CLASSIQUES SLAVES
Alexandre Herzen ,
PASSE ET , MEDITATIONS TOME TROISIEME
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PRÉSENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA...
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CLASSIQUES SLAVES
Alexandre Herzen ,
PASSE ET , MEDITATIONS TOME TROISIEME
_
PRÉSENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLIVIER
EDITIONS L'AGE D'HOMME
Selon Alexandre Herzen, La Cinquième Pcnlie de Passé et Méditations était celle pour laquelle il avait écrit tout le reste. Vue sous cet angle, son œuvre - l'un des chefs-d'œuvre de la prose russe était à ses yeux un << · monument » bàti à la mémoire de son épouse, Natalie . Mais il y a plus encore : dans le présent volume nous trouvons pour la première fois le materiau occidental, ct surtout (de façon particulièrement impressionnante) Je th è me majeur de Herzen : l'unité du privé ct du public, de cc qu'il avait appelé, dans une première version, iusiâc et outsidc. Ne disait-il. pas qu'il était un homme qui s'était trouvé par hasard sur le chemin de l'Histoire ! Exilé de Russie à jamais, ce « contestataire » est pris dans le tourbillon des événements de 1848, en France, en Italie. Enthousiaste, puis déçu et amer, sa vie familiale sc disloque sous ses yeux. A quarante ans, il a perdu les illusions de sa jeunesse, il a pcnlu Natalie, il se retrouve << au royaume des morts », seul. .. II doit à tout prix trouver une raison de vivre, ou périr. Sa puissante vitalité lui inspire deux desseins : raconter l'histoire de sa vie << pour que la vérité ne meure pas avec lui », et lutter pour la Russie, pour le peuple russe, au moyen d'une presse russe libre, qu'il créera de ses mains. Adieu la France, adieu l'Italie ! L'exil ultime, ce sera la libre Angleterre ... C'est là qu'il racontera le Passé pour << rég ler ses comptes avec sa vie personnelle >>, et qu'il se livrera à de 1îouvelles Méditations << qui serviront à l'action ... >> . Herzen travailla à La Cinquième Partie pendant treize ans : de 1853 à 1866. C'est la dernière en tièrerncnt revue par lui. (Il est mort en 1870). Elle couvre l'époque qui s'étend de 1847 à 1852. La Sixième Partie, dont nous présentons ici le début, introduit le Tome IV, où Herzen, en ayant fini avec le « privé », évoque ses travaux et ses jours d'homme public ... ~
Daria Olivier
PASSÉ ET MÉDITATIONS (Byloïé i Doumy)
« Classiques Slaves
~
Alexandre Herzen
PASSÉ ET MÉDITATIONS TOME TROISIEME
PMSENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLIVIER
EDITIONS L'AGE D'HOMME
c
Classiques Slaves »
Collection dirigée par Georges Nivat, Jacques Catteau et Vladimir Dimitrijevic
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays
©
1979 by Editions l'Age d'Homme S.A., Lausanne
NOTE
L'appareil critique de cette traduction se présente de deux façons : 1. Les notes en bu de page, dont plusieurs de Herzen lui-même, ont pour objet d'éclairer le texte immédiatement, ou de situer un personnage, un événement historique, etc. Elles peuvent également servir à renforcer tel témoignage, telle affirmation. 2. Les commentaires à la fin du volume voudraient servir de complément à une œuvre qui englobe un nombre très important de thèmes et do sujets se référant à des personnages marquants, à des faits de grande portée liés à l'Histoire de l'Europe, à des structures sociales ou politiques. Ces commentaires, que l'on peut lire ou non, contiennent des documents d'archives et autres, des extraits de journaux ou do lettres qui, pensonsnous, éclairent et corroborent ce que Herzen nous révèle de son pusl et de ses méditations.
D.O.
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BffiLIOGRAPHIE ET ABREVIATIONS
La traduction française a été faite d'après les ouvrages suivants: L. : A.I. HERZEN : ŒUVRES COMPLETES, édition 1. LEMKE, 22 vol., Péterograd, 1915-1925. (B. i. D. aux tomes XII, Xlll, XIV.)
A.S.: A.I. HERZEN: ŒUVRES COMPLETES, édition de l'ACADEMIE DES SCIENCES DE L'U.R.S.S., 30 vol., 1845-1868. (B. i. D., aux tomes vm, IX, x, Xl.) K. : A.I. HERZEN : BYLOIE 1 DOUMY, édition KAMENEV, 3 vol., Moscou-Léningrad, 1932. STR. : A.I. HERZEN : BYLOIE 1 DOUMY, édition 1. STREICH, 1 vol., Léningrad, 1947. B. i. D. : BYLOIE 1 DOUMY.
Les ouvrages, études, articles consultés sont nombreux, mais principalement en russe. Parmi ceux-ci, mérite d'être placé en tête : LYDIA GUNZBOURG : Byloié i Doumy Guertz;ena, Léningrad, 1957, 1 vol. L.N. : La publication intitulée LITERATOURNOIE NASLIEDSTVO (c Le Patrimoine Littéraire »), dirigée par S.A. MAKACHINE, par la révélation de textes inédits d'une importance primordiale est une source inépuisable.
Chronique : Depuis la parution des deux premiers tomes de Passé el Méditations, une aide inapréciable nous a été apportée par la parution des deux premiers volumes de LIETOPISS JIZNI 1 TVORTCHESTVA A.I. GUERTZENA (« Chonique de la vie et de l'œuvre de A.I. Herzen») T. 1 : 1812-1850, T. II : 1851-1858, Moscou 1974 et 1976, sous la direction collégiale de Mme I.G. Ptouchkina et S.D. GourvitchLichtchiner, MM. B.F. Iégorov, L.P. Lanskij et K.N. Lomounov. Les ouvrages parus en Occident sont peu nombreux en ce qui concerne HERZEN, mais de grande qualité. Nous avons constamment consulté : Labry : RAOUL LABRY : ALEXANDRE IVANOVIC HERZEN, Essai sur la formation et le développement de ses idées, 1 vol., Paris, 1928. H.P. : id., Herzen et Proudhon, 1 vol., Paris, 1928. MM.: MARTIN MALIA: ALEXANDER HERZEN AND 'IHE BIRTII OF RUSSIAN SOCIALISM, 1 vol., Harvard University Press, 1961. Cadot : MICHEL CADOT : LA RUSSIE DANS LA VIE INTELLECTUELLE FRANÇAISE (1839-1856), 1 vol., Paris, Fayard, 1967. Mervaud: MICHEL MERVAUD : HERZEN ET PROUDHON, Cahiers du Monde Russe et Soviétique, vol. XII, 1er et 2" cahiers (tirage à part), Paris, Mouton, 1971.
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id. : SIX LBTI'RES DE HERZEN A PROUDHON, même vol., 3• cahier. id. : A PROPOS DU CONFLIT HERZEN-HER.WEGH, un inédit d~ Proudhon, C.M.R..O., vol. XIV, 3• cahier (tirage à part), Paris, Mouton, 1973. A.A.H. : M. AUCOUTURIER., M. CADOT, S. STELLING-MICHAUD, M. VUILLEUMIER. : AUTOUR D'ALEXANDRE HERZEN, docum~nts inédits, 1 vol., Genève, Libr. Droz, 1973. Carr : E.H. CAR.R. : THE R.OMANTIC EXILES, 1 vol., Londres, rééditiea de 1968. Text~s : TEXTES PIDLOSOPHIQUES CHOISIS (en français), 1 vol., Bd. des Langues Etrangères, Moscou, 1950. B. i. D. F. : PASSE ET MEDITATIONS.
Le tome lV de PASSE ET MEDITATIONS est en préparation.
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CINQUIEME PARTIE
PARIS - ITALŒ - PARIS (1847 - 1852)
Suite et fin
CHAPITRE XXXIX
L'argent et la police. L'empereur James de Rothschild et le banquier Nicolas Romanov. La police et l'argent.
Au mois de décembre 1849 j'appris que la procuration pour l'hypothèque de mes propriétés, légalisée par l'ambassade et expédiée de Paris avait été détruite, et que le capital de ma mère avait été placé sous séquestre. Il n'y avait pas de temps à perdre et, comme je l'ai dit dans un chapitre précédent, je partis immédiatement de Genève pour rejoindre ma mère. 1 Il serait stupide et hypQCrite de faire fi de sa fortune en un temps de désordre financier. L'argent c'est l'indépendance, c'est la puissance, c'est une arme. Or, nul ne jette son arme en temps de guerre, même si on l'a prise à l'ennemi, même si elle est rouillée. La servitude de l'indigence est épouvantable. Je l'ai étudiée sous tous ses aspects, ayant vécu des années durant avec des hommes qui avaient échappé aux naufrages politiques en ne conservant que ce qu'ils portaient sur eux. Je trouvais donc juste et indispensable de prendre toutes mesures afin d'arracher tout ce que je pouvais aux pattes d'ours du Gouvernement russe. Même ainsi, je faillis tout perdre. En quittant la Russie je n'avais pas de plan précis. Je souhaitais seulement rester le plus longtemps possible à l'étranger. Vint la Révolution de 1848; elle m'attira dans son tourbillon avant que j'eusse entrepris quoi que ce fût pour sauver mes biens. De bonnes âmes m'ont blâmé de m'être jeté tête première dans les remous politiques en remettant l'avenir de ma famille à la grâce de Dieu. Peut-être, en effet, 1. La mère de Herzen, Luisa Haag, avait quitté la Russie avec son fils et vivait, à ce moment-là, à Paris, 111, rue de Chaillot. L'incident rapporté ici est amorcé au tome Il de la présente édition : c Arabesque• Occidentales :t, second cahier, Il Pianto, p. 394. Cf. également De l'Autre Rive, ch. VI. Herzen se trouvait à Genève depuis le 22 juin 1849. D avait dO. quitter Paris pour échapper à la police française.
