ses obligations au lieu d'ajuster le taux d'intérêt. Compte tenu de cette remise, le taux réel était de 6,7 %, soit deux fois plus que le taux pratiqué sur les obligations gouvernementales anglaises de la même période. Sur les rentes viagères, bien plus populaires, les taux variaient de 8 à 10 % avec amortissement sur 15 à 20 ans 25. Si nous négligeons la dépréciation du capital l'effet de capital -, et si nous calculons en intérêts composés, nous obtenons à 20 ans un intérêt à 6,7 % sur huit pour cent des rentes viagères. La " tête» (la personne) au nom de laquelle l'annuité était libellée devait vivre plus de 21. Ce qui atteste le mieux le succès de cette politique d'emprunt liée au Parlement, c' est le fait que les taux d'intérêt des emprunts publics sont tombés au--àessous du niveau de ceux des emprunts privés. Ces derniers taux étaient en Angleterre d'environ 4 à 5 % au cours de la seconde moitié du lse siècle, alors qu'en France ils variaient de 5 à 12 %.
22. Cf. Daniel Dessert, Argen~ pouvoir et société au Grand siècle, Paris, Fayard 1984, p. 194-5. 23. Cf. Herbert Luethy, La Banque protestAnte en France de la révocation de l'Edit de Nantes à la Révolution, Paris, SEVPEN, 1959, p. 180-1. 24. Luethy signale qu'en 1752 les rentes perpétuelles se négociaient à 50 % de leur valeur. Cf. Luethy, Ibid., t. 2, p. 58. 25. Les rentes viagères intéressaient les investisseurs dépourvus de famille: elles expiraient à la mon du prêteur.
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20 ans pour que le taux qui lui était servi à titre viager dépassât le taux réel desrentes perpétuelles. Pour une période de trente ans, le taux d'intérêt réel s'élevait à 7,6 %, ou 7,9 % si le titulaire dépassait l'âge de cinquante ans. Un taux de 10 % était servi aux souscripteurs âgés de plus de cinquante ans - ce qui équivalait, sur vingt ans, à un taux d'intérêt réel de 9,19%.
C'est selon moi, la présence d'institutions parlementaires qui explique que l'Angleterre ait pratiqué des taux relativement plus bas que la France. L'institution parlementaire réduisait en effet les coûts du crédit pour le gouvernement: c'était en effet un organisme public perpétuel - et non ses membres à titre personnel ou un monarque au-dessus des lois - qui assumait la responsabilité du remboursement des obligations du gouvernement. Le Parlement avait bien moins de raisons de faire défaut qu'un roi. La fortune personnelle des membres du Parlement ne gagnait rien à un refus d'honorer la dette: si le Parlement choisissait de faillir à ses engagements, ses membres - les législateurs - ne devenaient pas à titre individuel les consommateurs des fonds ainsi préservés. Comme les membres du Parlement n'avaient pas autant intérêt que le roi à manquer à leurs engagements, le public des investisseurs pouvait se sentir désormais protégé contre des saisies arbitraires de biens trop exposés et trop concentrés comme celles qu'il avait connues en 1640 et 1672 26.
En tant que représentants des créanciers du gouvernement, les membres du Parlement avaient plus intérêt à augmenter les impôts destinés à honorer l'ensemble de la dette qu'à renier leurs engagements concernant une fraction de celleci. Au contraire, un roi avait un intérêt personnel et direct à répudier sa dette, surtout s'il n'avait d'autre choix, dans le cas où il n'y procéderait pas, qu'aliéner son autorité ou renforcer la puissance de groupes corporatifs ou d'organes législatifs. De ce point de vue, les rois pouvaient se trouver dans l'obligation de mettre en vente les joyaux de la dynastie pour honorer la dette de l'Etat, ce qui n'aurait pu être le cas pour les représentants appartenant à un organisme législatif. En un temps de difficulté financière, un membre du Parlement préférerait, en tant que créditeur du gouvernement, augmenter les impôts plutôt que manquer à ses obligations de législateur: les impôts se répartissaient sur un segment de population bien plus large que la dette, de sorte que le coût des impôts à payer par le membre du Parlement (ou ses électeurs) pour honorer la dette serait selon toute vraisemblance moins élevé que celui d'un défaut de paiement. En outre, les membres du Parlement, s'ils répudiaient la dette, en souffriraient aussi indirectement: leurs parents, leurs amis pouvaient être porteurs de titres publics et, de toute façon, il y avait certainement des créanciers de l'Etat parmi 26. Dickson remarque: « lt:s créanciers du roi se seront cenainement dit que leurs prêts n'auraient pas été répudiés s'ils avaient été gagés sur garantie parlementaire au üeu de ne l'être que sur des promesses de la Couronne >. Cf. Dickson, op. ciL, p. 45.
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leurs électeurs les plus actifs 27. Avec la création d'une dette consolidée contrôlée par le Parlement, les investisseurs anglais acquirent la conviction que l'intérêt du gouvernement était d'honorer la dette, non de la répudier; les taux d'intérêt n'avaient donc plus à refléter le risque d'un défaut de paiement. Autre avantage de l'établissement d'une dette publique, un organisme législatif n'avait pas le même intérêt qu'un roi à filtrer l'information la concernant. Le public devait être informé du niveau relatif des revenus et des services afin de pouvoir apprécier la capacité à long terme qu'avait le gouvernement d'assurer le service de sa dette à partir des revenus dont il disposait. Une telle information était indispensable aux investisseurs puisqu'elle était le seul moyen à leur disposition pour anticiper une éventuelle banqueroute royale. En France, le simple fait qu'une telle information n'était pas d'ordre public diminuait la crédibilité du gouvernement et provoquait l'augmentation des taux d'intérêt. Necker (aux Finances de 1777 à 1781 et de 1788 au 11 juillet 1789)28, recourt au même argument en 1781, lorsqu'il expose au roi les avantages que l'Angleterre retire de son organisation financière: « En effet, si l'on fixe son attention sur cet immense crédit dont jouit l'Angleterre, et qui fait aujourd'hui sa principale force dans la guerre, on ne sauroit l'attribuer en entier à la nature de son Gouvernement ... Mais une autre cause du grand crédit de l'Angleterre, c'est, n'en doutons point, la notoriété publique à laquelle est soumis l'état de ses finances ... Tous les prêteurs connoissant ainsi régulièrement la proportion qu'on maintient entre les revenus et les dépenses, ils ne sont point troublés par ces soupçons et ces craintes chimériques, compagnes inséparables de l'obscurité. En France, on a fait constamment un mystère de l'état des finances ,,29. Plus tard, l'un des pionniers de l'économie politique, Jean-Baptiste Say, né vingt ans avant la Révolution, écrira en 1803, à sa façon péremptoire: oc Le crédit public est la confiance qu'on a dans les engagements du souverain. Il est au plus haut point quand la dette publique ne rapporte pas aux prêteurs un intérêt 27. Pour les finances britanniques aux 17' et 18' siècles, voir: Peter Mathias et Patrick O'Brien,« Taxation in Britain and France, 1715-1810. A Comparison of the Social and Economic Incidence of Taxes Collected for the Central Goveroments " The Journal of European Economie History 5, 1976, p. 601-650 ; John E.D. Binney, British Publie Finance and Administration 1774-1792, Oxford, The University Press, 1958; S. Dowell, A History of Taxation and Taxes in England /rom the Earliest Times to the Present Day, 6 vol., 3' éd., Londres, F. Cass, 1965; Fredrick C. Dietz, English Public Finance and the National State in the Sixteenth Century " Facts and factOr< in Economie History .' Articles by Former Students of Edwin Francis Gay, 1~ éd., Cambridge MA, Harvard University Press - reprint New York 1932; W. Kennedy, English Taxatùm, 1640-1799.' An Essay on Policy and Opinion, New York, A.M. Kelley, 1964 ; Sydney Ch. Buxton, Finance and Politics.' An Historical Study 1783-1885, 2 vol., Londres, J. Murray, 1888; Elizabeth Boody Schumpeter, « English Prices and Public Finance, 1660-1822 " The Review of Economie Statistics 20, 1938, p. 21-37 ; E. Hughes, Studies in Administration and Finance, 1558-1825, with Special Reference to the History of the Salt Tax in England, Manchester, Manchester Universiry .Press, 1934. 28. Necker fut rappelé le 16 juillet 1789. 29. Jacques Necker, Compte rendu au Ro~ janvier 1781, Œuvres complètes de M. de Necker, Paris, Trente! et WürtZ, 1820, t. 2.
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supeneur aux place mens les plus solides; c'est une preuve que les prêteurs d'argent n'exigent aucune prime d'assurance pour couvrir le risque auquel leurs fonds sont exposés, et qu'ils regardent comme nul. Le crédit ne s'élève à ce haut degré que lorsque le gouvernement, par sa forme, ne peut pas aisément violer ses promesses, et lorsque d'ailleurs on lui connaît des ressources égales à ses besoins. C'est pour cette dernière raison que le crédit public est faible partout où les comptes financiers de la nation ne sont pas connus de tout le monde ,.30. Bref, pour de nombreux auteurs de l'époque, le gouvernement anglais a gagné en crédibilité parce qu'il possédait une institution permanente apte à garantir une dette publique 3l • L'arrangement constitutionnel de 1689 avait offert à l'Etat un moyen de s'assurer la coopération de ceux des membres de la nation que leur richesse et leur poids social rendaient particulièrement aptes à aider le roi à financer l'Etat en leur ouvrant la perspective de participer à la formation de la politique gouvernementale. En France à l'opposé, l'absence d'une institution publique permanente, destinée de par la loi à protéger les intérêts des investisseurs, freinait l'augmentation en volume des finances de l'Etat. Relativement à l'appareil technique des engagements financiers de l'absolutisme français - des échanges sur une base bilatérale avec des financiers du roi 32 - , les institutions parlementaires britanniques obtenaient des gouvernements des engagements crédibles sur une longue période avec une meilleure efficience 33. Il y eut en France à l'époque pré-révolutionnaire un théoricien des questions financières, Charles Ducloz-Dufresnoy, pour comprendre le caractère incitatif du système anglais dans une perspective analogue à la mienne. Il exposait que « dix ou douze mois après la dernière paix, la désolation fut générale à Londres, ainsi que la crainte d'une inévitable convulsion des affaires. C'est dans la chaleur de cette alarme universelle que M. Pitt fut placé à la tête des finan-
30. ].·B. Say, Traité d'économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, Paris, Crapelet, 1803, t. 2, chap., p. 526 (NDT: il est à noter, dans ce cas comme dans celui de la note 78, même chapitre, que les éditions ultérieures donnent une version
dif-
férente). 31. C'est aussi l'avis de J. Hicks, dans sa Theory ofEconomie History, Oxford, The University Press, 1%9. 32. Cf. supra, chapitre 7. 33. On peut voir dans le fait que les parlements étaient susceptibles d'emprunter à des taux moins élevés que les rois une des raisons pour lesquelles les monarchies constitutionnelles ont remplacé les monar-
chies absolues dans la plupart des pays d'Europe occidentale. Cf. Herbert Rowan, 1he King's St4te : Propriet4ry Dynasticism in EaTly Modern France, New Brunswick NJ, Rutgers University Press, 1980. Les propositions que firent les conseillers de Guillaume et Marie afin de réunir les sommes nécessaires pour contenir la puissance française montrent qu'ils étaient très conscients de cet avantage lié à l'existence du Parlement. Cette capacité à emprunter des liquidités a permis aux nations démocra-
tiques d'Europe occidentale de disposer d'un puissance nationale considérable par rapport à l'Est de l'Europe.
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ces »3-\ . Duclos nous explique que, plutôt que d'envisager une banqueroute de l'Etat, Pitt déclara la guerre au déficit. « Liquider tous les comptes, amener le Parlement à décider l'augmentation du revenu par de nouvelles taxes; en un mot, élever la recette au niveau de la dépense jugée nécessaire pour une année ordinaire de paix, voilà quel fut le plan du nouveau Ministre, comme avoit été celui de ses prédecesseurs en pareil cas ... Les Communes virent la sagesse de ces dispositions, et les adoptèrent. En 1786, M. Pitt recueillit le prix de son courage: il se vit alors en état de présenter à la même Chambre des Communes, des tableaux satÎsfaisans de recette et de dépense» 35. Une autre figure politique d'une certaine envergure de la fin du 18 e siècle, Napoléon Bonaparte, avait aussi compris le caractère incitatif du système anglais. C'est ce que rapporte Caulaincourt:" Tout repose chez elle [l'Angleterre] sur une chose imaginaire. Son crédit n'est que dans la confiance, puisqu'elle n'en a pas le gage, quoique j'avoue que le gouvernement ait mieux que cela, puisque toutes les fortunes particulières sont dans celle de l'Etat. Le système successif d'emprunt, liant toujours le présent au passé, force en quelque sorte la confiance dans l'avenir. En intéressant tout le monde, toutes les fortunes à celle de l'Etat, le gouvernement s'est donné mieux qu'un gage réel qu'il n'avait pas, puisqu'il s'en est créé par là un illimité, même dans l'intérêt individuel» 36. Si nous ne possédons pas de document nous permettant d'apprécier de quelle façon le gouvernement français de l'Ancien Régime interprétait l'avantage des finances publiques anglaises, les théoriciens français des finances, eux, ont souvent comparé les systèmes des deux pays 37. Typiquement, les brochures traitant d'économie politique qui circulaient en France à la fin du 18< siècle s'attachent toutes à montrer pourquoi le gouvernement anglais écartait l'idée de banqueroute, même aux moments de grande détresse financière et pourquoi
34. Ducloz-Dufresnoy, l'un des principaux notaires de Paris, est de tous les auteurs de l'époque qui traitent des finances publiques celui qui se signale le plus à l'attention par sa compréhension des pratiques qui ont cours et par son attention au détail. Cf. Ducloz-Dufresnoy, Charles-Nicole, BN L39 b 655 : Dis· cours de M. Ducloz·Dufresnoy SUT l'offre d'un crédit de six millions prêté au Toi paT la compagnie des notaiTes, Paris, chez Clousier, 1788 ; BN L39 b 4227 : Réflexions SUT l'état de nos finances, à l'époque du 1~ mai et du 18 novembre 1789, Paris 1790; BN L39 b 762: Jugement impartial SUT les questions qui intéressent le TiersEtat, Paris 1788 ; BN L39 b 6648 : Encore quelques mots sur les questions de savoir si le tiers-état peut être repré· s""té par des ordres privilégiés, Paris, chez Clousier, 1788 ; Origine de la Caisse d'escompte. ses progrès, ses révolutions ou Lettre de M. Ducloz-Dufresnoy, notaire, à M. le Comte de Mirabeau, Paris, 1789 ; BN L39 b 3223 : Observations de M. Ducloz-Dufresnoy sur l'état des finances, Paris, chez Clousier, 1790 ; BN L39 b 4083 : Observations rapides sur l'impossibilité d'adopter le plan de la municipalité de Paris. Ca/cul du capital de la dette publique, réflexions sur les causes de discrédit, Paris 1790. 35. BN L39b 3223 : Observations de M. D.-D. sur l'état des finances, p. 20-21. 36. Cf. Caulaincourt, Mémoires du général de Caulaincourt, duc de Vicence, grand écuyer de l'Empereur, Jean Hanoteau éd., Paris, Plon, 1933, t. 2, p. 233. Caulaincourt rapporte ce que lui dit Napoléon en Polt>gne, dans le traîneau couvert et glacial qui le ramène en décembre 1812 de Moscou. L'Empereur ne savait pas que Caulaincourt notait ces soliloques. 37. Cf. BN L76f 122 : Situation actuelle des finances de la France et de l'A"gleterre, non signé, Paris, Briand, 1789 ; on trouvera dans ce texte la formulation statistiquement la plus rigoureuse de ces comparaisons.
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il mettait souvent en garde contre les conséquences condamnables qu'aurait une banqueroute. Voyons de plus près ces écrits.
Comment les Français voyaient les finances de la nation à la veille de la Réuolution ? Je viens d'analyser en termes de coût-bénéfice l'avantage net qu'un gouvernement retire, pour ses affaires financières, d'une organisation parlementaire. Cette analyse découle de la théorie à laquelle je me réfère. Cependant elle se trouve correspondre à des opinions parallèles qui s'expriment dans un certain nombre de pamphlets des années 1787-1788, années au cours desquelles la confiance dans le régime s'était érodée. Une poussée spéculative, apparue au début des années 1780 semblait sur le point de s'effondrer et partout l'anxiété était vive: les contemporains déploraient le tarissement du crédit et la prolifération des faillites dues au fait que les créanciers exigeaient désormais le paiement des prêts qu'ils avaient consentis. La panique qui affectait les finances privées suivait un cours parallèle à la crise gouvernementale 38 • On vit alors paraître des pamphlets qui assuraient que des institutions représentatives procureraient une responsabilité fmancière plus grande que celle qui dérivait des institutions de l'absolutisme. Présenter ainsi l'avantage qu'auraient des institutions représentatives du point de vue fmancier n'était pas une idée nouvelle dans la pensée politique française, mais elle valait d'être réaffIrmée au vu de l'urgence, dans l'environnement d'incertitude, d'appréhension et de crainte qui prédominait en ces années, alors que, selon la rumeur qui circulait, le Régime pourrait bien se trouver blessé à mort en 1789 ; des réformes énergiques étaient donc indispensables. Alors que les Français se démenaient pour préserver leur fortune acquise, la nécessité de procéder à des réformes de fond en matière financière et politique était devenue pour les membres des parlements et pour les théoriciens de la vie politique tout autre chose qu'une simple spéculation théorique. La crise de 1787 réouvrit pour la première fois, à propos du financement de l'Etat, le débat public qu'avait connu la Régence entre 1715 et 1720. A cette époque, l'irresponsabilité financière de la royauté avait suscité un débat public passionné qui s'était concentré sur l'utilité de la création d'une banque nationale habilitée à émettre du papier-monnaie. Une telle banque existait déjà en Angleterre, mais, en France, nombreux furent ceux qui pensèrent que les conditions politiques nécessaires n'étaient pas réunies. L'opinion ne manifestait alors aucune sorte de confiance dans la capacité de la royauté à gérer les finances de l'Etat, et la preuve en était que le roi avait dévalué la monnaie 43 fois en l'espace de 26 ans, entre 1689 et 1715 39• 38. Cf. George Taylor,« The Paris Bourse on the Eve of the Revolution, 1781-1789., American Hisum-
cd Review 67, 1962, p.951-977. 39. Cf. A.D. Vuitry, Le désardre des fi71
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Que pourrait-on trouver pour l'empêcher d'annuler la dette de la future banque, de confisquer ses fonds ou de battre monnaie sans limite? Dans ses Mémoires (publiés pour la première fois à la fm du 18< siècle), Saint-Simon rapportait ainsi les arguments qui militaient contre la création d'une banque nationale: « tout bon que pût être cet établissement en soi, il ne pouvait l'être que dans une république, ou que dans une monarchie telle qu'est l'Angleterre, dont les finances se gouvernent absolument par ceux-là seuls qui les fournissent et qui n'en fournissent qu'autant et que comme il leur plaît; mais, dans un Etat léger, changeant, plus qu'absolu, tel qu'est la France, la nécessité y manquait nécessairement, par conséquent la confiance, au moins juste et sage, puisqu'un roi, et sous son nom, une maîtresse, un ministre, des favoris, plus encore d'extrêmes nécessités, comme celles où le feu Roi se trouva dans les années 1707,8,9 et 1710, cent choses enfin pouvaient renverser la Banque, dont l'appât était trop grand et en même temps trop facile» 40. Pour convaincre un public français fortement sceptique qu'une banque nationale pourrait parfaitement fonctionner dans les conditions de l'absolutisme, John Law soutint qu'il n'y aurait qu'avantage pour l'expansion de l'économie nationale si tout le crédit émanait du roi. Selon ce qu'il croyait, l'or et l'argent, s'ils restaient en des mains privées, ne sauraient être employés dans l'intérêt général, et c'était là le principal obstacle à la croissance économique; en effet la tendance des particuliers était de thésauriser les ressources nationales en métaux précieux. Pour surmonter cette répugnance à investir, continuait-il, un monarque éclairé pourrait user de son autorité pour garantir que le bas de laine national serait mis en circulation afin de favoriser l'industrie et le commerce. En outre, un monarque éclairé pourrait faire en sorte que la banque honore ses dettes 41. Ce qui n'empêcha pas la banque, sous la direction de Law, d'émettre du papier qui perdit rapidement toute sa valeur, ce qui provoqua une banqueroute massive de l'Etat. La mémoire en restait vive à la fin du 18< siècle, lorsque l'idée de créer une banque nationale revint à l'ordre du jour en même temps que l'espoir que le roi convoquerait des Etats Généraux, qui ne s'étaient pas réunis depuis 1614 42 • Une nouvelle crise des finances signifiait la possibilité d'une nouvelle répudiation royale de la dette. Les adversaires de l'absolutisme espéraient que 40. Saint·Simon, Mémoires, A. de Boislisle éd., Paris 1925, vol. 37, p. 178·9. Je remercie Thomas Kaiser de m'avoir signalé ce passage. On s'intéressera à ses recherches en cours sur Law, c Money, Despotism, and Public Opinion in Early Eighteenth Cent ury France: John Law and the Debate on Royal Credit », University of Arkansas, Little Rock. 41. Cf. BN Anciens Manuscrits FR 7768, et sunout les folios 200-220. Recueil de mémoires concernant la Ixmque de lAw (17161711). Les contemporains étaient en général pers-uadés que la création d'une banque nationale était incompatible avec la monarchie absolue parce que le gouvernement pouvait toujours manipuler le cours de la monnaie ou conf""l= les actifs en toute impunité. On trouvera sous la cote BN Anciens manuscrits FR m4m9 des • mémoires sur le gouvernement en général et en paniculier 'Uf les finances vers 1726» où il est exposé plus avant pourquoi une banque nationale ne saw-ait fonctionner correctement en régime d'absolutisme. 42. Les Etats Généraux étaient une assemblée des trois ordres (ou états) du royaume, le clergé, la noblesse et le tiers état (ou ordre des classes non privilégiées). Ils étaient convoqués uniquement en période de crise et leurs sessions n'ont eu que rarement des conséquences profitables.
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Louis XVI convoquerait les Etats Généraux pour éviter la mise en place d'une Chambre de justice - ce qui n'aurait été qu'une banqueroute déguisée - ou une banqueroute caractérisée, procédures utilisées par des rois précédents en période de crise. Brissot fut un des pamphlétaires qui prirent la plume pour susciter un mouvement d'opinion en faveur des Etats Généraux. Son premier pamphlet, qu'il écrivit à Londres, Point de banqueroute, proposait de confier aux Etats Généraux la charge des finances de la nation afin de restaurer la confiance dans le crédit de l'Etat: « Les seuls Etats-Généraux peuvent constater le déficit, peuvent le fixer, peuvent octroyer la quotité de l'impôt qui le couvrira, peuvent enfin établir un système d'administration qui prévienne à jamais le retour des déprédations [de la royauté] ». Pour parvenir à ces fins, il recommandait aux Etats Généraux de formuler les revendications suivantes: que le montant du déficit soit rendu public, - que les taxes et impôts ne puissent être collectés sans leur consentement, - que l'ensemble du système des finances obéisse à des procédures régulières « qui prévienne[nt] à jamais les désordres passés », - que ce soient les Etats-Généraux qui, lors de leur prochaine réunion, arrêtent le montant du déficit, le montant et le type des impôts à percevoir, et qu'ils exigent pour chaque année à venir une discussion libre et ouverte des comptes de la nation. Dans un second pamphlet daté de Paris, en 1787, il estime que la convocation des Etats Généraux et l'établissement de principes constitutionnels devraient satisfaire les créanciers de l'Etat qui « y ont un intérêt presque aussi grand que les autres citoyens. Car la solidité de leur créance augmentera nécessairement en raison de la diminution du pouvoir arbitraire. Les banqueroutes nationales deviendront d'autant plus rares que les Ministres pervers auront moins de facilité d'emprunter, d'imposer, de dissiper, et que tous y seront, chaque année, obligés de soumettre leurs comptes aux yeux de la Nation. Alors les dissipations disparoÎtront, avec les manœuvres ténébreuses qui les couvroient ; alors le gage des créanciers de l'Etat restera intact; alors le citoyen payera moins, et le créancier recevra plus sûrement ... » « Que fait en outre le Parlement, en enregistrant un emprunt? n garantit aux prêteurs que la Nation payera le capital et les intérêts ». Mais n'est-il pas illégal qu'il puisse engager la foi de la Nation sans son aveu? Tout engagement ne suppose-t-il pas le consentement libre et raisonné de la partie engagée? «Formons-nous une idée juste de l'effet de l'enregistrement fait par le Parlement, d'un impôt ou d'un emprunt; cet enregistrement est, par rapport au gouvernement et à la Nation, ce qu'est la signature d'un notaire au bas d'une obligation. C'est une déclaration que cet impôt ou emprunt a été accordé avec les formalités légales; c'est un ordre à tout citoyen de payer. .. Le Parlement n'a pas plus le pouvoir d'enregistrer un emprunt qu'un impôt sans le consentement de la Nation assemblée en Etats-Généraux... C'est de bonne foi que les
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prêteurs ont avancé leur argent au gouvernement. lis ont cru les enregistrements du Parlement suffisans pour engager la Nation. La Nation doit remplir cet engagement ... par respect pour le crédit national, crédit qui seroit infailliblement altéré chez les étrangers, que l'usage n'avoit point préparés à faire jusqu'à présent la distinction d'emprunt consenti, ou non consenti par la Nation" 43. Ces idées de Brissot se retrouvent dans d'autres pamphlets. Pour défendre l'idée qu'une administration de la dette nationale devrait être instituée sous le contrôle des Etats Généraux, Clavière, qui écrit également d'Angleterre, relie l'heureuse expansion du crédit public dans ce pays à la création d'une dette publique. " C'est le peuple qui dépense; c'est lui qui emprunte; c'est lui qui engage. Le Roi, dans cette Isle, n'est donc point tenu à la Dette publique. Les créanciers n'y ont, pas plus qu'en France, la Couronne pour obligée; mais ils y ont hypothèque sur la Nation elle-même. Elle est solidaire dans toutes ses parties, pour les charges acceptées par son Parlement ". En Angleterre, selon son raisonnement, les dépenses publiques augmentaient plus vite que le revenu à cause de la création d'une dette publique: " [elles] ont presque quintuplé depuis 1698, tandis que le revenu général ne s'est accru que dans la proportion de cinq à deux» 44. Micoud d'Vmons concluait un long Essai sur le Crédit Public, en appelant de ses vœux une monarchie constitutionnelle dans laquelle la taxation et la création de monnaie seraient de la responsabilité des Etats Généraux. Vn véritable crédit public ne saurait s'instaurer, écrivait-il, tant que l'arbitraire royal serait sans frein. " Si le public n'accorde aucune confiance aux papiers royaux, aux billets d'Etat, aux contracts, et à toutes les valeurs qui sont sur la place, c'est parce que le roi seul en répond, et que des raisons d'Etat pourroient forcer Sa Majesté, malgré elle, à retarder les paiemens. Mais que l'établissement de la société nationale [une banque nationale] reçoive la sanction des Etats Généraux, que la dette soit consolidée ou remboursée, que cette société présente au public prévenu un papier qui soit à lui, et dont il réponde lui-même, dès ce moment la confiance est entière ", et il ajoute: « L'administration ne feroit réellement et ne pourroit faire que les mêmes opérations d'un simple particulier; et comme le papier qui lui seroit délivré, seroit cautionné par les receveurs des deniers délégués à la société, et par la société solidaire elle-même, dans laquelle les citoyens de tous les ordres, le contrôleur-général des finances, les ministres mêmes pourroient s'intéresser, le public n'auroit égard qu'à la caution, et toute crainte de sa part cesseroit ; parce qu'on ne pourroit pas présumer que cinquante mille individus voulussent compromettre leur fortune, en se laissant séduire par le gouvernement» 45. 43. BN L39 b 6308 : Point de banqueroute ou Lettre à un créancier de l'Etat [par J.P. Brissot de War· ville), Première Lettre, Londres 1787, p. 21 ; p. 25 ; Deuxième lettre, Paris 1787, p. 4-5. 44. BN L39 b 516: • De 1. foi publique envers les créanciers de l'étal., Lettres à M. Linguet SUT le nO CXVl de ses Annales, Londres 1788. 45. BN L39b 7148 : Essai sur le crédit public par M. D. [Micoud d'Umons! Paris, Bailly, 1789, p. 199·200.
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Nombreux étaient les pamphlétaires qui, s'élevant contre le danger d'une banqueroute, liaient la crise du crédit public à la pratique d'intérêts élevés et à la crise commerciale qui se traduisait, à la veille de la Révolution, comme le remarquaient les contemporains, par une vague de faillites. '" Tout le monde est convaincu - écrit l'un d'eux - qu'il n'y a pas assez de numéraire en France, que l'intérêt de l'argent y est à un prix excessif en comparaison de nos voisins, que presque tout le commerce se fait à crédit, ce qui nécessairement fait pencher la balance en faveur de l'étranger; car l'intérêt de l'argent se paie par le Roi depuis 5 à 12 pour cent; on a même dit plus, cela est exorbitant,. 46. Pour apporter un remède à cette situation lamentable, « tout Etat dont les rentrées ne sont pas suffisantes pour remplir à leurs échéances les engagements qu'il a contractés, doit se conduire comme un Banquier, qui seroit dans le même cas. Ce banquier alors se sen de sa bonne réputation; il met de son papier sur la place pour avoir de l'argent, pour remplir ses engagemens à leurs échéances. Les bonnes Maisons de banque ne perdent jamais sur leur papier; pourquoi l'Etat ne feroit-il pas de même? Le Roi ne peut ni ne doit le faire, parce que sa dette est celle de la Nation: c'est donc à elle de la payer, et à lui de veiller à ce qu'elle s'en acquitte bien ... je vais en panie indiquer la manière de le faire »~7. Et il recommande alors la création d'une dette nationale dont l'administration serait placée sous la juridiction des Etats Généraux ou d'un organisme représentant les créditeurs de la nation ~8. La convocation des Etats Généraux qui survint enfin donna derechef à espérer la création d'une banque nationale. Mais, comme le remarquait un pamphlétaire, celle-ci devrait se garder d'être associée dans les esprits à la faillite du système de Law. Du temps de celui-ci, les ministres avaient toute latitude d'augmenter la masse monétaire sans que le public fût à même de juger du montant du numéraire en circulation. En effet le public n'avait alors aucun moyen de savoir ce qui garantissait les billets émis, à supposer qu'il y eût quelque chose pour les garantir. li serait impossible de renouveler ces errements dans le nouveau système parce qu'aucune monnaie ne pourrait y être émise sans le consentement de la nation. Le public n'aurait rien à craindre parce que les billets en circulation ne dépasseraient jamais la limite consentie par la nation. Du temps de Law, les billets avaient été émis alors que le roi, trop jeune, ne pouvoit connoÎtre les intérêts de ses peuples: le papier-monnaie proposé par ce pamphlétaire serait, lui, créé par la nation et soutenu par elle ~9.
46. BN L39 b 6536 : Mémoire pour l'esrablissement d'une caisse publique nationak ou française, signé P.L.B.W.K., p. 6. 47. Ibid., p. 14. 48. Ibid., p. 3. 49. Ibid.
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Les conditions financières à la veiLle de la RévoLution A la veille de la Révolution, le roi manquait d'argent, son crédit était faible et son trésor vide. Le déficit annuel du gouvernement s'était gonflé jusqu'à atteindre une valeur estimée de 125 millions de livres; il était dû en grande partie à la pratique de l'emprunt direct. Le gouvernement français était en effet dans l'obligation de payer un intérêt allant jusqu'à 10 % sur ses emprunts à court terme comme sur les rentes perpétuelles ou viagères. Les Etats provinciaux, à l'opposé, étaient en mesure d'emprunter à 5 %. Necker avait emprunté 23 millions de livres aux Etats de Bourgogne, 48 millions à ceux du Languedoc, 12 millions à ceux de Bretagne, 5 437 000 en Provence et 3 millions en Artois, le tout à un taux de 5 %. Ces emprunts étaient garantis par les recettes annuelles des impôts collectés par les Etats. Les trésoriers et receveurs généraux, les fermiers généraux aussi, pouvaient emprunter à 5 %, puis prêter à la royauté à un taux bien plus élevé en empochant la différence. Les trésoriers ne pratiquaient pas des taux aussi bas que les Etats provinciaux parce que la royauté avait du mal à payer ses propres agents à mesure que la crise s'accentuait. Ces groupes de gens de finances avaient la réputation de prêter au roi les fonds qui leur avaient été alloués pour leurs dépenses de fonctionnement. En 1789, le roi devait près de 70 millions de livres à la Ferme générale 50. Le 22 février 1787, Calonne, le Contrôleur général, convoqua une Assemblée des Notables pour débattre des problèmes généraux que posait l'administration du royaume. Un sujet - le déficit - domina le débat: pour la première fois dans l'histoire de la nation, Calonne en rendait le montant public 5 !. Le débat qui s'ensuivit parmi les contemporains sur les moyens d'y remédier et sur les réformes à apporter aux pratiques fiscales et financières existantes allait souvent s'enfler en posant la question fondamentale de la nature du gouvernement. Au cours de la session plénière, Calonne présenta six mémoires qui proposaient en fait deux réformes principales: d'abord la création d'un impôt proportionnel payable en nature auquel seraient assujettis tous les propriétaires terriens; ensuite la création d'assemblées provinciales qui assisteraient l'intendant, dans tous les pays d'élection, pour l'administration locale. Ces assemblées seraient des organes consultatifs, sans fonction administrative ou législative, qui apporteraient leur concours à la détermination de l'assiette des impôts locaux ou royaux, mais ne participeraient pas à la décision politique. Les pays d'Etats étaient exclus de la réforme, surtout parce que les Etats provinciaux se comportaient déjà en intermédiaires entre la royauté et leur province; leur existence réduisait le coût des emprunts que le roi y levait. Le roi avait une raison majeure de donner son agrément à la création de ces organes consultatifs: il attendait SC. J.F. Bosher, « French Administration and Finance " in A. Goodwin éd., The New Cambridge Modern History, vol. vu, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1965, p. 583. 51. On a pu établir ultérieurement que les chiffres cités par Calonne procédaient d'une estimation basse.
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d'eux une réduction des coûts de transaction similaire à celle dont il bénéficiait dans les pays d'Etats. Mais il était clair qu'il n'avait aucun désir de partager avec eux le pouvoir politique. L'Assemblée des Notables ne put s'accorder avec le roi. Les notables firent comme s'ils approuvaient le principe de l'égalité d'imposition, mais rejetèrent toutes les mesures que la royauté proposait pour mettre en place cette réforme. La taxe proportionnelle de Calonne ignorait les privilèges fiscaux des individus, des corps constitués et des provinces, sans offrir aux notables des raisons suffisantes pour sacrifier leurs privilèges. On ne s'étonnera pas de ce que ces notables n'aient pas consenti à abandonner leurs privilèges fiscaux sans compensation. Après tout, l'exemption d'impôts était une forme de propriété qui avait été héritée ou achetée. Quant aux assemblées provinciales de Calonne, elles furent rejetées: on en voyait trop le peu de pouvoirs réels, alors qu'il était demandé aux notables de renoncer à des privilèges financiers de poids. Le prince de Bauveau mit en garde ses pairs de l'Assemblée de la façon suivante: .. Si l'assemblée n'aura servi qu'à imposer... , l'assemblée se compromettra aux yeux de la nation» 52. Ses propositions rejetées, Calonne fut renvoyé et l'Assemblée suspendue. Loménie de Brienne (1787-1788) remplaça Calonne comme ministre principal, mais ne fut pas nommé contrôleur général. Admirateur de Necker, il fit de nombreuses concessions aux notables. Au lieu de la taxe proportionnelle d'extension indéterminée proposée par Calonne, il proposa un impôt direct dont le montant serait fonction des besoins de l'Etat 53. li présenta aussi une estimation plus précise du déficit et il s'engagea comme ses prédécesseurs, au nom du gouvernement, à limiter les dépenses. Ses propositions furent également rejetées. Les notables voulaient une trésorerie unifiée, qui centralisât toutes les rentrées et sorties, de sorte que l'on pût connaître " la situation financière réelle au jour le jour et qu'en limitant la comptabilité à une seule source, tous les paiements provinssent d'un même fond unique» 54. En outre, ils demandaient qu'on leur fournît un état des recettes et dépenses de l'année en cours et voulaient entrer dans le détail financier, pour connaître ainsi le montant des pensions ou des subsides que le roi accordait à ses favoris, ou même les prévarications au sein des des Postes royales. De plus, ils souhaitaient des réformes militaires et entendaient même contrôler les écuries royales. Brienne se montra réceptif et il proposa de coopérer avec les notables pour trouver des économies. Mais, dans le cadre de la lutte contre le déficit, les notables insistèrent pour obtenir le contrôle des dépenses à venir, ils proclamèrent que seule une collaboration active entre le roi et les riches du royaume serait de nature à restaurer la res-
52. Cf. Jean Egret, La pré·révolution française, 1787·1788, Paris, PUF, 1962, p. 62. 53. Brienne satisfaisait ainsi à une requête des notables qui demandaient que la taxe foncière fût révisée chaque année en fonction du déficit. 54. J. Egret, op. cic., p. 62.
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ponsabilité financière sans laquelle on ne saurait espérer rétablir la confiance dans les finances de l'Etat. Brienne était bien en peine d'offrir à ces notables une garantie politique qui les assurerait que les investisseurs auraient le pouvoir nécessaire pour prévenir le retour de déficits ou de désordres fiscaux. n décida de renvoyer les notables le 25 mai 1787, lorsqu'il devint clair qu'ils ne consentiraient pas d'augmentation d'impôts sans concessions supplémentaires du roi 55.
Et la banqueroute devint impensable Les notables ayant échoué à apporter une solution à la crise, il semblait qu'on fût à deux doigts d'une banqueroute d'Etat, mais elle n'eut pas lieu. Plus tôt, en 1770, sous Terray, qui fut le Contrôleur général de décembre 1769 à août 1774, le gouvernement avait procédé à la radiation d'une partie importante de sa dette pour parer à une crise financière 56. Douze années plus tard, il semble que le gouvernement ait pris soin d'éviter de s'engager dans une telle voie. Alors que la crise qui avait provoqué la convocation de l'Assemblée des Notables remontait déjà à 1782, Brienne attendit août 1788 pour suspendre le paiement de la dette 57. Necker, son successeur immédiat, revint sur cette décision en 55. Ce récit repose sur Egret, Ibid. Les notables refusèrent leur appui à la réforme fiscale au motif que, n'étant pas un corps représentatif, leur consentement ne saurait lier la nation. Cf. Albert Goodwin,« Calonne, the Assembly of French Notables of 1787 and the Origins of the Révolte Nobiliaire " English Historicd Review 61, 1946, p. 373. Vivian Gruder a soutenu que les Notables ont rejeté l'impôt de répartition qu'ils avaient eux·mêmes proposé à l'origine parce qu'ils désiraient voir redéfinir l'autorité politique. Autrement dit, leur principal objectif était d'imposer des freins institutionnels au« despotisme des ministres '. Cf. V. Gruder, « A Mutation in Elite Political Culture: The French Notables and the Defense of Property and Participation, 1787 .,Journal ofModern History 56,1984, p. 598-634. Elle y soutient que l'opposition des ordres privilégiés à la royauté allait au-delà d'une étroite défense de leurs privilèges fiscaux. Nombre de leurs membres demandaient des changements institutionnels tels que les décisions politiques royales seraient soumises à une institution capable de susciter un consensus. Les recherches en cours de John Markoff sur les Cahiers du Second Etat [la noblesse] confirment l'existence de cene tendance. 56. L'abbé Terray, contrôleur général, convertit toutes les tontines en rentes viagères (arrêt du 18 janvier 1770, AN AD+987 - même cote pour les arrêts suivants). Puis il réduisit les arrérages des rentes qui avaient été créées en mai 1751, mai 1760, juillet 1761, novembre 1767 et août 1769 (arrêt du Conseil d'Etat du 20 janvier 1770). Il poursuivit en suspendant les paiements des rescriptions dues à partir de mai 1770 (arrêt du Conseil d'Etat du 18 février 1787). Enfin il ajourna le remboursement des capitaux arrivant à échéance (arrêt du Conseil d'Etat du 25 février 1770). Il motivait cette dernière mesure en alléguant que le roi était justifié à retarder les remboursements en temps de guerre et que les circonstances de 1770 n'étaient pas moins pressantes qu'une guerre. On notera qu'il eut recours à des arrêts en Conseil plutôt qu'à des édits, de façon à ne pas avoir à demander d'enregistrement parlementaire. Il se flaTta d'avoir pu épargner immédiatement pour la royauté, par ces mesures, une somme de 38 630 000 livres, soir environ 20 % de la dette, plus 150 millions à échéance de la durée des tontines. Cf. René Stourm, Les finances de l'Ancien Régime et de la Révolution: origines du système financier actuel, 2 voL, Paris, Guillaumin, 1885, t. l, p. 22-24. Les rentes perpétuelles disparurent en 1770 à cause de la détérioration du crédit public. Cf. Luethy, ap. cit., t. 2, p. 470. 57. Les « officiers .. salariés du gouvernement et les rentiers reçurent trois cinquièmes de leurs gages en billets du Trésor.
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reprenant le versement de leurs échéances aux rentiers 58. Les historiens de l'Ancien Régime se demandent encore pourquoi la royauté a été tellement attentive à ne pas recourir à un moyen qu'elle avait si souvent employé auparavant en des urgences similaires. Pourquoi le roi a-t-il été opposé à l'idée de répudier sa dette en 1788-1789 ? Avant tout parce que ceux qui étaient opposés à toute décision de banqueroute pouvaient, le cas se produisant, espérer ameuter l'opinion: un large segment de la population avait investi dans les fonds d'Etat à cette époque et avait donc un intérêt personnel à agir pour éviter que le roi ne fît banqueroute. Dans Point de Banqueroute, Brissot expose bien que " ces rentiers sont répandus dans toutes les classes de citoyens; l'extrême subdivision des fonds publics, la facilité de les négocier, les font sans cesse circuler du porte-feuille des riches dans la boutique de l'artisan, et dans les mains mêmes des domestiques, qui tous en les achetant se préparent une retraite pour leurs vieux jours JO. Et il ajoute qu'une déclaration de banqueroute serait particulièrement désastreuse pour les pauvres: " Voilà donc une classe nombreuse d'individus réduits à la misère et par conséquent à la nécessité de voler» 59. Clavière, que nous avons déjà cité plus haut, estimait à 300 000 le nombre des créanciers de l'Etat. Les travaux de Daniel Roche, qui a trouvé des rentes d'Etat dans les inventaires après décès de Parisiens relativement modestes, nous confirment l'ampleur de la participation du public au financement de l'Etat: "La rente apparaît partout, à une exception près, les salariés mourant vers 1700 avec moins de 500 L., lesquels à la veille de 1789 ont à peine 2 % de rentes dans leurs actifs. Entre 500 et 3 000 L., compagnons, garçons, gagne-deniers, manouvriers, valets, laquais, domestiques ont tous des titres de rente ... Au-dessus de 3 000 L., les actifs en rente varient des 2/3 au 4/5<. Bref, le domestique parisien est un rentier très tôt, et le salarié enrichi le devient vite JO 60. Dans ses Considérations sur les richesses et le luxe, qui datent de 1787, G. Sénac de Meilhan rapportait qu'" une plus large part de la richesse de la nation était maintenant dans les mains de la populace sous la forme d'argent ou de
58. Selon Bosher, 1'« arrêt infâme. du 16 août 1788 a été trop rapidement interprété comme un acte de banqueroute. « Cet arrêt ne prit le sens d'une banqueroute qu'aux yeux de ceux - ils représentaient iJ est vrai la grandt: majorité des observateurs de 1788 - qui se référaient toujours au système traditionnel selon lequel le crédit public devait reposer sur le crédit privé des comptables et des fermiers des impôts. Cf. Bosher, French Finances 1770-1795, op. CiL, p. 198. Bosher voit dans cet édit un aspect de la volonté politique, chez Brienne, de supprimer, ou au moins consolider, les offices à fonction fmancière et de donner un caractère national au Trésor et à la monnaie: «La suspension de paiements à laquelle il a
procédé fut interprétée à l'époque comme une banqueroute royale; en fait c'était un effort précoce pour remplacer les crédits privés à court terme par un crédit national ou public _, Ibid., p.309. 59. Brissot, ap. ciL, p. 7. 60. On trouvera des exemples de cette large participation aux finances de l'Etat in Daniel Roche, Le peuple de Paris, essai sur la culture populaire au XVlll' srecle, Paris, Aubier-Montaigne, p. 83.
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bons» 61. Les investissements dans les instruments fiannciers de l'Etat étant plus largement distribués dans l'ensemble de la population, il devenait possible de mobiliser l'opinion contre une éventuelle banqueroute du roi. C'était là une donnée nouvelle et imponante : lors des crises antérieures, la royauté avait pu persécuter les financiers et répudier sa dette en se ménageant le soutien de l'opinion. On ne pouvait donc plus compter sur un secteur paniculièrement imponant de l'opinion pour de telles persécutions. Sénac de Meilhan observe que les agents des Finances ne sont plus des coquins, mais des agents du service public: « les financiers ont succédé aux traitans, aux panisans, qui sonaient de la fange pour habiter des palais. Les citoyens que l'exemple de leur père, leur génie, les circonstances appellent aux emplois de la finance, les possèdent comme l'on exerce une charge dans la magistrature, un emploi militaire. Beaucoup parmi eux sont alliés à de grandes familles; beaucoup auroient pu se distinguer dans une autre carrière : presque tous ont reçu une éducation soignée» 62. On trouve un commentaire semblable chez Mollien - qui deviendra ministre du Trésor sous l'Empire - : « la très grande majorité des fermiers généraux de 1780, par la culture de l'esprit et l'aménité des mœurs, tenait honorablement sa place dans les premiers rangs de la société française; et plusieurs, par la direction qu'ils avaient donnée à leurs études, auraient été très disposés à mieux servir l'Etat, même avec moins de profit, si les ministres, connaissant mieux leur siècle, avaient su mieux discerner les sources de la fonune publique, y mieux puiser, et la diriger plus habilement vers son véritable but » 63. Au 17e siècle, les financiers étaient considérés comme de vils bourgeois et traités tout à fait autrement que la vieille aristocratie. Au cours du 18e siècle, ces distinctions s'estompèrent et l'élite en devint plus homogène 64. Selon Yves Durand, les Fermiers généraux de la fm du 18e siècle étaient culturellement indifférenciables du reste de la noblesse, et d'ailleurs il n'y avait parmi eux que 10 % de roturiers 65. La stratégie de division des élites, si fructueuse sous Louis XN, devenait inopérante sous Louis XVI. La royauté ne pouvait plus ameuter la vieille aristocratie contre les riches parvenus. 61. Le~ sous-traitances des fermes d'impôts indirects étaient souvent divisées en titres d'un très faible
montant, de sorte que les responsabilités pour les fermes se diffusaient dans l'ensemble du système social et qu'y participait un large segment de la population. En Bretagne par exemple, les fermes d'impôts indi· rects étaient sous-traitées paroisse par paroisse. On pourra trouver un exemple de l'extension de ces soustraitances in P. Heumann, " Un sous-traitant sous Louis XIII, Antoine Feydeau ., Revue dllistoire Moderne,
1938, pp. 5·45. Je ne connais pas d'étude traitant de ce sujet pour le 1S< siècle. 62. BN R 24500 : Gabriel Sénac de Meilhan, Considérations sur les richesses et le luxe, Amsterdam, 1787, pp. 347·8, cité in J.F. Bosher éd., French Government and Society 1500·1850: Essays in Mernory of Alfred Cobban, Londres 1973, p.38·39. Meilban avait été intendant à Valenciennes. 63. Cité in Marcel Marion, Dictionnaire des Institutions de la France aux XVII' et XVII/'siècles, Paris 1923, 2< éd. Picard 1976, p. 234. 64. Cf. G. Cbaussinand-Nogaret, op. cit., p. 250 : • Au début du siècle, le mariage de la fille de Crozat • le Riche» avec le comte d'Evreux put provoquer l'indignation, mais plus tard les Mazade s'allièrent aux Aumont sans justifier un haussement d'épaule •. Chaussinand en conclut qu'alliés à l'aristocratie, se retrou-
vant partout dans la robe, les financiers sont complètement intégrés à la société d' Ancien Régime. Il parle de • fusion noblesse1lens de robe·finance » (Ibid , p. 271). 65. Voir Yves Durand, Les Fermiers généraux au XVII/'siècle, Paris, PUF, 1971.
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Outre la difficulté d'ameuter l'opinion contre les financiers, le roi avait une raison supplémentaire de ne pas les persécuter. C'est encore Sénac de Meilhan qui dit que les choses ont changé, que l'administration est devenue une science dont les principes sont mieux connus et que les diverses branches de l'administration financière sont plus efficaces. Après 1770, on voit de plus en plus dans cette administration une activité publique gérée par des experts. Les fermes des impôts indirects étaient devenues des bureaucraties impersonnelles et les contemporains les associaient moins dans leur esprit à la fortune particulière de leurs Fermiers. Ces affaires ne sont plus concentrées à l'intérieur d'un petit cercle de gens qui s'enrichissaient de l'usure publique et qui pouvaient dicter les lois dans les moments difficiles. Persécuter des fmanciers n'était plus un expédient tenable. Mais le public pensait dans sa grande majorité qu'il fallait d'urgence procéder à une réforme totale du système financier. y avait une troisième raison pour ne pas reprendre les errements du passé : il ne fallait rien faire qui pût compromettre la possibilité de négocier avec les groupes sociaux. En convoquant l'Assemblée des Notables, la monarchie avait invité les élites de la nation à débattre de la possibilité d'échanger leur exemption d'impôts contre de l'autorité politique. La royauté avait espéré que les privilégiés accepteraient volontairement de renoncer à leurs exemptions fiscales en contrepartie de la création d'un organisme représentatif ayant le droit et la capacité de participer à la décision politique sur le plan national. Si elle adoptait la solution de la banqueroute, elle compromettait sa crédibilité, et donc sa capacité à négocier une renonciation volontaire de ses interlocuteurs à leurs exemptions. était indispensable, pour la royauté, de donner l'impression qu'elle négociait sérieusement. Cela impliquait qu'elle devait faire nahre chez les possédants la conviction que, pour la première fois, elle en venait à reconnaître des droits de propriété absolus à ses sujets 66. C'est donc le besoin de maintenir totalement ouverte la possibilité de négocier qui interdit à la royauté de procéder comme elle l'avait fait en 1770. Ironie de l'histoire, l'action de la monarchie à la fin de l'Ancien Régime sacrifiera bien plus au principe du caractère sacré de la propriété que celle de l'Assemblée Constituante.
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Pourquoi la réforme a-t-elle échoué en France? Bien que la responsabilité collective des organismes corporatifs ait été toujours plus encouragée, et malgré le développement de l'idée de service public, le secret continuait à caractériser le système fmancier français à la fm de l'Ancien Régime. En l'absence d'une administration unifiée du Trésor, le Contrôleur général ne disposait toujours pas d'un tableau complet de l'état des finances de la 66. Par droit absolu de propriété, ;' entends le droit de se voir payer les intérêts en temps voulu et de la manière spécifiée dans un contrat.
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nation. Les financiers entretenaient toujours à leur guise des relations personnelles avec leurs pairs et avec le public. Nombre d'entre eux recevaient des honoraires de personnes appartenant à un public qu'ils étaient censés servir; ou encore étaient autorisés à retenir à leur usage une partie des fonds publics qu'ils maniaient j li Yen eut même cenains qui escomptaient tirer un revenu des investissements privés qu'ils faisaient avec des fonds publics. A l'opposé, le Parlement anglais du 18 e siècle requérait que le roi lui soumît chaque année un projet de budget provisionnel de toutes les recettes et dépenses. Le Parlement pouvait ainsi prévoir les dépenses, les contrôler et dégager les moyens propres à assurer le financement des demandes du roi. Les Français auraient pu trouver le moyen d'établir un budget d'Etat global en étendant le contrôle central du Trésor Royal sur les finances. Aucun des Contrôleurs généraux de la décennie précédant la Révolution, à l'exception de Necker (qui d'ailleurs en eut le pouvoir, mais non le titre), ne chercha à en finir avec le système qui consistait à fonder le crédit public sur les ressources privées de ses financiers. Quand Joly de Fleury remplace Necker aux Finances (1781-1783), le rappon qu'il adresse au roi fait état de la nécessité de rétablir le système des financiers que Necker avait essayé de faire disparaître. li avançait que le public ne serait pas aussi bien servi par des administrateurs salariés qui " guidés par aucun intérêt personnel, étaient moins zélés dans leur travail ». li soulignait que les difficultés que la royauté rencontrait à lever des fonds tenait à ce que « les douze administrateurs qui ont remplacé les quarante-huit receveurs généraux signent il est vrai leurs rescriptions mais n'en sont pas les garants. Les gens qui prêtent leur argent veulent avoir un riche garant qui soutienne les rescriptions,. 67. Les ministres des Finances de Louis XVI, y compris Calonne (1783-1787) qui remplaça Fleury, étaient persuadés que, pour les investisseurs, la richesse personnelle des financiers représentait la garantie la plus sûre, celle qui était le plus à même de susciter leur confiance. li n'y eut pas de plan de Calonne pour en finir avec le système des comptables et des financiers 68. li croyait en effet que le crédit de l'Etat devait reposer sur le crédit privé des financiers et des fermiers et il estimait que le soutien de groupes de financiers distincts agissant en tant qu'agents d'affaires libres était indispensable au crédit de l'Etat 69. 67. Cité par Basher, Frmcb Finances, op. cil., p. 175. Basher expose que la taille était collectée par des receveurs, c officiers» qui avaient acheté leur charge C!t qui étaient (enus de procéder à des versements de fonds selon un calendrier préétabli. Les c rescriptions .. étaient des créances du T césor sur les receveurs et devaient être acquittées une année plus tard. Pour obtenir des liquidités, le Trésor pouvait vendre ces créances avec remise avant le terme échu et l'argent de l'exercice en cause restait alors à la disposition du receveUf. En outce les receveurs prélevaient une commission, la c taxation . , sur les fonds qu'ils collectaient. Cette tnation, que les Fermes générales émettaient sous le nom de 'II billet », est aussi connue sous le nom
de • billet d'anticipation >. il se créait ainsi une deue flouante car ces billets, pour lesquels les receveurs étaient personnellement responsables, pouvaient être utilisés par le gouvernement. 68. Par c comptables ., on entendait seulement à l'époque qua ces agents étaient personnellement res-
ponsables de l'administration des fonds du roi. 69. On trouvera une analyse de la position de Calonne à l'''gard de la réforme in Bosher, Frencb Finan· ces, op. ciL , p. 215-230.
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Aucun des groupes qui participaient au pouvoir dans l'entourage du roi ne prenait au sérieux les demandes de contrôle public des dépenses qui se faisaient de plus en plus insistantes. A l'exception de Necker et de Brienne, les ministres des Finances étaient choisis en fonction de l'influence qui était la leur dans les cercles financiers (Necker avait de l'influence auprès des banquiers, milieu différent de celui des financiers). On ne pouvait pas s'attendre à les voir s'engager dans une politique qui scellerait la fin du contrôle qu'exerçaient les financiers sur le système des revenus de la nation: ils y auraient perdu leur capacité à agir comme intermédiaires entre le roi et ceux-ci. Au mieux, ces ministres que l'on disait réformistes ne cherchaient qu'à accroître le contrôle du roi sur les financiers. D'ailleurs la mise en place d'un tel contrôle était même une mesure trop radicale pour qu'ils pussent la faire accepter par les financiers qu'en somme ils représentaient. Ceux-ci étaient opposés à toute mesure de centralisation financière parce qu'ils entendaient bien conserver leur pouvoir discrétionnaire et garder le secret sur leurs affaires. lis n'entendaient pas non plus voir remettre en cause les actifs qu'ils possédaient sous forme d'offices. Tout au long du 18e siècle, la Compagnie des Fermiers généraux qui agissait comme un véritable syndicat avait grandi en indépendance et en force parce que la confiance toujours plus grande du public dans les Fermes des impôts indirects augmentait leur capacité à lancer des emprunts auprès de public. Parce que la royauté dépendait des avances de trésorerie de leur Compagnie sur les contrats de taxes affermées, celle-ci avait suffisamment de poids pour vouer à l'échec toute tentative du gouvernement de centraliser l'administration des fInances 70: il leur suffisait, pour saper la confiance du public dans le crédit de l'Etat, de brandir la menace de refuser leurs avances ou de réduire au minimum leurs paiements mensuels. La Compagnie était en mesure de pourvoir aux besoins du roi en crédits à court terme, elle avait donc tout le poids nécessaire pour empêcher la royauté de se lancer dans des réformes radicales. Pour résumer, et c'est là l'ironie que nous décrivions dans le chapitre précédent, l'absolutisme débouchait sur la négation de l'autorité royale. Au lieu de créer des institutions avec lesquelles elle pourrait négocier impôts, taxes et emprunts, la royauté avait évité d'avoir à demander le consentement du public en se reposant sur des contrats privés qui privilégiaient des groupes d'intérêt particuliers. Maintenant les fondements financiers de l'autorité absolue du roi et son pouvoir de gouverner sans le consentement de ses sujets étaient mis en péril par certains de ces mêmes financiers et corps qu'il avait utilisés pour ne pas avoir à rendre directement des comptes aux créanciers de la nation. Les intérêts et groupes financiers dont le roi avait suscité la naissance étaient maintenant assez forts pour bloquer des réformes nocives pour leurs profits ou contraires au contrôle qu'ils exerçaient sur le système financier du royaume. 70. Les fermiers généraux ne réussirent pas à empêcher le gouvernement de poser la question de la suppression des octrois.
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Ces groupes d'intérêts comprenaient des familles de financiers et des corporations qui n'allaient pas se laisser déposséder sans compensation des privilèges dont ils jouissaient. En retirant à la royauté leur appui financier, ils ne lui laissaient pas d'autre issue que de convoquer les Etats Généraux. Ainsi la royauté était-elle devenue la victime des groupes mêmes qu'elle avait fait prospérer afin de ne pas avoir à consulter ses sujets sur sa politique financière. L'espoir qu'avait pu avoir la royauté de trouver une solution à la crise en mettant en place un contrôle centralisé plus étroit des contrats financiers était dès le début voué à l'échec. Les Fermiers s'y opposèrent, mais ils ne furent pas les seuls à le faire. Réunir dans un Trésor unique dépendant directement du roi l'ensemble des comptes de la nation n'avait aucun attrait non plus pour l'Assemblée des Notables, comme nous l'avons vu. Qui aurait bien pu accorder sa confiance à une telle centralisation si elle se faisait à l'instigation d'un roi dont les principaux ministres étaient considérés comme des coquins? Le public informé estimait toujours qu'il était indispensable de soumettre la politique économique à un débat public et de mettre en place des institutions susceptibles de limiter le pouvoir discrétionnaire du roi en matière de finances 71. Cette volonté de limiter le contrôle du roi sur les finances a inspiré l'une des premières réformes que l'Assemblée Constituante ait mises en chantier - l'une de celles qu'elle a poursuivies avec le plus de ténacité -. Dès le début, elle s'est battue pour s'assurer le contrôle des finances de la nation 72. Elle fit du Trésor le contrepoids du Département des Finances resté sous le contrôle du roi. Le 17 juillet 1790, l'Assemblée transféra au Trésor les bureaux payeurs du gouvernement, de sorte que le Département des Finances ne put plus distribuer de fonds hors du contrôle de l'Assemblée. En automne 1790, le Comité des Finances de l'Assemblée prit le plein contrôle des finances de la nation en démantelant le Département des Finances. Enfin, mesure ultime pour assurer un contrôle législatif total sur le Trésor, l'Assemblée supprima la Chambre des Comptes par deux décrets des 17 et 29 septembre 1791. La royauté n'avait pratiquement plus aucune prise sur les finances de l'Etat 73. Mais à ce vif souci de contrôler pleinement les finances de la nation ne correspondait pas un souci égal de responsabilité financière. Avant de s'engager dans une voie d'irresponsabilité monétaire, de nombreux Constituants soutinrent qu'une banqueroute serait une solution socialement équitable aux difficultés financières de la nation. Mirabeau déploya son éloquence pour dire que la banqueroute ne toucherait qu'une minorité de la population, les riches. Nombreux étaient à l'Assemblée ceux qui pensaient, comme Mirabeau, qu'une ban71. C'est pourquoi on assiste dans les années 1780 à la prolifération de pamphlets qui cherchent à mobi· liser l'opinion publique contre la menace imminente d'une banqueroute royale. Brissot, Clavière et Mirabeau sont les auteurs les plus connus de ce type de pamphlets. '
72. Les contemporains parlent souvent de l'Assemblée Constituante comme d'une Assemblée des actionnaires de la Nation. 73. Cf. Charles Gomd, Histoire financière de l'Assemblée Constituante, 2 vol., Paris, Guillaumin, 1896.
