Le destin des générations Structure sociale et cohortes en France au xx' siècle
Le Lien social Collection dirigée par Serge Paugam
LOUIS
CHAUVEL
Le destin des générations Structure sociale et cohortes en France au xx e siècle
Avant-propos à la deuxième édition
MA~RiE DE PAR~3 BIBLIOTHÈQUE-DISCOTHÈQUE ANDRÉ MALRAUX 78, Boulevard Raspail - 75006 PARIS Tél. : 01 45445385 Fax: 01 42 84 01 42
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
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ISBN 2130527108
Dépôt légal- 1" édition: 1998 2' édition mise à jour: 2002, IIlaIS 2' tirage: 2006, juio
© Presses Universiuires de France, 1998 6, avenue Reille, 75014 Patis
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Pour toutes les générations , . a ventr
Sommaire
Remerciements
XI
Avant-propos à la deuxième édition INTRODUCTION -
XIII
RÉVOLUTION ET RESTAURATION DE LA STRUC-
TURE SOCIALE
Le monde d'hier: la seconde Révolution française, 2 Une loi du progrès générationnel ?, 6 Les nouvelles générations et la
«
crise
»,
7
Classes et strates, 9 Générations et cohortes, 15 Générations et changement social, 20 Penser générations et classes, 23 Le temps des générations, 26
Première partie Bouleversements de la structure sociale et générations
31
INTRODUCTION
1.
L'ÉCARTÉLEMENT
DES
CATÉGORIES
POPULAIRES
ET
LES
33
CONVULSIONS DU SALARIAT MOYEN ET SUPÉRIEUR
Moyennisation et aspiration vers le haut comme clefS de lecture, 34 Les problèmes de la moyennisation et de l'aspiration vers le haut, 38 Chômage et écartèlement des catégories populaires : les oubliés de la structure sociale, 40 Conjoncture socio-économique et structure sociale: les problèmes d'aujourd'hui, 44
...unl II"'\TuCf"\llt::
VIII
2.
Le destin des générations COHORTES ET CHANCES f)' ACCÈS AUX GROUPES SOCIAUX
49
Cohorte et structure sociale : un vieux soupçon, 49 Le destin de jeune cadre, 52 Cadres et cohortes: l'incertitude de l'" aspiration vers le haut ", 56 La moyennisation achevée, 63 L'expansion du salariat moyen et supérieur: le destin d'une seule génération, 66 Les mutations du " peuple
» :
tertiarisation et déclin de l'emploi, 70
Agriculteurs et patrons: disparition et maintien, 76 Un homme sur deux est une temme, 81 La cohorte comme représentation, 89 93
CONCLUSION
Deuxième partie Les causes de la rupture INTRODUCTION
3. LES DEUX EXPLOSIONS SCOLAIRES
99 101
La croissance du niveau d'éducation par cohorte, 103 Des cohortes plus inégales ?, 106 Les deux explosions universitaires, 111 La moindre croissance des titres, 113 La dévalorisation des titres, 115 4. I.E FONCTIONNEMENT DU MONDE PRODUCTIF
Les recrutements : la société en accordéon, 125 Le !oncrionnement du monde du travail : pied à l'étrier et inertie générationnelle, 132 Les natures de la rupture, 139 Les lacunes du long terme, 142 CONCLUSION
125
Sommaire
IX
Troisième partie Les conséquences de la rupture
INTRODUCTION
153
5. LE PARTAGE DU RALENTISSEMENT: LES NIVEAUX DE VIE
155
Le salaire individuel: le chassé-croisé des cohortes, 155 Le revenu disponible: la meilleure valorisation de l'âge, 160 Le revenu relatif: un partage inégal de la croissance, 166 Une solidarité à rebours entre les générations, 168 6. LES GENRES DE VIE: JEUNES EN RETRAIT
173
Les voyages forment la vieillesse, 174 L'automobilisation de l'âge, 176 Jeunes et logement, 173 Les loisirs et les générations, 181 135
7. LES GENRES DE MORT
L'âge du mort, 186 Le suicide des générations, 188 Suicide et perspectives de vie, 194 8. LA MULTIPLICATION ATTENDUE DES DÉCLASSEMENTS SOCIAUX
203
L'expansion de la mobilité ascendante des enfants du baby-boom, 204 Stabilité de la fluidité et inertie sociale, 213 La mobilité sociale des enfants de la crise, 220 229
CONCLUSION
CONCLUSION GÉNÉRALE
RÉVOLUTION ET RESTAURATION DE LA
STRUCTURE SOCIALE
La valeur sociale des générations, 235 La difficulté de représentation du social : classe et génération en complémentarité, 247 Un débat difficile: générations et classes, 254
233
x
Le destin des générations
Annexe t - Les données et le codage des groupes socioprofessionnels
259
Les données, 259 Les groupes socioprofessionnels, 260 Annexe 2 - La méthodologie de l'analyse des cohortes
265
Le diagramme de Lexis, 266 Les trois efIets du diagramme de Lexis, 268 Différentes méthodes graphiques, 270 Une méthode inférentielle de séparation des trois effets
APC,
273
Une méthode mixte: la méthode T, 275 Complément : le rejet de l'hypothèse d'une modification du cycle de vie, 278 Annexe 3 - Évaluer la dévaluation de la scolarité
281
Références bibliographiques
285
Index des auteurs
295
Table des illustrations
299
REMERCIEMENTS
Ce livre est l'aboutissement de six années de travail à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et plus généralement au sein de la Fondation nationale des Sciences politiques (FNSP), une institution où la liberté est grande. J'ai une grande dette à son égard. Il me faut dire aussi ce que je dois à mes amis : à Arnaud Lechevalier, excellent critique et théoricien, lecteur hors pair et sans pitié, mais aussi à Isabelle Cribier sans qui je ne serais devenu sociologue ; à Karine et Laurent Mucchielli à qui vont mes profondes marques d'amitié; à Nicole et Jean-Vincent Pfirsch, à Louis Maurin, à Lilia Akkari, à Babette et Marco Oberti, dont les critiques décapantes et les réflexions sur ce monde n'ont cessé de m'agiter - je suis loin du compte et m'en excuse auprès de ceux que je n'ai pas cités et qui se reconnaîtront. Mais encore à Irène Fournier, du LASMAS-IDL, pour les données mises à ma disposition, sans lesquelles ce livre n'aurait pu être. Mais aussi à Philippe Besnard, à Jean-Paul Fitoussi et à Jacques Le Cacheux, et tout particulièrement à Serge Paugam - qui m'a accueilli dans sa collection, et sans qui ce livre ne serait pas ce qu'il est - pour leur complicité, leur gentillesse, leurs encouragements et pour les moyens mis à disposition, mais surtout pour leur humanité, déliée des rapports mandarinaux qui corrompent une des missions propres de l'université et de la recherche en sciences sociales : préparer la réflexion pour un monde meilleur.
Avant-propos à la deuxième édition Que le bonheur de la génération future n'est jamais attaché au malheur de la génération présente. Pour montrer l'absurdité de cette supposition, examinons de quoi se compose ce que l'on appelle la génération présente. 1° D'un grand nombre d'enfants qui n'ont pas encore contracté d'habitude. 2° D'adolescens qui peuvent fàcilement en changer. 3° D'hommes faits et dont plusieurs ont déjà pressenti et approuvé les réformes proposées. 4° De vieillards pour qui tout changement d'opinions et d'habitudes est réellement insupportable. Que résulte-t-il de cette énumération? Qu'une sage réforme dans les mœurs, les Loix et le gouvernement peut déplaire au vieillard, à l'homme foible et d'habitude, mais qu'utile aux générations futures, cette réforme l'est encore au plus grand nombre de ceux qui composent la génération présente; que par conséquent elle n'est jamais contraire à l'intérêt actuel et général d'une Nation. C.-A. Helvétius, De l'homme, 1773, IX, 14.
En France, de 1998 à 2002, une nouvelle page de l'histoire sociale s'est tournée, marquée par une expansion retrouvée, un mouvement enthousiasmant, collectif et exaltant, une vigueur et une jeunesse inattendues, mais é-phémère--s':jûsqu'au printemps 2001, lorsqu'il semblait certain que la phase de croissance économique rapide serait pérenne, il était possible d'envisager un avenir radieux pour les nouvelles générations. Depuis lors, la question apparaît plus complexe, et incertaine. Sans nul doute, l'histoire n'est pas finie, et les angoisses d'aujourd'hui auront perdu, dans cinq, dix ou vingt ans, l'acuité que nous leur prêtons : les urgences seront ailleurs. Il reste que, de cette expérience récente, nous devrions tirer quelques enseignements, à commencer par celui-ci: sans vigilance fàce au long terme, nous ne serons jamais que les jouets d'intérêts inconséquents, inattentifS au lendemain, et imprévoyants face au legs dont nous portons tous la responsabilité devant ceux qui viendront après nous, victimes de l'irnpermanence de toutes choses. La première publication du Destin des générations, en 1998, s'est déroulée dans le contexte d'une période d'optimisme dont il convient de souligner, rétrospectivement, l'intensité. Ce bilan est important, simplement parce qu'il nous rappelle que la période de cycles et d'alternative entre phases de croissance modeste et de nettes récessions que nous traversons depuis 1975 nous confronte à l'absence de considération du long terme dans nos décisions collectives, et nous pousse à
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Le destin des générations
la gesticulation. Les embellies nous détournent de la prise en compte des problèmes cruciaux de la phase précédente - en particulier du chômage -, en atténuant momentanément l'acuité des symptômes. Les dépressions nous retirent, quant à elles, les moyens de l'action face aux urgences auxquelles nous sommes confrontés sur tous les fronts. Les cycles économiques nous condamnent ainsi à des gesticulations permanentes, alors que nous devrions travailler à construire une voie du long terme, sans laquelle les nouvelles générations ne peuvent trouver une intégration satisfàisante. De cette fàçon, près de cinq armées après les travaux de ma thèse, il est intéressant de tracer ici un bilan des inégalités et fractures générationnelles que le xxe nous lègue, de réfléchir aux conséquences qu'aurait pu avoir la phase de croissance 1998-2001, si elle avait été durable, et de comprendre les effets du retour au monde cyclique d'avant 1945. Il s'agira alors d'en discerner les conséquences pour le développement actuel des recherches sociologiques, mais aussi d'envisager les voies nécessaires et les efforts à consentir pour sortir des errements propres à la période de ce dernier quart de siècle. Les réponses que nous pourrons porter aux principales questions d'avenir (système d'éducation, santé, politique familiale, travail, retraite, etc.) dépend aussi de la prise de conscience de nos atermoiements d'hier et de nos petites lâchetés du jour, qui contribuent à reporter toujours plus loin et plus lourdement sur les générations futures le fardeau des ajustements que nous ne voulons assumer nous-mêmes. La difficulté est que, dans cette phrase-ci, les « générations futures » sont une idée très abstraite, alors que la société est un empilement de générations concrètes, dont les unes sont des jeunes en formation, les autres des adultes actifS, et d'autres encore, au soir de leur vie, sont en situation de bénéficier d'un repos durable. Alors qu'elles sont formées de concitoyens vivant ensemble et simultanément, ces différentes générations ne peuvent néanmoins bénéficier ou subir semblablement des retournements favorables ou malheureux de la conjoncture, car des frontières générationnelles invisibles fragmentent la société. Telle est la leçon de l'histoire sociale du xxe siècle.
SEPT FRACTURES GÉNÉRATIONNELLES
Les vingt-cinq dernières armées, marquées par un ralentissement économique et le chômage de masse, nous ont confrontés à l'installation d'une fracture générationnelle d'autant plus difficile qu'elle est
Avant-propos à la deuxième édition
xv
silencieuse et déniée. Ici comme ailleurs, les rapports sociaux les plus violents sont souvent ceux qui n'ont ni expression ni visibilité. Sept éléments recueillis depuis l'écriture du Destin des générations, mis bout à bout, permettent de comprendre ce en quoi cette fracture résulte de notre inconséquence historique plus que d'un effet mécanique des soubresauts de la croissance. Ces sept éléments sont largement développés dans ce livre, mais d'autres se sont ajoutés à mesure des approfondissements apportés au cours des cinq dernières années. Le premier élément concerne la répartition du pouvoir d'achat. En 1975, les salariés de 50 ans gagnaient- en moyenne 15 % de plus que les salariés de 30 ans, laissant ainsi peu de marge à la valorisation de l'expérience et de l'âge, les jeunes d'alors bénéficiant de salaires de départ élevés du fait de vingt années de plein emploi et de contraintes fortes pour les employeurs. Aujourd'hui, l'écart est de 35 % : les rares fruits de la croissance économique, depuis 1975, ont été réservés aux plus de 45 ans. La lecture en termes de générations permet de comprendre que les jeunes valorisés d'hier sont devenus les seniors fàvorisés d'aujourd'hui, par l'ancienneté. Le deuxième fàcteur affecte k. progrès de la~!Ucture socioprofessionnelle. En moyenne, d'années en ann{!e-s, les cadres et les salariés porteurs d'une responsabilité reconnue ou d'une expertise valorisée continuent de croître, même depuis la « crise». Cette croissance est consubstantielle à notre représentation du progrès social. Pourtant, chez les salariés de 30 ans, la proportion d'emplois qualifiés est approximativement la même aujourd'hui qu'en 1980, sans progression très sensible: pour l'essentiel, l'expansion des cadres est liée à la dynamique de croissance portée par les quinquagénaires. Plus finement, les générations nées entre 1945 et 1950 sont situées sur la crête d'une vague montante de cadres qui s'étiole pour les puînés. Les générations en pointe, les premiers nés du baby-boom, ont bénéficié de la forte croissance scolaire du début des années 1960 et profité ensuite de la dynamique extraordinairement favorable à l'emploi des jeunes dans la période 1965-1975 : développement d'EDF, du programme nucléaire et de l'Aérospatiale, rattrapage du téléphone, extension de la couverture de santé à l'ensemble de la population, montée en puissance de la communication, de la publicité et de la presse, etc. Le troisième enseignement relève d'un effet de rémanence: pour une cohorte donnée, la situation à 30 ans conditionne les perspectives à tout âge ultérieur. Pour ceux qui n'ont pas fait leur place à 30 ans, il est trop tard et les conditions sociales se figent. Les premières générations
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Le destin des générations
qui ont subi à plein le ralentissement économique, les générations nées à partir de 1955 et qui ont eu 20 ans alors que le chômage de masse s'étendait sur ceux qui n'étaient pas à l'abri, conservent encore aujourd'hui les séquelles de leur jeunesse difficile, alors qu'ils ne sont plus des « jeunes» en attente d'une place définitive dans la société. Il est donc préférable, pour toute la vie ultérieure, d'avoir 20 ans en 1968, lorsque le taux de chômage dans les deux ans de la sortie des études est de 5 %, qu'en 1994, où ce taux culmine à 33 %. Le quatrième constat est que, pour la première fois en période de paix, YL$ituation de la génération qui suit est plus dijJicile que celle de ses parents. Malgré la reprise économique de ces dernières années, le taux de chômage dans les deux ans qui suivent la sortie des études est encore de 20 %, soit quatre ou cinq fois plus élevé que celui de leurs parents au même âge. Les quatre dernières années, cette courte période de reprise économique, ne peuvent corriger intégralement vingt-cinq années de croissance ralentie ni la déstructuration de fond du tissu social que cette longue période a induite. Suivons un peu les différences de trajectoires. Les parents de la génération qui a eu 20 ans en 1968 ont connu un sort difficile: ils sont nés en moyenne autour de 1910-1915. Un quart d'orphelins précoces, un quart d'enfànts d'invalides, une jeunesse dans la crise de l'entre-deux-guerres, puis la seconde guerre mondiale. La reprise des Trente glorieuses (1945-1975) les attend, mais ils ont déjà 36 ans lorsque le système de retraite par répartition est créé, exigeant trente années de cotisations pour une retraite complète : pour eux, un contrat qu'ils ne pouvaient le plus souvent remplir, faute de pouvoir en satisfàire la clause principale. Pour beaucoup, cela a signifié une vieillesse misérable dans une société où les jeunes s'enrichissaient. Par rapport à ses parents, la génération née vers 1945 a bénéficié au contraire du mouvement montant d'un ascenseur social fonctionnant à plein régime. En revanche, pour leurs propres enfants, nés vers 1975, ces conditions d'ascension sociale sont plus souvent compromises. En effet, ces jeunes d'aujourd'hui sont les enfants non plus d'une génération sacrifiée mais d'une génération dorée, alors qu'elle subit à plein les conséquences de vingt années de croissance ralentie. Lorsque l'on dissocie ces trajectoires moyennes selon la position dans la hiérarchie sociale, on pourra argumenter que, pour les classes populaires et celles situées juste au-dessus d'elles et que l'on qualifie parfois de moyennes, la configuration connue par les jeunes des années 1960 était favorable à un point inédit. Bien au contraire, depuis, pour leurs enfants, le déclassement et la disqualification sont des risques permanents.
Avant-propos à la deuxième édition
XVII
La cinquième leçon est, pour les nouvelles générations, celle d'un risque inédit de dyssocialisation, c'est-à-dire de non-correspondance, voire d'incohérence, entre d'une part la formation, les valeurs et les formes d'apprentissage de l'entrée dans la vie, et d'autre part les contraintes réelles, la société véritable et les enjeux exacts que cette nouvelle génération va vivre concrètement. Le point précédent a souligné les risques de déclassement social, mais il faut aller plus loin. Pour ceux qui le subissent, le risque psychologique est celui de l'intériorisation d'un échec en apparence personnel, alors qu'il résulte d'un mouvement collectif peu visible, mais réel, de ralentissement social brutal que ce livre révèle. Cette expérience serait moins difficile dans une collectivité dont les valeurs et la culture intègrent ce risque de déclassement comme une trajectoire sinon banale, en tout cas possible dans une société consciente de ses difficultés réelles. En revanche, dans une société optimiste, marquée par l'abondance et le progrès - représentations qui correspondent tjJectivement au sort des générations nées dix ans avant et après 1945 -, ce déclassement est invivable pour tous ceux qui, bardés de diplômes, formés à un point que la génération précédente n'imagine pas, sont en situation d'abaisser leurs prétentions parfois en deçà de ce que la génération précédente eût accepté. Ce risque de déclassement met en évidence l'incohérence entre ce que l'on dit de la société et ce que cette société est réellement pour les nouveaux arrivants. Cette inadéquation entre valeurs et réalité est une conséquence des fluctuations de l'histoire sociale: la non-linéarité du changement social implique que les situations vécues par les générations peuvent ne pas correspondre à ce à quoi leur société les avait préparées. Mais selon les configurations, elle peut être vécue différemment. Les générations nées de 1925 à 1950 ont été élevées dans une société marquée par la privation, mais ont connu peu à peu l'abondance, ce qui constitue une trajectoire assez favorable. Leurs enfants, en revanche, ont été appelés à connaître le sort inverse, ce qui pose d'autres difficultés: élevés dans l'abondance dans le cadre d'une société que certains qualifient de postmatérialiste, ils sont confrontés à une forme très paradoxale de pénurie dont les enjeux ne sont pas exclusivement situés hors de la sphère matérielle, mais dont les plus importants ont trait à la sécurité de l'emploi, la lisibilité de l'avenir, mais aussi à la reconnaissance par la société de leur apport et de leur place. Pour ces nouvelles générations, la dyssocialisation consiste en cet écart négatif entre les propos tenus sur la société d'abondance - dont ont effectivement bénéficié leurs parents - et la réalité nouvelle, faite d'incertitude, de renoncement et,
XVIII
Le destin des générations
souvent, de rejet. Le doublement du taux de suicide des moins de 35 ans entre 1965 et 1995, phénomène singulier de l'après-Trente glorieuses, pourrait trouver là un contexte explicatif que peu de sociologues ont considéré jusqu'à présent comme un phénomène pertinent, digne d'être signalé. La grille de lecture de ce phénomène nouveau - la dyssocialisation vécue par les nouvelles générations - manquait pour en assurer l'intelligibilité. Le sixième point est celui de la transmission de notre modèle social aux générations futures. En apparence, les systèmes complexes de solidarité collective que l'on rassemble sous le nom d'État-providence changent avec le temps du calendrier, alors qu'ils sont en fait des phénomènes générationnels. Lorsque, en 1945, 30 annuités ont été exigées pour une retraite pleine, on a peu ou prou exclu l'essentiel des générations nées avant 1915, qui n'ont en réalité jamais beaucoup bénéficié de la solidarité émergente dont elles étaient pourtant les contemporaines. Ces générations sont restées marquées par une polarisation interne entre les couches sociales privilégiées et le prolétariat industriel mal intégré. Celles nées de 1920 à 1950 ont bénéficié du providentialisme et de droits sociaux protecteurs et redistributifs croissants, propices à une moyennisation des conditions, à l'émergence d'une classe moyenne homogène et massive. Aujourd'hui, les jeunes sortent de l'école autour de l'âge de 21 ans, perdent deux ou trois années au chômage sans indemnité ou dans des activités informelles, et ne commencent à cotiser véritablement qu'autour de 23 ans. Évidemment, les conditions sont plus faciles pour la fraction de la jeunesse qui passe avec succès les épreuves malthusiennes de la sélection de l'excellence scolaire ou économique, mais exiger quarante années de cotisations comme aujourd'hui, quarantedeux ans pour la proposition du rapport Charpin du Plan, voire quarante-cinq selon la suggestion du Medef, revient à programmer une bombe à retardement démographique qui pourrait exploser à partir de 2015, lorsque les candidats à la retraite sans un nombre suffisant d'annuités se multiplieront. Pour beaucoup, le chômage de longue durée a déjà retiré toute perspective de remplir leur part du contrat - sans que l'on puisse les tenir pour responsables, individuellement, de cette situation à laquelle leurs parents ont naturellement échappé, en raison de la situation de plein emploi dont ils avaient bénéficié. Dans les prochaines années, les cotisants n'ayant pu contribuer un nombre suffisant d'années pour bénéficier d'une retraite pleine seront nombreux à ne plus pouvoir prétendre à ce qui, quelques décennies plus tôt, semblait si naturel: une retraite décente à la fin d'une vie de
Avant-propos à la deuxième édition
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travail. Ainsi, des pans entiers de l'État-providence dépendent des conditions ouvertes à l'entrée et au long de la vie des générations, de par la situation économique elle-même. Pis, pour les nouvelles générations, on distingue clairement que le projet social des Trente glorieuses -l'intégration de tous dans une grande classe moyenne - se délite peu à peu, avec la reconstitution d'une catégorie dévalorisée, socialement disqualifiée - alors même que ses diplômes sont nettement supérieurs à ceux de ses parents. Cette classe populaire faite essentiellement d'employés et d'ouvriers est le plus souvent soumise à un choix s'apparentant à un chantage: entre le sort du travailleur pauvre et celui du sans-statut, entre la dévalorisation et la désaffiliation - autrement dit, entre l'exploitation et l'exclusion. L'instruction de ce procès se clôt ici par une septième section, concernant le problème de la transmission, non pas patrimoniale mais d'une autre nature, politique celle-là. Le déséquilibre de la représentation politique se mesure à un indice clair: en 1982, l'âge moyen du titulaire d'un mandat syndical ou politique était de 45 ans, et il est de 59 ans en 2000. Un vieillissement de quatorze ans en dix-huit années de temps correspond à une absence presque parfaite de renouvellement. L'analyse des Trombinoscopes de l'Assemblée nationale met en évidence des variations semblables: les députés de moins de 45 ans représentaient 29,5 % de l'assemblée en 1983, et seulement 12 % en 1999. Les quadras des années quatre-vingt du XX' siècle s'apprêtent à être les sexas des années zéro du XXI e siècle. Une génération socialisée dans un contexte spécifique, celui de la fin des années 1960, hautement favorable à une entrée précoce en politique, s'est installée peu à peu dans les plus hautes fonctions, pour s'y stabiliser. Ce n'est pas une simple question d'âge du capitaine, sinon l'argument tomberait assez vite; ce vieillissement laisse doublement songeur quant à la représentation de l'ensemble des populations et à la capacité du système à former ses futures élites dirigeantes. Il pourrait s'agir d'une autre forme de parité, en termes de génération, nécessaire à la prise en compte de la diversité des intérêts. Il faut ainsi s'interroger sur le legs et la transmission politique : les décisions de long terme sont prises plus souvent par ceux dont l'horizon temporel est le plus réduit, alors que les plus jeunes, les plus intéressés, matériellement, à l'avenir de long terme, en sont sinon exclus, en tout cas totalement absents, tenus dans l'inconscience de ce qui les attend, dans l'impuissance face à l'élaboration de leur destin. Il n'y aurait aucun problème, si la sagesse et l'empathie permettaient à chacun de prendre en compte le sort de
xx
Le destin des générations
l'autre et du « prochain », à tous les sens du terme, mais la génération des enfants favorisés de l'abondance des Trente glorieuses devient progressivement la génération des grands-parents gâtés du début du XXI" siècle. Pis, le vieillissement actuel du corps politique, qui a pour parallèle celui de l'encadrement des entreprises, se développe dans des conditions où rien n'est préparé pour assurer une transmission. De nombreuses institutions sont appelées à péricliter, faute de successeurs prévus pour assurer la passation des pouvoirs. Il est à craindre que, tôt ou tard, ce moment vienne, avec d'autant plus de violence que rien n'a été fait pour l'anticiper, mais que tout a été mis en œuvre pour endiguer le plus longtemps possible le mouvement irrésistible du temps. Le vrai problème est que les difficultés accumulées, dont nous devrions mesurer tout le poids au cours de la période 2005-2015, sera supporté pour l'essentiel par les adultes actifs de cette période, c'est-àdire par les générations nées entre 1955 et 1990, alors que les décisions qui se prennent aujourd'hui se font, sinon en déniant aux nouvelles générations un droit de regard et de décision, mais en organisant leur absence.
1997-2001
UNE FLUCTUATION VERTUEUSE
Ce constat de fracture générationnelle est celui que j'établissais pour la France en 1997. Ce constat exige deux compléments. D'une part, il me faudra développer hors du contexte français ce même type d'analyses, puisque - comme en France avant 1995 - peu de collègues étrangers ont consacré à cette question des analyses systématiques. J'espère dans quelques mois parvenir à un premier état des lieux générationnel en comparaison internationale. D'autre part, il faut ici évaluer les conséquences de la reprise économique récente 1997-2001. Cette sextuple fracture des générations était inscrite dans le temps long de notre société, l'effet de rémanence impliquant que, une fois entrées dans l'âge adulte, les cartes ne sont guère redistribuées. Puisque les «trois petites glorieuses» des années 1988-1990 n'avaient pas eu d'impact considérable sur la dynamique d'ensemble - elle avait profité aux générations nées autour de 1963-1966 en leur offrant une dynainique favorable au moment de jouer une partie importante de leur carrière -, il était clair, dès lors, que seule une croissance inscrite dans la
Avant-propos à la deuxième édition
XXI
longue durée, partagée entre générations, pourrait changer les contours d'une situation accumulée depuis plus de deux décennies. Cette reprise fut pourtant considérée par nombre de mes interlocuteurs comme le signe que le printemps des nouvelles générations était pour bientôt. L'année 1997 a marqué en effet un retournement favorable, après une période de marasme d'au moins cinq ans, ouverte à la suite de la guerre du Golfe, amplifiée par une politique monétaire néfaste à la croissance et des décisions politiques peu propices à l'expansion. Pour les jeunes de cette période morne où je travaillais à ma thèse (19931997), la situation d'ensemble était assez catastrophique : un taux de chômage de l'ordre de 33 % caractérisait ceux qui avaient quitté les études dans les douze mois précédents, et ceux qui, de par leurs qualifications, ne risquaient pas le chômage, subissaient les conséquences d'une carrière ralentie. Pour les jeunes qui quittèrent l'école autour de 1972, ce taux s'établissait autour de 6 %; le risque du chômage, cinq fois moindre dans la première année d'entrée dans le monde du travail, permettait de choisir son employeur plutôt que d'être choisi - ou rejeté. Plus exactement, ce passage de 6 à 33 % est la remise en cause explicite de l'un des droits de l'Homme implicitement acquis au long des années 1945-1975: le droit au travail intégrant et valorisé. Les conséquences psychosociales d'un taux de chômage d'un tiers dans la première année de vie professionnelle ont été très peu étudiées. De nombreux acteurs de la société française s'accommodaient visiblement bien de cette situation où les jeunes ne trouvaient des emplois qu'à condition de rabaisser leurs prétentions salariales, de réduire leurs revendications à peu de chose, d'accepter souvent la condition du précariat qui leur était ouverte comme alternative au chômage et à l'inactivité. La solidarité familiale permettait de pallier les effets les plus néfastes de cette situation où les jeunes censés accéder précocement à l'autonomie politique et culturelle étaient assujettis à un long parcours de dépendance et d'insécurité économique. Le doublement entre 1965 et 1995 du taux de suicide autour de 30 ans, alors même que baissait celui de la classe d'âge des 55-64 ans, ne semblait émouvoir personne ni soulever l'attention. Pourtant, la recherche a la réputation d'être un monde assez concurrentiel où les faits nouveaux sont censés attirer la vigilance. Simplement, les jeunes semblaient avoir cessé d'être un enjeu. En 1998, la Coupe du monde de football a marqué symboliquement un tournant, où, pour la première fois depuis des années, onze jeunes ont tenu le monde en haleine, pour triompher au bout de l'épreuve. Ce moment n'eût été qu'un symbole s'il n'avait été accom-
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Le destin des générations
pagné et suivi par des mois d'expansion économique inattendue qui ont porté en l'an 2000 le taux de chômage dans les douze mois de la sortie des études à moins de 20 %, autant qu'en 1990, au point culminant de l'expansion de la :fin des années 1980, autant qu'en 1979, en une période où la « crise économique» ne faisait que commencer. Pour les jeunes de cette nouvelle période d'expansion, le dédain teinté de commisération dont ils faisaient précédemment l'objet s'est peu à peu transmuté en une attention croissante de la part des employeurs, des médias, des politiques, des sociologues. Après des années ou des décennies sans embauche ou marquées par un recrutement aisé tant les candidats étaient abondants, de nombreuses industries se sont retrouvées confrontées à un marché du travail plus tendu, où le travail devenait plus onéreux, et la main-d' œuvre plus exigeante. Un nouveau thème apparut dans les colloques de sociologie du travail: le problème de la confrontation, dans les entreprises, de générations de jeunes et de vieux, groupes d'âge opposés dont les attentes seraient aux antipodes les unes des autres. Le_ phénomène de la start-up, qui se présentait alors comme un modèle nouveau d'entreprise marquée par une organisation réticulaire et conviviale d'ultraproductivité, résumait l'idéal optimiste d'une réconciliation du travail et du loisir, des collègues et des amis, du patron et du camarade, du salarié et du capitaliste. L'opulence de ces années est à souligner, où le secteur informatique était marqué par des embauches fàciles, où, dans le secteur des « nouvelles technologies )), les salariés pouvaient recevoir pour rétribution une partie du capital de leur entreprise, ouvrant ainsi des possibilités extraordinaires d'enrichissement potentiel, où des jeunes créateurs d'entreprise pouvaient revendre leur petite activité avec des plus-values à sept ou huit chiffres. Alors, salariat et capitalisme semblaient trouver une unité inédite. Certains économistes promettaient ainsi le retour, pour un temps indéfini, à la croissance rapide, de par la giration infinie d'un nouveau cercle vertueux auto-alimenté par les plus-values du patrimoine. Les anticipations de croissance implicites derrière la hausse boursière laissaient envisager un avenir radieux. Alors, comme toujours, la Bourse ne donnait pas le sens des mouvements longs de l'histoire, mais celle de l'opinion, versatile. Cet optimisme était contagieux, les investissements massifS accroissant l'emploi et diminuant la précarité des salariés, en particulier des plus jeunes. Des signes visibles de l'amélioration pourraient être évoqués dans tous les domaines. Notamment, l'âge de première mise en couple se stabilisait après des années de montée, le taux de nuptialité se
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relevait et, surtout, l'indicateur conjoncturel de fécondité, qui avait fléchi après 1992, remontait pour dépasser ceux des autres pays européens. Les jeunes, mieux intégrés dans un monde de moindre incertitude, réfrénaient-ils moins souvent leur désir d'avenir et exprimaientils plus largement leur envie de se donner à leur tour une génération future à qui faire don de la vie et à qui transmettre un monde? Ces questions sont mystérieuses, et le sens commun y trouve plus de logique que les démographes pour lesquels ce lien entre croissance et fécondité ne saurait être si simple. Il reste que cette période d'optimisme semble aujourd'hui, rétrospectivement, extraordinaire, et franchement imprudente. Une fois passé le mirage, chacun se pose la question des motifS d'un tel engouement, d'une pareille irrationalité collective dans un enthousiasme exagéré. L'enclenchement de la boucle vertueuse semble aussi mystérieux que sa dissolution. La vitesse avec laquelle la dynamique que l'on croyait éternelle s'est inversée est simplement prodigieuse et souligne notre inconséquence collective. J'en vis les premiers signes à l'automne 2000, lorsque j'étais à l'Université de Californie à Berkeley, au bord de la baie de San Francisco qui vivait au rythme du développement des nouvelles technologies de l'information. L'université bénéficiait des derniers jours d'une période d'argent facile pour la recherche - facilité dont il fà.llait remonter aux années 1960 pour retrouver des exemples. Cette période se situait au bout du cycle de croissance rapide connu par les États-Unis, après que les cotations boursières avaient connu leur point culminant, mais avant que les entreprises de haute technologies n'eussent commencé encore à débaucher leur personnel surnuméraire. Le magazine Business Week produisait un premier article argumentant la possibilité - pour en dénier finalement le risque d'un retournement boursier aussi disproportionné que ne l'avait été l'engouement. Six mois après, le ralentissement économique était patent. Le 11 septembre 2001, l'attentat contre le World Trade Center marqua symboliquement la fin du grand espoir du XXI e siècle, impliquant alors en France une réévaluation de fond de l'hypothèse selon laquelle le chemin de croissance inauguré en 1998 devait être pérenne, assuré pour des décennies. Si je rappelle cette période, c'est essentiellement parce que l'oubli des erreurs d'évaluation passées nous condamne à les rejouer ultérieurement: l'embellie, fugace, était alors un argument contre le pessimisme de ceux qui veulent l'action pour échapper au destin auquel ['immobilité nous condamne. Comme tout allait mieux, il suffisait de lais-
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Le destin des générations
ser la croissance balayer les problèmes, plutôt que de réfléchir aux décisions et aux institutions qui permettraient de s'attaquer aux causes ellesmêmes. Mais une fois venue la prise de conscience que la fin de l'histoire n'était pas arrivée et que l'économie devait continuer de fluctuer, les espoirs de croissance infinie connurent une réévaluation baissière dont les nouvelles générations pourraient faire bientôt les frais, d'autant que ce constat récent ne s'accompagne pas non plus d'une volonté de renouer avec une réflexion de long terme.
LES NOUVELLES GÉNÉRATIONS ONT-ELLES BÉNÉFICIÉ DE LA CROISSANCE?
Cette phase (1997-2001), plus favorable, aurait pu être propice à un renouveau de la croissance des cadres au sein des nouvelles générations, un redressement des chances de mobilité sociale ascendante par rapport à leurs propres parents, à tout un ensemble de phénomènes neufs qui étaient susceptibles de changer un certain nombre de résultats importants de ce livre. C'est ici l'occasion de rappeler que quatre années meilleures ne peuvent rattraper un quart de siècle de stagnation, notamment parce que, avec le temps, les jeunes en difficulté deviennent des adultes dans la force de l'âge, confrontés à des problèmes inédits. Si nous réévaluons grâce aux données 2000 le graphique 8 de cet ouvrage (la proportion de cadres en emploi dans la population totale, hommes et femmes confondus), l'impression que nous avions alors d'une amélioration du sOrt de la génération 1965 paraît fondée et confirmée (graphique 8-2002) : la croissance de la proportion de cadres dont elle bénéficie à l'âge de 35 ans par rapport à la génération née en 1960 se vérifie de nouveau. En revanche, la génération née en 1970 (pourtant nettement mieux formée) ne semble pas bénéficier d'une situation vraiment plus favorable encore. Pourquoi une telle configuration ? La génération née en 1965 bénéficia de la courte période de reprise de la fin des années 1990, alors qu'elle était dans une phase stratégique de sa carrière: les générations nées peu avant ont subi au contraire le ralentissement du début des années 1980, et celles nées après ont connu la période néfaste qui a suivi la guerre du Golfe. En réalité, le sismographe générationnel, très en retard sur l'actualité la plus immé-
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Avant-propos à la deuxième édition
8-2002 - Proportion de cadres en emploi (diagramme cohortal) 14% 12 %
10% 8% 6%
4% 2% Cohorte
0%
+-------+-------r-----~------_+------_r------~
1910
1920 Âge:
1930 -II- 30 --*- 35
1940 ~
-lIE-
1950 40 45
1960
1970
-+--- 50 --+--- 55
Source" Compilation FQP-Emploi et enquête Emploi INSEE 2000, archives LASMAS-IDL.
dia te, nous rappelle que les difficultés des décennies passées ont leurs prolongements dans le monde d'aujourd'hui, au travers du phénomène de rémanence. Autrement dit, les analyses par génération réfutent le point de vue selon lequel toutes les nouvelles générations bénéficient à plein de la croissance: à l'aide des données de l'enquête Emploi 2000, période économiquement favorable, on mesure ici les conséquences durables des difficultés des années 1990 dont les générations nées en 1970 portent la trace. Ceux qui, sur le graphique 8, souhaitaient voir une amélioration des conditions sociales des générations nouvelles grâce à la reprise, se sont trompés d'interprétation: le sursaut des générations 1965 résulte de la phase (éphémère) de croissance qui avait eu lieu près de dix ans plus tôt. Il faudra attendre 2005 pour commencer à observer les conséquences favorables durables sur les générations nées vers 1975 de la reprise des années 1997-2001. Pis, sur ce nouveau gra-
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Le destin des générations
phique, si l'on examine le devenir de la première génération en difficulté suite au passage des Trente glorieuses à la croissance ralentie, cette génération née en 1955, qui eut 20 ans en 1975 et 45 ans en 2000, on constatera que sa trajectoire est marquée par un net freinage par rapport à ses prédécesseurs. Les séquelles liées à un départ dans une conjoncture néfaste ne se résorbent pas mécaniquement et pourraient même avoir tendance à se renforcer avec le temps. Un mauvais départ pourrait ne guère être propice à la défense ultérieure de ses intérêts collectifs, d'où une injustice générationnelle qui ne saurait se résorber avec le temps. L'enjeu n'est donc pas d'être optimiste ou pessimiste, mais d'être lucide quant aux processus générationnels de changement social qui, malgré les trépidations de la conjoncture, sont marqués par une inertie contre laquelle on ne peut rien, sauf à poser les enjeux dans des dimensions plus radicales par l'exigence de processus de rééquilibrage. Un autre aspect mérite d'être réévalué, concernant la mobilité ascendante et descendante. Dans le chapitre 8, je souligne le risque de développement des déclassements sociaux, définis par le fait de se situer en une position inférieure à celle de son père sur l'échelle sociale (ici, seuls les hommes sont considérés), dans un contexte où la mobilité ascendante est moins évidente. Le diagramme 49 du livre matérialise les taux ascendants et descendants de mobilité sociale intergénérationnelle, et met en évidence le fuit que les nouvelles générations sont de plus en plus en difficulté face aux risques de déclassements, simplement parce qu'elles sont de plus en plus souvent les propres enfants de la génération favorisée née dans les années 1940. C'est l'effet assez mécanique de la rencontre de deux tendances contraires: des places de plus en plus difficiles à prendre pour les générations plus récentes, alors que leurs parents, au contraire, ont connu sans cesse des perspectives plus fàvorables. Si nous établissons maintenant grâce aux données 2000 le solde des taux ascendants et descendants (graphique 49-2002), autrement dit de la différence entre taux de promotion sociale et taux de déclassement, nous verrons que pour les nouvelles générations, en raison de l'expansion du risque de déclassement, les perspectives s'assombrissent peu à peu. Autrement dit, les cycles récents (difficultés croissantes de 1975 à 1985, amélioration de 1987 à 1991, ralentissement de 1992 à 1996, reprise de 1997 à 2001) ont certainement influencé le destin des générations successives, mais le fait principal qu'il faut souligner ici est le clivage entre les générations parvenues à se placer avant le ralentissement de 1975 et les suivantes dont la dynamique d'ensemble reste médiocre par rapport au sort fàbuleux des précédentes.
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49-2002 - Solde de mobilité (diagramme cohortal) 30% 25% 20% 15% 10%
5% Cohorte
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+-------~------r_----~------_+------_+------~
1910
Âge:
1920
1930
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Source: Compilation FQP-Emploi et enquête Emploi INSEE, 2000, archives LASMAS-IDL.
DE LA CROISSANCE LINÉAIRE RAPIDE (1945-1974) AU MARASME CYCLIQUE (1975-20 ... )
Les quelques années de croissance 1997-2001 nous procurent une expérience intéressante : elles ont produit une large réévaluation de la jeunesse, redevenue en peu de temps un enjeu économique et social, au point que cet accès de jeunisme a pu agacer. Mon propos est de prolonger par la pensée cette expérience: que se serait-il passé si cette croissance s'était prolongée en l'état encore vingt-cinq ans ? Le rapide retour au plein emploi aurait laissé la place à une raréfaction des jeunes sur le marché du travail, renforcé par les embauches nécessaires au remplacement des générations nombreuses du baby-boom supposées prendre leur retraite à partir de 2005. Une telle dynamique, lancée sur
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Le destin des générations
une ou deux décennies, aurait assuré la fortune de la main-d' œuvre jeune, vue comme stratégique, et aurait induit un système de spéculation et de surenchère sur les salaires d'embauche, au prix de l'effritement progressif de la prime à l'ancienneté que nous connaissons aujourd'hui. Autrement dit, une croissance rapide, sur la longue durée, produit mécaniquement - si le partage de la croissance n'est pas contrôlé - une croissance considérable de la valorisation sociale relative des jeunes: c'est justement ce dont ont bénéficié les nouveaux entrants du monde du travail de la fin des années 1960. Au contraire, la période de marasme durable et fluctuant produit une moindre valorisation des nouveaux jeunes, les courtes phases de croissance ne permettant pas de rattraper le retard accumulé, les phases de ralentissement suscitant des difficultés inédites. Dans ce jeu, le phénomène de rémanence implique que les générations bien loties à leur entrée dans le monde du travail tendent à continuer de bénéficier, trente ans après, de leur aubaine. Au contraire, les générations en difficulté en conservent les séquelles durablement. D'où ce problème d'inégalités générationnelles durables. Nous pourrions penser que, après trente ou quarante années du nouveau régime, la transition ayant eu lieu, le système social devrait retrouver une stabilisation après la fracture. En réalité, ce temps de transition excède largement ce laps de quatre décennies, puisque le niveau des retraites dépend du sort us te ou néfàste rencontré au long de la vie au travail : la sortie de la population active de la génération née autour de 1945 ne changera donc pas les données du problème. Plus encore, si l'on met en jeu la mémoire familiale, d'une part, et l'empathie à l'égard des descendants, de l'autre, le propre de l'existence humaine est de nous confronter au long terme: la vie humaine se déroule à l'échelle du siècle. Par conséquent, il est illusoire d'attendre du temps qui passe une réponse simple et rapide à la fracture générationnelle qui résulte du passage de la croissance linéaire rapide (1945-1974) au marasme cyclique (197520 ... ). Un rapport gestionnaire à la politique nous y inviterait, mais c'est cette politique précisément que nous suivons depuis longtemps et nous en connaissons maintenant les limites. Autrement dit, face à des inégalités importantes, confier à la seule mécanique sociale le soin d'y remédier est une erreur majeure : nier l'importance d'un débat sur cette question revient justement à travailler à la conservation de ces inégalités. Il apparaît là une dynamique de temporisation, où l'exigence d'une réévaluation se voit opposée à une invitation à l'attente résignée, favorable au maintien à l'identique des
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déséquilibres observés. Pourtant, le propre du temps qui passe est de ne pas le permettre: l'histoire, faite de fractures et de fluctuations, pourrait créer la surprise.
UNE SOCIOLOGIE DU DESTIN EST-ELLE POSSIBLE?
Face au constat établi dans ces pages, la question se pose des places respectives du réalisme, du pessimisme et de l'action collective. Au centre de cette question se trouve l'effet de rémanence : le sort collectif d'une cohorte de naissance se décide-t-il avant 30 ans pour la condamner ou non à un funeste destin? C'est la nature même de ce destin qui pose difficulté. Une sociologie du destin est-elle possible, avant que celui-ci ne soit scellé par la mort? L'interprétation trop rapide du titre de ce livre laisserait croire en une mystique dufatum, selon laquelle le destin de la génération s'établit à la naissance, voire avant. Ce serait là une interprétation ésotérique de ce livre que de croire qu'il s'agit ici de poser le millésime de la naissance comme la variable causale du destin de toute génération. La sociologie s'approcherait ici de l'astrologie. La raison commune laisserait supposer que le destin d'une génération ne peut se déterminer qu'une fois celle-ci éteinte et ses derniers membres enfouis. En attendant, le destin collectif de la génération pourrait changer à tout moment, les fluctuations de l'histoire pouvant l'avantager ou la spolier, les décisions politiques l'infléchir, les redéfinitions du contrat entre les générations conduire à une répartition nouvelle. Je ne pense pas autrement. En ce sens, l'année de naissance ne serait en rien une cause agissante du destin de la génération. Est-ce à dire qu'elle n'est rien? Non, car l'année de naissance reste un déterminisme qui assigne une période de socialisation qui, elle, se présente comme la période clef qui imprimera sa marque aux aspects principaux de l'existence entière de la génération. Sans être pour autant une cause initiale, elle impose néanmoins, un quart de siècle à l'avance, pour l'ensemble des membres de la génération, un contexte historique global de socialisation et de transition dans la vie adulte qui laissera des traces durables au long de la vie de cette collectivité implicite. Naître en 1894 n'est pas la cause de la première guerre mondiale, mais les membres de cette génération-là ont
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connu un détenninisme collectif auquel ils ne purent se soustraire. De même, ceux nés en 1955 n'ont pas choisi d'avoir 20 ans lorsque le chômage de masse commençait de frapper les jeunes, mais tel fut le contexte nouveau de leur socialisation; ils ne pouvaient non plus décider de naître cinq ans plus tôt pour connaître un autre destin collectif. On pourrait rétorquer alors que le critère véritablement causal ici, c'est celui de l'année d'entrée dans le monde du travail - ou celle de sortie de l'école. La chose est certainement vraie, mais, que l'on considère l'un ou l'autre, le résultat est à peu près identique. Surtout, ce que l'analyse de la trajectoire sociale selon l'année de sortie du système scolaire ne permet pas de repérer, c'est que, selon l'année de naissance, les conditions et les chances d'accès à des études prolongées sont profondément inégales: pourquoi naître en 1968 permet-il d'envisager de sortir de l'école à un âge moyen de 19 ans, et à 21 ans pour ceux qui se sont donné la peine de naître six ans plus tard? Nous y revenons: les accélérations et les décélérations imprévues des politiques publiques confrontent les uns aux aubaines et les autres à l'adversité. Parler, en ce sens, de destin pourrait donc être fondé, mais il est raisonnable de penser que les générations peuvent bénéficier au long de leur vie d'une réévaluation de leur sort, par un ralentissement des promotions de ceux dont les débuts ont été plus favorables, par une accélération de l'avancement des autres, d'où un possible rattrapage des retardataires. Ainsi, les difficultés d'entrée dans la vie n'auraient aucune importance pour le reste de l'existence. J'ai montré à plusieurs reprises, dans ce livre comme ailleurs, que le retour à l'équilibre n'est pas en réalité le principe de base du fonctionnement des rapports intergénérationnels. Il semble au contraire que les générations les mieux loties sont plus généralement en situation de défendre leurs droits, et que les générations en difficulté n'ont pas de ressources à mobiliser pour défendre leurs intérêts - faute de pouvoir seulement en prendre conscience devant la domination symbolique des autres générations. Il est étonnant à ce stade de s'interroger sur les raisons pour lesquelles les retraites ont été massivement réévaluées à la fin des années 1970, et la retraite à 60 ans décidée en 1981, au moment même où arrivaient à l'âge d'en bénéficier les premières générations de la société salariale, celles qui, nées à partir des années 1920, ont eu la chance de pouvoir cotiser toute leur vie. On ne peut dire que les générations nées à partir de 1921, celles qui ne furent pas mobilisées pour la seconde guerre mondiale, mais dont l'intégralité de la carrière s'est déroulée dans le contexte fàvorable des Trente glorieuses, ont été pro-
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grammées de par leur destin pour connaître la retraite valorisée à 60 ans. On peut néanmoins souligner que ce sont les premières à avoir été en situation de faire reconnaître leur droit : les précédentes, qui n'avaient pas eu cette chance, ont vécu le plus souvent de façon misérable leur retraite tardive, malgré des carrières de cinquante années de travail. Ce n'est pas le fait du destin, mais les aubaines pourraient ne pas arriver non plus par hasard : les groupes sociaux le plus en difficulté sont rarement en mesure de défendre vigoureusement leurs intérêts, surtout lorsque la situation générale est préoccupante. Alors, le propre de générations trop jeunes pour se défendre politiquement est de risquer de servir de variable d'ajustement.
LES SOCIÉTÉS D'INCERTITUDE ET LES GÉNÉRATIONS SUIVANTES
L'année 2001 a vu paraître la traduction française de l'ouvrage essentiel de Ulrich Beck écrit en 1986 : Risikogesellschcift, la société du risque. Un élément spécifique de la sociologie contemporaine est que la nQtiQ.I1dt!#~
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probabilisable, par rapport auquel il est possible de s'assurer, par un calcul économique idoine et un procédé de mutualisation de ce risque. De l'assurance de notre automobile à la protection de notre santé, nous sommes peu ou prou engagés dans ces processus de collectivisation privée ou publique du coût des risques adverses auxquels la vi,e nous confronte. Au contraire, il convient d'appeler incertitude l'aléa entre différentes alternatives dont nous ne pouvons mesurer les probabilités. Dès lors, face à l'incertitude, nous ne pouvons choisir telle stratégie calculée en nous assurant contre les risques adverses, en connaissance de cause, pour la raison que ce que nous appelons ici stratégie relève plutôt de la décision à l'aveugle, où seule la réassurance magique peut nous guider. Il est vrai que les plus fragiles, socialement, sont toujours les victimes privilégiées de l'incertitude. La détention de diplômes et l'accumulation patrimoniale, comme le contrôle de tout un ensemble de ressources rares et valorisées, servent à maîtriser les incertitudes. Pourtant, cette configuration de risque sans probabilité, et donc sans calculabilité ni véritable possibilité stratégique, n'est pas simplement le fait de la vie des individus en difficulté face à l'imprévisibilité de leur environnement immédiat et de leur existence personnelle. Elle est le contexte existentiel de la totalité des individus comme des institutions dans lesquelles ils sont encadrés. Après trente années de croyance prométhéenne en une maîtrise rationnelle maîtrisée du long terme, ce que la croissance rapide et régulière des années 1945-1975 avait permis, nous sommes aujourd'hui immergés non pas dans une simple phase de haute complexité ou, très banalement, de difficulté à maîtriser l'avenir individuel et collectif, mais dans une configuration où l'abdication même de la raison peut apparaître pour beaucoup comme la stratégie gagnante. Une stratégie de second choix, sans nul doute, où ce renoncement postrationnel peut p.rendre deux formes : l'apathie face à un monde incontrôlable, ou l'exaltation vers son réenchantement irrationnel. Dans un cas comme dans l'autre, la société d'incertitude apparaît comme un cercle vicieux où le contexte renforce les comportements dont il se nourrit. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de l'abolition du projet de la modernité: vivre dans l'idée du progrès, en direction d'un long terme construit et élaboré collectivement pour être meilleur que ce que nous connaissons. Est~ce là une radicale nouveauté ? Je ne le crois pas. La période des années 1930 n'était pas nécessairement d'une nature si différente. Les lecteurs du Monde d'hier de Stephan Zweig le savent: les idéologies destructrices et perverses qui
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ont émergé dans l'entre-deux-guerres se sont présentées aussi comme de puissants réducteurs d'incertitude face à un monde devenu imprévisible, d'où leur succès. La troisième voie entre le renoncement et la destruction n'émerge pas si facilement lors de ces périodes perturbées où beaucoup semblent ne se donner pour succession que le déluge. Dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit en rien d'une phase propice à l'invention créatrice et constructive. C'est le propre des sociétés d'incertitude que de ne rien proposer de mieux pour les générations suivantes.
Introduction Révolution et restauration de la structure sociale
"Les généralions balayerlt en passanl jusqu'au veslige des idoles qu'elles Iro,,,,enl sur leur chemin, et elles se forgerlt de nouveaux dieux qui serotll renversés à leur tour. » BALZAC, Les paysans, chap. IX. " Pour qu'il se produise des IlOuveautés dans la vie sociale, il ne suffil pas que des générations nouvelles arrivent à la lumière, il faut encore qu'elles ne soient pas Irop fortemenl entraînées à suivre les errements de leur devat,cières. Plus l'irif/uence de ces dernières est profonde - el elle est d'aularlt plus profonde qu'elle dure dava/Ilage -, plus il y a d'obstacles a/IX chal/gemetlts. " DURKHEIM E., 1930 (1893), De la division du travail social, Paris, Félix Alcan, p. 279-280.
Hier, nous COnnaISSIOnS un monde en marche vers la perfection. De 1945 à 1975, nous eûmes une période exceptionnelle du changement social. Fourastié 1 a appelé ces années-là les « Trente glorieuses », mais Trente fabuleuses aurait été plus pertinent. Peut-être marquerontelles les siècles à venir au même titre que la Renaissance. Plus de progrès y ont été réalisés en trois décennies qu'au cours des cent années précédentes, tout particulièrement d'un point de vue économique, mais aussi social (graphique 1). Certes, les premières années furent une période difficile pour leurs contemporains. Outre le contexte de la guerre froide, la France était à reconstruire, et il fallait rattraper toutes les années perdues par les deux guerres et par la crise des années trente. Il restait aussi à réformer une structure sociale agricole et industrielle, traditionnelle et inégalitaire, héritée du siècle précédent. 1. J. Fourastié, Les Trente glorieuses ou la réV
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LE MONDE D'HIER
LA SECONDE RÉVOLUTION FRANÇAISE
En revanche, à partir de la fin de la guerre d'Algérie, la croissance rapide et le plein emploi ouvrirent de nouvelles perspectives. La dynamique sociale était en place pour réaliser ce que Mendras l a appelé la « seconde révolution française (1965-1984) ». Cette période, qui couvre la dernière décennie des Trente glorieuses et s'étale peut-être jusqu'à la maîtrise de l'inflation et de la rigueur (1983), a donné lieu à des changements sociaux massifS, touchant notamment les modes de vie, les rapports dans le couple et plus généralement entre les sexes, les représentations sociales, les normes et les habitudes du quotidien. Évidemment, la question de la périodisation est délicate: s'agit-il vraiment, de façon pertinente, de 1945-1975, comme chez Fourastié, ou de 1965-1984, comme chez Mendras ? Le risque de cette confrontation de dates serait de laisser croire que l'économique précède le social, alors qulen réalité, l'un et l'autre peuvent se renforcer, se contrarier, et être animés d'une dynamique partiellement indépendante. Il reste que 1965-1975 est pour l'un comme pour l'autre aspects, l'époque la plus favorable, après vingt ans de progrès économiques accumulés depuis la guerre, marquée par une dynamique économique extraordinaire pendant dix ans et une révolution des modèles, des représentations et des structures sociales, jusqu'à ce que le premier choc pétrolier, mais aussi la chute du système de BrettonWoods, qui marqua la fin de l'activisme économique américain, rappellent le développement économique et social à des réalités moins édéniques. C'était la « décade dorée »l. Les changements survenus lors de cette période furent innombrables. Sans entrer dans les détails, mentionnons la croissance du revenu, historiquement exceptionnelle; le développement scolaire, sans précédent; la construction d'un État-providence dont l'extension portait à terme la couverture des besoins de santé et de logement, la protection des familles, et peu à peu des retraites de l'ensemble de la société; la disparition des taudis urbains décrits par Céline, notam1. H. Mendr.s, LI se[(",de révolu/ioll Jrmltaise: 1965-1984, Paris, Gallimard, 1988. 2. Grévisse autorise l'usage de «décade. au sens de « décennie., contesté plutôt qu'impropre. L'étymologie latine decadies « dix jours. occultant celle, hellénique, de dekas (génitif dekados) « groupe de di." ». Ce n'est pas non plus un anglicisme, et son usage était courant chez des auteurs estimables, notamment Halbwachs et Sirniand.
3 1 - Taux de croissance moyen du pouvoir d'achat du salaire /let moyen ouvrier par an. 5
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o -1
Année
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1905 1915
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1935 1945
1945 1955
1955 1965
1965 1975
1975 1985
1985 1995
SOl/ree : Bayet (1997).
Note: au cours de la période 1945-1975, le salaire réel net moyen des ouvriers a cru d'environ 3,5 ou 4 'J{, par an. C'est une période visiblement exceptionnelle dans l'histoire des 170 dernières années. Si on exclut les périodes de guerre, les 10 dernières années sont bien les pires du siècle.
ment; l'ouverture de la consommation de masse et l'accès de fractions de plus en plus larges de la société à l'électroménager, l'automobile, la télévision, le téléphone, les vacances, etc. La liste est infinie, mais il faut mentionner la spécificité majeure: le contexte du plein emploi. La figure de la société française en fut totalement transformée: fin des paysans, intégration des ouvriers au sein de la société de consommation 1, développement d'une structure sociale où le tertiaire salarié occupe une place prépondérante, où la hiérarchie économique est moins marquée qu'elle ne le fut naguère, et où une forte « aspiration ~ le haut » (up-gradirtg), à savoir un développement des catégories cadres et professionslutermédiaires, produit une mobilité ascendante d'une intensité inédite des enfants des catégories populaires. Ces évolutions se sont accompagnées d'un changement essentiel des fondements moraux: les valeurs moralisantes du catholicisme ont perdu de leur prégnance, et le déclin des pratiques religieuses s'accompagnait 1. Dans le contexte britannique, l'analyse en est développée par J. H. Goldthorpe, D. Lockwood, E Bechhofer et J. Platt, L'ouvrier de ['abOI/daller, Paris, Seuil, 1972 (traduction de The ~tJ1l/el/t Worker, 1969).
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d'une remise en cause de fond de l'ensemble des interdits prônés par l'Église. En réalité, l'essentiel est peut-être ceci: les transformations de la structure sociale marquaient une rupture avec tout ce que le XIX· et le début du XX' siècle avaient connu. L'ouvrier mal intégré, éternellement menacé par une fermeture d'usine, une crise cyclique, un accident précoce, aux marges de la société, se vit finalement reconnaître une place sinon centrale, au moins stable et reconnue au sein de la société, en tant que partenaire à part entière dans les décisions sociales, politiques, parfois économiques. En cette période de plein emploi et de développement économique d'un rythme soutenu, animé par une utopie réalisée de cohésion sociale promue par un État-providence activiste et par la planification, les ouvriers furent traités comme ils ne le furent jamais. Ce traitement est à entendre aux deux sens du terme: économiquement, le salaire des ouvriers et les revenus complémentaires, au nombre desquels les allocations familiales, rapidement croissants ont rapproché les ouvriers du reste de la population; socialement, les pressions, les rapports de force, la domination qui avaient marqué les rapports sociaux du siècle précédent, se sont sinon atténués, en tout cas transformés, l'ouvrier étant devenu le citoyen politique et social qu'il n'avait jamais été auparavant. Notablement différent du précédent, le nouveau système économique, politique et social était plus favorable au salariat. Dans les réseaux de construction et d'établissement des choix collectifs, les notables d'antan furent obligés de laisser une place croissante à de nouvelles classes moyennes salariées - pour beaucoup des cadres et des professions intermédiaires des services médicaux, sociaux, éducatifs de l'État-providence -, devenus acteurs historiques centraux de la fin des Trente glorieuses, ces « aventuriers du quotidien » que décrivit Bidou 1 qui découvraient progressivement une nouvelle identité politique et sociale dans les prolongements du mouvement de 1968, par une remise en cause morale, et une plus grande liberté face à la tutelle des autorités traditionnelles. La bourgeoisie ancienne - les grands propriétaires terriens et les industriels, les rentiers ainsi que les professions libérales de naguère - en revanche, voyait une partie de ses économies fondre sous les coups de l'inflation et le moindre rendement des titres; ses revenus de la propriété étaient progressivement rognés par des négociations plus favorables aux salariés et son autorité politique 1. C. Bidou, ùs avqullrim du q/MidiCt/. Essai sur les t/o/welles classes moyet/tles, Paris, PUF, 1984.
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déclinait. Elle faisait ainsi figure de vestige d'un monde de ténèbres, passé et presque oublié. Face à elle, un nouveau groupe émergeait: celui des cadres, dont la construction comme groupe sociaP se prolongeait depuis le milieu du siècle. Il correspondait d'une part à un mouvement de «classes moyennes salariées» et d'autre part à un changement structurel d'élites sUIte à la complexification des organisations et des entreprises. Peu à peu, la domination par la propriété devait céder devant l'autorité méritocratique et technocratique, où le diplôme allait émerger comme ressource essentielle2 • Évidemment, depuis quelques années, le diagnostic se doit d'être plus nuancé, et plus complexe encore, eu égard à la porosité de ce que l'on avait cru être une frontière sociale forte entre les directeurs salariés et les propriétaires financiers des entreprises. En effet, au milieu des années soixante-dix, la société française est confrontée à un grand tournant, mais là encore, la date est plus indicative que parfaitement spécifiée, tant il est vrai que l'entrée dans la nouvelle période s'est étagée de la fin du système monétaire de Bretton-Woods, au premier choc pétrolier, à l'abandon des politiques volontaristes du premier gouvernement socialiste en France et à la rigueur, où la « crise » apparaît alors comme durable et structurelle, voire même à 1993, la récession économique après la brève reprise de la fin des années quatre-vingt. Plus nettement à mesure que nous nous rapprochons de notre période présente, ces Trente glorieuses paraissent de plus en plus lointaines, comme un monde d'hier que nous devons peu à peu concevoir comme une période historique fabuleuse, mais définitivement passée, dont les principes fondanlentaux - intégration sociale, développement des classes moyennes salariées, croissance plus que proportionnelle des bas salaires, et plein emploi étaient une utopie réalisée, mais utopie quand même. Après la seconde révolution française, beau rêve sans lendemain, s'agirait-il d'une « seconde restauration» ?
1. Pour une sociologie historique de sa structuration: L. Boltanski, Les cadres: la forll/ation d'un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, 1982. 2. Cette idée J mis un siècle pour émerger: M. A. Bakounine, Œuvres, Paris, Stock, 1911 (1869), vol. 5, p. 135 ; A. A. Berle et G. C. Means, TI" Modern Corporation and Private Ownership, New York, Macmillan, 1933; J. Burnham, L'ère des organisateurs, Paris, Calmann-Lévy, 1947 (traduction de The Managerial Revolution, 1940); D. Bell, The Coming of Post-lt.dustrial society. A Vemure in Social Forecasting, New York, Basic Books, 1973, p. 213-221.
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UNE LOI DU PROGRÈS GÉNÉRATIONNEL
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Pourtant, une lecture plus optimisme doit être mentionnée. Un regard en arrière nous apprend combien notre sort collectif, comparé à celui de nos ancêtres du siècle dernier, est privilégié. Le Français moyen né en 1850 était le fils d'un petit paysan ou d'un ouvrier. Il avait une chance sur quatre de mourir avant l'âge de cinq ans. S'il survivait, il dût cesser l'école vers dix ans: il savait certes signer de son nom, sans que l'on puisse le dire lettré. Son salaire devait être de l'ordre de 1 000 francs-or par an, pour 3 000 heures de travail, moins que le pouvoir d'achat du revenu minimum d'insertion; selon une conversion grossière des monnaies, en travaillant deux fois plus longtemps, il gagnait sept fois moins que l'ouvrier contemporain, de quoi assurer un train de vie de misère que l'on peine à imaginer, où le pain noir est la base de l'alimentation, où plus de la moitié du revenu est mangé, où le reste doit servir au loyer du taudis, à son chauffage et son éclairage, à payer quelques hardes. Conséquence de cette existence de misère, il avait moins d'une chance sur deux d'atteindre l'âge de 50 ans, et de connaître ainsi le xx' siècle. Mais 50 ans était un âge déjà vénérable, en une époque où la vieillesse était précoce et malheureuse pour qui voyait décliner sa force de travail: hors des classes aisées, la vie devenait vite impossible, ne serait-ce que matériellement, rien n'étailt fait pour ceux qui ne peuvent suivre. Mais c'était la vie normale du XIX' siècle, révoltante mais inévitable : le sort commun, donc accepté alors avec soumission, sans que l'on puisse imaginer d'autres mondes possibles. Né cent ans après, en 1950, l'arrière-petit-fils de ce Français moyen est contremaître, technicien ou instituteur. Il rencontre un univers de destins à ce point différent que la comparaison est difficile: près de dix années supplémentaires d'instruction, un pouvoir d'achat près de dix fois plus élevé, une vie presque deux fois plus longue, etc., autant de banalités d'aujourd'hui qui réalisent l'inimaginable d'hier. Les conditions d'existence et les possibilités sociales de réalisation de soi ont connu en un siècle un progrès phénoménal. Les générations passées et disparues sont nées trop tôt pour bénéficier des conséquences de l'enrichissement économique et des progrès scientifiques et médicaux dont ceux qui naissent depuis plusieurs décennies disposent dès leur prime jeunesse. Ici se révèle l'une des plus grandes
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inégalités des chances dès la naissance: le privilège d'être né plus tard. Une « loi du progrès générationnel » semble vouloir que les puînés disposent du privilège systématique de se voir dotés de plus de durée de vie, de savoir, de diplômes, d'argent, de biens, de culture, d'emplois plus prestigieux, etc., que ~~înés=- C'est peut-être une loi injuste, dans la mesure où ce dont nous bénéficions aujourd'hui pourrait être la conséquence bénéfique des lointains sacrifices de nos aïeux. Nous pouvons leur en être parfois redevables par le rituel et la mémoire' mais nous ne nous acquitterons jamais plus de cette dette: ils sont morts et enterrés, et l'injustice de leur vie, plus courte que la nôtre, de cette existence de misère, d'ignorance, de domination, nul ne pourra plus la racheter. Nous pouvons tout au plus sacrifier une part de notre bien-être matériel afin que l'avenir de nos enfants et des générations à venir soit encore meilleur que notre présent: la dette que nous avons envers nos ancêtres ne peut se rembourser qu'auprès de nos descendants. Pourtant, ce destin éternellement meilleur des générations puînées pourrait n'être qu'une réalité de long terme, et une illusion de court terme. Les guerres, les crises majeures, parfois les épidémies, sont autant d'événements collectifs qui remettent en cause d'une façon ou d'une autre cette marche du progrès générationnel. Un homme né autour de 1890 pût se préparer à vivre mieux que son aîné de 1850. Pourtant, le quart de sa génération ne reviendra jamais des tranchées, tué avant l'âge de 30 ans, et les survivants n'ont pas nécessairement connu un sort plus heureux, souvent gravement blessés, gazés, infirmes à vie, exposés à de nombreuses épidémies, parmi lesquelles les deux plaies du début de ce siècle, la tuberculose et la syphilis, sans compter [épisode de la grippe espagnole. Tous ont été marqués par la stagnation économique de l'entre-deux-guerres: ç'est la génération _sacrifiée. La loi du progrès connaît donc des exceptions.
LES NOUVELLES GÉNÉRATIONS ET LA « CRISE »
Depuis le milieu des années soixante-dix, l'économie française, comme celle de la plupart des pays de vieille industrie, connaît des 1. J.-H. Déchaux, Le souve/li, des morts: essai
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le lien de fi/iatiotl, Paris, PUF, 1997.
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difficultés durables: la (, crise », ou plus exactement le « ralentissement économique ». Le pouvoir d'achat continue de s'élever, mais très faiblement: environ 1,4 % par an par individu de 1984 à 1994 1, et seulement 0,06 % pour le pouvoir d'achat du salaire ouvrier - rien à voir avec la période antérieure. Cette période ouverte depuis vingt-cinq ans ne semble donc pas être une « crise » de même nature, ni de même ampleur, que celle des années trente: ce n'est donc pas, pour l'instant, un cataclysme économique. Même avec le chômage de masse, qui se situe à un niveau inédit dans l'histoire et qui constitue le facteur spécifique de notre période, la société continue de connaître des développements typiques des Trente glorieuses, comme l'élévation moyenne du revenu et de la consommation par individu, la croissance de la proportion de cadres, des taux de départs en vacances, de l'espérance de vie, plus d'ordinateurs, de téléphones portables, et de bien d'autres objets qui, hier, étaient encore inconnus. Pourtant, le rythme du changement est nettement plus lent qu'avant, et pour ceux qui n'ont pris acte du ralentissement, et qui ont conservé les aspirations qui étaient adaptées à la période antérieure, la frustration est grande. La frustration pourrait être encore plus forte du fait qu'une croissance moyenne de 1,4 % dissimule de multiples trajectoires individuelles ou collectives, les unes au-dessus, les autres au-dessous de cette moyenne. Il faut alors poser une question essentielle: le ralentissement économique est-il réparti uniformément sur toute la population, ou bien est-il spécifiquement supporté par certains, qui stagnent voire régressent ? Deux éléments sont à prendre en considération: d'une part, l'écart croissant que l'on observe depuis 1989 enJ:!:e l~s plus ai~és et ks plus modestes"; d'autre part, la stagnation voire le déclin du revenu des générations nées après 1950 par rapport à celui de leurs aînés 3 • Il semble bien qu'il y ait un partage inégal du fardeau du ralentissement: celui-ci est relativement moins connu par les générations plus anciennes et aisées, et plus fortement ressenti par les générations nouvelles, et tout particulièrement au sein des catégories populaires, qui le subissent plus nettement. Leur revenu stagne ou régresse par rapport à leurs aînés immédiats au même âge, comme les taux de départ en vacances, les dimensions du logement, l'équipement du ménage, et la 1. INSEE, Revenus et patrimoinès des ménages, édition 1996, Symhèses, nO 5, 1996b. 2. INSEE, Do""ées sociales 1996, Paris, INSEE, 1996a, p. 36. 3. INSEE, Reve'lIIs ct patrimoines ... , 01'. cit., p. 15.
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propriété d'une automobile, alors que pour les générations précédentes, il ne cesse de croître par rapport à ce que leurs aînés connurent. C'est un peu comme si les Trente glorieuses se prolongeaient pour les plus anciens, alors que les plus jeunes connaissaient une pause, voire un déclin. Le même phénomène s'observe pour la mortalité: le gain moyen de trois mois d'espérance de vie par an depuis dix ans est essentiellement le fait de la baisse de la mortalité au même âge des plus de 50 ans, alors que la mortalité entre 30 et 40 ans a progressé - phénomène imputable notamment à l'émergence du SIDA, mais aussi à la progression du suicide dans les nouvelles générations, ainsi qu'à l'absence d'évolution sur les autres causes de mortalité. Comment donner sens à l'ensemble de ces évolutions? S'agit-il de l'émergence d'une génération sacrifiée, née deux générations après celle qui disparut dans les tranchées? S'agit-il plutôt de ce que, dans l'état actuel des processus sociaux, les mutations de l'économique et du social toucheraient en définitive moins l'ensemble des contemporains - quel que soit leur âge - que les derniers arrivés en ce monde ?
CLASSES ET STRATES
Lorsque l'on parle de génêration on a tôt fait d'oublier tout autre facteur de diffèrentiation. Poùrtant, chaque génération comporte des membres plus aisés et plus modestes, mieux ou moins instruits, plus ou moins favorisés par leurs origines sociales, autrement dit, des diffèrences de strates ou de classes. Depuis dix ou vingt ans, le mot « classe» est difficile à prononcer, et peut-être plus dans la sociologie française que dans d'autres, notamment britannique ou américaine, où son usage revient en force après une éclipse, même si c'est en un sens généralement plus faible que celui que les auteurs marxistes lui donnent, après une éclipse où il fut évincé au profit notamment d'approches en termes de stratification. Après l'activisme de la sociologie française des années soixante-dix, au mot « classe » furent peu à peu préférés des termes plus neutres tels que « catégorie », « couche », « strate », voire par des tournures collectives, conune « les ouvriers» pour « la classe ouvrière». Sans que l'explication soit exclusive, le poids politique que porte le terme en fait un terme peut-être difficile à manier. Entre 1970 et 1979, 3 % des thèses de sociologie comporj
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taient le mot « classe », 1,5 % pendant la décennie quatre-vingt, 1 % entre 1990 et 1995, dont un tiers concerne les classes d'école, naguère très minoritaires (fichier DOCTHESES); plus finement, l'année 1984 représente une rupture importante dans la série. Pour l'heure, en sociologie, le mot « classe » est daté, et semble être au purgatoire, d'une façon ou l'autre. Lorsqu'il apparaît, « classe » est souvent un terme fourre-tout!, synonyme de « catégorie sociale », dont les uns feront usage et les autres non, selon le choix d'une terminologie neutre ou non neutre2 , sans qu'il s'agisse nécessairement d'une prise de position sur le legs théorique marxien ou weberien - ou de toute autre origine. Cette disparition du mot « classe » du langage académique pourrait correspondre à la diffusion en France de théories et d'idées depuis longtemps élaborées aux États-Unis, annonçant The Decline and Fall of Social ClassJ, théories selon lesquelles l'enrichissement économique, la diffusion de la scolarité à tous les milieux, la mobilité sociale supposée découler de cette diffusion, la consommation de masse, l'émergence d'une société de loisirs, une passion de l'égalité qui conduisit à 1. C. Bidou, Class", et stratification, ill J. Ardonio et al., La sociologie et. France, Paris, La Décou-
verte, 1988, p. 63-72 ; Y. Lemd, M. Oberti, F. Reillier et F. Traoré, Classe sociale: un terme fourre-tout? Fréquence et utilisations d", tenn", liés à la stratification sociale dans deux revues, S,)(iol.Jgie du travail, XXXVIlI-2, 1996, p. 195-207. 2. En effet, cette indétermination du sens est présente dès la structuration de la problématique des classes: dans son œuvre, Marx utilise souvent « classe. dans un contexte où le contemporain utiliserait. catégorie» ou • groupe •. Weber, même s'il fait souvent usage du terme de « situation de classe. [Klassetllage chez M. Weber, Wirtscluift und Gesellsehqfi, Tübingen, Mohr, 1972 (1922), p. 177], pour marquer le caractère non mécanique de l'émergence de la lutte des classes, fait aussi usage du mot « classe» sans plus de distinction. Par ailleurs, pour une période plus récente, lorsque Chenu titre «Une classe ouvrière en crise », le choix est clairement synonyme de «catégorie ., mot que d'autres auraient utilisé (A. Chenu, Une classe ouvrière en crise, ill INSEE, Données sociales 1993, Paris, INSEE, 1993, p. 476-485); Touraine parle de « milieu ouvrier» entendu connne « unité collective définie en termes de relations sociales • (A. Touraine, La eOllscimCf ouvrière, Paris, Seuil, 1966, p. 186, chap. 8), d'autres de «monde ouvrier. (par exemple: A. Villechaise, La banlieue sans qualités. Absence d'identité collective dans les grands ensembles, Revuefrançaise de sociologie, XXXVIII, 1997, p. 351-374 et 356), que ce « monde» soit privé ou non (O. Schwartz, Le monde privé des ouvriers: hommes etfemmes du Nord, Paris, PUF, 1990) ; on dit encore « Les ouvriers» (M. Cézard, Les ouvriers, INSEE Première, n° 455, 1996). Il faut reconnaître, avec Ossowski, que le mot. classe. porte un poids politique et émotionnel que « catégorie. ou «strate» permettent ,1" Conler: «An emotional charge of another kind is connected with the word "class". In the conventional sense, it would be possible ta substitute the term "stratum" for the term "class". But as a signal tor conditioned reflexes the tenn "stratal enemy" would hardly'take the place of "class enemy" • (S. Ossowski, Class Stn4CIure il! The Social COlIsciousness, London, Roudedge & Kegan, 1963, p. 167). On peU! admettre pourtant que si un tel ennemi se présente, c'est que l'on a bien à l'idée une notion de « classe» au sens fort du terme. 3, R. Nisbet, The Decline and Fall of Social Class, Pacifie ~iologieal Review, 2 (1),1959, p. 119-129.
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une fermeture sensible de l'éventail des revenus, devaient brouiller les classes. Il en aurait découlé une moindre « conscience de classe )), peut-être porteuse à terme de l'abolition des frontières entre les classes. Si ces premiers développements! n'ont eu que peu d'émules à la fin des années soixante, les années quatre-vingt ont été marquées par la diffusion de cette argumentation accréditant l'idée d'une « moyennisation )) entendue comme l'expansion numérique et culturelle d'une immense classe moyenne salariée du tertiaire 2 • Le développement de cette classe moyenne, modestement aisée, préferant la contestation sociale aux conflits de classe, la libération des mœurs au respect des rituels hiérarchiques, des normes et des embrigadements d'antan, marque l'émergence d'une logique nouvelle après un siècle d'affrontement entre une bourgeoisie traditionnelle, austère et hautaine, et une classe ouvrière menacée de misère au premier accident de santé, de carrière individuelle ou de la conjoncture économique. Cette aisance matérielle, inattendue, était propice à l'émergence d'une culture nouvelle de libre choix individuel, où les distinctions devenaient plus horizontales, où les inégalités de « niveau de vie)) laissaient la place à des différences de « genre de vie )), fondées sur le choix plus que sur la contrainte. Au moins en apparence. L'usage généralisé des catégories socioprofessionnelles (pcs) de l'INSEE achevait de dissoudre l'intérêt pour des problématiques en termes de classes, puisqu'il permettait d'aborder empiriquement la question sans en prononcer le nom ni en mentionner la théorie. Certains courants allaient même jusqu'à remettre en cause la pertinence des PCS, au motif que les clivages émergents étaient d'une autre nature: diplôme, stabilité de l'emploi et intégration, accès aux réseaux, aux consommations socialisées, voire même région, sexe, âge, nationalité, génération... Les manuels traitant de l'objet « classe )) autrement que sous l'angle de l'histoire des idées des fondateurs de la sociologie, sont devenus rares, et la sociologie académique en évite fort souvent l'usage pour les titres de ses ouvrages et de ses articles. C'est là le grand effacement et l'émiettement des lectures de la « classe )), sinon des classes sociales elles-mêmes.
1. R. Aron, Les désillusiollS du progrès, essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Levy, 1969, p. 32-33. 2. Par exemple: J. Fourastié, Les Trente glorieuses .... op. cit., p. 244-247; H. Mendras, La sagesse et le désordre,' France 1980, Paris, Gallimard, 1980; H. Mendras, La seconde .... op. cit.
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Pour autant, aujourd'hui, l'approche de la sociologie anglosaxonne, souvent qualifiée de « stratificationniste »1, en revient progressivement à l'usage du mot class en un sens originel, souvent affaibli au regard de la vision marxiste, souvent repérable comme un retour au sens que lui donnaient les premiers auteurs de l'économie politique, mais aussi sous des sens rénovés, comme c'est le cas pour Goldthorpe et Wright, mais aussi Brooks, Crompton, Hout, Grusky, Manza, Savage, S0rensen, et bien d'autres encore2 • Évidemment, le débat sur le déclin et la chute du concept de classe n'est pas clos et les théoriciens de cette « fin des classes » ne sont pas à bout d'arguments, les titres parlant d'eux-mêmes: Are Sodal Classes Dying ?J, suivi d'un débat portant le même nom en 1993 dans la revue International Sodology (v. 8, nO 3), jusqu'au The Death cf Class de Pakulski et Waters4 • L'existence de ce pôle contestant la pertinence des analyses en termes de classes n'empêche pas l'émergence d'un débat - qui manque assez cruellement en France -, simplement parce que deux groupes s'affrontent plus qu'ils ne s'évitent. Maintenant, il s'écoule peu de mois sans l'arrivée d'une nouvelle contribution5 • Il s'agit donc d'un retournement important, qui correspond peut-être à la nature du change1. Disposition consistant à procéder à des analyses empiriques de la structure sociale fondées non pas sur une théorie des classes mais sur une conception de la structure sociale comme composée d'un empilement de « couches» ou de , strates» superposées, voire imbriquées. 2. Voir notamment: J. H. Goldthorpe, C. Uewellyn et C. Payne, Soda/ Mobi/ity and C/ass Strnc/lire in Modern Britaitl, Oxford, Clarendon Press, 1980; J. H. Goldthorpe et G. Marshall, Pronùsing future of Class Analysis: a Response to Recent Critiques, Socio/ogy, 26 (3), 1992, p. 381-400; M. Hout, C. Brooks et j. Manza, The Persistance of Class in Post-Industrial Societies, Internatiotlal Sociology, 8 (3), 1993, p. 259-277; E. 0. Wright, The Continuing Relevancc: of Class Analysis - Comments, 1beory and Sodety, 25, 1996, p. 693-716. Voir notamment la compilation: D. J.·Lee et B.S._Turoer (eds), Coriflicts About CIGSJ. :._ ~b_afi.ng Ineql
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ment social des pays anglo-saxons, qui furent marqués plus tôt que la France par le ralentissement économique, mais aussi par une révolution conservatrice qui a nettement contribué à accroître les inégalités et rétablir de fortes hiérarchies, repérables par exemple à la répartition des patrimoines américains, où après une période de cinquante années de réduction des inégalités de 1930 à 1980, celles-ci se sont envolées de 1988 à 1995 pour revenir au niveau qu'elles avaient à la fin des années vingt, avant le Black Thursday de 1929 1• Mais derrière les mots, il convient de définir les choses. « Strate » définit un ensemble d'individus situés dans des positions sociales similaires, partageant une condition proche, et dont les « perspectives de vie », ou les « potentialités d'évolution », c'est-à-dire dont les probabilités - qu'elles soient objectives, simplement anticipées ou subjectivement ressenties par ces individus -, de connaître une amélioration ou un déclin de leur position, sont semblables2 • La position sociale est quant à elle entendue au sens étroit de « fonction sociale », autrement dit de profession, ou de niveau professionnel, ou en un sens plus large de capacité d'accès aux récompenses et aux gratifications que la société répartit entre ses sociétaires, c'est-à-dire les « biens de toute sorte », marchands ou non, mais socialement valorisés3 répartis dans la société. C'est à la hiérarchie de cette répartition que peut se lire la nature et l'ampleur des inégalités sociales. En un langage très académique, la strate sociale sera l'ensemble des individus partageant une 1. E. Wolff, Top Heavy : lhe Illcreasitig Illequalily of Wealth i/l America and What Call Be DOlle About It, New York, New Press, 1995. 2. C'est s'inspirer ici de la notion weberienne de Lebeschatlœn, littéralement" chances de vie », traduction à laquelle se substitue ici l'interprétation: "potentialités d'évolution », qui révèle mieux les aspects théoriques de la notion et qui permet de saisir le double sens objectif (pour l'observateur extérieur, en mesure de probabiliser le destin d'un individu au vu de ses carac-
téristiques) et subjectif (pour l'acteur lui-même), en fonction des informations en sa possession, et du défaut d'information (incertitude) que subissent semblablement ou difl:èremment l'observateur comme l'acteur. Plus généralement, la notion est proche de ce que Sen (A. Sen, Inequality reexamilled, Oxford, Clarendon Press, 1992) appellera.it Capabilities (<< capabilités ", dans une proposition peu élégante de traduction en français), c'est-à-dire la potentialité inmlédiate ou future d'adapter les réalités à des choix, quels qu'ils soient. Une analyse approfondie de l'usage weberien de "chance» se trouve dans: R. Dahrendorf, Lift Chat/ces: ApproQches to Social Qlld Po/itiCQI Theory, London, Weidenfeld and Nicholson, 1979. 3. La théorisation de la position sociale conune fondée tout autant sur la "fonction» que sur l' " accès aux biens» remonte à Halbwachs (cf. M. Halbwachs, La classe ouvrière et les tliveaux de vie, Paris, Félix Alcan, 1913, voir notanunent l'introduction), à la suite de ses interprétations de Schmoller et Bücher (cf. G. von Schmoller, Principes d'ùOIlOmie politique, Paris, Giard et Brière, 1906 (1901-1904) ; K. Bücher, Die Elltstehung der Volkswirtschqfi, Tübingen, Verlag der Lampschen Buch Hancllung, 1893; voir aussi: M. Halbwachs, Remarques sur la position du problème sociologique des classes, Revue de métaphysique et de //Iorale, 13, 1905, p. 890-905).
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position instantanée, stable, et des potentialités d'évolution, en intensité et en nature, similaires dans le système historique de contraintes et d'attribution des ressources sociales. Cette définition pose un principe de regroupement particulièrement souple, qui n'exige aucune forme de solidarité entre les membres de ces groupes, ni même leur conscience d'y appartenir, ceux-ci pouvant très bien vivre de façon radicalement atomisée leur situation. La strate n'est ainsi qu'une classe au sens faible, alors que la classe au sens fort suppose un ensemble de comportements relationnels des individus qui la composent, contribuant à lui donner une unité qu'elle n'a pas au simple stade de la strate. Cette unité peut se juger à trois idelltités de classe, culturelle, temporelle et collective 1 : A. L'identité culturelle, au sens où l'on entend par exemple la « culture ouvrière », est ici comprise en son sens de proximité des référents, des représentations et des comportements des différents individus de la strate. B. L'identité temporelle (voire intergénérationnelle), est ici en son sens d'invariance intertemporelle, elle renvoie évidemment à la question de l'immobilité sociale des enfants par rapport aux parents, dont on peut supposer qu'elle va généralement de pair avec des mariages fréquents au sein de la strate. C. L'idetltité collective est la conscience d'appartenance à la strate, la conscience de l'existence de la strate comme réalité extérieure à - et au-delà de - soi, la conscience des individus appartenant aux autres strates de l'existence de cette strate. Elle implique la distance sociale qui sépare les individus de l'en-groupe et de l'horsgroupe, et l'existence d'une conscience collective de la strate, conscience de l'existence d'intérêts différents de ceux des autres strates, en suscitant ainsi leur .. conflit; cette identité collective contient donc l'idée de « conscience de classe» héritée de Marx. Cette identité collective n'est jamais mieux repérable que lorsqu'elle se solde par des actions communes, collectives, décidées par une organisation politique autonome la mobilisant et lui donnant une capacité d'action, c'est-à-dire par la lutte des classes. Par conséquent, il est possible de parler de « strate» dès qu'une proximité de position et de potentialité d'évolution est repérable entre 1. Ceux-ci résultent d'une rccolllposition de critères déjà proposés par Aron (cf. R. Aron, La lwrc des classes, Paris, Gallimard, 1964; R. Aron, Les étapes de la pet/sée sociologique, Paris, Gallimard, 1967).