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·était-ce imprudent. Mais si, vivant à Rome en 1848, je m'étais terré chez moi, tout en cogitant sur le moyen de sauver mon patrimoine tandis qu'une Italie réveillée bouillonnait sous mes fenêtres, je ne serais sans doute pas resté en terre étrangère, mais j'aurais regagné Pétersbourg. Reprenant du service, j'aurais pu devenir vice-gouverneur, m'asseoir « à la table du Procureur en chef :11 2, tutoyer mon secrétaire et donner du « Votre Excellence :. à mon ministre ! Mais je n'avais ni tant de mesure, ni tant de raison, ce dont j'ai cent fois rendu grâces. Mon cœur, ma mémoire eussent été plus pauvres si je n'avais pas connu ces lumineux instants de foi et d'enthousiasme! Qu'est-ce qui aurait pu en compenser la perte? Mais il s'agit bien de moi! Comment aurait-elle été dédommagée, celle dont la vie brisée ne fut, par la suite, qu'une longue souffrance aboutissant au tombeau ? 3 Combien amers les reproches de ma conscience si, par excès de prudence, je lui avais dérobé quasiment les derniers moments d'un bonheur sans nuages ! Et après tout je réussis la chose importante : je sauvai presque tout mon bien, à l'exception du domaine de Kostroma. Après les journées de Juin ma situation devint plus périlleuse •. Je fis la connaissance de Rothschild et lui proposai de me changer deux traites sur la Caisse des Dépôts moscovite. Naturellement, à l'époque les affaires n'étaient pas florissantes, les cours étaient désastreux, les conditions du baron n'étaient pas avantageuses, mais j'y souscrivis aussitôt et eus le plaisir d'apercevoir sur ses lèvres un petit sourire de commisération. Il me prenait pour l'un de ces innombrables princes russes 5 qui s'étaient endettés à Paris, aussi se mit-il à m'appeler Monsieur le comte. L'argent de ces premières traites me fut payé promptement; les suivantes, qui représentaient une somme bien plus importante, le furent également, mais le correspondant des Rothschild en Russie leur fit savoir que mon capital avait été mis sous séquestre : heureusement, il n'y avait plus rien. 2. Le poste d'Ober Prokuror était une création de Pierre le Grand. Il y avait deux Procureurs en chef : celui du Sénat et celui du Synode ; leurs fonctions, théoriquement celles d'un président, équivalaient parfois à celles d'un ministre. 3. L'épouse de l'auteur, Natalie. Cf. Commentaires (1). 4. Les tracasseries et perquisitions chassèrent A. Herzen de Paris. Il partit pour la Suisse avec un faux passeport. Cf. M. Vuilleumier : Révolutionnaires de 1848, Carl Vogt, Herzen et la Suisse, in Autour d'Alexandre Herzen, Bd. Droz, Genève, 1973 (pp. 9-67). (Désormais : A.A.H.). S. En français.
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Ainsi donc je me trouvais à Paris possesseur d'une grosse somme d'argent, au cœur d'une époque fort troublée, démuni d'expérience et de connaissances pour la placer. Et pourtant tout s'arrangea assez bien. En règle générale, moins on consacre de passion, d'alarmes et de soucis à ses affaires financières, mieux elles réussissent. Les fortunes des grippe-sou:s avides et des poltrons en matière d'argent s'effondrent tout autant que celles des prodigues. Sur le conseil de Rothschild j'achetai des actions américaines, quelques valeurs françaises et un immeuble moyen, rue d'Amsterdam, occupé par « l'Hôtel du Havre :.. L'un de mes premiers pas révolutionnaires, en me coupant de la Russie, me plongea dans le milieu respectable et conservateur des oisifs, me fit connaître banquiers et notaires, m'accoutuma à suivre les cours de la Bourse, en un mot me mua en rentier occidental 8 • La rupture entre l'homme contemporain et le milieu dans lequel il vit rend son comportement terriblement chaotique. Nous nous trouvons exactement à l'intersection de deux courants qui se gênent l'un l'autre; nous sommes, nous serons longtemps, ballotés tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, jusqu'à ce que l'un des courants l'emporte et, tout en restant agité et turbulent, coule dans une seule direction et soulage le nageur, c'est-à-dire l'entraîne avec lui. Heureux l'homme qui sait assez bien manœuvrer pour suivre le flot et s'y maintenir, tout en nageant dans sa direction à lui! Lors de l'achat de mon immeuble, j'eus l'occasion d'observer le monde des affaires et le milieu bourgeois français. Le formalisme bureaucratique que j'ai constaté au moment de la transaction ne le cède en rien au nôtre. Un vieux notaire me donna lecture de certains cahiers, du procès-verbal de cette lecture, d'une mainlevée, puis de l'acte de vente lui-même, le tout formant un véritable in-folio. Au cours de notre ultime marchandage sur le prix et les frais, le propriétaire de la maison me dit qu:'il me ferait une concession et prendrait à sa charge les frais considérables de l'acte d'achat, si je lui versais immédiatement la totalité de la somme 7• Je n'y compris rien, puisque j'avais annoncé dès le début que j'achetais argent comptant. Le notaire m'expliqua que 6. Dans ce chapitre, tous les mots en italiques sont en français dans le texte. Comme aux tomes 1 et II de cette .traduction de Byloié i Doumy (B. i. D. F.) les abréviations figurent dans la Bibliographie. Les notes sont de la traductrice, sauf autre indication. 7. C'est-à-dire 135 000 F de l'époque. La maison fut achetée en avril 1849.
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l'argent devait rester chez lui pendant trois mois au moins, au cours desquels on publierait un avis de vente et on convoquerait tous les créanciers ayant quelque droit sur cet immeuble. La maison était hypothéquée pour soixante-dix mille francs, mais d'autres hypothèques pouvaient se trouver en d'autres mains. Dans trois mois, renseignements pris, on donnerait à l'acheteur une purge hypothécaire, et au vendeur son argent. Le propriétaire affirma qu'il n'avait pas d'autres dettes. Le notaire le confirma. - Donnez-moi votre parole d'honneur et votre main, lui dis-je: vous n'avez aucune autre dette en ce qui concerne cette maison? - Je vous la donne volontiers. - Dans ce cas je suis d'accord et reviendrai demain avec un chèque de Rothschild. Quand, le lendemain, je me présentai chez Rothschild, son secrétaire leva les bras au ciel ! - Ils vont vous flouer! Comment est-ce possible? Si vous le voulez, nous allons arrêter la vente. C'est chose inouïe que d'acheter à un inconnu dans de telles conditions! - Voulez-vous que je vous fasse accompagner par quelqu'un qui examinera cette affaire ? me demanda le baron James en personne. Je n'avais nulle envie de jouer un rôle de benêt ; je dis que j'avais donné ma parole, et tirai un chèque pour la somme globale. Quand j'arrivai chez le notaire j'y trouvai, en sus des témoins, le créancier venu toucher ses soixante-dix mille francs. On relut l'acte de vente, nous le signâmes, le notaire me complimenta d'être devenu un propriétaire parisien; il ne restait plus qu'à remettre le chèque. - Quel ennui! fit l'ancien propriétaire en me le prenant des mains. J'ai oublié de vous prier d'apporter deux chèques! Comment vais-je faire à présent pour détacher les soixante-dix mille? - Rien de plus simple : allez chez Rothschild, on vous remettra deux chèques ou, plus facile encore, allez à la banque. - C'est moi qui vais y aller, dit le créancier. Le propriétaire fit la grimace et rétorqua que c'était son affaire, que c'était à lui d'y aller. Le créancier fronça le sourcil. Le notaire leur proposa avec bonhomie d'y aller de conserve. Me retenant à grand'peine de rire, je leur déclarai : - Voici votre reçu. Rendez-moi mon chèque, j'irai le changer. - Vous nous obligeriez infiniment, firent-ils, en poussant un soupir de soulagement. Et je partis. 16
Quatre mois plus tard on m'envoya la purge hypothécaire et je gagnai une dizaine de mille francs grâce à ma confiance irréfléchie. Après le 13 juin 1849 le préfet de police Rébillaud fit une dénonciation contre moi. Sans doute est-ce pour cela que les autorités de Pétersbourg prirent à l'égard de mes biens les mesures étranges qui, comme je l'ai rapporté, m'obligèrent d'aller à Paris avec ma mère 8 • Nous passâmes par Neuchâtel et Besançon. Au début du voyage j'oubliai mon pardessus dans le relais de Berne, et comme j'avais un paletot chaud et des caoutchoucs fourrés, je ne rej;oumai pas le chercher. Tant qu'on ne fut pas en montagne tout alla bien, mais là nous accueillirent la neige jusqu'au genou, huit degrés au-dessous de zéro et la maudite bise suisse. La diligence ne pouvait avancer. On plaça les voyageurs par deux ou trois dans des traîneaux. Je ne me souviens pas d'avoir jamais souffert du froid comme en cette nuit-là ! Mes jambes me faisaient mal, je les enfouis dans la paille, puis le postillon me prêta une sorte de cache-col, q1ii ne servit pas à grand'chose. Au troisième relais pour quinze francs j'achetai son châle à une paysanne et m'enroulai dedans ; mais déjà on amorçait la descente, et de kilomètre en kilomètre il faisait plus chaud. Cette route est merveilleusement belle du côté français. Un vaste amphithéâtre de montagnes colossales, aux contours tout à fait dissemblables, vous accompagne jusqu'à Besançon. Par-ci, par-là, on aperçoit au sommet d'un roc les ruines d'un châteaufort. Quelque chose de puissant et d'austère, de ferme et de sombre émane de cette nature; c'est en la contemplant que grandit et se forma un petit paysan issu d'une souche rurale : PierreJoseph Proud'hon. En vérité on peut dire à son sujet (mais dans un sens différent) ce qu'a dit un poète à propos des Florentins: E tiene ancora del monte e del macigno ! 8 Le baron de Rothschild accepta de prendre la traite de ma mère, mais refusa de payer d'avance, se référant à la lettre de 8. Cf. B. i. D. F., tome II, p. 394 et Commentaires (68), p. 431 du même volume. 9. Dante : Enfer, chant XV, v. 63 : «(Ce peuple ingrat... :.) qui tient encore de sa montagne et de ses rochers. (Divine Comédie, trad. d'Alexandre Masseron, Paris, Albin Michel, 1950).
