Bruno Colmant
Les éclipses de l’économie belge Recueil de chroniques 1999-2009
Préface de Mark Eyskens Ministre d’État Ancien Premier Ministre
Les éclipses de l’économie belge
Recueil de chroniques 1999-2009
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Les éclipses de l’économie belge Recueil de chroniques 1999-2009
Bruno Colmant
Préface de Mark Eyskens Ministre d’état Ancien Premier Ministre
Principaux ouvrages du même auteur (individuels et collectifs) Les nouveaux instruments financiers, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1994. Gestion du risque de taux d’intérêt, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1995. Les nouveaux instruments financiers, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1998. Le droit comptable belge applicable aux instruments financiers, Bruxelles, Larcier, 2001. Les stock options, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2002. Les instruments financiers optionnels, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2002. Les obligations, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2002. Efficience des marchés, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2002 et 2009. La décote des holdings belges, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2003. Les normes IAS/IFRS 32 et 39, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2003. Les stock options – Édition 2004, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2004. Les obligations – Édition 2004, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2004. Les obligations convertibles, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2005. Les Accords de Bâle II pour le secteur bancaire, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2005. Les normes IAS/IFRS 32 et 39 – 2005, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2005. Les stock options – Édition 2006, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2006. Les intérêts notionnels, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2006. L’image fidèle en droit comptable belge, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2007. Les normes IAS/IFRS 32 et 39 et IFRS 7, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2007. La suppression des titres au porteur, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2007. Les déductions fiscales à l’impôt des sociétés, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2008. Économie européenne : l’influence des religions, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2008. Les normes IFRS, Collection Synthex, Paris, Pearson, 2008. 2008 : L’année du krach, Bruxelles, Larcier, 2008 La bourse et la vie, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2009
« …Tout sera bouleversé, Et peut-être très vite, Par les mains hasardeuses du temps. … J’aime décourager, Je n’aime pas l’avenir. » Le roi Ferrante, in La Reine morte, 1942 Henry de Montherlant, 1895-1972
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Préface Mark Eyskens Ministre d’État Ancien Premier Ministre
À Bruno Colmant s’applique pleinement la phrase de l’économiste et philosophe britannique John Stuart Mill (1806-1883) : « A man is not likely to be a good economist, if he is nothing else ». L’auteur est tout sauf un savant en chambre, comme en témoignent sa vie professionnelle et ses nombreux écrits. Bruno Colmant fut chef de cabinet du ministre des Finances, membre du Comité de direction du New York Stock Exchange, CEO de la bourse de Bruxelles, et est depuis 2009 CEO adjoint de Fortis Holding, sans compter de nombreuses autres responsabilités que Bruno Colmant exerce, entre autres, comme membre du Conseil supérieur des finances et comme membre du Conseil central de l’économie. Ces intenses occupations procèdent chez Bruno Colmant non seulement d’énormément de talent et d’une extraordinaire capacité de travail, mais aussi de son sens à la fois de l’analyse et de la synthèse des événements, et surtout des changements qui déferlent sur la société d’une manière de plus en plus accélérée, dans un monde qui s’unifie rapidement sur le plan économique et financier, conséquence d’un flux continu de découvertes scientifiques et d’innovations technologiques. Bruno Colmant s’était dûment préparé à cette tâche de vigie, à savoir d’homme de veille au centre d’un environnement immergé dans un processus de mutation constante. Ingénieur commercial de Solvay, maître en sciences fiscales, docteur en sciences de gestion et économie appliquée de l’U.L.B. et détenteur d’un diplôme de MBA en méthodes quantitatives de la Purdue University aux États-Unis, il est aussi professeur invité à la Vlerick Management School, professeur invité à l’U.C.L., à l’Université de Luxembourg et à l’Université de Genève, et membre de l’Académie royale de Belgique. Bruno Colmant avait dès lors suffisamment aiguisé ses multiples talents afin d’affronter les défis de notre village planétaire. D’observateur engagé, comme le prouvent ses nombreuses publications, il s’est mué expéditivement en acteur décidé, désireux de participer à la gestion de la cité. J’ai jadis écrit un livre qui avait pour titre provocateur : Il n’y a pas de problèmes économiques. Je crois qu’une telle exclamation, qu’il faut par ailleurs anthemis
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nuancer, est vraie, si l’on se rend compte de l’extraordinaire complexité et polyvalence des phénomènes sociétaux. L’aspect économique en est une donne tout à fait essentielle, mais force est de constater qu’il y a bon nombre d’autres aspects qui s’entrechoquent et créent un amalgame inévitable, tels les aspects sociaux, juridiques, psychologiques, politiques, techniques, culturels, médiatiques... Et j’en passe. Tous ces aspects sont largement complémentaires et constituent un polygone acéré de questions à résoudre, auxquelles les responsables à tous les niveaux et dans tous les secteurs doivent faire face. Cela vaut bien entendu particulièrement pour la politique et ceux qui en ont la charge au nom des citoyens, dans une démocratie représentative. La tension entre l’économique et le social est devenue traditionnelle et se répète en permanence, caractérisée par des marées irrégulières, voire atypiques, à l’aune des événements. Il est évident que l’on ne peut ni construire ni maintenir un paradis social sur un cimetière économique, mais il est aussi patent qu’il est impossible de faire fructifier les vergers de l’économie dans un désert social. Il arrive que les meilleurs économistes proposent des solutions qui seraient politiquement et socialement totalement contre-productives, tout comme les politiques et les dirigeants sociaux disposent de la liberté d’élaborer des mesures destructrices pour le développement économique. Souvent, ces contradictions ne sont la conséquence ni de mauvaise volonté, ni de mauvaise foi, mais résultent d’un manque d’information et d’une vue insuffisamment synthétique des problèmes posés, qui permettent d’en voir la cohérence et d’entrevoir le danger d’incohérence, si certains aspects étaient anormalement sur accentués. Le livre que Bruno Colmant nous propose a en toute logique pour objectif principal de combler le déficit d’information qui guette ceux qui, par intérêt ou de par leurs fonctions, sont concernés par les événements financiers et économiques de notre époque. Un intérêt qui s’est vu presque pathétiquement renforcé par la crise financière et économique à partir de 2008, laquelle a plongé autant les observateurs que les acteurs dans la consternation, due à la nature soudaine, abrupte, inattendue et mondialement tentaculaire de la dérive financière. Les analyses de Bruno Colmant, qui excellent par leur caractère succinct – ce qui n’enlève rien à leur percutante incisivité – confrontent le lecteur avec un éclairage toujours original et stimulant. Les impressionnantes connaissances historiques de l’auteur sous-tendent ses raisonnements et ses conclusions et donnent une grande fiabilité à ses idées et propositions. En sciences humaines, les références historiques remplacent quelque peu ce que sont les expériences en laboratoire pour les sciences exactes. anthemis
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L’auteur, tout au long de ses écrits, perçoit que la crise financière et économique actuelle n’est qu’un aspect d’un phénomène mondial beaucoup plus fondamental et beaucoup plus vaste, à savoir l’émergence accélérée de la société de la connaissance, portée par les technologies de l’information et des communications (T. I.C.) et leurs applications multiples, toutes dérivées de l’invention de cet outil fabuleux que nous appelons l’ordinateur. Je me plais à souligner que les historiens anglo-saxons scindent l’histoire en deux périodes : BC ou before Christ et AC ou after Christ, mais qu’aujourd’hui l’histoire de l’humanité est éclatée en deux époques bien différentes : before computer (BC) et after computer (AC). Le monde s’unifie sur le plan scientifique, technologique et économique à un rythme accéléré et haletant, ce qui rend tous les pays de plus en plus mutuellement interdépendants. Les États nationaux s’effritent. Un monde global surgit – notre village planétaire – lequel toutefois au niveau de sa gouvernance politique reste « provincialiste », en ce sens que les gouvernements nationaux sont trop petits pour les grands problèmes et trop grands pour les petits. Bruno Colmant en a fait l’expérience en tant que bras droit de notre ministre des Finances. Une asymétrie béante s’est fait jour entre la « globalisation » de l’économie mondiale et la « localisation » des politiques menées par les États nationaux. Un phénomène de décollectivisation générale s’est manifesté, dont la chute du mur de Berlin en 1989 n’était que l’extériorisation politique. Dès lors que la connaissance et la créativité innovatrice sont devenues les facteurs de production les plus déterminants, la recette marxiste de la collectivisation – la nationalisation des facteurs de production capitalistes – devient inapplicable et donc caduque. Les usines, les machines, les matières premières pouvaient être expropriées et gérées collectivement en confiant la gestion au parti communiste. Et c’est ce qui fut réalisé pendant de nombreuses décennies en Union soviétique et dans beaucoup d’autres pays, par ailleurs avec une inefficacité croissante. La connaissance humaine toutefois, devenue le facteur de production dominant et donc la source essentielle de la prospérité, ne se prête pas à la collectivisation du type marxiste. La prééminence du savoir, souvent scientifique, et de la créativité modifie fondamentalement le paradigme social de base des derniers siècles dans les sociétés démocratiques. Les revenus et les fortunes peuvent et doivent être redistribués dans le cadre d’une justice sociale évidente. Bruno Colmant analyse fréquemment les conséquences de certaines mesures fiscales. La politique fiscale contraint souvent les hommes politiques à un douloureux « jeu à somme nulle » avec des gagnants et des perdants. La connaissance, en revanche, ne peut et ne doit pas être divisée et répartie. La connaissance, elle, doit être multipliée, ce qui oblige nos sociétés à repenser de anthemis
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fond en comble l’organisation de l’enseignement à tous les niveaux, et le rôle joué par les médias. Le jeu à somme nulle sociétal se transforme ainsi en « jeu à somme plus ». L’avènement de la société de la connaissance fonde donc un principe sociétal inédit et totalement nouveau. La révolution des technologies de l’information et de la communication, tout en confrontant fatalement le communisme et le socialisme à une décollectivisation structurelle, affecte à son tour nos sociétés d’un phénomène débilitant de déprivatisation. Rien n’est encore privé, toutes les idées, propositions, découvertes et inventions se propagent à travers les réseaux électroniques et numériques dans le monde entier, souvent à la vitesse de la lumière. Il en résulte que la propriété industrielle et intellectuelle est de moins en moins protégée. Dans certains secteurs, jusqu’à 25 % de la production mondiale est contrefaite ou imitée. Et dans certains pays asiatiques, le copyright se traduit en the right to copy. Une véritable mafia de la contrefaçon se répand. Le paradigme de base du capitalisme libéral est le concept de la propriété privée, tel qu’il nous fut transmis par les Romains. Ce concept est de plus en plus battu en brèche. Ce qui pose évidemment le problème du financement de la recherche et du développement au niveau des entreprises. S’ajoute à cela que sur beaucoup de marchés, les intermédiaires disparaissent – un phénomène qu’on appelle la désintermédiation – dans la mesure où demandeurs et offreurs établissent un contact direct (songeons à e-bay ou à des services bancaires on-line, comme le fait d’ailleurs remarquer Bruno Colmant dans un de ses articles), une évolution qui modifie fondamentalement le fonctionnement des marchés et qui affecte également, entre autres, le pouvoir fiscal des États nationaux, par exemple en ce qui concerne le recouvrement de la T. V.A. Mais encore plus important est le fait que dans une économie mondiale de plus en plus unifiée, seul un nombre limité de grands acteurs entre encore en ligne de compte et s’adonne à une concurrence oligopolistique effrénée. Les fusions et les reprises d’entreprises (mergers and acquisitions) se multiplient. Les contraintes concurrentielles et les énormes efforts sur le plan financier qui s’avèrent nécessaires en matière de recherche et de développement forcent les entreprises à agrandir leurs échelles. Une concurrence mortelle s’installe ainsi au niveau de la planète. Les Américains l’appellent « cut the throat over competition ». Il s’agit d’un mode darwinien (« the survival of the fittest ») de concurrence oligopolistique – en fait de compétition innovatrice – qui réduit les avantages du fonctionnement du marché ou les élimine carrément (aussitôt que le prix à la vente est supérieur au coût marginal du produit). Le secteur financier joue dans cette évolution un rôle tout à fait stratégique dans la mesure où il est appelé, sur les marchés oligopolistiques, à financer des entreprises de plus en plus géantes, autour anthemis
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desquelles les petites et moyennes entreprises sont très souvent satellisées. Puisque l’argent est un bien homogène, la concurrence entre les institutions financières est extrêmement véhémente. Le personnel sera donc rémunéré partiellement par des primes substantielles accordées en fonction des chiffres d’affaires réalisés, ce qui incite à l’octroi de crédits plus risqués. Le personnel dirigeant bénéficie de bonus considérables et de stock options, qui perdent leur acceptabilité sociale en période de chute des cours boursiers, bien que l’opinion publique semble moins critiquer les énormes appointements et avantages accordés aux vedettes sportives, acteurs du cinéma et chanteurs ou chanteuses souvent musicalement contestables. C’est la concurrence à outrance au niveau mondial, allant de pair avec le lancement de nouvelles pratiques financières et de nouveaux produits risqués (toxic products) et la prise de risques inconsidérée, qui est à la base de l’actuelle crise financière et économique. La crise politique de la fin du XXe siècle (l’implosion du communisme et l’explosion de l’Union soviétique) et la crise financière et économique du début du XXIe sont les révélateurs d’une crise existentielle des idéologies traditionnelles socialiste et capitaliste. Il s’ensuit que la communauté mondiale est à la recherche d’une nouvelle vision cohérente de la société, laquelle devra de toute évidence transcender le « googelisme » et « l’internautisme ». Le défi le plus important pour nos sociétés et leur gouvernance est de transformer le déferlement de changements en véritable progrès humain. Il est vrai qu’une méritoire coopération internationale (UE, G20) a pu éviter que la récession ne dégénère en dépression. Et il n’est pas interdit de penser que sur le plan économique, compétition et coopération ne sont pas nécessairement antinomiques et inconciliables. Certains économistes parlent d’ailleurs aujourd’hui de « coopétition », une synthèse de coopération et de concurrence. La gouvernance du village planétaire, que j’appelle volontiers le « Globalistan », devra être basée sur un nouvel « attelage du marché et de l’autorité », et cela dans un contexte sociétal et mondial complètement différent. Il est utile, en passant, de souligner que le marché n’est pas le monopole d’une seule idéologie. Le marché d’échange est aussi ancien que l’humanité et correspond à une catégorie « anthropologique ». L’homme n’a jamais été autosuffisant. Il a dû appliquer la division du travail, ce qui a donné lieu à l’échange de produits et de services. Dès l’époque industrielle, le marché a eu tendance à éliminer la concurrence entre les entreprises à la suite d’une dialectique darwinienne de victoire du plus efficace. La concurrence aussi parfaite que possible, dont la théorie économique a établi les conditions, présente toutefois de nombreux avantages pour les consommateurs et doit donc être promue, maintenue et, le cas échéant, défendue. C’est cette conviction de base qui est à l’origine de anthemis
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l’organisation d’un grand marché européen. Dans un monde internationalisé, il faut cependant une autorité internationale qui puisse appliquer une politique de concurrence efficiente. L’Union européenne en donne l’exemple depuis de nombreuses années en confiant « la politique de concurrence » à un de ses commissaires les plus influents. Il ne serait pas illogique que l’Office mondial du commerce (O.M.C.) soit rapidement réformé afin de mener une politique de concurrence loyale au niveau planétaire et d’exercer une sorte de magistrature économique universelle. L’État national individuel aujourd’hui n’est plus à même d’imposer des règles de conduite aux grands acteurs économiques mondiaux. Une économie globale requiert une gouvernance aussi collective que possible, si l’on veut à l’avenir éviter de nouvelles crises systémiques. C’est la raison pour laquelle il me paraît également souhaitable de promouvoir une coopération beaucoup plus grande entre le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Office mondial du commerce, allant éventuellement jusqu’à leur fusion. L’on pourrait en même temps envisager qu’au sein des Nations unies, à côté du Conseil de sécurité politique, l’on crée un « Conseil de sécurité économique », suffisamment représentatif des forces économiques en présence dans le monde actuel, par exemple en donnant un statut onusien au G20. Et si le dollar perdait progressivement son statut de monnaie de réserve internationale, il faudrait à tout prix éviter que l’euro ne reprenne le flambeau, car une devise internationale est toujours sujette à des spéculations erratiques, ce qui ne peut que nuire à l’Union monétaire européenne. Il est nettement plus souhaitable de développer davantage les « droits de tirage spéciaux », qui existent aujourd’hui au sein du Fonds monétaire international en tant que moyen international de compte, de crédit et d’épargne, en y ajoutant la fonction d’instrument de paiement. Une idée déjà défendue par l’économiste John Maynard Keynes lors de la conférence de Bretton-Woods en 1944. L’Europe, pour sa part, semble davantage mettre l’accent sur la nécessité de réguler plus sévèrement le fonctionnement des marchés financiers et le comportement et la gestion des intermédiaires financiers. Un remarquable rapport d’experts, rédigé sous la présidence de Jacques de Larosière, est en discussion, mais il semble déjà qu’au niveau des politiques pas mal de divergences de vues se manifestent. Il est clair que la crise actuelle constitue aussi une épreuve existentielle pour l’efficacité et la cohérence de l’Union européenne. Le développement de la société de la connaissance inaugure une nouvelle phase dans l’histoire de l’humanité et de ses membres. L’avenir ne sera garanti que moyennant une promotion aussi intense que possible des sciences et des anthemis
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technologies. Les découvertes et les inventions qui s’annoncent défient l’imagination grâce, entre autres, au développement de matériaux intelligents, de l’intelligence artificielle, de la robotique, d’ordinateurs superpuissants basés sur les principes de la physique quantique, de la biogénétique, de la médecine, de la nanotechnologie, des énergies renouvelables… Un déferlement de changements insoupçonnés et inégalés s’annonce. Force est toutefois de souligner que tout changement n’est pas nécessairement une amélioration, et qu’il faut, dès lors, faire la distinction entre ce qui est bénéfique et préjudiciable au progrès de l’humanité, entre ce qui finalement est le bien et le mal. Cette très ancienne question à caractère éthique est aujourd’hui plus actuelle que jamais. La communauté internationale doit être organisée en vue de l’amélioration de la condition humaine. Ce qui implique l’acceptation et l’application d’une éthique du changement. Éthique du changement qui me paraît essentielle et plus importante qu’un changement d’éthique. En guise de conclusion de son ouvrage, Bruno Colmant lance un important avertissement aux responsables du pays sous l’en-tête : « La Belgique a mal à son économie ». L’internationalisation de l’économie et la mondialisation des phénomènes, des problèmes et des défis ne peuvent d’aucune manière constituer un prétexte pour se soustraire à des responsabilités qu’il importe de prendre au niveau de la Belgique et de ses composantes, même si cela doit souvent se faire dans un contexte de coopération européenne et internationale. La tentation existe de « prendre ses irresponsabilités », car les problèmes sont complexes, les mesures à assumer souvent impopulaires, et les mécanismes de prise de décision en Belgique semblent souvent enrayés. Bruno Colmant insiste sur les problèmes qui sont propres à notre pays, à savoir l’inquiétante croissance de sa dette publique, conséquence de l’augmentation du déficit public, l’urgence de s’occuper de l’affaiblissement inquiétant de notre compétitivité sur les marchés étrangers, la nécessité d’apporter des solutions structurelles au vieillissement de la population et à la hausse des coûts des soins de santé. Le fait que plusieurs grandes entreprises déplacent leurs centres de décision en dehors de la Belgique confirme une alarmante perte de confiance. La Belgique souffre sans aucun doute d’un problème d’image, certes souvent exagéré à l’excès par les médias. Mais on s’y prête en donnant des exemples d’inefficacité et de dissensions irrationnelles. Les incohérences institutionnelles et l’instabilité politique sont extrêmement préjudiciables, particulièrement en un temps de crise, la crise étant annonciatrice à la fois de dangers, mais aussi d’opportunités qu’il faut pouvoir saisir. Je partage entièrement le point de vue de Bruno Colmant qu’il faut davantage approcher et résoudre les problèmes en posant une question bien simple : « qu’est-ce qui fonctionne bien en Belanthemis
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gique ? Et qu’est-ce qui ne fonctionne pas ou mal ? Et comment éliminer les dysfonctionnements ? ». C’est la recherche d’une plus grande efficacité de la prise de décision qui devrait être la première préoccupation en période de crise. Ou pour le formuler d’une manière un peu paradoxale : il faut avoir le courage de « décommunautariser » et de « désidéologiser » nos problèmes. C’est de tout cœur que je félicite Bruno Colmant pour cet ouvrage passionnant, instructif, lucide et courageux. Je souhaite beaucoup de succès à l’auteur, remarquable séismographe du paysage socio-économique, défenseur engagé de la Cité.
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Avertissement et contexte Ce recueil rassemble des textes publiés dans L’Echo et dans le Trends Tendances entre 1999 et 2009. Ceux-ci relèvent tous, à des degrés divers, de l’économie et de l’histoire. Ils ont été classés par thèmes, mais sont tous indépendants les uns des autres. La rédaction de certains textes a pris des mois. D’autres furent rédigés en quelques quarts d’heure. Des chroniques ont été structurées sans recul par rapport aux événements, d’autres en anticipation ou en rétrospective de phénomènes. Certains sont uniques de la première à la dernière ligne. D’autres utilisent les mêmes amorces et les mêmes paragraphes. Le lecteur y décèlera souvent les mêmes empreintes et arrière-plans. Des paragraphes identiques suscitent parfois des réflexions complémentaires. Ce n’est pas un hasard : chaque chronique retrouve sa paternité dans un texte précédent et donne naissance à une vision affinée ou réformée. Les répétitions sont les reflets de raisonnements avortés ou inaboutis mais nous avons donc fait le choix de ne pas altérer les contenus, indépendamment de leur date de publication et de la conjoncture de la rédaction. Imparfaits, et n’emportant aucun enseignement ou validation académique, ces textes s’offrent à la critique. Est-ce faire preuve de futilité que de publier ses propres chroniques ? Peut-être. Et pourquoi publier ? Sans doute pour partager les émotions de la recherche et du fil conducteur. Et ce fil conducteur, c’est l’intuition d’une économie suspendue entre deux époques. D’une économie inaccomplie et presque en apesanteur. Celle-ci ramène à une Belgique d’avant, plus tout à fait celle d’après-guerre, mais encore aux couleurs trop ternes pour qu’elles en soient modernes. Car, ces dernières années, c’est le rapport au temps et à l’avenir qui s’est irréversiblement modifié. Le temps et l’économie ne seront capitalisés du passé vers le présent, mais plutôt actualisés du futur vers le présent. Nous avons maintenant compris que nous sommes devenus un petit pays. Les récentes enquêtes de compétitivité viennent de le démontrer. La mondialisation, c’est l’économie de marché généralisée. Dans ce type d’environnement, l’invention et le progrès sont fluides géographiquement. Ce qui est inventé dans un pays est produit dans un deuxième et vendu dans un troisième. La crise est donc un avertissement qu’il y a lieu de décoder. Le marché anthemis
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a annoncé l’immersion dans un univers plus volatil. C’est une pénétration brutale dans l’instantanéité de l’économie de marché. D’ailleurs, les krachs importants surviennent en anticipation de transitions. Pour le Royaume, les années 2007-2009 ont sonné le tocsin d’une nouvelle guerre économique. Où sera le peloton belge dans ce plan de bataille ? Pourra-t-il déserter la conscription ? Sera-t-il une vigie résignée ou un stratège inspiré ? La Belgique pourra-t-elle éviter l’obstacle des réformes structurelles qui assureront la croissance de demain ? Certainement pas. Il faudrait peu de choses pour replacer le pays dans une posture économique offensive, car ses atouts sont innombrables. Pour cela, il faut admettre qu’une partie de nos référentiels sont usés et régressifs. Que notre pays est devenu une zone de transit qui doit réinventer sa prospérité, et donc ses redistributions sociales. Car l’erreur serait de croire que c’est la crise, seule, qui entraîne l’appauvrissement. Notre économie était déjà anémiée, et ceci dans une indifférence trop générale. Le krach s’est greffé sur des déséquilibres macroéconomiques. L’équation est complexe et demandera d’évidents arbitrages. Mais nous n’avons d’autre choix que d’accepter la cartographie dans laquelle nous sommes placés, c’est-à-dire l’économie de marché. Il faudra donc définir clairement le projet social et économique du pays, faute de quoi ce sera bientôt sa saison froide. Comme un bas ciel d’hiver, elle sera lugubre. Avec, dans l’angle mort de la crise, l’hostilité populiste et les tentations liberticides. Cette crise est un avertissement sévère au monde de l’entreprise, à la société civile et à nos gouvernants. C’est d’ailleurs peut-être davantage qu’un avertissement, un passage vers une prise de conscience de mondes nouveaux. Dans le Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) aurait pu transposer aux ruptures économiques son pressentiment que « C’est peutêtre cela qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir ».
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1. Histoire économique L’argent, le sacré et la force 1 Dans son dernier ouvrage Une brève histoire de l’avenir, Jacques Attali se livre à un exercice audacieux : esquisser le futur. L’auteur n’en est pas à sa première tentative : en 1990, déjà, il avait esquissé d’intéressantes « lignes d’horizons » sur le troisième millénaire. Attali n’a pas la prétention de formuler une représentation unique de l’avenir. Une telle démarche serait vaine tant les états de la nature sont aléatoires. Hors de tout déterminisme ou répétition de scénarios, il s’exerce plutôt à imaginer une trame projetée des circonstances contemporaines, c’est-à-dire dérivée de la mondialisation de l’économie et de ses dommages collatéraux. L’auteur constate que trois ordres socio-économiques se sont toujours succédé, et que c’est l’ordre marchand qui supplante les deux autres (religieux et guerrier). Le décor du siècle est planté : l’argent évincera le Sacré et la Force. Le futur s’articulera autour d’une économie de marché dominante, l’hyperempire. Celle-ci sera fluidisée par le capital et la facilité de déplacement des individus. Une révolution numérique abolira les frontières commerciales. Il s’agirait d’une société marchande qui repousse les frontières technologiques. Le logiciel économique serait fondé sur la fragmentation des chaînes de production et sur l’apprentissage permanent de nouvelles disciplines. Dans cette vision, l’économie de marché représente la réalité absolue des sociétés, c’est-à-dire un état de la nature plutôt que la résultante d’un choix. Les entreprises domineront les nations, car elles seront plus fortes et plus puissantes. Selon l’auteur, elles vont créer leur propre droit, c’est-à-dire des normes, qu’au motif de l’autorégulation, elles vont elles-mêmes baliser. Les entreprises pourront fixer leurs règles, qui ne seront pas celles de l’État le mieux protégé, mais de l’État le moins protégé. Jacques Attali va donc plus loin qu’une projection de l’économie de marché : il s’interroge sur le rôle des États, qui va se modifier, car la territorialité des lois s’accommode mal d’une disparition des frontières économiques. Des secteurs relevant traditionnellement de l’autorité des pouvoirs publics
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Trends Tendances, 18 janvier 2007.
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(santé, éducation, voire sécurité) pourraient progressivement glisser vers une logique de marché, c’est-à-dire une sous-traitance au secteur privé. C’est donc la notion de bien public qui disparaîtrait. Les nations, essentiellement délimitées par les frontières du XIXe siècle, se dilueraient au profit de pôles géographiques, qui fondraient eux-mêmes une synthèse de langues et de cultures. On verrait apparaître des mégapoles urbaines dissociées des délimitations politiques actuelles. Ceci ramène à un autre essayiste français, Alain Minc, qui anticipait, dès 1993, dans son ouvrage Le nouveau Moyen Âge, des continents polymorphes dépouillés de systèmes organisés, la disparition de tout centre de gravité, c’est-à-dire un monde caractérisé par l’indétermination et le flou. Optiquement, le monde se réorganiserait au gré des concentrations de capitaux, comme un immense kaléidoscope, aux figures nomades sans cesse renouvelées. Dans cette perspective dégénératrice, voire mortifère pour les pouvoirs publics, Attali postule que les pays à forte société civile résisteront mieux à la dictature du marché. L’auteur revient à sa thèse de prédilection, à savoir que les sociétés protestantes et nomades sont mieux armées pour faire face à la diffusion darwinienne du capitalisme, car elles sont forgées sur l’individualisme et l’apologie de la réussite. Alors, que faut-il retenir de la futurologie d’Attali, outre qu’elle renvoie à vide idéologique ? Un message d’espoir ou un sentiment de résignation ? Tous les scénarios, sauf un, sont entropiques, c’est-à-dire tendant vers le désordre et la dégradation. La seule solution viable est l’hyperdémocratie, c’est-à-dire une mondialisation contenue sans être refusée, et un marché dépassé sans être aboli. Mais ce scénario heureux est-il plausible ? Sans doute, car la croissance économique résulte de frictions successives. Ces frictions préviennent tout modèle économique de l’emballement. À l’intuition, le marché comprendra donc ses propres limites d’emballement. D’ailleurs, l’économie marchande devra cohabiter avec des pouvoirs politiques éclairés. Elle ne pourra survivre qu’en assurant une solidarité collective et la cohésion sociale. Finalement, c’est peut-être le modèle européen, qui aura traversé tous les tumultes religieux et militaires, qui sera l’exemple de l’économie marchande du XXIe siècle.
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1. histoire économique
L’entreprise 2 L’entreprise fut imaginée à la fin du Moyen Âge, lorsque les commerçants italiens armaient des équipages pour effectuer de longues missions. Les propriétaires de navires décidèrent rapidement de se rassembler pour partager les risques et les profits, élevés lorsque l’expédition était fructueuse. Ce regroupement de capitaux s’accompagna d’une dissociation de rôles avec les dirigeants (ou administrateurs) de l’entreprise : les capitaines de bateaux, seuls maîtres à bord. La gouvernance corporative était née. Les bourses de valeur sont aussi très anciennes. Leur origine reste apocryphe, mais il semblerait que le mot « bourse » trouve ses origines en Flandre. Au XIIe siècle, Bruges était une ville de banquiers. De nombreux établissements de crédit du Nord de l’Italie y avaient une succursale. Des titres de propriété s’échangeaient au coin de la rue Flamande et de la rue des Peiletiers désignée, en 1302, sous le nom d’Oude Buerse, d’où le mot « bourse » fut extrait. Mais c’est au XVIIe siècle qu’apparut la notion de responsabilité limitée des actionnaires. Il s’agit d’une innovation qui donnera un essor sans égal à la révolution industrielle. Être abstrait par nature, l’entreprise fut progressivement dotée d’une durée de vie juridique infinie. On décida qu’elle survivrait à ses actionnaires successifs qui, de leur côté, devaient la régénérer par des apports en capital ou des bénéfices mis en réserve. La première société anonyme cotée et financée par souscription populaire fut la Compagnie des Indes hollandaises (ou VOC, de Vereenigde Oostindische Compagnie). Fondée en 1602, deux ans après la Compagnie anglaise des Indes orientales, la société batave avait pour objet social l’armement de navires destinés au commerce des épices (poivre, cannelle, girofle, muscade, etc.) avec l’Inde. L’entreprise était dangereuse et les naufrages nombreux, car les voyages duraient plus d’un an. Il était donc indispensable de mutualiser des capitaux afin de répartir les risques de l’exploitation. De surcroît, la Hollande était en conflit avec le Portugal et l’Espagne, et le passage du cap de BonneEspérance exposait les marins à de terribles dangers. La Compagnie des Indes fut créée par appel public à l’épargne. Afin d’éviter des conflits entre provinces, le capital fut réparti entre six chambres régionales et soixante administrateurs (les Bewindhebbers), choisis parmi les plus gros actionnaires, furent désignés. Ces derniers nommèrent un conseil d’adminis2
Trends Tendances, 21 janvier 2010.
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tration de dix-sept membres, tous habillés de noir, formant le « Heeren zeventien ». La durée de vie de la société fut fixée à vingt et un ans. Les remboursements de capital n’étaient, quant à eux, autorisés qu’après dix ans, au moment de l’établissement du premier bilan. Les dividendes n’étaient autorisés que si les bénéfices dépassaient 5 % du capital. La responsabilité limitée des actionnaires était acquise : ils ne pouvaient que perdre, au maximum, leur mise. Malheureusement, faute de trouver une rentabilité suffisante dans le commerce des épices, les choses tournèrent vite au vinaigre. Très rapidement, il apparut que la société des Indes gagnait plus d’argent en arraisonnant des navires ennemis qu’en commerçant. De plus, les hostilités entre les Pays-Bas et l’Espagne rendaient difficile la construction des forts censés assurer la protection des comptoirs commerciaux. Rapidement, des administrateurs démissionnent et l’obligation de publier des comptes après dix ans est levée. Le premier dividende a un goût acidulé : il est versé en épices. De plus, le gouvernement décide que l’entreprise ne serait pas liquidée comme prévu, au terme de vingt et une années d’existence. La seule manière de recouvrer la valeur des parts est de les vendre. Ceci suscita la création d’un marché boursier sur lequel une remarquable liquidité fut assurée. Indirectement, la déconfiture de la Compagnie des Indes donna naissance à la bourse d’Amsterdam. Employant jusqu’à 25.000 personnes, la Compagnie des Indes peut alors prospérer et déployer ses opérations dans de nombreux territoires, jusqu’à exercer un quasi-monopole mondial. Amsterdam détrône Anvers et Gênes comme centre commercial. Elle connaîtra un essor qui accompagnera le rayonnement géographique des Pays-Bas. Asphyxiée de dettes, la compagnie fut dissoute en 1798, près de deux siècles après sa création, victime des guerres avec la France et l’Angleterre, des coûts exorbitants du maintien d’un empire colonial et de dissensions entre les actionnaires et les administrateurs.
Le brevet, fondement de l’économie 3 À intervalles réguliers, les médias se font l’écho du problème de la contrefaçon des biens de luxe. Aussi anecdotiques qu’elles puissent paraître, les images de la destruction de fausses Rolex, sacs Hermès et autres polos Lacoste ne sont pourtant pas anodines. Elles révèlent l’essence de l’économie de marché : le 3
Trends Tendances, 18 février 2010.
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1. histoire économique
brevet. Les inventions, par leurs promesses de profit, engendrent des investissements qui, en retour, suscitent des avancées techniques. Or, celles-ci ne sont rentables qu’à la condition d’être protégées par le droit. D’où l’importance considérable du brevet qui confère à son titulaire le monopole d’exploiter son invention. Le brevet est né au XVe siècle à Venise, le berceau du capitalisme moderne. Sa découverte fut aussi importante que l’invention de la comptabilité en partie double, imaginée au même moment. Dès 1474, un privilège de dix ans est accordé à tout inventeur d’une technique nouvelle et utile, afin d’en stimuler l’exploitation commerciale. Une loi est votée afin de formuler la protection d’un brevet. Mais le brevet ne porte pas sur n’importe quelle invention, car cela entraînerait un immobilisme du commerce : il faut que l’invention soit nouvelle, ingénieuse et utile. Progressivement, la notion de brevet s’étend dans différentes places marchandes. Il faudra pourtant attendre le règne d’Élisabeth I (1533-1603) de l’Angleterre du XVIIe siècle pour que la première législation des brevets soit formulée dans ce pays. A l’époque, c’est la Reine qui accordait les privilèges en matière d’exploitation des biens. Mais en 1601, devant une fronde parlementaire, Élisabeth annule les privilèges sur l’exploitation du sel, du vinaigre, de l’eau-de-vie et de l’huile de baleine. Désormais, les brevets sont accordés sous le contrôle du Parlement pour une durée de quatorze ans. Sous le règne de Jacques Ier (15661625), successeur d’Élisabeth, on crée un Statute of Monopolies, c’est-à-dire une loi sur les brevets d’invention. Aux États-Unis, la notion de brevet est rapidement formulée. En 1790, Georges Washington signe une loi protégeant les brevets. En France, une loi du 7 janvier 1791 dispose que « toute découverte ou nouvelle invention, dans tous les genres d’industrie, est la propriété de son auteur ». Cette loi assure à l’inventeur la jouissance des revenus de son invention pendant une période cinq, dix ou quinze ans. C’est Beaumarchais qui fera, durant la Révolution française, voter des « droits d’auteur ». Mais le brevet est aussi utilisé à des fins de protectionnisme. Le RoyaumeUni garantit l’exclusivité de ses innovations en empêchant la sortie de toute machine jusqu’en 1843. En 1844, en, pleine effervescence de la révolution industrielle et de la mécanisation de l’économie industrielle, une loi française déchoit l’inventeur de ses droits s’il dépose aussi un brevet à l’étranger afin d’y développer sa production. C’est la première mesure destinée à éviter les délocalisations. anthemis
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Pourtant, tous les acteurs de l’économie ne promeuvent pas la notion de brevet. L’anarchiste Proudhon (1809-1865), qui clame que « la propriété privée, c’est du vol » voit dans le brevet un facteur d’asservissement humain. Progressivement, sous l’impulsion des Américains et des Allemands, les débats sur les brevets conduisent à la signature, en 1883, de la Convention de Paris destinée à favoriser les échanges et la protection des innovations. Plus d’un siècle plus tard, les accords de cette Convention seront relayés par l’Organisation mondiale du commerce (O.M.C.), créée en 1994. De nos jours, la notion de brevet prend une importance cruciale, et ce dans différents domaines. Le débat portant sur l’octroi de brevets destinés à aider les malades du sida en est un bon exemple. Le débat interpelle aussi la sphère éthique avec la question de la brevetabilité du génome humain. Dans le domaine informatique, les questions sont aussi sensibles : il faut trouver un équilibre entre l’exploitation d’une rente économique et la promotion du progrès. L’entrée dans l’économie de la connaissance interpelle la notion de propriété intellectuelle. En effet, dans une économie d’échanges matériels, la cession d’un bien va de pair avec sa dépossession. Dans une économie de l’information, un agent économique vend sa connaissance sans en être dépossédé. La notion de brevet en est donc fragilisée, puisque la notion de bien public devient extensible. Le brevet en deviendra-t-il désuet ? Certainement pas. Au contraire même : la rapidité de circulation de l’information et sa diffusion aisée rend son inviolabilité d’autant plus indispensable. Le brevet de demain ne sera pas déposé : il sera crypté. Ce ne sera pas son dépôt qui en garantira la pérennité, mais bien sa codification occulte.
Les Templiers et l’affaire des pièces d’or 4 En quelques semaines, le cours de l’or a atteint des sommets stratosphériques. Rien d’étonnant à cela : depuis l’Antiquité, ce métal est le refuge des crises financières. La thésaurisation répond à un réflexe millénaire, à savoir le manque de confiance à l’égard du système financier.
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Trends Tendances, 23 avril 2009.
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1. histoire économique
Les raisons de cet engouement métallique sont nombreuses. L’or possède des qualités intrinsèques, telle son inaltérabilité dans le temps et son volume réduit. De plus, les lingots étant désormais estampillés, les quantités d’or sont standardisées, tant en termes de pureté que de poids. Un élément caractérise cependant le récent phénomène de thésaurisation. Dans le passé, l’or répondait à la défiance par rapport à la monnaie fiduciaire, c’est-à-dire la monnaie papier, émise par les États. Aujourd’hui, le repli vers l’or consacre des craintes par rapport à la monnaie électronique, c’est-à-dire aux risques bancaires systémiques, et à l’inflation. Des pressions inflationnistes pourraient, en effet, être entraînées par les liquidités injectées dans le système bancaire et les déficits publics créés par les plans de relance. Dans cette perspective, l’or constitue un refuge naturel contre l’érosion monétaire. Ce fut le cas au cours des grandes crises monétaires, telles celles des assignats français de la Révolution française et de l’hyperinflation qui a traversé l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Au reste, les systèmes monétaires les plus stables et pérennes furent, pendant très longtemps, les monnaies convertissables en or, tel le franc-or (ou franc germinal), créé en 1803 et qui subsista jusqu’en 1928. Le système de Bretton Woods, imaginé en 1944, postulait également la convertibilité des principales devises en or jusqu’à son abandon par le président américain Nixon en 1971. En 1976, les accords de Kingston, à la Jamaïque, confirmèrent l’abandon du rôle légal international de l’or. Faut-il regretter ces temps anciens de la monnaie métallique et des références aurifères de nos monnaies ? Probablement pas, encore que quelques théoriciens associent le dérapage financier de nos économies à l’émergence d’une bulle de monnaie électronique. En vérité, la référence à l’étalon-or constitue un frein à la croissance, puisque la masse monétaire est bornée par les ressources minières. Celles-ci limitent les volumes de commerce aux capacités d’extraction. Progressivement, le crédit fut d’ailleurs dissocié d’un stock métallique, et la monnaie créée sur la base d’inscriptions en compte. Désormais, ce sont les banques qui injectent des liquidités et l’or est devenu ce que Keynes appelait une « relique barbare ». Mais, ce qui est troublant, c’est qu’au cours de l’histoire, l’or fut un refuge métallique autant pour les épargnants que pour les institutions chargées d’assurer la confiance monétaire. En d’autres termes, les États tirèrent parfois eux-mêmes grand profit de l’étalon-or, et ceci au détriment de leurs propres citoyens. anthemis
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L’histoire de la finance abonde d’illustrations d’États faux-monnayeurs, raison pour laquelle le privilège de battre monnaie était réservé aux rois. À Athènes, par exemple, la valeur faciale des pièces de monnaie était supérieure à leur coût de production. Le roi de Lydie (territoire situé à l’ouest de la Turquie), Crésus (596 à 547 avant J.-C.), avait mis en circulation des pièces de monnaie contenant seulement 54 % d’or et non les 70 % promis. Plus tard, au Moyen Âge, Philippe le Bel (1268-1314) fut sans doute un des plus célèbres escrocs de la famille capétienne. Traité de faux-monnayeur par le pape Boniface VIII, il changeait les parités monétaires au gré de ses besoins personnels. Le roi modifia même la composition des pièces d’argent, remplaçant le précieux métal par du billon (ou argent noir), un mélange d’argent, de cuivre et de plomb. Le souverain dut d’ailleurs faire face à de sévères rébellions qu’il réprima férocement. Acculé financièrement, Philippe le Bel obtint l’accord du pape Clément V pour déclarer hérétiques les templiers afin de s’emparer de leurs biens. Huit siècles plus tard, on cherche toujours le trésor des templiers. Par contre, toutes les communautés gardent les mêmes réflexes en cas de perte de confiance, se précipitant vers les repères métalliques lorsque les jalons monétaires deviennent flous. À l’aune des leçons de l’histoire, le sauvetage bancaire, tel qu’effectué par les pouvoirs publics, s’avère être une démarche optimale. Mais les injections de liquidité, plans de relance et déficit budgétaire auront un prix, un jour. C’est sans doute ce qui explique le réflexe aurifère.
Économie européenne : l’affaire religieuse 5 L’économie européenne traverse une profonde mutation. Longtemps dominante, elle est aujourd’hui diluée dans une mondialisation qu’elle n’a ni choisie, ni déclenchée. Parfois, cette internationalisation semble même se déployer à son détriment, un peu comme si l’élan économique d’après-guerre avait été étouffé par la diffusion du modèle anglo-saxon. Cela signifie-t-il que le modèle anglo-saxon est plus performant ? Qu’il constitue l’ordre naturel de l’économie ? Ou qu’il est collectivement plus désirable ? C’est difficile à affirmer. Pour certains économistes, le modèle de croissance européen d’après-guerre n’a jamais existé, car il fut l’effet d’aubaine d’une heureuse conjoncture. D’autres théoriciens affirment, au contraire, 5
L’Echo, 26 janvier 2007.
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1. histoire économique
que le référentiel européen est une réalité autonome, qu’on peut opposer au modèle anglo-saxon. Quoi qu’il en soit, il faut cerner la bifurcation de ces deux modèles. Mais où chercher ? C’est alors qu’immanquablement, presque inéluctablement, le chercheur est confronté à la profonde fracture qui a opposé les catholiques et les protestants au XVIe siècle. Ce schisme religieux aurait, en effet, modulé des comportements très longtemps occultés, mais qu’on retrouverait aujourd’hui confrontés à cause de la mondialisation des affaires. L’ouverture des frontières agirait comme le révélateur de différences sociologiques dissimulées. Pour comprendre l’envergure des changements actuels, il faut donc s’intéresser à la rupture ecclésiale qui a exilé les commerçants des puissances catholiques vers des refuges hollandais, anglais, allemands et suisses. La dislocation confessionnelle a éclaté autour des années 1500, c’est-à-dire au moment où le continent des promesses économiques, l’Amérique, venait d’être découvert. S’opposant aux prétentions pontificales, la dissidence religieuse et la Réforme furent mises en œuvre par Calvin et Luther. À la même époque naquit en Espagne Ignace de Loyola, fondateur de l’ordre des jésuites. Plus tard, Henri VIII consommait le schisme avec Rome. Aussi puissants que les empereurs, ces hommes fracturèrent irréversiblement l’économie européenne. Les protestants contestèrent l’immobilisme économique, utilisé comme instrument de domination par l’Église. En réaction, lors du concile de Trente au Tyrol (1545-1563), le clergé catholique accusa d’hérésie ceux qui abandonnaient l’œuvre humaine à ses propres lois. L’Église réaffirma sa charge pastorale et la dévotion religieuse. À la Réforme, elle opposa la Contre-Réforme, la piété et la vérité de foi. Elle voyait orgueil dans la confiance humaine. Elle ne tolérait le commerce que comme instrument du divin, alors que le protestant voyait le travail comme preuve d’ascétisme et encourageait la recherche du profit afin de ne pas contrecarrer les vocations humaines. Ceci étant, les guerres de religions sont loin. Peut-on sérieusement combiner le reliquat d’une attitude religieuse vieille de cinq siècles au modèle anglo-saxon du XXIe siècle ? C’était la thèse prémonitoire du sociologue allemand Max Weber (1864-1920) dans son ouvrage de 1905 sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Le lien est certes fragile : les protestants considèrent que la flexibilité du jugement est source de libertés personnelles, et donc de confiance dans les actes de commerce. Même vieille d’un siècle, l’idée de Max Weber reste une piste de réflexion intéressante. Les courants religieux révèlent effectivement l’opposition entre anthemis
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les solutions individuelles (protestantes) et collectives (catholiques). Cette sécession théologique distingue les attributs commerciaux des sociétés réformées (Hollande, Allemagne, Angleterre et États-Unis). Celles-ci sont transactionnelles et établies sur un rapport confiant au futur. Par contre, les sociétés catholiques (France, Espagne et Italie) sont déterministes et fondées sur la providence. Ceci ramène à la différence entre les sociétés européennes traditionnelles, caractérisées par la défiance par rapport à l’entrepreneuriat individuel, et les sociétés anglo-saxonnes basées sur la confiance dans l’initiative personnelle. Au reste, ceci explique pourquoi les Anglo-Saxons réfutent les rentes de contrôle (actionnaires dominants, monopoles commerciaux, etc.). De manière géométrique, on pourrait associer une ondulation à l’économie des pays réformés, alors qu’on verrait plutôt une droite pour les sociétés catholiques. Et effectivement, le commerce protestant épouse les inflexions de la conjoncture, tandis que le négoce catholique procède d’un ancrage linéaire aux conventions et au temps. Des indices ne trompent pas : les trois principales bourses occidentales (New York, Londres et Francfort), lieux par excellence des aléas du commerce, sont situées dans des pays réformés. L’assurance, qui fonde la dispersion des risques, est, elle aussi, née dans des pays maritimes et réformés. Le droit est dit d’une manière particulière dans les pays anglo-saxons : il s’agit d’un droit jurisprudentiel qui s’ajuste, par oscillations, au contexte commercial du moment. Le même raisonnement s’applique dans d’autres disciplines du commerce : gouvernance corporative, comptabilité, fiscalité, etc. Un autre signe illustre cette différence d’approche : on parle de réglementation dans nos pays, tandis que les pays réformés invoquent la régulation du commerce. Réglementation contre régulation : on retrouve, dans cette sémantique, l’idée de Calvin, qui oppose l’observation scrupuleuse des lois ecclésiastiques à l’obéissance protestante d’une personne à sa vocation. À nouveau, c’est l’autorégulation des commerçants qu’on discerne dans le modèle protestant et anglo-saxon. Bien sûr, les phénomènes ne suivent pas toujours de logique interne et d’évolution irréversible, d’autant que nos communautés se sont progressivement laïcisées. Certains argumenteront d’ailleurs que c’est plutôt le dogme (national ou collectiviste) qui inhibe l’économie. C’est certainement correct. Mais un fait, aujourd’hui désuet, s’impose : l’émancipation religieuse et l’essor économique se sont entrelacés au cours des siècles écoulés. Ceci prend un relief particulier en Belgique, qui s’est trouvée à la charnière d’une Europe anthemis
1. histoire économique
catholique, au sud, et de l’Europe protestante à l’est et au nord. Ça explique aussi peut-être pourquoi le débat politique belge a souvent été centré sur un équilibre entre la confiance accordée par l’État à l’initiative individuelle (vision protestante) et par le citoyen à l’État pour la répartition des richesses (vision catholique). Cette confrontation de modèle sous-tend peut-être notre modèle économique, fondé sur la redistribution et la mixité sociale.
Le capitalisme de Calvin 6 Jean Calvin (1509-1564), né il y a un demi-millénaire en Picardie, est une figure centrale de la Réforme protestante. Il fut aussi un moraliste de l’économie. Car Calvin, c’est l’homme qui a probablement reconfiguré le capitalisme. Le théologien n’a, bien sûr, pas inventé l’échange commercial, qui est aussi spontané que l’apparition de l’homme. L’angle de réflexion de Calvin est oblique : il a inventé l’esprit du capitalisme en conciliant spiritualité et prospérité. En valorisant religieusement le travail, il a marié l’économie et l’éthique, et rendu l’argent productif. Pour comprendre l’importance de la rupture calviniste, il faut situer la position dogmatique défendue, des siècles durant, par le magistère de l’Église catholique contre le prêt à intérêt, c’est-à-dire l’enrichissement par l’écoulement même du temps. L’intérêt est le fruit du temps appliqué à l’argent. Le temps est donc de l’argent. Or, nul n’est maître du temps, excepté Dieu. Cela conduisit l’Église à réfuter le prêt à intérêt, très éloigné de la charité : l’intérêt est le profit extorqué de l’argent prêté. De surcroît, le clergé catholique réfuta le prêt à intérêt, car les sommes peuvent porter intérêt au-delà du vivant, c’est-à-dire au-delà de la vie temporelle. Le taux d’intérêt entrait ainsi en conflit avec l’ordre éthique voulu par le Divin et empiétait sur le pouvoir du Royaume suprême, le Spirituel. Le corps ecclésiastique ne montra donc que peu de bienveillance par rapport à l’argent, car ce dernier est source de tentation. L’évangile de Luc est très clair : « Les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs, afin de recevoir la pareille… faites du bien, et prêtez sans rien espérer. Et votre récompense sera grande, et vous serez fils du Très Haut » (Luc 6, 34-35). Jésus range l’argent parmi les puissances qui asservissent l’homme. Un nom démoniaque lui est donné : Mammon (Matthieu 6, 24). 6
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L’Église confirma, dès le concile de Nicée (325), que le prêt d’argent devait être un acte de pure charité. Les conciles de Latran (1179 et 1215), de Lyon (1274), de Vienne (1312) et de Trente (1563) confirmèrent ce postulat et empêchèrent le clergé de recevoir l’aumône des prêteurs professionnels. L’usure fut combattue au motif qu’il s’agissait d’une souillure hérétique. Selon l’Église, le commerce liquéfiait les structures religieuses, tandis que la foi les solidifiait. Au reste, la position canonique était confortée par la critique de la chrématistique (c’est-à-dire l’accumulation matérielle) d’Aristote. Le droit laïc de Charlemagne décourageait aussi l’intérêt. En fait, l’Église se méfiait, à juste titre, des relations mercantiles qui soustraient l’homme à l’influence religieuse. Thomas d’Aquin qualifiait de turpitudo – honte – la recherche du profit, et se refusait à lui accorder une valeur éthique positive. Pour ce philosophe scolastique, ce n’est que naturali ratione – c’est-à-dire parce que la Nature l’y oblige – que le travail est nécessaire à la subsistance de l’homme. Que penser alors du riche qui profiterait du pauvre par le simple jeu de l’intérêt ? La position de l’Église par rapport au commerce et au profit se retrouve dans le précepte homo mercator vix aut numquam potest Deo placere : le commerçant peut agir sans pécher, mais il ne peut pas être agréable à Dieu. Il ne faudrait cependant pas en déduire que le taux d’intérêt n’existait pas avant la Réforme. L’usage de la lettre de change (ou du billet à ordre), dont certains portaient intérêt (ou agios), remonte au Moyen Âge. La lettre de change fut aussi utilisée par les templiers dans le cadre de leur mission de protection et d’accompagnement des pèlerins chrétiens vers Jérusalem. D’ailleurs, l’Église catholique dut, très tôt, concilier des interpellations contradictoires. C’est, par exemple, le cas des monts-de-piété, inventés en 1462 à Pérouse par un moine franciscain italien qui cherchait à combattre l’usure. Ce moine inventa un système de prêts sur gage à taux d’intérêt faible ou nul. Léon X, le pape qui excommunia Luther, reconnut officiellement les monts-de-piété en 1515 au cinquième concile de Latran. Dans sa bulle Inter Multiplices, Léon X indique que ces derniers sont légitimés à demander à l’emprunteur quelque chose en plus du remboursement du prêt, pourvu que ce soit à titre d’indemnité de la garde de l’objet. La Bible est elle-même interprétative dans ce domaine, la réclamation d’un intérêt étant interdite à l’égard des pauvres (Exode 22, 25, Lévitique 25, 35-37 et Ezéchiel 18, 8 ; 13, 7 ; 22, 12), mais pas aux plus nantis (Matthieu 25, 27). Le négoce de l’argent, nécessaire mais stigmatisé, fut confié aux communautés de banquiers juifs, sur lesquelles la papauté s’appuya. Mais, à la suite de anthemis
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la Réforme du XVIe siècle, les communautés protestantes, au sein desquelles les juifs étaient bien accueillis, s’emparèrent progressivement du commerce. Notons que l’islam, lui aussi hostile à l’intérêt, comme d’ailleurs au principe de l’assurance – faculté d’enrichissement tirée du risque vécu par autrui – avait choisi la même voie. C’est à ce niveau que la Réforme suscita une rupture : elle fonda un mode d’organisation dégagé de la culpabilité de l’accroissement du capital. Pour les protestants, l’argent est une dette de vie. Il n’est pas volé à Dieu. Au contraire : il est échangeable et arbitrable par l’homme. D’ailleurs, son négoce suppose sa rémunération, pour autant que cette dernière ne soit ni usuraire, ni extorquée aux plus démunis. Pour Calvin, la vie matérielle est une expression de la grâce de Dieu et un sacrement des richesses invisibles. L’acceptation du taux d’intérêt intègre le temps dans la sphère séculière en le rendant « a-spirituel » ou « a-céleste ». Calvin ouvre la voie au commerce et à ses instruments de dettes et de créances. Plus fondamentalement, il détache l’homme des attentes providentielles. Au reste, plusieurs siècles plus tard, les premières économies industrielles, fondées sur la production manufacturière et donc détachée des cycles de la nature, ont émergé dans des pays protestants, alors que les communautés catholiques restaient essentiellement agricoles. Parce que plus contemplatives, mais surtout parce que le Nord de l’Europe s’engagea – climat oblige – plus vite dans l’industrialisation. Cette constante « nordique » se révèle d’ailleurs aussi dans les Amériques et en Asie. La Réforme a donc libéré le prêt à intérêt de l’hypothèque morale. Mais il y a beaucoup plus : elle a entretenu le progrès économique, puisque le taux d’intérêt permet de désynchroniser l’achat de la vente. En effet, le taux d’intérêt est la rémunération d’une anticipation ou d’un report de consommation. Il permet de dissocier progressivement l’homme de la soumission aux aléas de la nature. Le taux d’intérêt est donc un instrument de prise en charge, par l’homme, de son destin dissocié de l’état des choses. Il lui permet de s’écarter d’une logique obédientielle. Au-delà de ces aspects théologiques ou confessionnels, ce qui divisa les catholiques et les protestants du XVIe siècle fut, en fin de compte, le rapport à l’avenir et l’esprit de confiance en l’homme. À vrai dire, le marchand élimina par nécessité le « féodal » et le « surnaturel », incompatibles avec le réalisme du commerce. Les frontières du sacré durent reculer devant la dynamique du commerce et la science, deux sœurs en modernité et deux mères de l’humanisme des Lumières. anthemis
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Les guerres de religion sont aujourd’hui lointaines. Les sciences et techniques pilotent le progrès. Pourtant, l’apport de Calvin apparaît aujourd’hui instructif : il a soustrait le travail et l’argent au domaine de la pure nécessité pour lui donner une acception religieuse. Mais il n’aurait aucunement approuvé les excès récents du capitalisme. Fidèle à l’idéal de pauvreté de saint Paul, le théologien préconisait la sobriété et le renoncement aux gloires terrestres afin de se plier à la volonté divine et se faire champion de la vérité évangélique. Il exécrait l’avidité et la passion du gain. Cela a d’ailleurs conduit au puritanisme ascétique, bien loin des excès des subprimes. Ceci étant, tout n’est pas beau ni bon, chez Calvin, qui fut un théologien très contesté : il a pourchassé violemment ses contradicteurs. Les mœurs religieuses étaient cruelles, et son parcours genevois est parsemé d’intolérances, de décapitations et autres bûchers. Il a aussi suscité l’individualisme, auquel l’Église catholique a opposé une vision collective dans la doctrine sociale exprimée par le pape Léon XIII dans l’encyclique Rerum Novarum de 1891. Ceci nous ramène à l’intuition que nous ressentons depuis le début de la crise. Comme la vapeur dégagée par un fer rouge plongé dans l’eau, la crise des années 2007-2009 constitue une plongée brutale dans l’économie de marché anglo-saxonne à l’arrière-plan réformé, parfois dévoyée par le relâchement des freins de l’éthique.
Adam Smith et l’absolution des péchés 7 Il flotte, dans les textes d’Adam Smith, une inquiétude dispersée. Pire, peut-être : une sorte de résignation à propos de l’égoïsme de l’homme. Et, étrangement aussi, un soulagement malsain quant à l’atteinte du bien-être collectif qui serait atteint grâce à l’appât du gain inhérent à chaque individu. Car Adam Smith, c’est d’abord la rémission des péchés d’argent. C’est l’économiste qui explique que l’intérêt individuel se commue en bienfait social. Mais qui est Adam Smith (1723-1790) ? C’est – on le sait – un économiste écossais du siècle des Lumières. Il est considéré comme le père de la science économique moderne. Pourtant, ses idées n’étaient pas neuves. Leur intelligence révélait plutôt la formulation d’une bonne synthèse entre les deux courants économiques de l’époque : celui des mercantilistes et celui des physiocrates. Les mercantilistes estimaient que seuls les biens précieux et durables 7
L’Echo, 22 juillet 2009.
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(or, argent, bijoux) formaient la richesse. Les physiocrates opposaient à cette vision l’idée que c’est, au contraire, la production agricole qui était source de richesse. Adam Smith dépassa ces deux visions en définissant la richesse comme les produits qui agrémentent la vie de la nation. Dans cette perspective, les biens précieux n’ont qu’une valeur intermédiaire de l’échange. Selon le théoricien de Glasgow, l’échange et le commerce sont des actes spontanés. L’économie de marché est un relais à la Providence. Smith va d’ailleurs plus loin : un intérêt général procède du libre jeu des intérêts particuliers. L’homme ne choisit pas son intérêt, c’est son intérêt qui le dirige L’économie sécrète donc un pouvoir supérieur que l’économiste appelle la main invisible. Et c’est cette main invisible qui guide le commerce. C’est elle qui poussera l’homme à faire le bon choix, à tout le moins dans ses conséquences collectives. Pour Smith, la main invisible, ce n’est plus Dieu. C’est, au mieux, un Grand Architecte ou la Nature. La main invisible est donc métaphysique. C’est un principe transcendant, générateur d’harmonie. Cette main invisible est, à l’époque du siècle des Lumières, compréhensible. Car, ce siècle de Kant, c’est le rejet du pouvoir ecclésiastique. C’est aussi la reconnaissance de l’homme éclairé et le refus de l’explication divine phénomènes. Mais Adam Smith lègue aussi de nombreuses interrogations. Comment, par exemple, intégrer le rôle de l’État dans l’économie de marché. L’État est-il mauvais gestionnaire parce qu’il n’est pas mû par la recherche du profit ? Est-il corrompu ? Ou bien la gestion de certains biens publics doit-elle justement être cédée à l’État ? Et puis, comment distinguer ce qui doit relever de l’économie de marché et de la gestion étatique ? Adam Smith répond à ces questions en confinant l’État à son rôle régalien (police, armée et défense). Selon l’Écossais, la main invisible, c’est justement la méfiance à l’égard de toute réglementation. Et puis, finalement, que reste-t-il des théories d’Adam Smith ? Sans doute des postulats plutôt que des explications. Ceux-ci formulent une immense disculpation du profit ou, pour reprendre une expression contemporaine, un décomplexe par rapport à l’argent. Adam Smith est loin de Thomas d’Aquin, qui opposait négoce et profit. Il est très éloigné, aussi, d’Aristote, pour qui l’individu était d’abord politique. Adam Smith avance que c’est l’économie qui meut l’individu Il a peut-être fourni la première justification naturaliste de l’économie de marché. Mais il restera, dans les théories de l’économiste écossais, une sourde intranquillité. Un malaise impénétrable. C’est le rappel persistant que le travail doit s’ajuster anthemis
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au capital, et pas l’inverse. Une autre voix devrait immanquablement s’élever. Ce serait, une centaine d’années plus tard, celle, controversée et inquiétante, de Marx.
Les assignats français : l’ancêtre des subprimes 8 Les krachs sont souvent accompagnés de l’aveu de fraudes d’envergures insoupçonnées. La dépression des années trente rappelle les affaires Stavisky et Ponti. L’éclatement de la bulle internet est associé à l’affaire Enron. Et, plus récemment, la crise bancaire a dévoilé un écheveau de scandales, telle la disparition des milliards confiés à Madoff. Dans ces moments de détresse financière, nombreux sont ceux qui attribuent à l’État des vertus de morale financière. Or, ce n’est pas toujours le cas. Les dévaluations monétaires et créations d’inflation sont épisodiquement des escroqueries régaliennes. L’impôt, lui aussi, peut s’avérer confiscatoire. Parfois, les événements prennent une tournure économiquement délictueuse. Comparable au rognage des pièces d’or, l’affaire des assignats de la Révolution française en est un exemple édifiant. L’histoire mérite un détour, car elle a donné naissance à l’expression de la « planche à billets ». Au moment de la Révolution française, la France est au bord de la faillite, car la moitié du budget de l’État sert à éponger des dettes. En 1789,Talleyrand propose une nationalisation des biens de l’Église, dont le montant est évalué à 2 à 3 milliards de livres de l’époque. L’Assemblée nationale décide alors de mettre les biens du clergé à la disposition de la Nation. Le problème est que la vente des biens ecclésiastiques prend du temps et interdit des recettes budgétaires rapides. Les autorités françaises décident alors de créer une « Caisse de l’Extraordinaire » destinée à émettre du papier monnaie qui représente la valeur des biens cléricaux. Cette Caisse émet 400 millions de billets, divisés en coupures de 1.000 livres et portant intérêt à 5 % : les assignats. Ces derniers sont gagés sur la vente prévue de biens nationaux. Les assignats ne sont donc rien d’autre qu’une rétribution en monnaie métallique garantie par des biens immobiliers. Ils sont assimilés à des obligations hypothécaires, sous une forme plus élémentaire que les CLO, CDO et autres titres de subprimes.
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Toute personne qui désire acheter des biens cléricaux doit le faire avec des assignats. Il faut donc que les particuliers les achètent préalablement, essentiellement avec de l’or. La vente d’assignats assure une rentrée de fonds immédiate pour l’État, qui prévoit par ailleurs de détruire les assignats au fur et à mesure de leur retour dans les caisses du Trésor public. Mais les assignats sont facilement falsifiables, et l’Angleterre en profite pour inonder la France de billets contrefaits. Progressivement, les pièces métalliques ne circulent plus, car elles sont thésaurisées, tandis que les assignats circulent de plus en plus vite. Rapidement, le système s’emballe : l’État doit émettre de plus en plus de billets pour faire face à ses besoins, exacerbés par les exigences d’une économie de guerre. En 1796, le montant des assignats atteint 45 milliards de livres, devenus sans valeur dans un contexte d’hyperinflation et de pénurie. C’est la ruine. En réaction, les particuliers accentuent la thésaurisation des pièces d’or et d’argent. La dépression économique s’installe alors que toutes les mesures sont tentées pour éteindre la déliquescence de la monnaie : cours forcé de l’assignat, interdiction de l’exportation des métaux précieux, fermeture de la bourse, fin de la publication des cours de change, blocage des prix et salaires, etc. En 1797, le Directoire annule les assignats et rétablit la monnaie métallique. Une seconde tentative d’émission monétaire est relancée, mais échoue. Après sa prise de pouvoir, Napoléon crée la Banque de France en 1800, lui confie un monopole d’émission monétaire, et crée le franc germinal (ou franc-or), à la stabilité incontestée jusqu’en 1928. Bien que les circonstances fussent très différentes, les subprimes ne sont donc qu’une lointaine réplique des assignats. Mais l’inconnue des crises monétaires demeure, bien sûr, les modalités de sortie : impôts, nationalisations, guerres, etc. Parfois, les crises sont résolues par une monétisation infernale, c’est-à-dire l’hyperinflation. Keynes, lui-même, préconisait des flambées inflationnistes pour sortir des crises. Alors, l’affaire des subprimes emporte-t-elle un sentiment de déjà vu ? La « Caisse de l’Extraordinaire » n’est-elle pas l’ancêtre des « Bad Banks » ? Et les subprimes ne ressemblent-ils pas aux biens immobiliers cléricaux qui, à la Révolution française, représentaient un quart de tout l’immobilier français ? Nous n’en jurerions pas le contraire. Il n’y a jamais de raccourci vers la prospérité.
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Leon Walras : le prophète d’ebay 9 Le drame de l’économiste français Léon Walras, c’est d’être né à la mauvaise époque. Trop longtemps après le libéral Adam Smith dont il est un des disciples putatifs. Et trop près de Keynes, dont les théories contrarieront les générations d’économistes qui, contrairement à l’inventeur des accords de Bretton Woods, avaient choisi de faire confiance à l’économie de marché. Né sous la monarchie de Juillet de Louis-Philippe et décédé en 1910 dans le fracas de l’affaire Dreyfus, Walras est un des plus illustres mathématiciens de l’économie. Sa principale contribution est compilée dans son ouvrage de 1874, Éléments d’économie politique pure. Ce texte est une des premières analyses mathématiques de l’équilibre général. Et pourtant, ayant échoué à Polytechnique et à l’École des Mines, Walras fut un économiste… sans diplôme. Il dut trouver en Suisse un asile académique et une reconnaissance scientifique que ses compatriotes lui refusèrent. C’est à Lausanne qu’il obtint en 1870 une chaire d’économie politique et où il passera les quarante dernières années de sa vie. Walras fut méprisé, car il n’appartenait pas aux élites françaises bien pensantes. Il avançait que c’était le propre de son époque que de remédier à la pénurie des idées par la prodigalité des mots. Walras appartient, comme Pareto, à l’école néoclassique de Lausanne. Les économistes libéraux traditionnels, tel Adam Smith, accordaient une grande importante aux groupes sociaux. Au contraire, les néoclassiques mettent l’individu au centre du raisonnement. C’est l’individu qui cherche la maximisation de sa satisfaction. Walras postulait qu’une économie s’oriente vers l’équilibre dans le cadre d’une concurrence parfaite. Cela conduit à la théorie du « tâtonnement valréassien » qu’on peut résumer, à l’instar d’un marché boursier, comme un lieu d’échanges où les prix se forment par essais et erreurs, ou plutôt par itérations successives. Tout se passe comme si le marché était une immense salle de vente, animée par un commissaire-priseur qui affiche le prix des biens et des services. L’équilibre est donc atteint lorsque les facteurs de production sont vendus à la criée, sur la base de leur valeur marginale. Au reste, les néoclassiques sont qualifiés de marginalistes. À leurs yeux, ce qui est important, ce n’est pas tant la quantité absolue de travail que son utilité marginale.
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Un siècle après sa mort, la mondialisation et l’internet ont ressuscité ces théories. Car c’est bien la mondialisation, grâce à laquelle le commerce planétaire tend progressivement vers un immense eBay, que Walras visualisait. Pour cet économiste, le monde est un gigantesque marché, qui possède sa propre faculté d’autorégulation. Walras est le prédicateur de la globalisation. En effet, la société de la connaissance, fondée sur l’internet, est un relais à la mobilité réduite des hommes. Ceci demande un mot d’explication : la concurrence parfaite du travail et du capital exige la totale circulation de l’argent et des hommes. Or, la mobilité des hommes est naturellement restreinte. L’avantage de la fluidité de l’information, c’est qu’elle est un substitut à leur déplacement géographique. La mondialisation et l’internet font donc pénétrer l’humanité au travers d’un processus de « tâtonnement valréassien », dont l’utilité marginale est la valorisation de l’information. Il y a bien sûr des faiblesses dans le raisonnement de Walras, car des distorsions empêchent la concurrence parfaite de se réaliser. Cette dernière suppose un grand nombre de producteurs et d’acheteurs sur le marché, libres d’entrer et de sortir sans entraves de la sphère marchande, une mobilité totale des moyens de production, et surtout une information irréprochable de l’ensemble des agents économiques. On sait combien cette dernière condition est irréaliste. Il en est de même pour le facteur social et humain, qui semble écarté par Walras alors qu’il joue un rôle central dans nos communautés. Il serait inhumain d’exiger la mobilité parfaite des travailleurs ! Par contre, il faut que les pouvoirs publics investissent lourdement dans l’éducation et la formation afin que les travailleurs développent des compétences multiples et adaptables. Et puis, la concurrence parfaite suppose un état de veille des autorités. Celles-ci doivent rester fortes, car elles doivent prévenir les monopoles et encadrer la régulation. D’ailleurs, les déficiences du marché justifient l’intervention de l’État, afin d’atteindre un optimum social. Avec cette inconnue persistante : les forces du marché, même soigneusement encadrées, sont-elles une réponse satisfaisante à ses propres défaillances ? Probablement pas. Il n’est d’économie que d’hommes, et le respect des valeurs sociales reste le ciment de nos sociétés.
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De Panama à Eurotunnel 10 La passion révèle l’instinct et la puissance des hommes. Les grandes œuvres humaines sont bâties sur l’ardeur et la volonté d’une personnalité. Mais les succès des hommes flamboyants impliquent des facettes multiples, au rang desquels on trouve souvent des catastrophes boursières. Les grandes épopées, comme les guerres, portent, en effet, en elles la négation de la propriété privée. L’exemple de la construction du canal de Panama est, à cet égard, très révélateur. Ce fut le scandale financier français du XIXe siècle. C’est Magellan (1480-1521) qui, le premier, avait compris l’intérêt de creuser un canal qui pourrait relier les océans Atlantique et Pacifique, mais c’est un français, Ferdinand de Lesseps, qui tentera de mener à bien le projet. Auréolé du succès du percement du canal de Suez (1869), de Lesseps présente un projet de canal interocéanique, sans écluse, qui relie les deux océans par l’isthme de Panama. Mais le projet coûte cher, très cher même. En 1879, de Lesseps crée la « Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama », une société anonyme destinée à financer le projet. Ce dernier est estimé à 600 millions de francs. Pourtant, la souscription du capital est un échec, et seuls 300 millions sont récoltés. De surcroît, les difficultés s’amoncellent : des obstacles géologiques obligent à modifier le tracé du canal, tandis que le personnel est décimé par des épidémies de malaria et de fièvre jaune. 20.000 ouvriers, immigrés de Chine ou de la Jamaïque, périssent. Ces difficultés financières se conjuguent à des problèmes techniques : il s’avère impossible de creuser le canal sans placer d’écluse, la dénivellation entre les deux océans étant de l’ordre de 75 mètres. C’est un autre ingénieur français, Gustave Eiffel, créateur de la tour éponyme, qui prend le relais et poursuit les travaux. Les fonds commencent à manquer rapidement, car les banques se retirent de ce projet dont elles pressentent l’absurdité pharaonique. De Lesseps fait alors directement appel à l’épargne publique afin de récolter des fonds additionnels. Malheureusement, les temps ne sont pas propices à des travaux d’ingénierie lointains. La France est sortie exsangue des extravagances de Napoléon III et de la défaite de la première guerre franco-allemande. De Lesseps convoque alors des hommes d’affaires chargés de manipuler la presse et de soudoyer certains parlementaires pour obtenir le déblocage de fonds publics. 10
Trends Tendances, 16 juin 2009.
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1. histoire économique
Le ministre des Travaux publics reçoit un million de francs, somme énorme pour l’époque. Soudainement, le scandale éclate. Près d’un milliard et demi de francs ont déjà été engloutis par le projet, au regard d’un investissement prévu de 600 millions de francs, alors que seule une moitié du terrain a été déblayée. La Compagnie est incapable d’honorer ses engagements et est mise en liquidation en 1889, ruinant près de 85.000 investisseurs. Les pratiques de corruption sont dévoilées, conduisant à la fuite ou au suicide d’intermédiaires véreux. On y retrouve tous les ingrédients des scandales financiers : informations privilégiées, manipulation de l’information, complaisance des autorités… Plusieurs ministres doivent s’effacer. De Lesseps lui-même est condamné, mais échappe de justesse à la prison. Initialement condamné à deux ans de prison, Gustave Eiffel est, par contre, réhabilité en raison de services rendus à la nation. L’opinion se manifeste contre la corruption. Zola dénonce les pratiques de corruption dans son roman L’argent. Ces affaires alimentent un climat antisémite nauséabond, dont l’affaire Dreyfus, qui éclatera en 1895, sera une des odieuses manifestations. Ferdinand de Lesseps sombre dans la sénilité et décède la même année. La construction sera finalement reprise par les ÉtatsUnis, qui prolongeront le tracé français pour inaugurer le canal en 1914. Mais l’affaire de Panama laissera des traces, au même titre que le scandale de la Compagnie des Indes. Cent ans plus tard, ce sera un autre tunnel qui se terminera en Bérézina financière. Introduite en bourse à près de 8 € en 1987, l’action Eurotunnel sera radiée de la cote en 2003. En bourse comme dans toutes les œuvres humaines, le désespoir est le seul péché impardonnable. Les réalisations collectives survivent aux appauvrissements individuels. Et puis, comme disait Charles de Gaulle, « les passionnés vivent, tandis que les résignés durent ».
L’hyperinflation de Weimar : l’Allemagne paiera ! 11 Lorsqu’on examine la typologie des krachs boursiers, on constate que les sorties de crises sont toujours douloureuses. La raison en est simple : outre l’appauvrissement lié à la chute des valeurs, les krachs déplacent latéralement les dettes entre agents économiques. C’est donc le remboursement de l’endettement, souvent excessif, qui constitue le dommage collatéral d’une crise 11
Trends Tendances, 20 mai 2009.
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financière. Les sauvetages bancaires actuels illustrent à merveille ce phénomène : ce sont les États européens qui refinancent indirectement les dettes immobilières impayées des ménages américains. Et lorsque la dette est publique, c’est l’impôt qui sert au remboursement. Mais l’impôt doit rester tolérable. Il ne faut donc jamais exclure l’impossibilité pour les États d’exiger de leurs populations des efforts fiscaux excessifs. Au reste, les dettes publiques exorbitantes n’ont, au cours de l’histoire, été que rarement honorées. Dans des cas extrêmes, les États font même aveu de cessation de paiement ou distraient leurs populations dans des aventures belliqueuses. L’inflation est aussi un moyen commode d’évaporer l’endettement public. La hausse des prix allège le remboursement des dettes par l’érosion monétaire. Le coût réel du remboursement et du paiement des intérêts en est donc soulagé. L’inflation transfère le patrimoine des épargnants vers les débiteurs. L’histoire déborde d’exemples de phénomènes inflatoires. Celle de la République de Weimar en est une des plus incroyables illustrations. Le 6 février 1919, trois mois après l’armistice ayant mis fin à la Première Guerre mondiale, une assemblée constituante allemande se réunit à Weimar. De nombreuses émeutes sévissent, en effet, à Berlin, rendant cette ville trop dangereuse. Les députés mettent en place de nouvelles institutions républicaines. Mais le régime a une image détestable, car il a accepté l’humiliation du Traité de Versailles de 1919. Déçu de n’avoir pas pu annexer la Ruhr, Clemenceau, le « père de la victoire » comme l’avaient appelé les Français, avait décidé que l’Allemagne paierait. Pourtant, les exigences revanchardes des vainqueurs sont insoutenables. L’Allemagne est amputée de territoires de haute valeur économique, telle l’Alsace-Lorraine. Elle perd 10 à 15 % de ses productions agricoles, 75 % de son minerai de fer et 25 % de son acier et de son charbon. À ces pertes s’ajoutent les livraisons outrancières exigées par les vainqueurs : locomotives, camions, flotte de navires, charbon, etc. Ces pertes aggravent le déficit de la balance commerciale. L’endettement de l’État provoque une inflation permanente. Rapidement, la hausse des prix se déchaîne. Au début de juin 1922, le dollar vaut 317 marks, mais plusieurs milliards en 1923. La monnaie allemande plonge de 613.000 marks par secondes et les prix doublent toutes les 48 heures. Les ménages brûlent les billets de banque, car la monnaie papier est moins onéreuse que le bois. C’est un drame humanitaire. Finalement, le gouvernement parvient à arrêter cette inflation en 1923 en mettant en place une nouvelle unité monétaire, le Rentenmark, obtenue anthemis
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en divisant la valeur faciale de la monnaie par 1.000 milliards. Un dollar vaut 4.200 milliards d’anciens marks. Le pays retrouve les parités d’avant 1914. Mais 99 % des dettes de dépôts bancaires et des dettes de l’État sont annulés. La dette publique intérieure a été gommée ! Les dommages de guerre sont ensuite revus à la baisse lors de la Conférence de Paris en juin 1929. Celle-ci décide de rééchelonner la dette allemande jusqu’en…1988. Cinq mois plus tard, Wall Street s’effondre. L’Allemagne traverse une crise économique qui se transforme en insurrection sociale. Des mouvements politiques réactionnaires appelleront Hitler à la chancellerie en 1933. Ce sera la fin de la République de Weimar. 2009 n’est pas 1923. Le G20 de Londres ne fut pas l’assemblée constituante de Weimar. L’Europe réunie sous la coupole d’une devise unique n’a que peu de points communs avec la République allemande. Mais une question subsiste : le krach boursier des années 2007-2009 sera-t-il résolu par une flambée d’inflation ? Certains économistes en sont convaincus. Les plans de relance et autres sauvetages bancaires vont peut-être propulser les dettes publiques dans des sommets stratosphériques. Il est alors à craindre que les efforts fiscaux, bien mal venus en période de récession, soient insuffisants. Ce serait alors à l’inflation de jouer son rôle. Elle toucherait alors moins les biens et services que les actifs, tels l’immobilier, l’or et les matières premières, qui en deviendront les remparts.
Pierre Mendès France, un destin inabouti 12 Dans quelques jours, fin 2008, cela fera vingt-cinq ans qu’est décédé un des personnages politiques français les plus singuliers de l’après-guerre : Pierre Mendès France. Né en 1907 et issu d’une famille judéo-portugaise, Mendès France fut, en 1928, le plus jeune avocat de France, avant d’être élu député en 1932. Pendant la guerre, il est mobilisé comme officier d’aviation mais, condamné pour désertion par le régime de Vichy, il rejoint les forces libres du général de Gaulle à Londres. Il représente la France aux accords de Bretton Woods qui fondent le F.M.I. et la B.I.R.D. C’est là qu’il rencontre Keynes, l’économiste anglais qui guidera sa pensée économique. Inspiré par ce dernier, Mendès France formulera une vision de l’économie qui concilie discipline et solidarité. 12
Le Soir, 12 octobre 2007.
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À la Libération, il devient logiquement ministre de l’Économie du gouvernement provisoire français. Pourtant, il en démissionne un an plus tard, car il n’obtient pas l’assentiment du général de Gaulle sur les mesures de rigueur monétaire qu’il préconise. La France n’était pas prête à des sacrifices financiers après cinq ans de privation. Le recul de l’histoire lui donnera raison : la politique française d’après-guerre conduisit à des poussées inflationnistes qui aboutirent finalement, en 1960, à l’adoption d’un nouveau franc. Mais, en 1945, l’heure de Mendès France n’a pas encore sonné. Ce sera, neuf ans plus tard, la défaite de Diên Biên Phu qui le portera à la présidence du Conseil d’une IVe République secouée par une instabilité politique chronique, et surtout suffoquant sous la décolonisation qu’elle peine à assumer. Mendès France se donne trente jours pour faire aboutir les négociations sur l’Indochine et réussit, en juin 1954, le partage du Vietnam en deux États. Il engage ensuite des pourparlers sur l’indépendance de la Tunisie, avant que son gouvernement ne soit renversé en 1955 sur la question du statut de l’Algérie. Ce sera de Gaulle qui achèvera la tâche algérienne lors de la signature des accords d’Évian, en 1962. Les années suivantes, Mendès France restera une des consciences de la gauche, mais sans plus jamais s’engager dans des épreuves électorales d’envergure. Chaque fois que le pouvoir aurait pu lui être accessible, comme lors des élections présidentielles de 1965 et 1969, il se déroba, car il avait contesté le principe de l’élection du président français au suffrage universel. Comme Léon Blum, le leader du Front populaire, il n’aimait pas endosser les attributs de la puissance. Le pouvoir, il ne le supportait d’ailleurs que morcelé, contredit et offert, plutôt que revendiqué. Mendès France avait traversé deux guerres avec circonspection : il se méfiait des ambitions personnelles et des engouements populaires excessifs. Il réfutait le charisme plébiscité et abhorrait les tendances bonapartistes. La rigueur de cette morale révèle en même temps sa fragilité : Mendès France pensait que son éthique justifiait le rôle qu’on aurait dû lui attribuer. Il s’espérait en homme providentiel apolitique. C’était sans compter avec la réalité électorale, qui exige une posture permanente de combat. Un quart de siècle après son décès, son héritage intellectuel reste riche d’enseignements. Sous l’axe économique, Mendès France partageait avec Keynes l’idée d’un capitalisme pragmatique et régulé. Il avait compris la nécessité d’une économie de marché et préconisait l’intervention marginale du budget de l’État pour stimuler le marché de l’emploi. De nos jours, cette vision fonde le consensus anthemis
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socio-économique européen. Mais, après la Seconde Guerre mondiale, elle était à contre-courant de la gestion planique et étatique de l’économie. C’est incontestablement sur le plan moral que l’apport de Mendès France reste exceptionnel. Il demeure le symbole d’une conception désintéressée et exigeante de la politique. Comme Rocard, un de ses disciples, Delors ou Barre, il appartient à cette lignée d’hommes de pensée qui cherchaient la factualité et la probité au prix, parfois, d’un pessimisme résigné ou d’un prophétisme accablé. François Mitterrand, qui avait été son ministre de l’Intérieur, le disait d’ailleurs peu porté à l’action. Sceptique des pouvoirs, Mendès France se drapait dans un pragmatisme inductif. Il savait pourtant qu’un homme politique est élu sur un projet, et pas sur une dissidence ou un pragmatisme éclairé. Sa fragilité résidait dans le maintien d’un désir de pouvoir sans jamais le consommer pleinement. Quelle était, alors, la source de l’ambiguïté de son personnage ? Était-ce de la timidité ? Une invincible sincérité qu’il savait incompatible avec l’action politique à long terme ? Fut-il peureux devant l’envergure du sacrifice d’une vie consacrée à la guidance des hommes ? Nul n’a percé ce secret. Un de ses biographes qualifia son destin d’inachevé. À tout le moins, l’expression de sa destinée suscite une inquiétude, voire un malaise, celle de l’incompatibilité probable entre l’analyse factuelle de l’économie et l’adhésion populaire qu’un projet politique doit entraîner. Mendès France a sans doute construit sa pensée en ne l’abîmant pas dans l’action. Décédé en 1982, il eut droit à des funérailles nationales. Homme influent de la IVe République, Mendès France n’aura gouverné que sept mois et dixsept jours. Il fut un économiste emblématique et un homme politique d’honneur.
Les années 1970 sont de retour 13 Il y a deux manières extrêmes de se pencher sur la crise. Une première attitude, précipitée et fébrile, conduit à prêcher la fin du capitalisme et à invoquer le retour aux étatismes d’antan. À un azimut opposé, une autre posture, qualifiée de schumpetérienne, banalise cette crise comme un cycle conjoncturel. 13
Trends Tendances, 2 juillet 2009.
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Pourtant, entre l’hyperémotivité et la contemplation, il y a la voie de la lucidité. De même qu’entre la prédication désespérée et la contemption de la décadence, il faut choisir l’action. Et c’est alors qu’il faut s’interroger sur le positionnement de notre économie. Que croyait-on ? Que la Belgique allait pouvoir être indéfiniment le passager clandestin d’une croissance économique stimulée par ses partenaires économiques ? Que nos systèmes fiscaux et parafiscaux, fondés sur un effet d’optique et une conjoncture d’aubaine d’aprèsguerre, allaient nous permettre de traverser sans encombre les aléas des cycles économiques ? Nous traînons, depuis les années 1970, une lourde dette publique qui paralyse l’action politique. Nul ne sait exactement comment nous allons nous en débarrasser, car l’effet « boule de neige » est probablement amorcé. Les années 2008-2009 auront été celles de l’accablement économique, empêtré dans des finances publiques compliquées et bientôt terrassées par le coût du vieillissement. En 2050, il y aura deux travailleurs potentiels pour un retraité, contre quatre aujourd’hui. Les dépenses seront donc intenables, car les forces démographiques œuvreront contre le dynamisme entrepreneurial du pays. Nous avons maintenant compris que nous étions devenus un petit pays. Les récentes enquêtes de compétitivité viennent de le démontrer. D’ailleurs, la mondialisation, c’est l’économie de marché généralisée. Cette crise est donc un avertissement qu’il faut décoder. Le marché a annoncé l’immersion dans un univers plus volatil. C’est une pénétration brutale dans l’instantanéité de l’économie de marché. D’ailleurs, les krachs importants surviennent en anticipation de transitions. Le krach de 1929 consacra le passage d’une société agricole à une société industrielle. La morosité boursière des années 1970 signala la transition d’une société industrielle à une société de services. Pour le Royaume, les années 2007-2009 ont sonné le tocsin d’une nouvelle guerre économique. Et où sera le peloton belge dans ce plan de bataille ? Pourra-t-il déserter la conscription ? Sera-t-il un guetteur résigné et désespéré ou un stratège inspiré ? La Belgique pourra-t-elle éviter l’obstacle des réformes structurelles qui assureront la croissance de demain ? La réponse est négative. Certains imaginent que le statu quo économique est souhaitable, et justifié par les réflexes des années 1970. Comme s’il existait un état stationnaire qui constitue le point d’équilibre de l’économie, qui rendrait l’avenir prévisible, et rassurerait la plupart des agents économiques européens. Cette vision du monde est utopique. La Belgique devra inéluctablement ajuster le curseur de ses systèmes de redistribution au regard de son degré de compétitivité monanthemis
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diale. L’ouverture des marchés est inéluctable, mais sera source d’ajustements et de frictions. Et s’il y a une démarche à envisager, c’est de procéder à l‘analyse des forces et faiblesses stratégiques du pays, comme on le ferait pour une entreprise commerciale. Il ne s’agit de rien d’autre que d’une analyse SWOT (Strengths, Weaknesses, Opportunities, Threats). Cela conduira immanquablement à l’idée de transformer notre Royaume en une zone d’attrait, voire franche (c’est-à-dire très peu fiscalisée), pour les investissements étrangers. Il s’agit donc de faire le pari de l’élasticité fiscale, c’est-à-dire de l’accroissement des recettes fiscales par une baisse de taux comme cela a été constaté pour les intérêts notionnels. Il faut aussi investir massivement dans l’éducation et dans la formation professionnelle. Car, finalement, la question sera de savoir si nous serons à la hauteur de nos chances. Nous devons, comme le Grand-Duché de Luxembourg, repenser notre modèle économique dans la dépendance des capitaux et des centres de décisions étrangers. Cela exigera un projet. Car une autre chose donne des vertiges à la Belgique, un peu comme si l’état d’apesanteur dans lequel elle flottait s’était dissipé : l’intuition d’un cycle révolu. Pour le Royaume, la crise scelle la fin de l’économie du XXe siècle, qui avait survécu pendant huit ans. Après des générations d’attentisme prudent vient le temps de l’action décisive. 2009, c’est l’adieu à un monde usé et vieilli.
Lip et le temps des cerises 14 C’était un temps que les moins de trente ans n’ont pas connu. Par contre, pour les quadragénaires, l’affaire de l’horlogerie Lip a représenté un événement décisif, le choc d’une vague d’utopie qui s’était brisée sur les digues de l’après-Mai 68. En 1973, Lip, fabricant de montres à Besançon, dut déposer son bilan sous la pression de la concurrence des montres à quartz américaines et japonaises. L’entreprise était pourtant florissante et employait plus d’un millier de personnes. En 1952, elle avait même lancé l’Électronique, la première montre électronique assortie d’une diode. Au début des années 1960, Lip avait aussi passé des accords commerciaux avec Breitling.
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Mais, cette fois, la concurrence était trop forte. Lip devint alors le théâtre d’un conflit emblématique qui devrait durer plusieurs années. Dans un tumulte de grèves, d’occupations policières et de confrontations de symboles, l’entreprise s’essaiera à une autogestion des travailleurs, avant une liquidation définitive il y a trente ans, en 1977. Sous les présidences de Pompidou et de Giscard d’Estaing, l’affaire Lip devint l’emblème de la lutte des classes, puisque l’autogestion formulait l’abandon de l’opposition entre les pourvoyeurs de capital et les fournisseurs de main-d’œuvre. Mais il y avait autre chose : l’affaire Lip augurait la fin des trente glorieuses, c’est-à-dire ces trois décennies de croissance qui avaient suivi le second conflit mondial. À la suite des chocs pétroliers et d’une timide ouverture des frontières économiques, l’Europe dut réaliser que sa croissance n’était pas acquise. Elle comprit que la reprise économique d’après-guerre avait été un effet d’aubaine. L’échec de l’autogestion ramenait à une confrontation de deux modèles : le capitalisme anglo-saxon, fondé sur l’actionnariat, et l’économie partenariale, qualifiée de modèle rhénan. La parenthèse enchantée des années 1970, où tout semblait possible, s’était refermée, mais personne ne s’en rendit compte, à l’exception, peut-être, des travailleurs de Lip. Lip avait sonné le glas du modèle rhénan, dont l’origine remontait à Bismarck et à la première unité allemande en 1871. À l’époque, il s’agissait de forger une identité nationale au sein d’un État naissant, très disparate. Ce modèle visait à préserver un équilibre au sein de la collectivité. Très rapidement, le choix politique se mua en référentiel de gestion des entreprises, diffusé en Europe continentale. Ce modèle conduisit au concept de cogestion dans les entreprises, c’est-àdire à une recherche du consensus dans l’intérêt général des actionnaires et des travailleurs. Au reste, cette typologie se reflète toujours dans la composition duale des conseils d’administration allemands, où les actionnaires et les syndicats partagent les décisions stratégiques. La déliquescence du modèle rhénan interpelle les responsables d’entreprises européens. Ces derniers sont confrontés à une réalité culturelle inconnue, car dans l’environnement anglo-saxon, l’entreprise… n’existe pas. Il subsiste, certes, des constructions juridiques pour délimiter la société anonyme. Mais ces structures sont fragiles, parce que l’entreprise, aux États-Unis, c’est d’abord et avant tout une mise en commun de fonds propres par les actionnaires. L’entreprise n’existe donc pas pour elle-même. Elle n’est que par et pour ses actionnaires. anthemis
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La vision européenne intègre une perspective plus large. Elle superpose les intérêts des différents acteurs à la vie de l’entreprise, c’est-à-dire ses actionnaires, mais aussi les créanciers, les travailleurs, les pouvoirs publics, etc. Son fondement diffère donc de l’entreprise américaine, pour laquelle les tiers à l’entreprise sont des externalités, dont le coût doit être mis en rapport avec la valeur ajoutée (travailleurs et créanciers) ou avec la contrainte (autorités publiques, environnement, etc.). Dans le modèle rhénan, la concertation sociale est collective, tandis qu’elle est contractuelle et individualisée dans les pays anglo-saxons. Et finalement, que reste-t-il aujourd’hui du modèle rhénan et de l’affaire Lip ? Un peu de romantisme économique. Sans doute, aussi, un relent d’utopie collectiviste. Mais, surtout, la nécessité d’un rapport harmonieux de l’homme à l’économie. Le rappel qu’il n’est d’économie que d’hommes.
Mai 1978 : la chienlit, c’est Keynes ! 15 2008-1978 : mêmes inquiétudes dispersées ? Prix pétroliers en suspension stratosphérique, inflation rampante, craquements boursiers et incertitudes monétaires : à trente ans d’intervalle, les mêmes maux frapperaient-ils notre économie ? Non sans doute, car l’expérience d’une crise permet d’éviter sa répétition. Et puis, les centres de décisions monétaires sont désormais auprès des banques centrales. Mais, au risque de démentir le précepte, aux apparences des mêmes maux, il ne faudra surtout pas appliquer les mêmes remèdes. Car, quand on s’intéresse aux cicatrices de l’économie belge, on en arrive immanquablement à la septième décennie du dernier siècle. Ce furent dix ans d’effarement, dont trois générations paieraient le prix. En rappeler les détestables stigmates reste donc utile. La décennie des années 1970 avait mal commencé, elle finirait en pire état. Trois semaines après son début, le 23 janvier 1970, 23.000 mineurs de Flandre étaient en grève pour réclamer une augmentation salariale de 15 %. Ces manifestants ne savaient pas encore qu’ils soulevaient la question cruciale de l’énergie. Le carburant deviendrait non seulement cher, il serait incertain. D’ailleurs, la décennie se clôturerait, en décembre 1979, sur un sommet de l’O.P.E.P. qui allait constater que le prix du brut avait été multiplié par cinq en dix ans. C’était la première phase de la mondialisation, bien plus profonde 15
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qu’une perturbation énergétique. L’acier suivrait : en 1982, 10.000 métallos wallons allaient dévaster le quartier Nord de Bruxelles pour protester contre les limitations de production. Le mal était donc plus profond qu’une crise du pétrole. Car, économiquement, les années 1970, ce fut la fin des trente glorieuses, ces années d’aprèsguerre caractérisées par une croissance plane et une redistribution sociale prévisible. Soudainement, ces trente glorieuses n’étaient plus l’étalon, mais l’exception du modèle. Et tout allait basculer. La croissance chaotique allait tout bouleverser. Les trente années suivantes seraient odieuses. Le choc de modèle fut incompréhensible pour les théoriciens habitués à des agrégats stables. Ces observateurs furent confrontés à un phénomène mal défini : la stagflation, c’est-à-dire les feux de l’inflation conjugués à un gel de l’emploi. Tous se référaient au modèle keynésien, qui recommande à l’État de creuser son déficit budgétaire pour relancer la demande. C’est, du reste, la politique aveugle qui fut suivie en Belgique. L’État fédéral mit les comptes dans un tel déficit qu’il atteignit plus de 10 % du P.N.B. au début des années 1980. La réponse fut pire que les maux : une aggravation de l’inflation et du chômage. Ceci conduisit à un gigantesque endettement public (le fameux effet boule de neige) qui trouverait son apogée désastreuse au terme du dernier gouvernement Dehaene. Dans la même lignée, les besoins d’endettement des pouvoirs publics furent tels que la bourse fut désertée, jusqu’aux mesures incitatives prises par le gouvernement Martens-Gol. En février 1982, le pays était amené à dévaluer sa devise de près de 10 %. Des mesures d’austérité suivraient. Une chape de plomb fiscale allait s’abattre pendant quinze ans sur le pays. Au niveau politique, aussi, ces années furent indécises, car les économies occidentales révélèrent un schisme économique entre les pays qui libéralisèrent l’économie selon la doctrine de l’école de Chicago (les États-Unis de Reagan et le Royaume-Uni de Thatcher), et les pays européens plus collectivistes et keynésiens. Nos gouvernants n’avaient pas anticipé la mutation économique. À l’époque, on parlait encore des secteurs nationaux qu’il fallait gérer de manière planiste et à coups de subsides. Les ministres des Finances de l’époque en eurent-ils conscience ? Ce n’est pas sûr, encore qu’il soit présomptueux de le leur reprocher avec le recul de l’histoire. Les années 1970, c’est donc la décennie de la transition, celle de la mutation du secteur manufacturier à une économie de services. Les ingénieurs des usines allaient céder le pas aux financiers. On se souvient des noms d’entreprises qui s’engloutiraient dans des opérations de marché : Cockerill, les anthemis
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A.C.E.C., l’Union minière et bien sûr, la Générale de Belgique, dont l’O.P.A. fit brutalement entrer la Belgique dans le capitalisme moderne. Deux rafales de rachats boursiers (1988 et 1998) balaieraient le pays. La septième décennie du dernier siècle restera suspendue entre deux époques. Elle ramène à une Belgique d’avant, plus tout à fait celle d’aprèsguerre, mais encore aux couleurs trop ternes pour qu’elles en soient modernes. Et finalement, c’est bien le rapport au temps et à l’avenir qui s’est irréversiblement modifié dans les années 1970. Accessoirement, ces années, ce fut aussi la fin des réponses sociales collectives à des forces de marché qui les dépasseraient. Ce fut l’aboutissement de l’économie planifiée, ou à tout le moins planiste. Celle-ci allait suffoquer sous la mondialisation, en ouvrant progressivement la voie à l’entrepreneuriat. Alors, quels enseignements tirer de 1978 pour 2008 ? Sans doute de ne pas appliquer les mêmes solutions, car les réponses des dépenses publiques keynésiennes sont désormais une partie du problème. En trente ans, l’économie s’est ouverte et est devenue multipolaire. Et, heureusement, l’euro prévient désormais l’improvisation économique nationale. Les modèles économiques sont aujourd’hui fondés sur la mobilité du capital, et dans une moindre mesure, sur la circulation du travail. Les défis contemporains concernent la mondialisation de l’économie avec, en filigrane, des situations de chômage, de mutation professionnelle, de précarité et d’inégalité. Au reste, ce ne sont rien d’autre que les questions de mai 1968, entrées en résonnance en mai 2008, auxquelles mai 1978 a mal répondu.