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queroute ne concernerait que les riches, puisqu'eux seuls détenaient directement ou indirectement des créances sur l'Etat. Elle aurait d'autre part l'avantage de régler avec les capitalistes le compte de leurs péchés passés et de leurs profits excessifs. Pourquoi ne pas sacrifier cette minorité pour le bien de tous? Florin Aftalion estime que la banqueroute a pu être évitée parce que la création des assignats offrait une solution politiquement plus sûre: elle n'irritait qu'un pourcentage négligeable des électeurs. Certains députés considéraient, comme le signale encore Aftalion, que le maintien de la dette du roi ne pourrait qu'illustrer la dépendance où était le roi à l'égard de l'Assemblée, et serait donc propre à renforcer le pouvoir de celle-<:i. li va jusqu'à avancer que c'est peut-être le désir de ne pas tirer le roi de l'embarras dans lequel l'avaient mis ses précédents engagements qui explique que les députés ne soient pas allés jusqu'au bout de leur hostilité à l'égard du monde de la haute fmance 74 •
Conclusion
Parce qu'il ne sut pas donner une solution aux problèmes financiers de la nation, le roi de France finit par se trouver devant une crise de société. En convoquant les Etats Généraux, il invitait à un débat politique des individus pour qui les affaires économiques et financières étaient chose secondaire. C'était l'urgence de mettre fin à la crise des finances qui inspirait son message d'ouverture à l'Assemblée constituante. Mais c'étaient les inégalités sociales, les inégalités de statut qui étaient, et de loin, le souci premier des députés. La toute première question de quelque importance dont débattit l'Assemblée, celle du vote par tête ou par ordre, était affaire de statut juridique et social. Agissant plus tôt, le roi serait peut-être parvenu à éviter l'évocation de telles questions; alors, peutêtre, ç'auraient été des considérations d'ordre fiscal et financier qui auraient inspiré la réforme des institutions politiques de la nation. L'égalité devant la loi qui était le désir de la plupart des représentants du tiers-état et la stabilité financière qui était le désir du roi et de ses ministres auraient pu être les ingrédients de solutions constitutionnelles très différentes. Peut-être le roi aurait-il pu obtenir la stabilité financière sans la payer du prix d'une large participation démocratique à la décision politique. Peut-être l'égalité devant la loi aurait-elle pu être affirmée sans recourir nécessairement à des institutions représentatives. Si le pouvoir politique de la monarchie avait été réellement absolu, il aurait pu, qui sait, mener à son terme la révolution sociale et juridique dans laquelle il s'était engagé sans faire de concessions politiques tant aux élites qu'aux couches populaires. Mais la royauté était trop dépendante 74. Cf. Florin Aftalion, L'écorwmie de la Révolution française, Paris, Hachette, 1987, p. 84-5. En mai 1794, 36 fermiers généraux furent arrêtés, dont 28 exécutés. Leurs biens furent confisqués .u profit de 1. République. Voir G. Ch.ussinand-Nogaret, op. rit, p. 266.
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des financiers pour mener une politique indépendante, et trop dépendante de la vente de privilèges pour instaurer l'égalité de tous les citoyens devant la loi. Elle agit tout à l'opposé: elle renforça les privilèges et l'inégalité en échangeant des offices exemptés d'impôt contre un revenu à court terme. Les efforts de l'Assemblée pour dénouer l'écheveau de privilèges et d'exemptions que la royauté avait tissé la conduisirent à prendre des mesures de plus en plus radicales. En un sens, la Révolution française commença dès le moment où le débat, à l'Assemblée, passa de la réforme financière à la réforme sociale et juridique. En évoquant le principe de l'égalité devant la loi, les députés mirent le débat politique sur un autre terrain et mirent en place la machinerie de solutions radicales. Ducloz-Dufresnoy avait bien senti le danger. Par un de ses pamphlets,Jugement impartial SUT les questions principales qui intéressent le Tiers-Etat, il croit" devoir rendre, aux vrais et fidèles Citoyens, le service de leur faire connoître le danger des principes établis, dans les Ouvrages qui ont été publiés, jusqu'à ce jour, pour le Tiers Etat... Les subsides ou les Impositions nécessaires pour la restauration de la chose publique, le choix de ces Impositions, la manière de les répartir, et de les asseoir, les Loix, et les Règles à établir pour rendre inviolable, et sacré, l'emploi de la partie de ces subsides, qui sera nécessaire au paiement, à la libération, à la consolidation en un mot, de la dette de l'Etat; Tels sont les seuls objets de délibérations des Etats-Généraux, sur lesquels le Tiers Etat a des intér&ts opposés aux deux Ordres privilégiés, le Clergé et la Noblesse. Concentrez-vous sur la consolidation de la dette et respectez l'ordre fondamental du royaume, continuait-il. Poser la question de l'égalité juridique, c'est courir au désastre 75. Le caractère velléitaire de Louis XVI a sa part dans l'incapacité de la royauté à résoudre la crise financière avant qu'elle ne provoquât une révolution sociale. Le roi semblait incapable de prendre une décision et de s'y tenir. Soumis aux pressions, il abandonna chacun de ses ministres, sapant ainsi sa propre crédibilité et celle des négociations qu'il entreprendrait. Un roi plus décidé aurait sans doute pu trouver plusieurs occasions au cours de la crise pour imposer une solution. Sans vouloir diminuer le rôle des individus dans cette crise, je voudrais conclure par quelques remarques d'ordre général sur le rôle des intermédiaires financiers et son évolution ainsi que sur la technique des relations contractuelles dans la France d'Ancien Régime. L'expansion du pouvoir d'Etat et la croissance économique furent alors considérablement freinées, car il aurait fallu concevoir des institutions susceptibles de restreindre l'autorité discrétionnaire de la royauté en matière fiscale et monétaire, susceptibles aussi de l'équilibrer. l'avance que la force motrice qui a déterminé l'évolution des institutions de type corporatif a été le besoin de trouver des mécanismes destinés à faire assu75. BN L39" 762 : M. Ducloz-Dufresnoy, Jugement impartial SUT les questions principales qui intéressent le Tiers·Etat, Paris, 1788. Citant Montesquieu, il admoneste le Tiers-Etat de ne pas perdre de vue le rble de défense de la nation contre le despotisme des ministres qui incombe
~
la noblesse.
AUX ORlGINES FINANCIÈRES D'UNE RÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE
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rer le respect des engagements financiers, autrement dit destinés à rendre crédibles les promesses de remboursement faites par le gouvernement 76. Un régime de corporations privilégiées s'épanouissait sous le règne de l'absolutisme et avait pour effet de permettre une économie sur les coûts à consentir pour obtenir de la monarchie des engagements auxquels on pût ajouter foi 77. Les institutions parlementaires remplacèrent finalement les institutions de l'absolutisme parce qu'elles assurèrent la crédibilité des engagements du gouvernement à un coût plus bas pour l'ensemble de la population 78. C'est à l'aide de cette hypothèse que, dans ce chapitre, j'ai essayé d'expliquer pourquoi la royauté française n'a pas été en mesure de négocier une transition paisible d'une gestion corporative de la dette publique à une gestion parlementaire. Les rois de France avaient cependant eu conscience de la nécessité de trouver des sources de crédit plus productives parce qu'au 18 e siècle la capacité d'emprunter à coût peu élevé avait augmenté la proportion de la richesse nationale susceptible d'être mobilisée pour l'entretien des armées que les rivalités diplomatiques et commerciales, en Europe, imposaient de maintenir sur pied. En fait, nous pouvons considérer que le roi d'Ancien Régime, en France, a su créer le système le plus efficient possible, compte tenu de son souci premier de n'abandonner que le minimum de son autorité. Vue comme une entreprise, la monarchie ne pouvait se financer que par l'émission d'emprunts ou d'actions. Si elle contractait des dettes sans faire banqueroute, elle gardait la maîtrise de la situation. Passer par un parlement pour financer l'Etat était équivalent à créer des actions, mais c'était céder le contrôle de l'entreprise aux 76. Cf. chapitre 7. 77. L'ensemble du système d'intermédiaires financiers qui s'est développé sous la royauté peut être inter· prété comme un coût de transaction. Sur ces coûts de transaction~ voir Oliver E. Williamson, The Economie Institutions of Capitaiism, New York, Free Press, 1985. 78. On trouve chez loB. Say une claire formulation de cet argument qui représente la thèse centrale de ce chapitre. il écrivait en effet: c Là où le pou voit- réside entre les mains d'un seul homme, il est difficile que le gouvernement jouisse d'un gcand crédit. il ne peut offric pour gage que la bonne volonté du monarque. Sous un gouvernement où le pouvoit- législatif réside dans le peuple ou dans seS représentans, on a
de plus pour garantie It!s intérêts du peuple qui est créancier comme paniculier, en même rems qu'il est débiteur comme nation, ct qui ne saurait recevoir ce qui lui est dû sous la première de ces qualités, à moins
de le payer sous la seconde. Cette seule considération peut faire présumer qu'à une époque où rien de grand des emprunts, les gouvernements représentatifs prendront un ascendant marqué dans le système politique, à cause de leurs ne s'achève qu'à grands frais, et où de très grands frais ne peuvent être soutenus que par
ressources financières et indépendamment de toute autre circonstance .. , Jean-BaptÏStc#Say, Traité d'écono-
mie politique, op. cit., p. 526-7. Pour un exemple des avantages qu'apporte un Parlement en matière de crédit, voit- James D . Tracy, A Financia/ Revolution in the Habsburg NetherLmds: Ren/e5 and Rentiers in the County of Ho//and, 1515·1565, Berkeley and Los Angeles, U niversiry of Ca\ifornia Press, 1986. Tracy oppose à la situation de la monarchie espagnole, insolvable - accablée qu'elle était d'une masse énorme de dettes
à court terme et à taux d'intérêt élevés -, le système hollandais qui reposait sur des emprunts à long terme garantis par les autorités publiques. Les Hollandais purent résister à l'Espagne de Philippe II, malgré les ressources supérieures de celle-ci, parce qu'ils furent en mesure d'emprunter à des taux d'intérêt modérés une somme équivalant à douze fois leur revenu annuel. Une assemblée représentative du comté, les Etats de Hollande, accepta d'endosser la responsabilité collective de ces emprunts et vota les impôts destinés à les garantir.
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actionnaires: c'est effectivement ce qui arrive en Angleterre, où le roi perd le contrôle de l'Etat au profit de ses actionnaires, qui lui versent un salaire. Etant donné les contraintes institutionnelles auxquelles elle avait été forcée de se plier, la monarchie anglaise avait atteint, au début du 17e siècle, les limites de sa capacité à lever des fonds; la crise constitutionnelle et la défaite dans la guerre civile qui suivit ne lui laissèrent pas d'autre solution que d'accroître l'actionnariat. Les Européens informés du 17e siècle n'exprimèrent guère d'admiration pour ce type de solution. Le roi français rencontra plus de succès puisqu'il n'eut pas à convoquer un corps représentatif: il put augmenter sa dette plutôt que son actionnariat et rester ainsi le propriétaire de son entreprise. Pour les observateurs de l'époque, même les mieux informés et les plus avertis, les rois de France semblaient en bien meilleure situation que leurs homologues anglais. Ces observateurs ne prévoyaient pas l'enchaînement de circonstances à venir qui leur donnerait tort: le système britannique allait prendre le pas sur son rival français, alors qu'il semblait à l'origine condamner la Grande-Bretagne à un conflit épuisant entre Couronne et Parlement. Les financiers français cultivèrent toutes les apparences de la solidité et de la permanence. Ils se firent construire les hôtels les plus somptueux, dans les quartiers les plus chics de la capitale; ils se comportèrent comme s'ils étaient d'aussi ancienne lignée que la monarchie en s'alliant aux familles de la noblesse la plus vieille et la plus titrée. Mais le rival, qui maîtrisait toutes les ressources d'une nouvelle technologie financière, parvint rapidement à modifier le terrain même sur lequel reposait un des édifices les plus durables en apparence de toute l'Europe - l'établissement financier français. La lutte pour la suprématie entre la France et les autres Etats européens eut un effet dramatique en ce qu'elle donna une forme concrète à la préférence pour le changement (pour une autre organisation de l'Etat) au sein même de la France. Cette concurrence entre Etats européens donna des avantages spectaculaires aux nations qui se distinguaient par leurs heureuses innovations en matière d'organisation; elle pénalisa tout aussi spectaculairement celles dont l'organisation, dans ses structures, était sclérosée. En venant au jour, la technique britannique de garantie de la dette publique ouvrait toute une série de choix d'organisation qui finirent par enlever toute validité au système français. Comme il n'existait pas d'autorité centrale qui pût imposer un mode uniforme d'administration publique à l'ensemble du continent, rien ne pouvait empêcher un franc-tireur d'introduire une méthode de financement public plus performante, au prix de la dislocation de la totalité du système international. La diffusion, parmi les Etats européens rivaux, d'institutions financières d'espèce différente signifia le glas de la splendide structure bâtie par les rois d'Ancien régime: elle dut être démantelée parce qu'un nouveau riche, qùi, à l'origine, semblait à peine digne de considération, en exposait la vacuité.
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Gouvernement et redistribution Le rôle redistributif de la réglementation en France et en Angleterre au 18 e siècle
Les activités de couloir des groupes privés eurent une influence redistributive importante sur la politique économique nationale, tant en Angleterre qu'en France; cependant, les deux gouvernements étant organisés de façon différente, le caractère redistributif de cette politique prit dans chaque pays une forme et une structure spécifiques. En Angleterre, par suite du rôle que jouait le Parlement dans l'élaboration des lois, il était long et difficile d'obtenir des concessions économiques du gouvernement. Le rôle du gouvernement anglais se limita de plus en plus, au cours du 18 e siècle, à se prononcer en fonction de la loi et sous contrôle parlementaire sur les réclamations de groupes qui étaient certes influents, mais dont les prétentions étaient conflictuelles. En France au contraire, les décisions économiques gouvernementales n'étaient ni soumises à examen parlementaire, ni ouvertes à discussion publique. Si, dans l'Angleterre du 18< siècle, les règles du jeu de la redistribution relevaient de plus en plus du domaine public, les procédures administratives et politiques qui permettaient au gouvernement français de persévérer dans sa politique mercantiliste étaient affaire privée. En outre, les règles du jeu changeaient au gré du caprice des ministres. Comme G. Chevrier l'écrit, le jus publicum était un domaine interdit, « un mystère réservé au roi et à ses ministres,. l, qui permettait de réserver les avantages du patronage gouvernemental à des favoris, membres de clans privilégiés. 1. Chevrier, Remarques sur l'introduction et les vici5situdes de la distinction du jus privatum et du jus publicum dans les oeuvres des anciens juristes français, Paris, 1952, p. 61, cité par Michel Antoine, Le Conseil du Roi sous le régime de Louis Xv, Paris·Genève, Droz, 1970, p. 2.
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Sans doute l'apparition, en Angleterre, de formes d'intérêts de caractère complexe et la rivalité de certains groupes d'intérêt conduisirent le Parlement à prendre des mesures en faveur d'activités industrielles particulières, mais, contrairement à l'exécutif français, ni le Parlement ni l'exécutif anglais ne possédaient l'autorité discrétionnaire de distribuer des rentes de situation à des favoris des ministres ou du roi. En Angleterre, pour partager le gâteau, le gouvernement suivait des procédures qui rendaient celui-ci plus accessible à l'élite politique dans sa totalité; il n'en reste pas moins que la corruption était plus diffuse dans l'ensemble de l'administration publique anglaise qu'en France où le contrôle du gouvernement central sur ses agents était plus fort. Si les ministres français jouissaient d'un plus grand pouvoir discrétionnaire qui leur permettait de réserver à un groupe choisi de clients les avantages d'une réglementation économique, le gouvernement français en tant que tel n'était pas en mesure d'user de cette autorité pour restructurer l'économie. L'ensemble de la législation qui visait à une libéralisation totale de l'agriculture et des activités industrielles connut un échec lamentable. Au contraire, au cours du 18 e siècle, les procédures politiques et juridiques qu'utilisa le gouvernement anglais pour restructurer l'économie entraînèrent des changements spectaculaires tant pour l'agriculture que pour l'activité industrielle. La redistribution du revenu national qui en résulta fut bien plus considérable qu'en France, en dépit des pouvoirs discrétionnaires plus grands des ministres français. Dans ce chapitre, je vais examiner l'institution essentielle de redistribution dont disposait le gouvernement français, le Contrôle général des Finances. Puis nous comparerons les décisions du Parlement anglais à celles que prit le Contrôleur général. Ensuite, nous verrons, à partir de quelques cas, en quoi ces deux structures de décision eurent des conséquences différentes. Cette comparaison entre France et Angleterre est riche d'enseignements pour l'étude de la stabilité politique dans les sociétés pré-modernes: elle suggère qu'il existe un lien étroit entre cette stabilité et les différentes formes de redistribution que produisent les variations de la structure politique. La corruption qu'a connue l'Angleterre des débuts de l'âge moderne a son équivalent dans les débuts des institutions démocratiques en nombre de nations. L'Inde et Israel au vingtième siècle, les Etats-Unis du 1ge siècle en sont des exemples bien étudiés; l'Iran du Shah, les Philippines de Marcos et l'Indonésie de Suharto nous offrent des exemples de favoritisme sélectif analogues dans leur forme à ceux de l'Ancien Régime français. Les observateurs étrangers sous-estiment souvent la stabilité politique de régimes corrompus, tout en surestimant la stabilité de nations dans lesquelles c'est le favoritisme gouvernemental qui induit le développement. La comparaison entre l'Angleterre et la France nous suggère qu'il y a entre favoritisme et corruption une différence cruciale à plus d'un titre. En France, les clans particuliers et les favoris agglutinés autour de tel ou tel ministre pouvaient bénéficier de rentes de situation qui n'étaient pas accessibles à d'autres membres de leur classe; en Angleterre, c'était un segment bien plus large de la population
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qui pouvait tirer avantage de la réglementation et partager le gâteau offert par le gouvernement. A cet élément de stabilité s'ajoute un autre facteur, qui est décisif: les actes du Parlement avaient toute chance de paraître plus légitimes, donc plus facilement acceptables et applicables, que ceux des ministres français qui décidaient de leur propre chef. C'est pourquoi les Anglais, agissant dans le cadre d'institutions politiques et conformément à la légalité, ne payèrent pas leur stabilité politique d'un prix aussi élevé que celui que dut acquitter en fin de compte le régime français.
La réglementation du commerce et de l'industrie en France
Au 17< siècle, les rois de France dotèrent leurs conseillers d'un fort pouvoir discrétionnaire afin de les fortifier contre l'action des groupes d'intérêt et, en particulier, afin de les rendre moins vulnérables aux pressions de la vieille aristocratie terrienne. En théorie, le roi n'entendait pas que son gouvernement se fît l'interprète des intérêts de groupes sociaux étroitement définis. Pour les prémunir contre la pénétration de ces groupes, les rois de France créèrent une structure administrative d'une extrême simplicité: son organe central était le Conseil d'Etat, qu'on appelait également le Conseil du Roi, dans lequel Michel Antoine voit l'âme de la monarchie. Le terme" Conseil» était devenu synonyme de gouvernement sous Louis XIV 2. Ce Conseil rendait des" arrêts », qui étaient parmi ses instruments d'intervention les plus efficaces; ils étaient pris au nom du roi et, exprimant la volonté du souverain, étaient donc l'expression de son autorité absolue, de sorte qu'ils ne pouvaient être soumis à l'examen de quelqu'autre organisme que ce fût. Bien que personne n'ait jamais vu quelque chose d'aussi incongru qu'un" arrêt,. signé par un ministre, beaucoup d'arrêts pris au nom du roi portaient sur des affaires bien trop insignifiantes pour avoir jamais été soumises à son attention personnelle. De tous les conseils spécialisés qui constituaient le Conseil d'Etat, le Conseil des Finances, dirigé par le Contrôleur général, apparut bientôt, au-dessous du Conseil d'En-Haut qui en principe fixait les grandes orientations, comme l'organe d'exécution le plus puissant et le plus dynamique du gouvernement central : il était non seulement le moteur des finances, mais aussi celui de l'administration générale du royaume. La moitié environ du personnel de la bureaucratie royale dépendait du Contrôleur général dont les services préparaient en gros la moitié des actes législatifs promulgués en Conseil d'Etat. Le Conseil Royal 2. Le Conseil d'Etat, ou encore Conseil du Roi, se composait de plusieurs conseils individualisés: le Conseil d'Etat au sens propre, ou Conseil d'En-Haut, ou encore Conseil secret où étaient évoquées en cercle très restreint toutes les grandes affaires politiques de l'état, tant extérieures qu'intérieures; le Conseil des Dépêches, compétent pour toutes les questions d'administration intérieure et de police; le Conseil Privé, chargé du contentieux concernant des panies privées, surtout lorsque les fmances royales y étaient en cause ;
le Conseil des Finances; le Conseil de Commerce; le Conseil de Conscience, compétent pour les affaires reli· gieuses. Mais ces divers conseils n'étaient que des manifestations différentes du seul et même Conseil du Roi.
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des Finances fixait le montant des impôts directs, affermait les taxes indirectes, arrêtait le montant de l'imposition de chaque généralité et de chaque élection. Il décidait aussi de la politique monétaire, de la création ou de la suppression d'offices, de la mise en paiement des rentes et de l'augmentation des gages. En outre, il contrôlait tous les projets qui impliquaient une distribution de fonds et vérifiait les comptes des receveurs du Trésor. Il jouait ainsi un rôle central dans l'organisation industrielle du royaume. D'ailleurs il promulguait également les autorisations nécessaires pour les implantations d'activités industrielles. Parce que les règles de redistribution des richesses émanaient en France de l'exécutif, c'est à dire du Conseil du Roi, l'autorité politique pouvait contrôler le jeu de l'économie de marché alors en expansion. Paris et Versailles se trallSformaient en centres de redistribution spécialisés puisque la politique de Cour déterminait ce qui serait produit et qui en tirerait avantage. Les décisions politiques qui allaient s'exprimer en règlements et quotas étaient le fruit de négociations d'ordre privé, non d'un débat ouvert. La réglementation économique devint en France affaire de cabinet, non d'ordre public, comme il sied à une prérogative bureaucratique discrétionnaire. C'était à une logique simple qu'obéissaient l'administration et la réglementation de l'expansion manufacturière de la nation: le gouvernement mettait des obstacles à la concurrence en échange d'une partie des rentes de monopole qui étaient ainsi produites. En d'autres mots, l'Etat mercantiliste concédait à des producteurs et consommateurs qu'il favorisait des réglementations, des subventions, des protections douanières ou d'octroi, des autorisations pour l'exercice de leurs activités afin que le gouvernement pût percevoir une part des surplus de profit engendrés par cette réglementation. L'administration des Finances, avec à sa tête le Contrôleur général, jouait un rôle-clé dans la réglementation de l'activité économique: un arrêt du 5 juin 1708 l'avait doté de subordonnés immédiats, les .. intendants de commerce », qui étaient préposés aux affaires industrielles et commerciales. L'arrêt stipulait en outre que quatre d'entre eux devaient participer au Conseil de Commerce une fois par semaine. Mais c'est là encore une occasion d'observer la place que tiennent les considérations de finance publique dans la politique commerciale: le Contrôleur général nommait souvent à ce Conseil des membres de la Ferme générale 3. Les intendants de commerce avaient chacun compétence territoriale pour une ou plusieurs provinces ainsi que pour des secteurs professionnels. Leurs pouvoirs étaient tout à la fois étendus et de caractère spécifique: ils étaient habilités à prendre des mesures réglementaires affectant un secteur entier de l'activité manufacturière ou commerciale, mais aussi à accorder des exemptions particulières à des entrepreneurs qui étaient de leurs fidèles ou à des affaires qu'ils entendaient encourager. Même les faveurs les plus modestes dépendaient de leur bon vouloir. 3. Cf. Henri de Jouvence!, Le Contrôleur général des Finances sous l'Ancien Régime, Paris, Larose, 1901, p.85.
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Le Conseil de Commerce, dont la création est antérieure, avait tour à tour une existence propre ou se fondait dans le Conseil des Finances, selon la volonté du roi. Henri IV avait créé en 1602 un Grand Conseil de Commerce chargé entre autres de suivre le commerce d'outre-mer mais, sans s'embarrasser d'y placer des gens d'affaires, n'y nomma que des membres des parlements et des cours à compétence financière. Louis XIV reprit l'idée et ordonna que le nouveau Conseil de Commerce se réunît une fois par quinzaine. Deux de ses quatre membres appartenaient aussi au Conseil Royal des Finances. En 1673, Colbert requit les principales places de commerce du royaume de mander chacune un représentant à Paris afin d'aviser aux moyens à mettre en œuvre pour faire face à la concurrence des flottes marchandes des pays rivaux de la France, associant ainsi aux délibérations les gens d'affaires de province. Le Conseil disparut en 1676, mais sa fonction continua d'être assumée au sein du Conseil des Finances. Le nom et la structure du Conseil de Commerce changèrent plusieurs fois sous l'Ancien Régime. Un arrêt du 22 juin 1722 lui redonna vie sous ce nom, lui transférant la compétence d'un Bureau de Commerce créé en 1700 4 • Les décisions de ce Conseil prenaient la forme d'arrêts aussi bien de finance que de commerce -les deux termes paraissent interchangeables, ce qui suggère que la réglementation commerciale était subordonnée à la politique fiscale du pays. Michel Antoine remarque que les sessions du Conseil de Commerce se firent moins fréquentes après 1750, et cela parce que les affaires qu'il traitait avaient tellement proliféré que c'étaient en fait ses membres qui prenaient les décisions, chacun sous sa responsabilité. Mais le contrôle du gouvernement sur l'économie n'avait pas diminué pour autant. En 1787, le Conseil des Finances absorba à nouveau le Conseil de Commerce - une illustration de plus de la subordination de la politique commerciale française aux besoins des finances royales. Ce fut le Contrôleur général qui, tout au long de l'Ancien Régime, nomma les intendants de commerce, s'assurant ainsi leur totale fidélité. De fait, les contemporains considéraient le Conseil de Commerce comme un prête-nom pour le Contrôleur général qui, à travers lui, contrôlait directement le commerce non maritime (celui-ci était de la compétence du Secrétariat d'Etat de la Marine) s. Ainsi, le Contrôleur général, dont la fonction et la responsabilité majeures étaient de veiller à l'accroissement des revenus royaux, se trouvait-il
4. Michel Antoine nous dit que les Finances reprirent en main le Conseil de Commerce définitivement en 1724 lorsque M. Le Peletier des Forts, conseiller d'Etat et conseiller royal des Finances, assuma le contrôle du Bureau de Commerce. On créa des intendants de commerce de façon que « le contrôlleur général seroit instruit de toute la suite des affaires et sçauroit marier ensemble les intérêts du commerce et de la fmance qui, dans le fonds, ront les mêmes et qui ne sont pas à présent aussy parfaitement unis qu'ils devroient l'être >, Mémoire présenté au Roi le 31 mai 1724 en vue du rétablissement des intendants du commerce, AN E 3656, cité in M. Antoine, op. cit., p. 404. 5. Cependant un règlement de 1699 partagea les responsabilités entre le Secrétaire à la marine et le Contrôleur général. Sur le Conseil de Commerce, voir Thomas J. Schaeper, The French Counci1 of Corn· merce 1700·1715 : A Study in Mercantilism after Colbert, Columbus OH, Ohio State University Press, 1983.
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aussi gérer le développement économique de la France. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de s'étonner que, dans ses décisions, le Contrôleur ait donné à ses soucis financiers priorité sur celui de la prospérité générale. L'orientation fiscale du régime n'était pas inaperçue des contemporains. Traitant de l'économie politique de l'Ancien Régime, d'Argenson note que
emporté par ce double mouvement >. Le chancelier d'Aguesseau (1668-1751) l'avait d'ailleurs précédé dans cette voie:
«
La finance se joue des plus saintes loix, mettant la justice au nombre de ses revenus et ne regar-
dantla règle que comme une occasion d'en vendre la dispense> (cités in M. Antoine, ap. cit, p. 424-425). Le Chancelier avait la préséance sur tous les titulaires des grands offices de l' Etat. li présidait tous les tribunaux et siégeait au Parlement au-dessus du président. Bref, sa personne symbolisait toute justice rendue au nom du roi. Cette citation
de Maupeou nous indique en quoi la justice, elle aussi venait après la finance.
7. Sous le ministère de Desmaretz, le Conseil des Finances se composait de seize intendants de finances et six intendants de commerce. Les intendances des fmances furent supprimées sous la Régence, mais furent rétablies par un édit royal du 31 mai 1724. Cf. M. Antoine, op. cit, p. 404. 8. La première Chambre de commerce apparaît à Marseille en 1599. Celte première Chambre ne fit pas grand chose, aussi les marchands marseillais créèrent-ils une nouvelle chambre en 1764. On notera que celle Chambre fut la seule à ne pas relever du Contr~leur général des Finances. La tutelle était exercée par le Secrétaire d'Etat des Affaires Etrangères. 9. Cf. Th.J. Schaeper, ap. cil., p. 73-6. Marseille et Dunkerque possédaient déjà des Chambres en 1700 et Lyon mit en place la sienne à la faveur d'un édit différent. Bien qu'autorisées par la royauté à organiser
des Chambres, Saint-Malo et Nantes n'en eurent pas de tout le 18' siècle. 10. Cf. Schaeper, op. cil., p. 74.
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limité dans la plupart des cas à un petit groupe de gens d'affaires de tout premier plan qui étaient déjà très influents auprès des autorités municipales et de l'administration locale 11. Les correspondances que les marchands adressaient au roi devaient être transmises sous le couvert de ces chambres de commerce qui les filtraient et y joignaient leurs observations. Ces chambres députaient aussi leurs représentants auprès du conseil national de commerce. Leurs archives, qui sont conservées dans les Bourses de commerce, témoignent de l'expansion de leur activité au cours du 18e siècle. Naturellement elles contiennent des documents relatifs à la vie des affaires en général, mais on notera aussi que les questions de commerce maritime et colonial faisaient souvent l'objet de consultations avec le gouvernement. Les chambres se souciaient avant tout de préserver les privilèges du négoce local, cependant leurs députés se firent les défenseurs de la liberté du commerce chaque fois qu'il y allait de leur intérêt. Elles partageaient toutefois avec les ministres des finances une profonde confiance dans les vertus du mercantilisme et dans la nécessité de réglementer l'industrie manufacturière: beaucoup de textes réglementaires co~cernant celle-ci ont leur origine dans des discussions entre les marchands représentés dans les chambres et leurs députés. D'ailleurs donner une existence institutionnelle à un groupe exclusif de négociants influents ne pouvait qu'aller dans le sens de la politique de l'Etat qui voulait contrôler l'activité des affaires et les sources de revenus qu'elles représentaient 12. li était de l'intérêt du roi de disposer, avec les chambres, de courroies de transmission pour les faveurs qui lui étaient faites comme pour celles qu'il accordait. Aussi la monarchie favorisa-t-elle les chambres: elle permettait ainsi à un nombre limité de négociants sélectionnés d'agir en groupe afin d'obtenir en faveur de leur région, mais aussi pour eux-mêmes, des règlements, des subsides et des interventions de l'Etat. Les plus privilégiés furent ceux qui travaillaient pour les manufactures indispensables à l'effort de guerre de l'Etat 13. 11. Cf. Jean·Michel Deveau, Le commerce rochelais face à la Révolution: correspondance de Jean-Baptiste Nairac, La Rochelle, La Rumeur des Ages, 1989, p. 65-6. Les villes importantes ne se contentaient pas seulement d'entretenu à Paris un représentant permanent, elles y envoyaient aussi une délégation spéciale pour toutes affaires les touchant particulièrement. L'arrêt royal qui reconnaissait la Chambre de Commerce de La Rochelle est typique: il requérait trente des négociants les plus en vue de la ville de choisir un directeur et quatre syndics, mais Louis XIV se réservait le droit de procéder aux trente nominations de départ. Soumettre à l'approbation du roi la liste des membres fondateurs était pour les chambres locales une démarche esentielle si elles voulaient obtenir leur reconnaissance formelle . Les membres fondateurs se voyaient conférer le droit
de coopter les futurs
membres; c'était une façon de s'assurer que la qualité
de membre serait
réservée aux groupes ou réseaux de marchands qui étaient liés à la Couronne. 12. C'est là une des raisons pour lesquelles les marchands protestants firent preuve de loyalisme à l'égard du roi après la révocation de l'Edit de Nantes. Il acheta leur loyauté surtout en leur prodiguant des monopoles de toute sone, en paniculier sur le commerce international.
13. P. Dardel a bien montré comment, dans une place commerciale aussi importante que Rouen, le commerce était dominé en 1n9 par une élite de 61
c
marchands armateurs
lOo
qui contrôlaient toutes les
exportations de la ville. Cf. Pierre Dardel, Commerce, industrie et navigation : Rouen et Le Ha""" au XVlll' siè· cie, Rouen, Société libre d'émulation de la Seine-Maritime, 1966, p. 141. On relèvera aussi avec intérêt que pendant cette période, Rouen ne comptait que quatre banquiers (p. 159). Il est vrai que Paris, à l'époque, n'avait que cent banquiers.
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En général, les chambres de commerce servaient les intérêts des grandes affaires, souvent aux dépens de groupes d'entreprises plus petits. La politique économique française n'a pas cherché à susciter la formation d'une vaste classe d'entrepreneurs; au contraire, sa fin était de coordonner les besoins de l'élite des affaires avec les besoins fiscaux du gouvernement. Les « entrepreneurs» de petite taille avaient tendance à se retrouver dans des activités qui ne bénéficiaient pas de la protection gouvernementale et qui par conséquent manquaient d'attrait pour le crédit ou pour les capitaux. Leurs activités demeurèrent donc souscapitalisées, comme il ressort d'une simple comparaison avec celles de leurs homologues britanniques. On le voit pour le commerce des grains, le travail du cuir et la métallurgie, toutes activités qui en France étaient aux mains de petits capitalistes. Toutes trois connurent peu de progrès techniques, toujours si l'on se réfère à la Grande-Bretagne où les petits capitalistes pouvaient obtenir des prêts pour investir dans de nouvelles techniques et augmenter l'échelle de leurs opérations. Parce que la politique gouvernementale était proportionnellement moins avantageuse pour ceux qui étaient à la tête d'affaires modestes, leur loyauté envers le roi était sans doute moins assurée. De fait, les « marchands» indépendants étaient souvent considérés comme peu concernés par la grandeur du royaume, cherchant égoïstement leur profit plutôt que soucieux de l'intérêt de la nation. Le roi, bien sûr, définissait l'intérêt de la nation en fonction de ses objectifs militaires et diplomatiques; c'était pour lui affaire secondaire que développer l'économie et accroître la richesse de ses sujets. En 1710, un édit du roi créa vingt juridictions nouvelles pour traiter de contentieux impliquant des" marchands JO membres des compagnies royales. Les parlements s'y opposèrent. Mais la royauté y tenait tant qu'en 1711 elle consulta à ce sujet les intendants, dans toutes les généralités de leur résidence, et alla même plus loin, en 1715, en édictant que les faillites des marchands travaillant pour le roi ne devaient pas être évoquées devant les juridictions ordinaires. Ainsi les membres privilégiés de la classe commerciale avaient-il accès direct aux ministres du gouvernement et leurs propres juges se virent-ils octroyer les compétences nécessaires pour défier les parlements 14. En raison de la logique profonde de ses décisions économiques et politiques, le gouvernement s'attacha à redistribuer les profits commerciaux et industriels vers des clients et des sites de sa préférence 15. li y avait deux raisons à cela: d'une pan il lui était bien plus aisé d'exercer sa tutelle sur les activités économiques d'un groupe étroit de marchands sélectionnés, couvrant une aire géographique définie, que de traiter avec un grand nombre de marchands moins importants et dispersés. Une branche d'activité aux mains d'une multitude de petits producteurs était bien plus difficile à contrôler, plus difficile aussi à imposer. D'autre pan on pouvait demander des faveurs politiques à des" marchands» 14. Cf. Claude F. Lévy, Capitalistes et pouvoir au sièdedes Lumières, 3 vol., Paris, Mouton 1969, t. 2, p. 60. 15. Par exemple, douze pons seulement étaient autorisés à commercer avec les Antilles françaises.
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en vue, puisqu'ils avaient bénéficié d'un privilège. On comprenait fort bien, et on acceptait ouvertement, que le roi fÎt appel à des groupes d'affaires privilégiés lorsqu'il avait besoin de fonds supplémentaires. Présentant au roi une liste de vingt personnes qu'il avait choisies pour créer une nouvelle compagnie commerciale, Samuel Bernard indiquait que « ce groupe a été choisi parce qu'il peut rendre des services à Votre Majesté au cas où Elle aurait besoin de fonds» 16. Accorder son soutien à une poignée de grands capitalistes était de loin la solution la plus efficace pour assurer les revenus de la royauté, mais elle était moins efficace pour favoriser le développement économique et la prospérité générale. Les" marchands» de moyens modestes et les activités dans lesquelles ils se regroupaient abordaient la concurrence à leur désavantage parce qu'ils ne bénéficiaient que rarement de faveurs royales. Quoi qu'il en fût, les prix élevés, le bas revenu des consommateurs, le large éventail de la distribution du revenu et l'élargissement du fossé entre villes et campagnes ne dissuadèrent en rien la royauté de persévérer dans ces pratiques. Que les privilèges ainsi accordés à des villes favorisées aient été appréciés, cela ressort clairement des réactions que cette situation a suscitées pendant la période révolutionnaire. Dans les Cahiers de doléances de 1789, on voit de nombreuses villes qui ne possédaient pas de chambre de commerce en demander la création. Ce vœu, que l'on retrouve dans de nombreux Cahiers, nous indique que leurs auteurs percevaient ces chambres comme la source d'avantages importants pour les villes qui avaient l'heur d'en héberger une. li est très révélateur que ces Cahiers, qui stigmatisaient les privilèges commerciaux dont bénéficiaient des villes rivales, aient réclamé pour la ville de laquelle ils émanaient le privilège d'une chambre de commerce. Paradoxalement, chaque groupe, chaque ville s'indignait des privilèges dont bénéficiaient les autres tout en se prononçant pour la préservation ou l'extension des droits spéciaux qui étaient les leurs. Au lieu de faire droit à la cause des marchands, l'Assemblée Constituante supprima toutes les chambres de commerce le 16 octobre 1791. Ce faisant, elle invoqua les mêmes principes que ceux par lesquels elle avait justifié la suppression des corporations. On voyait en elles un élément de l'appareil de privilèges de l'ancien régime parce qu'elles permettaient à une petite coterie de marchands des villes de garder la haute main sur les relations avec le roi, de faire passer leurs intérêts pour ceux de la majorité, de se servir des instruments d'une institution pour renforcer leurs réseaux personnels et de bien se placer dans la lutte pour les faveurs du roi ainsi que pour les contrats qu'il accordait. La Révolution abolit aussi les fonctions d'intendant de commerce et prononça la dissolution du Conseil, de sorte que les grandes compagnies commerciales n'eurent plus de porte-parole officiel auprès du nouveau gouvernement. Il leur fallut alors faire les couloirs de l'Assemblée Constituante pour parvenir 16. Cf. C.F. Lévy, op. cit.,
t.
l, p. 72.
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à leurs fins. Jean Michel Deveau nous montre bien comment les choses ont changé dans l'étude qu'il a consacrée au Commerce Rochelais face à la Révolution. TI se fonde sur la correspondance d'un marchand, Jean-Baptiste Nairac, qui avait été envoyé à Paris pour représenter les intérêts commerciaux de La Rochelle et pour informer ses mandants sur l'activité de la Constituante. Son abondante correspondance révèle qu'il perdait son accès au pouvoir à mesure que la Constituante prenait du poids. Elle nous apprend aussi que les modes d'action, pour faire pression, s'étaient considérablement modifiés. Nairac comprit rapidement et s'adapta au changement, mais non ses collègues de La Rochelle. Leur résistance au changement, autant que ses efforts pour leur faire prendre conscience de ce qui changeait, sont très instructifs. Ce qui intéressait particulièrement les marchands de La Rochelle, c'était de conserver leur droit à pratiquer la traite des esclaves, de se faire garantir leurs droits exclusifs sur le commerce colonial 17, de voir supprimer les compagnies de commerce relevant d'autres villes et de continuer à percevoir des subventions destinées à encourager le commerce à longue distance. Avant la Révolution, les marchands exerçant dans des ports dotés de privilèges comme La Rochelle étaient accoutumés à recevoir une prompte réponse à leurs requêtes, celle-ci étant d'autant plus attendue que les décisions gouvernementales déterminaient en grande partie le type et le site de leurs investissements dès que l'occasion se présenterait. Mais bien des choses avaient changé. Les porte-parole du commerce ne partageaient plus les idées ni les valeurs des forces au pouvoir. Contrairement aux intendants de commerce du roi, les députés de la Constituante ne croyaient plus que les intérêts des grands négociants étaient ceux de la nation dans son ensemble; ils se préoccupaient davantage de reconstruire la nation à partir de leur idéal égalitaire. En outre, affrontant un nouvel appareil d'institutions, les goupes de pression devaient modifier leur façon d'agir. Devaux explique que, « puisque tout l'édifice nouveau repose sur le principe de la représentation populaire, il faut imposer à l'Assemblée une cohorte serrée de députés extraordinaires pour forcer l'opposition de ses nombreux membres qui voient ce groupe de pression d'un très mauvais œil» 18. L'Assemblée organisa en son sein un comité de trente-cinq députés, compétent pour le commerce et l'agriculture. Nous apprenons par les lettres de Nairac que l'Assemblée envisageait de radier 600 000 livres de gratifications que la royauté distribuait auparavant à sa clientèle de négociants. Apparemment, ce chiffre donne la mesure du succès qu'ont connu les chambres de commerce, avant la Révolution, comme grou17. Par ex<mple, La Rochelle était le seul pon entre Guyenne ct Bretagne appartenant à une rone fran· che appelée les Cinq Grosses Fermes. Ce qui signifiait que tout ce que La Rochelle pouvait vendre aux consommateurs de la rone était exonéré de droits de douane. Plus tôt, La Rochelle avait eu le monopole exclusif de la traite, mais cette exclusivité prit fm en 1716, lorsque ce commerce triangulaire fut ouvert à Bordeaux, Nantes et Rouen.
18. Cf. j.-M. Deveau, op. cil., p. 72. NDT: Les. députés extraordinaires des manufactures et du commerce de France)Jo étaient délégués à titre d'experts auprès de l'Assemblée constituante où ils pouvaient être entendus à titre consultatif.
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pes de pression. li est peu probable que l'importance et la fréquence de ces gratifications, qui étaient allouées à titre individuel, aient été connues publiquement. Les marchands n'étaient pas au courant des dispositions spéciales dont bénéficiaient leurs rivaux, de même qu'aujourd'hui les exemptions d'impôts dissimulées dans la complexité de nos codes fiscaux ne sont en général connues que des groupes qui en bénéficient. Pendant les premiers jours de la Révolution, les représentants des marchands se réunissaient sans cesse, publiaient des mémoires, écrivaient des adresses à l'Assemblée et répondaient aux mémoires de celle-ci. Des séances de comité de cinq heures d'affilée étaient chose courante; il s'y ajoutait le travail de préparation, plus spécialisé, et la correspondance avec les mandants. Mais, malgré ce travail sans relâche, les résultats obtenus par les représentants des marchands, tel Nairac, furent bien maigres. Quand l'Assemblée discuta de la traite des esclaves, ce fut pour se soucier des droits des Africains et de la moralité de la traite, non des intérêts des marchands d'esclaves. Et les chambres de commerce, y compris celle de Nairac, accoutumées à de bons résultats rapidement obtenus, envoyaient lettre sur lenre à leurs représentants, témoignant de leur impatience et les soupçonnant aussi de nonchalance et d'indifférence. Avant la Révolution, le commerce français dépendait de relations de travail privées avec les intendants de commerce. Après, les marchands devaient faire pression sur une Assemblée qui exprimait la souveraineté du peuple. C'était là la situation qu'avaient connue leurs homologues anglais tout au long du 18< siècle: ceux-ci pouvaient bien s'organiser et former un groupe de pression, ils ne pouvaient pas influencer un organe représentant des électeurs aussi facilement qu'ils circonvenaient un ministre du roi 19. Les grandes compagnies de commerce françaises
Le caractère redistributif des grandes compagnies françaises illustre particulièrement bien le lien qui existait entre finances d'Etat et commerce. Presque toutes ces grandes compagnies avaient été créées à l'initiative active du gouvernement, bénéficiaient de monopoles qu'elles faisaient rigoureusement respecter et avaient toutes des financiers à leur tête 20. Cene tradition commença avec 19. Alors qu'en France les Chambres de commerce exprimaient par une seule voix les vœux de cenaines villes, en Angleterre les voix étaient nombreuses et il n'existait pas de porte-parole autorisé pour pren-
dre l'anache du gouvernement. L'effondrement de la General Chamber ofManufactures révéla que les intérêts du monde des affaires n'étaient pas homogènes. D'après Brewer, «Pitt le Jeune, tout comme Henry Pelham avant lui, manifesta un degré de sollicitude inhabituel pour les opinions du commerce, mais il n'entenclait pas céder aux pressions collectives de la General Chamber. _ Pitt, ajoute Brewer, « était heureux de pouvoir se former, à l'aide d'avis provenant de toutes les panics du royaume, une juste représentation des intérêts de toutes les branches du commerce et des manufactures, mais il n'allait pas permenre pour autant
à la General Chamber de contribuer activement à la formulation de sa politique comme l'aurait espéré Samuel Garbett,lefondateur de l'association '. Cf. John Brewer, The Sinews ofPower, New York, Knopf, 1989, p_ 233. 20. Du temps des Stuart, les banquiers combinaient souvent les prêts au souverain avec l'affermage
des impôts ainsi qu'avec la gestion de monopoles octroyés par bon vouloir royal.
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Colbert, mais elle se perpétua après sa mort jusqu'à la fin de l'ancien régime 21. Colbert avait deux raisons de préférer voir des financiers plutôt que des négociants à la tête des compagnies dotées d'une charte. D'abord les financiers, grâce à leurs réseaux familiaux et à leurs contacts personnels 22, pouvaient fournir les fonds nécessaires si les autres souscripteurs n'en apportaient pas suffisamment - c'était là une obligation liée à leur nomination 23. Ensuite, il craignait de voir des négociants prendre de l'indépendance, car ils ne pouvaient qu'être moins soumis à la volonté du roi que les financiers, qui dépendaient étroitement de la faveur royale en tant que banquiers de la Cour. La royauté se rendait bien compte qu'un sujet pouvait d'autant plus lui imposer la politique qu'il souhaitait que ses biens étaient plus mobiles. Parce qu'elle ne l'entendait pas ainsi, elle attribua la direction des compagnies commerciales lucratives aux financiers dont les biens consistaient partiellement en avances consenties au roi et en offices achetés au roi. Contrairement à ces financiers, les négociants avaient plus de capacité de manœuvre à l'égard du pouvoir, la mobilité de leurs biens leur rendant l'évasion fiscale plus facile. Une des raisons pour lesquelles Louis XIV craignait et détestait les Provinces-Unies tenait au fait que les négociants hollandais contrôlaient étroitement la politique de leur Etat, en échange des impôts qu'ils acquittaient. Des groupes d'affaires indépendants seraient en mesure d'exercer une influence disproportionnées sur la politique de l'Etat - c'était ce que craignait la royauté française - parce qu'ils avaient la possibilité de faire défection. A la différence des négociants et des banquiers, les financiers ne pouvaient pas aussi aisément agiter la menace de se retirer du marché pour obtenir du pouvoir politique 24. Les financiers n'avaient pas cette option de mobilité pour 21. M. Antoine, op. ciL, p. 405, nous rapporte, comme un exemple de la mainmise du Contrôleur général sur le commerce, les propos de Maurepas qui se lamentait de ce que le Contrôleur général se fût • approprié la gestion de la Compagnie des Indes " au grand dam de la marine royale. Fidèle à la tradition héritée de Colbert d'ouvrir à des fInanciers la direction de compagnies de commerce, Calonne avait nommé comme commissaire du roi aurès de la Compagnie des Indes le fInancier Jean-Baptiste de Boullongne de Magnanville, neveu de Mme de Pompadour et trésorier de l'extraordinaire des guerres en survivance de 1772 à 1779. Il fut nommé fermier général en 1787. Cf. Y. Durand, op. cit., p. 84. 22. Les grands financiers pouvaient ~onfier à ferme cenaines de leurs activités à des compagnies plus petites ou leur donner licence de s'y livrer. 23. L'auteur d'un mémoire recommandant de confier aux financiers la direction d'entreprises commerciales à risques soutient qu'cux seuls ont accès aux capitaux nécessaires pour maintenir l'entreprise à flot
pendant les périodes difficiles. On pouvait toujours recourir à des arguments de ce genre contre les gens d'affaires ayant moins de surface, dans un monde où les facilités de banque ou de crédit étaient très person-
nalisées. Cf. G. Chaussin and-Nogaret, op. cit., p. 106. 24. Un des négociants les plus prestigieux de la fin du 17' siècle, Etienne Berthelot de Pleneuf, dont la famille possédait d'importants intérêts dans • les domaines d'Occident. et dans la manufacture de la poudre à canon, avait. levé le pied. pour l'étranger. Agissant au nom de la Régence, le duc de Noailles avait fait saisir ses papiers; c à la fin de janvier, on avait appris son arrivée à Gênes, où la princesse des Ursins faisait une discrète retraite, et sa présence dans cette place de finances, à proximité d'une des plus redoutables adversaires du Régent, n'augurait rien de très favorable et commandait en tout état de cause
de prendre des mesures pour que de tels personnages ne pussent s'échapper du royaume où ils avaient fait leur fortune et surtout en faire sortir les fruits de leurs trafics ». Le Conseil manifestait ainsi qu'il se sentait
en droit d'empêcher les particuliers de mettre à l'abri à l'étranger la fortune qu'ils avaient engrangée au service du roi. Cf. C.F. Levy, op. cit., t. 2, p. 85.
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leurs biens: leur richesse était mobilisée en avances au roi et ils ne pouvaient collecter les taxes qu'avec le soutien de la monarchie. En outre, ils ne pouvaient être admis aux bénéfices que procuraient les Fermes des impôts indirects, profits qui dépassaient ceux de tout autre investissement, qu'avec le consentement du roi. En livrant le commerce extérieur aux groupes de financiers, la royauté se ménageait un contrôle plus étroit de la politique économique. Les financiers intervinrent donc non seulement comme Fermiers généraux, mais aussi comme entrepreneurs généraux, ce qui concentrait encore plus la richesse dans quelques mains 25. La France ne possédait pas de banque centrale pour recevoir des fonds des créditeurs les plus variés et les réutiliser; les négociants français dépendaient donc plus que leurs homologues anglais ou hollandais des ressources de leur famille. Aussi les principales affaires commerciales du royaume étaient-elles entre les mains d'un goupe étroit de familles de financiers 26. Alors que les compagnies françaises restaient le fief d'une élite financière, les compagnies anglaises allaient se constituer en compagnies par actions associant les richesses d'un grand nombre d'individus qui pouvaient être porteurs d'intérêts politiques variés 27. La figure dominante du commerce français entre 1710 et 1715 fut Antoine Crozat: il gérait plusieurs compagnies commerciales vers la Guinée, SaintDomingue, les Mers du Sud, les Indes Orientales et la Louisiane ainsi que la Compagnie de l'Asiento - bref il était le patron de presque tout le trafic maritime français 28. Cene situation lui permit de collecter les fonds nécessaires dans des moments difficiles sans sortir de sa famille. De plus, les comptes courants bien approvisionnés dont il disposait auprès de banquiers ou de négociants à Londres et Amsterdam lui permenaient de transférer rapidement des fonds quand et où il le fallait. Ce qui compte surtout, c'est que son monopole lui rapporta des profits tels qu'il put offrir au roi, en guise de paiement pour les droits sur le commerce outre-mer qui lui avaient été reconnus, des sommes plus importantes que toutes celles qu'aurait pu dégager n'importe quelle combinaison de 25. F. Braudel remarque que les plus riches des négociants français n'aneignaient pas le niveau de richesse des grands financiers et banquiers de Cour, tels Samuel Bernard et Antoine Crozat. Cf. F. Braudel, L'iden· tité de la France, Paris, Arthaud et Flammarion, 1986, t. 3, p. 336. 26. L'accumulation de réserves d'or et d'argent - ce que F. Braudel appelle le capital dormant - fut une autre conséquence de l'incapacité de la France à développer un système bancaire moderne. Cf. F. Braudel, ap. ciL, t. 3, p.349·355. 27. Cf. W.R. Scott, The Constitution and Finance of English, Scottish, and Irish Joint Stock Companies to 1720, 3 vol., Cambridge GB, Cambridge University Press, 1910-1912, t. l, p. 442-3. La constitution en société de la Banque d'Angleterre en 1694 lui permit d'assurer progressivement la gestion de la dette nationale à long terme ainsi que la création de la New East lndia Company et de la South Sea Company. Mais, même avant la création de la Banque, les parts des compagnies anglaises pouvaient se négocier à l'achat et à la vente avec un degré considérable de liberté. Dans les compagnies de moindre importance, les porteurs de parts n'avaient pas besoin de l'accord des autres porteurs pour disposer à leur gré d'une partie ou de la totalité de leu... parts. De fait, tôt sous le règne de Guillaume m, les options de vente ou d'achat et les opérations à terme étaient chose bien connue. Il existait donc à Londres, dès avant 1700, un marché libre et organisé pour les actions et les parts des compagnies. 28. Voir C.F. Lévy, ap. ciL, p. 417. Selon Lévy, Crozat contrôlait pratiquement l'essentiel du commerce maritime à la fin du règne de Louis XIV.
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LES TRÈs PRIVILÉGIÉS
marchands rivaux qui ne jouissaient pas de la rente de situation qu'il tirait de la faveur du roi. La constitution de la Compagnie de Guinée nous fournit un bon exemple de l'influence et de la puissance que son monopole donnait à Crozat. La monarchie avait envisagé de créer une compagnie représentant un certain nombre de capitales commerciales: La Rochelle, Bordeaux, Marseille, Saint-Malo et Nantes. Mais Crozat trouva que ce projet était irréaliste car, pour qu'une telle entreprise commerciale réussît, «il faut qu'elle soit entre les mains de peu de gens qui la conduisent sans éclat et qui, étant dévoués aux ordres [du ministre], les exécuteront sans qu'il soit besoin d'en instruire le public »l'J. En conséquence, la royauté nomma huit directeurs qui tous avaient servi le roi dans d'autres fonctions et possédaient des offices financiers. La royauté avait ainsi institué une politique commerciale de facto, dont le principe était de choisir à titre individuel un petit groupe de négociants liés au système financier qui coopéreraient étroitement avec les secrétaires d'Etat des Affaires Etrangères et des Finances. L'apogée de cette politique fut l'association désastreuse de la finance et du commerce extérieur à laquelle présida Law, mais elle se perpétua à une échelle plus réduite tout au long du 18< siècle. Au début, les profits de ces compagnies commerciales furent considérables. Ceux. de la Compagnie de la Louisiane, qui passa sous la direction de Crozat en 1712, furent substantiels, mais ce fut au prix de l'étouffement de la colonie. Grâce à son monopole, Crozat put gagner de 100 à 300 % sur toutes ses exportations à destination de la Louisiane et 100 à 200 % sur ce qu'il rapportait en France 30. Mais une telle gestion de la colonie n'avait rien pour encourager sa croissance à long terme, non plus que pour attirer des colons. D'un point de vue purement fiscal, la politique mercantiliste joua relativement bien son rôle de source de revenu durant le règne de Louis XIV, mais elle inhiba le développement d'institutions publiques susceptibles de favoriser un commerce à plus grande échelle. Les principales transactions commerciales ne concernaient qu'une petite coterie de familles dans de rares villes. Comment la structure administrative de la France permettait à des négociants en vue de bénéficier du jeu de la redistribution, voilà ce qu'illustre l'histoire commerciale de cette période. Cette même structure des institutions était source d'avantages similaires pour la noblesse. En restreignant au maximum les occasions qu'auraient eues les vieilles familles terriennes d'exercer une autorité politique indépendante, le roi offrait à la noblesse de nombreuses possibilités de prendre une part d'un revenu indu, qui se distribuait à la Cour.
29. C ité in G. Chaussinand·Nogaret, op. cit., p. 110. 30. Ibid., p. 120.
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La noblesse entre dans le jeu de la redistribution Sous Louis XIV, l'aristocratie française change de caractère. La perspective de l'accès au gâteau que distribue le gouvernement en est la cause, ainsi que les rivalités que cette perspective suscite. Les grandes familles du royaume durent s'établir dans la capitale ou à la Cour même parce que les décisions économiques, importantes ou non, étaient souvent à la clef des conflits politiques ou des cabales entre courtisans. C'est un courtisan, le marquis de Valfons, qui le dit en connaissance de cause: « souvent à la Cour les plus petites circonstances produisent les plus grands effets et valent mieux, quand on a l'habileté de les saisir, que les meilleurs et plus anciens services JO 31. Parce que chercher à obtenir le patronage du roi rapportait beaucoup plus que rester dans sa province pour avoir l'œil à l'économie et aux affaires locales, les nobles consacraient leurs efforts à se disputer les rentes de situation accordées par le roi. Mais il leur fallait investir un temps démesuré pour accéder à l'information politique sans laquelle ils ne pourraient obtenir les sinécures qu'étaient les bénéfices ecclésiastiques, les monopoles commerciaux et industriels, directement ou en sous-main, ou une participation à une des Fermes générales 32. Comme le font actuellement les entreprises dans les pays très centralisés de l'Amérique latine, ils devaient transférer leurs activités dans la capitale aux dépens de leurs activités provinciales 33. Une fois transformés en courtisans, les nobles consacrèrent la majeure partie de leurs efforts à obtenir une participation dans les prêts à court terme consentis à la royauté et à essayer de persuader les agences du gouvernement que les projets des entrepreneurs appartenant à leur clientèle étaient ceux qui satisfaisaient le mieux aux priorités nationales. La vie de Cour ou la vie mondaine de Paris, avec toute leur extravagance, avait un coût caché pour l'économie mercantile. Du temps de Louis xrv, elle consommait presque 6 % du revenu de l'Etat, sans compter une proportion également importante, mais bien difficile à mesurer, des revenus privés 34. Ces chiffres ne reflètent pas le coût économique total de la chasse au privilège. La théorie des choix publics pose que des individus raisonnables à la recherche de rentes de situation n'y investiront
31. Cf. Charles Marquis de Valfons, Mémoires sur le XVllr siècle: souvenirs du Marquis de Valfo"" Paris, 1906, p. 128-9. 32. Un gentilhomme de Languedoc pouvait par exemple faire jouer ses relations à la Cour pour obtenir un monopole royal de production de porcelaine en Languedoc, mais il en confierait la gestion à un bourgeois local. On voudra bien noter que même la protection assurée par un monopole ne pouvait préserver les affaires industrielles des nobles des conséquences d'une mauvaise gestion ou de la banqueroute. S'affran-
. chir de la discipline du marché faisait souvent autant de mal que de bien. 33. Une installation à Paris était aussi nécessaire pour les arts que pour l'industrie. Musiciens, auteurs dramatiques et autres artistes chr:rchaient tous la faveur du roi. Les provinces cessèrent alors d'être des centres d'activité économique ou artistique. 34. 5,67 %, selon la reconstitution du budget de 1788 à laquelle a procédé F. Braesch. Repris in F. Afta-
lion, L'économie de la Révolution françzise, Paris, Hachette, 1987, p. 47.