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Gasser. De fait, le Conseil de Tutelle de Moscou 10 refusa de verser l'argent. Rothschild commanda alors à Gasser de demander une audience à Nesselrode 11, pour savoir ce qui se tramait. Nesselrode répondit que si l'on n'avait aucun doute sur l'authenticité des traites, et si la demande de Rothschild était légitime, l'empereur avait néanmoins ordonné de bloquer le capital pour des raisons politiques et secrètes (2). Je me souviens de l'étonnement suscité dans les bureaux des Rothschild par cette réponse. Instinctivement on cherchait du regard, au bas de ce document, l'empreinte d'Alaric ou le sceau de Gengis-Khan! Le baron ne s'attendait pas à pareille plaisanterie, venant au surplus d'un maître ès-affaires despotiques tel que Nicolas 1•r. - Pour ma part, lui dis-je, je ne suis guère surpris que Nicolas, pour me punir, veuille s'approprier l'argent de ma mère par ce moyen, ou l'utiliser comme appât, mais je ne pouvais m'imaginer que votre nom eût si peu de poids en Russie ! Ces traites sont à vous, non à ma mère ; en les signant, elles les a remises au porteur, mais depuis que vous les avez endossées, le porteur, c'est vous, et c'est à vous que l'on rétorque effrontément : «L'argent vous appartient bien, mais le patron a défendu de vous le remettre. :. Mon discours fit son effet. Rothschild se mit en colère et, tout en déambulant dans la pièce, s'exclama: - Non! Je ne permettrai pas que l'on se moque de moi. Je ferai un procès à la banque. J'exigerai du ministre des Finances une réponse catégorique ! Eh bien, me dis-je, ça c'est quelque chose que Vrontchenko 12 ne comprendra pas : « confidentielle » passe encore, mais « catégorique... » - Vous avez ici un exemple de la manière dont l'autocratie, sur laquelle compte tant la réaction, en use familièrement et sans g2ne avec les biens d'autrui. Le communisme des Cosaques est presque plus dangereux que celui de Louis Blanc. - Je vais réfléchir à ce que je dois faire, répliqua le baron. On ne peut en rester là. Trois jours plus tard, je le rencontrai sur les boulevards. 10. Le Conseil de Tutelle servait alors de banque et de Caisse des Dépôts à la noblesse russe. 11. Nesselrode, Karl Vassiliévitch (1780-1862), homme d'Etat et ministre des Affaires Etrangères sous Alexandre Ier et Nicolas I<>r (de 1815 à 1856). 12. Vrontchenko, Fédor Pavlovitch (1780-1852), ministre des Finances de 1844 à 1852.
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- A propos, me dit-il en m'arrêtant, j'ai parlé hier de votre affaire avec Kissélev 13• Je dois vous dire- veuillez me pardonner - qu'il a une fort mauvaise opinion de vous, et je doute qu'il fasse quelque chose... - Vous le voyez souvent ? - Parfois, dans des soirées. - Ayez la bonté de lui dire que vous m'avez rencontré aujourhui, que j'ai de lui la plus mauvaise opinion, mais que néanmoins je ne pense pas qu'il serait juste de ma part de dépouiller sa mère! Rothschild éclata de rire. Je crois que c'est à partir de ce moment-là qu'il devina que je n'étais pas un prince russe, car désormais il m'appela baron; mais il me semble qu'il me haussait ainsi pour me rendre digne de converser avec lui. Le lendemain il me fit chercher. J'y allai incontinent. Il me tendit une lettre inachevée adressée à Gasser, et ajouta : - Voici le projet de notre missive. Asseyez-vous. Lisez-le attentivement et dites-moi si vous en êtes satisfait ; si vous désirez ajouter ou modifier quelque chose, nous le ferons aussitôt. Quant à moi, permettez-moi de poursuivre mes occupations. D'abord je regardai autour de moi. A tout instant s'ouvrait une petite porte, les commis de la Bourse entraient les uns après les autres et annonçaient un chiffre à voix haute. Rothschild, tout en poursuivant sa lecture, marmonnait, sans lever les yeux : c Oui. Non. C'est bon. Peut-être. Suffit, :. et l'homme au chiffre disparaissait. Dans le bureau se trouvaient de nombreuses personnes : capitalistes de toute eau, membres de l'Assemblée Nationale, deux ou trois touristes épuisés aux jeunes moustaches, aux joues flétries, tous ces personnages immuables qui boivent du vin dans les villes d'eau, se présentent dans les Cours, faibles et lympathiques rejetons qui vident de leur sève les familles aristocratiques et louvoient entre les tables de jeu et les jeux de la Bourse. Ils parlaient tous entre eux à voix basse. Le roi de Judée restait tranquillement à son bureau, consultait ses papiers, y écrivait quelque chose, sans doute alignant des millions ou tout au moins des centaines de mille. 13. Note de Herzen : «Ce n'était pas P.D. Kissélev, le ministre des Domaines bien connu, fort honnête homme, qui fut plus tard à Paris, mais l'autre, transféré à Rome. (Ce dernier, Nicolas Dmitriévitch Kissélev, ambassadeur à Paris de 1844 à 1854, fut muté à Rome à la suite de l'échec de ses efforts pour rallier Napoléon III à la cause de la Russie quand éclata la querelle des Lieux Saints et se prépara la guerre de Crimée. N.d.T.)
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- Eh bien, fit-il en se tournant vers moi, êtes-vous satisfait? - Tout à fait. Sa lettre était parfaite : brusque et catégorique, comme il convient à une puissance s'adressant à une autre. Il intimait à Gasser d'exiger sans délai une audience de Nesselrode et du ministre des Finances, pour leur déclarer que le baron de Rothschild ne voulait pas savoir à qui les traites avaient appartenu, qu'il les avait achetées, et exigeait soit le payement, soit une explication légale claire de la suspension des versements. En cas de refus, il soumettrait l'affaire aux jurisconsultes, mais il conseillait de réfléchir mûrement aux conséquences d'un refus particulièrement étrange à un moment où le Gouvernement russe négociait par son intermédiaire un nouvel emprunt. Pour finir, Rothschild déclarait qu'en cas de nouveaux délais il se verrait contraint de donner de la publicité à cette affaire par la voix de la presse, afin de mettre en garde d'autres capitalistes. Il recommandait à Gasser de montrer cette missive à Nesselrode (3). - Je suis très content... mais ... dit-il, gardant la plume à la main et me regardant droit dans les yeux avec une espèce d'ingénuité... mais, mon cher baron, pouvez-vous croire que je signerai cette lettre qui, au bout du compte, pourrait me brouiller avec la Russie, pour une commission de un demi pour cent ? Je ne dis mot. - En premier lieu, Gasser va avoir des frais : chez vous on ne fait rien pour rien. Bien entendu, ce sera à votre compte. De plus ... combien proposez-vous ? - Il me semble, dis-je, que c'est à vous de proposer, à moi d'accepter. - Ma foi, disons cinq. Ce n'est pas beaucoup. - Permettez-moi de réfléchir. J'avais simplement envie de faire un calcul. - Autant que vous voudrez. Du reste, ajouta-t-il avec une expression d'ironie méphistophélesque, vous pouvez régler cette affaire gratuitement. Les droits de madame votre mère sont indiscutables ; elle est de nationalité würtembourgeoise : 14 adressezvous donc à Stuttgart, où le ministre des Affaires Etrangères sera 14. Le père d'Alexandre Herzen, Ivan Alexandrovitch Iakovlev (17671846), avait enlevé Luisa Haag à Stuttgart, où il était en poste, l'avait ramenée enceinte en Russie, mais ne l'avait jamais épousée. Alexandre lvanovitch Herzen, enfant naturel non reconnu, ne portait pas le nom de famille de son père, qui lui avait trouvé le nom de c Herzen », de Hertz c cœur :t en allemand : c'était «l'enfant de son cœur :t. (En russe. on prononce c Guertzen :t.)