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des individus, et de « classe» lorsqu'il existe une ou, mieux, toutes ces Il. Cette hypothèse sur la formation en classes n'est donc pas identique à celle d'un marxisme orthodoxe pour lequel la classe est consubstantielle à la lutte des classes, l'une et l'autre allant très nécessairement de concert. Elle supposerait plutôt, comme Weber, l'existence de « situations de classe », autrement dit de préconditions, où un nombre important d'individus vivraient des conditions spécifiques et proches (les « strates »), et dont l'organisation, notamment politique et la prise de conscience permettraient la formation en classes. Inversement, une classe authentique, c'est-à-dire partageant les trois identités de classe, peut aussi bien, sous difÏerentes conditions historiques, perdre sa nature de classe pour devenir une strate, lorsqu'elle connaît une déstructuration. Un tel processus peut s'accompagner d'une perte d'identité culturelle, temporelle et collective, ou simplement de l'une des trois, ce qui, pourtant, peut être réversible, à terme. Ce peut être le cas lorsque, temporairement, les conditions économiques et sociales allant s'améliorant, les éléments propices à la formation d'une conscience de classe disparaissent; une fois que de nouvelles difficultés sociales se développent, avec l'émergence de nouvelles structurations sociales fondées sur des intérêts concurrents, la « conscience de classe » peut réapparaître, sous des configurations éventuellement renouvelées. L'hypothèse générale ici est que nous nous trouvons en une telle période, où les avancées sociales des Trente glorieuses ont contribué à la dissolution d'un certain nombre de composantes de l'identité de la classe ouvrière, dans un grand espoir d'ascension, mais les difficultés nouvelles auxquelles sont confrontées les fractions moins bien intégrées dans le travail des catégories ouvrières et employées sont de nature à développer une nouvelle strate sociale, dont la restructuration en classe n'est pas exclue, faute d'être certaine. « identités de classe
GÉNÉRATIONS ET COHORTES
Le mot génération est complexe et peut prêter à de dangereux glissements de sens. Le terme plus spécifique et clairement défini de cohorte, à savoir l'ensemble des individus rencontrant à la même époque un événement donné, est plus approprié ici. Étymologiquement,
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coltors (co/tortis) est la dixième partie de la légion romaine; littéralement, ce sont ceux qui partagent la même division du camp militaire (de hortus, jardin, enclos, exprimant l'idée de division d'un champ, qui a pour origine le grec xop'toç, de même racine que l'allemand Karten). Le mot fut assez récemment réapproprié par la démographie'. Il est intéressant de comparer cette appropriation à celle du mot « classe» dans la langue militaire, au sens de la « classe de mobilisation 1939 », par exemple. L'adjectif cohortaP signifiera ici: « qui se rapporte à la cohorte », et sera utilisé comme équivalent de génératiormel. D'autres cohortes existent aussi, comme les cohortes de mariage, ensembles formés de ceux dont les épousailles eurent lieu en un moment donné, ou les cohortes de diplômés ou encore de patients entrant dans un service de cardiologie le même jour, etc. Ici, les cohortes sont exclusivement celles fondées sur l'année de naissance, et donc sur la « cohorte de naissance» ; c'est pourquoi, pour abréger, il sera fait usage, par exemple, de l'expression « cohorte 1967 » pour « l'ensemble des individus nés en 1967 ». Ainsi, la cohorte n'est-elle qu'un groupe très arbitraire, qui peut, ou peut ne pas, rencontrer un destin commun, trouver une organisation autonome et spécifique, se doter d'une conscience de soi, connaître des enjeux de lutte vis-à-vis des autres cohortes, etc. Pour autant, des ensembles donnés de cohortes successives, certains facteurs de rupture - guerre, crises sociales, ralentissement économique, modification des règles de gestion des emplois, ou des modes de vie, etc. - ont tendance à s'inscrire durablement, un peu comme les hivers chauds ou rigoureux laissent leur marque sur la souche des arbres. En fait, dans le choix terminologique entre génération et cohorte, se concentrent des enjeux similaires à ceux qui opposent classe et strate: génération est un beau mot, élégant, tort, profond, plein de sens, connu de tous et dont l'usage ne se réduit pas aux sciences sociales. Les médias nous proposent en effet des générations sous toutes leurs formes: génération dorée, sacrifiée, dépossédée, morale, inoxydable, Mitterrand, Moulinex, courage, kangourou, sont autant de syntagmes étranges que la presse nous offre au fil des jours. La question des générations est en outre universelle) dans les 1. Whdpton PK .. Cohort Analysis of Fertility, Al/lericatl Socioi<,gica[ Rcview, 14, 1949, p. 73574(), semble avoir été l'un des tout premiers utilisateurs du mot dans le champ des sciences sociales.
2. Cohortallx, au masculin pluriel, cohortale et cohortales au féminin. 3. Attias-Dontùt en tJit remonter l'origine à l'Ancien Testament et aox premiers penseurs chinois (cf. C Attias-Dontùt, Socio[o,\?ie dcs génératiollS, l'empreinte d" temps, Paris, PUF, 1988). Le
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sociétés historiques - au sens de sociétés pourvues d'écriture - et renvoie directement à l'idée d'une progression temporelle de long terme, d'une succession d'époques, parfois d'un cycle périodique, qui forment autant d'aspects communs à de nombreuses mythologies. L'émergence de la question suppose l'existence d'une civilisation prenant conscience de sa temporalité, et de la perpétuelle tension entre sa structure et sa dynamique, ou bien entre son « identité » - sa permanence - et son « historicité» - son changement social -, c'est-à-dire une conscience de la distinction entre le passé et le présent collectifs, ou encore entre durée et contingence, ou enfin entre être et devenir. Si la référence littéraire aux Confessions d'un enfant du siècle de Musset! (1834) peut avoir eu une influence profonde sur la prise de conscience du phénomène, la problématisation posée en termes proprement sociaux - ou, en tout cas, proto-sociologiques - apparaît au cours du XIX' siècle, dans un contexte historique marqué par la succession de longues phases de stabilité politique séparées par des ruptures brutales. Le souvenir de la Révolution française - le remplacement violent d'une élite par une autre, la forte instabilité qui s'ensuit, offrant ainsi des champs d'opportunité inattendus et radicalement différents pour les membres de la société - et ses suites proches et lointaines - l'instabilité des rapports entre aristocratie reconstruite, bourgeoisie, et le reste de la société, mais aussi la polarisation intellectuelle entre progressisme et réaction - créent ainsi une rupture profonde des structures sociales entre les reliquats de l'Ancien Régime, les ruines de premier exemple intellectualisé remonte à Platon et sa succession cyclique des régimes politiques (Répllbliqlle, livres VIII et IX). Pourtant, il semble manquer à cette généalogie un passage obligé sur la mythologie des races-générations - mais qui renvoie aussi à la période d'or, d'argent et de fer, de Hésiode (Travaux et jours), qui signale la polysémie originelle de ')'EVOç dans la pensée occidentale, à la fois • race", au sens classique du terme, à savoir de même groupe global de filiation, et «génération", au sens de communauté de temporalité historique des individus, ce qui permet de comprendre le double sens, la polysémie génétique de l'appartenance au ')'Evoç chez les Grecs anciens: à la fois le groupe des pères, qui assigne une origine commune, et celui des pairs, qui assigne un destin commun. La polysémie du mot provient vraisemblablement de cette caractéristique de la langue grecque pour laquelle un mot peut qualifier simultanément une chose, et l'ensemble des choses avec lesquelles elle se trouve en relation. Notons l'infinie richesse du mot, qui peut l'Ilcorl' ,i~'11ifier: naissance, origine, descendance, famille, parenté, phratrie - au sens grec de division élémentaire du peuple, issue d'une même famille et partageant les mêmes rites familiaux -, groupement de citoyens sous toutes leurs formes, notamment de même profession, comme c'est le cas dans la Politique d'Aristote, mais aussi chacun des sexes (à l'origine donc du «genre" au sens anglosaxon) (cf. A. Bailly, Dictio,maire grec:français, Paris, Hachette, 1963, p. 396-397). Autant dire que ')'Evoç veut tout dire, plus encore que son lointain avatar Irançais : « génération ". 1. « Pendant le guerres de l'Empire, tandis que les maris et les frères étaient en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au monde une génération ardente, pâle, nerveuse », chapitre l.
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l'Empire, et l'émergence d'une société industrielle moderne. La question pourrait donc prendre toute son ampleur dans une société animée par un courant de changement social rapide, tout particulièrement lorsque ce changement social n'est pas linéaire mais perturbé en des phases successives, nettement tranchées par des coupures brutales - 1789, 1815, 1838, 1848, 1870, 1914, etc. - impliquant un jeu de destins divergents aux mêmes âges de cohortes successives et pourtant peu distantes l'une de l'autre. Pour Comte (1839), la question des générations apparaît d'emblée sous les traits du changement social, qui serait le fait de nouvelles générations qui réalisent ou non une œuvre propre, réalisation liée à leur longévité - une longévité trop importante ou trop réduite bloquant le changement, la première par une trop lourde domination des formes sociales de naguère portées par les anciens, la seconde par l'impossibilité des générations nouvelles de parfaire leur œuvre. Plus que positif, le modèle proposé par Comte semble fort mécaniste. L'idée de Durkheim 1 pour qui le changement social ne peut provenir que de la succession des générations, et plus celle-ci vient à tarder, plus le changement se ralentit, provient du même registre. L'histoire concrète est plus présente chez le mathématicien Cournot (1872), pour qui les phases de l'histoire - la référence persistante de l'Ancien Régime et la rupture de la Révolution sont les fondements de la structure intellectuelle de l'ensemble du XIX< siècle français - forment une série superposée de temps sociaux distincts et un univers de références tôt apprises par les individus, et dont ils conservent la trace et maintiennent la tradition jusqu'à la mort. Ainsi, la même société contemporaine contient en son sein des individus porteurs de comportements, de mœurs issus de temps sociaux distincts, comme par empilement de couches successives. Le champ de recherche impliqué par ce processus de succession des cohortes trouve chez Mannheim 2 - qu'Attias-Donfut 3 mobilisera à son tour soixante ans plus tard - son point d'encrage intellectuel le plus souvent relevé. L'argument de Mannheim est le suivant: contrairement à ses prédécesseurs, il est vain de rechercher une temporalité et un rythme générationnel mécanique qui aurait des conséquences sur le déroulement historique. La génération n'a de sens que lors-
1. E. Durkheim, De l" di"isioll dll t",,,,lil social, Paris, Félix Alean, 1930 (1893), p. 279-280. 2. K. Mannheim, Le prùblètlle des gétlémtious, Paris, Nathan, 1990 (1928). 3. C. Attias-Donfut, Sociologie des gétlératiotls... , op. cit., p. 17-57.
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qu'elle est relation: relation avec les pairs, les générations antérieures, les institutions et les évolutions historiques. Ces relations peuvent être aussi bien directes et concrètes que globales, en transitant par une idée encrée dans l'esprit du temps - Zeitgeist. La discussion autour de la génération semble proche de celle autour de la classe sociale : existet-il une « position de génération », pouvant éventuellement créer une « conscience de génération», propre aux « générations effectives », c'est-à-dire structurées, voire une « lutte de générations» entre les nouvelles et les anciennes ? Cet aspect est essentiellement fondé sur une théorie relationnelle et de la socialisation, au bout de laquelle, une fois sorti de l'adolescence et des années de formations avec les pairs, la personnalité des membres d'une génération se cristallise en quelque sorte autour d'expériences spécifiques dont la mémoire la suivra tout au long de son existence. Par conséquent, lorsqu'une nouvelle génération vient au monde et se socialise dans un contexte spécifique - fait d'événements historiques, de valeurs, d'influences politiques, mais aussi d'engagements avec les pairs et parfois contre les pères -, elle peut conserver durablement, au long de sa vie, des plis spécifiques et repérables. Cet impératif relationnel de la génération est aussi souligné par Attias-Donfut 1, qui met en avant l'importance des relations familiales dans le lien_ou le r~pport entre les générations; dès lors, la notion de générationrt;prend pl,us fortement un sensJié à la parenté et la filiat!Qu,. ce que la macrq1ociologie avait eu tendance à délaisser - voire à ~ejetey-2. Il faut alors~introduire - à l'instar de l'usage anglo-saxon - le concept démographique cie cQbarte.po\tf éviter toute confusion entre les termes, et éviter les glissements de sens entre les rapports de filiation intra-familiaux et les rapports de succession des cohortes qui agissent au sein de la société globale, deux phénomènes qui jusqu'ici, dans la sociologie française, portent le même nom sans être pourtant la même chose. La triple dimension de la génération proposée par Galland3 présente l'intérêt de dissocier les différents aspects, en distinguant la «génération gén~alogique» qui a trait aux rapports au sein de la parentèle, de la « génération historique » animée par une « conscience de génération» - génération au sens fort, comme j'ai parlé de classe L Ibid., p. 184-186. 2. D. 1. Kerrzer, Generation as a Sociological Problem, AI/nu,li Review of Sod%gy, 9, 1983, p.125-149. 3.0. Galland, Sociologie de /ajetmesse (2' édition), Paris, Armand Collin, 1997, p. 107-117.
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au sens fort -, et de la « génération sociologique» - ou génération au sens tàible, au même titre que la strate est la classe au sens faible. Le sens où le terme de génération sera utilisé ici, pour les mêmes raisons, sera celui de génération sociologique », défini comme l'ensemble des cohortes connaissant la même « situation de génération », partageant des caractéristiques communes et distinctes de celles des autres. Puisqu'il n'est pas possible de classifier a priori les cohortes qui rencontrent les mêmes situations de génération, pour former ainsi des générations sociologiques », voire des générations historiques )), partageant une même conscience de génération )), et construisant une histoire commune, ce qui ne peut se révéler qu'a posteriori - il est certainement trop tôt pour en juger - il sera essentiellement question ici de « cohortes )), au moins tant que des situations homogènes ne seront pas repérées. (i
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GÉNÉRATIONS ET CHANGEMENT SOCIAL
Le processus mis en jeu par la succession des generations, autrement dit par le renouvellement des cohortes, est devenu, depuis dix ou quinze ans en France, une question centrale pour l'ensemble des sciences sociales. Deux champs de recherche en ont souligné l'importance: celui de la sociologie religieuse et plus généralement des valeurs, d'une part, et celui des positions sociales, des modes de vie et des comportements économiques de l'autre. L'importance de la cohorte comme révélateur de mouvements de fond et de changements sociaux a été particulièrement soulevée par la sociologie des pratiques religieuses et des valeurs l . Comme l'a repéré La~bert pour les valeurs religieuses" et la fréquentation des églises, le courant de sécularisation est étroitement lié au renouvellement des cohortes, où les plus récentes, moins pratiquantes et peu influencées par les dogmes et les interdits prônés par la hiérarchie ecclésiale, remplacent de plus anciennes, nettement plus ancrées dans un respect des 1. R. Inglehan, Cullllrt' shili ill advallœd itldustrial society, Princeton, Princeton University Press, 1'190. ~.
Y Lambert, Ages, génératioIl> et christianisme en France et en Europe, Revue fratl(aise de sociologie, XXXIV, 1995, p. 525-555. Voir aussi: L. Chauvel, La religion des sans-religions, ill L. Dirn, Tendances de la société française, Revue de l'OFCE, nO 53, 1995a, p. 260-267.
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pratiques et des normes qui furent celles de la France de naguère. Ainsi, d'année en année, l'apparition de nouvelles cohortes socialisées dans un monde sécularisé et la mort d'anciennes cohortes pour lesquelles chaque semaine, et chaque saison de la vie, était scandée par les rites religieux, et qui ont conservé une partie de leur pratique de naguère, produisent un déclin presque mécanique de l'assistance à la messe dominicale et aux cultes. Si, le dimanche, les églises sont généralement fréquentées par des personnes âgées, ce n'est pas parce qu'avec l'âge les individus retournent à la religion, mais parce que les plus de 60 ans ont été socialisés dans le monde d'hier ou d'avant-hier, aux temps où la plupart des enfants étaient tenus, bon gré mal gré, d'accompagner leurs parents au rituel dominical. Dans les années cinquante, près de 50 % d'une cohorte de jeunes de 15 ans et moins de 5 % aujourd'hui. C'est un véritable effondrement qui, au cours du temps, va continuer de porter une érosion des pratiques, sauf si l'on assiste à un radical changement de régime, imprévisible aujourd'hui. De la même façon, la perception d'actes qui étaient hier condamnés ou réprouvés par l'Église catholique, comme le divorce, l'avortement, l'homosexualité, distinguent nettement les anciennes cohortes des nouvelles; pour les premières, ces actes sont des manquements à l'égard des normes de leur jeunesse, et conservent une image négative, alors que pour les plus jeunes, ce sont des choix de vie ne touchant que la sphère privée, banalisés par le quotidien de la société, que la loi ne condamne ou ne restreint plus depuis des lustres, et qui ne concernent guère que la responsabilité de ceux qui s'y adonnent. Leur condamnation sociale ne ferait ainsi plus sens. Galland, Drouin, mais aussi Schweisguth 1 ont montré l'importance du phénomène dans différents domaines des valeurs, des opinions et des comportements politiques. L'ensemble de ces résultats fait apparaître la génération - « sociologique » - née au milieu des années quarante comme une population en rupture avec ses aînées : celles nées avant sont caractérisées par une plus forte pratique, des normes plus traditionnelles, une moindre tolérance, une moindre incidence du vote de gauche. Les enfants nés en 1945 - le début du baby-boom, qui se prolonge jusque dans les années soixante-dix - et leurs cadets apparaissent comme nettement moins enclins au respect des normes anciennes, plus déliés des pratiques reli1. 0. Galland, Ages et valeurs, in H. Riffault (dir.) , Les valeurs des Français, Paris, PUF, 1994, p. 251-296; V. Drouin, Enquêtes sur les générations et la politique, Paris, L'Harmattan, 1995; E. Schweisguth, Le mythe du néoconservatisme : vote Front national et évolution des valeurs, Futuribles, nO 227, 1997, p. 21-34.
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gieuses, etc. Ainsi, le conflit des generations de la fin des années soixante, corollaire de l'agitation née de 1968, peut-il s'interpréter rétrospectivement comme le mouvement d'une nouvelle génération opposée aux anciennes dont les référents normatifs étaient peu compatibles. En revanche, les cohortes nées après les années quarante sont plus nettement homogènes du point de vue de leurs valeurs: il n'existe guère, pour ce qui est des mentalités, de conflit de génération entre ceux nés en 1945 et leurs cadets venus au monde trente ans plus tard - leurs propres enfants, pour la plupart. Autrement dit, les cohortes nées à partir de 1945 portent en elles-mêmes les normes sociales et idéologiques qui ont marqué la fameuse « seconde révolution française» de Mendras ' . Ce premier aspect, celui des valeurs, ne doit pas en faire oublier le second, celui des structures sociales. L'homogénéité idéologique des cohortes nées à partir de 1945 dissimule des différences profondes de situations sociales et de chances d'accès aux différentes positions. C'est là un aspect central que ce livre va développer. Il consiste dans le lien entre cohorte et position sociale, et plus largement, modes de vie, consommation, et comportements économiques. Aujourd'hui, les aînés, nés en 1945 et qui s'approchent de la retraite, et les cadets, venus au monde dix ans après ou plus encore, connaissent le ralentissement économique, vivent dans le même monde de l' « après Trente glorieuses » et partagent sans nul doute une partie du fardeau qui en résulte : chômage de masse, ralentissement de la croissance du revenu, incertitudes et diflicultés à se construire des perspectives de vie, etc. Pour autant, ce qui distingue les uns des autres est que le début de carrière des premiers s'est déroulé naguère dans une société nettement différente de celle d'aujourd'hui. En 1970, les salaires d'embauche des jeunes étaient assez comparables au salaire des plus anciens 2 , attirant ainsi les sortants de l'école dans le monde de la production ; le plein emploi impliquait pour tous la possibilité de trouver une place dans la société, à la simple condition de le vouloir, et le salarié choisissait son patron plus que l'inverse, impliquant une mobilité professionnelle plus volontaire que subie; plus globalement, la société était nettement projetée dans un avenir positif, en rapide croissance et caractérisée par de forts investissements de toutes sortes. Pour ceux qui commencent leur
1. H. Mendras, La se«>/lde ... , "p. cit. 2. C. Bauddat et M. Gallae, Le salaire du trentenaire: question d'âge ou de génération ?, ÉcotlDlllie et statistiqlle, 304-305,1997, p. 17-35.
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vie professionnelle en 1980, 1990 ou 2000, la situation est bien difIerente. Le chômage est devenu pour beaucoup une étape « normale» de l'entrée dans la vie adulte; les salaires d'embauche sont nettement plus faibles que celui des anciens; la mobilité est généralement la conséquence du choix de l'employeur et non celle du salarié, et s'appelle flexibilité; la dynamique sociale, marquée par des incertitudes fortes, produit un avenir au visage menaçant, et tout rappelle aux acteurs sociaux que l'âge d'or était hier. Il en résulte un affaiblissement du revenu des jeunes par rapport à celui des aînés, et une moindre indépendance financière, un moindre développement de l'équipement automobile, une baisse du taux d'équipement en lavelinge, etc. Autant de signes d'une différence de perspectives de vie. En réalité, naître en 1945 ou en 1975 change beaucoup de choses et confronte les individus à une socialisation au travail, à des situations et plus généralement à des perspectives de vie bien difIerentes'. La génératiotl 1945 et les cohortes nées autour de 1975 rencontrent donc des destins sociaux bien distincts. C'est une hypothèse centrale que ce livre va étayer.
PENSER GÉNÉRATIONS ET CLASSES
Le péril majeur des réflexions sur les générations consiste en la réduction de tous les éléments de structuration sociale à la seule année de naissance. Tel pourrait être le désir de ceux qui, pour bouter hors toute réflexion en termes de classe sociale, voudraient faire de la génération le nouvel acteur hégémonique de l'histoire humaine. Certes, les cohortes qui se succèdent peuvent être confrontées à des perspectives de vie nettement différentes, certaines plus favorables et d'autres moins: nous avons vu que naître en 1850 ou bien un siècle plus tard confrontent à des destins distincts. Pourtant, il faut rappeler avec force que la génération n'est pas la classe et la cohorte n'est pas la strate. Pourtant, de nombreux débats contemporains, celui qui a pour objet la retraite notamment, ont une Îacheuse tendance à l'oublier pour tout ramener à la seule génération. 1.J.-P. Terrail, LA dYtlamique des générations: activité individuelle et changemetlt social (1958-1993), Paris, L'Harmattan, 1995.
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En effet, toutes les inégalités sociales ne se réduisent pas à une différence de date de naissance: au sein de toute cohorte se trouvent des cadres et des ouvriers, des gens aisés et d'autres qui le sont moins, des individus en position d'obtenir le consentement de ceux qui servent leurs fins et des masses qui peu ou prou sont soumises à ce qu'elles ne souhaiteraient spontanément. Aujourd'hui, comme hier, il existe une hiérarchie sociale au sein de chaque cohorte. Ainsi, il s'agit de penser strates et cohortes, non dans un rapport de substitution, mais de complémentarité. Certes, les ouvriers de la seconde moitié du XIX' siècle et de la fin du xx' ont des destins distincts, comme en définitive les ingénieurs des deux époques: ce sont là deux paires de destins sociaux, et donc quatre entités bien différentes. L'une des catégories et l'autre ont connu des évolutions sociales distinctes, mais l'une continue de se situer' à un échelon hiérarchique supérieur à l'autre. « Leurs conditions se sont-elles rapprochées ou éloignées ? » est une question pertinente; « les modes de vie des ouvriers ont-ils connu des évolutions plus importantes que ceux des ingénieurs ? » en est une autre. L'exemple des ouvriers et ingénieurs des deux siècles signale la complémentarité des deux aspects: d'une part, les catégories les plus modestes des cohortes rencontrant les destins moins favorables risquent bien de connaître le sort collectif le moins enviable. D'autre part, la « hauteur» de la hiérarchie sociale peut varier d'une cohorte à l'autre. Enfin, il se peut, plus profondément, que la nature et la forme de la structure sociale d'une cohorte lui soit propre au long de la vie. Peut-être est-ce pour cela qu'il fallut attendre les années soixante pour que s'affaiblissent des rapports sociaux nettement hiérarchiques qui avaient caractérisé la société française du début du siècle, pour donner naissance à la société contemporaine marquée par une importante classe moyenne salariée. Il se peut aussi que la nouve_lle structure sociale française émergente, fondée sur la coexistence et la polarisation entre, d'une part, des cadres et des indépendants aisés et bien intégrés et, d'autre part, des catégories modestes subissant une forte précarité, confrontées à une incertitude nouvelle (pas si nouvelle, en réalité, si l'on a une perspective de plus de cinquante ans) et risquant de tàçon récursive de connaître le destin de surnuméraire et d' « inutile au monde »1, n'apparaisse finalement dans toute son évidence que dans quelques années, le temps que disparaissent du monde du travail, par la retraite, les générations qui ont connu 1. R. Castel. Le, /IIétalllorphoses de 1,/ 'l/u'srio/l sociale: 'Hle ("rol/iqlle .III salariar, Paris, Fayard, 1995.
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dans toute son extension le modèle de la société salariale stable des Trente glorieuses. Ces trois rapports de complémentarité - cumul des handicaps et des avantages de strate et de cohorte, caractère cohortal de la forme de la stratification, construction progressive d'un rapport social global par le vieillissement de cohortes nouvelles porteuses d'une structure originale - doivent rester perpétuellement présents à l'esprit, sans quoi le risque est fort de se fourvoyer dans une idée infondée de la cohorte comme seul acteur social, homogène et autonome, historiquement hégémonique. La cohorte ne fait qu'enrichir la vision de la structure sociale pour révéler d'autres clivages ou d'autres communautés potentielles d'intérêt, d'autres processus de décision, de contraintes, ou de domination. Surtout, elle met au jour un processus essentiel du changement social, même s'il ne faut pas lui attribuer trop de vertus. Ainsi, la génération née en 1945 ne s'est pas dans son entier révoltée en 1968, pour rentrer ensuite, de façon fracassante, dans les institutions où elle a négocié l'obtention rapide des meilleures places, pour vivre toute sa carrière le destin du cadre supérieur, hautain et maître de son destin, pour consentir à ses aînées des retraites plus précoces et meilleures pour les évincer plus vite des postes de décision, puis pour détourner à son profit la crise économique et s'assurer les meilleures positions de domination dans un contexte où les plus jeunes, que la menace du chômage de masse rend dociles, sont moins en mesure de faire valoir leurs intérêts. Ce serait une caricature inutile des faits: ponctuellement vraie, l'idée négligerait pourtant l'ensemble des quinquagénaires qui, suite à un accident de carrière, se retrouvent recyclés dans le système de précarisation et de mal-intégration que connaissent plus nettement les cadets. Elle oublierait aussi dans ses décomptes les plus jeunes qui, ayant traversé avec succès les embûches des systèmes de sélection de l'excellence, s'apprêtent à connaître une carrière non moins enviable que celle des prédécesseurs. Enfin, elle ferait l'économie, un peu rapidement, d'une réflexion sur les plus âgés qui, faute de cotisations suffisantes, suite à différentes particularités de leur vie professionnelle - longue maladie, périodes de travail non déclaré, migration, etc. -, ne vivent qu'avec le minimum vieillesse, allocation qui, bien que généreuse lorsqu'elle est comparée au revenu minimum d'insertion - qui est un tiers moindre -, ne signifie pas pour autant l'accès à l'opulence, tant s'en faut. La génération n'est pas appelée à faire disparaître les classes.
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LE TEMPS DES GÉNÉRATIONS
Je m'emploie dans ce livre à mettre en évidence le fait que des changements sociaux massifs qui affectent la structure sociale - élévation de la proportion de cadres, croissance de la scolarité, du salaire, du pouvoir d'achat, accroissement de la mobilité sociale ascendante, etc. - concernent moins la société dans son entier que certaines cohortes seulement, et non d'autres. Il s'agit alors de prendre la mesure des conséquences de, et de comprendre, les processus sousjacents qui jouent sur le partage entre les cohortes des progrès sociaux, dont les unes arrivent au moment propice pour bénéficier des changements favorables, et les autres non. Les unes et les autres tendent alors à voir au long de leur vie se prolonger les avantages et handicaps qui les caractérisent précocement. Il faut d'abord mettre en évidence un certain nombre de faits concernant la structure sociale et ses mutations; c'est l'objet de la première partie. Je montre ainsi que la croissance de la proportion des cadres et des professions intermédiaires relève moins d'un phénomène partagé par l'ensemble des cohortes qui se succèdent que par une croissance brutale des chances d'accès à ces catégories pour les générations nées lors des années quarante par rapport aux précédentes. Suit un palier, ou une stagnation. Ainsi, la croissance de la proportion de cadres dans l'ensemble de la population active depuis vingt ans provient pour l'essentiel du remplacement des cohortes nées avant la Libération par celles nées après. La cohorte apparaît alors comme une clef de lecture et, en quelque sorte, un vecteur du changement social. Il faut situer, en deuxième partie, les explications possibles de ce processus. Sans nul doute, les variations du système éducatif que les cohortes successives ont rencontré au temps de leur jeunesse ont joué un grand rôle dans cette mutation. Il faut compléter néanmoins cette explication avec les variations de conjoncture au moment du recrutement des cohortes, les unes rencontrant à l'entrée dans la vie professionnelle un marché du travail favorable, et d'autres une dégradation durable. Les processus internes de fonctionnement des entreprises contribuent alors à la conservation des avantages et des handicaps précocement rencontrés à l'entrée dans le monde du travail. En l'état actuel du fonctionnement du système social, le destin d'une cohorte
Introduction
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se joue pour l'essentiel avant l'âge de 30 ans, en tout cas pour les chances collectives d'accès aux différentes catégories sociales. Ainsi, une fois une cohorte lancée dans la vie, les cartes sont relativement peu redistribuées. L'essentiel des perspectives de vie d'une cohorte se précise donc précocement, et les conditions spécifiques de son entrée dans le monde adulte ont une influence sur la façon dont, pendant les trente ans qui suivront, elle participera au monde de la production. Cette influence a toutes chances de durer plus longtemps encore, puisque l'étendue des droits à la retraite correspond peu ou prou au destin rencontré pendant la vie professionnelle. Je montre ainsi comment les différentes cohortes engagées dans le monde peuvent connaître des destins tranchés, et même si ce sont des contemporains immédiats, un cloisonnement étrange implique que leurs dynamiques peuvent être nettement divergentes. En troisième partie, j'identifie certaines conséquences et quelques corollaires du fonctionnement générationnel du changement social. L'évolution des chances d'accès aux différentes catégories socioprofessionnelles par cohorte s'accompagne .en effet de modifications de la répartition des salaires et des revenus. Non seulement les chances d'accès aux catégories moyennes et supérieures du salariat stagnent pour les enfants nés après 1950 - enfants dont les plus âgés approchent la cinquantaine, et ne sont plus des gamins -, mais en outre, ils ont vu régresser leur revenu relatif, c'est-à-dire comparé à celui de leurs aînés de même catégorie sociale. Cette contraction de l'accès aux ressources marchandes signale ainsi une modification importante de la valorisation des âges de la vie au cours du ralentissement économique qui suit les Trente glorieuses: en quelque sorte, le « jeune» vaut moins, économiquement et socialement. Un grand nombre de phénomènes peuvent être reliés à ce changement de la répartition des ressources économiques et sociales entre les cohortes. Conséquence de la modification des niveaux de vie, la consommation connaît aussi des évolutions importantes. L'état de santé et la mortalité soulignent des changements de même nature, et peuvent être reliés au changement de nature de la valorisation des âges de la vie et des chances d'intégration sociale selon la cohorte, c'est-à-dire aux perspectives de vie individuelles et collectives. Un autre effet de la croissance rapide de la proportion des cadres au sein des cohortes nées dans le courant des années quarante est prévisible, qui doit concerner les cohortes nées autour de 1975, qui verront apparaître un changement important des chances de mobilité
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Le destin des générations
ascendante et descendante par rapport à leur parents. Les propres enfants de cette génération née autour de 1945, qui a connu une brutale croissance de la proportion des cadres et professions intermédiaires, entrent aujourd'hui sur le marché de l'emploi alors que la situation est moins favorable que celle qui prévalait à la fin des années soixante. Selon toute vraisemblance, au vu de deux scénarios contrastés d'évolution des proportions de cadres et de professions intermédiaires, ces nouvelles cohortes devraient connaître une intensification des déclassements sociaux, phénomène neuf auquel la société française va devoir se confronter. Ces résultats posent question sur la capacité de la société française à créer son propre avenir, et sur la façon dont elle fut amenée, par de multiples processus, à répartir le ralentissement économique et social d'une façon inégale selon la cohorte. L'intuition est bien que l'avenir ne ressemblera pas au passé des cinquante dernières années, tant les déséquilibres entre générations ont des chances de s'accumuler encore, avant de leur trouver une solution.
Première partie Bouleversements de la structure sociale et générations
Introduction
La société française de la première moitié du siècle et celle d'aujourd'hui sont radicalement différentes: les bouleversements de la structure sociale depuis cinquante ans en ont radicalement transformé les contours. Pourtant, ce ne sont que quelques décennies, et nos anciens conservent encore le souvenir du monde d'alors, celui de leur enfance et de leur jeunesse, et de l'ensemble des changements intervenus depuis. Aussi ont-ils connu une succession de mondes, entre la structure sociale agricole, industrielle, pauvre et inégale d'hier, et celle d'aujourd'hui, marquée par un fort développement du secteur tertiaire et des emplois mieux qualifiés. Les cohortes successives ont ainsi rencontré à leur entrée dans le monde du travail une structure sociale comptant plus de cadres et moins d'ouvriers. Il serait possible d'avoir l'intuition d'une croissance progressive et continue d'une cohorte à l'autre des chances d'accéder aux catégories moyennes et supérieures du salariat. Un examen plus attentif montre qu'il n'en est rien: les cohortes nées jusque dans les années trente n'ont rencontré à peu près aucun progrès, dont l'essentiel fut échu à celles venues au monde autour de la Deuxième Guerre mondiale. Depuis, pour les cohortes nées après 1950, il n'existe plus de progression. La croissance des chances d'accès au salariat moyen et supérieur ne fut donc pas une progression linéaire et sans à-coup, mais bien une transition brutale, une rupture. Il résulte de cet examen la nécessité de nuancer les notions devenues classiques de la sociologie de la stratification sociale contemporaine que sont la « moyennisation », ou expansion des catégories intermédiaires, et V« aspiration vers le haut », c'est-à-dire l'élévation univoque dans la hiérarchie sociale de la population. En réalité, ces mouvements cor-
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Bouleversements de la structure sociale et générations
respolldent partàitement à la tendance connue par la generation née dans le courant des années quarante, mais les cohortes suivantes ne rencontrent plus guère d'évolution, si ce n'est la croissance continue des risques de rencontrer le chômage en début de vie active, puis tout au long de la carrière. Un tel examen permet alors de comprendre que le ralentissement économique depuis le milieu des années soixante-dix a bien eu des conséquences importantes sur la structure sociale. Si, globalement, en analysant les données de l'ensemble de la population active, les évolutions sont en demi-teinte, ni extraordinaires, ni catastrophiques, une fois prises en considération les cohortes, les conséquences de la « crise» apparaissent nettement.
1 L'écartèlement des catégories populaires et les convulsions du salariat moyen et supérieur
La transformation de la structure sociale est un des objets centraux de la sociologie du changement, peut-être parce que toutes les autres questions, d'une façon ou d'une autre, en dépendent. Depuis le XIX· siècle, les changements ont été considérables: d'un côté, nous avons la France de naguère, où l'essentiel des rapports sociaux opposaient une paysannerie encore majoritaire, une classe ouvrière émergente et une bourgeoisie prenant progressivement la place laissée vacante par l'aristocratie; de l'autre, nous trouvons celle d'aujourd'hui, où le salariat tertiaire représente plus de la moitié de l'emploi, où les contours de la bourgeoisie et des élites sont difterents de ceux de naguère, le titre scolaire prenant progressivement le pas sur les titres nobiliaires et sur ceux de la propriété des biens de production l, où la classe ouvrière, dont la dynamique démographique et d'emploi, dont les modèles culturels, idéologiques ainsi que politiques sont devenus problématiques. Les représentations de la structure sociale deviennent sinon complexes, en tout cas difficiles. En effet, sans parler d'une « accélération de l'histoire », que l'on ne saurait trop définir, certains éléments intervenus depuis plaidant plutôt pour son ralentissement depuis vingt ans, les changements sociaux que nous avons traversé lors des Trente glorieuses, et ceux que nous subissons depuis les années soixante-dix, se combinent et se composent avec trop de fluctuations et de contradictions apparentes pour qu'une image stable puisse s'en dégager au premier regard. Il s'agit ici de porter un
1. Plus exactement, où certains titres scolaires sont de plus en plus une condition sine qI/a 110/1 de l'accès aux titres de propriété, notamment par l'accès aux fonctions d'encadrement stratégique des grandes entreprises privées.
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Bouleversements de la structure sociale et générations
diagnostic sur les évolutions numériques, d'expansion et d'involution, des différents groupes socioprofessionnels (csP, voir l'annexe 1) composant la société française; évidemment, de nombreuses critiques se sont élevées contre l'usage des catégories socioprofessionnelles comme révélateur du changement, en raison de la complexification des statuts et des positions dans ou hors de l'emploi, mais l'instrument reste essentiel, à condition de le manier avec quelque regard critique.
MOYENNISATION ET ASPIRATION VERS LE HAUT COMME CLEFS DE LECTURE
Deux concepts restent des clefs de lecture utiles à l'analyse des évolutions de la structure sociale en France, même si elles sont mal ajustées au monde contemporain 1, elles indiquent comment regarder le social pour en tirer un certain nombre d'enseignements. La première est la « moyennisation» ou « centration sur les classes moyennes», voire d' « expansion de la constellation centrale»2; la seconde est l' « aspiration vers le haut» (up-grading). Le premier terme renvoie à l'hypothèse d'un rapprochement des extrémités supérieures et inférieures de la société et le développement des catégories intermédiaires, amoindrissant ainsi l'écart entre les extrémités de la hiérarchie sociale. L'idée est donc celle de l'expansion du poids numérique comme social des « classes moyennes )}. Ces dernières étant tout sauf très bien délimitées, chacun allant de sa définition, implicite plus souvent qu'explicite3, il est bien difficile d'en vérifier clairement le bienfondé. Si l'on a l'idée d'une « nouvelle classe moyenne salariée», c'est-à-dire non plus l'ensemble des paysans, boutiquiers et fonctionnaires comme on les concevait naguère, mais l'ensemble de ceux dont 1. D'autres l'ont déjà souligné. On citera à titre d'exemple Tenzer (1994) annonçant la ,fin du
modèle français de la cl..se moyenne " et argumentant le déclin des illusions de la période antérieure. La note de Todd est complémentaire, en annonpnt le retour des classes et du peuple sur la scène sociale ct politique (cf. E. Todd, Aux origines du malaise politique français, '\"Oles de la Jê",dûlù>tJ Saillt-Si"",,,, 67, 1994). 2. Y. Leme!, Moyennisation: centration progressive sur les classes moyennes, if. L. Dim, La société frallçaise ell te"dallces, Paris, l'UF, 1990, p. 158-165; H. Mendras, La seco"de... , op. cit., p.46-66. 3. Voir l'article de 13ernstein (S. 13ernstein, Les classes moyennes devant l'histoire, Villgtième siècle, 37, 1993, p. 3-12), ainsi que l'ensemble du numéro 37 de la revue Villgtième siècle consacré à l'histoire de la notion de classes moyennes.
Catégories populaires et salariat moyen et supérieur
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le salaire est proche de la moyenne et dont la position dans le système de production n'est ni celle d'encadrant, ni celle d'expert, ni celle d'exécutant, l'examen du devenir de la catégorie des « professions intermédiaires» de l'INSEE est bien utile. Le second terme, l' « aspiration vers le haut », renvoie à une hypothèse de mouvement ascendant de la structure sociale. Ainsi, ce terme est à la hiérarchie sociale ce que celui d'enrichissement serait à la hiérarchie économique: les échelons les plus élevés de la société se développeraient, alors que les plus bas entreraient en involution, impliquant un décalage progressif de l'ensemble de la population vers des positions plus élevées. L'argumentation empirique de cette seconde hypothèse serait plus aisée: si les cadres, et à un moindre titre les professions intermédiaires, se développent alors que les ouvriers et, parmi les employés, ceux dont la qualification est moindre, déclinent, il y a effectivement aspiration vers le haut.
2 - Évolution des grandes masses de la population par an 1866-1997. 60
%dela population active
50
40
30
20
Patrons industrie 10
0 1860
1880
1900
1920
1940
1960
1980 Année 2000
Source: Marchand et Thélot (1997, annexe 9) ; prolongé avec les enquêtes emploi 1982-1997. Champ: population active hommes et femmes.
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Bouleversements de la structure sociale et générations
L'évolution sur la longue durée des proportions relatives des difièrents groupes professionnels dans la structure sociale des actifs tàit typiquement partie des questions auxquelles Marchand et Thélot l répondent, permettant d'argumenter en partie la validité de ces hypothèses (graphique 2). Pour autant, avant 1954, le repérage des groupes professionnels était moins détaillé que ne l'exigeraient les représentations contemporaines, parce que la tripartition du tertiaire salarié" entre « cadres », « professions intermédiaires» et « employés » n'avait pas encore émergé des représentations savantes ou statistiques, si ce n'est dans les réalités du monde social. Le suivi des grandes masses est ainsi repérable sur 150 ans. Du point de vue des grandes catégories de la population suivies sur le temps long, trois tàits doivent être notés. En premier lieu, la disparition des deux grandes masses que furent les paysans-agriculteurs et leurs salariés est saisissante, les premiers connaissant un déclin continu, mais qui devient nettement plus prononcé à partir de 1954, les seconds subissant une diminution sur toute la période. Ce déclin est à tel point consommé que, depuis 1975, l'agriculture représente moins du dixième de l'emploi. Ce n'est plus seulement la « fin des paysans »3, mais aussi celle des enfants d'agriculteurs: en 1970, 30 % des hommes de 40 à 59 ans avaient pour père un paysan~ ; en 1997, ils ne sont plus que 18 %; ceux qui naissent aujourd'hui ne sont plus que 3 % à peine. A mesure que le temps passe, les racines agricoles de la société française se délitent. Au-delà de ces évolutions quantitatives, il faut prendre en compte des éléments qualitatifs qui leur sont liés, comme le fait que la disparition des « paysans » est associée à une modification fondamentale des contours de la catégorie agricole, caractérisée par une « déprolétarisation »0, qui correspond pour Goux et Maurin b à la modernisation ou rationalisation de la catégorie, associée à une élévation du niveau scolaire des enfants plus rapide que pour ceux de toute autre catégorie de la population. 1. 0. Marchand et C. Thélot, Le travail lllent : p. 113-136, p. 232-239.
et!
France (1800-2000), Paris, Nathan, 1997. Notam-
2. Parler de triade salariée est un abus de langage, puisque les professions libérales sont intégrées à la catégorie des "cadres ». Ce terme sera pourtant utilisé ici, faute d'expression plus concise.
3. -1. 5. 6.
H. Mendras. La fil/ dcs paysal/s. Paris, SEDEIS, 1967 (réédition, 1984, Arles, Actes Sud). C. Thélot, 'Iè/ père, t"'.fils? Positiol/ sociale et origillefallliliale, Paris, Dunod, 1982, p. 47. 0. Marchand et C. Thélot, Le travail ... , op. cit., p. 117. D. Goux et E. Maurin, Origine sociale et destinée scolaire, Revue française de soci()!t\~ie, XXXVI, 1995, p. 81-121, particulièrement p. 86.
Catégories populaires et salariat moyen et supérieur
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En deuxième lieu, la population ouvnere a cru Jusqu'en 1975, mais connaît ensuite un déclin. Lors de la crise des années trente, les ouvriers avaient déjà connu un recul, mais il ne fut pas durable. Depuis 1975, le retrait est plus marqué et se prolonge sur 22 ans, au point qu'en 1997 la proportion d'ouvriers dans l'emploi est comparable à celle de 1910. Ce mouvement s'accompagne d'une diminution de la part des ouvriers sans qualification au sein de la population ouvrière, ce qui implique une recomposition de la catégorie. Pour autant, cette diminution est moins importante lorsque l'on prend en compte les chômeurs plutôt que la seule population en emploi, un quart des non-qualifiés étant au chômage. Au rythme actuel, en prolongeant linéairement la tendance qui s'esquisse depuis 1975, il convient d'attendre encore quatre-vingts ans pour voir le terme de la catégorie des ouvriers, qui représentent tout de même le tiers de la population active. Annoncer ainsi la « disparition du monde ouvrier » tient donc plus de la prophétie que de la prospective. En troisième lieu, l'émergence des salariés du tertiaire que sont la triade employés/professions intermédiaires/cadres, dont la population explose lors des Trente glorieuses. Cette croissance provient d'un passé lointain, de plus de cinquante ans, mais en fait, pour être très précis, l'expansion ne commence vraiment qu'à partir de la « décade dorée », et se prolonge très nettement après 1975. La période du ralentissement, qui suit 1975, est certes marquée par une décélération du mouvement de tertiarisation, mais ce bloc massif des salariés tertiaires apparaît alors comme le seul grand groupe social en expansion, les ouvriers étant alors entrés en déclin. Par ailleurs, les indépendants non agricoles (les « patrons ») connaissent une évolution plus nuancée, légèrement déclinante lors des Trente glorieuses. Au même titre que les agriculteurs, elle dissimule une recomposition du groupe social, où les plus modestes, les petits « boutiquiers », disparaissent au profit des chefs d'entreprise de plus de dix salariés. Ces évolutions illustrent la justesse des hypothèses formulées au sortir de la guerre par Fourastié!, selon qui le développement économique s'accompagne nécessairement d'un baisse de l'emploi agricole, et si, dans une première phase d'industrialisation, l'emploi ouvrier croît, son déclin doit apparaître dans une seconde phase où le secteur 1. J. Fourastié, La civilisation de 1960, PUF, Paris, 1947, p. 25;J. Fourastié, Le grand espoir du XX siècle: progrès technique, progrès économique, progrès social, Paris, PUF, 1949, p. 74-80.
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Bouleversements de la structure sociale et générations
tertiaire devient majoritaire, comme c'était le cas aux États-Unis dès les années trente. C'était là une prophétie remarquable et audacieuse pour un auteur des années quarante dans une France ruinée par deux guerres mondiales : du point de vue de ces grandes catégories sociales en emploi, l'augure s'est réalisé. Les agriculteurs, tout particulièrement les plus modestes, et les ouvriers ont connu peu à peu un déclin. La triade tertiaire salariée continue en revanche de se développer pour représenter la majorité absolue de la population active à partir des années quatre-vingt. Il en découlerait une modification progressive de la structure sociale, où les « manuels » tendent à décliner au profit des « intellectuels », généralement mieux rétribués. Ces hypothèses sont un peu rapides, pourtant.
LES PROBLÈMES DE LA MOYENNISATION ET DE L'ASPIRATION VERS LE HAUT
Passer de ce constat empirique à un diagnostic en termes d'aspiration vers le haut, et plus encore de moyennisation, pose quelques problèmes. C'est négliger trois faits: d'une part, que les emplois tertiaires ne sont pas tous bien rétribués, puisque les salaires des employés sont très proches, voire inférieurs, à ceux des ouvriers; d'autre part, que les emplois tertiaires ne sont pas tous des emplois de « bureau » ni d'une nature « intellectuelle », au sens de « non manuelle », ce que la restauration rapide nous apprend tous les jours, même si la composante relationnelle de l'emploi y est peut-être plus importante que dans le travail à la chaîne en usine; enfin, qu'entre la rétribution de l'ouvrier en emploi et celle de l'ouvrier chômeur, ne trouvant pas d'emploi dans le tertiaire, la différence peut être de taille - il faudra s'intéresser ultérieurement à cette autre population en croissance, les chômeurs, maintenant plus nombreux que les cadres, et ce qu'elle implique pour la structure sociale. C'est pourquoi l'hypothèse selon laquelle la tertiarisation implique mécaniquement une mobilité ascendante de celui qui la subit paraît infondée. C'est pourquoi il est nécessaire de se concentrer sur une période plus récente où il est possible de considérer avec plus de détails ce bloc massif des « salariés tertiaires », en l'éclatant en trois groupes nettement hiérarchisés (cadres, professions intermédiaires et employés) dont
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3 - Évolution des GSP dans la population en emploi. 40
%
30%
20%
10%
Agriculteurs Année
O%+------r-----+------~----~----~----_;----~~--~
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
Source: compilation FQi'-Emploi. Challlp : population en t!l11ploi honuIlt!s t!t fenunes 20 il 59 ans.
la construction est précisée en annexe 1. Il en résulte une image nettement plus nuancée (graphique 3). L'expansion reste le lot commun de toutes les catégories tertiaires: les employés s'apprêtent ainsi à représenter un groupe plus important que les ouvriers, les professions intermédiaires progressent encore, même si c'est à un rythme nettement moindre que lors de la décade dorée. Pour autant, depuis 1993, les évolutions de cette catégorie, comme de toutes les autres, sont modestes, même en 1997, la reprise tardant à venir vraiment. Pour les ouvriers, la courbe présentée ici ne met pas en évidence le pic de 1975 qui se repère dans les données de Marchand et Thélot. Cette différence est liée à ce que les salariés agricoles sont inclus ici au sein des ouvriers, et que leur décroissance tout au long des Trente glorieuses fut rapide, et l'ensemble de la population ouvrière stagne donc dès 1964. En réalité, il apparaît que les catégories populaires que forment les ouvriers et les employés, pris ensemble, représentent une population parfaitement stable sur la période: la crise n'a fait que prolonger le
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Bouleversements de la structure sociale et générations
courant de tertiarisation, sans réduire la part globale dans la population en emploi de ce peuple industriel et tertiaire. D'autre part, alors que les cadres ont connu une croissance assez importante en passant de 9,0 à 12,6 % de la population en emploi entre 1983 et 1997 (+ 3,6 points), les professions intermédiaires ont crû nettement plus lentement: 1,6 point (17,2% en 1983 et 18,8% en 1997). Par ailleurs, les catégories populaires (employés et ouvriers) connaissent une léger retrait (- 1,5 point). Si l'aspiration vers le haut peut être argumentée ici, puisque plus une catégorie est hiérarchiquement élevée et plus elle croît en nombre, la moyennisation est en revanche discutable, sans quoi les professions intermédiaires auraient dû constituer la population en plus forte expansion. Pour résumer, les indépendants agricoles et autres connaissent un déclin, les catégories populaires stagnent, les protessions intermédiaires connaissent une crOlssance ralentie et les cadres ont la dynamique la plus favorable.
CHÔMAGE ET ECARTÈLEMENT DES CATEGORIES POPULAIRES LES OUBLIES DE LA STRUCTURE SOCIALE
Ces évolutions globales - de la population en emploi, il convient de le préciser avec une grande insistance - peuvent donner lieu à une lecture simple en termes d' « aspiration par le haut» (up-grading) de la population globale. Ce serait négliger un peu vite le fait que la population en emploi à la population active, il existe une population interstitielle dont la proportion va croissant: celle au chômage. L'argument a longtemps prévalu selon lequel les chômeurs ne constituent pas une catégorie en tant que telle: le chômage serait une expérience transitoire, un point de passage entre deux situations durables, entre deux emplois, entre études et exercice d'un métier, ou encore entre travail et retraite. Pour autant, des évidences de plus en plus lourdes à mesure que le chômage de masse a une histoire plus longue laissent place à une autre interprétation dont le mouvement des chômeurs de janvier 1998 a révélé la pertinence. Le chômage étant devenu permanent (chômage de longue durée) ou répétitif (retour au chômage des travailleurs précaires ou intermittents) pour une partie croissante de la population, il tend à se stabiliser dans une catégorie spécifique, celle des « chômeurs chroniques ».
Catégories populaires et salariat moyen et supérieur
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Ces chômeurs ont en commun certaines caractéristiques fortes, même s'ils ne forment pas une strate au même degré, ni de même nature, ni sur le même plan, que les catégories sociales fondées sur la profession. Ces chômeurs ne forment pas une strate sociale au sens le plus strict du terme - parce que s'il est normal de faire une carrière d'ouvrier, une carrière de chômeur est plus difficile à concevoir -, mais un groupe flou, instable, sans permanence. Pourtant, d'une façon paradoxale, dans la mesure où il y a stabilisation par le chômage de longue durée, ou par une situation permanente de retour au chômage après des emplois précaires, sa stabilité peut justement résider dans son instabilité. Il est en outre un groupe plus cohérent qu'on a coutume de le supposer: il ne définit pas une identité et n'est guère propice à la socialisation mais il est la privation d'une identité et d'une socialisation professionnelle! ; pourtant le chômeur se sait, a conscience d'être chômeur, et qu'il n'est pas seul dans sa situation, devenue banale; il a la particularité d'être transversal à l'ensemble des catégories sociales, mais il touche plus particulièrement les catégories populaires ; il ne se transmet pas réellement de génération en génération, comme le fait d'être agriculteur, cadre ou ouvrier, mais parmi les jeunes actifs habitant chez leurs parents, la proportion d'enfants chômeurs lorsque le chef de ménage est au chômage est plus élevée, montrant que le chômage est une caractéristique qui tend à se léguer des parents aux enfants. Ces arguments ne permettent pas de trancher définitivement sur le chômage comme strate sociale, mais ils induisent l'idée de l'émergence d'une catégorie, celle des chômeurs chroniques, inexistante voilà encore vingt ans, mais dont les sociologues du début du siècle avaient déjà rendu compte de l'existence 2 • Il ne fait guère de doute que si un fort taux de chômage se perpétue quelques années encore, et surtout s'il continue son ascension, ces quatre arguments auront des chances de se renforcer mutuellement, dans le sens d'une cohérence et d'une structuration croissante de l'ensemble encore flou du chômage chronique et de la constellation qui gravite autour (comme les contractuels précaires ou aidés, les allocataires du RMI, préretraités, sta1. D. Schnapper. L'épreuve dtl chômage. Paris. Gallimard. 1994 (1981). p. 51-93. 2. Voir l'enquête de Booth reportée par Halbwachs (M. Halbwachs. Remarques sur le problème.... op. cit .• notanunent p. 895).
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Bouleversements de la structure sociale
et
générations
giaires, les chômeurs dispensés de recherche d'emploi). Cette structuration pourrait compléter alors la stratification sociale classique - en tout cas, celle héritée de la société salariale des Trente glorieuses - par un nouvel ensemble, stable dans son instabilité, situé en deçà des catégories populaires, groupe social qui en constitue le plus souvent l'origine. En effet, ce groupe fluctuant a certaines caractéristiques de strate sociale (participation spécifique à la répartition des ressources sociales, potentialités d'évolutions différentes du reste de la population); en outre, s'il se dotait d'une identité collective - on sent poindre déjà l'identité temporelle, voire l'identité culturelle fondée sur la conscience de la médiocrité de son sort, entre des aspirations de consommation de classes moyennes et une réalité qui n'y correspond pas l - , en émergerait alors une classe, préfigurant une under-class à la française. Que devient l'évolution des groupes sociaux dans la population active lorsque les chômeurs sont considérés comme formant un
4 - Évolution des CSP dans la population active. 40
%
30
Professions intermédiaires
20
10
o 1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
Source: compilation fQP-Emploi. Challlp . population active honmles ct lemmes 20 à 59 ans, chômeurs séparés.
1. A. VillecllJise, La banlieue sans qualités ... , op. cit.
Catégories populaires et salariat moyen et supérieur
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groupe autonome ? En fait, le groupe des chômeurs, depuis 1977, est animé de la dynamique la plus vive, malgré une pose lors de la reprise de la fin des années quatre-vingt (graphique 4). Il constitue un ensemble disparate qui mord peu à peu sur les autres catégories, même si les catégories populaires sont nettement plus touchées. Une fois que l'on considère les chômeurs, il faut réévaluer les évolutions en part de la population active: celle des cadres en emploi n'est plus que de 2,5 points depuis 1983, celle des professions intermédiaires de 0,3, une véritable stagnation, les employés et ouvriers pris ensemble connaissent une baisse de 5,1 et les chômeurs une croissance de 6,5 points. Le portrait est donc singulièrement distinct de celui qui résultait de l'analyse de la seule population en emploi. En fait, ces évolutions sont bien différentes de celles de 1964-1977: alors, la croissance des professions intermédiaires était la plus intense, ce qui pouvait justifier l'argument de la moyennisation, même si le chômage était déjà en expansion, mordant sur les catégories populaires. En fait, le seul groupe qui connaît une· évolution à peu près identique, de la période 1964-1977 à celle de 1983-1997, est celui des cadres, qui prolongent globalement leur expansion avec la même intensité. Au total, sur la période 1983-1997 (table 5), la théorie de l' « aspiration par le haut » serait fondée si l'on ignorait la croissance du groupe des chômeurs. Celui-ci tend évidemment à « tirer vers le bas » les catégories populaires, en créant pour ceux en âge de travailler des situations plus défavorables et incertaines qu'à l'époque du plein emploi, où la ressource du SMIC était dans les faits ouverte à toute personne se présentant sur le marché du travail. Une fois pris en compte le chômage, l'aspiration vers le haut impliquée par la croissance des cadres a son pendant depuis vingt ans au bas de la structure sociale: l'aspiration vers le bas des membres des couches salariées qui ne trouvent ou ne retrouvent pas d'emploi. L'un et l'autre existent simultanément, ce qui va dans le sens d'un écartèlement. En réalité, comme les professions intermédiaires stagnent depuis 1983, il n'est guère possible non plus de parler de « démoyennisation » - phénomène appelé shrinking middle class par les Anglo-Saxons l - mais plutôt d'écartèlement des catégories populaires entre celles qui ont accès à un emploi stable et les autres qui, si le chômage de masse doit encore durer, risqueraient bien de composer une nouvelle strate. Pour autant, l'arrêt 1. Voir par exemple le numéro 47 de la Revue .française d'études américaines, mais aussi D. B. Papadimitriou et E. N. Wolff, Poverty and Prospeliry in lire USA in tire Lue Twetttielh CClltury, New York, St Martin's Press, 1993.
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5 - Évolutioll des GSP dans la population active sur la période 1964-1977 et 1983-1997. 1964-1977
1983-1997
+2,~
Cadres* Professions intermédiaires* catégories populaires (ouvriers et employés)* Chômeurs
+3,3 % +1,1 % +1,7 %
+3,1 +0,6 - 5,8 +6,3
% % %
(Agriculteurs) (Patrons) (Employés)* (Ouvriers)*
- 6,1 % - 2,8 % +3,6 % - 2,6 %
- 3,2 - 1,0 +0,9 - 6,7
% % % %
%
%
Note: Les cadre!s ont connu de! 1964 à 1977 une croissance de 2,8 points (en passant de 5,2 à H,O % de la population actiw). (*) : catégories salariées en e!mploi. Source: compilation FQP-Emploi. Champ: population active hommes e!t femmes 20 à 59 ans, chômeurs séparés.
de l'expansion de la catégorie moyenne du salariat implique une situation nouvelle, vraisemblablement moins favorable à la mobilité ascendante des catégories populaires par promotion ou mobilité intergénérationnelle.
CONJONCTURE SOCIO-ÉCONOMIQUE ET STRUCTURE SOCIALE: LES PROBLÈMES D'AUJOURD'HUI
Ce changement dans le changement, autrement dit cette variation dans les rythmes d'évolution des groupes sociaux, doit être souligné. Contrairement à l'idée commune, le poids des groupes sociaux dans la structure sociale ne varie pas de façon linéaire, mais nettement saccadée: l'observation fine de la courbe d'évolution des cadres montre que le rythme d'expansion n'est pas identique sur toute la période 1964 à 1997 (graphique 6). Linéaire à un rythme rapide de 1964 à 1977, il ralentit ensuite nettement jusqu'en 1985. Sa progression s'accélère nettement de 1985 à 1991, mais il stagne de nouveau après 1991. Cette série de séquences n'est pas sans évoquer la conjoncture économique, qui est aussi sociale.
Catégories populaires et salariat moyen et supérieur
45
DifIerents indicateurs économiques et sociaux ont connu des rythmes proches, par rapport à la tendance de longue durée. Même si les années sont données ici à titre indicatif, des décalages de deux ou trois ans pouvant exister, de nombreux indicateurs sont marqués par une dégradation de 1975 à 1985, une pose ou rémission de 1985 à 1991, et une nouvelle aggravation de 1991 à 1994, voire au-delà, comme le chômage des jeunes, la croissance économique, ou l'opinion des ménages sur l'évolution du niveau de vie telle qu'elle est mesurée par les enquêtes de conjoncture auprès des ménages de l'INSEE, voire même la délinquance ou le suicide!. Évidemment, ce lien ne doit en aucun cas être interprété en termes de causalité, mais il invite à relier ces faits, même s'ils sont de natures difIerentes et situés sur des plans distincts. Tous ces phénomènes variant simultanément dans le même sens d'une amélioration ou d'une aggravation, avec des avances et des retards variables, se bouclant éventuellement les uns les autres selon des cercles vicieux que les économètres ont quelques difficultés à quantifier, nous pouvons douter de ce qu'un jour le processus causal qui relie la conjoncture économique et ces indicateurs puisse être statistiquement élucidé. Néanmoins, les fluctuations de la croissance des cadres suivent peu ou prou la qualité de la conjoncture économique. Pour les cadres, en faisant d'abord l'hypothèse d'un besoin stable, donné une fois pour toutes, de salariés plus qualifiés, et plus coûteux, que la moyenne, une reprise économique est propice à leur recrutement, simplement parce que les disponibilités financières nécessaires à leur embauche existent et semblent pérennes aux entrepreneurs; ensuite, pour prendre en compte les variations du besoin de cadres, on peut supposer qu'il est plus élevé en période de reprise, puisque les entreprises commencent alors à projeter leur expansion à venir, ce qu'elles ne font généralement pas en période de stagnation, et éprouvent alors le besoin d'étoffer leurs services d'expertise et d'encadrement. Ces deux arguments concourent simultanément à l'explication du surcroît d'embauche de cadres lors des améliorations de la conjoncture économique. Cette variation se retrouve aussi pour les patrons et les ouvriers, et bien évidemment, inversée, pour les chômeurs qui se développent lorsque la conjoncture se dégrade. Les candidats à l'installation comme chefS de leur propre entreprise ont des chances de se montrer plus 1. H. Lagrange, Violence, chômage et involution des mœurs, Cahiers de l'OSC, nO 20, 1998; L. Chauvel, L'uniformisation du taux de suicide masculin selon l'âge: effet de génération ou recomposition du cycle de vie?, Revuefratlfaise de sociologie, XXXVIII-4, 1997a, p. 681-734.
46
6 - ÉVOllltiOIi annuelle de la part des GSP dam la population active
par période. 1,0 % 0,8
0,6
0,4
0,2 0,0
-0,2 -0,4
-0,6 1964-1977
1977-1985
1985-1991
Année 1991-1997
SOl/rce: compilation FQP-Emploi. Cha",p: population active hommes et femmes 20 à 59 ans, chômeurs séparés.
IV,,[t': le groupe des chômeurs a vu croître sa part dans la population de + 0,66 % par an de 1')<)1 il 1997, soit un gain de 3,9 % en 6 ans, passant ainsi de 10,5 % à 14,4 %. Les ouvriers ct les agriculteurs, en cours de déclin, sont en négatif sur route la période.
nombreux lorsque l'économie est en expansion, et de rencontrer plus de succès que lorsque la situation se dégrade ; en cas d'embellie, les ouvriers ont aussi plus de chances trouver un emploi dans l'industrie, et de le conserver; dans le cas inverse, ils ont plus de risques de renforcer les rangs des chômeurs. Inversement, il est étrange que la proportion d'employés et de protèssions intermédiaires, mais aussi d'agriculteurs, semble aussi peu sensible à la conjoncture économique. Les agriculteurs continuent de décroître invariablement, les employés croissent modérément sans trop discontinuer et les professions intermédiaires voient de plus en plus remise en cause leur expansion qui, naguère, était des plus vives. Pour autant, le résultat global de cette analyse de la structure sociale est le suivant: les propos simplificateurs sur les évolutions de la
Catégories populaires et salariat moyen et supérieur
47
structure sociale française ne tiennent guère face aux faits. Ni la moyennisation, ni non plus l'écartèlement de la classe moyenne, ni même l'aspiration vers le haut ne sont des hypothèses permettant de rendre compte des observations. D'une part, ces mouvements ne sont pas continus, mais convulsifS, ou oscillatoires. D'autre part, les évolutions, au moins depuis 1975, et même s'il y eut rémission entre 1985 et 1991, correspondent plutôt à un double mouvement d'aspiration vers le haut d'une partie du salariat et, simultanément, d'aspiration vers le bas d'une partie des catégories populaires dans un groupe informe et difficile à cerner, celui des chômeurs. Si écartèlement il y a, il est essentiellement celui des catégories populaires: pour l'instant, l'ensemble formé par les employés et les ouvriers en emploi voit sa part dans la population active décliner nettement, alors que le chômage s'étend et que stagnent les professions intermédiaires, groupe que l'on peut le mieux rapprocher de cette idée de « classe moyenne » salariée, qui n'est ni riche, ni pauvre, ni experte, ni dirigeante, ni exécutante. Pour autant, cette stagnation est un phénomène nouveau, qui brise la logique antérieure.
2 Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
Les résultats précédents confortent l'intuition d'un développement convulsif et incertain de la structure sociale. Chaque catégorie est animée ainsi d'un mouvement d'expansion qui lui est propre, d'intensité différente et variable dans le temps, plus ou moins liée à la conjoncture économique d'une période. Mais si telle est l'évolution, n'est-il pas possible d'émettre l'hypothèse que les cohortes successives de jeunes qui vont se présenter dans l'emploi vont rencontrer des situations notablement différentes pour accéder aux différents niveaux de la hiérarchie sociale? Un certain nombre de travaux, notamment anglo-saxons, se sont intéressés à cette question. Pourtant, un examen plus approfondi est nécessaire. Il faut d'abord analyser les chances différentielles d'accès précoce à la catégorie des cadres et des professions intermédiaires. Il faut ensuite évaluer les conséquences de long terme, au long de la vie, de ces différences précoces. Il en résulte une lecture générationnelle de la structure sociale, où les générations nées dans les années quarante ressortent du fait de leur situation éminemment favorable.
COHORTE ET STRUCTURE SOCIALE
UN VIEUX SOUPÇON
Peu d'auteurs se sont explicitement intéressés à ce lien entre cohorte et structure sociale, et lorsqu'il a reçu un peu d'attention, il s'agissait surtout du suivi de professions spécifiques plus que de grands groupes sociaux. En effet, l'intuition qui a prévalu jusqu'alors était
50
Bouleversements de la structure sociale et générations
que le destin des cohortes successives ne pouvait être que linéaire, ou peu s'en fàut, les suivantes rencontrant un destin dans le prolongement des tendances esquissées par les précédentes. En ce cas, la cohorte est un objet neutre de la sociologie. Pour autant, les fluctuations de l'histoire sociale peuvent avoir induit des changements non linéaires du destin des cohortes; c'est l'idée ou le soupçon qui apparaît parfois dans la littérature. Du point de vue macrosocial, c'est-àdire des grands groupes sociaux, l'une des premières grandes enquêtes sur la mobilité sociale au Royaume-Uni l posait des questions proches de celle-ci: la succession des périodes économiques et d'interventionnisme public - en faveur de l'éducation, notamment - pouvait avoir eu un impact sur les cohortes, et les auteurs tentaient de le mettre en évidence; pour autant, le fait de n'avoir qu'un point de mesure ne permettait guère aux auteurs d'en faire une démonstration précise. Aux États-Unis, le travail de Jaffe et Carleton2 , dont l'objet est l'analyse des différences de cycle de vie et de mobilité intragénérationnelle, montrait clairement, en revanche, la croisée des chemins que représenta la crise de 1929 pour les jeunes des années trente entrant sur le marché du travail, qui connurent un destin social en retrait par rapport à leurs prédécesseurs comme leurs successeurs. Blau et Duncan3 , dans leur ouvrage fondamental sur la structure sociale et la mobilité aux États-Unis, montrèrent des effets assez semblables pour cette génération de la crise de 1929, dont les cinq à dix premières années dans le monde du travail furent moins faciles que pour leurs aînées et leur puînées, impliquant un handicap qui les marqua au long de leur vie. En France, après les travaux succincts de Thélot sur la question de la mobilité par génération, le lien entre catégorie sociale et cohorte ne fut plus guère abordé 4 • D'autres auteurs plus nombreux, ont procédé d'une façon plus réduite, à l'échelle de professions ou de métiers. L'ouvrage de Riley, Riley et Johnson; sur les métiers et les âges posait nettement le débat 1. D. Glass ct J. R. Hall, Social Mobility in Britain: a Study of Inter-Generation Changes in Status, iu D. Glass (cd.), Social Mobility in Britaill, London, Routledge and Kegan Paul, 1954, p. 177-217. 2. A. J. JatTe et R. O. Carleton, Occup
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
51
en termes de vieillissement dans le poste de travail. Smith l eut quant à lui l'idée d'un double déterminisme: d'une part, certains métiers correspondent à certains âges de la vie - l'hypothèse A -, la force pour la jeunesse, la décision pour la vieillesse, comme l'eût dit Aristote, selon une logique très ergonomique; d'autre part, la répartition par âge de certaines professions correspond à l'histoire de son développement - l'hypothèse H. Si les informaticiens sont jeunes, c'est que l'informatique a une histoire récente, et si les agriculteurs sont âgés, c'est pour la raison inverse2. Le risque est alors, pour certaines professions, l'acheminement vers des cycles longs de recrutements intenses et de fermetures. Pourtant, l'hypothèse H pourrait s'appeler en réalité C ou G, cohorte ou génération, parce que l'on recrute essentiellement des personnes disponibles, donc en premier lieu des jeunes d'une époque, membres de cohortes proches les unes des autres. Cette question fut admirablement abordée par le travail de Zighera3 , qui, en compilant les enquêtes emploi de 1973 à 1981, mit en évidence les variations de la proportion des différents métiers et professions au sein de la population. Ce travail montrait dans quelle . mesure les variations de la proportion de jeunes et d'âgés au sein d'une profession donnée peuvent dépendre étroitement de phénomènes liés à la cohorte de naissance. De la même façon, les travaux en cours de Molinié4 montrent comment, depuis vingt ans, la structure par âge des catégories ouvrières de la construction automobile ~t d'autres secteurs correspond bien aux conséquences lointaines des intenses recrutements antérieurs à 1975. Pour autant, ces travaux ne sont guère allés au bout de la démonstration. Ceux qui analysèrent de grands groupes sociaux ne mentionnèrent cet effet qu'à titre de constat secondaire et annexe d'une recherche orientée vers un objectif d'une autre nature, portant sur la mobilité sociale. Les autres ne se sont guère focalisés que sur des professions spécifiques, et non sur la totalité de la structure sociale.
1. J. Smith, Age and Occupation: The Determinants of Male Occupational Age Structures -
Hypothesis H and Hypothesis A,Jounlal tif Gerontology, 28 (4), 1973, p. 484-490. 2. R. L. Kaufinan et S. Spilerman, The Age Structure of Occupations and Job, Americatl Jounlal tif Sodo/ogy, 87, 1982, p. 827-851. 3. J. Zighera, Métiers et générations, Économie et statistique, 145, 1982, p. 19-27. 4. A. F. Molinié, Déc/itl et retlouvellement de la maitl·d'œuvre itldus/rielle. Utle /eclllre des structures d'âge, à paraître.
52
Bouleversements de la structure sociale et générations
LE DESTIN DE JEUNE CADRE
Il s'agit donc ici de systématiser ce constat pour la France des trente dernières années. Pour ce faire, il faut commencer par un exemple simple et central: les chances d'accès précoce au groupe des cadres. Ainsi, les oscillations de la croissance des différents groupes sociaux constatées au chapitre 1 ont des chances d'être propices ou néfastes aux personnes à la recherche d'une position dans la structure sociale, c'est-à-dire d'un emploi, ce qui est l'objectif premier des 750000 jeunes! qui, chaque année, quittent le système d'enseignement. En second lieu, et spécifiquement pour la catégorie des cadres, précisément parce que son expansion semble liée à la situation conjoncturelle, il est concevable que pour le « jeune cadre potentiel », caractérisé par un niveau d'éducation ou des expériences professionnelles qui lui permettent d'envisager de le devenir réellement, certaines périodes d'arrivée sur le marché de l'emploi sont plus propices que d'autres. Il est préférable, ainsi, d'avoir 25 ans en 1973 ou en 1988 (il est né en 1948 ou en 1963), c'est-à-dire en période d'expansion vive de la catégorie, qu'en 1983 ou en 1994 (né en 1958 ou 1969), en une période de stagnation. Mais cette situation moins favorable à l'entrée dans la vie adulte a-t-elle des conséquences durables sur le reste de la vie d'une cohorte? Ce principe se généralise-t-il à l'ensemble des groupes sociaux? C'est bien ce qu'il s'agit d'établir. En période d'expansion, où la demande de cadres est importante, il est possible que l'employeur potentiel soit moins regardant sur le diplôme, les expériences professionnelles passées, et, pour cette raison, plus disposé à lui confier un poste comportant un certain nombre de responsabilités, simplement parce que l'employeur, comme tous ses homologues, a moins de choix. Dans le second, en période de stagnation, le jeune cadre potentiel, comme tous ses confrères et
né~-s dans l'entre-deux-guern:s comptent cn moyenne 600 000 individus (700000 pour les cohortes des années vingt, qui déclinent à 550000 de 1935 à 1939) ; le point bas de la guerre est l'année terrible de 1941 (460 000 naissances). On remonte à 600000 en 1945, ct 800000 en 1946, et les cohortes nées jusqu'en 1973 se maintiendront autour de 850000. Après 1973. 750000 naissances sont la moyenne annuelle. Le babyboom représente donc à partir de 1946 environ moitié plus d'enfants par an qu'à la fin d"s aIlnées trente, ct le « baby-crash" une baisse de 10 à 15 % par rapport au début des années soixante-dix.
1. Les cohortes
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
53
consœurs, candidats disposant des mêmes avantages et handicaps, est confronté à la contrainte d'un marché du travail des cadres où les places ne se multiplient plus. La concurrence peut être alors plus sévère que dans le cas précédent, et les chances d'accès à la catégorie devenir plus faibles, les places se faisant « plus chères ». Les employeurs ont en effet pléthore de candidats. En ce second cas, les diplômes seront plus sévèrement sélectionnés, les expériences professionnelles analysées de près et des détails malencontreux qui en une autre époque eussent été considérés comme véniels deviennent rédhibitoires. L'accès à l'information cachée - le réseau des pairs et des autres - peut devenir essentiel, et les recommandations appuyées sont de nature à départager les candidats. En étant optimiste, on peut supposer que quelques années d'attente en un poste plus modeste pourrait être une bonne stratégie, le temps de patienter jusqu'à la reprise; pour autant, il est probable que cette expérience implique un retard dans la carrière, ce que les cohortes qui se présentent en une période plus propice ne subissent pas, et qu'en outre la nature de cette expérience professionnelle en un poste moins valorisé puisse, avec le temps, contribuer à dévaloriser quelque peu le cursus de ce jeune candidat, en lui proposant moins de responsabilités ou de possibilités d'acquisition d'expertise, donc moins de possibilités de promotion. Quelles en sont les conséquences sur les cohortes qui se succèdent au sein de la structure sociale ? Pour la période récente aussi, en France, devenir cadre de faço ..l précoce pourrait dépendre étroitement de l'année de naissance, mais l'argumentation qui précède était simplement logique, et d'autres hypothèses et développements pourraient être bâtis, accréditant ainsi l'idée d'une parfaite stabilité des recrutements. L'examen des probabilités d'accès relativement précoce, par exemple autour de 28 ans 1 , à la catégorie des cadres, telles qu'elles sont mesurées par les enquêtes, permet de constater que ces chances de bénéficier d'une carrière rapide, ou plus lente, dépendent étroitement de l'année de naissance. Ces chances se sont nettement améliorées entre les années 1964 et 1970, en passant de 3,5 à 6,3 %, proportion qui s'est stabilisée alors pour ne reprendre sa croissance qu'autour de 1990. Ce changement signifie que les personnes qui eurent 28 ans en 1970 (cohorte 1942) bénéficièrent par rapport à leurs prédécesseurs (cohorte 1936) de 1. Ici, pour la population âgée de 26 à 30 ans, où la proportion de cadres va dépendre de la situation sur le marché du travail rencontrée quelques années plus tôt.
54
7 - Proportion de cadres dalls la classe d'âge des 26-30 ans et des 20-59 ans 1964-1997. ID
%
Proportion de cadres dans la population des 20-59 ans
9
8
7
6
5
",
"
•
.
1
'"
Proportion de cadres parmi les 26-30 ans
4 Année 3 +-----4-----4-----~----_+----_+----_4----~----~ 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 Source: compilation FQI'-Emploi et Emploi
INSEE
19!12-1997.
Nore: en 1964, au sein des 26-30 ans, 3,5 % de la population est cadre; dans la population de 20 à 6U ans, cette proportion était de 4,1 %. En pointillé, le détail de 1983 à 1997 (gras: population de 20 à 59 ans ; fin : 26 à 30 ans).
chances nettement plus élevées. A six années d'écart, les conditions peuvent être incomparables (graphique 7). - En fait, cette proportion de cadres autour de 28 ans ne se suffit pas à elle seule pour juger des changements. Il faut aussi la rapporter à la proportion de cadres dans l'ensemble de la population d'âge actif (ici, par convention, la population des 20-59 ans) pour comprendre dans quelle mesure, aux ditrerentes périodes, les employeurs font préfèrentiellement appel aux jeunes pour occuper les places supplémentaires de cadre. Si les évolutions sont semblables, le développement de la société dans sa globalité et la situation des nouvelles cohortes seront homologues. En revanche, si ce n'est pas le cas, certaines cohortes sont marquées par une préfèrence des employeurs pour de jeunes
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
55
cadres, qui bénéficieront ainsi d'une dynamique meilleure que la moyenne de la population, et d'autres pourraient connaître la stagnation ou la régression dans une société marquée par une amélioration globale. En fait, puisque devenir cadre est notamment une affaire de promotion en cours de carrière, la proportion de cadres autour de 28 ans est en général inrerieure à celle sur l'ensemble de la population d'âge actif. Ainsi, en posant l'hypothèse d'une linéarité du temps social, la proportion de cadres à 28 ans pourrait suivre progressivement celle de la population totale, mais à un niveau simplement inférieur. Cette hypothèse est infondée. A l'exception de la pose de 1977-1983, où la proportion des cadres stagne presque dans la population active globale, la croissance est relativement continue (chapitre 1), alors que pour les cadres de 28 ans, la proportion est très instable, connaissant ainsi des expansions brutales et des stagnations. En 1964, les 28 ans (cohorte 1936) sont caractérisés par une proportion de cadres située en deçà de celle de la population globale des 20 à 59 ans. En 1970, et dans une moindre mesure en 1977, les gens de 28 ans (cohortes 1942 et 1949) dépassent la proportion de la population globale. Ce résultat révèle la spécificité de la « décade dorée », où les recrutements de jeunes cadres croissent rapidement et dépassent nettement la proportion des cadres chez leurs aînés. En revanche, ceux qui parviennent à l'âge de 28 ans en 1983 et leurs cadets - nés donc en 1955 ou après - sont caractérisés par une proportion de cadres nettement inrerieure à la moyenne. La situation la moins enviable est celle des cohortes 1958-1960, qui sont le creux d'une vague de recrutements de jeunes cadres, alors que la proportion de cadres reprend dans la population globale. Les revirements de la conjoncture ont, de cette façon, un impact saisissant: la reprise chez les jeunes cadres de 1989 à 1995 doit être nuancée par le fait que s'il y eut une expansion de la cohorte 1962 (28 ans en 1990) à 1966 (28 ans en 1994), au point de rejoindre presque la proportion globale, la cohorte 1968 (28 ans en 1996) est en net retrait. Ceux-ci eurent 25 ans en 1993, ce qui implique un début de carrière en pleine récession économique, facteur nettement défavorable. Ils en porteront les séquelles des années après. Les enfants nés dans les années quarante ont bénéficié ainsi d'une situation exceptionnelle: le fait de compter en général plus de cadres dans leurs rangs, dès l'âge de 28 ans, que ce qui prévalait pour l'ensemble de leurs aînés. Jeunes cadres, ils étaient confrontés à des anciens comptant peu de cadres, et ainsi à une hiérarchie peu garnie.
56
Bouleversements de la structure sociale et générations
La situation des jeunes cadres des années quatre-vingt-dix est bien diftèrente: même si, par rapport à leurs aînés immédiats, ils comptent plus de cadres, ils restent confrontés à des aînés comptant de nombreux cadres, et à une hiérarchie nettement plus étoffée. La situation à 28 ans, qui fut bien contrastée pour les différentes cohortes, est intéressante en soi, mais est-elle transitoire ou pérenne? Les cohortes qui connaissent une expansion de la proportion de cadres à 28 ans sont-elles confrontées ultérieurement, en période de conjoncture néfaste, à un déclin ou bien conservent-elles la dynamique acquise dès leur départ dans la vie professionnelle? Cette entrée tàvorable dans la vie a-t-elle ou non des conséquences durables sur le destin professionnel de la cohorte? Si tel était le cas, les bonnes et les mauvaises années de la conjoncture pourraient s'inscrire alors sur le destin social des cohortes, et ce de façon durable.
CADRES ET COHORTES: L'INCERTITUDE DE L' «ASPIRATION VERS LE HAUT»
Les chances de devenir jeune cadre sont hétérogènes, surtout lorsqu'elles sont rapportées à la proportion des cadres aujourd'hui en place, qui s'accroît progressivement. Qu'en est-il des chances d'accéder .~ la catégorie des cadres tout au long de la vie professionnelle ? Pour en prendre la mesure, il est possible de faire appel à un mode de représentation graphique: le diagramme cohortaP.
Diagralllllle de progression cohortale : exemples théoriques Le diagramme cohonal consiste en la représentation, pour les différentes cohortes (en abscisse), de la valeur d'un indicateur quelconque - pourcentage de propriétaires de leur logement, taux de suicide, pouvoir d'achat, ou proportion de cadres, peu Importe - (en ordonnée) à différents âges de la vie, permettant ainsi de suivre le destin des différentes générations aux mêmes âges. Sur une série d'exemples hypothétiques, il est possible de comprendre ce que ce diagramme cohortal peut révéler. Le diagramme (1) représente une société totalement fixe où les cohortes qui se succèdent rencontrent au même âge le même destin, à l'identique: par exemple, 15 % de cadres à 30 ans pour la cohorte née en 1935 comme pour celle née en 1965. Il
1. Il s'agit de consulter l"anTlcxc 2 pour un exposé plus complet de la méthode.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
57
existe simplement, de façon semblable quelle que soit l'année de naissance, un accroissement de la proportion cadres, qui passent de 15 % à 30 ans à 25 % à 50 ans. L'exemple (2) présente le cas d'un progrès social régulier, partagé par toutes les cohortes: pour celle née en 1935, 15 % de cadres à 30 ans et 21 % pour celle née en 1965. Avec l'âge, toute cohorte continue de voir croître son taux de cadres, mais il est clair que toute nouvelle cohorte doit rencontrer un destin meilleur que celle qui la précède au même âge. C'est un peu l'idée implicite de la « loi du progrès de long terme» qui met en évidence le destin plus enviable des cadets sur celui des aînés. Le graphique (3) correspond à une évolution différente: le progrès existe, mais il est tout entier concentré sur une cohorte: celle de 1945. Les cohortes nées en 1940 et toutes celles qui précèdent comptent toutes 20 % de cadres à 40 ans ; celle née en 1945 et ses cadettes en comptent 25 % à ce même âge. Évidemment, le diagnostic peut être ambigu: certes, la cohorte 1960 a bénéficié du progrès initié par celle cie 1945. Pour autant, le privilège de la cohorte 1945 est de compter plus de cadres que ses prédécesseurs immédiats au même âge, au point que, à 40 ans - comme à tOUt autre âge -, son taux est supérieur à celui des 45 ans, nés en 1935. Pourtant, ce sont des contemporains immédiats. En revanche, ceux nés en 1960 rencontrent exactçment le même destin que leurs aînés immédiats. Ici, il Y a aussi progrès de long terme, mais il échoit inégalement aux différentes cohortes. Il est préférable de nflÎtre en 1945 et lors des quelques années qui suivent. Il est déplorable en revanche dç naître en 1940. Pourtant, ceux nés en 1960 ne voient absolument pas, par expérience vécue, ce que signifie réellement le progrès dont leur parlent les cohortes nées 15 ans plus tôt. La figure (4) est une composition des situations deux et trois: croissance progressive, plus un bonus pour la cohorte 1945. Dans cette configuration, la cohorte 1960 continue de bénéficier du progrès, même s'il est moins fabuleux que celui rencontré par celle de 1945 sur ses aînés immédiats. Le cas (5) correspond à une situation d'arrêt et de repli du progrès de long terme pour les cohortes qui suivent celle de 1945 : il y a repli du taux de cadres au-delà de la génération 1945, qui a, elle, bénéficié d'une situation meilleure par rapport à Le diagramme cohortal : six cas théoriques
Exemple 1 40
%
35 30 25 20 15
Exemple 2
Age
40
_30 ....... 35 _ _ 40
35
--...45 --50 ft
%
30
• • • • • •
• •,. •Il •Il •Il •M •Il Il • Ao• •Ao • •• •• ••
.