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pas de ressources personnelles supérieures à la valeur de la rente qu'ils s'attendent à recevoir. Mais, dans l'économie globale, la concurrence entre chercheurs de rentes peut consommer des ressources d'une valeur supérieure à celle de la rente recherchée. Louis XIV entendait contrôler la réussite sociale des familles françaises. Dans La Société de Cour, un classique de la sociologie historique, Norbert Elias rend compte de ce phénomène en ces termes: « li est possible, dans le cadre d'un tel système social, de contrôler et de guider la montée de certaines familles à partir de la perspective royale, tout comme le roi peut, dans certaines limites, contrôler et guider leur chute. Ainsi, il pouvait ralentir ou même prévenir l'appauvrissement d'une famille aristocratique au moyen de faveurs personnelles; il pouvait l'en préserver en accordant un« octroi» à la cour ou une charge militaire ou diplomatique. li pouvait faire un don d'argent à la famille sous la forme d'une pension. C'est donc surtout la générosité du roi qui permet aux familles nobles d'échapper au cercle vicieux provoqué par leurs dépenses encourues à la cour,. 35. C'est cette transformation des gens de noblesse en chercheurs de rente de situation qui a commencé à en faire un corps étranger au reste de la société. Après qu'ils eurent perdu leur rôle de dirigeants dans les provinces, les privilèges qui leur restaient finirent par paraître injustifiés et leur valurent le mépris des paysans et de la bourgeoisie provinciale. On peut voir dans cette modification des rapports entre la royauté et l'aristocratie terrienne une sorte de révolution sociale. On peut dire que, d'une certaine façon, la royauté avait substitué à l'autorité politique directe qu'exerçait la vieille aristocratie celle, moins directe, des financiers. Les nobles avaient naguère des armées, des châteaux, et ils contrôlaient les institutions locales. Le monopole de la guerre, qui restait un privilège de la noblesse, représentait encore un danger. Le roi ne pouvait nourrir aucun espoir de démanteler cette citadelle de la noblesse qu'était le recrutement dans le corps des officiers; les fmanciers, quant à eux, possédaient certes des moyens de pression, mais ils ne disposaient d'aucun moyen direct de résister aux ordres du roi. Ils ne pourraient jamais se convertir en une force rebelle comme cela avait été le cas de la noblesse. En outre, n'exerçant pas d'autorité directe sur les instances de décision ou de législation, ils représentaient pour la monarchie une menace politique bien moins sérieuse que la noblesse. D'ailleurs, et ceci est de première importance, la royauté du 17e siècle ne traitait avec les financiers qu'à titre individuel et elle jouait souvent une de leurs familles contre une autre. C'est seulement plus tard que ces familles se regroupèrent en une Compagnie qui devint un groupe de pression puissant. Si le favoritisme était florissant en France, il provoquait en Angleterre de vives réactions qui posèrent un problème politique à la monarchie 36. La Guerre 35. Norbert Elias, La société de Cour, Paris, Calmann·Lévy, )974, p. 54. 36. Ce fut le cas de Buckingham, censuré par le Parlement. On peut voir une des raisons de la réussite d'Elisabeth, par rapport à Jacques lu et Charles lu, dans le fait qu'elle s'est toujours attachée à éviter de favoriser seulement tel groupe ou tel individu.
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Civile est due en partie à la tentative des Stuart de mettre en place un système de distribution de monopoles et de sinécures à leurs favoris. Les historiens anglais parlent des élus et des exclus - les favoris et ceux qui ne l'étaient pas. Après la Restauration, le Parlement prit garde à restreindre la capacité qu'avait la Couronne de récompenser ses favoris: les pensions et les faveurs devinrent probablement chose moins courante à mesure que se réduisait la part du budget national qui y était consacrée. L'objet des gratifications gouvernementales, les méthodes employées, n'eurent plus grand chose à voir avec l'ancien modèle des Stuart. L'oligarchie whig recourut à cette forme de patronage surtout pour se ménager une sécurité politique et non, comme les Stuart, pour assurer sa survie fiscale. Lorsqu'elle accorda des monopoles, ce ne fut pas pour se ménager des ressources fiscales à court terme. Newcastle s'acquit une réputation sulfureuse pour les prébendes qui s'y distribuaient, mais les bénéficiaires en furent des membres du Parlement et des agents de l'administration, non des favoris ou des créanciers de la Couronne. Avec la montée en puissance du Parlement, il fut de plus en plus difficile à la Couronne d'accorder des faveurs à des marchands ou à des nobles. La politique du Parlement a sans doute traité de façon privilégiée les intérêts économiques de la gentry terrienne en tant que classe, mais elle n'a jamais accordé de gratification à l'un de ces notables aux dépens de ses pairs.
Groupes de pression et pouvoir discrétionnaire
Le Conseil de Commerce, on l'a vu plus haut, était subordonné au Conseil du Roi, comme les intendants de commerce l'étaient au Contrôleur général. C'était le roi, en théorie, qui décidait de tout, qu'il assistât ou non aux séances de travail, mais, en pratique, le personnage essentiel était le Contrôleur général 37 • Michel Antoine note que le Contrôleur général était le patron de fait du Conseil et qu'il était souvent l'auteur des décisions et arrêts promulgués par ce Conseil, même si la composition, la date de convocation et les séances de celui-ci, son protocole, son ordre du jour et ses procédures relevaient de la décision exclusive du roi 38. Plus important encore, c'est au Contrôleur général que les intendants, ces représentants du roi dans les provinces, adressaient leurs rapports.
37. Cf. M. Antoine, op. cit, p. 377. Le Contrôleur, qui était aussi membre du Conseil des Dépêches, était tout puissant dans deux autres conseils, ceux des Finances et du Commerce, où les autres con~illers n'avaient pas de pouvoir réel. Quatre des membres du Conseil des Finances étaient des intendants des finances, donc au service du Contrôleur. Le Contrôleur général ne pouvalt accéder au Conseil du Roi que s'il
possédait aussi le titre de Ministre d'Etat. Ce fut le cas pour la plupan d'entre eux, à l'exception notable de Necker, protestant. 38. Cf. M. Antoine, ibid., p. 30. A l'époque de Turgot, quatre des huit membres du Conseil étaient des intendants de finances, subordonnés au Contrôleur généraL
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Le Conseil des Finances devait en principe se réunir chaque semaine (sous Louis XIV, c'était deux fois par semaine), mais en fait il se réunit moins souvent au long du 18< siècle; quant au Conseil de Commerce, il ne se réunit pas du tout. En 1736, la seule année pour laquelle nous possédions des procès-verbaux complets, le Conseil des Finances fut réuni 28 fois et il n'y eut pas de séance en bonne et due forme du Conseil de Commerce. A la fin du règne de Louis XV, le Conseil des Finances n'était convoqué que huit à douze fois par an 39. li n'en promulguait pas moins un nombre d'arrêts aussi important que dans le passé. On est donc en droit de penser que le Conseil ne promulguait en séance plénière qu'une faible proportion des arrêts 40. Necker, ministre des Finances, affumait que nombre d'arrêts du Conseil n'avaient même jamais été soumis à son examen et que les décisions du Conseil n'étaient purement et simplement que les décisions du Contrôleur général 41. Souvent le Contrôleur général se contentait de lire un édit déjà rédigé qui était ensuite approuvé et signé par les membres du Conseil sans débat. Bref, le Conseil des Finances était devenu une fiction, avec un contrôleur général qui disposait de pleins pouvoirs 42. Autre caractéristique du système créé par Louis XIV, les divers ministères possédaient leur autonomie administrative. Ce roi assistait régulièrement aux séances des conseils, coordonnant ainsi l'action de son gouvernement. Ni lui ni ses successeurs ne nommèrent un ministre chargé àe veiller à l'organisation générale du travail gouvernemental et de s'assurer que les autres ministres poursuivaient une même politique. L'autonomie des ministères s'accrut après la mort de Louis XIV, surtout parce que ses successeurs s'intéressaient peu aux techniques de finances ou ne les maîtrisaient pas, laissant ainsi une liberté presque totale à leur Contrôleur général. Bien qu'ils n'aient assisté qu'assez rarement aux réunions du Conseil des Finances, ni Louis XV ni Louis XVI ne nommèrent un premier ministre qui aurait supervisé l'action du ministre des Finances ou aurait orienté la politique du gouvernement. Le Contrôleur général n'était pas seulement tout-puissant au sein du Conseil pour les affaires d'ordre général, il était aussi en mesure de distribuer des faveurs à des individus ou à des groupes. Les arrêts pris en Conseil traitaient de détails aussi infimes que l'entretien des villages, des églises et des cimetières ou que des exemptions de taxes de transport pour des produits spécifiques distribués par tel ou tel marchand dans telle région. Un contrôleur général comme Calonne
39. H. do Jouwnet:!, op. cit., p. 83. 40. Cf. M. Antoine, op. cil., p. 378 ; p. 384. 41. H. de Jouvenet:!, ibid, p. 81. 42. Cette fiction allait avoir des conséquences de poids à lointaine échéance. Parce que le Conseil du Roi avait été à l'origine le lieu de la justice royale, et parco qu'on l'identifiait souvent encore à celle-ci, ses décisions paraissaient moins arbitraires que celles d'un seul ministre agissant de son propre chef. La
légitimité des prises de décision du gouvernement allait pouvoir être remise en question dès lors que la législation était devenue le reflet de l'autorité discrétionnaire d'un ministre agissant à sa guise. On trouvera plus de détails à ce sujet dans le chapitre suivant.
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distribuait des faveurs pour se constituer une clientèle à la Cour. Terray est célèbre pour les grasses sinécures dont il dotait des officiers de l'armée pour qu'ils ne fissent rien contre le monopole dont il jouissait sur les grains. La charge du Contrôleur général lui permettait d'accorder des monopoles ou des subsides aux activités ou aux marchands qu'il entendait favoriser. Les autorisations qu'accordait le Parlement anglais pour la création de nouvelles activités manufacturières suivaient un circuit autrement plus compliqué. Les institutions politiques anglaises, de par leur structure, étaient cause de coût supplémentaire quand le Parlement élaborait une réglementation économique. A l'exception des actes législatifs concernant les intérêts privés d'individus ou de Compagnies - les private bills -, les groupes de pression britanniques devaient essayer d'influencer à la fois les ministres et les membres du Parlement. Mais les ministres n'étaient pas aussi puissants que leurs homologues français: leurs comptes étaient soumis au contrôle du Parlement et celui-ci pouvait même traduire les ministres devant lui pour malversations, en procédure d'impeachment, dans des cas extrêmes. De toute façon, ces ministres, qui étaient souvent membres du Parlement, avaient au moins besoin de l'appui de celui-ci pour faire passer des projets législatifs auxquels ils tenaient, ce qui signifie qu'eux aussi devaient chercher à l'influencer. Les ministres anglais avançaient donc sur le fil du rasoir : il leur fallait " arroser» le Parlement de faveurs tout en prenant bien garde à ne pas donner lieu à des accusations de favoritisme ou de copinage.
Le processus législatif en Angleterre A la différence de leurs homologues français, les groupes de pression anglais devaient travailler à deux niveaux et se heurtaient à des obstacles considérables. D'abord il leur fallait établir des relations personnelles avec les ministres compétents: pour l'emporter au Parlement, ils devaient avoir l'appui du ministre, ou au moins s'assurer de sa neutralité. Mais l'appui du ministre ne suffisait pas, il fallait aussi un débat public au Parlement, qui n'était pas chose simple à obtenir. Cela commençait par une pétition du groupe, suivie d'une demande présentée dans les termes requis par un membre du Parlement. Si tout allait bien, la lecture de la pétition mettait en route une procédure qui aboutissait à la création d'un comité chargé de l'examiner et ce comité allait de son côté convoquer des témoins, des experts ainsi que procéder à l'audition des parties concernées. Cela fait, les groupes de pression et leurs alliés pouvaient présenter leur dossier en personne devant la Chambre des Communes. Pour faire inscrire une nouvelle loi dans le recueil des lois, la procédure à suivre était longue et complexe. Une pétition devait être présentée par des membres des Communes, qui risquaient une éventuelle obstruction de la part de membres du Parlement hostiles. Même la présentation faite, l'examen du projet pouvait être ajourné, ce qui revenait à le tuer. Les parlementaires n'étaient
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pas autorisés à en prendre connaissance à titre privé; c'est seulement lorsque la pétition avait été approuvée qu'on pouvait la sortir de l'obscurité. Les groupes de pression ne pouvaient présenter de pétition contre des taxes qu'après l'entrée en vigueur de celles-ci. Dès que la pétition avait fait l'objet d'une lecture à la Chambre, on pouvait avoir à la défendre avec vigueur contre des forces hostiles. On pouvait aussi avoir à renouveler l'année suivante une campagne de pression quand il y avait eu blocage au sein du comité. Faire avancer ses affaires au Parlement coûtait du temps, de l'argent et supposait une grande capacité d'organisation 43 • A l'opposé, le Conseil du Roi, en France, pouvait agir par arrêt ou autre forme de décision pratiquement sans limite (ce qui ne veut pas dire que la décision serait effectivement appliquée). L'exécutif pouvait ainsi émettre une réglementation économique d'une ampleur sans équivalent en Angleterre. Selon Michel Antoine,,, au moyen d'arrêts ou de lettres patentes, au moyen d'ordres transmis par les ministres ou par les intendants, les nombreuses décisions prises par le roi dans son conseil étaient journalièrement diffusées dans tout le royaume et dans les colonies. Elles formaient une masse incalculable" 44. Il se promulguait environ 4 000 arrêts par an sous le règne de Louis XV, un peu moins que sous Louis XIV 45. Nombre d'entre eux étaient similaires dans leur nature à ce que les Britanniques appelaient private bills: la construction d'un pont ou d'une route, ou la permission d'enclore un champ. Le Conseil du roi, en France, pouvait émettre plus de réglementation sur une moyenne de quatre mois que le Parlement pendant tout le règne de Georges 1er , plus en un an que pendant tout le règne de Georges II, et plus en quatre ans que pendant les soixante années de règne de Georges III 46. Textes d'intérêt
Sessions
Règne Guillaume III Anne Georges le< Georges II Georges III
(1689.1702) (1702.1714) (1714-1727) (1727.1760) (1760-1820)
Public
Privé
343 338 377 1447 9980
466 605 381 1244 5257
58 78 58 81 254
43. Les propositions législatives de caractère privé (private bills) pouvaient émaner de l'une ou l'autre des deux Chambres. Pour les procédures propres à la Chambre des Lords, voir Sheila Lambert (Lady Elton), Bills and Acts : Legislative Procedure in Eighteenth Century England, Cambridge GB, Cambridge U niversi,y Press, 1971 ; et Michael McCabill, Order and Equipoise : The Peerage and the House of Lords, Londres, Royal Historical Society, 1978. 44. Cf. M. Antoine, op. nt, p. 598. 45. Ibid., p. 371. 46. Peter D.G. Thomas, The House ofCommons in the Eighteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 1971, p. 63.
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Pour apprécier pleinement la différence avec la France, voyons de plus près comment se fait la loi dans l'Angleterre du 18e siècle. li y avait deux catégories de textes législatifs, selon qu'ils étaient d'intérêt public ou d'intérêt privé ou local. Les premiers intéressaient l'ensemble de la nation, ou au moins une bonne partie de sa population. C'étaient par exemple les textes ayant pour objet l'approvisionnement, le commerce, les imp8ts, les successions ainsi que les résolutions de la Chambre des Communes. Les textes d'intérêt privé, pour lesquels des honoraires devaient être versés aux membres du Parlement qui les défendaient et aux commis de la Chambre, représentaient la plus grosse part du travail parlementaire. On trouvait dans cette catégorie par exemple des textes ayant pour objet la cl8ture des terres, les divorces, la construction de routes à péage, les changements de nom et les successions. Les deux catégories de législation suivaient des voies similaires, mais séparées, pour revêtir le statut de bills. Pour introduire un projet de loi d'intérêt public, il fallait une proposition émanant soit d'un parlementaire, soit d'un ministre du roi, à l'exception des projets de législation fiscale qui ne pouvaient être présentés que par le Trésor. Une fois approuvée, la proposition était transmise pour étude et pour rédaction à un comité désigné par le président de la Chambre - le Speaker -, qui y nommait le défenseur du projet ainsi que d'autres parlementaires dont les intérêts étaient en cause ou qui avaient une compétence particulière. Le comité soumettait aux Communes en première lecture le projet une fois rédigé; il pouvait alors en être débattu, mais cela se produisait rarement. Puis le projet était lu une seconde fois et il était débattu de ses principes généraux. C'était là le moment capital. On consultait des experts, on convoquait des témoins et les membres de la Chambre se prononçaient pour ou contre la proposition. Si le texte était approuvé dans son principe par les Communes, il était renvoyé au comité pour rédaction ultime, celui-ci, dans le cas d'un texte d'intérêt public, devant être élu par la Chambre. Les séances de comité étaient présidées par un membre du Parlement nommé par le Speaker, en général celui qui avait introduit le projet. Ces séances étaient bien moins formelles que celles des Communes, on y réécrivait, révisait et amendait le texte, ce qui eût été impossible si on avait appliqué les règles rigides des débats à la Chambre 47. Le comité était habilité à amender ou à modifier le projet dans son détail, mais il ne pouvait ni en changer le principe, ni le rejeter. Les amendements étaient lus devant les Communes et sanctionnés par un vote. Parce que le comité les avait déjà discutés minutieusement, ils étaient pratiquement toujours approuvés. La loi était alors grossoyée et une date était fixée pour la troisième lecture. Le texte faisait à nouveau l'objet d'un débat où des amendements pouvaient encore être présentés. Après cette troisième lecture, le Speaker demandait aux Communes « est-ce votre plaisir que cette loi soit adoptée? ,. Si oui, la loi était adoptée et portée le même jour à 47. Par exemple, au sein du Comité, un membre du Parlement pouvait prendre la parole aussi souvent
qu'il le désirait, alors qu'il ne le pouvait qu'une fois au cours d'un débat à la Chambre.
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la chambre des Lords, personnellement, par les membres des Communes qui l'avaient proposée 48. Même si l'on fait abstraction de ce qui se passait dans les comités, qui étaient cependant habilités à modifier substantiellement le contenu du projet, il y avait, selon le décompte de P.D.G. Thomas, quatorze occasions de procédure où le projet pouvait être rejeté 49. Les textes d'intérêt privé connaissaient un parcours aussi exténuant, avec cependant quelques différences importantes. Selon un règlement intérieur permanent de 1685, toute législation de cet ordre devait être introduite par une pétition émanant des parties qui la sollicitaient. Cette pétition formulait le projet dans les termes que ses initiateurs souhaitaient voir adopter et le législateur avait à se prononcer sur cette formulation. La pétition était présentée à la Chambre des Communes par un de ses membres et était alors adressée pour rapport à un comité ad hoc. Après audition du rapport par la Chambre, les défenseurs du projet membres de la Chambre pouvaient demander l'autorisation d'introduire un projet de loi. A la différence des projets d'intérêt public, ceux-ci devaient être imprimés avant première lecture pour être portés à la connaissance de tous les membres des Communes, mais cette disposition était rarement respectée 50. Après introduction du projet, la procédure était la même que pour les textes de l'autre catégorie, à l'exception du comité chargé de les réécrire et de les réviser, qui était nommP!. Le vote, aux Communes, était l'affaire du Speaker qui jugeait lesquels des « oui» et des .. non" faisaient le plus grand bruit 52. Un petit groupe de membres passionnés pouvant aisément faire plus de bruit qu'une majorité discrète, n'importe quel membre était autorisé à demander une division des Communes pour tirer au clair la confusion. Il suffisait d'un seul membre pour le demander, et la division ne pouvait être refusée que par un vote à l'unanimité. Divisée, la Chambre se séparait en deux groupes. L'un d'eux, en général celui qui voulait modifier le statu quo, sortait dans le couloir tandis que des scrutateurs (deux nommés par chaque groupe) comptaient les membres restés sur leurs bancs. Une fois cela fait, les autres membres rentraient, un à la fois, et étaient comptés lorsqu'ils passaient la porte. Il y fallait à peu près une demiheure. On notera avec intérêt qu'aucune liste nominative des votants pour ou contre n'était établie. Cette procédure permettait seulement de connaître le nombre des partisans ou adversaires du projet, le choix restant anonyme, bien que les membres aient sûrement connu les positions de chacun de leurs collègues. Les tenants du statu quo avaient toujours l'avantage dans cette procédure car ils n'avaient pas à se lever et à sortir. Les Chambres, à Westminster, étaient meublées de longs bancs sur lesquels ne pouvaient s'asseoir que 300 membres. 4M. 49. 50. 51. 52.
P. Thomas, op. ciL, p. 45-57. Ibid., p. 57. Ibid., p. 59 (règlement permanent de 1705) Ibid. Ibid., p. 243.
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Le règlement intérieur interdisant toute forme de réservation de siège, voter pour un changement sigifiait souvent qu'on aurait à rester debout après le vote. Aussi les indifférents ou ceux qui dormaient étaient-ils comptés parmi les partisans du statu quo. Les groupes d'intérêt anglais qui cherchaient à négocier au niveau politique pour améliorer leur position disposaient d'un raccourci. lis pouvaient espérer influencer la politique gouvernementale en en appelant directement aux ministres. Ceux-ci pouvaient adresser des recommandations au Parlement ou lui soumettre des projets législatifs, ce qui leur donnait un contrôle relatif du calendrier selon lequel seraient traitées les affaires. Mais ces ministres, en général, se gardaient bien d'adopter une position susceptible de leur aliéner une bonne partie de leur électorat. D'autre part leur appui ne suffisait pas à garantir que la disposition en cause serait adoptée par le Parlement. On l'a bien vu dans l'affaire du traité de commerce franco-anglais de 1713 et dans celle de la régie des tabacs en 1733 53 • En 1713 par exemple, les adversaires du traité franco-anglais furent assez heureux dans leurs pressions sur le Parlement pour faire échouer le projet en dépit du soutien ministériel dont il bénéficiait. Même s'ils avaient des relations haut placées, les marchands ou manufacturiers qui voulaient créer de nouvelles compagnies ou faire modifier la réglementation devaient toujours obtenir une charte du Parlement, à la différence de leurs homologues français qui n'avaient besoin que d'un décret royal. Même s'ils prenaient le raccourci ministériel qui réduisait leurs coûts en pressions, les groupes d'intérêt anglais ne pouvaient pas se dispenser d'exercer une pression sur le Parlement s'ils tenaient à lui faire adopter une législation favorable à leurs intérêts. Si seuls des groupes importants et bien organisés tels que la Banque, la Compagnie Royale d'Assurances et la Compagnie des Indes Orientales avaient une chance d'exercer une influence directe sur le Parlement, des groupes plus modestes pouvaient trouver dans le Bureau du Commerce -le Board ofTrade l'intermédiaire nécessaire pour obtenir des concessions du gouvernement. Bien que les historiens considèrent en général qu'il a failli à sa tâche, cet organisme semble cependant avoir exercé une réelle influence en toutes affaires concernant les colonies 54. Créé en 1696, il révisait les lois applicables dans les colonies, préparait les instructions de leurs gouverneurs, aidait à l'installation de colons et nommait les membres des conseils coloniaux. Si les ministres se gar53. Pour en savoir plus sur le rejet du traité de commerce de 1713 avec la France, voir D.C. Coleman, • Politics and Economies in the Age of Anne: The Case of the Anglo-French Trade Treaty of 1713 " in D.C. Coleman et A.H. John éd., Trade, Government and Economy in Pre-Industrial England, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1976, p. 187-213. Pour en savoir plus sur la proposition de droits de régie de 1733, voir Jacob M. Priee, • The Excise Affair Revisited : The Administrative and Colonial Dimensions of a Parliamentaty Crisis " in S. Baxter éd., EIIgland's Rise ta Greatness, 1660-1763, Berkeley CA, Uni~ersity of California Press, 1983, p. 257-322. 54. Cf. Alison G. Oison, • The Board of Trade and London-Ameriean Interest Groups in the Eighteemh Century " in P. Marshall and G. Williams éd., 7be British Atlantic Empire before the American Revolution, Totowa NJ, Frank Cass, 1980, p. 41-2.
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daient d'agréer les demandes de groupes d'intérêt particuliers concernant le marché domestique de peur de s'aliéner des groupes d'intérêt plus importants, ils encourageaient souvent le Bureau à accorder en Amérique des faveurs moins visibles et moins coûteuses. Le Bureau sut entretenir des relations relativement agréables avec bon nombre de groupes d'intérêt coloniaux, mais en s'en tenant à des groupes relativement modestes qui ne risquaient pas de lui aliéner les ténors de la vie politique anglaise. Si ce Bureau était ouvert aux intérêts anglo-américains, c'était en grande partie parce que le Parlement était enclin à laisser assez d'indépendance à l'exécutif quand il s'agissait d'affaires coloniales, mais, même ainsi, le Bureau n'aurait rien fait qui pût susciter une opposition en Angleterre. Il put répondre avec succès aux besoins des groupes modestes ayant des intérêts dans le commerce extérieur et dans les colonies, mais son autorité sur le plan domestique était extrêmement limitée. Il n'y avait pas de service équivalent chargé d'accorder des faveurs sur le plan domestique, et ce fait à lui seul témoigne du rôle déterminant que jouait le Parlement. Pour les groupes qui souhaitaient obtenir d'importantes modifications de la politique économique intérieure, il n'y avait pas d'autre solution que d'exercer une pression longue et coûteuse sur le Parlement 55. En résumé, le chemin à suivre en Angleterre pour tirer un avantage économique de la manipulation des règlements du gouvernement et de la procédure parlementaire était long et plein d'embûches. En France, un ministre pouvait souvent, à lui seul, faire aboutir la législation qu'il souhaitait. Cela devrait sans doute nous permettre d'apprécier à son poids une des raisons pour lesquelles ceux qui, en France, voulaient réformer la société française n'accueillaient pas avec faveur la mise en place d'institutions parlementaires. Mais ces réformateurs ne se rendaient pas compte qu'une législation édictée par un parlement avait toute chance de paraître plus légitime aux yeux du peuple et d'être mieux appliquée par les tribunaux que les arrêts dus à des ministres français. En disant que le Parlement anglais était l'équivalent fonctionnel du bureau du Contrôleur général, du moins en ce qui concerne la réglementation économique, je risque de surprendre les connaisseurs de la vie politique anglaise qui voient traditionnellement dans la Couronne le centre de la vie administrative britannique au 18< siècle. Cependant la diplomatie et les interventions de patronage d'une part, la dissémination des offices destinée à brider l'action du Parlement d'autre part étaient, et de loin, les activités les plus importantes des ministres anglais. Comme l'écrit Plumb, « le roi contrôlait un immense domaine de patronage. Chaque agent de l'administration était l'agent personnel du roi, nommé par lui et payé de sa poche. La totalité de l'administration du pays était régie par la Maison du roi » 56. 55. Ibid., p. 36-9.
56. Cf. J.H. Plumb, « Roben Walpoles World : The Structure of Government » in D.A. 8augh éd., A ristocratic Governance and Society in Eighteenth Cmtury England.' The Foundation ofStability, New York, New View Points, 1975, p. 116-155.
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Rien ne pouvait empêcher le roi d'affecter l'ensemble du personnel gouvernemental à s'assurer sa clientèle. Plumb signale que la dissémination des offices était avant tout un moyen pour le roi de s'assurer des partisans ou ralliés au sein du Parlement. En général, ces offices étaient des sinécures, mais leurs détenteurs devenaient de ce fait des obligés de la Couronne; ils contribuaient ainsi à faire balancer la loyauté des membres du Parlement et à affaiblir les partis au sein de celui-ci. Un office lucratif était d'autant plus désirable au 18 e siècle que les campagnes électorales devenaient plus coûteuses. Cependant Plumb luimême, qui est de tous les observateurs de la vie politique anglaise au 18e siècle celui qui met le plus l'accent sur l'importance du patronage royal dans le système politique, est bien forcé de relever que" le pays était surtout abandonné à luimême, se gouvernant tout seul du mieux qu'il pouvait, et tout accroissement de pouvoir du gouvernement, toute amplification de son activité étaient amèrement ressentis,. 57. Ce gouvernement ainsi bridé n'était pas en mesure de réglementer minutieusement l'économie domestique. L'autorité de la Couronne anglaise s'exerçait avant tout dans les domaines de l'Etat, des affaires étrangères et dans la gestion des forces de terre et de mer. Autrement dit, les administrateurs anglais n'avaient pas les moyens dont disposaient leurs homologues français pour réglementer l'économie et répartir la richesse industrielle et commerciale de la nation. « Le patronage, dans toute sa complexité, était devenu le thème dominant de la politique [anglaise] », note Plumb 58, mais ce patronage se limitait à la dissémination de petites gratifications et avait peu d'effets réels sur la structure de l'économie. Sir Lewis Namier résume ainsi le rôle du roi : « En réalité, Georges nI ne s'est jamais aventuré au-delà du terrain sûr du gouvernement parlementaire et il s'est tout bonnement comporté comme le primus inter pares, le premier parmi les gentlemen anglais marchands de circonscriptions et routiers d'élections. Alors que les Stuart s'étaient essayés à rudoyer le Parlement et à borner son action, Georges III accepta pleinement son rôle institutionnel, reconnut ses pouvoirs et tâcha simplement d'agir conformément à la coutume de l'époque» 59. Les agents de la Couronne n'étaient pas revêtus comme en France de l'autorité nécessaire pour contrôler des domaines d'activité dans leur ensemble et dominer les finances de la nation.
57. Ibid., p. 151. 58. Plumb souligne que l'autorité du Lord Lieutenant tenait au fait que cette fonction « donnait aux amis et clients locaux du Lord Lieutenant un porte-parole à la Cour, lieu de tous les patronages. Il pouvait ainsi veiller à toutes les nominations, y compris celles de Justices of the Peace et de sheriffs. : Ibid., p. 122. Ce patronage servait à assurer la présence au Parlement de membres dévoués à la Couronne. Mais les pouvoirs du Lord Lieutenant étaient bien mal adaptés à la tâche de veiller de près à l'application de la réglèmentation visant au développement industriel et financier de la nation. En fait il a bien fallu parfois accorder ce patronage à des membres de l'opposition, ce qui donne à penser que la liberté d'action du Lord Lieutenant avait ses limites. Un Lord Lieutenant qui réussissait dans sa charge étaÎt avant tout un gestionnaire avisé, non un contrôleur de l'appücation des règlements. 59. Sir Lewis Namier, « The Social Foundations., in D.A. Baugh éd., op. cit., p. 204-243.
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Il Y a une raison simple à cette différence: les pouvoirs du Parlement, qui décidait des principales questions financières et commerciales, avaient considérablement rogné la capacité qu'avait la Couronne de distribuer des privilèges. L'augmentation de la dette nationale, la modification des taux d'intérêt, les avantages des fonds d'amortissement, l'existence de primes et de tarifs douaniers protecteurs pour le commerce, l'assiette des impôts indirects, le poids des taxes foncières et des subventions à des états continentaux - toutes ces questions relevaient de la décision du Parlement plus que du roi.
Le Parlement et la redistribution: une analyse de la corruption et du favoritisme Quand on s'interroge sur la redistribution du revenu dans l'Angleterre du 18< siècle, on est amené à parler de corruption, une forme de transfert de revenu pour laquelle la Grande-Bretagne était très réputée 1fJ. Aux yeux des Américains en particulier, l'Angleterre de cette époque paraissait être un réceptacle de toutes les corruptions 61. Si le roi et les ministres voulaient faire passer une législation au Parlement, ils achetaient littéralement les votes. A Westminster, un bon nombre de sièges étaient comme des fiefs que possédaient leurs titulaires. Pour être élu, il était indispensable de soudoyer l'électorat. Les colons exprimaient souvent le vœu de ne pas être contaminés par la corruption anglaise, voyaient d'un œil noir l'action des groupes de pression et ne faisaient aucune différence entre ce que ces groupes faisaient et de la corruption. Les besoins de mon argumentation m'incitent à établir une distinction tranchée entre corruption et favoritisme: la corruption est une méthode illégale de redistribution, n'obéissant à aucune procédure formelle; le favoritisme est une méthode de redistribution aux procédures plus nettes, institutionnalisée, autorisée par 60. Pour plus d'informations sur la corruption en Angleterre, voir Joel Hurtsfield, Freedom, Corruption and Govemment in Elizabethan England, Cambridge MA, Harvard University Press, 1973 ; et Linda Levy Peck, « Corruption and Political Development in Early Modern Britain " in A.}. Heidenheimer, M. Johnston et V. T LeVine éd., Politital Corruption: A Handbook, New Brunswick NJ, Transaction Publishers, 1989. 61. Dans un livre paru en 1787, traduit en irançais à l'époque et qui fit l'objet de nombreux commen· taires, John Stevens écrivait: « Dans un gouvernement aussi systématiquement vénal que celui de l'Angleterre actuelle, où l'administration ne peut espérer d'adhésion aux mesures qu'clle prend pour d'autres motifs que d'ordre pécuniaire, le revenu public se voit inévitablement dissipé, voire même dissipé par absolue nécessité. Les abus ne sont pas seulement salués d'un clin d'œil, mais leurs auteurs trouvent encore un soutien t:n toutes circonstances. Les contrats SODt passés non avec ceux qui soumissionnent les offres les plus avantageuses, mais avec ceux qui savent le mieux susciter l'intérêt parlementaire; une coterie se forme ainsi,
qui va du Ministre d'Etat jusqu'au plus humble titulaire d'office, pour piller la nation. Vénalité et corruption deviennent le lien grâce auquel se tissent, dans un intérêt qui leur est commun, les rapports entre les diverses parties de cet infâme système d'administration ., John Stevens, Observations on Government Induding Some A nimadversions on MT. Atlams' Defmee of the Constitutions of Government of the Urlited States and of MT. De La/me', Constitution of England by a Farmer of New Jersey, New Tork, W. Ross in Broad Street, 1787, p. 21.
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la loi et socialement reconnue. Le trafic d'influence et les pressions de couloir ne sont pas les conséquences nécessaires de la corruption ou du favoritisme. La distribution de privilèges et de gages ressortit au favoritisme, non à la corruption. Le fait qu'un groupe d'intérêt obtienne un traitement favorable ne signifie pas en soi corruption, sauf s'il s'assortit de manœuvres corruptrices telles des pots-de-vin. La corruption, c'est à la fois la capacité des acteurs économiques à tourner la réglementation en achetant les agents chargés de l'appliquer et celle des acteurs politiques à influencer les scrutins en achetant des votes. Ces deux formes de corruption étaient plus manifestes dans l'administration anglaise que dans la française, mais le favoritisme était plus visible en France. La corruption est un mode d'action accessible aux forces du marché; il en ressort indirectement une allocation de ressources obéissant à un critère d'efficience que l'on ne retrouve pas dans le favoritisme 62. Je me réfère là à la définition économique traditionnelle de l'efficience: une ressource est utilisée de façon efficiente lorsqu'elle est allouée à un utilisateur qui en a le plus grand désir marginal et qui est capable de la payer. De sorte que le producteur le plus efficient dans un monde exempt de corruption serait également le plus efficient dans un environnement corrompu. Ce qu'il y a de plus inefficient dans la corruption, ce sont les coûts de transaction que suppose tout arrangement entre le corrupteur et le corrompu. Comparée au favoritisme, la corruption est moins discriminatoire puisqu'on peut agir sur le marché de la corruption sans se heurter à des barrières autres que celle du prix à payer. Le favoritisme, lui, distingue plus entre les gens puisqu'il suppose un traitement particulier pour chacun et puisque les droits de propriété y sont alloués selon des critères qui ne sont pas ceux du marché. En conséquence, il y a plus grande probabilité que les ressources soient mal allouées. Le favoritisme peut même aboutir à ce que les coûts, pour le producteur non efficient, tombent au-dessous du niveau de ceux que supporte le producteur efficient. Ainsi peut-il arriver que les producteurs inefficients chassent du marché ceux qui sont efficients puisque ceux-ci voient leur avantage confisqué. En somme la corruption engendre une plus grande efficience parce qu'elle met des ressources à la disposition de ceux qui en ont la plus grande valeur d'usage tandis que le favoritisme exclut un bon nombre de ces utilisateurs potentiels ou les prive de tout moyen de faire connaître leurs besoins. Le favoritisme réduit ainsi les possibilités de production et contrarie l'ajustement indispensable des forces du marché 63. On peut voir dans la corruption l'équivalent d'un marché aux enchères pour les rentes et les faveurs politiques. Puis62. Le favoritisme restreint aussi bien l'accès au marché que J'éviction du marché, ce que ne fait pas
la corruption. En ce sens le favoritisme est analogue aux restrictions de crédit qui limitent à ull certain nombre de clients faisant l'objet de préférence l'accès aux fonds et qui empêchent certaines entreprises de se procurer des fonds à n'importe quel prix. La corruption, de son côté, rend les choses également difficiles pour toutes les parties. 63. Le favoritisme peut se trouver associé
à une croissance rapide, comme le suggèrent les cas de T aÏ-
wan et de la Corée du Sud après la seconde guerre mondiale.
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que les rentes pouvaient être vendues à l'enchérisseur le mieux disant, la liquidité sociale s'en trouvait augmentée: il se constituait comme un marché pour les privilèges. n est fort possible que l'existence d'un tel marché ait permis à la société d'accroître son capital. En France, c'était intuitu personae que se distribuaient les privilèges ou les possibilités d'extraire une rente. Dans ces conditions, aucun marché public de ces avantages ne pouvait se créer, non plus que quelque transaction entre chercheurs de rente. Le secret était la clef du favoritisme; la monarchie se rendait indispensable en gardant le monopole de l'information sur les règlements politiques et sur leurs effets. Comment un marché privé des privilèges aurait-il pu se constituer, comment les chercheurs de rente auraient-ils pu conclure indépendamment des arrangements entre eux tant qu'elle contrôlait ainsi l'information? Les faveurs politiques ou économiques que dispensait le souverain n'avaient aucune liquidité, elles ne pouvaient faire l'objet d'échanges: en effet,.en dehors du cercle étroit des gouvernants, personne n'en connaissait la valeur réelle. En outre, leur effet cessait d'être garanti dès qu'elles quittaient les mains du groupe des favoris. Ces faveurs ou privilèges perdant leur valeur pour quiconque n'avait pas ses entrées auprès de tel ou tel ministre, leur marché public n'aurait eu aucun sens. Le favoritisme était instable par nature: en effet, la fiabilité des contrats qu'il suscitait ne tenait pas à la réputation d'institutions bien assises, mais à la qualité des individus ou des relations privées qu'ils entretenaient. Ce qui faisait la base de tels contrats, c'étaient les interactions secrètes, mais continues - une sorte de jeu répétitif - qui jouaient entre leurs titulaires et les personnes au pouvoir. Cependant, comme nous le verrons, à mesure que le siècle avançait, il devint de plus en plus malaisé pour la monarchie de garder le secret autour de ses transactions. Il y a une différence profonde entre la stabilité du système anglais de redistribution économique et celle du système français; elle est due à la différence de structure des modes d'exécution des contrats politiques. On voit clairement la nécessité de faire la différence entre favoritisme et corruption lorsqu'on examine le fonctionnement du ministère des Finances français. Celui-ci était un étalage de toutes les formes de favoritisme, mais il était relativement exempt de corruption. Les services de la Ferme générale étaient connus dans l'Europe du 18< siècle comme un modèle d'administration bureaucratique pour leur système hiérarchisé de commandement et pour leur efficience. Le contrôle étroit auquel étaient soumis ses agents réduisait les possibilités de corruption, mais cette institution hiérarchique était au cœur même de la tradition française de redistribution. Les ministres des Finances du roi, parfois renommés pour leur incorruptibilité, usaient en général de leurs pouvoirs pour allouer des privilèges économiques aux membres de leurs familles ou à leurs favoris, se créant ainsi une clientèle riche et puissante. Si les intendants des finances et de commerce étaient en général réputés pour leur honnêteté, bon nombre de leurs formes d'action, alors considérées comme légales, furent plus tard l'objet de critiques qui allèrent s'amplifiant à mesure que les arcanes du système finan-
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GOUVERNEMENT ET REDISTRIBUTION
cier devinrent mieux connus du public. Par exemple, le Contrôleur général percevait traditionnellement une commission, que l'on appelait pot-de-vin, lorsqu'il signait un bail avec les Fermiers généraux. Cette pratique, autrefois considérée comme un usage, fut fort critiquée à la fin du 18· siècle. Le contrôleur général se voyait également offrir de l'argent en échange de son soutien auprès du roi par des candidats à une charge de Fermier général. En 1774, Turgot ordonna à Terray, son prédécesseur au Contrôle général, de rendre un pot de 300 000 livres qu'il avait perçu. Cette décision de Turgot reflète le sentiment public concernant le caractère flou, typique du système financier d'alors, des frontières entre finances publiques et privées. Les intendants des finances pouvaient prétendre à recevoir une pension ou un versement en argent de Compagnies de financiers dont ils avaient traité les affaires. L'Intendant d'Ormesson, premier secrétaire des finances, recevait un intérêt d'un pour cent sur le produit d'une Ferme de la taille du Languedoc à titre de compensation pour le travail qu'elle lui imposait 64• Les administrateurs des impôts étaient en général payés à la fois par la royauté et par les groupes financiers qu'ils contrôlaient. Cependant l'opinion publique commençait à attendre des membres du gouvernement qu'ils fissent la différence entre leurs activités publiques et privées: les idéaux démocratiques commençaient à se faire jour au 18< siècle 65 • La corruption liée au système des dépouilles qui était apparu dans l' Angleterre du 18< siècle permettait au parti de gouvernement ainsi qu'à un électorat de 200 à 250 000 personnes d'accaparer les charges publiques. Et ces charges fournissaient de nombreuses occasions de percevoir des pots-de-vin. Avant les réformes du Second Pitt dans les années 1780, les contrats du gouvernement ne faisaient pas l'objet d'adjudication sur soumissions, de sorte que les membres des Communes loyaux au gouvernement en étaient souvent récompensés par l'attribution de contrats lucratifs ou par le droit de gérer un emprunt gouvernemental. Namier a relevé que 37 des 50 " marchands,. qui siégeaient au Parlement en 1761 avaient obtenu un contrat du gouvernement 66. Bien qu'on ne puisse parler techniquement de corruption avant les réformes des années 1780, Namier signale que le gouvernement disposait de fonds secrets alimentés par le Trésor pour verser des pots-de-vin ou des pensions, ou pour subventionner l'élection de ses féaux au Parlement: en cinq ans, 1:291 000 furent ainsi versées par prélèvement sur le Trésor 67 • La Couronne disposait d'un autre moyen pour se ménager une clientèle: elle créait des charges d'agent gouvernemental ou donnait l'argent nécessaire pour les acheter 68 • Ces dons n'étaient pas non plus en 64. Cf. M. Antoine, op. cit., p. 410-41165. Pour l'honnêteté des responsables des Finances, voir M. Antoine, ibid., p. 408-41166. Sir Lewis B. Namier, The Structure of Politics at the Accession of George III, Londres, Macmillan, 1929, p. 490. 67. Ibid., p. 234. 68. John Brewer parvient cependant à la conclusion que, s'il n'est pas douteux qu'un petit nombre de particuliers se soient servi une part copieuse du gâteau public, le coût global de leurs privilèges et de 4(
leurs petits ou grands profits n'a pas été très élevé, si on le mesure
en Europe •.
J.
Brewer, op. cit., p. 73.
à l'aune de ce qui se pratiquait en général
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soi de la corruption, mais ces postes mettaient leurs titulaires en mesure de percevoir des honoraires et des pots-de-vin. Il est clair que ceux qui jouaient un rôle dans la vie politique se comportaient comme s'ils avaient droit au patronage du gouvernement et que ceux qui avaient obtenu un emploi au service du gouvernement provenaient de la classe politique. On voit ainsi que l'administration publique anglaise pouvait sous certains aspects rivaliser avec la France en clientélisme. Il y avait cependant une diHérence importante. Bien que les ministres de la Couronne anglaise aient recouru au népotisme, à la spéculation et à des agissements coupables pour s'assurer la loyauté d'une majorité de membres au Parlement et pour financer l'élection de ceux-ci, la corruption pratiquée par le gouvernement anglais l'exposait toujours davantage au jeu des forces du marché et n'avait pas, comme dans le cas de la bureaucratie française, d'effet négatif sur l'accès au marché. La pratique du patronage avait beau être profondément enracinée dans la vie politique anglaise, elle n'en redistribuait pas pour autant le surplus de revenu de la nation dans les limites étroites d'un groupe sélectionné de clans. Des membres du Parlement pouvaient bien être ouverts à des manœuvres corruptrices, surtout quand celles-ci se présentaient sous la forme de contrats du gouvernement, le Parlement, lui, ne pouvait pas être efficacement manipulé par des parties privées cherchant à s'assurer un monopole dans un domaine d'activité quelconque. Il était ainsi beaucoup plus difficile pour le Parlement que pour les dépositaires de l'autorité au gouvernement français d'utiliser le contrôle politique dont il disposait pour désigner qui participerait à l'économie de marché et qui en tirerait avantage. C'est là une diHérence décisive. Bien que le gouvernement anglais ait été mieux à même de redistribuer le revenu entre les différents groupes sociaux - les riches et les pauvres, les propriétaires et les rentiers -, ou entre les secteurs de l'économie manufactures, agriculture, finances -, le système anglais de redistribution laissait au marché, et donc à la concurrence, le soin de déterminer le résultat final. L'exécutif français imposant une réglementation bien plus détaillée du commerce et des manufactures, il fallait en France, pour réussir, être capable de se saisir du pouvoir politique, ou au moins de l'influencer dans le sens de ses propres intérêts. Le dirigisme ministériel avait transformé la France en une nation de clans et corporations individualistes qui tous se battaient pour préserver ou accroître leurs privilèges. Au contraire, l'existence des partis, qui étaient au cœur de la structure parlementaire anglaise, obligeait les différents groupes d'intérêt de la société à se regrouper et à s'articuler les uns aux autres. Il se peut fort bien que la corruption et le clientélisme de style anglais aient contribué à accroître la stabilité du régime parce que, dans une large majorité, les Anglais dont les votes et les ressources étaient essentiels pour gouverner le pays recevaient en retour du gouvernement des avantages directs et positifs. Les électeurs anglais pouvaient avoir l'impression d'être tant soit peu parties prenantes aux retombées du pouvoir politique, alors qu'en France on pensait que seule une petite coterie associée à chaque ministre en profitait. Le régime anglais
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peut avoir dû le soutien que lui accordait son électorat à ce large partage des retombées du pouvoir. Le fait que le système français ne faisait que mettre toujours plus en œuvre une redistribution privée qui profitait à certains clans au détriment des autres a eu probablement l'effet inverse, sapant ainsi les appuis qui soutenaient le régime. Cette différence prend tout son sens si l'on s'arrête à considérer la soudaineté avec laquelle le régime français s'écroula lorsqu'il eut à faire face à une crise fiscale. En Angleterre, lorsqu'il fallut augmenter les impôts pour éviter une crise d'importance similaire à celle que connut la France en 1789, Pitt put obtenir l'accord du Parlement pour une nouvelle forme d'imposition, alors que les ministres français, un peu plus tard, ne trouvèrent aucun soutien chez les riches pour abolir les exemptions d'impôts ou pour en créer de nouveaux 69. Bien que la corruption d'un côté et l'affermage des impôts de l'autre aient été dans les deux pays les formes les plus manifestes de la redistribution gouvernementale, on assiste en Angleterre, au-delà de la confusion que la première de ces pratiques engendrait, à un transfert silencieux de revenu des pauvres vers les riches: ce fut le résultat de l'action du Parlement qui n'attira que peu l'attention. Voyez la campagne pour la clôture de terres et les primes à l'exportation des grains, clôtures et primes qui furent obtenues par action législative. Les historiens anglais d'aujourd'hui s'accordent en général à penser que la campagne pour les clôtures connut de grandes avancées au 18< siècle, car ces clôtures firent l'objet de nombreux textes législatifs d'intérêt privé. Cette législation eut pour effet cumulatif la clôture d'une proportion importante des terres anglaises et donc de canaliser une part considérable du revenu agricole vers les grands domaines. La législation sur les primes eut le même effet, profitant aux grands domaines et les rendant économiquement viables pendant une période de demande réduite et de prix déprimés pour les produits agricoles. Ce sont là deux exemples significatifs qui montrent comment, en Angleterre, des moyens politiques ont pu aboutir à un transfert de revenu des pauvres vers les riches. Les grands propriétaires terriens français ne pouvaient espérer trouver dans le gouvernement un soutien aussi efficace à leurs enteprises. La royauté était dans l'incapacité de promulguer une législation susceptible d'être appliquée pour encourager la clôture des terres, aussi la production agricole française continua-t-elle à être celle de petites et moyennes exploitations. Quant aux interventions en faveur des producteurs de grains, elles ne bénéficièrent en France, comme nous allons bientôt le voir, qu'aux favoris de certains ministres, non à une classe entière de grands producteurs comme ce fut le cas en Angleterre grâce à la législation. La lente et silencieuse mutation qu'engendra la clôture, champ après champ, des terres anglaises n'eut pas, comme forme de transfert de revenu, les consé69. Entre 1783 et 1789, Pin et les Britanniques levèrent des impôts de toute nature qui augmentèrent le revenu d'environ Ll3 millions à L17,5 millions, ce qui permit de réduire la dette héritée de la Guerre d'Indépendance américaine. Le montant des crédits budgétaires destiné au service de la dene nationale s'en trouva réduit à 56 % du budget annuel el les investisseurs purent anticiper de nouvelles réductions. Cf. J.E.D. Binney, British Public Rewnue Administration, 1774-1792, Oxford, Oxford University Press. 1958.
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LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
quences spectaculaires et politiquement déstabilisatrices qu'eut en France le système bien plus voyant de l'affermage des taxes.
Le « pacte de famine
»,
ou comment était perçue la corruption en France
Karl Popper a bien vu que le caractère discrétionnaire d'un pouvoir suscite la diffusion de rumeurs de conspirations: " Cette tendance [l'utilisation sans cesse croissante que fait un gouvernement de moyens discrétionnnaires] doit nécessairement accroître l'irrationalité du système, créant dans le public l'impression qu'il existe des puissances cachées derrière la scène et le rendant prompt à accueillir la théorie d'une société de conspirateurs avec toutes ses conséquences - chasse aux sorcières, manifestations d'hostilité liées à une classe, à un statut social, au nationalisme» 70. circula en France, sous l'Ancien Régime, une rumeur permanente de complots de famine et de conspirations d'affameurs du peuple et, au centre de ces rumeurs, la conviction que le gouvernement y était mêlé, directement ou indirectement. Jamais un seul fait historique n'a pu nous confirmer la réalité de ces complots, mais, comme le dit Steven Kaplan,,, l'existence ou la non-existence des complots ... est en soi moins intéressante que le fait qu'on ait cru à leur existence» 71. La facilité avec laquelle l'opinion de l'époque a pu croire à la possibilité de ces complots et l'ample diffusion de la rumeur sont révélatrices de la manière dont les contemporains percevaient le système politique. Une de ces rumeurs mettait en cause le ministère de l'abbé Terray, Contrôleur général, qui avait déjà la réputation d'être un des plus vénaux des ministres des Finances de Louis XV et dont on pensait qu'il avait usé de son crédit à la Cour pour tirer profit, avec une petite coterie de négociants en grains, de la crise des subsistances et des prix de panique auxquels se négociaient les grains, masquant ses agissements sous une législation favorisant le libre-échange. On soupçonnait Cromot du Bourg, un financier de Cour et premier commis des Finances, d'avoir orchestré l'opération. Le pacte de famine aurait été signé le 17 juillet 1767 lorsque Terray octroya à Ray de Chaumont, grand maître des eaux et forêts, le privilège de l'importation et de l'exportation des grains pour une période de douze années. Les autres conspirateurs étaient Rousseau, receveur des domaines et bois du comté de Blois, Perruchot, ex-entrepreneur du service de l'armée et Malisset, le boulanger chargé de l'entretien et de la manutention des blés du roi. Les conspirateurs, tous hommes de Cour connus, avaient prétendument construit d'immenses entrepôts à Jersey et Guernesey. On les accusait d'avoir provoqué la chute des prix lorsque le grain était abondant pour les tirer à la hausse au moment où il viendrait à manquer, tout cela au nom
n
70. Karl R Popper, The Open Society and ùs Enemies, New York, Harper & Row, 1963, t. 2, p. 133. 71. Ste ven L Kaplan, The Famine Plot PersUdSion in Eighteenth Century France, Philadelphia, PA, The Ameriean Philosophieal Society, vol. 72, 1982, p. 4.
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de la liberté du commerce. Si cette politique des approvisionnements suscitait de l'opposition, comme à Montauban par exemple, Terray en profitait pour remplacer l'intendant par son neveu, qui n'était âgé que de 22 ans. On alléguait que, pour s'assurer la coopération de l'armée, Terray avait pris soin de faire payer les soldes et les pensions avec une exactitude jusque-là inconnue. Turgot mit fin par un arrêt du 13 septembre 1775 au monopole que Terray avait accordé. Cet arrêt proclamait la liberté du commerce dans l'ensemble du royaume et faisait de l'exportation des grains une question qui relevait de la compétence du roi. Les détenteurs du monopole ne pouvaient plus compter sur la protection royale, mais ils avaient déjà gagné quelque chose comme 1 200 CXXllivres n. La rapidité avec laquelle a proliféré cette croyance en l'existence d'un monopole sur le blé accordé par le gouvernement montre bien la différence qui existait entre les cultures politiques, en France et en Angleterre. C'est le caractère privé des décisions gouvernementales appelées à avoir un retentissement national qui explique la diffusion de cette croyance en un pacte de famine. L'idée que des personnages haut placés pourraient conspirer avec le gouvernement pour affamer le peuple aurait paru moins plausible à l'opinion publique anglaise 73. li eût d'ailleurs été difficile de le faire parce qu'un tel projet aurait supposé la participation de trop de détenteurs d'un pouvoir de décision. De nombreux membres du Parlement étant des propriétaires terriens producteurs de grain à mettre sur le marché, il n'y aurait guère eu de chance qu'un monopole du commerce des grains réservé à un petit nombre de producteurs et de négociants reçoive un accueil chaleureux. Au contraire, une politique avantageuse pour tous les négociants avait toute chance d'être bien accueillie et elle aurait sans aucun doute été plus avantageuse pour la nation dans son ensemble. De fait, au 18e siècle, le Parlement accorda aux producteurs des primes à l'exportation des grains. 72. CF. BN Ln 2719433: M.L Chazal, L'abbé Terray, Contrôleur général des Finances, Paris, Batignolles, 1847, p. 11. S. Kaplan souligne que le seul nom de Terray évoquait la rumeur de complot de famine et que c'est là une des principales raisons qui ont conduit Louis XVI à choisir, pour le remplacer, un minis-
tre connu pour son intégrité personnelle. Kaplan écane l'idée qu'il y ait eu complot: « A la différence de Laverdy [son prédecesseurl, Terray n'a pas douté un instant qu'il fût sage de procéder à l'approvisionnement public là où et au moment où cela devenait nécessaire. Tout comme Orry, il a veillé de près à toutes ces opérations d'approvisionnement, utilisant à cet effet une sorte de corporation publique appelée régie ».
S. Kaplan, op. cit., p. 58. 73. Il convient cependant de signaler une exception importante dans l'histoire anglaise, le cas du South Sea Bubble, en 1721. A cette époque, l'opinion crut que la South Sea Company achetait ministres et membres du Parlement. La Compagnie cherchait un soutien politique à la campagne qu'elle menait afin d'obtenir de financer la part de la dette nationale qui n'était couverte ni par la Banque ni par la East India Company. Le scandale fut grand chez banquiers et spéculateurs, mais il n'eut pas d'effet profond sur l'ensemble de la population. Sur cette affaire, voir J.H. Plumb, Sir Robert Walpole: The making of a Statesman, Londres, Creeset Press, 1956, p. 293-329. L'Affaire des Mers du Sud touchait directement les intérêts de l'élit~ financière. Elle n'était pas sans similitude avec le scandale Law en France à peu près à la même époque, mais n'avait rien à voir avec un complot de famine. Des mesures législatives furent prises pour éviter le renouvellement d'affaires de ce genre en encadrant plus étroitement les compagnies par actions. Mais, en France,
les complots de famine furent une rumeur récurrente pendant tout le 18· siècle: il s'agissait de la subsistance même des masses populaires.
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Dans l'Angleterre du 18 e siècle, le processus de la prise de décision au Parlement devint de plus en plus public et la presse publie les débats parlementaires à la fin du siècle 7•• On procédait également plus à découvert lorsqu'on s'efforçait d'influencer le Parlement, les groupes d'intérêt privés ayant souvent avantage à exprimer publiquement leur point de vue afin de se créer un soutien dans l'opinion. C'est pourquoi des historiens estiment qu'il n'y eut montée en puissance des groupes de pression qu'après 1780. S'il est vrai qu'ils travaillèrent plus à découvert et qu'ils paraissent avoir eu plus d'influence après cette date, leur efficacité fut probablement plus grande au cours de la période antérieure où l'action gouvernementale était entourée de plus de discrétion. C'est parce que les luttes d'influence prirent en Angleterre un caractère de plus en plus public qu'il devint plus difficile de recourir à des moyens politiques pour obtenir une redistribution à titre privé du revenu de la nation. L'action des groupes de pression anglais engendra l'information du public alors qu'en France l'information - par exemple savoir qui recevait quoi du gouvernement - restait d'ordre privé, ce qui donnait à de nombreux groupes un sentiment d'exclusion.
Redistribution, gouvernement et stabilité politique Pour cultiver le zèle d'une majorité pro-gouvernementale au Parlement, la Couronne britannique distribuait de façon sélective contrats, honneurs et charges 75. En France, c'étaient les ministres, à titre individuel, qui distribuaient de telles faveurs afin de se doter d'un réseau de soutien à la Cour. Malgré ces similitudes, il reste une différence importante. En Angleterre, une élite plus hétérogène a pu se trouver cimentée dans son désir de perpétuer le régime parce qu'elle avait un large accès aux gratifications du gouvernement et aux fonctions publiques. L'élite qui participait au pouvoir, en Angleterre, représentait un échantillon plus large de la population et, de ce fait, la politique du gouvernement pouvait compter sur un soutien plus grand que celle que menaient les rois de France ; il s'ensuivait que la réglementation que produisait cette politique, et son orientation, étaient bien accueillies par un secteur de l'élite anglaise plus large que le secteur correspondant en France. Cette élite anglaise de 250000 personnes qui participaient aux élections bénéficiait aussi des ressources que l'Etat parvenait à extraire de la nation. En France au contraire, et bien que l'origine sociale des élites dominantes ait pu changer au cours du 17e siècle, le système politique garda son organisation favorisant familles et clans. C'est une ironie de l'histoire que l'absolutisme ait assis dans la structure même du gouvernement la puissance
74. Cf. Michael Harris et Allan Lee, The Press in English Society from the Seventemth ta Nineteenth Cen· tury, Londres·Toronto, Fairleigh Dickson University Press, 1986. 75. La Couronne anglaise pouvait même offrir des circonscriptions électorales « de poche. [pocket boroughsl pour assurer son contrôle sur le gouvernement.
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des clans et des réseaux d'influence privés dont il tirait sa prospérité, alors que ceux qui bénéficiaient le plus directement des retombées du mécanisme gouvernemental de redistribution souscrivaient souvent aux critiques dont le régime était l'objet et voyaient avec hostilité les privilèges qui échéaient à d'autres groupes. Le Parlement anglais, lui, assurait aux élites politiques locales de réels profits qu'il distribuait sous la forme d'autorisations d'enclore, de primes à l'exportation des grains ou de lettres patentes accordées à des compagnies de commerce pour l'outre-mer dont ces élites avaient des parts. Ajoutons que ces avantages n'étaient pas distribués au détriment de la stabilité politique du pays: en effet, ils n'étaient pas réservés à un petit réseau de favoris des ministres. A l'opposé de l'Angleterre du 18 e siècle, il semble que les conflits entre groupes en France aient pris un tour de plus en plus politique et idéologique. L'intérêt général s'y énonçait en valeurs ou normes idéales et en termes aussi abstraits et subjectifs que loi naturelle, justice ou raison à quoi rien ne correspondait dans la pratique, peut-être parce qu'aucune institution ne s'était imposée comme un arbitre crédible de ce que pourrait être le bien public. En Angleterre, la pratique parlementaire de la négociation, du compromis et du marchandage était devenue une valeur politique commune aux membres de l'élite. Pour ce groupe, qui ne comptait sans doute pas pour plus de 3 % de la population, le Parlement était un forum dans lequel on pouvait se parler face à face. La pratique du marchandage parlementaire contribua à façonner une culture nationale commune à un large segment de la population riche. Un royaume plus transparent où la prise de décision doit nécessairement être du domaine public, une méthode de résolution des conflits qui repose davantage sur le consensus que sur la subordination hiérarchique, la croyance que la loi doit être fondée sur une compréhension mutuelle entre représentants de la nation - voilà des traits de ce qui pourrait être une épistémologie de la politique parlementaire opposée aux postulats philosophiques de l'absolutisme. Ces divergences d'ordre philosophique quant à la manière dont les affaires publiques doivent être traitées peuvent avoir exercé une influence décisive sur l'évolution politique des deux nations. Les groupes qui avaient pris part à la longue négociation où se préparent les lois d'intérêt national étaient probablement devenus plus conscients de l'interconnexion entre leurs intérêts et ceux de groupes concurrents. lis avaient au moins appris à penser leurs intérêts en termes d'objectifs nationaux ou d'intérêt général. Une culture politique plus unifiée, plus ouverte à l'intérêt national se développa ainsi en Angleterre. Elle incitait moins à la révolution et plus à la coopération en temps de crise.
