Qu’est-ce qu’un orphelin ? Qui sont les orphelins de Duplessis ? Comment ont-ils été élevés ? Quelqu’un leur a-t-il servi de parent ? Pourquoi est-ce arrivé au Québec et non en Ontario ? Qu’est-ce que ce groupe d’enfants avait de particulier ? Désireuse de documenter les mécanismes de l’insertion et de l’exclusion sociale, Rose Dufour a recueilli l’émouvant témoignage de quinze de ces enfants de Duplessis, des hommes dépourvus de tout lien de parenté ou presque. Elle retrace leur cheminement, d’institution en institution, et analyse, avec la collaboration de BRIGITTE GARNEAU, spécialiste de l’anthropologie de la parenté, leur identité et leur exclusion sociale. Les thèmes abordés dans ce livre, à travers le phénomène social des orphelins de Duplessis, permettent d’approfondir de nombreux aspects inconnus de la culture québécoise, en particulier le poids des noms et prénoms dans l’identité personnelle, l’influence des changements résidentiels sur l’insertion sociale et l’importance de l’alliance entre un homme et une femme dans l’éducation d’un garçon. ROSE DUFOUR est anthropologue spécialisée en santé publique. Tous ses travaux de recherche portent sur le lien entre la culture, la santé et la maladie et sur l’articulation entre l’individuel et le collectif. Après vingt ans de recherche chez les Inuits, elle s’intéresse depuis une dizaine d’années, à la culture québécoise francophone. Elle est chercheure associée au Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale. ISBN 2-89544-027-1
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Rose Dufour
I
l arrive que par amour une mère soit obligée d’abandonner son enfant. Elle n’est pas mauvaise pour autant, bien que ce soit ainsi qu’elle est le plus souvent jugée, mais elle n’a rien à lui donner. Si elle garde son enfant, il n’a aucune chance ; par amour, elle l’abandonne. À quel destin cet enfant sera-t-il voué ? Voilà le début de l’histoire des enfants de Duplessis, enfants laissés à l’État et élevés par l’Église. On a beaucoup entendu parler d’eux, mais que sait-on vraiment des enfants de Duplessis ? Parce que très peu de recherches scientifiques leur ont été consacrées, ce livre comble le vide ainsi créé.
DES ORPHELINS DE DUPLESSIS, DE LA CRÈCHE À L’ASILE
DES ORPHELINS DE DUPLESSIS, DE LA CRÈCHE À L’ASILE
Naître rien
Naître rien
Naître rien DES ORPHELINS DE DUPLESSIS, DE LA CRÈCHE À L’ASILE
Rose Dufour Avec la collaboration de
Brigitte Garneau Préface de
Bernard Arcand
Naître rien DES ORPHELINS DE DUPLESSIS, DE LA CRÈCHE À L’ASILE
Données de catalogage avant publication (Canada) Dufour, Rose, 1943Naître rien: des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile Comprend des réf. bibliogr. ISBN 2-89544-027-1 1. Orphelins – Soins en institutions – Québec (Province) – Histoire. 2. Enfants naturels – Québec (Province) – Biographies. 3. Orphelins – Intégration – Québec (Province). 4. Orphelinats – Québec (Province) – Histoire. 5. Internement (Psychiatrie) – Québec (Province) – Histoire. 6. Adoption – Québec (Province) – Histoire. I. Garneau, Brigitte, 1948- . II. Titre. HV1009.Q8D83 2002 362.73’2’09714 C2002-940644-7
Naître rien DES ORPHELINS DE DUPLESSIS, DE LA CRÈCHE À L’ASILE
Rose Dufour Avec la collaboration de
Brigitte Garneau Préface de
Bernard Arcand
Révision linguistique: Robert Paré Conception de la couverture et de la maquette: Gérard Beaudry Impression: AGMV Marquis Imprimeur inc. © Éditions MultiMondes 2002 ISBN 2-89544-027-1 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Québec, 2002 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Canada, 2002 ÉDITIONS MULTIMONDES 930, rue Pouliot Sainte-Foy (Québec) G1V 3N9 CANADA Téléphone: (418) 651-3885 Téléphone sans frais depuis l’Amérique du Nord: 1 800 840-3029 Télécopie: (418) 651-6822 Télécopie sans frais depuis l’Amérique du Nord: 1 888 303-5931
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Les Éditions MultiMondes reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour leurs activités d’édition. Elles remercient la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour son aide à l’édition et à la promotion. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – gestion SODEC. vi
Pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et parler à la place de ceux qui ne le peuvent pas. Rose Dufour
Le fonds Compassion La compassion n’a d’autre but que l’amour désintéressé et spontané. C’est dans cet esprit que j’ai créé, à la Fondation communautaire du Grand Québec, le fonds Compassion dans lequel je dépose le premier don, constitué des droits d’auteur (10% du prix de vente de ce livre), pour contribuer à fournir aux orphelins de Duplessis, hommes et femmes, des conditions de vie leur apportant la tranquillité, la sécurité et les soins appropriés dans leur vieillesse, une mort dans la dignité et une inhumation respectable. Ce fonds leur est exclusif et ne s’applique pas à leurs conjoints ou conjointes ni à leurs descendants. Le fonds Compassion reçoit toute forme de don, à savoir des dons en espèces, des legs, des promesses de don, des fonds commémoratifs, des dons d’assurance vie, des immeubles et autres, et émet en échange un reçu pour don. Il est administré par la Fondation communautaire du Grand Québec.
Objectif de remplacement Après le décès du dernier orphelin de Duplessis, l’argent du fonds Compassion sera consacré à la cause des prostituées. Il ne faut pas voir de lien entre les orphelins de Duplessis et les prostituées, si ce n’est que ces dernières appartiennent aussi à un monde de grande misère humaine. L’objectif de remplacement est de contribuer à l’intégration sociale des prostituées et à la prévention de la prostitution par la recherche et l’intervention qualitative. Toute personne désireuse de contribuer au fonds Compassion peut le faire en s’adressant à la: Fondation communautaire du Grand Québec 333, Grande Allée Est, bureau 230 Québec (Québec) G1R 2H8 Téléphone: 418-521-6664 Site Internet: www.fcommunautaire.com Courriel:
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Préface
C
omment peut-on venir au monde et vivre en société sans parents ? On arrive mal à l’imaginer. Qui surveillera notre habillement quand l’hiver sera là, qui emballera nos cadeaux la veille de Noël, qui nous racontera les exploits héroïques de son enfance, qui excusera nos gaffes et qui faudra-t-il pleurer quand viendra le jour des funérailles ? Les parents offrent tout cela et bien davantage. Nous sommes d’abord l’enfant d’au moins deux personnes qui nous ont précédé et qui ont déjà une histoire et des relations sociales. Nous devenons membre de la société premièrement à titre de fils ou de fille de quelqu’un. Ceux et celles que l’on a baptisés « Les orphelins de Duplessis » n’ont jamais connu ce que les gens ordinaires tiennent pour acquis. Leur vie a commencé par un abandon. Qu’une mère délaisse son enfant s’explique par les mœurs et coutumes de l’époque, certes, mais c’est un geste qu’un bambin n’a aucun moyen de comprendre. Sans hésitation, la société a déclaré indignes ces mères qui avaient succombé à la tentation sans connaître la contraception. Notre société a oublié les pères inconnus. Du coup, les enfants sont alors devenus de regrettables accidents, les fruits de quelque erreur de jeunesse. Ils étaient ceux qui ne devaient pas venir au monde. Des enfants qui, loin d’être désirés, représentaient souvent un embarras et une honte. Et pourtant, comme tous les bébés du monde, ces enfants n’avaient rien demandé à personne et auraient pu naître ailleurs, dans un autre contexte. Mais ils furent victimes de la plus élémentaire des injustices, celle d’être déclarés illégitimes. Ils furent pris en charge par des communautés religieuses convaincues que la volonté divine leur avait confié la tâche d’apporter des soins à ces rebuts de la société. Pour être ensuite traités conformément au préjugé qui les classait comme défavorisés, en quelque sorte inférieurs et donc sous-doués. Jugés aptes à une éducation qui ne pouvait être que minimale, ils étaient voués aux travaux serviles. Certains, disait-on, ne comprenaient que le langage de la violence. D’autres étaient dirigés vers l’asile. Rose Dufour nous raconte ici l’histoire d’une quinzaine de ces enfants, des hommes qui ont grandi sans parents. Des récits de vie tristes et parfois tragiques, mais qui témoignent de la remarquable vitalité d’êtres humains qui s’obstinent contre le malheur pour simplement prouver qu’ils existent de plein droit et que leur existence restera toujours respectable. De fait, en plus de laisser parler ceux qui n’ont jamais eu droit de parole, Rose Dufour nous invite à restituer à ces gens ce qui leur a été volé il y a longtemps: la dignité humaine, et même une certaine noblesse. Bernard Arcand Anthropologue Université Laval
Remerciements
C’
est aux orphelins de Duplessis que s’adressent mes premiers remerciements. Vous avez si généreusement accepté de participer à cette recherche en donnant, pour plusieurs d’entre vous, la seule chose que vous possédez: votre histoire de vie. Je vous remercie pour la grandeur et la cordialité de votre confiance. Mon plus cher désir est d’être fidèle à votre parole et à votre mémoire. Si des erreurs s’étaient glissées dans l’utilisation que j’en fais, j’en assume seule l’entière responsabilité. Je remercie plus particulièrement Théonas Gaudry qui dès les premières rencontres, alors que je n’avais aucune intention d’écrire un livre, parlait lui du livre que j’écrirais. Merci, Théonas, ta conviction m’a incitée à l’écrire, ce livre. Je remercie aussi Bruno Roy, président du Comité des orphelins et orphelines institutionnalisés de Duplessis (COOID) et Vincent de Villiers, directeur général de la Corporation Compagnons de Montréal, qui se sont toujours montrés disponibles et qui ont mis toutes leurs connaissances au service de cette recherche. Je remercie très sincèrement Danielle Laberge et Shirley Roy du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI) du Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal pour leur confiance et leur appui. Sans l’aide financière du CRI, cette recherche aurait difficilement pu se réaliser. Le projet a également profité du financement par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, dans le cadre des Projets locaux de développement des compétences (PLDC), du salaire d’une personne pendant six mois. Je suis également redevable au CLSC Haute-Ville-des-Rivières de Québec, plus particulièrement à Henriette Jacques, adjointe au directeur, et à Marlène Imbeault, responsable du programme en santé mentale, pour m’avoir fait bénéficier des avantages humains, matériels et bureautiques de leur institution de février 1999 à mai 2001. Puisse cet ouvrage contribuer à l’objectif d’insertion sociale que poursuit cette organisation. Je suis très reconnaissante à Marie Ève Simard pour sa contribution à la recension des journaux et au repérage des thèses de maîtrise en service social et à ma fille Lydia Bouchard pour sa recension des écrits sur l’histoire de l’aide à l’enfance abandonnée au Québec, de la Nouvelle-France jusqu’aux années 1960, mais en approfondissant les liens culturels en Europe et plus particulièrement avec l’Angleterre et la France. Je tiens également à remercier les religieuses qui ont contribué de différentes manières en m’indiquant et me prêtant des mémoires de maîtrise, des références bibliographiques, un document d’archives, en me logeant lorsque j’ai dû séjourner à Montréal pour la collecte des récits de vie, en m’encourageant à poursuivre mes travaux en dépit d’une inquiétude explicable et tangible, à l’égard d’une recherche qui touchait intimement à l’œuvre de leur vie. Dans le même sens, je remercie les quatre travailleuses sociales, dont une éducatrice, qui ont accepté de me rencontrer et de répondre à mes questions. Que toutes se sachent individuellement remerciées ici.
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
Je remercie tout particulièrement mon amie et collègue Brigitte Garneau à qui revient le mérite de l’analyse selon le cadre particulier de l’anthropologie de la parenté. Sa science et sa créativité m’ont été particulièrement précieuses. Elle n’a pas compté ses heures et ses efforts qu’elle a offerts bénévolement à la recherche. Qu’elle trouve ici le témoignage de ma totale gratitude. Enfin, je remercie mon mari, Laurent Bouchard, dont la foi indéfectible et la disponibilité entière ont facilité la réalisation de cette recherche qui s’est étalée sur trois années. Sans éditeur, il n’y a pas de livre. Je veux exprimer ma profonde gratitude à Jean-Marc Gagnon et Lise Morin des Éditions MultiMondes. À Jean-Marc pour sa précieuse confiance à mon égard; à Lise pour son enthousiasme communicatif et son exceptionnel souci du travail bien fait; aux deux pour leur complicité, leurs sages conseils et leur grande expérience. À travers eux, j’entretiens une dette de reconnaissance à l’égard de Robert Paré pour la méticulosité et la compétence de sa révision linguistique. Enfin, je tiens à mentionner la part de ma mère et de mes deux pères, Alphonse Dufour et Pierre Rioux, qui ont ouvert, sans le vouloir ni le savoir, la voie de cette recherche. Puissent-ils maintenant tous les trois reposer dans la paix. Rose Dufour
xiv
Table des matières Introduction .................................................................................................... 1 CHAPITRE 1 Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?.......................................................... 13 Être orphelin ................................................................................................... 14 Être un enfant de Duplessis ............................................................................. 18 Être un orphelin de Duplessis.......................................................................... 20 «Raconte-moi ton histoire.» ............................................................................ 21 Encadré: À l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul....................................... 23 Cinq hommes ont vécu à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul................. 24 Dollard – Le premier et le plus jeune........................................................ 24 Théonas – Le goût du beau ...................................................................... 32 Osmond – Le plus âgé et le plus longtemps institutionnalisé.................... 37 René – «Moi, j’aime mieux faire mes affaires moi-même.» ....................... 40 Valier – L’ordre et la propreté ................................................................... 43 Encadré: À l’Hôpital Saint-Michel-Archange de Québec.................................. 47 Un homme fut interné à l’Hôpital Saint-Michel-Archange de Québec............. 49 Joseph – L’histoire d’un homme trahi ....................................................... 49 Encadré: De l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence à l’Hôpital psychiatrique Mont-Providence et à l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu de Montréal............................................................... 65 Jean-Claude et Jean-Guy – Jumeaux pour la vie........................................ 68 Prendre sa liberté: Le récit de Jean-Guy.................................................... 70 Prendre sa liberté: Le récit de Jean-Claude ............................................... 71 Passer par la ferme puis prendre sa liberté: Le récit de Jean-Guy............... 73 Encadré: Au Foyer Sainte-Luce et à l’Hôpital psychiatrique de Bordeaux ......... 75 Étienne – «On est des coquilles vides.» .................................................... 76 Encadré: À la Retraite Saint-Benoît.................................................................. 87 Philippe – L’expérience de tous les types d’institutions ............................. 87 René-Noël – Un musicien-né ................................................................... 89 Trois hommes échappent à l’asile psychiatrique................................................ 93 Édouard – Un écorché vif......................................................................... 93 Jean-Noël, un homme de mémoire – L’orphelin agricole ........................ 103 Deux hommes estiment avoir réussi leur vie .................................................. 111 Vincent – Un financier-né...................................................................... 111 Bruno – Aimé et protégé ........................................................................ 113 Conclusion .................................................................................................... 122
xv
CHAPITRE 2 Dis-moi comment tu t’appelles et je te dirai qui tu es .................................. 127 La connaissance que les individus ont de leurs noms ..................................... 129 Les patronymes.............................................................................................. 132 Un patronyme paternel .......................................................................... 132 Un patronyme maternel ......................................................................... 132 Un patronyme qui n’est pas familial ....................................................... 133 Les prénoms .................................................................................................. 136 Le premier prénom................................................................................. 136 Le deuxième prénom.............................................................................. 137 Le troisième prénom .............................................................................. 139 Le quatrième prénom ............................................................................. 140 L’origine des noms donnés aux enfants illégitimes.......................................... 140 Le changement de nom ................................................................................. 142 Conclusion .................................................................................................... 145 CHAPITRE 3 Circuit résidentiel et éducation de garçons illégitimes.................................. 151 Naître à l’extérieur du domicile...................................................................... 156 Être placé à la crèche à la naissance et risquer d’y demeurer jusqu’à 9 ans ...... 158 L’adoption n’a pas lieu ............................................................................ 159 Le sentiment d’enfermement s’installe rapidement ................................. 168 L’affection maternelle est présente .......................................................... 171 La propreté, l’ordre, les manières de table et la retenue sont acquis ......... 173 La stimulation intellectuelle laisse à désirer ............................................. 175 On apprend tôt à rendre service ............................................................. 175 Continuer la vie en institution dans un orphelinat......................................... 176 Des souvenirs d’orphelinats tenus par des laïcs et des religieuses ............. 178 La vie en groupe domine toutes les activités....................................... 179 Le sentiment de ne pas être comme les autres se développe ................ 183 Les premiers contacts avec les hommes se vivent dans la violence....... 184 La violence physique sévit dans les classes laïques et religieuses .......... 185 L’apprentissage au travail occupationnel se fait à la ferme et à l’église ......................................................................... 187 Les religieuses reconnaissent les talents, mais ils doivent être mis au service des autres.............................................................. 188 Presque tous les garçons se sentent aimés personnellement par une religieuse............................................................................... 189 Être transféré d’un orphelinat à un asile psychiatrique ................................... 194 Les enfants de la région de Montréal qui étaient à Mont-Providence ...... 194 À Montréal, à l’Hôpital Mont-Providence ......................................... 195 À Disraëli, au Foyer Sainte-Luce........................................................ 198 À Montréal, à l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu ................. 201 xvi
Table des matières
À Montréal, à la prison de Bordeaux.................................................. 206 À Montréal, dans des familles ............................................................ 207 Les enfants du Saguenay et de la région de Québec, à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul ....................................... 210 L’instruction scolaire ne se rend pas jusqu’aux enfants de l’asile.......... 211 Ils vivent « en jaquette », nu-pieds ...................................................... 213 Ils n’ont pas d’intimité ni dans le dortoir, ni dans la salle de bain, ni aux toilettes............................................................................. 213 Des employés de la communauté les utilisent comme objets sexuels .. 215 Des religieuses les violentent en s’alliant avec leurs employés ............. 216 Ils sont enchaînés et frappés, comme s’ils n’étaient pas des êtres humains ........................................................................ 219 Ils doivent rendre service aux autres malades et à la communauté religieuse ..................................................... 221 Des employés les font travailler avec eux............................................ 223 L’adolescent qui a fui les Frères de la Miséricorde au nord de Montréal pour retrouver les Sœurs du Bon-Pasteur à Québec ........................... 226 À Québec, à l’Hôpital Saint-Michel Archange ................................... 227 Être déplacé d’un orphelinat dirigé par des femmes à une institution dirigée par des hommes .......................................................................... 232 L’éducation à Lac-Sergent est virile .................................................... 233 L’éducation à Huberdeau est tout aussi virile ..................................... 236 L’école d’industrie d’Huberdeau n’est pas une véritable école de métier..................................................................................... 244 Le travail occupationnel à Huberdeau assure davantage la survie de l’orphelinat qu’elle ne favorise l’apprentissage d’un métier ...... 246 La reconnaissance des talents à Huberdeau ne passe pas par les religieux, mais par un homme marié, responsable de la ferme ............................................................... 249 Passer d’une institution religieuse à une ferme ............................................... 250 Les difficultés d’insertion familiale et sociale d’un jeune garçon de ferme sont liées au manque d’instruction...................................... 251 Les jeunes garçons sont pris comme élèves pour travailler à la ferme ....... 258 Les garçons isolés dans les fermes ne sont pas traités comme des membres de la famille.................................................................. 264 Conclusion .................................................................................................... 270 Leur circuit résidentiel ................................................................................... 270 Leurs relations sociales................................................................................... 280 En institution .................................................................................... 280 Leur destin collectif d’enfants illégitimes institutionnalisés ................ 283 Dans des fermes................................................................................. 285 Leur destin collectif d’enfants illégitimes placés dans des fermes ........ 286
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CHAPITRE 4 Naître illégitime, n’être qu’illégitime ............................................................ 289 Nos origines françaises et catholiques............................................................. 289 Notre analyse anthropologique ...................................................................... 294 Notre division des chapitres........................................................................... 295 Les lois que nous dégageons sur l’insertion familiale et sociale........................ 301 Concernant l’insertion familiale en milieu familial ................................. 302 Concernant le lien entre l’insertion familiale et l’insertion sociale ........... 303 Concernant l’insertion sociale en milieu institutionnel ........................... 303 ÉPILOGUE .................................................................................................. 305 Bibliographie .................................................................................................. 307 Annexes Annexe 1. Consentement à l’entrevue..................................................... 317 Annexe 2. Préférence pour l’utilisation du nom personnel ...................... 319 Annexe 3. Schéma d’entrevue................................................................. 321 Liste des figures Modélisation des noms........................................................................... 131 Histogramme du nombre de prénoms .................................................... 137 L’homme transparent.............................................................................. 149 Schéma linéaire du circuit résidentiel...................................................... 155 Schéma des forces concentriques du circuit résidentiel............................ 279
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Introduction
I
l arrive que, par amour, une mère soit obligée d’abandonner son enfant. Elle n’est pas méchante, bien que ce soit ainsi qu’elle est le plus souvent jugée, mais elle n’a rien à donner. Si elle garde son enfant, celui-ci n’a aucune chance. Alors, par amour, elle l’abandonne. À quel destin son enfant est-il voué? Moïse est probablement le plus célèbre enfant abandonné de l’histoire religieuse occidentale (Boswell, 1993). Le nouveau pharaon arrivé au pouvoir en Égypte s’inquiétait de la multiplication et de la prolifération des fils d’Israël. Pour assurer son pouvoir et protéger son règne, il voulut contrôler leur croissance en donnant l’ordre de tuer tous les enfants hébreux mâles et de n’épargner que les filles. «Un homme de la tribu de Lévi avait épousé une femme de la même tribu qui conçut et donna naissance à un fils. Voyant qu’il était beau, elle le cacha durant trois mois. Lorsqu’il lui fut impossible de le tenir caché plus longtemps, elle prit une corbeille de jonc qu’elle enduisit de bitume et de résine» (Prions en l’Église, juillet 2001, p. 102) et pour le soustraire à une mort certaine, elle y plaça son bébé et déposa la corbeille au bord du Nil, au milieu des roseaux. La corbeille ne tarda pas à être découverte par la fille du pharaon qui éleva l’enfant dans la plus grande tendresse. Moïse devint une figure centrale de l’histoire juive (Bible de Jérusalem, Exode 2 1-10, p. 76). Boswell, à qui cet exemple est emprunté, cite plusieurs autres grandes figures de l’histoire de l’humanité qui trouvent dans l’abandon l’origine de leur destin exceptionnel. Dans les mythes fondateurs de tradition non chrétienne, par exemple celui de l’origine du pays de Galles, le fils abandonné par la sorcière Ariancod est recueilli par son frère Guwydion et devient le seigneur du mur Castell1. Un autre exemple, puisé celui-là dans la légende, est celui de Rémus et Romulus, les fondateurs de Rome, des enfants trouvés qui ont été nourris par une louve. Ils incarnent, aux yeux des Romains et de plusieurs autres, la possibilité de perspectives exceptionnelles pour les enfants abandonnés.
1.
Cet exemple est intéressant parce qu’il montre qu’on peut être abandonné par sa mère et recueilli par le frère de la mère, qu’on peut s’en sortir sans sa mère et devenir quelqu’un d’important, pour autant qu’on soit protégé par une figure paternelle puissante. L’exemple montre aussi que la tradition non chrétienne n’épuise pas le sujet de l’abandon et de l’ascension sociale.
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
S’il pose la question du destin des enfants, le thème de l’abandon soulève également le problème du dilemme des parents qui se sentent obligés de se défaire de leurs enfants. Le roi Salomon (Bible de Jérusalem, Livres des Rois, 16-28), qui propose de couper en deux, d’un coup de sabre, un bébé que se disputent deux femmes, symbolise ce dilemme. En fait, Salomon use d’un stratagème visant à faire apparaître la vraie mère. En effet, des deux femmes seule la vraie mère pourra consentir à abandonner son enfant pour qu’il ait la vie sauve. Un autre exemple, qui tranche sur tous les autres cas parce que c’est l’épouse qui oblige le père à se défaire de son enfant, est celui d’Ismaël, le fils d’Abraham et d’Agar, esclave égyptienne de Sarah (Livre de la Genèse 21 8-21; Prions en l’Église, juillet 2001, p. 45-46). Jalouse, celle-ci demande à son mari de chasser la mère et l’enfant. Abraham acquiesce au désir de Sarah. Dans le désert de Bershéba, manquant d’eau, Agar ne supporte pas de voir mourir son enfant. Elle le dépose sous un buisson, s’éloigne et se met à gémir et à pleurer. Il est écrit que Dieu entendit les cris de l’enfant et demanda à Agar de reprendre son enfant. Après qu’il lui eut ouvert les yeux, Agar aperçut un puits. Ismaël fut élevé dans le désert de Parane et d’enfant abandonné qu’il était, il devint le fondateur d’une dynastie, alors que les traditions juive, islamique et chrétienne l’associent aux origines de l’islam. Son destin se trouva ainsi réalisé selon la promesse de Dieu qu’il avait faite de l’élever à sa grandeur. L’histoire d’Abraham est frappante à plus d’un égard car après avoir dû abandonner son fils Ismaël, voilà qu’il doit se soumettre à la volonté de Dieu l’enjoignant de sacrifier son autre fils, Isaac. Un bélier prendra finalement la place de son fils, mais cela n’efface en rien le geste d’Abraham (Boswell, 1993; Livre de la Genèse, 22; Prions en l’Église, juillet 2001, p. 45-46). Dans ces derniers exemples, ce sont des impératifs religieux qui ont justifié l’abandon ou le sacrifice de l’enfant. Le thème de l’abandon est aussi bien présent dans les grands contes de la Tradition qui, à leur façon, racontent l’obligation dans laquelle se retrouvent des parents d’éloigner leurs enfants à qui ils n’ont plus rien à offrir, situation que met en scène le conte du Petit Poucet. Hansel et Gretel est une variation sur le même thème, où la mère est morte et le père voyage. On trouve également plusieurs équivalents de ces contes dans la tradition orale québécoise. Ainsi dans Ti-Jean la misère, le protagoniste, par la ruse, arrive à vaincre les périls de la vie. Le voleur de géants est un autre conte qui met en scène Ti-Jean, alors que celui-ci doit faire face à l’ogre pour survivre et poursuivre son chemin (Gosselin, 1990). Les exemples ne manquent pas. Le destin singulier des enfants abandonnés et l’infortune des parents sont des motifs récurrents de la littérature sur l’abandon. 2
Introduction
Plus près de nous, les orphelins de Duplessis constituent des exemples bien concrets. Ces enfants, à leur naissance, ont été qualifiés d’«enfants naturels» et d’« enfants illégitimes». Leur baptistaire ou certificat de naissance précise, la plupart du temps, qu’ils sont de «parents inconnus». Nés illégitimes, ils n’ont pas été adoptés. Ils ont vécu leur enfance, leur adolescence, voire leur vie adulte2 dans des institutions tenues par les communautés religieuses ou dans des fermes où ils travaillaient sans salaire. Quel sort était réservé à ces enfants de «filles-mères», comme on les appelait à l’époque? À cette question, une étude effectuée en 1949 sur vingt cas de filles-mères secourues par le Bureau du Service social industriel des Usines de Saint-Malo à Québec fournit une première réponse. Sur les vingt et un enfants nés des vingt jeunes femmes étudiées: deux sont morts, un vit avec sa mère et son père qui a légitimé sa naissance par le mariage, un est pensionnaire à la crèche retenu par sa mère qui paye sa pension, deux sont restés à la crèche3 car ils n’ont pas pu être donnés en adoption parce qu’ils étaient retenus par leur mère qui n’avait pas signé la formule d’abandon et qui n’est jamais retournée les voir, un attend à la crèche que ses parents, mariés depuis plus d’un an, trouvent un logement pour le reprendre avec eux, quatorze ont été abandonnés par leurs mères pour adoption (Fontaine, 1949).
Ainsi, au total, ce sont 18 bébés sur 21 qui furent laissés à la crèche. Combien y sont demeurés définitivement? Combien furent adoptés? Quel fut le destin de ceux qui ne furent pas adoptés et qui sont demeurés à la crèche? Ce sont précisément ceux-là, c’est-à-dire ceux qui furent confiés aux institutions, qui nous intéressent dans ce livre. La question de leur destin personnel retient notre attention, comme celle de leur vie à l’intérieur des institutions et des fermes. Nous savons grosso modo que plusieurs ont été internés leur vie durant dans des hôpitaux psychiatriques et que quelques-uns s’y trouvent toujours; que d’autres furent employés toute leur vie dans les institutions gérées par des religieuses ou des religieux et dans les institutions ecclésiastiques. Nous savons aussi qu’après la désinstitutionnalisation, nombreux sont ceux qui sont devenus 2.
3.
Selon l’information recueillie, certains sont devenus des malades mentaux et un petit nombre de personnes continuent de vivre, aujourd’hui encore, dans ces hôpitaux psychiatriques, sans être des malades mentaux, parce qu’elles considèrent qu’il est trop tard pour elles et que c’est là leur foyer. La crèche, au Québec, était un établissement destiné à recevoir les enfants abandonnés. En France, la crèche est une garderie qui reçoit dans la journée les enfants de moins de 3 ans dont les parents travaillent.
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clochards; qu’un grand nombre sont morts; que plusieurs se sont suicidés, etc. En est-il qui aient réussi à s’insérer dans une famille et dans la société? En fait, l’histoire personnelle de ces enfants abandonnés n’a pas encore été écrite4 ni documentée scientifiquement. Nous avons voulu poser un regard lucide sur le destin de ceux qui vivent toujours. Il ne s’agit pas d’épiloguer sur ce qui pourrait être, mais de bien peser ce qui est, de voir les choses comme elles sont. Nous voulons nous donner une vision exacte, fiable et objective de ces hommes âgés et seuls, en quête d’identité. Nous avons voulu dépasser l’anecdotique pour élargir et approfondir le contenu des débats jusqu’à l’insertion familiale et sociale de tous les garçons. Nous avons le devoir, comme peuple et comme société, de comprendre cette problématique si nous voulons nous prémunir contre les conditions qui permettraient de la reproduire. Leur destin d’enfants illégitimes peut être étudié sous différents angles: histoire , droit6, économie7, politique8, sociologie, psychologie9, service social10, éthique11 et autres, mais il existe très peu de recherches scientifiques à leur sujet. Sur le plan historique, le destin des orphelins de Duplessis soulève des interrogations capitales sur le lien entre le nationalisme canadien-français et le pouvoir religieux dans le Québec de Maurice Duplessis. Les statistiques gouvernementales consultées par Collard (1988), Lévesque (1989) et Malouin (1996) montrent que dans le Québec de cette époque, l’illégitimité touchait entre 2,9 et 3,4% des naissances vivantes. Comparée avec l’Ontario et avec l’ensemble du Canada, la proportion de naissances illégitimes est moins élevée au Québec qu’ailleurs. De 1938 à 1943, le nombre de naissances illégitimes au Québec passe de 2500 à 3200 par année. Pourtant, le placement institutionnel, au détriment du placement familial, 5
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Il existe toutefois quelques témoignages et récits autobiographiques de certains d’entre eux: Jean-Guy Labrosse, Ma chienne de vie: autobiographie d’un orphelin. Montréal, Éditions du Jour, 1964; Pauline Gill, Les enfants de Duplessis. L’histoire vraie d’Alice Quinton, orpheline enfermée dans un asile à l’âge de 7 ans. Montréal, Éditions Libre Expression, 1991. Sous la forme de romans ou d’essais: Bruno Roy, Mémoire d’asile. La tragédie des enfants de Duplessis. Montréal, Boréal, 1994; Les calepins de Julien. Montréal, XYZ Éditeurs, 1998, qui constituent les textes et présentent les personnages d’une série télévisée intitulée «Les orphelins de Duplessis» (2001) et dont Bruno Roy est coauteur; Les heures sauvages. Montréal, XYZ Éditeurs, 2001. Bruno Roy, lui-même orphelin de Duplessis, est le président du Comité des orphelins et orphelines institutionnalisés de Duplessis. Incontournable, l’ouvrage de Marie-Paule Malouin, L’univers des enfants en difficulté entre 1940 et 1960. Montréal, Éditions Bellarmin, 1996, qui, dans une triple perspective historique, sociologique et féministe, a recadré la problématique des enfants de Duplessis dans le contexte économique, politique et social de l’époque. Jean-Marie Fecteau, «Quand le passé ne passe pas», Bulletin d’histoire politique, vol. 7 (3), p. 7-8, 1999;
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Introduction
est plus élevé dans la province de Québec que partout ailleurs au Canada et en Amérique du Nord. Bien que les débuts de cette époque soient assez bien décrits par Voisine, Hamelin et Gagnon (1984), qui ont fait l’histoire du catholicisme québécois de 1898 à 1940, il y a lieu de s’interroger sur les raisons qui font qu’un si grand nombre d’enfants illégitimes n’ont pas été adoptés. Alors que chez les anglophones l’offre ne suffisait pas à la demande, chez les francophones catholiques12, il y avait toujours un surplus d’enfants à placer. Le constat de la littérature sur le sujet est unanime: les institutions francophones catholiques débordaient… même si nous avions les taux les plus bas de naissances illégitimes. Cela a de quoi surprendre. À cette même époque, «alors que partout en Amérique on procède au Thierry Nootons, «Mémoire, espace public et désordres du discours historique: l’affaire des orphelins de Duplessis 1991-1999». Bulletin d’histoire politique, vol. 7 (3), p. 96107. Micheline Dumont «Des religieuses, des murs et des enfants», L’Action nationale, vol. 84 (4), p. 484-494; «Le point de vue d’une historienne dans le débat sur les «Orphelins de Duplessis», Bulletin d’histoire politique, vol. 8 (1), p. 174-179. 6. Renée Joyal pose la question du «contexte légal dans lequel s’inscrit la tragédie des orphelins de Duplessis»: «Autour des Orphelins de Duplessis: textes de loi et rapports de commissions», Bulletin d’histoire politique, vol. 8 (1), p. 183-187. 7. Sur le plan économique, Martin Poirier et Léo-Paul Lauzon, Aspects économiques liés à la problématique des Orphelins de Duplessis. Chaire d’études socio-économiques de l’Université du Québec à Montréal, avril 1999. Les auteurs tentent de démontrer le mercantilisme des institutions ecclésiales réputées agir par charité et bénévolement. 8. Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin, «Retour sur la société libérale Duplessiste». Bulletin d’histoire politique, vol. 5 (2), p. 104-114, 1997; Alain Beauvais, «Les «enfants de Duplessis» désormais sur le terrain politique». Bulletin d’histoire politique, vol. 5 (3), p. 62-65. Mentionnons que le Rapport de la Commission d’étude des hôpitaux psychiatriques (Commission Bédard, composée de Dominique Bédard, Denis Lazure, Charles-A. Roberts), en 1962, n’a pas fait de cas particulier de ces «orphelins» internés dans des asiles psychiatriques et qui n’étaient pas des malades mentaux. 9. John Segal, «Some Psychological and Physical Consequences in Middle-Aged Adults of Underfunded Institutional Care in Childhood». Journal of Nervous and Mental Disease, 187, p. 57-59, 1999. Soulignons que dans ce rapport préliminaire – le rapport final n’est pas disponible au moment d’écrire ces lignes –, on confond orphelins et enfants illégitimes, ce qui rend très discutables les résultats obtenus. 10. Nous avons répertorié les thèses de service social de l’Université Laval sur les thèmes de la protection et bien-être de l’enfance, administration et organisation de service. Quelques références sont présentées en bibliographie. 11. Gilles Bourque, « Pour une éthique de la responsabilité collective », Bulletin d’histoire politique, vol. 8, no 1, p. 180-182. 12. À titre d’exemples, les publications de l’abbé Victorin Germain, directeur de la Sauvegarde de l’Enfance à Québec et sommité en matière de placement d’enfants et d’adoption, ainsi que les nombreuses thèses présentées en Service social de l’Université Laval à Québec.
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démantèlement des vastes asiles d’aliénés, au Québec on entreprend un ambitieux programme de construction […] entre 1944 et 196013, 14, 15.» Alors on peut se demander jusqu’à quel point l’entêtement de l’Église à imposer le placement des enfants en institution plutôt que de céder à l’argumentation de la science, qui lui préférait le placement en milieu familial16, n’est pas responsable du destin de ces enfants illégitimes? Sous l’angle juridique, les orphelins de Duplessis constituent un terrain privilégié pour étudier le sort réservé aux enfants qui dépendent de la Curatelle publique et qui, en dernier recours, appartiennent à l’État. Le rapport des orphelins de Duplessis au droit civil est fondamental car leur classement dépend du droit, qui contraint et qui fabrique de la parenté dans leur cas. Ces personnes représentent tout un enjeu pour l’État qui contrôle les biens et qui prélève les impôts. D’ailleurs, c’est à l’État qu’elles se sont adressées pour lui demander de les classer. C’est à l’État que les orphelins de Duplessis disent que la classification n’a pas fonctionné. Leur discours clame: Vous ne vous comportez pas selon la classification qui nous est impartie. Classez-nous comme étant vos enfants. Sur le plan économique, les orphelins de Duplessis posent une question fondamentale à l’État. Quand il est question de la Curatelle publique, en effet, l’État doit faire de savants calculs sur plusieurs générations: en accordant à ces personnes ce qu’elles réclament, faudra-t-il aussi tenir compte de leurs descendants? Ainsi, dans une perspective fiscale, la question du célibat des orphelins de Duplessis n’est pas négligeable. 13. Marie Riopel, «Les orphelins de Duplessis. Le passé plus qu’imparfait». Présence Magazine, octobre 1999, p. 18, qui cite Micheline Dumont. 14. Margaret Porter, Mille en moins. Histoire du Centre hospitalier de Charlevoix, Baie-SaintPaul, 1984, p. 196. «En mai 1958, un communiqué de presse annonce le déblocage de subsides qui se veut réponse à tout […]. M. Duplessis a dit hier que son gouvernement devra dépenser environ$35 millions pour la construction, l’agrandissement et l’amélioration des hôpitaux pour les malades mentaux de la Province de Québec.» 15. La Commission Bédard note en 1962, p. 35: «Un fait important à signaler et qui n’apparaît pas dans [l’historique fourni à la Commission] par les autorités est que l’Hôpital Saint-Michel-Archange [de Québec] a subi un agrandissement considérable en 1953; deux annexes de douze cents (1200) lits chacune ont été ajoutées.» 16. Pour citer quelques références sur ce débat: Albert Plante, «Placements familial et institutionnel», Relations, avril 1947, p. 105-108; mai, 1947, p. 137-140. Gonzague Poulin (1955). L’assistance sociale dans la province de Québec, de 1608-1951. Québec, Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels. Gérard Pelletier (1950). L’histoire des enfants tristes. L’Action nationale, Montréal. Raymond Bégin et Roland Charbonneau (1963). Analyse des motifs de placement d’enfants normaux en institution. Thèse de maîtrise en Service social, Québec, Université Laval.
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Archives du Séminaire de Trois-Rivières
Introduction
Maurice Le Noblet Duplessis, premier ministre de la province de Québec de 1936 à 1939 puis de 1944 à 1959.
Sous l’angle politique, les orphelins de Duplessis interpellent l’État providence et les organismes de bienfaisance17 puisque manifestement, dans leur cas, l’État et son relais, l’Église, ont été incapables, à certains égards, de leur imposer leurs règles et leurs lois. Bien que, pour une partie du public, la cause des orphelins de Duplessis ne soit qu’une bonne occasion pour eux de quémander des sous au gouvernement, pour d’autres, elle est plutôt l’occasion de noircir l’Église et ses œuvres. Sur un même plan, comment expliquer que la Curatelle publique se soit montrée jusqu’à maintenant si discrète dans un débat et une procédure qui la concerne pourtant au premier chef étant donné sa mission et ses responsabilités substitutives de gestion des biens et de la vie de personnes jugées incapables? Sous l’angle psychologique, les orphelins de Duplessis offrent encore des perspectives de recherche quant aux séquelles psychologiques de leur passé institutionnel, quant à l’impact d’une reclassification qui les a fait passer du statut de 17. Nous remercions ici M. Yvan Simonis, anthropologue, de nous avoir inspirées dans nos réflexions à ce sujet.
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Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
malades mentaux à celui de personnes en bonne santé mentale. On peut se demander ce qui arriverait si une nouvelle identité leur était reconnue. Consommeraient-ils moins de neuroleptiques, d’anxiolytiques, de médicaments? Consulteraient-ils moins les psychiatres, les médecins? Auraient-ils moins besoin de soins? Cette nouvelle classification contribuerait-elle à une transformation personnelle? Quels avantages devraient-ils céder pour obtenir cette nouvelle classification? Sous l’angle éthique enfin, le passé institutionnel des orphelins de Duplessis pose la question de la fiabilité des diagnostics des médecins. «Le médecin était tout puissant, déterminait tout mais ne touchait à rien», souligne à ce propos, lors d’un entretien, une travailleuse sociale d’un asile de l’époque. Comment, dans quelles circonstances, en vertu de quels enjeux personnels, politiques, professionnels, des médecins en sont-ils venus à poser de faux diagnostics de maladie mentale dans le cas d’enfants dont le seul tort était d’être illégitimes et qui n’avaient personne pour les défendre? Pourquoi les médecins, eux, ne les ont-ils pas défendus? N’était-ce pas là justement leur rôle? Si la faute retombait sur les médecins d’aujourd’hui, que feraient-ils pour réparer. Car au-delà de la responsabilité personnelle existe la responsabilité professionnelle collective. Toutes ces problématiques ont leur pouvoir d’attraction propre, mais pour nous, anthropologues spécialisées en parenté et en santé publique, les préoccupations sont ailleurs. Nous nous intéressons avant tout aux orphelins de Duplessis parce qu’ils permettent de comparer entre eux les hommes québécois à plusieurs égards. D’abord, ces enfants illégitimes ressemblent à certains jeunes hommes québécois nés dans les années 1980, qui ont une connaissance limitée de leur origine parentale, qui sont enfants uniques et sont souvent célibataires, et qui présentent un taux de suicide élevé (Dufour, 1997). Ensuite, les orphelins de Duplessis ont des traits opposés à ceux de la majorité des itinérants québécois adultes (Dufour et Garneau, 2000) nés au milieu des années 1940, qui ont des difficultés à établir des relations sociales entre eux et qui ne participent pas aux échanges sociaux et communautaires. Ils ont aussi des caractéristiques différentes de celles des célibataires religieux, hommes nés à la même époque qu’eux, mais qui sont solidement ancrés à la fois dans la parenté laïque de leur famille et dans la «parenté» religieuse de leur communauté, comme en témoigne le fait qu’ils reçoivent, en plus du nom de famille hérité du modèle patrilinéaire un prénom de religieux calqué sur le modèle d’attribution des prénoms en milieu familial québécois. Ils ont donc un grand sentiment d’appartenance, car en plus de vivre en communauté, ils ont des frères 8
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ou des sœurs, des parents qui les visitent. En tant que religieux, ils ont un rôle social prestigieux; ils peuvent parfois hériter de sommes d’argent de leur famille, qu’ils peuvent transmettre selon leur volonté, sans toutefois pouvoir en disposer euxmêmes; enfin, ils ont accès à des résidences et à des lieux de sépulture déterminés. Les orphelins de Duplessis possèdent aussi des caractéristiques opposées à celles des célibataires laïques nés au Québec à la même époque. Ces «vieux garçons» sont bien inscrits dans leur famille, en ce qui a trait à la transmission des noms et prénoms et aux relations avec les générations ascendante, descendante et collatérale. Ils ont un rôle précis à jouer dans la famille vis-à-vis de leurs neveux et nièces. Ils peuvent hériter de biens meubles et immeubles, être assurés d’une résidence de leur vivant, s’ils s’occupent de leurs vieux parents, et, à leur mort, être enterrés dans le lot familial. Toutes ces caractéristiques des célibataires laïques et religieux nous amènent à aborder la question de l’insertion familiale et sociale des enfants illégitimes. Ces personnes ont-elles pu s’insérer dans la société, en dehors de toute parenté biologique? Vivant à l’intérieur d’institutions telles que les crèches, les orphelinats, les asiles psychiatriques, comment et où pouvaient-ils s’insérer?
ORIGINE DU PROJET Nous n’avions pas planifié de recherche sur les orphelins de Duplessis. Ce sont les circonstances rattachées au déroulement d’une autre recherche (Dufour, 2000), portant sur la compréhension des processus d’insertion-désinsertion sociale, qui nous y ont conduites. Au cours des années 1990, les phénomènes d’exclusion sociale ont pris une ampleur telle qu’ils sont devenus un problème majeur, aux coûts sociaux et individuels élevés, que les politiques sociales et les programmes de réintégration sont impuissants à contrer (de Gaulejac et Taboada Léonotti, 1994; Chopart, 1995; Castel, 1995). La littérature, particulièrement du côté des observateurs économiques et sociaux, est d’avis que ces phénomènes d’exclusion ne font que commencer et que le nombre d’exclus ne peut qu’augmenter (Gauthier, 1995). La diversité des personnes exclues et itinérantes (Laberge et Roy, 1994; Fournier et Mercier, 1996), le caractère polysémique du terme «désaffiliation» «(Chopart, 1995) et la complexité des problèmes que vivent ces personnes nous défient de leur venir en aide (Bahr, 1970). Nous savons peu de chose des processus qui conduisent à la rupture sociale. Plutôt que d’étudier l’exclusion sociale en tant que résultat de l’éviction du milieu social, nous avions choisi de nous situer plus en amont du phénomène pour étudier l’articulation entre la filiation de parenté et 9
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la désaffiliation sociale en approfondissant le système de parenté d’itinérants18 et leur parcours de vie, et en observant leur manière de s’inscrire dans les lieux de résidence pour itinérants. Jusque-là, les théories explicatives de la désinsertion et de l’exclusion sociales avaient en commun de laisser supposer qu’avant de se désinsérer, ces personnes avaient été insérées et qu’elles s’étaient désinsérées par un cumul de ruptures sous forme de disqualification, de désaffiliation et de marginalisation (Roy, 1995). Cette recherche a permis d’identifier l’un des systèmes de la production de l’itinérance en démontrant que certains itinérants n’ont jamais été intégrés dans leur propre famille, le premier lieu d’insertion sociale, et que, à défaut de cette première insertion, ils ne pouvaient pas s’intégrer socialement parce qu’ils n’avaient pas acquis les habiletés qui leur auraient permis de tisser des liens durables avec d’autres personnes dans la société élargie (Fox, 1972). Ces résultats obtenus, nous avons voulu étendre la recherche et rencontrer d’autres itinérants. À cette fin, il fallait fréquenter les mêmes lieux qu’eux, et c’est par hasard, à la soupe populaire, que nous avons rencontré des orphelins de Duplessis. Si des personnes nées dans un milieu familial pouvaient ne pas être socialement intégrées, qu’en était-il des enfants donnés ou abandonnés, à la naissance ou pendant la petite enfance, aux institutions religieuses et qui, en plus d’être coupés de leur milieu d’origine, étaient nés illégitimes, vivaient dans le secret de leurs origines et étaient socialisés en institution? Pour documenter ces questions, nous avons procédé à une étude anthropologique basée sur la théorie de la parenté. Selon la conception des anthropologues, la parenté a trait à la répartition des droits et à leur transmission d’une génération à l’autre. Ces droits sont extrêmement divers et leur nature n’a rien de spécifique: droits d’appartenance au groupe, succession aux charges, héritage de biens, résidence, types d’occupation, etc. (Needham, 1977). Nous avons eu recours à cette théorie pour étudier le phénomène des orphelins de Duplessis et de leurs rapports aux autres. Il eût été essentiel d’examiner ces questions autant avec des femmes qu’avec des hommes. Malheureusement, nous avons dû nous limiter à ces derniers, car le genre sexuel de l’individu oriente l’ensemble des relations et des rapports de parenté dans un sens donné. L’inclusion de sujets féminins aurait donné une trop 18. En Europe francophone, on préfère les désigner par le sigle SDF, pour « sans domicile fixe », mettant ainsi l’accent sur leur résidence alors qu’au Québec, on préfère le mettre sur leur mobilité.
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Introduction
Les jumeaux Jean-Guy (à gauche) et Jean-Claude Labonté à l’été 2001. Au centre, la chercheure Rose Dufour.
grande ampleur à la recherche, ce qu’interdisait l’absence de budget adéquat. D’autre part, nos recherches antérieures sur les jeunes de la rue, sur l’itinérance masculine, sur l’homosexualité masculine, sur le célibat laïque et religieux nous fournissaient des bases de comparaison solides pour aborder un groupe d’hommes selon des principes de comparaison scientifique. En science, lorsqu’on expose ses résultats de recherche, on est légalement tenu de respecter la confidentialité de l’identité des sujets d’une étude (annexe 1). Cet ouvrage transgresse la règle à la demande même des personnes concernées qui, toutes, ont signé un consentement à lever cette confidentialité (annexe 2). Les 15 hommes dont il est question dans ce livre se sont opposés à l’attribution d’un pseudonyme. Plusieurs veulent ainsi valider le fait que ce qui leur est arrivé est véridique; d’autres ajoutent qu’ils ne sont pas des menteurs; d’autres encore disent qu’ils n’ont rien à cacher. L’un d’eux, Étienne Lapointe, va beaucoup plus loin et explique qu’il est essentiel que les vrais noms des personnes apparaissent pour que ce qui est arrivé aux orphelins de Duplessis ne se reproduise jamais plus. Il en veut pour exemple l’extermination des Juifs par les nazis, lors de la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945), événement dont on se souvient parce que des images ont été prises et que des personnes ont été identifiées. L’exemple s’applique ici. Si les noms des personnes sont cachés ou dissimulés, la même 11
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
problématique pourrait se reproduire et ce serait pour notre plus grand malheur comme société. Tous font donc le sacrifice de leur anonymat pour empêcher que cela ne se reproduise jamais. Pour exposer nos résultats, nous disposons de trois chapitres. Nous avons choisi de ne pas rédiger de chapitre sur l’histoire de l’aide à l’enfance abandonnée. Cette façon de faire réduit trop souvent l’histoire à un contexte. Souhaitant situer la problématique dans la continuité historique et culturelle d’un peuple colonisé par deux mères patries, nous avons préféré intégrer l’histoire dans la matière des divers chapitres, aux endroits jugés opportuns. De même, plutôt que de réserver une section à la description de la méthodologie, nous avons exposé cette dernière au fur et à mesure des divers chapitres. Il appartient au lecteur de juger de la pertinence et du succès de ces façons de faire. Le premier chapitre, «Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis?», présente quinze orphelins de Duplessis. D’abord, nous définissons les termes orphelin, enfant de Duplessis et orphelin de Duplessis. Ensuite, les hommes de l’étude se présentent dans leur histoire de vie. La conclusion du chapitre tente de resserrer leur façon de se définir comme enfant de Duplessis. Ce chapitre est le cœur de l’ouvrage. Le deuxième chapitre amorce l’analyse. Il documente l’identité des quinze hommes en analysant le système d’attribution de leurs noms qui, nous le verrons, est une façon de classer socialement les personnes. Pour faire parler les données, nous comparons leur pauvreté identitaire à la richesse identitaire d’autres hommes célibataires et de célibataires religieux du même âge. Le troisième chapitre approfondit la question de leurs circuits résidentiels en lien avec leurs apprentissages en reprenant la matière du premier chapitre et le contenu des entretiens. Bien que ce chapitre donne lieu à des redites, il innove en permettant au lecteur d’accéder autant à la logique d’analyse du matériel qu’à la manière dont ces enfants ont été élevés dans les institutions, à ce qui les a construits et à ce qui les a si profondément blessés et exclus socialement. Le but poursuivi est de dégager les règles susceptibles de permettre d’insérer les personnes dans une famille et dans la société. Ces deux chapitres d’analyse sont le cerveau de l’ouvrage. Enfin, le quatrième chapitre conclut en proposant des règles culturelles qui conduisent à l’insertion familiale et à l’insertion sociale des garçons. Ce dernier chapitre précise également les limites de l’étude.
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CHAPITRE 1
Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ? La charité catholique n’a pas d’œuvre plus favorite que celle qui consiste à secourir l’enfance abandonnée. [Mgr] Charles-Édouard Bourgeois, Une richesse à sauver: l’enfant sans soutien, Édition du Bien public, Trois-Rivières, 1947, p. 27. […] notre société qui n’avait pas à l’époque un État en mesure d’intervenir dans le domaine social, doit plutôt être reconnaissante par rapport au travail des gens des communautés religieuses. Bernard Landry, premier ministre du Québec, La Presse, 1er juillet 2001, p. A2.
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n a tenu beaucoup de discours sur les orphelins de Duplessis, et les deux épigraphes ci-dessus en sont des exemples utiles. Ces deux déclarations correspondent à des moments clés de la problématique à l’étude et ont été formulées par des personnes en mesure d’exercer une influence sur le destin des orphelins de Duplessis. La première citation revient à l’influent Charles-Édouard Bourgeois, de Trois-Rivières, ami personnel de Maurice Duplessis et dont l’œuvre s’est bâtie sur l’aide à l’enfance. Il avait fondé à Trois-Rivières une agence familiale de type diocésain, qui a servi de modèle aux autres agences de la province – sauf à Montréal où le modèle corporatif, du genre de nos organismes communautaires, donc laïque, prévalait en fonction d’une charte selon la Loi des compagnies. Mgr Bourgeois détenait une autorité considérable. La deuxième citation est celle de Bernard Landry, actuel premier ministre du Québec qui, à défaut de pouvoir effacer le passé, tente sincèrement de le réparer. Cet engagement des deux personnages donne du poids à leurs paroles et rend celles-ci intéressantes. Sujets de ces beaux discours, les orphelins de Duplessis vont à leur tour prendre la parole dans ce chapitre. Leurs propos trouvent avantage à s’insérer entre ces deux citations pour les mettre en perspective. Mais d’abord, précisons
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
nos termes et nos concepts, ceux qu’ils utilisent eux-mêmes pour se désigner: orphelin, enfant de Duplessis, orphelin de Duplessis. Qu’est-ce qu’un orphelin? Et qu’est-ce qu’un «enfant de Duplessis», un «orphelin de Duplessis»? Quelle différence y a-t-il entre l’un et l’autre terme? «Non, je ne connais pas mon père, je ne connais pas ma mère, je suis orphelin de naissance.» La personne qui se présente ainsi est-elle un enfant de Duplessis? Estce à dire que les orphelins sont des enfants de Duplessis? Et qui sont ces enfants qui risquaient le plus de devenir enfants de Duplessis? Comment devenait-on un enfant de Duplessis?
ÊTRE ORPHELIN Être orphelin ne recouvre pas la même réalité, selon que l’on parle le langage populaire ou le langage institutionnel. Dans le langage populaire, en effet, un orphelin est un enfant qui a perdu un parent par décès. Il est alors orphelin de père ou de mère. S’il a perdu ses deux parents, il est orphelin de père et de mère. (On dit parfois «grand orphelin».) Il s’agit toujours d’un enfant dont les parents sont connus, donc d’un enfant légitime. Il y aurait également un âge limite pour être dit orphelin, soit aux alentours de 12 ans, 14 tout au plus (Garneau, 1988b). Se déclarer orphelin après cet âge entraînerait le mépris et le ridicule. Par ailleurs, selon le droit canon de 19171, l’orphelin pouvait sans contrainte aucune accéder à la prêtrise et à la vie religieuse. Le fait d’être orphelin est même une source d’un certain prestige qui vaut à l’individu compassion et bonté. Sans doute est-ce pour cette raison que les ouvrages qui traitent de la vie des saints soulignent toujours cette caractéristique, qui ajoute au mérite du saint. Par exemple, on écrit de Charles de Foucauld, qui «n’a pas 6 ans quand il perd ses parents, sa mère le 13 mars 1864, son père le 9 août de la même année» (Six, 1962, p. 15): «Il ne bénéficie pas d’un développement harmonieux comme 1.
L’Église est une société parfaite au sens étymologique du mot c’est-à-dire achevée en elle-même, et comme l’État, intrinsèquement complète. Le gouvernement de cette société implique la fonction législative, la fonction exécutive et la fonction judiciaire. Le droit canonique ou droit ecclésiastique est fondé sur les canons de l’Église. Commencé sous Pie X et promulgué par le pape Benoît XV, le droit canonique entra en vigueur le 19 mai 1918. Jean des Graviers, Le Droit canonique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que Sais-Je », 1958, p. 58 et 60. Le droit canonique, qui fonctionnait avec mandements, fut allégé avec Vatican II, dans les années 1960, qui rendit les ordres accessibles aux enfants illégitimes. De toute façon la notion d’illégitimité disparaissait. La version française du droit canon après Vatican II date de 1983.
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Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
peuvent le connaître les enfants qui s’épanouissent dans la sécurité et la tendresse d’un père et d’une mère. Dès le départ, il a été blessé dans son être profond» (Six, 1966, p. 11). Ils sont nombreux les saints à avoir été des orphelins. Mentionnons entre autres: Angèle Mérici (Schamoni, 1955, p. 121), la fondatrice des Ursulines, qui fut orpheline à 10 ans et dut aller habiter chez son oncle; Thérèse de l’Enfant-Jésus (ibid., 1955, p. 298-301), la plus jeune de neuf enfants, qui n’avait pas encore 5 ans lorsqu’elle perdit sa mère; Marguerite de Cartone (ibid., 1955, p. 81), qui perdit sa mère à 7 ans; Camille de Lellis (ibid., 1955, p. 178179), dont la mère est morte prématurément; Pacifique de Sansévérino (ibid.,1955, p. 226-227), treizième enfant d’une famille pauvre qui perdit ses père et mère à 4 ans, etc. Dans le langage institutionnel québécois, le terme «orphelin» désigne les enfants qui résident à l’orphelinat. Est-ce à dire que l’orphelinat n’accueille que des orphelins? À l’origine, les orphelinats ont été créés pour accueillir les orphelins, ces enfants qui avaient perdu leurs parents lors d’épidémies (Cellette, 1948; sœur saint-Vincent-de-Paul, 1949). Progressivement, les orphelinats en sont venus à élargir leur clientèle, sans toutefois modifier les termes qui désignaient l’institution et les résidents. Pour la période qui nous concerne, plusieurs auteurs le démontrent (Bourgeois, 1946; sœur Saint-Vincent-de-Paul, 1949; Roy, 1960 : Bégin et Charbonneau, 1963) et Malouin l’écrit explicitement: Toutes les statistiques concordent: les enfants des orphelinats ne sont pas majoritairement des orphelins. Il s’agit d’enfants dont les parents n’ont pas les moyens de les entretenir et de les éduquer à cause de différents problèmes: pauvreté, maladie, chômage, désunion, etc. (Malouin, 1996, p. 176-177).
Dans les années quarante et cinquante, ce sont eux qui forment la majorité de la clientèle des orphelinats… qui n’en sont plus (Bégin et Charbonneau, 1963, p. 100)2. Une travailleuse sociale de l’époque explique, par exemple: Ils étaient de parents séparés ou de parents pauvres. Et ici dans la région, dans les petits villages, pour faire instruire leurs enfants, ils les envoyaient à l’orphelinat. C’est relié à l’histoire de l’assistance publique… c’est toute 2.
Gérard Pelletier, Histoire des enfants tristes. Un reportage sur l’enfance sans soutien dans la Province de Québec, L’Union Nationale, 1950, p. 11 : « On sera surpris de compter dans chaque « orphelinat », les enfants légitimes dont les parents sont bien vivants ! Ils forment généralement la majorité. » Et en p. 73 : « Quand nous parlons d’orphelinats, il s’agit d’enfants qui sont d’âge scolaire et qui, en règle générale, sont nés de parents mariés. »
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l’histoire de l’assistance publique ça. [Pouvez-vous m’en parler un peu ?] L’assistance publique, c’est quand une personne… un parent, ne pouvait pas subvenir à tous les besoins de ses enfants… il venait demander de l’aide. Et il y avait des grandes cartes [une fiche en carton qui stipulait que le conseil municipal avait approuvé le placement de l’enfant à l’orphelinat pour le faire instruire, les parents ne pouvant payer son éducation. Elle devait être signée par le maire et le secrétaire. Pour l’informatrice, les pauvres n’étaient pas les seuls à en bénéficier]. On leur offrait de placer leurs enfants. C’était pas ce qu’il y avait de mieux, on plaçait les enfants… dans les orphelinats ou il y en avait même qui allaient dans des couvents, parce qu’il n’y avait pas d’écoles, il y avait juste la petite école de rang dans ce temps-là et les parents n’avaient pas les moyens de les faire instruire et parfois aussi, ils n’avaient même pas les moyens de les faire vivre ! Alors, l’assistance publique et c’était beaucoup… comme toute chose actuellement, c’est la même chose, c’était du favoritisme. [Qu’est-ce que vous voulez dire ?] Je veux dire que quand tu es bien débrouillard et que tu es du bon côté du parti… tu peux te faire aider et facilement.
Par opposition aux orphelinats, la clientèle des crèches était majoritairement constituée d’enfants illégitimes (Bourgeois, 1946, p. 108). Dans le langage institutionnel québécois, l’usage du terme «orphelin» s’appliquait non seulement aux enfants qui avaient perdu un ou deux parents par décès, les vrais orphelins, mais également, comme l’explique Mgr Charles-Édouard Bourgeois (1946, p. 29)3, aux enfants illégitimes et aux «enfants abandonnés de parents vivants qui sont laissés seuls dans la vie»: parents séparés, parents de mauvaise vie (père qui boit, mère prostituée, etc.), parents psychiatrisés, parents malades, parents pauvres, etc. Les deux grandes caractéristiques de cette clientèle, selon Malouin (1996, p. 177)4, sont d’abord que les «orphelins» étaient, pour la majorité, des enfants nés de parents mariés vivants et issus de milieux pauvres. Les enfants des milieux aisés fréquentaient les pensionnats privés. 3.
4.
Il cite l’enquête d’Arthur Saint-Pierre (1933) : « 21 % environ des petits pensionnaires de nos orphelinats ont encore leur père et leur mère, 67 % ont, soit leur père soit leur mère, et 12 % seulement sont complètements orphelins. […] le très grand nombre […] retrouvent à leur sortie de l’orphelinat un parent proche disposé à les accueillir et à prendre soin d’eux. » À partir des données de l’Orphelinat de Chicoutimi (étude de Lagacé, 1949) et des données du diocèse de Trois-Rivières (études de Foster, 1953 ; Mgr Bourgeois, 1946 qui cite Saint-Pierre et Gérard Pelletier) qui démontrent que les orphelinats ne sont pas destinés aux illégitimes, qui y sont très minoritaires, et qu’il serait erroné d’associer les enfants des orphelinats aux illégitimes. Les enfants des orphelinats ne sont pas des orphelins et « le nombre est effarant des familles miséreuses qui trouvent dans l’éloignement de leurs petits la solution à leurs difficultés économiques ».
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Il est clair que dans le langage populaire l’enfant illégitime n’est pas un orphelin. Aujourd’hui, cette notion d’illégitimité est désuète car les enfants, qu’ils soient nés de parents mariés ou non, sont égaux devant la loi5. Mais à cette époque, l’enfant illégitime, dit enfant naturel ou bâtard, c’est-à-dire né en dehors des liens du mariage, qui n’était pas reconnu légalement par le père, appartenait à une tout autre catégorie sociale, qui entraînait d’autres règles, d’autres attitudes et d’autres comportements que ceux accordés à l’orphelin. En témoignent ces quelques lignes écrites en 1949: La société, en général, regarde l’enfant illégitime comme un être à part, un enfant qu’il faut cacher parce qu’il rappelle une faute dont on a honte et que le public n’excuse pas facilement; il est traité souvent de «petit bâtard». Parce qu’il est né en dehors du mariage, l’État ne lui reconnaît pas d’existence légale, et on a inscrit sur son baptistaire: «né de parents inconnus». De son côté, la pauvre fille perd souvent, par le fait même l’estime de ceux qui l’entourent et cherche une sympathie ailleurs; elle s’isole pendant quelque temps, puis change de milieu social (Fontaine, 1949).
Acte de naissance
Source : Dossier personnel d’un répondant de l’étude.
5.
Dans les faits toutefois, il y a des écarts dans les dispositions s’appliquant au mariage et à l’union libre qui compromettent notamment la sécurité financière des enfants, par exemple les mesures de la protection de la résidence familiale et le partage du patrimoine familial, mesures qui ne concernent que les gens qui ont été mariés. Femmes et Famille, collection La Gazette des femmes. Québec, Gouvernement du Québec 1999, p. 60.
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Certificat de naissance
Source : Dossier personnel d’un répondant de l’étude.
ÊTRE UN ENFANT DE DUPLESSIS Empruntée de ceux qui se désignent eux-mêmes ainsi (ce qu’on appelle en anthropologie la définition autochtone, c’est-à-dire celle des sujets de l’étude), la première utilisation publique de l’appellation «enfants de Duplessis» remonte à 1989. Le 28 avril de cette année-là, Jeannette Bertrand, animatrice de l’émission Parler pour parler, à Radio-Québec, recevait six de ces personnes. Le mois suivant, 18
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Claire Harting publiait un texte sur eux dans le Journal de Montréal (1989, p. 12). Un quart de siècle plus tôt, en 1964, Jean-Guy Labrosse (1964), avait été le premier à témoigner de sa vie «d’orphelin» en institution. Son ouvrage autobiographique, Ma chienne de vie, avait rejoint plusieurs de ses semblables qui, à l’époque, souhaitaient oublier le passé plutôt que d’en parler et mettaient toute leur énergie à s’investir dans leur présent si difficile. À son tour, en 1991, Alice Quinton, dans un ouvrage rédigé par Pauline Gill (1991), rendait publique sa vie «d’enfant de Duplessis» et utilisait cette désignation comme titre du livre. Toujours en 1991, Jean-Guy Labrosse et Hervé Bertrand réclamaient une enquête sur les orphelinats d’avant la Révolution tranquille (Gagnon, p. A7), requête qui aboutit, en 1992, à un recours collectif contre le gouvernement québécois, sans doute inspiré par l’examen de dossiers d’orphelins ailleurs au Canada (ibid.). Qui sont ces enfants de Duplessis qui se désignent aussi «orphelins» et «orphelins de Duplessis»? Au sens strict du terme, il ne s’agit pas d’orphelins, mais d’enfants illégitimes qui, n’ayant pas été adoptés, ont passé leur vie, depuis leur naissance jusqu’au milieu des années 1960, dans des institutions tenues par des communautés religieuses. Le rapport de la Commission Bédard, déposé en 1962, a donné lieu à une réforme qui a entraîné la désinstitutionnalisation de ces personnes, dont un grand nombre n’étaient pas à proprement parler des malades mentaux. Environ 40% de ces enfants, estime Andrée Lévesque (1989), étaient nés, dans les années 1930 et 1940, dans les hôpitaux de la Miséricorde de Montréal et de Québec, dans des hôpitaux généraux, des maternités privées mais aussi à domicile et ailleurs. Leurs mères, désignées du terme honteux de «fillesmères», étaient coupables d’activités sexuelles en dehors du mariage, d’avoir donné naissance en dehors de la légitimité du couple marié. Ces conditions constituaient un drame pour les mères célibataires, qui vivaient alors l’exclusion. Sans aide, ni de leur famille ni de la société qui les stigmatisaient, elles n’avaient d’autre solution que d’abandonner leur enfant. On trouve aussi, parmi les enfants de Duplessis, quelques enfants légitimes abandonnés ou donnés en adoption et d’autres encore qui ont été enlevés à leurs parents jugés indignes ou incapables de s’en occuper. Ils ont aujourd’hui définitivement perdu toute trace de leurs parents. N’ayant pas de parents sur le plan juridique, ils appartiennent à l’État. En conséquence, c’est le premier ministre du Québec de l’époque, Maurice Duplessis, qui leur tient lieu de père: ils sont, à proprement parler, les «enfants de Duplessis».
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ÊTRE UN ORPHELIN DE DUPLESSIS L’appellation «orphelins de Duplessis» a pour sa part fait son apparition dans la presse écrite en 1992: Un groupe de pression, rassemblé sous l’étiquette d’orphelins de Duplessis qui menait un blitz médiatique dans le but d’attirer l’attention sur les injustices commises à l’endroit de ceux et celles qui auraient été internés dans des institutions psychiatriques au Québec sous le diagnostic erroné, ou peut-être même falsifié, d’arriération mentale. Fait rapporté de 1945 à 1960, période d’après-guerre. Il s’agissait d’enfants illégitimes et non d’orphelins (Francoeur, 1992, p.14).
Le passage de l’expression «enfants de Duplessis» à celle d’«orphelins de Duplessis» relèverait de deux facteurs principaux. Le premier est que ces enfants, il faut s’en souvenir, ont toujours été désignés du terme «orphelins» par les religieuses et le personnel des institutions religieuses qui les ont pris en charge. Tous, lors des entretiens que nous avons eus avec eux, se sont définis comme des orphelins, un orphelin étant pour eux un enfant qui n’a pas de parents. Par leur culture institutionnelle, ils sont orphelins; c’est ainsi que les religieuses les désignent pour les assimiler aux vrais orphelins, c’est-à-dire qui sont sans parents. C’est là une forme de rachat pour ennoblir en apparence ces enfants et les placer sur un pied d’égalité avec les autres, mais personne n’est dupe. Comme dans l’expression Comité des orphelins et orphelines institutionnalisés de Duplessis (COOID), le mot «orphelin» est un mot convenable, noble, et COOID définit l’appartenance à un groupe. Le deuxième facteur serait plutôt un choix délibéré de leur part. Avec le temps, et peut-être inspirés par les réclamations adressées aux communautés religieuses d’autres provinces, ils en arrivent eux aussi à comprendre, à la fin des années 1980, que non seulement ils ont été abandonnés à leur naissance, mais qu’ils l’ont été à nouveau par leur père juridique, le premier ministre Duplessis. En effet, après l’orphelinat, parfois même après la crèche, plutôt que de les loger décemment comme doit le faire un père pour ces enfants, Duplessis les a à son tour abandonnés en les faisant transférer dans des asiles comme des débiles, des arriérés mentaux, voire des malades mentaux. C’est ainsi qu’ils sont devenus les «orphelins de Duplessis». Mais celui-ci est allé encore plus loin que leurs mères naturelles qui les avaient abandonnés pour assurer leur survie. Lui les a condamnés à la mort sociale. Ces personnes ont donc été deux fois abandonnées, d’abord par leur mère, puis par l’État qui les a trahies.
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En raison de la transformation de l’Institut médico-pédagogique MontProvidence en Hôpital psychiatrique Mont-Providence6, qui a entraîné l’internement psychiatrique d’un certain nombre d’entre eux, on pourrait croire que l’appellation «orphelins de Duplessis» ne s’applique qu’à ces anciens de MontProvidence à qui des diagnostics d’arriération ou de débilité mentale, ou de faux diagnostics de maladie mentale ont été attribués (Arrêté ministériel numéro 816, le 12 août 1954). Tel n’est pas le cas car bien que ceux-ci soient concernés au premier chef, il y a aussi ceux qui, comme eux mais sans être passés par MontProvidence, se sont également retrouvés dans des asiles psychiatriques, ceux qui sont allés dans les orphelinats spécialisés en école d’industrie et enfin ceux qui ont été offerts comme orphelins agricoles. Ceux-là aussi se désignent comme des «orphelins de Duplessis». À l’opposé, il y a, parmi les enfants de Duplessis, des dissidents qui refusent la désignation d’orphelins de Duplessis, jugeant l’idée d’une compensation financière dégradante. Ceux-là se disent «enfants de Duplessis» mais refusent l’étiquette d’«orphelins de Duplessis» par fidélité aux communautés religieuses. Ces termes étant précisés, nous sommes maintenant plus en mesure de comprendre le destin qui fut le leur.
« RACONTE-MOI TON HISTOIRE. » Pour connaître leur vie et comprendre en quoi leur enfance, leur adolescence et leur vie adulte s’apparentent à celles des (vrais) orphelins, des autres enfants, voire de ceux qui ont vécu en pensionnat privé, et en quoi elles s’en différencient, nous avons approfondi leur quotidien. Ce sont leurs expériences et leurs façons de voir qui étaient recherchées. Les entretiens qui ont permis de recueillir les récits autobiographiques qui suivent ont tous été d’une très grande intensité, d’une rare profondeur et d’une généreuse intimité. Lorsque cela était possible, les personnes étaient rencontrées chez elles. En général, une rencontre suffisait; elle durait entre deux et huit heures, selon les cas. Quelques personnes ont été rencontrées deux fois, deux l’ont été trois fois. Certains hommes étaient loquaces, d’autres moins et d’autres encore, souvent analphabètes, n’avaient que peu de mots pour s’exprimer. Ces considérations ont pu déterminer la longueur des entretiens et, partant, des textes qui suivent. Toutefois, la brièveté de certains textes ne signifie pas que les répondants étaient 6.
Ratifié par un arrêté ministériel le 18 mars 1955, date devenue commémorative pour les orphelins de Duplessis.
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illettrés. Toutes les entrevues ont été enregistrées et transcrites mot à mot. Cette transcription totalise 1151 pages de texte à simple interligne qui ont servi à construire les récits qui suivent. Tous les entretiens ont été conduits à partir du même schéma d’entrevue (annexe 3) pour documenter des thèmes précis du vécu des sujets. Malgré tout, chaque narration rend compte d’une expérience unique. Le narrateur fait des choix qui lui sont personnels et met l’accent sur certains aspects de sa vie plutôt que sur d’autres. Son émotion oriente son récit, comme le font aussi sa vision et sa façon de concevoir les choses, et bien d’autres composantes qui sont impossibles à nommer mais qui sont présentes et qui donnent à chaque récit son identité propre. En même temps, cette originalité des récits n’empêche pas le recoupement sur certains aspects d’une même vie vécue en institution. On a donc évité de répéter ce qui pouvait être redondant d’un sujet à l’autre dans le mode de vie institutionnel, par exemple le rapport à l’autorité, l’horaire, l’absence d’intimité, le mobilier personnel, la nourriture, etc. Parce que ces aspects sont traités ailleurs, dans d’autres chapitres, mais aussi par discrétion pour ces hommes dont nous voulions protéger une certaine intimité, nous avons exclu de leur récit leur statut matrimonial et leur orientation sexuelle. Pour bien marquer l’appartenance de la parole, le texte est en italique lorsque ce sont eux qui parlent. Lorsqu’une précision s’avère essentielle à la compréhension du récit, elle est ajoutée entre crochets. Malgré tout, il faut toujours se rappeler qu’il s’agit d’un langage oral transformé en langage écrit, auquel manquent les intonations, les soupirs, les silences, les élévations de la voix, les hésitations, les pleurs, les expressions du visage, etc. Afin d’assurer la validité des récits exposés ici, les quinze hommes ont été rencontrés une nouvelle fois pour les vérifier avec eux. Il va de soi que ces récits ne sont pas l’histoire complète de leur vie, mais seulement des fragments. Ce sont toutefois de précieux fragments qui nous font accéder au cœur de leur vie d’institutionnalisés, qui révèlent leur quotidien d’internés, qui nous montrent comment ces enfants ont fait leurs apprentissages dans une institution qui leur tenait lieu de parents et de famille. Toute la créativité humaine ne peut suffire pour imaginer leur réalité et, sans leurs récits, notre compréhension de leur vécu ne pourrait être qu’approximative. Eux seuls peuvent nous décrire leur réalité. C’est d’eux et de leur histoire qu’il s’agit. Personne ne pouvait se substituer à eux pour la raconter. Eux seuls pouvaient le faire.
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Chaque récit présente un homme et une ou plusieurs facettes de l’institution dans laquelle il a vécu. De l’histoire de ces hommes, rien n’a été inventé, tout est vrai. L’ensemble des récits nous donne un aperçu de ce qu’a pu être la vie en institution des orphelins de Duplessis.
À l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul
Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul, non daté. Margaret Porter, pfm, Mille en moins! Histoire du Centre hospitalier de Charlevoix, Baie-Saint-Paul, 1944, p. 31.
L’Hospice Sainte-Anne, ou simplement l’hospice ou l’asile, selon les termes des répondants et l’usage populaire courant, a connu depuis sa fondation en 1889 (incorporation légale en 1890) plusieurs dénominations : Hospice Sainte-Anne (1889-1936), Hôpital Sainte-Anne (1936-1967), Centre régional de santé (1967-1969) et, depuis 1969, Centre hospitalier de Charlevoix (Porter, 1984, p. 236). Propriété des Petites Franciscaines de Marie, cet asile a pour caractéristique essentielle d’avoir servi, dès 1891, de déversoir aux autres institutions de la province. « C’était justement l’époque où, des asiles débordants de Beauport [l’Hôpital Saint-Michel-Archange] et de Saint-Jean-de-Dieu à Montréal, les autorités provinciales travaillaient à retirer tous les malades qui ne donnaient aucun espoir de rétablissement » (Bédard et al., 1962, p. 112-113). Après les personnes âgées, les « pauvres malades et [les] infirmes », une nouvelle œuvre s’ajoute : « une section orphelinat est ouverte le 13 décembre 1902 » (Porter, 1984, p. 89-90). Le ton était donné et la mission tracée ; sa croissance allait reposer sur cette fonction sanctionnée par des contrats renouvelables avec le gouvernement (Porter, 1984, p. 115). Selon les termes de l’histoire officielle, l’Hospice de la Baie n’est rien moins qu’un TERMINUS vers lequel on oriente les voyageurs, sans les munir de billet de retour » (Porter, 1984, p. 165-166).
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La Villa Fafard fait aussi partie de l’ensemble de l’Hospice Sainte-Anne. C’est une maison de ferme de deux étages construite en bardeaux, achetée de sir Rodolphe Forget et qui fut aménagée en 1935 (Porter, 1984, p. 255-256) pour le logement d’une centaine de garçonnets. La Commission Bédard (Bédard et al., 1962, p. 114) précise qu’en 1960, l’hôpital héberge 1 354 patients dont le diagnostic est : débiles mentaux, 290 ; imbéciles, 410 ; idiots, 628 ; épileptiques, 193 ; malades alités, 194 ; malades ne mangeant pas seuls, 400 ; éducables, 54 ; malades de 16 ans et moins, 156. Rien ne permet de distinguer dans quelles catégories sont classés ceux qui nous intéressent ici mais on note que « cent (100) malades environ (90 hommes et 10 femmes) ont une certaine occupation (ferme, cuisine, buanderie, etc.) » et peuvent correspondre à ce qu’on sait d’eux. Tous les malades sont internés avec ségrégation stricte des sexes. Le traitement médical se fait sur demande des hospitalières des départements qui sont des religieuses. Il n’y a aucun psychiatre et le service médical est assuré par trois médecins de la région qui y travaillent à demitemps, trois spécialistes consultants en O.R.L., chirurgie et gynécologie, et un dentiste. Il n’y a aucune infirmière psychiatrique ; on compte cinq infirmières licenciées et le service social est inexistant. Les préposés aux malades (ou aidesinfirmiers, que les répondants appellent « gardiens ») sont au nombre de 76, en plus de 22 religieuses. La plupart sont de sexe masculin. « À certains moments de la journée, ce sont des malades qui occupent cette tâche » (Bédard et al., 1962, p. 115). La Commission écrit : L’Hôpital de Sainte-Anne de la Baie-Saint-Paul est essentiellement une vaste garderie pour déficients mentaux. Seuls les soins hygiéniques sont assurés puisque le dévouement ou un sens humanitaire libéré de tout souci thérapeutique constitue la réponse aux problèmes psychiatriques que pose le malade. Celui-ci est donc invité à s’adapter à ce milieu hospitalier au lieu de recevoir des soins qui ouvriraient sur des horizons plus conformes à ses besoins et à ses possibilités (Bédard et al., p. 115).
CINQ HOMMES ONT VÉCU À L’HOPITAL SAINTE-ANNE DE BAIE-SAINT-PAUL Dollard – Le premier et le plus jeune Dollard est le premier enfant de Duplessis que nous avons rencontré. Il est aussi le plus jeune du groupe d’hommes de l’étude. Né le 3 avril 1951 à l’Hôpital de la Miséricorde de Montréal, baptisé le lendemain, il a vécu jusqu’à 6 ans à la Crèche de la Miséricorde. Il a ensuite été transféré à l’Orphelinat de l’Immaculée à Chicoutimi où il n’a résidé qu’une année pour être ensuite, quelques jours après son septième anniversaire, interné à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul. Il
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en sortira en 1966, lors de la désinstitutionnalisation, à l’âge de 14 ans. De 14 à 18 ans, il sera sous la supervision du Service aux foyers de l’institution7. Aujourd’hui encore, Dollard ne s’explique pas la raison de son internement. Dans son dossier, une évaluation psychologique le justifie ainsi: «Enfant de sept ans, qui depuis sa naissance, n’a fait aucun développement intellectuel. On est obligé de l’attacher parce qu’il blesse les autres enfants.» Puis un diagnostic: «idiotie et débilité probable». Au moment de cet examen, l’enfant «ne sait pas son nom et vole les jouets des autres». Bien que son séjour à l’Orphelinat de Chicoutimi ait été bref, une religieuse a su construire une relation significative avec lui. Il aura la chance de la revoir plus tard lorsqu’il sera à l’Hôpital de BaieSaint-Paul et qu’elle se sera rendue vivre ses derniers jours à la maison mère de sa communauté. Lorsqu’elle décède, il a 12 ans et c’est en enfant de chœur qu’il suit le cortège funèbre jusqu’au cimetière. «C’était une femme douce, dit Dollard, une mère poule pour les enfants. J’ai toujours douté [pensé] que c’était ma mère. Même aujourd’hui, je doute encore.» C’est elle qui lui a appris, vers 12 ans, son âge et sa date de naissance. Ses paroles à l’enfant, lors de son transfert de l’orphelinat à l’asile psychiatrique, en disent long sur l’estime qu’elle lui manifeste et contrastent fort avec le diagnostic institutionnel: «Attends-toi pas à être là avec des gens brillants comme toi. Tu es un petit garçon intelligent.» Pour sa part, il voit d’autres aspects de lui-même: «J’étais un enfant triste, un enfant qui pensait beaucoup.» Sur le plan physique, Dollard est aujourd’hui un homme de taille moyenne, plutôt châtain, qui dégage une certaine force. Il est un leader naturel qui parle fort et avec conviction, un homme qui observe, qui réfléchit et qui tire des conclusions de ses observations. Entreprenant, esprit curieux, il a un sens inné des affaires. 7.
La désinstitutionnalisation signifie que la personne sort de l’institution mais pas nécessairement qu’elle obtient son congé médical. Selon une éducatrice qui y travaillait : « L’Hôpital Sainte-Anne « plaçait » des personnes qui n’avaient plus besoin des services quotidiens de l’institution. Ils étaient encore inscrits mais allaient vivre ailleurs. C’est le service des foyers qui s’occupait de cette tâche et les lieux d’hébergements s’appelaient « foyers ». Il y en avait de différentes capacités, de un ou deux à neuf ou dix « pensionnaires ». Par ailleurs, certains lieux d’hébergement s’appelant « pavillons » recevaient environ une dizaine et jusqu’à environ une vingtaine de pensionnaires et dépendaient de l’institution et non des services sociaux. Dans des temps plus récents, à partir du moment où l’hébergement est progressivement passé de la responsabilité de l’institution aux services sociaux, les lieux d’hébergement de type familial se sont appelés « familles d’accueil ». […] On privilégie un style plus familial que quasi institutionnel. Les familles d’accueil sont habituellement limitées à quatre pensionnaires. »
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Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
Son récit autobiographique est marqué d’une très grande souffrance qui s’exprime à travers la colère et le ressentiment envers ceux qui auraient dû se comporter en parents protecteurs et qui se sont plutôt avéré des abuseurs, des agresseurs d’enfants. Bafoué, battu, exploité, l’enfer a commencé lorsque j’avais 8 ou 9 ans, dans la salle Saint-Antoine… il y avait là des gens de tous les âges… de 9 ans, 12 ans, 15 ans, 20 ans, 25 ans, c’était pas du même âge. On était parmi des gens normaux et des pas-normaux, y avait des gens psychiatrisés parmi nous autres, des fous, des fous qui étaient attachés toute la journée avec des camisoles de force, y en avait qui faisaient n’importe quoi. Pénible… très pénible.
Il lui apparaît, encore aujourd’hui, impossible de pardonner. Je le ressens encore et je pense que je vais mourir avec ça. Moi, il y a deux choses que j’accepte pas et que je ne pardonne pas : c’est de ne pas m’avoir donné d’instruction et [c’est] l’humiliation quand on nous a placés dans les foyers nourriciers. On a été maltraités et exploités dans ces familles-là. On mangeait après les autres enfants, les enfants me disaient des noms : débile mental, malade mental… On faisait du ménage, on travaillait dur… Tu te faisais montrer du doigt et ce qui était le plus humiliant pour moi… tu sortais dans le village… tu parlais avec une madame qui ne te connaissait pas et ça me faisait du bien de parler avec elle… L’autre arrivait et disait : Parlez pas à ça, y vient de l’asile, y vient d’en haut là !… C’était humiliant ça, ça m’a marqué. On était étiquetés.
Comme tous ceux qui ont vécu dans un hôpital psychiatrique, son langage pour décrire l’asile emprunte davantage à la terminologie des institutions pénitentiaires. Ainsi, Dollard dit «gardien» pour désigner les préposés aux malades, ceux qui s’occupaient d’eux, mais aussi «les tueurs, les monstres». «On vivait sur une crainte, sur la peur, sur l’anxiété.» L’interdiction de parler, de dénoncer ce qui se passait à l’intérieur se faisait à coup de menaces: «Si tu parles, ce sera pire encore» ou encore: «Si tu parles, tu vas en manger une sucrée.» La menace prend aussi une autre forme, plus silencieuse, subtile, implicite. «De toute façon, quoi qu’on dise, on ne nous croyait jamais.» Si la protection ne se trouve pas nécessairement du côté des intervenants, elle n’est pas non plus du côté des autres jeunes. Ils sont des délateurs potentiels, à l’affût eux-mêmes de protection et de privilèges. L’institution psychiatrique n’est pas, pour eux, un lieu thérapeutique. Il y avait des cellules d’isolement, tu étais enfermé, barré dedans. Ton chassis [fenêtre] avait des barreaux, c’était vraiment une cellule. C’était pire que la prison. T’étais vraiment incarcéré. Tu n’avais aucune liberté. Un jour, j’ai fait des affaires pas correctes [après la désinstitutionnalisation] et je suis allé en prison. J’ai été mieux traité en prison que là. 26
Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
Le récit de la vie quotidienne révèle l’atmosphère du milieu de vie et le climat des relations entre le personnel et les «patients». Lever à l’aube, le gardien allume toutes les lumières du dortoir et il fait le tour des lits. Y’en a qui étaient corrects, d’autres ne l’étaient pas avec ceux qui avaient de la misère à se lever, pis tout le monde allait aux toilettes faire leurs besoins et tout le monde allait dans la salle attendre le déjeuner. En silence.
La salle, c’est: la pièce commune, une grande salle, on était tous ensemble dans la même salle. Tout se passait dans la même salle. Il n’y avait pas de cafétéria, les repas se prenaient là et on vivait dans la même salle, un peu plus loin. On faisait une prière debout [la messe n’est obligatoire que le dimanche]… la sœur faisait la prière, on s’assoyait… Comme nourriture le matin, c’était du gruau et des toasts, d’autres fois, c’était des toasts dorées ou des œufs.
Des deux côtés de la salle, un gardien passe avec un chariot. Il prend l’assiette. Un seul service est permis. «Après le déjeuner, c’était l’heure de la toilette, deux fois par semaine, je pense, c’était un bain.» Jusqu’à 10 ans, ce sont les gardiens qui font la toilette des enfants. Une même eau est utilisée pour plusieurs enfants. À la débarbouillette, ils te lavaient le dos et le devant. On sortait du bain, ils t’essuyaient et on te donnait une jaquette propre [ou une barbotteuse selon l’âge]. Tu n’étais pas habillé dans les départements. Tu portais une jaquette, pas de sous-vêtements en dessous, tu étais nu-pieds, du matin au soir, comme un malade, exactement. Tu restais dans le dortoir et après que les bains étaient finis, tout le monde s’en allait dans la salle. Là, il est à peu près neuf heures ou neuf heures et demie. Ils [les gardiens] en choisissaient une couple [des garçons], seulement ceux qui étaient capables, pour laver les chaises, les tables, les planchers. Après le ménage, il y avait un moment de répit, puis c’était l’heure des apports : on devait descendre donner à manger aux enfants de la salle Saint-François. Des choses, j’en ai vu là… Quand un enfant ne mangeait pas parce qu’il était malade, on le forçait à manger, on lui rentrait la cuillère dans le fond de la gorge… Ou quand le gardien aimait le blancmanger et qu’il mangeait à la place de l’enfant… Et il ne fallait pas dire un mot. On fermait les yeux. Quand tu te couches le soir, tu penses à ça. Des humains… on voit des choses comme ça. Après ça, on remontait sur notre département pour prendre notre dîner. Après, c’était la sieste, une espèce de sieste, qu’ils appelaient cela. C’était une sieste assise. On était assis. Au département Saint-Joseph, on mettait la tête sur la table, à l’autre département, on était assis à l’envers, on [passait nos pieds et nos jambes dans l’ouverture du dossier et on] mettait la tête sur le dossier, on était dos à la table. Le gardien passait. Si t’avais le malheur de te lever la tête, un coup de poing, une claque derrière la tête : bouge pas ! Si tu avais le malheur de désobéir une couple de fois, il t’attachait au banc. 27
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
Après la sieste de l’après-midi, l’été, y avait des sorties à l’extérieur, sur les galeries, qui sont entourées de barreaux, du plancher au plafond, entre deux bâtisses ; personne du village ne pouvait nous voir ou on marchait sur le chemin privé de l’ermitage, en jaquette. C’était vraiment humiliant d’être en jaquette. La seule fois qu’ils nous habillaient, c’était l’hiver. Et tu gelais. Si tu avais le malheur de te plaindre [du froid], tu ne sortais plus de l’hiver. On était menés comme des animaux. Vers six heures, six heures et demie, tout le monde au dortoir. Coucher.
L’enfant ne dispose ni de chaussures ni de vêtements personnels. Tu passais tes journées en jaquette et nu-pieds dans les salles. Mais le dimanche, il y avait des visites. Ils t’habillaient et tu avais des souliers. C’était jamais la même paire de souliers. Tu avais des clous là-dedans, ça puait ces souliers-là, tu marchais croche, ça te faisait mal, mais il fallait que tu les gardes… Dans le temps des Fêtes aussi…
Il n’y a pas, non plus, d’armoire, de meuble, d’espace ou de lieu personnel. Non, on n’avait pas d’intimité… La seule intimité qu’on avait, c’était quand on avait des rapports sexuels avec des gardiens. Là, eux autres, ils fermaient la porte de la salle, ils barraient la porte qui communiquait avec le dortoir. Tu étais seul avec le gardien dans les toilettes… Cela se passait dans les toilettes ou dans la salle de bain où ils donnaient les bains… Comprends-tu un peu ce que je veux dire ? Les salles pour les plus vieux étaient peut-être un peu plus intimes… Y en a qui allaient prendre leur bain dans les salles intimes, les portes fermées… Nous autres, les toilettes n’avaient pas de portes. Il y avait un paravent qui séparait chaque toilette mais pas de porte en face.
Les dortoirs comptaient environ quatre-vingt-dix lits. C’était des lits avec des roulettes, il y avait trois rangées de lits, si je me rappelle bien. Les lits étaient à un pied de distance les uns des autres. Le seul couloir était au centre. [Le lit, lui, était personnel ?] Quand c’était le temps de nous coucher, on avait notre lit. Mais y en avait qui prenaient n’importe quel lit. [Ce qui donne lieu à des bagarres et à des punitions.] J’étais agressif… On m’a mis à genoux toute la nuit… pour avoir été agressif envers un gars de mon âge qui avait pris mon lit et que j’avais sorti de là. Il est allé voir la sœur Saint-C. et il a dit que je l’avais battu. Sœur Saint-C. est entrée dans le dortoir, a m’a tiré par les oreilles et m’a traîné… J’en ai mangé une maudite [volée de coups].
La mauvaise conduite annulait les privilèges, comme celui de circuler librement, alors que Dollard était servant de messe à la maison mère. Outre la religieuse de la crèche mentionnée plus haut, une autre personne, un employé de l’Hôpital de Baie-Saint-Paul, préposé à la buanderie et thanatologue
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de la maison mère, a marqué son existence et changé le cours de sa vie. «Il a été comme un père pour moi, une chance que j’ai eu cet homme-là, sinon aujourd’hui je ne serais pas là.» [Allusion à une tentative de suicide et à une grande dépression, accompagnée d’idées suicidaires, qu’il a faite à 20 ans.] Ça fait mal une dépression… J.-E.D. m’amenait toujours avec lui. C’était mon protecteur. Il me défendait, il prenait toujours ma part et il avait du pouvoir ; il leur parlait, aux sœurs. Et il n’était pas gêné… Il était tellement bon… La confiance qu’il m’a faite ! Il m’amenait aussi chez lui le dimanche. Je sortais de l’hospice.
Il l’a côtoyé pendant sept ans. Il croit lui devoir d’avoir été choisi pour devenir servant de messe. Il me trouvait débrouillard, très intelligent et j’étais un peu comme lui, indépendant… On s’adonnait bien. J’avais 9 ans lorsque je l’ai connu. J.-E.D. était monté livrer du linge au département et y repartait avec le chariot de linge sale. Je m’étais caché dans le fond [du chariot de linge sale]. Y avait du linge sale par-dessus moi, pis J.-E.D., c’est lui qui devait prendre ce chariot-là pour le descendre au lavage. Un moment donné, j’arrive à la buanderie, y tasse le chariot dans le coin, je l’entendais parler aux employés… Pis plus tard, y ont fermé la buanderie, ça fait que je me suis trouvé enfermé dans la buanderie toute la nuit… Ben c’était pour sortir du département. Tu sais quand tu as subi des affaires, tu veux partir… ça fait que le lendemain, quand y ont ouvert, j’étais sorti de là pis j’ai dû retourner au département… Sœur Saint-C., quand a s’était aperçue que j’étais pas là, y ont dit : Y’a eu une évasion, y ont mis ça dans les mains des autorités pis toute… Un moment donné, j’apparais sur mon département… pis sœur Saint-C. a dit : Où t’étais ? Qu’est-ce que t’as fait ? J’ai dit : J’ai vu mes parents. C’était pas vrai. Elle, elle savait que j’avais pas de parents. J’avais quoi… 9 ans ? Encore là, j’en ai mangé une sucrée, j’ai été privé…
«On nous cruautait [traitait avec cruauté]. Pis je me disais: y a-tu de quoi que je pourrais faire pour avoir la liberté, pour avoir la paix.» J.-E.D. l’a initié à ce qui deviendra plus tard, et est encore aujourd’hui, un métier lucratif pour lui, la thanatologie, bien qu’il n’ait cependant pu obtenir la reconnaissance de la corporation professionnelle par manque de scolarité. J’ai travaillé avec lui, il prenait un helper [assistant]. Il m’a demandé si j’aimerais travailler avec lui. Je lui ai demandé : c’est quoi que tu vas me faire faire ? Tu vas faire comme je fais : livrer le linge sur les étages. Et si jamais on avait des morts… il m’a dit qu’il était embaumeur pour la communauté. J’étais pas payé, je faisais ça parce que ça me permettait de m’absenter du département. S’il y a une chose que j’avais pas hâte, c’était, à la fin de l’aprèsmidi, de retourner d’où je venais, parmi les malades. J’ai fait ça. Quand une religieuse mourait, c’est moi qui allais travailler avec lui. 29
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
Cette expérience, probablement unique parmi les enfants de Duplessis et peu fréquente pour le commun des mortels, lui inspire le commentaire suivant: «Moi, j’ai ben plus peur d’un vivant que d’un mort.» Dollard est analphabète fonctionnel. Sa scolarisation comprend une première année à l’Orphelinat de l’Immaculée de Chicoutimi. Il n’a ensuite fréquenté les classes qu’en 1966 et 1967, à l’Hôpital de Baie-Saint-Paul, lors de la préparation à la désinstitutionnalisation. Je sais lire un peu, écrire, j’ai de la misère mais je sais compter ! Je me suis fait tellement f… et voler. Ce qui se passait, c’est que l’employeur me donnait mon chèque. Veux-tu que je te le change ton chèque ? et il me mettait tout des une et des deux piastres pour que ça paraisse bien. Ça faisait épais d’argent. Je faisais [travaillais] des 60, 75 heures par semaine pour aller chercher juste des « une » [piastre] et quand j’arrivais pour payer mon loyer, j’avais pas assez d’argent ! À force de manger de la m… j’ai appris.
Sur le plan de son identité et de ses origines, Dollard a tenté à deux reprises de retrouver sa mère. Il demeure silencieux sur les résultats de ses démarches, se contentant d’indiquer seulement que sa mère était morte d’une crise cardiaque à 69 ans. Sa voix et son attitude sont tristes; il est impuissant et résigné lorsqu’il évoque cet aboutissement. Sans parenté biologique connue, les compagnons d’institution sont ses frères et sa famille, dit-il. Il y a ceux qui ont des parents et ceux qui n’en ont pas et la mort s’avère le moment ultime où se révèle la parenté de l’interné. Devant l’angoisse du secret trop bien gardé des origines, il raconte l’histoire de l’un d’eux, Philippe-Joseph, qui, pour vérifier l’existence de ses parents, s’est fait passer pour mort. «Sais-tu pourquoi il a fait cela? Il pensait avoir de la famille. Il savait que ceux qui ont de la famille, quand il y a un décès, ils viennent tous. L’endroit où tu peux voir tes parents, c’est quand il y a des décès, ou des fois, quand c’est le temps des Fêtes.» Dollard est aux premières loges, si l’on peut dire, pour observer l’événement et le raconter. Philippe-Joseph était dans la cinquantaine avancée. Sans parents, il n’est pas embaumé et est déposé dans un cercueil qui n’a pas de satin, une simple boîte de bois, et est conduit vers le cimetière dans la valise d’une voiture pour être inhumé dans une fosse commune. C’est une chose que je prenais dur. Quand quelqu’un de l’hôpital décédait, s’il avait une famille, il était embaumé. Le fond de sa tombe était en satin et la boîte était peinturée, en blanc si c’était un enfant, en noir si c’était un adulte. Ceux qui avaient une famille étaient exposés dans un parloir dans l’attente des parents. Une cérémonie, une messe, un libera qu’ils appellent cela… Ceux qui n’avaient pas de parents, eux n’avaient rien. On les mettait dans une boîte, on le prenait où il était décédé et on le mettait tel quel dans une boîte, 30
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sans poignée, rien, et on allait le mettre dans une fosse commune au cimetière de la communauté.
Aucune exposition, aucun rituel pour permettre à ceux qui l’avaient connu et qui lui étaient attachés d’exprimer un dernier témoignage. Pour Dollard, c’était de la cruauté. On s’en va porter Philippe-Joseph au cimetière. Il y avait quelques religieuses qui étaient en train de prendre leur marche et qui disaient leur chapelet. Elles se sont toutes tassées pour nous laisser passer et on y allait tranquillement. Les religieuses se sont mises à nous suivre tout en priant… Quand on est arrivés à la limite du cimetière, la fosse était prête. On va l’enterrer. On entend-tu pas cogner!!!… Mon B. [l’employé chargé de l’inhumation] sort du char [voiture], moi je sors du char… et on entend toujours cogner. T’as pas vu les sœurs! Elles sont parties de là, elles sont retournées d’où elles venaient! Elles ont eu une peur épouvantable! On sort la boîte de bois, on la met à terre. On n’avait même pas de tournevis. On n’était pas capable d’ouvrir la boîte. B. est retourné chercher un tournevis. Y m’a dit: Reste ici! J’avais toujours le vivant… Il cognait, cognait et il criait… On était presque rendus au cimetière. J’avais dit à B.: Rembarque-le, on va repartir avec lui… Non, non, reste là et je vais aller chercher un tournevis. [rire.] Il arrive avec son tournevis et on lève le couvert de la tombe et on voit-y pas mon Joseph se lever… Ah, j’en ai mangé une maudite [volée de coups], y en a mangé une t…, y en a mangé une c… quand on est arrivé à l’hospice! Il avait donné comme raison que c’était dans le but de voir ses parents. [Qu’est-ce qui lui est arrivé par la suite?] Il en a mangé une sucrée… Ils ont appelé le docteur, je pense que c’était le docteur D., puis ils lui ont donné une fessée, une maudite… puis ils lui ont donné une injection. J’pense qu’il a dormi quatre jours… en tout cas, il ne s’est pas réveillé pendant quatre jours… Pis là, il s’est mis à maigrir le bonhomme. Il avait presque pas d’appétit. On aurait dit un bonhomme comme Jésus-Christ quand ils l’ont fouetté sur la croix. Un moment donné dans les années 60, j’étais toujours à l’hospice et je travaillais avec J.-E.D. La désinstitutionnalisation, c’était dans les années 6667, mais à partir de 1960, j’étais toujours à la salle Saint-Antoine. En 1962, je m’en rappelle, y a eu un gros incendie, l’église de Baie-Saint-Paul qui a brûlé au complet. C’était pas loin du temps des Fêtes, c’était en hiver. Ç’a été une moyenne catastrophe. Et là, la communauté a offert la grande salle à l’Hôpital de Baie-Saint-Paul, qui était sur l’étage de Saint-François. Y ont fait une chapelle temporaire en attendant de remettre l’église en marche. En 63, j’étais toujours à l’hospice avec J.-E.D. à la buanderie et pour les morts… En 64, la même chose, en 65… Pis quand y ont fait la désinstitutionnalisation en 66-67, y nous ont placés en foyer nourricier…
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Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
Moi j’ai vu beaucoup de suicides. Jean-Pierre [qui a résidé dans la même famille d’accueil que lui], il s’est suicidé. Il a fait une profonde dépression. Il m’a dit que ça faisait vingt ans qu’il était à l’hospice… Il s’est en allé, il a pas dit un mot. Il est allé vers la rue Sainte-Anne… sur le quai… Il s’est accroché à un arbre, il s’est pendu. Il avait 35 ans, il avait été vingt ans à l’hospice… C’est triste. Y a quatre ans, Joseph-Victorin, il s’est accroché aussi… Il n’en pouvait plus, il était plus capable. Y en a qui ont souffert le martyre, c’est sûr. Aujourd’hui, je préfère ne plus aller à Baie-Saint-Paul, ça me rappelle trop… Comment tu veux oublier ça quand tu vois la bâtisse où tu as vécu l’enfer ? Comment tu veux ne pas te rappeler quand tu passes à côté de ça. Quand y nous disent : Essayez d’oublier… Oui, mais quand tu passes à côté de c’t’enfer-là, c’est un enfer.
THÉONAS – LE GOÛT DU BEAU «La bonté de ma mère à mon égard était infinie. Papa lui-même ne cessait de penser à moi et mes grands-parents me choyaient comme un de leurs biens les plus précieux; quant à mes sœurs, elles étaient pour moi toute indulgence» (Deshimaru, 1995, p. 39). Ce récit est celui d’un homme, garçon unique, enfant désiré et aimé. Son récit comme son destin ne peuvent être comparés à ceux de Théonas: Moi, ma vie, c’est la souffrance. Il n’y a pas de bonheur pour moi. Mes souvenirs, c’est du noir. On a vécu à l’asile, on a vécu dans des prisons. Je pense que c’était pire que les prisons parce que dans les prisons au moins, ils les laissent pas [les prisonniers] nu-pieds, en barbotteuse, sans sous-vêtements. On était de même à journée longue, nu-pieds, en barbotteuse, sans sous-vêtements. Moi, ma mère, elle n’a pas accepté [de me revoir]. Elle a dit : J’ai refait ma vie, pis je veux rien savoir. Je prie pour toi… Ça va ben après ça !
L’homme qui parle ainsi est infiniment triste. C’est un bel homme, mince et assez grand, avec de beaux yeux et de beaux cheveux noirs. Il se décrit comme quelqu’un qui aime les beaux vêtements et la musique. C’est un homme fier. «Si j’amène de l’argent et que je vais dans un magasin, c’est certain que je le gaspille… J’ai toujours été de même, j’ai ça dans le sang. Quand j’étais jeune, je regardais toujours les vêtements.» C’est vers le milieu des années 1990, autour de la cinquantaine, que Théonas entreprend des démarches pour retrouver sa mère et ses origines. C’est ainsi qu’il a appris que sa mère était mariée et avait une famille. «Elle est haut placée… Elle parle sept langues… Elle est instruite, très intelligente… Elle a plusieurs enfants… elle a rien voulu savoir de moi… Elle a les cheveux noir corbeau», conclut-il, faisant ainsi un beau rapprochement entre elle et lui. Sa voix est si intense lorsqu’il parle 32
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d’elle qu’on jugerait qu’il l’a rencontrée plusieurs heures ou plusieurs fois, alors qu’il ne l’a jamais vue. «Elle voulait rien savoir de moi… Ça m’a touché… Elle m’a pas accepté, c’est ça qu’a dit, elle a dit: Moi, j’ai refait ma vie, pis je veux rien savoir… Si ta mère, elle veut pas t’accepter, tu ne peux pas parler, c’est impossible.» Une note à son dossier attire l’attention sur ses cheveux. En plus de préciser Théonas Gaudry à 55 ans, hiver 2002. qu’il a «une tache pigmentaire au flanc gauche», on dit qu’il a «les cheveux noirâtres». On peut se demander pourquoi cette insistance sur la couleur de ses cheveux qui, dans le contexte, semble vouloir indiquer une piste sur ses origines. Aucun autre des nombreux dossiers que nous avons consultés ne contient semblable mention. Une autre indication, fournie par une question d’un agent des services sociaux, donne à penser qu’il pourrait être d’origine étrangère: «Aimezvous la musique des Indes [ou la musique indienne]?» Ces deux indices ont conduit Théonas à croire que sa mère est d’origine espagnole. Elle avait 18 ans lorsqu’elle l’a enfanté. C’est tout ce qu’il sait d’elle. «Je me demande pourquoi je suis venu au monde si c’est seulement pour avoir de la misère», s’interroge-t-il, incapable de s’expliquer à lui-même son existence misérable qu’il traîne comme un fardeau bien trop lourd pour lui. Le 4 octobre 1946, Théonas naissait à l’Hôpital de la Miséricorde de Québec, le jour de la fête de saint François d’Assise, s’empresse-t-il de préciser. À Théonas, qui est sans père, ni mère, le saint du jour est offert en modèle comportemental, comme une source d’inspiration. Alors qu’il ne sait même pas sa propre date de naissance (il ne l’a appris qu’au moment de sa désinstitutionnalisation), Théonas connaît la date de la fête de saint-François d’Assise. Ce qu’il sait sur luimême est, qu’à sa naissance, il pesait 6,5 lb et mesurait 20 po; sa première résidence a été la Crèche Saint-Vincent-de-Paul de Québec. C’est à 5 ans qu’il a été interné à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul, pour en être libéré à 22 ans, alors que le Québec des années 1960, libère ses institutions psychiatriques des personnes qui ne devaient pas y être. Selon son dossier institutionnel, Théonas serait passé directement de la crèche, une pouponnière, à l’asile psychiatrique, un lieu d’internement d’adultes fous. Il pense avoir séjourné une année à l’Orphelinat de Chicoutimi mais cela 33
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n’est pas noté au dossier. Celui-ci contient un diagnostic de «débilité mentale». On décrit ainsi le petit garçon de 5 ans: «malin, coléreux, qui fait mal aux autres plus petits que lui; [a un] défaut d’intelligence, [n’est] pas toujours propre». Ce dossier laisse perplexe parce qu’il contient des dissonances comme celle relevée plus haut. Bien qu’en général les dossiers soient assez sommaires, celui-ci détonne sur les autres qui minimalement inscrivent les transferts d’une institution à une autre. Ici, une note, écrite sur une petite feuille volante, diagnostique un «défaut d’intelligence, bien en dessous de la normale, ne parle pas. Recommandation pour internement.» Cette note est signée à Chicoutimi, par un médecin, le 15 décembre 1952. Ce qui surprend, c’est qu’à cette date, il était déjà interné à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul depuis le 9 septembre de la même année! Il n’a pas été adopté, bien qu’un employé de l’hôpital ait, raconte-t-il, manifesté de l’intérêt dans ce sens. (Il est possible que le terme «adoption» soit un peu fort puisqu’il avait 15 ans; il pouvait s’agir d’une famille d’accueil. Ce qu’il faut retenir de l’événement, c’est l’esprit de fermeture totale de l’institution face à l’amélioration de ses conditions de vie et à son épanouissement personnel.) Le dimanche, il [monsieur F., un employé, père de famille] m’amenait chez lui, [ses enfants voulaient lui apprendre à écrire]. C’était un homme sensible. Il avait cinq enfants, des filles et des garçons. On va t’apprendre à lire, à écrire, mon petit gars. [Dans le passage suivant, il raconte sa découverte des crayons, etc.]. Ces enfants me montraient à [écrire] :… Ton prénom. Tu t’appelles Théonas ? Ben, on va te l’écrire. C’est comme ça. Écris-le après moi. Ils voulaient m’adopter, eux autres. Ils s’attachaient à moi. Moi je voulais mener vraiment une nouvelle vie, là. Je ne voulais plus retourner à l’hospice. Là, je me tenais après un barreau de chaise [lorsqu’on est venu le chercher pour le ramener à l’Hôpital Sainte-Anne], je ne voulais plus retourner, je pleurais en partant, lui y pleurait, sa femme pleurait, les enfants pleuraient. »
À l’institution, l’histoire s’écrit autrement. «Il appartient à l’hospice, là, si ça continue, il n’ira plus chez vous.» «C’est ça que la sœur Saint-S. a dit», rapporte Théonas. L’employé a perdu son emploi. Théonas se rappelle cet épisode chaque fois qu’il revoit la maison où la scène a eu lieu. Il sait la situer dans le village, mais il n’a pas revu l’employé. Quand j’étais jeune, je bougeais beaucoup, j’étais diable. J’avais rien dans les mains pour m’amuser. Je pleurais fort. J’étais un gibier. C’est normal à 15 ans. J’avais rien pour m’occuper, j’avais pas d’étude, j’savais pas quoi faire. Ils me mettaient des chaudières d’eau froide, la tête dans la chaudière. Ils m’attachaient. Ils me mettaient la tête dans la chaudière d’eau, ils m’étouffaient mais pour pas me laisser mourir, ben, ils m’enlevaient tout de suite. 34
Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
J’avalais de l’eau. Là tu venais mal. En plus ils fessaient les coins d’oreilles. Mon chum, y est devenu sourd, lui il est devenu sourd, il a été battu plus que les autres.