Le prophète désespéré 16 Les bouleversements qui ont traversé l’économie européenne au cours des vingt-cinq dernières années sont stupéfiants. À l’époque, le général Jaruzelski venait de décréter l’état d’urgence et l’Europe était menacée par les missiles SS-20. Aujourd’hui, le bouclier antimissile américain est en passe d’être déployé en Pologne, et des pays du Pacte de Varsovie ont rejoint l’O.T.A.N. L’Europe regroupe vingt-sept pays, dont les principaux sont fédérés par une monnaie commune. Au droit du sol, la construction européenne a substitué le droit des personnes.
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Mais après avoir été une terre malheureuse, l’Europe doit anticiper des mouvements économiques de grande envergure. Longtemps confinés aux pays adjacents, les flux du commerce se sont détendus vers l’est du planisphère. La carte économique du monde se redessine de façon spectaculaire. Dans ce contexte, l’Europe politique souffre peut-être d’un déficit de capacité d’anticipation. Qui aurait pu augurer, par exemple, que certains des pays ressortissant à la zone BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) ne seraient pas uniquement les lieux de délocalisation d’activités industrielles ou de marchés de consommation en décollage, mais aussi ceux à l’origine de stratégies de consolidation, comme la sidérurgie ? Ce redéploiement des forces économiques était prévisible depuis les années 1980, au cours desquelles Deng Xiaoping a enclenché le cap de la modernisation chinoise, avec l’objectif pour son pays de devenir une puissance mondiale au milieu du XXIe siècle. Bien sûr, la croissance ne sera pas plane, car certains auspices sont funestes. On anticipe déjà des chocs pétroliers, exacerbés par la raréfaction de la ressource et la fragilité des moyens de transport. On prévoit aussi des frictions militaires, qui s’ordonneront avec les flux énergétiques. Avec beaucoup de lucidité, François Mitterrand, le visionnaire humaniste, l’avait chuchoté confidentiellement en 1995 : cette guerre économique sera à mort. De Gaulle aussi, en prophète désespéré et fataliste, l’avait imaginé en la craignant, cette Europe économique, de l’Atlantique à l’Oural. Mais où la garnison européenne va-t-elle pousser ses feux dans ce plan de bataille économique ? Deviendra-t-elle un continent mature, à la démographie déclinante et peut-être stabilisé socialement ? Et comment va-t-elle surmonter son vieillissement, source de frictions sociales (pensions, immigration compensatoire) ? Comment les pouvoirs politiques, à peine affranchis de plusieurs décennies de protectionnisme, vont-ils réconcilier la mobilité des capitaux, et la protection et la formation du travail ? La solidarité sociale serat-elle fondée sur l’assistanat ou sur des logiques d’assurances déjà appliquées dans les pays nordiques ? L’économiste français Alain Minc résume l’alternative qui s’offre aujourd’hui à l’Europe : sera-t-elle une « Suisse, avec des musées en plus », ou dupliquera-t-elle le modèle canadien, reflétant lui-même les traditions européennes d’un État social avec les exigences de la concurrence anglo-saxonne ? À l’intuition, c’est cette seconde voie, sans doute définie par défaut, qui devra être suivie, avec comme corollaire un rééquilibrage du contrat social et fiscal en faveur du travail. Les réformes couvriront, par exemple, les exigences de l’enseignement, qui devra ajuster la mobilité des travailleurs, et surtout anthemis
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résoudre le paradoxe d’un chômage structurel et d’une immigration importante. Au reste, l’immigration prendra elle-même des formes inconnues : elle se couplera à des immigrations de capitaux, mais aussi de compétences raréfiées par l’accession des baby-boomers à la retraite. C’est donc l’équilibre intergénérationnel du travail et de ses revenus (différés ou non) qui fera l’objet des ajustements fiscaux et financiers. Certains imaginent que le statu quo économique européen est souhaitable et justifié par certaines traditions collectives. C’est insensé. La fin de la guerre froide l’avait prédit : l’Europe devra inéluctablement, ajuster le curseur de son degré de compétitivité vers une économie de marché éclairée. Sa logique devra être innovatrice plutôt que contemplative. Et, finalement, on a peut-être enterré trop vite les débats idéologiques qu’on croyait appartenir à un cycle économique révolu. L’Europe continentale sera toujours à la recherche de cette fameuse troisième voie, entre la collectivisation étatique et le cynisme mercantile de certaines économies asiatiques. Cette troisième voie, c’est peutêtre l’indécision entre les modèles libéral et nordique.
Bangladesh : deux ex-Beatles, le 1er août 1971 17 Nombreux sont les nostalgiques des Beatles qui donneraient quelques minutes de leur vie pour être projetés, il y a trente-huit ans, au Madison Square Garden de New York. Le premier jour du mois d’août 1971, un dimanche, c’est George Harrison, un des quatre de Liverpool, qui va donner le concert d’une vie. Mais ce concert, c’est aussi celui d’une génération de musiciens de génie, car tous ont répondu présent. Il y a Éric Clapton, Bob Dylan, Billy Preston, Ravi Shankar et aussi Ringo Starr, le mythique batteur des Beatles. Le concert est unique, car les Beatles se sont séparés depuis deux ans. Leur dernière séance d’enregistrement a été réalisée, en janvier 1970, sans John Lennon. La page s’est alors tournée sur la plus belle aventure musicale du vingtième siècle. Chacun des Fab Four fera désormais une carrière solo. Et aujourd’hui, deux des quatre Beatles sont réunis. George Harrison, c’est l’auteur de « Here comes the sun », de « Something » et de « While my guitar gently weeps ». Et une larme coule sur sa guitare. D’ailleurs, Harrison, maigre dans son costume blanc, le visage creusé et légèrement voûté, semble tourmenté. Ringo Starr, caché par une immense barbe et ses empilements de 17
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percussions, n’en mène pas plus large. Les repères de la Beatlemania se sont-ils dissipés, Harrison ayant d’ailleurs écrit un merveilleux « All things must pass » ? Est-il difficile de s’affranchir de la tutelle de John Lennon et de Paul McCartney, dont ils se tenaient toujours en retrait ? Nos deux ex-Beatles sont-ils étourdis par le raz-de-marée musical qu’ils ont suscité ? La quête mystique de George Harrison, celui que l’on qualifie de quiet Beatles, invoquant le « Sweet Lord », le laisserait penser. Mais, quoi qu’il en soit, le temps est en apesanteur. Ce n’est pas un exBeatles qui est à l’origine du concert. C’est le sitariste indien Ravi Shankar. Il a persuadé les meilleurs musiciens pop de donner ce concert exceptionnel à New York. Et si Ravi Shankar a fait appel à George Harrison, c’est parce que ce dernier a été son élève, en 1966, alors que les Beatles expérimentaient d‘autres styles musicaux. C’est d’ailleurs du sitar que George Harrison joue sur la mélodie « Norwegian Wood » de l’album « Rubber Soul ». Et pourquoi ce concert au Madison Square Garden ? Ravi Shankar a sensibilisé le monde à la catastrophe humanitaire du Bangladesh (ou Pakistan oriental), un des pays les plus pauvres du monde. En novembre 1970, un terrible cyclone a ravagé les côtes du pays. Mais, au lieu d’organiser l’aide, le pouvoir totalitaire du Bangladesh organise des persécutions politiques et xénophobes. Les hindous établis au Bangladesh sont massacrés et dix millions d’entre eux doivent quitter le pays. Ce génocide fera plusieurs centaines de milliers de victimes. L’opinion belge y sera d’ailleurs très sensible, puisque des actions de charité seront organisées dans les écoles. C’est pour aider le pays et sensibiliser l’opinion qu’Harrison anime ce concert. L’objectif sera atteint. 250.000 dollars seront envoyés en Asie, mais avec retard, car les autorités fiscales américaines ont voulu d’abord examiner les comptes d’Apple, la société de production des Beatles. De sordides affaires de fisc empêcheront les fonds recueillis de rejoindre les caisses de l’Unicef avant 1981. Mais un merveilleux album est gravé. Les images de Youtube font frémir. Le concert pour le Bangladesh fera de nombreux émules. Un de ceux-ci est sans conteste Bob Geldof, qui organisera de nombreux concerts pour sensibiliser les populations occidentales aux guerres et pauvretés qui accablent l’hémisphère Sud. L’Irlandais Bono fera de même. Même si cette intuition est profondément désespérante, une vie vaut sans doute plus cher lorsqu’elle est médiatisée. Alors, en résonance de certaines stèles mortuaires, lorsqu’on se rend à New York, près du Madison Square, il faut se souvenir qu’un musicien surdoué anthemis
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d’une trentaine d’années avait choisi sa guitare, plutôt que son poing, pour lever les foules en faveur de la paix dans le monde. À quelques centaines de mètres, neuf ans plus tard, le 8 décembre 1980, un autre membre des Beatles, John Lennon – celui qui chantait « Give peace a chance » – allait mourir sous les balles d’un déséquilibré devant le Dakota Building. Comme George Harrison, John Lennon avait pris conscience de son immense pouvoir d’influence et l’avait utilisé pour apaiser la jeunesse plutôt que pour l’inquiéter. La veuve de John Lennon,Yoko Ono, décida de financer l’entretien d’une petite partie de Central Parc à la mémoire de celui qui chantait « Imagine ». Le sanctuaire s’appelle « Strawberry Fields », du nom d’une des chansons des Beatles. C’est un endroit hors du temps qui rappelle que Manhattan n’est pas que Wall Street.
Années 1978 et 2008 : l’histoire commence à rimer 18 Aux mêmes maux, les mêmes erreurs ? À trente années d’intervalles, un confus pressentiment se propage. Celui d’une même résignation devant des bouleversements économiques d’envergure mondiale. En 1978-1981, le second choc pétrolier fut considéré comme une péripétie conjoncturelle, sans que ses conséquences structurelles fussent correctement appréhendées. Pourtant, il coïncidait avec la mutation d’une société industrielle en une économie de services. Les gouvernements de l’époque étaient imprégnés de la suprématie du politique sur la sphère économique. Ils décidèrent qu’une politique de déficit budgétaire compenserait la perte de pouvoir d’achat entraînée par un pétrole cher et un dollar faible. En un mot, on confondit stratégie avec tactique et mutations structurelles avec péripéties conjoncturelles. Et si les années 1970 ramènent aujourd’hui à la nostalgie vaporeuse des temps révolus, elles annonçaient deux décennies de cendres et de clous. Toute une génération se souvient de la suite : un déficit budgétaire à deux chiffres et une spirale inflationniste cyclonique. L’endettement fédéral se creusa par un phénomène de typhon, conduisant à l’effet « boule de neige » de la dette publique. Le franc belge fut soumis à de brutales pressions, conduisant à la mémorable dévaluation de février 1982.
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Au terme des onze années des gouvernements Martens V à IX, le pays fut en état de faillite virtuelle. Au début des années 1990, la dette publique atteignit 130 % du P.I.B. et il faudrait attendre 1993 avant que les partenaires sociaux admettent la perte de compétitivité. Du fait de quelques années de tâtonnement politique, une génération de croissance économique fut perdue. Finalement, ce fut l’entrée dans la zone euro qui contraignit à une discipline financière que le Royaume n’avait pas réussi à s’imposer. À partir des gouvernements Dehaene et Verhofstadt, la dette publique commença à baisser, donnant lieu à un assouplissement fiscal en matière d’impôt des personnes physiques et des sociétés. La leçon des années 1979-1981 tient en quelques mots, au risque de choquer certains thuriféraires des politiques collectivistes : la sphère politique est subordonnée aux évolutions économiques, à tout le moins en termes de stimulation économique. C’est l’économie marchande, mais régulée, qui est la réalité absolue de nos communautés. C’est d’autant plus vrai pour un petit pays immergé dans une économie mondialisée aux forces gravitationnelles d’une densité inconnue. Quel parallèle tirer avec les années 2007-2009 ? A priori aucun, car la situation économique est structurellement différente. Mais si l’histoire ne se répète jamais, elle commence à rimer. Les périodes 1979-1981 et 2007-2009 sont, toutes les deux, caractérisées par une mutation structurelle de l’économie. Alors, que faire ? L’objectif devrait être d’obtenir une congruence, plutôt qu’une concurrence entre les sphères économiques et politiques. Cela passe par la nécessité d’alléger le poids des prélèvements fiscaux sur l’entrepreneuriat. Avec lucidité, il faut admettre que la conjoncture récessionaire ne se prête pas à une modification de la fiscalité des personnes physiques ou à une refonte des charges parafiscales qui affectent le travail. Par contre, ce qui est envisageable, c’est de transformer progressivement le royaume en une zone allégée d’impôt des sociétés. Il s’agirait de s’inspirer du modèle irlandais et d’établir un impôt des sociétés à 15-20 %. Cela permettrait de restaurer la compétitivité fiscale en cristallisant les investissements étrangers en Belgique. De plus, cela correspondrait au génome de l’économie du Royaume, à savoir une économie de transit et de circulation. Cette orientation exigerait une étude d’impact préalable et aurait un coût budgétaire initial que nous estimons à 3-4 milliards d’euros en rythme de croisière. Ce coût serait très vite compensé par des effets retour, à l’instar de ce que l’expérience des intérêts notionnels a largement démontré. anthemis
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Plus fondamentalement, il y a une réalité désagréable à laquelle il faudra faire face : notre système fiscal – le plus calcifié d’Europe – est intenable, et surtout incompréhensible. Et puis, est-ce vraiment la situation dans laquelle nous souhaitons être confinés ? Croyons-nous que nous pourrons nous permettre de nous réfugier dans une économie de rentiers ? C’est la responsabilité de tous les décideurs de ce pays de poser ces questions et d’admettre l’envergure des mutations de nos communautés. La génération de la crise des années 1970, désormais aux postes de responsabilités, sera assignée à un devoir d’inventaire.
Les économies doivent croître 19 Les livres d’économie postulent souvent qu’une société saine est une société en croissance, c’est-à-dire en expansion du revenu national. Ce postulat donne à penser que la croissance tend vers un état d’harmonie. Et pourtant ! N’existerait-il pas un état stationnaire qui constituerait le point d’équilibre de l’économie, c’est-à-dire le niveau d’évolution qui minimise les perturbations de tous types ? Une sorte de cristallisation de la vie des affaires qui rendrait – enfin ! – l’avenir prévisible et rassurerait donc la plupart des agents économiques. La question paraîtra très naïve à certains. Mais, au-delà de son aspect anecdotique, elle est fondamentale. Au XVIIIe siècle, l’économiste écossais Adam Smith, par exemple, postulait que la croissance économique est un processus continu et endogène, qui s’autoalimente. Mais est-ce le cas ? Cette question a d’ailleurs interpellé des centaines d’économistes et conduit à soutenir des modèles économiques très différenciés, du libre-échange à la collectivisation des moyens de production. Nous sommes convaincu qu’elle a déjà traversé la tête d’un grand nombre, surtout en période d’inflexion conjoncturelle. D’ailleurs, depuis l’éclatement de la bulle boursière spéculative, différents courants de pensée plaident pour un capitalisme mieux discipliné et plus ordonné, ce qui laisse à penser qu’il existe, au-delà de la gestuelle de la « main invisible » d’Adam Smith, une manière d’ordonner la croissance économique. Et, s’il existe un état d’équilibre, même fugace, le niveau de l’économie pourrait être vécu au présent, plutôt que de découler de l’actualisation d’anticipations. De même, s’il existait 19
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un niveau d’équilibre, les agents économiques vivraient en homéostasie, c’està-dire dans un état stabilisé. En bref, pour faire un parallèle avec la théologie, le gnosticisme (c’est-à-dire le mouvement hérétique qui, au IIe siècle, postula qu’il existait un Dieu suprême) n’aurait-il un quelconque fondement ? Dieu aurait-il un Dieu ? Le capitalisme volatile pourrait-il être dominé par un capitalisme stabilisé ? Si les marchés financiers dépassaient leur réalité d’existence pour retrouver l’économie « réelle », si un niveau d’équilibre pouvait être atteint, les entreprises ne devraient-elles plus alors poursuivre cette course à la croissance, voire cette tentative d’approcher l’état de monopole ? Les marchés financiers seraient stabilisés, c’est-à-dire dépouillés de toute volatilité, et les entreprises, devenues citoyennes, s’engageraient dans des développements durables. Malheureusement, cette vision du monde est utopique.Tout d’abord, au-delà de son semblant de vision progressiste, une stabilisation de l’économie figerait les inégalités sociales et serait donc une politique de moindre distribution des richesses, qui elles-mêmes ne seraient plus produites ou, à tout le moins, ne croîtraient plus. Cette apparence de régularisation n’intégrerait pas le facteur essentiel du progrès, à savoir le déséquilibre permanent des agrégats économiques. Cette vision du monde nierait aussi l’aléa, positif ou négatif, lié, par exemple, aux différents états de la nature. Elle serait donc présomptueuse, voire effrontée. La croissance est donc nécessaire. Elle implique une réallocation permanente des capitaux et du travail, selon des cycles conjoncturels, et surtout sous la contrainte d’aléas permanents. Ces aléas n’ont, bien sûr, pas la même envergure ni les mêmes conséquences pour les deux facteurs de production, le travail et le capital. La plupart des théories sont d’ailleurs centrées sur le partage de la rente, et donc de l’aléa qui y est associé, entre ces deux facteurs de production. Cet aléa est globalement, et sur une période suffisamment longue, positive pour les économies. C’est la « main invisible » d’Adam Smith, qui force, selon son auteur, à concourir à distribuer les choses, dans l’intérêt social et la multiplication de l’espèce humaine. Et, à nouveau, dans cette perspective, il n’existe pas d’état stationnaire. Adam Smith, à nouveau, faisait, à l’instar d’Aristote, un parallèle entre l’ordre économique et le cours naturel des choses. Une fois cet aléa accepté et intégré, c’est le rythme de partage de la croissance et les modalités de cet échange de valeur qui incombe, selon des modalités conditionnées par le type de régime politique, au marché ou aux pouvoirs publics. anthemis
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Tout cela n’altère pas la conclusion – optimiste – des différentes écoles économiques. L’homme est au centre des hiérarchies de valeur et la richesse n’est pas une fin en soin. Le progrès est générateur d’incertitudes, mais aussi de création de richesses. Il permet l’augmentation du niveau de vie et la réduction des inégalités sociales. Son partage reste cependant l’enjeu du débat de choix de société.
Économie de marché : après l’État et l’Église 20 En une vingtaine d’années, nos communautés se sont profondément transformées. Par choix postulé ou résigné, les réponses collectives sont abandonnées au profit d’une relation individuelle à l’économie. Comme un alliage qui se décompose, l’homogénéité sociale se dérobe progressivement au profit d’une attitude transactionnelle par rapport à la relation de travail. Cette évolution conduit à un rapport plus impersonnel et individualiste à la gestion patrimoniale. Il ne nous appartient pas d’exprimer un jugement de valeur sur cette évolution : c’est le travail conjoint du politique, du sociologue et du philosophe. Par contre, l’économiste peut en distinguer certaines ascendances. Il y a, bien sûr, les facteurs circonstanciels qui sous-tendent la diffusion de l’économie de marché : accès à l’information, détente planétaire des flux de commerce, abandon des politiques collectivistes, responsabilisation accrue des agents économiques, etc. Cette évolution relève aussi de l’effacement d’un effet d’optique. Celui-ci avait conduit nos communautés à confondre la croissance d’après-guerre avec une tendance de fond. Or, on le sait aujourd’hui, cette croissance n’était qu’un effet d’aubaine. Mais, au-delà de ces éléments factuels, il y a un autre facteur, dont nous soupçonnons qu’il est d’une envergure considérable. C’est la perte des valeurs supérieures qui contraignent la pensée économique. Les sociétés européennes ont abandonné leurs principes organisateurs, fondés sur un monocentrisme (ou un centralisme) hiérarchique, au profit d’une organisation polycentrique. La gestion de l’économie n’est plus centralisée, elle est disséminée. De déductives, nos communautés sont devenues inductives. Les modèles économiques ne sont plus postulés, ils sont désormais en mutation continue. Cette évolution est perceptible – et ce n’est pas une coïncidence – au sein des deux 20
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pôles qui ont régi nos sociétés, à savoir le pouvoir public et le pouvoir religieux. La profondeur de champ est différente, mais la typologie est la même. La mue des pouvoirs publics est évidente. Il y a quelques décennies, l’État s’imprégnait d’une vision communautaire qui fondait un aménagement des richesses nationales. Aujourd’hui, il n’est plus une société naturelle. À l’avenir, son rôle devra relever d’une conception sophiste, c’est-à-dire une alliance constituée pour mettre chacun à l’abri de l’injustice, notamment économique. Il devra granulariser plus efficacement la répartition des revenus vers les plus démunis. Les orientations politiques devront s’adapter à la perte d’homogénéité de la classe moyenne afin de segmenter, de manière plus étendue, les réponses socioéconomiques. Parallèlement aux modifications du rôle de l’État, le pouvoir religieux s’est aussi altéré. La sécularisation de nos sociétés a déculpabilisé la notion de profit et d’enrichissement personnel. D’ailleurs, la position de l‘Église catholique, influente dans notre pays, en matière d’économie s’est métamorphosée. La pensée de Thomas d’Aquin (1225-1274), un des théologiens les plus nuancés du Moyen Âge, a perduré jusqu’au milieu du XXe siècle. Ce penseur postulait l’incompatibilité entre la doctrine catholique et l’intérêt économique. Si elle admettait la nécessité du négoce, sa scolastique réfutait le profit, qui était blâmable, servait la soif du gain et ne connaissait aucune borne. Sept siècles plus tard, Jean-Paul II assouplit le précepte religieux en reconnaissant, dans l’encyclique Centesimus Annus de 1991, le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise. Pour l’Église catholique, quand une entreprise engendre du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été utilisés et les besoins humains correspondants convenablement satisfaits. Trouve-t-on une acceptation plus immédiate du profit dans le dogme protestant, dont les sociétés anglo-saxonnes, dont le modèle économique se diffuse, sont empreintes ? Sans doute, et c’est une explication du développement économique des sociétés réformées. Homme de la Renaissance, Luther, par exemple, ne condamnait pas la vie terrestre au profit de la spiritualité. Mais, même dans le catéchisme protestant, le profit n’est pas accepté sans normes. Dans son essai L’éthique protestante et le capitalisme de 1904, le sociologue allemand Max Weber avançait que la soif d’acquérir et la recherche du profit de l’argent n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins encore son anthemis
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esprit. Weber avançait que l’argent, considéré comme une fin en soi, apparaît irrationnel sous le rapport du bonheur de l’individu. Et finalement, que reste-t-il de tout cela ? C’est, singulièrement, l’encyclique Centesimus Annus qui donne une piste de réflexion. Dans un passage moins cité du texte, l’Église souligne que le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais aussi une communauté de personnes au service de la société tout entière. Le profit est un régulateur de la vie économique, mais il n’en est pas le seul. Il faut y ajouter des facteurs humains et moraux. La réponse à l’opposition des collectivistes et individualistes est peut-être dans cette troisième voie, qui postule une intégration du profit dans les équilibres sociaux.
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2. Économie et histoire belge Le fabuleux destin d’un économiste belge 21 Nombreux sont ceux qui croient que l’euro a définitivement remplacé le Deutsche Mark en 2002. Or rien n’est plus faux ! Selon Le Figaro, la Bundesbank recense vingt et une monnaies aux noms lyriques (le Riogeld, le Berliner, le Carlo, le Justus, La Fleur de cerisier, etc.) qui cohabitent outre-Rhin avec l’euro. Ce ne sont, bien sûr, pas des monnaies ayant cours légal, puisque le privilège de les battre ressortit aux autorités européennes. Il s’agit plutôt de devises parallèles acceptées auprès de certains commerçants. Le Roland, par exemple, est émis, depuis 2001, en une seule coupure de cinq unités. Il n’est utilisable qu’à Brême. Le Berliner, utilisable dans la ville du même nom, est tiré en trois coupures de couleur, imprimées par l’Imprimerie fédérale pour éviter la contrefaçon. La volumétrie de ces monnaies reste faible : 300.000 euros pour une masse monétaire globale de 155 milliards d’euros. Il s’agit donc plutôt de romantisme monétaire que de circuits fiduciaires. Mais ces initiatives, qu’on piste aussi en France et en Angleterre, ont un point commun. Afin de favoriser leur circulation, elles se déprécient à intervalles réguliers. En d’autres termes, elles perdent progressivement leur valeur nominale afin que leurs détenteurs successifs se hâtent de les utiliser pour des achats. L’économiste qui a inventé ce système est belge. Il se prénommait Silvio Gesell. Par un hasard géographique, l’homme est né allemand en Belgique, à Saint-Vith en 1862. À cette époque, la ville ressortit à l’empire allemand : les cantons seront ultérieurement rédimés à la Belgique au titre de dommages de guerre. Gesell est un économiste exalté et autodidacte. Cosmopolite, il court le monde. On le rencontre en Suisse, en Espagne et en Argentine, où il fait fortune. Mais, inspiré de Proudhon, l’homme est engagé politiquement : il prend part aux mouvements révolutionnaires allemands qui suivent la Première Guerre mondiale. Et c’est en 1916 qu’il formule son extraordinaire idée de monnaie « fondante » dans l’ouvrage L’ordre économique naturel.
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Cette théorie postule que la thésaurisation est néfaste pour l’économie. La seule manière d’injecter de l’argent dans l’économie est de forcer sa dépréciation naturelle, à intervalles fixes. L’idée est originale : au lieu de subir l’inflation, c’est la monnaie qui va imposer sa propre perte de pouvoir d’achat, et donc son rythme de circulation. Gesell arriva à la conviction que la monnaie devait subir les cycles de la nature. Ou, qu’en termes imagés, l’argent doit « rouiller », en perdant périodiquement de sa valeur. Gesell préconisait une dépréciation d’un millième par semaine, ce qui correspond à 5,2 % par an. La dépréciation aurait été organisée sous forme de tamponnage (ou d’estampillage) sur les billets, afin de diminuer leur valeur nominale. Une autre technique aurait consisté à tirer au sort et à annuler une espèce particulière de billets parmi l’ensemble des types qui circulent : les billets annulés doivent alors être échangés contre de nouveaux billets d’une valeur inférieure de 5,2 % aux précédents. Selon Gesell, la perte de valeur régulière et prévisible de l’argent favorise son injection dans l’économie, puisque les agents économiques s’opposeraient à une dépréciation de leur pouvoir d’achat par des achats d’actifs et des remboursements de dettes. Il en résulterait une circulation monétaire constante, permettant aux pouvoirs publics d’en doser la quantité afin d’assurer la stabilité des prix. Il n’y aurait ni inflation, ni déflation inattendue. L’idée de Gesell doit être replacée dans le contexte du monétarisme métallique des deux siècles précédents. L’économiste postulait que si la détention de la monnaie coûtait au moins autant que la détention des biens, l’équilibre serait rétabli, et le système économique pourrait fonctionner sans heurts et sans pénalisation. La théorie est, bien sûr, fragile : elle ne fonctionne qu’en économie fermée et suppose que la monnaie se limite à une utilité transactionnelle. L’économiste est donc resté absent des livres d’économie. Seul Keynes lui a consacré plusieurs pages dans sa Théorie générale de la monnaie de 1936. L’idée de la monnaie fondante de Gesell aurait pu répondre, par exemple, au piège de la liquidité (liquidity trap), qui s’ouvre lorsque le taux d’intérêt est tellement bas que la thésaurisation devient préférable à tout autre placement. Gesell est mort le 11 mars 1930, peu après le jeudi noir du krach de Wall Street, mais avant l’effondrement du Credit Anstalt de Vienne, qui marqua la diffusion de la crise en Europe. Soixante-quinze ans après ses funérailles, ses idées seraient ressuscitées par le romantisme monétaire.
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En 1865, un franc belge valait un franc suisse 22 Et si l’histoire était vraiment un éternel recommencement ? Si l’organisation de l’économie n’était que la retranscription, siècle après siècle, des mêmes ordonnancements promis à l’éternité, mais sabordés à la première crise ? Ce n’est pas exclu lorsqu’on se penche sur l’Union monétaire. Pas sur celle de 1998, qui a conduit à la création de l’euro. Pas non plus sur les accords de Bretton Woods qui ont charpenté la reconstruction monétaire occidentale après la Seconde Guerre mondiale. Ni davantage sur les accords de parité monétaire qui ont suivi le Traité de Versailles de 1919. Nous nous référons plutôt à l’Union monétaire latine de 1865. L’histoire commence avec Napoléon, qui répond aux désordres monétaires des assignats émis au moment de la Révolution française. Sous le Consulat, Bonaparte crée la Banque de France et invente en 1803 le franc-or (ou franc germinal). Ce franc est fondé sur un système bimétallique, c’est-à-dire faisant référence à deux métaux, l’or et l’argent. Les francs sont définis par rapport à un certain poids des deux métaux, le rapport de conversion entre l’or et l’argent étant fixé à 15,5. Cette réforme monétaire fournit à la France une référence intemporelle : le Napoléon, une pièce de 6,4516 grammes, dont 5,801 d’or fin. Grâce à sa stabilité, le franc germinal s’exporte progressivement. Il est d’ailleurs reconnu par la Belgique au moment de l’indépendance, en 1830. Mais le système des monnaies métalliques lie la valeur de la monnaie aux réserves des minerais d’or et d’argent. Or, les découvertes d’or en Californie (1848) et en Australie (1851) vont provoquer un afflux de métal aurifère qui va fragiliser le système. L’or devient plus commun et, en termes relatifs, l’argent devient plus rare. Rapidement, la valeur du métal argent dépasse sa valeur légale. Il devient donc intéressant de thésauriser de l’argent (qui vaut plus que son prix d’achat légal) ou de l’exporter. L’inconvénient d’un système bimétallique provient ainsi d’une discordance entre le rapport légal fixe et le rapport commercial résultant des cours libres de l’or et de l’argent. Si, par exemple, la valeur du métal or baisse, il est possible de fondre des pièces d’argent pour les échanger contre du métal or à sa valeur commerciale en baisse. Il suffit ensuite de faire frapper des pièces d’or pour en obtenir une valeur bimétallique supérieure. Cette situation est résumée par la loi de Gresham (1519-1579) qui postule que lorsque deux monnaies légales sont en circulation, la mauvaise chasse la bonne. En d’autres 22
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termes, si une monnaie s’apprécie par rapport à l’autre, la plus appréciée tend à disparaître de la circulation pour être thésaurisée. Les exploitations aurifères bouleversent donc le système. Il en découle un désordre monétaire auquel les pays répondent de manières diverses : la Belgique met fin au cours légal de l’or, tandis que l’Italie et la Suisse déprécient la valeur métallique de leurs devises. Mais la révolution industrielle suscite un niveau d’échanges commerciaux sans précédent. Il faut donc réinventer une stabilité monétaire. Les principaux pays européens décident alors de créer une Union monétaire, qu’ils qualifient de latine. Le 23 décembre 1865, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et la Suisse, rejoints par vingt-sept autres pays, signent une convention. Celle-ci harmonise le poids des monnaies et confirme la pérennité du franc germinal. Les monnaies des pays membres peuvent circuler indifféremment entre eux. Les membres de cette Union monétaire vont même battre la même monnaie : ils vont frapper des pièces de même qualité qui auront cours légal dans les autres pays. Cela a d’ailleurs conduit à la création d’une des seules pièces d’or de thésaurisation belge : le « 20 francs », d’une valeur actuelle de l’ordre de 125 euros, profilant notre premier roi, et dont la teneur en or fin est exactement celle du Napoléon, soit 5,801 grammes d’or fin ! Mais ce n’est pas tout : la Suisse a aussi frappé une pièce d’or de la même teneur d’or fin : le 20 francs suisses Vreneli. À l’époque, sur la base de la parité en or, un franc belge valait exactement un franc suisse ! Malheureusement, l’Union monétaire latine ne dura qu’une petite quinzaine d’années, car la croissance des économies était asynchrone. Il fut mis fin au système en 1914. De surcroît, la Première Guerre mondiale entraîna un phénomène de thésaurisation suivi par des vitesses d’émission de billets différents selon les pays. La Belgique dénonça l’Union qui fut dissoute en 1927. En France, le Napoléon est lui-même écarté en 1928 au profit du « franc Poincaré ». Il faudra attendre l’année 1944 et les accords de Bretton Woods pour qu’un nouveau système d’étalon-or voie le jour à une large échelle internationale. Ce système qui céda lui-même le pas aux cours de change flottants en 1973. Aujourd’hui, l’Union monétaire latine n’est plus qu’un lointain souvenir. L’euro l’a ressuscitée, sans référence métallique.
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En 1926, la Belgique invente une nouvelle devise 23 Les turbulences monétaires qui suivirent la fin de la Première Guerre mondiale ébranlèrent profondément l’Europe. Le contexte politique était déstabilisé. Le Traité de Versailles était à peine signé que les germes des prochaines crises contaminaient les économies épuisées par quatre années de destructions. L’Allemagne, suffoquant sous le poids des réparations de guerre, devait surmonter la Grande Dépression tout en stabilisant les poussées inflationnistes de la République de Weimar. La Russie, elle aussi, basculait dans un régime autoritaire qui bafouerait tous les équilibres économiques. En Belgique aussi, les finances publiques étaient précarisées. Le franc belge subit alors de nombreuses pressions spéculatives que les gouvernements tentèrent, sans succès, de contrer. À partir de l’automne 1925, le franc se déprécia progressivement par rapport à la livre sterling (la devise de référence de l’époque), dont le cours passa de 107 francs belges à 150 en mai 1926, pour atteindre 240 en juillet de la même année. La raison de cette dépréciation est classique : l’inflation. En effet, au terme de la guerre, les Reichsmarks étaient toujours en circulation. Or, le gouvernement belge en maintint le cours surévalué. Il s’en suivit une inflation importée. Pour prendre la mesure de la descente aux enfers du franc belge, il suffit de comparer la valeur en or du franc belge.À la fin du XIXe siècle, 20 francs belges avaient la même valeur qu’un Napoléon or, qui correspondait à 5,80 grammes d’or fin. À cette époque, un franc belge valait donc un vingtième de son poids, soit 0,29 gramme d’or fin. Or, dans les années 1920, la valeur du franc belge équivalait à moins de 0,05 gramme d’or fin, ce qui représentait une dépréciation de 85 % ! Le gouvernement d’Henri Jaspar décida alors de sortir de la crise financière dans laquelle le pays était plongé. Il obtint les pouvoirs spéciaux et plaça les opérations monétaires sous la direction d’Émile Francqui, vice-gouverneur de la Société Générale et membre du gouvernement en tant que ministre sans portefeuille. Progressivement, le franc belge fut stabilisé sur la base d’un cours de change de 175 avec la livre sterling. Différentes mesures furent mises en œuvre : création d’un Fonds d’amortissement de la dette publique, augmentation des impôts, etc. C’est dans ce contexte qu’apparaît, le 25 octobre 1926, le Belga, une nouvelle devise dont la paternité semble devoir être attribuée à Louis Franck, 23
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gouverneur de la Banque nationale. Cette monnaie, qualifiée de « monnaie de change spéciale », avait une valeur quintuple de celle du franc et était destinée à être utilisée pour les échanges internationaux. Un Belga valait donc 5 francs. Le Belga était fondé sur un étalon-or, à savoir 0,21 gramme d’or fin par Belga, soit un septième de la valeur d’avant-guerre. Le Belga fut mentionné sur les billets à partir de 1927. Les pièces de monnaie n’apparaîtront que trois ans plus tard. En 1930, la Monnaie royale frappa une pièce en nickel de 5 francs-1 Belga. La même année, pour la célébration du centenaire de l’Indépendance, une pièce en nickel de 10 francs-2 Belgas fut frappée. Mais pourquoi avoir voulu remplacer le franc belge par une nouvelle devise, dont le nom aux références latines était motivé par des considérations linguistiques ? Les motifs en restent complexes. Au terme de l’Union monétaire latine de 1865, le gouvernement souhaitait apparemment dissocier le franc belge du franc français dans les échanges internationaux. Pourtant, l’accueil du public, malgré une intense propagande, fut hostile. Le Belge resta fidèle au franc. Les opérations de change étaient compliquées et les touristes désorientés. Malgré ces constats et la dévaluation de 1935 au cours de laquelle la teneur en or descendit à 0,15 gramme d’or fin, le Belga fut maintenu jusqu’en 1946. Deux devises belges auront donc coexisté sous deux rois (Albert Ier et Léopold III) et le régent Charles. Alors, que retenir de cette aventure du Belga, si ce n’est la référence nostalgique de l’époque où l’argent valait de l’or, que Keynes qualifiait de relique barbare ? Probablement que la devise est, par essence, un étalon relatif dont l’expression est variable en fonction des époques et circonstances. Le Belga rappelle aussi qu’il n’est de devise que fiduciaire, c’est-à-dire en laquelle on peut avoir confiance. Les Belgas se vendent aujourd’hui 10 euros auprès des numismates situés autour de la bourse de Bruxelles. Pour les écoliers des années 1950 et 1960, il reste aussi le souvenir des bonbons à la réglisse représentant une pièce d’un Belga. On les fabrique toujours. Ils coûtent 1,09 euro les 100 grammes. Les bonbons d’enfance traversent les crises.
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Les mémoires plurielles de Léopold III 24 Lorsque le profane s’interroge sur la politique belge d’après-guerre, il plonge en apnée dans les méandres de l’histoire. Et c’est alors qu’immanquablement, il discerne, entourée de silences gênés ou de confidences chuchotées, une zone d’ombre. La plupart des mémorialistes la contournent avec embarras, comme si l’histoire était hantée par le néant. C’est la saison froide de la Belgique. Elle est lugubre : c’est la question royale. Mais la génération de ceux qui sont nés sous Baudouin peut-elle sereinement s’imprégner de ce drame, et de son principal acteur, Léopold III ? Car, on le sait, frôler cette question revient à esquisser les interdits. En parler rappelle la guerre, ses égarements et des malédictions collectives. Soixante-huit ans plus tard, la blessure du lien charnel d’un peuple avec son souverain n’est-elle donc pas cicatrisée ? Et puis, après tout, qu’est-ce que cette question royale : un leurre, un tranquille naufrage ou bien un véritable supplice que seul le temps va effriter ? Mais alors, est-il utile d’en soulever les voiles ? Justement, c’est sans doute la génération née après l’abdication de Léopold III, celle des petits-enfants, qui peut posément effleurer les tourments de la question royale. Elle est détachée du dilemme d’avoir dû, le dimanche 12 mars 1950, voter pour ou contre le retour au pays du chef de l’État. Elle est même, peut-être, la seule habilitée à lire les attendus du drame sans dresser le prononcé de l’histoire, faute de l’avoir vécue. Cette génération connut plus tard, en 1983, le décès d’un homme, pas celui d’un souverain qui s’était effacé. La génération des quadragénaires fut libérée du deuil d’un règne. Pourtant, le problème de la vie de Léopold III, c’est qu’on ne peut la découvrir qu’à reculons dynastique, en partant du présent connu vers le passé oublié. Et c’est là qu’on découvre que la recherche est abyssale. On doit, bien sûr, s’intéresser à la séquence des actes : c’est d’ailleurs le travail de l’historien. Mais le ressenti contemporain demande d’aller plus loin : il exige de conjuguer ces actes avec l’empreinte des émotions. Or, le quadragénaire ne les a pas éprouvées, ces émotions. Faute de les avoir vécues, il doit les reconstituer, voire les contredire. Et c’est alors que le chercheur ressent le drame de la vie de Léopold III, sans doute plus limpidement que dans ses biographies. L’appel de ce Roi est
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sourd et plaintif. Un peu comme ces cornes de brume, dont les appels viennent d’on ne sait où, pour conjurer des menaces inconnues. C’est la désolation d’un peuple, meurtri par ses silences et ses résignations. C’est aussi, probablement, une infinie solitude, empreinte de choses incomprises, celle d’un homme qui dut dire non à son peuple, alors que ce dernier venait, du bout des lèvres et dans la controverse, d’accepter son retour. Très jeune, Léopold III parcourt le monde, le crayon à la main et l’appareil photo en bandoulière. Il monte sur le trône à la mort accidentelle de son père, en 1934, alors que les bruits de bottes se précisent. Un an plus tard, il perd une épouse adulée dans un accident de voiture. Et le fracas de la Seconde Guerre mondiale arrive, avec son prélude d’incertitudes, d’avenirs résignés et d’espoirs déçus. Les événements se précipitent sur une échelle gigantesque. C’est la capitulation avec l’Allemagne, décidée de manière solitaire, sans concertation avec son gouvernement. En 1940, convaincu de devoir demeurer auprès de ses soldats, Léopold III reste au pays, malgré les supplications de son gouvernement de l’accompagner à Londres. Pour ses ministres, le Roi empêche la résistance gouvernementale et se désolidarise de la représentation populaire. Pour le Roi, par contre, le devoir instruit de rester au sein de son peuple envahi et de son armée défaite. D’ailleurs, contrairement à Pétain, il ne sera jamais accusé de collaboration. Sa rencontre avec Hitler à Berchtesgaden ne fut pas le Montoire du chef du gouvernement de Vichy. Il s’ensuit quatre années de captivité, en Belgique, ponctuées d’approches avortées, d’orgueils blessés, d’ambiguïtés et d’un remariage. Le Roi est déchiré entre un passé disparu, une impuissance à régner, des rancœurs politiques et un refus d’accepter un gouvernement en exil. L’homme devient fragile et influençable. Il ne prend pas la dimension historique de son emprisonnement, car cette guerre mondiale c’est, pour Léopold III, la fin du XIXe siècle. Cet ancien siècle a vécu en suspens pendant quarante ans. Pendant ses quatre premières décennies, tant de certitudes se sont écroulées devant l’épouvante larvée du nazisme et les frayeurs du bolchévisme, temporairement unis dans le Pacte germano-soviétique. Et puis, vingt-deux ans plus tôt, dans la boue des tranchées, les hurlements terrorisés du chemin des Dames, puis, plus tard, en recueillement devant les monuments aux morts, n’avait-on pas juré « plus jamais ça » ? Léopold ne comprend pas qu’il ne règne plus dans son royaume. Son destin s’échoue sur les brisées de la guerre mécanique. Il devient un roi de Belgique alors que son père était le roi des Belges. Prisonnier de l’Allemagne dans son propre pays, il l’est aussi des fondements constitutionnels de son anthemis
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rôle. De la monarchie parlementaire, Léopold III retient d’abord la monarchie. Monarque constitutionnel, il voit la Constitution fragilisée par l’occupation. Il suffoque entre un père admiré et une guerre qui l’a pétrifié. Et c’est sans doute cela, l’esquisse de ce Roi : celle d’un homme prisonnier, de lui-même d’abord, qui s’est cru, à tort, parfois libéré de son rôle public. À la Libération, les Allemands l’emmènent dans leur retraite. Il écrit un testament politique, demandant une réparation morale. Elle ne lui sera jamais accordée. Le texte est écarté et la rupture est consommée. L’histoire condamne le Roi au silence et le pays est mis en suspension dans la régence. Finalement, Léopold III revient au pays, en juillet 1950, dans un climat troublé. Après six ans d’exil en Suisse et une manifestation qui perdra des vies, il cède définitivement le trône à son fils Baudouin en 1951. À un moment, a-t-il pu croire que sa relégation ressemblerait aux destins d’un de Gaulle ou de Churchill qui, malgré qu’ils fussent les artisans de la victoire, furent chassés du pouvoir par des peuples ingrats et épuisés des souffrances que ces deux hommes rappelaient. Mais il y avait une différence : Léopold III avait annoncé, en 1936, la politique de neutralité de la Belgique, jusque-là alliée de la France et de la GrandeBretagne. Il était aussi à contretemps. Il était resté au pays pendant la guerre et parti prisonnier à son achèvement. Or, il fallait des hommes nouveaux, dépouillés de l’ambiguïté des circonstances et du changement d’époque. Sa vie ressembla plutôt à celle d’Édouard Daladier, le président du Conseil français qui signa à la fois les accords de Munich de 1938 et la déclaration de guerre avec l’Allemagne. Daladier fut, comme Léopold III, un témoin clandestin et solitaire de l’après-guerre. Après les drames, Léopold III repris son Leica pour clicher un monde dont il n’était plus un des souverains. Ses images reflètent toujours la même insouciance délavée et un morne sourire. Son regard reste vaguement inquiet, mais ses yeux pâles ne regardent rien. Son attention semble toujours s’abîmer dans le lointain. Pourtant, comme un arrêt sur image, il restera une interrogation stupéfiée. L’homme était né dans d’autres époques. Il n’acheva pas la transition vers les temps modernes. Le destin le figea dans une claustration, qu’on imagine insondable. Sa mélancolie fatiguée ne lui aura pas apporté de rémission. Léopold III aura dû, par sa réclusion, cicatriser une plaie. Sa peine d’exclusion, le bannissement intérieur, fut sans terme et sans aboutissement. Il la subit avec dignité et résignation. Seule la retraite d’Argenteuil lui aura servi de sanctuaire. anthemis
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La vie d’un homme est le récit qu’il choisit de s’en faire. Dans un texte publié de manière posthume en 2001, intitulé Pour l’histoire, le Roi donne sa vérité. Il signe à nouveau son testament politique de 1944, transformé en témoignage historique. Un demi-siècle après la consultation populaire, il décide de se soumettre, à nouveau, au jugement de l’histoire. Certains ont vu dans cette démarche un flegme résolu, d’autres un aveuglement tenace. La paix entre le peuple et ce Roi n’aura donc jamais été signée. D’ailleurs, sa paix intérieure, Léopold III ne l’aura sans doute pas trouvée. L’histoire de ce Roi est intimidante, car sans issue. Léopold III, c’est l’homme qui posa des actes incompris dans un environnement hostile. On ressent, dans sa vie, des valeurs linéaires qui s’intégrèrent mal dans les sinuosités des peuples.Y avait-il une douleur préalable aux drames ? C’est difficile à dire, car c’est le règne le plus court de l’histoire de la dynastie. C’est même, peutêtre, la vie la plus malheureuse, celle de l’homme qui, à chaque instant, interroge le moment passé. Léopold III, c’est un règne en apesanteur. La question royale signala la fin de l’insouciance. À la réflexion, l’abdication de Léopold III fut plus désespérée et triste que tragique. En 1950, le régime sut ce qu’il ne serait plus. Lorsqu’il décède, dans la nuit du 25 au 26 novembre 1983, la déclaration gouvernementale retient sa haute conception des fonctions royales démontrée au-delà des vicissitudes de l’histoire. Son fils Baudouin fut souvent considéré comme un homme effacé. Accablé par le destin de son père, il était sans doute condamné à rester prudent. Au reste, son début de règne fut contrarié par la fragilité du lien dynastique et la temporalité du régime. Il le maîtrisa pourtant avec une grande sagesse. Il gagna la confiance sans réserve du pays en conduisant, avec souplesse et grandeur, le pays au travers de la décolonisation et du fédéralisme vers l’unification européenne. Le sixième Roi, Albert II, est détaché de cette histoire. Son nom de règne reprend une séquence interrompue en février 1934, lorsque son grand-père Albert Ier, le roi-chevalier, décéda accidentellement à Marche-les-Dames. Juin 1934, c’est le mois de naissance d’Albert II. C’est pour cela que sa prestation de serment, le 9 août 1993, fut décisive. Léopold III avait mis le régime au vote. L’accession au trône de son second fils confirma définitivement l’apaisement avec la succession monarchique.
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Économie wallonne : la dictée du Bois-du-Cazier 25 Il y a quarante ans, dans les écoles primaires de Wallonie, on faisait des dictées. Des dictées pour apprendre, bien sûr, orthographe et calligraphie. Mais aussi pour apprendre l’histoire. Car l’actualité le démontre à suffisance, les dictées emportent plus qu’un apprentissage grammatical : elles reflètent les souvenirs communs et les équilibres sociologiques. Et de quoi parlait-on dans ces dictées polies des années 1960 ? Pas de la Seconde Guerre mondiale. Ses plaies, attisées par la question royale, étaient trop vives. De la guerre de Corée ? L’étude de la géographie viendrait plus tard. Pas non plus de l’indépendance du Congo, dont les cartes jaunies illustraient encore les classes à côté des portraits royaux. Des grandes grèves de l’hiver 1960-1961 et de la loi unique ? Encore moins. Là non plus, il ne fallait pas confronter les écoliers avec de désagréables réalités sociales. Non : les dictées des années 1960 parlaient de la catastrophe du Bois-duCazier à Marcinelle, survenue en août 1956. L’accident des houillères fut le plus grand traumatisme humain et industriel de la Wallonie. Le cataclysme fut effroyable : 262 morts, avec ses actes héroïques, mais surtout des familles décimées. Le drame minier avait frappé par son accablement mortifère. Ce douloureux stigmate resterait national, respecté et honoré dans les mémoires. Mais il y avait autre chose : l’accident était un outrage à la fierté manufacturière de la Wallonie. Car, on l’apprenait dans les écoles primaires, la Wallonie, c’était l’acier. L’acier du plan Marshall, la fonte produite grâce au coke des mines, l’alliage qui forgerait la société de croissance à laquelle une nouvelle génération aspirait. Mais pourquoi donc dicter un événement tragique à de jeunes élèves, qui ne prendraient conscience que bien plus tard des douleurs de la vie ? Certainement pour exorciser la douleur du drame, mais aussi, peut-être, pour conjurer l’angoisse des réalités économiques que cet accident prophétisait. Car, avec le recul d’un demi-siècle, le drame du charbonnage portait en lui les indices des mutations sociologiques que la Wallonie allait traverser. La précarité de l’outil industriel, tout d’abord, et sa fragilité par rapport aux circonstances géologiques. La mutation du secteur secondaire et la reconversion industrielle à envisager, ensuite. L’immigration, déjà et toujours indispensable au déploiement économique et enfin, surtout, la fin de la révolution industrielle. Par une accablante synchronicité, le drame de la fosse donnait le signal des grandes mutations socio-économiques que l’Europe imposerait à ses pays 25
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fondateurs. Car pendant que des avocats prenaient prétexte du drame de Marcinelle pour exiger une nationalisation des charbonnages, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (C.E.C.A.) décrétait la liquidation de sites d’exploitation. Dès 1957, grèves et manifestations se succédèrent pour protester contre ces décisions qui conduisirent à fermer une cinquantaine de sites et à licencier des dizaines de milliers d’ouvriers mineurs. Le Bois-duCazier serait lui-même définitivement fermé dans les années 1970. Les deux crises du pétrole et les dimanches sans voiture n’étaient plus très loin. Les écoliers wallons des années 1960 ont aujourd’hui 45 ans. Cette génération est très attachée à ses valeurs et à sa culture. Elle porte en elle la mémoire des traumatismes collectifs, comme ce drame de Marcinelle. Mais elle s’interroge, elle aussi, sur l’état de la Wallonie. Au-delà des discours incantatoires, elle a observé sa stationnarité économique et son tissu familial meurtri. Auparavant une des plus prospères du monde, cette région est devenue le réceptacle d’aides européennes. À qui la faute ? À une géographie enclavée ? Aux actionnaires trop frileux ? Au patronat manquant de vision stratégique ? À une administration oppressante ? Aux syndicats qui auraient freiné la reconversion ? À la myopie de certains hommes politiques des années 1970 qui auraient troqué des aides publiques contre une régionalisation ? Cela n’a aucune importance : toutes les générations sont des acteurs concernés. D’ailleurs, l’histoire économique est la convergence de turbulences articulées par des mécanismes complexes. Dans les années 1960, la réponse aux mutations avait été conservatrice et défensive. La logique fut contemplative plutôt qu’innovatrice. C’est même, très souvent, les oppositions dogmatiques qui ont servi d’interprètes à des mutations structurelles. Mais aujourd’hui, l’Europe doit surmonter des mouvements économiques de grande envergure. Les flux d’investissements ne reconnaissent ni les nations, ni les frontières. La carte financière du monde se redessine de façon spectaculaire, car ses centres de gravité se déplacent à l’Est. L’économie entraîne un déplacement latéral des capitaux, suivi par de l’immigration des compétences. La concurrence commerciale entre les États-Unis et l’Asie conditionnera la croissance de la prochaine décennie. Aujourd’hui, ce qui est réellement en jeu, c’est la place de la Wallonie, d’abord dans la Belgique, et puis dans une conjoncture mondialisée. Et que sera-t-elle dans ce paysage dont on peine à comprendre les bouleversements : un guetteur attentiste ou un acteur décidé ? Et puis, surtout, que formuler dans les dictées des écoliers qui auront 45 ans dans les années 2040 ? anthemis
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Peut-être pas le drame du 11 septembre, qui a vu finir un monde ancien. Mais certainement la description du planisphère, de ses accélérations économiques, de ses défis environnementaux et politiques. Car une dictée et un plan Marshall plus loin, il faut investir massivement dans la formation, pour faire des écoliers de cette décennie des quadras polyvalents. Grâce à une formation exigeante, ils conserveront une bonne employabilité pour aborder les mouvements tectoniques qui se dessinent. Leurs concurrents ou collègues ne seront pas le Wallon d’à côté, le Flamand d’un peu plus loin ou le Bruxellois de la capitale. Ils sont, aujourd’hui, écoliers à Moscou, Bombay ou dans un village reculé de la Chine. Et, finalement, c’est sans doute l’essayiste français Alain Peyrefitte qui, mieux que quiconque, enseignait magistralement ce que la génération des quadras n’a pas suffisamment appris dans les dictées : la confiance dans le progrès. La confiance dans la confiance. La confiance qui fonde une société de développement. Car l’économie n’est pas fondée sur la Providence. Elle est stimulée par l’optimisme, la créativité et des valeurs positives.
Les excursions à Meli 26 Les excursions scolaires sont des précipités d’histoire. Quelques années après l’exposition universelle de 1958, les écoliers visitaient les Ardennes, le zoo d’Anvers, Ronquières et souvent Bokrijk, le village médiéval reconstitué. Dans les années 1960, des autobus d’écoliers se pressaient aussi à Meli. L’endroit était paradisiaque, car tous les rêves y étaient présents : l’âne qui jette des pièces d’or, la sorcière sur son balai, les lutins dans leurs champignons et l’ogre mangeur de papiers. Nous nous en souvenons tous : c’étaient d’insouciants moments de liberté. Meli, c’était l’image de la Belgique mielleuse et bienveillante, celle de la croissance d’après-guerre. C’est là souvent, qu’intrigués, les écoliers francophones rencontraient pour la première fois leur miroir décliné dans l’autre langue. Ça n’avait, du reste, pas beaucoup d’importance, parce que pour les élèves francophones, la Flandre, c’était les vacances à la mer du Nord. Mais la mer, près de Meli, c’était aussi l’Yser, ce troisième fleuve si petit qu’il en avait presque usurpé son titre. Un Roi y avait défendu la patrie en imaginant un piège marécageux pour les soldats ennemis. On traitait aussi, sur 26
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le ton de la confidence chuchotée, d’une guerre du trône, plus longue que le second conflit mondial, qui avait divisé le pays, après la victoire alliée de 1945. L’éloignement de Léopold III avait suspendu l’histoire de la Belgique. Au terme de la Régence, la Belgique du XIXe siècle vacillerait. Après Charles, la nation devrait conjuguer son unité géographique avec ses diversités régionales. Chaque décennie verrait le symptôme d’une métamorphose. Les trois fondements de la vie nationale en seraient affectés : le Savoir, l’Ordre et l’Argent. Le Savoir, tout d’abord, formulé par les lois linguistiques et la scission de l’Université de Louvain qui se sont succédé dans les années 1950 et 1960. L’Ordre, ensuite, qui serait modifié par la régionalisation des accords d’Egmont dans les années 1970. Et enfin, dans les années 1980, l’Argent, c’est-àdire l’économie, caractérisée par le déclin des secteurs textile, sidérurgique et minier, l’émergence du capitalisme régional en filigrane de l’O.P.A. sur la Générale de Belgique pour déboucher sur l’émancipation économique nationale lors du basculement à l’euro. Envisagée sous le grand angle du temps, la Flandre s’est métamorphosée. En trente ans, elle est entrée de plain-pied dans la société tertiaire. Elle s’est intégrée dans l’ère de l’innovation et dans le développement de l’immatériel. Lieu d’opportunités commerciales par sa géographie ouverte, elle a construit des réseaux logistiques impressionnants. Elle a fédéré des groupes d’entreprises qui ont atteint une envergure planétaire. Un indice, parmi d’autres, est l’École de gestion de Vlerick. En quelques années, en contournant le confinement national, cette institution s’est imposée sur le podium des meilleures écoles de commerce du monde. Elle a réussi la synthèse de deux universités (Gand et Louvain), tout en étant ancrée dans un réseau d’industriels visionnaires. Les universités de Bruxelles, Liège et de Louvain-la-Neuve suivront d’ailleurs bientôt immanquablement le même modèle. Alors que la Flandre alimentait un modèle d’épargne collective, la Wallonie a vu arriver plus tard sa propre mutation industrielle. Bien sûr, il est difficile de parler de déterminisme économique, car les aboutissements sont plus importants que les causes. Il n’empêche que l’économie wallonne a subi, dans les années 1980 et 1990, des indécisions. Elle a parfois confondu croissance économique et centralisation de la décision politique. Comment ces variations structurelles de l’économie wallonne sont-elles restées dans l’angle mort de la vision politique ? La triangulation des trois pouvoirs (patronal, syndical et politique) s’était-elle déséquilibrée ? Les deux crises du pétrole des années 1970 ont, par exemple, occulté la fin des charanthemis
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bonnages et refoulé l’envergure des changements. La tradition manufacturière, héritière de la révolution industrielle, et l’enclavement géographique (manque d’ouverture à la mer, accès ferré dispersé, etc.) jouèrent certainement aussi un rôle. L’émiettement des centres universitaires francophones a, lui aussi, probablement neutralisé une réflexion globale. L’important, aujourd’hui, c’est de dépasser la mélancolie du passé. Il n’y a pas une région visionnaire et une autre qui aurait souffert d’un déficit d’anticipation. C’est donc avec limpidité qu’il faut aborder les questions économiques. Celles-ci doivent être examinées en distinguant celles qui relèvent de la longue durée, de la période moyenne et du temps court. En transposant ce découpage temporel, on pourrait affecter la mondialisation et la diffusion du libre-échangisme à la longue durée, le vieillissement de la population et l’inversion des courbes de natalité à la période moyenne et la gestion communautaire au court terme. À court terme, justement, l’erreur serait de résumer un modèle économique régional à ses exclusivités linguistiques. Il est plutôt utile de s’interroger sur les vecteurs de croissance, au sein desquels on retiendra immanquablement la promotion de l’entreprise individuelle, le capitalisme familial et le développement de pôles universitaires de connaissance intégrés aux entreprises. La leçon de l’économie, ce n’est pas qu’un modèle linguistique soit, dans l’absolu, meilleur. Chaque région est un partenaire commercial prioritaire de l’autre. La Flandre est, par exemple, le second investisseur en Wallonie, après les États-Unis. Chaque région existe parce qu’elle est singulière et que les marchés de l’emploi sont différents. D’ailleurs, les deux régions ont développé des centres d’excellence en matière de recherche et d’éducation qui sont parmi les premiers au monde. L’enseignement, c’est que le capitalisme n’est pas illégitime, et que l’économie de marché, lorsqu’elle est bien balisée, n’est pas inefficace, injuste et responsable de toutes les inégalités sociales. D’ailleurs si ça avait été le cas, comment expliquer que dans un des pays à la plus forte densité de population du monde, la frontière linguistique distingue des zones d’emploi, avec un marché du travail tendu dans certaines régions et un excédent de demande dans d’autres ? La leçon économique, c’est aussi que le modèle de forte réglementation étatique, couplée au dirigisme de l’emploi, appartient, pour tous, au passé. Le curieux retournement de l’histoire est là : c’est en ouvrant les modèles de réflexion des deux régions, notamment en matière de synergie entre les universités et les entreprises, qu’on assurera des émancipations économiques réciproques. anthemis
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Années 1970 : une décennie économique maudite 27 Lorsque le chercheur s’intéresse à la performance de l’économie belge, il constate, depuis une trentaine d’années, un glissement de la performance de notre pays. De nombreux facteurs, bien connus, expliquent cette évolution : détente des flux du commerce vers l’Asie, mutation de nos industries manufacturières vers une économie de service, etc. Mais c’est alors, qu’immanquablement, le chercheur discerne une zone d’ombre : et si, finalement, tout s’était passé dans les années 1970 ? Parce que, quand on s’intéresse aux stigmates de l’économie belge, on en arrive immanquablement à cette période du dernier siècle. Ce furent dix ans d’effarement. L’indice ne trompait pas : trois semaines après le début de cette décennie, le 23 janvier 1970, 23.000 mineurs de Flandre étaient en grève pour réclamer une augmentation salariale de 15 %. Ces manifestants ne savaient pas encore qu’ils soulevaient la question cruciale de l’énergie. Le carburant deviendrait non seulement cher, il serait incertain. D’ailleurs, la décennie se clôturerait, en décembre 1979, sur un sommet de l’O.P.E.P. qui constaterait que le prix du brut avait été multiplié par cinq en dix ans. C’était la première phase de la mondialisation, bien plus profonde qu’une perturbation énergétique. L’acier suivrait : en 1982, 10.000 métallos wallons dévasteraient le quartier Nord de Bruxelles pour protester contre les limitations de production. Il y avait donc autre chose qu’une crise du pétrole. Le mal était plus profond, et le trou d’air se transformerait en décrochage. Car, économiquement, les années 1970, ce fut la fin des trente glorieuses, ces années d’après-guerre caractérisées par une croissance plane et une redistribution sociale prévisible. Soudainement, ces trente glorieuses n’étaient plus l’étalon, mais l’exception du modèle. Et tout allait basculer, parce que c’est justement pendant ces trois décennies d’exception que les systèmes de protection sociale furent construits en Europe. Ces mécanismes, notamment en matière de pension, étaient fondés sur la répartition, plutôt que la capitalisation. La croissance chaotique allait tout bouleverser. Les trente années suivantes seraient odieuses. Au surplus, l’alarme énergétique fut un prétexte simplificateur, car l’approvisionnement en pétrole ne fut jamais mis en danger. D’autres signaux, de bien plus grande envergure, auraient dû alerter les économistes. En août 1971, par exemple, le président américain Nixon signala la fin de la convertibilité 27
L’Echo, 24 avril 2007.
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du dollar en or. Il n’avait pas le choix : l’Amérique sortait monétairement exsangue de la guerre du Viêt-Nam. Plus tard, en 1973, le même président abandonnerait le système des cours de change fixe, pour confier le dollar à un flottement persistant. Le choc de modèle fut incompréhensible pour les théoriciens habitués à des agrégats conjoncturels stables. Ces observateurs furent confrontés à un phénomène inconnu, et d’ailleurs toujours mal défini : la stagflation, c’est-àdire une inflation importante conjuguée à un chômage qui devenait structurel. Ils commençaient à peine à entendre parler de Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976. Pourtant, tous se référaient au modèle keynésien qui, dans sa simplification, recommande à l’État de creuser son déficit budgétaire pour relancer la demande. C’est, du reste, exactement la politique qui fut suivie en Belgique. L’État fédéral mit les comptes dans un tel déficit qu’il atteignit plus de 10 % du P.N.B. au début des années 1980. Ceci conduisit, pêle-mêle, à une inflation catastrophique et à un gigantesque endettement public (le fameux effet boule de neige) qui trouverait son apogée désastreuse au milieu des années 1990. Dans la même lignée, les besoins d’endettement des pouvoirs publics furent tels que la bourse fut désertée, jusqu’aux mesures incitatives prises par le gouvernement Martens-Gol. En février 1982, le pays devrait dévaluer sa devise de près de 10 %. Des mesures d’austérité suivraient. Les moralistes de l’époque avaient juxtaposé des solutions conjoncturelles à des glissements structurels. Et aujourd’hui, l’esprit informé ne peut le ressentir qu’avec accablement, tant les conséquences des années 1970 représentent des occasions manquées. Chez les quadragénaires, ces années renvoient à une insouciance crépusculaire, mais aussi à des aciéries devenues poussiéreuses et désaffectées. Au niveau politique, aussi, ces années furent indécises. Nos gouvernants n’avaient pas compris la mutation économique. À l’époque, on parlait encore des secteurs nationaux qu’il fallait gérer de manière planique et à coups de subsides, au prix de négociations communautaires dont on a vraiment pris l’envergure trente ans plus tard. Le développement technologique avait perturbé le modèle rhénan, fondé sur un cycle de croissance long et une prévisibilité des agrégats économiques. La première réponse à la crise du pétrole fut d’ailleurs bien singulière : ce fut les dimanches sans voiture de 1973. Les années 1970, c’est donc la décennie de la transition. La mutation du secteur manufacturier à une économie de services. Les ingénieurs des usines allaient céder le pas aux financiers. On se souvient des noms d’entreprises anthemis
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qui s’engloutiraient dans des opérations de marché : Cockerill, les A.C.E.C., l’Union minière et bien sûr, la Générale de Belgique, dont l’O.P.A. fit brutalement entrer la Belgique dans le capitalisme moderne. La septième décennie du dernier siècle restera suspendue entre deux époques. Elle est inaccomplie. Elle ramène à une Belgique d’avant, plus tout à fait celle d’après-guerre, mais encore aux couleurs trop ternes pour qu’elles en soient modernes. Et finalement, c’est bien le rapport au temps et à l’avenir qui s’est irréversiblement modifié dans les années 1970. Le temps et l’économie ne seraient plus capitalisés du passé vers le présent, mais plutôt actualisés du futur vers le présent.
Il y a un an… en 1978, 1928 ou 1918 ? 28 C’était il y a un an. De nombreux prophètes improvisés ou évangélistes de la 25e heure, tels des prédicateurs désespérés, annonçaient, la fin du capitalisme et une réplique de la grande dépression des années 1930. Beaucoup de commentateurs ont employé des mots dont ils ne pénétraient pas le sens. Mais c’est vrai : le système bancaire a frôlé l’implosion systémique. Heureusement, les États ont parfaitement joué leur rôle. Ce n’est pas la fin du capitalisme, à supposer qu’on puisse inventer un système qu’on lui substituerait. D’ailleurs, le système marchand ne nous est pas imposé, il est consubstantiel au mode choisi d’organisation de nos économies. C’est le progrès social qui n’est pas assuré par le capitalisme, raison pour laquelle le système doit être contrôlé et piloté dans le partage des richesses. Au reste, il est utile de se rappeler que les considérations cataclysmiques comparant la crise de 2008-2009 à celle de 1929 sont vaines, parce qu’illogiques. La grande dépression des années 1930 était la conséquence des désordres inouïs entraînés par la Première Guerre mondiale. Il en résulta des dévaluations monétaires en cascade. De surcroît, c’est parce que les établissements de crédit avaient investi considérablement en actions qu’elles n’ont pas pu rembourser leurs déposants lorsque la bourse s’est effondrée, provoquant ainsi un effet domino dans l’économie. En 2008-2009, on était dans une polarité inversée : c’est une crise de crédit qui s’est reflétée dans les valorisations boursières. Les bourses ont, du reste, parfaitement fonctionné et ont servi de relais fluides de liquidité à des mécanismes devenus visqueux. 28
Trends Tendances, 19 novembre 2009.
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La crise de 1929 a donc éclaté dans un monde marqué par de grands déséquilibres monétaires, résultant de décisions politiques malencontreuses prises au sortir de la guerre. À l’époque, la nature de l’économie était aussi très différente, avec une prédominance du secteur agricole, et l’économie de marché était moins développée et diffusée qu’aujourd’hui. Les autorités monétaires, prisonnières d’un étalon monétaire métallique, avaient formulé une réponse inadéquate à la crise : elles ont restreint le crédit, croyant ainsi freiner la spéculation et la chute des cours boursiers. Il s’en dégagea un chômage effrayant et, plus grave, une contraction des flux de commerce et de la production industrielle. L’impact des deux crises de 1929 et de 2008-2009 peut paraître semblable, mais les typologies historiques et économiques sont différentes. Le monde des années 1930 était replié dans l’autarcie et l’isolationnisme. Notre économie est, par contre, globalisée. Il ne s’agit bien sûr pas ici d’entreprendre une démarche révisionniste en postulant que la crise de 1929 n’est pas porteuse de leçons. On a justement appris du krach de 1929 ce qu’il ne fallait pas faire, à savoir contracter la liquidité au motif que cela disciplinerait, et même punirait, les acteurs financiers. Mais il ne faut pas convoquer précipitamment l’histoire. Contrairement à ce qui fut constaté en 1929, les autorités monétaires ont agi avec célérité et coordination. La qualité et la vitesse de l’information de nos économies sont naturellement des facteurs qui aident à la solution. Notre intuition porte plutôt à comparer la crise de 2009 à celle de l’année 1979, encore que, depuis lors, le rôle du pouvoir politique s’est lentement dissous dans l’économie de marché. À l’époque, le système monétaire patiemment construit après la Seconde Guerre mondiale avait montré sa finitude. Le choc de modèle fut incompréhensible pour les théoriciens habitués à des agrégats conjoncturels stables. Ils furent confrontés à un phénomène inconnu, et d’ailleurs toujours mal défini : la stagflation, c’est-à-dire une inflation importante conjuguée à un chômage qui devenait structurel. Les années 1970 furent la décennie de la transition, celle de la transformation du secteur manufacturier en une économie de services. Nos communautés vivent une nouvelle transition de modèle, trente ans plus tard : la mutation d’une économie de services vers une économie de la connaissance, des ressources intangibles. Mais, si l’économie n’est pas en 1929, et plutôt en 1979, comment imaginer la suite ? Dans les années 1970-1980, l’indécision politique de l’Europe continentale avait conduit, en vrac, à une inflation stratosphérique, un endettement public hallucinant et une perte de compétitivité généralisée. Certains, anthemis
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comme Attali, envisagent désormais un désordre monétaire planétaire, comme celui qui a caractérisé la République de Weimar, dans l’Allemagne vaincue par le Traité de Versailles de 1919. Très pessimiste, l’analyse de l’économiste français est fondée sur l’impossibilité d’étaler les dettes sur le long terme, sans inflation ou graves événements, telle la guerre. Il résume d’ailleurs souvent les options économiques de sortie de crise à l’inflation ou à l’impôt. Alors, où et quand sommes-nous ? En 1919, 1929 ou en 1979 ? En 1933 à Washington (année du New Deal de Roosevelt) ou à Berlin ? Probablement nulle part, ailleurs et dans une autre époque. Mais nous ressentons l’intuition fugitive que de grands bouleversements doivent être anticipés. C’est, du reste, le rôle des krachs boursiers. Ce message est difficile à intégrer, car les crises ramènent aux peurs millénaristes et aux espoirs providentiels. Et il y a autre chose. En effet, cette crise est probablement un terrifiant développement darwinien de l’économie de marché. Elle renforce certaines économies et en affaiblit d’autres. Sur le champ de bataille mondial, les États-Unis et l’Asie en sortiront vainqueurs, tandis que l’Europe vieillissante courbera la tête. Et c’est à ce niveau que l’intuition doit guider l’action : cette crise est une immersion dans l’économie de marché. Il faut donc savoir quelle vague d’avenir nos communautés vont prendre. L’état stationnaire est une douce utopie.
École de commerce Solvay, promotion 1984 29 L’histoire se passe en 1984. Le 23 du mois de février de cette année-là, Bernard Van Ommeslaghe, professeur de l’École de commerce Solvay, entre d’une humeur massacrante dans un auditoire de l’U.L.B. Chef d’entreprise avisé et personnalité sympathique et éclectique, l’homme a un caractère séduisant, reflété dans un visage aux yeux malicieux et au sourire assuré. Il possède la posture des élus et la fermeté des générations bien nées qui frôlent les époques. Il a aussi la certitude des hommes qui ont, depuis longtemps, choisi de dissocier l’humanité entre l’élite de ceux qui comprennent et le nombre, plus large, de ceux qui ne comprendront jamais rien. Et pour Bernard Van Ommeslaghe, la compréhension de la vie des affaires appartient aux économistes. Or, en pleine crise économique, un trublion médiatique vient de commettre l’irréparable. C’est Yves Montand. Il a, la veille, animé une émission, « Vive la crise », sur Antenne 2. 29
Trends Tendances, 21 février 2008.
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Qu’un acteur de série B soit président des États-Unis, passe encore. Mais pour Bernard Van Ommeslaghe, qu’un comédien français gauchisant utilise son ascendant médiatique pour expliquer une crise économique, c’est intolérable. On ne confond pas Paris-Match et le Financial Times. Et puis, quelle image donnée à ses étudiants ! Le sévère régime de l’École de commerce Solvay est censé former une élite économique, pas des téléspectateurs de simplifications populaires. Si deux heures de pseudo-pédagogie télévisuelle remplacent cinq années d’études, c’est la décadence académique. Yves Montand, c’était l’homme des films qui dénonçaient les totalitarismes de gauche ou de droite, l’acteur fétiche de Costa-Gavras, le personnage central de « Z », de « L’aveu » et d’« État de siège », mais aussi le procureur de « I comme Icare ». Compagnon de route repenti des communistes, Montand développe une personnalité complexe : il revendique une liberté de pensée dans son engagement politique. Il se plaît d’ailleurs à citer Nietzsche qui postulait que « toute conviction est une prison ». D’ailleurs, dans son émission 1984, Montand adopte une posture singulière, partagée entre la résignation des évolutions économiques et la désillusion des utopies collectivistes. Montand écorche la frilosité de Mitterrand qui vient de déposer les armes devant l’économie de marché. Il s’ose même à annoncer la mondialisation de l’économie, en fustigeant le conformisme patronal et le manque de réalisme des gouvernants européens. Montand s’affilie à un capitalisme libéral et de gauche « tendance Reagan ». Pendant longtemps, je me suis demandé si Montand avait instrumentalisé l’image d’un promoteur de l’économie de marché pour se libérer d’une contenance d’homme de gauche. C’est à la faveur d’un déménagement que la réponse me fut apportée. L’émission de Montand avait fait l’objet d’un numéro spécial du quotidien Libération, récemment retrouvé dans une pile de vieux livres. Et les prévisions de Montand étaient étonnantes, quoiqu’incomplètes ! En termes géopolitiques, l’homme prévoyait un déplacement du centre de gravité économique vers l’Asie. Sans envisager la fin des dictatures communistes ni l’ouverture de l’Union européenne, ou encore la montée du radicalisme religieux, il prédisait la fin de l’hégémonie économique des pays européens, en soulignant les déséquilibres démographiques à venir. Plus étonnant, il annonçait un troisième choc pétrolier et un baril de pétrole à 55 dollars en l’an 2000, en prédisant non seulement que l’or noir deviendrait cher, mais aussi incertain. Mais il allait plus loin : il supputait le anthemis
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caractère stratégique des matières alimentaires dont les prix devraient s’envoler avec des chocs comparables aux inflations pétrolières. Montand n’avait peut-être pas raison en termes réels, mais il pressentait des pressions inflationnistes et démographiques. Dans l’opuscule publié par Libération, Montand donnait largement la parole à l’économiste Michel Albert, ancien commissaire au Plan français, lequel cernait l’immersion dans l’économie de marché et surtout le retrait progressif des gouvernements au profit d’une économie mondialisée fondée sur un modèle marchand. D’autres auteurs recadraient le rôle de l’État, désormais censé synchroniser les rythmes technologiques et les déformations des structures sociales. Dans cette vision, l’État providence serait escamoté au profit de systèmes assurantiels au sein desquels les frontières entre les secteurs privé et publics auraient été dissoutes. Mais le plus étonnant, c’est la prescience d’Yves Montand en matière de télécommunications. Internet n’était pas encore inventé, mais il était prévu, donc prévisible. Alors, au-delà du mémorable coup de gueule de Bernard Van Ommeslaghe, que retenir de l’émission de Montand ? Les pirouettes de l’acteur n’auront, bien sûr, pas remplacé l’enseignement du professeur. Mais il y avait la formidable intuition de ce qu’une crise est un moment passionnant de la métamorphose. C’était le début, dans la sphère intellectuelle française, de l’irruption de non-spécialistes dans la gestion de l’économie et du politique. Il y avait aussi le signe d’une confiance en l’homme et ses dépassements collectifs, bien esquissés par l’acteur. Et enfin, une profonde nostalgie des années écoulées dont les diplômés de Solvay de l’année 1984, auxquels cette chronique est dédiée ainsi qu’à Bernard Van Ommeslaghe, se souviendront avec tendresse.
La superstition belge du chiffre 8 30 Dans la superstition chinoise, le chiffre 8 est un signe de bonheur et de prospérité. Mais si, en numérologie asiatique, le chiffre 8 symbolise l’expansion matérielle, sa formulation belge ramène plutôt aux dislocations. Dans les éphémérides du Royaume, le même numéro est, depuis cinquante ans, un signe de profonde mutation économique et sociologique. Toutes les décennies, les années aux consonances octogonales consomment une rupture. 30
L’Echo, 3 octobre 2008.
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L’histoire commence en 1958. C’est l’année de l’Atomium et de l’exposition universelle. Cette exposition, c’est le témoignage de l’aisance d’une Belgique mielleuse et bienveillante, confortée par la croissance d’après-guerre et de prospères colonies. À l’époque, on ne le savait pas encore : ces moments de liberté sonnaient le glas de l’insouciance. Des mutations d’une envergure inattendue affecteraient l’économie. Les deux crises du pétrole et les dimanches sans voiture n’étaient plus très loin. Chaque décennie verrait le symptôme d’une métamorphose. Après le vote des lois linguistiques, c’est en 1968 que la scission de l’Université de Louvain est consommée ouvrant la voie à la régionalisation des accords d’Egmont dans les années 1970. Dix ans plus tard, c’est la seconde crise du pétrole qui accabla le pays. Elle fut erronément considérée comme une péripétie conjoncturelle, sans que ses conséquences structurelles fussent correctement appréhendées par des gouvernements non préparés. Pourtant, ce choc énergétique annonçait deux décennies de cendres et de clous économiques. Toute une génération se souvient de la suite : un déficit budgétaire à deux chiffres et une spirale inflationniste cyclonique. L’endettement fédéral se creusa par un phénomène de typhon, conduisant à l’effet « boule de neige » de la dette publique. Le franc belge fut soumis à de brutales pressions, conduisant à la mémorable dévaluation de février 1982. En 1988, après une décennie de tâtonnement politique, le pays fut en état de faillite virtuelle. Le sauvetage des cinq secteurs nationaux n’avait pas été probant, mais l’ancrage belge de l’économie apparaissait au moins sauvegardé. C’était sans compter l’ouverture des frontières. En juin 1988, l’annonce de l’O.P.A. de De Benedetti sur la Générale de Belgique dissipa ce mirage. La dislocation de la Générale de Belgique aurait pu réveiller l’ambition d’une densité économique nationale. Il n’en fut rien : dix ans plus tard, en 1998, c’est une seconde rafale d’O.P.A. (Pétrofina, BBL, Royale Belge, etc.) qui balaya le paysage boursier. Le pays était-il devenu trop petit pour des envergures européennes ? Ce n’est pas exclu. Et finalement, un demi-siècle après l’exposition universelle, on arrive, par pas de dix ans, au troisième séisme pétrolier, à la crise des subprimes et au sauvetage bancaire de 2008. Ces crises financières annoncent de nouvelles géographies économiques. Leurs conséquences sont difficiles à appréhender, mais elles seront profondes. Une autre chose a changé depuis 1958 : le pouvoir politique s’est lentement immergé dans l’économie de marché. Les politiques monétaires sont anthemis
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devenues continentales. Les entreprises sont multinationales et d’actionnariat planétaire. Ce sont, aujourd’hui, les prix du marché et les prospectives conjoncturelles qui guident les choix politiques. La leçon de l’année 2008 tient en quelques mots, au risque de choquer certains thuriféraires des politiques collectivistes : la sphère politique est subordonnée aux évolutions économiques. C’est l’économie marchande et régulée qui est la réalité première de nos communautés. C’est d’autant plus vrai pour un petit pays immergé dans une économie mondialisée aux forces gravitationnelles d’une densité inconnue. En même temps, l’intervention des pouvoirs publics dans le renflouement de Fortis et de Dexia montre la valeur ajoutée d’une gestion gouvernementale soigneuse et rassurante.
La face nord de l’économie 31 Les crises sont, pour les économistes, des moments de solitude, car elles révèlent la fragilité des théories. Et pourtant, plutôt que de s’astreindre à un examen factuel des événements, certains imprécateurs convoquent les auteurs anciens afin d’expliquer les secousses de la conjoncture. La démarche est commode. Elle n’en est pas moins fragile. L’économiste le plus cité est incontestablement l’anglais John Maynard Keynes (1883-1946). Keynes était, selon l’intéressante biographie qu’Alain Minc vient de lui consacrer, un « diable d’homme ». Versatiles et capricieuses, ses théories trouvèrent quelque terreau fertile dans la grande dépression des années 1930. Ces derniers mois, Keynes est donc opportunément cité par quelques commentateurs en mal de références. Et pourtant ! La dépression des années 1930 n’a rien à voir avec la première crise financière du XXIe siècle. D’ailleurs, pour expliquer la crise de 1929, les économistes retiennent aujourd’hui l’analyse plus pertinente du prix Nobel Milton Friedman (1912-2006), totalement contraire à celle de Keynes. Au reste, les théories keynésiennes se sont échouées dans la stagflation (contraction de stagnation et inflation) des années 1970. À l’époque, la politique d’injection d’argent public préconisée par les théories de Keynes avait enflammé l’inflation en inhibant les mutations structurelles de nos économies, à savoir le passage d’une industrie manufacturière à une économie des services. 31
L’Echo, 31 janvier 2009.
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À ceux qui l’auraient oublié, les politiques de dépenses publiques des années 1970 entraînèrent le pays dans un désordre économique sans précédent. Elles conduisirent à des déficits budgétaires à deux chiffres, à un endettement public qui culmina à 130 % du P.I.B., à une inflation hors de contrôle et à des dévaluations successives. À partir d’un certain seuil, la dynamique financière conduisit au terrifiant effet « boule de neige », c’est-à-dire l’accroissement exponentiel de la dette. Les aficionados de Keynes devraient se souvenir que c’est le plombage des années 1970 qui a conduit à calcifier notre économie et à la paralyser pour faire face à des chocs tel que celui que nous traversons. Certains esprits malicieux en arrivent même à dire que l’avantage d’une politique keynésienne contemporaine serait l’inflation, et donc l’allègement des dettes, qu’elle permettrait. Quoi qu’il en soit, les pays fort endettés, tels que la Belgique, ont moins de latitude. Mais qu’importent donc les limites des idéologies et les situations dissemblables : pour certains, l’important est de savamment identifier une idolâtrie idéologique. Même Karl Marx (1818-1883) est redécouvert par quelques pseudo-théoriciens désabusés. L’auteur du Capital n’avait-il pas prédit l’autocombustion du capitalisme ? Or, les théories de Karl Marx sont désuètes pour deux raisons évidentes. La première est que la seule métrique reconnue par Marx était la valeur historique des biens, reflétant le travail accompli. De nos jours, le rapport au temps est inversé : la valeur des biens est débattue, de manière contradictoire et continue, dans des marchés boursiers qui ne s’intéressent qu’à l’utilité future des facteurs de production. La seconde raison est plus subtile. La théorie marxiste vise à ralentir les flux de capitaux au motif que le facteur de production « travail » est moins mobile. Mais l’information, facteur clé de production, circule désormais à la vitesse de l’argent. Internet est devenu un substitut à l’allocation géographique des facteurs de production en permettant la délocalisation et la désynchronisation des circuits de production. En réalité, la crise des années 2008-2009 concrétise la plongée dans une géographie inconnue : la mondialisation. Cette dernière est caractérisée par l’interaction des facteurs de production et une extrême volatilité des paramètres financiers. La volatilité reflète l’ajustement à de nouveaux équilibres. La fluidité optimale du capital est recherchée pour que de nouvelles initiatives individuelles puissent voir le jour. Mais attention : prendre la mesure lucide de la mondialisation ne signifie aucunement déléguer la gestion de la vie économique aux marchés financiers. anthemis
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Les marchés financiers ne possèdent pas de fonction autorégulatrice naturelle et ils doivent être guidés pour engendrer leurs propres ajustements. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il vaut mieux parler d’économie mixte que d’autorégulation naturelle. D’ailleurs, les politiques d’expansion budgétaires décidées par les États en sont la meilleure illustration. Cette crise est celle de l’instantanéité du rapport au temps. L’erreur serait de ne pas intégrer les changements qui affectent nos communautés et, pire, à croire qu’un « retour à la normale » est proche. Les crises sont inhérentes à l’économie de marché. Elles sont cependant inimitables et imprévisibles. Les risques suivent des schémas moins linéaires qu’on ne l’avait imaginé. En termes d’images physiques, c’est comme si on était passé d’un environnement solide et linéaire à un monde liquide et sinueux. La mobilité de notre économie est devenue la norme. Cette mobilité de l’économie est exactement ce qui disqualifie les recettes théoriques. Celles-ci sont, au mieux, valides dans des environnements clos, mais pas dans une économie mondialisée. Nous sommes entrés dans un monde multipolaire et fragmenté. L’aboutissement de cette évolution est un rapport plus direct à l’économie. La relation à l’économie est devenue plus personnelle, ce qui a induit une sphère économique plus mobile, mais aussi moins bienveillante. En résumé, l’invocation des auteurs anciens, qu’ils s’appellent Smith, Keynes ou Friedman, n’apporte que peu de lucidité. La clairvoyance exige une attitude empirique, car chacun est novice devant les variations de l’économie. Bien sûr, cette dernière entretient ses invariants. Mais vouloir absolument étriquer une crise dans une typologie éprouvée et idéologiser ses solutions relève du manque de sens critique. Les modes d’organisation passés étaient adaptés lorsque les marchés financiers et commerciaux étaient peu mobiles. Mais, de nos jours, les marchés actualisent les variations des paramètres économiques, plutôt que de les lisser dans le temps. Ils fonctionnent comme un cours de bourse, dont le fondement et la conséquence sont l’expression d’une volatilité. La crise formule un avertissement : la fin des postulats politiques destinés à domestiquer les cycles économiques. L’économie exigera une plasticité et une mobilité croissante afin d’épouser les aléas de la conjoncture qui éclaire les côtés sombres de la mondialisation. D’ailleurs, on peut difficilement défendre deux postures contradictoires : prédire la dislocation de l’ordre économique ancien et, en même temps, exhumer des théories désuètes pour trouver des solutions. La leçon est beaucoup plus simple : chaque crise est un premier de cordée et la mondialisation attaque désormais l’économie par la face nord. anthemis
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Et si le franc belge existait toujours ? 32 Au plus fort des marasmes financiers, des voix se sont exprimées avec soulagement pour rappeler que la situation aurait été pire sans l’appartenance de la Belgique à la zone euro. Certains commentateurs s’étaient même osés à citer les cataclysmes évités grâce à la monnaie unique : un pays consterné sous la tutelle du F.M.I., un État accablé sous une dette insupportable et un rôle de capitale de l’Europe mis en question. En un mot, la Belgique aurait été l’Islande continentale. Cette rétrospective fictionnelle est grossièrement exagérée, encore que voir les trois banques nationales se fissurer en quelques mois laisse perplexe. Mais, c’est vrai : en des temps antérieurs à 1998, la crise aurait conduit au décrochage du franc belge, et ce dernier se serait peut-être transformé en trou d’air. Suivant une hausse du coût des importations – et notamment des prix pétroliers – les prix se seraient envolés, entraînant, par le mécanique d’indexation, un tourbillon d’inflation. Le franc belge aurait dû être dévalué et l’économie soumise à une stricte discipline. C’est l’État qui aurait été le plus affecté : la prime des obligations d’État aurait dépassé le pour cent de spread actuellement constaté par rapport aux obligations allemandes. Le scénario est connu : il fut expérimenté durant l’été 1993 lors de la crise du Système monétaire européen. Quoi qu’il en soit, l’euro est là.Tous y auront trouvé leur compte : les autorités monétaires qui y projetaient une discipline de croissance, les autorités politiques qui en avaient fait l’aboutissement institutionnel du Traité de Rome et les milieux économiques qui voyaient la fin des dévaluations concurrentielles. Avec le recul, l’euro reste un choix audacieux. Après tout, battre monnaie était le privilège du Prince et un symbole de l’unité nationale. Mais se réjouir béatement de l’euro est un raisonnement un peu court. Car si la monnaie unique a protégé le Royaume de cataclysmes économiques, l’euro n’a, en rien, escamoté la réalité des problèmes belges. La monnaie européenne protège, mais camoufle en même temps. Les problèmes belges sont, au mieux, dilués dans des agrégats économiques d’une échelle supérieure, c’est-à-dire au niveau européen. Ce sont donc d’autres pays, aux armatures budgétaires et bancaires plus solides, qui ont accepté que la Belgique soit le passager clandestin de leurs disciplines monétaires. À cer32
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tains égards, l’euro a donc constitué un effet d’aubaine dont il faut prendre la mesure. Au reste, même l’Islande a choisi de s’y adosser pour se sauver. Alors, que penser de tout ceci ? Il faudrait être inconscient pour évoquer un retour aux devises nationales. Mais il est crucial de réaliser la discipline à laquelle la devise unique nous astreint. En 1993, son adoption espérée avait imposé au pays un régime de rigueur. En 2010, sa solidité en requerra une gestion budgétaire à la hauteur des ambitions d’une nation qui s’exige la prospérité. La monnaie unique met la plupart des indicateurs économiques sous tutelle : l’endettement public, le déficit budgétaire et l’inflation sont suivis par l’Union européenne. La seule variable qui est sous le contrôle direct des États est la fiscalité. Et encore, elle ne l’est que partiellement, car la mobilité des hommes et des capitaux rend caduques des politiques fiscales autarciques. De surcroît, la fiscalité est balisée par des contraintes d’harmonisation qui prohibent la concurrence entre États. La fiscalité est l’expression de la stratégie d’un pays. C’est à ce niveau que la Belgique doit agir de manière décisive : notre pays est une économie de transit. Il faut donc attirer les capitaux productifs et les stimuler à se cristalliser en Belgique. Il faut aussi renforcer l’adaptabilité de la main-d’œuvre. Cela passera immanquablement par des baisses d’impôts sur le capital et le travail, au prix d’une révision de l’équation sociale. Sous l’angle du contrat social et fiscal, le pays est toujours organisé comme une économie industrielle et extractive, alors que le secteur des services est la contribution majeure au P.N.B. La fiscalité est redistributrice, alors qu’elle doit être incitative. Or, dans une économie du secteur tertiaire, le travail est délocalisable, tandis que le capital est fugace. Les capitaux sont mobiles et les marchés financiers sont hors de portée des gouvernements. Quelle est, dès lors, la logique qui pousse à s’empêcher de rendre notre économie plus souple et concurrentielle ? Faute d’une réflexion rigoureuse et disciplinée sur ces sujets, la zone euro nous sera fatale, car les capitaux et les travailleurs qualifiés peuvent se délocaliser facilement.
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C’est triste, Zaventem, en hiver 33 L’aéroport. Il a la gabardine défraîchie, le costume déjà lustré et la chemise grisonnante. Son visage est vide et creux, détaché comme les motifs de sa cravate sans relief. Chez elle, la résignation des premières pattes d’oie se révèle sous un maquillage défraîchi. Le brillant des yeux s’est terni. La curiosité s’est évanouie. Les visages sont blafards et luisants en même temps. Tout à l’heure, à l’arrivée, à quelques centaines ou milliers de kilomètres, ce sera le bagage descendu, l’agacement d’une sortie désordonnée de l’avion, l’irritation du transport par bus. Et puis aussi le GSM rallumé et les interminables files de taxis aux phares éblouissants. Les bagages seront-ils là et à l’heure ? Demain, ce sera la note de frais rédigée, les dossiers mis à jour et les courriels en souffrance. Depuis les subprimes, il faut courber l’échine. Mais, dans l’immédiat, c’est la solitude de l’attente, l’espoir d’un accès à un lounge avec une carte Gold patiemment méritée et un appel, furtif, car les budgets sont limités et les appels recensés, à l’épouse ou au compagnon. Dans quelques minutes, la cohue de l’embarquement dans l’avion sera accompagnée de son inévitable cortège d’égoïsmes. Les valises et les cadeaux en dutyfree seront, comme toujours, trop grands pour les espaces de rangements trop étroits. Les manteaux en sortiront chiffonnés. Et puis, ce sera à nouveau la frustration des meilleurs journaux déjà choisis par les premières rangées et le verre de mousseux tiède. La pénombre de l’hiver a envahi le désespoir des transports en commun. L’avion, c’est le tram des cadres. L’aéroport répète cette pièce mal jouée dans toutes les couleurs des saisons. Mais, en hiver, les mémoires n’adhèrent plus aux lieux. Les lumières orange et la pluie absorbent tout. Le gouffre noir des immenses vitres en est effrayant. Les reflets des néons n’arrivent plus à en détacher l’abyssale tristesse. Pourtant, ce déplacement en Belgique, on l’attendait avec les collègues étrangers. C’est vrai, il faudra parler. Parler avec cet anglais convenu et simplifié qui unit tous les hommes d’affaires, ou plutôt les hommes qui croient être importants aux affaires. Ce serait le même anglais raccourci que chez l’employeur précédent. Et que chez le suivant. On rira, aussi, des mêmes blagues éculées et on se sentira obligé de se réjouir d’aller boire un verre ensemble. La note de frais sera remboursée. Et le temps passera. On discutera des mêmes 33
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choses, des mêmes choses incomprises, et de celles dont l’actualité rythme les anxiétés. Au retour, on dira aussi qu’on est parti à l’étranger. Les voyages, ça forme l’autorité du statut. Mais Zaventem, le soir, un jour d’hiver, c’est aussi le moment du doute et des peurs. C’est le moment où les vanités sont désuètes. Celui où le cadre voyageur se dit que, peut-être, il aura juste frôlé quelques décennies. Sans trop déranger les structures. En espérant aussi ne pas être dévoilé ou découvert. C’est le moment fugace où l’humanité des oppressions, des résignations, des humiliations entraîne l’indécision. Celui où les petits espoirs de la vie professionnelle empruntent une consonance désespérée. C’est le moment des tristesses. Car être le godillot d’une multinationale, ça se mérite. C’est aussi, pour beaucoup, le moment où les questions importantes occupent l’absence de l’agitation et les moments creux. Camus avait-il raison : pour comprendre les hommes, faut-il s’en détourner ? Il est difficile de sortir de soi quand on est emporté par le flot du voyage des hommes. Voulaient-ils cette vie ? Ils ne savent pas, ils n’ont pas assez choisi. Souvent, leur avenir est, depuis longtemps, derrière eux. Ils auront juste vécu. Les rêves d’enfance sont évanouis. Et elles, voulaient-elles cette vie ? Elles l’avaient espérée différente, légère et chevaleresque. Aujourd’hui, elles comprennent qu’elles vieillissent. Et même si les trop jeunes d’aujourd’hui seront les résignées de demain, le temps aura irrémédiablement commis son crime. Car les années accomplissent leur œuvre. La nouvelle génération, jalousée, est déjà là, plus virevoltante et insouciante. Ces jeunes ne comprennent rien. Ils ne savent pas que leurs idéaux et leur innocence seront rattrapés par la compromission et la peur. La peur des métastases économiques, de cette crise qui n’en finit pas de finir. Et pourtant, la relève est assurée. Demain, d’autres colonnes de cadres baisseront le regard résigné devant les lumières blafardes des longs couloirs de l’aéroport. Zaventem, un soir d’hiver, c’est un monde usé. Celui où on a compris avoir perdu sa liberté.