Efficience économique et absolutisme
En redistribuant la richesse de la nation à des clients qu'il favorisait, l'Etat français créait des droits de propriété qui contribuaient à accroître le produit
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LES TRÈS PRNILÉGIÉS
net. Bien que la royauté n'ait protégé que de façon sélective les droits de propriété de ses sujets, cette protection encourageait des investissements qui étaient socialement utiles. L'économie d'inspiration politique de la France d'Ancien Régime fut inefficiente parce que, bien souvent, les marchés n'étaient pas ouverts à la concurrence. Néanmoins le produit augmenta grâce aux réglementations qui protégeaient les droits de propriété des investisseurs importants. Nous avons vu autre part que la royauté avait institué des cours de justice spéciales pour assurer la bonne exécution des contrats entre marchands, encore qu'elles eussent accordé un traitement de faveur à la clientèle spécialement choisie du roi. L'économie tirait aussi avantage du fait que les financiers réinvestissaient une grande partie des profits qu'ils dégageaient de leurs Fermes dans des manufactures protégées et dans des compagnies commerciales dotées d'un privilège, toutes parrainées par la royauté. Une fois ces investissements faits, la royauté résistait en général au désir de revenir sur les privilèges qu'elle avait consentis. Les responsables des finances du roi avaient toute chance de pouvoir se constituer une fortune personnelle pendant la durée de leurs fonctions, mais ils travaillaient étroitement et en confiance avec ceux qui étaient leurs clients. Cette interaction persistante entre la royauté et des groupes privés était la raison décisive pour laquelle la royauté était disposée à satisfaire les demandes de ses sujets les plus fortunés. C'est parce qu'elle était consciente de la relation d'interdépendance qui la liait aux intérêts des grosses affaires que la royauté se trouvait obligée d'assurer la stabilité des droits de propriété privés. Si ce n'avait été pour le revenu qu'il attendait en échange de cette protection des droits de propriété de tels groupes d'affaires, l'Etat aurait pu créer et protéger des droits de propriété moins efficients, voire même n'en pas créer du tout. Si la royauté française s'était comportée avec autant d'opportunisme à l'égard des groupes d'affaires que la monarchie espagnole, l'investissement aurait été moindre, et moindre aussi le progrès commercial et technique. Le renforcement des institutions destinées à représenter les intérêts du monde des affaires, telles les chambres de commerce, les compagnies de commerce vers l'outre-mer, les compagnies de titulaires d'offices et de financiers, allait enlever à la royauté beaucoup des incitations qu'elle aurait pu ressentir d'agir de façon opportuniste. Nous avons vu dans le chapitre 6 que le renforcement des groupes de type corporatif augmentait pour la royauté le coût d'opportunité que lui aurait valu un manquement à ses engagements financiers. S'il ne lui avait pas été indispensable de maintenir des relations durables avec des groupes d'affaires privés et bien organisés, l'Etat aurait eu bien moins de raison d'agir en faveur des droits de propriété du secteur privé. En permettant à ces groupes de s'organiser, la royauté avait réduit la probabilité qu'elle revînt sur les accords qu'elle avait passés avec eux. La politique monétaire relativement stable que l'on observe au cours du 18< siècle et la moindre fréquence des refus par le roi de reconnaître sa dette sont à porter au compte de la puissance et de l'influence de ces groupes d'affaires. Mais, pour les satisfaire, la royauté dut en fait
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aller aussi loin que renoncer à réformer l'agriculture française ou à abolir les corporations. Les tenants de l'économie du bien-être avancent souvent que, en l'absence de groupes d'intérêt, les Etats octroieraient automatiquement des droits de propriété qui maximiseraient le produit. Cependant le comportement de l'Etat français ne nous donne aucune raison de penser qu'il y aurait nécessairement eu production de droits de propriété favorisant le bien-être. Des droits de propriété moins exclusifs, une politique fiscale moins cohérente et plus d'expropriations auraient été l'aboutissement probable si la royauté n'avait pas eu le souci d'entretenir une relation continue avec des groupes privés puissants. C'est ce souci qui l'amena à mettre en place des droits de propriété plus efficients et une politique fiscale plus prévisible qu'elle ne l'aurait fait autrement. Si elle n'y avait été contrainte par la nécessité de s'assurer un revenu au coût le plus bas, la royauté aurait très bien pu ne pas émettre de droits de propriété. L'idéal serait que les gouvernants arrêtent d'abord les règles susceptibles de maximiser une production efficiente, puis négocient les moyens de collecte du revenu. Mais ils sont bien rares, dans le cours de l'histoire, les gouvernants qui ont connu une situation économique telle qu'ils purent d'abord édicter des droits de propriété efficients, puis négocier avec des groupes privés la rente à en extraire. Par exemple, même après les destructions de la seconde guerre mondiale, le gouvernement japonais fut dans l'incapacité de reprendre le jeu économique à zéro en cassant la puissance des cartels. il fut au contraire obligé de construire une structure du revenu prenant en compte les intérêts des puissants groupes industriels qui avaient survécu à la guerre. il en alla pareillement, même après le bouleversement lié à la Révolution: le nouveau gouvernement ne put pas fonctionner sans le soutien des familles et des groupes d'intérêt financiers qui s'étaient formés sous l'Ancien Régime 76. En général, les gouvernements centraux vivent au jour le jour et consolident leur autorité au gré des circonstances, souvent en rivalisant avec d'autres sources de puissance pour arracher une rente. Dans cette rivalité, ces soi-disant gouvernants doivent recourir à une tactique visant un objectif spécifique à court terme. Mais cette tactique limite le nombre des choix disponibles pour le futur, de sorte que le gouvernant peut rarement en parvenir au point où il serait possible de construire les institutions les plus efficientes et les plus propres à assurer le bien-être 77. Même dans un cas privilégié tel que celui de l'Afrique de l'ère post-coloniale, où le passé semblait relativement peu contraignant pour les choix à faire, il put y avoir de mauvais choix dus à la rapide émergence de groupes d'intérêt puissants. Et, l'histoire politique
76. Cf. Michel Bruguière, Gestionnaires et profiteurs de la Révolution: l'administration des finances fran· çaises de Louis XVI à Bonaparte, Paris, O. Orban, 1986. 77. A ce sujet, voir Douglass C. North, « The Path of Institutional Change " in Institutions, Institutio· na! Change, and Economie Performance, New York, Cambridge University Press, 1990.
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LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
et économique récente de l'Afrique le suggère, il est bien difficile de modifier sa course une fois qu'on est porté par le courant 78 • Si la nécessité de se procurer un revenu contraint j'Etat à créer au moins quelques droits de propriété, le fait que l'Etat ne puisse survivre que s'il est en mesure d'extraire un revenu de la nation ne va pas avoir automatiquement l'effet de créer des droits de propriété efficients. Quand les gouvernants montent des schémas de revenus possibles, ils doivent prendre en considération les coûts de transaction liés à leurs décisions. Comme nous l'avons vu dans le chapitre 2 lorsque nous traitions de la reconstruction par le gouvernement révolutionnaire des communautés villageoises, établir l'assiette des impôts et les percevoir n'allait pas sans coût. L'incapacité où a été la royauté française d'abolir les corporations nous donne un autre exemple d'une politique de revenu qui est en fait déterminée par le coût de transaction positif de la perception de ce revenu 79. Les droits de propriété qui accroissent la richesse de groupes privés n'ont pas pour conséquence automatique que l'Etat percevra un plus grand revenu; en effet de tels droits peuvent se traduire par une augmentation du coût d'extraction du revenu de l'Etat. Parce que les gouvernants doivent tenir compte des coûts de transaction qu'impose le marchandage auquel ils doivent se livrer avec les divers groupes de la société, on comprend qu'ils soient plus enclins à protéger les droits de propriété qui sont les plus susceptibles d'assurer une bonne collecte de revenu, quelles que soient les conséquences pour leur productivité. li y a hasard heureux, mais rare, lorsque les procédures destinées à accroître la perception de revenu n'interdisent pas de prendre des mesures créant des incitations propres à rendre plus faciles commerce et investissements, et donc à accroître le niveau de vie. En définitive, le gouvernement français, dans sa recherche de rente, a doté les intérêts d'affaires d'institutions dont la structure favorisait commerce et investissements. Au lS< siècle, la royauté sut assurer à la monnaie une stabilité relativement satisfaisante, elle sut aussi limiter sévèrement le comportement prédateur de ses agents, ce qui sans aucun doute contribua à augmenter le montant des investissements par rapport à ce qui se faisait au cours des siècles précédents. Mais bien sûr la distribution inégale des profits dus à cette stabilité eut à long 78. Cf. Robert Batcs, Markets and States in Tropical Africa, Berkeley CA, Uruversiry of Califorrua Press, 1981. 79. Dans mon Peasants "nd King in Burgundy: Agrarian Foundations of French Absolutism, j'ai donné un exemple de ces coûts de transaction en déterminant les avantages relatifs de formes de contrat qui auraient pu être adoptées à la place de colles qui le furent effectivement. Au 18' siècle, les droits de propriété qui maximisaient la production, tels qu'ils avaient été formulés dans des édits royaux, étaient bloqués par les administrateurs locaux qui craignaient que des pertes en distribution seraient, pour l'Etat, la conséquence
des nouvelles structures (qui comportaient l'abolition de la responsabilité collective devant l'impôt et la disparition des communaux). Parce que, selon toute probabilité, les nouveaux: règlements augmenteraient
les COÛts de transaction de la collecte des impôts, ces administrateurs locaux furent amenés à faire obstruction à ces nouvelles règles qui avaient pour objet d'augmenter l'agrégat du produit des communautés paysannes. Cf. H.L. Root, op. cit...
GOUVERNEMENT ET REDISTRIBUTION
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terme des effets politiques contraires. Bien que, pour s'assurer du revenu, les monarques français aient adopté la stratégie de réserver certains droits de propriété à un nombre choisi de gens d'affaires, les investissements qu'ils encourageaient de la sone eurent des effets positifs, car ils débordèrent sur l'ensemble de l'économie. On comprendra mieux, en regardant de près le rôle qu'ont joué ces droits de propriété qu'octroyait l'Etat français, pourquoi la France de l'époque a connu une expansion économique considérable, plus grande que celle de la plupan des pays rivaux européens, à l'exception de l'Angleterre 80. Mais les profits que ces droits de propriété dégageaient se trouvaient alloués de façon in efficiente - c'est probablement ce qui a empêché la France d'exploiter à fond son potentiel économique.
Conclusion:
la recherche de rente, la modernisation et l'Etat des débuts de l'ère moderne La recherche de rente à laquelle se sont livrées les élites des débuts de l'ère moderne peut être considérée comme un pas vers des droits de propriété plus efficients et vers des engagements gouvernementaux plus fiables. De même que c'était l'occasion de capter une rente à son profit qui avait amené l'élite à asseoir son contrôle sur les marchés locaux, de même c'est l'occasion de collecter une rente que la royauté eut en vue lorsqu'elle accorda son soutien aux commerçants au long cours et aux innovateurs en matière industrielle. Les rentes nouvelles que créait le commerce international accrurent la force des gouvernements centraux, en France comme en Angleterre, mais avec un distinguo capital. En Angleterre, où la Couronne ne fut pas en mesure d'imposer sur ce commerce des monopoles efficients, les profits étaient engrangés par les négociants, les rendant ainsi plus puissants vis-à-vis du gouvernement; c'est de façon indirecte que ce commerce international renforça la Couronne, par le biais des taxes qui le frappaient, et non pas de façon directe, par le contrôle qu'elle aurait exercé sur les négociants grâce à une réglementation concernant les compagnies commerciales et manufacturières. L'expansion en France des monopoles comme des activités industrielles et commerciales soumises à réglementation aura sans doute produit ces pertes en poids mon que les économistes s'attendent à trouver dès qu'il y a monopole au lieu de concurrence, mais il se peut aussi que l'Ancien Régime n'ait eu de choix qu'entre des manufactures soumises à réglementation ou aucune manufacture 81. La création de marchés soumis à réglementation engendra des surplus qui, sinon, n'auraient pas existé. Nous pouvons donc
80. Pour les taux de croissance français, voir Patrick O'Brien et Caglar Taylor, Economie Growth in Britain ana France, 178()'1914: Two Path, ta the Twentieth Century, Londres, G. Allen and Un win, 1978. 81. Par exemple, de nombreuses manufactures créées par Colbert, telles celles de la soie ou de la tapisserie, n'auraient peut-être pas vu le jour en France sans la protection de la réglementation.
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LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
conclure que les efforts des élites et du gouvernement français pour capter de la rente ont suscité un changement profitable des institutions, mais qu'en définitive la recherche de rente allait soulever des problèmes de redistribution qui devaient avoir des conséquences désastreuses pour la stabilité politique 82. La recherche de rente ne contrarie sans doute pas toujours l'efficience, mais elle peut à long terme saper la stabilité politique en exacerbant les inégalités de distribution de revenu.
82. Les droÎts de propriété qui avaient été créés devaient pI'oduire des gains en bien-être à long terme. Alors que la recherche de rente est un phénomène du coun terme, les gains à long terme dérivés des droits de propriété peuvent avoir contrebalancé en termes de valeur à un moment donné les penes en bien-être dues à la recherche de rente.
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Les groupes d'intérêt et la décision politique
Nous venons de voir que la capacité qu'avaient les ministres français d'agir de façon unilatérale réduisait pour les groupes d'intérêt français le coût des pressions qu'ils pouvaient être amenés à exercer sur les pouvoirs publics. En outre, grâce à la centralisation de l'Etat, les ministres chargés en France des finances échappaient à l'obligation de rendre des comptes - ce que devaient faire leurs homologues britanniques œuvrant dans le cadre d'un système parlementaire (Montesquieu le notait déjà dans sa présentation admirative du système britannique). Mais, s'il est vrai que la plus grande autonomie des ministres français réduisait en général les coûts qu'encouraient les groupes de pression, certains groupes néanmoins, pour certaines périodes, avaient plus de chance que d'autres de tirer profit d'un accès à la décision politique. Pourquoi, dans des contextes nationaux différents, des groupes d'intérêts animés de préférences similaires n' ontils pas toujours pu influencer la décision politique de la même façon ou au même degré? A quelles spécificités d'organisation doit-on attribuer cette différence ? Ce sera l'objet de ce chapitre. A l'époque, ceux qui observaient le fonctionnement de l'administration publique de l'Ancien Régime pouvaient relever deux aspects contradictoires dans la relation de l'autorité publique aux groupes d'intérêt privé. D'une part ils notaient, pour s'en émouvoir, l'accroissement de l'autonomie et du pouvoir des ministres, et plus particulièrement du contrôleur général des finances. D'autre part ils estimaient, pour le déplorer unanimement, que ces grands commis du roi agissaient en porte-parole des groupes d'intérêt qu'ils étaient chargés de contrôler au nom du bien public. Ces observations contradictoires nous donnent à penser que les dépositaires de l'autorité royale devenaient de plus en plus sensibles à la pression d'intérêts privés ou de particuliers à mesure que leur auto-
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LES TRÈS PRIVILÉGIÉS
rité discrétionnaire et leur autorité administrative se renforçaient. Pour rendre compte de cette anomalie, nous examinerons l'autorité et le statut dont bénéficiaient les groupes d'intérêt financiers, et en particulier les Fermiers généraux qui sont connus pour avoir pris de l'importance au cours du 18 e siècle. On dit que leur déplaisir entraînait la chute des ministres dont les ambitions réformatrices menaçaient de réduire le profit qu'ils retiraient de la perception des taxes pour le compte du roi. On nous dit ainsi que c'est l'opposition des banquiers de Cour qui provoqua la chute des Contrôleurs généraux Silhouette, Turgot et d'Ormesson dès que leur zèle réformateur devint voyant 1. A l'inverse, le roi aurait remplacé Necker par Calonne pour complaire à l'élite financière 2. Nous examinerons donc l'anomalie que représente ce couplage entre d'une part l'accroissement de l'autorité discrétionnaire du principal des ministres du roi, le Contrôleur général, et d'autre part l'augmentation de sa vulnérabilité. Pour commencer, nous comparerons l'influence qu'avaient à la Cour les financiers du 17e siècle et ceux du 18e • Pour mieux saisir la puissance relative des Fermiers français, nous analyserons aussi parallèlement l'influence exercée par les groupes d'intérêt financiers en France et en Angleterre.
Les groupes de pression jînanciers en France et leurs ennemis
Les groupes financiers ont-ils eu plus d'influence sous Louis XIV que sous Louis XVI? Les historiens, comme les observateurs de l'époque, relèvent combien le poste de Contrôleur général des Finances était d'une tenure plus précaire au 18e qu'au 17e siècle, et ce en partie à cause des pressions des financiers. A première vue en effet, cette instabilité ministérielle croissante semble bien refléter l'action de financiers et de fermiers des impôts indirects influents, fort voyants et hauts en paroles. Mais les groupes d'intérêt qui se font entendre le plus fort sont-ils toujours ceux qui l'emportent à la fin? Si nous comparons le programme politique du temps de Louis XIV à celui de Louis XVI, nous som1. Pour la chute de Silhouette, voir Pierre Clément et Alfred Lemoine, M. de Silhouette, Bouret, les der· mers fermiers généraux, budes sur les financiers du XVlll' siècle, Paris, Didier, 1872. Pour celle de Turgot, voir Abbé de Véri,Journa/ de l'abbé de Véri,2 vol., Paris,J. Tallandier, 1928·1930, p. 287,378,410. Veri soutient que les responsables de la chute de Turgot furent les financiers qui craignaient de le voir abolir la Ferme générale. Véri expose p. 341 le rble de la finance à la Cour. Quant à la chute de Lefebvre d'Ormesson, voir Antoine Auget baron de Mont yon, Particularités et observations sur les Ministres des Finances de France les plus célèbres, depuis 1660 jusqu'en 1791, Paris, Le Normand, 1812, p. 232. 2. Mont yon, op. cit., p.263. Il semble qu'au début Calonne sc soit voulu contrbleur général ouven aux desiderata des financiers. Pour gagner la confiance des fermiers, il rétablit les baux des Fermes générales. Il alla même si loin en leur faveur qu'il leur permit de reconstruire le fameux « mur murant Paris " mesure propre à faciliter le contrble des marchandises circulant entre la ville et l'extérieur: il y avait long· temps que les fermiers souhaitaient accroître leurs moyens d·inte~d.ire l'entrée en ville de marchandises qui n'auraient pas acquitté de droit d'entrée, car cette contrebande compromettait le profit de leurs fermes. A papas de Necker, voir Jean Egret, Necker, ministre de Louis XVI, Paris, Champion, 1975 ; et R.D. Harris, Necker, Refom. Statesman of the Ancient Regime, Berkeley CA, University of California Press, 1979.
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LES GROUPES D'INTÉRÊT ET LA DÉCISION POUTIQUE
mes frappés par l'absence de remise en cause des privilèges des financiers du temps de Louis XIV, une fois close l'affaire Fouquet. A la différence des ministres de Louis XIV, ceux de Louis XVI proposèrent presque tous des réformes fiscales et financières ayant pour effet de limiter les profits des groupes d'intér&t fmanciers 3• La furueur de ceux-ci fut bruyante et leurs campagnes destinées à vider de leur substance les programmes des ministres réformateurs parfaitement visibles. Mais, malgré leur organisation en corps et leurs liens évidents avec des hommes de Cour influents, ils semblent avoir été incapables d'étouffer l'idée m&me de la nécessité de réforme comme ils l'avaient fait au 17e siècle - ce qui suggère qu'ils criaient d'autant plus fort qu'ils perdaient de pouvoir. La restauration des parlements dans leurs droits de remontrance allait faire jouer à ceux-ci un rôle d'acteurs critiques propre à contrebalancer l'influence des financiers auprès du Conseil du Roi. Dans la campagne qu'ils menèrent pour limiter le pouvoir discrétionnaire des ministres, les parlements accréditèrent dans l'opinion l'idée qu'il n'y avait crise fiscale et fmancière dans le royaume qu'à cause des profits excessifs que prélevaient les fermiers. Cependant tous les travaux récents nous donnent à penser que les parlements ont grandement exagéré ces profits·. En fait, des gens d'affaires indépendants étaient souvent recrutés dans les Fermes générales: c'était un service qu'on leur demandait de rendre en échange des monopoles commerciaux qui leur étaient accordés. Le gouvernement pouvait en effet espérer obtenir plus de complaisance et moins d'indépendance de marchands en vue promus fermiers. Il fallait les y forcer, ou au moins arriver à les persuader, car la ferme des impôts indirects, quoique très profitable, n'en était pas moins une affaire à haut risque qui immobilisait un capital considérable. Ces agents financiers étaient personnellement responsables de la solvabilité de la caisse qu'ils administraient pour le gouvernement. 3. Parmi les fermiers des impôts, un groupe était particulièrement influent, celui des fermiers généraux qui collectaient les impôts indirects et qui souvent possédaient des offices de receveurs généraux, collecteurs
des impôts directs. Au nombre des impôts indirects, il y avait les domaines, les aides, les petite et grande gabelles, les gabelles locales, la ferme du tabac, les droits de douane et d'octroi, les premiers prélevés sur les marchandises à destination de l'étranger, 3lU frontières du pays, les seconds sur la circulation intérieure aux nombreuses barrières d'octroi existantes -les droits d'entrée à Paris étant particulièrement lucratifs-,
Riley souligne que la part des impôts indirects traités par les fermiers s'est progressivement accrue en regard des impôts directs. La capitation et le vingtième avaient globalement un rendement moindre que les droits apparemment plus légers prélevés par les fermiers. Cf. James c. Riley, The Seven YeaTS War and the Otd Regime in France: The Economie and FinancWJ ToU, Princeton NJ, Princeton University Press, 1986, p. 66. Une véritable armée de subordonnés, de commissaires, de soldats et de sous-fermiers travaillait pour les fermiers des impôts indirects. Ces agents bénéficiaient de bon nombre d'exemptions sur les impôts ou droits qu'ils collectaient, la capitation qu'ils devaient payer était légère et ils ne pouvaient être requis de loger les .. gens de guerre ». Chaque fermier devait trouver un particulier pour souscrire en sa faveur un titre de garantie qui portait intérêt annuel, de sorte que les bénéfices des fermes d'impôts se diffusaient largement dans la population. 4. Dans le même ouvrage, p. 64-67, Riley soutient que les contemporains ont exagéré de façon extrava· gante les profits de ces fermiers. Selon lui, ils s'attiraient le ressentiment de l'opinion parce qu'ils. collec· taient une part bien plus large des sommes dues au roi que ne le faisaient les officiers du roi nommés selon le système de la vénalité des offices ou les assesseurs recrutés localement
».
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LES TRÈs PRlVll.ÉGIÉs
Lorsque la Chambre des Comptes informa le roi, en 1787, de ce que cinquante caissiers,. avaient fait faillite au cours des vingt années précédentes, il y avait parmi eux certains des noms de la finance les plus connus 5. Malgré cette vulnérabilité des fermiers, les parlements voyaient dans leur richesse et dans l'influence qui leur était prêtée un symbole du mauvais usage de la puissance du gouvernement. En montrant du doigt la richesse voyante et l'activité politique de ces Fermiers, les parlementaires désignaient une proie facile au ressentiment populaire. En établissant un lien entre l'affermage des taxes et le despotisme des ministres, ils tentaient d'amalgamer réforme politique et réforme des impôts (c'est-à-dire leur augmentation et l'abolition des exemptions). A première vue, les fermiers, banquiers de Cour et receveurs français paraissent plus puissants que leurs homologues anglais. Les intérêts financiers français, regroupés au sein d'organisations mieux structurées 6, étaient fort bien équipés pour exercer des pressions en coulisse et avaient la réputation de tenir dans leurs mains la survie ministérielle du titulaire des Finances. Cependant, la politique fiscale et financière, en Angleterre, était plus avantageuse pour les intérêts des financiers. Quant à savoir si, malgré leur organisation et leur pouvoir de pression plus faibles, ils jouissaient de plus d'influence que leurs homologues français, c'est une question à laquelle ni Adam Smith ni d'autres économistes politiques de l'époque n'ont pu donner de réponse. En dernier lieu, nous verrons pourquoi les Contrôleurs généraux du 18 e siècle devinrent plus sensibles aux pressions politiques et durent souvent leur disgrâce à la pression conjuguée des gens de Cour, des parlements et des fInanciers. De quel genre de pressions s'agissait-il? Comment les groupes privés étaient-ils même en mesure d'exercer une pression efficace sur le gouvernement? A quels détours, à quelles tactiques avait-on recours et quel effet eut sur le résultat fInal le caractère hautement spécialisé des instances administratives du gouvernement ? «
La monarchie du 17e siècle et le favoritisme Il n'est pas de période de l'Ancien Régime où l'on n'ait pas déploré la vénalité des ministres, mais celle des ministres du 17e siècle dépassa de loin la vénalité de leurs successeurs au 18e siècle. En servant la royauté, Richelieu devint un des hommes les plus riches d'Europe et Mazarin se constitua une fortune 5. Cf. Roland Mousnier, Les institutions de la France JOUS la monarchie absolue, 1598-1789, Paris, PUF, 1974/1980, t. 2, p.210. 6. Les receveurs généraux, par exemple, formaient un corps de fait, disposant d'une trésorerie commune. Cf. Mousnier, op. cie., p. 206 : «Chacun avait sa soumission, tenait ses comptes personnels, et administrait dans sa généralité sans en rendre compte aux autres. Mais ils formaient une manière de corps en ce sens qu'ils avaient une caisse commune, la "Caisse commune des recettes générales des finances'", où ils versaient les revenants bons du Trésor. C'était pour le roi une réserve des fonds non dépensés des recettes générales )O.
LES GROUPES D 'INTÉRÊT ET LA DÉCISION POLITIQUE
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sans précédent dans l'histoire de la monarchie française 7 • C'est sa vénalité qu'invoqua l'aristocratie lorsqu'elle leva l'étendard de la révolte en 1648. Sans doute les historiens ont-ils été très anentifs aux revendications politiques qu'elle exprimait, toutefois Daniel Dessert nous dit qu'il ne s'agit pas seulement d'un conflit pour le pouvoir politique, mais aussi d'une réaction à ce qu'il appelle le nouveau « féodalisme» d'un Etat désireux de s'enrichir aux dépens de ses sujets 8. La gestion de la fortune personnelle de Mazarin devint la principale activité d'un groupe hiérarchiquement organisé de membres de sa famille et de favoris entièrement dévoués à leur protecteur; celui-ci, de son côté, leur abandonnait la gestion des ressources fiscales et financières de la royauté. Colbert, agent personnel de Mazarin à l'origine, ne se départit pas de cette tradition de vénalité qui est associée au nom de son mentor: au service de Sa Majesté, Colbert amassa une fortune qui ne le cédait qu'à celles de Richelieu et Mazarin 9. Mais l'une des plus grandes réussites de Colbert comme ministre a été de savoir envelopper ses propres prises de profit du manteau du service de l'Etat. Cette illusion a été si bien orchestrée que les historiens, jusqu'à une date récente, ne l'avaient pratiquement jamais remise en question. TI inaugura son ministère en procédant à une purge des groupes qui auraient pu s'opposer à son emprise sur le système financier de la nation. Fouquet, le précédent responsable des Finances, fut accusé d'avoir mis sur pied un système de clientèle ainsi que d'avoir créé un corps de parasites consommateur des ressources de la nation; il fut également accusé de lèse-majesté pour avoir détourné à son profit l'autorité du roi. TI fut emprisonné pour cela. En fait, Colbert se débarrassa des financiers qui étaient hostiles à ses propres intérêts et qui pouvaient représenter un obstacle à son ascension vers le pouvoir, mais il se contenta de substituer un groupe de familles et de clients à un autre. TI dévolut à son entourage de favoris la gestion des finances du royaume, ainsi que la direction des grandes entreprises économiques de la royauté: le commerce maritime ou colonial et les nouvelles manufactures de l'Etat. La famille de Colbert et ses favoris constituèrent ce que Dessert appelle le lobby le mieux organisé de toute l'histoire de la monarchie française car ce n'est pas Colbert qui fit sa famille, mais bien plutôt la famille qui fit Colbert 10.
7. Pour Richelieu, voir Joseph Bergin, Cardinal Richelieu: Power and the Pursuit ofWealth, New Haven CT, Yale University Press, 1985. Pour Mazarin, voir Daniel Dessert, • Pouvoir et finance au xvu· siècle: la fortune du cardinal Mazarin " Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine 23, 1976, p. 161·181. 8. Cf. Daniel Dessert, Louis XIV prend le pouvoir, Paris, Editions Complexe, 1989, p. 33. Dessert parle de • l'avidité extrême, teintée de bassesse abjecte, que Mazarin met dans sa quête effrénée de richesses [qui] explique en partie l'ampleur du mouvement de défense des "Grands" confrontés à un requin fori vorace et peu enclin à partager les sources de profit •. 9. On estime à 36 millions de livres la fortune de Mazarin, à 22 millions celle de Richelieu, et à 5,1 millions de livres celle de Colbert. Cf. Meyer, Colbert, Paris, Hachette, 1981, p. 317-8. Voir aussi Montyon, op. cit., p. 38-40. 10. Cf. D . Dessert, Louis XIV prend le pouvoir, p. 124.
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LES TRÈs PRIVILÉGIÉS
Cette famille se maintint au pouvoir longtemps après la mort de JeanBaptiste. Au terme des 54 années de règne de Louis XIV, le contrôleur général des finances était Desmaretz, un neveu de Colbert qui s'était déjà acquis la réputation de ne pas savoir distinguer sa bourse de celle du roi. Longtemps avant d'être nommé contrôleur général, il avait été mêlé à une opération de dévaluation monétaire par réduction du poids en or ou argent des pièces de monnaie et il aurait empoché la différence. Mais ceci ne l'empêcha pas de devenir ministre aux Finances, non plus que l'état désespéré de l'économie de la nation, lors de la Guerre de succession d'Espagne, ne lui interdit d'arrondir la fortune qu'il avait déjà amassée de façon fort peu honnête 11. Desmaretz donna aussi l'occasion aux favoris de son entourage d'acquérir des fortunes importantes, mais on le donnait en général comme un partenaire à qui on pouvait se fier en affaires. Etre à la fois corrompu - s'enrichir dans le service public - et digne de confiance - de la part de ses partenaires en affaires - n'avait alors rien de contradictoire. Les ministres de Louis XIV qui réussirent jouèrent sur ces deux registres. En général, ces grands commis du roi respectaient leurs engagements une fois qu'ils les avaient souscrits, c'est pourquoi ils trouvaient souvent un appui dans au moins quelques secteurs du monde des affaires. Desmaretz est le type même de ces ministres de Louis XIV qui, tout en amassant une fortune personnelle, firent aussi celle de leurs collaborateurs. Claude-Frédéric Lévy, à qui l'on doit l'étude la plus détaillée du monde des affaires sous Louis XIV, note que « dans les dernières années du règne [de celuici], le pouvoir effectif n'était exercé ni par le monarque déclinant ni par sa dévote compagne; il était aux mains de deux familles ministérielles - les Colbert et les Phélypeaux» (Pontchartrain) 12. Ces deux familles utilisent leur fonction au gouvernement au profit de leurs intérêts privés, ce que l'on peut décrire comme du « capitalisme bureaucratique », pour reprendre une expression employée par Karl Wittfogel pour décrire l'ancien régime chinois 13. Il désigne ainsi un système que caractérisent 1° des collecteurs d'impôts agissant comme agents de la bureaucratie au pouvoir; 2° des fonctionnaires ou des membres non en fonction de cette bureaucratie s'engageant dans des opérations privées telles que le prêt d'argent ou l'affermage des impôts grâce au poids que leur donne leur position politique; 3° des gens d'affaires de statut privé agissant comme agents commerciaux ou parties à un contrat pour des affaires intéressant l'Etat; 4° des bureaucrates utilisant le poste qu'ils occupent dans le gouvernement à leur profit personnel ou à celui du groupe politique auquel ils appartiennent. La façon dont les ministres de Louis XIII et Louis XIV gèrent les affaires de l'Etat vérifie
11. Voir ce que dit Momyon du ministère Desmaretz, op. cie., p. ~8·90 ; voir aussi M. le Chevalier Hennct, Théorie du crédie public, Paris 1816, p. 157. 12. Cf. Claude F. Lévy, Capicalistes et pouvoir au siècle des Lumières, 3 vol., Paris, Mouton 1969, t. 2, p. 10. 13. Cf. Karl A. Wittfogel, Oriental Despotism: A Comparative Study o/Total Power, New Haven CT, Yal<, 1957, p. 255-i>.
LES GROUPES D'INTÉRÊT ET LA DÉCISION POLITIQUE
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cette définition en tous ses points. Mazarin, Colbert et Pontchartrain ont tous considéré comme un patrimoine le contrôle qu'ils exerçaient sur la prise de décision économique et ils ont pu développer un réseau de clientèle en distribuant services patrimoniaux et prébendes. Il est caractéristique de ces ministres et des membres de leurs familles qu'ils réinvestirent dans des manufactures royales ou dans des compagnies de commerce dotés de monopole les fonds qu'ils collectaient comme commis aux impôts de l'Etat 14. La direction des entreprises d'Etat était presque toujours confiée à des membres de la famille ou du clan bureaucratique. Comme l'écrit Dessert, « les ministres .. .finissent ainsi par vivre non seulement pour l'Etat, mais aussi de l'Etat,. 15. Si l'on compare les ministres de Louis XIV à ceux de Louis XV et Louis XVI, on relève aussitôt plusieurs différences d'importance. L'un des observateurs les plus avertis de l'époque qui ait traité de la charge de contrôleur général, Mont yon, relève qu'après Louis XIV «les .mêmes sentimens [1'« amour désordonné de l'argent,,] ne se manifestent plus, et l'énormité des fortunes ministérielles disparoît ... Depuis Law jusqu'en 1791, aucun ministre des finances n'a acquis des richesses disproportionnées au produit des appointemens et émolumens de sa place» 16. En comparaison de Colbert, par exemple, ni Terray ni Calonne n'amassèrent une grande fortune, alors qu'ils furent les deux ministres du 18 e siècle les plus suspectés d'enrichissement illicite. Autre différence, les ministres de Louis XIV gardèrent leur portefeuille en dépit de leur vénalité ou de leur impopularité 17. Colbert (1665-1683) mourut en poste et le départ de son neveu Desmaretz (1708-1715) est dû au changement politique provoqué par la mort du roi; Le Pelletier (1683-1689) démissionna de son plein gré et c'est ainsi que fut aussi présentée la démission de Chamillart (1699-1708) ; Pontchartrain (1689-1699) ne quitta le contrôle général que pour servir dans un autre poste ministériel. Aucune cabale, aucune pression de ce que plus tard Louis XV appellera le public n'aboutirent à la révocation d'un seul ministre des Finances sous Louis XIV. Comment interpréter ce fait? Ces ministres n'étaient certainement pas plus populaires que ceux qui suivirent. Lévy nous rappelle que « sans dis14. Selon ce que laisse entendre R. Mousnier, les faits indiqueraient que les responsables des finances auraient investi dans des entreprises commerciales ou industrielles d'intérêt général à une échelle encore plus grande à la fin du 18 e siècle qu'antérieurement. Cenains d'entre eux investissaient aussi bien dans le foncier et dans des entreprises privées. Il ne précise pas quel rôle joua le contrôleur général là où l'investisse-
ment direct était en régression. Cf. R. Mousnier, op. cit, t. 2, P 21G-1. 15. D. Dessen, op. ci~, p. 138. 16. Mont yon, op. cit., p. 352. 17. M. Antoine souligne que, malgré les rumeurs qui ont couru sur le caractère douteux de leurs pratiques, aucun des contr&leurs généraux n'a été jugé coupable de malversation au cours du 18' siècle. Cf. M. Antoine, Le Conseil du Roi sous le régime de Louis Xv, Paris, Droz, 1970, p. 408-9. Les Contr&letirs généraux ont sans doute joui d'une réputation d'honnêteté selon les canons en vigueur au ISe siècle, puisque les pratiques que j'ai regroupées sous le terme de favoritisme étaient
à la fois légales et considérées comme;:
normales. Cependant nombre de ces pratiques qui étaient chose courante dans la conduite des ftnances frrent l'objet de critiques, à la fin du 18' siècle, de la pan d'un public soucieux de voir s'établir entre sphère pubi· que et sphère privée une distinction plus tranchée que celle qui avait cours antérieurement.
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LES TRÈs PRIVILÉGIÉS
tinction d'appartenance, les ministres en place à la mort du roi s'étaient attiré la haine de la noblesse, jalouse d'une toute-puissance que leur naissance ne justifiait pas,. 18. On sait que des familles de financiers comme celle de Colbert étaient méprisées par la vieille aristocratie qui estimait qu'elles occupaient un rang déplacé. Les Mémoires de Saint-Simon reflètent cette animosité. Cette hostilité à la nouvelle classe qui administrait le pays n'empêcha pas Louis XIV de persévérer dans son choix 19. Pourquoi cette relative stabilité ministérielle? Louis XIV inaugura son règne en traduisant devant la Chambre de Justice qui siégea de 1661 à 1669 le réseau d'agents et de clients de Fouquet. Cette procédure permit à Colbert de se défaire de concurrents et à sa famille de mettre la main sur les principales sources de revenu de l'Etat. La même Chambre de Justice fit planer l'ombre de poursuites sur les élites dont Fouquet avait fait fructifier le portefeuille. Min de protéger leurs fortunes et leurs successions contre des dénonciations anonymes, celles-ci se firent discrètes et dissimulèrent leurs participations financières: un certain nombre de financiers étaient devenus les créanciers des grandes familles du royaume; en outre, les familles nobles faisaient fréquemment des avances aux financiers en échange de parts dans les fermes des impôts - les « croupes» 20. Mais les bienséances les contraignaient à dissimuler ces transactions et à souscrire avec quelque hypocrisie à un code de l'honneur qui tenait en suspicion toute affaire d'argent 21. L'élite de la nation dénonçait tout commerce avec les « usuriers,. mais n'en participait pas moins aux circuits financiers du royaume, ce qui la mettait dans la position bien inconfortable de prêcher contre ce qu'elle pratiquait. Moralement compromise, cette aristocratie était d'autant moins en mesure de se dresser contre le roi pour résister à l'augmentation de la fiscalité royale ou au despotisme administratif. Plus tard, Louis XIV entreprit de vérifier les titres sur lesquels reposaient privilèges de la noblesse et exemptions d'impôts. il s'ensuivit un climat d'inquisition qui força les élites à paraître plus conciliantes et à courber le dos devant le roi dans l'espoir que leur soumission les préserverait de la persécution. En créant cette atmosphère menaçante, la royauté se posait en seul arbitre de la mobilité sociale.
18. C.F. Lévy, op. cit., t. 2, p. 12. 19. Le terme de « bourgeois dont Saint-Simon use pour décrire ces administrateurs, pour les raisons lt
qui lui sont propres, serait malheureux s'il devait être pris dans son acception courante actuelle puisqu'il
qualifie des groupes qui se SOnt développés grâce à leur pratique des offices de finance et d'administration plutôt que grâce au commerce et
à l'industrie. De plus, ils étaient tous nobles, en droit sinon en lignage.
20. Les financiers purent pénétrer la haute société par divers biais. Des fmanciers déjà établis ont pu aider de nouveaux·venus .tin d'accroître le cercle de leurs clients. En outre, un financier admis dans la haute société ouvrait la voie à ses associés ou à ses protégés. C' est ainsi -'lue Samuel Bernard aida Claude Dupin à s'établir dans la carrière. Il y avait inévitablement rivalité entre protecteurs désireux de placer leurs créatu· res. mais ces rivalités demeuraient d'ordre strictement interne, sans parvenir à la connaissance du public. 21. Cf. D. Dessert, op. cit., p. 111.
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LES GROUPES D'INTÉRÊT ET LA DÉCISION POLITIQUE
Louis XIV parvint à diviser l'élite du royaume en laissant se créer un climat de mépris à l'égard des nouvelles sources de pouvoir politique et financier. Cette stratégie eut pour effet, sous son règne au moins, de mettre un frein à la tendance qu'avaient les mondes de la haute finance et de la vieille noblesse à fusionner en en faisant sentir l'indignité à cette dernière. Comme l'aristocratie de vieille souche n'avait pas les moyens de résister à la royauté sans le secours des riches parvenus, le clivage moral entre les deux groupes que l'étiquette entretenait amenuisait la menace pour celle-là, et cela par le seul effet du snobisme qui, divisant l'élite, confortait le pouvoir royal. Les liens entre les deux groupes ne s'affichèrent ouvertement que vers le milieu du 18 e siècle 22. Louis XIV n'aurait pas pris pour maîtresse la fille d'un financier comme le fit Louis XV (Madame de Maintenon, certes ancienne épouse Scarron, était Aubigné de naissance, petite-fille du compagnon d'Henri IV). Pour couronner cette stratégie de division de l'élite, le roi confia les clefs du pouvoir à une poignée de clans ministériels et à leurs collaborateurs. Louis XIV put maintenir cette politique et résister à l'opinion pendant tout son règne - ce qui nous révèle la force de ce monarque -, mais il dépendait aussi du dévouement de ce qui n'était qu'une poignée de familles - et ceci est également révélateur de la faiblesse propre à son règne. La faiblesse du pouvoir de Louis XIV a son origine dans les guerres qu'il mena; c'est elles qui l'empêchèrent d'imposer des limites au pouvoir que détenaient ses ministres et leurs clients. Une fois terminée la période de grand nettoyage financier qui culmina avec la Chambre de Justice, il se lança dans quarante années de guerres avec le reste de l'Europe pour réaffirmer l'hégémonie de la France sur le continent. En une circonstance particulièrement difficile, il dut même donner en gage le mobilier royal et ordonner de fondre son argenterie, à la fois pour financer l'effort de guerre et pour donner à la Cour un exemple d'austérité. Une fois engagé dans une politique étrangère qui signifiait une guerre perpétuelle, Louis XIV arrêta une fois pour toutes le principe que le roi ne change jamais d'avis, quoi qu'on en pense autour de lui, En période de guerre, les gou-
22. Yves Durand relève des détails très évocateurs du changement de l'atmosphère, à la Cour, où s'affi· chaient, ouvertement dorénavant, les relations entre haute finance ct ancienne aristocratie.
c
Le propre du
siècle, [écrit·il], c'est d'avoir fait alterner les favorites d'ancienne race et les filles de finance •. Il relève de nombreux cas de mariage unissant les deux groupes. ainsi que de nombreux exemples de filles de financiers devenues favorites du roi ou de la Cour, Mme de Pompadour n'étant que la plus fameuse d'entre elles. C'étaient souvent des prêts à des aristocrates impécunieux qui aplanissaient devant les financiers le chemin qui menait à la Cour. Grâce à des prêts bien placés, ils pouvaient se recruter des intercesseurs qui avaient
l'oreille du roi. Le rôle de Mme de Pompadour montre bien comment les financiers faisaient sentir le poids de leurs desiderata aux ministres eux-mêmes et aux chancelleries. On considérait comme indispensable de passer par elle si l'on voulait obtenir une part dans les fermes générales (c·était le roi qui nommait les fer-
miers généraux). De nombreux contemporains, tel Sén.c de Meilhan, ont dénoncé le pouvoir que les f.vorites royales choisies dans le monde de la finance exerçaient à la Cour. On en faisait également des chansons à l'usage du peuple. Cf. Y. Durand, Les fermiers généraux au XVIII' siècle, Paris, PUF, 1971, p.66-77.
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vernements évitent de changer les ministres et, en général, ne tolèrent pas d'opposition, celle-ci étant vite assimilée à de la trahison 23. Avec cette politique étrangère et l'état de guerre permanente qui en découlait, la monarchie française allait être livrée à la tyrannie du crédit et au petit nombre des ministres et de leurs clients qui pouvaient aider le roi à financer ses dettes de guerre. Les guerres étaient avant tout des guerres de moyens fmanciers. Sans argent, il n'y avait ni troupes ni diplomatie. La nécessité où elle était de trouver un soutien financier allait placer la royauté dans une situation telle qu'elle n'avait aucun moyen de susciter un contrepoids au petit monde de favoris des ministres qui assuraient son financement. On peut voir un aspect de cette dépendance dans le fait qu'en dépit de la norme morale ambiante que son étiquette avait créée, la royauté ne parvint pas à isoler réellement la robe ou l'épée de la finance. Autre faiblesse, le commerce, sauf à prendre les aspects de la piraterie, passait en second après les nécessités militaires et diplomatiques. Enfin, toute remise en cause des privilèges et profits des financiers pouvait porter atteinte au crédit du roi, et donc mettre en péril sa politique étrangère et ses troupes. Ainsi la nécessité de financer les guerres eut-elle cette conséquence de mettre le roi à la merci des groupes qu'il entendait dominer: le prince se trouva dépossédé par ses intermédiaires. Quelques observateurs de l'époque se sont demandé quel contrôle Louis XIV avait sur son gouvernement et s'il était bien en mesure d'être son propre premier ministre. Les mémoires de membres de la Cour nous montrent un roi dominé par ses ministres et eux par des rivalités mesquines. D'Argenson, qui appartient à la génération suivante, soutient que le roi n'était maître ni de ses ministres ni des événements; au contraire, c'est eux qui le dominaient et les ministres étaient dominés par leur clientèle. La France serait alors cette monarchie dénaturée qu'il présente dans le préambule de ses Considérations, une « monarchie où le Souverain ne se mêleroit de rien, et, n'ayant pas de premier Ministre, laisseroit gouverner cinq ou six Ministres, qui agissent d'accord, ou, ce qui seroit encore pis, ordonneroient sans intelligence, sans concert, sans être convenus de leurs principes, et sans qu'on leur en ait prescrit. Ce seroit une
23 . Les enjeuA ne furent pas aussi élevés au 18< siècle. Silhouette fur remplacé pendant la Guerre de Sept Ans et Necker pendant la Guerre d'Indépendance américaine, mais, répétons-le, la France ne risquait intérêts vitaux dans aucune de ces deux guerres. Comme le note J. Riley, .la France est entrée dans la Guerre de Sept Ans sans aucun enthousiasme, mais elle ne s' en est pas moins battue en Allemagne pour
St:S
des objectifs qui n'étaient pas plus importants que: préserver l'influence française en Allemagne (mais sans aucune perspective réaliste d'agrandi.- son territoire); délimiter la frontière Est de ses possessiom américaines; garder Minorque qui avait été occupée en 1756 avant la déclaration de guerre; défendre le prestige français >. Cf. J. Riley, op. cit., p. 1. La participation de la France à la Guerre d'Indépendance américaine fut un luxe que la France put se permettre précisément parce que la paix régnait sur ses frontières.
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Administration bien vicieuse» 24. C'est le roi qu'il rendait responsable de l'absence de coordination entre les différents départements ministériels : « Sous Louis XIV, notre Gouvernement s'est arrangé sur un nouveau systême, qui est la volonté absolue des Ministres de chaque département; l'on a abrogé tout ce qui partageoit cette autorité» 25. Et il continue: '" Tous les plans [de réforme] dont je viens de parler étaient partiels, c'est-à-dire qu'ils ne portoient que sur une partie de l'Administration ... Depuis longtemps, nous voyons les projets de Finance les plus économiques renversés par les dépenses excessives et mal réglées qu'exigent les Ministres des différents départements, ou les projets conçus par ceux-ci, avorter par la faute de la Finance» 26. Ce que dit d'Argenson du 17e siècle correspond davantage à ce que nous avons été amenés à penser du style de gouvernement du 18 e siècle, mais nombre d'autres témoins partagent son opinion. Toutefois il y a des différences fondamentales entre les deux styles de gouvernement. Louis XIV se préoccupait davantage du gouvernement des affaires que ses successeurs; il assistait fréquemment aux séances des Conseils. S'il ne semble pas avoir eu le souci du détail, il a du moins indiqué à son gouvernement une orientation générale, à la différence au moins apparente de ceux qui l'ont suivi. En Conseil, il n'est jamais allé jusque dans le détail des affaires, cependant l'image qu'il a donnée de lui est celle du dépositaire d'un pouvoir solitaire, responsable de toutes les décisions importantes, maître du choix de ceux qui servent dans son gouvernement. Selon Dessert, " derrière les apparences du triomphe se révèle en fait le triomphe des apparences» 27. En réalité les besoins financiers du roi firent qu'une poignée de ses collaborateurs monopolisèrent le pouvoir réel. On verra mieux les faiblesses du gouvernement de Louis XIV en examinant sa politique financière et en la comparant à celles de Louis XV et de Louis XVI. Ce qui frappe, du temps de Louis XIV, c'est l'absence de toute tentative soutenue de remettre en cause les privilèges des Fermiers, aussi peu que la politique fiscale et financière elle-même. Or la nécessité de ces réformes fut une préoccupation constante de ses successeurs ; quelques ministres de Louis XVI tentèrent de s'en prendre aux financiers. Jamais le gouvernement de Louis XIV ne proposa de réforme fiscale de fond, comme par exemple de réduire les exemptions d'impôt du clergé ou de la noblesse, sauf dans le cas de la capitation. Mais d'une
24. René Louis Voyer, marquis d'Argenson, Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France comparé avec celui des autres états, suivies d'un nouveau plan d'administration, 2' éd., Amsterdam, 1784, p. 13. L'éditeur de 1784 écrit en préface que « cet ouvrage fut composé il y a plus de quarante ans " c'est·à-dire vers 1740. D'Argenson (1694-1757) avait été ministre des Affaires Etrangères sous Louis XV, mais il avait certainement une bonne connaissance des pratiques gouvernementales du temps de louiS XIV : son père, Marc René, avait été Lieutenant général de police dès 1697; il devint président du Conseil des Finances et Garde des Sceaux sous la Régence en 1718. 25. Ibid., p. 163. 26. Ibid., p. 272. 27. D. Dessert, op. cit., p. 127.
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part il fut beaucoup tergiversé: décidée en 1695, supprimée en 1698, elle fut rétablie en 1701; d'autre part, au lieu de concerner chaque «feu» comme en 1695, elle fut, en 1701, répartie par généralité et resta de toute façon fort modique. Louis XIV eut d'ailleurs une occasion de manifester qu'une réelle abolition de ces exemptions n'était pas inscrite dans son programme de gouvernement: l'un de ses sujets les plus distingués, Vauban, paya du bannissement son plaidoyer très documenté en faveur d'une réforme fiscale. A l'opposé, la réforme de la structure fiscale de l'Etat devint après 1750 le premier souci des titulaires du Contrôle général. Silhouette, Bertin, Turgot, Necker et d'Ormesson proposèrent tous des réformes ayant pour objet de limiter les profits des Fermes. Des réformes présentées par Calonne, telle la taxe territoriale, auraient eu pour celles-ci des effets indirects au moins aussi néfastes. Il y a encore une différence sur laquelle il nous faut insister: Louis XIV n'a jamais révoqué un ministre sous la pression de l'opinion et il espérait avoir légué à ses successeurs le moyen institutionnel de résister à des pressions de cet ordre. Cependant, moins de cinquante ans plus tard, Louis XV prononce le fameux « c'est moi qui nomme les ministres des finances, mais c'est le public qui les renvoie» 29. Louis XIV, pendant les 54 années de son règne, eut cinq ministres des finances 30, soit une moyenne de presque onze années par ministre. Or neuf ministres furent nommés entre 1745 et 1774, date de la mort de Louis XV, soit un peu plus de trois ans en moyenne par ministre 31. Du début du règne de Louis XVI jusqu'à la convocation des Etats Géneraux, ils furent dix, soit une moyenne d'environ vingt mois pour chacun 32. Qu'est-ce qui a changé qui puisse nous expliquer cette plus grande vulnérabilité des Contrôleurs au « public» ? Le plus curieux est que le pouvoir discrétionnaire des ministres s'accroît au moment même où les groupes privés semblent avoir capté les principaux Bureaux du gouvernement, y compris celui des Finances.
28. Avant Louis XIV, l'instabilité ministérielle fut considérable. Voir Richard Bonney, The King', Debts, Finance and Po/ities in France~ Oxford, Clarendon Press, 19H1, en particulier pour tout ce qui se rapporte à la cabale montée contre d'Hémery et à la brigue pour le rappel de La Vieuville à l'époque de la Fronde. 29. Cf. Mont yon, op. ciL, p. 388. 30. Ce furent Colben (1661-1683), Le Pelletier (1683-1689), Phélypeaux (1689-1699), Chamillart (1699-1708), Desmaretz (1708-1715). Le départ de Chamillan, qui déclara quitter le poste de son plein gré, est entouré d'une grande incertitude. Il y eut des changements considérables après son départ, de sone que l'on peut se demander s'il n'a pas été poussé à quitter le ministère des Finances. Il n'en est pas moins« resté au gouvernement », comme nous dirions.
31. Ce furent Machault d'Arnouville (1745-1754), Moreau de Séchelles (1754-1756), Peirenc de Moras, son gendre (1756-1757), Boullongne (1757-1759), Silhouette (mars-nov. 1759), Benin (1759-1763), L'Averdy (1763-1768), Maynon d'lnvau (1768-1769), Terray (1769-1n4). 32. Ce furent Turgot (In4-1n6), Clugny (mai-oct. In6), Taboureau des Réaux (oct. In6-juin 1777) - avec Necker comme directeur du Trésor -, Necker (In6-1781), Joly de FleW]' (1781-1783), d'Ormesson (avr.-<>ct. 1783), Calonne (1783-1787), Bouvard de Fourqueux (1787), Laurent de Villedeuil (1787), Larnben (1787-1790). « Encore faudrait·il y ajouter Brienne qui de 1787 à aol1t 1788 en eut le pouvoir sans le titre, et Necker, de nouveau, de septembre 1788 à septembre 1790., in M. Marion, Dictionnaire des Institutions de la France aux XVII' et XVIII' siècLes, Paris 1923, réimpression Picard 1976, p. 144.
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L'apparition d'une opinion publique et la [:ction de l'autonomie du gouvernement L'administration de Louis XIV était, à plusieurs égards, fondamentalement diHérente de celle de ses successeurs. Au 18 e siècle, le Contrôle général devint de fait une administration de plus en plus indépendante du roi et des membres de ses Conseils ne relevant pas du Contrôle général. On peut voir une indication de cette tendance à l'indépendance dans le fait que le Conseil du Roi, du moins sous son émanation qu'était le Conseil des Finances, se réunit de moins en moins fréquemment au cours du 18e siècle, et plus particulièrement dans les dernières décennies. Montyon va jusqu'à dire que le Contrôleur général promulguait sous forme d'actes législatifs des mesures qui apportaient des changements de grande envergure sans même consulter les autres membres du gouvernement 33. Les contemporains nous indiquent fréquemment qu'après la mort de Louis XV le Conseil du Roi était devenu une façade derrière laquelle les ministres prononçaient des arrêts sans consulter le roi ou les membres des autres Conseils. Michel Antoine confirme qu'effectivement la majorité des décisions prises par l'administration des Finances ne remontaient pas jusqu'au Contrôleur général; elles étaient imputables à un intendant de finances agissant de son propre chep·. Roland Mousnier le confirme: « Aux XVlle et XVIIIe siècles, nous assistons à l'intensification progressive de procès commen33. Cf. Montyon, op. ciL, p. 375. Par exemple, selon Montyon, Terray contracta de lourdes dettes au nom de Louis XV et ne prit aucune mesure pour s'assurer qu'il pourrait être fait face à ces dettes ou pour rendre crédibles les promesses de remboursement. Turgot abolit les corporations et mit en place un nou· veau système de commerce sans même soumettre ses projets
à débat au sein du Conseil du Roi: il évitait
ainsi de donner aux autres ministres l'occasion de le contredire. Necker alla encore plus loin que ses prédécesseurs dans l'exercice discrétionnaire du pouvoir ministériel : il entreprit une réforme considérable des
finances et de la constitution de la nation sans même présenter ses plans en Conseil, se privant ainsi de ses avis et de ses critiques. Il est vrai qu'il avait }' excuse de ne pouvoir être nommé membre du Conseil,
étant protestant. Calonne convoqua pour une session le Conseil des Notables sans en saisir le Conseil du Roi, bien ce fût là aller contre toutes les traditions financières de la nation. Malgré les conséquences de grande portée que devait avoir cette convocation, Calonne o'en discuta qu'avec deux membres du Conseil des Finances, tous deux incompétents en affaires de finance. Cependant c'est là sans doute faire trop bon
marché du Conseil d'En·Haut : cette présentation de Montyon est contredite par celle que nous donne l'abbé de Véri. Celui-ci signale en effet que, sous Louis XVI, les séances du Conseil se tenaient en secret, de sone qu'elles échappaient à l'observation des gens de Cour. « Le comité des quatre ministres, M. de Maurepas, M. de Miromesnil, M. Turgot et M. de Soutine, a tenu des conférences fréquentes devant le Roi avec un secret que personn~ n'a pu pénétrer et duquel on avait oublié les traces dans les Conseils depuis quelques années. (op. ciL , t. 1, p. 202). Véri insiste sur le fait que Louis XVI était informé de toutes les décisions majeures; il signale aussi que Maurepas en particulier utilisait le Conseil pour convaincre le roi d'analyses auxquelles les ministres étaient parvenus indépendamment, de sone que ceux-ci pouvaient présenter toutes les réformes comme émanant du roi. Véri nous indique aussi que les décisions du Contrôleur général étaient presque toujours avalisées (p. 134). fi est difficile de vérifier ces assenions de Véri parce qu'elles reposent sur les relations confidentielles qu'il entretenait avec Maurepas et Turgot. Voir son Joumal, 11/'. ciL, t. 1, p. 134,202,244,247,287,330,341,378,410. Selon Malesherbes, le Conseil ne devint une simple for· malité que du temps de Brienne. Voir Evelyne Lever, Louis XVI, Paris, Fayard, 1985, p.46. 34. Pour montrer à quel point les sessions du Conseil devinrent une fiction, M. Antoine cite des cas où le Conseil prenait plus d'une centaine de décisions en des jours précisément où il ne se réunissait pas.
Cf. M. Antoine, op. ciL, p. 398.
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cés dans les siècles précédents et qui vont tous dans le sens d'un développement de l'absolutisme, ou plutôt dans le sens d'un centralisme bureaucratique croissant qui fut confondu avec l'absolutisme: passage progressif de la lettre personnelle au procès-verbal anonyme, de la lettre ouverte contrôlée à la lettre fermée échappant à tout contrôle, de la validation par sceau, par témoignage figuré, à la validation scripturaire par signature, du registre d'originaux aux liasses de « minutes originelles ,., du contrôle de la grande chancellerie royale à la direction des bureaux spécialisés, de la décision par conseils, au moins en principe, à la décision individuelle plus ou moins avouée» 35. Les affaires qui touchaient directement les financiers n'avaient pas à être débattues en séance plénière car nombre d'entre elles étaient traitées dans le bureau du Contrôleur ou d'un intendant de Finances. La réduction du nombre des séances du Conseil des Finances et l'accroissement du pouvoir discrétionnaire des ministres augmentèrent de façon significative la capacité qu'avaient les fermiers des impôts d'exercer une pression sur le gouvernement. Influencer un « ministre des Finances» isolé était certainement plus facile que d'influencer un Conseil composé de plusieurs ministres appliquant des programmes politiques divers et représentant les intérêts d'une multitude de clients. Au cours du 18< siècle, pour préserver les revenus de l'Etat de l'action de groupes hostiles, le roi décida que toutes affaires où ses fmances seraient en cause devaient être instruites directement devant son Conseil. Autrement dit, les vœux de son Conseil auraient le pas sur ceux de toute autre juridiction en cas de contestation des impôts. Cela revenait à donner aux financiers un accès direct au Conseil du Roi pour régler leur contentieux, en ignorant public et parlements. En fait, le Conseil siégeant moins fréquemment après la mort de Louis XIV et ne traitant plus que de décisions majeures et de questions de politique générale, ce furent les responsables des Finances qui décidèrent des affaires qui, par tradition, étaient de la compétence des juges. Antoine nous dit que, pour augmenter leurs chances de l'emporter dans de tels cas, les Fermiers mirent sur pied un bureau de conseillers juridiques pour traiter à l'amiable leur contentieux privé. Ces conseillers négociaient d'habitude les affaires en sessions fermées auxquelles participait tel ou tel ministre ayant seul la responsabilité de juger un cas donné. La Ferme étant ainsi assurée que l'affaire serait évoquée à titre privé, l'arrangement entre les parties lui revenait beaucoup moins cher;
35. «Au cours de nos deux siècles, le nombre et l'imponance des ordres expédiés sous le sceau du secret ou sous de simples signatures ne cessèrent de grandir, et de même le nombre et l'imponance des actes expé-
diés non plus sous forme de lettres mais sous forme de procès-verbaux. Autrement dit, de plus en plus, le gouvernement et l'administration furent le fait, non plus de conseils, mais d'individus travaillant seuls dans un bureau, recevant successivement les subordonnés et les paniculiers dont ils avaient à obtenir des informations et à qui ils .vaient à donner des ordres, compulsant des dossiers et prenant seuls leurs déci-
sions. De moins en moins les relations de subordination furent d'homme à homme, et de plus en plus des
à adminisaL, p. 242.
relations d'entités abstraites et anonymes, relations de gouvernement à sujets, d'a.dministration
trés. C'est ce que les Parlements qualifièrent de "despotisme ministériel" •. R. Mousnier, op.