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obligé de la défendre et de s'arranger pour obtenir le versement. A. vous dire vrai, je serais très heureux de me débarrasser de cette désagréable affaire. Nous fûmes interrompus. Je quittai le bureau du baron impressionné par toute la simplicité archaïque de son point de vue et de sa question. Même s'il avait exigé dix ou quinze pour cent j'y aurais souscrit. Son concours m'était indispensable; il le savait si bien qu'il avait plaisanté à propos du Würtemberg «russifié» 11 • Toutefois, guidé derechef par l'économie politique russe qui incite à offrir au cocher de fiacre quinze kopecks quand il en demande vingt, quelle que soit la distance à parcourir, je déclarai à Schomburg, sans raison sérieuse, qu'on pouvait envisager une réduction de un pour cent. Il me promit d'en référer et me pria de repasser dans une demi-heure. Quand, une demi-heure plus tard, je montais l'escalier du Palais d'Hiver des Finances, rue Laffitte, le rival de Nicolas 1•• descendait. Sa Majesté, me souriant avec bienveillance et me tendant majestueusement son auguste main me dit : - Schomburg m'a parlé. La lettre est signée et expédiée, vous verrez comment ils feront volte-face. Je leur apprendrai à plaisanter avec moi ! «Mais pas pour un demi pour cent:., me dis-je, en ayant envie de tomber à genoux et de lui offrir ma gratitude et mon serment d'allégeance par dessus le marché; mais je me contentai de déclarer : - Si vous êtes tellement sûr de vous, faites-moi ouvrir un crédit, ne serait-ce que pour la moitié de la somme totale. - Avec plaisir, répondit l'empereur souverain, qui s'engagea dans la rue Laffitte. Je saluai Sa Majesté et, profitant de sa proximité, me rendis à la Maison Dor~e. Un mois ou six semaines plus tard, le marchand pétersbourgeois de la Première Guilde, Nicolas Romanov, dur à la détente mais effrayé par la compétition et par la publicité des journaux, obtempéra au commandement impérial de Rothschild et paya la somme illégalement retenue, avec ses intérêts et les intérêts des intérêts, tout en invoquant, pour se justifier, son ignorance des lois ; en effet, il ne pouvait les connaître, étant donné sa position sociale. A partir de ce moment, j'entretins avec le baron de Rothschild 15. Les empereurs de Russie et leurs familles étaient tous apparentés ou alliés aux Etats princiers allemands : Bade, Würtemberg, Hesse, etc.
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les meilleures relations. Il se plaisait à voir en moi le champ de bataille sur lequel il avait vainCll Nicolas ; j'étais à ses yeux une sorte de Marengo ou d'Austerlitz, et il relata plusieurs fois, devant moi, les détails du combat, avec un petit sourire, mais épargnant généreusement l'adversaire battu. Pendant que se déroulait mon affaire, je vivais à l'Hôtel Mirabeau, rue de la Paix. Les démarches durèrent près de six mois. Par un matin d'avril on me fit savoir qu'un certain monsieur m'attendait au salon et tenait absolument à me voir. Je descendis. Dans le salon se tenait un personnage obséquieux, l'air d'un vieux fonctionnaire. - Commissaire de police Untel, quartier des Tuileries. -Enchanté. - Permettez-moi de vous donner lecture du décret du ministre des Affaires Etrangères, qui m'a été communiqué par le Préfet de Police, et qui vous concerne. - Avec plaisir. Voici un siège. «Nous, Préfet de Police: Ayant pris en considération l'Article 7 des Lois des 13 et 21 novembre et 3 décembre 1849 accordant au Ministre des Affaires Etrangères le droit d'expulser de France tout étranger dont la présence en France peut troubler l'ordre et présenter un danger pour la tranquillité publique, et nous fondant sur la circulaire ministérielle du 3 janvier 1850, décidons ce qui suit : Le N-é (ce qui signifie le Nommé, mais pas «ci-dessus», puisque je ne suis pas encore mentionné; c'est seulement une façon illettrée de chercher à désigner un individu le plus grossièrement possible) Herzen Alexandre, 40 ans (on avait ajouté deux ans), sujet russe, résidant en tel lieu, est contraint de quitter Paris immédiatement dès la présente notification, et sortir de France dans les plus brefs délais. Il lui est dorénavant interdit de revenir sous peine des sanCtions prévues par l'article 8 de ladite Loi. (Emprisonnement d'un à six mois et amende). Toutes mesures seront prises pour assurer et exécuter ces instructions. Fait à Paris, le 16 avril 1850. Le Préfet de Police, P. Carlier. 22
Confirmé par le Secrétaire général de la Préfecture de Police, Clément Reyre. En marge : Lu et approuvé le 19 avril 1850, le Ministre des Affaires Intérieures, J. Baroche. En l'année mille huit cent cinquante, le 24 avril, Nous, Emile Boullay, commissaire de police de la ville de Paris et particulièrement du secteur des Tuileries, en exécution des ordres de Monsieur le Préfet de Police en date du 23 avril : Avons notifié le sieur Alexandre Herzen, en lui répétant ce qui est dit dans l'original. » Ici figurait derechef le texte tout entier, dans le style du conte du «petit taureau blanc», que les enfants récitent en ajoutant chaque fois : «Vous dirai-je le conte du petit taureau blanc?» Plus bas il était écrit : « Nous avons invité ledit Herzen à se présenter dans les vingt-quatre heures à la Préfecture pour y recevoir son passeport et s'entendre notifier la frontière par laquelle il devra quitter la France. Et pour que le sieur Herzen n'en prêtende cause d'ignorance (quel jargon!) nous lui avons laissé cette copie tant dudit arr~té en t~te de cette présente que de notre procès verbal de notification. Où étaient-ils, mes camarades de la -chancellerie de Tufiaëv, à Viatka ? Où Ardachov, qui noircissait une dizaine de feuillets en une seule séance? Et Vepriov, et Schtine? Et mon chef de bureau ivre ? 16 Comme leur cœur aurait bondi de joie s'ils avaient su qu'à Paris, après Voltaire et Beaumarchais, après George Sand et Hugo, on rédigeait pareils documents! Du reste, ils n'auraient pas été les seuls à se réjouir, mais avec eux l'Ancien de mon père, Vassili Epiphanov qui, mu par de profondes considérations de politesse écrivait à son maître : «Votre commandement m'est parvenu par la présente précédente poste, et par là même j'ai l'honneur de vous faire connaître... » Il ne faudrait pas laisser pierre sur pierre de cet édifice stupide et grossier des us et coutumes, qui ne -convient qu'à une vieille gâteuse aveugle telle que Thémis! La lecture ne produisit pas l'effet escompté. Le Parisien s'imagine qu'être expulsé de Paris équivaut à l'expulsion d'Adam du 16. Herzen évoque ici sa déportation à Viatka (1835 à 1838) où il travaillait dans la chancellerie d'un personnage épouvantable, le gouverneur Tufiaëv. Il raconte cela superbement au tome 1er de la présente édition (chap. XIV, pp. 271-290).
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Paradis, et encore sans Eve! Moi, au contraire, cela m'était indifférent, et je commençais déjà à en avoir assez de la vie parisienne 11 • - Quand dois-je me présenter à la Préfecture ? demandai-je, en prenant un air aimable, en dépit de la rage qui me taraudait. - Disons demain, vers les dix heures du matin. · - Avec plaisir. - Comme le printemps commence tôt cette année, fit remarquer le commissaire de la ville de Paris et particulièrement des Tuileries. ~ Extrêmement tôt. - Cet hôtel est ancien. Mirabeau venait y dîner, c'est pourquoi il porte son nom. Sans doute en avez-vous été très satisfait ? - Très. Vous pouvez donc vous imaginer ce que cela représente que d'en partir si brutalement ! - Bien fâcheux, en effet... La patronne est une femme intelligente et bonne, Mademoiselle Cousin. Elle était très liée avec la célèbre Madame Le Normand. 18 - Est-ce possible? Quel dommage de ne point l'avoir su. Peut-être a-t-elle hérité de son amie l'art de prédire l'avenir et aurait-elle pu m'annoncer le billet doux de Carlier ! - Ha-ha-ha ! Mon travail est fait. Permettez-moi de souhaiter que... - Mais voyons! Tout peut arriver. J'ai l'honneur de vous saluer. Le lendemain je me rendis dans cette rue de Jérusalem, plus célèbre que la Le Normand elle-même. Je fus d'abord reçu par un jouvenceau à tête de mouchard, affublé d'une barbiche et d'une petite moustache, et affichant les manières d'un journaliste raté ou d'un démocrate malchanceux. Sa face, son regard, portaient les stigmates de cette corruption subtile de l'âme, de cette soif jalouse de jouissance, de pouvoir, de possession, que j'avais fort bien appris à déchiffrer sur les visages des Occidentaux, mais qu'on ne décèle pas chez les Anglais. Sans doute occupait-il son poste depuis peu : il en jouissait encore et, partant, me traitait avec une certaine morgue. Il m'apprit que je . 17. Déjà, le 28 décembre 1849, Herzen écrivait à Herwegh : c La vie à Paris est insupportable, une sombre tristesse s'est répandue au-dessus de la ville... Je maintiens fermement qu'après un court séjour, il faut vendre les meubles et partir.» Cf. tome XXlll des Œuvres Complètes d'A. Herzen, en 30 volumes, éd. de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S., 1954-1965. (Désormais en abr. A.S.) 18. Voyante, morte en 1843.