Une autre punition lui était infligée: on lui rasait la tête. Cette punition était terrible pour lui qui était sensible à son image. À 51 ans, il a revu la religieuse qui le battait et qui le faisait raser. Je lui ai dit à elle : Moi, quand je te vois, mes souvenirs, c’est du noir. Elle a dit : Tu t’en souviens ? Oui, j’y ai dit, moi, je me souviens. Elle me donnait la volée, elle m’a vu les fesses. Tu t’en rappelles-tu ? [lui demande-t-il], j’avais 12 ans… tu me voyais tout nu de même, tu me claquais. Fends-les, les petites fesses, que tu disais à F.S.G. Elle a dit à moi : Tu as pas oublié ça ? Ça s’oublie pas ! Moi, ma vie avec toi, c’est la souffrance. Les sœurs y me fessaient, je pleurais fort. Elle dit [à l’employé qui se faisait un plaisir de le faire, dit-il encore] : Fessez-le pareil. J’avais 12 ans. J’ai dit, moi si j’avais été un homme, je t’aurais tuée, là. J’étais un enfant. Aujourd’hui, c’est eux autres qui ont peur.
Toutes les religieuses ne sont pas ainsi. Les répondants de cette étude ont connu et identifié des religieuses qui ont été bonnes et bienveillantes avec eux. Tous croient aussi que celles qui étaient bonnes disparaissaient, qu’elles ne restaient pas longtemps, qu’elles étaient écartées, envoyées en mission, justement parce qu’elles étaient bonnes. (Cela peut-il être en lien avec la sacro-sainte règle des communautés religieuses qui interdisait tout attachement et toute manifestation d’attachement à une autre personne?) De même, certains employés étaient bons avec les enfants, les défendaient. Ce monsieur-là, c’était un homme fort, court. Je me rappelle juste son nom, je me rappelle pas son prénom. C’était un monsieur F. C’était un homme fin, pis il aimait pas battre les enfants… Quand il m’a vu battre, il a dit au gardien : Tasse-toi, moi, je vais te tuer… on bat pas un enfant de même à 12 ans… Il me garrochait, moi je pleurais. J’ai eu la tête fendue. Là, il m’a pris dans ses bras… J’avais peur de l’autre… J’ai resté craintif de lui. Quand je le voyais, je me cachais en arrière des chaises… C’était pas croyable ce qu’on vivait là.
Pour Théonas, le médecin était aussi responsable de sa misère. Après la désinstitutionnalisation, un hasard l’a mis en sa présence dans un restaurant, où le médecin mangeait avec sa femme et son fils. Théonas l’a affronté. Le gros forgeron… docteur B. il me bourrait de pilules. Je l’ai vu à Saint-U. Y dit : Moi, je te connais pas. J’ai dit : Moi, je te connais, mon gros chien pourri. Tu te souviens, tu me bourrais de pilules. Il dit : Oui, c’était obligé, on était obligés de gagner notre vie de même. Lui, il a les dossiers de nous autres. 35
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Il me traitait de débile mental. Il dit : Ça c’est vrai, mais en réalité, c’était pas ça… Il était dans le restaurant avec sa femme et son garçon… Il [son garçon] dit : Qu’est-ce qu’il a ? Le bourreau dit : C’est un malade, un ancien… Il [le garçon] dit : Il a pas l’air à ça. Y [le docteur] a dit à moé : Oublie ça ! J’y ai dit : Ça s’oublie pas… Sa femme a dit : Il se souvient de ça, le gars, il est pas aussi fou que tu penses. Elle a pris pour moi, au moins, sa femme. Son garçon y a dit [en parlant de son père] : Y était pas dur pour moi. Y était dur pour nous autres, que j’y ai dit, y en a qui sont virés fous avec ses pilules… J’y ai expliqué que quand je le vois, c’est du noir, c’est l’angoisse, la violence [qui m’assaillent]. Durant que je t’ai, si j’avais un fusil, je te manquerais pas… pis je me donnerais la mort après…
Le suicide est constamment présent dans son discours. D’autres n’ont pu tenir et sont passés aux actes. Il y en a qui s’enlèvent la vie à cause que c’est trop dur… Ils sont pas capables de gagner leur vie, on n’a pas d’instruction… Les sœurs nous l’ont dit : Vous allez avoir de la misère, y va toujours y avoir des accrochages. Tant qu’à avoir de la misère de même, j’ai de la misère à m’orienter, c’est ça qui me fait décourager parfois de la vie.
Il y a cette vie en institution. Il y a l’autre vie, celle d’après l’institution, cellelà préparée par la première. Devant le défi insurmontable d’une vie hors de l’institution, il s’en trouve qui choisissent de demeurer dans l’institution. Ils ne sont plus nombreux, mais il y en a encore. H.P., il vit encore à l’hospice de Baie-Saint-Paul, c’est lui qui [le] veut. Il leur a dit : Je veux rester de même, je regarde les orphelins [de Duplessis], ils mangent de la misère. Il ne voulait pas avoir ce problème-là. Au lieu de se suicider, il est resté là. Il est encore là. Il leur a dit : Quand j’étais jeune, vous vouliez pas que je sorte, ben à c’t’heure je suis rendu trop vieux, pis je veux pas me désorienter ailleurs qu’icitte… je reste icitte…
Comment composer avec une vie à laquelle on a si peu ou si mal été préparé? Comment, dans ces conditions, vivre et s’intégrer professionnellement dans une société fondée sur la compétence? «Y nous ont pas envoyés à l’école!» Son cri est déchirant. Mon agent de bien-être social, il me dit à moi : Si tu étais instruit, Théo, t’en aurais pas de problèmes. Mon agent de bien-être social, il me dit : Tu es en santé, lève-toi et trouve-toi une job ! Mais j’ai de la difficulté, j’en trouve pas de job parce que je ne suis pas instruit, j’ai pas de métier.
Il a l’équivalent d’une sixième année qu’il a acquis avec la désinstitutionnalisation.
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À mon âge, c’est trop tard… Je ne peux pas aller en maternelle apprendre e, n, b, c. C’est-tu à mon âge qu’on apprend ça ? Non, c’est à 3, 4, 5 ans que t’apprends ça, quand tu es jeune. Moi, on m’a montré [enseigné] ça à 17 ans. C’était épouvantable. Une fois, j’ai été au Centre François-Charron. Ils étaient prêts à me prendre mais bénévole. C’est mon agent qui m’avait envoyé là… Je voulais avoir un dîner gratuit… faut que je mange… je ne vis pas avec de l’amour, de l’eau fraîche dans ma vie… J’ai un loyer, faut que je mange… J’ai demandé un repas. J’ai dit : Je cours [je cherche] un repas… y ont pas voulu… J’ai dit à mon agent : Arrête de me dire que j’ai une bonne santé. À 53 ans, y m’engageront pas. Arrête de m’envoyer au travail. Y devraient me déclarer inapte au travail… J’ai pas de métier, pis quand tu dis que t’as pas d’instruction… Après que le loyer est payé, il me reste 150 $. Je ne suis pas capable d’avoir le téléphone. L’épicerie, ça coûte cher, plus que 150 $ par mois si tu veux avoir une bonne épicerie. Je ne suis pas capable [il prend ses repas aux soupes populaires]… Le Bien-être social y dit : Arrange-toi avec ça… Y veulent pas qu’on travaille un peu…
OSMOND – LE PLUS ÂGÉ ET LE PLUS INSTITUTIONNALISÉ Des quinze hommes rencontrés pour notre étude, Osmond est le plus âgé et celui qui a vécu le plus longtemps dans une institution psychiatrique, soit vingt-deux ans. Né à l’Hôpital de la Miséricorde de Québec le 3 juillet 1936, il aura pour foyer la Crèche Saint-Vincent-de-Paul de Québec pendant les quatre premières années de sa vie et l’Orphelinat Notre-Dame des Saints-Anges de Lyster, un orphelinat de la rive sud de Québec, pendant les quatre années suivantes. À 8 ans, il est interné à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul et il a 30 ans lorsqu’il est libéré, en 1966, lors de la désinstitutionnalisation. En 1992, alors qu’il a 56 ans, il entreprend des recherches pour retrouver sa mère. Elle accepte immédiatement de le rencontrer. Il porte depuis sa photo sur lui et la montre avec une très grande fierté. Il apprend d’elle l’horreur entourant sa conception: un viol collectif de trois hommes alors qu’elle avait 18 ans. «Elle avait pas le choix de me placer, dit-il. A m’a dit qu’elle travaillait là [à la crèche] bénévolement… Avait droit à dix minutes [de visite à son bébé] par semaine, pas longtemps.» La mère d’Osmond est demeurée célibataire et seuls son frère et l’une de ses sœurs Osmond Morand à 65 ans, hiver 2002. connaissent la tragédie de sa vie. Elle est maintenant âgée de 82 ans. 37
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Séparés par trois heures de route, Osmond et sa mère se parlent environ une fois par mois et se voient deux ou trois fois par année. Il raconte avec un plaisir manifeste la démonstration de débrouillardise et d’intelligence qu’il lui a servie. Un jour qu’elle l’amène en voiture chez elle, elle complique à dessein le parcours pour l’embrouiller. Il refera plus tard le parcours pour se présenter chez elle, sans la prévenir: il voulait la voir seule, alors que les autres fois son frère était avec elle, explique-t-il. «Je ne te pensais pas si intelligent», lui a-t-elle dit alors. Il explique en gloussant de plaisir comment en observant les indications des rues et les numéros des autobus, en s’orientant selon les points cardinaux, il a été capable de refaire le parcours. «Pas fou, pas débile… Elle a dit: T’es plus intelligent qu’un singe.» La démonstration est faite. Sur le plan physique, Osmond est un homme de petite taille qui paraît plus vieux que son âge et dont la santé est précaire depuis qu’il a fait un infarctus devant son ami Théo, qui raconte: «Y était mal pris ce soir-là… Je lui parlais, y me répondait pas pantoute… Il était mort… J’ai eu peur, j’ai appelé l’ambulance…» Pour lui avoir sauvé la vie, Osmond lui a offert un petit poste de radio qu’il a encore, précise-t-il. Ces deux-là sont de grands amis. Théo, d’une dizaine d’années son cadet, le considère comme un père. «J’ai peur que tu meures quand je te vois de même, dit Théo à Osmond, que tu restes figé [devant le téléviseur], j’ai peur que tu meures en face de moi… Ça peut arriver… L’Hôpital Sainte-Anne, «c’était l’enfer», dit Osmond. Sa chance a été d’être de ceux qui étaient capables de travailler. Sa vie a connu une nette amélioration, vers les 12 ou 15 ans, lorsqu’il a commencé à sortir de l’institution pour participer aux corvées collectives. Travailler signifie porter des vêtements et circuler à l’extérieur de l’hospice. On travaillait, dans les champs de patates, des fois, on ramassait des patates, les roches. L’automne, le printemps, on ramassait les roches dans les champs. Il y avait des grands champs. Pis quand c’était la fermeture des maisons d’été, ils nous envoyaient faire du ménage, l’automne pis le printemps.
Les vêtements qu’il portait ne lui appartenaient pas, précise-t-il, ils appartenaient à la communauté: ils ne lui étaient pas identifiés, tout un chacun pouvait les porter. Faute de meuble ou de lieux pour ranger les vêtements intérieurs, il les déposait au pied de son lit. Quant aux vêtements extérieurs, ils allaient dans un casier au sous-sol. Il a travaillé dix ans à la boulangerie de la communauté. Il a aussi travaillé à la pharmacie du village et à l’entretien de la résidence du dentiste. C’est là qu’il se rendait tous les après-midi. «C’était jamais sale», dit-il. Là, il côtoie les enfants du 38
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dentiste, des garçons et des filles de son âge. Son travail lui confère une grande liberté, la possibilité de circuler en dehors de l’institution et dans le village. «Ça me soulageait, de ne pas être à l’hôpital.» Il est très reconnaissant à deux hommes d’avoir été comme des pères pour lui: le boulanger de l’institution et le dentiste du village. Le boulanger, à qui revient une grande part de sa liberté et de ses apprentissages: «C’était quelqu’un de bien. Il était correct. Il ne poussait pas dans le dos.» Plus qu’un patron, il l’accueillait aussi dans sa famille. Le fils de cet homme, devenu médecin, pratiquait sa profession dans le même hôpital. «Y était fin… y défendait la cause des orphelins… Quand y voyait une sœur maltraiter un enfant, j’te dis qu’y intervenait, c’était pas long. Moi, je contais tout ce qu’on nous faisait à son père pis lui, y le disait à son garçon!» Le dentiste a contribué de façon significative à améliorer son quotidien et à orienter son destin. Osmond relève aisément le nom et l’ordre de naissance de tous ses enfants, insiste sur deux d’entre eux avec qui il semble avoir été plus lié. L’un l’a même logé dans son sous-sol quelques années plus tard et dans une autre région. «J’étais tout le temps là. On jouait aux cartes, je m’assisais sur les balançoires… Je jasais avec A.P.» Avantagé par sa proximité avec le dentiste, il souligne le privilège qu’il a eu de subir une extraction dentaire sous anesthésie locale, ce qui était exclu pour les enfants institutionnalisés. «Le dentiste, y était bon, moi; y m’a gelé… J’avais peur parce qu’y fallait pas que je le dise aux sœurs… J’ai dit que je m’étais battu pis que j’avais mangé une volée… C’était une menterie.» En plus de travailler à la boulangerie, où il coupe le pain et est homme à tout faire, Osmond s’intéresse à la réparation des bicyclettes. Il exerce son activité derrière la maison mère des religieuses, chez le dentiste, où il peut travailler dans une petite cabane. Il se fait payer pour son travail, mais il ne peut garder l’argent pardevers lui. «Ben moi, je mettais mon argent à la banque… J’y ai dit, à la banque, dites pas ça aux sœurs… Pas de danger, qu’y m’ont dit.» Débrouillard et talentueux, Osmond a appris par lui-même: «J’ai appris ça, tout seul, de même… Tu défais les roues, tu les remontes.» Il était connu au village, il voyait à faire sa propre promotion: «Ton bicycle, quand il sera brisé, viens me voir, je vais te le réparer.» Au moment de la désinstitutionnalisation, cela lui a procuré un métier qu’il a perfectionné et qui lui a fait gagner sa vie. Il a travaillé toute sa vie. «J’ai pas eu besoin du BS [bien-être social] moi, jamais.» Pendant sa période d’internement, Osmond n’est jamais allé à l’école. Il avait 56 ans lorsqu’il est allé à l’école pour la première fois. «J’apprenais un p’tit peu, pas grand-chose.» C’est l’assistance sociale qui l’offrait et qui payait les frais. «C’est dur. Au moins je sais lire un peu, un petit peu… L’écriture, j’ai ben de la misère, y en 39
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a pas un qui écrit pareil!» Osmond sait signer son nom, le boulanger, le dentiste et leurs enfants lui ont montré comment le faire. Depuis 1996, Osmond réside dans un HLM. Il se déplace midi et soir pour aller manger dans les soupes populaires. «On a été à l’hospice, ça reste marqué, ça restera toujours marqué… Pis on n’a pas été instruits.» Sa santé est moins bonne, son énergie diminue. Il est un homme âgé qui ne sait pas cuisiner. L’une de ses préoccupations est de ne pas savoir ce qu’il fera lorsqu’il ne pourra plus aller manger dans les soupes populaires.
René – « Moi, j’aime mieux faire mes affaires moi-même. » «Moi, j’aime mieux faire mes affaires moi-même.» Voilà une affirmation qui dénote bien la personnalité de cet homme. Contrairement au plus grand nombre, qui sont tellement malheureux, celui-ci exprime un sentiment de bien-être et un certain bonheur. «René, en vieillissant, est de mieux en mieux», commente un compagnon d’internement qui le voit presque quotidiennement. L’histoire de René, construite pour se raconter, emprunte à celle du Petit Poucet. Il aurait été un enfant légitime, issu d’une famille de cinq enfants. Le décès du père, puis la maladie et, à son tour, le décès de la mère auraient jeté la famille dans la plus grande misère et la pauvreté. Les aînés auraient abandonné le cadet, qui aurait été recueilli par la police et conduit à l’orphelinat. Non réclamé, il aurait suivi la filière institutionnelle et se serait retrouvé à l’asile psychiatrique. Touchant scénario, mais surtout effort éloquent pour cacher des origines confuses et se normaliser. La vérité est une naissance illégitime dans un hôpital de TroisRivières le 2 septembre 1936, ce qui fait de lui le deuxième du groupe en âge. Il ne sait pas à quelle crèche il a été confié à sa naissance. Sa mémoire est aussi une page blanche pour ce qui a trait aux onze années passées à l’Orphelinat de Chicoutimi. Il lui a été impossible d’entreprendre des démarches pour retrouver sa mère et retracer ses origines. Un problème d’élocution s’ajoute à son analphabétisme. À 11 ans il a été interné à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul, d’où il sera libéré à 29 ans. Il sera le dernier de son département à quitter l’institution. Ses premiers achats, se rappelle-t-il, furent une radio, une montre et des vêtements. Depuis cinq ans, il fréquente l’école et il y tient vraiment. Il avait tenté d’y aller plus tôt mais son agent de l’assistance sociale avait freiné ses élans: «Ça sert à rien, t’apprendras rien à l’âge que t’as là.» Il a 64 ans et il poursuit son projet avec détermination: «Je voulais apprendre», affirme-t-il le regard fervent. Il en avait
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assez de se faire voler et exploiter par les autres. C’est lui qui contrôle sa vie, maintenant. Il est autonome, capable d’entretenir son appartement. «Ça sent bon hein?», commente-t-il lorsqu’on y pénètre. Il est fier de cette propreté (c’est là une caractéristique partagée par les quinze hommes rencontrés, une caractéristique qui les distingue radicalement des hommes itinérants que nous avons rencontrés depuis dix ans). Ce jour-là, il s’est levé de bonne heure pour faire le ménage: passer l’aspirateur, laver le poêle, le micro-ondes. Son studio est propre et très ordonné. Les meubles sont recouverts de draps et de tissus, même la tête du poêle est recouverte pour la garder propre. Comme dans d’autres résidences d’enfants de Duplessis visités, deux statues de la Vierge font partie du décor. René dit que ces statues lui font du bien. Il possède en propre un lit simple, un sofa, une chaise berçante, une chaise de jardin en plastique blanc, placée devant un petit bureau sur lequel il fait ses devoirs et parfois mange. Il n’a pas de table. Son désir est d’en acheter une neuve; il n’en veut pas une usagée. Il attend donc d’avoir l’argent nécessaire. Les murs sont dénudés, à l’exception d’une colombe découpée dans du papier, qu’il a eue à l’Église, et d’un cœur, aussi découpé dans le papier, sur lesquels sont écrits respectivement: «Aide-toi et le ciel t’aidera» et «On ne subit pas l’avenir, on le fait». Il sait laver ses vêtements, cuisiner un peu, bien qu’il préfère aller dans un petit restaurant pas cher prendre ses déjeuners et fréquente les soupes populaires pour les autres repas. Il peut aussi coudre ses boutons. Cette compétence domestique, il la doit à la mère de la première famille d’accueil où il a résidé, au sortir de l’asile psychiatrique. C’est elle qui lui a montré comment faire. À l’asile, ses apprentissages ont été limités. Comme tous les autres de cette institution, il a commencé à se laver lui-même après 10 ans. Ce sont les employés qui le lavaient. À 14 ans, il prend soin d’«enfants avec des grosses têtes d’eau» [hydrocéphales] et toutes sortes de handicaps, hospitalisés dans le même hospice; les faire manger, les laver, les changer de couche, etc., des tâches qu’il avait en horreur et qu’il ne considère pas comme un travail. «On se mettait en rang et on descendait à la salle Saint-François pour aller donner à manger aux enfants.» Après quoi les plus vieux revenaient dans leur propre département pour leur repas. Il n’y a pas de jeux pour les enfants à l’hospice. René résume les activités en disant qu’il n’y avait qu’à «s’asseoir et se balancer, y avait rien d’autre à faire». Il a, comme cinq autres hommes du groupe d’étude, «pissé dans mes culottes jusqu’à 13 ans». À 18 ans, il n’a plus toléré de se faire frapper. Il s’est défendu. Après la désinstitutionnalisation, il est allé dire sa façon de penser à au moins deux gardiens qui l’avaient violenté pendant son internement: 41
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Lui, je l’ai rencontré dans une famille. Je l’ai appelé: Toi, t’en rappelles-tu de ce que tu m’as fait? Y a dit qu’il s’en rappelait pas! J’ai dit: Moi, je m’en rappelle. Veux-tu m’essayer [te battre avec moi] maintenant? Viens à c’t’heure! Tu m’essayais quand j’étais jeune. Il me donnait des bains d’eau froide, y m’a mis la tête en bas, attaché. Oublie ça René, c’est passé! [a répondu le gardien] C’est pas passé pour moi. Je l’ai là, dans la tête. Après ça, il a voulu me donner un café… Ton café, garde-le pour toi!… L’autre, je l’ai rencontré chez lui. Toi, tu m’as donné des volées [tu m’as battu], tu m’as enfermé dans la cellule les mains attachées, avec seulement du pain et de l’eau, sans manger…
D’autres personnes lui ont témoigné de la bienveillance. S.T. [un employé] et son garçon A.T. ont été bons avec moi. À la Villa Fafard, il y avait sœur Saint-D., elle était fine avec moi. J’ai eu de la peine quand elle est morte. Elle jasait avec moi, m’appelait à son bureau, me donnait des bonbons qu’il fallait manger en cachette, un peu d’argent.
Une autre religieuse a été bonne avec lui, il regrette de ne pas se souvenir de son nom. Il y en a d’autres qui le faisaient battre et de qui il conserve le plus mauvais souvenir: «Je ne peux pas oublier cela, je les ai dans la tête.» Au sortir de l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul, il a résidé, pendant quatre ans, dans une première famille d’accueil à Charlesbourg qu’il a beaucoup appréciée et qu’il a visitée l’an dernier avec beaucoup de plaisir, précise-t-il en souriant. Puis il a quitté cette région pour augmenter ses chances de travailler. Il est demeuré pendant seize ans dans un une-pièce et demie, avec salle de bain à l’extérieur. Un incendie l’en a chassé tout en lui infligeant des brûlures au troisième degré. Après une période de traitement et de convalescence, il s’est retrouvé dans une famille d’accueil où il a perdu toute liberté, se retrouvant obligé de se coucher très tôt, sans droit de sortie, contrôlé pour tout ce qu’il faisait. Il ne pouvait tolérer cela et après bien des démarches et du temps, il a fini par se trouver un studio dans un HLM qui fait toujours son bonheur. René a toujours travaillé et gagné sa vie comme plongeur dans des restaurants, participant aussi à l’entretien des lieux. Le travail est ingrat, les heures sont longues et tardives; il est sous-payé. Déclaré invalide depuis un an, il est maintenant retraité. Il va à l’école tous les jours, «il n’est jamais trop tard», dit-il. Il apprend à lire, à écrire et à compter. «C’est moi qui fais ma vie. J’ai beaucoup d’amis et je les choisis!»
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Valier – L’ordre et la propreté Ce matin-là, alors que la chercheure se présente à l’immeuble de la Société d’habitation du Québec, quelqu’un attend dans le hall d’entrée et observe les visiteurs sonner. D’évidence, il veut voir la chercheure avant de lui ouvrir sa porte. Geste de prudence et de discernement. Valier est un homme de petite taille et a les cheveux blancs. Il a dans l’œil une petite expression malicieuse qui le rend très sympathique. L’aspect de son appartement, un trois et demi situé au rez-de-chaussée du devant de l’édifice, les stores horizontaux fermés, surprend par son contenu. Il est totalement rempli de boîtes et de valises. Au-delà de leur quantité, ce qui frappe, c’est leur rangement. Tout est impeccablement ordonné et propre. L’espace, entièrement occupé, ne concède à l’occupant qu’une toute petite zone libre au bout d’une table, elle-même chargée d’objets. Une chaise droite avec bras fait face à cette place et un siège minuscule, sans dossier, est placé à sa droite, sur le côté de la table. Chacun a sa place désignée. Aucun fauteuil ni autre siège n’est visible. Deux petits postes de télévision nous font face. Il en ouvre un en actionnant un ingénieux mécanisme logé sur la table. «L’autre [téléviseur] doit partir cette semaine», dit-il. L’a-t-il réparé ou veut-il s’en défaire parce que désuet? Valier ne s’en explique pas mais on apprendra plus tard qu’il est habile dans les travaux mécaniques. Par terre, près de la table, un banc de scie, une boîte contenant des douilles de lampe et deux ou trois très gros luminaires de rue l’annoncent. L’entrevue s’enrichit d’un album qu’il a lui-même monté, précise-t-il, avec des photos prises par des employés de l’asile, surtout à l’époque de la désinstitutionnalisation. Certaines rappellent une procession de la fête du Sacré-Cœur à la fin des années 1950 où l’on aperçoit Valier en bel enfant de chœur. D’autres le montrent seul ou parfois en compagnie de jeunes gens de son âge à différents endroits autour de l’institution, jamais à l’intérieur ni avec les religieuses ou le personnel. Je suis né à [l’Hôpital de] l’Enfant-Jésus [à Québec], pis y m’ont placé à l’âge de 7 ans à Baie-Saint-Paul chez les Petites Franciscaines de Marie… Je suis né le 2 mars 1938… Non, j’ai jamais connu mon père et ma mère… Ils ont été très malades eux autres… pis c’est deux policiers de la police provinciale qui m’ont retrouvé dans le bois… au lac Mégantic… Ils [mes parents] étaient très malades… ça fait qu’y m’ont laissé dans le bois…
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Valier Bernard, vers 1953. Il aurait 15 ans.
Valier Bernard, vers 1958. Il aurait 19 ans. À l’arrière-plan, l’hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul.
Le mythe de son origine, comme pour René, est celui du Petit Poucet. À ce jour, la vérité lui demeure inconnue. Valier ne sait pas le nom de sa mère ni celui de son père. Il ignore où il est né, s’il a des frères et des sœurs. Il ignore également où se sont déroulées les premières années de sa vie, celles antérieures à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul. La seule donnée confirmée est celle de sa date de naissance. Nous lui avons appris qu’il a été baptisé le 4 mars 1938 à la chapelle Saint-Vincent-de-Paul de Québec, ce qui remet en question son lieu de naissance qui pourrait être l’Hôpital de la Miséricorde de Québec. Les souvenirs de sa vie en institution sont encore proches dans sa pensée et l’habitent jour et nuit, si l’on peut dire: Des fois… quand je suis couché la nuit… j’fais des rêves ÉPOUVANTABLES, qu’on peut jamais voir ça ! Des rêves épouvantables !… Moi, ça me touche au cœur ces rêves-là ! [Pouvez-vous m’en raconter un ?] J’ai rêvé une fois… y m’ont garroché su’l’bord de la rivière… pis j’ai resté dans l’bois là tout l’temps… Y m’ont garroché… j’avais du sable sur moi… J’tais ben sale… C’est des rêves de souvenirs… quand on y pense… des souvenirs avec des strappes qu’on a été battus… brosser le plancher avec des brosses raides… vernir l’plancher… on a goûté à ça nous autres… Moi… c’était dur… parce que… y avait des cellules, hein… on avait des bains tombeaux, là… y nous sauçaient dans l’bain, les mains attachées en arrière le dos… On était maltraités… Y avait même des barreaux de fer sur les galeries, des fois on était attachés… on vivait en jaquette, pis y avait les camisoles de force… des anneaux sur le plancher… y avait quatre anneaux sur le plancher… et
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Valier Bernard à droite de Jean Béliveau. M. Béliveau visita l’Hôpital Sainte-Anne de BaieSaint-Paul à l’invitation de sœur Margaret Porter, en 1965. Visite à Sainte-Anne de Beaupré. Valier Bernard (à droite) a 14 ans.
douze cellules… y nous ont renfermés. Ben y avait des sœurs qui étaient troublées que j’ai connues. Y en avait des bonnes et y en avait des mauvaises. Pis, on avait des abus sexuels. Ma vie à moi… y m’ont saucé dans l’bain deux fois… mais c’était des gardiens qui faisaient ça, A.S.G. et F.S.G., c’étaient deux frères… Y en a qui s’sont fait cogner la tête après l’mur… y en a qui tombaient d’épilepsie à la salle Saint-Jean-Baptiste, au cinquième étage… À quatre heures, on pliait des couvertes… on aidait aux malades qui sont pas capables de s’habiller, on les envoyait dehors, on les habillait.
Il énumère d’aisance le nom de personnes qui ont été bonnes avec lui et celui des personnes qui ont été dures. Il a une bonne mémoire des religieuses, des employés de l’hôpital et des fermiers et des cultivateurs chez qui il a travaillé. «On travaillait… parce que nous autres… on était des enfants du gouvernement, c’est pour ça qu’y nous payaient pas…» Il a appris le latin et est devenu enfant de chœur à la maison mère de la congrégation des Petites Franciscaines de Marie. Il a aussi appris la menuiserie.
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Libéré en 1966, il est accueilli à sa sortie de l’institution dans un foyer nourricier du village voisin et rattaché, comme plusieurs autres, à des ateliers de travail protégé qui les occupaient et leur rapportaient deux dollars par semaine. Il a quitté cette région pour Québec (probablement avec l’aide de l’institution qui avait mis sur pied des services visant à les intégrer à la vie sociale) afin d’augmenter ses chances de trouver un emploi. Il est devenu plongeur dans un restaurant, puis a déménagé plus tard à Montréal en compagnie d’un compagnon d’internement. Il deviendra homme à tout faire dans la construction. À Montréal, il a eu recours aux Maronniers, une association fondée et dirigée par l’abbé Roger Roy qui s’était donné pour mission de venir en aide aux «orphelins» de plusieurs manières, dont l’aide à la recherche d’emploi. La vie, le passé et le présent sont difficiles. Il a connu une grande détresse avec des idées suicidaires: «En 68, j’ai failli me décourager vraiment, vraiment découragé… J’étais sur une bâtisse… à Montréal… sur la bâtisse, sur la couverture [le toit d’anciens frigidaires, des entrepôts]… pis là, les polices m’ont r’gardé en l’air… J’tais ben découragé dans c’temps-là…» Aujourd’hui, ça va mieux, dit-il, mais c’est difficile: le manque d’argent, ne pas être capable de cuisiner – «Y m’ont pas appris à faire à manger». Il se nourrit de boîtes de conserve, sauf le dimanche où il va à l’Accueil Bonneau. Il y participe à la messe, «je sonne les cloches», signifiant ainsi qu’il sert la messe. Il a toujours travaillé et gagné sa vie. Il connaît des entrepreneurs en construction; avec eux, il a du travail. Il construit des maisons, des chalets… «c’est pour ça que j’défais pas mes outils… J’ai un banc de scie… J’fais n’importe quoi… J’travaille même dans l’électricité… comme des prises de courant… j’nettoie ça quand y’a de la peinture… y faut que ça soit ben nettoyé… j’fais des jobs de même, des jobs propres.» Il remarque que le problème est de savoir éviter les profiteurs. Il en connaît, il s’est fait souvent exploiter, dit-il. Désignant les gros luminaires de rue, il dit: «C’était pour poser des sockets [douilles] neufs… J’les ai posés… Après ça, ça s’en va. Mai lui, c’est un profiteur, j’veux plus travailler pour lui… fini… condamné!» Aujourd’hui âgé de 62 ans, Valier résume simplement sa vie: «J’ai toujours été orphelin… pis tout seul dans vie.»
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À l’hôpital Saint-Michel-Archange de Québec
Saint-Michel-Archange, à Québec, en 1950. Paul Carpentier Archives nationales du Québec à Québec Cote : E6, S7, P78597
Deuxième institution psychiatrique de la province en importance, mais première fondation consacrée à la maladie mentale au Québec, l’Hôpital Saint-MichelArchange comptait 5 061 malades à la fin de décembre 1960, soit un surplus d’environ 700 (Bédard et al., 1962, p. 34-46). L’institution, aujourd’hui nommée Centre hospitalier Robert-Giffard, est située à Beauport dans la grande région de Québec. Fondée en 1845, achetée par les Sœurs de la Charité de Québec en 1893, « la paroisse fut érigée canoniquement en 1896 » et obtint sa charte civile en 1897. L’Hôpital Saint-Michel-Archange comprenait aussi les pavillons Dufrost et La Jemmerais, la Clinique Roy-Rousseau, une école d’infirmières ainsi que le Sanatorium Mastaï. On le décrit ainsi. C’était un complexe d’édifices, de parterres et de rues [qui était] surveillé en tout temps par un corps de gardes alerte et compétent, en plus d’être entouré par un système de clôtures. […] Il y a[vait] 52 départements de malades et chacun d’eux [comprenait] essentiellement un vaste dortoir, une salle de séjour et une salle à manger de même que des cellules et quelques chambres privées. Chaque dortoir renferm[ait] en moyenne 80 lits, toutes les fenêtres et les galeries étaient grillagées. […] Environ 80 % des malades [prenaient] des médicaments, à titre de traitement principal. La psychothérapie individuelle n’[était] utilisée que secondairement.
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Précisons toutefois, selon les termes mêmes de la Commission Bédard, que cette institution « a préparé l’essor de la psychiatrie » (Bédard et al., 1962, p. 35). C’est là que fut fondée, en 1915, la première école d’infirmières de Québec. Deux ans auparavant, des cours se donnaient aux religieuses hospitalières. L’école fut affiliée à l’Université Laval en 1924. À la même époque, l’hôpital aussi fut affilié à l’Université Laval, qui exerçait le contrôle médical, le surintendant médical étant choisi parmi les médecins présentés par l’université. Une politique fut adoptée et maintenue d’envoyer les jeunes médecins tour à tour compléter leur formation à l’étranger. « Saint-Michel-Archange devenait un centre d’enseignement », qui instaura aussi des cours de perfectionnement pour les infirmières. « Les officières des départements sont généralement, pour ne pas dire toujours, des religieuses et plusieurs d’entre elles ne sont ni infirmière psychiatrique, ni infirmière diplômée. »
La Clinique Roy-Rousseau, à Québec, en 1950. Paul Carpentier Archives nationales du Québec à Québec Cote : E6, S7, P78595
La Clinique Roy-Rousseau, d’une capacité de 207 lits, est située à quelques mètres de l’Hôpital Saint-Michel-Archange. Elle s’en distingue en ce que ses malades ne sont ni internés ni placés sous la Loi de la curatelle publique. « […] Les traitements que reçoivent les malades sont essentiellement d’ordre physique. […] La psychothérapie verbale individuelle est rarement utilisée, encore moins la thérapie de groupe » (Bédard et al., 1962, p. 77-86).
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UN HOMME FUT INTERNÉ À L’HOPITAL SAINT-MICHEL-ARCHANGE DE QUÉBEC Joseph – L’histoire d’un homme trahi Cher docteur R., Je viens vous écrire pour vous donner de mes nouvelles. Ma santé est bonne et je [me] sens beaucoup nerveux, je voudrais une lettre de vous pour dire que je n’étais pas un malade mental. Où je travaille, personne le sait. Dire que vous me connaissez depuis longtemps car j’ai rencontré un ancien gardien de l’institution qui vient où je travaille et j’ai peur qu’il en parle avec mes employeurs. Une lettre de libération comme de fait que je peux rester dans le monde. Je serais moins inquiet à mon travail. Je vous remercie à l’avance. Je prends environ trois fois par jour de ménaril [mellaril], des fois j’en prends deux. Je pensionne chez madame Richard, ça coûte 10 $ par semaine la chambre. Où je travaille, je suis nourri. Les fins de semaine, je mange au restaurant et je vais au théâtre. Je sors avec une fille qui s’appelle Nathalie, elle travaille pour la compagnie Fuller. Tout va très bien pour le moment, je vous souhaite longtemps d’être surintendant de l’hôpital. Beaucoup de succès. Un de vos anciens patients, Joseph Sylvestre
Cette lettre, datée du 22 mars 1969, que Joseph adresse à son médecin, est un cri de détresse. Elle témoigne de la difficulté à s’insérer socialement après un internement dans une institution psychiatrique. Les gars [employeurs sollicités] me demandaient : Quel est ton dernier emploi ? Automatiquement, fallait dire la vérité. En nommant Saint-MichelArchange, hein ? Je travaillais à la Ville de Montréal, j’avais une très belle job, mais mon patron avait su à travers les branches que j’étais un ancien malade de Saint-Michel-Archange. Y arrive le lendemain matin, pis y dit : J’peux pas engager un ancien fou ! J’aimais ben ma job, mais y dit : C’t’un ancien de Saint-Michel-Archange, on peut pas l’engager !
Cette lettre souligne la stigmatisation et l’ostracisme dont Joseph a fait l’objet, même si sa libération témoignait de sa santé mentale et qu’en dépit du fait qu’il a vécu dans un asile psychiatrique, il n’a jamais été un malade mental au sens strict du terme. Elle révèle aussi le pouvoir considérable du médecin sur la crédibilité du patient. Il n’est pas exagéré de dire que le médecin tient dans sa main son destin. Mais plus forts encore sont les préjugés puisque l’employeur réplique: «Peut-être que le docteur t’a fait plaisir et t’a donné cette lettre-là?» En outre, la 49
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correspondance de Joseph avec son médecin révèle une dimension ignorée de la relation médecin-patient, lorsque le patient se trouve être, comme c’est le cas de Joseph, un enfant sans parents: celle d’un lien parental symbolique entre l’enfant institutionnalisé et son médecin. Dans l’une de ses lettres, le docteur R. conseille à Joseph: «Songe pas à te marier. Dans ton cas, tu es mieux de faire autre chose.» Que faire d’autre, peut-on se demander? Qu’est-ce que Joseph aurait pu faire de mieux? Ce médecin est un personnage central dans la vie de Joseph, la personne la plus digne de sa confiance. Plus tard, lorsque Joseph, à cause de son travail, est amené à voyager à l’étranger, il s’empresse de lui expédier des cartes postales. Il a été conquis par ce médecin qui lui a accordé sa protection, qui l’a fait bénéficier de faveurs, qui lui a manifesté des signes certains de confiance en faisant de lui son commissionnaire, ensuite en lui faisant accorder une clé pour qu’il puisse prendre ses douches en toute intimité, en faisant en sorte qu’il puisse s’habiller de vêtements civils plutôt que des vêtements identifiés à l’institution psychiatrique. Joseph raconte: «Quand je l’ai rencontré pour la première fois, j’étais au 6B. C’est la salle des idiots pure laine… ça, c’est des gars qui guériront jamais!» Il s’y trouvait par punition pour avoir traité la religieuse hospitalière de folle. Y a quelques malades qui comprennent, qui rendent service aux gardiens pour avoir des faveurs, mais le reste des autres malades, c’est des gâteux. Ah, c’tait pire que les gars qui s’prenaient pour Napoléon ! C’tait vraiment fou, là. Y en a qui se roulaient à terre comme des chiens, y en a qui faisaient même la minoune, la poule ! C’tait vraiment des idiots. Ça faisait même quelques jours que j’étais là. Le docteur R., y était pas encore surintendant. Y me dit : Comment tu t’appelles ? J’ai dit : J’m’appelle Joseph. Vous, Docteur, comment vous, vous vous appelez ? Y avaient des docteurs qui portaient [sur leur sarrau] leur nom mais lui, il l’avait pas mis cette journée-là. Y me dit : Pourquoi, tu me demandes ça ? J’ai dit : J’voudrais ben savoir [le nom du] docteur qui me soigne après tout. Il a trouvé ça bon que j’lui parle. C’est là qu’il a monté dans mon estime ce docteur-là. Il a dit : Joseph, j’vas te transférer de salle, c’est pas ta place ici, j’sais pas qui t’a mis là. Ça fait que le docteur R. m’a fait transférer. J’ai retourné au 5C, à la salle des jeunes. Mais au 5C, les jeunes que j’avais connus étaient plus là. C’étaient d’autres jeunes mais y étaient un peu plus comme moi, intelligents, peut-être… ratoureux. Le docteur R. a dit à la garde : À partir de demain matin, Joseph va être mon commissionnaire. Elle, elle a dit : Il va déserter docteur ! Ça fait que le docteur R. avait son idée derrière la tête. Joseph, tu vas être mon commissionnaire, j’vas te nommer au service social. Y avait le service social qui s’occupait des orphelins, qui essayait de trouver des foyers, mais les foyers qu’ils trouvaient, c’était des foyers de vieillards ou bien des cultivateurs. On n’était pas heureux chez les cultivateurs ! Ça fait que j’vas l’essayer. Là, le docteur R. était 50
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chum, là je l’aimais le docteur R. ! Je l’ai ben aimé. Dans c’temps-là, j’étais bien. J’étais presque plus battu par les gardiens, j’prenais ma douche SEUL ! » (C’est nous qui soulignons.)
Une photo prise au bureau du docteur R. atteste leur entente et les montre souriants. Ce médecin, Joseph l’a considéré comme «un père», dit-il, jusqu’à ce qu’il découvre sa trahison. Lorsque Joseph a eu accès à son dossier médical, il a appris que son médecin bien-aimé avait signé à son sujet un diagnostic de maladie mentale. Joseph ne peut évoquer cette trahison sans être déchiré par le chagrin. Il pleure chaque fois que le récit de sa vie l’oblige à y revenir. Le médecin a rétracté son diagnostic. Mais la peine de Joseph persiste, il n’a pu faire le deuil de ce «père». Dans sa lettre, le médecin écrit: Mon cher Joseph, Ta visite à mon bureau, mardi le 16 juillet [1976] m’a fait bien plaisir. Même si ton départ de l’Hôpital Saint-Michel-Archange date de 1969, tu as constaté que je ne t’ai pas oublié. Voici quelques informations que tu souhaitais que je mette par écrit. Tu n’as jamais été un malade mental au sens propre du terme, tu n’as jamais souffert d’une maladie mentale proprement dite. Les circonstances de la vie ont fait que tu as connu une enfance pénible, voyageant d’une institution à une autre parce que tu étais un enfant grouillant et dérangeant, rusé, même si tu avais un grand cœur. À cette époque, les enfants que les foyers d’accueil ne voulaient pas garder étaient dirigés vers les hôpitaux psychiatriques. C’est pourquoi tu as fait un séjour dans un tel établissement. Aujourd’hui, une telle façon d’agir serait dénoncée comme inacceptable sur-le-champ, mais si l’on remonte 25 à 30 ans en arrière, c’était une situation qui était considérée comme acceptable par la société. Mais laisse-moi te dire que malheureusement la société a erré. Espérant que ces mots répondent à ta demande que tu m’as faite d’écrire sur papier que tu n’avais jamais été un malade au sens propre du terme, il me fera toujours plaisir de t’accueillir à mon bureau lorsque tu passeras à Québec. Bonne chance Joseph, mes amitiés à la personne qui s’occupe de toi si aimablement et qui te guide12. Docteur R.
12. Il existe de petites différences entre la lettre originale, qui est recopiée ici, et celle publiée dans le Journal de Montréal, le 5 septembre 1992.
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À cette trahison s’en est ajoutée une deuxième dans les années 1990 qui, cellelà, a impliqué tout le réseau relationnel de Joseph. Du jour au lendemain, en effet, tous les gens d’Église, et ils sont très nombreux, ont définitivement rompu avec lui en cessant de lui parler, de répondre à ses appels. L’événement déclencheur de cet ostracisme est le regroupement des enfants de Duplessis en association et leur exigence de réparation du tort qui leur a été causé. Comme l’essentiel du réseau relationnel de Joseph est construit de liens avec des prêtres, des religieux, des évêques, des cardinaux, du coup, c’est toute sa «famille» qui l’a en même temps rejeté et abandonné. Là encore, Joseph pleure tant et plus. Il pleure la trahison, il pleure l’abandon, il pleure la perte des personnes qu’il aime sincèrement, des personnes à qui il a consacré et donné sa vie. Il ne comprend pas que le cardinal T. ne réponde plus à ses appels téléphoniques. Il croyait son amitié indéfectible. Alors qu’en général la sortie de l’institution psychiatrique a sonné, pour d’autres, l’entrée dans le monde civil libre, il est resté, lui, non seulement en lien avec les institutions mais a intensifié ses liens avec elles: J’ai fait beaucoup de bénévolat. Quand j’étais avec l’abbé R., avant qu’y m’trouve une job, on faisait du bénévolat à Saint-Charles-Borromée auprès des malades, à la Porte du Ciel à Montréal, une maison pour les dames âgées, on faisait le ménage et la buanderie, à l’Hôpital Notre-Dame de la Merci à Montréal, on faisait manger les malades. Quand on avait une job, on faisait encore plus de bénévolat. J’ai fait plus de bénévolat que de travail.
Il a servi la messe à la cathédrale, pratique qu’il conserve dans sa paroisse actuelle. Dans son cas, le parcours d’emplois s’est construit dans les communautés religieuses, au service des institutions de l’Église comme de ses personnalités ecclésiastiques. C’est ainsi qu’il a été amené à voyager beaucoup. Il en retient aujourd’hui qu’il a été en réalité le porteur des bagages, «le laveur des bas et des bobettes [sous-vêtements] de l’abbé N.». Chez lui, une pièce fait fonction de «musée» où sont regroupés et exposés un très grand nombre d’objets que l’on ne s’attend généralement pas à retrouver chez un laïc: miniatures des costumes religieux, icônes, images pieuses, médailles honorifiques, médailles religieuses, croix diverses, statuettes et statues, photos de Joseph Sylvestre à 10 ans.
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prêtres, de religieuses, d’évêques, de papes, des bénédictions apostoliques de JeanPaul II et de Paul VI, etc. Sa culture et sa connaissance du clergé, des communautés religieuses, de leur histoire et de leurs œuvres, de l’endroit où elles se trouvent, de tout ce qui les concerne sont remarquables et exceptionnelles. Doté d’une excellente mémoire des noms, des personnes, des histoires personnelles, il porte l’histoire de ces communautés et de ces personnalités. Toute sa vie et sa personne, Joseph les a consacrées de bonne foi aux gens d’Église. Jamais il aurait pu imaginer qu’on puisse cesser de lui adresser la parole, qu’on puisse l’exploiter. Si, parmi les enfants de Duplessis, les histoires heureuses sont difficiles à trouver, celle-ci s’en éloigne particulièrement. Né le 28 novembre 1942, Joseph a été confié à la Crèche-de-la-Réparation de la Pointe-aux-Trembles où il a vécu jusqu’à 7 ans. À la fin des années 1980, avec l’aide d’une personne débrouillarde et déterminée, il a fait des recherches sur ses origines. C’est ainsi qu’il a appris qu’il avait été ondoyé à la naissance et, quatre jours plus tard, baptisé puis confié à la crèche où il était un enfant réservé8. «Je me rappelle d’une chose: y a des sœurs qui m’ont dit que j’étais réservé. Je l’ai entendu à Lauzon et je l’ai entendu même à SaintMichel-Archange.» Cette réservation peut expliquer qu’il n’ait pas été adopté. Ses recherches lui ont également permis de découvrir de nombreuses erreurs dans son dossier institutionnel. Par exemple, il lui était impossible de savoir où il avait été réellement placé à la naissance car il s’était fait dire qu’il avait été placé à la Crèche d’Youville de Montréal, à la Crèche Saint-Vincent-de-Paul de Québec et à la Crèche-de-la-Réparation de la Pointe-aux-Trembles! Avoir le don d’ubiquité à la naissance n’est pas rien! La découverte d’éléments de son histoire personnelle l’a un peu réconforté sur ses origines: d’être né à domicile plutôt qu’à l’Hôpital de la Miséricorde de Montréal, comme on le lui avait dit, lui procure un grand soulagement. Ailleurs, il est écrit qu’il mesure 3 pi 7 po, alors qu’il fait 5 pi 11 po, à 16 ans, ce qui est complètement loufoque. Toujours selon son dossier, il aurait fait du service militaire de 1914 à 1918 alors qu’il est né en 1942! On lit aussi dans son dossier qu’il aurait été adopté de 1939 à 1945, ce qui est également faux.
8.
L’« enfant réservé » (Fontaine, dans l’étude qu’elle réalise en 1949, utilise l’expression « l’enfant retenu par la mère », p. 53) signifiait que l’enfant ne pouvait être donné en adoption parce que sa mère se réservait le droit de venir le chercher. Pour assurer cette réservation, la mère ne signait pas le formulaire d’abandon de l’enfant et devait payer la pension et l’entretien de l’enfant ou rester en contact avec lui. Par exemple, l’envoi d’une simple carte postale pouvait lui assurer six mois de retenue.
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Joseph Sylvestre (première rangée, deuxième à gauche) à l’Institut Mgr Guay.
À 7 ans, il est transféré à l’Orphelinat Notre-Dame-des-Saints-Anges de Lyster, au sud de Québec, où il séjourne pendant deux ans, puis à l’Institut Mgr Guay, à peu de distance de là, pendant quatre autres années, pour se retrouver, à 12 ou 13 ans à l’Orphelinat Saint-Jean-Baptiste à Lac-Sergent à l’ouest de Québec. Ses paroles sont fortes pour évoquer son enfance et son adolescence. Les sœurs qui sont là, que j’ai aimées, y en a une qui s’appelait Saint-E., Saint-T.A. Saint-A., elle, elle était sévère, elle était très dure envers les enfants. Elle m’a fessé une fois avec une planche mais y avait une sœur qui l’avait surprise. Elle a dit : Je défends que vous touchiez aux enfants. On a su le lendemain qu’elle avait été transférée de maison. Y a des sœurs des fois qui prenaient notre part. Quand j’avais 8 ou 9 ans, j’étais après laver un plancher. C’est rare qu’un p’tit gars lave un plancher… On était deux p’tits gars et une chaudière d’eau pour laver les escaliers. J’avais dit à la sœur, y avait sœur Saint-A. qui était là cette journée-là, a m’avait dit que c’tait mal fait et a l’a tiré la chaudière dans l’escalier et on a r’commencé. Bon… elle avait dit ça à monsieur M., mais monsieur M., je sais pas si c’est lui qui m’a agressé… Y avait deux hommes qui étaient venus à moi et là, y m’ont couché à terre, j’ai eu un coup
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de poing dans la face, j’étais juste un p’tit gars là, pis j’me suis aperçu… j’ai essayé de me débattre… lui y m’serrait… y m’ont monté dans un dortoir… j’étais couché sur un lit… c’est là que ça m’a… j’m’en rappelle, ça m’faisait ben mal… Sœur Saint-S. a l’a dit : Comment ça s’fait que t’as du sang en arrière ? J’y ai dit, j’sais pas d’où ça vient… Le gardien m’avait dit : Si tu parles… t’as vu ?… c’est rien qu’un aperçu… ça va être pire que ça la prochaine fois…
La religieuse a certainement compris ce qui s’était passé puisque Joseph fut une semaine à l’infirmerie où il a été traité. «La sœur mettait de la crème. Ça faisait mal quand j’allais à la selle. La sœur me disait: «Il faut que tu le fasses quand même.» Il n’a jamais revu cet employé. «Il a disparu», dit-il. Ensuite, chez les Frères Notre-Dame de la Miséricorde [dont la congrégation] a été fondée en Belgique mais qui sont venus s’installer au Canada… y ont deux maisons que j’ai connues : au Lac-Sergent [près de Québec] et à Huberdeau [dans les Laurentides, au nord de Montréal]. Ça, c’est à eux autres. Par hasard, l’aumônier qui était là y m’trouvait smatte, y trouvait que j’savais les messes et il aimait m’entendre chanter, parce que nous autres on chantait en latin… on s’rappelle de ça. L’aumônier me trouvait smatte… y m’amenait… y avait une p’tite maison en arrière… On a rien fait avec lui… Y en a qui prétendent ça mais avec l’aumônier, on a rien fait. Ça a adonné que l’aumônier m’a laissé partir, mais moi j’ai passé par le p’tit chemin et j’suis allé sur le boulevard… et y a un frère qui m’a vu. Y est allé raconter ça au directeur. Y dit : Arrangez-vous avec le frère de la salle, le directeur de salle, j’me rappelle pas le nom du frère qui m’a battu parce que les frères, on r’tenait pas les noms comme les sœurs, c’était des noms d’hommes : frère Claude, frère Gabriel… on sait pas si c’est leur vrai nom, mais j’me rappelle, là j’ai eu toute une volée ! Le frère dit : T’es allé sur le boulevard ? J’t’allé chez l’aumônier pis j’ai fait le détour. Y m’croyait pas. L’aumônier qui était là dit au frère : Pourquoi vous l’avez battu ? Y était sur le boulevard ! Ben non, y était avec moi l’après-midi. Mais lui, l’aumônier, y savait pas que j’avais passé par là. L’aumônier dit au frère : Vous avez pas le droit de le battre, mais l’aumônier, on a su qu’y a changé de maison. Mais j’ai eu ma volée. Là, dans ces frères-là, j’en ai frappé [rencontré] deux… des frères abuseurs, c’est ça, des frères abuseurs, madame. Quand j’ai vu un homme de même… quand tu le vois en robe noire et que tu le vois tout nu, tu cries! À part de ça… y sont pas faits comme nous autres eux autres. Les p’tits gars, on a des affaires longues de même, eux autres, c’est long d’même! T’en as peur! Si y nous mettent ça dans la gueule… ou ben dans l’cul, hein… : Ben, c’est ça, on dit la vérité, j’ai assez souffert dans c’te maison-là! Le blanc, on savait pas ce que c’était, on savait pas que ça s’appelait du sperme. Y en a qui disaient de la crème, que t’avais mal mangé pis que t’as de la sauce. Des fois, y sentait mauvais, pis j’avais un peu d’urine aussi. On vomissait. Y me donnait des tapes: Laisse-toi faire, pis tu vas nettoyer ton dégât. T’as pas d’affaire à vomir. 55
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Pis là, j’avais dit à un frère, au directeur, je l’ai dit devant tout l’monde. C’était après la messe et y avait du monde qui venait à la messe. Parce qu’au Lac-Sergent y avait une école dans le village. Y appelaient ça l’École Duchesnay des gardes forestiers. Y venaient des fois à la maison, voir les p’tits orphelins, pis on avait des bonbons. Ben, devant tout l’monde, j’ai dit : Ce monsieur-là, y s’est mis tout nu devant moi pis y m’a montré une grosse queue ! Le directeur, y m’a pogné par le fond du pantalon et quand les visiteurs sont partis, j’ai mangé une raclée ! T’avais pas d’affaire à dire ça devant les visiteurs ! Mais j’ai déserté la nuit, j’ai ouvert un châssis. C’est ma première institution d’où j’ai déserté. Là, j’ai déserté la nuit. On était deux p’tits gars pis y faisait froid. Ben moi, j’étais toujours chum avec un frère. J’sais pas pourquoi qu’y avait des frères qui m’aimaient. Y m’appelaient le débrouillard ! On s’est fait un lunch, on est allés au réfectoire des frères, parce qu’on mangeait pas la même nourriture qu’eux autres, pis on s’est fait des sandwichs. On a pris du beurre de peanut, des biscuits pis on a déserté. Mais le frère a fait un rapport à Québec : On a deux p’tits gars désertés, pis là… c’est la police ! Quand la police nous a trouvés, on était pas loin de Québec… y appelaient ça Champigny. Là, on a frappé [vu] une grosse bâtisse et quand on voyait une grosse bâtisse, on savait que c’était une communauté. C’était des Frères du Sacré-Cœur qui étaient là à Champigny, à l’Ancienne-Lorette. À partir de là, on a embarqué dans un camion, puis dans une machine [voiture], pis toutes les machines qui nous ont embarqués, y en a pas un qui nous a maganés. Y nous ont même donné de l’argent. Y en a un qui nous a donné cinq piastres, on connaissait même pas ça un cinq-piastres. On allait au restaurant pour une liqueur pis on laissait notre monnaie là ! Pis là, la police nous a amenés à Québec, à la Sauvegarde de l’Enfance. C’est là que j’ai rencontré pour la première fois H.R., un travailleur social, un TSP, un travailleur social professionnel. Y fallait le dire, PROFESSIONNEL. Y a dit : Ouais, t’as déserté d’une institution, mon p’tit bonhomme. J’ai dit : On est maltraités là-bas. Et là, y avait des Sœurs du Bon-Pasteur qui travaillaient là et y avait une sœur qui portait mon nom, sœur SaintSylvestre. J’ai dit à cette sœur : Comment ça que vous portez mon nom ? C’t’encore une autre sœur à qui j’ai demandé : Vous seriez pas ma mère ? Là, H.R. a dit : Aïe, tu viendras pas dire ça aux sœurs, t’es un p’tit toffe ! Là, y m’a envoyé dans un autre orphelinat qui était très loin de Québec, qui s’appelait Huberdeau. Là, c’t’encore les mêmes Frères de la Miséricorde. Ç’a adonné qu’y avait un frère qui était là qui m’a reconnu. Y’a dit au frère R. que j’étais un ci et un ça, pis quand j’étais allé à un service d’un frère de la Miséricorde, y m’a louangé : Un gars vaillant, toujours prêt à rendre service. Ça fait que là, le directeur m’appelle à son bureau. Si tu désertes de cette institution, tu sais ce qui t’attend. J’ai dit : Vos strappes, le fouet, n’importe quoi, vous me ferez jamais fléchir sur ce qui s’est passé au Lac-Sergent. C’est ça qui s’est passé ! Comme de fait, le frère à Huberdeau, y m’appelle un samedi après56
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midi, et j’ai pas peur de le nommer, il s’appelait E., il me dit : Quel âge astu ? C’est toujours les mêmes questions. Connais-tu la vie, Joseph ? Sais-tu d’où ça vient les enfants ?… une femme ?… sais-tu c’est quoi ça une femme ?… On a vu des sœurs mais des sœurs, pour nous autres, c’étaient des sœurs ! Là le frère E., il est arrivé devant moi, il a dit ces affaires-là pis… y a commencé à me pogner une cuisse. Pis moi, j’me souviens qu’au Lac-Sergent, j’ai été pogné par un frère, ça commence toujours par un genou, un p’tit bonbon. T’sais quand t’as un bonbon… Quand y m’a donné le bonbon, j’ai pensé : Y a l’air smatte. Là il me dit : J’aimerais ça te rencontrer. J’ai dit : Quand est-ce que vous voulez que j’aille dans votre bureau ? C’est rare que tu vois des frères dans la communauté qui emmènent des gars à leur communauté. Y ont un département pour les frères. Nous autres on appelait ça, c’tait marqué : Clôture. On avait pas le droit d’aller là, c’était privé. Mais lui, y m’avait emmené. Rendus là, Madame, c’tait pas la même chose, là y a dit : On va aller en haut, et là j’ai vu qu’y avait amené un bâton, une strappe… J’me disais : Qu’est-ce qu’y va faire avec ça ? Mais, c’est lui qui voulait avoir la volée ! C’est là que j’ai rencontré mon premier… comment t’appelles ça… sado ? Y m’dit : Tu vas me punir comme le frère t’a puni… Mais j’avais peur moi. Et quand j’ai vu les cordes, il voulait que je l’attache. Là, j’ai poussé le frère et j’ai déserté. Ça, c’est à Huberdeau. C’était tout un collège, Madame mais j’ai pas déserté la première semaine que j’ai été là… ça m’a pris quelques mois avant que je déserte parce que j’connaissais pas les airs du village, j’connaissais pas l’air… On était comme emprisonnés, y avait des portes làbas qui étaient barrées. Si on voulait passer, y fallait qu’une fille nous ouvre la porte, comme à Saint-Michel-Archange, des boutons électriques. J’ai déserté. J’avais peur de rester, j’savais que si j’étais r’tourné là, j’aurais la pire volée. C’est la nuit que je désertais moi. Y avait un frère qui passait dans les dortoirs pis y nous voyait dormir. Moi j’dormais pas, j’avais un œil ouvert. Des fois y passait toute la nuit dans le dortoir ; y s’assoyait sur un fauteuil. J’ai dit : ça va aller à demain. J’ai réussi à déserter, c’était un vendredi soir pis y mouillait. J’me foute de la pluie parce que moi j’avais confiance à Dieu. Les sœurs m’avaient dit d’avoir confiance et j’ai toujours gardé ça : Si j’meurs en chemin, j’mourrai. J’ai déserté d’Huberdeau. Là j’ai rencontré un monsieur habillé en noir. L’autre avait une robe noire avec une bavette blanche. Ça, c’est les Écoles chrétiennes. Ça fait que là, j’ai déserté de là et là j’en ai arraché. J’en ai arraché parce que j’connaissais personne dans Saint-Jovite, c’était loin de Québec ça ! J’avais aucun ami, là. Quand j’ai r’venu, y m’ont transféré. J’ai été chanceux à Montréal que j’ai frappé [rencontré] des Frères des Écoles chrétiennes. Ils s’en allaient sur la route. Y m’dit : Quel âge as-tu ? T’es ben jeune pour faire du pouce, restes-tu dans le bout ? J’ai dit : Non, j’veux aller à Québec. J’savais que j’venais de Québec, Lac-Sergent, c’est pas loin de Québec, Lauzon, les Sœurs du Bon-Pasteur. Quand j’y ai parlé des Sœurs du Bon-Pasteur, le monsieur a dit : J’ai une sœur religieuse qui est là. J’me suis adonné que j’ai frappé [je suis tombé sur] deux bons frères ; c’était pas des vicieux, rien. Y dit : Nous autres, on va te laisser à Trois-Rivières, y ont une 57
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maison à Trois-Rivières, mais demain matin, si t’as rien, on va aller voir le directeur qui est là et on va t’amener à Québec. J’étais content, j’étais nourri là, j’étais bien, parce que quand tu désertes seul, tu n’as pas de p’tit gars avec toi. C’est mieux quand t’es tout seul ; avec un autre, faut que tu l’amènes : Aie pas peur… Ça fait que là, le frère m’a r’gardé dans les yeux : Dis-moi la vérité, as-tu déserté d’une institution ? J’ai dit : Oui… j’veux pas r’tourner là. Moi, j’avais dit des frères habillés en noir, un scapulaire, pis une croix brune, pis un collet fendu comme les Rédemptoristes. Ah, y dit, les Frères de la Miséricorde. C’est ça ! Les mêmes frères qu’à Québec. Y dit : Qu’est-ce qu’y t’ont fait ? J’ai dit : Dans cette institution-là, c’est pire que le Lac-Sergent. Si on passait sur une route ou si on écoutait pas un frère, on avait la fessée pis des travaux manuels parce que nous autres on ramassait des champs de patates, là. Dans toutes les institutions y ont des grands champs et on allait aux patates. Y dit : Tu r’tourneras pas là, on va t’amener à Québec. Là, y ont téléphoné à la Sauvegarde de l’Enfance et eux autres, y connaissent toutes les institutions. Ç’a adonné que c’était une sœur du Bon-Pasteur. Le frère dit : J’ai un jeune ici qui a déserté d’une institution et il ne veut plus retourner là. La sœur dit : Pouvezvous le ramener ? Elle a pas demandé le numéro matricule, elle a dit : Ramenez-nous-le et on va s’occuper de lui. Le frère arrive et il m’a amené à la Sauvegarde [de l’Enfance]. Qu’est-ce que je vois à la Sauvegarde [de l’Enfance] ? Je vois encore H.R. ! ! ! T’as encore déserté d’une institution ! y dit. Qu’est-ce qu’on va faire avec toi ? J’ai dit : Monsieur R., j’suis tanné des institutions. La seule que j’ai aimée… j’veux r’tourner à Lauzon. T’es trop vieux pour Lauzon… parce qu’y avait d’autres petits gars là ! J’ai dit : Les p’tits gars, y vont faire comme moi, y vont grandir et à 12 ans, y vont transférer. R. dit : J’vais t’envoyer dans une institution qui s’appelle : Institut Saint-Jean-Bosco. Ben, Dom-Bosco y ont pas pu me garder ! Non ! Le frère y m’a vu mais y m’a pas gardé parce que j’étais pas placé par la Cour, ceux qui allaient à SaintJean-Bosco, c’était des enfants placés par la Cour du Bien-être social. Le frère a dit : On a une maison en face qui s’appelle la Villa du Bien-être social, c’est une maison qui garde des jeunes en attendant qu’on leur trouve une institution. La villa est en face de Dom-Bosco. On allait à la messe tous les matins, on lavait la vaisselle. Un bon matin H.R. dit : Y a deux messieurs qui viennent te chercher, y vont t’amener apprendre un métier. Là j’étais content ! Quel métier que j’vais apprendre ? Tu vas l’apprendre assez vite ! Le métier que j’ai appris, Madame, c’était à la Clinique Roy-Rousseau qu’y m’amenaient. C’est là que je commence mon internement ! C’est là qu’est arrivée la grande noirceur ! Y m’ont dit : Tu vas apprendre un métier. Y m’ont amené à la Clinique Roy-Rousseau mais là, y pouvaient pas me garder, y pouvaient pas me donner de traitement, c’était pour les alcooliques, cette clinique, les cas de dépression. Moi, j’prenais pas de boisson, j’connaissais même pas ça, du Rye ou du Scotch, et j’ai vu des gars attachés sur des… J’ai dit : Seigneur, ça s’peut-tu que j’vas voir 58
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ça ? Ça s’peut-tu ? Là, j’tais pris encore et j’étais pas capable de déserter, là. J’étais embarré dans des portes électriques pis… là, j’ai rencontré un gardien. Il dit : Aie pas peur, y en a pas un qui va te faire mal. J’avais peur. Et là, j’voyais des patients qui étaient dans des dortoirs pis j’attendais… j’attendais. J’vas apprendre un métier ! Y a même un patient qui était à la clinique qui m’a dit : Pauvre p’tit gars, c’est pas un métier que tu vas apprendre, tu vas te faire traiter ! Quoi ? T’sais qu’y était pas fou le patient qui m’avait dit ça. J’m’en vas dire ça au docteur G. : Le monsieur y vient de me dire… J’ai jamais voulu trahir un malade, moi, parce qu’il voulait pas que je le nomme, il aurait eu une punition lui, pis, c’était un jeune homme qui était là, j’étais plus jeune que lui mais il était jeune. Le docteur G. m’a posé trois questions : Quelle date qu’on est aujourd’hui ?… pour voir si j’étais mêlé. Qui était le premier ministre ? C’était facile, c’était Duplessis. Dans mon dossier c’est marqué, madame : Débile mental mais il lit les journaux ! J’me renseignais ! Le docteur G. y dit, y est pas mental ! Moi, mental, ça me disait rien, c’est comme le gars qui a un mal de tête. Y téléphone à H.R. et lui dit : Ramenezle à la Sauvegarde de l’Enfance.
Joseph est demeuré un an environ à la Clinique Roy-Rousseau, avant d’être transféré. Là, c’est deux policiers qui m’ont amené à Saint-Michel-Archange. C’est là qu’y m’ont dit : Tu vas apprendre le vrai métier. Quand j’ai arrivé à SaintMichel-Archange, Madame, j’ai vu la grosse institution. Et quand j’ai rentré à Saint-Michel-Archange, les deux policiers, madame, y m’ont même souhaité : Bonne chance ! Y ont dit : Aie pas peur, Joseph, j’espère qu’y t’maganeront pas. J’ai dit : Comment ça se fait que j’suis transféré ici ? On a des ordres, Joseph, on a l’ordre de t’amener à Saint-Michel-Archange. J’connaissais pas ça, Saint-Michel-Archange, c’était la première fois que j’en entendais parler. J’connaissais le chef des anges qui s’appelait Michel, l’archange, qu’on a appris dans notre premier catéchisme que les sœurs nous lisaient quand on était jeune, mais quand j’ai vu la première institution, j’ai trouvé ça grand ! J’ai dit : tabernouche ! Quand j’ai vu les barreaux : Dis-moi pas que c’est encore un asile ! Pour moi un asile, c’est une maison de refuge où des gars apprenaient des métiers, comme y nous a dit, mais discrètement pis on était payés. C’était même pas vrai. J’rentre à Saint-Michel-Archange. En entrant, les deux policiers m’ont donné la main : Bonne chance, Joseph, j’espère que tu vas réussir. C’est la seule parole que j’ai eue d’eux autres. Là, j’rentre à Saint-Michel, j’vois une grosse sœur, c’était la sœur de l’admission qu’on l’appelait. Elle me r’garde. Comment tu t’appelles ? J’voulais plus parler. Là, j’ai dit : Où que je suis ? La sœur pèse sur le piton et là, deux gardiens sont venus. Là, ils prennent pas de chance, eux autres aux admissions. Un nouveau patient, y a deux gardiens qui viennent. La sœur dit : Tu vas suivre ces messieurs. J’ai dit : C’est quoi ces deux chandails-là [camisole de force] ? Elle dit : Pose pas de questions, t’es ici pour te faire soigner, t’es un malade mental ! C’est là que j’ai appris, pour la première fois, que j’étais un 59
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malade mental. J’ai dit : C’est quoi un malade mental ? Tu vas le savoir assez vite. La première salle que j’ai faite, la salle d’admission qui s’appelait le 2D. Rendu dans cette salle, madame, là j’ai vu des fous de toutes les sortes ! Des gars qui voyaient des papillons, des gars qui se garrochaient sur les murs, des gars qui se prenaient pour Napoléon, des gars qui voyaient des illusions. Qu’est-ce que je fais ici ? Le gardien dit : T’es dans un hôpital psychiatrique. C’est là qu’y m’ont dit : À poil ! Nous autres, à poil, on savait pas ce que ça voulait dire, ça. Tu sais, y ont déchiré mon linge pis y m’ont mis du linge de Saint-Michel-Archange. Les chemises étaient marquées Saint-MichelArchange, les sous-vêtements, c’était pas des sous-vêtements comme aujourd’hui, modernes, c’était des grosses culottes de salle ! Saint-MichelArchange sur une cuisse, la camisole, tout était marqué ! Le gardien m’a habillé comme les malades mentaux. Là y m’a dit : Tu peux attendre le médecin. Mais j’ai pas vu le médecin la première journée que j’ai été là mais j’étais dans cette salle à travers les fous et là, je pleurais. Qu’est-ce que je fais ici ? Je parle à un gars, eux, c’était des malades ! Je vois un gardien : C’est quoi ça ? C’est-tu des monsieurs qui sont infirmes ? C’est-tu moi qui est infirme ? Je me demandais si c’est moi qui étais pas normal ou eux autres ? Le gardien dit : Joseph, tu es un fou, t’es là pour te faire soigner, attends ton médecin. Le lendemain matin, j’ai pas vu le médecin. Je l’ai vu au bout de trois jours. C’est assez pour virer fou, ça ! La troisième journée, je passe à un médecin. Comment tu t’appelles ? Pourquoi t’es ici, là ? Y m’a regardé, y dit : Demain matin, à jeun ! Je me demandais c’était quoi, ça, des prises de sang ? La sœur m’arrive avec des pots, elle dit : Vous pisserez dans ces pots-là. Ben, j’ai tout rempli les pots d’urine moi ! Elle dit remplissez les pots ! Après a dit : Pauvre fou, t’es malade ! C’est elle qu’était folle, a m’a rien dit ! Ça fait qu’a l’a marqué dans le rapport : Y a tout rempli les pots d’urine. Là, je passais pour fou, là. Le lendemain matin encore, là je passe une grande salle, tous des médecins, des psychiatres. Là y lit mon dossier : Bon, le p’tit gars… pas mal dérangeant. T’sais, la seule chose qu’y ont dit : Débile mental profond ! Là, j’ai été six mois dans cette salle-là, Madame. Je ne mangeais presque pas, je pleurais. C’est là que le gardien arrive à moi. Y dit : Si tu nous rendais des petits services, tu serais bien traité avec nous, comme laver des salles, les toilettes, etc. J’ai dit : Je vais avoir peut-être une faveur, peut-être qu’y va y avoir une porte qui va s’ouvrir. Ben, madame, la porte qui s’est ouvert au bout de six, sept mois, j’ai transféré dans une salle qui était encore deux fois pire que les autres : c’était le 5D, tu peux le marquer : 5D. Le 5D, madame, c’est là que j’ai encore rencontré des maudits gardiens… Euh, on fait pas toujours des sottises, c’était toujours la même chose. Le gardien m’a regardé : T’as rendu des bons services au 2D, si tu nous rends des bons services, on va s’occuper de toi. J’ai été obligé de laver des malades mentaux, pis demandez à un p’tit gars de 17-18 ans de laver des vieillards, le cœur va leur lever, mais nous autres, on avait pas le choix. J’aurais préféré laver plutôt les planchers. Y me font laver les planchers de la salle, des toilettes et les urinoirs des cellules. Y a des 60
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malades qui vont dans les cellules, qui sont agressifs et malades. Pis moi, quand je voyais des gars dans les cellules, je leur parlais, moi, aux malades ! J’ai dit : Pourquoi t’es attaché ? Moi, j’avais ordre du gardien de ne pas détacher les malades. J’avais détaché un malade… y faisait pitié… madame, y m’a même pas attaqué, y m’a même pas fessé, j’ai parlé avec lui, j’y ai donné un verre d’eau. Ça fait que le gardien passe ! Y dit : Aïe, M. Brousseau, y est encore détaché ! Si t’avais vu la volée que j’ai eue pour avoir détaché un malade. Là j’ai vu une sœur. Elle dit : Pourquoi t’as détaché le malade ? J’ai dit : Je l’aimais… pis… y m’a même pas donné une tape ! Non, non, toi tu es un fou d’avoir fait ça. Y aurait pu y avoir des menaces ! Là, j’ai dit : C’est vous qui êtes folle. En disant ça, madame, ça pas été long. Eux autres, c’était des pitons ! Y criaient pas aux gardiens. J’ai goûté ma première cellule une semaine de temps ! Le gardien qui venait me voir : Tu vas voir, ti-gars, c’est nous autres qui mènent ! Même si tu nous rends des services, tu vas nous supplier… ç’a resté de même, madame. J’avais rien à faire. J’ai dit : Je suis sûr que j’vas mourir ici. Mais j’ai jamais eu l’idée de suicide. Pis dans mon dossier c’est marqué : Y voulait se suicider. J’ai jamais eu l’idée de me suicider, moi ! Moi, mon but, c’était de trouver ma mère, pis être heureux, mais pas de rester avec des gars de même. Là, j’en passe. Y avait un docteur qui s’appelait J.-Y.G. Moi, je posais des questions. Le docteur J.-Y.G., il aimait pas ça, lui. Tu sais, les psychiatres, c’est eux autres qui posent les questions ! On est là pour t’aider, on est là pour te soigner ! J’ai dit : Quelle aide que vous me donnez ici ? On est battus, on rend service à des gardiens, on n’est même pas appréciés, pis c’est pas trop mangeable la nourriture. Ça fait que le docteur J.-Y.G. n’a pas aimé ces questions-là. C’est là que j’ai eu mes premières pilules, madame. Dans une minute, madame, j’ai dormi comme une poche ! Le largactil, le ménaril [mellaril], qui est la pilule la plus forte, j’ai eu quatre sortes de pilules. Là, j’étais vraiment malade mental, j’étais figé, j’étais vraiment à leur merci. J’ai fait à peu près trois ans dans cette salle-là, trois ou quatre ans. Toujours les mêmes services : lever le matin, servir la messe tranquillement ! C’est là que j’ai rencontré la sœur Saint-R., celle que j’ai aimée. Elle dit : Comment tu t’appelles ? Elle dit : Tu sers bien les messes mais on trouve que tu es lent. J’ai dit : Ben… j’ai des grosses pilules fortes. Elle est allée voir le docteur, le docteur a commencé à baisser ma dose. Elle, elle voulait peut-être m’avoir plus avec elle pour servir les cérémonies. Pis là, ça allait bien. Quand j’avais une joie, j’étais un peu comme tous les garçons, j’étais excité, content… Mais les gardiens marquaient… parce que tous les soirs les gardiens avaient un livre et marquaient leur rapport du jour du patient ben là, ils marquaient : Joseph était très agité aujourd’hui et le docteur voyait ça le lendemain. Ah, il est agité : une piqûre ou une pilule ! Mais ç’a pas resté longtemps de même parce que sœur Saint-R. a lui a dit au docteur. Dans toutes les salles que j’ai faites, c’est la journée des douches qu’on aimait pas parce que c’était l’humiliation complète. À poil, devant tout le monde, devant tous les patients, devant les gardiens. Y avait quatre douches pour 61
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toute la gang et c’est les gardiens qui pouvaient mettre l’eau chaude comme ils voulaient. Et, madame, c’était des examens assez approfondis, lève ta jambe, écartille-toi les fesses, voir si on était bien lavés, mais dans le fond c’était des kicks qu’y avaient. Et on restait longtemps tout nus avant qu’on ait d’autre linge. C’est aussi pire que de faire l’acte. Des fois, y nous agaçaient : Mmm, une belle petite pissette rose. L’autre a des belles foufounes. Une fois qu’y avait dit d’écarter les fesses, j’avais pété. Y dit : ça pue. J’y ai dit : Endure-le. J’ai été une semaine privé de dessert… De la mélasse et du pouding au pain fait avec leurs restes de pain, j’en ai pas pâti. C’était toutes des affaires de même !… J’étais dans la salle des gars de mon âge, mais dans les gars de mon âge, c’était des jeunes malades mentaux… Y avait un jeune qui voyait des fourmis. C’était tous les cas… On a eu même une salle qui était pour les épileptiques… une salle pour les idiots, c’était le 6B… J’ai souffert dans cette sallelà plus que d’autres. J’ai dit à sœur Saint-R. : Je suis pas bien avec ces jeunes… Je voyais beaucoup les gardiens qui amenaient des gars dans le coin, mais qu’est-ce qu’ils faisaient avec les jeunes, je ne le savais pas. Y a eu des abus chez les jeunes qui parlaient pas, mais moi, y savaient que j’étais chum avec la grosse sœur Saint-R. Ça fait que Saint-R., elle arrive un après-midi, un samedi, elle dit : Joseph, viens me voir à mon bureau. J’ai dit : Pourquoi ? Elle dit : Je vais te présenter l’hospitalière en chef. C’est là que j’ai rencontré mon bourreau : la sœur T.-d.-l.-C. ! J’avais hâte à lundi moi : C’est qui qu’elle va me présenter ?… J’espère que ça va être une bonne sœur. Elle dit : Elle est autoritaire mais elle est bonne. J’ai cru ça. Lundi j’vas y aller. Je sers la messe. à neuf heures moins quart, j’étais à son bureau. Sœur Saint-R. a dit : Elle est à la veille d’arriver. Elle me donne un bon verre de jus, ça paraissait bien. Et elle m’a fait mettre propre, j’avais pas une affaire [étiquetée] de SaintMichel-Archange… [Je portais] une chemise blanche, peut-être que c’était marqué en dedans mais je le sais pas, une cravate, je m’en rappelle… Pis sœur Saint-R. me présente. Elle dit : Je te présente Joseph. Elle dit : Bonjour Joseph. Elle dit : Ça fait-tu longtemps que tu es ici ? J’ai dit : J’ai été au 5D, puis j’ai été au 2D, puis là j’aime bien cette sœur-là, elle est très bonne pour moi. Elle a pas aimé ça, ça paraissait. Elle dit : Faudrait pas faire trop de sentiment. Je suis sœur T.-d.-l.-C., je suis hospitalière et chef du département. Ah ! Elle dit : Avez-vous compris ? J’ai dit : Non, je vous demande si y a autre chose, j’ai compris ce que vous avez dit. Elle dit : Voulez-vous répéter ? J’ai dit : Chef hospitalière et de toutes les salles des hommes et vous avez pas d’affaires à avoir des sentiments de même. Sœur Saint-R. a dit : Trouvez-vous qu’y est très intelligent ? Elle dit : Vous ma sœur, c’est moi qui l’interroge, retournez à votre travail ! Ah oui, c’était sec de même. Ça fait que sœur T.-d.-l.-C. a dit : À partir d’aujourd’hui, toute permission passe à mon bureau. Quand vous servez la messe, parlez pas trop longtemps avec les prêtres ; vous avez fini de servir la messe, montez à votre salle et faites l’ouvrage qu’il y a à faire et écoutez les gardiens. Là j’ai dit : J’en ai frappé toute une là.
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Joseph, c’est l’histoire d’évasions répétitives. J’ai toujours déserté… C’est là qu’y m’ont arraché les dents. Parce que quand je désertais, y m’arrachaient une dent parce que moi, je mordais le gardien. J’ai pas de dents dans la bouche moi !… C’était grand cet hôpital-là, des salles, des portes, tout était barré, toutes les portes… et c’était immense. Ça fait que je passe dans le passage. J’ai fait une erreur en faisant ça. L’escalier est là, mais quand j’ai passé par le premier, j’ai pris le petit passage de raccourci mais devant ce raccourci, c’était le bureau de sœur T.-d.-l.-C. J’ai passé là et elle me voit. J’ai pas été loin. Ça pas été long, madame, c’est des pitons, pis des téléphones. C’est là qu’elle m’a fait mettre dans une cellule : T’as réussi à déserter. C’était marqué dans mon dossier que je désertais souvent. Elle arrive à moi et elle dit : Tu vas avoir ta punition comme les autres. Les gardiens m’ont déshabillé, j’ai eu la camisole. T’es fin, t’as voulu déserter, t’apprendras que t’es ici pour te faire soigner. T’es un malade mental. On a toujours entendu ça toute notre vie. Pis, quand quelqu’un me traite de malade mental, je viens hors de moi, je ne peux pas oublier ! J’étais puni quand je désertais, on faisait de la cellule, trente-trois jours de cellules. La dernière fois que j’ai déserté, la sœur Saint-R., elle, a continuait de m’aimer même quand je désertais. Une fois a m’a dit : Là, je suis tannée de vous, monsieur Joseph, vous faites rien que déserter… Toutes les institutions que j’ai désertées… Saint-Michel-Archange, ç’a été le record des désertations. Et à chaque fois que je désertais, y a des fois que j’ai vraiment souffert parce que je couchais dans des cimetières. À Québec, notre cimetière, c’est Saint-Charles. Vous savez quand on déserte, on essaie de se trouver un abri. Moi, je couchais dans des cryptes, pis quand on se faisait pogner, c’était : Envoye à SaintMichel-Archange ! On n’avait jamais raison, dans ce temps-là, c’était le règlement. Un gars qui désertait d’une institution psychiatrique, y envoyaient ça au poste de police. Y a un jeune homme qui a déserté, essayez de retrouver ce jeune homme-là, pis vous le retournerez à l’institution. Ah Seigneur ! combien de fois, j’ai déserté ? Eux autres y marquaient : Évasion comme des prisonniers. Pis là, l’affaire la plus drôle, j’ai rencontré un policier à Québec quand j’avais déserté. Il m’a dit : As-tu connu ça, un nommé Joseph Sylvestre ? J’ai dit : Pourquoi ? C’était un gars que j’ai placé à Saint-Michel, je ne sais pas ce qu’il est devenu. Ah ben, c’est un adon, ça faisait plusieurs jours que j’étais dans le monde. Y m’dit : J’aimerais ben le revoir, ce gars-là. Qu’est-ce qu’y est devenu ? J’ai dit : Comment vous l’avez trouvé, Joseph, vous ? Ah y dit : Y était fin, j’y ai même souhaité bonne chance ! Ben, je peux-tu dire quelque chose ? C’est moi, Joseph Sylvestre. Y a resté assez bête, le policier, y me croyait pas ! J’ai dit : T’es venu me mener au mois d’août 1958, j’avais 16 ans. Y a ben vu que c’était vrai. J’avais pas tout à fait 22 ans, parce que j’ai été jusqu’à 28 ans renfermé, moi. Y é resté bête, le gars. Y m’a dit : J’vas te pousser ben ben loin, nomme-moi pas. Le policier m’a amené plus loin, y m’a donné vingt-cinq piastres… vingtcinq piastres, ce policier-là ! Y me dit : Tu vas pouvoir manger. Dans ce
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temps-là, les hot-dogs, c’était pas cher, c’était quinze cents, on se rappelle de ça. Ça fait qu’y m’a souhaité bonne chance mais malheureusement, quand j’ai fait mon détour, y avait un barrage de policiers qui était là. C’était les gars de la Police de Québec. Y avait une affaire qui s’est passée à Québec. Pis y arrive devant moi pis y dit : Comment t’as fait ? Qu’est-ce tu fais ici dans le bout ? C’était un des plus jeunes hommes qui étaient là, pis lui, y avait un papier de l’évasion. Y dit : Tu t’appellerais pas Joseph Sylvestre, déserté de Saint-Michel-Archange ? Qu’est-ce que t’es capable de dire dans ce temps-là ? C’était un baveux que j’ai frappé [attrapé]. Y m’a donné un coup de bâton sur l’épaule que j’ai été opéré, ça m’a fait mal. Pis là, y m’a amené à la prison de Québec. C’était sur les Plaines d’Abraham, tu sais la vieille prison, là, deux jours je pense. Là, j’ai frappé [connu] les meilleurs gars du monde chez les prisonniers… Oui, Madame, y m’ont défendu, y m’ont pas magané. Tu sais, j’ai couché à l’infirmerie de la prison. Y ont dit aux gardiens : Venez le chercher, il est à la prison de Québec. Y m’ont retourné à Saint-MichelArchange. Là, j’ai été encore quatre ans dans une salle fermée, quatre ans à rendre des services [jusqu’à la désinstitutionnalisation].
Alors qu’il a tant cherché à fuir cette institution en s’évadant, voilà qu’au moment d’en sortir libre, la peur l’envahit et qu’il ne veut plus en sortir. C’était notre chez nous, dans le fond… mais là, ils ne voulaient plus me reprendre! C’est là qu’y m’ont pas donné ce linge-là, y m’ont donné des devants de morts! [Qu’est-ce que vous voulez dire, des devants de mort?] Ben, c’est ça qu’y nous donnaient, des devants de vêtement, pis y nous mettaient un coat [manteau] pardessus pour qu’y nous voient pas dans le dos. On a eu ça pis une statue de la SainteVierge et une statue de mère d’Youville, pis un chapelet… pas d’argent.
Âgé de 57 ans au moment de l’entrevue, Joseph est un homme usé, qui paraît plus vieux que son âge bien qu’il ait peu de cheveux blancs. En 1999, il a fait un infarctus qui a diminué ses capacités et son endurance.
Joseph Sylvestre à 59 ans.
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De l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence à l’Hôpital psychiatrique Mont-Providence et à l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu de Montréal
L’Hôpital Mont-Providence. Archives nationales du Québec Centre de Montréal Fonds ou Collection : Office du film du Québec Cote : E6, 57551, Pièce 93161
L’Institut médico-pédagogique Mont-Providence des Sœurs de la Providence à Rivière-des-Prairies, près de Montréal, a existé d’octobre 1950 à août 1954. C’était la concrétisation d’un projet éducatif à l’intention des enfants institutionnalisés qui avaient acquis des problèmes de comportement, du retard et des déficiences dans leur développement physique et intellectuel, une œuvre nourrie d’expériences pratiques depuis le début des années 1920. Son destin, c’est l’histoire éloquente de la primauté des enjeux politiques et financiers de l’Église et du gouvernement sur le traitement des enfants d’orphelinats. Malouin (1996, p. 314-376) en a rédigé une synthèse magistrale. À Mont-Providence, on pense école, et non hôpital. L’édifice n’est pas encore construit que 5 000 demandes d’admission sont adressées à l’institution (ibid., p. 318). L’objectif est de sortir les enfants déficients, parce que vivant dans un milieu aliénant, mais éducables des asiles d’aliénés et de les séparer de ceux qui présentent une déficience intellectuelle ; de leur offrir un milieu qui se rapproche du milieu familial ; de les soumettre à un programme basé à la fois sur une pédagogie spéciale pour les enfants ayant des retards d’apprentissage, la psychologie et la médecine pour les préparer à vivre en société. « À la fin de l’année scolaire 1953-1954, 546 enfants – 378 garçons et 168 filles – fréquentent les 38 classes du Mont-Providence (ibid., p. 342). »
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Le cardinal Léger assiste à une fête à l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence.
Bruno Roy (deuxième rangée, à gauche) avec des compagnons de la salle Saint-Gérard-Magella, dans la cour intérieure de l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence.
En août 1954, l’Institut médico-pédagogique devient l’Hôpital psychiatrique Mont-Providence. « En août 1954, 370 enfants, tous déficients mentaux éducables se retrouvent internés dans un hôpital psychiatrique […]. La majorité de ces enfants sont des garçons, le plus souvent « illégitimes » (Malouin, 1996, p. 366). Parmi ceux-ci, on retrouve sept répondants de notre étude. Ils sont restés plus ou moins longtemps à l’intérieur des murs de Mont-Providence après sa transformation en asile. Ils sont tous administrativement considérés comme internés asilaires. Bruno, qui était à l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence depuis l’âge de 7 ans, y est interné de 11 à 16 ans; Vincent, qui y était depuis l’âge de 8 ans, est interné là de 13 à 16 ans; Étienne, qui y était depuis l’âge de 8 ans, y est interné de 12 ans à 13 ans, pour ensuite être envoyé dans un asile au Foyer SainteLuce de Disraëli de 13 à 14 ans et, par la suite, à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Montréal, de 14 à 16 ans, et ensuite à la prison de Bordeaux à Montréal, dans un secteur pour détenus aliénés (de 16 à 17 ans), pour retourner à l’Hôpital SaintJean-de-Dieu à Montréal (de 17 à 19 ans). Il s’en évade. Les jumeaux, qui y étaient depuis l’âge de 10 ans, sont séparés: Jean-Claude y demeure interné de 14 à 18 ans pour se retrouver ensuite à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Montréal, de 18 à 20 ans, d’où il s’évade; Jean-Guy est interné là quelques mois, de août à octobre, et est ensuite envoyé de 14 ans à 18 ans dans trois fermes-foyers. Il s’en évade aussi. René-Noël, qui y a séjourné de 10 ans à 15 ans, le quitte au moment de sa transformation pour un autre asile, le Foyer Sainte-Luce de Disraëli, où il y reste de 15 à 17 ans, pour ensuite être envoyé à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Montréal jusqu’à son évasion à 23 ans. Philippe est interné à l’Hôpital Mont-Providence de 9 à 16 ans. Selon son dossier, on comprend qu’entre 16 et 18 ans, des tentatives ont été faites pour l’intégrer chez un cultivateur où il est resté 3 mois et ensuite dans une famille où il est resté une année. Il est ensuite transféré à l’Hôpital Saint-Jeande-Dieu à Montréal jusqu'à l’âge de 20 ans, d’où il sortira à la désinstitutionnalisation pour fréquenter la prison pendant les 20 années suivantes.
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L’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu de Montréal. Sous le signe de la Charité. Centenaire de l’Institut de la Providence de Montréal 18431943. Providence Maison mère, Montréal 1943, p. 121.
Aujourd’hui appelé Centre hospitalier Louis-Hyppolite-Lafontaine, l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu était et est encore le plus gros hôpital psychiatrique de la province. Il a été fondé par les Sœurs de la Providence de Montréal en 1875, et constitué en municipalité civile en 1897. En 1960, c’est une petite ville comme une autre qui s’enferme sur elle-même, sécrète sa philosophie de la vie, établit ses rouages administratifs […]. L’unique entrée de l’hôpital est gardée par un poste de police. Une tour basse et vitrée abrite le policier qui contrôle les allées et venues de ceux qui ont accès au terrain. Le garde pèse sur un bouton de commande pour ouvrir l’énorme porte de 9 pieds de haut. Il faut toujours s’identifier et présenter le laissez-passer réglementaire14. C’était un hôpital privé qui fonctionnait à l’aide de fonds publics, tout en étant entièrement administré et dirigé par les religieuses. Il comptait, au 30 décembre 1960, 5 652 malades, logés dans 85 salles, alors que sa capacité théorique était de 3 908 lits. La ségrégation des sexes était de rigueur et, à l’exception des malades en cure libre, une minorité insignifiante, « tous les publics et la plupart des privés sont soumis aux dispositions législatives de l’internement et de la curatelle ». En 1955, les liens que l’institution entretenait avec l’Université de Montréal sont coupés et en conséquence, à partir de ce moment, il n’y a plus d’enseignement, ni d’internes et de résidents en formation à Saint-Jean-de-Dieu. En 1959, l’institution a perdu son accréditation du Collège des médecins de la province de Québec et du Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada. Il y a peu de personnel qualifié. La Commission Bédard considère que «si la situation faite aux psychiatres est déplorable, celle des psychologues, travailleurs sociaux et thérapeutes d’occupation l’est encore davantage.» Pour l’essentiel, le personnel se compose de préposés aux malades (405 gardiens); les infirmières sont religieuses (101), laïques (36) ou spécialisées en psychiatrie (6) et la direction des salles est toujours confiée à une religieuse. «Bien peu […] possèdent en fait les connaissances qu’exigerait le rôle extrêmement important qu’elles assument» (Bédard et al., 1962, p. 5-33). 14. Résumé élaboré à partir du Rapport de la Commission Bédard, 1962, p. 5-33.
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Jean-Claude et Jean-Guy – Jumeaux pour la vie
Jean-Claude et Jean-Guy Labonté à 24 ans (4 février 1964).
Jean-Claude (à gauche) et Jean-Guy Labonté à 49 ans.
« À la fête des mères… le dimanche, je vais à la messe. C’était la fête des Mères dimanche [dernier]… J’ai dit: Maman, j’ai pas eu la chance de te rencontrer, de te voir… Merci… [sanglots] Merci pour ce que j’ai eu dans la vie.» L’homme qui parle aura 60 ans dans quelques semaines. C’est un homme grand et costaud, très doux, qui a de magnifiques yeux bleus. Les larmes coulent… «Je pense à elle à la fête des Mères et de temps en temps»… Cette mère aimée, il ne l’a pas connue. «Ma mère m’a mis au monde… Je remercie ma mère, je la remercie d’avoir rencontré quelqu’un comme Clément [un frère des Écoles chrétiennes qui a changé le cours de sa vie] ». Lorsqu’il se compare à d’autres, Jean-Claude s’estime chanceux, une chance qu’il attribue à sa mère. «J’ai oublié ben des affaires [concernant le passé]. Je vais vous dire pourquoi j’ai tout oublié ça. Je me suis dit à moi-même: Pourquoi garder [me souvenir de] ce que je n’aurais pas dû avoir [le mal qui m’a été fait]? J’ai fait un effort pour oublier tout ça. J’ai oublié ça dans ce sens-là.» Par égard envers ceux qui l’ont aidé, qui l’ont aimé, il dit s’efforcer d’oublier. Quand on mène une bonne vie, pis que tout le monde nous aide quant au travail… on essaie de penser le moins possible à ce qui s’est passé avant. C’est pour ça que j’ai oublié pas mal d’affaires, c’est à cause de ça… pour commencer une vie normale.
Un passé qu’on s’efforce d’oublier est un passé misérable. Comme l’un d’eux l’a si bien exprimé, tout a commencé bien avant leur naissance. Cette naissance, dont il a ignoré la date (15 juillet 1940) jusqu’à ses 20 ans et le lieu dont il en 68
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ignore encore à 60 ans. Était-ce à l’Aide à la Femme9 à Montréal, là où il a vécu les sept premières années de sa vie, ou à l’Hôpital de la Miséricorde de Montréal? Nous avons découvert que c’était à l’Aide à la Femme. Il est analphabète, en dépit de très grands efforts. Il n’arrivait pas à se concentrer pour apprendre, explique-t-il. Les démarches administratives et autres sont difficiles quand on ne sait ni lire, ni écrire, ni compter. Mais la vie a aussi ses largesses: Jean-Claude a un frère jumeau identique. Avoir un frère, c’est exceptionnel. Jusqu’à 7 ans, ils ont vécu ensemble à l’Aide à la Femme, puis ont été transférés dans un orphelinat, le Jardin d’enfance de Saint-André d’Argenteuil, et à 10 ans, ils ont été sélectionnés dans le groupe des «éducables» admis au MontProvidence. D’abord ensemble, ils sont à un certain moment séparés et mis dans des salles différentes. L’un croit que c’est parce qu’ils se chamaillaient trop, l’autre pense qu’ils ont été séparés dès leur premier jour au Mont-Providence. Plusieurs sœurs ont été bonnes avec lui, sœur M., sœur A. Aux Maronniers10, on rencontrait les sœurs… ça m’faisait plaisir de les voir… ça m’touchait quand je les voyais… ça m’touchait parce que quand j’voyais… Ah telle sœur… j’m’en rappelle, vous avez été fine… Y en a eu plusieurs qui ont été fines… Y avait sœur M., y avait sœur… les noms m’échappent… sœur A… Sœur A. plus que sœur M. C’était une sœur… d’après moi, elle nous voyait pas là ! Elle nous voyait plutôt s’évader… faire une vie… Elle était une sœur qui… C’est drôle on dirait que pour elle c’était pas notre place là… [Elle nous aurait voulus] être dans une famille… Elle le disait… encore qu’elle en parlait pas trop. Des fois, elle disait : Mon doux Seigneur, faut prendre nos enfants comme ça… on les a, il faut s’en occuper. Il paraît qu’y avait des sœurs qui étaient méchantes. J’en ai pas connues. 9.
L’Aide à la Femme, un refuge laïque, catholique, pour les « jeunes filles, les femmes et les enfants soudainement abandonnés sur le pavé, un refuge ouvert en tout temps aux déshérités de la fortune […] sans distinction de religion et de nationalité […] a ouvert ses portes le 12 janvier 1931. » Fondé par Maria Bourke (aussi écrit Bourque), il est destiné exclusivement aux femmes et aux enfants. Il y avait des refuges pour les hommes, soit par des initiatives privées soit d’organisation municipale, comme le refuge Meurling fondé en 1913, le refuge Ouimet, le refuge NotreDame de la Merci mais il n’en existait aucun pour les femmes, sauf chez les anglophones. Jusque-là, les femmes « privées d’un toit étaient dirigées vers un poste de police ou encore vers l’Assistance publique, une institution ayant pour but d’héberger les vieillards. » Copie d’une coupure de presse, « L’Aide à la Femme, providence des désespérées et des petits », Journal La Patrie, 5 août 1945, qui nous a été fournie par le Service des archives municipales de la Ville de Montréal. Nous en remercions M. Mario Robert. 10. Œuvre de l’abbé Roger Roy, aumônier au Mont-Providence à qui le cardinal PaulÉmile Léger a fait la demande d’aller étudier en Service social à l’Université de
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Leurs vies prendront des directions différentes lorsque Jean-Guy sera placé, à 13 ans, dans une ferme, alors que Jean-Claude restera à l’Hôpital MontProvidence, puis sera transféré à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Des notes au dossier indiquent le souci de retrouver les deux garçons, mais on perd leur trace lorsque Jean-Claude s’évade de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. L’épreuve de la perte de l’autre est insupportable pour les jumeaux qui se racontent en pleurant, chacun de son côté, pendant leur entretien respectif. Ils estiment avoir été séparés une dizaine d’années, au moins.
Prendre sa liberté – Le récit de Jean-Guy Je travaillais chez B. Clothing à Longueuil. Puis je pensais à mon frère, puis je priais le Bon Dieu. J’allais à l’église… à Longueuil… à la cathédrale… J’allais prier là. J’ai dit : Mon Dieu, j’aimerais ça retrouver mon frère. Là, je priais le Bon Dieu, pis toute. J’allais à l’église quasiment à tous les matins. Puis une journée, ç’a adonné que j’étais fatigué, je ne filais pas bien, j’avais décidé de prendre une journée de congé à cause de ça, pis j’ai décidé d’aller en ville [à Montréal]. Je me suis débrouillé, je me débrouillais comme je pouvais. Je passais au parc Lafontaine, puis là je rencontre un frère [le frère Joseph]… en plein cœur de Jean-Guy à 61 ans, l’après-midi. Il dit : Salut Jean-Claude [le nom de son été 2001. jumeau] ! Ah, mon Dieu, là… je suis devenu tout ému. J’ai dit : Ça se peut pas, j’ai retrouvé mon frère. Fait que je lui dis : C’est pas [je ne suis pas] Jean-Claude, c’est [je suis] Jean-Guy. Lui, y dit : Non, c’est Jean-Claude, c’est parce que tu ne veux pas le dire à Clément. Parce que mon frère travaillait pour le frère Clément. Fait que en gros, le frère y riait pis il dit : C’est parce que tu ne veux pas le dire. J’ai dit : Je vous le dis, je suis Jean-Guy, j’ai un frère jumeau… Mon frère jumeau, c’est Jean-Claude… pis toute… Bon, il dit, je vais te donner l’adresse où Jean-Claude travaille.
Montréal pour venir en aide aux jeunes de 18 ans qui devaient quitter le MontProvidence. L’abbé Roy a travaillé au Service social de l’Institut Doréa et fondé le Centre Les Maronniers. Le noyau principal était composé des jeunes venant du Mont-Providence mais incluait d’autres institutions dont Saint-Jean-de-Dieu, l’Orphelinat d’Huberdeau, etc. L’intervention retient trois aspects principaux que sont la résidence, le travail et les loisirs. Concernant la résidence, un réseau de familles amies avait été mis sur pied pour accueillir les jeunes avec un suivi. Information fournie par une travailleuse sociale de l’époque. Voir aussi Malouin, 1994, p. 366-368.
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Le frère Joseph a rapporté l’information au frère Clément, qui organise la rencontre. Quand je suis arrivé là, Clément se promenait dans le passage… pis y a dit : Hé, faites-le entrer, c’est réellement son frère pis y veut le voir. Tu sais quand ça fait des années que t’as pas vu ton frère pis que t’arrive de même… On n’a pas été capable de rien dire… [il pleure].
De son côté, Jean-Claude avait dit au frère Clément qu’il avait un frère jumeau, information que le frère Clément avait validée auprès des Sœurs de la Providence. Il avait bien dit à Jean-Claude qu’ils essaieraient de retrouver son jumeau mais comme Clément avait beaucoup d’ouvrage, j’embarquais pas dans ça tout de suite. C’est mon frère qui m’a retrouvé… C’est au Collège Mont-Saint-Louis, au parloir, que j’ai rencontré mon frère. On est restés figés pendant une demiheure avant qu’on parle… [Il pleure].
Prendre sa liberté – Le récit de Jean-Claude À Saint-Jean-de-Dieu, c’était une maison qui était comme un genre de prison… on était comme… dans une prison… Y avait des barreaux… pour pas que les gens se sauvent, des grillages jusqu’au plafond des galeries… Et là, on était avec des gens un p’tit peu plus mental… que moi. Ça me déprimait… Les troubles que j’ai connus moi… Je faisais des crises en disant : Pourquoi je suis dans une bâtisse qui a pas d’allure ? Des fois, on est marabouts, y nous chicanaient, les femmes nous tapaient et les gardiens avaient pas de patience… On était Jean-Claude à 61 ans, tellement renfermés… je pensais : Mon doux été 2001. Seigneur, ça n’a pas d’allure, ça. Les seules fois qu’on a travaillé dans des ateliers, c’est quand les sœurs… y arrivaient pis y nous disaient : Toi, t’es capable… ou ben y nous faisaient plier du linge, des bas et tout ça. Ça fait que quand j’ai eu la chance de me sauver… je me suis sauvé. Tout était fermé avec une clôture. Quand on allait dehors, c’était dans le champ. On était plus souvent sur les galeries que dans le champ. Disons que ce qui était important dans tout ça… c’est d’abord que je me suis sauvé de là. Pis… c’est un type qui s’appelle M.J. qui travaillait là, qui était gardien. Lui y me dit : Je vas te sauver mais à une condition, que t’en parles pas à personne… Moi je passais mon temps à dire : Je veux me sauver. Lui, il était gardien de la salle où j’étais. Y a dit : On va s’occuper de ça. Je l’achalais souvent de même. Dans ce temps-là, je travaillais à la cuisine, je lavais les 71
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planchers et par la suite j’allais porter les vidanges dehors. Ça fait que je me suis sauvé et quand je me suis sauvé… c’est arrivé drôlement… Y avait une cour comme ça… à part que c’était une cour [clôture] en broche… J’ai fait un trou un après-midi… j’ai mis une feuille de plywood [contreplaqué] pis du gazon. Pis la journée que j’me suis sauvé, y a personne qui l’a su. La clôture ousque j’avais mis une feuille de plywood et du gazon commençait à jaunir un peu. Ça fait que là je me suis dit : Faut que j’me dépêche à partir. Ça fait que cette journée-là je me rappelle pas de la date [selon une note au dossier de son frère, c’est le 16 juin 1956 ; il a été libéré définitivement de Saint-Jean-de-Dieu le 23 février 1957]… j’étais sorti avec un portepoussière, j’avais fait un trou, bouché ça avec du plywood, j’avais coupé du gazon comme un gâteau, j’ai enlevé ça en dessous. J’ai fait mon trou et là, quand j’ai parti, ma chemise était déchirée. J’avais pas fait mon trou assez gros… Cette journée-là, il pleuvait abondamment. Quand je suis arrivé tout détrempé… la sœur a m’avait dit : ça t’a ben pris du temps à aller porter les vidanges ?… Quand je me suis sauvé… j’ai passé en dessous. M.J. y m’avait dit : Prends l’autobus sur le coin… Y m’avait donné un billet… Donne ça au chauffeur et dis-lui qu’y te débarque au coin de Sherbrooke et Laval. Y avait un autre transfert à faire… y m’a dit de débarquer à tel coin et de prendre tel autobus… Je me suis rentré ça dans la tête parce que je voulais pas me perdre. Y avait dit : Si t’as peur, si tu penses de t’écarter… prends un taxi, rends-toi là. Je t’attendrai au coin de Laval et Sherbrooke. Y était dehors, il m’attendait. J’ai resté là trois ans. Lui y était pas propre… Ah, je veux pas retourner là-bas [à Saint-Jean-de-Dieu]… J’ai resté pendant un an, non, trois années !
[Pouvez-vous vous rappeler comment vous avez vécu l’adaptation à la ville, au monde?]… Ça été difficile… et ça été dur à embarquer au commencement parce qu’on a l’air… Quand tu sors d’un endroit… On avait l’air un peu niaiseux… on était renfermés… J’ai appris ça avec le temps… Ç’a été difficile mais disons que le temps… Quand je voyais la rue Sherbrooke… c’était gros… quand je voyais la rue Sainte-Catherine… ah, y en a des magasins ici ! Et à la longue… je me suis développé… Le plus difficile ?… Comment je pourrais vous dire ça ? Je peux pas savoir qu’est-ce qu’y a eu de difficile… Difficile, disons… parce que j’ai changé tellement souvent d’appartement… d’essayer de me développer davantage… Disons essayer de vivre avec les gens… Je me disais : Je commence une autre vie, faut que je m’adapte, faut que je montre aux gens que je suis pas niaiseux… je suis un gars qui est ouvert… c’est dans ce sens-là. Je me suis adapté à chaque chose, j’ai embarqué, embarqué et c’est devenu comme ça à force de se défendre, à se débrouiller, à partager avec les autres et à aimer son travail. Le travail, des fois, ça me tentait pas mais je me disais : Ah, j’ai besoin d’argent, faut vivre. Et c’est grâce à Clément, c’est grâce à d’autres qui m’ont dit : Décourage-toi pas, t’aimes ça, plus tard tu vas avoir une job meilleure. J’ai embarqué là-dedans. Ç’a été comme ça toute ma vie. 72
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Après avoir quitté le gardien de Saint-Jean-de-Dieu, qui lui faisait du chantage et le manipulait en le menaçant de le ramener à Saint-Jean-de-Dieu, j’ai resté au Mont-Saint-Louis. En arrière y avait une place pour les employés… y avait des lits. Dans ce temps-là y’avait pas la télévision, y avait la radio… J’ai pas resté longtemps… une semaine. J’ai dit à Clément : je ne veux pas revivre Saint-Jean-de-Dieu. Je me sens renfermé. Y a dit : Trouve-toi une chambre. J’en ai trouvé une sur [la rue] Saint-Denis. Dans ce temps-là, je payais ma chambre quinze piastres par mois. Je suis resté là : une petite chambre, on appelait ça un un-et-demi, pas de TV… J’avais ramassé un p’tit radio. Le soir quand j’arrivais, j’écoutais la radio. En finissant de travailler [à l’Académie du] Mont-Saint-Louis, je me promenais le soir sur Saint-Denis, Sainte-Catherine… je revenais… je me couchais et la même routine recommençait le matin : aller travailler au Mont-Saint-Louis. Je vais vous dire pourquoi c’était mieux : parce qu’au Mont-Providence, on avait pas une chambre mais un dortoir, tout le monde… Ça fait que quand j’ai vu toute la gang, là… même si chacun avait une chambre, pas un dortoir… c’était pas un dortoir mais c’était pareil. Ça parlait fort,… tu dormais, t’avais de la misère à dormir, t’entendait crier, gueuler. Je ne voulais pas le dire au frère, mais y avait des gens qui étaient alcooliques… sans blesser aucun employé. J’ai dit à Clément : j’aimerais rester ailleurs que là. Je me sens encore en institution. Nous, on avait le frère Clément… Il a donné toute sa vie à s’occuper de moi [de 1957 jusqu’à sa mort, en 1980]. C’est un homme qui a fait de grands sacrifices… C’était pas toujours agréable… Des fois, tu fais ton méchant… t’as les nerfs à terre… t’es tanné d’avoir telle job… tu dois avancer au lieu de reculer. C’était dur.