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d'autre part, disposant déjà d'un accès direct auprès du groupe restreint de ministres qui entretenaient des relations constantes avec les financiers, il y avait des chances que la décision lui fût favorable 36. Le développement de l'autonomie du Contrôle général des Finances eut ainsi cette conséquence que les Fermiers purent traiter de haut le système traditionnel de la justice. Cette innovation administrative fut fort mal reçue par les parlements car elle leur déniait compétence dans un des domaines les plus sensibles de la vie publique - celui des fmances de l'Etat -, aussi eut-elle des conséquences de poids le moment venu, à la fin du siècle 37. La toute-puissance du Contrôle général, l'effacement du Conseil ne passèrent pas inaperçus, et c'est en grande part grâce aux parlements que le public informé en prit conscience. Ce furent les parlements - et aussi les Cours des Aides et des Comptes - qui attisèrent le mécontentement dans l'opinion parce qu'ils avaient très mal pris l'impérialisme administratif des Finances qui rognait sur leurs compétences en matière financière. lis crièrent fort contre ce qu'ils percevaient comme une usurpation de leur autorité, sans bien sûr se priver de faire remarquer que la traditionnelle séparation des pouvoirs s'effaçait aux dépens de la justice. En outre, ce furent les parlements qui firent savoir que la plupart des décisions administratives et judiciaires n'étaient plus le fait du roi siégeant en son Conseil, mais le produit du seul arbitraire d'un ministre. Et, avivant les craintes populaires, ils parlèrent d'une monstrueuse collusion entre administration et financiers qui faisait de la première la créature des seconds 38. Cette campagne contre « le despotisme des ministres ,. vit les parlements de province mettre en cause le principe même de l'intégrité des lois et des décideurs du gouvernement royal; ils sapaient jusque dans les esprits le soutien que le public aurait pu apporter au régime 39. Naguère, ces rumeurs de collusion étaient périodiquement démenties par la convocation de chambres de justice, ces simulacres de tribunaux créés pour humilier publiquement les financiers et leur faire rendre
36. Selon M. Antoine, • sous couvert de la fiction organisée autour du Conseil, le Contrôle général et les grosses compagnies de financiers pouvaient, suivant les cas, marcher la main dans la main ou traiter de puissance à puissance ., op. cit., p. 400.
37. L'emploi fait des excédents d'impôts par les intendants dans les provinces provoquait souvent la suspicion des parlements. Ceux·ci voyaient également d'un mauvais œil les projets de construction de bâtiments publics trop coûteux. Cf. lean Egret, Loull XV et l'opposition parlementaire, Paris, A. Colin, 1970, p. 1l5. 38. M. Antoine, op. cit., p. 414, cite de nombreux textes en circulation qui diffusaient les griefs des Cours ou des parlements : ainsi de ces Remontrances de la Cour des Aides de Paris, 2 juin 1761, qui déplorent que les arrêts des Cours puissent. être détruits au gré d' un seul homme, et le sont réellement sur la simple allégation de régisseurs ou fermiers des droits de Votre Majesté, par ces décisions irrégulières mais exécutoires appellées "arrêts rendus en finances" "'. Le même thème apparaît dans des remontrances du
parlement de Rouen, 10 mai 1760 : • Tout est tributaire de cette partie du gouvernement connue sous le nom de Finance ... La finance, ce ver rongeur du citoyen et de l'Etat, a tout attaqué, envahi, subjugué.
La législation même est devenue sa proie; pour faire des loix, pour les révoquer, pour créer comme pour détruire, on ne consulte qu'elle. Tout se médite, tout s'ajuste, [out se règle sur ses intérêts ». 39. Ibid., p.414.
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gorge. Dans les cent années qui précédèrent 1661, il Y eut une chambre de justice presque tous les quinze ans 40. Mais, pour les raisons que j'ai indiquées dans le chapitre 7, la monarchie ne pouvait plus recourir à de telles mesures à la fin du 18< siècle pour prendre ses distances par rapport aux finap.Clers. L'effacement du Conseil du Roi était ainsi donné en pâture au public, et ceci eut à long terme des conséquences désastreuses pour la royauté. Pis encore, l'idée d'une collusion entre le Conseil et les financiers était dévastatrice parce qu'elle associait l'animosité viscérale qui avait toujours animé l'opinion contre les financiers à une condamnation générale des principes de gouvernement du roi. La précarité croissante de la charge
de Contrôleur général des Finances après 1715 Si les pouvoirs étaient à ce point concentrés dans les mains des Contrôleurs generaux, pourquoi ont-ils tous échoué à mettre en œuvre leurs projets de réformes de fond, et pourquoi n'ont-ils pas réussi à se maintenir en poste? Après la Régence, les raisons pour lesquelles le Contrôleur général avait pu exercer une autorité relativement incontestée avaient disparu. Comme le Grand Roi, la Régence commença par convoquer une Chambre de justice qui dura six mois seulement et aboutit à des résultats bien maigres si on les compare à ceux de 1661-1669 41 • L'aristocratie de Cour fut prompte à investir les conseils de gouvernement sous la Régence et y maintint ultérieurement ses représentants, alors que la noblesse de Cour se vit ouvrir un accès direct aux postes ministériels, surtout après 1750. La renaissance politique de la noblesse accrut les rivalités au sein de la Cour, au point de susciter des cabales propres à influencer les décisions des ministres et à en déterminer ou non le succès. Une fois que la vieille aristocratie eut un pied dans les ministères, la gestion du royaume fut exposée au jeu des factions de Cour à un degré inconnu sous Louis XIV. Colbert était parvenu à masquer les activités de sa famille derrière ce que nous appellerions une campagne de publicité qui avait pour référence unique « le service du Roi ». Cette campagne eut un tel impact qu'elle peut avoir déterminé ce que le public allait dorénavant attendre des ministres à venir. Colbert inaugura son ministère par une série de réformes destinées à prévenir les abus que l'on associait au nom de son prédécesseur. En particulier, il édicta des règles
40. CF. Lévy, op. ciL, t. 2, p. 90; voir aussi J.F. Bosher,« Cham,bres de justice in the French Monarchy " in J.F. Bosher éd., French Government and Society, op. cit. On trouvera une analyse de ces procès in Fran· çaise Bayard, Le monde des financiers au XVII' siècle, Paris, Flammarion, 1988. 41. CF. Lévy, op. ciL, t.2, p. 102.
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LES GROUPES D'INTÉRÊT ET LA DÉCISION POLmQUE
comptables pour tous les revenus du gouvernement 42. Dessert soutient que ces réformes n'empêchèrent pas Colbert de se livrer aux mêmes pratiques que son prédécesseur, mais elles eurent vraisemblablement cet effet sur les ministres à venir qu'ils durent se conformer à ce qu'on attendait d'un serviteur du bien public puisque c'est à ce titre que l'opinion les jugerait. Au cours du 18 e siècle, la réduction de la menace extérieure, la stabilité de la monarchie et la prospérité qui était apparue avec la fin des guerres de Louis XIV créèrent un environnement dans lequel les groupes d'intérêt poursuivirent leurs objectifs plus ouvertement qu'au siècle précédent. L'économie de marché en expansion allait susciter l'apparition d'un nombre plus élevé d'agents commerciaux ou d'entrepreneurs entre lesquels l'Etat pouvait choisir pour ses affaires ou ses contrats, La noblesse fut un des groupes qui profitèrent de cette stabilité et de cette prospérité - selon Guy Richard, c'est à cette époque que naît la noblesse d'affaires 43 - et, comme le commerce attirait un plus grand nombre de nobles, on ne pouvait qu'assister à l'exaspération des rivalités entre ceux qui souhaitaient obtenir de la royauté un traitement préférentiel 44 , Autre circonstance de nature à contrecarrer les desseins des contrôleurs généraux, les parlements furent rétablis dans leur droit de remontrance. Sous Louis XIV, ils pouvaient certes remontrer, mais seulement après enregistrement, Le droit de remontrance, que la Régence leur restitua dans toute son étendue, rendit presque impossible l'extension du système fiscal: les parlements refusèrent en effet d'enregistrer des impôts nouveaux s'ils n'obtenaient pas en contrepartie un plus grand droit de regard sur les décisions politiques. Il était ainsi difficile d'obtenir leur consentement et ce fut un frein puissant à l'expansion des finances royales. Mais on ne pouvait guère se passer d'eux: le placement d'un emprunt royal était bien meilleur si un parlement avait donné son aval ; aussi les parlements devinrent-ils à la fin du siècle des partenaires qui comptaient de plus en plus dans le jeu politique. Terray découvrit combien leur soutien aux emprunts royaux était utile lorsqu'il tenta de lancer un emprunt sans leur aval. La restauration en 1774 du Parlement de Paris, que Maupeou avait
42. Col ben abolit le caractère héréditaire de cenains offices financiers. li exigea des officiers de finan· ces qu'ils tinssent des comptes réguliers et détaillés. li afferma cenains impôts sur adjudication ouvene. li réorganisa le Conseil des Finances et y siégea. Il essaya de réduire les dépenses « de comptant. (dépenses engagées sur ordre direct du roi sans déclaration de leur objet). II mit au point un système comptable avec un c registre de fonds" faisant apparaître les anticipations de revenus, un « registre des dépenses .. pour les sanies de fonds à venir, un livre d'états journaliers de dépenses, un «état au vrai .. annuel donnant un état des encaissements et débours effectifs de l'année, un « abrégé des finances », annuel lui aussi, pour pré-
senter la synthèse des opérations financières de l'année. Malgré toutes ces dispositions, Colben mon, son successeur hérita d'une situation réelle des finances qui ne correspondait pas aux comptes réformes de ce dernier sont bien exposées par Bonney, op. cil., p. 254-269.
de
Colbert. Les
43. Cf. Guy Richard, La noblesse d'affaires au XVIII' siècle, Paris, Colin, 1974. 44. Les faits que cite G. Richard nous incitent à penser que beaucoup de nouvelles industries pourvues d'une franchise royale étaient dans les mains de nobles et que ceux",i s'attendaient souvent à bénéficier d'exemptions pour les industries dans lesquelles ils avaient investi; effectivement, ce fut souvent le cas.
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LES TRÈS PRIVll.ÉGIÉs
pratiquement dissous en 1771, fut fatale à la volonté de réforme de Turgot 45. Paradoxalement, le refus opposé par le parlement à l'augmentation des impôts directs rendit la royauté plus dépendante encore des impôts indirects, c'est-àdire des fermiers généraux, et des prêts que pouvaient lui consentir les financiers en général. Les parlements qui faisaient le procès du despotisme des ministres présentaient ceux-ci, on l'a vu, comme des alliés des Fermiers. Les parlements tentaient ainsi de mobiliser une opposition populaire contre la « tyrannie JO de ces Fermiers et d'amalgamer celle-ci au "despotisme» des ministres de la monarchie absolue. Leur calcul était de lier réforme fiscale à réforme politique et d'augmenter ainsi leurs pouvoirs. Les parlements n'eurent guère à se féliciter de cette stratégie car elle contribua à accélérer la crise politique qui allait sonner le glas de tout le système des privilèges. On ne saurait omettre le dernier facteur d'instabilité politique que fut au 18 e siècle la diffusion de l'information sur les techniques de gouvernement. Là encore, les parlements jouèrent un rôle décisif parce que le texte même de leurs remontrances rendait publics les mécanismes de la décision politique. Mais les pratiques de l'administration devenaient aussi mieux connues du grand public parce que, pour son développement, elle devait faire appel à toujours plus de bureaucrates et de groupes. En outre, on voit peu à peu les clients relayer ceux qui les patronnaient, ce qui eut pour conséquence une dispersion et une diversification plus grandes du pouvoir: les familles qui dépendaient des Colbert et des Phélypeaux s'allient à celles qui contrôlent l'administration au 18e siècle, de sorte que les créatures du régime antérieur deviennent maîtresses de celui qui suit 46. Finalement, il semble, comme nous le verrons mieux en concluant ce chapitre, que ce soit la plus grande autonomie de l'administration des Finances qui
45. Cf. J. Egrot, op. ciL, p. 102-132. Dans des remontrances datées du 14 août 1770, Malesherbes rend bien compte de l'hostilité du parlement à la fois au despotisme ministériel et aux fermiers des impôts: • Sire, qu'aucun citoyen, dans votre Royaume, n'est assuré de ne pas voir sa liberté sacrifiée à unI! vengeance; car personne n'I!st assez grand pour être à l'abri de la haine d'un Ministre ni assez petit pour n'être pas digne de celle d'un commis des Fermes '. Cité par Egret, p. 123. Pour une analyse qui s'attache à relever l'aspect positif de la contribution des parlements, voir William Doyle, The Parlement of Bordeaux and the End of the O/d Regime, 1771-1790, Londres, 1974. 46. C.F. Lévy, op. cil., t. 1, p. 450 : • Les hommes qui avaient entraîné le commerce français sur les voies de l'Amérique devaient par toute une série d'unions .!te lier am: grandes familles administratives de
la monarchie. En janvier 1704, Marthe Ducasse, fille du fondateur de l'asiemo, épouse Louis de La Rochefoucauld de Roye, beau·frère de Jérôme de Pontchartrain, secrétaire d'Etat à la Marine, et oncle du comte de Maurepas, ministre de Louis XV et de Louis XVI. En octobre 1708, Marguerite Pélagie Danycan, fille de Noël Danycan de Lespine, fondateur de la Compagnie de la mer du Sud, épouse Charles Michel Amelot, fils de l'Ambassadeur de France en Espagne, membre d'une famille de magistrats et d'intendants intimement liée aux Pontchanrain et qui donnera à Louis XV un secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères ... Louise
Honorine Crozat du Chastel, petite-fille d'Antoine Crozat, épousera Etienne François de Choiseul, le futur ministre dt: Louis XV. Ainsi la classe de marchands privilégiés qui s'était constituée dans les dernières années
du règne de Lou", XIV parviendra-t-elle à marquer profondément la vie politique des deux siècles suivants '.
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ait été en soi la cause de la vulnérabilité du Contrôleur général. Avant d'établir cette relation entre autonomie et vulnérabilité ministérielles, nous essaierons de mettre en évidence la force relative des intérêts financiers anglais et leur capacité à obtenir du gouvernement de leur pays des décisions politiques à leur avantage.
Les intérêts financiers anglais
L'hostilité de la gentry aux élites fmancières est une des données de base de la politique anglaise du 17< siècle comme elle l'a été en France sous Louis XIV 47. En Angleterre aussi, le responsable des Finances ne pouvait faire face aux dépenses colossales qu'impliquait l'effort de guerre que s'il savait s'assurer la coopération des groupes d'intérêt fmanciers. Sous Guillaume ID (1689-1702), un groupe whig composé de seigneurs entretenant des liens étroits avec les cercles financiers -la" Junte,. - vint au pouvoir. L'un d'entre eux, Montagu, mit sur pied la Banque d'Angleterre, consolidant ainsi les liens entre les seigneurs de son groupe et les banquiers. La Junte, qu'on appelait aussi le parti" de la Couronne,. essaya de se constituer une clientèle au Parlement pour obtenir de celui-ci qu'il donnât son agrément à la politique étrangère belliqueuse de Guillaume ID. A ce parti «de la Couronne» s'opposa au sein même du parti whig un parti « country» - on pourrait dire en français" du pays profond ,.. Cette tendance, dans laquelle se confondaient Whigs et Tories, représentait les intérêts de la gentry opposée à l'emploi du clientèlisme pour gagner des votes au Parlement et, plus généralement, hostile à l'influence politique des élites financières. Cette division entre la gentry et ceux qui devaient leur fortune au financement de la guerre devint ainsi assez forte parfois pour estomper la dichotomie Whig/Tory. Mais si cette hostilité d'un groupe à l'autre était parallèle à celle de la noblesse française à l'égard des Contrôleurs généraux et de leurs favoris, les nobles mécontents ne disposaient pas sous Louis XIV d'un exutoire tel que le Parlement pour exprimer leur ressentiment. Guillaume ID mort, la reine Anne nomma un Lord Trésorier n'appartenant à aucun parti, Godolphin (1702-1710) pour essayer d'obtenir le soutien des deux partis à la politique de la Couronne. Godolphin réussit pendant plusieurs armées à attacher réellement à sa politique des Whigs et Tories modérés, mais son ministère se montra vulnérable aux attaques des plus radicaux. En 1708, il fut forcé de faire entrer dans son ministère des membres de la Junte qui militaient pour une extension indéfinie de la Guerre de succession d'Espagne (que 47. CF. John Brewer, The Sinews of Power: War, Money, and the English State, 1688·1783, New York, Knopf, 1989, p. 2()("209. On trouvera le point de vue d'un observateur de l'époque in Malachy Postleth· wayt, The Universal Dictionary of Trad.: and Commerce, reprint, 2 vol., New York, A.M. Kelley, 1971, voir surtout le t. 1.
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l'histoire anglaise appelle la Guerre de la Reine Anne). Si, grâce aux liens étroits qu'entretenait la Banque avec les intérêts financiers londoniens, le gouvernement pensait pouvoir continuer à emprunter, les impôts rentrèrent de plus en plus mal à mesure que la guerre ruinait l'économie. Godolphin et la Junte perdirent le pouvoir en 1710, en partie à cause des tensions nées de cet effort continu. Le nouveau Lord Trésorier fut le dirigeant tory Robert Harley qui se heurta à une forte opposition whig. Les intérêts financiers de ce dernier parti regroupés dans la Banque d'Angleterre cherchèrent à renverser Harley en refusant au Trésor des fonds déjà bien insuffisants - c'est un des éléments qui expliquent. la reddition des troupes britanniques en Espagne ~8. Mais ce désastre ne provoqua pas la chute de Harley, tout au plus il le convainquit de chercher à faire la paix. La Banque avait certes un pouvoir substantiel, mais elle n'était pas en mesure de renverser le Lord Trésorier. On notera toutefois que Harley ne chercha pas à tirer vengeance de la Banque qui resta un bastion whig; au contraire il entreprit de se réconcilier avec elle ~9. Harley avait essayé de constituer un ministère tory modéré représentant les intérêts de la gentry tout en refusant de faire droit à ses demandes les plus extrêmes. Ce fut en définitive un autre tory plus radical, Henry St John, connu plus tard sous le nom de Vicomte Bolingbroke, qui sabota cette tentative. Si Harley put contenir les ambitions de St John jusque dans les dernières semaines du règne d'Anne, il ne put éviter l'effondrement du parti tory lors de l'accession de Georges 1er au pouvoir. Comme Electeur de Hanovre, celui-ci était irrévocablement opposé à la paix ainsi qu'au parti tory en général. La perte de faveur à la Cour, associée à la fuite de St John en France et aux accusations de déloyauté que les Whigs portèrent contre le parti tory, causa la défaite électorale des Tories en 1714, et du même coup la perte durable de pouvoir politique pour la gentry du pays profond. Avec l'hégémonie whig qui ne fut pas sérieusement remise en question jusqu'en 1760, ce furent les pairs, avec leur argent et leurs domaines, qui dominèrent la vie politique britannique. Les divisions entre « couronne» et « pays profond », entre gentnes financière et terrienne, allaient perdre leur sens puisque la gentry terrienne avait été dépossédée du pouvoir. li y a beaucoup de similitudes entre l'émergence des élites financières anglaises et l'ascendant des financiers français du 17e siècle. Comme en France, la finance devint le chemin le plus sûr vers la fortune. On observe les mêmes liens entre la Banque et les pairs en Angleterre qu'entre les financiers et la Cour en France. Le Lord Trésorier ne remplissait bien sa fonction que s'il savait coopérer avec les élites financières du royaume, tout comme le Contrôleur général. Et le pouvoir croissant de la finance suscitait autant d'hostilité dans la gentry en Angleterre que celui des Contrôleurs généraux dans la noblesse française. 48. Brian W. Hill, Robert Harley: Speaker, SeCTetary of State, and Premier Minister, New Haven CT, Yale University Press, 1988, p. 139-140. 49. Ibid., p. 145.
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Malgré ces nombreuses similitudes, il y avait des différences décisives: elles tenaient aux institutions. Les financiers français affermaient des impôts et achetaient leur office ; les anglais étaient liés à des banques privées. Dans les deux nations, les contemporains savaient distinguer entre le pouvoir des fermiers et celui des banquiers et y voir une différence entre institutions. En prônant la création d'une banque destinée à se substituer aux financiers, Sénac de Meilhan, qui fut ministre, mais aussi économiste, soulignait que les banquiers devaient ne pas se confondre avec le gouvernement et travailler séparément: " La Banque d'Angleterre ne forme point partie des engagements de l'état. C'est une association de capitalistes qui rend des services au gouvernement ». Au contraire, les Fermiers français étaient directement liés à la royauté, ils étaient «les fermiers de Sa Majesté ». Leur association étroite avec la royauté et leurs activités de fermiers, continuait Meilhan, leur permettaient d'avoir le monopole des ressources financières de la nation. Comparant le système de la Ferme à celui de la Banque, Meilhan portait son attention sur ce qu'il considérait comme une différence fondamentale: « Les particuliers qui prêtent à l'état sont déterminés par le haut prix de l'intérêt qui leur est accordé. lis empruntent eux-mêmes pour prêter au gouvernement à un prix plus haut. Leurs secours sont vendus fort cher, et on en trouve la preuve dans l'élévation subite des plus grandes fortunes. Une banque ne prêteroit pas au souverain à plus haut prix qu'aux particuliers; ses profits seraient plus divisés, les richesses moins concentrées: enfm, elle ne pourroit point faire la loi, et tenir le ministre des fmances dans sa dépendance,. 50. Adam Smith lui aussi expliquait combien le système d'affermage des impôts était inefficient : il y fallait ou un grand capital ou un grand crédit. Comme il existe bien peu de groupes capables de réunir les fonds nécessaires, la concurrence pour l'acquisition de ces fermes s'en trouve limitée. Et fmalement le groupe qui en a déjà eu le bail est en meilleure position pour le garder: "Parmi les quelques-uns qui possèdent ce capital ou ce crédit, un plus petit nombre encore possède les connaissances et l'expérience nécessaires». Une telle situation va restreindre encore plus la concurrence: « Les quelques personnes qui sont en mesure de devenir concurrentes trouvent qu'il est davantage de leur intérêt de s'associer, de devenir partenaires au lieu de concurrents et, quand la ferme est mise en adjudication, de n'offrir comme rente qu'un montant qui est bien au-dessous de la valeur réelle ». C'est exactement ce qui se passait en France où l'adjudication publique d'un bail de ferme générale était devenue une fiction. Les termes du bail étaient en fait déterminés au cours de négociations privées entre le Contrôle général et les fermiers. Et, parlant de cette capacité unique qu'avaient les fermiers de fournir au roi des fonds à court terme dans les temps de crise, Smith note que « dans ces moments de détresse publique, leurs exigences ne peuvent pas être discutées» 51. C'étaient les prêts à court terme qui procuraient aux 50. G. Sénac de Meilhan, Considérations SUT les richesses et le luxe, Amsterdam, 1787, p. 446. 51. Adam Smith, La richesse des nations, op. cit., 1. V, chap. 2.
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fermiers leurs plus gros profits et l'influence politique de la Ferme générale a tenu en grande panie à son rôle dans le financement à court terme. Ces prêts à court terme se faisaient souvent sous la forme d'avances, appelées" anticipations », à trois, six ou neuf mois, contre aliénation par la royauté d'une panie du revenu futur des impôts. il est difficile de trouver trace de ces transactions parce que les anticipations étaient convenues entre ministre et Fermiers hors sanction par un parlement. Ce n'en étaient pas moins des pratiques usuelles. Les anticipations étaient un des nombreux moyens existants de tourner la législation qui fixait un plafond légal pour les taux d'intérêt et les financiers de l'Ancien régime y recouraient fréquemment. La monarchie ne pouvait pas vendre directement les anticipations au public. Les fermiers étaient en fait ses intermédiaires obligés parce qu'ils suscitaient plus la confiance que la monarchie. Cela eut deux conséquences importantes: 1) ils pouvaient emprunter à des taux plus bas ; 2) leurs garanties seraient plus liquides que celles de la monarchie. Les fermiers étaient désignés à la vindicte publique par les parlements. Les contemporains (y compris Smith) ne se rendaient pas compte que, comparativement aux autres possibilités qui s'offraient à la monarchie française, le système des fermes permettait de réduire les dotations en capital nécessaires à la couverture d'un montant donné de dépenses, fournissant ainsi au roi les moyens de gouverner à un coût moindre pour l'économie. En fait, les fermiers injectaient des liquidités dans l'économie et augmentaient ainsi le potentiel économique de la nation. Smith s'est trop attaché à souligner la seule importance du capital nécessaire pour garantir les fermes. Tout aussi important était le tissu institutionnel qui réduisait la probabilité d'une répudiation de ses dettes par la monarchie. Le marché des fermes se limitait à quelques soumissionnaires, non seulement parce qu'il y fallait de vastes ressources en capital, mais aussi parce que cela impliquait la création d'une structure politique susceptible de réduire la probabilité d'une répudiation de dettes de la pan du roi. Les documents autres qu'indirects apportant la preuve du rôle qu'ont joué les élites financières françaises sont rares, mais ce que nous en disent les contemporains nous indique clairement qu'il s'agissait d'un groupe d'intérêt voyant ~t bruyant. Même ainsi, ce groupe ne put pas empêcher la réforme fiscale et celle des Fermes d'être inscrites dans le programme politique des règnes de Louis XV et Louis XVI. Nous l'avons déjà dit, le fait qu'ils n'aient pas pu contrôler ce programme, malgré le coût modeste des pressions qu'ils pouvaient exercer sur le gouvernement, suggère qu'ils étaient peut-être moins influents que les groupes d'intérêt financiers en Angleterre. Les élites fmancières anglaises étaient très liées au monde du commerce. Leurs ressources étaient plus mobiles que celles des Fermiers français, immobilisées qu'étaient celles-ci dans les contrats d'affermage, les offices et les franchises. Les fonds de la finance et du négoce anglais pouvaient facilement faire l'objet de transferts puisque les financiers anglais n'avaient pas d'actifs immobilisés sous
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forme d'offices comme c'était le cas des Français. Ces offices français immobilisaient en effet beaucoup d'argent: deux des offices les plus coûteux, ceux de gardes des trésors royaux, valaient 1.200.000 livres chacun en 1748. Ceux des cinquante receveurs généraux des finances valaient ensemble 26.000.000 de livres, dont 1.280.000 livres pour celui seul de Paris 52. N'étant pas aussi engagés à l'avance, les Anglais pouvaient plus aisément, au lieu de consacrer leurs fonds au financement du gouvernement, les transférer où bon leur semblait, y compris outre-mer, dans des investissements hollandais par exemple. Possédant ce qu'Albert Hirschman appelle une option de sortie, ils n'avaient pas besoin de donner de la voix 53. Les décideurs politiques anglais ne se sont pas laissé aller à des répudiations de dettes ou à des reports d'échéance parce qu'ils voulaient éviter de voir les capitaux fuir le financement de l'Etat. Même sans faire pression, les élites financières pouvaient ainsi se faire entendre. Au contraire, ne disposant pas de cette option de sortie, les financiers français se mirent à donner de la voix et devinrent un groupe de pression efficient et bien organisé. Ils s'en remirent à la pression politique pour empêcher les décideurs politiques d'exploiter le fait qu'ils étaient dans la nasse 54. Comme le note Hirschman, donner de la voix devient essentiel lorsque les options de sortie sont limitées ou inexistantes. Alors ce comportement indique de la faiblesse, non de la force. Même si les banquiers anglais n'avaient pas une influence aussi voyante que celle de leurs homologues français, et même s'ils ne remettaient pas en avance à la Couronne le revenu des impôts, ils n'étaient pas des otages à la merci d'une confiscation par la Couronne des offices qu'ils avaient achetés. En somme, ce sont les différences entre institutions qui rendent compte de la nature de l'influence politique exercée par les groupes d'intérêt financiers dans les deux nations. Parce que les groupes d'intérêt britanniques pouvaient exercer leur option de sortie plutôt que leur voix, ils avaient en réalité plus d'influence que les mêmes groupes français.
52. R. Mousnier, Les institutions de la France, op. cit., t. 2, p. 206. 53. A1ben Hirschman, Exit, Voiee, and LoyaIty: Response UJ Decline in Finns, Organizations, States, Cam· bridge MA, Harvard University Press, 1970. 54. On trouve, dans l'histoire américaine, une analogie instructive qui éclairera sans doute l'interprétation que je propose ici. Examinons les luttes d'influence dans les législatures du 19< siècle aux Etats-Unis ainsi que les activités et le son des banques et des chemins de fer. Les chemins de fer donnaient beaucoup plus de la voix et se montraient plus actifs politiquement que les banques à la fin du 19< siècle. Les chemins
de fer étaient les principaux acteurs de la vénalité politique dans de nombreux états (la Southern Pacifie Company en Californie, la Northern Pacifie en Iowa, etc.). A en juger par leur activité, ils tenaient une place plus grande dans la politique des Etats que les banques. Cependant, si l'on considère les résultats de toute cette activité, force est de constater que ce furent les chemins de fer et autres industries lourdes qui payèrent les impôts les plus élevés, alors que les banques, sociétés d'assurances et autres activités de service financier
payaient les plus bas. Ainsi, à en juger par le résultat, les banques avaient plus d'influence sur la politique des Etats que les chemins de fer. Parce que les actifs des banques étaient plus mobiles que ceux des chemins de fer, les décideurs politiques avaient conscience qu'il était facile aux banques de plier bagage et de s'installer ailleurs. Ils prenaient en compte les intérêts des banques sans que celles-ci eussent à dire quoi que ce fût Ge remercie Mark Hansen pour m'avoir suggéré cet exemple).
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La captation de l'Etat: la faillite de l'autonomie administrative sous l'Ancien Régime En France, au 18e siècle, on voyait communément dans un gouvernement centralisé et despotique le meilleur moyen d'aller vers la réforme et le progrès. C'est là quelque chose de déconcertant pour l'observateur d'aujourd'hui. Cependant les économistes politiques de l'époque, en particulier les physiocrates, avaient leurs raisons pour recommander de concentrer le pouvoir dans les mains d'un roi autocratique et fort. Ils voyaient dans un régime autoritaire un moyen de réduire l'influence de puissants groupes privés, telle la vieille aristocratie terrienne, sur la politique du gouvernement. Plus le pouvoir exécutif de la monarchie serait concentré, plus grande serait sa capacité à refréner les ambitions de ces groupes. A l'inverse, ils pensaient qu'un régime parlementaire comme celui qui existait en Angleterre deviendrait aisément le prisonnier de puissants groupes d'intérêt privés 55. Pour réformer la structure économique de la France, écrivait un physiocrate comme Samuel Du Pont de Nemours, « ils jugeaient qu'il serait plus aisé de persuader un prince qu'une nation et qu'on établirait plus vite la libert~ du commerce et du travail par l'autorité des souverains que par les progrès de la raison» 56. Les gouvernements autoritaires de France ont-ils vraiment protégé l'autonomie de l'autorité publique des empiètements des intérêts privés mieux que le régime parlementaire anglais? Physiocrates-type, Dupont et Turgot étaient persuadés que des régimes de caractère très autoritaire étaient mieux armés pour innover et qu'à l'inverse un régime parlementaire où le pouvoir est dispersé l'était moins. Peu de physiocrates pensaient que le système parlementaire anglais recelait en lui la promesse d'une modernisation plus grande et plus rapide, ils le tenaient pour corrompu, 55. On pourra lire une telle critique de la politique anglaise dans la Lettre que Dupont de Nemours adresse à M.le Comte de Scheffer le 27 août 1773 : « En quoi consiste donc encore une fois celle des Anglais? Elle consiste à o'être pas gouvernés arbitrairement par un Roi, ni par des Ministres; mais à l'être par les résolutions également arbitraires d'un parlement, à une partie des Membres duquel une partie de la Nation a le droit de donner ou de vendre, et non pas de retirer sa voix. Je sens que je dois paraître étrange, en appliquant ce mot au Gouvernement Britannique. L'idée d'arbitraire est tellement jointe par l'habitude
la plus générale avec celle de l'autorité d'un seul homme, qu'on ne s'imagine pas d'abord qu'un Sénat puisse gouverner arbitrairement; et c' est ainsi cependant que presque tous, et je devrais dire que tous les Sénats gouvernent ct DDt gouverné ... in Samuel Du Pont de Nemours, Oeuvres politiques et économiques, 4 vol.,
Nendeln, KTO Press, 1979, t. 4, p. 334, 346. 56. Cf. Oeu"1JTesde Turgot, G. Schelle éd., 5 vol., Paris, Alean, 1913-1923, t. 1, p. 258. Les physiocrates, tel Dupont de Nemours, étaient très attachés au principe du despotisme « légallt. Dupont écrivait par exempIe: « On pourrait enfin dire, avec vérité, que la Nation formerait un corps politique, puisqu'elle seroit gouvernée par une seule volonté, par sa propre volonté, par la volonté de la raison, que tout concourrait à éclairer " op. ciL, même Lettre au Comte de Scheffer. Aux maximes de Quesnay, Dupont en ajoutait une de sa propre facture: c Que l'autorité souveraine soit unique, et supérieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers; car l'objet de la domination et de l'obéissance est la sûreté de tous, et l'intérêt licite de tous. Le système-des contreforces dans un Gouvernement est une opinion funeste, qui ne laisse appercevoir que la discorde entre les Grands et l'accablement des Petits. '. Cf. M. Kuczynski et Ronald L. Meek éd., Quesnay's Tableau Economique, Londres, Macmillan, Royal Economies Society, 1972, « Notes to Third Edition lt, p. 10.
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mal organisé, divisé en factions et arriéré, Comme beaucoup de Français, les physiocrates croyaient que c'était la personnalité du roi, non le système politique, qui était responsable des difficultés de l'heure. Mais leurs arguments en faveur d'un régime autoritaire se rapportaient tous au passé - ils idéalisaient le fonctionnement de l'absolutisme sous Louis XIV - plutôt qu'au monde où ils vivaient. Admirateurs de l'absolutisme, ils ne voyaient pas en quoi les avantages mêmes du système qu'ils idéalisaient engendraient des forces qui se retournaient contre toute réforme. Observateurs du fonctionnement du Parlement anglais, ils ne voyaient pas en quoi la montée en puissance de celui-ci et l'extension du pouvoir politique à un plus grand secteur de la population allaient indirectement amener l'économie anglaise à se libérer du mercantilisme. La politique anglaise favorisait mieux l'innovation en matière économique, fût-ce pour la seule raison qu'au Parlement les procédures réglementaires ou législatives supposaient l'assentiment des groupes d'intérêts affectés par la législation. Comme cela était bien incertain, voire improbable, il s'ensuivit que le Parlement intervint moins dans l'évolution naturelle de l'organisation économique privée et locale 57. Parce que ce lien entre liberté économique et Parlement était peut-être pure coïncidence, les observateurs français furent lents à s'en apercevoir. lis ne se rendirent pas compte que les groupes d'intérêt privés anglais dispersaient leur énergie s'ils essayaient d'influencer la politique gouvernementale: il leur fallait non seulement l'appui du roi et de ses différents ministres, mais aussi celui d'un Parlement dont les membres étaient sous l'influence de leurs électeurs. Le système politique anglais étant pluraliste, il était bien difficile aux groupes privés de percevoir des gains de redistribution au détriment des intérêts rivaux représentés au Parlement. Aussi le mercantilisme et le favoritisme économique qu'il engendrait ne fleurirent-ils pas autant dans l'Angleterre du IS" siècle qu'en France. Les groupes de pression français, au contraire, disposaient de chemins d'accès bien dégagés 58. Souvent, ils ne dépendaient que d'un ou deux services gouvernementaux, aussi pouvaient-ils concentrer leur pouvoir de persuasion de façon plus économique sur l'organisme central adéquat. D'ailleurs, sous l'Ancien Régime, le pouvoir était non seulement concentré au centre de la nation, il y était aussi réparti de façon fortement spécialisée. Depuis l'époque où Louis XIV,
57. Immanquablement, un régime autoritaire centralisé supprime la diversité des organisations et limite la sphère d'activité des institutions locales ou privées qu'il est susceptible d'admettre. Ce régime peut don· DCf son appui à de mauvais choix organisationnels parce que les bureaucrates ne disposent pas toujours des informations peninentes permettant un choix correct. Le succès économique de l'Angleterre a été dû en panic au fait que son régime parlementaire intervenait moins dans l'évolution des organisations'économiques locales. Des industries telles que celle du coton, qui était très innovante et avait de brillantes perspectives d'avenir, n'étaient pas nécessairement favorisées par une réglementation de la pan du gouvernement.
58. Pour une vue synoptique des recherches de science politique sur le componement des groupes d'intérêt, voir Roben H. Salisbury,« Interest Groups., in F.l. Greenstein et N .W. Polsby éd., Handbook o/Politicai Science : Non Govemmental Politics, Reading MA, Addison-Wesley, 1975, p. 171-228.
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créant un précédent, avait commencé à travailler indépendamment avec chacun de ses ministres pour éliminer tout risque de concurrence qu'aurait pu représenter un premier ministre, les ministères avaient grandi en autonomie 59. En l'absence d'un premier ministre qui aurait coordonné l'action de l'administration et pris garde à la cohérence des politiques suivies, cene autonomie croissante de chaque ministère comportait en fait une susceptibilité croissante aux campagnes de groupes de pression comme celui des financiers. L'apparition au cours du 18< siècle d'organisations privées capables de contrebalancer par leur action l'autorité des services centralisés du gouvernement revient à une subversion totale de la logique qui avait présidé à la concentration des instances administratives. On vit alors une sorte de symbiose s'établir entre les groupes d'intérêt privés et les services chargés d'appliquer les réglementations les concernant. Bien que ce processus ait été précisément à l'origine de sa chute brutale, Turgot n'en continua pas moins de se faire l'avocat d'un gouvernement autoritaire. Lui et les autres défenseurs du " despotisme éclairé» ne surent pas voir que les mêmes conditions qui avaient assuré l'autonomie administrative du gouvernement contribuaient maintenant à rendre l'autorité publique vulnérable aux pressions de groupes privés 60. Les parlements français, eux, remarquèrent que le gouvernement en Grand Conseil ne garantissait aucunement l'indépendance des ministères à l'égard de ces groupes. Mais il est vrai que les parlements étaient eux aussi partie prenante. La meilleure justification que donnent de l'autoritarisme ses défenseurs de gauche comme de droite, c'est qu'il est mieux à même d'appliquer une politique impopulaire et de tenir en bride les groupes d'intérêt. Cependant le gouvernement français, bien que bâti autour de l'autorité du roi, fut incapable de résister aux manipulations de ces groupes d'intérêt privés mêmes qui durent leur ascension sociale au patronage royal. Louis XIV avait favorisé les familles financières nouvelles car il y voyait en partie un moyen de contrer le pouvoir de l'élite terrienne et, durant son règne, il fut mis une sourdine aux rapports qui se tissaient entre les nouvelles élites issues de la finance et les anciennes grandes familles du royaume. Mais la stabilité de la monarchie n'en facilita pas moins la prolifération des liens entre elles et il ne fallut que quelques générations aux membres les plus privilégiés des deux élites pour se regrouper et pour former 59. Pour donner un exemple de la façon dont le principe de l'absolutisme se transmettait tout au long
ci.: l' échelle hiérarchique administrative, Cobban cite ce mot de Louis XV qui trouvait insupportable la circulation des cabriolets dans les rues de Paris : c Si j'étais le Lieutenant de police, j'interdicais l'usage des cabriolets., mais, commente Cobban, c il n'était que roi, et la seule sanction qu'il put prendre fut de révo-
quer un fonctionnaire qui avait refusé de se conformer à son bon plaisir > . Cf. A. Cobban, A Hislory of Modem France, 1715-1799, Middlesex, Penguin Books, 1957, t. l, p. 30. 60. Turgot ne prit pas garde à la force du lien qui unissait la persistance du mercantilisme, l'affermage des impôts et l'organisation institutionnelle du gouvernement. il ne se rendit pas compte non plus que la puissance et la cohérence des élites financières résultait des mêmes forces institutionnelles qui avaient pané les pouvoirs du ministre des Finances au-dessus de ceux de toutes les autres juridictions et puissances existant dans le royaume.
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une seule élite, soudée par des liens de famille, capable de l'emporter sur le système même que la monarchie française avait mis en place pour que le gouvernement gardât son autonomie vis-à-vis de la société 61. En se montrant convaincus que seul un gouvernement autoritaire pourrait mettre en place des réformes de fond, les physiocrates faisaient fausse route. Leur faute capitale a été de ne pas prévoir que les institutions de l'absolutisme évolueraient en mécanismes de redistribution des ressources de la nation au sein d'un petit groupe de favoris du roi et de clients des ministres, ce qui à son tour allait susciter des rivalités ou des rancœurs et engendrer pressions et coalitions pour changer le ministre. La vulnérabilité de l'administration des Finances et la précarité croissante des portefeuilles de ministre étaient ainsi la conséquence de l'autonomie ministérielle.
Conclusion
Au cours du 17e siècle, les groupes d'intérêt privés surent pénétrer plus profond au cœur du système centralisé du gouvernement français qu'au 18< siècle, mais cette pénétration fut moins ample. C'est qu'au 18< siècle les élites politiques étaient plus disséminées dans le pays, que d'autre part il existait beaucoup plus de groupes capables d'intervenir dans le jeu politique et dans le trafic des influences; aussi était-il plus difficile de former des coalitions stables. Comme l'écrit Mousnier, « les contrôleurs généraux prennent et perdent le pouvoir selon les fluctuations des pétitions, des remontrances, des Cours souveraines, des Etats provinciaux, des nobles, des évêques, des financiers, des villes, des corps, surtout selon les opérations de groupes de pression oligarchiques travaillant la Cour et la Bourse de Paris» 62. Sous Louis XV et Louis XVI, le gouvernement avait cessé d'être dans les mains d'un tout petit groupe de familles qui pouvait imposer ses conditions à la royauté. En un sens, l'Etat avait ainsi cru en force depuis Louis XIV. Mais, bien qu'assez forts pour inscrire la réforme à leur programme, les régimes du 18 e siècle n'eurent pas les moyens de la mettre en œuvre. Cet échec est dû à une impasse institutionnelle. L'Ancien Régime, qui avait déposé entre les mains du roi tous les pouvoirs nécessaires pour arbitrer les litiges, n'avait pas donné naissance à des institutions susceptibles de canaliser les négociations complexes entre groupes d'intérêt concurrents. Comme le dit Talleyrand, " la France avait l'air d'être composée d'un certain nombre de sociétés avec lesquelles le gouvernement comptait. Par tel choix, il en contentait une et il usait le crédit qu'elle pouvait avoir. Ensuite il se tournait vers une autre, dont il se servait de la même manière. Un tel état de choses pouvait-il durer? »63. La·struc61. Cf. C.F. Lévy, op. cit., t. 1, p. 450. 62. Cf. R. Mousnier, ap. cit., !. 2, p. 212. 63. Talleyrand, cité in Jean·François Solnon, La Cour de France, Paris, Fayard, 1987, p. 523.
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ture des institutions créées par Louis XIV pour arbitrer les conflits entre groupes n'était pas assez complexe pour être à la mesure de la diversité politique bien plus grande du 18< siècle. Roland Mousnier a soutenu que, bien qu'ils n'eussent pas été réunis depuis 1614, les Etats Généraux étaient un des organes essentiels du gouvernement d'Ancien Régime 64 • Comme, à l'époque où on les avait réunis, ces Etats avaient été incapables d'apporter une solution aux grandes affaires du royaume, la monarchie y trouva un prétexte pour gouverner sans demander leur avis. L'arbitrage des conflits entre groupes qui, tous, s'adressaient à lui fut donc laissé à la discrétion du roi. L'absolutisme triompha sous Louis XIV parce qu'en l'absence d'une assemblée de la nation, il sut doter le Conseil royal de l'autorité nécessaire pour résoudre les conflits. Mais, à la fin du 18< siècle, le « Grand Conseil» était trop restreint à un petit cercle et trop discrédité pour pouvoir servir de médiateur entre les intérêts de la nation. Ce chapitre soulève deux questions de fond: qu'est-ce qui assure la durée des institutions? Quelle est la relation de la politique aux institutions dont elle est issue? Pour y répondre, il faut voir plus loin que les conséquences heureuses ou non des institutions en matière de prospérité ou de formation de richesses, il faut aussi considérer leur capacité à assurer la stabilité sociale par leur façon de régler les différends et d'imposer l'application des décisions une fois prises. L'Ancien Régime encouragea l'accumulation d'organisations d'action collective et les admit à participer au combat de la distribution sans fournir à des groupes comme les parlements ou la Compagnie des fermiers un forum pour résoudre en tête à tête leurs différends et prendre conscience de leurs intérêts communs. Les luttes pour la distribution des richesses intéressèrent pareillement en Angleterre une toute petite minorité de gens. L'histoire de l'administration publique des deux pays, au début de l'ère moderne, est celle de familles de l'élite usant de leurs charges publiques pour piller la richesse du royaume et pour consommer les fruits de la réglementation économique édictée par le gouvernement. Dans les deux nations, les groupes privés s'introduisirent dans le gouvernement grâce à des mariages qui, avec le temps, firent une seule élite de celles qui étaient auparavant financières, militaires, économiques et politiques. Mais, à la différence du conflit qui opposa en France les fermiers des impôts aux parlements, les conflits entre membres de l'élite anglaise se résolvaient dans le cadre des institutions politiques anglaises et ne dégénéraient pas en rivalité meurtrière. En somme, Louis XIV pouvait bien imposer ses décisions au corps social en traitant indépendamment avec chaque groupe, il n'en allait plus de même à la fin du 18< siècle, période où le pouvoir discrétionnaire royal concentré dans le Conseil du Roi ne suffisait plus à résoudre les conflits qui divisaient une société bien plus diverse et pluraliste. L'ancienne pratique de négociations séparées avec chaque groupe en cas de conflit entre eux était devenue inadéquate en 1789, 64. Cf. R. Mousnier, op. cit., t. 2, p. 214·228.
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alors que la complexité des échanges nécessaires pour qu'il y eût parité entre chaque groupe supposait des négociations face à face entre ces groupes, La débâcle de 1789 est due en grande partie au fait que l'Ancien Régime avait été incapable de mettre en place les institutions nécessaires pour régler des conflits dont la solution exigeait des échanges multiples, simultanés et multilatéraux entre les groupes concernés. Alors que le Parlement anglais était un forum, un médiateur auprès duquel les conflits les plus complexes entre régions et groupes d'intérêt pouvaient être instruits, la suppression de fait des Etats Généraux priva la France de la possibilité de voir naître une institution dotée d'une capacité similaire de règlement des conflits.
Cinquième Partie
HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
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La modernisation face au jeu des privilèges et du favoritisme
Derrière les constats que nous avons pu faire jusqu'ici, il y a cette hypothèse sous-jacente que l'aptitude d'une société à devenir moderne dépend de sa capacité à mettre en place des mécanismes qui institutionnalisent la confiance, la crédibilité et le contrôle: en effet, il ne peut y avoir d'échanges en longue durée sur les marchés politiques et économiques que s'il existe ce type de mécanisme institutionnel. Dans ce chapitre, nous ne traiterons plus des institutions économiques nécessaires à la croissance, mais des institutions politiques et de leur fonctionnement. La capacité d'une économie à encourager l'investissement que requiert la croissance économique à long terme dépend en dernière analyse de la confiance dans la stabilité des contrats politiques. Si chaque prince ou ministre rompt les contrats passés par son prédécesseur, la société en cause ne connaîtra d'investissements qu'à court terme et la croissance économique s'en trouvera asphyxiée. Nous analyserons donc ci-après les effets qu'ont eus, en France et en Angleterre, les différentes institutions destinées à soutenir les échanges en longue durée sur les marchés politiques. Nous avons vu qu'au début de l'époque moderne, en Angleterre comme en France, des groupes privés tiraient profit de l'utilisation des moyens politiques de redistribution du revenu de la nation. En France, les principaux mécanismes de redistribution étaient les suivants: l'affermage des impôts indirects, l'octroi de monopoles industriels ou commerciaux à des entreprises jouissant d'une préférence, la distribution de sinécures ou de brevets d'officier à l'armée et l'attribution de contrats à des hommes de Cour bénéficiant de préférence. Cette redistribution se faisait sous l'autorité du Conseil du Roi. En Angleterre,
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
c'était le Parlement qui exerçait cette fonction, mais la redistribution, sous son égide, bénéficiait à des groupes sociaux bien plus largement définis que les clans relativement plus petits qui s'agglutinaient autour de chaque ministre français. La corruption, qui sévissait plus en Angleterre qu'en France, était une forme de redistribution supplémentaire. Bien que, dans aucun des deux pays, les résultats produits par ces deux sy~1:èmes de redistribution n'aient brillé par leur équité sociale, les institutions politiques des deux pays étaient fort différentes, ce qui se traduisit par une différence de stabilité politique d'une nation à l'autre.
Une comparaison riche en paradoxes
La comparaison entre les systèmes de gouvernement anglais et français est riche en paradoxes. En France, le caractère arbitraire du pouvoir se trouvait concentré dans plusieurs Bureaux gouvernementaux aux fonctions très différenciées. Les ministres français avaient tout pouvoir pour faire des réformes de fond, mais ils ne pouvaient plus garder leur portefeuille dès que leurs desseins se révélaient. En Angleterre, le pouvoir se trouvait dispersé dans un Parlement national, avec de nombreux niveaux où les réformes pouvaient rester bloquées, mais les ajustements nécessaires se faisaient mieux qu'en France. En outre, la législation édictée par le Parlement anglais était en général appliquée, alors que la volonté du gouvernement français, bien plus fort cependant, passait rarement dans la réalité. Le pouvoir absolu avait été concentré dans l'exécutif français afin de faire aboutir des réformes, mais celles-ci étaient rarement menées à bien. L'absolutisme souffrait d'un handicap significatif lorsqu'il voulait faire appliquer ses décisions. Le roi promulguait des édits concernant l'ensemble de la nation, des instruments de coercition étaient mobilisés pour leur exécution, mais les subordonnés - même ceux qui étaient des éléments de la structure de commandement de l'absolutisme - n'appliquaient pas les réformes qui pouvaient compromettre à court terme la collecte des impôts. Le pouvoir du roi de France (et, par extension, de ses ministres) ne connaissait pas de limite légale, mais ses ministres succombaient tour à tour aux cabales de la Cour qui étaient machinées par des individus et des groupes ne possédant aucun moyen légal ou reconnu d'influencer les décisions du gouvernement. En Angleterre, la Couronne (et donc l'exécutif) admettait que « nous ne sommes jamais aussi éminemment dans notre état royal qu'au moment où siège le Parlement» 1. Malgré les limites légales que le Parlement avait mises au pouvoir de la Couronne, le roi d'Angleterre arrivait à maintenir sa position et sa politique. De nombreux contemporains estimaient que les ministres de Georges III étaient 1. Cf. Joseph Hunsfield, Freedam, Corruption and Government in Eliwbethan England, Cambridge MA, Harvard University Press, 1973, p. 43. Margaret Levi en juge de même dans son Of Rule and Revenue, Berkeley and Los Angeles CA, University of California Press, 1988, p. 95·144.
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plus puissants et plus susceptibles d'être obéis que les ministres du roi de France qui n'avaient pas à rendre compte et qui étaient théoriquement plus forts 2. Dans les deux pays, les intrigues de coulisse et une corruption largement répandue gangrenaient le gouvernement. Cependant l'apparence de légitimité contribuait à asseoir le pouvoir du Parlement anglais malgré la corruption qui existait en son sein et qui était bien connue des contemporains. Il y avait moins de preuves tangibles de la corruption gouvernementale en France mais, c'est l'ironie de la chose, les décisions qui émanaient de l'exécutif français étaient perçues comme illégitimes et fruits de la corruption puisque les activités des ministres étaient soustraites à la connaissance du public. Les affaires d'impôts ne sont pas non plus dépourvues d'aspects paradoxaux. Les Anglais furent en mesure de ponctionner par l'impôt un plus grand pourcentage de la production nationale que les Français. Cependant, comme une grande partie du revenu prélevé par le gouvernement anglais l'était sous forme d'impôts indirects ou de droits de douane, les Anglais se plaignaient moins du fardeau des impôts que ne le faisaient les Français qui étaient cependant imposés à un taux inférieur. Bien que les élites, dans la France de la fin du lS· siècle, aient tendu à devenir plus homogènes, les rivalités toujours existantes ruinèrent la coopération qui eût été nécessaire pour faire passer les réformes. Théoriquement, tous les sujets étaient égaux devant le roi de France, cependant le pouvoir de décision politique était monopolisé par des cliques. Les élites anglaises, elles, étaient bien sûr divisées en groupes d'intérêt, mais elles n'en étaient pas moins capables de coopérer pour parvenir à un consensus, au sein du Parlement, concernant des questions politiques d'intérêt majeur. Si le Parlement n'était élu que par un quart de million d'électeurs et si le pouvoir de décision politique n'appartenait qu'à quelques milliers d'individus, les intérêts généraux de la nation se reflétaient relativement mieux et plus souvent dans les décisions gouvernementales parce que le Parlement jouait le rôle institutionnel d'un forum où les groupes d'intérêt pouvaient chercher un consensus 3. Nous verrons ci-après comment le Parlement put devenir un mécanisme propre à susciter une coopération informelle entre groupes d'intérêts divers. En Angleterre, les offices n'étaient jamais à vendre, et cependant les nouveaux riches pouvaient acheter du pouvoir politique (planteurs des Indes occidentales, nababs indiens, etc.). En France, paradoxalement, on pouvait, au sens 2. Cette façon de voir inspire les travaux de J.C.D. Clark, Revolution and Rebellion: Sl4te and Society in England in the Sevenceenth and Eighteenth Centuries, Cambridge GB - New York, Cambridge U niversity Press, 1986, p. 68-91 et 120-163. 3. Chose plus curieuse encore, Michael W. McCahill nous apprend « que souvent la Chambre des Lords représentait effectivement des intérêts locaux ou individuels bien qu'elle n'y fût nullement mandatée démocratiquement • ; voir Order and Equipoise: The Peerage and the House of Lords, 1783·1806, Londres, 1978.
Quoi qu'il en soit, McCahill ne va pas jusqu'à voir la Chambre des Lords dominer celle des Communes, même s'il maintient qu'elle continue à jouer un rôle important.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
propre, acheter un office gouvernemental, mais cet office n'apportait pas de pouvoir politique. Pour s'infiltrer dans les Bureaux du gouvernement, il fallait un réseau de relations et de la fortune 4. Le Contrôleur général qui disposait en théorie d'un pouvoir absolu dépendait en fait de réseaux privés de financiers pour trouver les fonds dont le gouvernement avait besoin. Les libéralités des ministres à leurs favoris, conséquences de l'absolutisme, engendraient des rivalités aiguës entre membres de l'élite ainsi que des rancœurs, celle-ci se partageant en gagnants et perdants, en élus et exclus. La centralisation de l'Ancien Régime eut deux conséquences inverses: les groupes privés pouvaient effectivement négocier à coûts plus réduits qu'en Angleterre avec le pouvoir politique, mais les coûts de négociation entre eux s'en trouvaient au contraire accrus. Nous pourrons voir plus clair dans ces paradoxes en analysant comment, et avec quelles variations, pour des raisons propres au régime, la concurrence entre chercheurs de rente s'est trouvée institutionnalisée.
L'absolutisme, le favoritisme et une abstraction: l'Etat français
Parce que les principaux responsables du gouvernement français n'avaient pas de comptes à rendre, un système de clientélisme allait apparaître et prendre la forme de coalitions de redistribution étroites cimentées par des liens de famille 5. Les ministres du roi dépendaient de la fidélité de familles, de clans, de favoris et, à peu d'exceptions près, étaient incapables de susciter en leur faveur un large soutien du public ou de la nation. Se reposer ainsi sur un réseau de fidélités familiales en une période de rapide expansion économique eut un effet explosif: la société se tronçonnait en groupes qui se regardaient les uns les autres avec suspicion. Quand la crédibilité des engagements dépend de relations personnelles, la portée des contrats en longue durée s'en ressent. Quand le financement à long terme des investissements dépend de liens matrimoniaux ou d'autres liens personnels étroits, la liquidité globale de l'économie et la masse des transactions diminuent, tandis que se réduit le taux d'activité économique. En outre, traiter prioritairement sa famille et sa clique, c'était aller à contre-courant du processus de modernisation et d'expansion économique alors en plein dévelop4. La monarchie française avait créé un système politique qui. comparé à cdui de l'Angleterre, ne permettait pas à des groupes ou intérêts nouveaux d'accéder au pouvoir d'Etat. L'incapacité du gouvernement
à assimiler les Protestants est sans doute l'un des exemples les plus frappants du caractère exclusif du régime. Malgré son poids dans les milieux bancaires internationaux, et bien qu'il ait été nommé directeur général des Finances, ne pouvant être contrôleur général puisque protestant et étranger, Necker put encore moins accéder au Conseil du Roi, surtout parce qu'il n'était pas catholique. Sans doute des familles riches pouvaientelles sacheter une introduction dans la sphère politique en acquérant des offices à vendre, mais ce n'était pas là un moyen adéquat pour assimiler de nouveaux groupes. D'abord, il n'y avait jamais assez d'offices disponibles. D'autre pan les offices ne conféraient que rarement une autorité politique ou administrative
réelle. 5. On aura lu une analyse de la logique économique de ces liens ci.Jessus dans le chapitre 7.
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pement : en effet c'était empêcher d'associer à l'idée même de l'Etat les nouvelles normes de comportement social privilégiant la recherche de l'universalité et le goût de l'accomplissement qui étaient alors en voie de s'imposer 6 • La rhétorique officielle de la monarchie de droit divin étouffait en outre toute distinction qui aurait pu se dessiner entre les obligations que l'on doit à l'Etat et celles que l'on doit à sa famille; or le succès de la modernisation d'un pays dépend en bonne partie d'une telle séparation des deux sphères publique et privée. Le roi proclamait son droit de diriger l'Etat comme un père sa famille, les ressources de la nation étaient son patrimoine. Il se proclamait en outre audessus de toutes institutions humaines 7. Mais comment forcer légalement le roi à respecter les obligations qui le liaient par contrat à ses sujets s'il était au-dessus des lois? Cette situation créait pour les créanciers du gouvernement un risque supplémentaire, autrement dit un coût supplémentaire qui se traduisait par les taux d'intérêt plus élevés auxquels l'Etat devait traiter lorsqu'il tentait de lancer un emprunt ou de vendre des rentes perpétuelles. Tant que le respect des engagements de la monarchie ne dépendait que de son bon plaisir, elle ne pouvait réduire le coût des opérations de crédit et augmenter les liquidités disponibles pour l'économie qu'en recourant à des intermédiaires. Si cette délégation de responsabilités financières à des corps intermédiaires a bien accru les liquidités et les crédits pour l'ensemble de l'économie, l'existence même des droits de propriété conférés à ces groupes a freiné les réformes institutionnelles nécessaires. Il y avait enfin un autre domaine dans lequel l'absolutisme ne pouvait remplir la fonction morale attendue d'un gouvernement, essentielle en période de modernisation : la distinction entre bourse privée et fonds publics. Les ministres utilisaient pour leur consommation personnelle une partie des fonds qu'ils maniaient comme représentants du roi. Un intendant pouvait par exemple mettre de côté de l'argent public pour le mariage de sa fille. Les grands commis avaient bien du mal à faire accepter de confiance leur conduite des affaires publiques parce qu'ils faisaient mal la différence entre intérêt privé et intérêt général. En France, le public ne savait pas de quelle façon le gouvernement parvenait aux décisions politiques et économiques qu'il prenait: le public n'avait pas accès à cette information. Le pouvoir discrétionnaire du ministre, c'était pour chaque bureaucrate la capacité de décider selon son bon plaisir dans le domaine de sa compétence. Mais ce pouvoir discrétionnaire devenait complètement aberrant à mesure que se développaient les structures bureaucratiques hiérarchiques qu'imposait la gestion des Bureaux du gouvernement. Comme il n'existait aucun corpus des procédures que l'on pouvait attendre du pouvoir politique, les décisions de la royauté ne pouvaient que paraître arbitraires.