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Bienvenue au XXIe siècle ! 34 Mais que croyait-on ? Que la Belgique allait pouvoir être indéfiniment le passager clandestin d’une croissance économique créée à son insu par ses partenaires économiques ? Que nos systèmes fiscaux et parafiscaux, fondés sur un effet d’optique et une conjoncture d’aubaine d’après-guerre, allaient nous permettre de traverser sans encombre les aléas des cycles économiques ? Que nos institutions publiques, pourtant composées de fonctionnaires dévoués et consciencieux, allaient sortir indemnes des figures imposées par la politisation de leurs directions ? Comment, d’ailleurs, comprendre cette idéologisation des fonctions publiques alors que le pouvoir exécutif s’est lentement immergé dans l’économie de marché ? Pour ceux qui en doutaient encore, la crise financière l’aura rappelé : c’est désormais le marché qui dicte, dans son anonymat et ses outrances, les nouvelles exigences aux pouvoirs politiques. Après une année 2007 de pétrification institutionnelle, au cours de laquelle le pays se tétanisa en effleurant son éclatement géographique, l’année 2008 aura été celle de l’accablement final. Presque écoulés, ces douze mois auront été l’année de trop, celle qui aura mis le Royaume en face de ses désespoirs. Sans compter, bien sûr, l’inquiétude de certains actionnaires désenchantés et de déposants préoccupés. Car, dans l’angle mort de Wall Street, tout s’est bousculé. Nos banques, tout d’abord, auront frôlé le risque systémique et exigé des recapitalisations précipitées. La Bourse, ensuite. Elle aura parfaitement joué son rôle d’apport de liquidité à l’économie, mais son indice aura subi le pire accablement annuel depuis sa création, il y a plus d’un siècle. Ce seront, au total, près d’une demiannée de produit national brut qui se sera envolée sous forme de baisse de la capitalisation boursière. Nos institutions de contrôle, elles aussi, auront été extrêmement fragilisées, et il faudra des années afin qu’elles recouvrent leur crédibilité en se fondant vraisemblablement dans des structures européennes. Car ce seront bien sûr les autorités monétaires et européennes qui formuleront désormais les exigences bancaires prudentielles. L’acte fondateur des autorités politiques sera de reconstruire la confiance et de corriger les asymétries d’informations. Certaines de nos entreprises, elles aussi, en sortiront abîmées. La sociologie bienveillante des conseils d’administration de certaines sociétés, au sein des34
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quels les jeux de rôle se substituaient à une exigence de rigueur, va désormais céder le pas à de nouvelles disciplines. Cette crise est, bien sûr, trop subite et profonde pour être un accident conjoncturel. Elle présente un aspect structurel, presque existentiel, dont il faut prendre la mesure. Le krach aura, chez chacun d’entre nous, des conséquences non seulement économiques, mais aussi psychologiques. Car ce bouleversement financier ramène à un traumatisme collectif, à un glissement de valeurs et à la prise de conscience de la fragilité des constructions humaines. Le krach ramène au péché financier originel, c’est-à-dire au risque systémique, qui représente le risque existentiel du néant. Sous cet éclairage, la crise de 2008-2009 rappelle que l’humanité attend toujours demain, et que l’incertitude reste devant nous. En un mot, que l’avenir n’est jamais ce qu’il était. L’effondrement systémique est, pour tout économiste, le trou noir, le néant suivant l’implosion. C’est la pandémie financière. Il représente l’annihilation du système, voire la négation des perspectives. Le risque systémique est, pour cette raison, inassurable et non diversifiable. Ce risque a été évité par des autorités gouvernementales et monétaires dont il faut saluer les actions décisives. Sous cet éclairage, les prises de contrôle de certaines institutions par les autorités publiques ne doivent pas s’interpréter comme des choix idéologiques, mais plutôt comme des réponses circonstancielles à des problèmes techniques. Cette crise est donc un avertissement qu’il faut décoder. Le marché a annoncé l’immersion dans un univers plus volatil. C’est une pénétration brutale dans l’instantanéité de l’économie de marché. D’ailleurs, les krachs importants surviennent en anticipation de transitions. Le krach de 1929 consacra le passage d’une société agricole à une société industrielle. La morosité boursière des années 1970 signala la transition d’une société industrielle à une société de services. Le krach des années 2007-2009 est, quant à lui, le signe annonciateur de la véritable mondialisation. De cette dernière, on avait connu les effets positifs. On va désormais en apprendre les côtés sombres. C’est le passage d’une économie de services à une économie de l’hyperservice et de la connaissance. Dans ce type d’environnement, l’invention et le progrès sont mobiles géographiquement. Ce qui est inventé dans un pays est produit dans un deuxième et vendu dans un troisième. D’ailleurs, le krach de 2008-2009 est, en vérité, la réplique sismique de l’éclatement de la bulle internet, en 2000. À l’époque, nous aurions dû prendre la mesure de la révolution de l’information et du commerce. Les autorités monétaires ont cru devoir la camoufler. L’envergure de la révolution de l’information est désormais incontestable. anthemis
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Le krach annonce donc l’entrée dans de nouvelles géographies socio-économiques. Nos communautés vont devoir développer de nouvelles plasticités et mobilités afin de surmonter d’autres phases de contraction et d’expansion économiques. Il ne faut jamais l’oublier : la volatilité boursière n’est que l’anticipation des chocs futurs. Ceux-ci sont connus. Ils relèvent de la démographie, de l’écologie, de l’agriculture et de l’énergie. Au reste, l’année 2008 sonne le tocsin d’une nouvelle guerre économique. Et où sera le peloton belge dans ce plan de bataille ? Pourra-t-il déserter la conscription ? Sera-t-il une vigie résignée ou un stratège inspiré ? La Belgique pourra-t-elle éviter l’obstacle des réformes structurelles qui assureront la croissance de demain ? Bien sûr que non. Certains imaginent que le statu quo économique est souhaitable et justifié par les réflexes des années 1970. Comme s’il existait un état stationnaire qui constitue le point d’équilibre de l’économie, qui rendrait l’avenir prévisible et rassurerait la plupart des agents économiques européens. Cette vision du monde est utopique. La Belgique devra inéluctablement ajuster le curseur de ses systèmes de redistribution avec son degré de compétitivité mondiale. L’ouverture des marchés est inéluctable, mais sera source d’ajustements et de frictions. Et finalement, le véritable enseignement de l’année 2008, c’est la nécessité de l’arrivée de nouveaux dirigeants. Tout krach est une leçon d’humilité et d’impuissance devant les éléments qui se déchaînent. Dans quelques mois, lorsque l’éclairage qui aveuglait leurs prestations s’atténuera, certains hommes sauront que l’année 2008 les aura dépouillés d’une fraction de leur avenir. Le krach aura aussi été une rupture générationnelle et décisionnelle. Ces huit premières années du millénaire resteront suspendues entre deux époques. Elles sont inaccomplies. Et il y a autre chose qui donne des vertiges à la Belgique, un peu comme si l’état d’apesanteur dans lequel elle flottait s’était dissipé : c’est l’intuition d’un cycle révolu. Pour le Royaume, la crise scelle la fin de l’économie du XXe siècle, qui avait survécu pendant huit ans. Après des générations d’attentisme prudent vient le temps de l’action décisive. 2008, c’est l’adieu à un monde usé. Bienvenue au XXIe siècle !
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3. Bourse, histoire financière et économie de marché Fibonacci, le magicien de la bourse 35 On l’appelait Léonard Guiliemi, Bigolio, ou de Pise. Mais que ce soit de Pise ou d’ailleurs, cet homme était connu sous le nom de Léonard Fibonacci. Il était philosophe et mathématicien. C’est d’ailleurs, peut-être, celui qui a révolutionné le commerce, puisque c’est le savant qui a introduit les chiffres arabes, ainsi que la numérotation décimale. L’invention était, au début du XIIIe siècle, ésotérique. Au reste, elle mettra quelques siècles à s’imposer et à écarter la numérotation romaine, devenue trop lourde. C’est en 1202 que Fibonacci publie son ouvrage Liber Abaci (le livre des calculs), dans lequel il s’essaie à différentes formulations arithmétiques en matière de théorie des chiffres. Mais son apport principal constitue sans conteste le nombre d’or. Fibonacci n’en est pas l’inventeur, mais il a utilisé une formulation originale pour l’exprimer. L’histoire tient en un problème, très simple. Imaginons un couple de lapins. Après deux mois, ce couple donne naissance, chaque mois, à un autre couple, qui lui-même, après deux mois, donne naissance, chaque mois, à un autre couple de lapins, etc. En supposant que les lapins ne meurent jamais (ce qui permet l’expression d’une suite croissante), combien de lapins y aura-t-il après un an ? Essayons-nous à résoudre l’énigme. Après un mois, il n’y a toujours qu’un couple. Après deux mois, il y a deux couples, à savoir le premier couple et le second, auquel il vient de donner jour. Après trois mois, il y a trois couples, c’est-à-dire les deux couples du mois précédent, plus un nouveau couple auquel le couple originel vient de donner naissance. L’exercice est un peu fastidieux (nous l’avons péniblement effectué). Après douze mois, le nombre de couple de lapins s’élève à 233. La forme récurrente de la suite est exprimée au moyen d’une séquence 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 24, 55, 89, 144 et 233. Le nombre d’or est alors à portée de main. Il s’obtient en
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divisant un nombre de la suite par le précédent. Par exemple, en divisant 233 par 144, on obtient 1,618. Si on effectue le même pour des nombres plus élevés de la suite, on obtient une convergence plus précise vers ce nombre d’or, dont les premières décimales sont 1,6180339… La magie de ce nombre est incontestable, car il est source d’esthétique. On le note « phi » en hommage au sculpteur grec Phidias qui participa, au Ve siècle avant Jésus-Christ, à la décoration du Parthénon sur l’Acropole à Athènes. Le moine franciscain Luca Pacioli (1445-1517), l’inventeur de la comptabilité, parla de divine proportion, tandis que Léonard de Vinci le qualifia de section dorée. On trouve des traces du nombre d’or en Égypte. Le rapport de la hauteur de la pyramide de Khéops et de sa demi-base est égal au nombre d’or. On identifie aussi des formulations du nombre d’or dans la nature (circonvolution en spirale des coquillages) et dans d’autres œuvres humaines. Dans le domaine boursier, Fibonacci a suscité des vocations. On recense, par exemple, les arcs de Fibonacci (destinés à mesurer les vagues successives d’une correction boursière), les jours des cycles de Fibonacci et les seuils de résistance. Ceux-ci sont calculés comme des cours limites, chacun dans un rapport de 1,618 avec le précédent. Ainsi, si un seuil de résistance de cours est à 10 €, les suivants seront à 16,18 €, 26,18 € (c’est 16,18 € fois 1,618), etc. La recherche académique n’a jamais dévoilé les arcanes du nombre d’or. Mais fondés ou espérés, les mystères boursiers de Fibonacci resteront une algèbre sympathique.
C’est un génie qu’on assassine (perspective de Bachelier) ! 36 À peine quelques photos et une légion d’honneur tardive. Il ne reste presque aucun souvenir de la vie de Louis Bachelier. Un peu comme si les accablements de la vie s’étaient ligués pour escamoter l’homme, afin que seuls ses écrits lui survivent. Les théories de Louis Bachelier resteront donc indifférentes aux humiliations qui ont accompagné leur rédaction. L’histoire de cet économiste français, sans doute un des plus grands génies de la finance, est une prostration. Un effarement pétrifié.
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Trends Tendances, 21 juin 2007.
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L’homme naît en 1870, dans les tumultes de la honteuse capitulation de Napoléon III à Sedan et les relents révolutionnaires de la Commune. Il démontre rapidement une intuition pour les mathématiques. Après le décès de ses parents, il se lance dans une carrière académique et décroche, à 22 ans, une licence en sciences. Quelques années plus tard, en 1900, Bachelier soutient une thèse de doctorat. L’idée en est simple : Bachelier comprend que les cours de bourse découlent de la confrontation d’anticipations de hausses et de baisses. Les cours doivent immanquablement suivre une marche au hasard, puisqu’ils reflètent des spéculations individuelles, elles-mêmes impossibles à modéliser. Il est donc vain de décrypter, dans la séquence des cours de bourse, des répétitions ou des schémas permettant, avec certitude, d’obtenir un rendement donné. Bachelier s’inspire des distributions statistiques du naturaliste Darwin et d’un botaniste écossais, Robert Brown. Ce dernier avait remarqué que les grains de pollen se déplaçaient de manière aléatoire. Bachelier combine ces théories pour identifier la volatilité des cours de bourse, et s’essaie même à formuler le prix des options, qui sera redécouvert par Black et Scholes en 1973. Et c’est à ce moment que l’histoire trahit le récipiendaire. Car, pour son jury de doctorat, Bachelier s’égare. Ses travaux sont dérangeants pour une communauté scientifique. Celle-ci est empreinte de l’idée que les constructions humaines, tels les marchés financiers, doivent être modélisables. Pour des mathématiciens, Il est exclu d’invoquer l’aléa comme facteur explicatif des cours de bourse. Et puis, qui est ce Bachelier, venu du provincial Havre se mêler des affaires de la finance et intituler pompeusement sa thèse « La théorie de la spéculation » ? Quelle arrogance intellectuelle cache donc son apparente affabilité ? À la limite du réflexe inquisitoire, le jury de doctorat de Bachelier condamne définitivement l’étudiant. La note de sa thèse est honorable, mais ceci constitue le grade le plus bas. Ce verdict est mortifère : il lui ferme irrémédiablement les portes des grandes universités. Pourtant, dans ce jury siège Henri Poincaré, un des meilleurs mathématiciens français et cousin du futur président de la République, dont les travaux contribueront à formuler la théorie de la relativité d’Einstein. Poincaré a-t-il voulu étouffer le génie qui lui aurait porté ombrage ? Peut-être, car la vie de Bachelier suffoque. Bachelier obtiendra, pendant les trois années qui suivent l’obtention de son doctorat, une maigre bourse. Mobilisé pendant la guerre de 1914-1918 comme soldat de seconde classe, il enseignera ensuite à Besançon, Dijon et anthemis
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Rennes. Marié tardivement en 1930, sa femme décède peu après, sans lui avoir donné d’enfants. Installé à Saint-Malo, il en est chassé par la Seconde Guerre mondiale. Sinistré par ce conflit, il s’éteint, à 76 ans, dans une extrême précarité. Ce n’est que bien plus tard que les principaux prix Nobel américains lui rendront hommage. Ils donneront une seconde vie à sa thèse qui prenait la poussière dans une bibliothèque parisienne. Pourtant, son nom reste absent des principaux dictionnaires et la mention de ses travaux se résume souvent à une note de renvoi subpaginale. Bachelier était humble et dévoué. Il a inventé la finance moderne, mais la paternité ne lui en sera pas reconnue. Traversée par trois guerres francoallemandes et accablée par une jalousie universitaire, sa vie fut une hébétude, une souffrance que seule la sagesse a pu apaiser. Bachelier est passé comme une ombre.
Le vol du Nobel d’économie (perspective de Poincaré) 37 Il est là, la stature imposante et la barbe fière, auréolé de ses prestiges universitaires. Cet homme fait partie de la race des élus, de celle qu’une longue tradition relie au siècle des Lumières. Poincaré est un mathématicien, un physicien et un philosophe français. Ses apports aux sciences soutiendront l’énigme de la relativité qu’Einstein percera finalement. Poincaré est le plus réputé de sa génération. Il aurait pu d’ailleurs devenir tout ce qu’il aurait choisi d’être, comme son cousin, Raymond Poincaré. Celui-là sera bientôt président du Conseil, avant que le destin l’appelle à la présidence de la République. Nous sommes à l’orée d’un nouveau siècle. Le jeudi 29 mars 1900 précisément. La lumière du printemps est timide dans ces locaux universitaires qui sentent la poussière de craie. Mais, dans cet auditoire, il règne aussi un parfum de vanité, à la limite de la contrariété, voire de l’exaspération. Car, devant le mathématicien Poincaré et ses deux assesseurs, il y a Louis Bachelier. Il a 30 ans, et il présente sa thèse de doctorat. On lui avait pourtant dit, à ce Bachelier, que sa thèse était insuffisante. Mais Bachelier s’est entêté. Il s’est
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L’Echo, 11 juillet 2007.
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égaré dans cette rocambolesque conjecture, qu’il a pompeusement appelée la « théorie de la spéculation ». On ne le saura qu’à titre posthume, mais Bachelier s’est obstiné, parce que c’est un génie. Il a déchiffré la mécanique des cours de bourse. Il a traqué l’évidence, qui se ramène à l’impossibilité de deviner les cotations. Il a compris que la martingale n’existe pas, que nul ne sait jamais s’il sera gagnant et perdant. Les cours résultent de la confrontation d’anticipations contraires portant sur un même nombre de titres achetés et vendus. L’acheteur anticipe une hausse des cours, tandis que le vendeur spécule sur une baisse. Aucune équation, aussi sophistiquée soit-elle, ne parviendra à restituer, avec une valeur prédictive, l’évolution des cours. En effet, le cours découle d’anticipations contraires, donc de postulats sur les évaluations futures. Or, il n’est pas possible de deviner le futur. D’ailleurs, le cours est, par essence, éphémère, puisqu’il est destiné à être contredit à tout moment. Puisque le cours de bourse est éphémère et non modélisable, les probabilités de hausses et de baisses sont exactement, et à tout moment, de 50 %. Il n’y a jamais de gagnant désigné à l’avance. Mais ça, personne ne peut l’admettre, dans cette époque à peine affranchie de l’obscurantisme clérical. D’ailleurs, en ce début du XXe siècle, les lois de la nature sont bien expliquées. Même le problème des transports est en passe d’être résolu pour l’exposition universelle de Paris qui devrait être inaugurée le 14 avril. Cette exposition sera un triomphe pour les savants dont les réalisations dépasseront les rêves de l’imagination. Et ne va-t-on pas inaugurer, en juillet de cette année 1900, les premières stations du métropolitain parisien ? Même les lois de l’hérédité de Mendel sont aujourd’hui redécouvertes. Alors, quoi ! Qui est ce présomptueux Bachelier qui n’a rien compris aux statistiques ? Les choses sont pourtant claires, puisque les lois de la probabilité sont décodées. S’il y a une chance sur six qu’un dé tombe sur une face donnée, pourquoi un cours de bourse ne serait-il pas modélisable ? Il doit donc y avoir une algèbre qui permet à l’esprit analytique de gagner en bourse. Et si la règle n’est pas connue, c’est juste qu’elle n’a pas été découverte. Bachelier s’obstine. Calmement, il avance sa proposition : personne ne peut donc systématiquement battre le marché, si ce n’est par pure chance. Derrière lui, un continent plus loin et soixante-dix ans plus tard, dans un magistral fondu d’images, apparaissent les ombres des futurs prix Nobel et savants américain de la finance : Sharpe, Black, Scholes, Merton, Modigliani, Miler et Markowitz. Mais, dans l’immédiat, il y a Poincaré. Et pour Poincaré, c’est non. La théorie extravagante de Bachelier ne passera pas. C’est une insulte à la modernité. anthemis
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La cotation de la thèse sera médiocre, et Bachelier banni des grandes universités. Son destin est brisé. Le doctorant passera le reste de sa vie à enseigner dans des facultés de second ordre. Suprême humiliation, il en sera même réduit à être un enseignant libre, c’est-à-dire non rémunéré. Il mourra en 1946, après avoir été, à nouveau, sinistré par un conflit mondial. D’une vanité mortifère, Poincaré aura étouffé un talent. Il a commis la faute impardonnable qu’un professeur d’université ne peut jamais faire, c’està-dire priver la science du relais de la génération suivante et lui en interdire la garde du legs scientifique. Bachelier n’aura pas eu sa reconnaissance. Mais si le sort s’est accablé sur lui, il n’en aura pas récompensé l’auteur du forfait. Pressenti douze fois au Nobel de physique, Poincaré en sera privé. En 1903, c’est une autre scientifique, la Polonaise Marie Sklodowska, tout empreinte d’humilité, qui l’obtiendra, ce fameux Nobel de physique. Elle avait épousé Pierre Curie.
Le krach bancaire de l’automne 1907 38 1907-2007 : l’histoire repasserait-elle les plats ? Apparemment, les krachs bancaires à New York, ce serait la septième année de chaque siècle. Et si ce n’est le premier, c’est le second qui a raison de banques centenaires, telle Lehman Brothers. Ce qui est troublant, c’est que le krach de 1907 a permis d’éviter, un siècle plus tard, une contagion systémique de la faillite de Lehman Brothers à tout le système financier. La pandémie financière a été esquivée grâce à l’intervention de la Federal Reserve, créée en 1913… en réaction à la crise de 1907. Mais, sans rentrer dans la superstition des catastrophes répétitives, que s’est-il passé cette année-là ? On peut, tout d’abord, identifier un arrière-plan conjoncturel. La crise de 1907, qualifiée de panique des banquiers, se produisit dans un contexte d’extrême fragilité suscitée par le tremblement de terre de San Francisco en 1906. Cette catastrophe naturelle avait drainé les fonds de la côte Est vers la Californie afin de financer la reconstruction. Les bilans des banques de New York étaient déséquilibrés, car trop investis vers l’Occident. De plus, la quantité d’or nécessaire à garantir l’émission de billets était devenue insuffisante.
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Trends Tendances, 16 juillet 2009.
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Mais ce qui déclencha la crise de 1907, ce furent… les ventes à découvert, soit exactement le même ingrédient que celui de la crise de 2007 ! Cette technique consiste à emprunter des titres et à vendre ces derniers dans l’espoir de les racheter moins cher. Si le cours s’effondre, une opération de vente à découvert permet de réaliser de gros bénéfices. Par contre, lorsque le cours de l’action remonte, cela force le vendeur à découvert à racheter des titres plus chers et donc à perte. Et si cette hausse entraîne raréfaction des titres disponibles, le vendeur à découvert peut être dans l’impossibilité de rembourser les titres empruntés. Il est, dans le jargon des courtiers, « cornerisé », ce qui revient littéralement à être bloqué dans un coin. C’est exactement ce qui survint en 1907 avec les actions de l’United Copper sur lesquelles un courtier new-yorkais avait imaginé s’enrichir grâce à un système de vente à découvert. « Cornerisé », ce courtier fut ruiné. Malheureusement, les transactions entraînèrent une panique bancaire auprès d’autres investisseurs devant absolument trouver des titres de l’United Copper. Cette frénésie d’achat de titres conduisit à prolonger le négoce des titres sur les trottoirs de Wall Street, de Broad Street et de l’Exchange Place, à un endroit qui deviendrait plus tard la troisième bourse américaine, l’American Stock Exchange. Cette institution sera rachetée par le New York Stock Exchange en 2008. Ce fut finalement le banquier J.P. Morgan qui sauva le système de la banqueroute en injectant des liquidités. À la suite de cette intervention, les ÉtatsUnis réexaminèrent leur système bancaire et créèrent la Federal Reserve. Avant la mise sur pied de cette institution, la création monétaire était engendrée spontanément par les banques, sans l’intervention d’un organisme central de refinancement. La crise imposa aux États-Unis l’adoption du modèle anglais, caractérisé par la centralisation de l’émission des billets, l’adoption d’un étalon-or et la régulation d’un prêteur en dernier ressort. Mais, plus fondamentalement, la création de la Federal Reserve permit de résoudre un problème inhérent aux économies agricoles. Au début du XXe siècle, l’économie mondiale était essentiellement rurale. Les disponibilités bancaires fluctuaient donc au rythme des saisons. Chaque automne voyait les liquidités des établissements de crédit diminuer pour le financement du stockage des récoltes. Ce dernier se contractait ensuite au fur et à mesure de la consommation des biens récoltés, c’est-à-dire jusqu’à l’été suivant. Sans banque centrale et de possibilité de réescompte, les banques voyaient donc leurs disponibilités fluctuer au rythme des saisons. Reflétant le stockage des moissons, les taux d’intérêt s’élevaient en arrièresaison, puisque les banques avaient besoin d’attirer des liquidités suffisantes anthemis
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pour le financement des récoltes. Cela déséquilibrait les bilans bancaires. Les banquiers européens avaient d’ailleurs pris l’habitude d’accorder des crédits automnaux à leurs contreparties américaines. Or, justement en 1907, le financement européen vers les États-Unis se tarit. Le krach fut donc la résonance boursière de deux faits naturels : un tremblement de terre et les moissons. En bourse, L’automne est parfois un véritable martyre.
L’homme révolté 39 C’est à toi, l’homme dont je ne connaîtrai jamais le nom, que ces lignes sont dédiées. Tu voulais attirer l’attention de quelques centaines de passants, sur le dôme de la Bourse, ce samedi 26 janvier 2008 vers midi. Les radios l’ont mentionné, dans le flux des nouvelles du soir, mais ce sont à des milliers de lecteurs que je raconte ton histoire. Notre rencontre appartient à ces moments improbables. Et tu ne l’as sans doute pas compris, menotté derrière les vitres fumées de la voiture de police hurlante qui t’emmenait dans la précipitation : j’étais éberlué par les coïncidences et troublé par cet étrange sentiment d’avoir vécu un moment singulier. C’était même, sans doute, plus profond : j’étais partagé entre l’émotion que ton acte m’avait inspirée et la tristesse des idéaux évaporés et des espoirs résignés. Un peu comme si les quelques secondes passées ensemble m’avaient projeté dans le monde de l’adolescence, le temps où l’insouciance rend les rêves accessibles, l’époque qui précède les tempêtes de la vie et les désillusions. Nous nous sommes rencontrés sur le toit de la Bourse. Alpiniste apparemment chevronné, c’est à force de déploiements d’échelles et d’escalade que tu étais presque arrivé au sommet lorsque des passants, alertés par ta démarche, prévinrent la police. En pleine semaine de Davos, coïncidant elle-même avec une des plus impressionnantes semaines boursières des vingt dernières années et la plus grosse fraude bancaire, tu as réussi à déployer une immense banderole sur laquelle tu avais peint « Make Capitalism History ». Tu avais dû coudre plusieurs draps et avais imaginé un ingénieux système de cordes pour tendre ceux-ci. La police et le vent ont contrarié tes plans. Étant seul au travail ce samedi à la Bourse, je me suis retrouvé moi-même sur l’étroite corniche du bâtiment, guidant, en courant, la police dans cette poussiéreuse bâtisse du XIXe siècle. Tu t’es laissé arrêter dans le calme. Et c’est 39
Le Soir, 5 février 2008.
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alors que tu étais ceinturé dans l’ascenseur que nos regards se sont croisés avec respect. Tu dois avoir une trentaine d’années, et tu possèdes le regard insolent des révoltés du système.Tu ressembles même étrangement à Jérôme Kerviel, ce jeune arbitragiste qui aurait fait exploser les activités de courtage de la Société Générale française. Comme les militants de Greenpeace, tu appartiens à cette race d’hommes étranges, qui possèdent une flamme de révolte dans les yeux, et dont je me demande toujours ce que vous serez devenus dans vingt ans. C’est lorsque je t’ai dit que je présidais la bourse que, bien renseigné et sans hésiter, tu m’as donné mon nom. Tu m’as aussi demandé, avec malice, si la semaine n’avait pas été trop dure, avec la conjoncture des marchés. Rien, dans ton comportement, ne laissait soupçonner la moindre légèreté dans tes actes. Tu n’étais pas un troupier de l’altermondialisme. Il n’y avait aucune violence dans ton comportement, uniquement une détermination. Tu as risqué ta vie pour une idée. Tu as exploité un bâtiment symbolique pour affirmer une conviction. Mais risquer ta vie, et surtout celle des policiers qui t’ont poursuivi, valaitil la peine ? Certes, avoir l’audace de sa révolte suscite le respect. Dans L’homme révolté, Camus disait que ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige. Le philosophe disait que le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il oppose ce qu’il croit être préférable à ce qui ne l’est pas. Comme Camus, tu t’es révolté contre la bourse. Mais en te révoltant, tu la fais exister. Camus écrivait aussi, dans Le mythe de Sisyphe, qu’il est insensé de mourir pour des idées. Alors dans ton acte, subsistent de profondes inconnues : as-tu raison ? Et si oui, sur quelles prémisses ? Et pourquoi as-tu mis ta vie, et celle des autres, en péril ? À peine embarqué, les pompiers ont décroché ta banderole. Les journalistes venaient à peine d’arriver. Tes idées ne sont pas réalistes, car l’ordre marchand est consubstantiel aux communautés humaines. Ton acte est punissable. La bourse est indispensable à l’économie : elle formule la valeur et fonde l’appel au capital à risque. Mais, même infondés, ton acte et ta banderole interpellent. Elles exigeaient ces quelques lignes.
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Moraliser le capitalisme ou capitaliser sur la morale ? 40 Nos économies sont sidérées. Depuis le début de la crise, des voix s’élèvent pour moraliser ou refonder le capitalisme, parfois accusé d’être terroriste. Il ne faut pas traiter ces revendications, parfois désemparées, avec condescendance ou cynisme. Par contre, il faut se demander si ces exigences de moralité sont raisonnées. Le libre-échange est un état naturel de l’économie. Aussi loin que l’histoire remonte, tout n’est que commerce, monnaie et comptabilité. Quant aux crises, souvent fondées sur des asymétries d’information, elles sont la manifestation d’un monde évolutif. C’est vrai : le capitalisme sécrète des inégalités, car le progrès trouve son moteur dans certains déséquilibres. Mais ces inégalités ne sont pas un état abouti ou résigné : elles doivent être corrigées au sein du système. Adam Smith, lui-même, avait identifié les rapports conflictuels de la démocratie et du capitalisme. L’économiste écossais préconisait le souci de son prochain et le contrôle des pulsions d’avidité. Le capitalisme n’est ni moral ni immoral. Il est spontané et amoral, c’est-àdire étranger au domaine de la moralité. Il constitue un ensemble de fonctionnalités et une superposition de contrats. L’économie de marché n’est donc ni une doctrine, ni une sociologie, et encore moins un système social. Exiger du capitalisme qu’il se moralise ou se régule relève du même nonsens que d’exiger qu’il s’autorégule. Cela reviendrait à postuler qu’une architecture financière formule des valeurs humanistes et disciplinantes. Et, inversement, la morale ne fonde pas naturellement le capitalisme. Le rôle du ce dernier est autre : il s’agit de sécréter l’enrichissement des travailleurs et des apporteurs de capitaux. Croire qu’on va résoudre des problèmes techniques, relevant de réglementations et d’analyses économiques, en les immergeant dans des sentiments moraux semble donc hasardeux. Et lorsque certains parlent même d’une transition d’un capitalisme industriel à une économie de marché postindustrielle, ces distinctions me semblent plutôt relever de la rhétorique d’abstraction que d’évaluations concrètes. Au reste, on ne moralise pas un système : on responsabilise ses acteurs, de manière civile ou pénale. Ceci ramène à la dissociation à opérer entre le capi-
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talisme de marché, en tant que modalité factuelle, et la morale. L’économie de marché fonde la création de richesse, tandis que le modèle politique – qui doit, lui, être congruent et bâti sur des visions de valeurs morales – assure répartitions et redistributions nécessaires. En fait, ce n’est pas tant de morale qu’il faudrait parler. C’est plutôt de cycle révolu. Cette crise donne des vertiges à nos économies européennes, un peu comme si l’état d’apesanteur dans lequel elles flottaient s’était brusquement dissipé. Les dernières années furent les passagers clandestins d’une globalisation dont nous n’avions pas connu les côtés ombrageux. Désormais, nos économies se sont engouffrées dans un nouvel ordre de type juridicomarchand. La relation à l’économie deviendra plus personnelle, ce qui induira une sphère financière plus mobile, mais aussi moins bienveillante. Cette mutation consomme un éloignement du modèle européen classique, fondé sur une croissance prévisible et un partage des richesses. La crise est un signal : l’apprentissage accéléré d’une économie très volatile. La crise consacre la diffusion d’une finance plus exigeante, qui actualise les variations des paramètres économiques, plutôt que de les lisser dans le temps. En termes d’image physique, c’est comme si on était passé d’un monde solide à un monde liquide. La nature liquide de notre économie est devenue la norme, une fluidité optimale du capital étant recherchée pour que de nouvelles initiatives individuelles puissent voir le jour. Tout ceci conduit à un rapport au temps différent : la liquidité et sa transposition temporelle, l’instantanéité, débouchent sur un monde plus volatil. Mais, contrairement à certaines thèses contemporaines, le capitalisme ne coïncide pas avec un pouvoir public chétif. La recherche du profit ne fonde d’ailleurs pas une civilisation. L’État doit s’inscrire dans une logique à la fois redistributrice et protectrice. Dans tous les cas de figure, la sortie de crise sera politique et économique.
Numéro 6, le prisonnier du village 41 Depuis mes années d’université, une question me taraude : pourquoi le capitalisme est-il tant détesté ? C’est, en effet, paradoxal : le capitalisme, c’està-dire un régime économique fondé sur des capitaux privés, fonde l’ordre marchand de nos économies, elles-mêmes engagées dans une gigantesque 41
Trends Tendances, 18 septembre 2008.
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révolution économique. Pourtant, il s’inscrit dans l’ambiguïté d’une relation complexe, mêlant désir et haine. La question exige une profondeur de champ sur laquelle nous greffons quelques intuitions. Chacun d’entre nous a des sentiments partagés par rapport à l’économie de marché. Pour d’obscures raisons, ma vision du capitalisme me ramène toujours à l’imagerie du feuilleton « Le prisonnier ». Dans cette série des années 1960, un agent secret britannique (Patrick McGoohan) démissionne brutalement de son poste et rentre chez lui où il est anesthésié. À son réveil, il se retrouve dans le Village, un lieu idyllique et esthétique, habité par une communauté immatriculée comme lui, et leurs geôliers. Il est le « numéro 6 » et n’aura de cesse de tenter de s’évader du Village. Mais, curieusement, il est le seul habitant à essayer de s’enfuir. Cette série ramène à la domination capitalistique, car cette dernière est une prison choisie et partagée, dont aucun ne peut – ni ne veut – tout à fait s’échapper. Comme le village du prisonnier, séduisant, mais kafkaïen et carcéral, le capitalisme est ambivalent. Il attire par sa modernité. Il rayonne par sa liberté d’entreprendre et par sa faculté à démultiplier la richesse, au-delà des frontières. Ce modèle fonde le progrès. Mais, en même temps, il est effrayant et même suffocant par son narcissisme. Dénué de mémoire, il est sans compromis. Il ne s’accommode que de valeurs financières et de sciences exactes. Il ne tolère pas l’immobilisme, et est aussi volatil que les cours de bourse qu’il anime. Le capitalisme place ses acteurs dans une psychose duale et schizophrénique : comme le prisonnier du Village, l’homme lutte contre un système qui le séduit, tout en espérant trouver le soulagement dans la fuite. C’est aussi un modèle qui construit un rapport au temps différent, car il est entrepreneur de lui-même. Contrairement au modèle latin qui capitalise des sommes d’argent, le modèle capitaliste vise l’immédiat. L’archétype capitaliste ne se démontre que par le futur, quel qu’il soit. Il ne valorise les situations que par leur capacité à dégager une utilité financière dans l’avenir. Cette réalité fait du capitalisme une course infinie. Il est, par essence, inabouti dans sa formulation. Accepter l’économie de marché, c’est donc admettre les circonvolutions du temps. Au reste, la géométrie du temps est différente pour le capital et le travail. Pour le travail, le temps est linéaire. Par contre, pour le capital, le temps est infini et circulaire. Infini, car il sublime la finitude de l’individu. Circulaire, parce qu’en transit et en réinvestissement permanent. La détestation du capitalisme serait-elle donc à trouver dans l’instinct de peur qui imprègne chacun, et que la possession matérielle serait destinée à anthemis
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sublimer ? Mais alors, est-ce vraiment la religion, plutôt que le matérialisme capitaliste, qui aurait dû être identifiée par Marx comme l’opium du peuple ? Bien sûr, les critiques adressées au capitalisme sont, pour partie, justifiées, malgré qu’il ne soit pas un postulat ayant promis de fonder l’égalité des chances et des conditions. La prédominance du capital sur le travail, couplée à des phénomènes de dominations darwiniennes, ramène l’homme à des comportements prédateurs. C’est un modèle pour lequel le travail est une externalité, voire une variable d’ajustement. Le capitalisme est d’ailleurs l’illustration que le facteur le plus pérenne (l’argent ne meurt et, sauf taux d’intérêt insuffisant, se s’affaiblit pas) et le plus mobile géographiquement domine le facteur de production de travail, naturellement ancré dans un espace biologique et physique borné. Pourtant, la séquence de l’économie de marché est plus complexe qu’un rapport de dominant à dominé, car elle est inaboutie dans le temps. Le capitaliste a besoin d’un accès au capital, et donc à l’épargne accumulée par des travailleurs. Ces derniers sont individuellement dominés, mais collectivement dominants, car générateurs de consommation et d’épargne. C’est d’ailleurs ce qui soutenait la vision des physiocrates, qui croient à un ordre naturel et spontané dont l’inaboutissement est le moteur du progrès. Et finalement, c’est peut-être Marx qui aura été le meilleur promoteur du capitalisme. En en postulant sa finalité destructrice, il aura suscité une réflexion salutaire et contribué à son développement. D’ailleurs, le capitalisme n’aura pas d’aboutissement dans ce que certains qualifient de théorie du choc, fondée sur l’élimination de la sphère étatique, une répartition sociale homéopathique et une liberté d’entreprendre débridée. L’économie de marché est notre avenir. Elle devra être fondée dans l’harmonie de deux réalités : le désir d’amélioration de la situation individuelle de chacun et le support de la collectivité dans une répartition de ressources. Si l’économie de marché est l’ordre naturel, ou même la réalité absolue de nos communautés, elle ne sera pérenne que sociale, rectifiante et redistributrice.
La machine boursière infernale 42 Il ne se passe pas une semaine sans que des dizaines de publications, d’articles scientifiques, d’ouvrages et dissertations doctorales soient consacrés à la formation des cours boursiers. Mais pourquoi ces quêtes éperdues d’équa42
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tions ? Quel est le fondement de cette sophistication qui confine parfois à l’ésotérisme scientifique ? Pourquoi cette recherche inaboutie de phénomènes qu’on espère répétitifs, récurrents ou rémanents ? Et surtout, pourquoi une telle incrédulité devant l’aléa que véhicule la bourse ? La raison en est simple : la bourse est un défi intellectuel qui exerce une légitime fascination sur les esprits curieux. C’est la seule construction humaine dont la compréhension des résultats a échappé à ses architectes. La bourse n’existe pas à l’état naturel. Elle a été créée par l’homme pour formuler des valeurs. Le problème, c’est que la prédiction de ces valeurs est impossible. Et pour cause : la fonction principale de la bourse est d’explorer l’utilité des biens dans le futur. C’est une machine non pas à remonter, mais à avancer dans le temps. Cette réalité est désagréable pour l’esprit cartésien. Et comme l’incrédulité fait bon ménage avec l’obscurantisme, cela conduit à l’imagerie populaire d’une sphère financière dévoyée et dissociée des vertus rédemptrices de l’économie qualifiée de « réelle ». D’ailleurs, que n’entendons-nous pas l’obéissance au fantasme du travail réel dans lequel l’économie doit se replonger sans cesse pour se guérir des corruptions de la modernité financière ? C’est cet égarement qui conduit à accuser la bourse de la formation de bulles… en oubliant que derrière toute transaction, il y a un humain, et que pour tout cours supposé envolé par des achats spéculatifs, il y a eu une vente des mêmes titres. D’ailleurs, il n’y a pas d’économie réelle, à opposer à une économie financière ou virtuelle. C’est plutôt une question d’échelle de temps que de réalité ou de virtualité : il y a des transactions économiques révolues à comparer avec un marché boursier d’anticipations et d’engagements futurs. Car, quand on analyse froidement leur formation, les cours découlent d’une mécanique élémentaire : ils résultent de la confrontation d’anticipations contraires portant sur un même nombre de titres achetés et vendus. L’acheteur anticipe une hausse des cours, tandis que le vendeur spécule sur une baisse. Chaque opérateur, par sa contribution à la transaction, anticipe donc une certaine volatilité. L’acheteur n’achètera, en effet, que s’il espère une hausse du titre, tandis que le vendeur anticipe une baisse de valeur (sinon, il ne vendrait pas). Cette réalité s’oppose à nouveau à la critique de marchés boursiers trop volatils, alors que cette volatilité fonde les transactions. La bourse se limite donc à un rôle transitif entre les acheteurs et les vendeurs. Mais si la séquence d’établissement des cours est élémentaire, elle entraîne l’impossibilité d’en modéliser la formation. Aucune équation, aussi sophistiquée soit-elle, ne parviendra à restituer, avec une valeur prédictive, anthemis
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l’évolution des cours. La raison en est simple : le cours découle d’anticipations contraires, donc de postulats sur les évaluations futures. Or, il n’est pas possible de deviner le futur. La bourse sera donc toujours un mystère, puisqu’au mieux, dans une échelle temporelle, elle exprime des valeurs dans un espace de temps fugace. De manière imagée, on pourrait donc envisager le cours de bourse comme la porte, ouverte, mais jamais franchie, vers le futur. Car si, d’aventure, la prévision du futur était concevable, il serait possible de savoir si un cours va monter ou baisser, ce qui entraînerait des achats sans vendeurs ou des ventes sans acheteurs de titres. Il n’y aurait aucune transaction, donc pas de bourse. Ou, inversement, la bourse existe parce que nul n’est capable, de manière établie, d’augurer le futur. Elle porte en elle la volatilité des évaluations qui fonde son existence. Ce qui dérange, aussi, c’est l’opposition d’une entreprise, qui est censée développer une stratégie à long terme, avec des marchés qui réagissent à court terme. Cette opposition conduit au fantasme d’une domination des marchés financiers qui conduiraient des dirigeants d’entreprises à prendre des décisions suboptimales. Ces chefs d’entreprises seraient frappés d’une sorte d’érotomanie financière ! Pourtant, là aussi, il convient de décoder les réalités : les marchés boursiers ont justement pour objectif de mobiliser de l’argent à court terme pour financer des projets à long terme. D’ailleurs, une fois que l’argent est investi dans l’entreprise sous forme de capital, il y reste. Le cours est donc, par essence, doublement éphémère. Il est, en effet, destiné à être contredit à tout moment. Il n’emporte aucune pérennité, puisqu’il reflète la dernière transaction qui, au moment de sa publication, appartient déjà au passé. En d’autres termes, la formation du cours entraîne sa propre précarité, puisque sa seule pertinence est d’avoir été, plutôt que d’être, comme un futur qui n’est qu’un passé en préparation. Mais il y a plus : le cours n’est valable que pour les acheteurs et les vendeurs qui effectuent la transaction. Il ne constitue qu’une indication pour les acheteurs et vendeurs potentiels. Ceux-ci créeront leur cours au moment de la transaction. C’est d’ailleurs dans cette perspective que la valeur d’une action procède de l’actualisation des dividendes espérés. Cette actualisation s’effectue à un taux dont la modélisation est, elle aussi, impossible, puisqu’elle intègre, selon des pondérations inconnues, l’ensemble des anticipations relatives aux marchés financiers et à l’action concernée. Au reste, la théorie boursière a bien identifié la marche au hasard (ou random walk) des actions, dont les cours sont soumis à des oscillations aléatoires. La leçon de la bourse, qu’on peine à se remémorer, est bien là : les marchés n’ont pas de mémoire. anthemis
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Les procès inquisitoires ou en sorcellerie sur les marchés financiers sont donc souvent vides de sens. La bourse n’est ni vertueuse, ni odieuse, et encore moins une machine infernale. Elle est juste une mesure du temps et des valeurs prospectives. La réalité de la bourse disqualifie les méthodes d’analyses techniques ou ésotériques (analyse de ratios, graphiques, vagues d’Elliott et autres nombres d’or de Fibonacci, etc.), puisque ces dernières attribuent une valeur à la détection de phénomènes géométriques ou comptables. En effet, l’analyse technique postule que le passé détient un contenu informationnel pour les opérateurs. Les analystes techniques seraient capables de détecter cette information, par des moyennes, des graphiques, des seuils de résistance, etc. Or, la valeur de l’action est uniquement fondée sur des anticipations, et non sur des constatations. L’analyse technique est donc en contradiction avec les théories – confirmées empiriquement – d’efficience des marchés. Celles-ci postulent que toute l’information passée est déjà incorporée dans les cours boursiers. Il n’y a donc rien à chercher dans les cours passés pour réaliser un rendement supérieur, que ce soit avec des petits dessins, des formules alchimiques ou des alambics arithmétiques. L’ensemble des études académiques indique d’ailleurs que l’analyse technique n’est pas plus rémunératrice qu’un portefeuille passif. Le même raisonnement peut être tenu lorsqu’on compare les valeurs comptable et boursière d’une entreprise. La valeur comptable apparaît rassurante, parce qu’historique. On lui attribue même une symbolique référentielle pour la valeur boursière. Pourtant, rien n’est plus faux : la valeur comptable est passée, et donc irréconciliable avec la valeur boursière qui est une actualisation du futur. L’analyse technique ou comptable n’est pas, pour autant, inutile : elle contribue indéniablement à la formation des cours. Mais elle est fragile intellectuellement, puisqu’elle attribue à cette information passée, déjà intégrée dans les cours, un pouvoir informationnel additionnel. Alors quelles conclusions concrètes tirer de ces digressions, outre que la pierre philosophale boursière n’existe pas, sauf la patience ? Sans doute que la bourse est plus qu’un lieu de transactions. C’est aussi un moyen d’expression des meilleures estimations des valeurs futures. Ceci suppose que l’information soit disponible pour tous, au même moment. C’est d’ailleurs la principale tâche des autorités de marché. Et, au-delà de cela, la bourse conservera son secret qui explique son existence.
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Le coup d’O.P.A. permanent 43 Hagards et désorientés, de nombreux investisseurs particuliers sont encore égarés dans ces journées boursières de la crise des subprimes. Pourtant, certains banquiers d’affaires anglo-saxons ont déjà chargé la culasse avec la poudre des prochaines O.P.A. Car, il ne faut pas l’oublier : le marché boursier a le sens de l’éternel provisoire. Les cours de bourse n’existent que par leur réalité fugace, immédiatement escamotée par une autre transaction. Seul l’aléa fonde la formulation des valorisations boursières. Et la volatilité est le reflet des forces contraires. Chaque variation des indices boursiers est accompagnée par un emballement des opérations de rachat d’entreprises qui alimentent, à leur tour, la volatilité boursière. À moins que ce ne soit le contraire, la courbe des O.P.A. épousant celle de l’indice boursier. Aucun analyste n’a jamais tranché cette question, car elle est sans réponse. Nombreuses sont les études qui s’intéressent au bilan financier des fusions et acquisitions de ces dernières années, et, en particulier à la question de savoir si elles auront, in fine, contribué à sécréter de la valeur actionnariale. Les études sont très partagées, mais elles sont sans grand intérêt. En effet, le marché boursier n’existe que par le changement de propriété des actions, c’est-à-dire une succession continue de glissements de détention. Les O.P.A. ne sont que des cas particuliers et concentrés de changement d’actionnariat dans le temps. Les fusions et acquisitions sont, à l’évidence, globalement et sur le long terme, des opérations rentables, puisqu’elles fondent l’évolution capitaliste depuis des centaines d’années. Elles révèlent un processus évolutif qui voit certaines entreprises et certains secteurs disparaître au profit d’entreprises commerciales plus rentables, et ceci pour le bien collectif. Examinées à l’aune de la théorie de l’évolution, les fusions et acquisitions de sociétés reflètent un cheminement darwinien qui voit en permanence l’actionnariat évoluer, selon les forces du marché et les profils de risques et de rentabilité des investisseurs. Au demeurant, Adam Smith, dans son ouvrage Théorie des sentiments moraux (1759), parle de sa fameuse « main invisible » de l’économie qui contribue, selon une logique darwinienne, à la multiplication de l’espèce humaine. Les opérations de fusions et d’acquisitions ne représentent, dans la plupart des cas, qu’un changement d’actionnariat de référence (ou de contrôle) des entre43
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prises concernées, c’est-à-dire un phénomène discret (ou discontinu) dans le continuum de la modification permanente (et évolutionniste) de l’actionnariat individuel associé aux marchés boursiers. Incidemment, une vision darwinienne de la bourse devrait conduire un investisseur à une large diversification et à un horizon d’investissement suffisamment long, comme les pulsations de l’évolution. L’essai de catégorisation des phases de contraction et de décontraction boursière est sans doute vain. Les fusions et acquisitions ne doivent donc pas être interprétées, de manière manichéenne, comme des facteurs créateurs ou, au contraire, destructeurs de richesses. Elles sont permanentes, et entraînées par le brassage continu de l’actionnariat. En bonne logique, elles sont, sur une longue période, génératrices de valeur ajoutée en ce qu’elles facilitent l’allocation du capital. Elles rappellent qu’il n’existe, dans l’absolu, pas de secteurs d’expansion, mais plutôt des opportunités de croissance dont l’exploitation exige des ressources en capital et en hommes. L’économiste qui avait le mieux compris cette oscillation du marché boursier vers un équilibre permanent, et surtout continu, est sans doute Léon Walras (1834-1910). Walras avançait qu’une économie s’oriente vers l’équilibre général dans le cadre d’une concurrence pure et parfaite. Cela a conduit à la théorie du « tâtonnement walrasien », qu’on peut résumer, à l’instar d’un marché boursier, comme un lieu d’échange au sein duquel toutes les offres et toutes les demandes convergent vers un commissaire-priseur qui affiche les prix : le marché est parfait et fournit des informations justes à l’ensemble des acteurs. Dans la perspective de Walras, le marché boursier est une O.P.A. permanente.
Le procès en sorcellerie de la bourse 44 La bourse est un rouage essentiel à l’économie. Pour les investisseurs, elle entraîne des images mythiques, car elle polarise les sentiments les plus extrêmes : l’envie et la peur C’est sans doute la seule institution qu’on rejoint avec l’envie du gain et le frisson des pertes, mais qu’on quitte avec le regret de n’avoir pas été assez patient. La bourse exerce une fascination, car elle entre en résonance avec les pulsions les plus secrètes de l’investisseur, comme si elle
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représentait un être virtuel. Pourtant, la bourse n’existe pas à l’état naturel. Elle a été créée par l’homme pour formuler des valeurs. Étant une construction humaine, la bourse est-elle rationnelle ? Ou estelle, au contraire, irrationnelle ? Elle est parfaitement rationnelle dans son fonctionnement, mais imprévisible dans son mouvement. La bourse, c’est le jeu ordonné (rationnel) de millions de libertés d’achat et de vente face à des milliers d’actions concurrentes. C’est une pulsation universelle, un immense mouvement d’adaptation collectif à la diversité mouvante de l’économie. D’ailleurs, la prédiction des valeurs boursières est impossible. Et pour cause : la fonction principale de la bourse est d’explorer l’utilité des biens dans le futur. C’est une machine non pas à remonter, mais à se projeter dans le temps. Cette réalité est irritante pour l’esprit cartésien qui recherche des cycles répétitifs et des schémas prévisibles. Et comme l’incrédulité fait bon ménage avec l’obscurantisme, cela conduit à l’imagerie populaire d’une sphère financière dévoyée et dissociée des vertus rédemptrices de l’économie qualifiée de « réelle ». En fait, il n’y a pas d’économie réelle, à opposer à une économie financière ou virtuelle. C’est plutôt une question d’échelle de temps que de réalité ou de virtualité : il y a des transactions économiques révolues à comparer avec un marché boursier d’anticipations et d’engagements futurs. Car, quand on analyse froidement leur formation, les cours découlent d’une mécanique élémentaire : ils résultent de la confrontation d’anticipations contraires portant sur un même nombre de titres achetés et vendus. L’acheteur anticipe une hausse des cours, tandis que le vendeur spécule sur une baisse. Chaque opérateur, par sa contribution à la transaction, anticipe donc une certaine volatilité. Cette réalité s’oppose à nouveau à la critique de marchés boursiers trop volatils, alors que cette volatilité fonde les transactions. La bourse gardera donc toujours sa part de mystère. De manière imagée, on pourrait donc envisager le cours de bourse comme la porte, ouverte mais jamais franchie, vers le futur. Car, si d’aventure, la prévision du futur était concevable, il serait possible de savoir si un cours va monter ou baisser, ce qui entraînerait des achats sans vendeurs ou des ventes sans acheteurs de titres. Il n’y aurait aucune transaction, donc pas de bourse. Ou, inversement, la bourse existe parce que nul n’est capable, de manière établie, d’augurer le futur. Elle porte en elle la volatilité des évaluations qui fonde son existence. Sans volatilité, il n’y aurait pas de bourse. Le cours est donc, par essence, doublement éphémère. Il est, en effet, destiné à être contredit à tout moment. Il n’emporte aucune pérennité, puisqu’il reflète la dernière transaction qui, au moment de sa publication, appartient anthemis
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déjà au passé. En d’autres termes, la formation du cours entraîne sa propre précarité, puisque sa seule pertinence est d’avoir été, plutôt que d’être, comme un futur qui n’est qu’un passé en préparation. Mais il y a plus : le cours n’est valable que pour les acheteurs et les vendeurs qui effectuent la transaction. Il ne constitue qu’une indication pour les acheteurs et vendeurs potentiels. Ceux-ci créeront leur cours au moment de la transaction. C’est d’ailleurs dans cette perspective que la valeur d’une action procède de l’actualisation des dividendes espérés. Cette actualisation s’effectue à un taux dont la modélisation est, elle aussi, impossible, puisqu’elle intègre, selon des pondérations inconnues, l’ensemble des anticipations relatives aux marchés financiers et à l’action concernée. Au reste, la théorie boursière a bien identifié la marche au hasard des actions, dont les cours sont soumis à des oscillations aléatoires. La leçon de la bourse, qu’on peine paradoxalement à se remémorer, est bien là : les marchés n’ont pas de mémoire. Les procès inquisitoires ou en sorcellerie sur les marchés financiers sont donc souvent vides de sens. La bourse n’est ni vertueuse, ni odieuse, et encore moins une machine infernale. Elle est juste une mesure du temps et des valeurs prospectives. Cela n’évitera pas les phénomènes d’exubérance irrationnelle, d’ailleurs très difficile à déceler, et encore plus à anticiper. Le physicien Isaac Newton, qui venait de perdre 20.000 livres sterling dans un placement financier hasardeux, ne se trouva d’autre excuse à sa perte qu’en affirmant, avec mauvaise foi : « Je peux mesurer le mouvement des corps, mais je ne peux pas mesurer la folie des hommes ». Il fut effectivement meilleur physicien qu’économiste.
Un mauvais procès boursier 45 Il est commun de vilipender les directions d’entreprises qui auraient privilégié une vision à court terme de la gestion de leur société. Les investisseurs institutionnels (fonds de pension, entreprises d’assurances, fonds communs de placement, etc.), sont, eux aussi, souvent accusés de carteliser les cours de bourse. Ils privilégieraient de concert la rentabilité à très court terme de leurs placements au préjudice d’une vision à long terme de l’économie. Cette critique s’inscrit dans l’imagerie populiste qui attribue les bienfaits de la volatilité boursière à un cercle d’initiés. Ces derniers spolieraient les 45
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petits porteurs, réputés de bonne foi et empreints de valeurs saines… parce qu’actionnaires minoritaires. En d’autres termes, la participation au marché boursier devrait rester modique, au risque de rejoindre le réseau des capitalistes agissant contre le bien-être collectif. La pureté boursière ressortirait-elle à l’humilité financière ? Certes, certains dirigeants d’entreprise ont organisé des cabales comptables dont ils ont fugacement tiré profit. De surcroît, il y a d’incontestables asymétries d’informations et d’évidents manques de clairvoyance dans le secteur financier. Mais, plus fondamentalement, est-il possible, pour une direction d’entreprise, de manipuler structurellement le cours de bourse de sa société par le seul fait de renoncer à des investissements à long terme ? La réponse est probablement négative, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le cours de bourse est la résultante d’achats et de ventes de titres. Ces ordres expriment des perspectives contradictoires sur la valorisation de l’entreprise. Si les marchés boursiers sont suffisamment informés et liquides, il n’est possible, pour quiconque, d’influencer systématiquement une contradiction permanente et provisoire de la valeur. Ensuite, les cours de bourse procèdent d’une actualisation de l’ensemble des flux financiers futurs anticipés. Le résultat des seules deux-trois prochaines années n’intervient donc que pour une fraction modique dans l’établissement d’un cours boursier. L’exemple suivant illustre ce phénomène. Imaginons qu’une action dégage un dividende constant de 10. En supposant que le coût du capital est de 8 %, le cours de cette action va s’établir à 125 (soit 10/8 %). Le dividende des trois premières années intervient pour 20 % de ce cours. Par contre, le dividende de la dixième année et de toutes les suivantes contribue à près de 50 % de la valeur du titre. Le résultat à long terme est donc plus déterminant que les dividendes à court terme. Si une direction d’entreprise renonce à des investissements pour uniquement augmenter le résultat à court terme, cela devrait, en bonne logique, s’effectuer au détriment du résultat des années ultérieures. À son tour, ce phénomène devrait peser sur le cours de bourse et compenser le caractère artificiel de la croissance des résultats à court terme. Reprenons l’exemple de l’action et supposons que le flux de dividendes soit artificiellement majoré à court terme, pendant 3 ans, de 20 % sans affecter les dividendes ultérieurs. Le cours de l’action va s’établir à 130,1, soit une augmentation de seulement 4 %. Si, de surcroît, cette augmentation de dividende se fait au détriment du dividende des trois années suivantes (qui serait alors anthemis
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ramené de 10 à 8 pendant 3 ans), le cours s’établirait alors à 126,1, soit une augmentation négligeable de moins de 1 % par rapport au prix initial. Quand bien même il serait possible de manipuler un cours de bourse, on devrait s’interroger sur l’identité des bénéficiaires de cette prétendue machination. En effet, si une direction d’entreprise peut modeler artificiellement un cours de bourse, cet agissement devrait bénéficier aux actionnaires dont l’horizon d’investissement n’excède pas celui de la direction. La manipulation comptable s’effectuerait donc seulement au préjudice des actionnaires à long terme, qui seraient pénalisés par la chute du cours de bourse qui devrait, à son tour, être instruite par le retour à la réalité de l’entreprise. Mais alors, dans cette perspective, le fait de privilégier une gestion à court terme ne devrait pas pénaliser les futurs actionnaires de l’entreprise, puisque ceux-ci pourraient acquérir des titres à des cours dépréciés. Une éventuelle manipulation de cours profiterait donc (sauf faillite intermédiaire) aux futurs actionnaires de l’entreprise au détriment des actionnaires existants. Ces derniers devraient vendre leurs titres et les racheter plus tard. Cette vente immédiate pèserait sur les cours et contrarierait les espoirs de manipulation à court terme. On le voit : le raisonnement ne mène à rien, car il conduit à répartir les achats de titres dans le temps, ce qui est – indépendamment de toute suspicion de manipulation – une stratégie reconnue. Incidemment, si l’analyse technique des cours de bourse (analyse graphique, de tendances, etc.) avait quelque validité, il lui serait possible de détecter des situations de sous-investissement à long terme des entreprises. On sait qu’il n’en est rien. Un fait reste, par contre, incontestable. Les cours boursiers découlent d’une superposition de comportements individuels et d’anticipations antagonistes. Le marché renferme en lui son mystère et la clé de son explication. Il n’existe pas de vérité financière, si ce n’est la formulation instantanée d’une valeur boursière. Celle-ci reflète l’expression attendue du futur, et une pondération évolutive du court et du long terme, qu’il est vain de fragmenter. Le cours de bourse n’est donc probablement pas structurellement et systématiquement manipulable, sauf exploitation d’informations privilégiées (inside trading), ce qui est lourdement combattu. Les autorités de contrôle sont d’ailleurs très attentives à assurer une diffusion étale de l’information aux marchés. Il faut aussi exiger des entreprises des prospectives en matière de projections bénéficiaires et des argumentaires détaillés sur leurs stratégies. À notre intuition, une mauvaise stratégie d’entreprise est toujours sanctionnée, tôt ou tard, par le marché, quelle que soit son origine : mauvaise stratégie, anthemis
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investissements insuffisants, etc. Il n’est donc pas possible de tirer profit à long terme d’une gestion d’entreprise suboptimale, sauf sur la base d’informations privilégiées, ce qui constitue justement une pratique sanctionnée. C’est à ce stade qu’on comprend mieux le rôle essentiel de la comptabilité, destinée à éclaircir la mesure de la stratégie de l’entreprise. La compatibilité est un excellent vecteur informationnel et probablement le meilleur contre-feu à l’inefficience des marchés. En même temps, la comptabilité peut, au mieux, mesurer le présent et elle n’empiète pas dans le futur. Son complément est la valeur boursière, dont la fonction principale est d’explorer l’utilité future des biens. C’est une machine non pas à remonter, mais à avancer dans le temps. Et, en conclusion, le cours de bourse est loyal aux circonstances, mais surtout fidèle aux facteurs fondamentaux.
La fusion des bourses de fleurs hollandaises 46 Et si, en chantant Amsterdam et les fleurs périssables, Jacques Brel avait pressenti un développement financier d’envergure ? Car l’événement est incontournable : les deux plus grandes bourses hollandaises de fleurs, Aalsmeer et FloraHolland, ont fusionné depuis ce 1er janvier 2008. Les chiffres de cette fusion floricole sont capiteux : le rapprochement de ces deux bourses concentre 84 % des exportations hollandaises de fleurs avec un chiffre d’affaires annuel combiné de 4 milliards d’euros. L’an dernier, plus de 10 milliards de tiges coupées ont été vendues par l’intermédiaire de ces coopératives bataves. Ces fleurs viennent de pays lointains (Kenya, Israël, etc.) et sont, pour la plupart, réexportées le jour même. Les Pays-Bas se sont donc spécialisés dans ce marché qui n’a rien d’anecdotique : la moyenne occidentale des dépenses annuelles par an et par habitant oscille autour de 30 €, avec des marchés en croissance tels la Russie et la Pologne. Les variétés de fleurs évoluent aussi : les orchidées et callas s’imposent désormais parmi les freesias, roses, tulipes, œillets et autres chrysanthèmes. Mais il y a une autre singularité à ces marchés de fleurs, dont beaucoup de banquiers d’affaires s’inspirent sans en connaître l’origine : les enchères à la hollandaise (en anglais, dutch auctions). Ce système fut inventé en 1870 pour répondre aux singularités du négoce de fleurs, puisque ces dernières fanent jusqu’à perdre toute valeur marchande. Cette méthodologie, commune à de 46
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nombreuses halles de fruits, légumes et fromages, reflète le caractère éphémère du produit. Ces enchères hollandaises sont inversées ou descendantes. Ce protocole nécessite un mot d’explication. Dans un système d’enchères classiques, qualifiées de « montantes » ou anglaises, une mise de départ est fixée par un vendeur. Chaque acheteur propose une somme supérieure à la précédente, celle-ci devenant ainsi la nouvelle somme enregistrée. L’enchère se termine lorsqu’aucun acheteur ne veut augmenter sa proposition ; elle est alors adjugée au dernier agent enchérisseur. La stratégie dominante de l’acheteur est donc de proposer une somme la plus petite possible (mais supérieure à celle enregistrée) jusqu’à ce que la surenchère atteigne la valeur maximale qu’il peut offrir. Les enchères anglaises peuvent elles-mêmes se décliner selon différentes modalités de surenchères. Dans le système d’enchères hollandaises ou inversées, c’est exactement l’inverse qui se passe. Le vendeur décide d’un prix maximal, supérieur aux sommes que peuvent proposer les acheteurs. Le prix est ensuite diminué progressivement, par paliers, jusqu’à ce qu’il atteigne une somme jugée acceptable par l’un des acheteurs qui remporte alors l’enchère. Sur le marché floricole hollandais, un cadran (désormais remplacé par une horloge électronique) part du prix le plus élevé et s’abaisse, par incréments d’un centime d’euro, jusqu’à ce qu’un acheteur se manifeste et emporte le lot de fleurs. Sauf en cas d’excès d’offre, il y a peu de risques qu’un lot reste invendu, même à un prix modique. Comme toute enchère, une enchère hollandaise oblige un acheteur à définir le prix maximal auquel il est prêt à acquérir, mais son degré de liberté est réduit, puisqu’il perd la faculté d’acquérir moyennant une hausse de prix. Par contre, il ne risque pas d’être entraîné dans une hausse de prix. Le système des enchères hollandaises n’est pas confiné au monde horticole. Le site Internet « eBay » en a, par exemple, développé une variante. Ces enchères s’imposent aussi dans le secteur financier, et notamment lors des introductions en bourse. C’est l’entreprise Google qui a innové dans ce domaine, en 2004. Le principe de l’adjudication des actions Google exigeait que les investisseurs potentiels fassent des offres fermes pour un nombre d’actions donné et un prix fixé. Ensuite, les meilleures offres furent sélectionnées « en descendant » suivant la quantité d’actions disponibles. Le prix payé fut le cours indiqué par l’investisseur lors de la période d’enchère, et non pas une moyenne pondérée des différentes offres. Ceci étant, les enchères sont une mathématique complexe qui relève de la théorie des jeux, car il convient d’optimaliser l’efficacité de l’allocation. Difanthemis
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férents chercheurs se sont intéressés à cette matière : John Nash, prix Nobel 1994 et immortalisé par le film « A beautiful mind », mais aussi William Vickrey, prix Nobel 1996. Dans l’intéressant système de Vickrey (ou enchère au second prix), aucun acheteur n’a connaissance de la mise des autres protagonistes. C’est l’acheteur qui propose la somme la plus élevée qui remporte l’enchère, mais au prix de la seconde mise, c’est-à-dire celle se trouvant juste au-dessous de la mise gagnante. Le lot revient au plus offrant, mais celui-ci ne paie que le prix donné par le deuxième meilleur enchérisseur. Ce système force l’acheteur à ne donner ni une proposition supérieure à ce qu’il est capable d’offrir (au risque de ne pouvoir payer la somme de la deuxième enchère), ni une proposition inférieure au risque de se voir perdre l’enchère qu’il avait la possibilité de gagner. Ce système a été utilisé pour attribuer les licences de téléphonie au Royaume-Uni. En matière de finance horticole, les Pays-Bas étaient déjà connus pour le krach des bulbes des tulipes, au XVIIe siècle. La fusion d’Aalsmeer et de FloraHolland instruit que, désormais, c’est à un marché dominant et sophistiqué qu’il faudra faire référence. Marcel Proust, qui aimait les métaphores florales, écrivit que « Le désir fleurit, la possession flétrit toutes choses ». Ce rapprochement boursier semble lui donner tort.
Le volapük des économistes de la 25e heure 47 Radio, télévision, conférences, colloques, presse et bouquins en tout genre : tout y passe ! La crise des subprimes est accompagnée de son cortège de commentateurs de circonstances. Aucun d’entre eux n’avait prévu quoi que ce soit, mais tous préconisent aujourd’hui leur remède. Ils illustrent le sophisme Post hoc ergo propter hoc qui consiste à confondre un antécédent avec une cause. Devant ces pathétiques démonstrations de vanité, il faut alors s’éloigner des charabias et autres amphigouris d’une éphémère sociologie de consultants médiatisés sur papier glacé. Et surtout de rappeler que la main invisible d’Adam Smith gifle parfois les marchés boursiers. C’est plutôt avec sagesse et factualité qu’il convient d’appréhender les bulles. Et puis, qu’est-ce qu’une bulle ? Elle naît d’une dissociation, à la hausse ou à la baisse, de la valeur économique fondamentale d’un actif et de sa valeur 47
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boursière. À quoi est-ce dû ? Les causes seraient à rechercher dans l’emballement de réactions exacerbées, voire irrationnelles. Elles entrent aussi en résonance avec des phénomènes de foule, de comportements émotifs et grégaires, et d’instincts mimétiques Dans cette perspective, le krach qui suit la croissance des cours sanctionnerait les inadéquations passagères de ceux-ci. Une bulle se forme plus lentement qu’elle n’éclate. Au cours des soixante dernières années, neuf des dix plus grandes variations quotidiennes de l’indice américain S&P 500 furent des pertes. Une bulle se forme sur la pointe des pieds, voire à reculons, mais éclate en courant. C’est d’ailleurs contre-intuitif : dans de nombreux domaines, les marchés financiers dégagent une incrédulité devant l’enrichissement facile, et un biais au pessimiste. La bulle, au contraire, semble ressortir à l’euphorie, très étrangère au comportement anxiogène des marchés. Mais, sous un autre angle, on peut s’interroger sur l’existence même des bulles : y a-t-il vraiment des bulles ? Une bulle n’est pas inhérente à l’évolution boursière. Ne constitue-t-elle pas un événement consubstantiel à la formation des prix ? En renfort de cette hypothèse, on peut avancer que si une bulle se forme, elle met en présence des acheteurs et des vendeurs qui concluent, pour un nombre identique de titres, une transaction. Un marché n’est donc pas uniquement acheteur ou vendeur, puisque la multitude des intervenants formulent un prix qui est le meilleur consensus de la valeur. Dans cette perspective, même à un sommet boursier, il y a des acheteurs qui continuent à croire que le cours va encore monter (sinon, ils n’achèteraient pas). Ce qui importe alors, c’est que les protagonistes disposent d’une information adéquate. Au reste, on avance souvent qu’une bulle se forme lorsque des actifs sont achetés dans l’espoir exclusif que d’autres investisseurs subséquents formulent des prix supérieurs. En d’autres termes, on n’achèterait plus un titre sur la base de ses caractéristiques propres et fondamentales, mais plutôt sur l’espoir d’une valeur (espérée supérieure) qui serait établie par d’autres investisseurs. Cet argument est très fragile, et ce pour deux raisons. La première est qu’il est impossible d’établir de manière consensuelle la valeur fondamentale d’un titre, puisque c’est justement le rôle d’un marché boursier. L’autre raison est qu’on achète toujours un titre avec l’espoir que sa valeur s’accroisse, sur la base des transactions réalisées par d’autres investisseurs. Une bulle pose aussi la question du contrôle prudentiel des marchés : les autorités de contrôle doivent-elles se borner à contrôler la diffusion de l’information ou, au contraire, doivent-elles aller plus loin, c’est-à-dire examiner la anthemis
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volatilité des marchés pour la contrôler ? Mais alors, si les autorités de contrôle étaient capables de discerner la formation d’une bulle, c’est qu’un pouvoir supérieur serait à même de guider l’aléa boursier et de postuler quel serait le bon prix, ou à tout le moins la bonne fourchette de prix, pour un titre particulier. Ceci s’opposerait au facteur aléatoire prévalant à la formation des cours. Cela supposerait aussi l’existence d’une métarégulation capable, par classe d’actifs, d’identifier des balises de prix. On le voit : la problématique n’est pas aisée à dépouiller. D’ailleurs, aux États-Unis, le président de la Federal Reserve, Ben Bernanke, et son prédécesseur, Alain Greenspan, ne partagent pas la même vision du rôle que les autorités monétaires doivent jouer en matière de bulles. Bernanke, qui appartient à l’école de l’Université de Princeton, est convaincu que la Federal Reserve doit intervenir pour prévenir la formation des bulles, tandis que Greenspan avait une attitude plus laxiste, ressortissant au « laisser-faire » économique, consistant à laisser les bulles se former, puis à éclater. Et que retenir de tout ceci, au-delà des jugements hâtifs ? Probablement que les bulles sont de nature informationnelle et inhérentes à l’évolution des prix. En conclusion, il serait vain d’imaginer contrôler la formation des prix des marchés financiers.
Ancrage belge et nomadisme actionnarial 48 En filigrane de l’affaire Fortis se dresse une importante question : faut-il défendre l’ancrage belge de nos entreprises alors que leurs centres de décision s’étiolent dans toutes les géographies ? Une entreprise belge doit-elle disposer d’un actionnariat de référence national ? Et dans un tel cas, le Royaume n’est-il pas trop petit pour le soutenir, d’autant qu’il est plutôt un pays de filiales de groupes étrangers ? La question de l’ancrage de nos entreprises hante les débats économiques depuis trois décennies. Certains considèrent la polémique comme dépassée : plus de 50 % du volume traité en bourse de Bruxelles émane de Londres. De plus, les premiers actionnaires de la plupart de nos entreprises cotées sont étrangers.
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Certains vont même plus loin, en affirmant que l’ancrage belge des sociétés est un handicap et, qu’au contraire, le poids des étrangers dans le capital des groupes belges cotés est un indice de l’attractivité de notre économie. D’ailleurs, la plupart des entreprises constitutives du BEL20 engendrent un chiffre d’affaires qui est majoritairement comptabilisé hors de nos frontières. Comment même soutenir la nécessité de garder des centres de décision dans un pays dont la population ne représente pas 5 % de celle de la zone euro ? De nos jours, les grands groupes sont organisés en réseaux. Leur géométrie décisionnelle est sphérique et matricielle, plutôt que pyramidale. En d’autres termes, postuler la nécessité d’un ancrage géographique des entreprises peut paraître d’une grande naïveté, alors que le capital circule entre les pays à la vitesse de la lumière. Et pourtant, nous croyons à ce fameux ancrage belge. La faiblesse de l’actionnariat domestique des entreprises constitue parfois un handicap, car le comportement des investisseurs étrangers est plus volatil, tant pour des raisons d’éloignement physique et culturel, que pour des motifs de diversification de portefeuille. À nos yeux, l’ancrage local est une valeur très précieuse. La recapitalisation des banques par les pouvoirs fédéraux et régionaux en est le meilleur exemple. Mais attention : la nécessité d’un ancrage belge ne s’assimile pas à un protectionnisme désuet. Il n’est pas synonyme de repli. L’ancrage doit plutôt refléter un amarrage des investissements plutôt que de l’actionnariat. Ceci exige une condition : que les conditions d’accueil des investissements étrangers restent compétitives et irréprochables. Les choses ont beaucoup changé en trente ans. La séquence des événements reflète l’évolution des mentalités depuis les années 1970. À l’époque, il était essentiel de sauver, suivant de subtils dosages régionaux, les cinq secteurs nationaux (charbon, acier, constructions navales, textile et verre creux). Les gouvernements de l’époque n’avaient pas pris la mesure de la mutation structurelle de nos économies. Le monde occidental quittait le secteur secondaire, c’est-à-dire le secteur industriel et manufacturier, pour entrer dans l’économie des services. Sous cette perspective, le sauvetage des secteurs nationaux fut un douloureux repli industriel. On tenta de sauver des secteurs en difficulté au motif qu’ils étaient d’importance nationale. Les décideurs aurait plutôt dû s’interroger sur les secteurs innovateurs que la nation aurait dû promouvoir et encourager. Au terme des années 1970, l’ancrage belge de l’économie apparut sauvegardé. C’était sans compter l’ouverture des frontières entraînée par l’adhésion anthemis
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européenne. En juin 1988, l’annonce de l’O.P.A. de De Benedetti sur la Générale de Belgique dissipa brutalement ce mirage. La dislocation de la Générale de Belgique aurait pu réveiller l’ambition d’une densité économique nationale. Il n’en fut rien : dix ans plus tard, en 1998, c’est une seconde rafale d’O.P.A. (Pétrofina, BBL, Royale Belge, etc.) qui balaya le paysage boursier. Et finalement, dix ans plus tard, on arrive à la crise bancaire de 2008 et à la dislocation de l’actionnariat de nos institutions financières. Les explications sur les origines de ce phénomène divergent : pour certains, le pays est devenu trop petit pour des envergures européennes. Pour d’autres, les entreprises prospères doivent dépasser nos frontières pour gagner leur indépendance. Sous cet angle, les vagues d’O.P.A. étaient-elles inéluctables dans une nouvelle cartographie européenne ? C’est difficile à dire. Ceci étant, l’ancrage belge est essentiel à l’économie du Royaume. Mais il faut bien définir ce qu’on entend par ancrage national. Ce ne sera plus une concentration de l’actionnariat de la propriété. Nous imaginons plutôt une cristallisation de capitaux destinée à créer des dynamiques d’investissement. Il s’agit de favoriser les implantations en Belgique plutôt que d’exiger leur détention par des actionnaires belges. Or, dans ce domaine, notre pays est défavorisé. Alors que sa taille aurait dû le conduire à stimuler son attractivité fiscale, nous supportons un des coûts du travail les plus élevés d’Europe. C’est dans cette perspective qu’il est indispensable de stimuler le capital à risque. En effet, à l’heure où la concurrence est d’envergure continentale, le Royaume doit favoriser la fiscalité du capital pour que des investissements se sédimentent sur le territoire national. Il faut donc développer l’épargne de long terme en capital à risque. La déduction des intérêts notionnels s’inscrit parfaitement dans cette logique. Cette mesure fiscale, unique au monde, conditionne un avantage fiscal à des investissements en capitaux propres. Il faut donc la défendre coûte que coûte. Il est largement démontré que ce sont les capitaux propres qui assurent la stabilité de l’entreprise et conditionnent les investissements productifs, générateurs d’emplois. Il faut donc poursuivre cette logique, voire l’amplifier par des mesures fiscales qui favorisent l’actionnariat. En quelques années, de nombreux centres de décision corporatifs ont subi un déplacement latéral vers l’étranger. La mondialisation accélère la mobilité des investissements et de l’actionnariat. La détention du capital est mobile. C’est dans ce contexte qu’il faut restaurer la compétitivité fiscale en cristallisant les investissements étrangers en Belgique. Cette orientation corresponanthemis
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drait au biotope de l’économie du Royaume, à savoir une économie de transit et de circulation. Sous cet angle, il sera possible de stimuler et de conserver des centres de décision dans une sociologie utile au pays. Incidemment, la crise bancaire a plus que démontré la nécessité des soutiens et ancrages nationaux en cas de crise économique.
Les fausses barbes de la bourse 49 Des membres du G8 aux gouverneurs des banques centrales, il ne se passe pas un jour sans qu’un régulateur exige légitimement un meilleur contrôle des prédateurs boursiers. Le problème, c’est qu’on arrive difficilement à désigner ces vampires du marché. Alors, pêle-mêle, on cite les hedge funds, les fonds spéculatifs de private equity et autres activistes actionnariaux. Ces opérateurs ne sont, bien sûr, ni nouveaux, ni innovateurs. Par contre, ils se singularisent parce qu’ils opèrent parfois hors des canaux boursiers traditionnels, aidés en cela par la libéralisation des flux financiers. Ces actionnaires en transit, réunissant quelques pourcents des titres d’un groupe, en pilotent la stratégie sans démontrer d’affectio societatis. Certains voudraient donc sanctionner, de manière plus générale, ces spéculateurs à court terme. Il s’agirait de pénaliser les actionnaires qui le sont restés trop peu longtemps. Le problème, c’est que c’est impossible. Tout d’abord, ce ne sont pas les acheteurs à court terme, mais bien les vendeurs qu’il faudrait, en tout état de cause, sanctionner. En effet, ce n’est pas l’acte d’achat, mais plutôt la décision de vendre à court terme qui serait blâmable. Mais alors, il convient de s’interroger pourquoi un actionnaire vend ses titres. Et la raison en est simple : dans la plupart des cas, il vend parce qu’il anticipe que le cours pourrait baisser. Dans l’hypothèse inverse, l’actionnaire attendrait la hausse de cours anticipée avant de vendre. Mais alors, si on contraignait les actionnaires à conserver leurs titres plus longtemps qu’ils ne le souhaitent, cela reviendrait à les obliger à conserver leurs titres au-delà de la période de hausse de cours qu’ils anticipent. Cela les conduirait à supporter, le cas échéant, une perte ou un moindre gain. Et qui serait le bénéficiaire de cette perte ? Ce serait l’acheteur à qui le vendeur n’a pas pu vendre immédiatement ses titres. En d’autres termes, retarder une
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Trends Tendances, 15 novembre 2007.
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vente revient à favoriser un acheteur futur, qui est lui-même aussi, peut-être, un spéculateur ! On peut voir les choses sous un autre angle. Si la vertu était associée à l’horizon de détention des actions, il conviendrait de récompenser l’acheteur à long terme, en lui permettant de profiter d’un prix d’achat plus bas ou d’un prix de vente plus haut. Mais alors, ceci annihilerait immédiatement le bien-fondé des marchés boursiers dont la finalité est la formulation d’un prix unique, exprimé de manière continue. On le voit : tout cela conduit à une impasse intellectuelle. Et, finalement, il y a qu’une leçon absolue en matière boursière : l’incertitude associée aux cours de bourse réside dans l’horizon d’investissement. Nul ne sait quand la prime de risque, correspondant à un surcroît de rendement, est obtenue par l’actionnaire. Cette incertitude est exclusivement prospective. Elle ne dépend pas de la période de temps pendant laquelle l’action a déjà été détenue. D’ailleurs, les marchés boursiers n’ont, par essence, pas de mémoire, car ils se projettent uniquement dans le futur. La date d’achat d’un titre n’a donc d’importance que pour son propriétaire, mais pas pour le marché. Ce dernier forme d’ailleurs les cours de bourse exclusivement sur la base des anticipations de dividendes et ceci, indépendamment des dividendes passés. Un marché boursier ne fonctionne donc pas mieux si les actionnaires sont, d’une manière ou d’une autre, avantagés s’ils détiennent leurs titres à long terme. Au contraire, car cette situation peut parfois conduire à des poches d’actionnariat immobiles. Or, le marché boursier fonctionne mieux si tous les actionnaires sont actifs, et ce indépendamment de la durée de détention de leurs titres. Au reste, un marché qui est animé par un volume important de transactions est toujours plus efficient, c’est-à-dire qu’il incorpore plus instantanément les informations susceptibles de modifier les cours de bourse. Ceci étant, le chantage actionnarial doit être proscrit. Pour contrer ces dérives, il convient de redéfinir, de manière cohérente, le rôle et la responsabilité des administrateurs, car ils constituent l’interface entre l’actionnariat et l’entreprise. Cela pose aussi la question cruciale du droit de vote. C’est à ces tâches que les législateurs devraient probablement s’attacher.
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4. Krach boursier Le fil d’Ariane des krachs boursiers 50 Lors des krachs, le monde doit surmonter tant d’angoisses, car les éclatements de bulles boursières suscitent des traumatismes collectifs. Les crises financières ramènent à des peurs existentielles portant sur le système économique. Elles suscitent un sentiment de dépression, au contraire des périodes d’enchantement financier, au cours desquelles les hommes sont plus crédules parce que plus euphoriques. De surcroît, chaque fois que l’histoire bégaie, les économistes sont désemparés.Alors que leurs enseignements semblent tellement rigoureux, le moindre égarement conjoncturel les désarme. Faute de comprendre les phénomènes, certains se réfugient dans des postures idéologiques. D’autres fustigent les systèmes boursiers, accusés de dictature actionnariale. Pourtant, la réalité est plus simple : la bourse est la seule construction humaine dont la compréhension des résultats a échappé à ses architectes. La bourse n’existe pas à l’état naturel. Elle a été créée par l’homme pour formuler des valeurs. Le problème, c’est que la prédiction de ces valeurs est impossible. Et pour cause : la fonction principale de la bourse est d’explorer l’utilité des biens dans le futur. C’est une machine non pas à remonter, mais à avancer dans le temps. Quoi qu’il en soit, le cataclysme boursier des dix-huit derniers mois est trop subit et profond pour être un simple accident conjoncturel. D’ailleurs, tout est désormais déstabilisé : l’emploi qui est précarisé par la récession, et l’épargne qui est ébranlée par les séismes bancaires. Certains qualifient même cette crise d’accident originel, car elle s’approche du risque systémique, c’est-à-dire du risque d’implosion de la sphère financière. Est-ce à dire qu’un krach possède une origine abstraite ? Aucunement : nos communautés l’ont elles-mêmes provoqué. Ce ne sont pas des facteurs étrangers aux constructions humaines qui sont à blâmer. Mais alors, si les marchés financiers sèment eux-mêmes les graines de leurs krachs, est-il possible de les prévenir ? Probablement pas, et c’est à ce niveau que la rationalité boursière trouve ses limites. En effet, les cours de bourse ne sont ni
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Agefi Luxembourg, mai 2009.
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prévisibles, ni modélisables. Ils explorent en permanence l’aléa et la volatilité. Pour cette raison, une crise ne se prévoit pas, ni ne s’explique totalement : dans le cas contraire, elle aurait été évitée. Ce constat est bien sûr décevant, car on ne peut, au mieux, tirer des leçons d’un krach qu’après sa survenance. La question est alors de décoder le message qui est véhiculé par celui de 2008-2009. Et pour effectuer cet exercice, il faut plonger en apnée dans l’histoire. C’est alors qu’un phénomène devient lumineux lorsqu’on examine les krachs boursiers des cent vingt dernières années. Les krachs servent de charnière à des contextes socio-économiques différents et surviennent en anticipation de transitions majeures. Ils correspondent chaque fois à une accélération de la mobilité d’un des trois facteurs de production, à savoir le travail, le capital et l’information. Par exemple, chaque crise boursière coïncide avec la popularisation d’un média de communication, accélérant la vitesse de circulation des données : le téléphone (crises de 1893 et de 1907), la radio (crise de 1929), la télévision et l’informatique (abattement boursier des années 1970 et 1980) et l’internet (crises de 2000 et de 2008). Les krachs s’assimilent donc au passage à une vitesse supérieure de l’économie. C’est ce qui nous conduit à penser que la crise actuelle ne va en aucune manière ralentir le rythme de la conjoncture. Elle va probablement l’accélérer par une immersion dans les réseaux de l’économie de marché. Examinons les quatre dernières grandes perturbations boursières. La crise de 1893-1897, répliquée lors de la panique bancaire de 1907, a coïncidé avec la première bancarisation de l’économie. À cette époque, le secteur financier se développe afin de répondre aux besoins de la révolution industrielle et du démarrage de la production en masse des biens de consommation. Mais ce krach correspond surtout à la naissance des moyens de transports terrestres, à savoir le chemin de fer, et ensuite l’automobile. Les matières et le travail deviennent mobiles. Le téléphone se popularise. La dépression suivante, celle de 1929-1932, constitue l’écho d’une paix mondiale mal signée. Elle symbolise aussi la transition d’un environnement agricole à une économie industrielle. L’agriculteur quitte les champs pour travailler dans les usines. Le facteur de production travail s’ajuste à l’allocation manufacturière du capital. À la même époque, l’information commence à mieux circuler, grâce à la radio. L’atonie boursière des années 1974-1981 a, quant à elle, été déclenchée par les dérives de la guerre du Vietnam, l’abandon du système monétaire de l’étalon-or et des deux chocs pétroliers (1973 et 1979). Mais cette décennie révèle également la transition d’une économie industrielle à une société tertiaire, anthemis
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c’est-à-dire fondée sur les services. Ne parlait-on pas naïvement à l’époque de la société des loisirs ? Cette économie du secteur tertiaire est synchronisée avec une mobilité croissante du capital, et surtout de l’information, grâce aux progrès de l’informatique et de la télévision. Le krach de l’année 2008 est, quant à lui, le signe annonciateur de la véritable mondialisation. C’est la mutation d’une économie de services vers les réseaux de la connaissance numérique. Dans cet environnement, l’invention et le progrès sont fluides géographiquement. À l’intuition, le krach de 20082009 est d’ailleurs la réplique sismique de l’éclatement de la bulle internet, en 2000. À l’époque, nous aurions dû prendre la mesure de la révolution de l’information et du commerce. Les autorités monétaires américaines ont cru devoir la camoufler. Dans les secteurs primaires et industriels, les hommes sont désormais mobiles. Par contre, dans le secteur tertiaire, qui emploie la majorité des populations occidentales, la société de la connaissance, fondée sur l’internet, est un relais à la mobilité réduite des hommes. La fluidité de l’information est un substitut à leur déplacement géographique : plutôt que de se déplacer pour effectuer un travail, l’homme peut ramener l’information auprès de lui. Le krach de 2008-2009 annonce l’immersion dans un univers plus volatil, car informé de manière instantanée. C’est un apprentissage des arcanes de l’économie de marché. Les prochaines phases de contraction et d’expansion conjoncturelles seront plus saccadées et volatiles. La réponse des pouvoirs publics doit être à la mesure du message de la crise : il s’agit de développer l’enseignement afin de permettre aux citoyens d’augmenter leur mobilité professionnelle dans un monde de circulation instantanée des connaissances.
Le mystère des bulles boursières 51 Depuis la crise des subprimes, de nombreuses voix s’élèvent pour s’inquiéter des bulles financières. Chaque accroissement de volatilité s’accompagne de l’intervention de son cortège d’économistes improvisés. Il faut alors faire le tri entre les propos cataclysmiques sur l’effondrement du système capitaliste et la nécessité d’une réglementation draconienne. Il faut aussi s’extraire des charabias et autres volapüks d’une éphémère communauté de consultants médiati-
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sés sur papier glacé. Et surtout se rappeler que la main invisible d’Adam Smith gifle parfois les marchés boursiers. En réalité, l’examen économique s’accommode mal des analyses émotives. C’est avec factualité qu’il convient d’appréhender les bulles. Celles-ci concernent non seulement les valeurs financières, mais aussi les biens réels, tels l’immobilier et les matières premières. La question se pose donc de savoir comment définir ce phénomène auquel une importante littérature académique est consacrée. Une bulle naît d’une dissociation, momentanée ou non, de la valeur économique fondamentale (restant à définir) d’un actif et de sa valeur boursière. À quoi est-ce dû ? C’est évidemment la question fondamentale. Un gonflement rapide des cours est, en effet, rarement attribué à des changements profonds dans la structure de l’actif en question. Les causes seraient plutôt à rechercher dans l’emballement de réactions exacerbées, voire irrationnelles. Dans cette perspective, le krach qui suit la croissance des cours sanctionnerait les inadéquations passagères de ceux-ci. Encore que cette vision soit réductrice : des écarts de prix par rapport à la valeur fondamentale n’entraînent pas toujours l’emballement des cours. D’autre part, une tendance fortement haussière ne s’achève pas systématiquement par un effondrement brutal des cours. Mais alors, comment discerner une bulle ? Certains théoriciens y associent trois facteurs. Le premier est un choc exogène et le manque de consensus quant à l’importance d’un déploiement économique (développement des chemins de fer au début du XXe siècle, de l’électricité et des voitures dans les années 1920 et de l’internet à la fin de la dernière décennie). Ce manque de consensus entraîne une friction qui contribue à augmenter les cours. Le deuxième facteur reflète un accroissement significatif du volume de transactions, c’est-à-dire de la vélocité des actifs. Le troisième facteur – qui est sans doute le plus troublant – est la persistance des bulles, même lorsque leur existence est suspectée par les quelques investisseurs suspicieux. La bulle n’éclate que lorsque le nombre d’investisseurs incrédules atteint une masse critique. Ce qui est singulier, c’est qu’une bulle se forme plus lentement qu’elle n’éclate. Au cours des soixante dernières années, neuf des dix plus grandes variations quotidiennes de l’indice américain S&P 500 furent des pertes. En d’autres termes, une bulle se forme sur la pointe des pieds, voire à reculons, mais éclate en courant. C’est d’ailleurs contre-intuitif : dans de nombreux domaines, les marchés financiers dégagent une incrédulité devant l’enrichissement facile, et un biais au pessimiste. La bulle, au contraire, semble ressortir à l’euphorie, très étrangère au comportement anxiogène des marchés. anthemis
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Au reste, on avance souvent qu’une bulle se forme lorsque des actifs sont achetés dans l’espoir exclusif que d’autres investisseurs subséquents formulent des prix supérieurs. En d’autres termes, on n’achèterait plus un titre sur la base de ses caractéristiques propres et fondamentales, mais plutôt sur l’espoir d’une valeur (espérée supérieure) qui serait établie par d’autres investisseurs. Cet argument est très fragile, et ce pour deux raisons. La première est qu’il est impossible d’établir de manière consensuelle la valeur fondamentale d’un titre, puisque c’est justement le rôle d’un marché boursier. L’autre raison est qu’on achète toujours un titre avec l’espoir que sa valeur s’accroisse, sur la base des transactions réalisées par d’autres investisseurs. Mais, sous un autre angle, on peut s’interroger sur l’existence même des bulles : y a-t-il vraiment des bulles ? Une bulle n’est pas inhérente à l’évolution boursière. Ne constitue-t-elle pas un événement consubstantiel à la formation des prix ? En renfort de cette hypothèse, on peut avancer que si une bulle se forme, elle met en présence des acheteurs et des vendeurs qui concluent, pour un nombre identique de titres, une transaction. Un marché n’est donc pas uniquement acheteur ou vendeur, puisque la multitude des intervenants formulent un prix qui est le meilleur consensus de la valeur. Dans cette perspective, même à un sommet boursier, il y a des acheteurs qui continuent à croire que le cours va encore monter (sinon, ils n’achèteraient pas). Ce qui importe alors, c’est que les protagonistes disposent d’une information adéquate. En poursuivant le raisonnement, on pose la question du contrôle prudentiel des marchés : les autorités de contrôle doivent-elles se borner à contrôler la diffusion de l’information ou, au contraire, doivent-elles aller plus loin, c’est-à-dire examiner la volatilité des marchés pour la contrôler ? Mais alors, si les autorités de contrôle étaient capables de discerner la formulation d’une bulle, c’est qu’un pouvoir supérieur serait à même de guider l’aléa boursier et de postuler quel serait le bon prix, ou à tout le moins la bonne fourchette de prix, pour un titre particulier. Ceci s’opposerait au facteur aléatoire prévalant à la formation des cours. Cela supposerait aussi l’existence d’une macrorégulation capable, par classe d’actifs, d’identifier des balises de prix. Pour faire un parallèle théologique, la prévention des bulles supposerait un gnosticisme (c’est-à-dire le mouvement hérétique qui, au IIe siècle, postula qu’il existait un Dieu suprême) économique. Dieu aurait-il un Dieu ? Le capitalisme débridé pourrait-il être dominé par un capitalisme stabilisé ? On le voit : la problématique n’est pas aisée à dépouiller. anthemis
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D’ailleurs, au États-Unis, le président de la Federal Reserve, Ben Bernanke, et son prédécesseur, Alain Greenspan, ne partagent pas la même vision du rôle que les autorités monétaires doivent jouer en matière de bulles. Bernanke, qui appartient à l’école de l’Université de Princeton, est convaincu que la Federal Reserve doit intervenir pour prévenir la formation des bulles, tandis que Greenspan avait une attitude plus laxiste, ressortissant au « laisser-faire » économique, consistant à laisser les bulles se former, puis à éclater. Et que retenir de tout ceci, au-delà des jugements hâtifs ? Probablement que les bulles sont inhérentes à l’évolution des prix, mais qu’elles entrent aussi en résonance avec des phénomènes de foules, de comportements émotifs et grégaires, et d’instincts mimétiques. En période d’euphorie, l’acheteur minimise son regret éventuel de ne pas s’associer à l’enrichissement collectif. Cela étant, à notre intuition, il est hasardeux et vain d’imaginer contrôler la formation des prix des marchés financiers. Ces derniers recherchent l’aléa et sont en suspension sur la volatilité qu’ils créent. Ils sont uniquement orientés vers le futur, sans référence à des valeurs passées ou fondamentales. Le cours de bourse n’ancre aucune valeur réelle de l’action. La meilleure leçon en matière de bulles est fournie par un proverbe boursier apocryphe qui rappelle que lorsqu’il y a une ruée sur l’or… il y a plus de ruée que d’or.
Le psychisme des krachs boursiers 52 Lors des krachs, le monde doit surmonter tant d’angoisses, car les éclatements de bulles boursières suscitent des traumatismes collectifs. Les crises financières ramènent à des peurs existentielles portant sur le système économique. Elles suscitent un sentiment de dépression, au contraire des périodes d’enchantement financier, au cours desquelles les hommes sont plus crédules, parce que plus euphoriques. De surcroît, chaque fois que l’histoire bégaie, les économistes sont désemparés.Alors que leurs enseignements semblent tellement rigoureux, le moindre égarement conjoncturel les désarme. Faute de comprendre les phénomènes, certains se réfugient dans des postures idéologiques. D’autres fustigent les systèmes boursiers, accusés de dictature actionnariale. Pourtant, la réalité est plus simple : la bourse est la seule construction humaine dont la compréhension des résultats a échappé à ses architectes. La 52
L’Echo, 11 juin 2009.
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bourse n’existe pas à l’état naturel. Elle a été créée par l’homme pour formuler des valeurs. Le problème, c’est que la prédiction de ces valeurs est impossible. Et pour cause : la fonction principale de la bourse est d’explorer l’utilité des biens dans le futur. C’est une machine non pas à remonter, mais à avancer dans le temps. Mais si la formulation de la bourse est un phénomène incompris, de nouvelles théories se démarquent de la finance classique et tentent de comprendre les phénomènes boursiers par l’étude des comportements. Ce courant a donné lieu à l’étude de la finance comportementale et, plus récemment, à la neuroéconomie. Cette dernière discipline dresse des parallèles entre les phénomènes boursiers et les mécanismes cérébraux. Pour ces courants de recherche, la rationalité des investisseurs n’est qu’une hypothèse, et pas un postulat. Les schémas de comportement seraient donc influencés par des aspects affectifs et émotionnels. Les bulles seraient-elles dotées d’un certain psychisme ? Les cours boursiers seraient-ils parfois psychédéliques ? Ce n’est pas exclu. Des expériences sont menées en laboratoire afin de comprendre ces influences dans le cadre des krachs. Une de ces expériences consiste, par exemple, à placer des joueurs dans une situation comparable à celle des salles d’arbitrage des banques. Ces joueurs se voient donner une somme d’argent leur permettant de négocier, à l’achat et à la vente, une action fictive. Cette action fictive a une durée de vie limitée à une heure.Toutes les quatre minutes, l’action paie un dividende de 10 et voit donc sa valeur baisser du même montant. Au terme de l’heure, l’action aura payé tous les dividendes et vaudra zéro. La valeur de l’action fictive est donc parfaitement prévisible : début du jeu, elle vaut 150 (soit un dividende de 10 payé toutes les quatre minutes pendant une heure, c’est-à-dire 15 fois). Après quatre minutes, l’action ne vaut plus que 140, puis 130 après huit minutes, etc. À tout moment, la valeur de l’action est donc parfaitement définissable, sans l’interférence de bulles, paniques et phénomènes irrationnels. Et pourtant, l’expérience, conduite des milliers de fois avec des groupes d’étudiants, conduit au même résultat dans 90 % des cas. Pendant la période de soixante minutes, la valeur de l’action est systématiquement surévaluée, jusqu’à la dernière minute de jeu. À ce moment, la valeur de l’action s’effondre. La panique des investisseurs engendre des ventes massives qui, elles-mêmes, créent la chute redoutée. En d’autres termes, alors que les joueurs bénéficient d’informations identiques et objectives, ils s’engagent dans une irrépressible effervescence de transactions. anthemis
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Cela relève de l’assouvissement pulsionnel et de l’euphorie mimétique. Dans cette perspective, les bulles pourraient relever de la peur de la pénurie, qui constitue l’essence de l’économie de marché. Quels sont alors les joueurs qui gagnent de l’argent dans cette expérience de laboratoire ? Ce sont ceux qui achètent la plus grande quantité d’actions au début du jeu, créent une bulle et les revendent à des joueurs qui ne commencent à acheter que lorsque le cours de l’action monte au-dessus de sa valeur fondamentale. Ces acheteurs tardifs sont aussi les vendeurs retardataires : ils supportent la chute brutale de cours au terme du jeu. Ceci met en évidence ces phénomènes d’asymétrie d’information, puisque les professionnels sont toujours mieux informés que les particuliers sur la valeur des instruments négociés. Derrière ces expériences, c’est le débat (inabouti) de la rationalité des investisseurs qui est posé. La transposition de cette expérience au monde réel de la finance entraîne des conclusions troublantes. Tout d’abord, l’expérience semble confirmer que les actions sont toujours achetées dans l’espoir exclusif que d’autres investisseurs subséquents formulent des prix supérieurs. En d’autres termes, on n’achèterait plus un titre sur la base de ses caractéristiques propres et fondamentales, mais plutôt sur l’espoir d’une valeur (espérée supérieure) qui serait établie par d’autres investisseurs. Faut-il s’en offusquer ? Non, parce qu’on achète toujours un titre avec l’espoir que sa valeur s’accroisse, sur la base des transactions réalisées par d’autres investisseurs. Les bulles seraient donc inhérentes à l’évolution des prix. Il serait vain d’imaginer les contrôler. Ensuite, il semble difficile d’éviter les phénomènes d’exubérance irrationnelle. Ces derniers sont d’ailleurs très difficiles à déceler, et encore plus à anticiper. Cela interpelle une autre réalité : les autorités de contrôle sont incapables d’empêcher la formation des bulles. Si elles étaient capables de discerner la formulation d’une bulle, c’est qu’un pouvoir supérieur serait à même de guider l’aléa boursier et de postuler quel serait le bon prix pour un titre particulier. Ceci s’opposerait au facteur aléatoire prévalant à la formation des cours. Cela supposerait aussi l’existence d’une métarégulation capable, par classe d’actifs, d’identifier des balises de prix. Or, cette métarégulation s’assimile à la recherche du graal. Ceci étant, il y a peut-être quelque chose à faire pour prévenir les bulles. Lors d’expériences menées en laboratoire, il apparaît que la création des bulles disparaît après quelques expériences menées avec les mêmes sujets. Ces derniers prennent alors conscience de la possibilité de krachs. Il y a donc un anthemis
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phénomène d’apprentissage qui apaise les opérateurs. Avec l’expérience, le cours des actions converge vers leur valeur fondamentale. Un phénomène d’autorégulation s’établit : c’est peut-être la métaphysique de la main invisible d’Adam Smith. Il semble donc que les bulles naissent lorsque les opérateurs boursiers ne disposent pas d’expérience suffisante au sujet des instruments qu’ils traitent. Cette constatation rejoint l’intuition : les bulles naissent de la manipulation de produits financiers mal maîtrisés : actions internet en 1999, produits complexes fondés sur le marché immobilier en 2007, etc. Au lieu de s’engager dans des réflexions stratosphériques, les autorités de contrôle devraient tirer des leçons simples. Les institutions financières devraient pouvoir démontrer qu’elles disposent des compétences et expertises nécessaires à leurs opérations. Au reste, Adam Smith avait lui-même identifié la négligence comme origine des bulles. Cela rappelle aussi que les marchés n’ont pas de mémoire. Cette dernière est gommée à chaque nouvelle génération de produits et de traders. C’est d’ailleurs intuitif : la fonction exclusive des marchés est d’explorer le futur et l’aléa. Le passé ne leur est jamais opposable.