Passer par la ferme puis prendre sa liberté – Le récit de Jean-Guy Au Mont-Providence, on était séparés… J’étais à la salle Saint-Louis-deGonzague… pis lui, il était dans une autre salle. Quand on allait à la messe, qu’on était tous là, j’essayais de le voir, de voir si je ne verrais pas mon frère… Je me demandais : Où est-ce qu’il est ? qu’est-ce qu’il fait ?… On était quarante à peu près dans une salle. On est toujours dans les salles. Puis on allait manger, on retournait dans les salles. Tout ce qu’ils nous apprenaient, c’est d’aller à la messe, puis notre Notre-Père, puis en latin dans ce temps-là… Je vais être bien sincère, des souvenirs, j’en ai gardés le moins possible… parce que ça me fait trop de quoi. Le Mont-Providence y m’ont envoyé sur des fermes. J’étais là [au MontProvidence] quand y ont fait les clôtures, qu’y ont mis des grillages sur les galeries. On travaillait sur des fermes, de peine et de misère… On ne
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connaissait rien [du travail de la ferme]. On était… écoutez, on a été renfermés tout le temps de notre vie : comment est-ce que vous voulez qu’on connaisse comment travailler avec une vache ? ou comment nettoyer les… les choses à la ferme… pis toute ? Y étaient toujours après nous engueuler : T’es pas capable de faire ça comme du monde. pis c’est ci, pis c’est ça… pis on connaissait rien… C’est pas en allant dans les fermes que tu vas apprendre de quoi… On n’apprenait pas à lire, ni à écrire, dans ce temps-là, dans les fermes… Envoye, va-t-en… va nettoyer… va donner du foin aux vaches… Pis j’étais pas vieux, j’étais tout jeune. [Selon son dossier, Jean-Guy a été envoyé dans une première ferme à Saint-Jacques-le-Mineur en juin 1954, un mois avant d’avoir 14 ans.] Ils nous envoyaient là pis y nous faisaient travailler comme des bons… La première évasion que j’ai faite, je ne m’en rappelle pas plus qu’il ne faut… mais ce que je me rappelle, c’est que je m’étais sauvé parce que j’aimais pas ça. Pis… j’ai été placé dans une deuxième famille. C’était un peu mieux mais on travaillait pareil… L’ouvrage manquait pas, ça c’est officiel.
Comme son frère jumeau qui s’est évadé de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, Jean-Guy s’est évadé de la ferme où il avait été placé. Sur le plan administratif, il est toujours considéré comme un ancien de Saint-Jean-de-Dieu sans jamais y avoir été interné, parce que la transformation de l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence en Hôpital Mont-Providence a fait de la clientèle de l’Institut des patients de Saint-Jean-de-Dieu. Dans les faits, toutefois, Jean-Guy n’a pas effectué de changement résidentiel et n’a jamais physiquement résidé à SaintJean-de-Dieu. Le fait de retrouver son frère a eu pour conséquence de changer la trajectoire de vie car ainsi, il a été en quelque sorte «adopté11 » par le frère Clément, qu’il considère, lui aussi, comme un père. «On était les jumeaux à Clément. Il nous a montré la vie, il nous a désenfermés.» Maintenant retraités, les deux frères ne veulent plus jamais se perdre de vue.
11. Ils n’ont pas été légalement adoptés.
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Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
Au Foyer Sainte-Luce et à l’Hôpital psychiatrique de Bordeaux12 Le Foyer Sainte-Luce n’avait de foyer que le nom et jouait «le rôle d’un hôpital mental sans toutefois avoir le moindre personnel compétent à son service». Situé à Disraëli, à 25 km de Thetford-Mines et à 145 km de Québec, c’était, selon les mots de son directeur, «une filiale de l’Hôpital Saint-Michel-Archange» qui recevait aussi des patients de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. En décembre 1960, le foyer comptait 203 malades mentaux de sexe masculin, 203 de plus de 65 ans et 5 de moins de 16 ans. Un peu plus de la moitié souffraient d’arriération mentale, les autres de psychose ou d’affection organique du vieil âge, quelques-uns d’épilepsie et certains autres d’alcoolisme. Pour tout personnel, il ne disposait que d’un médecin de pratique générale qui consacrait deux heures par jour au foyer, un seul infirmier plus ou moins qualifié, huit préposés aux malades (des gardiens, dont trois étaient en devoir le jour et deux la nuit) qui ne recevaient aucune formation ni enseignement, et une vingtaine de «malades» qui faisaient «un travail régulier dans l’institution: on leur donne jusqu’à 5 $ par semaine». Les conditions de vie de ces malades sont les suivantes: pas de draps sur les lits, mais seulement deux couvertures grises, un bon couvre-pieds et un oreiller recouvert d’une taie d’oreiller propre; trop de lits mais une seule petite fenêtre dans les dortoirs; pas de meuble pour les vêtements et objets personnels des malades; six douches seulement et un bain par semaine; un dortoir sans calorifère où la température est estimée, par la Commission à dix degrés inférieurs à la normale; aucun traitement psychiatrique, etc. La Commission Bédard, qui recommande la fermeture de ce foyer dans les délais les plus brefs, indique que «l’atmosphère est irrespirable, l’ambiance épouvantable. Il est tragique de voir tant de vieillards tremblotants, hébétés, parqués en si grande quantité dans un tel endroit. […] en réalité les patients sont soumis à des mesures antithérapeutiques par du personnel incompétent» (Bédard et al., 1962, p. 57-60). Pendant ce temps, au pénitencier de Bordeaux, il y avait une aile qu’on appelait l’Hôpital psychiatrique de Bordeaux et où se sont retrouvés plusieurs enfants de Duplessis. Ceux-ci apparaissent même être à l’origine de l’émeute qui s’y est produite en juin 196013. Dans son ouvrage Scandale à Bordeaux, Jacques Hébert (1959) raconte l’horreur du quotidien de l’un d’entre eux. Au moment de la visite effectuée par la Commission Bédard (Bédard et al., 1962, p. 122-124), environ 200 malades y vivent dans des conditions insalubres sur les plans de l’hygiène et de l’alimentation. Ils sont sans galerie ni cour intérieure, n’ont jamais pu bénéficier de sorties à l’extérieur, n’ont pas reçu de traitement psychiatrique, et sont «traités» par du personnel non qualifié, etc. La Commission a recommandé et obtenu la fermeture de cet «hôpital».
12. Texte composé à partir des notes de la Commission Bédard, 1962, p. 57-60. 13. Ce commentaire revient à la journaliste Marie-Paule Rouleau de la Société Radio-Canada qui a réalisé une entrevue avec Étienne Lapointe le 21 avril 2000 et à qui nous empruntons la forme qu’elle avait donnée à son entretien en faisant alterner le récit et le chant de son interviewé.
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« On est des coquilles vides. » – Étienne J’étais pas encore né que j’ai été enlevé à ma mère. Et elle, elle était pas enceinte de six mois qu’elle était déjà condamnée à aller là. Elle avait ni support de ses parents, ni le support de sa communauté. Ni le support de son médecin… Même si elles [les filles-mères] ne voulaient pas les donner [leurs bébés], elles étaient forcées… on les forçait en les pointant du doigt. C’est pas elle [ma mère] qui est responsable. La lâcheté, la responsabilité, pour moi, revient à l’Église. C’est l’Église. L’Église a besoin de ces œuvres pour montrer sa grandeur. Si elle en avait pas, d’œuvres, il n’y aurait pas d’Église. L’Église ne pourrait pas montrer sa grandeur.
O dulcis… Virgo Maria… (Ô douce Vierge Marie)… Il y a quinze ou dix-huit ans, Étienne a voulu en savoir plus sur ses origines. Il s’est rendu aux services sociaux s’informer. Il a obtenu une bribe d’information. Je ne suis pas retourné parce qu’on m’a donné l’impression… on m’a donné des certitudes que je ne saurais jamais qui j’étais… Ce n’est pas l’envie qui me manque mais… ce qui me fait le plus chier de la part des autorités, c’est leur refus de nous renseigner. C’est le même refus que celui de nous instruire. Renseigner, c’est instruire… On m’a donné l’impression que je ne saurais jamais qui j’étais… Rencontrer ma mère, aujourd’hui, ce serait pour lui dire à quel point j’ai eu pour elle une tendresse sans limite! La tendresse. Étienne est le seul répondant à avoir abordé spontanément cette dimension. C’est la dernière question de l’entretien: Y a-t-il une question essentielle pour vous dont on n’a pas parlé? qui l’a amené à ce sujet. L’essentiel dont on n’a pas parlé, c’est ces souffrances internes, souffrances de savoir qu’on est seul… puis que… même si on avait tenté de partager ce qu’on ressentait, soit avec des moniteurs, avec des gardiens, avec des religieuses ou avec des médecins, on ne nous aurait pas écoutés… on ne nous aurait pas écoutés. On n’écoutait pas les pauvres. Les moindres petites joies que parfois les religieuses nous faisaient… on ne pouvait pas leur dire ces petites joies de peur de perdre ce petit peulà… la peur qu’y pensent, qu’y sentent qu’elles nous en donnaient trop de ce petit peu-là. Pour continuer d’en avoir, c’était mieux de pas en parler… Tu sais, si on Étienne Lapointe à 22 ans. avait sauté au cou d’une sœur pour une pomme ou une On lui dit qu’il ressemble à James Dean. orange ou un petit sac de bonbons qu’on nous avait donné à Noël, si on leur avait sauté au cou et puis qu’elles avaient ressenti toute cette immense joie, il est possible qu’il y en aurait eu d’autres durant l’année. Puis elles nous auraient reproché d’avoir été trop bonnes pour nous. 76
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Elles ne nous en ont pas donné assez… Puis elles disaient… puis elles nous redisaient qu’elles avaient été bonnes pour nous… Des Sœurs de la Miséricorde, de la Providence, Filles de la charité, Servantes des pauvres, comme elles disent toutes. Toutes les communautés, elles sont toutes filles de la charité, servantes des pauvres… Est-ce que tu fais la charité pour faire de la charité… ou est-ce que tu fais de la charité pour te gagner des indulgences ? Tu fais de la charité parce que tu crois à l’Homme qui est en face de toi, parce que tu y crois, que tu te dis que tu vas l’aider et puis… qu’il va… que ça va bien aller… Tu fais pas la charité pour que la personne devienne dépendante de toi, c’est pas le but de la charité, mais c’était ça le but de la charité des communautés : qu’on devienne dépendants d’elles. Et… bien, j’aurais voulu [te] parler de… de choses que je suis pas capable de dire… que j’ai jamais été capable de dire… puis que j’ai encore au plus profond de moi parce que j’ai pas les mots pour le dire… parce que… ça fait encore mal… y te font encore mal… tu te retiens pour pas pleurer… pis pourquoi t’aurais envie de pleurer… parce que ça t’a fait si mal, si mal, parce que t’étais plus conscient, aussi. Quand t’es conscient que ça te fait si mal. Quand t’es pas trop conscient, t’es pas trop conscient. C’est la conscience qui fait mal. Hein ? Quand on est conscient de la souffrance des autres là, ça fait toujours mal. Plus mal. Beaucoup plus mal. Beaucoup, beaucoup plus mal. Ça fait encore mal, puis… D’entendre les oiseaux, comme ça le matin, l’après-midi, embellit ta journée… puis une odeur d’herbe, j’ai toujours un plaisir par exemple quand je passe devant un cèdre. Je prends une petite pincée de cèdre et je le frotte entre mes doigts pour l’odeur… ça sent tellement bon.
Dans un coin perdu de la montagne… Un tout petit Savoyard… Chantait son amour dans le calme du soir… Près de sa bergère au doux regard… Je suis né le 27 avril 1942 à 5 h 45 du matin à l’Hôpital de la Miséricorde de Montréal, d’une mère francophone qui venait du Nouveau-Brunswick. Mon père [était] anglophone et traiteur de fourrure. Puis j’ai été à la Crèche Saint-Paul… Je me revois dans mon p’tit lit… la première image que j’ai de moi, conscient de ce que je suis… Y a plusieurs petits lits de bébé dans une grande salle, des lits avec des barreaux comme pour les lits d’enfants… Y en a beaucoup des lits comme ça, si je regarde autour de moi… peut-être quinze ou vingt dans un espèce de dortoir… Puis, il y a deux religieuses, trois ou quatre dames qui regardent les lits, qui regardent les enfants… Et je me lève debout dans mon lit, j’essaie d’attirer l’attention, je ne sais pas pourquoi j’ai l’impression que c’est une maman qui vient chercher son enfant, je veux qu’on vienne me chercher… J’essaie d’attirer l’attention quand venaient des dames pour adopter des enfants… C’est une maman qui vient chercher un enfant, qui vient chercher son enfant… Je veux qu’on vienne me chercher… fallait que je me fasse adopter… c’est mon premier souvenir… Chez les jeunes enfants, on voit ça beaucoup chez les débiles mentaux, un enfant qui est assis par terre, qui se cogne la tête sur les murs… qui se frappe… Je faisais ça, j’avais cette habitude-là… Mon deuxième souvenir, on descendait l’escalier… 77
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C’était la première fois qu’on descendait dans une salle avec des tables et des petites chaises… On passait nos journées là. C’est vous dire jusqu’à quel point je peux aller loin dans les souvenirs… Le troisième souvenir, c’est la première fois qu’on mange dans des assiettes. On nous donne des couteaux et des fourchettes… Je me souviens qu’elle nous avait dit qu’on devait tenir le couteau de la main droite, le même côté que le signe de croix.
Vers les 6 ou 7 ans, Étienne a fait l’objet d’une tentative d’adoption. Une tentative. Deux garçons, lui et un autre, passent une fin de semaine chez une dame. Elle ne l’a pas pris, dit-il, parce qu’il mouillait encore son lit, mais aussi parce qu’il avait pris une petite photo d’elle dans son porte-monnaie. Elle a dû croire qu’il était voleur. C’est l’explication qu’il s’en est donné trente ans plus tard lorsqu’il a rencontré celui qui a été adopté «à sa place» et qui, lui, nie avoir été adopté. En plus, de recevoir la fessée régulièrement, presque tous les matins, parce que je mouillais mon lit, on m’attachait par les pieds après le lit avec une courroie et un cadenas. Là, je ne pouvais pas me lever. Et le jour, je devais traîner une chaise parce que j’étais attaché par la chaise avec une courroie. J’exagère pas, c’est la vérité. J’allais jouer dans la cour avec ma chaise. Alors, on voyait ça, là, sur les trois cent cinquante élèves, peut-être, qu’il y avait au MontProvidence, il y avait quelques chaises dans les cours, des chaises qui se promenaient.
L’impression que lui laisse le séjour à la crèche et à l’orphelinat est «le sentiment d’avoir été complètement abandonné de tous, y compris des religieuses ellesmêmes». Non, les sœurs n’ont pas été des mères pour lui, au contraire. C’étaient des gardiennes, pas des mères. Ce ne sont pas des femmes. Je ne peux pas parler d’une femme qui n’a jamais eu d’enfants. On ne peut pas parler d’une femme qui est rentrée en communauté… On ne peut pas parler… qu’une femme soit si aveuglément prise dans – j’allais dire dans sa soutane – dans son froc, comme disait Léo Ferré dans une de ses chansons. On ne peut pas parler d’une femme qui n’a pas de liberté de pensée, qui n’a pas de liberté de parole, qui n’a pas du geste ni la liberté affective ou la liberté… C’est qu’elles n’avaient pas le droit [d’être des mères avec eux, de les aimer, de leur manifester de la tendresse ou de l’affection]. Elles n’avaient même pas droit [de se manifester un attachement] entre elles… C’est le don de soi pour ces femmes-là, c’est le don de soi et là, oubliez vos cinq sens. Vous oubliez le sens du toucher, de l’ouïe, de l’odorat, du goûter… C’est important dans l’éducation, tous ces sens-là. C’est lui qui vous permet de juger ce qui est bon ou ce qui n’est pas bon, ce qui est agréable, désagréable et autre… Ça là, vous ne pouviez pas l’obtenir de ces religieuses-là parce que ça leur était pas permis…
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Parce que les choses que j’affectionnais ou que j’aimais beaucoup, ça nous arrivait si peu… si peu que je jouissais dès que j’en avais un petit peu. Si j’avais une poignée de bonbons, là je prenais mon temps pour les manger, mes bonbons. Je les savourais, je prenais mon temps. Pis je trouvais ça bon. Puis je regardais la couleur des bonbons, la forme des bonbons, la transparence de… Y en a un qui était carré, puis… surtout les bonbons clairs qui avaient toutes les formes… qui étaient faits par la compagnie Viau, j’adorais ces bonbonslà. Parce que des bonbons aux goûts différents, des couleurs différentes… Puis que ce soit un morceau de gâteau, que ce soit un objet quelconque. Ah non, [elles ne pouvaient pas]… Moi, j’ai découvert les sens… puis je pense que ça les agaçait que je découvrais le plaisir. Non, c’était interdit, la jouissance, chez les religieuses. C’était interdit, elles ne pouvaient pas nous l’inculquer, ça faisait vingt ans, trente ans qu’elles étaient en communauté, sinon plus, elles ne pouvaient pas inculquer quelque chose dont elles avaient perdu le sens. On ne peut pas donner à quelqu’un d’autre ce qu’on n’a pas. Puis… elles avaient fait le don et l’abandon de ces choses en entrant en communauté. C’étaient pas des mères… au contraire… elles faisaient des choses… Quand elles ciraient le plancher, y avait des espèces de pesées en gros métal avec un manche, puis on cirait les planchers avec ça, avec une cire en pâte très épaisse… un beau plancher de bois franc. Nous, les religieuses nous embarquaient sur les pesées pour que ce soit plus lourd pour le polir le plancher. Ç’aurait pu être plaisant ou déplaisant… mais c’est qu’on n’avait pas le droit de rire. Là, ça devenait déplaisant, on ne pouvait pas avoir de plaisir… C’est ça qui était déplaisant. C’était plaisant de se laisser traîner, hein, par un adulte. Ça aurait pu être drôle, très amusant… Ça, c’est pour la chapelle, je ne me souviens pas d’avoir fait ça dans la salle… Ou alors, on nous mettait des gros bas de laine… il fallait frotter mais on n’avait pas le droit de courir avec nos bas. Le plaisir nous était interdit. Ça me rappelle la fin de la guerre. La journée où on a annoncé la fin de la guerre. Elles étaient rentrées six ou sept religieuses pour nous l’annoncer. Elles se sont mises à chanter le Te Deum. Je ne sais pas si vous le savez, mais le Te Deum, c’est un cantique pour remercier Dieu pour une faveur obtenue, des grosses faveurs obtenues, mais le Te Deum, c’est long, c’est très, TRÈS, TRÈS LONG pour des enfants, interminable pour des enfants, remercier Dieu… Puis elles nous donnent une poignée de bonbons qu’on doit manger vite parce qu’il y a le dîner qui arrivait ! Ou, c’est ce qui est le plus dur de la part des religieuses, elles savaient jouer avec nos sentiments… ça, elles savaient nous faire pleurer pour un rien… sur le côté du manque affectif, sur leur incompréhension de nos désirs. Ça là, elles ne pouvaient pas nous comprendre, elles nous disaient tout le temps qu’elles ne pouvaient pas en faire plus pour un enfant que pour un autre, qu’il fallait être juste pour tout le monde. Mais on le savait fort bien qu’il y avait des chouchous à travers ça. Pourquoi pas moi ?… Depuis ma plus tendre enfance, j’étais un révolté contre elles. Je ne pouvais pas être un chouchou même si
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j’étais le plus beau, le plus fin, le plus intelligent, elles me le disaient. Elles me disaient tout le temps que j’avais beaucoup de talents et me répétaient deux phrases : Ah si tu voulais ! pourtant je voulais… et : T’es donc pas logique ! Mais elles ne me l’expliquaient jamais. Elles ne m’ont jamais donné les moyens [d’être autrement]. Elles me mettaient souvent en évidence pour attirer les dons des dames auxiliaires… Aussi, elles ne faisaient pas du tout elles-mêmes ce qu’elles nous enseignaient. C’est même tout à fait le contraire. Je regardais leurs actes par rapport à ce qu’elles disaient. Par exemple, elles recevaient des dons des dames auxiliaires. Elles nous demandaient à nous de séparer les beaux cadeaux des moins beaux, de ceux qui n’étaient pas propres. Les beaux cadeaux étaient mis au magasin général. Pis qui allait au magasin général ? C’étaient les enfants qui avaient leurs parents et qui pouvaient acheter ces produits. Pourtant, ces cadeaux-là leur [aux religieuses] avaient été donnés pour nous. On ne les recevait pas.
Mais cela ne signifie aucunement une discrimination à l’intérieur des salles, précise-t-il, entre les enfants de l’institution, entre ceux qui avaient leurs parents et ceux qui n’en avaient pas. «Les religieuses ne créaient pas ces différences-là à l’intérieur des salles.» L’égalité de tous les enfants était la règle. À 11 ans, Étienne a un vrai grand copain qui le connaît bien, qui sait le faire «pomper», le faire grimper dans les rideaux, comme le faire pleurer, dit-il. Ce copain a, lui, des parents et il invite Étienne à une visite des parents. Avertis, les parents ont également apporté un sac de friandises, de jouets, de surprises à Étienne, l’ami de leur fils. Puis quand je suis revenu du parloir, que je suis rentré dans la salle, la sœur a m’a dit : Étienne, t’es chanceux, t’as vu des parents, aujourd’hui. Va falloir que tu y penses. T’as eu un sac de friandises, va falloir que tu penses aux autres, ceux qui n’en ont pas eues. On va le partager, puis tout le monde va être content. Elle a tout donné mes friandises, tous mes cadeaux, puis elle a saisi mes cadeaux. Elle a dit : On va en envoyer dans l’autre salle. Ce jouetlà, c’est beaucoup trop jeune pour toi ! Trop jeune pour moi ? C’était pas trop jeune pour moi, j’en avais jamais eu de jouets ! Elle a tout donné, tout distribué. J’ai rien, rien eu de mon sac de friandises. Le lendemain, j’ai dit : Je peux-tu avoir une orange ? T’en as plus. De toute façon, tu ne le méritais pas. J’ai rien eu… [Aujourd’hui, qu’est-ce que cela vous fait ?] Ça fait mal, si mal, hein ! C’est des injustices en leçon qui me faisaient le plus mal, qui m’arrachaient le cœur, là. Je pleurais facilement. Moi, j’ai pu peut-être supporter toutes ces souffrances-là parce que j’étais capable de vivre ma souffrance, puis de pleurer profondément. Je la pleurais, je voulais la pleurer, je voulais être triste, je voulais être mélancolique, puis je le faisais volontairement, parfois, parce que je ressentais qu’il fallait que ça sorte, là. C’est peutêtre ça qui m’a permis de passer au travers.
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On subissait le même régime que les sœurs. Elles m’ont donné des qualités qui peuvent être à la fois des défauts terribles. Par exemple, le don de soi. Le mot « charité ». On entend : La charité bien ordonnée commence par soi-même. Mais dire cette phrase-là chez les religieuses, c’était un péché mortel… de l’égoïsme le plus total… Le don de soi, je l’ai appris chez les religieuses. Puis, ça m’a beaucoup desservi, ce don de soi. Ça m’a desservi incroyablement parce que pendant que je m’occupais des autres, je ne m’occupais pas de moi. À toujours vouloir s’occuper des autres, le don de soi, c’est l’oubli de soi, puis s’occuper des problèmes de l’un, des problèmes de l’autre ; encourager l’un, encourager l’autre, aller faire du ménage pour rien, pour être agréable, pour pas perdre ses amis, acheter son amitié… Le don de soi, c’est souvent dans ce senslà aussi : on achète ses amitiés puis on pense faire du don de soi, faire de la charité mais dans le fond, on achète des sentiments. Les sentiments, les rapports de force qui peuvent exister entre deux êtres… quand on n’a pas appris ça, on ne sait pas ce que c’est. La patience, l’ordre, la propreté, faire le ménage, ça on l’a appris. C’était leur manière d’agir. C’était comme ça. Elles n’avaient pas le droit elles-mêmes à la réplique vis-à-vis leurs supérieures. Obéissance prompte jusqu’à la mort, la mort sur la croix… Ad majorem Dei gloriam… pour la plus grande gloire de Dieu !
Étienne fait partie du groupe de garçons qui servent la messe. Il sait lire. C’est curieux, j’avais l’impression, quand je suis sorti de là, que j’avais une neuvième année mais quand je suis allé pour suivre des cours, j’ai découvert que j’avais même pas une troisième année. Pourtant, je savais lire et écrire.
Il a une bonne mémoire et peut apprendre ses prières en latin rapidement. Puis j’ai encore conservé les prières qu’on nous a enseignées quand j’étais jeune. Y avait la grande prière des sœurs que les religieuses récitaient à chaque soir, qui était assez longue… Mettons-nous en la présence de Dieu et adorons-le. Je vous adore, ô mon Dieu, avec la soumission que m’inspire la présence de votre souveraine grandeur. Je crois en vous parce que vous êtes la vérité même. J’espère en vous… Puis c’est une prière qui est très longue… Je la connais encore toute par cœur. Autant mes prières en latin qu’en français : le Notre Père, le Salve Regina… Je connais la messe des anges par cœur. Je peux encore la chanter aujourd’hui.
Doté d’une très belle voix, Étienne fait également partie de la chorale et, aujourd’hui encore, chante en latin tous les matins l’un des cantiques qu’il a appris. On lui reconnaît des talents d’artiste: J’étais très bon dans le dessin, dans le choix des couleurs. Ah oui, on me le disait tout le temps, un grand artiste. D’abord, le chant, le dessin, les couleurs, le choix des couleurs… et ainsi de suite. La tendresse des couleurs : je partais du foncé, j’allais au pâle. J’avais une craie, par exemple… puis j’étendais ma ligne, puis ça faisait des ombrages. Je savais faire les ombrages, ainsi 81
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de suite, puis… Non, ça, elles n’avaient pas le choix de le reconnaître parce que je le disais pour elles. Et puis ça les faisait suer. Je le disais pour elles : Je suis bon, hein ? Vous aimez ça, hein ? Je le disais pour elles parce qu’elles ne me l’auraient pas dit d’elles-mêmes, parce que pour elles, c’était comme si on encourageait une forme de vice… Mes cinq sens, ç’a été mon développement : le toucher, la vue, l’odorat, le goûter, l’ouïe. Je suis sensible. C’est important, le développement des cinq sens. Moi, c’est le père Ambroise Lafortune à la télévision qui m’a fait comprendre ça. Un artiste, c’est une personne hypersensible et qui est capable de créer avec sa sensibilité ; de toucher, de faire voir, de faire entendre, de faire goûter.
En 1954, lorsque le Mont-Providence se transforme en hôpital psychiatrique, Étienne a 13 ans. Alors que certains de ses compagnons demeureront en institution psychiatrique, lui est envoyé au Foyer Sainte-Luce de Disraëli, à 40 kilomètres de Thetford-Mines et à 235 kilomètres de Québec. C’est peut-être parce que j’étais grand et fort que je suis allé là. Je devais peser dans les 190 livres et je mesurais 6 pieds. J’étais très solide et très fort. Nous sommes partis quinze pour Disraëli. Il y en avait six déjà là, donc on était 21 jeunes pour s’occuper de 175 malades. Et quand je suis arrivé là, les deux bras m’ont tombé de voir tant de vieux… tant de vieux. C’était des anciens patients. Je dis anciens patients parce qu’il n’y avait pas de médecin. C’était des anciens malades mentaux qui venaient d’hôpitaux psychiatriques. C’était des personnes âgées de 65 ans et plus qu’on avait déplacées pour laisser la place à d’autres patients, à d’autres psychiatrisés. Y avait aucun médecin, aucune infirmière. Y avait deux femmes : une à la cuisine et la femme du patron. Et… quelques années plus tard, un rapport en… dans les années soixante, 61, je pense, 62, le gouvernement avait fait enquête sur les… les institutions psychiatriques à travers le Québec [la Commission Bédard en 1962] et… on avait décrété qu’à Disraëli c’était le pire endroit. Pénible, tellement pénible ! D’abord, parce que les trois quarts des patients, sur les 175 malades qui étaient là, le trois quarts étaient alités. Au moins dix pour cent étaient sur la camisole de force. Puis la moitié, fallait les faire manger, les changer… y avaient pas de couches, ils restaient dans leur merde. On en prenait un certain nombre… peut-être qu’on s’occupait de 20 à la fois, puis 20 autres le lendemain, puis 20 autres trois jours après pour pouvoir les laver, les nettoyer, les raser, les torcher. Y avait même pas de douches là. On les lavait à la mitaine dans leur lit… Fallait les nourrir souvent à la main… ensuite… fallait en plus aider à l’agrandissement de la construction. Fallait agrandir l’institution. Il fallait aller voler des médicaments au village, par exemple pour les aspirines, du blumitinine, des pansements au cas où ils se blesseraient… Puis quand on avait besoin d’aspirine, y en avait pas dans la maison, il fallait en voler à la pharmacie du village, de la teinture d’iode, des compresses…
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[Qui vous dirigeait? vous montrait comment faire? vous entraînait? Comment vous avez été préparés à aller là?] On n’a pas été préparés. On est arrivés là du jour au lendemain, comme un cheveu sur la soupe. On devait nous payer cinq piastres par semaine. On n’a jamais eu ce cinq piastres là. On est restés là un an et demi. On avait déjà travaillé un peu au Mont-Providence mais on n’était pas payés. Les sœurs disaient que c’était pour les bonnes œuvres. On comprenait ça. Puis on pensait aussi que les employés n’étaient pas payés non plus. On ne savait pas qu’ils étaient payés mais ils étaient payés. Puis à Disraëli, c’était l’abandon total. Ces patients-là, y étaient aussi mal pris que nous… Demandez donc aux gens s’ils iraient faire un tour gratuitement comme ça dans une institution psychiatrique… On vivait là, nous autres, on n’était pas séparés des malades, les garçons et les malades aussi dans notre dortoir… c’était pêle-mêle. C’était pas mal mêlé. Fallait se lever à six heures le matin pour aller faire le gruau, préparer les rôties. On avait… 32 pains à beurrer… pour les 175 malades… À chaque matin. Puis avec le pinceau, ç’allait vite… Du beurre fondu. La margarine, on ne connaissait pas ça, C’était du beurre fondu. Fallait faire… fallait faire vite parce qu’à huit heures et demie, fallait que tout soit fini parce qu’après ça, il fallait les laver. Après ça, nettoyer la salle en bas. Puis nettoyer toute la cuisine pour préparer le dîner…. Puis après le dîner, il fallait sortir ceux qu’on pouvait sortir dans la cour en arrière.
… Ad Te clamamus… exules, filii Hevae… (Vers Toi nous crions, exilés, fils d’Ève) Tout ce qui touche à la psychiatrie… ç’a été… hyperpénible, hyperpénible parce que j’étais conscient. Tout est pénible quand vous êtes conscient d’un état. Et c’est très difficile à vivre… Tout est à l’intérieur. Des souffrances, là… qu’on ne peut pas partager. On est seul à souffrir. On naît seul. On souffre seul. On endure seul. Puis on n’a personne pour… même pas entre nous. Parce que cette période, ces crises qu’on pouvait avoir… ces… ces moments pénibles, difficiles, ces émotions, tout ça… on ne pouvait pas s’en parler entre nous. Ça nous donnait rien dans le fond. On ne peut pas en parler à quelqu’un d’autre qui ne connaît pas ça, ou qui a déjà connu ça et qui est plus dans le… Mais si vous êtes à l’intérieur… Prenez les détenus, par exemple, ben ils ne se parleront pas de leur temps de la prison où ils sont. Comment tu manges ici? Tu manges-tu bien? T’aimes-tu ça? Est-ce que t’es capable d’avoir des rapports sexuels, de te masturber ou autre? Non, ils ne s’en parleront pas entre eux. Mais ils vont parler de ce qui se passe à l’extérieur, de ce qu’ils ont connu, de ce qu’ils ont fait. Mais de l’incarcération en elle-même, ils ne s’en parleront pas parce qu’ils le savent qu’ils n’ont pas à le demander à l’autre, qu’ils n’ont pas à partager, qu’ils n’ont pas envie d’emmerder son voisin parce qu’il le sait déjà… On ne s’en parlait pas entre nous, on ne partageait pas ces choses-là. C’était la solitude… qui était pénible à supporter parce qu’on est seul dans sa souffrance en institution. On est seul parce qu’on est conscient. 83
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On souffre encore plus quand on leur prouve que c’est nous qui avons raison et puis que c’est eux qui ont tort mais qu’on ne peut pas rien changer… Ce qui fait… que à un moment donné, nous là, on n’en pouvait plus. Ça faisait un an et demi qu’on nous avait promis au tout début qu’on recevrait cinq piastres par semaine qu’on nous avait jamais données. On nous mentait, on était maltraités pis à un moment donné, quand ils voulaient nous punir, ils nous mettaient dans un espèce de garde-robe. Des fois, on s’est trouvés… une fois on s’est trouvés neuf à l’intérieur du garde-robe pendant cinquante et une heures. C’était assez… On avait brisé des meubles qui étaient déjà brisés pour qu’ils soient vraiment pas réparables, pour qu’ils en achètent des neufs, parce que les meubles étaient déjà pas confortables d’avance parce que le propriétaire… Donc, on brisait des meubles qui n’étaient pas réparables. Et lui [le propriétaire] s’est tanné de ça… il n’avait pas envie de dépenser mais il manquait de meubles, alors il nous a fait transférer à Saint-Jean-de-Dieu pour troubles de comportement, etc. Comme on avait déjà notre diagnostic de débilité mentale, venant du Mont-Providence, alors c’était plus facile pour lui de nous transférer à Saint-Jean-de-Dieu que de nous transférer dans une école de réforme. Parce qu’on voulait apprendre un métier et qu’on savait qu’à l’école de réforme, on apprendrait tôt ou tard un métier. On a 13 ans, on a 14 ans… puis ça pressait pour nous là, d’apprendre un métier. Que ce soit la mécanique automobile ou la peinture, ou la plomberie… électricien… au moins, on savait qu’on apprendrait un métier et puis qu’avec ça, on pourrait… que ça pourrait nous servir quand on sortirait. On ne savait pas quand, mais on savait qu’on sortirait plus tard. On ne pensait même pas à s’évader… On pensait qu’ils nous enverraient… mais c’était pas évident, ça. C’était vraiment pas évident. Donc, c’est pour ça qu’on avait brisé des meubles. Et, ils nous avaient transférés, une quinzaine comme ça, à SaintJean-de-Dieu… Ç’a été… [silence]… À Saint-Jean-de-Dieu, je n’ai jamais été vu par un médecin… Y avait le médecin du département de la salle où j’étais qui disait : Bonjour, bonjour. Comment ça va. D’où tu viens ? Je viens de Disraëli. Qu’est-ce que tu faisais à Disraëli ? Puis au Mont-Providence ?… C’était à peu près les mêmes questions comme celles que vous me posez : Comment c’était, et puis tout ça. Et… il dit : Ça va, retourne à la salle. Dans la salle, c’était des jeunes. On avait été dispersés dans deux salles à Saint-Jean-de-Dieu : la salle Saint-Joseph et la salle Saint-Georges. On n’avait pas plus de classe là. On servait pour faire les ménages à Saint-Jean-de-Dieu… [Étiez-vous traités comme des patients ?] On était des patients ! Diagnostic : Débile mental, petit agité… parce que je l’ai vu mon dossier… J’y suis resté trois ans à Saint-Jean-de-Dieu… Jamais traité par un médecin. Plus souvent qu’autrement les religieuses me donnaient des médicaments dès que je répondais le moindrement ou autre… J’ai jamais été colérique, je parlais fort mais je n’étais pas violent. Non. Non, pas du tout. Pas du tout. Il m’arrivait de me fâcher de temps à autre. Devant des 84
Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
grandes injustices ou devant l’autoritarisme aveugle des sœurs du département de la salle. Là, là, j’en prenais un coup. Elles me mettaient la camisole de force et puis elles me faisaient prendre des médicaments de force : du largactil, du gardenal, du stelazine, n’importe quoi pouvait y passer pour tenter de nous calmer. J’ai jamais eu d’électrochocs ni de ce qu’on appelait la cure du sommeil… J’avais une influence, une mauvaise influence, et c’est pour ça qu’elles m’ont envoyé à la prison de Bordeaux. J’étais malcommode. Mais c’est quoi quelqu’un de malcommode ? Quelqu’un qui est conscient de son institutionnalisation à laquelle il ne devrait pas être ? Et qui en parle aux autres autour de lui ? J’étais un révolté. Alors c’qu’elles ont fait… elles m’ont envoyé à Bordeaux dans l’aile D. Ma première impression est que j’arrive dans une prison médiévale ! Dans l’aile D, ce sont presque tous des assassins qui ont été déclarés malades mentaux et qui ne pouvaient pas avoir leur procès. J’arrive moi, j’ai 16 ans. J’ai jamais passé en cour, j’ai jamais vu un juge, j’ai jamais vu d’avocat !… Et le plus drôle, c’est qu’il y avait d’autres cas comme moi. Nous étions cinq orphelins… violés par eux autres… par ces malades-là, ces fous-là.
Enchaîné jusqu’au fond de la terre… Tout seul dans un sombre cachot… Oui je pleure en faisant ma prière… Mais personne n’entend mes sanglots… En 1960, en juin, un dimanche après-midi, on a tenté de s’évader. On a pas réussi. Le soir même, on refait une tentative. Là les gardiens qui sont sur les murs ont tiré sur nous. Le même soir, ça a viré à l’émeute dans l’aile D. Une grosse émeute qui a duré deux jours. Quand vous avez des orphelins qui sont envoyés dans l’aile D… ad vitam æternam… quand vous êtes institutionnalisés… il n’y a plus de temps devant vous ! J’ai 17 ans, moi là… ça fait longtemps que je veux apprendre à lire… que je veux mon éducation… ça fait longtemps, depuis l’âge de 6-7 ans, que je veux apprendre et j’ai pas été capable et j’le sais… j’ai encore rien, aucun bagage. Ça a viré à l’émeute. On a commencé à briser le bureau du médecin dans notre département dans l’aile D. On a déchiré les dossiers et puis… ils ont lancé des bombes lacrymogènes là-dedans, dans la grande salle… à travers les fenêtres… c’est comme ça qu’ils ont réussi à arrêter l’émeute. Ensuite ils nous ont mis sous la camisole de force. Je suis resté sous la camisole de force vingt-deux jours consécutifs, vingt-quatre heures sur vingt-quatre… Et puis, plus tard, le docteur C., j’ai vu mon dossier, a écrit que je n’étais pas un débile mental et que je devais apprendre un métier.
Le métier se fera attendre, Étienne retourne à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Je suis resté là presque un an. J’ai 19 ans pis là je me dis : Merde, jusqu’à quel âge que je vais rester ici, jusqu’à ce qu’on veuille bien me sortir de là ?… Faudrait d’abord qu’on sache que je suis là, sans ça j’ai aucune chance de sortir. À l’époque, ça prenait quelqu’un pour signer pour vous pour sortir d’un
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Étienne Lapointe à 57 ans.
institut psychiatrique, pour dégager la responsabilité de l’hôpital s’il arrivait quelque chose. Mais si vous n’êtes pas connu, qui va prendre la responsabilité ? J’étais pris à la gorge pour la vie entière !… Donc qu’est-ce qui vous reste à faire… si vous voulez vous en sortir ? Moi, je savais que j’aurais de la merde en sortant parce que je ne savais ni lire, ni écrire. Je savais un peu mais dans le fond, je ne savais pas parce que j’avais pas de papiers justificatifs. Quand vous arrivez pour vous trouver un emploi, il vont vous demander vos diplômes… puis je ne connais rien, je n’ai jamais rien vu, jamais vu de magasin, jamais eu d’argent dans mes poches… Je ne sais rien… absolument rien…
J’ai jamais planifié… je suis parti comme ça un après-midi du mois de juin. Moi, il fallait que ce soit tôt en saison. Il ne fallait pas que je m’évade l’hiver. Je n’aurais pas passé l’hiver ! Alors, il fallait que ce soit au début de juin… Quelqu’un m’avait dit : Si tu t’évades, si tu veux te faire aider, va-t-en sur la Main [la rue Saint-Laurent]. Moi, je ne savais pas ce qu’il voulait dire par là : Va-t-en sur la Main. J’avais huit piastres en poche. Je me pensais riche… J’ai récité mon chapelet tout l’après-midi, tout le temps que je marchais vers le centre-ville. J’avais peur, j’avais la chienne, j’avais peur de me faire attraper… Y était vers les six heures du soir quand je suis arrivé. Moi, je suis parti, il était dix heures et demie le matin. Quelqu’un m’avait dit : Prends le long de la rue Sherbrooke, débarque pas de la rue Sherbrooke, reste toujours, toujours dessus, pis tu vas rencontrer la rue Saint-Laurent. C’est la Main !… Là, j’ai rencontré quelqu’un qui venait du Mont-Providence… À l’âge de 20 ans, j’ai vu ma première vitrine de ma vie… On a de la difficulté avec la vie… parce qu’on a rien appris. On ne sait ni lire, ni écrire, ni compter, ni s’administrer, ni faire attention aux vautours qu’on peut rencontrer dans la vie, ni métier. Rien ! La seule chose qu’on a appris, c’est faire des ménages. On est des coquilles vides.
S’il n’était quelque part en ce monde, Quelqu’un qui m’aimerait un peu, Ma misère serait moins profonde, Car tout seul on est si malheureux…
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Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
À la Retraite Saint-Benoît La Retraite Saint-Benoit est une aile de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. D’une capacité de 150 lits, l’administration en est confiée aux Frères de la Charité. Au moment de la visite de la Commission Bédard, « c’est essentiellement un foyer à qui l’État a confié la garde des malades mentaux [de sexe masculin seulement] dont le pronostic est jugé sévère […] le rôle de la Retraite Saint-Benoit consiste à absorber des patients « de surplus » de Saint-Jean-de-Dieu. […] Ils sont tous internés et sous la loi de la Curatelle publique » (Bédard et al., 1962, p. 74-76).
Philippe – L’expérience de tous les types d’institutions Je m’appelle Philippe Boyer, je suis un orphelin de Duplessis. Voici mon histoire qui, j’espère, saura vous faire comprendre bien des choses à notre sujet, nous les orphelins de Duplessis. Lorsque Mgr Turcotte affirme qu’il ne s’est rien produit dans les orphelinats et que nous ne méritons ni excuses ni compensations, j’en suis bouleversé. Mgr Turcotte dort paisiblement tous les soirs, moi, j’ai d’énormes difficultés à m’endormir. Je tourne, retourne et revois sans cesse le film de mon enfance trop malheureuse. Je n’ai jamais connu ma mère, je suis né en 1945 […] J’avais 9 ans [lorsque les médecins m’ont diagnostiqué] débile mental profond ! À cet âge-là, un enfant a besoin d’affection, de confiance en lui et d’apprentissage intellectuel pour se préparer à la vie. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais mis les pieds dans une salle de classe et je n’irai jamais de toute ma vie. Je ne savais pas lire, ni écrire, ni compter, on m’utilisait pour l’entretien ménager, je devais être docile, extrêmement docile. À 13 ans, une poussée trop forte dans les escaliers me causa une fracture à la cheville droite. L’entretien ménager se poursuivit, en même temps que les sévices physiques et les agressions sexuelles. Vivant continuellement dans la peur d’être puni ou abusé sexuellement, j’obéissais. On me transféra à Saint-Jean-de-Dieu en 1961, j’avais alors 16 ans. Le verdict était toujours le même : débile mental profond. Les sévices étaient également les mêmes, abus physiques et sexuels. Lorsque je me retrouve à la rue, vers l’âge de 17 ans, je suis totalement démuni. Illettré, n’ayant aucune confiance en moi et n’ayant aucun outil pour affronter la vie, je ne peux me trouver un travail, je suis donc resté aux crochets de la société. Comme j’aurais aimé apprendre un métier, travailler et subvenir à mes besoins, fonctionner normalement dans la société ! Mais toutes les carences de mon enfance, les sévices corporels et les abus sexuels ont fait de moi un être démuni face à la société. J’ai commis plusieurs délits qui m’ont conduit à la prison. Lors de mes libérations conditionnelles, j’ai consulté une psychologue,
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je lui ai tout raconté sur moi, mon enfance, ma vie. Elle affirme que toutes les séquelles de mon enfance sont la cause de mes problèmes passés, présents et futurs14.
Depuis longtemps, cet homme n’a plus d’intérêt pour la vie. Il a 55 ans au moment de l’entrevue, la vie est sans attrait pour lui. «Aujourd’hui je ne veux plus vivre… je ne veux plus… j’aime plus la société… je n’aime plus la société… j’ai essayé bien des fois de me tuer mais je manque toujours mon coup.» À la demande du Centre national des libérations conditionnelles, qui a voulu l’aider à acquérir une plus grande maturité affective et à mieux s’adapter socialement, il a rencontré pendant quatre mois une psychologue. Celle-ci a conclu qu’il était un grand carencé affectif, [qui n’a] jamais [été] investi comme enfant, [qui] n’a jamais connu de foyer familial stable et chaleureux. [Il] a vécu toute son enfance dans la peur des sévices corporels et des abus sexuels. Les séquelles sont évidentes. […] Démuni et sans grands moyens à sa disposition (ressources intérieures et extérieures limitées), il se sent complètement impuissant devant la complexité de la vie et se voit obligé de recourir à l’aide des autres pour comprendre ce qui lui arrive, pour communiquer avec les autres (exemple : écriture, lecture), pour régler ses problèmes avec les services publics, enfin, pour un ensemble de choses. […] Il n’a pas les capacités intellectuelles et affectives ni fait les acquis sociaux permettant une adaptation minimale à la société très complexe dans laquelle nous vivons. La vie en institution est beaucoup plus simple et rassurante pour lui et elle lui assure ses besoins de base. En outre, comme monsieur Philippe Boyer est fortement institutionnalisé, l’emprisonnement n’a rien de rebutant pour lui au contraire, dans les moments difficiles, il peut avoir un certain attrait15.
C’est un homme à l’esprit très vif, mais immensément seul, que nous rencontrons, ce jour qui se trouve être aussi celui de la fête des Mères. Il partage sa vie avec une très jolie bête, un chien lui aussi vif et nerveux, à qui il s’adresse tendrement: «mon petit bébé, donner biscuit à Frimousse» mais quand la bête lui résiste, alors, il le traite de «débile mental». Le récit de sa vie se caractérise par ses quarante années vécues en institution: vingt ans à la crèche, à l’orphelinat et à l’institution psychiatrique et vingt autres années passées en prison entre 1965 et 1985. Il a recherché sa mère et ses origines pour apprendre que sa mère serait morte à 27 ans. Couturière, elle aurait été séduite par un tailleur déjà marié et père de famille. Combien Philippe l’a attendue cette mère! 14. Extrait d’un texte autobiographique mis à notre disposition, rédigé par une connaissance de Philippe et qui s’inspire d’une évaluation faite par une psychologue. 15. L.D., psychologue et criminologue.
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Au Mont-Providence, quand à Noël ils [les parents] venaient chercher les enfants, à toutes les années, je me suis dis en moi-même, quand est-ce que ma mère va venir me chercher. Je voyais les autres qui s’en allaient passer les Fêtes chez eux. Il en restait à peu près 7, 8, dans la salle, pis moi j’étais dedans. Puis, ah oui, je braillais parce que ma mère ne venait pas me chercher. Quand est-ce qu’elle va venir me chercher ? Quand est-ce qu’elle va venir me chercher ? Moi, je pensais encore que j’avais ma mère… Puis là, je braillais, puis je braillais, puis je braillais. Puis là, je voyais qu’il n’y avait plus personne dans la salle, sontaient tous partis. Mais moi, j’en avais pas, des parents, rien. Puis… je ne le savais pas là, à cet âge-là, que j’avais pas de parents. Je pensais que j’en avais…
Philippe Boyer à 20 ans (environ).
De ces parents, il se reconnaît un talent, celui de la couture. «Je fais tout ce que je veux. Parce qu’un gars qui ne sait pas lire, pas écrire, pas compter, qu’est qui peut faire? Je suis allé chez le médecin, je regardais une revue… que j’aimerais donc ça savoir lire!» Il possède même une machine à coudre industrielle, mais aujourd’hui, il n’est plus, intéressé par la couture. La synthèse de sa vie, il la fait en trois mots: «On était rien». Et rien ne l’intéresse plus. Le dernier mince filet d’espoir qui le tient peut-être encore est celui de la revendication collective des enfants de Duplessis, ce qui nous amène à penser qu’il y a, dans cette revendication collective, plus qu’une simple réclamation financière, une quête de reconnaissance sociale, juridique et politique des personnes.
René-Noël – Un musicien né «Ben… on s’est dit: on est peut-être fous pis on le sait pas!… On va peut-être passer pour des fous si on s’en va là!… Est-ce qu’on est fous?» René-Noël a 15 ans lorsqu’il se pose ces questions pour le moins terrifiantes. Le contexte qui l’amène à cette interrogation est tragique. On leur a dit qu’ils (une trentaine de garçons) allaient au parc Belmont! Au bout d’un certain temps au Foyer Sainte-Luce à Disraëli, on nous a dit : On s’en va au parc Belmont ! L’autobus était à la porte… une grosse autobus bleu marin foncé… On s’en va au parc Belmont ! Ben… j’ai… on avait de l’argent, du linge, tout… qui étaient là. Pis là… y a un gars qui savait lire, y a dit : Hé, René, c’est… l’autobus… c’est marqué dessus Hôpital SaintJean-de-Dieu. Là, en chemin, on s’est dit : On ne s’en va pas au parc 89
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Belmont… Le gars qui chauffait l’autobus, y dit : Oubliez le parc Belmont là. L’autobus qu’on est là… on s’en va à Saint-Jean-de-Dieu, à l’asile des fous… Là, on était tous désespérés. Ben… on s’est dit : On est peut-être fous pis on le sait pas ! On va peut-être passer pour des fous si on s’en va là !… Estce qu’on est fous ?
Contrairement aux autres, cet homme est un enfant légitime. Il est né le 7 décembre 1939, a été baptisé à la paroisse Saint-Eusèbe-de-Verceil, d’un père et d’une mère bien identifiés, comme le confirme son baptistaire. Sa sœur et lui auraient été enlevés à leurs parents, il ne sait pas à quel âge. Il croit qu’il avait 3 ou 4 ans? Ce qu’il sait de ses parents, dont il a perdu toute trace, c’est qu’ils étaient propriétaires d’ «un théâtre de variétés», pense-t-il. C’était comme de la danse, c’était des pièces de musique, c’était comme de la danse… des spectacles ?… Je m’en souviens encore. Y avait un théâtre à Valleyfield, eux autres. Je suis venu, moi, dans le théâtre. Y avait des vases avec des peanuts salés là. Ma mère me donnait des fois… un petit… petit… cinq sous. Elle venait avec moi… je mangeais ma poignée de peanuts… J’avais aussi un petit cheval en bois, ou en cuivre là… je me berçais tout le temps sur ce petit cheval de bois.
René-Noël Courteau à 17 ans.
Un autre souvenir, celui de la visite, la seule qu’il se rappelle, de ses parents. Je me souviens, moi… on était dans la cour… Puis la sœur religieuse est venue me chercher. Elle a dit : Je te présente M. et Mme Courteau. C’étaient mes parents. Disons que j’avais à peu près 10 ans dans ce temps-là [âge incertain puisqu’il a la certitude de les avoir rencontrés à l’Hôpital SaintJean-de-Dieu où il a été interné entre 17 et 23 ans]. Puis, j’ai… je les ai vus cette fois-là. Ils m’ont… ils m’ont dit bonjour. Seulement ça. Après ça, elle [la sœur] m’a dit : « Tu peux aller jouer dehors, dans la cour. Fait que je suis retourné dans la cour. Je ne le savais pas que c’étaient mes parents. Parce que… ma… ma… ils portaient le même nom. Elle m’a dit que : Monsieur Fernand… mon père, c’est Fernand, puis mon baptistaire, c’est marqué… puis elle, c’est Marguerite Fortin. Elle s’appelait, son nom de fille c’est Marguerite Fortin. Elle l’a dit. Tu sais aujourd’hui là, je ne sais pas s’ils sont vivants encore. La dernière fois que je les ai vus… comme je vous ai dit, ils étaient face à face à moi. Elle [la sœur] me les a présentés, puis elle m’a dit : Tu peux aller jouer dans la cour.
C’est un homme talentueux. «Mes talents, je les ai découverts à Saint-Jean-deDieu», où il a fait de la menuiserie et où une religieuse possédait un accordéon90
Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
piano dont il a appris à jouer par lui-même, comme c’est aussi le cas pour l’harmonica et la guitare; l’orgue électronique a présentement sa faveur. «Toutes les années que j’ai été là [à Saint-Jean-de-Dieu], c’est toujours moi qui accompagnais les sœurs dans le temps de Noël, dans les salles… Je jouais de l’accordéon avec les sœurs, pis les sœurs chantaient… pis on faisait toutes les salles.» Plus tard, pendant six ans, la musique sera son gagne-pain. Il a formé son propre orchestre qui compte cinq musiciens: guitare, violon, basse, batterie, «state guitare», auquel il ajoute parfois sa guitare et dans lequel il est chanteur, batteur, guitariste et accordéoniste. Entre la vie de famille et la vie dans la plus grande institution psychiatrique de Montréal, une douzaine d’années se sont écoulées. Soustrait à ses parents, il est confié avec sa sœur, à l’Aide à la Femme, un organisme laïque de la métropole. De là, vers 10 ans, il est sélectionné avec quelques centaines d’autres enfants pour le très novateur projet éducatif de Mont-Providence destiné aux enfants déficients et arriérés mentaux provenant de familles, certes, mais principalement des crèches, des orphelinats et d’hôpitaux psychiatriques, les éducables, pour qui il a été conçu. Ce projet connaîtra un dramatique et historique changement d’orientation en 1954 en devenant un hôpital psychiatrique16. À 15 ans, René-Noël est transféré au Foyer Sainte-Luce à Disraëli. Il se souvient de son arrivée. Avec l’autobus, on est arrivé là… On avait pas soupé encore et on a eu chacun un bol avec du pain, puis du sucre, puis du lait. Ça c’était notre souper. Moi, je me souviens, j’en ai mangé trois bols. C’était des vieux qui étaient là, puis nous on couchait dans la même salle que les vieux… C’était un hospice… on était mélangés avec les vieux, très vieux… Quand on faisait quelque chose de croche, de pas correct, on passait au grand bureau de celui qui était en charge. Il nous faisait enlever notre chemise… y avait un fouet à cheval, on mangeait des coups de fouet de cheval.
Dans cet établissement, on l’a fait voter. Une fois, y nous ont fait venir. On était tous en ligne. On votait là… C’était pour Maurice Duplessis… On n’était pas encore dans l’âge de voter, nous autres… Fallait voter, mettre nos X… Ils nous disaient où mettre nos X, on mettait nos X là. Nous autres, on ne connaissait pas ça la politique.
Un an plus tard, il est transféré et interné à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Fou ou pas, à Saint-Jean-de-Dieu, j’étais traité comme si j’étais… si j’étais fou. Ils me l’ont toujours dit : Toi, tu vas mourir icitte, c’est ta place, tu ne partiras jamais d’ici… Ils se sont bien trompés, je suis parti de là… 16. Voir l’histoire de cette institution dans l’ouvrage de Marie-Paule Malouin, 1996, p. 314-384.
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Groupe de la salle Saint-Georges à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. René-Noël Courteau à 18 ans (à l’avant-plan avec un gilet rayé).
René-Noël s’est évadé de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu au début de septembre 1962. Ils m’avaient transféré dans une salle en arrière. Là, j’ai été à peu près un mois. Au bout d’un mois, y a un nommé Blanchard, il était dans la même salle que moi, y a dit : Ça te tentes-tu, on va sauter la clôture, on va se pousser ? Ouais, j’ai dit, ça serait pour quand ça ?… Ça serait pour dimanche… Alors, j’ai dit à la sœur : Dimanche, je vais aller à la messe… Elle m’a sorti mon habit. Alors, le gardien m’a passé ses clés… je l’ai encore la clé icitte, tu sais les gros passe-partout, les grosses clés, là, je l’ai gardée la clé… Le dimanche au matin, à 7 heures, j’ai pas été à la messe, j’me suis caché… traversé trois portes, j’ai débarré trois portes.
Avec une paire de pinces qu’il avait cachée, il perce un trou dans la clôture, du côté de la rue Sherbrooke, raconte-t-il. Ils se rendront à Toronto sur le pouce. Sans aucun argent, ils vont solliciter un souper dans un presbytère où on leur donne quelques dollars, cinq ou dix dollars chacun. On est… revenus à Montréal sur le pouce. J’avais tellement marché que mes souliers, en dessous, ils perçaient… les orteils nous traversaient les… J’en avais mal dans les jambes… On a couché dans les champs. Là, après… après ça, le gars qui était avec moi, il commençait à vouloir… provoquer sur le côté sexuel… Le gars, il mesurait six pieds, il était bien plus grand que moi, 92
Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
lui là. Y avait un policier qui était là sur le coin d’une rue, j’ai été le voir. Monsieur le policier, j’ai dit, le gars qui est là, là, ça fait une semaine qui me lâche pas. J’ai dit, y m’achalle pour… pour avoir… du sexe. Pis moi… y é allé le voir, y a demandé son nom… pis moi, je me suis caché. Lui, il lui a demandé s’il s’était évadé de Saint-Jean-de-Dieu… Je ne sais pas ce qu’il est devenu… je ne l’ai jamais revu.
Pendant une année, il gagne 20 $ par semaine en distribuant des circulaires. «J’allais coucher au Bed à 55 cents par soir sur la Main [la rue Saint-Laurent].» René-Noël a 60 ans au moment de l’entrevue. Pratiquement aveugle, il se déplace avec une canne blanche. Il souffre aussi d’une paralysie partielle consécutive à un début de sclérose en plaques. Comme il n’a jamais revu ses parents ni sa sœur, qui pourrait s’appeler Thérèse, croit-il, il ne sait pas s’ils sont morts ou René-Noël, 61 ans, été 2001. vivants. Dans un effort ultime pour les retrouver, muni de l’annuaire téléphonique de Montréal, il a, vers le milieu des années 1990, téléphoné, en vain, à tous les abonnés qui portent son patronyme. Le désir et l’action ne suffisent pas. Il faut d’autres moyens et ceux-ci lui échappent.
TROIS HOMMES ÉCHAPPENT À L’ASILE PSYCHIATRIQUE Trois hommes ont échappé à l’asile psychiatrique: Jean-Guy, le jumeau de JeanClaude, dont nous avons relaté l’histoire en même temps que celle de son frère, Édouard et Jean-Noël. Voici l’histoire de ces deux derniers. Édouard – Un écorché vif J’ai vu des choses incroyables que j’ai ben de la misère à le dire aujourd’hui… J’ai eu un de mes copains qui s’est noyé, qui s’est suicidé dans la rivière Rouge parce qu’il était tellement battu par les frères. Y en pouvait plus. Les autres [sanglots]… y en a qui se poussaient [s’enfuyaient de l’institution], y en a qui se sont suicidés. On s’plaignait, on l’avait dit à la police provinciale, on s’plaignait qu’y avait quelque chose qui était anormal dans cet orphelinat. Y ont dit : On peut rien faire, c’est votre chez-vous, vous n’avez pas de famille, il faut qu’on vous ramène là. Moi, j’me suis jamais évadé mais d’autres l’ont fait. J’sais pas quelle force que j’avais mais je me fiais beaucoup à Dieu. J’croyais plus en l’Église, j’croyais plus aux prêtres, plus aux frères. J’allais à la messe parce que c’était obligatoire, mais dans le fond de moi-même, j’croyais 93
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seulement en Dieu, j’avais un Dieu en-dedans de moi et j’savais qu’il me protégeait. Il y a des signes qui étaient vitaux. J’sais que si j’souffrais, c’est parce qu’il a souffert, pis j’pensais plus à ses souffrances à lui qu’aux miennes. C’est ce qui m’a aidé à survivre. Parce que j’aurais pu me suicider, j’aurais pu suivre mon meilleur ami et me jeter dans la rivière. [Vous l’avez vu faire ?] Oui… devant mes yeux… Pis y a un autre de mes amis, lui, il s’appelle Louis, lui, y a un de ses amis qui s’est jeté dans le lac La Loutre, il s’est noyé lui aussi. On a été battus, j’ai jamais connu une semaine qu’on était pas battus ou agressés, autant sexuellement ou agressivement [référence à l’Orphelinat Notre-Dame de la Merci d’Huberdeau dans les Laurentides au Nord de Montréal]. Même quand j’étais à la Villa Saint-Michel [École maternelle de la Nativité, fondée par les Sœurs de la Miséricorde en 1943 dans le but d’éduquer les enfants des crèches et de les intégrer à la société], c’était la même chose, ils nous faisaient peur, ils parlaient du bonhomme Sept heures. On a passé dans les bains d’eau froide parce qu’on était super actifs et après qu’ils nous sortaient de l’eau, les sœurs ou les gardiennes, ils nous sortaient du bain et ils prenaient des grandes serviettes trempées, ils tordaient ça et ils nous battaient sur tout le corps. On étaient flambant nus et ils nous battaient comme ça. Y nous trouvaient hyperactifs, oui.
Si personne, parmi les orphelins de Duplessis, ne détient le championnat de la souffrance, Édouard Blaquière, lui, est un écorché vif. Le toucher, c’est lui arracher un lambeau de chair. Il est né le 12 octobre 1944 à l’Hôpital de la Miséricorde de Montréal. Né à terme, il pesait «7 livres et 7 onces», dit son dossier. Il a été baptisé le lendemain de sa naissance et circoncis le 14 mars 1947, c’est-à-dire à 2 ans et demi. Il a passé les trois premières années de sa vie à la Crèche de la Miséricorde et de 3 à 11 ans il a été placé à la Villa Saint-Michel. Contrairement à beaucoup d’autres endroits, ici, les enfants ont des vêtements qui leur sont identifiés. De même, ils ont chacun un petit bureau près de la tête de leur lit pour ranger leurs vêtements. Sur une photo qu’il a apportée pour l’entrevue, on peut voir de jeunes enfants de 4 ou 5 ans qui se brossent les dents. Le slogan de l’école était: «Le jeu est une étude et l’étude doit être un jeu17.» Dès la crèche, et plus encore à l’Orphelinat d’Huberdeau, Édouard a développé une peur panique et l’incapacité d’apprendre. J’ai fait ma première année, j’ai doublé deux fois ma deuxième année. J’avais des problèmes parce que les maîtresses là-bas, elles étaient assez tough [dures], on recevait des coups de règle. T’sais, anciennement, ils avaient des règles en 17. Source : son dossier.
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bois avec un bord métallique ; ils nous donnaient des coups sur les doigts avec le côté métallique. Pis, chaque fois que j’allais au tableau, j’avais beaucoup de misère avec l’arithmétique et les problèmes. J’avais tellement peur de manquer mon coup, c’est là que je manquais mon coup et là j’avais une volée. Aussitôt que je manquais mon coup, j’avais une volée. Ils nous mettaient les bras en croix. Quand ils voyaient que c’était pas assez, ils nous mettaient un Larousse dans chaque main, des heures comme ça. Il fallait pas les échapper parce qu’on était battus. Ils nous baissaient les culottes et ils nous donnaient des coups de strappe.
Toutes les religieuses ne sont pas ainsi. Il en est une, sœur Saint-S., elle était sœur cuisinière, pis quand elle voyait des enfants qui se faisaient battre par d’autres sœurs ou par des gardiennes, elle, elle faisait accroire aux autres sœurs qu’elle nous ferait travailler pour nous punir. Ben moi, j’aimais le travail que je faisais parce qu’elle nous faisait faire du sucre à la crème avec des noix et elle nous en donnait. Pis à part ça, le travail, c’est pas nous autres qui le faisait. En réalité, on déposait seulement les petits carrés de sucre, on les mettait sur des papiers cirés. C’est elle qui m’a protégé, surtout du bonhomme Sept heures. Nous autres, on l’appelait le bonhomme Sept heures parce qu’il y avait un quêteux à tous les jours, à sept heures du soir. Il passait en arrière de la crèche, parce qu’à la crèche, la cuisine se trouvait en arrière. Pis le quêteux, lui, il était tout en guenilles, pis y nous faisait peur. J’avais peur du quêteux, y avait pas la barbe faite, y était sale et tout, et je me cachais en arrière de la soutane de la sœur.
De sa petite enfance, Édouard retient la souffrance de ne pas avoir joué suffisamment. «On avait 8, 9 ans et les sœurs, pour sauver de la main-d’œuvre, nous faisaient ramasser les patates pis les tomates dans les champs.» À 11 ans, il est transféré à l’Orphelinat d’Huberdeau, un orphelinat spécialisé en école d’industrie. À son arrivée, il a une deuxième année… triplée. La première journée que je suis arrivé, les frères nous ont souhaité la bienvenue. Je me rappelle de ça. Après, ils nous ont montré des locaux, ils nous ont fait visiter le parloir, pis à côté un genre de musée avec des animaux empaillés. Moi, j’ai pas aimé ça, ça m’a troublé un peu. Ils nous faisaient visiter comme ça et ils ont commencé à placer les enfants dans chaque salle d’après l’âge de l’enfant. Y avait pas rien que des enfants de 11 ans, y en avait de 10, de 9 ans et des plus jeunes. Dans ma gang à nous autres, c’était tous des 10 et des 11 ans. Les pires souvenirs que j’ai, ça s’est passé dans les classes. À l’Orphelinat d’Huberdeau, c’était la même chose ; j’ai été battu par rapport à ça. C’est là que j’ai eu la fracture de la mâchoire. Le frère m’a donné une bonne claque dans le visage et je suis tombé sur un calorifère. La cicatrice que j’ai là, c’est
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ça qui m’a fait disloquer la mâchoire. Aujourd’hui, j’ai la mâchoire par en avant, elle est pas égale. Avez-vous remarqué ? Regardez les dents, elles sont pas avec les autres… L’école, pour moi, c’était vraiment la torture parce que l’école, il y avait le frère A. Nous autres, anciennement, on avait des tableaux faits en ardoise, ben y nous frappait la tête sur le tableau. Chaque fois que je manquais mon problème, il recommençait, il me poussait avec la main, il me frappait la tête sur le tableau. Même au-dessus des yeux, j’ai une autre cicatrice, bon ben, ça vient des coups que j’ai eus sur le tableau. Ça, c’est le frère A., celui qui m’a battu le plus. Y en a battu ben d’autres enfants. C’est lui qui m’a disloqué la mâchoire, c’est lui qui m’a donné la strappe. J’ai une cicatrice que vous voyez, c’est avec le côté de la boucle de la ceinture… Après, y m’a fait monter des châssis doubles de la maison des travailleurs. J’avais rien que 12 ans, j’étais tout p’tit et le châssis était plus grand que moi, là, j’ai tombé à la renverse et les vitres m’ont coupé la main. Ç’a ouvert la même cicatrice, c’était encore frais cicatrisé, le sang a sorti et on voyait l’os. Y nous envoyaient pas à l’hôpital, y avaient leur propre infirmerie : y nous faisaient des points de suture. Y avaient leur propre docteur. [Et le directeur, la direction devait bien s’apercevoir de cette violence ?] Il faisait rien, il disait qu’on l’avait mérité. Moi, des fois, je sortais de la classe en courant dans les passages, je montais direct au bureau du directeur. Il disait : Tu l’as mérité, t’as juste à faire ce qu’y dit de faire. C’est ça que j’avais comme réponse, parce que moi, j’avais une difficulté d’apprentissage, j’avais de la misère à comprendre. Quand tu es toujours battu, comment tu veux que ça entre? Quand je suis entré à Huberdeau, quand j’ai commencé à l’école, tout de suite, on dirait qu’y m’a pas aimé la face, tout de suite, j’avais des punitions. Et c’est là que ça commençait à être encore plus troublant pour moi, pour apprendre. J’avais de la misère à essayer de me contrôler, je faisais mon possible pour essayer de calculer dans ma tête mais j’avais tellement de peur. Là je pensais d’avoir le calcul, j’allais au tableau pis je l’écrivais. Tout d’un coup, y me regardait et là je perdais toute la notion que je venais d’apprendre. Là je mettais d’autres chiffres et y voyait ben… j’avais une peur terrible. C’était un homme qui mesurait six pieds, une armoire à glace avec des bras… un costaud, y me faisait peur rien qu’en le voyant. Y jouait avec sa soutane et sa croix brune, moi je sentais que cet homme-là, y était frustré… Et pas rien que lui… tous les frères étaient frustrés la plupart. C’était tous des gens qui n’étaient pas mariés, y avaient des frustrations. Dans ce temps-là, les enfants qui étaient… Moi, j’ai entendu, quand j’étais à la maternelle, autant qu’à l’Orphelinat d’Huberdeau, de nous traiter d’enfants de la honte, les fruits du péché, les enfants du déshonneur, c’est comme ça qu’on était traités. Et le dernier mot qui était dur à entendre, c’est de nous appeler des bâtards, comme si on était des animaux. C’est comme ça qu’on était traités. C’est comme ça que je l’ai senti. Et après, c’était dans le mois de juin, c’était dans les vacances d’été. On allait dans les cours de jeux… on jouait au ballon volant, au ballon chasseur et tout. 96
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C’était ça la plupart des jours de vacances. Des fois il y avait des sorties. Ils louaient des autobus, des fois ils nous amenaient au parc Belmont. C’est eux qui payaient. Ça coûtait dix sous pour jeter des bouteilles à terre avec une boule. J’étais pas ben bon dans ces affaires-là. Je ne pensais pas à jouer, j’avais ben d’autres choses dans la tête. On était toujours groupés et surveillés par les frères. Fallait pas s’écarter ou se mélanger avec le monde. Et y avait toujours le silence. Même si les autres parlaient, la loi du silence existait: jamais parler. Quand on allait dans les jeux, on pouvait crier mais aussitôt que les jeux étaient finis, c’était le silence. Là, on allait pique-niquer. Dans les autobus y avait des paniers de pique-nique. On commençait à manger mais en silence. Les frères parlaient entre eux, mais nous on n’avait pas le droit de parler. Sinon, ils prenaient notre lunch, pis y nous embarquaient dans l’autobus, pis tu manges pas. C’était strict comme ça. Une discipline de fer! Quand on passait dans le village, on voyait qu’il y avait des femmes, mais jamais on parlait avec elles et on n’avait jamais le droit de s’approcher d’une fille ou d’une femme. D’ailleurs les femmes se tenaient à l’écart. Il y avait comme un genre de préjugé contre les frères. On était en rangs et on étaient cernés par quatre frères, et des fois, ils en mettaient deux supplémentaires dans le centre, pour ne pas que des femmes parlent avec les enfants. Ah oui, il y avait des vieilles femmes qui avaient des sacs de bonbons. Elles demandaient aux frères si elles pouvaient donner des bonbons aux enfants et les frères repoussaient les femmes. Non, les enfants ne mangent pas de bonbons. C’était rare qu’on sortait, peut-être une fois par deux ans. On pouvait aller à Montréal mais sous haute surveillance. Pis à part ça, ils se mettaient toujours en communication avec la police de Montréal au cas où les enfants se poussent [se sauvent]. On était surveillés. Je me rappelle que la seule place que j’ai aimée, c’est quand on avait été au parc Belmont. Après ça, on a été dans des musées de chrétienté, à l’Oratoire Saint-Joseph, au Musée de cire. Pour moi, j’en voyais à l’orphelinat, c’était du pareil au même. On avait des statues dans la chapelle, c’est toute la même chose. Je l’ai dit à mes copains et j’ai eu une claque sur la gueule parce que j’ai dit ça. J’ai dit : On en a pas assez à l’orphelinat de voir ces statues-là, on retourne encore pour en voir d’autres. Nous autres dans notre tête, on avait des idées de jeux d’enfants. Mais on avait pas de liberté. On avait rien. C’était toujours en rangs, deux par deux, le silence. On marchait au sifflet. Quand ils sifflaient, il fallait disparaître. S’ils sifflaient une deuxième fois, y fallait que tu marches. C’était toujours comme ça. Moi je trouvais qu’on était déjà pénalisés d’être orphelins, pourquoi ces choses-là, ces punitions-là ? On a rien fait de mal. Mais la société [ne nous] acceptait pas. Plutôt de s’en prendre aux mères… mais ils pouvaient pas rejoindre les mères, alors ils s’en prenaient aux enfants. Ce sont les enfants qui ont souffert dans ça. Peut-être que les mères ont souffert mais les enfants… moi je trouve qu’ils ont souffert beaucoup. Il y a eu beaucoup de traumatismes. Moi, j’ai eu de la misère dans ma vie, j’ai traversé la vie… j’ai été exploité… exploité… [sanglot]. 97
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L’Orphelinat d’Huberdeau, c’est le souvenir de la violence sous toutes ses formes. «Les frères belges nous battaient, les québécois nous abusaient sexuellement… mais y en a eu aussi des frères belges qui nous ont abusés sexuellement. J’ai eu moins de Belges qui m’ont touché [sexuellement] que de Canadiens français.» Des photos de la période Huberdeau sont exhibées: Ça, c’est le frère R. qui protégeait les frères homosexuels pédophiles. Moi, j’ai été me plaindre à lui : J’me suis fait toucher par plusieurs frères : le frère E., le frère A., le frère H., le frère D. Le frère A. et le frère H., y sont encore vivants. Il m’a rit en plein visage. Ouais. Il a pas cru à mon histoire. Il dit : Tu fabules. Y avait un grand sourire. C’est drôle, hein, mais il y a eu moins de Belges qui m’ont touché [sexuellement]. Y avait celui qui s’occupait de l’infirmerie. Lui aussi c’était un Belge. Y était toujours souriant avec nous autres. Il ne m’a jamais battu. Y avait aussi le frère A. Y m’a jamais touché. En tout cas, y a une vingtaine de frères que j’ai comptés moi, qui m’ont battu ou qui m’ont touché sexuellement sur trente-six.
L’Orphelinat Huberdeau, école d’industrie, a pour mission d’enseigner un métier à ces garçons. La découverte du talent et des habiletés vient des frères, conclut-il, qui en dernier ressort vérifient l’intérêt du garçon. C’est eux qui suggèrent, il ne faut pas que ça vienne de toi. C’est eux qui décident. Ils acceptent pas que ça vienne de toi. Rien qu’en dernier, ils vont accepter le corps de métier que tu vas prendre quand ils savent que tu t’en vas le lendemain. Mais le temps que tu es là, c’est eux qui décident. Ils te laissent pas le choix. Ils disent au professeur de menuiserie ou le cordonnier, ils disent : Qu’est-ce t’en penses ? Penses-tu que ça va être un bon cordonnier ? Si le cordonnier dit : Ah non, y est pas fait pour ça. Toi tu seras pas cordonnier même si tu voudrais l’être.
C’est ainsi qu’Édouard a expérimenté la couture, pendant une saison, pour les vêtements des travailleurs qui portent des chemises «carreautées», alors que les orphelins portent des gilets de laine. Il ne se juge pas très bon en couture mais il a appris à repriser ses bas avec une ampoule et peut effectuer des réparations mineures à ses vêtements. Il est ensuite dirigé à la cuisine où il restera pendant deux ans. Sa tâche est d’éplucher les légumes, couper la viande, charger les machines à laver la vaisselle… Comme il y avait 350-360 élèves, il y avait énormément de vaisselle entre les repas, «avant de commencer l’école», précise-t-il. Il n’aime pas la cuisine mais cet apprentissage lui permettra plus tard de gagner sa vie comme aide-cuisinier pendant quelques années. La menuiserie de l’école le reçoit pendant un an. Il apprend à faire des lampes et des meubles. Bien qu’il aime travailler le bois pour son odeur, il souffre de travailler à l’intérieur. La cordonnerie est une autre ressource de l’école mais lui n’ira pas. 98
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La ferme constitue une ressource majeure de l’Orphelinat d’Huberdeau et sans doute est-ce à cause de ses difficultés d’apprentissage scolaire qu’Édouard ne passera qu’une année à l’école d’Huberdeau et sera rapidement placé à la ferme. La priorité était la ferme agricole. J’ai commencé à l’été 58 à travailler sur la ferme. Là j’allais plus à l’école, j’étais rendu chez les travailleurs, c’est là que j’ai appris vraiment. J’ai commencé à travailler sur la ferme. Là, il m’a fait travailler avec les vaches, ramasser du fumier. Il s’apercevait que j’aimais pas vraiment ça, je bougonnais, j’aimais pas la senteur du fumier de vache. Je trouvais ça bête une vache. Je trouvais que ça n’avait pas de réaction parce que j’allais souvent dans le champ et je voyais les chevaux agir. Je trouvais les chevaux plus intelligents qu’une vache. C’est là que monsieur L. m’a invité à devenir palefrenier. Ben, monsieur L., il voyait que j’avais des tendances [habiletés] avec les chevaux, que j’aimais plus les chevaux que les vaches. Un moment donné, il s’est approché et il a dit : Aimerais-tu prendre le métier de palefrenier ? Ce mot-là, c’était la première fois que je l’entendais. C’est quoi palefrenier ? Je ne savais pas que ça avait un rapport avec les chevaux. On appelle ça aussi des hommes à chevaux. Là, j’ai compris un peu plus. Là j’ai dit oui, ça j’aimerais apprendre. Malgré qu’il était un homme sévère et brusque, monsieur L. était juste. Mais quand je suis sorti de l’orphelinat, ce métier-là était rare. Des hommes à chevaux, palefreniers, c’était pas évident de trouver un emploi dans ce milieu-là. Tout le monde tenait à leur job. Ça fait que le travailleur social, comme j’avais 15 ans, j’étais mineur et dans ce temps-là, on était mineur jusqu’à 21 ans, ils avaient une responsabilité, il a dit : On va te placer sur des fermes.
Il sera placé successivement dans trois fermes différentes, passant environ une année dans chacune. J’ai eu de la misère à passer à travers. J’ai été exploité pis, y [les fermiers] voyaient notre ignorance. On était tellement habitués à dire oui, pas capables de dire non. Plus tard [sur le marché du travail], quand on travaillait pour un jobber [entrepreneur], on acceptait n’importe quel prix. L’autre [travailleur] à côté de moi était payé 350 piastres clair par semaine, pis nous autres, le boss nous questionnait, il nous faisait un questionnaire pour voir si t’avais une famille. On y disait : Non, je connais pas mon père, je connais pas ma mère, je suis orphelin de naissance. Lui, y en profitait et à place de payer 250, y payait 50 ! Dans ce temps-là, je connaissais pas le salaire minimum et un moment donné, j’ai fini par savoir que ça existait, ça, le salaire minimum, pour la protection de la personne. Et là, j’ai pu me plaindre. Le gars a payé une amende. Je travaillais pour des curés, justement. Y a payé une amende et en plus, il a été obligé de rapporter les heures que j’ai faites et à part ça le salaire minimum, l’assurance chômage et il l’a obligé de me garder, pis si y fallait qu’y fasse quoi que ce soit sur moi en rajoutant des heures supplémentaires ou qu’il criait après moi, je pouvais me plaindre. J’étais sous tension. 99
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Sur les fermes, la famille mangeait ensemble. Et après, quand ils avaient fini de manger, ils sortaient de table et là, il fallait manger tout seul dans la cuisine. Ils voulaient pas que tu manges avec eux. Pis on faisait dix-huit, vingt heures par jour. On commençait à quatre heures et demie, on finissait des fois à neuf, dix heures le soir. Et on recommençait le lendemain matin et c’était sept jours par semaine. Le monde savent pas ça, mais nous autres on l’a fait. On a contribué pour les agriculteurs. C’est pour ça que j’aime pas les fermes. Jamais j’achèterais ça, jamais. Une écurie, oui, mais pas une ferme. Les fermes, j’ai oublié de dire que c’est beau, y avait pas seulement les vaches. Y a une ferme que j’ai acceptée parce qu’y avait des chevaux. Le fermier s’en est aperçu, il a dit : T’aimes ça les chevaux ? Même si y fait trente en bas de zéro, ça me dérange pas moi. Y en a ben d’autres que ça aurait dérangés, luimême y aurait pas été [dans le champ par ce froid]. Il dit : Je sais pas quelle sorte de peau que t’as, mais t’es pas frileux, pour amener des chevaux en plein champ avec la bourrasque. Mais les chevaux sont faits pour aller dehors, le poil allonge et ils ont une sorte d’huile qui est sécrétée qui les protège du froid. Y a ben du monde qui pensent que des chevaux gèlent mais ça dépend comment ils sont installés. Quand ils voient que c’est trop venteux, trop froid, ils vont se mettre le derrière au vent ou ils vont se mettre derrière un abri. S’ils n’ont pas d’abri, ils vont faire le contraire : ils vont se mettre le derrière pour que le vent pousse dans le derrière du cheval. Comme ça, les huiles font effet et c’est ça qui empêche le froid. Les chevaux restent en position stable, ils dorment sur pied. Mais s’ils changent de mouvement, le vent entre dans le poil, c’est pas bon. Ils savent leur position. Si le vent tourne, ils suivent le vent. C’est comme ça qu’ils contrôlent leur système immunitaire, leur survie. À part ça, quand on met des chevaux dehors, on leur donne à manger, on leur donne de l’avoine avec du blé d’Inde. Quand ils mangent ça, ça les réchauffe. C’est comme une protéine pour réchauffer le système sanguin pour pas qu’il y ait de l’hypothermie. C’est fait exprès.
Autour de ses 18 ans (on peut penser que cela se situe dans le contexte de la désinstitutionnalisation), Édouard quitte les fermes pour être placé dans une résidence urbaine qui accueille une dizaine de jeunes adultes venant des institutions. C’est un couple, dans la cinquantaine avancée, qui les accueille. Madame C. est bonne pour eux. On mangeait bien et tout, elle exagérait pas sur les prix non plus. C’était honnête. Y avait des chambres seules et y en a qui ont des chambres à deux, ça dépendait de ce que la personne voulait. J’aurais aimé être avec mon ami B., mais madame C. ne voulait pas. Elle a dit : Tu peux aller le voir dans sa chambre si tu veux, mais il faut que tu gardes ta chambre. Parce que je rêvais. Je faisais des gros cauchemars. Je me levais en pleine nuit et je criais. Ça [mes cauchemars] portait sur l’orphelinat, sur les institutions, il y avait toujours quelque chose qui me faisait peur. Là je me levais, j’étais en sueur… y a quelqu’un qui veut me tuer, quelque chose qui était pas normal, y’avait 100
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quelqu’un qui veut me tuer… qui m’en voulait. Là, elle [madame C.] me donnait mes médicaments et je me rendormais.
Le mari est aussi bon avec les jeunes. Il travaille lui-même pour les communautés religieuses. Voulant aider Édouard à se trouver un emploi, il lui offre de travailler avec lui dans une communauté religieuse. «Il a voulu m’amener là [travailler dans les communautés religieuses]. J’ai dit: Non, non! Sa femme l’a grondé. Elle a dit: Tu vas pas l’amener d’où y vient de sortir.» Le travailleur social lui propose d’étudier l’anglais et la dactylographie à l’École Underwood. Il accepte mais ne pourra pas y rester tant lui sont insupportables l’odeur d’une efface, la vue d’une règle, la vue d’un calorifère, la pression exercée par une autre personne. Aujourd’hui encore, cela le met en panique. C’est finalement lui qui se trouvera un emploi en allant au Centre de main-d’œuvre. Il a toujours travaillé et travaille encore. Il s’est fait vivre lui-même toute sa vie. «Je me suis débrouillé par moimême.» En 1985, alors qu’il a 40 ans, il fait des démarches auprès du Centre des services sociaux de Montréal pour retrouver sa mère. «On a toujours dans la tête, on veut savoir c’est qui nous a… qui est notre mère.» Après trois mois seulement, les formalités sont remplies et sa mère est retrouvée. «Elle a accepté de me rencontrer.» Les Services sociaux organisent la rencontre, qui a lieu dans leurs locaux de Montréal. La mère se déplace de Québec et le fils, d’une région en périphérie de Montréal. Madame C. [des services sociaux] elle, elle a été comme une intermédiaire pour pas que la rencontre soit trop… t’sais… Elle nous a présentés seulement à la troisième séance qu’on s’est rencontrés… Il y a eu un froid, moi j’ai senti un gros froid parce que pour moi… ma mère, je l’ai sentie étrangère. Moi j’ai pleuré… mais je sentais que c’était froid… c’était comme si… je le croyais pas… je ne croyais pas que c’était ma mère. [Non ? Pourquoi ?] Ben… elle m’a pris dans ses bras… quelque chose comme ça… mais… t’sais, elle pleurait pas… la seule chose qu’elle m’a dit, elle m’a dit : Pauvre enfant. Quand elle m’a abandonné, les sœurs lui avaient promis que je serais adopté. Quand je lui ai dit… Pis là, on s’est parlé, on a parlé ensemble pas mal… Là, je lui ai dit : J’ai jamais été adopté, j’ai été en institution. Les sœurs lui avaient promis que j’aurais été adopté… elles lui ont conté un mensonge en réalité. Ça, ça l’a déçue. Et elle a vu que j’ai pas fait une vie normale : j’avais pas de femme, pas d’enfant. Là, j’en ai un enfant, aujourd’hui, mais je l’ai eu à 52 ans ; il a rien que 2 ans maintenant. La première fois, ça a très bien été. On s’est rencontrés durant l’été 1985 et après, elle m’a invité pour Noël. Ils [ses frères et sœurs] ont été bien gentils. Mes frères m’acceptaient tel que j’étais, ça y avait pas de problème. Y en a rien qu’un que j’ai pas pu voir ; il était parti, il travaille dans le bout du 101
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Yukon, il s’est marié là. Je l’ai jamais rencontré encore en personne, je l’ai vu en photo mais jamais en personne. Pis j’ai vu mon frère G., et avec G., on se ressemble pas mal, on est presque des jumeaux. Mais la deuxième fois, quand je suis retourné, on a été dans un restaurant. Elle, ma mère, avait six autres enfants. Pis une de mes demi-sœurs, ça m’a fait mal, pis elle l’a dit devant tous ses frères et ses sœurs, elle me regardait pas, elle était à côté de moi quand elle a dit ça, pis là, elle a dit : Lui y fait pas partie de la bande, en voulant dire que… J’ai senti que je ne faisais pas partie de la famille. Avec ma mère, j’avais des bons contacts. C’était une femme qui sortait beaucoup et je sortais avec elle. On allait faire notre marché. C’est une femme âgée. Quand j’ai été la dernière fois, elle avait 79 ans. C’est une femme qui marchait beaucoup, elle faisait beaucoup d’exercice. Elle entre beaucoup dans les jeux de société, elle est rendue dans une maison pour les personnes autonomes… une maison pour les personnes âgées, elle a son propre logement dans cette maison-là.
Deux ans plus tard, environ, il va s’installer à Québec pour se rapprocher de sa famille. Il résidera même chez sa sœur aînée, mais l’expérience sera négative et il finira par quitter Québec quelques années plus tard. [Ça fait longtemps que vous l’avez vue votre mère?] Moi, je l’ai lâchée vers 98. [A-t-elle essayé de vous revoir ?] Non… c’est ça qui a été mon désappointement… parce que moi je lui ai dit : J’appelle et vous m’appelez jamais. La prochaine fois, c’est toi qui vas m’appeler… Si tu tiens le moindrement à moi, tu vas me rappeler. J’ai laissé mon numéro… c’est encore le même numéro que j’ai en ce moment… et elle l’a. Si elle avait voulu m’appeler, elle m’aurait appelé. Mais elle m’appelle jamais. Ben moi, je sens… je me sens non désiré dans cette affaire-là. Et en réalité… et c’est vrai en réalité, je n’ai pas besoin d’elle… Mais quand même, ça fait plaisir d’avoir des nouvelles. Et j’ai même envoyé une photo de son petit fils. [A-t-elle répondu ?] Non… elle a jamais rappelé… elle m’a pas écrit rien. Quand j’ai vu qu’y avait rien qui se passait, j’ai dit : Je coupe ça là. Parce que moi, ça me coûtait de l’argent dans le temps que j’avais un char, je pouvais y aller à Québec. Mais là, je suis un soutien financier par rapport que j’ai un enfant. Aujourd’hui, j’accepte plus que personne me touche… me blesse… que ce soit juste en parole… ça touche mon moral.
Sa mère a aussi fourni à Édouard les informations qui lui ont permis de retrouver son père. Mon père,… ma mère, elle l’a rencontré à J. Elle l’a rencontré, c’était un militaire de carrière, il était mécanicien pour l’armée canadienne. C’était un haut gradé… je ne me rappelle pas de son grade. Ça faisait des années qu’il travaillait pour l’armée… et elle l’a rencontré comme ça dans un hôtel. Pis moi, j’ai senti que j’étais non désiré… Elle voulait peut-être pas l’avoir, cet enfant-là… Parce que lui, y lui a jamais écrit. Il était au front et il est revenu et il l’a jamais revue. [Il a jamais su qu’elle était enceinte de lui ?] 102
Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
Non… Ah, mais là, il le sait… Oui parce que moi, j’ai appelé direct à Ottawa. Je sais son nom de famille. Il s’appelle L.D. [Est-ce que vous avez fait des démarches pour le rencontrer ?] Je lui ai parlé. Je l’ai jamais vu en personne, j’y ai seulement parlé. J’ai essayé d’avoir une place pour le rencontrer… mais sa femme était en arrière de lui… Je pense qu’elle écoutait ce qui se passait… il parlait tout bas… y dit : Je penserais pas qu’on va se… Parce que lui, avec la femme qu’il a mariée, il a pas eu d’enfant, il a été obligé d’adopter un enfant… Pis moi, je suis son propre fils… c’est ça que j’ai pas compris… Quand même… son garçon… je suis de son sang… Même s’il a adopté une fille… cette fille-là, elle sera jamais de son sang. J’aurais aimé le voir, mon père, mais… il voulait pas. Il a dit qu’il était marié et il voulait pas que je brise son mariage.
Aujourd’hui, sa vie lui amène cette réflexion: On est différent, on est en marge de la société, on ne peut pas se marier comme les autres. On a trop de séquelles. Non, je ne me sens pas bien dans ma peau… parce que j’ai de la misère à m’aimer, comment je peux aimer les autres ? Tu sais l’amour, j’ai pas connu ça.
Jean-Noël, un homme de mémoire – L’orphelin agricole «Ce qui est dur quand on est un orphelin [un enfant sans parents connus], c’est qu’on traîne ce poids-là toute sa vie. Je suis un orphelin, je suis un bâtard.» Jean-Noël est grand et costaud, sa voix est puissante, son histoire pathétique. Pour en savoir plus sur luimême, il a fait, en 1992, des recherches pour retrouver sa mère en s’adressant au Centre Jeunesse de Montréal. Ce fut une épreuve de formalités administratives mais qui n’ont pas été inutiles puisque sa mère, alors âgée de 76 ans, fut ainsi retrouvée. Sans préciser l’objet de la demande, le Centre Jeunesse a expédié une lettre à celle- Jean-Noël Mathieu ci en lui demandant d’entrer en communication avec le à 38 ans, été 1980. centre. Avec l’aide de son petit-fils, l’enfant d’une fille née d’un mariage, elle a communiqué avec le Centre Jeunesse. On lui a demandé si la date du 24 décembre 1942 lui disait quelque chose? Ce fut un véritable choc. Elle s’est évanouie. Elle faisait de l’hypertension. Sa fille a dû la transporter à l’hôpital. Jean-Noël a appris qu’elle s’était mariée trois ans après sa naissance et qu’elle était retournée à la crèche chercher son enfant. On lui avait alors dit que son petit garçon était décédé!
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Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
Au début de 2001, Jean-Noël a obtenu une copie de son dossier de la crèche et de l’orphelinat. Il apprend qu’il est né à terme à la maison, le 24 décembre 1942. Il pesait 9 livres et 8 onces. Sa naissance a été laborieuse: on mentionne dans son dossier l’utilisation des forceps et la présence d’une «cyanose18 et un traumatisme au visage». Sa mère avait 23 ans, mesurait 5 pieds et 3 pouces et était châtaine; son père avait 24 ans, mesurait 5 pieds et 4 pouces, était marié et militaire. Jean-Noël précise et insiste, son père était blond. Jean-Noël est blond comme les blés… Il a été remis à la Crèche d’Youville de Montréal le jour même de sa naissance. En mars 1944, il pesait 22 livres et 8 onces, mesurait 30 pouces et son «état de santé en général était assez bon», peut-on lire dans son dossier. Jean-Noël souligne que sa mère s’est informée du prénom qui lui avait été attribué à son baptême. S’appelait-il Paul, comme elle en avait exprimé le désir aux religieuses, du prénom de son père? Non, on lui avait préféré le nom de l’événement religieux du jour: Noël! Elle s’est aussi informée de sa vie actuelle. La peine et la souffrance de Jean-Noël sont évidentes lorsqu’il en arrive à évoquer l’aboutissement de ses recherches, car sa mère a refusé de le rencontrer. Ma mère, je m’en fous… je ne la connaissais pas. Pour moi, c’est une étrangère. Je ne veux rien savoir d’elle. Qu’elle ait fait ça, qu’elle l’ait pas fait, moi, j’ai pour mon dire une chose… bon… peut-être qu’elle avait ses raisons de faire ça, c’est pas mon problème. Moi, ce qui me fait le plus mal au cœur, c’est qu’elle a dit… qu’elle m’a abandonné, puis elle était prête à venir me rechercher [quand elle s’est mariée]… pis là, à 76 ans… [elle l’abandonne une autre fois]. T’as 76 ans, tu as fait une erreur, ça se peut, mais là, tu viens d’en faire une deuxième… Là, tu ne sais pas ce que tu viens de me faire, tu viens de me blesser [encore une fois]… Toute la souffrance que j’ai eue, j’aurais pu au moins me dire : Ben, enfin, j’ai souffert mais au moins, aujourd’hui, je… [pourrais au moins me dire que] je suis guéri. Mais à la place de ça, elle m’a maudit du sel sur ma plaie. Moi, c’est ça que j’ai pour mon dire… au moins, si je saurais qui je suis. Comme je le dis, ça me fait rien que je ne le sache pas qui qu’elle est. Mais dis-moi qui je suis. C’est ça. C’est ça qui est le pire. Le pire, le pire, c’est… la pire punition qu’un gars peut pas avoir, c’est de ne pas savoir qui il est. Quand vous arrivez dans un hôpital, pis vous savez comment ça marche aujourd’hui, t’es en file indienne et puis : Qui es-tu ? Quelle date que t’es venu au monde ? 24 décembre. Oui. Le nom de votre père, de votre mère ? Là, tu te revires de bord [là tu te détournes en signe de gêne]… je suis orphelin. Ben là, non ça se peut pas ! Vous avez des parents ! Vous n’êtes pas né du Saint-Esprit ! Ça c’est dur ! Le pire châtiment que tu peux avoir est de ne pas savoir qui tu es. C’est ça qui est plate quand on dit qu’un enfant est un orphelin, c’est qu’on traîne ce poids-là toute sa vie. Je suis un orphelin, je suis un bâtard… pis, en plus, des 18. Coloration bleue de la peau attribuable à une difficulté d’oxygénation.
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fois tu te le fais dire [on te le rappelle]. Pis des fois, t’es obligé de le dire que t’es un orphelin de Duplessis… Mais le vrai responsable de tout ça, c’est la religion catholique. C’est eux autres qui ont fait tout ce merdier-là. Au lieu d’enlever les enfants comme il l’ont fait, pis de les envoyer dans des institutions, ils auraient dû aider les mères, donner de l’argent à la mère… Ils nous ont envoyés dans des institutions, pis ils ne nous ont pas instruits.
Jean-Noël est demeuré à la crèche jusqu’à 7 ans. Certains enfants étaient exclus de l’adoption, ceux qui présentaient une malformation physique, un handicap, une déficience physique, intellectuelle ou autre. Jean-Noël croit avoir été exclu de l’adoption parce qu’il présentait un strabisme19. «Y avaient ceux qui étaient pas beaux, ceux qui étaient laids, ceux qui étaient déformés», ceux-là étaient destinés, croit-il, au travail agricole. De 7 à 9 ans, il se retrouve à l’Orphelinat de Chambly-Bassin. Il y avait là une dame, une millionnaire [qui avait une voiture avec chauffeur] dont le mari était médecin, qui arrivait avec des sacs de bonbons, des sacs de linge, qu’elle donnait aux sœurs. Elle venait me chercher une fois par deux ou trois semaines. Elle m’amenait chez elle. J’avais un bicycle à pédales avec des tires balounes [des pneus ballons]. Je m’en rappelle comme si c’était hier. Les sœurs l’appelaient la marraine de l’orphelinat. Elle venait me chercher… jusqu’à ce que… J’ai été appelé un dimanche, je m’en rappellerai toujours, on est entrés dans la salle en avant. C’était une grande salle avec des chaises qui faisaient tout le tour de la salle. Il y avait une grande table dans le milieu et puis il y avait la sœur… la sœur au bout de la table. On était à peu près sept, huit ou neuf orphelins, tous en ligne, debout, face aux cultivateurs, pis les femmes de l’autre côté. C’était sœur Saint-A.20, c’était la directrice, elle nommait nos noms. Pis elle disait, je vous présente Noël, Noël pèse tant, il a eu telle maladie, Noël est en santé ou… bon… toutes sortes d’affaires de même. Là, les cultivateurs se levaient, je vous le jure, que le bon Dieu me tue icitte si je mens ! ils te touchaient le cou, ils touchaient à tes bras, pis ils touchaient à tes épaules, ils tiraient… Ils me posent deux, trois questions : Aimerais-tu ça travailler avec moi ? Je suis parti à Belœil… Là, bien entendu, tu pleures quand tu pars. À chaque fois, c’est des crises parce que t’as peur… tu pars. La sœur, a te dit d’être un bon garçon, pis d’écouter le monsieur, pis de faire ce que le monsieur te dira de faire… C’était une terre agricole, c’était un commerçant d’animaux. 19. Yeux croches. 20. L’intervention de la religieuse lui a épargné l’asile psychiatrique. Selon son dossier, alors que l’évaluation psychologique avait jugé le placement familial non recommandable pour lui, avis suivi par la Société d’adoption et de protection de l’enfance, la religieuse a pris sur elle de le placer dans un foyer rural. Ce n’était cependant pas par seule bonté puisque la correspondance montre qu’elle n’appréciait pas l’avoir dans son institution.
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Lorsque Jean-Noël s’adresse au fermier et à sa femme, il doit dire papa et maman. Il croit n’être demeuré qu’une année, et peut-être même moins, à cet endroit. Le propriétaire était heureux et satisfait du garçon. Le garçon s’est senti aimé de cet homme: Il me chouchoutait, il me serrait, il ne voulait pas que je travaille dur, jusqu’au jour où il a voulu carrément me tuer… Je sais… je sais… il se chicanait avec sa femme… Tu sais je me sentais rejeté par elle. Pour une raison ou pour une autre, je ne sais pas pourquoi, je ne me rappelle pas, je suis rentré dans leur chambre en plein cœur de l’après-midi. Pis ils étaient en train de faire l’amour. Elle a piqué toute une crise. Ils ne m’ont pas fessé ni l’un, ni l’autre. Lui, il était en t… T’en veux plus de c… de jeune, on va le tuer c… !… C’était une vieille maison de pierre, une vieille maison de peut-être 200 ans, alors il y avait de l’eau dans la cave. Puis lui, il m’avait dit: Va dévisser la lumière en dessous… Y avait laissé la lumière allumée… J’ai dit: Non. Ben y dit: Tu vas aller l’éteindre, pis va la dévisser. J’ai été la dévisser. Qu’est-ce que tu penses qui est arrivé? J’ai été soudé par la lumière. J’étais après mourir là, c’est là qu’elle, elle a crié: Tu vas le tuer! Tu vas le tuer! J’étais électrocuté. C’est là que je l’ai entendu crier [lui]: C’est ça que tu veux… Pis elle a éteindu la lumière, pis en éteindant la lumière, ben là, je ne sais pas… j’ai perdu sans connaissance… Fait que là, en fin de compte, ils se sont débarrassés de moi. Lui, il pleurait quand je suis parti…
Placé dans une autre famille, Jean-Noël a environ 11 ans, lorsque le Centre des services sociaux de Saint-Jean-sur-Richelieu vient le chercher pour le déplacer une nouvelle fois. C’est un déchirement pour lui21. «Là, ils m’enlevaient, là, moi, à papa et maman, là, je pleurais, pis je pleurais.» Ils m’ont amené dans une autre famille où il y a plusieurs garçons et plusieurs filles. C’était à Farnham. J’ai été très très très bien traité là. Ah, très bien, là. Je ne travaillais pas. Je m’amusais. Je jouais. [Une vie d’enfant ?] Oui, une vie d’enfant mais qui n’a pas duré longtemps. J’allais à l’école… Mais là, les enfants riaient de moi… Je devenais agressif parce que je faisais rire de moi, je me faisais attaquer dans le chemin : Regarde, Regarde, c’est lui le gars qui reste à…, le gars, là, c’est lui qui a pas de parents, là. C’est lui, là… Jusqu’à ce qu’ils décident de ne plus m’envoyer à l’école. C’est madame Saint-P., non, la blonde du fils de madame Saint-P. qui me faisait l’école, à lire seulement, à la maison, jusqu’à ce que Madame Saint-P. Était ben malade, elle avait le diabète et elle est devenue aveugle, et là, elle ne pouvait plus me garder.
Jean-Noël ne sait pas combien de temps il est demeuré dans cette famille, peut-être un an, peut-être deux. 21. Un Polonais qui vivait et travaillait dans cette ferme a abusé sexuellement du jeune garçon.
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Là, y m’ont amené à Saint-J… Ça transférait vite. Ça, ça s’est fait vite. Y m’ont poigné, ils m’ont amené, pis bonjour, ça vient de s’éteindre. Là, j’ai été garroché d’une famille à l’autre… Ça ne marchait pas, je ne sais pas… je vieillis, pis les enfants qui sont dans ces maisons-là sont vieux aussi, ça fait que c’est la bagarre. C’est des grosses familles dans ce temps-là, pis ils acceptent pas de m’avoir. Ah y est ignorant lui ! ! Bing, bang, bang !… sur la gueule, pis envoye ! Fait qu’on me sorte de là ! J’avais 12 ans, 13 ans, quelque chose comme ça. Là, c’est à l’île SainteThérèse que j’ai été. Les parents, c’étaient des Belges qui avaient acheté une terre par icitte. La mère du monsieur, on l’appelait marraine. Elle, elle était fine [gentille] ! Tout le monde l’appelait marraine, même ses propres enfants l’appelaient marraine… J’ai été chouchouté, traité aux petits oignons… Ils avaient deux enfants débiles mentaux… je ne sais pas ce qui s’est passé, là, mais le Service social est venu me chercher… Qu’est-ce qui s’est passé, je ne le sais pas… J’ai été transféré à Saint-Luc chez madame B. Madame B., elle était veuve pis elle, elle avait trois filles et un garçon. Son garçon était parti, il volait de ses propres ailes. Elle s’est mise à garder des orphelins [comprendre : des enfants sans parents]. Elle faisait du dépannage. Par exemple, le Service social l’appelait et lui disait : Bon, écoute là, j’ai un garçon qui est dans la rue, à soir là… Tu pourrais-tu me le garder en attendant que je trouve une famille d’accueil ? Pis t’allais là, une semaine, deux semaines, jamais plus qu’un mois, peut-être un mois et demi, mais t’étais bien traité. Pis là, y m’ont trouvé une famille. C’est là que mon calvaire commence. Là, ils décident de m’envoyer à L’Acadie, la maison des horreurs. Là, c’est la maison des horreurs ! Ce monde-là, aujourd’hui ce monde-là, y auraient vingt-cinq ans de prison… Incroyable ! Pis le Service social le savait. D.S. [l’agent du Service social], D.S. savait ce qui se passait là mais y avait pas de place pour nous placer ailleurs. On était trop vieux. D’autres aussi le savaient, des voisins nous voyaient, les écoles quand y ont vu leurs enfants. Sa propre fille m’a téléphoné, j’ai un enregistrement de ça. Elle dit : Jean-Noël, je te demande pardon de ce que ma mère vous a fait. Et lui, D.S., y m’envoie là ! On était cinq placés là (eux autres avaient deux gars et quatre filles), moi pis un autre orphelin [qui avait un bec de lièvre] et les trois garçons d’une prostituée, R., M. et… lui, son nom m’a parti de la mémoire. Lui [l’autre orphelin], il a été massacré ! Ce qu’il a été massacré, ce gars-là! Les deux pires, c’est lui pis moi… Lui, là, tous les matins, il prenait la strappe à barbier22. Il descendait en bas, il donnait la strappe à la femme, pis il mangeait [recevait] quatre, cinq coups de strappe parce qu’il avait pissé au lit. Tous les matins, c’était de même. Tous les matins, jusqu’à ce qu’il lui fende le pénis. Y avait passé tout dret, puis ça s’est mis à saigner. Là, y a eu peur, y a arrêté ça… Elle, elle frappait le matin, lui c’était le soir quand y arrivait de travailler.