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devais partir dans les trois jours et qu'il était impossible d'ajourner ce départ sans un motif particulièrement grave. Son faciès insolent son articulation et sa mimique étaient tels que, sans discuter plu; avant, je m'inclinai et lui demandai (après avoir remis mon chapeau) quand je pourrais voir le Préfet. _ Monsieur le Préfet ne reçoit que ceux qui sollicitent une audience par écrit. _ Permettez que je rédige ma demande sur-le-champ. II sonna. Un vieil huissier entra, qui arborait une chaîne sur son torse. Le jouvenceau lui dit, d'un air suffisant : « Du papier et une plume pour ce monsieur», en me désignant d'un signe de tête. L'huissier me conduisit dans une autre pièce. Là, j'écrivis à Carlier, lui expliquant les raisons pour lesquelles il me fallait remettre mon départ. Le soir même je reçus de la Préfecture une réponse laconique : c M. le Préfet accepte de recevoir M... demain, à deux heures ». Ce fut le même jouvenceau déplaisant qui me reçut. Il avait un bureau personnel, ce qui m'amena à conclure qu'il était quelque chose comme un chef de section. Ayant commencé sa carrière si jeune, et avec tant de brio, il irait loin si Dieu lui prêtait vie 1 Cette fois, il me fit entrer dans un vaste cabinet de travail. Là, derrière un bureau énorme, se tenait assis dans un grand fauteuil confortable un monsieur grand et gros, aux joues rubicondes, de ces hommes qui ont toujours trop chaud ; il avait des chairs blanches et grasses mais flasques, des mains épaisses mais très soignées ; la cravate était réduite au minimum ; ses yeux étaient incolores et il avait l'expression joviale habituelle aux individus entièrement absorbés par la passion de leur bien-être et qui, sans faire de gros efforts, peuvent parvenir froidement à un maximum de scélératesse. - Vous souhaitiez voir le Préfet, me dit-il, mais il vous prie de l'excuser : une affaire pressante l'a contraint à s'absenter. Si je puis vous être agréable, je ne demande pas mieux. Voulez-vous prendre ce fauteuil ? Il dit tout cela d'un ton uni, avec beaucoup de courtoisie, plissant légèrement les paupières et surtout souriant de ses coussinets charnus qui ornaient ses pommettes. c Celui-là, songeai-je, est en service depuis longtemps 1 :. - Vous connaissez sûrement le motif de ma venue ? Il bougea un peu la tête comme le font tous ceux qui commencent à nager et ne répondit pas. - J'ai reçu l'ordre de partir dans trois jours. Comme je 25
n'ignore pas que chez vous un ministre a le droit d'expulser sans donner ses raisons ni ordonner une enquête, je ne vais pas demander pourquoi on me chasse, ni chercher à me défendre. Mais j'ai, outre ma maison... - Où se trouve-t-elle ? - Au numéro 14 de la rue d'Amsterdam ... j'ai des affaires très sérieuses à Paris, et il m'est difficile de les abandonner d'un jour à l'autre. - Permettez-moi de vous demander quelles sont ces affaires ? S'agit-il de votre maison ou bien... - Mes affaires sont confiées à Rothschild. J'attends une rentrée de quelque quatre cent mille francs. - Vous dites? - En gros, cent mille roubles argent. - C'est beaucoup 1 - C'est une somme ronde. - Combien de temps vous faut-il pour terminer vos affaires? me questionna-t-il en me contemplant d'un air plus attendri encore, comme on contemple dans une vitrine des faisans aux truffes. - Un mois à six semaines. - C'est bien long! - Mon procès se déroule en Russie. C'est quasiment à cause de lui que je quitte la France. - Comment cela ? - Voici une semaine le baron de Rothschild m'a appris que Kissélev disait du mal de moi. Sans doute les autorités de SaintPétersbourg cherchent-elles à étouffer mon affaire et qu'on n'en parle plus. Il se peut que l'ambassadeur ait demandé mon expulsion comme un geste d'amitié (4). - D'abord, fit le patriote de la Préfecture, vexé, prenant un air digne et pénétré de profonde certitude, la France ne permettrait pas à un Gouvernement étranger quel qu'il soit de se mêler de ses affaires intérieures. Je m'étonne que pareille idée ait pu vous venir en tête ! Ensuite, quoi de plus naturel si un Gouvernement qui tente de toutes ses forces de restaurer l'ordre pour un peuple malheureux s'arroge le droit d'éloigner de ce pays, qui contient tant de matières inflammables, des étrangers qui abusent de l'hospitalité qu'on leur accorde? Je décidai de l'emporter sur lui en parlant argent. C'était une méthode aussi sûre que d'utiliser des textes de l'Evangile en discutant avec un catholique. Aussi, lui objectai-je, avec un sourire:
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_ J'ai payé l'hospitalité de Paris cent mille francs, je me suis donc tenu pour quitte. Cela réussit encore mieux que ma somme ronde. Il parut embarrassé et, après une légère pause, m'ayant dit : «Que faire? C'est une nécessité», il prit mon dossier sur la table. C'était le deuxième tome du roman dont j'avais vu le premier tome entre les mains de Doubelt 19• Caressant les feuillets de sa main dodue, comme on flatte un bon cheval, il me déclara: - Voyez-vous, vos relations, votre contribution à des journaux subversifs (presque mot pour mot ce que me disait Sakhtynski en 1840) 20 enfin les subventions considérables accordées aux entreprises les plus pernicieuses, nous ont contraints à une mesure fort désagréable, mais indispensable. Elle ne peut vous surprendre. Même dans votre patrie vous avez attiré sur vous des persécutions politiques. Les mêmes causes ont les mêmes effets. - Je suis sûr, rétorquai-je, que l'empereur Nicolas lui-même ne se doute pas de votre solidarité. Vous ne pouvez tout de même pas approuver sa façon de gouverner ? - Un bon citoyen respecte les lois de son pays, quelles qu'elles soient... - Sans doute est-ce selon le principe bien connu que le mauvais temps vaut mieux que pas de temps du tout. - Toutefois, pour vous prouver que le Gouvernement russe est tout à fait hors du jeu, je vous promets d'obtenir du Préfet un délai d'un mois. Sans doute ne trouverez-vous pas étrange que nous nous informions auprès du baron de Rothschild sur votre affaire? Ce n'est pas tant la méfiance que... - Mais faites donc 1 Pourquoi ne pas vous informer ? Nous sommes en guerre, et si je jugeais opportun d'employer une ruse de guerre pour rester ici, pouvez-vous penser que je n'y recourrais point? Mais le mondain et aimable alter ego du Préfet ne fut pas en reste: - Les gens qui parlent ainsi ne mentent jamais. Un mois plus tard mon affaire n'était pas encore terminée. 19. Doubelt, Léonce Vassillévitch (1792-1862). ll dirigea, à partir de 1830, la police politique de Nicolas Jer. Les démêlés de Herzen avec le général Doubelt sont relatés au tome n de B. i. D. F., chap. XXVI. L'ironie du sort voulut que Herzen ro.t convoqué ici (en 1849) pour être expulsé de Paris, comme il avait été (en 1840) convoqué par Doubelt pour être expulsé de Saint-Pétersbourg. 20. Sakhtynski, Adam Alexandrovitch, policier, bras droit de Doubelt. Cf. Commentaires (S).