Zéro pointé pour les agences de notation ? 53 Les agences de notation (ou de rating) évaluent la solvabilité des emprunteurs, c’est-à-dire leur capacité à honorer leurs dettes. Chacune des trois agences de notation (Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch) possède sa propre méthodologie. Cette dernière est cruciale, moins par la justesse de ses prévisions que par la réduction des asymétries d’information. En effet, des créanciers éloignés ou anonymes ne possèdent pas la capacité d’estimer la surface financière de leurs débiteurs. Sous cet angle, les agences de notation réduisent un déficit d’information. Depuis l’éclatement de la crise financière, de nombreux commentateurs mettent en cause le rôle de ces agences. Des légèretés ont indéniablement été commises dans l’examen des produits structurés immobiliers. Les trois institutions ont sous-estimé les risques de crédit, tout en conseillant à certains émetteurs d’améliorer artificiellement leur solvabilité grâce à des agencements ou des rehaussements de crédit adaptés. Ces complaisances ont incidemment trouvé bon accueil au sein des banques qui ont acquis ces produits structurés. 53
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En effet, de nombreuses banques admettent aujourd’hui avoir opportunément substitué la notation des agences à une compréhension élémentaire des produits eux-mêmes. Faut-il, dès lors, mettre les agences de notation sous tutelle ? Intuitivement, la réponse devrait être positive, d’autant que ces agences sont rémunérées par les entreprises dont elles doivent évaluer la surface financière. Il y a donc un conflit d’intérêts inhérent à cette relation contractuelle. Pourtant, le débat est infiniment plus complexe que ce qu’une analyse sommaire laisserait présumer. En effet, le véritable problème des trois agences de notation est qu’elles forment un oligopole, c’est-à-dire un marché caractérisé par un nombre limité de fournisseurs et de très nombreux clients. Or, un oligopole est imparfait en termes d’économie de marché, car il entraîne des rentes de situations. D’ailleurs, un oligopole est usuellement démantelé par une fragmentation forcée d’activités : les autorités de la concurrence exigent la vente de certains agrégats pour éviter les positions dominantes et les cartels. Mais, dans le cas des agences de notation, cette stratégie ne serait pas viable. L’oligopole est incontournable, car il fonde la réputation des agences. Les trois agences fondent leur existence sur une couverture internationale et multidisciplinaire d’autant plus indispensable que leurs clients mondialisent leurs activités. Un démantèlement ou même un éclatement forcé de ces agences renforcerait l’oligopole, car aucun nouvel opérateur n’aurait la crédibilité spontanée pour s’imposer. La réalité de la réputation des agences est d’ailleurs plus concrète qu’un recours civil qu’on pourrait exercer à leur encontre en cas d’erreur d’octroi de notation. Et la singularité de la réputation, c’est qu’elle n’est ni diversifiable, ni assurable. L’oligopole entretient donc son existence. Sous cet angle, l’oligopole des agences de notation est sans doute le meilleur mal obligé en ce qu’il impose la rigueur professionnelle, tout en maintenant des barrières à l’entrée dont l’abandon forcé perturberait les marchés. D’ailleurs, le meilleur contrôle d’un acteur privé dont le service est utilisé comme un bien collectif n’est pas la réglementation (qui ne fait souvent que reporter le problème à un échelon public), mais la responsabilisation par la réputation. Concrètement, si une quatrième agence de notation venait à être créée, elle n’arriverait sans doute pas à s’imposer immédiatement, puisque la qualité de sa signature ne serait pas avérée, tant en termes de réputation que de méthodologie. Aucun investisseur ne prendrait le risque de postuler la supériorité méthodologique de la notation de cette quatrième agence, et ce d’autant que la justesse d’une mesure de solvabilité ne se vérifie que dans l’avenir. anthemis
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Encore que le pari de fondation d’une quatrième agence de notation n’est pas impossible : l’assureur crédit français Coface vient de le lancer. Tant les autorités américaines qu’européennes de la concurrence font donc face à une situation inextricable. Confrontées à l’impossibilité de fragmenter l’oligopole, elles doivent, dans le même temps, éviter son renforcement si une des trois agences venait à défaillir. Comment résoudre alors les problèmes révélés par la crise ? Deux orientations sont formulées. Certains suggèrent la mise en place d’une structure de contrôle prudentiel chapeautant les agences de notation. Une réglementation alourdie permettrait théoriquement d’éviter les conflits d’intérêts. À l’opposé, les partisans de l’autorégulation invoquent le garde-fou naturel de la discipline professionnelle des agences de notation, à savoir leur réputation. Les entreprises qui obtiennent une notation « louent » en effet cette réputation. Pour trancher le nœud gordien, les autorités européennes ont choisi d’éviter le pire, c’est-à-dire une contraction ultérieure du secteur. Elles ont donc privilégié un encadrement léger des agences plutôt qu’un lourd contrôle prudentiel. Ceci étant, au-delà de ce type de dispositions, les pouvoirs publics devraient-ils s’intéresser à la validité de la notation elle-même ? En d’autres termes, ne faudrait-il pas que les contrôleurs prudentiels se prononcent sur la justesse du rating ? La réponse est négative. Si un organisme public se révélait capable de donner une autre notation que celle des agences, au départ de modèles mathématiques qu’on suppose plus évolués, pourquoi les agences ne les utiliseraient-elles pas directement ? Dans un tel schéma, ce serait également contre la structure de contrôle public qu’un recours devrait s’exercer en cas d’erreur d’appréciation de la notation. Du reste, un renforcement excessif des sanctions à l’encontre des agences de notation n’aurait que peu d’intérêt, car les égarements de certaines agences ne sont pas à rechercher dans des actes malveillants intentionnels. À titre d’exemple, les agences de notation avaient elles-mêmes modifié, dans le sens d’une plus grande prudence, la notation des produits structurés immobiliers américains dès l’année 2007. Il est préférable d’imposer aux agences une méthodologie plus transparente vis-à-vis des tiers, avec la publication de modèles partagés, parfaitement compris et diffusés. Sous cet éclairage, la crise aura joué un rôle salutaire et disciplinant pour les agences de notation.
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5. Analyse financière et mécanismes boursiers Les paradoxes de la décote boursière des holdings 54 Les sociétés holdings, parfois perçues comme les vestiges d’un capitalisme démodé, sont souvent chargées de tous les maux, dont celui de n’avoir pas insufflé suffisamment de capitaux dans le financement du tissu économique belge au motif que leur objet social s’apparentait d’abord à la protection patrimoniale de certains actionnaires familiaux. L’argument est simpliste et erroné ; il occulte surtout la fonction objective d’investissement à risques qui est assumée par certains holdings, telle la CNP. Sans intervention des pouvoirs publics, les marchés boursiers sanctionnent d’ailleurs eux-mêmes les performances médiocres.Tout le monde garde à l’esprit la pitoyable tenue boursière de la Générale de Belgique, ayant inéluctablement conduit à son démantèlement en moins d’une décennie. La théorie financière affirme aussi que la diversification des investissements recherchée par un holding n’est pas fondée, car les actionnaires du holding peuvent eux-mêmes réaliser une diversification individuelle de leurs placements, sans intervention d’une structure intermédiaire. Cette hypothèse est sans doute élusive, car les holdings financent aussi des entreprises non cotées (donc inaccessibles aux investisseurs) et suscitent des synergies industrielles entre leurs participations. Il n’en demeure pas moins que l’appréciation boursière des sociétés holdings reflète un scepticisme persistant, mesuré par ce qu’il est convenu d’appeler leur décote (ou badwill) boursière. Cette décote reflète la différence entre, d’une part, leur valeur intrinsèque (calculée comme la somme de la valeur de négociation de leurs participations, moins les dettes éventuelles) et, d’autre part, leur valeur boursière. Il n’y a donc pas de transitivité entre la valeur intrinsèque des investissements détenus par un holding et la capitalisation boursière du holding lui-même.
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Cette décote ne découle pas de mouvements circonstanciels de la conjoncture boursière. Elle s’élève, par exemple, pour la Sofina et pour la CNP à respectivement 50 % et 34 %. Peut-être la décote, malgré le fait qu’elle constitue une atteinte à l’arithmétique élémentaire, reflète-t-elle l’inclination des investisseurs à placer leur argent dans des pure players, c’est-à-dire des sociétés qui n’évoluent que dans un domaine non diversifié. Il ne s’agit, du reste, pas d’un phénomène uniquement belge. En France aussi, des groupes comme Bouygues, Vivendi valent généralement moins en bourse que la somme des participations dans leurs filiales. Les fonds communs de placement fermés (ou closed-end funds, c’est-à-dire à capital fixe) américains révèlent aussi une décote, quoique de moindre amplitude. L’importance de cette décote n’a, à notre connaissance, pas fait l’objet d’une recherche académique approfondie, le pouvoir explicatif de la théorie financière ayant apparemment trouvé ses limites dans l’explication de ce phénomène. La théorie financière serait d’ailleurs bien en peine d’expliquer pourquoi une société holding, multipliant les activités et gagnant autant en stabilité qu’en diversification, perd souvent en valorisation boursière. L’absence d’endettement, donc d’effet de levier, est parfois avancée pour expliquer la décote. L’argument est incorrect, car l’avantage de la déductibilité fiscale des intérêts ne peut pas être valorisé dans le régime de taxation belge d’exonération fiscale des plus-values et dividendes à l’impôt des sociétés. Tout au plus, peut-on attribuer une fraction de la décote aux incertitudes portant sur le maintien de ce régime d’exonération. Ni le manque éventuel de liquidité des actions des holdings, leur faible capitalisation, ou encore leurs frais de fonctionnement n’expliquent non plus des décotes à deux chiffres, car ce phénomène est né bien avant l’européanisation des marchés financiers. Il serait donc présomptueux et illégitime d’apporter des réponses définitives à ce phénomène en quelques paragraphes. Notre objectif est plutôt d’avancer certaines considérations intuitives dans ce domaine. Loin de l’idée de comparer la gestion d’un instrument d’épargne classique à l’ingénierie financière qui anime les sociétés holdings, il n’en reste pas moins que la valeur boursière d’une action de sicav, parfaitement transparente, reflète anthemis
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exactement la valeur des titres qu’elle détient, alors qu’une action d’un holding révèle un écart rémanent entre ces valeurs. Il est vrai que la valeur d’inventaire d’une sicav n’est établie que par ses promoteurs et qu’elle constitue l’unique source d’information du marché. Les valeurs d’inventaire de sicav sont d’ailleurs des prix de souscription et de remboursement comptable des actions d’une société, comme son abréviation l’indique, à capital variable. Mais, en même temps, tout écart significatif entre les valeurs d’inventaire et de négociation d’une action de sicav serait immédiatement exploité par des analystes financiers, conduisant, par un jeu d’arbitrage, au gommage de l’écart. Intuitivement, on pourrait imaginer que, dans le cas des holdings, le marché boursier est mal informé sur la valeur de leurs investissements et donc minore le cours boursier par manque de transparence. Cet argument est certainement valable pour quelques-uns. Il ne s’applique cependant pas dans tous les cas et, par exemple, le reproche ne s’adresse pas aux dirigeants de la CNP qui, très soucieux du phénomène de décote, publient chaque semaine la valeur intrinsèque de leur société holding. Malheureusement, rien n’y fait : la décote persiste aussi pour la CNP. Ce ne peut donc pas être uniquement un problème d’information des actionnaires. Pourtant, la publication de la valeur intrinsèque entraîne une autre observation. La valeur intrinsèque, établie par les dirigeants d’un holding, reste, pour les investisseurs, une indication exogène qui n’a pas de pertinence autonome. Elle n’établit, en aucune manière, que la valeur boursière est inappropriée et devrait tendre vers cette valeur intrinsèque. Elle ne constitue pas une information disposant d’un caractère prédictif sur le rendement boursier ou constituant un signal crédible de maximisation de la valeur de l’entreprise. Affirmer le contraire contredirait le principe d’efficience des marchés. L’efficience des marchés postule que l’ensemble des informations disponibles concernant une action est immédiatement intégré dans le prix de cette action. Si les marchés sont efficients, alors la valeur intrinsèque, différente du cours de bourse, est déjà pondérée, selon un poids qu’elle mérite, dans ce cours de bourse et permet, dans le meilleur cas, de faciliter la transmission d’informations en provenance de l’entreprise vers les marchés boursiers. La valeur intrinsèque ne s’oppose donc pas à la valeur boursière, elle contribue à sa formation. anthemis
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Et c’est peut-être cette évidence contre-intuitive qui s’impose, à savoir que la décote ne révèle pas la myopie des marchés boursiers, au motif qu’elle n’est, tout simplement, pas plus pertinente, à leurs yeux, que la valeur comptable. La décote est d’ailleurs stigmatisée par les dirigeants des holdings, pas par les marchés boursiers. En renfort de cette considération iconoclaste, il faut garder à l’esprit que la valeur boursière d’une action procède uniquement de l’actualisation d’un flux de dividendes attendus (qui constitue des revenus), et non pas d’une valeur intrinsèque (qui est une mesure de capital). Le dividende est le signal principal de valorisation d’une action, pas une valeur intrinsèque. Cette subtile dissociation sémantique entre les notions de revenus et de capital est d’ailleurs habilement formulée dans le message adressé aux actionnaires de la CNP pour l’année 2000, qui indique à ces derniers que « Vous fixez la décote et nous (c’est-à-dire les dirigeants de la CNP) gérons la valeur ». En régime de concurrence parfaite, le prix égale la valeur. Dans le domaine boursier, il existe peut-être une concurrence parfaite entre les acheteurs et les vendeurs d’actions, mais pas entre les investisseurs et les dirigeants des entreprises dont ils négocient les actions. Une asymétrie d’information est constatée au bénéfice des dirigeants d’entreprises, et donc au détriment des actionnaires individuels. Cette observation s’impose pour toutes les entreprises cotées ; elle est sans doute plus tangible pour les sociétés holdings. Les sociétés holdings sont contrôlées, au travers de leurs dirigeants, par des actionnaires de référence dont les objectifs patrimoniaux peuvent différer, à tout le moins en partie, de ceux des actionnaires individuels. On ne peut donc pas écarter l’hypothèse que les dividendes attendus ne reconstitueront pas la valeur intrinsèque d’une société holding. Dans cette logique, la décote stigmatise l’incertitude des actionnaires individuels des holdings quant au manque de coïncidence entre leurs intérêts et ceux de l’actionnaire de référence. La décote refléterait donc un problème « d’agence ». Mais, à nouveau, les dirigeants de holdings peuvent défendre le fait que leurs investissements répondent eux-mêmes à des problèmes d’asymétrie, par leurs interventions dans les sociétés opérationnelles, ce qui renforce une gestion professionnelle. Certaines participations des holdings sont, en outre, non cotées et cela pénalise la transparence de leur valorisation pour des actionnaires individuels. D’autres constituent des blocs de participations de contrôle figées, donc peu ou pas liquides (contrairement à une sicav). Dans le cas des holdings belges, l’opportunité de la détention de ces participations de contrôle n’est pas laissée à la discrétion des dirigeants, mais à l’actionnaire de référence du holding. anthemis
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Cette constatation constitue un truisme applicable à toutes les entreprises cotées. L’actionnaire choisit de faire confiance à une stratégie, mais son opportunisme est peut-être teinté de doutes. Le baromètre de ces doutes constitue, pour les dirigeants des holdings, la décote. Alors, comment un holding peut-il réduire sa décote ? À notre avis, c’est une démarche dont le volontarisme est vain, tant qu’un holding est contrôlé, en fait ou en droit, par un actionnaire de référence et que ses dirigeants ne sont pas totalement indépendants de cet actionnaire de référence. C’est donc essentiellement un problème de gouvernance corporative. Mais quel est l’actionnaire de référence qui acceptera de se retirer du holding qu’il contrôle à des conditions boursières « décotées », au profit des autres actionnaires ? Dans l’État américain du Delaware, on émet, pour gérer ces problèmes de décote, des actions reflets (ou tracking stocks), consistant à lier les performances d’une catégorie d’actions à une branche d’activité de l’entreprise émettrice non filialisée. À titre de démarche intermédiaire, la décote peut aussi être marginalement gommée par un taux de dividende maximal et, pourquoi pas, par l’annonce d’un programme phasé de rachat d’actions propres, qui bénéficie aussi partiellement à l’actionnaire de référence. Cette dernière méthode devrait théoriquement permettre une répartition de la décote entre tous les actionnaires, minoritaires et de référence, du holding. C’est la démarche de la CNP. Elle est logique et saine financièrement, car elle accroît la valeur du holding par une intervention boursière transparente. Mais le cruel paradoxe est là : un rachat d’actions propres contracte – ne fût-ce que marginalement – la capitalisation boursière du holding et constate les limites de son développement. Un rachat d’actions propres reconnaît la destruction de valeur boursière, tout en engendrant une augmentation de rentabilité (ou, à tout le moins, une inéluctable moindre décote boursière) pour les actionnaires résiduels. Ceci ne doit pas dérouter un investisseur individuel, car sa fidélité est récompensée par un rachat d’actions propres, pour autant, bien sûr, que son horizon d’investissement soit aussi long que celui de l’actionnaire de référence du holding. Cette attitude favorise donc la gestion passive d’un portefeuille d’actions de holding justement préconisée par la théorie financière. Comme quoi, tout est (presque) dans tout !
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L’affaire des dividendes 55 Au terme de la saison des détachements de coupons, il est intéressant de se pencher sur un des mystères de la théorie financière : les dividendes. En effet, de nombreuses études indiquent que sur le long terme, les actions assorties d’un dividende élevé dégagent un rendement boursier supérieur aux autres. Il n’y aurait pas de neutralité entre le paiement du dividende et la plus-value. A priori, le marché préférerait la première modalité. Et pourtant, année après année, le taux de dividende baisse dans la plupart des pays. Ainsi donc, les dividendes baissent alors qu’ils devraient conduire à un rendement boursier supérieur. Que se cache-t-il derrière ce phénomène ? C’est une des énigmes de la théorie financière. En bonne logique, une entreprise devrait verser un dividende si elle n’a pas identifié des projets d’investissement d’un rendement satisfaisant. Ce rendement plancher correspond à celui que ses actionnaires peuvent obtenir, en réinvestissant eux-mêmes le dividende dans des projets de risques identiques. À titre d’illustration, si une entreprise peut investir dans un projet qui dégage un rendement de 15 %, elle va convaincre ses actionnaires de ne pas procéder au versement d’un dividende, si ces mêmes actionnaires ne peuvent, à risque de projet identique, n’investir le dividende que dans un projet (un réinvestissement en d’autres actions, par exemple) dont le rendement annuel espéré n’est que de 12 %. Dans cette perspective, les dividendes devraient constituer, pour l’entreprise, un résidu financier, après financement des investissements suffisamment rentables. Les entreprises qui versent des dividendes exceptionnels sont d’ailleurs très attentives à préciser que cela ne constitue ni une rupture de stratégie, ni la difficulté d’identifier de nouvelles voies de croissance. Mais la politique de dividende répond à d’autres influences, sans doute beaucoup plus profondes et contradictoires. Tout d’abord, certains secteurs sont soumis à l’obligation de maintenir des seuils de fonds propres, tel le secteur financier (banques, assurances). Ceci est réalisé, entre autres, grâce à la réservation partielle des bénéfices. Ensuite, la plupart des entreprises indexent leurs dividendes, qui signalent ainsi la bonne santé financière de l’entreprise. La fiscalité favorise, quant à elle, la plus-value, puisque cette dernière est immunisée. Les dividendes sont, par contre, soumis à un précompte de 15 % ou de 25 %. 55
Trends Tendances, 19 juillet 2007.
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La liquidité et l’informatisation des marchés jouent aussi, certainement, un rôle majeur. En effet, lorsque les bourses étaient moins liquides, la période de détention des actions était plus longue, réduisant les possibilités de réalisations de plus-values. Le dividende avait donc un poids naturellement plus élevé dans la composition du rendement. L’informatisation des bourses, permettant des transactions instantanées, a donc conduit à un tassement des dividendes. Mais ces dernières années, de nouvelles théories en matière de politique de dividendes émergent. La théorie de l’agence, par exemple, postule que les actifs se caractérisent plutôt en fonction des droits qu’ils confèrent à leurs propriétaires. En d’autres termes, les actionnaires perçoivent des dividendes parce qu’ils peuvent voter contre leurs dirigeants qui ne les paieraient pas. Ou, en d’autres termes, les dividendes attachés aux actions représentent le prix minimal que les actionnaires exigent pour rester fidèles, c’est-à-dire pour ne pas vendre leurs titres, ce qui conduirait à faire baisser le cours de bourse. Les dividendes auraient alors un pouvoir disciplinant, puisqu’ils obligeraient les dirigeants à justifier la mise en réserve des résultats. Et finalement, le dividende est au creuset des exigences des protagonistes de la vie de l’entreprise. Les actionnaires minoritaires exigent un revenu satisfaisant. La direction et l’actionnaire de contrôle préfèrent, quant à eux, garder le contrôle des résultats. Enfin, les créanciers exigent des fonds propres suffisants, ce qui limite les dividendes. C’est sans doute l’impossibilité de décoder la chimie de ces influences qui constitue l’énigme des dividendes.
La face cachée des primes d’O.P.A. 56 Les récentes turbulences boursières, combinées à des opérations de fusion/ acquisition d’envergure, interpellent le monde financier sur un phénomène mal élucidé : les primes d’O.P.A. Une O.P.A. fait intervenir plusieurs protagonistes : une entreprise acquéreuse et les vendeurs, c’est-à-dire les actionnaires de l’entreprise acquise. Typiquement, l’acheteur s’acquitte d’une prime par rapport au cours de bourse de l’entreprise acquise. Cette prime, ou survaleur, est variable dans une fourchette de 10 % à 30 %. L’expression d’une prime est intuitive : elle est destinée à emporter la conviction de l’actionnaire de l’entreprise acquise. Pourtant, il reste utile de la concep56
L’Echo, 29 novembre 2007.
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tualiser. Et c’est là que les choses se compliquent. En effet, il faut en distinguer deux composantes : la prime de synergie et la prime de gestion (parfois qualifiée, de manière réductrice, de prime de contrôle ou de gouvernance). La prime de synergie formule une partie du surcroît de valeur d’exploitation que l’entreprise acquéreuse espère pouvoir dégager de l’acquisition. Ceci suppose, bien sûr, que les entreprises acquéreuse/acquise relèvent de secteurs d’activités compatibles et puissent exploiter des synergies. Pour les actionnaires de l’entreprise acquise, cette prime s’assimile à un surcroît de valeur que l’entreprise acquise n’aurait pas pu, de manière autonome et à coût équivalent, dégager. ll ne s’agit bien que d’une fraction des synergies, et non de leur totalité car, dans cette dernière hypothèse, tout le bénéfice de l’opération serait capté par les actionnaires de l’entreprise acquise. Les protagonistes à l’O.P.A. doivent donc partager une rente économique, plus ou moins bien évaluée et allouée selon les forces de marché. L’autre composante de la prime d’O.P.A., que nous qualifions de prime de gestion, est nettement plus subtile. Elle représente les bénéfices de contrôle que l’entreprise acquéreuse compte extraire de l’opération, en sus des synergies opérationnelles. Il s’agit donc de la valeur attribuée au contrôle de la stratégie, de la politique financière, etc., de l’entreprise cible. Cette prime traduit le caractère relutif de l’O.P.A. sur l’actionnariat de l’entreprise cible. À combien s’élève cette prime de gestion ? C’est difficile à dire, car elle relève d’un faisceau de déterminants. La recherche académique est d’ailleurs balbutiante dans ce domaine. Le cabinet de consultance McKinsey l’a situé entre 11 et 16 %. Cette prime trouve son origine dans le fait qu’un actionnaire de référence et un actionnaire minoritaire évaluent différemment une entreprise. L’actionnaire minoritaire va, en effet, actualiser les dividendes futurs anticipés, car c’est le seul flux de revenu qu’il acquiert passivement. Par contre, pour l’actionnaire de référence d’une entreprise, ce ne sont pas les dividendes, mais les flux financiers (normalement supérieurs aux dividendes) qu’il convient d’actualiser. En effet, l’actionnaire de référence contrôle activement les flux financiers globaux de l’entreprise, et non pas le seul flux résiduel qu’est le dividende. Sur le long terme, l’accumulation des dividendes est – il est vrai – égale à l’accumulation des flux financiers. La nuance réside dans l’horizon de temps. La prime de gestion exprime la différence cumulée entre les flux financiers et les dividendes pendant une période limitée, et sans doute de l’ordre de cinq ans. Examinée sous un autre angle, la prime de gestion mesure l’alignement des intérêts de l’actionnaire de référence et des actionnaires minoritaires. Si anthemis
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leurs intérêts sont symétriques, cette prime de gestion est maximalisée. Plusieurs études académiques indiquent que de bonnes pratiques de gouvernance corporative ont donc un impact favorable sur un cours de bourse. Il en est de même en cas d’O.P.A., puisque cette dernière éteint l’éventuel antagonisme entre l’actionnaire de référence et les actionnaires minoritaires. Ceci ne disqualifie en rien l’existence d’un actionnaire de référence, puisque le cours de bourse (exclusivement formulé par le négoce de l’actionnariat minoritaire) est disciplinant. L’actionnaire de référence est, en effet, contraint à de bonnes pratiques de gouvernance pour le maximiser. L’actionnaire minoritaire qui souhaite optimiser son rendement boursier a, quant à lui, intérêt à le rester à long terme, c’est-à-dire à aligner son horizon de détention des titres sur celui de l’actionnaire de référence. Ceci ramène à l’intuition de la recherche académique que le cours de bourse est construit par un ensemble de trois strates de valeur, dont chacune correspond à une circonstance particulière. Partant d’une situation où l’entreprise n’est pas cotée, la première strate correspond à la cotation proprement dite. Celle-ci permet la liquidité et la fourniture d’un prix efficient. Une seconde strate reflète la prime de gestion (ou de contrôle). Une troisième strate est la prime de synergie, dont la valorisation est souvent contingente à une O.P.A. En conclusion, la prime acquittée lors d’une O.P.A. englobe de nombreux éléments qu’il est complexe de recenser. Il y a l’accroissement de performance économique et les synergies escomptées. Un autre facteur, sans doute significatif, représente intuitivement une oscillation vers la valeur intrinsèque de l’entreprise dans l’hypothèse d’un actionnariat très concentré. Quoi qu’il en soit, la matière reste délicate et non résolue. Elle interpelle autant les régulateurs que les organismes de normalisation comptable.
Valeur fondamentale et cours de bourse 57 Il ne se passe pas une semaine sans que je ne sois interpellé quant au fait que la bourse est irrationnelle. Les cours ne refléteraient pas la valeur fondamentale des entreprises. Cette interpellation est légitime. Elle est bien naturellement exacerbée par la crise boursière. En toile de fond de ces réflexions se situe une question centrale : les marchés boursiers ne seraient-ils pas animés 57
L’Echo, 17 avril 2009.
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par des forces spéculatives qui éloignent le cours de bourse de la valeur fondamentale ? Il y a, bien sûr, d’évidents phénomènes de distorsions de cours auxquels les autorités de contrôle sont très attentives. Mais il y a aussi, dans l’opposition entre la valeur fondamentale et le cours, une démarche inaboutie. L’espérance d’une valeur fondamentale qui finira par prévaloir, apparaît rassurante. On lui attribue même une symbolique référentielle. Pourtant, la valeur fondamentale, différente de toute expression comptable, est probablement indéfinissable. D’ailleurs, elle n’existe peut-être pas. Et quand bien même elle existerait, elle serait introuvable, ou bien déjà révolue. Il y a, dans ces questionnements, une incrédulité devant l’aléa que véhicule la bourse. La raison de cette indécision est simple : la bourse est une construction humaine dont la compréhension des résultats a échappé à ses architectes. Elle n’existe pas à l’état naturel. La bourse a été créée par l’homme pour formuler des cours. Le problème, c’est que la prédiction des valeurs qu’elle formule est impossible. Et pour cause : la fonction principale de la bourse est d’explorer l’utilité des biens dans le futur. Le débat entre la valeur fondamentale et le cours de bourse d’une action relève donc de la métaphysique. Un fait est d’ailleurs très révélateur : le débat entre la valeur fondamentale et le cours boursier n’est généralement soulevé que lorsque le cours d’une action a fort monté ou baissé. Ceci signifie implicitement que le marché considère que la valeur fondamentale est proche du cours dans des marchés calmes. Ou, en d’autres termes, que le marché formule correctement la valeur fondamentale, sauf lorsqu’il baisse ou augmente fortement. Mais alors, ce qui est en cause, ce n’est pas le rôle du marché boursier, mais plutôt sa volatilité. Et c’est là que le raisonnement devient fragile. En effet, un marché boursier n’existe que parce qu’il est volatil. Il n’est même que volatilité. Exprimé différemment, le débat entre la valeur fondamentale et le cours pose, en réalité, la question de la tolérance à la volatilité. Mais ce débat est sans solution, puisque la volatilité résulte justement de la négociation de l’action. On le voit : une première impression est trompeuse. À notre intuition, la distinction entre la valeur fondamentale et le cours d’une action est infondée, puisque le cours procède d’un échange. Les cours résultent de la confrontation d’anticipations contraires portant sur un même nombre de titres achetés et vendus. L’acheteur anticipe une hausse des cours, tandis que le vendeur spécule sur une baisse. La bourse se limite donc à un rôle transitif entre les acheteurs et les vendeurs. Il est impossible d’en modéliser la formation et d’en inférer une anthemis
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déviance par rapport à une valeur fondamentale. Mais il y a plus : le cours est une valeur marginale. Il n’est valable que pour les acheteurs et les vendeurs qui ont consommé la transaction. Il ne constitue qu’une indication pour les acheteurs et vendeurs potentiels. Ceux-ci créeront leur cours au moment de la transaction. Et c’est sans doute à ce niveau que le débat entre la valeur fondamentale et le cours prend une dimension intéressante. Les défenseurs d’une valeur fondamentale s’intéressent plutôt à la valeur moyenne d’un bien, tandis que les protagonistes d’une prédominance du cours sur la valeur ressortissent à une école qu’on pourrait qualifier de « marginaliste ». Le débat entre la valeur fondamentale et le prix est, du reste, très ancien, car il a animé les recherches philosophiques depuis des siècles. Ceci ramène à la distinction que faisait Thomas d’Aquin entre la valeur d’usage et d’échange des marchandises. Thomas d’Aquin établit, par exemple, une théorie du juste prix des biens. Selon le philosophe, le prix peut différer de la valeur fondamentale si des circonstances s’expriment à l’avantage ou au détriment d’une des parties (acheteurs ou vendeurs) à l’acte d’achat. Mais pour d’autres penseurs libéraux, la valeur est le prix, et inversement. Cette logique trouve son aboutissement dans le domaine boursier, au sein duquel le cours n’emporte que la vérité du moment, sans résilience ni référence. Le débat entre la valeur fondamentale et le cours d’une action a irrigué d’autres grands débats théoriques entre plusieurs théoriciens économiques de premier plan, et notamment les économistes américain Knight (1885-1972) et anglais Keynes (1883-1946). Knight postulait qu’il existait un prix normal, voire naturel, pour les biens, résultant d’une distribution naturelle des ressources existantes. Ceci ramène à une valeur fondamentale indépendante des échanges. Keynes, de son côté, avançait qu’il n’y avait aucun moyen de déterminer la valeur fondamentale d’un actif, parce que nul n’a les moyens de la connaître. Selon Keynes, l’ignorance est intrinsèque à l’économie de marché. Alors quelles conclusions concrètes tirer de ces digressions ? La bourse n’est sans doute qu’un moyen d’expression des meilleures estimations des valeurs futures. Elle est empirique et expérimentale. La valeur fondamentale n’est certaine que lorsqu’un transfert de propriété a lieu, c’est-à-dire un cours formulé.
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Automne boursier 58 La littérature boursière est riche en prédications et proverbes, plus ou moins fondés. La plupart de ces maximes se réfèrent aux cycles de la nature. Ainsi, il est conseillé de vendre ses actions en mai, suivant l’adage « Sell in May and go away ». L’origine de cette croyance date des années 1950. Depuis cette période, les rendements boursiers moyens américains sont de 0,6 % entre mai et octobre, contre 7,6 % entre novembre et avril. Une stratégie gagnante consisterait donc à vendre ses valeurs mobilières en mai pour les racheter en novembre. Le mois d’octobre est, quant à lui, connu pour ses krachs. Des effondrements boursiers ont effectivement été constatés en 1907, 1929, 1987 et ces deux dernières années. En réalité, c’est moins le mois d’octobre que l’automne qui est une période critique. L’origine en est historique. Au début du XXe siècle, l’économie mondiale était essentiellement agricole. Les disponibilités bancaires fluctuaient donc au rythme des saisons. Chaque automne voyait les liquidités des établissements de crédit diminuer pour le financement du stockage des récoltes. Ce dernier se contractait ensuite au fur et à mesure de la consommation des biens récoltés, c’est-à-dire jusqu’à l’été suivant. Reflétant le stockage des moissons, les taux d’intérêt s’élevaient en automne, puisque les banques avaient besoin d’attirer des liquidités suffisantes pour le financement des récoltes. Cela déséquilibrait parfois les bilans bancaires. Le moindre choc boursier d’automne pouvait entraîner de graves répercussions. C’est d’ailleurs ce phénomène qui a contribué à déclencher le krach bancaire de 1907, qualifié de « panique des banquiers ». Précarisé par des opérations spéculatives de courtiers, le système bancaire américain frôla l’implosion parce que le financement automnal, provenant habituellement d’Angleterre, se tarit soudainement pour raison de crise monétaire. Il y a un siècle, le taux d’intérêt reflétait donc le cycle saisonnier. Ceci ramène incidemment aux débats théologiques du Moyen Âge qui portaient sur la question de savoir s’il existait un taux d’intérêt spontané, c’est-à-dire un taux d’intérêt découlant des cycles de la nature. C’est sans doute le cas, puisque le taux d’intérêt a longtemps reflété le coût de financement des récoltes. Dès le mois d’octobre, l’argent prenait le relais de la nature. Incidemment, ceci illustre la cohésion entre l’économie réelle, c’est-à-dire celle de la nature, et la sphère financière. Mais alors, d’autres questions se posent : si le taux d’intérêt 58
L’Echo, 22 mai 2009.
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est le prolongement de la nature endormie par l’hiver, le taux de croissance de l’économie ne devrait-il pas s’approcher du taux de renouvellement de la biomasse. Et si c’est le cas, ne devrait-on pas s’inquiéter des taux de rendement excessifs exigés par l’économie ? Bien sûr, on peut s’interroger sur la pérennité de ces cycles saisonniers alors que l’économie s’est mécanisée. Le progrès a dissocié les rythmes de production des phases de la nature. Au reste, n’est-ce pas cette dissociation qui a égaré nos sociétés ? Il n’est pas exclu que les krachs soient l’expression d’un rappel à l’ordre de la nature. Et qu’aura préfiguré le krach de l’année 2008 : un étalement planétaire des richesses suivant la mondialisation ou, au contraire, de nouveaux défis alimentaires, écologiques et démographiques ? Les prochaines saisons nous l’apprendront.
Météo, cycles lunaires et rendements boursiers 59 Il existe de nombreux adages extraits des almanachs boursiers : crépuscules boursiers en octobre, effets haussiers du mois de janvier, et engouements printaniers du premier semestre. Ces maximes semblent ressortir à un autre âge. Et pourtant ! Et si, finalement, les choses étaient vraiment plus simples que certaines théories ésotériques péniblement élaborées par une alchimie d’équations énigmatiques ? S’il suffisait tout simplement de regarder, le matin au réveil, le temps qu’il fait pour savoir si la journée boursière sera favorable ? C’est ce qu’ont démontré les professeurs David Hirshleifer et Tyler Shumway dans une étude publiée en 2003 dans le prestigieux Journal of Finance. Ces deux chercheurs sont des adeptes de la finance comportementale, qui se réfère à la fois aux sciences économiques, à la psychologie et aux sciences sociales. Sur la base d’une rigoureuse étude statistique des rendements boursiers journaliers dans vingt-six pays au cours de la période 1982-1997 (dont la Belgique), ces deux chercheurs ont mis en évidence la corrélation du degré d’ensoleillement avec le rendement de la bourse. Le rendement journalier est d’autant plus important que le degré d’ensoleillement est élevé. Par exemple, à Wall Street, le rendement moyen annualisé lors des jours parfaitement ensoleillés vaut 24,8 %, quand celui des jours les plus nuageux vaut 8,7 %. Ces chiffres ne tiennent cependant pas compte des frais de transactions. 59
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Il semble aussi que l’allongement des périodes d’ensoleillement (entre janvier et juin dans l’hémisphère Nord) soit corrélé avec des rendements boursiers supérieurs. Par contre, on ne trouve pas de rendements négatifs expliqués par la pluie ou la neige. La luminothérapie boursière aurait donc d’heureux jours devant elle ! Comment les auteurs de l’étude expliquent-ils ce phénomène ? De manière très simple : le soleil met de bonne humeur, suscite l’optimisme et émousse le sens critique. Les opérateurs boursiers auraient donc tendance à confondre les facteurs fondamentaux de l’économie avec le degré d’irradiation solaire. L’explication n’est pas infondée. Le spécialiste de la crise de 1929, John Galbraith, avançait que les hommes heureux sont plus crédules. Warren Buffet, de son côté, postule que le pessimisme est l’ami des marchés (car il permet de faire des achats à bon compte), tandis que des marchés optimistes devraient plutôt conduire à vendre. Ceci étant, l’étude météorologique doit être examinée avec prudence et scepticisme. En effet, les rendements boursiers entre différentes places boursières, très éloignées météorologiquement, sont fort corrélés. De plus, les marchés boursiers sont interconnectés. Les échanges sur un marché financier ne sont pas le fait des seuls investisseurs habitant dans le pays où les actions sont traitées. Ils sont aussi animés par des opérateurs situés dans d’autres pays que les bourses sur lesquelles des actions sont négociées. C’est le cas de la bourse de Bruxelles, dont plus de 50 % des ordres émanent de Londres. Le pâle soleil de Londres serait donc théoriquement de meilleurs auspices que la nébulosité bruxelloise. Mais ce n’est pas tout. Des facteurs inattendus influenceraient les rendements boursiers. Des chercheurs américains ont, par exemple, montré que les rendements boursiers étaient supérieurs au moment des nouvelles lunes. D’autres études, tout aussi sérieuses, indiquent que les rendements boursiers présentent une faiblesse anormale entre le vendredi et le lundi des week-ends au cours desquels le changement d’heure conduit à perdre une heure de sommeil. Certains auteurs, moins scientifiques, établissent aussi des relations entre éclipses lunaires et cycles astraux. Ces études sont peut-être anecdotiques. Elles sont bien éloignées des postulats d’efficience des marchés, consacrés par de nombreux prix Nobel. Alors, quelles leçons en tirer ? Ces théories expliquent-elles les dépressions boursières, les cyclones conjoncturels, la glaciation du BEL20 et les rares canicules boursières ? Est-il peut-être préférable de diversifier la composition d’un portefeuille sur la base des équinoxes et des latitudes, plutôt que sur la base de anthemis
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dispersions sectorielles ? Et puis, au lieu de supposer qu’il faut acheter quand le marché est bas et de vendre quand les cours sont élevés, ne faudrait-il pas promouvoir l’achat nuageux et la vente ensoleillée ? Finalement, le réchauffement climatique aura peut-être un effet positif, certes éphémère, sur l’économie financière !
Comment fonctionne l’indice BEL20 ? 60 S’il est des acronymes qui ont épousé le dictionnaire financier, c’est bien celui des indices boursiers. Les évolutions des indices Dow Jones, Nikkei et, dans notre pays, du BEL20 rythment la conjoncture. Le rôle d’un indice est de fournir une mesure de la tendance générale d’un marché boursier national ou des secteurs ou segments qui composent la cote. Pourtant, il est difficile d’en définir, de manière absolue, les qualités. Ce qui importe, c’est sa représentativité. Le nombre de valeurs d’un indice est aussi une caractéristique décisive. Un nombre excessif de valeurs pénalise l’échantillon et peut altérer sa liquidité. À l’inverse, un indice insuffisamment fourni nuit à la diversification d’un portefeuille qui serait le reflet de l’indice, phénomène qu’on qualifie de tracking error. Le nombre et la liquidité des valeurs sont aussi cruciaux pour la formulation d’instruments dérivés dont l’actif sous-jacent est l’indice. Le calcul d’un indice ne respecte pas une méthodologie universelle. Certains indices sont des indices de prix, c’est-à-dire qu’ils reflètent l’évolution des cours des actions qui les composent. C’est le cas du BEL20. D’autres indices, plus rares, mètrent des rendements, c’est-à-dire qu’ils jaugent non seulement l’évolution des cours, mais aussi des dividendes des actions sousjacentes à l’indice. C’est le cas, par exemple, de l’indice allemand DAX30. Mais, même au sein des indices de prix, il existe un florilège de modalités, allant de la plus élémentaire à la plus représentative. Certains indices sont calculés à partir de moyennes arithmétiques simples (somme des cours divisée par le nombre de titres), tandis que d’autres sont établis en tenant compte du poids relatif dans la capitalisation boursière totale de chaque élément le composant. L’indice Dow Jones est sans doute l’indice le plus élémentaire, puisqu’il consiste à mesurer le cours de trente valeurs représentatives du marché amé60
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ricain. L’indice est équipondéré, c’est-à-dire que chaque valeur possède le même poids dans l’indice. Du reste, le Dow Jones n’est pas uniquement composé d’actions cotées sur la bourse de New York, puisque des actions dont le marché de référence est le Nasdaq interviennent. C’est le cas, par exemple, des titres Microsoft et Intel. En Belgique, plusieurs indices coexistent, mais c’est incontestablement l’indice BEL20 qui symbolise les performances d’Euronext Bruxelles. Le BEL20 mesure les changements de valeur d’un échantillon d’un minimum de dix à un maximum de vingt titres cotés sur le marché réglementé. Le nombre balisé de titres composant l’indice (de dix à vingt) explique d’ailleurs pourquoi l’indice n’a légitimement intégré que dix-neuf valeurs pendant de longs mois. Le niveau de l’indice a été fixé à 1.000 le 30 décembre 1990. Le BEL20 est un indice dont la mesure a fait l’objet d’études approfondies afin d’assurer sa représentativité. Les indices d’Euronext Bruxelles sont d’ailleurs supervisés par un conseil scientifique des indices, chargé de gérer les échantillons des indices et de s’assurer qu’ils sont fiables et représentatifs. Le conseil apporte une triple garantie de compétence, d’indépendance et de transparence. Les titres sont sélectionnés sur la base de diverses exigences. Trois conditions principales sous-tendent cette architecture. Chaque titre composant l’indice doit avoir un « flottant », c’est-à-dire une quote-part de titres négociables par le marché d’au moins 15 %. Ce flottant représente la partie (en pourcentage) des actions d’une société qui est librement négociable sur le marché. La valeur des actions constituant ce flottant doit être au moins égale à 300.000 fois l’indice. Cette exigence, qui pourrait paraître sibylline, s’illustre de la manière exemplative suivante : si l’indice BEL20 s’établit à 3.800, cela signifie que la valeur globale (c’est-à-dire la capitalisation boursière) des actions constituant le flottant doit être au moins égale à 300.000, soit 1,14 milliard d’euros. Afin de rester dans l’indice, le titre doit conserver une capitalisation du flottant d’au moins 200.000 fois l’indice, soit 760 millions d’euros, dans notre exemple. Il convient, en effet, de baliser, de manière large les valorisations de flottant afin d’autoriser des fluctuations de cours relatives de chaque titre. Une autre condition concerne la vélocité du flottant. La vélocité est définie comme la vitesse de rotation des titres, c’est-à-dire le nombre de titres qui sont échangés pendant une période d’un an. Il s’agit, en d’autres termes, d’une mesure du brassage des titres et de la vitesse avec laquelle ces derniers « tournent ». La vélocité est logiquement calculée par rapport au flottant, puisque ce anthemis
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dernier reflète les titres qui sont destinés à être négociés. Afin de rentrer dans l’indice, la vélocité d’une action doit être d’au moins 30 %. Son maintien dans l’indice est conditionné par une vélocité minimale de 20 %. Une fois les conditions remplies, un titre peut donc rejoindre l’indice en fonction de sa capitalisation boursière, c’est-à-dire que les actions composant l’indice ne possèdent donc pas le même poids. Celui-ci est actuellement à 15 %. Les pondérations se traduisent par un certain nombre de titres composant l’indice. La méthodologie n’est, bien sûr, pas cristallisée, car il convient d’adapter, le cas échéant, les règles aux évolutions contemporaines. En résumé, le BEL20 est un indice à panier qui suit l’évolution continue des cours des vingt actions belges les plus liquides. Il est pondéré par la capitalisation flottante. L’indice est – c’est vrai – influencé par le poids des actions bancaires. Ceci correspond à la typologie de la cote de la bourse. Mais, en même temps, il reprend des entreprises industrielles transnationales. Ces dernières confortent une excellente diversification de l’indice, tout en affirmant son indispensable ancrage belge. Ce panachage d’entreprises bancaires et industrielles, même de tailles différentes, a permis l’attractibilité des vingt entreprises de l’indice par les investisseurs étrangers, et ceci au bénéfice mutuel de tous les protagonistes.
L’insaisissable logique des rapprochements boursiers 61 Les récentes oscillations boursières, qui seront probablement vite oubliées, occultent un phénomène important des années 2006 et 2007 : la résurgence des O.P.A. et autres opérations de fusions/acquisitions. Chaque remontée des indices boursiers est, en effet, accompagnée par un emballement des transactions de rachat d’entreprises qui alimentent, à leur tour, la hausse boursière. À moins que ce ne soit le contraire, la courbe des O.P.A. épousant celle de l’indice boursier. D’ailleurs, aucun analyste n’a jamais tranché cette question, car il est difficile de repérer, dans la séquence des faits économiques, une logique interne. À l’intuition, la volatilité boursière et les opérations de fusions/acquisitions sont deux phénomènes qui s’entretiennent l’un l’autre, plus que l’un ne présuppose l’autre. Quoi qu’il en soit, les fusions/acquisitions ont battu de nouveaux records d’activité, soutenus par les fonds levés en private equity. En Europe, l’harmoni61
L’Echo, 11 août 2007.
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sation monétaire et la disparition des frontières économiques sont les déclencheurs de cette évolution. Mais la fluidité planétaire du capital joue, là aussi, un rôle essentiel : des entreprises géographiquement éloignées sont désormais atteignables. C’est, du reste, ce qui inquiète dans les vagues boursières, devenues depuis peu des déferlantes : elles remettent en question l’ancien schéma de division du travail et du capital. Elles sont au capital ce que la délocalisation est au travail. Une question vient alors naturellement à l’esprit : ces opérations de fusions/acquisition sont-elles rentables ? Nombreuses sont, aujourd’hui, les études qui s’intéressent justement au bilan financier de ces transactions. Et, en particulier, à la question de savoir si elles auront, in fine, contribué à sécréter de la valeur actionnariale. La réponse n’est pas tranchée, car la question est souvent mal posée, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, il n’est pas possible de quantifier ce que seraient devenues des entreprises indépendantes sans rapprochement. Ensuite, il est difficile d’extraire le rendement d’une opération de rapprochement d’entreprise du mouvement général boursier qui lui a donné naissance. À première vue, et sur la base d’échantillons limités dans le temps, les fusions/acquisitions conduiraient souvent à une attrition de valeur actionnariale pour l’entreprise acquéreuse. Cette déperdition de valeur trouverait son équivalent dans un transfert de valeur au profit des actionnaires de l’entreprise acquise. Il n’y aurait donc, de manière instantanée, qu’un simple déplacement latéral de patrimoine sans création de valeur. Mais il faut voir plus loin : les fusions et acquisitions sont, à l’évidence, sur le long terme macroéconomique, des transactions de croissance, puisqu’elles fondent l’évolution capitaliste depuis des centaines d’années. Et le capitalisme, même mal jaugé par les indices boursiers, dégage une croissance de l’économie en termes réels. Et voilà l’insaisissable paradoxe des fusions/acquisitions : de manière microéconomique, elles semblent souvent conduire à un appauvrissement actionnarial, mais macroéconomiquement, elles entraînent globalement des enrichissements patrimoniaux. L’explication du paradoxe tient en l’échelle de temps, et donc à la réallocation du capital que ces transactions entraînent. Appréhendées sous un autre angle, ces opérations reflètent un cheminement évolutionniste qui voit en permanence l’actionnariat se transformer selon les forces du marché et les profils de risques des investisseurs. L’économie de marché est fondée sur un émiettement des risques et un phénomène continu de dispersion et de concentration du capital. Ce n’est rien d’autre que anthemis
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la fameuse « main invisible » esquissée par Adam Smith. L’économiste écossais postulait que la croissance économique est un processus continu et endogène, qui s’autoalimente. Ce raisonnement peut être transposé aux fusions/acquisitions, puisque celles-ci ne représentent qu’un changement d’actionnariat ponctuel des entreprises, c’est-à-dire un phénomène discret (ou discontinu) dans le continuum de la modification permanente (et évolutionniste) de la propriété des entreprises. On pourrait même considérer que les mutations du capital s’inspirent du darwinisme, selon lequel les êtres vivants dérivent les uns des autres par des modifications anatomiques et physiologiques progressives. Dans cette perspective, des opérations de fusions/acquisitions constituent des actes disciplinants pour le déploiement du capital. Celles-ci ne doivent donc pas être interprétées, de manière isolée et manichéenne, comme des facteurs créateurs ou, au contraire, destructeurs de richesses. Elles sont permanentes, et entraînées par le brassage continu de l’actionnariat. En bonne logique, elles sont, sur une longue période, génératrices de valeur ajoutée en ce qu’elles facilitent l’allocation du capital. Elles rappellent qu’il n’existe, dans l’absolu, pas de secteurs d’expansion, mais plutôt des opportunités de croissance dont l’exploitation exige des ressources en capital et en hommes.
La prochaine révolution d’Euronext Bruxelles 62 La bourse contribue à l’intermédiation de l’épargne vers l’investissement. C’est un bien public et d’intérêt général progressivement entré dans la sphère de l’économie privée. Les bourses ont abandonné leur statut de mutuelle ou de coopérative pour adopter une formulation de société anonyme au capital ouvert. Depuis quelques années, on assiste d’ailleurs à un phénomène sans précédent de regroupement des bourses de valeurs. La bourse de Bruxelles a rejoint la bourse de New York (New York Stock Exchange ou NYSE) après avoir été un des membres fondateurs du premier ensemble multijuridictionnel, ouvert et fédéral, Euronext. Mais la fusion entre NYSE et Euronext n’est pas une occurrence isolée : au cours des dernières années, les bourses locales américaines (AMEX, Boston, Philadelphie) ont été reprises par le NYSE ou le Nasdaq. OMX, la bourse 62
Non publié.
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des pays nordiques, appartient au Nasdaq, tandis que la bourse de Milan a été reprise par celle de Londres, elle-même comptant le Qatar et Dubaï comme actionnaires prépondérants. Dans cette perspective, une révolution en deux temps est prévisible. Dans un premier temps, le phénomène critique sera une démultiplication des capacités électroniques. Ces capacités s’inscrivent dans deux dimensions : la rapidité de transmission des ordres, désormais mesurée en millièmes de secondes, et la transparence d’un protocole de négociation. Mais la seconde étape est d’une envergure supérieure : les bourses vont rentrer dans la gestion et la création de l’information qui fondera la négociation des ordres. Les bourses vont donc remonter en amont de la chaîne de valeur, au plus près de la décision d’un ordre d’achat ou de vente d’une valeur mobilière. À un niveau global, le paysage boursier va essentiellement se structurer autour de la capacité des bourses à attirer et à maintenir une liquidité exacerbée, elle-même soutenue par l’efficience électronique. Ce sont donc les économies d’échelles informatiques qui conditionneront les polarités boursières de demain. Cette réalité est d’autant plus cruciale en Europe qu’à l’instar d’une démarche comparable aux États-Unis, la Commission européenne a mis en œuvre la directive MiFID, entrée en vigueur le 1er novembre 2007. Celle-ci dépouille les bourses traditionnelles de leur monopole de centralisation des ordres, et permet aux banques d’internaliser leurs ordres, c’est-à-dire d’organiser une compensation interne de leurs ordres d’achats et de ventes. Ceci conduit les bourses à s’intégrer verticalement dans le domaine technologique et à développer les interfaces avec leurs membres. La directive MiFID conduit à l’émergence de plates-formes de négociation active sur certaines valeurs, en concurrence avec les bourses traditionnelles. Il incombera à ces dernières de démontrer leur supériorité informatique, et surtout la valeur ajoutée que prodigue la transparence parfaite de la formation des prix. Les bourses traditionnelles ont l’avantage de la liquidité historique et conservent un privilège naturel, à savoir l’appel au capital à risque. Incidemment, la directive MiFID valide les rapprochements boursiers transatlantiques (de type NYSE-Euronext et Nasdaq-OMX) puisque le paysage boursier exige désormais une approche par classes d’émetteurs et segments d’investisseurs plutôt qu’une vision géographique, qui est dépassée pour le négoce boursier. Cette perspective est renforcée par le fait que les bourses devront chacune trouver un positionnement optimal en termes de produits (actions/dérivés), de segment d’investisseurs, de présence géographique et de anthemis
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degré d’intégration verticale (le négoce étant ou pas rattaché aux activités de compensation et de règlement-livraison). Ces axes sont particulièrement importants pour Euronext Bruxelles, dont 80 % des ordres viennent de l’étranger et 50 % des transactions trouvent leur origine dans le négoce boursier informatisé, qualifié d’algorithmique ou à « très haute fréquence ». Vue sous l’angle de la mathématique, l’électronique a permis aux bourses de passer d’un monde de transaction discret, c’est-à-dire borné dans le temps, à un négoce continu dans le temps. Les bourses ont donc suivi la fluidité du capital. Ce nouveau paysage boursier a conduit Euronext Bruxelles à reformuler rigoureusement sa stratégie locale. Celle-ci se décline en deux axes. Tout d’abord, l’appartenance à un groupe d’envergure internationale, NYSE-Euronext, permet le déploiement d’investissements informatiques destinés à effectuer le négoce des valeurs belges dans les meilleures conditions opérationnelles et informatiques. Par ailleurs, il était indispensable de redéployer une politique de visibilité locale afin de promouvoir Euronext Bruxelles comme un point d’entrée pour le capital à risque. Cet appel au capital à risque concerne tant des groupes importants, ayant récemment fait appel au marché des capitaux que des P.M.E. à la recherche d’un actionnariat privé étendu. Cette dualité stratégique s’exprime dans la typologie de l’économie belge, caractérisée par la présence de quelques grandes entreprises à haute densité capitalistique et par un tissu très dense de P.M.E. Euronext Bruxelles concilie une valeur ajoutée à deux segments : l’efficience opérationnelle et la liquidité exigée par le premier, et la valorisation de l’effet de notoriété local pour le second. C’est d’ailleurs cette dualité d’approche qui explique les deux segments de marchés : d’une part, le marché réglementé, d’autre part, deux marchés non réglementés, Alternext et le marché libre. Chaque marché est caractérisé par des obligations différentes, correspondant à des émetteurs et à des investisseurs différents. Alternext et le marché libre sont, par exemple, des marchés moins liquides, correspondant plutôt à des investissements à long terme pour des particuliers. Dans tous les cas de figure, Euronext Bruxelles confirme son rôle incontournable dans l’économie du pays : la capitalisation des entreprises cotées à Bruxelles avoisine une année de P.N.B., et est égale au double de l’ensemble des dépôts bancaires des particuliers belges. Les volumes de transactions quotidiens dépassent souvent 600 millions d’euros. En termes de mises en bourse, Euronext Bruxelles a aussi largement démontré sa capacité récente à accueillir anthemis
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un grand nombre de nouvelles entreprises cotées, malgré une conjoncture financière difficile. La reformulation du BEL20 a répondu à la même logique de rénovation boursière. En conclusion, le monde boursier est engagé dans une gigantesque course à l’informatisation, conduisant à des effets de réseaux sans précédents. Les bourses traditionnelles seront confrontées à une conférence émanant de plates-formes technologiques, dont elles devront dépasser les performances. Ceci conduira, à terme, à la subsistance d’un nombre très réduit d’opérateurs mondiaux. Chaque jour, il se confirme un peu plus que l’attachement d’Euronext Bruxelles à la bourse de New York est la garantie de sa pérennité et de son développement. Les bourses de demain seront des fournisseurs de technologie. En stratégie, comme en toutes choses, le meilleur moyen de prédire le futur est de le façonner.
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6. Gestion bancaire L’incroyable leçon des subprimes 63 Au-delà de son crépitement planétaire, la crise des subprimes alimente les théories de finance comportementale, c’est-à-dire l’application de la psychologie à l’économie. La finance comportementale s’essaie à identifier des travers de comportement qui pourraient influencer le prix des actifs. La finance comportementale reconnaît, en particulier, les biais cognitifs, c’est-à-dire des erreurs de prise de décision résultant d’une faiblesse dans le traitement des informations disponibles. En l’espèce, la crise des subprimes confond les spécialistes de la finance comportementale. Ces derniers s’étonnent du taux de défaillance des ménages américains par rapport à la nature de leurs engagements financiers. En effet, lors des crises économiques précédentes, les économistes avaient observé que les ménages américains en difficultés financières déclaraient leur insolvabilité selon une séquence répétée. L’insolvabilité concernait successivement les encours de cartes de crédit, puis les emprunts contractés pour acquérir des voitures et enfin les emprunts hypothécaires. Cette séquence explique pourquoi le taux d’intérêt sur les débits associés à des cartes de crédit est usuraire : ces crédits sont les plus faciles à obtenir, ne sont assortis d’aucune garantie réelle, et sont les premiers à absorber les difficultés financières des ménages, puisqu’ils sont associés à des dépenses de consommation. La chronologie des défaillances est, au demeurant, intuitive en termes d’utilité des biens : la disposition d’un toit prime sur la faculté de se déplacer et sur des achats à crédit. Pourtant, la crise des subprimes a révélé un phénomène stupéfiant : de nombreux ménages américains ont défailli sur leurs emprunts hypothécaires, tout en continuant à honorer leurs autres engagements financiers (cartes de crédit et emprunts associés à des achats de voitures). De surcroît, les banques ont observé que certains ménages américains avaient cessé de payer leurs emprunts hypothécaires alors qu’ils n’avaient aucune difficulté financière !
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Comment expliquer cette étrange ambiguïté ? La réponse est inédite : c’est probablement l’éclatement de la bulle immobilière américaine qui aurait entraîné la crise des subprimes, et non l’inverse. Dès le moment où certains ménages américains ont compris que la valeur de leur maison déclinait, ils n’ont plus vu l’intérêt d’en poursuivre le remboursement, puisque la valeur de leur bien pourrait décliner en deçà du montant emprunté. De manière opportuniste, ces emprunteurs ont donc reporté la chute de valeur de leur habitation sur les banques, puisque ces dernières devraient assumer la différence financière entre le prix de vente forcée de l’habitation et l’encours hypothécaire. Ceci explique l’explosion des foreclosures, c’est-à-dire les saisies d’immeubles par les banques. Ce phénomène en a entraîné un autre, à savoir le désintérêt pour les second mortgage loans, c’est-à-dire les compléments d’hypothèques associés à l’augmentation de valeur des biens. Différents indices confortent cette explication. Par exemple, dans le passé, les crises de crédits hypothécaires coïncidaient avec des ressacs du chômage, alors que la crise des subprimes a éclaté dans un marché nord-américain caractérisé par le plein emploi. Une autre pathologie est intéressante : l’insolvabilité est plus élevée sur les emprunts hypothécaires contractés en 2006 et 2007, c’est-à-dire après la hausse de l’immobilier résidentiel, que sur les emprunts contractés en 2003 et 2004, c’est-à-dire à une période au cours de laquelle l’immobilier résidentiel était abordable et n’avait pas encore engrangé de plusvalues. Il semble donc que les défaillances immobilières soient contingentes à la plus-value potentielle que des emprunteurs hypothécaires pensent réaliser lors de la cession de leur bien. Si ce phénomène est vérifié, il obligera les établissements de crédit et les agences de rating à revoir leurs modèles de gestion de risques. Il interpelle aussi, et à double titre, certaines banques européennes qui ont dû procéder à des abattements d’actifs. Ces banques n’ont pas mesuré les risques intrinsèques associés aux obligations titrisées. De surcroît, toutes n’ont pas compris la séquence et les attributs des défaillances immobilières américaines. Ceci conforte incidemment l’intuition que la crise des subprimes n’est pas, en l’état, un cataclysme définitif, mais plutôt un phénomène conjoncturel. Bien sûr, la défaillance hypothécaire n’est pas, pour un particulier américain, une situation opportune. Encore qu’aux États-Unis, la faillite n’entraîne pas de stigmate financier incicatrisable. Les dispositions de commerce américaines prévoient l’évocation du « Chapter 13 » qui conduit les établissements de crédit à élaborer avec les emprunteurs hypothécaires défaillants un plan de remboursement alternatif. Il existe aussi le « Chapter 7 » qui conduit, anthemis
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moyennant une cession des biens gagés, d’apurer toutes les dettes d’un particulier insolvable. Cette situation extrême n’est, bien évidemment, pas sans contraintes : une faillite personnelle rend l’accès au crédit quasiment impossible et exige de revirginiser une réputation financière. Il y a donc de nombreuses leçons à tirer de la crise des subprimes pour les observateurs européens du système financier américain. Une de cellesci relève de la constatation qu’outre-Atlantique, la relation d’un individu à l’argent est transactionnelle et impersonnelle, voire opportuniste : elle est dépouillée d’une relation à des références supérieures. Aux États-Unis, la vertu d’un individu est dissociée de sa capacité financière. Le système bancaire ne protège d’ailleurs pas la personne physique contre elle-même, mais, en retour, la faillite personnelle est banalisée.
Leçons de stratégie bancaire 64 La crise bancaire actuelle constitue un profond traumatisme pour le Royaume. Elle prolonge un ébranlement international de la confiance, ayant conduit à calcifier les flux monétaires. Pourtant, il serait erroné d’en diluer l’analyse dans une géographie mondiale. Des leçons peuvent utilement être tirées pour le tissu financier belge. Nous en esquissons quatre. La première leçon concerne la nécessaire recapitalisation des banques. Depuis longtemps, les théoriciens académiques craignaient qu’au niveau mondial, les exigences prudentielles en matière de fonds propres soient, en moyenne, insuffisantes pour absorber des chocs extrêmes. Cette crainte était liée à la sophistication des instruments financiers, entraînant eux-mêmes des risques d’effet domino. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant : les fonds propres bancaires sont destinés à absorber les pertes exceptionnelles pour protéger les déposants. Le choc systémique a mis cette réalité en évidence. Les pouvoirs publics y ont répondu de manière adéquate. Sans cynisme, on peut avancer que la crise a apporté la réponse correcte à une question imprévue, à savoir le calibrage des fonds propres bancaires en cas de chocs planétaires. D’ailleurs, le marché boursier a exercé une pression pressante sur les banques qui n’étaient pas recapitalisées, afin qu’elles le deviennent. Ce qui est bien sûr troublant, c’est que cette pression s’est exercée même sur des banques qui étaient pourtant suffisamment capitalisées selon les exigences actuelles. 64
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Le marché dicterait-il donc, dans son anonymat et ses outrances, de nouvelles exigences aux autorités de contrôle que celles fixées en 1988 ? Aurait-il gagné un bras de fer sur les pouvoirs publics ? Ce n’est pas exclu. Un des messages de la crise est l’entrée dans un monde plus volatil, exigeant des banques plus robustes. C’est donc une immersion brutale dans les réalités de l’économie de marché. La question qui reste sans réponse est désormais de savoir quel est le niveau optimal des fonds propres dans un monde plus volatil. Une augmentation progressive de 10-15 % des fonds propres est souvent citée, afin d’assurer la robustesse de la solvabilité. Par ailleurs, les prises de contrôle de certaines institutions par les autorités publiques ne doivent pas s’interpréter comme des choix idéologiques, mais plutôt comme des réponses empiriques à des problèmes techniques. Lorsque dans deux ou trois ans, les autorités publiques céderont leurs participations, ce sera dans le cadre de procédures négociées avec des actionnaires privés de contrôle. Ceux-ci devront alors s’engager à renforcer les fonds propres de ces établissements de crédit. Ce relèvement des fonds propres bancaires entraînera donc un phénomène de dilution actionnariale qui ira immanquablement de pair avec une vague de consolidations. Une deuxième leçon concerne la base de dépôt des établissements de crédit. Une banque de détail est fondée sur la stabilité des comptes des particuliers. L’importance de ces derniers conditionne les possibilités de croissance des institutions. Dans ce cadre, on peut s’interroger : cette capacité d’épargne locale n’était-elle pas insuffisante pour les développements internationaux de certaines banques ? Cette réalité a d’ailleurs conduit au développement de concept de banqueassurance, qui n’a émergé que dans les pays matures, fortement bancarisés et à capacité d’épargne élevée. La banque-assurance a permis de capturer un flux d’épargne des particuliers qui était nécessaire à la stabilité bancaire. En conséquence, au sein de plusieurs établissements de crédit européens, le crédit interbancaire a servi de substitut à l’épargne domestique. Malheureusement, ce crédit bancaire a montré son instabilité systémique. Ce constat est d’autant plus crucial qu’au sein de certaines banques européennes, la proportion du résultat découlant des activités de marché, elles-mêmes financées par du crédit interbancaire, représentait parfois une partie significative des bénéfices. Dans les prochaines années, les exigences de fonds propres seront donc aussi conditionnées par la nature du financement : plus les dépôts stables de la clientèle (c’est-à-dire ne découlant pas du crédit interbancaire) seront faibles, plus les fonds propres devront être importants. anthemis
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Certes, on rétorquera que nonobstant le niveau d’épargne domestique, le développement international des banques était indispensable pour engendrer des économies d’échelle que les investissements informatiques exigeaient. La question est désormais de savoir si ces rationalisations informatiques ont été suffisantes. Ce n’est probablement pas le cas pour tous les établissements. Une troisième leçon concerne la gestion humaine des banques. Pour certaines institutions, la crise va inévitablement entraîner une rupture managériale, qui pourrait même déboucher sur une relève générationnelle. Depuis plusieurs années, la gestion bancaire s’est mécanisée et mathématisée. Le métier financier est devenu moins artisanal et plus statistique. Cette évolution exigera des compétences scientifiques confirmées. Les juristes céderont le pas aux économistes, ingénieurs et statisticiens. De manière croissante, les conseils d’administration réuniront des stratèges financiers. Enfin, la crise financière annonce la véritable révolution du monde de la finance, à savoir l’aboutissement de l’informatisation des processus. Cette évolution aurait pu être anticipée. Différents facteurs l’ont différée, voire occultée : passage à l’an 2000, introduction de nouvelles exigences déontologiques, comptables (basculement aux normes IFRS) et de gestion des risques (Bâle I et II), etc. La croissance des résultats, combinés à des effets d’aubaine conjoncturels, ont aussi émoussé l’urgence des synergies informatiques. Ceci explique incidemment la difficulté des rapprochements bancaires internationaux. La crise va précipiter la simplification des processus, surtout dans les domaines informatiques et opérationnels. Il en résultera d’importantes décisions de sous-traitances, notamment dans les back-office. Le modèle bancaire simplifié et low cost prévaudra, dans le sillage du développement de la banque par internet. Depuis quinze ans, certains prédisaient que la banque subirait une révolution de modèle comparable à celle du secteur sidérurgique. Cette mutation a débuté.
Le risque bancaire systémique 65 Pour de nombreux actionnaires, le krach de l’année 2008 est une tragédie. Il sera aussi riche d’enseignements pour l’architecture bancaire. Le montant des capitaux propres nécessaires à une banque sera au centre de tous les débats.
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Les banques font, en effet, intervenir deux types d’investisseurs au profil asymétrique : les actionnaires et les déposants (ou épargnants). Les actionnaires apportent les capitaux propres. Ils sont les propriétaires de l’entreprise, dont ils espèrent dividendes et plus-values. Mais en contrepartie de ces espoirs de rendement, ils sont les premiers à absorber les pertes. Hormis un problème de liquidité, ce n’est, en effet, que lorsque les actionnaires auront perdu l’entièreté de leur patrimoine que les déposants subiront un impact négatif, c’est-à-dire ne récupéreront qu’une partie de leur épargne. En même temps, si les actionnaires supportent les premières pertes, ils ne sont jamais obligés de combler le passif, c’est-à-dire d’apporter des capitaux propres frais en cas d’insuffisance. C’est le principe de la société anonyme. Techniquement, les actionnaires supportent donc le premier risque d’appauvrissement, afin de protéger les déposants. En conséquence, une banque doit posséder des capitaux propres suffisants pour éviter que les épargnants ne subissent un impact négatif en cas de perte majeure. Tout en appartenant aux actionnaires, ces capitaux propres agissent comme un absorbeur de choc. Ils constituent un tampon destiné à atténuer les pertes d’actifs. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle les actionnaires doivent absolument exercer leur pouvoir de surveillance et que les banques doivent s’imposer plus de transparence dans leur gestion. Depuis longtemps, les théoriciens académiques craignaient qu’au niveau mondial, le niveau des capitaux propres soit, en moyenne, insuffisant pour absorber des chocs extrêmes. Ces derniers s’assimilent au risque systémique, c’est-à-dire un dysfonctionnement paralysant l’ensemble du système financier. Cette crainte était liée à la sophistication des instruments financiers, entraînant eux-mêmes des risques d’effet domino dans l’économie. La crise a résolu spontanément ce problème : une pression a été exercée sur les banques qui n’étaient pas assez dotées en capitaux propres afin qu’elles soient recapitalisées. Cet éclairage explique le rôle des pouvoirs publics dans le sauvetage des banques fragilisées. En effet, comme les banques jouent un rôle central dans l’économie et qu’en même temps, il est impossible d’exiger des actionnaires de combler le passif des banques, c’est aux États ou à un nouvel actionnaire de référence d’intervenir afin d’apporter le complément de capitaux propres. C’est exactement ce qui s’est passé dans les recapitalisations de Fortis et de Dexia. L’État s’est substitué à des actionnaires défaillants afin de mettre à la disposition de ces deux banques sa propre capacité de financement. Au reste, c’est la même logique qui prévaut lorsque l’État garantit les dépôts et les flux interbancaires. En garantissant les déposants, l’État joue le rôle d’actionnaire anthemis
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de recours (ou de pourvoyeur de fonds fantôme) en cas de problème. Il évite ainsi l’effet domino. D’ailleurs, lorsque les autorités publiques céderont leurs participations bancaires, cela se fera dans le cadre de procédures négociées avec de futurs actionnaires de référence, qui devront alors s’engager à renforcer les capitaux propres de ces banques. Ce mouvement s’accompagnera vraisemblablement d’une vague de consolidations. Est-il, dès lors, possible d’éviter tout risque systémique, c’est-à-dire de dépouiller le système bancaire de tout risque de réaction en chaîne ? Malheureusement, ce n’est pas possible, sauf à nier le principe de la banque, car cela supposerait que les banques ne soient financées que par des capitaux propres. La responsabilité des autorités de contrôle est de discipliner le système, de prévenir le risque systémique et d’empêcher sa contamination. En effet, les chocs extrêmes n’exonèrent en aucune manière les banques d’une stricte gestion. Le risque systémique est la ligne de fracture bancaire. Les capitaux propres sont son sismographe. Le risque systémique est inhérent à toute architecture financière. Pour cette raison, il est impossible à quantifier, inassurable et non diversifiable. Il a été évité par des autorités publiques. Sous cet éclairage, les prises de contrôle de certaines institutions par les autorités publiques ne doivent pas s’interpréter comme des choix idéologiques, mais plutôt comme des réponses circonstancielles à des problèmes techniques. Cela n’économisera pas une réflexion approfondie sur la gestion bancaire, la supervision du secteur, l’existence de garde-fous et sur les exigences en capitaux propres qui y sont associées.
Les capitaux propres bancaires 66 D’un point de vue académique, la crise financière est riche d’enseignements. Lorsqu’on prend du recul par rapport aux événements et qu’on dépouille le diagnostic de tout jugement moral, une leçon est lumineuse : la crise a apporté une ébauche de réponses à une question imprévue, à savoir le calibrage des fonds propres bancaires en cas de choc planétaire. Les capitaux propres sont inhérents au fonctionnement de la société anonyme. Ils représentent la valeur comptable du patrimoine des actionnaires. Mais ils servent aussi à absorber les pertes afin que ces dernières n’affectent pas 66
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les prêteurs, c’est-à-dire les déposants dans le domaine bancaire. Les capitaux propres constituent donc un « coussin » dont disposent les banques afin de protéger les déposants. Ce coussin est d’autant plus important que les défaillances de grandes banques risquent d’entraîner des écroulements en cascades (ou effet domino). Une banque doit donc posséder des capitaux propres suffisants. Leur importance est d’ailleurs conditionnée par différentes réglementations très strictes (Bâle II, etc.) qui formulent ce qu’on appelle des capitaux prudentiels ou réglementaires. Ces derniers procèdent d’une mathématique complexe. Malheureusement, les capitaux prudentiels ne reflètent pas le risque de liquidité. Or, la crise a révélé des ruptures de liquidités, ce qui explique que des banques ont dû être refinancées par des États. C’est d’ailleurs cette constatation qui a convaincu les autorités de contrôle de mettre en œuvre des tests de liquidité. Ceci étant, la crise financière instruit une leçon fondamentale. Depuis longtemps, les théoriciens craignaient qu’au plan mondial, le niveau des capitaux propres soit, en moyenne, insuffisant pour absorber des chocs extrêmes. Une pression brutale a été exercée sur les banques qui n’étaient pas assez dotées en capitaux propres afin qu’elles soient recapitalisées. Le problème, c’est que le principe de la société anonyme limite les risques d’un actionnaire à sa mise de fonds initiale. Si un incident survient, il n’est pas possible de forcer les actionnaires à apporter des capitaux frais, c’est-à-dire à recapitaliser. Une augmentation de capital n’est jamais contraignante. Elle l’est d’autant moins auprès d’actionnaires déjà appauvris par une chute de cours. C’est d’ailleurs pour cette raison que des États ont dû intervenir au titre d’actionnaires de dernier recours. Les prochaines réflexions techniques concerneront donc prioritairement le niveau des capitaux propres bancaires. Le secrétaire d’État américain, Tim Geithner, en a d’ailleurs fait une de ses priorités au G20. La démarche devra être internationale, afin que les banques de différents pays soient soumises aux mêmes exigences de robustesse. Une piste consisterait, par exemple, à structurer les capitaux propres des banques autour de deux types de titres représentatifs du capital social, à savoir des actions ordinaires et des actions souscrites mais non intégralement libérées. Le capital souscrit non appelé (et dès lors non libéré) correspond à une partie du capital qui est engagée par des actionnaires, mais n’a pas encore été versée. Le capital souscrit mais non libéré constituerait des capitaux propres de secours en cas de pertes, et donc un substitut au capital réglementaire de Bâle II. anthemis
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Cette orientation n’est pas l’unique solution. Il en existe de nombreuses autres : émissions d’instruments hybrides perpétuels et convertibles, rétention de résultats, constitution de réserves indisponibles, etc. Certains défendent également l’émission de droits à souscrire des titres, système utilisé avant les années 1990 par l’assureur anglais Lloyds. L’assurance des dépôts est également un substitut à l’insuffisance de capitaux propres, encore qu’elle soit limitée à des défaillances bancaires périphériques. Il en est de même pour l’achat, par des banques, de garanties d’État. Une autre idée consisterait à obliger les banques à émettre des obligations subordonnées à long terme (c’est-à-dire plus risquées) pour une fraction de leurs capitaux propres. Parce que de telles obligations sont à long terme, elles ne feraient pas l’objet de demandes de remboursement précipitées en cas de crise. Leur notation de crédit serait une mesure du rating des banques. Certains économistes ont encore émis l’idée que les banques souscrivent à des systèmes d’assurances destinés à leur apporter des capitaux propres. L’idée est valable tant que les besoins de capitaux propres affectent un nombre limité d’établissements. Une crise systémique, c’est-à-dire un dysfonctionnement paralysant l’ensemble du système financier, rend, par contre, l’idée caduque. Quoi qu’il en soit, la sphère bancaire sera immergée dans de profondes réflexions. À n’en pas douter, le corps académique sera sollicité.
L’angle mort de la recapitalisation des banques 67 La crise bancaire actuelle constitue un profond traumatisme pour la sphère financière. Un contrat implicite a été rompu entre les banques et l’État. Cet accord tacite consistait à accepter que les institutions financières réalisent des bénéfices en tirant avantage de rentes de situations oligopolistiques. Cette liberté de profit avait une contrepartie : les banques devaient se gérer de manière suffisamment prudente afin de ne jamais devoir faire appel à l’aide de l’État. Pendant des années, les pouvoirs publics ont ainsi payé une « prime d’assurance » aux banques en contrepartie de l’élimination du risque de sauvetage. Ce contrat est désormais rompu. Mais, à la réflexion, il était vicié, car affecté d’un phénomène d’aléa moral (ou moral hazard) : certaines banques ont pris des risques excessifs en sachant que l’État interviendrait en cas de problème.
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La meilleure façon de prévenir la déroute d’une banque est d’exiger que ses capitaux propres soient très élevés, car cela responsabilise les actionnaires. Pour comprendre cette exigence, il est utile de revenir sur le financement des banques. Ces dernières font intervenir deux types de pourvoyeurs de fonds : des actionnaires et des créanciers (dont les épargnants). Ces deux catégories d’intervenants sont dans une relation asymétrique. Les actionnaires apportent les capitaux propres. Ils sont les copropriétaires de l’entreprise, dont ils espèrent dividendes et plus-values en cas de revente de leurs titres. En contrepartie de ces espoirs de rendement, ils sont les premiers à en absorber les pertes. Ce n’est que lorsque les actionnaires perdent l’intégralité de leurs capitaux propres que les déposants commencent à subir un impact négatif, c’est-à-dire ne récupèrent qu’une partie de leur patrimoine épargné. En d’autres termes, le capital d’une banque sert à absorber les pertes afin que ces dernières n’affectent pas les dépôts. Une banque doit donc posséder des capitaux propres suffisants. Leur importance est conditionnée par différentes réglementations très strictes (Bâle II, etc.) déterminant le niveau de capitaux propres dont disposent les banques. L’épaisseur du « coussin » de fonds propres est d’autant plus cruciale que les actionnaires des banques bénéficient (comme pour toute entreprise commerciale) d’une responsabilité limitée. Leur perte se limite à leur mise en capital, et ils ne peuvent pas être appelés en comblement de passif. Le coussin des capitaux propres doit être d’autant plus important que les banques ne sont pas des entreprises ordinaires : elles contribuent à la création de monnaie par la transformation des dépôts en crédits. Dans une économie de marché, il n’est pas sain que les entreprises privées ne soient pas disciplinées par la sanction de la faillite. Mais les banques sont différentes : elles contribuent à la création de monnaie. De plus, les défaillances de certaines grandes banques risquent d’entraîner des risques systémiques, c’est-à-dire des effets d’écroulement en cascade (ou effet domino). La taille de ce coussin est déterminée en proportion des actifs de la banque : cela contraint la banque à limiter l’offre de crédit, avec l’idée qu’un volume minimal de capitaux propres doit absorber les défaillances de certains crédits. C’est à ce niveau que la crise financière est instructive : dans de nombreux cas, les défaillances sur crédit ont dépassé la capacité d’absorption du coussin des capitaux propres, raison pour laquelle des États ont dû intervenir. En conséquence, la leçon de la crise des subprimes réside probablement dans l’inadéquation des capitaux propres bancaires. Ils sont insuffisants en cas de crise déferlante. Au reste, l’intervention récente des États dans le capital ou le financement de certaines banques doit s’interpréter comme la création d’un anthemis
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socle (temporaire et réversible) d’actionnariat. L’actionnariat étatique est un relais à la responsabilité limitée des actionnaires. En effet, les États disposent, grâce à leur capacité d’emprunt et de la levée d’impôts, d’une capacité de financement théoriquement illimité. Les États ont mis leur capacité d’emprunt en garantie du capital des banques : ils ont joué le rôle d’actionnaire de dernier recours, comme les banques centrales ont joué le rôle de prêteur de dernier recours pour protéger les déposants. Les blessures boursières sont aujourd’hui trop vives pour aborder la question de l’adéquation des capitaux propres bancaires. La controverse sera immanquablement examinée, et ce sera d’ailleurs une exigence des pouvoirs publics. Dans quelle mesure les capitaux propres doivent-ils augmenter ? Probablement de 20 % (soit un ratio de Bâle II qui passerait de 8 % à 9-10 %), mais cela dépendra du niveau de risque que les États sont prêts à prendre. Si les autorités sont convaincues qu’une nouvelle crise d’une telle envergure est peu probable, il n’est peut-être pas nécessaire d’augmenter les capitaux propres. Si, par contre, la volatilité mondiale augmente, il faut impérativement augmenter le niveau de capitaux propres. C’est, du reste, le même type de problématique que les prédictions sismiques destinées à prévoir l’amplitude et la gravité des tremblements de terre : il est improductif d’exiger des normes de construction destinées à surmonter des séismes tellement rares que leur survenance est plus éloignée dans le temps que la durée de vie des bâtiments. Incidemment, l’augmentation des capitaux propres aura un prix : une moindre rentabilité pour les actionnaires des banques et une baisse de la création de monnaie. Mais, dans l’angle mort des sauvetages bancaires, un autre phénomène se dessine. Lorsque les États se dégageront du capital des banques – à une échéance probable de deux ou trois ans – ils céderont leurs participations à des actionnaires de référence (fonds souverains et autres), dont ils s’assureront du potentiel de capacité de financement. La démarche sera très délicate : il faudra trouver des actionnaires privés qui pourront prendre le relais des États, en s’engageant à renflouer les banques en cas de problèmes ultérieurs. Ces nouveaux actionnaires devront racheter les participations des États et apporter simultanément des capitaux propres frais. Il en résultera une dilution actionnariale supplémentaire, d’autant plus vraisemblable que les exigences en capitaux propres bancaires auront été rehaussées. Ce n’est pas tout. En bonne logique, les déposants devraient désormais exiger un taux d’intérêt accru sur leur épargne, afin de compenser le risque de solvabilité bancaire. Mais, inversement, les interventions étatiques ont été le signe que le risque de solvabilité était pris par les États. Dès la première interanthemis
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vention dans le capital des banques, les pouvoirs publics ont signalé que leurs finances publiques (et donc la capacité fiscale de leurs citoyens) serviraient de relais aux actionnaires des banques. En conséquence, les États protègent les déposants et les exonèrent d’exiger une prime de risque sur la rémunération de leurs dépôts. Les épargnants ne doivent donc pas espérer une forte rémunération de leur épargne, d’autant que les banques doivent reconstituer leurs marges bénéficiaires et leurs capitaux propres. En intervenant, les États ont déchargé les épargnants d’une partie du risque, créant un sentiment de confiance qui renforce l’aléa moral. L’Intervention des États a court-circuité les marchés, puisque le risque n’est pas transféré à l’épargnant. L’épargnant ne peut donc pas exiger la rémunération d’un risque que l’État prend en charge. Dès le retrait des États, la rémunération de l’épargne devrait théoriquement augmenter. En résumé, le paysage bancaire est clarifié. Il en résultera des rapports épurés entre les trois protagonistes du contrat bancaire : les dirigeants bancaires qui devront se concentrer sur la protection de l’épargne, les États qui devront jouer un rôle d’actionnaires de transit en modulant la rentabilité, et les clients qui seront en droit d’exiger plus de transparence sur la gestion de leur épargne. Les épargnants ne doivent se faire aucune illusion : ils payeront, plus que jamais, la garantie d’État (désormais activée), qui protège leur épargne au travers de taux d’intérêt bas. La question est désormais de savoir quel est le niveau optimal des capitaux propres, sachant qu’il ne sera jamais possible d’éviter le risque (inassurable et non diversifiable) systémique. Il est donc important d’entamer une réflexion en profondeur sur les exigences prudentielles du secteur bancaire. Dans l’entre-temps, les déposants et les contribuables vont payer la reconstruction de la solvabilité bancaire. Ceci étant, le pire serait de développer une doctrine d’actionnariat d’État. Les autorités publiques n’ont ni vocation ni compétence à demeurer actionnaires des banques. L’État doit rester en dehors de la gestion bancaire, afin d’y pouvoir exercer son contrôle.
Les prochains casse-têtes bancaires 68 La crise bancaire actuelle constitue un profond traumatisme pour la sphère financière. Un contrat a été rompu entre les banques et l’État. Cet accord tacite consistait à accepter que les institutions financières réalisent des béné68
L’Echo, 7 juillet 2009.
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fices en tirant avantage de rentes de situation. Cette liberté de profit avait toutefois une contrepartie : les banques devaient se gérer de manière suffisamment prudente afin de ne jamais devoir faire appel à l’aide de l’État. Pendant des années, les pouvoirs publics ont ainsi payé une « prime d’assurance » aux banques en contrepartie de l’élimination du risque de sauvetage. Ce contrat est désormais rompu. Mais, à la réflexion, il était peut-être vicié, car affecté d’un phénomène d’aléa moral (ou moral hazard) : certaines banques ont pris des risques excessifs en sachant que l’État interviendrait en cas de problème. Le problème n’est plus de savoir comment sauver une banque. La recette en est connue. Le véritable casse-tête sera, pour les États, de sortir de l’actionnariat bancaire. Ce sera extrêmement complexe et délicat, pour un ensemble de raisons que nous esquissons ci-après. Cela passera immanquablement par une réflexion approfondie sur le niveau de capitalisation de ces institutions. La meilleure façon de prévenir la déroute d’une banque est, en effet, d’exiger que ses capitaux propres soient suffisamment élevés. Cela responsabilise les actionnaires et permet aux banques de s’auto-assurer. Pour comprendre cette exigence, il est utile de revenir sur le financement des banques. Ces dernières font intervenir deux types de pourvoyeurs de fonds : les actionnaires et des créanciers (dont les épargnants). Ces deux catégories d’intervenants sont dans une relation asymétrique. Les actionnaires apportent les capitaux propres. Ils sont les copropriétaires de l’entreprise, dont ils espèrent dividendes et plus-values en cas de revente de leurs titres. En contrepartie de ces espoirs de rendement, ils sont les premiers à absorber les pertes. Ce n’est que lorsque les actionnaires perdent l’intégralité de leurs capitaux propres que les déposants commencent à subir un impact négatif, c’est-à-dire ne récupèrent qu’une partie de leur patrimoine épargné. En d’autres termes, le capital d’une banque sert à absorber les pertes afin que ces dernières n’affectent pas les dépôts. Une banque doit donc posséder des capitaux propres suffisants. Leur importance est d’ailleurs conditionnée par différentes réglementations très strictes (Bâle II, etc.). L’épaisseur des capitaux propres est d’autant plus cruciale que les actionnaires des banques bénéficient (comme pour toute entreprise commerciale) d’une responsabilité limitée. Leur perte se limite à leur mise en capital et ils ne peuvent jamais être appelés en comblement de passif. Or, c’est justement des capitaux qu’il faut apporter en cas de crise, car les défaillances sur crédits dépassent la capacité d’absorption des capitaux propres. Et il faut sauver les banques, car ce ne sont pas des entreprises ordinaires : la défaillance de certaines grandes institutions entraîne des risques systémiques, anthemis
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c’est-à-dire des écroulements en cascade (ou effet domino). De plus, les banques contribuent à la création de monnaie en transformant des dépôts en crédits. Pour cette raison, les capitaux propres doivent représenter une certaine proportion des crédits, fixée à environ 8 %. Concrètement, pour un crédit de 100, la banque doit posséder des capitaux propres de 8. Ce niveau de capitaux propres est, dans l’absolu, faible, puisque des entreprises commerciales sont typiquement capitalisées à 30-40 %. Pourquoi les banques peuvent-elles se permettre un niveau de capitaux propres tellement faible ? Les raisons en sont multiples.Tout d’abord, plus la capitalisation de banques est faible, plus elles peuvent mécaniquement octroyer des crédits. Leur faible niveau de capitalisation a donc favorisé l’économie. Ensuite, cette faible capitalisation a permis de maximiser la rentabilité des actionnaires. Enfin, il a toujours été implicitement convenu que les États interviendraient pour sauver les banques en difficulté en en devenant actionnaires. Ce fut précisément le cas. L’intervention récente des États dans le capital de certaines banques doit s’interpréter comme un relais à la responsabilité limitée des actionnaires. En effet, contrairement à des actionnaires ordinaires, les États disposent théoriquement d’une capacité de financement illimitée. Les États ont mis leur faculté d’emprunt (c’est-à-dire leur rating) en garantie du capital des banques. Cette situation ne peut qu’être temporaire. Le pire serait de développer une doctrine d’actionnariat d’État. Les autorités publiques n’ont ni vocation ni compétence à demeurer actionnaires des banques. L’État doit rester en dehors de la gestion bancaire, afin d’y pouvoir exercer son contrôle. D’ailleurs, le président de la B.C.E. vient de le répéter : il faudra recapitaliser les banques. Bien sûr, les blessures boursières sont encore trop vives pour séduire des actionnaires. Mais, tôt ou tard, la question sera examinée, et ce sera d’ailleurs une exigence des pouvoirs publics. Dans quelle mesure les capitaux propres devront-ils augmenter ? Probablement de 20 % (soit un ratio de Bâle II qui passerait de 8 % à 9-10 %), mais cela dépendra du niveau de risque que les États sont prêts à prendre. Si les autorités sont convaincues qu’une nouvelle crise d’une telle envergure est improbable, il n’est pas nécessaire de renforcer les capitaux propres. Si, par contre, la volatilité mondiale augmente, il faut impérativement augmenter le niveau de capitaux propres. C’est, du reste, le même type de problématique que les normes sismiques destinées à assurer la solidité de bâtiments en cas de tremblements de terre : il est improductif d’exiger des normes de construction destinées à surmonter des séismes trop rares. anthemis
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Mais ce n’est pas tout. Dans l’angle mort des sauvetages bancaires, un autre phénomène se dessine. Lorsque les États se dégageront du capital des banques – à une échéance probable de deux ou trois ans – ils céderont leurs participations à des actionnaires de référence. Ces nouveaux actionnaires devront non seulement racheter les participations des États, mais aussi apporter simultanément des capitaux propres frais. Pourquoi ? La raison en est simple : ces nouveaux actionnaires bénéficieront d’une responsabilité limitée. Ils devront compenser la capacité théorique illimitée de financement des États. Il en résultera une dilution actionnariale supplémentaire, d’autant plus vraisemblable que les exigences en capitaux propres bancaires auront entre-temps été rehaussées. L’augmentation des capitaux propres aura incidemment un prix : une moindre rentabilité pour les actionnaires des banques. Un autre phénomène majeur est occulté : les banques achètent beaucoup d’obligations d’États, c’est-à-dire font crédit à l’État. Mais, contrairement à des crédits ordinaires, les banques ne doivent (presque) pas disposer de capitaux propres en proportion de ces obligations d’État. Les États ont donc octroyé des avantages aux banques afin de favoriser leur financement. Or, les États sont désormais actionnaires de nombreuses banques. Les États ont donc apporté des capitaux propres aux banques tout en incitant ces dernières à financer des emprunts d’État. L’actionnaire (l’État) des banques est donc souvent leur emprunteur. C’est donc une situation circulaire, puisque les banques ont dilué leurs déséquilibres dans ceux des États. Il faudra beaucoup de doigté pour s’en extraire. Ce sera au prix d’une absolue rigueur budgétaire des pouvoirs publics. Si ce n’est pas le cas, les États verront leur rating fondre avec celui des banques. En résumé, tout le monde paiera cette crise : actionnaires, contribuables et déposants. Les actionnaires subissent des appauvrissements patrimoniaux. Les contribuables participeront au financement de l’État, tandis que les déposants payeront la garantie d’État (désormais activée), qui protège leur épargne au travers de taux d’intérêt bas. Mais, la véritable question – et sans doute la question essentielle – est savoir quel est le niveau optimal des capitaux propres des banques.
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Le prix de l’armistice bancaire 69 La crise financière a marqué le secteur financier belge au fer rouge. Mais il y a davantage : un contrat implicite a été rompu entre la sphère bancaire et l’État. Cet accord tacite consistait à accepter que les institutions financières réalisent des bénéfices en tirant avantage de rentes de situation oligopolistiques. Mais cette liberté de profit avait une contrepartie : les banques devaient se gérer de manière suffisamment prudente afin de ne jamais devoir faire appel à l’aide de l’État. Pendant des années, les pouvoirs publics ont donc acquitté une sorte de prime d’assurance (la rente de l’oligopole) aux banques, en contrepartie de l’élimination du risque de sauvetage. Au reste, le non-respect de ce contrat aurait suscité un problème d’aléa moral (ou moral hazard), étant donné qu’une banque augmenterait les risques qu’elle prend dès lors que l’État interviendrait en cas de problème. C’est ce contrat implicite qui a conduit à élaborer la théorie, désormais fragilisée, du « too big to fail », qui consiste à imaginer que certaines institutions financières sont trop importantes pour s’écrouler. Cela explique que le fonds de protection des dépôts belge n’avait, à juste titre, accumulé que quelques centaines de millions d’euros, c’est-à-dire un montant dérisoire par rapport à la déconfiture d’une banque importante. Aux États-Unis, le sabordage de Lehman Brothers a montré les limites de cette théorie, contrairement à la Belgique, où l’État a parfaitement respecté les termes du contrat implicite. Il a sauvé Fortis, KBC et Dexia. Les autorités se sont donc imposées au titre d’actionnaire en dernier recours, au même titre que les autorités monétaires ont dû agir en prêteurs de liquidité de dernier recours. C’est incidemment la raison pour laquelle il n’est pas sain que l’État reste, à long terme, actionnaire d’une banque. Cela conduit à placer les autorités publiques dans une situation instable, qui consiste à la fois à absorber (au titre d’actionnaire) les pertes bancaires et à protéger (au titre de garant des créanciers) les déposants. Si les capitaux propres des actionnaires servent de rempart à la protection des déposants, l’État ne peut, sauf de manière temporaire et exceptionnelle, être actionnaire et garantir les dépôts. Comment certaines banques en sont-elles apparemment arrivées, de leur côté, à ne pas respecter les obligations de ce contrat implicite ? Elles ont été 69
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confrontées au trou noir de la finance : le risque d’implosion systémique. Leurs capitaux propres se sont avérés insuffisants pour contrer ce risque qui est, par essence, inassurable. À la réflexion, les signes avant-coureurs de cette évolution apparaissent aujourd’hui lumineux : malgré l’entrée dans une économie plus volatile qui aurait dû exiger des capitaux propres plus importants afin de protéger les déposants, les banques ont pu réduire ces derniers grâce à des réglementations comptable (IFRS) et prudentielle (Bâle II) favorables. De plus, certaines ont été moins surveillées dans des politiques d’expansion géographique hasardeuses. Déployées en haute conjoncture, plusieurs banques belges ont trébuché avec le ressac de l’économie. Et maintenant, que va-t-il se passer ? Les États et de nouveaux actionnaires sont désormais aux commandes. Des équipes dirigeantes renouvelées sont en place. Il en résultera des rapports clarifiés entre les trois protagonistes du contrat bancaire implicite : les dirigeants bancaires qui devront se concentrer sur la protection de l’épargne, les États qui devront jouer un rôle d’actionnaire de transit en modulant la rentabilité bancaire, et les clients qui seront en droit d’exiger plus de transparence sur la gestion de leur épargne. Mais les épargnants ne doivent se faire aucune illusion : ils payeront, plus que jamais, la garantie d’État, désormais activée, qui protège leur épargne. Cette garantie sera acquittée au travers de taux d’intérêt plafonnés. Une limitation de la rémunération des dépôts est un subside implicite donné aux banques qui confortent leurs capitaux propres, et donc leur stabilité financière. Est-ce justifié ? La réponse n’est pas immédiate. Il est normal que les déposants paient la sécurité de leurs dépôts si cette prime d’assurance est acquittée par les banques à l’État, sous forme de contribution à un système de protection des dépôts. Par contre, si cette prime d’assurance entretient des rentes oligopolistiques, ce serait discutable. Cela signifierait que les banques combineraient les avantages de deux situations : la conviction d’être aidées par les États et l’encaissement d’une prime d’assurance qui, au lieu de contribuer à la protection des dépôts, alimenterait leur rentabilité actionnariale. Mais, là aussi, les choses exigent de la nuance, puisque le renforcement de la rentabilité actionnariale (et donc des capitaux propres) constitue également une forme de protection des dépôts.