25 20
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Age
_30 _ _ 40 ....... 35
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15
10
10
Cohorte
Cohorte
0 1910
0 1920
1930
1940
1950
1960
1970
1910
1920
1930
1940
1950
1960
197Q
58 Exemple 3 40
%
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30
-.-35 -*"40 -*"45
35 30
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25
:8f!:: •
15
Age _ _ 30
35
....&...50
25
Exemple 4 .j()
20 15 10
10
Cohorte
Cohone 0
0 1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
1910
1920
Exemple 5 -.-35
35
§..d :::~
30 25
~
20 15 10
1940
1950
1960
1970
Exemple 6
_ 30 % _ Age
.j()
1930
.j()
_ _ 30 Age
35
-.-35 -*"40 _ _ 45
30
....&...50
25 20 15 10
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Cohorte!
0
0 1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
ses aînées. Les suivantes ne comprendront pas, en revanche, que l'on puisse parler de progresslOll. Le schéma (6) s'inspire du cinquième, mais il est plus complexe: il correspond à ulle situation où les âges de la vie s'écartent progressivement d'une génération à l'autre: la cohorte 1930 semble homogène, au moins de 35 à 50 ans. Les cohortes suivantes connaissent un écartement progressif d'une cohorte à l'autre: le cycle de vie connaît ainsi une recomposition, où jeunesse et vieillesse se ressemblent de moins en 1l10ll1S.
Le diagramme cohortal de la proportion de cadres dans la société française contemporaine (graphique 8) fait nettement apparaître le caractère essentiellement cohortal de la progression du salariat supérieur. Pour un âge donné, par exemple 30 ans, il est clair que la pro-
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
59
portion de cadres a connu une forte expansion entre la cohorte 1935 et celle de 1945. Pour les suivantes, la proportion de cadres à 30 ans a d'abord diminué jusqu'à la cohorte 1955 pour ne reprendre qu'ensuite. L'empilement des courbes des différents âges, qui suivent toutes peu ou prou la même structure d'expansion massive pour les enfants des années quarante, de croissance fort modérée pour les prédécesseurs nés avant 1935, et de stagnation voire de retrait pour les enfants nés après 1950 est typique. Il conduit à ce diagnostic simple: la proportion de cadres à 30 ans conditionne nettement, sinon en sa presque totalité, la proportion de cadres à tout âge de la vie. La cohorte née en 1945, qui a rencontré le destin le plus fabuleux à 30 ans, relativement à celui de ses prédécesseurs immédiats, mais aussi de ses successeurs immédiats, conserve au long de sa vie de fortes proportions de cadres. Autrement dit, le sort d'une cohorte se flxe tôt, avant l'âge de 30 ans, ce qui implique l'importance extrême de la conjoncture des recrutements lorsqu'une cohorte débute dans la vie active. Lorsque
8 - Proportion de cadres en emploi (diagramme cohortal). 14
%
12
Age -30 --'-35 -tt-40 ~45
10
---50
8 6 4
2 Cohorte
0+---1----+---+---+----+---,1 1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
Source: compilation FQP-Emploi.
60
Bouleversements de la structure sociale et générations
celle-ci est mauvaise, les conséquences ont de fortes chances de s'en ressentir tout au long de la vie. En revanche, lorsqu'elle est favorable - et elle ne le fut jamais autant que pour ceux qui arrivèrent sur le marché du travail lors de la décade dorée (1965-1975) - elle offre à la cohorte qui se présente la possibilité de saisir des opportunités exceptionnelles : opportunités économiques consistant à obtenir tôt de bons salaires ; sociales, puisque les cadres concentrent l'essentiel des postes de décision, et avec le vieillissement, forment peu à peu l'élite à qui sera confiée la mission de décider du changement social; culturelles aussi, puisque l'essentiel des professions destinées à construire les représentations sociales légitimes - journalisme, haute fonction publique, recherche, professions libérales, etc. - sont issues de ces catégories. Autrement dit, la répartition du poids économique, social et idéologique, en quelque sorte, n'est pas uniformément répartie sur l'ensemble des cohortes, mais bien d'une façon différentielle et préférentielle sur certaines d'entre elles. Les cohortes nées avant 1936 en furent relativement exclues, celles nées après 1950 aussi. Il apparaît ainsi, sur cet indicateur précis de la proportion des cadres, que les progrès ne sont pas continus, dans le sens d'une amélioration constante des situations sociales des individus, mais plutôt d'une nature fluctuante. Certaines cohortes rencontrent ainsi un destin plus enviable que celui des précédentes, ce qui est en quelque sorte la conséquence « normale » du progrès social de long terme ; mais il arrive aussi que des cohortes puînées puissent cesser de partager le progrès des aînées, ce qui est nettement plus étrange. Le chapitre suivant sera l'occasion de l'analyse des processus. Il est possible, pour autant, d'argumenter l'hypothèse d'une reprise pour les cohortes plus récentes: la cohorte 1965 bénéficie ainsi d'un surcroît de chances d'accéder à la catégorie des cadres. Pourtant, ceux-ci ont bénéficié de plus de chances de s'élever que ceux nés trois ans plus tard, qui connaissent la récession l de 1993 à 25 ans, facteur très défavorable. L'autre élément moins favorable est que leur situation est moins inédite, socialement, que pour leurs aînés de vingt ans: pour la cohorte 1945, les cadres âgés étaient rares, et ainsi leur emploi correspondait le plus souvent à une création ex nihilo, alors que ceux nés en 1965 arrivent dans une société où les cadres plus anciens sont tout sauf rares, et restent pour un assez long temps - jusqu'en 2005, 1. Si le chômage rCCOllllllcnce à augmenter à partir de 1991, l'ann';e 1993 apparaît dans les séries COlllnl!! l'année centrale de la récession.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
61
lorsque les cohortes des années quarante vont quitter le monde du travail -, de « jeunes débutants » dans des postes où ils remplacent un prédécesseur. Les transformations de la pyramide des âges montrent aussi les remaniements fondamentaux de la catégorie (graphique 9). Un net rajeunissement s'observe dans le courant de la décade dorée, et, par un effet retard, jusqu'en 1983, où les hommes de 35-39 ans sont la population la plus représentée, les plus jeunes qu'eux commençant alors à décliner. C'est ensuite le temps du vieillissement, avec la propagation à des âges plus élevés de la vague des anciens jeunes de la décade dorée, qui doit culminer en 2005. Alors que ceux nés en 1945 arrivaient dans une structure sociale où les aînés et anciens étaient rares, les cohortes suivantes viennent dans un monde où la hiérarchie des âges, qui peu ou prou conditionne la hiérarchie sociale, est nettement plus « encombrée ». La population cadre était centrée autour des quadragénaires en 1970, puis des triagénaires en 1977, suite aux recrutements fabuleux de jeunes lors de la décade dorée, des quadragénaires en 1995, et des quinquagénaires en 2005: depuis la fin des années soixante-dix, les postes de décision sont prérerentiellement échus à une population qui vieillit d'un an chaque année. Cette variation de l'âge des cadres illustre ce qu'est le vieillissement d'une société: ce n'est pas simplement une moyenne d'âge qui va croissant, c'est aussi le fait que les postes de décision reviennent de plus en plus clairement et évidemment aux plus anciens, peu de places étant ouvertes aux jeunes, alors que naguère elles le furent largement. Cette logique de recrutement des cadres, faite d'une lente expansion jusqu'à la cohorte 1936, d'une explosion jusqu'à la cohorte 1948 ou 1950, repli jusqu'à celle de 1958, et reprise après 1962, correspond bien à la nature conjoncturelle des fluctuations de la catégorie des cadres présentée dans le précédent chapitre. En effet, derrière la croissance assez régulière de la catégorie des cadres dans l'ensemble de la population se dissimule le risque encouru par certaines cohortes, en définitive assez nombreuses, de ne guère connaître d'amélioration de leur sort par rapport à leurs aînés. Ainsi, le rythme de croissance des cadres semble fort variable, où l' «aspiration vers le haut» n'est pas une tendance inscrite pour toujours dans la nature du changement social, ni une loi universelle de l'évolution de la structure, mais un phénomène dont, à l'échelle des cohortes, on peut constater le caractère incertain: la stagnation, au moins temporaire, sur un temps somme toute assez long, une ou deux décennies, est toujours possible.
62
9 - Pyramides des âges des cadres. 196-1
1970
F
55-59
55-59 F
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40-44
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25-29
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35-39
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25-29
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Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
63
En l'occurrence, l'expansion phénoménale des cadres pour les cohortes nées dans les années quarante, de l'ordre d'un doublement en moins de dix ans l , a pu frapper les contemporains, dans les années soixante-dix. Pour autant, il ne faut pas croire en la continuité du phénomène sur le temps long: y croire consiste à confondre le destin d'une génération spécifique, née autour de la Deuxième Guerre mondiale, et celui de la société dans son entier, erreur que révèle l'exemple des cohortes qui se sont succédé à l'entrée de la vie professionnelle pendant les vingt dernières années. Ici comme ailleurs, la société pourrait connaître plus de changements en dix années - entre la cohorte 1940 et celle de 1950, c'est-à-dire les entrants de 19651975 - qu'en un siècle.
LA MOYENNISATION ACHEVÉE
L'examen de l'expansion des professions intermédiaires parachève la démonstration de la difficulté du concept de moyennisation qui, moins encore que l'aspiration vers le haut, n'est une fatalité de l'évolution de la structure sociale, mais une réalité précaire, dépendante du temps et aussi, peut-être, du consentement d'une société à se représenter, se recruter et se réaliser dans le cadre d'un projet social de construction d'une classe moyenne. A l'inverse des cadres, la proportion de professions intermédiaires parmi la population de 28 ans (graphique 10) est toujours supérieure à la proportion correspondante dans la population globale, parce que, à mesure de la progression dans la carrière, il existe plus de départs (en général des promotions en catégorie cadre) que de recrutements (en général en provenance du groupe employé). Mais comme pour les cadres, la proportion de professions intermédiaires chez les 28 ans a connu une expansion considérable de 1964 à 1970, en passant de 11 à 16,5 %, soit moitié plus, pour décroître après 1977 et se stabiliser depuis le début des années quatre-vingt. Malgré un léger accroissement entre 1983 et 1993, cette proportion de professions intermédiaires n'est jamais remontée au niveau qui prévalait lors de la décade 1. Par comparaison, il faut en moyenne vingt-cinq ans pour assister à une division par deux de la population agricole.
64
10 - Proportion de professions intermédiaires dans la classe d'âge des 26-30 ans et des 20-59 ans 1964-1997. 17
%
16 15
Proportion de professions intermédiaires parmi les 26-30 ans
14 13 12
Proportion de professions intermédiaires dans la population des 20-59 ans
II 10
9 Année
8 1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
Source: compilation FQP-Emploi et Emploi
1995 INSEE
2000
1982-1997.
dorée. Autrement dit, la proportion de professions intermédiaires atteint à peine en 1997 le niveau qu'elle avait en 1970, vingt-sept ans après. Ce résultat n'argumente en rien l'hypothèse de la moyennisation, même si le vieillissement des cohortes nées dans les années quarante, qui ont massivement bénéficié de l'expansion passée, implique une croissance, qui ralentit peu à peu, de la proportion de professions intermédiaires. Le diagramme cohortal des professions intermédiaires permet un diagnostic moins favorable encore que celui des cadres : les chances d'accès à la catégorie à 35 ans se sont accrues de moitié, voire plus, entre la cohorte 1935 et celle de 1940, et par un doublement entre la cohorte 1930 et celle de 1945. En revanche, ensuite, la stagnation, voire le déclin, prévaut, sans que les cohortes les plus récentes soient marquées par une reprise. Cette situation suffit en réalité à argumenter la pose, voire le retournement de la tendance à la moyennisation: elle est l'histoire d'une génération, et non pas celle de la société dans son entier.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
65
Les conséquences pourraient en être lourdes : la catégorie des professions intermédiaires a une fonction de corridor entre les employés et les cadres, c'est-à-dire entre les catégories populaires et le salariat supérieur, selon un processus dont SimmeP a le premier souligné l'enjeu pour assurer l'existence d'une structure sociale marquée par la mobilité. En effet, d'anciens employés nourrissent ce groupe par promotion, et l'expansion au cours du cycle de vie de la catégorie des cadres est assurée par l'élévation dans la hiérarchie de membres des professions intermédiaires. Si ce groupe connaît une stagnation, comme c'est le cas, la mobilité sociale ascendante pourrait avoir peu de chances de se développer encore. La progression de la proportion des professions intermédiaires fonctionnerait aussi en « marche d'escalier» (graphique Il): loin d'être régulière et linéaire de cohorte en cohorte, elle met en évi-
11 - Proportion de professions intermédiaires (diagramme cohortal). 18
%
16 14
Age
-+-30 -*-35 -tt-40 -*-"45 -'-50
12 10 8
6 4 2 Cohorte
0 1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
Source: compilation FQP-Emploi.
1. G. Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981 (1896-1897), p. 200-201.
66
Bouleversements de la structure sociale et générations
dence le fait que la totalité du changement échoit à ceux nés autour de 1940. Les cohortes nées avant 1930 ou après 1950 ne rencontrent pas d'évolution par rapport à leurs aînées immédiates. Le groupe socioprofessionnel des protessions intermédiaires, construit autour des instituteurs, des travailleurs sociaux et de la santé (hors médecins), des titulaires de catégorie B de la fonction publique et des techniciens -les contremaîtres étant classés ici en ouvriers, comme dans l'ancien code des cSP -, mais aussi les fonctions administratives et commerciales moyennes, représentent un univers social dont le développement tut prodigieux lors de la dernière décennie des Trente glorieuses. Ainsi, l'élévation progressive de la proportion des professions intermédiaires, qui se prolonge aujourd'hui encore pour la moyenne de la population, même si c'est à un rythme modéré, correspond non pas à une élévation, de cohorte en cohorte, des chances d'accéder à cette catégorie, mais simplement au départ à la retraite des cohortes nées avant 1935, où ce groupe était moins représenté, et leur remplacement par les cohortes nées après 1945, où elles sont plus représentées. Il en résulte que si, avant 2005, les recrutements de professions intermédiaires ne reprennent pas, ce groupe social est appelé à stagner purement et simplement.
L'EXPANSION DU SALARIAT MOYEN ET SUPÉRIEUR LE DESTIN D'UNE SEULE GÉNÉRATION
Les populations constitutives du salariat moyen d'une part et supérieur de l'autre suivent donc des évolutions assez comparables (graphique 12). Leur cumul révèle la révolution de la structure sociale qui s'est produite sur une courte période, lors de la décade dorée. Mais elle fut courte, et s'est interrompue brutalement voilà près de vingt ans, même si elle se prolonge aujourd'hui encore, en moyenne, sur la structure de la population active totale âgée de 20 à 59 ans. Pourtant, ce prolongement provient essentiellement du vieillissement des cohortes anciennes, qui n'ont jamais connu cette révolution, et de leur remplacement par de plus récentes. S'il y eut une véritable révolution pour les cohortes nées lors des années quarante, celles nées en 1950 et au-delà n'ont pas bénéficié de progression par rapport à leurs aînées. La société est, pour eux, bloquée. La cohorte 1965, qui
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
67
connaît une reprise à l'âge de 30 ans, enregistre sur la cohorte 1945, à vingt ans de distance, un gain correspondant à la moitié de celui de la cohorte 1945 sur celle de 1940, au quart de celle de 1940 sur celle de 1935. En outre, cette reprise de la cohorte 1965 est précaire, la cohorte 1968 connaissant un retrait. Comment les générations nées dans les années quarante ont-elles bénéficié de tant d'avancées? Cette révolution moyenne et supérieure pourrait correspondre au développement de l'école, à l'extension de la couverture médicale pour l'ensemble de la population, à la construction de l'État-providence contemporain, grand employeur de ces catégories, mais aussi à la mise sur pied de grands projets techniques, comme l'aérospatiale, le nucléaire, la montée en puissance du téléphone, autant d'investissements de long terme projetés lors de la décade dorée, dont l'aboutissement ne devait venir qu'ultérieurement, mais dont l'impact sur les recrutements allait être déterminant, immédiatement, pour leurs contemporains. L'ensemble des institutions de l'État et les grandes entreprises ont connu en cette période un déve-
12 - Proportion de cadres et prcifessions intermédiaires (diagramme cohortal). 30
%
Age
---30 ~35
25
--tt-40 ----45 -+-50
20 15 10
5 Cohorte O-+----.,I----+---+---+--~--~
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Source: compilation FQP-Emploi.
Bouleversements de la structure sociale et générations
68
loppement extraordinaire, qui parachevait ce (, grand espoir du xx· siècle » issu de la reconstruction. S'il marquait la volonté d'un grand démarrage, imaginé par ses concepteurs comme devant se prolonger éternellement, il allait être en réalité l'aboutissement, la fin, aux deux sens du mot, pour un terme assez long, d'une phase de mutation intense de la société française. Au-delà de ces cohortes nées dans les années quarante, les puînées ne devaient plus guère progresser. Évidemment, l'avenir reste ouvert. Il peut être possible, aujourd'hui comme hier, de supposer que « plus tard », les nouvelles générations nées à partir de 1950 rattraperont « ultérieurement» leur retard sur la tendance cohortale esquissée par leurs aînées. Pour les tenants de l'optimisme (graphique 13), avec l'âge, les cohortes qui ont enregistré un retard en début de carrière le rattraperont - il semble même apparaître sur la courbe un gain plus important en cours de carrière à partir de la cohorte 1950 -, et les cohortes à venir enregistreront une reprise de la proportion de cadres et professions intermédiaires au recrutement. Pourtant, les moins optimistes noteront que la cohorte 1950 a déjà 45 ans, et les possibilités de carrière ultérieure sont alors réduites: entre l'âge de 35 et celui de 45 ans, elle n'a gagné que
13 - Dellx scénarios pour demain : proportion de cadres et prifessions intermédiaires (diagrammes cohortaux). pessillliste 30
optimiste
Age % ___ 30
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SOllrce : compilation FQP-Emploi.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
69
2,5 points de cadres et professions intermédiaires. Lui est-il possible d'attendre beaucoup plus entre l'âge de 45 et de 55 ans, alors que ses aînées n'ont jusqu'à présent à peu près rien obtenu entre ces deux âges? Celle de 1960 a 35 ans et ses membres ne sont plus « des jeunes en cours d'insertion » mais des adultes bel et bien insérés dans le monde du travail - pour ceux qui le sont. Elle compte au total 25 % de cadres et professions intermédiaires et il lui manque ainsi plus de 5 points de cadres et professions intermédiaires pour atteindre le niveau que lui aurait accordé un prolongement de la tendance linéaire esquissée par les prédécesseurs. Elle a fort peu de chances de les récupérer, sachant qu'elle va très bientôt se retrouver en concurrence avec de nouvelles cohortes, nées dans le courant des années soixante-dix, détentrices de diplômes nettement plus élevés, en proportion double (infra, chapitre 3). En outre, un examen plus attentif montre que des données mobilisées, l'hypothèse d'une modification significative de la forme du cycle de vie - qui implique des promotions en cours de carrière plus nombreuses - n'est pas avérée (annexe 3). Évidemment, entre les visions d'avenir des optimistes et celles des pessimistes, le réalisme ne pourra résulter que de l'épreuve des faits des décennies à venir, même si, depuis vingt ans, les pessimistes ont vu prévaloir leurs hypothèses. Par ailleurs, en termes de perspectives ultérieures, il convient de prendre en compte le fait que, même s'il existe plus de promotions en cours de carrière demain - ce dont on peut douter, faute d'avoir observé une net changement de la forme du cycle de vie - le passif des vingt dernières années continuera de peser sur les cohortes déjà engagées dans la structure sociale nées à partir des années cinquante. En effet, les réformes en cours du système de retraite impliquent une évaluation des droits sur un nombre plus élevé d'années de carrière : alors que les cohortes des années quarante ont bénéficié de carrières précoces, les plus récentes verront à terme peser le handicap de carrières plus lentes et de débuts moins favorables. De plus, pour les cotisants des caisses complémentaires de cadres, dont les droits sont proportionnels aux cumuls de cotisations, un temps plus long hors de la situation de cadre sera d'autant plus pénalisant: même si, à terme, en fin de carrière, ces cohortes rattrapent la tendance de leurs aînés - ce qui serait bien surprenant -, le temps plus long mis pour y parvenir sera pénalisé après la carrière, du simple fait d'un moindre cumul de droits. Après vingt ans de ralentissement, il convient peut-être de prendre acte de son impact sur la structure sociale des cohortes plus
70
Bouleversements de la structure sociale et générations
récentes, plutôt que d'espérer du lendemain la solution mécanique aux problèmes accumulés depuis deux décennies: il est difficile de concevoir commènt nous trouverons les sept points supplémentaires de cadres et professions intermédiaires à l'horizon de 2005, alors que jusqu'à présent, la tendance était de 4 % par décennie. Par conséquent, l'avenir a toutes chances d'être intermédiaire entre les scénarios optimistes et pessimistes, et le caractère fabuleux du destin des cohortes des années quarante restera comme une singularité de l'histoire sociale.
LES MUTATIONS DU « PEUPLE» TERTIARISATION ET DÉCLIN DE L'EMPLOI
Qu'en est-il à l'autre extrémité de la société? Il s'agit de situer les évolutions du « peuple », ces trois cinquièmes de l'emploi occupés par des employés ou des ouvriers, en situation donc de salarié d'exécution, dont la capacité à peser sur la décision est faible, et dont les revenus restent modestes. En effet, en 1997, pour un plein temps, les cadres gagnent 17 500 francs en salaires nets et primes, les professions intermédiaires 10 800, les employés 8 000 et les ouvriers 7 800. Si l'on tient compte du temps partiel, les employés sont situés en deçà des ouvriers, les premiers étant plus souvent à temps partiel que les seconds. Si maintenant on inclut, outre les temps partiels, le chômage, en considérant que les chômeurs sont des salariés potentiels, privés plus ou moins temporairement de salaire, mais à qui sont échues d'éventuelles allocations réintégrées ici, la moyenne des cadres est à 16 200 francs - les temps partiels de cadre correspondent souvent aux activités secondaires des professions libérales, qui cumulent ainsi le revenu de leur cabinet et celui d'un emploi complémentaire -, les professions intermédiaires à 9 500, les employés 5 800 et les ouvriers 6 500 1• Ces deux groupes sociaux apparaissent ainsi nettement comme économiquement proches, et situés au bas de la hiérarchie des salaires. Ce sont là deux groupes des catégories populaires. La différence principale est que dans le premier groupe, les femmes sont majoritaires et que l'emploi correspond à un métier de service tertiaire, alors que, dans le second, 1. Calculs obtenus avec]' enquête Emploi-INSEE de 1997.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
71
les hommes dominent et le métier est plus souvent industriel. Ces ouvriers et employés représentent ainsi, toujours, la majeure partie de la population. L'hypothèse, souvent implicite, qui consiste à supposer que les employés, parce qu'ils sont affranchis du travail de la matière, et qu'ils ne sont pas à la chaîne 1 , sont des membres de la « classe moyenne », est alors très critiquable: la frontière la plus pertinente entre employés et ouvriers et celle qui sépare l'industrie du tertiaire, mais pour le reste, les employés sont en majorité des membres des catégories populaires, c'est-à-dire des exécutants du tertiaire. Ces catégories populaires représentaient ensemble 56 % de la population en emploi de 20 à 59 ans en 1964, et 57 en 1995. Mais si maintenant, on prend en compte la population active caractérisée par son emploi actuel ou passé, ou par la catégorie socioprofessionnelle du père pour les chômeurs n'ayant jamais travaillé, le (( peuple» représente toujours 60 % des personnes de 20 à 59 ans. Ainsi, l'expansion passée des cadres et professions intermédiaires rattrapait le déclin agricole, et dans ce jeu de transferts d'emplois, les catégories populaires ne connaissent pas d'évolution de leur poids numérique global. Au nombre des deux mouvements qui affectent la catégorie populaire, il faut mentionner en premier lieu la tertiarisation: les employés en représentaient 37 % en 1964, et 50 % en 1997. Ce mouvement est nettement porté par la succession des générations, mais aussi par la dynamique du cycle de vie: d'une part, les nouvelles cohortes populaires sont de plus en plus souvent des employés; d'autre part, du fait notamment de la perte d'emplois ouvriers, de la reprise d'activité des femmes lorsque les enfants sont grands, et en raison des reclassements dans les services, la proportion des catégories employées augmente avec l'âge d'une cohorte. En second lieu, l'autre évolution importante est l'explosion du chômage, qui représente 16,6 % de chômeurs dans la population active populaire en 1995, contre 2,4 en 1964 et 3,0 en 1970. De plus, la catégorie des chômeurs, en France, comporte 75 % de personnes reliées aux catégories populaires par leur emploi précédent ou, à défaut, pour ceux qui n'ont jamais travaillé encore, celui de leur père. La population au chômage apparaît ainsi comme essentiellement issue des catégories populaires. 1. Ce qui est simplificateur, puisque la caissière de supermarché, le serveur de restaurant rapide et l'agent du tri de la poste ont de ce point de vue des emplois très ouvriers.
72
Bouleversements de la structure sociale
et
générations
En tàit, ces catégories populaires au sens large, ouvriers et employés au travail ou chômeurs, et les enfants chômeurs d'employés ou d'ouvriers qui n'ont jamais eu d'emploi faute d'en trouver sont relativement stables au sein de la population française. Par cohorte, elles sont animées d'un mouvement générationnel convulsif ou saccadé (graphique 14). Évidemment, pour toute cohorte, la part des catégories populaires chez les jeunes est plus importante que chez les âgés, certains connaissant une promotion avec l'âge. Pourtant, les cohortes des années quarante ont connu une situation spécifique, en comptant moins de catégories populaires au même âge que leurs prédécesseurs et successeurs, de l'ordre de 5 % en moins. Après la cohorte 1945, il Y a une hausse faible mais réelle de la proportion des catégories populaires. Il n'est donc pas possible de parler de façon univoque d'une tendance à la disparition des catégories populaires.
14 - Part des catégories populaires au sens large dans la population totale
(diagramme cohortal). 70
%
65
Age -30 -&-35 --tt-40 -4-45 -+-50
60
55
Cohorte
50
+---~----~----4---~~---+--~
1910
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1930
1940
1950
1960
1970
Source: compilation FQI'-Ell1ploi. :VOTe: catégories populaires au se ilS large: employé ou ouvrier, par la proti:ssion actuelle ou passée, ou sdon la proti:ssion du père pour ceux qui n'ont jamais travaillé.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
73
Pour les ouvriers, la situation est différente. Déclinant en moyenne au profit des employés, le diagramme cohortal montre que leur déclin fut essentiellement porté par les cohortes des années quarante: 37 % pour la cohorte 1930 à 40 ans, et 30 % pour celle de 1950 (graphique 15). Ensuite, le déclin est faible ou inexistant. Le déclin des ouvriers en emploi est alors la conséquence de ce que derrière les retraits précoces d'activité des plus âgés, le chômage des adultes ou celui des jeunes qui n'ont jamais travaillé, mais aussi derrière les femmes au foyer, se dissimulent le plus souvent des ouvriers chômeurs et des enfants d'ouvriers, populations assez classiquement exclues des calculs. Leur visibilité sociale est presque inexistante, peu d'instances politiques les représentent, leur participation politique fait défaut l , et 15 - Part des ouvriers au sens large dans la population totale
(diagramme cohortal). 45
%
40
35 30
25 20 Cohorte 15 +---~~---+----~----~--~----~ 1910 1950 1920 1960 1970 1930 1940 Source: compilation FQP-Emploi. Note: ouvriers au sens large: ouvrier, par la profession actuelle ou passée, ou selon la profession du père pour ceux qui n'ont jamais travaillé.
1. F. Héran, Les internùttences du vote: un bilan de la participation de 1995 à 1997, INSEE Première, 546, 1997b.
74
Bouleversements de la structure sociale et générations
on pourrait les dire comme vivant en quelque sorte dans les interstices de la société, ce qui ne les empêche pas d'exister de façon pleinement repérable au sein de la population résidant en France. Il en découle que l'installation du chômage de masse a des conséquences paradoxales sur la structure sociale: d'une part, elle comprime la place des catégories populaires dans l'emploi, et d'autre part, une fois que l'on prend en compte son existence, elle fait bien sentir l'émergence, sous la catégorie populaire, d'une population socialement disqualifiée, mal intégrée à la société salariale, et dont le poids va croissant l . Ce qui pour l'instant n'a pas été exactement perçu est bien la nature du chômage, qui est un phénomène cohortal (graphique 16), en l'état actuel des choses: toute cohorte puînée connaît, en cette période de fin des Trente glorieuses et après, une proportion de chômeurs supérieure à celui de ses aînées au même âge. Le diagramme cohortal qui en résulte est saisissant, et la simple prolongation des courbes des âges laisse supposer ce que pourrait être, pour la cohorte 1965, la proportion de chômeurs à 40 ans - entre 16 et 18 % -, alors qu'il n'était que de 4 % pour la cohorte 1945. Évidemment, en 1995, pour la cohorte 1945, à 50 ans, la proportion de chômeurs battait un record: 7 %, ce qui est beaucoup. Mais à 30 ans, elle en comptait 1 %. Quid alors de la cohorte 1965, qui à 30 ans compte déjà plus de 12 % de chômeurs, lorsqu'elle aura 50 ans? Telle est bien la question que pose le sort des travailleurs vieillissants aujourd'hui rejetés hors de l'emploi: sont-ils les éclaireurs d'une masse émergente qui, dans dix ans, lorsque ce sera au tour des cohortes des années cinquante d'aborder cet âge, représentera un poids autrement plus lourd? Les travailleurs mûrissants d'aujourd'hui victimes du chômage de longue durée sont stigmatisés pour beaucoup par une longue période sans travail concluant un cursus d'emploi généralement stable au temps de leur jeunesse. Quelles seront donc les conséquences du vieillissement pour des cohortes plus récentes, et en leur sein pour les travailleurs les moins qualifiés, qui ne connurent jamais le modèle du plein emploi et qui arrivent progressivement à un âge avancé sans jamais avoir connu d'intégration durable dans une entreprise ? Évidemment, cette prolongation imaginaire n'a aucune validité prédictive, puisque beaucoup de choses peuvent encore advenir avant 2015. La résorption du chômage, par exemple, n'est pas exclue, faute 1. S. PaugJI1l, LA dis'll"l/ij;cùtioll sociale: essai slIr la tlolIVe/le pauvreté, Paris, PUF, 1993.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
75
d'être très probable, mais rien n'indique, bien au contraire, que les cohortes déjà installées dans le chômage de masse, pour qui trouver une intégration devient un besoin urgent, seront les premières bénéficiaires de la reprise éventuelle. La croissance cohortale du chômage indique ainsi la gravité du phénomène, et l'amplification des difficultés à l'entrée dans la vie active, puis tout au long de la vie sans qu'apparaisse l'ombre d'une rémission, n'est pas de bon augure. Ce phénomène explique d'une part la difficulté d'un discours sur les classes sociales qui fondrait sa représentation du système de classe sur la seule population ouvrière en emploi, qui décline effectivement. Ce serait oublier le chômage qui apparaît à l'évidence comme le fait spécifique et le phénomène essentiel de la société française contemporaine. Il fait comprendre, d'autre part, pourquoi le discours est infondé selon lequel, puisque la population ouvrière en emploi décline, le « peuple» n'existe plus. D'une part, la population ouvrière en emploi décline mais continue de représenter un pôle important de l'emploi. D'autre part, derrière ce groupe existe un autre pôle émergent, celui des
16 - Taux de chômage (djagramme cohortal). 14
%
12 10
Age
-'-30 -Ar-35 -tt-40 -*-45 -+-50
8 6
4 2
Cohorte
o +---~~---+----~----~---;----~ 1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
Source: compilation FQP-Emploi.
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Bouleversements de la structure sociale et générations
employés, c'est-à-dire un salariat d'exécution tertiaire. Enfin, un troisième groupe d'importance majeure émerge, celui des chômeurs, qui apparaît moins sous la forme d'une radicale nouveauté historique, que sous la forme de la résurgence des « surnuméraires » dont Castel' fit l'histoire. La représentation partisane de ces deux derniers groupes fait nettement défaut à la société française, et le parti qui parviendra simultanément à donner voix et corps aux aspirations de ces trois blocs populaires de la société française a toutes chances de connaître un essor important.
AGRICULTEURS ET PATRONS: DISPARITION ET MAINTIEN
Les paysans sont très représentatifs de la pertinence de l'analyse par cohorte du changement de la structure sociale: la proportion d'agriculteurs dans une cohorte, à partir du moment où elle a atteint 25 ou 30 ans, reste stable jusqu'à 55 ans au moins (graphique 17). L'intense déclin agricole que l'on mesure depuis les années cinquante" relève essentiellement du renouvellement de cohortes anciennes comptant une forte proportion d'agriculteurs par des cohortes nouvelles, où ceux-ci sont rares. En effet, la proportion d'agriculteurs d'une cphorte donnée reste fixe, à moins d'un pour cent près, au long de sa vie professionnelle, en tout cas avant 55 ans, âge au-delà duquel apparaît un courant de retraits précoces d'activité. La proportion d'indivdus dans l'agriculture ne signifie pas nécessairement la stabilité individuelle des agriculteurs. En effet, en mobilisant l'enquête FQP de 1977, il apparaît que 5 % des agriculteurs de 1972 (5 ans plus tôt), âgés de 30 à 50 ans, ont pris une autre profession, et que simultanément, 5 % des agriculteurs de 1977 sont devenus agriculteurs après avoir occupé un autre emploi, les échanges les plus importants provenant de, et allant vers, les ouvriers. Comment interpréter ces flux circulaires? Un ouvrier de l'artisanat ou du bâtiment disposant d'une petite exploitation familiale peut très bien au long de sa vie alterner entre son emploi d'ouvrier et celui d'agri1. R. Caste!, ùs métalllorphoses... , op. cil. 2. H. Mendras, LA ]In ... , op. cil. ; J. Le Cacheux et H. Mendras, Éléments pour une nouvelle politique agricole, Revue de /'OFCE, 42, 1992, p. 95-134.
77
17 - Proportion d agriculteurs (diagramme cohortal). J
16
%
Age
........... 25 --30 -'-35 """*""40 -45 -+-50 -t-55
14 12 10
8
6 4 2
o +---~r----+----~----r----;----~ 1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
Source: compilation FQP-Emploi.
culteur, sans qu'il soit possible de savoir vraiment ce qu'est son emploi principal et son emploi d'appoint. Ces 5 % d'échanges signalent les marges de flou entre des professions même très distinctes : avoir l'idée d'un paysan attaché à la terre comme le serf de la féodalité à la glèbe de son maître n'est certainement pas le meilleur moyen de concevoir la catégorie. La proportion d'agriculteurs dans une cohorte demeure ainsi à un même niveau tout au long de son cycle de vie. Si la cohorte née en 1910 comptait plus de 15 % d'agriculteurs, les cohortes nées depuis la Libération en comptent moins de 4 %, et celle de 1965 à peine 2 %. La rupture est profonde qui marque le passage des cohortes nées avant 1925 et celles nées après 1940: la proportion d'agriculteurs est alors divisée par près de trois en quinze ans. Le déclin progressif de la proportion observée des agriculteurs continûment au long des Trente glorieuses dissimule en fait l'équilibre entre les départs à la retraite - nombreux - et les recrutements de jeunes agriculteurs, de plus en plus rares. L'explication de ce phéno-
78
Bouleversements de la structure sociale et générations
mène est simple: pour le jeune agriculteur potentiel - qui peut hériter d'une exploitation -, le choix de rester ou de partir est essentiellement lié aux opportunités qui se présentent à un âge spécifique, celui où il convient de se trouver un revenu et l'autonomie qui en résulte, soit sur, soit hors de l'exploitation. Une fois la décision prise, l'autre choix se referme. Le destin de la cohorte née en 1925 est intéressant; elle connaît la détàite française à 15 ans, et la Libération à 20. Autrement dit, elle n'est pas mobilisée, mais connaît la période des privations de la guerre, ainsi que les difficultés de mouvement sur le territoire à la fin de sa scolarité. Pour les fils de paysans, c'est une difficulté croissante - et de moindres incitations - à trouver son destin en ville. C'est surtout être confronté à l'heure des choix de vie à l'époque même où le travail agricole a le plus de chances de demander un maximum de bras - moins de combustibles, donc moins de mécanisation - tout en étant le mieux à même de nourrir son travailleur, alors que la société urbaine vivait les restrictions alimentaires, du fait de la pénurie de l'économie de guerre. Pour les individus nés en 1940, en revanche, avoir vingt ans en 1960 confronte à un univers de potentialités radicalement diffèrent: outre que les enfants nés dans les années 1935-1942 ont souvent - sauf sursis long - participé à la guerre d'Algérie, et ont donc été séparés du milieu tàmilial pendant deux ans, la France s'industrialise et s'urbanise.·Le plein emploi implique des salaires, même d'embauche, élevés 1, et la maîtrise de la production des denrées alimentaires devient nettement moins stratégique que dans la période de guerre et de reconstruction. Il devenait alors nettement plus intéressant, surtout pour les fils de paysans les plus modestes, de choisir la ville, selon une logique bien repérée dans les années fastes de l'entre-deux guerres par Halbwachs2, qui souligne que le statut de l'ouvrier est plus enviable que celui du paysan modeste pratiquant l'agriculture vivrière. La moindre proportion d'agriculteurs parmi les enfants nés vers 1915 et 1920, qui font un palier sur la courbe, est intéressante elle aussi. Ce nIt la cohorte mobilisée pour participer à la Deuxième Guerre mondiale et qui connut, spécifiquement pour les prisonniers du Stalag, une longue séparation avec leur milieu familial. Du fait de 1. C. I:laudelor. L'évolution individuelle des salaires (1970-1975), Les col/ectio"s de l'INSEE, 1<JH3, p. 102-103 ; C. l3auddot et M. Gollac, Le salaire du trentenaire ... , op. dl.
2. M. Halbwachs, Esq1l1'sse d'l/Ile psychologie des classes sociales, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1964, p.64.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
79
cette séparation, à leur retour au pays, la reprise de l'exploitation a pu être plus difficile - les petits frères ayant pu s'installer et faire valoir leurs droits sur l'exploitation - et d'autres possibilités ont pu s'ouvrir, en raison de la reconstruction et du début du décollage économique, et donc des opportunités d'emploi notamment industriel. Au total, le destin d'agriculteur est étroitement lié à la cohorte de naissance, sur laquelle semble s'inscrire, comme sur la souche d'un arbre, la suite des années fastes ou néfastes de la vie collective de la catégorie des agriculteurs. Il résulte de cette image le fait que la décroissance des agriculteurs se prolonge encore à un rythme rapide en proportion de la population agricole encore en activité. Mais, en nombre absolu, l'essentiel du déclin est passé : le recrutement agricole est le dixième de celui de la catégorie des cadres. L'évolution par cohorte de la population des « patrons »1 est la plus complexe de tous les groupes sociaux (graphique 18). Il semble qu'ici 18 - Proportion de patrons (diagramme cohortal). 12
%
Age ---30 -6-35
10
~40
-*-45 ---50
8
6 4 2 Cohorte
O+----il----+---t---t---t---t
1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
Source: compilation FQP-Emploi.
1. La nomenclature de 1982 des l'CS de l'INSEE a abandollllé le terme au profit de treprise • ; par souci de concision, on conservera l'ancien nom.
« chef
d'en-
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Bouleversements de la structure sociale et générations
les effets de cohorte ont moins d'importance que celles d'interactions complexes entre âges et périodes. Caractérisons en effet les différents éléments repérables: Un fort effet d'âge contribue à élever la proportion de patrons de 30 à 40 ou 45 ans: l'indépendance, c'est d'abord la disposition d'un capital qui exige un minimum d'accumulation, ou l'héritage. A l'évidence, la proportion de jeunes patrons décline continûment et fortement pour les moins de 45 ans: un peu plus de 6 % pour les 30 ans de 1964 et de 3 % pour ceux de 1995. Or, de 1964 à 1995, l'espérance de vie masculine à la naissance s'étant élevée de plus de 7 ans 1, l'héritage plus tardif qui en résulte pourrait suffire à expliquer dans une large mesure le décalage observé. Il est impossible de dire si le déclin des jeunes patrons doit se résoudre à terme en un effet de cohorte: la proportion de patrons aux alentours de 45 ans semble identique pour toutes les cohortes nées entre 1930 et 1945, alors que cette dernière fut plus tardivement indépendante que les précédentes; néanmoins, les 45 ans de 1995 sont une cohorte dont le destin n'est pas nécessairement très représentatif des suivantes. Il reste une forte incertitude pour les cohortes nées à partir de 1955, dont l'amorce de la trajectoire peut mener à toute les configurations possibles. Les cohortes nées en 1920 montrent que la proportion de patrons devait être substantiellement plus élevée pour les cohortes antérieures à 1925 que pour celles qui suivent. Il en résulte une grande indétermination de dynamique de la catégorie, même si cette analyse révèle une profonde recomposition de son cycle de vie, qui arrive de plus en plus tardivement. Ce phénomène est vraisemblablement lié au changement de la répartition du patrimoine par âge, les jeunes héritant et accumulant de plus en plus tardivement. Il en résulte ainsi un écart plus important que par le passé entre la proportion d'indépendants parmi les tria- et les quadragénaires.
1 INSEE, DtlllllÙS
.\(l(hl1c.,
19YJ, Paris, INSEE, 1993, p. 564.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
81
UN HOMME SUR DEUX EST UNE FEMME
La population globale dissimule deux éléments constitutifS dont les situations respectives sont distinctes et dont les évolutions pourraient ne pas être parallèles: les hommes et les femmes. En effet, AttiasDonfut rappelle avec insistance que les générations sont sexuées; c'est vrai tout particulièrement pour le monde du travail, où la reminisation est un phénomène récent, en apparence. En fait, dans les sociétés agraires, les femmes étaient intégrées aux processus de production, même si elles étaient plus souvent reléguées aux tâches subalternes, et vivaient sous la dépendance de leur époux. Ainsi, la femme du paysan était une paysanne qui participait aux travaux, et était comptée dans la population active. L'épouse du boutiquier, de la même façon, tenait souvent la caisse et la comptabilité. La femme inactive était typique, en revanche, de la bourgeoisie d'un certain rang et de la classe ouvrière. L'industrialisation de la première moitié du siècle fut propice, ainsi, au recul de la présence des femmes dans le monde du travail: selon les évaluations de Marchand et Thélot l , le taux d'activité des femmes de 15 à 64 ans était de 55,4 % en 1906, de 46,8 % en 1962, et de 60,2 % en 1996 (graphique 19). La tertiarisation semble assurer le retour des femmes, parfois en des positions moins subalternes que naguère. Ainsi, il se pourrait que les femmes participent plus que les hommes à la moyennisation et à l' « aspiration vers le haut », même si les changements peuvent être plus lents et précaires que ne le veulent bien supposer les optimistes. Sans préjuger de la réponse, la question mérite une évaluation. L'examen de la seule population globale pourrait dissimuler en effet deux dynamiques sociales, celle des hommes et celle des femmes. La grande difficulté de cette analyse de la structure sociale féminine consiste en effet en la chute rapide du taux d'inactivité : alors que 45 % des femmes des cohortes nées dans le courant des années vingt étaient au foyer, à 30 ans, seule une sur cinq est aujourd'hui inactive. De plus, un effet de cycle de vie se révèle: dans la cohorte 1950, le taux d'inactivité a décru de 10 % de l'âge de 30 ans à l'âge de 45 ans. Il se peut ainsi que 90 % des femmes de la cohorte 1965, qui ont 30 ans en 1995, soient actives en 2010, lorsqu'elles 1. 0. Marchand et C. Thélot, Le travail ... , op. cit., p. 223.
82
Bouleversements de la structure sociale et générations
auront 45 ans. Pour autant, il taut se garder de trop d'optimisme dans l'interprétation: l'élévation de l'activité n'est pas mécaniquement la croissance de l'emploi, puisque les générations les plus récentes de femmes sont de plus en plus confrontées au chômage de masse, qui les refoule pour un temps souvent long hors de ]' emploi, puisque le nonemploi (inactivité et chômage) est à peu près au même niveau à 30 ans, 35 %, pour les femmes de la cohorte 1950 et 1965, malgré une baisse extraordinaire de l'inactivité. 19 - Taux d'itlactivité fémillitle et de féminisatiotl de l'emploi (diagrammes cohortaux). Taux d'inactivité fét/linille 50
Taux de fét/litlisatio/l de l'emploi 46
45
%_30 ...... 35
44
...... 40 ....... 45
40
42
35 30 25
20
........ 50
Age
Age 40
_30
-1r35 ...... 40 ....... 45 ....... 50
38 36
15 34 \0 32 Cohorte
Cohorte
o+---~--~--~---+---+--~ 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970
30+---+--+--+--+--4---1 1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
Source: compilation FQP-Emploi.
D'une part, de cohorte en cohorte, le taux de féminisation l de la population en emploi augmente: 31 % des 40 ans de 1965, et 44 % en 1995. D'autre part, avec l'âge, l'emploi se féminise progressivement, du fait des reprises d'activité lorsque les enfants sont grands: pour la cohorte 1940, à 30 ans, en 1970, le taux de féminisation était de 32 %, et en 1995, à 50 ans, il est de 41 %. Si le mouvement se prolonge, il y aura plus de femmes que d'hommes en emploi en l'an 2020, dans la population de 50 ans (la cohorte 1970), échéance tout de même lointaine. Il est impossible, en effet, de tirer des tendances 1. A savoir la proportion de tèmmes dans une catégorie donnée.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
83
passées une certitude sur l'avenir: même s'il n'y a pas remise en cause de l'élévation du taux de féminisation, son rythme apparaît plus hésitant pour les cohortes plus récentes, et la cible du 50 %, qui représente la parité devant l'emploi, reste lointaine, même si la tendance est en cette direction. Pour autant, il faut préciser ce que l'on entend par parité: que les femmes travaillent autant que les hommes ne veut pas dire que les emplois soient les mêmes. Ainsi, le temps partiel est essentiellement féminin, et les femmes occupent plus souvent des positions subalternes, et continuent de recevoir pour un même poste des rétributions inférieures. Mais les choses changent même au sein des groupes sociaux les plus élevés: la catégorie des cadres se féminise elle aussi, lentement mais régulièrement (graphique 20). Pour la cohorte 1930, tout au long de sa vie professionnelle, environ 15 % des emplois de cadre furent dévolus aux femmes, alors que dans la cohorte 1965, la proportion s'élève à 40 % à l'âge de 30 ans. Au rythme de progression observé sur les précédentes décennies, la parité serait atteinte à
20 - Taux de féminisation des cadres en emploi (diagramme cohortal). 40
%
Age
35 30
-30 -'-35 """"*-40 -tt-45 ~50
25 20 15 10 5
Cohorte
o +-----~--~r_---+----_r----~--~ 1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
SOl/rce: compilation FQP-Emploi.
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Bouleversements de la structure sociale et générations
30 ans pour la cohorte 1985 (donc pour l'année 2015); elle pourrait être alors complète pour l'ensemble de la population active trente-cinq ans plus tard, lorsque toutes les générations antérieures auront quitté la population active, c'est-à-dire en 2050. Pour autant, l'hypothèse est rapide, d'une part parce que ces échéances sont lointaines, mais aussi parce que, on le sait bien, les postes correspondant à des positions de responsabilité restent très majoritairement masculins, le retard étant d'autant plus important que l'on s'approche du sommet des hiérarchies. Ainsi, les femmes sont surtout de « petits cadres », nombreuses dans des spécialités telles que la communication et la gestion des ressources humaines, aux postes d'étude, dans les professions libérales et l'enseignement secondaire. Elles sont plus rares, en revanche, dans l'enseignement supérieur, l'ensemble des secteurs techniques, la haute fonction publique et la direction des organisations politiques, de l'État et particulièrement des entreprises: le recrutement de l'ENA (38 % de femmes pour le concours externe de la promotion « Cyrano de Bergerac » 19971999, qui recrute autour de la cohorte 1973) ou de polytechnique (un quart de femmes pour la promotion X97, cohorte 1977) conditionnent en effet pour les quarante ans à venir la structure sexuée de l'élite dirigeante. La société change, mais il ne faut pas en surestimer la dynamique. En revanche, la féminisation des professions intermédiaires semble totalement achevée : elle compte à peu près autant d'hommes que de femmes. Plus précisément, pour la cohorte 1935, le taux de Îeminisation était de l'ordre de 38 % pour atteindre un peu plus de 45 % pour la cohorte 1945, à partir de laquelle il n'y eut plus guère de variation. Autrement dit, l'expansion brutale des professions intermédiaires au sein de la population globale s'est dans une grande mesure partagée entre les hommes et les femmes, et n'a eu qu'un très faible impact sur l'êvolution de la féminisation de ce groupe socioprofessionnel. Autrement dit, les hommes comme les femmes ont connu parallèlement les mêmes évolutions sociales. Pour l'accès aux professions intermédiaires, il n'existe donc guère de différence fondamentale entre le destin des cohortes masculines et des cohortes féminines, et l'argumentation générationnelle vaut pour les deux sexes (graphique 21). Pour les catégories populaires, où les femmes sont plus souvent employées et les hommes ouvriers, la surprise est que la Îeminisation se poursuit de façon très linéaire: le taux de Îeminisation était de 25 % pour la cohorte 1925 à 40 ans, et de 48 % pour la
85
21 - Taux de féminisation des professions intermédiaires et des catégories populaires en emploi (diagrammes cohortaux). cat~lIories
professions intermédiaires
populaires
55 % ___ Age 30
50 45
--..-35 "*-40
-4-45
......-so 40
40
35
35
30
30
25
25 Cohorte
20 1910
1920
1930
1940
1950
1960
Cohorte
1970
20 +---+---"~-+---+--I----t 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970
SOl/ree: compilation FQP-Emploi.
cohorte 1955 1 • Autrement dit, globalement, les catégories qui, voilà trente ans, connaissaient une moindre présence des femmes - cadres et catégories populaires -, sont animées par un plus fort courant de féminisation, qui pourrait mener à la parité s'il se prolongeait encore quelques décennies. En revanche, les professions intermédiaires, féminisées de longue date, connaissent des évolutions de moindre ampleur. Cette féminisation se déroulant de cohorte en cohorte de façon régulière pour chaque catégorie sociale en particulier, sans faire apparaître de rupture spécifique, la rupture cohortale de l'accès aux catégories cadres ou professions intermédiaires se déroule de façon semblable pour les hommes et pour les femmes. En raison de la croissance régulière et tendancielle de la féminisation des cadres, le palier des cohortes nées à partir de 1950 est simplement moins marqué pour les femmes que pour les hommes, mais le ralentissement n'en est pas moins important par rapport à la tendance de long terme. Il est vrai pourtant que, pour les catégories populaires, les cohortes les plus récentes connaissent une évolution moins favorable, les femmes jeunes 1. En fait, cette évolution déterminante dissimule le fait que naguère, les femmes des catégories populaires commençaient le plus souvent leur vie par le travail, qu'clles abandonnaient lorsqu'ellcs arrivaient en âge d'avoir des enfants, alors que, maintenant, elles conservent leur emploi. Ainsi. naguère, en apparence. la catégorie populaire en emploi était à 75 'x. masculine, alors que si l'on comptait l'emploi passé des femmes, la parité était déjà réalisée.
86
Bouleversements de la structure sociale et générations
et les moins qualifiées étant massivement viCtImes du chômage; leur faible accès à l'emploi a impliqué que, sur les dix dernières années, elles n'ont pas prolongé la tendance de la féminisation, qui stagne pour les catégories populaires de moins de 40 ans après la cohorte 1950. Le résultat de cette expansion simultanée de la féminisation des cadres et des catégories populaires, alors que les professions intermédiaires connaissent un moindre mouvement, est que la population tèminine ne connaît pas de moyennisation, bien au contraire. En considérant deux indicateurs simples, qui négligent l'un comme l'autre l'incidence croissante du chômage et donc délivrent une image plutôt favorable, il est possible de repérer la nature des évolutions à l'œuvre: un indicateur de moyennisation, à savoir la part des professions intermédiaires au sein de l'emploi salarié; un autre d'aspiration vers le haut, à savoir la part des cadres et professions intermédiaires au sein de l'emploi salarié. Il apparaît alors que la dynamique d'hier n'est plus de mise. Les deux indicateurs stagnent quasiment avec les cohortes nées à partir de 1950. Les femmes des cohortes nées après 1940, marquées par une expansion déterminante des employées, voient reculer l'indicateur de moyennisation (graphique 22) ; la féminisation des cadres a beau se prolonger elle aussi, la féminisation des catégories populaires est si forte que l'indicateur d'aspiration vers le haut ne connaît guère de changement. Ainsi, pour les femmes et pour les hommes, les changements de la structure sociale par cohorte sont de même nature: les progrès repérables pour les générations nées dans les années quarante cessent, voire même s'annulent pour celles venues au monde après 1950. Ces constats permettent de souligner l'erreur de l'opinion selon laquelle « le problème contemporain vient de ce que les femmes prennent le travail des hommes ». En réalité, les femmes ont depuis les années soixante « pris le travail des hommes », un peu plus de cohorte en cohorte, de façon régulière et tendancielle, sans à-coup. Plus exactement encore, elles trouvent plus aujourd'hui qu'hier l'occasion de faire reconnaître leur valeur, et peut-être en trouveront-elles encore plus demain qu'aujourd'hui. La seule différence entre hier et aujourd'hui est qu'avant la cohorte 1950, le jeu semblait à somme positive, la progression des unes n'empêchant pas les autres (les hommes) de
87
22 - Indicateurs de
(1
moyennisation» et d' « aspiration vers le haut (diagrammes cohortaux).
",oYCtitliscltiotl, hommes
30 %
25
aspiration vers le ham, hommes
50
%
_ _ 30 _ _35
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Age _ _ 30 _ _35
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Age
~5
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»
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_ _30 _ _35
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SOl/ree: compilation FQI'-Emploi.
88
Bouleversements de la structure sociale et générations
connaître aussi une élévation rapide de leurs chances d'accès au salariat moyen ou supérieur. Le changement véritable est que maintenant le jeu est en apparence à somme nulle et que les acteurs sociaux voient le système comme s'il impliquait une concurrence entre femmes et hommes l , et que les points gagnés par les unes étaient nécessairement perdus par les autres. L'idée d'une concurrence nettement accrue à la défaveur des hommes est donc une erreur: la période de l'expansion économique comme celle du ralentissement, les cohortes nées avant 1950 comme celles nées après, connaissent semblablement la même tendance, sans qu'aucune période ni cohorte ne soient spécifiques. L'analyse de la dynamique de la structure sociale d'ensemble (femmes et hommes confondus) et celle des structures sociales féminine ou masculine exclusivement ne sont donc guère différentes. Évidemment, cette spécificité de la mutation de la structure socioprotèssionnelle des femmes est lourde de conséquences pour la lecture de la structure sociale contemporaine et à venir. En premier lieu, les évolutions féminines sont moins pessimistes pour l'accès à la catégorie des cadres que celles qui concernent les hommes. En second lieu, la description de la structure sociale pourrait être plus complexe. Celle-ci a le plus souvent été analysée au travers de la profession des individus, vus comme atomisés, ce qui présente l'intérêt de simplifier radicalement l'analyse empirique de la position sociale des ménages. Elle pourrait nécessiter dorénavant la prise en compte de la situation de l'entièreté du ménage è , impliquant ainsi une combinaison de la position des deux conjoints. Cette approche serait nettement plus complexe. L'intérêt de l'approche classique orthodoxe du repérage de la position du ménage 3 est de simplifier l'appréhension de la stratification sociale en fermant une boîte noire, boîte de Pandore aussi. 1. "Ainsi, il serait aussI caricatural de dire que " le problème contemporain vient de ce que les vieux accaparent les po~itions ~ociales élevées qui sinon reviendraient aux jeunes 2. Ccci découle du fait que la position de l'individu est vraisemblablement en interaction avec la position des autres membres du ménage: le caùre et l'employée sont un couple en position vraisemblablement inférieure il celle du ménage de deux cadres, par exemple. Cette idée n'a rien de neuf puisque Schumpeter émettait l'hypothèse que l'appartenance de classe sociale " n'est pas le fait de l'individu en tant que td mais dépend, pour un individu, de son appartenance à une tàmille déterminée, qui est, elle, le véritable membre de la classe" (cf. J. Schumpeter, les classes sociales en milieu ethnique homogène, il! J. Schumpeter, Impérialisme et d
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
89 .
LA COHORTE COMME REPRÉSENTATION
Il est étonnant que ce constat soit neuf, alors qu'il tient rétrospectivement de l'évidence, et que les données permettant de le mettre en évidence ne manquent pas. En l'occurrence, il faut comprendre pourquoi la question des cohortes a tant tardé à émerger en France - alors qu'elle fut plus tôt répandue dans la sociologie américaine -, et pourquoi elle fut si peu appliquée à la sociologie de la stratification sociale. Cette question n'est pas neutre, car elle souligne l'impossibilité d'une parfaite neutralité des théories et surtout des choix d'objets sociologiques. Le comprendre clairement permet de repérer dans la pensée scientifique les débats et jugements implicites de valeur - notamment sur ce qui mérite l'attention - derrière les apparences d'objectivité absolue. L'essentiel des travaux précurseurs! montre comment la problématique des cohortes, tôt adoptée et développée en démographie, pour des raisons évidentes, fut importée par la sociologie grâce à Whelpton et Ryder2 notamment, l'un et l'autre démographes, qui offrirent à la sociologie une possibilité de lecture générationnelle du changement social. Pour autant, la sociologie amencaine était nettement demandeuse de ce type d'importation méthodologique: d'une part, la sociologie empirique américaine se caractérise par une forte proximité, de par ses méthodes et ses modes de fonctionnement méthodologiques, avec la démographie; d'autre part, il faut insister sur l'émerrations sur la mobilité sociale en France, Revlle fiançaise de sociologie, XVI, 1975, p. 517-538, 521), selon une attitude dénoncée par Bertaux (D. Bertaux, Mobilité sociale biographique: une critique de l'approche transversale, Revlle fiançaise de sociologie, Xv. 1974, p. 329-362, n. 5), dans la mesure où la moitié de l'humanité estignorée dans la plupart des développements sur la structure sociale et la mobilité. Voir aussi la critique de D. Merllié, Les enquêtes de mobilité sociale, Paris, PUF, 1994, p. 165-170. Cette ligne orthodoxe défendue par Goldthorpe (cf. J. H. Goldthorpe, Whomen and Cla" Analysis : in Defense of the Conventional View, Sociology, 17 (4), 1983, p. 465-488), a pour elle la simplicité de l'approche, par réduction de la problématique. 1. Ils sont pour la plupart américains. Voir les compilations: D. W. Hastings et L. G. Berry, Cohort AIUllysis : a Collection of ltltcrdisciplitUlry Readi/lgs, Oxford (Ohio), Scripps Foundation for Research in Population Problems, 1979; W. M. Mason et S. E. Fienberg, Cohort Analysis i/l Social Research : Beyond the Ide/ltification Problem, Berlin, Springer Verlag, 1985. 2. P. K. Whelpton, Cohort Analysis ... , op. cit. ; N. B. Ryder, The Cohort as a Concept in the Study of Social Change, American Sodologiral Review, 30, 1965, p. 843-861 (texte d'une conference prononcée en 1959).
/
90
Bouleversements de la structure sociale et générations
gence précoce d'une problématique structurée autour du vieillissement (aging) et du cycle de vie, auxquelles ont commencé de s'intéresser les fondations américaines - comme la Russel Sage Fundation ou la Rudgers J - dans le courant des années cinquante. A l'origine, la question posée a priori par ce champ de la sociologie est celle de l'entrée en âge, celle des statuts qui correspondent à la succession des âges et celle des changements de ces statuts2 • D'où une problématique de socialisation et d'insertion (allocation, dans la terminologie de Riley, Johnson et Foner') des individus dans des rôles correspondant à leur âge. Il ne fait guère de doute que de larges fractions de la sociologie américaine, construites autour d'un intérêt descriptif et appliqué, étaient plus en mesure d'accepter comme tels des « préconstruits sociaux» comme l'âge ou les générations. Par ailleurs, la tradition américaine de sociologie dite « consensuelle », peu encline à s'intéresser à des problématiques en termes de classe, ne pouvait que trouver là un objet de recherche de substitution, où beaucoup restait à découvrir, sans soulever des débats trop propices aux conflits théoriques. La situation française est nettement diffèrente. L'article de Padioleau 4 qui importe la problématique de l'analyse des cohortes dans la sociologie française, n'a guère donné de suite immédiate. Les travaux ultérieurs, comme ceux de Percheron, Galland ou Lambert5, furent souvent des redécouvertes autonomes de l'intérêt de la démarche. Par ailleurs, si on excepte Baudelot, le livre de Kessler et Masson6 , qui souligne de façon plus systématique l'intérêt de la démarche, a rencontré une audience essentiellement circonscrite aux économistes intéressés aux questions de cycle de vie, d'accumulation de patrimoniale ou de droits de retraite. 1. M. W. Riley. On The Significance of Age in Sociology. ill M. W. Riley (éd.). Social SmlCtures ami Humall' lives. Newburry Park. Sage. 191111. p. 24-41. 2. Voir par exemple: S. M. Eisenstadt. From Gelleratioll 10 Generalioll: Age Groups alld Social StlllC/ure. Glencoe. Free Press. 1956; L. D. Cain. Life Course and Social Structure. itl REL Paris. Ha/ldbook of Modem &ci%gy. Chicago. Rand McNally. 1964. p. 272-309. 3. M. W. Riley. M. Johnson et A. Foner. Agi/lg atld Society. vol. 3. A Sociology of Age Stratijicatiotl. New York. Russel Sage. 1972. p. 9. 4. J. G. Padiolcau. L'analyse par cohortes appliquée aux enquêtes par sondage. Revue fratlçaise de soâol,.gif. XVI. 1973. p. 513-5311. 5, 'Voir R. Pressat. L'analyse par cohortes: origine et champ d·application. Popu/aliotl. 36 (4). 19H1. p. 643-640. Voir aussi A. Percheron. Age. cycle de vie. 'génération. période et comportenll!nt électoral. ill D. Gaxie. Explicatioll du vote: Utl bilatl des éludes électorales en Frallce. Paris. Presses de la Fondation nationale des sciences politiques. 1985. p. 228-263 ; 0. Galland. Ages t:t V'dleurs .... op. cil. ; Y. Lambert. Ages. générations et christianisme...• op. cit. 6, D. Kessler et A. Masson (éd.). Cycles de vie et géllératiotls. Paris. Econonùca. 19115.
Cohortes et chances d'accès aux groupes sociaux
91
Cette différence entre les traditions américaines et françaises peut provenir de ce que la France fut très en retard dans l'établissement d'archives de données d'enquêtes, les démarches empiriques et quantitatives y étant récentes, et le plus souvent déléguées aux instituts soit officiels, soit privés. D'autre part, la sociologie française classique, qu'elle soit durkheimienne ou marxienne d'inspiration, ne peut concevoir très aisément l'âge, ou la cohorte - non plus d'ailleurs que le sexe ou que l' « ethnie» ou ses équivalents variés - comme des variables pertinentes. Pour le durkheimien, ne peut prétendre à être fait social que ce qui « existe en dehors des individus », ou est « extérieur à l'individu »1. En apparence, l'âge et l'année de naissance - comme le sexe ou l' « ethnie » - est une caractéristique typiquement individuelle, de nature biologique, qui n'est pas la conséquence d'une quelconque contrainte sociale. Pour le marxien, l'âge - comme le sexe ou l'ethnie - est transversal aux classes, et s'intéresser aux difIerents âges en présence dans une classe, comme aux successions des cohortes à l'intérieur de chaque classe, n'est pas non plus une démarche en tant que telle intégrée à la science a priori « normale », ces caractéristiques ne révélant a priori que les épiphénomènes2 • Il en résulte la tentation de rejeter leur étude sociologique: l'âge n'est qu'un mot, et le millésime de la naissance, une date sur un registre de l'État civil. Pire encore, parler de génération suscite souvent le soupçon de vouloir mettre à bas les questions en termes de classe, en portant la discorde au sein même des catégories salariées - soupçon fondé lorsque la complémentarité des classes et des générations n'est pas rappelée. Il faut donc à la sociologie qn long temps de maturation pour discerner le fait que; ces variables (âge, cohorte, m~!s'!!l~~_Lsexe, .ethnie, région,. etc.) peuvent fonctionner comme des « supports de statuts sociaux »3 : ces variables peuvent ne pas être directement intéressantes en soi pour le sociologue, mais déterminantes à titre secondaire, dans la mesure où elles fonctionnent comme révélateur de processus subtils de la stratification, c'est-à-dire comme outil d'analyse. 1. Expressions répétitives que scande le prenùer chapitre de E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Félix Alcan, 1937 (1995). 2. Cette situation n'est pas réduite à la pensée marxiste, puisque la célèbre phrase de Schumpeter Schumpeter, Les classes sociales ... , op. dt., p. 183: «Une classe peut être comparée, pour toute la durée de sa vie collective, c'est-à-dire pendant le temps où elle demeure identifiable, à un hôtel ou un autobus toujours rempli, mais rempli toujours par des gens diflèrents .) propose un programme de recherche où le contenant collectif qu'est la classe fournit le centre de la juste problématique, alors que les individus contenus ne sont que des objets évanescents, dont le cursus au long de leur cycle de vie ne présente guère d'intérêt. 3. C. Baudelot et R. Establet, Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984, p. 104.
a.
92
Bouleversements de la structure sociale et générations
Ainsi, il est fréquent de reprocher à la variable « âge » de ne pas repérer des groupes homogènes comme la variable « catégorie socioprofessionnelle », puisque chaque individu est appelé, sauf décès précoce, à traverser l'ensemble des positions dans le cycle de vie, alors que, sauf exceptions, peu d'ouvriers deviennent cadres. La remarque est fondée, mais est-elle bien pertinente pour comprendre que les jeunesses ouvrières du début, du milieu et de la fin du xxe siècle ne sont pas les mêmes, et qu'elles contribuent à la mise en évidence de mutations essentielles. De même, un argument fréquent consiste à poser que la classe ouvrière est illimitée quant à sa durée, indépendante qu'elle est des individus-ouvriers qui la constituent, alors que la cohorte a, du fait des limites de la vie humaine, un début et une fin. e est un argument généralement juste et de bon sens, mais qui devient handicapant s'il conduit à ignorer qu'entre les générations ouvrières intégrées des Trente glorieuses et celles, confrontées à la précarité massive de l'emploi depuis le ralentissement!, le processus du changement des contours de la classe ouvrière correspond peu ou prou à la succession des générations ouvrières qui constituent la classe ouvrière. Ainsi, s'intéresser aux cohortes d'ouvriers est une manière de révéler l'intensité des mutations en cours. e est alors, après un long exercice critique de mise à distance, que ces caractéristiques peuvent apparaître en quelque sorte comme un « miroir grossissant» de phénomènes sociaux plus profonds, qui affectent la société globale, simplement parce qu'elles permettent le repérage de groupes sociaux spécifiques connaissant des évolutions tranchées, comme c'est le cas des étrangers d'origine nord-africaine qui subissent les évolutions néfastes du marché de l'emploi caractéristique de l'ensemble des milieux populaires de niveau socioculturel comparable 2 . Sans nul doute, la génération est alors autre chose qu'un groupe concret de la sociologie, ce que la classe est d'emblée, et ce serait se fourvoyer que de croire que l'une est appelée à remplacer l'autre comme acteur de l'histoire. Le statut premier de la cohorte est d'être une clef de lecture de nombreux changements sociaux, mais aussi de la projection de la société dans son avenir. Ainsi la cohorte doit être comprise non pas comme un groupe social organisé, malS comme un temps social concret: le grain du sablier social. 1. Voir par exemple: S. Beaud ct M. Pialoux, Permanents et tcmporaires, in P. Bourdieu, La IIIisère .III III,l/lde, Paris, Seuil, 1<)93, p. 317-32Y. ~ L. Mucchielli, L'évolution de la vie professionnelle des étrangers, in L. Dirn, Tendances de la société [ran,'aise, Revlle de l'OFCE, nO 60, 19Y7, p. 92-100.
Conclusion
La cohorte se présente comme un instrument essentiel d'objectivation des mutations de la structure sociale. Elle permet de comprendre pourquoi les tendances de naguère, de moyennisation et d'aspiration vers le haut, ne sont plus d'actualité, du moins si elles sont exprimées sans nuance. Les cohortes nées dans les années cinquante ont été marquées ainsi par la cessation, voire le retour en arrière, de la tendance. Même le frémissement de la cohorte 1965, où l'on note une légère expansion de la proportion des cadres, apparaît comme une nouvelle marche d'escalier, image à échelle très réduite de celle qu'ont connue les cohortes des années quarante, et la reprise ne semble pas se prolonger au-delà de la cohorte 1968. Il en résulte que, globalement, il existe bien, depuis près de deux décennies, un palier de l'expansion des catégories moyennes et supérieures du salariat, pour peu que l'on se penche sur le renouvellement des cohortes. L'expansion observée pour la population globale est essentiellement le fait du vieillissement des cohortes nées dans le courant des années quarante et après, qui remplacent celles nées avant, marquées par la forme de la structure sociale d'antan. Depuis la cohorte 1950, il n'existe plus guère de progression, et les générations cadettes de celles qui connurent l'expansion de la « décade dorée » ont évidemment quelque peine à comprendre comment le monde de progression sociale dont les aînés peuvent leur parler peut avoir une réalité concrète. Aussi la société apparaît-elle comme nettement cloisonnée par générations, la progression de la proportion des cadres au sein des cohortes des années quarante par rapport aux précédentes ne se prolongeant pas pour les cohortes arrivées dans le monde du travail après l'émergence du chômage de masse.
94
Bouleversements de la structure sociale et générations
De cet examen découle cette conclusion: entre l'évolution moyenne de la structure sociale pour l'ensemble d'une population, et le destin particulier de chaque cohorte en présence dans cette population, le lien n'est en rien mécanique. Il peut même être inexistant, puisque la situation plus favorable en moyenne sur la totalité de la société française peut correspondre au déclin de certaines cohortes. Une élévation globale de la position sociale d'une population - plus de cadres et de professions intermédiaires - peut correspondre à des destins divergents de chaque cohorte par rapport aux précédentes. Pour autant, de la cohorte 1950 à celles de 1965, il faut noter la longue stagnation de la proportion des cadres et des professions intermédiaires : derrière le changement social global se dissimule une inertie sociale par cohorte, les nouvelles cohortes, à partir de celle de 1950, n'enregistrant au bas mot aucune évolution; ce serait même plutôt une évolution défavorable, de leur situation 1. Cet élément est d'autant plus déterminant que ces cohortes des années cinquante atteignent tout de même la quarantaine d'années en 1995 et ne sont plus en tout début de carrière. De toute évidence, il n'est plus possible de dire que leur situation est celle de « jeunes» en cours d'insertion, mais correspond bien plutôt à une position durable. Il est alors possible que, lorsque la cohorte 1<)45 partira à la retraite en 2005 - sauf reprise de la croissance de la proportion des cadres, et à l'évidence les cohortes nées après 1965 éprouvent ici des difficultés -, la proportion des cadres dans la population masculine globale stagne, simplement parce que les entrants sur le marché et les sortants vers la retraite compteront une proportion semblable de cadres. Au total, si les cohortes 1940-1950 continuent, vingt ans après les débuts du ralentissement économique, à enregistrer une forte amélioration de leurs conditions par rapport à celles qui les précèdent de dix .ms, les cohortes nées à partir de 1955 connaissent la stagnation. Autrement dit, la « crise économique », ou le ralentissement, peut très bien être une moyenne entre des cohortes qui continuent vingt ans après de connaître l'ouverture sociale et l'enrichissement économique qu'ont pu représenter les Trente glorieuses et des cohortes nouvelles qui connaissent au mieux une stagnation. 1. L'espoir est souvent exprÎlné de voir les générations réceIltes, qui prolongent plus longtenlpS kur, études, et 'lui ont donc dU même âge une ancienneté moins importante ddns le monde du travail, rattraper leur retard de carrière et voir augmenter leur revenu" plus tard ». Cet espoir semble ne pas tenir, puisque l.:s cohortes 19-10-1950 ont connu elles aussi une élévation de leur niveau d'<'ducation, certainement plus importante en mesure relative 'lue celle des cohortes 1950-1970, s.ns qu'il ':11 résult
Conclusion
95
Ainsi, la même société française est composée d'un ensemble de contemporains appartenant à des cohortes successives dont la participation au partage des fruits de la croissance, dont les atouts et handicaps scolaires, le vécu, le destin, les perspectives de vie, sont clairement hétérogènes. Il faut donc concevoir que cette société française, caractérisée par une structure sociale moyenne, est en fait composée par une série de couches successives de cohortes caractérisées par des situations et des chances d'améliorations de leur condition nettement distinctes. Il est possible, ainsi, de considérer qu'il existe bien des générations sociales différentes: celles nées de 1920 à 1935, spécifiquement marquées par les vingt premières années de la reprise de l'après-guerre et définies par une structure sociale industrielle et ouvrière intégrée, qui, malgré un faible niveau de formation et des perspectives sociales modestes, purent bénéficier du plein emploi, de l'extension de la protection sociale, d'une retraite décente à la fin de sa vie professionnelle; celles de 1936-1950, recrutées lors de la décade dorée, qui vécurent ainsi la première explosion scolaire, l'expansion tertiaire, l'extension de l'emploi des appareils de l'État-providence et de l'emploi privé, voyant ainsi doubler ses chances d'accès au salariat moyen et supérieur; celles de 1950-1965, marquées par la stagnation. Cette succession de générations sociales implique des divergences et des bifurcations dans les perspectives de vie, qui supposent de voir dans les six catégories que sont les ouvriers et les cadres, nés respectivement en 1930, 1950 ou 1970, autant d'histoires sociales distinctes. Il en résulte la nécessité de concevoir la complémentarité entre générations sociales et strates sociales. Il est impossible de dire, en effet, que les différences de générations surpassent les inégalités entre classes, simplement parce que toute cohorte porte en elle-même des membres des catégories supérieures et des catégories populaires. Plus encore, toute génération sociale prise dans sa globalité est porteuse en elle-même d'une structure sociale qui lui est spécifique, et ainsi les deux aspects sont complémentaires. C'est pour cela que le statut de la variable « cohorte» est bien différent de celui de la variable « profession du père », par exemple. Si un rapprochement doit être fait, c'est avec la variable « temps )), ou « année d'enquête ». En effet, pour l'expansion des groupes sociaux, la société semble se transmuter par la succession des cohortes, qui semblerait bien révéler la cadence du changement social. Préciser ce point permet de concevoir pourquoi, a posteriori, la cohorte peut avoir un intérêt pour l'analyse du changement social.
Deuxième partie Les causes de la rupture
Introduction
La « transltlon cohortale », c'est-à-dire cette dynamique générationnelle, en marche d'escalier, de la proportion des cadres comme des professions intermédiaires, apparaît comme un phénomène majeur de l'histoire sociale contemporaine. Tout se présente comme si, lors des vingt premières années des Trente glorieuses, au-delà de l'implosion continue de la paysannerie, très peu de choses avaient réellement changé dans la structure de la société française. Il faut alors attendre la « décade dorée » pour qu'une génération sociale spécifique apparaisse, caractérisée par une expansion brusque du salariat moyen et supérieur, dès son recrutement, puis tout au long de sa vie. Les suivantes ne connaissent quasiment plus de changement, à l'exception d'une croissance inédite du chômage. Le fait que ce phénomène ne ressemble pas à un changement progressif et tendanciel, mais plutôt à une rupture, pose question. Pourquoi les enfants des années quarante ont-ils connu cette expansion ? Pourquoi les prédécesseurs ont-ils si peu bénéficié de la croissance des Trente glorieuses, dont ils furent pourtant les contemporains tout au long de leur vie professionnelle? Pourquoi les successeurs ont-ils tant de peine à connaître une situation meilleure que, voire semblable à, celle de leurs aînés ? L'explication en est complexe et dépend de plusieurs facteurs. D'abord, les cohortes nées dans le courant des années quarante ont bénéficié d'une expansion scolaire qui tranche avec les restrictions de l'enseignement connues par les prédécesseurs, voire aussi par les successeurs immédiats, ce qui implique une modification des handicaps et avantages relatifs des cohortes. La croissance du nombre de titulaires de diplômes élevés et l'expansion des catégories sociales supérieures et
100
Les causes de la rupture
moyennes qui correspondent traditionnellement à ces titres scolaires, peuvent ne pas avoir le même rythme: si la dynamique de la première dépasse celle de la seconde, une certaine proportion des nouveaux titulaires ne trouvera pas sa place au même niveau que ses prédécesseurs. Il s'ensuit alors une dévalorisation sociale des titres scolaires: la fameuse « dévaluation du diplôme ». Ensuite, les recrutements dépendent d'une demande spécifique qui peut varier considérablement dans le temps. Ceux arrivés à l'âge adulte lors de la décade dorée ont ainsi rencontré une situation exceptionnelle d'embauches de cadres et de professions intermédiaires. Enfin, les processus du marché de l'emploi ne correspondent pas à l'idée simple d'un équilibre permanent entre une offre et une demande où l'excès d'encadrement se résoudrait par la rétrogradation des cadres recrutés hier, et devenus surnuméraires. L'ajustement se fait essentiellement sur le flux et non le stock, pour parler comme les économistes, c'est-à-dire sur les derniers arrivés plutôt que sur l'ensemble de la population: la crise frappe avant tout les générations les plus récentes, celles qui sont à la recherche d'un emploi et d'une position dans la hiérarchie sociale, comme les expansions économiques bénéficient en premier lieu aux nouveaux entrants dans le monde du travail.
3 Les deux exp/osions scolaires
Sans nul doute, l'un des changements majeurs de ce siècle consiste dans le niveau d'éducation. Entre les générations du premier tiers du siècle, qui comptaient environ 5 % de bacheliers, et celles qui sortent aujourd'hui des études secondaires, où plus de la moitié d'une cohorte atteint ce niveau, une révolution a eu lieu. Pourtant, ces révolutions du niveau d'éducation ne sont pas linéaires. Comment l'expansion du salariat moyen et supérieur de la génération des années quarante at-elle eu lieu? Les évolutions du niveau d'éducation offrent une partie de l'explication: en ouvrant brusquement l'accès aux études supérieures pour une proportion nettement plus importante de la population à partir de la cohorte 1940, une nouvelle donne scolaire s'est mise en place. Le déficit d'encadrement des Trente glorieuses s'est brusquement résorbé par une multiplication de la population adéquatement formée dans certaines cohortes, particulièrement pour celles nées dans le courant des années quarante. Un des éléments déterminants de cette transition cohortale consiste donc en la mutation du système éducatif. « Le niveau monte »1, sans cesse. Fourastiél faisait de l'expansion de la population ayant suivi des études secondaires et supérieures une caractéristique spécifique de la société moderne et un facteur essentiel du changement des genres de vie. Marchand et Thélot3 montrent l'intensité de la dynamique au sein de la population active: jusqu'en 1955, le niveau d'études moyen s'élevait au rythme d'un an tous les c. Baudelot
et R. Establet, Le niveau lIIot/te. Réfutatio'l d'une vieille idée COtlcertlallt la prétendue décadence de nos écoles, Paris, Seuil, 19H9. 2. F. Fourastié, La civilisation ... , op. cit. 3. O. Marchand et C. Thélor. Le travail ...• op. cit., p. 94, 225-227. 1.
102
Les causes de la rupture
25 ans. La moyenne des âges de fin d'étude passe ainsi de moins de 12 ans à la fin du XIX' siècle à 14 ans dans les années cinquante. Ensuite, le rythme s'accélère vigoureusement, cet âge croissant d'un an tous les dix ans, pour atteindre plus de 18 ans aujourd'hui (graphique 23).
23 - Age moyetl dej/Il d'études de la population active par an (1896-1996). 19
Age de fin d'éludes
18 17 16
15 14 13
12 Il
Année 10+------+------~----~----~~----~----~
1880
1900
1920
1940
1960
1980
2000
Sot/rer: Marchand et Thdot (1997).
Cette croissance moyenne au sein de la population active, globalement linéaire, avec une rupture de rythme en 1955, dissimule pourtant des fluctuations plus importantes que cet indicateur ne veut bien le laisser croire: d'où peut provenir en effet l'accélération que l'on repère au début des années soixante, sinon du fait de l'apparition de nouvelles générations nettement mieux formées que les prédécesseurs? En effet, la population active inclut des populations fort hétérogènes: des jeunes formés de plus en plus longuement et des âgés qui connurent au temps de leur formation initiale un état nettement moins développé du système scolaire. Pour forcer le trait, lorsque les uns connaissent la banalisation du baccalauréat, les autres sont contemporains de la période où le certificat d'études était un titre envié.
Les deux exp/osions seo/aires
103
LA CROISSANCE DU NIVEAU D'ÉDUCATION PAR COHORTE
En réalité, en analysant de plus près l'évolution, selon la cohorte de naissance, le niveau monte, certes, mais par vagues successives. Certaines cohortes connaissent ainsi une vive accélération et d'autres un ralentissement. L'âge médian de fin d'études (celui qui sépare la moitié la plus longuement formée de celle dont les études furent les plus courtes) a connu ainsi deux envolées successives: une première phase de croissance pour les cohortes nées au début des années quarante, et une seconde pour celles venues au monde à l'orée des années soixante-dix (graphique 24). Clairement, contrairement à l'intuition générale, le mouvement par cohorte n'est pas continu et progressif, mais bien saccadé, des périodes d'emballement étant séparées par d'autres, de relative stagnation, liées clairement aux deux « cycles de croissance » du système d'enseignement en ce siècle 1 • La rupture de
24 - Age médian de fin d'études initiales par cohorte. 22
Age de fin d'études
20
18
16
14
12
10+---~
1900
____
1910
~
____
1920
~
1930
__
~
____+-__
1940
1950
Cohone
~
____
1960
~
__
1970
~
1980
Sources; Enquêtes Emploi INSEE 1982-1997.
1. A. Prost, L'Éducation nationale depuis la Libération, Les Cahiers français, dossier; Le système éducatif, nO 285, p. 1-12, 1998.
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Les causes de la rupture
tendance au début des années soixante, reperee sur la moyenne de l'âge de tin de scolarité de la population active, est ainsi la conséquence de l'arrivée sur le marché de l'emploi de ceux nés au début des années quarante, scolarisés au milieu des années cinquante et au début des années soixante, caractérisés par un niveau d'éducation nettement plus élevé. Pour la cohorte née en 1900, l'âge médian de fin d'études était de moins de 14 ans l ; il s'élève alors progressivement et lentement jusqu'à 15 ans pour la cohorte 1937, au rythme de six mois par décennie. Il atteint ensuite, au terme d'une brusque accélération, 17 ans pour la cohorte 1947: une élévation de deux ans en une décennie, soit un rythme quatre fois plus rapide que pour les cohortes précédentes. Pour celle de 1958, il est de 18 ans et de 19 ans pour la cohorte 1968 : le ralentissement est clair. Il s'accélère alors et atteint près de 22 ans pour la cohorte 1975, soit trois années de formation en plus en l'espace de sept ans, plus qu'en trente ans du régime de croissance précédent, qu'en soixante ans au rythme des cohortes du début du siècle; de quoi élever au niveau du 3' cycle universitaire 50 % des enfants nés en 1990, si la tendance se prolongeait à l'identique. Pour la population « moyenne », la politique d'éducation de la première partie de la IV' République semble avoir été restrictive, en formant relativement peu les cohortes nées autour de 1930, qui ont donc 15 ans en 1945. La proposition Langevin-Wallon de 19462, qui émettait l'idée d'une planification de l'extension progressive de l'école obligatoire jusqu'à l'âge de 18 ans, faisant ainsi preuve d'une clairvoyance historique de long terme, aurait pu être des plus favorables, si elle avait été adoptée. Ainsi, l'objectif de 18 ans ne semble atteint pour 90 % de la population que depuis 1993, donc depuis cinq ou six ans, pour les dernières cohortes sorties de l'école. Or, cet âge minimal est quasiment appliqué aux États-Unis depuis près de 30 ans. Quant au caractère progressif de cette élévation, elle apparaît rétrospectivement comme un vœu pieux: la croissance scolaire fut réalisée en deux explosions successives au milieu desquelles se trouve une longue L Cette évaluation porte sur l'enquête emploi de 1982, donc sur des personnes âgées d'environ 82 ans. En fait, malgré le différentiel de mortalité selon le sexe ou la catégorie sociale (cf. G. Desplanques, L'inégalité sociale devant la mort, i .. INSEE, Dot/nées sociales 1993, Paris, INSEE, 1993, p. 251-:~58), qui pourrait laisser craindre des biais importants pour les plus âgés, la confrontation des différentes enquêtes Emploi 1982-1997, à 15 ans d'intervalle, fait voir que le changement est très tàible. 2. Voir par exemple: A. Prost, Histoire de /'enseignemem '" France: 1800·/967, Paris, Armand Colin, 1968.