22. Une courroie en cuir qui sert à aiguiser la lame d’un rasoir.
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On arrive là, [D.S. et moi]. C’était une ferme. [La maison était d’un bord de la route et la ferme de l’autre bord.] Ils devaient nous envoyer à l’école. Il fallait se lever à cinq heures du matin, aller tirer [traire] les vaches, pis après on allait à l’école sans se laver. Y avait aucune eau courante dans la maison, y avait une pompe à main. C’était une soue à cochons, c’était épouvantable, la salubrité ça n’existait pas dans cette maison-là. Le plus faible des frères, le plus vieux aussi, lui, elle le gardait dans la maison. Lui, y était assis sur un tabouret de vache pis à tous les jours, il mangeait la volée [il était battu]. Il épluchait les patates, les carottes, des affaires de même. Pas le ménage. Le ménage, on n’en faisait pas. Lui, il est devenu fou. Il est mort. Je le sais pas s’il est mort mais je sais qu’il est devenu complètement débile à force d’être frappé sur la tête. Elle le frappait à coups de bâton sur la tête. Elle le frappait là. Elle arrivait, elle prenait une patate. Elle disait de même : Peigne-toi. Bang, un coup sur la tête. Elle-même, c’était une orpheline, elle venait de Rimouski. Elle avait gardé une orpheline avant nous autres. Elle l’a massacrée cette fillelà, c’est sa bru qui me l’a conté. Elle avait l’ordre de nous envoyer à l’école. Le Bien-être social leur donnait une piastre et quart par jour par orphelin, plus le travail. Pis c’était le Bien-être social qui nous habillait deux fois par année… Ouais, l’habillement… Là, on les avait pas nos vêtements neufs. La bonne femme M., elle prenait notre linge neuf et elle donnait ça à ses petitsenfants qui avaient le même âge que nous… Fait qu’on allait tirer [traire] les vaches pis on allait à l’école, mais pas besoin de vous dire qu’on sentait la marde. On se lavait jamais ! Y avait rien pour se laver… En fait, une fois par semaine là, on avait une cuve, puis on se mettait le derrière dans la cuve. Une cuve en plein milieu de la place dans la cuisine… Notre job était comme ça : le matin, on allait… On faisait ça, après ça, elle préparait le lunch. Le lunch, c’était une sandwich, puis c’était toute, c’est fini. Y avait pas d’autre chose. On était sur la ration. Là, on n’a jamais mangé à notre faim. Puis on avait pas de lait. A nous a envoyé à l’école mais à un moment donné, là, l’autobus a décidé de ne plus nous embarquer. Y nous embarquait plus. On nous a mis dehors de l’autobus parce qu’on puait. Le monde, dans l’autobus, ne voulait plus nous voir dans l’autobus. C’était : Assis-toi pas icitte pis boum là ! Puis bang là-bas ! Le chauffeur a dit : Moi, je ne les embarque plus, ils viendront à pied. On s’en allait à pied. Les familles de la place ne voulaient pas nous voir. Y disaient : C’est des bâtards, ils sont pleins de poux, ils sont pleins de marde. Puis la famille M. était connue comme des malpropres. Puis… ils nous maltraitaient. Ils le savaient, tout le monde savait ça dans le village. Fait que là, un moment donné, quand on arrivait à l’école, ben là, on se faisait battre, pis on se défendait. Puis quand on se défendait, ben le directeur nous faisait venir puis on passait à la strappe. Fait qu’on était bûchés [battus] soit par les élèves ou ben par le directeur, pis à la maison… on s’en sortait pas ! Fait qu’à l’école, on n’a rien appris. Aussi, parce que quand t’arrives en première année ou deuxième année puis t’as… t’as 13, 14 ans, y rient de toi. Fait que fini l’école. Fait que là, y me gardaient encore à la maison, pis on travaillait sept jours par 108
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semaine. En plus des travaux sur sa ferme, le fermier travaillait chez T. dans une cour à bois, il faisait de la démolition. Il emmenait de la vieille planche chez lui, puis nous autres, y fallait arracher les clous. On faisait rien que ça du matin au soir. La nourriture ? Le matin, c’était de la soupane [gruau]. La table était séparée en deux : y avait un côté pour eux autres, ils mangeaient du Corn Flakes, du beurre… pis nous autres, on était de l’autre bord, deux au bout, deux à côté, pis on avait pas le droit de toucher au beurre, pas le droit… Grand-maman, je pourrais-tu avoir une tranche de pain, s’il vous plaît grand-maman ? [Vous les appeliez grand-maman et grand-papa. Pourquoi ?] Oui, on les appelait comme ça. Peut-être parce qu’y étaient vieux. Y avaient des petits-enfants. Je le sais pas pourquoi. T’as assez mangé de pain. Va-t’en dehors… Le midi, eux autres ils mangeaient du pâté, le reste du pâté était gardé pour le lendemain, pis nous autres, le lendemain, on mangeait ça. Comprenez-vous ce que je veux dire : on mangeait toujours le reste de la veille, on ne mangeait jamais la même chose qu’eux autres. Le soir, c’était pareil. Le soir, on lavait toute la vaisselle. Elle, elle allait se coucher tout de suite après le souper en bas, là. Y avait une petite chambre en bas et elle, elle couchait là. Y avaient une télévision mais nous autres, on n’avait pas le droit d’avoir la télévision. On n’avait même pas le droit d’entrer dans le salon. Y aurait pas fallu qu’on entre là, on se serait fait tuer. On se levait à cinq heures, [le fermier] nous réveillait quand il s’en allait travailler, pis nous autres on allait aux vaches, tout de suite. On s’en allait sortir les vaches dans le champ puis le soir on les rentrait en dedans… Y avait une chaise berceuse mais on n’avait pas le droit d’embarquer dessus. C’était son chien qui était dessus. Y aurait pas fallu qu’on s’assoie dessus ! Notre toilette était là, on allait chier… excusez le mot, on allait chier là, puis on allait pisser là. On n’avait pas de toilettes dans la maison. Pensez la nuit quand on se couchait. Calvince ! On sortait dehors. On traversait la rue. Y avait aussi le chapelet en famille. J’en ai-tu mangé des volées pour cet hostie de chapelet en famille-là. Ah ! l’hostie de chapelet de famille avec le cardinal Léger. Ah ! à genoux ! quin ! Tiens-toi dret ! Puis bang, un coup sur… un coup sur… Là, tu mangeais des volées !… Après, t’allais te coucher. T’allais te coucher sur un matelas pas de drap. Y en avait pas de draps. C’était dégueulasse. Y avait des tonnes de cochonneries, des guenilles, de toute ce que tu voudras. C’était… c’était dégueulasse. Nous autres, on allait aux toilettes de l’autre bord de la rue, mais eux autres, y avaient des pots de chambre. Le matin, moi, j’avais la job de vider les pots à marde de son garçon, pis j’allais chercher le pot de la bonnefemme, pis du bonhomme. Ils s’étaient tous essuyés avec de la gazette. C’était de la marde. On vivait dans la marde ! Là, j’allais porter ça à l’étable, de l’autre côté de la rue. Là, je vidais ça, je lavais ça, puis je ramenais ça à la maison. Ça c’était ma job, puis de tirer des vaches. Et puis… c’était de même. On vivait de même. Puis la nourriture, on en avait pas mais quand arrivait l’abbé G. ou bien D.S., ah ben là, elle en mettait du
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manger. Là, on mangeait comme des cochons. On était des vrais cochons. Des vrais hosties de cochons. Quand y partait, on en mangeait une tabarnac. Hé ! Hé ! Là, on en mangeait une. Là, mon boy, on y goûtait. Là, mon boy, c’était la strappe. Puis F. [le fils du fermier] y nous poignait pas les bras, puis il nous emmenait dans la shed [hangar] à côté. Là, la shed était pris après la maison, là y avait un poteau, pis les deux bras et les genoux comme ça, puis lui, à grands coups de fouet, le fouet23, ça faisait le tour du corps. Puis là, il me cachait pendant une semaine [le temps que disparaissent les traces] pour pas que personne voie ça. D.S. était au courant de ça… Là, ça nous passait alentour de la tête, parce que quand il m’a bûché… il bûchait, lui, Lui, le bonhomme, il frappait! J’étais plus capable et je me suis laissé descendre à terre. Puis lui, en swingnant, y m’a poigné la tête. Elle, a criait: Arrête E.! E.! E.! Arrête, E., c’est assez, E.! Mais c’était toute elle qui avait parti le bal. C’était toujours elle!
C’était là le quotidien, jusqu’à ce que Jean-Noël se retrouve en prison. Y [le fermier] s’était mis à louer des terres, des terres pour faire du foin. Moi, je fauchais le foin, les autres avec son garçon pressaient [le foin]. Mais là, ça faisait quatre ou cinq jours, j’étais là depuis cinq heures le matin jusqu’à la petite noirceur… pis j’étais plus capable. Il venait me porter un petit lunch. Fait que là, à un moment donné, je suis fatigué, j’en profite. Le bonhomme n’est pas là. Je me couche. J’arrête le tracteur et je me couche en dessous. Et puis, on dort ! La voisine s’en est aperçu. Elle a téléphoné à E. Le bonhomme a pris les nerfs. Y arrive dans le champ, pis y m’en a crissée une tabarnac… Là, les crisses, les tabarnacs, ça sortait. Après ça, je vas me retrouver en prison. Une autre fois, y dit : Tu vas aller ramasser de la gravelle [du gravier] sur le bord du chemin avec le cheval pis le tombereau, une charrette à deux roues, c’est haut, ça marche par les grippes du poids du tombereau. Si tu en mets trop en arrière, le cheval va lever, si t’en mets trop en avant, ça va écraser le cheval. Faut de l’équilibre, mais moi, je ne le sais pas. Fait que je ramasse de la gravelle sur le bord du chemin. J’étais avec un autre orphelin, pis on balayait, on ramassait la garnotte [la gravier] et y en a trop. Les battues [baculs] du cheval ont cassé et le cheval est parti, il est retourné à la maison. Moi, quand je suis arrivé, une heure après, j’ai mangé toute une volée… à coups de pieds… J’y ai goûté en tabarnac! C’était la dernière [volée]. J’ai parti en courant… j’ai été chez le voisin. Y avait un bicycle sur le long de la bâtisse, j’ai sauté dessus, pis envoie au Service social. Madame du Sercice social a pleurait. D.S. [qui l’avait placé dans cette famille] a dit : On va te garder icitte jusqu’à lundi matin parce que t’as pas été correct. C’est parce que t’as pas écouté. C’était toujours ça qu’y nous disait : on n’écoutait pas et on mangeait des volées !
23. Ce fouet était fabriqué à partir d’une branche de saule ou autre, épluchée.
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Jean-Noël est incarcéré. Là, je le savais plus qui j’étais. J’étais avec des vrais criminels là. Des criminels de la pire espèce. Là, les gardiens me disent : Écoute bien, écoute ben, le jeune, icitte, là, tu fais ton temps, t’as deux ans à faire. Tu fais ton temps. Tu te fais enculer, pis tu fermes ta gueule. Pis si t’es pas content, accroche-toi ! Ça, ça veut dire : pends-toi ! Ils te le disent d’avance, hein ! C’est final. Puis y a pas d’école. Y a pas rien là. Fait que j’ai fait mon deux ans de pénitencier. Sais-tu pourquoi ? C’est parce que je suis un orphelin. Pour avoir une libération conditionnelle, il faut que quelqu’un te reçoive. J’avais personne. À la prison Saint-Vincent-de-Paul, y en avait 38, des orphelins.
Il y retournera une autre fois pour deux ans. Ses sentences sont démesurées par rapport aux délits, considère-t-il. Ce qui l’amène à penser que l’emprisonnement était plus une façon de le loger que de le punir. Un compagnon d’institution a eu la même sentence de deux ans pour le vol de deux pintes de lait. De ses séjours en prison, il conclut: «Ce que les institutions religieuses n’ont pas fait, ce sont les institutions pénitentiaires qui l’ont fait.» C’est ça qui est arrivé. Qu’est-ce qui est arrivé, c’est pas… c’est incroyable, hein ! Tu sais, moi, je vais vous dire une affaire, j’ai écrit une lettre à Bruno Roy [le président du Comité des orphelins et orphelines institutionnalisés de Duplessis]. J’y dis tout ce qu’on a souffert, quand on était petits gars. J’y dis : j’aurais aimé mieux être dans une institution de débiles mentaux. Au moins, j’aurais eu trois repas par jour. Puis, j’ai dit : J’aurais eu peut-être un peu d’affection. Puis on aurait mangé, au moins, trois fois par jour. Puis on aurait pas été battus. Puis j’aurais peut-être été… plutôt que d’avoir subi ce qu’on a subi nous autres, les orphelins de agricoles.
Aujourd’hui, Jean-Noël est à la retraite. Maintenant qu’il en a le temps, il a décidé de relever le passé. «J’aurais voulu que le monde sache qu’est-ce qui s’est passé avec les orphelins agricoles, ce qu’on a fait aux orphelins agricoles.» Il voudrait aussi régler ses comptes avec la justice qu’il estime avoir été injuste avec lui. Il incarne un potentiel dynamique qui, à défaut de n’avoir pu s’épanouir, peut toujours exploser. «Je suis très tenace, rien ne m’arrête», dit-il.
DEUX HOMMES ESTIMENT AVOIR RÉUSSI LEUR VIE Vincent – Un financier-né Vincent se rappelle que c’est sœur G.E. qui leur a appris le changement de vocation de l’Institut médico-pédagogique en hôpital psychiatrique.
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Les sœurs, il y avait plusieurs sœurs qui étaient là, les sœurs sont venues dans la salle, elles pleuraient tellement. Nous, on ne comprenait pas ce qui se passait, on ne comprenait pas non plus pourquoi elles pleuraient. Après ça, les sœurs ont commencé à s’habiller en blanc, les salles se barraient, des barreaux étaient mis aux fenêtres, on n’avait plus d’école, etc.
Des garçons sont placés ailleurs ou sortent, certains autres sont envoyés dans des fermes, alors que lui reste sur place. Il a acquis la réputation d’être un «souleveur du peuple», comme l’a surnommé la religieuse responsable de sa salle. Un jour, pour s’être mal comporté, le groupe de garçons se voit privé de la populaire émission La Famille Plouffe. Vincent apostrophe la sœur qui veut le fesser en lui baissant les culottes. Vincent, qui a alors entre 15 et 16 ans, réagit. La religieuse fait venir deux gardiens. Cet événement entraînera l’idée de son transfert à l´Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. L’intervention de l’aumônier, l’abbé Roger Roy, lui épargnera ce terrible transfert et lui fera quitter Mont-Providence. De 16 à 26 ans, Vincent est pensionnaire dans une famille d’accueil qui se trouve parente de l’abbé. L’adaptation à la nouvelle vie est difficile, au point qu’un jour il décide de retourner à Mont-Providence. L’abbé Roy intervient de nouveau fermement: «Jamais! Ta place n’est pas ici!» et il le retourne à sa nouvelle vie. «Je ne savais pas comment le monde fonctionne. J’avais peur de prendre le tramway, peur de prendre l’autobus. J’avais peur de me faire enlever. À 16 ans, je ne savais pas d’où venaient les bébés, on ne connaissait pas l’argent, on était catalogués arriérés.» Vincent est né le 27 février 1942 à l’Hôpital de la Miséricorde. Sa mère, qui serait d’origine française, aurait été obligée de l’abandonner alors qu’il avait 2 mois parce qu’il était de santé fragile. Ce n’est que quand elle était enceinte que sa mère aurait appris que le père de son enfant était déjà marié et avait deux enfants. Vincent passe les deux premières années de sa vie à la Crèche de la Miséricorde et deux à six ans à la Crèche Saint-Paul. Il croit avoir fait l’objet d’une tentative d’adoption, lorsqu’il avait 5 ans et qu’il était à la Crèche SaintPaul, par la famille d’une religieuse de la crèche. Il aurait fait un voyage en train pour se rendre dans cette famille. Il ne sait pas combien de temps il y serait demeuré, mais se souvient avoir noyé des poules, fait pipi et caca dans ses culottes pour qu’on le ramène à la crèche. Ce qui n’a pas manqué d’arriver. À 7 ans, il est transféré à Mont-Providence, où il résidera jusqu’à 16 ans. En 1989, alors qu’il participe à l’émission de télévision de Janette Bertrand, Parler pour parler, sur les orphelins de Duplessis, il fait une correction sur son nom qui permet à sa mère de l’identifier. Quelque temps plus tard, alors qu’il accompagne un autre orphelin de Duplessis qui fait des démarches pour retrouver
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sa mère, le Centre des services sociaux de Montréal l’informe que sa mère le recherche. Surpris, il demande un temps de réflexion. La travailleuse sociale le rappelle et il ira la rencontrer pour lui dire qu’il choisit de ne pas voir sa mère. Il avait la cinquantaine lorsque sa mère a manifesté le désir de le rencontrer. Il apprend alors que les parents de sa mère n’avaient jamais été informés de la grossesse et de l’accouchement de leur fille. Il ne s’est jamais entretenu directement avec sa mère, ne l’a jamais rencontrée non plus; la travailleuse sociale a servi d’intermédiaire. Il a toutefois directement conversé avec l’épouse du frère de sa mère et ne s’est pas senti à l’aise avec ce qui lui était proposé. Sa mère est d’une famille de neuf enfants, dont cinq étaient encore vivants à cette époque. Maintenant mariée, elle souhaitait maintenir le secret de sa naissance. Vincent a eu peur du rejet, dit-il. Malgré le secret demandé, l’idée d’avoir à créer éventuellement des liens familiaux avec des gens qu’il ne connaissait pas lui était difficile aussi à concevoir. Sa vraie famille, affirme-t-il, ce sont les compagnons d’institution; ses mères, ce sont les religieuses. Finalement, sa mère lui a écrit et lui a demandé pardon. Il lui a répondu pour lui expliquer qu’il ne souffrait pas, puisqu’il n’était pas l’initiateur de la démarche, mais qu’il lui demandait de respecter sa décision de ne pas la rencontrer. La travailleuse sociale lui a demandé une photo de lui afin de la remettre à sa mère. Toute sa vie, commente-t-il, sa mère s’est dépensée dans le bénévolat dans sa paroisse. Elle s’est souciée, jusqu’à leur mort, du soin de ses vieux parents. Luimême, socialement très engagé, fait le rapprochement de leur engagement respectif dans lequel il voit un symbole de leur parenté et une motivation à poursuivre séparément leurs chemins similaires. Pendant tout ce temps, «quand j’ai vu ce que cela faisait mal de dire que j’étais orphelin [comprendre enfant illégitime ou enfant sans parent], je l’ai caché. J’ai décroché le mot orphelin de moi.» Aujourd’hui, Vincent est un financier redoutable. Il a fait sien l’enseignement de sœur Saint-A. qui lui a appris à économiser. «T’as une piastre; tu dépenses une piastre et cinq sous: t’es pauvre! T’as une piastre; tu dépenses quatre-vingt-quinze cents: t’es riche.»
Bruno – Aimé et protégé «Un jour quelqu’un m’appelle au téléphone. Il dit: Écoute, j’allais te voir tous les dimanches à la crèche avec ma mère. J’ai dit: Pardon? Il dit: Oui, oui, et ma mère était accompagnée d’une dame et cette dame, c’était ta mère.» C’était en 1990, Bruno Roy avait alors 47 ans. Par cet homme, il apprendra le nom de sa mère, découvrira qu’il a les mêmes yeux noirs et recevra des photos d’elle. Cet homme 113
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servira également d’intermédiaire entre lui et le mari de sa mère, qui n’est pas son père, sa mère étant décédée. Plus tôt, alors qu’il avait environ 18 ans, Bruno avait essayé de retrouver sa mère. J’ai eu un moment de nostalgie, je ne sais pas comment appeler ça, un moment de doute… de recherche : qui je suis ? d’où je viens ? et j’appelle le Centre des services sociaux de Montréal, ou quelque chose d’équivalent, je ne me souviens pas comment ça s’appelait, et c’est une voix féminine qui me répond. Je lui dis : Écoutez… j’ai pas connu mes parents et je voudrais savoir comment on fait pour les rechercher. Ouf… Bruno Roy à 14 ans environ (vers 1957). mon cher monsieur… vous perdez votre temps… De toute façon, c’est un secret professionnel. J’ai fermé le téléphone et là j’ai été… non, non, je ne toucherai pas à ça. Et pendant trente, trentecinq ans, j’ai fait comme si je n’avais jamais existé. J’ai évacué tout le bien, c’est-à-dire la religieuse qui m’a tellement aidé, et en même temps, tout le mal. Et pendant ces trente, trente-cinq ans, c’est comme si je n’avais jamais, jamais… j’ai complètement oublié ça. J’ai dit : Moi, j’avance !
Mais la vie est imprévisible. Assez curieusement, lorsqu’il prendra connaissance de son dossier institutionnel, il y lira qu’il est né de parents inconnus, mais découvrira, inscrit deux lignes plus bas, le nom de sa mère. Bruno, c’est l’histoire d’un homme dont le destin apparaît protégé, comme s’il était, malgré tout, né sous une bonne étoile. Alors que d’autres doivent démontrer un acharnement farouche pour découvrir de petites traces d’une parenté, les informations, les photos, les personnes sont venues au-devant de lui. Il n’a pas eu à faire d’effort particulier. De cela, il est conscient et reconnaissant puisque c’est lui-même qui souligne cette particularité. Cette générosité de la vie s’est incarnée dans une figure maternelle qui a changé le cours de son existence. Même si j’étais dans un milieu qui aurait dû me détruire, il ne m’a pas détruit parce qu’à l’intérieur, il y a eu des personnes qui m’ont aimé. À l’intérieur de ce système, il y avait une religieuse qui m’a protégé, j’ai pu échapper à des drames, à des choses… j’étais le chouchou de cette religieuse. Il y avait un aumônier aussi, et l’aumônier et la religieuse se sont mis de connivence pour me sortir de là. À 16 ans, je pars de là.
Bruno naît à l’Hôpital de la Miséricorde de Montréal le 16 février 1943 et est confié à la crèche de l’institution. Il y passera les deux premières années de son existence.
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De 2 ans jusqu’à 7 ans, j’étais à la Crèche Saint-Paul. De là, je suis allé jusqu’à 16 ans au Mont-Providence, période pendant laquelle l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence s’est transformé en Hôpital psychiatrique Mont-Providence. Quand je suis sorti, j’avais 16 ans à peu près.
Pendant cette longue période de vie en institution, il connaît une brève interruption, à l’hiver 1950, alors qu’il est confié à sa mère, puis réadmis à la crèche un mois plus tard24. De ce moment, il garde un précieux souvenir, un lien avec sa mère: un petit ensemble de vêtements composé d’une petite culotte brune et une petite chemise jaune dont le collet était surjeté d’un fil brun. Et moi, j’ai toujours aimé le brun et le jaune ! J’ai pris conscience récemment que j’ai toujours aimé le brun et le jaune. Je gage que ça me vient de là. Dans mon imaginaire, cet ensemble, c’est ma mère qui me l’a donné mais dans la réalité, je ne le sais pas et je m’en fiche. Quand je suis allé m’acheter mon premier complet, j’ai acheté un habit brun et une chemise jaune ! Ce lien-là, je ne l’ai fait que récemment. Quand je suis arrivé au Mont-Providence en 1950, j’ai été dans une première salle qui s’appelait la salle Saint-Jean-Vianney. Une religieuse, une officière comme on disait à l’époque, était responsable de cette salle. J’y suis resté pendant un an, un an et demi. C’est ensuite que j’ai été transféré à la salle Saint-Gérard-Magella qui, elle, avait comme officière sœur O. Dire son nom est connoté de toute une affectivité parce que sœur O., c’était la bonté même. J’avais 7 ans quand je suis arrivé dans cette salle. Quel âge avait-elle? Elle était relativement jeune à ce moment-là. Je pense qu’elle était dans la trentaine ? Quel âge elle avait ? Écoute, je peux te le dire exactement : elle est née au début du siècle… donc… elle avait plus que ça… Elle est née en 1900 et elle est morte en 1980. C’est en 1950, donc elle avait 50 ans et moi je ne la voyais pas si vieille. Ma relation privilégiée avec elle s’est développée progressivement. Je sais que j’avais perdu ma petite culotte brune et ma chemise jaune parce que je suis entré là avec ça et je n’ai jamais remis cette culotte. Cette religieuse a été un substitut maternel… pour moi. Un parent, c’est celui ou celle qui reconnaît son enfant, et j’ai été reconnu, j’ai été reconnu par cette religieuse-là. C’était une artiste, elle chantait très bien… Dans notre salle, notre groupe, elle avait constitué une chorale. Dans une autre salle, c’était des sports ; nous : c’était la chorale. La relation personnalisée, ça s’est fait progressivement. Le premier souvenir que j’ai d’une relation plus personnalisée, c’est que je me trouve, et je ne sais pas pourquoi je me retrouve là, je me retrouve dans sa chambre [une alcôve à l’extrémité du dortoir des enfants]. C’était très privilégié parce qu’on n’allait pas dans la chambre d’une sœur, et moi, je me trouvais là et il y
24. Ceci est confirmé par son dossier à la crèche.
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avait un livre de géographie. Le souvenir que j’ai : c’était un livre de géographie parce qu’elle m’avait parlé de la France. C’est le premier souvenir d’une relation personnalisée. Ensuite, il y avait cette dimension de l’artiste en elle qui, probablement, allait me chercher sans que je le sache. Je faisais du dessin. J’étais bon en dessin. Le premier dessin que j’ai fait, ç’a été le dessin de la religieuse ; j’ai fait son profil. Et ça lui ressemblait, mais vraiment ! C’est là que j’ai vu que j’étais bon en dessin parce que le dessin que je venais de faire ressemblait à la religieuse. Elle aimait le beau, le chant, et moi, j’aimais déjà la chanson. Le goût de la chanson, du beau, ça me vient d’elle, et je me souviens qu’elle avait cette préoccupation du beau, elle. Elle nous montrait, par exemple, à manger. La scène est caricaturale mais ça s’est passé comme ça : on était tous assis par terre et elle, elle a reconstitué une table avec les fourchettes à gauche, à droite, le verre. On mange la bouche fermée, on ne parle jamais pendant qu’on mange, et là elle nous faisait la leçon, elle nous apprenait à vivre ! L’autre souvenir que j’ai, parce que tout ça, ça s’accumule, je ne peux pas te dire à quel moment, comment ça s’est développé, entre elle et moi, je ne le sais pas. Ce que je sais, c’est que c’est allé dans ce sens-là. Une fois, la télévision est là, on est assis à terre mais il y avait des chaises tout autour et là, il y avait la chaise berçante, et l’autre chaise, c’était elle. Moi, je m’arrangeais toujours pour être assis à côté d’elle. À un moment donné, j’ai… pété. Sœur O. ne pouvait pas tolérer que quelqu’un pète. Et elle savait que c’était moi… mais elle a fait comme si je n’avais pas pété, alors que la veille quelqu’un d’autre l’avait fait et elle lui avait donné une volée. Un des paradoxes de sœur O., c’est qu’autant je pouvais être protégé ou ne pas subir de mauvais traitement, autant elle pouvait me donner une tape, être sévère, donner le bolo [jeu constitué d’une planchette de bois qui sert à frapper une petite balle retenue par un élastique]. La seule fois qu’elle m’a donné le bolo moi, je le méritais d’ailleurs, je ne me souviens plus de l’anecdote mais elle me l’avait donné plus fort qu’aux autres comme pour dire : Lui aussi, je le fesse, je suis juste regardez ! Parce que les autres savaient que j’étais son chouchou, mais cette fois-là, elle avait comme amplifié le geste pour dire : Regardez ! J’en avais mangé une maudite. Elle descendait notre pantalon et paf !… Une relation où, un moment donné, je pouvais entrer dans sa chambre, même si elle n’était pas là, je m’assoyais. Je ne dis pas que je l’ai fait des milliers de fois, je l’ai peut-être fait une dizaine de fois, sur un espace de quatre ans, mais ce privilège-là, je l’avais. Des fois quand elle était là, soit que j’y allais ou elle me faisait venir, tout le monde était dans le dortoir, elle corrigeait mes fautes, ça je m’en souviens. Quand il y avait de l’école, j’avais déjà une disposition pour le français. Je vous dis ça parce que je me souviens qu’elle m’avait dit que moi, pendant que mes copains faisaient quinze fautes, moi j’en faisais sept. Pourtant, j’avais pas plus d’avantages qu’eux mais j’avais comme déjà… [Elle vous reconnaissait un talent ?] C’était un cercle positif. Elle lisait mon texte, là : On corrige ça. Donc, j’avais une relation privilégiée
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qui me permettait de corriger mes fautes et de prendre conscience de mes fautes et donc de m’améliorer plus rapidement. Moi, c’est comme ça que je m’explique. J’étais pas plus ou moins disposé que d’autres, mais elle, me corrigeant, me faisant prendre conscience des fautes que je faisais, j’apprenais plus vite. À ma connaissance, sœur O. était aussi la seule officière, mais il faudrait vérifier auprès des autres, elle-même avec une employée, elles fabriquaient des vêtements. Elle avait des tissus et elle nous faisait nos chemises, nos vestons, elle nous faisait nos casquettes ! Je me souviens, j’ai même une photo où je suis assez grand, j’ai 15 ans à peu près, j’ai une espèce de veston. Il n’est pas en couleurs parce que la photo est en noir et blanc, mais celui que j’ai c’est un bleu ciel, et ça, je l’ai encore, pas le veston mais j’ai la photo. Et sœur O. me disait : Tu vas avoir ça. Et quelque part… Il y avait eu une pièce de théâtre, devine qui a eu le plus beau rôle ? C’est moi ! J’ai eu des accomodements. Elle m’appelait son prince charmant parce que je jouais le rôle du prince et elle m’appelait « Mon prince charmant » devant tout le monde. À un autre moment, elle m’appelait par mon quotient intellectuel : Viens ici, mon 87 de quotient [intellectuel]. Je ne l’ai jamais pris comme une insulte parce que je savais que cela était très bon par rapport au groupe. Elle me renvoyait une bonne image de moi. Je ne pouvais pas mesurer ça, à cette époque, mais aujourd’hui, j’en suis capable. Et puis, il y a eu l’intervention de l’aumônier. C’est exactement comme ça que ça s’est passé : je vois entrer l’aumônier avec une dame… Pour mieux comprendre, disons d’abord, qu’au MontProvidence, il y avait eu l’abbé S., et l’abbé S. était un conteur d’histoires. Et il était le privilégié de tous les enfants. Tous les enfants aimaient l’abbé S. L’abbé S, c’était un saint ! Saint égale bonté. Et il passait dans chacune des salles et il venait raconter des histoires. Les trois ou quatre années du MontProvidence, ce sont des années exceptionnelles. Pour les enfants, c’était très bon. C’était positif pour l’évolution des enfants. Et on n’a jamais su pourquoi mais l’aumônier a disparu. On l’a remplacé. Le nouvel aumônier s’appelle l’abbé D. qui, au départ, était beaucoup plus froid mais on sentait que c’était une bonne personne. Il n’avait pas le même style que l’autre mais c’était un homme bon. Il était profondément bon, mais lui, sa relation prenait plus de temps à s’établir avec les enfants. Pour moi, c’était un aumônier qui en remplace un autre. J’ai commencé à avoir une relation privilégiée avec lui à partir d’un certain moment. On faisait un spectacle de chansons et l’aumônier était venu avec une dame. Je vois entrer l’aumônier avec une dame… Bon, au début je suis complètement indifférent… Ils s’installent, elle s’assoie et le chant commence… À un moment donné, je vois cette dame faire ça [pointe son index] et c’est moi qu’elle pointe. Elle a fait ça comme ça [le désigne de l’index]. Donc moi, dans ma perception des choses, j’ai pensé : On me reconnaît. Et là, je ne comprenais pas qu’on puisse me reconnaître. À partir de ce moment-là, l’aumônier venait parfois et là, comme j’avais eu un premier contact avec lui, j’allais le voir. Et même, je me souviens d’être allé à son bureau jaser avec lui, je me 117
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souviens de ça. [Vous aviez quel âge ?] Là, j’ai 11, 12 ans, peut-être… 12 ans. Et là, je me dis… je me souviens de ma réaction : Quoi, elle me connaît ? C’est ça ma réaction. Et là, j’ai imaginé que c’était ma mère… Pourquoi ? Après le spectacle, l’aumônier m’a fait venir, il me présente à cette dame : Estce que tu veux aller chez elle ? Et je me souviens de la réponse : Je ne sais pas. J’étais pas contre… mais je ne sais pas si je veux y aller… je ne sais pas dans quoi je m’embarque. Et finalement, cette dame-là, elle s’appelle M.R., dont le mari s’appelle R.R. et dont le premier garçon s’appelait du même prénom que moi. Un moment donné, tu es mêlé dans ta tête ! Là, je me dis : C’est-tu mon père ou pas ? Mais c’était pas mon père. R.R. c’était et c’est encore une image paternelle, c’est-à-dire que j’ai trouvé chez lui le père que je voulais avoir parce que j’imagine Roger… c’est le père que j’aurais voulu. À partir de 12 ans, on s’est jamais quittés. Il y a eu des périodes où on se voyait moins mais on est toujours restés en contact.
Ce lien s’est étendu aux enfants de M.R. et R.R. Aux funérailles de leur mère, les enfants ont dit à Bruno: «Bruno, tu t’en viens avec nous autres, quelque part, c’est aussi ta mère qui est morte. Ils l’ont pas dit comme ça… Ils m’ont dit: Toi, tu fais partie de la famille, viens-t’en avec les enfants. Et je suis certain que ça va être la même chose, et même que ça va être encore plus fort avec R.R. Dans leur tête à eux, je fais partie de la famille.» L’aumônier, évoqué plus haut, interviendra à nouveau en sa faveur mais avant de nous étendre là-dessus, Bruno raconte son expérience du passage de l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence à l’Hôpital psychiatrique MontProvidence. Ç’a pris à peu près… deux ans… disons jusqu’en 1955-1956, pour que la transformation soit évidente mais l’effet avait commencé bien avant. Moi j’ai… à partir du moment où il n’y avait plus d’études… je suis devenu… j’ai constitué une main-d’œuvre… Et moi, ma job, c’était de laver des vieillards… laver des lits… je faisais ça à la journée longue. D’autres c’était les patates, d’autres c’était le cordonnier… J’allais occasionnellement chez les R. les fins de semaine, à Noël, à Pâques. Moi j’allais chez eux comme d’autres allaient chez des employés qui prenaient un enfant passer la fin de semaine chez eux, puis ils le ramenaient. C’était dans ce cadre-là que ça se faisait. À ma connaissance, il n’a jamais été question qu’on m’adopte. J’étais trop vieux pour être adopté, j’avais 12, 13 ans. Ce n’était pas tout le monde qui sortait comme ça, juste les privilégiés. Il y avait une religieuse à ma connaissance, et malheureusement je n’ai jamais été capable de retrouver son nom, qui a quitté. Elle n’est pas embarquée làdedans [la transition], elle a quitté la communauté religieuse. D’autres sont restées, moi je l’explique aujourd’hui comme un sentiment d’impuissance [devant la situation] et en même temps qu’une préoccupation de ces enfantslà : Si je m’en vais, qui va les aider, qui le fera ? Donc, je reste pour les aider 118
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malgré l’absurdité du système, c’est comme ça que je vois la conscience. Sœur O., la religieuse qui m’a sauvé, c’est le mot, elle était consciente de la situation mais elle a choisi de rester pour nous autres. Ce dévouement des religieuses… les sœurs ont continué d’enseigner ! Le seul mot que j’ai à ce moment-là, c’est le mot : enfermement. Et pas tellement, oui, un enfermement physique, parce que les clôtures sont élevées [Il n’y en avait pas avant ?] Non… Les religieuses de noir vêtues s’habillent désormais de blanc… Donc, il y a un changement… Ensuite, les grillages. Le sentiment aussi que les choses changent parce que le quotidien change : on ne va plus à l’école, les religieuses ont tenté de poursuivre les études… à l’intérieur de ça, mais je sais aujourd’hui qu’il y avait quelque chose de caricatural à vouloir poursuivre cette démarche sans en avoir les moyens. C’était comme si on demandait à un enfant sans jambes de marcher. Il y a quelque chose d’absurde à lui demander de marcher. C’est la même chose avec les religieuses : elles ont, elles, décidé de poursuivre les études, mais ça devenait ridicule parce qu’il n’y avait plus d’études qui se faisaient de toute façon : les classes étaient disparues, elles étaient transformées en salles de soins. Mais, ce que je retiens, c’est qu’on n’avait plus le droit de sortir. Ça, c’est un souvenir précis. Avant, on prenait l’autobus et on allait faire un pique-nique. Là, c’était fini, on n’avait plus le droit de sortir. Et donc, les petites sorties qu’on avait, qui étaient cette espèce d’échappée… qui étaient bienheureuses pour nous… Je donne un exemple précis : sœur O. nous a amenés chez elle, je crois que c’était à Saint-Jean d’Argenteuil, et elle nous avait amenés en autobus, tout le groupe, se baigner… dans son coin à elle. Je me souviens, il y avait un lac… et un pique-nique. À partir du moment où c’est devenu un asile, c’était fini ça. Un des éléments pour lesquels j’ai ressenti l’enfermement, c’est quand j’ai découvert, parce que j’en ai été victime, qu’on avait transformé les chambres de bain. Il y avait une grande salle et des unités, quatre là et quatre là. […] Là tu avais quatre bains et ça, c’était séparé. Celle de droite était transformée en asile, en cellule et en haut du mur, ils avaient mis un grillage. Et cette première chambre de bain, dans toutes les salles, devenait une cellule. Et moi, j’étais impoli… un peu agressif, comme on peut imaginer, et j’avais posé un geste irrévérencieux à l’endroit d’un moniteur. Il était chauve. Et j’avais pris une gageure avec… On était dans la cour de récréation… J’ai dit : Gages-tu que je suis capable de lui envoyer le ballon ? Chanceux comme je suis, au sens très général du mot, j’ai réussi mon coup. Ça fait mal quand tu ne le sais pas. Lui, il était surtout humilié. Ça lui a pris deux jours à savoir qui lui avait fait ça et quand il a su que c’était moi, il m’a rentré dans la cellule. C’était mon premier séjour en cellule. Il a pris un oreiller et me l’a mis en pleine face, et là, il m’a donné des coups de poing. C’était mon premier souvenir de cellule. Je sais qu’il le faisait à d’autres, mais moi… il avait jamais osé me toucher. Cette fois-là, j’avais fait ce qu’il ne fallait pas faire ou ce qu’il fallait faire pour qu’il me touche en d’autres mots. C’est comme ça…
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Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
Le fait de ne plus étudier… on a constitué une main-d’œuvre… et je me souviens d’une chose : on était fatigués… On avait 12-13 ans et on était fatigués. Et probablement qu’on était fatigués beaucoup plus moralement que physiquement. Je veux dire… je lavais et changeais les lits dans un dortoir… c’est pas fatiguant, fatiguant en soi… Changer un lit, ça demandait pas des forces surhumaines mais le contexte faisait que c’était démoralisant. Je me souviens quand j’ai lavé le corps d’un vieillard, j’ai trouvé ça d’une laideur et je me souviens le scrotum, c’était immense. C’est les premières images que j’ai eues. Probablement que c’était ça qui nous fatiguait plus que le fait de changer un lit. On commençait à être physiquement… D’ailleurs, il y a eu des révoltes. L’histoire des révoltes ! Ça, ça s’est passé dans une autre salle où le moniteur agressait les jeunes. Il [ce moniteur] était bête [agressif ]. Un moment donné, les jeunes en ont eu assez. Ils avaient 15, 16 ans et ils commençaient à découvrir leur propre force. Un moment donné, le moniteur avait posé un geste de trop et les garçons ont sauté sur lui. Ils lui ont donné une volée, mais une volée ! Et là, les religieuses n’avaient plus le contrôle sur ces enfants et c’est comme ça que la surmédication est arrivée, les électrochocs… La médication est venue progressivement et plus les enfants grandissent, plus la médication est intervenue parce que quand tu as 11 ans, tu n’es pas dangereux, tu es encore contrôlable mais quand tu en as 16 ans, que tu es devenu un homme physiquement, [c’est autre chose].
Bruno a lui aussi 16 ans. Il est clair pour lui que la connivence entre la religieuse et l’aumônier lui a permis d’écourter la durée de son internement à l’Hôpital psychiatrique Mont-Providence. Je crois que l’abbé D. et le directeur de l’Orphelinat [agricole] Saint-Georges étaient confrères… On était quelques-uns, cinq ou six, à être transférés à l’Orphelinat Saint-Georges. J’ai pas été seul à être transféré là mais les autres n’ont pas poursuivi leurs études… Les quatre ou cinq qui sont allés là… c’était carrément des gars récupérables, on pouvait s’en réchapper. Le changement de vocation du Mont-Providence a eu lieu en avril. On est maintenant en 1958, ça fait déjà trois ans et plus qu’on organise des départs. Des éducables sont restés là, malheureusement restés là, mais… Et il y a eu deux groupes, on a été cinq ou six. Donc… on est arrivés à l’Orphelinat SaintGeorges à Joliette. Et là, on est tombés en quatrième année. Je m’en souviendrai toujours parce que j’étais un grand slack [élancé et maladroit] et je me suis retrouvé avec des tout petits. À partir de ce moment-là, je savais que c’était l’aumônier. Grâce à lui et à la religieuse. Elle a probablement participé au choix des enfants à envoyer à Saint-Georges. Je dis ça sous toute réserve parce qu’il n’y a rien qui me confirme que ça s’est passé comme ça. Mais c’est le sentiment que j’en ai. C’est logique. Et à partir de ce moment-là, je suis retourné qu’une seule fois au Mont-Providence. J’ai revu sœur O. mais c’était comme un ancien qui revient dans son ancien collège. Je me souviens qu’au retour, j’avais comme pris la mesure du milieu. Quand j’étais dedans, je 120
Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
n’avais pas pris la mesure du milieu. J’ai pensé : Écoute donc, ils sont pas normaux eux autres ? J’avais comme intégré des comportements, là. Cela me rappelle un souvenir… je vais retourner dans l’enfance. J’ai rencontré M.A. [par hasard, dans le métro, après une activité professionnelle]. C’était mon ancienne maîtresse, quand je dis maîtresse, c’est un bien grand mot pour dire qu’elle nous enseignait à la crèche. On a pris rendez-vous et on est allés manger au restaurant. Parle, parle… Au fait, j’ai dit, quelle sorte d’enfant j’étais ? Je n’ai aucune image de l’enfant que j’étais. Elle me fait : Comme ça, comme ça. Ah bon ! Puis elle dit : Tu te berçais à la journée longue. Ça veut dire, moi je l’ai pris comme ça, ça veut dire que déjà, le processus était enclenché et que, si j’étais resté là au lieu d’aller au MontProvidence, je serais allé à l’asile [psychiatrique], je n’aurais que confirmé ce qui était déjà enclenché à la crèche. Cela m’a saisi parce que j’avais jamais pensé que, petit enfant, je me berçais… j’avais jamais eu cette image-là de moi. C’est elle qui me l’a dit. Et elle a dit : Quand je vous amenais dehors, des fois je vous amenais dehors, je vous faisais marcher, vous ne marchiez pas ! J’ai aussi appris par elle que j’ai failli être adopté par un Américain et quand je me suis retrouvé dans l’auto, j’ai fait une crise, une telle crise que l’Américain m’a ramené. Y a eu aucune autre tentative d’adoption. Un moment donné, R.R. m’a écrit [c’était le vingt-et-unième anniversaire de Bruno]. Il y avait trois ou quatre années qu’on ne s’était pas vus. Je reçois cette lettre. Il me donne ses coordonnées. J’appelle… J’arrive un dimanche chez les R., ils sont contents de me revoir… Là, R. me dit : Bon, où en es-tu dans ta situation ? Je leur ai raconté que je faisais des petits travaux, je travaillais comme plongeur dans un restaurant, etc., depuis une année, je végétais. Il dit : Bruno, tu restes à coucher ce soir. Demain, on va à [l’endroit où lui-même travaille] et je vais te faire entrer là. OK, j’ai dit, et c’est ce qui est arrivé. Il m’a fait entrer là.
En 1976 ou 1977, sœur O. et Bruno ont renoué grâce à une religieuse qui travaillait au même endroit que lui et qui appartenait à la même communauté religieuse que sœur O. C’est elle qui a interpellé Bruno. Elle vient me voir et me dit : Est-ce que tu te souviens de sœur O. ? J’ai dit : Oui. Elle dit : Si tu savais comme elle aimerait te revoir. Et là, je me suis souvenu. J’ai dit : Pourquoi pas ? Et je l’ai revue à ce moment-là et jusqu’à la fin de sa vie. Je la revoyais comme on revoit une grand-mère. Je ne l’ai pas tutoyée quand j’étais au Mont-Providence, je l’ai tutoyée plus vieille parce qu’un moment donné, c’était comme ma grand-mère. Je ne me souviens pas à quel moment précis. Et je la voyais assez régulièrement. À la fin de sa vie, on a eu un rapport beaucoup plus personnel, plus intime, durant la dernière année de sa vie… Elle est morte à 80 ans. Je suis allé aux funérailles, d’autres orphelins de Duplessis étaient là aussi. Ce que je te dirais, c’est que j’ai conscientisé ma relation avec elle quand je l’ai vue sur ses vieux jours. Mais quand j’étais au Mont-Providence, c’est comme si quelque part, c’était acquis, 121
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
c’était normal. Les autres m’ont dit après : On sait ben, toi, tu étais le chouchou de la sœur. Mais au moment où je le vivais, je ne me percevais pas comme privilégié, j’avais le sentiment que ça arrivait aux autres aussi. Mais j’ai découvert que ça n’arrivait pas aux autres. [Elle, elle a eu le temps de vous voir, à distance, réussir dans la vie ?] Oui, et elle m’a dit qu’elle m’avait toujours suivi. On avait été peut-être une vingtaine d’années sans se voir et elle savait ce que j’étais devenu. [Elle devait être fière de ce qu’elle avait fait ?] Oui, mais un moment donné, peut-être un mois avant sa mort : C’est quoi ton bilan ? Ouf… elle a dit : Je me suis fait avoir. Qu’est-ce que tu veux dire ? Elle a dit : Je sais maintenant que rien n’est absolu. Le vendredi, il ne fallait pas manger de viande. C’était absolu. Quand mon père et ma mère sont morts, je n’ai pas pu aller aux funérailles. C’était absolu. Quand je sortais, il fallait toujours qu’une sœur m’accompagne. C’était absolu. Il fallait toujours porter le costume. C’était absolu. Aujourd’hui, les jeunes religieuses ont l’auto… L’élément de comparaison lui a permis de voir que les choses n’étaient pas absolues. Et ça, ça l’a comme… elle s’est sentie flouée, en quelque sorte. Parce que ce qui était absolu ne l’était plus : Et moi j’ai cru ça ! Donc le sentiment de ne pas avoir peut-être fait ce qu’elle aurait dû faire. Elle avait la conscience des autres. J’ai dit : Regardemoi. Tu as au moins fait ça, tu m’as sauvé moi ! Oui, a-t-elle dit, mais les autres ? Elle avait la conscience des autres, donc le sentiment de ne pas avoir fait ce qu’elle aurait dû faire. Là, je lui ai expliqué : Non, ça dépend de ce que tu pouvais faire. Mais elle, elle avait la certitude qu’elle…
Et lui Bruno, quel est son bilan? Les résultats montrent que l’institution, non seulement n’a pas constitué une autre famille [pour ceux qui lui étaient confiés], que ces lieux de protection ont été le lieu qui les a détruits et ça se poursuit aujourd’hui. L’institution aurait dû être leur famille mais elle n’a pas constitué une famille. Au contraire, elle a constitué un lieu de destruction à tous les niveaux, alors que [pour moi] même si j’étais dans un milieu qui, objectivement, aurait dû me détruire, il ne m’a pas détruit parce qu’à l’intérieur, il y a eu des personnes qui m’ont aimé.
CONCLUSION Dans le Québec d’avant la Révolution tranquille, il n’y avait pas de pire statut social que celui d’enfant illégitime. C’était pire que d’être criminel. S’il s’amendait, en effet, le criminel pouvait toujours revenir dans sa famille, lui. Inséré dans une culture, reconnu par son père et sa mère il conservait des chances d’être heureux. Élever les enfants d’un autre est un acte charitable pour la personne qui le fait. Mais que ressentent les enfants qui en sont l’objet? Ceux-ci demeurent des étrangers à moins de connaître une insertion telle qu’on ne mentionne plus l’adoption et que l’écart différentiel est totalement effacé. 122
Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
Les récits de ces quinze hommes le montrent, clairement: ils ne sont rien pour personne. Et nous verrons par l’analyse à laquelle ces récits seront soumis dans les prochains chapitres que lorsqu’un enfant représente au contraire quelque chose pour quelqu’un, cela devient pour lui structurant et que sa vie et son destin s’en trouvent alors immanquablement changés. Nous avons clarifié, dans la première partie de ce texte, les termes et concepts se rapportant à ceux qu’on désigne comme enfants de Duplessis. Leurs récits autobiographiques ont documenté le sort réservé aux enfants illégitimes qui, n’étant pas adoptés, étaient condamnés à demeurer dans des institutions. Si l’un d’entre eux se révèle légitime, il se rapproche toutefois des autres en ce qu’il a définitivement perdu toute trace de ses parents, et cela depuis son plus jeune âge. Nous verrons cependant plus loin comment cette petite différence le distingue pourtant des autres et comment son destin aurait pu être différent. Dans son cas, non seulement il faut aussi retenir que ses liens de parenté n’ont pas été relevés ni soutenus par quiconque mais on est même amené à penser qu’on a fait valoir la supériorité de l’institution comme milieu de vie, par rapport au milieu familial, pour qu’il y reste. Ces enfants ont en commun d’être illégitimes et d’être condamnés à vivre leur enfance, leur adolescence, voire leur vie adulte, dans des institutions tenues par des communautés religieuses. Ils étaient destinés à y demeurer leur vie entière. Abandonnés à ces institutions par leur mère, qui voulait ainsi les sauver, ils furent ensuite trahis et abandonnés par leur «père symbolique». Imposant un nouveau constat, celui de leur abandon par les institutions auxquelles ils avaient été confiés, ce chapitre est une ethnographie de la souffrance d’enfants placés dans des institutions dès leur naissance. Et il apparaît difficile de qualifier ces institutions de bienveillantes. Sur un autre plan, la conclusion de ce chapitre soulève aussi la question du statut juridique des enfants de Duplessis, autre caractéristique commune et qui entraîne celle de leur tutelle. À défaut de parents, de famille, à qui appartient l’enfant lorsque la mère, en l’absence du père, se voit dans l’obligation de le donner ou de l’abandonner? Appartient-il à l’État? À l’institution? À la communauté religieuse qui l’a pris en charge? Pour Malouin (1996, p. 65), qui a fait le tour de la question: Il apparaît donc que les établissements sont les véritables tuteurs des enfants. En effet, la Loi relative aux enfants trouvés précise que les institutions ont la garde et la possession des enfants (article 3), qu’elles exercent sur eux des droits de surveillance et d’autorité (article 6) et qu’elles peuvent placer les enfants à leur gré auprès d’autres personnes. 123
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
Mais, explique Malouin, «si les institutions agissent, dans les faits, comme tuteurs des enfants qu’ils reçoivent, il n’y a pas, pour ces enfants, de tutelle légalement constituée» (Malouin, 1996, p. 65). … La « cession » des enfants se fait couramment, sans règle ni loi, « à la bonne franquette » en quelque sorte… Des centaines d’enfants, par toute la province, ne sont commis à la garde d’aucune personne ou institution qui en ait la responsabilité… Des parents, des filles-mères surtout, confient fréquemment leurs enfants à des institutions, à des œuvres sociales et, dans bien des cas, à des maternités exploitées commercialement. Cette « renonciation » est généralement illégale, et l’enfant est alors abandonné à son sort ou il reçoit tour à tour les soins de personnes différentes sans qu’on se préoccupe de reconstituer quelque genre de tutelle que ce soit25…
Cette situation perdurera, écrit Malouin, car «le Code civil du Québec ne tend guère à la constitution d’une tutelle lorsqu’il n’y a pas de biens en jeu… il est rare qu’un enfant pauvre et abandonné ait un tuteur» (Malouin, 1996, p. 65). La procédure pour obtenir la garde légale d’un enfant est complexe. Cette situation donne lieu à des abus que la Commission Montpetit (1933) tente de corriger en recommandant la création de Sociétés de protection de l’enfance dans les municipalités de plus de 25000 habitants pour que «ces organismes exercent une tutelle morale sur les enfants abandonnés ou sans domicile. Cette recommandation, écrit encore Malouin, ne s’est toutefois pas traduite par une loi» (Malouin, 1996, p. 66). En fait, la Commission Montpetit n’est pas allée assez loin car même si cette recommandation, «avait été suivie, les institutions comme les orphelinats et les crèches dirigées par les religieuses seraient demeurées les tutrices de fait des enfants qu’elles hébergeaient. Ce sont les établissements «commerciaux» qui auraient été plus étroitement contrôlés par un organisme public» (ibid., p. 66). Il faudra attendre encore une dizaine d’années et une autre commission, la Commission Garneau, pour que la recommandation de créer des Sociétés de protection de l’enfance se traduise par une loi. Celle-ci devait permettre aux enfants de trouver dans de telles sociétés de véritables tuteurs légaux et la tutelle de fait des institutions, comme des familles de placement quand il y en avait, devait disparaître. Mais si la loi a existé, elle n’est jamais entrée en vigueur:
25. Rapport de la Commission Montpetit, cité par Malouin, 1996, p. 65-66.
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Qu’est-ce qu’un orphelin de Duplessis ?
… [Le] « bill » 39, sanctionné en 1944, mais qui n’est jamais entré en vigueur, prévoit l’établissement des Sociétés de protection de l’enfance à travers tout le Québec. Selon le projet de loi, ces sociétés deviendraient seules tutrices des enfants placés en institutions ou dans des familles. La tutelle reconnue aux institutions disparaîtrait. C’est là l’un des motifs qui suscite la résistance face à cette loi. En effet, si des Sociétés de protection, issues de l’État, deviennent tutrices des enfants placés en institutions, elles peuvent, en tant que tutrices, exercer un contrôle sur ces institutions. On comprend dès lors que le clergé et l’épiscopat s’opposent à la mise en œuvre d’une pareille législation. Ainsi, le père Albert Plante, s.j., discute de cette question dans un article paru dans Relations. Il fait valoir qu’en Ontario, il existe des sociétés de protection de l’enfance mais que lorsqu’une de ces sociétés place un enfant dans une institution reconnue par le gouvernement, c’est l’institution qui en est la tutrice. Selon Albert Plante, l’Église québécoise accepterait pareil compromis. Il apparaît ainsi que le clergé et, sans doute aussi, les congrégations religieuses refusent que des représentants du gouvernement exercent une tutelle sur les enfants placés en institution car cela accroîtrait le contrôle de l’État sur les institutions religieuses. Bref, l’établissement d’une tutelle légale en bonne et due forme pour les enfants placés en institution est une question délicate car elle s’inscrit dans une dynamique complexe des relations entre l’Église et l’État (Malouin, 1996, p. 66).
Cette caractéristique du statut juridique des enfants donnés ou abandonnés distingue nettement les enfants de Duplessis des autres enfants, vrais orphelins ou autres, ayant vécu dans les mêmes institutions qu’eux ou dans des pensionnats de communautés religieuses. On entend souvent dire que les enfants de Duplessis ont été « bien chanceux d’avoir les communautés religieuses pour les accueillir », qu’à défaut, ils auraient été laissés à eux-mêmes, qu’ils seraient morts ou qu’ils auraient pu subir un sort pire que celui qu’ils ont connu. Poussons donc la logique jusqu’à nous demander, après avoir soumis tout le matériel des entrevues à l’analyse anthropologique, s’il aurait été préférable pour eux de ne pas être recueillis par les institutions religieuses.
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CHAPITRE 2
Dis-moi comment tu t’appelles et je te dirai qui tu es L’évangéliste [Jean] décrit ensuite avec amour la première rencontre de Simon avec Jésus. Il précise ensuite que la collation du nom nouveau se fait dès ce moment-là. Elle est une marque de l’importance accordée par Jésus à ce compagnon que lui amène André. Elle est aussi une prise d’autorité, une prise de possession: donner un nom, c’est s’emparer de la personne. Cela est d’autant plus significatif que le nom si soigneusement rapporté par Jean est peut-être même une création de Jésus. […] Et l’évangéliste se donne la peine d’expliquer que ce nom veut dire Rocher. Ainsi, Jésus dit à Simon du premier coup, après l’avoir cependant scruté et enveloppé du regard: Tu es Simon, tu seras Pierre, tu seras un Roc. P.-R. Bernard, o.p., 1961, p. 68.
L’
enfant qui naît n’a pas d’identité personnelle. Par lui-même, il n’est rien. Son identité lui viendra de ses relations sociales, des personnes qui l’entourent au moment de sa naissance, que celles-ci soient ou non ses parents. Ainsi, l’étude des noms donnés à l’enfant révèle quelque chose des personnes qui l’ont nommé, de la place qui lui est assignée, des droits qui lui sont accordés, de ses obligations, de son statut, de ses relations sociales et de bien d’autres choses encore. Dans le cas des enfants illégitimes, les règles de la dation des noms ne sont pas connues. Il y a secret d’origine, secret d’identité, secret de famille. La règle est cachée. Peu d’études ont été réalisées sur la façon de nommer les enfants illégitimes1. Par ailleurs, on sait, entre autres, grâce aux travaux de Guyotat (1978 et 1.
Il existe une vaste littérature sur l’anthropologie onomastique mais peu de choses ont été écrites sur le système de dation du nom aux enfants dits illégitimes. Quant à l’étude anthropologique des rituels, Catherine Legrand-Sébille, en France, a réalisé une ethnographie magistrale, fine et sensible en interrogeant les employés d’une maison d’accouchement et de séjours pour les mères célibataires et leurs nouveaunés maintenant fermée. Elle s’est particulièrement attachée à démontrer « comment
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
1991) et de Bordarier (Guyotat et al., 1980), que les problèmes de filiation, les secrets sur les origines et l’identité provoquent, dans certains cas, des psychoses, du délire, des dépressions et différentes manifestations physiques de la souffrance psychologique, et peuvent même entraîner la mort psychologique et la mort sociale de ceux qui n’ont pas de consanguins. Tout en sachant que l’identité d’une personne dépasse ses noms, nous nous en tiendrons ici à l’identité conférée par ces derniers. Nous tenterons de comprendre le système d’attribution des noms des 15 hommes du groupe d’étude. Comment ont-ils été nommés? Sont-ils inscrits dans une lignée? Laquelle? Comment, en l’absence d’une parenté s’élaborent et se construisent pour ces enfants les liens d’appartenance sociale? biologique (Collard, 1988, p. 97-104) ; 1991, p. 135-149 ; 1996, p. 53-62)2 ? Nous aurons ainsi accès à l’identité conférée par les noms qui leur ont été accordés selon le rituel du baptême catholique romain, lequel fait du nouveau-né un enfant de Dieu et l’insère dans la communauté chrétienne et sociale. C’est la naissance sociale qui succède à la naissance biologique (Belmont, 1991, p. 503-505). Nous les comparerons ensuite, dans leur identité dévoilée, à d’autres hommes québécois et à des hommes religieux du même groupe d’âge. Nous conclurons l’analyse par une brève synthèse sur les mécanismes culturels d’insertion sociale attachés aux façons de nommer et sur la spécificité de la culture québécoise. Pour examiner ces questions, nous avons étudié la connaissance que les individus ont de leurs noms, l’attitude qu’ils ont envers leurs noms et envers leur identité, et l’attitude qu’ont eue envers leurs noms les personnes qui les ont entourés depuis leur naissance. Nos données sur les noms proviennent des personnes elles-mêmes. Elles comprennent la liste de tous leurs noms et les conditions de leur attribution: qui a choisi le nom, qui l’a donné, la raison de ces noms plutôt que d’autres, le genre des noms (féminin ou masculin), le parrain, la marraine. La liste des noms personnels a été comparée à celle du baptistaire lorsque la personne en possédait un. Dans plusieurs cas, nous avons aussi comparé nos listes de noms avec celle du
2.
notre société, dans ses institutions, stigmatise et fabrique des naissances marginales en les privant d’accès à l’appareil symbolique qui dans toute culture, sous des formes différentes, accueille le nouveau-né » (Legrand-Sébille, 1996, 1999, 2000a, 2000b). Pour sa part, au Québec, Chantal Collard a décrit la manière dont se construisent les diverses parentés, adoptive, consanguine et spirituelle, d’enfants québécois.
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Dis-moi comment tu t’appelles et je te dirai qui tu es
registre des baptêmes3. Nous avons formulé l’hypothèse que les enfants, selon leur catégorie d’illégitimité, à savoir: l’enfant né d’une fille-mère amoureuse d’un homme qu’elle n’a pas pu épouser, celui né d’une fille-mère récidiviste, celui né d’une mère prostituée, celui né d’un viol, celui né d’un inceste4, etc., ont un marquage onomastique différent ou, dit plus simplement, sont nommés différemment.
LA CONNAISSANCE QUE LES INDIVIDUS ONT DE LEURS NOMS Au Québec, nous avons tous reçu au moins un patronyme (nom de famille) et un prénom (petit nom). Partant de cette règle, nous voulons savoir en quoi le système d’attribution des noms aux enfants en institution respectait la règle culturelle québécoise de transmission des noms et déterminer si elle affectait l’insertion sociale de l’enfant et de quelle manière? Les résultats de notre analyse montrent que les 15 hommes de notre étude portent tous au moins un nom de famille et un prénom. Trois d’entre eux disent avoir toujours connu l’origine de leurs noms et tous trois affirment leur légitimité. Dans les faits, toutefois, un seul de ces trois hommes est vraiment légitime; les deux autres se sont inventé une filiation biologique. Leurs récits étaient sensiblement les mêmes: parents dont la mort ou la grande maladie pendant leur petite enfance avait rendu leur placement en institution incontournable. Nous avons vu dans leur récit une touchante tentative de normalisation. Des 14 enfants illégitimes, donc, 11 ignorent tout de leur nom de famille et 3 l’ont appris soit en retrouvant leur mère soit par une tierce personne, il y a quelques années. Dans leur cas, l’ignorance de l’origine de leurs noms est à rapprocher de l’ignorance du lieu et de la date de leur naissance, et de leur âge. Sauf deux exceptions, tous ces hommes, pendant toute la durée de leur séjour en institution, ont ignoré leur date de naissance et leur âge. Les deux hommes qui font exception ont 3.
4.
Au Québec, les données inscrites au registre des naissances sont confidentielles en vertu de la loi de protection des données personnelles. Cette vérification fut parfois difficile même si nous ne demandions pas l’accès aux registres eux-mêmes et si nous ne demandions que la vérification d’informations que nous possédions déjà. Nous discuterons, dans la conclusion du volume, les conséquences des règles institutionnelles du secret de filiation. « […] ces enfants [étaient] nés de mères célibataires et de pères inconnus : soit d’un père, d’un grand-père, d’un oncle et autres géniteurs. » Extrait d’une lettre d’Anne O’Neill, travailleuse sociale ayant œuvré au placement de ces enfants dans les institutions, publiée dans Le Devoir du 11 juillet 2000. Nous mentionnons cette référence, la seule d’une professionnelle du milieu et de l’époque à préciser la nature incestueuse de la paternité.
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appris leur âge alors qu’ils avaient autour de 12 ans. L’un l’a su d’une religieuse qui l’a renseigné en même temps sur son lieu de sa naissance, lui manifestant ainsi son affection. L’autre l’a appris après l’avoir demandé. À l’origine, c’est la célébration de l’anniversaire de la supérieure de la communauté religieuse où il résidait qui avait amené l’enfant à déduire que: «Si elle avait une fête, je devais bien en avoir une aussi». Un autre homme du groupe savait son âge mais ignorait la date de sa naissance. Un autre encore évoque un souvenir, celui d’une religieuse qui signale son anniversaire au groupe de la classe mais le garçon n’a pas compris de quoi il était question. Il ignorait sa date de naissance, comme il ignorait la fête qu’on pouvait y rattacher. Cet incident montre que les anniversaires n’étaient pas automatiquement soulignés et que, par voie de conséquence, tous ces enfants ont été privés des rituels qui agissent comme des repères sociaux sur l’âge et privés des rites de passage d’une étape à l’autre de l’existence. Ils ont appris leur date de naissance et leur âge lorsqu’ils ont acquis leur baptistaire, après leur sortie des institutions, alors qu’ils étaient tous devenus des adultes et qu’ils étaient âgés de 18 ou 20 ans, et même 60 ans pour l’un d’eux. Il en va de même de leur lieu de naissance. Quatre hommes ont appris récemment leur lieu de naissance et quatre autres l’ignorent toujours. Sans famille pour relever la mémoire généalogique, ces hommes ont aussi été privés d’une communauté institutionnelle qui aurait pu combler ce manque mais ne l’a pas fait. Les noms des 15 hommes sont présentés dans la figure suivante (Modélisation des noms) où apparaissent, sur la première ligne, le nom de famille, puis en dessous, dans l’ordre, les prénoms. Le ruban de Möbius5 s’est imposé comme la parfaite métaphore pour modéliser l’identité des enfants de Duplessis. En effet, comme ce ruban, qui ne comporte qu’une face et qu’un bord, parce que la torsion imposée à la bande de papier provoque la disparition d’une des faces et d’un des bords, les enfants illégitimes donnés aux institutions religieuses n’ont pas la totalité d’une identité onomastique bilatérale qui se retrouve dans l’attribution du nom de famille par le père et l’attribution du prénom par la mère et/ou le père. Expliquons-nous.
5.
August Ferdinand Möbius (1790-1868), mathématicien allemand, pionnier de la topologie, à qui revient l’élaboration de ce ruban et la formulation du paradoxe, d’où le nom donné : ruban de Möbius. Voir Falletta, 1985, p. 84-89.
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Patro nym e cla ss
– Dollard
Y GARIÉP Joseph
J o s e ph – Philippe
BOYER
BERN AR D Jose ph
Joseph –
SYLVESTRE
J o s e ph Édouard Maurice
L A P OIN T E
BLAQUIÈRE
Joseph Damase Bruno
Joseph Joseph Joseph – – C olo m b a n Jean-Guy Jean-Claude Étienne
LABONTÉ
Patronyme classificatoire
IERS D E VILL Joseph t Vincen r e g Ro
Père de mère de mère
ROY
maternel
re Père de mè
e Patronym
Modélisation des noms
el atern me p re y n o r Pat de pè Père U RTEA COU ph re Jose toi AY a L c B ine ifi Anto EM de u TR a l -Cl Noë an Je é Ren – né Re
– Val ier
131
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LES PATRONYMES Au Québec, jusqu’en 19806, le nom de famille donné à l’enfant est le nom transmis par le père, d’où le terme patronyme dont l’étymologie est: patêr, père et onoma, nom. La règle de transmission du nom de famille étant essentiellement patrilinéaire, c’est-à-dire du père à ses enfants. Porter le nom de son père, c’est être classé, reconnu dans sa lignée. C’est un nom de classement dans une lignée patrilinéaire. Nés avant 1980, les sujets de cette étude relèvent tous de cette tradition et l’analyse de leurs noms de famille montre l’existence de trois catégories de patronymes. Dans la première catégorie, c’est le patronyme paternel (en trame foncée dans la figure) qui a été transmis au fils. Dans la deuxième catégorie, le patronyme paternel a été remplacé par le patronyme maternel (en trame moyenne). Enfin, dans la troisième catégorie, le patronyme attribué n’est pas un patronyme familial, ni paternel ni maternel, mais est un patronyme purement classificatoire (sans trame). Un patronyme paternel Le patronyme paternel, nom de famille du père (en trame foncée), a été transmis à un seul des 15 hommes étudiés, soit le seul enfant légitime. Celui-ci a toujours connu l’origine de son nom de famille. Il n’est donc pas en quête d’identité classificatoire mais vit toutefois un grand vide intérieur parce que son identité n’a pas été nourrie par des histoires, des discours, des faits et gestes de parenté. Il sait que ses parents existent; ils sont identifiés sur son baptistaire. Il voudrait renouer avec eux, mais il ne sait pas comment y parvenir. Il a déjà tenté de les retrouver en téléphonant, en vain, à toutes les personnes de l’annuaire téléphonique de Montréal qui portent le même patronyme que lui. Un patronyme maternel Des 14 autres hommes, 3 portent le nom de famille de leur mère, le patronyme maternel, et 11 ont un patronyme dont l’origine leur est totalement inconnue. L’approfondissement de l’analyse révèle que ce sont des différences dans la nature de l’illégitimité qui ont influencé le choix des noms de famille.
6.
Année de la sanction de la Loi instituant un nouveau Code civil et portant sur la réforme du droit de la famille qui autorise la transmission du patronyme du père et de la mère.
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Dis-moi comment tu t’appelles et je te dirai qui tu es
Quant aux trois qui ont reçu le patronyme maternel (en trame moyenne), deux d’entre eux portent le nom du père de la mère, l’autre, celui du père de la mère de la mère. Nous verrons plus loin que ces trois-là sont comme les enfants légitimes quant au nombre de prénoms. Ces trois enfants de Duplessis qui portent le nom de famille de leur mère n’ont pas le même comportement à l’égard de leur nom que les 11 autres qui n’en connaissent pas l’origine. Pourtant, ils n’ont appris l’origine de leur patronyme qu’à l’âge adulte, soit à 47 ans pour Bruno, à 24 ans pour Vincent et à 41 ans pour Édouard. On ne sent pas chez eux la profonde quête d’identité de ceux qui portent un patronyme inconnu. L’attribution du patronyme maternel prouve qu’il y a eu reconnaissance de l’enfant par la mère7. On peut se demander comment les mères ont pu, dans ces cas-là, attribuer des noms de leur choix à leur enfant. Elles étaient toutes trois majeures, âgées respectivement de 24, 22 et 26 ans. L’un d’eux, celui qui a reçu le patronyme du père de la mère de la mère, a retrouvé sa mère qui a accepté de le revoir. Elle était veuve au moment des retrouvailles et elle l’a présenté à ses «frères et sœurs». Il a fréquenté «sa famille» pendant environ cinq ans. Sa mère lui a également révélé les conditions de sa conception et de sa naissance, ainsi que l’identité de son géniteur8. Les circonstances, telle la manière dont le géniteur a appris l’existence de ce fils, ont malheureusement rendu impossible sa reconnaissance. Lui-même corrigera toutefois le refus de son père en reconnaissant son propre fils qui, tout le monde le dit, lui ressemble. Ceci montre que le patronyme maternel a autant d’effet identitaire que le patronyme paternel en situant la personne dans une des deux branches de sa lignée. En ce sens, il est remarquable que les trois aient jugé leurs noms assez signifiants pour le transmettre à des descendants.
Un patronyme qui n’est pas familial Les onze autres enfants illégitimes, soit le plus grand nombre, portent un nom qui n’est pas un patronyme familial, ni paternel ni maternel. Ces hommes ne peuvent rien dire de leur nom, ne sachant pas qui le leur a donné, les raisons qui en 7.
8.
Selon Collard (1988, p. 108), la légitimation des enfants naturels exigeait deux choses : d’une part le mariage des parents, d’autre part la reconnaissance de l’enfant. Cette dernière était un acte strictement personnel, qui ne pouvait être fait que par le père concernant la filiation paternelle, et par la mère quant à la filiation maternelle. Il était défendu à une femme qui reconnaissait un enfant naturel de désigner celui à qui elle en attribuait la paternité. De même, elle seule devait signer l’acte d’abandon. Généralement, père et géniteur se confondent mais ils peuvent différer. Le géniteur est celui qui a conçu l’enfant, le père est celui qui en prend soin.
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Acte d’abandon de l’enfant
Source : Fontaine, 1949.
ont motivé le choix. Certains supposent que ce sont les noms de leurs parents, d’autres croient que c’est l’institution où ils ont été baptisés qui les leur a donnés. Pour tous, le patronyme est sans signification, ce qui fait dire à l’un d’eux: «Les noms, c’est rien, c’est juste temporaire un nom. Quand tu es mort, il n’y a plus de nom. Un nom, c’est emprunté, c’est juste loué9.» La plus petite bribe d’information sur 9.
Pour cet homme célibataire, le nom, comme les femmes, est temporaire. Du moins est-ce ainsi qu’il exprime son impossibilité à se marier qu’il corrige « en louant des femmes ».
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leurs origines change leur réalité et leur perception d’eux-mêmes: «Quand j’ai su que mes parents venaient du Nouveau-Brunswick, que ma mère était francophone et mon père anglophone, je me suis senti moins bâtard», dira avec force l’un d’eux. Et cet autre: «Quand j’ai appris que j’étais né sur l’île Grand Calumet, cela a été un grand soulagement… Que je ne sois pas venu au monde dans une Crèche… j’étais content.» Pour ces hommes, qui portent un patronyme classificatoire, le nom de famille est vide de sens. L’examen plus poussé des patronymes classificatoires révèle trois catégories différentes. Il y a d’abord le patronyme construit à partir de prénoms, comme c’est le cas pour trois d’entre eux (Bernard, Mathieu, Sylvestre). Ces trois hommes ont donc pour identité un nom fait de deux prénoms. C’était là, nous y reviendrons, l’un des usages des crèches qui attribuaient à l’enfant des noms tirés du Martyrologue et de la Vie des saints. Dans les trois cas cités ci-dessus, les prénoms qui servent de patronymes sont masculins. On ne peut ignorer ici le cas de Valier Bernard, pour qui il semble y avoir eu inversion. Valier est bien un prénom qui a cours, mais son association avec un nom de famille qui est un prénom met très souvent cet enfant de Duplessis dans l’embarras. Lui-même se présente parfois en les inversant et il mentionne que les machines informatiques « mêlent son nom!», ce qui montre bien le marquage dont il fait l’objet. Ensuite, il y a les patronymes inusités. C’est le cas de deux hommes qui forment la deuxième catégorie. Leurs patronymes sont aussi de l’ordre des marqueurs sociaux. Nous avons formulé l’hypothèse qu’ils soulignent une naissance plus particulière encore que les autres, c’est-à-dire que tout en étant illégitimes, ces enfants portent un fardeau supplémentaire. On sait qu’il s’agit, dans un cas, d’une naissance issue d’un triple viol. Dans l’autre, nous supposons, à partir de ce qu’il en dit lui-même et de ce qui est écrit dans son dossier, qu’il est né d’une mère soit amérindienne soit immigrante. Enfin, il y a les noms que rien, en apparence, ne distingue des noms de famille en usage à l’époque mais qui, parfois aussi, sont moins courants, comme le suggère la règle (Germain, 1949). Six enfants de Duplessis portent un tel patronyme classificatoire10. Il est très clair, pour tous ceux-là, que leur patronyme n’éveille en eux aucune résonance. Et, ce qui est encore plus terrible, c’est qu’ils sont embarrassés lorsqu’il leur faut expliquer l’origine de leur nom de famille. Ils ne peuvent pas évoquer les 10. Parmi eux, il y a un couple de jumeaux à qui a été conservée l’homonymie patronymique.
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générations antérieures ni s’y référer. Ils ne peuvent pas décliner leur ascendance; ils n’ont pas d’ancêtre fondateur. Vides de sens, leurs noms ne sont que des étiquettes.
LES PRÉNOMS À cette époque, la règle culturelle québécoise était d’attribuer à l’enfant trois prénoms, exceptionnellement quatre (Garneau, 1985, p. 42), lors du baptême qui devait avoir lieu le plus tôt possible (Germain, 1949, p. 6), selon le canon 761 du droit canon. En accord avec un culte traditionnel, le premier prénom était Joseph pour les garçons, et Marie11 pour les filles. Le deuxième prénom était celui du parrain ou de la marraine12, toujours selon le sexe de l’enfant. Enfin, le troisième prénom était la plupart du temps (80% des fois) choisi par la mère, et/ou par le père. Le troisième prénom devenait le prénom usuel. Au regard de cette règle culturelle, combien de noms ont été attribués aux enfants de Duplessis par les institutions religieuses et selon quels critères? Concernant le nombre de prénoms, ces hommes portent un à quatre prénoms. L’un d’eux n’en a qu’un, neuf en ont deux, quatre en ont trois et un seul en a quatre. Soulignons que les jumeaux ont un prénom composé qui leur confère une homonymie partielle des prénoms, une constante au Québec. Le premier prénom Le premier prénom, Joseph, a été donné à 13 des 15 hommes de l’étude. Pour l’un d’eux, c’est son seul prénom. Il incarne en cela la règle populaire lorsqu’on craignait pour la vie de l’enfant. Joseph, en effet, est né à domicile et a été ondoyé. Par ailleurs, le prénom de Joseph a été refusé à deux des 15 hommes. On en a appelé un Jean-Claude, en lieu et place de Joseph, malgré le fait qu’il soit né à l’Hôpital Saint-Joseph et que son parrain s’appelait Joseph. On a appelé l’autre Mario13, en s’inspirant du nom de Marie, en lieu et place de Joseph. Le viol de sa mère a sans doute incité les autorités religieuses à ne pas le mettre sous la protec-
11. Selon l’Abbé Victorin Germain (1949, p. 2), le nom de Marie semble s’être répandu surtout aux Ve et VIIe siècles, comme la consécration populaire d’un culte liturgique alors en plein épanouissement. 12. « L’usage de donner le nom du parrain ou de la marraine à l’enfant s’est développé vers la fin du Moyen Âge, pour atteindre son maximum du XVIe siècle au milieu du XIXe siècle », selon l’abbé Victorin Germain (1949, p. 2). 13. Dans l’information fournie par le Service social, il est écrit qu’il s’appelle Joseph alors que dans le registre des baptêmes que nous avons consulté, il est indiqué qu’il s’appelle Mario.
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Histogramme du nombre de prénoms
Nombre Nombrede depersonnes personnes
9
4 1
Un prénom
Deux prénoms
Trois prénoms
1 Quatre prénoms
Nombre de prénoms
tion de saint Joseph14. Sans doute la Vierge Marie, seule, pouvait accorder sa protection à cet enfant dont même la mère ne pouvait désigner le père15. L’identité masculine collective religieuse conférée par le nom de Joseph est donc présente chez ces enfants d’institutions religieuses mais pas pour tous.
Le deuxième prénom La règle concernant le deuxième prénom, dans le cas d’un enfant légitime, était que celui-ci recevait le nom du parrain ou de la marraine, selon le sexe. Quand le parrain n’aimait pas son nom, il pouvait en donner un autre. Ce nom restait généralement inconnu du porteur jusqu’à sa première communion. Chacun savait le nom qu’il avait ainsi reçu, connaissait la personne de qui il provenait mais ignorait celui des autres. Enfin, ce deuxième prénom était transmis par les parents qui choisissaient les parrain et marraine (Garneau, 1985, p. 45). 14. Grâce à un prêtre de Charlevoix, on sait aussi que l’enfant né d’un inceste ne pouvait pas recevoir le prénom de Joseph. 15. « Un orphelin pur sang » est l’expression utilisée par l’un d’entre eux pour désigner celui qui n’avait vraiment aucune parenté, ni aucune connaissance de ses origines.
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Dans le cas des 15 hommes de notre étude, seul l’enfant légitime (René-Noël Courteau) a comme deuxième nom le prénom de son parrain. Nous nous sommes cependant étonnées que, tout en étant illégitimes, quatre autres enfants (Étienne Lapointe, Vincent de Villiers, Bruno Roy, Édouard Blaquière) aient eu un deuxième prénom. L’un d’eux portait le nom masculin de sa marraine religieuse, sœur Colomban. Même masculin, ce prénom lui avait été transmis par une marraine et non par un parrain. Quant aux trois autres, tout illégitimes qu’ils aient été, ils ont été reconnus par leur mère. Parce qu’elles étaient majeures, elles leur ont donné un patronyme et un deuxième nom masculin appartenant probablement à leur réseau parental. Dix hommes sur quinze n’ont pas reçu de deuxième prénom. C’est en approfondissant la règle du parrainage qu’on arrive à comprendre pourquoi il en fut ainsi. En fait, les enfants illégitimes placés dans les institutions religieuses ont rarement un couple de parrain et marraine; ils n’ont généralement qu’une marraine16. L’un d’entre eux, recherchant ses origines, a voulu savoir: Quand ils ont fait la désinstitutionnalisation de l’Hôpital de Sainte-Anne à Baie-Saint-Paul, c’est là que j’ai fait la démarche dans le but de savoir est-ce que j’avais vraiment [pas] de parents ? c’était plus par curiosité qu’autre chose… je voulais savoir… Et on m’a fait parvenir un certificat de naissance de la paroisse Saint-Jacques de Montréal. Ça mentionne des parents inconnus, quelque chose comme ça… Ce que ça m’a donné ? Ça m’a donné le nom d’une marraine, une marraine seulement… j’en sais pas plus… Ça devait probablement être une employée de l’hôpital, une préposée aux malades… je ne sais pas. De toute façon, on nous dit n’importe quoi, y a aucune version de vrai… [Que voulez-vous dire ?] Je veux dire qu’on a jamais la vraie version… jamais… jamais… La version n’est jamais la même. Par exemple, je voulais savoir qui était la marraine ? Et on m’a dit que c’était une religieuse, un autre m’a dit que c’était une préposée de l’hôpital, un autre que c’était une professionnelle… On ne peut pas se fier, ils nous disent n’importe quoi.
Sur le même sujet, une travailleuse sociale, témoin de l’époque, commente: La marraine, c’était beaucoup des infirmières, des préposées. Le nom de la marraine était inscrit. Elles étaient là comme on est au baptême. [Jouaient-elles un vrai rôle de marraine auprès des enfants?] Non, pas du tout… c’était un prête-nom. 16. Il est significatif à cet égard de noter que l’abbé Victorin Germain, racontant la consécration d’un nouveau-né à la Sainte Vierge et à saint Joseph, mentionne les marraines et ignore complètement les parrains. C’est que, des parrains, il n’y en avait pas. Il décrit: «Après chaque baptême, à la Crèche Saint-Vincent-de-Paul, […] les marraines s’en vont à la sainte table, devant l’autel de la madone, confier à la Vierge Marie et à son bienheureux époux leur chrétienne brassée» (Germain, 1949, p. 19).
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Ainsi, les garçons illégitimes n’ont pas de parrain. S’ils en ont un, son nom n’est pas transmis et il ne joue pas socialement le rôle de parrain, comme le démontrent deux exemples. L’un des jumeaux de notre groupe, né à l’Aide à la Femme, un organisme laïque métropolitain, exceptionnellement, a eu un parrain17 mais son nom ne lui a pas été transmis et il ne l’a jamais connu. Jean-Noël, né à la Crèche d’Youville, un organisme religieux montréalais, a eu un couple comme parrain et marraine. Mais, le nom du parrain ne lui pas été transmis et il ne l’a jamais connu, pas plus que sa marraine. Ces dix hommes n’ont pas de deuxième prénom. Ils ont eu une marraine, qu’ils n’ont pas connue, mais elle n’a servi que pour la durée du baptême.
Le troisième prénom Le troisième prénom est le prénom usuel, le prénom du quotidien. Alors que le patronyme est transmis par le père, le choix du prénom usuel relève, le plus souvent, de la mère qui peut ainsi exprimer son désir (Garneau, 1985, p. 46). C’est dans cette double participation du père et de la mère dans la dénomination de leur enfant que réside la règle de bilatéralité du système québécois. On peut la résumer en disant que le père donne son patronyme à son enfant lorsqu’il le reconnaît sien et que la mère donne le nom qui sera son prénom usuel. Dans quatre des cas de notre étude, l’enfant légitime et les trois enfants reconnus par leur mère et ayant reçu son patronyme, le désir de la mère, quant au prénom usuel de l’enfant, a été respecté. On a toutefois noté que leur identité tranche par rapport aux autres. Contrairement à la règle populaire qui veut que le troisième prénom soit le prénom usuel, il apparaît ici que les institutions appliquaient parfois une règle différente. Elles s’adressaient à l’enfant par son deuxième prénom au lieu du troisième. Ainsi, Roger est appelé Vincent, Maurice est appelé Édouard et Étienne est appelé Colomban. Seuls Bruno et René-Noël échappent à cette convention. Bruno est repris par sa mère à 7 ans et René-Noël est né légitime. « Dans tous les services de la Crèche, l’enfant est désigné sous les noms et prénoms reçus au baptême» (Germain, 1949, p. 20). L’Église allait encore plus loin pour marquer l’exclusion des enfants. Les prénoms de deux hommes tranchent par leur excentricité. Il va sans dire que ce n’est pas la recherche d’une quelconque originalité qui a motivé l’attribution de ces prénoms, mais bien la volonté de les distinguer des autres, puisque le marquage onomastique s’étend dans les deux cas à leurs prénoms. 17. Information disponible pour un seul des jumeaux.
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Dans les cas des huit autres enfants qui n’ont été reconnus ni par leur père ni par leur mère, les prénoms sont purement classificatoires.
Le quatrième prénom Un seul de tous ces hommes, l’enfant légitime, possède quatre prénoms. Il ne peut rien dire, toutefois, de l’origine de ses prénoms. Ce surinvestissement de noms peut signaler une mésentente entre les parents sur le choix du prénom usuel. À défaut d’unanimité, on cumule les noms. Ainsi, le père voulant donner le nom X à son enfant et la mère, le nom Y, ils lui donneront les deux noms, X et Y, et parfois même Z. C’est ce qui semble s’être passé dans le cas du seul enfant légitime du groupe. L’ORIGINE DES NOMS DONNÉS AUX ENFANTS ILLÉGITIMES D’où viennent les noms donnés aux enfants des institutions religieuses? Comment étaient-ils choisis? La procédure appliquée à la Sauvegarde de l’Enfance à Québec, selon la règle élaborée par l’abbé Victorin Germain (Germain, 1949, p. 2) qui en était le directeur, voulait que chaque enfant reçoive un nom de famille et un prénom. Les deux noms provenaient du Martyrologue et des Vies des Saints des bollandistes. L’auteur avait même élaboré un onomasticon, une liste de noms de famille et de prénoms vraisemblables et bien de chez nous d’où on avait exclu les noms québécois les plus courants pour éviter d’offusquer certaines familles et d’être accusé «d’accrocher à leur patronyme de trop nombreux petits illégitimes. Des noms de saints ou de bienheureux authentiques et courants ici ou là dans notre province» (ibid., p. 15). L’abbé Germain, directeur de la Sauvegarde de l’Enfance à Québec, écrit: Chaque enfant baptisé à la Crèche porte, sans parler du traditionnel nom de Joseph ou de Marie, un seul prénom, on lui donne de plus un nom de famille. Nom et prénom sont empruntés au Martyrologue et à la Vie des Saints. Pour éviter des répétitions, des erreurs dans les relations avec les familles, vu le grand nombre d’enfants, on observe, dans l’attribution des noms de baptême, un ordre établi d’avance et qui prévient le retour fréquent des mêmes noms. Pour faciliter l’identification de chaque enfant, un nom de famille déterminé pour chacune des semaines de l’année, lui est attribué. Sauf exception, l’ordonnance des noms est alphabétique. Dans tous les services de la Crèche, l’enfant est désigné sous les noms et prénom reçus au baptême. On évite l’usage des surnoms et tout changement de l’un ou de l’autre des noms imposés. L’intérêt général de l’Institution, l’intérêt particulier de chaque enfant, exigent cette mesure.
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Les parents n’ont droit de choisir le nom de leur enfant que dans le cas d’un prochain mariage et d’un baptême avec inscription au registre des noms du père et de la mère (ibid., p. 19-20).
Il avait fallu «une loi spéciale [pour] donne[r] un état civil à tant de sujets qui, d’apparence, n’avaient point de filiation avouable, […] la pratique à la crèche [est] de fournir, à chaque nouveau-né, un double nom de baptême, le premier sera son prénom, le second pourra lui servir de nom de famille toute sa vie, s’il n’en a point reçu en adoption» (ibid., p. 14). C’est qu’avant 193218, les enfants illégitimes n’avaient pas de nom de famille et ne portaient qu’un prénom. Ainsi, socialement marqués par leur unique prénom, les enfants illégitimes étaient facilement repérables. Ils continueront de l’être, mais autrement, par leur nom composé de deux prénoms. La nature essentiellement classificatoire de ces patronymes correspond à une logique administrative de classement alphabétique, par semaine, par mois et par année qui facilite le repérage. Parmi les avantages de cette pratique du double nom de baptême, on peut signaler les suivants. Vu le grand nombre d’enfants dans cette institution, pas moins de sept cents à la fois, un ordre établi d’avance, et alphabétique, prévient le retour fréquent des mêmes noms qui seraient inévitablement des noms en vogue au carnet social des quotidiens. Cet ordre alphabétique facilite l’identification de la progéniture, ainsi que, s’il y a lieu, les tractations avec les familles ou les couples concernés. Il prévient de faciles et regrettables confusions, celles qu’on appelle, en droit, erreurs sur la personne. Notre pratique du double nom facilite aussi les recherches au registre ainsi que le repérage des dossiers. Car si l’initiale du nom de baptême indique déjà à l’archiviste ou à la travailleuse sociale vers quel mois de l’année l’enfant a été baptisé, le second nom, le soidisant nom de famille, donné en série à tous les baptisés d’une semaine, ou encore à chaque quinzaine d’arrivants, permet d’aller tout droit à la page du registre, même quand, après plusieurs années, un baptistaire est demandé avec erreur de quantième, de mois ou d’année. Enfin, quand le délaissé ne trouve point preneur, quand il échappe au bienfait du placement et passe d’institution en institution pour finalement entrer seul dans l’entreprise de son gagne-pain, il a un nom qui attire moins l’attention sur son dénuement généalogique ((ibid., p. 15).
18. Selon un registre d’admission des mères célibataires, depuis la fondation de la Crèche Saint-Vincent-de-Paul jusqu’en 1933, que nous avons consulté, c’est à partir de 1932 que le nom de l’enfant illégitime a comporté un patronyme. Cette date s’accorde avec celle d’un texte de l’abbé Germain, 1949, p. 14.
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LE CHANGEMENT DE NOM Les changements de nom et les modifications ne sont pas exceptionnels. Il y a la manipulation qui vient du système institutionnel, il y a celle qui vient de la personne elle-même. Selon le cas, le changement de nom n’a pas la même valeur. Dans le premier cas, c’est le prénom qui fait l’objet d’une modification. Ainsi, jugeant que Noël était un prénom inadéquat, un travailleur social a transformé celui-ci en Jean-Noël. L’expression du visage et le ton de la voix de l’intéressé montre que celui-ci n’est pas dupe de l’aspect aléatoire de son nom: «Y trouvait que mon nom était pas correct.» Plusieurs années plus tard, cet homme a connu un enfer administratif lorsqu’il a voulu obtenir un passeport. Les répondants de l’étude sont aussi nombreux à répéter qu’ils n’aiment pas leur nom, qu’ils veulent en changer et qu’ils ont dû «marcher sur plusieurs noms». Deux hommes ont profité de leur évasion de l’asile psychiatrique pour changer de nom. Un premier jeune homme, il a alors 24 ans, a changé son patronyme et son prénom afin d’échapper à la police qui, peut-être, le recherche. Il s’est évadé de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu et il avait toutes les raisons de craindre un retour dans l’institution: «J’avais dit: Un jour, je vais la sauter la clôture». Le docteur G. avait dit: «Saute-la! Mais reviens pas, parce que t’es dans les cellules pour le restant de ta vie.». Il s’est donné un patronyme à consonance étrangère, « Francesco», pour égarer les soupçons et a changé son prénom usuel, René, pour un autre des prénoms qu’il porte, Noël. « Je voulais oublier les sœurs quand elles disaient mon [pré]nom», dit-il. Trois ans après son évasion, il reprendra son vrai patronyme mais utilisera simultanément les deux prénoms, René-Noël. Le second s’est aussi évadé du même endroit. Il avait alors 19 ans: Je me suis dit: en m’évadant je tasse le passé, c’est une nouvelle vie qui commence… J’ai changé mon nom [le prénom] quand je me suis évadé des institutions parce que je ne pouvais pas sentir ce nom. J’ai jamais supporté ce nomlà, jamais, jamais. Cela me complexait ce nom-là. C’était… ahhhhh, cela fait niais… la manière… le ton de cela… la sonorité du nom… Je le trouve stupide [ce nom]. En plus, les religieuses riaient de moi [utilisaient son nom en dérision en le transformant en Colombage] parce que j’étais plus grand que la moyenne, de tous les élèves, dans toutes les salles où je suis allé.
Le changement de nom n’a pas pour unique fonction de camoufler l’identité des personnes. Ces hommes disent clairement leur désir d’effacer jusqu’au souvenir des voix qui disaient leurs noms. Changer de nom, c’est changer d’identité, changer sa vie, changer son destin.
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L’importance du changement de nom mérite par ailleurs d’être mis en relation avec le changement d’identité d’hommes québécois nés à la même époque et qui entraient en communauté. Avant d’entrer en religion, et conformément à la règle de transmission du nom dans le système familial, ces hommes possédaient déjà trois prénoms: d’abord, celui de Joseph, puisqu’ils étaient des garçons; puis, celui de leur parrain ou donné par leur parrain au baptême; enfin, celui donné par l’un de deux parents, parfois par le père, mais le plus souvent par la mère, qui leur servira de prénom usuel. Au moment de prononcer leurs vœux, ces futurs religieux recevaient de nouveaux noms. Pour bien marquer le passage à leur nouvelle vie, les communautés religieuses procédaient à une cérémonie d’attribution des nouveaux noms. Ainsi, chez les Frères des Écoles chrétiennes, qui étaient des frères enseignants, lorsqu’ils prenaient l’habit, les religieux recevaient trois noms. Le premier servait de nom classificatoire, comme un patronyme. Le deuxième était un prénom qui commençait par la même lettre que tous les autres prénoms du même district. Ainsi, tous les frères du District du Canada francophone (Montréal, Québec et Ottawa, et dans ce dernier cas pour ses seuls membres francophones) avaient un deuxième nom qui commençait par un «M». Cela donnait parfois lieu à des appellations bizarres: Mélair, Malaurin, Majorin, etc. «Tous les frères de la communauté avaient un nom qui commençait par un «M», mais on n’utilisait pas ce nom-là», selon ce que nous en explique l’un d’eux. Le troisième nom était le prénom usuel, celui qui serait porté par le religieux durant sa vie en communauté. Il était choisi par les supérieurs parmi une série de noms qu’on avait, au préalable, demandé à l’aspirant de désigner. «On mettait une liste de noms, eux autres choisissaient. Moi, j’avais mis le nom du plus vieux de la famille chez nous. On avait une surprise. Il y en a qui étaient déçus», ajoute-t-il. Un autre dit: «Moi, j’avais mis un seul nom: Yves. Ma sœur s’appelait sœur Yves-Marie en religion. J’avais demandé Marie-Yves.» Finalement, un troisième frère, explique: «Moi, j’avais mis le nom Luc. C’est court, c’est un beau nom, j’aimais ce nom-là. C’était le nom religieux du frère de la femme de mon frère Pierre [l’aîné des garçons] qui était père eudiste.» Ainsi, les hommes entrés en communauté à la même époque que les hommes de notre groupe d’étude, étaient doublement inscrits socialement par leur identité onomastique: à la fois dans le système de parenté familial et dans le système de parenté religieuse. On observe que leur groupe de germains (le frère, la sœur) et leur groupe d’alliés (le frère de la belle-sœur) ont participé activement à leur socialisation religieuse. En effet, leur sentiment d’appartenance à leur famille immédiate et à leur famille par alliance se manifeste dans l’intérêt qu’ils portent 143
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l’un à son frère aîné, l’autre à sa sœur aînée (religieux), le troisième au frère de sa belle-sœur (également religieux). Parmi les trois cas mentionnés plus haut, le frère Malair Hervé est le plus jeune des garçons de la famille et il demande à porter en religion le nom de son frère aîné, Hervé; le frère Malaurin Yves demande le nom de religion de sa sœur plus âgée; le troisième, le frère Majorin Luc porte le nom de religion du frère de sa belle-sœur. L’abbé Germain, qui a dicté la façon de nommer les enfants illégitimes à Québec, comprenait bien le sens de l’identité personnelle conférée par le nom. Il a su résumer de façon magistrale le statut social d’une personne signifié par le nombre de ses noms. C’est toujours un honneur que d’avoir un nom multiple. […] L’enfant illégitime naît de parents inconnus. Il a un nom de baptême et c’est tout19. L’enfant légitime a deux noms. Le religieux, la religieuse, le plus souvent en ont trois ; les rois de même et les papes. Enfin, si le religieux, la religieuse, si le roi, si le pape méritent les attentions de la Congrégation des Rites et l’honneur de monter sur les autels, une quatrième désignation leur survient. Et c’est l’honneur suprême (Germain, 1949, p. 8).
Comparativement à ces hommes, les enfants de Duplessis sont déficients à tous les égards. Ils sont comme des enfants uniques, n’ayant ni frère, ni sœur, ni de rang de naissance. Plus encore, ils ne pourront jamais se prévaloir d’une identité religieuse masculine puisqu’ils ont le statut d’enfants illégitimes et que ce statut leur ferme la porte du sacerdoce et de la plupart des communautés religieuses (canon 984, droit canonique) (Germain, 1947b). L’abbé Germain, une autorité en la matière, écrit: Ainsi le Code de droit canonique nous prévient que la naissance illégitime, publique ou secrète, constitue un empêchement au sacrement de l’ordre ; nous savons toutefois que cette irrégularité cesse avec soit la légitimation, soit la profession religieuse solennelle, soit encore la dispense pure et simple. […] Certains commentateurs du code font une curieuse distinction entre illegitimus et expositus ; illegitimus, c’est le bâtard dont on connaît les parents ; expositus, c’est l’abandonné dont les parents sont totalement inconnus. De fait, on est plus large pour celui à qui ni père ni mère ne font rappel et cadre perpétuel à son illégitimité. […] S’il y a eu adoption, les commentaires désobligeants sont nécessairement moins fréquents, et moins nuisibles donc à la réputation du candidat (Germain, 1949, p. 1-2).
19. Avant 1932.
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Dis-moi comment tu t’appelles et je te dirai qui tu es
Ces enfants de Duplessis élevés dans des communautés religieuses de femmes, ne pouvaient prétendre à faire partie de communautés religieuses d’hommes. N’y a-t-il pas là une contradiction insupportable que celle de ne pas pouvoir jouer un rôle actif dans l’Église qui vous a elle-même élevé, éduqué, servi de foyer?
CONCLUSION Le secret planait sur l’origine et l’identité des enfants illégitimes remis aux communautés religieuses. On sait maintenant qu’ils souffrent d’un vide identitaire. Face au discours qui classe les enfants illégitimes comme orphelins, on doit maintenant s’inscrire en faux étant donné le silence institué sur leurs origines. D’autant plus que le classement comme orphelins dans les discours n’est pas suivi d’effet dans les comportements. Un enfant est illégitime quand il naît en dehors des liens du mariage, que ses parents ne le reconnaissent pas selon la loi, que le père ne le reconnaît pas. En principe, on connaît toujours sa mère mais pour eux son identité est gardée cachée. On sait que dans une famille constituée, les grands-parents rappellent la mémoire de la parenté chez leurs petits-enfants orphelins afin qu’ils n’oublient pas leurs parents. Dans les cas des enfants de Duplessis, il n’y a pas de discours organisé sur l’origine, ni de la mère ni du père. Le silence sur leurs origines les a accompagnés toute leur vie et durant tout leur parcours résidentiel. Nous pensons avoir démontré que le système d’attribution des noms à ces enfants illégitimes est enraciné dans la tradition culturelle québécoise dans toutes ses composantes, que ce soit pour le choix du patronyme, celui du premier prénom, Joseph, celui du deuxième prénom, correspondant au nom du parrain, et celui du troisième prénom, le prénom usuel, répondant au désir de la mère et/ou du père. Il apparaît clairement, cependant, que selon le statut de l’enfant, légitime ou illégitime, et selon la nature de son illégitimité, l’individu aura moins de noms et sera nommé différemment, s’éloignant ou se rapprochant ainsi d’une identité normative. Ainsi, concernant le premier prénom, Joseph, la plupart des hommes de notre étude ont reçu ce nom et l’un d’eux ne porte que ce seul prénom, comme c’était la règle lorsqu’on craignait pour la vie de l’enfant à la naissance. On sait en effet que culturellement, au Québec, l’enfant dont la vie était en péril à la naissance, ne recevait que ce nom. Certains destins tragiques amenaient même la double consécration à Joseph et à Marie, comme le montrent les noms composés Joseph-Marie et Marie-Josephte. Lorsque la mère désirait tellement l’enfant 145
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malgré sa fragilité, elle le consacrait, dans un culte particulier, au couple parental de la sainte Famille. Mais voilà que dans notre groupe, deux hommes échappent à ce classement religieux et portent, l’un, le nom de Jean-Claude, l’autre celui de Mario, en lieu et place de Joseph. Jugés indignes de s’appeler Joseph, l’un est au moins mis sous la protection de Marie. L’étude du deuxième prénom nous révèle ensuite que ces enfants illégitimes sont marginalisés par le nombre de leurs prénoms. En effet, alors que les enfants légitimes ont un deuxième prénom qui est habituellement celui de leur parrain et que les enfants illégitimes reconnus par leur mère ont aussi un deuxième prénom, qui est celui d’un homme qu’on suppose appartenir au réseau parental de la mère. Les autres enfants illégitimes n’ont pas de deuxième prénom, sauf une exception. Pour lui, on a démontré que c’est celui de sa marraine religieuse. Même masculin, c’est un nom transmis par une marraine, et non par un parrain. Il n’a pas de valeur identitaire masculine pour un garçon. La consultation du droit canonique est éclairante à l’égard du rôle du parrain et de la marraine. En effet, on y apprend que la présence du parrain ou de la marraine au baptême est une nécessité (sans quoi celui-ci serait invalidé), que la présence d’un parrain et d’une marraine n’est pas essentielle, et qu’il n’est pas absolument obligatoire que le parrain soit du même sexe que le baptisé (Gariépy, 1920, p. 35). Cela réduit les « tuteurs spirituels (ibid.)» à un rôle banal de témoins religieux. Enfin, concernant le troisième prénom, le prénom usuel, celui qui est choisi le plus souvent par la mère parfois par le père, nos données montrent une différenciation dans les catégories d’enfants. Dans le cas de l’enfant légitime et des enfants illégitimes reconnus par leur mère, dans notre étude, le désir de la mère ou du père a été pris en compte dans la transmission du prénom. Les jumeaux portent des prénoms partiellement homonymiques et, en cela, témoignent du respect de la tradition de donner des prénoms usuels à consonance semblable. Par contre, il en va tout autrement des autres, les enfants illégitimes qui ne sont reconnus ni par leur mère ni par leur père. Le seul prénom qu’ont reçu ces enfants n’est pas le fruit du désir parental, non plus que la trace du désir maternel20 lorsque celle-ci en exprimait un. Ainsi, quand l’une des mères a demandé à l’agent du Service social qui servait d’intermédiaire entre elle et son fils qui la recherchait si son fils avait été nommé Paul, du prénom de son géniteur, 20. Concernant le choix du prénom, il nous a été dit que dans une région, le prénom était choisi par la fille-mère et que le nom de famille était déterminé au hasard par la crèche. Nous n’avons pas pu valider cette information.
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comme elle en avait exprimé le souhait, elle a découvert qu’il ne portait pas ce nom. Comme il était né un 24 décembre, on avait préféré nommer l’enfant d’après l’événement du calendrier liturgique et on l’avait appelé Noël. Les prénoms usuels de cette catégorie d’enfants illégitimes ne conservent donc aucune trace du désir de leur mère. Sur ce point, la position de l’abbé Germain, expert de l’Église est claire: […] nous avons dû refuser, à la Crèche, aux mères naturelles, le choix du prénom de baptême. Trop de répétition ! Trop de fantaisie ! Trop peu de sérieux ! Les parents d’un illégitime n’ont maintenant le droit de choisir le nom de leur enfant que dans le cas d’un prochain mariage ou d’un baptême avec inscription, requise expressément et par écrit, des noms du père et de la mère (Germain, 1949, p. 15).
Certains des prénoms de l’onomasticon religieux attribués à ces enfants illégitimes sont si inusités qu’ils les stigmatisent pour la vie. Loin de laisser les individus dans l’anonymat prétendument souhaité, ils les marquent davantage. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas qu’un Osmond et un Théonas aient été «rebaptisés» par leurs amis les plus proches, qui les interpellent plutôt d’un Simon et d’un Théo21. Un troisième exemple, Valier, montre la finesse du système en même temps que sa cruauté, si l’on peut dire. On donne à cet enfant le nom de Mgr Saint-Vallier, mais on déforme ce nom en enlevant un «l». Ce faisant, on lui enlève sa force, l’efficacité symbolique qu’il y aurait à appartenir à un clan prestigieux ou même le sentiment d’appartenance à l’Église par l’homonymie avec l’un de ses éminents représentants. Ces hommes ont-ils été affectés par leur classement onomastique? Même si on ne peut faire découler du système de dénomination toutes les déficiences des enfants de Duplessis, on observe que certains d’entre eux ont été affectés plus que d’autres par leur marquage onomastique. Ainsi, les enfants illégitimes qui ne portent que deux prénoms, qui n’ont pas de parrain, qui ont un nom de famille classificatoire et qui ne connaissent ni leur origine paternelle ni leur origine maternelle,
21. Bien que possédant une banque d’informations sur les surnoms qu’ils se donnent entre eux, nous n’avons pas analysé ces surnoms mais nous avançons qu’étant atomisés sur le plan de l’identité personnelle par manque d’identité onomastique individuelle, certains hommes n’ont qu’une identité collective de gang, parfois par une surcharge de surnoms, lesquels sont donnés sans l’intervention des sœurs mais parfois aussi avec leur complicité et dans ce cas en dérision. Pas d’identité familiale, donc, mais une identité de gang, comme un nom de famille.
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c’est-à-dire la majorité souffrent d’un vide identitaire palpable et n’ont pas toujours fait le deuil de leurs recherches infructueuses d’origine. Leur nom de famille et leurs prénoms n’évoquent rien pour eux, n’entraînent aucune résonance intérieure. Cela se traduit par une profonde quête d’identité, un sentiment de vide et de souffrance intérieure. «On est rien», disent plusieurs d’entre eux. «On est des coquilles vides», résume un autre. Un autre encore, dont les services sociaux ont retrouvé la mère, qui n’a pas accepté de le rencontrer, dira: « Cela ne me fait rien de ne pas savoir qui était ma mère [sa tristesse, sa douleur évidente et sa colère montrent le contraire] mais je voudrais savoir qui je suis! C’est tellement dur de ne pas savoir qui on est.» Il exprime ce que tous les autres ont aussi révélé: « Quand on dit qu’on est un orphelin [comprendre un enfant illégitime], on traîne ce poids-là toute sa vie. Je suis un bâtard. Un bâtard, c’est un plein de poux, c’est un plein de m… » L’ignorance de leurs origines leur occasionne toutes sortes d’embarras sur les plans administratif et social. Leur honte et leur gêne deviennent publiques quand il leur faut en plus déclarer que leur mère et leur père leur sont inconnus. La souffrance s’accroît encore davantage lorsqu’ils ne peuvent répondre aux questions de leurs enfants qui voudraient, comme les camarades de l’école, faire les travaux scolaires de généalogie. L’absence de nom traduit une absence de désir, et l’absence de désir équivaut à la mort, à l’absence d’existence, comme l’exprime si bien le poème suivant: Non non tu n’as pas de nom… Non tu n’as pas d’existence… Tu n’es pas ce qu’on en pense… Non non tu n’as pas de nom…22 Quant aux garçons illégitimes reconnus par leur mère, qui portent trois prénoms, dont celui du parrain, et qui ont un patronyme maternel, ils sont fiers de leurs noms et prénoms, même sans en connaître l’origine. « Mon nom, c’est très important, je n’accepte pas qu’on le change», affirme l’un d’eux avec conviction, en indiquant aussi qu’il n’accepte pas de diminutif, pas de surnom ni aucune forme d’altération de ses noms. Les trois de ce groupe, dans notre étude, ont transmis leurs noms de famille à leurs descendants. L’un est même allé jusqu’en Cour à cette fin. Ces trois hommes ne sont pas en quête d’identité. 22. Poème d’Anne Sylvestre mis en chanson par Pauline Julien et dont le titre est : « Non non tu n’as pas de nom ». Disque intitulé Femmes de paroles, numéro KD-935, Production Kébec Disc, Distributeur Trans-Canada Musique Service, Ville Saint-Laurent.
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Tout cela montre que plus l’enfant est éloigné d’une identité normative populaire, comme la plupart des enfants de Duplessis, plus il est affecté dans sa définition de lui-même. Le respect de la tradition religieuse quant au mode de transmission du prénom Joseph, du prénom usuel et du patronyme a été essentiellement classificatoire, dans le cas des enfants de Duplessis. Elle n’a pas créé chez eux le sentiment d’être désirés, reconnus; ils n’ont pas eu de modèle identitaire masculin, ni même religieux. Les noms donnés par les communautés religieuses aux enfants illégitimes qui leur ont été confiés n’ont pas été soulignés, appuyés par des fêtes rituelles ni, ce qui est encore plus surprenant, par aucun autre rituel rattaché à la vie des saints. Sur ces enfants illégitimes s’est jouée la victoire du pouvoir religieux sur le pouvoir populaire. Il était déjà difficile pour le peuple d’imposer des noms, à l’évidence, cela l’a été plus encore pour les enfants illégitimes. Cette lutte de pouvoir se faisait autour de la transmission du nom des saints. Alors que le peuple choisissait un nom par désir et vouait entre le porteur du prénom et son homonyme une transmission de caractère, une identité comparative, l’Église, elle, imposait la transmission des noms de saints. On pourrait croire que les enfants institutionnalisés portaient des noms comme les nôtres, mais l’analyse a révélé que ces enfants des crèches étaient différents et n’avaient pour toute identité, qu’un nom classificatoire. Qu’ont reçu au total ces garçons illégitimes pour construire leur identité? Rien, comme l’exprime l’illustration d’un homme transparent23. Les enfants de Duplessis ont reçu un simulacre de baptême. Ils n’ont pas eu pour la plupart de parrain mais seulement une marraine qui n’a été qu’une figurante, le temps du rituel, et leur a prêté un nométiquette qui doit leur donner accès à la vie éternelle, mais qui dans cette vie, ne leur a socialement rien donné. Aucun châtiment plus diabolique ne saurait être imaginé, s’il était physiquement possible, que d’être lâché dans la société et de demeurer totalement inaperçu de tous les membres qui la composent. Il ne fait aucun doute qu’une telle situation conduirait à la perte du moi qui n’est rien d’autre que l’aliénation24. 23. La métaphore de l’homme transparent est empruntée à Catherine Legrand-Sébille (1999). L’illustration elle-même est inspirée de Terre du ciel. Se relier à l’essentiel, Lyon, no 52, avril-mai 2000, p. 54. 24. William James, cité dans Watzlawich et al., 1972, p. 85.
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CHAPITRE 3
Circuit résidentiel et éducation de garçons illégitimes Chanson des enfants de Duplessis1 Refrain: Est-il en ce monde plus cruelle douleur, Que de nous laisser vivre ce malheur? Comme moi beaucoup ont vécu ceci. On nous appelle les enfants de Duplessis. […] J’étais sans famille et sans parents, Quand un jour ils ont décidé, À l’asile ils m’ont envoyé. Voilà le sort des orphelins du temps. Condamné, je n’ai fait que pleurer. Humilié pendant toutes ces années, Ces instants ont déchiré mon cœur. En ces lieux, je n’ai vu que l’horreur.
L
a plus grande richesse des Québécois, ce sont leurs relations sociales. Même les plus pauvres ont des relations sociales, sans lesquelles ils ne pourraient pas survivre. Les relations sociales se construisent dans la parenté et le voisinage, qui sont nourries par la proximité résidentielle. À ce titre, que possèdent les enfants de Duplessis? Les hommes de notre étude ont un parcours résidentiel de groupe qui semble tracé d’avance. Ils passent de la crèche à l’orphelinat, puis à l’hôpital psychiatrique. Dès qu’un enfant illégitime est jugé retardé, on l’envoie à l’hôpital psychiatrique où, par ailleurs, il ne bénéficie d’aucun traitement, ni thérapie. D’autres enfants illégitimes passent de la crèche à l’orphelinat, puis à l’école
1.
Extrait d’une chanson témoignage qui est, nous dit-on, toujours écoutée lors des réunions des enfants de Duplessis. Transcription partielle d’un enregistrement. Paroles de France Lehoux, musique de Pierre Guillemette. Disque, Production Pierre Guillemette, Black Lake Pg4-0395.