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De nouvelles compétences bancaires 70 Au sein des établissements bancaires belges, le ressac de la vague des subprimes fait d’énormes dégâts. Plusieurs entreprises financières ont été décimées, et il s’imposera rapidement de renforcer les équipes dirigeantes. Cellesci devront être aptes à piloter les établissements de crédit et les entreprises d’assurances, dans des contextes dorénavant plus volatils et incertains, voire nationalisés. La tâche sera très délicate, car ces équipes devront concilier deux objectifs contradictoires : d’une part, conserver une posture concurrentielle et renforcer la culture d’entreprise et, d’autre part, recouvrer la confiance de leur personnel et de leurs nouveaux actionnaires. Dans certains établissements, l’équation se compliquera si des changements de propriétaires sont envisagés dans deux ou trois ans. Les équipes de direction devront animer, pacifier et restructurer des organisations sans certitude au sujet de leurs propres avenirs et perspectives. Les nouveaux dirigeants devront donc intégrer des compétences stratégiques et de communication, notamment avec les pouvoirs publics et syndicaux dont le centre de gravité va gagner en importance. De surcroît, il est probable que les institutions codétenues par les pouvoirs publics seront destinées à être cédées à des actionnaires privés : des exigences de rentabilité seront donc imposées afin d’en valoriser la valeur actionnariale. En termes d’exigences managériales, la crise bancaire a aussi fourni une leçon consistant à réintégrer des concepts de rigueur, de discipline et d’érudition dans la gestion. Dans de trop nombreux établissements, un climat d’euphorie conjoncturelle a masqué les exigences d’expertise, qui mettent souvent des années à être affirmées, surtout dans le domaine de la gestion financière. Une des meilleures illustrations de ce phénomène est la stupéfiante rotation de fonctions qui animait certains niveaux de directions bancaires, donnant parfois l’impression que les circonstances primaient sur l’expertise académique ou professionnelle. Mais ce n’est pas tout. La crise financière annonce la véritable révolution du monde de la finance, à savoir l’aboutissement de l’informatisation des processus. Cette évolution aurait pu être anticipée. Différents facteurs l’ont camouflée : passage à l’euro, puis à l’an 2000, introduction de nouvelles exigences déontologiques, comptables (basculement aux normes IFRS) et de 70
Non publié.
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gestion des risques (Bâle I et II), etc. La croissance des résultats, combinée à des effets d’aubaine conjoncturels, ont aussi émoussé l’urgence des synergies informatiques. La question qui se pose désormais est d’identifier les exigences qui seront requises des responsables financiers, à savoir des Chief Financial Officers des établissements bancaires. L’exercice n’est pas aisé, car la stratégie des banques va se modifier. Plusieurs banques vont se recentrer sur leurs marchés locaux et devoir simplifier leurs structures. Il est même probable que les récents événements vont forcer des banques à un profond exercice de réingénierie interne. Dans ce contexte, le rôle des directions financière sera pivotal et déterminant, d’autant que la gestion bancaire s’est mécanisée et mathématisée. Le métier financier est devenu plus statistique. Cette évolution exigera des compétences scientifiques confirmées. Les juristes céderont le pas aux économistes, ingénieurs et statisticiens. Quelles seront dès lors les compétences requises de la part des futurs directeurs financiers des établissements de crédit ? Outre les exigences managériales de base, nous voyons trois axes d’exigences. Le premier concerne la parfaite maîtrise des techniques financières associées aux produits financiers sophistiqués. Ceci exige d’évidentes compétences mathématiques, mais, plus encore, une habileté naturelle à en décrire, de manière pédagogique et didactique, les caractéristiques à destination des conseils d’administration et des assemblées générales. Les directions financières auront aussi un rôle de filtre à jouer dans l’offre et la transparence des produits offerts à la clientèle. Un deuxième axe d’exigence concerne un contrôle des normes comptables IFRS. Ces règles comptables anglo-saxonnes sont d’une extrême complexité, surtout en ce qui concerne les instruments financiers, traités par trois normes comptables absconses : IAS 32, IAS 39 et IFRS 7. La parfaite virtuosité de ces règles comptables est indispensable, car la matière est mouvante et évolutive. De surcroît, les normes IFRS requièrent des évaluations comptables exprimées en juste valeur, ce qui ramène à la capacité de pouvoir comprendre intuitivement les mathématiques des instruments financiers. Enfin, une troisième exigence concernera la maîtrise des techniques de mesure et de gestion des risques financiers. Il s’agit donc de la mathématique de Bâle II, mais surtout, de toutes les évolutions réglementaires à attendre dans ce domaine. Il est vrai que la C.B.F.A. exige désormais (et à juste titre) que les fonctions de directions financières et de gestion de risque soient dissociées. Il n’empêche que les deux fonctions sont intimement complémentaires. On anthemis
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verrait mal comment gérer la structure d’un bilan bancaire indépendamment des exigences de résistance au risque. Le même raisonnement doit être tenu pour l’audit interne. Un autre axe de réflexion concerne la gestion des conseils d’administration. Des questions sont posées : la discipline des conseils fut-elle imparfaite au sein de quelques opérateurs financiers ? La sophistication de la mathématique des risques n’exige-t-elle pas des compétences complémentaires ? Une chose est acquise : les sauvetages bancaires ont consommé la fin d’une sociologie bienveillante des conseils. La crise induira, comme les précédentes, une revue de leurs modes de fonctionnement. Traditionnellement, le rôle de l’administrateur d’une entreprise belge s’exprimait dans une fonction de proposition, plutôt que de surveillance. Il faudra désormais renforcer ce rôle de veille et accepter le risque d’une exposition juridique accrue des administrateurs. Et finalement, le véritable enseignement du krach, c’est une leçon d’humilité et d’impuissance devant les éléments qui se déchaînent. La crise va donc inévitablement entraîner une rupture managériale, qui débouchera sur une relève générationnelle. Depuis quinze ans, certains prédisaient que la banque subirait une révolution de modèle comparable à celle du secteur sidérurgique. Cette mutation a débuté. Elle exigera des profils appliqués et des liens plus étroits entre les banques et universités.
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7. Histoire de la fiscalité L’histoire millénaire de l’impôt 71 Le devoir fiscal trouve ses racines dans la loi, mais aussi dans la conscience de chaque individu. Il ramène aux exigences de solidarité sociale et à la justice. Et dès qu’une communauté devient économiquement hétérogène, le prélèvement de l’impôt n’est plus concevable sans une contrainte légale. Par ailleurs, la loi fiscale relève de la fonction naturelle de l’État, mais elle ne possède pas de neutralité. Il est, en effet, complexe de hiérarchiser les besoins publics, et l’impôt doit être partagé entre des contribuables : sa détermination ne peut donc pas être dissociée des tensions entre classes sociales, individualismes, modèles politiques et nature des représentations populaires. Et, immanquablement, la fiscalité sert d’outil pour un programme socioéconomique : elle n’est donc pas idéologiquement impartiale. Comment définir, par exemple, l’équité de l’impôt et formuler son ordonnancement ? Comment mesurer sa justice, tant en termes de prélèvement que de répartition ? Autant de question dont les réponses furent, au cours de l’histoire occidentale, circonstancielles, formulées dans divers dogmes, et empreintes d’effets d’aubaine. Et dans ce domaine, l’arrière-plan religieux est incontestable et inhérent à nos communautés. Bien sûr, c’est moins l’État que l’impôt dont les contours furent balisés par l’Église. Pourtant, en matière fiscale, la Bible reste une étonnante source d’enseignement académique. Nous en recensons quelques références symboliques. Pendant très longtemps, l’impôt fut un indice de servitude : c’était la charge acquittée par le vaincu au vainqueur. Ce n’est que lorsque l’État grec formula ses principes de vie collective qu’il exprima l’intégration volontaire des individus à l’ensemble. Dans cette vision, l’impôt devrait être spontané pour être acceptable. Seules des circonstances exceptionnelles (guerres, etc.) justifiaient la volonté de l’État de lever l’impôt. Les Romains avaient une vision comparable. Mais c’est l’enseignement évangélique qui modifia le rôle de l’impôt. Il en fit une obligation de moralité. Un précepte de Matthieu, auteur présumé
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du premier évangile, trouve d’ailleurs son origine dans l’attitude par rapport à l’impôt. C’est pour confondre Jésus, cherchant à le faire prononcer un discours compromettant, que les Pharisiens lui envoyèrent leurs disciples pour lui poser la question : « Est-il permis, ou pas permis, de payer le tribut à César ? ». Le tribut était un impôt d’assujettissement imposé par un vainqueur à un vaincu, Rome ayant conquis la Palestine par les armes. Jésus s’étant fait montrer la monnaie du tribut, sur laquelle était l’effigie de César, leur dit : « Rendez donc à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Cette phrase scella le premier concordat entre le pouvoir civil et les autorités religieuses. En postulant le droit des États à lever l’impôt, l’Église confirma son acceptation des faits de commerce, mais tout en pouvant moralement s’en distancer. Le paiement de l’impôt fut donc, pour les pères de l’Église, une obligation, inhérente à l’obéissance due à l’autorité civile dans les choses temporelles. Les références bibliques à l’impôt sont, du reste, innombrables : Matthieu était un publicain, c’est-à-dire un collecteur d’impôt à Capharnaüm. C’est d’ailleurs Matthieu qui mentionne la parabole des talents, la remise des dettes, la redevance du temple acquittée par Jésus et par Pierre… et le prix de la trahison de Judas l’Iscariote. Mais ce n’est pas tout : aux yeux des juifs, Matthieu était, avant de rejoindre l’apostolat, impur, car il collaborait avec une autorité d’occupation (Rome) et il manipulait de l’argent en provenance de personnes étrangères au peuple de Dieu. À l’époque, les collecteurs d’impôts étaient des péagers. Ils prélevaient les impôts et les droits de passage sur les marchandises que l’on transportait d’un territoire à l’autre. Du reste, c’est Matthieu qui fait référence, dans son évangile, au didrachme, c’est-à-dire une de deux drachmes représentant le montant annuel de l’impôt pour le temple de Jérusalem, exigé de tout Israélite mâle. Jésus accueille donc, parmi ses apôtres, un homme qui était considéré comme un pécheur public, parce que collecteur d’impôt ! Et puis, la naissance de Jésus elle-même est liée à l’impôt : Jésus de Nazareth est né à Bethléem, où certains pensent que Marie et Joseph se sont rendus pour un recensement d’impôt. Plus tard, Thomas d’Aquin, en approuvant le négoce, mais non le profit, confirma la légitimité des autorités civiles à lever l’impôt. Ce casuiste introduisit la notion d’impôt « juste ». Pour qu’un impôt fût juste, il fallait qu’il soit ordonné conformément au bien commun, qu’il n’excède pas le pouvoir du contribuable et qu’il soit distribué entre les contribuables selon une égalité de proportion. On remarque dans cette proposition les notions de capacité anthemis
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contributive et de barèmes progressifs, eux-mêmes fondés sur l’utilité marginale décroissante des revenus. Dans cette logique, l’Église joua un rôle de conciliateur entre le contribuable et le fisc. La Réforme, animée par Luther et Calvin, introduisit de nouvelles perspectives en distinguant plus nettement la légalité de la moralité. Car, dans la Réforme aussi, on retrouve une référence à l’impôt : le refus des indulgences s’assimilait à un refus des pardons tarifés, comme l’impôt. Pourtant, les fondateurs du protestantisme ne s’exprimèrent pas en faveur des contribuables, puisque selon ces penseurs, la légalité de l’impôt en fondait la légitimité. Le consentement contraint des contribuables était un attribut de la souveraineté. Le siècle des Lumières introduisit de nouvelles dimensions dans le sens d’une meilleure équité fiscale. L’idée de l’absolutisme fiscal se dissipa au profit du caractère bilatéral de l’impôt. Ce dernier n’est légitime qu’à condition d’être consenti par les individus et d’avoir comme contrepartie la protection de leur vie, de leurs libertés et de leurs biens. Cette idée fut véhiculée tant par Montesquieu qu’Adam Smith, pour qui les fonctions de l’État étaient limitatives. Selon ce dernier, fondateur du libéralisme, les tâches de l’État sont résiduelles, et les citoyens ne sont tenus à supporter les dépenses publiques que selon les avantages que leur procure l’État. Dans la vision libérale, l’impôt est un échange, à l’opposé des théories socialistes selon lesquelles il convient de redistribuer les revenus et les richesses afin d’accomplir les réformes sociales. Et puis, il y eu, bien sûr, les théories totalitaires et sacrificielles, telles le marxisme et le national-socialisme, selon lesquelles l’État est un être supérieur à l’individu, c’est-à-dire un corps doté d’une vie propre qui l’exonère de toute justification de l’impôt. En résumé, l’impôt a revêtu des significations très différentes dans l’histoire. Il fut, tout d’abord, un indice de sujétion et d’asservissement. Il acquit ensuite un caractère commutatif, c’est-à-dire qu’il ne devint légitime qu’à la condition d’avoir des contreparties satisfaisantes. Ce n’est qu’au cours du XXe siècle que l’impôt est devenu un outil de réaménagement des richesses nationales. Au cours des prochaines années, une question fondamentale va conditionner la fiscalité des personnes physiques : selon quel gradient l’impôt doit-il conserver son caractère d’outil de solidarité ou doit-il, au contraire, revêtir un rôle de stimulant, selon l’optique des pays anglo-saxons ? Doit-il être moral ou une sanction pénale, redistributeur ou incitatif ? Ces questions sont sans réponses définitives. Elles sont posées depuis des milliers d’années. anthemis
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Le manifeste fiscal d’Adam Smith 72 En Europe continentale, les crises économiques ne sont pas favorables aux promoteurs de l’économie de marché. Les théories de l’Écossais Adam Smith (1723-1790), moraliste du capitalisme, n’échappent pas à ces vents idéologiques tourmentés. Ses détracteurs assimilent l’économie de marché à un odieux système d’expropriation des pouvoirs publics de la régulation du commerce. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui, mal informés ou instruits, confondent l’économie de marché avec une marginalisation des États. Cet amalgame conduit à un sophisme : on démontre l’échec de nos systèmes économiques par le rôle salutaire joué par les autorités publiques dans les sauvetages bancaires et autres plans de relance. Rien n’est bien sûr plus faux. D’ailleurs, Adam Smith n’a jamais minimisé le rôle de l’État dans la régulation économique. C’est vrai : Smith condamne les entraves corporatistes et prône la non-intervention de l’État en matière économique. Mais, en même temps, il considère l’État comme un facteur de stabilisation dont l’autorité est indispensable à l’équilibre des nations. En matière fiscale, les théories de Smith sont souvent incomprises. Elles sont pourtant lumineuses d’équilibres et de nuances. Dans son Essai sur la richesse des nations (1776), Smith énonce quatre principes immuables en matière d’impôt, à savoir l’égalité (equality), la certitude (certainty), la commodité (convenience) et l’économie (economy). Le premier principe, l’égalité, est le plus pertinent. Selon Smith, les contribuables doivent participer au soutien des pouvoirs publics en proportion de leur faculté contributive, c’est-à-dire en proportion du revenu dont ils jouissent. Le concept repose sur l’idée que les besoins de consommation diminuent avec une augmentation des revenus et que le prélèvement fiscal doit donc frapper, de manière marginalement croissante, la formation d’épargne. Le principe de l’égalité de Smith ramène à Jean-Jacques Rousseau qui écrivait dans le Discours sur l’économie politique que « l’argent est la semence de l’argent, et la première pistole est quelquefois plus difficile à gagner que le second million ». Au reste, le système fiscal belge est une adaptation des théories de Smith : il est fondé tant sur la capacité contributive que sur la progressivité. Cela explique pourquoi l’impôt belge frappe essentiellement les revenus, et non le capital.
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Le deuxième principe est celui de la certitude. L’impôt doit être établi selon des règles stables, certaines et non arbitraires. Le troisième principe relève de la commodité : il doit être perçu selon les modalités les moins gênantes pour le contribuable. Enfin, le quatrième principe est celui de l’économie, qui stipule que les frais de recouvrements de l’impôt doivent être, autant que faire se peut, réduits. L’impôt doit avoir un rendement positif : il ne faut pas que les coûts de contrôle dépassent ses recettes. C’est donc à Smith, le père de la « main invisible », qu’on doit l’idée de lier l’imposition à la capacité contributive. D’autres penseurs libéraux (Pareto, Hayek, Friedman, etc.) ont, par contre, défendu un impôt proportionnel et non progressif. Il est troublant de constater que le concept de progressivité est respecté plus scrupuleusement dans les pays à économie mixte, telle la Belgique, que dans les pays plus libéraux se prévalant des axiomes de Smith. Par exemple, depuis quelques années, de nombreux économistes anglo-saxons plaident en faveur d’une flat tax, c’est-à-dire un impôt linéaire, pour les personnes physiques. Une flat tax consiste en un nombre limité de taux d’impôts, peu élevés et sans progressivité, appliqués à une base imposable très large, sans déductions ni abattements. Or, un impôt linéaire est contraire aux orientations de Smith, puisqu’il n’est pas progressif. Pourquoi des économistes libéraux s’opposent-ils à la progressivité de l’impôt ? Les motifs en sont nombreux. La plupart d’entre eux le considèrent confiscatoire en ce que la progressivité de l’impôt s’opposerait à l’accumulation de capital et favoriserait donc la rigidité sociale. Il en résulterait une démotivation au travail. Certains théoriciens considèrent que la progressivité pénalise essentiellement la classe moyenne, alors que son bénéfice budgétaire est négligeable pour l’État. Le constat n’en est d’ailleurs pas faux : en Belgique, c’est la classe moyenne qui a le plus souffert de la progressivité depuis une trentaine d’années. Plus fondamentalement, l’opposition entre la progressivité fiscale de Smith et les promoteurs d’impôts proportionnels interpelle la finalité de l’impôt. Doit-il être, comme dans nos économies, redistributeur ou au contraire, comme aux États-Unis et de nombreux pays récemment acquis à l’économie de marché, incitatif ? Un impôt progressif est redistributeur, tandis qu’une flat tax est incitative. Il n’y a pas de référentiel absolu : c’est l’affinité politique qui détermine la réponse. En résumé, les principes d’Adam Smith restent des exigences fiscales de justice et de bon sens. La progressivité de l’impôt en découle. Au reste, en anthemis
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1848, un autre économiste plaidera, lui aussi, pour la progressivité fiscale. À cette époque, le Manifeste du parti communiste préconisait un impôt fortement progressif en affirmant que « le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie ». Le texte était signé d’un certain… Karl Marx.
Droits d’accises : du sel au biocarburant 73 Le droit d’accise est une taxe perçue sur la consommation de certains produits. C’est un impôt indirect, comparable dans certains principes, à la T. V.A. En général, le but de cette taxe est de dissuader la consommation de certains biens, considérés comme des externalités par le législateur et pouvant, le cas échéant, faire l’objet de contrebande (alcool, tabac). Le droit d’accise frappe d’ailleurs la consommation intérieure : Il se distingue des droits de douane, qui s’appliquent aux produits importés. L’accise est un impôt très ancien, et pourtant mal connu. La première accise ayant existé au Moyen Âge est l’impôt sur le sel, que l’on surnommait la gabelle, et qui était perçu à l’entrée des villes. La gabelle a d’ailleurs donné le vocable de « gabelou », qui est le premier nom donné aux douaniers. Le sel était, à l’époque, le seul moyen de conserver les aliments. Avec ce minéral, on fabriquait des salaisons, et on séchait la viande et le poisson. C’était aussi un composant nutritif indispensable pour le bétail. En bonne logique, le sel fut utilisé comme monnaie d’échange et possédait une fonction de salaire, dont on retrouve le sens étymologique dans le mot latin salarium qui signifiait littéralement « ration de sel ». En France, le sel devint un monopole d’État en 1343, jusqu’à son abolition, après la Révolution française. En Belgique, c’est plus tard, en 1822, que l’existence des accises fut codifiée dans un texte de loi. Depuis ce texte fondateur, les droits d’accises constituent un impôt sur la consommation intérieure de certaines denrées nocives. Techniquement, les accises recensent des modalités très diverses. Certaines sont exprimées en pourcentage de la valeur des biens. D’autres sont spécifiques, c’est-à-dire qu’elles frappent non pas une valeur, mais une quantité, comme l’unité de cigarette, l’unité de poids de tabac à rouler ou le café. Actuellement, les taux d’accises sont doubles dans le sens où on applique deux taux, à savoir un droit d’accise et un droit d’accise spécial. Le droit d’accise est un taux qui 73
L’Echo, 15 mai 2007.
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est commun à la Belgique et au grand-duché de Luxembourg dans le cadre de la Convention pour l’U.E.B.L. de 1922. Le droit d’accise spécial est, quant à lui, un taux autonome belge. Le droit d’accises est la somme de ces deux taux. Les accises sont aussi un impôt réglementé au niveau européen. Depuis 1993, sept directives européennes (transposées en Belgique) réglementent cette matière. C’est ainsi qu’il y a une directive d’ordre général, trois directives pour le tabac manufacturé, deux directives pour les huiles minérales et deux directives pour l’alcool et les boissons alcoolisées. En ce qui concerne les huiles minérales, une directive a apporté une extension à la notion d’huiles minérales en la remplaçant par « produits énergétiques », c’est-à-dire en y ajoutant d’autres produits tels l’électricité, le charbon ou le gaz naturel. Dans la liste des produits soumis à accises au niveau européen (donc dans les vingt-cinq pays) sont seulement repris les tabacs manufacturés, les produits énergétiques, et l’alcool ainsi que les boissons alcoolisées. Toutefois, les États membres conservent la possibilité d’imposer d’autres produits à condition de ne pas créer d’entraves au passage des frontières. La Belgique a donc conservé une accise sur les boissons non alcoolisées (eaux minérales et limonades) et sur le café, mais a supprimé celle sur le sucre. De nos jours, les catégories de produits visées par les accises restent limitées : tabacs manufacturés, boissons alcoolisées, produits énergétiques, cafés et limonades. Récemment, le gouvernement a aussi décidé, dans la perspective du développement durable, de taxer les sacs en plastique et les couverts jetables. Les dernières décisions du gouvernement conduisent à la réflexion que, malgré leur ancienneté, les droits d’accises pourraient intervenir dans une problématique contemporaine, à savoir le développement durable. En effet, leur application a toujours été associée à une action disciplinante de certains comportements. Il est donc possible que les accises constituent un point de rencontre de la fiscalité et des contraintes climatiques et environnementales. L’idée serait de taxer ou d’exonérer des biens en fonction de leurs conséquences écologiques, comme les biocarburants. Mais l’équation sera complexe à résoudre, car la fiscalité des accises devra s’articuler dans l’arrière-plan des arbitrages énergétiques et alimentaires. Une directive européenne de 2003 prévoit la possibilité de promouvoir les carburants à partir de la biomasse. Il s’agit du bioéthanol et du biodiesel. Le bioéthanol est obtenu à partir de la fermentation et de la distillation de blé, de maïs ou de betteraves. Il est ensuite mélangé à l’essence dans différentes proportions. Le biodiesel est, quant à lui, une substance végétale obtenue à partir du colza et du tournesol. L’huile végétale est obtenue par pression et est anthemis
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ensuite transformée chimiquement. On la fait réagir avec du méthanol, et on mélange ensuite ce produit avec du diesel fossile. Dans le prolongement de cette impulsion communautaire, la Belgique a prévu un système d’incitant fiscal, budgétairement neutre, qui augmente l’accise globale sur les carburants entièrement fossiles et maintient, à pouvoir énergétique égal, l’accise globale sur les carburants mélangés. Le droit d’accise est donc utilisé dans un but positif. Il est diminué pour les carburants qui utilisent du bioéthanol ou du biodiesel. Pour ce qui concerne le bioéthanol qui est mélangé à l’essence sans plomb, il s’agira d’une quantité équivalant à 7 % du mélange, et à partir du 1er octobre 2007. Pour ce qui concerne le biodiesel qui est mélangé au diesel, il s’agit d’une quantité variable d’année en année culminant à 5 % en 2009. À partir de ces dates, les opérateurs économiques qui ne mélangeraient pas de produits biologiques avec des produits fossiles et qui continueraient à distribuer des produits entièrement fossiles, seraient frappés d’une accise supérieure qui rendrait leur produit plus cher que les produits mélangés. Incidemment, l’utilisation d’accises pour contraindre certains comportements n’exclut pas les modalités sociales. Le charbon n’est, par exemple, pas taxé lorsqu’il est utilisé par des ménages en situation précaire.
Les dimanches sans voiture 74 C’était l’année 1973. ABBA n’avait pas encore gagné l’Eurovision avec « Waterloo ». Pompidou était encore président, mais Nixon devrait bientôt démissionner. Au Chili, Allende venait d’être fauché par le putsch de la junte de Pinochet. En Grèce, par contre, le sinistre régime des colonels était renversé. Israël, attaqué pendant le Yom Kippour, venait de remporter une victoire foudroyante sur l’Égypte et la Syrie. Cette guerre déclencherait une hausse des prix énergétique. En décembre de cette année-là, les six pays membres de l’O.P.E.P. décidaient d’augmenter le prix du baril de brut, qui passa brutalement de 3 à 5 dollars. La décennie connaîtrait une flambée du prix du carburant en deux étapes, qu’on retiendrait comme les deux crises du pétrole. C’est en novembre 1973 que Willy Claes, alors ministre des Affaires économiques, décida d’interdire de circuler le dimanche en voiture. La mesure était censée faire économiser deux millions de litres d’essence. Cette mesure 74
L’Echo, 23 mai 2007.
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symbolique, voire anecdotique, mais politiquement habile, atteint-elle jamais son objectif ? Ça n’eut aucune importance, car ces dimanches sans voiture ramènent d’abord à l’indolence candide des années 1970. Nul ne comprit vraiment, à l’époque, que le centre de gravité de la puissance économique se déplaçait vers l’est du planisphère. Pourtant, certains économistes commençaient à s’inquiéter. Le système monétaire patiemment construit après la Seconde Guerre mondiale avait flanché. Nixon avait décidé de libérer le dollar de sa convertibilité en or. La devise américaine deviendrait une monnaie flottante, plombée par une dépréciation structurelle. Les trente années de quiétude planique étaient révolues. Personne n’avait imaginé que le défi énergétique prendrait une telle envergure. Enfin, presque personne. Un économiste français, René Dumont, commençait à faire entendre sa voix. Auteur de plusieurs ouvrages majeurs et candidat à l’élection présidentielle qui suivrait le décès de Pompidou, l’homme avait appréhendé les grands défis énergétiques. Il avait prédit la hausse inéluctable du prix des carburants fossiles et l’inanité d’une croissance exponentielle. C’est Dumont qui, le premier, en prophète résigné, expliqua les conséquences de ce qui ne s’appelait pas encore la mondialisation en postulant les bienfaits du développement durable. Ses prestations sobres et intelligentes ouvraient le chemin à l’écologie politique. Trente ans après la première crise du pétrole, le prix du brut atteint de nouveau des hauteurs inconnues. C’est une nouvelle secousse énergétique qui traverse nos économies. Cette troisième crise du pétrole n’est pas la dernière, car le centre de gravité de la conjoncture s’est, à nouveau, déplacé. Les polarités énergétiques se situent désormais au nord-est du globe. Les besoins caloriques du continent asiatique vont conditionner le prix des matières premières. Au reste, la troisième crise du pétrole sera plus profonde que celles des années 1970. Avec le recul de l’histoire, les deux premières crises furent essentiellement politiques. Elles servirent à rééquilibrer les termes de l’échange avec les pays producteurs. Elles furent d’ailleurs périphériques, puisque le prix du pétrole revint rapidement à des niveaux modiques dans les années 1990. La crise contemporaine du pétrole n’est plus, comme dans les années 1970, celle de la demande. C’est la crise de l’offre de matières, c’est-à-dire celle de la raréfaction annoncée et des approvisionnements incertains. Elle annonce aussi une nouvelle géographie politique, et une reconfiguration des flux énergétiques avec, en filigrane des échanges commerciaux, l’esquisse des frictions militaires de demain. Celles-ci ne seront pas motivées par des acquis anthemis
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territoriaux, mais par le contrôle des flux de matières. La nucléarisation et le transport du pétrole pourraient être des ferments de guerre. Mais d’autres choses ont changé, depuis 1973 : le rôle du pouvoir politique s’est lentement dissous en passant la main de l’économie au marché. Les politiques énergétiques sont devenues continentales. Les sociétés de production sont multinationales et d’actionnariat planétaire. Ce sont, aujourd’hui, les prix du marché plutôt que les postulats politiques et les prospectives économiques qui guident les choix énergétiques. Ces prix sont sans doute imparfaits, mais ils intègrent, selon des pondérations inconnues, les problèmes de raréfaction des ressources. En 2009, l’équation est aussi plus complexe, puisqu’elle se conjugue à des contraintes climatiques et environnementales. Il ne s’agit pas uniquement de consommer moins de carburants fossiles : il s’agit de mieux les déployer. Ceci posera immanquablement la question du nucléaire civil, dont l’abandon fut programmé à un moment où le pétrole coûtait cinq fois moins cher. Il y a une autre évolution, dont on a souvent confondu les signes avantcoureurs avec son accomplissement. C’est le développement de l’internet, dont la révolution n’a pas encore eu lieu. L’échange des informations électronique n’est pas la réalisation, mais le préalable. Ce qui va changer, ce sont les modes de commerce et le transport physique des personnes. Tous les aspects de la vie en seront affectés, à commencer par la géographie professionnelle. La réponse de 1973 fut restrictive. Celle de notre décennie devra être inventive. Les pistes de réflexion prendront des dimensions insoupçonnées. C’est, par exemple, le cas des biocarburants. Leur logique n’est pas encore stabilisée, mais ils pourraient s’imposer comme un relais à l’amélioration des rendements agricoles et au redéploiement des terres. Qui sait, par exemple, si la politique agricole commune ne sera pas un préalable à une réflexion énergétique européenne ? L’agriculture pourrait même devenir ambivalente, et l’objet d’un arbitrage alimentaire/énergétique. Pétrole contre nourriture ? Le prix des aliments pourrait aussi être indexé sur le prix du pétrole. Au reste, on verra pour les biocarburants la même cyclicité que l’internet : un engouement excessif suivi d’une dépression avant un déploiement repensé. Tout ceci rappelle aux Cassandre que les problématiques économiques sont souvent résolues par le progrès humain. De nouvelles idées se révéleront dans le domaine des biens rares et des processus de recyclage. Les prochaines décennies s’annoncent intéressantes. Et finalement, l’avenir a parfois besoin du passé. Les dimanches sans voiture de l’automne 1973 auguraient, sans le savoir, de nouvelles intuitions collectives. anthemis
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1978-2008 : interrogations sur trente ans de fiscalité 75 Revisiter l’histoire de la fiscalité du pays est un exercice facile et complexe à la fois. Facile, car le droit fiscal est suffisamment documenté pour en décoder l’architecture juridique. Pourtant, la démarche est complexe, car la fiscalité s’inscrit d’abord dans l’économie et dans la politique. Ses repères sont donc contingents aux contraintes conjoncturelles et aux orientations que nos gouvernants ont voulu imprimer. La mission des fiscalistes n’est, bien sûr, aucunement de dicter les orientations économiques aux décideurs politiques. Ces derniers sont seuls à posséder la légitimité des décisions. Chaque citoyen doit d’ailleurs s’y conformer, le droit fiscal étant d’ordre public. Pourtant, il convient de s’interroger sur une problématique incontournable : comment le royaume en est-il arrivé mettre en œuvre l’une des fiscalités les plus lourdes d’Europe, tant pour les revenus du capital que du travail ? Intuitivement, notre pays aurait dû, comme le grand-duché de Luxembourg, faire de la fiscalité un outil de compétitivité et d’attractivité économique. De nombreuses raisons expliquent cette dissonance. Pourtant, à notre intuition, il y a un facteur qui prédomine tant il a, de manière décisive, conditionné l’économie du pays pendant un tiers de siècle. Il s’agit de l’interprétation de la conjoncture commise par les gouvernants des années 1970, et plus précisément pendant les années 1977 à 1981. En bonne intelligence (et supportés par l’ensemble des économistes), les gouvernants de cette époque considérèrent les crises du pétrole comme un phénomène circonstanciel et non structurel. Malheureusement, le prix de l’énergie masqua une réalité qui apparaît aujourd’hui, avec le recul du temps, éclatante : la mutation d’une économie manufacturière vers une économie de services, c’est-à-dire le déplacement partiel de l’économie du pays du secteur secondaire vers le secteur tertiaire. Ceci étant, personne n’aurait pu appréhender la profondeur des mutations de l’économie, et nos gouvernants ont collectivement tenté de répondre optimalement à des situations inédites. Il fallait, par exemple, répondre à un accroissement eschatologique du chômage. Le hiatus était compréhensible, car les économies occidentales avaient traversé, pendant près de trente ans, une période de croissance ininterrompue, correspondant à la reprise économique d’après-guerre. 75
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Nos gouvernants choisirent de mettre en œuvre une politique budgétaire keynésienne, caractérisée par des dépenses publiques importantes destinées à stimuler l’activité économique. Le scénario économique était – il est vrai – inconnu : la stagflation, c’est-à-dire une combinaison de stagnation et d’inflation. Malheureusement, la réponse keynésienne fut inadaptée : elle alimenta l’inflation sans extirper la stagnation. Au lieu de stimuler l’activité économique, les politiques de dépenses publiques des années 1970 entraînèrent le pays dans un désordre économique sans précédent. Elles conduisirent à des déficits budgétaires à deux chiffres, à un endettement public qui culmina à 130 % du P.I.B., à une inflation hors de contrôle et à des dévaluations successives. À partir d’un certain seuil, la dynamique financière conduisit au fameux effet « boule de neige », c’est-à-dire l’accroissement exponentiel de la dette. Face à une solvabilité ébranlée, les pouvoirs publics n’eurent d’autre choix que de financer ces déficits budgétaires par un appel massif à l’emprunt. Ces emprunts furent, pour partie, placés à l’étranger, mais dans une mesure réduite, car la gestion de l’État belge ne suscitait ni enthousiasme, ni conviction de solvabilité. Le choix obligé fut donc de faire appel à l’épargne nationale, par des émissions d’emprunts à répétition. Le volume de ces derniers fut tel qu’il assécha le marché des capitaux, au détriment des investissements productifs, c’est-à-dire du capital à risque. La bourse de Bruxelles fut d’ailleurs, à l’époque, désertée. Ce phénomène, qualifié de squeeze-out dans la terminologie économique anglo-saxonne, entraîna deux conséquences sérieuses. Tout d’abord, le taux d’intérêt des emprunts d’État belge dut être majoré d’une prime (afin de couvrir les risques de dépréciation du franc belge et le risque de solvabilité inhérent à l’État belge), au détriment global des pouvoirs publics. Ensuite, le rendement du capital à risque, déjà écorné par les poussées inflationnistes et une fiscalité lourde, ne fut plus suffisamment attractif en comparaison des placements sans risque. Les besoins d’emprunts de l’État furent d’ailleurs tels qu’il fut forcé d’octroyer des avantages particuliers, comme un précompte mobilier réduit, aux emprunts d’État. Des emprunts à avantages fiscaux particuliers, tel le mémorable emprunt 1981-1991, furent nécessaires. Ces décisions fiscales paraissent, de nos jours, anodines. Elles entraînèrent pourtant des conséquences en spirale : c’est bien la nécessité d’avantager fiscalement la souscription des emprunts d’État qui conduisit à pénaliser la fiscalité des revenus d’actions. anthemis
7. histoire de la fiscalité
Différentes mesures imaginées par le sénateur Étienne Cooremans, comme les actions A.F.V. et les souscriptions Monory-De Clercq, habilement mises en œuvre sous le gouvernement Martens-Gol, pallièrent cette situation, mais sans entraîner de renversement structurel de tendances. Concomitamment, les pouvoirs publics décidèrent d’augmenter les impôts en poussant les feux fiscaux jusqu’à des seuils confiscatoires. L’impôt des sociétés, par exemple, approcha le niveau fatidique de 50 %. Ceci fut mis en œuvre sans compter que l’impôt taxait déjà l’inflation (elle-même alimentée par le déficit budgétaire), c’est-à-dire le maintien des capacités de production. La fiscalité excessive a anémié l’économie. Elle l’a même, peut-être, tirée en arrière. La Belgique répondit de manière introvertie à la crise économique, en privilégiant la répartition collective au détriment de la prise de risque. Cette période grise est désormais derrière nous. L’entrée de la Belgique dans la zone euro fut, à cet égard, réussie et disciplinante. Mais l’important est que ces révolutions fiscales ne soient pas, au sens étymologique, un retour au point de départ, c’est-à-dire le prélude à des compensations taxatoires qui en gommeraient l’effet bénéfique, d’autant qu’un nouveau scénario de stagflation est annoncé par certains économistes. La fiscalité est, dans cette perspective, un facteur essentiel de redistribution sociale. Elle reflète une certaine vision de la communauté. Mais ses excès peuvent inhiber, voire stériliser, l’entreprise humaine. Des impôts trop lourds conduisent immanquablement au dirigisme économique. Une fiscalité outrancière absorbe l’énergie dans l’État et use ses agents économiques. Elle ligote le progrès. Elle rend l’économie administrative et refoule l’envie de prise de risque. Le vrai contrat social de la fiscalité, c’est celui de l’aptitude à la prise de risque. Elle exige donc une confiance dans l’économie de marché.
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8. Impôt des personnes physiques Éclairage sur la progressivité de l’impôt 76 Les guerres entraînent généralement des réformes fiscales, et la Belgique n’a pas échappé à cette typologie. Notre fiscalité des personnes physiques est édifiée sur deux réformes successives, établies en 1919 et en 1962. La réforme fiscale de 1919 conçut un système d’impôt cédulaire (ou non globalisé), c’est-à-dire que chaque revenu était soumis à un impôt distinct : la contribution foncière, la taxe mobilière et la taxe professionnelle. La réforme fiscale de 1962 forgea l’idée de solidarité fiscale, et surtout sa fonction redistributrice. Elle fut bâtie sur deux axiomes, à savoir la globalisation (ou addition) des revenus et leur taxation à un taux progressif par paliers (ou tranches). Elle fonda l’impôt sur la capacité contributive de chaque ménage. Celle-ci correspond à l’aptitude de chaque unité familiale à participer au financement des charges de l’État selon l’importance de ses revenus. Comment peut-on justifier la progressivité de l’impôt ? Le revenu d’une personne physique est soit consommé, soit épargné. Mais la fraction de la consommation n’est pas proportionnelle au revenu : on ne double pas sa consommation si le revenu est multiplié par deux. L’épargne augmente donc marginalement avec le revenu. Cette logique conduit à un impôt progressif. Il s’agit donc d’un impôt dont le barème augmente avec les tranches du revenu imposable ou, plus précisément, avec le montant de l’épargne. L’impôt des personnes physiques taxe donc la formation d’épargne. Sa progressivité assure l’équité verticale de la fiscalité, c’est-à-dire entre les revenus élevés et faibles. Ce système assure une relative équité devant le sacrifice fiscal et une redistribution des gains de l’activité économique. Dans les années 1970 et 1980, le marché de l’emploi devint de plus en plus concurrentiel. Cela aurait dû conduire à une moindre imposition des revenus du travail. Pourtant, ce fut exactement l’inverse qui se passa : la pression fiscale sur les revenus professionnels augmenta. Ce phénomène ne se dissipa d’ailleurs qu’après l’entrée de la Belgique dans l’euro, en 1999. De 76
L’Echo, 21 novembre 2006.
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surcroît, la globalisation des revenus fut, année après année, démantelée. Par exemple, la Belgique introduisit, en 1984, le précompte mobilier libératoire, qui soumet les revenus du capital à un impôt proportionnel, et non plus progressif. Mais l’évolution de l’impôt a traversé d’autres influences. En effet, pendant très longtemps, les barèmes fiscaux n’ont pas été indexés. Cela a conduit, à cause de la progressivité, à taxer de manière lourde la protection du pouvoir d’achat. De même, les barèmes fiscaux n’ont pas été ajustés pour tenir compte de la croissance réelle (donc hors inflation) des revenus. L’émergence d’une classe moyenne et l’accroissement du nombre d’employés par rapport au nombre d’ouvriers n’ont pas été restitués dans les prélèvements fiscaux allégés. L’accroissement du niveau de vie a donc été capté, au rythme de la progressivité des barèmes fiscaux, par les autorités publiques. D’autres facteurs ont, par contre, conduit à une baisse de l’impôt. On pense, par exemple, au décumul des impôts et à la déglobalisation des revenus immobiliers. Ceci étant, quarante-quatre ans après la dernière réforme fiscale, les revenus professionnels (et les revenus immobiliers autres que ceux de l’immeuble d’habitation) sont donc pratiquement les seuls à être soumis à la progressivité de l’impôt. Cette réalité est, du reste, commune à de nombreux pays européens. Cela soulève un débat. L’impôt est-il trop progressif, c’està-dire que l’amplitude entre les barèmes extrêmes est trop grande ? Ou, au contraire, n’est-il pas assez progressif, en ce qu’un contribuable atteint trop rapidement les barèmes les plus élevés ? Il n’existe aucune réponse absolue à ces questions. Nous nous sommes livré à un exercice sommaire, qui consiste à comparer le niveau d’imposition au moment de la réforme fiscale de 1962 (corrigé pour l’inflation au taux moyen annuel de 3,9 %) et en 2006. L’exercice ne tient pas compte des déductions (notamment pour frais professionnels), situations de famille et centimes additionnels.
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8. impôt des personnes physiques
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Taux de taxation moy
Taxation moyenne en 1962 et 2006 50% 45% 40% 35% 30% 25% 20% 15% 10% 5% 0%
Taux moyen en 2006 Taux moyen en 1962
0
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50.000
75.000
100.000
Revenus imposables (en Euro)
Le graphique indique, pour 1962 et 2006, le taux moyen de taxation, exprimé en pourcentage. On remarque une progressivité légèrement moindre en 2006 (c’est-à-dire une courbe plus plate), mais avec un rendement supérieur. Le graphique met aussi en évidence une convergence persistante vers un taux de 45 %, l’impôt devenant alors proportionnel, on parle d’impôt « progressionnel »). Les barèmes n’ont pas été modifiés pour tenir compte de la croissance réelle des revenus professionnels. Cela conduit à une montée rapide dans les barèmes élevés, l’impôt devenant alors proportionnel plutôt que progressif. On parle d’ailleurs d’un impôt « progressionnel ». Cette absence d’ajustement des barèmes fiscaux pour la croissance réelle des revenus professionnels illustre la capture, par l’État, de l’augmentation du niveau de vie. Cette réalité est, avant tout, un choix sociopolitique.
Quel avenir pour la flat tax ? 77 Depuis quelques années, certains économistes anglo-saxons plaident en faveur d’une flat tax (ou impôt plat), c’est-à-dire un impôt linéaire pour les personnes physiques. Ce système consiste en un nombre limité de taux d’impôt (un ou deux), peu élevés et appliqués à une base imposable large, sans
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Trends Tendances, 17 mai 2007.
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déductions ni abattements. Dans une telle métrique, il existe un revenu minimum non imposable dont tous les contribuables bénéficient. Une version édulcorée de ce système est d’application aux États-Unis. La flat tax est caractérisée par la platitude de ses taux. C’est un impôt proportionnel (donc constant en pourcentage) au revenu. Il diffère du système belge, qui est caractérisé par une augmentation du taux d’impôt par paliers (ou par barèmes). De surcroît, l’assiette imposable est, en Belgique, modulée en fonction de nombreuses déductions et exceptions. On pense, par exemple, à des abattements pour favoriser la propriété immobilière, pour stimuler l’épargne à long terme ou pour alléger la charge fiscale qui affecte des familles en difficultés (personnes à charge, enfants handicapés, etc.). Le système de déductions et d’abattements belge est d’ailleurs complexe. C’est la recherche d’une fine granularité dans l’évaluation des situations individuelles qui explique cette complexité. Mais la différence entre les systèmes belge et de la flat tax dépasse les aspects techniques : elle touche aux fondements de l’impôt, et plus spécifiquement à la propension marginale à épargner. Le revenu d’un contribuable est, en effet, soit consommé, soit épargné. Mais la consommation n’augmente pas au même rythme que le revenu : lorsque le revenu d’un contribuable dépasse un certain seuil – et que sa consommation est satisfaite – son revenu est épargné. La propension à épargner, c’est-à-dire la capacité de former une épargne, croît avec le revenu. Le système belge, qui prévoit une imposition de plus en plus lourde par la succession de tranches progressives, vise donc à taxer la formation d’épargne provenant des revenus professionnels. Concrètement, au plus un contribuable est capable de constituer une épargne, au plus celle-ci est imposée, avec une limite maximale de 50 %. Le salaire net, après constitution de l’épargne, est consommé. La consommation est, quant à elle, essentiellement frappée de la T. V.A. qui est un impôt proportionnel (21 %, par exemple, appliqué à la valeur des biens). La fiscalité de notre pays juxtapose donc un système de taxation progressive de l’épargne professionnelle et de taxation proportionnelle de la consommation. Certains qualifient d’ailleurs cette association d’un système progressif et proportionnel de méthode « progressionnelle ». Dans la logique de la flat tax, cette juxtaposition d’un système progressif et proportionnel n’existe pas : l’ensemble des impôts est proportionnel, qu’ils s’appliquent au revenu (par la flat tax) ou à la consommation (par la T. V.A.). Ce système n’est d’ailleurs pas d’une équité fiscale irréprochable, puisque la proportion de l’impôt est la même, quel que soit le niveau de revenu. anthemis
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Mais alors, pourquoi alors la flat tax regroupe-t-elle tant d’adeptes ? Les réponses sont multiples. Tout d’abord, elle répond à un objectif de simplification fiscale. Ensuite, elle est plus incitative que redistributrice. Mais il y a une autre raison, beaucoup plus subtile : la flat tax est née dans les théories américaines car, dans ce pays, le taux d’épargne des ménages est quasiment nul. Depuis quelques années, les ménages américains consomment, en effet, l’entièreté de leur revenu. Leur propension à épargner est donc inexistante. Taxer la formation d’épargne au moyen de barèmes progressifs (comme en Belgique) est donc dénué de sens. Ceci conduit naturellement, pour le revenu et la consommation, à un impôt proportionnel, c’est-à-dire à la flat tax, puisque l’entièreté du revenu est consommée. Cela signifie-t-il que les pays européens, dont le taux d’épargne des ménages diminue structurellement, vont adopter la flat tax dans quelques années ? Ce n’est pas exclu, et c’est peut-être même une tendance de fond. Cette orientation exigera cependant une réflexion globale portant, entre autres, sur le choix des barèmes, exonérations et déductions. Elle interpellera aussi le financement de la sécurité sociale qui est déjà, contrairement à l’impôt, proportionnel au revenu.
Du boulier au bouclier fiscal belge 78 Dans les pays anglo-saxons, on appelle bouclier fiscal (tax shield) un moyen utilisé par un contribuable pour réduire la charge fiscale. En Europe, la signification du concept est différente : il s’agit d’une limite supérieure portant sur le taux moyen de l’impôt. Ses usages sont multiples : en France, par exemple, le bouclier fiscal, passé de 60 % à 50 %, répond essentiellement à une limite apportée à l’impôt sur la fortune. C’est d’ailleurs lors des élections présidentielles françaises que la terminologie du bouclier s’est glissée dans quelques programmes politiques belges. Force est malheureusement de constater que l’immobilisme législatif du royaume a rendu la formule plus incantatoire qu’opératoire. Elle est pourtant pertinente et mérite quelques éclaircissements. Dans son acception européenne, un bouclier fiscal découle de l’idée que la pression fiscale directe (c’est-à-dire hors T. V.A. et autres impôts de consommation) affectant un contribuable personne physique ne doit pas dépasser 78
L’Echo, 19 août 2008.
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un certain pourcentage de ses revenus. Cette théorie découle elle-même des postulats de l’école de Chicago, et plus particulièrement du théoricien Arthur Laffer. Laffer a constaté que lorsque le taux d’imposition est trop élevé, les contribuables diminuent leur apport de travail. Il existerait, dès lors, un niveau maximal des recettes de l’impôt au-delà duquel ces dernières diminuent si le taux de l’impôt augmente, car il joue alors un rôle inhibant. Ce seuil maximal, ou bouclier fiscal, serait de l’ordre de 50 %, encore que ce pourcentage soit fixé par pure commodité. Dans sa formulation extrême, la théorie de Laffer soustend aussi la flat tax (ou impôt linéaire), c’est-à-dire un impôt proportionnel plutôt que progressif. L’idée d’un bouclier fiscal est donc séduisante, en ce qu’elle dépouille théoriquement l’impôt de son effet confiscatoire. Mais, si tant est qu’on l’applique un jour en Belgique aux personnes physiques, comment l’articuler ? Et c’est là que les choses se compliquent. Une question fondamentale concerne le champ des prélèvements visés. Il faut définir si les retenues de sécurité sociale sont, ou non, incluses dans le calcul. Dans le cas d’un travailleur salarié, le prélèvement fiscal et parafiscal global dépasse, en effet, souvent allègrement le seuil de 50 %. En supposant, en effet, qu’un travailleur reçoive un salaire brut de 100, son salaire net se situera dans une proximité de 55, après déduction de l’impôt des personnes physiques et de la contribution personnelle d’O.N.S.S. Lorsqu’on ajoute au salaire brut les contributions patronales de sécurité sociale, on en arrive à un coût salarial brut de 135. Ceci ramène la pression fiscale et parafiscale à environ 60 %. Si un bouclier fiscal et parafiscal de 50 % devait être appliqué, à cotisations sociales inchangées, cela conduirait à plafonner le taux maximal à l’impôt des personnes à environ 20 %, soit bien loin des réalités actuelles. Bien sûr, il conviendrait alors de prendre en considération la déductibilité des rémunérations brutes dans le chef de l’entreprise débitrice des revenus, mais alors cela annihilerait l’idée même du bouclier fiscal au niveau des personnes physiques et disqualifierait certains contribuables (indépendants, fonctionnaires). Il faut donc supposer qu’un bouclier belge concernerait uniquement la pression fiscale directe et non pas parafiscale. Mais c’est alors que les écueils apparaissent. En effet, la fiscalité belge fut, de 1962 à 1984, fondée sur la globalisation des revenus, qui consistait à cumuler les revenus de diverses origines (mobilière, immobilière, professionnelle et divers) afin de déterminer l’impôt des personnes physiques. L’idée de cette anthemis
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globalisation était de déterminer, de manière holistique, la capacité contributive de chaque contribuable. L’intégration fiscale était calquée sur un modèle dit « bismarckien ». Mais, en 1984, dans le sillage des catastrophes budgétaires mises en œuvre par les gouvernements des années 1970, la fiscalité belge s’éloigna de la globalisation des revenus. Les quatre types de revenus furent progressivement soumis à des régimes fiscaux différenciés, rappelant les anciens impôts cédulaires. La déglobalisation des revenus conduisit à alourdir la taxation des revenus professionnels. De nos jours, ceux-ci sont d’ailleurs quasiment les seuls à être soumis à un barème progressif. L’instauration d’un bouclier fiscal supposerait donc, qu’un quart de siècle après la décision politique de son abandon, on globalise à nouveau les revenus, afin de déterminer le taux d’impôt moyen. Ce taux d’impôt moyen serait ensuite comparé au taux du bouclier fiscal (par exemple 50 %) afin de procéder à un éventuel remboursement d’impôts. Mais ce n’est pas tout. En effet, l’instauration d’un bouclier poserait la question des déductions fiscales. Faudrait-il les prendre en considération afin de déterminer le taux moyen de l’impôt ? Une application stricte du bouclier exigerait de ne pas tenir compte de ces déductions, puisqu’elles sont ellesmêmes déjà destinées à atténuer la charge fiscale. Et puis, d’autres questions subsisteraient : quel serait, par exemple, le traitement des centimes additionnels communaux ? Ces centimes s’ajoutent à l’impôt fédéral. Si un bouclier fiscal était établi en Belgique, cela conduirait à la rédaction d’un pacte fédéral avec les Régions et les communes afin d’éviter qu’un niveau de pouvoir n’annule la décision prise à un autre niveau. Le coût d’un bouclier fiscal serait apparemment modique, puisqu’il a été estimé par le ministre des Finances à une centaine de millions par an, additionnels communaux compris, sans que ce chiffre ait été détaillé. En France, le coût annuel du bouclier fiscal à 60 % s’élève à moins d’un demi-milliard d’euros. Théoriquement 235.000 contribuables français seraient concernés, encore que la plupart ne se manifestent pas par crainte des contrôles fiscaux ! En résumé, la transposition d’un bouclier en Belgique est une piste très intéressante. Pourtant, deux éléments doivent être considérés avec rigueur. Tout d’abord – et sans que ce soit contestable – le bouclier irait à l’encontre de vingt-cinq ans d’architecture fiscale, et donc devrait être le prélude à un réexamen complet de l’impôt des personnes physiques. Ensuite, le bouclier fiscal concerne le taux moyen de l’impôt, et non sa progressivité. Or, l’impôt belge se hisse trop rapidement dans des barèmes élevés. Dans un premier temps, il faut mettre en œuvre une baisse des barèmes anthemis
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et une augmentation du minimum non imposable, afin d’améliorer la progressivité de l’impôt des personnes physiques. Le ressac conjoncturel mettant en péril l’équilibre budgétaire, il ne faudrait pas qu’il dévitalise une réforme fiscale. Celle-ci est nécessaire pour la compétitivité du pays.
Une fiscalité sous bénéfice d’inventaire 79 Si les crises financières présentent un seul aspect positif, c’est celui probablement de forcer à réfléchir au modèle économique et à la « destruction créatrice » énoncée par l’économiste Schumpeter. Cette réflexion est indispensable, parce que les crises déplacent les richesses et les dettes entre agents économiques. La démarche devra, cette fois, être plus rigoureuse qu’un espoir passif de rétablissement conjoncturel, parce que l’État est dans une situation complexe. Des questions sur le partage des richesses sont, de surcroît, posées avec acuité. Du reste, l’État n’existe pas en tant qu’agent économique autonome. Il est transitif, levant l’impôt pour le répartir et rembourser la dette publique. Le remboursement de la dette publique trouve donc sa contrepartie dans le prélèvement fiscal. Or, la dette a repris un mouvement ascendant et atteindra bientôt une année de P.I.B. À cette dette, se rajoutera une autre dette, encore imprécise, que constituent les coûts du vieillissement de la population (pensions, soins de santé, etc.). De manière provocatrice, le ministre du Budget, Guy Vanhengel, a d’ailleurs affirmé que la Belgique était en faillite virtuelle (De Standaard, 5 septembre 2009). Ces deux dettes interpellent le pouvoir exécutif : quelles seront les lignes de l’épure fiscale destinée à assurer le remboursement de la dette et à conforter la prospérité des futures générations dans le respect du contrat moral qu’est l’impôt ? Les axes de ces questions sont interdépendants, car l’équité fiscale est d’abord une question de synchronie générationnelle. Elle n’est assurée que si les générations qui bénéficient des biens publics sont les mêmes que celles qui contribuent à leur financement. Sous cet angle, la fiscalité du royaume présente une faiblesse structurelle, puisqu’à fiscalité inchangée, le remboursement de l’endettement se fera au détriment des générations suivantes. Encore faut-il, bien sûr, que ces générations futures décident d’accepter l’héritage fiscal sous bénéfice d’inventaire. 79
L’Echo, 20 octobre 2009.
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Cela conduit à la véritable question : la fiscalité est-elle structurée de manière à assurer la croissance des prochaines décennies, déduction faite des dettes à rembourser ? À notre avis, la réponse est incertaine et sujette à débat. Voici pourquoi. En bonne logique, l’impôt devrait être structuré autour de la géographie et de la démographie du pays. C’est à ce niveau qu’une singularité transparaît : dans de nombreux pays, l’impôt est souvent échafaudé sur une logique manufacturière, typique aux sociétés industrielles, alors que plus de la moitié du P.N.B. provient désormais du secteur tertiaire, c’est-à-dire des services. La fiscalité ne semble avoir fait le deuil ni du passé industriel, ni de la perte de prospérité nationale, ce qui explique la lourde taxation des revenus du travail et du capital. Une fiscalité industrielle est typiquement redistributrice, et non stimulante. Pourquoi ? La raison en est simple : dans une économie manufacturière et extractive (acier, charbon, etc.), la ressource naturelle (supposée disponible sans limite et sans substituts) est transformée. Il suffit donc de taxer cette transformation qui fournit la valeur ajoutée et constitue une rente de situation. Il n’est donc pas nécessaire de stimuler de nouveaux investissements tant que l’effet d’aubaine perdure. Or, on le sait désormais, la mondialisation, conjuguée à des exigences de transferts sociaux et de perspective providentielle de l’État, a rendu la stratégie fiscale passée totalement caduque. De surcroît, l’impôt n’est pas suffisamment incitatif, puisqu’il ne fournit pas à la Belgique – une zone de transit par excellence – suffisamment de stimulants pour que le capital se stabilise dans notre pays. En d’autres termes, l’impôt consolide une emprise statique qui est incompatible avec le caractère mobile et dynamique des facteurs de production. Au-delà des intérêts notionnels, on n’accorde pas assez de stimulants fiscaux afin de diminuer le coût du travail des sociétés qui voudraient s’installer en Belgique. Pourtant, le capital est fluide, et les décisions d’investissements sont désormais prises à un niveau continental. De plus, notre modèle fiscal doit désormais se structurer dans la dépendance des capitaux et des centres de décisions étrangers. On peut ne pas s’émouvoir du fait que des entrepreneurs choisissent de délocaliser leurs productions. Mais alors, il faudrait préciser quels avantages différentiels sont offerts par notre économie. Quels sont les activités à haute valeur ajoutée et les centres d’excellence que nous voulons privilégier ? Comment nos entreprises peuvent-elles rayonner comme des prestataires de services internationaux ? Notre régime fiscal devrait modifier son angle d’approche. L’impôt doit désormais être stimulant et promouvoir l’innovation. Les ruptures fiscales anthemis
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sont toujours complexes, car elles ne réunissent que rarement les consensus politiques. Mais avons-nous vraiment le choix ? Sans doute pas. La rente de richesse du pays a non seulement été consommée : elle a été empruntée. Il faut donc la rembourser et la reconstituer avec le souci de la prospérité des générations futures.
Fiscalité belge : l’affaire de Laffer ? 80 Depuis quelques années, les économistes de la fiscalité distinguent une tendance en matière d’agrégats économiques : au fur et à mesure que les taux d’impôts baissent, les recettes fiscales augmentent. Cette augmentation s’exprime dans une proportion plus importante que la baisse des taux. En d’autres termes, à titre exemplatif, si le taux d’impôt baisse de 3 %, les recettes fiscales augmentent de plus de 3 %. Ce phénomène n’est pas confiné à une catégorie particulière de fiscalité. Il est, bien sûr, révélé pour les impôts qui, sans baisse de leur taux et de leur assiette, auraient probablement été escamotés. C’est le cas des droits de donation et de succession, dont les barèmes prohibitifs conduisaient les contribuables à une certaine dissimulation. Ce qui est troublant, c’est que cette tendance s’étend à des impôts plus récurrents et traditionnels, tels l’impôt des personnes physiques et l’impôt des sociétés. Les recettes de ces impôts augmentent dans une proportion plus élevée que la croissance nominale du revenu national, et ceci malgré les baisses de barèmes. Dans le cas particulier de l’impôt des personnes physiques, on peut, bien sûr, identifier quelques facteurs particuliers qui contribuent à cette évolution : conjoncture favorable (dont on pourra rapidement apprécier si son tassement a un impact significatif en termes de recettes fiscales), augmentation des valeurs boursières qui ont conduit à la réalisation de plus-values, inflation, rapatriement de patrimoines dans le sillage de la D.L.U., etc. Pourtant, ces facteurs circonstanciels n’expliquent pas tout, ou ne permettent, à tout le moins, une explication définitive. Il y a autre chose. Et c’est alors qu’immanquablement, cela ramène à la théorie formulée, il y a plus d’un quart de siècle, par l’économiste Arthur Laffer. Elle ne fut jamais démontrée, ni validée empiriquement. Elle fut même très souvent critiquée, notamment 80
L’Echo, 17 juin 2008.
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par le titulaire du prix Nobel Joseph Stiglitz. Au reste, elle n’est pertinente que pour les impôts directs au sein d’une économie fermée, dont tous les agents économiques seraient parfaitement rationnels et réagiraient de manière identique aux paramètres fiscaux. Pourtant, au-delà de ces critiques, cette théorie ramène à une intuition que l’excès d’impôt met fin à sa propre dérive. Arthur Laffer est un économiste libéral américain, qui fut, dans les années 1980, le chef de file de l’école de l’offre (ou supply side), dont les préceptes furent déployés sous la présidence de Ronald Reagan. Dès 1978, il défendit la proposition 13, visant à une réduction de l’impôt immobilier en Californie dont Ronald Reagan était le gouverneur. Lorsque ce dernier devint président des États-Unis en 1981, il participa à la rédaction de l’Economic Recovery Tax Act de 1981 et du Tax Reform Act de 1986. Son influence ne fut cependant pas confinée aux États-Unis, puisqu’à des mesures diverses, les politiques fiscales de Margaret Thatcher (Royaume-Uni) et d’Helmut Kohl (Allemagne) s’en inspirèrent. L’école de l’offre s’oppose à la vision keynésienne de l’économie. Il s’agit, selon ses promoteurs, de diminuer le rôle de l’État en baissant les impôts qui apposent une friction sur les transactions économiques et nuisent à terme à l’atteinte d’un optimum économique collectif. En matière de fiscalité, les préceptes de l’école de l’offre conduisent à une baisse de l’impôt, qui perdrait alors son rôle redistributeur pour revêtir une fonction incitative. Cette vision sous-tend la promotion de la flat tax, c’est-à-dire de l’impôt linéaire indépendant du niveau de revenu. Cette perspective se situe, bien évidemment, à l’opposé du modèle social-démocratique adopté en Europe. L’idée de Laffer se résume à une courbe parabolique, caractérisée par le taux d’impôt en abscisse et le montant des recettes fiscales en ordonnées. Lorsque le taux d’imposition est trop élevé, les contribuables diminuent leur apport de travail. Il existe alors un niveau maximal du produit de l’impôt, au-delà duquel ce dernier diminue si le taux de l’impôt augmente, car il joue alors un rôle désincitatif. Ce seuil maximal serait de l’ordre de 50 % du P.N.B., encore que ce soit par pure commodité que le graphique traditionnel de Laffer le fixe implicitement à 50 %, car personne n’a idée de la forme exacte de la courbe. La forme de la courbe induit qu’une même recette fiscale peut être obtenue pour deux taux d’imposition, l’un faible, l’autre élevé. Il est intuitif qu’il vaut mieux lever l’impôt, à recettes fiscales données, avec le taux le plus faible. Il en découle le principe qu’un système fiscal à taux faible sur une assiette large est préférable à un système à taux élevé sur une assiette réduite. anthemis
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Ceci étant, les choses sont moins simples qu’il n’y paraît, car une augmentation de la fiscalité peut faire osciller les agents économiques entre deux effets contradictoires : l’effet de substitution et l’effet de revenu. L’effet de substitution conduit à préférer les loisirs si le travail est marginalement trop imposé. L’effet de revenu est, quant à lui, antagoniste : il pousse un contribuable à travailler plus afin de retrouver le niveau de revenu dont il disposait avant l’augmentation de l’impôt. Un autre facteur peut également intervenir : c’est la fraude, qui constitue la soupape théorique du système. La référence à la courbe de Laffer ne fournit pas d’explication complète à l’évolution des recettes fiscales belges. Cette théorie n’est qu’un facteur explicatif parmi d’autres. L’économiste a cependant soulevé le voile d’une question fondamentale : la perte globale de bien-être (ou sociale) provoquée par une fiscalité élevée. Ceci ramène à la situation singulière du royaume : son important degré d’ouverture économique aurait dû conduire à une fiscalité allégée, destinée à sédimenter les investissements et à promouvoir la mobilité du capital et du travail. Or, c’est exactement l’inverse qui fut mis en œuvre, à la suite des égarements budgétaires des années 1970.
Taxation de l’épargne : une cartographie inquiétante 81 La fiscalité relève de l’ordre juridique. Pourtant, ses fondements en sont économiques. L’impôt est, en effet, un outil de la politique budgétaire du gouvernement. Dans cette perspective, il a, de manière choisie ou incidente, des conséquences dans les actes posés par les contribuables. C’est, en particulier, le cas de l’affectation d’épargne, c’est-à-dire des véhicules dans lesquels l’épargne des ménages belges est orientée. Cette perspective est d’autant plus cruciale que l’impôt belge des personnes physiques taxe la formation d’épargne. Le revenu d’une personne physique est, en effet, soit consommé, soit épargné. Mais la fraction de la consommation n’est pas proportionnelle au revenu : on ne double pas sa consommation si le revenu est multiplié par deux. L’épargne augmente donc marginalement avec le revenu. Cette logique conduit à un impôt progressif. Il s’agit donc d’un impôt dont le barème augmente avec les tranches du revenu imposable ou, plus précisément, avec le montant de l’épargne.
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L’Echo, 15 avril 2008.
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Mais ce n’est pas tout. En effet, si l’impôt des personnes physiques taxe la formation de l’épargne, les revenus (c’est-à-dire les fruits) de l’épargne sont eux-mêmes aussi taxés. La taxation des revenus de l’épargne prend donc un relief intéressant, puisqu’elle influence le choix des produits de placement des contribuables belges. Le dernier rapport du Conseil supérieur des finances (C.S.F.) examine cette problématique. Inopportunément publié lors des dernières élections fédérales, il est passé inaperçu. Pourtant, ses observations sont inquiétantes sous deux axes. Le premier axe concerne la manière dont les particuliers ont investi leur épargne mobilière. Le C.S.F. a examiné la ventilation de la formation d’actifs financiers (d’origine belge ou étrangère) pendant la période 1992-2005, c’est-à-dire une période de treize ans. Cette analyse révèle une affectation essentielle de l’épargne des ménages dans des produits peu risqués, à savoir des dépôts bancaires et des produits d’assurance. La quote-part de la souscription directe d’actions dans cette formation d’épargne est extrêmement faible, puisqu’elle représente, hors sicav, 3 % des actifs financiers. Ce pourcentage est anormalement bas. Par ailleurs, le C.S.F. a calculé la charge fiscale affectant divers produits d’épargne. Le calcul a été effectué sous l’hypothèse de taux d’intérêt et de taux d’inflation stables sur un horizon long. Diverses hypothèses ont été considérées pour des produits d’épargne spécifiques. Les carnets d’épargne sont considérés comme exonérés d’impôt, mais prennent en considération une taxation indirecte représentant leur taux d’intérêt bas. Pour les dépôts à terme et les fonds publics, l’imposition effective est calculée sur la base du précompte mobilier. Pour les dividendes, la taxation prend en considération l’impôt des sociétés et le précompte mobilier sur dividendes (15 %) en supposant une répartition du rendement de 50 %-50 % entre dividendes et plus-values provenant de la capitalisation des bénéfices réservés.
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Les résultats de ces calculs (qui sont des taux d’imposition effectifs, tenant compte de l’inflation) sont synthétisés dans le graphique ci-joint.
L’étude du C.S.F. souffre probablement de faiblesses méthodologiques. Pourtant, son enseignement interpelle : les actions constituent de loin l’instrument d’épargne le plus risqué, mais le plus imposé, même après avoir pris en considération l’exonération des plus-values. En d’autres termes, le produit d’épargne qui accepte de subir les plus grands aléas de rendement est le plus taxé. Ce devrait, en bonne logique, être exactement le contraire dans une économie au sein de laquelle on souhaite stimuler l’entrepreneuriat. La combinaison de la formation d’épargne et de son taux d’imposition conduit d’ailleurs à la conclusion suivante : alors que la Belgique est le pays dont le taux d’épargne des ménages est un des plus élevés du monde et qu’on pourrait donc s’attendre à une affectation de cette épargne en actions, ce poste est à la fois un des moins prisés et un des plus imposés. La fiscalité devrait être incitative et promouvoir la prise de risque. Pourtant, elle frappe plus lourdement les actions, c’est-à-dire le capital à risque. Une réflexion de fond devra, un jour ou l’autre, être menée dans ce domaine.
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Fiscalité des actions : vigilance ! 82 En matière fiscale, la longue crise politique a eu un dommage collatéral immédiat : la taxation des plus-values sur certaines sicav obligataires de capitalisation. Cette mesure constitue une rupture avec quarante-cinq ans d’architecture fiscale. Et, pour certains, cette taxation des plus-values coïncide avec l’interdiction d’émettre de nouveaux titres au porteur, elle-même un prélude potentiel à de nouvelles géométries fiscales. La constatation d’un important déficit budgétaire, combiné à une contraction conjoncturelle qui tassera les recettes fiscales, contribue à une obscure inquiétude. C’est dans ce contexte que réapparaît le spectre de la taxation des plusvalues. Mais, dans ce domaine, les postulats sont plutôt incantatoires qu’opératoires. Il faut impérativement aborder les choses sous un angle technique et fiscal, plutôt que de manière lapidaire. Et, à notre intuition, la taxation des plus-values mobilières pénaliserait le capital à risque, diminuerait la circulation de l’épargne, et découragerait l’investissement. Mais il y aurait plus grave : une telle démarche obligerait à revoir la fiscalité de tous les produits d’épargne, tant bancaires que d’assurances, dont les modalités relèvent de subtils équilibres superposés. Sans compter, bien sûr, qu’une taxation des plus-values devrait aller de pair avec une déductibilité des moins-values. En ces temps de reflux boursiers, l’État devrait donc accorder des déductions d’impôt, ce qui reviendrait économiquement à devoir lever des impôts sur les revenus professionnels pour indemniser les pertes boursières. On comprend immédiatement l’incongruité d’une telle situation, liée au caractère cyclique des valorisations boursières. Il est donc utile de rappeler le fondement du régime d’exonération des plus-values sur actions, avec l’intention de démontrer pourquoi leur taxation est inopportune. Dans cette matière, une approche exclusivement juridique est limitatrice. Un raisonnement financier est indispensable. Nous nous limitons au cas des actions et des contribuables qui sont des personnes physiques. Le législateur de 1962 avait affirmé, dans le sillage de la réforme fiscale de 1919, l’exonération des plus-values sur des actions. En l’état, les plus-values sur actions ressortissant à un patrimoine privé et ne faisant pas l’objet d’une activité spéculative sont, de manière générale, exonérées d’impôts pour les personnes physiques.
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Quels sont les fondements de cette exonération ? Ils sont nombreux. À titre d’exemple, l’État n’intervient pas dans le risque d’entreprise, c’est-à-dire la taxation des plus-values, ni l’indemnisation des moins-values. Mais un argument sous-jacent reste dominant : il s’agit du fait qu’en termes économiques, la taxation des résultats positifs d’une entreprise est fondée sur deux faits générateurs. Le premier, qui donne lieu à l’impôt des sociétés, est la constatation d’un accroissement, par les résultats de l’entreprise, de son patrimoine, par essence collectif. Le second fait générateur, qui entraîne la soumission à l’impôt des personnes physiques, est fondé sur la sortie d’un patrimoine collectif (celui de l’entreprise) vers un patrimoine individuel (celui de l’actionnaire, sous forme de dividendes). D’ailleurs, la taxation des dividendes est intimement liée à l’étymologie du fait générateur : le mot dividende provient du mot latin dividendum, qui signifie littéralement « à diviser », c’est-à-dire passer du patrimoine collectif au patrimoine individuel. Cette logique explique pourquoi les plus-values sur actions ne sont pas imposées. En effet, la réalisation d’un titre n’altère pas le patrimoine collectif, mais transfère une quote-part de sa propriété vers un autre actionnaire. En d’autres termes, l’existence de plus-values individuelles n’efface ni ne crée une matière imposable. Elle se limite à déplacer latéralement, de manière intacte, cette matière imposable vers un autre contribuable. Dans cette perspective, il est utile de rappeler que les plus-values constatées sur des actions constituent des bénéfices passés ou futurs de l’entreprise. Ces bénéfices ont été ou seront eux-mêmes frappés de l’impôt des sociétés. Et là se trouve la source de simplifications : la taxation des plus-values paraît, prima facie, frapper l’actionnaire, alors qu’elle pénalise économiquement d’abord la société par un prélèvement sur la rétention des résultats. Selon cet éclairage, l’instauration d’une taxation des plus-values sur actions contrarierait une des prescriptions du droit positif belge, à savoir le principe du non bis in idem. La portée de ce principe peut être formulée comme le fait qu’un impôt ne frappe qu’une fois la même matière imposable dans le chef du même contribuable (l’entreprise n’étant qu’un être abstrait, en termes économiques). D’aucuns argumenteront que certaines plus-values sont spéculatives, et s’offrent plus naturellement à une imposition particulière. À nouveau, il convient d’être circonspect. Une telle orientation exigerait de définir le caractère spéculatif des transactions sur actions sur la base d’éléments codifiables de manière réglementaire, et non d’une appréciation de fait, comme c’est le cas actuellement. anthemis
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Ensuite, d’autres interrogations élémentaires se présentent : un impôt sur les plus-values conduirait-il à imposer les plus-values réalisées ou simplement exprimées ? Quel serait donc le fait générateur de l’impôt : l’aliénation du titre ou la constatation nominale de la plus-value ? Comment les moins-values seraient-elles déductibles ? Et si oui, selon quelle métrique ? Qui tiendrait la comptabilité de ces plus et moins-values ? Qu’en est-il des titres non cotés et du cas des titres de sociétés étrangères ? Par ailleurs, une taxation des plus-values conduirait à altérer le maintien du pouvoir d’achat du capital, surtout en période d’inflation croissante. Cet argument est, à nos yeux, fondamental, car la taxation des revenus du capital, parce qu’elle n’est plus globalisée, ne lui permet pas de bénéficier de l’indexation des barèmes fiscaux à l’impôt des personnes physiques. En résumé, sachant que les revenus du capital sont taxés à l’impôt des sociétés et que le précompte mobilier constitue une ponction sur l’exigence de liquidités des actionnaires, l’absence de taxation des plus-values reflète le choix de continuer à distinguer les notions de patrimoines individuels et collectifs. Hors de toute position doctrinale ou militante, une évidence s’impose : une taxation des plus-values serait une décision nuisible à la circulation du capital. Non pas dans tout absolu, mais parce que notre pays est déjà soumis à une forte pression fiscale surannée. Dans une économie mondialisée, caractérisée par la fluidité financière, et au sein de laquelle la Belgique est déjà handicapée par une fiscalité lourde, une taxation des plus-values serait dommageable.
Inflation et précompte mobilier 83 L’exonération de précompte mobilier est une disposition fiscale ancienne et politiquement sensible. Elle vise à promouvoir l’épargne populaire et à compenser, de manière indirecte, les limites à la déduction fiscale en matière d’assurance vie. Pourtant, certains économistes contestent le bien-fondé de cette exonération, au motif qu’elle biaise la concurrence entre établissements de crédit. L’argument n’est pas faux, puisque l’exonération fiscale entretient une viscosité des dépôts d’épargne. Il en résulte une moindre mobilité de ces dépôts, 83
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au détriment principal des petits établissements bancaires qui doivent déjà alimenter leur attractibilité par des produits à taux d’intérêt plus élevé. Mais cette exonération fiscale est, à notre intuition, une saine mesure, car elle corrige le facteur inflatoire, dont le traitement fiscal est illogique. Lors des périodes d’euphories boursières ou de taux d’inflation rabotés, cette incohérence est passée inaperçue. Ce n’est plus le cas depuis que l’indice des prix à la consommation a ponctuellement dépassé 4 %. Quel est le problème ? En bonne logique, le taux d’intérêt qui récompense l’épargne doit couvrir deux facteurs : la dépossession de l’épargne et la protection contre l’érosion monétaire, c’est-à-dire l’inflation. Examinons ces deux éléments. Le taux d’intérêt doit tout d’abord indemniser l’épargnant pour la perte de liquidité liée à la dépossession temporaire des sommes. Cette indemnisation économique, appelée le taux d’intérêt réel, dépend de la période de blocage de l’épargne. C’est la raison pour laquelle les établissements bancaires complètent la rémunération de l’épargne par des primes d’accroissement ou de fidélité, dont l’obtention est liée au maintien de l’épargne pendant une période minimale. Ces primes d’accroissement et de fidélité ne peuvent incidemment pas excéder la moitié du taux de base. Mais ce n’est pas tout. Le taux d’intérêt doit protéger le pouvoir d’achat de l’épargne, c’est-à-dire compenser le taux d’inflation. Et, en matière d’inflation, il s’agit bien sûr de l’inflation anticipée, et non pas l’inflation passée, qui n’est pas pertinente. C’est dans cette perspective que le paramètre fiscal prend une dimension importante. En effet, les intérêts sont ponctionnés du précompte mobilier au taux de 15 %. Or, ce prélèvement fiscal frappe l’entièreté de l’intérêt, et pas seulement sa composante qui compense la perte de liquidité. En d’autres termes, la protection fournie par l’intérêt pour compenser l’inflation est imposée au taux de 15 %. Or, puisque la protection contre l’inflation est justement destinée à protéger l’intégrité du capital, le taux d’impôt qui frappe cette composante du taux d’intérêt devrait être nul, et non pas de 15 %. Le précompte agit non pas comme un impôt sur le revenu, mais bien sur le capital, dont il corrode le pouvoir d’achat. Un exemple illustre cette situation. Sur la base des taux d’intérêt des livrets d’épargne proposés par les établissements de crédit, un dépôt d’épargne à une échéance d’un an est rémunéré à un taux de 4,25 %, soit le maximum légal pour bénéficier de l’exonération du précompte mobilier. Sur la base d’un taux d’inflation anticipé de 3 %, le taux d’intérêt réel est de 1,25 %. anthemis
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Le taux de précompte mobilier de 15 % est appliqué au taux d’intérêt global (4,25 %). Le prélèvement fiscal est donc de 15 % de 4,25 %, soit 0,64 %. Le problème est que le prélèvement fiscal du précompte mobilier ne devrait affecter que le taux d’intérêt réel (1,25 %). En d’autres termes, le précompte mobilier devrait se limiter à 15 % (précompte mobilier) de 1,25 %, soit 0,19 %, c’est-à-dire moins d’un tiers de ce qui est prévu par la législation fiscale. Envisagé de manière différente, le prélèvement effectif du précompte mobilier appliqué à l’entièreté du taux d’intérêt s’élève à 50 % du taux d’intérêt réel ! La réalité du précompte mobilier est donc son absence de protection du pouvoir d’achat. Le prélèvement fiscal du précompte mobilier se pose aussi pour les placements indexés sur l’inflation, c’est-à-dire dont le taux de rendement est ajusté a posteriori sur l’inflation constatée. Alors, comment corriger ce phénomène ? Il existerait théoriquement une correction, consistant à défalquer a posteriori du rendement des placements l’inflation constatée pendant une période déterminée. Ce serait malheureusement, irréaliste et irréalisable pour un ensemble de raisons techniques. C’est donc cette réalité funeste que l’exonération du précompte mobilier à concurrence de 1.660 € a pour objectif de gommer. La proposition d’un député de porter cette exonération à 2.075 € est, sous cet éclairage, intéressante. Cette exonération fiscale est donc une mesure fiscale justifiée tant sur les plans financiers que socioéconomiques. La manière de l’organiser relève de décisions politiques, puisque deux orientations se distinguent : maintien du système actuel avec défalcation du précompte mobilier à la source ou fiscalisation de l’exonération par la déclaration fiscale. À noter qu’une telle disposition fiscale n’existe pas pour les actions. Dans ce domaine, il est possible d’échapper au précompte mobilier, et donc d’éviter une taxation de l’inflation par l’acquisition de sicav de capitalisation.
Taxation des plus-values sur sicav 84 L’annonce prochaine d’une taxation de certaines sicav de capitalisation obligataires a déjà fait couler beaucoup d’encre. Il ne nous appartient aucunement de porter une appréciation sur des orientations du législateur. Nous voudrions
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cependant suggérer deux considérations portant, d’une part, sur les singularités financières de ces nouvelles orientations et, d’autre part, sur la dissociation avec des principes en vigueur depuis la réforme fiscale séminale de 1962. D’un point de vue financier, la taxation des plus-values constatées au sein de certaines sicav de capitalisation conduit à s’interroger sur les fondements de la base d’imposition. Tout d’abord, cette taxation ne s’applique pas aux revenus devant être déclarés par une personne physique. L’imposition des plus-values reste interne à la sicav, et ce n’est que par transitivité, c’est-à-dire par un ajustement quotidien de la valeur nette d’inventaire des sicav, que la taxation affecte l’épargnant. Le débiteur de l’impôt diffère donc du contribuable final. Par ailleurs, la taxation frappera apparemment les plus-values exprimées, c’est-à-dire latentes, constatées dans le patrimoine de la sicav, et non pas seulement les plus-values réalisées par la sicav. En d’autres termes, si une sicav visée possède, à son actif, une obligation, et que le cours de cette dernière augmente, c’est cette augmentation qui sera ponctionnée par un impôt de 15 %, sans que la sicav ne réalise, c’est-à-dire ne vende, l’obligation en question. Cette nuance est fondamentale, car une obligation voit toujours, au jour de sa maturité, son cours converger vers sa valeur de remboursement, qui est souvent égale à sa valeur d’acquisition. En effet, les variations de cours des obligations répondent principalement aux mouvements de taux d’intérêt (hors le risque de devise) constatés pendant leur vie. En conséquence, si une sicav conserve une obligation souscrite jusqu’à sa maturité, les plus et les moins-values constatées sur l’entièreté de sa durée de vie s’annuleront. Il conviendra donc de s’assurer que les modalités précises de taxation reflètent effectivement cette neutralisation, c’est-à-dire que la loi autorise la déduction des moins-values. Si ce n’est pas le cas, alors la taxation portera non pas seulement sur les plus-values, mais bien sur le capital (c’est-àdire le patrimoine), ce qui constitue une rupture de référentiel. Quoi qu’il en soit, cette taxation introduira une asymétrie de traitement entre la détention directe d’une obligation et sa localisation dans une sicav, puisque les obligations détenues directement par un particulier ne sont pas visées par les nouvelles mesures fiscales. Les nouvelles orientations du gouvernement ne se limitent donc pas à altérer l’avantage des sicav de capitalisation obligataires, mais bien à introduire un nouvel impôt, lui-même fondé principalement sur le niveau des taux d’intérêt. Mais, plus fondamentalement, la taxation des plus-values sur valeurs mobilières constitue une discontinuité de principe et rompt avec les orientations anthemis
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légistiques prises en 1919 et confirmées en 1962. À l’époque, le législateur avait choisi d’exonérer les plus-values privées (non spéculatives), au motif qu’il n’existe aucune contrepartie (c’est-à-dire aucun autre contribuable) qui déduit les moins-values correspondantes et, surtout, qu’il convient d’exonérer fiscalement l’érosion monétaire, c’est-à-dire la protection d’un patrimoine contre l’inflation. L’impôt belge applicable aux personnes est, par ailleurs, fondé sur la taxation des revenus, c’est-à-dire sur l’utilité marginale de l’épargne. Il s’essaie à appréhender la capacité contributive de chaque citoyen. Dans cette perspective, l’impôt des personnes physiques belge s’est toujours limité à ponctionner la transformation d’un patrimoine collectif (en l’espèce celui de la sicav) en un revenu individuel (le dividende des sicav de distribution). Si l’impôt sur les plus-values se confirme, cela signifie que la possession patrimoniale, et non plus seulement l’obtention d’un revenu, constitue un indice de capacité contributive. C’est cette orientation nouvelle qui doit désormais être précisée par le législateur.
L’erreur d’une taxation des plus-values 85 La sortie de crise s’effectuera, au niveau des pouvoirs publics, par l’inflation ou l’impôt, voire les deux. En conséquence, les prochains contrôles budgétaires vont immanquablement aborder de nouvelles pistes fiscales. Mais les plans de relance ne peuvent pas être annihilés par des impôts additionnels. L’idée d’une taxation des revenus du capital et des plus-values mobilières sera donc soulevée. Les renforts politiques ne manqueront pas : ne sont-ce pas, pour certains, les errances spéculatives qui ont fragilisé le secteur bancaire ? De surcroît, l‘O.C.D.E. vient de recommander à la Belgique de limiter les exonérations fiscales relatives à l’épargne à long terme. D’aucuns revendiqueront une taxation des plus-values sur actions. Or, cette piste serait extrêmement dommageable.Voici pourquoi. Une entreprise n’existe pas pour elle-même : elle constitue un être économiquement abstrait, malgré sa personnalité juridique distincte. Elle fait des bénéfices pour ses actionnaires, qui sont, in fine, toujours des personnes physiques. Et les bénéfices sont doublement taxés. Ils sont atteints par l’impôt 85
L’Echo, 16 juin 2009.
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des sociétés avant de subir l’impôt des personnes physiques, c’est-à-dire le précompte mobilier, lors du paiement des dividendes. Le législateur de 1962 avait affirmé, dans le sillage de la réforme fiscale de 1919, l’exonération (sauf exceptions) des plus-values sur actions. Pourquoi ? Parce que la ventre d’une action n’altère pas le patrimoine collectif d’une entreprise, mais transfère la quote-part de sa propriété vers un autre actionnaire. En d’autres termes, la réalisation d’une plus-value ne crée pas de nouvelle matière imposable, mais la déplace latéralement, de manière intacte, d’un actionnaire vers un autre. De plus, les plus-values sur des actions constituent souvent des bénéfices passés ou futurs de l’entreprise. Ces bénéfices ont été ou seront eux-mêmes frappés de l’impôt des sociétés. Taxer les plus-values créerait donc une double imposition. Pour illustrer ce phénomène, nous prenons un cas extrêmement simple, en supposant que le taux de rendement exigé d’une action reste stable à 5 %. Nous supposons également que le taux de précompte mobilier et d’une éventuelle taxation des plus-values s’établissent à 25 %. Une action engendre un dividende stable et perpétuel de 10. Sur la base des mathématiques financières, la valeur de l’action s’établit à 200 (qui se déterminent comme le dividende de 10 divisé par le taux de rendement de 5 %). Chaque année, le détenteur de l’action va s’acquitter d’un précompte mobilier de 25 % appliqué au dividende de 10, soit 2,5. Supposons que soudainement, le dividende s’établisse à 12. La valeur de l’action s’ajuste immédiatement à 240 (soit 12 divisés par 5 %). Le détenteur de l’action décide alors de céder son titre pour encaisser une plus-value, qui s’établit à 40 (soit 240 moins 200). Dans l’hypothèse d’une taxation de cette dernière à 25 %, cela correspond à un impôt de 25 % de 40, soit 10. L’acheteur de l’action va désormais encaisser en théorie un dividende de 12. Sur ce dividende de 12, il s’acquittera d’un précompte mobilier de 25 %, soit 3. Par rapport au détenteur précédent, le prélèvement fiscal sur le dividende est passé de 2,5 à 3, soit une augmentation annuelle de 0,5. Et quelle est la valeur actualisée (c’est-à-dire ramenée cumulativement au temps présent) de ces 0,5 ? C’est exactement 10, soit 0,5 divisé par 5 %, soit le montant de la taxation de la plus-value supportée par le vendeur. En d’autres termes, l’acheteur paiera une nouvelle fois l’impôt sur la plus-value. Cet impôt ne sera pas acquitté en une fois, comme pour le vendeur, mais de manière étalée dans le temps. Taxer les plus-values induirait une irréfutable double imposition chronologique. Ensuite, d’autres interrogations élémentaires se présentent : un impôt sur les plus-values conduirait-il à imposer celles qui sont réalisées ou simplement anthemis
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exprimées ? Quel serait donc le fait générateur de l’impôt : l’aliénation du titre ou la constatation nominale de la plus-value ? Les moins-values seraient-elles déductibles ? Et si oui, selon quelle métrique ? Qui tiendrait la comptabilité de ces plus et moins-values ? Qu’en est-il des titres non cotés et du cas des titres de sociétés étrangères ? Quand placer la date de démarrage du système, puisqu’il faudra déterminer un montant à partir duquel les moins et plusvalues seraient calculées ? En conclusion, l’exonération des plus-values sur actions reste un fondement cohérent de notre droit fiscal. A contrario, leur taxation entraînerait une paupérisation du capital à risque d’autant plus profonde que la Belgique est une économie très ouverte. Au reste, nous avons démontré que la prime de risque associée aux actions était déjà largement taxée au-delà de 60 %, même avec l’application des intérêts notionnels.
Fiscalité des dividendes : la réalité de l’impôt 86 La déduction des intérêts notionnels, qui est applicable depuis l’année 2006 aux sociétés belges, constitue, dans ses principes et sa forme, la réforme la plus fondamentale de l’impôt des sociétés depuis quatre décennies. Cette mesure permet de défalquer de la base d’impôt des sociétés une fraction des capitaux propres. Concrètement, cela signifie que fiscalement, le rendement des capitaux propres est éclaté en deux composantes. Une première composante est assimilée fiscalement à une charge d’intérêt « notionnelle », conduisant à une déduction fiscale de 3,8 % du montant des capitaux propres. Le complément du rendement des capitaux propres constitue la valeur ajoutée actionnariale et reste soumis à l’impôt des sociétés. La déduction des intérêts notionnels conduit à une baisse nominale nette de l’impôt des sociétés de 3,8 % fois le taux d’impôt (34 %), soit environ 1,3 % du montant des capitaux propres. Mais il y a plus important : cette déduction atténue le phénomène de double imposition économique des dividendes. Ceux-ci sont, en effet, atteints par l’impôt des sociétés avant de subir l’impôt des personnes physiques. Ce dernier se limite généralement, pour les contribuables belges personnes physiques, au précompte mobilier libératoire. En conséquence, la charge fiscale qui affecte un dividende s’élève à 34 % (impôt des sociétés) plus 15 %/25 % 86
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(précompte mobilier) du montant disponible, soit 50,5 %. Nous retenons un précompte mobilier de 25 % pour les actions dans les raisonnements qui suivent. Attention, cependant : les intérêts notionnels atténuent, mais n’escamotent pas la double imposition. La pression fiscale reste plus lourde pour les dividendes que pour les intérêts. Ces derniers sont, en effet, favorisés à double titre. Les intérêts des dettes d’une entreprise sont déductibles de l’impôt des sociétés (contrairement aux dividendes et mises en réserve). De plus, le précompte mobilier qui frappe les intérêts, lui aussi libératoire, est appliqué au taux de 15 %, alors que les dividendes subissent un prélèvement de précompte de 25 %. Au reste, Il serait incohérent de revendiquer une taxation identique à l’impôt des sociétés pour les intérêts et pour les dividendes, sauf à abandonner l’idée d’une taxation des entreprises. En effet, les dividendes représentent le produit d’une activité professionnelle déléguée à un tiers (l’entreprise) et, en conséquence, il convient de respecter une harmonie de taxation applicable à un revenu professionnel et à un dividende. Il faut rappeler, à cet égard, qu’une entreprise n’existe pas pour elle-même, car elle constitue un être économiquement abstrait. Ce n’est donc pas pour elle-même que la société fait un bénéfice, mais pour ses actionnaires, qui sont, in fine, toujours des personnes physiques. Au-delà de cette constatation, il convient d’examiner dans quelle mesure la déduction des intérêts notionnels a modéré, dans le chef d’un actionnaire personne physique, le phénomène de double imposition. Pour illustrer cette réalité, nous nous référons à la théorie financière qui fragmente un dividende comme la somme de deux composantes, à savoir, d’une part, le prix du temps (correspondant au taux d’intérêt sans risque des O.L.O.) et, d’autre part, une prime de risque. À titre illustratif, nous éclatons un rendement, avant tout impôt, de 8 % sur des capitaux propres, en, d’une part, une rémunération obligataire de 3,78 % (soit exactement le taux des intérêts notionnels applicable aux grandes entreprises) et, d’autre part, une prime de risque de 4,22 %, afin que le rendement de l’actionnaire s’établisse (par facilité) à 8 % avant tout impôt. Nous supposons que ce rendement de 8 % est exclusivement obtenu sous forme de dividendes, alors que, dans la pratique, ce rendement est obtenu, pour partie, sous forme de plus-values. Cette simplification n’altère pas nos conclusions générales.
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Table 1 : Décomposition de la taxation d’un dividende sans déduction d’intérêts notionnels
Montant brut
Dividende décomposé en Dividende
Prime de risque
Intérêt sans risque
8,00 %
4,22 %
3,78 %
Impôt des sociétés
– 2,72 %
– 2,72 %
0,00 %
Précompte mobilier
– 1,32 %
– 0,75 %
– 0,57 %
3,96 %
0,75 %
3,21 %
50 %
82 %
15 %
Montant net disponible Prélèvement fiscal total (en %)
Table 2 : Décomposition de la taxation d’un dividende avec déduction d’intérêts notionnels
Montant brut
Dividende décomposé en Dividende
Prime de risque
Intérêt sans risque
8,00 %
4,22 %
3,78 %
Impôt des sociétés
– 1,43 %
– 1,43 %
0,00 %
Précompte mobilier (25 % ou 15 %)
– 1,64 %
– 1,07 %
– 0,57 %
4,93 %
1,72 %
3,21 %
38 %
59 %
15 %
Montant net disponible Prélèvement fiscal total (en %)
Dans le tableau 1, un rendement brut de 8 % sur capitaux propres se traduit, après tous impôts, en un dividende net de 3,96 %. Ce même rendement net peut lui-même se décomposer en un rendement obligataire (déductible de l’impôt des sociétés et soumis à un précompte mobilier de 15 %) de 3,21 % et une prime de risque nette de 3,96 % moins 3,21 %, soit 0,75 %. Ce montant net de la prime de risque doit être mis en rapport avec son montant brut, soit 4,22 %. Il en résulte une taxation globale de la prime de risque de l’ordre de 82 %. En d’autres termes, le niveau de taxation de la rémunération du risque associé au capital est de 82 %. anthemis
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Le tableau 2 utilise les mêmes données, mais prend en considération la déduction des intérêts notionnels. Cette dernière atténue les prélèvements de l’impôt des sociétés et du précompte mobilier. Elle conduit à une taxation de la prime de risque de 59 %. On constate donc que la déduction des intérêts notionnels rapproche significativement la taxation de la prime de risque au niveau de taxation des revenus professionnels. L’exemple permet donc de conclure que la déduction des intérêts notionnels a atténué le phénomène de double imposition. Il n’empêche que la taxation des dividendes reste extrêmement lourde et obère la mise de capital à risque. Ceci rejoint une observation du Conseil supérieur des finances qui, dans son dernier rapport, souligne que les actions sont le moyen d’épargne le plus fortement taxé. Cette constatation (souvent aggravée lorsque les dividendes sont d’origine financière) masque le fait que le patrimoine immobilier est souvent constitué par l’épargne des revenus professionnels, ce qui crée une double imposition chronologique. D’aucuns opposeront la fiscalité des dividendes à l’exonération des plusvalues. Ce serait faire fausse route, car la taxation des plus-values entraîne une double taxation économique des dividendes. En effet, toute plus-value reflète des dividendes anticipés accrus.Taxer la plus-value reviendrait donc à imposer le dividende à deux, voire à de multiples, prélèvements. Ceci ramène à une problématique fiscale plus large : le régime fiscal de notre pays a toujours conduit à devenir d’autant plus lourd qu’il frappait un revenu à risque. Si les pouvoirs publics avaient voulu favoriser la prise de risque, ils auraient dû faire exactement l’inverse. Pourquoi cette dérive ? Les causes en sont multiples : dogmatisme idéologique, besoins de financement de l’État à la suite des dépenses publiques effarantes des années 1980, désir de redistribution des richesses avant leur création, absence de vue d’ensemble et d’approche conceptuelle. Cette situation devra être inversée, car, dans une économie ouverte, l’impôt se doit d’être incitatif et est un outil de compétitivité. Le système belge est, dans cette perspective, anachronique. Une baisse de l’impôt des sociétés ou du précompte mobilier devient incontournable. Si, par cohérence, la taxation globale de la prime de risque des actions était de 50 %, ce résultat serait obtenu par un impôt des sociétés au taux de 21 % ou un précompte mobilier de 19 % (contre 25 % actuellement).
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8. impôt des personnes physiques
L’impôt au service des actionnaires 87 Sur l’échelle de Richter des bouleversements économiques, l’année 2008 aura été celle du pire choc sismique en un siècle. La débâcle de Fortis et la recapitalisation précipitée de plusieurs institutions financières ont rappelé les risques inhérents à l’investissement boursier. La stabilité de la sphère bancaire en a été fort abîmée. Il peut paraître incongru de promouvoir l’investissement en actions après un krach, et l’idée doit certainement faire son chemin. Mais s’il est un message que la crise financière a formulé, c’est la nécessité de la stabilité des entreprises aux chocs de marché. Or, il existe un moyen de répondre à ces chocs : c’est l’existence de capitaux propres suffisants ou, plus généralement, de capitaux à risque. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les pouvoirs publics ont dû intervenir dans les sauvetages bancaires. Au reste, c’est justement lorsqu’une crise bancaire contracte le crédit que les apports de capitaux propres doivent jouer un rôle de force de rappel. Une entreprise ne peut être menée à bien sur la base du seul endettement. Certains doivent donc prendre des risques : ce sont les actionnaires. Et l’actionnaire n’est pas un spéculateur : c’est d’abord un investisseur qui associe son épargne à un projet risqué. Or, depuis trente ans, le capital à risque est l’orphelin du financement de l’économie belge. Au niveau macroéconomique, les chiffres sont stupéfiants. Sur une période de quinze ans, moins de 5 % de l’épargne des particuliers s’est orientée vers l’investissement direct en actions. Cette précarisation du capital à risque est telle que les pouvoirs publics doivent eux-mêmes stimuler la capitalisation des entreprises. Au niveau fiscal, la pénalisation du capital à risque est encore plus cinglante. Malgré le remarquable apport des intérêts notionnels, les dividendes restent fiscalement défavorisés par rapport aux intérêts des dettes. Le précompte mobilier est plus lourd pour les dividendes que pour les intérêts. Une fiscalité d’entrepreneuriat devrait taxer plus légèrement les actions que les placements sans risque. Or, au lieu de la stimuler, la fiscalité pénalise la prise de risque. Pourquoi le royaume a-t-il développé une telle défiance par rapport au capital à risque ? Intuitivement, notre pays aurait dû, comme le grand-duché
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L’Echo, 17 février 2009.