Les deux explosions scolaires
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stagnation. C'est ainsi que les cohortes nées entre 1937 et 1947 ont bénéficié d'une accélération extraordinaire, celles nées de 1950 à 1965 ont connu un retour à une croissance lente de l'âge de fin d'études, celles venant ensuite vivent actuellement une seconde expansion, qui ne semble pas achevée aujourd'hui. Cette croissance oscillatoire n'est peut-être pas sans poser de problèmes sur le long terme: l'âge de fin d'études initiales marque généralement pour la vie entière le niveau de scolarité d'un individu, puisque la formation au cours de la vie active est relativement peu développée en France. En effet, à peu d'années de distance, certaines cohortes vont ainsi disposer de bons atouts scolaires et d'autres non, simplement parce qu'elles ne sont pas nées la bonne année. Évidemment, il faut se féliciter de l'avancée du savoir, de la meilleure préparation intellectuelle à la complexité de la vie, et de toutes sortes de choses que l'éducation peut apporter tant aux individus qu'à la collectivité. Il est nécessaire inversement de conserver un minimum d'esprit critique, puisqu'il n'est pas possible non plus de tout en attendre: l'essentiel de l'expansion des Trente glorieuses fut réalisé avec une population de très faible niveau de formation, alors que le ralentissement économique suit de peu l'émergence d'une génération nettement mieux formée ... Il n'existe donc pas de lien mécanique immédiat entre croissance économique et formation scolaire. Surtout, il faut voir que toute accélération sans modération est suivie d'un freinage, dont pâtiront peu ou prou les successeurs. Il faut certainement se réjouir pour toutes les cohortes qui se situent sur la crête de l'une de ces vagues montantes du niveau d'éducation, mais toute crête a sa contrepartie: les creux de vague que sont les cohortes nées au milieu des années trente, ou celles venues au monde pendant les années soixante, et, de nouveau, on peut le craindre, les enfants nés lors des années quatre-vingt, qui ne suivront vraisemblablement pas la tendance de croissance rapide de leurs aînés immédiats, sauf à amener la moitié de la population au niveau du DEA. La dynamique du niveau d'éducation, depuis la cohorte 1940, est ainsi un jeu d'accordéon où, faute de programmer au long terme le développement de l'enseignement, certaines cohortes ont toutes chances de bénéficier de brusques améliorations, parce qu'elles sont nées la bonne année, et d'autres d'être relativement privées d'avantages scolaires en subissant un ralentissement. Celles-ci n'auront donc pas, dans leur jeunesse, d'avantage scolaire sur leurs aînées, qui, elles, sont pourvues de plus d'expérience. Ensuite, parvenues en milieu de carrière,
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Les causes de la rupture
elles connaîtront la concurrence de nouvelles cohortes bénéficiant d'une nouvelle accélération scolaire. Ainsi, par rapport à la tendance linaire de la cohorte 1920 à celle de 1950, la cohorte 1936 a cessé ses études un an trop tôt. De même, les cohortes nées de 1961 à 1968 ont un an de retard par rapport à ce qu'eût donné une crOIssance linéaire entre la cohorte 1950 et celle de 1974.
DES COHORTES PLUS INÉGALES?
Une autre conséquence de ces sauts mal prévisibles consiste en l'écart très variable entre le sommet et la base des niveaux de scolarité. En effet, au-delà de la médiane, il faut voir qu'il existe toute une diversité au sein de la population des sortants de l'école, entre ceux qui devancent de diverses façons l'âge de l'école obligatoire et ceux qui prolongent leurs études indéfiniment. Chacune de ces extrémités de la répartition ayant sa dynamique et ses fluctuations propres, le haut et le bas de la répartition des niveaux de formation initiale ne varient pas de façon proportionnelle, ni même articulée. Évidemment, c'est là un autre champ d'action de la politique éducative: au-delà des objectifs d'avenir - l'expansion du savoir -, la répartition des diplômes entre les personnes a des implications essentielles sur la configuration et l'évolution des structures sociales (graphique 25). La répartition du « capital scolaire» entre les membres de la société crée ainsi, relativement tôt dans l'existence d'une cohorte, une hiérarchie suite à laquelle découleront des chances variables de parvenir en différents niveaux dans la hiérarchie des professions et des positions sociales. Pour la cohorte 1900, le premier et le dernier déciles étaient séparés de 7 ans, et celui-ci déclinait progressivement à 6 ans pour la cohorte 1932. Ensuite, l'écart s'élève brusquement jusqu'à la cohorte 1944 à près de 9 années d'écart entre le bas et le haut de la hiérarchie des études initiales, où il se stabilise. L'écart se contracte ensuite à 7,5 ans pour la cohorte 1960, puis rebondit pour atteindre 9 ans pour la cohorte 1971 sans que l'on voie une hypothétique stabilisation - il faut en effet que 90 % des individus d'une cohorte aient quitté l'école pour pouvoir mesurer le 9< décile, qui est maintenant à 26 ans, pour la cohorte 1971. La suite est difficilement prévisible. Les enfants nés dans les années soixante-dix pourraient ainsi être inégaux devant la
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25 - Croissance des déciles de l'âge defin d'études par cohorte. 26
Age de tin d'études
24
22
20 18 16
14
12 Cohorte 10+----+----+----+----~--~----~--~--~
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Nore: 1« décile: niveau en deçà duquel se situent les 10 % moins longuement scolarisés de leur cohorte; médiane: niveau séparant des 50 % les moins et les plus formés; 9' décile: niveau en deçà duquel se situent les 90 % les plus longuement instruits.
durée de la scolarité à un degré inédit. Le niveau monte, certes, mais pas pour tous de façon égale. Ainsi, Baudelot et Establet sont fondés dans leur diagnostic selon lequel : « L'écart se creuse entre un peloton de tête plus étoffé qu'hier, plus performant que jamais, et les autres, moins nombreux qu'hier, mais plus démunis que jamais »1. Comment expliquer ces soubresauts? Ici se révèle l'insuffisance de la démarche consistant à supposer que la cohorte est un tout homogène: au-delà de la médiane, chaque cohorte porte en elle-même une hiérarchie scolaire qui lui est propre. Ainsi, il semble que chaque cohorte soit caractérisée par une hiérarchie des capitaux scolaires spécifique, mais aussi par une répartition interne des ressources économiques qui lui est propre, mais encore par un degré spécifique d'inégalité du prestige des positions, du revenu, de l'accès à la culture, etc. Entre la cime et l'abîme, l'écart peut varier, c'est-à-dire que la « hauteur » de la hiérarchie pourrait être propre à chaque cohorte, et non constituer une donnée universelle. C'est particulièrement vrai pour 1. C. Baudelot et R. Establet, Le "iveau monre... , op. cir., quatrième de couverture.
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Les causes de la rupture
l'éducation où, entre les premiers et les derniers sortis du système d'enseignement, la distance a varié au long de ce siècle, ce dont rend compte l'évolution de l'écart entre les déciles de l'âge de fin d'études selon la cohorte. Les évolutions sont alors non linéaires, mais par palier ou en « marches d'escalier », aussi bien pour le haut que pour le bas de la répartition, à des rythmes variables, et ce pour des raisons différentes. L'âge minimal de fin d'études, d'abord, correspond depuis plus d'un siècle à une norme légale. Il est donc tout à fait normal qu'une évolution en marche d'escalier soit la conséquence de la modification de la législation. En 1882, la scolarité obligatoire passe de 12 ans à 13 ans, objectif légal qui ne semble atteint réellement que pour la cohorte née en 1920, scolarisée donc dans le courant des années trente. Le passage aux 14 ans est décidé en 1936, norme que ne connaîtront vraiment que les cohortes nées à partir de 1937 - avec donc un retard de 15 ans sur la décision. La réforme Berthoin de 1959 1, qui prolonge la scolarité obligatoire à 16 ans pour les cohortes nées à partir de 1953 est un objectif réellement atteint pour les cohortes nées à partir de 1960, et n'est donc totalement à l'œuvre que pour les sortants du système scolaire de 1976, alors même que 1971 fut la date à laquelle l'Éducation nationale décida de son application pleine et entière. Un écart temporel assez considérable sépare donc les objectifs légaux de leur réalisation. En revanche, alors que le législateur ne s'est plus prononcé, depuis longtemps, sur une élévation de l'âge de l'école obligatoire, alors même que les jeunes de moins de vingt ans ont quasiment disparu de la population en emploi (8,5 % de la population âgée de 18 ans travaillaient en 1997, et 2,9 % étaient chômeurs), il semble que l'objectif d'un âge minimal de fin d'études à 18 ans soit effectivement réalisé pour 90 % de la population. Tel est le paradoxe des comportements : ils peuvent suivre avec retard la législation, comme ils peuvent la devancer de loin. Pour autant, la norme minimale de scolarité semble rester le parent pauvre des préoccupations de la politique éducative, les écarts 1. La réforme de l'école obligatoire du 6 janvier 1\/5\/ - voilà près de quarante ans - qui a reporté cet âge à 16 ans. Les ,ùveaux supérieurs d'éducation s'étaient déjà nettement développés, et la réforme des 16 ans ressemble plus à un tardif rattrapage qu'à une mesure volontariste d'accès minimum à l'éducation. L'analyse de Prost est juste lorsqu'il affirme que • l'école ne devance pas le mouvement des mœurs, elle le suit péniblement» (A. Prost, Histoire de 1'('lIseigllelllenl ... , "p. cil., p. 440). Voir aussi: A. Prost, Histoire générale de l'etlseignemetlt el de l'édllealiotl l'II France, vol. 4. L'école et la famille dam lllle société en /lmtation, Paris, Nouvelle librairie de France, 1981, p. 254.
Les deux exp/osions seo/aires
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allant croissant, et le « SMIC culturel » suggéré par Baudelot et Establet l , qui proposaient une politique d'élévation de la norme minimale reste une question actuelle: l'école ne doit pas simplement avoir un objectif de formation de l'excellence, mais aussi de diffusion à tous de connaissances nécessaires à l'intégration de chacun. Évidemment, il s'agit là d'une population qui concentre les problèmes sociaux les plus aigus, et il reste à concevoir le système d'enseignement en mesure de l'intégrer - le risque étant alors de créer un système « à l'américaine» où l'enseignement secondaire de la fraction la plus démunie de la population serait assimilable à une garderie pour adolescents à problèmes. Pour les cohortes nées entre 1940 et 1955, cesser ses études précocement, entre l'âge de 14 et 15 ans, n'était pas dirimant, au temps de leur jeunesse, puisqu'il ne conduisait pas à l'échec social et à l'exclusion: les individus concernés trouvaient à se placer dans le système productif sans trop de difficultés, entre les années 1955 et 1970. Plein emploi oblige, ils pouvaient ainsi obtenir rapidement une insertion professionnelle avec le SMIC comme filet de protection minimale2 de leur revenu; en revanche, pour les suivants, même avec une scolarité obligatoire à 16 ans, voire à 18 ans pour 90 % des sortants de l'école de 1997, la lutte pour les places est vive et fort inégale, et une scolarité courte est un handicap majeur, qui rend peu probable la découverte rapide du monde du travail, sauflorsque les relations familiales permettent d'entrer dans le système de l'apprentissage; pour tous ceux qui connaissent le chômage, le SMIC annuel à plein temps comme revenu minimum est tout théorique. Les plus bas niveaux d'éducation commencent en définitive à s'insérer en majorité dans le monde professionnel vers l'âge de 24 ans, à peu près au même âge que les sortants de grande école3, ce qui laisse pour beaucoup la perspective de passer cinq ou dix ans dans une situation de hors-jeu social, avant que de connaître pour beaucoup la précarité à perpétuité. En définitive, l'enjeu de 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat pourrait signifier bien autre chose: que les 20 % les plus prématurément sortis de l'école sont laissés à leur sort, ou à la seule
1. C. Baudclot et R. Establet, Le niveau monte... , op. cil., chapitre 15. 2. Il peut sembler étrange de parler du SMIC (ou SMIG, jusque dans les années soixante) comme filet de protection, mais telle était pourtant la situation pour les personnes d'âge actif, dans la période où le droit au travail était réalisé dans les faits. Le chômage de masse a profondément remis en cause la capacité du SMIC à réguler les revenus au sein de la population active. 3. L. Chauvel, La frontière entre jeunesse et âge adulte s'estompe, in L. Dirn, Tendances de la société française, Revue de l'OFCE, nO 58, 1996b, p. 178-188.
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Les causes de la rupture
solidarité tàmiliale, lorsqu'elle existe, et pour le temps où elle peut encore exister. Ce type de progression en marche d'escalier s'observe aussi à l'opposé de la répartition pour la tranche supérieure des âges de fin d'études. C'est en tant que tel surprenant, puisque, si le législateur peut changer l'âge minimal, l'âge maximal ne dépend, lui, que de la volonté des individus de prolonger leurs études, et des contraintes auxquelles ils sont cotifrontés du fait des restrictions formelles ou implicites d'accès à l'université. En supposant que les volontés et les contraintes varient les unes et les autres de façon linéaire dans le temps (élévation continue de l'aspiration à plus d'éducation et croissance progressive des investissements publics), l'âge de fin d'études du décile le plus élevé devrait croître, nécessairement, de façon progressive aussi. Toutes les observations indiquent le contraire. En fait, cet âge reste stable entre 18 et 19 ans de la cohorte 1900 jusqu'à celle de 1932, puis il s'élance pour atteindre à 23 ans pour la cohorte 1944 - une élévation de quatre ans en douze années - où il se stabilise alors de la cohorte 1945 à celle de 1963. Il reprend alors son essor, jusqu'à l'âge de 26 ans ou presque pour la cohorte 1971. Le mouvement est en cours aujourd'hui encore, et les données consultées ne permettent pas de voir la tin de cette seconde explosion de l'enseignement. Même si la décision d'un âge maximal de tin d'études échappe au législateur, le fait de débloquer des fonds pour construire de nouvelles universités ou les agrandir, pour assurer ainsi l'accueil des étudiants, pour multiplier les tllières de baccalauréat, pour développer la protection sociale et les allocations de logement, ou encore pour créer des bourses de l'enseignement supérieur, permet d'ouvrir à un plus grand nombre l'accès aux études. Ne rien faire permet en revanche de geler la situation, voire de refermer l'accès à l'éducation, si le coût de la vie s'élève. ÉvidenUl1ent, une conjoncture économique déprimée peut jouer aussi dans le sens d'une incitation à rester en étude lorsque le chômage s'accroît - d'où le thème des « universités parking », idée dont il est difficile d'évaluer la réelle pertinence. Si elle était seule en jeu, les enfants nés entre 1955 et 1965, qui eurent 20 ans en une période assez néfaste du chômage des jeunes, entre 1975 et 1985, auraient dû connaître des prolongations scolaires. Or, ce n'est absolument pas le cas, et la demande de scolarité, ici, ne crée certainement pas à elle seule l' otTre; l'inverse, en revanche, pourrait être plus envisageable. Si la demande d'éducation peut varier dans le temps, l'offre publique a des chances d'être tout aussi déterminante, et ses évolu-
Les deux exp/osions scolaires
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tions sont de nature à perturber le jeu social par de rapides à-coups. Moins aisée à repérer que la norme minimale d'éducation - réglementée par un âge de scolarité obligatoire -, elle n'agit pas moins de façon contraignante sur les différentes cohortes désireuses de continuer leurs études. L'expansion brutale de la scolarité des cohortes nées autour de 1940 correspond ainsi à la politique de l'élévation spécifique de l'enseignement supérieur décrite par Lévy-Garboua ' , à l'effort public d'investissement, aux aides aux étudiants, qui marquèrent la grandeur de la démocratisation de l'enseignement supérieur des années soixante, puis sa décadence dans les années soixante-dix2 • Aux deux extrémités de l'échelle des niveaux d'éducation, les mouvements sont donc brutaux, en accordéon, et à quelques années de distance, les destins scolaires bifurquent nettement.
LES DEUX EXPLOSIONS UNIVERSITAIRES
Les conséquences sur la proportion de ceux qui, au sein d'une cohorte, atteignent ou dépassent 22 ans d'âge de fin d'études, mais aussi 25 ans, en sont déterminantes. Les cohortes nées autour de 1940 ont effectivement connu une croissance extraordinaire: de la cohorte 1930 à celle de 1945, il Y eut un triplement de ceux dont les études se prolongèrent au-delà de 22 ans, et une stabilisation s'ensuivit (graphique 26). Il Y eut ensuite une longue stagnation de la cohorte 1945 à celle de 1963, qui pourtant est confrontée à son entrée dans le
1. L. Lévy-Garboua, Les demandes de l'étudiant ou les contradictions de l'université de masse, Revue française de sociologie, XVII, 1976, p. 53-80. 2. Les évaluations ministérielles publiées par Baudelot et Establet (cf. C. Baudelot et R. Establet, L'école capitaliste en Fra/ue, Paris, Maspero, 1971, p. 26) font apparaître de la même façon une transition importante entre 1960 et 1966 sur les âges élevés de fin d'étude. Gratineyer repère de même le choc des années soixante, où la croissance du nombre d'étudiants dépasse très largement l'ampleur du choc démographique du baby-bMm (cf. Y. Gratineyer, Un enseignement supérieur en quête d'universités, in J. D. Raynaud et Y. Gratineyer (dir.) , Français, qui êtesVOliS?, Paris, La documentation française, 1981, p. 421-423). Elles correspondent aussi à ce que Cherkaoui appelle l' • arythmie de la croissance scolaire» (cf. M. Cherkaoui, Les c1.al/getIIe/lts du système éducatif etI France 1950-1980, Paris, PUF, 1982) ; voir tout particulièrement le graphique de l'évolution du nombre des érudiants, qui décolle magistratement de 200 000 en 1962 à 600 000 en 1969 (la taille des cohortes avant et après le baby boom passe de 650 000 pour celles d'avant-guerre à 850000 après), puis reprend une croissance linéaire plus modérée à partir de 1970 (ibid., p. 47, fig. 1.3).
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26 - Proportion d'individus d'âge de fin d'études supérieur ou égal à 22 ans par cohorte. 40
35 30 25 20 15 10
5 0 1915
1925
1935
1945
1955
1965
Sources: Enquêtes Emploi
1975 INSEE
1982-1997.
monde du travail au chômage de masse, et qui eût pu, déjà, éprouver le besoin d'une éducation plus complète. Après la cohorte 1963 ou 1964, le mouvement repart: 15 % de cessation des études après 22 ans pour la cohorte 1961, 26 % pour celle de 1968, 49 % pour celle de 1974 ! Lorsque l'on compare les femmes et les hommes, le ralentissement des cohortes 1945-1963 apparaît en définitive comme une stagnation absolue pour les hommes et un rattrapage lent pour les femmes, qui dépassent les hommes pour les cohortes plus récentes. Les âges de fin d'étude supérieurs à 25 ans (graphique 27) connaissent des mouvements semblables, un échelon au-dessous, et avec un léger retard. Le phénomène saillant est que les dernières années sont marquées par la seconde explosion scolaire du siècle, qui bénéficie aux cohortes nées à la fin des années soixante. Il est impossible de savoir où se situera la crête de cette seconde vague, mais il est très vraisemblable, déjà, qu'elle sera suivie, comme la précédente, d'une stagnation. La distinction entre les deux phases d'expansion scolaire est pourtant celle-ci: ceux qui bénéficièrent de la première arrivèrent sur le marché de l'emploi dans un environnement économique autrement plus favorable que ceux de la seconde.
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27 - Proportion d'individus d'âge de fin d'études supérieur ou égal à 25 ans par cohorte. 18
%
16 14 12 \0
8 6 4 2 0
1915
1925
1935
1945
1955
1965
Sources: Enquêtes Emploi
1975 INSEE
1982-1\197.
LA MOINDRE CROISSANCE DES TITRES
Qu'en est-il des titres scolaires accumulés? L'élévation de la durée des études initiales et la croissance de la proportion de titulaires de titres universitaires ne correspondent pas à des courbes identiques. La reprise des études après une première expérience professionnelle peut élever le niveau de diplôme d'un individu au cours de son cycle de vie, alors que son âge de fin d'études initiales ne varie pas. Il se peut inversement que la multiplication des redoublements, ou des diplômes acquis en plusieurs années pour les étudiants travaillant à temps partiel, induit une scolarité plus longue pour parvenir au même titre. Certaines réformes, comme la création de la maîtrise au début des années soixante-dix, alors que la licence était l'aboutissement des études pour la plupart des disciplines universitaires, impliquent de la même façon une intensification de la formation et non une diffusion à une population plus large des titres. De plus, il est difficile, dans les enquêtes, d'accorder un crédit total aux dires des répondants. Est-ce par forma-
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Les causes de la rupture
tion continue que, au sein de la cohorte née en 1945, la proportion de titulaires d'un diplôme au moins égal à un titre de premier cycle universitaire passe de 15 à 17 % entre 1989 et 1995, alors qu'ils atteignent environ cinquante ans? En effet, alors que les réponses sur l'âge de fin d'études sont structurellement stables dans le temps, pour le diplôme déclaré, en revanche, comme l'a noté BaudelotI, il existe une tendance à l'élévation du niveau: «l'âge rend-il plus instruit?». Si « niveau bac» peut devenir « bac» dans la déclaration d'un individu, 18 ans peut rester ce qu'il est, sans révéler d'incohérence de la réponse. Bien au contraire, la précocité de l'obtention d'un diplôme est socialement valorisée. A partir de la cohorte 1950, la diffusion des diplômes fut pourtant plus restrictive que ne l'aurait laissé supposer l'élévation de l'âge de fin d'études par cohorte (graphique 28). 28 - Proportion de diplômés par cohorte 25
%
femmes
20
15
10
5
L-.-..--Cohorte
o+----+----+----+----~--_+----~--~--~
1925
1930
1935
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1945
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Sollrces: Enquêtes Emploi
1965 INSEE
1995-1997.
l\"Ole: Passé l'âge de 30 ans, les diplômes sont acquis pour l'essentid ; on constate ainsi la forte diffusion des titres pour les cohortes nées autour de 1940. L'essentiel de la seconde phase d'expansion scolaire a lieu après la cohorte 1965.
1. C. 13auddot, L'âge rend-il plus savant? Un exemple de biais de réponse dans les enquêtes, in INSEE, Les méllûges. Alé/a/lges ell /'/lomaeur deJtJCIlues Desabie, Paris, INSEE, 1989, p. 159-173.
Les deux exp/osions scolaires
11 5
Ainsi, le rythme du développement des titres délivrés ne correspond pas exactement à l'expansion des études longues, ni non plus à l'intensité des réformes subies par l'université: la réforme de 1969, qui fut mise en œuvre en 1970-1971, qui a donné lieu à la formation de nombreux centres universitaires en province et à l'éclatement de l'Université de Paris, ne précède pas le mouvement, mais le suit. Cette réforme modère plutôt le processus de la diffusion des diplômes, puisque la proportion d'individus continuant leurs études au-delà de 21 ans (la réforme touchant donc les cohortes nées à partir de 1950) stagne quasiment après le choc des cohortes des années quarante. Une des composantes de cette réforme fut l'allongement des études avec la création de la maîtrise!. Au-delà de 1970, la prolongation de la croissance des effectifs des étudiants provenait de l'allongement du séjour dans le deuxième cycle plus que d'une diffusion à une population plus large de l'enseignement supérieur. Ce furent des politiques intensives d'allongement des séjours des étudiants dans les cycles universitaires, et non une politique extensive de démocratisation de cet enseignement. Elles furent ainsi nettement restrictives visà-vis des effectifs de diplômés. Il est clair, donc, que le « capital scolaire » reconnu par un diplôme ne fut pas linéairement croissant, mais bien animé d'évolutions instables de cohorte en cohorte. Celles nées dans le courant des années quarante ressortent ainsi nettement, en ayant bénéficié, par rapport à leurs prédécesseurs et leurs successeurs immédiats, d'une accélération exceptionnelle de l'enseignement comme des diplômes. Puisqu'en outre, elles ont rencontré, à leur entrée sur le marché du travail, entre 1965 et 1975, une situation économique d'expansion prodigieuse, leurs chances de mobilité ascendante furent historiquement privilégiées. En revanche, les bénéficiaires de la seconde explosion universitaire pourraient trouver à leur entrée sur le marché du travail une configuration nettement moins enviable.
LA DÉVALORISATION DES TITRES
Ainsi, au cours de la « décade dorée» 1965-1975, des jeunes nés dans le courant des années quarante, chez qui les diplômés de l'uni1. A. Prost, His/oire générale ... , op. ci/., p. 270.
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Les causes de la rupture
versité étaient en proportion double, se présentèrent sur le marché du travail, en plein développement économique, où l'on anticipait 5 % de croissance annuelle, ce à quoi les deux premières décennies écoulées depuis la Libération étaient régulièrement parvenues. Les cohortes en question ont bénéficié d'une expansion scolaire sans précédent, mais aussi d'un marché de l'emploi spécifiquement favorable. Les précédentes bénéficiaient d'un marché de l'emploi peut-être aussi propice, mais avec des conditions plus restrictives d'accès à l'éducation, pesant ainsi sur leurs chances d'accès à des fonctions élevées. Les suivantes, nées au moins jusque dans les années soixante, subissent le ralentissement de l'expansion des diplômes, et leur accès au marché du travail est moins favorable. L'un dans l'autre, comment a fonctionné l'équilibre entre acquis scolaire et position professionnelle de chacun de ces ensembles de cohortes ? Pour le comprendre, il faut mettre en relation cette croissance scolaire et la modification par cohorte de la structure sociale (chapitre 2). L'équilibre entre acquis scolaire et position professionnelle se fait essentiellement au cours de l'installation des jeunes dans la vie professionnelle, lorsque, dans un jeu concurrentiel, se mettent en relation, d'une part, des candidats disposant de titres scolaires et de compétences professionnelles reconnues et, d'autre part, des emplois proposés à difIerents niveaux de la hiérarchie professionnelle: il en résulte une position dans la hiérarchie des professions qui, sans devenir définitive, fixe pourtant assez nettement l'éventail des carrières possibles, généralement avant l'âge de 30 ans. Dans cette mise en relation, il est possible de voir le diplôme comme un filtre de présélection: les candidats étant trop nombreux pour les mettre tous à l'épreuve, le titre scolaire est utilisé comme un « signal » des compétences potentielles d'un individu, comme l'argumentent Spence et Albrechtl. Lorsque les emplois de jeunes cadres se multiplient, alors que la scolarité des nouveaux sortants de l'école ne suit pas le rythme, les employeurs sont obligés de se montrer moins exigeants sur les titres accumulés. En revanche, lorsque le nombre des places de jeunes cadres est plus restreint, alors que les diplômes qui, hier pouvaient encore correspondre à ces emplois se multiplient, les chances d'y accéder pour un candidat d,mt le diplôme eût été tangent dans des conditions plus favorables, pourraient alors s'effondrer, en raison d'une concurrence accrue. of Ecot/omies, 87, 1973, p. 355-374; A Procedure for Testing the Signalling Hypothesis, JO/m,al of Public Ecot/omies, 12, 1981, p. 123-132.
1. M. Spence, Job Market Signalling, QI/arlerly JOl/mal
J. W. Albrecht,
Les deux exp/osions scolaires
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Le bon sens pose que « ce qui est rare, et désiré par tous, est cher ». Il est évident, certes, au long terme, qu'un titre scolaire banalisé comme le baccalauréat n'a pas la même valeur lorsqu'il est attribué à moins de 4 000 personnes par an, comme au milieu du XIX' siècle, ou à la moitié d'une classe d'âge, comme aujourd'hui. De la même façon, un premier cycle de l'enseignement supérieur ne correspond plus aujourd'hui au même rang, ni donc aux mêmes chances de réussite professionnelle que naguère: c'est le vingtième supérieur de la cohorte 1920, et le quart de celle de 1965. Seuls les systèmes de titres régulés par un numerus clausus ou différentes formes de concours - qui permettent le cas échéant, c'est-à-dire le plus souvent, une gestion malthusienne, en tous cas restrictive - sont en mesure de conserver la valeur de leur titre, tout particulièrement lorsqu'ils ont une fonction de monopole sur le recrutement d'une profession protégée; le même emploi est alors nécessairement au bout du chemin. C'est l'un des avantages des études de médecine, une fois passé le concours de 2' année, et d'autres encore, comme les écoles d'insénieur, et spécifiquement celles qui ouvrent l'accès à un corps d'Etat, qui fixent parfois dès l'âge de vingt ans un destin. Pour les autres, quand le titre est plus répandu, les concurrents sont plus nombreux, et la lutte est soit plus âpre, soit rejetée à plus tard, à un niveau de scolarité plus élevé, lorsqu'il est nécessaire d'avoir un diplôme d'études approfondies là où naguère une licence suffisait. Ce phénomène de déclin de la valeur d'un titre scolaire donné, se diffusant à des couches plus larges de la population, est couramment appelé dévalorisation, dévaluation, ou encore inflation du diplôme, et fut particulièrement étudié du point de vue du rendement salarial par Baudelot et Glaude 1 ; ici la valorisation des titres scolaires sera une valorisation « sociale », en termes de chances d'accès à un emploi correspondant aux catégories moyennes et supérieures du salariat. Qu'en est-il des expansions scolaires? Cette diminution de la valeur de la scolarité est-elle un processus continu, ou bien est-elle spécifique à certaines cohortes seulement? Est-elle, comme le suggère la métaphore de l'inflation, directement et immédiatement liée à la diffusion des titres, ou bien à des phénomènes plus complexes ? Ces questions sont centrales, puisqu'elles pourraient avoir de fortes implications pour la « valorisation» des différentes cohortes qui se 1. C. Baudelot et M. Glaude, Les diplômes se dévaluent-ils en se multipliant ?, Éco/lolllie et statistique, 225, 1989, p. 3-16.
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Les causes de la rupture
succèdent, entendue comme le tàit qu'à diplôme donné, certaines d'entre elles verront leur investissement scolaire mieux reconnu que celui d'autres, en termes de chances d'accès aux différentes catégories sociales. Pour prendre un exemple précis, de cohorte en cohorte, les chances d'avoir trouvé entre 35 et 39 ans sa place au sein de la catégorie des cadres et professions intermédiaires pour ceux qui cessèrent leurs études entre l'âge de 18 et 19 ans déclinent effectivement. De 1964 à 1977, ils avaient respectivement 40 et 41 % de chances d'être situés dans le salariat moyen ou supérieur, 36 % en 1983, 30 % en 1989 et 24 % en 1995. De plus en plus, les individus concernés devront trouver place dans d'autres situations, généralement moins enviables - employés ou ouvriers. Évidemment, les 35 à 39 ans de ces diffèrentes périodes ne sont pas les mêmes: ils appartiennent à des cohortes diffèrentes. En 1977, ce sont ceux nés entre 1938 et 1942; en 1983, ils vinrent au monde entre 1944 et 1948 ; en 1995, ce sont les cohortes 1956-1960. Pour ceux nés entre les deux guerres, cesser ses études autour de 19 ans assure une position élevée dans la hiérarchie scolaire: ils s'approchaient du dixième le mieux formé de leur cohorte. Pour ceux venus au monde à la fin des années cinquante, il sont situés un peu plus bas dans la hiérarchie de leur génération, autour du tiers supérieur; un peu plus tard, pour les cohortes nées au début des années soixante-dix, cesser ses études entre 18 et 19 ans correspond sinon aux « bas niveaux de qualification », en tout cas au tiers inférieur de la hiérarchie scolaire, pour qui l'accès au salariat moyen ou supérieur est clairement compromis. Sauf à imaginer une croissance semblable des échelons moyens et élevés de la hiérarchie sociale, caractérisée par deux tiers de cadres et professions intermédiaires, une partie devra trouver place au sein des catégories populaires. Réfléchir en termes d'âges de fin d'études est néanmoins problématique, comme on l'a vu, et risque de susciter différents paradoxes: des études prolongées peuvent ne pas correspondre à des niveaux de diplômes plus élevés mais simplement à une multiplication des redoublements ou des changements de filière universitaire sans équivalence de titre, ou encore à l'accumulation de diplômes de même niveau dans diffèrentes disciplines. Il est possible de s'en réjouir, puisque cela va dans le sens d'un moindre cloisonnement des spécialités. Inversement, l'interprétation peut en être moins favorable, puisqu'elle peut signifier la fin du modèle des années soixante, où l'obtention d'une licence - le plus haut titre du 2· cycle universitaire de l'époque - suf-
Les deux explosions scolaires
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fisait à obtenir un poste de cadre. Ainsi, le titulaire d'un diplôme de 2" ou 3" cycle universitaire de la cohorte 1947 avait obtenu son titre en arrêtant ses études à 24 ans, et son cadet de vingt ans, né en 1967, a fini ses études initiales à près de 26 ans. Considérons alors les niveaux de diplôme. On a vu que les changements considérables de l'âge de fin d'études se retrouvent moins intensément pour les titres. C'est tout particulièrement vrai pour les diplômes inférieurs au baccalauréat, sauf pour la toute dernière période. En effet, 35 % des cohortes nées avant 1935 sortaient de l'école sans diplôme, 20 % pour la cohorte de la fin des années quarante, tout comme pour celle de la fin des années soixante. Pendant vingt ans, rien ne fut fait pour les titres scolaires les plus modestes, laissant ainsi un élève sur cinq sortir sans certification aucune, alors même que la situation de l'emploi pour les moins qualifiés ne cessait de se dégrader. Les diplômes les moins élevés (Certificat d'étude primaire - CEP, Certificat d'aptitude professionnelle - CAP, Brevet d'études du premier cycle - BEPC) concernent une moitié de la population, 48 % pour la cohorte 1915, 55 % de celles de 1920 à 1950,42 % pour celle de 1965. Ainsi, au milieu de la pyramide des diplômes, qui correspondent pour l'essentiel à cette grande masse qui s'arrête avant le baccalauréat, il y eut peu de mouvement!. Il semble ainsi que la certification par un titre des niveaux d'étude en deçà du baccalauréat a longtemps rencontré peu d'intérêt. Le phénomène le plus remarquable est en revanche la croissance des bacheliers et plus - dont la filière professionnelle, technique, sociale et santé bénéficie de la dynamique la plus forte - qui passent de 11 à 37 % de la population de la cohorte 1920 à celle de 1965, et bientôt, selon toute vraisemblance, à plus de 50 % à partir de la cohorte 1972, mouvement extraordinaire résultant d'une explosion en deux temps dont on a vu le principe. Cette diffusion va de pair avec une baisse du rendement social du diplôme, en termes de chances d'accès aux catégories les plus élevées de la société. Ainsi entre 25 et 27 ans inclus, ceux qui, parmi les titulaires d'un diplôme de 2" ou 3e cycle universitaire ayant cessé leurs études, sont devenus cadres passe de 50 % en 1983 (cohortes 19561958) à 32 % en 1997 (cohortes 1970-1972); les autres doivent se contenter de positions plus modestes. Les employés voient ainsi passer leur part au sein de cette population de 10 % à 16 %. Pour la même 1. L. Chauvel, L'élévation de l'âge de fin d'études depuis trente ans, société française, Revue de l'OFCE, na 54, 1995(, p. 152-157.
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L. Dien, Tendances de la
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Les causes de la rupture
tranche d'âge, pour les titulaires d'un premier cycle univemtalre classique» (hors instituts de technologie ou autre formation professionnelle du supérieur court), les chances d'accès aux professions intermédiaires passent de 75 % à 42 %, et celles de se situer parmi les employés de 9 à 38 % ; pour eux, les promotions précoces en cadres sont rares. Pour les filières technologiques, sociales et paramédicales de l'enseignement supérieur, la proportion des employés passe de 18 à 30 %, et celle des ouvriers (dont contremaîtres) de 5 à 8 %. Parmi les bacheliers des filières générales qui ne prolongent pas leurs études, on passe de 35 % de professions intermédiaires à 22 %, alors que c'était le destin à cet âge pour trois quarts des bacheliers en 1970 (cohortes 1943-1945). Le même niveau de diplôme vaut clairement moins pour la cohorte 1970 que pour celle de 1958, voire avant. Comme l'échelle scolaire s'est déplacée vers le haut à une vitesse plus rapide que la hiérarchie socioprofessionnelle ne s'est élevée, ceux qui ne s'attendent pas à la dévalorisation de leur diplôme pourraient être controntés à de dures déconvenues. Jusqu'où ira cette dévalorisation reste une question sans réponse, puisqu'elle dépend des titres qu'accumuleront les nouveaux bacheliers d'aujourd'hui et de demain; il en résulte une incertitude majeure. Évidemment, si les places de cadres et professions intermédiaires connaissaient la même expansion numérique que les diplômes, la scolarité connaîtrait un rendement invariable, et les nouvelles cohortes, au rythme de cette seconde phase de croissance des titres, seraient appelées à ne quasiment plus compter ni employés ni ouvriers. Mais comme la hiérarchie sociale se modifie trop lentement, il faut sans cesse des études plus longues pour accéder à la même position dans la hiérarchie professionnelle, pour résister à la concurrence des titres accumulés par les contemporains. Sur le long terme, ce serait là un effet fort logique, et même mécanique. Mais cela est-il aussi clair dans le court terme? Les cohortes qui connaissent .une subite expansion de la scolarité ne peuvent-elles pas bénéficier temporairement d'un jeu favorable? Ce peut être le cas lorsque la conjoncture socio-économique est particulièrement dynamique, lors de la décade dorée ou des trois années de reprise de la fin des années quatre-vingt, par exemple. Ce peut être le cas aussi tant que les employeurs subissent un effet de surprise, n'ayant pas anticipé la croissance scolaire. Par exemple, aux yeux d'un employeur potentiel à qui se présentent des jeunes porteurs d'acquis scolaires rares selon une échelle de valeur encore récente - alors qu'en réalité ce niveau se diffuse à des couches plus larges - il pourrait sembler urgent de profiter
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Les deux explosions scolaires
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de l'aubaine dès qu'un jeune se présente à lui. Il peut même succomber à l'effet de mode qui pourrait s'ensuivre: si tous ses confrères embauchent des cadres - ce qu'ils ne pouvaient faire avant, faute de diplômés -, c'est certainement pour de bonnes raisons, qui peuvent en partie échapper à cet employeur; celui-ci participe à son tour au jeu de spéculation qui peut en résulter et qui continue de se créer luimême par une boucle circulaire de causalité, pendant un certain temps, mais dont le retournement finit par advenir inéluctablement, et dont les puînés seront les victimes. Il se peut donc que la baisse de la valeur socialement accordée à un titre ne suive pas immédiatement sa banalisation, mais advienne un peu plus tard. Autrement dit, il se peut que la dévalorisation liée à l'expansion scolaire connue par des prédécesseurs soit subie par leurs successeurs, qui, eux, ne connaissent plus une croissance scolaire aussi rapide. Ainsi, les bénéficiaires d'une croissance des titres scolaires peuvent bénéficier quelque temps de la rente de rareté de leurs prédécesseurs, chez qui les titres sont plus rares, voire même d'un effet de mode; les successeurs, même plus fortement sélectionnés, peuvent très bien subir une érosion de leur titres, les aînés ayant bénéficié avant eux des nouvelles places disponibles, qui sont ensuite occupées pour une période assez longue. C'est un peu ce qui arrive aux jeunes médecins d'aujourd'hui, lors de leur installation: bien que deux fois moins nombreux par promotion que leurs aînés de vingt ans, ils ne bénéficient pourtant d'aucune rente de rareté. Dit d'une autre façon, il se peut fort bien que ce qui est rare ne soit pas si cher, et que ce qui se banalise ne perde pas sa valeur, immédiatement, c'est-à-dire que les avantages de la rareté puissent bénéficier à d'autres, et que les inconvénients de la banalisation ne soient pas subis par ceux qui la connaissent, mais par les successeurs. Ce serait là une double aubaine pour les cohortes qui se situent sur la crête d'une vague d'expansion de la scolarité, et une double peine pour celles qui sont au creux. C'est un peu l'histoire qui s'est jouée pour les cohortes nées de 1930 à 1960. Comment la valeur sociale de ces titres scolaires a-t-elle varié selon la cohorte ? Autrement posée, la question est: comment les titulaires des différents titres scolaires parviennent-ils à les rentabiliser en acquérant une position sociale ? Pour en faire une évaluation globale, il faut comprendre que les chances d'accéder aux positions moyennes ou élevées dépendent avant tout de deux paramètres: d'une part, du titre scolaire, dont les plus prisés permettent d'envisager l'accès précoce à une catégorie sociale élevée; d'autre part, de
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Les causes de la rupture
l'âge ou de l'ancienneté ou encore de l'expérience, par le jeu des promotions au cours de la carrière. Évidemment, sauf à attendre trente ans avant de connaître la position finale à laquelle sont parvenues les cohortes les plus récentes, il faut mesurer aujourd'hui le point auquel les plus récentes sont parvenues et les comparer à leurs devancières. Il faut en outre faire l'hypothèse de la stabilité des carrières et de la nature du déroulement du cycle de vie, ce que le chapitre 2 corrobore largement. Ainsi, une partie de ceux dont les titres sont en deçà de la norme pour accéder à une position moyenne ou élevée dès leur entrée dans le monde du travail vont se voir ouvrir des places, progressivement, par promotion. De cette façon, le diplôme agit en quelque sorte comme un coupe-file, permettant à son titulaire de se voir accorder un avancement sur la carrière de moins diplômés que lui, lesquels attendent plus longtemps. Évidemment, un troisième paramètre peut jouer dans l'accès: l'année de naissance, puisque certaines cohortes, par rapport aux autres, bénéficient d'une meilleure etlicacité du coupe-file que représente leur diplôme. Certaines cohortes, pour un niveau de diplôme donné, feront moins longtemps la queue et d'autres plus longtemps, c'est-à-dire qu'au même âge, certains auront eu leur promotion, et non d'autres; il est possible de comprendre alors la variation de la valeur des diplômes en regardant le degré auquel, au même âge, pour une structure de diplômes identique, le coupe-file fut efficace. Très concrètement, on peut en exprimer la qualité en analysant, à structure de diplômes identique et pour un même âge, l'avance ou le retard (graphique 29) de la cohorte par rapport à l'ensemble des autres (voir annexe 3). Il est clair que la dévalorisation des diplômes ne suit pas exactement le rythme de la diffusion des titres scolaires. Pour l'accès à l'ensemble des positions du salariat moyen et supérieur, le rendement du diplôme s'est accru jusqu'aux cohortes nées dans le courant des années quarante, pour ne décroître qu'ensuite. Autrement dit, les cohortes des années quarante ont connu une diffusion intense des diplômes mais n'ont pas subi leur dévalorisation, qui fut supportée en fait par leurs successeurs: par rapport à un individu né en 1945 et pourvu d'un diplôme tangent pour accéder au salariat moyen ou supérieur, celui né en 1955 devra patienter en moyenne 10 ans de plus pour avoir les mêmes chances d'accéder à la catégorie des professions intermédiaires. C'est souligner ainsi un autre élément de la « crise des classes moyennes ) : les positions moyennes dans la hiérarchie sociale ont cessé de devenir plus nombreuses, alors que les
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29 - Années d'avance ou de retard par rapport à la moyenne de la population par cohorte. cadres 6
Années
·10
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professions intermédiaires et cadres ensemble 15
Cohone
-12 1910
1920
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1940
1950
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-15 1910
Années
Cohorte
1920
1930
1940
Sources: Enquêtes Emploi
1950 INSEE
1960
1970
1995-1997.
Note: les pointillés sont les limites de l'incertitude statistique au seuil de 95 %. Plus cet indicateur prend des valeurs élevées, plus les chances d'une cohorte, pour une structure donnée de diplômes, sont grandes d'accéder à la catégorie. Voir annexe 3 pour les calculs.
diplômes qui naguère permettaient d'y accéder sont le plus fortement diffusés. Les mouvements sont moins importants pour les cadres, ce qui peut être lié à une moindre expansion des diplômes les plus élevés - grandes écoles et 2< cycles universitaires, ou plus - que de ceux de niveau baccalauréat ou 1" cycle universitaire, au moins jusqu'à la cohorte 1965. Ainsi, pour ceux nés dans l'entre-deux-guerres, et jusqu'à la cohorte 1945, il y eut progressivement plus de chances de devenir cadre. Ensuite, on repère des fluctuations connues: retrait pour les cohortes nées autour des années cinquante, retour pour celle de 1965 - expansion qui est liée à la croissance retrouvée de la fin des années quatre-vingt - puis de nouveau un retrait. La dévalorisation des diplômes ne correspond donc pas à une véritable « inflation du diplôme résultant mécaniquement de la diffusion des titres: un diplôme dont les titulaires sont plus nombreux peut, dans un terme assez court, de l'ordre de la décennie, conserver sa valeur sociale en termes de chances d'accès à une catégorie donnée, et se dévaluer pour une série de cohortes suivantes, qui connaissent une moindre diffusion des titres. La valeur sociale des diplômes des 1)
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Les causes de la rupture
cohortes nées dans les années quarante culmine alors qu'ils se diffusent à une, vitesse inédite, et la dévalorisation n'apparaît qu'ensuite, pour ceux qui arrivent après la première explosion scolaire, lorsque la progressionscolaire se ralentit. Les cohortes qui connaissent l'expansion de la scolarité et celles qui en subissent les conséquences, c'est-à-dire la dévalorisation, ne coïncident pas. C'est une profonde ironie de l'histoire de la structure sociale. Pour les générations nées dans le courant des années soixante-dix, le prolongement de la dévalorisation scolaire est très probable l , mais on en ignore pour l'instant l'ampleur. Une évaluation fait apparaître ainsi que les titulaires d'un diplôme compris entre le baccalauréat et le premier cycle, technique ou non, verront fléchir assez nettement leurs chances d'accès au salariat moyen et supérieur. Les cycles universitaires longs continueraient d'être cadres dans plus de la moitié des cas, mais les chances d'accéder aux catégories du salariat moyen et supérieur des cycles courts continueraient de se fermer: alors que pour la cohorte 1967, le baccalauréat général est situé à la frontière exacte entre catégories populaires et professions intermédiaires (à peu près autant de chances de se retrouver au sein des catégories employés et ouvriers qu'au sein du salariat moyen ou supérieur), cette limite se rapprocherait nettement des premiers cycles du supérieur (les diplômes techniques un peu au-dessus, les diplômes généraux un peu en dessous). A l'âge de 30 ans, de la cohorte 1967 à celle de 1972, les bacheliers ne continuant pas leurs études au-delà de ce titre verraient ainsi passer de 54 % à 64 % les risques de trouver un emploi au sein des catégories populaires, les premiers cycles universitaires de 29 % à 41 %. C'est donc la forte présomption d'un prolongement de la dévalorisation des titres « intermédiaires ». Clairement, le système éducatif permet d'expliquer une partie de la rupture dans le rythme d'amélioration du destin des cohortes successives. Mais ce n'est pas le seul facteur explicatif.
l, L Chauvel, La seconde e"l'losion scolaire: diffusion des diplômes, structure sociale et valeur des titres, Revue de /'OFCE, nO 66, 1998(,
4 Le fonctionnement du monde productif
Au-delà de l'accès différencié des générations à l'éducation et aux diplômes, il est clair que la conjoncture économique et l'état du marché de l'emploi sont déterminants pour accéder précocement à un poste valorisé et rencontrer ainsi au long de sa vie des perspectives favorables. Clairement, pour de nombreuses professions, il est possible de repérer des mouvements d'accordéon du recrutement, qui engendrent ainsi des perspectives d'accès différenciés pour les différentes cohortes. Pour autant, ces mouvements d'accordéon du recrutement ne concernent pas simplement des professions particulières, mais aussi des groupes sociaux entiers. Intuitivement, on pourrait croire que ces différences de chances d'accès précoces aux professions et aux groupes sociaux, avec le temps et des processus complexes de « brassage» de la population active - mobilité en cours de carrière, formation et promotion, voire accidents de carrière et rétrogradations -, pourraient s'effacer au cours du cycle de vie. Cette intuition est peu fondée, puisque ces facteurs touchent de façon peu différenciée les différentes cohortes engagées dans la population active. Par conséquent, l'inégalité des chances d'accès aux catégories socioprofessionnelles tend à se conserver au long de la vie.
LES RECRUTEMENTS
LA SOCIÉTÉ EN ACCORDÉON
Les recrutements professionnels sont animés de mouvements d'accordéon. Des médecins aux agrégés du secondaire, des ouvriers de
BIBLIOTHEQUE
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Les causes de la rupture
l'automobile aux agents de l'État, de nombreuses professions sont caractérisées par des emballements et des fermetures des flux d'embauches. Si la croissance du nombre de médecins en activité semble être une régularité tendancielle 1, les recrutements furent nettement plus accidentés (graphique 30), au point que l'on pourrait dire que nous sommes soignés par la génération née entre 1948 et 1958, et le médecin-type a 45 ans en 1998, 55 ans en 2008. La profession de médecin est gérée de façon très spécifique: pour être médecin en exercice, il convient de disposer du diplôme de médecin. Or, depuis 1971, celui-ci est régulé essentiellement par un numents clausus régulant ]' entrée en 2' année. Dès lors, puisque les études médicales sont longues et séparées de l'ensemble des autres cursus universitaires, le destin de médecin se fixe tôt, vers l'âge de 20 ans, exceptionnellement au-delà de 22 ans. Médecin un jour, médecin toujours. Le tIlllnerus clausus institué en 1971 était devenu nécessaire en raison de l'intense accélération de la production de médecins par les
30 - Elltrées en 2' anllée de médecine (<< numerus clauslls ») et diplômes de médecins par an. 9 ()()()
Effectifs
...--~~-
Doctorats en
8 ()()()
médecine (fin d'études)
7 ()()()
6 ()()()
1
5 ()()() 4 ()()()
Numerlls clullsus (entrée en 2' année)
3 ()()()
2 ()()() 1000 Année o+-------~------_+-------+--------~----~
1970
1975
1980
19H5
1990
1995
SOl/rcl': l'mst, 19HI. p. 3H9; Delaporte et Gottdy, 19HH; SESI, 1995.
1. En lIl~·tropole, Ils ""lt 59 O()O en 196H, 77 UOU en 1975 (INSEE, DOl/liées soâ,lies 1978, op. cil., p. 2H6), 104 Cil 19HO, 132 en 19H6, 140 en 1990 et 160en 1994 (SESI, AIII/II,lire des statistiques sil/lit/lires el soda/es 1995, Paris, l11inistère des Affaires sociales de la santé, p. 1~4).
Le fonctionnement du monde productif
127
facultés, naguère auto régulées : de 1966 à 1970, le nombre de candidats reçus en deuxième année a plus que doublé, en passant de 4 000 environ à 8500 par an. A l'origine, et jusqu'à la deuxième moitié des années soixante-dix, la fonction du numerus clausus fut de contenir le flux de futurs médecins autour de 8 000 par an. De 1978 à 1983, le flux est alors comprimé à 4 500, puis décline progressivement et lentement pour atteindre un minimum en 1993 de l'ordre de 3 500. Les chances d'entrée dans la profession furent donc multipliées par deux entre la cohorte 1945 (20 ans en 1965) et la cohorte 1951 (20 ans en 1971), puis divisée par deux entre la cohorte 1955 (20 ans en 1975) et 1963 (20 ans en 1983). Si les cohortes nées avant l'issue de la Deuxième Guerre mondiale peuvent déchanter de voir les études médicales s'ouvrir de façon inattendue, c'est-à-dire en quelque sorte de façon indue, peu de temps après leur passage, les cohortes nées à partir de 1960 peuvent, elles aussi, s'étonner de ce que, brusquement, l'entrée dans le corps médical devienne ainsi deux fois plus sélective, les confrontant à des procédures de recrutement nettement plus difficiles ou leur fermant potentiellement une carrière qu'ils eussent pu embrasser s'ils étaient nés une meilleure année. Ainsi, même si les nouvelles cohortes sont de mieux en mieux formées, elles peuvent aussi connaître un sort moins enviable, nettement, d'un point de vue professionnel, que celles de leurs aînées: de longues études médicales n'offrent pas les mêmes espérances de gain que de tout aussi longues études de lettres. Cette réduction drastique de la proportion de médecins obéit à un calcul de moyen terme : la maîtrise des dépenses médicales, qui passe notamment par la régulation du nombre des médecins. A long terme, ce calcul pourrait être profondément malthusien, puisqu'il prépare, sauf réouverture du numerus clausus, une société française de 2025 où l'encadrement médical pourrait être deux fois moindre. Les choix actuels de recrutement ne répondent en rien à la question de l'égalité d'accès aux soins des sexagénaires d'aujourd'hui et de ceux de 2030 : à cet horizon, les recrutements actuels impliquent une baisse de 50 % de la densité médicale l , et plus encore si on la compare à l'expansion du vieillissement. La question est évidemment complexe et la solution trouvée pour réguler le corps médical correspond à d'autres enjeux que les chances 1. D. H. D. Bui, Médecins et soins des prochaines décennies, il/ de., p. 253-258. Voir notamment p. 257, fig. 4.
INSEE,
DOl/llées sociales 1996, op.
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Les causes de la rupture
d'accès des différentes cohortes aux protèssions médicales, ni non plus à l'égalité devant la santé des générations futures - en fait, elles sont déjà présentes, mais ne sont pas encore caractérisées par un important besoin de santé. Hier, dans les années soixante-dix, l'enjeu était la généralisation de l'assurance maladie et la construction du système public de soins. Aujourd'hui, c'est la maîtrise de la densité médicale, qui importe tant aux partenaires sociaux qu'aux médecins euxmêmes, qui seraient désolés d'une concurrence excessive de jeunes médecins trop nombreux. Pourtant, le reproche peut être celui-ci: hier, la construction du système hospitalier aurait pu être progressive et non menée en urgence. Aujourd'hui, alors que le vieillissement de la population est parfaitement prévisible, et que les comportements sont marqués par une certaine inertie, le niveau des recrutements, qui conditionne pour plus de trente ans l'encadrement médical, apparaît comme inadapté à un maintien de long terme du système actuel, sauf si l'objectif ouvertement visé est que les cotisants actuels qui financent le généreux système de santé contemporain - les salariés d'aujourd'hui -, disposent d'un encadrement médical deux fois moindre lorsque leur état physique fera d'eux, à leur tour, de forts consommateurs de santé, au même titre que les personnes âgées d'aujourd'hui. Il est clair qu'à cet horizon, la question des restrictions d'accès à la santé se posera avec une acuité dont on a peu l'idée aujourd'hui. Cette question n'est évidemment pas restreinte au seul domaine de la santé. Il est tort possible que l'essentiel des processus soit fondé sur des sur-ajustements guidés par des impératifs de court terme, c'est-à-dire par une absence de réflexion et de programmation de long terme. La conséquence de ce jeu est de faire porter le poids et les conséquences des recrutements peut-être excessifs d'hier par les cohortes présentes de jeunes bacheliers, en leur ouvrant moins de places, et peut-être aussi demain aux jeunes cotisants d'aujourd'hui, par un moindre accès aux soins programmé à l'horizon 2020. Pour les chances d'accès à la profession des médecins, en raison même de la règle « médecin un jour, médecin toujours », et de l'impossibilité de retirer le titre de médecin à son titulaire, le seul mode de régulation de la profession consiste à considérer le recrutement comme la seule variable d'ajustement. Évidemment, la difficulté en la matière consiste à produire une juste évaluation de ce que doit être le chemin de croissance de long terme de la société, pour programmer au mieux le numerus clausus en fonction des besoins anticipés, mais il y a là fort à parier qu'après les erreurs expansionnistes de la fin des
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années soixante, une nouvelle erreur de jugement, involutionniste, soit à l'œuvre depuis le début des années quatre-vingt. Sa conséquence est, à l'horizon de quinze ans, soit la démédicalisation, soit la réouverture en urgence des recrutements. La proportion d'agrégés du secondaire (concours externe) obéit à la même logique d'accordéon (graphique 31), et à une visible incapacité à concevoir une politique de recrutement conforme à des objectifs de long terme - ces objectifs semblant simplement ne pas exister. La courbe des places ouvertes aux agrégations est un exemple de la raréfaction des postes entre 1975 et 1985 qu'ont subie les individus arrivés en âge de passer ces concours. La reprise massive des recrutements depuis 1988 pourrait signifier la sortie du tunnel de l'enseignement. Est-ce si sûr? L'emballement récent n'est-il pas l'annonce en soi du gel prochain, voire déjà enclenché, des recrutements pour les cohortes prochaines, au même titre que lors des phases précédentes ? Quelles en sont les implications ? Certaines cohortes bénéficient de places nombreuses qui correspondront en général à des postes bloqués pour toute une vie professionnelle. Il ne fait guère de doute que de moindres recrutements entre 1957 et 1963, et plus encore entre 1970 et 1975 auraient permis d'équilibrer les chances des candidats - mais 31 - Places ouvertes aux agrégations externes par an. 3 000
Effectifs
2500 2000
1500
1000
500 Année
O+---~---+---+--~~--+---4---~---+--~
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
Note: Raynaud et Grafineyer (1981, p. 493); Dutriez et Massot (1994, p. 38).
1995
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Les causes de la rupture
aussi leur qualité - avec celles d'autres cohortes qui furent moins favorisées par le sort, nées pour subir les creux qui suivent invariablement les excès d'ouverture. L'intensité des recrutements de l'Éducation nationale, certaines années, n'est pas reprochable si elle est justifiée par la nécessité de pourvoir rapidement les postes vacants ou créés lorsque de grandes réformes de développement se présentent; elle est reprochable, en revanche, lorsque l'on s'interroge d'abord sur la nécessité de mener trop rapidement ces réformes, qui renforcent les distorsions dans les perspectives ouvertes aux cohortes successives, alors que ces expansions pourraient bien se programmer sur quinze ans tant l'inertie est forte; ensuite sur les implications collectives de ces recrutements massifs, puis de ces brutales fermetures, lorsqu'ils sont généralisés à la société dans son entier. En etIet, puisque le rythme des recrutements suit ici, pour les agrégés, à peu près celui des évolutions de la conjoncture économique et des recrutements de salariés supérieurs dans l'ensemble de la société, à l'évidence, l'Éducation nationale, qui n'est pas le moindre des employeurs, renforce les sauts conjoncturels que subissent ou dont bénéficient les cohortes. Puisqu'il existe un manque patent de programmation du long terme par la puissance publique (ici l'école, ailleurs la santé ... ), il est possible de s'interroger sur sa capacité à prévoir et agir en conséquence. Le cas général des agents de la fonction publique le souligne fort bien: à partir de la cohorte 1957, le portillon s'est refermé (graphique 32). Pour les cohortes des années soixante, par rapport à leurs prédécesseurs de 15 ans, la baisse des recrutements implique à terme une diminution d'un quart à un tiers des chances d'accéder à la fonction publique. Pourtant, depuis que ces restrictions d'embauche de la fonction publique ont été mises en œuvre, le nombre d'agents n'a pas diminué, en raison du vieillissement progressif des cohortes 1940-1957, qui remplaçaient des cohortes où les fonctionnaires étaient plus rares. Les départs précoces d'activité à 55 ans - voire avant - ne modifient guère la situation: même si les cohortes nées au début des années quarante en bénéficient déjà, elles ne font que reporter plus rapidement les intéressés du budget des traitements des fonctionnaires à celui des retraites d'État. En termes de maîtrise des dépenses publiques, contrainte essentielle qui pèse sur les recrutements, l'opération est neutre. Elle montre simplement la préférence pour les droits anciens - qui ne s'éteindront pas avant plusieurs décennies, avec le décès des ayants-droit - plutôt que pour
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32 - Proportion d'agents titulaires de l'État en 1982 et 1997 par âge. Année de naissance: 1957
20
15
10
5
0+----4----1---~~--~----~--_r----+_--~
20
25
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40
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50
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60
Source: enquête emploi 1982 et 1997.
le développement des miSSions de service public en vue de préparer l'avenir. Les évolutions du corps médical ou des agrégés fournissent un modèle adapté - même s'il est caricatural parce qu'extrême - de lecture des évolutions de la structure sociale, parce que si la règle « médecin un jour, médecin toujours » fonctionne par nature, elle s'applique aussi à d'autres professions, explicitement à tous les titulaires de la fonction publique et des emplois dits « protégés », mais plus largement, parce qu'implicitement, à de fort nombreuses professions, même dans les secteurs les plus concurrentiels. En réalité, ce processus ne concerne pas simplement les professions dans leur détail, mais dans une plus grande généralité les catégories sociales, notamment le salariat moyen et supérieur. Les chances d'accès aux diflerents niveaux de la hiérarchie sociale sont nettement contrastés (chapitre 2), les recrutements de cadres et professions intermédiaires s'étant envolés pour les cohortes nées dans les années quarante, puis stagnant après, les séquelles de ces à-coups s'inscrivant durablement sur le destin des cohortes. Il s'agit de comprendre pourquoi.
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Les causes de la rupture
LE FONCTIONNEMENT DU MONDE DU TRAVAIL: PIED À L'ÉTRIER ET INERTIE GÉNÉRATIONNELLE
Pourquoi ces etIets d'accordéon apparaissent-ils? Se conservent-ils pour la vie entière? Est-ce si inattendu? lei, il faut prendre conscience de la façon dont fonctionne généralement le « marché du travail ». Ici, comme ailleurs, penser que ce « marché •• fonctionne comme une grande vente aux enchères où s'échangerait la marchandise travail détenue par des journaliers simplement définis par leur diplôme conduirait à se méprendre sur la nature réelle du système, mais aussi à ne rien comprendre à la raison pour laquelle les bonnes et les mauvaises années du recrutement se lisent encore aujourd'hui - près d'un quart de siècle après le ralentissement - sur la structure sociale par cohorte. En l'occurrence, croire que les jours de récession, le surcroît de cadres ayant eu la veille un emploi de cadre devrait être rétrogradé dans la catégorie des professions intermédiaires, que, parmi ces derniers, à leur tour, une partie serait déclassée au sein des catégories populaires, et que les employés ou ouvriers surnuméraires deviendraient chômeurs ou simplement verraient leur salaire baisser, est bien une conjecture absurde. Les économistes d'une certaine obédience peuvent considérer que le fonctionnement réel du « marché du travail •• est caractérisé par différentes « rigidités ). auxquelles il faudrait substituer la « flexibilité •• ; c'est pourtant là sa vraie nature, et il est douteux qu'il puisse être vraiment différent. Comprendre certains processus de son fonctionnement réel permet en effet de concevoir la raison des coups d'accordéon du recrutement, et pourquoi ceux-ci se conservent au long de la vie des cohortes. Quelle est la caractéristique première de ce système pseudomarchand ? Il repose, particulièrement dans les pays d'Europe continentale, sur la mise en adéquation entre les contraintes de court terme qui pèsent sur l'entreprise - notamment les variations du cycle de la conjoncture économique -, et les exigences minimales de ses salariés, qui ont un besoin humain de maîtrise du long terme, de prédictibilité de l'avenir, de durabilité de leur situation et de valorisation de leur vie au travail, qui conditionne peu ou prou tout le reste, comme l'estime de soi, la valorisation de ses loisirs, la qualité de la retraite après la vie professionnelle. Mais cette situation est une conquête, le résultat d'une
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accumulation spécifique, un capital, en quelque sorte, que ne peuvent pas forcément obtenir immédiatement les nouveaux venus: c'est un droit qui ne vaut que pour ceux ayant acquis une certaine ancienneté. Ceux du dehors en sont très naturellement exclus. Ces derniers n'ont de valeur pour les entreprises et le système productif en général que lorsqu'il leur est demandé d'y apporter quelque chose, c'est-à-dire lorsque le besoin de main-d' œuvre nouvelle, se fait sentir, donc en période d'expansion. Sinon, ceux de l'extérieur ne comptent pour rien, ce qu'il faut comprendre. Que se passe-t-illors d'un ralentissement économique? Le licenciement est-il le mode de régulation de l'emploi le plus prisé par les entreprises ? La rétrogradation salariale est-elle une règle qui s'applique en première instance dès que le contexte économique se fait moins favorable ? Ce serait une erreur de le croire, d'abord parce qu'un tel fonctionnement est généralement impossible, tout particulièrement pour les catégories moyennes et supérieures. Les impossibilités ne relèvent pas simplement de la fonction publique: si le conseiller d'État indélicat et l'inspecteur général des Finances incompétent ont peu de chances de connaître le licenciement, le médecin négligent, l'avocat maladroit et le notaire malavisé se voient rarement interdits d'activité, sauf lorsque l'affaire prend des dimensions d'exception. La clientèle peut parfois se raviser, mais cela suppose une information suffisante des intéressés. Pour autant, lorsque la rétrogradation ou le licenciement sont réglementairement envisageables, en particulier parmi les salariés du privé, ils sont rares, et souvent inimaginables, simplement parce que le coût social en serait dirimant pour la pérennité du modèle français de relation au travail. L'employeur qui s'y adonnerait verrait fuir ses salariés, et les nouveaux travailleurs qu'il recruterait ensuite seraient ceux qui ne trouvent rien ailleurs, une espèce de « second marché du travail ». Le risque pour un cadre en emploi en mars 1996 d'être au chômage en mars 1997 pour cause de licenciement (individuel ou collectif) est d'environ 1,2 %, pour un membre des professions intermédiaires de 1,3 %, contre 1,9 pour la population totale et 2,4 pour les ouvriers. Évidemment, les motifs de perte d'emploi autres que le licenciement, notamment la fin de contrat précaire, distinguent plus encore le haut et le bas de la hiérarchie salariale, où sont nettement plus présents les contrats à durée déterminée et d'intérimaires. Sans être inexpugnables, les cadres et professions intermédiaires sont spécifiquement stables dans leur emploi. Plus généralement, la « mobilité professionnelle » - le chan-
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Les causes de la rupture
gement d'entreprise - a nettement varié selon l'âge: actuellement, l'ancienneté /IIoyentle dans l'entreprise n'a pas changé pour l'ensemble de la population et! emploi, ce qui dissimule une élévation de l'ancienneté moyenne des générations plus anciennement insérées dans l'emploi, et une baisse de l'ancienneté moyenne des plus jeunes!. Autrement dit, le surcroît de flexibilité qui résulte des changements d'entreprises est le fait des jeunes, arrivés récenunent dans la population active, alors que les plus de quarante ans sont plus « inflexibles )) dans leur emploi, à l'exception, bien sûr de ceux qui, en nombre important parmi les ouvriers non qualifiés, à la suite d'un accident de carrière, se retrouvent comme recyclés dans le circuit de l'emploi précaire que connaissent plus souvent les jeunes. Ces derniers forment ainsi, en quelque sorte, l'avant-garde d'une nouvelle catégorie qui a de bonnes raisons de se développer au cours des décennies à venir avec le vieillissement des cohortes nées après 1950, celle des travailleurs mûrissants, privés d'emploi stable, qui de leur vie ne furent jamais intégrés durablement dans aucune entreprise. Cette préférence pour la population déjà installée dans l'emploi, de préférence depuis longtemps, se révèle à ce phénomène: la part des victimes d'un licenciement au sein du chômage total ne varie guère lorsque le chômage s'accroît. Elle passe ainsi de 40 à 30 % de la population au chômage entre 1982 et 1997, avec des fluctuations mal reliées au cycle économique. La raison en est que, même si, en période de récession, il existe une tendance à licencier plus, la masse de ceux au chômage pour d'autres raisons s'accroît d'autant, parce qu'ils ne trouvent pas de premier emploi, ou parce qu'ils ont perdu un contrat précaire. Dans une situation d'expansion, les précaires retrouvent d'autres coiltrats et les nouveaux actifs rencontrent des entreprises accueillantes, alors que les licenciements, moins conjoncturels, continuent. Le licenciement paraît donc moins obéir à une fonction conjoncturelle d'équilibrage des effectifs dans une conjoncture néfaste que de séparation d'un entrepreneur avec un ou plusieurs de ses salariés, pour des raisons multiples, souvent indépendantes de la conjoncture économique. Ce fonctionnement explique pourquoi la principale variable d'ajustement des entreprises consiste en les embauches: mettre un terme au recrutement est le moyen le plus efficace et socialement sans 1. L. ChJuvel, l'évolution de la c'ourbe d'ancienneté des sabriés, ill L. Dirn, Tendances de la société frJl1çaisé, Rc""" d,> /'OFCE, nO 56, 1996a, p. 13-+-140.
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douleur, apparemment et au seul échelon de l'entreprise, de limiter assez rapidement les excès de main-d' œuvre, ce qui explique aussi les effets d'accordéon du recrutement. En effet, chaque année, les nouveaux entrants dans le monde du travail représentent environ 3 % de la population active: théoriquement, ne pas embaucher pendant trois ans est un moyen radical pour réduire de 10 % les effectifs. C'est pourquoi le chômage des jeunes, ou des individus récemment disponibles sur le marché de l'emploi, est si réactif aux soubresauts de la conjoncture. Au début d'une récession, on n'embauche pas; si elle se prolonge ou s'amplifie, comme en 1994, il s'agit de ne pas reconduire les contrats précaires, opération où les plus récents dans l'entreprise paieront un tribut plus lourd que les plus anciens; si la situation est catastrophique, il faudra licencier, mais contrairement à l'intuition, la fréquence des licenciements est loin d'être aussi intensément liée à l'intensité des crises. En cas de reprise, les embauches s'accroissent et c'est la période la plus favorable pour les nouveaux sortants de l'école, qui évitent ainsi d'être stigmatisés par une longue période de chômage à la sortie des études, ou d'avoir à prendre des emplois nettement sous-qualifiés par rapport à leurs diplômes, ce qui risque de déprécier durablement leur curriculum vitae et de confronter les individus concernés à l'intériorisation durable d'une situation d'échec. Pour ceux qui ne peuvent descendre d'un échelon leurs prétentions pour trouver un emploi, du fait qu'ils sont au plus bas dans la hiérarchie sociale, le processus de la disqualification peut s'enclencher I • Ainsi, le pourcentage de personnes en emploi l'année précédente qui se retrouvent au chômage douze mois après a peu varié, en restant autour de 4 % tout au long des années quatre-vingt, montant à 5,5 % en 1993, pour retomber à 5 % en 1997. Pour moitié, en 1997, ceux qui ont perdu leur emploi sont au chômage à l'issue d'un contrat précaire, alors que les licenciements représentent 40 % des cas. En revanche, les sortants de l'école - et du service militaire - à la recherche d'un emploi sont très sensibles à la conjoncture: un taux de chômage de 28 % en 1982 parmi ceux qui étaient encore scolarisés un an plus tôt, 37 % en 1985, 20 % en 1990, 36 % en 1994. C'est pourquoi, entre 1985 et 1990, lors de la reprise économique, le chômage des jeunes a baissé de près de moitié, alors que celui vers 40 ans a plus stagné que décru: le chômage des jeunes est nettement réactif à la conjoncture, alors que celui des plus anciens, plus stable, exprime 1. S. Paugam, LA disqualification sociale... , op. cit.
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lIettement la gravité de la situation structurelle durable de la société trançaise contemporaine. Quelles en sont les implications pour l'analyse de la structure sociale par cohorte? Le marché de l'emploi est marqué par une nette préférence pour les coups d'accordéon de l'embauche que pour l'ajustement portant sur les effectifs déjà recrutés, tout particulièrement lorsque l'on considère le salariat moyen ou supérieur. En cas de récession, ou simplement de ralentissement, entre les deux choix que sont le report des embauches à une période plus clémente, ou la rétrogradation à une catégorie inférieure du surcroît d'encadrement - qui signifie très généralement le licenciement - la première solution est plus généralement choisie, étant de loin la moins douloureuse et la plus acceptable socialement. Dans un cas comme dans l'autre, c'est un chômeur de plus, mais dans le premier, pour celui qui prend la décision, ce chômeur n'a pas le même visage - il ne l'a jamais rencontré -, alors que dans le second, il est directement connu de lui et de toute son entreprise - son bureau n'est généralement pas loin du sien. L'accordéon des recrutements est la conséquence directe de ce fonctionnement. Quid d'une conjoncture plus favorable ? Lorsque la demande de cadres ou de professions intermédiaires s'accroît, les entreprises ont le choix entre deux méthodes: l'embauche ou la promotion. La première méthode implique bien évidemment de trouver des individus extérieurs venant se présenter pour l'emploi; si c'est un individu mobile venant d'une autre entreprise, ce n'est que reporter le même problème sur un autre employeur; sinon, c'est généralement un jeune sortant du système d'enseignement. Par conséquent, s'il existe une longue suite d'années d'expansion de la demande, il en résulte un coup d'accordéon expansionniste. C'est pourquoi les bonnes et les mauvaises années de la conjoncture des recrutements de cadres ont tendance à imprimer leur marque sur le profil social des cohortes successives. La seconde méthode consiste en la promotion. Elle suppose de disposer d'un ensemble d'anciens - en quelque sorte, d'une pépinière de futurs promus - susceptibles d'occuper le poste à pourvoir, ce qui nécessite aussi le recours à la formation continue, un minimum de sens prévisionnel, mais encore le tact d'offrir une promotion aux uns et non aux autres. De toute façon, ces futurs cadres en attente d'une promotion se trouvent pour l'essentiel au sein des protèssions intermédiaires ; en raison même de leur expansion au sein des cohortes des années quarante et de leur stagnation ensuite, la structure cohortale
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des promus potentiels épouse généralement, aussi, les contours des bonnes et des mauvaises années du recrutement. Quel que soit le lieu d'où l'on considère le processus, dès que la période d'installation dans la vie professionnelle est passée - entre 20 et 30 ans selon le niveau hiérarchique - la situation relative des cohortes se fige. Les recrutements intensifS de certaines années ont donc tendance à s'inscrire plus ou moins définitivement sur les cohortes qui en bénéficient pour le restant de leurs jours. La situation réciproque, en cas de licenciements, a des conséquences semblables. Les licenciements ne frappent guère plus fréquemment, chez les cadres ou professions intermédiaires, les jeunes ou les âgés, contrairement à ce que les représentations sociales communes laissent supposer (graphique 33). Même si le destin du cadre de 50 ans licencié de son entreprise est dramatique, ceux de 30 et de 40 ans connaissent aussi fréquemment ce sort, et ces derniers ont plus souvent à charge une famille avec de jeunes enfants. Entre 25 et 59 ans, en effet, à peu de choses près, les risques annuels moyens de
33 - Risque moyen entre 1990 et 1997 de chômage par licenciement dans les douze mois des groupes socioprofessionnels par âge. 3 %
2.5
2
1,5
0,5 Age O+-----~-----+----~~----T-----_r----_;
25-29
30-34
35-39
40-44
45-49
50-54
55-59
50<"(( : enquêtes emploi
INSEE
1990-1997.
Note: 1,5 % des cadres de 55-59 ans (autour de la cohorte 1936) ont perdu leur emploi pour cause de licenciement, et 1,1 % pour ceux de 45-49 ans (cohorte 1946).
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1990 à 1997 pour un individu en emploi de se retrouver au chômage un an plus tard pour cause de licenciement sont les mêmes, 1,1 % entre 35 et 39 ans connne entre 45 et 49 ans, tranches d'âges qui correspondent grossièrement aux cohortes de la fin des années quarante et celles de la fin des années cinquante. Évidemment, si l'on inclut l'ensemble des risques de perte d'emploi (tout particulièrement, la fin d'un contrat précaire), les risques qui pèsent sur les moins de 35 ans sont nettement plus importants. Pour cette raison, le licenciement, comme toute autre forme de perte d'emploi, ne contribue en rien à une redistribution des cartes une fois qu'une cohorte bénéficie d'une forte proportion de cadres: les licenciements, rares, tombent uniformément sur les unes et les autres. Celles mieux favorisées par l'histoire sociale des embauches ne sont donc pas plus souvent victimes de ces accidents de carrière, qui ont donc peu de raison valable de remettre en cause la répartition par cohorte des cadres et des professions intermédiaires. Par conséquent, la fonction publique et les professions libérales corporatives (médecine, avocature, etc.) ne sont pas si spécifiques: qui est fonctionnaire ou médecin un jour l'est en général pour toujours. De la même façon, les cohortes qui bénéficient d'une forte croissance de la proportion de cadres du privé en leur sein dès le début de leur vie professionnelle ont des chances de conserver toujours cette singularité. Pourquoi ? Essentiellement par un effet de « pied à l'étrier )) : au même titre qu'il serait absurde de retirer son droit d'exercice à un médecin déjà formé et bénéficiant de quelque expérience - même s'il fut moindrement sélectionné par le numerus clausus que d'autres cohortes -, il est peu rentable de licencier un cadre qui a fait preuve de ses compétences pour embaucher un débutant même moins cher et bardé de nombreux diplômes, dont on ne sait guère ce qu'il vaut et qui n'a guère de relations dans l'entourage professionnel. Ainsi, les cohortes qui bénéficient de la possibilité de s'initier précocement au métier de cadre, de participer, jeunes, à l'organisation, à l'expertise, à la décision et à l'exercice de la responsabilité, ont toutes chances de faire carrière, en raison même de la possibilité qui leur est ouverte de faire leurs preuves. Même si elles sont caractérisées par des acquis scolaires plus élevés, celles qui bénéficient plus rarement de ces premières expériences enriçhissantes et valorisées ont toutes chances de conserver longtemps un handicap professionnel, parce que l'expérience passée engage l'avenir, et que la possibilité de faire ses preuves est plus généralement fermée. L'expérience et les acquis des cohortes qui
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bénéficièrent de ces expenences précoces ont eu plus de chances de s'élever tôt dans la hiérarchie sociale, et de s'y maintenir ensuite au long de leur vie professionnelle.
LES NATURES DE LA RUPTURE
L'explosion scolaire connue par les cohortes des années quarante, qui fut accompagnée d'une absence de dévaluation du diplôme par rapport aux prédécesseurs, a provoqué la croissance de la proportion de cadres au sein de ces générations. Le changement de conjoncture subi par les suivantes, venues au monde à partir de 1955, impliqua une fermeture des embauches et une stagnation, voire un recul, de l'accès aux catégories moyennes et supérieures. Les irrégularités des chances d'accès aux différentes catégories sociales selon la cohorte se conservent ensuite au long du cycle de vie, en raison d'un fonctionnement du marché du travail qui tend à stabiliser tout au long de la vie professionnelle les pics et les creux apparus au recrutement, et ne les aplanissent donc pas. Très concrètement, au cours de l'après-guerre, après vingt ans de reconstruction et de rattrapage obtenus avec une population spécifiquement peu formée et dont le niveau d'éducation ne croissait guère, un ensemble de cohortes parvint à l'âge adulte au cours de la décade dorée, la dernière décennie des Trente glorieuses. Cette génération était porteuse d'un niveau d'éducation considérablement plus élevé que celui de ses aînées. Eu égard aux progrès réalisés, mais aussi aux prolongements de la croissance rapide, et plus encore aux prévisions de développement dont on ne pouvait supposer qu'ils pussent s'interrompre, avec en outre une confiance extrême en l'avenir de la tertiarisation, les employeurs publics comme privés ouvrirent les portes aux premières cohortes nombreuses concernées par la croissance scolaire, sans dévaluation de leur diplôme. Cette nouvelle génération était la première qui pût, dans la concurrence pour les places, opposer à l'ancienneté des précédentes les avantages de titres scolaires nettement plus élevés!. L'engouement
1. Il convient de préciser que l'hypothèse un peu banale, celle de l'économiste et démographe Easterlin (cf. R. A. Easterlin, The American Baby-Boom in Historical Perspective, American Economie Review, 51, 1961, p. 869-911; R. A. Easterlin, The Conflict Between Aspiration
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dès entrèprises pour les cadres pouvait alors ne pas dépendre simplement d'un bèsoin réel et immédiat, mais aussi avoir été conditionné par unè anticipation excessive de croissance économique, en particulier dans le secteur tertiaire, accréditant alors l'idée d'une pénurie de cadres à venir. Il fallait donc, coûte que coûte, attirer à soi ces jeunes diplômés en lès embauchant dans des conditions favorables, faute de quoi l'entreprise les verrait fuir, et devrait ultérieurement en réembaucher au prix le plus fort. Il s'ensuivit une expansion considérable du salariat moyen et supérieur, en peu d'années. Lorsque survint le ralentissement économique, il fallut peu à peu réviser à la baisse les hypothèses de croissance. La crainte d'une pénurie de cadres fit alors place au constat d'un excès, lié à des recrutements antérieurs surdimensionnés. Qu'implique ce changement sur les recrutements de cadres? Intuitivement, on comprend très bien que le ralentissement économique n'est pas simplement un moindre besoin de production, et donc d'encadrement, et donc de recrutements de cadres. C'est aussi le passage d'une société qui projette la croissance de sa production et de son revenu au rythme de 5 % « pour un temps assez long )) - parce que ce rythme est observé depuis trente ans - à une autre société, qui anticipe une croissance de 2 %, avec la conscience que cette projection est de nature incertaine. Dans la première société, recruter « trop )) de cadres porte peu à conséquence, puisque quelques années de croissance à 5 % feront disparaître le surcroît d'embauches passées, les erreurs d'hier étant rapidement effacées par la croissance; dans la seconde, un excès de recrutements ne se diluera que sur un terme beaucoup plus long, invitant ainsi chaque entrepreneur à faire œuvre de prudence, voire de frilosité. and Résourccs. Pop"latioti atld DCVel0PIIICtlt Review. 2, 1976, p. 417-425), selon qui, plus ulle cohorte est lIombreuse. moins elle vaut sur le marché, est difficile à établir: par rapport à la tendance de longue durée, les cohortes des années vingt ont compté plus de cadres que les cohortes des ann~es trente, creux de la vague des fluctuations de proportions de cadres et protèssions intermédiaires par cohorte. Pourtant, ces derniers étaient des cohortes rares: 700 000 par an autour de 1925, et 600000 autour de 1935. Normalement, il aurait dû y avoir déjà, pour eux, une nette cromance des cadres, si vraiment la rareté était le déterminant historique essentiel. Certes, les cohortes du début des années quarante sont relativement plus creuses que celles qui précèd~nt inilllédiatement, mais à peine - ce n'est pas l'encoche qu'a laissée sur la pyramide des âges les enfants non nés de la Première Guerre mondiale. Si l'expansion des cadres tut aussi inccnse, ce n'est pas simplement du tàit de leur rareté. Les cohortes nombreuses de la fin des années quarante, qui n'ont subi ni recul de la proportion de cadres, ni dévaluation des diplômes, montrent bien, quant à elles, que le nombre ne fait rien à l'affaire, mais la façon dont les processus sociaux sont propices à une intégration des jeunes ou non.
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Le mouvement d'accordéon du recrutement s'inverse alors. La dévaluation des diplômes, que n'avaient pas connu les prédécesseurs nés dans le courant des années quarante, fut subie par les successeurs, nés à partir des années cinquante, quand bien même la diffusion des titres scolaires fut pour eux moins intense. Le surcroît de recrutements dont bénéficièrent les prédécesseurs nés dans les années quarante, dès lors insérés dans les institutions, fut un handicap durable pour les successeurs, qui devaient trouver un emploi et débuter une carrière: les places étaient prises pour un temps certain. La cohorte 1955 arrive donc avec de moindres atouts scolaires à opposer à l'ancienneté de la cohorte 1945. A son arrivée sur le marché du travail, en 1975 et après, lorsque la crise conduit à commencer de remettre en doute la capacité à maintenir le rythme de croissance des Trente glorieuses, il est trop tard: de nombreuses places de cadre sont prises par les premiers babyboomers, et la société d'expansion laisse place à la société de stagnation, et le manque ressenti de main-d'œuvre, l'excès. Aux puînés est donc suggérée une autre stratégie: celle de la patience, consistant à attendre l'an 2005, lorsque tout ira mieux, puisque les places se libéreront du fait mécanique des départs à la retraite des premiers baby-boomers... Alors que les cohortes des années quarante avaient bénéficié d'une expansion exceptionnelle de leurs titres scolaires, nettement concurrentiels par rapport à l'ancienneté de leurs aînées, ceux nés dans le courant des années cinquante n'avaient rien à opposer à leurs prédécesseurs. Telle fut la situation des cohortes qui se succédèrent ensuite à l'embauche, tant que le retour passager de la croissance rapide de la fin des années quatre-vingt ne fournit comme en réduction une configuration proche de celle des Trente glorieuses, pour les cohortes bénéficiant des prémices de la seconde explosion scolaire et de la reprise temporaire, nés autour de 1965. Le sursaut de la valorisation de la cohorte 1962, qui semble arriver dans la fenêtre favorable - ce que l'on a appelé d'une façon un peu dérisoire les « Trois petites glorieuses )) de la fin des années quatre-vingt - est explicable par l'assèchement du marché du diplômé: les salaires à l'embauche des cadres débutants, relativement plus élevés par rapport aux prédécesseurs et successeurs immédiats, provenait de ce que, pour obtenir un cadre, toute entreprise devait élever les salaires d'embauche, sous peine de ne pouvoir recruter. La contrainte étant la même pour toutes les entreprises, et la hausse étant observée par tous les acteurs en présence, pour obtenir des recrutements de diplômés au meilleur prix, il fallait les embaucher au plus
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vite, asséchant encore plus l'offre de diplômés, et les enchères faisaient « boule de neige ». De cet assèchement résultait aussi, pour les entreprises, la nécessité, pour pourvoir un poste donné, de diminuer quelque peu les exigences de diplôme au regard des périodes précédentes : une maîtrise pouvant alors faire office d'un DEA devenu plus onéreux. La cohorte 1965 put ainsi revenir au niveau de valorisation des diplômes correspondant à l'accès à la catégorie des cadres que connaissait la cohorte 1948. La situation s'est ensuite inversée: les recrutements semblent avoir été excessifs et la baisse du prix du diplômé, attendue par toutes les entreprises, incite à attendre plus pour embaucher. Le recruté potentiel étant moins cher aujourd'hui qu'hier, il devrait être moins cher encore demain qu'aujourd'hui. Maintenant, engorgé, le marché du diplômé est moins favorable, et pour trouver un emploi, il devient nécessaire de taire preuve de moins de prétentions salariales, et d'accepter des postes que les titulaires de mêmes titres eussent refusé quelques années plus tôt. Les « Trois petites glorieuses » de la fin des années quatre-vingt, pour les diplômés du supérieur long, furent en quelque sorte le modèle réduit des Trente glorieuses, la « valorisation relative » des cohortes nées sans les années quarante devient alors intelligible: l'hypothèse de la spéculation sur le diplômé, à l'instar du tonctionnement du marché de l'immobilier parisien à la fin des années quatre-vingt, permet de rendre compte de cette valorisation relative. Depuis, la situation semble nettement moins favorable. Une fois instauré ce jeu de fluctuations cohortales à l'embauche, rien ne tut en mesure d'en modifier les contours, ni le jeu des promotions, ni celui des licenciements, les différentes cohortes en bénéficiant ou les subissant dans des proportions identiques, ce qui contribue ainsi à la conservation de la marche d'escalier des cohortes des années quarante. C'est ainsi que peut s'instaurer un jeu où les évolutions de la structure sociale d'une cohorte à l'autre ne sont pas régulières, où certaines cohortes bénéficient de chances dont d'autres sont privées.