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Nous recevions souvent la visite du vieux Dr Palmier, qui avait le plaisir hebdomadaire de passer en revue à la Préfecture certaine classe intéressante de parisiennes. Comme il signait tant de certificats de bonne santé pour le beau sexe, je me dis qu'il ne refuserait pas de me signer un certificat de maladie. Evidemment, il connaissait tout le monde à la Préfecture, et me promit d'informer personnellement X ... de l'histoire de nion mal. A mon grand étonnement, Palmier revint sans m'apporter de réponse satisfaisante, fait digne d'intérêt, car j'y décelai une fraternelle similitude entre la bureaucratie russe et la française : X ... n'avait pas donné de réponse ; il avait louvoyé, offusqué de ce que je ne fusse pas venu en personne l'informer que j'étais malade, alité, incapable de me lever. Il n'y avait rien à faire, et le lendemain je me rendis à la Préfecture, éclatant de santé. X ... s'informa de ma maladie avec beaucoup de sympathie. Comme je n'avais pas eu la curiosité de lire ce qu'avait écrit le médecin, il me fallut bien inventer une maladie. Par bonheur je me souvins de Sazonov 21 qui, à cause de son obésité et de son insatiable appétit, se plaignait d'un anévrisme. Je dis à X ..• que j'avais une maladie de cœur, et que le voyage risquait de me faire grand mal. Il s'en montra navré, me conseilla de me ménager, puis se rendit dans la pièce voisine, d'où il revint un instant plus tard pour m'annoncer : - Vous pouvez rester un mois encore. Le Préfet me charge de vous dire également qu'il espère et souhaite que votre santé se rétablisse pendant ce laps de temps. S'il en était autrement, il se verrait dans la pénible obligation de vous refuser un troisième sursis. Je le compris fort bien et me préparai à quitter Paris vers le 20 juin. Je tombai sur le nom de X ... un an après. Ce patriote et bon citoyen avait quitté la France sans bruit, ayant oublié de rendre des comptes à des milliers de personnes, peu riches ou pauvres, qui avaient pris des billets pour une certaine « loterie californienne » organisée sous le haut patronage de la Préfecture ! Quand ce bon citoyen s'aperçut qu'en dépit de tout son respect des lois de son pays il pourrait se trouver aux galères pour faux, il leur préféra un navire, et gagna Gênes. C'était une nature entière, que 21. Sazonov Nicolas lvanovitch (1815-1862), camarade d'Université, membre du « cercle Herzen-Ogarev » dans les années trente. Emigré à Paris, journaliste de peu d'envergure, plus toléré qu'estimé par Herzen, il joua (comme on le verra ci-dessous) un rôle équivoque dans les tractations Herzen-Proudhon et un vilain rôle dans le c drame de famille:..
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n'affolaient pas les échecs. Profitant de sa notoriété, acquise grâce à sa loterie californienne, il offrit immédiatement ses services à une société par actions qui se constituait à ce moment-là à Turin, en vue de construire des chemins de fer. Voyant en lui un homme de toute confiance, la société se hâta d'accepter ses services. Les deux derniers mois passés à Paris furent insupportables 22 • J'étais littéralement gardé à vue, les lettres m'arrivaient recollées sans vergogne, avec un jour de retard. Partout où j'allais me suivait de loin un personnage louche qui, au coin d'une rue, me passait à un. compère, ~vec un cl!n .d'œ!l. . , On ne dmt pas oublier que c'etrut l'epoque du ptre dechameroent policier. Les conservateurs obtus et les révolutionnaires de tendance algéro-lamartinienne aidaient les fripons et les truands qui entouraient Napoléon, et Napoléon lui-même, à tendre les filets de l'espionnage et de la surveillance, afin de pouvoir, le moment venu, les étendre sur la France entière et, par simple télégramme du ministre des Affaires Etrangères et de l'Elysée, attraper et étrangler toutes les forces vives du pays. Napoléon sut habilement se servir contre eux-mêmes de l'arme qu'ils lui avaient remise. Le 2 décembre, c'est la promotion de la police au rang de puissance d'Etat. Jamais il n'y eut, ni en Russie, ni en Autriche, une police politique semblable à celle de la France depuis l'époque de la Convention. Il y a à cela bien des raisons, en plus d'un certain penchant natiOTUZl pour la police. Sauf en Angleterre, où elle n'a rien de commun avec l'espionnage continental, la police est partout entourée d'éléments hostiles, et partant ne peut compter que sur elle-même. En France au contraire, la police est la plus populaire des institutions. Quel que soit le gouvernement qui s'empare du pouvoir, sa police est pr2te; une partie de la population l'aidera avec un fanatisme et un zèle qu'on est contraint de modérer et non de stimuler, et l'aidera, de surcroît, en recourant aux moyens effroyables dont disposent les personnes privées et qui sont interdits à la police. Où peut-on se cacher de son boutiquier, de son portier, de son tailleur, de sa blanchisseuse, de son boucher, du mari de votre sœur, de l'épouse de votre frère, particulièrement à Paris, où l'on ne vit pas dans une maison privée comme à Londres, mais dans des espèces d'alvéoles ou de ruches, avec un escalier commun, une cour et un concierge communs ? Condorcet échappe à la police jacobine et parvient sans encombre dans un village frontalier. Epuisé, harassé, il entre à l'auberge, A
22. Mai et juin 1850.
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s'assied devant le feu, réchauffe ses mains et demande un morceau de poulet. L'aubergiste, vieille femme bienveillante, grande patriote, raisonne ainsi : c Il est tout poussiéreux, donc il vient de loin ,· Il a demandé du poulet, donc il a de l'argent ; il a les mains blanches, donc c'est un aristocrate. :. Ayant mis le poulet au four, elle se rend dans un autre estaminet ; là siègent des patriotes : le citoyen Mucius Scaevola, le marchand de vin et citoyen Brutus, et Timoléon le tailleur. La bonne aubaine ! Dix minutes plus tard, l'une des personnalités les plus intelligentes de la Révolution française est en prison et livré à la police de la liberté, de l'égalité et de la fraternité ! Napoléon 1"', qui avait au plus haut point un talent de policier, fit de ses généraux des mouchards et des délateurs. Fouché, le bourreau de Lyon, fonda toute une théorie, un système, une science de l'espionnage par l'intermédiaire de ses préfets et, en dehors d'eux, par le truchement de femmes dévoyées et de boutiquières irréprochables, de valets et de cochers, de médecins et de barbiers. Napoléon tomba, mais l'arme resta, et pas seulement l'arme, mais celui qui s'en servait. Fouché passé aux Bourbons, l'espionnage ne perdit rien de sa force, au contraire, car il fut renforcé grâce aux moines et aux curés. Sous Louis-Philippe, quand la corruption et le profit devinrent l'une des forces morales du Gouvernement, la moitié des petits bourgeois se transforma en mouchards, en un chœur de policiers, ce à quoi contribua spécialement leur service (policier en soi) dans la Garde Nationale. Pendant la République de février, se constituèrent trois ou quatre polices vraiment secrètes, et quelques-unes prétendues secrètes. Il y eut celle de Ledru-Rollin, celle de Caussidière, celle de Marrast 23, et la police du Gouvernement provisoire ; il y eut la police de l'ordre et celle du désordre, celle de Bonaparte et celle des Orléans. Toutes étaient aux aguets, se surveillaient mutuellement, se dénonçaient ; admettons que ces délations fussent faites par conviction, dans les desseins les plus honorables, et gratuitement, c'étaient tout de même des dénonciations... Cette désastreuse habitude, qui essuyait d'un côté de tristes échecs, de l'autre se heurtait à une soif immodérée d'argent et de jouissance, corrompit toute une génération. Il ne faut pas oublier non 23. Caussidière, Marc (1809-1861), militant de 1848, Préfet de police en mai et juin 1849. Marrast, Armand (1801-1852), rédacteur du National, membre du Gouvernement provisoire en 1848, l'un des chefs de la contre-révolution, auteur de la Constitution de 48.
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lus l'indifférence morale, la fragilité des opinions, sédiment des
~évolutions et des restaurations alternées. Les gens s'étaient accou-
tumés à tenir pour héroïques et vertueux aujourd'hui, ceux que demain ils condamneraient aux travaux forcés ; la couronne de lauriers et la marque du bourreau se succédèrent bien des fois sur une même tête. On s'y habitua et une nation d'espions fut
formée. ' tes r éve'1ations · ·' ' secretes, ' 1es Toutes 1es recen sur 1es soc1etes conspirations, toutes les dénonciations concernant les réfugiés, ont été faites par de faux membres des sociétés, par des amis soudoyés, des hommes devenus des proches, dans le but de trahir. On a vu partout des exemples de lâches qui, redoutant la prison et l'exil, détruisirent leurs amis, révélèrent des secrets, tel le pusillanime camarade de Konarski 24 qui causa sa perte. Pourtant, ni chez nous, ni en Autriche on ne trouve cette légion de jeunes hommes cultivés, parlant Mtre langage, prononçant des discours inspirés dans les clubs, rédigeant de petits articles révolutionnaires, mais faisant fonction de mouchards ... De plus, le Gouvernement de Bonaparte est admirablement placé pour utiliser des délateurs de tous les partis. Il représente la révolution et la réaction, la guerre et la paix, mille huit cent quatrevingt-neuf et le catholicisme, la chute des Bourbons et le « quatre et demi pour cent». Il est servi par Falloux le jésuite, par Billault le socialiste, par La Rochejaquelin le légitimiste, et par une foule d'hommes sur qui Louis-Philippe a répandu ses bienfaits. La corruption de tous les partis et de toutes les nuances de l'opinion conflue tout naturellement vers le palais des Tuileries et y fermente.
24. Konarski Simon (1808-1839). patriote polonais qui prit part au soulèvement de 1830, chef d'une organisation de résistance. Arrêté et exécuté par ordre du tsar Nicolas Ier. Commentaires (6).
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CHAPITRE XL
Le Comité Européen. Le consul général de Russie à Nice. Lettre à A.F.