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de Luxembourg, faire de la fiscalité un outil de compétitivité et d’attractivité économique. Il y a eu, bien sûr, des raisons politiques, très prégnantes dans les années 1970, mais aujourd’hui anachroniques. L’instabilité juridique et la pusillanimité politique ont aussi certainement contribué à ce climat. Au cours des années 1980, l’État n’a pas rassuré les actionnaires. Mais ce n’est pas tout : il y a un facteur qui a conditionné l’économie du pays pendant un tiers de siècle. Il s’agit des choix budgétaires commis durant les années 1970. À l’époque, les politiques de dépenses publiques entraînèrent le pays dans le gouffre des déficits et de l’endettement publics. Les pouvoirs publics n’eurent d’autre choix que de financer les creux budgétaires par un appel massif à l’emprunt. Le choix obligé fut donc de faire appel à l’épargne nationale, par des émissions d’emprunts à répétition. Le volume de ces derniers fut tel qu’il assécha le marché des capitaux au détriment des investissements productifs, c’est-à-dire du capital à risque. La bourse de Bruxelles fut d’ailleurs, au début des années 1980, totalement désertée. Ce phénomène entraîna deux conséquences sérieuses. Tout d’abord, le taux d’intérêt des emprunts d’État belge dut être majoré d’une prime (afin de couvrir les risques de dépréciation du franc belge et le risque de solvabilité inhérent à l’État belge), au détriment global des pouvoirs publics. Ensuite, le rendement du capital à risque, déjà émoussé par les poussées inflationnistes et une fiscalité lourde, ne fut plus suffisamment attractif en comparaison des placements sans risque. C’est la nécessité d’avantager fiscalement la souscription des emprunts d’État qui conduisit à pénaliser la fiscalité des revenus d’actions. Différentes mesures imaginées par le sénateur Étienne Cooremans, comme les actions A.F.V. et les souscriptions Monory-De Clercq, habilement mises en œuvre en 1982-1983, pallièrent cette situation. Une bonification fiscale fut allouée aux nouvelles souscriptions d’actions, dont la contrepartie devait être affectée à certains investissements productifs. Les mesures de 1982-1983 suscitèrent, en vingt et un mois, des augmentations de capital à risque pour un montant estimé à plus de huit milliards d’euros dont plus de deux milliards d’euros par des sociétés cotées en bourse de Bruxelles. Elles n’avaient qu’un tort : leur caractère temporaire, bien que, dès 1984, le gouvernement eut promis d’introduire dans la législation fiscale un statut définitif pour le capital à risque. Près de vingt ans plus tard, la déduction des intérêts notionnels constitua l’aboutissement des actions A.F.V. Mais, aujourd’hui, des relais fiscaux doivent anthemis
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être envisagés. En effet, l’argent public injecté dans certaines institutions bancaires et des plans de relance ne sera jamais un relais naturel au capital à risque. Le temps est sans doute venu d’imaginer des solutions nouvelles. Nous irriguons le débat avec l’idée suivante : celle d’un système d’épargne actions, complémentaire à l’épargne pension. L’objectif serait d’investir à long terme dans des augmentations de capital, c’est-à-dire des nouveaux apports de capitaux à risque. Ces investissements se seraient effectués au travers de fonds, gérés par des banques et des compagnies d’assurances. Le système se rapprocherait des déductions Monory-De Clercq qui, à l’époque, étaient limitées à 1.000 € par personne. La déductibilité fiscale conduirait à une réduction d’impôt de l’ordre de 40 % sur les sommes investies. Il s’agirait donc de promouvoir des apports de capitaux frais à des sociétés, avec les avantages de la diversification, de la liquidité assurée par la cotation des fonds et de la déductibilité fiscale. Les fonds devraient être conservés pendant un nombre minimal d’années (cinq à dix ans) afin d’éviter la réalisation de gains à court terme. Le système n’aurait rien de révolutionnaire. Il existe, en France, sous le vocable « Plan d’épargne en actions » ou P.E.A. Il serait utile de s’en inspirer. Mais d’autres solutions existent, telle la généralisation des fonds Arkimedes lancés en Flandre, et permettant de bénéficier de bonifications fiscales et d’une sécurité des investissements dans des domaines innovateurs. Ces fonds permettent l’obtention d’un crédit d’impôt de 8,75 % des sommes investies pendant quatre ans par un contribuable, avec un maximum annuel de 2.500 €. Les investissements doivent être conservés quatre ans. En résumé, il est utile de tirer des leçons des traumatismes financiers de l’année 2008 et d’étançonner l’actionnariat. L’action des pouvoirs publics dans la recapitalisation des banques a répondu à une situation de crise. Il faut désormais imaginer des mesures structurelles et pérennes, dissociées de l’actionnariat étatique. Sous cet éclairage, la mise sur place d’un système d’épargne actions serait salvatrice. Ce système serait bien moins lourd pour les finances publiques qu’une injection directe d’argent dans l’économie. Croire que la crédibilité du pays va surmonter sans innovation financière les traumatismes de l’année 2008 relève d’un fragile credo.
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La piste de la T. V.A. sociale 88 La crise économique place le gouvernement fédéral dans des situations inconfortables : comment stimuler l’emploi sans propulser l’endettement public à des sommets himalayens ? Quel levier utiliser pour encourager la consommation tout en promouvant l’épargne personnelle ? Et comment diminuer efficacement les charges sociales qui pénalisent lourdement l’emploi et donc l’investissement ? Dans cette perspective, nous revenons sur la T. V.A. sociale. Cette dernière consiste à financer une fraction des charges sociales par une augmentation de la T. V.A. sur tous les produits consommés, qu’ils soient produits nationalement ou importés. Tous les biens et services supporteraient un accroissement de T. V.A., mais la production nationale (c’est-à-dire en Belgique) de ces biens et services bénéficierait d’un allégement des charges sociales. L’exemple théorique suivant permet de comprendre le principe : un bien coûte 100 hors T. V.A., soit 121 T. V.A. comprise. On suppose que les charges sociales contenues dans le prix hors T. V.A. soit de 12. En baissant les charges de 5, le prix hors T. V.A. passe à 95. Pour garder le même prix T. V.A. comprise, soit 121, on passe d’un taux de T. V.A. de 21 % à 27,3 % (puisque 95 x 1,275 = 121). C’est ce taux qui s’appliquerait à tous les produits, domestiques ou importés. Il n’y aurait donc pas de modification de prix pour le contenu national des coûts de production. Par contre, les produits importés seraient pénalisés par une T. V.A. supplémentaire. En net, la T. V.A. sociale reporterait une partie des charges sociales sur la consommation de biens et services importés. Cette technique permet de rééquilibrer la fiscalité au profit des produits et services domestiques mis en concurrence avec des biens et services étrangers. Le système n’altère pas la compétitivité des entreprises à l’exportation, puisque les exportateurs bénéficient uniquement d’une diminution des charges sociales, les exportations n’étant pas soumises à T. V.A. Les effets négatifs de la mesure ne sont cependant pas négligeables : baisse de pouvoir d’achat, surtout pour les faibles revenus (ce qui est contraire aux plans de relance), poussées inflatoires et effet d’aubaine pour les entreprises qui produisent des biens et des services non concurrencés par des importations. Par ailleurs, la mesure serait plus favorable aux entreprises à forte intensité de main-d’œuvre qu’aux entreprises plus capitalistiques. La T. V.A. sociale 88
L’Echo, 19 mai 2009.
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pose également une question de justice fiscale intergénérationnelle : ce sont les membres de la population active dont les charges sociales sont allégées, au détriment des consommateurs qui ressortissent à toutes les tranches d’âge. Certains avancent d’ailleurs que la T. V.A. renforce les inégalités car elle est contre-redistributrice ou régressive, c’est-à-dire qu’elle redistribue à l’envers, des bas revenus vers les hauts revenus. L’argument n’est pas faux. La prudence s’impose donc lorsqu’on imagine une transposition en Belgique. En effet, la T. V.A. sociale a été considérée dans des pays où la T. V.A. était plus faible qu’en Belgique. Cet argument n’est pas neutre, puisqu’une augmentation de la T. V.A. peut pousser des consommateurs belges à effectuer leurs achats à l’étranger. Plus d’un tiers de la population belge habite, en effet, à moins de 20 kilomètres d’une frontière. Et les spécialistes l’ont déjà constaté dans différents domaines : l’élasticité de la consommation à la variation de la T. V.A. est importante dans notre pays, avec le risque d’une intensification du commerce transfrontalier. Cet argument est d’ailleurs aggravé par le fait que la moitié de la valeur des biens consommés en Belgique est importée. La T. V.A. sociale risque donc de ne pas favoriser la production intérieure, tout en stimulant la consommation à l’étranger. De plus, le mécanisme d’indexation accentuerait l’impact inflatoire de la fiscalité. Sauf à envisager une action concertée au niveau européen, il est donc difficile d’affirmer le bien-fondé absolu d’une T. V.A. sociale dans une économie à la fois petite et ouverte sur les importations, telle celle de la Belgique. Ces restrictions constituent des interrogations légitimes. Ceci étant, le concept épouse les tendances de la fiscalité. En effet, la mobilité des facteurs de production entraîne une difficulté à capturer correctement des revenus professionnels. Dans les prochaines années, l’impôt se déplacera latéralement pour taxer la consommation plutôt que la constitution d’épargne. La matière est aussi très sensible, car elle contribue à fiscaliser la sécurité sociale, ce qui est réfuté par plusieurs partis politiques. Mais il faut s’en faire une raison : cette fiscalisation semble, à moyen terme, très probable. C’est déjà l’impôt qui constitue le financement « alternatif » de la sécurité sociale. Et puis, il faudra s’en accommoder : les économies européennes s’éloignent du modèle bismarckien. Ce système, imaginé à la fin du XIXe siècle, se caractérise par le principe de l’assurance, la protection du travail étant fondée par les cotisations des travailleurs actifs. Mais nous savons tous que le principal problème de nos économies est le vieillissement de la population, qui rend le système traditionnel désuet et impayable. anthemis
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Le dilemme fiscal du gouvernement fédéral 89 Le Conseil supérieur des finances (C.S.F.) vient d’annoncer un long et lugubre hiver budgétaire. La crise économique crée des déficits publics abyssaux. En même temps, la dette publique a repris une tendance ascendante et pourrait bientôt dépasser une année de P.I.B. À politique inchangée, la dette publique retrouverait son niveau historique de 1993, c’est-à-dire près de 140 % du P.I.B. Sans corrections, le C.S.F. prévoit une dérive du déficit budgétaire jusqu’à 9 % du P.I.B. en 2030, soit une terrifiante spirale de dégradation. Bien sûr, un pays peut supporter une dette publique importante, pour autant que sa crédibilité monétaire et sa capacité d’épargne le permettent. Plongé depuis près de vingt ans dans une conjoncture morose, le Japon a ainsi accumulé des plans de relance qui vont propulser la dette publique à 225 % du P.I.B. en 2010. Mais, sauf à imaginer que l’endettement public puisse être perpétuel, la dette doit être remboursée. Cette réalité est d’autant plus saisissante que la dette publique est composée de deux agrégats, à savoir la dette existante et la dette future, non encore comptabilisée. En Belgique, cette dette future représente notamment le coût du vieillissement, estimé par le F.M.I. à un montant annuel de 6 % du P.I.B. à l’horizon 2050. Le F.M.I. a d’ailleurs prévenu la Belgique que le choc budgétaire du vieillissement sera plus significatif que celui de la crise bancaire. Et comment rembourse-t-on une dette publique ? La plupart des économistes anticipent, dans quelques années, une poussée d’inflation. Ce sera probablement l’érosion monétaire qui allégera finalement les dettes des débiteurs (dont l’endettement de l’État) et les patrimoines des épargnants. Pourtant, dans un premier temps, nos économies ne se prêteront pas à l’inflation pour diverses raisons politiques et sociologiques (vieillissement de la population, surcapacité, gains de productivité, absence d’inflation importée, récession éventuelle, etc.). Faute d’inflation, c’est l’impôt qui sera convoqué pour redresser les finances publiques. Le C.S.F. n’en fait d’ailleurs plus aucun mystère : il annonce un effort d’ajustement considérable et supérieur à celui qui fut fourni pendant la période précédant l’adoption de l’euro. Le C.S.F. privilégie des économies de quatre milliards par an pour un retour à l’équilibre budgétaire en 2013. Le
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L’Echo, 21 avril 2009.
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premier ministre a également annoncé que la baisse de la dette serait une de ses priorités. La question est désormais de savoir sur combien d’années et selon quelle logique l’effort fiscal va être imposé. L’équation est extrêmement complexe. Une levée d’impôts trop rapide ruinerait les plans de relance, qui sont justement fondés sur la stimulation keynésienne de la demande. En d’autres termes, il serait schizophrénique de relancer la consommation et l’investissement et, en même temps, de lever des impôts, car l’austérité fiscale conduirait à l’anémie économique. Inversement, l’étalement de l’impôt sur un trop grand nombre d’années bouleverserait l’équité. Les générations futures pourraient, à juste titre, contester l’héritage d’une dette ancienne. De surcroît, un report de la dette deviendrait rapidement stérile à cause du vieillissement de la population. Les générations futures seront, en proportion, moins nombreuses pour financer un nombre croissant de personnes inactives. À notre intuition, il est donc difficile de reporter le poids fiscal sur davantage que deux générations. C’est donc au cours des vingt ou trente prochaines années qu’il faut anticiper ces réalités fiscales. Mais alors, comment formuler une stratégie budgétaire qui devra à la fois couvrir les déficits existants et prévenir le coût du vieillissement ? Le pouvoir politique sera-t-il assez discipliné pour constituer des réserves à long terme (exercice qui a toujours échoué) afin d’assurer ce coût du vieillissement ? Nos gouvernements disposeront-ils d’une latitude suffisante pour baisser les dépenses plutôt que de s’abandonner à des pulsions taxatoires ? Autant de questions qui sont sans réponse à ce stade. La réalité sera sans doute un mélange d’impôts et de mesures fiscales de stimulation. Une chose est, par contre, certaine. Notre pays doit d’abord calibrer le poids de l’impôt sur l’économie. Or, la fiscalité et la parafiscalité sur le travail sont déjà trop élevées. Il faudrait peut-être, même si c’est à contre-courant des idées contemporaines, faire le pari de la baisse de l’impôt professionnel et des sociétés, et ceci d’autant que notre économie est très ouverte et peu protégée par sa géographie. Elle doit donc être concurrentielle sur le plan de l’attractivité fiscale, ce qu’elle est insuffisamment pour le travail. On pourrait donc imaginer des effets en retour positifs de baisses d’impôts sur le travail. Par ailleurs, le vieillissement de la population limitera la taxation des revenus professionnels, mais posera la question de l’imposition des revenus différés, que ces derniers découlent de l’épargne personnelle ou des transferts sociaux (pensions, etc.). Certains s’orienteront-ils alors vers un alourdissement de la fiscalité anthemis
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du capital, c’est-à-dire sur les revenus mobiliers et immobiliers ? Ce n’est pas exclu, encore que ce ne soit aucunement souhaitable, afin d’éviter les erreurs des années 1980. Mais ce devra être un choix idéologique soigneusement réfléchi. Une taxation accrue des revenus du patrimoine conduirait à des phénomènes de double imposition. Cela pénaliserait dramatiquement l’épargne, déjà érodée par la crise boursière et inquiétée par les fragilisations bancaires. Le vieillissement des contribuables devrait plutôt conduire à développer les stimulants fiscaux à l’épargne individuelle de précaution (acquisition d’immobilier, épargne pension). Cette réflexion s’inscrirait elle-même dans la déliquescence progressive (mais inéluctable pour des raisons budgétaires) du système de répartition des revenus différés au profit d’un système de capitalisation. Dans la même perspective, il n’est pas exclu que la charge fiscale se déplace latéralement pour taxer la consommation (c’est-à-dire un flux) plutôt que la constitution d’épargne. Cette orientation est fondée sur la constatation que les impôts à large assiette provoquent moins de distorsions et permettent une collecte plus efficace. Dans cette perspective, on pourrait imaginer d’affiner l’idée de la T. V.A. sociale, qui permet de financer une fraction des charges sociales par une augmentation de la T. V.A. En résumé, il est urgent de définir les nouveaux azimuts de la fiscalité. La situation budgétaire rendra probables des hausses d’impôts. Mais notre gouvernement devra faire face à un dilemme : la crise exige de stimuler la consommation, mais l’endettement de l’État exigera de stimuler l’épargne. Or, ce qui est épargné n’est pas consommé, et vice versa. La crise rendra l’impôt redistributeur, alors qu’il devrait en faire un outil incitatif. Les prochaines années seront donc décisives, alors que le C.S.F. a stigmatisé l’échec de la stratégie de préfinancement du vieillissement. Les orientations fiscales conditionneront notre paysage fiscal pour la génération suivante, avec la contrainte que les égarements des années 1980 ne nous seront plus pardonnés.
Un enseignement du budget 2010 90 Après une décennie d’expansion économique globalisée, l’Europe traverse un profond retournement de cycle. C’est la fin de ce que les économistes appellent la période NICE (No Inflation, Continuous Expansion). Les déséquilibres inhérents à nos économies sont révélés. 90
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Pour la Belgique, les événements prennent une tournure sérieuse, car la rente de richesse du pays a non seulement été consommée : elle a été empruntée. Construite sur l’espoir et l’essor du baby-boom, l’économie déchante sous le poids de ses charges de pension. Comme dans la plupart des pays européens, les systèmes sociaux ont été bâtis sur une forte croissance et une démographie positive. Ils se fissurent sous la crise et le vieillissement de la population. L’entrée dans a mondialisation avait été heureuse. Profitant de quelques années euphoriques, le royaume croyait échapper à la confrontation avec l’économie de marché, mais c’est raté. La Belgique la percute de manière frontale. La prospérité des générations suivantes en est incertaine. Les pouvoirs publics vont donc devoir surmonter deux défis importants : la résorption des déficits et la formulation d’un nouveau modèle de croissance. C’est une équation complexe. Le dernier rapport du Conseil supérieur des finances en est d’ailleurs ahurissant, menaçant les finances publiques de « spirale explosive » et d’effet « boule de neige », car le niveau, extrêmement bas, des taux d’intérêt allège artificiellement le service de la dette. Si le franc belge avait prévalu, notre devise aurait sans doute été dévaluée au prix d’un appauvrissement généralisé. Ce fut d’ailleurs fait en 1982. La monnaie unique interdit désormais ce type d’orientation : l’euro nous protège, mais nous interdit l’ajustement monétaire. Au reste, cette crise sera un test d’aptitude pour la monnaie unique. Il faudra, en effet, démontrer qu’une monnaie forte d’États endettés survira aux dévaluations concurrentielles du dollar et de certaines devises asiatiques. C’est donc l’impôt et l’inflation qui vont servir à corriger les déficits et à résorber l’endettement public, Et, en fait, ce sera d’abord l’impôt en espérant quelque inflation. Le niveau d’endettement existant et prévisible (charges de pension et de sécurité sociale) rend, en effet, l’équation presque insoluble. Il faudrait plusieurs générations de surplus primaire pour absorber ces dettes, ce qui rend la piste exclusive de l’impôt hasardeuse. De surcroît, il serait candide de croire que ces générations (dont on n’a assuré ni la prospérité, ni les revenus différés) acceptent un appauvrissement pour rembourser les dettes créées à la fin du XXe siècle. Il faudra donc espérer que l’inflation finisse par alléger la dette. Sans inflation budgétairement contrôlée et régime de rigueur stricte, il est d’ailleurs à craindre que les finances publiques belges doivent rendre les armes. Attali, luimême, anticipe un « Weimar planétaire », en référence à l’inflation qui a frappé l’Allemagne des années 1920. Ceci ramène d’ailleurs à un débat économique ancestral, portant sur l’opportunité d’une inflation modérée permanente. anthemis
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Que penser, dès lors, du budget 2010 ? C’est un budget de précaution, car le véritable ajustement est probablement pour l’année 2012. À court terme, il ne faut pas que l’impôt contrarie les stabilisateurs automatiques. Une hausse de la pression fiscale sur les personnes physiques n’est, par exemple, pas souhaitable alors qu’il faut relancer la demande. Une augmentation de l’impôt des sociétés serait, elle aussi, maladroite, alors que notre pays doit attirer des entreprises étrangères afin de valoriser son rôle d’économie de transit et ouverte. Une tendance semble d’ailleurs se dessiner : c’est la mise en œuvre progressive d’une fiscalité de la consommation plutôt que des revenus. Les impôts à large assiette, tels les impôts de consommation, permettent une collecte efficace. Un bon exemple de cette tendance est la fiscalité sur l’énergie. Cet impôt est peu douloureux avec des cours du pétrole et du dollar bas. Mais il y a un autre intérêt essentiel à taxer la consommation : s’il y a des poussées d’inflation, cela va immédiatement se répercuter sur les prix à la consommation, et donc sur les impôts. Or, l’apurement du déficit budgétaire devra passer par l’impôt ou l’inflation. Mieux et plus rapidement qu’un prélèvement fiscal sur le revenu, un impôt sur la consommation permet de capturer la taxation de l’inflation. Ne dit-on d’ailleurs pas que l’inflation est un impôt sans barème ? Un autre enseignement du budget 2010 relève de la taxation des dépôts bancaires. Au-delà de savoir qui en sera le débiteur économique, l’État taxe indirectement l’épargne, plutôt que sa formation par un impôt sur les revenus. Là aussi, l’inflation jouera un rôle favorable à l’État, puisque le montant nominal des dépôts s’ajustera progressivement sur l’indice des prix. Il n’est pas exclu que le système de taxation des dépôts bancaires soit étendu à d’autres classes d’actifs. En résumé, la dette publique est, à court terme, un outil de solidarité sociale. À long terme, elle devient un héritage insupportable L’endettement public pourrait, à terme, être conjugué à des poussées d’inflation et donc à des taux d’intérêt en hausse. Ce sera donc dans ces directions que l’État cherchera ses voies fiscales. Cela conduirait à des impôts accrus sur la consommation, à la désindexation de certains barèmes voire à des alourdissements de précompte mobilier sur les intérêts, puisque ces derniers seront plus élevés.
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La fiscalité des personnes physiques en 2018 91 L’architecture fiscale du pays est stabilisée depuis neuf ans. À l’inverse, les années 1980 et 1990 ont été caractérisées par une fiscalité de circonstance. Cette dernière ne fut pas suffisamment réfléchie, car elle était conditionnée par la correction d’égarements budgétaires et un changement de modèle économique. Cela a conduit le royaume à appliquer une des impositions du travail et du capital les plus lourdes d’Europe. Il est dès lors utile de s’interroger sur les lignes directrices qui conditionneront la fiscalité des personnes physiques au cours des prochaines années. L’exercice exige de la circonspection, car il se greffe sur de nouvelles réalités institutionnelles. Il ne peut d’ailleurs se limiter qu’au partage de quelques intuitions entremêlées. Comme dans d’autres pays européens fédéraux, les deux balises du paysage fiscal seront l’européanisation et la régionalisation de l’impôt. Pour toutes les matières fiscales fluides, tels les revenus du capital, les impulsions européennes conditionneront l’impôt, tandis que la fiscalité des assiettes plus stables (revenus professionnels et immobiliers) sera, au moins pour partie, régionalisée et donc différenciée selon les points cardinaux du pays. Entre ces balises, le facteur qui conditionne tous les scénarios socioéconomiques est le vieillissement de la population, puisque le coefficient de dépendance (c’est-à-dire la proportion des plus de 65 ans dans la population active) devrait dépasser 44 % en 2050. Cette contrainte est transcendante, puisque le financement des inactifs par les revenus professionnels des actifs deviendra fragile. Elle limitera le champ de la taxation des revenus professionnels, mais posera celle de l’imposition des revenus différés, que ces derniers découlent de l’épargne personnelle ou des transferts sociaux (pensions, etc.). Il s’impose donc d’utiliser les deux prochaines générations fiscales pour anticiper cette réalité. Le vieillissement des contribuables conduira aussi à développer les stimulants fiscaux à l’épargne individuelle de précaution (acquisition de l’immobilier, épargne pension). Cela facilitera aussi l’extension des déductibilités pour les aînés à charge, plutôt que les confiner aux enfants. On pourrait ainsi imaginer des allocations familiales inversées, destinées aux seniors.
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L’Echo, 16 septembre 2008.
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D’autres déductions seront envisageables pour se préparer à la dépendance de l’âge. Pourquoi ne pas imaginer, par exemple, des déductions pour l’épargne dépendance, à l’instar de l’épargne pension ? Cette tendance lourde s’inscrirait elle-même dans la déliquescence progressive (mais inéluctable pour des raisons budgétaires) du système de répartition des revenus différés au profit d’un système de capitalisation. Par ailleurs, la mobilité des personnes altère fondamentalement l’équation fiscale. En effet, la fiscalité du travail reflète un contrat implicite négocié entre un contribuable et l’État. Celui-ci consiste à exiger de l’État, en contrepartie de l’impôt professionnel, l’attribution de transferts préalables ou subséquents à la vie professionnelle. Ces transferts concernent, par exemple, l’accès à un système éducatif et l’assurance d’une pension, c’est-à-dire des transferts antérieurs et postérieurs à la vie professionnelle. Ce contrat tacite suppose, bien sûr, que les différents cycles de la vie professionnelle soient géographiquement centriques, c’est-à-dire que l’impôt sur le revenu professionnel soit prélevé dans le même pays que l’attribution des avantages sociaux. Si cette superposition n’est plus assurée, comme c’est progressivement le cas, cela doit immanquablement conduire à une baisse simultanée des avantages sociaux et de l’impôt professionnel. Une autre tendance concerne la confusion grandissante qu’on constatera entre la fiscalité et la parafiscalité. La fiscalité est fondée sur l’obligation de chacun de participer au financement des charges de l’État selon ses revenus. La parafiscalité, quant à elle, mutualise les risques des citoyens et assure une solidarité sociale entre ces derniers. Dès le moment où l’impôt s’individualise, il en sera de même avec la parafiscalité, qui va progressivement passer d’un système de répartition à une logique de capitalisation, philosophiquement plus proche de l’impôt. Cela devrait conduire à un impôt fondé sur des taux plus bas, mais une base plus large. Dans la même perspective, la charge fiscale se déplacera aussi latéralement pour taxer la consommation (c’est-à-dire un flux) plutôt que la constitution d’épargne. Cette orientation est, entre autres, fondée sur la constatation que les impôts à large assiette provoquent moins de distorsions et permettent une collecte plus efficace. Cette évolution sera accompagnée d’un rôle incitatif de l’impôt. La fiscalité locale (régionale, communale, etc.) se développera aussi inéluctablement. Cette tendance reflète elle-même trois axes : la décentralisation des pouvoirs politiques, la capacité accrue des collectivités territoriales à valoriser les services publics de proximité (gestion des déchets, sécurité, etc.) et la taxation de la consommation, dont l’acte est local. anthemis
8. impôt des personnes physiques
En résumé, les prochaines années verront un changement de polarité de la fiscalité. La fiscalité est aujourd’hui horizontale, c’est-à-dire égalitaire entre contribuables placés dans une meilleure situation. Demain, l’impôt sera réparti plus harmonieusement sur la vie des contribuables. Il sera donc un impôt de capitalisation plutôt que de répartition. La fiscalité épousera donc les cycles de vie de chaque individu, et reflétera une prise en charge plus individuelle. Cette orientation conduira à des déductions élargies pour s’auto-assurer et se constituer une pension. Elle entraînera aussi à de plus grandes déductions intergénérationnelles, au bénéfice des personnes âgées. La fiscalité sera donc altérée, car elle devra s’adapter à d’autres cycles biologiques et familiaux. Les rôles de la fiscalité et la parafiscalité en seront altérés. La parafiscalité se verra confirmée dans son rôle redistributeur, mais dans une mesure nettement moins large qu’aujourd’hui. La fiscalité aura, quant à elle, un rôle plus incitatif en matière de création et d’allocation d’épargne.
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9. Impôt des sociétés Fiscalité des dividendes : comment corriger quinze ans d’incohérences ? 92 Cet article est celui qui, le premier, a suscité l’invention des intérêts notionnels. Il fut publié dans L’Écho du 7 septembre 1999. Depuis une quinzaine d’années, la fiscalité des revenus mobiliers a significativement été allégée pour les personnes physiques. Cette évolution trouve son origine dans les dispositions qui ont été introduites en 1984 en matière de taxation des revenus mobiliers. Depuis cette année, les revenus mobiliers (c’est-à-dire principalement les revenus d’obligations et d’actions) sont soumis au précompte mobilier libératoire. Il n’est donc plus obligatoire de déclarer les intérêts et dividendes à l’impôt des personnes physiques. Les plus-values réalisées par des particuliers sont, quant à elles, restées exemptes d’impôt, pour autant qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’une gestion normale de patrimoine privé. Avant 1984, les revenus mobiliers étaient globalisés avec les autres revenus (à savoir les revenus immobiliers, les revenus professionnels et les revenus divers) afin de déterminer la globalité des revenus taxables des contribuables personnes physiques. Cette évolution découlait elle-même de la philosophie de la réforme fiscale de 1962 visant à appréhender, au titre de mesure des prélèvements fiscaux, la capacité contributive globale de chaque citoyen. En matière de taxation des revenus d’actions, le régime en vigueur avant 1984 était, en outre, établi sur la constatation que les dividendes mis en paiement par une entreprise étaient soumis à deux prélèvements fiscaux successifs entraînant une double taxation. En effet, les dividendes attribués par une entreprise étaient, dans un premier temps, soumis à l’impôt des sociétés, avant d’être à nouveau taxés à l’impôt des personnes physiques recueillant les dividendes en question. Cette double taxation était atténuée fiscalement par l’octroi, dans le chef des personnes physiques, d’un crédit d’impôt. Ce crédit d’impôt consistait à retran92
L’Echo, 7 septembre 1999.
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cher de l’impôt des personnes physiques une quote-part de l’impôt des sociétés acquitté en amont par l’entreprise attribuant les dividendes. Ce système reconnaissait donc l’unicité de la substance économique des dividendes. Il est vrai qu’après tout, les entreprises sont des entités fiscales artificielles dont la charge d’impôt est, in fine, toujours supportée par leurs actionnaires. L’attribution d’un crédit d’impôt était, au demeurant, une mesure de dégrèvement équitable, puisqu’elle était liée à la déclaration des revenus mobiliers. Elle présentait malheureusement l’inconvénient de manquer de transparence pour les contribuables non initiés. C’est d’ailleurs en réponse au volume croissant de revenus mobiliers non déclarés que le gouvernement de l’époque a abandonné l’exigence d’une déclaration des revenus mobiliers au profit d’une taxation unique et libératoire grâce au précompte mobilier. Au milieu des années 1970, le taux d’absence de déclaration des revenus mobiliers atteignait apparemment 80 % ! Depuis l’abandon de l’obligation de déclaration de tous les revenus mobiliers, le précompte mobilier constitue donc un impôt définitif. Il représente, pour les personnes physiques, l’unique ponction fiscale attachée aux intérêts et dividendes. L’impression d’une taxation limitée à la perception du précompte mobilier libératoire est malheureusement trompeuse, à tout le moins en matière de dividendes. En effet, la mise en œuvre du système de précompte mobilier libératoire a cristallisé le phénomène de double taxation auquel le régime d’avant 1984 avait tenté de mettre fin. Cette situation fige la disparité de traitement fiscal entre les dividendes et intérêts. En effet, contrairement aux intérêts d’emprunts et d’obligations qui sont déductibles dans le chef des entreprises belges, les dividendes restent soumis à deux prélèvements fiscaux successifs. À titre d’illustration, un intérêt d’obligation payé par une entreprise belge est déductible de sa base imposable à l’impôt des sociétés. Le seul prélèvement fiscal constitue les 15 % de précompte mobilier dans le chef du prêteur personne physique. Si, par contre, l’entreprise met un dividende en paiement, la déperdition fiscale globale atteint, pour un particulier, 49 % du montant brut du dividende. Ce déséquilibre est tel que des mesures fiscales ont été récemment mises en œuvre pour combattre la sous-capitalisation des entreprises. Pratique singulière : on tente d’enrayer le mal par le mal ! Plus-values
Certains observateurs financiers relativisent l’impact de cette double taxation, au motif que les dividendes ne constituent qu’une fraction du revenu obtenu par un actionnaire personne physique et, qu’après tout, les plus-values anthemis
9. impôt des sociétés
sur actions restent non imposées en Belgique, contrairement à d’autres pays. Il est vrai que ces dernières années, l’essentiel du revenu des épargnants ayant investi en actions cotées a été tiré de plus-values et non de dividendes. Cet argument est non seulement simplificateur, mais aussi incorrect. En effet, dans un contexte boursier stable et bien que non soumises au précompte mobilier, les plus-values réalisées par un actionnaire lors de la cession de ses titres trouvent souvent leur origine dans des bénéfices de l’entreprise. Et ces bénéfices, passés ou futurs, sont soumis à l’impôt des sociétés à un taux supérieur à 40 % ! Il peut s’agir de bénéfices antérieurement mis en réserve après le prélèvement de l’impôt des sociétés. Dans cette hypothèse, les plus-values sont déjà imposées en amont. Les plus-values peuvent aussi provenir d’anticipations de bénéfices de l’entreprise. Ces bénéfices futurs anticipés entraînent un goodwill qui est valorisé dans le cours de bourse. Eu égard au fait que ces bénéfices futurs seront soumis, d’une manière ou l’autre, à l’impôt des sociétés, les plus-values qui y sont attachées subissent aussi indirectement un prélèvement fiscal. On le voit : quelle que soit l’origine des gains attachés à la détention d’actions, le prélèvement fiscal qui est adossé est largement supérieur à la taxation qui frappe les revenus obligataires. Risque et rentabilité
Cette situation est-elle souhaitable ? Chacun aura une réponse, plus ou moins nuancée, à cette interrogation. Il reste néanmoins singulier que parmi les revenus de capitaux investis, ce soient les revenus d’actions, à l’encaissement incertain, qui sont les plus imposés, alors que les revenus d’obligations, nettement moins risqués, bénéficient d’un traitement fiscal notablement privilégié. Il est indéniable que cette situation entraîne une pénalisation de la prise de risque associée à un investissement en actions. Il est bien sûr hasardeux d’espérer identifier une solution consensuelle à un problème qui dépasse largement le cadre de la technique fiscale. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il soit possible d’établir une liste des priorités sociales, politiques et économiques dans ce domaine. Parmi les mesures passées ayant tenté de rééquilibrer la fiscalité des revenus mobiliers, le choix privilégié par les gouvernements successifs a été d’accorder des crédits d’impôt temporaires et plafonnés aux apports de capitaux à risque. Parmi ces mesures, les arrêtés 15 et 150 relatifs aux actions A.F.V. (arrêtés Monory-De Clercq) occupent une position de choix. Ces mesures prévoyaient, entre autres, des abattements fiscaux aux dividendes attribués aux anthemis
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titulaires de capitaux à risque apportés aux entreprises belges en 1982 et 1983. Malheureusement, ces mesures temporaires n’ont pas apporté de solution globale aux disparités fiscales. Une solution aux incohérences fiscales soulevées ci-avant pourrait trouver son origine dans la constatation qu’un investisseur en actions exige une prime de risque destinée à refléter les aléas de son investissement. Cette prime se traduit par l’exigence d’un rendement accru par rapport à un placement obligataire sans risque. Attention : cette prime de risque ne signifie aucunement qu’un investisseur en actions est certain d’encaisser systématiquement un rendement accru. Une incertitude subsiste toujours quant à la période au terme de laquelle cette prime de risque va être capturée par l’investisseur sous forme de complément de rendements. C’est d’ailleurs pour cette raison que, d’une manière générale, les actions rapportent plus que les obligations sur le long (et parfois très long !) terme. Fiscalement, l’existence de cette prime de risque pourrait se traduire par une exonération annuelle des bénéfices de l’entreprise à concurrence du taux d’intérêt sans risque (par exemple, le taux d’intérêt des obligations d’État à long terme) appliqué au montant des fonds propres. À titre d’exemple, une entreprise disposant de fonds propres de 100 millions obtiendrait une détaxation de ses bénéfices à concurrence de 100 millions fois 5 % (à savoir le taux d’intérêt des obligations d’État à dix ans), soit 5 millions. Seule la prime de risque, c’est-à-dire le bénéfice de l’entreprise excédant le seuil de 5 millions, serait soumise à l’impôt des sociétés. L’intégralité du dividende resterait soumise au précompte mobilier. Cette solution permettrait de mettre sur un pied d’égalité la fiscalité des actions et des obligations et d’introduire une neutralité en matière de financement de l’entreprise. Il s’agirait donc de respecter la nature des risques pris par un investisseur en capitaux propres. Différentes mesures touchant, par exemple, au régime des barèmes d’impôt devraient, bien sûr, être considérées simultanément. Le coût budgétaire de cette proposition devrait évidemment être quantifié. L’impact ne devrait cependant pas être excessif, à l’aune du rendement annuel global d’environ 300 milliards de BEF de l’impôt des sociétés. Cette solution présente l’avantage de lier la détaxation uniquement au montant des fonds propres de l’entreprise. C’est donc le mode de financement qui est visé, sans que la détaxation soit dépendante des objectifs en matière d’investissements de l’entreprise ou des choix en matière d’affectation des résultats de l’entreprise (mise en réserve ou dividende). Il s’agit donc d’une mesure visant d’abord l’entreprise et ensuite, de manière indirecte, ses actionnaires sans distinction. La mesure pourrait être graduellement appliquée à anthemis
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tous les fonds propres (existants et nouveaux) afin d’éviter des disparités entre le statut des différents types d’actions émises par l’entreprise. Cette disparité, ayant conduit à la création des scripts V.V.P.R., est d’ailleurs une des critiques majeures à l’encontre des actions A.F.V. La solution proposée présente un autre avantage, à savoir celui de détaxer indirectement l’entreprise à concurrence de l’inflation. Le taux d’inflation est, en effet, compris dans le taux d’intérêt servant à calculer la détaxation. L’argument n’est, bien sûr, pas déterminant en période de stabilité des prix. Cette situation peut cependant se modifier. Il serait opportun que le nouveau ministre des Finances entame une réflexion de fond sur la fiscalité des revenus. Cette démarche n’avait pas été entamée lors des gouvernements précédents, au prix de graves dérives et incohérences fiscales. Différents indices devraient pourtant interpeller nos dirigeants. Est-on certain, par exemple, que les discriminations fiscales sont totalement étrangères au fait que si peu de grandes entreprises belges aient fait appel au capital à risque lors des trois ou quatre dernières années d’euphorie boursière, à un moment où le coût du capital est si bas ? Force est de constater que des solutions plus globales devront, tôt ou tard, être trouvées à un rééquilibrage de la fiscalité des revenus du capital.
Impôt européen des sociétés : peu de grain, beaucoup d’ivraie 93 Il y a quelques semaines s’est tenu à Vienne un colloque universitaire, réunissant les meilleurs spécialistes fiscaux de l’Union européenne et destiné à faire le point sur la formulation d’une base de taxation consolidée commune à l’impôt des sociétés. Cette dernière est promue sous l’acronyme ACCIS (assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés). Le processus d’harmonisation consiste à mesurer, de manière homogène, les résultats des entreprises actives sur plusieurs États membres. Une entreprise européenne qui possède des filiales et sièges dans plusieurs États membres pourrait agréger les pertes et bénéfices de l’ensemble de ses entités afin de définir une assiette taxable consolidée. Cette assiette taxable serait ensuite répartie, selon des bases extrafiscales (ce qui constitue une hérésie conceptuelle) sur les entreprises du groupe situées dans les différents États membres. 93
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Le taux d’impôt applicable au sein de chaque État membre conduirait alors à déterminer la dette fiscale. L’éclatement de cette dernière supposerait incidemment la création d’une chambre de compensation européenne, dont les modalités restent à définir. Dans cette configuration, les grands groupes disposeraient d’une taxation optionnelle selon les règles locales ou communautaires, tandis que les entreprises strictement nationales resteraient soumises à une taxation locale. À première vue, l’idée relève de l’épiphanie fiscale. Malheureusement, l’absence d’une réflexion holistique, couplée à des lacunes méthodologiques, rend son naufrage probable. Quels sont les avantages théoriques d’une consolidation fiscale ? Ils sont nombreux. Tout d’abord, l’harmonisation pourrait gommer les conflits de compétence affectant l’implantation d’entreprises. Ensuite, il s’agirait de permettre la compensation transfrontière des pertes et des bénéfices. Enfin, la base consolidée d’imposition éliminerait le problème des prix de transfert entre sociétés ressortissant à un même groupe d’entreprises. Ceci étant, la consolidation fiscale n’a pas que des adeptes, loin s’en faut. Une appréhension concerne, par exemple, le fait que des pertes de filiales étrangères conduiraient à diminuer le bénéfice d’une société mère, et ceci au détriment des recettes budgétaires de l’État membre dans laquelle cette dernière est située. Et puis, de manière moins avouable, les grands groupes d’entreprises sont-ils vraiment demandeurs d’une harmonisation fiscale, même optionnelle ? En bonne logique d’économie de marché, ces entreprises tentent de contenir la charge fiscale qui les affecte. En ce faisant, elles contribuent utilement à l’harmonisation fiscale et stimulent une réflexion permanente des autorités nationales quant à l’attractivité de leur régime en matière d’investissement. Par ailleurs, depuis des années, le mouvement de coopération fiscale européen est politiquement ambivalent : Il s’agit d’une concurrence feutrée sous postulat d’harmonisation. Car, au-delà des aphorismes incantatoires, chaque État membre tente de développer des avantages fiscaux concurrentiels, euxmêmes dépendants des différents facteurs qui singularisent leur économie. Par ailleurs, la question est de savoir si la pertinence d’une harmonisation fiscale est vraiment démontrée, alors que les taux d’impôt des sociétés baissent de manière structurelle. Et puis, dans notre royaume, on parle plus de régionalisation de l’impôt que de sa consolidation. Quoi qu’il en soit, la consolidation doit se décliner, selon la Commission, en deux étapes. La première consiste à déterminer une base commune et consolidée à l’impôt des sociétés, tandis que la seconde conduit à fragmenter anthemis
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cette assiette fiscale selon les États membres concernés. Nous qualifions cette méthode de déductive, c’est-à-dire de top-down. Quelles en sont les faiblesses ? Tout d’abord, la base commune soulève des problèmes d’harmonisation comptable, sachant que les normes IAS/IFRS n’ont pas été retenues – à juste titre – comme base d’imposition. C’est à ce niveau que les choses sont embrouillées : la Commission souhaite formuler une base fiscale sans référence aux règles comptables traditionnelles déjà en vigueur dans les États membres. On ressent immédiatement la difficulté de l’approche, puisqu’elle vise à introduire une métrique additionnelle. En effet, comment réconcilier la création d’une nouvelle assiette de l’impôt européen avec les droits comptables des États membres, alors que la plupart de ceux-ci ont adopté, à des degrés divers, le principe de l’unité bilantaire, selon lequel le bilan comptable fonde le résultat fiscal ? Comment la Commission vat-elle donc formuler une nouvelle base d’imposition autonome, sans se référer aux IVe (reddition des comptes) et VIIe (comptes consolidés) directives comptables ? Et quand bien même cette piste comptable serait suivie, comment imaginer une démarche fiscale rapidement aboutie alors qu’en trente ans, les directives comptables ont été incapables de définir les notions d’actif et de passif ? Et, à notre intuition, la fragilité de l’ACCIS tient sans doute à un manque de réalisme. Déterminer un référentiel fiscal ex nihilo, déconnecté des référentiels comptables (eux-mêmes en mutation) est un exercice vain. En effet, un référentiel exige une appréciation de fait de toutes les transactions d’une entreprise. Or, l’appréciation des faits économiques est circonstancielle et contingente à l’appréciation des organes de gestion de l’entreprise. C’est d’ailleurs pour cette raison que les référentiels comptables se réfèrent à un objectif imprécis de restitution de l’image fidèle. En d’autres termes, l’approche de la Commission induirait une déconnexion entre le droit comptable et fiscal, dont tous les informés savent qu’elle est hasardeuse. Un autre aspect concerne les spécificités sectorielles. Faut-il envisager des règles de consolidation fiscale différentes selon les secteurs (banques, assurances, etc.) ou, au contraire, imaginer une matrice commune à tous les secteurs, comme les normes IAS/IFRS ? Et puis, des questions techniques subsistent. Selon quelle méthode déterminer le périmètre de la consolidation fiscale ? Et que faire des intérêts minoritaires ? Comment intégrer les conventions préventives de double imposition et les phénomènes de discrimination associés à une consolidation optionnelle ? Mais il y a autre chose de plus alarmant : pour allouer le résultat consolidé entre les États membres, la Commission envisage une clé de répartition foranthemis
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faitaire qui prêterait à sourire si elle n’avait pas été débattue par d’éminents fiscalistes. Cette clé est basée sur les ventes, charges salariales et nombres d’employés des groupes d’entreprises. Comment est-il possible de s’engouffrer dans une logique d’une telle précarité ? Celle-ci ne respecte ni les réalités spécifiques et sectorielles des entreprises, sans compter que le caractère forfaitaire de la clé lui enlève toute pertinence. À notre intuition, si tant est que la poursuite de l’ACCIS soit confirmée, il serait plus cohérent de considérer une démarche inversée, c’est-à-dire promouvoir la consolidation fiscale nationale sans base commune consolidée européenne. Cette approche, que nous qualifions d’inductive ou de bottom-up, consisterait à accélérer la consolidation fiscale au sein de chaque État membre, mais sans introduire de nouveau référentiel d’impôt. Ceci inciterait, au sein de chaque État membre, un calcul de l’impôt national prenant en considération, selon des modalités communes, l’impôt acquitté par les filiales et établissements locaux et étrangers. Si cette prise en compte de l’impôt des filiales/succursales était effectuée selon des règles (plus ou moins) convergentes, cela conduirait à une harmonisation fiscale implicite. Celle-ci devrait immanquablement conduire, par un phénomène naturel d’oscillation et de juxtaposition des bases d’imposition, à une convergence de l’assiette d’imposition. En résumé, les orientations de la Commission relèvent, à notre intuition, d’un exercice imparfait. Une démarche inversée, de type bottom-up, serait plus adaptée. Plutôt que de s’égarer dans une quête du graal fiscal, il serait plus utile que la Commission précise, de manière soigneuse et appliquée, les obligations particulières des États membres en matière de consolidation des filiales/succursales belges et étrangères. Cette voie serait plus efficace. La Commission annonce pourtant un projet de directive cette année. Si non e vero…
La révolution des intérêts notionnels 94 La réforme fiscale de 1962, dont les principes directeurs sont toujours en vigueur aujourd’hui, est basée sur la taxation globalisée de tous les revenus des personnes physiques. Il s’agit de capturer, grâce à la prise en considération de l’entièreté des revenus, la capacité contributive des contribuables.
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Jusqu’en 1984, les revenus mobiliers étaient globalisés avec les autres revenus. En matière de taxation des revenus d’actions, le régime en vigueur avant 1984 était établi sur la constatation que les dividendes mis en paiement par une entreprise sont soumis à deux prélèvements fiscaux successifs entraînant une double taxation. En effet, les dividendes attribués par une entreprise sont, dans un premier temps, soumis à l’impôt des sociétés, avant d’être à nouveau taxés à l’impôt des personnes physiques recueillant les dividendes en question. Cette double taxation était atténuée fiscalement par l’octroi, dans le chef des personnes physiques, d’un crédit d’impôt. L’attribution d’un crédit était cependant liée à la déclaration des revenus mobiliers. C’est d’ailleurs en réponse au volume croissant de revenus mobiliers non déclarés que le gouvernement de l’époque a abandonné l’exigence d’une déclaration des revenus mobiliers au profit d’une taxation unique et libératoire grâce au précompte mobilier. Au milieu des années 1970, le taux d’absence de déclaration des revenus mobiliers atteignait apparemment 80 % ! Le législateur de l’époque a donc modifié le système de taxation des dividendes. Pour ces derniers, le précompte mobilier de 15 % ou 25 % constitue un impôt définitif. Il représente, pour les personnes physiques, l’unique ponction fiscale attachée aux dividendes. Il n’est donc plus obligatoire de déclarer les dividendes à l’impôt des personnes physiques. Les plus-values réalisées par des particuliers sont, quant à elles, restées exemptes d’impôt, pour autant qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’une gestion normale de patrimoine privé. L’impression d’une taxation limitée à la perception du précompte mobilier libératoire est malheureusement trompeuse. En effet, la mise en œuvre du système de précompte mobilier libératoire a cristallisé le phénomène de double taxation auquel le régime d’avant 1984 avait tenté de mettre fin. Tout d’abord, la taxation des revenus d’actions, bien qu’elle soit apparemment limitée à 15 % ou 25 %, est, en réalité, largement supérieure. Les revenus d’actions belges sont soumis à un impôt des sociétés de 33 % au niveau de la société qui distribue les dividendes. La ponction fiscale globale qui frappe ces revenus atteint donc marginalement 46 %, soit un taux d’imposition comparable à celui qui frappe les plus hautes tranches de revenus professionnels. Parmi les mesures passées ayant tenté de rééquilibrer la fiscalité des revenus mobiliers, le choix privilégié par les gouvernements successifs a été d’accorder des crédits d’impôt temporaires et plafonnés aux apports de capitaux à risque. Parmi ces mesures, les arrêtés 15 et 150 relatifs aux actions A.F.V. (arrêtés Monory-De Clercq) occupaient une position de choix. Ces mesures prévoyaient, entre autres, des abattements fiscaux aux dividendes attribués aux anthemis
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titulaires de capitaux à risque apportés aux entreprises belges en 1982 et 1983. Malheureusement, ces mesures temporaires n’ont pas apporté de solution globale aux disparités fiscales. C’est dans cette perspective que la méthode des intérêts notionnels, dont le texte vient d’être voté par le Parlement, constitue une révolution fiscale. Elle consiste à déduire de l’assiette de l’impôt des sociétés une partie du coût de financement des fonds propres. Une société belge pourra donc, dès l’année prochaine, déduire de sa base imposable un montant correspondant au pourcentage de taux d’intérêt des obligations d’État appliqué à ses fonds propres. Il s’agit donc de diminuer la base imposable d’une partie du coût des fonds propres, et de mettre donc partiellement fin au phénomène de double taxation des dividendes. À titre d’illustration, si une entreprise dispose de capitaux propres de 1.000, elle pourra déduire de sa base imposable un montant exemplatif de 4 % (taux d’intérêt des O.L.O. à dix ans, légèrement majoré pour les P.M.E.) appliqué à ses capitaux propres, soit 40. Il en résulte donc une économie d’impôt de 40 multiplié par le taux d’impôt des sociétés de 33 %, soit 13,2. Le rendement comptable des fonds propres est donc majoré de 1,32 %. Cette bonification permet de réduire, sur la base d’une structure bilantaire standardisée et reflétant le bilan médian d’une entreprise belge, le coût moyen du capital de l’ordre de 0,5 %. En moyenne, le taux de taxation effectif des sociétés devrait grossièrement baisser de 33 % à 25-26 %. Traduit en termes de précompte mobilier, et en supposant qu’une entreprise distribue tout son bénéfice, cela conduit à une baisse correspondante du taux de précompte mobilier de l’ordre de 8 %. Ce système conduit à limiter l’impôt des sociétés à la valeur ajoutée comptable, ce qui diminue le coût du capital de l’entreprise. Il entraîne aussi une meilleure neutralité fiscale des moyens de financement (dettes et fonds propres). Par ailleurs, il atténue les effets de la hausse des prix sur la taxation, puisqu’une inflation anticipée se reflète dans des taux d’intérêt des obligations d’État majorés. Cette augmentation des taux d’intérêt sera elle-même déduite, par le système des intérêts notionnels, de la base imposable. Il en découle donc une certaine indexation des barèmes fiscaux à l’impôt des sociétés. Le système des intérêts notionnels est plus équilibré que les arrêtés Monory-De Clercq. En effet, ces derniers avaient prévu une majoration de l’avantage fiscal, si ce dernier était distribué aux actionnaires. Certains, à l’époque, avaient d’ailleurs contesté ce bénéfice attaché aux dividendes. Dans le système des intérêts notionnels, c’est l’impôt, quelle que soit la répartition du bénéfice, qui est allégé. anthemis
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En conclusion, cette technique innovatrice réduit le coût du capital et stimule la rétention des bénéfices, et donc, l’autofinancement des investissements et la durabilité de l’emploi. Il rééquilibre la fiscalité des dividendes. Il répond aussi, dans les contraintes imposées par la Commission européenne, à l’amélioration de la compétitivité des entreprises et à la problématique du statut fiscal fragilisé des centres de coordination.
La version américaine des intérêts notionnels 95 Les États-Unis sont à l’avant-garde des réflexions en matière de taxation des sociétés. Il faut donc repérer les idées qui émanent de la recherche académique fiscale américaine. Celle-ci s’est récemment enrichie d’une proposition de déduction du coût du capital, charpentée par un des meilleurs théoriciens fiscaux, Edward Kleinbard, proche du président américain. Elle conduit à confondre fiscalement les moyens de financement de l’entreprise (dettes et capitaux propres) et à les immuniser fiscalement, à concurrence d’un pourcentage fixe (par exemple, 4 %). En d’autres termes, il s’agit de ne plus faire de différence fiscale entre les intérêts des dettes (généralement déductibles) et le rendement des capitaux propres (communément taxable). C’est une méthode qui se rapproche du système belge des intérêts notionnels. Elle s’en démarque cependant en n’autorisant pas une déduction de l’entièreté des intérêts des dettes. Seul un pourcentage de ces dernières, identique à celui qui porte sur les fonds propres, est, dans cette réflexion américaine, déductible. Ainsi, une entreprise disposant de capitaux propres de 1.000 et endettée à concurrence de 2.000, pourrait déduire de son assiette taxable 4 % de 3.000, soit 120. Cette déduction de 120 est qualifiée de Cost of Capital Allowance (ou COCA). On peut imparfaitement la traduire par « abattement pour le coût du capital ». Comme la déduction des intérêts notionnels, la COCA répond aux phénomènes de capitalisation réduite, combattus par la plupart des autorités fiscales. Selon l’idée américaine, l’entreprise serait donc taxée sur deux agrégats. Le premier serait, comme dans le système des intérêts notionnels belges, la valeur ajoutée actionnariale, c’est-à-dire le complément de rendement des capitaux propres par rapport au taux d’intérêt sans risque. L’autre composante, moins familière, serait la différence entre le coût réel de l’endettement de l’entreprise et le taux d’intérêt sans risque. 95
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Nous illustrons ce mécanisme en supposant que le taux d’intérêt effectivement acquitté par l’entreprise soit de 5 %, soit le taux d’intérêt sans risque (4 %), majoré d’une prime de risque de 1 %. La charge d’intérêt de l’entreprise est donc de 5 % de 2.000, soit 100. Nous supposons que l’entreprise réalise un bénéfice avant charges financières et impôts de 300. Ce bénéfice sert donc à rémunérer, avant tout impôt, les dettes à concurrence de 100 (soit la charge d’intérêt) et les capitaux propres à concurrence de 200. Dans un système fiscal traditionnel, on déduit la charge d’intérêt, soit 100, afin de calculer la base taxable. Celle-ci s’élèverait donc à 300 moins 100, soit 200. L’impôt est donc calculé sur ce dernier montant. Dans le système de la COCA, la base taxable est obtenue différemment. Il s’agit, en effet, de défalquer des 300 le montant de la COCA calculé plus haut, soit 120, afin de déterminer la base taxable. Cette dernière s’élève donc à 180. La différence avec un calcul classique découle donc de deux éléments : la déduction d’intérêt est forfaitairement limitée (à 4 % dans notre exemple), mais, par contre, le coût de financement des capitaux propres est, comme dans la déduction des intérêts notionnels belges, fiscalement déductible. Le système est cependant moins intéressant que celui des intérêts notionnels. Celui-ci aurait conduit à un bénéfice taxable de 160. Ce montant aurait été déterminé comme 300 (bénéfice avant impôts) moins 100 (intérêts) moins 40, soit 4 % de 1.000. Ces 40 représentent la déduction des intérêts notionnels, à savoir 4 % des fonds propres de 1.000. En d’autres termes, la proposition américaine présente une symétrie de déduction plus lisible que celle de notre système d’impôt des sociétés. Elle est cependant moins favorable, puisque seule une partie des charges d’intérêts est déductible. Mais ce n’est pas tout : afin de simplifier le système fiscal, le chercheur américain propose, en bonne logique, que les pourvoyeurs de capitaux de l’entreprise (c’est-à-dire les actionnaires et les prêteurs) soient taxés sur la base d’un rendement forfaitaire, égal au taux de la COCA (soit 4 % dans notre exemple). Cette taxation, inspirée de la logique des partnerships américains, serait, en grande partie, indépendante des revenus réellement encaissés. C’est à ce niveau que la différence avec le système belge est la plus marquante. En effet, la taxation des dividendes est, dans notre pays, fondée sur leur encaissement, et non pas sur un revenu théorique. S’éloigner de notre logique de taxation des dividendes conduirait à devoir repenser l’impôt des personnes physiques. En effet, un dividende correspond indirectement à un revenu professionnel délocalisé dans une entreprise. L’idée de la COCA restera-t-elle confinée à une réflexion académique ? Probablement. Mais, faute d’intéresser le juriste, elle séduira l’économiste par anthemis
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sa logique. En effet, elle s’intègre dans le référentiel de la théorie financière. De plus, elle aurait un effet stimulant sur la capitalisation en capitaux propres des entreprises, mais sans être plus intéressante que la déduction des intérêts notionnels, couplée à la déductibilité intégrale des intérêts, telle que nous la connaissons en Belgique. Plus fondamentalement, cette réflexion repère une logique interne, voire une évolution irréversible vers la disparition fiscale de la dichotomie entre les dettes et les capitaux propres. En sciences financières, la valorisation de ces deux instruments procède de la même logique, contrairement à l’approche fiscale. Les marchés financiers détournent d’ailleurs cette dernière grâce aux instruments financiers hybrides, combinant des singularités de dettes et d’actions. À l’instar de la déduction des intérêts notionnels, la COCA gommerait la distinction fiscale entre les dettes et les fonds propres. Celle-ci est, en effet, fondée sur un différentiel de taxation. Les intérêts acquittés par une entreprise sont déductibles de l’assiette de l’impôt des sociétés, tandis que les revenus des capitaux propres, qu’ils soient mis en réserve ou distribués, subissent l’impôt des sociétés. Il en résulte un avantage fiscal à l’endettement, que les autorités fiscales ont toujours tenté de contenir. C’est incidemment cette situation qui conduit à l’émergence d’instruments hybrides, telles les obligations convertibles. Ceux-ci combinent généralement la déductibilité fiscale des intérêts et un principal qui ressortit économiquement à des fonds propres. Mais, en même temps, le système de la COCA aurait des effets pervers, puisqu’une société de faible solvabilité, et donc caractérisée par un coût du crédit bancaire élevé ne pourrait pas déduire la totalité de sa charge d’intérêts. L’entreprise serait donc pénalisée par rapport à une société en meilleure santé financière. Au mieux, on pourrait argumenter que la déduction de la COCA conduirait les entreprises à rééquilibrer leur structure financière dans le sens d’une capitalisation grandissante (lorsque l’entreprise a des problèmes de rentabilité ou de solvabilité). Mais, quoi qu’il en soit, l’idée est intéressante et confirme, si besoin en est, que le système des intérêts notionnels, proche de la COCA, est visionnaire. Nous avons comparé, sur la base de données normalisées et illustratives, les trois systèmes (système belge avant la déduction des intérêts notionnels, système des intérêts notionnels et système du COCA) en termes de coût moyen du capital. Ce coût moyen du capital, basé sur des paramètres contemporains, est calibré pour différents niveaux relatifs d’endettement de l’entreprise. Le minimum statique du graphique, qui correspond à l’optimalisation du coût des moyens de financement, met clairement en évidence les avantages du anthemis
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système des intérêts notionnels, qui est le plus favorable aux entreprises. Par rapport au régime d’imposition belge en vigueur avant les intérêts notionnels, le système de la COCA ne présente des avantages que pour les entreprises très peu endettées.
Coût moyen net du capital dans trois systèmes fiscaux 7,50% 7,00% 6,50% 6,00% 5,50% 5,00% 4,50% 4,00%
système belge sans les intérêts notionnels système belge avec intérêts notionnels Systeme américain du COCA
0%
25%
50%
75%
Proportion des capitaux propres sur le total du bilan
Révolutionner les pertes fiscales 96 Depuis 1999, le législateur a transfiguré le paysage de l’impôt des sociétés : grâce à la réforme de 2001 conjuguée à la déduction des intérêts notionnels, le taux d’imposition effectif des sociétés est passé de 41 % à moins de 25 %. Il s’agit d’un des taux de prélèvement les plus concurrentiels d’Europe. Plus récemment encore, la mobilisation des réserves immunisées, moyennant le paiement d’un impôt réduit, favorise la circulation du capital. Ainsi donc, après vingt années de dilatation taxatrice et de mesures à l’emporte-pièce, le législateur a adapté la sociologie fiscale aux contraintes de l’économie. Il fallait, à juste titre, diminuer la viscosité fiscale affectant les mouvements de capitaux. Cette rupture avec les pratiques du passé tient exclusivement à une vision politique. Mais il y a aussi un autre phénomène fondamental qui a joué : la matière fiscale a été replacée dans sa discipline primaire. Celle-ci est l’économie plutôt que le droit. Dans cet esprit, nous 96
L’Echo, 17 juillet 2007.
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consacrons quelques lignes à une proposition hybride que nous offrons à la critique. Il s’agit de la négociabilité des pertes fiscales. Contrairement à d’autres pays européens, la Belgique ne reconnaît pas totalement le concept de fiscalité de groupe. Différentes dispositions coexistent, mais elles ne sont pas abouties, car une consolidation fiscale est complexe à élaborer. En effet, il faut en déterminer le périmètre actionnarial, temporel et géographique, la connexion avec la comptabilité, le caractère national ou international, les abus éventuels, etc. Paradoxalement, les difficultés d’une consolidation fiscale concernent plutôt les pertes que les bénéfices. En effet, la nature fiscale des pertes est singulière. Elles constituent un impôt négatif en puissance (c’est-à-dire un remboursement d’impôt), mais qui n’existe pas en tant que tel : il est conditionné par l’existence de bénéfices futurs. C’est de ces bénéfices futurs que les pertes (qu’on qualifie opportunément de reportables) sont déductibles. Le tout est de savoir à qui appartiennent les pertes fiscales. C’est un problème qui oppose le droit et l’économie : l’impôt se calcule sur des résultats passés, alors que les pertes fiscales se valorisent sur des bénéfices futurs. Qui est, dès lors, le propriétaire de cette valorisation future : exclusivement l’entreprise qui les a engendrées ou, au contraire, tout tiers qui pourrait les acquérir ? Les pertes fiscales sont-elles un bien privé ou collectif ? Et quels sont leurs points d’ancrage dans le temps et l’espace ? Est-il logique d’attacher des pertes fiscales à l’entreprise alors qu’il s’agit d’un crédit d’impôt qui appartient économiquement, par transitivité, aux actionnaires ? Il n’y a pas de réponse définitive à ces questions. Dans cette perspective, les pertes fiscales interpellent la réalité de l’entreprise. En effet, juridiquement, l’entreprise est indépendante. Par contre, économiquement, l’entreprise est transparente : ses résultats, positifs et négatifs, appartiennent par transitivité aux actionnaires. Dans cet éclairage économique, les pertes, comme les bénéfices (qui le sont sous forme de dividendes) devraient pouvoir être extraites de l’entreprise. Ou, en d’autres termes, les pertes devraient pouvoir être cédées à des tiers. Toujours dans cette logique, un axe de réflexion consisterait à envisager la vente, au sein d’un groupe d’entreprises fiscalement « consolidées », des pertes fiscales reportables. Ce système existe au Royaume-Uni. La particularité du négoce des pertes serait que la valeur économique de ces dernières serait conditionnée par la rapidité de leur utilisation par la société acquéreuse. Mais pourquoi ne pas imaginer un système où la perte acquise ne pourrait être utilisée que pendant une période limitée ou par fractionnement maximum (cinq ans, par exemple), afin d’en fixer forfaitairement le prix. anthemis
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Des conditions en matière d’investissements pourraient être attachées à l’opération. Par exemple, l’utilisation des pertes fiscales pourrait être calquée sur l’amortissement d’investissements corporels, d’un prix d’acquisition égal au montant des pertes achetées. L’État, quant à lui, pourrait percevoir un impôt sur la transaction. Il ne s’agirait donc de rien d’autre qu’une titrisation de l’arriéré fiscal… à l’envers. Sous un autre angle, cela s’assimilerait à une transposition aux pertes fiscales de la nouvelle disposition en matière de libération des réserves immunisées. Par exemple, on pourrait imaginer qu’une perte de 1.000 soit cessible pour un montant forfaitaire de 200. L’entreprise acquéreuse pourrait donc imputer, endéans les cinq années de l’acquisition, une perte fiscale, et donc bénéficier d’une baisse d’impôt maximale de 1.000 multiplié par 34 % (taux d’impôt), soit 340, et ce moyennant un décaissement de 200. C’est l’État qui serait globalement perdant, puisqu’il arbitrerait une déduction fiscale ultérieure (340) contre une recette budgétaire. Par contre, en termes de chronologie budgétaire et d’effets « retour », l’État serait sans doute gagnant. Du point de vue comptable, la perte fiscale acquise par une entreprise serait un actif progressivement pris en charge au titre de charge fiscale déductible. La norme comptable IAS 12 autorise d’ailleurs la reconnaissance d’impôts différés à l’actif du bilan, c’est-à-dire, entre autres, l’effet favorable de la déductibilité ultérieure de pertes fiscales. La cession des pertes est une matière complexe. Certains la réfutent, car elle fait supporter par les autorités fiscales le risque d’entreprise. Il s’agirait donc d’un effet d’aubaine. En effet, une perte fiscale reflète le déficit d’une entreprise commerciale. Si une autre entreprise utilise cette perte, c’est comme si l’État donnait un crédit d’impôt transférable d’entreprise à entreprise. L’argument est correct, sous la réserve que l’impôt n’est, en fin de compte, que la variable résiduelle d’un résultat financier positif. En conséquence, son complément négatif, à savoir une perte fiscale, devrait, elle aussi, être valorisable, et peut-être pas exclusivement par l’entreprise qui l’a engendrée. On pourrait aussi – à juste titre – rétorquer que la récupération des pertes par des entreprises qui ont comptabilisé le bénéfice correspondant conduit à la disparition macroéconomique d’une partie de l’impôt des sociétés. Mais les intérêts notionnels ne vont-ils pas dans cette direction ? De plus, l’idée conduirait à un redéploiement des pertes fiscales des entreprises les moins rentables (ou celles qui ne peuvent pas les valoriser) vers les entreprises présentant une base fiscale positive, donc, a priori, celles qui peuvent investir. anthemis
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Au reste, une cession des pertes fiscales n’est pas très différente du système de récupération des pertes fiscales sur les résultats bénéficiaires antérieurs des entreprises, tel qu’appliqué en France. Ce système, qualifié de carry-back, ou report en arrière, permet, sous certaines conditions, d’obtenir la restitution d’impôts payés dans le passé, par l’imputation d’une perte fiscale constatée au cours d’un exercice d’imposition donné. Dans ce système, les autorités taxatrices valorisent les pertes fiscales sur la base de résultats avérés, car passés, et non futurs. En termes conceptuels, le système du carry-back s’apparente à la mobilisation des pertes fiscales, car il ne postule pas un retour à meilleure fortune de l’entreprise qui a dégagé des pertes fiscales. L’avantage de ce système, outre sa simplicité et sa lisibilité, c’est qu’il permettrait de favoriser la circulation du capital, et de valoriser, par des entreprises déficitaires appartenant à un groupe, une latence fiscale positive. On pourrait d’ailleurs imaginer que le prix de cession des pertes fiscales soit cantonné, à l’instar du système des intérêts notionnels, dans un compte des fonds propres de l’entreprise cédante, pendant une période déterminée. Cela protégerait les créanciers des entreprises en difficultés.
Quatre idées pour l’impôt des sociétés 97 Notre économie est abîmée par la crise économique. La situation budgétaire du pays devient cornélienne. La hauteur de la dette fédérale, conjuguée au coût du vieillissement, exclut toute baisse d’impôt. Mais, en même temps, la pression fiscale corrode sa position concurrentielle. L’indice de compétitivité de la Belgique s’affaisse, loin derrière l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Luxembourg. La récente enquête de l’IMD portant sur la capacité de résistance aux crises est d’ailleurs révélatrice : la Belgique ne sera bientôt plus dans le groupe des économies concurrentielles. De nombreux facteurs expliquent cette situation. Il y en a cependant un qui est transcendant : c’est la dissociation entre la typologie géographique et démographique du pays et son système fiscal. Le royaume est une économie de transit, traversée de flux commerciaux. Son approvisionnement peut donc être facilement assuré de l’étranger. Il en est de même pour les industries de transformation, facilement délocalisables. Il faut donc une fiscalité moderne 97
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qui attire et capte les flux de capitaux, pour que ces derniers se stabilisent dans le pays. C’est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui, le secteur tertiaire intervient pour près de 70 % du P.I.B. Il faut donc repenser l’impôt des sociétés afin que les investissements se déploient dans notre pays. Or, le système fiscal belge est toujours celui d’une économie manufacturière et industrielle, c’est-à-dire celui des années d’aprèsguerre. La fiscalité reste imprégnée d’une logique redistributrice, alors qu’elle devrait être incitative. À titre d’exemple, la contestation des intérêts notionnels fragilise la mesure. La fiscalité est, en effet, un contrat de confiance. Aucune entreprise ne prendra le risque de s’échouer dans un pays dont les mesures fiscales sont instables. Nous soumettons quatre idées destinées à dynamiser la fiscalité afin de la rendre plus attractive. La première consiste à maintenir la déduction des intérêts notionnels et à en garantir la pérennité pour au moins dix ans, c’est-à-dire un cycle d’investissements. Cette affirmation est d’autant plus importante que les Pays-Bas lanceront, dès 2010, un système fiscal destiné à concurrencer les intérêts notionnels. L’innovation des intérêts notionnels a démontré que l’audace fiscale est payante. Le système a, certes, un coût budgétaire, mais qui semble faible par rapport à ses effets dérivés et au fait que la Belgique devait trouver un relais aux centres de coordination. Une deuxième mesure devrait stimuler la capitalisation des entreprises, c’est-à-dire leurs capitaux propres. Les crises économiques fragilisent les plans d’investissements. Il faudrait donc stimuler les recapitalisations par des déductions fiscales liées à des conditions en matière d’investissements. Cette approche s’apparente aux mesures Cooremans déployées en 1982-1983. Des avantages pourraient être octroyés aux entreprises qui augmentent leur capital afin de réaliser des investissements productifs. Ces mesures seraient cumulatives aux intérêts notionnels. Une troisième mesure consiste à permettre la déduction accélérée des investissements en immobilisés corporels et incorporels effectués en 2009 et 2010. Il s’agirait donc d’anticiper la déduction d’amortissements, pour autant que la base taxable des entreprises soit suffisante. La mesure peut être modulée de différentes manières : amortissements anticipés ou excédant le prix d’acquisition des immobilisations, dotations basées sur le prix de remplacement des immobilisations, etc. Cette mesure ne coûte à l’État que le coût de financement de l’impôt, dont l’enrôlement est retardé dans le temps. La mesure est donc un renvoi d’imposition. Elle a fait ses preuve à la fin des années 1970. anthemis
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Elle pourrait d’ailleurs être conjuguée à des mesures régionales si l’impôt des sociétés était faiblement découplé entre les trois Régions. Une quatrième mesure, dont nous avions défendu l’idée dès l’année 2005, concerte la cession, au sein d’un groupe d’entreprises, de pertes fiscales reportables. La cession des pertes fiscales, qualifiée de Group Relief, est applicable, depuis plusieurs années, au Royaume-Uni. La législation fiscale britannique permet, en effet, à la société mère d’un groupe d’opérer, sous certaines conditions, une compensation entre les bénéfices et les pertes subies par ses filiales. Ce transfert de pertes est subordonné à la condition que les sociétés concernées soient résidentes du Royaume-Uni. Cette méthode revient à considérer les pertes fiscales comme un actif monétisable. Un tel système n’est pas très différent du système de récupération des pertes fiscales sur les résultats bénéficiaires antérieurs des entreprises, tel qu’appliqué en France. Depuis son entrée dans la zone euro, le caractère ouvert et de transit de l’économie belge est exacerbé. Notre pays doit développer une stratégie d’attraction fiscale résolue. La crise économique va la rendre d’autant plus indispensable.
Régionaliser l’impôt des sociétés ? 98 La régionalisation de l’impôt des sociétés est une matière complexe, mais le débat va s’imposer dans notre économie. En effet, la libre circulation des capitaux et des personnes altère le champ des pouvoirs fiscaux nationaux. Au fil des années, la fiscalité nationale s’établira comme un chaînon intermédiaire entre les directives européennes et les impôts locaux. La crise joue aussi un rôle de catalyseur : elle met en évidence des disparités régionales et souligne les différences de topographie entre les Régions. Les modalités de la régionalisation en sont cependant inconnues. Certains y voient l’outil d’une saine émulation fiscale et un facteur d’attractivité régionale. D’autres l’écartent, à cause de son coût, sa complexité et son inanité dans une économie concentrée comme celle de la Belgique. Il est vrai que les postulats politiques sont plus souvent incantatoires qu’opératoires. La matière est beaucoup plus complexe que l’énoncé de son principe. Les quelques pays qui s’orientent vers une régionalisation de l’impôt le font d’ailleurs avec prudence et sagesse. En effet, la principale difficulté 98
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est qu’il n’existe pas de lien suffisamment étroit entre la compétence fiscale accordée aux entités décentralisées et leurs obligations financières. Dans la plupart des cas, le pouvoir taxateur des régions est, par exemple, insuffisant pour couvrir les engagements qui devraient, en bonne logique, leur incomber (pensions, soins de santé, etc.). On remarque aussi que, même dans les pays confédéraux, la plupart des impôts restent prélevés au niveau national (T. V.A., impôt sur les revenus, taxe professionnelle) avant de faire l’objet d’une redistribution de recettes aux pouvoirs fédérés selon des clés de répartition propres à chaque pays. Une autre constatation découle du fait que tous les pays caractérisés par un fédéralisme ou un confédéralisme fiscal, telle la Suisse, sont confrontés à des problèmes de double imposition. Cette situation est constatée même si les impôts régionalisés sont empreints d’un caractère territorial tel que l’imposition des mutations immobilières et les droits de succession. En ce qui concerne l’impôt des sociétés, il faut aussi éviter des effets négatifs collatéraux (instabilité juridique, ingénierie fiscale, etc.). Il faut conjuguer la régionalisation avec les revendications antagonistes de consolidation fiscale et les exigences européennes d’harmonisation. Il ne faut, en effet, pas l’oublier : la consolidation fiscale, au niveau d’un pays, est contradictoire avec la régionalisation de l’impôt, raison pour laquelle aucune proposition n’a jamais abouti dans ce domaine. Il faudra aussi savoir comment répartir l’impôt entre les Régions, le simple rattachement de l’impôt au siège social n’ayant que peu de sens. Il faudra alors trouver des clés de répartition, dont l’arbitraire et l’automatisme seront critiqués. Et puis, il conviendra de savoir quelle est la tension maximale autorisée entre les taux des régions. Un autre problème est le traitement fiscal des revenus provenant de l’étranger : théoriquement, il ne peut pas y avoir de différence dans le traitement des revenus étrangers selon qu’une entreprise belge soit établie dans telle ou telle Région. Dans ce cadre, nous soumettons l’idée suivante : pourquoi ne pas conserver un taux nominal au niveau belge, mais d’imaginer une baisse d’impôt, exprimée en pourcentage de la base taxable, dont les modalités seraient déterminées par les Régions ? Une Région pourrait, par exemple, promouvoir des investissements accélérés sur des actifs immobilisés, tandis qu’une autre donnerait des stimulants particuliers en matière de recherche et de développement. Cette baisse d’impôt, qui deviendrait donc un différentiel régional, pourrait atteindre 5 %. Elle ne mettrait pas en péril le traitement des revenus étrangers. anthemis
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Il se poserait, bien sûr, un problème pour les entreprises qui exercent des activités économiques sur plusieurs Régions. Ce serait alors le siège social de l’entreprise qui prévaudrait, sachant qu’une entreprise peut créer des filiales régionales pour obtenir un panachage d’avantages régionaux selon ses activités. Il existe donc des pistes en matière d’impôt des sociétés. Il ne faut donc pas s’attendre à une régionalisation brutale de l’impôt dans notre pays, mais plutôt des variations phasées, d’autant que les Régions doivent s’exonérer d’une « concurrence fiscale déloyale ».
Quel impôt des sociétés ? 99 En moins d’un an, le Conseil supérieur des finances (C.S.F.) a publié deux rapports mettant en exergue la situation budgétaire inquiétante du royaume. Entre les lignes, le C.S.F. souligne trois constatations. La première est une révision à la baisse structurelle des perspectives économiques. La deuxième est l’accumulation d’opérations one shot et autres effets d’aubaine qui ont permis d’atteindre l’équilibre budgétaire au cours des dernières années. Ces phénomènes ont créé un effet d’optique conduisant à occulter un déficit structurel que le C.S.F. estime à plus de 2 % du P.I.B. La crise financière a donc joué un rôle de catalyseur plutôt que d’amorce. La troisième constatation est que, dans tous les scénarios, il faut s’attendre à un lugubre hiver budgétaire. Il y a donc des décisions à prendre à court terme afin de résorber le déficit. Ces mesures doivent être considérées comme des actes d’exception et temporaires, dans la logique des dispositions de 1982-1983 qui ressortissaient aux pouvoirs spéciaux. Mais une fois l’équilibre budgétaire théoriquement rétabli, en 2015 ou plus tard, le pays sera confronté à ses réalités à long terme, c’est-àdire à une zone de transit, ouverte, et sans protection géographique. C’est, de surcroît, une petite économie dans une zone monétaire dominée par quelques grands acteurs, telles la France et l’Allemagne. La mission des fiscalistes n’est, bien sûr, pas de dicter les orientations économiques aux décideurs politiques. Ces derniers sont seuls à posséder la légitimité des décisions. Ceci étant, la fiscalité est d’abord un problème économique. Et toute la difficulté, en matière de fiscalité, est de ne pas confondre l’immédiat et l’avenir, ou plutôt de ne pas amalgamer conjoncture et straté99
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gie économique. Bien sûr, la fiscalité conditionne des choix à court terme : c’est, par exemple, le cas de la T. V.A. Mais, plus fondamentalement, les vraies options fiscales sont à long terme. On pense, entre autres, à l’assurance vie, aux pensions, aux achats d’immobilier. La fiscalité est un contrat de confiance à long terme entre une population et des gouvernants. La même réalité prévaut à l’impôt des sociétés : il est impensable qu’à une échelle continentale, des entreprises subissent une fiscalité mouvante. Elles exigent stabilité et transparence, faute de quoi elles ne s’engagent pas à créer de l’emploi. D’ailleurs, le seul impôt des sociétés qui soit acceptable, c’est celui qui stimule l’investissement productif. En matière de taxation des entreprises, le choix posé sera donc le suivant : ou bien celui du repli, conduisant immanquablement à envisager un alourdissement de l’impôt ou, au contraire, le pays fera le choix de l’impôt pour restaurer sa compétitivité fiscale. Dans cette seconde orientation, qui nous semble plus appropriée, la réflexion conduit immanquablement à une baisse des charges affectant les entreprises. L’idée de l’U.W.E. est, par exemple, de détaxer les investissements effectués en 2009 et 2010. Cette orientation paraîtra incongrue en pleine tempête conjoncturelle, alors qu’elle risque de dégrader les finances publiques déjà mises à mal par la crise. Certains s’interrogeront sur le bien-fondé d’allégements fiscaux. D’aucuns défendront que beaucoup a déjà été fait, au travers, par exemple, des intérêts notionnels. Mais l’important est que ces révolutions fiscales ne soient pas, au sens étymologique, un retour au point de départ, c’est-à-dire le prélude à des compensations taxatoires qui en gommeraient l’effet bénéfique. Car c’est bien le problème de l’impôt des sociétés : on le croit à charge du capital et donc d’êtres moraux inépuisables, alors que ce sont les entreprises qui créent l’emploi, donc engendrent la base de l’impôt des personnes physiques et de la T. V.A. Au reste, le système des intérêts notionnels en est une bonne illustration. Il y a trois ans, cette modalité fiscale a servi de produit d’appel à l’économie belge. C’est d’autant plus important que notre pays doit désormais se structurer dans la dépendance des capitaux et des centres de décisions étrangers. Or, on met en cause aujourd’hui ce système, alors que les Pays-Bas lanceront, dès 2010, un système fiscal destiné à les concurrencer. La Hollande s’apprête, en effet, à lancer un mécanisme très proche de ce qu’étaient les centres de coordination. Comment, dès lors, imaginer que notre système fiscal garde une crédibilité internationale alors que les intérêts notionnels, comme le système des actions A.F.V. de 1982-1983, sont remis en question moins de cinq ans après leur promotion ? anthemis
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En résumé, la crise des finances publiques oblige à réfléchir. L’ouverture du pays, combinée à une économie adaptable, constitue un remarquable atout dans une géographie concurrentielle qui se désenclave. La productivité belge est excellente, sa diversité industrielle est remarquable, et ses accès logistiques sont de première qualité. C’est sur cette ouverture qu’il faut tabler pour définir des avantages concurrentiels en matière fiscale. Le royaume aurait dû, comme le grand-duché de Luxembourg – pays pourtant enclavé et sans accès à la mer – faire de la fiscalité un outil de compétitivité et d’attractivité économique. En d’autres termes, le positionnement géographique de la Belgique aurait dû conduire à une imposition allégée. On devrait procéder à l‘analyse des forces et faiblesses stratégiques du pays, comme on le ferait pour une entreprise commerciale. Il ne s’agit de rien d’autre que d’une analyse SWOT (Strengths – Weaknesses – Opportunities – Threats). Cela conduira immanquablement à l’idée de transformer notre Royaume en une zone d’attrait pour les investissements étrangers. L’objectif sera toujours le même : cristalliser le capital à risque pour créer des investissements et maintenir l’emploi. La réflexion est d’autant plus importante puisque, faute de pouvoir dévaluer leurs devises, la concurrence économique des pays européens se déplacera rapidement sur d’autres fronts, dont celui de l’attractivité fiscale. Il n’est pas trop tard, mais la décision par abstention ou précipitation politique ne nous sera pas autorisée.
Repenser la méthodologie fiscale 100 La plus grande faiblesse des politiques fiscales réside probablement dans la formulation des budgets fédéraux. Ces derniers sont établis sur la base des flux de dépenses et de recettes. L’État n’établit donc pas d’inventaire des créances et dettes présentes et futures en partie double, comme toute entreprise y serait obligée. Il n’existe pas de recension des obligations budgétaires futures des pouvoirs publics, à tout le moins pour des horizons dépassant l’exercice budgétaire annuel. Faut-il s’en inquiéter ? La réponse à cette question exige de la nuance. À l’exception d’un maigre patrimoine immobilier, l’État est une formulation budgétaire virtuelle, en ce qu’il ne possède pas de patrimoine propre. Ses moyens financiers sont transitifs, collectés par l’impôt et destinés à être 100 Non publié.
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immédiatement redistribués. Il peut, certes, financer ses dépenses courantes et d’investissements par l’emprunt, mais ce dernier doit in fine être remboursé. Et c’est l’impôt qui rembourse l’emprunt. La substance du budget de l’État correspond donc à l’impôt. La véritable question porte alors sur le fait de savoir si l’impôt et les dépenses qu’il finance sont synchrones, c’est-à-dire couvrent les mêmes intervalles de temps. La réponse à cette question est négative. Et c’est là que réside le problème. Un exemple de cette complication comptable est probablement le financement des pensions et soins de santé. À l’instar d’autres pays, la Belgique a instauré un système de redistribution, plutôt que de capitalisation. Les dettes de pensions ne sont pas comptabilisées, mais différées budgétairement. Ce seront les futurs actifs qui financeront les pensions de ceux qui sont actuellement actifs. Les obligations de pensions sont donc exclusivement exprimées comme des flux futurs, sans inventaire ni mesure de leur valeur actuelle (ce qu’exigerait un système comptable). Faute d’une comptabilisation de ces obligations futures, il est difficile de mesurer les obligations fiscales qui devront être mises à charge des actifs actuels, c’est-à-dire des futurs pensionnés. L’absence de comptabilité publique correcte entraîne des désynchronisations générationnelles. Mais ce n’est pas tout : l’absence de projections comptables n’autorise pas de vision prospective des impôts. Ces derniers sont conditionnés par les circonstances socioéconomiques, les courbes démographiques… du moment. Idéalement, il faudrait évaluer les effets des impôts sur une longue période afin d’estimer leurs rendements et leurs capacités à financer les besoins de l’État. Il faudrait pouvoir estimer le rendement d’un impôt à un horizon de cinq à dix ans, voire sur plusieurs générations, pour appréhender ses effets d’élasticité et effets induits. Il conviendrait aussi de savoir comment l’impôt pourra être mis en rapport avec les besoins de financement futurs. On le voit : la méthodologie fiscale est balbutiante, voire anachronique. Et l’absence de rigueur comptable est probablement synonyme d’inégalités et d’incertitudes fiscales. Car si l’impôt n’est pas prévisible dans une mesure prospective des besoins de l’État, il entraîne des effets d’aubaine ou des coercitions mal ciblées. Comment savoir, par exemple, si la pression fiscale actuelle sur les revenus du travail n’est pas excessive, alors que le travailleur doit constituer une épargne pour couvrir les dépenses du jour où il sera retraité et que l’impôt frappe justement la formation d’épargne ? Une autre illustration de ce phénomène réside dans la formulation de l’impôt lors de sa réforme fondatrice en 1962. Le gouvernement de l’époque décida de soumettre à une anthemis
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même pression fiscale les revenus du travail et du capital. Cette décision fut fondée sur la constatation que la précarité des revenus du travail avait été atténuée par le développement de la législation sociale, et que les revenus du capital avaient, à la suite de la guerre, perdu leur caractère de permanence. Pourtant, dès après 1962, la fiscalité belge emprunta une voie totalement opposée. En effet, alors que l’économie devint de plus en plus concurrentielle, ce qui aurait dû conduire à une moindre imposition des revenus du travail, ce fut exactement l’inverse qui se passa : la pression sur les revenus professionnels augmenta. Et concomitamment, l’État fédéral, confronté au développement d’une dette publique hors de contrôle, dut alléger la fiscalité des revenus mobiliers pour assurer le financement de cette dette. En conclusion, une modélisation fiscale et une comptabilité des dettes et créances futures de l’État apparaissent nécessaires pour formuler correctement les impôts. C’est d’autant plus indispensable que l’impôt est davantage qu’un outil redistributeur ou incitatif : c’est un contrat moral et social signé par une population avec elle-même. L’impôt ne devient légitime qu’à condition de recevoir des contreparties satisfaisantes. Cette légitimité passe par sa modélisation et son analyse prospective, elles-mêmes idéalement fondées sur une adéquate comptabilité de l’État.
Inflation et fiscalité : un mariage difficile 101 Dans les années 1970, la hantise des étudiants en économie était la comptabilité. Et, dans l’inextricable équilibrage des débits et des crédits, le cauchemar se transformait en épouvante lorsqu’il s’agissait de comprendre la comptabilité d’inflation. Seuls les potaches, les forts en thème et autres illuminés de la numérologie ésotérique trouvaient cela intéressant. Pour l’apaisement de tous, la rigueur monétaire des années 1980 mit fin à ces souffrances. Et l’introduction de l’euro renvoya au XXe siècle et à la retraite les professeurs de comptabilité d’inflation. C’est donc en apnée qu’il faut plonger dans l’histoire comptable pour comprendre les enjeux de la matière et, plus important, la fiscalité d’inflation. En effet, une inflation de 4 %, désormais poussée à des sommets de 5 %, corrode les résultats des entreprises. Or, il faut que l’entreprise conserve l’intégrité de ses investissements. Si la fiscalité ne tient pas compte de l’inflation, elle agit 101 L’Echo, 18 novembre 2008.
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comme un impôt sur le patrimoine, c’est-à-dire un impôt sans champ d’application contrôlé, ni assiette imposable, ni barème ! C’est principalement en matière d’amortissement qu’il faut agir. En effet, l’amortissement étale le coût des investissements sur leur durée de vie économique, tout en permettant leur déductibilité fiscale. Plus précisément, l’amortissement permet de reconnaître une charge comptable devant être mise en rapport avec les revenus auxquels elle correspond. C’est selon ce rythme que la déductibilité fiscale des amortissements est accordée. Les amortissements sont des charges non décaissées dont le principal effet, en termes de liquidités, est la réduction d’impôts qu’ils entraînent. Malheureusement, cette déductibilité fiscale s’effectue sur la base de la valeur historique des investissements. Or, cette dernière est normalement inférieure à leur valeur de remplacement, elle-même sujette à l’inflation. Ceci conduit à déclarer comme un bénéfice des sommes qui auraient dû être affectées à la reconstitution des immobilisations amortissables. Cette réalité est d’autant plus douloureuse que les entreprises sont confrontées à un contexte de stagflation, c’est-à-dire d’inflation (qui érode la valeur des investissements) et de stagnation (qui amoindrit leurs bénéfices). Comment, dès lors, corriger le facteur d’inflation ? Il existe différentes méthodes ciblées sur les investissements, qui furent d’ailleurs utilisées en Belgique dans les années 1970. C’est, par exemple, le cas des amortissements accélérés ou dégressifs qui permettent d’anticiper la déductibilité fiscale. Il s’agit d’obtenir plus rapidement une défalcation d’impôts que ce que n’autoriserait la durée d’utilisation économique des actifs correspondants. Il y aurait aussi la possibilité d’indexer les dotations d’amortissements sur des indices de prix. Par ailleurs, il est possible d’atténuer l’effet de l’inflation lors de la cession des actifs immobilisés. Cette atténuation, reconnue par le législateur, peut prendre trois formes. Une première modalité consiste à réévaluer la valeur d’acquisition des biens afin de diminuer leur plus-value de cession (ou d’aggraver leur moinsvalue de cession). C’est le système qui fut imaginé pour tenir compte de la dépréciation monétaire des biens acquis avant 1950. Une deuxième méthode consiste à compenser l’érosion monétaire en atténuant la taxation des plus-values de cession de certains actifs immobilisés. Plusieurs techniques, sont alors envisageables : taux d’impôts réduit, étalement dans le temps de la taxation de la plus-value et amortissement du bien acquis en remploi sur la valeur du bien aliéné avec plus-value (roll-over relief). À cet anthemis
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égard, l’État accepte une taxation allégée de la plus-value, pour autant que rien ne sorte du patrimoine de la société, ce qui conduit aux exigences fiscales d’intangibilité. Pourtant, en matière d’inflation, cette condition d’intangibilité est désuète, puisque l’effet de l’érosion monétaire devrait être indépendant de l’affectation des sommes. Une troisième méthode, plus radicale, consiste en la réévaluation périodique du bilan, appelée aussi méthode du bilan indexé. Celle-ci est utilisée dans des circonstances atypiques (par exemple, l’introduction du franc lourd en France en 1958). L’idée d’une comptabilité indexée est de réévaluer, par pas successifs, les postes bilantaires à rotation lente, c’est-à-dire les actifs et passifs (non financiers) dont la valeur comptable n’est pas ajustée pour l’inflation. Dans cette perspective, une distinction est généralement faite entre les actifs monétaires et non monétaires (immobilisations, certains stocks). Les normes comptables IAS/IFRS suivent la même logique. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la déduction des intérêts notionnels s’apparente à cette technique. Ces derniers sont déduits de la base de taxation des entreprises sur la base du taux d’intérêt des obligations d’État. Or, le taux de ces obligations d’État inclut un pourcentage d’inflation anticipé. En supposant que le montant des immobilisations de l’entreprise soit financé par les fonds propres, les intérêts notionnels corrigent l’inflation. En effet, les intérêts notionnels permettent de diminuer la base imposable du montant des fonds propres multiplié par un taux d’intérêt qui comprend un taux d’inflation implicite. En d’autres termes, l’application des intérêts notionnels immunise l’entreprise contre un appauvrissement de la valeur de ses actifs. Globalement, le coût budgétaire des intérêts notionnels représente d’ailleurs environ 7 % des recettes de l’impôt des sociétés, soit un chiffre proche du taux d’inflation.
Oser la zone franche d’impôts 102 Aux mêmes maux, les mêmes erreurs ? À trente années d’intervalle, je commence à avoir le confus pressentiment que nos économies sont identiquement frappées de la même résignation face à des bouleversements économiques d’envergure mondiale.
102 Non publié.
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En 1979-1981, le second choc pétrolier fut considéré comme une péripétie conjoncturelle, sans que ses conséquences structurelles fussent correctement appréhendées. Les gouvernements Martens étaient tellement imprégnés de la suprématie du politique sur la sphère économique qu’ils décidèrent qu’une politique de déficit budgétaire compenserait la perte de pouvoir d’achat entraînée par un pétrole cher et un dollar faible. Cette posture politique fut alimentée par le mirage que l’économie belge était suffisamment autarcique pour absorber les premières vagues de la mondialisation. Tout le monde se souvient de la suite de cette erreur d’optique : un déficit budgétaire à deux chiffres et une spirale inflationniste sans précédent. L’endettement fédéral se creusa par un phénomène de typhon, conduisant à l’effet « boule de neige », c’est-à-dire de croissance logarithmique de la dette publique. Le franc belge fut soumis à de brutales pressions, conduisant à la mémorable dévaluation de février 1982. Jusqu’au milieu des années 1990, le pays fut en état de faillite virtuelle. À cause de trois années de tâtonnement politique, une génération de croissance économique fut perdue. Finalement, ce fut l’entrée dans la zone euro qui exerça une discipline financière que le royaume n’avait pas réussi à s’imposer. La leçon des années 1979-1981 tient en quelques mots, au risque de choquer certains thuriféraires des politiques collectivistes : la sphère politique est subordonnée et subséquente aux évolutions économiques, à tout le moins en termes de stimulation économique. C’est bien l’économie marchande, mais bien régulée, qui est la réalité dominante de nos communautés. Ce qui ne veut aucunement dire que l’autorégulation est un produit naturel de nos communautés, ainsi que la crise bancaire vient de le démontrer. Mais la dominance de l’économie de marché s’impose d’autant à un petit pays, telle la Belgique, immergé dans une économie mondialisée aux forces gravitationnelles d’une densité inconnue. Alors, quel parallèle tirer avec les années 2007-2009 ? A priori aucun, car la situation économique est structurellement différente. Mais si l’histoire ne se répète jamais, elle commence à rimer. Les périodes 1979-1981 et 2007-2009 sont, toutes les deux, caractérisées par une instabilité politique, d’autant plus fragilisante qu’elle se combine à un choc économique. En 1979-1981, par exemple, le pays connut en vingt-neuf mois cinq gouvernements, deux premiers ministres et cinq ministres des Finances. Alors, que faire ? L’objectif devrait être d’obtenir une congruence, plutôt qu’une concurrence entre les sphères économiques et politiques. Cela passe incontournablement par la nécessité d’alléger le poids des prélèvements fisanthemis
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caux sur l’entrepreneuriat. Avec lucidité, il faut admettre que la conjoncture récessionaire ne se prête pas à une modification structurelle de la fiscalité des personnes physiques ou à une refonte des charges parafiscales qui affectent le travail. Par contre, ce qui est faisable, c’est de transformer progressivement le royaume en une zone franche d’impôt des sociétés. Il s’agirait de calquer le modèle irlandais, et d’établir un impôt des sociétés à 15-20 %. Cela permettrait de restaurer la compétitivité fiscale en cristallisant les investissements étrangers en Belgique. De plus, cela correspondrait au biotope de l’économie du royaume, à savoir une économie de transit et de circulation. Cette orientation exigerait une étude d’impact préalable et aurait un coût budgétaire initial que nous estimons à trois ou quatre milliards d’euros en rythme de croisière, soit environ 3 à 4 % du budget de l’État. Mais ce coût serait très vite compensé par des effets « retour », à l’instar de ce que l’expérience des intérêts notionnels a largement démontré. Plus fondamentalement, il y a une réalité désagréable à laquelle il faudra faire face : notre système fiscal – le plus lourd d’Europe – est intenable et surtout incompréhensible. Il fait suffoquer l’économie et garrotte l’entrepreneuriat, devant être soutenu à bout de bras par des subsides. Cette réalité se conjugue à un différentiel de croissance régionale et, désormais, à une dislocation de l’ancrage belge d’une partie de notre système financier. Quelle est la situation dans laquelle nous souhaitons formuler les prochaines années ? Nous ne pourrons pas nous réfugier dans une économie de rentiers ? C’est la responsabilité de tous les décideurs de ce pays de poser ces questions et d’admettre l’envergure des mutations de nos communautés. La génération de la crise des années 1970, désormais aux postes de responsabilités, devra en rendre les comptes.