6. Cf. Same! Huntington, Poiitical Ortier in Changing Societies, New Haven CA, Yale University Press, 1968, p. 32-39. 7. Cf. Miche! Antoine, « La monarchie absolue ., in K.M. Baker éd., The Poiiticai Cu/tuTe of the Oid Regime, vol. l, Oxford, Pergamon 1987, p. 3-24.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
Barry Weingast remarque que la présence ou l'absence d'un acte de valeur constitutionnelle définissant le droit des gens, telle Bill ofRights anglais, détermine le jugement que les citoyens peuvent porter sur la constitutionnalité du comportement d'un gouvernements. En l'absence d'une constitution publiquement reconnue qui définisse les droits des sujets dans leurs relations avec le souverain, chaque individu ou sous-groupe d'individus est amené à déterminer de son propre mouvement le cadre légal et moral de sa relation au souverain. Au contraire, l'existence d'un tel acte constitutionnel permet aux citoyens se sentant victimes d'une injustice de mobiliser des défenseurs en en appelant aux principes reconnus par la communauté, ce qui accroît la possibilité d'une réponse collective au viol des droits de quelques-uns~. Parce qu'en France il n'y avait pas d'acte de ce type unanimement reconnu, la royauté pouvait violer les droits de quelques-uns sans risquer la colère de la multitude. Elle était ainsi en mesure de déterminer de son seul chef les contraintes auxquelles elle devait plier son comportement en fonction de l'utilité marginale, pour elle, du soutien de tel ou tel groupe. S'il avait existé une constitution spécifiant les droits de tous, des réactions collectives aux abus de l'arbitraire royal auraient été bien plus probables, car les" citoyens» auraient été bien plus en état de coordonner leurs réactions à des abus de pouvoir réels ou potentiels. L'existence d'une constitution accroît la capacité des citoyens à organiser leur réaction parce qu'elle accroît la possibilité qu'un jugement collectif se fasse jour dans la collectivité. fi est plus difficile d'amener le souverain à composition lorsque l'opinion se partage sur la constitutionnalité d'un acte de gouvernement. La constitution aura également moins d'efficacité si elle ne s'applique pas également à tous les citoyens parce que, dans ce cas, le gouvernement peut agir de façon discriminatoire à l'égard de minorités du soutien desquelles il n'a pas besoin. En commençant son règne, Louis XVI avait accepté de renoncer à des actes d'arbitraire, telles les déclarations de banqueroute ou les suspensions de ce que nous avons coutume d'appeler l'habeas corpus. Mais ses sujets continuaient à craindre que la royauté ne fût tentée d'agir de façon arbitraire: bien que le roi eût déclaré renoncer en général à ses pratiques arbitraires, cette promesse n'était pas considérée comme crédible, nous l'avons vu dans le chapitre 7, parce qu'il n'existait 8. Ce qui va suivre se fonde sur l'analyse de Barry Weingast, « Institutional Foundations of the "Sinews of Power" : British Financial and Military Success Following the Glorious Revolution " ronéo., Hoover Institution, Stanford University, juillet 1991. En l'absence de constitution, le souverain peut violer les droits de segments limités de la société sans craindre de perdre le soutien du groupe élargi. En présence d'une constitution, les jugements indépendants que forme un vaste corps d'individus peuvent plus facilement se coordonner les uns les autres. Pour le Bill ofRights [NDT : que nous avons évité de traduire par Déclaration des droits afIn d'éviter un rapprochement Mtif], voir E.N. Williams, The Eighteenth Century Constitution: Documents and Commentary, Cambridge GB, Cambridge University Press, 1960, p. 26 sq. 9. J.C.D. Garl<, op. cit., qui conteste avec véhémence que le Constitutional Settlement de 1688 ait été de quelque imponance, remarque qu'« au fond, après examen détaillé, la • constitution .. se révèle n'être rien de plus qu'un bon nombre d'hommes prétendant savoir ce qu'est la constitution» (p. 90). Assurément,
il est bien plus facile de se mettre d'accord sur des normes que de le faire lorsqu'il s'agit de savoir comment une norme s'applique à une situation donnée.
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pas d'institution susceptible d'imposer des sanctions à la royauté. Les raisons que la royauté avait de respecter et protéger la propriété de ses sujets étaient perçues comme contingentes et précaires, c'est pourquoi elle devait payer le prix fort pour ses emprunts. Enfin, en l'absence d'une constitution, aucun frein ne pouvait être mis à la pratique de la royauté qui favorisait certains intérêts privés au détriment des autres. Nous avons vu dans le chapitre 7 comment la crainte de ne pas obtenir de traitement privilégié incitait les entrepreneurs à renoncer aux affaires dans lesquelles ils auraient pu s'engager. Si le développement de formes nouvelles de responsabilité dans les organismes de type corporatif réduisait la probabilité d'une banqueroute royale, un acte, une charte ou une constitution définissant les droits des " citoyens» eût similairement augmenté la probabilité de sanctions contre le souverain manquant à ses engagements et réduit ainsi chez lui la tentation d'en agir à son aise avec les droits de ses sujets. L'absence d'un mécanisme instituùonnel susceptible de limiter la propension de la royauté à offrir des privilèges à ses clients et à ses favoris ne pouvait que provoquer division du corps social et ressentiment, et ainsi saper la légitimité de l'action du gouvernement.
Favoristisme et stabilité politique Le favoritisme suscitait des rivalités entre ceux qui pouvaient prétendre aux faveurs, des luttes de factions, des engagements pris à contre-cœur chez les gagnants et des rancœurs chez les perdants. En divisant la société entre gagnants et perdants, le favoritisme accroissait à long terme l'instabilité. Pour nommer à un poste important ou pour octroyer un contrat de construction, il n'y avait pas de procédure systématique ou publique à suivre. C'est pourquoi le favoritisme portait en lui la menace de dégénérer en rivalités que les déconvenues pouvaient transformer en luttes meurtrières. Les archives judiciaires de l'Ancien Régime regorgent d'affaires opposant des clans rivaux de financiers qui illustrent bien ce type de conflit. Pour réduire les effets dévastateurs qu'auraient pu avoir ces plaintes devant la justice ordinaire, le roi décida que toutes affaires où ses finances seraient en cause devraient être soumises à ses propres tribunaux ou conseils 10. L'instauration d'une responsabilité collective entre fmanciers eut aussi pour effet d'atténuer les conflits entre ceux-ci ll.
10. En Angleterre au contraire, les affaires impliquant des financiers pouvaient être instruites par un
appareil judiciaire théoriquement indépendant. 11. Le système de la dot a été, de longue date, un de ces moyens de regroupement entre clans: il créait en effet un lien profond et permanent, malgré la rareté relative des échanges, entre membres de différents clans t:t il a joué un rôle capital en assurant la continuité de l'élite à travers les générations. Pour cene raison, la dot ne pouvait être légalement saisie ni, en cas de banqueroute, faire l'objet d'attribution. S'il y
a dot, cela signifie que les termes de l'échange entre familles étaient fj"és longtemps il l'avance. Mais une transaction qui ne peut pas être répétée dans un bref délai suscite chez les parties une fone incitation à en maximiser le rendement. comme la théorie des jeux le prévoit dans le cas du • jeu à un coup ». C est 9
pourquoi le système des dots, tout en contribuant de façon décisive à maintenir la stabilité, ne pouvait garantir qu'il n'y aurait pas rupture de coopération entre des familles rivales.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
Le favoritisme qui sévissait au plus haut niveau du gouvernement était une source abondante de mécontentements et ceux-ci contribuaient à déliter le soutien que le gouvernement aurait pu trouver auprès du public. La nation avait eu le sentiment d'avoir été dévalisée par des Contrôleurs généraux tels que Desmaretz ou Terray auxquels elle reprochait d'agir en fonction de leur intérêt. ils avaient failli aux engagements pris par la royauté à l'égard de ses créanciers et des titulaires d'offices ou de rentes, mais eux et leurs favoris avaient amassé des fortunes qui provoquèrent la colère de la population dans son ensemble, et surtout des gens de Cour exclus de la clique alors au gouvernement. Remarquons pour préciser les choses qu'il y a une différence entre failür aux engagements gouvernementaux - qu'ils étaient publiquement mandatés à honoreret être, à titre privé, un ministre corrompu. Calonne lui aussi fut rejeté, malgré sa tentative de réforme fiscale, parce que, selon ce qui se disait, il était connu pour avoir rempli ses poches et celles de ses favoris. Au contraire, malgré leur impopularité auprès de nombreux courtisans, Turgot et Necker connurent une certaine faveur auprès de l'opinion parce qu'elle les considérait comme incorruptibles et peu enclins au favoritisme. Bien que le favoritisme ait conduit des petits groupes d'influence à se fondre dans des réseaux d'obligations et d'intérêts mutuels, il incitait aussi les groupes partageant un intérêt collectif à garder le secret et à exclure ceux qui leur étaient étrangers. Le sentiment d'exclusion était sans doute moins répandu avant que Louis XIV ne regroupât les élites du royaume à la Cour - un lieu idéal pour repérer quel groupe est préféré et quels profits lui sont octroyés. Avec les progrès de l'aisance et de l'instruction au cours du 18< siècle, il y eut davantage d'individus pour se sentir exclus des profits, et ce sentiment d'exclusion croissant allait provoquer de l'instabilité. Les groupes mécontents allaient y trouver des raisons précises pour leurs doléances et, privés qu'il étaient d'accès au pouvoir, un sentiment généralisé d'impuissance. Là où fleurit le favoritisme, les bienfaiteurs changent à chaque nouvelle nomination de ministre, de sorte que les élites accordent leur loyauté plutôt à un ministre particulier qu'au régime lui-même. Au contraire, le mode de redistribution parlementaire, nous l'avons vu, produit une plus grande légitimité; en effet les élites y sont plus loyales au régime car leur profit subsiste indépendamment de la personne qui est au pouvoir. Avec le Parlement, l'Angleterre possédait un élément majeur de stabilité politique, car cette institution jouait le rôle d'un modérateur dans les conflits qui surgissaient pour l'auribution d'une rente politique ou économique. Or une plus grande stabilité signifie que les investissements se font en plus grande proportion à long qu'à court terme, ce qui élève le seuil des possibilités économiques. Nous allons le voir en examinant le coût pour l'économie des différents modes de recherche de rente. Les réglementations et contrôles divers des régimes mercantilistes suscitent deux types de coûts de base, tels que les présente la théorie économique. Les premiers sont les coûts directs - les pertes en poids mort - qui résultent de
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l'existence des monopoles et de la réglementation inefficiente qui, par nature, ont faussé le jeu de la concurrence sur le marché. L'existence de monopoles crée des occasions de profit ou d'acquisition de rente qui peuvent imposer à la société des coûts potentiellement plus élevés. Ces coûts sont connus sous le nom de coûts de recherche de rente: ce sont les dépenses consenties ou les ressources utilisées pour cette recherche de rente de situation, qui auraient pu avoir été investies de façon plus productive. Dans un monde où des groupes surenchérissent pour acquérir des biens de redistribution, il peut y avoir un plus grand gaspillage de ressources encore que dans un environnement où seule une élite circonscrite peut acquérir de tels biens. n se peut que les favoris consomment moins de ressources pour obtenir des avantages du gouvernement qu'il n'en aurait été consommé si ces avantages avaient été disponibles dans un cadre plus concurrentiel. Aussi, dans cette quête de biens de redistribution, le favoritisme n'est-il pas par définition plus prédisposé au gaspillage économique que ne l'est un régime parlementaire de concurrence. En fait, la compétition directe pour obtenir une rente étant réduite dans le cas du favoritisme, celui-ci gaspille en réalité une part moindre du capital de la société que la compétition à laquelle donne lieu la recherche de rente dans un régime parlementaire où les divers groupes en concurrence dépenseront probablement plus au total pour atteindre à la rente convoitée. Si les monopoles étaient simplement accordés gratuitement, les coûts de recherche de rente seraient éliminés et il en résulterait un plus grand bien pour la société que lorsque des groupes d'intérêt entrent en concurrence pour obtenir des monopoles. Bref, lorsque de nombreux groupes sont en mesure d'enchérir pour une rente, ils peuvent gaspiller au total plus de ressources à cet effet que ce serait le cas dans un régime qui n'encourage pas la concurrence dans la recherche de rente. C'est le cas pour le favoritisme. C'est pourquoi il se peut qu'il y ait moins de gaspillage économique direct lorsque seuls les parents d'un ministre donné peuvent obtenir un monopole ou des droits de propriété spécifiques. Mais - c'est ce dont traite ce livre - il existe une autre classe de coûts associés au favoritisme, ceux qui affectent la stabilité politique. C'est de façon indirecte que le favoritisme a un coût pour l'économie, en termes de perte de bien-être social. En cherchant à gagner du pouvoir, les groupes qui en sont exclus vont non seulement y consacrer des ressources, mais aussi, éventuellement, disloquer le système politique en diffusant de la propagande anti-gouvernementale, en dénigrant les dirigeants, en provoquant des révolutions de palais et finalement des révolutions tout court. On peut comprendre les révocations des Contrôleurs généraux sous l'Ancien Régime comme une série de révolutions de palais. La fin du 18 e siècle vit s'épanouir dans les chaumières françaises toute une industrie de diffamation du régime qui contribua à créer dans l'opinion le sentiment d'une décadence morale généralisée et d'une catastrophe imminente. La conséquence en fut un accroissement de l'instabilité du régime au préjudice des investissements et à l'avantage des projets à court terme. En restreignant les horizons
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de l'investissement, le favoritisme intlige à l'économie le coup le plus grave. Les modèles économiques classiques ne prennent pas en considération les coûts des différents types de recherche de rente dans la durée. On ne peut pas non plus asseoir sur un fondement théorique les conséquences différentes pour le bien-être de la société des formes diverses que prend la recherche de rente, le favoritisme pouvant être considéré comme une de ces formes. Les raisonnements économiques classiques ne prennent pas en compte les effets de causes externes sur le système politique: le monde, pour eux, continue comme il est, quelle que soit l'action des chercheurs de rente. Bien que les différences en bienêtre résultant des divers modes de recherche de rente ne soient pas significatives d'un strict point de vue économique statique, le favoritisme peut avoir des conséquences pires que celles d'autres formes de redistribution parce qu'il délite le système politique et juridique qui rend l'échange possible. Lorsque les individus n'ont pas confiance dans la capacité de la justice à faire respecter la bonne exécution des contrats, il y a également des pertes en bien-être, puisque des échanges envisageables ne se matérialisent pas.
Le Parlement britannique devant la redistribution
Les historiens anglais voient en général dans la politique britannique du 18< siècle une lutte entre des familles et clans rivaux. De fait, exactement comme en France, des groupes de familles anglais s'agglutinaient autour du dirigeant qu'ils avaient choisi et manœuvraient pour obtenir un contrôle sur l'administration 12. Mais contrôler l'administration ne suffisait pas. Même en possédant la majorité au Parlement, on ne disposait pas encore d'un instrument assez fiable pour redistribuer à ses amis et relations le revenu de la nation 13. Les institutions politiques de l'absolutisme donnaient à la classe politique française un levier d'influence sur les décisions bien plus direct que l'institution parlementaire à son homologue anglaise. L'étroitesse des liens qui unissaient des familles françaises à certains membres de la bureaucratie ou des ministères permettait d'obtenir un traitement préférentiel bien plus sûrement que tous les efforts que 12. Cf. J.H. Plumb, England in the Eigheeenth eeneury, 1714-1815, Middlesex, Penguin Books, 1950. Plumb relève que « la société politique était bien sûr composée de gens qui se connaissaient intimement, pareillement nés et éduqués. Cela, ajouté aux intrigues pour obtenir des places ou exercer une influence, a entralné l'apparition de clans et de factions. Pour un membre du Parlement comme l'étai[ Joseph Ashe, compter cinquan<e parents comme collègues était chose banale. On [Couvait en général à la [ête du clan un Pair qui aspirait
à des fonctions ministérielles et intriguait dans ce sens. Son poids social se mesurait
au nombre et à la fidélité des parents qu'il con
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pouvaient déployer les clans anglais pour influencer les décisions du Parlement. Alors que les membres du Parlement devaient former une coalition avec des groupes rivaux pour être efficaces, les groupes de pression français pouvaient se fier à leurs relations avec les bureaucrates et les ministres qui étaient les décideurs directs. La nature de l'institution parlementaire anglaise rendait bien plus coûteux pour les réseaux de parentèle l'appropriation de la réglementation gouvernementale à la seule fin de détourner du revenu vers des membres de la famille. A l'opposé du favoritisme à la française créateur d'exclusions et qui avait un effet désintégrateur, le système parlementaire de redistribution de la richesse peut avoir eu un effet intégrateur car il distribuait plus largement les profits sur toute l'élite politique. Si cliques et factions étaient également actives dans la politique des deux pays, l'apparition de partis politiques en Angleterre eut pour effet de réduire l'influence directe des cliques sur la décision politique H. De ce fait, les profits qui pouvaient être tirés de la réglementation gouvernementale se trouvaient répartis dans une élite beaucoup plus large et la dispersion des retombées ne se fondait pas sur un système de parentèle. A la différence de la France, les attitudes mentales prédominantes dans la classe dirigeante anglaise étaient la confiance mutuelle, le sens de la coopération au sein de la société et un sentiment déjà net du devoir civique. Le Parlement fut au centre même d'une communauté civique capable d' œuvrer en commun de façon informelle et de s'unir devant une menace extérieure. C'est cette unité nationale que l'on retrouve sous forme de principe dans la philosophie de Burke. Cette tradition civique reposait en grande partie sur le libre accès que tous les membres de cette élite avaient, sous une forme concurrentielle, à la recherche de rente. Comparé à l'absolutisme français, le régime parlementaire britannique semble avoir été plus apte à ajuster plusieurs des nécessités politiques et sociales qui se firent jour pendant la période de modernisation. Le régime parlementaire qui a à rendre des comptes fut à l'origine d'une culture politique reconnaissant davantage le mérite personnel, et plus ouverte à tous, que ne l'était en France celle qui se fondait sur la naissance et la rivalité entre clans concurrents 15. D'un accès plus large à l'autorité politique découlait une fidélité à l'Etat de caractère plus abstrait, au détriment de la solidité des fidélités familiales. Le Parlement offrait, autre avantage, un forum où les groupes poursuivant des objectifs rivaux pouvaient négocier et parvenir à un compromis. Par exemple, les épingliers et 14. Linda Colley expose en détail l'organisation et l'action du parti tory entre 1714 et 1760. Elle insiste sur la survivance de ce parti et sur son poids persistant, corrigeant ainsi l'opinion jusqu'alors répandue que l'influence tory s'évanouit dès l'accession au trône de la dynastie de Hanovre. Cf. In De/mee ofOiigarcby: the Tory Party 1714-1760, Cambridge Gb, 1982. 15. Necker remît en vigueur, peut-être parce que, lui-même commis, il ne pouvait pas se faire obéir
par des magistrats, le principe de confier l'administration à des « commis " qui étaient pratiquement des fonctionnaires, plutôt qutà des magistrats titulaires ou non d'offices royaux propriétaires de leur charge. Il scella ainsi la victoire de la bureaucratie sur l'aristocï.uie, mais la bureaucratie victorieuse restait encore composée de clients dévoués à des patrons, de créatures données à des protecteurs .. , Cf. R. Mousnier,
«
op. cit.,
t.
2, p. 210-211.
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les merciers auraient peut-être désiré des politiques d'importation et d'exportation différentes. Au Parlement, ils pouvaient parvenir à un compromis et tirer ainsi avantage de décisions politiques ajustées aux intérêts des deux groupes. En ce sens, la possibilité de négocier face à face au Parlement incitait à adopter un type de comportement politique qui préférait à l'ordre venu d'en haut le consensus comme moyen de résoudre les conflits. li en aura probablement résulté une relation plus ouverte et plus stable entre les intérêts conflictuels. Le Parlement était un lieu où pouvaient se confronter toutes les préférences concernant les politiques possibles, avec le gain pour l'intérêt général qui en résultait. En outre, les procédures parlementaires servaient à manifester les préférences des électeurs. La royauté française avait une capacité restreinte de déterminer les préférences des groupes constituant la société, ce qui est une des raisons pour lesquelles le roi ne s'intéressait qu'à quelques-uns à la fois, ou à un seul. Si la négociation au Parlement ne débouchait pas nécessairement sur des résultats économiques plus efficients, elle avait au moins l'avantage de réduire les frictions entre factions. Le système politique français ne disposait pas d'une telle capacité à fusionner les intérêts et à accommoder les différences politiques. Pour saisir en quoi la redistribution a un résultat différent selon que le régime est parlementaire ou autoritaire, nous pouvons considérer qu'il faut bien plus de marchandages dans un régime parlementaire pour parvenir à une redistribution. Le résultat en est que le rendement potentiel net qu'en tirera un groupe d'intérêt est plus bas parce que le coût d'acquisition de la réglementation nécessaire consommera une bonne partie de la rente potentielle. Autrement dit, les coûts de transaction à engager pour obtenir un monopole sont plus élevés dans un régime parlementaire, de sorte que le rendement potentiel des rentes à en attendre est plus bas. Le fait que les groupes de pression doivent s'attendre à des rentes plus maigres n'est pas forcément de nature à réduire leurs actions de pression. Ces actions de pression ne cesseront qu'à partir du moment où le profit qui peut être attendu de la recherche d'une rente tombera au-dessous du profit potentiel que rapporterait une intervention directe sur un marché ouvert. Mais un régime hiérarchique et bureaucratique a l'avantage, quant à lui, de pouvoir contrôler la corruption plus facilement qu'un régime parlementaire où le pouvoir est plus diffus.
Le Parlement britannique, les classes populaires et la stabilité
Les historiens anglais considèrent en général que la corruption a atteint son point culminant dans le secteur public au cours du 18 e siècle 16. La plus répan16. Cette corruption n'est pas ignorée des historiens anglais. Cf. Jœl Hunsfield, Freedom, Corruption and Govemment in Elizabethan England, op. cit. ; Linda Levy Peck, « Corruption and Political Develop· ment in Early Modern England >, in Political Corruption : A handbook, op. cit.
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due, la plus visible aussi, était la corruption électorale. Peut-être est-ce, ironie de l'histoire, parce que les partis anglais achetaient les votes, plutôt que de les arracher par la violence, la menace ou la fraude que la cause de la démocratie s'est trouvée renforcée 17. Acheter des votes, c'était susciter une plus grande participation à la vie politique, c'était aussi accélérer la décadence des systèmes clientélistes traditionnels qui s'étaient formés autour de familles. D'autre part le phénomène de la corruption tend à créer de la stabilité en réduisant la pression que les groupes exercent pour obtenir un changement politique. Celui qui corrompt un juge ou un douanier est enclin à s'intégrer aux institutions du système qu'il corrompt. Qu'un propriétaire terrien attende de ses tenanciers qu'ils votent en sa faveur peut nous apparaître comme un cas de corruption, mais cette conduite servait à créer une cohérence politique dans une société traditionnelle. Pour un paysan qui recevait une gratification ou une charge municipale, le gouvernement prenait un visage humain; ces cadeaux amenaient ceux qui n'appartenaient pas à l'élite à se reconnaître dans l'action du gouvernement national 18. La corruption électorale permettait aussi aux groupes qui venaient de recevoir le droit de vote de mettre à profit le pouvoir qu'il leur conférait pour acquérir quelque chose d'utile, par exemple une place dans le service public. fi n'y avait rien de semblable en France pour rendre la politique nationale sensible dans les villages et les bourgs. Un riche paysan anglais pouvait avoir l'impression qu'en participant aux élections pour le Parlement, il jouait un rôle dans la formation du gouvernement national ; pour un villageois français en vue, il n'existait aucune institution qui pût le relier aux prises de décisions politiques à l'échelon national. A coup sûr, il ne pouvait pas avoir l'impression qu'il y eût quelque communauté d'intérêt entre lui et les groupes responsables des décisons politiques nationales d'importance. La corruption qui régnait dans les élections anglaises aurait ainsi été le ciment politique d'une nation qui se rassemblait dans une perpective plus démocratique que la France. Le lecteur remarquera sans doute que la paysannerie française est ici la grande absente, n'apparaissant que dans les deux premiers chapitres de ce livre. C'est qu'elle avait été tenue à l'écart de la boucle de la redistribution. Comme groupe, son organisation était trop faible pour qu'elle pût imposer au régime des demandes de participation aux bénéfices de la redistribution. Nous suggérons aussi que la paysannerie n'a pas eu sur le déclenchement de la Révolution une influence directe aussi décisive que l'ont pensé certains historiens 19. Ayant choisi d'étu17. Cf. J.A. Phillips, Electoral Behaviour in Unreformed Engi4nd, Princeton, 1982. 18. Les recherches sur la politique américaine confIrment cette observation. David Mayhew, Congress: The Electoral Connection, New Haven CT, Yale University Press, 1974, p. 74, observe que les candidats qui ont leur base électorale « dans la vieille machinerie traditionnelle des partis ... prennent rarement position sur quoi que ce soit sauf lors des votes par appel nominatif, mais consacrent une bonne panie de leur temps et de leur énergie à distribuer des faveurs. D'un autre côté, les membres du Congrès qui soot élus grâce aux classes moyennes supérieures... ont tendance à soigner leurs prises de position lt. 19. Pour comprendre pourquoi les actions collectives ont connu en France un tout autre niveau de succès qu'en Angleterre, il faut certainement prendre en considération le caractère mieux organisé de la paysannerie française ce qui tenait au fait que la royauté avait renforcé les communautés de village. Cf. mon Peasants, op. cit. : les communautés de village bourguignonnes furent le socle des actions collectives des paysans avant comme pendant la Révolution.
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dier la crise fiscale et financière qui s'est conclue par la Révolution, j'ai moins pris pour objet de mon étude les classes populaires - et plus généralement les questions sociales - que le dispositif des institutions et les conflits entre groupes appartenant à l'élite. C'est parce que ces conflits n'ont pu être résolus qu'ils se sont précipités en 1789 en un conflit social intéressant des groupes bien plus larges. Et parce que je me suis avant tout attaché à examiner ce qui, à l'origine, fut une cause de la Révolution, je ne me suis pas appesanti sur le rôle qu'ont joué les intérêts et les stratégies des classes populaires. L'absence de solution à la crise fisco-financière a planté le décor dans lequel allaient jouer l'agitation populaire et les demandes sociales de caractère radical. La banqueroute de l'Etat, qui enleva au gouvernement central toute possibilité d'action coercitive, a permis à l'agitation populaire de s'enfler en un soulèvement révolutionnaire. Les modes d'action collective populaire qui se firent jour pendant la Révolution ne reflètent pas des doléances nouvelles ou de nouveaux types de comportement des classes populaires. Ce qui fut inaccoutumé en 1789, ce fut l'incapacité de l'Etat à circonscrire l'impact d'explosions de résistance collective auxquelles il était pourtant habitué, telles les émeutes frumentaires. Les chercheurs qui ont étudié cette résistance collective des classes populaires ont apporté une contribution importante à notre compréhension de la Révolution: ils ont traité de l'acc~s aux ressources ou de leur possession, de la solidarité sociale, de la capacité de marchandage de ces classes et de la perception qu'avaient les acteurs de la Révolution de la probabilité de succès de leur action. Mais ces questions ne devinrent des affaires demandant un traitement d'urgence qu'à cause de la crise fisco-financière. Aussi, pour comprendre la Révolution, faut-il également expliquer cette incapacité à résoudre cette crise dans le cadre des institutions alors disponibles pour résoudre les conflits. Cette incapacité, cet échec sont d'autant plus frappants si l'on s'arrête à considérer combien les élites françaises avaient à perdre si la crise se développait au point d'inclure les revendications du peuple. Theda Skocpol, qui présente dans States and Social Revolutions un argumentaire similaire, remarque que trois des grandes révolutions des temps modernes, les révolutions française, russe et chinoise, ont été précipitées par l'effondrement de l'Etat. Ces Etats s'effondrèrent parce que des contradictions internes les empêchaient de s'ajuster à des chocs venus de l'extérieur, par exemple l'apparition d'un dangereux rival militaire. Incapables d'obtenir des concessions politiques et économiques des groupes sociaux dominants, ces autocraties tombèrent en morceaux, laissant grand ouverte la voie à des transformations socio-révolutionnaires amorcées par des révoltes venues d'en bas 20. Pour expliquer la rigidité des institutions et l'échec des mouvements de réforme patronnés par l'Etat qui ont souvent précédé son effondrement, Skocpol concentre 20. Theda Skocpol, S14tes and SocUil Revolutions, Cambridge GB, Cambridge University Press 1979, p. 47 - traduction française: E1415 et révolutwns sociales : la révolution en France, en Russie et en Chine, Paris, Fayard, 1985.
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son analyse, comme je l'ai fait ici, sur « les capacités politiques des classes supérieures terriennes telles qu'elles étaient façonnées par les structures et activités des Etats monarchiques bureaucratiques ,.21. Ainsi, selon Skocpol, ce n'est pas la loi de la misère croissante qui conduisit les exploités à renverser l'Etat. Misère et conflit de classes étaient endémiques dans l'ensemble des classes populaires de l'époque pré-industrielle. Des groupes sans structure définie, tels ceux que rassemblent émeutes et manifestations, n'ont pu jouer leur rôle révolutionnaire dans l'histoire mondiale qu'après que les forces qui allaient provoquer l'effondrement de l'Etat se fussent matéralisées. « Les révolutions sociales en France, en Russie et en Chine naquirent de crises politiques circonscrites aux structures et aux situations des Etats du régime ancien,. 22. Ces crises politiques ont sapé la capacité de l'Etat à endiguer les rébellions chroniques des basses classes. Les révolutions, conclut-elle, ont été précipitées par l'effondrement de l'Etat et les rébellions populaires n'ont eu de succès qu'une fois l'Etat effondré. Nous l'avons vu dans les précédents chapitres, il existait à l'époque à la fois une conscience aiguë de la nécessité de réformes et les connaissances économiques nécessaires pour les guider. Mais ce qui manquait, c'étaient les mécanismes institutionnels permettant des négociations complexes, face à face, entre les membres privilégiés de l'élite. Le succès politique le plus grand de l'absolutisme - faire du roi l'arbitre des conflits entre groupes et entre régions - était aussi ce qui interdisait des négociations directes, pourtant nécessaires, entre groupes et entre régions. C'est sur ce point qu'une comparaison avec les pratiques du parlementarisme anglais s'avère particulièrement pertinente. Dans le Parlement, les élites anglaises disposaient d'un instrument de résolution de conflits comme celui que suscita la crise financière due à la guerre d'indépendance américaine. De fait, les élites anglaises prirent à leur charge une part importante du fardeau que représentait le financement de la guerre, précisément pour éviter l'apparition d'une crise sociale. Résoudre cette crise au sein du Parlement, où les classes populaires n'étaient pas représentées, prévenait toute mobilisation éventuelle du mécontentement populaire et évitait de le voir dégénérer en crise généralisée. C'est pourquoi les troubles d'origine populaire, comme les émeutes frumentaires qui étaient fréquentes, n'eurent jamais le même impact qu'en France où le régime était affaibli par son incapacité à mettre un terme aux disputes entre élites et entre provinces. Ce qui est important, c'est que la machinerie politique dont disposait Pitt lui permettait de résoudre la crise financière anglaise au sein des structures institutionnelles préexistantes. Le roi de France n'eut pas d'autre moyen de résoudre le problème de la dette en 1789 que de convoquer les Etats Généraux qui entraînèrent ceux qui y étaient députés dans un débat où la question financière n'était que seconde à celle des privilèges. 21. Ibid., p.
sa.
22. Ibid., p. 47.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
Je n'ai pas tenté d'établir que les régimes parlementaires sont en soi plus stables que les régimes autoritaires. Les études relatives au lien entre stabilité et parlements sont encore balbutiantes et les récents évènements en Europe de l'Est nous aideront certainement à préciser la nature de ce lien. L'histoire comparée peut y apporter une contribution décisive, mais il reste encore à identifier les variables-clef sur lesquelles faire porter la comparaison. La France eut des régimes d'assemblée au 19< siècle, était relativement démocratique, mais n'en fut pas moins le théâtre de désordres révolutionnaires. La Quatrième République, relativement démocratique aussi, était également instable et incapable d'apporter une solution à des problèmes de première importance. Ce n'est pas dans une représentation plus démocratique, ou dans une politique socialement plus équitable que celle qui émanait de l'exécutif français, qu'il faut aller chercher la raison profonde de la stabilité à laquelle le Parlement britannique a contribué. Nous avons vu qu'à de nombreux égards le Parlement arrêtait une politique moins démocratique et moins équitable dans ses conséquences redistributives que celle qu'édictait la bureaucratie française. Quand on compare la France et l'Angleterre d'Ancien Régime, ce qui fait la différence en matière de stabilité n'est pas l'étendue du consensus démocratique ou les libertés, mais bien plutôt la capacité des mécanismes dont disposaient les élites françaises à résoudre la crise financière et à susciter des négociations complexes et simultanées entre groupes et entre régions. L'absolutisme fut un échec de l'administration bureaucratique parce qu'il n'y avait pas coordination entre ce qui poussait à la centralisation et ce qui incitait à décentraliser. L'absence de moyens de négociation bi- et multilatérale entre les différentes unités politiques et sociales allait lui être fatale.
La circulation de l'information et le favoritisme
En Angleterre comme en France, les individus souhaitaient une diffusion publique de l'information pour en tirer un avantage personnel. En France, le gouvernement demeurait mystérieux, opaque et de caractère privé quand en Angleterre l'information concernant le traitement du bien public était plus largement disponible. Plus large est le cercle de ceux qui gouvernent, plus il est difficile de garder le secret. L'information, en Angleterre, était de plus en plus ouverte. On en donnera un exemple: au 17< siècle, le public n'avait accès qu'à un nombre réduit de rapports du gouvernement ou des comités du Parlement. Au début du 18< siècle, un journal qui s'appelait Votes, à l'origine réservé aux membres du Parlement, fut distribué publiquement (et vendu à un millier d'exemplaires). Si Votes ne fournissait qu'un minimum d'informations, d'autres sources d'information parurent dans les années 1740, date à laquelle furent mis en distribution des journaux qui existaient auparavant sous forme de feuilles manuscrites. A partir de 1767 furent publiées des séries séparées de rapports
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parlementaires alors même que la Chambre des Communes était en session 23. Ces documents et rapports furent pour les personnes intéressées, en Angleterre, un matériel qui n'avait pas d'équivalent en France où l'on ne pouvait accéder à l'information que grâce à des liens de famille. Rien n'est plus funeste pour un favori que de n'être plus informé en exclusivité de l'action du gouvernement, lorsque cette information se divulgue dans le public. Si le favoritisme du 17e siècle finissant n'eut pas autant de conséquences directes pour la longévité des ministres de Louis XIV que celui du temps de Louis :xv et Louis XVI, pourtant moins dominant, pour leurs successeurs, c'est en partie parce que ce type d'information y était bien plus rare. Le cercle gouvernemental était beaucoup plus étroit, plus étanche aussi, au 17e siècle que plus tard. Autre facteur décisif, les parlements et autres Cours de magistrats, qui pouvaient se permettre d'être plus actifs au 18 e siècle, eurent leur rôle dans l'exposition publique des pratiques du favoritisme. En fait ils auront exagéré la vénalité des ministres du 18 e siècle. Le public, à cette époque, avait perdu de sa tolérance à l'égard du favoritisme. Le développement d'une culture démocratique intègre deux éléments essentiels: l'intolérance grandissante à l'égard des pratiques du favoritisme et l'exigence qu'il y ait distinction tranchée entre bourse privée et fonds publics. Comprendre comment se développe une culture démocratique, voilà un domaine ouvert à une interaction profitable entre historiens et autres chercheurs en sciences sociales. Corruption et modernisation La différence entre corruption et favoritisme est pour beaucoup dans la différence entre les processus de modernisation anglais et français. D'abord la corruption anglaise était une forme de redistribution beaucoup moins exclusive que ne l'était l'affermage des impôts indirects en France. La corruption est une forme concurrentielle de la recherche de rente tandis que le favoritisme en est une forme monopoliste. Si le favoritisme se porta aussi bien en France, c'est parce que les rois français avaient un pouvoir relativement illimité de distribuer des faveurs à leurs partisans. Nous avons tendance à considérer que la corruption est, économiquement, source de gaspillage et, politiquement, déstabilisatrice et destructrice de la capacité même de gouverner. Cependant nous avons vu dans le chapitre 6 que la corruption peut ne pas être nécessairement un obstacle à la croissance économique et au changement social: elle a eu par exemple son rôle dans le déclin du mercantilisme en Angleterre 24. Elle
23. Voir John Brewer, The Sinews of Power, op. ciL, p. 227. 24. La lenteur des travaux parlementaires peut avoir inciœ encore plus à des pratiques corruptrices. L'analyse des politiques de modernisation menées dans les pays en voie de développement montre bien que, dans des régimes bureaucratiques où les agents d'autorité essaient souvent de ne pas prendre la responsabiliœ de déci· sions politiques, la corruption peut aider à raccourcir les circuits de la décision. Cf. Joseph S. Nye « Corruption and Political Development : A Cast·Benefit Analysis., American Politicd Science Review 61, 1967, p. 417-427.
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peut également avoir eu des conséquences politiques heureuses en aidant à surmonter les divisions existant au sein de l'élite dirigeante anglaise, divisions qui auraient pu sinon dégénérer en un cont1it destructeur. En Angleterre, il suffisait de posséder l'argent nécessaire pour corrompre un responsable des services publics, mais en France, pour obtenir un avantage similaire, il fallait avoir des relations à la Cour, ce qui supposait des liens de famille avec des gens de Cour influents 25. L'histoire de l'Angleterre nous suggère donc qu'il peut y avoir des avancées en matière de développement politique sans que cela implique pour autant des gouvernements honnêtes ou agissant rationnellement 26. Et une corruption prédominante n'implique pas non plus que la société où elle fleurit n'est pas " développée ,. 27.
La stabilité politique en Angleterre et en France
Bien qu'on puisse relever dans l'effort de centralisation français plusieurs traits tout à fait caractéristiques d'une modernisation politique, en particulier la différenciation des structures d'autorité et leur rationalisation, le régime féodal plus pluraliste de l'Angleterre semble cependant avoir été plus adaptable aux nécessités de la modernisation. Cette adaptabilité avait plusieurs facettes. La réglementation parlementaire était moins apte que la française à donner son soutien à des monopoles commerciaux ou industriels ou à payer sinécures ou pensions à certaines familles, mais elle n'encourageait pas non plus les clans de l'élite à s'opposer dans des conflits meurtriers. Les décisions étaient prises au Parlement à l'issue d'un processus de conflits/compromis auquel participaient les parties concernées. Ce processus avait une caractéristique, que l'on ne retrouve pas en France: la capacité des parties à négocier directement entre elles et à échanger des votes et des droits. Les coalitions momentanées de vote n'aboutis-
25. On a relevé que la corruption a pu aider des Juifs européens à obtenir des décisions politiques leur permettant d'exercer leurs talents. Mais, du fait même de cette corruption, ils perdaient le respect de ceux qui leur auraient permis de mieux s'intégrer aux courants sociaux dominants.
26. Comment l'Et.t corrompu est-il devenu un Etat fort, non corrompu et libéral? C'est là une des questions les moins traitées par l'histoire économique de l'Europe. Comment l'exigence morale s'affirma-t-
elle dans les plus hauts cercles de la société? Comment les élites de l'Angleterre victorienne intériorisèrentelles 1. notion d'intérêt général? Le passage, du pot-de-vin à des honoraires légalement perçus, a sans doute été un des facteurs de ce changement. John Brewer suggère que ,,'est sans doute dans l'Angleterre du 1S< siècle que s'est concoctée une culture politique fondée sur la transparence du processus politique: dès qu'il y a transparence, l'opinion est à même d'apprécier les actes gouvernementaux d'un point de vue moral, d'où une intériorisation de ces valeurs morales en ce qui concerne la vie politique. Selon Brewer, il en est résulté « la création d'une forme d'''intérêt'' de caractère très élaboré dont le traitement politique était modelé
par le système politique transparent, comptable de son action, dans lequel cet intérêt se faisait jour ' . Cf. Brewer, op. ciL, p. 249. 27. Les critères de ce que peuvent être un développement politique ou une modernisation qui auraient abouti échappent encore plus à la science qu'une définition du développement économique qui serait acceptée par tous.
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saient pas nécessairement à des décisions économiques plus efficientes, mais elles aboutissaient à une plus grande stabilité, ce qui est après tout un facteur de croissance important, que toute prise de décision économique doit prendre en considération. Le Parlement britannique réussit pleinement là où l'absolutisme connut sa plus grande déficience - dans la capacité à distinguer entre bourse privée du roi et dépenses de caractère public: l'incapacité de l'administration royale à le faire la laissait constamment exposée, de la part de l'opinion, à tous les soupçons de malversation. Le système politique anglais fit également un pas vers la modernisation quand, en accordant aux groupes sociaux, par tout le royaume et par delà villages et clans, une portion congrue de participation traversant la hiérarchie sociale, il se trouva en fait combiner ensemble les conditions préalables, sociales et économiques, de toute modernisation. Enfin l'organisation en partis - un produit du Parlement - eut ce résultat que les intérêts d'ordre plus général l' emportèrent sur ceux des familles et des clans 28. Le Parlement pouvait ainsi prétendre, bien plus légitimement que les institutions de l'absolutisme français, que ses intérêts étaient ceux de la nation, de sorte qu'il put accroître la confiance mutuelle inscrite au cœur de l'ensemble social. Louis XIV avait tenté de faire du Conseil du Roi le garant des intérêts de la nation. Sous son règne, ce Conseil tirait sa légitimité du fait qu'il incarnait la volonté nationale. Mais, à la fin du 18" siècle, ce Conseil était devenu une fiction. Les actions du gouvernement parurent moins légitimes dès qu'elles furent privées du vernis de légalité désintéressée dont les recouvrait leur origine supposée au sein du Conseil, car elles ne semblaient plus exprimer que la volonté d'individus plutôt que celle d'une institution. En affirmant leur autonomie ou leur indépendance du Conseil, les ministres du roi peuvent avoir accru leur autorité sur le court terme, mais ils sapaient en fait leur pouvoir sur le long terme en affaiblissant la crédibilité du gouvernement 29. L'évanouissement du Conseil laissait la monarchie sans aucune institution qui pût incarner l'intérêt national. La politique anglaise du 18" siècle, qui ne se référait pas à d'amples idéaux philosophiques, paraît souvent moins innovante que la politique française. Les édits du roi de France prenaient souvent la forme de traités philosophiques combinant politique et droits abstraits dans lesquels l'intérêt général s'énonçait en termes idéaux, tels la loi naturelle, la justice ou la raison. Enté sur des questions d'intérêt immédiat, le débat politique anglais se préoccupait de trouver des remè28. Plumb, qui s'est surtout attaché à montrer clans et factions à l'œuvre dans la vie politique anglaise, conclut que. les deux Chambres du Parlement hébergeaient de nombreux groupes de pression cimentés par des liens de famille autant que par des liens politiques. Les tentatives qu'ils font pour obtenir des offices ou pour les conserver encombrent l'histoire du 18' siècle de détails triviaux et occultent les questions plus fondamentales qui SOnt en cause >. Cf. J.H. Plumb, England in the Eighteenth Cmtury, 1714-1815, Middlesex, Penguin Books, 1950, p. 41. 29. Indépendamment de toute discussion et de tout débat, cene sorte d'aliénation politique des ministres était le résultat de tant d'arbitraire concentré en un seul lieu.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
des à des problèmes donnés sans abonder en lieux communs sur le libre échange si caractéristiques des édits et des actes législatifs français 30. De même, les programmes des partis anglais avaient peu à offrir en matière de réflexion philosophique, mais beaucoup pour susciter de l'enthousiasme à propos de questions pratiques. On pouvait se dire whig ou tory sans avoir à souscrire à une philosophie abstraite. Même si les questions qui faisaient la substance des débats parlementaires manquaient d'envolée, il se peut bien qu'elles aient suscité une plus grande attention du public au processus de décision politique ainsi qu'un engagement plus grand. Le système législatif français se disait voué à poursuivre des objectifs nationaux et à éliminer du processus de décision le débat politique, mais il a eu l'effet inverse. Toute engagée qu'elle était dans une rationalisation de l'autorité, la politique de la royauté accentua la dépendance où était le gouvernement à l'égard des factions et des familles. La nouvelle élite d'agents de la bureaucratie française était prisonnière des systèmes de clientèle du passé. Au lieu de favoriser l'intégration des régions, l'absolutisme faisait le lit des privilèges régionaux. Au lieu de favoriser l'émergence d'un consensus national, il intensifiait méfiance et hostilité entre les groupes en conflit. Les groupes privés s'accrochaient à leurs privilèges parce qu'aucun cadre ne leur était ouvert pour échanger leurs privilèges et droits avec d'autres groupes ou d'autres régions 3l • Les institutions de l'absolutisme ne répondaient pas aux besoins en affirmation personnelle, en bienêtre et en progrès social qu'avaient créés le rapide développement économique, l'enrichissement et l'expansion des marchés que le siècle avait connus. En résumé, les défenseurs de l'absolutisme, soucieux de la modernisation du pays, rejetaient l'idée d'un gouvernement de type parlementaire pour éviter le clientélisme, le trafic d'influence et les compromissions qu'ils pensaient être caractéristiques de la politique de parti. ils croyaient au contraire que le système de gouvernement français, avec son organisation plus bureaucratique, sa structure plus différenciée et son système de promotion par le mérite, était un outil plus logique et plus efficient pour œuvrer à la modernisation du pays. Cependant, en cherchant la modernité au détriment du politique, l'effort soutenu des rois français pour mettre leur gouvernement à l'abri du jeu des forces sociales rendit ce gouvernement moins stable que le système parlementaire dont ils s'abstenaient. J'avancerai l'idée que le pouvoir qu'avait la branche exécutive du gouvernement français de redistribuer le revenu national à des personnes privées exposait l'ancien régime au risque d'un soulèvement révolutionnaire 32. Contrairement à ce qu'espéraient et prédisaient ses défenseurs, l'absolutisme n'a pas facilité le 30. Les pétitions que les Parlements et les Etats de, provinces adressaient au roi étaient enrobées de considérations abstraites sur le droit des gens et les principes de la science économique. 31. En Angleterre, malgré le puissant réseau de protections qu'elle avait su se tisser, la East India Corn· pany fut soumise à une plus stricte réglementation gouvernementale du fait des réformes de Pitt en 1784. 32. Cf. Hernando de SOlO, The Other Path, New York, Harper & Row, 1989, p. 189·231.
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changement économique et social, il a au contraire débouché sur le favoritisme. La comparaison avec l'Angleterre nous fait voir dans le favoritisme une formule d'instabilité politique parce qu'il engendre des rivalités meurtrières entre les familles qui constituent l'élite de la nation. Quand les rentes de situation se distribuent sur la base de la fidélité à une personne, les conflits ne sont plus susceptibles de médiation et des pressions incessantes se font jour pour obtenir des changements de personnes dans le régime. En outre, en ouvrant la voie au favoritisme, les gouvernements de type discrétionnaire compromettent l'apparition d'un autre type de fidélité, plus abstraite et plus universelle, la fidélité à l'Etat 33 •
Le favoritisme et la chute de l'Ancien Régime
Pourquoi l'Ancien Régime s'écroula-t-il aussi brutalement? Pourquoi les élites qui bénéficiaient des nombreux privilèges qu'il accordait ne sont-elles pas venues à son secours au moment où il en avait besoin? Tocqueville a bien vu en quoi les traditions administratives de l'Ancien Régime ont créé la situation révolutionnaire qui a causé sa mort. Il estimait que ces traditions avaient fragmenté le corps social en petits groupes isolés: " chacune de ces petites sociétés ne vit donc que pour soi, ne s'occupe que de soi, n'a d'affaires que celles qui la touchent ,.3-4. Il voyait dans cette fragmentation sociale ce qui apportait une réponse à l'une des trois grandes questions que selon lui posait la Révolution: pourquoi la monarchie qui avait essuyé tant de tempêtes dans le passé est-elle tombée de façon aussi soudaine et aussi catastrophique ? 35
33. Cf. Joseph Suayer, On the Medieval Origins of the Modem Swe, Princeton N], Princeton Univer· sity Press, 1970. (Les origines médiévales de l'Etat moderne, Paris, Payot,1979). Strayer remarque que le cri· tère le plus décisif du développement d'un Etat est l'apparition d'un « transfert de loyauté de la famille, de la communauté locale ou d'une organisation religieuse à l'Etat, ainsi que 1" acquisition par cet Etat d'une autorité morale qui renforce sa structure institutionnelle et la suprématie théorique de sa loi. Au terme
de ce processus, les sujets acceptent l'idée que l'intérêt de l'Etat doit prévaloir et que la préservation de l'Etat est le bien social suprême. Mais le changement se fait d'habitude si gt:lduellement qu'il est difficile de vérifier ce processus dans les faitS; il est impossible de dire qu'à un certain moment sur l'échelle du temps la loyauté envers l'Etat est devenue la loyauté dominante., p. 9-10. Pour sa déflllÎtion de l'Etat, d . p.3-19. 34. Cf. A. de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolutwn (1856), Paris, GF Flammarion 1988, p. 188. 35. Ibid., p. 90 : • L'objet [de cet ouvrage] est de faire comprendre pourquoi cette gt:lDde révolution, qui se préparait en même temps sur presque tout le continent de l'Europe, a éclaté chez nous plutôt qu'ailleurs, pourquoi elle est sortie comme d'elle-même de la société qu'elle allait détruire, et comment enfLD l'ancienne monarchie a pu tomber d'une façon si complète et si soudaine _. Bizarrement, c'est la troisième interrogation qui a le moins retenu l'attention des historiens de la Révolution française. Dans l'immense
masse des publications du Bicentenaire, je ne connais pas de livre ou d'article qui traite du caractère soudain
de l'effondrement du régime. Et cependant l'histoire récente qui a vu l'effondrement du régime Marcos aux Philippines et celui du Shab en Iran devrait inciter les chercheurs à s'intéresser à cette question.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
Selon Norbert Elias, cette fragmentation de la société en groupes occupés d'eux seuls a été une conséquence voulue de la politique royale 36. Louis XIV fut à l'origine de cette politique: il voulait éviter une coalition de forces sociales qui pourrait représenter une menace pour la monarchie. Enfant, il avait pu se rendre compte que, lorsqu'elles étaient capables de surmonter leur aversion réciproque, la noblesse d'épée et la magistrature de robe pouvaient, en joignant leurs forces, se poser en rivales du roi. Pour éviter de nouvelles rébellions du type de la Fronde, il chercha à faire de la stratification sociale et du contrôle des termes de la mobilité sociale les instruments de sa domination. Il cultiva minutieusement les différences entre ordres et entre niveaux sociaux et instaura une étiquette de Cour qui renforçait ces différences 37. Les membres de la noblesse contrôlant des territoires, toujours selon T ocqueville, furent les premières victimes de cette volonté de la royauté d'être la seule à déterminer le statut social de ses sujets. Ce serait dorénavant une charte royale qui confèrerait la noblesse à une famille, quel que soit son statut dans la société de sa province; même les familles les plus en vue durent apporter les preuves de leurs titres et privilèges. Pour se conformer à cette décision royale, nombreuses furent les familles nobles qui durent acheter des titres leur permettant de garder les privilèges qu'elles avaient coutume d'exercer par tradition. Louis XIV convia les grandes familles du royaume à s'installer à Versailles où la vie de Cour devint un rituel à la hiérarchie très élaborée: quelques rares privilégiés y avaient droit à porter la chandelle du roi qui allait se coucher, à lui tendre sa cuiller au dîner et à porter sa chemise de nuit dans son cabinet. Sous ce rituel, la concurrence faisait rage pour obtenir des sinécures, des charges à l'armée, des bénéfices d'Eglise ainsi qu'occasionnellement des lettres patentes ou des monopoles de commerce ou de manufacture, ou encore des parts dans les fermes d'impôts indirects. Cette recherche du patronage royal devint, à la Cour, l'essentiel de la stratégie d'auto-perpétuation de la noblesse, mais elle allait aussi ruiner la prétention des nobles à être des dirigeants d'envergure nationale. Dévorée par le souci d'accéder au gâteau distribué par le gouvernement et par les rivalités que suscitait cette distribution, la noblesse perdit l'habitude de penser la société comme un tout ou de vouloir la diriger. La noblesse, une des premières victimes de l'absolutisme, allait connaître un sort similaire un siècle plus tard: elle sera aussi une des premières victimes de la Révolution 38. Louis XIV s'attacha à mettre en forme une hiérarchie distributive fort élaborée et savamment articulée. A côté de la pyramide des nobles, il construisit une pyramide d'offices bourgeois, nombre d'entre eux conférant d'ailleurs la noblesse, ce qui suscita une forte rivalité entre les membres de l'élite. La noblesse était en outre divisée par la rivalité entre épée et robe. La noblesse de robe mono36. Cf. Norbert Elias, lA société de Cour, Paris, Calmann-J.évy, 1974. 37. Montesquieu lui aussi a vu dans la dextérité avec laquelle la monarchie a su manipuler la stratifica· tion sociale la clef du succès de l'absolutisme en France. 38. Cf Tocqueville, op. cit., Livre II, chap. 9.
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polisait les offices héréditaires des cours de justice les plus hautes. L'épée dominait la propriété terrienne et possédait certains droits de monopole sur la production et la consommation des paysans. Elle monopolisait aussi la plupart des charges dans l'armée, l'Eglise et la diplomatie. Le roi maintenait ses distances à l'égard de ces deux groupes et exploitait leurs rivalités pour asseoir son autorité, autorité qui ne pouvait qu'être rehaussée par ce principe, auquel il tenait ferme, que les différences de rang ne dépendaient finalement que du bon plaisir royal. pouvait limiter la mobilité de ses sujets, quelque puissants qu'il eussent pu être. Autre atteinte au statut social de la noblesse de vieille souche, le roi accordait son patronage à de nombreux monopoles nouveaux, le plus important étant l'affermage de ressources fmancières du royaume. Les fermiers des impôts indirects étaient au sommet de la hiérarchie post-féodale. Plus bas dans la hiérarchie de la distribution étaient les propriétaires non nobles d'offices qui souvent conféraient des privilèges fiscaux, puis les bourgeois riches qui possédaient un monopole de production dans des affaires nouvelles, dans l'approvisionnement des armées ou dans des compagnies de commerce international. Plus bas encore dans la chaîne étaient les maîtres groupés en corporations qui avaient reçu un monopole de production anisanale 39• Ainsi, comme le notait Tocqueville, le bourgeois '" n'avait cherché qu'à créer de nouvelles injustices à son usage : on l'avait vu aussi ardent à se procurer des exceptions que le gentilhomme à maintenir ses privilèges »40. Laissée pour compte, hors de cette hiérarchie de distribution, il y avait la grande masse de la population qui ne pouvait pas participer à ce jeu de la recherche de rente parce qu'elle n'avait pas su trouver une forme d'organisation adéquate. Les paysans constituaient de loin le segment le plus nombreux de ce groupe. La tradition redistributive instaurée par les réformes de Louis XN transformait l'organisation économique et sociale en un jeu à somme nulle. Dans la vie économique, c'était le mercantilisme qui engendrait une mentalité de jeu à somme nulle* puisqu'il postulait que la somme totale de richesse ne saurait
n
39. Comme les autres groupes privilégiés, l'Eglise catholique jouissait aussi d'un monopole: celui de la foi. En contrepartie de l'exemption d'impôts, elle soutenait l'absolutisme en donnant sa bénédiction à la doctrine de la monarchie de droit divin. 40. Tocqueville, op. cit., p. 226 . • NDT: La théorie des jeux distingue les jeux compétitifs - ceux dont les joueurs n'ont aucun intérêt commun - et les jeux coopératifs (ou en coopération) où ils om des intérêts communs, soit totalement (cas de delll< automobilistes cberchant à éviter une collision) soit partiellement (cas du vendeur et de son client dont l'intérêt commun est l'échange du bien en cause, mais qui divergent sur le prix de cession). La plupart des jeux sont des mixtes de coopération et de compétition. Quand les intérêts en compétition sont diamétralement opposés, ils se traduisent par un jeu à somme nuUe (terme employé à la fin de Ce chapitre), où le gain positif de l'un des joueurs est le gain négatif (la perte) de l'autre. Dans ce dernier cas, il y a risque que ne subsiste pas même le minimum de coopération qui est rintérêt commun, chez les deux joueurs, de continuer la partie. C'est ce qui se passe dans le cas du jeu à un coup: cet aspect de la coopération dispa. raÎt et, s'il n'en existe pas d'autre, on retrouve le cas du jeu à somme nulle où rien n'interdit de"tirer le maximum de profit de la partie, ce qui se traduira par un maximum de pene pour le panenaire, qui, ainsi, n'a pas à être ménagé. Au contraire le jeu répétitif (de période indéfinie) garde au moins un aspect coopératif, celui qu'implique chez les deux joueurs la nécessité ou la volonté de continuer à jouer : il incite donc à ne pas tirer d'un coup le profit maximum et de laisser au partenaire le moyen et des raisons de continuer à jouer. Cf. Morton D. Davis, lA théorie des jeux, Paris, A. Colin, 1973.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
s'accroître. Le gain d'un individu étant pour lui la perte d'un autre, le mercantilisme incitait à l'apparition d'une société du ressentiment. Le système politique incitait fortement les marchands à chercher un surplus de profits à travers la recherche de rentes de situation. li en est résulté ces luttes à propos de distribution que nous connaissons et qui ont caractérisé les interactions entre groupes de marchands bien organisés, nonobstant leur profession de foi dans les avantages de la liberté économique. Du temps de l'Ancien Régime, les marchands faisaient immanquablement profession de libre échangisme, sauf quand les restrictions au commerce qui les protégeaient risquaient d'en être affectées. Quant aux membres des corporations, leur mentalité de jeu à somme nulle n'a jamais été mise en doute. Aucun historien n'a pu jusqu'ici nous présenter un porteparole de corporation souscrivant à l'idée qu'un système concurrentiel aurait des avantages. Cette mentalité de jeu à somme nulle avait une expression parallèle en politique dans l'accent qui était mis sur l'étiquette de Cour et sur le rang, ce qui impliquait que toute modification des droits attribués à un groupe altérait automatiquement la relation de ce groupe aux groupes rivaux. Dans les cas où la hiérarchie est minutieusement articulée, toute perte de pouvoir dans le domaine professionnel est durement vécue sur le plan social puisque tout gain de rang, pour un individu ou un groupe, signifie pour les autres un statut dévalorisé. Au ISe siècle par exemple, les élites financières s'opposèrent âprement à des réformes qui limiteraient leur contrôle sur les finances du royaume parce qu'elles ne voulaient pas poursuivre leurs relations avec les vieilles familles terriennes sur la base d'un statut dévalorisé. Une société divisée en groupes fermés et « ne s'occupant que de soi », voilà le résultat de la politique de Louis XIV. Selon Elias, '" le fait est que le renforcement des différences, oppositions et rivalités entre les ordres, et plus spécialement entre leurs élites, et, à l'intérieur de chaque ordre, entre les différents degrés et niveaux de la hiérarchie de statut et de prestige, faisait partie des maximes inébranlables de sa stratégie de domination. Il est manifeste que les oppositions et jalousies entre les élites les plus puissantes du royaume sont à la base même de la puissance royale, qu'elle s'exprime dans les notions de "puissance illimitée" et d' "absolutisme" »41. Après la mort de Louis XIV, cette exploitation de la mobilité sociale fut davantage influencée par les luttes pour le pouvoir au sein de la Cour que par l'arbitraire royal. En conclusion, Elias y insiste encore, bien que la capacité de la royauté à manipuler la hiérarchie sociale eût décliné, les groupes étaient à ce point accoutumés à se voir imposer des normes de comportement renforcées par leur dépendance et leur soumission que cette situation contribua à transformer les tensions et conflits qui les opposaient en une relation d'hostilité permanente. Avec leur conscience aiguë des distinctions sociales et parce qu'elles ne savaient pas oublier leur rivalité passée, ces élites furent
41. N. Elias, op. cil., p. 52.
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dans l'incapacité de serrer les rangs pour protéger le système qui leur garantissait leur statut. Les privilèges et la Révolution
Les théoriciens de l'économie, au 18· siècle, avaient su voir le poids énorme dont la prolifération des privilèges grevait l'Etat. Mais les programmes de réforme ne connurent jamais beaucoup de succès auprès de l'élite - ou des élites - parce que les détenteurs de monopoles n'avaient pas de porte-parole commun. Autre point, qui touche au fond du problème, il n'existait pas d'institution où les groupes privilégiés pussent négocier les uns avec les autres ou avec les groupes exclus du pouvoir. Selon Elias, " les groupes de pointe, les élites monopolistes étaient devenus les prisonniers des institutions; ils se maintenaient réciproquement dans les positions de force privilégiées qu'ils occupaient. Le "corps à corps" des élites monopolistes, leur incapacité à regarder en face leur propre défonctionnalisation, joints au manque de souplesse de leurs sources de revenus qui rendait difficiles des concessions économiques - telle la limitation des privilèges fiscaux - empêchaient la transformation pacifique des institutions et leur adaptation à la nouvelle répartition des forces,. 42. Dans la France d'Ancien Régime, il n'y avait pas deux groupes sociaux payant les mêmes impôts, il n'y avait pas deux activités industrielles ou d'importation imposées de la même façon ni deux provinces acquittant les mêmes impôts ou disposant des mêmes privilèges. Des différenciations étaient apparues non seulement entre les diverses classes sociales mais aussi au sein des mêmes groupes sociaux: ceux qui résidaient à Paris jouissaient de privilèges que n'avaient pas ceux des autres villes, la bourgeoisie de La Rochelle n'avait pas grand chose en commun avec celle de Toulouse. David Bien a soutenu qu'il se peut bien que les différences entre membres de la noblesse aient été plus vives que celles qui existaient entre la noblesse et les autres groupes sociaux 43. Tocqueville le note aussi: « Quand le bourgeois eut été ... bien isolé du gentilhomme, et le paysan du gentilhomme et du bourgeois; lorsque, un travail analogue se continuant au sein de chaque classe, il se fut fait dans l'intérieur de chacune d'elles de petites agrégations particulières presque aussi isolées les unes des autres que les classes l'étaient entre elles, il se trouva que le tout ne composait plus qu'une masse homogène, mais dont les parties n'étaient plus liées» «. Dans son mémoire Sur les Administrations provinciales qui fit l'objet d'une publication posthume en 42. Ibid. p. 316. Une des difficultés était que les divers privilégiés possédaient sous la forme d'offices ou de privilèges fiscaux des biens qui ne pourraient pas trouver facilement à se négocier dans un système différent. 43. Voir David Bien, «La réaction aristocratique avant 1789: l'exemple de l'armée ., Anrwles ESC 29, 1974, p. 23-48 et 505-534, ainsi que « The Army in the French Enlightenment: Reform, Reaction, and Revolution " Past and Present 85, nov. 1979, p. 68-98. 44. Cf. Tocqueville, op. cit., p. 226.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
1787, Turgot commentait en ces termes l'atomisation de la société en clans préoccupés d'eux-mêmes: «La cause du mal, Sire, vient de ce que votre nation n'a point de constitution; c'est une société composée de différens ordres mal unis, d'un peuple dont les membres n'ont entre eux que très-peu de liens sociaux, où par conséquent presque personne n'est occupé que de son intérêt particulier exclusif, où presque personne ne s'embarrasse de remplir ses devoirs, ni de connoître ses rapports avec les autres; de sorte que dans cette guerre perpétuelle de prétentions et d'entreprises que la raison et les lumières réciproques n'ont jamais réglées, Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les droits d'autrui, quelquefois même pour user des siens propres. Vous êtes forcée de statuer sur tout, et le plus souvent par des volontés particulières; tandis que vous pourriez gouverner comme Dieu par des loix générales, si les parties intégrantes de votre empire avoient une organisation régulière et des rapports connus» ü. Ce qui explique ce témoignage de Turgot, c'est le fait que, dans un régime centralisé et autocratique, on n'observe pas d'interactions de coopération ou de stratégie entre les groupes sociaux parce que personne ne pense que ses propres intérêts ou choix puissent dépendre des choix d'un autre individu ou d'un autre groupe. De ce fait, aucun groupe n'est incité à négocier avec les autres. Cette absence d'interaction stratégique a eu, entre autres, une conséquence : aucun de ces groupes n'eut une perception cohérente du système de distribution dont il était un élément. Au lieu de cela, la relation entre les différents ordres était dominée par le ressentiment que provoquaient les privilèges dont jouissaient les autres, alors que chacun gardait jalousement ses propres privilèges. On peut voir un exemple de cette incapacité de s'élever à une vue d'ensemble dans le vote du Tiers-état de Bretagne, en 1752, contre le « vingtième » (un impôt sur tous les individus, quel que soit leur statut). Exactement comme le premier et le second Ordre, le Tiers vota contre cet impôt dans la crainte de voir augmenter ce qu'il aurait à payer, pensant seulement en termes de protection de ses propres privilèges. Sur les bancs du Tiers, il n'y eut personne pour se lever qui aurait eu assez de prescience pour réaliser que, comme groupe, il serait à leur avantage d'approuver cet impôt parce qu'il impliquait que les premier et second Ordres seraient soumis aux mêmes impôts que le Tiers. L'expansion économique du 18 e siècle a été une cause supplémentaire de tension. La mobilité s'était certainement accrue au cours du siècle, et d'abord, au plus haut de la hiérarchie, avec les mariages mixtes entre riches financiers et membres de l'aristocratie de vieille souche -16. Mais les groupes qui avaient
45. Turgot, Œuvres posthumes de M. Turgoc ou Mémoire de M. Turgoc sur les administrations provincia· les, Lausanne 1787, p. 9. Reproduit in P.S. Dupont de Nemours, Œu'ures policiques et économiques, IV, Nen· deln, KTO Press, p. 159. 46. Voir ci·dessus chapitre 9.