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d’industrie ou à la ferme; d’autres encore de la crèche à l’orphelinat, à l’hôpital psychiatrique et en prison. Leur jeunesse et leur adolescence vécues en institution, dans des conditions peu enviables, et le sort qui leur est fait à la ferme ou à l’hôpital psychiatrique ne les préparent pas à prendre une place légitime dans la société. Lorsqu’un changement de statut social ou d’établissement les amène à vivre dans une famille, ils ne sont pas traités comme de véritables membres de la famille et leurs relations sociales ne garantissent par leur insertion sociale. Les conditions d’insertion dans une famille et dans la société sont rarement réunies. Sur le plan résidentiel, à l’époque qui nous concerne dans cet ouvrage, l’enfant est jugé inséré dans une famille s’il vit avec sa mère et son père. Les enfants changent de résidence lorsque leurs parents en changent, lorsqu’ils vont travailler et lorsqu’ils se marient (Allard, 1967; Gomila et Guyon, 1969, p. 11271153; Vernon, 1973). Au décès d’un des deux parents, la règle culturelle veut que les enfants changent de résidence, selon le sexe du parent qui est mort. Garneau (1988b, p. 73-95, 1988a et 1988c) a démontré qu’au Saguenay, après la mort de leur père, tous les vrais orphelins, sauf exception, demeurent chez leur mère ou avec leur mère dans sa parenté, alors qu’il en va différemment des orphelins de mère. Au décès de la mère, s’il n’y pas de fille aînée pour prendre soin de ses frères et sœurs plus jeunes, les enfants doivent quitter leur père et être placés. On considérait que le père seul n’était pas capable de prendre soin de ses enfants et qu’il devait se remarier, s’il voulait les avoir avec lui. Collard (1999) a confirmé que dans Charlevoix, la même règle s’appliquait pour les orphelins de père et les orphelins de mère. Au Québec, on estime que le changement de résidence est un facteur de désinsertion sociale pour un enfant. On dira que l’enfant «a changé de mains». L’orphelin de mère est plus susceptible de déplacements que l’orphelin de père; il risque d’être placé à la crèche ou à l’orphelinat, et d’entreprendre ainsi un périple mouvementé lié à la situation des parents. Il en va autrement pour l’enfant illégitime, pour l’enfant donné, abandonné à une institution. Son parcours résidentiel se présente plutôt comme un circuit, une boucle fermée, qui le conduit d’institution en institution. À défaut de parenté, c’est l’institution qui constitue son point de départ… et son point d’arrivée. La plupart du temps, les enfants de Duplessis vivent avec des religieuses dans des institutions religieuses. Lorsqu’ils sortent de l’institution, ils vivent dans une ferme. Quelles relations ont-ils établies avec les religieuses, les frères et les propriétaires de ces fermes?
152
Circuit résidentiel et éducation de garçons illégitimes
Pour le savoir, nous avons analysé le parcours résidentiel des 15 hommes de notre étude, de leur entrée à leur sortie de chacune des institutions où ils ont vécu, en examinant leurs relations sociales qui, dans ce contexte institutionnel, se sont substituées aux relations parentales. Ces relations sociales ont été examinées plus spécialement à travers les apprentissages dans l’éducation, l’instruction, la recherche des talents et le travail. Nous nous sommes plus particulièrement intéressées aux personnes qui ont contribué à l’apprentissage de ces quatre valeurs. Notre choix est justifié par les résultats d’enquêtes anthropologiques réalisées dans trois régions du Québec, soit la Mauricie (Garneau, 1988c) le Saguenay (Garneau, 1988a, 1988b, p. 73-95) et Charlevoix (Collard, 1999). Ces recherches ont en effet révélé l’importance de ces valeurs dans la culture québécoise. Par exemple, Garneau (1988a, p. 83) note qu’au Saguenay, «les valeurs accordées à l’éducation, à la nourriture, au travail, aux qualités reconnues pour être un «bon père» ou une «bonne mère» […] ne sauraient être négligées pour comprendre les probabilités d’union entre les deux partenaires» pour les hommes. Pour sa part, Collard (1999, p. 194) écrit plus particulièrement que dans Charlevoix, «à côté de l’aide pour l’établissement que procurent les parents, le travail et le talent demeurent toujours d’importants éléments de mobilité sociale», pour un garçon. Quant à nous, Québécoises, jugeant que recevoir une éducation dans les manières d’être propre, de nous conduire à table et de nous présenter en public donne du prestige, que recevoir de l’instruction est un droit qui fait partie du patrimoine collectif, que pouvoir développer ses talents potentiels dans l’enfance est une chance, et qu’avoir accès à du travail, salarié ou bénévole, donne de la valeur à une personne, nous nous sommes mises d’accord sur le choix de ces thèmes comme facteurs principaux d’insertion familiale et sociale. L’analyse des relations sociales liées au parcours résidentiel des 15 hommes de notre étude a été réalisée à partir de trois concepts de l’anthropologie de la parenté: la filiation, la germanité et l’alliance. Nous avons cherché à découvrir en quoi les relations sociales créées dans un contexte institutionnel se distinguaient des relations sociales construites par la filiation, la germanité et l’alliance dans un contexte familial, ou en quoi elles s’en rapprochaient. Les données utilisées pour cette analyse correspondent aux informations fournies par les répondants eux-mêmes, à celles recueillies dans leurs dossiers institutionnels lorsque ceux-ci étaient disponibles et à celles consignées dans leurs baptistaires. Certaines données ont pu être vérifiées au Registre des baptêmes des paroisses et au Registre de l’État civil. À ces données se sont ajoutées celles
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Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
recueillies auprès de quatre travailleuses sociales et d’un préposé aux malades qui ont œuvré dans l’une ou l’autre des institutions désignées, dont deux pendant toute leur vie professionnelle, soit 35 à 40 ans. L’analyse du circuit résidentiel des 15 hommes s’est faite en distinguant tous les groupes domestiques2 qui leur ont servi d’unité de résidence, de production et de consommation, à chaque étape de leur vie, jusqu’à la désinstitutionnalisation dans les années 1960 (voir schéma linéaire du circuit résidentiel). Nous avons classé ces groupes selon les catégories décrites par l’abbé Charles-Édouard Bourgeois en 1945: Nos institutions de protection de l’enfance peuvent se diviser en cinq catégories, suivant l’âge et les besoins de l’enfant requérant du secours: 1° les crèches hospitalisent les enfants depuis leur naissance jusqu’à 6 ans (il est bon de noter qu’en plusieurs endroits on a divisé les crèches en deux sections: les crèches proprement dites, pour les enfants de la naissance à 3 ans, et les écoles maternelles pour les enfants de 3 à 6 ans); 2° les orphelinats ordinaires, qui prennent les enfants de l’âge de 6 ans jusqu’à 12 ans; 3° les orphelinats spécialisés, abritant les enfants, à compter de l’âge de 12 ans jusqu’à 16 ans. Ces derniers orphelinats comprennent des sections techniques et agricoles pour la formation professionnelle des hospitalisés; 4° les écoles d’industrie et les écoles de réforme; 5° les écoles spéciales, pour les enfants anormaux (Bourgeois, 1945, p. 108).
Cette analyse est construite autour du concept de résidence. Par conséquent, nous énumérons au début de chaque lieu de résidence le prénom des enfants, leur âge et la durée de leur séjour, pour ensuite approfondir leurs relations sociales, à travers les thèmes retenus.
2.
Marc Augé (1975, p. 39) fait une distinction entre la famille élémentaire, composée ou étendue, et le « groupe domestique » (household, ou domestic group), dont le caractère essentiel est d’être une unité de résidence, de production et de consommation, c’est-à-dire une unité se définissant en fonction d’autres critères que ceux de la parenté ou de l’alliance.
154
155
À domicile
J.-N. M.
J. S.
R. T.
T. G.
V. B.
O. M.
R.-N. C.
J.-G. L.
J.-C. L.
V. D. V.
B. R.
E. L.
P. B.
E. B.
D. G.
2
2
Crèche
Âge
0
Personne 0
Hôpital Saint-Joseph de Trois-Rivières
Hôpital Miséricorde de Québec
Inconnu
Aide à la Femme
Hôpital Miséricorde de Montréal
Lieu de naissance
Âge
4
4
8
8
10
10
12
12
14
14
Crèche Orphelinat avec instruction ordinaire
6
6
Ferme
16
16
18
22
26
24
30
32
34
28
32
34
36
36
Hôpital Hôpital psychiatrique psychiatrique MontProvidence
30
Multiples évasions
28
Institut médicopédagogique MontProvidence
26
Évasion
24
Orphelinat spécialisé
20
22
Évasion
Évasion
20
Évasion
18
Schéma linéaire du circuit résidentiel
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
NAÎTRE À L’EXTÉRIEUR DU DOMICILE Venus au monde entre 1936 et 1951, à une époque où l’accouchement avait lieu le plus souvent à domicile3, 12 des 15 garçons de l’étude sont nés à l’hôpital ou dans une maternité laïque. Neuf sont nés dans un hôpital réservé aux filles-mères, soit à l’Hôpital de la Miséricorde de Montréal4, des Sœurs de la Miséricorde, soit à l’Hôpital de la Miséricorde de Québec, des Sœurs du Bon-Pasteur de Québec. Un autre est né à l’Hôpital Saint-Joseph de Trois-Rivières. Deux pensent être nés à l’Aide à la Femme à Montréal, une institution laïque «fondée pour accueillir femmes et enfants dans le besoin5 ». Le seul enfant légitime, qui demeure avec ses parents jusqu’à l’âge de 3 ou 4 ans, ne sait pas s’il est né à l’hôpital ou à domicile. Enfin, deux autres enfants illégitimes seraient nés à domicile dans la région de Montréal6. On croit cependant qu’ils auraient tout aussi bien pu naître dans des maisons privées, avant d’être amenés à la crèche. Une travailleuse sociale en témoigne: Il y avait des maternités privées7. On allait chercher des enfants. Un moment donné, oui, c’était douteux [à certains endroits]… peut-être qu’il y avait des prostituées là. Pis là j’allais chercher des enfants pour les amener à la crèche. Et un moment donné, il y en avait trop dans ces maisons-là. Il y en avait aussi dans des maisons de chambre. Les filles accouchaient là et elles mettaient l’enfant dans le tiroir du meuble. J’allais chercher ces enfants-là aussi.
Le lieu de naissance de l’enfant ne préjuge en rien du lieu de résidence de la mère. Les filles-mères, ainsi qu’on les appelait, allaient le plus souvent accoucher dans une autre région que la leur afin de cacher leur honte et de sauver leur 3. 4.
5. 6.
7.
Au Québec, l’hospitalisation des femmes pour l’accouchement était de 5 % en 1927 et de 36 % en 1958 (Laurendeau, 1987, p. 149). Selon André Lévesque (1989, p. 85), l’Hôpital de la Miséricorde de Montréal, fondé en 1845 par Rosalie Cadron-Jetté, à l’instigation de Mgr Bourget, recueille pendant l’entre-deux-guerres en moyenne 560 mères célibataires par année. Environ 20 % des mères célibataires accouchaient à cet hôpital (ibid.). Lévesque estime que 40 % de l’ensemble des filles-mères accouchaient dans les hôpitaux de la Miséricorde de Québec et Montréal (ibid., p. 122). Émile Benoist, « Les femmes sans-abri », 1930. Selon Collard (1988, p. 103), « alors que presque toutes les Québécoises accouchent à la maison, et surtout les mères habitant les campagnes jusque dans les années 50, les filles-mères sont parmi les premières, avec les femmes pauvres, à accoucher au début du siècle dans les hôpitaux maternels destinés à préserver leur anonymat. Pour cette raison ces hôpitaux serviront à former les obstétriciens. » On entend ici « maternité privée » une résidence où les infirmières assistaient les femmes qui s’y présentaient dans leur accouchement. C’était une maison privée avec quelques lits, mais ce n’était pas le domicile de la femme.
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famille du déshonneur qu’elles représentaient. Il y a eu une période où l’on éloignait l’enfant de la région d’origine de sa mère, parce qu’on ne voulait pas qu’il la retrouve, ce qui fera dire à une travailleuse sociale: «On a tout fait pour protéger le secret de la femme.» Il y a eu une autre période où l’on faisait porter par les régions le fardeau de leurs enfants. La région de Montréal et la région de Québec débordaient vers la région de Trois-Rivières. Et la travailleuse sociale explique: Nous autres, c’était rare qu’on en transférait à Montréal. C’étaient ceux de Montréal qui s’en venaient ici ou ceux de Québec qui s’en venaient ici parce que c’étaient des filles-mères de la région… Et même si elles ne venaient pas de la région aussi, il y avait une espèce d’entente entre les crèches.
Le grand nombre de déplacements régionaux justifiera d’ailleurs la fondation d’un nouvel hôpital à Trois-Rivières pour permettre aux filles-mères des autres régions de venir y accoucher. Selon la travailleuse sociale: On envoyait à Montréal, chez les Sœurs de la Miséricorde, ou à Québec, les filles-mères. Mais un moment donné, il y en a eu tellement que Mgr Bourgeois a décidé d’inviter les Sœurs de la Miséricorde… D’abord on fondait l’Hôpital Sainte-Marie, qui a commencé par une petite maison à Trois-Rivières-Ouest dans une rue ordinaire et qui s’appelait la Maison Joly. Alors, on a accueilli les filles-mères là. Et après ça, ç’a été transporté à l’Hôpital Sainte-Marie, avec la crèche. Mais quand c’était au foyer Joly, comme la crèche était pas encore installée, les enfants allaient à la crèche de Montréal ou de Québec. Mais ça n’a pas pris de temps et on a eu la crèche. Très bien organisée, très bien… C’étaient des Sœurs de la Miséricorde de Montréal qui sont venues prendre soin de la crèche… Il y avait pas mal de filles-mères… et de d’autres régions, justement, pour ne pas être découvertes. C’était un échange.
Le territoire d’accouchement des filles-mères dépassait même les frontières provinciales. Elles pouvaient aller accoucher au loin, si elles en avaient les moyens. Et elles allaient là où les mêmes communautés religieuses avaient une institution, une mission. Mais l’enfant revenait par la suite dans la région d’origine de sa mère: On accueillait pas seulement [de notre ville et des alentours], on en a eu de partout, comme il y en a eu d’ici qui sont parties accoucher à Winnipeg chez les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec. Moi, j’allais chercher les enfants à l’avion. Il fallait que les enfants retournent dans leur milieu naturel. Ç’a été la dernière partie que j’ai travaillé.
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ÊTRE PLACÉ À LA CRÈCHE À LA NAISSANCE ET RISQUER D’Y DEMEURER JUSQU’À 9 ANS Après leur naissance, tous ces garçons sont placés dans une crèche8 où ils resteront jusqu’à l’âge de 3 ans, 4 ans, 5 ans, 6 ans, 7 ans, 8 ans et 9 ans. La trajectoire des six bébés nés à l’Hôpital de la Miséricorde de Montréal diffère de celle des autres. Ces garçons changeront deux fois de crèche en bas âge. Ils seront d’abord placés à la Crèche de la Miséricorde, qui appartient à la même communauté religieuse, jusqu’à 2 et 3 ans ou jusqu’à un âge indéterminé pour quatre d’entre eux, pour ensuite être déplacés vers la Crèche Saint-Paul de Montréal, qui appartient aussi aux Sœurs de la Miséricorde. Les enfants qui ont fréquenté la Crèche Saint-Paul y sont demeurés jusqu’à 6, 7, 8 et 9 ans. La situation est différente pour les jumeaux nés à l’Aide à la Femme à Montréal9. Ils seront d’abord à la crèche de cette institution, puis probablement dans la partie plus «orphelinat» lorsqu’ils seront en âge d’aller à l’école, sans changer de résidence, et ce jusqu’à l’âge de 9 ans. L’enfant légitime, retiré de la garde de ses parents, demeure dans cette même institution jusqu’à environ 10 ans. Les deux garçons nés à domicile dans la région de Montréal ne changeront pas non plus de crèche en bas âge. Ils seront placés, l’un à la Crèche-de-la-Réparation à Montréal (Pointe-aux-Trembles) des Sœurs de la Réparation, l’autre à la Crèche d’Youville à Montréal, des Sœurs grises de Montréal, jusqu’à l’âge de 7 ans. Quant aux enfants nés à Québec, ils demeurent moins longtemps dans une crèche. Les trois garçons nés à l’Hôpital de la Miséricorde, chez les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, sont placés à la crèche attenante à cet hôpital, la Crèche Saint-Vincent-de-Paul, qui appartient à la même communauté religieuse, l’un 8.
9.
Collard (1988, p. 102) écrit : « Dans les années 20-30, on apportait encore des enfants aux crèches pour les y déposer. Mais de plus en plus les enfants naîtront dans les crèches. Au Québec, en effet, on demande aux prêtres qui ont recueilli les confessions d’envoyer les filles en peine dans les hôpitaux maternels gérés par les crèches; plus tard, dans les années 40, on veut essayer d’endiguer « le marché noir » des hôpitaux privés où vont se cacher les filles-mères plus fortunées, qui redoutent le travail ou la discipline des crèches, ou qui veulent à tout prix préserver leur anonymat. Un arrêté de 1949 oblige tous les hôpitaux privés à rapporter tous les cas d’illégitimité ; les tractations ne peuvent plus être directes entre filles-mères, ou leur famille, et les adoptants : elles doivent se faire sous l’égide des sociétés d’adoption qui sont confessionnelles, catholiques, protestantes ou juives. » Il est très difficile de trouver des données sur l’Aide à la Femme. Celles que nous avons pu rassembler montrent qu’il y avait une maternité, une crèche (« L’aide à la Femme : son but, son œuvre », La Presse, Montréal, 14 avril, 1936), et qu’en 1945, « une classe de quarante élèves est confiée à une institutrice diplômée » (« L’aide à la Femme, providence des désespérées et des petits », La Patrie, 5 août 1945).
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jusqu’à 4 ans, les deux autres jusqu’à 5 ans. Pour ce qui est de l’enfant né à l’Hôpital Saint-Joseph de Trois-Rivières, il ne sait pas dans quelle crèche il a été placé jusqu’à 5 ans. Les crèches sont surpeuplées et les autorités sont préoccupées par le placement des enfants. Une travailleuse sociale l’exprime ainsi: Il y avait une espèce d’entente entre les crèches, on avait vraiment trop d’enfants ! Là il faudrait que vous nous aidiez. Alors je me rappelle être allée à Montréal en chercher six dans l’auto, je suis revenue avec six enfants dans l’auto ! Et Mgr Bourgeois, au départ, il partait avec six enfants et une intervenante et il partait pour la Gaspésie. Il arrêtait aux maisons, il disait : Là vous allez prendre cet enfant-là, vous en avez six ? Vous allez en prendre un septième ! Y en a dans l’auto ! La crèche était pleine et y avait plus moyen de les nourrir, alors il fallait trouver quelque chose. C’était d’une pauvreté épouvantable. […] Quand Mgr Bourgeois s’est mis dans la tête d’aller porter les enfants, c’est que les crèches débordaient et il n’avait pas d’argent pour les nourrir. C’était d’une pauvreté épouvantable. Il a répondu à un besoin impérieux ! Y a des faits qu’on ne peut raconter : si on les enlève de leur contexte, ils n’ont plus de bon sens. Alors, il arrivait dans une maison, pis y disait : Le Bon Dieu m’envoie avec un enfant… vous allez le prendre ! Et en Gaspésie, c’était pas riche mais c’est pas toujours les riches qui sont généreux… [Ce sont] les ordinaires… les pêcheurs…
L’adoption n’a pas lieu Après leur naissance, tous ces garçons ont été placés dans une crèche où ils sont restés jusqu’à l’âge de 3 ans (Édouard), 4 ans (Osmond), 5 ans (Théonas, Valier, René), 6 ans (Dollard, Jean-Guy, Jean-Claude, René-Noël), 7 ans (Bruno, Joseph, Jean-Noël), 8 ans (Vincent, Étienne) et même 9 ans (Philippe). Les crèches étaient prévues pour les enfants de 0 à 2 ans ou de 2 ans à 6 ans, selon les cas. « Y nous gardaient six-sept ans, parce qu’y avait deux petites salles. La salle des bébés et la salle des petits» (Joseph). L’univers de ces enfants à la crèche est d’abord marqué par le désir d’adoption. Tout petits qu’ils étaient, l’adoption, c’est ce qu’ils ont attendu. On s’étonne de leur mémoire: Je braillais parce que ma mère ne venait pas me chercher. Quand est-ce qu’elle va venir me chercher ? Moi, je pensais que j’avais ma mère, t’sais. Pis là, je braillais, pis je braillais, pis je braillais. Pis là, je voyais qu’il n’y avait plus personne dans la salle. Sontaient tous partis. Moi, j’avais pas de parents, rien, pis je le savais pas à cet âge-là que j’avais pas de parents, je pensais que j’en avais encore, moi, là (Philippe).
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La première image que j’ai de moi, conscient de ce que je suis… y a plusieurs petits lits de bébé dans une grande salle, des lits avec des barreaux comme pour les lits d’enfants là. Y en a beaucoup des lits comme ça si je regarde autour de moi, … Peut-être quinze ou vingt dans une espèce de dortoir… Puis, il y a deux religieuses, trois ou quatre dames qui regardent les lits, qui regardent les enfants… Et je me lève debout dans mon lit, j’essayais d’attirer l’attention, je ne sais pas pourquoi j’ai l’impression que c’est une maman qui vient chercher son enfant, je veux qu’on vienne me chercher. J’essayais d’attirer l’attention quand venaient des dames pour adopter des enfants… C’est une maman qui vient chercher un enfant, qui vient chercher son enfant… Je veux qu’on vienne me chercher… Fallait que je me fasse adopter (Étienne).
Parfois l’adoption échoue parce que la période d’essai n’est pas concluante. Vers les 6 ou 7 ans, Étienne et un autre garçon (C.-E.) passent une fin de semaine chez une dame. Ils reviennent tous les deux. Étienne croit que la dame ne l’a pas gardé parce qu’il avait pris une photo d’elle dans son porte-monnaie. Dans cette maison-là, il y avait une photo de la dame que j’avais prise dans son porte-monnaie, que je voulais garder parce que je voulais… J’avais l’impression que j’étais pour retourner. Je me disais au moins, j’avais une photo de la dame. J’avais une petite photo.
Trente ans plus tard, il rencontre par hasard celui qui lui a été préféré à l’île Sainte-Hélène. Il découvre alors qu’elle ne l’a pas choisi parce qu’il mouillait encore son lit. On est revenus tous les deux, C.-E. et moi […] Mais plus tard, C.-E. est […] reparti. […] [Je l’ai revu] à l’île Sainte-Hélène. Je l’ai reconnu tout de suite. Je l’ai regardé. C.-E., il me regarde. Il a fait comme s’il ne me connaissait pas. […] J’ai dit : Ben oui, t’as été adopté à la place de moi. Il dit : Non, je n’ai jamais été adopté. J’ai dit : Voyons donc, C.-E., je te reconnais. Pis dans trente ans, je te reconnaîtrai. Il dit : Moi au moins, je ne mouillais pas mon lit. C’est ça qu’il m’a répliqué. […] Et c’est à partir de ce moment-là que j’ai su que c’était l’une des raisons pourquoi la dame ne m’avait pas adopté. […] Elle ne m’a pas pris pour ces deux raisons-là [parce qu’il avait pris une photo dans son porte-monnaie et parce qu’il mouillait son lit].
L’adoption, c’est aussi ce qui avait été promis à leur mère et qui ne s’est pas concrétisé. Édouard rapporte à quel point, quand il a retrouvé sa mère alors qu’il avait 40 ans, elle a été déçue d’apprendre ce qui lui était arrivé. Elle m’a pris dans ses bras […] La seule chose qu’elle m’a dit, elle m’a dit : Pauvre enfant. Parce qu’elle, quand elle m’a abandonné, les sœurs lui avaient promis que je serais adopté. Quand je lui ai dit… Pis là on s’est parlé ensemble pas mal. Là je lui ai dit : J’ai jamais été adopté, j’ai été en institution. Pis les sœurs lui avaient promis que j’aurais été adopté. Elles lui ont 160
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conté un mensonge en réalité. Ça, ça l’a déçue. Elle a vu que j’ai pas fait une vie normale.
Ils ont aussi parfois résisté à l’adoption, attachés qu’ils étaient à l’institution où ils vivaient. Vincent se souvient d’avoir fait un voyage en train pour aller dans la famille d’une sœur de la Providence, dans une ferme. Il était à la Crèche SaintVincent-de-Paul et il avait 5 ans. On voulait l’adopter, pense-t-il10. Il a fait une telle crise qu’on l’a ramené. Il ne sait pas combien de temps il est resté là. Il dit avoir «noyé des poules, pissé et fait caca dans les culottes». Il a tout fait pour revenir. Bruno rapporte aussi qu’il aurait pu être adopté vers l’âge de 5 ans mais qu’il a résisté: J’ai rencontré M.A., [par hasard, dans le métro], c’était mon ancienne maîtresse, quand je dis maîtresse, c’est un bien grand mot pour dire qu’elle nous enseignait à la crèche. J’ai appris par elle que j’ai failli être adopté par un Américain et, quand je me suis retrouvé dans l’auto, j’ai fait une crise, une telle crise que l’Américain m’a ramené.
Bruno Roy décrit en 1994, dans un livre intitulé Mémoires d’asile (p. 9-10), comment sa mère a essayé de le reprendre, peu de temps avant ses 7 ans (le 8 janvier 1950) : J’avais toujours cru […] que ma mère n’avait pas signé les papiers d’abandon. Voici qu’un document officiel du Centre des services sociaux du Montréal métropolitain m’informe que ma mère, deux mois après ma naissance, a bel et bien signé les dits papiers. Sept ans plus tard, elle me reprenait avec elle : je lui étais officiellement rendu. Les « retrouvailles » ont duré le temps des roses : ma mère m’a renvoyé en institution moins de deux mois plus tard. Jamais plus je n’allais la revoir. […] Nous étions le premier vendredi du mois. J’avais 7 ou 8 ans. C’était la première journée que je passais chez ces gens – un couple – et déjà ils me laissaient seul à la maison. J’avais quand même eu le temps de refuser de les appeler papa et maman. Ils n’avaient pas d’enfants. – À notre retour de la messe, je veux que tu sois couché. T’as compris ? – Ils sont revenus de l’église et j’étais encore debout. Je reçus une bruyante volée de coups dont le souvenir est encore cuisant.
10. Il faut préciser qu’il est très difficile pour les enfants de Duplessis de distinguer entre une adoption légale et une « prise en élève » par une famille. En effet, le mot « adoption » est couramment utilisé dans la population pour désigner à la fois le fait qu’un enfant est élevé dans une famille et le fait que cette prise en charge est consacrée par une adoption selon la loi. En Beauce, une orpheline de mère élevée depuis sa naissance jusqu’à sa majorité chez le frère de son père sera dite adoptée, alors que, dans les faits, l’acte juridique ne se fera que la veille de son mariage pour permettre à son oncle de la conduire à l’autel, à la place de son père.
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Bruno est réadmis à la Crèche Saint-Paul un mois et demi plus tard (le 18 février 1950) et entre au Mont-Providence moins de dix mois plus tard (le 30 novembre 1950). Mais l’adoption, c’est surtout ce dont la plupart ont été exclus par le pouvoir juridique, politique et religieux. Exclu de l’adoption par sa propre mère à la fois parce qu’elle était mineure et célibataire et qu’elle retardait son adoption en payant son entretien, Osmond a retrouvé celle-ci, alors qu’il avait 56 ans. Ces retrouvailles tardives ne l’empêchent pas de s’adresser à elle en l’appelant «maman». C’est de sa mère qu’il a appris ses origines: «Trois pères, dit-il. Ils ont débarré la porte chacun leur tour.» Âgée de 18 ans à sa naissance, sa mère lui a raconté qu’elle travaillait bénévolement à la crèche et qu’elle avait le droit de le voir dix minutes par semaine. La loi interdisait l’adoption de l’enfant par une mère célibataire. Par la suite, elle a donné de l’argent pour son entretien. Plus tard encore, croyant avoir retrouvé sa trace à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-SaintPaul, où il a été interné à partir de 8 ans, elle a fait envoyer un prêtre pour vérifier s’il y était. Ce prêtre lui a rapporté qu’il n’était pas là11. Exclu parce qu’il souffrait de strabisme, Jean-Noël ne faisait pas partie de ceux qu’on offrait aux regards: Il y avait trois salles, une pour les filles adoptables, une autre pour les garçons adoptables, pis y avait ceux qui ne sont pas beaux, qui sont laids, qui sont déformés […] On n’allait pas à l’école, ils nous envoyaient à Chambly. Ceux qui étaient pour l’adoption, qui sontaient beaux pour être adoptés, y étaient dans la salle 2 et 3.
Exclu parce que son identité devait rester inconnue, Joseph ne fut pas non plus proposé à l’adoption. Il ne sut que plus tard qu’il était réservé: J’m’en rappelle d’une chose : y a des sœurs qui m’ont dit que j’étais réservé ! C’est une sœur qui m’a déjà dit ça : j’étais réservé ! […] À Lauzon… et je l’ai entendu même à Saint-Michel-Archange. A dit : Y paraît que t’étais réservé, tu pouvais pas être adopté. Pis là, [dans mon dossier], c’est marqué : Adopté ! J’aurais été content… Peut-être que j’aurais pas eu c’t’affaire là, peut-être que j’aurais pas été interné ! (Joseph)
11. « Le thème de la mort d’un enfant […] a parfois été utilisé par des religieuses pour faire perdre à la fille-mère la trace de son rejeton » (Collard, 1988, p. 107). Trois hommes de notre étude se sont fait dire par leur mère retrouvée que les religieuses lui avaient dit qu’ils étaient morts.
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Exclu parce qu’il a été retiré vers l’âge de 3 ou 4 ans de la garde de ses parents pour une cause de moralité qu’il exprime en ces termes: «C’est la loi qui m’a amené avec à eux autres. Par rapport que… mon père a fait le fou. Il jouait en dessous de la robe de ma mère puis… », René-Noël a perdu sa sœur, retirée elle aussi de la garde de ses parents. Il a revu son père et sa mère à Saint-Jean-de-Dieu, dans un contexte protocolaire qui signifie bien qu’il ne leur appartenait plus: Je me souviens, moi […] on était dans la cour là. Puis la sœur religieuse est venue me chercher. Elle a dit : Je te présente M. et Mme Courteau. C’étaient mes parents. […] Puis, j’ai… je les ai vus cette fois-là. Ils m’ont… ils m’ont dit bonjour. Seulement ça. Après ça, elle m’a dit : Tu peux aller jouer dehors, dans la cour. Fait que je suis retourné dans la cour. Je ne le savais pas que c’étaient mes parents. Parce que… ma… ma… ils portaient le même nom. Elle m’a dit que : Monsieur Fernand…, mon père, c’est Fernand, puis mon baptistaire c’est marqué… puis elle, c’est Marguerite F. Elle s’appelait, son nom de fille, c’est Marguerite F. Elle l’a dit. Tu sais aujourd’hui là, je ne sais pas s’ils sont vivants encore. La dernière fois que je les ai vus… comme je vous ai dit, ils étaient face à face à moi. Elle me les a présentés.
Plusieurs raisons ont été évoquées pour justifier que les enfants des crèches de cette époque n’aient pas été adoptés12. Malouin (1996, p. 395) explique que la loi sur l’adoption est «impérative: un enfant doit être confié en adoption à un couple de la même confessionnalité que sa mère biologique». C’est ainsi, nous rappelle-t-elle, que malgré la demande des protestants ou des juifs, des enfants catholiques restaient en institution, même si les crèches débordaient. Elles étaient tellement pleines qu’«à un moment donné, on a même cherché un moyen de rendre les régions responsables de leur propre illégitimité et on a demandé aux
12. Selon nos hypothèses, les cinq enfants qui sont destinés à l’adoption ont des parents qui possèdent les caractéristiques suivantes: 1) mère 26 ans, originaire de la Gaspésie, père mécanicien pour l’armée canadienne, «elle l’a rencontré comme cela dans un hôtel, lui il ne lui a jamais écrit», militaire de carrière, pas marié; 2) mère 22 ans, s’est mariée tard, n’a jamais eu d’autre enfant, «c’était une orpheline de mère, qui vivait avec sa grand-mère paternelle», père pâtissier célibataire; 3) mère majeure, père charpentier, «il s’est effacé lorsqu’il a su qu’elle était enceinte, il était déjà père de deux enfants»; 4) mère francophone et père anglophone venant du Nouveau-Brunswick; 5) mère couturière, père tailleur, déjà marié à une autre femme qui a plusieurs enfants. «En 1945, elle m’a donné, elle est morte à l’accouchement à 27 ans.» Selon nos hypothèses, les enfants qui n’ont pas été proposés à l’adoption possèdent les caractéristiques suivantes: 1) ondoyé, réservé dans le dossier; 2) strabisme; 3) strabisme, mère ayant la syphilis; 4) mère de 18 ans, enfant ressemble à un enfant d’une autre ethnie; 5) mère de 18 ans, enfant issu de trois viols; 6 et 7) enfants jumeaux; 8) strabisme; 9) parents inconnus; 10) enfant légitime retiré à ses parents.
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prêtres de recruter autant de parents adoptifs qu’il y avait d’enfants illégitimes nés d’une mère originaire de la région» (Collard, 1999, p. 194). Sœur Saint-Michel-Archange (1950, p. 17) confirme que les crèches de Montréal gardaient sous leur toit des enfants beaucoup trop âgés, dépassant absolument leurs cadres, parce qu’aucune des autres institutions existantes ne pouvait les recevoir. Son étude s’applique à la Crèche Saint-Paul, mais elle précise que la situation était la même dans les autres institutions: Crèche de la Réparation, Crèche de la Miséricorde, Crèche d’Youville, sa succursale de la rue Notre-Dame et la Maternelle, rattachée à l’Hôpital de la Miséricorde. Bruno, qui a vécu à la Crèche Saint-Paul de 1943 à 1950, raconte: On se retrouve 215-210 personnes. Le maximum d’espace prévu était de 100 personnes. Là il y a le double et pas juste des enfants de 2 ans… Moi je suis resté là jusqu’à 7 ans… Il y en avait d’autres. Il y avait des délinquants… il y avait des handicapés… il y avait même des déments.
Le fait que ces enfants aient été des garçons est sans doute aussi une autre raison pour laquelle ils n’ont pas été adoptés. Selon Collard (1988, p. 115), des garçons grandiront dans les institutions sans jamais avoir été choisis, «parce que les gens adoptent plus de filles et que les filles-mères gardent plus souvent leurs filles que leurs fils. La loi de 1940 encourageait ceci car elle interdisait aux filles-mères de moins de 20 ans d’adopter leur fils13. » Cette hypothèse est confirmée par une travailleuse sociale qui a consacré sa carrière à l’adoption: On voulait avoir des filles aussi. La mère voulait avoir quelqu’un pour l’aider et vivre avec elle… Parce qu’il y a beaucoup de mères qui ont pris une fille… pas comme servante mais comme appui… comme support et qui veulent la garder tout le temps. Le prétendant qui se présente n’est jamais assez bien… Mais c’est pas ça ! c’est qu’elle veut la garder pour elle.
Il y a tout lieu de penser que c’est pour l’une et l’autre de ces raisons que 5 de ces 15 enfants de Duplessis n’ont pas été adoptés, lorsqu’ils étaient bébés. Si l’on se fie aux critères utilisés dans une population de Charlevoix, avant les années
13. Selon Prévost (1961, p. 36), cité par Collard (1988, p. 114), « Au 1er mars 1955, après 17 années d’opération, la Société d’Adoption en charge du district de Montréal avait placé 17 598 enfants en vue de l’adoption. […] La Société a élevé 776 d’entre eux : 686 garçons et 90 filles. »
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1960, pour adopter un enfant (mère jeune14, enfant en santé15, en bas âge16, ayant des traits physiques pouvant se confondre avec ceux de la population québécoise17), et si considère que ces cinq enfants ont été manifestement proposés à l’adoption, on peut avancer qu’ils n’étaient pas destinés à rester en institution. Il en va autrement pour les neuf autres garçons illégitimes qui semblent avoir été exclus de l’adoption pour diverses raisons: leur mère, désirant les garder, payait leur pension et retardait ainsi leur prise en charge par une famille; des circonstances honteuses entouraient leur conception; leurs caractéristiques physiques n’attiraient par les adoptants. Parce qu’ils étaient soit issu d’un triple viol d’une mère de 18 ans qui désirait le garder, réservé, d’identité secrète, né d’une mère porteuse d’une maladie honteuse, atteint de strabisme, susceptible d’appartenir à une autre ethnie ou nés jumeaux18, ces neuf garçons semblent tout simplement ne pas avoir été mis en circulation dans le réseau de l’adoption. Une travailleuse sociale responsable de l’adoption dans une région extérieure au lieu de naissance de ces enfants confirme que la plupart de ces critères d’exclusion étaient généralisés:
14 « Lorsqu’ils choisissent un enfant à la crèche, la seule chose que les futurs parents veulent savoir est l’âge de la mère naturelle, ce critère constituant un moyen pour distinguer une petite fille innocente, qui a eu une bad luck ou un « accident », d’une récidiviste » (Collard, 1999, p. 116). 15. « Les adoptants n’ont choisi aucun bébé présentant de sérieux problèmes de santé » (ibid., p. 117). 16. « L’adoption à cette époque a lieu lorsque les enfants ont entre 5 et 18 mois, même si beaucoup de bébés sont offerts en adoption dès la naissance. Cette période correspond à la période des belles façons, où un bébé communique avec les gens et exprime par là sa propre individualité » (ibid., p. 118). 17. « On choisit souvent en assortissant les couleurs : avant qu’elle parte à la crèche se choisir un enfant, un frère dit à sa sœur : « T’es mieux de ne pas revenir avec une blonde » (tous les membres de la famille ont les cheveux bruns). […] On trouvait par les ressemblances, il avait les cheveux châtains » (ibid., p. 116). Collard (1991, p. 145) rapporte que « pas un seul total inconnu venu de l’orphelinat de la ville voisine de Québec n’a pénétré dans la communauté […] ces pratiques […] témoignent d’un mode de reproduction démographique et social autosuffisant, où l’étranger a peu de place ». 18. « Les 49 cas relevés dans des généalogies orales reflètent beaucoup plus l’importance à cette époque d’avoir le « couple », un garçon et une fille. Mais, une fois qu’on les a, on estime avoir fait sa part. » (Collard, 1988, p. 115.) « Nous n’avons rencontré par contre qu’un seul cas où un couple a adopté deux germains biologiques qui ne leur étaient pas apparentés, et dans ce cas il s’agissait de jumelles » (Collard, 1991, p. 142).
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Une mère qui n’avait pas signé son abandon, on ne pouvait pas faire adopter l’enfant. Et l’abandon, il y en a qui le signaient très rapidement parce qu’elles ne pouvaient pas garder leur enfant. Mais souvent celles qui n’avaient pas l’allure de garder un enfant ne signaient pas l’abandon, mais elles ne payaient pas non plus pour l’enfant. Alors on leur donnait six mois et si, au bout de six mois, elles ne payaient pas [l’enfant pouvait être donné en adoption]. Mais si elles venaient payer une piastre, au bout de six mois, ça reprenait encore pour six mois. Mais c’était triste de voir un enfant de six mois en six mois. [Ils adoptaient] le plus petit possible, avant 2 ans. C’était exceptionnel qu’un enfant de 3 ou 4 ans soit adopté. Il y avait les enfants qui étaient dans une grande pièce avec des grandes fenêtres et là les gens passaient devant et regardaient et… ah!… le petit là-bas… ah que j’aimerais ça! Alors, des fois on se disait: Non c’est pas possible. On savait très bien qu’ils étaient déficients au départ, alors on leur présentait pas. Les handicapés, un enfant qui est laid a moins de chances d’être adopté. Moi, je faisais une première élimination avec «mes» parents adoptifs. Je regardais un peu la fiche et j’étais allée voir l’enfant. Là, je me disais : Ben ça pourrait aller. Des fois y a des enfants qui ressemblaient aux parents adoptifs ! Il y a quelque chose, hein ? une ressemblance ? Ou que les gens m’avaient dit : Moi je veux avoir une petite fille blonde, ou une petite brune, ou moi je veux ce que vous me présenterez. On préparait trois ou quatre enfants et on les présentait. Et souvent, c’était celui qu’on avait pensé, parce qu’il y avait une sorte d’affinité dans les traits, l’allure. Y a même des jumeaux qu’on a séparés déjà. Oui, on a séparé des jumeaux et je pense même qu’ils se sont retrouvés parce qu’on trouvait pas à les faire adopter. Ils étaient pas intéressants à voir, ils étaient chétifs. Et un moment donné, il y a quelqu’un qui en voulait un, c’était un petit garçon, alors on l’a fait adopter et pas longtemps après, il en est arrivé un autre qui a voulu avoir l’autre. Et je pense qu’ils ont retrouvé la mère et ils se sont retrouvés, les jumeaux.
Selon elle, cependant, on ne distinguait pas les enfants issus d’un inceste19, parce qu’il n’y avait pas de marques physiques: «Ça paraissait pas.» Toutefois, le secret sur l’origine de leur naissance, qu’elle soit le fruit de relations incestueuses ou des amours interdites de prêtres, était connu des autorités religieuses:
19. Une autre travailleuse sociale fait la même affirmation : « […] ces enfants [étaient] nés de mères célibataires et de pères inconnus : soit d’un père, d’un grand-père, d’un oncle et autres géniteurs. » Extrait d’une lettre d’Anne O’Neill qui a travaillé au placement de ces enfants dans les institutions, Le Devoir, Montréal, 11 juillet 2000.
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Y avait aussi les cas d’inceste… et les enfants des curés… ça aussi. L’histoire qu’on a des enfants illégitimes, elle est presque complètement fausse. On va vous dire que le père est un beau grand blond et l’enfant est noir. Beaucoup, beaucoup de mensonges. La fille-mère à ce moment-là fabulait beaucoup. C’était rare qu’elles disaient que c’était leur oncle, ou leur frère, ou que c’était leur père mais ça finissait que la religieuse qui était là, sœur T., une travailleuse sociale, elle réussissait à savoir.
La perception qu’on avait de ces enfants, et donc la perception qu’ils ont appris à avoir d’eux-mêmes, et la façon dont ils ont été traités en fonction de cette perception ont influé sur leur développement pour les exclure plus tard d’un placement familial. Voyons ce qui est écrit dans le dossier de l’un d’eux qui souffrait de strabisme et qui, à la demande de la Crèche d’Youville, a fait l’objet d’un examen psychologique à l’âge de 6 ans: «Les possibilités de développement mental sont strictement limitées chez cet enfant. Sa capacité d’adaptation est restreinte. Tel quel, il n’est pas recommandable pour placement familial ou adoption. Il serait préférable de le laisser dans une institution.» Par analogie, on peut dire que les raisons qui excluent ces garçons illégitimes de l’adoption sont les mêmes que celles qui les auraient exclus du mariage et de la reproduction dans une population saguenayenne, par exemple. La cécité, la maladie mentale, les malformations physiques et la laideur20 justifient le célibat, aux yeux des habitants de Bois-Vert au Saguenay. Ils constituent aussi des empêchements au mariage selon des populations beauceronnes21. Dans les cas qui nous occupent, ayant été exclus de l’adoption, ces enfants risquaient d’autant plus d’être exclus plus tard du mariage. D’ailleurs, trois des cinq hommes jugés adoptables ont eu une progéniture, dans le cadre du mariage ou du concubinage, alors qu’un seul des neuf enfants exclus de l’adoption a eu des enfants. Selon Collard (1988, p. 108) : […] par le séjour dans les crèches et le baptême, les illégitimes sont reconnus comme enfants de Dieu, ils deviennent des «petits anges» selon la formule consacrée, car ils ne sont enfants de personne. Au niveau religieux, il y a sacralisation et égalisation. Par contre, dans ce bas monde, ils restent des bâtards. La réhabilitation totale des illégitimes exige l’adoption.
20. La laideur extrême peut être un empêchement au mariage, en particulier pour les femmes. Au Saguenay, on dira « Elle a été assez digne pour ne pas se marier, elle savait qu’elle était laide, elle n’a pas essayé. » Brigitte Garneau, notes de terrain. 21. Brigitte Garneau, notes de recherche.
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Ce point de vue nous apparaît contestable à plusieurs égards. D’abord, parce que c’est aux enfants morts, après avoir reçu le baptême ou l’ondoiement, que les populations accordaient le statut de «petits anges», et non aux enfants illégitimes. Ensuite, il n’y avait, sur le plan religieux, ni sacralisation ni égalisation des enfants illégitimes. D’une part, dans les crèches, on faisait manifestement une distinction très claire entre les catégories d’illégitimes; il y avait ceux qu’on considérait comme adoptables et ceux qui ne l’étaient pas, ce qui excluait toute forme d’égalisation. Notre analyse des noms attribués aux enfants illégitimes en fait une démonstration évidente. D’autre part, dans le droit canonique, on faisait clairement la distinction «entre illegitimus et expositus – illegitimus, c’est le bâtard dont on connaît les parents alors qu’expositus, c’est l’abandonné dont les parents sont totalement inconnus» (Germain, 1947b, p. 2) – pour accorder des dispenses aux illégitimes qui voulaient accéder à la prêtrise ou à la vie religieuse, ce qui excluait toute forme de sacralisation22. Même si on accordait plus facilement une dispense pour devenir frère que pour la prêtrise, comme en témoigne l’offre faite par les Clercs de Saint-Viateur à Bruno Roy de devenir frère convers, offre qu’il a déclinée, et frère enseignant, offre qu’il acceptera plus tard, il n’en reste pas moins que la sacralisation n’était pas le propre des illégitimes.
Le sentiment d’enfermement s’installe rapidement L’univers des enfants des crèches est aussi marqué dans leur très jeune âge par le sentiment d’avoir été enfermés. Mon deuxième souvenir, on descendait l’escalier… C’était la première fois qu’on descendait dans une salle avec des tables et des petites chaises… On passait nos journées là23 […] Chez les jeunes enfants, on voit ça beaucoup chez les débiles mentaux, un enfant qui est assis par terre, qui se cogne la tête sur les murs… qui se frappe… Je faisais ça, j’avais cette habitude-là (Étienne). Bruno rapporte les propos de sa maîtresse à la crèche : «Tu te berçais à la journée longue.» Il tire ses propres conclusions :
22. Germain (1947, p. 1), le précise : « Ainsi le Droit canonique (c. 984), nous prévient que la naissance illégitime, publique ou secrète, constitue un empêchement au sacrement de l’ordre ; nous savons toutefois que cette irrégularité cesse avec soit la légitimation (cc. 1116, 1117, 232, 331), soit avec la profession religieuse solennelle, soit encore la dispense pure et simple. » 23. Sœur Saint-Michel-Archange (1950, p. 48) note que les jeux intérieurs ont lieu dans une unique salle, trop petite, où l’on mange, joue et parfois étudie.
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Ça veut dire, moi je l’ai pris comme ça, ça veut dire que déjà, le processus était enclenché et que, si j’étais resté là au lieu d’aller au Mont-Providence, je serais allé à l’asile [psychiatrique], je n’aurais que confirmé ce qui était déjà enclenché à la crèche. Cela m’a saisi parce que j’avais jamais pensé que, petit enfant, je me berçais… j’avais jamais eu cette image-là de moi. Elle [ma maîtresse], elle trouvait que les enfants restaient trop immobiles : Quand je vous amenais dehors… je vous faisais marcher, vous ne marchiez pas24.
Les sorties à l’extérieur de la crèche sont rares25, 26. Jean-Noël, qui a été transféré de la Crèche d’Youville de Montréal à l’Orphelinat Saint-Joseph de Chambly, raconte sa première sortie à l’âge de 7 ans, celle qui le fait passer de la crèche à l’orphelinat. Puis ils m’ont transféré en station – avec un station, je m’en rappellerai. Pour la première fois je voyais du monde de ma vie. J’avais jamais vu de monde… On était dans une institution… Là, c’est… impressionnant de voir ça. Le… le… je m’en rappellerai toujours, je voyais le pont Jacques-Cartier. Je ne savais pas que c’était le pont Jacques-Cartier, du temps. Aujourd’hui, je le sais. Je voyais ça, la structure, hé ! Bon. Comment je dirais ça. Là, on est… on a peur… on a peur. On pleure, on ne sait plus… Pourquoi qu’ils fourrent 4, 5, 6 orphelins dans ça ? Là, on arrive à Chambly-Bassin. Ça s’appelle dans le temps Chambly-Bassin.
Étienne raconte lui aussi une rare sortie de la Crèche Saint-Paul. J’ai eu trois sorties à la Crèche Saint-Paul. Deux fois dans une famille et une fois pour aller à Sainte-Justine. L’Hôpital Sainte-Justine, parce que, quand 24. Sœur Saint-Michel-Archange (ibid.), trouve peu de jeux extérieurs, pas de glissoire, ni traîneaux et elle observe qu’il n’y a aucun adulte pour supporter, encourager ou stimuler l’enfant. 25. Sœur Saint-Michel-Archange (ibid. p. 46 et suivantes) constate que les contacts sociaux des enfants des crèches de 6 ans sont pauvres. L’enfant devrait pouvoir se rendre seul, sans surveillance, dans des endroits connus aux abords de la maison, en dehors de l’institution. Or, aucun n’a la permission de jouer dehors au parc, l’occasion n’est pas non plus fournie d’aller et venir à l’école puisque l’école est à l’intérieur de l’institution. Il existe une discipline stricte qui n’a rien à voir avec la vie extérieure (p. 48). Quant aux contacts intérieurs, elle constate que l’enfant ne peut pas aller dans les autres salles que la sienne, que la surveillante de la salle n’a pas les qualifications que requiert son emploi, qu’elle est peu débrouillarde alors que les religieuses voient à la direction du personnel et à l’organisation matérielle du département. Les contacts avec les enfants de l’institution ont peu de valeur sociale parce que l’aller et le retour se font en silence. Les rapports entre les institutrices et les enfants ne sont que des rapports de maître à élève, sauf une exception (p. 50). 26. Sœur Saint-Michel-Archange rapporte que seuls ceux qui ont des marraines peuvent aller à l’extérieur (ibid. p. 54).
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ils avaient installé la clôture, elle n’accrochait pas. Ils avaient mis une barrière. […] Pis je m’étais blessé le doigt, ici. […] Donc, j’avais été à l’Hôpital Sainte-Justine, puis ce qui m’avait impressionné, c’était le tramway, les sièges de… l’espèce de tissu rigide, là, tissé.
Il dit combien les visites de l’extérieur étaient toujours les bienvenues: « Y’ avait des religieuses qui venaient d’autres communautés qui venaient passer deux ou trois jours à la Crèche Saint-Paul… Toute visite de l’extérieur nous emballait.» Le lien avec l’extérieur se faisait, pour lui, au Mont-Providence, par la présentation de films: Quelquefois, on avait des films… hein, puis c’était des films heu… c’était plus la musique classique en noir et blanc. Nous, ça nous disait absolument rien, ce genre de musique-là. On a vu quelquefois des films et… Abbott et Castello, des films comiques américains… Nous, c’était le gros et le maigre, ou bien Charlie Chaplin. Des trucs du genre. Je ne me souviens pas d’avoir ri dans ces films-là. Je regardais ça… pis c’était pas drôle. Par contre, j’écoutais les films de Fernandel, je trouvais ça drôle. J’adorais Fernandel. Peut-être parce que Fernandel parlait en français, puis que je comprenais bien. Tandis que Laurel et Hardy, c’était en anglais27.
ou par la présence de normaliens aimés et admirés. Et y avait par contre des moniteurs qui venaient à la Crèche Saint-Paul nous occuper durant l’été28, qui nous faisaient faire des jeux, puis ce qu’on appelait les futurs… les… ceux qui étaient à l’école normale : les normaliens. Parmi ceux qui venaient nous distraire, il y avait un dénommé C. Et puis lui, j’avais une tellement grande admiration pour cet être-là, parce qu’il nous apprenait à chanter, il nous contait des histoires, il nous occupait. Cet être-là, il aimait ce qu’il faisait. Il adorait ça s’occuper des jeunes. Et je sais qu’il a travaillé longtemps… comment ça s’appelait donc, ici à Saint-Vallier. Dans les années 62, je sais qu’il a travaillé là dans le temps. Y était bon pour tout le monde. Moi, quand je suis parti, il la fréquentait encore, la Crèche de Saint-Paul. Des jeunes comédiens qui étaient dans le théâtre, qui étudiaient le théâtre et ainsi de suite, qui venaient à la crèche, comme ça. Des gens pour nous occuper durant l’été.
27. Sœur Saint-Michel-Archange note que les films sont tous en anglais (ibid., p. 48). 28. Sœur Saint-Michel-Archange (ibid., p. 41) constate que l’été, le programme est beaucoup plus palpitant, qu’il y a des activités extérieures, comme des pique-niques chaque semaine, mais que les visites d’endroits mémorables sont rares.
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L’affection maternelle est présente Par ailleurs, certains enfants ont connu, à l’intérieur des crèches, des relations affectueuses personnalisées. Philippe se rappelle qu’aux environs de 5 ou 6 ans, à la Crèche Saint-Paul, il avait la permission de coucher dans le même lit qu’une religieuse. Y a une religieuse. J’ai, j’ai couché avec une religieuse, moi. Souvent. Pourquoi ? Je ne sais pas. Ils me disaient que c’était moi qui étais le plus beau dans la salle. J’avais peut-être, je pense 5, 6 ans, dans ce temps-là. Avec une religieuse, dans sa chambre… C’était moi son préféré. Je sais pas c’est quelle sœur.
Joseph visite encore une religieuse qu’il a connue à la Crèche de la Réparation où il est demeuré jusqu’à l’âge de 7 ans. Elle l’appelait « mon petit gars ». Il espère toujours qu’elle lui dira la vérité sur ses origines. C’est encore une autre que j’ai pris pour ma mère parce qu’elle, elle me prenait toujours pour son p’tit gars. T’sais quand une dame dit : T’es mon p’tit gars et j’t’aime. Puis elle, je lui ai posé la même question que sœur Saint-R. ; elle m’a pas parlé. Pis quand j’ai été la voir à Cartierville l’an passé, a dit : J’ai un secret à te dire. J’ai dit : Pourquoi vous me l’dites pas ? A veut pas me l’dire. A dit : Dans c’temps-là, on prenait des enfants, on les aimait, on les habillait… point final. Oui, j’ai dit, j’aimerais ça parler de ma mère. Vous parlez toujours que j’suis ton p’tit gars, vous sauriez pas… J’vous avais déjà demandé une fois à Québec si vous seriez ma mère. Ça se pose des questions. Elle m’a regardé, elle a dit : Voyons ! Y a des communautés à Québec qui ont des enfants, les Sœurs Madeleine qu’on appelle, y ont une maison pas loin de la rue des Remparts, la Maison Béthanie. Elle était toujours à côté de moi et quand j’allais la voir à Pointe-aux-Trembles, avant qu’elle tombe malade, ou quand elle était malade à Cartierville, elle dit toujours : Mon p’tit gars… Elle m’a dit une chose comme ben des sœurs : Faut que tu oublies, t’es un grand garçon là, y faut que t’oublies. C’est comme ça. Mais j’ai toujours gardé son nom, c’est E.M,. mais son nom de sœur c’est Sainte-G.
Édouard se souvient d’une religieuse cuisinière qui protégeait les enfants des autres religieuses plus brusques. Il était dans la partie crèche de l’École maternelle de la Nativité, appelée alors la Villa Saint-Michel. Sœur Saint-S., parce qu’elle était sœur cuisinière… pis quand elle voyait des enfants qui se faisaient battre par d’autres sœurs ou des gardiennes, elle faisait accroire aux autres sœurs qu’elle nous ferait travailler pour nous punir. Ben moi, j’aimais le travail que je faisais parce qu’elle nous faisait faire du sucre à la crème avec des noix et elle nous en donnait. Pis à part ça, le travail, c’est pas nous autres qui le faisaient, en réalité, on déposait seulement les petits carrés de sucre, on les mettait dans les… avec des papiers cirés. [Elle était 171
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donc bien fine et elle vous en faisait manger ?] Oui, les autres enfants n’en avaient pas. C’était rien que les sœurs qui en avaient. Pis les enfants qui étaient punis, elle les prenait et elle les gâtait avec ça.
C’est grâce à elle qu’il se rappelle la date de son anniversaire de naissance. «Qu’est-ce qui me l’a rappelée, c’est la sœur Saint-S. par rapport que des fois elle me faisait un gâteau au chocolat pour ma fête. Pis moi, je partageais avec mes amis qui étaient là-bas.» C’est grâce à elle aussi qu’il s’est senti protégé du bonhomme Sept Heures. C’est elle qui m’a protégé surtout du bonhomme Sept Heures, Nous autres on l’appelait le bonhomme Sept Heures parce ce qu’il y avait un quêteux à tous les jours à 7 heures du soir. Il passait en arrière de la crèche, parce que la crèche, la cuisine se trouvait en arrière de la crèche. Pis le quêteux, lui, il était tout en guenilles, pis y nous faisait peur. J’avais peur du quêteux, y avait pas la barbe faite, y était sale et tout, et je me cachais en arrière de la soutane de la sœur. La sœur, elle préparait un sac ou une boîte, elle mettait du manger, pis y partait. C’étaient les sœurs qui étaient méchantes ou les gardiennes qui étaient méchantes à ceux qui étaient haïssables : On va t’amener au bonhomme Sept Heures. C’est de là que ça vient le mot de bonhomme Sept Heures, parce qu’il venait toujours à 7 heures, j’m’en rappelle.
René-Noël s’est pris d’affection, à la crèche laïque de l’Aide à la Femme, pour une employée qu’il traite comme sa mère. Aujourd’hui âgé de 60 ans, il demeure près de chez elle, dans le même quartier, où habitent également les jumeaux qui ont fréquenté la même institution. Lorsqu’il s’adresse à elle, il l’appelle «maman», et lorsqu’il parle d’elle, il dit «Madame C». Il lui fait des cadeaux régulièrement. Sa conjointe et lui la fréquentent. Y a une dame aujourd’hui, je la vois assez souvent. Je la considère comme qu’était ma mère. Je l’appelle « maman ». Je l’appelle toujours « maman », elle, madame C. Oui, on s’appelle souvent, puis elle travaillait là. Elle reste sur la rue… elle reste pas loin d’icitte, et puis on s’appelle tous les soirs. Tu sais. Puis à la fête des Mères, je l’ai appelée. Je lui ai souhaité « Bonne fête des Mères ! », Elle a 89 ans. Puis elle a connu les L. Ah ! Elle les connaît tous. Ah oui, elle avait 36 enfants à s’occuper. Ses enfants à elle, y en a un là, là. Je suis le seul… je suis le seul qui a passé à l’Enfance, qui a gardé contact avec elle. Tout le temps, tout le temps, tout le temps. L’an passé, à sa fête, je l’ai emmenée, on est allé chez eux, on a fait venir un lunch. On lui a donné un cadeau. Toutes les années, je lui donne… y a pas une année que je ne lui donne jamais rien.
En retour, Mme C. le considère comme un fils. Elle parle de sa bru, en faisant allusion à sa conjointe. Il se remémore combien, lorsqu’il en avait besoin, elle l’a aidé.
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Souvent, j’ai été réellement pris, puis j’avais pas d’argent pour mes médicaments. Elle est venue. Elle me donnait l’argent pour mes médicaments, tu sais. [Conjointe : Elle venait. On l’avait invitée.] Elle nous donnait chacun 20 piastres en cadeau de Noël. [Conjointe : Je l’aime bien, moi. Elle est bien fine.] Elle l’appelle sa bru. [Conjointe : Elle m’appelle sa bru. Ah oui !] Ah oui ! C’est une bonne personne. Je l’aime bien, moi.
La propreté, l’ordre, les manières de table et la retenue sont acquis À la crèche, on est éduqué à la propreté corporelle et au rangement. Vincent dit qu’il prenait un bain par semaine, qu’il a appris à se laver les dents et qu’il avait un casier où mettre ses choses personnelles. Jean-Claude note: «On avait appris à se laver, pis quand on est arrivé, on savait pas mal comment se laver.» Étienne renchérit: «La toilette se faisait en groupe. On se levait le matin et puis on allait se… se brosser les dents. […] On avait appris à se brosser les dents… à se peigner soi-même, puis à se laver soi-même en se levant, puis tout ça». Édouard se rappelle: «Les sœurs nous ont montré à nous laver. Quand j’étais tout petit, c’est elles qui nous lavaient dans le bain. Il y avait des bains… Il y avait des sœurs et des femmes laïques.» Il note aussi: «À chaque tête de lit, on avait un bureau où on mettait notre linge. Nos noms étaient marqués.» René-Noël, qui a fréquenté une crèche municipale laïque, se souvient qu’il prenait son bain avec des petites filles: «Y avait, y avait trois bains, des anciens sur pattes là. Et puis, on embarquait un petit gars et une petite fille, tu sais dans le même bain, tu sais. Puis… on se lavait. Puis, on en avait une à côté de nous autres, elle nous lavait le dos aussi.» Parfois, la toilette était faite par des employées. L’une d’elles, dont plusieurs gardent le souvenir à la Crèche Saint-Paul, profitait de la situation pour se faire masturber par les petits garçons. C’étaient des employées, des femmes [qui nous lavaient]. Oui, et puis, à travers ça, y avait une dame qui, elle, a… qui a abusé sexuellement de moi. Je devais la masturber. Ç’a commencé à l’âge de 6 ans… de 4 ans jusqu’à l’âge de 8 ans. Je la masturbais. Je ne vous ai pas dit ça parce que plusieurs m’en ont parlé. Ils ont presque tous passé entre ses mains. Elle m’a appris en rentrant ma main dans le vagin. La rentrer la ressortir, la rentrer, la ressortir, la rentrer, la ressortir. Là, je sais que c’est de la masturbation, mais à l’époque je ne le sais pas. J’avais l’impression de la laver. Euh… c’est curieux parce que ça me faisait ni chaud ni froid. Peut-être parce que je pensais que je la lavais. Aujourd’hui, je sais fort bien que c’était sexuel son affaire. Je lui posais la question si je lui faisais mal. Bien non, elle jouissait (Étienne).
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L’éducation des manières de table est typique des grandes familles pauvres de l’époque, où tous les aliments sont déposés dans la même assiette, mais aussi typique de l’asile psychiatrique où, dans les années 1940 à 1960, « la cuillère est le seul ustensile mis à la disposition des patients» (Malouin, 1996, p. 273). Chez les tout petits, on mange «avec des cuillères seulement. Puis dans des bols. Toujours dans le même bol: la soupe, les patates, la viande et autre. Là, c’était toujours dans le même bol. Et le dessert était mis dans la même assiette» (Étienne). Les enfants apprennent à manipuler les ustensiles tard: Vers l’âge de 7-8 ans, les plus vieux, on avait nos ustensiles, là. Ceux qui étaient plus vieux. Mais les plus jeunes, là, on commençait à avoir des ustensiles, je pense que c’est au cours de 6-7 ans. Ce qui est très tard pour les enfants, les ustensiles. Et… si on avait soif, y avait pas d’abreuvoirs, hein, y avait un robinet avec un verre d’eau et tout le monde utilisait le même verre d’eau. On mange dans des assiettes, on nous donne des couteaux et des fourchettes… Elle nous avait dit qu’on devait tenir le couteau de la main droite, le même côté que le signe de croix (Étienne).
Sœur Saint-Michel-Archange (Malouin, 1996, p. 27) observe que, dans les crèches, les repas se prennent en silence, qu’on met un bavoir à tous les enfants, quel que soit l’âge, que le pain est coupé et beurré à l’avance, que les aliments sont en purée et se mangent à la cuillère, ce qui occasionne des retards d’âge mental. Parfois, les collations sont l’occasion pour les compagnies de biscuits de faire des essais. C’était souvent des collations. […] Y avait des compagnies, par exemple la compagnie Weston, la compagnie Viau, elles venaient porter des choses comme ça. Des biscuits, des gâteaux. […] Ces compagnies-là faisaient beaucoup d’essais dans les gâteaux et allaient porter ça dans les institutions pour savoir comment les enfants réagiraient à tel nouveau type de gâteau et autre. On était utilisés souvent pour les essais de ces compagnies-là. Bien, c’était agréable parce qu’on goûtait des… hein. On avait quelque chose de différent de l’institution. Des gâteaux différents, puis autrement aurait fallu les payer, ces petits gâteaux-là, au parloir ou… Pis comme on n’avait pas de famille, on ne pouvait pas se les permettre, ces petits gâteaux-là, ces petites gâteries ou même des essais de bonbons. On avait un temps limite pour les manger, par exemple. On recevait une poignée de bonbons. On avait dix minutes à les manger, puis il fallait recracher ce qui nous restait dans la bouche.
On comprend que si le plaisir n’était pas interdit, il ne devait jamais dépasser certaines limites, même chez des enfants en bas âge. L’expérience du cirage des planchers le confirme.
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D’abord, quand elles ciraient les planchers. J’en ai connu, ces espèces de pesées-là, hein, en gros métal, avec un manche, puis on cirait les planchers avec ça, avec une cire en pâte très épaisse, hein. Puis, je pense que même dans les maisons privées, qu’un beau plancher de bois, un beau plancher de bois franc, ils utilisaient ces principes pour cirer le plancher, pour le polir. Les religieuses nous mettaient en plus sur les pesées pour que ce soit plus lourd pour cirer les planchers. On n’avait pas le droit de rire. Là, ça devenait déplaisant, on ne pouvait pas avoir du plaisir. C’est ça qui était déplaisant. C’était plaisant de se laisser traîner, hein, par un adulte. Ça aurait pu être drôle, très amusant. On nous mettait des gros bas de laine, là. Il fallait courir. On n’avait pas le droit de rire.
La stimulation intellectuelle laisse à désirer Par ailleurs, si certains de ces enfants ont reçu une forme de stimulation intellectuelle avant d’entrer à l’orphelinat spécialisé de Mont-Providence – «Je suis allé à une école sensorielle avant d’aller au Mont-Providence» (Vincent) – l’accès à l’instruction et la qualité de la stimulation intellectuelle ne sont pas des caractéristiques des crèches. Ainsi, à la Crèche Saint-Paul: Y avait pas de classe. Je ne me souviens pas d’avoir des cahiers de devoirs. On a des papiers, des crayons de couleur, on fait des dessins, y a des casse-tête. Y a des… on apprend les premières lettres de l’alphabet dans la salle même. Y a pas de classe spécifique pour ça (Étienne). [À la maternelle], ça faisait partie de la crèche, on continuait les affaires de la crèche [Crèche de la Miséricorde], on faisait des petits bonhommes, des dessins, des affaires comme cela, jusqu’à ce qu’on ait l’âge de commencer l’école (René-Noël).
Sœur Saint-Michel-Archange (1950, p. 25-32) ne dresse pas un bilan reluisant de la scolarisation dans les crèches. Selon elle, il n’y a pas de programmes pour l’organisation des classes, pas de matériel scolaire, ni de bibliothèque. Elle nous donne un bon exemple du manque d’autonomie de ces enfants qui, à l’âge de 6-7 ans, ne peuvent toujours pas lire l’heure sur une horloge. Même si on a tenté de leur faire faire des exercices en classe, les enfants ne sont pas motivés pour l’apprendre, puisque toutes leurs allées et venues sont réglées par des adultes, depuis le lever jusqu’au coucher.
On apprend tôt à rendre service Nul doute, cependant, que certains enfants ont été entraînés à rendre service dès leur jeune âge. «Moi, quand j’étais chez les sœurs, je rendais des services, même à l’âge de 6 ans. Les sœurs me donnaient des tâches. Va t’occuper des petits gars qui sont là. 175
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J’ai pas été magané, là» (Joseph). L’été est une période particulièrement propice pour les intégrer aux travaux de jardinage: «Parce que la seule chose qu’on avait le droit durant l’été, nous autres… après notre travail dans le jardin… ils nous donnaient un cornet de crème glacée» (Édouard).
CONTINUER LA VIE EN INSTITUTION DANS UN ORPHELINAT Après leur séjour à la crèche, tous ces garçons sont passés par un orphelinat tenu par des religieuses. Même les trois qui sont demeurés jusqu’à 9 et 10 ans à l’orphelinat laïque de l’Aide à la Femme ont, par la suite, fréquenté un orphelinat tenu par des religieuses. Quatre enfants de la Crèche Saint-Paul des Sœurs de la Miséricorde, à Montréal, ont été accueillis chez les Sœurs de la Providence, à l’Institut médicopédagogique Mont-Providence, fondé en 1950 et devenu l’Hôpital psychiatrique Mont-Providence en 1954. Les deux autres enfants ayant vécu à cette crèche ont été transférés, l’un à l’École de la Nativité (Villa Saint-Michel) des Sœurs de la Miséricorde29 à Montréal, l’autre à l’Orphelinat de l’Immaculée des Petites Franciscaines de Marie, à Chicoutimi. Les jumeaux quittent l’Aide à la Femme à Montréal pour le Jardin de L’Enfance, des Sœurs de la Providence à Saint-André d’Argenteuil. Ils vont finalement être transférés à l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence. L’autre enfant (légitime) qui a fréquenté la partie orphelinat de l’Aide à la Femme est passé directement à l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence. Celui de la Crèche d’Youville des Sœurs Grises de Montréal a été transféré à l’Orphelinat Saint-Joseph, à Chambly, des mêmes Sœurs Grises. Les deux enfants de la Crèche Saint-Vincent-de de-Paul des Sœurs du BonPasteur de Québec ont été déplacés, l’un vers l’Orphelinat Notre-Dame des Saints-Anges à Lyster, dirigé par la même communauté, l’autre vers l’Orphelinat de l’Immaculée à Chicoutimi, dirigé par les Petites Franciscaines de Marie. 29. L’École de la Nativité, 7400, boulevard Saint-Michel, à Montréal, appartenait aux Sœurs de la Miséricorde. Elle avait été fondée en 1943. Son but était l’éducation intégrale des enfants des crèches en vue d’une intégration dans la société, selon la méthode du docteur Decroly. Les religieuses y recevaient des enfants en provenance de la Crèche de la Miséricorde, de la Crèche Saint-Paul, de l’École Notre-Dame de Liesse, de la Crèche Belmont, de la Crèche de la Réparation, de l’Aide à la Femme et de l’Orphelinat de Chambly. De 1948 à la fermeture, seuls les enfants nés à l’Hôpital de la Miséricorde y étaient reçus à cause du grand nombre de naissances et du manque de place (information contenue dans l’un des dossiers).
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Pour sa part, Théonas, selon son dossier institutionnel, serait passé directement de la crèche à l’asile psychiatrique, sans aller dans un orphelinat. Lui-même, cependant, pense avoir séjourné un an à l’Orphelinat de Chicoutimi. Cela n’est pas noté dans son dossier, qui contient un diagnostic de «débilité mentale». On décrit le petit garçon de 5 ans comme étant «malin, coléreux, qui fait mal aux autres plus petits que lui; [a un] défaut d’intelligence, [n’est] pas toujours propre». Ce même dossier contient aussi une note, écrite sur une petite feuille volante et signée par un médecin à Chicoutimi le 15 décembre 1952, qui précise qu’il a un «défaut d’intelligence, bien en dessous de la normale, ne parle pas. Recommandation pour internement.» Or, à cette date, il était déjà interné à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul depuis trois mois. L’enfant de la Crèche-de-la-Réparation de Pointe-aux-Trembles, des Sœurs de la Réparation de Montréal, a été transféré vers l’Orphelinat Notre-Dame des Saints-Anges de Lyster, des Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, pour ensuite être de nouveau transféré à l’Orphelinat de l’Institut Mgr Guay de Lauzon, des Sœurs de Notre-Dame-du-Bon-Conseil de Chicoutimi. Quant à l’enfant né à Trois-Rivières, il est entré à l’Orphelinat de l’Immaculée de Chicoutimi, des Petites Franciscaines de Marie. Il ressort du parcours de ces enfants des crèches qu’ils ne sont pas nécessairement passés de la crèche à un orphelinat de la même ville ou à un orphelinat appartenant à la même communauté religieuse. Ils ont souvent été déplacés d’une ville à l’autre et d’une communauté religieuse à l’autre. De plus, leur séjour à l’orphelinat a eu lieu à des âges fort variés et durant des périodes plus ou moins longues. Comme c’était le cas pour les crèches, on est souvent éloigné du découpage classique de Mgr Bourgeois (1945, p. 108), selon lequel les orphelinats reçoivent des enfants entre 6 et 12 ans. Certains de ces enfants sont entrés à l’orphelinat à 4 ans, d’autres y étaient encore à l’âge de 15 ans. Deux sont arrivés à l’Orphelinat de l’Immaculée de Chicoutimi à 4 et 5 ans, un à l’Orphelinat Notre-Dame des Saints-Anges de Lyster à l’âge de 5 ans. On en voit aussi qui étaient encore à l’Orphelinat de l’Institut Mgr Guay de Lauzon à l’âge de 13 ans, et à Mont-Providence, avant sa transformation en hôpital psychiatrique, à 14 et 15 ans.
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Des souvenirs d’orphelinats tenus par des laïcs et des religieuses30 Quatorze de ces 15 garçons ont connu la vie dans un orphelinat ordinaire ou spécialisé tenu par des religieuses. Le quinzième, Philippe, a aussi vécu dans un orphelinat tenu par des religieuses mais celui-ci (l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence) venait d’être transformé en hôpital psychiatrique à son arrivée. Trois ont aussi connu la vie dans un orphelinat tenu par des laïcs31. Pour certains, le séjour dans un orphelinat ordinaire se situe nettement dans l’enfance: chez les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec à Lyster (Osmond, entre 4 et 8 ans; Valier, entre 5 et 7 ans; Joseph, entre 7 et 8 ans), chez les Petites Franciscaines de Marie à Chicoutimi (Théonas, entre 5 et 6 ans; Dollard, entre 6 et 8 ans; chez les Sœurs Grises de Montréal à Chambly (Jean-Noël, entre 7 et 9 ans), à l’Aide à la Femme à Montréal (Jean-Guy et Jean-Claude, jusqu’à 9 ans, et René-Noël, jusqu’à 10 ans). D’autres séjours les rapprochent plutôt du début de l’adolescence: chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal (Édouard, jusqu’à 11 ans), chez les Sœurs de la Providence du Sacré-Cœur à Saint-André d’Argenteuil (Jean-Guy et JeanClaude, entre 9 et 10 ans), chez les Petites Franciscaines de Marie à Chicoutimi (René, entre 5 et 11 ans), chez les Sœurs de Notre-Dame-du-Bon-Conseil de Chicoutimi à l’Institut Mgr Guay à Lauzon (Joseph, entre 8 et 13 ans). Les séjours dans un orphelinat spécialisé, chez les Sœurs de la Providence à Montréal, se prolongent jusqu’à l’adolescence avancée pour certains: Bruno, entre 7 et 11 ans; Vincent, entre 8 et 13 ans; Étienne, entre 8 et 12 ans; Jean-Guy et Jean-Claude, entre 10 et 14 ans; René-Noël, entre 10 et 15 ans. Étant donné cette grande disparité, nous avons jugé nécessaire de préciser dans cette section l’âge auquel ont été vécues ces expériences décrites dans le texte.
30. Il s’agit des orphelinats suivants : a) orphelinats ordinaires tenus par des religieuses : École de la nativité (Villa Saint-Michel), Orphelinat de l’Immaculée à Chicoutimi, Orphelinat des Saints-Anges à Lyster, Institut Mgr Guay à Lauzon, Orphelinat de Chambly ; b) orphelinat ordinaire tenu par des laïcs : Aide à la femme Femme ; c) orphelinat spécialisé tenu par des religieuses : Mont-Providence. 31. René-Noël décrit ainsi l’Aide à la Femme : Y avait plusieurs infirmières. Y avait deux prêtres. Ici [sur cette photo]… Là-dedans, y a le ministre Vincent Massé. […] Là, c’est les deux prêtres de la place. […] Y en a un qui s’appelait l’abbé Ouellet. Mais l’autre, je ne me souviens pas. […] Y a Vincent Massé, pis les autres, je ne peux pas dire au juste. Y a A. S.-M., y a A.T. [Ç’a l’air d’une infirmière.] Oui. C’est la première en charge de la bâtisse. […] Ça, c’était le dépouillement d’arbre de Noël. »
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La vie en groupe domine toutes les activités L’orphelinat évoque la vie en groupe. À l’Aide à la Femme, institution laïque, contrairement aux orphelinats religieux, les garçons et les filles partagent le quotidien, comme le décrit René-Noël, qui a vécu là jusqu’à 10 ans: «Y a beaucoup de petites filles là-dedans. On était dans le même dortoir. […] On avait une table. On mangeait ensemble. […] Là, y avait pas de sœurs. C’étaient toutes des laïcs.» Dans l’orphelinat religieux, les groupes sont constitués uniquement de garçons. Lorsqu’il y a des filles, elles forment des groupes distincts, séparés des garçons. Ainsi, à l’Orphelinat Saint-Joseph de Chambly, les filles étaient gardées dans un établissement indépendant, comme le rappelle Jean-Noël, qui y a séjourné entre 7 et 9 ans: «Y avait une autre institution dret à côté: c’était celle des filles. Qui existe encore, celle-là. Mais y a pas… y a plus de filles dedans, là.» À Mont-Providence, les filles habitaient un pavillon différent des garçons. Puis… comme je vous dis, on aurait aimé ça connaître les filles. Mais les filles étaient d’un bord, puis les gars de l’autre. Puis là, tu voyais les filles là. […] Moi, je me rappelle. […] on allait à la messe à tous les jours. […] Puis j’arrivais… puis j’allais à la messe, là. Puis je voyais les filles de l’autre bord là (Jean-Guy, Mont-Providence, entre 10 et 14 ans).
Vincent se rappelle aussi que, les vendredis et les samedis, quand on présentait un film, les filles étaient d’un bord de la salle et les garçons de l’autre. Il dit aussi qu’il n’y avait aucune sortie en même temps que les filles. L’homogénéité sexuelle du groupe trouve un écho dans l’homogénéité vestimentaire. C’est l’époque des uniformes. Les vêtements sont identifiés, la plupart du temps, au nom de l’enfant, comme c’est le cas à l’École maternelle de la Nativité (Villa Saint-Michel). Écoutons Édouard qui a été à la Villa entre 6 et 7 ans: « Tiens ici… [montrant une photo] c’est dans la cour d’école. On avait la chemise blanche et une petite culotte courte […] C’est fourni par les institutions. Oui, c’était écrit [notre nom]. » À certaines occasions spéciales, on porte des vêtements différents. C’était prêté juste pour l’événement… on avait pas ça dans nos cases. Ils les reprenaient, mais nos noms étaient marqués, par exemple. Quand il y avait des occasions comme ici, là. […] Auditorium de l’École maternelle de la Nativité, déjeuner des premiers communiants avant leur départ pour la journée avec les bienfaitrices… l950-52 (Édouard, École maternelle de la Nativité, entre 6 et 7 ans).
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À Mont-Providence, les uniformes sont haut de gamme. Au Mont-Providence, les uniformes sont arrivés. […] J’ai connu le british. Les pantalons. […] british. À l’orphelinat, là. Les pantalons british […] Je dirais que… sauf l’hiver. L’hiver, on avait ce qu’on appelait le, l’espèce de petit bertelot […] là. Noir avec le dessous rouge là, puis qui se laçait. Ça, on avait froid aux pieds là-dedans. C’était incroyable comment on gelait des pieds là-dedans (Étienne, Mont-Providence, entre 8 et 12 ans).
Mais, que ce soit dans un orphelinat ordinaire ou dans un orphelinat spécialisé, le port de vêtements contraste avec la situation dans une institution psychiatrique. René se rappelle très bien la différence entre l’Orphelinat de l’Immaculée à Chicoutimi, où il portait des vêtements, et la Villa Fafard de l’Hôpital SainteAnne de Baie-Saint-Paul, où il est arrivé à 11 ans et où il portait des salopettes et des pantoufles. L’orphelinat évoque des activités de loisirs. À l’École maternelle de la Nativité (Villa Saint-Michel), c’est le théâtre, la balançoire, la gymnastique qu’on se remémore, ou encore le dépouillement de l’arbre de Noël et le traditionnel piquenique à l’île Sainte-Hélène. Ici j’ai fait du théâtre… là j’suis forgeron… On dirait que peut-être que ça vient de là, l’amour des chevaux […] Ben oui… j’étais assis pas loin d’une balançoire à chevaux… Ça c’est un petit cheval à roulettes […] R’garde comment j’suis triste. […] Parce que les sœurs… elles criaient après nous autres… des fois elles perdaient patience. Elles étaient pas beaucoup, hein, comme sœurs […] à peu près une vingtaine et il y avait au-dessus de 70 enfants làdedans. Ça c’est la chapelle, ça c’est la grotte… ça quand on faisait de la gymnastique […] Moi… j’souriais même pas […] Ça, c’était le dépouillement d’arbre de Noël. Oui. Puis on avait les… je pense qu’on avait aussi le… c’était une fois par année, on allait voir le… le pique-nique à l’île Sainte-Hélène là (Édouard, avant 11 ans).
À l’Institut Mgr Guay, c’est la découverte des animaux à la ferme et le piquenique au Jardin zoologique. À l’Institut Monseigneur-Guay […] J’étais bien parce que, dans cette maison, y avait des animaux. Y avait une grosse ferme à côté… Les sœurs avaient une ferme et elles avaient leurs employés… mais moi j’aimais ben les animaux… et j’ai dit à la sœur : J’aimerais ça les voir. On avait pas le droit d’aller à l’étable parce que si y avait eu un accident, les sœurs auraient été blâmées… mais elle me donnait la permission de flatter les cochons, les poules… mais pas plus que ça.
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Puis… les sœurs… on avait une grève en bas… C’était le fleuve SaintLaurent et Québec l’autre bord… Et juste à côté de l’Institut Mgr Guay, sur la pointe, c’était l’île d’Orléans. Les sœurs nous amenaient en pique-nique, au Jardin zoologique, elles faisaient leur possible (Joseph, entre 8 et 13 ans). À l’orphelinat spécialisé de Mont-Providence, les religieuses essaient de faire en sorte que la vie en salle32 ressemble à une unité familiale. Bruno, qui a été là entre 7 et 11 ans, décrit comment il a appris à se comporter à table: Elle nous montrait, par exemple, à manger. La scène est caricaturale… mais ça s’est passé comme ça : on est tous assis par terre et elle, elle a reconstitué une table avec les fourchettes, à gauche, à droite… le verre… On mange la bouche fermée… on ne parle jamais pendant qu’on mange… Et là elle nous faisait la leçon… elle nous apprenait à vivre.
De plus, chaque salle se caractérise selon l’intérêt de la maîtresse de salle. Étienne (entre 8 et 12 ans) apprend ainsi à chanter, à faire du théâtre et à s’exprimer par le dessin. «Elles m’aidaient parce qu’elles me faisaient participer à le… à la chorale, aux pièces de théâtre J’étais très bon dans le dessin, dans le choix des couleurs au Mont-Providence.» Et tous les enfants reçoivent la visite de l’aumônier. L’abbé S. était un conteur d’histoire. Et il était le privilégié de tous les enfants. Tous les enfants aimaient l’abbé S… c’était un saint ! Saint égale bonté. Et il passait dans chacune des salles et il venait raconter des histoires. Là on parle avant la transformation […] les trois ou quatre années du début de Mont-Providence. Ce sont des années exceptionnelles, pour les enfants, c’est très bon. Ils maintiennent un retard mais le retard était tellement profond qu’ils ne pouvaient pas progresser, comme ça, en un an. Ça prenait du temps. Mais il reste que c’était positif comme évolution des enfants et lui était l’aumônier (Bruno, Mont-Providence, entre 7 et 11 ans).
L’énurésie est un problème dans les dortoirs. À l’Orphelinat de Chambly, Jean-Noël se souvient de son voisin de lit qui se faisait battre régulièrement le matin, quand il était sous la garde de sœur G., mais qui évitait la punition quand il était sous la garde d’une autre religieuse. Paul M., il pissait au lit. Quand je vous ai dit tout à l’heure… Oh, bateau, ma sœur ! Oh, bateau, ma sœur ! Lui là… il restait à Chambly… il était à Chambly avec moi. Son lit était dret à côté du mien. Lui, à tous les matins, 32. Le sentiment d’appartenance à une salle est d’ailleurs très fort. Quand ils se rencontrent, aujourd’hui, les hommes se demandent : « Dans quelle salle étais-tu au MontProvidence ? » pour ensuite demander : « Dans quel département étais-tu ? À quel étage ? »
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il mangeait… trois à quatre coups de strappe […] des sœurs. Ça c’est vrai. Je vous le conte. Savez-vous pourquoi je vous dis ça ? Parce que la chambre de bains était dret dans ma face. Puis les bains des sœurs, pour les orphelins, étaient à la hauteur des sœurs. Pour pas que les sœurs se mettent de même puis se penchent. Fait que les bains étaient montés sur une espèce… Comment je pourrais dire ça ? Une boîte. […] Une boîte. Il était juqué. C’était des pattes […] un genre de lion. Genre […] Bon. Là, lui il… il… Elle le mettait dans le bain… et puis là, elle lui donnait trois coups de strappe. Puis moi, je m’en rappelle. Je me mettais dret en arrière, puis je m’en rappelle. […] Tous les matins […] Oh, bateau, ma sœur ! Oh, bateau ! Oh, bateau, ma sœur ! Tous les matins y avait ça. […] Il avait bien sœur T. Elle, elle disait : Viens, Paul. Viens, Paul. Viens, Paul là. » Pis là, elle l’embarquait là-dedans. Elle dit : Lave-toi, fais ça vite, là. Là, elle changeait son lit. Elle, elle était correcte, le matin. […] Mais sœur G., c’était celle qui avait le bras coupé, là. Ah elle, elle était bête !
À l’orphelinat spécialisé de Mont-Providence, les religieuses sont soucieuses de comprendre ce qui arrive aux enfants souffrant d’énurésie. Étienne, qui mouille encore son lit à 12 ans, est vu par de nombreux psychologues. Parce que j’ai vu beaucoup, beaucoup, beaucoup de psychologues au MontProvidence. Peut-être plus que les autres. Parce que, hein! à 12 ans, il mouille encore son lit. Y a eu un problème, lui, hein!… Oui, mais ils semblent pas d’avoir trouvé le problème psychosomatique à mon état. Ça les agaçait ben gros, là.
Mais le problème, dans son cas, est physique. Aux environs de 13-14 ans, lorsqu’il est à l’Hôpital Mont-Providence, on découvre la cause et on l’opère. Il arrête de mouiller son lit du jour au lendemain33. Prenez une baloune, faites un petit trou dedans, mettez de l’eau dedans. Attachez la baloune, pressez dedans. Qu’est-ce qui va arriver ? L’eau va sortir. […] C’est exactement la même chose pour moi. C’est que le trou était trop petit pour que mon urine sorte. […] J’avais le trou de la verge trop petit jusqu’à l’urètre. Beaucoup trop petit. […] C’est la… c’est la nuit, quand
33. Selon le Comité de la pédiatrie communautaire, dans un article diffusé dans Internet et approuvé en avril 2000, « les enfants ne devraient pas être qualifiés d’énurétiques à moins qu’ils ne mouillent régulièrement leur lit (plus de deux fois par semaine) après l’âge de 5 ans pour les filles et de six ans pour les garçons. L’énurésie nocturne primaire est plus fréquente chez les garçons. On la constate chez 10 % à 15 % des enfants de 5 ans, chez 6 à 8 % de ceux de huit 8 ans, et elle chute à 1 % à 2 % à 15 ans. L’énurésie nocturne primaire devrait être perçue comme une variante du développement du contrôle normal de la vessie. Elle peut s’associer au sommeil profond. Des problèmes affectifs ou de comportement ne constituent pas des facteurs déterminants, mais peuvent influencer l’issue du traitement. »
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j’étais couché sur le ventre, par la pression, que l’urine sortait. […] Alors, ils m’ont agrandi le trou de la verge. […] Du jour… du jour au lendemain, j’ai arrêté de mouiller mon lit ! […] C’était ça le problème, c’était un problème physique. […] C’était juste physique. […] Treize ans, 14 ans. […] À partir de la… la verge, là, jusqu’à l’urètre. Ils m’ont dilaté ça. Ils m’ont mis des grandes aiguilles.
Le sentiment de ne pas être comme les autres se développe Les orphelinats ne recevaient pas que des enfants illégitimes. Ils y sont même minoritaires, comme le note Malouin (1996, p. 173), à partir de l’étude de la clientèle de l’Orphelinat de l’Immaculée de Chicoutimi. Elle en conclut que «les orphelinats ne sont pas destinés aux illégitimes». De fait, ces établissements recueillaient toutes sortes d’enfants. Le psychologue qui a fait l’évaluation des jumeaux placés entre 9 et 10 ans au Jardin d’enfance de Saint-André d’Argenteuil en fait mention: Les problèmes de conduite signalés sont dus, selon nous, à deux ordres de cause: 1) la débilité mentale et 2) l’ambiance de l’institution. Cette dernière est, en grande majorité, composée d’enfants qui possèdent des parents. Ces enfants sont privés de joies affectives. Il faut aussi ajouter que ces enfants se sentent à part «pas comme les autres», etc. Il n’en faut pas plus pour déterminer des troubles caractériels (Dossier de Jean-Guy L., examen le 6 juillet 1950).
L’institution laïque de l’Aide à la Femme est aussi dans cette situation, si l’on en croit René-Noël, qui y a séjourné entre 3-4 ans et 10 ans: « C’était comme un genre de petit orphelinat, ça. Y en avait là-dessus dans les jeunes… les jeunes enfants avec nous autres, que les parents venaient les chercher les fins de semaine. Y en a qui travaillaient et puis ils faisaient garder leurs enfants là.» À Trois-Rivières, l’orphelinat recevait aussi des enfants dont les parents pauvres voulaient assurer l’instruction. Une travailleuse sociale l’explique: Mais, dans ces groupes d’enfants de l’orphelinat […] il y avait les illégitimes, les orphelins, les enfants de parents séparés et il y avait les enfants de parents pauvres. Aujourd’hui, on parle des enfants pauvres […] mais à ce momentlà, on en parlait pas parce qu’on les plaçait. […] Il y avait des gens qui n’arrivaient pas à faire instruire leurs enfants et même à les nourrir comme il faut… alors ils allaient à la municipalité. Il y avait des cartes d’assistance publique et là, moyennant la bonne volonté du Conseil ou du maire, il y avait une partie qui était payée par la municipalité et une autre partie qui était payée par le gouvernement. Alors ils plaçaient leurs enfants. Ils étaient pas capables… et ils voulaient qu’ils aient une belle instruction. Alors, dans ces orphelinats, il y avait plusieurs niveaux. 183
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À l’Institut Mgr Guay à Lauzon, durant les fins de semaine, dans le temps des Fêtes et durant les vacances d’été, les enfants illégitimes voyaient leurs amis quitter l’institution pour rejoindre leurs parents et ils se retrouvaient complètement seuls entre eux: J’étais heureux, mais c’est surtout le dimanche et dans le temps des Fêtes [que je trouvais cela difficile], parce que si t’avais des parents, y t’sortaient de là… parce que c’était pas une maison psychiatrique ça. […] J’restais toujours là… J’voyais mes amis partir… aller dans leur famille et les orphelins on restait là… À peu près une vingtaine qui restaient là. […] L’été surtout… et on trouvait l’été long parce qu’on n’avait pas nos amis et on avait hâte au mois de septembre parce qu’y r’venaient (Joseph, entre 8 et 13 ans).
À l’Orphelinat Saint-Joseph de Chambly, entre 7 et 9 ans, Jean-Noël avait une bienfaitrice qui l’amenait une fin de semaine de temps en temps chez elle. Il la décrit comme une millionnaire qui donnait de l’argent, des vêtements, de la nourriture et des bonbons aux enfants de l’orphelinat. «J’étais le bébé gâté de Chambly, j’avais un bicycle à pédales avec des «tires» baloune [pneus ballons].» Les religieuses l’appelaient «la marraine». À l’orphelinat spécialisé de Mont-Providence, les religieuses favorisaient les sorties à l’extérieur. Un jour, Bruno s’est jeté dans les bras de la réceptionniste de l’institution et lui a demandé pourquoi elle ne l’emmenait pas chez elle. Elle l’a emmené chez elle. Il raconte qu’elle lui offrait des biscuits «Whippet» avec un grand verre de lait, servis au lit avant de dormir, et qu’il avait la lumière tamisée d’une petite lampe. «C’était le bonheur», dit-il. Une photo le montre avec elle et sa famille en chaloupe à moteur et il a l’air de vraiment s’amuser.
Les premiers contacts avec les hommes se vivent dans la violence Lors du transfert de la crèche à l’orphelinat, les garçons sont parfois surveillés par des exhibitionnistes. La première journée que je suis arrivé au Mont-Providence, il y a eu une tentative… d’un gardien ou d’un moniteur… qui m’avait montré son pénis. La première journée que je suis arrivé. Aux urinoirs. On venait d’arriver de l’autobus. Tout ça, puis… des jeunes enfants qui n’étaient pas habitués à voyager en auto, en voiture, avaient tous envie de pisser, hein. L’excitation, la surexcitation […] Donc, en arrivant, on est allé à la toilette. Et lui, ce gardien-là, avait… m’avait montré son pénis. Il n’était pas à l’urinoir, à l’extérieur de l’urinoir. Il avait sorti sa queue, puis je me suis détourné de la tête, puis… c’est resté là (Étienne, aux environs de 8 ans).
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Dans le milieu clos de l’orphelinat, sans protecteur, ils sont plus facilement l’objet de violence. Les punitions corporelles données dans le cadre de l’apprentissage au travail peuvent même dégénérer en viol. J’ai eu pas trop de misère avec elles mais c’est le gardien que j’ai frappé… le premier homme de ma vie… quand j’avais 8-9 ans, dans un dortoir. J’étais après laver un plancher… c’est rare qu’un p’tit gars lave un plancher… on était deux p’tits gars et une chaudière d’eau pour laver les escaliers. J’avais dit à la sœur… y avait Saint-A. qui était là cette journée-là… a m’a dit que c’tait mal fait et a l’a tiré la chaudière dans l’escalier et on a r’commencé. Bon… elle avait dit ça à monsieur M., mais monsieur M., je sais pas si c’est lui qui m’a agressé… parce que moi j’ai r’marqué une chose : y a deux hommes qui sont venus à moi et là, y m’ont couché à terre… j’ai eu un coup de poing dans la face… un p’tit gars là… pis j’me suis aperçu… j’ai essayé de me débattre… lui y m’serrait… Y m’ont monté dans un dortoir… j’étais couché sur un lit… c’est là que ça m’a parti… j’m’en rappelle, ça m’faisait ben mal. […] Plus tard le gardien m’a dit : Si tu parles…! T’as vu ? C’est rien qu’un aperçu… Ça va être pire que ça la prochaine fois… J’en ai pas parlé (Joseph, entre 8 et 9 ans).
Ce garçon apprend, en même temps, qu’il ne faut pas répliquer à une religieuse; qu’il ne faut pas frapper un homme adulte; que l’alliance entre une femme et un homme contre un enfant peut être catastrophique. Une religieuse voit toutefois qu’il a du sang dans son pantalon. Joseph raconte: «Mais y a une sœur […] Saint-S… a l’a dit: Comment ça s’fait que t’as du sang en arrière? J’sais pas d’où ça venait… C’t’un gardien qui m’a fait ça.» Il passera une semaine à l’infirmerie. On lui met un onguent et le soigne. Joseph ne veut plus pousser pour déféquer. Il se retient. Elle l’encourage: «Il faut que tu le fasses pareil.» Il ne reverra plus l’employé. Le pouvoir d’une religieuse en situation d’autorité pouvait l’emporter sur le pouvoir des autres religieuses et sur les employés.
La violence physique sévit dans les classes laïques et religieuses La violence physique se vit aussi en classe. En regardant une photo où il est écrit dans une classe: «Le jeu est une étude et l’étude doit être un jeu», Édouard (École de la Nativité avant 11 ans) dit: Moi j’ai pas senti ça. Moi j’trouvais… les pires souvenirs que j’ai… ça s’est passé dans les classes. […] Oui, j’ai fait ma 1re année… j’ai doublé deux fois ma 2e année… j’avais des problèmes parce que, les maîtresses, là-bas, elles étaient assez «rough» On recevait des coups de règle… T’sais anciennement, ils avaient des règles en bois avec un bord métallique, ils nous donnaient ça 185
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sur les doigts… Pis chaque fois que… moi, quand j’allais au tableau et j’avais de la misère beaucoup avec l’arithmétique et les problèmes… j’avais tellement peur de manquer mon coup, c’est là que je manquais mon coup et là j’avais une volée… Aussitôt que je manquais mon coup, j’avais une volée : ils nous mettaient les bras en croix… quand ils voyaient que c’était pas assez ils nous mettaient deux Larousse dans chaque main… des heures comme ça… Il fallait pas les échapper parce qu’on était battus. Ils nous baissaient les culottes et ils nous donnaient des coups de « strappe ».
Contrairement à ce qui se passe à l’asile, l’apprentissage scolaire est toutefois au rendez-vous dans les orphelinats. Y avait des classes. C’était normal là, c’était pas des fous, c’était pas des débiles, des centres psychiatriques : c’était des orphelinats (Dollard, Orphelinat de l’Immaculée de Chicoutimi, entre 6 et 8 ans). On avait une classe. Ça, ici là [montrant une photo], c’est… la maîtresse d’école. Madame Deschenaux… On avait les anciens pupitres. Vous savez, avec les trous pour mettre un encrier dans le milieu, là… Puis elle avait un piano. Elle nous montrait des chansons, tu sais (René-Noël, Aide à la Femme, avant 10 ans). C’est une école… des enfants qui ont un peu de difficulté à l’école… Pis dans mon dossier, c’est bien marqué que j’ai fait une 5e année, là… pis j’me rappelle pas (Joseph, Orphelinat de l’Institut Mgr Guay à Lauzon, entre 8 et 13 ans). Au Mont-Providence… Oui. Oui. C’est là… j’ai appris à lire là. J’ai appris à écrire (René-Noël, entre 10 et 15 ans).
À Mont-Providence, les élèves sont éduqués selon leurs capacités. S’ils sont doués, ils ont accès à un enseignement régulier. Et on ne leur ménage pas la vérité concernant leur origine. À un moment donné, y avait un concours dans le « Sélection du Reader’s Digest ». Le concours… ce qu’il y avait à gagner, c’était un… arbre généalogique. Moi, au Mont-Providence, un arbre généalogique, je ne sais pas ce que c’est. Moi, je vois un arbre en trois dimensions, une sculpture. Quelque chose de très beau. Là, je lis le texte. Et ensuite, je demande à la religieuse. Je dis : C’est quoi l’arbre généalogique ? […] Hein ! C’est pas une question plus idiote que les autres. Je ne le sais pas. Je veux le savoir. Elle dit : Tu ne peux pas participer au concours. D’abord, parce que t’es ici. Et ensuite parce que t’es bâtard. Parce que t’es orphelin. J’ai dit : Pourquoi je ne pourrais pas participer, eux vont le trouver. S’ils sont capables de le trouver pour les gens qui vont participer au concours à tout, à tout ce monde-là, ils devraient être capables de le faire pour moi, s’ils sont capables de le faire pour les autres. […] Puis elle a dit : Tu ne pourras pas participer, parce que de toute façon, ils ne trou-
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veront rien. T’es orphelin. T’es bâtard. Pour être plus exact, «t’es bâtard », ça veut dire que t’as ni père, ni mère, ni frère, ni sœur. C’est pas de ta faute, mais ils trouveront rien (Étienne, entre 8 et 12 ans).
À défaut de pouvoir apprendre les matières scolaires, ils peuvent être placés dans une classe dite d’«enseignement occupationnel». Dans un rapport du 26 août 1954, sœur B.A., travailleuse sociale, s’exprime ainsi sur les apprentissages que les jumeaux ont faits à Mont-Providence, entre 10 et 14 ans: Jean-Guy et Jean-Claude ont manifesté peu d’intérêt pour les matières scolaires et devant ces échecs répétés, il fut décidé de les placer dans la classe dite : « enseignement occupationnel », ils se sont toujours montrés bons travaillants soit à l’atelier de menuiserie ou de peinture ; soit à la cordonnerie, mais à cause des scènes fréquentes de jalousie, ils nuisaient au groupe et on a dû leur confier des tâches où ils réalisaient des succès plus apparents. […] Aux travaux de la ferme, ils ont donné un très bon rendement. Ardents au travail, ils se font estimés [sic] des adultes avec qui ils travaillent. Ils s’acquittent très bien des responsabilités confiées. Ils ont aussi été placés dans les cafétérias ; là encore ils ont été appréciés tout comme pour l’ouvrage général : lavage de vitres, tuiles, etc.
L’apprentissage au travail occupationnel se fait à la ferme et à l’église En dehors des heures scolaires, le travail occupationnel fait partie des apprentissages. À la Villa Saint-Michel, l’été, les enfants participent aux travaux agricoles dans les jardins et dans les champs. Oui pis r’gardez les jardins, on a travaillé dans les jardins… On avait 8 ans, 8-9 ans, et les sœurs pour sauver de la main-d’œuvre, elles nous faisaient ramasser les patates pis les tomates dans les champs. […] Parce que j’ai pas profité de ma jeunesse. J’aurais voulu jouer, m’amuser comme d’autres enfants… On s’amusait… mais c’était durant les classes. Durant les saisons d’été, on travaillait (Édouard, École maternelle de la Nativité (Villa SaintMichel), 8-9 ans).
À l’Orphelinat de Chambly, ils sont préparés aux travaux de la ferme, comme l’explique Jean-Noël (qui a vécu à Chambly entre 7 et 9 ans) : « Ce département-là, là, c’était toute pour les envoyer sur les terres agricoles. […] Puis là, ça, tous les enfants qui étaient envoyés là, c’était pour les préparer pour les… les agriculteurs. Ça fait qu’est-ce… c’est pour ça qu’on avait… y avait une ferme qui était en arrière de Chambly.» À l’Orphelinat de l’Institut Mgr Guay à Lauzon, ils apprennent à servir la messe. C’est ce que raconte Joseph, qui a été à Lauzon entre 8 et 13 ans: «Mais 187
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elle, elle m’a fait faire d’autres travaux… Elle me faisait dire la messe… C’est là que j’ai tout appris mes réponses en latin. Quand le prêtre arrivait, c’était: Introibo ad altare Dei. Ad Deum qui laetificat meam… Vous rappelez-vous ça? Et le Confiteor… j’sais tout ça par cœur, j’ai appris ça là.» À Mont-Providence, ceux qui ont une bonne mémoire servent aussi la messe et apprennent les chants religieux. Moi, j’étais plus privilégié que les autres… On était peut-être une dizaine… oui, c’est ça. Une quinzaine… Pour tout le Mont-Providence, on était plus privilégiés que les autres parce qu’on servait la messe. Ensuite, on était aussi chantres. On chantait aussi […] [Comment êtes-vous devenu enfant de chœur ?] C’est parce que je savais lire et puis que j’avais une bonne mémoire. Puis j’apprenais mes prières assez vite. Mon latin assez vite. […] Je connaissais ma, la messe des anges par cœur. Je peux encore la chanter aujourd’hui […] Puis j’ai encore conservé les prières qu’on nous a enseignées quand j’étais jeune. Y’ avait la grande prière des sœurs que les religieuses récitaient à chaque soir. Qui était assez longue, hein. Heu… Mettons-nous en la présence de Dieu et adorons-le. Je vous adore, ô mon Dieu, avec la soumission que m’inspire la présence de votre souveraine grandeur. Je crois en vous parce que vous êtes la vérité même. J’espère en vous (Étienne, entre 8 et 12 ans).
Les religieuses reconnaissent les talents, mais ils doivent être mis au service des autres La reconnaissance des talents de ces garçons se fait par l’instruction, l’éducation et le travail. À l’orphelinat ordinaire tenu par des religieuses, on recherche les talents avant tout pour servir la messe. On sélectionne ceux qui ont de la mémoire pour répondre en latin au prêtre durant la cérémonie. Lorsqu’il s’agit des travaux agricoles ou domestiques, tous les garçons sont traités également. À Mont-Providence, on recherche les talents aussi pour servir la messe. On sélectionne non seulement ceux qui ont de la mémoire, mais aussi ceux qui savent chanter pour être chantres lors des grandes messes. De plus, comme on donne aux garçons une éducation artistique dans les domaines où excellent les religieuses, c’est-à-dire le théâtre, le chant, le dessin et les couleurs, elles peuvent remarquer ceux qui ont du talent. Bruno sait qu’il avait du talent en dessin. Il a dessiné une religieuse qui était très ressemblante. Étienne, qui a séjourné à Mont-Providence entre 8 et 12 ans a été perçu comme un véritable artiste.
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Bon comédien parce qu’on me faisait jouer dans les séances, on me faisait chanter dans les [chorales]. J’étais très bon dans le dessin, dans le choix des couleurs au Mont-Providence. Ah oui, on me le disait tout le temps : Un grand artiste. […] D’abord, le chant. Le dessin, les couleurs, le choix des couleurs, et ainsi de suite, la tendresse de mes couleurs. Je partais du foncé, j’allais au pâle. J’avais une craie, par exemple là, puis j’étendais ma ligne, puis ça faisait des ombrages. Je savais faire les ombrages.
Les religieuses le mettent en valeur devant un public extérieur. Elles me mettaient souvent en évidence, par exemple. […] Peut-être parce que, comme ils disent, j’étais beau gosse. Je paraissais bien. Je m’exprimais bien, tout ça. […] Et elles avaient avantage à en prendre quelques-uns d’entre nous qui s’exprimaient bien, qui chantaient bien, tout ça, pour pouvoir attirer les dons des… les dons des dames auxiliaires pour montrer qu’elles… qu’elles donnaient une bonne éducation.
Toutefois, ses talents ne sont pas encouragés pour le plaisir personnel et excluent toute forme de narcissisme. Ils doivent être mis au service de Dieu et des autres. Étienne ressent qu’il est interdit d’avoir de l’admiration envers lui-même, même s’il dessine bien. Elles n’avaient pas le choix de le reconnaître parce que je le disais pour elles. Et puis ça les faisait suer. […] Je leur disais pour elles : Je suis bon, hein ? Vous aimez ça, hein. Je leur disais pour elles parce qu’elles ne l’auraient pas dit d’elles-mêmes. […] Non, parce que encourager, pour elles, c’est comme si on encourageait une forme de vice. […] Tu sais, la religion judéo-chrétienne, tout pouvait être dangereux. […] Tout pouvait être détourné de l’intention première. Et… c’est pas croyable parce que… t’es conscient de tout ça.
Par ailleurs, si les garçons ne réussissent pas dans les matières scolaires, les religieuses de Mont-Providence sont soucieuses de leur faire fréquenter un atelier de menuiserie, de peinture, de cordonnerie et de les faire participer aux travaux de la ferme et à l’ouvrage général. Dans ce cas, le but visé est clairement le placement éventuel dans un emploi, comme on peut lire au dossier de Jean-Guy L. (26 août 1954) : « Nous croyons que leur placement dans un emploi et un foyer stable pourrait contribuer à une meilleure réadaptation sociale.»
Presque tous les garçons se sentent aimés personnellement par une religieuse Tous les garçons, sauf un, ont établi, durant leur séjour à l’orphelinat ou à l’asile, des relations positives avec une religieuse. Édouard a continué d’aimer sœur SaintS., qu’il avait connue du temps qu’il était à la crèche. Il se rappelle qu’elle lui avait donné un bouffon en cadeau de Noël à l’âge de 6-7 ans, à la Villa Saint-Michel: 189
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Sœur Saint-Sacrement. Surtout elle… Celle-là, elle m’a frappé [impressionné] beaucoup. Même à Noël elle m’a donné, j’ m’en rappelle encore le cadeau… c’était un bouffon qui faisait des culbutes sur une malle… Il faisait du trapèze sur une malle. Elle m’avait donné ça en cadeau de Noël.
Joseph se souvient des religieuses qu’il a aimées en particulier, à l’Institut M Guay, entre 8 et 13 ans. Il avait conscience qu’il y avait des bonnes et des mauvaises religieuses. gr
Ah oui, les sœurs qui sont là que j’ai aimées, y a une qui s’appelait Saint-E., Saint-T. d’A., je n’ai pas leurs noms de fille… Une qui était sévère, c’était sœur Saint-A.. Elle, elle était très dure envers les enfants. Elle m’a fessé une fois avec une planche, mais y avait une sœur qui l’avait surprise. Elle a dit : Je défends que vous touchiez aux enfants. On a su le lendemain qu’elle avait été transférée de maison. Y a des sœurs, des fois, qui prenaient notre part.
Dollard associe l’Orphelinat de l’Immaculée de Chicoutimi à la religieuse qui l’a accueilli dans cette institution, alors qu’il avait 6 ans. C’est elle qui lui a appris la date de sa naissance et qui lui a enseigné en première année. Je me rappelle entre autres une sœur que j’ai bien appréciée, sœur G., c’était bon, qu’était maintenant décédée, elle était fine, j’ai gardé un bon souvenir de cette sœur-là. Et là, à un moment donné, après tout ça, y ont décidé, j’ai jamais su la raison (de mon transfert) […] Elle était douce, c’était vraiment une mère poule… pour les enfants […] J’étais normal, j’étais intelligent. Même sœur G. me l’avait dit : t’étais un petit gars intelligent. Quand elle est partie de l’orphelinat, elle est partie chez les Petites Franciscaines à la maison mère […] Je me rappelle c’est elle qui m’avait reçu à l’Orphelinat de Chicoutimi. Elle a toujours eu soin de moi. C’est elle qui avait commencé à me faire la 1re année d’école.