LES LACUNES DU LONG TERME
Une parfaite lisibilité du social et une capacité intégrale à l'anticipation du développement économique seraient certainement de
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nature à atténuer ces fluctuations cohortales. Comme ce n'est pas le cas, on pourrait croire que ces fluctuations sont la conséquence de l'incapacité fondamentale à prévoir, de l'impossibilité humaine à anticiper exactement le changement social et économique, et donc à lisser les évolutions. Est-ce si sûr ? La responsabilité politique mise en jeu par le développement scolaire doit être pourtant soulignée, puisqu'elle conduit à des évolutions assez prévisibles. Une partie des fluctuations du destin des générations provient bien d'emballements de la progression scolaire des cohortes successives et de stagnations qui sont la conséquence de l'impossibilité à suivre indéfiniment un rythme de croissance excessif. Les deux mutations scolaires, réalisées chacune sur un temps fort réduit, consistent très clairement à modifier de façon importante l'équilibre qui s'établit entre ancienneté et diplôme dans la conquête des positions sociales, et à troubler la perception de la valeur des titres par les acteurs sociaux. Si les efforts d'éducation des années soixante avaient été deux fois moins rapides, mais s'étaient prolongés au long des années 1970-1985, certaines cohortes n'auraient pas connu la stagnation scolaire. Les cohortes des années quarante seraient moins massivement entrées dans les institutions et les entreprises à des postes élevés, et la dévaluation scolaire eût été plus équilibrée. Ce type de développement scolaire consiste effectivement à faire bénéficier brutalement une cohorte de la modification de l'équilibre, à la défaveur des précédentes, bloquées de façon inattendue dans leur avancement, et des suivantes, dont les atouts scolaires seront inexistants. En revanche, la programmation de long terme du développement de la croissance scolaire devrait permettre de mieux répartir les atouts scolaires selon les cohortes. Il en résulte la nécessité de programmer au long terme tout progrès de la scolarité, de façon à ce qu'il n'implique pas de discontinuité dans l'arbitrage entre ancienneté des anciens et titres scolaires des débutants. Il semble, à voir les évolutions de la seconde moitié du )(Xc siècle, et particulièrement ces dernières années, que cette recommandation de bon sens soit loin d'être respectée. En imposant une cadence de croissance scolaire excessivement soutenue sur dix ans, à un rythme tel qu'il est assez évident qu'il ne saurait être poursuivi pendant plusieurs décennies, l'appareil qui décide d'une expansion excessive de la scolarité programme par la même occasion une stagnation pour les quelques décennies suivantes : l'explosion des générations quarante implique la stagnation des
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cohortes 1950-1965, de même que la nouvelle contient par ellemême la pause que subiront celles nés en 1980-1995 - ce sont déjà nos concitoyens, et, même s'ils n'ont pas de droit de vote, ils sont ici. Il est certainement utile de faire croître le niveau d'éducation, mais le faire d'un seul coup est nuisible aux successeurs, comme aux prédécesseurs. Évidemment, les maîtres d'œuvre de telles réformes n'en ont que rarement la conscience, puisqu'ils ont généralement pour mandat la préparation de la population « au savoir de demain », et non l'articulation du progrès des connaissances et des modes d'apprentissages de ]' ensemble des générations en présence dans un système social, ce qui suppose un développement de la formation universitaire continue. La tentation est forte alors de développer au plus vite le système et non de créer un système évolutif. L'incapacité à programmer un développement lisse, progressif, à peu de choses près linéaire, selon un rythme sensé, contribue à la bifurcation des destins sociaux des générations, aux troubles collectifS sur la valeur des titres, à ]' incapacité de penser les règles d'équivalence entre les échelles d'hier et celles d'aujourd'hui, sans parler de celles de demain. Pour autant, on conçoit bien que ce chemin de long terme de la croissance des titres scolaires, ce n'est ni zéro pour cent de croissance sur dix ans, ni cent pour cent, mais une cible intermédiaire. C'est souligner qu'un objectif de doublement en dix ou quinze ans des études supérieures n'est pas autre chose que l'incapacité du politique à concevoir la durée de la vie humaine, trois quarts de siècle, sauf à espérer que l'on puisse doubler cinq fois de suite sur cette période. Évidemment, les cohortes nouvelles, nées à partir des années soixante-dix, qui connaissent une transition du niveau d'éducation aussi intense que celle qu'ont connue les cohortes nées dans les années quarante, arrivent dans un contexte fort différent de celui de la décade dorée. Leur surcroît de titres subira-t-il immédiatement la dévalorisation, ou bien les successeurs en seront-ils les victimes? Il est impossible de le savoir, sauf à attendre le résultat. La seule certitude est que la concurrence entre les générations pour la conquête de positions rares - celles du salanat moyen et supérieur -. sera de nouveau troublée par un arbitrage difficile entre titres et ancienneté. Pour parvenir aux positions les plus élevées de la stratification sociale, les cohortes nées entre 1950 et 1960, handicapées par une absence d'atout scolaire relatif par rapport à leurs aînées au moment de leur entrée sur le marché du travail, pourraient voir leur cadets disposer de ces atouts. Ces cohortes des années cinquante pourraient alors éprouver ultérieure-
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ment des difficultés plus importantes à bénéficier d'un avancement « le moment venu ». Un des enjeux centraux du début du XXI< siècle sera cette concurrence entre les générations. Dans cette situation d'absence de lieu central de progranunation des évolutions de long terme, c'est-à-dire sur quelques dizaines d'années, les acteurs sociaux, sans être atomisés ni aveugles, prennent des décisions sans trop connaître leurs conséquences sur les autres acteurs, et généralement dans l'ignorance au moins partielle des comportements des autres. En ce cas, la myopie sociale qui résulte du manque d'information sur le comportement des acteurs contemporains, et sur les conséquences présentes et à venir de ces comportements, implique l'impossibilité d'arbitrages clairs entre nécessité de court terme et intérêt de long terme. Par ailleurs, des phénomènes plus ou moins inattendus - une modification du rythme de la croissance, l'introduction de nouveaux modes de gestion, l'apparition de nouveaux besoins individuels ou collectifS solvables, la découverte de nouvelles technologies, une brutale expansion scolaire -, impliquent des variations importantes dans l'offre et la demande de travailleurs supplémentaires de différentes protèssions. Pour résumer, en constatant un manque d'individus dans telle ou telle profession, il sera fait appel massivement à l'embauche pour satisfaire au plus vite les besoins. L'incapacité à arbitrer entre court et long terme implique que les recrutements de travailleurs sont une variable d'ajustement des évolutions globales et instantanées du corps social. Une fois ces postes occupés, les embauches se tarissent, aussi longtemps que la profession est en situation d'effectifS « suffisants» et jusqu'à l'apparition d'un nouveau manque. Il se peut ainsi que certaines cohortes se voient attribuer l'essentiel des emplois valorisés, stables, sûrs, protégés, et que les autres doivent se contenter d'emplois de second ordre. C'est le passage à la limite de ce qui eut lieu à la suite de la décade dorée et de l'instauration de la croissance ralentie. Il est impossible ainsi de voir la rencontre de l'offre de travail qualifié (les diplômés) et la demande de cadres par les entreprises comme le jeu de ce marché parfait, clairvoyant, fluide et efficace des économistes néoclassiques. Une telle image conviendrait parfaitement si la question de la valeur des titres scolaires n'était qu'une question de variation de l'iiffre de qualification scolairement sanctionnée dont la dynamique est régulière, souple, lisible, confrontée à une demande invariable ou linéairement croissante dans le temps de cadres par les entreprises et les institutions supposées clairvoyantes et programmatrices de leur long
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terme. L'image plus juste serait au contraire un marché bien plus réaliste, c'est-à-dire spéculatif, entre des successions de phases de crainte de manque de cadres par les entreprises succédant à des époques où les places de cadres cessent de se développer, où les excès de la veille nuisent aux nouveaux venus. Ce constat, tout comme d'autres, souligne les lacunes de la projection de la société dans son avenir de long terme, tout comme celles d'une institution qui naguère a mieux fonctionné: le Plan'. Les uns exigent de l'État une intervention publique planifiée et expansionniste, et sont fondés à lui reprocher sa pusillanimité dans la préparation et l'investissement dans l'avenir. Les autres ont tôt fait de reprocher à l'État son inertie et son incapacité à s'adapter rapidement à des situations nouvelles, et de conspuer les effets pervers impliqués par la planification. Les uns et les autres ont raison et tort. Les uns, en lançant des projets de rattrapage en grande urgence, ne considèrent pas les conséquences de leurs excès: le ralentissement qui suit invariablement l'emballement, puisqu'une accélération hors de mesure implique le freinage ultérieur. Ce fut l'histoire de la décade dorée. Les autres ignorent que, en comprimant brusquement les recrutements, ils n'obtiendront pas de réduction sensible des effectifs publics, sauf s'ils espèrent le maintien pendant trente ans de cette politique restrictive. La conséquence en est, en fait, la stagnation et le retard, et le vieillissement des effectifs, que leurs opposants après eux rattraperont en urgence. C'est un peu l'histoire qui se joue depuis le ralentissement. 1. Le Conlllllssariat général du Plan fait peut-être partie des institutions de l'État dont le cr~dit est le plus pr~caire, aujourd'hui conmle depuis une vingtaine d'ann~es. A lui seul, son nom a lieu de soulever des suspicions: un nom d'un autre âge. Ce soupçon est peut-être la conséquence d'un double malentendu. D'une part, le « plan incitatif» à la française n'a jamais eu pour objectif de gouverner l'économie, mais simplcment de concevoir une articulation entre b dit1èrcnts disposititS pr~ents ct à venir de la puissance publique et les évolutions économiques et sociales, pour éviter les incohérence.,. et les contradictions les plus lourdes. D'autre part, méme si la prévision est un des moyens du Plan, elle ne fut jamais son objectif final. Le crédit dont le Plan a bénéficié au long des Trente glorieuses provenait certainement de ce que ses prévisions de croÎSSJncc sCIllblaient sc réaliser par luagie, et son discrédit, lorsque la crise tilt venue, fut la conséquence de son incapacité à prévoir le retournement. C'est le premier malentendu. Le second est que, du fait des alternances politiques récentes, le Plan restant sous la tutelle lIltégrale des gouvernements successifS, son horizon chronologique d'articulation fut réduit d'autant. D'où l'accumulation de plans «mort-nés» depuis vingt ans. Tout montre pourtant que pour l'éducation comme pour mille autres décisions qui engagent les d~cennies il venir, il exisœ une place pour la • programlll.ltion » de l'action publique - si l'on a le mot • planitication » CIl horreur. C'est ce que rappelait le rapport Gaulle (cf. J. de Gaulle (rapporteur), L'.lVt'IIir dl/ 1'1.", fi la ph/ce Je la pla/lificatio/l dam 1" société fral/fllise, Paris, La documentation trançaise, 199-l).
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Les uns et les autres ignorent qu'ils renforcent mutuellement ce mouvement d'accordéon dont les conséquences sont claires: rendre l'avenir plus incertain, brouiller les cartes, faire bifurquer les destins des cohortes successives qui, à quelques années près, se verront ouvrir ou fermer des portes, et en définitive apporter des perturbations dans un système plus fragile et instable qu'il n'y paraît. Zighera avait analysé, voilà quinze ans (voir supra, chapitre 2), ces phénomènes; il en était resté à un constat sur les professions, mais il se généralise clairement aux groupes sociaux. Son article de 1982 mérite alors un commentaire rétrospectif. Il en résultait la nette intuition de la temporalité cohortale du système de stratification sociale, au sens où les différentes cohortes ont des chances d'accès variables aux différentes positions sociales selon leur date de naissance. L'article de Zighera s'achevait ainsi sur une recommandation de politique sociale d'embauche intéressante: Sur le plan politique, on constate combien certains profils étudiés portent le poids de décisions antérieures, et donc combien on en~,'age l'avenir en faisant porter l'évolution relative de l'importance des métiers trop exclusivement sur les jeunes (... ) D'une part, ces derniers, en vieillissant, se trouvent en forte compétition pour les promotions, d'autre part, l'importance relative des effectifS qui partent à la retraite est faible et donc le recrutement des très jeunes stagne, générant à terme des cycles de recrutement. On peut penser que les mutations économiques, sociales et techniques que connaît la France vont avoir pour conséquence de profonds changements dans la répartition de l'offre d'emploi par métiers. Il serait dangereux de « trop charger en jeunes les métiers nouveaux ou en expansion .1.
Ce texte est daté, puisque les « jeunes» d'alors sont maintenant à l'orée de la retraite, et les « très jeunes » dont l'embauche stagnait sont aujourd'hui des quadragénaires. Le discours politique actuel irait même plutôt dans le sens d'une politique de recherche d'emplois « nouveaux » pour les jeunes, entendus comme les moins de 25 ans. D'où l'étrangeté pour le lecteur contemporain du sous-titre de la conclusion: « recruter exclusivement des jeunes est nocif à long terme ». Il eût été plus juste, déjà en 1982, de dire « recruter exclusivement dans une série spécifique de cohortes est nocif à long terme », car l'âge n'a rien à voir avec la question, les jeunes d'aujourd'hui étant les vieux d'après-demain. Pour autant, c'est là une juste prédiction de la situation présente puisqu'en réalité recruter exclusivement et massivement des jeunes d'une époque est nocif à leurs cadets. Les excès d'hier appa1. J. Zighera, Métiers et générations ... , "p. dl., p. 27.
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raissent comme la cause des excès inverses d'aujourd'hui, et l'on peut croire que ces derniers portent en germe les déséquilibres qu'il faudra résoudre demain. Notre époque paraît ainsi accorder fort peu d'attention au long terme, ces questions-là semblant être bien peu interrogées et les remèdes à porter rejetés à un éternel lendemain. Il convient pourtant de concevoir que si 1975 était hier, 2015 est demain.
Conclusion
Les générations sociales plus récentes pourraient être caractérisées par une structure sociale autre, marquée par un écart croissant entre les mieux intégrés qui continuent de bénéficier de la croissance et qui sont mieux en situation de défendre leurs intérêts, et les autres, refoulés hors de l'emploi et de la population active en un âge où il est impossible de faire valoir ses droits à la retraite, et dont la pérennité de la participation à la société de consommation est soumise à des, et dépendante de, droits sociaux dont la continuité sur le long terme fait de plus en plus défaut. C'est clairement le résultat d'une organisation sociale généralement incapable d'articuler le destin des générations qui se succèdent: l'évolution du niveau d'éducation, des recrutements de l'État, mais aussi le développement de l'emploi privé, le révèlent nettement. En réalité, ce n'est pas simplement une incapacité à prévoir, ce qui est bien naturel en situation d'incertitude, et il serait injuste de reprocher à quiconque de n'avoir prévu le retournement économique des années soixante-dix. C'est d'abord une faible cohérence, qui se lit à des objectifs de développement - scolaires, de recrutements, de changement rapide de toute nature - qui à l'évidence sont intenables à ce rythme sur le temps long, et impliquent, par leur nature même, une stagnation ultérieure; c'est ensuite le fait que, une fois venu le temps de la stagnation, celle-ci soit essentiellement subie par les nouvelles générations entrant dans la vie adulte, et non par la totalité de celles engagées dans le monde contemporain. Ce partage inégal des conséquences d'un ralentissement est certes inscrit dans le fonctionnement même du marché du travail, mais il relève de la même façon d'une lourde imprévoyance de long
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tl!rml!: I!n agissant dl! la sorte, il est clair que, une fois revenue la reprise économique, celle-ci a peu de chances d'échoir aux générations malmenées d'hier, et de ne bénéficier qu'aux seuls nouveaux arrivants, impliquant ainsi d'une façon ou d'une autre que pour les trente années à suivre, les conséquences d'une crise passée laisseront des traces sur la carrière des malchanceux, et bien plus encore si l'on compte les droits de retraite. Il est donc essentiel de rappeler que, même si les politiques publiques d'aujourd'hui n'ont ni les moyens ni la légitimité qu'elles avaient dans les années soixante, elles conservent une responsabilité de long terme sur le développement de la société des prochaines décennies, et doivent prendre en compte l'ensemble des conséquences de ce qu'elles mettent en jeu. Dans l'absolu, il est impossible de le faire parfaitement, mais cette reconnaissance d'impossibilité est trop souvent le prétexte d'un abandon général de toute considération pour la cohérence des décisions sur le long terme, notamment du point de vue de l'équilibre entre les cohortes. Quoi que l'on décide, l'avenir deviendra présent, puis passé, impliquant ainsi une nécessaire programmation de la décision. Lorsque celle-ci est laissée au hasard, comme c'est le cas, ou à l'inconséquence, les déséquilibres de long terme s'accumulent, dont le règlement pourrait advenir, par exemple parce que le contraste dans le destin des cohortes successives pourrait devenir à tel point visible que la solidarité entre générations volerait en éclat. Il s'agit en effet, maintenant, d'évaluer les conséquences de ces évolutions pour les situations vécues et les perspectives de vie de chacune des générations sociales.
Troisième partie Les conséquences de la rupture
Introduction
Pour situer les conséquences de ces changements, il faut aussi prendre en compte la façon dont est conçu l'accès aux ressources en biens «de toutes sortes », socialement valorisés et prisés dans une société spécifique. C'est là un autre aspect de la stratification sociale fondée non pas sur la fonction sociale, comme le repère la profession, mais sur l'accès aux biens. Pour ce faire, il faut s'intéresser aux moyens économiques et de toute autre nature à la disposition des individus et des ménages, mais aussi des groupes sociaux. Autrement dit, il faut analyser le niveau de vie des groupes sociaux qui, par différence et comparaison, révèle leur valorisation sociale. Traditionnellement, en France, on distingue les deux notions que sont niveau de vie et genre de vie. La première renvoie aux moyens économiques, au revenu, ou au pouvoir d'achat, c'est-à-dire à la puissance d'acquisition que confère le flux monétaire dont disposent les ménages en contrepartie de leur activité ou de leurs droits sociaux ou de propriété, pour consommer ou épargner, c'est-à-dire acquérir sur la base d'un échange marchand des biens, des services, des titres. Le niveau de vie implique très évidemment la nature hiérarchique, verticale, du système de stratification sociale. La seconde fait référence à la diversité des modes de vie. Sous leur forme la plus pure, les différences de genre de vie, à niveau de vie égal, mettent en jeu la nature horizontale de la stratification sociale, fondée sur la variété des goûts, des façons de consommer, des manières de mener son existence, d'être. Les évolutions des salaires, des revenus, des dépenses, des patrimoines, sont en définitive autant de caractéristiques distinctes permettant de situer le changement des niveaux de vie; celui des genres de vie apparaît en revanche dans les mutations des types et des caractéris-
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tiques qualitatives de la consommation. Les examiner permet clairement de remettre en doute l'idée d'une structure sociale totalement ouverte. Il faut aussi prendre en compte, plus généralement, l'ensemble des aspects typiques des comportements culturels, de loisir, de toute autre nature, qui peuvent révéler des spécificités de modes de vie. Il faut en outre s'interroger sur l'état de santé, physique et mentale, et le niveau de mortalité des diffèrentes générations. Quel que soit l'aspect pris ici en compte, il semble bien que les progrès moyens, que l'on continue généralement de mesurer pour la globalité de la population française, dissimulent des changements selon les cohortes qui soulignent combien la progression favorable d'hier semble ne se prolonger que par le vieillissement des générations qui ont bénéficié des Trente glorieuses et par la disparition progressive des générations anciennes qui furent plus souvent privées de ses fruits. Pourtant, les nouvelles cohortes semblent ne faire que répéter le modèle de leurs devanciers de vingt ans, sans rien y ajouter, faute de place et de moyens, impliquant ainsi leur régression relative, et parfois absolue. Un dernier élément central des perspectives de vie mérite lui aussi un examen approfondi: celui de la mobilité intergénérationnelle. Les chances de mobilité ascendante, et les risques de déclassements sociaux, sont très" inégalement répartis selon les cohortes, et l'examen des contraintes qui pèsent sur la mobilité sociale des générations nées lors des années soixante-dix montre bien comment et pourquoi les prochaines années vont poser à la société française des problèmes inédits.
5 Le partage du ralentissement: les niveaux de vie
Dans les pays industriels d'aujourd'hui, la structure sociale révélée par les inégalités de niveau de vie n'est pas identique. Autrement dit, il n'existe pas une architecture universelle de la répartition des revenus, mais bien des constructions particulières propres à des pays et des temps donnés. En effet, des pays d'Europe scandinave aux Etats-Unis, le degré des inégalités économiques est très différent, très égal d'un côté, très inégal de l'autre; entre ces deux extrémités du spectre des inégalités, il existe aussi une grande diversité de positions relatives des catégories moyennes entre les revenus les plus élevés et les plus modestes. Ce phénomène montre que les inégalités ne résultent pas d'un seul et même modèle universel, et que, peu ou prou, des sociétés différentes ont la capacité à construire un modèle qui leur est propre, résultant notamment de conceptions différentes de l'individu et du bien commun, et de la valeur sociale collectivement construite des groupes sociaux ' , valeur qui peut se repérer à la part relative des difIerentes strates dans le partage relatif de la richesse.
LE SALAIRE INDIVIDUEL
LE CHASSÉ-CROISÉ DES COHORTES
En France, les salaires nets représentent aujourd'hui 2 500 milliards de francs par an environ que se partagent 25 millions d'indivi1. L. Chauvel, InégJlilés singulières et plurielles: l'évolution de la courbe de répartition des revenus, R'-l'Ile de l'OFCE, nO 55, 1995b, p. 211-240.
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Les conséquences de la rupture
dus, qu'ils soient salariés, indépendants se versant un salaire, ou bien à la recherche d'un emploi salarié. C'est la moitié du revenu de la population résidant en France, le reste étant constitué par les pensions, par les revenus sociaux, par les résultats du travail indépendant ou libéral, ainsi que par les revenus de la propriété de rapport, voire même de dons d'autres ménages. Le salaire, sans être la seule source du revenu, et sans être nécessairement la mesure univoque du niveau de vie pour l'ensemble de la population, reste le moyen d'existence essentiel des individus de 25 à 55 ans, tranche d'âge en deçà de laquelle les personnes sont généralement dépendants de leur famille, et au-delà de laquelle ils bénéficient plus généralement de retraites. Évidemment, la répartition par cohorte de l'aisance matérielle dépend étroitement de la façon dont la société peut valoriser le travail des jeunes et des moins jeunes, et de la façon dont cette valorisation relative des âges peut se transformer. Dans leur article sur le salaire par génération, Baudelot et Gollac ' ont montré que, dans les années soixante-dix, les personnes d'une trentaine d'années, les triagénaires, étaient rémunérés à un niveau presque égal à celui des quinquagénaires, et comment, depuis, l'écart s'est creusé entre les premiers et les seconds. Le pouvoir d'achat du salaire des nouveaux entrants dans le monde du travail stagne depuis vingt ans, alors que celui des anciens jeunes des années soixante-dix continue de s'élever au long de leur carrière, faisant apparaître un différentiel croissant entre âgés et jeunes. Alors qu'en 1970 le salaire annuel des personnes de 50 ans était supérieur de 15 % à celui des personnes de 30 ans (cohorte 1920 comparée à celle de 1940), l'écart est parvenu à 40 % en 1993 (cohorte 1943 comparée à celle de 1963). En fait, cette meilleure valorisation salariale des cohortes nées dans le courant des années quarante n'est pas la simple résultante de la multiplication des salariés moyens et supérieurs en leur sein, et de la stagnation de leur proportion pour les cohortes suivantes: le changement de structure sociale ne permet d'expliquer qu'une partie minoritaire des changements de niveau de salaire selon l'âge. Ainsi, au sein de chacune des catégories sociales, entre 1970 et 1993, l'écart est croissant entre le salaire des quinquagénaires et celui des triagénaires.
1. C. Bauddot et M. Gollac, Le salaire du trentenaire ... , op. cit. Un autre travail, celui de Allain, converge sur le même type de résultat (cf. 0. Allain, L1 baisse du salaire relatif des je"nes CI1 Francc (1967-1988) : ",arehé du travail et capical humai", thèse de doctorat en sciences économiques, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 19\17).
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En fait, la stagnation des chances d'accès aux catégories salariées moyennes et supérieures des cohortes nées après 1950 s'accompagne, et! plus, et de façon complémentaire, d'une moindre valorisation économique relative du travail à tout niveau socioprofessionnel. Les jeunes embauchés lors de la décade dorée bénéficièrent ainsi de salaires élevés par rapport à ceux de leurs anciens de même catégorie sociale. Ils profitaient de cette façon, dès leur entrée dans la vie, de l'enrichissement de la croissance des Trente glorieuses. A partir du ralentissement économique, les jeunes entrants, nés après 1950, voyaient leur niveau de salaire d'embauche stagner par rapport à leurs aînés au même âge, alors que ceux-ci voyaient le leur s'élever au long de leur carrière par rapport à leurs propres prédécesseurs. Ainsi, les cohortes nées avant les années quarante, qui firent l'essentiel de leur vie professionnelle lors des Trente glorieuses, partageaient les fruits de la croissance avec leurs cadets. Depuis le ralentissement, les cohortes nées autour des années quarante n'assument guère leur part des maux du ralentissement de la croissance - largement échus à leurs seuls successeurs - et continuent ainsi de bénéficier, comme par un effet d'inertie et de retard, de la croissance de naguère. Pourtant, avec une très faible croissance du salaire sur la période, le prolongement de la croissance du pouvoir d'achat des uns implique le déclin de celui des autres: le prolongement de l'enrichissement de la cohorte 1945 exige donc la restriction des nouveaux arrivés. Baudelot et Gollac avaient fondé leurs calculs sur des salaires rapportés à la durée annuelle du travail, c'est-à-dire en équivalent plein temps: le salaire annuel du travailleur à mi-temps qui aurait chômé six mois dans l'année était alors exprimé en équivalent plein temps, en multipliant par quatre la somme effectivement reçue. Ce choix de mesure correspondait à une idée de valorisation du travail accompli, une fois rapporté à sa durée, et non à une mesure des chances des salariés d'accéder à l'indépendance économique par leur travail. En intégrant les salariés à temps partiel et les chômeurs sur une partie de l'année, les mêmes évolutions des écarts entre les classes d'âge se retrouvent entre 1977 et 1995 1, mais la grande différence provient du diagnostic d'ensemble, sur l'enrichissement de la population 1. Sont utilisées ici les enquêtes formation-qualification professionnelle (FQP), 1997 et celle du budget des ménages (1994-1995) où figurent, pour l'une comme pour l'autre, les salaires sur les douze derniers Illois. A champ égal, ces enquêtes fournissent des répartitions proches de celles issues des données administratives (cf. A. Bayet et M. Julhès, Séries longues sur les salaires, INSEE résultats, série emploi-revetlUs, 105, 1997).
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Les conséquences de la rupture
salariée et sur la forme de la répartition de ce salaire. Dans le premier cas, le pouvoir d'achat du salaire moyen à plein temps sur toute l'année s'élève de 16 % sur la période 1977 à 1995, ce qui est faible mais non nul; dans le second, la croissance du salaire moyen du salarié - qu'il soit à plein temps sur toute l'année, partiel, c'est-à-dire ne travaillant pas sur toute l'année à plein temps, ou potentiel, à savoir chômeur sur toute l'année -, n'est que de 4,5 %, soit un an de croissance moyenne des Trente glorieuses. C'est une situation nettement plus proche de la stagnation, d'autant que cette évaluation dépend étroitement de la qualité de la mesure de l'inflation, qui n'est jamais parfaite. Par ailleurs, de ce point de vue, les inégalités d'accès à un salaire décent s'accroissent nettement. Les salariés réels ou potentiels situés en deçà d'un demi-salaire minimum (SMIC net) de leur temps passent ainsi de 7 à 14 % de la population. Dans ces conditions, les « travailleurs pauvres » ne peuvent que se multiplier, non pas simplement en raison d'une moindre valorisation de leur travail, mais parce que le plein emploi, celui à plein temps sur toute l'année, se raréfie. Dans le premier cas, si on ne considère que les travailleurs à plein temps sur toute l'année, la population est assez égalitaire, et l'écart interdécile, qui mesure l'intensité des inégalités!, est stable ou diminue légèrement de 3,46 à 3,43 sur la période. Dans le second cas, en comptant les travailleurs partiels et potentiels, se révèle une forte proportion, croissante dans le temps, de salaires annuels extrêmement faibles. L'écart interdécile, nettement plus important, s'accroît de 7,6 à Il,0 entre 1977 et 1995. Évidemment, la proportion des jeunes rétribués en deçà d'un demi-salaire minimum s'accroît nettement, alors que la tranche supérieure continue de connaître des carrières à peu près aussi favorables que celles de leurs aînés, d'où une hiérarchie salariale renforcée dans les nouvelles cohortes, présage possible d'une structure sociale nouvelle, plus inégalitaire. Ce second point de vue révèle donc une moindre croissance du revenu salarial, des inégalités croissantes dans le temps, et une claire incapacité du salaire minimum à réguler des inégalités de répartition globale du salaire annuel dans un contexte de chômage et de sous-emploi de masse. Le salaire minimum, s'il continue de réguler le monde des travailleurs à plein temps sur toute l'année, est devenu totalement hypothétique pour 3,5 millions de chômeurs en mars 1997 auxquels s'ajoutent 1,8 million supplémentaire qui a traversé le chô1. Il est le rapport du neuvième décile du salaire (à savoir le salaire qui sépare les 90 % les moins aisés des 10 % les mieux rétribués) par le prenùer (le salaire qui sépare les 10 % les moins
riches d", autres).
Le partage du ralentissement: les niveaux de vie
159
mage au cours des douze mois précédents, et 0,9 million qui, salariés en emploi à temps partiel, souhaiteraient travailler plus. Seuls des instruments fondés sur l'universalité, comme le revenu minimum d'insertion, peuvent avoir une influence globale, sauf à rétablir, outre le salaire minimum, le droit au travail, inscrit dans le préambule de la Constitution, qui était réalisé dans les faits lors de la période de plein emploi des Trente glorieuses, et que les deux dernières décennies ont vu peu à peu passer au registre des mots creux. Sur cette population tenant compte de la totalité des salariés, l'écart entre les triagénaires et les quinquagénaires connaît la même évolution, mais la difIerence est que le pouvoir d'achat du salaire annuel des moins de 35 ans ne stagne pas, mais baisse de 5 %, alors que celui des 45 à 50 ans croît de près de 15 % (graphique 34). Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les allocations de chômage, qui ne représentent que 3,1 % de la masse salariale nette, et qui sont à peu près également réparties selon l'âge, ne changent en rien la structure des résultats, pour la moyenne en tout cas. L'écart de rétribution des « jeunes » de 30 ans et des moins jeunes 34 - Salaire annuel moyen (francs 1995) de la population salariée en 1977 et 1995 par âge.
_
............. 1945
120000 Salaire moyen Francs 1995
100 000
80000 les dates sur la courbe corresponde!!t aux années de naissance des cohortes (en italique pour 1977 et gras en 1995)
Age
600004---+-~1---+---+-~1---+---I
25
30
35
Sources: Enquêtes Nole: lissage par moyenne mobile sur 5 ans.
45
40 fQP
50
55
60
1977 et Budget des ménages 1995 INSEE.
160
Les conséquences de la rupture
de 50 ans s'est donc accru de 20 points en moins de 15 ans. Si, plutôt que de raisonner selon l'âge, la cohorte est mobilisée comme clef de lecture, il devient clair que les individus entrés en emploi dans la période favorable de la décade dorée, conservent encore aujourd'hui les bénéfices de leur situation meilleure dès les débuts de leur vie protèssionnelle. Les cohortes nées après 1950 assument en revanche les conséquences, en 1995, de leur entrée moins propice dans le monde du travail: vingt ans après le ralentissement économique, les premières cohortes entrées avec la crise dans le monde du travail n'ont toujours pas rattrapé leur retard, le temps n'aplanissant pas les différences. Cette évolution du profil par âge de la répartition du salaire est substantielle. La redistribution intergénérationnelle implicite entre jeunes et moins jeunes salariés que met en évidence la modification du profil des âges entre 1977 et 1995 correspond à l'équivalent d'un transfert de 70 milliards de francs de 1995 prélevés annuellement sur la population salariée de 25 à 39 ans à la faveur des 40 à 59 ans. La redistribution intergénérationnelle ascendante, implicite derrière la modification du profil du salaire selon l'âge, pose nettement la question du partage de la croissance économique lorsque change la dynamique de système socio-économique. Dans le cadre du système social actuel, lorsque la croissance est forte, elle bénéficie plus aux jeunes dont la situation s'améliore plus vite que celle des autres. En revanche, lors d'un ralentissement, le contexte est progressivement plus propice am, âgés. Les changements économiques semblent donc marquer plus fortement les jeunes entrants, et leur situation de départ paraît se prolonger sur l'ensemble de leur vie professionnelle. Il en résulte alors un changement progressif, lent, de la société tout entière, à mesure du remplacement des générations, ce qui exige plusieurs décennies, d'où une inertie sociale remarquable. Dans ce jeu, la grande chance des cohortes des années quarante fut d'être jeune au moment le plus favorable, et de l'être moins en une époque bénéfique à la maturité.
LE
REVENU DISPONI13LE :
LA MEILLEURE VALORISATION DE L'ÂGE
Ces évolutions de la valorisation du travail salarié des différentes cohortes et ces modifications de l'accès selon l'âge au salaire annuel
Le partage du ralentissement: les niveaux de vie
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permettent-ils un diagnostic sur l'évolution des niveaux de vie? Celui-ci nécessite un examen plus approfondi. En effet, le salaire net n'est qu'une partie des revenus que se partagent les membres de la société. Pour passer du salaire individuel au revenu du ménage, il est nécessaire d'introduire de très nombreux éléments: il faut prendre en compte la composition des ressources notamment des autres membres du ménage, lorsqu'ils existent, et considérer les revenus de l'activité indépendante ou libérale, ainsi que les revenus dérivant de droits de la propriété et de droits sociaux. Ce sont autant d'éléments susceptibles de modifier la répartition des revenus selon l'âge et la cohorte. Une fois pris en compte les prélèvements directs, il s'agit du revenu disponible; en rapportant ce dernier à la taille du ménage, grâce à une échelle d'équivalence comme celle dite d'Oxford l , c'est le niveau de vie par unité de consommation, qui, lui, permettra d'avoir une idée du niveau d'aisance économique. Les combinaisons complexes des sources du revenu et de la forme des ménages impliquent un profond remue-ménage entre la hiérarchie salariale et celle du niveau de vie: seuls 44 % des salariés de 1975 occupaient un décile de niveau de salaire identique ou immédiatement voisin de celui de leur décile de niveau de vie2 • Par conséquent, un examen supplémentaire pourrait être nécessaire, même si la question du revenu par cohorte est déjà bien repérée par la statistique sociale contemporaine3 • L'ensemble de 1. L'échelle d'équivalence permet de prendre en considération la taille d'un ménage vivant sur
un revenu donné: selon que le titulaire est un célibataire ou une famille avec trois enfants. le niveau de vie ne sera pas identique. L'échelle d'équivalence la plus simple consiste à rapporter k revenu au nombre d'individus: c'est le revenu. par tête _. En raison des économies d' échelle au sein du ménage - un individu conune une famille peuvent se contenter d'une seule machine à laver -. et puisque les enfants ont des besoins généralement moins importants que les adultes. il est classique de rapporter le revenu au nombre d' « unités de consommation - autrement dit par « équivalent adulte .. du ménage. Pour ce faire. l'échelle d'Oxford est la plus répandue: le premier adulte vaut 1. toutes les autres personnes de plus de 14 ans comptent pour 0.7 et les enfants pour 0.5. Elle est arbitraire et critiquable. mais elle présente l'intérêt d'être une norme répandue. O'autres échelles existent: l'OCDE utilise parfois la racin.: carrée du nombre d'individus dans le ménage (voir notamment A. B. Atkinson. L. Rainwater et T. M. Smeeding. La distribution des revenus dans les pays de l'OCDE. Études de p"litique sociale de I·OCDE. na 18. 1995). L'INSEE s'interroge sur de nouvelles normes (INSEE. Revenus et patrimoines ...• op. cit.. p. 153). L'analyse des implications des choix d'échelle rest.: complexe (cf. J.-M. Hourriez et L. Olier. Estimation d'une échelle d·équivalence. méthodes objectives et subjectives. DOCllment de travail INSEE série verte. na 97-06. 1997). 2. C. Baudelot et O. Choquet. Du salaire au niveau de vie. Écollol/lie et statistique. 139. 1981. p.17-28. 3. B. Legris et S. Lollivier. Le niveau de vie par génération. INSEE-Première. 423, 1996; C. Chambaz, E. Maurin et J.-M. Hourriez. Revenu et niveau de vie d'une génération à l'autre, Revue éCO/lOmique. 47. 1996. p. 677-6136; INSEE, Revenus et patrimoines ...• op. cit.
162
Les conséquences de la rupture
ces travaux montre que, même si, en moyenne, le niveau de vie des ménages a augmenté, le partage par âge, ou par cohorte, des ressources est inégal. Même si les cohortes plus anciennes, nées avant les années cinquante, continuent de s'enrichir par rapport à celles qui précèdent lorsqu'elles avaient le même âge, depuis le ralentissement économique, les cohortes suivantes connaissent un niveau de vie au mieux proche de celui dont ont bénéficié les précédentes. Par rapport aux évolutions des salaires analysés ci-dessus, le complément majeur consiste en l'intégration des retraités, ce que l'étude des salaires ne pouvait repérer. Au même âge, les cohortes nées avant 1915 - celles qui avaient au moins 30 ans à la Libération, et déjà 65 ans en 1980 - étaient caractérisées par des taux de pauvreté économique élevés, comme l'ont nettement mis en évidence Legris et Lollivier1• Ces générations plus anciennes furent marquées par leur entrée dans le monde professionnel pendant l'entre-deux-guerres, dans une structure sociale où le système salarial était loin d'avoir atteint encore son apogée: un tiers de la population active était paysanne ou salariée agricole, et s'y ajoutait un sixième de petits indépendants. Elles ont peu cotisé aux systèmes sociaux mis en place à partir de la reconstruction, et leur carrière salariale fut le plus souvent incomplète. Leur patrimoine, ébréché par les maux de la première moitié du siècle (guerres, dévaluations, spoliations, crises boursières et de l'emploi et faible rendement du patrimoine tout au long des Trente glorieuses), ne leur permettait guère d'améliorer leur situation, alors que les salariés connaissaient une croissance de pouvoir d'achat d'environ 4 % : par rapport à l'enrichissement des plus jeunes, la valeur relative de leur patrimoine diminuait de moitié tous les dix ans. Autrement dit, elles furent moins à même que leurs cadettes de tirer bénéfice des Trente glorieuses. Pour les cohortes nées à partir de 1915, l'amélioration du sort du troisième âge est plus rapide. Les changements révélés par les variations du minimum vieillesse l'attestent: inexistant avant 1956 -les générations nées avant 1890 ne l'ont pas connu -, son pouvoir d'achat représente, pour une personne seule, 33 % du salaire minimum net en 1960, 55 % en 1977, 67 % en 1995. Or, même si le seuil s'accroît, ses allocataires ne cessent de se raréfier, la masse des retraités s'enrichissant plus vite encore: 2,6 millions de bénéficiaires du minimum vieillesse en 1959 (la moitié des plus de 65 ans), 1,8 million en 1980 (un quart), 0,9 en 1995 (un 1. B. Legris el S. Lollivier. Le niveau de vie ....
l'P. cil.
Le partage du ralentissement: les niveaux de vie
163
dixième). Au même moment, les salariés gagnant moins que le salaire minimum se multiplient. La vieillesse d'hier était massivement pauvre, et les jeunes de l'époque, qui voyaient s'élever très fortement leur pouvoir d'achat, faisaient en réalité bien peu pour leurs vieux. Les difficultés de la vieillesse attirèrent l'attention de la puissance publique à partir du rapport Laroque de 1962 1, qui donna lieu ensuite à des politiques favorables à la vieillesse à partir des années soixante, et les années soixante-dix, où arrivèrent à l'âge de la retraite des premières générations de salariés ayant cotisé tout au long de leur vie professionnelle, furent marquées par une situation nettement plus enviable du troisième âge. Pour autant, la situation financière et existentielle du troisième âge a dû attendre longtemps pour connaître une amélioration, le temps que les nouveaux retraités remplacent les anciens. Au même moment, la situation des jeunes devenait moins favorable, inversant ainsi l'équilibre, Legris et Lollivier2 ayant mis en évidence la croissance des taux de pauvreté au même âge pour les générations nées à partir de 1950, alors que les ménages à faible niveau de vie n'avaient cessé de décliner au même âge d'une cohorte à l'autre jusqu'à celle de 1945. On retrouve ici aussi le fait qu'une société recouvrant la croissance semble négliger ses vieux, représentant un passé en extinction et destinés à être bien vite oubliés. Une société en stagnation semble connaître une tout autre dynamique, peut-être parce que les acquis accumulés de toute nature (patrimoine, droits sociaux, légitimité politique, appuis relationnels, etc.) y sont moins dévalués par le progrès, et les créations nouvelles et la valeur socialement reconnue au travail, qui produit les richesses neuves, subissent un déclin relatif. La modification du profù des salaires n'est donc pas un phénomène isolé, puisqu'elle s'accompagne d'une transformation par cohorte du revenu disponible par unité de consommation, qui s'est nettement élevé au même âge pour les cohortes nées entre 1920 et 1950, et stagne pour les cadets. Sans avoir connu pour autant une multiplication des cadres et des professions intermédiaires, les cohortes nées dans l'entre-deux-guerres ont continué d'enregistrer un accroissement de leur niveau de vie relatif3, les âgés bénéficiant en quelque 1. A.-M. Guillemard. Le déclill dll social. Formatioll et crise des politiques de la vieillesse. Paris. PUF. 1986. Notanunent p. 132-136. 2. B. Legris et S. Lollivier. Le niveau de vie .... op. cit. 3. Par niveau de vie relatif. il faut entendre le revenu par unité de consommation d'un âge ou d'une cohorte spécifiés. rapporté au revenu par unité de consommation moyen pour l'année considérée.
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Les conséquences de la rupture
sorte de la crise sociale subie par les plus jeunes, leur pouvoir d'achat relatif étant d'autant plus important que celui de leurs jeunes contemporains stagne ou s'effrite, ou en tout cas ne rejoint pas le leur, les avantageant ainsi dans la concurrence pour l'appropriation marchande des biens et services. En revanche, l'évolution du niveau de vie relatif des cohortes nées après 1950 complète parfaitement les observations sur les groupes socioprofessionnels comme sur les variations du salaire par cohorte. Pour en prendre plus complètement la mesure, les données publiées par l'INSEE permettent de suivre par âge du chef de ménage le revenu selon les enquêtes Budget 1979-1984-1989-1995. Ces intormations mettent en évidence la plus forte élévation du pouvoir d'achat du niveau de vie (revenu disponible en francs constants 1995 rapporté au nombre d'unités de consommation) des plus anciens - surtout au-delà de 45 ans - par rapport aux «jeunes)} au sens le plus large (les moins de 45 ans). Les moins de 25 ans (les «jeunes» tels que les définit classiquement la statistique sociale) connaissent effectivement une forte diminution de leur niveau de viel et les 25 à 45 ans (<< la seconde jeunesse ») sont confrontés à une stagnation presque totale (graphique 35). On repère ainsi un effondrement du revenu des moins de 25 ans. Il est souvent avancé que les ménages dont le chef de famille a moins de 25 ans ne seraient plus guère représentatifS de rien. Il faut discuter ces arguments: - « Ces ménages se raréfient et ne représentent plus rien en raison de la plus tardive déco habitation parentale ». L'argument ne tient pas, puisqu'ils se sont multipliés (756000 en 1979,905000 en 1995). La vérité est que, s'il y a plus tardive décohabitation, il y a surtout une formation plus tardive des couples, et, l'un dans l'autre, le nombre de ménages concernés est stable, même si le nombre d'individus décline légèrement. La différence essentielle est que, faute d'emploi, l'accès à un revenu fixe de ceux qui ne prolongent pas leurs études avec le soutien financier de leurs parents est nettement plus compromis que naguère. - « Ces ménages sont moins riches parce qu'ils prolongent leurs études plus longtemps, d'où un retard pour l'accès aux revenus ». Pour autant, selon la source de plus longue durée des revenus fiscaux, les 1. Le làit est corroboré par la mesure du rajeunissement de la population des sans-abris (cf. L. Mucchidli, Clochards et sans-abri: actualité de l'œuvre d'Alexandre Vexliard, Revue fratlç,llse de s,'ci,'/ogie, XXXIX-l, 1998, p. 105-138).
165
35 - Niveau de vie (francs 1995) par âge du chef de ménage. 100 000
Revenu moyen par
ue Francs 1995
80000
Année
-4-1979 _1984
60000
~1989
~1995
Age 40000+---~----~----+---~-----+----+---~
moins
30
40
25
50
60
70
plus 75
Source: Moutardier (1982, p. 112; 1989, p. 53; 1991, p. 42) ; Clément, Destandau et Eneau (1997, p. 40).
Note: l'âge" 30
» représente la moyelme de la tranche d'âge 25-34 ans. Par ailleurs. puisque l'INSEE publie d'une part le revenu moyen par ménage. et d'autre part le nombre moyen d'unités de consommation (échelle d'Oxford) par ménage sdon l'âge du chef de ménage. il s'agit ici du rapport entre les deux grandeurs. et donc plus précisément d'un revenu moyen par unité de consonmlation.
jeunes mieux formés de la cohorte 1945 n'ont pas connu d'évolution similaire du temps de leur jeunesse, comme le montrent Legris et Lollivier 1 • Il devait être certes plus aisé à l'époque de financer une partie de ses études en travaillant à temps partiel, mais le résultat reste que l'élévation du niveau scolaire de la cohorte des années quarante n'a induit aucun appauvrissement relatif, alors que celle des cohortes suivantes est pénalisée économiquement. « Ces ménages reçoivent actuellement de faibles revenus, mais, puisqu'ils sont mieux formés, ils auront plus d'emplois mieux rémunérés demain ». Comme il fut dit plus tôt, le lien mécanique entre le niveau cl' éducation d'une cohorte et la position socioprofessionnelle d'une cohorte s'est brisé pour ceux nés après 1950, le niveau scolaire 1. B. Legris et S. Lollivier, Le niveau de vie .... op. ciro
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exigé pour une place de cadre ou de profession intermédiaire s'élevant rapidement. La vie prolongée d'étudiant démuni peut fort bien ne pas produire les bénéfices escomptés. Mais il n'y a guère d'autre choix que de continuer, faute d'emploi. Malgré tout, les ménages de moins de 25 ans peuvent être mis à r écart de cette analyse, puisque la situation des « jeunes» de la seconde jeunesse, les 25 à 45 ans, apporte aussi un enseignement particulièrement intéressant pour comprendre les évolutions de la valorisation relative des âges et des cohortes, et met en évidence que les difficultés de la « jeunesse )) ne s'arrêtent pas à 25 ans, contrairement aux idées reçues. La jeunesse, au sens de l'attente d'une insertion définitive dans la société « normale )) des adultes, ne s'arrête plus au vingt-cinquième printemps, parce qu'en proportion croissante, des membres des cohortes nées à partir de 1950 ne sont toujours pas établis à 40 ans'. En dix ans, les 25 à 45 ans n'ont bénéficié d'à peu près aucune élévation de leur pouvoir d'achat par rapport à ce que leurs aînés connurent, alors que toutes les cohortes nées auparavant ont bénéficié sur cette période d'un enrichissement par rapport à leurs prédécesseurs au même âge (graphique 36). On retrouve ainsi les résultats de Legris et Lollivier2 selon lesquels 1950 marque une frontière forte dans la dynamique et le destin collectifs des cohortes.
LE REVENU RELATIF: UN PARTAGE INÉGAL DE LA CROISSANCE
Plutôt que de mesurer simplement le pouvoir d'achat exprimé en trancs pour une année donnée, le niveau de vie relatif, défini par rapport au niveau de vie moyen de la population pour une date donnée (niveau 100), peut se révéler plus intéressant. Cet indicateur fournit une perspective difièrente : celle de l'évolution de la valorisation relative de chaque âge de la vie comparée à l'ensemble de la population contemporaine. Pour ceux qui la subissent, la stagnation du pouvoir d'achat n'est pas la même chose lorsque c'est le lot commun ou un phénomène spécifique et réduit à certains: ce n'est pas non plus la même chose que de n'avoir pas les moyens d'entretenir une automo1. L. Chauvel. La frontière entre Jeunesse .... op. cit. 2. B. Legris ct S. Lollivier. Le niveau de vie ...• op. cit.
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36 - Niveau de vie absolu et relatif par cohorte du chif de méllage
(diagramme cohortal). absolu (francs 1995) 100 000
Frao('s 1995
relatif (100 = moyenne de l'année de mesure) 120
_ _ 30 _ _ 40
-.-50
Francs 1995
_ _ 30 ---.III
_ _50
115
--,0
...... 60
-4-70
90000
. . . .70
110
105 SO 000
100
95 Cohorte
70000 1900
+-'-'I--+--+-+--+--l;--f
1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
90 1900 1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
Source: Moutardier (1982; 1989; 1991) ; Clément, Dt:standau et Eneau (1997).
Note: la cohorte 1954 passe de 100 % du niveau de vie moyen de la société françaist: à l'âgt: dt: 30 ans (en 1984) à 93 à 40 ans (en 1995); la cohortt: 1945 passe quant à clle de 100 'X, à 40 ans à 108 % à 50 ans.
bile ou d'être privé du téléphone lorsque seule une élite en dispose ou lorsque chacun peut y accéder, la voiture ou le téléphone étant devenus maintenant des bit:ns indispensables en raison même du mode d'urbanisation et du modèle de société légué par les Trente glorieuses. Du point de vue du niveau de vie relatif, le clivage est plus marqué entre les populations de moins de 45 ans (en 1995), progressivement moins aisées par rapport à la richesse moyenne, et des populations plus âgées, qui se voient attribuer une part plus que proportionnelle des moyens d'acquisition marchands. Depuis 15 ans, les cohortes nées de 1924 à 1944 ont connu une élévation de leur niveau de vie relatif par rapport à leurs prédécesseurs et les autres une stagnation ou une baisse. Il en résulte le constat d'un partage cohortal inégal des fruits de la croissance, dont les cohortes les plus anciennes, nées avant 1924, comme les plus récentes, nées après 1949, ont relativement moins bénéficié l . Ces évolutions sont nette1. Cc sont ici deux ensembles de cohortes distincts: celles de 1925-1935, actuellement à la retraite, et qui ont bénéficié de droits très supérieurs à leurs aînés, par rapport au niveau de vic relatif des retraités précédents et des actif, plus jeunes; d'autre parI les cohortes de la
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Les conséquences de la rupture
ment divergentes, puisqu a partir d'un profil globalement égalitaire selon les âges en 1979 (chacun étant autour de 100), les niveaux sont nettement plus disparates en 1995 (de 92 à 115). Le partage cohortal des droits à l'attribution des ressources marchandes produites par la société apparaît donc faire l'objet d'une nouvelle structuration, spécifiquement défavorable aux nouvelles cohortes, de plus anciennes ayant bénéficié dans leur jeunesse d'un partage social du niveau de vie favorable aux jeunes, et dans leur maturité d'un autre équilibre favorable aux VIeux.
UNE SOLIDARITÉ À REBOURS ENTRE LES GÉNÉRATIONS
Cette recomposition du profil par âge du niveau de vie entre 1977 et 1995 correspond à l'équivalent d'un transfert implicite de l'ordre de 110 milliards par an prélevés sur l'ensemble des ménages de moins de 40 ans au profit des plus de 40 ans. Cette somme est du même ordre de grandeur que pour celle estimée sur les salaires. Cette masse est certes peu de choses par rapport, par exemple, à celle des retraites (850 milliards par an selon le Budget des ménages 1995), mais elle est très substantielle, lorsqu'elle est comparée à celle du revenu minimum d'insertion reçue par cette tranche d'âge (4 milliards, selon l'enquête Budget des ménages, où ne sont comptés que les ménages « normaux »), aux allocations dévolues aux chômeurs (34 milliards), aux aides qui leurs sont offertes par d'autres ménages, généralement par la famille (40 milliards déclarés par l'ensemble des ménages de 25 à 39 ans, qui disent en restituer 15 milliards à d'autres ménages), ou aux 80 milliards que les ménages de plus de 40 ans déclarent délivrer aux grande transition cohortale des almées quarante, en dernière partie de carrière. Dans la mesure où la seule rélorme importame des retraites a porté sur le passage d'une indexation sur les salaIres bruts:' une indexation sur les prix, les retraités les plus âgés pâtiraient le plus d'un possible enrichissement des actifS, plus jeunes: en 20 ans de croissance à 2 %, le revenu relatif d'un retraité de HO ans aura décru de 30 % par rapport à ce qu'il connaissait à 60 ans, et en cas de retour à la croissance de 5 %, il baisserait de 60 ')(,. Selon une logique perverse, cette réforme implique que le troisième âge est directemem intéressé à la limitation de la croissance économique, celle-ci risquant d'avoir pour effet la diminution de leur revenu relatir Pour les implications sociales des règles de valorisation des retraites, voir A. Lechevalier, Système d'assurance vieillesse par répartition et équité intergénérationnelle. Le temps des mondes, ill LES (Laboratoire d'économie sociale) (éd.), Le fi'IaIlCCIIICll/ de l'éco'lO",ie sociale, Paris, LES, 1991, p. 295-321.
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plus jeunes!. Autrement dit, la perte de revenu des personnes de 25 à 40 ans résultant de la modification du profil du salaire ou du changement du niveau de vie selon l'âge correspond, pour son ordre de grandeur, aux aides reçues des aînés au titre de la « solidarité intergénérationnelle »2. Sauf à supposer que ces solidarités familiales n'existaient simplement pas dans les années soixante-dix, la baisse de l'accès au revenu relatif des jeunes représente une masse financière plus importante que celle correspondant aux aides offertes par les proches, et ainsi, l'un dans l'autre, la solidarité intergénérationnelle intrafamihale ne rattrape pas le déficit induit par cette autre solidarité à rebours qui résulte implicitement de la modification du profil de rémunération selon l'âge. Pour supposer que la solidarité familiale apporte une compensation intégrale à ce changement de profil, il faut supposer que les âgés des années soixante-dix ne donnaient rien à leurs jeunes. Or, dès 1984, l'enquête Budget des ménages repérait déjà 22 milliards de francs (constants de 1995) d'aides versées, à partir d'un questionnaire nettement plus succinct que celui de 19953 • Il est clair que le moindre partage de la croissance qui marque les jeunes n'est pas rattrapé par les aides familiales: les 75 à 110 milliards de francs de perte (selon que l'on s'intéresse aux seuls salaires ou plus globalement aux revenus) ayant pour contrepartie, en comptant au plus large, 60 milliards de dons supplémentaires délivrés par les anciens. Pour penser que ces dons œuvrent dans le sens d'une redistribution palliant le manque à gagner, il faut émettre aussi l'hypothèse que les aides sont préférentiellement réparties en direction des jeunes dont les besoins sont les plus importants et les revenus autonomes les plus faibles. Or, si on exclut les jeunes chômeurs enfants de cadres et les étudiants qui sont généralement aidés par leur famille, il n'y a pas de corrélation entre le revenu autonome des ménages de moins de 40 ans et les aides reçues ; autrement dit, lorsque les receveurs ont passé l'âge de 25 ans, les aides entre les ménages sont essentiellement un saupoudrage sans lien véritable avec la condition, les besoins et les contraintes économiques 1. C. de Barry, D. Eneau et J.-M. Hourriez, Les aides financières entre les ménages, INSEE Première, nO 441, 1996. 2. C. Attias-Donfut (dir.), Les solidarités entre les gétlérations, Paris, Nathan, 1995. 3. Le questionnaire de 1984 ne présentait qu'une question sur les , dépenses contractuelles ou régulières ", dont les loyers des enfants ou l'envoi d'agent aux membres de la famille. Le questionnaire de 1995 accordait deux pages à cette question, sur les dons en argent et en nature, incitant à fournir beaucoup plus de détails.
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Les conséquences de la rupture
subies par le receveur. Elles n'ont donc aucun effet redistributif au sein de la cohorte. Paugam et Zoyem l montrent plutôt que les cadres enfants de cadres reçoivent plus que les ouvriers enfants d'ouvriers, ce qui est en définitive attendu. Mais, de façon plus inattendue, les cadres enfants d'ouvriers reçoivent aussi plus que les ouvriers enfants d'ouvriers. On ne donnerait qu'aux riches? L'État providence et la « famille providence » sélectionnent différemment leurs ayants droit. Le premier tend théoriquement, autant que faire se peut, à équilibrer les droits et les besoins; la seconde substitue au droit la qualité des relations au sein de la parentèle, et aux besoins du receveur la possibilité d'offrir des parents, et suppose donc que ceux-ci aient un budget excédentaire - ou un patrimoine -, ce qui est plus rarement le cas dans les catégories populaires, dont les enfants en difficulté peuvent fort bien se retrouver sans soutien. En outre, la différence majeure entre le salaire annuel et les aides de la famille est que la première source de revenu marque l'accès à l'indépendance propre au statut d'adulte, alors que la seconde, pour ceux qui ne sauraient s'en passer, est le signe rappelé de la dépendance prolongée de la tutelle parentale. Les aides intrafamiliales apparaissent donc peu capables de contrecarrer la détérioration du niveau de vie qui résulte du chômage et de la dévalorisation sociale des cohortes les plus récentes. Au mieux, c'est un palliatif temporaire, au pire la marque rémanente de la dépendance. Les caractéristiques de l'évolution du revenu des ménages sont ainsi de même nature que celles constatées sur les salaires: les cohortes nées à partir de 1950, et plus fortement ensuite, participent moins que proportionnellement au partage des fruits de la croissance qui se prolonge pourtant, même si c'est modestement, pour la moyenne de la population. Pourtant, ces cohortes nées après 1950 représentent plus de 60 % de la population en emploi en 1997, et elle produit aussi cette même croissance économique. Une lecture strictement néoclassique de ces évolutions - qui consiste à poser que l'élévation du revenu est la seule conséquence de l'élévation de la productivité marginale de son receveur - est impossible, sauf à émettre l'hypothèse que les gains de productivité dans la société française contemporaine sont le fait des seules cohortes nées avant 1950. En admettant que le revenu, ou plus exactement l'attribution marchande des ressources, est 1.
s.
Paugam et J.-p. Zoyem, Le soutien fmancier de la tàmille : une forme es,encielle de la solidarité, É{ol/omie et statistique, nO 308-310, 1997, p. 187-210.
Le partage du ralentissement: les niveaux de vie
171
la conséquence de la reconnaissance sociale de la valeur d'un individu ou d'un groupe, il faut reconnaître que certaines cohortes sont progressivement parvenues, depuis quinze ans, à faire mieux reconnaître leur droits, localement dans leur entreprise ou globalement par les variations de la législation sociale, et que d'autres voient au contraire leur participation à la société moins reconnue et moins valorisée, localement et globalement. Cette question renvoie aussi, plus généralement et plus subtilement, au degré de ce que peuvent exiger, les uns par rapport aux autres, employeurs et salariés, créanciers et emprunteurs, logeurs et locataires, entrepreneurs et consommateurs, dirigeants et dirigés, qui sous des formes distinctes et à des degrés divers font intervenir une différence entre âgés et jeunes. Toute la discussion devrait alors s'orienter sur cette question: comment les processus sociaux conduisent-ils à une valorisation différentiée des cohortes? Quels sont les acteurs sociaux et les actions collectives en mesure de déplacer les équilibres? Et pourquoi au sein des différents intérêts représentés dans la société, certains ont-ils été préférés à d'autres? La façon dont se construit l'équilibre social entre les différents âges et les différentes cohortes reste un mystère, puisqu'il est le résultat d'interactions complexes entre une configuration économique - depuis vingt ans, le ralentissement -, des comportements de micro et macroacteurs, d'institutions notamment de protection sociale fondées voilà un demi-siècle à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale et parvenues à maturité voilà quinze ans à peine, et des décisions publiques de partenaires sociaux et de représentants politiques, dont les motivations et les articulations ne sont pas d'une parfaite lisibilité. Ces questions ne peuvent recevoir de réponse immédiate: il serait en effet prématuré d'y répondre. L'intuition principale, pour l'instant, consiste en la représentation sociale des différents intérêts, contradictoires, au sein de la société. Une ligne d'approche intéressante est celle qui oppose les « insiders », autrement dit les personnes installées dans des positions d'où ils peuvent défendre leurs droits, qui sont le plus souvent d'âge mûr, suffisamment proches de la retraite et disposant de bonnes chances de compléter leurs annuités au niveau requis, et les autres, les retraités vieillissants des cohortes les plus anciennes dont le cumul de droits est faible, les victimes entre deux âges des aléas de l'économie se retrouvant durablement sans emploi, et plus massivement les jeunes mal intégrés dans le système de l'emploi salarié, qui arrivent comme des intrus et des surnuméraires. Le respect du droit
172
Les conséquences de la rupture
économique et social, individuel et collectif, des premiers pourrait aller de pair - sous certaines conditions spécifiques - avec le sacrifice de ceux, plus difficiles à représenter politiquement, parce que disparates et isolés, des seconds. Pour autant, au travers de la question du salaire comme du revenu, une intense redistribution implicite se révèle. Elle met en jeu les âges et les cohortes, dont ont changé les positions sociales relatives repérables par l'attribution des ressources marchandes, au sens où, depuis les années soixante-dix, les moins de 45 ans ou les cohortes nées après 1950 se voient attribuer une part des ressources inférieure de 15 à 20 % à ce qu'ils eussent obtenu sans ce changement du cycle de vie apparent. Évidemment, ce n'est ici qu'un repérage prélinùnaire, et l'on peut espérer que les recherches s'orienteront ces prochaines années vers l'analyse de ces différences par cohorte, mais aussi par catégorie de la société l . Le peu que nous connaissons dès à présent montre que, dans la concurrence des générations pour l'accès aux ressources marchandes, les quinze dernières années ont été marquées par la déroute des générations les plus récentes.
1. C'est ainsi que Boiller met en évidence que la baisse de la consommation fut plus particulièrement intense, à partir de la cohorte 1950, chez les moins diplômés, alors que les diplômés du supérieur continuaient d'enregistrer un accroissement, phénomène qui tendrait à asseoir l'idée de l'apparition d'une structure sociale plus hiérarchisée pour les générations récentes que pour les anciennes (cf. M. Bodier, Les effets d'âge, de cohorte et de date sur la consommation, Éc01l0lllÎe el SlûlÎslÎque, à paraître).
6 Les genres de vie: jeunes en retrait
Pour autant, les différences économiques ne sont pas tout, notamment parce que la société française d'aujourd'hui n'est pas la réalisation d'un modèle purement marchand. Elle l'est certainement moins que les sociétés anglo-saxonnes. Aujourd'hui, l'attribution de certains biens comme la citoyenneté, la santé, l'éducation, etc., n'est pas fondée sur un échange ou un rapport économique direct, mais repose sur leur socialisation, c'est-à-dire leur mise à disposition collective; c'est la démarchandisation 1 • Cela ne signifie pas l'égalité d'accès à ces biens sociaux, ni que les inégalités repérables n'ont pas de lien avec d'autres inégalités sociales, qui dissimulent souvent aussi des rapports économiques bien repérées. Ainsi, les difIerences d'espérance de vie des cadres et des ouvriers révèlent nettement l'inégalité socio-économique devant la santé, tout comme l'accès à l'école des enfants des difIerentes catégories montre que la gratuité n'est pas l'aplanissement de toute hiérarchie. La participation électorale révèle les mêmes clivages, où l'égalité théorique des citoyens devant le vote va de pair avec un cens implicite, les catégories populaires votant moins, comme le montre Héran2 • Pour autant, la cause en est généralement indirecte : la question est moins celle de l'achat du service médical, scolaire, ou du droit de vote, que la perception d'enjeux, la concurrence sociale et la mobilisation de stratégies multidimensionnelles, où les rapports de grandeurs économiques pénètrent insidieusement. Les systèmes fondés sur un principe de quasi-gratuité, en apparence, dissimulent souvent, ainsi, des inégalités d'une nature nettement écono1. G. Esping-Andersen. The Three ltôrlds 2. E Héran. Les intermittences ...• op. dl.
if Weifare
Capitalism. Cambridge. Polity Press. 1990.
174
Les conséquences de la rupture
mique, même si, d'une tàçon générale, elles sont aussi recouvertes d'un voile d'ignorance, savamment tissé et plus difficile à déchirer que lorsqu'elles mettent très directement en jeu la capacité de dépense. C'est pourquoi il serait absurde de penser que, parce que certains secteurs sociaux sont situés hors de la sphère marchande par les configurations institutionnelles, les inégalités économiques ne comptent plus. L'accès, en quantité et en nature, à la consommation marchande, à la dépense, et aux biens marchands reste essentiel pour comprendre le système de stratification sociale contemporain. De la théorisation de la consommation ostentatoire par Veblen 1 au « on sait ce que tu es quand on voit ce que tu possèdes », du groupe rap IAM, l'acquisition des grandeurs marchandes reste un lieu central de lecture du social. Ainsi, il s'agit de repérer les mutations des genres de vie de la jeunesse. L'image en est celle d'une population insouciante, librement adonnée au temps libre, au loisir, aux vacances, à un hédonisme libéré de toute contrainte. Cette image-là est-elle fondée, contemporaine, généralisée à toute la société des jeunes? Ou bien est-elle fausse, ou devenue tàusse, depuis l'éloignement progressif de la croissance rapide?
LES VOYAGES FORMENT LA VIEILLESSE
« Les voyages forment la jeunesse », disait-on. La fin des années soixante fut marquée par la diffusion des vacances à de larges catégories de la population, et tout particulièrement chez les jeunes. Luxe d'hier, les départs en vacances sont devenus pour les jeunes le grand soutl1e du loisir, de la découverte de l'ailleurs, et en définitive un besoin de base. Peu à peu, cet élément saisonnier de la consommation de loisir s'est diffusé à des populations plus mûres. Pour autant, l'image de la jeunesse vacancière laisse supposer que les jeunes continuent d'être les pionniers d'un élément du mode de vie qui se généralise. Tel est le discours banal et implicite chez de nombreux commentateurs, qui correspond à une vision peut-être plus datée qu'on ne le croit de la jeunesse.
1. T Vcbkn, 7711' nuw)' millan, 1,)()2.
4 rh"
Làs",,' CI,lS.< : ..-Ill Economie sClldy <>( IlIstiwrùms. New York, Mac-
Les genres de vie: jeunes en retrait
175
Il faut revenir aux faits. En 1994, 62 % des personnes résidant en France sont partis en vacances lors des douze mois précédents. En 1975, ils étaient 52,5 %, en 1964, 43,6 %. Il est clair que les progrès de la décade dorée furent plus rapides que ceux des deux décennies de la croissance ralentie: il fallut vingt ans pour progresser autant qu'en dix. Les données de 1994 permettent pourtant de souligner que 38 % de la population ne sont pas partis lors des douze mois précédents: il est difficile de croire que les besoins sociaux sont saturés en totalité. Un examen des catégories d'âge est intéressant (graphique 37) : de 25 à 29 ans, les taux de départs sont passés de 45 % en 1961 à 62 % en 1975, niveau autour duquel ils plafonnent depuis près de 20 ans. Évidemment, les 25 ans de 1975 sont nés en 1950: les prédécesseurs connaissaient une expansion continue de cohorte en cohorte, et non les suivants. Pour les 60 à 64 ans, il a fallu attendre 1975 pour mesurer la croissance des départs: les 60 ans de 1975 sont nés en 1915, cohortes à partir desquelles les progrès et l'enrichissement des Trente glorieuses font leur effet. En réalité, c'est entre 1969 et 1975 que l'écart entre les taux de départ en vacances des jeunes et des moins jeunes fut le plus large:
37 - Taux de départ en vacances pendant les douze mois précédents par an. 65
%
55
45 Age
- . - 20 à 24 ans _25à29ans
35
--it- 55 à 59 ans -+-60 à 64 ans Année 25+_----~---4----_+----~----~----+_--~
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
Source: Le Roux (1970) et Monteiro (1996).
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Les conséquences de la rupture
entre les « vieux» nés au début du siècle et qui connurent moins les conséquences bénéfiques de l'expansion économique et les jeunes mieux formés et dont le niveau de vie était plus élevé, nés dans le courant des années quarante. En revanche, depuis 1975, l'arrivée à la retraite de populations progressivement plus aisées a impliqué un rattrapage intensif des jeunes. En 1994, l'arrivée dans la catégorie des 55 à 59 ans des cohortes nées à la fin des années trente est marquée par une nouvelle croissance, et par leur rattrapage des 20 à 24 ans, dont les départs en vacances stagnent nettement depuis 1980 - cohortes nées à partir de 1958. Naguère, les départs étaient typiquement une question d'âge: partir était un comportement typiquement « jeune », celui de pionniers d'un mode de vie neuf. Les jeunes d'aujourd'hui sont progressivement rattrapés, et de moins en moins à l'avant-garde de la tendance: les âges sont peu à peu indifférenciés, au point qu'en comparant l'évolution des 20 à 25 ans et des 55 à 59 ans, il se pourrait que, bientôt, il faille dire que « les voyages forment la vieillesse ».
L'AUTOMOBILlSATION DE L'ÂGE
La diffusion de l'automobile correspond à la même dynamique, où les jeunes furent longtemps pionniers, pour ensuite ne plus enregistrer le moindre progrès dans une société où les personnes âgées progressent rapidement. Le taux de détention d'automobile montre ainsi la saturation de l'ensemble des ménages de moins de 70 ans, et le net déclin des moins de 25 ans (graphique 38). La dépense en achat d'automobile montre aussi le clair déclin des moins de 40 ans, qui doivent se contenter de prêts de voiture ou d'achats d'occasion, ou encore conserver plus longtemps la même automobile, ou acheter des véhicules de moindre prix. L'exemple de l'automobile ne met pas simplement en évidence la moindre « mobilisation» de la jeunesse: la distance parcourue par semaine par les trentenaires ne croît entre 1982 et 1994 que de 22,6 % contre 30,6 pour les quinquagénaires et 47 % pour les septuagénaires (graphique 39). Il montre aussi les difficultés du modèle social de développement des Trente glorieuses, qui fut notamment le temps de l'émergence de la civilisation de l'automobile, dont visiblement la dynamique généra-
177
38 - Taux d'équipement automobile par âge du chef de ménage . .100
%
80
60
40
-K-1975 ____ 1985 -'-1993
20
Age O+---~--~----r---~---+--~~--+---~
Moins de 25
25 à 29
30 à 39
40 à 49
50 à 54
55 à 59
50 à 64
65 à Plus de 69 70
Source: Monteiro (1995).
39 - Dépense annuelle moyenne (en francs 1995) d'achat automobile par âge du chef de ménage. 16000
Francs 1995
12000
8000
4000
o+-----+-----+-----+-----+-----+---~
Moins de 25
30
40
50
60
70
Plus de 75
Source: Moutardier (1982) ; Clément
Cf
al. (1997).
178
Les conséquences de la rupture
tionnelle est mise à mal, les cohortes nées trop tard pour connaître la période de croissance rapide consacrant en effet à la voiture de moindres dépenses. Au début des années quatre-vingt-dix, la création d'une prime à la casse pour le rachat d'une automobile neuve eut quelques chances d'amplifier la dérive. Par définition, la prime ne peut échoir que pour des automobiles anciennes de propriétaires le plus souvent anciens eux aussi, à l'exception des jeunes ayant acheté précédemment une automobile d'occasion. Un des vices de la prime fut alors de renchérir le marché des occasions, qui est précisément celui grâce auquel les jeunes ont plus souvent accès à la voiture. Cette prime à la casse - même si l'on peut croire que ceux qui l'ont proposée n'en avaient pas la conscience - apparaît ainsi, en quelque sorte, comme une politique de classe d'âge, et donc de génération, puisqu'elle excluait de son bénéfice les nouveaux jeunes possédant plus rarement une voiture mature, au même titre que naguère la loi de 1948 fut à la défaveur des nouveaux jeunes à la recherche d'un logement, et à la faveur de ceux déjà installés.
JEUNES ET LOGEMENT
Le logement révèle quant à lui une situation non moins problématique, mais sous une autre formel. Alors que les taux de propriété du logement s'étaient élevés à tout âge au long des Trente glorieuses, l'heure est au retrait pour les moins de 45 ans. Les moindres capacités d'épargne et le renchérissement de l'accès à la propriété depuis que l'inflation est contenue induisent vraisemblablement ce déclin. Pour autant, aux âges plus élevés, au-delà de 50 ans, les taux de propriété continuent de progresser de cohorte en cohorte: l'épargne déjà accumulée et le prolongement de l'enrichissement permettent l'acquisition alors que les plus jeunes se montrent plus hésitants, ou moins en mesure d'acheter. Est-ce un refus de consacrer plus d'argent au logement que les aînés ne le firent, pour dépenser plus ailleurs? Non. Le poids du logement dans le budget s'est nettement alourdi pour les générations nouvelles: pour les cohortes parvenues assez tôt à la propriété, le coût de l'habitat est faible - ils ont déjà payé, naguère, en 1. L. Chauvel,
L~s
progrès inégaux ... , op. cir.
Les genres de vie: jeunes en retrait
1 79
général au prix faible à l'époque propice. Pour les locataires entrés depuis longtemps dans leur logement, tant que le propriétaire n'exige pas une revalorisation, les réévaluations sur l'indice de la construction neuve impliquent aussi des prix plus avantageux que ceux que rencontrent les nouveaux locataires sur le marché des locations vides. Par conséquent, entre 1984 et 1995, la dépense moyenne Oocation ou remboursement de prêts) par âge pour disposer d'une pièce de logement s'est considérablement accrue pour les plus jeunes dont, par ailleurs, les revenus stagnent; cette dépense, en revanche, ne varie guère pour les âgés, qui pourtant s'enrichissent. De la même façon, le nombre moyen de pièces par individu dans le logement pour les ménages de moins de 40 ans, stagne voire régresse depuis le début des années quatre-vingt-dix, alors qu'il ne cesse d'augmenter pour les plus âgés. La part du budget des jeunes dévolue à leur logement croît nettement, alors que ses dimensions ne progressent pas. Par conséquent, il devient nécessaire aux jeunes de consacrer une part croissante de leur budget à se loger, sans que leur logement s'améliore pour autant, et les âgés dépensent autant, pour un logement plus vaste que jamais (graphique 40). Ici comme ailleurs, la croissance en moyenne sur la
~ocatjons
40 - Dépense annuelle (francs 1995) de logement et remboursements de prêts) pour disposer d'une pièce d'habitation par âge du chif de ménage. 14000
Francs 1995
12000 10000 8000 6000 4000 2000
O+-____~----~-----r-----+----_;---A~g~e~ moins de 25
25-34
35-44
45-54
55-64
65-74
plus de 75
Source: Moutardier (1989) ; Clément
el
al. (1997).
180
Les conséquences de la rupture
population totale, qui livre l'image d'une progression qui ne s'est pas arrêtée depuis vingt ans, dissimule en réalité la divergence des générations. Alors que la dépense pour le logement paraît se situer à l'opposé du modèle même du mode de vie «jeune», orienté vers l'extérieur du domicile, les jeunes en voient le poids financier s'alourdir, tandis que les âgés connaissent une moindre expansion, bien que le mode de vie « âgé» soit, dans les représentations communes en tout cas, caractérisé par une certaine réclusion au domicile. La «jeunesse» devient-elle «vieille» et les « vieux» se font-ils «jeunes ))? Les premiers, en apparence, valorisent de plus en plus le logement, au travers de leur dépenses, les seconds, moins. Mais faut-il souligner le choix personnel de se loger mieux, ou, plutôt, la contrainte croissante d'un coût du logement alourdi, essentiellement pour les locataires les plus récents, tout spécifiquement pour les jeunes qui tôt ou tard devront prendre leur indépendance résidentielle, après avoir longtemps habité chez leurs parents: à Paris, de 1973 à 1995, en francs constants 1995, le prix annuel de la location du mètre carré passe de 402 F à 1 032 F (+ 160 %), alors que le pouvoir d'achat des salaires en Ile-de-France s'accroît de 17 % seulement. La moyenne, pour la France entière, du coût du mètre carré à la location, de 1973 à 1995, passe de 229 F à 540 F(+ 136 %), pendant que le salaire moyen à plein temps sur toute l'année ne croît que de 23 %, et que celui des jeunes salariés - réels, partiels ou potentiels - régresse. Sur la longue durée - et en excluant les variations erratiques du marché spéculatif du logement, et sa croissance excessive à la fin des années quatre-vingt - se loger est progressivement plus cher, par rapport au pouvoir d'achat du ménage moyen, et comme il est impossible de ne pas se loger, sauf à choisir ou subir un mode de vie des plus spécifiques, sur les plus jeunes pèsent plus fortement les hausses dé prix. Les plus âgés, en revanche, ont eu le temps, pour beaucoup, d'acquérir leur logement, lorsque l'achat de celui-ci était nettement plus abordable, parce que le coût du logement était moindre, et que le poids des prêts s'allégeait avec la progression du pouvoir d'achat des ménages et avec l'inflation, aubaine des endettés des années soixantedix (graphique 41). Ce n'est donc pas un choix et un goût positifs vers de meilleures conditions de logements qui poussent les jeunes à dépenser plus, mais parce qu'il leur est impossible de faire autrement. Ils subissent ainsi la contrainte d'un marché dont ils sont moins à même que les âgés de se protéger.
181
41 - Taux de propriétaires selon l'âge du chif de ménage par an. 80
%
70 60
Age
-15-24 -'-25-34 -6--35-44 -M-45-54 ___ 55-64 -65-74
50 40 30 20 10
...
•
1970
1975
0 1960
1965
1980
1985
Ann e 1990 1995
Source: Données sociales, INSEE (1978) pour 1963 ; Dutailly et Burlan (1973) pour 1970; enquête emploi-INSEE 1982-1995.
LES LOISIRS ET LES GÉNÉRATIONS
C'est ici que doit être réintroduite la question des loisirs et de la culture qui mettent en jeu la spécificité des jeunes. La jeunesse, c'est l'insouciance et l'intense consommation de loisir: sorties au café, au cinéma, spectacles, concerts, soirées et autres boîtes, etc. Malheureusement, les données systématiques comparables les plus récentes datent - quelque peu - tant pour l'enquête Loisirs de l'INSEE (1967 et 1988) que pour celle sur les pratiques culturelles du ministère de la Culture (1973, 1981, 1988, l'année 1997, très prochainement disponible, n'était pas encore publiée en juin 1998). Pour autant, dès cette époque, il était possible de s'interroger sur la pérennité de la spécificité radicale des jeunes, qui a pu décliner encore depuis cette date. De 1967 à 1988, si l'on exclut le café - mode de réception et de convivialité de ceux qui ne peuvent recevoir chez eux, faute de place ou
182
Les conséquences de la rupture
d'habiter de façon indépendante de chez ses parents -, les spécificités des jeunes ont tendance à se résorber, tout particulièrement s'ils sont comparés non pas aux plus de 60 ans, mais aux 40 à 59 ans (table 42). Pionniers d'hier, les jeunes en viennent à être suivistes sur un certain nombre d'aspects, comme la participation associative où, à vingt ans d'écart, la place relative des jeunes se réduit clairement. Les jeunes pionniers des loisirs et de la sociabilité sont nettement moins spécifiques que leurs prédécesseurs. Pourtant, la saturation des besoins est loin : chez les moins de 39 ans, quatre cinquièmes ne sont pas allés au théâtre dans l'année, deux tiers n'ont pas assisté à une séance de cinéma dans le mois, un tiers est sorti moins d'une fois par mois de son domicile le soir. La télévision et le magnétoscope ont dû se substituer aux contes narrés lors des veillées de naguère. Le diagnostic qui résulte de cet examen rapide des modes de vie est que les jeunes d'hier, ceux de la décade dorée, étaient réellement pionniers, et se trouvaient confrontés à des parents et des grandsparents qui - lorsqu'ils étaient encore en vie - étaient d'un tout autre monde social: les uns représentaient le monde radicalement nouveau issu des Trente glorieuses, les autres un passé imprégné du marasme de la première moitié du xx< siècle, des privations, de l'esprit d'économie et de restriction des besoins. Les jeunes d'alors, mieux formés dans un monde où les âgés étaient à peine sortis de l'analphabétisme de masse, vivant dans un monde qui n'attendait que leur force de travail pour les aspirer dans la structure sociale avec de bons salaires, à un niveau professionnel le plus souvent au-dessus de celui de leur parents, des jeunes dont les soucis d'avenir consistaient alors à choisir le meilleur plutôt qu'à éviter le pire, avaient toutes possibilités sociales de varier les expériences, de voyager, de s'exprimer, d'inaugurer les nouvelles possibilités ouvertes aux humains des pays développés, qui restaient nàguère l'apanage d'une élite restreinte. Le plus généralement, c'était sous l'œil incompréhensif ou envieux d'une vieillesse impécunieuse, terrée chez soi, ahurie peut-être d'une jeunesse si dispendieuse, alors qu'ils n'y eurent eux-mêmes droit que fort rarement, aux prix de lourds sacrifices. Même la haute bourgeoisie de l'époque, craintive de se voir ainsi dépossédée de son exclusive sur les loisirs savants et les voyages à l'étranger par les jeunes barbares respectueux de rien, exprimait son amertume, comme le Morand des derniers chapitres de ~'énise5. Les âgés du temps, qui avaient vu parfois deux guerres, une crise économique majeure, le marasme sous toutes ses formes, et qui
183
42 - Pratiques de loisir et de sociabilité 1967-1988 (%). (2) 25 à 39 ans
(3)
(4)
14 à 24 ails
40 à 59 aIlS
60 ans et plus
(1)1
(1)1
(4)
(3)
51,1 44,8 28,5 20,1 32,6 11,8 27,7 43,7 54,0 67,1 33,0 30,6 10,4 27,3 56,4 58,3 9,4 14,9
15,2 20,4 25,9 18,3 19,4 10,5 20,0 35,8 38,7 63,7 25,8 20,0 Il,1 32,6 22,9 34,5 3,5 6,9
8,0 10,5 20,2 18,9 13,2 8,4 16,8 30,8 23,1 43,4 26,1 14,0 8,2 23,2 8,7 21,5 2,1 3,8
4,0 4,4 10,5 14,4 4,3 4,0 8,4 21,1 10,7 16,2 12,8 7,2 4,3 14,2 1,3 7,1 1,1 2,1
12,8 10,2 2,7 1,4 7,6 3,0 3,3 2,1 5,0 4,1 2,6 4.3 2,4 1,9 43,4 8,2 8,5 7,1
6,4 4,3 1,4 1,1 2,5 1,4 1,6 1,4 2,3 1,5 1,3 2,2 1,3 1,2 6,5 2,7 4,5 3,9
10,8
12,9
13,6
7,2
1,5
0,8
11,8
17,5
20,1
18,1
0,7
0,6
(1)
cinéma 1 Umois 1967 cinéma 1 Umois 1988 théâtre 1 U an 1967 théâtre 1 U an 1988 spectacle sportif 5 f.1 an 1967 spectacle sportif 5 U an 1988 musée 1 f./ an 1967 musée 1 U an 1988 sortie le soir 1 Umois 1967 sortie le soir 1 Umois 1988 café 1 U semaine 1967 café 1 f./ semaine 1988 restaurant 1 f./mois 1967 restaurant 1 f./mois 1988 danse 5 Uan 1967 danse 5 Uan 1988 joue de la musique 1967 joue de la musique 1988 participation régulière à une association 1967 participation régulière à une association 1988
les 14 à 24 ans étaient 43,4 fois plus nombreux que les plus de 60 ans à danser au moins 5 fois par an en 1967, et seulement 2,7 en 1988.
NOIe:
Source: Dumontier et Valddièvre (1989).
furent socialisés dans un monde où le téléphone, l'automobile, voire l'électricité, n'avaient fait qu'une furtive apparition, où la contraception était précaire et tue, où les amours juvéniles s'appelaient des « bêtises », voyaient peu à peu s'échapper de leur pouvoir, de leur volonté et de leurs représentations, leur monde qui devenait bel et bien celui de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Les distances sociales entre les modes de vie et les loisirs des générations apparaissent aujourd'hui comme singulièrement réduites. Mais s'agit-il bien d'une proximité plus grande entre les générations, ou du fait que, faute d'en obtenir les moyens, de connaître les perspectives
184
Les conséquences de la rupture
d'une amélioration pour leur vie de demain, et d'avoir la conscience de ce qu'ils sont appelés à connaître un sort meilleur que celui de leurs parents, la surenchère dans l'invention des modes d'expression et de vie est pour eux un enjeu trop lointain et abstrait. Est-ce un rapprochement des jeunes et des vieux? Ou le fait que, faute de pouvoir l'assumer financièrement et socialement, en pleine indépendance, l'invention de l'étape suivante du développement de la société ne sera pas leur fait, mais celui d'une génération prochaine, voire peut-être encore lointaine. A l'époque du jeune Johnny Halliday, nul jeune n'eût écouté Maurice Chevallier, ni Tino Rossi, sans déchoir dans le regard de ses pairs; aujourd'hui, trente ans après Johnny Halliday, c'est encore l'époque de Johnny Halliday. De quoi vient l'impossibilité de faire advenir le modèle culturel suivant? Vraisemblablement du peu de place légitime accordée à la vague suivante qui, faute de moyens, de structuration, de conscience de sa position dans la succession des chronologies culturelles, n'existe qu'à peine, même si le rap et le hiphop apportent un peu de nouveauté, faute de variété, impliquant dans une certaine mesure la matrice d'un rapport neuf au monde. Mais il faut écouter ce qu'il pourrait être: « Futur, le futur ne changera pas grand chose, les générations prochaines / seront pires que nous, leur vie sera plus morose », disait IAM (1997). Si l'on définit la jeunesse comme la rupture avec la culture passée et la projection vers un avenir en construction, il est possible d'argumenter qu'« il n'y a plus beaucoup de jeunesse », moins aujourd'hui que dans les universités révoltées de la décade dorée. Inversement, le ralentissement du changement social est en tant que tel et en lui-même, une forme du changement social, et une tendance nouvelle que les jeunes expérimentent: celui d'être jeune sans les moyens, en étant les enfants de gens mùrs, disposant des moyens de rester jeunes.