Orlov. Persécution d'un enfant. Les Vogt. Passage du rang de Conseiller aulique à celui de paysan taillable. Réception à Châtel. (1850-1851) « Un an après que nous soyons arrivés à Nice, venant de Paris, j'écrivais: « C'est en vain que je me réjouissais de ma calme retraite, en vain que je dessinais un pentagramme sur ma porte : je n'ai trouvé ni la paix désirée, ni le havre tranquille. Les pentagrammes protègent contre les esprits impurs, mais contre les hommes impurs aucun polygone ne peut nous sauver, sinon le sol carré d'une cellule de prison. Un temps plein d'ennui, lourd et terriblement vide, une route épuisante entre le relais de 1848 et celui de 1852 : rien de neuf, sinon que chaque malheur personnel achève de vous briser le cœur et qu'une des roues de la vie part en miettes. ~ 1
Lettres de France et d'Italie (1
8'
juin 1851)
Quand je revois ce temps j'ai mal, en effet, comme au souvenir d'un enterrement, d'une douloureuse maladie, d'une opération. Sans toucher encore à ma vie intérieure, qu'emmitouflaient de plus en plus les nuages noirs, il suffisait des événements extérieurs et des nouvelles données par les journaux pour avoir envie de se réfugier dans quelque steppe. La France se précipitait à la vitesse d'une étoile filante vers le 2 décembre. L'Allemagne était aux pieds de Nicolas, où l'avait trainée la Hongrie, infortunée et trahie a. Les condottieri de la police se retrouvaient dans leurs conciles œcuméniques et se consultaient sur les mesures générales 1. 13" Lettre, citation approximative, comme cela arrive fréquemment à Herzen dans ses autocitations. 2. Intervention de Nicolas 1er pour aider l'Autriche contre la Hongrie (1849). Son succès, dt\ à la trahison de Guerguéi, commandant l'armée insurrectionnelle magyare, assura le triomphe de sa politique en Allemagne.
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de l'espionnage intemational 3• Les révolutionnaires continuaient à s'agiter dans le vide. Les hommes à la tête du mouvement, déçus dans leurs espérances, perdaient la tête. Kossuth revenait d'Amérique délesté d'une partie de son nationalisme ; Mazzini avec Ledru-Rollin et Ruge installaient à Londres un Comité Central Européen... 4 et la réaction devenait de plus en plus féroce. Après notre rencontre à Genève puis à Londres, j'avais vu Mazzini à Paris, en 1850. Venu en France clandestinement, il était descendu dans une demeure aristocratique et avait envoyé l'un de ses proches me chercher. C'est là qu'il m'avait entretenu du projet d'une junte internationale à Londres, et m'avait demandé si je voulais y participer en tant que Russe. Je ne voulus pas en parler. Un an plus tard, à Nice, Orsini vint me voir, me remit un programme, diverses proclamations du Comité Central Européen et une lettre de Mazzini contenant une nouvelle proposition 5 • Il n'était pas question pour moi de faire partie de ce Comité. Quel élément de la vie russe pouvais-je représenter, coupé que j'étais de tout ce qui était russe? Mais ce n'était pas la seule raison pour laquelle le Comité Européen ne me plaisait guère. Il me semblait qu'il ne reposait sur aucune idée profonde, aucune unité, qu'il n'était même pas indispensable, et que sa forme était tout simplement erronée. La tendance du mouvement que ce Comité représentait, c'està--dire le rétablissement des nationalités opprimées, n'était pas assez forte en 1851 pour former ouvertement une junte. L'existence d'un tel Comité démontrait seulement la tolérance des lois anglaises, et en partie aussi que le ministère ne croyait pas en son importance, sans quoi il l'aurait écrasé, soit avec l'A liens. Bill, soit avec une motion suspendant le habeas corpus 3 • Le Comité Européen, bien qu'il fît peur à tous les gouvernements, n'agissait qu'en pleine conscience de ce fait. Les hommes les plus sérieux sont très facilement entraînés 3. Il s'agit de contacts entre les polices de France, Belgique, Prusse et Autriche après les mouvements révolutionnaires de 1848-49. 4. Kossuth :cf. B. i. D. F., 6" partie, chap. LII. Mazzini: cf. B. i. D. F., tome II, chap. XXXVll, et Commentaires (7) du présent volume. 5. Mazzini arriva à Paris, le 9 ou 10 mai 1850, et y passa un mois. Orsini vint voir H. quelques mois plus tard, non un an, puisque la rettre de Mazzini est du 13 septembre. Pour Orsini, cf. également B. i. D. F., tome II, pp. 351 à 358. 6. Lois anglaises sur les étrangers et sur l'inviolabilité de la personne humaine.
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par le formalisme, et se persuadent qu'ils font quelque chose en tenant des réunions périodiques avec quantité de papiers, procèsverbaux, conciliabules, en votant ou adoptant des motions, en publiant des proclamations, des professions de foi 7, etc. La bureaucratie révolutionnaire délaye les affaires sérieuses dans des mots et des formes, tout à fait comme la bureaucratie de nos chancelleries. En Angleterre il existe quantité d'associations qui tiennent des assemblées solennelles, auxquelles prennent part ducs et lords, clergymen et secrétaires. Les trésoriers récoltent l'argent, les hommes de lettres écrivent des articles, et tous ensemble ne font strictement rien. Ces réunions, en majorité philantropiques et religieuses, servent d'une part de distraction, de l'autre soulagent la conscience chrétienne des hommes attachés aux biens de ce monde. Or, un sénat révolutionnaire siégeant en permanence 8 à Londres ne pouvait présenter un caractère aussi anodin et pacifique. C'eût été une conspiration publique, un complot aux portes ouvertes, donc impossible. Une conspiration doit être secrète. L'époque des socMtés secrètes n'est révolue qu'en Angleterre et en Amérique. Partout où il existe une minorité anticipant les idées des masses et désirant les réaliser, partout où il n'y a ni liberté de parole, ni liberté de réunion, se constitueront des sociétés secrètes. J'en parle avec une parfaite objectivité. Après mes tentatives de jeune homme, qui s'achevèrent par mon exil de 1835 8, je ne pris jamais part à quelque société secrète que ce fat, mais ce n'était nullement parce je jugeais préférable de dépenser mes forces en efforts individuels. Si je n'y pris point part, c'est qu'il ne m'échut pas de connaître une société répondant à mes aspirations où j'aurais pu faire quelque chose. Naturellement, si j'avais connu l'Union de Pestel et Ryléev, je m'y serais précipité tête première 10• L'autre erreur ou l'autre malheur de ce Comité c'était son manque d'unité. Cette centralisation d'aspirations hétérogènes ne pouvait représenter une force que si l'union était réelle. Si chacun de ceux qui entraient dans ce Comité n'y avaient apporté 7.. et 8. En français. 9. Le fameux c cercle de Herzen-Ogarev » à l'Université de Moscou était romantiquement « subversif». Ses membres, tous étudiants, furent arrêtés et exilés pour des vétilles. (B. i. D. F., tome 1, tr• Partie). 10. C'est le leit-motiv des Décembristes qui revient. Pestel était le chef de «l'Union du Sud», Ryléev l'un des chefs de «l'Union du Nord». L'un et l'autre furent pendus après le soulèvement du 14 décembre 1825. Toute sa vie Herzen eut un culte pour les Décembristes.
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que leur nationalisme, c'eût été un moindre mal : ils seraient restés unanimes dans la haine de l'ennemi principal, la Sainte Alliance. Mais si leurs opinions étaient les mêmes pour ce qui était de deux principes négatifs - le rejet du pouvoir absolu et du socialisme - elles divergeaient à propos de tout le reste. Pour être unis il leur fallait faire des concessions. Or, les concessions de cet ordre sont une atteinte au pouvoir unilatéral de chacun ; pour aboutir à une euphonie générale on met en sourdine les cordes qui, précisément, vibrent avec le plus d'acuité, ce qui rend la sonorité de l'ensemble peu audible, brumeuse et hésitante. Après avoir pris connaissance des papiers apportés par Orsini 11, j"écrivis à Mazzini la lettre suivante : 12 « Nice, le 13 septembre 1850 Mon cher Mazzini! Je vous respecte sincèrement, c'est pourquoi je ne crains pas de vous exprimer franchement mon opinion. Quoi qu'il en soit, vous m'entendrez avec patience et indulgence. Vous êtes quasiment le seul des principaux hommes politiques de ces temps derniers dont le nom est resté entouré de sympathie et de respect. On peut être en désaccord avec vous mais il est impossible de ne pas vous estimer. Votre passé, Rome en 1848 et 1849, vous obligent à porter fièrement le grand veuvage jusqu'à ce que les circonstances fassent à nouveau appel au lutteur qui les a anticipées. C'est pourquoi il m'est douloureux de voir votre nom réuni à ceux d'hommes incapables qui ont compromis toute l'affaire, des noms qui nous rappellent les désastres qu'ils ont attirés sur nous. Quelle organisation peut-elle exister ici? Ce n'est que confusion. Ni vous, ni l'Histoire n'ont besoin de ces hommes-là; tout ce qu'on peut faire pour eux, c'est leur pardonner leurs péchés. Vous vou1ez les couvrir de votre nom, vous vou1ez partager avec eux votre influence, votre passé ; ils partageront avec vous leur impopu1arité, leur passé à eux. 11. Vraisemblablement, le manifeste rédigé par Mazzini en juillet 1850: le premier manifeste du Comité de Londres. Peut-être était-il accompagné de l'appel aux Polonais, du 20 VII 1850 (B. i. D., Bd. Kaménev, 3 vol., 1921, tome II, pp. 325-26. Désormais en abr. : K.) 12. La traduction msse faite par H. de sa lettre écrite en français est incomplète et approximative. Nous avons jugé intéressant de donner le texte original et intégral en annexe du présent volume (pp. 239-241). La traduction russe c libre », que nous avons retraduite en français ci-dessus, fut publiée par H. dans sa revue Poliarnaya Zvezda, (L'Etoile Polaire), en 1861, au Livre VI. (Etoile Polaire : désormais E.P.)