Durant son internement à l’asile, qui a débuté à 8 ans, il a recherché cette religieuse, espérant retourner à l’orphelinat. Quand j’ai servi la messe, c’est moi-même qui ai fait les démarches auprès des bonnes sœurs […] J’avais parlé avec l’abbé R.G. Quand j’suis allé servir la messe j’avais 9-10 ans, j’pense que c’était le religieux le plus fin qu’y avait pas. C’était le frère du docteur Jean-René G. C’était bon ça […] J’y ai demandé : Connais-tu ça, toi, une sœur G. ? Y dit : Ça m’dit de quoi, ça. Si tu veux, j’prends note et quand on se r’voit, j’te dirai.
Dollard l’a finalement retrouvée la religieuse, grâce à la collaboration du prêtre dont il servait la messe.
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Quand j’suis retourné à la maison mère dans le but d’aller servir la messe, il m’a fait signe. Il dit : Oui, il y a une sœur G. ici. Je lui ai parlé de toi, elle te connaît très bien et elle voudrait te voir. Je lui ai dit : Dis-y qu’a s’organise et qu’elle me demande à l’hôpital, qu’a m’ fasse venir à son parloir chez les Petites Franciscaines. Ç’a pas été long que le dimanche suivant, a demandé à la responsable de l’hôpital en haut de me voir […] Ça m’a fait du bien. Ç’a été une délivrance pour moi. A m’a reconnu et elle était contente […] Ça fait que quand on arrivait sur la fin de la visite… j’pensais de retourner là-bas.
Dollard a fréquenté cette religieuse jusqu’à ce qu’elle meure. Il était enfant de chœur à ses funérailles. Il avait alors environ 12 ans. Elle, elle me demandait de la voir aussi. Souvent, a s’est organisée pour venir à des messes que je servais, parce qu’y avait des messes dans la journée là-bas et elle me dit à moi : C’est quoi tes heures de service ? J’ai dit : À 7 heures le matin, et le dimanche à 9 heures et demie. Elle a dit : j’vas m’organiser. Elle s’organisait pour qu’on se voie le dimanche […] Je suis allé à son service… j’étais enfant de chœur quand elle est morte… j’ai suivi le cortège jusqu’au cimetière de la communauté. Je me rappelle, c’était beau. Ils mettaient le cercueil, c’était un corbillard, mais pas comme ceux qu’on voit aujourd’hui…, c’était tiré par des chevaux, c’était beau. C’était leur propre voiture à eux. Un corbillard de style antique.
Bruno a eu une relation privilégiée avec sœur O. Moi, quand j’arrive dans sa salle… ça se fait progressivement. Le premier souvenir que j’ai d’une relation plus personnalisée, c’est que je me trouve et je ne sais pas pourquoi je me retrouve là, je me retrouve dans sa chambre. C’était déjà très privilégié. On n’allait pas dans la chambre d’une sœur. […] Et il y avait un livre de géographie […] parce qu’elle m’avait parlé de la France […] Elle aimait le beau, le chant, et moi, j’aimais déjà la chanson. J’ai écrit trois livres sur la chanson, plus tard. Le goût de la chanson, du beau, ça me vient d’elle. L’autre souvenir que j’ai […] une fois, la télévision est là, on est assis à terre mais il y avait des chaises tout autour et là, il y avait la chaise berçante, et l’autre chaise. Moi je m’arrangeais toujours pour être assis à côté de la religieuse […] Un moment donné j’ai… pété. Sœur O. ne pouvait pas tolérer que quelqu’un pète. Et elle savait que c’était moi, mais elle a fait comme si je n’avais pas pété. Alors que la veille quelqu’un d’autre, elle lui avait donné une volée. Un des paradoxes du côté de sœur O., c’est que autant je pouvais être protégé ou ne pas subir de mauvais traitements, elle, elle pouvait me donner une tape, être sévère, donner le bolo […] La seule fois qu’on m’a donné le bolo… elle me l’avait donné plus fort qu’aux autres comme pour dire: Lui aussi, je suis juste regardez. Parce que les gens savaient que j’étais son chouchou. Mais cette fois-là, elle avait comme amplifié le geste pour dire: R’gardez! J’en avais mangé une maudite. Elle descendait notre pantalon et paf ! […] 191
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Elle corrigeait mes fautes, ça je m’en souviens. Quand il y avait de l’école, j’avais déjà une disposition pour le français. Je vous dis ça parce que je me souviens qu’elle m’avait dit que moi, pendant que mes copains faisaient quinze fautes, moi j’en faisais sept. […] C’est que, elle lisait mon texte, là, on corrige ça. Donc, j’avais une relation privilégiée qui me permettait de corriger mes fautes et de prendre conscience de mes fautes, donc de m’améliorer plus rapidement. Moi, c’est comme ça que je m’explique. J’étais pas plus ou moins disposé que d’autres, mais elle, me corrigeant, me faisant prendre conscience des fautes que je faisais, j’apprenais plus vite. […] Il y a une pièce de théâtre qui se monte. Qui tu penses qui a le plus beau rôle ? C’est moi ! J’ai eu des accommodements. […] Parce que je jouais le rôle du prince et elle m’appelait « mon prince charmant » devant tout le monde. […] Oui après la pièce (Bruno, Mont-Providence, entre 7 et 11 ans).
Bruno a revu cette religieuse une vingtaine d’années plus tard, après avoir fait carrière dans l’enseignement. Elle lui a dit qu’elle avait suivi son cheminement. Ils ont repris contact et, à la naissance de ses deux filles jumelles, elle s’est rendue à l’hôpital. Bruno l’a fréquentée jusqu’à ce qu’elle meure, alors qu’il avait 32 ans. René-Noël est resté lié à une religieuse qui s’est occupée de lui à l’orphelinat spécialisé de Mont-Providence, entre 10 et 15 ans, et qu’il a ensuite revue à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, entre 17 et 23 ans. Sœur B. de la P […] On l’appelle des fois […] Elle est à la maison mère en arrière de l’Hôpital Sacré-Cœur. Là, y’a une maison mère des religieuses […] Moi, au Mont-Providence, elle était bien bonne pour moi, puis la nuit là… elle me faisait lever34. Elle m’emmenait. Elle me faisait des tours. Elle me faisait manger […] Et puis là, j’allais me coucher […] Quand j’avais de la peine, si des fois je braillais, elle venait me voir, elle me consolait. Puis elle me prenait dans ses bras […] Je me sentais en confiance avec […] Elle a été transférée à Saint-Jean-de-Dieu. Puis… elle travaillait là. Puis je la voyais. Elle venait me voir souvent […] Oui. Parce que les… Saint-Jeande-Dieu, c’était toutes des Sœurs de la Providence. Ça portait le nom de Sœurs de la Providence, à part ça.
Jean-Claude, qui est demeuré avec les religieuses de Mont-Providence de 10 à 18 ans, à la fois à l’orphelinat spécialisé et à l’asile, n’a que de bons mots à l’égard de sœur A. et des autres. Aux rencontres des Maronniers, on rencontrait des sœurs… Ça me faisait plaisir de les voir… ça me touchait quand je les voyais parce que, quand je 34. On peut penser qu’elle le levait pour l’amener aux toilettes afin de lui éviter de mouiller son lit.
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voyais… ah, telle sœur… je m’en rappelle: Vous avez été fine, vous… Y en a eu plusieurs… Y avait sœur M., y avait sœur… les noms m’échappent. Sœur A. plus que sœur M. […] c’était une sœur… d’après moi, elle voyait pas ces gens-là là! Elle les voyait plutôt s’évader… faire une vie… Elle était une sœur qui… c’est drôle on dirait que… pour elle, ces gens-là, c’est pas leur place ici… Être dans une famille… Elle le disait… Encore qu’elle en parlait pas trop. Des fois… elle disait: Mon doux seigneur […] faut prendre nos enfants comme ça… On les a, il faut s’en occuper. Il paraît qu’y avait des sœurs qui étaient méchantes… j’en ai pas connues.
Vincent a eu une relation positive avec sœur A. qui lui a facilité l’apprentissage de servant de messe et qui l’a gardé à part des autres pour lui apprendre des choses. Aujourd’hui, elle lui dit encore qu’elle savait qu’il ferait quelque chose. Étienne s’est senti écouté par la supérieure de la communauté à MontProvidence. Elle était gentille avec moi. Pas parce qu’elle était bonne pour me donner des… plus de faveurs que les autres, non. Elle m’écoutait. Puis elle avait beaucoup de compassion à mon égard, puis ça, je le ressentais de sa part. […] Au point que même j’avais réussi à faire changer une religieuse de… de ma salle parce qu’elle était trop bête et méchante et qu’elle n’avait pas de patience avec les enfants. […] je suis arrivé en crise voir sœur J.L. Je dis : Elle vient encore de me battre. Elle est pas capable. Elle se choque pour des riens. Quelqu’un crie dans la salle, parce qu’il a du plaisir, il a du « fun », elle passe son temps à donner des volées à tout le monde, sans raison. C’est vrai qu’elle était bête, sœur F.M., elle était bête et méchante avec les enfants.
Philippe, qui est arrivé à l’Hôpital Mont-Providence juste au moment de la transformation du Mont-Providence en asile hôpital psychiatrique, alors qu’il avait 9 ans, a aimé et a été aimé de sœur Saint-M: «Ils m’ont transféré de salle puis moi, j’avais de la peine, moi. Puis ah! je braillais. Puis je l’aimais cette sœur-là. Puis elle, là, ça lui faisait de quoi pour moi. Elle aussi. Elle braillait elle aussi. Elle avait de la peine.» Son amour pour lui ne s’est jamais démenti. Lui a cherché à la revoir et il l’a retrouvée, après des années de séparation et de nombreux séjours en prison. Quand je suis allé la voir à la maison mère… Elle braillait, tu sais, quand je suis allé la voir, elle. Ah oui ! Elle a dit : Mon Philippe ! mon Philippe !… Je ne pensais jamais, jamais te voir, Philippe. Jamais ! Je suis allé la voir. Elle bra… Elle me contait quand j’étais tout petit. Elle disait : moi, je disais Saint-Mauisse, Saint-Mauisse. Au lieu de dire Saint-M., tu sais. Je l’appelais toujours Saint-Mauisse, tu sais.
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Mais toutes ces relations positives à l’orphelinat entre religieuses et garçons âgés de 6 et 14 ans n’aident pas ces garçons à s’insérer socialement à l’extérieur des communautés religieuses, ni à être bien traités dans les fermes ni à l’asile. Pour rendre cela possible, il faut que la religieuse fasse alliance avec un homme, comme nous le verrons plus loin.
ÊTRE TRANSFÉRÉ D’UN ORPHELINAT À UN ASILE PSYCHIATRIQUE Treize des 15 garçons sont passés de l’orphelinat à l’hôpital psychiatrique. Certains se trouvaient à l’orphelinat spécialisé de Mont-Providence, quand celuici a été transformé en asile et ils ont vécu le changement d’institution de l’intérieur, sans changer d’établissement, ou ils ont été déplacés pendant sa transformation vers une ferme ou un hospice pour vieillards et, par la suite, intégrés à l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu. D’autres ont été transférés en bas âge directement d’un orphelinat ordinaire à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-SaintPaul. Un jeune homme a aussi échoué à l’Hôpital Saint-Michel-Archange, après avoir été placé à la Clinique Roy-Rousseau à la suite de son évasion d’une école d’industrie. Les enfants de la région de Montréal qui étaient à Mont-Providence Les enfants qui étaient déjà à Mont-Providence sont restés plus ou moins longtemps à l’intérieur des murs de l’orphelinat devenu hôpital. Cependant, ils ont tous été considérés, sur le plan administratif, comme des malades mentaux. L’Institut médico-pédagogique Mont-Providence des Sœurs de la Providence, devenu en 1954 l’Hôpital Mont-Providence, est, selon les termes de Malouin (1996, p. 321), une annexe de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Le surintendant est le même pour les deux institutions. Bruno, qui était là depuis l’âge de 7 ans, y demeure interné de 11 à 16 ans. Vincent, qui était là depuis l’âge de 8 ans, y est interné de 13 à 16 ans. Étienne, qui était là depuis l’âge de 8 ans, y reste interné de 12 à 13 ans, pour ensuite être envoyé au Foyer Sainte-Luce de Disraëli de 13 à 14 ans, puis à l’Hôpital SaintJean-de-Dieu à Montréal, de 14 à 16 ans, puis à la prison de Bordeaux à Montréal, dans un secteur pour détenus aliénés (de 16 à 17 ans), pour enfin retourner à Saint-Jean-de-Dieu (de 17 à 19 ans) d’où il s’évadera. Les jumeaux, qui étaient à Mont-Providence depuis l’âge de 10 ans, sont séparés: l’un (JeanClaude) y demeure interné de 14 à 18 ans, pour se retrouver ensuite à Saint-Jean194
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de-Dieu, de 18 à 20 ans, d’où il s’évadera; l’autre (Jean-Guy) est interné à MontProvidence quelques mois (août à octobre) et est ensuite envoyé, de 14 à 18 ans, dans trois fermes. Il s’évadera aussi. René-Noël, qui a séjourné à Mont-Providence de 10 à 15 ans, quitte l’établissement au moment de sa transformation et se retrouve au Foyer Sainte-Luce de Disraéli, où il y reste de 15 à 17 ans, pour ensuite être envoyé à Saint-Jean-de-Dieu jusqu’à son évasion à 23 ans. Philippe est interné à l’Hôpital Mont-Providence de 9 à 16 ans. Selon son dossier, on comprend qu’à 13 ans, des tentatives sont faites pour l’intégrer chez un cultivateur où il reste trois mois. À 16 ans, il est transféré à Saint-Jean-de-Dieu. À 18 ans, il habitera un an dans la famille d’un cultivateur. Il reviendra à l’hôpital jusqu’à l’âge de 20 ans, d’où il sortira au moment de la désinstitutionnalisation. Il fréquentera la prison pendant les 20 années suivantes.
À Montréal, à l’Hôpital Mont-Providence Les garçons de Mont-Providence qui ont vécu la transformation de l’institution en hôpital psychiatrique avaient 11 ans (Bruno), 12 ans (Étienne), 13 ans (Vincent) et 14 ans (Jean-Claude). Ils s’en souviennent encore. Les sœurs, il y avait plusieurs sœurs qui étaient là. Les sœurs sont venues dans la salle, elles pleuraient tellement. Nous, on ne comprenait pas ce qui se passait, on ne comprenait pas non plus pourquoi elles pleuraient. Après ça, les sœurs ont commencé à s’habiller en blanc, les salles se barraient, des barreaux étaient mis aux fenêtres, on n’avait plus d’école.
Le changement s’est fait petit à petit. Au début, les religieuses ont continué à enseigner, puis un jour, il n’y a plus eu d’études et les enfants ont commencé à travailler. Ç’a pris à peu près… deux ans… disons jusqu’en 1955-56, pour que la transformation soit évidente. […]. Ce dévouement des religieuses… Les sœurs ont continué d’enseigner […] les religieuses ont tenté de poursuivre les études… à l’intérieur de ça, mais je sais aujourd’hui qu’il y avait quelque chose de caricatural à vouloir poursuivre cette démarche sans en avoir les moyens. […] Dans le Rapport Bédard […] c’est clairement indiqué la manière dont les choses se passaient. C’était vraiment l’anarchie totale à ce niveau. Donc, à partir du moment où ça devient officiellement un hôpital psychiatrique […] les éducables n’entrent plus au Mont-Providence. […] Moi j’ai… à partir du moment où il n’y avait plus d’études… je suis devenu… j’ai constitué une main-d’œuvre… et moi, ma job, c’était de laver des vieillards… laver des lits… je faisais ça à la journée longue. D’autres, c’était les patates, d’autres c’était le cordonnier. (Bruno).
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Le travail dans les dortoirs est monotone et démoralisant pour Bruno. C’est comme ça que, le fait de ne plus étudier, on a constitué une maind’œuvre, et je me souviens d’une chose, on était fatigués, on avait 12-13 ans et on était fatigués. Et probablement qu’on était fatigués beaucoup plus moralement que physiquement. Je veux dire, je lavais et changeais les lits dans un dortoir, c’est pas fatiguant, fatiguant en soi, changer un lit ça demandait pas des forces surhumaines, mais le contexte faisait que c’était démoralisant.
Les premières images qu’il a du corps d’un homme nu sont celles d’un vieillard alité: «Je me souviens quand j’ai lavé le corps d’un vieillard, j’ai trouvé ça d’une laideur et je me souviens le scrotum, c’était immense. C’est les premières images que j’ai eues.» Quand il va à l’école le matin, Vincent travaille à la buanderie durant l’aprèsmidi. Lorsqu’il cesse l’école, il travaille dans les cuisines, puis à l’infirmerie. Étienne considère que les travaux domestiques qu’il faisait déjà et qu’il continue à faire durant son année d’internement servent essentiellement l’institution religieuse et ne visent pas à le préparer à la vie à l’extérieur. J’avais commencé au Mont-Providence à aider… l’employé de la salle à passer la moppe [vadrouille], à balayer, et puis à laver […] Au tout début, oui. On aidait l’employé de la salle à laver la salle, puis tout ça. À faire les lits, pour ceux qui n’étaient pas capables. Il fallait toujours aider le plus faible. C’était l’expression employée […] Ben, tout ce qu’on devait savoir pour rester en institution. Savoir comment laver les vitres, etc. Parce qu’ […] elles savaient qu’on resterait en institution. Mais si on restait en institution, on devait servir à l’institution. C’est ce qu’elles nous apprenaient pour servir l’institution. […] Par exemple, je ne vois pas pourquoi j’aurais appris à coudre les vêtements qui appartenaient à des religieuses. Je ne vois pas pourquoi j’aurais appris à repasser leurs bandeaux avec de l’empois [amidon]… Quelle utilité que ça avait pour moi ? Aucune utilité. À laver leurs vêtements et puis leurs brassières et autres là. D’ailleurs, j’avais été scandalisé de… de laver des brassières. Je ne savais pas que les sœurs portaient des brassières.
Les méthodes d’éducation changent et deviennent des méthodes de répression. Ceux qui font de l’énurésie sont attachés à leur lit le matin avec un cadenas. Durant la journée, lorsqu’ils sortent dehors, ils doivent traîner une chaise à laquelle ils sont liés. En plus de recevoir la fessée régulièrement, presque tous les matins, parce que je mouillais mon lit, euh, elle m’attachait par le pied après le lit, avec une courroie et puis un cadenas. Là, je ne pouvais pas me lever. Et le jour, je devais traîner une chaise parce que j’étais attaché par la chaise avec une courroie. J’exagère pas, c’est la vérité. J’allais jouer dans la cour avec ma chaise. 196
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Alors, on voyait ça, là, sur les 350 élèves qu’il y avait au Mont-Providence, il y avait quelques chaises dans les cours… dans la cour […] Ça, c’était après la transformation du Mont-Providence en hôpital.
Ceux qui se mesurent aux moniteurs dans la cour de récréation apprennent à quoi servent les cellules. Un des éléments pour lesquels j’ai ressenti l’enfermement, c’est quand j’ai découvert, parce que j’en ai été victime, qu’on avait transformé les chambres de bains. Il y avait une grande salle et des unités, quatre là et quatre là… Les deux premières dans chacune des unités, dans chaque salle avait cette unité. Là tu avais quatre bains… et ça c’était séparé. Celle de droite était transformée en asile, en cellule et en haut le mur, ils ont mis un grillage. Et cette première chambre de bain, dans toutes les salles, devenait une cellule. Et moi, j’étais impoli… un peu agressif comme on peut imaginer… et j’avais posé un geste irrévérencieux à l’endroit d’un moniteur. Il était chauve. Et j’avais pris une gageure avec… On était dans la cour de récréation… J’ai dit : gages-tu que je suis capable de lui envoyer le ballon ? […] Je réussis mon coup. Ça fait mal quand tu ne le sais pas. Lui, il est surtout humilié. Ça lui a pris deux jours à savoir qui lui avait fait ça. Et quand il a su que c’était moi, il m’a rentré dans la cellule… C’était mon premier séjour en cellule… C’était une attraction pour moi la cellule, à ce moment-là, c’était pas pour moi. Mais là, il a dit. […] Et là, il a pris l’oreiller et me l’a mis en pleine face. Et là, il m’a donné des coups de poing.
Philippe, qui est entré à l’Hôpital Mont-Providence à l’âge de 9 ans, est mis en cellule régulièrement. L’eau froide, la camisole de force et la cellule sont fréquemment utilisées pour le calmer. Moi, quand j’étais au Mont-Providence [hôpital], j’ai fait beaucoup, beaucoup, beaucoup de la cellule. C’est rien que ça que j’ai vu, de la cellule, de la cellule, de la cellule. Camisole de force et puis le bain à l’eau froide avec la camisole de force et puis après ça, ils te faisaient coucher dans la cellule tout trempe.
Vincent, lui, n’a jamais fait de cellule. Cependant, il évite de justesse le transfert vers un autre asile psychiatrique. Un jour, lors d’un changement de salle, le groupe dont il fait partie se révolte et une religieuse, qui le surnomme le «souleveur du peuple», le punit. Il est privé d’une émission de télévision populaire, Les Plouffe. Le garçon apostrophe la religieuse. Elle veut le frapper en baissant ses pantalons et il réagit fortement. Il a 15 ans. Elle fait alors venir deux gardiens. La supérieure adjointe veut l’envoyer à l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, mais il est protégé par l’aumônier et il se retrouvera plutôt dans une communauté d’hommes religieux, à Saint-Louis-de-Gonzague, durant six mois. Il ira ensuite habiter dans la famille de l’aumônier pendant une dizaine d’années. 197
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L’habitude de placer les garçons dans des fermes se poursuit. « Progressivement, [elles] ont accepté des cas lourds, des vieux, lourds pour nous. Elles ont commencé à nous placer dans les fermes. » Philippe, mis en congé de l’Hôpital Mont-Providence en 1958, à 13 ans, est placé chez un cultivateur. Il n’y reste pas plus de trois mois. Il est écrit dans son dossier que «ce cultivateur ne reviendra probablement pas chercher l’enfant». Il est aussi noté qu’il réplique souvent, qu’il a la tête dure et qu’il ne s’intéresse pas à l’ouvrage.
À Disraëli, au Foyer Sainte-Luce35 D’autres garçons sont placés dans un hospice pour vieillards, le Foyer Sainte-Luce de Disraëli. René-Noël et Étienne font partie de ceux qui arrivent là en 1954 et 1955. René-Noël a 15 ans. Y avait une ferme là-dessus. […] On avait une ferme. […] Puis on avait creusé à la main… avec une pelle, toutes des pelles… pour faire une rallonge de la bâtisse. On avait travaillé comme des vrais chiens à faire ça. […] Le salage – pour couler le ciment, là […] À la pluie ! Des fois, il mouillait, puis on le faisait. […] Le Foyer Sainte-Luce, c’était un hospice, c’était ça. On couchait tous à l’hospice. […] Je travaillais sur la ferme avec un gars, là. L’hiver, on charriait le fumier, on apportait ça à des grands champs à l’autre bout, là. Avec les… une « sleigh » et puis des chevaux.
Les jeunes hommes vivent dans les mêmes pièces que les vieillards. L’individu chargé de l’établissement les punit avec un fouet à cheval, comme le décrit RenéNoël. Là, on était dans… c’était une grande salle. En haut, y avait le grand dortoir et puis en bas, y avait un petit dortoir. Alors, c’était des gens très vieux. Y en avait là-dedans qui étaient malades, puis ça fumait. Et puis on était mélangés avec des vieux. Des gens âgés. Très, très vieux. Alors, quand… on faisait quelque chose de croche ou ben quelque chose qui était pas correct, on passait
35. Le Foyer Sainte-Luce de Disraëli est dénoncé comme un cas de patronage patent du temps de Duplessis. L’un des hommes de l’étude s’exprime ainsi sur les relations entre le propriétaire et le gouvernement : «le propriétaire… c’était un bonhomme pourri jusqu’à la moelle des os. Il avait eu une subvention du gouvernement de Duplessis parce que lui avait travaillé pour les élections de Duplessis pour l’Union Nationale dans… dans la région de Sherbrooke. Alors, Duplessis, pour les récompenser, il lui a donné une subvention pour ouvrir une… un centre pour les malades mentaux âgés. Un centre pour personnes âgées.»
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au grand bureau de celui qui est en charge de Disraëli, là. Il nous faisait enlever notre chemise. Y a… y avait un fouet pour son cheval. Alors, on mangeait des coups de fouet à cheval.
Deux ans plus tard, en 1956, René-Noël quitte cet hospice pour être transféré à l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu. On fait croire à la trentaine de jeunes réunis dans la cour qu’ils s’en vont au parc Belmont en autobus. On est… on est à peu près une trentaine de jeunes… de jeunes dans la cour, là. Là, ils nous ont dit au bout d’un certain temps, là : On s’en va au parc Belmont. Alors, l’autobus était à la porte. Une grosse autobus bleu marin foncé. « On s’en va au parc Belmont ». Ben… j’ai… On avait de l’argent, du linge, tout, qui était là, là. Là, on arrive là. Y a quelqu’un, y a des gars qui ont reconnu la bâtisse : Saint-Jean-de-Dieu. On est rentrés à Saint-Jean-deDieu. Je te dis que là, hein !…
Pour sa part, Étienne est placé là à Disraëli en 1955. Il a 13 ans et il est grand et fort: «Peut-être parce que j’étais grand et fort. À ce moment-là, à 13 ans, je mesurais 6 pieds, là. J’exagère pas. […] J’étais fort. […] Je devais peser dans les 190 livres. Non. J’étais très solide et très fort à cette époque-là.» Il arrive avec un groupe de 15 jeunes hommes de l’Hôpital Mont-Providence. Nous sommes partis quinze… pour Disraëli. Et il y en avait déjà six là. Donc, on était 21 de jeunes pour s’occuper de 175 malades. Et quand je suis arrivé là, les deux bras m’ont tombé. De voir tant de vieux. […] tant de vieux. […] C’étaient des vieux qui venaient de Saint-Michel-Archange… C’étaient des anciens patients. Je dis « anciens patients » parce qu’une fois rendus à Disraëli là, c’étaient plus des patients parce qu’il n’y avait plus de médecin. C’étaient des anciens patients malades mentaux qui venaient de BaieSaint-Paul, de Saint-Michel-Archange et de Saint-Jean-de-Dieu. Et ces hôpitaux-là, ces hôpitaux psychiatriques, c’est pas de la médecine générale. Donc, c’étaient des personnes âgées de 65 ans et plus qu’on avait déplacées de ces… des autres institutions pour les emmener à Disraëli, pour laisser la place à d’autres patients, à d’autres psychiatrisés. Y avait aucun médecin, aucune infirmière. Y avait qu’une seule femme… deux femmes : une à la cuisine et la femme du patron. Et… quelques années plus tard, le patron avait été arrêté pour incendie criminel. Ça vous donne une idée…
À Disraëli, Étienne fait la connaissance d’un jeune homme de 19 ans, qui travaille là depuis cinq ans environ. C’est son premier amour: «Lui était vraiment un bel homme. Intelligent, puis brillant, puis […] Il paraissait bien […] C’était tellement agréable de me poser la tête sur son ventre poilu. Rien d’autre, hein. Il y avait très peu de rapports sexuels entre lui et moi.» Il le reverra plus tard, à l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu. «Je l’ai revu, hein. Plusieurs années après, hein. Il
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était à Saint-Jean-de-Dieu. […] Complètement capot. Complètement. Pis il l’était pas [avant]. Il était aussi intelligent que vous et moi. […] L’institutionnalisation… » Les jeunes garçons accomplissent toutes les tâches reliées à l’entretien des 175 hommes, malades mentaux, du matin au soir et du soir au matin. Ils se relayent même la nuit pour assurer le service auprès d’eux. Fallait se lever à 6 h le matin pour aller faire le gruau, préparer les rôties. On avait… 32 pains à beurrer, là, pour les 175 malades, hein. À chaque matin. Puis avec le pinceau, ç’allait vite, hein. Du beurre fondu. La margarine, on ne connaissait pas ça. C’était du beurre fondu. Heu… fallait faire… fallait faire vite. Parce qu’à 8 h 30, fallait que tout soit fini parce qu’il fallait… après ça, les laver. Après ça, nettoyer la salle en bas. Puis nettoyer toute la cuisine pour préparer le dîner, hein. Puis après le dîner, il fallait sortir ceux qu’on pouvait les sortir dans la cour en arrière. […] Personne. Personne. On fait tout de soi-même. Y a aucun… y a personne pour nous […] Non, y’ avait pas personne pour nous apprendre. Y avait pas personne. En tout… en tout et partout là, y avait quatorze employés pour les trois « shifts » [quarts de travail]. Pour 175 personnes. Si vous pensez que quatorze employés sur trois shifts… C’était pas plus de jour que de nuit ou de […] on était toujours en service… Y avait une crise la nuit, hein. Fallait… fallait qu’il y en ait un qui se lève, hein. Y en avait toujours un pour se lever, hein. Quand c’était moi… Puis dès qu’on en voyait un qui était levé, là, pour s’occuper d’un tel, bien, on restait couché parce qu’on savait qu’il y en avait un qui s’en occupait, hein.
Laver les vieillards constitue une épreuve particulièrement pénible. D’abord, parce que les trois quarts des patients, sur les 175 malades qui étaient là, les trois quarts étaient alités. Au moins dix pour cent étaient sur la camisole de force. Puis la moitié, fallait les faire manger… leur changer… Y avaient pas de couches, ils restaient dans leur merde. On en prenait un certain nombre… peut-être qu’on s’occupait de 20 à la fois. Puis 20 autres le lendemain. Puis 20 autres trois jours après pour pouvoir les laver, les nettoyer, les raser, les torcher […] Y avait même pas de douches, là. On les lavait à la mitaine dans leur lit. Fallait les nourrir souvent à la main.
Les jeunes devaient se débrouiller pour soigner les vieillards en allant voler des médicaments à la pharmacie du village. Il fallait aller voler des médicaments au village, par exemple. Pour les aspirines, du blumitinine, des pansements au cas où ils se blesseraient, là. […] Voler de la teinture d’iode. Ça on savait à peu près c’était quoi parce qu’on avait été soignés… déjà soignés par les sœurs. On savait à peu près ce qu’il fallait. Donc, fallait aller voler des médicaments ou des… être capables de donner… aller chercher des compresses. […] Parce que… y avait pas de médecins […] Ben, quand on avait besoin d’aspirines là, puis qu’il n’y en 200
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avait pas dans la maison… Il fallait en avoir des aspirines. Et puis si le patron n’était jamais là…
Étienne, comme René-Noël, travaille aussi aux travaux de construction extérieurs: «Ensuite, fallait en plus aider à l’agrandissement de la construction. Fallait agrandir l’institution». Au bout d’une année et demie, la révolte gronde. Ils n’ont toujours pas reçu les cinq dollars par semaine qu’on leur avait promis et ils brisent des meubles déjà usés, comme le raconte Étienne. C’est que à Disraëli, un moment donné, nous là, on n’en pouvait plus. Ça faisait un an et demi qu’on nous avait promis, au tout début, qu’on recevrait 5 dollars par semaine, qu’on nous avait jamais donnés. On nous mentait. D’abord, on était maltraités. Un moment donné, quand ils voulaient nous punir, ils nous mettaient dans un espèce de garde-robe. Des fois, on s’est trouvés… une fois, on s’est trouvés neuf à l’intérieur du garde-robe pendant 51 heures. […] Bien, on avait brisé des meubles qui étaient déjà brisés pour pas qu’ils soient vraiment pas réparables.
Ils espèrent ainsi qu’on les enverra à l’école de réforme pour y apprendre un métier. Oui, parce que nous, on voulait aller à l’école de réforme. Parce qu’on voulait apprendre un métier. Et qu’on savait qu’à l’école de réforme, on apprendrait tôt ou tard un métier. On a 13 ans, on a 14 ans, là, hein. Puis ça pressait pour nous là, d’apprendre un métier là. Que ce soit la mécanique automobile ou la peinture, ou la plomberie, électricien. Au moins, on savait qu’on apprendrait un métier. Et puis qu’avec ça, on pourrait… ça pourrait nous servir quand on sortirait, plus tard. On ne savait pas quand, mais on savait qu’on sortirait plus tard. On ne pensait même pas de s’évader. […] Donc, c’est pour ça qu’on avait brisé des meubles.
Mais leur sort sera le même que celui de leurs prédécesseurs: ils seront transférés à l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu. Alors, il nous a fait transférer à Saint-Jean-de-Dieu pour trouble de comportement, etc. Mais on avait déjà notre diagnostic de débiles mentaux venant du Mont-Providence, etc. Alors, c’était plus facile pour lui de nous transférer à Saint-Jean-de-Dieu que de nous transférer dans une école de réforme.
À Montréal, à l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu À l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, les jeunes qui arrivent de Disraëli rejoignent des jeunes qui vivent ensemble dans la salle Saint-Georges ou la salle Saint-Joseph.
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Moi, je ne me suis pas sauvé [de Disraëli]. Ils m’ont placé après ça. Après ça, après ça, j’ai été à la salle Saint-Georges (René-Noël). Et ils nous avaient transférés, une quinzaine comme ça, à Saint-Jean-deDieu. Ç’a été… les deux bras m’ont tombé. [Silence] À Saint-Jean-de-Dieu, […] j’ai vu un médecin, un médecin du département de la salle où j’étais, hein. Bonjour, bonjour. Comment ça va. D’où tu viens ? Je viens de Disraëli. Qu’est-ce que tu faisais à Disraëli ? […] Et… il dit : Ça va, retourne à la salle. Puis c’était dans la salle, c’était des jeunes. La salle Saint-Joseph et la salle Saint-Georges. On avait été dispersés dans deux salles à Saint-Jean-deDieu. […] Donc, les jeunes étaient à Saint-Joseph et Saint-Georges (Étienne).
L’amitié entre eux est interdite. Les religieuses ont peur de l’homosexualité entre les garçons. Dans la même salle, on en avait un [ami]. J’en avais toujours un. Et puis, la sœur, là… elle voulait pas que je me tienne avec. J’avais peut-être deux, trois ans plus vieux que lui… plus… plus vieux. Elle disait c’était juste le vice. Elle pensait qu’on avait des touchements, tout le temps. C’était juste ça. Puis le soir, on se couchait : Les mains sur les couvertes !… C’était juste… juste le mal qu’elles avaient dans la tête.
Ces adolescents ont à la fois le statut de patients et celui de travailleurs bénévoles. Certains font du ménage. «Et… Saint-Joseph, Saint-Georges, on n’avait pas plus de classe là. On servait pour faire les ménages, à Saint-Jean-de-Dieu… Tout ça. […] Nous étions des patients. […] Habillés… puis le numéro de dossier 47558. Diagnostic: débile mental, petit agité […] Parce que je l’ai vu, mon dossier.» D’autres travaillent comme plongeurs dans la cuisine et plient du linge. Au Mont-Providence, j’étais rendu trop vieux. Trop vieux, quand y disent que t’as 18 ans, trop vieux pour rester là. Y t’transféraient à Saint-Jean-deDieu et pis là… j’ai travaillé dans la cuisine… comme plongeur. Pis je r’tournais dans la grande salle après ça avec tous les autres. […] quand les sœurs… y arrivaient, pis y nous disaient : Toi, t’es capable… Ou ben y nous faisaient plier du linge, des bas et tout ça.
D’autres participent à l’embellissement de l’hôpital. «Le dessin, j’ai appris ça là. […] C’est moi qui faisais les… Y avait un atelier de bois. Tous les motifs, les canards, tout ça. Un petit motif gros comme ça. J’agrandissais ça grand pour faire des personnages dans… sur les parterres (René-Noël).» La vie en institution psychiatrique comporte aussi des loisirs organisés. À l’extérieur, ce sont des jeux de groupe ou individuels: «On a… on avait une grande… on avait la cour. L’été, on allait jouer dans la cour. Tout ça. On avait du 202
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ballon… ballon chasseur. On avait des trapèzes, on avait des «swing-cul». Les cailloux, là: un chaque bout, là.» À l’intérieur, ce sont des activités musicales au service des malades. Mes talents, moi là, je les ai dé… j’ai commencé à les découvrir à Saint-Jeande-Dieu. La musique, moi, j’ai appris ça […] C’est… c’est venu par… tout seul, comme ça. Parce que moi, je me souviens à Saint-Jean-de-Dieu, là. J’avais… la sœur avait une grosse accordéon-piano. J’ai appris l’accordéonpiano, tout seul. Là, pendant… pendant toutes les années que j’ai été là, c’est toujours moi qui accompagnais les sœurs dans le temps du jour de Noël, ou bien dans les salles. J’accompagnais… je jouais l’accordéon avec les sœurs. Puis les sœurs chantaient. On faisait… on faisait toutes les salles. […] Oui. J’ai appris le piano, la musique à bouche, la guitare (René-Noël).
Ils peuvent même participer à des concours, mais ils ne peuvent pas jouir de leurs gains. Ainsi, René-Noël, qui participe à tous les concours organisés, voit une bicyclette acquise par l’accumulation de bâtons de Popsicle, donnée à la famille d’une religieuse. Il apprend aussi qu’un prix décroché grâce à des coupons de Pepsi est donné à la paroisse. Il doit enfin se départir d’un montant de 500$, obtenu dans le cadre d’un concours commandité par une compagnie de fromage, au profit de la communauté. Puis une autre fois, y avait eu un concours là. Y ramassaient… vous savez… les coupons, ils donnaient des Popsicles, là, autrefois. J’en avais assez… Une affaire de 20 000, 30 000… Puis… je me suis fait venir un bicycle. Puis quand mon bicycle est arrivé, un beau bicycle neuf, là. Le bicycle, la sœur, elle l’a pris, puis elle l’a amené à sa parenté à Drummondville. J’ai pas eu de bicycle. […] Le bicycle est arrivé. Je l’ai vu arriver, le bicycle, le camion. […] Une autre fois, y a eu un autre concours avec des… des… des coupons de Pepsi. J’avais gagné quelque chose, puis j’ai jamais eu rien. Elle a dit… elle a dit : T’as eu ton prix, là. Ton prix que t’as eu, on a été le porter à la paroisse. […] Une autre fois, y a eu un concours. Le fromage, vous savez la Petite vache, là. Fallait trouver… j’avais vu ça dans le journal. Quelqu’un me l’avait dit, je l’ai coupé, le coupon. Puis j’étais assis à la table… Quin ! Caille et caillette. Alors, j’ai envoyé ça à la compagnie. J’ai gagné… j’ai gagné le concours. Un… j’avais eu un chèque de… de 500 piastres. Ces 500 piastreslà, les sœurs l’ont pris et puis elles l’ont gardé pour eux autres. J’ai rien eu. […] Fallait que je signe le chèque. Elle m’a fait signer mon chèque. Alors, à la procure là. Y a une procure, là-bas… y ont changé le chèque. L’argent, c’est resté dans les dossiers pour la communauté, là.
Dans bien des familles québécoises, avant les années 1960, les biens gagnés par les personnes mineures appartenaient aux parents. Dans les communautés religieuses, qui faisaient vœu de pauvreté, les religieuses travaillaient gratuitement
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et donnaient leurs biens personnels à la communauté36. À l’asile psychiatrique, les biens gagnés par les jeunes garçons illégitimes sont considérés, manifestement, comme appartenant aux communautés religieuses. En ne leur donnant pas accès à leurs gains, les religieuses agissent envers les garçons comme s’ils étaient à la fois leurs fils et membres de leur communauté, comme s’ils avaient fait, eux aussi, vœu de pauvreté. Le débordement d’énergie des garçons est contrôlé par les religieuses et par les employés. Les troubles que j’ai connus… J’faisais des crises des fois. J’faisais des crises en disant : Pourquoi j’suis dans une bâtisse qui avait pas d’allure ? […] Des fois, on était marabouts. Y nous chicanaient. Les femmes nous tapaient et les gardiens avaient pas de patience. Parce que des fois, on était tellement renfermés. […] Ça fait que quand j’ai eu la chance de me sauver… j’ me suis sauvé (Jean-Claude). Sœur B. de la P., c’est la seule que j’ai aimée là. […] Puis… y en avait d’autres qui me faisaient peur, là. Puis j’en ai mangé des strappes, j’en ai mangé des livres de téléphone sur la tête, moi. C’est pour ça que je suis nerveux de même, des fois là (Édouard).
Les religieuses utilisent la camisole de force et les médicaments pour calmer les jeunes garçons dans les salles. Étienne reçoit des médicaments surtout quand il se révolte contre l’autoritarisme des religieuses responsables de sa salle. On lui passe la camisole de force avant de les lui faire prendre. Plus souvent qu’autrement, les religieuses me donnaient des médicaments sans l’autorisation des médecins. […] J’ai jamais eu de prescription du médecin. Je ne vois pas pourquoi, d’ailleurs. Les religieuses, dès que je leur répondais le moindrement ou autre […] Il m’arrivait de me fâcher de temps à autre. Devant des grandes injustices ou devant le… l’autoritarisme aveugle des sœurs du département de la salle. Là, là, j’en prenais pour leur coup. Elles me mettaient la camisole de force et puis elles me faisaient prendre des médicaments de force. Du gargatif, du strilafa, du gadenate, du stelazine. N’importe quoi pouvait y passer pour tenter de nous calmer. J’ai jamais eu d’électrochocs ni de… ce qu’on appelait la cure du sommeil, hein. Je ne sais pas si vous savez ce que c’est, hein. Des injections. On provoquait des… la cure du sommeil, c’est provoquer des comas par une injection trop forte d’insuline, je pense. Par le… on provoquait le coma (Étienne).
36. « En effet, le travail gratuit des frères et des sœurs constitue un apport économique non négligeable au budget des institutions d’assistance », Malouin, 1996, p. 30.
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Philippe a 16 ans quand il est placé avec les vieillards. Il taquine beaucoup les autres. Il dit qu’il voulait jouer et attirer l’attention. Il est beaucoup battu, mis régulièrement sous médication et attaché avec la camisole de force. Il recevra des électrochocs. Les employés utilisent aussi la camisole de force, la cellule et les coups pour conserver le pouvoir dans l’établissement. René-Noël se révolte fortement contre l’enfermement en cellule et ils le battent jusqu’à ce qu’ils puissent le maîtriser physiquement. À la salle Saint-Georges… eux autres… ah, j’ai fait de la cellule là aussi. Ah ! Ils m’ont mis la camisole de force, pendant des semaines, des trois semaines. Après ça, j’ai été un mois sans camisole de force dans la cellule. Et puis j’ai défoncé la porte de la cellule pour sortir. J’étais tanné. J’ai défoncé la porte. J’ai sorti. Ils m’ont… après ça, ils ont essayé de me poigner. J’ai couru partout, là, pour pas qu’ils me poignent. Puis ils m’ont ren… ils m’ont repoigné encore. Puis le gardien, il m’a étouffé pour que j’arrête […] Puis ils m’ont étouffé. Là, je pensais mourir. Il m’a étouffé avec ses bras là. Il m’a étouffé. C’est épouvantable là. Là, là. Là, j’en pouvais plus. J’étais après euah… aheu […] Fait que là, là… Pour faire en semblant que je suis… je suis… on va dire que je suis mort, là. Je me suis laissé… pour qu’ils me lâchent. Là, y a pensé que j’étais mort, quelque chose. Quand il m’a lâché. Là, là, je me suis levé. Là, j’étais tanné en maudit. Là, j’ai sauté dessus. Puis envoie. Puis là, ils m’ont ramené encore dans la cellule. J’ai été encore un mois dans la cellule, encore. J’ai été battu. J’ai été battu, c’est épouvantable.
Étienne est astucieux. Il réussit à se détacher de la camisole de force et il montre aux autres comment le faire. C’est qu’à un moment donné, tu sais, à force d’avoir la camisole de force, on finit par se trouver… être capable, et avoir la capacité de l’enlever facilement. C’est une technique qui consistait à se gonfler au maximum… puis gonfler ses muscles, gonfler sa poitrine, là. Tout gonfler au maximum. […] Tout le temps qu’ils attachent. Puis une fois que t’es attaché, tu te laisses complètement dégonfler, là, et puis là, il y beaucoup de « lousse ». Beaucoup, beaucoup de « lousse ». Après ça, ça s’enlève tout seul. La technique, c’était de se gonfler. Toutes les techniques, je les donnais aux autres patients… aux autres orphelins, là. Si elle te met la camisole de force, tu te gonfles, tu te gonfles, tu te gonfles. Tu sais, j’avais une influence sur… une mauvaise influence.
Un jour, la direction ne parvient plus à le maîtriser et l’envoie à la prison de Bordeaux. Et c’est pour ça qu’elles m’ont envoyé à Bordeaux. […] J’essaie de me rappeler si c’est la fois qu’elles m’avaient mis la camisole de force avec, en tout et partout, 21 cadenas attachés après mon lit. Et puis que j’avais réussi à enlever la 205
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camisole de force et puis tout débarrer les cadenas avec un crucifix de chapelet… J’avais… j’avais un… j’avais un chapelet et puis un crucifix de chapelet qui m’a toujours servi de clé. […] Je suis allé voir, il y a quatre ans, le dossier. C’est pas spécifié pourquoi ils m’ont envoyé à Bordeaux. Il y a une phrase à quelque part qui dit [que] je fomente des évasions.
À Montréal, à la prison de Bordeaux Il y avait, à la prison de Bordeaux, un secteur pour détenus aliénés. Pour Étienne, il s’agit de l’aile D, où se trouvent les criminels dangereux avant la construction de l’Institut Pinel. À Bordeaux, un an et demi à Bordeaux, dans l’aile D avec des fous dangereux. Là, c’était vrai, là. Là, c’était vrai. Y avait même un curé qui avait tué un enfant de chœur après avoir eu des rapports sexuels. Puis ça, là, des détenus comme ça, il y en avait beaucoup. Des gens violents là… Ou des gens très intelligents, pis pas plus malades que vous et moi, mais qui avaient préféré de se faire passer pour malades mentaux. Et puis qu’au bout de trois-quatre ans, le médecin dise : Ben, maintenant, il est correct, il est guéri, puis il n’est plus un danger de la société.
Il a 16 ans. Il se demande ce qu’il fait là. Ciboire ! Qu’est-ce que je foutais là ? […] Quel crime que j’ai commis dans la société, avant même que je naisse, pour que je sois rejeté, en partant ? Que je suis juste un paria, que je suis un dé… un déchet avant même que je sois né. Puis que je dois… rien avoir, rien à apprendre. T’es plus qu’une pomme « pourite ». T’es… t’es de la […]
Mais Étienne n’est pas seul. Il y a là une vingtaine de garçons illégitimes, dont quatre garçons de ferme qui s’en sont pris au fermier. Étienne raconte. Non, pis je suis pas tout seul, là, hein. On est… on est une vingtaine d’orphelins là. […] ce qu’on appelait les orphelins… des garçons cultivateurs. Les garçons de ferme. […] Des gens d’Huberdeau, de la ferme, de… de BaieSaint-Paul. D’un peu partout. Des orphelins qui n’avaient pas tous été envoyés dans des institutions psychiatriques. […] Je me demande si proprement […] si le fermier envoyait des choses à la communauté en retour d’avoir un travailleur gratuit là. […] Les garçons de ferme, bien y en a beaucoup. On leur faisait accroire qu’ils étaient pour recevoir un certain salaire. Puis ils ne le recevaient pas. Bien, ce qu’ils faisaient, ils tiraient sur leur fermier. Y en avait quatre comme ça, à Bordeaux. Des garçons de ferme, des orphelins qui venaient de d’autres inst… qui venaient des fermes et qui avaient été dans des orphelinats, qui étaient à Bordeaux. Ils se sont retrouvés à Bordeaux parce qu’ils avaient tiré sur le fermier. Il y avait… le… le D., que c’est S., de son vrai nom. Puis il y avait un certain C.G. […] qui lui venait de Huberdeau. 206
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Lui avait tiré… non, il avait donné des coups de poignard sur le fermier. Tandis que l’autre là, D. ou S., lui avait tiré. Donc, ils avaient fait un acte répréhensible.
Étienne et les autres tentent de s’évader et déclenchent une émeute. À Bordeaux, là […] on a déclenché une émeute en 1960. En jui… le 27 juin 60. Dans l’aile D […] On avait essayé de s’évader dans l’après-midi, puis, ça n’a pas fonctionné. On a réessayé le soir, puis ç’a viré en émeute parce qu’y en a trois qui ont été tirés sur les murs. […] Oui, entre les deux murs. Et ç’a viré en émeute qui a duré deux jours. […] À Bordeaux, y a… le grand mur qu’on voit de l’extérieur, puis à l’intérieur, il y a un mur un peu plus petit. À peine un peu plus petit. Puis entre… y a deux murs à traverser avant d’arriver de l’autre côté du grand mur. Alors, puis tout le long du mur… du plus petit mur, il y a une espèce de marchepied qui est à une certaine hauteur, où le garde avec la carabine se promène. […] Alors y a trois orphelins qui avaient été tirés sur les murs. On s’en allait du côté de la guérite. On passait par la guérite pour sortir par la porte.
Mais la tentative échoue. On les met alors en cellule, avec la camisole de force, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. «Et… ça nous a rien donné, parce que le lendemain, déjà après l’émeute, on nous a mis dans nos cellules, en camisole de force. Moi, je suis resté… c’est-y ça? Je pense 21 jours consécutifs, sur la camisole de force, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.» Plus tard, malgré la recommandation d’un médecin qui le déclare apte à apprendre un métier, il est transféré de nouveau à Saint-Jean-de-Dieu. Je l’avais vu, ça, dans le dossier: Je recommanderais que ce patient soit transféré dans une école appropriée pour qu’il apprenne un métier, etc. Le docteur C. […] a signé ça: Ce patient a été déclaré débile mental, mais aux faits n’est pas un débile. […] Il avait écrit ça dans son rapport. […] Bordeaux avait décidé de me transférer à nouveau à Saint-Jean-de-Dieu. Je venais de SaintJean-de-Dieu, puis on m’a rentré à Saint-Jean-de-Dieu. Donc, le rapport du médecin. Il y a un rapport pour «IN» puis y a un rapport pour «OUT».
Étienne a près de 18 ans. Son désir d’apprendre un métier ne se concrétisera jamais dans le cadre institutionnel.
À Montréal, dans des familles Pendant que les garçons sont à l’orphelinat de Mont-Providence, les religieuses les mettent en contact avec des familles, celles des employés ou les leurs. Elles continuent de le faire, même après que l’Institut médico-pédagogique a été transformé en hôpital psychiatrique. Les religieuses autorisent alors les garçons à sortir de l’institution le dimanche ou durant les fêtes rituelles. 207
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Et y avait des moniteurs qui nous emmenaient chez eux, à Noël ou les Fêtes. C’était pas souvent, ça, là. J’étais content. J’étais heureux, là. Là, j’étais content, tu sais. Je voyais une famille. Je sortais dehors. C’était le seul plaisir… c’était le seul plaisir que j’aimais. Après ça, après ça… j’avais pas le goût de retourner au Mont-Providence. J’avais pas le goût parce que j’ai vu ce que c’était qu’une famille, tu sais. Je voyais, là. Je… tu sais… je ne suis plus emprisonné, je suis dehors, là.
Ces contacts permettent parfois à ces enfants d’être véritablement insérés dans une famille, à long terme. Aux environs de 18 ans, Philippe passe la journée chez la tante d’un garçon, Réal, qui a 13 ou 14 ans. Les deux garçons s’entendent bien et jouent ensemble toute la journée. Quand vient l’heure du départ, Philippe pleure. Réal parle à son père. Ils amènent Philippe chez eux. La condition faite à Philippe pour demeurer là était de travailler fort. Philippe, qui est devenu comme un employé du père, supporte le régime pendant un an, mais il décide finalement de retourner à l’hôpital. Par ailleurs, les relations établies entre Réal et Philippe ont perduré. Les deux hommes se voient périodiquement depuis 10 ans. Pendant cette période, Philippe a souvent été en prison. Quand il n’est pas en milieu carcéral, il vit seul, en chambre, sans attache particulière. Les deux hommes ont déjà habité ensemble, jusqu’à ce que Réal cohabite avec une femme. Alors qu’il avait environ 11 ans, la bonne entente de sœur O. avec l’aumônier a permis que Bruno soit présenté à un couple marié lors d’un spectacle de chansons. L’orphelinat était sur le point de devenir un hôpital. L’aumônier est arrivé par Madeleine [la femme du couple]… quand elle est venue au spectacle qu’on avait fait de chansons là. Et moi j’étais le dernier en haut de la chorale. [Et là, l’Institut médico-pédagogique n’est pas encore transformé ?] On est dedans… En d’autres mots, c’était en train de se décider, mais ça n’était pas encore fait […] Lui [l’aumônier], au début… pour moi, ça existe pas… c’est un aumônier qui en remplace un autre… je n’avais pas de relation privilégiée. J’ai commencé à avoir une telle relation à partir du moment où Madeleine… la femme de Roger, est venue alors qu’on faisait un spectacle de chansons et que l’aumônier a fait ça, comme ça, il a confirmé que c’était moi. Donc, moi dans ma perception des choses j’ai pensé : On me reconnaît. Et là, je ne comprenais pas qu’on puisse me reconnaître. À partir de ce moment-là l’aumônier venait parfois et là, comme j’avais eu un premier contact avec lui, j’allais le voir… et même je me souviens d’être allé à son bureau jaser avec lui.
Dès lors, Madeleine et Roger R. le reçoivent chez eux durant les fins de semaine, à Noël, à Pâques et durant les congés. Ils lui donnent une place dans leur famille de six enfants. Comme le plus jeune garçon s’appelle aussi Bruno, avec une différence d’âge de cinq ans, on les situe, dans la fratrie, en les nommant 208
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«le petit Bruno» et «le grand Bruno». Bruno adore leur fille Isabelle. Plus tard, il donnera son nom à l’une des siennes. Monsieur R. joue encore le rôle d’un père auprès de lui et ses enfants, celui de frères et de sœurs. C’est une image paternelle, le père que j’aurais voulu avoir. Depuis que j’ai 12 ans, il est présent dans ma vie et il l’est encore. Lors du décès de Madeleine […] : Bruno, toi tu t’en viens avec nous autres, tu fais partie de la famille. Quelque part, c’est ta mère qui est morte, viens t’en avec les enfants. […] Je suis certain que ça va être la même chose, et même plus fort, avec Roger. Dans leur tête à eux, je fais partie de la famille.
Ses contacts avec l’aumônier et son désir personnel lui permettent aussi de faire des études. En effet, à 16 ans, alors qu’il est interné depuis cinq ans à l’Hôpital Mont-Providence, Bruno est placé avec d’autres adolescents dans un orphelinat agricole tenu par des religieux. Il y complète ses études de la 5e année à la 9e année, alors que la plupart des autres ne les poursuivent pas. C’est donc lui qui connaissait les Clercs de Saint-Viateur à Joliette. Le directeur de l’Orphelinat Saint-Georges à Joliette était un confrère de classe, si je ne me trompe. En tout cas, c’était une connaissance de l’abbé Desroches. Je crois qu’ils étaient confrères. Et il l’a appelé. Il dit : Écoute, j’ai un p’tit gars ici… On était quelques-uns, cinq ou six, à être transférés à l’Orphelinat Saint-Georges. J’ai pas été seul à être transféré là, mais les autres n’ont pas poursuivi leurs études.
On lui offre de devenir frère convers. Il refuse. Il est alors placé chez les mêmes Clercs de Saint-Viateur à Berthier, où il fait sa 11e année. On lui offre de devenir frère enseignant. Il veut connaître le monde. et il refuse sur le moment, mais il reviendra une année plus tard. Le jour de ses 21 ans, alors qu’il vient de quitter le juvénat des Clercs de Saint-Viateur, Roger et Madeleine R. communiquent avec lui. Ils l’invitent chez eux. Lorsqu’il se réveille, le matin, Madeleine lui caresse les cheveux. Il est sans travail. Roger l’aide alors à entrer dans une firme de communication. Entre la fin de son séjour à l’orphelinat à 11 ans et durant tout son internement à l’asile jusqu’à 16 ans, Bruno a donc été intégré petit à petit dans un milieu familial. Entre son départ de l’asile à 16 ans et sa sortie de communauté à 21 ans, Bruno est aussi intégré dans un milieu clérical d’hommes. Grâce à l’alliance d’une religieuse et d’un aumônier, et grâce à l’alliance de l’aumônier et d’un confrère de classe, Bruno a réussi à s’insérer sur les plans familial et social. Vincent a aussi réussi à s’insérer dans un milieu familial et dans un milieu social, grâce à l’alliance d’un aumônier et de son frère marié. À l’Hôpital Mont-
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Providence, alors qu’il a entre 14 et 16 ans, Vincent a une relation privilégiée avec sœur A. de la C. Il dit qu’elle a été sa mère et qu’il était son protégé. Il la visite encore aujourd’hui. Elle a 84 ans. Alors qu’il travaillait avec elle à l’infirmerie de l’hôpital, elle lui a appris à prendre la tension et la température. Elle lui a aussi appris à économiser: «Vincent, t’as 1$, tu dépenses 1,05$, t’es pauvre; t’as 1$, tu dépenses 95 cents, t’es riche! » Elle avait confiance en lui. « Elle croyait en moi, elle m’a stabilisé quand j’ai été revendicateur.» Mais Vincent est aussi apprécié de l’aumônier, dont il sert la messe et dont il s’occupe des aquariums. Cette relation privilégiée avec un homme contribue directement à éviter son transfert à Saint-Jean-de-Dieu, à 15 ans. L’aumônier le fait plutôt transférer dans une communauté religieuse d’hommes. De plus, les bonnes relations qu’entretient l’aumônier avec son propre frère marié et avec sa belle-sœur font que Vincent sera hébergé dans leur famille durant une dizaine d’années, de 16 à 26 ans. Son sentiment d’appartenance envers l’institution religieuse est très fort. Un jour, il décide de retourner à Mont-Providence mais le prêtre, qui suit des cours en service social, lui dit: «Jamais! Ta place n’est plus ici! » Vincent conserve encore aujourd’hui ce grand sentiment d’appartenance envers l’institution. Il considère qu’il continue l’œuvre des religieuses.
Les enfants du Saguenay et de la région de Québec à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul Les jeunes enfants du Saguenay qui étaient à l’Orphelinat de l’Immaculée des Petites Franciscaines de Marie, à Chicoutimi, et ceux de la région de Québec qui étaient à l’Orphelinat Notre-Dame des Saints-Anges à Lyster ont été internés à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul. Les enfants placés dans des orphelinats ordinaires au Saguenay et dans la région de Québec, où il n’existait pas d’orphelinat spécialisé ou d’institut médicopédagogique37, comme celui de Montréal (Mont-Providence, qui ne durera que de 1950 à 1954), ont été transférés à l’asile psychiatrique plus jeunes que les enfants placés dans un orphelinat spécialisé. Ainsi, Théonas, qui était possiblement à l’Orphelinat de l’Immaculée, des Petites Franciscaines de Marie à Chicoutimi, est passé à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul, tenu par les 37. J.-C. Miller (1941, p. 203) note, dans Relations, le besoin impérieux d’instituts médico-pédagogiques pour diminuer le nombre et la durée des internements. Il note aussi qu’il existe deux institutions, La Jemmerais à Québec et l’École Tavernier à Montréal qui, si incomplètes et imparfaites qu’elles soient, n’en ont pas moins rendu de notables services.
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mêmes religieuses, un mois avant l’âge de 6 ans. Il y est resté interné jusqu’à 36 ans. Valier est passé de l’Orphelinat Notre-Dame des Saints-Anges de Lyster, des Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, à l’Hôpital Sainte-Anne à Baie-Saint-Paul à l’âge de 7 ans et y est resté interné jusqu’à 28 ans. Osmond est passé du même orphelinat au même asile à l’âge de 8 ans et est resté à Baie-Saint-Paul jusqu’à 30 ans. Dollard a pris le même chemin à 8 ans et y resté jusqu’à 14 ans. Enfin, René a aussi quitté Lyster pour se rendre à Baie-Saint-Paul à l’âge de 11 ans, où il est resté jusqu’à 29 ans (voir tableau ci-dessous). Les garçons internés à l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul
Nom
Date de naissance
Années de séjour
Âge au début et à la fin
Osmond
3 juillet 1936
1944-1966
8-30 ans
Valier
2 mars 1938
1945-1966
7-28 ans
René
2 septembre 1936
1947-1965
11-29 ans
Théonas
4 octobre 1946
1952-1983
6-36 ans
Dollard
3 avril 1951
1958-1966
8-14 ans
L’arrivée de ces enfants à l’asile (en 1944, 1945, 1947, 1952 et 1958) fait écho aux propos de Malouin (1996, p. 268) sur les caractéristiques de la clientèle potentielle des asiles psychiatriques au Québec, selon la loi de 1941: «Il en ressort que la fonction de l’asile n’est pas seulement de traiter des aliénés, mais aussi d’héberger des individus marginalisés ou stigmatisés en raison de leur incapacité intellectuelle, de leurs difformités, ou encore parce qu’ils sont atteints de certaines maladies.» Mais on sait maintenant que ces garçons n’étaient atteints d’aucune maladie, n’étaient pas difformes et qu’ils ne manquaient pas d’intelligence.
L’instruction scolaire ne se rend pas jusqu’aux enfants de l’asile Trois de ces enfants arrivent à l’asile entre 1944 et 1947. La scolarisation, qui est devenue obligatoire dans la province de Québec à partir de 1943 pour les moins de 14 ans, s’amorce lentement et devient obligatoire dans les orphelinats en 1945. Elle se propage différemment selon les régions, et les villages accusent plus de retard que les villes. Dans ces conditions, on peut affirmer qu’Osmond, René et Valier n’ont pas eu accès à l’instruction scolaire dans le cadre institutionnel, ni à la crèche, ni à l’orphelinat, ni à l’asile, compte tenu de l’année où ils sont nés.
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À cette époque, l’instruction religieuse l’emporte sur l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul. Valier garde le souvenir des nombreux prêtres qui lui ont enseigné le catéchisme. «Le père E… après ça, j’connais le père D., qui nous donnait le catéchisme le dimanche, les fins de semaine. Y a le père A. D. aussi, le père H., le père G., aussi, que j’connais. […] Oui… pis j’m’en souviens.» À l’hôpital, on récite le chapelet tous les jours et la messe est obligatoire le dimanche. À certains étages, elle est même obligatoire tous les jours avant le déjeuner. Valier se rappelle qu’à 15 ans, les religieuses lui ont enseigné des prières en latin pour servir la messe à la maison mère des Petites Franciscaines de Marie à Baie-Saint-Paul. Il réussit à les apprendre: «C’tait dur, par exemple… quand y m’ont montré l’latin, là… Au commencement… les bonnes sœurs, y m’ont montré le latin. C’tait dur au commencement… Après ça, ben, j’ai tout appris ça.» Ce n’est qu’en 1966, au moment de la désinstitutionnalisation, qu’on entreprend de lui faire connaître les matières scolaires. Il a 28 ans. Ben… y a Jean-Guy […] qui m’a montré l’école […] Oui… y a sœur M.-de-la-P. aussi… une sœur Franciscaine de Marie, qui m’a montré l’école. Y ont été bons pour moi. Après ça, on avait un éducateur d’atelier… Monsieur Jean-Claude […] qui m’a montré la menuiserie… Pis l’éducation physique, c’tait Rodrigue […] Raynald […]
Les deux autres enfants, Théonas et Dollard, arrivent plus tard à l’Hôpital Sainte-Anne, soit en 1952 et 1958. Dans le dossier de Théonas, il est noté qu’il a un défaut d’intelligence, qu’il est bien au-dessous de la normale et qu’il ne parle pas, ce qui est utilisé pour justifier son internement. Quant à Dollard, bien qu’il ait réussi sa 1re année à l’Orphelinat de Chicoutimi, tout apprentissage scolaire cesse durant son internement. Son exclusion de l’instruction est manifestement due au fait qu’il est interné: il n’y avait pas de classe à l’Hôpital de Baie-Saint-Paul. Les enfants internés ne sont pas traités comme des personnes qui peuvent apprendre. Ils ne connaissent pas leur âge. En 1955, Théonas a 9 ans. Il est noté à son dossier qu’il dit son nom, mais qu’il ne connaît pas son âge. Il apprendra sa date de naissance à sa sortie de l’asile à 36 ans. Ces enfants ne savent pas écrire. Osmond, qui fréquente les enfants du dentiste de l’asile, apprend à signer son nom à leur contact, en dehors de l’institution. Ils ne savent pas lire. Valier apprend à lire quand il sort de l’asile à 28 ans. Ils ne savent pas compter. Dollard apprend à compter quand il sort de l’asile à 14 ans.
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Ils vivent en « jaquette », nu-pieds Les jeunes patients de l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul vivent en jaquette et en «barbotteuse», vêtement tout d’une pièce. Osmond la décrit ainsi: « La barbotteuse… Il y avait un panneau en arrière, pour faire caca, pis en avant, c’étaient des boutons bleus. » Ils ne portent pas d’autre vêtement, ni de souliers, sauf le dimanche, comme le rapporte Dollard. Moi, quand j’ai rentré là, j’ai toujours porté la jaquette, la barbotteuse. On portait du linge pour bien paraître quand il y avait des visites, le dimanche. […] Ouais, on nous mettait du linge propre, pis des souliers, n’importe quels souliers. La paire de souliers qu’on me mettait, ils ont été portés je sais pas comment de fois par n’importe qui.
Théonas se rappelle qu’il allait «nu-pieds dans la salle à journée longue» ou «dans les souliers des autres qui puaient, qui faisaient mal aux pieds». René considère que «c’était pire que les prisons, parce que dans les prisons, au moins, ils les mettent pas nu-pieds, en barbotteuse, sans sous-vêtement». L’été, ils sont installés sur les galeries dans cette tenue. Personne du village ne peut les voir et ils ne peuvent voir personne. «De 3 h à 4 h sur les galeries entourées de barreaux, entre deux bâtisses, tu pouvais pas voir ce qui se passait dehors, tu ne voyais que la bâtisse à côté. La façon que c’était arrangé, les galeries, c’était entre les deux bâtisses; personne du village pouvait voir.» Même quand il y a des sorties à l’extérieur, ils sont dans cette tenue humiliante. C’était dans leur chemin privé, aller jusqu’à l’Ermitage. On pouvait faire deux milles à pied… quand c’était l’été, c’était en jaquette. C’était vraiment humiliant. On allait jusqu’à l’Ermitage, on revenait dans nos départements. La seule fois qu’ils nous habillaient, c’était l’hiver. Et tu gelais. Et si t’avais le malheur de te plaindre, tu sortais plus de l’hiver.
Une travailleuse sociale ayant œuvré à l’Hôpital de Baie-Saint-Paul en 1969 confirme qu’encore à cette époque, les patients sont en jaquette et ne portent pas de chaussures.
Ils n’ont pas d’intimité ni dans le dortoir, ni dans la salle de bain, ni aux toilettes Interné à l’âge de 6 ans, Théonas fait encore pipi au lit. Il n’a pas le droit de se lever pour aller aux toilettes durant la nuit. Pour éviter de se faire punir, il change de matelas avec un autre enfant. Mais quelqu’un lui joue le même tour et met son
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matelas mouillé à la place du sien. Il se fait punir à sa place. À l’asile, où il se trouve à 30 ans, Osmond perd encore un peu d’urine la nuit. Il est dans un «dortoir de 90 lits environ, 45 d’un bord, 45 de l’autre». Chaque lit est sur roulettes. Il y a une distance d’à peine 30 cm entre chacun. Les religieuses surveillent le dortoir à travers le carreau de la porte. Il n’y a pas de lits attitrés. Dollard, qui se comporte agressivement quand quelqu’un prend le lit où il a l’habitude de dormir, est puni pour avoir défendu son territoire. Il doit rester dans le corridor toute la nuit, à genoux. On couchait dans le même lit, mais il arrivait que quelqu’un pouvait prendre ton lit […] Ça m’est arrivé. Y en a un qui avait pris mon lit, mais y a eu affaire à sortir de là. Une fois je me suis fait pogner. J’étais agressif. Quand c’est tes affaires… On m’a mis à genoux toute la nuit dans le passage, à genoux toute la nuit.
Pour les faire lever le matin, le gardien allume toutes les lumières et passe à chaque lit. Certains utilisent le fouet pour réveiller les plus lents. Le gardien à 5 h allume toutes les lumières du dortoir et il fait le tour des lits. Y en a qui étaient corrects, d’autres ne l’étaient pas. Y en a, des fois, c’était le fouet, un coup de fouet pour ceux qui avaient de la misère à se lever. Y en a qui se levaient, et pis tout l’monde allait aux toilettes faire leurs besoins et après tout le monde allait dans la salle attendre le déjeûner.
Les enfants ne font pas la sieste dans leur lit. Sur un étage, ils appuient la tête sur la table. Cela dure deux heures. Il est interdit de bouger, sinon ils reçoivent «une claque derrière la tête». À un autre étage, l’employé est plus dur. Si un enfant bouge plus d’une fois, il est enchaîné au banc. Après notre dîner, tout le monde était assis sur des bancs. Ça, c’est à partir d’une heure et quart. C’étaient des bancs, comme des bancs d’église, tu pouvais asseoir dix personnes. Le dos était dégagé, il fallait que tu vires de bord et que tu t’appuies la tête. Tu te levais pas jusqu’à deux heures et demie, trois heures. Une espèce de sieste qu’ils appellent. Le gardien passait et si t’avais le malheur de te lever la tête : un coup de poing, une claque, derrière la tête… tu ne bouges pas. […] Si tu avais le malheur de désobéir une couple de fois, il te mettait des poignets avec une chaîne et un cadenas, il t’attachait au banc.
René se rappelle qu’il a mouillé ses culottes jusqu’à 13 ans. Un employé le lave dans le bain avec un arrosoir. Ce n’est qu’à 14 ans qu’il commence à se laver lui-même. Dollard ne souffre pas d’énurésie. Il est lavé dans un bain avec ses compagnons jusqu’à 10 ans: «L’heure des bains, pas tous les matins, c’était deux fois par
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semaine j’pense. Là tout le monde flambant nu attendait et un par un […] à la débarbouillette, ils te lavaient le dos et le devant. Toujours dans la même eau, quand l’eau était vraiment noire, sale, là ils la changeaient.» Les endroits pour uriner et pour déféquer ne favorisent pas l’intimité. Il n’y a pas de porte devant la cuvette: «C’était des toilettes, mais pas de porte. Il y avait un paravent qui séparait chaque toilette, mais pas de porte en face.»
Des employés de la communauté les utilisent comme objets sexuels Par ailleurs, les salles de bain se ferment à clé et les employés peuvent avoir des rapports sexuels avec les jeunes hommes en toute quiétude: «La seule intimité qu’on avait, c’est quand on avait des rapports sexuels avec des gardiens. Là, eux autres, ils fermaient la porte de la salle, ils barraient la porte qui communiquait au dortoir. Tu étais tout seul avec le gardien dans les toilettes.» Certains employés ont des relations sexuelles avec les garçons sans leur consentement. Ils les violent en les sodomisant ou en leur faisant subir des fellations. B.G., T., A.B., S.T., lui, il en a débauché, des jeunes, il en a enculés. Je l’ai vu, cet homme-là, ranger son pénis dans le derrière des petits 10, 12, 13 ans. C’était terrible. J’ai vu des petits gars qui avaient le pénis enflé, l’infection làdedans, le petit gars parlait pas. Il avait peur. Le docteur D. lui demandait : Où ce que tu as eu ça. Il parlait pas. Il pleurait, il pleurait.
Une religieuse, avisée par un garçon des pratiques de certains employés, demeure incrédule. «Il y en a un qui a rapporté ça à sœur S., elle a jamais cru ça. Elle croyait pas ce qui était vrai, pis ce qui était pas vrai elle le croyait. […] Quand tu dis, les petits garçons qui se faisaient sodomiser, qui se faisaient sucer, là. Ils avaient le «tocap» enflé, pis l’infection.» Les religieuses font davantage confiance à des patients délateurs, qu’elles récompensent en leur donnant accès à une chambre privée et à la même nourriture qu’elles. Parmi eux se trouvent aussi des pédophiles. Si les enfants refusent leurs avances, ils se vengent en rapportant aux autorités des fautes réelles ou imaginaires: «Si le petit gars acceptait pas ça, on allait rapporter à la sœur. On disait n’importe quoi: Lui, il a fait ci, il a fait ça. Elle, cette maudite folle-là, elle croyait tout ça, elle les croyait, ses privilégiés. Elle, ça y prenait des rapporteurs officiels, des délateurs. En réalité on faisait pas de mal.» Ces patients délateurs sont utiles à d’autres égards. Ils rendent des services essentiels durant les fins de semaine. Ils remplacent les employés en congé. Durant la messe, par exemple, ils surveillent les handicapés qui ne peuvent pas y aller: «Ils étaient pas là, les délateurs, quand on 215
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allait à la chapelle. […] Ils avaient un travail à faire. Il fallait garder les salles, parce que c’étaient des handicapés qui pouvaient pas aller à la chapelle.»
Des religieuses les violentent en s’alliant avec leurs employés Les religieuses sont préoccupées d’empêcher toute forme de rapport sexuel entre les garçons et les filles. On a appris à Théonas que les enfants naissent dans les feuilles de choux et dans les patates: «Ils m’ont dit qu’il venait d’une feuille de chou, pis dans les patates. On y allait même, au jardin, dans le jardin, pis il y avait pas d’enfants-là.» Il ne comprend pas pourquoi les filles ont les cheveux longs. Un jour, il est surpris à se promener avec une fille dans le village. Sœur G. F. lui fait savoir qu’il ne doit pas sortir avec une fille. Son compagnon, L.B., est moins chanceux. Il a 14 ou 15 ans. En visite dans un foyer, il se déshabille avec la fille de la maison. Théonas raconte: Il a rencontré une fille dans le village. Il a sorti avec elle. Il a eu des rapports mais sans pénétration. Là, il la voit se déshabiller, ils se regardent, ils étaient flambant nus, la petite fille avait l’air de niaiser un peu. Là, il regarde, elle baisse ses petites culottes, il se regarde : Comment ça tu as pas ce que j’ai ?
De retour à l’hôpital, il va candidement en parler à sœur S. Elle le frappe en plein visage et lui fracture le nez. Elle le fait transférer dans un autre hôpital psychiatrique, à Saint-Michel-Archange. On dit qu’il est devenu un être dangereux pour les autres, comme le raconte Théonas: «Il a conté ça à sœur S., sœur S. est arrivée en pleine fessée, en pleine face. Elle a pas regardé où ce qu’elle a fessé, elle y a pété le nez […] Sœur S., elle a fait son transfert à lui […] Ils veulent pu le sortir, parce que sans ça, il va tuer quelqu’un. Il est [a] souffert lui.» L’emportement de cette religieuse contre les garçons ne se limite pas au fait qu’ils enfreignent des tabous sexuels. Parce qu’il est trop agité, «trop gibier», « trop diable», sœur S. dit à Théonas qu’elle va le faire souffrir. À 12 ans, elle le frappe férocement sur les fesses. Lorsqu’il la revoit à l’âge de 50 ans, il lui rappelle combien elle l’a humilié: «Moi, quand je te vois, mes souvenirs, c’est du noir. C’est ça que j’ai dit à elle. Elle dit: Tu t’en souviens? Je me souviens, moi, elle me donnait même une volée. Elle m’a vu les fesses […] J’avais 12 ans. Tu me voyais tout nu, de même, tu me plaquais, fends-les, les petites fesses.» Les religieuses ne sont pas toutes détestées. C’est à la Villa Fafard que René rencontre sœur Saint-D., une religieuse qui était «fine» avec lui. Il a eu de la peine lorsqu’elle est «partie» (morte). Elle jasait avec lui, l’appelait au bureau, lui donnait des bonbons qu’il fallait manger en cachette, pour ne pas éveiller la
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jalousie des autres enfants. Elle lui donnait parfois un peu d’argent. Il se souvient aussi d’une autre religieuse qui a été bonne avec lui, mais il a oublié son nom. Cependant, on se rappelle aussi les deux qui ont été le plus méchantes: «Sœur Saint-S-J. et Saint-C. […] Sont vieilles. […] Me faisaient donner des volées, m’agaçaient… [Je les] haïs à mort. […] Ne peux oublier cela, je l’ai dans la tête.» L’une d’entre elles est particulièrement violente. Son nom revient sur les lèvres des cinq hommes qui ont résidé à l’Hôpital de Baie-Saint-Paul: «Il fallait aller demander pardon aux sœurs. Tu te mettais à genoux devant la sœur [Saint-C.] et demandais pardon. Tu ne savais jamais ce qu’elle pouvait te faire. Elle pouvait s’virer, te prenait les oreilles, un coup de genou dans le ventre [Dollard].» Un jour, elle prive l’un d’eux d’aller servir la messe. C’est un privilège, pour lui, de sortir de l’hospice, et il est très frustré de ne pouvoir le faire: «Ça arrivait que j’allais servir la messe chez les Petites Franciscaines de Marie. Fallait que je sorte de l’hospice, je traversais pour aller complètement jusqu’à dans le village pour aller servir la messe. […] Je perdais ce privilège. Ça m’a rendu tellement agressif, tellement malin.» Il a commis une bévue et les délateurs de sa salle avertissent la religieuse, qui l’amène dans la pharmacie, le fait mettre à genoux et lui interdit de bouger. Il a 12 ans. Elle lui donne des coups de pieds dans les parties génitales et elle lui frappe la tête sur le comptoir. Y en a qui étaient portés à t’en vouloir […] ça tombait dans les oreilles de certains gardiens et quand les gardiens étaient pas disponibles, ils allaient voir la religieuse en question dans la pharmacie. Là, elle se levait, allait dans la salle et venait me chercher par les oreilles. […] Et là elle m’a amené dans la pharmacie et elle m’a dit : Tu te mets à genoux et tu bouges pas de là. Et elle me donnait des coups de pied dans les parties et elle avait de la misère. […] Elle m’avait frappé dans les parties, elle m’avait fait mal. Quand elle m’a fait mettre à genoux dans la pharmacie, elle m’avait pris les cheveux, elle m’avait fessé à coups de tête dans le comptoir. Ça faisait mal. Là, j’ai dit ça va faire. Je me suis levé.
Il fait une crise et il l’attaque. Je la vois encore, j’étais à genoux et à force de manger des coups […] j’ai fait une crise. Je me suis défoulé, je l’ai bousculée, elle est tombée en bas de son banc, je l’ai prise, je l’ai levée, je l’ai décapuchée […] J’avais pogné cette sœur-là, je l’avais décapuchée et je lui avais calissé une de ces crisse de volées, ça m’a fait du bien. J’ai dessoufflé… Ah ! l’avoir décapuchée ! À coups de pied, je lui ai même enlevé sa prothèse, sa bottine qu’elle portait, et je l’ai fessée avec […] Elle était assise sur un banc, je l’ai bousculée, elle tombe à terre. Je la prends par la capine, tout me reste dans les mains […] J’la prends par son
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costume et je la déshabille, la seule chose que je lui ai pas enlevée, c’était son corset.
La religieuse donne l’autorisation aux employés d’en disposer à leur guise. Ils se font aider de deux patients, ils l’attachent sur un lit et ils le frappent à coups de strappe et à coups de pied. Elle l’a dit à J.-R.T. : […] Disposez-en comme vous voulez, je vous donne l’autorisation. Que ce soit la camisole de force, vous allez lui mettre des chaînes, des cadenas, vous allez après le mur et lui donner la volée. Les autres, les gardiens, ils se faisaient un plaisir de le faire. Là, ils sont arrivés, je me rappelle, ils avaient pris A.G., des gens qui étaient comme nous autres dans le département, des patients comme nous autres, je pense qu’ils étaient allés en chercher quatre. On m’avait attaché sur le ventre, A.G. me tenait la tête, un autre me tenait le corps pour que je ne bouge pas et là, ils m’ont fessé à la strappe, à coups de strappe, à coups de pied dans les hanches. J’ai des séquelles aujourd’hui de ça, j’ai toujours eu mal à la hanche.
La punition ne s’arrête pas là. Il reste attaché durant deux semaines, avant qu’une cellule se libère. Il urine et il défèque dans son lit. Ah, j’ai subi le martyr ! J’ai été deux semaines attaché parce que les cellules étaient toutes prises. Y attendaient qu’une cellule se libère. J’ai attendu quinze jours. J’étais toujours attaché, pendant deux semaines sur mon lit dans le dortoir, flambant nu. Tu chiais dans ton lit, tu pisses dans ton lit, y s’occupaient pas de toi. [Une fois en cellule, il reste attaché durant deux autres semaines. Il n’y a pas de matelas pour que les excréments puissent tomber directement dans une chaudière.] Une cellule s’est libérée, on m’a envoyé dans la cellule, où j’ai passé un autre quinze jours, toujours attaché. Là, il y avait un lit, mais pas de matelas. Sais-tu pourquoi ? C’est pour pas que tu chies. Quand tu avais envie de pipi ou de chier, il y avait une chaudière en-dessous du sommier. Pendant deux semaines. Toujours attaché. Et comme repas, le matin, c’était du gruau avec du pain. Et dans le gruau, comme liquide, c’était du lait. Et le soir – tu avais deux repas, le matin et le soir –, le soir, un bol de gruau avec de l’eau, mélangé avec du pain. Pendant deux semaines.
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Ils sont enchaînés et frappés, comme s’ils n’étaient pas des êtres humains Une travailleuse sociale indique qu’en 1969, désinstitutionnaliser voulait dire désenchaîner. Il y avait des malades qui étaient attachés à des barres de fer et d’autres qui dormaient attachés à leur lit. Ce n’est qu’à partir de la théorie de la normalisation de Wolf Enberger que les malades mentaux, au Québec, seront considérés comme des humains. En Europe, les travaux de Pinel en 1865 et de Franco Bosadie en 1875 ont contribué à faire en sorte qu’ils soient traités avec humanité plus tôt. René se souvient des employés qui ont été cruels avec lui. Une fois sorti de l’asile, il les a rencontrés et leur a dit ce qu’ils pensaient d’eux. S.T. et son garçon A.T. ont été bons avec moi. Les autres, non. D.B. (il lui manquait un œil), était fou avec moi, D. [patronyme] je l’ai vu et je lui ai dit ma façon de penser. Je l’ai rencontré dans une famille, je l’ai appelé : Toi, t’en rappelles-tu ce que tu m’as fait ? Il ne s’en rappelle pas, moi je lui ai dit que je m’en rappelle. Tu veux-tu m’essayer, asteur ? Tu m’essayais quand j’étais jeune. Viens asteur, arrive. […] Il m’a donné des bains d’eau froide, m’a mis en bas attaché. Oublie ça, René, c’est passé. C’est pas passé pour moi, je l’ai là, dans la tête. Après ça, il m’a donné un café. Ton café, garde-lé pour toi. L’autre qui lui manquait un œil, je l’ai rencontré chez lui. Toi, tu m’as donné des volées, tu m’as renfermé dans la cellule […] les mains attachées, du pain et de l’eau, pas de manger.
À 18 ans, René ne se laisse plus battre. Il se défend. À la Villa Fafard, Valier subit toutes sortes de sévices corporels. Il est mis dans un bain, les mains attachées derrière le dos. Il est enchaîné avec des anneaux sur le plancher. Il est conscient que les religieuses qui le font mettre en cellule sont elles-mêmes troublées, parce qu’elles sont enfermées toute la journée avec des malades. On avait douze cellules, hein… On avait des bains tombeaux, là… Y nous saucaient dans l’bain […] les mains attachées en arrière du dos […] avec de la savonure… Maltraités… Même des barreaux sur les galeries, on étaient attachés là… même en jaquette, camisole de force… Des anneaux sur le plancher… y en avait quatre anneaux sur le plancher… et douze cellules… que les sœurs nous ont renfermés. Ben y avait des sœurs qui étaient troublées… Y étaient renfermées à la salle Saint-Jean-Baptiste au 5e étage… Ça c’était des sœurs troublées que j’ai connues. C’étaient des sœurs Franciscaines. Y en avait des bonnes et y en avait des mauvaises.
Lorsqu’il est à l’Hôpital de Baie-Saint-Paul, un employé le frappe avec une chaîne. 219
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Les coups que j’ai eus à Baie-Saint-Paul, j’vas vous montrer… J’ai été enveloppé dans ça… Ça c’est les vrais coups que j’ai eus à Baie-Saint-Paul… Des coups de chaînes ! […] Ça, c’est un coup de chaîne que j’ai eu. […] par un gardien, oui… Y envoyaient des gardiens nous varger d’même ! […] C’est tout l’orphelin qui ont passé d’même… tout orphelin maltraité… tout orphelin. […] Y nous punissaient… Tiens r’garde les yeux. […] Tiens r’garde, y m’ont grossi l’nez… r’garde… Ça c’est quand j’ai été maltraité… avec des coups de chaîne. Les yeux au beurre noir, quand j’ai été maltraité.
Théonas décrit les employés comme des bourreaux. C’étaient les bourreaux. L’enfant Saint-G. […] il est mort. […] Ils me mettaient des chaudières d’eau froide, la tête dans la chaudière. Ils m’attachaient, ils me mettaient, ils m’étouffaient, mais pour me laisser mourir, ben, ils l’enlevaient tout suite. J’avalais de l’eau, là tu venais mal, en plus ils fessaient les coins de l’oreille.
Il a rencontré l’un d’entre eux l’an passé et il lui a exprimé sa colère d’avoir été rasé. «J’ai dit: J’ai 15 ans […] Tu t’en souviens, tu avais un «clipper» pour me raser la tête, là tu me vois hippie. […] Tu t’en souviens toutes les semaines, moi rasé, il me punissait de même… Oublie ça. Ça s’oublie pas. C’est rien que de la violence.» Théonas garde précieusement le souvenir d’un employé qui l’a défendu contre un autre employé qui le battait. Monsieur F., moi je pense toujours à lui. Ça c’est un homme, ça serait grâce à lui, j’aurais gagné ma vie, je serais riche, j’aurais toujours été les voir moi. […] Il était fin, pis il aimait pas battre les enfants. Quand il m’a vu battu, il a dit au gardien : Tasse-toi, moi je vais te tuer, on bat jamais un enfant de même à 12 ans. Il me garochait, moi je pleurais, j’ai eu la tête fendue. Là lui il m’a pris dans ses bras.
Cet employé qu’il aime a cinq enfants. Sa femme et lui le reçoivent à la maison et s’attachent à lui. Ils veulent le garder et lui apprendre à écrire. Théonas croit qu’ils voulaient l’adopter. Quand Théonas va en visite chez eux, il ne veut plus repartir. On y allait, pis moi je pleurais, j’avais pas de sœurs, ni de frères. Pour moi je me suis attaché. Il dit : On va te montrer à apprendre à écrire, à lire, mon petit gars. Je lui ai dit : pourquoi tu veux ? Il dit : Parce qu’on va t’instruire un jour, moi je vais faire ma vie. […] Là il m’expliquait tout ça, j’ai dit : Ah je veux pus aller à l’hospice, je veux pus, je veux pus. Là je me tenais après un barreau de chaise. Voulais pus retourner, moi. Je pleurais en partant, je m’en allais à l’hospice. Là ça fait quelque chose.
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Les religieuses rappellent l’employé à l’ordre. «Si ça continue, y ira plus chez vous.» Un jour, elles l’envoient chercher définitivement. Toute la famille essaie de le retenir, mais il est forcé de retourner à l’hospice. On l’empoigne physiquement et on le ramène. L’employé est congédié. À chaque fois que je vois cette maison-là, j’ai 15 ans, écoute ça, c’est comme un film, il faut pas que tu parles, tu écoutes. Après ça, je lui ai dit et je m’en rappelle, ces enfants, ils me montraient des lettres à moi, sa mère, les enfants, ils pleuraient. Elle dit : On le garde moi. Il dit : Il a pas de sœurs ni de frères moi. Tu veux-tu une petite sœur, un petit frère ? J’ai dit : Mets-en, j’en veux moi. Moi, il me tenait par le bras, moi j’ai dit : Moi je veux pas m’en aller, j’ai dit : toi va chier ! mange de la marde. C’est un employé qui venait chercher moi. Moi je voulais pas.
Ces hommes appellent les gardiens les «tueurs», les «monstres». Ils utilisent l’expression «camp de concentration» pour décrire l’asile où ils étaient internés. C’était un camp de concentration. Tu n’avais pas ta liberté. Tu étais vraiment incarcéré. Des barreaux dans les châssis. Tu sortais sur les galeries à l’extérieur et tu avais des barreaux du plancher au plafond. C’était vraiment un asile. Tu étais incarcéré. La preuve : j’ai déjà fait, moi, des choses qui n’étaient pas correctes quand j’étais dans le monde, comme on dit, quand on m’avait envoyé un coup en prison. J’étais mieux traité en prison que là.
Plus tard, ce sera le docteur B., qui les «bourrait de pilules», qu’ils appelleront le «bourreau». Certains de ces hommes sont encore habités aujourd’hui par des idées meurtrières et par des pensées suicidaires. Plusieurs de leurs compagnons se sont suicidés, «Marcel P., Joseph V. s’est pendu, Roger R. s’est empoisonné avec du Drano liquide, Alexis C. s’est tiré devant une automobile, Laurier R. s’est couché sur la voie ferrée.»
Ils doivent rendre service aux autres malades et à la communauté religieuse Selon une travailleuse sociale, la seule activité pour les aliénés est de se bercer. Lorsque les employés ne peuvent plus supporter le bruit et le mouvement des chaises berceuses, ils leur interdisent de continuer. Les religieuses entraînent tous ceux qui en ont la capacité et la volonté à s’occuper des autres. René se rappelle qu’entre 11 et 13 ans, il n’a rien d’autre à faire que de s’asseoir et de se bercer. Avec les autres, il se lève à 5h30 le matin, soupe à 4h l’après-midi et se couche à 8h le soir. À 14 ans, en 1950, il prend soin d’enfants
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hydrocéphales à la salle Saint-François de la Villa Fafard. Il lave les enfants et les fait manger. Il change aussi leurs couches et les accompagne dehors durant des heures. René déteste accomplir ces tâches, qu’il refuse de considérer comme du travail. Bien qu’il y ait des filles à la Villa Fafard, il est interdit aux garçons et aux filles de se rencontrer dans la cour. En 1951, à 13 ans, Valier travaille aussi à la salle Saint-François. Il donne le bain aux petits malades à 7h le matin. À 4h l’après-midi, il plie des couvertures et aide ceux qui le peuvent à s’habiller pour sortir dehors: «À 4 heures, on pliait des couvertes… on aidait aux malades qui sont pas capables de s’habiller. On les envoyait dehors. On les habillait.» Avec les autres, il fait aussi du ménage à la maison mère des religieuses: «On avait… y nous ont fait faire du ménage à la maison mère aussi… Y nous appelaient, les sœurs, pour faire du ménage à la maison mère.» [Valier dit combien les travaux ménagers étaient difficiles.] «Quand on y pense… brosser le plancher avec des brosses raides… vernir l’plancher… on a goûté à ça, nous autres.» Osmond se souvient d’avoir ramassé des roches et des patates dans les champs à l’automne et au printemps. Le soir, il mettait ses vêtements de travail sur le pied de son lit. Quand il sortait dehors le lendemain, il passait par la cave, où les manteaux étaient mis dans des casiers. Il a aussi fait le ménage dans les maisons d’été de la communauté à Saint-Irénée, lors de leur ouverture et de leur fermeture. Dollard fait manger des bébés. Moi, ce que j’en ai arraché, c’est quand j’étais jeune. On partait de SaintAntoine, on appelait ça « les apports » pour aller faire manger les bébés qui étaient pas capables de manger eux-mêmes, qui étaient toujours sur des lits, 24 heures sur des lits. […] On se mettait en rangée et on descendait à la salle Saint-François pour aller donner à manger aux enfants.
Il y a, à l’Hôpital de Baie-Saint-Paul, toutes sortes d’enfants malades: «Il y en a qui étaient malades, d’autres paralysés. Y en a qui étaient infirmes. J’ai vu des enfants qui n’avaient pas de membres, d’autres qui avaient des grosses têtes. J’ai vu des enfants sans doigt, des enfants qui sont nés comme ça, avec des malformations. Et y en avait! Dieu sait qu’y en avait! » Il fait aussi le ménage dans l’institution: «Après la toilette, c’était le temps du ménage. On en choisissait une couple pour laver les tables, les chaises, laver les planchers à genoux. Si tu n’avançais pas, un coup de pied dans le cul.»
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Des employés les font travailler avec eux Valier est fier de montrer une photographie prise par les employés de la communauté religieuse où il conduit un véhicule à 14 ans: «Un bull… la communauté était riche dans c’temps-là… C’tait un bull que les sœurs ont acheté. […] C’était des employés… qui travaillaient là. […] tous des employés que j’ai connus. […] Ils m’ont montré à chauffer un camion, un bull.» À 18 ans, il est envoyé dans des fermes, avec des cultivateurs. Ainsi, il apprend avec eux à travailler dans les champs de patates et dans les poulaillers. Ah… j’ai appris à travailler dans des fermes aussi… chez les cultivateurs à Baie-Saint-Paul, dans les poulaillers. On a ramassé dans les champs de patates aussi… on a appris ça. On a été à Saint-Irénée aussi… pour aider à ce monde-là… les autres malades qui étaient là. Saint-Irénée a été incendié en 56… en même temps que l’église de Baie-Saint-Paul. […] À Baie-SaintPaul… on avait deux étables…, celle d’en haut et l’étable d’en bas.
Le fruit de son travail revient à la communauté religieuse où il réside. «On restait à l’hôpital, on allait travailler à la ferme… On travaillait, parce que nous autres… on était des enfants du gouvernement, c’est pour ça… y nous payaient pas.» Osmond a eu la chance de travailler avec le boulanger de la communauté durant 10 ans. Il a appris à faire du pain et à le trancher à la machine. Le boulanger de la communauté a un fils qui est le médecin de la communauté. Quand Osmond travaille à la boulangerie, il rapporte au boulanger ce qui ne va pas à l’hôpital. Le boulanger le dit à son fils le médecin, qui intervient pour ne pas qu’on maltraite les orphelins. Osmond fait aussi la rencontre du dentiste de la communauté. Il fait le ménage chez lui: «J’étais tout le temps là, moi […] à tous les après-midi. […] J’allais faire le ménage, c’était jamais sale.» Avec les fils et les filles du dentiste Osmond parle, se balance et apprend à jouer aux cartes. Un jour, le dentiste lui arrache les dents sous anesthésie locale, alors qu’à l’asile, les religieuses exigeaient qu’il les arrache à froid: «À l’hôpital, ils sont tendus. Si y faisait pas ça, ils en engageaient un autre. Y disaient ça, les sœurs, il avait pas le choix, il était «smat». De retour à l’asile, pour justifier l’intervention, Osmond raconte aux religieuses qu’il a «mangé une volée» et qu’il «s’est fait casser les dents». Osmond reste en contact avec les enfants du dentiste. Plus tard, lorsqu’il déménagera à Québec, il louera même une chambre chez un des fils du dentiste.
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Depuis longtemps, Osmond est passionné de bicyclettes. C’est un phénomène noté dans les annales de la communauté: «Après bien des recherches et maintes démarches, Osmond a son propre recoin pour la réparation des bicyclettes; ce travail l’a toujours fasciné car, en plus d’arrondir son pécule, il apprécie hautement la traditionnelle balade de vérifications (Porter, 1984, p. 180).» Il a appris à les réparer lui-même, en les défaisant et en les remontant, caché derrière la maison mère des religieuses. Lorsqu’il va chez le dentiste, il fait des réparations pour les autres villageois et il met le fruit de son travail à la banque. À sa sortie de l’asile, il gagnera sa vie en partie grâce à ce talent. Durant la première année de son internement, Dollard tente de fuir son département. L’enfer a commencé lorsque j’avais 8-9 ans dans la salle Saint-Antoine. Il y avait là des gens de tous les âges… de 9 ans, de 12, de 15 ans, de 20, de 25 ans, c’était pas du même âge. […] On était parmi des gens normaux et des pas normaux. J’avais des gens psychiatrisés parmi nous autres, des fous. Des fous qui étaient attachés à la journée longue, des camisoles de force. Y en a qui faisaient n’importe quoi.
Il a la chance de rencontrer le responsable de la buanderie. J’avais 9 ans. Il était monté livrer du linge sale. Je m’étais caché dans le fond. Y avait du linge sale par-dessus moi, pis J.-E.D., c’est lui qui devait prendre ces chariots-là pour les envoyer au lavage. […] Je l’entendais parler, y dit aux employés : Ça va être pour laver demain. Ça fait que, là y ont commencé à fermer la buanderie, y ont fermé les portes. Ça fait que je me suis trouvé enfermé dans la buanderie toute la nuit. Ben, c’était pour sortir du département. T’sais quand tu as subi des affaires… Ça fait que le lendemain, quand y ont ouvert, j’suis sorti de là. […] Il s’informait de moi.
Le responsable de la buanderie est aussi embaumeur. Il l’invite à travailler avec lui. «Il me dit: aimerais-tu ça travailler avec moi? Tu vas avoir du fun avec moi, tu vas être bien.» Il accepte et ils travailleront ensemble durant sept ans, même après la désinstitutionnalisation. En 63, j’étais toujours à l’hospice avec J.-E.D. à la buanderie ou pour les morts. En 64 la même chose, en 65, pis quand y ont fait la désinstitutionnalisation, en 66-67, y nous ont placés en foyer nourricier. Un moment donné, j’suis toujours resté dans le domaine des morts, j’avais été voir J.M.P., j’lui avais dit que j’avais travaillé là-dedans avec J.-E.D., à la buanderie ou à préparer les morts.
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Dollard qualifie de paternelle la relation qui s’établit entre eux. Il est reçu chez lui avec sa femme: «Il a été comme un père pour moi. Une chance que j’ai eu cet homme-là, je ne serais pas là aujourd’hui. […] Il me trouvait débrouillard, très intelligent. […] On s’adonnait bien.» À 12 ans, J.-E.D. le met en contact avec le chauffeur des religieuses, qu’il accompagne jusqu’à Québec. C’était celui-là qui chauffait les camions, qui allait chercher les commandes à Québec qui arrivaient à bord du bateau, par exemple. Il fallait aller chercher ça à Québec. Ça arrivait par les goélettes, c’est pas d’aujourd’hui ça. On allait chercher des barils de mélasse, de la farine, du sucre… pour aller chercher des victuailles aux goélettes.
Dollard ne travaille pas longtemps avec monsieur B., parce qu’il trouve cela trop dur. Mais, comme le chauffeur fait des courses à l’Orphelinat Saint-Sauveur (à Québec), il rencontre là une religieuse, sœur Sainte-A, à laquelle il s’attache. «Elle me disait tout l’temps: Viens me voir. C’est quand l’Orphelinat Saint-Sauveur existait. Quand je montais avec B. de Baie-Saint-Paul à Québec pour aller chercher des poches de farine et des fois on allait en porter là. […] C’était elle qui s’occupait de la réception de la marchandise.» Il la visite encore aujourd’hui chez les Sœurs de la Charité de Québec. Il a 48 ans et elle en a 96 ans: «Moi, j’ai ben aimé cette sœur. Elle me gâtait, elle me donnait tout l’temps de quoi. Et elle disait à monsieur B.: Vous r’viendrez avec. […] J’étais toujours le bienvenu dans son orphelinat. Elle me gardait à manger, elle me donnait des gâteries.» La plupart n’ont pas la chance, comme Osmond et Dollard, de se créer des alliances en dehors de l’institution grâce aux relations avec un employé des religieuses. Le cas de Philippe-Joseph (qui ne fait pas partie de l’étude) est pathétique et évocateur, lui qui a fait semblant d’être mort pour vérifier s’il avait quelques parents ou des personnes qui le connaissaient. Il espérait retrouver les membres de sa famille à ses funérailles, comme le raconte Dollard: «Parce qu’il savait que ceux qui ont de la famille, quand il y a un décès, ils viennent tous. Les endroits où tu peux voir tes parents, c’est quand il y a des décès. […] Ça fait que Philippe-Joseph, il avait fait le mort.» Mais il n’y a pas de funérailles pour les personnes sans famille. De retour à l’asile, Philippe-Joseph est frappé et on lui donne une injection. Il dort durant quatre jours: «Il en a mangé une sucrée. […] Ils ont appelé le docteur, je pense que c’était le Dr D., pis ils lui ont donné une fessée, une sucrée. Puis ils lui ont donné une injection, j’pense qu’il a dormi quatre jours. Pis là, il s’est mis à maigrir, le bonhomme.» Ressuscité d’entre les morts, il revient mourir parmi les fous, dans l’anonymat de l’institution. 225
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
L’adolescent qui a fui les Frères de la Miséricorde, au nord de Montréal, pour retrouver les Sœurs du Bon-Pasteur à Québec Lorsque le travailleur social lui fait croire qu’il lui a trouvé une école de métier, Joseph est interné à la Clinique Roy-Rousseau, une clinique de désintoxication pour alcooliques. Il a 15 ans et il n’a jamais pris d’alcool. C’est là que je commence mon internement ! […] Y m’ont dit : Tu vas apprendre un métier. Y m’ont amené à la Clinique Roy-Rousseau. […] C’était pour les alcooliques, cette clinique, les cas de dépression. Moi, j’prenais pas de boisson, j’connaissais même pas ça, du rye ou du scotch, et j’ai vu des gars attachés sur des […] Là, j’tais pris encore et j’étais pas capable de déserter, là. J’étais embarré dans des portes électriques pis… là, j’ai rencontré un gardien. Il dit : Aie pas peur, y en a pas un qui va te faire mal. J’avais peur. Et là, j’voyais des patients qui étaient dans des dortoirs, pis j’attendais… j’attendais.
Joseph reste un an à Roy-Rousseau. Le médecin qui l’examine conclut qu’il n’est pas débile mental. Il demande au travailleur social de le retourner à la Sauvegarde de l’Enfance. Le docteur G. m’a posé trois questions : Quelle date qu’on est aujourd’hui ? pour voir si j’étais mêlé. Qui était le premier ministre ? C’était facile, c’était Duplessis. Dans mon dossier c’est marqué, madame : Débile mental, mais il lit les journaux ! J’me renseignais ! Le docteur G. y dit : y est pas « mental » !… Y téléphone à H.R., qui dit : Ramenez-le à la Sauvegarde de l’Enfance.
Mais H.R. n’a toujours pas de place pour lui et il l’envoie à l’Hôpital SaintMichel Archange. Il a 16 ans. Là, c’est deux policiers qui m’ont amené à Saint-Michel-Archange. C’est là qu’y m’ont dit : Tu vas apprendre le vrai métier. […] Et quand j’ai rentré à Saint-Michel-Archange, les deux policiers, madame, y m’ont même souhaité bonne chance ! Y’ont dit : Aie pas peur, Joseph, j’espère qu’y t’maganeront pas. J’ai dit : Comment ça se fait que j’suis transféré ici ? On a des ordres, Joseph. On a l’ordre de t’amener à Saint-Michel-Archange.
À Québec, à l’Hôpital Saint-Michel-Archange Le rituel d’admission à l’hôpital psychiatrique est terrible pour lui. On l’installe parmi les malades mentaux dans la salle 2B. On le dénude en déchirant son linge, on lui met des chemises et des sous-vêtements marqués du nom de l’hôpital et on lui dit d’attendre le médecin. Il l’attend durant trois jours en pleurant. Le médecin prescrit des tests et on le fait uriner dans un pot, qu’il a la malheureuse idée de 226
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remplir jusqu’au bord. Ce geste d’ignorance s’ajoute à son dossier et il est déclaré débile mental profond. La sœur m’arrive avec des pots, elle dit : Vous pisserez dans ces pots-là. Ben, j’ai tout rempli les pots d’urine moi ! Elle dit : remplissez les pots ! Après a dit : Pauvre fou, t’es malade ! C’est elle qu’était folle, a m’a rien dit ! Ça fait qu’a la marqué dans le rapport : Y a tout rempli les pots d’urine. Là, je passais pour fou, là. Le lendemain matin encore, là je passe dans une grande salle. Tous des médecins, des psychiatres. Là y lit mon dossier : Bon, le p’tit gars… pas mal dérangeant. T’sais, la seule chose qu’y ont dit : Débile mental profond ! Là, j’ai été six mois dans cette salle-là, madame. Je ne mangeais presque pas, je pleurais.
Joseph reste dans la salle 2B environ six mois, jusqu’à ce que les employés lui offrent de changer de salle en échange de travail domestique, qu’ils appellent des services. Il est alors placé dans la salle 2D, où ils lui font laver des salles et des toilettes. Au bout de six mois, ils lui font croire qu’il peut améliorer sa condition et il accepte un autre travail. Il est alors transféré à la salle 5D. Le travail est plus difficile. Ils lui font laver des vieillards alités, ce qui lui donne des haut-le-cœur. Il lave aussi les planchers de la salle, les toilettes, les urinoirs, ainsi que les dégâts que font les malades lorsqu’ils se trouvent en cellule. Un jour, Joseph détache un malade en cellule. La religieuse lui dit qu’il est fou d’avoir fait cela et il lui réplique que c’est elle qui est folle. Il est mis en cellule lui-même durant une semaine. Le gardien prend plaisir à lui rappeler que ce sont eux qui détiennent le pouvoir: «Le gardien qui venait me voir: Tu vas voir ti-gars, c’est nous autres qui mènent! Même si tu nous rends des services, tu vas nous supplier… Ç’a resté de même, madame. J’avais rien à faire. J’ai dit: Je suis sûr que j’vas mourir ici.» Dans d’autres circonstances, certains employés utilisent des mégots de cigarettes pour le faire souffrir: «Pis en-dessous des bras, ici, j’ai des brûlures… des gardiens qui nous attachaient et qui nous mettaient des tops de cigarettes.» Un jour, Joseph parle au psychiatre des sévices corporels, de la mauvaise nourriture et du manque de reconnaissance pour les services qu’il rend aux employés. Ce médecin lui fait administrer ses premières pilules et il le fait changer de salle. Durant trois ans, il servira la messe, sous médication. Dans une minute, madame, j’ai dormi comme une poche ! Le largatil, le méllaril qui est la pilule la plus forte, j’ai eu quatre sortes de pilules. Là, j’étais vraiment malade mental, j’étais figé, j’étais vraiment à leur merci. J’ai fait à peu près trois ans dans cette salle-là, trois ou quatre ans. Toujours les mêmes services : lever le matin, servir la messe tranquillement.
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La religieuse qui est responsable de la salle où il se trouve le protège. Elle fait diminuer la dose de médicaments: «C’est là que j’ai rencontré la sœur Saint-R., celle que j’ai aimée. Elle dit: Comment tu t’appelles? Elle dit: Tu sers bien les messes, mais on trouve que tu es lent. J’ai dit: Ben… j’ai des grosses pilules fortes. Elle est allée voir le docteur, le docteur a commencé à baisser ma dose.» Il fait des sorties à la crèche pour assister à des baptêmes d’enfants illégitimes, qui lui rappellent son statut: «Quand j’étais jeune à Saint-Michel-Archange, j’allais à la crèche Saint-Vincent-de-Paul, sur le chemin Sainte-Foy, et les Sœurs du BonPasteur, des fois, nous faisaient assister à des baptêmes. Ce mois-là, c’étaient tous des Simard… tous des Sylvain… Moi, ça a tombé peut-être sur les Sylvestre.» Grâce à la relation qu’il a avec cette religieuse, il échappe aux abus sexuels des employés dans la salle. Il échappe aussi au rasage de tête, punition infligée à ceux qui s’évadent, parce qu’il est servant de messe. Mais il n’échappe pas aux douches collectives, où les employés en profitent pour humilier les garçons nus. Ils prennent plaisir à leur faire écarter les fesses pour vérifier s’ils sont propres et ils passent des remarques sur leur pénis et sur la forme de leurs fesses. Dans toutes les salles que j’ai faites, c’est la journée des douches qu’on aimait pas, parce que c’était l’humiliation complète. À poil, devant tout le monde, devant tous les patients, devant les gardiens. Y avait quatre douches pour toute la gang et c’est les gardiens qui pouvaient mettre l’eau chaude comme ils voulaient. Et, madame, c’était des examens assez approfondis : Lève ta jambe, écartille-toi les fesses, voir si on était bien lavés, mais dans le fond, c’était des kicks qu’y avaient. Et on restait longtemps tout nus avant qu’on ait d’autre linge. C’est aussi pire que de faire l’acte. Des fois, y nous agaçaient : Mmm, une belle petite pissette rose, l’autre a des belles foufounes ! C’était toutes des affaires de même.