7 Les genres de mort
A côté de l'analyse des niveaux et des genres de vie, celle de la mort semble bien permettre le repérage de changements cruciaux. Un des changements fondamentaux du siècle est l'élévation de l'espérance de vie, et peut-être aussi le retrait de la mort des scènes de la vie : la mort est tue, dissimulée par sa médicalisation, retranchée de la vie. Ce qui n'empêche tout vivant d'être appelé à disparaître, d'une façon ou d'une autre. Sociologiquement, la mort reste un grand révélateur des différences et du changement sociaux. Elle délivre ainsi des indices importants sur de nombreux progrès sociaux, et sur leur répartition, sur l'hygiène de vie, sur la santé et la médecine. Desplanques 1 montre ainsi que les ouvriers disposent à 60 ans de 18,6 ans d'espérance de vie, contre 21,7 pour les cadres, les premiers étant ainsi en retard d'un quart de siècle sur les seconds, si l'on suit la tendance de croissance de l'espérance de vie. Les morts précoces ou tardives, selon les catégories sociales ou les générations, sont d'un intérêt saisissant, à commencer par cette étude publiée par l'INSEE 2 où la France paraît, par comparaison avec les autres pays industrialisés, en excellente position de par la faiblesse de la mortalité des personnes de plus de 60 ans. En revanche, elle est en situation déplorable pour la mortalité de 20 à 50 ans, où la mortalité française est généralement double. Il est clair que les choix publics, ou leur absence, produit le faible suivi de la santé des uns et la surmédicalisation des autres. Cette analyse succincte de la mortalité permet de dégager quelques singularités générationnelles. 1. G. Desplanque" L'inégalité sociale... , op. cil. 2. INSEE, Données sociales 1996... , op. cil., p. 268.
186
Les conséquences de la rupture
L'ÂGE DU MORT
L'analyse sur le long terme de la mortalité montre que sa diminution depuis une cinquantaine d'années ne fut jamais uniforme selon l'âge atteint par les individus. Après la Libération, l'essentiel de la baisse de la mortalité était due aux adultes de moins de 45 ans et aux enfants, alors qu'au-delà de 50 ans, les gains étaient nuls, voire négatifs dans certains pays. Le phénomène interrogeait les démographes, notamment ceux inspirés des eugénistes, qui émettaient l'hypothèse que cette hausse était la conséquence de la moindre sélection naturelle dans les générations nées à partir de la fin du XIX" siècle! : moins sélectionnés, ils résistaient moins à l'approche du troisième âge. Jean Rostand écrivait dans son ouvrage L'homme que « le débile, comme le vieillard est un produit de la civilisation ... et surtout de la médecine, la chirurgie, l'hygiène, l'assistance, le développement des idées philanthropiques à gêner toujours davantage la fonction épuratrice de la sélection naturelle. Nos sociétés actuelles donnent la possibilité de survivre et de reproduire à des milliers d'êtres qui eussent été, autrement, inexorablement éliminés dès le plus jeune âge. La diminution de la mortalité infantile, les vaccinations généralisées entraînent un affaiblissement de la résistance moyenne de l'espèce ». Ces phrases ne datent pas de 1941 mais de 1961. On comprend ainsi pourquoi le système social des années soixante ne faisait pas grand chose pour ses âgés, tant il leur était expliqué que la mort leur était « naturelle ». C'était oublier un peu rapidement que ces quinquagénaires de la reconstruction étaient issus d'une autre forme de sélection: ces cohortes avaient le plus souvent participé à la guerre des tranchées dont ils conservaient pour beaucoup des séquelles graves, connu les maladies urbaines du début du siècle - tuberculose, syphilis, et bien d'autres encore -, les privations de l'entre-deux-guerres, etc., et vivaient la reprise économique dans un dénuement généralisé alors que les plus jeunes qu'eux bénéficiaient de chances nouvelles d'enrichissement. Lors des Trente glorieuses, les gains d'espérance de vie provenaient ainsi de la baisse de la mortalité des jeunes, et ensuite, depuis le ralentissement économique, de celle des âgés. Ainsi, de 1948
J.
Légaré, Quelques cOllSidératiollS sur les tables de mortalité par génération. Application il l'Angleterre et au Pays de Galles. Population, 21 (5). 1966, p. 915-938, notanmlent p. 916.
Les genres de mort
187
à 1968, l'espérance de vie d'un homme de 60 ans est passée de 15,6 à 15,8 soit un gain d'à peu près rien en vingt ans; en 1975, elle est 16,5 ans, ce qui est un début de décollage; en 1993-1995, dernière évaluation en date, elle est passée à 19,6 ans, soit trois ans en vingt ans. Clairement, l'attention que l'on commence tout juste à porter aux personnes âgées à partir des années soixante 1 porte tardivement ses fruits; en effet, les politiques de retraites gérant essentiellement les flux et non les stocks, il faut attendre l'arrivée des générations de retraités ayant cotisé plus de trente ans pour mesurer une nette amélioration des conditions de vie du grand âge; c'est ainsi que ralentissement économique et situation meilleure du troisième âge coÏncident presque. Pour la génération précédente, celle née à la fin du XIX' siècle, la situation fut exécrable. Envoyés à la mort par leurs aînés en 1914, cette génération fut aussi rejetée hors de la vie par ses cadets, au début des Trente glorieuses. Les générations nées avant 1920 connurent en réalité des situations à peine meilleures. Le début des Trente glorieuses fut donc favorable à ses jeunes plus qu'à ses vieux. C'était l'époque aussi où les démographes se montraient incapables de distance par rapport aux données connues, comme Vincent2 , qui affirmait, en étudiant la mortalité des vieillards de son temps, l'impossibilité humaine de dépasser l'âge de 110 ans, aucune modification de la mortalité des vieillards n'étant repérée depuis des années: le prolongement des courbes connues jusqu'alors en assénait la démonstration. Les faits contemporains ont fait voler en éclat cette démonstration, depuis, de Jeanne Calment (morte à 122 ans) et à Christian Mortensen (mort à 115 ans), qui pourraient bien être les éclaireurs d'une population nettement croissante des centenaires à l'horizon de quelques décennies. En effet, sur les cinquante dernières années, un progressif glissement fait que les gains sur la mortalité, qui étaient naguère essentiellement ceux des moins de 45 ans, sont maintenant essentiellement ceux des plus de 45 ans, les jeunes ayant cessé d'enregistrer des progrès. Au contraire, de 1983 à 1993, la contribution à la hausse de l'espérance de vie des 25 à 40 ans est négative. En termes simples, les 25 à 40 ans de 1993 meurent plus souvent que leurs prédécesseurs. C'est ici la conséquence de la très faible baisse de la mortalité sur la route des jeunes, qui va de pair avec l'incidence sélective selon l'âge d'une nouvelle maladie, le syndrome immunodépresseur acquis (SIDA), et la croissance du suicide. 1. A. M. Guillcmard, Le déclitl du social ... , op. cit. 2. P Vincent, La mortalité des vieillards, Populatiotl, 6 (2), 1951, p. 181-204.
188
Les conséquences de la rupture
Si l'on prête bien attention au réseau causal dans lequel les progrès de la santé sont enchâssés 1 , alors, les avancées aux jeunes âges et la stagnation aux âges élevés, qui était la dynallÙque du début des Trente glorieuses, prend tout son sens; il en est de même pour la configuration nouvelle, où les progrès sont essentiellement ceux des âgés et la dégradation celle des jeunes, qui devient tout à fait compréhensible au vu des phénomènes repérés. Pour autant, il faut bien noter une fois encore que les cohortes qui bénéficièrent naguère des progrès de la mortalité précoce sont aussi celles qui bénéficient aujourd'hui des progrès aux âges élevés. Pour les cohortes nouvelles, nées à partir de 1950, dont la mortalité s'élève, les perspectives sont moins favorables. Il faut rappeler que la baisse de l'encadrement médical, programmé pour les années 2010 par les recrutements de médecins depuis vingt ans, est de nature, aussi, à nuire à l'état de santé à 60 ans des générations nées en 1950. La fin de l'aspiration vers le haut de la structure sociale, le fléchissement du salaire moyen de ces cohortes, la baisse relative - sinon absolue - de leur revenu, les différences de capacité d'insertion sociale, peuvent nous poser question quant aux progrès de la qualité et de l'hygiène de vie qui leur sont ouvertes. Si la tendance actuelle persiste, l'espérance de vie pourrait donc cesser de progresser dans trente ans, lorsque les cohortes nées après 1950 aborderont le quatrième âge. Sans que la conscience en soit encore nettement venue, c'est ce que la société semble programmer, sauf nouveau revirement. N'y a-t-il pas lieu, en effet, de penser que la mortalité n'est pas simplement liée au système sanitaire, à l'hygiène de vie, mais très généralement à la capacité d'une société à intégrer convenablement ses membres? C'est pourtant ce que cent ans de sociologie du suicide nous enseignent, depuis Durkheim2 •
LE SUICIDE DES GÉNÉRATIONS
Depuis les premières mesures du suicide, depuis un siècle et demi, l'élévation avec l'âge du risque de mort volontaire était une régularité 1. Comme le repérage des risques, notamment hospitaliers, la prévention, le dépistage, les bilans de santé et le suivi médie,l, et bien sûr l'hygiène et la qualité de vie, peu ou prou liées au revenu et
dU
statut sociJ1.
2. E. Durkheim, Le sllicide, éli/de de sociologie, Paris, Félix Lacan, 1897.
Les genres de mort
1 89
ne souffrant aucune exception, quel que fût le pays considéré. Les courbes du taux de suicide croissaient ainsi de façon extrêmement régulière, de façon quasi systématique. Jusqu'en 1970, le suicide masculin croissait régulièrement et progressivement avec l'âge, de façon presque linéaire: le risque de se donner la mort était plus important à 40 ans qu'à 30, à 60 qu'à 50. Le fait était accepté comme une évidence, une fatalité existentielle inscrite dans le devenir humain que rien ne pourrait jamais modifier. Dans les années soixante-dix, encore, s'interrogeant sur les politiques de santé publique à mettre en œuvre pour diminuer le taux de suicide des personnes âgées, Chesnais, comme l'essentiel de la société française avec lui, baissait les bras: Comment éviter, en effet, dans une population vieillissante, un surcroît de suicides liés à la condition du dernier âge, celui que la société maudit pour son improductivité? La solitude, l'inactivité forcée, l'appauvrissement, la perte de relation sociale, le sentiment d'inutilité et de rejet, voilà, outre les souffrances physiques, autant de raisons de se donner la mort, pour ceux qui voient s'effriter leur « espérance de vie» 1.
Ce texte présente un interet sociologique inhérent sur la façon dont un démographe des années soixante-dix - dont les travaux sont de grande qualité - se représentait ce groupe d'âge passé depuis lors d'une situation de marginalité sociale à la centralité. Les « vieillards », que l'on appelle maintenant les « personnes âgées »), le « troisième âge », ou les « seniors » ont effectivement trouvé un autre statut, et ne sont plus « maudits pour leur improductivité», bénéficiant d'un loisir autrement mieux rétribué que celui du jeune chômeur et du jeune actif dont l'insertion dans l'emploi s'est mal opérée, de tous ceux qui n'ont pas trouvé leur place, faute d'en faire exister pour tous les nouveaux arrivants. Pourtant, il convient d'analyser les changements intervenus dans les taux de suicide masculin" depuis les Trente glorieuses. Ceux-ci sont instructifs (graphique 43). Les plus de 75 ans ont connu des évolutions chaotiques de leur taux de suicide mais peu d'évolution univoque. Ces résultats nous invitent à rejeter certaines idées. Le sur-suicide des gens âgés pourrait venir exclusivement de l'approche de l'invalidité, de la délitescence physique, de l'approche de la mort, ce 1. J. oc. Chesnais, Les morts violentes depuis 1826, comparaisons internationales, Travaux et documents de {'INED, nO 75, 1976. Citation p. 97, souligné dans l'original. 2. Ici, seul le taux de suicide masculin sera analysé: le suicide feminin par âge est plus complexe et pourrait révéler plutôt la modification du statut des femmes depuis quarante ails.
190
43 - Évù/wiù/l du taux de suicide (1950-1995) aux différents âges par an. 120
Taux pour 100000 Age
100
-.-80 _ _ 70 80
--.-60 ~50
60
"""'-40 ___ 30
40
~20
20 0
+ 1950
1960
1970
1980
1990 Source: Chauvel (1997a).
:';,>te: Chaque point représente le taux moyen de suicide de la classe d'âge décennale qui l'entoure: à l'abscisse 20, par exemple, correspond le taux des 15 à 24 ans.
qui reviendrait à dire qu'il n'est conditionné que par l'espérance de vie. Or, sur les trente dernières années, eu égard à l'élévation de l'espérance de vie à soixante ans (voir supra) qui s'est accrue de cinq ans environ, les 75-84 ans d'aujourd'hui auraient dû voir leur niveau de suicide se rapprocher de celui des 65-74 ans d'hier. La déduction logique et les faits observés ne convergent pas: le sur-suicide des âgés n'est pas simplement une question d'espérance de vie. Symétriquement, il faut s'interroger sur le comportement suicidaire de la jeunesse contemporaine: les 15-24 ans de 1993 se suicident dans une proportion supérieure à celle des 25-34 ans de 1950. Le retard croissant à l'entrée en activité professionnelle, à la formation d'un couple, d'une famille, ne s'accompagne en rien d'un « retard du suicide », bien au contraire. Si l'âge adulte, du point de vue professionnel et familial, advient plus tardivement, la « maturité suicidaire » - le fait, pour une cohorte, de parvenir à un risque de suicide plus élevé - survient plus tôt. Ces deux évolutions paradoxales montrent que le suicide ne suit pas mécaniquement les déplacements de ces deux limites de la vie
Les genres de mort
191
d'homme adulte: l'entrée par le statut professionnel, familial et l'indépendance économique, et la sortie par la mort. Entre ces deux extrémités, et malgré l'intérêt des chercheurs comme du public pour ces deux âges spécifiques que sont les jeunes et le troisième âge!, il apparaît que la particularité des années quatrevingt-dix, en France, est l'élévation forte du taux de suicide autour de 40 ans, qui dépasse maintenant le taux à 50 et 60 ans. Au rythme actuel, un homme de 25 ans a 0,78 % de chances de se suicider avant l'âge de 45 ans, alors que ce risque n'était que de 0,44 % des années cinquante à soixante-dix. Le problème de l'élévation du taux de suicide embrasse en réalité tous les âges de la vie, avant 45 ans, et non pas simplement les jeunes, au sens de moins de 25 ans. C'est ici le constat de l'uniformisation des taux de suicide des 25 à 74 ans sur la période. Les 65-74 ans de 1950 se suicidaient près de 5 fois plus souvent que les 25-34 ans; en 1993, le rapport n'est plus que de 1,5. Plus encore, les 35-44 ans se suicident maintenant plus que les 45-64 ans, phénomène apparu depuis moins de dix ans: il n.'y a plus linéarité du lien entre âge et suicide. Andrian2 fut la première à souligner cette configuration nouvelle. Ce qui pour les sociologies du suicide de naguère était une évidence, une régularité universelle, un invariant - le fait que les âgés se suicident plus que les jeunes -, est remis en cause: le fait social du suicide n'est pas intemporel, mais historique, et un siècle de régularité n'est pas gage d'éternité. Pour le reste, le graphique est particulièrement difficile à comprendre. De l'apparent chaos, quelques éléments ressortent pourtant, déjà soulignés pour la plupart par Surault3 : - Un trait est commun aux difIerents âges: l'année 1985 a vu culminer le taux de suicide de l'ensemble des classes d'âges après une hausse depuis 1975; il a connu une rémission plus ou moins nette - sauf pour les 35 à 44 ans qui demeurent au même niveau - dans la
1. La littérature scientifique conune médiatique abonde de rérerences sur le suicide des jeunes. mais aussi. quoique moins souvent. des âgés. La problématique du suicide des adolesccnts semble nettement importée des pays anglo-saxons où le suicide autour de 25 ans atteint ou dépasse maintenant celui des personnes autour de 65 ans. Ce stade de l'évolution du suicide n'est pas (encore ?) atteint dans la France contemporaine. Aujourd'hui en France. le vrai problème est celui du suicide • dans la force de l'âge". pour reprendre le titre de Andrian (J. Andrian. Le suicide en pleine force de l'âge: quelques données récentes. Cahiers de sociologie el de dé/llographie /IIédicales. 36 (2). 1996. p. 171-200). 2. J. Andrian. Le suicide...• op. dl. 3. P. Surault. Variation sur les variations du suicide en France. Population. nO 4-5. juillet-octobre. 1995. p.983-1012.
192
Les consequences de la rupture
deuxième moitié des années quatre-vingt, pour croître de nouveau en 1993 chez les moins de 45 ans, et se stabiliser pour les plus de 45 ans. Les variations du suicide pour chaque âge ont donc suivi au moins en partie les évolutions déjà repérées pour la moyenne de la population masculine: hausse de 1975 à 1985, baisse jusqu'en 1990, hausse jusqu'en 1995. Ainsi, le suicide masculin, tous âges confondus, et le rythme de la dégradation de la conjoncture économique (voir chapitre 1) connaissent des évolutions parallèles. Ce serait une erreur d'en déduire une relation de causalité mécanique, mais il serait plus subtil d'y voir un lien systémique: la crise sociale, dont l'accroissement du chômage est un symptôme et non la cause unique et univoque, est ressentie aussi, même si c'est avec une moindre intensité, dans la totalité de la population, même chez les individus que le chômage ne concerne aucunement. Le chômage pourrait donc n'être pas seul en cause dans le suicide, dont le processus est plus global. - En suivant par exemple la cohorte née en 1930 1, en 1950, à 20 ;ms, son taux de suicide est de l'ordre de 6 pour 100 000. En 1960, elle a 30 ans et son taux passe à 15. En 1970, à 40 ans, il est de 25,5 ; puis 40 dix ans plus tard, et en 1990, 38 pour 100 000 à 60 ans. Son taux de suicide a cru presque systématiquement (comme pour les autres cohortes) au long de son parcours de vie, sauf à l'entrée dans le troisième âge; les générations précédentes avaient connu néanmoins une élévation de leur taux de suicide après l'âge de la retraite. - Le taux minimal de suicide pour la classe d'âge des 40 ans est atteint en 1960 (cohorte née en 1916-1925) ; le minimum pour l'âge de 50 ans est atteint en 1970 (même cohorte) ; autour de 60 ans, en 1975-19g0 (cohorte 1911-1925); autour de 70 ans, en 1990 (cohorte 1916-1925 encore). Les générations qui précèdent ont eu des taux plus élevés aux mêmes âges, mais en diminution progressive jusqu'à cette génération 1916-1925. Inversement, chez les plus jeunes, le suicide autour de 20 ans commence à s'accroître en 1970 (cohorte 19461955), autour de 30 ans en 1980 (même génération) ; il est délicat de dire quoi que ce soit pour les individus de 40 ans, les évolutions pouVJllt être la conséquence des effets de période mentionnés, mais la moindre baisse de 1990 et l'envolée plus brutale qu'ailleurs pour 1995 pourrait provenir de la génération 1949-1958.
1. On trouver. dam Surault (1' Surault, Variation sur les variations ... , "p. cil., p. \1\14-\196) la rq)fé-:-,cll[~tion des suivi~ longitudinaux dè chacune des g~nérations en présence - voir aussi l' <'rWlIl/J publié dans la livraisoll suivante.
193
4.4 - Profil du taux de suicide masculin en 1965 et en 1995 par âge. 80
Taux pour 100000
70 60
50 40
30 20 JO
Age
0 10
20
30
40
50
60
Source: SurJult (1995) pour les taux 1965 complété par
70
80
(différentes années) pour les taux de 1995.
INSERM
Note: Chaque point représente le taux moyen de suicide de la classe d'âge quinquennak qui l'entoure: il l'abscisse 20,5, par exemple, correspond le taux des 20 à 24 aIlS.
Ces faits complexes mettent en évidence des bribes de sens, où l'on reconnaît des effets d'âge (élévation du taux de suicide avec l'âge), de génération (faible taux de suicide des générations nées entre 1916 et 1945), de période (croissance entre 1975 et 1985, baisse en 1990, nouvelle hausse ensuite), qui entrent en combinaison, d'où la difficulté à objectiver chacun de ces effets indépendamment des autres. Depuis 1970, une nouvelle structuration du suicide selon l'âge se révèle donc: les taux des moins de 45 ans ont doublé, ceux des sexagénaires ont baissé d'un quart, au point que les suicides sont plus fréquents à 40 ans qu'à 60 (graphique 44). Cette recomposition du taux de suicide correspond donc à une baisse importante du taux de suicide pour les classes d'âge situées à l'approche de la retraite, entre 50 et 70 ans en 1995, cohortes nées entre 1925 et 1945. Celles nées au début du siècle - les quinquagénaires et sexagénaires des années soixante - avaient connu des taux plus élevés, et les générations nées après 1950 apparaissent nettement comme sursuiciclaires par rapport à leurs aînées au même âge (graphique 45).
194
45 - ÉL'o[wion entre 1965 et 1995 (niveau 100: 1965)
du taux de suicide masculin par âge. 250
200
150
100
50 Age O+----+----r---~----~--~--~----~--~ 20 40 50 60 70 80 90 10 30
Source: Surault (1995) pour les taux 1965. complété par
(différences années) pour les taux de 1995.
INSERM
N,JI,,: les 20-25 ans de 1995 se suicident 2,4 Îois plus souvent que ccux de 1965. Les 60-65 ans connaissent un taux de suicide qui ne vaut plus que 59 'x, de celui de leurs prédécesseurs de 1965. Le niveau 100 correspond à une stabilité du taux de suicide aux deux dates pour une tranche d'âge donnée.
SUICIDE ET PERSPECTIVES DE VIE
Comment comprendre ces recomposltlons du suicide, qui apparaissent comme une modification fondamentale par rapport à tout ce que les statistiques du suicide selon l'âge ou la cohorte nous avaient appris depuis plus d'un siècle. Il est possible de voir, comme Surault l , dans l'élévation du suicide des nouvelles cohortes la conséquence de la désintégration de la cellule familiale traditionnelle, de la fragilisation du couple, et de l'anomie familiale qui en découle pour les enfants du baby-boom; inversement. pour les générations plus anciennes, celles 1. P Surault. Variation sur les variations .... op. cil.
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nées avant les années vingt, il est possible de penser que les séquelles des guerres et le traumatisme issu de la période tourmentée de la première moitié du xx< siècle ont impliqué un taux de suicide plus élevé que pour leurs cadettes. C'est donc une interprétation ouvertement cohortale du phénomène, qui n'avait pas été tentée jusqu'à présent. L'hypothèse, qui mobilise l'idée d'un changement psychosociologique par cohorte, est expliqué ainsi par deux éléments distincts: le traumatisme historique dans un cas, l'anomie familiale dans l'autre. Pourtant, différents éléments posent réellement question. Le traumatisme des générations nées avant la Première Guerre mondiale est compréhensible, socialisée qu'elle fut dans son enfance dans un monde de destruction, de marasme économique dans son adolescence et sa jeunesse ensuite, ou ce qui en tint lieu, puis par la deuxième guerre après; mais ce qui est moins compréhensible, c'est pourquoi les cohortes nées dans le courant des années vingt et trente n'ont pas été traumatisées, elles aussi, dans leur enfance, par le marasme des années trente, et la guerre ensuite. Certainement parce que la reconstruction exigeait leur participation, ce dont elles ont bénéficié, de par le plein emploi et l'enrichissement rapide des salariés qu'elles ont rencontré à leur entrée dans la vie, de par la retraite en fin de carrière, situation plus propice que la période antérieure subie par les aînés et la période postérieure - celle du ralentissement - que connaissent les cadettes. De façon symétrique, l'anomie familiale, subie par les enfants du baby-boom, ne concerne pas simplement les enfants nés à partir de 1945 : les taux de divorce par cohorte commencent à s'accroître très fortement dès la cohorte 1938, qui n'est en rien sursuicidaire, bien au contraire, puisque leurs taux sont en deçà de toutes les normes connues. De plus, l'élévation importante du suicide concerne moins les cohortes nées en 1945 que celles venues au monde à partir de 1950 : la datation cohortale de l'anomie familiale et celle du suicide sont donc assez décalées. Par ailleurs, les générations nées avant 1920, dont les modèles familiaux étaient parfaitement traditionnels, ne fut en rien protégées du suicide. La grande différence entre la cohorte de 1938, la première touchée par l'anomie familiale, et celles d'après 1950 est que ces dernières connaissent la fragilisation des repères familiaux en même temps qu'un contexte économique, social et statutaire dépressionnaire. La fragilisation du couple dans un contexte de moindres difficultés d'intégration, notamment dans l'emploi et l'économie, qui ont des prolongements de
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toute nature dans l'ensemble des sphères de l'existence, semble moins suicidogène que lorsque ces problèmes existent. Il convient de rappeler l'argument d'Irène Théry, pour qui ces nouveaux modes de vie familiaux (célibat prolongé, instabilité matrimoniale, monoparentalité, recompositions familiales, etc.) furent inventés par les catégories sociales qui en avaient les moyens de par la stabilité de leur salaire, la sécurité de l'emploi, la dynamique professionnelle ascendante, l'indépendance sociale assurée, mais furent diffusées ensuite à celles qui n'avaient pas cette indépendance et cette sécurité, et pour qui ce nouveau mode d'existence comportait de nombreux risques existentiels. Pour les nouvelles générations, chez qui les difficultés sociales se développent, la fragilisation familiale est une incertitude supplémentaire qui pèse sur l'avenir. Pour la génération 1938, qui eut 57 ans en 1995, qui commença généralement de travailler vers 1955, et qui cumule donc en général une quarantaine d'annuités de cotisations de retraite, l'avenir, même en cas de perte d'emploi, reste bien assuré. pour la génération 1958, qui a travaillé à partir de 1976, pour qui beaucoup ont été confrontés au chômage dès leur entrée dans la vie professionnelle, et qui a 37 ans en 1995, la retraite est fort loin. Pour ceux qui perdent leur emploi, les perspectives de vie sont nettement plus réduites - un loisir souvent vide de sens, un statut souvent stigmatisé, des ressources médiocres, la sécurité réduite au revenu minimum d'insertion, qui ne vaut que les deux tiers du minimum vieillesse, selon une étrange évaluation des besoins selon les âges de la vie. En revanche, pour ceux qui ont travaillé toute leur vie adulte, comme c'est généralement le cas pour les cohortes qui ont vécu leur jeunesse lors des Trente glorieuses, une nouvelle perspective de vie s'ouvre au futur retraité, dès l'âge de 50 ans, et lui offre la possibilité de se projeter dans un avenir personnel d'une grande sécurité, et qui n'est pas dénuée de satisfaction - le loisir, plus le statut, plus l'argent, plus la sécurité, un cocktail dont les retraités d'antan, ceux des années soixante, n'ont pas bénéficié. Pour la cohorte 1908, qui a commencé de travailler à partir de la seconde moitié des années vingt, qui s'inséra dans le monde du travail en pleine crise de l'entre-deux-guerres, qui connut la Deuxième Guerre mondiale à 31 ans, et la Libération à 37, la première moitié de la vie active fut peu favorable. Lorsqu'il fut salarié, il ne put cotiser que 28 ans avant d'avoir 65 ans, et ne se vit donc pas, dans le cas général, attribuer de retraite à taux plein; si jamais ses torces l'abandonnaient avant, c'était dans une large indifférence du
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système social de l'époque. Les perspectives de vie du quinquagénaire de la cohorte 1908 ne furent donc guère aussi favorables que pour leurs successeurs de vingt ans. Il est clair que les chances de s'intégrer de façon satisfaisante dans le monde du travail, et plus généralement dans le monde social, de par le statut, la capacité à participer à la consommation, aux loisirs, à l'ensemble des besoins les plus appréciés dans la société, furent et sont nettement contrastés selon la cohorte. Par conséquent, pour les contemporains, selon l'âge atteint, l'horizon de vie ouvert devant soi n'est en rien continu: il peut y avoir plus de perspectives à 60 qu'à 40 ans. Il convient alors de se représenter le cours de la vie comme un horizon devenu discontinu selon l'âge l . D'une telle situation, la sortie par le suicide est certainement minoritaire, mais celui-ci est la partie émergée de l'iceberg de la fragilisation matrimoniale, psychologique et sociale. En fait, le statut et la valorisation offerte aux différentes cohortes, et l'intégration sociale qui leur est dès lors ouverte ou ferr1\ée, apparaît comme le lieu central autour duquel tout gravite. Le suicide ne serait donc pas, de ce point de vue, une affaire de générations durablement traumatisées, ou dont l'intégration familiale fait simplement défaut, mais il serait lié au fait que les accidents de la vie, les risques sociaux qui se présentent, et plus encore, la capacité à maîtriser son destin, donc les raisons de jouir ou de désespérer de la vie, ne sont pas les mêmes selon l'âge auquel les individus abordent telle et telle période de l'histoire des sociétés. Avoir 60 ans en 1958 ou en 1968, en pleine expansion économique, est une malchance collective - de plus - subie par les cohortes nées à la fin du XIXe siècle ou au début du xx. Avoir 30 ans à la même date offrait bien d'autres possibilités, dont la cohorte 1938 a collectivement bénéficié, comme celles qui l'entourent d'une dizaine d'années. La cohorte 1928, par exemple, ayant 65 ans en 1990, bénéficie d'un grand retournement historique: le fait qu'en période de ralentissement économique et de chômage de masse, il est préférable de vivre avec une retraite assurée, plutôt que de chercher à conquérir et à conserver un emploi, à s'insérer dans le monde du travail, à ne guère savoir qu'espérer de lendemains incertains où l'autonomie financière et la stabilité du statut social ne sont en rien assurées. En effet, dans
1. A. Masson, Préferencc temporelle discontinue, cycle et horizon de vie, ill L.-A. Gérard-Varet etJ.-c. Passcoron, u tl/adèle ct l'ellqllête. us usages dll prillcipe de rationalité dalls les scietues sociales, Paris, Éditions de l'EHESS, 1995, p. 325-400.
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une période marquée par une forte incertitude l (les trois petites glorieuses de la fin des années quatre-vingt, comme la récession de 1993, comme le semblant de reprise de 1998, ont été plus constatées que prévues par les conjonc tu rist es) l'acteur - économique comme social - est dans l'incapacité de construire une stratégie. Cette perte des repères projectifS est une confrontation à la « complexité » et au « vide » - d'avenir, voire de sens - pour reprendre des termes usités par Durkheim et par Halbwachs2. Ici comme ailleurs, le suicide marque les deux transitions déjà repérées: celle des cohortes nées avant et après 1920, puis celles avant et après 1950. Ce phénomène de hausse sélective du suicide ne correspond pas simplement à la privation de ressources telles que le revenu, conçu comme un simple moyen de consommation marchande ne valant que par son utilité directe. Le revenu n'est pas, en effet, d'un point de vue sociologique, réduit à cela: il est surtout pour tout individu et pour tout groupe social l'indicateur empirique, le signal objectif, de la reconnaissance collectivement consentie de sa valeur sociale. Un faible revenu n'est pas sel/lelt/CIlt une contrainte économique plus lourde pour l'individu, ni simplement d'ailleurs la conséquence d'une moindre productivité marginale - dont la mesure, quoiqu'en pensent les économistes néoclassiques, est bien aléatoire -, mais l'affirmation collective de ce que cet individu vaut moins. Ainsi, les vieillards des années soixante, avec leurs faibles revenus, étaient confrontés à la médiocrité de leur valeur socialement reconnue, et rejetés dans un passé sans avenir, et dont les 1. Cette notion d'incertitude est opposée à celle de risque. Le risque s'analyse dans le cadre éco-
nomique néo-claS>l'lue pJr la possibilité de probabiliser l'avenir, et par l'évaluation des chances favorables ou défavorables. Les configurations possibles pour demain sont aléatoires mJis l'acteur peUl en dire les probabilités, et peut donc prendre des risques tout en s'assurant contre les mauvais ,orts. En SItuation d'incertitude, au contraire, l'avenir est non probabilisable (une série de questions simples révélant l'incertitude pourrait être la suivante; «Quelles seront les modalités de fonctionnement du système de retraite en 2027 ? ", «Y aura-t-il d'ici ta un krach boursier' ", .. Quel sera le taux de croissance dans tœnte ans ? ", «Quelles en seraient les conséquences? »). Le risque induit la possibilité d'anticipations rationnelles, permettant la maximi,ation de l'utilité espérée. L'incertitude au sens de Knight, en revanche, confronte, l'acteur à une impossible raison calculatrice, ct le condamne à l'action .. sans risque li, à savoir la Illoindre action, l'inaction, qui coruporte un coût social et éconon1Îque décuplé - l'absence de projet donc de croissance -, voin: même à l'action salIS SetlS /Ii raisotl (cf. F. H. Knight, Risk, Ullccrtaillty atld Pr'!ftt, Boston, Houghton Mifllin Company, 1921). Ainsi, lorsque Mayol (cf. P. Mayol, Les elljatlls de la liberté, Paris, L'Harmattan, 1997) conclut son chapitre sur l'emploi par la phrase; .. Il est sans doute difficile d'être jeune aujourd'hui, mais ce n'est pas, non plu;, risqué" (p. 114, italique dans l'original), il avait amplement raison, puisqu'ici, «risqué Il doit être rClllplacé par « incertain 1), 2. E. Durkheim, Le suicide ... , "p. cit. ; M. Halbwachs, Les causes du suicide, Paris, Félix Alcan, 1930.
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maux suscitaient une large inditIerence sociale; les jeunes des années quatre-vingt-dix, acculés au loisir sans indépendance financière des études ou du chômage - et en cela bien distinct du loisir sans dépendance du troisième âge - sont rejetés dans les limbes d'un avenir sans devenir ni projet. Parmi les jeunes, les plus démunis peuvent bien craindre en cas de chute de ne pas trouver leur seconde chance - le jeune chômeur de longue durée est acculé à la dépendance de la parentèle, lorsqu'elle existe, ou au RMI, pourvu qu'il ait au moins 25 ans -, alors qu'un consensus fort soutient des institutions sociales destinées aux travailleurs vieillissants telles que la préretraite ou le chômage avec dispense de pointage complétant les annuités de retraite et assurant le maintien de l'indépendance financière de l'intéressé en attente de l'ouverture de ses pleins droits. Ne doit-on pas voir dans ce traitement du chômage distinct selon l'âge une différence de légitimité socialement construite des ditIerents âges de la vie? Mais si le changement de la valeur socialement construite des âges épouse le contour de la succession des cohortes, si les jeunes privilégiés d'un temps deviennent les âgés favorisés du suivant, il convient alors de s'interroger sur la nature générationnelle du changement. Si, comme Halbwachs, on se représente le suicide comme une manifestation de la fermeture des perspectives de vie, les évolutions de celui-ci, par âge et génération, trouvent une lecture particulièrement adaptée. Son hypothèse est collective et systémique: « Ce n'est pas que la misère des ouvriers qui chôment, les banqueroutes, les faillites et les ruines, soient la cause immédiate de beaucoup de suicides. Mais un sentiment obscur d'oppression pèse sur toutes les âmes, parce qu'il y a moins d'activité générale, que les hommes participent moins à une vie économique qui les dépasse, et que leur attention n'étant plus tournée vers le dehors se porte davantage non seulement sur leur détresse ou leur médiocrité matérielle, mais sur tous les motifs individuels qu'ils peuvent avoir de désirer la mort »1. Si, à « tournée vers le dehors », un « projetée vers le lendemain» était ajouté, l'interprétation serait particulièrement juste : le suicide semble révéler les indices de la capacité des individus à construire leur avenir social, mais cette capacité est peu ou prou la conséquence de ce que les équilibres sociaux leur offrent. Ainsi, au moindre accès à l'emploi, au statut, au revenu des cohortes nées après 1950 correspond aussi un taux de suicide double par rapport à leurs prédécesseurs. Ainsi, la belle démonstration 1. M. Halbwachs, Les callses du suicide, "p. dt., p. 394.
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de Durkheim, selon qui l'acte le plus individuel et solitaire qui soit - le suicide - révèle des déterminismes collectifs que le sociologue peut ainsi mettre au jour, conserve un siècle après sa validité. Le genre de mort suit aussi les contours du niveau de vie et de ses perspectives. Il révèle aussi le cloisonnement entre les générations, la vie des unes et celles des autres ne s'améliorant pas en parallèle. Ces questions renvoient à d'autres, notamment à celle de ce que l'on veut bien sib'11ifier par jeunesse. A quel âge cesse-t-on d'être « jeune» ? Autrement posée, la question est: le mot « jeune» a-t-il une quelconque utilité pour comprendre la société, ou n'est-il pas totalement ambivalent, au point d'être nuisible à toute appréhension de certains phénomènes sociaux? Les « jeunes» de la fin des Trente glorieuses, ou de mai soixante-huit, le sont restés, en bénéficiant à plein des opportunités que leurs aînés leurs ont offertes dans l'ensemble des domaines économiques et des avancées sociales, et en inaugurant, à tout âge de leur vie, des situations tàvorables à un point inédit depuis le début de l'humanité, en profitant de la mobilité sociale ascendante, de l'enrichissement, de nouveaux modes de vie. A l'abord de la retraite, maintenant, un monde nouveau de loisir s'ouvre. Les « jeunes» du début du ralentissement économique le sont restés, dans la mesure de leur moindre intégration sociale prolongée, de leurs plus faibles chances d'accès à la catégorie des cadres ou simplement à l'emploi, de leur instabilité généralisée dans la sphère de la production ou de la famille; ils le sont restés jusqu'à présent, alors qu'ils atteignent ou dépassent la quarantaine d'années. Pourtant, les cohortes correspondantes ont rencontré plus tôt que les précédentes la « maturité suicidaire », c'est-à-dire le fait d'atteindre un taux élevé de risque suicidaire; les quadragénaires d'aujourd'hui se suicident même autant que les personnes de 70 ans. Inversement, les cohortes d'avant 1920, d'un certain point de vue, ont aussi conservé toute leur vie les aspects de cette « jeunesse » définie par une moindre intégration, dans la société salariale, dans la sphère économique, dans la possibilité de trouver la reconnaissance politique de leur droit à un revenu décent, le système de retraite des années soixante dissuadant nettement les travailleurs âgés de quitter leur travail, continuer étant alors la seule solution pour échapper à la pauvreté de leur retraite, alors même que leurs employeurs souhaitaient s'en défaire au plus vite l . Au total, seules les cohortes nées entre 1920 et 1935 ou 1940, furent « adultes» la quasi-totalité de leur existence, !. A.-M. GuillclllJrJ. LI.' déclill du social ... , "p. cil., p. 147-14<).
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soumises qu'elles furent aux normes sociales anciennes, et bénéficiant aussi de la création du modèle de société salariale nouveau issu de la reconstruction, et des revalorisations des retraites et de l'avancement de l'âge du départ. Mais ici se révèlent les ambiguïtés du terme de « jeunesse », où liberté et précarité, invention et marginalisation, indépendance et déshérence sont trop étroitement imbriquées pour permettre vraiment une analyse sociale pertinente. Les cohortes nées au début du siècle, voire avant, furent sans liberté par rapport aux modèles d'encadrement social qui leur furent proposés - Église, communisme, État... -, et furent caractérisées par une structure sociale verticale où, du bourgeois au prolétaire, l'écart était béant. Celles nées dans l'entredeux-guerres ont connu la même soumission aux encadrements idéologiques et organisationnels, mais bénéficièrent de l'intégration professionnelle de la société salariale émergente et de l'expansion des Trente glorieuses; celles nées dans le courant des années quarante connurent l'émancipation par rapport aux normes et aux repères sociaux traditionnels tout en continuant de bénéficier de l'expansion; les suivantes nées à partir de 1950 arrivent essentiellement dans un monde où seule existe l'émancipation - comment se révolter contre l'absence apparente de contrainte? -, mais où le modèle salarial d'expansion se délite peu à peu, impliquant ainsi un contexte social qui pourrait se rapprocher de celui des temps anciens, avec une distance croissante entre le haut et le bas de la société, et une incertitude fort générale. Ainsi, le mot « jeunesse» n'est-il pas assez précis pour comprendre la dynamique sociale à l'œuvre alors que la notion de cohortes, qui s'assemblent en générations sociales spécifiques, permet de prendre la mesure de l'expérience dans le monde, au long du cycle de la vie, des membres de la société qui se succèdent. L'élément réellement pertinent est la nature de l'expérience collective de la cohorte, qu'il faut comprendre non pas comme un tout socialement homogène, puisque catégories populaires et supérieures peuvent connaître des destins divergents ou convergents, plus égaux ou inégaux, selon la dynamique du temps, mais comme une globalité, un système mobile de positions, porteur d'un contexte différent agissant sur ses membres, en mesure de créer une structure sociale spécifique, plus ou moins hiérarchique, plus ou moins propice à l'intégration ou la marginalisation, et des configurations favorables à certains âges de la vie et néfastes à d'autres âges. La vraie question est celle de la formation de la reconnaissance sociale, ou des possibilités de reconnaissance sociale, des diffèrentes cohortes, et des diffèrentes catégories sociales au sein des cohortes.
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Les perspectives de vie des difIerentes générations qui se sont succédé ont connu des variations importantes, ce qu'il s'agit d'évaluer maintenant du point de vue de la mobilité sociale. En effet, ces dernières décennies, quatre ensembles de cohortes, quatre générations sociales, ont cohabité, qui connurent, pour chacune d'entre elles, une situation spécifique assez généralement liée à la façon dont elles entrèrent dans le monde du travail: celles venues au monde avant la Première Guerre mondiale, trop tôt pour bénéficier à plein des Trente glorieuses; celles nées dans l'entre-deux-guerres, qui connurent le monde nouveau de la société salariale, mais ne bénéficièrent ni de l'expansion de l'enseignement, ni de la croissance du salariat moyen et supérieur, mais qui échappèrent presqu'intégralement au chômage, et dont les retraites sont très favorables par rapport à leur carrière passée; celles qui naquirent dans le courant des années quarante, dont le destin social est des plus exceptionnels; celles enfantées après 1950, marquées par la stagnation sociale dans un monde qui prolonge sa croissance. Cette périodisation pose deux problèmes. D'abord, on peut se demander ce qui vient après. Ensuite, il faut se poser la question de l'articulation de ces générations sociales en « générations familiales ». En effet, si, à l'échelon macrosocial, ce sont des générations séparées par leur destin, à l'échelon microsocial, ce sont aussi des parents et des enfants, des nièces, des oncles, des grandes sœurs et des cousines, qui tissent des liens de parenté, se rencontrent et s'entraident, mais aussi s'estiment, se comparent, et s'évaluent réciproquement. Au premier problème, la réponse est simple: viennent les générations nées dès le début des années soixante-dix, qui bénéficient d'une
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nouvelle expansion scolaire à la mesure de celle connue par les générations nées dans le courant des années quarante. Les conséquences de la situation actuelle - légère baisse du taux de chômage, qui reste pourtant situé à un très haut lùveau général, reprise de la croissance, mais à un rythme bien loin encore de celui que nous connaissions lors des Trente glorieuses - sur le destin des cohortes nées dans le courant des années soixante-dix sont encore actuellement mal connues, puisqu'elles ne sont pas toutes arrivées sur le marché du travail: tout est de l'ordre des hypothèses et non de la mesure empirique, qui ne sera crédible que dans dix ans au moins, une fois qu'elles seront engagées et installées dans la vie adulte. En revanche, on sait, et c'est ce qui permet de répondre au second problème posé, qu'un écart moyen relativement stable de trente ans sépare le père de ses enfants: les cohortes nées dans les années quarante sont en général les enfants des générations nées trop tôt pour connaître à plein l'expansion des Trente glorieuses, et leurs enfants sont généralement les membres de ces cohortes nées dans les années soixante-dix. C'est là le point crucial: les générations des années quarante ont généralement connu une expansion extraordinaire par rapport à leurs parents nés vers 1910, mais aussi, très vraisemblablement, en la comparant à leurs enfants. Il faut donc analyser la mobilité sociale intergénérationnelle, c'est-à-dire entre la position sociale des enfants et celle des parents, de cohorte en cohorte.
L'EXPANSION DE LA MOBILITÉ ASCENDANTE DES ENFANTS DU « BABY-BOOM»
L'analyse de la mobilité sociale est peut-être l'un des champs les plus complexes de la macrosociologie quantitative, dont une littérature immense a émergé, mais dont les avancées restent très précaires. Depuis une vingtaine d'années, l'essentiel des travaux se sont orientés vers la distinction entre mobilité observée - dite aussi globale - et t1uidité - encore appelée mobilité nette, par opposition à la mobilité structurelle, liée aux seuls changements de structure sociale, où la disparition des agriculteurs implique nécessaireIT.ent leur reclassement au sein d'autres catégories sociales. La première notion de mobilité observée renvoie à l'analyse des mouvements directement mesurés sur les tables de mobilité, qu'il s'agisse de la proportion des gens
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« mobiles », qui changent de catégorie par rapport à leurs parents, et des « stables », qui ne connaissent pas d'évolution, ou encore à celle des taux de mobilité ascendante et descendante, c'est-à-dire la proportion de ceux qui « montent» ou « descendent ». La seconde notion, essentielle dans la sociologie contemporaine de la stratification sociale et de la mobilité, est celle de « fluidité )) sociale. Elle consiste en l'analyse de la mobilité indépendamment des changements structurels de la société, à savoir ceux qui affectent les proportions des différentes catégories sociales; elle permet ainsi d'évaluer l'intensité des avantages et handicaps relatifs des enfants des différentes catégories sociales, par exemple, des enfants de cadres et d'ouvriers, pour parvenir en des positions élevées de la société. Depuis une vingtaine d'années, la sociologie de la mobilité s'est de plus en plus totalement intéressée à la seconde notion, alors que la première a encore beaucoup à nous apprendre sur la dynamique de la société. En l'occurrence, je vais montrer comment les deux aspects sont complémentaires, et pourquoi on aurait tort de cesser de s'intéresser aux évolutions de la mobilité globale, qui permet de juger du degré auquel les cohortes successives ont pu trouver un destin plus favorable que celui de leurs parents. L'essentiel des travaux consiste en l'analyse du changement des tables de mobilité, à savoir celles qui croisent la position sociale du père et celle des fils, et établies donc sur les hommes) de 40 à 59 ans, ou encore de 45 à 59 ans. Ce choix a en fait une justification méthodologique 2 : les enfants sont interrogés sur la profession du père à l'époque où ils quittèrent l'école ou l'université. Lorsque les fils ont de 40 à 59 ans, ils sont alors à peu près au même point de leur cycle de vie que leur propre père lorsqu'ils cessèrent leurs études. Dans son livre, qui est devenu depuis un classique, Thélot3 avait 1. La mobilité sociale féminine est plus complexe: pour les cohortes les plus anciennes, lorsque le taux d'activité des femmes était faible, la rétèrence est-elle la catégorie professionnelle de la tèmme - souvent inactive - ou celle de son conjoint? En réalité, peu à peu, depuis plusieurs décennies, les inactives qui le furent pendant toute leur vie se raréfient, et il est possible de mesurer la mobilité des fenmles, en prenant pour origine la catégorie socioprofessionnelle du père. En raison du déficit de femmes dans les catégories élevées de la société, la mobilité descendante des femmes est nettement plus importante que celle des hommes, et la mobilité ascendante plus faible. Pour un complément, voir L. Portocarero, Social l\1obility iu [udustrial Societies: Women in Frarue and Sweden, Stockholm, Almquist & Wiskel, 1987, et L. A. Vallet, La mobilité sociale des jemmes en Fmtlœ. La participation des jemmes aux processus de mobilité illlergéllératiotll/elle, thèse de doctorat en sociologie, Paris IV, 1991. 2. D. Merllié, Les et/quêtes... , op. cil., p. 177-179. 3. C. Thélot, lèl père... , op. cil. ; voir aussi C. Thélot, L'évolution de la mobilité ... , op. cit.
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Les conséquences de la rupture
montré que, de 1953 à 1977, la proportion des fils dont la catégorie sociale est identique à celle de leur père déclinait progressivement. Il en résulte que les enfants appartiennent plus souvent à un milieu social distinct de celui de leur père, évolution propice à l'affaiblissement des frontières sociales perçues, la reproduction des catégories sociales ayant ainsi des chances d'être moins que naguère une réplication à l'identique du père au fils. Pourtant, un tel résultat fut obtenu en considérant les catégories socioprofessionnelles standardisées, où le passage d'un enfant de la catégorie des agriculteurs à celle des ouvriers était repéré comme une mobilité au même titre que celle de l'enfant d'ouvrier devenant cadre. Il est clair pourtant que ces deux mouvements sont dans leur nature bien distincts : dans le premier cas, sans plus savoir ce que fut l'exploitation agricole du père, de 10 ou de 150 hectares de blé par exemple, il est impossible d'avoir une idée de la nature, ascendante ou descendante, de la mobilité du père au fils; dans le second, le mouvement d'ouvrier à cadre est clairement ascendant. Dès lors que l'on a une lecture typiquement hiérarchique, ou verticale, de la mobilité, il devient nécessaire d'éviter les difficultés qui résultent de la prise en compte des indépendants, tout particulièrement des agriculteurs l, dont il est le plus souvent impossible de qua1. Ceux-ci ont dfectivelllent bénéticié de la disparition des paysans les plus modestes qui, même s'ils étaient indépendants, vivaient le plus souvent dans la misère, et dont les enfants préférJlel1t un emploi d'ouvrier plutôt que de prendre la suite de leur père, leur statut d'origine étant bien souvent situé en deçà même de celui du manœuvre (M. Halbwachs, Esquisse... , op. ,ir., p. (4). Les eni:llm d'agriculteurs accèdent bien plus souvent aujourd'hui aux professions Intermédiaires, simplement parce que le contenu de la catégorie de nos agriculteurs contemporains correspond à une position sociale relative nettement plus élevée que celle des petits paysans d'agriculture vivrière de naguère. La porosité entre la catégorie des professions intermédiaires ct celle des agriculteurs est ainsi plus importante. L'analyse de la mobilité d'une table complète, comptant notamment la catégorie des agriculteurs et celle des patrons, qui sont l'une ct l'autre très disparates puisqu'elles comptent des individus assez modestes ct d'autres particulièrement Jisés, implique une difficulté à typer le sens de la mobilité: ascendante ou desCéndante' C'est un destin inespéré pour l'enfant d'nn technicien que .le devenir agriculteur, pourvu qu'il s'agisse d'une exploitation de 200 hectares dans la Beauce, ou d'une usine à volailles hors-sol d'une centaine de milliers d" poulets; pour l'enfant d'un petit paysan propriétaire d'une !Crmette d'une dizaine d'ht:ctares dt: polyculture, le destin de technicien est tout à fait honorable. De la même façon, entre le petit conUllt:rçant de village dépeuplé de l'Indre ct le !ranchisé d'un restaurant Mac Donald au centre d'une grande ville de province, la distance sociale est inconunensurable. Il est donc impossible de très bien cOllllaître h.~ JegrL~ de IIlObilité des indépendants. En revanche, les catégories « salariées» sont IlcttCI11el1t stratifiées. Bien évidcnlnlcIlt. avec la Illontée du chôulage chronique. il faut s'interroger sur la capaCité des catégories socioprofessionnelles à repérer au bas de la structure sociale cette strate nouvelle qui semble se développer avec la précarité et la raréfaction de l'emplOI stable.
La multiplication attendue des déclassements sociaux
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lifier en termes ascendants et descendants la mobilité. Dès lors que l'on souhaite qualifier verticalement les mouvements, il convient de réduire l'analyse à celle au sein de la quadripartition des catégories salariées: cadres/professions intermédiaires/ employés/ ouvriers, qui s'organisent de façon typiquement hiérarchique. En réalité, pour se donner des indicateurs acceptables de ces mobilités verticales, il convient de se donner deux indicateurs synthétiques, sommaires, de mobilité: le taux de mobilité ascendante (tma) et de mobilité descendante (tmd). Ceux-ci résultent d'une idée simple sur la structure sociale des salariés (schéma 46): au faîte sont les cadres, en position moyenne les professions intermédiaires, en bas, les deux fractions des catégories populaires que sont les employés et les ouvriers. « Monter » signifie alors passer de la catégorie populaire à celle des professions intermédiaires ou des cadres, ou encore de passer des professions intermédiaires aux cadres. Le taux de mobilité ascendante (respectivement, descendante) est l'effectif de ceux qui s'élèvent au sein de ces catégories (respectivement, sont déclassés) rapporté à la population d'ensemble. Une fois appliquée aux données de 1970 et de 1995, la mobilité verticale croît sans ambiguïté (table 47). Ces tables de mobilité selon la quadripartition salariée, en 1970 et en 1995, et les taux de mobilité verticale, mettent ainsi en évidence que le taux de mobilité ascen46 - Schéma des mobilités ascendantes.
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Professions
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: intennédiaire~
(I>! : 1 1
: (l'>! 1 1
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Ouvriers
: NOIe: Le taux de mobilité Jscendante (cilla) est égal à l'ensemble des trajets fléchés, rapportés à l'ensemble de la population. Le taux de mobilité descendante (ulld) correspond aux chemins lllverses.
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-17 - Tables des destinées observées 1970 et 1995 des hommes de 45 à 59 ails (% ligue). 1970
C
PI
E
0
Total
0
58,4 30,6 16,8 5,5
19,5 36,1 22,3 12,3
9,1 9,7 14,7 13,0
14,3 22,2 46,2 69,0
100 100 100 100
Total
13,5
16,4
12,9
57,3
100
C Pl E
tma : 21,3 tmd: 5,6
1995
C PI E
0
C
PI
E
0
Total
67,3 44,3 25,4 12,0
17,8 29,5 22,0 15,6
6,9 9,1 18,2 12,0
8,9 17,0 34,4 60,3
100 100 100 100
23,2
18,4
12,4
46
100
tma: 30,4 tmd: 5,7
---------
Total
.'\·ole : catégorie des pères en ligne, des tus en colonne; C : cadre; PI : profession intermédiaire; E : employé; 0 : ouvrier. En 1970. 58,4 % des hommes de 45 à 59 ans, enfants de cadres,
som cadres
j
leur tour; en 19'.15, ils sont 67,3
')1".
Source: Compilation FQP-emploi.
dante s'est accru, alors que le taux de mobilité descendante reste stable. Autrement dit, il existe bien une aspiration vers le haut, où les chances de monter sont croissantes. A l'évidence, la proportion des fils mobiles par rapport à leur père s'accroît, tout particulièrement par une mobilité ascendante, par une " aspiration vers le haut ». Tel est le constat que permettent d'établir les tables de mobilité d'aujourd'hui. Les données recueillies donnent etfectivement l'impression d'une élévation continue de la mobilité ascendante qui pourrait suggérer l'émergence progressive de la société rêvée par les post-modernes, où les frontières de classe seraient abolies à force d'être poreuses. La proportion des fils situés en une position sociale plus élevée que celle de leur père bondit ainsi de 21 % à 31 %. Il n'y aurait pas là d'inquiétude pour l'avenir de la mobilité sociale: vingt ans après le ralentissement économique, l' « ascenseur social» ne
La multiplication attendue des déclassements sociaux
209
serait pas en panne, et surtout il ne serait pas bloqué, comme on le dit souvent, en direction de la descente. Ces tables délivrent ainsi l'image d'une évolution très optimiste. Trop? Certainement. Que se passe-t-il alors, si, plutôt que de mobiliser les données connues sur les actifs d'âge mûr (les 40-59 ans ou les 45-59 ans), on s'intéresse à des classes d'âge plus récentes? N'y a-t-il pas lieu de s'interroger en effet sur les conséquences de l'expansion du salariat moyen et supérieur pour les cohortes des années quarante, et la stagnation que l'on observe ensuite au même âge? En effet, le point crucial est le changement relatif, d'une cohorte à l'autre et d'une génération à l'autre (ie: du père au fils), des structures sociales. Difièrente est l'image qui résulte de la mobilité ascendante et descendante des 35 à 44 ans (graphique 48). Cette catégorie d'âge n'a pas encore fini sa carrière, certes, et donc par promotion une certaine proportion va encore s'élever par rapport au père. Il y aurait donc un biais à établir des tables de mobilité sur les 35 à 45 ans, par rapport à la mobilité « finale », en fin de carrière, par exemple. Pourtant, l'approche consistant à comparer entre elles des tables établies pour une même tranche d'âge plus précoce (35-44 ans, par exemple) est parfaitement valide: les
48 - Taux de mobilité ascendante (tma) et descendante (tmd) des 45-59 ans et des 35-44 ans par an. 35
%
30
25
20
15
10
Trnd 35 à 44 ans
Trnd 45 à 59 ans' Année o+-------+-------+-------+-------~----~ 1995 1985 1990 1970 1975 1980
Source: Compilation FQI'-emploi.
210
Les conséquences de la rupture
biais sont en etfet les mêmes, sauf à supposer la modification du déroulement des carrières pour les cohortes à venir, par exemple avec de nombreuses promotions en fin de carrière pour les cohortes nées dans le courant des années cinquante, hypothèse qu'il n'est guère possible d'étayer, bien au contraire, au vu de l'annexe 2. A l'évidence, les 35-44 ans des années quatre-vingt ont eu plus de chances de s'élever dans la hiérarchie sociale que leur successeurs des années quatre-vingtdix, qui connaissent un tléchissement de leurs chances de s'élever et une aggravation des risques de déclassement. La lecture de la mobilité sociale par cohorte peut alors avoir un intérêt. Ainsi, la table de mobilité classique - celle qui porte sur les 4559 ans, par exemple - ne mesure pas l'évolution de la mobilité de la société dans sa globalité pour un temps donné, mais celle de certaines cohortes setllement: ainsi, les enfants nés entre 1911 et 1925 (les 4559 ans de 1970) ont connu des conditions moins favorables d'ascension dans la hiérarchie sociale, et ceux nés entre 1936 et 1950 (les 4559 ans de 1995) ont eu, bien évidemment, plus de chances de dépasser le niveau hiérarchique de leur père. C'est un constat très cohérent avec le changement de structure sociale par cohorte. La croissance des destins d'ascension sociale n'est donc pas le fait de la société dans son entier, mais de certaines cohortes seulement. La chose est claire. L'année 1983 est à cet égard des plus instructives: les 35-44 ans (nés autour de 1943), et qui peuvent encore attendre des promotions, ont un taux de mobilité ascendante déjà supérieur à celui des personnes de 45-59 ans, nées autour de 1928. Ensuite, à partir de 1983, les générations nées dans les années quarante, qui ont connu l'expansion brutale des catégories moyennes et supérieures du salariat, commencent à atteindre la classe d'âge des 4559 ans; à partir de la même date, les générations nées après 1950 atteignent la tranche d'âge des 35-44 ans, d'où l'élévation du taux de mobilité ascendante des 45-59 ans, et la baisse de celui des 35-44 ans. Les chances de mobilité ascendante ne sont donc pas les mêmes selon la cohorte, et les tables de mobilité sociale n'analysent pas la mobilité de la société dans son entier, mais celle de certaines cohortes. Plus encore, telles qu'elles sont classiquement établies, elles rendent compte de l'état de la mobilité des cohortes non pas les plus récentes, mais bien les plus anciennes, au moins sur le marché du travail. Ainsi, en publiant simplement les tables de mobilité des 40 à 59 ans, les données existantes sont considérablement sous-utilisées: c'est perdre l'information sur des générations plus récentes, pour lesquelles l'information
211
49 - Taux de mobilité ascendante et descendante (diagrammes cohortaux). ascendante
descendante
35
14 %_ Age _30
30
% Age
_ _35
12
_ _30 _ _35
JO
"'*-10 -4-45
"'*-10 25
-4-45
-sa
--so
20 15
6
10
4
Cohorte
O+---~---r--~---+--~--~ 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970
Cohorte
O+---~---r--~---+--~--~ 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970
Source: Compilation FQP-emploi.
existe pourtant, et qui ont plus de chances de nous renseigner sur l'orientation que prend en ce moment la dynamique sociale. Ce fait apparaît clairement avec le diagramme cohortal du taux de mobilité ascendante et descendante (graphique 49) : d'une part, avec l'âge, toute cohorte voit progresser son taux de mobilité ascendante et décliner son taux de mobilité descendante, grâce aux promotions. De nombreux jeunes, situés plus bas que leur propre père en début de carrière, le dépasseront en fin de carrière. Pourtant, les chances de bénéficier d'une mobilité ascendante semblent se fixer assez tôt pour une cohorte donnée. Ainsi, les cohortes des années quarante ont connu un tel développement de la catégorie des cadres et professions intermédiaires que leurs chances d'être situées au-dessus de leur père, dès l'âge de 30 ans, furent supérieures à celles que leurs aînés de 1930 n'en eurent à 50 ans. Cette vague montante de la mobilité ascendante des cohortes nées en 1945 s'est prolongée tout au long de leur vie, à des taux sans cesse plus élevés. Ces taux records tranchent avec ceux de leurs aînés, comme avec ceux de leur cadets: la crête de la vague va de pair avec des creux. Ensuite, pour les cohortes suivantes, la situation ne semble pas s'améliorer, mais plutôt se retourner. En effet, les cohortes des années quarante eurent des chances exceptionnelles d'accéder au salariat moyen et supérieur; leurs parents étant nés dans le courant des années dix du xx< siècle, ils étaient généralement issus du salariat modeste, d'où un
212
Les conséquences de la rupture
tort taux de mobilité ascendante. Leurs puînés, dont les chances d'accès au salariat moyen ou supérieur connaît un palier, sont de plus en plus tréquellllnent des enfants de salariés moyens ou supérieurs. Très mécaniquement, leur taux de mobilité ascendante tend à décroître, puisque leur parents sont de plus en plus souvent, pour les cohortes plus récentes, issus des générations qui bénéficièrent des opportunités des Trente glorieuses. Même la nouvelle expansion des cadres à l'âge de 30 ans au sein de la cohorte 1965, qui a bénéficié de la reprise de la fin des années quatre-vingt, ne conduit qu'à une médiocre accélération de la mobilité ascendante. Par ailleurs, le taux de mobilité descendante, faible pour les cohortes nées de 1920 à 1940, semble enregistrer, à partir des cohortes nées en 1950, une progression régulière et intense. Par conséquent, pour les cohortes les plus récentes, la mobilité globale (somme de la mobilité descendante et ascendante) ne décline pas. Ce n'est pas le résultat d'une « post-modernisation» de la structure sociale pour laquelle les frontières entre classes disparaîtraient, ni non plus d'une mobilité ascendante plus fréquente: les déclassements sociaux, qui se multiplient, sont maintenant un moteur de la mobilité, dans la mesure où ils sont plus fréquents que jamais, et contribuent aussi à faire en sorte que des fils plus nombreux soient dans une catégorie différente de celle du père, plus bas. Si les individus sont plus mobiles, c'est qu'ils « tombent» plus souvent. Les évaluations portant sur les 45 à 59 ans, à savoir une forte accélération de la mobilité sociale ascendante, ne sont pas généralisables à l'ensemble de la société. Bien au contraire, les tables des 45 à 59 ans mesurent aujourd'hui un pic de mobilité ascensionnelle d'un ensemble particulier de cohortes (nées entre 1935 et 1950), et les enquêtes à venir de l'an 2010, qui porteront sur les cohortes 19501965, devraient mettre en évidence un important retournement de tendance, qui est inscrit dès à présent dans l'évolution de la mobilité des cohortes plus récentes, sauf modification intensive du déroulement des carrières tel qu'il est connu depuis plus de trente ans. Les cohortes de 1940-1950 ne sont donc pas à l'avant-garde d'une tendance à venir de mobilité ascendante plus fréquente, mais à l'arrière-garde du monde d'expansion d'hier: les suivantes ne connaîtront pas leur chance, mais rencontreront plutôt certaines désillusions du progrès.
La multiplication attendue des déclassements sociaux
213
STABILITÉ DE LA FLUIDITÉ ET INERTIE SOCIALE!
Depuis une vingtaine d'années, l'essentiel de la recherche internationale sur la mobilité sociale intergénérationnelle s'est orienté vers l'analyse de la fluidité sociale. En effet, lorsqu'il y a brusquement, pour une génération donnée, une croissance de la proportion des cadres (changement structurel), une proportion croissante d'enfants des professions intermédiaires, voire de ceux d'employés et d'ouvriers, vont bénéficier de cette aspiration vers le haut; mais au même moment, les enfants de cadres, qui ont plus de places disponibles de cadres, auront moins de risques de déclassement. Les chances de devenir cadre s'accroissent alors pour tOIlS: pour les enfants de cadres, le destin de cadre peut devenir alors une quasi-certitude", et, pour ceux d'ouvriers, il est moins improbable. La fluidité est la partie de la mobilité qui est indépendante de ces changements structurels. Elle permet alors de mesurer l'intensité du brassage social, autrement dit du degré auquel les enfants de cadres et les enfants d'ouvriers, par exemple, ont ou n'ont pas d'avantages et de handicaps relatifs à la naissance pour parvenir en position de cadre. Cette fluidité s'interprète alors comme le degré auquel, pour des structures sociales données, les frontières entre les groupes sociaux sont susceptibles d'être franchies, auxquels elles sont poreuses. En effet, sans changement de structure, pour qu'une société soit plus fluide, il faut que plus d'enfants d'ouvriers montent dans les catégories plus élevées et que plus d'enfants de ces dernières soient déclassés par exemple dans la catégorie des ouvriers. Une société très fluide produit alors beaucoup de promotions et, en même temps, beaucoup de déclassements sociaux. Ce n'est donc pas forcément, pour tous, une société idyllique, surtout pas pour les enfants de cadres, qui perdent alors les avantages d'être « bien 1. Les prochains paragraphes sont une introduction minimaliste aux concepts fondamentaux de la méthodologie appliquée de la sociologie de la mobilité sociale. Les meilleures introductions sont celles de Agresti (A. Agresti, Categorieal Data Analysis, New York, Wiley, 1990), Hout (M. Hout, Mobility Tables, Beverly Hills, Sage, 1983), Luijkx (R. Luijkx, Comparative Loglilletlr Atwlyses
214
Les conséquences de la rupture
nés ». La différence est essentiellement que, dans une société plus fluide, les chances à la naissance des enfants de cadres et d'ouvriers sont plus égales et les cloisonnements relatifs de classes, qui se lisent aux handicaps et avantages relatifs à la naissance, sont moindres. En réalité, en France, l'étude de la fluidité sociale, qui met au jour le degré auquel les handicaps et les avantages des enfants des différentes catégories sont égaux (ou inégaux) dans la concurrence pour la conquête des positions sociales, montre que bien peu de choses ont changé au cours de ce siècle. L'essentiel des évolutions de la mobilité résulte de la modification des structures (plus de cadres et de professions intermédiaires, moins d'ouvriers), et non d'une plus grande fluidité, ce qui est un résultat assez général dans les pays occidentaux. En effet, une hypothèse centrale de la sociologie internationale de la mobilité sociale consiste en l'examen de l'hypothèse formulée par Featherman, Jones et Hauser l , notée depuis, par tradition, « hypothèse FJH », d'invariance de la fluidité sociale, à savoir celle selon laquelle la plupart des pays occidentaux sont caractérisés par une fluidité sinon identique, en tout cas extrêmement proche. Le travail le plus complet sur l'inertie de la fluidité est l'ouvrage fondamental d'Erikson et Goldthorpe 2 , The Constant Flux, qui met en évidence, à l'issue des travaux du CASMIN Project3, la stabilité - sinon l'invariance - diachronique et internationale de cette fluidité. En réalité, même si la fluidité est stable, il semble que l'on ne peut parler d'une constance absolue: il y aurait un léger affaiblissement progressif et tendanciel, l. D. Fcatherman, D. Jo Iles et F. Hauser,' Assumptions of Social Mobility Rescaoch in the us :
The Cas" of Occupational Statu., Soci,,1 Sômce Researcll, v. 4, 1975. 2. R. Erikson et J. H. Goldthorpe, I71e ClIIsta", Flux. A swdy of Class Mobi/ity in Indus/rial Sode· lies, Oxford, Clarendon Press, 1992. 3. Cl/I.para/ilJ(' Allalysis ,1 Social M"bility il/ II/dl/s/rial Na/i",.s. 4. Évidemment, 1" constat de Erikson et Goldthorpe, selon qui la fluidité est constante a fait robjer d" larges controvcrs"s, ct la t"ntative de tàlsification de l'hypothèse • FJH' selon laquelle la tluidité est universelle et invariable dans le temps sont devenus un enjeu scientifique important: une hypothèse forte suscite généralement une opposition structurée. La plupart des détracteurs sc sont employés à remettre en cause les résultats à l'aide du modèle UNIJ)IF (sur son utilisation, voir J. H. Goldthorpe, Le noyau dur: tluidité sociale en Angleterrt: et en France dans le'S années soixante-dix et quatre-vingt, Rt'VI/f frallçaise de sociologie, XXXVI, 1995, p. 61-79) ou encore de modèles multiplicatifs d'association inspirés, ou dérivés, ou encore. hybridés", du modèk Il de Goodman (cf. L. A. Goodman, Simple Modèls for the Analysis of Association in Cross-Classifications Having Ordert:d Categories, jOl/mal tif/he Amer;cal/ St,/lÎitÎC,,1 As.ô,jf;e"" 74, 1979, p. 537-552 ; M. E. Sobd, M. Hout et 0: D. Duncan, Exchange, Structure, and Syllll1lCtry in Occupational Mobility, Americal/ jOl/mal cif S'lCÎology, 91, 191:15, p. 359-372; M. Hout, Mort: Universalism, LL'Ss Structural Mobility, Al/Il'ricatlje'ur11<11 cif S"ci..t".~J', 93, 191:11:1, p. 13511-1400; H. B. G. Ganzeboom, R. Luijkx et D. J. Treiman, Intcrgenerational Class Mobility in Comparative Perspective, Researcl, ;" Soc;al Strat!/icat;'lII tl/Id
La multiplication attendue des déclassements sociaux
215
sensible sur la très longue durée, mais qui, sur la courte durée, est à peu près invisible, comme le montre brillamment Vallet!. L'interprétation d'un tel résultat nécessite un minimum de sens critique. Les tables de mobilité sociale sont une construction relativement neuve de la statistique sociale - les premières tables vraiment fiables datent de moins de 50 ans -, et il se peut que le recul historique soit insuffisant pour juger, par exemple, du chemin accompli depuis le XIX· siècle où la notion même de catégorie socioprofessionnelle n'était encore parvenue à maturité. Pour autant, de 1970 à 1995, ce qui permet de diagnostiquer de façon relativement fiable les variations de la fluidité sociale connues par les cohortes nées entre 1910 et 1965 (les personnes de 30 à 60 ans), scolarisées donc entre les années vingt et les années quatre-vingt, c'est-à-dire avant et après la première expansion scolaire et la grande transition cohortale, les variations de la fluidité sont faibles. Par exemple, de 1970 à 1995, le taux de mobilité ascendante passe ainsi de 21,3 % à 30,4; le taux de mobilité descendante, c'est-à-dire la proportion de déclassés reste à peu près stable, autour de 5,6 % de la population. Ces taux combinent deux effets de mobilité structurelle de variation de la fluidité: d'une part, puisque les places de cadres et de professions intermédiaires se multiplient, il y a plus de chances, pour tous, d'accéder aux positions moyennes ou élevées, et les chances de devenir cadre passent de 58,4 % à 67,3 % pour les fils de cadres, de 5,5 à 12,0 % pour les fils d'ouvrier; d'autre part, la fluidité, légèrement accrue, implique une plus grande porosité des frontières sociales, et le brassage des positions est légèrement plus important. Il est clair que les personnes de 45 à 59 ans de 1995 sont plus mobiles que celles de 1970, essentiellement parce que la mobilité structurelle ascendante est plus forte. Les deux questions pertinentes sont alors celles-ci: « D'une part, la mobilité change, mais quid de l'impact respectif des Mobiliey. s, 19S9, p. 3-84; M. Hout et R. M. Hauser, Symmetry and Hierarchy in Social Mobility : a M"thodological Analysis of the CASMIN Model of Class Mobility, Europeall Soâological Review, 8, 1992, p. 293-296 ; R. S.-K. Wong, Understanding Cross-National Variation in Occupational Mobility, America/l Soâological Review, 55, 1990, p. 560-573 ; R. S.-K. Wong, Vertical and Nonv"rtical Effects in Class Mobility : Cross-National Variations, AlIleric(/// Sociological Review, 57, 1992, p. 396-410; Y. Xi", Th" Log-Multiplicative: Layer Effect Modd For Comparing Mobility Tables, Alllericall Sociological Review, 57, 1992, p. 3S0-395). Ces travaux t"ndaient j démontrer l'existence de clifler"nces significatives de la fluidité sociale sdon les pays, mais comme, sur de gros échantillons, sigllifiCûtivité des clifférenccs et importauce ou pertit/etlee des cliflerences sont deux notions fort clistinctes, il peut paraître imprudeut de retenir l'idée d'un" grande variabilité de la fluiclité, au moins sur un terme relativement court. 1. L. A. Vallet, L1 mobilité sociale depuis quarante ailS, à paraître.
21 6
Les conséquences de la rupture
changements de structures et de ceux de la fluidité? D'autre part, quelle serait la situation de 1995 si le régime de fluidité de 1995 avait été celui de 1970 ? » La réponse exige la mobilisation de méthodes un peu complexes dont la réponse comporte deux dimensions. La première est que le changement du régime de fluidité entre la table de 1970 et celle de 1995 est perceptible mais faiblement 1, le test statistique du modèle d'invariance de la fluidité est de 0,2 %. Un méthodologue peu critique admettra d'emblée que la fluidité a varié, mais en raison de la tàiblesse de cette probabilité, ce test de significativité reste ambigu. Le second argument est celui de l'intensité du changement de la fluidité (table 50), que l'on peut évaluer en s'interrogeant de ce qu'aurait été la table théorique des destinées de 1995 avec la structure sociale de 1995, mais avec le régime de fluidité de 1970 (et réciproquement la table de 1970 avec la fluidité de 1995). Les enfants d'ouvriers devenus cadres auraient été 10,2 % au lieu des 12,0 % effectivement observés, à comparer aux 5,5 % seulement d'entànts d'ouvriers devenus cadres dans la table effectivement observée de 1970. De 1970 à 1995, l'essentiel des changements vient des changements de structure sociale - destinées de cadres et de professions intermédiaires plus nombreuses - et non d'une remise en cause intensive de la fluidité. Le changement du régime de fluidité a moins influé la mobilité sociale que les changements de structure: avec la structure sociale des pères et des fils de 1995, la fluidité de 1995 donne 30,4 % de mobilité ascendante, et la t1uidité de 1970 en aurait donné 29,8 (0,6 point d'écart). Autrement dit, la variation de la fluidité compte au plus pour un demi-point de variation du taux de mobilité ascendante, contre 8,5 pour les seuls changements de structure sociale entre 1970 et 1995. La fluidité a connu une variation dont la signitlcativité est à peine pcrceptible par les instruments statistiques, et le changement des structures sociales des pères et des fils est la cause essentielle de la croissance de la mobilité entre les cohortes nées avant et après 1940. Ce résultat implique le désenchantement d'un des mythes des Trente glorieuses, celui de la société ouvertc à tous par l' école 2 • L'expansion de celle-ci a peu affaibli l'étanchéité des classes. C'est aussi une remise en cause de l'idée selon laquelle le chemin parcouru 1. Pour plus de détail" voir L. Chauvel, Évolutioll dll système de stratifimtioll socù,le et sl/c(fssia" des whortes : grandeur et JéCddeuœ des gétléraûvlls daus la société fmtl(aise dcs Trente glorieuses à uos jours, ,hèse de doctorat ell Sociologie, Lilk (USTL), 1997b. '") Par exemple: R. Aroll, Les désillllSiolis du p"'grès... , op. cit., p. 33.
217
50 - Tables des destinées observées et théoriques 1970 et 1995 des hommes de 45 à 59 ans (% ligne). Observé 1970
C C
PI
E
58,4 19,5
9,1 9,7 16,8 22,3 14,7 5,5 12,3 13,0
PI 30,6 36,1 E
0
Observé 1995
0 14,3 tma : 21,3 22,2 Imd: 5,6 46,2 69,0
C C
C
PI
53,4 22,3
E
E
0
67,3 17,8
6,9 8,9 tma: 30,4 9,1 17,0 tmd: 5,7 25,4 22,0 18,2 34,4 12,0 15,6 12,0 60,3
C C
PI
E
E
0
0
5,7 5,8 tma : 29,8 8,2 12,5 tmd: 4,5 26,7 23,2 15,8 34,4 10,2 15,2 13,0 61,7
PI 46,6 32,6
14,8 20,9 19,3 45,0 6,7 12,8 11,5 69,0
E
73,3 15,2
PI 30,2 32,1 12,6 25,1 tmd: 6,3 0
0
Théorique 1995 (fluidité 1970)
0
9,7 14,7 tma: 21,8
E
PI 44,3 29,5
Théorique 1970 (fluidité 1995)
C
PI
Note: catégorie des pères en ligne, des fils cn colonne; C : cadre; PI : profession intermédiaire; E : employé; 0 : ouvrier. En 1970, 58,4 'X> des honunes de 45 à 59 ans, enfants de cadres, sont cadres à leur tour; en 1995, ils sont 67,3 'y.,. En 1995, si le régime de fluidité de 1970 avait été conservé, 73,3 % des enfànts de cadres seraient devenus cadres. (C : cadre; PI : profession intermédiaire; E : employé; 0 : ouvrier).
depuis la période de croissance rapide pour l'égalité des chances à la naissance serait très importante. En fait, la structure sociale ayant connu un changement formidable pour les cohortes des années quarante, les chances d'accéder aux catégories moyennes et supérieures se sont améliorées pour tous, assez uniformément. En effet, le développement prodigieux de l'enseignement - l'âge de fin d'études passe en effet de moins de 14 ans à 18 ans des cohortes des années vingt à celles des années quarante - n'a guère affaibli le système d'avantages et de handicaps relatifs des enfants de cadres et d'ouvriers pour parvenir à la position de cadres, et n'a guère modifié le degré relatif d'inégalité des chances à la naissance des enfants des différentes catégories telle qu'elle existait au premier tiers du siècle. Ce constat d'inertie, dont Erikson et Goldthorpe 1 proposent de nombreux exemples, donne le 1. R. Erikson et J. H. Goldthorpe. n,e Constant Flux ... , op. cit.
218
Les conséquences de la rupture
sentiment que, du point de vue de la fluidité, rien n'a vraiment changé. Mais est-ce à dire qu'à peu près rien n'a changé dans la mobilité? Non, comme nous l'avons vu ci-dessus. Les tables de 1970 et de 1995 le montrent bien: les taux de mobilité ascendante ont nettement crû, et la révolution de la structure sociale a impliqué celle des chances d'ascension, faute d'avoir été celle de la fluidité. En définitive, ce double résultat ne présente aucune contradiction, comme l'explique Goldthorpe: « On ne note aucun changement d'importance dans le degré global de fluidité sociale, c'est-à-dire dans la force du lien entre le niveau professionnel des pères et des fils, si l'on tient compte des changements structurels; mais le développement numérique des positions de niveau élevé, en relation avec la croissance économique continue, a toutefois rendu possible un accroissement de la mobilité verticale inter- et intragénérationnelle et ce pour des personnes de toutes origines sociales. Professions libérales et cadres supérieurs en leur ensemble (si l'on ne parle pas de leurs franges les plus élevées) sont aujourd'hui fort hétérogènes quant à l'origine sociale de leurs membres et beaucoup moins closes »1. Le bon en avant fut celui, en réalité, de la mobilité structurelle des cohortes nées dans les années quarante. Pourtant, les cohortes en présence dans la fenêtre d'observation de 1970-1995 auraient eu de bonnes raisons de connaître un changement intense de la fluidité, en toute logique, puisque d'un côté sont les cohortes antérieures à la transition cohortale et caractérisées par une tàible formation scolaire, alors que de l'autre sont les cohortes des années quarante qui ont bénéficié de la première croissance massive de la scolarité. Si vraiment il avait dû y avoir un changement dans les régimes de fluidité, c'est bien entre cet « avant .) et cet « après ». Évidemment, la mission du système d'éducation n'est pas simplement de « fluidifier.) la société, c'est-à-dire de donner à tous des chances de succès égales, indépendamment de ses origines, mais aussi d'ouvrir l'accès au savoir, à la culture, d'apporter le sens des responsabilités et de la citoyenneté, le développement de la raison, plus de connaissances à la population, une main-d' œuvre mieux qualifiée à la nation, etc. Pour autant, le surcroît de mobilité sociale que l'école était censée induire n'est pas venu, ou bien si peu. Autrement dit, en donnant des avantages à tous, il se peut que l'on n'en donne relativement à 1. J. H. Goldthorpé. The Study of Social StrJtification in Great Britain, Soci,,1 Scier/ce Ir!l',mldlio", 34, 19HO. Traduction dé Lautl11an, dans H. Mendras, 1980, LA s'l~essf... , op. cil., p. 88.
La multiplication attendue des déclassements sociaux
219
personne, et les avantagés et handicapés relatifs d'hier restent ceux de demain. Voilà un premier mythe des Trente glorieuses un peu mis à mal. L'argument de Boudonl, pour qui la croissance de l'école n'a aucune raison, à elle seule, de faire croître la fluidité sociale, est parfaitement fondé. Celui de Bourdieu et Passeron 2 , selon qui l'école a une fonction de légitimation sociale de la reproduction des catégories aisées, en donnant l'apparence de l'épreuve et du succès scolaire individuel à des formes de reproduction collectives validant les privilèges de naissance des enfants des catégories aisées, ne constitue pas non plus une dénonciation totalement infondée. Pourtant, l'école n'est pas seule en cause: lors du recrutement, comme tout au long de la carrièrel, les enfants des catégories sociales les plus élevées tendent à mieux rentabiliser leurs diplômes que les enfants des catégories les plus modestes. L'inégalité des chances à la naissance ne s'arrête donc pas à la sortie de l'école, mais l'embauche et les carrières dans les entreprises semblent compléter le processus. L'argument de la fin de la prégnance des classes sociales pour l'analyse de la société française se voit opposé du même coup un contre argument assez cruel : les frontières entre les niveaux de la hiérarchie socioprofessionnelle sont dans leurs grandes lignes aussi peu poreuses dans le monde d'aujourd'hui que dans celui de l'entre-deuxguerres, à peu de choses près. Pourtant, si de nombreux sociologues acceptent de bon gré de parler de société de classe pour l'entre-deuxguerres, les mêmes, souvent, refusent d'analyser le monde d'aujourd'hui en ces termes, alors que les rigidités réelles sont globalement les mêmes. La seule différence est que ces rigidités sont moins présentes dans la conscience des acteurs sociaux d'aujourd'hui, ce qui n'empêche l'étanchéité des frontières entre classes d'exister avec une intensité assez identique. Ainsi, pour utiliser une typologie héritée de Marx', si la classe « pour soi », en termes de conscience sociale de ses membres et d'action collective, semble affaiblie, la classe « en soi », qui se juge aux conditions objectives d'inertie et d'étanchéité des fron1. R. Boudon, L'il/égalité des chal/ces. La mobilité sociale da/lS les sociétés il/dustrielles, Paris, Armand Colin, 1973. 2. Notanmlent: P. Bourdieu et J.-c. Passeron, Les héritiers, Paris, les Éditions de Minuit, 1964 ; P. Bourdieu et J.-c. Passeron, La reproductiotl, Paris, les Éditions de Minuit, 1970. 3. 0. Galland et D. Rouault, Des études supérieures inégalement rentables selon les milieux sociaux, INSEE Première, 469, 1996; M. Forsé, La dinùnution de l'inégalité des chances scolaires ne suffit pas à réduire l'inégalité des chances sociales, Revue de l'OFCE, 63, 1997. 4. K. Marx, Misère de la pllilosophie, coll. Pléiade, vol. Écononùe J, Paris, Gallimard, 1963 (1847), p. 134-135.
220
Les conséquences de la rupture
tières sociales, continue bel et bien d'exister auj ourd'hui comme hier, avec une intensité peu différente. Le retour de la classe « pour soi », par conséquent, n'est en rien exclue par les situations objectives connues: si la conscience de classe s'en fut, rien ne l'empêche totalement de revenir, sous ces conditions. Mais pourquoi la conscience de l'étanchéité des frontières sociales semble-t-elle avoir fléchi? Peut-être en raison de la mobilité structurelle enregistrée par les premiers enfants du baby-boom, induite par le fait qu'ils accédèrent nettement plus souvent aux catégories moyennes et supérieures du salariat que ne le purent les générations précédentes, donnant ainsi l'impression d'une situation radicalement neuve d'accès des catégories populaires en des proportions inédites aux classes moyennes. Cette impression, qui est même devenue une représentation sociale majoritaire, celle selon laquelle le chemin social « normal f) était l'ascension, pouvait aussi laisser supposer à l'ensemble des catégories populaires que leur avenir était tôt ou tard de connaître l'ascension sociale, pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. Cette impression avait plus qu'une ombre de réalité: beaucoup montaient et peu redescendaient, mais cette histoire-là pouvait ne pas être le fait de la société tout entière et pour toujours, mais simplement l'histoire d'une génération.
LA MOBILITÉ SOCIALE DES ENFANTS DE LA CRISE
Il est rare que la sociologie puisse se permettre des vues sur l'avenir. Il faut pour cela que ies processus d'évolution soient stables, chose assez rare, et que les paramètres déterminant ces processus soient marqués par une forte inertie. La mobilité sociale a ces qualités-là, précisément. La fluidité sociale a bien peu varié d'une cohorte à l'autre. En définitive, cette propriété de forte inertie conduit à voir la mobilité sociale comme la conséquence presque exclusive des modifications des structures sociales des pères et des fils, qui induisent peu ou prou l'évolution des marges des tables de mobilité, et donc l'intensité des déplacements entre les catégories sociales. Or, aujourd'hui, la structure sociale des pères des cohortes successives qui entrent en ce moment dans la vie professionnelle connaît un profond changement, ce que l'on comprend sans difficulté: il existe en effet un écart moyen peu variable d'une trentaine d'années entre le père et ses enfants.