2010 : l’année du choix fiscal 103 De manière frontale, la crise financière défie la gestion des finances publiques. Les recapitalisations bancaires, conjuguées aux plans de relance, pèseront sur l’endettement fédéral. En même temps, les chocs conjoncturels affectent le solde budgétaire. La crise déprécie les recettes fiscales et accroît
103 L’Echo, 17 mars 2009.
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les transferts sociaux (chômage, etc.). Les recettes fiscales et de sécurité sociale seront inférieures de dix milliards d’euros aux prévisions. L’économie belge devrait se contracter d’environ 2-3 % en 2009, voire 4 %. Le déficit budgétaire est actuellement estimé à 3,4 % du P.I.B., soit 12 milliards d’euros. Ramené en proportion du budget fédéral (qui est de l’ordre du tiers du P.I.B.), cela signifie un manque à gagner de 10 % du budget. C’est beaucoup. C’est même énorme. Comme les autres pays européens, la Belgique pourrait donc renouer avec la saison froide de ses finances publiques, caractérisée par une lugubre séquence de déficits. Ces derniers rompront avec la rigueur qui a caractérisé l’équilibre des finances fédérales des deux dernières législatures. Bien sûr, une crise ne se prête jamais à des surplus budgétaires. Il serait irresponsable d’exiger des équilibres budgétaires quand les trous d’air conjoncturels se transforment en décrochages. L’État doit s’adapter aux retournements de cycles. Un déficit est donc souhaitable en cas de conjoncture basse : il joue un rôle d’amortisseur naturel. Pourtant, il ne faut pas l’oublier : l’État est un être virtuel. Ses moyens de financement trouvent leur origine dans l’impôt. L’État peut, certes, emprunter, mais l’endettement n’est jamais qu’une avance sur l’impôt. En d’autres termes, tout déficit budgétaire, initialement financé par la dette, est, un jour ou l’autre, remboursé par les recettes fiscales. Au reste, le coût de cet endettement sera lui-même alourdi par une remontée des taux d’intérêt. Il est, en effet, probable que nous assistions à une hausse de l’inflation entraînée par les injections de liquidités dans le système bancaire. Or, l’inflation anticipée se greffe immédiatement sur les taux d’intérêt à long terme, en même temps qu’elle diminue le coût des anciens emprunts. La dette publique pourrait aussi voir son coût être alourdi par une prime de risque affectant le royaume. Comme la plupart des pays européens, le royaume sera bientôt confronté à ses réalités fiscales, aggravées par un endettement qui a augmenté. L’année 2010 sera donc cruciale en termes d’orientation fiscale. Mais cette orientation ne sera pas limitée à l’an prochain, car elle conditionnera les exercices fiscaux suivants. La véritable question sera celle du modèle de société dans lequel les deux prochaines générations évolueront. Choisira-t-on la voie de l’attentisme ou celle de l’opiniâtreté ? L’attentisme a déjà été expérimenté dans les années 1980, caractérisées par des politiques léthargiques conduisant à corriger par l’impôt les dérives des dépenses. Quatre années de dérapages budgétaires (1978-1982) ont déjà anthemis
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plombé l’économie pendant près de deux générations. Chez les quadragénaires, ces années gâchées renvoient à une insouciance crépusculaire, mais aussi à des aciéries devenues poussiéreuses et désaffectées. Ou bien choisirons-nous l’audace fiscale, c’est-à-dire celle d’une voie plus exigeante, mais correspondant aux réalités de l’économie de marché, dont la crise nous a rappelé qu’elle était désormais notre cadre de référence ? Plus concrètement, le choix posé sera le suivant : ou bien celui du repli fiscal, conduisant immanquablement à envisager un alourdissement de l’impôt ou, au contraire, le pays fera le choix de la baisse de l’impôt pour restaurer sa compétitivité fiscale. Dans cette seconde orientation, qui nous semble intuitivement plus appropriée, la réflexion conduit immanquablement à une baisse importante des charges fiscales et parafiscales affectant les entreprises. Cette orientation peut paraître incongrue en pleine tempête conjoncturelle, alors qu’elle risque de dégrader les finances publiques, déjà mises à mal par la crise. Nous ne le croyons pas, car il importe d’investir dans l’avenir. Elle est aussi confortée par le fait qu’une petite géographie, comme celle de la Belgique, doit donc maintenir son attractivité fiscale. La situation cartographique du pays correspond à une économie de transit. La fiscalité doit donc contribuer à l’adhérence géographique des investissements. Ceci justifie les allégements de l’impôt et des charges sur le travail, qui constituent un puissant stimulant aux investissements productifs. En d’autres termes, une baisse des charges fiscales et parafiscales se traduit en des recettes démultipliées sous forme d’investissements et différents effets « retour ». Concrètement, nous suggérons de poursuivre les baisses de charges et de précompte déjà décidées par le gouvernement fédéral (en matière de recherche, de travail en équipe, etc.) et favorablement accueillies par les milieux industriels. On pourrait aussi imaginer un élargissement des intérêts notionnels si l’entreprise procède à des investissements productifs créateurs d’emplois. D’autres réflexions peuvent s’inscrire dans cette orientation : taux réduits à l’impôt des sociétés, dans l’hypothèse d’une mise en réserve de résultats affectés à des investissements productifs, introduction de mesures destinées à alléger l’imposition des entreprises en cas de tensions inflationnistes, etc. Certains commentateurs s’interrogeront sur le bien-fondé d’un allégement fiscal d’une telle envergure. D’aucuns défendront que beaucoup a déjà été fait, au travers, par exemple, des intérêts notionnels. Mais l’important est que ces révolutions fiscales ne soient pas, au sens étymologique, un retour au point de départ, c’est-à-dire le prélude à des compensations taxatoires qui en gommeraient l’effet bénéfique. anthemis
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En résumé, si l’entrée de la Belgique dans la zone euro fut disciplinante, elle a, en même temps, accentué la nécessité d’une compétitivité accrue. Or, les excès de la fiscalité stérilisent l’entreprise. Des impôts lourds conduisent immanquablement au dirigisme économique. Une fiscalité outrancière absorbe l’énergie dans l’État et use ses agents économiques. Elle ligote le progrès. Le vrai contrat social de la fiscalité, c’est celui de l’aptitude à la prise de risque. Nous traversons un choc de modèle, à savoir l’immersion dans l’économie de marché globalisée. Il faut donc éviter de juxtaposer des solutions conjoncturelles à des glissements structurels. Dans les prochains mois, le choix fiscal devra être rationnel et intuitif, et non pas idéologique. L’économie de marché ne s’embarrasse d’ailleurs plus de grands postulats. Elle s’articule de manière inductive et empirique autour de réalités marchandes. Notre pays dispose de remarquables ressources, à commencer par ses capacités d’adaptation, son pragmatisme, sa diversité culturelle et une des meilleures productivités au monde. Le problème, c’est qu’il est petit, dans un contexte européen qui devient de plus en plus compétitif d’un point de vue fiscal. La décision par abstention ne nous sera pas autorisée.
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10. Modèles d’organisation d’entreprises La différence économique anglo-saxonne 104 Année après année, le mode social européen se dérobe au profit du modèle économique anglo-saxon. Nos systèmes sociaux, partiellement fondés sur l’aubaine de la croissance d’après-guerre, sont progressivement déconstruits. Le lien à l’économie est désormais plus individualisé. À titre d’exemple, la concertation sociale est moins invoquée par les entreprises, qui préfèrent une contractualisation individuelle de la relation d’emploi. Ceci ramène à une question centrale : quels sont les facteurs qui différencient les économies anglo-saxonnes et européennes ? Il y a, bien sûr, à la base, le facteur religieux. C’était la thèse du sociologue allemand Max Weber (1864-1920), qui postula que les économies réformées avaient dissocié l’économie terrestre des préceptes terrestres. Cette libération ecclésiastique aurait donné naissance au capitalisme. Les centres boursiers occidentaux (New York, Londres et Francfort) sont d’ailleurs toujours situés dans des pays majoritairement protestants. Mais il y a d’autres facteurs. On pense, par exemple, aux particularités sociologiques entre les modes d’organisation européens, plus collectivistes et hiérarchisés, donc prudents. Ceux-ci s’opposent à l’agencement des sociétés anglo-saxonnes, caractérisées par un individualisme plus dense et une plus grande exigence de liberté individuelle. Un autre phénomène qui pourrait expliquer les approches différenciées constitue l’attitude des collectivités face au risque et à l’incertitude. Les Européens choisissent les certitudes réglementaires et l’uniformité, tandis que les Anglo-Saxons postulent la flexibilité et l’optimisme. Mais plus globalement, quand on synthétise les facteurs qui différencient les communautés européennes et anglo-saxonnes, on en arrive à une constatation troublante, parce qu’elle est élémentaire. Les sociétés européennes sont déductives, tandis que les sociétés anglo-saxonnes sont inductives.
104 Trends Tendances, 16 août 2007.
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La déduction, c’est partir du principe général vers le particulier. Dans un système déductif, il y a donc un principe ou une règle supérieure, selon laquelle les observations doivent être classées ou qualifiées. L’induction, c’est l’inverse : un système inductif infère une chose d’une autre, part des effets vers les causes et des faits particuliers vers les lois qui les régissent. Pour les Européens, le mode de raisonnement considéré comme le plus rigoureux et le seul valable est la déduction, puisque cette dernière est le raisonnement qui va des principes à la conséquence. L’induction (prônée par les Anglo-Saxons) est considérée par les Européens comme moins fiable, car elle consiste à énoncer des lois à partir de faits. L’induction est donc un raisonnement expérimental, qu’on assimile parfois à l’intuition. Et finalement, on décèle à nouveau, dans cette différence d’approche, les orientations religieuses. Dans les sociétés européennes catholiques, les observations humaines se sont longtemps déduites des lois religieuses supérieures. Dans les pays protestants, par contre, le postulat céleste fut refusé et la Providence écartée : chaque homme doit suivre son chemin selon ses propres découvertes. Ces particularités se transposent au monde des affaires : les Anglo-Saxons débattent, en permanence, du modèle d’entreprise et des principes de gestion. Il n’y a pas de réussite postulée, mais plutôt des succès précaires, devant sans cesse être démontrés et remis à risque. C’est incidemment la raison pour laquelle les sociétés anglo-saxonnes sont sources de progrès : l’induction crée l’humilité d’être confronté, à tout moment, à un meilleur modèle imaginé par un concurrent.
Des quakers à l’éthique d’entreprise 105 Dans les économies développées, le développement du commerce s’est accompagné d’une multinationalisation des entreprises. Le négoce ne connaît plus ni frontières, ni attachements culturels. Cette évolution, soutenue par la mobilité du capital, s’accompagne de l’émergence de nouveaux référentiels moraux : les valeurs de l’entreprise. Selon les circonstances, l’entreprise se postulera source de profit « juste », soucieuse de l’ensemble de ses stakeholders, consciente des défis environnementaux, etc. Certaines orientations sont
105 Trends Tendances, 14 août 2008.
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résilientes, tel le commerce équitable. D’autres initiatives relèvent plutôt du sponsoring ou du mécénat dans différents domaines (l’art, le sport, etc.). Initialement, les arguments de vente de l’entreprise étaient véhiculés par l’association mentale entre les produits et les clients. Car, à juste titre, l’entreprise s’essaie à juxtaposer un contexte émotionnel sur ses produits et services. C’est le cas du magasin de meubles prêts à monter qui ramène à une idée de retour à la pureté naturelle, d’une banque dont les services correspondent au contexte des jeunes, d’une bière dont la nocivité alcoolique est réduite, etc. L’esprit averti aura, bien sûr, décrypté cette facette particulière du marketing, qui correspond à une segmentation de la clientèle. Mais il y a désormais une autre facette à cette évolution : aujourd’hui, les entreprises ont formulé des valeurs internes à leur propre fonctionnement. Ces dernières, souvent référencées par rapport au respect et à la transparence, fondent une culture d’entreprise. La culture d’entreprise est, par son fondement, transitive. Elle doit composer à la fois avec l’économie interne de l’entreprise et les services et produits qu’elle commercialise. C’est bien sûr à ce niveau que les choses deviennent intéressantes. En effet, comment une entreprise, être virtuel délimité juridiquement, peut-elle sécréter des valeurs, sauf à penser que ces valeurs sont le commun dénominateur de ses collaborateurs ? En d’autres termes, comment serait-il possible que la formulation juridique de l’entreprise développe un comportement plus vertueux que son simple corps social ? L’entreprise fournirait-elle des contrats et une discipline mentale ? La réponse à ces questions est positive, et on touche, en ce domaine, à la dynamique des groupes, au sein desquels l’individu délègue une partie de son jugement moral. À l’intuition, l’entreprise peut certainement, par une adhésion de comportements, susciter des attitudes positives et enthousiastes. La culture d’entreprise cimente une cohésion et aligne les performances. Elle est donc disciplinante et modélisatrice. Au reste, il n’est pas possible de dissocier l’émergence des valeurs de l’entreprise du développement de l’économie de marché. Cette dernière est, par essence, plus individualiste. L’époque des réponses citoyennes et collectives est apparemment révolue : les rapports humains sont aujourd’hui plus transactionnels et impersonnels. Un phénomène d’anomie, c’est-à-dire de désintégration et d’effacement des valeurs, s’installe. C’est dans les interstices de cet immense glissement sociologique que les entreprises formulent des valeurs. Les Anglo-Saxons l’ont parfaitement compris : ils parlent d’éthique, c’està-dire la science de la morale. Car, pour eux, le profit et l’éthique sont parfaitement conciliables, sans devoir se référer à d’autres sources morales ou relianthemis
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gieuses. D’ailleurs, dans le capitalisme américain, les valeurs de l’entreprise ne sont pas absolues, puisqu’elles sont inductives et adaptables aux circonstances économiques. L’origine de l’éthique professionnelle est inspirée de la culture protestante. Ceci ramène aux présupposés protestants du capitalisme, mis en évidence par Max Weber. Dans le protestantisme, ce qui compte, c’est la sincérité morale de l’adhésion et les alertes déontologiques. Ce n’est donc pas une coïncidence si la notion de culture d’entreprise est principalement d’origine anglo-saxonne. Dans la tradition protestante, le travail permet aux travailleurs de donner du sens à leur vie professionnelle à travers les représentations de l’entreprise. Par ailleurs, l’éthique et la culture d’entreprise américaine trouvent leur genèse dans le mouvement des quakers. Les quakers, pourchassés en Angleterre et écœurés par la corruption, s’exilèrent en Amérique au XVIIe siècle. Le quakerisme n’a jamais refusé l’enrichissement personnel s’il poursuivait une certaine éthique. Dans cette logique, l’homme doit donc travailler, mais sa conduite et sa probité doivent être sans faille afin d’être dignes. Au-delà des excès rémunératoires de certains, cette logique de rigueur transcende le capitalisme anglo-saxon et fonde l’émergence des cultures d’entreprises. D’ailleurs, aux États-Unis, il n’y a pas de code de gouvernance corporative. Ce n’est pas un hasard.
L’entreprise : organe génétiquement modulable 106 Tout le monde a déjà vu ces cellules humaines, agrandies des millions de fois, qui font l’objet de manipulations génétiques. La frontière de la cellule est pénétrée et l’essence de la vie est sondée par la technologie. Depuis quelques années, la même manipulation est opérée sur le modèle européen de l’entreprise, lui-même infiltré par une influence anglo-saxonne. Est-ce le manque d’agrandissement optique qui banalise cette évolution ? Elle est pourtant fondamentale. Être abstrait par nature, l’entreprise a une durée de vie juridique infinie. Elle survit donc à ses actionnaires successifs qui, de leur côté, la régénèrent par des apports en capital. Mais l’entreprise existe surtout parce qu’elle permet de dissocier la prise de risque collective du patrimoine individuel de ses propriétaires. C’est justement cet attribut qui est progressivement extrait 106 Non publié.
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de l’entreprise. L’évolution anglo-saxonne conduit à déposséder l’entreprise de son autonomie juridique, comme si sa protection patrimoniale devenait perméable. Le constat paraîtra abscons. Nous le résumons de manière abrupte : l’entreprise, telle que nous la concevons, disparaîtra, car le modèle anglo-saxon en réfute la formulation latine. Ce modèle est fondé sur la notion de partenariat (partnership), c’est-à-dire l’association personnelle aux résultats et aux risques. Dans cette perspective, l’enrichissement est consubstantiel de la prise de risque personnelle, c’est-à-dire de la mise à risque de son patrimoine personnel. Dans le modèle latin, par contre, l’entreprise est engendrée sur la fragmentation des patrimoines : celui de l‘entreprise, collectif et destiné à féconder l’enrichissement, et le patrimoine individuel de l’actionnaire, étranger à la prise de risques. À notre intuition, les prochaines années verront donc la disparition de la forme latine des entreprises. Non que celles-ci disparaissent en tant qu’expression juridique : le Code Napoléon a survécu à d’autres évolutions. La fusion des patrimoines de l’entreprise et des actionnaires, qui correspond au modèle anglo-saxon, s’effectuera plus subtilement par la responsabilisation personnelle, et donc patrimoniale, des administrateurs. Ceux-ci sont, en effet, censés gérer l’entreprise au mieux de l’intérêt de ses protagonistes, restants à hiérarchiser. Les administrateurs feront donc payer à l’entreprise, c’est-à-dire indirectement aux actionnaires, des primes d’assurances dans l’hypothèse où ces mêmes actionnaires, ou toute personne intéressée à l’entreprise, entament un recours contre eux. Les actionnaires paieront donc indirectement des primes d’assurances destinées à les protéger contre eux-mêmes. En projetant le modèle jusqu’à son état stationnaire, on arrive au constat que le risque d’entreprise sera perpétuellement déplacé de l’actionnaire ou de l’administrateur d’une entreprise vers une compagnie d’assurances, c’est-à-dire vers d’autres propres actionnaires et administrateurs. C’est incidemment le postulat séminal du capitalisme anglo-saxon, dont l’existence est perpétuée par la circulation du capital et la mutualisation des risques. Le modèle anglo-saxon remet donc en question, en la fragmentant, l’ancienne division du travail et du capital. On discerne d’ailleurs la disparition du modèle latin dans ses disciplines de prédilection, telles la comptabilité et la fiscalité. Les normes comptables anglosaxonnes IAS, applicables aux entreprises cotées européennes depuis deux ans, sont articulées sur un rapprochement de la valeur des fonds propres de l’entreprise vers sa valeur boursière pour des actionnaires. Les capitaux propres de l’entreprise ne sont donc plus des résidus intangibles des apports de fonds anthemis
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originels : ils s’ajustent sur la valeur que les marchés financiers veulent bien leur donner. Dans le domaine fiscal, aussi, les tendances du futur deviennent discernables. Il s’agira de déplacer le centre de gravité de la fiscalité vers l’actionnaire de l’entreprise, plutôt que de le concentrer sur l’impôt des sociétés. En résumé de ces quelques paragraphes dont les fondements sont plutôt intuitifs qu’empiriques, le modèle latin d’entreprise évoluera dans le sens d’une juxtaposition des patrimoines et risques de ses protagonistes. Ceci conduit à la disparition de l’entreprise, au titre d’être juridique autonome, au profit d’un éclatement de ses responsabilités vers ses actionnaires. Le modèle latin, désormais immergé dans un milieu anglo-saxon, évoluera vers une multiplication cellulaire jusqu’à se fondre dans le patrimoine de ses actionnaires.
Essai d’une gouvernance partagée 107 Le principe régulateur du code de gouvernance corporative est fondé sur le postulat du Comply or Explain, c’est-à-dire le fait de s’y conformer ou d’en expliquer les motivations d’une non-application. Cette formulation, inspirée des pays au sein desquels l’activisme actionnarial est plus développé, n’est pas une coïncidence. En effet, ce rapport superpose une régulation volontaire d’obédience anglo-saxonne sur l’approche civiliste et réglementaire du Code des sociétés. Il s’agit d’un compromis entre la régulation interne et le monitoring externe de la vie corporative de l’entreprise. La gouvernance correspond à un ensemble de comportements, au travers desquels des règles collectives sont légitimées. Appliqué au monde des entreprises, ce concept concerne la façon dont les entreprises balisent le pouvoir des actionnaires et l’espace discrétionnaire des dirigeants. La gouvernance corporative n’interpelle d’ailleurs pas la manière selon laquelle l’entreprise est dirigée, mais plutôt comment sa direction est contrôlée. Si ce thème est aujourd’hui mieux perçu comme un axe de réflexion, c’est qu’il s’imposait de trouver un point d’équilibre entre les excès de l’ère managériale et une vision uniquement patrimoniale de l’entreprise. Le code de gouvernance corporative et le droit des sociétés vont désormais se compléter. Le Code des sociétés imposera un seuil minimum d’obligations corporatives, renforcées depuis le vote de la loi du 2 août 2002, tandis que le code de gouvernance corporative définit des best practices dans des domaines 107 Non publié.
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moins réglementés, telles la composition des conseils d’administration, la qualité de l’information des actionnaires et la rémunération des dirigeants. Dans cette perspective, le code de gouvernance corporative réconcilie sans doute les visions extrêmes de la gouvernance corporative. Celles-ci sont partagées entre les défendeurs libéraux d’une autorégulation exclusive par le marché boursier, et les tenants, désormais définitivement disqualifiés, d’une vision coercitive de la vie de l’entreprise, souvent empreinte de considérations étrangères à une analyse raisonnée et équilibrée du capitalisme belge. Ce rapport est aussi un point médian, ou plutôt le plus grand commun dénominateur, entre les orientations des pays limitrophes et les singularités du tissu actionnarial belge. D’ailleurs, plutôt que d’adopter un modèle de type shareholder, d’allégeance anglo-saxonne, le code de gouvernance corporative s’inscrit dans un modèle relevant du genre stakeholder, qui reconnaît la multiplicité des intervenants à la vie sociale de l’entreprise. On pense, entre autres, à l’actionnariat salarié. Au reste, plusieurs orientations complémentaires se retrouvent d’ailleurs dans ce rapport : la séparation entre la propriété (actionnariat) et le contrôle des entreprises, le traitement équitable des actionnaires (sous la contrainte de l’influence stratégique d’un actionnaire de référence), et les modalités de prise de contrôle des décisions. En filigrane de ce rapport, on décèle d’ailleurs les obligations de loyauté et de diligence attachées à la fonction d’administrateur, qui constituent la jonction entre l’actionnariat et la direction des entreprises. Malgré l’évident bien-fondé de la démarche, certains s’interrogent encore aujourd’hui sur la nécessité d’un code de gouvernance corporative. Ne s’agitil pas d’une nouvelle tentative, un peu illusoire, de normaliser les recommandations (minimalistes) déjà préconisées par la Fédération des entreprises de Belgique en 2001 ? Une telle démarche ne constitue-t-elle pas un effet de mode, destiné à apporter un semblant de moralité au capitalisme, alors que ce dernier découle d’une évolution spontanée ? Malgré une intuition de réponse positive, il n’y a pas de réplique absolue à ces questions, car un code de gouvernance corporative ne peut s’apprécier qu’en termes relatifs, par rapport aux initiatives d’autres pays. Dans cette perspective, le code de gouvernance corporative constitue un document équilibré et nuancé, qui s’inscrit dans un vaste mouvement de normalisation de pratiques du monde des affaires, presque impossible à codifier réglementairement. Par ce rapport, la Belgique rejoint les autres pays européens en adoptant une plate-forme de principes dont le non-respect serait incompréhensible, voire discréditant et décrédibilisant pour notre pays. anthemis
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Ce type d’initiative n’est, au demeurant, pas une innovation récente. Au Royaume-Uni, le rapport Cadbury a été publié il y a une dizaine d’années, et une cinquantaine de pays se sont attelés à ce type d’initiative. Le code de gouvernance corporative s’inscrit dans le sillage de ces différentes mouvances, puisqu’il repose sur le socle tripartite de la transparence de l’information financière (qui sera renforcée, dès l’année prochaine, par l’application des normes comptables IAS/IFRS), du traitement égalitaire des actionnaires et de la responsabilité des différents dirigeants de l’entreprise. Certes, l’initiative du code de gouvernance corporative est, à certains égards, sujette à débats, notamment en matière de publicité des rémunérations des dirigeants d’entreprises et de composition du comité d’audit, par exemple. Les discussions peuvent aussi concerner la majorité des membres du conseil d’administration qui doivent être non exécutifs. Pour accentuer sa crédibilité, la Commission devait peut-être se démarquer par des mesures frappantes. Il n’empêche qu’elle place des balises modernes dans une matière pour laquelle il s’impose de soutenir une concurrence positive avec les autres pays. Plus fondamentalement, et par référence à la formulation d’un ancien premier ministre français, ce rapport fonde désormais un droit d’inventaire des actionnaires minoritaires par rapport à la gestion des entreprises. Ce rapport rappelle que le capitalisme n’a d’avenir que s’il est ordonné et partagé.
L’érosion du modèle européen 108 L’entreprise fut imaginée à la fin du Moyen Âge, lorsque les commerçants italiens armèrent des équipages pour effectuer de longues missions. Les propriétaires de navires décidèrent rapidement de se rassembler pour partager les risques et les profits, très élevés lorsque l’expédition était fructueuse. Ce regroupement de capitaux s’accompagna d’une dissociation de rôles avec les dirigeants (ou administrateurs) de l’entreprise : les capitaines de bateaux, seuls maîtres à bord. La gouvernance corporative était née. Plus tard, au XIXe siècle, apparut la notion de responsabilité limitée des actionnaires. Il s’agit d’une innovation qui donna un essor sans égal à la révolution industrielle. Être abstrait par nature, l’entreprise fut progressivement dotée d’une durée de vie juridique infinie. On décida qu’elle survivrait à ses
108 Trends Tendances, 15 février 2007.
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actionnaires successifs qui, de leur côté, devaient la régénérer par des apports en capital ou des bénéfices mis en réserve. Depuis cette époque, l’entreprise européenne est bâtie sur la fragmentation des patrimoines : celui de l‘entreprise, collectif et destiné à féconder l’enrichissement, et le patrimoine individuel de l’actionnaire, limité à la mise à risque dans l’entreprise. L’entreprise européenne dispose donc d’une autonomie économique, confortée par son indépendance juridique. Pourtant, cet attribut pourrait être remis en cause, car le modèle anglo-saxon diffère singulièrement de la formulation latine de l’entreprise. L’Anglo-Saxon ne tolère l’autonomie économique de l’entreprise qu’avec grande circonspection. L’entrepreneuriat américain est, en effet, fondé sur la notion de partenariat (partnership), c’est-à-dire sur l’association personnelle aux résultats et aux risques. Dans ce modèle, l’enrichissement est consubstantiel à la mise à risque de son patrimoine personnel. D’ailleurs, pour l’Anglo-Saxon, l’entreprise ne peut d’ailleurs pas concentrer le risque : elle doit le diffuser sur les marchés. Au reste, les spécialistes du droit le savent d’ailleurs très bien : dans les pays anglo-saxons, la personnalité juridique des entreprises est beaucoup plus fragile qu’en Europe continentale. Les prochaines décennies pourraient donc voir évoluer la forme européenne des entreprises. Non que celles-ci disparaissent en tant qu’expression juridique : le Code Napoléon a survécu à d’autres évolutions. Mais, d’une manière ou l’autre, l’imperméabilité économique de l’entreprise va se corroder. À l’intuition, la confusion économique des patrimoines de l’entreprise et des actionnaires pourrait subtilement s’effectuer par la responsabilisation personnelle, et donc patrimoniale, des administrateurs. Ceux-ci constituent, en effet, le point de rencontre des actionnaires et des dirigeants, c’est-à-dire des pourvoyeurs et des exploitants des capitaux. Ce recours sur le patrimoine personnel des administrateurs n’est pas une futurologie. Il suffit, pour s’en convaincre, de feuilleter la presse anglosaxonne : c’est déjà une réalité américaine. Dans ce pays, il est convenu que la responsabilité civile des administrateurs discipline la fonction. Cela conduit d’ailleurs à une situation singulière : un administrateur attend d’abord d’être protégé, par les actionnaires eux-mêmes, des risques qu’il encourt, avant de formuler la stratégie de l’entreprise. Dans ce pays, la capacité d’un administrateur est donc conditionnée par l’importance d’une prime d’assurance, appelée D&O (Directors and Officers). Cette orientation signifie que l’entreprise, c’est-à-dire indirectement ses actionnaires, doit assurer la responsabilité de ses administrateurs, eux-mêmes anthemis
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chargés de diriger l’entreprise. Cette étrange circonvolution tend à confondre les risques de l’entreprise et de l’actionnaire ou, plus conceptuellement, de diluer l’indépendance économique de l’entreprise. En bonne logique, la préservation du patrimoine des administrateurs a donné naissance, aux États-Unis, à une florissante industrie de l’assurance. En projetant le modèle jusqu’à son état stationnaire, le risque est continuellement diffusé d’une entreprise vers d’autres (les entreprises d’assurances), c’est-à-dire vers d’autres actionnaires et administrateurs. Ceci correspond donc au modèle américain, qui postule que la circulation intensive du capital (et de ses risques) garantit l’affectation optimale des investissements. Faute d’être souhaitable, cette évolution est-elle inéluctable en Europe ? C’est difficile à prédire. Elle présenterait des déficiences majeures, voire dangereuses. L’administrateur européen est un mandataire social plutôt qu’un prestataire contractuel. Le capitalisme européen est souvent fondé sur un actionnariat de référence ou familial, qui exige la dissociation économique et juridique des patrimoines de l’entreprise et des actionnaires.
Gouvernance corporative : l’affaire Electrabel 109 Décidément, l’histoire se répète pour le groupe Suez, dépositaire de quelques actifs de la Générale de Belgique. Comme en juin 1988, la stratégie de l’entreprise est débattue sur la place publique, à renforts de déclarations incisives et de dramatisation des assemblées générales. Carlos De Benedetti, Eric Knight : même combat ? À dix-sept ans d’intervalle, ce sont le concept de société holding et la suspicion de stratégies occultes et de relations camouflées entre sociétés liées qui sont, à nouveau, en cause, avec une interrogation focale : l’entreprise optimalise-t-elle le patrimoine actionnarial ? Que Knight Vinke, qui interpelle Gérard Mestrallet au sujet de la stratégie de Suez-Electrabel, ait tort ou raison n’a, en fin de compte, aucun intérêt à court terme, car les marchés décideront. Les leçons de l’événement se situent à d’autres niveaux. Elles portent, tout d’abord, sur le rôle pivotal des analystes financiers, représentant eux-mêmes parfois (on l’oublie trop souvent) des actionnaires, activistes ou passifs. La déontologie des analystes avait été prise en défaut lors de la bulle technologique, certains membres de cette profession ayant aban109 Trends Tendances, 26 mai 2005.
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donné la neutralité factuelle qui doit présider à l’examen, pour le compte des tiers, des modèles d’entreprises. Aujourd’hui, cette profession a recadré son expertise dans de strictes balises analytiques. Son influence est désormais consacrée, et aussi dense que celle des administrateurs indépendants. Un autre enseignement porte sur le débat actionnarial, auparavant confiné à un jeu de questions t réponses lors d’assemblées générales, dont le script était soigneusement préparé par les entreprises, afin d’éviter tout débat déviant. Pourtant, ce débat est sain : l’assemblée générale des actionnaires est, après tout, la réunion des copropriétaires de l’entreprise. Il y a donc fort à parier que l’internationalisation de l’actionnariat minoritaire, et surtout sa concentration par des investisseurs institutionnels anglo-saxons, va conduire à une médiatisation croissante des analyses de stratégie corporative. Mais, plus fondamentalement, les interventions révèlent une friction de modèles d’actionnariat. Le concept d’actionnaire de référence, commun dans les sociétés européennes (et tel qu’il est constaté dans la relation entre Suez et Electrabel), ne s’intègre pas dans l’organisation des marchés boursiers anglosaxons, qui postule que le capitalisme progresse par la minorisation de l’actionnariat. Les exigences américaines de gouvernance corporative sont d’ailleurs fondées sur la dispersion maximale des actionnaires. À moyen terme, c’est donc la notion européenne d’actionnaire de contrôle qui sera sur la sellette. Le législateur belge et le code belge de gouvernance corporative ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, en forgeant des balises aux prérogatives respectives des administrateurs et dirigeants d’entreprises. Mais là aussi, un danger se précise : plutôt que de postuler l’autorégulation des marchés boursiers, le législateur belge a choisi le sillon de la réglementation, tracé, entre autres, dans les textes de la loi du 2 août 2002. Cela pourrait conduire à une judiciarisation de l’appréciation de la stratégie des entreprises. Ce n’est donc pas un hasard si Knight Vincke s’est adjoint les services d’un avocat réputé. Cette évolution est-elle souhaitable ? L’avenir dira si les médias et les prétoires deviendront l’antichambre des assemblées générales. Une chose est, par contre, certaine : le rôle des analystes financiers, des administrateurs indépendants et des autorités de contrôle prudentiel sera, à terme, reconfiguré.
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Crise et gouvernance d’entreprises cotées 110 Adoptée en français du XIIIe siècle comme un équivalent au terme « gouvernement », la gouvernance correspond à un ensemble de comportements au travers desquels des règles sont élaborées, légitimées, mises en œuvre et contrôlées. Appliqué au monde des entreprises cotées, ce concept concerne la façon dont le pouvoir des actionnaires et l’espace discrétionnaire des dirigeants sont balisés. La gouvernance corporative ne concerne d’ailleurs pas la manière selon laquelle l’entreprise est dirigée, mais plutôt selon laquelle sa structure de pouvoirs de direction est bâtie. Même s’il n’a pris d’importance que récemment, le champ de la gouvernance est né des analyses de Berle et Means (1932), situées dans le contexte de la crise de 1929. Dans les sociétés cotées, ces auteurs concluaient à une gestion défavorable aux actionnaires en raison de l’imperméabilité existant entre ces derniers, qui assument le risque, et les dirigeants, qui prennent les décisions. À quatre-vingts années d’intervalle, les crises boursières alimentent des débats comparables. Depuis quelques années, la gouvernance corporative a été appréhendée de manière partenariale, en prenant en considération non seulement les actionnaires, mais aussi l’ensemble des protagonistes à la vie de l’entreprise. C’est une approche qui, partant des shareholders, concerne également les stakeholders. À notre intuition, la crise des années 2007-2009 va modifier cette perception partenariale de la gouvernance. C’est la prédominance du modèle actionnarial qui va s’imposer pour les entreprises cotées. Cette intuition peut choquer alors que le rôle sociétal de l’entreprise est promu. Pourtant, un fait explique cette évolution : les actionnaires ont été appauvris. Cet appauvrissement va immanquablement renforcer la surveillance des conseils d’administration, dont la première mission sera la restauration de la capacité bénéficiaire et du patrimoine des propriétaires. Cette vigilance actionnariale sera renforcée par l’immersion totale dans une économie de marché aux contours très volatils. Au reste, la prédominance de cette gouvernance actionnariale s’inscrit dans une logique historique : au régime paternaliste et familial du XIXe siècle a succédé, entre 1930 et 1980, une vision technocratique et managériale avant d’adopter, depuis une trentaine d’années, le modèle d’économie marchande.
110 Non publié.
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Pourtant, l’équation sera complexe, car l’immersion dans une économie marchande très exigeante va paradoxalement s’accompagner d’une tutelle forte des autorités publiques, caractéristique des sorties de crise. Lorsque les pouvoirs publics doivent intervenir pour effectuer des sauvetages d’entreprises privées ou pour mettre en œuvre des politiques de stimulation keynésiennes, l’équilibre des pouvoirs s’oriente vers une contribution plus forte des entreprises aux charges budgétaires. Les exigences fiscales et administratives vont, par exemple, se renforcer. En conséquence, la gouvernance corporative sera modifiée dans le sens d’obligations accrues imposées aux administrateurs. Celles-ci relèveront à la fois des exigences actionnariales (en termes de gestion de capacité bénéficiaire et de stratégie) et des contraintes publiques. Ceci nous amène à l’intuition d’une évolution qui interpellera lourdement les organisations représentatives des administrateurs, telle Guberna. La responsabilité civile et pénale des administrateurs sera alourdie, au détriment de la protection solidaire qui a longtemps prévalu. Cette prospective d’une responsabilisation accrue des administrateurs est aussi inspirée par les exigences d’information renforcées qui seront imposées aux entreprises. Il s’agira de rendre le système plus efficace et fluide afin de diminuer l’opacité du circuit entre l’épargne des actionnaires et le capital des entreprises. Cette optique s’inscrit dans la vision contractuelle de l’entreprise, selon laquelle il n’y a pas lieu d’opposer entreprise et marché : l’entreprise est un marché privé qui a réduit ses coûts de transactions. D’une manière ou l’autre, l’imperméabilité économique de l’entreprise va se corroder. La confusion économique des patrimoines de l’entreprise et des actionnaires s’effectuera justement par la responsabilisation individuelle patrimoniale des administrateurs. Ceux-ci constituent, en effet, le point de rencontre des actionnaires et des dirigeants, c’est-à-dire des pourvoyeurs et des exploitants des capitaux. Ce recours sur le patrimoine personnel des administrateurs n’est pas une futurologie. Il suffit, pour s’en convaincre, de feuilleter la presse anglosaxonne : c’est déjà une réalité américaine. Dans ce pays, il est convenu que la responsabilité civile des administrateurs discipline la fonction. Cela conduit d’ailleurs à une situation singulière : un administrateur attend d’abord d’être protégé, par les actionnaires eux-mêmes, des risques qu’il encourt, avant de formuler la stratégie de l’entreprise. Cette orientation signifie que l’entreprise, c’est-à-dire indirectement ses actionnaires, doit assurer la responsabilité de ses administrateurs, eux-mêmes chargés de diriger l’entreprise. Cette étrange circonvolution tend à confondre les risques de l’entreprise et de l’actionnaire ou, plus conceptuellement, de diluer l’indépendance économique de l’entreprise. anthemis
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Cette évolution est-elle souhaitable ? Probablement pas, mais nos économies n’auront pas d’autre choix que d’y être confrontées. Ces intuitions plaident en tout cas pour des règles de gouvernance différentes selon que les entreprises soient ou non cotées. C’est d’autant plus nécessaire en Belgique, dont la typologie des entreprises est caractérisée par un actionnariat familial. En résumé, la crise financière va probablement accentuer le rapport de force d’une gouvernance corporative actionnariale sous tutelle publique, à tout le moins pour les entreprises cotées. La sociologie bienveillante des conseils appartient sans doute au passé, car l’économie de marché, conjuguée à des exigences publiques alourdies, va responsabiliser la fonction de l’administrateur. Incidemment, la notion d’indépendance de l’administrateur sera, plus que jamais, promue. Elle sera fondée sur la discipline, l’expertise et la rigueur.
Les démons des conseils d’administration 111 Résignée et déçue, la Belgique est traumatisée par un mois de cauchemar. Mais qu’aura-t-on appris de ces krachs bancaires et boursiers ? Il est bien sûr trop tôt pour formuler des réponses définitives. Une analyse sommaire pourrait, par exemple, donner l’impression d’une immixtion définitive des pouvoirs publics dans la gestion bancaire. Pourtant, c’est un effet d’optique : l’angle mort de cette crise, c’est l’immersion de notre pays dans l’économie de marché, devenue le modèle absolu des sociétés marchandes. Dorénavant, la Belgique sera confrontée à un capitalisme transactionnel et à la recherche de l’efficience actionnariale. D’ailleurs, c’est probablement, pour le royaume, la fin de l’économie du XXe siècle. L’ancien millénaire a survécu en suspension pendant huit ans. Dorénavant, en Belgique, il y aura un avant et un après 2008. C’est un crépuscule générationnel, car l’instantanéité d’un krach ramène à de nouveaux espaces-temps. Avant de formuler d’inévitables et profondes modifications à la réglementation financière, ce qui doit être examiné, c’est la gouvernance future des entreprises. La crise financière ne porte pas sur le rôle des pouvoirs publics, mais plutôt sur la notion d’actionnaire de contrôle des entreprises financières. Un actionnaire de référence est indispensable pour les entreprises dont la protection des créanciers (déposants bancaires, souscripteurs d’assurances, etc.) peut exiger rapidement des recours à des capitaux frais. 111 L’Echo, 21 octobre 2008.
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C’est d’ailleurs ce qui distingue les remèdes apportés à Fortis et à Dexia. Fortis n’avait pas d’actionnaire de référence, tandis que Dexia disposait d’actionnaires stables. L’intervention de l’État dans Fortis a consisté à adosser ce groupe à un actionnaire majoritaire. L’existence d’un actionnaire de référence peut apparaître comme un concept désuet. Le capitalisme américain en réfute même la notion, au motif qu’un actionnariat exclusivement minoritaire entraîne une fluidité accrue du capital et une meilleure efficience boursière. Pourtant, l’existence d’un actionnaire de contrôle engendre une vérification des entreprises, dans la mesure où le risque patrimonial n’est pas disséminé, mais concentré et surveillé par cet actionnaire de référence. L’ancrage belge de nos entreprises est un sujet qui peut être débattu à l’envi. Une entreprise doit-elle disposer d’un actionnariat national ? La Belgique n’est-elle pas trop petite pour l’engendrer ? Après tout, plus de 50 % du volume traité en bourse de Bruxelles émanent de Londres, et les premiers actionnaires non familiaux de la plupart de nos entreprises sont étrangers. Et puis, certains argumenteront que les opérations de 1988 (Générale de Belgique), de 1997-1999 (O.P.A. sur la Royale Belge, BBL, PetroFina, etc.) et de 2008 (Fortis et Dexia) étaient inéluctables dans une géographie financière européenne. La nécessité d’un ancrage belge peut ressembler à un protectionnisme tardif et désuet. Pourtant, ce n’est pas un repli géographique. Il est important de garder des centres de décision dans une sociologie utile au pays, au risque de perdre l’influence nationale sur l’allocation des investissements. La bourse de Bruxelles est, par exemple, la seule institution nationale permettant l’accès au capital à risque public de nos entreprises. Nos écoles de gestion ont aussi, par exemple, besoin de relais nationaux. Un autre axe de réflexion concerne la gestion des conseils d’administration, dont l’organisation est d’autant plus cruciale que la crise financière confirme l’importance de la représentation actionnariale. Des questions sont posées : la discipline des conseils fut-elle imparfaite au sein de quelques opérateurs financiers ? La sophistication de la mathématique des risques n’exige-telle pas urgemment de nouvelles compétences ? La complaisance altère-t-elle parfois les prises de décisions ? Une chose est acquise : les sauvetages bancaires ont consommé la fin d’une sociologie bienveillante des conseils. La crise induira, comme les précédentes, une revue de leurs modes de fonctionnement. C’est, par exemple, le krach de 1929 qui a donné naissance à la terminologie de la gouvernance corporaanthemis
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tive. La crise de 2008 fertilisera, quant à elle, de nouvelles exigences dans ce domaine. Traditionnellement, le rôle d’un administrateur d’une entreprise belge s’exprimait dans une fonction de proposition plutôt que de surveillance. Il faudra désormais renforcer ce rôle de veille et accepter le risque d’une exposition juridique accrue des administrateurs. Le capitalisme ne sera pas moralisé, mais ses acteurs en seront responsabilisés. À l’avenir, les conseils seront, encore plus qu’aujourd’hui, composés de membres sélectionnés pour leur rigueur, leur expertise et leur capacité de contradiction. Ils devront améliorer l’architecture globale de la régulation.
Publier les salaires des grands patrons ? 112 Le législateur français a récemment modifié les règles de transparence en matière de rémunérations des dirigeants d’entreprises. La loi française sur les nouvelles régulations économiques, significativement édulcorée par rapport aux exigences socialistes originelles, consacre désormais l’obligation de rendre publiques, à partir de l’an prochain, les rémunérations des mandataires sociaux et de fournir une information sur les stock options attribuées à ces mêmes mandataires sociaux et aux dix salariés qui se seront vu attribuer le plus grand nombre de stock options. En Belgique, certains sénateurs belges ont entamé une démarche comparable. La démarche française s’inscrit vraisemblablement dans le sillage de la médiatisation de l’indemnité de dédit attribuée à Philippe Jaffré, l’ex-P.-D.G. du groupe Elf. L’actualité sociale est, au demeurant, régulièrement interpellée par des polémiques concernant les rémunérations de dirigeants d’entreprises, tel le bonus de liquidation attribué au président de Marks & Spencer et auquel ce dernier a finalement renoncé sous la pression médiatique. Il ne faut pas s’en cacher : la transparence de la rémunération des dirigeants d’entreprises constitue une matière délicate, qu’il s’impose d’examiner, en termes politiques, sans émotivité. Plus précisément, il faut s’astreindre à préciser les motivations objectives d’une telle exigence, après avoir dépouillé l’analyse de motivations personnelles ou collectives, le cas échéant, polluées de biais peu avouables.
112 L’Echo, 6 juillet 2001.
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À cet égard, il est singulier que l’exigence de transparence des rémunérations émane, entre autres, de certaines organisations syndicales, pourtant connues pour l’opacité de leur propre patrimoine. Dans ce domaine, la révélation publique, en février 2000, de l’existence du compte secret du syndicat chrétien C.S.C. ouvert auprès de la Kredietbank Luxembourg, reste, bien sûr, à l’esprit. Quels intervenants ? La question porte, dans son fondement, sur la valeur ajoutée que pourrait apporter, pour les participants à la vie sociale de l’entreprise, la connaissance de la rémunération des principaux responsables d’une société privée. Il est important de souligner que ces rémunérations ne constituent pas, pour les administrateurs de ces mêmes entreprises, un quelconque mystère, puisque la rémunération des dirigeants est, en bonne logique, approuvée par un conseil d’administration. La rémunération des dirigeants ne constitue pas non plus une information occulte pour les pouvoirs publics et, en particulier pour l’administration fiscale et les organismes de sécurité sociale. Les organisations syndicales, au travers des informations fournies aux conseils d’entreprise – elles-mêmes souvent certifiées par le réviseur d’entreprises – obtiennent également un flux d’informations régulier en matière de rémunérations. La revendication d’une meilleure transparence en matière de rémunérations revêt, en réalité, une dimension qui sublime sa valeur factuelle, à savoir celle de l’information des actionnaires de l’entreprise. Il s’agit, en effet, d’un problème de cohérence (ou de symétrie d’objectifs) entre les intérêts des mandants et ceux des mandataires. Et ce n’est pas une coïncidence si la revendication d’une transparence accrue des rémunérations révèle une pertinence croissante pour les actionnaires. Cette situation reflète la fragmentation de l’actionnariat et l’émiettement géographique des propriétaires de l’entreprise, conduisant à démobiliser ces derniers et à les rendre peu enclins ou dans l’impossibilité d’exercer un quelconque contrôle sur les décisions stratégiques de l’entreprise. Orientations anglo-saxonnes
Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner que les exigences en matière de révélation des rémunérations des dirigeants de sociétés aient été mises en œuvre dans les pays anglo-saxons, caractérisés depuis longtemps – au contraire des principaux pays européens – par l’absence d’actionnaires de référence. Les orientations normatives anglo-saxonnes donnent la prédominance à l’inforanthemis
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mation financière des actionnaires et recommandent, dans cette perspective, une plus grande clarté, eu égard, aux exigences de l’actionnariat, par essence plus évolutif lorsque les actions des entreprises sont négociées sur un marché boursier. Les exigences anglo-saxonnes de publicité des informations financières (dont les rémunérations des dirigeants) ont d’ailleurs toujours constitué un des principaux vecteurs du développement des marchés boursiers. Aux États-Unis, par exemple, la Securities and Exchange Commission joue un rôle dominant dans le sillage de la promulgation des lois fédérales américaines sur l’émission et l’échange de titres (Securities Act de 1933 et le Securities Exchange Act de 1934). En Europe continentale, les exigences progressives de transparence des rémunérations reflètent probablement, pour partie, l’entrée d’actionnaires anglo-saxons dans le capital d’importantes sociétés européennes, tout en consommant une rupture avec les dérives sociétaires souvent constatées, telles les participations croisées incestueuses et les conseils d’administration consanguins et résolument opposés à l’information des marchés boursiers, notamment dans le domaine de leurs propres rémunérations. Mais, voilà, la question se pose de savoir si une publication des rémunérations des dirigeants est réellement une information discriminante pour les marchés boursiers. En d’autres termes, comment faire la distinction entre une information destinée à améliorer l’efficience des marchés financiers et une donnée rémunératoire ne constituant, aux yeux de certains en quête d’une certaine justice sociale, qu’un outil d’expiation médiatique ? La recherche académique, pourtant florissante dans la discipline de la gouvernance corporative n’apporte malheureusement pas de réponse définitive dans ce domaine. La meilleure illustration des dérives et des incompréhensions en matière de rémunération des dirigeants d’entreprise concerne les stock options, dont la démocratisation se développe rapidement. Selon certains de ses détracteurs mal informés, l’exercice des stock options est assimilé à un appauvrissement des ressources productives de l’entreprise. À ce motif, il s’impose d’en limiter, sinon d’en réglementer, l’attribution (ce qui est, à nouveau, paradoxal, lorsque l’on sait que certains dirigeants d’entreprises publiques belges disposent de stock options, probablement exerçables en cas de privatisation !). En réalité, ce ne sont pas les dirigeants de l’entreprise qui s’attribuent les stock options, mais, économiquement, les actionnaires de cette dernière qui les anthemis
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octroient. Le coût financier de l’octroi d’options est nul pour l’entreprise – dont le patrimoine n’est nullement ponctionné – car leur exercice éventuel reporte une moins-value correspondante sur les actionnaires. Pour les dirigeants de l’entreprise dont les performances professionnelles et les orientations stratégiques conditionnent étroitement la valeur boursière des actions, la quote-part de leur rémunération attribuée sous forme de stock options devrait donc idéalement être très importante, de manière à associer leurs objectifs de rémunération aux contraintes patrimoniales des actionnaires. L’attribution de stock options ne peut donc aucunement être assimilé à une compensation ordinaire et son utilisation rémunératoire – si tant est qu’elle soit contestée médiatiquement – s’effectue, en réalité, au bénéfice des actionnaires, sans obérer les ressources que l’entreprise peut affecter à la rémunération de l’apport de travail. Ce raisonnement est d’ailleurs poussé à son paroxysme dans certaines entreprises américaines dont les CEO sont uniquement rémunérés par des stock options. Il n’est donc pas raisonnable pour le principal intéressé à la rémunération des dirigeants de l’entreprise, à savoir l’actionnaire, de remettre en cause le principe de leur attribution. Seules les modalités d’attribution, et leur nombre en particulier, doivent sans doute faire l’objet d’une attention particulière. Axes de réflexion
À notre estime, il faut éviter de s’orienter vers une divulgation mécanique de la rémunération des dirigeants de nos entreprises, dans la mesure où les motivations de celle-ci ne correspondent pas au contexte socioculturel d’Europe continentale. Il serait, en outre, réducteur de réduire l’apport d’un dirigeant d’entreprise à la stratégie de cette dernière à une simple mesure financière. Comment déterminer, de surcroît, de manière absolue, si un dirigeant d’entreprise est trop ou pas assez rémunéré ? Comment mesurer sa vision stratégique en rapport avec le niveau de risque supporté ? Il s’agit d’appréciations subjectives dont la médiatisation maladroite ne peut, en fin de compte qu’être nuisible. Il est d’ailleurs frappant de constater que la haute rémunération attribuée à un dirigeant d’entreprise en difficulté emporte la compréhension collective, alors qu’une même rémunération allouée à un dirigeant qui a fait de son entreprise une réussite est, de prime abord, suspecte. Il faut, de surcroît, éviter que cette éventuelle publicité ne débouche que sur des revendications ou des contestations, ce qui apparaît malheureusement inéluctable dans cette hypothèse. anthemis
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Deux axes de réflexion nous apparaissent, par contre, plus judicieux. Le premier axe de réflexion correspondrait, dans le sillage des exigences d’une meilleure gouvernance corporative, à la recommandation, au sein des sociétés cotées ou caractérisées par un actionnariat suffisamment dispersé, d’un comité de rémunération, constitués d’administrateurs et d’experts indépendants. De nombreuses sociétés cotées ont déjà mis en œuvre cette initiative. Ce comité de rémunération serait idéalement chargé d’assurer une adéquation optimale entre les exigences des actionnaires, la capacité d’influence de la stratégie de l’entreprise par ses dirigeants, et leurs compétences individuelles. Pour rappel, selon les principes de gouvernance corporative, le conseil d’administration doit s’attacher à définir une stratégie à long terme expliquée aux actionnaires, veiller au respect de l’éthique, notamment vis-à-vis des salariés, choisir des dirigeants de qualité, leur fixer des objectifs clairs et les rémunérer en conséquence et, enfin, fonctionner en toute transparence vis-à-vis des actionnaires. Le second axe pourrait consister à limiter la divulgation des rémunérations à l’attribution de stock options par catégories hiérarchiques de l’entreprise. Il s’agirait donc de fournir une information agrégée et homogène par classes de travailleurs, et non de manière individualisée. La publicité de données à caractère nominatif pourrait, en outre, poser des problèmes, notamment en ce qui concerne l’atteinte à la vie privée des personnes concernées. La limitation de l’information aux stock options répond, selon nous, à l’importance de fournir aux actionnaires l’information qui leur est la plus pertinente. Cette dernière permettrait non seulement de quantifier la dilution potentielle de l’actionnariat de l’entreprise, mais aussi probablement d’améliorer – ne serait-ce que marginalement – l’efficience du marché boursier de l’action de l’entreprise, car les analystes financiers interprètent l’exercice des stock options par les dirigeants comme leur perception (eu égard au fait qu’ils disposent d’une information privilégiée sur l’entreprise et que cela entraîne une asymétrie d’information) que la valeur de l’action a atteint un sommet. Conclusion
À notre estime, la publicité des rémunérations des dirigeants constitue une problématique peu adaptée à des initiatives législatives ou réglementaires, mais dont la pertinence doit plutôt être appréhendée dans le cadre du contrat que les actionnaires concluent avec les dirigeants de l’entreprise. Une évolution par recommandations, éventuellement précisées par la Commission bancaire et financière, nous semble donc plus adaptée. anthemis
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Il importe, dans cette matière, que les intervenants concernés s’adaptent progressivement et, surtout, d’éviter les dérives perverses.Volonté de transparence ne doit pas être confondue avec curiosité ou voyeurisme.
Réflexions sur le droit de vote des actions 113 Depuis quelques années, différents courants de pensée s’interrogent sur le bien-fondé d’avoir, pour une entreprise cotée, un actionnaire de référence. Faut-il, en effet, privilégier un actionnariat exclusivement minoritaire ou, au contraire, conforter l’existence d’un actionnaire majoritaire qui est chargé de piloter l’entreprise ? Certaines études signalent qu’un actionnaire de référence est une valeur ajoutée pour l’entreprise, surtout en période de turbulences conjoncturelles. Pourtant, l’actionnariat de référence ne fonde pas, dans l’absolu, le meilleur modèle. Il peut d’ailleurs conduire à des conflits d’intérêts entre actionnaires, voire à des décotes boursières. En même temps, l’actionnariat exclusivement minoritaire (reflétant les tendances anglo-saxonnes) n’est pas exempt de failles. En effet, si l’actionnariat d’une entreprise est fragmenté et anonyme, un actionnaire qui rassemble un faible pourcentage des droits de vote devient ipso facto un actionnaire de référence. Cela conduit parfois à des dérives telles que des chantages sur des directions, voire des choix stratégiques suboptimaux. Plus fondamentalement, la problématique de l’actionnariat des entreprises cotées révèle deux modes organisationnels, sans que l’un soit supérieur à l’autre : le modèle anglo-saxon et le modèle européen. Outre-Atlantique, la concurrence parfaite est le modèle absolu des sociétés marchandes. Celle-ci suppose un marché atomisé et dépouillé de tout acteur dominant. Ce modèle conduit à l’actionnariat minoritaire, et accessoirement au rejet d’un actionnaire de référence. Si un actionnaire est prédominant, son influence doit être neutralisée par les administrateurs. Ceux-ci sont investis d’une responsabilité personnelle et disposent de différentes techniques (droit de veto, règles de majorité) à cet effet. Par contre, dans nos pays, la cotation des entreprises est souvent accompagnée de la présence d’un actionnaire de référence. C’est, par exemple, le cas
113 L’Echo, 2 août 2001.
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des entreprises cotées sur Euronext Bruxelles, dont le tiers des actions est, en moyenne, détenu par un actionnaire de référence. Ceci étant, le modèle européen n’est pas pérenne. En effet, la Commission européenne met progressivement en question la pertinence de l’actionnaire de référence. Différentes directives, dont certaines ont déjà été transposées en Belgique, s’imprègnent de cette orientation. C’est, par exemple, le cas de la directive O.P.A. qui conduira à exiger le lancement d’une offre publique dès qu’un seuil de participation de 30 % dans une société cotée sera franchi. En filigrane de ces différences de modèles, c’est, en vérité, la question du droit de vote qui se pose. Contrairement au droit au dividende, acquis passivement par tous les actionnaires, le droit au vote n’est pas exercé par l’actionnaire minoritaire. Cette absence d’exercice du pouvoir votal n’est pas singulière : elle est inhérente au modèle de capitalisme anglo-saxon à l’actionnariat minoritaire. Au reste, cette abstention votale est aggravée par le fait que les sicav ne sont pas présentes aux assemblées générales. Certains vont, dès lors, plus loin que cette constatation : si les droits de vote ne sont pas exercés par les actionnaires minoritaires, c’est que leur valeur est insignifiante. Cela signifie théoriquement que leur valeur est de facto transférée gratuitement par les actionnaires minoritaires à l’actionnaire de référence. Ne faut-il pas, dès lors, attribuer des droits de vote additionnels aux actionnaires stables ? Il s’agirait donc de déroger au principe selon lequel le nombre de voix attaché aux actions est proportionnel à la quotité de capital qu’elles représentent. Au reste, l’idée n’en est pas neuve : les actions à droits de vote multiple ont déjà existé en Belgique, avant qu’un arrêté royal de 1934 les supprime, dans le sillage du krach de 1929. C’est, par exemple, le cas en France, qui autorise les actions à droit de vote double. Leur émission résulte des statuts et du délibéré d’une assemblée générale extraordinaire. Ces actions doivent être nominatives, et inscrites au nom d’un même titulaire depuis une durée minimum comprise entre deux et quatre ans (pour les sociétés cotées). Mais, là aussi, deux courants de pensée s’opposent en matière d’actions à droits de vote majorés. Ceux qui sont favorables à l’idée soulignent l’incongruité de donner la même influence, en termes de droits de vote, à des actionnaires permanents et en transit. Dans cette perspective, il convient de récompenser la stabilité de l’actionnariat en majorant les droits de vote de ces actions stables. Cela permet à l’actionnaire de référence d’alléger son investissement financier dans l’actionnariat de l’entreprise. En effet, à nombre de droits de vote égal, il lui anthemis
10. modèles d’organisation d’entreprises
faut détenir moins d’actions pour garder son influence. Ceci permet aussi d’augmenter le free float (fraction des titres traités en bourse), sans mettre en péril la structure de l’actionnariat de référence. Mais pour d’autres protagonistes, cette démarche conduirait au renforcement des structures de holdings, dont l’objectif est souvent de maximiser leur pouvoir de direction en minimisant le nombre de titres détenus dans les filiales. L’émission d’actions à droit de vote multiples tendrait donc à escamoter les actionnaires minoritaires. En renfort de cet argument, une récente étude de la Commission européenne avance que les actions à droits de vote irréguliers souffrent d’une décote de 10 % à 30 %. Dans cette optique, la privation du droit de vote doit être rémunérée sous une forme ou l’autre (dividende prioritaire, etc.). L’orientation choisie en matière de droits de vote n’est donc pas une direction technique. En arrière-plan de la réflexion, c’est l’adoption du modèle (anglo-saxon ou européen) qui est en cause. Il est impossible de trancher, de manière définitive, le nœud gordien de la controverse des actions à droits de vote multiple. Ce débat avait été entamé en 1991, lors de l’introduction des actions sans droits de vote. Mais quel est le véritable problème ? Les cotations boursières sont alimentées par un flux continu d’achats et de vente. Par contre, l’exercice du droit de vote est lié à la détention de l’action pendant un bref intervalle de temps, à savoir au moment des assemblées générales. En d’autres termes, on oppose une cotation boursière qui, pour exister, exige un flux permanent d’acheteurs et de vendeurs à un droit de vote qui requiert une fugace détention des titres pendant un moment confiné. Ce mode d’organisation était adapté lorsque les marchés boursiers étaient peu mobiles et moins fractals. Mais, de nos jours, ce manque de synchronicité n’est pas optimal. En effet, la propriété de l’action est dynamique, tandis que l’exercice du droit de vote est statique. On en arrive donc à une constatation implacable : le cours de bourse ne peut exister entre deux assemblées générales que s’il exclut certains actionnaires. Ces actionnaires exclus sont les vendeurs de titres qui, de facto, transmettent leur droit de vote à des acheteurs subséquents. Inversement, si tous les actionnaires voulaient le rester, afin de pouvoir exercer leur droit de vote, il n’y aurait pas de vendeurs de titres, donc pas de cotation. Intuitivement, une orientation à long terme devra donc être prise. Celle-ci consistera en la poursuite du modèle américain, caractérisé par la minorisation forcée de l’actionnariat ou, au contraire, l’extraction du droit de vote pour anthemis
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les actionnaires instables. Dans cette seconde logique, le droit de vote pourrait, par exemple, s’acquérir, dans des limites balisées, au fur et à mesure de la détention. Il pourrait devenir caduc en cas de changement de contrôle. Mais d’autres modalités sont envisageables : actions sans droits de vote à dividende prioritaire, capital remboursable, etc.
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11. Comptabilité Trente ans de droit comptable : et maintenant ? 114 Le droit comptable belge fête en 2006 trente ans d’existence. Pendant cette période, beaucoup de choses ont été réalisées, de l’élaboration du droit comptable proprement dit à la constitution de corps de professionnels chargés de vérifier les comptes (experts-comptables, réviseurs, etc.), en passant par la mise sur pied d’une Centrale des bilans dont l’excellence est irréfutable. Pourtant, la pérennité de la matière comptable est fragile, car un référentiel unique ne peut plus prétendre restituer, avec une qualité uniforme, l’économie de toutes les entreprises. C’est cette réalité qui a incité les autorités européennes à imposer, pour les entreprises cotées, l’adoption des normes IAS/ IFRS, d’obédience anglo-saxonne et actionnariale. Pour ces entreprises cotées, le droit comptable, héritage de la révolution industrielle, est inadapté aux réalités économiques du XXIe siècle. À titre d’exemple, la présentation séquentielle des actifs d’un bilan reflète un processus manufacturier. Or, pour des entreprises de services, le capital intellectuel est tout aussi essentiel aux économies de services que ne l’étaient les biens corporels pour les entreprises fondées sur la production industrielle. Et, malheureusement, la valeur des actifs incorporels ne peut s’appréhender correctement que par une estimation de leur capacité bénéficiaire future. Ce n’est donc pas une coïncidence si les normes IAS/IFRS abandonnent progressivement un référentiel comptable basé sur des coûts historiques, au profit d’une évaluation progressive de certains actifs et passifs à leur valeur de marché. La question qui se pose est de savoir quelles directions le droit comptable belge empruntera. Le législateur va-t-il s’orienter vers un basculement généralisé, pour toutes les entreprises, aux normes IAS/IFRS ou, au contraire, des référentiels distincts seront-ils maintenus selon que les entreprises sont ou non cotées en bourse ? En filigrane de cette interrogation, il s’agit de savoir à qui des comptes annuels s’adressent, et donc pour quels intervenants ils doivent donner une image, censée être fidèle, du patrimoine corporatif.
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À la réflexion, la seconde voie, fondée sur la juxtaposition de deux référentiels comptables, est probablement l’orientation adéquate. Pour des entreprises cotées, l’expression comptable de valeurs, et non de coûts, tend à rapprocher la mesure des fonds propres comptables vers la valeur boursière, qui constitue la valorisation patrimoniale des actionnaires. La comptabilité traite, en effet, de la valeur des choses. Or, la valeur est subjective et contredite à chaque instant. Les marchés financiers exigent une information continue, et donc une mesure de la valeur contemporaine des actifs et passifs de l’entreprise. Par contre, pour les entreprises non cotées – et surtout les P.M.E. – l’utilité du droit comptable s’exprime essentiellement comme preuve pour faits de commerce et en cas de faillite. Dans cette perspective, la comptabilité doit privilégier des coûts historiques, fiables et vérifiables, permettant de mesurer la valeur des garanties données par une entreprise à un créancier. Il s’agit donc de mesurer l’économie interne de l’entreprise. Mais plus fondamentalement, l’existence anticipée de référentiels différenciés reflète une profonde mutation des formes de régulation juridique, qui découle elle-même de l’intensité variable de deux paramètres fondamentaux, à savoir la pertinence et la fiabilité. La pertinence comptable désigne la valeur d’usage ou l’utilité de l’information pour un destinataire particulier. C’est une notion subjective qui prévaut dans les référentiels comptables anglo-saxons. Ces derniers privilégient l’utilité de l’information pour l’actionnariat, lui-même évolutif par essence. La fiabilité comptable garantit, quant à elle, l’absence de biais ou d’erreurs. Elle s’appuie sur la conformité aux règles et procédures et procède du domaine de la description. Dans cette orientation, conforme à la réalité des P.M.E., l’image comptable fidèle s’assimile à la recherche d’une sincérité objective. En conclusion, la comptabilité est autant un système d’information qu’une pratique sociale. La vérité comptable n’est pas arithmétique, mais une représentation conventionnelle, et donc un reflet imparfait du réel. Elle procède d’un processus adapté au but d’information poursuivi. Au mieux, elle constitue une main invisible qui travaille l’information financière. Dans cette perspective, la richesse de la comptabilité passera par son adaptation individualisée à la réalité des entreprises. La question est de savoir quelle est l’information utile. Ceci laisse présager, avec réalisme et agrément, la coexistence de cadres comptables pluraux, selon que les entreprises soient ou non cotées. Pour les entreprises cotées, la comptabilité privilégiera la comparabilité dans le temps, tandis qu’elle avantagera la comparabilité dans l’espace pour les P.M.E. anthemis
11. comptabilité
Vers une privatisation du droit comptable 115 Mais que se passe-t-il sur le front de la comptabilité ? Chaque trimestre apporte son lot d’annonces qui, prises isolément, semblent anodines. Pourtant, le paysage de la comptabilité, et surtout de son contrôle, se métamorphose profondément. La responsabilité des auditeurs externes va bientôt être limitée, leur actionnariat étendu et leurs interdictions de fonctions assouplies. Mais ce n’est pas tout : depuis quelques mois, la Commission européenne a déclenché une large procédure de consultation portant sur les orientations du droit comptable communautaire. La matière n’a reçu que peu d’écho en Belgique. Pourtant, elle est d’importance. Elle est même cruciale pour les professions du chiffre (comptables, experts-comptables, fiscalistes et réviseurs), dont le champ d’activités pourrait en être métamorphosé. En effet, la Commission ne propose rien d’autre que l’abandon de la publication des comptes, ainsi que l’allégement des formalités comptables, pour les entreprises qui sont, aux yeux de la Commission, considérées comme des microentreprises. Celles-ci sont définies comme employant moins de dix personnes, et d’un total bilantaire et d’un chiffre d’affaires respectivement inférieurs à 500.000 € et un million €. La Commission ne précise pas si ces critères sont cumulatifs. D’autres mesures sont prévues par la Commission, à savoir des exemptions de publicité des comptes, et des simplifications en matière de consolidation, d’impôts différés, etc. La plupart des entreprises belges seraient probablement concernées. À titre d’illustration, plus de 110.000 sociétés de capitaux (s.a. et s.c.a.) déposent des comptes à la Centrale des bilans. Près de 90.000 de ces entreprises déposent des comptes selon le schéma abrégé, et 41 % d’entre elles emploient moins de cinq travailleurs. Qu’est-ce qui a conduit la Commission à adopter cette orientation ? C’est essentiellement sa décision de réduire de 25 % la charge administrative des entreprises. Cette réduction passerait par un allégement des contraintes comptables et des obligations de reddition des comptes. Mais il y a une tendance plus lourde. La Commission a adopté le modèle américain en matière comptable. Celui-ci est caractérisé par des obligations comptables très coercitives pour les entreprises cotées, c’est-à-dire qui font appel à l’épargne publique. Par contre, pour les autres entreprises, ce sont les « forces du marché », c’est-à-dire les établissements de crédit, les fournisseurs, 115 L’Echo, 21 août 2007.
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etc. qui déterminent la nature des informations comptables. C’est d’ailleurs cette orientation qui a conduit à écarter une application des normes comptables anglo-saxonnes IAS/IFRS aux entreprises non cotées. Apparemment, l’orientation communautaire est favorable, puisque les entreprises belges non cotées seraient déchargées de contraintes administratives. Pourtant,, les choses sont loin d’être aussi simples. En effet, si les orientations de la Commission européenne se traduisaient en directives, elles-mêmes transposées en Belgique, cela conduirait à la déliquescence de la profession comptable. En outre, cela disqualifierait aussi la Centrale des bilans, dont l’excellence opérationnelle est reconnue mondialement. Il en résulterait aussi un renchérissement du coût du capital et du coût du crédit, puisque les institutions bancaires disposeraient d’une information comptable de moindre qualité. Il est vrai qu’aucune étude n’a jamais pu démonter que le coût du crédit était lié, en Belgique, à la qualité des comptes. C’est cependant intuitif : les institutions bancaires développent des systèmes de scoring (ou catégorisations) afin de déterminer le risque des crédits. Pour effectuer ces scorings, les institutions bancaires utilisent essentiellement les ratios comptables. La disparition d’une comptabilité fiable conduirait dès lors les banques à reprendre les crédits sous des catégories plus risquées, avec la conséquence intuitive d’une augmentation des taux d’intérêt. Au reste, cette augmentation serait mécaniquement entraînée par les obligations auxquelles les banques sont soumises (Bâle II, etc.). Et puis, il y aurait une autre conséquence, inhérente à l’inflexion des obligations comptables. Ce serait la privatisation de la mesure de solvabilité des entreprises. En effet, si la possibilité de consultation des données de la Centrale des bilans disparaissait, l’appréciation des risques financiers des entreprises serait prise en main par des opérateurs privés, qui monnaieraient leur expertise. Appréhendé sous un autre angle, l’abandon des obligations comptables extrairait progressivement la comptabilité de la sphère publique pour l’orienter vers le secteur privé. On pourrait même imaginer une situation malsaine telle que seules les entreprises qui peuvent se prévaloir d’une bonne santé financière prennent l’initiative d’une publication comptable, tandis que les autres délèguent l’analyse comptable à leurs créanciers. Enfin, la dégradation des obligations comptables annihilerait la connexion entre la comptabilité et la fiscalité, qui a fondé l’impôt des sociétés depuis plus de trente ans. Si, d’aventure, les obligations comptables des entreprises étaient relâchées, cela réduirait les moyens de contrôle du fisc, tout en créant anthemis
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une incertitude dans le chef des entreprises quant à leurs obligations fiscales. Les autorités fiscales seraient obligées de créer une définition autonome du résultat fiscal. La formulation du résultat fiscal échapperait donc à la direction des entreprises. Devant cette évolution, préoccupante à de nombreux égards, il convient d’adopter une attitude proactive, car les orientations de la Commission pourraient conduire à une dérégulation fragilisante de la chaîne comptable. La réflexion devra immanquablement passer par une concertation étroite des trois instituts de la profession du chiffre (I.R.E., I.E.C. et I.P.C.F.) et les classes moyennes. La Commission des normes comptables devra aussi, et surtout de manière décisive, prendre l’initiative dans ce débat fondamental. Le Conseil central de l’économie s’est, quant à lui, fermement opposé à un relâchement aveugle des obligations de publicité comptable. Un fait semble désormais évident : l’évolution de la comptabilité n’est pas le fruit du hasard. Elle ne s’opère pas sous l’objectivité épurée d’une assemblée de professionnels isolés inspirés par le devoir de bien faire et celui de satisfaire les intérêts généraux de la profession. Si l’orientation de la Commission aboutissait en Belgique, les conséquences macroéconomiques en seraient importantes.
Normes IAS/IFRS pour P.M.E. : des farces sans attrapes 116 Depuis quelques mois, certains empressés suggèrent une extension de l’application des normes comptables anglo-saxonnes IAS/IFRS à toutes les entreprises belges. Ainsi donc, moins de deux ans après la profonde mutation que les sociétés cotées belges ont traversée pour adapter leurs systèmes comptables, c’est wagon ! Il faudrait étendre ces nouvelles règles à 340.000 entreprises non cotées et souvent familiales. Les normes IAS/IFRS s’appliqueraient non seulement aux comptes consolidés, mais aussi statutaires. Il conviendrait, de plus, de modifier l’impôt des sociétés pour neutraliser l’application de ces nouvelles normes. Il ne s’agirait donc de rien de moins que de déconnecter les droits comptable et fiscal pour 340.000 sociétés, parce que 110 entreprises cotées sont soumises aux normes IAS/IFRS. En bref, une réaction en chaîne inégalée en cinq siècles de comptabilité ! Mais une réaction en chaîne qu’on 116 L’Echo, 25 octobre 2006.
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classera rapidement au registre des expériences amusantes, mais inoffensives, du petit chimiste. Car enfin, que ces inventeurs de théories nous rassurent : au-delà de la quête du sublime comptable et du nirvana fiscal, quel serait l’intérêt d’une extension de normes comptables aux P.M.E. ? Plus d’informations aux actionnaires, c’est-à-dire souvent à ceux qui dirigent souvent l’entreprises ? Une meilleure information des banquiers qui, au contraire, préfèrent le référentiel comptable traditionnel pour mesurer leurs garanties au coût historique ? Des indications plus pertinentes aux partenaires sociaux qui n’ont jamais exprimé d’enthousiasme pour des normes comptables actionnariales ? L’établissement de la déclaration fiscale selon des concepts inconnus ? Les fournisseurs, plutôt intéressés par la solvabilité ? Ou serait-ce, comme certains esprits taquins s’exposent à l’avancer, des espoirs de facturation de contrôle comptable ? La démarche reste obscure, d’autant que la Belgique dispose déjà d’une Centrale des bilans enviée dans le monde entier. Et puis, plus fondamentalement, souhaite-t-on vraiment accroître la charge administrative, comptable et fiscale des P.M.E., dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles sont les principaux pourvoyeurs d’emploi ? La réponse est évidemment négative. Car il y a d’autres facteurs qu’il convient de prendre en considération. Initialement, les normes IAS/IFRS avaient été comprises comme une démarche moderne et innovatrice, permettant de sublimer certains anachronismes du droit comptable belge, formulé il y a trente ans.Tout le monde avait cru à leur diffusion raisonnable. Mais aujourd’hui, les lendemains déchantent. Personne n’avait anticipé l’influence américaine de ces normes IAS/IFRS. Serait-il concevable, voire souhaitable, que le même référentiel comptable s’applique à certaines sociétés familiales belges et à des multinationales cotées à New York ? Le foie gras d’Upignac et McDonalds, même combat ? Personne n’avait non plus pris la mesure du manque de contrôle institutionnel sur un organisme privé, l’IASB, aux structures absconses. Ces normes sont devenues d’une complexité métastasique et hyperbolique. Leur rédaction s’avère être devenue tellement hors de contrôle que l’IASB a décidé lui-même de suspendre l’application de toute nouvelle norme jusqu’en 2009. Les responsables financiers soumis aux normes IAS/IFRS le savent bien : il devient presque antiéconomique de maintenir, au sein de l’entreprise, un pool de spécialistes en normes comptables. En bonne rationalité, certaines sociétés belges pensent donc à sous-traiter la gestion de leurs règles comptables. Les normes IAS/IFRS étant, de surcroît, de nature interprétative, aucun responsable financier ne s’engagerait dans une opération sans avoir obtenu l’accord préalable anthemis
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d’un ou plusieurs cabinets d’audit quant à l’interprétation des normes IAS/ IFRS. Et puis – et c’est sans doute le plus inquiétant – aucun programme universitaire complet n’enseigne ces normes. On commence à percevoir le caractère farfelu d’une extension des normes IAS/IFRS aux P.M.E. La leçon comptable de ces dernières années est justement qu’un référentiel unique ne peut plus prétendre restituer, avec une qualité uniforme, l’économie de toutes les entreprises. C’est cette réalité qui a incité les autorités européennes à imposer, pour les entreprises cotées, l’adoption des normes IAS/ IFRS, d’obédience anglo-saxonne et actionnariale. Certains argumenteront certes que le droit comptable applicable à ces P.M.E. est empreint de fiscalité, et qu’il ne fournit pas une image fidèle. C’est sans doute, pour partie, vrai. Mais c’était justement le choix de notre législateur lorsqu’il a introduit le droit comptable sous le postulat de neutralité fiscale. En conclusion de ces quelques lignes, il nous semble que l’approche duale que notre pays a adoptée est opportune. Les normes IAS/IFRS doivent être confinées aux entreprises cotées et aux entreprises qui veulent, sur une base volontaire, adopter ce référentiel. Par contre, pour les entreprises non cotées – et surtout les P.M.E. – la comptabilité doit privilégier des coûts historiques, fiables et vérifiables. Il s’agit donc de mesurer l’économie interne de l’entreprise. Il serait donc inadéquat de leur imposer des normes d’origine anglosaxonnes qui ne correspondent pas à leur biotope. Pour toutes les autres entreprises, le droit comptable est adapté. Il convient donc de le moderniser et de l’enrichir, sans attendre que les normes IAS/ IFRS pour les P.M.E. servent de modèle. Appliquer les normes IAS/IFRS aux P.M.E. conduirait au pire : des techniques comptables devenant hermétiques superposées aux exigences de publication de la Centrale de bilan. Un basculement des P.M.E. belges aux normes IAS/IFRS n’est donc pas une bonne idée. Il convient dans ce domaine, de réintégrer la sphère du réel, et, à tout le moins, de confier cette tâche aux organisations professionnelles et institutions fédérales représentatives chargées de ces matières.
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Une comptabilité nommée désir 117 S’il est une matière qui polarise la frustration boursière, c’est bien la comptabilité. À chaque rupture de marché (bulle internet, débâcle d’Enron, crise des subprimes), c’est la comptabilité qui est mise à l’index. Encore que ces critiques soient très circonstancielles : il y a deux ans, la comptabilité était accusée d’alimenter la volatilité des marchés et les exigences des analystes financiers par des résultats inflatés et publiés trop fréquemment. Aujourd’hui – et particulièrement dans le secteur bancaire – la comptabilité est, au contraire, suspectée d’excès de prudence… sans toutefois reconnaître que la publication de résultats trimestriels a soulagé les investisseurs et discipliné la comptabilité des institutions financières. La cyclothymie des critiques démontre bien leur fragilité. En réalité, la comptabilité révèle un phénomène d’une immense envergure, à savoir la diffusion inéluctable du modèle anglo-saxon dans nos communautés. Ce modèle est ambivalent. Il attire par sa modernité. Il irradie par sa liberté d’entreprendre et par sa faculté à démultiplier la richesse, au-delà des frontières. Ce modèle fonde le progrès. Il représente même, peut-être, la réalité marchande absolue des sociétés. Mais, en même temps, il est effrayant et même suffocant. Dénué de mémoire, il est sans compromis. Il ne s’accommode que de valeurs financières et de sciences exactes. Il ne tolère pas l’immobilisme, et est aussi volatil que les cours de bourse qu’il anime. C’est un modèle qui privilégie le capital, et pour lequel le travail est une externalité, voire une variable d’ajustement. C’est aussi un modèle qui construit un rapport au temps différent, ce qui explique que nos sociétés vivent une profonde transition. Contrairement au modèle latin qui capitalise des sommes d’argent, le modèle anglo-saxon actualise des rendements futurs espérés. L’archétype anglo-saxon ne se démontre que par le futur, quel qu’il soit. Il ne valorise les situations que par leur capacité à dégager une utilité financière dans l’avenir. Cette réalité atteint, à des degrés divers, tous les domaines de la vie des affaires : l’organisation des entreprises, le droit des contrats, les relations sociales, la fiscalité, etc. Dans le domaine comptable justement, les normes comptables anglosaxonnes IAS/IFRS s’assemblent inéluctablement pour atteindre leur objectif final. Celui-ci consiste à améliorer l’efficience des marchés financiers, en mesurant la création de valeur actionnariale. Cet objectif sera atteint par un
117 Trends Tendances, 17 juillet 2008.
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déchiffrage complet de l’entreprise, en renfort d’une transparence exigée par la gouvernance corporative. Ce référentiel entraîne une rupture de la logique comptable, en abandonnant un référentiel basé sur des coûts historiques (imaginé en 1978 en Europe), au profit d’une évaluation progressive des actifs et des passifs comptables à leur valeur de marché, avec leur corollaire de volatilité. Mais il ne faut pas s’y tromper : l’évaluation à la valeur de marché n’est pas une simple modalité technique. En effet, dans les pays anglo-saxons, la comptabilité est destinée à fournir une information continue aux actionnaires. Dans cette perspective, l’évaluation comptable doit se calquer sur l’évolution de la valeur des biens, comme des cours de bourse. L’orientation actionnariale des normes IAS/ IFRS interpelle donc les bases de notre métrique comptable. Mais alors, lorsque les autorités européennes ont décidé de déléguer à un organisme privé anglo-saxon la rédaction de nouvelles normes, les acteurs de l’époque étaient-ils conscients du changement de modèle qu’ils diffusaient ? En connaissaient-ils le plan d’ensemble ? Ont-ils été les témoins ou même les acteurs d’irrépressibles forces de marché ? Avaient-ils entrevu le glissement implacable de nos sociétés vers des échelles de temps différentes ? Certains, dont l’auteur de ces lignes, auraient-ils été illusionnés par l’harmonie technique de ces nouvelles normes ? C’est difficile à dire. Peut-être. Quoi qu’il en soit, un fait est désormais établi : le référentiel IAS/IFRS s’adresse prioritairement aux actionnaires et aux analystes financiers. Il ne faut pas s’en étonner. Sous l’angle historique, la comptabilité est née, au XVe siècle, sur la base du capitalisme naissant et de la rationalité mathématique redécouverte de l’Antiquité. De nombreux théoriciens, à commencer par Max Weber dans son célèbre texte sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ont d’ailleurs salué l’apport de la comptabilité à l’organisation marchande. Ce n’est donc pas un hasard si les nouvelles normes comptables proviennent des pays réformés, souvent identifiés comme le berceau du capitalisme moderne. La diffusion des normes comptables anglo-saxonnes IAS/IFRS n’est pas un aléa de l’histoire. Si la comptabilité reflète le pouvoir exercé par un acteur dominant, c’est parce que le modèle actionnarial s’est imposé dans nos économies. Ces normes comptables s’inscrivent, en particulier, dans le sillage des exigences de gouvernance corporative, c’est-à-dire d’une séparation plus affirmée entre la propriété et le contrôle des entreprises. Et il ne faut jamais l’oublier : dans son acception anglo-saxonne, la gouvernance corporative vise à maximiser la valeur actionnariale de l’entreprise. Il en découle l’importance anthemis
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pour les actionnaires de disposer d’un maximum de transparence sur les informations économiques et financières des entreprises.
Fondements de la juste valeur 118 Depuis l’annonce de l’application prochaine des normes IAS/IFRS, les différents protagonistes de la vie des affaires s’interrogent sur les qualités d’un bon système comptable. Il n’est pas aisé de répondre à cette question, car il importe, préalablement, de définir les critères à l’aune desquels un balisage des principes comptables doit être effectué. Certes, les différences essentielles entre les nomenclatures comptables anglo-saxonnes et européennes sont connues : l’adoption des normes IAS consacre la transition d’un droit comptable d’origine rhénane vers une normalisation d’origine anglo-saxonne. En filigrane de cette mutation, il s’agit de l’évolution d’une comptabilité de créanciers (en coûts historiques) vers une comptabilité d’actionnaires (en valeur de marché ou, plus généralement, en juste valeur), qui explique incidemment les réticences légitimes du secteur financier. Par ailleurs, les normes IAS sont basées sur des règles, plutôt que des principes, et sont de nature interprétative et évolutive. Le postulat des autorités européennes conduit à avancer que les normes IAS/IFRS possèdent, au-delà des avantages liés à leur comparabilité transnationale, un meilleur contenu informatif, destiné à favoriser l’efficience des marchés et à diminuer le coût du capital. Mais, au-delà de ces axiomes, existe-t-il des critères purement comptables pour hiérarchiser la qualité des systèmes comptables ? Est-il possible d’objectiver la qualité de l’image comptable, censée être fidèle ? La réponse à cette question est négative, car la notion de vérité ne relève pas de la pratique comptable, et les principes qui gouvernent la matière sont contingents à certains environnements socioéconomiques. Par contre, ce qu’il est possible de faire, c’est de jauger la qualité de certaines normes comptables au prisme d’autres disciplines. Par exemple, l’investisseur boursier déclinera la pertinence de certains référentiels comptables en fonction du rapprochement entre le résultat comptable et le rendement boursier. Le fiscaliste, quant à lui, tentera de mesurer la corrélation entre la base
118 Non publié.
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imposable et le résultat comptable, etc. Dans cette perspective, la comptabilité révèle toute sa fragilité circonstancielle. Cette problématique prend un relief intéressant en ce qui concerne les instruments financiers, particulièrement visés, au travers des normes IAS 32 et 39, par l’application de la juste valeur. Il existe, en effet, une recherche académique américaine, certes peu fournie, qui s’est, depuis une vingtaine d’années intéressée à cette question, notamment pour répondre aux incohérences comptables associées à la dichotomie prévalant en matière comptable entre les titres à revenus fixes (obligations) et les titres à revenus variables (actions, instruments dérivés). Cette dichotomie conduit, en effet, à des incohérences de traduction comptable pour certains instruments financiers hybrides, telles les obligations convertibles, qui combinent des caractéristiques de titres à revenus fixes (l’obligation) et variables (la faculté de conversion). Ces incohérences conduisent elles-mêmes à des arbitrages découlant du traitement comptable différencié des instruments financiers hybrides, selon la manière dont ces derniers sont assemblés ou, au contraire, désagrégés. Ces auteurs américains ont aussi souligné également les paradoxes découlant de l’application du principe comptable de réalisation (dans sa formulation en vigueur dans le droit comptable belge), qui consiste, de manière générale, à subordonner la reconnaissance comptable d’un produit financier en compte de résultats à la constatation d’une créance certaine. Trois solutions conceptuelles émergent de cette littérature universitaire, à savoir l’application d’une évaluation des instruments financiers à la juste valeur, l’intégration, et enfin le démembrement de certains instruments financiers. L’intégration ou le démembrement d’instruments financiers consiste à appliquer des règles d’évaluation comptable uniformes aux composantes désagrégées ou combinées. Ces deux méthodes reconnaissent donc, dans leur transposition comptable, les « effets de portefeuille » résultant de la détention ou de l’émission concomitante d’instruments financiers. Ces deux méthodes ne résolvent pas, per se, les incohérences comptables révélées par la traduction comptable d’équivalences financières. L’intégration (démembrement) d’instruments financiers n’entraîne donc une cohérence comptable que dans l’hypothèse où les règles d’évaluation comptable des différentes composantes sont, à titre individuel, cohérentes avec la règle d’évaluation comptable de l’instrument combiné (désagrégé). À titre d’illustration, il faut imaginer un instrument financier À qui peut s’exprimer comme une combinaison de deux autres instruments, B et C. Par anthemis
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exemple, A est une obligation convertible qui peut être reconstituée par l’adossement de deux autres instruments financiers, à savoir une obligation ordinaire (B) et une option de conversion (C). L’intégration ou le démembrement conduisent à ce que la traduction comptable de l’instrument A soit identique à celle de l’addition des instruments B et C. Si ce n’est pas le cas, une entreprise aura peut-être intérêt à acquérir deux instruments financiers négociés séparément, à savoir une obligation ordinaire (B) et une option de conversion (C), plutôt qu’une obligation convertible. Si cette situation se présente, la comptabilité introduit une pollution décisionnelle, puisqu’elle influence la forme selon laquelle un instrument financier est acquis ou émis. Ces qualités comptables dont le respect entraîne un traitement comptable cohérent pour les instruments financiers correspondent aux principes de linéarité et de continuité. Le principe de linéarité est probablement le principe dominant. Il consiste en ce qu’un système comptable respecte une équivalence entre, d’une part, le traitement d’un instrument financier et, d’autre part, le traitement découlant de la décomposition de ce dernier en instruments financiers élémentaires. Un système comptable peut cependant être théoriquement complet (c’est-à-dire exhaustif) sans être linéaire. Cette situation théorique se concrétiserait par la définition d’un système comptable cartographique pour chaque instrument financier (ce qui permettrait d’assurer une couverture de l’ensemble des instruments financiers, eu égard à l’apport d’une solution autonome pour chaque instrument), mais sans constatation que la taxation d’un instrument corresponde à celle qui découle de ses composantes fragmentaires. Le principe de continuité suppose, quant à lui, qu’il n’y ait pas de rupture (c’est-à-dire de discontinuité) en matière comptable lorsque les caractéristiques d’un instrument financier convergent vers celles d’un autre instrument financier. Parallèlement aux pistes de réflexion mentionnées ci-avant, plusieurs axes émergent de l’étude de la normalisation comptable belge. Il s’agit, par exemple, de l’identification d‘un traitement comptable autonome pour chaque type de transaction financière. Il s’agit de la voie adoptée par la Commission des normes comptables belges, désormais aux antipodes des normes IAS 32 et 39. Cette solution conduit à devoir traiter les instruments financiers par catégories ou par analogie légale ou contractuelle. Cette voie entraîne des incohérences comptables. Une autre piste conduit à une combinaison des résultats comptables constatés pour les instruments financiers dérivés avec l’actif sous-jacent coranthemis
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respondant. Il s’agit du mode d’enregistrement comptable recommandé par la Commission des normes comptables pour l’enregistrement des opérations de couverture. Cette règle d’évaluation présente une faiblesse, en ce qu’elle ne reconnaît pas les équivalences financières existant entre certaines catégories comptables réglementaires ou normatives autonomes d’instruments financiers, à savoir les titres à revenus variables, les titres à revenus fixes et les options. Lorsqu’on analyse les règles comptables à l’aune d’un respect des règles financières, il apparaît qu’un bon référentiel comptable, applicable aux instruments financiers, conduit à rechercher une nomenclature de règles d’évaluation qui soient globales et cohérentes. En d’autres termes, il faut identifier des règles d’évaluation comptable qui, d’une part, sont applicables à l’ensemble des instruments financiers et, d’autre part, conduisent à la même imputation comptable, quelle que soit la manière dont un instrument financier est, le cas échéant, décomposé, décomposable, agrégé ou, le cas échéant, formulé de manière légale ou contractuelle, pour des effets financiers comparables. Le respect de ces qualités comptables, qui correspondent aux exigences de linéarité et de continuité, convergent vers la mise en cause du principe comptable de réalisation, dans sa formulation en vigueur au sein de la réglementation et de la normalisation comptables belges, consistant, de manière générale, à subordonner la reconnaissance comptable d’un produit financier en compte de résultats à la constatation d’une créance certaine. En Belgique, l’application du principe comptable de réalisation matérielle s’inscrit elle-même dans le contexte plus large de dominance alternée de deux principes comptables, à savoir, d’une part, le principe comptable de réalisation et, d’autre part, le principe comptable de rapprochement des charges et des produits de l’exercice comptable, en fonction des instruments financiers considérés. Cette dominance alternée de l’un ou l’autre principe comptable s’inscrit dans la différence d’approche comptable entre les pays anglo-saxons et les pays européens : la normalisation comptable anglo-saxonne prône une approche limitée du principe comptable de réalisation, fondée sur la dominance du principe comptable de rapprochement des charges et des produits de l’exercice, tandis que les réglementations comptables européennes (dont celle de la Belgique) préconisent une approche dominante du principe comptable de réalisation, en subordonnant à ce principe comptable le principe comptable de rapprochement des charges et des produits de l’exercice. L’application de la juste valeur conduit en l’application dominante du principe comptable de rapprochement des charges et des produits entraînée anthemis
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par le respect des prémisses d’une comptabilité d’engagements, au détriment du principe comptable de réalisation. Ceci étant, la règle de la juste valeur n’est pas exempte de critiques. Outre la difficulté de pouvoir l’obtenir pour tous les instruments financiers, cette règle d’évaluation escompte les flux financiers futurs attendus des instruments financiers, et ramène donc vers le temps présent les effets de la transformation d’échéance, dans le domaine bancaire. En bonne logique, la règle de la juste valeur devrait être confinée aux situations comptables pour lesquelles les exigences de continuité et de linéarité prennent leur véritable dimension, à savoir les opérations financières qui ne ressortissent ni aux immobilisations financières, ni aux transactions de transformations d’échéances, telles celles des institutions de crédit et des entreprises d’assurances.
Nouvelles conceptions des fonds propres 119 Qu’est-ce qu’une entreprise, en termes comptables ? La question paraît simple, mais la réponse est loin d’être immédiate. Après quelques recherches, la meilleure définition nous semble avoir été fournie lors d’un colloque tenu à l’Université de Liège, dans les années 1970 : l’entreprise est un faisceau d’activités économiques qualifiées par des expressions juridiques. On pressent, dans cette définition, l’imprécision et la précarité de la comptabilité. On y discerne aussi des éléments de droit et d’économie, c’est-à-dire une conjugaison du Verbe (le droit) et du Chiffre (l’économie). Mais la densité de ces deux attributs est différente selon les continents : les pays européens ont construit une comptabilité patrimoniale, fondée sur le droit, tandis que les Anglo-Saxons privilégient une comptabilité de l’économie, inspirée de la numérologie des marchés financiers. L’Europe a compris la comptabilité comme étant l’algèbre du droit, tandis que les Anglo-Saxons envisagent plutôt la grammaire du chiffre. Dans cette perspective, il ne faut pas s’étonner de la diffusion des normes IAS/IFRS dans nos économies. Celle-ci consacre un échec du droit communautaire. Ou, plus précisément, elle reflète le retard pris par le droit pour qualifier les faits comptables. En arrière-plan de cette situation se pose une question fondamentale : comment définir les fonds propres d’une entreprise ? Cette question est essen119 L’Echo, 20 février 2007.
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tielle, parce que les fonds propres constituent la charnière entre le patrimoine de l’entreprise (le Nombre) et le droit de ses propriétaires. Ils fondent aussi la partition du bilan et du compte de résultats. Intuitivement, la façon dont les fonds propres sont calculés doit être différente selon les approches comptables. Et, effectivement, dans les pays européens, les fonds propres constituent le patrimoine de l’entreprise, tandis que dans les pays anglo-saxons, ils mesurent le patrimoine, non pas de l’entreprise, mais des actionnaires. Patrimoine de l’entreprise ou patrimoine des actionnaires : cette différence sémantique peut paraître infime. Elle reflète pourtant une discrimination abyssale. Elle illustre d’ailleurs un phénomène peu connu : les Anglo-Saxons réfutent la formulation latine et diaphane de l’entreprise européenne. Ils ne reconnaissent pas la rigidité de l’indépendance juridique du patrimoine de l’entreprise. Pour les Anglo-Saxons, l’entreprise est une modalité juridique de circonstance : elle ne possède pas de capitaux ; elle doit refléter celui de ses pourvoyeurs de capitaux. Dans les pays anglo-saxons, l’entreprise est fondée sur la notion de partenariat (partnership), c’est-à-dire l’association personnelle aux résultats et aux risques. Dans ce contexte, l’enrichissement de l’entreprise est consubstantiel à celui des actionnaires. Mais ce n’est pas tout : dans ces pays anglo-saxons, la qualification des fonds propres relève d’une logique financière. Cette approche ne fait plus de distinction sur la base de la qualification juridique des moyens de financement de l’entreprise.Tout se passe comme si l’entreprise était financée par des dettes, et que certaines d’entre elles possédaient des attributs particuliers (ceux des actions), comme le droit de vote, une maturité infinie, la subordination des répartitions en cas de liquidation, un dividende, etc. Dans ce raisonnement, l’entreprise est financée par un continuum de moyens de financement, qu’il est impossible de catégoriser en dettes et fonds propres. À la réflexion, cette vision, essentiellement américaine, n’est pas dénuée de logique. Après tout, les moyens de financement de l’entreprise (fonds propres et dettes) sont mutualisés pour financer les actifs, sans que tel passif corresponde à tel actif. Les marchés financiers utilisent aussi la même méthode pour valoriser les fonds propres et les dettes, à savoir l’actualisation des flux financiers futurs espérés auxquels un taux d’actualisation est appliqué. Et certains théoriciens vont même jusqu’à distinguer les passifs de l’entreprise, selon qu’ils soient internes (les fonds propres) ou externes (les dettes). Pour illustrer cette orientation, il suffit de consulter les comptes de quelque entreprise américaine. Les fonds propres sont souvent éclatés en d’innombrables classes d’actions, aux droits modulés, tandis que les dettes anthemis
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sont égrenées selon leur degré de subordination. On revient d’ailleurs à la différence entre les cadres comptables européens et anglo-saxons : les premiers sont établis sur une vision discrète, tandis que les seconds intègrent la continuité des chiffres. Cette différence d’approche est tellement frappante que lorsque la Commission des normes comptables a dû déterminer le traitement d’instruments financiers hybrides (c’est-à-dire possédant des attributs de dettes et de fonds propres, comme les obligations convertibles), elle a dû, au mépris de sa propre doctrine, se résoudre à invoquer la norme internationale IAS 32 (IFRS 7). Bien évidemment, dans la vision anglo-saxonne, le compte de résultats perd une grande partie de sa pertinence. Si l’entreprise est alimentée par des moyens de financement qui ne distinguent plus les dettes et les fonds propres, alors le résultat doit s’établir avant charges financières. Son solde devrait indiquer l’affectation du résultat aux intérêts des dettes et aux revenus d’actions. C’est un concept proche de l’EBIT (Earning before interests and taxes). Cette approche explique aussi pourquoi le tableau des flux (Cash-flow statement) est essentiel dans la comptabilité anglo-saxonne, alors qu’il est accessoire dans notre référentiel. Ceci explique aussi pourquoi les normes IAS/IFRS ont créé un compte de résultats étendu (comprehensive income statement), destiné à enregistrer des plus et moins-values latentes. Cette vision dévoile de nouveaux horizons et géographies comptables. Elle heurtera certainement le juriste, qui devra constater que la comptabilité quitte la sphère du droit. Pourtant, il faudra s’y résoudre : cette évolution interpellera bientôt la fiscalité, qui sera confrontée à des formes hybrides de capitaux propres. Dans cet éclairage, la déduction des intérêts notionnels sera peut-être reconnue comme une rupture fiscale décisive, puisqu’elle aligne partiellement la fiscalité des dettes et des fonds propres. Dans un récent document de travail prouvant l’actualité du sujet, l’EFRAG (conseiller technique de la Commission européenne au sein du processus d’adoption des normes IAS/IFRS) examine aussi la notion de fonds propres, et suggère un critère innovateur : l’absorption des pertes. Un instrument de financement émis par l’entreprise serait considéré comme un élément de fonds propres s’il est destiné à absorber des pertes comptables. Cette piste de réflexion est intéressante, car elle réconcilie le droit et l’économie. Mais des questions, non résolues à ce stade, émergent alors : sur quelle période et selon quelles modalités cette absorption de pertes devraitelle être envisageable ? Quel devrait être le degré d’absorption, etc. ? Même si elle est inaboutie, cette réflexion illustre bien l’enjeu et la complexité de la matière. anthemis
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Quoi qu’il en soit, c’est désormais la nature économique des moyens de financement qui qualifie leur enregistrement comptable, et plus le droit. Au reste, il ne faut jamais l’oublier : l’économie est l’ordre naturel – et même absolu – de la comptabilité, le droit n’ayant qu’un pouvoir normatif et subséquent.