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été exclus du monopole du pouvoir gagnèrent aussi en force. Des privilèges ont sans doute été accordés au cours du siècle à de nouveaux-venus, mais la demande croissante de privilège suscitée par la rapide expansion économique n'était pas satisfaite ~7. Le secteur réglementé ne pouvait pas croître assez vite pour absorber le secteur informel en expansion. L'existence de droits de propriété qui donnaient un supplément de pouvoir aux groupes de type corporatif fut de fait une barrière à la réforme. Parce que la royauté accordait son soutien aux corporations, le nouveau secteur proto-industriel était légalement isolé et forcé d'opérer hors du cadre des réglementations. Comme en outre l'administration de l'Ancien Régime, de par sa structure, avait acquis de l'autonomie, comme elle était constituée d'offices qui étaient devenus autant de propriétés privées que l'Etat n'avait plus les moyens de racheter, il en résultait une impasse institutionnelle complète. Mançur OIson a soutenu que les coalitions de distribution introduisent des divisions dans la vie politique. Quand les groupes commencent à se distinguer les uns des autres par des codes de comportement extrêmement nuancés, ils prennent de plus en plus l'allure de castes, fragmentant ainsi de plus en plus la vie politique 48. De fait, Louis XIV a légué au 18 e siècle une société où les privilèges étaient une incitation à la désintégration sociale. L'état de choses qu'avaient instauré ses réformes était devenu un statu quo encore en vigueur à la veille de la Révolution. Aucun groupe n'aurait toléré la moindre perte de privilège, fût-ce celle d'un privilège d'étiquette. Et, les élites se traitant en adversaires, aucune d'entre elles ne pouvait représenter la nation. Chaque groupe se souciait trop de ses propres privilèges pour parler en faveur d'un régime en mauvaise posture. Chacun était tout disposé à aider à la limitation du privilège des autres et contraire à l'idée qu'il pourrait être sous la domination d'un autre segment de la société ou perdre de son rang. Toute tentative de réforme était considérée comme un défi à l'équilibre social. Aucune branche du gouvernement n'était assez forte pour imposer des réformes à une autre branche et la position du roi n'était plus assez assurée pour qu'il pût courir la chance de s'engager dans des changements radicaux au risque de perdre le soutien du clergé ou de la noblesse. Elias décrit brillamment cette situation: " Comme des boxeurs figés dans un corps à corps, aucun des groupes privilégiés n'osait changer de position, de peur que le moindre changement d'attitude ne compromît des privilèges ou ne favorisât des rivaux. Mais, à la différence d'un match de boxe, il n'y avait pas d'arbitre capable de séparer les combattants· et de relancer le combat ,,49.
47. D. Bien, • Manufacturing Nobles; The Chancelleries in France to 1789., The Journal of Modern Hislory 61, 1989, p. 450-486. 48. Mançur Oison, The Rise and Decline of Nations: Economie Growth, Sta[!/lalion, and Social Rigidi· lies, New Haven CT, Yale University Press, 1982, p. :47.53. 49. N. Elias, op. cit., p. 314-5.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
A l'heure de vérité, l'Ancien Régime ne put trouver que bien peu de défenseurs. " Je songe à cette division presque infinie, et je comprends que, nulle part les citoyens n'étant moins préparés à agir en commun et à se prêter un mutuel appui en temps de crise, une grande révolution a pu bouleverser de fond en comble une pareille société en un moment. J'imagine toutes ces petites barrières renversées par ce grand ébranlement lui-même; j'aperçois aussitôt un corps glacial plus compact et plus homogène qu'aucun de ceux qu'on avait peut-être jamais vus dans le monde» 50. Au lieu de s'unir pour défendre la structure qui leur procurait leurs rentes de situation et leurs privilèges, les élites de la France d'Ancien Régime voyaient les privilèges des groupes adjacents avec rancœur. Chacun d'entre eux arriva aux Etats Généraux en 1789 avec l'objectif de se battre pour conserver ses exemptions, mais aucun ne s'était préparé pour défendre le système lui-même. En d'autres termes, les élites qui bénéficiaient du jeu de la redistribution n'avaient pas été touchées par la grâce d'une conscience de classe. Elles n'identifiaient la royauté ou son gouvernement à aucun intérêt général supérieur au leur qui valût la peine qu'on se battît pour lui. Une fois réunie en assemblée, la communauté nationale ne considéra pas que le régime avait quelque chose de plus à offrir que la somme des intérêts individuels. Et c'est ainsi que ce qui avait demandé tant de générations aux rois de France à construire put disparaître en un clin d'œil.
50. Tocqueville, op. cit., p. 170.
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Caveat emptor : Les marchés et l'histoire
Il est facile de se méprendre sur les raisons qui ont présidé à l'élaboration d'un livre qui, comme celui-ci, s'attache à mettre un certain nombre de questions en perspective. C'est pourquoi je crois bon de l'assortir d'un" avertissement à l'acheteur ». Les documents de première main que j'ai utilisés sont essentiellement français, mais je propose le reflet de la France à travers un miroir anglais, ce en quoi je rejoins l'esprit de ces pionniers français de l'économie politique qui ont pareillement confronté les deux nations afin de mieux saisir les caractères propres à l'organisation économique française. Ils ont cru, comme je le fais, qu'il y a beaucoup à apprendre concernant une nation en enquêtant sur d'autres avec une méthodologie identique. Cette étude comparative se limite à un certain nombre de thèmes-dé que j'ai surtout retenus à cause de ce qu'ils peuvent apporter d'interprétations nouvelles dans les discussions en cours entre historiens. On n'y trouvera qu'un traitement partiel des questions économiques. Mon but n'a pas été de déterminer des niveaux de production ou de comparer des taux de croissance. Ce livre ne traite donc pas du retard de développement relatif de l'agriculture et de l'industrie françaises: une telle étude supposerait une discussion sur la mesure et le mode de calcul des paramètres en jeu qui serait tout à fait extérieure aux fins que je poursuis avec ce livre 1. Je ne me risque pas davantage à traiter de questions d'organisation familiale ou domestique ou encore de démographie 2 • Entre les structures et l'action indi-
1. Cf. Patrick O'Brien et Caglac Keydor, Economie Growth in Britain and France 1780-1914: Two Paths to the Twentieth Century, Londres, G. Allen & Unwin, 1978. 2. Cf. Jack A. Goldstone, State Breakdown: Revolution and Rebellion in the Ear/y Modern World 1640-1848, University of California Press, 1991.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
viduelle, il existe un domaine où règnent les symboles, la rhétorique et l'idéologie. Pour mieux comprendre le passage à la société industrielle, il faudra savoir incorporer les concepts des chercheurs qui travaillent sur ces questions. T outefois la théorie économique a déjà fait quelques incursions préliminaires, mais imponantes, dans ce domaine 3. Un dialogue devra s'instituer entre économistes et historiens des cultures si l'on veut mieux comprendre le rappon qui existe entre le système économique et les autres secteurs du compone ment social. Je tiens avant tout à ce que le lecteur prenne garde à l'emploi que je fais ici de la théorie du marché et de sa terminologie. Ce livre n'est pas une défense et illustration de la non-intervention gouvernementale, il se démarque radicalement des idéologies de l'économie libérale classique ou du laissez-faire et ne prend pas à son compte l'idée que le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins ou celle que le marché résoud tous les problèmes pour peu que le gouvernement se tienne à l'écan. Il ne défend pas davantage l'idée qu'il puisse exister des marchés n'obéissant pas à des règles dont la définition est d'ordre politique. La croissance économique considérable de la France et de l'Angleterre au cours du dix-huitième siècle manifeste clairement le rôle qu'ont joué les gouvernements comme tierces panies arbitres et comme garants des droits de propriété. L'histoire des deux pays donne à penser que le développement de marchés ccncurrentiels suppose, de la pan du gouvernement, la création de structures susceptibles de résister à la capture de ces marchés par des coalitions de groupes privés dont les intérêts locaux font obstacle à la formation de marchés nationaux et internationaux. Les deux expériences anglaise et française indiquent que les marchés se construisent politiquement et que l'intervention gouvernementale est souvent nécessaire pour permettre le développement de marchés concurrentiels. On ne me verra dire nulle pan que l'action réglementaire du gouvernement est par nature inefficace. Il se peut du reste que les profits de l'échange soient captés du fait de liens entre individus reposant sur la recherche de rente ou sur le favoritisme. Dans la France du 18< siècle, il y eut croissance, même au sein des corporations de métiers ou dans d'autres secteurs de l'économie tout aussi étroitement réglementés. Le commerce des grains par exemple, qui était strictement réglementé, fut fon efficace pour éliminer les pénuries. Cette efficacité accrue a tenu au fait que l'intervention du gouvernement est allée dans le sens de la libené des marchés régionaux et national. En imposant une limite aux tentatives des autorités locales et des marchands qui souhaitaient maintenir les monopoles locaux, les agents de l'Etat central contribuèrent à faire sonir le
3. La plus notable de ces incursions est celle de Douglass C. Nonh, Structure a,uJ Change in Economie History, New York, W.W. Nonon, 1981, p. 4:"59. Nonh s'cst proposé de traiter l'idéologie selon une approche cohérente avec la théorie économique, mais on ne peut encore savoir si ses recherches inspireront
des
travaux intéressants. Cf. aussi Roben H. Frank, Choosing the Right Pond: Human Behavior and the Quest for Status, New York et Oxford, Oxford University Press, 1985.
C11/EA T EMPTOR : LES MARCHÉS ET L'HISTOIRE
341
royaume de l'économie de crise caractéristique des siècles antérieurs. Bien que la recherche de rente et le favoritisme aient engendré une plus grande productivité et dégagé des profits destinés à se réinvestir, ces gains en productivité eurent des coûts et des avantages qui se répartirent inéquitablement entre les membres de la société. l'examinerai en détail dans mon dernier chapitre ce qui sépare mes conclusions de celles de l'idéologie classique du laissez-faire. L'histoire nous enseigne que l'expansion des marchés rend souvent les inégalités plus intenses dans les sociétés traditionnelles, de sorte que, dans le débat actuel sur le processus de modernisation des sociétés, certains voient dans le marché la source de l'inégalité et de l'injustice pour celles qui restent traditionnelles. lis présument que les paysans risquent finalement de passer au-dessous du seuil de subsistance s'ils sont intégrés à un système de marchés et que l'expansion de ces marchés diminue leur niveau de vie, comme elle fait d'eux des exploités. On impute souvent la concomitance entre l'inégalité que l'on observe et la croissance des marchés à l'effet destructif que ceux-ci auraient sur la matrice sociale pourvoyeuse de sécurité pour les sociétés paysannes traditionnelles. Voir les choses ainsi, à mon sens, c'est confondre l'effet direct des marchés avec les conditions dans lesquelles ils s'instaurent. li faut traiter de façon séparée le développement des marchés et leur effet sur la condition des paysans. Les économistes sont unanimes à voir dans la spécialisation (qui résulte de l'extension des échanges au delà de l'horizon du village ou de la région) et dans la division du travail deux conditions de l'accroissement de la productivité. Mais, en accroissant le nombre des partenaires, le marché, en s'étendant, augmente aussi l'incertitude de façon considérable. La densité des réseaux sociaux qui caractérise les sociétés traditionnelles assurait le respect de règles non écrites qui réduisaient l'incertitude des échanges, et par là même les coûts de transaction, mais ces normes ne se maintenaient que parce que les acteurs comptaient sur la permanence des interactions qu'elles supposaient. Avec l'expansion des marchés et l'apparition de « forains» dans le circuit des échanges, les réseaux sociaux allaient perdre en importance et les acteurs locaux de l'échange n'allaient plus observer dans leur comportement la retenue qu'ils s'imposaient lorsqu'ils s'y sentaient tenus par la nécessité d'assurer la continuité des interactions entre eux. La conséquence en fut l'apparition de nouvelles institutions dont on avait besoin pour réduire l'incertitude de l'échange en donnant l'assurance que les forains, étrangers à la communauté, respecteraient les accords conclus avec eux. Ce furent souvent des agents des élites locales qui satisfirent ce besoin; ils en profitèrent pour étendre leur contrôle du marché au nom de la nécessité d'assurer la police du marché ou d'autres services. En agissant comme une tierce partie chargée de veiller à la préservation des droits de propriété et à l'exécution des con~rats, les élites locales accrurent leur poids de négociateurs vis-à-vis de la paysannerie, ce qui allait rendre plus coûteuse et plus difficile la participation de celle-ci aux transactions sur le marché. Le coût plus faible de l'information, les économies d'échelle et la meilleure exécution des contrats allaient sans doute contribuer
342
HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
indirectement au bien-être de la paysannerie, mais les bénéfices les plus notables allaient échoir aux élites qui, c'est typique, agençaient les règlements de façon à restreindre l'accès au marché de groupes plus faibles. Ainsi, dans une société fondée sur l'inégalité, la croissance des marchés tend-elle à renforcer la main des élites dans leur marchandage déjà inégal avec les autres groupes; cela leur permet de tirer un parti maximal de leur meilleur accès aux ressources, au capital et à l'information. Ce qui est important, c'est que les marchés en euxmêmes n'ont pas produit comme une conséquence automatique ces inégalités de distribution; ce sont les institutions mises en place pour les gérer qui ont souvent été à la source de ces inégalités. En créant des profits monopolistiques à leur propre usage, les autorités locales limitaient l'efficacité des marchés qu'elles supervisaient. En effet les bénéfices que les marchés auraient pu apporter aux paysans sous forme de revenus plus élevés ou d'incertitude réduite ne pouvaient être captés dans leur totalité par ceux-ci, ce qui explique pourquoi la participation de la paysannerie aux marchés a été limitée. Les marchés ont souvent été, à l'origine, des concessions octroyées par le roi à la noblesse ou aux villes en échange de leur loyauté ou de revenus. Les institutions politiques qui auraient été requises pour soutenir l'échange de ces droits de propriété ne se développèrent jamais, car les élites n'allaient pas abandonner leurs droits, une fois acquis, sans qu'il y eût compensation, en contrepartie, pour la valeur de la rente qu'elles en attendaient pour les temps à venir. Aussi les phénomènes de collusion persistèrent-ils, de même que le pouvoir monopolistique des élites auxquelles les droits de propriété avaient été alloués à l'origine·. Cet équilibre eut des conséquences en matière de distribution, et en particulier celle-ci: un transfert de revenu des paysans vers les élites urbaines ou seigneuriales. Il y eut aussi des pertes d'efficience liées à la répugnance des paysans à participer au jeu des marchés: si la production paysanne avait pu s'intégrer complètement au système de marché, la société en serait devenue plus riche. Elle s'appauvrit au contraire parce qu'il n'y avait pas, pour les contrats politiques, de marché qui aurait permis aux élites de négocier la liquidation de leurs droits de propriété sur la tutelle des marchés 5. 4. L'influence politique et la formation de cartels ont procuré aux élites du début de l'ère moderne des avantages qu'elles auraient été incapables de retirer de stratégies de production concurrentielles. Les primes anglaises aux grains du dix-huitième siècle (les grain bounties), qui ont protégé les grandes exploitations britanniques en une période de prix à la baisse, nous fournissent un excellent exemple de la façon dont les élites ont su assurer leur domination, non parce qu' elles produisaient de manière plus efficiente, mais parce que leurs intérêts économiques s'appuyaient sur l'autorité coercitive de l'Etat. 5. Les Enclosure Acts du Parlement britannique (la législation du droit de clôture) sont un bon exemple
d'une telle négociation: les droits de propriété traditionnels furent liquidés de telle sorte que les gains provenant de l'expansion des relations de marché purent être captés: les seigneurs terriens en retirèrent une
rente plus élevée, que le roi fut alors en mesure de taxer. Le coût d'une négociation locale destinée à permettre la clôture de façon contractuelle aurait été trop élevé: elle aurait supposé des harmonisations de procédure dont il aurait fallu déterminer à l'avance la normalisation et la mise en application. En Angleterre, cela put se faire par initiative parlementaire parce que les droits de propriété du roi n'en étaient aucunement affectés. En France, il y aurait fallu le consentement du roi et sa participation effective, puisque, selon
CA lŒA T EMPTOR : LES MARCHÉS ET L'HISTOIRE
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L'Ancien Régime français n'a pas produit les institutions politiques qui auraient été susceptibles de capter et de réallouer les gains en efficience que l'on pouvait attendre d'une redéfinition des droits de propriété ou de l'abolition de privilèges. il aurait fallu une institution, ou au moins une réglementation, pour fournir aux élites privilégiées une part équitable de ces gains en efficience liés à une réforme des droits de propriété, et pour les assurer rétroactivement que ces droits ne seraient ni violés ni confisqués. Si une telle réglementation n'a pu voir le jour dans la France d'Ancien Régime, cela tient au rôle central impani au roi, de qui dépendait en définitive la création de cette institution. Or celui-ci ne pouvait être panie à des changements institutionnels qui auraient eu pour effet, même temporairement, de réduire le flux des revenus dans les coffres de la Couronne. La rigidité institutionnelle apparaît chaque fois que des changements compromettent le flux du revenu royal. Il y a une leçon simple, mais fone, à retenir de cette défaillance politique de l'Ancien Régime: pour qu'un régime soit susceptible de s'adapter, pour qu'il survive, il est essentiel que se forment des marchés politiques sur lesquels tous les biens sociaux, tous les droits de propriété puissent être négociés, transférés ou convenis en liquidités 6. Le système de l'échange économique dépend en définitive de la plus ou moins grande facilité avec laquelle les droits de propriété issus d'un contrat politique peuvent être négociés, de telle sone que la société soit en mesure de capter les gains que procurent les nouvelles techniques et les marchés. Traiter des voies différentes qu'ont prises les gouvernements français et anglais de l'époque pour réduire le coût des échanges entre individus afin que ceux-ci parviennent au point où tous les échanges possibles s'effectuent, voilà la matière de ce livre. Je pars de l'idée que ce qui a joué un rôle essentiel pour l'expansion économique européenne, c'est la capacité des gouvernements à doter la société des institutions nécessaires pour que les individus puissent procéder à des échanges jusqu'au point où il n'en est plus de possibles. Je sais peninemment que l'action économique ne va pas sans frictions et sans coûts. Les frictions inhérentes à la plupart des activités économiques, le coût des transactions, celui de la mise sur pied de programmes, les incenitudes, l'asymétrie de l'infor-
Suite note 5 page 342 sa doctrine. les biens et droits communaux étaient en dernière analyse concédés par le roi et appartenaient autant aux générations futures qu'à la génération en vie. En outre les revenus attachés à ces droits relevaient
de la collecte des impôts royaux. En France, il n'aurait pas été facile pour le roi de capter les gains en effi· cience qu'aurait apportés la clôture des communaux: en effet, les seigneurs terriens - c'est-à-dire ceux qui
en auraient profité le plus - pouvaient dans la plupan des cas revendiquer l'exemption d'impôt. Cf. Rom, Peasants and King, chap. 4. 6. Barry Weingast soutient, dans le même esprit, que la guerre de Sécession aurait pu être évitée en Amérique si le Nord avait su imaginer des compensations pour les propriétaires terriens sudistes qui perdaient leurs esclaves. Cene incapacité à pourvoir à un contrat tel que son application rétroactive aurait
été garantie a interdit toute solution pacifique du conflit. Institutions and Politieal Comitment : A New Poli· lieal Eeonomy of the Ameriean Civil War Era, polycopié, Hoover Institution, nov. 1991.
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HYPOTHÈSES ET CONCLUSIONS
mation, tous ces éléments interviennent dans les relations contractuelles qui façonnent l'évolution d'une société. En d'autres termes, c'est parce que les individus sont dans l'obligation de faire face à ces frictions et à ces coûts qu'ils acquièrent la motivation nécessaire pour passer des contrats entre personnes privées d'une part, avec leur gouvernement et le roi d'autre part. Ces coûts, et les contrats destinés à les maîtriser, voilà le thème central de cette étude. Ce que j'ai défini comme le coût d'organisation du système économique risque de susciter chez de nombreux lecteurs des questions d'ordre moral. Je ne crois pas que les arguments moraux et esthétiques se construisent à partir d'une autre matière que les arguments économiques. « Dire que le meurtre est un mal n'est ni plus ni moins vrai que dire: la loi de la demande est raisonnable ,,7. Je partage ce jugement de McCloskey. On étudie les lettres, ou l'éthique, pour devenir compétent en matière de goût. De la même façon, l'étude de l'histoire économique devrait donner une compétence en matière morale et sociale. Je ne saurais trop insister sur un dernier caveat. Ce livre se propose de comprendre la logique sous-jacente à l'évolution des institutions de l'Ancien Régime. ]' ai tenté d'évaluer les coûts possibles et probables auxquels la société a été exposée du fait de ces institutions et, pour les calculer, j'ai formulé des hypothèses dont la validité est encore à vérifier. Un long travail de recherche sera nécessaire pour déterminer si mes conjectures sont fondées; il devrait donner lieu à des publications plus volumineuses que ce livre, qui ne représente qu'un premier pas hésitant sur la voie de la compréhension de l'origine des institutions de l'Ancien Régime, des raisons de leur émergence et de leur coût probable pour l'économie. Keynes notait que la théorie économique « est une méthode plutôt qu'une doctrine, un dispositif intellectuel, une technique de pensée, qui permet à celui qui en est pourvu de formuler des conclusions correctes » 8. Bien qu'un seul auteur ne puisse prétendre traiter avec compétence de tous les points que j'évoque, je me suis proposé d'illustrer une approche des problèmes qui me paraît féconde et susceptible de s'appliquer à d'autres cas - ceux qui intéressent plus particulièrement le lecteur en fonction de sa formation et de l'orientation de ses recherches -. Je souhaite que celui-ci poursuive mon effort et perçoive ainsi des prolongements inédits dans son propre domaine de travail.
7. Donald N. McCloskey, The Applied 7beory of Priee, 2< éd., New York, McMillan, 1985, p.I72. Ce ffiJ.fluel comporte assez de références à l'histoire économique pour que sa lecture soit profitable aussi bien aux historiens qu'aux économistes.
8. lM. Keynes, Cambridge Economie Handbook Series,
«
Introduction " cité par A. Breton,
sentative Governments and the Formation of National and International Policies
mars 1981, p. 356-373.
»,
«
Repre-
Revue Economique, 2
Sixième Partie
THÉORIES ET PERSPECTIVES DE MÉTHODES
ÉPILOGUE
De l'art d'administrer la preuve et de convaincre en histoire et en economle 1
•
Ce livre aura montré, je l'espère, qu'historiens des sociétés et économistes ont intérêt à échanger leurs vues et à prendre en considération leurs approches méthodologiques différentes. Les paradigmes différents propres à l'une et l'autre discipline imposent des limites aux résultats auxquels chacune peut prétendre. Le paradigme de l'histoire sociale n'est pas un instrument adéquat pour rendre compte de la formation des institutions économiques au moment décisif de l'émergence de marchés concurrentiels. L'économie, de son côté, et en particulier l'histoire économique, n'a pas été en mesure de rendre compte de l'origine et du caractère des institutions qui ont facilité la transition d'une économie fermée, traditionnelle, à une économie moderne ouverte. Les économistes ne disposent pas des instruments nécessaires pour traiter les mutations majeures de l'histoire, non plus que la variation des normes et des goûts. Pour comprendre l'histoire des institutions politiques et économiques responsables de la transformation spectaculaire de l'Europe économique des débuts de l'époque moderne, il faut évaluer les unes par rapport aux autres les hypothèses, la logique et les prévisions qui relèvent du paradigme de chacune des deux disciplines. Ce sont les problèmes, plus que le pays ou l'époque, qui doivent motiver la recherche. Les méthodes de l'histoire comparative sont nécessaires pour mettre en perspective le thème traité. On ne peut comprendre les changements qui affectent les institutions qu'en se fondant sur des études de cas détaillées qui tiennent compte du jeu complexe de nombreuses variables, elles-mêmes affectées par le changement. Selon toute vraisemblance, le dialogue qui s'instaurera entre historiens des sociétés et historiens économistes débouchera sur des perspectives qui sont de nature à intéresser les experts en politiques de développement. Pour un historien, le concept d'« industrialisation" a une compréhension plus large que la seule introduction de méthodes de production de masse et la naissance des usines. L'industrialisation a suscité une profonde transformation
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THÉORIES ET PERSPECTIVES DE MÉTHODES
sociale que nous comprenons encore mal et dont de nombreux effets nous échappent. C'est pourquoi les historiens se sont mis en quête d'une explication générale, hors du cadre de leur discipline. Les marxistes, qui ont mené une longue enquête systématique sur le changement social à grande échelle, ont fourni une explication commode du changement en invoquant une lutte entre forces historiques opposées, celles du capitalisme et du pré-capitalisme, ou encore celles de la modernité et de la tradition. De nombreux historiens ont utilisé les catégories dialectiques du marxisme, non sans un considérable succès. Le modèle marxiste a été admis à une époque où sa fécondité interprétative était plus grande que celle d'autres modèles concurrents, mais certains faits sont restés rebelles à son interprétation. De nombreuses questions restent sans solution, qui requièrent sans doute un autre type d'approche. Cherchant à vérifier si les institutions secrétées par les sociétés industrielles et pré-industrielles pour allouer les ressources fonctionnent selon des principes similaires, j'ai exploré, dans ce livre, la fécondité d'un système d'analyse tout différent. Ce système suppose, dans son principe, que les décisions obéissent toujours à une rationalité cohérente chez des individus soumis aux contraintes d'institutions et de facteurs donnés (ressources naturelles, capital, travail) ainsi qu'à celles des évènements. li fallait alors nous demander: les différences entre nations, tant à l'époque pré-industrielle qu'industrielle, sont-elles dues à l'apparition d'une moralité capitaliste, tournée vers l'acquisition, comme le soutiennent les marxistes? 1 Ou les changements intervenus dans la structure des marchés et des institutions ont-ils produit des incitations qui ont provoqué chez les membres de ces sociétés une réaction spécifique?
La grande mutation
La plupart des économistes comme des historiens considèrent que les lois auxquelles obéissent nos sociétés de marché actuelles ne valent pas quand il s'agit d'étudier les sociétés pré-industrielles. John Stuart Mill fut l'un des premiers praticiens de la « triste science» [l'économie politique] à estimer que les lois classiques de la valeur « n'ont de sens que pour une économie dans laquelle l'échange est déterminé par le marché ». Il minimisait encore plus la portée uni-
1. Karl Popper, à propos du « matérialisme. de Marx : « li parle parfois de phénomènes psychologiques tels que la cupidité ou la motivation du profit, etc, mais il ne les utilise jamais pour expliquer l'histoire. Bien plutôt, il les interprète comme des symptômes de l'influence corruptrice du système social, c'est-à-dire d'un système d'institutions qui s'est développé dans le cours de l'histoire; autrement dit, comme effets
plutôt que causes de la corruption >. Ce qui signifie que ce furent des forces associées à un régime donné par des agents pris dans les mailles d' un système social déterminé .. On ne peut pas les généraliser au point qu'elles couvriraient l'ensemble de l'histoire ou des régimes possibles. Karl R. Popper « Economie Historicism., The Open Society and its Enemies, 2 vol. New York, Harper and Row, 1963, t.2, p. lOI. Traduction française: La société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979.
DE L'ART D'ADMINISTRER LA PREUVE ...
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verselle de l'analyse économique en soutenant que« la concurrence ... n'est devenue de façon significative le principe de base des contrats qu'à une époque relativement moderne". Ce qui caractérisait l'histoire, pour Mill, c'était un comportement reposant sur la coutume et mu par une conception de la valeur antérieure aux marchés. Un autre économiste également, John Hicks, s'est longuement interrogé, dans sa présentation de l'histoire économique du monde occidental qui a renouvelé bien des points de vue, sur l'organisation non marchande. li soulignait que la société agraire traditionnelle est réglée par « une économie de la coutume, qu'un élément de commandement rend plus ou moins hiérarchique" 2. Ce furent selon lui des forces de l'extérieur qui imposèrent des relations de marché aux sociétés rurales: « Comment le commerçant - le commerçant spécialisé - apparaît-il sur la scène? li ne peut pas commercer sans avoir quelque chose dont faire commerce; comment acquiert-il son assortiment? Il est bien difficile, dans le cadre normal de fonctionnement d'une économie coutumière, de voir de quelle manière il pourrait l'avoir réuni; aussi est-on tenté de conclure qu'il a dû s'y prendre, pour commencer, d'une manière « illicite" 3. Hicks était persuadé que l'économie mercantile opére selon des principes légaux et moraux bien différents de ceux de l'organisation « coutumière" des campagnes. Plus récemment encore, Robert Heilbroner nous dit que « la motivation du profit n'est pas plus vieille que «l'homme moderne ,,4. Il affirme dans plusieurs de ses écrits que les idées économiques n'existaient pas avant le 16e siècle parce qu'il n'existait pas de marchés en bonne et due forme; il soutient que ce qui caractérise le monde moderne, c'est une séparation complète entre le monde de l'économie et les autres sphères d'activité, alors que, dans le passé, « le monde des affaires pratiques est inextricablement mêlé à celui de la vie politique, sociale et religieuse" 5. Pour qu'une société de l'économique puisse naître, il faut que « la pression d'une « demande » de libre jeu du marché prenne en charge la régulation des tâches économiques de la société 6. Mais sa définition d'une « vérita2. Cf. John Hicks, A Theory of Economie Hiscory, Londres, Oxford University Press, 1969, p. 24. Tra· duction française: Une théorie de l'histoire économique, Paris, Seuil, 1973. 3. Ibid. p. 26. Plus loin, p. lOI, il écrit: • Reste que le marché, comme forme d'organisation, est la création de marchands, et ultérieurement de financiers, non celle d'exploitants agricoles ou d'anisans -
ou du moins ne l'est pas du tout au même degré - .... Quand [le système de marché] en vient à la formation de marchés de facteurs de production, tels les marchés de la terre, du travail, il pénètre ou « colonise" un territoire relativement réfractaire. C'était le territoire où les prrncipes du marché ne s'adaptaient pas, ou du moins où on ne pouvait les adapter qu'à grand peine. il s'ensuivit un conflit qui apparaît dès les premiers temps et qui persiste ... jusqu'à nos jours >. Hicks néglige le fait que les paysans puissent agir comme mar· chands et qu'ils aient souvent été en faveur de la création de marchés dans leurs villages. Quand on le leur permettait, les paysans étaient souvent tout disposés à mobiliser les propriétés communales du village afin de créer un marché. .
4. Robert L. Heilbroner, The Worldly Philosophers: The Lives, Times, and Ideas of the Great Economie Thinkers, 6' éd., New York, Simon & Schuster, 1986, p. 24.
5. Ibid. 6. Robert L. Heilbroner, The making of Economie Society, 7' éd., Englewood Cliffs NJ, Prentice Hall 1985, p. 35·36 (cité ci·dessous sous le titre Economie) .
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THÉORIES ET PERSPECTIVES DE MÉTHODES
ble économie de marché» est aussi peu réaliste pour le présent que pour le passé. On comprendrait mal ces énoncés de Heilbroner si on ne pouvait remonter à la source de ses convictions: il s'en rapporte à des historiens tels que R.H. Tawney, inspirés par la théorie marxiste, dont on trouve l'origine intellectuelle dans l'école historique allemande 7. L'une des contributions de cette école à l'histoire a été de souligner l'importance de l'essor du capitalisme - ou encore de la transition vers le capitalisme. Son influence a été telle que la notion de capitalisme a pris une place prédominante dans l'étude du changement social à long terme et dans les débats auxquels elle a donné lieu entre historiens, qu'ils se réfèrent ou non à cette tradition allemande. Charles Tilly, un des maîtres de la sociologie historique, écrit que le problème-clé de l'histoire moderne est de comprendre l'essor du capitalisme 8. Fernand Braudel, qui ne se considérait pas comme un marxiste, pensait que c'était la naissance du capitalisme qui distinguait l'histoire de l'Europe occidentale de celle des autres parties du monde 9. Michael Mann l'a noté, les dichotomies qui forment autant de pivots de la sociologie moderne sont nées des processus d'adaptation à l'apparition du capitalisme industriel: "Du statut au contrat, de la Gemeinschaft à la Gesel1schaft, de la solidarité organique à la solidarité mécanique, du sacré au profane - ces dichotomies, ou d'autres encore, sont les marqueurs de la ligne de partage des eaux de l'histoire à la fin du 18< siècle» JO. Dans la grande masse de l'historiographie, le contraste entre les institutions sociales pré-capitalistes et capitalistes fournit l'explication des révolutions, des relations de classes et, en général, de l'expansion économique et de l'évolution politique. « Capitalisme» est un terme qu'utilisent certains chercheurs pour décrire un moment particulier du développement économique ainsi qu'une structure théorique qui caractérise le comportement des individus lors de ce moment. Parler de capitalisme, c'est souvent essayer de définir comme capitaliste une période déterminée de l'histoire et de formuler une théorie de l'évolution historique qui classe en périodes la transformation qualitative de la civilisation matérielle. La tendance à établir une coupure tranchée entre une économie pré-capitaliste et un capitalisme industriel naissant se retrouve même parfois 7. Ibid., p. 37. Heilbroner cite Tawney ; « Fonder une science de la société sur l'hypothèse qu'il iaut admenre ... l'appétit de profit économique au même titre que d'autres forces naturelles ... aurait
été pour le
penseur médiéval quelque chose de presque aussi irrationnel ou immoral que de poser en prémisse à la philosophie sociale l'action sans frein d'attributs humains aussi nécessaires que la pugnacité ou l'instinct sexuel
».
8. Ch. Tilly, The COn/entious French, traduit; Lû France conteste, Paris, Fayard 1986. 9. F. Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Paris, A. Colin. Dans L'identité de la France, 1.3, p. 346, il écrivait: • Les mots capital, capitaliste (et capitalisme) occupent des positions clef dans le champ de toute observation économique ., Encore étudiant, j'avais proposé
à mon professeur, E. Le Roy Ladurie,
d'étudier ce que Braudel avait emprunté à l'idéalisme allemand,. mais il me détourna de me lancer dans une étude historiographique. Il avait raison
à l'époque, maÎs le sujet reste encore à traiter.
10. Michael Mann, The Sources o[Social Power, 2 vol., New York, Cambridge University Press, 1986, 1.1, p. 37.
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dans la pensée d'historiens qui fuient les théories Il. Voir dans le capitalisme un moment distinct du développement historique, c'est être enclin à présumer que les transformations que connaît la structure économique résultent de modifications des comportements ou des mentalités 12 ; c'est être porté à étudier le changement des perceptions mentales dans la société parce que cette mutation des perceptions mentales serait le meilleur moyen de comprendre le changement dans l'économie. Avec l'émergence dans les années 1960 et 1970 d'un bon nombre d'historiens économistes formés à l'économie apparut une nouvelle façon de voir le changement en histoire 13. La nouvelle histoire économique (ou cliométrie, comme on l'appelle souvent) utilise les instruments de l'analyse économique pour essayer d'interpréter autrement ce changement 14, Ces historiens, économistes de formation, ne manifestent plus aucun intérêt pour l'étude du capitalisme comme un moment de l'histoire, ils abordent l'étude des questions historiques avec l'instrument de la statistique et, plus important encore, c'est la théorie économique, surtout la théorie des prix, qui inspire leurs travaux 15. Cela n'est possible que parce que l'économie moderne ne se formule pas en termes de réponses économiques spécifiques à des conditions historiques données; elle est au contraire l'étude du processus de la décision concernant échanges et production chez des individus soumis à différentes sortes de contraintes. 11. Tout au long de son The Making of the Englisb Working Class, New York, Vintage Books, 1963, E.P. Thompson insiste sur les implications morales de l'industrialisation. 12. Joseph Schumpeter critiquait, chez Max Weber, .le besoin [d'expliquer] l'essor du capitalisme en recourant à une théorie spécifique » . Il soutenait que « le problème auquel la construction d'une telle théorie devait apporter une solution est purement imaginaire; il ne doit son existence qu'à J'habitude de dresser un tableau irréaliste de sociétés purement féodale et purement capitaliste, ce qui pose alors la question de déterminer ce qui a bien pu faire de l'individu de la première société asservi à ses traditions l'alerte chasseur de profit de la seconde _. Cf. an .• Capitalisme _, Encyclopaedia Britannica, t.IV, repris in R.V. Clemence éd., Essays of Josepb ScbumpeU!T, 1951, p. 184-205. 13. En général, les cliométriciens mettem en avant leur allégeance à la science économique et répu-
gnent à être identifiés à des historiens. Donald N . McCloskey les met en garde: • les économistes essaient de faire la même chose que les historiens, à savoir raconter sur le passé des histoires plausibles )f. D'ailleurs la science économique n'est ni une physique sociale, ni une ingénierie sociale; elle ressemble plus à une variante paniculière de l'histoire sociale. La science économique n'a pas seulement beaucoup à apprendre
de l'histoire: l'histoire est ce qu'elle est _. Cf. D.N. McCloskey, • Economics as an Historical Science " in W.N. Parker éd., Economie History and the Modern Economist, Princeton NJ, PUP, 1987, p. 64, 69. 14. Je reprends à mon compte ici la définition que donne McCloskey de la nouvelle histoire économique. De nombreux autres chercheurs, donnant un sens plus large au terme .. clioméuie .. , désigneraient ainsi toute histoire écrite à l'aîde de quantifications. Voir une excellente synthèse des résultats de la cliométrie in D.N. McCloskey, Econometrie History, Londres, Macmillan Education LID, 1987. 15. En lieu et place de la théorie marxiste de moments historiques associés à des modes de production différents, Alchain - un économiste - voit l'économie comme« un mécanisme adaptatif propre à choisir entre différentes actions exploratoires nées d'une poursuite (susceptible d'adaptation) du «succès)f ou du profit )f. Le succès se fonde sur des résultats, non sur des motivations. « De tous les compétiteurs, ceux qui présentent les conditions particulières se trouvant le plus appropriées à celles qui sont offertes au système économique pour tester une adaptation seront sélectionnés comme survivants )f. Armen A. Alcbain, « Uncertainty, Evolution, and Economie Theory _, Economie Forces at Work, Indianopolis IN, Libeny Press, 1977, p. 15, 20.
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On soutient souvent que la théorie des prix ne s'applique pas à la période pré-industrielle parce que les marchés en bonne et due forme y étaient soit nonexistants, soit non « parfaitement» libres puisque dénaturés par l'influence de la tradition, par la pénétration omniprésente du gouvernement ou des monopoles, ou encore par le coût des communications et des transports. Ces objections peuvent avoir un sens si l'on s'en tient au modèle concurrentiel simplifié à l'extrême tel qu'il est enseigné aux étudiants à titre d'introduction au fonctionnement d'un marché. Cependant on ne peut pas écarter ce modèle comme non valable pour la seule raison que l'économie, dans sa réalité, ne s'est jamais conformée totalement aux conditions inscrites dans le modèle. Prenez l'exemple de la briqu~et de la plume qu'on laisse tomber simultanément. Les lois de la physique nous enseignent que, dans des conditions idéales, brique et plume doivent toucher le sol en même temps. Mais, dans le monde réel, non seulement la brique touchera le sol la première, mais encore on sera pratiquement incapable de prévoir exactement où la plume tombera. Même s'il est peu probable que la répétition de l'expérience produise jamais le résultat idéal, personne n'ira croire que l'air, ses frictions et l'inconstance des courants d'air invalident la loi de la gravité. De façon similaire, des facteurs tels que le contrôle des prix, l'existence d'un salaire minimum, des coûts de transaction élevés, ou les taxes et subventions n'interdisent pas les interactions de l'offre et de la demande, ils ne font que modifier les résultats du marché que prévoyait le cas d'école 16. Nous pouvons considérer que les acteurs historiques ont essayé de faire ce qui pour eux était le meilleur - ce qui était « optimal» -, sans pour cela présumer que les institutions ou les conditions auxquelles ils étaient soumis étaient efficIentes. Le développement de la cliométrie aurait dû ouvrir aux historiens un accès aux perspectives méthodologiques qu'offre l'économie, mais cela n'a pas été le cas 17. En concentrant étroitement leurs efforts sur la révolution industrielle à l'exclusion de l'économie pré-industrielle, les clio métriciens ont limité la portée de ce qu'ils faisaient . Comme, en outre, ils ont rarement tenté de donner une interprétation synoptique de changements sociaux d'envergure, ils n'ont
16. Par exemple, le concept de marché parfaitement concurrentiel n'est sans doute que le produit de l'imagination de l'éconoflÙste, mais il peut nous servir de repère-témoin pour analyser et comparer les performances Je diverses économies. Sur cette utilisation de la théorie néo-classique comme un étalon à l'échelle duquel mesurer les comportements réels, voir Daniel Bell, « Models and Reality in Economie Discourse i" D. Bell et L Kristol éd., The Crois in Economie Theory, New York, Basic Books, 1981, p. 46-80. En d'autres (ermes, la théorie économique peut servir de type idéal auquel confronter les aspects empiriques de la vie en société. 17. Pour une analyse plus poussée à ce sujet, voir D.N. McCloskey, «The Industrial Revolution 17S0·1860: A Survey., in]. Mokyr éd., The Economies of the Industrial Revolution, Totowa N], Rowman & Allenheld, 1985, p. 53·74; et N .F.R.Crafts, British Economic Growth during the Industrial Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1985. Les historiens ont été surtout réceptifs aux techniques quantitati· ves lorsqu'ils se posent des questions d'ordre démographique : la démographie ne dépend pas de la théorie des prix et ne suppose pas que l'on adhère à la théorie économique. )t>
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jamais pu remettre en cause les préconceptions de l'école historique allemande en matière d'histoire sociale. Mark Blaug écrit à ce sujet que « l'économie a commencé avec Une Enquête SUT les Causes de la Richesse des Nations, et cependant, deux cents ans plus tard, nous avons pratiquement abandonné cette enquête parce qu'improductive, et nous nous sommes appris à nous contenter de questions plus étroites » 18. Bien sûr, en bornant leurs ambitions, les économistes purent apporter des réponses à bon nombre de questions de moindre envergure, mais plus faciles à cerner. Comme nous l'avons indiqué ci-dessus, la recherche d'un modèle descriptif qui rendrait compte de l'essor du capitalisme dans le monde occidental a amené les historiens à s'inscrire dans la continuité du programme de recherche de Hegel, Marx et Weber 19. Marx, par exemple, divisait l'histoire en moments reliés par une loi dialectique, chacun d'eux étant caractérisé par un mode de production distinct, les transitions entre ces moments étant l'oeuvre de la dynamique des relations de classe 20. Le modèle du « moment» a lui-même évolué au gré des
18. .. Pire encore, }' analyse des équilibres statiques nous a munis de critères de rigueur auxquels ne peut pas satisfaire l'analyse des problèmes dynamiques qui se posent aux entrepreneurs ni le processus de la concurrence, de sorte que toute mise en discussion de ces questions suscite le dédain presqu'au moment même où elle s'engage >, M. Blaug, Economie History and the History ofEconomies, New York, New York University Press, 1986, XVID. 19. On devrait probablement spécifier que les thèses de Weber ont souvent été considérées comme inconciliables avec la description que fait Marx du développement historique du capitalisme: d . Reinhard Bendix, Max Weber: An Intellectual Portrait, New York, Doubleday & Co, 1960. De mon point de vue cependant, tous deux sont pareillement soucieux de définir des moments de l'histoire. A l'opposé, les éco· nomistes, de nos jours, pensent souvent en termes d'ajustement individuel à la mutation des contraintes des institutions et des marchés. 20. Alors qu'il est omniprésent dans les travaux historiques, le terme oK capltalisme est presque un orphelin dans ceux d'histoire économique. Il est paradoxal que les chercheurs en sciences sociales les plus intéressés par l'étude des bases économiques de la société - les économistes - soient ceux qui ne voient guère d'utilité à cette notion. Les économistes ont tendance à éviter de débattre du « capitalisme _, répugnent à définir ce tcrme et l'utilisent rarement dans leur discours professionnel. Dans la mesure où ils l"emploient, ils l'utilisent de façon interchangeable pour signifier économie de marché ou industrialisation. J'en donnerai trois exemples récents : dans The Economie Institutions ofCapitaLism, New York-Londres, Free Press, 1985, Oliver Williamson utilise ce terme en référence à la structure des sociétés ou compagnies dans des économies de marché; Jeffrey Williamson, lui, en fait presque le synonyme d'industrialisation britannique dans son Did British Capitalism Breed lnequalit:y ?, New York, Collier & Macmillan, 1985. Quant à N. Rosenberg et L.E. Birdzell (How the West Grew Rich, New Yo rk, Basic Books, 1986), ils doutent beau· coup qu'il soit bien oK approprié d'employer le terme de oK capitalisme >1>, ou tout autre terme comportant les connotations idéologiques de tout mot se terminant en -Ïsme, pour décrire la démarche économique expérimentale et souvent pragmatique qui fut celle de l'Occident à l'époque moderne >. Utilisé dans un sens large, le terme « capitalisme» peut nous induire en eHeur parce qu'il désigne plusieurs processus distincts, mais qui se recouvrent l'un l'autre. Ce sont: 10 l'essor de l'économie de marché dans un régime de droits de propriété dûment spécifiés; 2° le processus d'industrialisation; 3° le phénomène de la crois· sance et du développement économiques. Si ces trois processus sont liés, les travaux d'histoire économique des trois dernières décennies ont bien mis en lumière en quoi ils diffèrent et bien montré pourquoi ils n'appa· raissent pas toujours en même temps. Par exemple on identifie souvent à du capitalisme l'essor du système des usines, la croissance cl'entreprises puissantes et l"accent mis sur l'industrie, mais les économies de mar)1>
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récentes études de l'Europe des débuts de l'âge moderne, y compris de celles de Maurice Dobb. Celui-ci a appris à une génération de marxistes anglais à considérer l'histoire comme une totalité dont la production n'était qu'un élément, les incitant ainsi à étudier les relations sociales inscrites dans le processus de production 21. Evaluer moralement les institutions sociales du capitalisme était selon lui dans la ligne même de la pensée de Marx chez qui" la condamnation du capitalisme est fondamentalement une condamnation morale,. 22 - ce qui implique que les écrits de Marx comportaient une théorie éthique. Les étudiants de Dobb avaient pour tâche de rendre cette théorie plus explicite en essayant d'évaluer en termes de morale l'essor du capitalisme et l'effet de ses principales institutions sociales 23. Alors que les économistes étudiaient les effets du changement dans le système de production en s'intéressant plus à l'expérience des hommes qu'au mode de production, les étudiants de Dobb travaillaient sur les implications culturelles et morales du capitalisme, dans lequel ils voyaient l'aboutissement d'une transition culturelle fondamentale, puisqu'il impliquait l'acceptation d'un nouveau système de comportement, de valeurs et de mentalité. Inspirés par les travaux de G. Lefebvre, E.P. Thompson, Ch. Tilly et E. Hobsbawn comme par ceux de Dobb, les historiens des sociétés des débuts de l'ère moderne travaillent souvent sur l'action collective, la solidarité de groupe, la culture populaire et la résistance paysanne. Ils présupposent que les sociétés industrielles sont fondées sur des principes fondamentalement opposés à ceux du monde pré-industriel et soutiennent que l'essor des relations de marché a violenté des notions de base assurant le bien-être de l'humanité, telle la garantie de subsistance. En estimant que l'introduction du capitalisme a suscité rébellions et révolutions, ces historiens ont apporté leur contribution à une théorie de la violence politique que l'on applique aux révolutions des temps passés comme à celles de nos jours. Ils sont nombreux à interpréter les rébellions populaires du 18 e siècle comme autant de manifestations d'une volonté ancestrale de protéger les bases morales des institutions traditionnelles contre l'emprise du capitalisme. SUIte note 20 fJùge 353 ..::hé ne se r~duisen[ pas à ces seuls phénomènes. En outre, l'usine a joué dans la croissance des puissances industrielles un rôle moindre qu'on ne l'a cru généralement. Les nations socialistes de notre temps ont souvent connu nombr~ des mutations associées à l'industrialisation. D'un autre côté, on a vu s'épanouir en
différentes occasions des économies de marché dotées de systèmes financiers fon développés et même d'un cenain degré de libre échange sans qu'elles s'accompagnent des transformations industrielles et de la croissance économique qui ont caractérisé le progrès en Grande-Bretagne, Allemagne, France et aux Etats-Unis
aux 19' et 20' siècles. Voir D.N. McCloskey,. The Industrial Revolution "op. cie., et N.F.R. Crafts, Brieish Economie Growth, op. cit.
2!. Pour l'appon de Dobb, voir Harvey J. Kaye, The Brieish Marxise Hiscon..ns. An Incroduccory Analysis, Cambridge, Polity Press, 1984. 22. K. Popper, The Open Society and ics Enemies, op. cie., t.2, p. 199. 23. La plus détestable de toutes les instirutions capitalistes fut la transformation du travail en une marchandise, ce qui signifie que les gens sont contraints de se vendre sur le marché. Pour Marx, cela tenait
de l'esclavage.
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Les pratiClenS de cet avatar de la théorie de la modernisation interprètent souvent la diffusion du capitalisme et la concentration du pouvoir dans des nations-états comme deux phénomènes se renforçant mutuellement. Le capitalisme occidental s'est développé en un impérialisme mondial qui, à son tour, a donné naissance à une opposition, aussitôt anti-capitaliste et anti-coloniale. Autrement dit, les rébellions du tiers-monde contre le capitalisme sont devenues des luttes nationalistes visant à éliminer la domination étrangère. C'est là l'explication historique de l'attrait, après la seconde guerre mondiale, des mouvements marxistes de libération nationale. On s'arrêtera brièvement aux origines intellectuelles de l'histoire sociale pour éclairer en quoi l'école historique allemande a contribué à en faire une discipline universitaire. Dans le monde universitaire anglo-américain, l'histoire et l'économie étaient enseignées conjointement sous la rubrique" sciences morales et philosophiques JO jusqu'à la fin du 19' siècle. Alors Alfred Marshall, l'économiste anglais, engagea l'économie sur une voie séparée, supposant une formation spécialisée et des examens de niveau 24, car il souhaitait pouvoir disposer d'un organisme de calcul pour analyser les activités liées à la " rareté JO et «au choix ». put se rendre compte que cette prétention de l'économie à être traitée en science disposant de ses propres lois indépendantes des lieux et du temps était contestée de la part des sciences sociales: d'un côté les sociologues estimaient que l'explication par la rationalité économique ne peut rendre compte que partiellement du comportement humain, d'autre part les tenants de l'école historique allemande avançaient que chaque société, chaque époque se développe selon ses propres lois, qui tiennent à leur histoire spécifique. Les économistes ont considérablement progressé, mais le coût en a été leur effacement dans la plupart des débats concernant le changement à long terme. Il y a d'ailleurs eu double perte pour la science puisque les principales propositions de l'école historique allemande sont toujours à l'oeuvre dans les sciençes morales qui ont donné naissance à l'histoire sociale. L'indépendance de la science économique a suscité le scepticisme de nombreux praticiens de l'histoire sociale des premiers temps, qui pensaient volontiers comme Beatrice Webb que la science économique voulue par Marshall devait" être refaite» 25. L'incompréhension entre les deux domaines s'accrut d'autant qu'à l'époque de leur séparation les sciences morales adhéraient à la théorie classique de la valeur - celle selon laquelle la valeur d'un bien dépend de son coût de production (la théorie marxiste de la valeur-travail est une variante de la théorie classique). Lorsque les économis-
n
24. L'Université de Cambridge institua en 19031es. Economie Tripos., c'est-à-clire le titre de Bache/or
of A rts, spécialisé en économie. 25. Expression citée par Robert Skidelsky,Jobn Maynard Keynes : Hopes Betrayed 1883-1920, Londres, Macmillan, 1983, p. 49.
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tes rejetèrent plus tard cette théorie, l'incompréhension fut totale entre les deux domaines 26. Aujourd'hui encore, les historiens des sociétés voient parfois le champ économique comme un domaine de recherches rivales, de sorte qu'ils examinent d'importantes transitions historiques sans tirer parti de ce que leur apporterait une meilleure compréhension du système économique 27. La coupure entre les deux domaines est si forte que l'on considère souvent aujourd'hui l'auteur d'un livre d'histoire sociale comme un dissident de la science économique 28 • En fait, bon nombre d'historiens des sociétés se flattent de proposer une alternative à la recherche économique. ils ont souvent raison: la science économique devait changer de perspective avant d'avoir beaucoup à offrir aux historiens. Le premier effort sérieux pour combler le fossé existant entre les tenants de l'école historique allemande et les économistes d'esprit plus pratique fut celui de la cliométrie ; celle-ci a d'ores et déjà accru notre compréhension des ajustements sociaux à l'industrialisation. Dans ce livre, j'ai essayé de forger en un domaine que les clio métriciens ont rarement abordé: comment l'étude de l'économie à travers les incitations que ressent l'individu peut-elle contribuer à renouveler le débat concernant la transition vers la société industrielle? Comme les historiens des sociétés, spécialistes de la période antérieure à la révolution industrielle, doivent inévitablement traiter d'aires de recherche pour lesquelles" les lois économiques» jouent, il y aura beaucoup à gagner dans le domaine de l'histoire sociale, simplement en devenant conscient de ce que ce domaine est de la mouvance de la théorie classique de la valeur. J'ai essayé de suggérer en quoi les thèmes principaux du répertoire de l'histoire sociale ont à gagner à une enquête indépendante sur la nature des phénomènes économiques. Les historiens de la Révolution française ne se satisfont plus guère de l'explication qui voit dans les phénomènes historiques la résultante des interactions dialectiques de classe à classe. Peu d'entre eux se satisfont des catégories mises en place par l'explication traditionnelle de la Révolution comme une révolution bourgeoise qui permettaient de voir dans le féodalisme et le capitalisme, dans la réaction aristocratique et l'ambition bourgeoise les forces actives du conflit qui déchira l'Ancien Régime. Les spécialistes de la révolution anglaise ne sont
26. Selon la théorie classique de la valeur, la valeur d'un produit exprime la quantité de travail nécessaire pour le produire. Par exemple, la valeur d'un boisseau de blé est le collt du travail qui a été nécessaire pour l'obtenir. Son prix dépendrait ainsi du niveau des salaires agricoles et de la productivité du travail dans l'agriculture. Selon la théorie économique néo
27. Dans ses nombreuses études d'histoire et de sciences sociales, Charles Tilly estime que, pour le travail dt: l'historien, la science économique a surtout l'intérêt d'apporter ses techniques mathématiques et
statistiques. Cf. David S. Landes et Charles Tilly, Hisroryas a Social Science, Englewood Cliffs NJ, Prentice Hall, 1971; et Charles Tilly, As Sori%gy Meers Hisrory, New York, Academic Press, 1981. 28. Pour un examen détaillé de cette scission, voir Alon Kadish, Historians, Economists, and Economie History, Londres, Routledge & Kagan, 1989.