La multiplication attendue des déclassements sociaux
221
En effet, la cohorte 1915 était caractérisée par une structure sociale où les catégories modestes étaient plus massivement représentées. Celle de 1945, généralement leurs enfants, a bénéficié d'une expansion sans précédent du salariat moyen et supérieur, et celle de 1975 pourrait bien connaître - malgré la deuxième explosion scolaire - une structure sociale assez similaire à celle de ses propres parents. Les premiers enfants du baby-boom furent massivement des enfants de parents de condition modeste: même en recrutant comme cadres tous les enfants de cadres, toutes les positions de cadres ne pouvaient être pourvues, et il fallait ouvrir des places aux enfants dont les parents avaient une position professionnelle plus modeste. Pour leurs enfants, nés dans les années soixante-dix, au contraire, s'il n'y a pas dans le court terme d'expansion nouvelle du salariat moyen et supérieur, le besoin pourrait décliner de faire appel aux enfants des catégories modestes pour pourvoir les places nouvelles, faute d'expansion suffisante de la génération des pères des années quarante à celle des enfants nés dans les années soixante-dix. Ou alors faudra-t-il libérer plus de places au sein des catégories moyennes et supérieures, en déclassant plus d'enfants des strates moyennes et aisées de la société. C'est là un raisonnement assez schématique, qu'il s'agit d'évaluer de façon plus fiable. Cette démarche permet de comprendre que, quoi qu'il arrive, les cohortes nées dans les années soixante-dix ont de fortes chances de connaître des taux de mobilité descendante inédits. Les enfants de la génération des années quarante ont donc aujourd'hui une vingtaine d'années et vont bientôt commencer leur carrière. La catégorie sociale de leur père est déjà connue 1 par les enquêtes actuelles qui montrent que la proportion d'enfants de cadres et de professions intermédiaires croît massivement. En effet, les pères de la cohorte née en 1960 étaient pour 8 % des cadres (parmi l'ensemble des catégories d'origine, dont les indépendants) ; pour ceux nés en 1970, la proportion est de Il % ; pour ceux de 1980, 15 %. Les 1. L'évolution des marges d'origine sont peu hypothétiques: les cohortes de 1975 et de 1980
sont nées depuis longtemps, ayant ainsi 20 ans et 15 ans en 1995. Ainsi, elles apparaissent déjà dans les enquêtes Emploi, et la profession de leur père est ainsi connue. La cohorte 198U n'a pas encore quitté l'école, ce qu'elle devrait faire en moyenne dans sept ans au moins; par conséquent, la déclaration de la profession du père est un peu anticipée au regard de la date traditiOlmelle - à la sortie de l'école. Aussi la cohorte 1980 comporte-t-e1k vraisemblablement un peu moins d'enfants de cadres et de professions intermédiaires et un peu plus d'employés et d'ouvriers (les professions les plus sujettes à un etret d'âge) que lorsqu'elle aura fini ses études. Il y a Jonc surestimation Jes pères d'origine modeste, ct sous-Lostimation des pères appartenant au haut de la hiérarchie sociale.
222
Les conséquences de la rupture
pères membres des professions intermédiaires enregistrent parallèlement une nette progression. A quinze ans de distance, le changement est important, et implique une seconde révolution de la mobilité, descendante celle-là. Il est donc intéressant de suivre ce que pourrait être l'évolution de la mobilité sociale globale selon 11 l'évolution observée et COf/nue des catégories sociales des pères, et 2/ l'évolution envisageable et supposée des marges des destinées (ici à 40 ans, mais c'est par convention). Pour l'heure, la solution à la seconde question ne saurait être qu'hypothétique: la vraie situation sera connue dans vingt ans. Il faut alors proposer deux scénarios contrastés. Il est possible, sous l'hypothèse de constance de la fluidité, de constituer la table de mobilité intergénérationnelle pour chacune des cohortes considérées, conséquence de l'évolution des marges des pères et des fils, et d'en déduire les taux de mobilité ascendante et descendante. D'une façon générale, ce constat de fixité de la fluidité est plutôt l'aboutissement d'une recherche, et non une hypothèse de départI. Il peut être intéressant, pourtant, d'inverser les termes. Pour l'essentiel, la mobilité observée varie parce que les marges des origines et des destinées changent, la fluidité, à peu près fixe, ayant un impact très secondaire. Cette hypothèse de fixité de la fluidité est, au reste, très opératoire, et l'on peut aussi bien réaliser des variantes où celle-ci serait amenée à changer plus ou moins modérément: si elle s'accroît dans la même mesure - modeste - qu'entre 1970 et 1995, elle entraînera une légère hausse de la mobilité ascendante tout autant que de la mobilité descendante, simultanément, impliquant ainsi plus de brassages, et les conclusions ci-dessous en seront renforcées. Il s'agira alors de comparer ces destins potentiels à celui des cohortes nées à partir des années vingt. Quels sont les deux scénarios contrastés à l'horizon de 2020 pour les cohortes nées jusqu'en 1980 ? Le premier scénario est l'optimisme, qui se fonde sur des hypothèses qui ne le sont pas moins. La première hypothèse est que la proportion de cadres et des autres catégories de la population poursuivra sa tendance au même rythme que sur les 1. Ce retour 'l'" l'intérêt en soi de l'analyse de l'évolution des marges fit l'objet de ditférentes contributlolls: M. E. Sobd, M. Hout et 0. D. Duncan, Exchange, Structure, and Symmctry.... op. cil., pré~èn(l!n( ces Il effets 111Jrginaux d'évolution)I conuue l'un des phénol1'1ènes essentiels. Ce ne sont pas les seuls à en souligner l'inlportJl1CC, en taisant du challgeluent des
marges
Uil
phénomène complémcmaire de la fluidité (cL R. Erikson ct J. H. Goldthorpe, Tïœ
C'l/sr,lIIr FIl/X ... , <'J'. cir., p. 204-207 ; J. H. Goldthorpe, Le noyau dur ... , "J'. cir., p. 76-77).
La multiplication attendue des déclassements sociaux
223
trente dernières années. Ainsi, pour les cadres, il y aurait, sur toute la fenêtre d'observation 1964-1995, tous les dix ans, un besoin croissant de 2,5 points supplémentaires de cadres dans la population (masculine) de 25 à 59 ans, ceux-ci passant de 7,5 % en 1965 à 10 % en 1975, à 12,5 en 1985, à un peu plus de 15 en 1995, etc. Pour les professions intermédiaires, le rythme est légèrement plus faible, de deux points. Les employés continueront à croître au même rythme, linéaire, en proportion de l'ensemble de la catégorie populaire depuis 1975 : 17 % en 1977 et 22 % en 1995, donc 27 % en 2015. Évidemment, dans ce cas, les catégories populaires, à savoir les employés et ouvriers, apparaissent comme une catégorie « résiduelle », à laquelle accèdent ceux qui ne peuvent devenir ni cadre, ni profession intermédiaire, simplement parce qu'il n'y a rien en dessous, sauf à quitter la population active. Plus précisément, il faut comprendre aussi qu'un accroissement du chômage pourrait continuer de modifier les contours de cette catégorie populaire: si la tendance à l'accroissement de la demande de cadres va de pair avec une diminution de la demande du travail moindrement qualifié, les catégories populaires pourraient être de plus en plus souvent chômeuses. En réalité, c'est déjà le cas, dès aujourd'hui, puisque derrière six ouvriers ou employés au travail, un septième chôme, ce qui est une situation neuve par rapport aux années soixante-dix. Le vieillissement des populations déjà engagées (promotions et départs à la retraite au sein de ces cohortes) impliquent des variations de la composition de la main-d' œuvre, et l'hypothèse est alors que les employeurs équilibrent les besoins en faisant appel à l'embauche, celle des jeunes de moins de 35 ans, pour l'essentiel. Par conséquent, les générations moins nombreuses - le terme de baby-crash est excessif, puisque la baisse du nombre d'enfants est proche de 15 % - nées à partir de 1975, devront compter mécaniquement une plus grande proportion de cadres, simplement parce qu'il y a autant de cadres à recruter dans des cohortes moins nombreuses. Comme en outre, à partir de 2005, lorsque la cohorte 1975 aura 30 ans, celles nées à partir de 1945, nombreuses et comptant une forte proportion de cadres, partiront à la retraite, un supplément de places de cadres pourrait échoir aux moins de 35 ans, par remplacement. En effet, c'est là un jeu d'hypothèses favorables à ces cohortes nées à partir de 1970 : une fois qu'une cohorte est engagée sur le marché du travail, son cycle de vie - sa carrière - ne varie pas avec la conjoncture, et le surcroît de besoin de cadres ou de professions intermédiaires est essentiellement pourvu par le recrutement de jeunes.
224
Les conseLluences de la rupture
Ainsi, le destin de cadre se fixe tôt, et les cohortes des années soixante, trop âgées pour bénéficier des remplacements des cohortes des années quarante, auraient ainsi un destin moins bénéfique. Cette hypothèse correspond parfaitement à une société myope, qui gère ses recrutements dans l'immédiateté des besoins ressentis, et ne planifie pas la succession, dès à présent évidente, des cadres nés dans les années quarante. Tel est en définitive, dans cette hypothèse, le « plan » d'évolution des structures sociales, même si « plan» est un mot bien inexact, dans la mesure où nul ne prévoit, mais pourvoit dans l'urgence, en faisant appel essentiellement aux cohortes les plus récentes. Ce fonctionnement est assez « réaliste ». Il en résulte, par simulation, l'évaluation des structures possibles des fils à 40 ans (table 51).
51 - Destillées à 40 ans et or(t?ines dans la poplIlatio/l salariée, scénario optimiste (%). Origine
Destinée Pn~(
Cohorte
Cadres
inter.
Employé
Orl1'ricr
Cadres
Pn?! inter.
Employé
Ouvrier
1925 1930 1935 1':140 1945 1950 1955 1960 1965 1':170 1975 19HO
10,7 11,3 12,4 15,8 18,1 18,1 17,':1
14,8 14,7 16,3 18,') 20,9 20,2 19,6 19,1 18,9 20,8
Il,5 10,8 10,8 10,8 11,5 12,8 14,0 15,9 16,9 17,7 16,5 15,5
63,0 63,2 60,4 54,5 49,5 48,9 48,6 47,0 44,6 40,9 38,9 35,6 ..
8,0 7,6 8,5 '),9 10,7 10,2 11,0 Il,1 12,0 13,3 16,6 16,1
6,8 6,7 7,0 8,6 9,8 10,0 10,7 13,4 14,3 17,0 18,6 19,5
16,8 16,9 16,4 16,8 17,4 17,4 17,7 15,7 17,2 17,7 16,1 15,7
68,4 68,8 68,1 64,7 62,1 62,3 60,7 59,8 56,6 52,0 48,7 48,7
Hl,U
19,6 20,6 22,4 25,5
')'} '} ....... ,-
23,5
;"\'"re: La partie grisée du tabkau, il partir de la cohorte 1955, correspond aux projectiollS.
Le scénario optimiste pêche par sa vertu: il correspond à une croissance des cadres de sept points entre la cohorte 1955 et 1980, autant qu'entre celle de 1925 et celle de 1950, qui connurent donc l'expansion formidable des Trente glorieuses. Le jeu d'hypothèse pessimiste est très simple (table 52) : il est de même nature que le précédent, mais postule que, dorénavant, le rythme d'expansion sera moitié moindre que celui connu lors des trente dernières années, ce qui
225
52 - Destinées à 40 ans dans la population salariée, scénario pessimiste (%). Destitlée Cohorte
Cadres
Prof.
1960 1965 1970 1975 1980
17,9 18,7 19,2 20,1 21,7
19,4 19,3 20,2 20,9 21,5
inter.
Employé
Ouvrier
14,9 15,4 15,8 15,2 14,7
47,8 46,6 44,7 43,7 42,1
correspond clairement à notre niveau tendanciel de croissance par rapport à celui de naguère. Ce scénario pessimiste ne l'est pas tant, en réalité, puisque les professions intermédiaires ont bel et bien cessé de croître au même âge à partir de la cohorte 1945, et que le retour de la croissance des cadres de la cohorte 1965 semble précaire (chapitre 2). Ce n'est donc en aucune façon le scénario catastrophe du gel intégral de la proportion des différents groupes socioprofessionnels, qui pourtant pourrait être dans le contexte d'un prolongement des évolutions malthusiennes de la structure sociale connues depuis les cohortes de 1950. Ce scénario pessimiste ne correspond donc guère à une hypothèse hasardeuse, moins que le précédent, en tout cas. Ces deux scénarios conduisent à l'évaluation des tables de mobilité sociale des différentes cohortes: celles venues au monde dans les années soixante-dix doivent connaître, quel que soit le scénario, une croissance importante du taux de mobilité descendante, de l'ordre d'un doublement par rapport à celles nées avant 1950. Le destin de mobilité rencontré par les cohortes 1940-1950 fut une parenthèse de l'histoire qui ne se reproduira pas: les enfants des cohortes qui connurent une mobilité ascendante extraordinaire vont être confrontés à un surcroît important de déclassements sociaux. Le scénario optimiste implique une stabilité de la mobilité ascendante et une croissance légère de la mobilité descendante (graphique 53). Le scénario pessimiste l , quant à lui, prévoit une baisse plus prononcée de la mobilité ascendante, une forte élévation des 1. Ce scénario est-il pour autant très pessimiste? Non. La stagnation des proportions actuelles de cadres et de professions intermédiaires à 40 ans produirait 16,5 % de mobilité descendante et 18,5 % de mobilité ascendante pour la cohorte 1980. Pour la mobilité ascendante, ce serait revenir à la situation de la cohorte 1920, mais avec un triplement des déclassements.
BIBLIOTHEQUE
226
53 30
de Il/obilité ascendante et descendante au seitl des catégories salariées à 40 ans par cohorte.
TaI/X
CI<
Taux de mobilité ascendante 25
...
20
15
10
5
Taux de mobilité descendante Cohone
o+_----~-----+----~~----+_----~----~
1920
1930
1940
1950
1960
1970
1980
N,Ile; A droite de la cohone 1':155, les données sont celles des deux scénarios. La courbe en
pointillé correspond au scénario pessimiste, et celle en traits pleins au scénario optimiste.
déclassements sociaux et donc une très forte baisse du solde de la mobilité verticale 1, à un degré inédit depuis la cohorte née en 1920. Les enfants nés en 1970 doivent donc s'attendre à connaître plus souvent le risque du déclassement. Ils doivent surtout prendre en compte le fait que, contrairement à ce que furent les représentations et les aspirations adaptées au destin des cohortes nées dans les années quarante et donc à la génération de leur père - le fait banal, et même fréquent, de dépasser le niveau social de son père, et le caractère marginai, voire exceptionnel, du risque de ne pas atteindre son niveau leur monde pourrait être tout autre. Il est frappant de constater que, dans les catégories sociales moyennes et supérieures, l'origine des individus sera plus souvent dans la strate de destinée : les cadres seront plus souvent enfants de cadres, et les cadres originaires des catégories populaires se raréfieront (table 54). Ainsi, pour la catégorie des cadres, alors qu'elle était constituée de 33,9 % d'enfants de cadres dans la cohorte 1945, pour 1. Ce solde est la ditlèrence entre la mobilité ascendante et la mobilité descendante. Il correspond donc à la perspective à laquelle une cohorte entière est confrontée de connaître la mobilité sociale: ascendante plutôt que le déclassement.
227
54 - Tables de mobilité à 40 ans pour les cohortes 1945 et 1975
(pessimiste et optimiste), en % Table des destinées cohorte 1945
e
PI
E
0
Tot.
0
57,4 34,0 18,2 8,8
24,0 36,0 25,7 16,7
7,5 10,1 17,0 10,8
Il,1 19,9 39,1 63,7
100,0 100,0 100,0 100,0
Tot.
18,1
20,9
11,5
49,5
100,0
e PI E
Table des destitlées cohorte 1975 (optimiste)
e
PI
E
0
Tot.
0
56,0 32,9 17,3 8,8
23,1 34,6 24,2 16,5
10,9 14,8 24,4 16,3
9,9 17,7 34,1 58,4
100,0 100,0 100,0 100,0
Tot.
22,4
22,2
16,5
38,9
100,0
e Pl E
Table des destinées cohorte 1975 (pessimiste)
e
Pl
E
0
Tot.
0
52,8 29,9 15,0 7,2
23,5 33,9 22,6 14,5
11,1 14,5 22,7 14,3
12,6 21,6 39,7 64,0
100,0 100,0 100,0 100,0
Tot.
20,1
20,9
15,2
43,7
100,0
e PI E
Table des origiues cohorte 1945
e
PI
E
0
Tot.
0
33,9 18,4 17,5 30,2
12,2 16,9 21,3 49,5
7,0 8,7 25,9 58,5
2,4 3,9 13,7 79,9
10,7 9,8 17,4 62,1
Tot.
100,0 100,0 100,0 100,0 100,0
e PI E
Table des origines cohorte 1975 (optimiste)
e
PI
E
0
Tot.
0
41,2 26,7 13,1 19,0
17,2 28,3 18,5 36,1
10,9 16,3 25,1 47,7
4,2 8,3 14,9 7'2,7
16,5 18,1 17,0 48,4
Tot.
100,0 100,0 100,0 100,0 100,0
e Pl E
Table des origines cohorte 1975 (pessimiste)
e
PI
E
0
Tot.
0
43,2 27,0 12,6 17,2
18,5 29,5 18,3 33,7
12,0 17,3 25,3 45,4
4,8 9,0 15,4 70,9
16,5 18,1 17,0 48,4
Tot.
100,0 100,0 100,0 100,0 100,0
e Pl E
pour la cohorte 1945, les enfants de professions intermédiaires devenant cadres étaient 34,0 ')\,; pour celle de 1975, selon le scénario optimiste, ils seront 32,9 %, et 29,9 selon le scénario pessimiste.
NOIe:
la cohorte de 1975, ils atteindront 42 % : les cadres de la cohorte 1975 seront plus souvent des fils à papa. Pour la catégorie des cadres, cela signifie certainement un moindre renouvellement des modèles culturels du fait d'un moindre accueil d'enfants d'autres strates sociales. Il en résulte que l'identité temporelle des strates sociales moyennes et supérieures pourrait augmenter, leurs membres étant plus souvent les
228
Les conséquences de la rupture
fils des membres d'hier, ce qui va à l'encontre d'une théorie de la fin des classes sociales comme grille de lecture adaptée, puisque chacune de ces strates sera plus souvent composée de ses propres enfants. En revanche, les catégories populaires seront plus souvent composées d'enfants déchus des catégories moyennes et supérieures. Quelles en seront les conséquences pour les contours des catégories populaires? Il se peut que la frustration du déclassement produise un retrait de ses victimes de la scène sociale, suscite un rapport très instrumental au travail, et soit peu propice à la création d'enjeux communs entre les enfants déchus et les natifs; il se peut aussi bien que ces déclassements soient la source d'un surcroît de contestation. La multiplication des risques de descendre et la raréfaction des chances de monter caractériseraient ainsi les perspectives de vie des enfants des professions intermédiaires. Pour les enfants de cadres, seul le scénario optimiste leur laisse la possibilité de se maintenir aussi bien que naguère ceux de la cohorte 1945. Ces évolutions sont en définitive assez attendues: pour ceux nés en 1945, où les catégories sociales moyennes et élevées étaient plus rares, les risques de la chute sociale étaient limités, alors que la structure sociale connaissait une « aspiration vers le haut » inédite; pour leurs enfants, la situation est radicalement inverse, ceux dont l'origine est moyenne ou supérieure étant nettement plus nombreux, et la croissance de la proportion du salariat moyen et supérieur étant assez limitée, les risques de déclassements ne peuvent que croître - sauf si l'on réitère le bond en avant de la génération née dans les années quarante. Pour les femmes, la dynamique susceptible d'être attendue est moins pessimiste, mais la situation n'est pas meilleure: si les femmes connaissent, en raison de l'acheminement très progressif vers la parité, un prolongement de la croissance des cadres par cohorte, elles partent aussi d'une situation moins favorable que celle des hommes. Comparées aux hommes, les femmes qui travaillent sont ainsi, à tout àge, plus souvent à un niveau social intèrieur à celui de leur père, ce qui implique déjà, pour elles, des déclassements sociaux plus fréquents. Il est clair, ainsi, que si la fluidité connaît peu d'évolutions dans le temps, la mobilité sociale observée connaît des révolutions, et des contre-révolutions. Les perspectives ainsi tracées laissent attendre des situations nettement moins favorables pour les générations des années soixante-dix que pour celles des années quarante. La tàçon dont cette banalisation des déclassements sociaux sera vécue par leurs victimes pourrait être la question cruciale du XXI' siècle.
Conclusion
Les clivages générationnels repérés dans le rythme de développement par cohorte de la structure sociale ont leurs correspondances sur de nombreux indicateurs économiques et sociaux exprimant les perspectives de vie, la valorisation, le niveau et le style de vie, la mortalité, mais aussi les chances de mobilité sociale des cohortes les unes par rapport aux autres. Il est possible d'argumenter, dès lors, que le ralentissement économique des années soixante-dix a eu des conséquences sur de nombreux champs sociaux. Dès lors, l'essentiel de ces indicateurs, connus depuis des années pour restituer l'intensité du changement et du développement social, semble bien avoir connu un long palier générationnel pour les cohortes des années cinquante et soixante. La résultante en est que les générations des années quarante ont connu, par rapport à la génération de ceux qui furent leurs parents, un décollage extraordinaire, celui qui caractérisa la « seconde révolution française», dont les cohortes qui les avaient précédées ne vécurent en définitive que les prodromes. En revanche, les générations suivantes voient peu à peu la situation et la position sociale de leurs parents se rapprocher de la leur. Par conséquent, alors que dans les années soixante et soixante-dix, la société était animée d'un mouvement de changement à tout le moins extraordinaire, et laissait augurer une révolution spontanée et générale des mœurs, de la culture et de toute la structure sociale, la situation récente, celle d'un freinage du changement social, est nettement plus propice à la prise de conscience de frontières sociales nettement moins poreuses. Hier, les éléments cruciaux du genre de vie des catégories aisées - propriété du logement, disposition d'une automobile ou du téléphone, départs en vacances, etc. - étaient appelés, de génération
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Les conséquences de la rupture
en génération, de par la progression dont bénéficiait chacune d'elles par rapport à la précédente, à se diffuser dans toutes les catégories de la société, à ne plus séparer dès lors très clairement le haut et le bas de la société. Maintenant, la nouvelle dynamique qui s'instaure, nettement plus lente, où la société que les enfants connaissent et dans laquelle ils s'insèrent - ou ne s'insèrent pas - est de plus en plus semblable à celle que les parents connurent. La situation est plus propice, alors, à assurer une structuration plus rigide de la société, et une conscience de cette rigidité. Un tel diagnostic pourrait plaider pour une restructuration des classes sociales, après la déstructuration qui fut celle des cohortes des années quarante, où les chances de monter se sont considérablement élevées, conduisant ainsi à perdre momemanément les repères de la division en classes de la société dans une croyance en l'ascension généralisée, qui fut en réalité le destin d'une seule génération. Mais cette période d'aspiration vers le haut, marquée par de faibles retours en arrière, ne tut qu'une parenthèse, même si cette parenthèse sert encore aujourd'hui de modèle culturel'. La dureté des contraintes et la marche à rebours que des individus plus nombreux, issus des cohortes des années soixante-dix, pourraient connaître, risquent d'impliquer un changement dans la façon dont on se représente la société: moins ouverte et moins optimiste dans sa dynamique et sa progression. Ce diagnostic n'est pas très éloigné de celui de Bouffartigue", selon qui la situation contemporaine d'apaisement social apparent pourrait dissimuler en définitive la recomposition et l'accumulation de conflits cachés, sans voix et sans exutoire. Dans la mesure où les représentations que la société d'aujourd'hui se fait d'elle-même sont plus souvent le fait de cette génération née dans les années quarante qui a l'âge de diriger la société et de produire l'essentiel des idées communes, le modèle de l'ascension sociale reste dominant, même si d'autres arguments commencent aujourd'hui à se développer. Dans dix ou vingt ans, l'installation progressive dans la vie de cohortes dont les expériences vécues furent bien distinctes, 1. l'our .lutant. ,"dul-ci pourrait sc déliter depuis yudyucs années déjà: au début du XX' siècle, la lllOde dl's prt>1l0111S dans les classes supérieures lllcttaÎcllt vingt à trente ans pour sc ditruser
classes populaires. Au cours de ce siècle, cet écart temporel n'a cessé de se réduire jusqll' .IUX années saix.ulte-ùix, où les prénOll1S bourgeois et populaires ont c.:olluncllcé J. appartt:nir à des registres dit1èrents (cf. P Besnard ct C. Grange, La tin de la ditTusion vt:rticale des goûts; Prénoills de j'élite d du VU/XII/II, .-1 Il liée ,ocl%giljlle, -13, 1993, p. 269-29-1). l' BoutTartigue, Le brouillage des classes, iti J-I' Durand et E X. Merrien, Sor/ie de siècle: /a J'rall((' ell Ill1a/ù'", Paris, Vigot, 1991, p. 95-133. Voir notamment p. 129-130.
.IUX
1
Conclusion
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connaissant à l'entrée dans la vie une dévalorisation des titres scolaires et des risques accrus de déclin social pourrait donner lieu à d'autres façons de se représenter le monde et à d'autres formes de conscience sociale. Comment l'imaginaire collectif se réappropriera-t-il cette dynamique nouvelle est une question plus ouverte, mais le mythe de l'élévation perpétuelle pour tous aura vécu. Cette situation serait de nature à élever le degré d'insatisfaction collective, mais aussi la perspective d'intérêts divergents entre les classes: les enfants d'ouvriers et d'employés percevront que leurs chances d'accès aux strates plus élevées se raréfient, un fait qui pourrait les conduire à accepter moins souvent les intérêts des catégories plus élevées, devenues moins accessibles. Inversement, ces classes populaires pourraient être composées de deux fractions: d'une part, des enfants immobiles, et de l'autre des déclassés, plus nombreux. De la façon dont elles cohabiteront, de leurs alliances ou de leur concurrences, de l'unité ou la diversité de leurs modes de vie, dépend clairement l'émergence d'une nouvelle structuratio}1 en classes « pour soi » des générations à venir.
Conclusion générale Révolution et restauration de la structure sociale "A Il 'impo,te quel moment, m~me dans la civilisation la plus évoluée, une géné,ation itifàntile peut pou, une b,ève pé,iode (et toujou,s pa, la faute du système politique) envahi, la scène publique et ,écolte, au dét,iment de tous les fruits amers de so" illcompétetue - ce que not,e génération devrait savoi, à satiété. " H. Jonas, 1995 (1979), Le p,incipe ,espolISabilité, Paris, Cerf, p. 155.
" La vie est belle, le destin s'en éca,te Pe,sonne ne joue avec les mêmes ca,tes Le berceau lève le voile, multiples sotll les roules qu'il dévoile Tant pis, on n'est pas nés sous la même étoile. " IAM,
1997, Nés sous la même étoile, Delabel, Paris.
La dynamique des Trente glorieuses est finie depuis longtemps, même si les cohortes anciennes bénéficient encore, en quelque sorte, de ses derniers vestiges. Les générations nouvelles héritent peut-être d'une situation sociale plus favorable que celle de la société du milieu du xxe siècle, mais vraisemblablement pas de la dynamique fabuleuse qui s'instaurait à la Libération. Le modèle social qui allait de pair avec cette dynamique des plus favorables - plein emploi stable, progrès de tous ordres de cohorte en cohorte, mobilité sociale ascendante, perspectives de vie en rapide amélioration, invention et diffusion de nouveaux modes de vie - semble peu à peu avoir été l'histoire d'un temps et le destin d'une génération, et non celui de toutes celles à venir. Depuis longtemps, la stagnation saisit la société, et tout particulièrement les nouvelles cohortes. Puisqu'il n'existe pas de société riche dans l'absolu, mais simplement des sociétés en cours d'enrichissement - sauf à supposer que nous sommes arrivés à la fin de l'histoire - la pose actuelle, longue déjà de deux décennies, pourrait finir par susciter l'impatience. Une étape semble être ainsi en cours de franchissement. C'est au moins ce que l'on lit du devenir des générations
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Le destin des générations
venues au monde pour entrer trop tardivement dans le monde du travail, après 1975. Ce constat n'invite guère à l'optimisme. Le tableau est sombre, en effet, à partir des générations nées en 1950, pour qui la structure sociale par génération semble cesser de se modifier, à l'exception de l'expansion du chômage, pour qui tous les progrès de l'enseignement se sont soldés par une dévaluation concomitante du rendement des diplômes en termes de chances d'accès à la catégorie des cadres et professions intermédiaires. Ces cohortes inaugurent aussi la baisse du niveau de salaire relatif - et plus encore la baisse absolue, lorsque l'on prend en compte les effets du temps partiel et du chômage -, la stagnation du niveau de vie, alors que celui des plus âgés s'élève, la hausse du coût du logement, la stagnation des départs en vacances, la remise en cause de la capacité à inventer et à assumer de nouveaux modes de vie de loisir que l'on croyait naguère être le privilège de la jeunesse. En outre, ces nouvelles cohortes sont marquées par des suicides plus fréquents au même âge, et connaissent une mortalité supérieure à celles qui les ont précédées. Leur mobilité sociale ascendante fléchit légèrement, leur risque de déclassement s'accroît un peu, mais devrait vraisemblablement s'accélérer pour les successeurs, nés dans le courant des années soixante-dix, qui connaîtront selon toute vraisemblance un doublement des déclassements sociaux, même dans des conditions très favorables de reprise de la croissance de la proportion des cadres et professions intermédiaires, hypothèses dont la probabilité est faible. Ensuite, comme ce livre l'argumente, une fois une génération arrivée dans le monde du travail, sa situation se tîge assez rapidement, et marque ensuite durablement l'ensemble de sa vie sociale, que ce soit d'une façon bénéfique ou maléfique. Ainsi, les conditions meilleures de la génération née dans les années quarante l'accompagne encore, aujourd'hui, trente ans après son entrée dans le monde du travail. Le départ moins favorable des cohortes des années cinquante continue de la caractériser, alors que ses membres se rapprochent progressivement de la cinquantaine d'années. De la forte intégration salariale, croissante, des générations des années vingt et trente résulte une nette amélioration du sort des retraités. Quant à ceux qui naquirent avant 1920, très longtemps après, alors qu'ils sont dans le quatrième âge, ils restent marqués par un sort modeste voire indigent qui les a accompagnés tout au long de leur vie. Autrement dit, alors que, jusqu'à présent, on a pensé, implicitement ou explicitement, que la structure sociale change avec le temps qui passe, il semblerait plutôt
Conclusion générale
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qu'elle se transforme avec la succession des generations qui forment comme des couches successives, spécifiques, portant chacune une structure sociale particulière et des destins collectifs originaux. Le monde social des Trente glorieuses s'éteint ainsi progressivement et celui de la décade dorée est aux abords de la retraite, laissant dans la population active d'autres générations sociales, porteuses d'une autre structure sociale, d'autres modèles, d'autres problèmes, et peut-être aussi d'un surcroît de difficultés.
LA VALEUR SOCIALE DES GÉNÉRATIONS
Tel est le constat, qu'il faut expliquer et interpréter. En effet, une configuration nouvelle n'apparaît généralement pas par enchantement et n'est que rarement la conséquence purement mécanique de causes univoques dépassant toute capacité de décision et de choix social - ce que, pourtant, l'économie néo-classique suppose. C'est vrai tout particulièrement lorsqu'il est question de la répartition de ressources sociales entre des groupes spécifiques, classe ou génération, peu importe. Le degré d'inégalité de la répartition du revenu, dans des différents pays économiquement comparables, montre en effet que la variété des configurations est sinon totale, en tout cas large!. Les pays scandinaves et les États-Unis sont repérables ainsi par une répartition du revenu nettement différente, les premiers étant marqués par un fort degré d'égalité, les seconds se situant à l'autre extrémité du spectre, avec un écart béant entre riches et pauvres. Pourtant, leurs performances économiques de long terme sont identiques, et aucun déterminisme économique ne semble imposer à l'un ou l'autre modèles un retour à une forme universelle de répartition, qui n'existe pas. Les inégalités, la forme de la répartition du revenu, apparaissent ainsi comme le résultat de choix sociaux, de conflits complexes et d'accords plus ou moins stabilisés: que le travail de l'ouvrier soit équivalent au tiers ou au sixième de celui du médecin est affaire d'appréciation collective, et d'une conception de la valeur de l'humain en général, et non dictée par une quelconque cc loi immanente de la réalité économique », posée comme extérieure et supérieure à toute forme de 1. L. Chauvel, Inégalités singulières ... , op. cil.
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Le destin des générations
choix collectif Si, clairement, on ne connaît pas de société où la catégorie des ouvriers soit mieux rétribuée que celle des ingénieurs, l'écart de l'un à l'autre est, lui, relativement indéterminé: qu'il soit du simple au double, ou au décuple, rien ne le fixe par avance. Ces inégalités proviendraient ainsi de conceptions distinctes de l'humain, du citoyen, du proche, du consentement social à plus ou moins d'inégalités, de l'acceptation ou du refus de politiques interventionnistes, d'une construction politique du système de rétribution relatif des méritants et des moins méritants, de la disposition collective à concevoir des catégories variées de gens dignes d'êtres récompensés et de ceux qui en sont indignes. Autrement dit, elles sont peu ou prou les conséquences d'un équilibre entre les évaluations collectives de la valeur respective des citoyens, les images communes des mérites, les représentations sociales en action, qui contribuent à la configuration de la répartition effective des ressources collectives. Certaines sociétés sont ainsi animées par un différentialisme qui marque toute la réflexion sociale, conduisant sur un équilibre nettement inégalitaire. C'est le cas particulièrement des pays anglo-saxons contemporains. D'autres sont fondées sur une conception universaliste apportant la condamnation de l'excessive opulence ou de l'extrême dénuement. Évidemment, l'équilibre de ces représentations sociales en action n'est pas donné pour toujours, mais connaît des dynamiques relativement variées 1• Ce que l'on observe pour les différences de valorisation économique - mais elles sont aussi sociales - des classes se retrouve pour les âges et les générations: les inégalités de cette nature résultent d'une construction en mouvement, et non d'une situation universelle, ni d'une structure définitive, achevée, donnée pour toujours. Cette répartition du revenu selon les classes de la société a son pendant: la valorisation des âges et la part qui sera attribuée aux générations qui se succèdent. Si celle des classes met en jeu les rapports hiérarchiques de différentes catégories homogènes de travailleurs, la façon dont est estimée la valeur des générations a trait, elle, au temps collectif, à la projection dans l'avenir d'une société, à la construction de son long terme, à l'importance qu'elle accorde aux droits du passé et aux possibilités de l'avenir. Ici, il faut prendre conscience de ce que, contrairement à la répartition du revenu selon les catégories professionnelles ou d'emploi, la. valorisation sociale des âges et des générations ne saurait être stable: la hiérarchie socio1. A. B. Atkinson
['1
al., La distribution des rewnus ... , op. cil.
Conclusion générale
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professionnelle correspond à tout un système complexe de légitimité sociale, où les titres scolaires, les droits de propriété, le caractère plus ou moins interchangeable des compétences reconnues, l'assise politique, contribuent ensemble à légitimer et stabiliser sinon l'intensité du rapport économique, mais au moins l'ordre des rangs. Le médecin est ainsi, le plus souvent, à l'exception de ses premières années d'activité, mieux rétribué que le balayeur, mais de combien reste une question dont la réponse est indéterminée, dépendante des représentations et de la construction nationale de la profession médicale ' . En revanche, entre les âges et les générations, le rapport est fondamentalement ouvert, et son résultat est donc caractérisé par l'affrontement de ressources sociales, de représentations, de légitimités, de conventions mouvantes dont l'issue est le plus souvent indéterminée a priori. Aristote proposait déjà une division sociale des fonctions fondée sur un principe simple : aux anciens la sagesse, et donc la direction de la cité, aux jeunes la force, donc sa défense. Dans le monde contemporain, la division n'est pas aussi simple: les générations les plus récentes disposent en général de meilleurs titres scolaires que les anciennes, mais à un degré variable (chapitre 3), et de plus de capacité à s'adapter aux changements. Les plus anciennes disposent, en général, de plus d'expérience, d'une plus grande accumulation de ressources de tous ordres, comme des droits sociaux ou de propriété, des « capitaux sociaux» que sont la réputation acquise et la disposition d'un réseau social plus étendu et plus efficace, etc. L'essentiel de la légitimité des nouvelles générations consiste en leur capacité à s'adapter à des processus de production radicalement neufs dans une société en plein mouvement, qui dépasse toute forme d'expérience sociale connue - les Trente glorieuses et particulièrement la décade dorée furent ainsi le « temps des jeunes », la société quittant rapidement un degré de développement économique et social au début peu différent de celui de la Belle époque. Il est clair pourtant qu'en deçà d'un certain âge, la détention du pouvoir social est impossible, faute d'accumulation de ressources. Au-delà d'un autre âge, elle devient précaire, la limitation de la vie humaine y opposant un terme certain, impliquant ainsi la nécessité tôt ou tard de passer la main aux suivants. Pourtant, entre le pouvoir des triagénaires et celui des octogénaires, la marge est aussi large qu'indéterminée, très conventionnelle, impliquée L P Hassenteufel, Les médeci ..s face à l'État: Sciences politiques, 1997.
lIlle
comparaiso .. européetllle, Paris, Les Presses de
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Le destin des générations
par une construction historique et sociale des âges, qui peut se modifier en quelques décennies. Une longue période de stabilité économique, sans désordre majeur de la structure politique comme financière, est propice à l'accumulation et à l'assise du pouvoir de générations vieillissantes, surtout si une guerre contribue à la destruction d'une grande partie des nouvelles générations. Un crash boursier, des dévaluations importantes, une inflation imprévue, des révolutions dans des pays débiteurs où l'épargne nationale est investie, ou simplement une longue période de faible rendement (intérêts, dividendes et plus-values) du capital, sont propices à la remise en cause de l'accumulation des anciens. Une guerre mal préparée, l'échec d'une caste militaire traditionnelle et le discrédit d'un appareil politique ancien, suite à sa soumission honteuse à la domination d'un envahisseur, peuvent mettre à bas l'autorité des détenteurs passés du pouvoir, d'autant plus lorsqu'une résistance armée contre la trahison émerge. Celle-là étant plus généralement le tâit de jeunes libres de toute attache de quelque espèce soit-elle, ils forment la base d'une nouvelle élite politique précocement apparue de l'époque suivante. Les configurations économiques, sociales, politiques, ont alors des chances de connaître un fort rajeunissement, et si ces nouvelles élites parviennent pour un temps assez long à tenir le pouvoir, leur installation et leur vieillissement sont certains, sauf si une révolte de jeunes soudés contre cet ordre en obsolescence se fait jour, pour cueillir les fruits d'une longue période de croissance. Un freinage économique, le chômage de masse des nouveaux entrants, et le maintien du pouvoir économique et social de ceux déjà insérés au moment propice dans le système social sont, quant à eux, de nature à remettre en cause la capacité des successeurs de parvenir un jour, sinon jamais, à tâire leur place, qui pourrait échoir alors, plus tard, à de plus jeunes qu'eux, selon un processus où la détention de l'autorité sociale sauterait une génération. Le rapport entre les générations n'a donc aucune raison de conserver une stabilité quelconque, et certaines bénéficieront dans leur vieillesse d'une répartition gérontocratique du pouvoir après avoir joui d'une jeunesse où cette répartition était, pour ainsi dire, néocratique. D'autres, qui suivent, auront moins de chances. Les rapports entre les générations apparaissent ainsi comme des équilibres de ressources et de formes de légitimité - titres scolaires, propriété, droits sociaux, autorité politique, issus de l'histoire du développement ·de la société - qui dissimulent plus ou moins nettement la valorisation respective de l'avenir et du passé. Une société où
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la projection dans l'avenir prévaut tend ainsi à peu valoriser les droits de retraite et de propriété de ses anciens, à exiger des aînés de longues carrières avant qu'ils ne puissent prétendre à une pension, à offrir des allocations familiales plus importantes, à privilégier l'embauche et l'investissement dans de nouvelles productions. Elle peut être caractérisée aussi par de faibles rendements des titres boursiers, et l'inflation y est un pis-aller regrettable, mais qui n'a rien de rédhibitoire, affaiblissant ainsi les droits des détenteurs de créances. La dette publique n'y est guère un enjeu, et certainement pas un tabou, pourvu qu'elle serve l'investissement. Une société toute différente est celle où la dette sociale, issue des dépenses sans maîtrise de santé et de retraite est un tonneau des danaïdes, où les dépenses ne sont guère des investissements mais une consommation pure, non projetée vers une volonté de production future, une société où l'investissement global se réduit, où l'argument insistant de la maîtrise de la dette exige le repli de l'État du système productif, pour ne plus être en définitive que le protecteur des victimes du changement social, et l'animateur de la solidarité de dernière instance. C'est là aussi une société où la nécessité de maîtriser l'inflation prend le pas sur tout objectif de long terme, pour devenir le projet ultime, où le but final des entreprises devient le rendement maximal du titre de propriété, au prix de l'élimination des investissements plus incertains, parce que leur aboutissement est plus lointain, ou simplement la marge moins importante, où le chômage est un mode d'ajustement, où le statut stabilisé des emplois est vu comme opposé à la bonne marche des entreprises, où la longue file d'attente des jeunes permet de contenir les salaires. Ce sont là clairement deux modèles économiques, mais aussi sociaux, distincts, dont les bénéficiaires ne sont pas les mêmes. Leur âge est différent, le premier étant propice aux jeunes, le second aux âgés. Evidemment, dans le cas général, la génération n'apparaît pas ici, sauf si ces deux modèles se succèdent de telle façon que certains bénéficient pleinement du premier modèle au temps de leur jeunesse mais aussi du second au temps de leur vieillesse. Telle fut bien l'histoire récente. C'est pourquoi la réduction fréquente de la problématique du vieillissement d'une société à sa dimension simplement démographique, numérique et comptable, pour laquelle la proportion de gens de plus de soixante ans est le seul déterminant, conduit à faire fausse route sur l'analyse de la situation. Plus que la question du nombre, c'est celle du poids, social, économique, politique, culturel, en termes
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de production des valeurs et de détention de la légitimité, des âges et des générations. Et ce poids se révèle tout particulièrement lorsque l'on passe d'un modèle de société projetée dans l'avenir à celui où le partage de la croissance est essentiellement au bénéfice des plus âgés, à la défaveur du développement social, de l'intégration de nouveaux membres, de la prise d'autonomie des successeurs, maintenus ainsi sous tutelle aussi longtemps que possible, un possible qui peut durer longtemps. L'équilibre entre jeunes et vieux n'est pourtant jamais stabilisé, connaît d'éternelles variations, n'est en rien une donnée universelle. Tel sera toujours le cas, vraisemblablement. Cette hypothèse n'est pas incompatible avec l'idée qu'une société pourrait avoir intérêt à stabiliser au long terme cet équilibre, pour assurer un développement durable de ses structures sociales. En l'occurrence, si l'on constate aux États-Unis des évolutions du revenu par âge comparables à celles repérées en France, à la défaveur des jeunes, l'Allemagne ne semble pas connaître des changements de la valorisation des âges et des générations aussi cruciaux', l'intégration des jeunes dans le processus de production semblant moins remis en cause qu'en France, au moins sur la période 1975-1990. Il est clair, évidemment, que certains facteurs contribuent à peser dans un sens ou l'autre, vers une meilleure valorisation sociale des jeunes ou des vieux. Un changement de rythme économique, par exemple, n'est pas neutre pour le destin des cohortes. La valorisation de l'épargne passée, c'est-à-dire le revenu du capital, ou au contraire des richesses nouvelles, qui correspondent au salaire du travail, dépendent généralement de ce rythme. Une croissance rapide des salaires implique le plus souvent une dévalorisation relative du stock passé d'épargne, de capitaux et de droits accumulés en général par les anciens. La raison en est simple: les anciens épargnèrent difficilement dans un contexte où le revenu du travail était tàible, et une fois qu'il s'agit pour eux de vivre sur leur capital, le revenu des générations nouvelles s'accroît nettement par rapport au leur, les acculant ainsi à la paupérisation relative, si le mouvement se prolonge pendant plusieurs années. Inversement, le ralentissement et la stagnation des salaires sont le plus souvent une bénédiction pour ceux qui vivent d'une accumulation passée, en tout cas tant que les désordres économiques ne les ont atteints à leuJ; tour. Ce même ralentissement est en revanche une malédiction pour les jeunes, qui n'ont 1. L ChJuvel. L'uniformisation du taux dé suicidé ... , op. cil.
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généralement pas d'autre ressource de revenu que leur travail: les anciens ont eu l'occasion d'épargner, et voient s'améliorer leur position dans la concurrence marchande pour l'acquisition des ressources en biens et services, alors que les jeunes ont des difficultés à trouver et accroître leur revenu, à consommer, à épargner pour préparer leur propre avenir. Ces deux phases ont été connues par la société française depuis une cinquantaine d'années, la seconde ne semblant pas achevée. Par le jeu de la valorisation relative du travail et du capital, des richesses présentes et des richesses passées, le mécanisme d'une économie très néo-classique, celle dont s'inspirent les libéraux, lorsqu'il est laissé à lui-mêm~, produit le sacrifice des jeunes en cas de récession, et celui des vieux en cas d'expansion. Pourtant, ce lien dynamique entre niveau de croissance global de l'économie et niveau de vie des générations n'est pas univoque ni exclusif, puisqu'il n'est pas le seul aspect du système régissant la répartition des ressources d'un pays avancé et d'une société complexe comme la nôtre. De nombreuses formes d'allocations, de pensions, de revenus de substitution répartis selon des droits sociaux existent, ainsi que des statuts difIerenciés tendant à assurer la pérennité des individus dans une profession donnée et à faire du travail salarié une relation plus large qu'un simple rapport de marchandisation de la force de travail. Ces droits sociaux peuvent évoluer de façon à équilibrer les gains et les pertes relatives des différentes catégories sociales, dans des configurations sociales changeantes, au gré des décisions collectives résultant des confrontations, des compromis et conventions qui s'ensuivent. Ces décisions, essentiellement liées à une représentation politique, ou para-politique, celle des partenaires sociaux notamment, et qui sont en fait des conceptions subjectives réalisées, en mouvement, des « représentations sociales en action », qui équilibrent des besoins, des mérites, des droits des membres de la société, peuvent donc pallier ou non les distorsions que le jeu économique laissé à lui-même fait apparaître. Le jeu de l'économie sociale est censé être en partie cela, un système de mise en équilibre de besoins et de droits. Ces redistributions, qui auraient pu pallier en partie ces distorsions apparues suite au ralentissement économique, ont suivi, peu ou prou, le même mouvement, dans le même sens. Les droits sociaux et politiques accumulés par les anciens furent ainsi mieux reconnus que les droits en cours de construction et non encore accumulés des jeunes. Ainsi, les allocations familiales, qui vont essentiellement à des familles relativement jeunes, et qui plus que tout autre transfert social, s'ins-
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criwllt dallS une logique de projection de la société dans son avenir, connaissent une nette involution: les cotisations passent ainsi de 16,75 % du salaire brut sous plafond en 1955 à 9 % en 1988, année à partir de laquelle les réformes se précipitent d'année en année. La part patronale des allocations vieillesse passe en revanche de 5,5 % du salaire brut sous plafond en 1967 - elle n'existait pas avant - à 8,2 %, à quoi s'ajoute 1,5 point reposant sur la totalité du salaire brut à partir de 1991, auxquels il faut ajouter le passage des cotisations salariales vieillesse de 3 % dans les années cinquante à 6,55 % en 1995, et le poids des retraites complémentaires, à partir de 1961, qui passe de 1 % alors à 2 % aujourd'hui, bref, un passage de 3 % à près de 17 % des années cinquante à nos jours des cotisations vieillesse. Dans ce contexte, il y eut certes une baisse du nombre des enfants, et donc des ayants droit des allocations familiales ainsi qu'une croissance de la proportion des personnes âgées, et donc des titulaires d'une retraite, mais à un rythme bien faible par rapport à ceux qui affectent les masses financières engagées. La dynamique du minimum vieillesse est de même nature, où le droit des plus âgés fait l'objet de plus d'attention que celui des plus jeunes. Les générations de retraités de moins de 75 ans, qui connurent les Trente glorieuses sur la presque intégralité de leur vie professionnelle, purent cotiser fort peu pour leurs vieillards rares, dont la mort était précoce et les pensions fort modestes, alors que la retraite était à 65 ans. Ils purent obtenir finalement beaucoup du système de retraite à 60 ans, rétribuée à un niveau qui leur permet d'atteindre, et maintenant de dépasser, le niveau de vie des actifS de 1998. Ils reçurent naguère beaucoup des allocations familiales dont ils bénéficièrent du temps de leur jeunesse, et qui entrèrent ensuite en déclin pour leurs cadets. Le jeu des décisions de l'État-providence a semble-t-il fait « vieillir» les bénéficiaires de l'État-providence - qui naguère étaient des jeunes -, au même titre que le jeu du ralentissement économique laissé à lui-même a fait « vieillir » les bénéficiaires du marché du travail et du capital. Le pouvoir des « représentations sociales en action », qui gouverne ces redistributions collectives peut ainsi tort bien accompagner, et non pas contrecarrer, les variations propres au rapport marchand qui privilégie ou pénalise certaines générations, pour créer une situation certainement paradoxale. Les réformes et glissements de l'État-providence tont que, en forçant le trait, on peut dire qu'il fut celui d'une génération se voyant offrir des allocations tàmiliales du temps de sa jeunesse, pendant les Trente glorieuses, et des retraites du temps de sa vieillesse, maintenant; dans un
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cas, à la défaveur des plus âgés de naguère, dans l'autre, des plus jeunes d'aujourd'hui 1. Le fait que les allocations familiales fassent l'objet depuis quelques décennies des principaux efforts des projets restrictifS n'est pas alors un phénomène isolé, non plus que le maintien sans contestation de « petits privilèges de l'âge )), comme les réductions dans les transports en commun qui avaient leur sens naguère, lorsque la moitié du troisième âge vivait avec un minimum vieillesse situé au tiers du revenu du salaire minimum net, dans les années soixante, et qui en a moins maintenant, alors que le troisième âge dispose d'un niveau de vie moyen égal à celui des actifs. Que le revenu minimum d'insertion d'aujourd'hui soit inférieur de 1 000 francs au minimum vieillesse signifie beaucoup quant à l'évaluation sociale des besoins respectifs des chômeurs de longue durée et des personnes âgées. Il est clair que d'un côté, le natalisme des Trente glorieuses est discrédité, et que de l'autre, le gérontisme contemporain est d'une grande légitimité sociale dans le discours public, impliquant ainsi des réformes collectives orientées fort spécifiquement. Ces décisions, qui affectent l'État-providence, ne sont pas les seules repérables dans cette dynamique globale. Au sein même du monde du travail, les pratiques implicites comme explicites (voir chapitre 4) révèlent une préférence pour les anciens, recrutés naguère, tant du point de vue économique, comme le montre le prolongement de la progression des salaires, que social, comme l'atteste la conservation des statuts de la société salariale des Trente glorieuses des plus anciens, et leur remplacement progressif par des cohortes plus jeunes connaissant les contrats précaires, par exemple, ou l'absence de contrat, pour les jeunes non recrutés, qui vont grossir les rangs des chômeurs. Le processus de fermeture des recrutements à partir de 1975 au sein de nombreuses professions généralement mieux protégées et mieux rétribuées, révèlent de la même façon le fait que les ajustements néfastes impliqués par la crise reposent sur une situation plus défavorable des recrues plus récentes, et plus généralement sur les débuts professionnels des nouvelles cohortes entrant sur le marché du travail, au bénéfice des anciennes, qui continuent leur carrière bon an mal an et attendent une retraite pleine au bout d'un périple généralement meilleur que celui de leurs aînés immédiats. Il en résulte ce que l'on pourrait voir comme une solidarité intergénérationnelle à rebours, la protection sociale bénéficiant plus aux générations dont la L D. Thomson, Naître la bonne année?, Sociétés cotltellJporaÎtœs, 10, 19<)2, p. 47-65.
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situation marchande s'améliore, en protégeant mieux l'emploi et le revenu des générations nées entre lt:s années vingt et les années quarante, la protection de l'emploi pour les générations qui connurent le plus intensément le modèle d'intégration de la société salariale, et une situation générale où des conditions meilleures sont accordées à ceux qui bénéficièrent le mieux des fluctuations de l'histoire: les générations nées avant 1920 n'en tirèrent guère de bénéfice, et celles venues au monde trop tard ont lieu de présumer que ce système qu'ils financent risquerait, faute de réformes, de ne pas se maintenir jusqu'à leur arrivée à l'âge d'en bénéficier. Ainsi les « représentations sociales en action », ce système de rapports sociaux transmués en réalité objective, ont produit la validation d'une préférence sociale, ou bien d'un consentement collectif, pour le vieillissement progressif du bénéficiaire de l'État-providence, à la défaveur des jeunes, pour la protection du travail des anciens, ou la rétribution de leur loisirs, au prix de la valeur relative, voire absolue, reconnue au travail des jeunes. Ainsi, elles accompagnent, et ne contrecarrent pas, le jeu du processus économique marchand qui favorise l'acquis et l'accumulation passée - de droits marchands comme sociaux - par rapport au travail présent, à l'investissement, à l'acquisition de compétences ainsi que de droits futurs, à la projection dans l'avenir. La valorisation des âges et des générations met aussi en jeu l'évolution de la valorisation des temps sociaux: le passé de la société ou son avenir. Cette modification de la valorisation des cohortes fait apparaître la génération née dans les années quarante comme spécifiquement privilégiée dans sa vie professionnelle, économique et financière. Ce sont les quinquagénaires d'aujourd'hui, qui s'approchent rapidement du point de départ à la retraite, et une nouvelle perspective de vie s'ouvre à eux après la vie professionnelle, dans des conditions nettement mieux loties que celles que connurent les générations nées avant les années vingt. L'enjeu, pour cette génération, est la valorisation maximale de sa carrière accomplie, de son cumul de droits, et de ses points de retraite. Si cette valorisation se maintient, suite à l'élévation de la proportion des cadres et au nouveau profil du revenu salarial, qui a peu à peu privilégié les fins de carrière, son niveau de vie relatif, comparé à celui des jeunes actifs, devrait être plus élevé encore. Sans reprise économique importante, leurs cadets verront leur salaire grevé de cotisations plus lourdes, dont une conséquence vraisemblable est la baisse absolue du salaire net. Ainsi, non seulement les inégalités entre
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générations se prolongeraient au-delà de la vie active, faisant apparaître un différentiel croissant entre le destin des générations nées avant et après 1950, mais pourraient s'intensifier encore. La première décennie du XXI' siècle pourrait connaître ainsi une divergence croissante de destin entre les générations, entre des retraités nombreux bénéficiant d'une accumulation de points inédite, des cohortes d'actifs vieillissants qui connurent la stagnation au long de la vie professionnelle, et les nouvelles cohortes marquées par la dévalorisation du diplôme et par des déclassements sociaux par rapport à leurs parents. Une forte croissance économique serait de nature à amoindrir l'effet, ou en tout cas la visibilité, du déséquilibre, les salaires nets étant alors destinés à prolonger leur croissance. Dans le cas inverse, le compromis actuel entre les générations pourrait tôt ou tard voler en éclat, à l'horizon 2010 ou 2020. Alors, le gouffre entre les générations sera béant, impliquant, peut-être, un réajustement du concordat entre les générations dont l'ampleur est évidemment imprévisible, mais qui pourrait être d'autant plus radical que le débat sur les droits des générations, seul en mesure de restaurer une visibilité et un équilibre dynamique de long terme, ne sera posé et qu'une règle tenable au long terme n'aura émergé. L'intensité du réajustement dépend essentiellement de l'équilibre nouveau où les « représentations sociales en action » se stabiliseront. lei comme ailleurs, dès qu'il est question de répartition, la valeur sociale apparaît essentiellement comme une convention et résulte de l'équilibre de choix collectifs. Ainsi, l'élévation ou la baisse du point de retraite est le résultat d'une évaluation collective de l'équilibre entre des arguments implicites ou explicites contradictoires: les uns sont favorables aux retraités (ce sont des formules souvent entendues telles que: « ils ont travaillé », « ils ont cotisé et accumulé des points de retraite et des droits », « ils l'ont mérité », etc.) et les autres défavorables (ce sont des questions rarement posées: « pourquoi alourdissent-ils autant le coût du travail, et empêchent-ils l'investissement pour demain? », « n'ont-ils pas eu la vie belle, sans nourrir très dignement leurs propres anciens du temps de leur jeunesse? », « pourquoi respecter intégralement le poids du passé, et une promesse intenable qui leur fut faite en d'autres temps, par d'autres personnes, dans un contexte radicalement distinct, par des gens d'une autre époque, morts depuis longtemps, alors qu'il faut construire l'avenir? », « ils ont légué des problèmes inextricables, comme le chômage de masse, sans rien faire lorsqu'ils le pouvaient encore, sinon en bénéficiant jusqu'à
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la dernière extrémité de leurs avantages à la défaveur de leurs cadets qui en subirent toutes les conséquences? »). Prendre en compte les
seuls arguments favorables conduirait à un maintien intégral du point de retraite, voire à l'élévation de sa valeur, et n'avoir à l'esprit que les autres aurait pour conséquence une dévalorisation dont on ne connaît les limites. Où s'établira l'équilibre? Nul ne le sait, parce qu'en cas de crise brutale, qui n'est pas exclue, le point de stabilisation final est bien la dernière chose prévisible. Si la question émerge trop tardivement, l'équilibre sera la conséquence des rapports de pouvoir, d'autorité, de domination, entre les générations, et si elle est posée plus précocement, un consensus sur le juste et le souhaitable est plus à même d'en résulter. Ce consensus ne sera certainement pas la spoliation des vieux par les jeunes, ni la spoliation des jeunes par les vieux, ni non plus le sacrifice des uns par les autres. En mettant bout à bout le surcroît de mortalité des nouvelles générations, le doublement des suicides, le fait de la non-participation des générations nées après 1950 au partage des fruits de la croissance ainsi qu'aux progrès que la société continue de concevoir, l'exclusion du travail, plus encore de l'emploi valorisé et stable, parce que les places sont prises et parce qu'il faut assurer le maintien de la croissance du salaire de leurs anciens, l'élévation des charges de la retraite, la hausse des loyers et du prix d'achat du logement, celle des intérêts payés par les emprunteurs à leurs créanciers, et la croissance des dividendes à délivrer aux propriétaires des titres accumulés, selon des taux de rendement total, dividendes et plus-values, qui se sont établis depuis les années quatre-vingt à un degré inédit depuis 50 ans, le consensus pourrait éclater. Les jeunes arrivent donc dans un monde déjà possédé, où les places sont occupées, et doivent se con,tenter de ce qui reste lorsque les détenteurs des droits accumulés sont satisfaits. Ils pourront ensuite accumuler à leur tour s'ils en ont les moyens, et tel est leur problème, que la collectivité rejette à un lendemain perpétuel. C'est là un contexte qui épargna les générations plus anciennes à leur entrée dans le monde professionnel, peut-être parce que leurs propres anciens se montraient moins avides de voir leurs droits respectés jusqu'à la dernière extrémité, et plus responsables devant la nécessité d'assurer une place suffisante aux jeunes, seule façon d'assurer la continuité de la progression sociale. Le contexte contemporain, en revanche, pourrait tôt ou tard être vu comme un cas de spoliation des jeunes par les vieux.
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LA DIFFICULTÉ DE REPRÉSENTATION DU SOCIAL CLASSE ET GÉNÉRATION EN COMPLÉMENTARITÉ
Ce développement pourrait donner l'idée d'une « exploitation intergénérationnelle », ourdie par ceux qui, aujourd'hui, sont dépositaires du pouvoir économique, social, politique, c'est-à-dire en général des personnes âgées de 50 à 70 ans, voire un peu plus, nées entre les années vingt et quarante, et dont les victimes sont les générations nées après 1950, formant ainsi deux acteurs collectifs, homogènes l'un et l'autre, en conflit potentiel avant que d'être réel. Il pourrait aussi faire croire à un complot d'un quelconque « orchestre noir» ou « gris », dont la « jeunesse» au sens des moins de 45 ans, serait la victime. Le croire serait se fourvoyer. La situation actuelle est plutôt la conséquence d'un consensus généralisé, implicite, de tout un réseau, un faisceau, de représentations collectives en action. Elle est certainement, en partie, la résultante de la plus forte structuration de ceux qui ont intérêt à une meilleure valorisation des retraites, soit parce qu'ils y sont, soit parce c'est leur avenir prochain. Il s'agit donc de deux populations dont les intérêts sont opposés à ceux de populations plus jeunes, individualisées et atomisées, sans structuration politique spécifique. En réalité, cette situation est le résultat de glissements progressifs faits généralement de bonne foi, mais dans l'ignorance des conséquences sociales, par les détenteurs de l'autorité, peu capables de prendre la mesure des intérêts et contraintes opposés des autres acteurs sociaux, en général inexprimés, simplement parce qu'ils sont ceux d'individus point encore là, ou insuffisamment intégrés. Ce glissement est le fait de l'incapacité, soit difirzitive, soit simplement temporaire des générations futures, mais aussi déjà présentes - elles peuvent avoir 45 ans aujourd'hui - à faire valoir d'autres visions du monde, à promouvoir et à faire prévaloir d'autres intérêts: les leurs. C'est la conséquence de l'incapacité des generations, et plus certainement des plus jeunes, à prendre conscience de leur existence en tant qu'entité. Un groupe formé d'individus partageant des caractéristiques objectives tortes et des contraintes identiques ne prend pas forcément conscience des structures autonomes de son existence. Il ne se dote pas nécessairement, non plus, d'un appareil de représentation politique propre. Il peut fort bien rester ce qu'il est sans nécessairement provoquer une action col-
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lective spécifique, comme l'avait souligné Weber pour les Il situations de classes », qui peuvent aussi bien ne pas donner lieu à la lutte des classes. De l'existence de biens communs à l'action collective, le pas est large qu'un processus, fort long parfois, peut permettre de franchir, mais il n'est pas l'aboutissement nécessaire. Cette absence actuelle de prise de conscience est aussi la conséquence de ce que la génération n'est pas le seul principe de diversité dans le monde social. Prendre ainsi la génération pour seule entité serait oublier trop vite la classe. Du point de vue de la pure division sociale du travail, chaque génération, il faut le rappeler sans cesse, est composée de diplômés et de sans-diplômes, de cadres et d'ouvriers, de stables et de précaires, formant un système de stratification et une hiérarchie sociale propres, éclatant ainsi, a priori, une même génération en une diversité d'intérêts et de situations vécues spécifiques. En fait, a posteriori, les intérêts de classe peuvent malgré tout céder le pas à des intérêts de génération, entre les plus aisés et les plus modestes. Ainsi, les retraités ont tous ensemble intérêt au maintien à l'identique du système de répartition sans lequel leur avenir est bien sombre, soudant ainsi l'alliance implicite entre ceux qui s'apprêtent à bénéficier d'une retraite, ayant donc tout intérêt à son maintien à l'identique le plus longtemps possible et les bénéticiaires d'aujourd'hui. Ces salariés âgés ont aussi, tous ensemble, un intérêt à la conservation de leur poste de travail, de leur statut, de leur stabilité, de leur revenu, même si c'est à la défaveur d'un jeune moindrement rétribué, déclassé, précaire ou chômeur. Il faut sinon lui offrir une excellente préretraite prélevée sur les cotisations de tous les salariés, renchérissant le coût du travail ou abaissant ainsi le salaire net des salariés, ou encore en restreignant le niveau d'embauche des entrants. Ainsi pourrait-on parler d'une conscience sinon de génération, en tout cas de position dans le cycle de vie, face à laquelle l'unité de génération des plus jeunes fait défaut, entre les intérêts des mieux diplômés qui attendent une carrière et ceux des autres qui, avec un petit boulot échappent à la condition d' « inutile au monde » ; entre les intérêts du chômeur et du précaire ; entre ceux des jeunes cadres insérés sur un marché porteur, dont l'angoisse est celle de faire carrière plus rapidement, et de l'intérimaire sur une chaîne de construction automobile; entre ceux du jeune intellectuel au statut stable et le sans-emploi, sans-ressource, sans-famille, sans-identité. L'unité, en ce cas, est apparemment exclue, mais passer du constat que l'unité n'existe pas à la certitude qu'elle n'existera jamais est un raisonnement fallacieux.
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L'émergence d'un mouvement de chômeurs à l'état embryonnaire fournit à elle seule la démonstration de l'inexactitude de la théorie sociologique présente depuis plus de dix ans qui affirmait l'impossibilité de l'action collective des sans-emploi. De même, il conviendrait d'évaluer un peu plus exactement la communauté d'intérêts objectifS des cohortes plus récentes. Le constat que toutes les cohortes ne participent pas également aux conséquences du ralentissement est de nature, certainement, à provoquer un certain sentiment d'injustice. Il est clair aussi que dans le monde contemporain, où la hausse des prélèvements sociaux fait l'objet de tant de critiques, les cotisations de l'assurance vieillesse sont à prendre en considération au même titre que les autres. L'argument pourrait aussi porter selon lequel la réduction légère des rétributions des retraités d'aujourd'hui pourrait être un moyen de conserver au long terme le système de retraite par répartition, alors que ne rien faire risquerait fort de pousser, au final, à sa reconfiguration intégrale, dans la douleur, ce qui pourrait signifier une perte totale pour les jeunes cotisants d'aujourd'hui et de demain. Le rappel de l'idée selon laquelle la question n'est pas de faire exister ou non les retraites, mais de concevoir ce que peut être l'équilibre juste entre les âges de la vie et les générations, pourrait fédé~er ceux qui peuvent avoir lieu de penser qu'elles sont les victimes d'un système peu équitable. De même, en rappelant que la valeur du point de retraite est le résultat d'une entente sociale, d'une mutuelle acceptation d'engagements passés et de nécessités de préparation de l'avenir, et donc d'un compromis entre les générations, il est possible de s'interroger sur d'autres modes d'articulation politique des générations. Sans les prises de conscience respectives des responsabilités réciproques, on peut craindre que les excès d'aujourd'hui feront les excès inverses de demain, avec un retour de pendule d'autant plus ample et brutal qu'il est allé loin dans l'autre sens. C'est pourquoi il est nécessaire de faire exister, aussi, une politique des générations, impossible aujourd'hui parce que le personnel syndical recrute peu les jeunes actifs, et qu'au sein du personnel politique, cette question porte en apparence plus de fractures internes à l'ensemble des électorats que de projet de court comme de long terme, mais surtout parce que la jeunesse ne fait guère poids, politiquement, moins en raison de son moindre nombre, mais parce qu'elle n'a pas fait émerger ses problématiques nouvelles avec suffisamment d'acuité, faute de pouvoir accéder suffisamment aux instances de production du savoir, à sa diffusion, au débat engendré. Aussi les tensions objectives
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s'accumulent-elles sans être révélées avec assez d'insistance, les générations plus récentes restant un acteur en retrait, soumises à l'idéologie de leurs devancières, trop imprégnées des justifications des anciens - « nous avons travaillé» - pour croire encore en les siennes - « il nous tàut aussi une place pour produire l'avenir que nous devrons à notre tour léguer aux générations suivantes ». L'image serait celle d'une société d'anciens, où la retraite unifie au-delà des hiérarchies sociales la conscience aiguë d'intérêts communs, et celle de cohortes nouvelles, où les conflits de classe et de génération ne trouvent d'expression publique autonome. Le consensus des plus âgés en direction du maintien des retraites à un très haut niveau et de l'éviction de l'ouverture d'un débat sur cette question avec les cotisants actuels et surtout futurs, montre bien comment de la classe ouvrière, jusqu'aux strates les plus élevées de la bourgeoisie salariée et serni-salariée, une alliance peut exister, sur une base non classiste, mais générationnelle, ou d'âge. De l'autre côté, celui des jeunes, l'absence d'unification fait apparaître qu'une faible conscience de classe peut aller de pair avec un défaut de conscience de génération, simultanément, alors même que les situations de génération sont clairement repérables, et que les situations de classe, dans la société salariale en déclin et de chômage de masse en intensification, font resurgir les contours d'une classe populaire marginalisée, qui n'est pas sans évoquer celle oubliée du début du xx' siècle. C'est bien là une situation paradoxale, pour qui supposerait que le passage de la situation collective à sa conscience partagée est mécanique, mais aussi pour qui croit que la conscience en action est nécessairement celle des victimes d'un fonctionnement social et non de ses bénéficiaires. En réalité, une partie du débat émergent sur les générations, qui émet l'hypothèse que la lutte des classes de demain est le conflit entre les générations, apparaît ainsi comme faiblement pertinente. C'est ainsi que l'idée de Thurowl, comme de Longman 2 , selon qui le débat sur les retraites dépassera les différences de classes pour faire surgir dans toute leur importance des différences de générations. C'est possible mais, pour l'instant, la situation est plutôt celle d'une complémentarité, et de combinaisons des deux principes de différentiation, et non de substitution de l'un et de l'autre. Ce n'est pas non plus un l, L. C Thurow, n,e FlIwre 0/ Capilalism : Ho", Jàda)'s Ecollomic Farces Shape J(l/Iwrroll's World, New York, Morrow, 1996, 2. Il LOllgmall, R,," t" Hl)': Th" N'11' Politics ,1 Agillg ill AlIlaica, Boston, Houghton Mimin, !9H7a; Il LongmJll, Cmlillg ~V;'r Belll'eerl rhe Gellcrations, Boston, Houghton Miffiin, 1987b.
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principe de coalescence, l'un n'allant pas nécessairement avec l'autre. Ils sont complémentaires, et de leur combinaisons résulte l'histoire sociale. Chamboredon et Lemaire, qui analysaient les débuts de la crise sociale des grands ensembles périurbains, montraient que « les divisions selon l'âge se composent avec les divisions selon la classe sociale "de façon à accroître" les différences entre les groupes et "à polariser" les oppositions sociales et démographiques »1, faisant apparaître ainsi que « les conflits entre adultes et jeunes sont (... ) souvent des conflits entre adultes de classe moyenne et jeunes de classe populaire »2. Ils expriment nettement cette intuition : les grands ensembles des années soixante-dix forment le prototype de la structure sociale suivante qui se met progressivement en place. Les 15 ans de 1970, nés en 1955, sont les nouveaux quadragénaires, et conservent bien plus tard les séquelles de leur jeunesse marquée par les prémisses de la stagnation, selon tous les critères analysés dans les chapitres précédents. Ainsi, la différence objective la plus importante se trouve entre les générations les moins intégrées des catégories les plus modestes et les générations les mieux privilégiées des catégories supérieures, c'est la première complémentarité. La seconde complémentarité, essentielle, consiste en ce que les systèmes de stratification sociale se reproduisent de façon imparfaite, mais connaissent des transmutations progressives de structure par la succession des générations: les différences entre classes populaires et classes dominantes, leurs oppositions et leurs rapports ne sont pas donnés pour toujours, mais se modifient dans une grande mesure avec les générations. Entre la bourgeoisie de la Belle époque et les ouvriers d'alors, en cours de structuration, entre la bourgeoisie aux abois de l'entre-deux-guerres et la classe ouvrière du temps, en lutte, entre la bourgeoisie discréditée de la reconstruction et l'ouvrier de la société salariale soutenu par la technocratie interventionniste des Trente glorieuses; entre la classe gestionnaire et la classe populaire déstructurée d'aujourd'hui, l'intégration, la hiérarchie, les oppositions, et le style des relations ne sont pas les mêmes. La suite est à faire et se fera, mais le changement social n'est pas simplement porté par la succession des époques, mais aussi par la succession des générations. Aussi l'ouvrier de l'entre-deux-guerres n'a-t-il guère bénéficié des avancées sociales du modèle salarial inauguré lors des Trente glorieuses, tout comme la 1. J.-c. Chamboredon et M. Lemaire, Proximité spatiale et distance sociale.' Les grands ensembles et leur peuplement, Revue française de sociologie, Xl, 1970, p. 3-33. Citation p. 25. 2. Ibid., p.27.
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classe populaire des nouvelles generations semble cesser progressivement d'en bénéficier. C'est la seconde forme de complémentarité. Dès lors, les intérêts de classe et les intérêts de générations sont à prendre en compte ensemble: le vieux chômeur ouvrier de cinquante ans et le jeune n'ont pas les mêmes perspectives. Le premier souhaite parvenir avec suffisamment d'annuités à la retraite, et le second cherche un emploi pour trouver son intégration, ou bien alors expérimente-t-il d'autres modes de réalisation de soi s'il voit finalement que le monde qu'on lui propose lui est inacceptable. Leurs perspectives de vie sont ainsi nettement différentes. Ainsi, il est impossible de penser la structuration en classe, uniquement';" parce qu'elle est confrontée au changement social, porté notamment par la succession des cohortes, ou la structuration en génération, simplement, parce que des lignes internes de fracture la segmentent. L'une et l'autre se combinent, entrent en composition, au risque de conduire à une fragmentation de la pensée sociale. Pourtant, comprendre ces complémentarités est nécessaire, sans quoi l'image que l'on aurait de la société perdrait une grande part de sa pertinence. Ne pas penser les classes, c'est perdre la notidn de la verticalité du SOClal, la domination des uns sur les autres, et la façon dont la société suscite sa morphologie et sa dynamique. Ne pas penser les générations, c'est perdre la dynamique temporelle de sa morphologie et la manière dont se transforment ses contours, connaît des mutations de structure et voit ses enjeux changer ou se déplacer peu à peu. L'un des processus centraux de toute société est l'allocation des ressources en biens et services de toutes sortes entre ses membres, selon des mérites et des valeurs sociales reconnus aux personnes et aux groupes collectifs, selon des représentations construites par différentes instances - marché, droits sociaux catégoriels, droits citoyens, rapports de force clans le monde du travail, etc. Ils impliquent alors des arbitrages faits de conflits, de rapports et d'alliances entre les différentes classes pour parvenir à un équilibre entre les intérêts de chacune d'entre elles, parfois dans la concorde, parfois dans la violence. S'il n'y avait aucune succession d'époques, si l'histoire était neutre, si le changement social était inexistant, ou simplement régulier et linéaire, si les destins sociaux des cohortes se succédaient à l'identique, ou ne serait-ce que progressivement et sans à-coup, il n'y aurait nul besoin d'une politique des générations, parce qu'il n'y aurait pas de génération. Puisque le changement social est saccadé et non linéaire, il faut au contraire concevoir l'articulation des classes et des générations.
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Une fois conçu que les ouvriers nés en 1860, en 1890, en 1930, en 1980, connurent quatre histoires sociales distinctes, alors qu'ils furent issus de la même classe et furent généralement, à une période de leur vie, des contemporains immédiats, certains étant enfants lorsque d'autres entraient dans la vieillesse, il faut poser la question de l'articulation du destin de chacun d'eux dans une totalité interdépendante: ils sont tous ouvriers, tout en étant impliqués dans les enjeux de leur temps, qui sont notamment ceux propres à une génération. De la même façon, l'ouvrier et le cadre nés en 1930 ne connaissent pas, dans leurs rapports sociaux mutuels, les mêmes perspectives, non plus que ceux nés en 1980. La génération n'annihile pas non plus la classe. Si maintenant on admet le besoin d'une instance de représentation collective de redistribution entre les classes de la société, et peu de pays dans le monde développé sont dépourvus de telles politiques, même à un degré modeste, et si l'on admet aussi la nécessité d'une redistribution entre générations, et une fois encore il ne semble exister de pays dénué d'un système redistributif entre jeunes et vieux, quelles qu'en soient les modalités, il faut concevoir simultanément une politique des classes et des générations en mesure d'articuler les besoins sociaux de ces différents groupes et de leurs combinaisons. L'illusion qui a longtemps prévalu selon laquelle les générations qui se succèdent sont appelées à connaître toujours et sans cesse des conditions meilleures de façon progressive et linéaire est maintenant annihilée. Elle portait crédit à l'hypothèse selon laquelle la génération n'avait aucune importance dans le jeu du changement des structures sociales, ce qui paraît maintenant inexact. La protection des chômeurs, excellente dans les années soixante-dix, a connu une série de remises en causes dont la conséquence est non seulement la privation plus fréquente de droit à un revenu autre que le RMI, mais aussi l'interruption de l'accumulation de droits sociaux de retraite. Notre système contemporain programme ainsi des cohortes de futurs retraités manquant d'annuités pour obtenir une retraite décente, la remise en cause du plein emploi impliquant du même coup un risque majeur pour les retraites d'une fraction croissante des générations arrivées « trop tard », alors que naguère il s'agissait d'un droit assuré à tous, parce que tous pouvaient cotiser. De la même façon, les acquis de la classe ouvrière des secteurs mieux protégés ne sont pas accordés aux successeurs, qui chôment faute d'être embauchés, ou par la création de statuts précaires, ou encore par le recrutement d'intérimaires. De
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nombreux droits sociaux, que l'on ne peut léguer et dont on ne peut hériter, s'éteindront avec leurs ayants-droit. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles les syndicats éprouvent de réels problèmes à recruter chez les jeunes, ceux-ci pouvant ressentir une moindre représentation de leurs intérêts et une moindre perception de leurs contraintes spécifiques. Ainsi, simplement parce que le progrès n'est pas linéaire, parce que le destin des générations successives d'une même classe est destiné à n'être pas le même, il est impossible de créer une politique sociale pertinente sans articuler les notions de classe et de générations emcmble. L'enfant de l'ouvrier est appelé, plus souvent que jamais dans l'histoire, à être chômeur; les déclassements sociaux, hier marginaux, le seront moins pour ceux nés dans les années soixante-dix; beaucoup ne trouveront que des contrats précarisés et des niveaux de salaire indigents par rapport à leurs titres scolaires, mais aussi par rapport au passé de leurs parents, les incitant ainsi à vivre en dépendance de l'État-providence ou de leur famille, puisque l'on peut craindre que le travail qui leur sera accessible pourrait être souvent peu motivant, financièrement comme statutairement, tout comme pour une réalisation de soi satisfàisante, d'autant que leurs parents, issus, eux, de la génération qui connut le maximum de l'ascension sociale, leur ont généralement inculqué des valeurs de mobilité ascendante, adaptées au dès tin pèrsonnel et collèctif dèS cohortès des années quarante, et non à celui des générations récentès, qui sera bien différent. Le destin des classes et celui des générations apparaît ainsi comme singulièrement mal articulé, faute dè concevoir les dèux, simultanément et systématiquement, dans lèur dynamique respective.
UN DÉBAT DIFFICILE
GÉNÉRATIONS ET CLASSES
LèS qUèStiOl1S misès èn jèU ICI sont importantes, et appellent des réponses équilibrées: la question n'est pas de sacrifier les intérêts des « vieux» après avoir négligé ceux des « jeunes », mais bien de concevoir le mode d'équilibragè et d'articulation des intérêts de ceux dont le destin professionnd et social est pour l'essentiel scellé - les retraités -, de ceux qui peuvènt èncore connaître des changemènts de carrière - lèS actifs d'âge moyen -, de ceux qui ne font que débuter dans
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le monde, ou même ne sont pas encore nés. Faute de répondre correctement à ces questions, il se peut fort que les premières décennies du XXI' siècle soient marquées par le retour du pendule, c'est-à-dire par un nouveau revirement de la valorisation sociale des « jeunes » et des « vieux » : mais en ce cas, il se peut que les victimes du sacrifice d'hier soient celles de demain, en touchant la même génération ... Il en résulte la nécessité, pour fonder et refonder perpétuellement la logique, les missions et la pertinence de l'État-providence, de faire exister un débat social reposant sur la génération. Un tel débat ne peut d'ailleurs se passer d'un autre, sur les classes, sans quoi les risques de se fourvoyer sont majeurs. Si réellement le système social de redistribution connaît une délitescence, par le remplacement par exemple des générations au statut stable d'hier par des générations au statut précaire de demain, par le paiement de cotisations élevées des actifs d'aujourd'hui et de demain, pour qu'une fois parvenus à la retraite après-demain, leur droits ne soient à la hauteur de l'effort qu'ils furent obligés de consentir, faute d'une instance politique capable de gérer l'équilibre de long terme que la retraite par répartition exige, par le progressif démantèlement à l'œuvre de l'Etat-providence pour jeunes - les allocations familiales, par exemple - puis de celui pour vieux dans quelques décennies - la baisse des recrutements de médecins programme ainsi un moindre accès à la médecine des cotisants d'aujourd'hui, lorsqu'ils seront les consommateurs de santé, demain - la dynamique pourrait alors être vue comme la résultante d'une politique sélective de génération, à la faveur spécifiquement des unes et à la défaveur des autres. En tant que telle, elle heurte l'idée de justice et de solidarité entre les générations, parce qu'elle met directement en jeu une inégalité des chances à la naissance, liée à l'année de naissance. Il est évidemment tentant de repousser la question posée ici d'un revers de la main « que les successeurs fassent leur monde! », ce qu'ils ne feront seuls faute d'en avoir le pouvoir. Devant cette attitude de fermeture, les successeurs ne seraient pas coupables d'interrompre le versement de leurs cotisations aux prédécesseurs: « que ceux-ci fassent le leur ! » serait alors une réponse symétrique. On saisit bien que la question n'est pas là, à moins de souhaiter aller au chaos, à l'affiontement brut. La question posée est celle d'un équilibre tenable entre classes et générations, de nature à assurer la pérennité au long terme d'un système social complexe qui par ailleurs n'a pas que des inconvénients. Mettre au jour, comme ce fut fait ici, l'importance des générations est évidemment dangereux. Pour certains participants à ce débat
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sous sa forme embryonnaire, qui ont oublié aussi les classes dans la discussion, la dénonciation des inégalités entre générations va de pair avec celle du système social tout entier: puisque l'État-providence offre aux unes ce qu'il refuse à d'autres, en modifiant le rendement implicite des cotisations de retraite, en offrant des retraites dignes à des générations qui ont peu cotisé, et moins dignes, peut-être, demain, à des générations ayant beaucoup cotisé, en assurant l'illisibilité présente et à venir de ses implications sociales, le meilleur moyen de réguler les destins est d'en confier le soin au marché, celui des fonds de pension. Au sein des missions de l'État-providence, toutes celles ayant trait à sa dimension assurancielle (chômage, invalidité, santé ... ) pourraient suivre le même chemin pour ne laisser à l'État-providence que la solidarité de dernière instance. Telle est la proposition de Kessler et Masson 1. Ce ne serait peut-être pas sans intérêts, pour certains acteurs. Ce serait aussi oublier, rapidement, que les marchés., comme toute construction collective, ont aussi leurs imperfections et leurs accidents, ce que la génération du début du xx· siècle a appris dans la douleur avec la dévaluation de Poincarré de 1924, avec le crash boursier de 1929, avec les très longues années de rendements faibles du capital pendant les Trente glorieuses, alors que les salariés s'enrichissaient rapidement. Tant que n'existera le titre financier garantissant à terme une rente équivalent à une proportion fixée et connue à l'avance du niveau de vie moyen des actifs contemporains, la retraite restera peu ou prou une question citoyenne. Or, ce titre ne peut exister, aucun marché n'assurant personne de ses propres accidents. Si un désastre financier survenait, cette situation entraînerait alors un retour à la question de l'articulation entre les générations sur une base citoyenne: soit les actifs accepteraient alors de venir au secours du niveau de vie des victimes du marché, en se révélant comme les assureurs en dernière instance, soit ils ne le feraient pas; il est clair qu'alors les mérites des anciens passeraient en jugement. Une telle configuration consistant à confier au marché le soin de parer aux retraites ferait peser de nouveaux risques d'inégalité entre les générations, mais aussi, de toutes façons, entre classes, entre celles qui auront les moyens d'accéder aux fonds de pension et les autres. Ce débat est complexe, puisqu'il comporte deux dimensions, mais faute de vouloir le tàire émerger vraiment, faute d'avoir le courage de l. D. Kessler et A. Masson, Redistribution et politique sociale: la double dimension de l'âge et de la génération, itl B. Cochemé et E Legros (éd.), Les retraites. Gmèse, acteurs, enjeux, Paris, Armand Colin, 1995, p. 285-321.
Conclusion générale
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l'inscrire dans l'échéancier politique, le risque majeur est de voir peu à peu la situation devenir un nœud gordien, qui sera tranché tôt ou tard, dans la douleur. Cette question est déjà· au nombre des plus obscures, des plus opaques, du débat social contemporain - notamment faute d'accès à l'information -, et l'on ne peut espérer du temps qu'il le clarifie, sinon par un renversement brutal. L'identité des victimes en serait imprévisible, mais elles pourraient être nombreuses. En réalité, il me semble que la seule règle de la justice entre les générations soit celle qui permette aux contemporains d'un temps, retraités ou non, de subir ensemble les affres et de partager ensemble les bénéfices de l'histoire sociale de l'ensemble des concitoyens. Elle doit faire en sorte que l'année de naissance n'apporte pas de profits et de dommages spécifiques, et que nul contemporain ne soit écarté, selon sa génération, du partage des richesses supplémentaires de la société de son temps. Pour ce faire, l'équivalence des niveaux de vie des actifs et des retraités d'un même temps doit être d'une façon ou d'une autre respectée selon une règle d'équivalence idoine, et le degré des inégalités chez les uns doit avoir sa correspondance chez les autres. La difficulté essentielle est qu'au sein du groupe des actifs comme de celui des retraités se trouvent simultanément plusieurs générations successives, dont les conditions et les niveaux de vie peuvent être nettement divergents. C'est le cas des retraités nés avant 1915 et de ceux venus au monde après, dont le niveau de vie est nettement désarticulé. C'est aussi le clivage entre les actifs nés avant et ceux venus au monde après 1950, dont les chances d'accès à un bon salaire sont nettement distinctes. La correction de ces inégalités-là, au sein des cohortes successives de retraités comme d'actifs, est inextricable en l'état actuel des choses, puisque la seule solution envisageable serait un système fiscal spécifique par génération, plus lourd pour celles nées de 1920 à 1950, ce qui friserait l'absurde. . Dépend pourtant de l'émergence d'un tel débat la capacité d'une société à concevoir son développement de long terme. Il met donc en jeu la responsabilité des générations présentes, et tout particulièrement de ceux qui aujourd'hui ont peu ou prou le pouvoir politique, devant les générations à venir, qui auront lieu, le moment venu, de juger de leur action. Cette question engage donc la nécessité d'un débat social sur la place des différentes générations, mais aussi des différentes classes, dans la société française, débat sans lequel nous risquerions vite de nous retrouver face à des déséquilibres sans possibilité d'expression politique.