À cette époque, l’éducation sexuelle des garçons est réduite au minimum. Pour contrer l’érection matinale, les religieuses leur enseignent à se mettre des serviettes d’eau froide: «Les sœurs nous ont gardés ignorants… Même des fois on disait à la sœur… on venait «durs» le matin des fois… La sœur disait: Mettez une serviette d’eau froide! ! ! C’est ça qu’a nous répondait.» Les gardiens profitent de leur ignorance pour les abuser ou pour leur maltraiter les parties génitales. Et si un gardien nous touchait, on avait peur de parler. […] Parce que quand j’ai déserté, madame, j’ai été strappé sur un lit, c’est abominable… la camisole de force. […] On était vraiment bien attachés… Et les gardiens faisaient exprès pour nous attacher, là… et serrés, là, madame, ça nous faisait mal. Si on bougeait… on a des testicules là ? nous autres on disait des 228
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gosses… J’disais : j’ai mal aux gosses ! Le gardien disait : T’as déserté, reste là. J’ai même vu un gardien, ça j’m’en rappelle, avec ma pilule, l’urinoir y était là, pis il l’a vidé dans mon lit. Dans mes parties et vous savez… de l’urine ça chauffe. Pis un gardien qui est venu, j’ai dit : J’suis mouillé. Y dit : C’t’à toi à pas te mouiller ! J’ai dit : C’est pas moi qui a fait ça… Ben voyons ! On passait pour des fous, madame.
Joseph n’aime pas être dans la salle 6B avec les jeunes malades mentaux. Il souffre. Il demande alors à la religieuse qui l’apprécie de changer de salle. J’étais dans la salle des gars de mon âge, mais dans les gars de mon âge, c’était des jeunes malades mentaux… Y avait un jeune qui voyait des fourmis, c’était tous les cas… On a eu même une salle qui était pour les épileptiques… une salle pour les idiots. C’était le 6B, dont j’ai souffert dans cette salle-là plus que d’autres. J’ai dit à sœur Saint-R. : Je suis pas bien avec ces jeunes.
Elle le présente à l’hospitalière en chef en qui elle a confiance. La scène qu’il décrit démontre que le pouvoir d’une religieuse sur une autre qui est en situation d’autorité est limité. Ca fait que Saint-R., elle arrive un après-midi, un samedi, elle dit : Joseph, viens me voir à mon bureau. J’ai dit : Pourquoi ? Elle dit : Je vais te présenter l’hospitalière en chef. C’est là que j’ai rencontré mon bourreau : la sœur T.-d.l.-C. ! J’avais hâte à lundi, moi… c’est qui qu’elle va me présenter ?… j’espère que ça va être une bonne sœur. Elle dit : Elle est autoritaire, mais elle est bonne. J’ai cru ça. Lundi j’vas y aller. Je sers la messe. À 9 heures moins quart, j’étais à son bureau. sœur Saint-R. a dit : Elle est à la veille d’arriver. Elle me donne un bon verre de jus, ça paraissait bien. Et elle m’a fait mettre propre, j’avais pas une affaire [étiquetée] de Saint-Michel-Archange… [j’avais] une chemise blanche, peut-être que c’était marqué en dedans mais je le sais pas, une cravate, je m’en rappelle… Pis sœur Saint-R. me présente, elle dit: Je te présente Joseph. Elle dit: Bonjour, Joseph. Elle dit: Ça fait-tu longtemps que tu es ici? J’ai dit: J’ai été au 5D, puis j’ai été au 2D, puis là j’aime bien cette sœur-là, elle est très bonne pour moi. Elle a pas aimé ça, ça paraissait. Elle dit: Faudrait pas faire trop de sentiment. Je suis sœur T.-d.-l.-C., je suis hospitalière et chef du département. Ah! Elle dit: Avez-vous compris? J’ai dit: j’ai compris ce que vous avez dit. Elle dit: Voulez-vous répéter? J’ai dit: Chef hospitalière et de toutes les salles des hommes et vous avez pas d’affaires à avoir des sentiments de même. Sœur Saint-R. a dit: Trouvez-vous qu’y est très intelligent? Elle dit: Vous, ma sœur, c’est moi qui l’interroge, retournez à votre travail !… Ah oui, c’était sec de même. Ça fait que sœur T.-d.-l.-C. a dit: À partir d’aujourd’hui, toute permission passe à mon bureau. Quand vous servez la messe, parlez pas trop longtemps avec les prêtres. Vous avez fini de servir la messe, montez à votre salle et faites l’ouvrage qu’il y a à faire et écoutez les gardiens.
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Joseph, qui tente régulièrement de déserter, se fait prendre devant le bureau de l’hospitalière. Il passe 33 jours consécutifs en cellule. Dans un tel contexte d’autoritarisme, l’humour n’est pas apprécié des employés. On voyait des groupes de médecins qui passaient dans les salles. Les seules questions qu’y nous posaient : Mangez-vous bien ? Entendez-vous des voix ? Une fois j’ai ri d’un médecin. J’ai eu toute une volée. Parce que le gardien… t’avais pas d’affaire à répondre. Le docteur, quand y m’a demandé si j’entendais des voix… j’ai répondu : Oui, j’entends des voix. Quelles sortes de voix ? J’ai dit : Ta câline de voix. Ben [le gardien] y m’a flanqué une claque, devant les médecins. […] Le médecin : Pourquoi tu fesses un malade ?
De désertion en désertion, Joseph change de salle et change de travail. Il se retrouve dans les champs de patates. Ils m’ont mis au 4C. Ça, c’est les malades les plus surveillés pour les désertations. Mais dans cette salle-là, Madame, j’ai déserté cinq fois ! J’ai toujours déserté. Parce que Saint-R., elle m’arrive une fois…, elle m’aimait, pareil même si je désertais, a dit : On va t’envoyer dans le champ de patates. Dans les champs de patates, ça faisait mon affaire. […] la nature est là… J’ai déserté […] Y avait des tracteurs, pis y couraient après nous autres. On faisait de la cellule… 33 jours, pis on r’tournait aux champs de patates ! ! Pis j’désertais !
Il travaille avec des enfants à qui les religieuses font la classe, près de l’hôpital. Le samedi, il leur donne des bains. Durant la semaine, il travaille à la cuisine. Il lui arrive aussi de les surveiller pour qu’ils participent avec lui aux travaux de la buanderie. Là, j’ai été encore quatre ans dans une salle fermée… Quatre ans pour rendre des services, des cérémonies religieuses…, on faisait rien que ça… Et donner des bains à des enfants malades… Parce qu’y avait une école en arrière… y avait des jeunes de 10-12 ans et moi j’donnais des bains. Mais les bains, j’allais surtout le samedi. J’y allais pas à tous les jours parce que les sœurs me faisaient travailler à différentes places… la cuisine… Y manquait quelqu’un à la buanderie?… Tiens on va envoyer Joseph… Y a un groupe de jeunes avec lui, là. J’amenais des malades avec moi… à la buanderie… À la buanderie, c’était pas des belles jobs qu’on avait: on triait le linge […] on en avait des toffes! La seule chose… on avait des gros gants verts… des salles d’opération.
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Il fait aussi le ménage à la Faculté de commerce de l’Université Laval, où enseignent les Frères des Écoles chrétiennes38, et dans certains établissements de la communauté39. Oui, l’Université Laval, c’était eux autres. C’est là que j’ai rencontré Mgr Louis-Albert V. qui était recteur de l’université. Pis Mgr V. venait chercher des orphelins pour aller à la Faculté de commerce qui était à l’Université Laval pour faire le ménage. Pis y avait les Frères des Écoles chrétiennes qui avaient la Faculté de commerce… On faisait du ménage… pis on n’était pas payés.
Joseph restera interné jusqu’à l’âge de 28 ans. Il n’a jamais subi d’électrochocs ni de lobotomie. À chaque évasion, on lui arrachait plutôt une dent. Tu faisais une crise là-bas, c’tait pas long, c’tait la piqûre ou la pilule… Vous savez que les pilules de psychiatrie… ça fesse ! Ça prend même pas une minute, madame, et t’es parti aux nuages. Le seul traitement que j’ai pas eu à Saint-Michel, c’est les électrochocs. Ça, je les ai pas eus. Mais j’ai tout eu à part de ça. Parce qu’y avait des salles d’opération à Saint-Michel- Archange. Y faisaient des lobotomies, et à part ça y faisaient des petites opérations ordinaires… le foie, y opéraient ça et c’est là qu’y m’ont arraché les dents… Parce que quand j’désertais, y m’faisaient accroire que j’avais mal aux dents et y m’arrachaient une dent, parce que moi, j’mordais le gardien.
Au moment de sa sortie de l’asile, sortie rendue obligatoire par la désinstitutionnalisation, il est envahi par la peur. L’institution qu’il a tant cherché à fuir lui semble désormais impossible à quitter. Les religieuses lui donnent un semblant de vêtement recouvert d’un manteau, ainsi que des statues, en souhaitant qu’il réussisse à se débrouiller dans la société. C’était notre chez nous, dans le fond… mais là, ils ne voulaient plus me reprendre ! C’est là qu’y m’ont pas donné ce linge-là, y m’ont donné des devants de morts ! […] Ben, c’est ça qu’y nous donnaient, des devants de vêtement, pis y nous mettaient un coat [manteau] par-dessus pour qu’y nous voient pas dans le dos. On a eu ça pis une statue de la Sainte-Vierge et une statue de mère d’Youville, pis un chapelet… pas d’argent. 38. Pour avoir le droit d’enseigner le commerce, les Frères des Écoles chrétiennes ont dû obtenir l’autorisation du clergé et l’affiliation à l’Université Laval, mais ils ne posséderont jamais la Faculté de commerce. Voir Voisine, 1991, p. 342-350. 39. Un frère des Écoles chrétiennes interrogé à ce propos conteste le fait que sa communauté ait embauché des malades mentaux, puisqu’elle avait ses propres frères pour faire les travaux domestiques. Par ailleurs, il note que l’Université Laval leur a déjà envoyé du personnel pour faire le ménage à l’Académie commerciale de Québec, mais que cette situation a été limitée dans le temps.
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À ce titre, les religieuses agissent avec lui comme s’il était un membre d’une communauté religieuse qui quitte la communauté: on ne leur donnait, à cette époque, aucun argent pour se refaire une vie.
ÊTRE DÉPLACÉ D’UN ORPHELINAT DIRIGÉ PAR DES FEMMES À UNE INSTITUTION DIRIGÉE PAR DES HOMMES Après leur séjour dans un orphelinat dirigé par des religieuses, trois garçons ont été placés dans une institution dirigée par des religieux. Édouard a été transféré à 11 ans de l’École maternelle de la Nativité (Villa Saint-Michel) des Sœurs de la Miséricorde, à Montréal, pour être placé dans une école d’industrie, l’Orphelinat d’Huberdeau des Frères de la Miséricorde, dans les Laurentides au nord de Montréal. Il y a séjourné jusqu’à l’âge de 15 ans, soit de 1955 à 1959. Il a ensuite été placé dans trois fermes, jusqu’à l’âge de 18 ans. Il n’est jamais allé à l’asile ni en prison. Joseph a été transféré à 13 ans de l’orphelinat de l’Institut Mgr Guay des Sœurs de Notre-Dame-du-Bon-Conseil de Chicoutimi, à Lauzon, vers l’Orphelinat Saint-Jean-Baptiste des Frères de la Miséricorde, à Lac-Sergent, d’où il s’est évadé. Il a été replacé, de 13 à 15 ans, dans une école d’industrie, l’Orphelinat d’Huberdeau, de la même communauté, d’où il s’est aussi évadé. Cette deuxième évasion l’a conduit à l’internement à la Clinique Roy-Rousseau, de 15 ans à 16 ans, d’où il sera transféré à l’Hôpital Saint-Michel-Archange de Québec, où il a été interné jusqu’à l’âge de 28 ans, comme nous l’avons vu dans la section précédente. Bruno, interné durant cinq ans à l’Hôpital Mont-Providence, est dirigé à 16 ans vers l’Orphelinat agricole Saint-Georges des Clercs de Saint-Viateur à Joliette. Dans la mesure où nous avons convenu de ne traiter, ici, que du parcours résidentiel des hommes jusqu’à leur sortie de l’asile, nous n’analyserons pas le parcours de Bruno, qui a fréquenté l’orphelinat agricole et le juvénat des Clercs de Saint-Viateur, car il a fait ce séjour après être sorti de l’Hôpital Mont-Providence, où il a été interné de 11 à 16 ans. Nous mettrons plutôt l’accent sur le parcours des deux garçons qui ont résidé chez les Frères de la Miséricorde. Nous tenons toutefois à souligner que, par contraste et malgré qu’il ait fréquenté un orphelinat agricole, Bruno, qui est allé chez les Clercs de Saint-Viateur, a reçu une instruction primaire complète et a commencé ses études secondaires. Par la suite, malgré son statut d’enfant illégitime, il a été accepté au juvénat des Clercs à Berthier, où il a pu poursuivre ses études. Grâce à ces religieux, Bruno a aussi eu accès à du
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travail salarié auprès des enfants des camps d’été. Enfin, les Clercs de SaintViateur ont considéré Bruno comme un membre potentiel de leur communauté religieuse, que ce soit comme frère convers ou comme frère enseignant. Ces précisions sont apportées ici pour éviter que le lecteur, à partir des pages qui vont suivre, ne fasse des généralisations malveillantes qui engloberaient toutes les communautés religieuses masculines. L’Orphelinat Saint-Jean-Baptiste, à Lac-Sergent et l’Orphelinat NotreDame-de-la-Merci à Huberdeau appartenaient tous deux aux mêmes Frères de la Miséricorde. Joseph a connu ces deux institutions: «Chez les Frères Notre-Damede-la-Miséricorde [dont la congrégation] a été fondée en Belgique mais qui sont venus s’installer au Canada… y’ont deux maisons que j’ai connues: au Lac-Sergent [près de Québec] et à Huberdeau [dans les Laurentides au nord de Montréal]. Ça, c’est à eux autres.» Selon François B. de Passillé, qui leur a consacré son mémoire de maîtrise (de Passillé, 1945), les «Frères de la Miséricorde ne possèdent que deux institutions au Canada et toutes deux sont éloignées des grands centres» (p. 79). Quant à Édouard, il sait qu’ils étaient Belges et qu’ils portaient aussi le nom des Frères de Notre-Dame-de-la-Merci: «C’est une congrégation belge… Ça appartenait aux Frères de Notre-Dame-de-la-Merci ou les Frères de la Miséricorde. Ils s’appelaient sous les deux noms. L’orphelinat s’appelait: Notre-Dame-de-la-Merci mais les frères, c’était les Frères de la Miséricorde.» Au moment où de Passillé écrit sa dissertation, le personnel de l’Orphelinat d’Huberdeau se compose de vingt-cinq frères, dont dix sont d’origine belge et quinze d’origine canadienne. La direction proprement dite est entre les mains des frères belges (de Passillé, 1945).
L’éducation à Lac-Sergent est virile À leur arrivée à Lac-Sergent, les garçons se voient tout de suite interdire d’aller sur le boulevard. Quand j’suis parti de l’Institut Mgr Guay… j’partais pour cet orphelinat qui s’appelait Lac-Sergent… Y a un frère qui a monté sur une table, y nous a souhaité la bienvenue et nous a donné les règlements de l’institution : Un petit garçon qui sort de l’Institution.., qui se promène sur le grand boulevard ici… une semaine de punition !… On avait peur de ces hommes-là… c’tait des robes noires avec des croix brunes. (Joseph, Lac-Sergent, 13 ans).
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Enfreindre l’interdiction de sortir du territoire est puni par des sévices corporels. La surveillance des lieux est assurée par la solidarité entre les frères. Par hasard, l’aumônier qui était là… y m’trouvait smatte… y trouvait que j’savais les messes et il aimait m’entendre chanter. Parce que, nous autres, on chantait en latin… on s’rappelle de ça. L’aumônier me trouvait smatte, y m’amenait… y avait une p’tite maison en arrière40… On a rien fait avec lui… Y en a qui prétendent ça mais avec l’aumônier, on a rien fait. Ça a adonné que l’aumônier m’a laissé partir, mais moi j’ai passé par le p’tit chemin et j’suis allé sur le boulevard et y a un frère qui m’a vu.
Le pouvoir entre les hommes passe d’abord par le directeur de l’établissement qui le cède au directeur de la salle. Ce dernier l’emporte sur l’aumônier. Y est allé raconter ça au directeur, y dit : arrangez-vous avec le frère de la salle, le directeur de salle. J’me rappelle pas le nom du frère qui m’a battu… mais j’me rappelle là, j’ai eu toute une volée ! Le frère dit : T’es allé sur le boulevard ? J’t’allé chez l’aumônier pis j’ai fait le détour… Y m’croyait pas. L’aumônier qui était là dit au frère : Pourquoi vous l’avez battu ? Y était sur le boulevard ! Ben non, y était avec moi, l’après-midi. Mais lui, l’aumônier, y savait pas que j’avais passé par là… L’aumônier dit au frère : Vous avez pas le droit de le battre… Mais l’aumônier, on a su qu’y a changé de maison… Mais j’ai eu ma volée.
Le pouvoir des hommes sur les enfants peut passer par le viol oral et anal. Là, dans ces frères-là, j’en ai frappé [rencontré] deux. […] Madame, quand j’ai vu un homme de même… quand tu le vois en robe noire et que tu le vois tout nu, tu cries ! À part de ça… y sont pas faits comme nous autres, eux autres ! Les p’tits gars, on a des affaires longues de même, eux autres, c’est long d’même… T’en as peur ! Si y nous mettent ça dans la gueule… ou ben dans l’cul hein ! […] C’est la vérité ! […] j’ai assez souffert dans c’te maison-là !
La dénonciation de l’exhibitionnisme d’un frère devant les visiteurs extérieurs renforce les sévices corporels et fait la preuve de la solidarité des frères entre eux et de la direction avec les frères.
40. François de Passillé (1945, p. 78) note qu’à Huberdeau aussi, la maison de l’aumônier est située dans une dépendance à part : « En plus de la bâtisse principale, il existe quelques dépendances comme la maison de l’aumônier, située à droite du chemin qui conduit du village à l’orphelinat. »
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Pis là, j’avais dit à un frère, au directeur, c’est écœurant, je l’ai dit devant tout l’monde. C’était après la messe, y avait du monde qui venait à la messe, parce qu’au Lac-Sergent, y avait une école dans le village, y appelaient ça l’École Duchesnay des garde-forestiers. Y venaient des fois à la maison voir les p’tits orphelins… pis on avait des bonbons… Ben devant tout l’monde, j’ai dit : Ce monsieur-là, y s’est mis tout nu devant moi pis y m’a montré une grosse queue ! Le directeur, y m’pogne par le fond du pantalon et quand les visiteurs sont partis, j’ai mangé une râclée ! T’avais pas d’affaire à dire ça devant les visiteurs ! […] Fallait être brave ! […] Essaie de trouver un p’tit gars de 12 ans qui va dire ça devant tout l’monde… surtout en sortant d’une chapelle !
La désertion est alors imaginée comme la seule issue. Mais j’ai déserté la nuit… j’ai ouvert un châssis… C’est ma première institution d’où j’ai déserté. […] Là, j’ai déserté la nuit. On était deux p’tits gars, pis y faisait froid. Ben moi, j’avais toujours été chum avec un frère. J’sais pas pourquoi qu’y avait des frères qui m’aimaient. Y m’appelaient le débrouillard ! On s’est fait un lunch, on est allés au réfectoire des frères, parce qu’on mangeait pas la même nourriture qu’eux autres, pis, on s’est fait des sandwichs, on a pris du beurre de peanut, des biscuits, pis on a déserté.
À l’extérieur, les hommes rencontrés par le jeune déserteur lui sont sympathiques. Mais l’alliance des religieux avec les policiers l’emporte. Partir de là, on a embarqué dans un camion, puis dans une machine [voiture] pis toutes les machines qui nous ont embarqués. […] Y en a pas un qui nous a maganés. Y nous ont même donné de l’argent. Y en a un qui nous a donné cinq piastres, on connaissait même pas ça un cinq piastres. On allait au restaurant pour une liqueur, pis on laissait notre monnaie là ! […] Mais le frère a fait un rapport à Québec : On a deux p’tits gars désertés. Pis là,… c’est la police ! Quand la police nous a trouvés, on était pas loin de Québec, y appelaient ça Champigny. Là, on a frappé [vu] une grosse bâtisse et quand on voyait une grosse bâtisse, on savait que c’était une communauté. C’était des Frères du Sacré-Cœur qui étaient là, à Champigny, à l’Ancienne-Lorette.
La prise en charge du jeune homme par les Services sociaux de l’époque, la Sauvegarde de l’Enfance, révèle un autre réseau d’alliance entre hommes, cette fois entre un travailleur social professionnel laïque et les communautés religieuses masculines. Sous prétexte d’une impolitesse envers une religieuse des Sœurs du Bon-Pasteur, où Joseph a résidé de 8 à 13 ans, et qui travaillait avec le travailleur social, le garçon est considéré comme un dur.
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Pis là, la police nous a amenés à Québec et il nous ont amenés à la Sauvegarde de l’Enfance. C’est là que j’ai rencontré pour la première fois H.R., un travailleur social… TSP… travailleur social professionnel. […] H.R. a dit : Ouais !… t’as déserté d’une institution, mon p’tit bonhomme… J’ai dit : On est maltraités là-bas […] Et là, y avait des Sœurs du BonPasteur qui travaillaient là… et y a une sœur qui portait mon nom : sœur Saint-Sylvestre. J’ai dit à cette sœur : Comment ça que vous portez mon nom ? C’t’encore une autre sœur à qui j’ai demandé : Si vous seriez pas ma mère… Là, H.R. […] Aaïe ! tu viendras pas dire ça aux sœurs… T’es un p’tit toffe ! Là, y m’a envoyé dans un autre orphelinat qui était très loin de Québec, qui s’appelait Huberdeau.
Joseph est transféré à Huberdeau, dans les Laurentides au Nord de Montréal, une autre institution très éloignée de la première, qui était dans la région de Québec, et toujours éloignée des grands centres41. Mais comme l’institution appartient à la même communauté religieuse d’hommes, la désertion et la dénonciation aux autorités laïques n’ont été d’aucune utilité. Là, c’t’encore les mêmes Frères de la Miséricorde. Ç’a donné que… y a un frère qui était là, qui m’a reconnu à Huberdeau. Y a dit au frère R. […] Ça fait que là, le directeur m’appelle à son bureau. Si tu désertes de cette institution, tu sais ce qui t’attend. J’ai dit : Vos strappes, le fouet, n’importe quoi…, vous me ferez jamais fléchir à moi ce qui s’est passé au Lac-Sergent !
L’éducation à Huberdeau est tout aussi virile Édouard, qui a aussi été placé à Huberdeau, provenait de l’École maternelle de la Nativité (Villa Saint-Michel). À leur départ de l’école, les enfants sont regroupés dans deux autobus, comme le raconte Édouard: «Oui…, les sœurs nous l’apprennent… c’était le premier matin du mois de juin… le 12 juin que j’ai dit […] Ouais. Il y avait deux autobus en ligne pour nous amener, pis mes amis étaient là-dedans […] G.A. […] L.A., E.-R..B. […] d’autres, là, mais j’me rappelle plus leurs noms. […] Moi j’ai trouvé ça un peu dur parce ce qu’il y avait deux-trois sœurs que j’aimais bien dans le groupe.» À leur arrivée à Huberdeau, le rituel de bienvenue est marqué par la visite des locaux et par le classement des enfants dans les salles de classes, par groupes d’âges.
41. Huberdeau est à 130 km de Montréal (de Passillé, 1945, p. 79) et Montréal est à 255 km de Québec.
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Moi, la première journée que je suis rentré, les frères nous ont souhaité la bienvenue. Je me rappelle de ça. Après ils nous ont montré des locaux, ils nous ont fait visiter le parloir, pis à côté un genre de musée avec des animaux empaillés. Moi, j’ai pas aimé ça… ça m’a troublé un peu. Ils nous faisaient visiter comme ça… et ils ont commencé à placer les enfants dans chaque salle d’après l’âge de l’enfant.
La salle de classe est importante et donne un sentiment d’appartenance au groupe. En effet, à Huberdeau, la bâtisse est dotée d’une seule et unique salle de récréation et loger tous les enfants dans cette pièce est impossible. «Les jours de pluie, les jours boueux du printemps, les jours de grand froid de l’hiver, les garçons doivent donc se cantonner dans leurs classes car la salle [de récréation] ne peut recevoir tout le monde» (de Passillé, 1945, p. 103). Cette école d’industrie reçoit plusieurs enfants en bas âge: «Parmi nous autres, y avait pas rien que des enfants de 11 ans. Y en avait de 10, de 9 ans et des plus jeunes. Dans ma gang à nous autres, c’était tous des 10 et 11 ans.» Le premier janvier 1945, Huberdeau reçoit 470 enfants et 71% ont entre 7 et 12 ans (de Passillé, 1945, p. 81-84). De Passillé (p. 100) signale que le refus d’adopter ou de prendre en élève des enfants est souvent relié au fait qu’ils mouillent encore leur lit la nuit. Nous dirons un mot d’un fameux dortoir de l’orphelinat où 83 garçons souffrent de nycturie. En tout à l’orphelinat, 110 enfants mouillent leur lit, soit 23,6 %. Ce dortoir, le cauchemar des frères, est une cause de nombreux ennuis. En plus des frais qu’il occasionne par un renouvellement continuel de la literie, il procure un surcroît d’ouvrage pour les frères. Pour les orphelins qui y couchent, il se présente un problème qui touche directement à leur avenir. En effet, nous avons eu à plusieurs reprises, l’exemple d’adoptions et de placements refusés à des enfants souffrant d’énurésie42.
Édouard a bien connu le dortoir Saint-Joseph où il a été placé à 11 ans, en arrivant à Huberdeau, parce qu’il urinait encore un peu au lit. Il préfère ne pas en parler. Les jours de vacances à l’extérieur se passent en groupe: «Et après, c’était dans le mois de juin, c’était dans les vacances d’été. On allait dans les cours de jeux, comme je t’ai dit, on jouait au ballon-volant, ballon-chasseur.» Les sorties dans le village se font aussi en groupe et les frères repoussent les femmes qui s’approchent des enfants. 42. « Énurésie : n. f., émission involontaire d’urine, généralement nocturne, persistant ou apparaissant à un âge où la propreté est généralement acquise ». Petit Larousse illustré, Paris, 2001, p. 387.
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On était toujours groupés et surveillés par les frères. Fallait pas s’écarter ou se mélanger avec le monde. […] Quand on passait dans le village, on voyait qu’il y avait des femmes, mais jamais on parlait avec et on n’avait jamais le droit de s’approcher d’une fille ou d’une femme. D’ailleurs les femmes se tenaient à l’écart. Il y avait comme un genre de préjugé contre les frères. On était en rangs et on était cernés par quatre frères et des fois, ils en mettaient deux supplémentaires dans le centre. Pour ne pas que des femmes parlent avec les enfants. […] Il y avait des vieilles femmes qui avaient des sacs de bonbons. Elles demandaient aux frères si elles pouvaient donner des bonbons aux enfants et les frères repoussaient les femmes. Non, les enfants ne mangent pas de bonbons.
Les rares sorties à l’extérieur se font encore en groupe, parfois en autobus. Des fois il y avait des sorties. Ils louaient des autobus. Des fois ils nous amenaient au parc Belmont, c’est eux qui payaient pour les machines à sous. Dans ce temps-là, ça coûtait dix sous pour jeter des bouteilles à terre avec une boule. J’ai pas eu connaissance d’avoir eu grand-chose, j’étais pas ben bon dans ces affaires-là.
L’irrespect envers les statues religieuses est puni en public d’un coup au visage. Après, ç’a été des musées de chrétienté, là. L’Oratoire St-Joseph, le Musée de cire. Pour moi j’en voyais à l’orphelinat : c’était du pareil au même. On a des statues dans la chapelle, c’est toute la même chose, je disais à mes copains. Et j’ai eu une claque sur la gueule parce que j’ai dit ça. J’ai dit : On en a pas assez à l’orphelinat de voir ces statues-là, on r’tourne encore pour en voir d’autres. Nous autres, dans notre tête, on avait des idées de jeux d’enfants. Mais on avait pas de liberté. On avait rien.
Les enfants sont particulièrement surveillés par les frères à l’occasion des sorties à Montréal. Ces derniers s’assurent même de la collaboration des policiers: « Ça c’était rare qu’on sortait… peut-être une fois par deux ans. On pouvait aller à Montréal mais sous haute surveillance. Pis à part ça, ils se mettaient toujours en communication avec la police de Montréal au cas où les enfants se poussent… ou se sauvent. On était surveillés. » La marche en rangs de deux en silence et la dispersion dans l’ordre, grâce au sifflet, font partie de la discipline imposée: «C’était toujours en rangs de deux, le silence… On marchait au sifflet… Quand ils sifflaient, il fallait disparaître. S’ils sifflaient une deuxième fois, y fallait que tu marches. C’était toujours comme ça.»
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Les privations de nourriture contribuent à maintenir le silence, en particulier lors des repas. Et y avait toujours le silence. Même si les autres parlaient… la loi du silence existait : jamais parler. Quand on allait dans les jeux on pouvait crier mais aussitôt que les jeux étaient finis, c’était le silence. Là on allait pique-niquer, dans les autobus y avait des paniers de pique-nique, on commençait à manger mais en silence. Les frères parlaient entre eux, mais nous on n’avait pas le droit de parler. Sinon, ils prenaient notre lunch. Pis y nous embarquaient dans l’autobus, pis tu manges pas. C’était strict comme ça.
Les bains d’eau froide et les coups de serviettes mouillées sur le corps nu assurent un autre type de contrôle sur les garçons: «On a passé dans les bains d’eau froide… parce qu’on était super actifs. Et après ils nous sortaient […] Ils nous sortaient du bain et ils prenaient des grandes serviettes trempées. Ils tordaient ça et ils nous battaient sur tout le corps. On était flambant nus et ils nous battaient comme ça.» Les coups pleuvent aussi dans les salles de classes: «C’est comme à Huberdeau, c’était la même chose: j’ai r’triplé ma deuxième année. J’ai été battu par rapport à ça à Huberdeau. C’est là que j’ai eu la fracture de la mâchoire… Ils m’ont donné une bonne claque dans le visage et je suis tombé sur un calorifère.» Édouard décrit ainsi ce qu’il ressentait lorsqu’il était en classe. Le premier mois du mois de septembre, quand j’ai commencé à l’école, tout de suite, on dirait j’sais pas si y m’aimait pas la face, tout de suite, j’avais des punitions. Et c’est là que ça commençait à être encore plus troublant pour moi pour apprendre. J’avais de la misère à essayer de me contrôler, je faisais mon possible pour essayer de calculer dans ma tête, mais j’avais tellement de peur, là j’pensais d’avoir le calcul, là j’allais au tableau pis je l’écrivais. Tout d’un coup, y me r’gardait et là, j’perdais toute la notion que je venais d’apprendre. Là, j’mettais d’autres chiffres et y voyait ben [j’avais] une peur terrible. C’était un homme qui mesurait 6 pieds, une armoire à glace avec des bras… un costaud… y m’faisait peur rien qu’en le voyant. Y jouait avec sa soutane et sa croix brune. […] Ça c’est le frère… le plus qu’y m’a battu. Y en a battu ben d’autres enfants… C’est lui qui m’a fait disloquer la machoire… c’est lui qui m’a donné la strappe… Il nous donnait la strappe. […] Moi, des fois, j’sortais de la classe en courant dans les passages, j’montais direct au bureau du directeur. Il dit: Tu l’as mérité. C’est ce que j’avais comme réponse. Parce que moi, j’avais une difficulté d’apprentissage… j’avais de la misère à comprendre. Quand tu es toujours battu, comment tu veux que ça entre ?
Encore aujourd’hui, l’odeur d’une gomme à effacer et la vue d’une règle le font paniquer. Entre la classe et le travail, il va de souffrance en souffrance.
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J’ai une cicatrice que vous voyez, mais avec le côté de la boucle… pis ç’a ouvert, ça… Pis après, y m’a fait monter des châssis doubles de la maison des travailleurs… et moi j’avais rien que 12 ans, j’étais tout p’tit et le châssis était plus grand que moi… Là, j’ai tombé à la renverse et les vitres m’ont coupé la main… Ça ouvert la même cicatrice... c’était encore frais cicatrisé… le sang a sorti et on voyait l’os.
Quand ce ne sont pas des abus physiques, ce sont des abus sexuels. Y a une vingtaine de frères que j’ai comptés moi, qui m’ont battu ou qui m’ont touché sexuellement. […] Ben j’ai eu moins de Belges qui m’ont touché que des Canadiens français […] Ça, c’est le frère R. qui protégeait les frères homosexuels pédophiles. Moi, j’ai été me plaindre à lui : J’me suis fait toucher par plusieurs frères. Il m’a ri en plein visage.
Il résume ainsi l’effet de l’éducation reçue à Huberdeau. Ça, c’est la pire place où j’ai souffert. Moi j’ai souffert, pis j’ai vu des choses incroyables, pis j’ai ben de la misère à le dire aujourd’hui. J’ai eu un de mes copains qui s’est noyé, qui s’est suicidé dans la rivière Rouge. Parce qu’il était tellement battu par les frères, il en pouvait plus […] J’aurais pu me suicider, j’aurais pu suivre mon meilleur ami et me jeter dans la rivière, [il s’est jeté] devant mes yeux. Pis y a un autre de mes amis, lui il s’appelle Louis. Lui, y a un de ses amis qui s’est jeté dans le lac La Loutre43, il s’est noyé lui aussi…. Les autres [sanglot] […] les autres, ils s’poussaient… pis on s’plaignait… dans c’temps-là […] la police provinciale… on s’plaignait qu’il y avait quelque chose qui était anormal… dans cet orphelinat… Ils ont dit: On peut rien faire… c’est votre chez-vous, vous n’avez pas de famille… il faut que vous vous rameniez là.
Il n’est donc pas étonnant que, plus d’un an et demi après son arrivée, Joseph ait tenté une deuxième évasion. Les sévices sexuels dont il a été victime à Lac-Sergent se poursuivent à Huberdeau. Il devait faire des fellations régulièrement. Le blanc, on savait pas ce que c’était, on savait pas que ça s’appelait du sperme. Y en a qui disaient de la crème, que t’avais mal mangé, pis que t’as de la sauce. Des fois, y sentaient mauvais, pis y’avait un peu d’urine aussi. On vomissait. Y me donnait des tapes : laisse-toi faire, pis tu vas nettoyer ton dégât. T’as pas d’affaire à vomir.
Un jour, un frère lui présente un bâton et des courroies et il lui demande de l’attacher et de le punir, comme il a été puni. 43. Le domaine des Frères de la Miséricorde à Huberdeau comprenait 1 200 acres de terre située en bordure de la rivière Rouge (de Passillé, 1945, p. 72). À 1 500 m environ de l’orphelinat, vers le nord-ouest, se trouvait le lac La Loutre encaissé entre des rochers (de Passillé, 1945, p. 73).
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Comme de fait, le frère à Huberdeau y m’appelle un samedi après-midi et j’ai pas peur de le nommer, il s’appelait E… Il me dit : Quel âge as-tu ? C’est toujours les mêmes questions. Connais-tu la vie, Joseph ? Sais-tu d’où ça vient les enfants ?… Une femme… sais-tu c’est quoi ça une femme ? On a vu des sœurs mais des sœurs, pour nous autres, c’étaient des sœurs ! Là, le frère E., il est arrivé devant moi, il a dit ces affaires-là, pis y a commencé à me pogner une cuisse. Pis moi, j’me souviens qu’au Lac-Sergent, j’ai été pogné par un frère. Ça commence toujours par un genou, un p’tit bonbon. T’sais quand t’as un bonbon… Quand y m’a donné le bonbon, j’ai pensé : Y a l’air smatte. Là il me dit : J’aimerais ça te rencontrer. J’ai dit : Quand est-ce que vous voulez que j’aille dans votre bureau ? C’est rare que tu vois des frères dans la communauté qui emmènent des gars à leur communauté. Y ont un département pour les frères. Nous autres on appelait ça… c’tait marqué : Clôture, on avait pas le droit d’aller là, c’était privé. Mais lui, y m’avait emmené. Rendu là, madame, c’tait pas la même chose. Là y a dit : on va aller en haut. Et là j’ai vu qu’y avait amené un bâton, une strappe… J’me disais : Qu’est-ce qu’y va faire avec ça ? Mais, c’est lui qui voulait avoir la volée ! C’est là que j’ai rencontré mon premier… comment t’appelles ça… sado ? Y m’dit : Tu vas me punir comme le frère t’a puni… Mais j’avais peur, moi. Et quand j’ai vu les cordes, il voulait que je l’attache.
Ce type de désir évoque la flagellation subie par le Christ avant la mise en croix. Il arrivait que, dans les communautés religieuses, la flagellation soit décrite en long et en large aux enfants pour leur montrer comment le Christ avait souffert pour racheter les péchés des hommes. Pour bien mettre en évidence la torture, on racontait que les Romains utilisaient des lanières dont le centre était ouvert et qui se terminaient par des plombs. Ainsi, quand le fouet s’abattait sur le dos du Christ, la peau se fixait dans le centre de la lanière et était arrachée par lambeaux. Joseph a peur et il déserte. Là, j’ai poussé le frère et j’ai déserté. J’ai déserté, j’avais peur de rester, j’savais que si j’étais r’tourné là, j’aurais eu la pire volée. C’est la nuit que je désertais, moi. Y’avait un frère qui passait dans les dortoirs, pis y nous voyait dormir. Moi j’dormais pas, j’avais un œil ouvert. Des fois, y passait toute la nuit dans le dortoir : y s’assoyait sur un fauteuil. J’ai dit : Ça va aller à demain. J’ai réussi à déserter. C’était un vendredi soir, pis y mouillait. J’me foute de la pluie parce que moi j’avais confiance à Dieu. Les sœurs m’avaient dit d’avoir confiance et j’ai toujours gardé ça : si j’meurs en chemin, j’mourrai. J’ai déserté d’Huberdeau.
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Mais avant de passer à l’action, il y a quand même songé quelques mois à l’avance. C’était tout un collège, madame. Mais j’ai pas déserté la première semaine que j’ai été là… Ça m’a pris [j’y ai pensé] quelques mois avant que je déserte parce que j’connaissais pas les airs du village, j’connaissais pas l’air… On était comme emprisonnés. Y avaient des portes, là-bas qui étaient barrées. Si on voulait passer, y fallait qu’une fille nous ouvre la porte, comme à SaintMichel-Archange, des boutons électriques.
En faisant de l’auto-stop, il rencontre deux Frères des Écoles chrétiennes. Il leur fait part de son projet de retourner chez les Sœurs du Bon-Pasteur à Québec. L’un d’eux a une sœur dans cette communauté, ils lui offrent de l’héberger à Trois-Rivières et de l’aider le lendemain. L’alliance entre un frère et sa sœur44 le conduit à Québec. Là, j’ai rencontré un monsieur habillé en noir, l’autre avait une robe noire avec une bavette blanche. Ça c’est les Écoles chrétiennes. […]. J’connaissais personne dans Saint-Jovite, c’était loin de Québec ça ! J’avais aucun ami là. […] J’ai été chanceux à Montréal que j’ai frappé [rencontré] des Frères des Écoles chrétiennes. Ils s’en allaient sur la route. Y m’dit : Quel âge as-tu ? T’es ben jeune pour faire du pouce. Restes-tu dans le bout ? J’ai dit : Non, j’veux aller à Québec. J’savais que j’venais de Québec, le Lac-Sergent, c’est pas loin de Québec, Lauzon, les Sœurs du Bon-Pasteur. Quand j’y ai parlé des Sœurs du Bon-Pasteur, le monsieur a dit : J’ai une sœur religieuse qui est là. J’me suis adonné que j’ai frappé [j’ai rencontré] deux bons frères, c’était pas des vicieux, rien. Y dit : Nous autres, on va te laisser à Trois-Rivières, y ont une maison à Trois-Rivières, mais demain matin, si t’as rien, on va aller voir le directeur qui est là et on va t’amener à Québec. J’étais content. J’étais nourri là, j’étais bien. Parce que quand tu désertes seul, tu n’as pas de p’tit gars avec toi. C’est mieux quand t’es tout seul. Avec un autre, faut que tu l’amènes.
44. Il est commun de rencontrer, au Québec, un frère et une sœur tous les deux en religion. Collard signale pour Charlevoix que « la plupart des parents considèrent qu’il est de leur devoir de chrétiens de fournir à l’Église un prêtre et une religieuse » (Collard, 1999, p. 87). Les données recueillies par Garneau dans le cadre de généalogies orales faites au Saguenay en 1988 démontrent qu’il existe très peu de familles où il n’y a qu’un seul religieux, prêtre ou religieuse. Ils forment de véritables séries dans les fratries et des lignées sur trois générations, en ligne ascendante, descendante et collatérale. Les familles où ils sont absents ou isolés sont des familles pauvres.
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Les Frères des Écoles chrétiennes l’interrogent. Aie pas peur. Ça fait que là, le frère m’a r’gardé dans les yeux : Dis-moi la vérité, as-tu déserté d’une institution ? J’ai dit : Oui… j’veux pas r’tourner là. Moi, j’avais dit des frères habillés en noir, un scapulaire pis une croix brune, pis un collet fendu, comme les Rédemptoristes. Ah, y dit : les Frères de la Miséricorde. C’est ça ! Les mêmes frères qu’à Québec. Y dit : Qu’est-ce qu’y t’ont fait ? Y dit : Tu r’tourneras pas là, on va t’amener à Québec.
Le fondateur des Frères des Écoles chrétiennes, saint Jean-Baptiste de La Salle, a mis sur pied cette communauté religieuse pour lutter contre les châtiments corporels infligés aux jeunes garçons durant leur apprentissage45. Ces deux religieux prêtent donc une oreille attentive à Joseph. Là, y ont téléphoné à la Sauvegarde de l’Enfance et eux autres, y connaissent toutes les institutions. Ç’a adonné que c’était une sœur du Bon-Pasteur. Le frère dit : J’ai un jeune ici qui a déserté d’une institution et il ne veut plus retourner là. La sœur dit : Pouvez-vous le ramener ? Elle a pas demandé le numéro matricule, elle a dit : Ramenez-nous-le et on va s’occuper de lui. Le frère arrive et il m’a amené à la Sauvegarde.
Les Frères des Écoles chrétiennes le remettent à la Sauvegarde de l’Enfance où travaillent les Sœurs du Bon-Pasteur. Le même travailleur social, qui insiste pour qu’on précise TSP, travailleur social professionnel, est toujours en poste. Il le reconnaît. Il lui signifie qu’il est trop vieux pour retourner chez les Sœurs du BonPasteur. Il a 15 ans. Qu’est-ce que je vois à la Sauvegarde ? Je vois encore H.R. ! T’as encore déserté d’une institution, il dit, qu’est-ce qu’on va faire avec toi ? J’ai dit : Monsieur R., j’suis tanné des institutions. La seule que j’ai aimée, j’veux r’tourner à Lauzon. T’es trop vieux pour Lauzon… Parce qu’y’avait d’autres petits gars là ! J’ai dit : Les p’tits gars y vont faire comme moi, y vont grandir et à 12 ans, y vont transférer.
45. Un frère des Écoles chrétiennes né en 1915 racontait que, lors d’un séjour en Afrique, le père d’un garçonnet s’était présenté à lui avec un fouet pour les animaux, un fouet immense, gainé de cuir. Il lui a donné pour s’assurer que son garçon apprendrait bien en classe. Le frère a insisté pour qu’il reprenne l’instrument. Il a essayé de lui faire comprendre que cela ne faisait pas partie des méthodes d’enseignement de sa congrégation. Peine perdue, le père a refusé. Il a donc a rangé le fouet dans une garde-robe.
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Le travailleur social fait une tentative du côté de l’Iinstitut Saint-Jean-Bosco46 des Frères des Écoles chrétiennes. Malheureusement, Joseph n’est pas admis parce qu’il n’est pas classé comme délinquant et qu’il n’est pas placé par la Cour du bien-être social. On l’installe dans un établissement situé en face, en attendant de lui trouver une autre institution. R. dit : J’vais t’envoyer dans une institution qui s’appelle Institut Saint-JeanBosco. Ben, Dom-Bosco, y ont pas pu me garder ! Non ! Le frère, y m’a vu, mais y m’a pas gardé parce que j’étais pas placé par la Cour. Ceux qui allaient à Saint-Jean-Bosco, c’était des enfants placés par la Cour du Bienêtre social. Le frère a dit : On a une maison en face qui s’appelle la Villa du Bien-être social. C’est une maison qui garde des jeunes en attendant qu’on leur trouve une institution. La villa est en face de Dom-Bosco. On allait à la messe tous les matins, on lavait la vaisselle.
Finalement, le travailleur social lui fait croire qu’il lui a trouvé une école de métier. Dans les faits, il l’envoie à la Clinique Roy-Rousseau, un établissement surtout voué à la désintoxication: «Un bon matin R. dit: Y a deux messieurs qui viennent te chercher. Y vont t’amener apprendre un métier. Là, j’étais content! Quel métier que j’vais apprendre? Tu vas l’apprendre assez vite! Le métier que j’ai appris, madame, c’était à la Clinique Roy-Rousseau qu’y m’amenaient.»
L’école d’industrie d’Huberdeau n’est pas une véritable école de métier Selon Édouard, la raison d’être de l’Orphelinat d’Huberdeau est de trouver un corps de métier aux orphelins. D’après la loi, cette institution est une école d’industrie, c’est-à-dire «une école dans laquelle il est donné une éducation pour former à l’industrie». Cependant, elle ne réalise pas sa mission, telle qu’elle est 46. Les objectifs de l’Institut Saint-Jean-Bosco, confié aux Frères des Écoles chrétiennes en 1927, sont les mêmes que ceux du Refuge Dom-Bosco, dont il est le prolongement. Les objectifs du Refuge Dom-Bosco sont ainsi décrits dans le livre de Voisine (1991, p. 211) : « Préparer, si possible, des sujets aptes pour l’École Technique ; Former des agriculteurs parmi ceux qui en auront le goût ; Former des électriciens, des mécaniciens, des relieurs-imprimeurs, des menuisiers, des cordonniers, en y créant des ateliers ; Faire du plus grand nombre des journaliers compétents, munis de quelques notions de menuiserie, etc., et possédant quelque pratique de la langue anglaise. Quant aux autres moins doués, les futurs manœuvres, nous vous demandons de les grouper dans une classe particulière, où l’on s’efforcera de leur inculquer quelques solides notions de catéchisme, de lecture, de calcul, tout en les pliant à l’habitude du travail manuel ; chez tous il faudra cultiver l’esprit d’ordre et de piété, d’économie, de loyauté, de politesse et de savoir-vivre. »
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exprimée dans le texte de la loi. En effet, à Huberdeau, d’après les rapports officiels au 1er janvier 1945, 433 enfants étaient aux études et seulement 33 inscrits aux métiers. De Passillé (ibid., p. 89-93) attribue cette situation au manque d’ateliers organisés et outillés. Par ailleurs, l’orphelinat comprend 186 enfants illégitimes sur 466 enfants (ibid., p. 82). Fait troublant, l’examen du quotient intellectuel de 181 illégitimes selon les tests de l’époque donne comme résultat seulement quatre sujets normaux. Tous les autres reçoivent comme diagnostic: lenteur intellectuelle, frontière, débiles mentaux supérieurs, débiles mentaux inférieurs et imbéciles (ibid., p. 86). Ce n’est pas la première fois que l’illégitimité est associée à la débilité mentale47, mais à une telle fréquence, le phénomène est douteux. Cela justifie en tout cas que seulement 22,3% des enfants de l’ensemble de l’institution soient dans les classes de 5e année et supérieures (de Passillé, 1945, p. 84). La description que l’auteur fait de l’organisation scolaire témoigne d’une logique bien peu axée sur les besoins de l’enfant. Au début de l’année scolaire, les enfants sont comptés ainsi que les places de bancs dans chaque classe. Une répartition aussi logique que possible est faite, toutes les places sont prises, certains pupitres doubles reçoivent même parfois trois élèves et l’année scolaire commence. Quand un enfant retourne en sa famille il est immédiatement remplacé par un autre qui ne sera pas nécessairement du même âge. À ce dernier, il faut trouver une place dans une classe qui conviendra à son développement intellectuel. S’il peut boucher la place vide laissée par le dernier parti, alors tant mieux ; autrement, il faudra lui créer une place quelque part, c’est-à-dire, pour cela, en déplacer un troisième et parfois même un quatrième pour, finalement, tout équilibrer (ibid., p. 87).
Le juvénat, qui donne accès à une instruction plus avancée, de la 7e à la 10e année, est réservé aux enfants légitimes. Au juvénat, nous comptons une douzaine d’enfants qui sont échelonnés de la septième à la dixième année. Ces derniers mènent une vie indépendante des autres orphelins ; ils ont leur propre dortoir, leur réfectoire et leur horaire séparé. Ainsi, le recrutement des juvénistes se fait actuellement à même les pensionnaires de l’orphelinat, mais, là encore, se pose
47. Andrée Lévesque (1989, p. 128) cite le docteur Descarie (C.A. Descarie, 1932, p. 126) qui écrivait, dans une revue médicale, « que les enfants naturels sont particulièrement exposés à la folie ».
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un autre problème ; c’est le fait que seuls les enfants légitimes ont accès au juvénat. Ceci veut dire que plus de trente-neuf pour cent des orphelins sont inéligibles et éliminés. (ibid., p. 80).
On peut donc déduire que, sur le plan de l’instruction, les garçons illégitimes de 12 ans et plus reçoivent une instruction minimale, leur apprentissage scolaire étant limité aux quatre premières années du primaire. De plus, sur le plan des métiers, très peu font les apprentissages techniques d’un métier officiellement reconnu, puisque l’orphelinat n’est pas équipé à cette fin. Par contre, comme nous le verrons plus loin, ces garçons travaillent sans relâche à l’entretien des lieux et de lseurs habitants. Aujourd’hui, ces hommes sont conscients qu’ils étaient maltraités parce qu’ils faisaient partie d’une catégorie spéciale d’orphelins. Ceux qui sont vivants dans les orphelins, on vient tous de la même place : l’Hôpital de la Miséricorde. […] c’est un de mes meilleurs amis [montrant des photos], Louis A., un autre de mes meilleurs amis, il a été à la crèche, on vient tous de la même place : l’Hôpital de la Miséricorde ou la crèche. Ça c’est Ernest […] aussi il a été à la crèche et à l’hôpital…, la même chose que moi. Et ça c’est moi, on est tous ensemble. Ça c’est une photo d’ensemble […] parce que nous autres […] Oui, on a été battus ensemble… pis nous autres… j’ai jamais connu une semaine qu’on était pas battus ou agressés… autant sexuellement ou agressivement.
Édouard considère qu’ils sont punis pour la faute de leurs mères: «Moi j’trouvais qu’on était déjà pénalisés d’être orphelins sans être… battus. Pourquoi ces choseslà… ces punitions-là? On a rien fait de mal. Mais la société acceptait pas de… Plutôt de s’en prendre aux mères… mais ils pouvaient pas rejoindre les mères, alors ils s’en prenaient aux enfants.»
Le travail occupationnel à Huberdeau assure davantage la survie de l’orphelinat qu’elle ne favorise l’apprentissage d’un métier Les deux endroits où les garçons sont occupés, en dehors de la classe, sont la salle de couture et la ferme (Ibid., p. 92-93). Les plus jeunes sont à la couture. La première chose que j’ai commencé à apprendre, c’était la couture… C’était dans la première année, j’ai fait une saison. […] C’était pour les travailleurs de la ferme qu’on faisait ça […] Ben oui… c’était de la flanelette… t’sais des chemises carreautées […] c’était juste pour la ferme. Les autres ils portaient plutôt des chandails… laineux… Les frères, comme ça, ils les reconnaissaient… C’étaient des travailleurs de ferme… Les autres qui avaient des
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chandails, c’étaient des orphelins qui travaillaient pas et qui allaient encore à l’école.
De Passillé décrit ainsi la salle de couture: Dans cette pièce très bien éclairée, onze garçons travaillent devant des machines à coudre et s’occupent de la réparation et de l’entretien du linge des quatre cent quatre-vingt-onze personnes qui habitent l’Orphelinat. Chose sûre et certaine, c’est qu’ils ne chôment pas. Malheureusement, leur travail en est un de routine car il consiste le plus souvent à poser des pièces d’étoffe sur des pantalons ou vestes troués ou déchirés. Il faut faire vite, car autrement, des montagnes de linge s’accumulent dans la pièce, et bientôt, on est débordé. Les leçons de coupe proprement dite sont très rares et, après plusieurs mois passés à la salle de couture, un enfant ne pourrait pas se risquer à mettre les ciseaux dans une belle pièce d’étoffe destinée à la fabrication d’un habit complet pour homme. Là encore, le placement des couturiers devient une chose difficile (ibid., p. 91-92).
Les plus vieux sont à la ferme. Les employés eux, c’est tous des employés orphelins… qui travaillaient là. Ils apprenaient le métier de fermier. […] J’ai commencé en été 58 à travailler sur la ferme… j’parle de la première année… Là j’ai commencé pour de bon… j’allais plus à l’école… j’étais rendu chez les travailleurs… c’est là que j’ai appris vraiment. J’ai commencé à travailler sur la ferme.
De Passillé décrit ainsi le travail à la ferme: À travailler à la ferme nous trouvons une vingtaine d’enfants, «les vachers», choisis parmi les aînés de l’orphelinat, car naturellement l’ouvrage nécessite un minimum de forces physiques. Parmi ces garçons, plusieurs sont dotés de quotients intellectuels très bas. N’ayant pu poursuivre leurs études dans les classes supérieures et étant tout de même trop vieux pour demeurer en contact perpétuel avec les plus jeunes qu’eux, les frères ont dû les mettre au travail […] Malheureusement, les cours théoriques sont inexistants. C’est là une lacune car, de plus en plus les fermiers deviennent exigeants et demandent à leurs employés un minimum de connaissances techniques […]. Si les enfants pouvaient sortir d’Huberdeau avec un papier officiel attestant qu’ils possèdent un certain bagage technique, cela faciliterait de beaucoup leur placement.
Édouard a aussi travaillé à la cuisine. Il a épluché les patates et les carottes, il a fait des bouillis en série et il a lavé la vaisselle de façon «commerciale».
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La cuisine, c’était… éplucher les patates, les carottes… après on transférait ça… Pis couper des morceaux de viande… transférer ça dans des gros bassins qui marchent à l’eau chaude… j’pense que ça monte jusqu’à 550 degrés et ça cuit… C’est ça qu’ils appellent des bouillis […] C’est ce que je faisais et on avait des grosses machines commerciales pour laver la vaisselle… Ben là, on mettait des assiettes… on vidait les assiettes et on les mettait dans des racks à vaisselle et on les rentrait dans la laveuse à vaisselle et quand ça sortait l’autre bord… elles étaient tellement chaudes qu’on avait pas besoin de les essuyer, on les empilait. Quand tu as 350, 360 élèves, ça en fait de la vaisselle. [Ce travail], c’est entre les repas, avant de commencer l’école […] J’ai fait ça pendant deux ans, j’pense.
Édouard a aussi travaillé en menuiserie. Après, j’ai travaillé aussi… ben vous avez vu, j’faisais un peu de menuiserie quand je faisais des lampes. On travaillait dans le bois… on faisait pas juste des lampes, on faisait des meubles aussi. J’ai aimé ça, j’aimais la senteur du bois… Mais… une chose que j’avais peur… j’savais que… pour travailler dans une usine de meuble, c’est à l’intérieur… c’est sûrement pas dehors, alors… j’ai dit : Enlevez ça de la carte ! J’ai fait ça pendant un an.
Il n’a pas appris la cordonnerie ni la cuisine: « Juste la cordonnerie que j’ai pas pu avoir… j’ai pas eu accès, et les cuisines.» De toute façon, il ne s’agissait pas là d’ateliers destinés à produire, en grand nombre, des enfants spécialisés dans ces métiers, si l’on en juge par le petit nombre d’apprentis en 1945: trois cordonniers qui ne font que de la réparation, deux aides-boulangers et deux marmitons (ibid., p. 92). Dans de telles conditions d’apprentissage, Édouard n’a pu trouver, à sa sortie d’Huberdeau que du travail d’homme à tout faire, en particulier dans des fermes. Moi, les seules personnes… c’est à la sortie qui m’ont aidé le plus, c’est des travailleurs sociaux. P.J. et un autre monsieur, j’me rappelle pas son prénom, il s’appelait M., son nom de famille. Moi, j’ai eu affaire plus à P.J., c’est lui qui m’a placé... Comme j’avais 15 ans, j’étais mineur… dans ce temps-là, on était mineur jusqu’à 21 ans… il avait une responsabilité, ils ont dit : On va te placer sur des fermes.
Ce n’est pas un hasard non plus si, aussi peu outillé sur le plan technique, malgré son passage dans une école d’industrie, Édouard a été exploité une bonne partie de sa vie de travailleur salarié. Différents employeurs, dont des prêtres, ont profité de sa condition.
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J’ai été exploité pis… y voyaient notre ignorance… on était tellement habitués à dire oui…, même quand on travaillait pour n’importe quel jobber [entrepreneur]… on acceptait n’importe quel prix… L’autre à côté était payé 350 piastres clair par semaine… le boss nous questionnait, il nous faisait un questionnaire pour voir si t’avais une famille… on était obligés de le dire, ça…: Non, j’connais pas mon père, j’connais pas ma mère, j’suis orphelin « de naissance »… Y dit : Lui on va en profiter… à la place de le payer 250 piastres on va le payer 50 piastres… Non… Et dans ce temps-là j’connaissais pas le salaire minimum, et un moment donné, j’ai fini par savoir que ça existait, ça, le salaire minimum, pour la protection de la personne. Et là j’ai pu me plaindre. Le gars a payé une amende. J’travaillais pour des curés, justement. Y a payé une amende et en plus, il a été obligé de rapporter les heures que j’ai faites et à part ça, le salaire minimum, l’assurance chômage et il l’a obligé de me garder. Pis si y fallait qu’y fasse quoi que ce soit sur moi en rajoutant des heures supplémentaires, ou qu’il criait après moi, je pouvais me plaindre. J’étais sous tension.
La reconnaissance des talents à Huberdeau ne passe pas par les religieux, mais par un homme marié, responsable de la ferme À la fin de son séjour à Huberdeau, Édouard a aussi appris le métier de palefrenier. Les circonstances dans lesquelles il a fait cet apprentissage démontrent que c’est le responsable de la ferme à l’orphelinat, un homme marié du village, qui lui a proposé de le former. Voyant qu’il n’aimait pas les vaches, mais qu’il admirait les chevaux, il lui a demandé s’il aimerait apprendre à s’en occuper. Là il m’a fait travailler avec les vaches… ramasser du fumier… il s’apercevait que j’aimais pas vraiment… je bougonnais… j’aimais pas la senteur du fumier de vache… J’trouvais ça bête. J’trouvais que ça avait pas de réaction… Parce que j’allais souvent dans le champ et je voyais les chevaux agir… j’trouvais ça plus intelligent qu’une vache […] Comme j’ai dit tantôt, c’est là que monsieur L. m’a invité à devenir palefrenier. Ben, monsieur L., il voyait que j’avais des tendances avec les chevaux… que j’aimais plus les chevaux que les vaches. Un moment donné il s’est approché et il dit : Aimerais-tu prendre le métier de palefrenier ? Ce mot-là, c’était la première fois que je l’entendais. C’est quoi, ça, palefrenier ? Je savais pas que ça avait un rapport avec les chevaux. Là, j’vais te le dire franchement… on appelle ça : homme à chevaux. Là j’ai compris un peu plus. Là j’ai dit : Oui, ça j’aimerais apprendre.
Édouard n’a pas réussi à pratiquer le métier de palefrenier à sa sortie de l’orphelinat: «Mais quand j’suis sorti de l’orphelinat, ce métier-là était rare… des hommes à chevaux, palefreniers, c’était pas évident de trouver un emploi dans ce milieu- là. Tout le monde tenait à leur job.» Mais il a réussi à travailler à Blue 249
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Bonnet et dans un club équestre durant 15 années. Il logeait dans un appartement au-dessus des bureaux de l’écurie. Il s’exprime ainsi sur la reconnaissance des talents à Huberdeau: C’est eux qui suggèrent… il faut pas que ça vienne de toi… c’est eux qui décident. [Si ça vient de vous] ils l’acceptent pas. Rien qu’en dernier qu’ils vont l’accepter, le corps de métier que tu vas prendre quand ils savent que tu t’en vas le lendemain. Mais le temps que tu es là, c’est eux qui décident. Ils te laissent pas le choix. Ils doivent connaître le prof de menuiserie ou le cordonnier, ils disent : Qu’est-ce t’en penses ? Penses-tu que ça va être un bon cordonnier ? Si le cordonnier dit : Ah non, y est pas fait pour ça. Il donne son commentaire, toi tu seras pas cordonnier. Même si tu voudrais l’être.
Comme on peut le voir, on ne faisait pas, à Huberdeau, une recherche systématique des talents individuels. À l’opposé, les Frères des Écoles chrétiennes par exemple, lorsque les jeunes hommes étaient en formation pour le scolasticat, on les dispensait du travail manuel pour voir en quoi ils excellaient. Entré en communauté en 1934, à Sainte-Foy, un ancien frère raconte son expérience: À 14 ans, j’étais responsable des framboises. On partageait le travail manuel pour entretenir la maison. Au scolasticat, on était dispensé du travail manuel. On m’avait mis au violon. Je n’avais aucun talent en violon. On suivait des cours de chant grégorien. Je n’avais pas d’oreille, aucun talent pour chanter. On m’a transféré à la dactylo. J’ai participé à des concours bilingues canadiens. J’étais fort : 48 mots/minute. J’ai aussi appris la comptabilité en même temps que je l’ai enseignée. On comptait tout à la mitaine, dans ce temps-là. J’étais excellent.
PASSER D’UNE INSTITUTION RELIGIEUSE À UNE FERME Trois garçons illégitimes, qui avaient toujours été élevés en institution religieuse, ont été placés dans des fermes. Ils provenaient d’un orphelinat ordinaire, un autre d’un orphelinat spécialisé et le troisième d’une école d’industrie. L’un d’eux a été placé dans une ferme pour la première fois à l’âge de 9 ans, alors que les deux autres l’ont été pour la première fois à l’adolescence, soit à 14 et 15 ans. Jean-Noël a quitté l’Orphelinat Saint-Joseph de Chambly à 9 ans. Il a habité dans une première ferme jusqu’à 10 ans, dans une deuxième entre 10 et 12 ans et dans une troisième entre 12 et 13 ans. Entre 13 et 15 ans, il fait plusieurs familles de dépannage, entre autres chez une veuve, en foyer de transition. À 15 ans, il est transféré dans une dernière ferme, où il résidera jusqu’à ce qu’il s’enfuie et se retrouve en prison pour des délits mineurs.
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Édouard a quitté l’école d’industrie d’Huberdeau à 15 ans. Il a travaillé dans une première ferme jusqu’à 16 ans, dans une deuxième jusqu’à 17 ans et dans une troisième jusqu’à 18 ans. On l’installe ensuite dans une chambre avec pension et on l’envoie à l’école pour apprendre l’anglais et la dactylo. Jean-Guy, l’un des jumeaux, interné quelques mois à l’Hôpital MontProvidence, a habité une première ferme durant 6 mois, jusqu’à ce qu’il s’en évade. Il est alors placé dans une autre ferme, où il reste durant trois ans. Il se sauve dans la ferme voisine et y travaille un an, jusqu’à 18 ans. Il s’enfuit de nouveau et se trouve du travail dans une boulangerie. Selon Augé (1975, p. 37-39), la famille, contrairement au groupe domestique, n’implique pas nécessairement la cohabitation. Elle continue d’exister même lorsque ses membres résident en des lieux séparés. Par ailleurs, la cohabitation avec les membres d’une famille peut créer des liens d’attachement qui s’apparentent aux liens de parenté. Ces trois hommes qui ont habité dans des fermes ont-ils vécu de tels liens d’attachement? Les liens créés leur ont-ils permis de réussir une insertion familiale et une insertion sociale par le biais de l’instruction, de la reconnaissance de leurs talents, de l’éducation ou du travail?
Les difficultés d’insertion familiale et sociale d’un jeune garçon de ferme sont liées au manque d’instruction En 1951, les enfants envoyés dans des fermes par les Sœurs Grises de Montréal sont exclus de l’instruction. Jean-Noël a quitté l’Orphelinat de Chambly, sans avoir appris ni à lire, ni à écrire, ni à compter. Pour les enfants comme lui, l’apprentissage était plutôt centré sur l’étude de la religion et du chant en prévision de la chorale du dimanche. [À l’orphelinat de Chambly], j’allais pas à l’école. On n’allait pas à l’école. Y avait une école, pourtant. Mais c’était pas pour tout le monde. […] C’était parce que l’école était pleine. Y avait pas assez de place. C’est-à-dire qu’ils prenaient des plus jeunes […] On allait à l’école, mettons, par exemple, trois, quatre heures pour la religion. Notre-Seigneur Jésus-Christ, puis apprendre à chanter pour l’église à côté, là, pour le dimanche.
À 9 ans, Jean-Noël est placé dans une ferme chez un couple prospère48 qui a une petite fille du même âge que lui. Il y est le seul orphelin, mis à part un homme engagé, un Polonais, vraisemblablement un orphelin de guerre. Les
48. « Eux autres, ils ont engagé des orphelins durant la guerre, [c’était] archimillionnaire. »
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propriétaires donnent 10 $ par mois à la communauté religieuse. La femme du propriétaire, qu’il a revue plus tard, se rappelle que son mari payait une somme d’argent aux religieuses, mais qu’il n’était pas tenu de le faire. Votre mari avait-tu donné de l’argent, j’ai dit, aux sœurs ? Quelque chose de même ? Elle dit : Fallait donner quelque chose, elle dit, je m’en rappelle pas comment ! Hé, elle dit, vous me parlez d’une affaire, elle dit, ça fait longtemps, là ! Elle dit : Oui, elle a dit, fallait donner quelque chose. Elle a dit : On n’était pas obligés. C’était pour la communauté, mais… elle a dit, on n’était pas obligés. Elle a dit : Fallait vous… te nourrir. Puis on payait 10 piastres. Si je m’en rappelle, elle dit, c’est R. qui s’occupait de ça. Mais, elle a dit : Je sais qu’on donnait quelque chose par mois.
Selon les dossiers qu’il a consultés, il n’était pas prévu dans le contrat entre l’orphelinat et le propriétaire-fermier qu’il aille à l’école. « Là, dans les documents que j’ai vus, comme je vous disais tout à l’heure: envoyez-le pas à l’école ». La fille du propriétaire, qu’il a revue adulte, confirme par sa mère que les religieuses disaient de ne pas l’envoyer à l’école. La petite fille des propriétaires fréquente l’école. Elle deviendra d’ailleurs directrice d’école. La mère ne voit pas d’un bon œil la relation qu’il y a entre le garçon et sa fille. Elle le trouve ignorant et elle redoute l’attachement que les deux enfants ont l’un pour l’autre. Elle veut plus m’avoir. [Elle a laissé entendre] que j’étais… ignorant. Bon. Ignorant. Et que… je pense qu’elle voulait pas que je sois en contact avec sa fille. Mais elle l’a pas dit de même. Mais a laissé entendre que ça serait pas bon pour sa petite fille. Parce que sa petite fille allait à l’école […]. [J’étais attiré] par la petite fille. Oui. Oui. Tous les deux. C’est ça. […] Elle l’a vu. […] On devait pas faire grand-chose de mal. Parce que je ne me rappelle pas d’en avoir fait. Mais là, un moment donné, elle s’est aperçue, la petite fille, elle; elle a pas de petit frère, pas de petite sœur. Elle s’est attachée. Puis là, moi, moi, j’avais plus d’amis, là. Mes amis, y étaient tous partis, moi, là… Fait que je me suis attaché à la petite fille. Puis là, la petite fille me suivait partout. Moi, je suivais la petite fille.
Le père aussi aime le garçon. La mère ne l’aime pas: «Lui, ben, il me chouchoutait. Il me serrait. […] Il ne voulait pas que je travaille dur. […] Tu sais, je me sentais rejeté par elle. […] Par rapport à aujourd’hui […] je pense que son amour qu’il avait pour sa fille, il était après me le donner à moi. […] Pis elle, elle l’a pas pris.» Un jour, le garçon surprend ceux qu’il appelle papa et maman en train de faire l’amour. La tension entre les époux atteint son paroxysme. La chicane éclate et la jalousie de la femme envers le garçon se retourne contre lui, par l’intermédiaire de son mari. 252
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Un jour il a voulu me tuer. […] Il a voulu carrément me tuer. […] Je me rappelle avoir rentré dans sa chambre en plein cœur de l’après-midi. Puis ils étaient après faire l’amour. Elle, elle était… en tout cas, elle, elle t’a piqué une […] crise […]. Fait que lui, il s’est levé […] Lui, il était en tabarnac: Ben, t’en veux plus du calice de jeune, on va le tuer, calice! […] Fait qu’il descend… j’é... j’étais dans la cave. Vous savez, autrefois, les vieilles caves de pierres. […] Bon. Alors, y avait… de l’eau dans le sous-sol. À peu près ça d’eau. Puis E.H. [le père] m’avait dit: Va dévisser la lumière en… dans… en… dessous. Là, c’est tout ce que j’ai entendu. J’ai perdu connaissance. […]
Quelque temps plus tard, les autorités rendent visite à Jean-Noël. On le questionne. Il dit qu’il aime être dans cette famille, mais on le retire quand même, de force. Puis une bonne journée… y a un char qui arrive. J’étais dans le bois, puis j’avais pas de souliers. […] J’étais toujours nu-pieds. […] On était après d’éplucher le bois. […] C’était une madame qui s’appelait […] garde L. […] Elle arrive là. Et puis… ils me regardent : Bonjour mon petit garçon. Je peux m’en rappeler comme ça. Comment ça va ? Puis c’est ci, puis c’est ça. Puis ils sont envoyés par les Sœurs Grises […] Là, là… là, un moment donné, elle me dit, elle dit : Ça va bien ? Aimes-tu ça icite ? J’y dit : Oui, j’aime ça. Certain, je suis libre. Je vois le monde, je vois des animaux, je vois le champ, je cours […] Ça reste là. Un moment donné, elles partent. Elles reviennent, deux, trois jours, peut-être une semaine après, je ne le sais pas, là. Je ne peux pas m’en rappeler. Mais, cette fois-là, c’est D.S. [le travailleur social] qui arrive. Oh ! là, c’est le bien-être social. Le Service social de Saint-Jean. […] Là, il part, puis il m’emmène directement. Là, je pleure, puis je pleure. Puis c’est une crise. […] Là y a une infirmière avec moi, là. Garde L. qu’ils l’appelaient, là. Puis là, je criais à tous les monsieurs. Puis… Hé, là… Ils m’enlevaient… ils m’enlevaient, là, moi, à papa puis à maman. Là voyons ! Parce que je les appelais de même. […] Lui, il pleurait quand je suis parti. […] Il pleurait ! Je l’ai vu. Je suis sûr, je l’ai vu.
C’est l’époque où l’on recherche les enfants destinés aux agriculteurs pour les scolariser. Dans les années 50, y ont formé le Service social de Saint-Jean. Puis y ont nommé D.S. comme recherchiste [travailleur social]… Puis y ’avait la job de toute retrouver les enfants qui avaient été envoyés sur les terres agricoles, par les Sœurs Grises de Chambly. Autrement dit, toute la région… Comment je dirais ça, là… le… le… heu… tous ceux là sur le côté de la rivière, le bord icite, là. […] Le côté sud, là, si vous voulez ! Y avait l’ordre de ramasser tous les enfants. Tous les retracer, tous les sortir de sur les terres agricoles, pour les envoyer dans des écoles. Et puis… c’est qu’est-ce qu’il a fait. Et puis, lui, il est arrivé. Là, il m’a… il m’a emmené.
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Le travailleur social transfère Jean-Noël dans une ferme où il est convenu qu’il fréquentera l’école. Mais l’intégration dans l’école du rang se fait mal. Il a 10 ans, il est en 1re année et il est méprisé pour ses origines: il est le seul orphelin. Même si les nombreux enfants de cette nouvelle famille l’acceptent très bien, ceux de l’école se moquent de lui et le bousculent sur le chemin. Eux autres, c’est une famille… plusieurs garçons, plusieurs filles. […] J’ai été très, très, très, très bien traité. Très bien traité. Je suis chouchouté par les filles. Les filles prenaient soin de moi. Ah! Très bien là. Très bien là! J’ai été… j’ai jamais souffert là. Jamais de ma vie. J’ai… je travaillais même pas. J’ai… je m’amusais, puis je jouais. […] Une vie d’enfant qui a pas duré longtemps, par exemple. […] Et puis… Eux autres ont l’ordre de m’envoyer à l’école. Il faut envoyer ces enfants-là dans les écoles. Mais là, j’ai quoi? 10 ans […] Première année. Heu… on essaie de me montrer à lire puis à écrire. Heu… ça marche pas. Les enfants se mettent à rire. […] Là, j’allais à l’école à pied, parce que c’était une école de campagne. Pas de toilettes. Ça vous donne une idée là. Pas de toilettes en dedans. Avec un stove, un cochon, là, pour faire chauffer l’école, là. Mais là, ils se sont aperçus que ça marchait pas. Heu… les enfants riaient de moi. Heu… je devenais agressif, parce que je me faisais rire de moi. Je me faisais attaquer dans… le chemin. […] R’garde! R’garde! C’est lui le gars qui reste sur Saint-P. Le… le gars, là. C’est lui, là. Y a pas de parents, là. Ç’a l’air que ça… c’est un enfant du péché là, maman m’a dit là. Il dit: C’est lui, là! […] Mais c’est dur dans le sens que tu sens que t’es pas aimé. Là, t’es bousculé. Tu fais rire de toi.
On décide alors de le garder à la maison. L’amie du garçon de la mère de famille lui enseigne les matières scolaires. Malheureusement, la mère, diabétique, est de plus en plus malade et iI doit quitter cette famille. Jusqu’à un moment donné, ils ont décidé de ne plus m’envoyer à l’école. […] On a décidé […] Là, on fait l’école directement à la maison chez W. Saint-P. […] C’est la blonde du garçon de madame Saint-P. qui me fait l’école. Il n’est plus question de m’envoyer. Ça, ça marche pas. Jusqu’à un moment donné… madame Saint-P. était bien malade. Là, elle pouvait plus me garder.
Il passe alors de famille en famille49. Il a plus de 12 ans et les relations avec les enfants du même âge que lui dans ces familles nombreuses dégénèrent en batailles. Il n’est pas accepté et on lui rappelle son ignorance. 49. Selon une travailleuse sociale, le foyer était synonyme, au départ, de famille d’accueil. Ensuite, il a signifié un foyer de groupe, comptant plus de quatre pensionnaires. Pour aller en foyer ou en famille d’accueil, il fallait que les troubles de comportement soient restreints à ce qui était supportable pour une famille, notamment parce que cette famille pouvait avoir elle-même de jeunes enfants à éduquer. Il fallait que les habitudes de vie soient relativement acquises, soit l’entraînement à la toilette, l’alimentation autonome, une mobilité minimale n’entraînant pas d’aide instrumentale.
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Fait que… à un moment donné, on m’a emmené à Saint-Jean. Là, j’ai [été] garoché d’une famille à l’autre. […]. On me transfère d’une… place à l’autre. Une famille… une semaine dans une famille. Trois, quatre semaines dans une autre famille. […] Je ne sais pas. Je ne sais pas. Heu… c’est parce que je vieillis, puis les enfants qui sont dans ces maisons-là sont vieux. Sont de mon âge, puis ils veulent pas me voir là. Puis… ça fait… ça fait de la bagarre. C’était des grosses familles dans ce temps-là. Puis, ils acceptent pas de me voir là. M. y est ignorant lui, hein ! Bon. Bing, Bang, Bang, sur la gueule, puis envoie. Bon.
Il est finalement accueilli dans une autre ferme, propriété de Belges bien nantis. Le propriétaire vit avec sa mère, sa femme, sa petite fille et ses deux garçons qui sont lourdement handicapés mentalement. Il avait deux enfants débiles mentals. Mais eux autres, c’était réellement des débiles. […] [Luc] lui, était extrêmement dangereux. Il se mettait une ceinture sur la bouche, là, puis il était là : Heumhihum humhum hum yaaaahhh ahouhouhouohou. Puis il garrochait toute. Fait qu’il était toujours strappé. […] Puis accroché… il y avait des crochets là. […] Il sautait sur les couteaux, toute. Toute revolait ! Ils l’ont envoyé à l’Institut Pinel. Puis, justement, il est mort l’année passée. Y est mort Luc. Y est mort, je l’ai su, c’est son… son demi-frère… parce que… ils ont adopté un orphelin… qui […] me l’a dit. […] Y ont été placés là. Il a été obligé de les abandonner, il n’avait pas le choix. L’hôpital lui a dit, là : Oublie-les, là, c’est… c’est des enfants… sont… sont morts. Oublie-les, sont morts50.
Dans cette ferme, Jean-Noël (entre 13 et 14 ans, 1955) est traité «aux petits oignons». Le père s’attache à lui et il veut l’adopter. Pour une raison qu’il ne s’explique pas, il refuse sa proposition. L’homme respecte son choix et il adopte alors un autre orphelin. Fait que là, lui s’est attaché à moi. Il voulait m’adopter. Heu… bon. J’ai pas voulu, moi, je ne sais pas pourquoi. En tout cas, j’ai pas voulu. Je ne sais pas pourquoi. […] En tout cas, […] le Service social est venu me chercher. […] Là, c’est là que lui a adopté… Puis là, il a adopté un gars. Puis aujourd’hui, ben, il a eu des enfants, puis tout ça.
Avant que le même travailleur social, qui suit toujours son dossier, réussisse à lui trouver une autre famille, il est placé chez une veuve dont le fils a quitté la maison. Il y demeure de temps en temps, entre divers placements. Il est encore très bien traité chez elle, mais il s’agit d’un foyer de transition et elle ne garde pas d’enfants en permanence. 50. La mort et l’internement à l’asile des fous sont souvent associés dans le discours populaire.
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Là, un moment donné, ils m’ont transféré. C’est là que… ils m’ont envoyé à Saint-Luc sur [chez] madame B. C’est une veuve. Ça c’est toute une histoire. Je savais [pas] qu’on était bien traité de même… Elle était veuve, son mari s’est fait tuer… à la carrière B., à Saint-Jean. Et puis elle, elle… elle avait une grosse famille. Elle avait […] trois filles puis un garçon. […] Puis son garçon lui, il était parti lui. Il vivait de ses propres ailes. Fait qu’un moment donné, elle s’est mise à garder des orphelins. Mais ç’a commencé par du dépannage. Par exemple, D.S. l’appelait, il disait : Bon, écoute là, j’ai Noël qui est dans la rue à soir, là. Tu pourrais-tu me le garder en attendant que j’y trouve une famille d’accueil. […] Fait qu’elle faisait rien que ça. Fait que quand t’allais là, t’allais là, des fois une semaine, deux semaines, mais pas plus qu’un mois, un mois et demi. C’était une maison de dépanne. Mais très bien traité, tu sais. […] J’allais, puis je revenais. J’y allais, je revenais.
Le travailleur social finit par lui trouver une place. Le couple possède une ferme, des vaches et des cochons. Le mari travaille à l’extérieur dans une usine et la femme garde beaucoup d’orphelins à la maison. Ce dernier changement ne lui sera pas bénéfique: C’est la dernière place que j’ai faite que j’ai été massacré. […] Là, c’est là qu’il m’a transféré… à mon calvaire. Là, je venais de tomber dans l’enfer. […] Aujourd’hui, ce monde-là, y auraient 25 ans de prison. C’est incroyable qu’est-ce qu’ils ont fait. Les parents n’ont aucune instruction. Ils s’en prennent physiquement aux enfants d’une façon régulière. La maison est malpropre et désordonnée. Un jour, les autorités interviennent pour que les orphelins dont ils ont la garde soient envoyés à l’école. C’est peine perdue. Ils sentent si mauvais qu’ils sont rejetés par tous. Ils sont repoussés dans l’autobus scolaire51 et exclus par le chauffeur. Ils sont méprisés par les familles des environs. Ils sont battus et ils se battent dans la cour d’école. Ils sont battus par le directeur de l’école. Jean-Noël raconte: Là, j’arrive là. Puis elle a aucune instruction. Elle ne sait pas lire, puis elle ne sait pas écrire. Lui, il ne sait pas lire, il ne sait pas écrire. Son fils, la même chose : il ne sait pas lire, il ne sait pas écrire. Y en a rien qu’un qui sait lire. […] Là, un moment donné, ils devaient nous envoyer à l’école. Fait qu’il fallait se lever le matin, aller tirer les vaches l’autre bord de la rue. Ça c’était à 5 heures le matin. Après que les vaches ont été tirées, on se préparait pour
51. Les enfants sont instruits selon leur origine sociale et selon leur sexe. En 1943, la fréquentation scolaire devient obligatoire au Québec jusqu’à l’âge de 14 ans. La scolarisation progresse surtout dans les années 1950. C’est l’époque où s’établissent les nombreuses écoles de Duplessis. Construites dans les villages, elles entraînent la fermeture des écoles de rang, puisque les écoliers (des rangs) sont dorénavant transportés jusqu’au village par autobus (Malouin, 1996, p. 68).
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aller à l’école sans se laver. Ils n’avaient pas de toilettes. Y avait aucune eau courante dans la maison. On était cinq orphelins, plus son fils. […] Là, elle avait l’ordre de nous envoyer à l’école. […] Quand on avait fini de tirer les vaches, […] on sentait la merde, hein, pas besoin de le dire. On se lavait jamais ! […] Là, l’autobus a décidé de ne plus nous embarquer. L’autobus B. de Saint-Jean nous embarquait plus. Ils nous… nous ont mis dehors de l’autobus parce qu’on puait. Les gens… le monde dans l’autobus ne voulaient plus nous voir dans l’autobus. C’était : assis-toi pas icite. Puis boung là ! Puis bang là-bas ! Fait que le chauffeur, il dit : Moi, je ne les embarque plus, ils s’en viendront à pied. On s’en allait à l’école à pied. […] Nous autres, on faisait deux milles et demi. On faisait cinq milles par jour. […] Les familles ne voulaient pas nous voir. Les familles de L’Acadie disaient : C’est des bâtards, ils sont pleins de poux, ils sont pleins de marde. Puis en tout cas. Puis la famille M. était connue comme des malpropres. Puis des… puis ils nous maltraitaient. […] Fallait pas que t’en parles à l’école. L’école le savait qu’est-ce qu’on avait. Puis quand ils voyaient qu’on était trois, quatre jours, cinq jours sans y aller. […] Fait que là, un moment donné, quand on arrivait à l’école, là, ben, on se faisait battre. Puis on se défendait. Puis quand on se défendait, bien, le directeur nous faisait venir, puis on passait à la strappe. Fait qu’on était bûché, soit par les élèves, ou ben non, soit par le directeur. […] Fait qu’on s’en sortait pas. Fait qu’à l’école, on n’a rien appris […] Fait que là, eux autres, ils me gardaient encore à la maison.
Ainsi, entre 9 et 16 ans, Jean-Noël n’a jamais appris à lire ni à écrire. Les causes ne peuvent pas être attribuées seulement à son dernier placement. Elles sont antérieures et multiples. Son entrée tardive en milieu scolaire, les moqueries la première fois qu’il entre en classe, le mépris dont il est l’objet sur le chemin de l’école parce qu’il est bâtard, ses nombreux changements de foyers, de villages et d’établissements scolaires, les coups reçus dans cette dernière ferme, qui provoquent l’absentéisme à l’école, les échanges de coups à l’école, qui entraînent d’autres coups chez le directeur, tout cela contribue à l’éloigner, un peu plus chaque fois, de l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul. Par ailleurs, les conditions sont réunies pour que son insertion familiale soit réussie dans une des fermes où il a résidé à 12 ans. En effet, chez les Belges, le père et la mère n’ont qu’une fille, leurs deux garçons handicapés mentaux ne peuvent pas contribuer à la continuité de la ferme et ils s’entendent tous les deux, de concert avec la grand-mère qui habite sous le même toit, sur la place qui lui est réservée: il peut devenir leur fils adoptif. Il ne manque que son accord. Il refuse, et le couple réussira l’insertion familiale d’un autre orphelin qu’ils adopteront par la suite. Ce dernier demeurera avec les deux garçons handicapés mentaux, qu’il considérera comme ses demi-frères, il se mariera et aura des enfants.
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Il en était tout autrement pour Jean-Noël dans la première ferme où il a été accueilli à 9 ans. Son insertion familiale était vouée à l’échec. Pourtant, les parents n’avaient pas de garçon, seulement une petite fille. Mais parce que la mère n’était pas d’accord pour faire de lui son fils adoptif et le frère de sa fille, l’attachement du mari pour le garçon ne pouvait pas se concrétiser en un véritable lien de filiation. Le père voulait un fils, l’épouse voulait un employé.
Les jeunes garçons sont pris comme élèves pour travailler à la ferme Les trois enfants illégitimes élevés en institution et placés dans des fermes proviennent de différents genres d’institutions: un orphelinat ordinaire, un orphelinat spécialisé, une école d’industrie. Jean-Noël (9 ans, Orphelinat de Chambly, 1951), qui est parti d’un orphelinat ordinaire, raconte comment les religieuses présentaient les orphelins aux propriétaires de terres agricoles et comment ces derniers effectuaient leur choix, sur la base de leur physique. J’ai été appelé un dimanche, je m’en rappellerai toujours, un dimanche j’avais été appelé. On avait rentré dans la salle en avant. C’était une grande salle avec des chaises qui faisaient tout le tour de la salle. Comme ça. C’était aussi grand que mon salon et puis la cuisine, si on veut. Tout ça ici. Et puis il y avait une belle grande table dans le milieu et puis il y avait la sœur… la sœur au bout de la table. La sœur, la directrice. Et puis un moment donné… là, on était à peu près sept, huit orphelins. Tous en ligne debout, face aux cultivateurs. Puis les femmes de l’autre côté. Toutes les femmes d’Église, les cultivateurs de sur un côté, puis les femmes étaient sur l’autre côté. Et puis là, ils nommaient les noms. […] Et puis là, ils disaient : Bon, ici, je vous présente Noël. Noël pèse tant. Noël a eu telle maladie. Noël est en santé ou… Bon, toutes sortes d’affaires de même. Là, les cultivateurs… les cultivateurs se levaient. Puis là, je vous le jure. Je vous le jure, que le bon Dieu me tue icite, ils te touchaient au cou, ils touchaient à tes bras, puis ils touchaient à tes épaules. Ils… ils tiraient. […] Là, ils me posaient deux, trois questions. Aimerais-tu ça travailler avec moi ? Et puis des affaires de même. Fait que… moi, je disais non.
Malgré son refus, un propriétaire le choisit. Jean-Noël ne reverra jamais les religieuses. Avant de partir, l’une d’entre elles lui conseille d’obéir à celui qui le prend en charge.
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En tout cas. Il m’emmène. […] Puis je suis parti tel comme j’étais. J’étais en été, en short. Puis bonjour la visite. Puis je ne les ai plus jamais revues. Là, je suis parti, je me suis en allé à Saint-M. […] Là, bien entendu, tu pleures. […] Tu t’en vas avec lui, là. Puis tu vas faire ton bon garçon. Là… elle a dit […] d’être bon petit garçon, puis d’écouter le monsieur. Puis faire qu’est-ce que monsieur te dira de faire.
À 9 ans, Jean-Noël sera traité par ce fermier qui l’amène dans sa résidence comme un enfant potentiellement adoptable. Selon une travailleuse sociale, il était exceptionnel qu’un enfant de cet âge soit adopté. Il restait à l’orphelinat. Ce n’est que devenus des hommes que les enfants illégitimes des orphelinats constituaient de la main-d’œuvre pour les cultivateurs. «Plus vieux, ici on dit à 1718 ans, et là il venait des gens, des cultivateurs, qui disaient: J’aurais besoin d’un homme pour travailler sur ma terre. Ils les amenaient.» Toutefois, elle ajoute, en se référant à des années antérieures: Il y avait beaucoup de gens qui voulaient adopter… surtout chez les cultivateurs pour la main-d’œuvre ! Alors, il y avait des gens qui avaient huit enfants et ils en reprenaient un autre pour s’assurer d’avoir un employé fixe, ou une bonne ! Et il y en a qui restaient attachés à la maison et qui mouraient dans cette maison-là… Ça faisait partie de la famille.
On peut donc s’expliquer que Jean-Noël ait été mis dans le circuit des fermes comme enfant adoptable à 9 ans et, plus tard, à 12 ans. Édouard, qui est parti d’une école d’industrie à 15 ans, se rappelle combien les heures de travail à la ferme étaient longues. Il était le seul orphelin. Il se rend compte aujourd’hui à quel point chaque orphelin placé sur des terres agricoles a contribué à l’enrichissement collectif. Pis on faisait 18 heures à 20 heures par jour. On commençait à 4 heures et demie et on finissait des fois jusqu’à 9-10 heures le soir. Et on recommençait le lendemain matin et c’était sept jours par semaine. Le monde savent pas ça, mais nous autres, on l’a fait. […] on a contribué pour les agriculteurs. […] C’est pour ça que j’aime pas les fermes. Jamais j’achèterais ça, jamais ! Une écurie oui, mais pas une ferme.
Jean-Guy, qui a quitté un orphelinat spécialisé à 14 ans, se souvient aussi de la lourdeur de la tâche. Il s’est évadé six mois plus tard pour fuir cette vie de travail acharné. On en arrachait. On travaillait en maudit. […] tard. Je me suis sauvé. […] Puis ils ont fait venir le gars du… du bureau d’adoption. Là, c’est là qu’ils m’ont placé. D’après moi, là, c’est là, là. Ils ont vu qu’il voulait pas, peut-être qu’il voulait pas travailler ou quelque chose de même. […] Parce que j’aimais pas ça. 259
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Les autorités le placent dans une ferme où il est le seul orphelin avec les cinq enfants de la famille. Il y demeure trois ans. Là non plus, le travail ne manque pas. Il constate surtout qu’il n’a rien appris. C’était un peu mieux mais on travaillait pareil. Ça c’est… l’ouvrage manquait pas. Ça c’est officiel. Mais là aussi, j’ai pas… j’ai pas appris d’instruction, rien de ça. Moi, c’est ça que j’aime pas : c’est parce qu’on a travaillé comme des maudits fous, qu’on a rien appris ! Ça, c’est la chose qui me met… qui me met en mautadit pour ça.
Jean-Guy se sauve encore une fois, mais cette fois, c’est chez le voisin et beau-frère du fermier. Ce dernier lui offre plus d’argent. Jean-Noël, qui arrive à 15 ans dans sa dernière ferme, celle qu’il qualifie de «maison des horreurs», travaille sept jours par semaine, du matin au soir. Il arrive là où résident déjà un autre orphelin, qui a un bec-de-lièvre, et les garçons d’une prostituée. C’était une ferme. La ferme était l’autre bord de la rue. C’est un peu comme si je vous dirais : la maison est ici, puis la ferme étant… le bloc l’autre bord. […] E.M. nous réveillait quand il s’en allait travailler chez T. Puis nous autres, on s’en allait aux vaches, tout de suite. On s’en allait chercher les vaches dans le champ puis on les rentrait en dedans. [À 5 heures]. […] Puis on travaillait sept jours par semaine. Là, c’était tirer les vaches, heu… lui, lui comme je vous dis, il travaillait chez T. à Saint-Jean, dans une cour à bois. Fait qu’il faisait de la démolition. Il emmenait de la vieille planche, puis nous autres, fallait arracher les clous, en arrière. On faisait rien que ça […] le jour jusqu’à la noirceur puis du matin au soir.
En plus des vaches, des travaux domestiques et travaux de démolition, JeanNoël doit aussi s’occuper des cochons. Toutes les occasions sont bonnes pour le frapper: «Chez les M., elle me frappait le matin, lui, le soir, quand il arrivait de travailler.» Un jour, il se dispute avec leur petit-fils en visite. Pour se venger, le petit-fils l’accuse d’avoir fait un trou dans une ampoule au plafond de la soue à cochons. La femme le cogne durement. On avait des cochons en plus à s’occuper. Puis je m’en rappellerai toujours. Un coup, j’étais dans la soue à couchons, puis… je ne sais pas pour quelle raison, je ne m’en rappelle plus, on était en train d’arracher des clous en arrière. Fait qu’un moment donné […] y a une lumière… ça devait être une 100, 200, je ne sais pas. Y ’avait un trou dedans, puis y avait de l’eau. Y avait ça d’épais d’eau dans la lumière. […] Puis y avait un trou dans la lumière. Inexplicable. Avec de l’eau dedans ! Aujourd’hui, je sais comme ça s’est pu faire. Mais dans le temps…. Fait que elle, elle voit ça. Puis moi, je venais de
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me chicaner avec son petit-fils, à elle. […] ses petit-fils avaient tous dans les… 12, 15… dans notre âge ! Il dit : C’est lui qui a fait ça ! Il dit ça à sa grand-mère. Puis il savait qu’elle, elle bûchait. Là, elle m’en a câlissé une tabarnac. J’en ai mangé une maudite.
Le propriétaire est ambitieux. En plus de son travail à l’usine, il loue des terres et il les fait faucher par les orphelins qu’il héberge. Une voisine surveille les travaux. Elle s’inquiète de ne plus voir le jeune garçon. Elle avertit le propriétaire. Il trouve Jean-Noël endormi sous le tracteur. Sous les yeux de la voisine, le propriétaire se jette sur lui. Là, à un moment donné, il s’est mis à… là, on fauchait des terres. Là, il s’est mis à louer des terres. Des terres pour faire le foin. Il louait des terres. Là, moi, j’avais la job de faucher les terres. Eux autres avaient la job de presser. Tu sais. Je veux dire, y avait une couple d’orphelins qui s’occupaient de presser avec E.M., son garçon, durant ses vacances d’été, là, lui. Puis moi, durant ce tempslà, je fauchais. Fait qu’il y avait une terre que j’étais après faucher. Mais là, moi, ça fait trois, quatre jours là. Je suis là depuis 5 heures. Puis je suis là jusqu’à la petite noirceur. Puis, je suis plus capable. Puis il venait me porter un petit lunch, là. Pis ça vient de s’éteindre. Fait que là, à un moment donné, je suis fatigué, j’en profite. Le bonhomme est pas icite, je me couche. J’arrête le tracteur, je me couche en dessous. Et puis, on dort. Ah! La voisine, elle a dit: Mon Dieu! Ben là, je vous dis, je pense que c’est ça, là. Mon Dieu! Qu’est-ce qui arrive, le tracteur est là. Le petit gars est plus là! Hé! E.M.! Ton petit garçon… ton petit gars là, on le voit plus. Le tracteur est dans le champ, puis on voit plus ton petit gars. Le bonhomme, les nerfs, hein! Y arrive dans le champ. Il m’en a crissé une tabarnac, devant elle. Elle a tout vu ça.
La punition tourne mal. L’homme tombe et le jeune homme risque de l’écraser sous le tracteur. Mais quand il m’a poigné, j’étais sous le tracteur. J’avais la clutch [pédale d’embrayage] dans les pieds. J’étais les pieds… y ’était clutché le tracteur. Puis y avait la roue… la cuisse a… J’ai échappé la clutch. Je pense que c’est arrivé ! Il a tombé à terre. J’ai manqué à un pouce d’y passer sur le corps. J’y passais sur le corps, je venais de poigner 25 ans de prison. Sans… me… pourtant, c’était pas moi, c’tait lui. Mais ! Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? ! On était des bâtards. Y a rien… on… ne croit… la justice ne croyait pas en un bâtard, hein !
La tension, toujours élevée à la maison, atteint son point culminant une dernière fois au travail, lorsqu’il a 16 ans. Il met trop de gravier dans une charrette à deux roues et les baculs [brancards] du cheval cèdent. Le cheval agité retourne à la maison. Jean-Noël arrive une heure plus tard. Il est roué de coups de poing et de coups de pied par les parents. 261
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Fait que là, un moment donné, il… J’étais après… Là, il dit tu vas aller ramasser de la gravelle sur le bord du chemin… avec le cheval. Puis le tombereau. Le tombereau, vous savez qu’est-ce que je veux dire ? […] Une charrette à deux roues. C’est rien, deux roues. Puis c’est un… un tombereau, c’est haut, haut. Puis le cheval, là, lui… Bon. Ça marche par… le… le… les grippes du poids du tombereau. Si t’en mets trop en arrière, le cheval va lever ; si t’en mets trop en avant, ça va être trop… ça va écraser le cheval. Ça va trop être pesant. Faut que t’équilibres le poids. Mais moi, dans le temps, je ne le sais pas. Fait que je… je ramasse la gravelle sur le bord du chemin. Quand les […] sortaient ben carrés, il virait la queue. Puis en virant la queue, fuuuuuu, y’a une moitié… le top partait puis tombait à terre. Fait que lui, y amenait ça pour chez eux. Fait que là, moi, j’étais avec un autre orphelin. Puis on balayait, puis on ramassait la garnotte. Fait que là, j’en ai mis trop. Le cheval a… les battues du cheval ont cassé. Le cheval est parti, il s’en est allé à la maison. Moi, quand je suis arrivé à la maison […] à peu près une heure après, ç’a été fini, je m’en allais à la prison. J’ai mangé toute une volée. Là, ils m’ont poigné, toi […] Hé ! J’y ai goûté en tabarnac.
C’en est trop pour lui. Il commence alors à sacrer52 contre la femme et contre son mari. Il leur interdit désormais de le toucher. « Fait qu’à un moment donné, là, je me suis en allé… Là, je suis devenu… Là, j’étais venu, là… L’homme autant… Là, c’est devenu l’agressivité ! Là, là, c’est… là, c’était plus moi. Là, c’était fini. Tu ne me retouches plus, ma tabarnac. Là… là, les christ, les tabarnacs, ça sortait. C’est fini. » Il prend une bicyclette chez le voisin et va se présenter, couvert des marques, aux bureaux du Service social de la ville. « Dû à ça, là, j’ai mangé une volée, mais c’était la dernière. J’ai parti en courant… j’ai été chez mon voisin. Y avait un bicycle sur le long de la bâtisse. J’ai sauté dessus puis envoie au Service social, à Saint-Jean.» L’infirmière est émue de le voir ainsi dans cet état, à tel point qu’elle en pleure. Le travailleur social responsable de son dossier est là. Il décide de le garder sur place.
52. Selon Rioux (1974, p. 46-47), « Dans la société traditionnelle, il y avait un âge où le jeune homme commençait à sacrer. C’était un signe de virilité, une espèce de rite de passage. Un curé, un jour de visite pastorale, souligne à une mère que Paul a bien grandi depuis sa dernière visite. « En effet, répond-elle, il a commencé à sacrer le mois dernier. » Jadis, c’était une coutume réservée aux hommes. Puis venait l’âge où l’homme cessait de sacrer. […] il n’est alors plus considéré comme un mâle actif. ».
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Là, j’arrive devant la madame… madame chose… que je vous ai dit, la garde […] Et puis… D.S. [le travailleur social], tout ça. Puis là, je […] Mon Dieu ! Puis elle, elle pleurait. Mon Dieu ! elle a dit, qu’est-ce que c’est ça ? Là, j’étais… Bon. Fait que D.S., il dit à moi, il dit : Bon, on va te garder icite, il dit, on va te garder icite.
Il ne manque pas de lui souligner, toutefois, que la punition est sûrement due au fait qu’il a désobéi. Il décide de lui faire passer la fin de semaine sur place et de demander au concierge de le surveiller. Puis jusqu’à lundi matin, parce que t’as pas été correct, il dit, c’est parce que t’as pas écouté. C’était toujours ça qu’il nous disait. On écoutait, mais on mangeait des volées. Fait que moi, lundi matin, il m’a dit. Là, il dit, là, on était le samedi… le vendredi dans l’après-midi… Je me rappelle bien, il dit : Tu vas coucher icite dans la centrale catholique. Il… on couchait dans un… dans un… une petite salle de débarras, là, tu sais ? Un genre où ils mettent des moppes puis des affaires de même, là. On couchait à terre dans un coin, en bas, au sous-sol à la centrale catholique. Il avertit le concierge. Il dit : Bon, y’a un orphelin là, tu le surveilleras.
Prévoyant qu’il aurait faim, il lui signale qu’il pourra aller manger au restaurant en face. Mais, le lendemain, le restaurant est fermé. Jean-Noël ne sait pas où rejoindre le travailleur social. Il a faim. Il ouvre la porte avec un couteau, il prend de l’argent dans un tiroir, il se fait prendre par le concierge et il se retrouve en prison. Je couche là. Mais lui, il me dit : Si t’as faim, j’ai averti le restaurant l’autre côté. Tu iras manger au restaurant. Moi, j’arrive le samedi matin : M’a aller manger au restaurant. Le restaurant est fermé. Y’a… y’a… un problème d’eau. Tout est fermé. Fermé pour cause de réparations ou je ne sais pas quoi ! Moi, je ne peux pas appeler S., je ne sais pas où qu’il est ! Je ne sais pas où qu’il reste. […] J’ai faim, moi. […] Alors, je prends un couteau puis je rentre ça dans… dans le cadre de la porte, comme ça, pour ouvrir la porte. La première filière que je vois […] y avait de l’argent. […] Je poigne un 10 $ je ferme le tiroir, je ferme la porte. Le concierge me poigne. […] Y appelle la police… de Saint-Jean. La police de Saint-Jean arrive là, me ramasse. Ils m’amènent au poste de police. Là, j’ai resté deux, trois jours dans les cellules. Là, ils m’ont emmené devant un juge. En pleine Cour, devant tout le monde, là. En pleine Cour, hein… avec du monde, là. Là, le juge me regarde. Là… là… là… moi, je ne connais rien là. Je ne sais pas que c’est faire… Y a pas d’avocats, y a pas rien, là. Nous autres, on a… Bon. Là, là… là… y’ a… je pense que c’est le procureur de la couronne, je ne sais pas, il dit : C’est un pauvre orphelin, un pauvre malheureux, il dit. M. le juge, il dit… il dit : je pense que la meilleure affaire qu’on pourra pas faire pour lui, c’est de l’envoyer au pénitencier Saint-Vincent-de-Paul, pour deux ans. Le juge s’est
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viré de bord, il a dit : Je vous condamne aux travaux forcés, deux ans de pénitencier. Aux travaux forcés. Fait que là, je suis envoyé au pénitencier SaintVincent-de-Paul.
Jean-Noël fera une pleine sentence de deux ans. Comme il le souligne luimême, son séjour en prison aurait pu être écourté, si quelqu’un avait signé et accepté de le recevoir chez lui. Mais il n’a ni famille ni ami et, il ne peut donc pas bénéficier d’une libération conditionnelle.
Les garçons isolés dans les fermes ne sont pas traités comme des membres de la famille En tant qu’aides-fermiers, les adolescents illégitimes n’ont pas les mêmes privilèges que les membres de la famille. À 14 ans, dans une ferme où le fils du propriétaire est trop jeune pour contribuer aux travaux agricoles, Jean-Guy a sa chambre, mais il ne termine pas le repas avec les membres de la famille. On l’envoie travailler, pendant qu’on s’attarde à table. «La seule place que j’ai fait, là. Y avait juste moi. Puis lui, il avait son garçon, mais y était trop jeune pour travailler sur la ferme. […] J’avais ma chambre. […]. J’allais manger… Des fois je mangeais vite puis là, il m’envoyait nettoyer la grange. Puis là, eux autres jasaient. Ils mangeaient leur dessert. À 15 ans, Édouard vit dans le grenier de la maison et ne prend pas ses repas en même temps que les membres de la famille. Ils le font manger après eux, seul dans la cuisine: «La famille se réunissait et ils mangeaient tous ensemble. Et après, quand ils avaient fini de manger, ils sortaient de table et là, il fallait manger tout seul dans la cuisine. Ils voulaient pas que tu manges avec eux. […] J’étais tout seul. […] Un orphelin par ferme.» À 15 ans, Jean-Noël apprend rapidement qu’il ne fait pas partie des membres de la famille, malgré le fait qu’il doive appeler la maîtresse de maison «grandmaman», par politesse. Le père et la mère hébergent quatre orphelins. Ils ont aussi leurs propres enfants et des petits-enfants qui viennent en visite: « Ils venaient voir leur grand-mère. Des fois, ils venaient passer une journée sur [chez] la grand-mère […] Tu sais, ils venaient faire un petit tour. […] dans mon temps à moi, ils devaient avoir 45, 50 ans. »
Assis à la même table que le père, la mère et leur fils, les orphelins n’ont pas droit à la même nourriture. Ils mangent mal et ils mangent peu.
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La table était séparée en deux : y avait un côté de la table, c’était son garçon, Fernand, son mari, puis elle. Ça, eux autres, ils mangeaient du Corn Flakes, là, puis… le beurre, puis des affaires de même. Nous autres, l’autre côté… on avait… c’était une grande table… l’autre côté, nous autres, les quatre orphelins, on avait… deux sur le bout, deux comme ça. Puis là, on avait pas le droit de toucher au beurre, pas le droit de toucher à rien dans ça. On n’avait pas rien à ça. C’était ça, puis c’est fini, dehors ! Puis envoie ! […] Fallait demander la permission : Grand-maman, je pourrais-tu avoir une autre tranche de pain, s’il-vous-plaît, grand-maman ? […] Ah ! c’étaient les ordres. « Voulez-vous, s’il-vous-plaît, grand-maman, me donner une autre [tranche] de pain ? » Fait que là, elle… DEHORS, QU’EST-C’EST ? T’AS ASSEZ MANGÉ DE PAIN ! Ça venait de s’éteindre, hein. […] On touchait à rien. Là, le midi, mettons un exemple, eux autres, ils mangeaient du […] Bon. Ben là, maman, j’en veux plus, là. Fernand, y en reste la moitié dedans. Jette ça dans un plat. Le lendemain, nous autres, on mangeait… on mangeait toujours ce qui restait, le lendemain. On mangeait jamais de… Comprenez-vous ce que je veux dire ? [Le menu du jour ?] C’est ça. Jamais. Jamais. Jamais. Jamais. Puis le soir, c’était pareil. […] Quant aux nourritures, le matin […] c’était une bol de soupane [gruau] […] puis c’est fini, tu t’en vas. […] Ben oui. Une bol de soupane ! C’est tout.
Les orphelins volent les gâteaux du boulanger qui fait la livraison à domicile. Puis là, un moment donné…. jusqu’à un moment donné, on a dit : Ç’a plus de sens, moi, j’ai faim, j’ai faim. On ne mange pas. On en a pas de nourriture. On est à la ration. On n’a pas de dessert. Pas droit à ça. Pas droit au beurre. Pas droit à ça. Alors, on se vire de bord. Puis on se met à voler dans la boulangerie, le boulanger qui venait à la maison. Dans le temps, il venait sur les terres. Tard le soir. Fait que les autres watchaient, puis moi, j’allais voler des gâteaux. J’amenais ça à la grange, puis on se bourrait dans les gâteaux.
Le printemps venu, le propriétaire découvre les boîtes de gâteaux vides dans le fumier. Ils reçoivent toute une dégelée: «Jusqu’à… puis on jetait ça dans les tas de fumier. Les boîtes. Mais jusqu’à… le printemps. Le printemps, faut l’étendre, le fumier. C’est quand il l’a vu!… On y’a goûté en hostie! On y’a goûté, hein! Devant les visiteurs, cependant, les parents les laissent se servir à volonté. Mais le châtiment corporel qui les attend après leur départ est terrible. Le père et le fils s’allient pour leur donner le fouet, après les avoir attachés à un poteau dans la «tasserie». Le père fabrique lui-même son fouet, à partir d’un arbre qu’il épluche de son écorce et qui peut faire le tour du corps. Puis la nourriture, on en avait pas. Mais quand qu’il arrivait quelqu’un chez eux, mettons comme l’abbé G. ou bien d’autre : D.S., ou ben donc de la visite ! ah ben ! kaaa ! là, elle en mettait du manger. Là, on mangeait comme des cochons. On était des vrais cochons. Des vrais hosties de cochons. Quand y 265
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partaient, on en mangeait une tabarnac. Hé! Hé! là, on en mangeait une… Là, mon boy, on y goûtait. Là, mon boy, c’était la strappe. Puis F. nous poignait par les bras, puis il nous emmenait dans… dans la shed à côté, là. La shed était pris après la maison. Dans ce temps-là, y avait des… des sheds de pris après la maison. Là, y avait un… le poteau qui tient… la tasserie. Là, les deux bras et les genoux comme ça, puis E. [le père] lui, à grands coups de fouet. Ça faisait le tour du corps. Puis là, il me cachait, pendant une semaine tant que c’était pas parti, pour pas que personne voie ça.
En d’autres circonstances, ce sont le père et la mère qui s’allient pour fouetter Jean-Noël. La femme excite l’homme, puis elle le retient avant qu’il ne fasse un geste fatal. Là, ça nous passait alentour de la tête. Elle a manqué son coup, puis là, ç’a passé alentour de la tête. Parce que quand il m’a bûché… il bûchait, lui. Lui, E.M., le bonhomme, il frappait. Là, moi, je me suis laissé descendre en bas. J’étais plus capable. Puis là, il a pa… en swingnant, là, y a poigné la tête. E. ! Arrête É. ! Arrête É. ! Arrête É. ! C’est assez É. ! Mais c’était toute elle qui avait parti le bal. C’était toujours elle !