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pas davantage à leur aise avec les catégories dont ils ont hérité pour décrire le conflit des années 1640 entre le roi et le Parlement. Chez les historiens anglais aussi, on s'accorde de plus en plus à penser que la bataille supposée entre les restes d'une féodalité sur le déclin et une bourgeoisie en pleine ascension explique finalement assez peu. Mais, même si les historiens de ces sous-ensembles pensent presque tous que les transitions majeures, dans la société européenne, n'ont pas grand chose à voir avec un conflit bourgeoisie-féodalité, l'exigence dialectique contraint certains d'entre eux à chercher dans d'autres types de contradictions la raison du changement. Bien qu'il soit de plus en plus manifeste que des moments supposés contradictoires ont en fait coexisté, les théories des moments de l'histoire fournissent encore le substrat de livres qui s'écrivent aujourd'hui. Ces théories n'ont d'existence perpétuée que parce que le corpus important, mais désordonné, des observations critiques que se sont attirées les analyses antérieures n'a toujours pas suscité la théorie nouvelle qu'il devrait receler. Je ne me suis pas référé à la conception traditionnelle d'un conflit de classes qui sous-tendrait la conception traditionnelle que l'on se fait de la transition du féodalisme au capitalisme; j'ai plutôt tenté d'apprécier l'utilité qu'il y aurait à approcher ce problème de la transition en faisant une place aux apports de la science sociale contemporaine, tout en attribuant la responsabilité du changement à l'agrégat des réactions des individus aux incitations auxquelles ils sont soumis. ]' ai examiné en quoi la structuration de ces incitations détermine chez un individu la volonté ou la capacité de prendre des risques et de s'engager dans des opérations productrices de capital. On peut alors se demander si la prise de risques, l'esprit d'entreprise et le tempérament de gagneur ont été des traits de caractère qui se sont développés pour répondre aux exigences de la place de marché. Peut-être l'occasion qu'avaient ces gens de procéder à des échanges dans un environnement économique de plus en plus concurrentiel et libéral les a-telle poussés à organiser leur activité de la façon qui servait le mieux leur bienêtre individuel et social. Pensant que les instruments de la micro-économie s'appliquent à un large spectre de questions qui intéressent tous les historiens, j'ai exploré les possibilités qui s'ouvraient si on les appliquait à des problèmes historiques qui jusqu'ici étaient formulés et suivis en premier lieu par des historiens héritiers des modèles mis au point par l'école historique allemande 29 • Ces problèmes, ce sont l'action collective, la révolution, la prise de décision bureaucratique, l'émergence de la nation-état, le pluralisme et la naissance d'institutions démocratiques. Pour mieux comprendre les institutions politiques et économiques qui ont facilité la transformation de la société européenne traditionnelle, j'ai été particulièrement attentif à traiter de ces problèmes historiques importants avec des moyens 29. Margaret Levi ouvre d'amples horiwns nouveaux dans son Of Rule and Revenue, Berkeley CA, University of California Press, 1988.
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qui ne se réfèrent pas au clivage moral supposé entre sociétés capitaliste et noncapitaliste. J'ai été guidé dans cette analyse par une intuition que partagent nombre d'économistes, à savoir: il peut y avoir des marchés et des forces de marché même en l'absence d'une « place de marché» donnée comme telle, visible et organisée. Avec l'aide d'historiens des sociétés, les économistes peuvent approfondir leur appréciation des différentes voies selon lesquelles les institutions sociales sont susceptibles d'affecter les comportements individuels. L'histoire leur offre l'occasion de réconcilier théorie et pratique. En mettant à notre disposition le catalogue de toutes les conséquences de décisions qui ont été mises à l'essai dans le passé, l'histoire permet de mettre à l'épreuve la valeur des énoncés et d'évaluer les conséquences pratiques des théories. L'histoire comparative bénéficie d'un avantage supplémentaire: alors que les économistes ne peuvent que comparer l'efficacité d'une institution historique à celle qu'aurait l'institution idéale selon leur norme, l'histoire comparée peut aussi évaluer la différence d'impact d'arrangements institutionnels réels. S'ils veulent comprendre pleinement le fonctionnement du système de marché, les économistes pourraient utiliser avec profit un certain nombre d'idées banales en histoire des sociétés: l'offre et le flux des biens dépendent du fonctionnement d'éléments du système social qu'il n'est pas facile d'analyser à l'aide des seuls principes de la science économique. Au nombre des facteurs d'importance critique qui conditionnent l'échange économique, il y a, en dehors du système de marché, l'évolution des codes, des symboles et des ententes verbales qui permettent la communication entre acteurs économiques. En outre, l'échange économique est dépendant: il n'y aura échange que si les acteurs s'attendent à ce que les contrats s'exécutent correctement. L'intérêt personnel à lui seul ne peut fournir une telle assurance. Pour qu'une société soit le lieu d'échanges efficaces qui résistent au temps, il est nécessaire que ses membres partagent un sens moral commun dont les impératifs transcendent les effets simplement nuisibles à la réputation de l'acteur économique qui ferait défaut. Des normes culturelles communes facilitent la communication des informations dont les acteurs économiques ont besoin, étant donné que le système juridico-Iégal ne peut fonctionner correctement que s'il correspond à des normes très largement reconnues. La rigueur avec laquelle on veillera à la bonne exécution des lois ou des contrats ne forcera jamais les gens à respecter les lois ou contrats qu'ils rejettent: la sanction légale et les procédures juridiques n'ont d'effet que lorsqu'on y recourt occasionnellement. Il faut bien que la force susceptible de pourvoir à la bonne exécution des contrats soit extérieure au système du marché: on ne pourrait guère se fier à un système juridico-Iégal qui serait fondé sur la capacité d'une partie à un contrat à soudoyer le juge. C'est pourquoi il est inévitable que le système d'instance juridique fonctionne indépendamment du système de marché, même lorsque ce ..5ont des contrats commerciaux qUI sont en cause. En résumé, l'histoire sociale a un rôle crucial à jouer dans le développe-
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ment de l'histoire économique parce que de nombreux éléments du système social dont dépend le système économique ne peuvent pas être analysés exclusivement à l'aide des principes du marché. Les critiques qui sont faites à la science économique moderne remettent souvent en question comme naïve la notion de " préférence» qui est implicite dans la théorie économique classique. En général, les économistes ne se demandent pas comment les préférences se forment, ils se limitent à l'axiome de " la préférence révélée », à savoir que vous choisissez ce que vous désirez. Cette stratégie, qui consiste à considérer les préférences comme données, marche bien pour des articles qui peuvent se mesurer en termes de monnaie et on peut également la considérer comme satisfaisante lorsque les goûts de l'ensemble d'une population sont stationnaires et homogènes 30. Mais les choix ne sont pas tous susceptibles de s'identifier à un étalonnage monétaire. Les choix politiques et sociaux reposent sur un processus complexe qui permet aux acteurs de transmettre de l'information à propos de questions qui ne sont pas régulées par les mécanismes de formation des prix. Une bonne partie de l'histoire sociale commence avec les considérations d'ordre éthique qui sous-tendent les décisions politiques et sociales. Les normes et les institutions changeant avec le temps et modifiant ainsi les préférences des individus, le progrès en histoire économique dépendra de la collaboration entre historiens des sociétés et historiens de l'économie. Ce qui continue à séparer histoire et science économique
Quelles que soient les origines intellectuelles du divorce entre histoire sociale et science économique, il n'en reste pas moins qu'il y a distance entre elles. J'y vois trois raisons, mais il y en a certainement d'autres. D'abord je me demanderai pourquoi, malgré ses résultats significatifs, la cliométrie n'est pas parvenue à séduire la grande masse des historiens. En deuxième lieu, j'examinerai la prédominance, dans l'histoire sociale, des « indivisibilités », ces nexus de phénomènes intimement interdépendants qui rendent difficile l'application en histoire des instruments de mesure mis au point par les économistes. Le troisième obstacle, c'est la perspective idéologique plus ou moins consciente dans laquelle sont conçus de nombreux travaux d'histoire sociale. Naturellement, les historiens citent les travaux des cliométriciens comme des exemples de ce qui peut être emprunté à la science économique 31. Mais ces emprunts sont loin de refléter une image complète et représentative des avancées récentes de la recherche économique. La force de la cliométrie vient en grande 30. Tous les individus n'ont pas la même capacité à recueillir l'information, et les circonstances différentes dans lesqueUes ils se trouvent déterminent celle à laqueUe ils réagiront. Même s'ils partagent les mêmes valeurs morales et de comportement, les individus réagiront différemment selon leur situation sociale et ce qu'elle implique relativement à la question qui se pose à eux. 31. Cf. Robert W. Foge! et G.R. Elton, Which Raad to the Past? Two Views of History, New Haven CT, Yale University Press, 1983.
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partie de ce qu'elle a emprunté à l'économie néo-classique, mais sa faiblesse en vient aussi. En général, les clio métriciens ont pris le contexte juridico-légal et les conventions sociales d'une communauté comme des données de fait, choisissant d'ignorer à quel point les différences entre institutions ont eu des conséquences politiques et économiques différentes dans les divers systèmes sociaux, économiques et politiques. De même, les clio métriciens ne se sont pas demandé à quel point les institutions sont fonction des croyances collectives et des préférences des groupes sociaux. Les théories néo-classiques ayant négligé de faire de la technologie ou du changement des préférences des éléments endogènes de leur système, elles passent sous silence des facteurs que les historiens considèrent comme essentiels. Ainsi le terrain était-il ouvert pour les marxistes qui, les premiers et les seuls, ont tenté de relier systématiquement le changement technologique au changement institutionnel. Le marxisme offrait ainsi à l'histoire économique une structure que ne fournissait pas la théorie néo-classique. Plus important encore peut-être, Marx offrait une théorie de l'évolution de ces droits de propriété que les travaux néo-classiques considèrent comme un donné définitif32. En conséquence, les théories néo-classiques ignorent des éléments importants qui étaient capitaux pour des historiens auachés à expliquer le changement au cours des temps. Les modèles économiques ne sont pas attentifs à l'influence que la transmission culturelle des valeurs, du fait des contraintes non formalisées qui en résultent, peut avoir sur la performance économique. Le processus de formation de la préférence que décrit la théorie économique ignore le fait que les préférences, loin d'être statiques, évoluent avec le temps. En étant plus sensibles au rôle des idées et des idéologies, les économistes pourraient approfondir leur analyse du fonctionnement des marchés économique et politique. A l'inverse, l'application à l'histoire sociale des postulats de la rareté, de la concurrence et de l'incitation individuelle peut produire des résultats spectaculaires, mais l'utilisation de tels postulats n'est pas pour surprendre des économistes dont ils sont le pain quotidien 33. 32. Mais, comme nous l'avons relevé plus haut, une des erreurs du marxisme fut de croire que la révolution ind""u-ielle se traduirait par un changement fondamental dans le componement humain et que le socialisme entr.lη nerait un changement encore plus profond; cep:ndant, après soixante-di.l:: années d'expérience socialiste, rien de tel n'a été observé. Cf. Douglass C. Nonh, «Is it Wonh },-laking Sense of Marx?" Inquiry 29, nO 1, p. 57-63.
33. Ce" parce que ces postulats de la théorie économique ne sont pas de nature à surprendre les économistes que nombre des travaux les plus imponants qui Ont étendu l'analyse économique à d'autres disciplines que l'économie ont eu un plus grand écho hors de la discipline économique. Je pense ici à des travaux comme ceux de Mançur Oison, The Logic of Collective Action et The Rise and Fall of NatUms ; Thomas Schelling, The Scraugy of Conflict et Micromorives and Microbehavior ; Alben O. Hirschmann, Exit Voiee and Loyalty ; Sam Popkin, The R4rionaJ Peasant. Ces études component beaucoup d'éléments qui, pour un économiste, vont de soi. Quand on les interroge sur la possibilité J'étendre aux autres sciences sociales les modèles de l'indivi· dualisme méthodologique et du choix rationnel, les économistes ne sont en général guère intéressés. Voir les entretiens avec Ken Arrow, Alben Hirschmann et George Akerlof in R. Sweclberg, Economies and Sociology, Princeton N], Princeton Universicy Press, 1990. Mais, si on lui retire ces postulats et les outils qui reposent sur eux, que reste-t·il de la science économique? Comme l'écrit Jam",! M. Buchanan,« Concomitant de l'individualisme méthodologique comme élément constituant du cœur même [de la théorie économique1 il y a le postulat du choix rarionnel, un po;wlat qui se retrouve dans tous les programmes de recherche de la science économique >, Journal of ConstitutWlIaI Political Economy 1, 1990, p. 1-18.
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Dans un livre qui devrait devenir un ouvrage de référence classique pour tous ceux qui tentent de combiner les intérêts des historiens et des économistes, Douglass North expose que l'origine et l'évolution des institutions sont des questions fondamentales pour qui veut comprendre la longue courbe du développement économique. North propose une méthodologie propre d'une part à évaluer les liens entre incitations individuelles et institutionnelles et d'autre part à apprécier l'influence des institutions sur la performance des marchés politique et économique. Expliquer le changement économique à longue échéance, il y insiste, suppose des théories reliant les résultats économiques et politiques aux choix auxquels les institutions ont contraint. Les cliométriciens, selon North, n'ont pas prêté suffisamment attention à cette synthèse des sciences économiques néo·dassiques et institutionnelles, aussi se peut-il bien qu'ils ne puissent pas servir de pont entre les préoccupations traditionnelles des historiens et la théorie économique 34. Les historiens qui voudront prendre connaissance des travaux du nouvel institutionnalisme, sous la houlette de North, ne pourront pas compter sur l'assistance d'économistes orientés vers l'histoire 35 •
«Indivisibilités» et pierres d'achoppement dans les sciences sociales La recherche historique peut difficilement éviter ce que les économistes appellent des" indivisibilités,., c'est-à-dire des séries de relations mutuellement interdépendantes là où font défaut les moyens de mesurer les fonctions de production ou les relations entre moyens de production et produits. Alors que l'utilisation d'une terminologie précise qui désigne les caractéristiques mesurables de l'échange est pour beaucoup dans le succès que connaissent les économistes, la mesure de variables-clé, à cause des indivisibilités, n'est pas toujours facile pour les historiens. Par exemple, en l'absence d'informations idoines quant aux préféren-
34. North reconnaît que les outils de la théorie néo-classique des prix et les techniques quantitatives élaborées qu'a développées une génération de cliométriciens continueront l faire partie de l'instrumentation de base de l'histoire économique. S'il s'y ajoute des méthodes propres à intégrer l'analyse des institutions, le r"'le des idées et idéologies ainsi que l'analyse ""plicite des coûts de transaction, l'ensemble pourra être considéré par les historiens comme peninent, et donc acceptable: beaucoup d" entre eux avaient traité la cIiométrie comme chose négligeable parce que la cIiométrie négligeait les valeurs, idées et idéologies. Autrement dit. l'incapacité de la cuométrie à faire des institutions politiques et sociales des éléments endogènes de ses modèles rendait ces modèles d'autant moins pertinents pour les chercheurs en histoire sociale. Au mieux, les cliométriciens traitaient les institutions comme UDe contrainte exogène ou un pa.ramètre à indure dans les comportements déterminés par l'intérêt personnel. North demande que les contraintes culturelles qui n'obéissent pas à des règles et les coûts de transaction inhérents aux processus politiques soient directement pris en considération. Identifier les coûts de transaction et les institutions qui rendent les· économies productives ou improductives est l'élément central du programme que propose North pour intégrer l'analyse des institutions dans l'histoire économique. Cf. D.C. North, Institutions, Institutional Change and Economie Performance, New York, Cambridge University Press, 1990. 35. Mais ils pourront emprunter cette voie grâce à l'excellent travail de Thrainn Eggertsson, Economie Behavior and Institutions, New York, Cambridge University Press, 1990.
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ces, il est bien difficile aux historiens de déterminer avec précision la fonction d'utilité de l'objet de ces préférences. Le fait que ces préférences soient «nonrévélées» rend malaisés le calcul de fonctions de production et l'établissement de relations de cause à effet. Les motivations ou les préférences d'un individu se révèlent beaucoup plus facilement lorsqu'il s'agit de la consommation d'un bien donné que de celle des biens politiques et sociaux qu'étudie l'historien. Par exemple, il est difficile de quantifier un statut social parce qu'il est difficile de trouver un étalon de mesure nous permettant d'apprécier combien une personne accepte de sacrifier pour le " consommer » 36. Le nationalisme, qui est un autre facteur nonnégligeable de l'analyse historique, est pareillement difficile à mesurer. Les gains ou les sacrifices liés à la « consommation» du statut ou à la satisfaction de la fierté nationale ne se laissent pas facilement mesurer par un étalon monétaire fixe. Si les préférences concernant des biens proposés à l'échange sur le marché sont relativement faciles à mesurer, les préférences pour des biens publics tels que les protestations, les troubles ou la révolution ne passent pas sous la férule de la monnaie et ne sont donc pas aisément « révélées ». Ainsi la science économique, comparée à l'histoire, a-t-elle un important avantage. Alfred Marshall l'exprime bien: la science économique «s'intéresse avant tout à ces désirs, aspirations et autres affections de la nature humaine dont les manifestations extérieures apparaissent comme des incitations à une action d'une forme telle que la force ou la quantité des incitations peut être estimée et mesurée avec une bonne dose d'exactitude». Si l'on considère l'impossibilité de traiter du point de vue de l'économiste les variables qui sont décisives du point de vue de l'historien puisqu'elles lui permettent de comprendre, pourquoi devrions-nous travailler pour une science sociale uniforme ou partager les instruments de recherche mis au point par les économistes? Parce que «des mots tels que "économique", "politique" et "social" ne désignent pas des sphères de la réalité bien définies et indépendantes» 37. Les gens, quand ils prennent des décisions économiques, ne le font pas autrement que lorsqu'ils décident qui ils aiment et qui ils haïssent, ou qui ils traitent comme un étranger et qui comme un ami. Les économistes, les sociologues, les politologues et les historiens traitent tous d'une même réalité sans couture. L'historien, en s'associant à la quête d'une science sociale uniforme, risqueraitil de subordonner l'histoire à l'impérialisme des modèles économiques? Selon Peter Ordeshook, « la science économique apparaît comme impérialiste, parce que l'adhésion au formalisme d'un paradigme cimente [ses] concepts en une structure théorique intégrée, ce qui nous permet de saisir leur généralité et de voir leurs rapports avec d'autres aspects de la théorie économique» 38. L'histoire et 36. Cette question est brillamment traitée par Robert H. Frank, Choosing the Right Pand,' Human Beh..· vior and the Quest for St4tus, Oxford, Oxford University Press, 1985. 37. Cette présentation des indivisibilités suit en grande partie les analyses de Mançur OIson, • Towards a U nified View of Economies and the Other Social Sciences ", in j.E. AIt et K.A. Shepsle éd., Perspectives on Positive Political Economy, New York, Cambridge University Press, 1991, p. 212·232. 38. Cf. Peter C. Ordeshook, • The Emerging Discipline of Political Economy ", Ibidem, p. 9·30.
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la science économique peuvent toutes deux tirer avantage d'un telle intégration parce que ce qui en ressortirait, ce serait une plus haute appréciation de l'incomplétude du modèle économique touchant tout ce qui est changement dans le temps. Et, si North a raison, les économistes en deviendront plus attentifs à faire des institutions des éléments endogènes de leurs modèles. Ceci déboucherait inévitablement sur des théories meilleures, tant pour l'économiste que pour l'historien, exactement comme l'utilisation du paradigme économique a amené les politologues à concevoir de nouvelles théories pour mieux comprendre la croissance et les défaillances du pouvoir gouvernemental. L'apparition, dans la science politique, de modèles spatiaux pour comprendre les uniformités dans le résultat des votes a été la conséquence de l'introduction de modèles économiques. La modification de ces modèles, par la suite, a été à l'origine d'une importante percée théorique dans la science politique 39. Les institutions politiques diffèrent des institutions économiques en ceci qu'elles ne produisent pas un produit qu'on puisse aisément mettre sur le marché. Les biens publics qu'elles produisent sont systématiquement différents de ceux d'entreprises privées. La structure des coûts et rémunérations, en ce qui les concerne, diverge de façon significative de celle qui vaut pour des entreprises du secteur privé. TI n'y a pas d'individu qui puisse prétendre percevoir le revenu résiduel que produisent les entreprises politiques. La propriété ne peut en être transférée. TI n'est pas possible d'assurer aux unités individuelles des droits d'échange pour ce que produisent les institutions politiques. Néanmoins l'utilisation de modèles économiques a permis aux politologues de faire un grand pas dans la compréhension du fonctionnement des institutions politiques et, plus généralement, du marché politique. Mentionnons-le en particulier, ils ont appris que le secteur public peut se trouver agir dans un sens contraire à sa volonté, parce que des avantages privés se trouvent inévitablement conférés lors de la régulation de l'offre de biens publics. C'est cette idée qui guide l'analyse que je donne, dans le chapitre 9, de la réglementation édictée par le gouvernement français. J'ai montré dans le chapitre 7 qu'il est possible de rédiger des contrats pour limiter l'opportunisme du comportement gouvernemental et je discute dans le chapitre 8 des contraintes que subit le développement des institutions de la part de la concurrence. Les historiens devraient-ils se contenter d'avancer des généralisations qu'aucun paradigme explicite ne permettrait de situer les unes par rapport aux autres? Pouvons-nous, historiens, avoir avantage à être mieux informés de J'amélioration de l'appareil conceptuel utiJisé dans des domaines connexes ? La réponse dépend du gain concret que l'on en peut attendre en regard de ce que l'on aurait à abandonner. TI est trop tôt pour donner une réponse définitive. Je ferai cependant quelques suggestions. L'historien travaille sur les problèmes que posent le rôle de la réputation, le développement des organisations, le coût des efforts nécessaires pour influencer 39. Nous pensons ici au théorème du
«
medium voter
Jo
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du vote au centre.
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l'action collective, les décisions collectives et les processus, règles et procédures des choix collectifs. Dans tous ces domaines, l'application de modèles économiques a suscité des progrès appréciables. En travaillant pour une science sociale unifiée, les historiens seront de plus en plus en mesure de mettre réellement à profit les avancées des spécialistes d'autres domaines, dans la mesure où elles peuvent les concerner. A coopérer avec des politologues et des économistes, on peut identifier les problèmes qui deviennent susceptibles de solution et mieux comprendre pourquoi d'autres problèmes ne peuvent pas être résolus. Cette coopération devrait conduire les historiens à s'intéresser à neuf aux questions de biens publics, de coûts de transaction, de jeux non coopératifs - toutes questions où des indivisibilités avaient, il y a peu, bloqué le progrès de la recherche en science politique. Les gains les plus importants peuvent couronner les efforts d'historiens parvenant à formuler des problèmes traditionnels d'une façon nouvelle qui permette de mieux utiliser les nouveaux instruments de recherche. Ce serait déjà un progrès d'identifier les indivisibilités qui caractérisent la recherche historique. Les historiens n'ont aucun moyen de mesurer la préférence d'un individu pour des biens publics. Nous disposons rarement de contre-exemples, aussi n'avons-nous pas la moindre idée de l'influence qu'une autre institution ou un autre évènement aurait pu avoir sur le résultat final. Une société est un système indivisible, c'est pourquoi l'étude - ou la soustraction - que nous ferions d'un sous-ensemble de variables dans l'espoir de pouvoir en généraliser le résultat à tous les phénomènes en cause ne sera jamais de nature à nous procurer une information suffisante 40. li est même difficile de comparer entre des évènements ou institutions similaires parce qu'on ne peut pas aisément séparer de leur environnement l'évènement ou l'institution qui sert de terme de comparaison. Pour faire face aux indivisibilités, il faut donc que nous en reconnaissions d'abord l'existence. Certains domaines seront moins faciles à traiter que d'autres. La macro-économie sera toujours d'un traitement plus difficile que la micro-économie. Notre consolation est qu'il existe maintenant un grand nombre de chercheurs qui ont réussi à progresser en adoptant des stratégies telles qu'elles prennent en compte des indivisibilités ignorées antérieurement. Souvent elles ont pour effet de limiter l'analyse à des questions qui peuvent être définies sans ambigüité. « Nous devons nous satisfaire de questions que nous
40. De nombreux phénomènes liés au processus de modernisation ne peuvent pas être mesurés. Par exemple, les nombreuses relations sociales immémoriales que rompt la modernisation avaient pour ceux qui les cultivaient une valeur qui ne saurait s'apprécier en termes monétaires. Comme l'explique Mançur OIson, « les gains dérivés de la production accrue de biens mis sur le marché que suscite une croissance
rapide se mesurent dans les statistiques du revenu national, mais les penes qu'enttaîne la destruction de relations sociales qui avaient un prix ne sont pas mesurées» (p. 220). ,De façon similaire, la valeur des rela· tions de famille, de parenté ou de clientèle existant dans une société traditionnelle est difficile à mesurer et par co nséquent facile à négliger. Ainsi, ce qui peut être mesuré en courbes de productivité accrue exagère les gains puisque nous ne pouvons pas mesurer aussi aisément ce qui est perdu.
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sachions gérer et desquelles nous retirons de la connaissance en comparant les résultats obtenus avec ceux que nous anendions JO 41. Par exemple, c'est une question à reformuler que l'essor du capitalisme - un thème qui a suscité maintes études historiques - 42. La Révolution française n'a pas été un évènement uniforme et il n'est pas d'explication unique qui puisse l'épuiser dans toutes ses dimensions. Des thèmes de discours municipal tels que statut, nationalisme, impérialisme, Etat, socialisme, etc. doivent être réduits à des catégories que nous puissions mieux gérer et analyser plus systématiquement H. Inévitablement l'idéologie jouera un rôle particulièrement important dans un domaine où l'information empirique sur les causes et leurs effets est pauvre. C'est pourquoi l'histoire, comme la politique, a toute chance de comporter plus d'idéologie que la physique ou la micro-économie où la probabilité de preuves empiriques est bien plus élevée. Les historiens doivent donc veiller à distinguer le normatif du positif lorsqu'ils évaluent des interprétations historiques rivales. Ceci me conduit à exposer la troisième raison pour laquelle il n'y eut jamais séduction entre histoire et science économique.
Intentions morales et progrès scientifUjue en histoire
Comme nous l'avons indiqué plus haut, le comportement maximisant, stratégique et orienté par l'intérêt personnel, mais soumis à des contraintes, que décrivent les modèles économiques a eté appris, c'est là une objection fréquente, dans un environnement historique particulier. Les peuples primitifs n'économisaient pas, nous dit Karl Polanyi. Faire des économies ne peut être reconnu comme une forme distincte de comportement qu'à partir du moment où l'allocation de ressources a été dominée par des marchés fixateurs des prix 44. Emboitant le pas à Polanyi, les « économistes moraux» persistent à nier que, dans une culture du don, des paysans calculent à la marge. Ils soutiennent que, dans ces sociétés, l'échange était noyé dans une épaisse texture de relations sociales. Alors que la démarche de l'économiste consiste à attribuer aux individus existant avant l'apparition des marchés les motivations de l'homme actuel, ils avancent que ces sociétés d'avant le marché ne peuvent se comprendre que selon les seuls critères culturels, sociaux et psychologiques qui correspondent à leur environnement. Les disciples de Polanyi donnent comme un exemple classique de mentalité
41. Cf. K. Popper, The Poverty of Historicism, Londres, Routledge & Kagan, 1957, p. 85. 42. En m'exprimant ainsi, je ne pense pas être plus sévère pour mes collègues que je ne le. suis pour moi-même: j'ai trouvé le terme commode et l'ai utilisé dans la conclusion de mon premier livre. Claudia Goldin a été la première à m'indiquer que ce tcrme ne voulait pas dire grand chose pour elle, une économiste.
43. Il entre tan[ d'aspects poliriques différents sous la rubrique« nationalisme. ou« nationaliste. qu'on peut rarement discerner, dans un évènement ainsi qualifié, celuî qui a joué. 44. Cf. Karl Polanyi, Primitive, Archaic and Modem Economres, Boston, Beacon Press, 1971.
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pré-capitaliste les institutions des villages de l'époque pré-moderne. Ces institutions, selon eux, reflétaient pour les villageois la seule façon de voir le monde d'avant le marché. En analysant ce point de vue, dans le chapitre 3 de ce livre, je n'ai pas cherché à contester que le village paysan présente toutes les caractéristiques d'une « économie morale, pré-capitaliste ». J'ai suggéré que cette économie morale était en elle-même une stratégie rationnelle dont le but était de maximiser l'utilité, pour les individus comme pour la communauté - une stratégie qui permettait de faire face aux risques et incertitudes d'un environnement qui ne comportait pas de marchés -. TI s'ensuit que le même calcul, rationnel et cherchant à maximiser l'utilité, dictera une nouvelle série de stratégies lorsque l'économie se trouvera devenir porteuse de moins de risques et de plus de productivité - lorsque les marchés apparaîtront, lorsque le produit par tête augmentera, avec les progrès techniques et la baisse des coûts de transport qui en résulteront 45.
L'attirance continue de l'utopie marxiste
Le rejet du paradigme de l'économie, ou au moins l'indifférence à son égard, naît souvent, chez ceux qui s'en méfient, de leur hésitation à accepter de la part de l'économiste une attitude qu'ils perçoivent comme non critique: son consentement, qu'ils lui reprochent, à ce que la maximisation soit un motif de comportement. Les économistes, selon eux, semblent à peine capables de remarquer que les gagneurs, dans la concurrence économique, ne sont nécessairement ni plus intelligents, ni plus moraux, ni plus méritants que les perdants. En outre les économistes semblent indifférents à tout ce qui est appareil social, prise de conscience, affirmation de valeurs, distinctions sociales et réforme morale. Ils se demandent rarement ce que signifie, en termes de morale, l'essor d'une société capitaliste/industrielle. En ignorant ainsi le caractère moral ou l'intluence des institutions sociales, les économistes ne perpétuent-ils pas l'existence d'institutions socialement injustes? A l'opposé, les schémas d'inspiration marxiste sont mus par les axiomes: « soucie-toi des besoins des autres» et « sus à l'égoïsme ». « Le marxisme contient une utopie qui ne connaît aucune coercition, qu'elle soit politique ou économique: l'Etat s'est retiré, tous coopèrent en toute liberté et les besoins de chacun sont satisfaits» 46. Considérez comment North, en néoclassique, voit l'Etat. TI tient pour allant de soi la coercition, l'application autoritaire des décisions, les coûts de police, l'opportunisme des agents de l'Etat et la violence. Il n'y a pas chez lui de société idéale, et il ne suggère aucun moyen d'y parvenir. Jamais il ne formule le postulat d'un Etat idéal dans lequel bon45. Cf. Hilton Root, « The "Moral Economy" of the Pre-Revolutionary French Peasant " Science and Society 54, 1990, p. 351-361. 46. Karl Popper, The Poverty of Historicism, op. cit., p. 73-4.
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heur et coopération pourraient s'épanouir sans coercition 47. Parce qu'il ne propose aucune vision de ce que l'homme devrait être, le paradigme de l'économie s'est aliéné beaucoup de sympathies. Pour de nombreux universitaires, se référer aux théories néo-classiques, c'est avaliser les valeurs égoïstes de l'individualisme avide de possession et c'est rejeter les valeurs orientées vers le service de la communauté 48. Pour eux, choisir un bon modèle de recherche, c'est avant tout choisir le bon système de valeurs. Si le marxisme est conforté à son avantage par une utopie de coopération et de communauté, ce n'est qu'un aspect d'un tout qui inclut parfois de bas revenus. Beaucoup de marxistes admirent le haut niveau de revenus et les réalisations techniques que produisent les institutions capitalistes, mais ne veulent pas en payer le prix en termes de moralité. il y a aussi un prix à payer en termes purement scientifiques lorsqu'on refuse la technologie analytique qu'a engendré le paradigme économique de l'intérêt personnel. En négligeant les pierres d'assise de la théorie économique -les postulats de la rareté et de la concurrence, ainsi que la notion que les incitations sont la force motrice ou motivante des comportements -, on rejette des instruments d'analyse tels que la loi de la demande, l'idée de biens publics, la notion de coûts de transaction, la théorie de l'agence et les jeux non-coopératifs*. Les politologues qui ont appris à manier ces instruments ont transformé leur domaine de recherche. Le rejet d'instruments qui ont aidé d'autres spécialistes, traitant de phénomènes similaires, à améliorer leurs investigations pourrait bien être le prix à payer pour garder une pureté idéologique 49.
Une idéologie: la science économique Les historiens des sociétés partagent parfois avec Marx l'opinion que l'économie politique classique est une idéologie: un appareil rhétorique prosélyte
47. L'Etat selon North est une organisation disposant d'un avantage comparatif dans la violence. Le souverain monopolise à la fois l'usage légitime de la violence et la fourniture de services publics. Cf. Struc· ture and Change in Economie History, New York, W.W. Norton, 1981, p. 21. Combien cette façon de voir a moins de charme que l'utopie de Michel Foucault! Pour ce dernier, la répression est liée à un Contexte
historique particulier, ce qui suggère la possibilité d'un monde sans répression. 48. Au nombre de ces chercheurs en science politique ou en économie, qui traitent de propriété collective et de jeux coopératifs, mentionnons Robert Axelrod, Barry Fields, David Feeny, Elinor Ostrom et Michael Taylor. Leurs travaux sont rarement connus de ceux qui critiquent la science économique.
* NDT: La théorie de l'agence est la formalisation des problèmes que pose tout mandat conféré à un agent. Par exemple, les actionnaires qui délèguent à un agent, tel un directeur, le contrôle d'une entreprise savent qu'il leur faut envisager la distance qu~il y aura nécessairement entre leur volonté et l'application
de celle-ci par leur agent. Cette distance est l'objet de la théorie de l'agence. Quant aux jeux non-coopératifs, cf. note *, chapitre 11.
49. Je n'ai rien contre les chercheurs qui acceptent de payer ce prix pourvu qu'ils n'attendent pas de tous qu'ils suivent leur exemple.
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du droit de propriété et de la vente du travail, donc une justification de l'exploitation qui est une caractéristique de l'échange de marché. 11 s'ensuit que la doctrine économique qu'enseignent nos universités est un renfort rhétorique et politique pour ceux qui se veulent avocats de la cause du capitalisme sc. Je n'entends pas ici débattre du caractère fondamentalement idéologique de la science économique. Il me paraît plus important d'affirmer que le préjugé idéologique d'un auteur, quel que soit ce préjugé, n'invalide pas pour autant tout énoncé de cet auteur. La qualité scientifique d'une proposition ne s'apprécie pas au vu de l'histoire personnelle, des intentions ou de l'appartenance sociale de son auteur. Au demeurant, tous les comptes rendus descriptifs, c'est-à-dire toute l'histoire, sont rhétoriques et subjectifs, aussi ne pouvons-nous pas faire de différence entre une interprétation historique et une autre au nom de l'existence ou de l'absence de rhétorique ou de subjectivité. Dans l'analyse qu'il donne des révolutions scientifiques, Thomas Kuhn énonce deux propositions essentielles: la science contient certes de la subjectivité, mais elle avance malgré la subjectivité de ses hypothèses scientifiques. Les chercheurs peuvent ne pas être même capables d'identifier les postulats moraux, ou les motivations morales, de leurs contemporains, mais la science progresse malgré les jugements de valeur subconscients des chercheurs 51 . Karl Popper lui aussi estime que l'objectivité de la science ne dépend en rien de la psychologie ou de la motivation intime du chercheur individuel: " ni la sécheresse d'un thème de recherche ni le fait qu'il soit éloigné de toute préoccupation quotidienne, dans les sciences de la nature, n'empêchent partialité et intérêt personnel d'interférer avec les croyances du chercheur individuel et, si nous devions dépendre de son détachement, la science, même la science de la nature, deviendrait tout à fait impossible » 52. William Riker observe pareillement que « si la subjectivité était une barrière à la connaissance, nous n'aurions pas de science du tout» 53. Aucun domaine de recherche ne peur se soustraire aux conflits idéologiques de l'époque.
50. Selon Popper, Man entendait réfuter les apologistes du capitalisme, ces économistes. qui présentaient les lois du mode de production capitaliste comme si eUes étaient des lois inexorables de la nature et déclaraient avec Burke que "les lois du commerce sont les lois de la nature et donc les lois de Dieu" . Marx opposait il ces lois prétendument inexorables celles qu'il considérait comme les seules lois inexorables de la société, à savoir les lois de son dévdoppement i et il essaya de montrer que ce que les économisces déclaraient lois éternelles et immuables n'était en fait que simples régularités temporaires, vouées à être détruites en même temps que le capitalisme lui-même >. Cf. K. Popper, The Open Society and its Enemies, 1.2, p. 136. 51. Les préoccupations morales de Newton ou de Copernic n'interfèrent pas avec le caractère scientifi·
que de leurs théories. Cf. T. Kubn, Ibe SiTucture ofScientific Re-uolution, Chicago, Tbe University of Chicago Press, 1970. 52. Karl Popper, The Poverty ofHistoricism, p. 155. Popper examine aussi ceUe question dans The Open Society and its Enemies, 1.2, p. 259-280. 53. William H. Riker, • Political Science and Rational Choiee >, in ].E. Ait et K.A. Sbepsle, Perspecti· ves on Positive Politual Economy, op. cit., p. 163-182. Riker partage le sentiment de Popper et de Kuhn.
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li y a progrès scientifique lorsqu'on peut confronter aux lois et théories existantes des contre-exemples et des théories de substitution qui seront appréciées pour l'exactitude des prévisions qu'elles permettent de faire, non pour la pureté morale des intentions de leur auteur. li y a science lorsque 1) la validité d'une théorie est corroborée par des contre-exemples ou par la démonstration que les prévisions qu'elle permet sont congruentes avec ses postulats théoriques; 2) lorsque ses propositions peuvent être appréciées d'après le degré d'exactitude des prévisions qu'elles permettent, comparé au degré d'exactitude des prévisions que produit une théorie rivale; 3) lorsque la validité de théories concurrentes peut faire l'objet d'un jugement fondé sur leur capacité à fournir une explication plus directe et plus proche de la réalité que toute autre approche, soit celle d'une théorie offerte en substitution, soit celle qui était jusque là traditionnelle. Les économistes ne sont pas plus proches de l'idéal de Popper que les historiens des sociétés, même s'ils l'encensent beaucoup plus. Bien que les économistes professent souvent que la falsification"" et la production d'hypothèses vérifiables sont l'idéal de toute recherche en matière d'économie, on a parfois relevé qu'ils travaillent dans des domaines où les problèmes politiques et sociaux ont été déjà résolus ou ne se sont jamais posés. L'épistémologie scientifique de la mouvance de Karl Popper, bien que plus affine à la rhétorique officielle des économistes, n'est pas d'une utilité plus grande pour la pratique économique qu'elle ne l'est pour l'évolution de l'histoire sociale. La capacité à formuler des théories vérifiables ou à faire de sérieux efforts pour falsifier les propositions qu'ils énoncent n'est que bien rarement pour les économistes un critère d'évaluation de la qualité des travaux qui se font dans leur domaine 54. li est tout aussi rare qu'ils vérifient leurs modèles ou leurs hypothèses en les confrontant à ce qu'auraient proposé d'autres chercheurs en sciences sociales 55 •
• NDT: La notion de falsification tient à la conception que se fait Popper de la validité des théories scientifiques: eotre deux théories, celle qui est vérifiée par mille observations n' est ni plus ni moins valide que celle que vérifient mille une observations. Ce qui fait sa validité, ce n'est pas le nombre des observations qui la confirment, c'est sa capacité à résister à lafalsification, c'est-à-dire à un effort méthodique d'en montrer la fausseté: la théorie de Newton a été vérifiée pendant deux siècles. Une seule expérience suggérée
par Einstein l'a falsifiée, c'est·à-
C'est ce qui se passe, entre autres pseudo-sciences, pour les systèmes interprétatifs que sont la psychanalyse ou le marxisme: toujours « confirmés, jamais infumés, parce qu·ils n·e:K:cluent aucun évènement possible,
ils SOnt irréfutables ... Pac sa trop belle victoire, la psychanalyse se place en dehors du discours de 1. science» (Renée Bouveresse, Karl Popper, Paris, Vrin, p. 47). 54. Marc Blaug, The MethodoIog;y ofEconomies, or How Economists &plain, New York, Cambridge University Press, 1980, p. 256. Arjo Klamer et David Colander (The Making of an Economist, Boulder CO, Wetview Press, 1990) analysent le manque d'intérêt des économistes pour une approche différente de leur discipline et leur répugnance à remettre en question les postulats fondamentaux caractéristiques de l'enseignement contemporain
de
l·économie.
55. Les critères que propose Milton Friedman pour juger de la valeur d'une théorie, tels que je les ai exposés dans le chapitre 6, règnent sans partage en science économique. n exposait qu'on doit considérer une théorie en tant que solution proposée pour une série spécifique de problèmes et qu'on jugera de sa
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THÉORlES ET PERSPECTIVES DE MÉTHODES
Un domaine de recherche est en grand péril lorsque ceux qui le pratiquent jugent les travaux qu'il suscite selon des critères subjectifs ou moraux, car des jugements de ce type interdisent l'accumulation de généralisations valides. Popper et Kuhn proclament tous deux que la clef du progrès dans les sciences est à chercher dans le caractère institutionnel de la connaissance scientifique 56. Cela nous ramène à ce que je perçois quant à moi comme l'obstacle fondamental au progrès de l'histoire sociale comme science 57. Trop souvent nos collègues sont enclins à nous juger, à juger nos travaux, à partir de ce qu'ils pensent être nos intentions morales. Même s'ils peuvent affirmer leur droit de monopole à être moralement les meilleurs, ils sont aussi en droit de s'étonner de faire encore de la science. S'agissant de notre discipline, notre seul souci devrait être de forger les instruments qui sont nécessaires pour déterminer si les traits historiques que, dans notre analyse, nous avons sélectionnés comme significatifs sont en fait des traits persistants qui se manifestent dans les évènements mentionnés. Une discipline connaît les avancées les plus significatives lorsque ceux qui la pratiquent savent mesurer la valeur des travaux de recherche à leur aptitude à prévoir et expliquer des componements, sans s'arrêter à considérer si ces prévisions sont ou non conformes à nos exigences morales concernant le monde dans lequel nous souhaitons vivre. J'aimerais conclure avec Popper quand il dit que « le marxisme scientifique est mon. Ce qui doit survivre, c'est son sens de la responsabilité sociale et son amour de la libené »58. On aurait bien du mal à trouver chez Marx un seul mot sur la façon de construire une économie fondée sur des principes socialistes. Les recherches qu'impose l'exigence marxienne de libené, égalité et justice ont été laissés à la diligence d'autres chercheurs et, peut-être, à d'autres traditions de travail. Il faudra encore se colleter longtemps avec les faits bruts de l'histoire économique avant d'atteindre le but désiré: comprendre quels caractères, dans les institutions sociales, facilitent l'échange, l'investissement et l'interdépendance. Suite de i4 note 55 valeur en examinant si dIe résout ces problèmes de manière plus plausible que les théories concurrentes.
Même si une théorie ne peut satisfaire ni aux valeurs scientifiques empiriques ni au test de la réfutabilité, elle a une valeur si elle peut faire l'objet d'une critique rationnelle. 56. C'est ce qu'explique Popper. Cf. • The Sociology of Knowledge >, The Open Society and ils Ene· mies, t.2, p. 212·223. 57. L'histoire sociale a pour elle le grand attrait de rompre avec le point de vue déjà orienté qui sous· tend la plupart des sources qu'utilise l'hi'1:orien. Elle a ouvert de nombreux domaines de recherche nou· veaux en s'appliquant à rechercher des documents qui n'ont pas été réunis du point de vue du pouvoir politique alors en place. En collectant et en analysant des données qui ne proviennent pas nécessairement de source gouvernementale, les chercheurs en histoire sociale ont observé des comportements que, selon toute probabilité~ les économistes n'auraient jamais remarqués. Si nombre de domaines neufs ont été introduits dans le répertoire de l'histoire sociale pendant cene dernière décennie, tout reste encore à faire pour
dégager un paradigme suscitant un agrément mutuel grâce auquel les nombreuses branches de l'histoire sociale pourraient s'intégrer dans un ensemble doté de consistance. 58. K. Popper, The Open Society and its Enemies, t.2, p. 211.
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INDEX SOMMAIRE des concepts et des noms
Absolutisme, 34, 36, 199-200,233-234,303, 306, 312, 315, 330-331. Accapareurs, 111-112. Action collective, 11, 37, 85, 90-92, 116-118, 306,324. AFrAUON F., 235, 253 n. 34. AGUESSEAU H. d', 244 n. 6. ALCHAIN A., 203, 351 n. 15. ANTOINE M., 146 n. 75, 239 n., 241, 243, 250 n. 21, 255, 258, 267 n. 64 et 65, 285 n. 17, 291 sq, 293 n. 36 et 38, 315
n.7. ARGENSON R . d', 244, 288. Assemblée Constituante, 234, 247. Assemblée des Notables, 226-228, 234. Atomisation/Cohésion sociale, 268-269, 335-336. Aversion pour le risque, 55, 69, 72 n. Banque d'Angleterre, 214-215, 297-299. BAYARD F., 294 n. 40. BERNARD 5., 191 n. 25, 216, 247. BIEN D., 34 n. 37, 184, 186 n. 11, 192,211, 335, 337 n. 47. Biens publics /biens privés, 361·364. BLAUG M., 353, 369 n. 54. Board of Trade, 261-262. BoLINGBROKE H., 298. BOSHER J.F., 210 n., 226 n., 229 n., 232 n. BOSSENGA G., 34 n. 37, 184, 186. Bourgogne, 13, 20 n., 26, 50, 55-58, 77- 78, 104, 196, 233 n. 19. BRAUDEL F., 19,33,67,96,251 n. 25 et 26, 350. BRIENNE E. de L. de, 227-228, 233. BRISSOT J., 56, 223-224, 229. Bullionisme, 119, 126. BURKE E., 321.
Cadastre, 15. Cahiers de doléance, 247. CALONNE C. de, 226, 232, 257, 280, 285, 291 n. 33. Capitalisme, 353 n. 20. • bureaucratique », 284. et précapitalisme, 348-351. et violence collective, 354. Chambres de commerce, 244-249. CHAUSSINAND-NOGARET G., 214 n. 17,230 n. 64, 235 n., 250 n. 23, 252 n. 29-30. Choix publics (théorie des), 253. CLAvIÈRE E., 224, 229. Clientélisme, 314. Cliométrie, 351-352, 356, 359-361. Coalitions de distribution, 337. COBBAN A., 26, 52-53. COLBERT J.-B., 126-130, 250, 283-285, 294-295. Commerce des grains, 76, 91, 97-111, 113, 117. Communautés paysannes, 19-21, 34, 62. Compagnies de commerce, 249-252. Complot de famine, 270-271. Conseil du Roi (Conseil des Finances, du Commerce), 241-243, 255-258, 291-292, 329. Constitution, 316-317. Contrats, 179. Contrôleur général, 104-109, 241-244, 255-257, 267, 279-280, 290-297, 319. COORNAERT E., 124 n. Corporations, leur abolition, 145-150. anglaises, 175-177. compagnonnages, 153. contrôle des ouvriers, 138, 156 sq. et la production, 139-142, 172.
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LA CONSTRUCTION DE L'ÉT AT MODERNE EN EUROPE
leur coût social, 154-155. leurs coûts de transaction, 152. Leur endettement, 132-137. et les finances de l'Etat, 160. et la mode, 143-144. leurs offices, 131-133, 185. leur poids économique, 150-154. systèmes clos?, 149-151. Corruption, 240, 264-270, 322-323, 327-328. Couronne (anglaise), 165-180,255,262-264 Coûts de transaction, 120 sq., 200, 227, 265, 276. liés à la collecte des impôts, 63-64. Crédit, 98-99, 125, 184. du Roi: 185-187, 209-210, 288. des villages, 197. CROZAT A., 251-252. CROUZET F., 122, 158. DARDEL P., 245 n. 13. DESMARETS N., 244 n. 7, 284. DESSERT D., 34, 190 n. 21 et 23, 216 n. 22, 283 n. 7, 8 et 10,285,286 n. 21, 289, 295. Dévaluation, 191, 284. DEVEAU J.-M., 245 n. 11, 248. Distribution du revenu vers les villes, 114. DOBB M., 354. Domaine public, 198. Dot, 317 n. 11. • Droit social " 47-48. Droits de propriété, communaux, 35 sq., 49-51, 62-64. corporatifs, 120. féodaux, 52-55, 59-61, 78-79. fonciers, 22, 40, 61. du secteur privé, 231, 274-277, 337. et institutions, 315. et marchés, 342. DUBY G., 38-39, 68-69. DUCLOZ-DUFRESNOY Ch., 219-220, 236. DUPONT DE NEMOURS 5., 114, 302. DURAND Y., 186 n. 8, 230 n. 65, 250 n. 21, 287 n. 22. Echange (conditions de 1'), 358. Economie féodale, 38-41. • Economie morale _, 52, 67-70, 72-73, 86, 365. et théorie économique, 89. Economie paysanne, 21-24.
Economique (théorie), 320. et histoire, 6, 11, 200-203 , chap. 13. Efficience (et corruption), 265. Egalité, 235. Eglise, 40. EGRET J., 227 n., 228 n., 280 n. 2, 293, n. 37, 296 n. 45. EUAS N., 254, 332, 334, 335, 337. Emeutes frumentaires, 28-31, 8&-95, 99-100, 324. Entraves, 87. ERKELUND et TOll.l5ON, 167 n. 8, 173 n. 27. Etats Généraux, 16, 206, 208, 212 sq., 223-225, 235. Ethique de subsistance, 45, 49, 51, 53, 70. Etiquette (de Cour), 332, 334. Favoritisme, 4, 240, 255, 264-270, 317-320, 327-328. FENOALTEA 5., 23, 39 n., 73 n. Ferme générale, 185, 193,226,233,266,281, 292, 299-300. Finances publiques, 210-211, 281, 289-290. Financiers anglais, 297-301. Financiers français, 188-189, 230, 232-233, 249-250, 253, 280-282. Fiscalité, 1&-17, 63, 114,205-207. FLANDRIN J.-L., 74 n. Fonds d'Etat, 209, 211, 21&-219, 229-230. FORBONNAlS F. de, 140 n. 60. FOUCAULT M., 367 n. 47. FOUQUET N., 189, 190, 283, 286. FOURQuIN G., 41. FRANK R., 340 n. 3, 362 n. 36. FRIEDMAN M., 201-202, 369 n. 55. FURET F., 208. GALBRAITH J. K., 38 n. GARDEN M., 133, n. 37. GOURNAY J.-c., 146. Grande Peur, 55. Groupes d'affaires (français), 274. Groupes de pression (anglais), 257. Guerres, 287-288. GUÉRY A., 130, n. 26, 186 n. 10. HARLEY R. , 298.
HAruus R.D., 280 n. 2. HECKSCHER E., 169, 171 n. 23, 173, 174, 176, HEGEL G .W., 353.
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INDEX SOMMAIRE
HEILBRONER R., 349. HICKS J., 185 n., 219 n. 31, 349. HIRSCH ].-P., 151 n. 86. HlRSCHMAN A., 301. Information, 231, 266, 272, 296, 315,
326-327. Innovation, 121-122, 127 sq., 150, 238,
302-303. Institutions, 305-307. Intendants, 13 sq., 17, 102-107, 110-115, 118,
131, 134-135, 147-148,244,255. Jeux (théorie des), 189, 317 n. 11, 333 n. JOLY de FLEURY, 34, 77 n., 104 sq., 147 n .
79, 232. Justice, 292-293.
Justices of the Peace, 14, 15, 33, 35, 95 n. 19, 100, 173-177, 263 n. 58. KAPLAN 5., 98-99,101,112,113,151 n. 86,
158, 270.
J. M., 344. KUHN T., 368, 370. KEYNES
LABROUSSE C.E., 118 n. 70, 213 n. 16. LAMARTINE A. de, 56. LAW J., 209, 221-222, 252, 285. LEFEBVRE G., 24, 25, 28, 46-67, 72 n., 74 n.
15, 354. LE ROY LADURIE E., 74 n. 13, 189 n. 18,
215 n. 20. LEVER E., 291 n. 33.
LÉVY C.F., 246 n. 14,250 n. 24, 251 Il. 28, 284-286, 294 n. 40, 296 n. 46, 305 n. 61. Libre-échange, 87, 92-93. LoUIS XIV, 288-290, 306, 318, 329, 332-334. LOUIS XV, 289-291, 300, 304 n., 305. LOUIS XVI, 290-291, 300, 305, 316. LUETHY H., 193 n. 29, 216, 228 n. 56. • Lumières" (Les) et la politique, 329-330. MCCAHILL M., 313 n. MCCLOSKEY D., 22, 73 n., 344, 351 n. 13 et 14, 352 n. 17, 354 n. 20. MACHAULT ].-B. de, 146. MALESHERBES, 291 n. 33, 295 n. 45. MANN M., 350. Manufactures, 122, 127 sq. Marchés, 54-55,
Marchés informels, 121-123. Marchés et paysans, 26, 47-51. Marchés et réglementation, 340. Marchés et institutions, 341-343. Marché politique, 343. MARGAlRAZ
D., 76 n. 20, 118, n. 70.
MARION M., 230 n. 63, 290 n. 32. MARKOVITCH T., 130 n. 25.
MARsHAll A., 355, 362. MARx K., 18,38,48, 50, 52, 67, 353, 354 n. 23, 368 n. 50. Marxisme, 348, 360, 366-368, 370. et modernisation, 64. MAUPEOU R. de, 244 n. 6. MAUREPAS ].-F. de, 291 n. 33. Mercantilisme, 126 sq., 165, 174, 177- 180, 252, 303, 318-320, 333-334. MEUVRET ]., 118 n. 70. MEYSSONIER 5., 146 n. 75. MICOUD d'UMONS, 224. MIRABEAU H. de, 234. Modernisation, 302, 328-330. et confiance, 311. et marxisme, 64. MOLLIEN F., 230. Monarchie (comme entreprise), 237-238. Monopoles, 75, 76, 116, 123, 125 sq., 162-168, 170-171, 180, 197, 278. MONTESQUIEU Ch. de, 279, 332 n. 37. MONTYON J.-B. de, 280 n. 1 et 2, 283 n. 9, 284 n. 11, 285, 290 n. 29, 291. MORELLET A., 140 n. 60. MORlNEAU M., 184 n., 186 n. 10 et 11, 193 n. 30, 196 n. 36. MOUSNIER R., 13 n. 4, 130 n. 25, 282 n. 5 et 6, 285 n. 14,291,292 n. 35, 301 n. 52, 305, 306, 321 n. 15.
NAPOLÉON 1", 29, 220 . NECKER]., 148, 188, 206,218,226-228,232,
233, 256, 280, 288 n. 23, 291 n. 33, 318, 321. NIGEON R., 131 n. 29-31, 135 n. 47,145 n . Noblesse, 332-333. d'affaires, 286-287, 295. et recherche de rente, 253-254. Normes de qualité, 121, 127. NORTH D., 120 n. 1, 275 n. 77, 340 n. 3, 360 n. 32, 361, 366 sq.
LA CONSTRUCTION DE L'ÉTAT MODERNE EN EUROPE
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Nuit du 4 août, 61-62. Offices, 17, 192-195, 301. OLSON M., 79-80, 90-92, 123 sq., 337, 360 n. 33, 362 n. 37, 364 n. 40. ORMESSON L. d', 280. Pamphlets, 221 sq. Parlement anglais, 15 sq., 19,29,35,93,95, 100-101, 117, 165-166, 177, 180, 217. procédures, 257-264. et redistribution, 320-322. et stabilité, 328-330. Parlements français, 14,77-78,102-106,109, 223, 281-282, 293, 295 sq., 304. PASSET R., 131 n. 27, 145 n. 72, 148 n. 82, 155 n. 90. Paysans et capitalisme, 26, 28 sq., 46-47, 74-75. et redistribution, 323-324. leurs révoltes, 24 sq., 55-61. PETIT W., 18. PHÉUPEAUX 284-285. Physiocrates, 28, 45, 47, 103, 143, 156, 158, 159, 302-303, 305. PLUMB J.H., 262-263, 320 n. 12-13, 329 n. POl.ANYI K., 67-68, 365 . POPPER K., 8, 208, 270, 348, 354 n. 22, 364 sq., 366 n. 45, 368 n. 50 à 370 . • Préférence », 359-362. Privilèges (cf. aussi Favoritisme et Monopole), 5, 12, 16-17, 332-337. des marchands, 246-247. Prix (théorie des), 351-352. QUESNAY F., 302 n. 56. Rationalité économique, 18 n. 11, 199,348 paysanne, 53, 71-72. Redistribution, 305, 311-312. Rente (recherche de), 4 n., 120, 126 n. 14, 167,180,253-254,276-278,318-320,322, 327, 333. Rentes perpétuelles, 195-196. Rentes viagères, 217-218. RICARDO D., 180.
RICHARD G., 295 n. 43 et 44. RILEy J.c., 281 n. 3 et 4. ROCHE D., 112, 229. ROOT H., 20 n., 24 n., 25-27, 323 n. 19,343 n. 4, 366 n. 45. RUDÉ G., 72 n., 85, 87, 90 n ., 95 n. 20, 113. SAINT-SIMON L. duc de, 222, 286. SAY J.-B., 207, 218-219, 237 n. 78. SCOTI J., 69, 72 n. SÉNAC de MEILHAN G., 229-231, 287 n. 22, 299. SILHOUETIE H. de, 146, 280, 288 n. 23. SKOCPOL T., 324-325. SMITH A., 32 n. 35, 45, 80, 162, 165, 180, 207, 282, 299, 300. SONENSCHER M., 151 n. 86, 158. Stabilité politique, 319, 322, 326, 328. STEVENS J., 264 n. 61. STUART MILL J., 348. STRAYER J., 13 n. 2, 331 n. 33. TALLEYRAND A. de, 305. Taxation populaire, 87-88. TERRAY J., 228, 257, 270 sq., 285, 291 n. 33, 295. Tiers-Monde, 5, 12,27-28, 65, 75 n. 18, 115, 327 n. 24. TILLY c., 23 n., 24, 28, 67, 72 n., 74 n. 15, 87, 350, 354, 356 n. 27. TILLY L., 88. TOCQUEVILLE C. de, 103 n. 45, 212, 331-333, 335, 338. TRUDAINE D., 146. TURGOT A., 18, 34, 36, 79 n. 23, 104, 107-111,113,121 n.5, 142, 145, 150,267, 271, 280, 291 n. 33, 296, 302, 304, 318, 336. Valeur (théorie de la), 355, 356 n. 26. VAUBAN S. de, 290. VÉRI, abbé de, 280 n. 1, 291 n. 33. WEBER M., 351 n. 12, 353. WEINGAST B., 316, 343 n. 6. WORONOFF D., 130 n. 25.
Imprimé en France Imprimerie des Presses Universitaires de France avenue Ronsard, 41100 Vendôme Janvier 1994 - N° 39 146
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Cet ouvrage explore les relations ayant existé entre les changements sociaux. politiques et économiques qui ont transformé rAngleterre et la France à la veille de la Révolution industrielle. Il tente d' établir un lien entre la structure politique (les incitations générées par les institutions politiques) et les caractéristiques de raction collective (ou l"activité des groupes d'intérêt) afin de comprendre comment la concentration du pouvoir politique (la construction de rÉtat) a contribué à la concentration de la richesse (capitalisme). Il accorde une attention particulière aux coûts. aux bénéfices et aux conséquences redistributives de la réglementation économique. En utilisant des outils analytiques mis au point par la micro-économie. il explore des thèmes qui ont été abordés dans le passé par les adeptes de l'histoire sociale. A la portée de tous les étudiants d 'histoire de France et surtout à celle des chercheurs intéressés par l'incapacité de la Couronne à réformer les institutions de I"Ancien Régime. cette étude se place dans le courant des travaux sur les causes de la Révolution française. Quoique traitant de thèmes concernant l"histoire économique et le développement économique . il ne nécessite pas de la part du lecteur des connaissances préalables en économie. L 'objectif de l 'auteur est de regrouper les préoccupations des chercheurs intéressés par les interconnexions entre politique. institutions et systèmes économiques. Son espoir est d'enrichir le dialogue entre les penseurs de la modernisation . de la révolution et de la politique. d'une part. et les spécialistes de I"Ancien Régime en France. d'autre part.
258 FF
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