258
Le destin des générations
Du silence des generations anciennes, aujourd'hui, devant cette situation qu'ils vont tôt ou tard léguer à leurs successeurs, pourrait résulter leur discrédit à venir que sanctionneront symboliquement ou pratiquement, à titre posthume ou non, les générations à venir. Il est clair que pour tout individu, l'avenir est la vieillesse et la mort ; pour la société dans son ensemble l'avenir est la venue de nouvelles générations et le surgissement de la vie. Notre responsabilité, disait Hans Jonas l , est d'œuvrer pour leur ouvrir un avenir au moins aussi bénéfique que le présent dont nous disposons, et surtout de nous abstenir d'accroître notre bonheur présent, s'il doit induire le malheur des générations à venir. Est-ce bien ce que nous faisons ?
1. H. Jonas, Le prillcipe responsabilité: U/Ie éthique pOlIr la civilisat;oll, Paris, Cerf, 1990 (1979).
ANNEXE 1 LES DONNÉES ET LE CODAGE DES GROUPES SOCIOPROFESSIONNELS
Les données Les données utilisées ici proviennent d'une source originale, à savoir une compilation d'enquêtes fQP (Formation-qualification-professionnelle: 1964-1970-1977) et Emploi (1983-1989-1995), espacées donc de six à sept années chacune, obtenues auprès du LASMAS-IDL de l'lItESCO (CNRS), extraites grâce aux soins d'I~ène Fournier, dont l'aide fut réellement indispensable. Ces grandes enquêtes de l'INSEE sont irremplaçables, d'une parc en raison de leur taille, qui permet d'aller loin dans les détails - en moyenne 30 000 individus pour les fQP, 150 000 pour les enquêtes Emploi -, d'autre parc parce qu'elles permeccent un suivi, selon des définitions à peu près concinues, de la population française depuis plus de trence ans. Sauf mention contraire, les données présencées sont issues de la mise aux mêmes normes des six enquêtes fQP 1964-1970-1977 et Emploi 1983-1989-1995, notées parfois « compilation fQP-Emploi ». Par ailleurs, une autre base de données a été élaborée: la compilation des enquêtes Emploi de 1982 à 1997 qui fut mobilisée chaque fois que le besoin de très gros échantillons se faisait sentir (au total: 2 300 000 individus disponibles). Évidemmenc, le fait de n'avoir un point de mesure qu'une fois tous les six ou sept ans peut être contraignant, tout particulièrement lorsque l'on s'intéresse à l'établissement de diagrammes de Lexis (voir annexe 2), où il est nécessaire de disposer d'intervalles de temps réguliers, par exemple de cinq ans, à croiser avec des tranches d'âges de même amplitude. Pour ce faire, il faut proposer une méthode d'interpolation annuelle permeccanc d'obtenir une image vraisemblable des années situées encre deux années successives, permettanc ainsi d'avoir un équivalenc des années 1965, 1970, 1975, etc., 1995. Pour ce faire, à partir d'une table A.,p constituée des six points d'enquête de la compilation fQP-Emploi aux six périodes P = 1964, 1970, 1977,1983,1989,1995 et présentanc une mesure spécifique (par exemple, la proportion de cadres) pour tout âge a compris entre 20 et 65 ans, il convienc de simuler la table complète à tout âge a de 20 à 65 ans et pour toute période P comprise encre 1964 et 1995. Pour ce faire, il est possible de : 11 créer une table B.,p où, pour chaque année P hors-enquête, la mesure correspondant à l'âge a suit la tendance linéaire selon cet âge, encre l'année d'enquête Pl et
260
Le destin des générations
P2 encadrant l'année p; la table H... p présente alors les valeurs empiriques de la mesure spécifique pour les années 1964, 1970, 1977, 1983, 1989, 1995, et pour les autres la tendance linéaire selon l'âge. 2/ créer une table C".P qui, pour chaque année p hors-enquête, et pour un âge donné a (individus de la cohorte c = p - a), présente la mesure correspondant à la tendance linéaire de la cohorte c entre l'année d'enquête p, et P2 encadrant l'année p; la table C,.P présente alors pour les années d'enquêtes les valeurs empiriques, et pour les autres la tendance linéaire selon la cohorte; cette table peut être " rognée » lorsque la cohorte c considérée est trop jeune pour appartenir au champ de mesure en p, ou trop âgée en P2 ; 3/ créer la table D".p valant la moyenne de B ... p et Ca,p; les cellules rognées de la table C a•p n'interviennent pas dans cette moyenne; 4/ lisser cette table pour supprimer une partie du " bruit statistique », par exemple en décidant que chaque cellule de la table E".p vaut la moyenne des neuf cellules autour de l'élément (a, p) de D".p. Cette méthode permet très généralement de parvenir à de bons résultats, à savoir une table lisse épousant au mieux les points de mesure empiriques (R 2 = 0,996 pour l'âge de fin d'études médian) et présentant des variations souples par âge et par cohorte sur la table complète, pourvu que de gros échantillons soient mobilisés, et que les années d'enquête ne soient pas trop distantes les unes des autres.
LES (;ROUI'ES SOC'OI"~O~ESS'ONNELS
Toute classification est conventionnelle, et celle des catégories socioprofessionnelles plus encore que les autres. Desrosières et Thévenot, qui participèrent à l'équipe d'élaboration de la nouvelle grille de 1982 dite des Pr*ssiotls et catégories sociales (l'cs) qui a succédé aux Catégories socioprofessiotltlelles (csp) de 1954, ont établi une histoire succincte de son ':bauche et de sa construction'. La logique du regroupement consiste ainsi à s'inspirer des conventions collectives - les" cat':gories Parodi » - qui révèlent conunent les différents m':tiers, professions, niveaux au sein des differentes échelles, sont parvenus à des accords sur les équivalences de leurs positions. L'ouvrage classique de Boltanski 2 rappelle que la gestion des carrières, les variations de l'histoire sociale d'un groupe professionnel et l'émergence d'un bien commun, comme peut l'être la caisse de retraite des cadres par exemple, est propice à ce type d'unification de larges portions du salariat, qui reste pour autant un élément typique de la construction française des catégories socioprofessionnelles3 • Tout code résulte en effet d'une convention de classement, et aucun d'eux ne saurait prétendre à l'universalité, ni même à être le " meilleur possible» pour un pays donné, un tel objectif étant assez vain. L'Allemagne connut elle aussi un tel phénomène de regroupement des professions, mais 1. A. nesrosières cc L. Théwnot, Les carégories s"ciopr,~fèssiollllelles, Paris, La Découwrte, 1988. 2. L. Bolcanski. Les ("drcs .... ('p. ciro .'. A. Dcsrosières, A. Goy ct L. Thévcnot, L'identité sociale dans le travail statistique: la nouvelle nomenclature des prot~'ssions cC catégories socioprotèssionneIlés, Écotlol/lic cr srarisrique, 152, l 'J!l3, p. 55-Il 1.
Annexe 1
261
le résultat en fut nettement différent: au-delà de la distinction des indépendants, la tripartition majeure est entre les ouvriers, les agents de la fonction publique, et le reste du salariat tertiaire dans sa totalité qualifié d' « employés» (A/lgestellte), où l'équivalent des cadres n'a jamais émergé comme entité autonome, non plus que le groupe des professions intermédiaires l . Ce qui tient de l'évidence, en deçà du Rhin, n'est pas conçu dans les classifications autochtones, au-delà. De la même façon, les pays anglosaxons sont spécifiques d'une unification de larges parties de la population active qualifiée autour des prcifessionals, trop rapidement traduits en « professions libérales »2. Ce mot regroupe, chez les Anglo-Saxons, ce qu'en France nous concevions sous ce nom avant la Deuxième Guerre mondiale: il n'est pas réduit aux médecins, avocats, notaires, mais inclut les ingénieurs, les spécialistes de tout type, les enseignants, les infirmières, et même les athlètes «professionnels », selon la nomenclature 1990 (us Bureau of the Census, 1996). Il ne faut donc pas prendre les catégories socioprofessionnelles pour l'absolu intemporel et sans frontière qu'elles ne sont pas, ni peuvent fondamentalement être 3 . L'un des traits spécifiques de la recherche macrosociologique en France consiste d'une part en ce que le code proposé par l'INSEE est stabilisé dans la culture sociale générale, et d'autre part en ce qu'il a une certaine durabilité, puisqu'il n'a pour l'instant connu, depuis 1954, date de sa création, qu'une seule réforme, en 19H2, ce qui permet alors de concevoir une histoire de moyen terme des évolutions de groupes sociaux fondés sur la logique du regroupement proposée par l'INSEE depuis les années cinquante, alors que les États-Unis remettent sur l'établi leur grille de codage à chaque recensement, ou peu s'en faut. La grille des cs!' était essentiellement organisée autour de la distinction des « professions agricoles », parmi lesquelles les salariés agricoles, des "patrons », des « cadres supérieurs », des «cadres moyens» - qui n'avaient en général de cadre que le nom, n'ayant généralement pas accès à la caisse de retraite des cadres -, des « employés » et des « ouvriers », à quoi s'ajoutait une catégorie fourre-tout, celle des" artistes, clergé, armée et police ». Celle des l'CS diffère de la précédente par la réintégration du groupe fourre-tout dans d'autres catégories, le transfert des ouvriers agricoles parmi les autres ouvriers, la création du groupe des " cadres et professions intellectuelles supérieures» à la place de celle des" cadres supérieurs », des" protèssions intermédiaires» à la place des anciens" cadres moyens », au sein desquels les contremaîtres furent promus. Les « employés » et « ouvriers» conservèrent leurs noms, mais connurent, au-delà de changements en apparence mineurs, la promotion des contremaîtres en "professions intermédiaires» et l'intégration des ouvriers agricoles. La difficulté est évidemment de parvenir à créer une seule nomenclature à peu près valable à partir de ces deux logiques de codage. Ces changements sont de nature à rendre éminemment complexe la mise en œuvre d'un code unique permettant de suivre sur un temps assez long les groupes socioprotèssionnels, sauf à se fonder sur des regroupements relativement larges. " On 1. J Kocka, Les employés ell Allemaglle, 1850- 1980 : histoire d'llIl groupe social, Paris, Éditions de l'EHESS, 19H9.
2. B. Duriez, J Ion, M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Institutions statistiques et nomenclatures socioprofessionnelles. Essai comparatif: Royaume-Uni, Espagne, France, Revue frat/çais,. de sociologie, XXXII-l, 1991, p. 25-59. 3. f Héran, La catégorie socioprot"ssionnelle: réflexions sur le codage et l'interprétation, ill E. Dupoirier et J-L. Parodi, Les il/dicatcurs sociopolitiqurs aujourd'hui, Paris, L'Harmattan, 1997 a, p. 49-68.
262
Le destin des générations
Il'explique llU'ell COlllparant ", disait Durkheim l , et pour comparer, il tàut un outil unique, ou conserver un temps assez long l'outil ancien ou son approximation, en même temps que l'outil nouveau.
55 - '&ble Je passuge des codes CSP cr PCS ail code des GSP ---~-_._---
# "p
o
-----------------------
NOIll csp
23 26 27 30 32 33 34 41 42 43 44 SI S3 60 61 63 65 66 67 68 70 71 72 80 81 82
Agriculteurs Salariés agricoles Industriels Artisans Patrons pêcheurs Gros commerçants Petits commerçants Professions libérales Professeurs, professions intellectuelles et scientifiques 1ngénieurs Cadres administratifs supérieurs Instituteurs, professions intellectuelles diverses Services médicaux et sociaux Techniciens Cadres administratifs moyens Employés de bureau Employés de commerce Contremaîtres Ouvriers qualifIés Ouvriers spécialisés Mineurs Marins et pêcheurs Apprentis ouvriers Manœuvres Gens de maison Femme de ménage Autres personnels de service Artistes Clergé Armée et police
# ptS
NOIll pcs
11 1:2 13 21 22
Agriculteurs sur petite exploitation Agriculteurs sur moyenne exploitation Agriculteurs sur grande exploitation Artisans Commerçants Chefs d'entreprises de IO salariés et plus
1() 21
n
n
1. E. Durkheim, Le slIi<'idc. .. , "p. cil., p. 1.
#gsp 1
6 2
2 2 12 3 3 3 3 4
4 4 4 5 5 6 6 6 6 6 6 6
5 5 5 3 4
5
#XSp
2 2 2
Annexe 1 31 33
34 35 37 38 42
43 44 45 46
47 48
52
53 54
55 56
62 63 64 65 67 68 69
Proli:ssions libérales Cadres de la fonction publique Professeurs, professions scientifiques Proli:ssions de l'information, des arts et spectacles Cadres administratifs et commerciau.x d'entreprise Ingénieurs, cadres techniques d'entreprise Instituteurs ou assimilés Professions intermédiaires de la santé et du travail social Clergé, religieux Professions intermédiaires administratives de la fonction publique Professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises Techniciens Contremaîtres, agents de maîtrise Employés civils, agents de service fonction publique Policiers et militaires Employés administratifs des entreprises Employés de commerce Personnels des services directs aux particuliers Ouvriers qualifiés de type industriel Ouvriers qualifiés de type artisanal Chauffeurs Ouvriers qualifiés, manutention, magasinage, transport Ouvriers non qualifiés de type industriel Ouvriers non qualifiés de type artisanal Ouvriers agricoles
263 3 3 3 3 3 3 4 4
4 4 4 4
6
5 5 5
5 5 6
6 (, (,
6 6 6
Il faut donc s'efforcer de conserver au long terme ce qui peut rester commun à deux outils de classements diffèrents, au moins dans ses grandes lignes. La question est d'obtenir à partir des nomenclatures des pcs et des CSP, un code commun. Faute de pouvoir s'en remettre à un lien biunivoque reliant les deux nomenclatures, qui n'existe pas, il faut alors concevoir différentes méthodes de fusion entre les deux modes de regroupement: -
-
-
en décidant d'une conversion grossière, à partir des codes à deux chiffres (table 55), afin d'appliquer une grille de conversion déterministe « au plus proche ", en faisant passer par exemple les contremaîtres du sous-groupe des « professions intermédiaires" ùes l'CS à leur ancienne catégorie « ouvriers" des cs/'. en procédant de façon probabiliste puisque chaque individu caractérisé par le code d'une nomenclature a plus ou moins de chances de correspondre à diffèrents codes de l'autre nomenclature; c'est ce que réalise Seysl en s'aidant du double codage du recensement de 1982 pour établir une matrice de passage entre les deux codes. en opérant de la façon la plus empirique qui soit, en calculant des pondérations de façon à ce que les tendances observées se prolongent de façon aussi continue et lisse que possible.
Bien évidemment, chacune de ces procédures a ses limites, et en réalité la meilleure solution semble celle d'un panachage très artisanal des trois solutions. Le
1. B. Seys, De l'ancien code J la nouvelle nomenclature des csp. Étude méthodologique, Archives Cl d,'wlllems de l'INSEE, 156, 1986.
264
Le destin des générations
passage d'une nomenclature à l'autre ne peut être alors que très incertain, puisqu'il part de l'hypothèse que les écarts entre les deux codages, constatés autour de 1982, se sont conservés sur le long terme, ce qui ne serait réellement vérifiable qu'en recodant selon les nouvelles normes les professions déclarées par les individus lors d'anciens recensements. Le recalage que nous proposons est d'une grande simplicité: 11 Il s'agit d'abord de créer une l'CS modifiée, que nous appellerons « groupements socioprofessionnels" (GSI') , qui résulte du code des l'CS en replaçant les contremaîtres au sein des ouvriers; le groupe (1) est alors le code des « agriculteurs" ; (~) celui des indépendants non agricoles, qui par simplification sera appelé « patrons" ; (3) celui des « cadres et protessions intellectuelles supérieures », ou simplement" cadres" ; (4) celui des « professions intermédiaires ", sans les COlllre/IlaÎrrcs ; (5) celui des « employés" et (6) celui des « ouvriers ", plus les colltrcmaÎrres. 21 Il s'agit ensuite de réaliser le transcodage de la classification à deux chiffres des cs!' d'avant 198~ en suivant au nueux les classements des GS!' proposés ici. Six grands groupes en ressortent qui ont pour caractéristiques (a) de se fonder sur les mémes noyaux avant et après 198~ mais (b) de ne pas avoir exactement les mêmes marges entre avant et après 1982, en raison de différents glissements. JI Pour recaler les marges des GS!' entre le recodage avant 1982 et après, il est possihle de s'inspirer des travaux de Seys', qui croise la csp et la l'CS pour le recensement de 1982, Ct: qui permet de calculer une « pondération de calage» permettanr de conserver, entre les GS!' d'avant 1982 et d'après, des marges théoriquement stables. L'application i la lettre des pondérations issues des travaux de Seys conduit à des résultats imparfaits, le nombre d'employés d'avant 198~ semblant surestimé. Il s'agit alors d'adapter une pondération plus juste au regard des données utilisées, de façon à ne pas faire apparaître de rupture de pente dans les différentes courbes susceptibles d'être établies. Cette création de GSP permet alors de suivre sur plus de trente ans les mutations de groupes socioprofessionnels.
1. 13. Seys, De
à deux.
l'an(ten code .. , op. cil., p. 12-13 pour le code à un chilfre, p. 140-161 pour celui
ANNEXE 2 LA MÉTHODOLOGIE DE L'ANALYSE DES COHORTES
Le processus mis en jeu par le renouvellement des cohortes est devenu, depuis dix ou quinze ans, une des questions centrales des sciences sociales. L'analyse par cohorte procède d'un principe extrêmement simple: si l'on réalise à dix ans d'intervalle deux enquêtes représentatives des individus d'une société donnée - marquée par un degré limité d'immigration et d'émigration, et une mortalité faible - les personnes de 30 ans de la première enquête et celles de 40 ans de la seconde sont globalement représentatives du groupe d'individus nés la même année. Ainsi, il suffit de différentes enquêtes à des dates ditIerentes pour suivre la trajectoire de cohortes de la population. Évidemment, ce type d'analyse, dite pseudo-longitudinale, ne permet pas de suivre des individus spécifiques, ce que seul un panel, ou des enquêtes rétrospectives permettent de réaliser. En revanche, pour suivre le destin collectif des cohortes, et non des individus qui les composent, pour repérer le degré auquel et le rythme selon lequel les cohortes rencontrent et portent le changement social, des enquêtes séparées à intervalle régulier suffisent. En sociologie, outre la recherche d'Evan l sur les opinions et les cohortes, la première réflexion systématique sur l'intérêt de la démarche n'émerge qu'en 1959 avec l'intervention orale d'un démographe, Ryderz, qui ne paraît que six ans plus tard dans la revue Al1Iericatl sociological review qui animera l'essentiel du débat méthodologique sur les cohortes. Ryder pose que le changement social peut revêtir deux aspects: -
-
le premier est un changement global de toute la société en son entier, comme ce peut être le cas pour l'enrichissement d'une société dont les fruits de la croissance sont partagés également par tous, par exemple; le second est un changement qui transite par le remplacement des cohortes: les nouvelles, porteuses de caractéristiques spécifiques, acquises par une socialisation différente de celle de leurs aînées, ou suite à des événements bénéfiques ou non, remplaçant leurs aînées, qui disparaissent progressivement d'année en année. Ce
1. W. M. Evan, Cohorc Analysis of a Surwy Data: a Procedure for Studying Longterm Opinion Change, Public Opinioll QI/alerly, 23, 1959, p. 63-72. 2. N. B. Ryder, The Cohorc as a Conccpt..., op. cir. Ryder est par ailleurs auteur d'un article en français sur les variations de la fécondité par cohorte (N. B. Ryder, La meSure des variations de la fécondité au cours du temps, Popl/latioll, 11 (1), 1956, p. 29-46).
266
Le destin des générations
second proCl!ssus est celui qu'implique la notion de cohorte, qui semble particulièrement fécond non seulement pour la démographie, mais aussi pour l'analyse des valeurs, des pratiques religieuses, mais aussi pour la stratification sociale. En réalité, un troisième mouvement mérite d'être souligné, même si Ryder avait d'autres objectifs en vue: celui du vieillissement des cohortes au long de leur cycle de vie. Découle de cette vision une conception opératoire de la cohorte, conçue non pas comme un groupe concret, mais comme une clef de lecture possible du changement social. Il e~t donc tort ditTérent du concept de classe: il est fondé avant tout sur une construction technique et constitue un instrument d'objectivation. La cohorte est ainsi un outil et non nécessairement un élément fort de l'appareillage théorique de la sociologie: sa caractérisation comme groupe pertinent ne peut être qu'un résultat - vrai, faux ou ambigu - selon l'objet, et non une hypothêse a priori. L' opérationalisation de la notion de cohorte est pourtant délicate. Il est possible, Cl!rtes, de parvenir à des mises en évidenCl!s intéressantes sans pour autant mobiliser des techniques complexes de séparation des ditTérents etTets d'âge, de période et de cohorte, comme CI! fut le cas par exemple de Girod ' pour les revenus à Genève, mais l'intérêt de cet examen méthodologique est de pousser un peu plus loin l'analyse des moyens à la disposition du chercheur. Pour l'heure, la construction méthodologique permettant de valider la pertinenCl! et de mesurer l'intensité des effets de cohorte ne peut être vue comme totalement achevée. Les méthodes sont nombreuses, et toutes dérivent de la volonté de débusquer au sein des données un «effet de cohorte" consistant en un trait spécifique Cl!nsé accompagner durablement un ensemble de cohortes données. Toutes Cl!S méthodes dérivent d'une façon ou d'une autre du diagramme de Lexis qui est la matriCl! originelle de tous Cl!S travaux, mais elles se sont développées autour de deux axes: descriptives et graphiques, d'une part, inférentielles et tondées sur la modélisation statistique de l'autre. En fait, la question que pose la cohorte renvoie à une interaction forte entre une opérationalisation de concepts démographiques et leur interprétation sociologique. Ce dialogue n'est pas aisé, puisque, semble-t-il. après plus d'un siècle de mise en forme des faits et de réflexions, de nombreux problèmes restent ouverts.
LE I>IAG\1.AMME DE LEXIS
L'usage de la cohorte en démographie est de longue date structuré, notamment .Ivec le " diagramme de Lexis» ou de " Lexis-Becker-Verweij-Pressat " en 18742 , destiné à représenter simultanément les trois dimensions que sont le temps (ou période), l'âge (position dans le cycle de vie), et la cohorte de naissance. Ces diagranunes (schéma 56) permettent d'organiser l'information portant sur une population suivie sur plusieurs années. Lexis propose de mettre en abscisse l'année de naissance, en 1. R. Girod. ll/(:~ali/(', i,,~~.,lilés. Paris, l'Ut" 1')77 ; R. Girod, évol!41i,," des revetJlIs cl mobililé sociale là Ge"ève 1950-19I1U). Genève-Paris. Droz. I,)H6. 2. Pour la genèse conlùsc et laborieuse du diagramme et la difficile détermination de sa paternité, voir C. Vandeschrick, Le diagramme de Lexis revisité, Populali"", .p (5), 19')2, p. 12411262.
Annexe 2
267
ordonnée les âges, la période d'observation apparaissant alors sur la diagonale principale. Pressat l simplifie le diagramme en mettant l'année d'observation en abscisse, l'âge en ordonnée, l'année de naissance (la cohorte) apparaissant dès lors sur une des diagonales: c'est la forme moderne et standard de la représentation. Ainsi, pour des enquêtes ou des exploitations annuelles de fichiers, chaque nouvelle colonne à droite du diagramme apporte de nouvelles informations. Cette représentation permet de prendre simplement en compte cette relation de base entre les trois dimensions : si un individu parvient à l'âge a l'année t, il aura, un an plus tard, en t + 1, l'âge a + 1 ; il est né en c = t - a. Cette relation exprime la parfaite colinéarité des trois dimensions, qui fait toute la difficulté méthodologique. 56 - Le diagramme de Lexis-Becker- Venveij-Pressat (présewatiotl type Pressat).
Isochrone: observation en 1945
Age 30
Ligne de vie :
cohorte née en 1935
20
Age à l'année 10 t'--"""':""-~:t'"::llI~*--7'" d'observation: 10 ans
o 1920
1930
1940
1950
1960
Période
Pour le reste, le diagramme de Lexis et ses variantes ne sont pas une révolution scientifique, mais une astuce très ingénieuse de présentation permettant d'imbriquer les trois temps: en ligne se lit le devenir des âges au cours des diflerentes périodes, en colonne, le « cycle de vie apparent ,,2 pour une année donnée en colonne (appelée aussi isochrone), et le « cycle de vie réel », celui que connaît une cohorte donnée, en diagonale (appelée aussi ligtle de vie). La technologie offerte par le diagramme de Lexis permet de mesurer des comportements ou caractéristiques col/ectives de cohortes sans faire appel à des données de panel - contrairement à une idée répandue>. 1. R. Pressat, L'allalyse démographique, Paris, PUF, 1961, p. 1-30. 2. « Apparent" au sens où il ne décrit pas le devenir des individus d'une cohorte, mais la position relative des ditrerents âges pour une année donnée, c'est-à-dire celui qu'observe un chercheur faisant une enquête à une date spécifique. L'un des premiers exemples d'analyse par cohorte, qui remonte à l'article de l'épidémiologue Frost, montre l'inadaptation des raisonnements en termes de « cycle de vie apparent ". Frost mit ainsi en évidence que si, dans les années trente du xx' siècle, la mortalité par tuberculose augmentait appareml/letlt avec l'âge pour une année de mesure donnée, elle était la conséquence d'une baisse de l'incidence de la tuberculose au sein des nouvelles générations, mieux protégées par les méthodes de prévention que ne le furent leurs aînés venus au monde vers 1870 (cf. W. H. Frost, Age Selection of Mortaliry trom Tuberculosis Mortaliry Races in Successive Decades, Al/lerical/ Joumal of H)~~ietle, 30, 3, section A, 1939, p. 91-96). 3. A. Deaton, Panel Data from Time Series of Cross-Sections, Journal of Ecol/ometries, 30, 1985, p. 109-126.
268
Le destin des générations
LES TKOIS EFFETS DU DIAGRAMME DE LEXIS
En raison de la liaison linéaire entre les trois dimensions temporelles que sont l'âge, la période et la cohorte, on peut représenter ces trois variables sur un plan. L'astuce de la représentation consiste en ce que tonte cohorte pourra être suivie selon la direction de la diagonale principale. En outre, les mouvements de succession des âges au long du temps de la vie personnelle (le vieillissement), de succession des périodes (le temps du calendrier), de succession des cohortes (qui peut être vu comme le grain du sablier social), trouvent ainsi une représentation simultanée, mouvements correspondant pour le sociologue à des composantes distinctes des processus de changement social, les trois temps humains et sociaux, pouvant chacun connaître des évolutions spécifiques 1. Il est alors possible de reconnaître des phénomènes proprement liés à chacun de ces temps (schéma 57). Un phénomène rencontré uniformément par la population à 57 - Exemples d'~Oèts d'4~e, de période. de whorte et de recompositio/l d11 cycle de vie
dans le diagramme de Lexis. Effet typique d'âge' apparition d'un phénomène entre les âges de 15 et 20 ans
Age 30
1 20.
10
•
1
Age 30
Effet typique de période: extinction d'un phénomène entre l'année 1940 et 1945
1
1
1
o
0
o
0
o
0
o
0
U
0
0
0
0
O.
o
0
0
0
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0
1
1
1 •
1
1
1
1
20 ~
10 ~
o
1
o o
0 0
o o• o
o
0
O.
0
000
o
o 1920
Age
1930
1940
1950
1960 Période
Effet typique de cohorte'
1920
1925 et 1930
1
1
o
20 •
25 ans avant 1940. et de 15 et 25 ensuite
0
0
0
0
0
0
O.
000
0
0
o
IIJ •
o
vic: apparition d'un phénomène entre 20 et
1
1
o
1960 Période
30
0
000
1950
Effet typique de recomposition du cycle de
1
1
1940
Age
extinction d'un phénomène entre le cohorte
30
1930
20
o
0
0
1
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0
1930
1940
000
o
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1920
1930
1940
1950
1960 Période
1920
1950
1960 Période
I. M. W Riley, A. Foner ct J. Waring, Sociology of Age, ill N. J. Smelser, Halldbook '!f sociolo.~Y, London, Sage, 19H8, p. 243-290.
Annexe 2
269
partir d'un âge donné (<< effet d'âge », en haut à gauche) sera caractérisé typiquement par une rupture horizontale; ce peut être le cas pour l'accession à la m:yorité - si la loi n'est pas modifiée sur la période. Un phénomène connu à une période donnée par la population quel que soit l'âge et la cohorte (<< effet de période », en haut à droite) se signalera par une rupture verticale sur le diagrarnnle ; ce peut être le cas d'une maladie sans séquelles qu'un vaccin éradique d'un seul coup. Un phénomène subi par les individus de certaines cohortes, et non par ceux des autres, quel que soit l'âge ou la période, sera caractérisé, quant à lui, par une rupture diagonale (<< effet de cohorte », en bas à gauche) ; ce peut être le cas de ceux « qui ont connu la grande guerre o. Ces trois cas permettent d'illustrer les trois effets simples. Il existe des exemples où, sans ambiguïté, le modèle de séparation des effets d'âge, de période et de cohorte est justifié et adapté. Une quatrième situation peut se rencontrer, lorsqu'il existe une interaction entre l'âge et la période qui ne suit pas la «ligne de vie ». On pourra parler alors de «recomposition du cycle de vie 0 1, le cycle de vie réel des difIerentes générations n'ayant pas la même structure pour les difIerentes cohortes. Il s'agit alors d'une interaction complexe entre deux de ces trois temps. Une modification de l'âge d'accession à la majorité relève typiquement de cet effet (en bas à droite). Le diagramme de Lexis est alors un instrument efficace et utile pour repérer un certain nombre de phénomènes, lorsqu'ils sont simples. C'est le cas de la proportion de cadres et de professions intermédiaires en emploi au sein de la population totale (schéma 58). Le diagramme de Lexis permet de rejeter l'hypothèse que le change-
58 - Proportion de cadres et prcifessiotls intermédiaires (diagramme de Lexis) Age
emploi par tige et anllée
Cohorte
jJ 55
et!
193~.
11,5
13,0
15,3
15,9
16,1
16,~,,'i9,5 ,,
50
13,0
14,4
15,4
15,7
45
14,3
14,4
15,2
18,1, 22,8
40
14,6
14,5
17,3," '22,8 ,,
,
,
18,?,,'22,3
26,2
26,~,"27,5 ,,
26,1,"26,5
26,6
35
13,4
15,~,"22,9 25,~,.'i5,2 24,8 25,2
30
14,4
20,3
23,~.' '23,3
22,1
22,9
25,1
19,~
17,6
15,7
16,0
16,1
,
25
.
,i5,1 1965
.,
.
Cohorte 1947
,,
1970 1975
16,2
1980 1985
<= 1990 1995 Année
Source: compilation FQI'-Emploi. 1. L. Chauvel, L'uniformisation du taux de suicide ... , op. cit.
270
Le destin des générations
ment observé de structure sociale est lié au changement de nomenclature, avec un passage des cs!' aux l'Cs: celui-ci apparaîtrait comme un effet de période, signalé par une rupture verticale. Le diagramme de Lexis permet en effet de repérer simplement la rupture cohortale, le long de la diagonale, qui apparaît entre les cohortes 1937 et 1947: avant la cohorte 1937, la proportion de cadres et professions intermédiaires pour un âge donné ne variait guère; entre 1937 et 1947, cette proportion connaît une croissance intensive, puis se stabilise de nouveau. Ainsi, selon le « cycle de vie apparent» de 1975, le salariat moyen et supérieur est « jeune », la proportion maximale étant située autour de la trentaine. Ensuite, en 1995, ils sont un groupe nettement moins « jeune ». L'accès à la catégorie des cadres, en effet, n'est pas une simple question d'âge mais bien de cohortes: une accélération de la croissance des chances d'accès se précise après la cohorte 1937, et ensuite après celle de 1947, on assiste à une quasi-stagnation au même âge. Il faut voir pourtant que les cas d'école susceptibles d'être bâtis sont généralement d'une grande simplicité, mais les exemples empiriques présentent d'autres difficultés. C'est le cas lorsque: -
-
les évolutions sont caractérisées non pas par des ruptures brutales, et des clivages clairs, mais par des changements souples; le repérage d'une rupture qui permet le plus souvent de diagnostiquer netœment l'un des effets peut devenir impossible; les évolutions se composent de façon complt:xe ; il est alors difficile de repérer ce qui revient à un etlèt ou à un autre.
Des possibilités de séparation des effets d'âge, de période et de cohorte existent et peuvent avoir des applications intéressantes, mais, dans le cas général, elles ne sont pas pleinement satistàisantes. Du diagramme de Lexis découle l'ensemble des méthodes descriptives du champ de ]' analyse par cohorte, permettant de présenter les courbes transversales et longItudinales des caractéristiques étudiées de la population.
DII'f-ÉRENTES MÉTHllllES GRAPHIQUES
La ditllculté du diagramllle de Lexis est qu'il présente des données chitfrées d'une ledure ditlicile dès que les etlets d'âge, de période et de cohortes sont imbriqués. Il est possible de tàire usage de représentations en trois dimensions, mais elles ne sont pas une panacée, puisque leur lecture exige une habitude certaine (graphique 59). l'our la proportion des cadres et protèssions intermédiaires, la représentation tridilllensionnelle n'est pas dénuée d'intérêt, le phénomène étant d'une grande simplicité: etlèt d'âge de 25 à 30 ans, qui s'affaiblit ensuite; effet de période à peu près IIlexistant, effet de cohorte déterminant, dans le sens d'une accélération extraordinaire de celle de 1<)37 à celle de 1947, puis stagnation ou repli ensuite. Les graphiques simples, à deux dimensions, susceptibles d'être bâtis sont en réalité de six types correspondant au nombre de couples formés sur les trois dimensions temporelles. Sans nul doute, le plus classique consiste en le couple (âge, période) représentant les " cydes de vie apparents » des différentes périodes (graphique 60). Il signale les plus tortes chances d'accès au salariat moyen et supérieur des jeunes des années soixante-dix, et la progressive croissance des plus âgés ensuite.
271 59 - Proportiotl de cadres et projèssiotlS imermédiaires etl emploi par âge et ,II/liée (dia.llramme de Lexis tridimetlsiO/mel).
30
28 26
1994 1989 1984 1979 1974 1969 1964
25 Source: compilation FQI'-Emploi. Note: horizontalement: âges ct années d'observation; en vertical, le pourcentage de cadres et professions intennédiaircs.
60 - Prop"rti"" de cadres et professions intermédiaires m l'lIIploi. Lexis AgelPériode 30
Lexis Agel cohorte 30
%
15
Année
cohorte
%
_ _ 1905
25
--1910 _ _ 1915 --.1920
....... 1965 20
---1970 ....... 1975
20
15
..... 1980 ...... 1985
15
...... 1990 _ _ 1995
10
~•
10
~1925
"""-'-1930 ~1935
--1940 --1945 _ _ 1950 _1955
Age
0 "15
35
45
0 55
.....-1960
Ag~
25
35
~5
55
-.-1965 ___ 1970
Source: compilation FQP-Emploi.
272
Le destin des générations
Clairement, sauf à utiliser différentes astuces de présentation qui exigent une certaine habitude de lecture, il est difficile de situer véritablement l'effet de cohorte. Une autre présentation classique est celle qui repose sur le couple (âge, cohorte), qui représente le cycle de vie réel en suivi longitudinal de chacune des cohortes que par exemple Surault l applique aux suicides: chaque courbe matérialise alors le devenir de chaque cohorte. Un troisième diagramme est intéressant (graphique 61) : celui qui met en jeu le couple (cohorte, âge). Il permet de comparer, à differents âges, le devenir des cohortes qui se succèdent. Si les courbes à l'âge de 30 ans, 35, 40, etc., avec des larmes géométriques proches, et des fractures empilées correspondant au même clivage cohortal, l'effet de cohorte est alors repéré. Ce graphique est largement utilisé ,lU chapitre 2, sous le nom de « diagramme cohortal ». Pour le salariat moyen et supérieur, si avec l'âge, entre 25 et 35 ans essentiellement, il existe un effet d'âge consistant en une croissance des chances d'accès, le destin atteint à 30 ans engage ainsi la suite de la carrière. Dans cet exemple, clairement, l'intérêt de l'effet de cohorte n'est jamais allSsi important que lorsqu'il relève non pas d'une progression linéaire et continue, mais bien des fractures successives d'accélération et de freinage par rapport à une croissance linéaire qui se conservent à tout âge, comme c'est le cas de cette" marche d'escalier " des cohortes des années quarante.
6 J - Proportioll de C
30
%
25 20 15 Age
10
-30 -'-35
5
-45
~40 ~50
Cohorte
o-t----il----+---t---t---+---t
1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
Source: compilation FQI'-Emp1oi. 1 P Suraul[, VanJtioli sur
k'~ v.lriJ,üolls ....
(lp. t'il.
Annexe 2
273
En effet, si, de cohorte en cohorte, la croissance est presque linéaire (comme c'est un peu plus le cas pour l'âge médian de fin d'études, tant que l'on n'a pas pris acte de l'importance des deux expansions scolaires: chapitre 3), l'effet de cohorte peut s'interpréter tout autrement, simplement parce que les trois temps de l'analyse sont en parfaite colinéarité. L'élévation de l'âge médian de fin d'études d'un an pour toute cohorte puînée de dix ans correspond ainsi, formellement, sur le diagramme de Lexis, à la combinaison d'un effet de période consistant en une croissance d'un an tous les dix ans combiné à un effet d'âge où chaque cohorte perdrait au long de sa vie un an d'âge de fin d'études tous les dix ans (graphique 62). Autrement dit, formellement, il est possible de croire que les périodes successives apportent plus d'éducation, et que le vieillissement apporte à tous un déclin ! L'absurdité d'une telle interprétation ne peut apparaître que par sa critique sociologique, ou simplement logique, car nous savons tous que l'âge de fin d'études est une caractéristique conservée, pour toute la vie, par une cohorte donnée. Le diagramme de Lexis, en revanche, est bien incapable d'un raisonnement sociologique, non plus que toute autre technologie. Formellement, une tendance cohortale linéaire, graduelle et sans à-~oup est équivalente à la combinaison d'un effet de période et d'un effet d'âge, même si les processus en jeu sont distincts. C'est pourquoi l'effet de cohorte n'est réellement intéressant, pertinent, et nettement repérable par les techniques existantes, que lorsqu'il met en évidence des variations heurtées et des ruptures, et non une tendance linéaire. 62 - Age médian de fin d'études.
Lexis Age/Période 21
Lexis Cohorte/Age Année _ _ 1965
Age de fin d'études
...... 1970
20
21
Age de fin
20
d'études Age
.....25 19
19
_ _3 _0 35
....a...40 18
18
17
17
16
16
15
15
14
14
-!-Aô .......55
ohortc
13
\3
15
30
35
40
45
50
55
1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
Source: compilation FQP-Emploi.
UNE MÉTHODE INFÉRENTIELLE DE SÉPARATION DES TROIS EFFETS APC
Le modèle standard âge-période-cohorte (APe) de séparation des effets d'âge, de période et de cohorte présente l'intérêt d'une solution économétrique en mesure de
274
Le destin des générations
fournir des tests de signiticativité, méme si l'interprétation de cette solution peut présenter des difficultés lorsque le phénomène analysé est complexe. Ce modèle a émergé au milieu des années soixante-dix et, jusqu'alors, l'effet de cohorte n'était repérable que s'il était une évidence. Parmi les nombreux auteurs qui se sont intéressés à la question, Mason, Mason, Winsborough et Poole 1 semblent avoir produit l'avancée la plus significative en proposant un modèle général de séparation des difterents etfets sur une variable V spécifique 2 que nous pourrions présenter sous une formule générale du type: (APC)
{
Vwt" = v + aa + pn + c" Laa = LPn = LC" = 0 an"
Van" est la mesure spécifique estimée, v est la constante du modèle, aa les paramètres d'âge, Px ceux de période, c" ceux de cohorte. Cette formule générale, qui n'est guère difterente d'une analyse de la variance lorsque V est continue offre tous les avantages d'une formule de décomposition se prétant à un exercice de maximisation classique. La difficulté est cependant la suivante: le modèle n'est identifiable que si l'on introduit une contrainte sur les paramètres, destinée à supprimer l'indétermination du modèle, puisque lorsque l'âge et la période sont donnés, la cohorte est déterminée. Cette proposition de Mason et al. fut accueillie avec scepticisme par Glenn, s'agissant de la pertinence de la séparation, de propositions de simplification peu utiles de Palmore, des critiques méthodologiques de Rodgers sdon qui la contrainte posée sur les paramètres ne peut étre qu'arbitraire et conduit, sdon les choix, à des estimations potentiellement très difterentes dès lors que les effets se composent et que les évolutions sont progressives3 . La réponse de Mason à Rodgers consiste en un rappd : le modèle ne doit étre estimé sans qudque prudence lorsque des difficultés se présentent, mais l'ajout de contraintes raiso/l/lées, issues d'une réflt:xion sociologique en fonction de l'objet de recherche, est eu gé/léral envisageable et pennet alors des évaluations satisfaisantes. Autrement dit, la méthodologie statistique n'est d'aucun secours si le sociologue abandonne toute réflexion théorique. Malgré ces critiques, le modèle (AI'C) a connu de nombreuses applications\ du fait de OÙ
1. K. 0. Mason, W. M. Mason, H. H. Winsborough "t W. H. Poole, Some Methodological
[ssues in Cohon Analysis of ArchivaI Data, Amerieall Sociologieal Reviell', 38, 1973, p. 242-258. 2. V peut être une variable continu", dichotomique, ou une transformée quelconque, comme le logarithm" d'un revenu ou le logit d'une proportion; l'usage de teUe ou teUe variable implique alors une spécification idoine de la fonction qui têra l'objet de la maxinùsation (Ioss -'illu/ù",).
3. N. D. Glenn, CI/",r/ A/lalysis, Beverly HiUs, Sage, 1977; E. Pahnore, When Can Age, Period, and Cohon be Separated?, Social Force, 57-l, 1978, p. 282-295; W. L. Rodgers, Estimable Functions of Ag". Period, and Cohort Etfccts, Americall S.>(io/~ical Re,'iew, 47, 1982, p.7747H7. 4. C. C. Clogg, Cohon Analysis of Recent Trends in Labor Force Participation, De""'graphy, 19, 19H2, p. 459-479; N. A. Klt:vmarken, On The Stability of Age-Earnings Profile, 1111' Scalldi/wvi'lIIjo"""li 4Ec"/I,'mies, 84 (4), 1982, p. 531-554; D. E. Bloom, On The Nature and Estimation of Age, Period, and Cohort Etfects in Demographic Data, NBER workillg pdpers, 1700, 1985 ; G. Hanoch et M. HOlÙg, « Truc» Ag" Profiles of Eanùngs : Adjusting for Censoring and lor Period and Cohort Etfects, TIlt' Reviell' of Ecol/omies ,,;,d Sla/is/ics, 67 (3), 1985, p. 3H3-394 ; H. P. BIosslèld, Career Oppununitics in the Federal R"public of Germany, Europeall Soc;',/,\~i(al RevielV, 2, 1986, p. 208-225 ; S. S. HaUi et K. V. Rao, AdVtlllced Tec/Illiql/{'s '!l
Annexe 2
275
sa pertinence. Pour autant. il n'est en rien une panacée: l'hypothèse posée d'un effet de cohorte peut être infondée. comme c'est le cas pour le changement de l'âge à la majorité. La difficulté est alors de se donner les moyens méthodologiques de valider cet effet pur de cohorte. validation sans laquelle il devient nécessaire de conceptualiser un peu plus les phénomènes à l'œuvre.
UNE MÉTHODE MIXTE: LA MÉTHODE
T
Puisque l'effet de cohorte n'est en rien une nécessité - il peut ne pas exister. et peut auss~ être «autre chose ». comme une recomposition du cycle de vie -. il peut être utile de se donner la possibilité de valider la pertinence de la démarche consistant en son repérage. C'est l'objet de la méthode T. Dans quelle mesure le modèle (APc) pose-t-il une hypothèse inadaptée à un objet de recherche ? Il faut comprendre que le C de (APC) est posé d·emblée. alors qu'il mériterait d'être validé. Autrement dit que. une fois tenu compte des effets simples de l'âge et de la période. plutôt que de poser qu'un effet de cohorte suit au long de la ligne de vie les groupes nés la même année. il fàudrait le vérifier. Pour ce faire. on peut analyser les résidus du modèle (AP). celui qui se déduit de (APC) en lui retirant les paramètres de période (Al' : V alt = V + aa + Pit) : 1/ Si (AP) reconstitue correctement les données (si les résidus de ce modèle sont négligeables selon les critères standards. en termes de R2. de 1.2• etc.). l'analyse de l'effet spécifique de la cohorte n'a guère d'intérêt crucial: tout fonctionne formellement cOnlme s'il n'y avait qu'un effet de période composé avec un effet d·âge. Certes. a posteriori. une analyse sociologique peut montrer que le facteur causal est effectivement cohortal. mais nous sommes alors dans le cas de la « loi du progrès générationnel de long terme » de l'introduction : les générations successives vont de mieux en mieux avec les progrès sociaux. et rien de plus. 2/ Si (Al') reconstitue mal les données. deux configurations peuvent être à l'œuvre: -
-
il se peut d'une part que les résidus de (AP). une fois représentés dans un diagramme de Lexis. mettent en évidence des striures diagonales au long de la ligne de vie. typiques d'effets de cohorte. et l'analyse (APC) est valide. Elle peut alors livrer des informations importantes. pour montrer que le partage du progrès est inégal ; il se peut d'autre part que les résidus ne présentent pas d'alignement diagonal clair. et il s'agit alors de comprendre cette forme pour lui donner ensuite un sens. qui peut relever par exemple de ce que les âges ont connu une modification de statut à telle et telle période de l'histoire. Popl/lal;'''' Allalysis. New York. Plenum Press. 1992; 0. Allain. La baisse du salaire...• op. cil. ; L. Chauvel. L'uniformisation du taux de suicide...• op. cit. ; accessoirement sous des spécifications parfois diffèrentes et une technicité plus ou moins achevée: Y. Weiss et L. A. Lillard.
Experience, Vintage. and Time Effects in the Growth of Earnings. Journal of Polilical E"ltIomy. 86 (3). 1978, p. 427-448; A.Jonsson et N. A. Klevmarken. On the Relationship between Cross-Scctional and Cohort Earning Profiles. Amlales de l'INSEE. 30-31. 1978. p.331-354.
276
Le destin des générations
En définitive, puisqut! réaliser un tel modèle (AP) est un peu contraignant, il est pmsible de procéder autrement, selon une méthode graphique simple qui généralise celle proposée par Drouin '. Pour appliquer cette méthode dite « méthode T _, il suftit en effet de disposer, pour les differents âges et aux différentes périodes, de la mesure du comportement V (lJt auquel sera appliqué la transformation T : T : Van ---) Van - M(Va,J - M(VaJ + M(Va,J, n
(X
mt
où M (VaJ, par exemple, représente la moyenne du comportement V(lJt pour 0.
l'ensemble des indices u de l'âge. Par construction, T(VaJ, qui est en fait équivalent aux résidus du modèle (AP) , est nul lorsque le comportement V(lJt est parfaitement décomposable selon un effet d'âge et de période. Lorsque le comportement n'est pas décomposable ainsi, c'est-à-dire lorsqu'il existe une interaction entre l'âge et la période, T(V(lJt) non nulle, et une fois représentée sous une forme graphique, elle révélera si elle correspond nettement à un effet de cohorte ou à des effets d'interaction âge-période plus complexes. La représentation de la transformation T de la proportion de cadres et professions intermédiaires (graphique 63) permet ainsi de repérer que, au long de leur vie, et par rapport i la tendance linéaire des cohortes, les personnes nées autour de 1943 ont bénéficié d'un surcroît de postes de cadres et professions intermédiaires de 4 à 5 points (sur une proportion de 20 % de la population, c'est tout de même un accroissement de 20 à 25 %), ceux nés autour de 1931 de 4 à 5 points de moins, tout comme pour les cohortes nées à partir de 1954. Le diagramme de la transformation T montre que les chances d'accès au salariat moyen et supérieur sont un phénomène cohortal, du fait de l'indubitable alignement le long de la ligne de vie. Ce n'est évidemment pas le cas général, toutes formes de combinaisons complexes des trois temps pouvant se présenter. Le travail critique et réflexif doit donc pmer la question de la pertinence de la méthode appliquée à l'objet donné, et cette question
63 - Proporrit>l/ de Cildre; et projêssiolls imermédiaires e/l emploi (jêmmes et holtlnles).
Trat/iformatioll T représelllée ell courbes de niveau. q 52 50 48
46 44
42
40 38
36
H
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O-3--Z 0-4·-3 Cl·j ·-4
32
30
""'"
SOllrce: compilation FQI'-Emploi.
Annexe 2
277
n'admet pas de réponse générale, parce que cette critique doit être concrète, i/1 siw, en relation avec une démarche donnée. Il s'agit pourtant de rappeler certaines précautions à respecter. Par conséquent, ces méthodes permettent de souligner deux effets potentiels de cohorte, dont un seul est réellement intéressant : -
-
d'une part, une composante tendancielle linéaire progressive simple subie continûment par chaque cohorte, que le modèle (AP) considérera comme s'intégrant aux effets de période et d'âge. La cohorte peut être le facteur causal, mais aucune cohorte ne ressort réellement comme avantagée ou handicapée par rapport à son temps et ses contemporains ; d'autre part, en une composante heurtée ouj/uctuame, autour de la tendance, qui ne peut « être statistiquement vue comme un effet d'âge et/ou de période ». Dès lors qu'une telle composante est non nulle, le modèle (AP) , et la méthode T, sont en mesure de la révéler de façon à diagnostiquer l'effet d'interaction entre âge et période. Si la méthode T met en évidence de clairs alignements des courbes de niveau selon la direction de la « ligne de vie » du diagramme de Lexis, il est possible alors de parler d'effet statistique de cohorte. Il faut pourtant conserver à l'esprit que cet effet peut être lié soit (1) à une caractéristique spécifique irréversible des différentes cohortes, socialisées par exemple à tel ou tel comportement, soit (2) au fait que, au cours de leur vie, une succession d'événements sélectifs selon l'âge contribue à renforcer ou à affaiblir les caractéristiques de la cohorte, sans que ce soit nécessairement le fait d'une socialisation ou d'une caractéristique spécifique propre à ces cohortes. Il s'agit alors de mobiliser les connaissances historiques, empiriques mais aussi logiques sur le phénomène, de façon à expliquer les singularités de cette composante.
C'est alors que le travail sociologique doit commencer, en reposant éternellement des questions formulées notamment par Attias-Donfut l . Il faut s'interroger d'abord sur la nature de l'âge, qui n'est pas un facteur universel et invariant, mais une caractéristique individuelle et un processus dont les conditions et les conséquences sociologiques sont étroitement historiques. Ensuite, il faut s'interroger sur la diversité sociale des cohortes. Derrière l'évolution moyenne d'une cohorte, se trouve toute une diversité de conditions différentes, éventuellement divergentes. Ainsi, les variations de l'âge médian de fin d'études peuvent dissimuler, par exemple, des changements divergents entre les plus longtemps et les plus succinctement formés par le système, ce qui renvoie à des choix et contraintes, publics et privés, différenciés selon les milieux sociaux. Cela invite à prêter attention aux effets de composition sous-jacents. Enfin, l'effet de cohorte pourrait ne pas être originel, immuable et irréversible, alors que la démarche du modèle (APC) suppose que « l'effet de cohorte serait déterminé à un moment donné de la constitution de la cohorte et resterait immuable pendant toute sa durée », alors qu'il pourrait se constituer en cours de vie". Si le modèle de séparation des trois effets est concluant d'un point de vue formel - et il peut ne pas l'être -, il s'agit alors de s'interroger sur les processus de conservation de ces différences durables entre cohortes: s'agit-t-il d'une irréversibilité totale comme la mort peut l'être, ou d'un équilibre dynamique que les processus de pouvoir, de décision, et
1. C. Attias-Doufut, GéI,émtiollS et 4ges... , op. cil., notamment p. 114-119. 2. Ibid., p. 117.
278
Le destin des générations
de partage des rôles emre les generatioru contribuent à maintenir, les mieux lotis ayant le pouvoir de valider leur avantage que les moins bien lotis sont contraints de subir, faute de moyens. Il faut alors concevoir la cohorte conmle un ensemble d'individus qui, parce que nés à une même date, connaissent une succession d'événements collectifS, souvent sélectifs selon l'âge, rencontrés au long de leur cycle de vie, impliquant des univers contrastés d'opportunités ou de handicaps, et rien de plus.
COMI'LÉMENT : LE REJET ilE l.'HYPOTHÈSE D'UNE MOlJlFICATION lJU CYCLE ilE VIE
Il convient donc de montrer, spécifiquement, pour notre objet, celui de l'évolution de la stratification sociale par groupe socioprofessionnel, que la lecture selon la cohorte est adaptée, c'est-à-dire que l'on peut ne pas prendre en compte l'interaction entre l'âge et la cohorte (ou recomposition du cycle de vie) pour décrire l'accès aux ditrerentes postions sociales. Pour ce tâire, il convient de faire usage d'une modélisation loglinéaire destinée à montrer que la position au sein des six groupes socioprofessionnels (GSP, selon le travail actuel ou passé si la personne n'est plus en emploi) peut être vue coum1e la conséquence de la cohorte de naissance (NAIA) et de l'âge (AGE) l, et non de l'interaction complexe entre cohorte de naissance et âge. Il s'agit alors de réaliser le modèle loglinéaire hiérarchique à partir du modèle le plus complet (table 64) : -
-
-
(NAJA * GSJ' * AGE) est le modèle saturé; il est le modèle de réference qui reconstruit partâitement les données. Il pose que, pour représenter les données, il faut prendre en considération l'interaction entre les trois variables. Autrement dit, la torme du lien entre âge et position sociale n'est pas le même selon la cohorte, c'est-à-dire que le cycle de vie s'est modifié selon les cohortes; (NAJA * GSP) (NAJA * AGE) (AGE * GSP) est le modèle à trois variables sans interaction d'ordre trois2 ; il pose que l'on peut représenter les données en tenant compte simplement des trois interactions d'ordre deux: (NAJA * GSP) , qui représente le changement des chances d'accès aux différentes positions sociales selon la cohorte (AGE * GSI'), à savoir la modification des chances d'accès selon l'âge (c'est l'effet du cycle de vie) et (NAJA * AGE), qui signifie la modification de la taille des cohortes avec l'âge. Ce dernier effet prend en compte le fait que la compilation FQPEmploi utilisée compte plus ou moins d'individus selon l'année mobilisée; si les enquêtes avaient été de même taille, et en négligeant la mortalité entre l'âge de 30 et 55 ans, cet effet n'aurait pas lieu d'être introduit; ce modèle, s'il s'ajuste correctement aux données, signifie que le lien âge-GsP ne s'est pas modifié pour les ditrerentes cohortes, c'est-à-dire que l'effet du cycle de vie est sensiblement le même; les trois autres modèles comportant deux interactions d'ordre deux.
l, L'une et l'autre en tranches de cinq ans: AGE comporte cinq modalités, de la tranche des 30 il 3~ ans à celle des 50 à 5~ ans; NAIA comporte onze modalités, des cohortes 1') 10-191 ~ à I%O-196~,
2. L. A, Vallet, La lII"bi/ité .."ciù/""" "p, cit,
Annexe 2
279
64 - Élimination hiérarchique des itlteractiotls du modèle loglinéaire à partir du modèle saturé.
(NAJA
* AGE * GSP)
* GSP) (NAJA * AGE) (NAJA * GSP) (NAJA * AGE) (NAJA * AGE) (AGE * GSP) (NAJA * GSP) (AGE * GSP) (NAJA
(NAJA
* AGE * GSP) (NAJA * GSP) (NAJA * AGE) (NAJA * GSP) (NAJA * AGE)
bic
1,000 0,000 0,000 0,000 0,000
0,00 - 976,28 - 499,29 5569,30 139039,73
0 104 124
1,000 0,000 0,000
0,00 - 980,11 - 636,58
0 104 124
1,000 0,000 0,000
0,00 - 872,09 - 829,28
Population totale (N = 227 184) 0,00 0 306,40 104 (AGE * GSP) 1 030,06 124 7 468,67 154 141 999,78 240 Hommes (N
* AGE * GSP) (NAJA * GSP) (NAJA * AGE) (NAJA * GSP) (NAJA * AGE)
p
df
Ill/eractiolls
(AGE
* GSP) Femmes (N
(NAJA
(AGE
* GSP)
= 113 066) 0,00 229,81 806,25
= 114 118) 0,00 338,98 614,69
N,'le: les interactions présentent la structure du modèle log-linéaire considéré; chaque interaction multiple, comme l'interaction triple (NAJA * AGE * CSJ», contient les diffèrentes sous interactions (NAJA * AGE), (NAJA * GS!') , (AGE * CSP). L2 est le rapport de la vraisemblance, tif le nombre de degrés de liberté de la table (ajusté pour tenir compte des zéros structurels), p le test de significativité, bic l'inwcateur de pertinence de Raftery (1986). Source: compilation fQP-Emploi.
Les résultats de ces modèles, pour la population totale, les hommes et les femmes, montrent d'abord que les cycles de vie ont significativement changé d'une cohorte à l'autre. Pour autant, sachant qu'avec une centaine de milliers d'individus dans une enquête, des diflèrences même minimes peuvent être significatives, il faut utiliser le critère bic de préfèrabilité de Rafteryl. Ce critère montre que les modèles sans interaction d'ordre trois sont systématiquement les nùeux adaptés aux données, de loin. Au reste, l'effet de cycle de vie (AGE * GSP) - autrement dit, des promotions en cours de carrière entre J'âge de 30 et de 55 ans - est moins important que le changement selon la cohorte des chances d'accès aux diflèrents groupes socioprofessionnels. Autrement dit, à 30 ans, l'essentiel de la carrière est joué, et les cohortes successives l'ont joué très diflèremment. CQFD.
1. Le bic de Raftery (A. E. Raftery, Choosing Models for Cross-Classifications, Americall Soci•• /o-
gica/ Review, 51, 1986, p. 145-146) fut créé à la suite de la remise en cause du simple critère de significativité du ratio de la vraisemblance: la question que pose Raftery est celle du degré auquel un modèle peut être préfèré à un autre, par la comparaison du rapport fi de la probabilité que l'un ou l'autre modèle soit le vrai, au vu des données recueillies. Avec bic = - 2 log B = L2 - (4f) log N, où N est l'effectif total de l'échantillon consulté et 4f le nombre de degrés de liberté du modèle. Entre deux modèles, nous devons prétèrer celui dont le bic est le moindre.
ANNEXE 3 ÉVALUER LA DÉVALUATION DE LA SCOLARITÉ
Pour évaluer globalement la baisse de cohorte en cohorte du rendement d'un même niveau de scolarité, il faut pouvoir estimer la variation des positions auxquelles auraient accédé des cohortes successives dotées par hypothèse d'une même structure de diplômes. Autrement dit, il s'agit d'évaluer les chances d'accès au même âge de cohortes successives, en contrôlant par le diplôme, c'est-à-dire en les dotant artificiellement d'une même structure de diplôme invariable sur la période. Pour ce faire, il est possible d'avoir recours à une modélisation des chances d'accès aux catégories élevées (d'une part à la catégorie des cadres seulement, d'autre part à celle des cadres et des professions intermédiaires ensemble) en fonction de l'âge, du diplôme, et de la cohorte avec régression logistique simple qui consiste à exprimer la proportion Pc de cadres (ultérieurement, P ePI de cadres et professions intermédiaires) pour un diplôme i donné (DIPL), pour un âge j donné (AGE), et selon une année k de naissance (NAIA) donnée, comme la relation: ln [Pc 1 (1 - pd] = DIPL j + AGE; + NAIAk + constante. Si, une fois contrôlés le niveau de scolarité et l'âge, la cohorte (coefficients NAJA) ne conditionne pas de façon autonome et significative (selon les tests statistiques standards) les chances d'accès à la catégorie des cadres, cela signifie qu'il n'existe ni dévalorisation, ni réévaluation, ni aucune variation, de la valeur des niveaux de scolarité. Si les coefficients estimés pour NAIA sont nuls, ou peu significativement différents de zéro, la conclusion sera donc que, pour toutes les cohortes, les niveaux de diplômes correspondent globalement, au même âge, à des chances égales de devenir cadre. Si, en revanche, les coefficients de NAJA sont significativement décroissants, la conclusion serait alors qu'il existe une dévalorisation globale des diplômes. Toute autre forme de la valorisation est possible. Cette modélisation permet de comprendre que cette dévalorisation n'est pas un phénomène systématique et linéaire, et surtout qu'elle ne correspond pas mécaniquement au rythme de la diffusion des titres. Ce modèle est estimé sur les enquêtes Emploi de 1982 à 1997, pour les cohortes nées de 1917 à 1969. La catégorie exprimée ici pour les retraités est ici leur dernière profession exercée. Il faut être prudent pour l'interprétation des cohortes les plus anciennes: la cohorte 1917 avait 65 ans en 1982, et la mortalité des différents milieux sociaux peut rendre fragile les coefficients. Par ailleurs, puisque les titulaires d'un titre de grande école ont plus de chances d'accéder en fin de carrière à la direction d'en-
282
Le destin des générations
treprise, il est plus prudent de ne réaliser le modèle que sur l'ensemble des cadres, protèssions intermédiaires, employés ou ouvriers: l'interprétation du modèle est compatible avec une idée d'accès à des catégories hiérarchisées, lorsque sont retirés les indépendants, dont la position dans la hiérarchie sociale peut être nettement plus ambiguë que celle des populations salariées. L'analyse des coefficients de l'âge et du titre scolaire met en évidence des phénoIllt:nes connus, et le modèle fait apparaître des effets très attendus: avec l'âge, les promotions en cours de carrit:re contribuent à accroître la proportion des cadres, très fortement ,lvant l'âge de 45 ans, plus lentement après (table 65). Le diplôme contribue évidemment, et très fortement, à l'amélioration des chances d'accès à la catégorie, de façon régulière. Pour notre objet, le plus intéressant consiste bien évidemment en évolution des chances d'accès par cohorte. Ainsi, à structure de diplômes inchangée et pour un âge donné, les cohortes nées ,lU début du siècle eurent moins de chances d'accéder aux positions supérieures du salariat. Les chances d'accès à la catégorie des cadres se sont progressivement développées jusqu'aux cohortes nées dans le courant des années quarante. Alors que les diplôlw:s se diffusaient, il n'y avait pas de diminution des chances d'accès à la catégorie des cadres au même âge, et ne perdaient pas, ainsi, leur valeur sociale. La dévalorisation n'apparaît qu'après la cohorte 1947 où la valeur sociale des diplômes a culminé. Pour les cadres, les cohortes du milieu des années soixante ont connu une embellie temporaire. Lorsque l'on sépare hommes et femmes (résultats non publiés ici), en raison de l'accès plus fréquent que naguère des femmes à la catégorie des cadres, qui se prolonge, il n'y a pas encore de dévalorisation des diplômes pour les cohortes de la tin des années soixante. Il existe pourtant, pour elles, une forte rupture de pente, puisqu'avant la cohorte 1947, leurs chances d'accès progressaient rapidement, et plus lentement après. Les coefficients que tournit la régression ne sont malheureusement pas directement lisibles. Pour en donner une traduction concrète, comme dans le chapitre 2, on peut noter grâce aux coetficients de l'âge qu'entre 25 et 35 ans, la proportion de cadres augmente rapidement et régulièrement: ceux dont le diplôme est tangent pour être cadre immédiatement le deviennent progressivement. Puisque la dévalorisation des diplômes d'une cohorte donnée consiste en l'affaiblissement de l'efficacité du «coupe-file" qui correspond;} sa structure de titres, elle peut s'exprimer alors en nombre équivalent d'années d'avance ou de retard par rapport à la carrière au même âge des autres cohortes en présence. Il tàut ainsi trois années de plus pour la cohorte 1955 par rapport à celle de 1945, avec une même structure moyenne de diplômes, pour parvenir à des proportions identiques de cadres. Cette dévaluation est en fait relativement modérée, lorsqu'on la compare à celle des diplômes correspondant à l'accès à la catégorie cadres et protessions intermédiaires. Le modèle concernant la population des cadres et professions intermédiaires - pris ensemble - est nettement plus radical (table 66). Ce modèle est donc celui qui sépare le salariat moyen et supérieur des catégories populaires. Il fait apparaître un pic de la valorisation des titres jusqu'aux cohortes des années quarante puis une chute de la rentabilité de la scolarité linéaire, impressionnante et sans ,rémission. Cela signifie surtout que, pour l'instant, les études qui naguère correspondaient typiquement â l'accès aux professions intermédiaires, ont subi la plus forte dévaluation. Lorsqu'on analyse dans les détails, cette dévaluation correspond aux titres compris entre le baccalauréat et le premier cycle universitaire. Lorsque l'on distingue les hommes et les femmes, on
283
65 - Cotifficietlts de la régressiou logistique des chal/ces d'accès à la catégorie des cadres
el/ fOl/ctiol/ du diplôme, de l'âge et de l'al/llée de I/,lissal/ce. variables Imodalités
B
S.E.
Age (AGE) 25-29 30-34 35-39 40-44 45-49 50-54 55-59 60-64 65-69
-1,010 -0,544 -0,257 0,005 0,214 0,344 0,3!S!S O,3!S3 0,477
X" de Wald
df
0,01!S 0,015 0,013 0,012 0,012 0,013 0,015 0,018
3567,5 3208,0 1391,1 404,7 0,2 343,5 744,1 6!S5,8 460,1
!S 1 1 1 1
0,0000 0,0000 0,0000 0,0000 0,6!S!S3 0,0000 0,0000 0,0000 0,0000
0,ü15 0,007 0,012 0,009 O,ü10 0,016 0,009
215 635,2 42529,9 68278,3 !S80,6 4,1 97,8 622,4 71274,!S
7 1
O,O()OO 0,0000 0,0000 0,0000 0,0435 0,0000 0,0000 (J,OOOO
GTal/de éwle - diplôme d'illgéllieur
-3,054 -1,906 -0,344 0,019 0,096 -o,3!S!S 2,275 3,303
Cohorte (NAIA) 1915-1919 1920-1924 1925-1929 1930-1934 1935-1939 1940-1944 1945-1949 1950-1954 1955-1959 1960-1964 1965-1969
0,039 0,023 0,01!S 0,016 0,014 0,013 0,013 0,014 0,015 0,01!S
374,3 92,2 70,8 13,3 3,3 22,7 152,0 231,3 16,7 0,3 16,5
10
-{J,370 -{J,191 -0,066 O,02!S 0,067 0,163 0,195 0,056 0,008 0,072 0,039
O,()OOO 0,0000 0,0000 0,0003 0,06!S4 O,OOO() 0,0000 0,0000
Constante
-1,365
0,006
57427,8
Diplôme (DI PL) Aucun diplôme CEP, llEpC, BEP, CAP
Bac. ou brevet tech. ou prof. Bac. général 1~ cycle supérieur tech. ou proe 1~ cycle universitaire 2-3' cycle universitaire
Si}!.
(J,O()O()
0,5965 0,0000
0,0000
NOIe: B: paramètres estimés; S.E. : em:ur-type; Wald: X" de Wald; df: degrés de liberté;
Sig. : significativité de la différence à zéro du paramètre; en italique: paramètres non estimés (valeurs de réference au sens du contraste de type déviation ou • à la moyenne" utilisé ici). Pour reconstituer la proportion de cadres P, prévue par de ce modèle, la formule est P,= 1111 + exp (-B)J où B = DIPL i + AGEj + NAIA k + constante.
SOl/rœ: Emploi
INSEE 19~2-19'17.
284
Le destin des générations
cOllState que celles-ci subissent une dévalorisation plus importante pour l'accès au salariat moyen et supérieur, contrairement à la seule catégorie cadre, où l'acheminemenc vers la parité se prolonge: les femmes voient progresser leur accès aux diplômes universitaires notamment de premier cycle, mais leurs chances d'accéder aux professiollS intermédiaires ne s'accroissent plus, d'où une dévalorisation plus marquée ici.
66 - CocjJiâetlts de la régressio/l logistique des chances d'accès à la catégorie des cadres et pnycssiolls imerlllédiaires etl jot/ction du diplôme, de l'âge et de l' atmée de naissance.
X1 de Willd
fllriablcs IlIIodalités
B
S.E.
Age (ACiE) 25-29 30-34 35-39 40-44 45-49 50-54 55-59 60-64 65-69
0,012 0,010 0,009 0,009 0,008 0,009 0,ü10 0,012
1 758,3 1 593,1 615,6 81,5 9,6 82,9 238,9 234,5 222,1
8
-D,493 .....(J,259 -D,083 0,026 0,076 0,140 0,159 0,183 0,251
0,0000 0,0000 0,0000 0,0000 0,0020 0,0000 0,0000 0,0000 0,0000
-3,705 -2,331 -0,621 -0,255 1,074 1,399 2,020 2,420
0,009 0,U06 0,009 0,008 0,010 0,017 0,014
296456,4 169940,4 150566,1 4688,7 922,4 10928,9 61919,2 20603,2
7 1
0,0000 0,0000 0,0000 D,DODO 0,0000 0,0000 0,0000 0,0000
-0,106 -0,032 -0,013 0,079 0,146 (J,221 0,229 (J,055 -0,106 -0,184 -0,290
0,025 0,ot5 0,013 0,011 0,010 0,010 (J,009 0,010 0,011 0,013
1485,9 18,4 4,3 1,0 53,6 222,6 545,2 629,4 31,9 94,4 212,8
10 1 1
0,0000 0,0000 0,0377 0,3114 0,0000 0,0000 0,0000 0,0000 0,0000 0,0000 0,0000
0,747
0,006
17455,9
Diplôme (Il/PL) AUCUIl diplôme CEP, BEPC. 13EP, CAl'
Bac. ou brevet tech. ou prof Bac. Général l" cycle supérieur h:ch. ou prof 1'-' cycle universitaire 2-3' cycle universitaire Gmtlde école - diplôl/le d' iugéuiel/r
Cohorte (NA/A) 1915-1919 1920-1924 1925-1929 1930-1934 1935-1939 1940-1944 1945-1949 1950-1954 1955-1959 1%0-1964 1965-1969
Constante
50Ilr«':
BIBLIOTHEOUE
Emploi
df
SÏJl·
0,0000 INSEE
1982-19')7.
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MA~RIE DE PAR;S BIBLIOTHÈQUE-OISCOïHÈQUE ANDRÉ MALRAUX 78, Boulevûrd Raspail - 75006 PARIS Tél. 01 454453 S5
INDEX DES AUTEURS
Adonis A., 12, 285. Agresti A., 213, 285. Albrechr J W, 116, 285. Allain O., 156, 275, 285. Andrian J, 191, 285. Aristote, 17, 51, 237. Aron R., 11, 14, 216, 285. Atkinson A. B., 161, 236, 285. Attias-Donfut c., 16, 18, 19, 81, 169, 277, 285. Bailly A., 17, 285. Bakounine M. A., 5, 285. Barry C. de, 169, 285. Baudelot c., 22, 78, 90, 91, 101, \07, 109, 111, 114, 117, 156, 157, 161,285. Bayet A., 2, 157,286. Beaud 5., 92, 286. Bechhofer E, 3, 288. Bénétan P, 88, 286. Berle A. A., 5, 286. Bernstein 5., 34, 286. Berry L. G., 89, 289. Bertaux o., 89, 286. Besnard P, 230, 286. Bidou c., 4, 10, 286. Blau PM., 50, 286. Bloom D. E., 274, 286. Blossfeld H. P, 274, 286. Bodier M., 172, 286. Boltanski L., 5, 260, 286. Boudon R., 219, 286. Bouffartigue P, 230, 286. Bourdieu P, 92, 219, 286.
Brooks c., 12, 289. Bücher K., 13, 286. Bui 0. H. o., 127, 286. Burlan o., 181, 287. Burnham J, 5, 286. Cacheux J le, 76, 290. Cain L. D., 90, 286. Carleton R. O., 50, 289. Castel R., 24, 76, 286. Cézard M., 10, 286. Chambaz c., 161,286. Chamboredon J-c., 251, 286. Chauvel L., 20, 34, 45, 80, \09, 119, 124, 134, 155, 166, 178, 190, 216, 235, 240, 269, 275, 286, 287, 290. Chenu A., 10, 287. Cherkaoui M., 111, 287. Chesnais J-c., 189, 287. Choquet o., 161, 285. Clark T. N., 12, 287. Clément L., 165, 167, 177, 179,287. Clogg C. c., 274, 287. Dahrcndorf R., 13, 287. Deaton A., 267, 287. DéchauxJ-H., 7, 287. Delaporte E, 126, 287. Desplanques G, 104, 185, 287. Desrosières A., 260, 287. Destandau 5., 165, 167, 287. Drouin v., 21, 276, 287. Dumontier E, 183, 287. Duncan 0. o., 50, 214, 222, 286, 292.
296
Le destin des générations
Duriez il., 261, 2!l7. Durkheim E., l, lM, 'Il, IMM, l'lM, 200, 262, 2tl5, 287. Dutailly J-C" 181, 2M7. Outriez L., 129, 2M7. Eastcrlin R. A., 139, 2MB. Eisenstadt S. M., 90, 2MM. Eneau o., 165, 167, 169,285, 2M7. Erikson E., 21-l, 217, 222, 2bb. Esping-Andcr>en G., 173, 2M8. Establet R., 91,101,107,109,111, 2M5. EVJIl W M., 265, 2H8. Fienbérg S. E., 89, 290. Foncr A., 90, 268, 2bM, 291. Fors.' M., 219, 288. Fourastié J,l, 2, 11,37, 101,288. Frost WH., 267, 2MH. Galland 0.,19,21,90,219, 2M8. Ganzeboolll H. il. G., 2H, 288. Gaulle J. de, H6, 288. Girod R., 266, 2HH. GIJSS D., 50, 2M8. Glaude M., 117, 2tl5. Glenn N. D., 274, 2!Hl. Goldthorpe J H., 3, 12, 89, 2H, 217, 21H, 222, 288. Gollac M" 22, 7M, 156, 157,285. Goodman L. A., 2 H, 2M8. Gottdy J., 126, 287. Goux o., 36, 213, 288. Goy A., 260, 287. Gratineyer Y, 111, 129,289,291. Grange c., 230, 2M6. Grusky 0. B., 12, 289. Guillelllard A.-M., 163, 1M7, 200, 289. Halbwachs M" 2, 13, -lI, 78, 19t1, 199, 206, 2B9.
Hall J R., 50, 2MH. H,.lli 5. 5., 2N, 289. Hanoeh G., 27-l, 289. Hassenteufc1 P, 237, 289. Hastings 0. W, 89, 289. Hauser R. M., 2H, 215, 289. Héran F, 73, 173,261,289. Honig M., 274, 289. HourriezJ-M., 161, 169,285, 2M6, 2M9. Hout M., 12, 213, 214, 215, 222, 2M9, 292. Inglehart R., 20, 289. Ion J., 261, 287.
Jatte A. J., 50, 289. Johnson A., 50, 90, 291. Jonas H., 233, 258, 2M9. Jones H., 12, 214, 289. Jonsson A., 275, 289. Julhès M., 157, 286. Kaufinan R. L., 51, 289. Kertzer 0. 1., 19, 289. Kessler D., 90, 256, 285, 289. Klevmarken N. A., 274, 275, 2M9, 290. Knight F H., 198, 290. Koeka J, 261, 290. Lagrange H., 45, 290. Lambert Y, 20, 90, 290. Lautman J., 218, 290. Lechevalier A., 168, 290. Lee D. J, 12, 290. Légaré J, 186, 290. Legris B., 161, 162, 163, 165, 166, 290. Lemaire M., 251, 286. Leme! Y., 10, 34, 290. Lévy-Garboua L., 111, 290. Lillard L. A., 275, 292. Lipset S. M., 12, 287. Lockwood o., 3, 288. Lollivier S., 161, 162, 163, 165, 166, 290. Longman l', 12, 250, 290. Luijkx R., 213, 2H, 288, 290. Mannheim K., 18, 290. Mama J, 12, 289. Marchand O., 35, 36, 39, Ml, 101, 102, 290. Marshall G., 12, 2M8, 290. Marx K., 10, 14,219,290. Mason K. O., 89, 274, 290. Masson A., 90, 197,256,285,289,290. Massot L., 129, 287. Maurin E., 36, 161,213, 2M6, 2M8. Mayol l', 198,290. Mendras H., 2, 11,22,34,36,76,218,290. Merllié o., 89, 205, 290. Molinié A., 51, 290. Monteiro S., 175, 177,290. Moutardier M., 165, 167, 177, 179,291. Mucchielli L., 92, 164, 291. Nisbet R., 10, 291. Oberti M., JO, 290. Olier L., 161, 289. Ossowski 5., JO, 291.
Index des auteurs
297
Padioleau J-G., 90, 291. Pakulski J, 12, 291. Palmore E., 274, 291. Papadimitriou 0. B., 43, 291. Passeron J-c., 197, 219, 286, 290. Paugam S., 74, 135, 170, 291. Percheron A., 90, 291. Pialoux M., 92, 286. Pinçon-Charlot M., 261, 287. Platt J, 3, 288. Pollard S., 12, 285. Poole W. H., 274, 290. Portocarero L., 205, 291. Pressat R., 90, 266, 267, 291. Prost A., 103, 104, 108, 115, 126,291.
S0rensen A. B., 12, 289, 292. Spence M., 116, 292. Spilerman 5.,51,289. 5urault P., 191, 192, 193, 194,272,292.
Raftery A. E., 279, 291. Rainwater L., 161,285. Rao K. V., 274, 289. Raynaud J-D., 111, 129, 289, 291. Riley M. w., 50, 90, 268, 288, 291. Rodgers W. L., 274, 291. Rouault D., 219, 288. Roux P. le, 175, 290. Ryder N. B., 89, 265, 266, 292.
Valdelièvre H., 183, 287. Vallet L.-A., 205, 215, 278, 292. Vandeschrick c., 266, 292. Veblen T., 174, 292. Villechaise A., 10, 42, 292. Vincent P., 187, 292.
Schmoller G. von, 13, 292. Schnapper O., 41, 292. Schumpeter J, 88, 91, 292. Schwartz O., 10, 292. Schweisguth E., 21, 292. Sen A., 13, 292. Seys B., 263, 264, 292. Simmel G., 65, 292. Smeeding T. M., 161, 236, 285. Smith J., 51, 292. Sobel M. E., 214, 222, 292.
Terrail J-P., 23, 292. Thélot c., 35, 36, 39, 50,81, 101, 102, 205, 290,292. Thévenot L., 260, 287. Tholllion o., 243, 292. Thurow L. c., 250, 292. Todd E., 34, 292. Touraine A., 10, 292. Trdman 0. J, 214, 288. Turner B. 5., 12, 290.
Waring J., 268, 291. Waters J, 12, 291. Weber M., 10, 15, 248, 292 .. Weiss Y., 275, 292. Whelpton P. K., 16, 89, 292. Winsborough H. H., 274, 290. Wolff E. N., 13,43, 291, 292. Wong R. 5. K., 215, 293. Wright E. O., 12, 293. Xie Y., 215, 293. ZigheraJ, 51,147,293. Zoyem J-P., 170, 291.
MA~R;E DE PAR~S 818L!OTHÈQUE-DISCOïHÈQUE ANDRÉ MALRAUX ï8. Bouievard Raspail· 75006 PARIS Tél. : 01 45 44 53 85 C,.,v . f\i AI) CA f\1 AI)
TABLE DES ILLUSTRATIONS
1 - Taux de croissance moyen du pouvoir d'achat du salaire net moyen ouvrier par an . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 - Évolution des grandes masses de la population par an 1866-1997 .... 3 - Évolution des GSP dans la population en emploi . . . . . . . . . . . . . . . . 4 - Évolution des GSP dans la population active . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 - Évolution des GSP dans la population active sur la période 1964-1977 et 1983-1997 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 - Évolution annuelle de la part des GSP dans la population active par période. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 - Proportion de cadres dans la classe d'âge des 26-30 ans et des 20-59 ans 1964-1997 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 - Proportion de cadres en emploi (diagramme cohortal) . . . . . . . . . . . . 9 - Pyramides des âges des cadres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 - Proportion de professions intermédiaires dans la classe d'âge des 2630 ans et des 20-59 ans 1964-1997 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il - Proportion de protèssions intermédiaires (diagramme cohortal) . . . . . . 12 - Proportion de cadres et professions intermédiaires (diagramme cohortal) 13 - Deux scénarios pour demain: proportion de cadres et professions intermédiaires (diagrammes cohortaux) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 - Part des catégories populaires au sens large dans la population totale (diagranmle cohortal) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 - Part des ouvriers au sens large dans la population totale (diagramme cohortal) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 - Taux de chômage (diagranmle cohortal) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 - Proportion d'agriculteurs (diagranmle cohortal) . . . . . . . . . . . . . . . . 18 - Proportion de patrons (diagramme cohortal) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 - Taux d'inactivité feminine et de feminisation de l'emploi (diagrammes cohortaux) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 - Taux de feminisation des cadres en emploi (diagramme cohortal) .... 21 - Taux de feminisation des professions intermédiaires et des catégories populaires en emploi (diagrammes cohortaux) . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 - Indicateurs de « moyennisation » et d'« aspiration vers le haut » (diagramnles cohortaux) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 - Age moyen de fin d'études de la population active par an (1896-1996)
3 35 39 42 44 46 54 59 62 64 65 67 68 72 73 75 77 79 82 83 85 87 102
300
Le destin des générations
24 - Age médian de fin d'études irùtiales par cohorte . . . . . . . . . . . . . . . 25 - Croissance des déciles de l'âge de fin d'études par cohorte. . . . . . . . . 26 - Proportion d'individus d'âge de fin d'études supérieur ou égal à 22 ans par cohorte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 - Proportion d'individus d'âge de fin d'études supérieur ou égal à 25 ans par cohorte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 - Proportion de diplômés par cohorte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 - Années d'avance ou de retard par rapport à la moyenne de la population par cohorte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 - Entrées en 2" année de médecine (numenls clausus) et diplômes de médecins par an . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 - Places ouvertes aux agrégations externes par an . . . . . . . . . . . . . . . . 32 - Proportion d'agents titulaires de l'État en 1982 et 1997 par âge ..... 33 - Risque moyen entre 1990 et 1997 de chômage par licenciement dans les douze mois des groupes socioprofessionnels par âge . . . . . . . . . . . . . 34 - Salaire annuel moyen (francs 1995) de la population salariée en 1977 et 1995 par âge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 - Niveau de vie (francs 1995) par âge du chef de ménage . . . . . . . . . . 36 - Niveau de vie absolu et relatif par cohorte du chef de ménage (diagramme cohortal) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 - Taux de départ en vacances pendant les douze mois précédents par an. 38 - Taux d'équipement automobile par âge du chef de ménage . . . . . . . . 39 - Dépense annuelle moyenne (en francs 1995) d'achat automobile par âge du chef de ménage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4U - Dépense annuelle (en francs 1995) de logement (locations et remboursements de prêts) pour disposer d'une pièce d'habitation par âge du chef de ménage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 - Taux de propriétaires selon l'âge du chef de ménage par an . . . . . . . . 42 - Pratiques de loisir et de sociabilité 1967-1988 (%) .............. 43 - Évolution du taux de suicide (1950-1995) aux différents âges par an .. 44 - Profil du taux de suicide masculin en 1965 et en 1995 par âge . . . . . . 45 - Évolution entre 1965 et 1995 (rùveau 100: 1965) du taux de suicide masculin par âge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46 - Schéma des mobilités ascendantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 - Tables des destinées observées 1970 et 1995 des hommes de 45 à 59 ans (% ligne) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 - Taux de mobilité ascendante (l/IIa) et descendante (tmd) des 45-59 ans et des 35-44 ans par an . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Taux de mobilité ascendante et descendante (diagrammes cohortaux) . . 50 - Tables des destinées observées et théoriques 1970 et 1995 des hommes de 45 à 59 ans (% ligne) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 - Destinées à 40 ans et origines dans la population salariée - scénario optimiste (%) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 - Destinées à 40 ans dans la population salariée - scénario pessirrùste (%) 53 - Taux de mobilité ascendante et descendante au sein des catégories salariées à 40 ans par cohorte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54 - Tables de mobilité à 40 ans pour les cohortes 1945 et 1975 (pessimiste et optimiste), en 'J{, . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . • • . • • • • • . . . . • • •
103 107 112 113 114 123 126 129 131 137 159 165 167 175 177 177
179 181 183 190 193 194 207 208 209 211 217 224 225 226 227
Table des illustrations 55 - Table de passage des codes CSl' et l'CS au code des GSP . . . . . . . 56 - Le diagramme de Lexis-Becker-Verweij-Pressat (présentation type Pressat) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 - Exemples d'effets d'âge, de période, de cohorte et de recomposition du cycle de vie dans le diagramme de Lexis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58 - Proportion de cadres et professions intermédiaires en emploi par âge et année (diagramme de Lexis) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 - Proportion de cadres et professions intermédiaires en emploi par âge et année (diagramme de Lexis tridimensionnel) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 - Proportion de cadres et professions intermédiaires en emploi . . . . . . . 61 - Proportion de cadres et professions intermédiaires en emploi. Lexis Cohorte/ Age (diagramme cohortal) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62 - Age médian de fin d'études . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 - Proportion de cadres et professions intermédiaires en emploi (femmes et hommes). Transformation T représentée en courbes de niveau ...... 64 - Élimination hiérarchique des interactions du modèle loglinéaire à partir du modèle saturé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 - Coefficients de la régression logistique des chances d'accès à la catégorie des cadres en fonction du diplôme, de l'âge et de l'année de naissance. 66 - Coefficients de la régression logistique des chances d'accès à la catégorie des cadres et professions intermédiaires en fonction du diplôme, de l'âge et de l'année de naissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
301 262 267 268 269 271 271 272 273 276 279 283
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Imprimé en France par Vendôme Impressions Groupe Landais 73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme Juin 2006 - N° 53073