L’analyse financière absolue 120 C’est une rumeur insistante, comme ces silences suspendus qui précèdent le fracas des grands bouleversements. Confronté à l’ampleur des changements, l’esprit, alors, se détourne. Et puis, pour se rassurer avant de se résigner, il se raccroche aux certitudes anciennement partagées. Mais la réalité devient de plus en plus nette : le modèle anglo-saxon se diffuse inéluctablement, irréversiblement, dans nos communautés. Ce modèle est ambivalent. Il attire par sa modernité. Il irradie par sa liberté d’entreprendre et par sa faculté à démultiplier la richesse, au-delà des frontières. Ce modèle fonde le progrès et sa répartition. Il représente même, peut-être, la réalité absolue des sociétés. Mais, en même temps, il est effrayant et même suffocant. Dénué de mémoire, il est sans compromis. Il ne s’accommode que de valeurs financières et de sciences exactes. Il ne tolère pas l’immobilisme, et est aussi volatil que les cours de bourse qu’il anime. C’est un modèle qui privilégie le capital, et pour lequel le travail est une externalité, voire une variable d’ajustement. C’est aussi un modèle qui construit un rapport au temps différent, ce qui explique que nos sociétés vivent une profonde transition. Contrairement au modèle latin qui capitalise des sommes d’argent, le modèle anglo-saxon actualise des rendements futurs espérés. L’archétype anglo-saxon ne se démontre que par le futur, quel qu’il soit. Il ne valorise les situations que par leur capacité à dégager une utilité financière dans l’avenir. Cette réalité atteint, à des degrés divers, tous les domaines de la vie des affaires : l’organisation des entreprises, le droit des contrats, les relations sociales, la fiscalité, etc. Dans le domaine comptable justement, les normes comptables anglosaxonnes IAS/IFRS s’assemblent inéluctablement pour atteindre leur objectif final. Celui-ci consiste à améliorer l’efficience des marchés financiers, en mesurant la création de valeur actionnariale. Cet objectif sera atteint par un 120 L’Echo, 18 janvier 2007.
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déchiffrage complet de l’entreprise, en renfort d’une transparence exigée par la gouvernance corporative. Avec, en filigrane, une mutation sans précédent du modèle de l’entreprise européenne. Cette finalité comptable est parfois escamotée par des débats techniques, inhérents à l’un ou l’autre texte. Pourtant, elle sous-tend une construction qui sera achevée lorsque les normes IAS/ IFRS seront fondues dans les normes américaines FAS. Cette convergence traduit elle-même la nécessité d’assurer une meilleure comparabilité des performances des entreprises. Cette transparence comptable devrait permettre, à terme, la baisse du coût du capital. Ce référentiel entraîne une rupture de la logique comptable, en abandonnant un référentiel basé sur des coûts historiques (imaginé en 1978 en Europe), au profit d’une évaluation progressive des actifs et des passifs comptables à leur valeur de marché, avec leur corollaire de volatilité. Mais il ne faut pas s’y tromper : l’évaluation à la valeur de marché n’est pas une simple modalité technique. En effet, dans les pays anglo-saxons, la comptabilité est destinée à fournir une information continue aux actionnaires. Dans cette perspective, l’évaluation comptable doit se calquer sur l’évolution de la valeur des biens, comme des cours de bourse. L’orientation actionnariale des normes IAS/IFRS interpelle donc les bases de notre métrage comptable. Les fonds propres, variable intangible par excellence des entreprises, se voient animés de variations de marché, à l’instar d’un cours de bourse. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il faut examiner la norme IFRS 8 « segments opérationnels », récemment publiée. Cette règle, applicable dès l’année 2009, exige une fragmentation du compte de résultats selon les lignes de métiers. Elle exige une transparence absolue de la rentabilité autonome (ou marginale) de chaque activité de l’entreprise. Il sera loisible à un analyste financier de calculer précisément le coût du capital par branche d’activité. Cette information suscitera, à n’en pas douter, des questions portant sur différents aspects de la stratégie de l’entreprise : allocation du capital, répartition des frais de structure, sous-traitance de certaines activités et politique de fusion/ acquisition. D’ailleurs, cette logique de fragmentation de la valeur ajoutée est à la base du développement fulgurant des entreprises de private equity. On le voit : le capital, dont l’importance est démultipliée par sa propre facilité de circulation, exige désormais pour ses actionnaires une mesure de l’utilité financière de l’entreprise. Les normes IAS/IFRS illustrent-elles, dès lors, sa réhabilitation comptable ? Ce n’est pas impossible. Dans les années 1970 et 1980, les méthodes comptables traditionnelles ont alourdi les comptes de résultats de l’inflation des salaires, sans ajuster le capital pour l’érosion monétaire. Cette période est désormais révolue. anthemis
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Lorsque les autorités européennes ont décidé de déléguer à un organisme privé anglo-saxon la rédaction de nouvelles normes, rares ont été les membres de la profession comptable qui ont compris l’envergure de la démarche. Cette dernière était pourtant décisive, car la comptabilité renvoie toujours à une écologie socio-économique, c’est-à-dire à un ordre social. Un fait, par exemple, avait été négligé : précédemment, le droit comptable concernait essentiellement les modes d’enregistrement de coûts historiques, tandis que les normes IAS/IFRS régissent l’information financière, dans un cadre beaucoup plus global. Prenant prétexte des normes IAS/IFRS, la comptabilité a donc quitté le droit pour intégrer la finance. D’interprète du verbe, elle est devenue instrument du chiffre. Ceux qui ont introduit les normes IAS/IFRS dans notre métrique comptables étaient-ils conscients du changement de modèle qu’ils diffusaient ? Connaissaient-ils le plan d’ensemble ? Ont-ils été les témoins ou même les acteurs d’irrépressibles forces de marché ? Avaient-ils entrevu le glissement implacable de nos sociétés vers des échelles de temps différentes ? Certains, dont l’auteur de ces lignes, auraient-ils été illusionnés par l’harmonie technique de ces nouvelles normes ? C’est difficile à dire. Peut-être. Quoi qu’il en soit, un fait est désormais établi : le référentiel IAS/IFRS s’adresse prioritairement aux actionnaires et aux analystes financiers. Il ne faut pas s’en étonner. Sous l’angle historique, la comptabilité est née, au XVe siècle, sur la base du capitalisme naissant et de la rationalité mathématique redécouverte de l’Antiquité. De nombreux théoriciens, à commencer par Max Weber dans son célèbre texte sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ont d’ailleurs salué l’apport de la comptabilité à l’organisation marchande. Ce n’est donc pas un hasard si les nouvelles normes comptables proviennent des pays réformés, souvent identifiés comme le berceau du capitalisme moderne. La diffusion des normes comptables anglo-saxonnes IAS/IFRS n’est pas un aléa de l’histoire. Si la comptabilité reflète le pouvoir exercé par un acteur dominant, c’est parce que le modèle actionnarial s’est imposé dans nos économies. Ces normes comptables s’inscrivent, en particulier, dans le sillage des exigences de gouvernance corporative, c’est-à-dire d’une séparation plus affirmée entre la propriété et le contrôle des entreprises. Elles diminuent la latitude comptable de la direction de l’entreprise, grâce à la diffusion d’une information plus neutre, ou plus objective. Et il ne faut jamais l’oublier : dans son acception anglo-saxonne, la gouvernance corporative vise à maximiser la valeur actionnariale de l’entreprise. Il en découle l’importance pour les anthemis
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actionnaires de disposer d’un maximum de transparence sur les informations économiques et financières des entreprises.
L’alchimie des normes comptables 121 Était-ce faire preuve de naïveté que d’espérer tirer de la comptabilité des vertus apaisantes ? Sans doute. Face à une crise bancaire aux relents systémiques, les pouvoirs publics américains et européens ont décidé de modifier des normes comptables auxquelles elles avaient pourtant promis neutralité et intangibilité. Depuis quelques années, ces normes prescrivent de valoriser certains instruments financiers à leur juste valeur, c’est-à-dire, dans la plupart des cas, à leur valeur de marché. Or, pendant la crise des subprimes, les marchés financiers ont subi un assèchement de liquidités. Cette chute de liquidité a parfois conduit à l’absence de prix de marché ou à des valeurs décotées et insignifiantes. Confrontées à cette situation, plusieurs entreprises financières ont dû reconnaître des pertes comptables significatives. Comment apprécier le débat ? Il est très complexe et exige une grande rigueur académique. En effet, une valeur de marché d’un actif n’est jamais que le prix de la dernière transaction. Celle-ci formule une valeur marginale : son prix n’est pertinent que pour les derniers acheteurs et vendeurs. Ce prix est d’ailleurs éphémère, puisqu’il est destiné à être contredit à tout moment. Il n’emporte aucune pérennité et entraîne sa propre précarité. Mais si ce prix est utilisé pour valoriser les bilans de banques, il s’impose comme une norme. Il devient donc une valeur moyenne qui s’impose au-delà de sa signification. L’utilisation de la juste valeur confond les valeurs moyennes et marginales d’un actif. Ceci étant, la comptabilité n’a pas d’autre but que de recenser et d’évaluer les actifs et passifs d’une entreprise. Elle se situe en aval de l’événement économique. Elle ne peut pas, en bonne logique, contribuer au résultat de l’entreprise qu’elle est censée mesurer. Ce n’est donc pas la comptabilité qui a entraîné des pertes, mais l’événement économique qu’elle est chargée de calibrer. De surcroît, dans de nombreux cas, le manque de négociabilité des instruments financiers a été lié à leur complexité intrinsèque. Cette sophistication 121 Trends Tendances, 4 juin 2009.
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mathématique a conduit aux phénomènes d’illiquidité que la comptabilité a dû retranscrire. Et, à nouveau, il aurait été extravagant de demander aux règles comptables de rectifier un déficit de liquidité entraîné par la complication des instruments financiers dont elle est censée mesurer, a posteriori, la valeur. Incidemment, l’abandon de la juste valeur en cas d’évaporation de la liquidité conduirait à attribuer à la direction comptable un pouvoir d’évaluation des instruments financiers qui serait supérieur à celui des marchés. Or, si les marchés financiers considèrent, dans leur globalité, qu’un actif doit être décoté, et que cette décote conduit à l’absence de prix de transactions acceptables, comment une entreprise pourrait-elle avancer qu’elle dispose d’un meilleur pouvoir d’évaluation ? L’adaptation des règles comptables en cas de marché illiquide conduirait à substituer un risque de modèle à un risque de marché. Et puis, comment savoir de manière irréfutable quand un actif devient illiquide ? Et comment distinguer une décote d’illiquidité dans un prix de marché ? Selon quelle méthode intégrer cette illiquidité dans un modèle, sauf à la nier ou à l’évaluer de manière forfaitaire, c’est-à-dire subjective ? En outre, l’abandon de la juste valeur en cas de crise pourrait même inquiéter les marchés financiers, au motif que les politiques d’évaluation des actifs financiers deviendraient occultes. Il faut, aujourd’hui, tirer des leçons. Les critiques doivent être étudiées avec sagesse : la comptabilité est une discipline trop construite pour l’apprécier de manière lapidaire. Elle contribue à informer et à piloter les marchés boursiers, en ce qu’elle oblige à une transparence uniforme, faute d’être parfaite. La leçon comptable de la crise des subprimes réside donc moins dans l’inadéquation des règles que dans les difficultés à évaluer des instruments financiers sophistiqués. Au reste, quelle serait l’alternative crédible à la juste valeur ? Certainement pas un retour aux méthodes anciennes, dont l’inadéquation à des instruments financiers est flagrante. La juste valeur ne doit pas être définitivement écartée, mais plutôt affinée et débattue. La plupart des organismes de contrôle bancaire viennent de le confirmer. Les enjeux sont significatifs, car ils concernent une importante profession et les marchés boursiers, à la recherche d’apaisement et de stabilité.
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Le procès en détestation des normes comptables 122 Au paroxysme de la crise des subprimes, des voix se sont élevées pour contester l’application des normes comptables IFRS aux entreprises financières. Ces normes, d’application depuis l’année 2005, prescrivent de valoriser certains instruments financiers à leur juste valeur, c’est-à-dire, dans la plupart des cas, à leur valeur de marché. L’application de cette règle entraîne la reconnaissance en compte de résultats des bénéfices et des pertes latents, c’est-à-dire non réalisés. En d’autres termes, la règle de la juste valeur conduit à comptabiliser des bénéfices et pertes résultant des changements de valeur des instruments financiers, indépendamment qu’ils soient, ou non, vendus par les entreprises concernées. Mais quel est l’objet du débat ? Il est sans vérité absolue, car la comptabilité n’est pas une science exacte. De plus, une crise ne se prête jamais à une analyse sereine. Les frictions entre la comptabilité et la stabilité financière ne sont pas nouvelles. Dans ses fondements, la règle de la juste valeur n’est d’ailleurs plus contestée. Par contre, ce qui suscite un malaise, c’est son mode de détermination. En effet, quand un instrument financier est négocié sur un marché, les normes IFRS postulent que la valeur de marché est supérieure à toute autre évaluation. Or, pendant la crise des subprimes, les marchés financiers ont subi un assèchement de liquidité. Cette chute de liquidité a parfois conduit à l’absence de prix de marché ou à des valeurs décotées et insignifiantes. Confrontées à cette situation, plusieurs entreprises financières ont dû reconnaître des pertes induites par ce manque de liquidité, dont elles ont blâmé les effets de volatilité. Les règles comptables auraient alors même agi comme un phénomène physique de résonance, c’est-à-dire d’amplification. Les normes IFRS auraient alimenté la crise financière. Comment apprécier le débat ? L’application de la juste valeur aux actifs illiquides est indéniablement une problématique très sérieuse. La difficulté, c’est que la comptabilité n’a pas d’autre but que de recenser et d’évaluer les actifs et passifs d’une entreprise. Dans cette perspective, elle se situe en aval de l’événement économique. Elle ne peut pas, en bonne logique, contribuer au résultat de l’entreprise qu’elle est censée évaluer. Ce n’est donc pas la comptabilité qui a entraîné des pertes, mais l’événement économique qu’elle est chargée de mesurer. A contrario, si cela avait été le cas, des règles comptables 122 L’Echo, 17 avril 2009.
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différentes auraient été capables d’engendrer des gains, ce qui aurait aussi été en contradiction avec le rôle transcriptif de la comptabilité. Il y a d’ailleurs un phénomène qui confirme l’absence de rôle de la comptabilité en termes de création de valeur : l’introduction des normes IFRS en 2005 n’a aucunement influencé le rating (c’est-à-dire la mesure de la solvabilité) des sociétés cotées. C’est révélateur que le cadre comptable n’ait pas eu d’influence sur la réalité économique intrinsèque d’une entreprise. De surcroît, dans de nombreux cas, le manque de négociabilité des instruments financiers a été lié à leur complexité intrinsèque. Cette sophistication mathématique a conduit aux phénomènes d’illiquidité que la comptabilité a dû retranscrire. Et, à nouveau, il aurait été illogique de demander aux règles comptables de rectifier un déficit de liquidité entraîné par la complication des instruments financiers dont elle est censée mesurer, a posteriori, la valeur. Incidemment, l’abandon de la juste valeur en cas d’évaporation de la liquidité conduirait à attribuer à la direction comptable un pouvoir d’évaluation des instruments financiers qui serait supérieur à celui des marchés. Or, si les marchés financiers considèrent, dans leur globalité, qu’un actif doit être décoté, et que cette décote conduit à l’absence de prix de transactions acceptables, comment une entreprise pourrait-elle avancer qu’elle dispose d’un meilleur pouvoir d’évaluation ? L’adaptation des règles comptables en cas de marché illiquide conduirait à substituer un risque de modèle à un risque de marché. C’est d’ailleurs la principale faiblesse d’une proposition rédigée par différents théoriciens comptables français. Cette dernière consiste à basculer d’une évaluation à la juste valeur à une évaluation sur la base de modèles pendant les périodes de crises. Mais alors, comment savoir de manière irréfutable quand un actif devient illiquide ? Et comment distinguer une décote d’illiquidité dans un prix de marché ? Et puis, selon quelle méthode intégrer cette illiquidité dans un modèle, sauf à la nier ou à l’évaluer de manière forfaitaire, c’est-à-dire subjective ? En outre, l’abandon de la juste valeur en cas de crise pourrait même inquiéter les marchés financiers, au motif que les politiques d’évaluation des actifs financiers deviendraient occultes. En résumé, la crise financière a mis en exergue deux aspects des normes comptables IFRS, et plus spécifiquement de la règle de la juste valeur : les phénomènes d’illiquidité et de procyclicité. Ces normes IFRS présentent d’évidentes imperfections, essentiellement pour évaluer l’activité de transformation financière des banques et des compagnies d’assurances. Il n’est même pas exclu que les normes IFRS entraînent certains effets amplificateurs. anthemis
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Il faut, aujourd’hui, tirer des leçons. Les critiques doivent être étudiées avec sagesse : la comptabilité est une discipline trop construite pour l’apprécier de manière lapidaire. Elle contribue à informer et à piloter les marchés boursiers, en ce qu’elle oblige à une transparence uniforme, faute d’être parfaite. La leçon comptable de la crise des subprimes réside donc moins dans l’inadéquation des règles que dans les difficultés à évaluer des instruments financiers sophistiqués. Et puis, quelle serait l’alternative crédible à la juste valeur ? Certainement pas un retour aux coûts historiques ou à des modèles théoriques, dont l’inadéquation à des instruments financiers est flagrante. La juste valeur ne doit donc pas être définitivement écartée, mais plutôt affinée et débattue. Les normes comptables américaines ont tracé des pistes intéressantes dans ce domaine, à savoir un classement des actifs selon leur degré de liquidité. C’est sans doute dans cette voie que les autorités comptables devraient s’engager.
Normes comptables et dilution actionnariale 123 À chaque rupture de marché (bulle internet, débâcle d’Enron, crise des subprimes), c’est la comptabilité qui est mise sur la sellette.Toute crise boursière a besoin de ses victimes expiatoires. La comptabilité n’échappe pas à ces procès inquisitoires. Aujourd’hui, dans le secteur financier, la comptabilité est suspectée d’excès de prudence. Ce qui est en cause, c’est la valorisation de certains instruments financiers à leur juste valeur. Cette règle entraîne la reconnaissance en compte de résultats des bénéfices et des pertes latents, c’est-à-dire non réalisés. En d’autres termes, la règle de la juste valeur conduit à enregistrer des résultats (positifs et négatifs) résultant des changements de valeur des instruments financiers, indépendamment qu’ils soient, ou non, vendus par les entreprises concernées. Quand un instrument financier est négocié sur un marché, les normes comptables postulent que la juste valeur correspond à la valeur de marché. Or, pendant la crise des subprimes, les marchés financiers ont subi des assèchements de liquidités et des égarements de valeurs. Les marchés ont paniqué : la proximité du risque systémique (c’est-à-dire d’implosion du système) a conduit à des prix aberrants à la baisse. Confrontées à cette situation, plusieurs entreprises financières ont dû reconnaître des pertes, reflétant des prix de détresse. 123 Non publié.
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Les règles comptables auraient alors agi comme un facteur de résonance, c’està-dire de contagion. Ce phénomène semble marginalement conforté par différentes études académiques. Comment apprécier le débat qui porte, en réalité, sur la distinction entre la valeur (comptable) et le prix (de marché) ? C’est extrêmement délicat, car en période d’indécisions, personne ne peut affirmer d’où provient la décote d’un actif financier : s’agit-il d’un problème de liquidité, d’une indécision quant aux possibilités de recouvrement ou d’autres sources de perte de valeur ? Et comment distinguer ces éléments ? Le problème principal, que nous avons toujours souligné, c’est que la juste valeur assimile un prix marginal (découlant des marchés) à un prix moyen (destiné à valoriser des actifs). En effet, un prix de marché n’est qu’une valeur marginale, uniquement valable pour les acheteurs et les vendeurs qui ont formulé la dernière transaction. Il n’est pas transposable aux acheteurs potentiels, c’est-à-dire aux entreprises qui n’ont pas effectivement procédé à une transaction, mais qui se limitent à conserver ces actifs au sein de leur bilan. En d’autres termes, la juste valeur fournit une valeur instantanée alors que les horizons de détention des actifs concernés diffèrent d’entreprise à entreprise. L’application de la juste valeur aux actifs illiquides est aussi une problématique préoccupante, car seul un marché profond et liquide peut formuler un prix consensuel. La difficulté, c’est que la comptabilité n’a pas d’autre but que de recenser et d’évaluer les actifs et passifs d’une entreprise. Dans cette perspective, elle se situe en aval de l’événement économique. Elle ne peut pas, en bonne logique, contribuer au résultat de l’entreprise qu’elle est censée évaluer. De surcroît, dans de nombreux cas, le manque de négociabilité des instruments financiers a été lié à leur complexité intrinsèque. Certains produits étaient tellement structurés qu’on n’arrivait plus guère à identifier leurs actifs sous-jacents. Mais, là aussi, il aurait été illogique de demander aux règles comptables de rectifier un déficit de liquidité entraîné par la complication des instruments financiers dont elle est censée mesurer, a posteriori, la valeur. Faut-il, dès lors, renoncer à la juste valeur en cas d’évaporation de la liquidité ou de situation inactive des marchés ? Peut-être, mais avec extrême prudence et sans enthousiasme. Cela conduirait à attribuer à la direction comptable un pouvoir d’évaluation des instruments financiers qui serait supérieur à celui des marchés. Or, si les marchés financiers considèrent, dans leur globalité, qu’un actif doit être décoté, et que cette décote conduit à l’absence de prix de transactions acceptables, comment une entreprise pourrait-elle avancer qu’elle dispose d’un meilleur pouvoir d’évaluation ? L’adaptation des règles en cas anthemis
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de marché illiquide conduirait à substituer un risque de modèle à un risque de marché. Et puis, comment savoir de manière irréfutable quand un actif devient illiquide ? Et comment distinguer une décote d’illiquidité dans un prix de marché ? De surcroît, selon quelle méthode intégrer cette illiquidité dans un modèle, sauf à la nier ou à l’évaluer de manière forfaitaire, c’est-à-dire subjective ? Quoi qu’il en soit, les pressions politiques furent d’ailleurs telles que les organismes de normalisation américain (FASB) et européen (IASB) décidèrent d’assouplir l’application de la juste valeur. Ce n’est pas sans danger : ces changements comptables mettent d’ailleurs en péril la convergence entre les normes européennes et américaines, prévue pour 2014. La Commission européenne craint même des assouplissements comptables compétitifs ! Quelle est la raison de ce fait du prince ? Une analyse sommaire pourrait penser que c’est pour relever les résultats bancaires. Pourtant, un jour ou l’autre, les pertes, quelles qu’elles soient, devront être reconnues. De plus, des changements de règles comptables ouvrent la porte à des pratiques opportunistes qui risquent d’inquiéter les marchés boursiers. Non, il s’agit de tout autre chose : les pouvoirs politiques cherchent à éviter que les pertes comptables n’entraînent des difficultés, pour certains établissements bancaires, à respecter un niveau de capitaux propres minimal. Le capital d’une banque sert, en effet, à absorber les pertes afin que ces dernières n’affectent pas les dépôts. Une banque doit donc posséder des capitaux propres suffisants. Leur importance est conditionnée par différentes réglementations très strictes (Bâle II, etc.) puisqu’ils constituent un « coussin » dont disposent les banques. Or, exiger des banques de procéder avec précipitation à des augmentations de capital, voire à des injections de fonds publics, entraînerait des phénomènes de dilution actionnariale. L’assouplissement des règles comptables a donc conduit à retarder d’éventuelles augmentations de capital. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les cours de bourses des actions bancaires ont fait un saut impressionnant au moment de l’annonce du changement de règles. De manière schématique, on pourrait mettre en rapport l’assouplissement comptable à un report des refinancements bancaires. En résumé, la comptabilité n’est plus l’algèbre du verbe : c’est la grammaire du chiffre. La juste valeur n’est pas à l’origine de la crise. Au pire, elle l’a aggravé de manière temporaire. Mais l’important, quelle que ce soit la méthode, est d’éviter la procrastination comptable : les résultats doivent être révélés au moment adéquat, et la juste valeur doit être affinée. Nous voyons anthemis
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plusieurs pistes : découpler le capital réglementaire des capitaux propres, prévoir d’accumuler les variations de juste valeur dans des comptes de capitaux propres plutôt que dans le compte de résultats et lisser les modifications de juste valeur. Espérons que cette crise suscitera un débat comptable salutaire qui rendra les règles pérennes.
Normes comptables : le piège diabolique ? 124 Une aventure de Blake et Mortimer, Le piège diabolique, a fasciné des générations d’adolescents. L’histoire tient en quelques lignes. Miloch, l’ennemi juré du professeur Mortimer, est un savant fou et illuminé. Arrivé au terme de sa vie, ce génie machiavélique invente une machine à se mouvoir dans le temps, le chronoscaphe. Il s’agit d’une découverte fantastique, mais son géniteur en a déréglé le curseur afin de perdre son utilisateur dans l’infini des époques. Désigné légataire universel de Miloch et trahi par sa curiosité scientifique, Mortimer essaie la machine, mais devient la victime de périples temporels qu’il ne contrôle plus. Égaré dans la préhistoire, il traverse le Moyen Âge avant d’atteindre le cinquième millénaire. Finalement, Mortimer échappe au piège démoniaque en faisant converger la machine infernale vers le présent. Le scénario d’Edgar P. Jacobs est fondé sur la précarité de chaque événement. Il aurait pu servir de trame aux péripéties traversées par la comptabilité européenne. Celles-ci s’articulent, comme dans l’aventure de Mortimer, dans deux dimensions : le temps et l’espace. Le référentiel temporel fonde le basculement comptable vers de nouvelles normes, appelées IAS (ou IFRS). L’espace concerne le rapprochement géographique des bourses. Le temps, tout d’abord. Depuis une trentaine d’années, des théoriciens anglo-saxons, réunis au sein d’une institution privée, l’IASB, ont construit des normes comptables universelles : les normes IAS. Ces normes sont fortement imprégnées de concepts anglo-saxons.Trop longtemps, nos systèmes comptables ont été construits sur des coûts historiques, parfois moins pertinents que des valeurs contemporaines. Or, le temps passe et efface. Les normes IAS corrigent l’écoulement du temps en remesurant, à intervalles réguliers, des actifs et passifs à leur valeur actuelle. Cette orientation n’est pas innocente : s’inscrivant dans une logique actionnariale, les normes IAS rapprochent la valeur comptable des
124 Trends Tendances, 21 décembre 2006.
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entreprises de leur cotation boursière. C’est la raison pour laquelle ces normes ne s’appliquent, depuis 2005, qu’aux sociétés cotées en bourse. Pourtant, il est rapidement apparu que ces normes étaient aussi précaires qu’un cours de bourse. Après deux ans d’application, la profession du chiffre admet qu’elles deviennent trop complexes, car leur caractère interprétatif entraîne une avalanche de textes. Cette complexité est aggravée par le fait que l’IASB a annoncé qu’il ferait converger les normes IAS pour les juxtaposer sur les normes comptables américaines. Et c’est justement à ce niveau que le facteur géographique intervient. En effet, l’adoption d’un référentiel comptable anglo-saxon s’inscrit dans une logique de mondialisation des affaires, elle-même soutenue par la mobilité du capital. La versatilité des capitaux sous-tend la nécessité de règles universelles. Ceci n’est pas indifférent aux projets de rapprochements entre les bourses américaines, britanniques et d’Europe continentale, qui confortent une convergence des normes comptables IAS et américaines. Le rapprochement géographique des bourses correspond donc exactement aux convergences comptables. Ceci conduit à un fait incontournable : l’adoption de nouvelles règles ramène à une transformation de nos économies, car la comptabilité reflète des ordres sociaux. Dans les pays anglo-saxons, le résultat comptable est un indicateur de performance essentiel à la formation des cours de bourse. Dans cette approche, la comptabilité traite de la valeur des faits économiques, contredite à chaque instant comme un cours de bourse. En filigrane de l’adoption des normes IAS/ IFRS, on retrouve, comme dans l’aventure de Mortimer, le rapport au temps, et donc à l’incertitude : l’actionnariat, évolutif par nature, exige des informations comptables contemporaines pour ajuster le cours de bourse. Cette réalité est déstabilisante, car la comptabilité, exprimée en coûts historiques, était considérée comme un refuge immuable de certitude. Aujourd’hui, ce sont des valeurs changeantes qui articulent la valorisation comptable des entreprises. Il ne faut pas s’en étonner : le modèle capitaliste anglo-saxon est instable par nature. Il crée sa propre volatilité financière afin que le capital puisse se dégager des affectations moins rentables pour être redéployé vers d’autres opportunités d’investissements. Alors, la comptabilité est-elle devenue, comme un chronoscaphe déréglé, la victime d’une influence qui lui échappe ? Heureusement non. Une chose a cependant changé : elle s’inscrit dans une échelle de temps différente. Elle a quitté le droit pour entrer dans la finance. Et finalement, comme la machine de Miloch, elle aboutit dans le présent. anthemis
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12. Audit D’une jeunesse dorée à un avenir plombé 125 À des échelles très différentes, les faillites des entreprises Lernout & Hauspie et Enron présentent des similitudes manifestes. Dans les deux cas, de nombreux actionnaires individuels, séduits par un emballement du cours de bourse, ont été brutalement ruinés par une faillite frauduleuse, entraînée par les manipulations comptables des dirigeants de ces entreprises, proches du personnel politique. Dans le cas de Lernout & Hauspie, la déconfiture de la nouvelle économie pouvait – il est vrai – être invoquée. Dans le cas d’Enron, c’est la (très) vieille économie qui est concernée, son activité portant sur la production et le négoce d’énergie. L’affaire Enron tombe évidemment très mal, puisqu’elle frappe un acteur majeur de la chaîne de production d’énergie, au milieu de la dérégulation de ce secteur et en pleine récession économique. Dans ces deux faillites frauduleuses, le rôle du cabinet d’audit chargé de la certification comptable des entreprises est trouble, sachant que la finalité d’une certification comptable est de fournir aux actionnaires un avis professionnel et indépendant sur l’image fidèle d’un bilan. Il interpelle la communauté financière quant aux limites dans lesquelles les auditeurs externes, au demeurant rarement sanctionnés (malgré des dispositions pénales, comme en Belgique), sont responsables des informations comptables qu’ils certifient. D’une manière plus générale, ces deux faillites, aux causes et aux conséquences différentes, posent la question du contrôle des grandes sociétés d’audit, que l’on appelle aussi les réseaux pluridisciplinaires de conseil ou, plus souvent, les Big Five. Il ne faut, bien sûr, pas se tromper de cible : les auditeurs de Lernout & Hauspie (KPMG) et d’Enron (Andersen) ne sont pas responsables des malversations comptables qui ont été commises. À tout le moins, peut-on leur reprocher, dans certains cas particuliers, de graves manquements professionnels et un déficit de clairvoyance comptable. Il serait pourtant insensé de stigmatiser une profession sur l’un ou l’autre manquement professionnel isolé.
125 L’Echo, 2 février 2002.
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KPMG et Andersen ne sont, du reste, pas les victimes circonstancielles et expiatoires d’un mauvais concours de circonstances. Tous les cabinets d’audit ont été frappés, à des degrés divers, par des scandales financiers. On se souvient des déboires de Price Waterhouse dans la faillite de la BCCI et des égarements de Coopers dans la faillite de la banque Barings. Indépendamment du lien de causalité entre le scandale financier et l’exercice de la fonction des auditeurs externes, la question peut être posée de savoir si, dans ces deux faillites, les normes déontologiques en vigueur dans la profession ont été respectées. Dans le cas de Lernout & Hauspie, par exemple, le réviseur qui était désigné, au sein de KPMG, pour la certification des comptes annuels et qui fut, il y a quelques années, le président de l’Institut des réviseurs d’entreprises, occupa, après sa démission volontaire de KPMG, une fonction de responsable financier de haut niveau dans une société liée à Lernout & Hauspie... au moment où les fraudes comptables ont été constatées. Dans le cas d’Enron, Andersen est accusée d’avoir détruit des documents essentiels pour comprendre la situation actuelle de la compagnie de courtage en énergie. Ces destructions auraient masqué les déséquilibres qui ont mené à la plus grande faillite de l’histoire, soit 100 milliards de dollars évaporés en quelques semaines. Dans une entreprise caractérisée par une codification quasi militaire des circuits d’autorité et des délégations de pouvoir très précises, la décision, prise par l’associé d’Andersen responsable de l’audit d’Enron (licencié depuis), de détruire des kilomètres de documents comptables sans l’aval de ses instances dirigeantes, laisse perplexe. Cet associé d’Andersen a refusé de témoigner devant le Congrès américain. Dans les deux situations, le poids de l’opprobre frappant le cabinet d’audit est d’autant plus élevé que les exigences d’indépendance et de respect déontologique constituent les assises de cette profession, et que, paradoxalement, les grands cabinets d’audit ont probablement contribué, plus que tout autre intervenant, à l’autorégulation de la profession d’auditeur externe. Il faut pourtant garder à l’esprit quelques considérations élémentaires concernant la profession d’auditeur externe. Les auditeurs externes, malgré l’affirmation d’indépendance de jugement par rapport aux activités de l’entreprise qu’ils sont chargés de contrôler, sont les protagonistes d’une relation purement commerciale. Ce sont les instances de direction d’une société qui décident du choix des auditeurs qui seront chargés, en toute indépendance espérée, de la certification des comptes annuels. anthemis
12. audit
La fonction de commissaire n’est plus, de nos jours, une profession libérale au sens traditionnel du terme. Est-il, dès lors, raisonnable d’affirmer un état de jugement indépendant lorsque la pérennité des honoraires de l’auditeur externe est subordonnée à la satisfaction de l’entreprise concernée ? Deux écoles s’affrontent dans ce domaine : les partisans de la libre négociation des honoraires d’audit (avec les altérations éventuelles de l’indépendance qu’elle risque d’entraîner) et les promoteurs d’une grille d’honoraires, au risque de ne plus permettre l’expression financière des différences de qualité de services. Les déboires d’Enron et de Lernout & Hauspie entraînent un amalgame entre deux problématiques, à savoir, d’une part, la compétence professionnelle et, d’autre part, les conséquences déontologiques des services connexes à la certification des comptes offerts par les cabinets des Big Five. Ces deux considérations ne sont probablement pas totalement indépendantes, car l’offre de services connexes à la certification des comptes annuels peut obérer l’indépendance de la personne chargée de la certification des comptes annuels, encore qu’il est difficile d’apprécier, sans nuances, dans quelle mesure cela pourrait être le cas. Cette problématique a fait l’objet de travaux importants mis en œuvre par la Securities and Exchange Commission américaine, la Commission européenne et l’International Federation of Accountants. En même temps, il est difficile de ne pas comprendre l’attrait, pour les entreprises importantes, de s’assurer les services d’un cabinet de conseil spécialisé dans différentes matières, dont la certification des comptes. Les entreprises d’envergure internationale requièrent des services d’audit que seuls les cabinets d’audit mondiaux, bénéficiant d’économies d’échelle, peuvent offrir. Le choix de l’auditeur externe n’est, du reste, pas sans influence sur la notation de crédit d’une entreprise cotée. Les agences de rating (Moody’s et Standard & Poor’s) ne donnent souvent de crédit qu’à une certification comptable d’un Big Five. Il serait donc maladroit de mettre en cause la légitimité des grands cabinets d’audit, et illusoire de croire qu’un contrôle des cabinets d’audit serait plus efficace en revenant à des structures d’audit de petite taille. Certains défendent, dans cette perspective, la nomination systématique de deux commissaires plutôt qu’un. Dans le cas particulier de l’indépendance et de l’interdiction de la cohabitation de fonctions de contrôle et de conseil pour une même entreprise, la profession a toujours privilégié la définition de règles déontologiques profesanthemis
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sionnelles, au motif que la décision politique n’a pas à interférer avec la vie des affaires. Cette optique de self-regulation est-elle pertinente, à la lumière de la relation commerciale s’établissant entre un cabinet d’audit et une entreprise ? Probablement pas. Certains recommandent de soumettre la nature des relations et des services liant un cabinet d’audit et une entreprise à une instance indépendante chargée de vérifier que les exigences de l’indépendance et la solution des conflits d’intérêts sont respectées, et autorisée à délivrer et retirer une forme d’agrément. D’autres recommandent une solution législative, démarche qui a été privilégiée en Belgique par le Conseil supérieur des professions économiques. C’est, en effet, à l’initiative du gouvernement que des incompatibilités de fonctions seront établies pour les contrôleurs légaux des comptes des entreprises belges. Celles-ci concerneront la prise de décision dans la société contrôlée, l’établissement des comptes annuels et la tenue de la comptabilité, l’élaboration de systèmes informatiques, la mise en œuvre de fonctions d’audit interne, la représentation de l’entreprise contrôlée en matière fiscale, etc. Les petits cabinets d’audit accueillent cette initiative législative avec plus de sympathie que les Big Five, qui ont des activités différenciées dans d’autres disciplines que le révisorat d’entreprises. Certains petits cabinets n’hésitent pas à affirmer que les Big Five ont créé une situation oligopolistique par un dumping des honoraires d’audit, compensé par des services annexes qu’ils sont seuls capables de fournir. Les Big Five, de leur côté, soulignent l’importance des conseils fiscaux fournis par les petits cabinets, sans formalisation de ces derniers sous la forme d’une mission particulière. Ces arguments sont-ils pertinents ? Les mesures gouvernementales serontelles un rempart étanche à certaines dérives constatées en matière d’insuffisance d’indépendance de réviseurs d’entreprises ? Il est difficile de répondre à cette question. Il n’en demeure pas moins que la démarche des autorités publiques transporte un message important, à savoir celui que l’autorégulation de la profession de réviseur a, dans le contexte belge, ses limites.
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La chute d’Arthur Andersen : stupeur et tremblements 126 Voici le premier essai consacré à la chute de la prestigieuse firme d’audit externe, engloutie par l’affaire Enron. Un constat sans complaisance ! Pour solde de tout compte. C’est la traduction du titre de l’ouvrage que vient de signer Barbara Toffler, professeur à Columbia University et ancienne associée du cabinet Arthur Andersen, responsable des problèmes éthiques, et donc témoin privilégié et chronologique des défaillances qui ont conduit au sabordage de cette entreprise. La publication de ce livre a été saluée par Paul Volcker, ancien président de la Federal Reserve Bank, et par Arthur Levitt, ancien président de la Securities and Exchange Commission. Arthur Andersen était un incontestable fleuron de l’audit externe, aux exigences professionnelles qui ne laissaient que peu de place à la complaisance. À la lecture du livre, on ressent mieux le désarroi, sinon la profonde rancœur, ressenti par les dizaines de milliers d’anciens collaborateurs de cette firme. Ceux-ci étaient fiers d’avoir contribué à sa renommée sous la direction d’associés remarquables (tels les excellents dirigeants de la filiale belge), mais leur trajectoire professionnelle a été altérée, et parfois détruite, par l’absence d’une direction américaine responsable. Malgré une rédaction peu conceptuelle et parfois anecdotique, commune aux livres d’actualité anglo-saxons, l’ouvrage surprend par son extrême dureté, l’expression de l’« arrogance » des dirigeants d’Arthur Andersen étant un des vecteurs de l’essai. Mais, en même temps, il est difficile de se départir du sentiment que son auteur effectue une tâche rédemptrice, destinée à transformer son association de six ans à une firme déchue en un succès médiatique. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage servira d’illustration aux adeptes du principe de Peter, selon lequel la promotion professionnelle s’accompagne parfois de l’accession au seuil d’incompétence. La narration du désastre de la firme d’audit illustre comment une entreprise remarquable, mais construite sur un modèle figé, en arrive à promouvoir à son sommet des associés américains sans vision, c’est-à-dire les plus petits communs dénominateurs, plutôt que les plus grands communs multiples. Et, on le sait, la modestie conceptuelle d’un chef d’entreprise conduit plus souvent à une culture du consensus flou qu’au leadership stratégique.
126 L’Echo, 15 avril 2003.
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324 La mèche
Le constat de l’auteur est sans complaisance et la thèse sans appel : le suicide du réseau Arthur Andersen était prévu, donc prévisible. L’affaire Enron n’a servi que d’amorce inopinée à la révélation de dérives déontologiques qui s’étaient accumulées au cours de la dernière décennie. Et si certains ont pu, à un moment, associer David Duncan, l’associé de Houston responsable du dossier Enron, à Nick Leeson, l’arbitragiste qui a entraîné la faillite de la banque Barings, le parallèle s’arrête là. Dans l’affaire Arthur Andersen, c’est une culture d’entreprise, anxieuse de succès financiers et de taux de croissance mirobolants, qui a montré les limites de son modèle organisationnel. Que s’est-il passé ? Arthur Andersen s’est manifestement mal adaptée à sa propre mondialisation, par manque de recul de ses dirigeants, inélégamment qualifiés d’« androïdes endoctrinés » par l’auteur de l’ouvrage. Dans cette entreprise, une philosophie monothéiste, caractérisée par l’obsession de la facturation (l’auteur se réfère souvent à l’expression Billing Our Brains Out), a conduit à promouvoir des travailleurs disciplinés plutôt que des stratèges. Il est d’ailleurs troublant de constater que les principaux dirigeants américains d’Arthur Andersen s’étaient d’autant mieux fondus dans le moule des procédures internes qu’ils n’avaient pas acquis de formation académique solide, ceci contribuant d’ailleurs à les exclure des cercles d’influence américains et à expliquer les maladresses comportementales qui ont accompagné la déconfiture d’Enron. Au risque de choquer certains, l’ouvrage de Barbara Toffler rappelle indirectement que le choix de la profession d’expert-comptable constituait, dans les années 1970 et 1980, un choix professionnel réducteur, délaissé par les diplômés des business schools américaines. Et, malheureusement, c’est dans les années 1990, c’est-à-dire au moment de la mutation des cabinets d’audit externe en réseaux pluridisciplinaires de conseils, que la génération précédente a accédé au partenariat, en étant mal préparée aux mutations économiques. La destruction précipitée des documents de support de l’audit d’Enron en a donné l’illustration. Dans la foulée de ce constat, une autre chose est frappante, à savoir la dissociation progressive de l’entreprise entre les intérêts et les comportements des associés américains et européens. Il apparaît que ces derniers se sont progressivement rebiffés contre l’expression d’une culture américaine, unique et dominante, sans respect pour le caractère plurinational du réseau. anthemis
12. audit La machine infernale
Malgré le postulat d’un partenariat mondial, la légitimité des associés d’Arthur Andersen était uniquement fondée sur la capacité d’engendrer un chiffre d’affaires individuel. Ce système avait favorisé les carrières linéaires, s’inscrivant dans une structure taylorienne très simple, mais figée et peu poreuse à la réflexion stratégique d’ensemble et aux paramètres institutionnels qui modifiaient les exigences de gouvernance corporative. L’ouvrage laisse d’ailleurs transpirer l’anxiété ressentie par les associés américains, partagés entre une course éperdue vers la facturation des clients et l’obligation de ne pas les contrarier, avec une évidente perte de sens critique. Une reconnaissance basée sur la contribution commerciale est, certes, commune à de nombreux secteurs d’activités, mais elle devient périlleuse si le chiffre d’affaires devient l’unique mesure de succès dans un métier aux fondations réglementaires et prudentielles. Plus grave, cette méritocratie a manifestement entraîné une fragmentation de la stratégie d’ensemble, elle-même escamotée par la culture d’enrichissement personnel. Le système de rémunération pyramidale de ces cabinets y a certainement contribué. En résumé, la culture d’entreprise n’a pas secrété de visionnaires, d’ailleurs peu remis en question par le corps social de l’entreprise, à l’affectio societatis et au sens critique dilués par le renouvellement incessant de ses cadres, souvent en transit de carrière. Plus fondamentalement, le livre de Barbara Toffler rappelle que, contrairement aux préceptes d’Adam Smith, la recherche individuelle de l’enrichissement ne conduit pas toujours à l’optimum collectif. L’étincelle
Forte d’une expertise et d’une renommée incontestable, Arthur Andersen avait progressivement industrialisé sa gamme de services, au point de suivre la même logique d’expansion que celle de ses clients. Dans le contexte de l’euphorie boursière des années 1990, il ne fallait plus grand-chose pour attiser certaines complaisances comptables. Le marché de la certification comptable étant saturé dans les pays développés (car la plupart des entreprises existantes ont déjà un auditeur), c’est dans d’autres domaines connexes que la facturation des nouveaux associés a dû être créée. Cette situation l’avait conduit à développer des services annexes à la certification comptable, parfois reléguée au titre de produit d’appel pour d’autres prestations de conseils plus lucratives. anthemis
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De plus, contrairement aux autres réseaux pluridisciplinaires de services (Ernst & Young, KPMG, Deloitte et PwC), la séparation des activités d’audit et de conseil (ces derniers étant désormais commercialisés sous le nom d’Accenture) avait consommé de profondes rancœurs en matière de partage de la rentabilité de ces deux branches, ayant eu pour conséquence un redéploiement désordonné du réseau Arthur Andersen dans un large spectre de services (audit interne, interim management, etc.) qui a altéré, aux États-Unis, le niveau d’exigence déontologique associé à la certification comptable. La sérénité d’une profession libérale a donc été perdue. L’ouvrage pointe le désarroi des associés d’Arthur Andersen devant le schisme progressif de l’entreprise entre son pôle historique et ses activités de conseils. Et le politique ? Le livre de Barbara Toffler met en évidence une autre dérive de la firme d’audit, à savoir son rôle dans le financement des campagnes politiques. Selon l’auteur, Arthur Andersen s’était rangé parmi les cinq plus importants fournisseurs de fonds corporatifs à la campagne de Georges Bush, ce qui – on en conviendra – est singulier pour une entreprise de révisorat comptable. Le président américain n’en a d’ailleurs pas tiré de gratitude. À la fin du mois de janvier 2002, ce dernier s’était livré à un bon mot, annonçant qu’il avait reçu une bonne et une mauvaise nouvelle en provenance de Saddam Hussein. La bonne nouvelle était que le président irakien acceptait l’inspection de ses installations chimiques et bactériologiques. La mauvaise nouvelle était qu’il insistait pour qu’Arthur Andersen mette en œuvre les inspections. Comme quoi, la cruauté capitaliste n’a pas de limites. Conclusion
L’ouvrage de Barbara Toffler constitue plutôt une leçon de sociologie corporative qu’une narration d’un désastre. Il rappelle que l’éthique et la déontologie ne sont pas des concepts creux. Il instruit aussi la nécessité, pour toute entreprise, d’assurer sa régénération permanente grâce à une culture de la reconnaissance des diversités et au recul conceptuel de ses dirigeants. Du reste, il y a un enseignement dérivé de cette situation, à savoir celui qu’une entreprise est toujours plus riche de la diversité culturelle de ses collaborateurs que de la force d’un profil professionnel uniforme. IBM en avait, plus tôt qu’Arthur Andersen, et à temps, tiré la leçon.
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12. audit
La victoire par contumace d’Andersen 127 Ce furent d’abord des déflagrations au ras des chiffres. Un peu comme ces shrapnells qui déforment sans tuer. Ensuite, on a senti les lourds bilans de Manhattan trembler et se fissurer sous les grondements des assauts comptables. D’ailleurs, tout s’est passé très vite après les attentats terroristes du 11 septembre. Entre l’annonce de la faillite d’Enron, en décembre 2001, et le sabordage de son auditeur, Andersen, il ne s’est écoulé que quelques mois. Quelques mois au terme desquels les marchés boursiers, partis la fleur au fusil à l’assaut des sommets boursiers, sont devenus vengeurs. Quelques semaines pendant lesquelles les autorités américaines ont brutalement réalisé que la confiance boursière avait été trahie par quelques francs-tireurs. Quelques jours qui auront suffi à dynamiter une porte, l’emblème d’Andersen, reproduite à l’identique dans chaque implantation et destinée à symboliser l’ouverture et la transparence. Cinq ans après l’affaire Enron, la profession comptable reste mutilée par le plus profond désastre financier de l’après-guerre. Sans compter les fantassins du capitalisme, qu’on oublie trop vite dans les scandales boursiers comme dans les guerres : employés licenciés, épargnants ruinés et pensionnés paupérisés. D’ailleurs, depuis le krach internet, il plane un relent de pessimisme sur l’audit externe. Ceci étant, Andersen fut-il le coupable désigné par une justice rageuse et expéditive ? Sans doute. La firme a été disculpée à titre posthume. Mais elle avait oublié la première règle du métier : un cabinet d’audit met sa renommée à bail, et donc à risque, de notoriété dans chaque expertise comptable. Au reste, ce n’est d’ailleurs pas l’affaire Enron qui a abattu Andersen : c’est la désertion en cascade que ses autres clients ont opérée. Lâchement, peut-être, ont-ils eu peur de voir leur propre réputation financière contaminée ? Quoi qu’il en soit, c’est à marche forcée que les autorités de contrôle ont dû discipliner un métier en déroute. Différents textes furent rapidement promulgués pour aligner le révisorat d’entreprises : loi américaine SarbanesOxley, loi belge du 2 août 2002, code de gouvernance corporative, etc. Les pratiques contestables sont devenues marginales. Heureusement, en Belgique, à part dans l’affaire Lernout & Hauspie, la qualité des méthodes révisorales n’a
127 L’Echo, 28 février 2007.
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jamais été déficitaire. On ne soulignera d’ailleurs jamais assez le sang-froid de nos responsables comptables dans ce domaine. Les grands réseaux d’audit, laissés au nombre de quatre (Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PwC) après la disparition d’Andersen, ont proactivement participé à cette réhabilitation de la profession du chiffre. Ils n’avaient pas le choix : la disparition d’Andersen a renforcé une concentration sectorielle, voire un oligopole, qui interpelle les états-majors de la concurrence. Un oligopole est usuellement démantelé par une fragmentation forcée d’activités : les autorités de la concurrence exigent la vente de certains agrégats pour éviter les positions dominantes et les cartels. Mais, dans le cas des réseaux d’audit, cette stratégie n’aurait pas été viable. En effet, ces réseaux fondent leur existence sur une couverture internationale et multidisciplinaire, d’autant plus indispensable que leurs propres clients mondialisent leurs activités. Un démantèlement, ou même un éclatement forcé de ces réseaux mettrait fin à leurs activités et, très paradoxalement, renforcerait l’oligopole. En d’autres termes, la disparition d’Andersen a conforté la justification de la concentration sectorielle à laquelle elle a conduit. Tant les autorités de la concurrence américaines qu’européennes faisaient donc face à une situation inextricable. Confrontées à l’impossibilité de fragmenter un oligopole, elles devaient en même temps éviter son renforcement, si un des quatre réseaux venait à défaillir. Pour trancher le nœud gordien, la Commission européenne a choisi d’éviter le pire, c’est-à-dire une contraction ultérieure du secteur. Dans cette perspective, elle va limiter la responsabilité professionnelle des auditeurs en les mettant à l’abri d’une malfaçon comptable. Ceci signifie que les recours civils contre un cabinet d’audit seront plafonnés selon des modalités qui restent à déterminer après une consultation qui s’achèvera le 15 mars. La Belgique a déjà anticipé la mesure en plafonnant la responsabilité des réviseurs d’entreprises. En soi, la limitation de responsabilité ne répond pas à la réalité de l’oligopole et au risque de réputation des réseaux d’audit. Au mieux, elle tempère ce dernier. D’ailleurs, les avis sont partagés sur l’orientation de la Commission. Certains la contestent au motif que l’auditeur monétise sa mission légale, perd sa spécificité et la rémunération de son expertise. La limitation de responsabilité reporte le risque du privilège réglementaire, à savoir la certification légale des comptes, sur les actionnaires des entreprises auditées. D’autres, par contre, rappellent que le capitalisme fonctionne par diffusion des risques, alors que les auditeurs concentrent un risque excessif de notoriété. Dans cette optique, une responsabilité illimitée pourrait conduire les entreanthemis
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prises de moindre discipline comptable à se faire contrôler par le cabinet le plus robuste, c’est-à-dire envers lequel de profitables recours pourraient être exercés. A contrario, la limitation de la responsabilité permettrait d’éviter la concentration de mauvais risques auprès d’un cabinet particulier. Elle astreindrait aussi les réseaux d’audit à une stricte déontologie, puisque leur prime d’assurance serait en rapport avec l’autodiscipline qu’ils s’imposent. En fait, la question qui se pose est de savoir quel est l’actif résiduel des cabinets d’audit si leur responsabilité professionnelle est limitée ? Il s’agit de leur expertise. Dans cette logique, une limitation de responsabilité devrait conduire à un élargissement de la gamme des services offerts. En effet, les conflits d’intérêts, tant décriés lors de l’affaire Enron, ne devraient plus mettre en cause le privilège de la certification comptable. Dans le même esprit, on devrait théoriquement s’attendre à une réduction des honoraires d’audit, puisque ces derniers ne devront plus incorporer une prime d’autoassurance. Et, plus fondamentalement, la limitation de responsabilités banaliserait l’ambiguïté commerciale de la prestation des cabinets d’audit, nommés et rémunérés par l’entreprise qu’ils doivent contrôler. Depuis cinq ans, les grands cabinets d’audit et la Commission européenne s’épiaient sur pied de paix. Sans résoudre l’équation de l’oligopole, la Commission a agi avec intelligence et sagesse. Elle a aussi soulevé le voile du véritable débat, puisque la limitation de la responsabilité rappelle le mode d’organisation de la société anonyme : il s’agit de l’extension de l’actionnariat des quatre majors de l’audit. Ceux-ci sont actuellement organisés sous forme d’un partenariat, de manière à mutualiser les risques professionnels. Or, on l’a vu avec Andersen : ce modèle a atteint ses limites, car une erreur professionnelle dépasse rapidement leur surface financière. La possibilité de limiter la responsabilité conforte donc la pérennité de ces cabinets, et autorise – pourquoi pas ? – leur cotation boursière ou, à tout le moins, l’ouverture de leur actionnariat. Cela aurait permis à Andersen de survivre à l’affaire Enron.
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13. Stock options Stock options : ni Marx, ni Jésus 128 Le ressac boursier des derniers mois n’aura pas eu d’impact que sur les actionnaires. Les travailleurs, titulaires de stock options, sont également affectés. Ceci leur rappelle le caractère aléatoire de cet intéressement aux performances de l’entreprise. Mais est-il légitime d’associer les travailleurs à l’évaluation boursière de l’entreprise par des stock options ? Chaque tourment boursier rappelle que l’association entre les facteurs de production « capital » et « travail » reste une matière délicate, pétrie d’effets d’aubaine, de réflexes opportunistes, mais aussi d’idéaux politiques. En effet, au-delà de leur aspect rémunératoire, les stock options créent – et c’est une occurrence singulière – une relation financière directe entre les actionnaires et les travailleurs de l’entreprise. Exprimée en termes d’antagonisme entre les facteurs de productions « travail » et « capital », l’attribution, et surtout l’exercice de stock options conduisent à une perméabilité de la rémunération de ces deux éléments. La valeur ajoutée de l’entreprise n’est cependant appréhendée par les stock options que dans la valeur boursière qui reflète non pas le risque professionnel des travailleurs, mais bien le taux de rendement attendu par les actionnaires. La participation bénéficiaire des travailleurs ramène incidemment à une problématique non résolue en termes d’équité rémunératoire. Quelle est, en effet, la bonne rémunération du travail ? Est-ce uniquement sa valeur ajoutée comptable ou est-ce aussi, pour partie, la rémunération du capital ? Par ailleurs, la valeur boursière des actions, constitutive de la valeur actualisée des performances futures de l’entreprise, est conditionnée à des facteurs de risques systémiques, reflétant les conditions générales de l’économie (taux d’intérêt, cours de change, phénomènes spéculatifs, etc.). Le partage de la valeur ajoutée de l’entreprise au travers d’une participation à l’évolution du cours de bourse ne s’impose dès lors pas naturellement sur le court terme. D’aucuns considèrent d’ailleurs que l’attribution de stock options ne conduit en rien à un meilleur partage du profit économique, car il s’agit de
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conditionner une partie de la rémunération des dirigeants de l’entreprise à leur enrichissement patrimonial. Nous croyons, au contraire, que c’est un bon vecteur de participation bénéficiaire. Chacun jugera cependant, en fonction de sa sensibilité politique, la pertinence de cet argument, débattu depuis des décennies. C’est d’ailleurs le XIXe siècle français qui voit fleurir, dans le sillage de la révolution industrielle, les premières théories d’association rémunératoire des travailleurs salariés et des dirigeants d’entreprise, c’est-à-dire des actionnaires. Dès cette époque, l’actionnariat salarié apparaît à certains comme une réponse équilibrée au conflit des facteurs de production. L’idée sous-jacente est le partage équitable de la marge d’exploitation entre les apporteurs de capital et de travail. Différents courants de pensée se développent, avec pour objectif de conduire à une perméabilité de la rémunération de ces deux facteurs de production. Le courant utopiste, le plus radical, veut dépasser l’opposition entre capital et travail par une organisation de la relation salariale fondée sur l’association de type mutualiste, destinée à salarier le capital et à capitaliser le travail. Le courant humaniste défend, quant à lui, l’idée que la participation permet d’assurer la dignité de l’homme au travail. Il est proche de la doctrine sociale de l’Église qui recommande l’association des salariés dans l’entreprise, préconisée dans l’étonnante encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, tandis que le courant productiviste, le plus capitaliste, fait de la participation aux résultats un facteur d’amélioration quantitative et qualitative des résultats de l’entreprise. Après un XIXe siècle caractérisé par l’affrontement entre le capital et le travail, le XXe siècle consomme la normalisation des rapports sociaux. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est en France que le débat sur la participation salariale des travailleurs est attisé, sous l’impulsion du général de Gaulle qui lança, dès 1946, l’idée de lier les rémunérations aux résultats de l’entreprise. Cela conduisait, dans l’esprit de christianisme social gaullien, à une troisième voie entre un communisme écrasant et un capitalisme abusif. Pourtant, ces courants de pensée successifs n’apportent aucune réponse définitive à la question de savoir comment allouer avec équité le profit économique de l’entreprise entre les travailleurs et les actionnaires. La théorie marxiste postule que les actionnaires dépossèdent les travailleurs de la valeur ajoutée ou du surtravail, cette extorsion de la plus-value étant la source de l’accroissement du capital. La vision capitaliste est plus opportuniste, tablant sur le fait que les forces de marché conduisent à un équilibre naturel des rémunérations. anthemis
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Ceci ramène à l’excellent ouvrage de Jean-François Revel, paru en 1970, Ni Marx, ni Jésus. L’auteur y pressentait que la grande révolution du XXe siècle serait la révolution libérale, et non la révolution socialiste. À l’époque, les stock options n’étaient pas répandues. Elles contribuèrent sans doute à fondre les intérêts des travailleurs dans le creuset de la valeur actionnariale, en dépassant, de manière biaisée, l’opposition classique entre les facteurs de production « travail » et « capital ».Ceci étant, il reste à savoir ce qu’elles auront été : un simple effet d’aubaine ou une technique financière destinée à assurer une meilleure équité rémunératoire. La vérité est probablement entre ces deux visions extrêmes.
Mesurer la vraie valeur des stock options 129 Depuis le mois de mars 1999, la Belgique s’est dotée d’un régime fiscal innovateur en matière de stock options. De nombreuses entreprises cotées en ont invoqué l’application. Par ailleurs, l’application des normes comptables IAS/IFRS à ces mêmes entreprises cotées introduit l’obligation de reconnaître une charge comptable. Cette charge doit correspondre à la valeur réelle de ces mêmes stock options. Les stock options sont donc mesurées à l’aune de deux référentiels. En matière fiscale, la valeur des options découle de calculs simples et non contestables. Par contre, en matière comptable, les choses se compliquent lourdement. La norme IFRS 2 share-based payments exige, en effet, de valoriser comptablement les plans de stock options à leur valeur de marché. Or, la valorisation des options relève d’une alchimie complexe, dont les arcanes n’ont pas toutes été identifiées. La matière est encore plus nébuleuse pour les stock options. À de multiples égards, les stock options s’apparentent, en effet, aux options négociées sur les marchés financiers. Pourtant, les stock options sont assorties de singularités qui empêchent de les évaluer correctement en utilisant les modèles classiques de valorisation (Black-Scholes, Merton, etc.). Il faut donc faire appel à des modèles nettement plus sophistiqués. Sans rentrer dans des considérations techniques, les paragraphes suivants esquissent les contours de la problématique. Une première particularité dont il faut tenir compte est la période pendant laquelle l’option est effectivement exerçable. Parmi les options traitées 129 L’Echo, 15 juillet 2008.
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sur les marchés financiers, on distingue communément les options dites européennes des options dites américaines. Les options européennes ne peuvent être exercées qu’à l’échéance du contrat. Par contre, les options de type américain peuvent être exercées à n’importe quel moment pendant toute la durée de vie du contrat. Il existe aussi des options de type intermédiaire, qui ne peuvent être exercées que pendant certaines périodes, ou à certaines dates bien déterminées, par exemple uniquement aux dates de fin de mois. Les stock options sont, par essence, des options à long terme de type américain, mais elles sont généralement caractérisées par une période plus ou moins longue, débutant à la date d’attribution, pendant laquelle elles ne sont pas exerçables. Cette période est souvent appelée vesting period (ce qui peut se traduire en français par « période d’acquisition des droits »). Le but de cette période de non-exercice, dont le respect conduit d’ailleurs à une taxation allégée, est double. Il s’agit, d’une part, de fidéliser les bénéficiaires des options à leur employeur, car ils perdraient tous leurs droits au cas où ils quitteraient celui-ci avant la fin de la vesting period. D’autre part, il convient de motiver les bénéficiaires pour qu’ils contribuent pendant une période suffisamment longue à la maximisation de la valeur de leur entreprise. De surcroît, l’employeur a souvent le droit de fixer de manière discrétionnaire des périodes pendant lesquelles les options ne peuvent être exercées. Un des objectifs de cette disposition est d’empêcher que leurs détenteurs ne puissent les exercer pendant les périodes où ils pourraient disposer d’informations privilégiées, notamment à l’approche des dates de publication des résultats. Un deuxième élément dont il faut tenir compte est que la valeur des stock options pourrait se trouver annulée ou réduite au cas où le bénéficiaire d’options non exercées quitterait son employeur avant l’échéance de celles-ci. En cas de départ pendant la vesting period, les options perdent toute valeur. En cas de départ ultérieur, le détenteur d’options dispose généralement d’une courte période pour les exercer (sauf dans certaines circonstances spécifiques telles qu’un licenciement pour faute grave, par exemple). Au reste, pour que les options conservent une valeur, il faut bien entendu qu’elles soient en situation bénéficiaire à un moment quelconque au cours de cette période réduite d’exercice. Cette contrainte entraîne un exercice non optimal des options. Il est possible d’en tenir compte en introduisant dans le modèle de valorisation un paramètre supplémentaire qui est le taux de départs, à savoir le pourcentage de bénéficiaires qui quittent l’entreprise sur un horizon de temps donné. Une troisième particularité est le caractère non transférable des stock options. Une des hypothèses essentielles dans les modèles classiques de valorianthemis
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sation réside dans la négociabilité des options, sans aucune restriction, sur un marché parfaitement liquide. Cette condition n’est pas rencontrée pour des instruments qui, par définition, sont nominatifs. Les stock options ne sont ni négociables, ni cessibles à un tiers d’aucune manière que ce soit. Il n’est donc pas possible de les échanger contre leur contre-valeur en argent. Même dans le cas où une option négociable sur marché organisé n’est pas exerçable, son détenteur a encore le choix entre deux possibilités, à savoir la conserver ou la céder au prix du marché. Le détenteur choisira cette dernière possibilité s’il anticipe une baisse du cours du sous-jacent sur un horizon de temps qui correspond à la durée de vie résiduelle de l’option. En outre, le détenteur de l’option optera d’autant plus vite pour la cession que son aversion au risque est grande. Par contre, le détenteur de stock options n’aura pas cette alternative ; quelles que soient ses anticipations quant à l’évolution du sous-jacent, il sera « condamné » à détenir ses options jusqu’à ce qu’elles deviennent exerçables. Il doit logiquement en découler une certaine réduction de la valeur économique des options, qui devra se refléter dans les modèles de valorisation. Dans le cas où une option négociable sur un marché organisé est exerçable, son détenteur a le choix entre trois possibilités, à savoir l’exercer, la conserver, ou la céder au prix du marché. Le détenteur choisira cette dernière possibilité s’il anticipe une baisse ultérieure du sous-jacent, et que le prix de marché est supérieur à la valeur d’exercice. Si le détenteur anticipe une hausse du sous-jacent, et que le prix de marché est supérieur à la valeur de l’exercice, il conservera l’option. Dans les autres cas, c’est-à-dire lorsque le prix de marché est inférieur à la valeur d’exercice, l’exercice immédiat de l’option est (du moins en théorie) la « stratégie optimale » à adopter. Le détenteur de stock options aura davantage tendance à les exercer, parfois de manière suboptimale, car il n’a pas la possibilité de les céder au prix du marché. Ce type de comportement peut être influencé par différents facteurs individuels. Nous avons déjà cité les anticipations quant à l’évolution du sous-jacent, ainsi que l’aversion au risque, mais d’autres facteurs peuvent également jouer. On peut encore citer, entre autres, le besoin plus ou moins urgent de liquidités, ou l’importance du patrimoine du détenteur des options. En conclusion, la valorisation comptable des stock options exige des méthodes particulières. L’organisme de normalisation comptable, le FASB, a, dans cette perspective, formulé un modèle en 1995. Ceci étant, les singularités des stock options disqualifient les modèles classiques de valorisation d’option, tels Black et Scholes et Merton. Pour valoriser correctement des stock options, anthemis
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l’algorithme de calcul doit faire l’objet d’adaptations supplémentaires afin d’y intégrer leurs principales particularités, à savoir l’existence d’une période initiale pendant laquelle les options ne peuvent être exercées, l’impact du taux de départs sur la valeur des options, et leur caractère non transférable. Dans les cas courants, la réduction de valeur cumulée, résultant des différentes particularités des stock options, se situe entre 40 et 50 % par rapport à des modèles classiques.
Fiscalité des stock options : quatre propositions concrètes 130 C’est en mars 1999 que le législateur belge a formulé un régime fiscal innovateur en matière de stock options. Mais neuf ans, deux crises boursières et un bouleversement comptable plus tard, il devient indispensable d’améliorer ce système. Nous formulons quatre propositions concrètes dans cette matière qui doit désormais épouser les nouvelles pratiques rémunératoires. Le principe d’un plan de stock options consiste à attribuer, sur une base discrétionnaire, des options d’achat à des collaborateurs de l’entreprise. Ces options sont, sauf rares exceptions, octroyées à titre gratuit. Elles permettent à leurs titulaires d’acquérir des actions, généralement de l’entreprise (ou d’une entreprise liée), à un prix fixé à l’avance (appelé prix d’exercice), le plus souvent égal au cours de l’action au moment de l’offre de l’option. Le régime fiscal belge situe l’imposition de l’avantage rémunératoire des options au moment de leur attribution. Concrètement, c’est la valeur théorique de la prime de l’option qui mesure la base imposable. Ce dernier est imposé à titre d’avantage en nature professionnel. L’avantage correspond à un pourcentage de la valeur des actions sous-jacentes aux options. Ce pourcentage, s’établissant dans une fourchette de 7,5 % à 20 % de la valeur de l’action sous-jacente au moment de l’offre, est d’autant plus élevé que la période, la cessibilité et la souplesse d’exercice des options sont importantes. Dans la majorité des cas, c’est-à-dire pour des options d’une durée de dix ans, l’avantage imposable est égal à 10 % de la valeur des actions au moment de l’offre de l’option. En d’autres termes, si l’action de l’entreprise vaut 100 € au moment de l’offre de l’option, l’avantage fiscal est évalué forfaitairement à 10 €. Si on retient un taux d’imposition marginal de 50 % (hors addition130 L’Echo, 29 mars 2008.
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nels communaux), l’option coûte donc à son titulaire 5 €. Cette taxation est définitive. Il n’y a ni taxation sur les plus-values découlant de l’exercice des options, ni récupération de l’impôt en cas d’abandon ou de déliquescence de l’option. Par rapport à une rémunération ordinaire, l’avantage de ce régime provient, outre l’aspect incitatif et motivationnel, essentiellement du mode de taxation forfaitaire et, dans une moindre mesure, de l’absence de retenue de cotisations sociales. Le régime belge des stock options est indéniablement d’une grande qualité et d’une logique imparable. Certaines améliorations sont cependant envisageables, dans le sens d’une meilleure équité fiscale. Nous les exposons ci-après. La première amélioration concerne une extension du système à l’ensemble des entreprises belges. Actuellement, le régime de taxation favorable s’applique aux options portant sur des actions du groupe de sociétés à laquelle l’entreprise qui attribue les options appartient. Concrètement, cela confine souvent le système aux entreprises appartenant à un groupe de sociétés cotées, puisque l’exercice d’une option suppose l’existence d’un marché sur lequel l’action sous-jacente peut être vendue. Les entreprises non cotées peuvent, bien sûr, attribuer des options, mais la liquidité des actions découlant de l’exercice n’est pas assurée. Certaines entreprises émettent alors des options portant sur des titres d’autres entreprises cotées, voire des sicav. Malheureusement, dans ce cas, la taxation favorable n’est pas d’application.Il serait donc utile d’harmoniser le système en autorisant la taxation la plus favorable à toutes les entreprises afin d’en étendre le champ. Une deuxième amélioration concerne l’impact des variations boursières. Lors du krach boursier de 2001, le législateur avait choisi de prolonger la période d’exercice des options de trois ans au maximum, sans charge fiscale supplémentaire. Cette extension ne fut cependant appliquée qu’aux options octroyées entre le 2 novembre 1998 et le 31 décembre 2002. Ne peut-on, dès lors, pas imaginer une généralisation de ce système ? Cela pourrait consister, par exemple, à l’extension automatique de la période d’exercice de trois ans, dès que le cours de l’action sous-jacente a baissé de plus de X % pendant une période minimale ? Une troisième modification est inhérente au mode de calcul de l’avantage en nature. Le régime imaginé en 1999 ne différencie pas les options dont le prix d’exercice est supérieur ou égal au cours de l’action (au moment de l’attribution). Ainsi, si une action cote 100 €, la charge fiscale associée à des options dont le prix d’exercice est de 100 € ou 150 € est la même. Ce n’est pas logique, puisque la probabilité d’exercice de la seconde option est plus anthemis
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faible. La charge fiscale devrait donc diminuer avec une augmentation du prix d’exercice. Différentes modalités, telle une mesure décroissante de l’avantage de toute nature, sont facilement envisageables. Une dernière modification, plus fondamentale, concernerait le remboursement de la charge fiscale en cas de non-exercice. Dans le régime actuel, l’impôt acquitté lors de l’attribution n’est pas récupérable, en cas de non-exercice des options. Or, l’absence d’exercice est souvent indépendante de la volonté du titulaire des options. Ne pourrait-on pas, dès lors, imaginer une récupération du coût fiscal à concurrence d’un certain pourcentage ? Une piste alternative consisterait à imposer l’attribution des options non pas au taux marginal de l’impôt des personnes physiques, mais à un taux réduit unique. Ceci pourrait s’appliquer aux premiers 2.500 € d’options. Le caractère aléatoire des options est, en effet, indépendant du niveau des revenus professionnels. Nous penserions à un taux de 25 %, en référence au taux de précompte mobilier. Enfin, d’autres éléments pourraient être précisés, à l’aune d’une décennie d’application : transportabilité des options en cas de changement d’employeur, valorisation des options en cas de licenciement ou de démission. Le régime fiscal belge appelle souvent deux questions. Une première interrogation concerne la taxation à l’attribution. Celle-ci est contestable, car économiquement, ce n’est pas l’entreprise, mais les actionnaires qui attribuent les stock options. En effet, le bénéfice éventuel réalisé par les titulaires d’options trouve son exacte contrepartie dans un appauvrissement relatif des actionnaires. Ces derniers acceptent une dilution financière sans contrepartie. Or, cette dilution n’est aucunement déductible fiscalement, que les actionnaires soient des personnes morales ou physiques. Il n’y a donc pas de déduction fiscale ou de prise en charge correspondant à la taxation des options attribuées à leurs titulaires. Si la loi avait envisagé une articulation purement financière, l’attribution des options n’aurait pas été imposée. Cette approche n’a pas été retenue au motif que la législation fiscale belge considère l’entreprise émettrice des options comme une entité autonome de ses actionnaires et de ses travailleurs, sans opérer de transparence fiscale dans les flux financiers reliant ces trois acteurs. L’autre question concerne l’absence de taxation à l’exercice. Le principe qui aboutit à immuniser le gain réalisé à l’occasion de l’exercice des options est-il logique ? La réponse à cette question est indiscutablement positive. En effet, le gain réalisé lors de l’exercice découle d’une hausse de la valeur de l’action. Une fois les options attribuées, les espoirs de bénéfice et les risques anthemis
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d’un titulaire d’options sont identiques à ceux d’un actionnaire. Or, les plusvalues sur actions réalisées par des contribuables soumis à l’impôt des sociétés ou des personnes physiques sont, de manière générale, immunisées de toute taxation. Il est donc logique et cohérent que les titulaires d’options bénéficient de cette immunisation. Au reste, si les options étaient taxées au moment de leur exercice, cela romprait la cohérence fiscale en matière d’immunisation fiscale des plusvalues, puisque seules les plus-values sur actions tirées de l’exercice d’options seraient imposées, alors que les plus-values privées réalisées sur des actions échapperaient, en l’état de la législation et de manière générale, à la taxation. Ceci étant, l’administration fiscale et le ministre tolèrent la taxation à l’exercice pour des options acceptées par écrit après le soixantième jour qui suit le jour de l’offre ou acceptées de toute autre manière que par écrit.
L’angle mort de la culture d’entreprise 131 Dans les économies développées, la détente des flux de commerce s’est accompagnée d’une multinationalisation des entreprises. Le négoce ne connaît ni frontières, ni attachements culturels. Cette évolution, soutenue par la mobilité du capital, s’accompagne de l’émergence de nouveaux référentiels moraux : les valeurs de l’entreprise. Selon les circonstances, l’entreprise se postulera éthique, source de profit « juste », soucieuse de l’ensemble de ses stakeholders, consciente des défis environnementaux, etc. Certaines orientations sont estimables, tel le commerce équitable. D’autres sont moins claires. Initialement, les arguments de vente de l’entreprise étaient véhiculés par l’association mentale entre les produits de l’entreprise et la sociologie de ses clients. Car, à juste titre, l’entreprise s’essaie à juxtaposer un contexte émotionnel sur ses produits et services. C’est le cas du magasin de meubles prêts à monter qui ramène à une idée de retour à la pureté naturelle, d’une banque dont les services correspondent au contexte des jeunes, d’une bière dont la nocivité alcoolique est réduite. L’esprit averti aura, bien sûr, facilement décrypté cette instrumentalisation particulière du marketing. Elle ne correspond d’ailleurs qu’à une segmentation de la clientèle. Mais il y a désormais une autre facette à la problématique : aujourd’hui, les entreprises ont intériorisé des valeurs dont elles font la promotion. Ces 131 Non publié.
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valeurs, souvent référencées par rapport à l’éthique, fondent une culture d’entreprise. Cette dernière est, par son fondement, transitive. Elle doit composer à la fois avec l’économie interne de l’entreprise et les services et produits qu’elle commercialise. C’est bien sûr à ce niveau que les choses deviennent précaires. En effet, comment une entreprise, être virtuel délimité juridiquement, peut-elle sécréter des valeurs, sauf à penser que ces valeurs sont le commun dénominateur de ses collaborateurs ? En d’autres termes, comment serait-il possible que la fiction juridique de l’entreprise développe un comportement plus vertueux que les contraintes contractuelles des membres de son personnel ? La réponse à ces questions est incertaine, car on touche, en ce domaine, à la dynamique des groupes, au sein desquels l’individu délègue une partie de son jugement moral. Mais alors, que signifie la culture de l’entreprise ? S’agit-il d’un conditionnement mental dont les individus ressentent, à tort ou à raison, une guidance ? Est-ce un leurre destiné à renforcer la poursuite de l’objet social de l’entreprise, c’est-à-dire la recherche du profit ? Et y a-t-il un profit de bonnes valeurs éthiques à opposer à un profit moins éthique ? À l’intuition, il n’est pas possible de dissocier l’émergence des valeurs de l’entreprise d’une déchristianisation de nos sociétés. L’époque des réponses collectives est apparemment révolue : les rapports humains sont aujourd’hui plus transactionnels et individualisés. C’est dans les interstices de cet immense glissement sociologique que les entreprises formulent des valeurs. Celles-ci sont d’ailleurs inspirées de la sociologie anglo-saxonne et protestante. Encore que là aussi, il convient d’être prudent. La multiplicité des cultures d’entreprises est une forme de polythéisme mercantile. Mais il ne faut pas être abusé : les valeurs de l’entreprise ne sont pas vertueuses. Elles sont postulées. Elles s’inscrivent dans un besoin d’affiliation et d’appartenance qui répond à la disparition des structures morales ou religieuses organisées. Elles sont fondées par un contexte mercantile, auquel il fait rester attentif. Et finalement, l’entreprise appartient à ses actionnaires. Ceux-ci sont anonymes et en transit. Ils ne peuvent pas exprimer de valeurs. C’est donc la direction des entreprises qui les affirme. Ceci n’enlève rien à leur bien-fondé. Mais elles ne doivent pas être confondues avec les principes moraux, souvent bien étrangers à une relation de travail ou commerciale.
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Le marché de l’emploi 132 En quelques années, le chômage, qui était considéré comme le principal fléau social, semble avoir légèrement régressé parmi les préoccupations primaires de la population. Bien sûr, ceci ne signifie aucunement que la perte d’emploi est moins dramatique pour ceux qui en sont les victimes. Le déclassement social et professionnel constitue une épreuve dont l’envergure personnelle, et souvent familiale, est terrifiante. Le constat relève plutôt de la froideur mathématique des agrégats statistiques. Ceux-ci examinent les données sous l’angle de la moyenne et non pas de manière individualisée : sous réserve de différences régionales (très marquées), le taux d’activité se relève, la vélocité du travail augmente, et les durées d’ensablement de l’attente d’emploi semblent se contracter, à tout le moins pour les jeunes. Différents phénomènes techniques expliquent cette évolution. Par exemple, l’économie de marché n’est plus réfutée au titre de moteur de la relation de travail. L’inversion des courbes de natalité, combinée au vieillissement de la population, entraîne aussi un tassement relatif des pourcentages de demandeurs d’emploi. Sous un angle plus structurel, le marché du travail est également devenu plus ondulaire et ancré sur le secteur tertiaire. La nature de l’offre d’emploi est différente de celle des années 1970, qui étaient caractérisées par une profonde mutation du secteur manufacturier. D’autres éléments interviennent : meilleure capacité à fragmenter une carrière en fonction des cycles familiaux, mobilité géographique des étudiants et des travailleurs, possibilités d’enseignement et de recyclages plus larges, etc. Mais les dernières années enseignent trois autres leçons. La première porte sur l’individualisation de la relation de travail. La seconde concerne l’employabilité des travailleurs. La troisième, qui est sans doute la plus urgente, relève de la fiscalité du travail. L’individualisation de la relation de travail, qui s’oppose à la collectivisation des accords professionnels, est une tendance de fond. Le contrat d’emploi est, en effet, de moins en moins régi par des dispositions collectives pour épouser, de manière plus intime, la relation de travail individuelle. Il est, de nos jours, plus transactionnel. Cela ne signifie pas que les modes de négociations collectives sont devenues désuètes. Mais de charpente de la relation de travail, elles 132 Non publié.
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en sont désormais devenues un socle, c’est-à-dire une référence de base sur laquelle des contrats de travail individualisés sont bâtis. La deuxième leçon porte sur la nature du droit du travail. Aujourd’hui, la protection de l’emploi n’est plus, à long terme, fournie par le droit du travail. Ce droit est, certes, le fondement juridique de la relation contractuelle. Mais, en même temps, le droit protège plutôt le travailleur que le travail. Cette distinction sémantique est fondamentale, car c’est bien l’économie qui est l’ordre absolu des sociétés marchandes. C’est l’économie qui engendre le travail, et pas des axiomes juridiques. À long terme, ce qui protège le travail, c’est plutôt l’employabilité (ou optionalité) professionnelle du travailleur, c’est-à-dire sa capacité à adapter ses compétences au gré des évolutions technologiques et industrielles. Le problème, c’est que l’employabilité professionnelle ne ressortit que partiellement aux obligations de l’entreprise. La formation professionnelle reste, bien sûr, essentielle. Pourtant, il ne faut pas exiger des entreprises une formation destinée à aborder des mutations qui, très souvent, les dépassent elles-mêmes. L’optionalité professionnelle passe immanquablement par une démarche personnelle de formation continue. C’est donc un domaine dans lequel les pouvoirs publics doivent jouer un rôle incitatif, ce dont les universités et écoles professionnelles ont d’ailleurs bien compris l’enjeu. La troisième leçon relève de la fiscalité. Aujourd’hui, les coûts salariaux belges sont parmi les plus élevés d’Europe. Ce constat est extrêmement grave, car il handicape non seulement la compétitivité des entreprises, mais aussi, et surtout, leurs mutations et adaptations. Si, à court terme, une fiscalité et une parafiscalité stratosphériques restent sans incidence, à plus long terme, elles pénalisent l’allocation du capital et la mobilité des facteurs de production. Une baisse de la fiscalité du travail n’est, bien sûr, pas facile à mettre en œuvre, car l’impôt est une matière dynamique. La fiscalité découle elle-même d’un large arbitrage sociétal ayant pour objectif final de savoir quels sacrifices les différents acteurs du monde de l’entreprise sont prêts à assumer. Ceci étant, on peut s’interroger sur la faculté de maintenir, dans l’économie de transit qu’est la Belgique, une fiscalité du travail tellement inhibitrice. Une chose est certaine : des programmes politiques fondés exclusivement sur des partages du profit et du travail immédiats sont caducs dans une économie ouverte. Sans entrer dans la dialectique anglo-saxonne qui considère que le travail est une externalité et un facteur d’ajustement résiduel, force est de constater que l’adaptation des connaissances individuelles des travailleurs est le principal gage d’emploi. anthemis
13. stock options
Une nouvelle fiscalité du travail, autorisant une large déduction des frais de recyclages et épousant les cycles de la vie, devra absolument être étudiée. L’excès des prélèvements fiscaux et parafiscaux ne sont, finalement, que des protections à court terme du monde de l’emploi. À long terme, ce sont des obstacles à la mobilité professionnelle.
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CONCLUSION : LA BELGIQUE A MAL À SON ÉCONOMIE La première décennie du nouveau millénaire restera amère : le royaume a commencé son aggiornamento par un effondrement économique intérieur. Il reste sidéré devant la tourmente mondiale qui l’a affecté. En quelques trimestres, tout a basculé. L’orage économique mondial a éclaté. Il révèle les faiblesses inhérentes au pays, à savoir un contexte rigide qui a empêché des reconversions industrielles. Les systèmes sociaux belges ont été construits, couche par couche, au cours d’années de prospérité. Les trente dernières années n’ont pas entamé cette recherche du confort collectif dont nous aurions dû comprendre la finitude. Car pendant des décennies, le pays s’est acheté des années d’immobilisme au crédit des générations suivantes. Or,c’est malsain, parce qu’aucun plan de prospérité ne leur a été préparé et que la démographie est déclinante. En réalité, c’est l’inverse de ce qui est espéré qui se passera : les nouvelles générations ne voudront pas servir de variable d’ajustement aux pensions de celles qui les ont précédées. L’intensification de la mondialisation forcera les systèmes sociaux à converger vers des normes de compétitivité internationale. Le niveau de cette dette publique relève de la même pathologie que la fragilité de nos banques avant la crise : trop importante pour la taille du royaume. En quelques mois, la Belgique a dû adopter la métrique que la mondialisation lui impose : celle d’un petit pays dont les ambitions doivent être remesurées à l’aune de sa taille. La crise a modifié la géographie de la richesse. L’euro nous protégera contre une dévaluation de la devise, mais nous empêchera d’utiliser tout de suite l’inflation. Or, sans les armes de la dévaluation ou de l’inflation, seul l’impôt pourra être utilisé pour le remboursement de la dette. Cet impôt sera prélevé au prix d’une dislocation générationnelle, puisque la vague du coût du vieillissement va bientôt/incessamment submerger les finances publiques. Les cercles d’influence se sont aussi modifiés. Mais il y a plus : certains groupes étrangers se sont interrogés sur la stabilité des paramètres fiscaux et financiers de notre pays. Il faudra les rassurer. Sans compter les nombreux centres de décisions qui ont déjà silencieusement quitté le Royaume. Plusieurs anthemis
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banques et compagnies d’assurances sont passées sous contrôle étranger, ainsi que la production énergétique et de nombreuses productions manufacturières. Bien évidemment, la crise ne durera qu’un temps. Si l’économie chancelle sur des fondements ébranlés, l’équilibre cyclique des choses créera de nouvelles disciplines. Mais, dans l’entre-temps, le danger serait de banaliser l’attentisme. Or, en termes sociologiques, la Belgique manque, à tort, de confiance en elle car ses qualités sont robustes. Elle a mal à son économie. Elle oscille entre l’attachement à des traditions industrielles disparues et des besoins de transformations radicales. Elle espère une alchimie providentielle et miraculeuse, mais cela ne correspond à aucun projet. Pourtant, il faudrait peu de choses pour replacer le pays dans une posture économique offensive, car ses atouts sont innombrables. À commencer par un message politique combatif destiné à affronter les réalités concurrentielles. Entre le déni et l’accablement, il y a une troisième voie : celle de l’action disciplinée qui donnera confiance en un avenir pris en mains. Car si le pays n’a plus la masse critique, il dispose de grandes compétences. Et s’il y a une démarche à envisager, c’est de procéder à l‘analyse des forces et faiblesses stratégiques de la Belgique, comme on le ferait pour une entreprise commerciale. Cela conduira immanquablement à poursuivre l’idée de transformer le Royaume en une zone d’attrait pour les investissements étrangers. Mais on ne peut en même temps rembourser une dette publique gigantesque et baisser tous les impôts. Il faut placer des priorités. Dans cette perspective, faire du pays une zone franche en matière d’impôts des sociétés devrait être étudié. Il faut aussi investir massivement dans l’éducation et dans la formation professionnelle. Cela s’inscrirait dans la typologie d’une économie de transit, tant géographique que logistique. Car, finalement, la question sera de savoir si nous serons à la hauteur de nos chances. Nous devons, comme le grand-duché de Luxembourg, progressivement repenser notre modèle économique dans la dépendance des capitaux et des centres de décisions étrangers. Cette évolution n’est pas, en soi, étonnante pour un petit pays à la géographie ouverte. Mais elle exigera de définir soigneusement les atouts concurrentiels que nous pouvons déployer. Cela réclamera de l’unité, de la persévérance et un projet. Cette approche requerra surtout de reconnaître la nécessité de la prise rémunérée de risque, plutôt que de faire suffoquer l’économie sous une chape dogmatique de culpabilisation de l’entrepreneuriat. La Belgique se mélange dans l’économie de marché. Il faudra donc en définir clairement le projet.
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Table des matières Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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1. Histoire économique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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L’argent, le sacré et la force . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’entreprise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le brevet, fondement de l’économie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Templiers et l’affaire des pièces d’or . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Économie européenne : l’affaire religieuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le capitalisme de Calvin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Adam Smith et l’absolution des péchés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les assignats français : l’ancêtre des subprimes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Leon Walras : le prophète d’ebay . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De Panama à Eurotunnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’hyperinflation de Weimar : l’Allemagne paiera ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierre Mendès France, un destin inabouti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les années 1970 sont de retour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lip et le temps des cerises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mai 1978 : la chienlit, c’est Keynes ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le prophète désespéré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bangladesh : deux ex-Beatles, le 1er août 1971 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Années 1978 et 2008 : l’histoire commence à rimer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les économies doivent croître . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Économie de marché : après l’État et l’Église . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
19 21 22 24 26 29 32 34 36 38 39 41 43 45 47 49 51 53 55 57
2. Économie et histoire belge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
61
Le fabuleux destin d’un économiste belge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En 1865, un franc belge valait un franc suisse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En 1926, la Belgique invente une nouvelle devise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les mémoires plurielles de Léopold III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Économie wallonne : la dictée du Bois-du-Cazier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les excursions à Meli . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Années 1970 : une décennie économique maudite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il y a un an… en 1978, 1928 ou 1918 ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . École de commerce Solvay, promotion 1984 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La superstition belge du chiffre 8 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
61 63 65 67 71 73 76 78 80 82
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les éclipses de l’économie belge La face nord de l’économie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et si le franc belge existait toujours ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . C’est triste, Zaventem, en hiver . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bienvenue au XXIe siècle ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
84 87 89 91
3. Bourse, histoire financière et économie de marché . . . . . . . . . . .
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Fibonacci, le magicien de la bourse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . C’est un génie qu’on assassine (perspective de Bachelier) ! . . . . . . . . . . . . . . Le vol du Nobel d’économie (perspective de Poincaré) . . . . . . . . . . . . . . . . . Le krach bancaire de l’automne 1907 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’homme révolté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Moraliser le capitalisme ou capitaliser sur la morale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Numéro 6, le prisonnier du village . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La machine boursière infernale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le coup d’O.P.A. permanent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le procès en sorcellerie de la bourse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un mauvais procès boursier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La fusion des bourses de fleurs hollandaises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le volapük des économistes de la 25e heure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ancrage belge et nomadisme actionnarial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les fausses barbes de la bourse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
95 96 98 100 102 104 105 107 111 112 114 117 119 121 124
4. Krach boursier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
127
Le fil d’Ariane des krachs boursiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le mystère des bulles boursières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le psychisme des krachs boursiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Zéro pointé pour les agences de notation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
127 129 132 135
5. Analyse financière et mécanismes boursiers . . . . . . . . . . . . . . . . . .
139
Les paradoxes de la décote boursière des holdings . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’affaire des dividendes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La face cachée des primes d’O.P.A. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Valeur fondamentale et cours de bourse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Automne boursier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Météo, cycles lunaires et rendements boursiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Comment fonctionne l’indice BEL20 ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’insaisissable logique des rapprochements boursiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . La prochaine révolution d’Euronext Bruxelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
139 144 145 147 150 151 153 155 157
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table des matières
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6. Gestion bancaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
161
L’incroyable leçon des subprimes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Leçons de stratégie bancaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le risque bancaire systémique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les capitaux propres bancaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’angle mort de la recapitalisation des banques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les prochains casse-têtes bancaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le prix de l’armistice bancaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De nouvelles compétences bancaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
161 163 165 167 169 172 176 178
7. Histoire de la fiscalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
181
L’histoire millénaire de l’impôt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le manifeste fiscal d’Adam Smith . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Droits d’accises : du sel au biocarburant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les dimanches sans voiture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1978-2008 : interrogations sur trente ans de fiscalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
181 184 186 188 191
8. Impôt des personnes physiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
195
Éclairage sur la progressivité de l’impôt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quel avenir pour la flat tax ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Du boulier au bouclier fiscal belge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une fiscalité sous bénéfice d’inventaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fiscalité belge : l’affaire de Laffer ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Taxation de l’épargne : une cartographie inquiétante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fiscalité des actions : vigilance ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Inflation et précompte mobilier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Taxation des plus-values sur sicav . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’erreur d’une taxation des plus-values . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fiscalité des dividendes : la réalité de l’impôt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’impôt au service des actionnaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La piste de la T. V.A. sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le dilemme fiscal du gouvernement fédéral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un enseignement du budget 2010 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La fiscalité des personnes physiques en 2018 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
195 197 199 202 204 206 209 211 213 215 217 221 224 226 228 231
9. Impôt des sociétés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
235
Fiscalité des dividendes : comment corriger quinze ans d’incohérences ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Impôt européen des sociétés : peu de grain, beaucoup d’ivraie . . . . . . . . . . .
235 239
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350
les éclipses de l’économie belge La révolution des intérêts notionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La version américaine des intérêts notionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Révolutionner les pertes fiscales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quatre idées pour l’impôt des sociétés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Régionaliser l’impôt des sociétés ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quel impôt des sociétés ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Repenser la méthodologie fiscale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Inflation et fiscalité : un mariage difficile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Oser la zone franche d’impôts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2010 : l’année du choix fiscal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
242 245 248 251 253 255 257 259 261 263
10. Modèles d’organisation d’entreprises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
267
La différence économique anglo-saxonne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Des quakers à l’éthique d’entreprise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’entreprise : organe génétiquement modulable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Essai d’une gouvernance partagée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’érosion du modèle européen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Gouvernance corporative : l’affaire Electrabel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Crise et gouvernance d’entreprises cotées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Publier les salaires des grands patrons ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Réflexions sur le droit de vote des actions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
267 268 270 272 274 276 278 282 287
11. Comptabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Trente ans de droit comptable : et maintenant ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vers une privatisation du droit comptable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Normes IAS/IFRS pour P.M.E. : des farces sans attrapes . . . . . . . . . . . . . . . . . Une comptabilité nommée désir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fondements de la juste valeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nouvelles conceptions des fonds propres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’analyse financière absolue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’alchimie des normes comptables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le procès en détestation des normes comptables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Normes comptables et dilution actionnariale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Normes comptables : le piège diabolique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
291 293 295 298 300 304 307 310 312 314 317
12. Audit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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D’une jeunesse dorée à un avenir plombé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La chute d’Arthur Andersen : stupeur et tremblements . . . . . . . . . . . . . . . . . . La victoire par contumace d’Andersen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
319 323 327
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table des matières
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13. Stock options . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
331
Stock options : ni Marx, ni Jésus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mesurer la vraie valeur des stock options . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fiscalité des stock options : quatre propositions concrètes . . . . . . . . . . . . . . . L’angle mort de la culture d’entreprise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le marché de l’emploi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
331 333 336 339 341
CONCLUSION : LA BELGIQUE A MAL À SON ÉCONOMIE . . . . . . . .
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Les éclipses de l’économie belge Recueil de chroniques 1999-2009
Bruno Colmant est membre de l’Académie Royale de Belgique et Docteur en Sciences de Gestion (Ecole de Commerce Solvay, ULB). Ingénieur Commercial, il est titulaire d’un MBA en finance (Purdue University, USA) et d’une Maîtrise en Sciences Fiscales (ESSF). Auteur ou le co-auteur de plus de vingt-cinq ouvrages et de nombreuses publications économiques, il enseigne dans différentes institutions universitaires belges, luxembourgeoise et suisse.
Mark Eyskens Ministre d’État Ancien Premier Ministre
Cet opuscule rassemble des textes publiés dans L’Echo et dans le Trends Tendances au cours des dix dernières années. Ils relèvent, à des degrés divers, de l’économie et de l’histoire. Tous empruntent à la réflexion anecdotique ou accessoire. Le lecteur y décèlera des paragraphes identiques, des empreintes similaires et des arrière-plans communs. Ce n’est pas une coïncidence : chaque chronique retrouve sa paternité dans un texte précédent et donne naissance à une vision affinée ou réformée. Les idées en ont été amorcées, travaillées et adaptées. Certaines se sont abîmées dans la stérilité, d’autres ont traversé la crise. Les plus égarées sont celles qui furent trop proches des événements. Nous en espérons d’autres fécondes en réflexions ultérieures. Il existe un fil conducteur à ces contributions : la Belgique a commencé son aggiornamento. Face à son avenir, le pays ressent une profonde amertume. En quelques mois, il a compris que ses faiblesses budgétaires, réveillées par une crise mondiale, avaient corrodé son modèle. Son épargne a été fragilisée. Or l’épargne, c’est la protection de l’avenir. C’est la mise à l’abri des prochaines générations. La Belgique sait désormais qu’une partie de son lendemain est derrière elle. La rente de richesses du pays a non seulement été consommée : elle a été empruntée. Construite sur l’espoir du baby-boom, l’économie déchante sous le poids de ses charges de pension. Profitant de l’aubaine de quelques années de mondialisation heureuse, le Royaume croyait échapper à la confrontation avec l’économie de marché, mais c’est trop tard. La Belgique espérait aborder la mondialisation en oblique : elle aura percuté le capitalisme de manière frontale. La question qui interpelle aujourd’hui est de savoir quel est le plan de prospérité des prochaines générations. ECLECO ISBN : 978-2-87455-219-9
9 782874 552199