Jean-Noël et Michel, l’un des fils d’une prostituée gardé là aussi, sont les souffre-douleur de la femme. Michel est cependant condamné à rester avec elle, à l’intérieur, toute la journée. Lui, il a été massacré. Ce qu’il a été massacré, ce gars-là. Ah ! ! ! Puis moi ! c’est les deux pires, c’est moi puis lui. […] Fait que là, un moment donné, heu… Elle a fait une classe… ceux qui vont aller travailler dehors… Puis, il faut qu’elle s’en garde un dans la maison. Fait qu’elle a gardé le plus faible de la gang. Le plus vieux des frères L., qui était Michel L. Lui, il était assis sur un tabouret de vache, là. Puis, à tous les jours, il mangeait sa volée. Il épluchait les patates, des carottes, des affaires de même là. Toutes sortes d’affaires de même là. […] Mais je sais qu’il est devenu complètement débile à force de le frapper sur la tête. Elle, elle le frappait là, à coups de bâton sur la tête. Elle arrivait, là, elle poignait une patate. Elle l’envoyait de même : Paingne ! toi ! Un coup sur la tête. […] Elle en a fait assez. C’est incroyable, hein ! En tout cas, jusqu’à ce que Michel […] Le plus vieux, ben, à force de bûcher sur la tête, il s’est ramassé avec […] L’orphelin de la putain, là, lui, le cerveau, là, PROUUTTT, ben, y’est mort. Il est devenu fou.
Selon les dires de sa propre belle-fille, les orphelines n’échappent pas à sa violence. «Elle, elle a gardé une orpheline avant nous autres. Elle l’a massacrée, c’est
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incroyable. C’est sa bru qui me l’a conté. […] Battue, battue, battue.» Même le chapelet en famille53 est une autre occasion de le frapper: C’était le chapelet en famille. L’hostie de chapelet en famille. J’en ai-tu mangé des volées pour cet hostie de chapelet en famille-là. Hah ! L’hostie de chef de la famille, mon cardinal Léger, là ! Ha ! À genoux ! Quin ! tiens-toi dret ! Puis un coup sur… un coup sur… Là, tu mangeais des volées. »
Le garçon le plus jeune garçon, qui souffre d’énurésie, descend tous les matins l’escalier, présente la courroie à l’homme et reçoit sa volée. L’homme cesse de lui infliger cette peine le jour où il lui fend le pénis et le fait saigner. Le plus jeune, là…. je ne me rappelle plus de son nom… lui, là, tous les matins, il prenait la strappe à barbier, il descendait en bas, il donnait la strappe à E.M. Puis là, il mangeait quatre, cinq coups de strappe, icite, sur le corps parce, qu’il avait pissé au lit. Tous les matins, c’était de même. Tous les matins. Jusqu’à quand il a… après qu’il lui ait fendu le pénis…. Passé tout….. tout dret là, puis ça s’est mis à saigner. Là, il a eu peur, il a arrêté ça. Il lui a fendu le pénis. Complètement fendu.
Le matin, Jean-Noël a la responsabilité de vider les pots de chambre du père, de la mère et de leur fils, et ainsi que de jeter le papier journal qui sert de papier de toilette. On se levait à 5 heures, nous autres, là. […] Là, on attendait que grandmaman se lève à 7 heures. […] On attendait. […] Fait que là… Elle, elle se levait. […] Y avait des pots à marde là. Le matin, moi, j’avais ma job de vider les pots à marde de son garçon… Fait que moi, j’allais faire ceux à Fernand. C’était ma job, ça, le matin. Puis moi, j’avais le… puis j’allais chercher le pot à la bonne femme, du bonhomme. […] Ben, qu’est-ce que tu veux ? C’était de même, là. Puis ils s’étaient tous essuyés avec de la gazette. C’était de la marde. On vivait dans la marde ! Là, j’allais poigner ça. J’allais… là, j’allais porter ça à l’étable, l’autre côté de la rue. Là, je vidais ça, je lavais ça, puis je ramenais ça. À l’année longue. Ça c’était ma job.
Les orphelins n’ont pas le droit d’utiliser les pots de chambre de la maison. Ils doivent aller se soulager la vessie et les intestins à l’extérieur et se servir du foin pour se nettoyer. La situation est particulièrement pénible la nuit. Ils doivent sortir, traverser la rue.
53. « […] c’est précisément dans les années 1950 que la religion connut son âge d’or à la radio. […] En octobre 1950, le cardinal Léger inaugure à CKAC la récitation du chapelet, un des sommets de la dévotion mariale de l’époque, qui tient l’antenne durant plus de quinze ans » (Musée du Québec, 1984, p. 149).
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Nous autres on avait pas le droit d’aller aux toilettes dans la maison. […] Nous autres, on chiait l’autre bord. Tu sais ce que je veux dire. On chiait… on s’essuyait avec du foin. Bon. On n’avait pas de papier de toilette. On avait rien dans le temps. Et puis… c’était de même. On vivait de même. […] Ouais. Puis notre toilette était là, nous autres. On allait chier… excusez le mot, on allait chier là, puis on allait pisser là. […] On a pas de toilette. Pensez-vous, la nuit, quand on se couchait. Calvince ! On sortait dehors, on traversait la rue…
La télévision54, nouvellement arrivée sur le marché, et le salon leur sont aussi interdits. Là, elle, elle allait se coucher toute de suite après souper. Elle, elle se couchait en bas, là. Y avait une petite chambre en bas là, puis elle allait se coucher là. Et puis il y avait une télévision. Mais nous autres, on n’avait pas le droit d’avoir la télévision. On n’avait pas le droit. On n’a jamais vu la télévision. Ça je vous le jure. Je n’ai jamais vu l’image de cette télévision-là, de ma vie. On avait même pas le droit d’entrer dans le salon.
La malpropreté et le désordre règnent partout, même dans les chambres. Le ménage, on n’en faisait pas. C’était une soue à cochons. C’est… c’est incroyable que dans cette maison-là, c’était épouvantable. Y avait rien de… la salubrité, ça existait même pas dans cette maison-là. […]T’allais te coucher. Là, t’allais te coucher sur un matelas pas changé, pas de draps. Y en avait pas. C’est… Les chambres en haut, là, c’était fait comme ça. Y avait une chambre dans le fond. Je me rappelle où, c’était pas grand. C’est… y avait deux orphelins là. Moi puis… moi, je couchais dans une autre chambre. Un lit… un autre lit à côté. Mais pour entrer dans la chambre, c’était comme ça [en faisant les gestes…]… Des tonnes de… de cochonneries, de guenilles, de toute ce que tu voudras. C’était… c’était dégueulasse.
Jean-Noël en veut encore au travailleur social de l’avoir placé dans cette ferme, considérant que les sévices que les propriétaires faisaient subir aux orphelins étaient connus des autorités laïques et religieuses. Il comprend tout de même que le manque de familles disponibles pour les garçons adolescents de son âge était sûrement en cause. Puis le Service social le savait. […] Oui, mais y avait pas de place… y avait plus de place pour nous placer. On était trop vieux. […] Et puis […] elle le savait. Ils le savaient. Pis ils savaient ce qui se passait là. Même monsieur B. m’a dit qu’il avait même averti le prêtre, l’abbé G., il a dit : Faites quelque chose, ça n’a pas de sens, il dit. Ces enfants-là sont maltraités. Même les… 54. « […] la télévision d’État, Radio-Canada, commence à diffuser en septembre 1952 et Télé-Métropole, un réseau privé, en 1961 » (Musée du Québec, 1984, p. 149).
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l’école. Y avait pas de place à nous mettre. Y avait pas de famille, on était rendus trop vieux.
Jean-Noël est conscient aussi que cette femme était orpheline elle-même: «Elle, elle était orpheline. C’était une orpheline elle-même. Mais faut dire que cette femme-là… qui venait de Rimouski…. Ces M.-là venaient de là… puis elle, elle venait de là, elle avec. Lui, il l’a mariée, il s’est en venu par icite avec. Elle, elle était orpheline, elle-même.» Mais il ne lui pardonne pas, non plus qu’à son mari: «Ah! Là, là, quand je tombe, là, je deviens émotif, puis je deviens malin. Hé! si je serais tueur, je les aurais tués les hosties! Ah! Madame, j’ai été pissé sur sa tombe. […] Puis j’y pisse dessus, puis ça me fait plaisir de pisser dessus! » Nous constatons donc qu’aucun de ces garçons illégitimes placés dans ces fermes ne s’est inséré complètement dans une famille, n’a été reconnu et ne s’est reconnu comme un fils ou comme un frère. Aucun d’eux, non plus, n’a continué à travailler dans le milieu agricole. On peut en attribuer la cause au fait qu’entre 1951 et 1961, la main-d’œuvre agricole, au Québec, chute de façon dramatique, alors que la population globale augmente55. Toutefois, on devra toujours admettre que la façon dont ils sont traités comme aide-fermier, orphelins isolés la plupart du temps dans chaque ferme, ne leur permet pas de développer un sentiment d’appartenance envers un groupe de travailleurs agricoles. Ils n’avaient évidemment aucune chance de devenir des propriétaires, sans fonds personnels, sans héritage, sans aide gouvernementale (Dupiré, 1938a, 1938b, 1938c; Arsenault, 1941, p. 199-201). Enfin, aucun de ces garçons n’a appartenu à une «gang56 » de garçons et de filles à l’adolescence. Ni enfant de la maison, ni enfant de l’extérieur de la maison, ils n’ont pas pu faire partie d’un groupe, à une période de la vie où c’est un facteur décisif d’insertion sociale. 55. En 1951, la population de la province de Québec est de 4 020 000, la population agricole globale est de 767 000 et la main-d’œuvre agricole est 248 000. En 1961, la population de la province augmente à 5 093 000, la population agricole baisse à 565 000 et la main-d’œuvre agricole chute à 142 000, soit une baisse de 43 % (Henripin et Péron, 1973). 56. Chantal Collard, (1999, p. 103) décrit ainsi « la gang » : « ceux que l’on fréquente sur une base quotidienne, ceux qu’on fait embaucher dans les mêmes équipes de travail que soi, ceux avec qui on échange assidûment des nouvelles, des confidences, des blagues, des repas, des loisirs, et sur qui on peut toujours compter en cas de besoin ». Brigitte Garneau (1980, p. 107), qui s’est attardée surtout aux « gangs de gars », note que l’homosexualité des 13 hommes qu’elle a étudiés à Québec lui est apparue comme « une recherche du monde des hommes, consécutive à leur exclusion des groupes de garçons dans leur jeunesse ».
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CONCLUSION Nous avons décrit dans ce chapitre le circuit résidentiel de 15 hommes, nés entre 1936 et 1951, qui se définissent comme des enfants de Duplessis. Ils ont été classés comme des orphelins dans le discours des religieuses et dans la littérature de l’époque. Quatorze sont déclarés illégitimes à leur naissance, le quinzième, malgré le fait qu’il soit né légitime, est retiré de la garde de ses parents et suit le même parcours résidentiel que les enfants illégitimes. Nous avons aussi décrit les relations sociales que ces hommes tissent en milieux institutionnel et familial. En même temps, nous avons mis l’accent sur l’apprentissage qu’ils font, dans ces milieux, des valeurs culturelles québécoises que sont l’éducation, l’instruction, le talent et le travail. Ces descriptions analytiques entraînent plusieurs constatations que nous abordons maintenant selon deux axes: celui de leur circuit résidentiel et celui de leurs relations sociales. Leur circuit résidentiel À l’exception de celui qui commence à vivre dans une ferme familiale à l’âge de 9 ans, tous ces enfants illégitimes demeurent en institution depuis leur naissance jusqu’à leur adolescence. Plusieurs même restent en institution après leur majorité (encadré). En institution de la naissance à l’adolescence… et plus
À l’exception de celui qui commence à vivre dans une ferme familiale à l’âge de 9 ans (Jean-Noël), neuf demeurent en institution jusqu’à l’âge de 14 ans (Dollard et Jean-Guy), 15 ans (Édouard), 16 ans (Vincent), 19 ans (Étienne), 20 ans (Philippe et Jean-Claude) et 21 ans (Bruno). Cinq demeurent en institution jusqu’à l’âge de 23 ans (Théonas et René-Noël), 28 ans (Joseph, Valier), 29 ans (René) et 36 ans (Osmond). Cependant, au cours de leur enfance ou de leur adolescence, ils ne sont pas maintenus dans le même établissement. En effet, l’analyse de tous leurs changements résidentiels dans divers cadres institutionnels (crèche, orphelinat ordinaire, orphelinat spécialisé, école d’industrie, hospice, prison, asile psychiatrique) et familiaux (ferme, famille d’accueil, foyer temporaire) révèle que tous ces garçons ont changé de résidence principale au moins trois fois avant l’âge de 12 ans (voir encadré). Huit d’entre eux vivront plus de quatre changements résidentiels avant l’âge de 21 ans (voir encadré). 270
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Au moins trois changements résidentiels avant 12 ans
Vincent : Osmond : Théonas: René : Valier : Dollard: Jean-Claude: René-Noël: Bruno: Étienne : Jean-Noël : Jean-Guy: Édouard: Philippe: Joseph:
jusqu’à 2 ans, entre 2 et 8 ans, entre 8 et 16 ans jusqu’à 4 ans, entre 4 et 8 ans, entre 8 et 36 ans jusqu’à 5 ans, entre 5 et 6 ans, entre 6 et 23 ans jusqu’à 5 ans, entre 5 et 11 ans, entre 11 et 29 ans jusqu’à 5 ans, entre 5 et 7 ans, entre 7 et 28 ans jusqu’à 6 ans, entre 6 et 7 ans, entre 7 et 14 ans jusqu’à 9 ans, entre 9 et 10 ans, entre 10 et 18 ans, entre 18 et 20 ans jusqu’à 4 ans, entre 4 et 10 ans, entre 10 et 15 ans, entre 15 et 17 ans, entre 17 et 23 ans jusqu’à un âge indéterminé, jusqu’à 7 ans, entre 7 et 16 ans, entre 16 et 19 ans, entre 19 et 21 ans jusqu’à un âge indéterminé, jusqu’à 8 ans, entre 8 et 13 ans, entre 13 et 14 ans 1⁄2, entre 14 ans 1⁄2 et 16 ans, entre 16 et 17 ans 1⁄2, entre 17 ans 1⁄2 et 19 ans jusqu’à 7 ans, entre 7 et 9 ans, six fermes entre 9 et 16 ans jusqu’à 9 ans, entre 9 et 10 ans, entre 10 et 14 ans, trois fermes entre 14 et 18 ans jusqu’à 3 ans, entre 3 et 11 ans, entre 11 et 15 ans, trois fermes entre 15 et 18 ans jusqu’à un âge indéterminé, jusqu’à 9 ans, entre 9 et 16 ans, deux fermes entre 16 et 18 ans, entre 18 et 20 ans jusqu’à 7 ans, entre 7 et 8 ans, entre 8 et 13 ans, entre 13 et 15 ans, entre 15 et 16 ans, entre 16 et 28 ans
Plus de quatre changements résidentiels avant 21 ans
René-Noël: jusqu’à 4 ans, entre 4 et 10 ans, entre 10 et 15 ans, entre 15 et 17 ans, entre 17 et 23 ans Bruno : jusqu’à un âge indéterminé, jusqu’à 7 ans, entre 7 et 16 ans, entre 16 et 19 ans, entre 19 et 21 ans Étienne : jusqu’à un âge indéterminé, jusqu’à 8 ans, entre 8 et 13 ans, entre 13 et 14 ans 1⁄2, entre 14 ans 1⁄2 et 16 ans, entre 16 et 17 ans 1⁄2, entre 17 ans 1⁄2 et 19 ans Jean-Noël : jusqu’à 7 ans, entre 7 et 9 ans, six fermes entre 9 et 16 ans Jean-Guy: jusqu’à 9 ans, entre 9 et 10 ans, entre 10 et 14 ans, trois fermes entre 14 et 18 ans Édouard: jusqu’à 3 ans, entre 3 et 11 ans, entre 11 et 15 ans, trois fermes entre 15 et 18 ans Philippe: jusqu’à un âge indéterminé, jusqu’à 9 ans, entre 9 et 16 ans, deux fermes entre 16 et 18 ans, entre 18 et 20 ans Joseph : jusqu’à 7 ans, entre 7 et 8 ans, entre 8 et 13 ans, entre 13 et 15 ans, entre 15 et 16 ans, entre 16 et 28 ans.
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Dans des moments de leur développement personnel où la culture québécoise considère qu’il n’est «pas bon de changer de mains», ces garçons institutionnalisés sont pris en charge par des personnes différentes et connaissent plusieurs figures d’autorité. Leurs changements résidentiels sont comparables à ceux des «vrais» orphelins de mère (Garneau, 1998b, p. 83-84) qui ont vécu à la même époque qu’eux et qui peuvent subir plus d’un déplacement avant leur adolescence. En effet, les orphelins de mère étaient beaucoup plus souvent déplacés que les orphelins de père. Le destin d’enfants illégitimes des 15 hommes de l’étude s’avère cependant très différent de ces «vrais» orphelins. On ne tente pas, dans leur cas, de les insérer dans des groupes familiaux ni dans des groupes religieux, mais plutôt dans des groupes domestiques, au service des œuvres de l’Église et de l’idéologie de l’État, qui voit dans l’agriculture une solution aux problèmes nationaux des Canadiens français (Roy, 1993). Leurs changements résidentiels ne se font pas au hasard. Il existe un circuit des enfants illégitimes, de ville en ville, à l’intérieur des mêmes communautés religieuses (voir encadré) et à l’intérieur de différentes communautés religieuses (voir encadré). Ce circuit couvre un vaste territoire entre Montréal, Trois-Rivières, Québec, Lyster, Lac-Sergent, Huberdeau, Baie-Saint-Paul et Chicoutimi. Les communautés religieuses féminines, chargées des crèches, des orphelinats et des asiles, et les communautés religieuses masculines, chargées des orphelinats spécialisés et des écoles d’industrie, élèvent ces garçons et les font travailler bénévolement, selon leur champ d’action respectif. Circuit des enfants à l’intérieur des mêmes communautés
Jean-Noël Osmond Théonas Dollard et René Joseph Édouard Vincent Étienne et Bruno
sera placé dans deux institutions différentes à Montréal et à Chambly qui appartiennent aux Sœurs Grises de Montréal. connaîtra deux institutions différentes à Québec et à Lyster qui appartiennent aux Sœurs du Bon-Pasteur de Québec. connaîtront deux institutions différentes à Chicoutimi et à BaieSaint-Paul qui appartiennent aux Petites Franciscaines de Marie. fréquentera deux institutions différentes à Lac-Sergent et à Huberdeau qui appartiennent aux Frères de la Miséricorde. fréquentera deux institutions différentes à Montréal qui appartiennent aux Sœurs de la Miséricorde de Montréal. fréquenteront deux institutions différentes à Montréal et à Montréal-Nord qui appartiennent aux Sœurs de la Miséricorde de Montréal. 272
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Philippe seront internés dans deux institutions différentes à Montréal, dont Jean-Claude les soins sont assurés par les sœurs de la Providence de Montréal. et René-Noël Bruno sera reçu dans deux institutions différentes à Joliette et à Berthier qui appartiennent aux Clercs de Saint-Viateur.
Circuit des enfants à l’intérieur de différentes communautés
Osmond, né chez les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, demeure chez les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec à Québec (entre 0 et 4 ans), chez les Sœurs du BonPasteur de Québec à Lyster (entre 4 et 8 ans), chez les Petites Franciscaines de Marie à Baie-Saint-Paul (entre 8 et 36 ans). Théonas, né chez les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec à Québec, demeure chez les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec à Québec (entre 0 et 5 ans), chez les Petites Franciscaines de Marie à Chicoutimi (entre 5 et 6 ans) chez les Petites Franciscaines de Marie à Baie-Saint-Paul (entre 6 ans et 23 ans). René, né dans un Hôpital général à Trois-Rivières, demeure dans un orphelinat inconnu (entre 0 et 5 ans), chez les Petites Franciscaines de Marie à Chicoutimi (entre 5 et 11 ans) et chez les Petites Franciscaines de Marie à Baie-Saint-Paul (entre 11 et 29 ans). Valier, né chez les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, demeure chez les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec à Québec, à la Crèche Saint-Vincent-de-Paul, (entre 0 et 5 ans), chez les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec à Lyster (entre 5 et 7 ans) et chez les Petites Franciscaines de Marie à Baie-Saint-Paul (entre 7 et 23 ans). Dollard, né chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal, demeure chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal (0 et 6 ans), chez les Petites Franciscaines de Marie à Chicoutimi (entre 6 et 8 ans) et chez les Petites Franciscaines de Marie à BaieSaint-Paul (entre 8 et 14 ans). Jean-Noël, né à domicile dans la région de Montréal, demeure chez les Sœurs Grises de Montréal à Montréal (entre 0 et 7 ans) et chez les Sœurs Grises de Montréal à Chambly (entre 7 et 9 ans).
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Joseph, né à domicile dans la région de Montréal, demeure chez les Sœurs de la Réparation à Pointe-aux-Trembles (entre 0 et 7 ans), chez les Sœurs du BonPasteur de Québec à Lyster (entre 7 et 8 ans), chez les Sœurs de Notre-Dame du Bon-Conseil de Chicoutimi à Lauzon (entre 8 et 13 ans), chez les Frères de la Miséricorde à Lac-Sergent (à 13 ans), chez les Frères de la Miséricorde à Huberdeau (entre 13 et 15 ans), avant d’être interné à la Clinique Roy-Rousseau à Québec et à Saint-Michel-Archange à Québec (entre 16 et 28 ans). Édouard, né chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal, demeure chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal (entre 0 et 3 ans), chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal (Villa Saint-Michel) (entre 3 et 11 ans) et chez les Frères de la Miséricorde à Huberdeau (entre 11 et 15 ans). Vincent, né chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal, demeure chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal (entre 0 et 2 ans), chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal-Nord (jusqu’à 8 ans) et chez les Sœurs de la Providence à Montréal (entre 8 et 16 ans). Philippe, né chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal, demeure chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal (entre 0 et 9 ans), chez les Sœurs de la Providence à Montréal (entre 9 et 16 ans), dans deux fermes (entre 16 et 18 ans), avant d’entrer à Saint-Jean-de-Dieu sous les soins des Sœurs de la Providence à Montréal (entre 18 et 20 ans). Étienne, né chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal, demeure chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal (entre 0 et 8 ans), chez les Sœurs de la Providence à Montréal (entre 8 et 13 ans), avant d’être interné à Sainte-Luce de Disraëli (entre 13 et 14 1⁄2 ans) et ensuite à Saint-Jean-de-Dieu sous les soins des Sœurs de la Providence à Montréal (entre 14 1⁄2 et 16 ans), à la prison de Bordeaux (entre 16 et 17 1⁄2 ans), et de nouveau à Saint-Jean-de-Dieu (entre 17 1⁄2 et 19 ans). Bruno, né chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal, demeure chez les Sœurs de la Miséricorde à Montréal (entre 0 et 7 ans), chez les Sœurs de la Providence (entre 7 et 16 ans), chez les Clercs de Saint-Viateur à Joliette, puis chez les Clercs de Saint-Viateur à Berthier.
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Jean-Guy, né à l’Aide à la Femme à Montréal, demeure à l’Aide à la Femme à Montréal (entre 0 et 9 ans), chez les Sœurs de la Providence du Sacré-Cœur à Saint-André d’Argenteuil (entre 9 et 10 ans) et chez les Sœurs de la Providence à Montréal (entre 10 et 14 ans). Jean-Claude, né à l’Aide à la Femme à Montréal, demeure à l’Aide à la Femme à Montréal (entre 0 et 9 ans), chez les Sœurs de la Providence du Sacré-Cœur à Saint-André d’Argenteuil (entre 9 et 10 ans), chez les Sœurs de la Providence à Montréal (entre 10 et 18 ans), avant d’être interné à Saint-Jean-de-Dieu, sous les soins des Sœurs de la Providence à Montréal (entre 18 et 20 ans). René-Noël, demeuré en résidence familiale jusqu’à 3-4 ans, demeure à l’Aide à la Femme à Montréal (entre 3-4 ans et 10 ans), chez les Sœurs de la Providence à Montréal (entre 10 et 15 ans), avant d’être interné à SainteLuce-de Disraëli (entre 15 et 17 ans) et ensuite à Saint-Jean-de-Dieu, sous les soins des Sœurs de la Providence à Montréal (entre 17 et 23 ans). Ces communautés religieuses n’entrent pas en concurrence les unes avec les autres, chacune ayant sa mission et ses œuvres particulières. Ainsi, les Sœurs de la Miséricorde s’occupent des filles-mères, comme le faisait la fondatrice Rosalie Cadron-Jetté57 en 1848. Les Sœurs de la Providence prennent soin des enfants handicapés physiques ou mentaux et des malades mentaux. Les Sœurs Grises de Montréal se consacrent aux malades et aux démunis (Ward, 1998). Les Sœurs du Bon-Pasteur58 de Québec développent «la double mission de relèvement de la femme [les prostituées et les prisonnières] et d’éducation de la jeunesse» (Jalbert, 1999, p. 44). La Communauté des Petites Franciscaines de Marie, «selon le but initial, […] s’orientait à la fois vers l’enseignement et les œuvres de charité, puisqu’elle fut fondée dans l’intention expresse d’éduquer les orphelins. La Providence, par le truchement des autorités épiscopales et du Père Fondateur, la mit bientôt au service de toutes les autres nécessités spirituelles et corporelles
57. Après le décès de son mari, Rosalie Cadron-Jetté reste avec sept enfants, dont un bébé d’un mois. « Lorsque les enfants quittent la maison pour se marier, […] elle accueille dans son logement des orphelins qu’elle porte ensuite aux Sœurs Grises, car elle est trop démunie elle-même. Elle loge chez elles des mères célibataires jusqu’à leur accouchement ; c’est souvent elle qui met les enfants au monde, car elle possède maintenant un diplôme de sage-femme » (Bélinge, 1997, p. 18-19). 58. Les Servantes du Cœur Immaculée de Marie, dites Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, comme nous l’avons déjà mentionné.
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qu’abritent aux États-Unis et au Canada, les hospices de vieillards, les hôpitaux de toutes sortes, et les écoles primaires, supérieures ou familiales» (Garceau, 1989, p. 13-14). Les Sœurs Notre-Dame du Bon-Conseil de Chicoutimi sont des enseignantes. Les Frères de la Miséricorde dirigent une école d’industrie et se voient confier les garçons illégitimes et orphelins que l’État veut former à des métiers. et ce ne sont là que quelques exemples. Il existe aussi un circuit des enfants illégitimes qui va des communautés religieuses vers les fermes. Le travail qu’ils accomplissent en institution révèle qu’en plus de constituer du personnel domestique dans les hospices de vieillards, dans les écoles d’industries et dans les hôpitaux psychiatriques où ils résident, ils forment une main-d’œuvre agricole au service des fermiers. Les propos recueillis de la bouche du directeur de l’une des crèches les plus importantes de la province de Québec par un journaliste du Devoir en 1938 le montrent clairement: Il va de soi que l’agriculture est la vocation que l’on doit faire naître chez ces enfants sans soutien. D’une part, en effet, le déséquilibre est très grand chez nous entre la population rurale et l’urbaine et c’est un grand péril social ; d’autre part, il n’y a pas d’endroit mieux approprié pour accueillir des êtres en marge de la société que les régions de colonisation. Ce qui retient, en effet, tant de jeunes gens dans les villes qui auraient des aptitudes pour la vie agricole, ce sont les liens de famille. Pour les pupilles de l’État, qui nous préoccupent en ce moment, ces liens sont, hélas ! inexistants (Dupiré, 1938, p. 1).
Les enfants que nous avons étudiés et qui vivent dans les orphelinats de la région de Québec n’ont pas été proposés à l’adoption, lorsqu’ils étaient bébés. Souffrant de strabisme, ou issu d’un triple viol, ou ressemblant à un membre d’une autre ethnie, ou nés de parents déclarés inconnus, ces cinq enfants n’avaient donc aucune chance d’habiter ailleurs que dans des institutions. Ils arrivent très tôt à l’asile, après être passés par une crèche et un orphelinat. Ils appartiennent à l’État et à l’Église, qui en disposent à leur guise. À défaut de n’avoir plus de place pour les recevoir, ils sont logés à l’asile comme patients, où ils rendent des services et servent de main-d’œuvre. Celui qui est dit «réservé» dans son dossier et qui vit chez les Sœurs NotreDame du Bon-Conseil de Chicoutimi, à Lauzon, reste beaucoup plus longtemps dans un orphelinat, soit jusqu’à 13 ans. Il aurait pu échapper à l’asile, s’il ne s’était pas enfui de l’orphelinat spécialisé de Lac-Sergent et de l’école d’industrie d’Huberdeau, où il avait été placé par les autorités laïques et religieuses. Il aurait alors suivi le parcours d’Édouard, qui n’est jamais allé ni à l’asile ni en prison, et il 276
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serait devenu un domestique agricole. Mais il n’aurait pas pu échapper à la vie en institution, jusqu’à son arrivée dans une ferme. Parmi les enfants que nous avons étudiés et qui vivent dans les orphelinats de la région de Montréal, cinq ont été proposés à l’adoption durant leur séjour à la crèche, contre quatre qui ne l’ont pas été: nés jumeaux, souffrant de strabisme, ou né légitime. Ces neuf enfants ne sont pas internés à l’asile psychiatrique aussi rapidement que les enfants des orphelinats de Québec. Comme eux, ils vivent dans une crèche et dans un orphelinat, mais ils sont jugés éducables et sept d’entre eux sont envoyés à l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence. Nous ne pouvons savoir ce qu’ils seraient devenus si l’Institut médico-pédagogique n’avait pas été créé. Ils auraient pu être dirigés immédiatement vers l’asile psychiatrique, ou être envoyés dans des orphelinats agricoles ou être envoyés directement dans des fermes. Chose certaine, leurs chances d’éviter l’asile se sont évanouies quand, dans le but de conserver les subventions du gouvernement fédéral, le premier ministre Maurice Duplessis et le cardinal Paul-Émile Léger ont forcé les Sœurs de la Providence à renoncer à leur projet d’éducation spécialisée. Ainsi, c’est parce qu’ils fréquentent Mont-Providence, transformé en 1954 en hôpital psychiatrique, qu’Étienne et René-Noël vont travailler dans un hospice pour vieillards malades mentaux, au Foyer à Sainte-Luce de Disraëli. C’est aussi pour cette raison qu’ils seront ensuite transférés l’un à Saint-Jean-de-Dieu, l’autre à la prison de Bordeaux dans un secteur pour détenus aliénés. Toutes ces œuvres relèvent des Sœurs de la Providence. C’est parce qu’il fréquente Mont-Providence, transformé en asile, que Jean-Claude est placé à Saint-Jean-de-Dieu et y travaille comme plongeur et homme à tout faire. Au Mont-Providence, j’étais rendu trop vieux. Trop vieux quand y disent que t’as 18 ans, trop vieux pour rester là. Y t’transféraient à Saint-Jean-de-Dieu et pis là… j’ai travaillé dans la cuisine… comme plongeur. Pis je r’tournais dans la grande salle après ça avec tous les autres. […] Quand les sœurs… y arrivaient pis y nous disaient : Toi, t’es capable… ou ben y nous faisaient plier du linge, des bas et tout ça.
Ses lieux de résidence, de 10 à 20 ans, l’Institut Mont-Providence, l’Hôpital Mont-Providence et l’Hôpital Saint-Jean-de Dieu, sont gérés à l’interne par les Sœurs de la Providence. C’est parce qu’ils fréquentent Mont-Providence au moment de sa transformation en asile que Jean-Guy, le frère jumeau de Jean-Claude, et Philippe sont placés dans des fermes. Bien avant 1954, c’est un circuit régulier pour les garçons illégitimes qui ont des difficultés d’apprentissage ou à qui on ne donne pas d’instruction. 277
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Jean-Noël est un exemple frappant de cet état de fait. Il est placé par les Sœurs Grises de Montréal chez un fermier en 1951, sans instruction et malgré le fait qu’elle fût obligatoire au Québec depuis 1943. Manifestement, les Sœurs Grises ont la tradition d’élever des enfants illégitimes et de les destiner à l’agriculture, en prêtant leurs services aux fermiers de la région. Si Bruno et Vincent réussissent à éviter le transfert de l’Hôpital Mont-Providence à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu et se retrouvent dans deux communautés religieuses d’hommes, c’est qu’ils sont protégés par deux aumôniers qui fréquentent quotidiennement l’Institut puis l’Hôpital Mont-Providence et qui se servent de leurs contacts pour les loger à l’extérieur. Le contraste entre les nombreux changements résidentiels de ces hommes et leur sentiment de ne pas avoir été mis en contact avec l’extérieur, durant leur enfance et leur adolescence, est saisissant. Les changements d’institutions et les changements de fermes n’ont pas signifié pour eux l’inscription dans de nouveaux réseaux sociaux. À l’intérieur des murs, ils se sentent enfermés dans une vie institutionnelle qu’ils cherchent à fuir. Dans les fermes, ils se sentent exclus d’une vie familiale qu’ils n’ont pas connue en bas âge. Ils ne semblent donc pas destinés à être insérés dans des groupes familiaux. Pourtant, six d’entre eux ont réussi à pénétrer des milieux familiaux durant leur vie institutionnelle. Comment cela a-t-il été possible? Pour cela, il a fallu que les religieuses fassent alliance avec des hommes: des aumôniers, des bienfaiteurs, des cultivateurs, des employés mariés. Ainsi, Bruno, Vincent, Philippe, Osmond, Dollard et Théonas, malgré le fait qu’ils aient vécu l’essentiel de leur enfance et de leur adolescence dans des institutions, durant la période de la vie où se construisent habituellement les liens de parenté, ont réussi à tisser des liens avec des familles. Quatre parmi eux (Bruno, Vincent, Osmond, Dollard) se sont appuyés sur ces hommes pour s’insérer dans une famille et dans la société, par le travail à l’extérieur de l’institution comme commis de bureau, homme d’affaires dans le domaine de la buanderie réparateur de bicyclettes et embaumeur. Mais, dans la majorité des cas, le peu de contacts avec des hommes a empêché ces garçons de créer et de maintenir de tels liens, et de s’appuyer sur eux pour s’insérer dans une famille. En conclusion, dès l’arrivée des enfants illégitimes à la crèche, différentes forces se conjuguent pour les maintenir en institution. Leur passage d’une institution à l’autre ne se fait pas toujours directement. Il existe des voies de sortie vers des fermes et, exceptionnellement, vers des familles. Mais les forces en présence les ramènent en institution et les conduisent presque inévitablement à l’asile psychiatrique comme l’illustre le schéma suivant de leur circuit résidentiel. 278
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O. M.
J.-C. L.
V. D. V.
Crèche
B. R.
J.-G. L.
E. L.
Orphelinat Crèche avec instruction ordinaire
R.-N. C.
P. B.
Ferme
P. B.
Orphelinat spécialisé
Hôpital psychiatrique
Institut médicopédagogique MontProvidence
E. B.
J.-N. M.
R. T.
Hôpital Hôpital psychiatrique psychiatrique MontProvidence
D. G.
T. G.
Schéma des forces concentriques du circuit résidentiel
J. S.
Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile
LEURS RELATIONS SOCIALES Les relations sociales sont déterminantes dans la vie d’un individu. La parenté permet de naître en filiation, d’avoir des frères et des sœurs, de se reproduire, et d’obtenir des services grâce à un réseau de parents et d’alliés. Et la résidence est fondamentale pour nourrir les relations sociales. Les Québécois résident là où ils ont de la parenté. Ils déménagent là où ils ont de la parenté (Rioux, 1955; Bélanger, 1984, p. 289-302). Les garçons illégitimes que nous avons étudiés vivent tous en communauté avec des religieuses et des religieux jusqu’à leur adolescence, et parfois même jusqu’à l’âge adulte, sauf un qui quitte les religieuses à l’âge de 9 ans. Qu’en est-il de leurs relations sociales, en l’absence de liens de parenté? En institution En institution, ces garçons qui ne connaissent ni leur père ni leur mère ne sont pas incités par les communautés religieuses à les rechercher. À cette époque, le secret sur leur origine est maintenu à n’importe quel prix. Joseph se fait traiter de «dur» et est éloigné de la région de Québec où il a été élevé de 7 à 13 ans, parce qu’il associe le nom d’une religieuse avec son nom de famille et qu’il lui demande si elle n’est pas sa mère. Valier et René se construisent un mythe originel d’enfant perdu dans le bois pour lutter contre l’anonymat de leur identité. Durant les recherches qu’il fait pour retrouver sa mère, Dollard se révolte contre le système et affirme qu’il n’est pas né sous une vache. Pour percer le secret de sa naissance, Théonas a pour seul repère le fait qu’on lui a fait remarquer un jour qu’il avait les cheveux «noirâtres» et qu’on lui a demandé s’il aimait la musique des Indes. Étienne se fait dire qu’il n’est pas logique, parce qu’il veut participer à une recherche généalogique. On lui explique qu’il n’est qu’un orphelin, qu’un bâtard, qu’on ne trouvera rien. Ce n’est qu’après avoir consulté son dossier que Philippe réalise qu’il s’identifie aux métiers de ses parents, couturière et tailleur, puisqu’il coud avec talent. Jean-Claude et Jean-Guy n’ont aucune piste pour retracer leurs parents, déclarés inconnus. Lorsqu’il trouve sa mère, Jean-Noël apprend que les religieuses ne lui ont pas donné le prénom de Paul, qu’elle avait choisi pour lui, et qu’elles lui ont dit qu’il était mort, quand elle l’a cherché. Lorsqu’il trouve sa mère, Osmond découvre que les religieuses ont dit à celle-ci, quand elle l’a fait chercher, qu’il n’était plus à Baie-Saint-Paul alors qu’il y était. Lorsqu’il trouve sa mère, Édouard apprend qu’elle est partie de la Gaspésie pour accoucher à Montréal, le plus loin possible de sa région.
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Circuit résidentiel et éducation de garçons illégitimes
Vincent réalise, au moment de se marier, que le dernier prénom inscrit sur son baptistaire est Roger, alors que les religieuses l’ont toujours appelé Vincent. De plus, il apprend que son patronyme ne s’écrit pas et ne se prononce pas de la même façon qu’on le lui a enseigné. Lorsqu’il se fait connaître sous ses nouveaux noms dans une émission de télévision, sa mère réussit à entrer en contact avec lui. Quand ils sont mis en présence de leurs parents biologiques durant leur vie en institution, ces garçons ne sont pas incités, non plus, à les considérer comme leurs véritables parents. Bruno, qui est repris par sa mère à l’âge de 7 ans, refuse de l’appeler «maman». René-Noël, qui revoit ses parents dans un parloir après de longues années d’institution, se les fait présenter par une religieuse sous les titres de «monsieur et madame». Il est donc évident que ces hommes ont vécu dans le déni de leur filiation biologique, au profit de leur filiation sociale d’orphelins construite par le pouvoir religieux, qui préserve l’idéologie de la monogamie et l’image de la Sainte-Famille. Même dans les familles de personnes remariées après veuvage59, les prêtres de l’époque obligent les enfants à s’adresser au nouveau mari de leur mère et à la nouvelle épouse de leur père par les termes d’adresse de «papa» et «maman». Dans les institutions religieuses, ces garçons ne sont pas éduqués comme s’ils avaient des frères ou comme s’ils étaient frères entre eux, ni comme s’ils avaient des sœurs, ni comme s’ils pouvaient devenir des personnes mariées. Ils sont élevés en groupes, sans rang de naissance, en apparence tous égaux, à l’image des adultes religieuses et religieux lorsqu’ils sont entrés en religion et ont fait vœu de pauvreté, d’obéissance et de chasteté. Les jumeaux savent qu’ils sont frères et ils sont élevés ensemble. Mais on les sépare à l’âge de 14 ans, parce qu’ils se disputent trop. Rien n’est fait pour qu’ils puissent maintenir le contact entre eux. L’un est envoyé dans une ferme, l’autre est gardé en institution. C’est un hasard s’ils se retrouvent à l’âge de 25 ans, grâce à un religieux qui croit reconnaître Jean-Claude dans un parc, alors qu’il s’agit de Jean-Guy. René-Noël sait qu’il a une sœur, mais il ne la reverra jamais, après avoir été retiré de la garde de ses parents. Joseph écrit à son médecin, après sa sortie de l’asile, pour lui signaler qu’il a rencontré une femme à son goût, mais ce dernier le décourage de convoler en justes noces. Enfants illégitimes marqués d’un diagnostic de débilité mentale, ils ne sont pas destinés à se reproduire, mais à demeurer célibataires, domestiques au service des communautés religieuses ou domestiques agricoles. 59. Brigitte Garneau, notes de terrain en Beauce, en Mauricie et au Saguenay.
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Par ailleurs, presque tous ces hommes se sentent appréciés personnellement par au moins une religieuse durant leur vie institutionnelle. Ces religieuses ont participé à leur éducation et, dans certains cas, à leur instruction. Elles ont reconnu leurs talents ou les ont entraînés au travail, que ce soit à la crèche, à l’orphelinat ou à l’asile. Devenus des hommes, ils ont rendu visite à ces femmes qui les ont aimés. Sœur G. accueille Dollard à l’Orphelinat de Chicoutimi à l’âge de 6 ans. Elle en prend soin et lui dit qu’il est normal et intelligent. Sœur Saint-S. protège Édouard du bonhomme Sept Heures et lui fait, le jour de son anniversaire, du gâteau au chocolat, qu’il partage avec ses amis. Sœur G. est toujours aux côtés de Joseph quand il est malade, jusqu’à 7 ans, et elle l’appelle «son p’tit gars». Sœur Saint-M. pleure quand on la change de salle et qu’elle ne peut plus s’occuper de Philippe, qu’elle connaît depuis qu’il a 9 ans. Lorsqu’elle le revoit à la maison mère, elle s’écrie «Mon Philippe! Mon Philippe!» Sœur O. aime Bruno, son prince charmant de 11 ans, lui transmet le goût du beau et de la chanson, et lui dit qu’il a une disposition pour le français. La supérieure de la communauté est à l’écoute d’Étienne et il ressent sa compassion à son égard. Sœur B. de la P. est bonne pour René-Noël, qu’elle console et prend dans ses bras, lorsqu’il a de la peine. Sœur A. dit «nos enfants» quand elle parle de Jean-Guy, de Jean-Claude et de ses camarades. Elle ne les voit pas comme des êtres anormaux et souhaiterait qu’ils habitent dans des familles. Sœur A. a confiance en Vincent. À 12 ans, elle le garde à part des autres pour lui apprendre des choses. Encore aujourd’hui, elle l’admire. Sœur Saint-D. est gentille avec René. Elle parle avec lui, le fait venir à son bureau, lui donne des bonbons et parfois un peu d’argent. Mais ces relations affectueuses réciproques sont des gestes individuels. Elles ne font pas de ces enfants des membres à part entière des communautés religieuses. L’instruction religieuse et l’éducation des bonnes manières qu’elles leur prodiguent, le travail auquel elles les entraînent en conformité avec leurs valeurs d’obéissance et de pauvreté, les talents qu’elles leur reconnaissent et leur apprennent à mettre au service des autres, tout cela ne les empêche pas d’avoir un destin collectif d’enfants illégitimes. À l’intérieur de leurs communautés, il y a aussi d’autres religieuses, d’autres religieux, d’autres employées et employés. À l’extérieur de leurs communautés, il y a aussi des fermières et des fermiers, des parents, des travailleurs sociaux et des prêtres qui connaissent leur statut d’enfants illégitimes. Beaucoup de ces individus les traitent comme des personnes indignes d’exister.
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Circuit résidentiel et éducation de garçons illégitimes
Leur destin collectif d’enfants illégitimes institutionnalisés À la crèche, la surpopulation conduit à des retards dans leur développement mental et dans leur développement physique. Dix des quinze hommes de l’étude ne sont pas proposés à l’adoption. Six souffrent de problèmes d’énurésie. Il leur arrive même d’être abusés sexuellement par une employée féminine. À l’orphelinat, le peu de contacts avec l’extérieur leur donne le sentiment d’être enfermés et la sensation de ne pas être comme les autres, quand ils ont la rare occasion de visiter des garçons qui ont des parents. Le viol par un employé masculin peut faire partie de leur apprentissage au travail, s’ils se révoltent, et la violence physique peut faire partie de leur apprentissage scolaire, s’ils ont des difficultés d’apprentissage. Les coups de règle sur les doigts, les punitions les bras en croix à tenir de lourds dictionnaires durant des heures, les coups de «strappe» sur les fesses dénudées font partie des sévices corporels qu’ils subissent en classe en 1951. La vie en groupe domine toutes leurs activités et ne laisse pas de place à l’initiative individuelle, ni aux projets personnels. Leurs talents, lorsqu’ils sont reconnus, sont exploités au service de la communauté. À l’orphelinat spécialisé masculin, la discipline est militaire et la vie se passe toujours en groupe. L’apprentissage scolaire se fait violemment par des coups de règle, des coups de poing au visage et des coups de «strappe». Le juvénat, qui donne accès à une instruction de la 7e à la 10e année, est réservé aux enfants légitimes, conformément au droit canon, qui exclut les illégitimes des ordres religieux. Par ailleurs, en 1945, 97 % des enfants illégitimes résidants reçoivent un diagnostic de débilité mentale. L’apprentissage d’un métier est remplacé par des travaux de couture, de cuisine, de vaisselle, de cordonnerie, de menuiserie et par des travaux agricoles qui assurent le développement de l’institution. Ces travaux ne donnent pas accès à l’industrie, étant donné le manque d’ateliers organisés et outillés. Certains garçons voient leurs meilleurs amis s’enfuir, incapables de subir davantage les abus sexuels, les sodomies, les fellations, les privations de nourriture, les bains d’eau froide, les coups de serviettes mouillées ou ils les voient se jeter à la rivière et s’y noyer, parce qu’ils ne trouvent aucune autre solution à leur vie misérable.
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À l’orphelinat spécialisé transformé en asile en 1954, la participation aux travaux ménagers et aux travaux physiques démoralisants auprès des aliénés mentaux, à la buanderie, à la cuisine, à l’infirmerie, remplace l’instruction scolaire, obligatoire depuis 1943 mais refusée aux malades mentaux. Frappés sur leurs fesses dénudées, enfermés dans des cellules, battus à coups de poing à travers un oreiller pour étouffer les cris et ne pas laisser de marques, contrôlés par la camisole de force, attachés à leur lit, trempés dans des bains d’eau froide, ils sont traités comme les malades mentaux, avant l’introduction de la «camisole chimique». À l’hospice, le travail de construction et le travail domestique, jour et nuit, auprès des vieillards malades mentaux, sans la compensation financière promise, et les coups de fouet sont leur lot d’adolescents. Après avoir été mis en prison et dans une clinique de désintoxication, et malgré la recommandation de médecins qui les déclarent aptes à apprendre un métier, deux adolescents illégitimes sont retournés à l’asile. À l’asile psychiatrique, lorsqu’ils sont internés au début du primaire, l’instruction scolaire ne fait pas partie des efforts faits pour eux. Ils participent aux travaux auprès des autres enfants malades mentaux et handicapés physiques, mais ils sont traités comme eux: ils n’ont pas d’intimité pour aller aux toilettes, ils sont baignés publiquement devant les autres, ils n’ont ni lit personnel ni vêtements attitrés. Les religieuses les punissent en les faisant mettre à genoux durant des heures et les frappent sur leurs fesses nues. Les gardiens leur rasent la tête pour les humilier. Ils les contrôlent en leur donnant des coups sur la tête, quand ils bougent durant la sieste, assis sur un banc. Ils leur mettent la tête dans des chaudières d’eau froide et ils les maintiennent là jusqu’à ce qu’ils avalent de l’eau et risquent la noyade. Ils leur frappent les bords des oreilles. Ils sont utilisés comme objets sexuels par des employés: ils sont abusés, sodomisés, doivent faire des fellations, incapables de se défendre face à des pédophiles qui ont la confiance des autorités. Lorsqu’ils deviennent plus vieux, ils font des travaux agricoles, ramassent des roches et des patates. Ils accomplissent des travaux domestiques, vernissent des planchers et font des ménages lors des changements de saison. Plus forts et plus agités, ils sont violentés par des religieuses et des employés autorisés à leur donner des coups de pieds, à les tremper dans des bains d’eau froide, les mains liées derrière le dos, à les enchaîner, à les punir par des coups de «strappe», de fouet, de chaîne et à les contrôler par la camisole de force et l’enfermement prolongé en cellule, attachés sur des lits. Lorsqu’ils sont internés adolescents, à l’asile psychiatrique, ils participent à des travaux ménagers, à des tâches auprès des malades et à des travaux agricoles de 284
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toutes sortes. Ils nettoient les dégâts des malades en cellule, lavent des vieillards alités, lavent des enfants, égayent les malades en jouant de la musique, font la vaisselle de façon industrielle, travaillent à la buanderie, trient et plient du linge, font de l’embellissement paysager, travaillent dans les champs de patates. Dès leur arrivée, les gardiens utilisent la force physique et la cellule pour les mater. Lorsqu’ils prennent des douches collectives, ils varient la température de l’eau et les soumettent à des séances de nudité abusives et humiliantes. Lorsqu’ils sont attachés avec la camisole de force, certains leur versent de l’urine chaude sur les parties génitales ou les brûlent avec des cigarettes. Les médecins leur prescrivent de fortes médications. Ils ne peuvent pas disposer de leurs gains gagnés dans les concours, comme s’ils avaient fait vœu de pauvreté. L’amitié entre eux est surveillée de près. Ils vivent entre hommes, sans autre présence féminine que celle des religieuses. Tous ces mauvais traitements ne sont pas le fruit du hasard. Ils sont administrés à des enfants illégitimes issus de filles-mères. Selon Andrée Lévesque (1989, p. 128) : L’image de la mère célibataire dans la société québécoise cautionnait de tels traitements. La littérature populaire et même médicale la considérait faible, ignorante, têtue, vilaine et simple d’esprit. Peut-être parce que les handicapées mentales sont plus susceptibles d’être victimes d’abus sexuels, les mères célibataires étaient souvent considérées d’intelligence inférieure.
Lévesque signale que les religieuses, dans les registres, qualifient des pensionnaires (filles) de «stupides» et d’«idiotes». Un médecin (Décarie, p. 126), dans une revue médicale de 1932, écrit que «les enfants naturels, sont particulièrement exposés à la folie. Il est probable, en fait, que les parents d’un enfant naturel soient anormaux». Cette idéologie des années 1930, sans doute encore présente dans les années 1940 à 1960, aura contribué à ce que les enfants illégitimes institutionnalisés soient internés dans des hôpitaux psychiatriques et traités comme les fous, sans humanité.
Dans des fermes Dans des fermes, où ils sont envoyés à titre de domestiques agricoles, les adolescents illégitimes ne trouvent pas des parents, mais des propriétaires qui les traitent comme des travailleurs qui n’appartiennent pas à la famille. À 13 ans, après trois mois chez un cultivateur, Philippe est renvoyé à l’asile parce qu’il réplique souvent, qu’il a la tête dure et qu’il ne s’intéresse pas à l’ouvrage. À 14 ans, après six 285
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mois de travail acharné à la ferme, Jean-Guy s’évade. À 15 ans, Édouard vit dans le grenier de la maison et ne prend pas ses repas en même temps que les membres de la famille. À 15 ans, Jean-Noël doit s’adresser à la propriétaire de la ferme où il travaille en lui disant «grand-maman». Mais il mange les restes de table de son garçon et il se fait battre tous les jours. Dans ces fermes, les enfants illégitimes ne développent pas, non plus, de liens fraternels avec les enfants des fermiers. Comme Édouard, ils sont isolés, la plupart du temps un orphelin par ferme. Comme Jean-Guy, ils remplacent le fils de la maison, souvent trop jeune pour les travaux agricoles, sans pour autant être reconnus. Comme Jean-Noël, la mère peut leur interdire de s’attacher à sa fille unique, parce qu’ils sont sans instruction. Comme Philippe, ils ne sont pas perçus comme le frère potentiel du fils de la maison, parce qu’ils ne travaillent pas assez fort. Ce n’est pas non plus dans ces fermes qu’ils rencontrent des filles et qu’ils sont perçus comme des conjoints potentiels. En effet, ils n’appartiennent à aucune «gang» de garçons qui leur permette d’entrer en relation avec les autres. Le prêtre Ernest Arsenault (1941, p. 201) décrit ainsi la condition des orphelins agricoles dans les régions de colonisation. Pour des jeunes gens de vingt ans […] vivre en famille, quand il n’y a ni père, ni mère, cela demande beaucoup d’abnégation et d’oubli de soimême. Trois cent soixante-cinq jours par année, manger à une table autour de laquelle il n’y a ni mère ni sœur ni épouse, ça devient fade. Apporter dans le bois un « lunch » qu’on s’est préparé soi-même, ça n’a pas de goût. Revenir le soir trempés jusqu’à la ceinture et voir à ce que tout soit séché pour le lendemain ; après le souper quand on tombe de fatigue, prendre l’aiguille et repriser bas et mitaines, coudre des boutons ; quand on est malade ou blessé, n’avoir ni cœur tendre ni mains délicates pour nous soigner et panser nos plaies […]. Tout cela peut se supporter peut-être par un célibataire de 40 ans, mais pour un jeune homme de 20 ans, c’est pénible.
Arsenault souhaite que le gouvernement ouvre des écoles ménagères dans les régions de colonisation pour les «orphelines qui sortent des hospices des sœurs à l’âge de 16 ou 18 ans» et viennent combler leur solitude et contrer leur célibat.
Leur destin collectif d’enfants illégitimes placés dans des fermes Édouard n’est jamais allé en prison, ni à l’asile. Il est sorti d’une école d’industrie d’Huberdeau à 15 ans et a été placé dans des fermes de 1959 à 1962. Jean-Noël n’est jamais allé à l’asile, mais il est allé en prison à 15 ans. Il est sorti d’un 286
Circuit résidentiel et éducation de garçons illégitimes
orphelinat de Chambly à 9 ans et a été placé dans des fermes entre 1951 et 1960. Jean-Guy a été interné à l’Hôpital Mont-Providence seulement quelques mois, à 14 ans, au moment de la transformation de l’Institut en asile. Il a été placé dans des fermes entre 1954 et 1958 et s’est évadé de la dernière à 18 ans. À la prison de Bordeaux en 1960, à 17 ans 1⁄2, dans un secteur pour détenus aliénés, Étienne a rencontré plusieurs garçons illégitimes qui ne sont pas allés en institution psychiatrique et qui travaillent chez les cultivateurs. Pis, je suis pas tout seul là, hein. On est… on est une vingtaine d’orphelins là. […] Ce qu’on appelait les orphelins… des garçons cultivateurs. Les garçons de ferme […] Des gens d’Huberdeau, de la ferme, de… de Baie-SaintPaul, d’un peu partout. Des orphelins qui n’avaient pas tous été envoyés dans des institutions psychiatriques.
La relation entre la communauté religieuse qui les place et le fermier qui les reçoit n’est pas claire. «Je me demande si proprement […] si le fermier envoyait des choses à la communauté en retour d’avoir un travailleur gratuit, là.». JeanNoël apprend de la bouche de la propriétaire où il est placé en 1951 que son mari donne une certaine somme d’argent tous les mois aux Sœurs Grises de Montréal, mais qu’il n’est pas tenu de le faire. Chose certaine, il n’a reçu aucun salaire dans aucune des fermes où il a travaillé jusqu’à 15 ans. Cela semble aussi être le cas de ceux qui se sont attaqués à leurs fermiers et qui sont en prison. Comme le dit Étienne: « Les garçons de ferme, bien y en a beaucoup, on leur faisait accroire qu’ils étaient pour recevoir un certain salaire. Puis, ils ne le recevaient pas. Bien, ce qu’ils faisaient, ils tiraient sur leur fermier. Y en avait quatre comme ça, à Bordeaux. » Les enfants et les adolescents illégitimes qu’on essaie d’envoyer chez des cultivateurs sont formés directement dans les fermes des communautés religieuses. C’est le cas à l’Orphelinat Saint-Joseph des sœurs Grises de Montréal, à Chambly, où Jean-Noël occupe le même département que plusieurs autres enfants: « Ce département-là, là, c’était toute pour les envoyer sur les terres agricoles. […] Puis là, ça tous les enfants qui étaient envoyés là, c’était pour les préparer pour les… les agriculteurs. Ça fait qu’est-ce… c’est pour ça qu’on avait… y avait une ferme qui était en arrière de Chambly. » C’est le cas à l’Orphelinat Notre-Dame de la Merci, des Frères de la Miséricorde, à Huberdeau dans les Laurentides, où Édouard commence à travailler à la ferme adjacente à 14 ans avec d’autres adolescents. Les employés eux, c’est tous des employés orphelins… qui travaillaient là. Ils apprenaient le métier de fermier. […] J’ai commencé en été 58 à travailler sur la ferme… J’parle de la première année… Là j’ai commencé pour de bon… J’allais plus à l’école… j’étais rendu chez les travailleurs… C’est là que j’ai appris vraiment. 287
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C’était aussi le cas à l’École maternelle de la Nativité des Sœurs de la Miséricorde, à Montréal, pour qui, enfant, Édouard collaborait aux travaux de ramassage des patates et des tomates: « Pis r’gardez les jardins [montrant une photo]… On a travaillé dans les jardins… On avait 8 ans, 8-9 ans, et les sœurs, pour sauver de la main-d’œuvre, elles nous faisaient ramasser les patates pis les tomates dans les champs. » C’est le cas à l’Hôpital Sainte-Anne des Petites Franciscaines de Marie, à Baie-Saint-Paul, où Valier et Osmond ramassent des roches et des patates dans les fermes de la communauté le jour et reviennent coucher à l’hospice le soir. C’est encore le cas à l’Hôpital Saint-Michel-Archange des sœurs de la Charité de Québec, où Joseph profite de son travail dans les champs de patates pour déserter régulièrement: « Dans les champs de patates, ça faisait mon affaire […] La nature est là… J’ai déserté… […] Y avaient des tracteurs pis y couraient après nous autres. On faisait de la cellule… 33 jours, pis on r’tournait aux champs de patates ! Pis j’désertais ! » Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les enfants illégitimes, résidant dans des communautés religieuses qui avaient accès aux meilleures terres agricoles de la province, aient été entraînés aux travaux agricoles et envoyés travailler dans des fermes, sous leur gouverne, jusqu’à la désinstitutionnalisation en 1965.
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CHAPITRE 4
Naître illégitime, n’être qu’illégitime J’ai vu des choses incroyables se produire. Il y avait un enfant pas très beau. Il avait une grosse tête et un petit corps frêle, les yeux croches. Il n’avait pas de chance d’être adopté. Ce petit garçon avait 3, 4 ans, et quand il y avait des visites, il se cachait toujours derrière les rideaux de la scène qu’il y avait dans cette salle. On voyait ses petits pieds dépasser en dessous du rideau. Un jour, un couple qui comptait plusieurs enfants était venu en chercher un autre. Ces parents-là avaient perdu deux garçons et ils avaient fait la promesse que si leurs enfants tournaient bien, ils remplaceraient les deux qu’ils avaient perdus par l’adoption de deux autres. Ils en avaient adopté un et venaient chercher le deuxième. Ils avaient fait le tour, ils ne disaient rien. Ils n’avaient pas l’air d’avoir trouvé mais ils étaient fins quand même avec les enfants. Le père était au milieu des enfants, la mère s’était dirigée vers l’endroit où l’enfant se cachait. Cet enfant-là, il se retirait toujours, il ne voulait pas qu’on le touche, il pleurait quand quelqu’un lui parlait ou le touchait. On était bien certaines qu’il ne serait jamais adopté. La mère s’est approchée de l’enfant. Elle lui a adressé la parole et, quand elle lui a tendu les bras, l’enfant s’était précipité dans ses bras et il la serrait tellement fort. La mère est revenue vers son mari et lui a dit : « C’est celui-là qu’on va prendre. Regarde, il te ressemble. » Le mari avait un œil croche. Cette femme-là, elle aimait son mari. Le soir, la directrice nous a demandé de réciter des prières d’action de grâces pour remercier la Providence parce que le petit Gaston avait été adopté. Il était parti avec sa nouvelle maman. Récit d’une sœur du Bon-Pasteur de Québec
NOS ORIGINES FRANÇAISES ET CATHOLIQUES Nous avons voulu regarder la problématique des enfants de Duplessis sous un angle nouveau. Les chapitres précédents montrent clairement qu’on ne peut pas réduire ce phénomène social à un événement ponctuel dans le temps, mais qu’il faut le traiter autant que faire se peut, dans toute sa complexité et sa globalité. En effet, en même temps qu’il est associé à des conditions précises et à des personnes déterminées, il s’inscrit aussi dans une certaine continuité culturelle. Pourquoi estce arrivé ici, et non pas dans la province voisine? Pourquoi est-ce arrivé justement
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à cette époque? Pourquoi est-ce arrivé à ce groupe d’enfants plutôt qu’à un autre? Qu’est-ce que ce groupe avait de particulier? Le Québec a successivement connu les régimes français et britannique. Pourtant, son histoire de l’assistance et du soin aux enfants abandonnés repose presque exclusivement sur son héritage français. Sous le Régime français, de 1608 à 1760, des communautés religieuses s’établissent dans la colonie et fondent les premières institutions d’assistance. Comme en France, les religieuses soignent les malades dans des hôtels-Dieu et s’occupent de toutes les autres catégories d’indigents dans des hôpitaux généraux. Ces institutions constituent un dernier recours, car les malades, les vieillards ou les infirmes sont généralement soutenus par leur famille. Une catégorie de démunis, cependant, bénéficie d’une aide particulière. Ce sont les enfants abandonnés. Ces derniers sont pris en charge par l’État, ce qui leur vaut la dénomination d’«enfants du roi». Les enfants trouvés à la porte d’une institution religieuse ou d’une résidence privée sont conduits chez le procureur du roi. Celui-ci voit au baptême de l’enfant, à son placement chez une nourrice jusqu’à 18 mois, puis à son engagement dans une famille jusqu’à l’âge de 18 à 20 ans, en échange d’une compensation monétaire versée par l’État (Hocquart, 1855, p. 395-396). Au lendemain de la Conquête de 1760, les autorités britanniques confient l’entière responsabilité des enfants abandonnés du Québec, à la fois les enfants catholiques et les enfants protestants, aux Sœurs Grises de Montréal. Depuis 1754, Marguerite d’Youville recueille des nouveau-nés dans une annexe de l’Hôpital général, inaugurant ainsi la première crèche de la colonie. En 1801, le gouvernement forme un comité afin de solutionner le problème d’exposition et d’abandon de nouveau-nés. L’État s’engage ensuite à verser une subvention annuelle, engagement qu’il respectera jusqu’en 1845. Les Augustines de l’HôtelDieu de Québec, les Ursulines de Trois-Rivières et les Sœurs Grises de Montréal prennent en charge les enfants de leur région respective (D’Amours, 1986, p. 386-415). Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’Église renforce son emprise sur le domaine de l’assistance, y compris l’aide aux enfants abandonnés. En effet, à la suite de l’échec des rébellions de 1838-1839, la petite bourgeoisie canadiennefrançaise s’allie avec l’Église pour obtenir «la caution religieuse et morale qui lui [est] nécessaire pour assurer sa crédibilité auprès de la population1 ». Ce concordat entre l’État et l’Église confirme le pouvoir de l’Église en matière de services 1.
Nadia Fahmy-Eid, cité par Malouin, 1996, p. 28.
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scolaires, hospitaliers et sociaux. Pour combler ces besoins, plusieurs communautés religieuses sont fondées à l’instigation de Mgr Ignace Bourget à Montréal ou de Mgr Pierre-Flavien Turgeon à Québec (Malouin, 1996, p. 28). Entre 1840 et 1902, vingt communautés religieuses féminines sont ainsi constituées, plus une masculine, les Frères de la Charité. Ces fondations sont canadiennes, à l’exception des Sœurs du Bon-Pasteur de Montréal, qui est d’origine française. Les communautés religieuses se destinent aux soins d’une catégorie de démunis, à l’intérieur d’institutions spécifiques. C’est à cette époque qu’apparaissent les asiles pour les aliénés, les écoles de réforme pour les délinquants, les orphelinats pour les orphelins, les maternités pour les filles-mères, etc. Certaines de ces institutions reprennent des œuvres inaugurées par des laïcs. Les deux plus importants lieux d’accouchement des filles-mères du XXe siècle, l’Hôpital de la Miséricorde de Québec et l’Hôpital de la Miséricorde de Montréal, ont été respectivement créés par les laïques Marie Métivier en 1852 et Rosalie Cadron-Jetté en 1845. Soulignons que l’initiative des fondations de communautés religieuses revient aux évêques, qui interpellent les religieuses pour servir leurs œuvres. De nouvelles crèches apparaissent, comme celle de l’Hôpital du Sacré-Cœur de Québec en 1877, dont la capacité d’accueil insuffisante mène à la création de la Crèche Saint-Vincent-de-Paul par les Servantes du Cœur immaculé de Marie, dites Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, en 1901 (Cliche, 1991, p. 89). À Montréal, la Crèche de la Miséricorde ouvre ses portes en 1889. La Crèche d’Youville demeure au premier rang des lieux d’accueil pour enfants abandonnés au cours du XIXe siècle car elle reçoit près de 15000 enfants entre 1801 et 1870, ce qui représente 79,2% des enfants baptisés «nés de parents inconnus» au Québec au cours de la même période2. Outre le concordat entre l’Église et l’État, des changements sur le plan juridique confortent le rôle de l’Église dans les soins aux enfants donnés-abandonnés. Marie-Aimée Cliche démontre que, sous le Régime français, la responsabilité de l’enfant illégitime reposait sur le père. La coutume de Paris permettait à une femme de recourir à la justice pour faire reconnaître la paternité de son enfant. Si le père était reconnu coupable, il avait le choix entre épouser la mère ou subvenir aux besoins de l’enfant (ibid., p. 63). Certes, peu de filles-mères se prévalaient de ce droit par pudeur, afin d’éviter d’exposer leur situation sur la place publique 2.
Rappelons que les enfants « nés de parents inconnus » sont majoritairement des enfants illégitimes mais incluent une petite proportion non quantifiable d’enfants légitimes (Gossage, 1987, p. 544).
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(ibid., p. 65), mais en 1866 un nouveau code civil, basé sur le code Napoléon, est adopté et, à la fin du XIXe, l’application stricte de ce code ainsi que la présence de maternités et de crèches font « retomber la charge de l’enfant illégitime sur la mère et sur les institutions charitables» (ibid., p. 37). Ce changement dans la jurisprudence fait dire à Cliche: «Dans l’histoire de la maternité illégitime, il existe une période noire, celle qui va de 1880 à 1945 et qui correspond justement à l’époque où on faisait l’usage du mot «fille-mère» (ibid., p. 38). Cette période noire est justement celle qui nous concerne. Chez les anglo-protestants, la situation diffère. Après la Conquête, cette partie de la population développe son propre réseau d’assistance privée, parallèle à celui déjà en place chez les catholiques (Rapport de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social, 1972, p. 35; Simard et Vachon, p. 4). Les protestants n’ont pas de communautés religieuses et leurs institutions sont dirigées par des associations philanthropiques laïques. Dès la fin du XIXe siècle, les protestants mettent sur pied des organismes sociaux en milieu ouvert, le Children’s Service Centre (1870) et la Charity Organization Society (1900). Ces organismes misent sur la coopération dans les œuvres d’assistance et, à la limite, cherchent à prévenir plutôt qu’à guérir le paupérisme: […] la population protestante de Montréal a su et pu mieux que la population canadienne-française organiser ses œuvres selon les données les plus récentes du service social. Elle développe au maximum les œuvres de prévention, cherche le plus possible à préserver la famille, le foyer, à relever et stimuler l’assisté, bref, à «aider le pauvre à s’aider» (Rapport de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social, 1972, p. 42-43).
La première crèche protestante est le Protestant Infants Home, fondé vers 1870 (Gossage, 1987, p. 544). Jusqu’à cette date, des enfants protestants sont donc abandonnés dans les crèches catholiques. Par ailleurs, les protestants privilégient rapidement des stratégies visant à faire en sorte que les enfants illégitimes grandissent dans une famille. Ainsi, en 1915, «le Women’s Directory de Montréal, œuvrant pour la réforme des mères célibataires, cherchait à garder l’enfant avec sa mère en encourageant l’allaitement maternel, qui avait aussi l’avantage de prévenir la mortalité infantile» (Lévesque, 1989, p. 134). Le placement en adoption est plus facile chez les protestants que chez les catholiques. Dans les années 1940, les taux annuels de naissances illégitimes du Québec sont inférieurs à ceux des autres provinces canadiennes. Pourtant, les crèches et les orphelinats québécois sont engorgés, surpeuplés. En effet, malgré la loi d’adoption de 1924 et la présence de nombreuses sociétés d’adoption, une proportion 292
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importante d’enfants illégitimes demeurent en institution. Gonzalve Poulin estime qu’au Québec «l’adoption des enfants est plus difficile qu’ailleurs parce que les familles y sont plus nombreuses, les logements plus exigus et peut-être les préjugés contre les illégitimes encore trop vivaces» (Poulin, 1955, p. 24). L’ Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 a attribué aux provinces la responsabilité des services sociaux et hospitaliers et de l’éducation, et permis au Québec de maintenir son système traditionnel d’assistance. La Loi de l’Assistance publique de 1921 perpétue ce système d’assistance et assure l’appui financier de l’État et des municipalités aux institutions et, avec la Crise, aux institutions «sans mur». Pourtant, la contribution de l’État au financement des institutions est insuffisante et cela s’explique par deux raisons: «d’une part, par le fait que la majorité de la population québécoise refuse d’investir considérablement dans l’entretien des marginaux et, d’autre part, parce que l’État n’est pas prêt à financer généreusement des institutions qu’il ne contrôle pas» (ibid., p. 136). Ce n’est qu’en 1944, dans le Rapport Garneau, qu’il est stipulé pour la première fois que «le foyer et la famille constituent l’entourage naturel où l’enfant sera éduqué et orienté au cours de ses années de prématurité et de dépendance» (Dumont, 1994, p. 496). Dumont souligne: «À ce moment-là, la formule des orphelinats est timidement remise en question et les nouveaux praticiens du service social songent à généraliser le recours aux foyers nourriciers, comme dans les provinces anglophones.» Après la Deuxième Guerre mondiale, le préjugé contre la fille-mère diminue progressivement, et l’expression «mère célibataire» est de plus en plus utilisée. Ce n’est pourtant qu’en 1969 que les prestations d’aide sociale sont instaurées et confèrent aux mères célibataires les moyens financiers de subvenir, seules, aux besoins de leur enfant. D’autre part, jusqu’à l’entrée en vigueur d’un nouveau code de la famille, en 1982, les mères doivent adopter leur enfant pour qu’il perde son statut d’illégitime. Enfin, avec la laïcisation de l’assistance, on favorise désormais le placement en milieu familial pour les enfants abandonnés. On peut avancer que le rapport de l’Église aux enfants illégitimes a été pour le moins paradoxal. L’Église a recueilli les enfants illégitimes. Les religieuses les ont nourris, logés et vêtus au sein de leurs institutions, leur ont donné une éducation religieuse et une instruction minimale. Les maternités et les crèches ont permis de prévenir des infanticides et de sauvegarder l’honneur des mères et de leurs familles. En revanche, c’est l’Église qui imposait une morale sexuelle restreinte au cadre du mariage et centrée sur la procréation. C’est elle qui a favorisé l’abandon d’enfants comme unique moyen de régulation familiale et qui, encore 293
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aujourd’hui, proscrit la contraception (Sigal, 1992, p. 24). Les religieuses ont été maintenues dans un rapport d’obéissance à l’Église; elles étaient les servantes des œuvres de l’Église. L’intervention du cardinal Paul-Émile Léger dans la transformation de l’Institut médico-pédagogique Mont-Providence en hôpital psychiatrique est à cet égard on ne peut plus convaincante.
NOTRE ANALYSE ANTHROPOLOGIQUE Pour analyser l’univers des enfants en difficulté au Québec entre 1940 et 1960, Malouin (1996) a privilégié trois perspectives: les rapports entre l’Église et l’État, les rapports entre les classes sociales, et les rapports entre les hommes et les femmes. Elle a classé les enfants institutionnalisés (Malouin, 1996, p. 62) en deux grandes catégories: d’abord les enfants à protéger, qui comprennent les (vrais) orphelins de mère et/ou de père, les enfants abandonnés et les enfants ayant subi des sévices; ensuite les enfants dont il faut se protéger, c’est-à-dire les jeunes délinquants. Parmi ceux de la première catégorie, nous avons choisi d’étudier des enfants de Duplessis. Et nous avons choisi d’examiner leur situation selon leur point de vue. Fondamentalement, nous cherchions à savoir comment des hommes pouvaient s’insérer dans la société, sans avoir d’abord été insérés dans une famille. Nous avons ainsi été amenées à étudier leur insertion sociale en milieu institutionnel; nous avons aussi étudié leur insertion familiale. Nous avons recueilli les témoignages de 15 hommes. En limitant à 15 le nombre de sujets à l’étude, nous n’avons pas atteint le point de saturation, «ce moment où l’on se rend compte que la collecte des données supplémentaires ne donnera rien de nouveau en ce qui a trait au contenu» (Solar et Lafortune, 1994, p. 82). De même, en nous limitant au seul discours d’«orphelins», tout un pan de la réalité est omis, celui des «orphelines». Nous n’avons pu, non plus, décrire ni analyser toutes les institutions (crèches, orphelinats ordinaires et spécialisés, asiles, etc.) qui existaient à l’époque. Enfin, nous ne cherchions pas à assurer la représentativité statistique de notre recherche, mais bien à en dégager des processus et des règles. Notre grille d’analyse des données s’inspirait de l’anthropologie de la parenté, fondée sur les concepts de filiation, de germanité, d’alliance et de résidence. Devant la quasi-absence de liens de parenté chez les 15 hommes étudiés, l’accent a été mis sur l’étude exhaustive de leurs noms et prénoms, de leurs différents lieux de résidence et des relations sociales qu’ils ont établies dans leur parcours résidentiel. Leurs relations sociales ont été observées sous les angles de l’instruction à laquelle ils ont eu accès, de l’éducation qu’ils ont reçue, du travail qu’on leur a fait 294
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accomplir et des talents qu’on leur a reconnus. Ces thèmes ont été retenus parce qu’ils représentent une valeur culturelle pour les Québécois. L’examen des relations qu’ils ont entretenues avec les personnes qu’ils ont côtoyées en institution, hommes et femmes de la génération qui les précède, garçons et filles de la même génération qu’eux, nous a permis d’aborder d’une façon nouvelle les rapports de pouvoir entre les sexes, en particulier ceux entre des hommes de la même génération, et les rapports de pouvoir entre les générations, en particulier ceux entre des femmes et des garçons. Bien que nous ayons recueilli des données sur eux jusqu’à aujourd’hui, notre analyse s’est limitée à ce qu’ils ont vécu entre leur naissance, de 1936 à 1951, et leur sortie d’une ferme, d’une prison ou d’un asile psychiatrique, de 1965 à 1972.
NOTRE DIVISION DES CHAPITRES La comparaison des catégories que nous utilisons pour classer les orphelins dans notre culture avec les catégories que se donnent ces hommes pour parler d’euxmêmes a constitué la base du premier chapitre, qui porte sur la diversité des définitions de l’orphelin. Nous avons souligné que les enfants de Duplessis se distinguent des autres enfants, orphelins ou autres, ayant vécu dans les mêmes institutions qu’eux ou dans des pensionnats de communautés religieuses. Nous avons aussi rappelé ce que Malouin avait déjà souligné quant à la tutelle des enfants illégitimes élevés en institution, à savoir que c’étaient les établissements qui étaient les véritables tuteurs des enfants illégitimes, par les droits de surveillance et d’autorité qu’ils exerçaient sur eux et par les placements qu’ils pouvaient leur imposer. L’adoption d’une loi en 1944 visant à faire des sociétés de protection issues de l’État les seules tutrices des enfants placés dans des institutions ou dans des familles a été inutile. Le projet de loi 39, après la Commission Garneau, n’a jamais été appliqué. Le clergé et l’épiscopat, même s’ils étaient prêts à un compromis, se sont toujours opposés à ce que l’État détienne un tel contrôle. Cela aurait accru la mainmise de l’État sur leurs institutions religieuses. Comme le souligne Malouin (1996, p. 66), «l’établissement d’une tutelle légale en bonne et due forme pour les enfants placés en institution est une question délicate car elle s’inscrit dans une dynamique complexe des relations entre l’Église et l’État». Dans ce premier chapitre, nous avons aussi montré à quel point les enfants illégitimes ont souffert de se sentir exclus de l’appartenance à quelqu’un lorsqu’ils étaient jeunes. La fille-mère et son enfant étant jugés indignes, leurs relations de parenté n’ont été ni relevées ni soutenues par les communautés religieuses qui les
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ont pris en charge. Le placement institutionnel, considéré au Québec3 comme supérieur au placement familial, n’a pas réussi à leur donner le sentiment qu’ils étaient des personnes valables. Ils se sont sentis et ont été maltraités. Et ils se sentent, aujourd’hui encore, abandonnés par les communautés religieuses. Le concept de filiation a inspiré le deuxième chapitre, sur la transmission des noms et prénoms. Nous avons constaté que l’exclusion familiale et sociale des enfants illégitimes confiés aux institutions religieuses commencent par la manipulation de leur identité onomastique. Le système d’attribution des noms et prénoms appliqué dans leur cas éloigne ces enfants illégitimes d’une identité normative par toutes sortes de stratégies. À ceux qui ne sont pas reconnus légalement par leur mère, on transmet un seul prénom, au lieu de deux – mis à part le prénom religieux classificatoire de Joseph. En lieu et place de ce dernier, on donne même le prénom de Mario à l’enfant qui est issu d’un triple viol. Seule une marraine, ou exceptionnellement un parrain, participe au rituel du baptême. Dans un cas, on refuse d’attribuer le prénom du géniteur choisi par la mère et on donne plutôt un prénom qui rappelle un événement du calendrier liturgique. On choisit aussi pour eux des prénoms si inusités que même leurs amis refusent de les utiliser. Des noms de famille inventés de toutes pièces sont aussi inusités. Ces noms sont tirés d’un onomasticon classificatoire, basé sur la date (le jour et le mois) de leur baptême. On les veut anonymes, mais la rareté de tels patronymes éveille la suspicion. On enlève même une lettre à un prénom transmis pour qu’il diffère de celui d’un personnage connu de l’Église. L’ignorance de leur filiation et de l’origine de leurs noms leur occasionne toutes sortes d’embarras sur les plans familial et social. Ils ne peuvent pas, par exemple, répondre aux questions de leurs enfants qui veulent faire des travaux scolaires en généalogie. Ils sont honteux quand ils sont forcés de déclarer publiquement aux autorités administratives qu’ils sont nés de parents inconnus. À ceux qui sont reconnus par leur mère et à qui on donne trois prénoms, on s’adresse avec le premier prénom de baptême, et non avec le prénom usuel. Ce nom d’adresse et de référence les empêche de retrouver leurs parents. Aucune fête rituelle ou religieuse n’est associée à la transmission de leur prénom, même quand il s’agit de celui d’un saint. Leur identité est essentiellement 3.
Des études sociologiques ont démontré que le Québec a été, non seulement au Canada, mais aussi en Amérique du Nord, le lieu où il y a eu le plus d’institutionnalisation. L’épiscopat privilégiait nettement le placement institutionnel au détriment du placement familial (Malouin, 1996, p. 43).
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classificatoire et ne fait l’objet d’aucun discours, ni sur le désir de leur mère, ni sur celui de leur géniteur, ni sur celui de leur parrain ou marraine. Le troisième chapitre, sur le circuit résidentiel et l’éducation des garçons, est organisé autour du concept de résidence. Nous avons démontré que ce sont des institutions qui constituent les lieux de résidence principale de ces enfants illégitimes. Durant leur jeunesse, durant leur adolescence et, dans bien des cas, jusqu’à leur majorité, ils vivent toujours en institution. Le processus d’exclusion familiale et sociale, amorcé à la naissance par l’attribution de leurs noms, se poursuit dans les crèches, où ils sont exclus de l’adoption familiale. C’est le cas de 10 des 15 hommes étudiés qui n’ont pas été proposés à des familles pendant qu’ils étaient à la crèche. Dans certains cas, la mère mineure veut adopter l’enfant. Ces mères n’ont pas le droit, juridiquement, d’adopter un garçon, mais elles paient quand même leur pension dans l’espoir de les reprendre un jour, retardant ainsi leur mise en circulation. D’autres enfants ne sont pas montrés aux visiteurs des crèches parce qu’ils sont réservés ou parce qu’ils possèdent des caractéristiques physiques considérées comme des facteurs d’exclusion dans la culture: le strabisme, la ressemblance physique avec une autre ethnie, le fait d’être jumeaux. Même s’ils sont offerts, ils peuvent être exclus de l’adoption familiale parce qu’ils habitent des crèches où il y a un surplus de garçons à adopter ou parce qu’ils ne sont pas retenus dans les familles où ils sont mis à l’essai. Le fait qu’ils mouillent leur lit la nuit, qu’ils soient trop âgés ou qu’ils refusent de quitter la crèche les maintient dans le circuit institutionnel. La surpopulation des crèches nuit aussi à leur développement mental et physique, de telle sorte qu’ils accusent des retards. Ces retards sont inscrits dans leur dossier et seront utilisés plus tard pour justifier leur internement dans un asile psychiatrique. Le processus d’exclusion familiale se renforce à l’orphelinat. On renonce à les proposer à l’adoption familiale et ils sont intégrés aux travaux domestiques de l’institution. Les contacts avec les hommes se limitent aux aumôniers et aux employés. Si une religieuse demande à ces derniers de punir un garçon, il arrive qu’ils collaborent pour le frapper démesurément et que l’un ou l’autre d’entre eux le sodomise. L’alliance entre religieuse et employés peut donc avoir des conséquences désastreuses pour un garçon. Les contacts avec les femmes se limitent aux religieuses, qui peuvent les frapper en situation d’apprentissage scolaire. Le processus d’exclusion sociale se précise. On ne leur demande pas ce qu’ils veulent faire plus tard, ni s’ils ont une vocation. On leur reconnaît des talents 297
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pour servir la messe, dite et chantée en latin, et ils sont développés dans des domaines artistiques et domestiques féminins, au service des communautés religieuses. À l’orphelinat spécialisé masculin, l’exclusion familiale est totale. Leur vie se passe toujours en groupe et toujours avec des hommes, aumôniers et religieux, dont la majorité les abusent sexuellement et leur font subir de lourds sévices corporels. Les femmes qui les approchent lors des sorties en dehors de l’institution sont repoussées par les religieux. Cette discipline militaire et cette mise à l’écart des femmes n’est cependant pas un rite de passage vers un métier. Les ateliers qui leur sont réservés sont mal organisés et peu outillés. Par ailleurs, ils reçoivent systématiquement des diagnostics de maladie mentale. Ces diagnostics s’ajoutent à leur statut d’enfants illégitimes exclus de la vie religieuse par le droit canon et justifient qu’ils soient cantonnés dans des travaux domestiques. Ils assurent la survie de l’institution, mais l’institution n’assure pas leur avenir. Avant même d’être placés à l’asile, les enfants illégitimes sont exclus d’une véritable insertion familiale, étant donné leur statut. Lorsque l’Institut médicopédagogique Mont-Providence est transformé en hôpital psychiatrique, 200 enfants retournent dans leur famille d’origine, mais les autres, illégitimes, restent dans l’institution, captifs, dépendants, impuissants. Le diagnostic de retard mental qu’on leur a déjà donné ou qu’on consigne à leur dossier pour justifier l’internement les exclut socialement de tous les droits normalement reconnus aux autres garçons de leur âge: instruction scolaire (obligatoire), formation à un métier masculin, travail reconnu et rétribué. Les mauvais traitements qu’on leur inflige, comme on en inflige aux malades mentaux avant 1965, confirment cette exclusion sociale. Dans ce contexte d’internement psychiatrique, l’insertion familiale est réduite au bon vouloir des religieuses qui, individuellement, font beaucoup d’efforts pour mettre les enfants et les adolescents en contact avec des familles, à l’extérieur de l’institution. Leur insertion familiale deviendra complète si certaines conditions reliées à l’atome de parenté sont réunies. La corésidence est de première importance. Bruno visite régulièrement une famille de bienfaiteurs et Vincent réside en permanence chez le frère marié de l’aumônier de l’hôpital. Ils sont traités comme des fils et comme des frères dans ces familles. L’insertion familiale de Philippe échoue, même s’il coréside en permanence avec le père et le fils de la maison. Il est traité par le père comme un travailleur pour sa force de production. La relation amicale entre les deux garçons perdurera, mais le lien de filiation entre le père et lui ne pourra pas s’établir. L’insertion familiale réussie des deux adolescents pendant l’internement est le fruit d’une relation personnalisée 298
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entre un aumônier et un couple marié et entre un aumônier et son propre frère marié. Les religieuses semblent impuissantes, seules, à insérer les garçons dans une famille, si elles n’ont pas la collaboration d’un homme. Seules, elles sont aussi impuissantes à protéger les garçons contre les gardiens. Les relations affectueuses entre une religieuse et un garçon sont d’ailleurs surveillées par les supérieures, afin qu’elles ne dépassent pas certaines bornes. L’attachement trop étroit va à l’encontre des règles des communautés et peut avoir pour conséquence le déplacement de la religieuse vers une autre salle ou vers un autre établissement. Pour les enfants internés à l’asile psychiatrique dès leur jeune âge, l’exclusion de tout apprentissage scolaire de niveau primaire est systématique. Ils sont classés comme des malades mentaux et ils sont traités comme tels. La force physique exercée contre eux est cruelle. Ils sont complètement soumis aux délateurs qui s’allient avec les religieuses, aux religieuses qui s’assurent de la collaboration des gardiens et aux gardiens qui collaborent entre eux. Leur insertion dans le travail domestique, à l’hôpital et à la ferme, se fait dans les secteurs d’activités reliées aux œuvres des religieuses qui les hébergent. Ils ne reçoivent pas de récompense financière, qu’ils soient jeunes, adolescents ou adultes. Quand ils sont jeunes, les religieuses s’efforcent de les mettre en contact avec des employés et leurs familles. Grâce à un tel contact avec un employé qui travaille toute la journée à l’hôpital, Dollard réussit, par le travail, à s’insérer socialement. Cet employé, qui est embaumeur, invite Dollard, qui a 9 ans, à travailler avec lui. Il l’initie à ses méthodes de travail et se montre solidaire de lui contre les mauvais traitements qu’il subit de la part des religieuses et des employés. Il le présente à sa femme et à un compagnon de travail, ce qui lui permet de sortir de l’institution. Grâce au boulanger et au dentiste, Osmond réussit à s’insérer dans un travail et dans une famille. Il travaille toute la journée avec le boulanger de l’hôpital et, avec sa complicité, dénonce au médecin de la communauté les mauvais traitements faits aux enfants. Osmond est aussi invité à faire le ménage chez le dentiste de l’hôpital. Il passe beaucoup de temps avec ses garçons et ses filles qui l’apprécient. Le dentiste lui fait des faveurs et ses enfants lui accordent leur amitié. Théonas se rend, lui aussi, régulièrement chez un employé qui le défend contre un autre gardien à l’hôpital. Sa femme et ses enfants se prennent d’affection pour lui. Les deux parents s’entendent entre eux pour susciter chez lui le désir d’apprendre à écrire son nom et ils sont d’accord pour le garder avec eux. Mais, les religieuses interdisent son transfert résidentiel en dehors de l’institution.
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À l’hospice de vieillards, l’exclusion familiale des adolescents est totale. La seule femme avec laquelle ils sont en contact au quotidien est la femme du propriétaire, qui ne les défend pas contre son mari violent. Malgré le fait qu’ils travaillent jour et nuit, autant à la construction de l’édifice qu’au chevet des vieillards malades mentaux, l’insertion sociale par le travail ne se concrétise pas. Fouettés par le propriétaire comme s’ils étaient des bêtes de somme, ils ne sont pas payés. Leurs contacts avec la population à l’extérieur de l’institution se résument au vol de médicaments à la pharmacie du village pour les vieillards esseulés dont ils prennent soin. Lorsque les autorités religieuses décident que leur travail est terminé ou lorsqu’ils se révoltent collectivement, elles les font interner à l’asile psychiatrique. Ils sont déplacés en autobus, par groupes de 15, de 30. Leurs bévues ne leur donnent même pas accès à l’école de réforme, où ils auraient pu apprendre un métier. L’école de réforme est réservée aux délinquants, enfants et adolescents légitimes. Même en prison ou dans une clinique de désintoxication, malgré la recommandation de médecins qui les déclarent aptes à apprendre un métier, ils sont exclus de l’apprentissage technique. On les interne plutôt dans un asile où ils travaillent au service des communautés religieuses, sans en connaître les avantages en termes de sentiment d’appartenance, de choix vocationnel et de valeur de prestige. Ils rendent des services qu’on dit occupationnels4, jusqu’à ce qu’ils s’évadent de tels asiles. Lorsqu’Étienne est envoyé en prison à 16 ans pour avoir montré à ses compagnons comment se défaire de la camisole de force, il rejoint plusieurs garçons de ferme qui n’ont pas été psychiatrisés. La vie de Jean-Noël, déplacé directement d’un orphelinat vers une ferme à 9 ans et qui a vécu dans plusieurs autres fermes jusqu’à l’âge de 16 ans, nous permet de réfléchir en profondeur sur les conditions d’insertion familiale et sociale d’un garçon de ferme. Son insertion familiale dans une première ferme à 9 ans aurait pu réussir, puisqu’il était aimé du père (filiation) et de la petite fille unique de la maison (germanité). Mais l’épouse (alliance) est jalouse de l’affection que
4.
La Commission Bédard donne des précisions intéressantes au sujet du travail dans les asiles psychiatriques. Pour les hommes, le travail dans les cuisines et les dépendances, l’entretien ménager, les travaux relatifs aux soins vestimentaires et à la ferme sont différents des autres travaux. « Cette forme d’activités qui est à différencier de la thérapie d’occupation n’a pas, à notre avis, la valeur thérapeutique qu’elle devrait avoir. C’est plutôt l’officière du département qui fait le choix des malades et l’on tient plus compte de l’efficacité de ceux-ci que du besoin thérapeutique à combler par le travail » (Commission Bédard, 1962, p. 39).
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son mari porte à l’enfant et elle ne veut pas que celui-ci soit considéré comme un frère pour sa petite fille, parce qu’il n’est pas scolarisé. L’insertion familiale est bien réussie dans une autre famille, entre 10 et 12 ans. Jean-Noël est aimé du père (filiation), de la mère (filiation), de leurs enfants (germanité) et de l’amie de cœur (alliance) de l’un d’eux. Mais l’insertion familiale n’est pas garante de l’insertion sociale: on se moque du garçon à l’école et on le harcèle sur le chemin qui y conduit. Son statut d’enfant illégitime et son manque d’instruction le ramènent à la maison. L’insertion réussit encore, entre 12 et 13 ans, dans une autre famille. Jean-Noël est aimé du père (filiation), de la mère (filiation), de la fille (germanité) et de la grand-mère paternelle (filiation) chez qui il réside. On lui offre de devenir le fils de la maison et le frère de deux enfants débiles mentaux. Il se refuse cependant à cette éventualité. À 15 ans, Jean-Noël habite dans une famille avec le père, la mère et leurs fils. Leurs petits-enfants viennent les visiter. Il n’est pas le seul étranger à résider avec eux. Un adolescent avec un bec-de-lièvre et les enfants d’une prostituée y vivent aussi. Les conditions sont réunies pour qu’il soit exclu de cette famille: le père et la mère qui le battent s’entendent bien entre eux; la mère, dont il est le souffre-douleur à l’extérieur de la maison, monte son fils contre lui; le père et le fils collaborent pour le flageller; les petits-enfants le dénoncent injustement auprès de leur grand-mère. On voit bien qu’il n’est pas nécessaire d’être interné dans un asile psychiatrique pour être torturé. Il suffit que plusieurs individus collaborent contre un autre, dans une résidence où il n’a aucun allié capable de le défendre. C’est ce qui arrive à Jean-Noël. L’exclusion familiale des garçons placés adolescents dans des fermes est moins brutale, mais bien réelle: ils ne mangent pas à la même table ni la même chose que les membres de la famille, ils vivent dans le grenier de la maison. Ils souffrent d’exclusion sociale. Isolés dans chaque ferme, domestiques agricoles sans salaire décent ou sans salaire aucun, ils ne peuvent ni développer un sentiment d’appartenance envers un groupe de travailleurs agricoles ni appartenir à un «gang» de gars et de filles susceptibles de les intégrer dans un groupe à l’extérieur de la famille.
LES LOIS QUE NOUS DÉGAGEONS SUR L’INSERTION FAMILIALE ET SOCIALE Le concept de relations sociales, basées sur le sexe, la génération et la résidence, a aussi été important dans le développement du troisième chapitre sur le circuit résidentiel et l’éducation des garçons. Ce concept nous a aidées à faire l’analyse détaillée des attitudes et des comportements de différentes personnes résidant 301
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avec des garçons illégitimes au regard de leur instruction, de leur éducation, de leur entraînement au travail et de la reconnaissance de leurs talents. Cette analyse nous amène à dégager certaines lois générales sur les rapports de force qui s’établissent et se conjuguent pour faciliter l’insertion familiale et sociale d’un garçon québécois, en milieu familial et en milieu institutionnel. Nous avons défini l’insertion familiale complète pour un homme par la participation à un atome de parenté, constituée d’une relation de filiation (fils), d’une relation de germanité (frère ou sœur), d’une relation d’alliance (mari) et d’une relation d’avunculat (oncle). Nous avons défini son insertion sociale complète par l’instruction, l’éducation, le travail et la reconnaissance des talents. En laissant aux auteurs de recherches ultérieures le soin de les valider, nous énonçons ainsi certaines lois qui nous semblent fondamentales.
Concernant l’insertion familiale en milieu familial • L’INSERTION FAMILIALE D’UN FILS ADOPTIF NÉCESSITE, POUR UN HOMME, LA COLLABORATION DE SA FEMME (ALLIANCE). Théonas, 10 ans, est accepté de l’employé marié et de sa femme. Bruno, entre 11 et 16 ans, est accepté par le couple de bienfaiteurs. Vincent, entre 16 ans et 26 ans, est pris en charge par le frère de l’aumônier et son épouse. Si l’épouse aime son mari et est jalouse du garçon, elle risque de punir l’homme et celui-ci se sentira déchiré entre son désir d’avoir un fils et la peur de perdre les faveurs de sa femme. Jean-Noël, 9 ans, est accepté de l’homme, mais est refusé par sa femme. • LA FILIATION ENTRE UN HOMME ET UN GARÇON NÉCESSITE UNE ACCEPTATION RÉCIPROQUE. Philippe, 18 ans, veut être apprécié du père de son ami, mais celui-ci veut un employé et il a déjà un fils. Jean-Noël, 12 ans, est aimé d’un fermier, mais il refuse d’être adopté. • LA RELATION DE CAMARADERIE FRATERNELLE ENTRE DEUX GARÇONS NE CONDUIT PAS LE PERE DU GARÇON À DÉVELOPPER UN SENTIMENT FILIAL ENVERS L’AMI DE SON FILS.
Philippe a une relation quasi fraternelle avec Réal, mais le père de Réal ne voit pas Philippe comme un fils potentiel. JeanGuy s’entend bien avec les enfants de la deuxième ferme où il est placé, mais le père de la famille le fait travailler plus que les autres.
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Concernant le lien entre l’insertion familiale et l’insertion sociale L’INSERTION FAMILIALE D’UN GARÇON N’EST PAS GARANTE DE SON INSERTION SOCIALE PAR L’INSTRUCTION. Jean-Noël est accepté dans une famille, mais il est exclu socialement à l’école. Concernant l’insertion sociale en milieu institutionnel • UNE RELIGIEUSE NE PEUT PAS, À ELLE SEULE, INSÉRER SOCIALEMENT UN GARÇON. Presque tous les hommes étudiés ont reçu une attention personnalisée de la part d’une religieuse, mais aucune d’elles n’a pu les protéger contre l’exclusion collective de l’instruction et du travail récompensé par une valeur de prestige ou monétaire, ni contre les mauvais traitements. René est aimé personnellement par une religieuse, mais elle s’avère incapable de le protéger contre deux autres religieuses qui le martyrisent. • UN GARÇON NE PEUT PAS, À LUI SEUL, OBTENIR L’INSERTION SOCIALE PAR L’INSTRUCTION, LE TRAVAIL OU L’ÉDUCATION, S’IL N’A PAS AU MOINS UN HOMME OU UNE FEMME QUI L’APPUIE. Étienne est reconnu pour ses talents artistiques par les religieuses, il est reconnu pour sa force de travail auprès des vieillards et il réclame l’apprentissage d’un métier. Mais il n’a aucun protecteur qui lui permette d’atteindre son objectif. Par comparaison, Bruno et Vincent ont la collaboration de deux aumôniers pour entrer dans une communauté religieuse d’hommes. Une fois séparé de son frère jumeau, JeanClaude est seul au monde. Il est tapé par les religieuses et frappé par les gardiens et on lui interdit de se faire de nouveaux amis. Il s’évade. • UN HOMME PEUT RÉALISER L’INSERTION SOCIALE D’UN GARÇON PAR LE TRAVAIL, SANS LA COLLABORATION D’UNE FEMME. Dollard travaille avec l’embaumeur, Osmond, avec le boulanger, Valier, avec les fermiers. • LA RÉUSSITE D’UNE RELATION ENTRE UN HOMME ET UN GARÇON PASSE D’ABORD PAR L’INVESTISSEMENT DE L’HOMME, ENSUITE PAR L’ACCORD DU GARÇON. L’embaumeur invite Dollard à travailler avec lui; Dollard accepte. Le boulanger initie Osmond au travail de la boulangerie, ce à quoi Osmond consent. Le dentiste invite Osmond à faire le ménage chez lui; Osmond accepte et fréquente sa famille.
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•
LE FAIT QU’UNE FEMME DELEGUE SON POUVOIR À PLUSIEURS HOMMES Théonas est frappé férocement, Joseph est sodomisé, Dollard est maintenu attaché sur un lit durant un mois, René-Noël reste en camisole de force durant trois semaines consécutives et passe un mois complet en cellule.
POUR PUNIR UN GARÇON PEUT ETRE DEVASTATEUR.
•
LA PRISE DE POUVOIR DES HOMMES ENTRE EUX CONTRE DES GARÇONS Édouard et Joseph sont agressés et maltraités sans relâche, même s’ils dénoncent leurs agresseurs aux autorités religieuses.
PASSE PAR LA SOLIDARITÉ ENTRE CES HOMMES.
Si l’insertion sociale d’un homme au Québec est la somme de son insertion dans un groupe familial et de son insertion dans un groupe institutionnel, et ceci reste à démontrer, nous pouvons affirmer que les garçons illégitimes confiés aux institutions religieuses n’ont été insérés complètement ni dans un groupe familial ni dans un groupe institutionnel religieux. Exclus la plupart du temps d’une insertion familiale complète qui aurait fait d’eux des fils, des frères, des maris, des pères et des oncles, traités avec cruauté comme les malades mentaux, sans instruction, confinés à des rôles de domestiques au service des œuvres des communautés religieuses sans être assurés d’une sécurité pour leur vieillesse, les enfants de Duplessis n’auront été, en fin de compte, que les enfants du péché, les véritables fils illégitimes de l’Église. Ceux qui sont encore vivants aujourd’hui peuvent-ils attendre quelque chose d’elle?
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Épilogue Si vous pouviez exprimer un désir quel serait-il? Étienne a répondu: C’est qu’on en demande tellement peu, tu sais. Qu’est-ce qu’on demande, c’est qu’on soit traités de la même manière qu’on traite les vieilles religieuses en communauté. […] Cette même compassion que ces religieuses-là ont envers leurs vieilles sœurs, leurs vieilles religieuses. Qu’on soit traités de la même manière, avec justice, avec… avec dignité… avec un peu d’humanisme. Quand je regarde […] les critiques, depuis quelques années, qu’on a vis-à-vis certaines maisons de pension pour les vieux et puis qu’on dit qu’ils sont maltraités, qu’ils ont à peine un bain par semaine, sinon pas, puis qu’ils ne mangent pas à leur faim, puisqu’on a trois minutes pour les faire manger, je m’imagine, moi là qui est orphelin, qui a pas de famille. Mon Dieu ! Comment est-ce que je vais être traité ? Comment je vais être traité si j’ai pas un espèce de fonds de pension ? Quand je dis « je »… je pense aussi aux autres.
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ANNEXE 1
CONSENTEMENT À L’ENTREVUE Formulaire de consentement Monsieur, Vous êtes invité à participer à une recherche qui s’intéresse au processus d’insertion et de désinsertion sociale. Cette étude, dont le titre est «Filiation de parenté et désaffiliation sociale», cherche à mieux comprendre ce qui nous relie, nous délie et nous re-relie à notre milieu social. Cette participation est libre et volontaire. Si vous acceptez, deux rencontres d’environ 2 heures par rencontre seront nécessaires. Vous demeurez libre de vous retirer en tout temps, selon votre désir, sans pénalité ni préjudice. Pour la protection de votre anonymat, toutes les informations que vous me donnerez seront confidentielles et votre identité sera protégée de la façon suivante. Comme les entrevues sont enregistrées et transcrites par souci d’exactitude, les cassettes seront conservées dans une filière sous clé. Les seules personnes qui auront accès aux cassettes seront la chercheure et la personne qui transcrira les entrevues. Si vous le désirez, les cassettes peuvent vous être remises après qu’elles auront été transcrites. Afin d’assurer votre anonymat, des pseudonymes seront utilisés et toute information permettant de vous identifier sera altérée lors de la rédaction du rapport de recherche, d’exposés ou de publications qui pourraient survenir ultérieurement. Votre participation à cette étude peut être utile pour votre croissance personnelle et vous pourrez contribuer à l’avancement des connaissances. Cette étude ne présente pas de risque potentiel pour vous mais il est possible que vous éprouviez diverses émotions à vous remémorer votre histoire de vie. Si par la suite, vous avez des questions, des craintes ou que vous avez besoin d’aide, je vous prie de ne pas hésiter à communiquer avec moi au 641-2572 poste 205. Je certifie avoir lu et compris cette formule et que mes questions, concernant cette étude, ont trouvé une réponse à ma satisfaction. Ma participation est libre et volontaire et je peux me retirer en tout temps de la recherche. Ma signature indique mon acceptation de participer. Signature du participant Signature de la chercheure Date 317
ANNEXE 2
PRÉFÉRENCE POUR L’UTILISATION DU NOM PERSONNEL Formulaire de consentement Dans le cadre de la recherche à laquelle vous avez accepté de participer et qui s’intéresse au processus d’insertion et de désinsertion sociale qui porte le titre Filiation de parenté et désaffiliation sociale, vous pouvez préférer que le rapport de la recherche, qui sera ici un livre, mentionne votre vrai nom ou utilise un pseudonyme ou une autre forme altérée de votre nom. Dans le cas où vous préféreriez que votre vrai nom apparaisse, il est nécessaire de donner votre autorisation. Je certifie avoir lu et compris cette formule et que mes questions ont trouvé une réponse à ma satisfaction. Ma signature indique mon acceptation. De même, en acceptant, je m’engage à ne jamais poursuivre l’auteure principale de l’ouvrage non plus que sa maison d’édition. Signature du participant Signature de la chercheure Date
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ANNEXE 3
SCHÉMA D’ENTREVUE 1. Filiation et identité Date de naissance Âge Lieu de naissance Baptême Rang de naissance Enfant unique ou non? illégitime? orphelin? Noms de mère, père, grands-parents, parrain/marraine Règles d’attribution des noms et prénoms (étude systématique d’onomastique): Qui a choisi, donné prénom? Comment patronyme choisi? Parrain, marraine, baptême? Baptistaire Surnoms? Si abandon, circonstances de l’abandon. Y a-t-il eu des recherches des origines? 2. Lien entre la mère et le géniteur Alliance ou non des géniteurs? Données sur la mère Données sur le père, connu/inconnu? Parents «accotés»? Filiation juridique: Adoption, à qui appartient l’enfant? Qui a eu des droits sur eux tout au long de leur parcours de vie? 3. Germanité Se connaît-il des frères, des sœurs/cousins/cousines/amis du même âge (rang de groupe) ? Visites: Faisait-il des visites? Accompagnait-il les sœurs lorsqu’elles visitaient? Recevait-il des visites? Qui? Quand? Visites rituelles? Fêtes rituelles? Des cadeaux?
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4. Alliance et statut marital Conjoint ou non? Résidence commune? Mariage (autorisation nécessaire?) A-t-il des enfants reconnus ou non? Présentation: en dehors des religieux, est-ce qu’on les présentait? Classement que la personne fait d’elle-même concernant le mariage: ne veut pas, ne peut pas car n’a pas de métier, histoire pas racontable à ses enfants Classement que les autres font de cette personne: mariable, pas mariable. Se marier c’est se faire adopter par une autre famille. 5. Histoire résidentielle Faire l’histoire du parcours résidentiel depuis la naissance Crèche, orphelinat, etc., jusqu’à quel âge? Identifier l’âge au changement résidentiel Fréquence du changement résidentiel Éloignement de leur région d’origine Qui faisait le transfert? Avec qui a-t-il été transféré? En groupe ou individuellement? Résidence si dans résidence communautaire, lorsque plus vieux Dormaient-ils dans un dortoir? Intimité personnelle? Résidence dans la mort: D’après vous où serez-vous enterré? 6. Biens personnels et héritage Ce qui lui appartenait en propre dans la vie institutionnelle Les biens qu’il a le droit personnel de posséder, liés aux étapes de la vie de l’enfant, aux liens résidentiels Vêtements marqués ou vêtements à tous? Chaussures? Scapulaire? personnel/collectif? Ce qui lui appartient en propre actuellement. Depuis quand? Les biens ou les marques laissés par la mère? 7. Filiation symbolique Personnes significatives? Qui? Quand? Comment? Envers qui a-t-il un sentiment d’appartenance? Quelles relations a-t-il avec les sœurs (identifier toutes les catégories de personnes avec qui il a des relations) ? Quelles étaient les attentes qu’on avait envers la génération des parents symboliques? 322
Annexe 3
Père/mère/oncles/tantes/substituts? Relations avec les sœurs de chœurs? sœurs converses? les frères? les aumôniers? Visites Faire des visites: Accompagnaient-ils les sœurs lorsque celles-ci allaient visiter d’autres sœurs ou autres? Recevoir des visites: qui? quand? visites rituelles?
8. Reconnaissance des talents Découvrir le talent pour l’exploiter: Est-ce qu’on reconnaît leurs talents? Quels talents? Qui a reconnu ces talents? Comment? L’enfant se distinguait-il? 9. Apprentissage du travail L’enfant a commencé à avoir des responsabilités à quel âge? Quelles responsabilités? Époussettage, éplucher les légumes, faire manger les plus jeunes, soins des vieux? Histoire du parcours d’emploi. 10. Éducation (au sens d’apprentissage des manières corporelles) Éducation des soins corporels: À quel âge ils sont lavés? Se lavent eux-mêmes? Manières de table? plat commun, service à l’assiette, nourriture. ustensiles? Vêtements? Objets et lieux personnels? Interdits sexuels? Comment ces enfants savaient-ils qu’il ne fallait pas avoir d’intimité avec les autres garçons? Relations avec des filles plus jeunes, même âge, plus vieilles? Comment sont-ils entraînés à la propreté? Contrôle des sphincters? Pissaient-ils au lit? Jusqu’à quel âge? Pour les rapports sociaux, ont-ils appris à attendre leur tour? appris à échanger? Comment ont-ils appris l’échange?
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11. Instruction Savoir lire, écrire, compter? Scolarisation des enfants, contexter selon l’âge et l’époque, une ou plusieurs divisions, études. 12. C’est quoi pour toi un enfant de Duplessis, un orphelin de Duplessis ? 13. Tentative d’adoption ? Tentative ou non d’adoption? Quand? Circonstance? Pourquoi il n’a pas été adopté? En quoi il n’est pas adoptable? Informations dans les dossiers des crèches ou autres institutions Nom: 1. Nom de famille du père de l’enfant est connu ou caché? 2. Le père a-t-il donné son nom à l’enfant? 3. Nom de famille de la mère de l’enfant connu ou caché? 4. Nom du père de mère donné à l’enfant? 5. Quel patronyme donné à l’enfant? Alliance: 1. Statut marital de la mère? 2. Statut occupationnel de la mère? 3. Qui sont les parents/les grands-parents? Germanité: 1. L’enfant a-t-il un/e frère/s, sœurs? Filiation: 1. Les parents sont-ils au courant de la grossesse? 2. Les grands-parents sont-ils au courant de la grossesse? Résidence: 1. Avec qui habitait-elle au moment de devenir enceinte? 2. Au moment d’accoucher? Héritage: 1. La mère a-t-elle des biens, de l’argent? 2. La mère a-t-elle laissé un objet aussi modeste soit-il à l’enfant? 3. Était-elle encouragée à le faire? Pourquoi a-t-elle abandonné son enfant? Pourquoi ne l’a-t-elle pas repris? Pourquoi et quand a-t-elle signé l’abandon? Comment la mère gardait-elle ses droits sur l’enfant et se mettait ainsi dans des conditions de le reprendre: en donnant de l’argent, en travaillant, autre? À quel âge l’enfant n’est plus adoptable? (hypothèse de 7 ans)
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