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Qu'y a-t-il de neuf dans leurs proclamations, dans Le Proscrit ? Où sont les empreintes des rudes leçons depuis le 24 février ? C'est la poursuite de l'ancien libéralisme et non le commencement de la nouvelle liberté, c'est un épilogue, non un prologue. Pourquoi n'y a-t-il pas à Londres l'organisation que vous souhaitez? Parce que l'on ne peut s'organiser sur la base d'aspirations vagues, mais seulement sur une profonde communauté de pensée. Mais où est-elle? La première publication faite dans ces conditions, telle la proclamation que vous m'avez envoyée, aurait dû avoir un grand caractère de sincérité ; or, qui pourrait sans sourire lire le nom d'Arnold Ruge 13 au bas d'une proclamation qui se réfère à la divine providence? Depuis 1836 Ruge professe un athéisme philosophique; pour lui (si sa tête est logiquement organisée) l'idée de providence doit contenir en germe toute la réaction. Il fait une concession, il fait de la diplomatie, de la politique, il place une arme dans les mains de nos ennemis. De surcroît, tout cela est inutile. La partie théologique de cette proclamation est un pur luxe qui n'ajoute rien à sa clarté, ni à sa popularité. Le peuple a une religion et une église positives. Le déisme c'est la religion des rationalistes, le régime constitutionnel ajouté à la foi, une religion entourée d'institutions athées. Moi, de mon côté, je prêche la rupture totale avec les révolutionnaires incomplets : ils sentent la réaction à deux cents pas 1 Après avoir accumulé sur leurs épaules des milliers de fautes, ils les justifient à présent, ce qui est la meilleure preuve qu'ils les répéteront. Dans le Nouveau Monde 14 c'est le même vacuum horrendum, la triste rumination de nourritures en même temps fraîches et sèches, qui restent tout de même mal digérées. Ne croyez pas, je vous prie, que je parle de la sorte pour ne pas travailler. Je ne reste pas les bras croisés. J'ai encore trop de sang dans les veines et trop d'énergie dans le caractère pour me contenter du rôle d'un spectateur passif. Depuis l'âge de treize ans j'ai servi une seule idée sous une seule bannière : guerre contre tout pouvoir oppressif, tout esclavage, au nom de l'absolue 13. Ruge Arnold (1802-1880), radical allemand, néo-hégelien, l'un des quatre directeurs du Comité Européen, où il représentait son pays. Egalement délégué à Paris du Gouvernement révolutionnaire du duché de Bade. 14. Le Nouveau Monde : journal de Louis Blanc, publié de juillet 1849 à mars 1851.
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indépendance de l'individu 15• J'ai envie de poursuivre ma petite guerre de partisan en vrai Cosaque... auf eigene Faust ,., comme disent les Allemands, dans une grande armée révolutionnaire, sans entrer dans les cadres réguliers tant qu'ils ne seront pas transformés de fond en comble. En attendant ce jour, fécris. TI se peut que mon attente dure longtemps : ce n'est pas de moi que dépend le développement capricieux de l'espèce humaine. Mais parler, convertir, persuader, cela dépend de moi, et je le fais de toute mon âme, de toute ma pensée. Pardonnez-moi, mon cher Mazzini, tant la franchise que la longueur de ma lettre et ne cessez pas de m'aimer un peu, ni de me considérer comme un homme dévoué à votre cause, mais dévoué aussi à ses conviction. :. En réponse à cette lettre, Mazzini m'envoya quelques lignes amicales où, sans toucher à l'essentiel, il me parlait de l'indispensable union de toutes les forces en vue d'une action unique, regrettait nos divergences, etc. 17 En cet automne où Mazzini et le Comité Européen se souvinrent de moi, le Comité anti-européen de Nicolas Pavlovitch se rappela également à mon bon souvenir 18• Un matin, notre femme de chambre m'annonça d'un air assez soucieux que le consul de Russie était en bas et demandait si 15. Référence au célèbre c serment :. prêté par Alexandre Herzen et son inséparable ami Nicolas Ogarev, en 1826 (ils avaient quatorze ans), sur les Monts des Moineaux, à Moscou, après le verdict sur les Décembristes, dont ils jurèrent de servir et de venger la mémoire. Herzen servit en effet cette mémoire sa vie durant. Le profil des cinq Décembristes exécutés ·ornait la couverture de sa revue, l'Etoile Polaire. (Cf. B. i. D. F., tome 1, .chap. IV.) 16. c A mes propres risques :.. 17. Herzen brllla cette lettre, en décembre 1851, par crainte de perqui"Sitions : il entretenait, à Nice, des relations étroites avec des émigrés italiens et français qui complotaient contre Napoléon rn après le 2 décembre 1851. (Cf. ci-dessous, chap. XLII). Le gouvernement du Piémont poursuivait les mazzinistes, et (comme on le verra) essaya, en juin 1851, d'expulser Herzen de Nice. 18. Désignation ironique des agents russes de la c Ille Section » (police politique de Nicolas Jer). lls surveillaient de près les émigrés russes à Paris, avec le concours de la police française. La visite du consul de Russie, à Nice, A.l. Griv, eut lieu le 19 septembre 1850. (c Chronique de la vie et de l'œuvre de A.I. Herzen :., tome 1, 1812-1850, Moscou 1974, p. 580. Cette liétopiss jizni i tvorchestva A.l. Guertzena est une œuvre monumentale à laquelle on doit rendre hommage.) (Désormais : Chronique.)
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je pouvais le recevoir. J'étais si convaincu que mes relations avec le Gouvernement russe étaient terminées, que je fus moi aussi étonné de cet honneur, et me demandai ce qu'on me voulait. Je vis venir un personnage officiel, un fonctionnaire de second ordre, de style germanique. - ll m'incombe de vous faire une communication. - Bien que j'ignore de quel ordre elle peut être, je suis presque sûr qu'elle s'avérera désagréable, répondis-je. Veuillez vous asseoir. Le consul rougit, se troubla, puis s'assit sur le canapé, tira un papier de sa poche, le déplia, puis, après avoir lu : « Le général aide-de-camp comte Orlov a fait savoir au comte Nesselrode que Sa Majesté Imp... :. se leva de nouveau. Heureusement, je me souvins à ce moment que dans notre ambassade à Paris, le secrétaire qui annonçait à Sazonov 11 l'ordre du tsar de revenir en Russie s'était levé; Sazonov, ne soupçonnant rien, se leva à son tour ; or, le secrétaire obéissait à un profond sentiment du devoir qui exige d'un loyal sujet de rester debout, la tête légèrement inclinée, quand il s'entend communiquer la volonté du monarque. Aussi, à mesure que le consul se redressait, je m'enfonçais davantage et plus confortablement dans mon fauteuil et, voulant qu'il le remarquât, je lui dis en opinant du chef: - Faites donc, je vous en prie. Je vous écoute. « ... périale, reprit-il en se rasseyant, a daigné ordonner que Untel revienne sans délai, ce qui doit lui être intimé sans accepter de lui aucun motif qui pourrait retarder son départ, et sans lui accorder le moindre sursis. :. Il se tut. Je continuai à ne souffler mot. - Eh bien, que dois-je répondre? demanda-t-il en repliant son papier. - Que je n'irai point. - Comment ça, vous n'irez point ? - Tout simplement, je ne partirai pas ! - Avez-vous réfléchi qu'un tel pas ... - J'y ai réfléchi. - Mais ce n'est pas ... Permettez : que dois-je écrire, quelles . ratsons ....? - Il vous est commandé de n'accepter aucun motif. - Mais comment dirai-je cela? C'est désobéir à la volonté de Sa Majesté Impériale ! 19. V. ci·dessus note 21, cbap. XXXIX, p. 28.
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- C'est ce qu'il faut dire. - Impossible 1 Jamais je ne trouverai l'audace d'écrire pareille chose 1 Et ici il s'empourpra de plus belle. Je vous assure que mieux vaudrait revenir sur votre décision pendant que votre affaire est encore cloîtrée. (Ce consul devait prendre la Ille Section pour un monastère 1) J'ai beau être altruiste, je n'avais aucune envie, pour alléger la correspondance du consul général russe à Nice, de partir pour les cellules du Père Léonce à la forteresse Pierre-et-Paul, ou pour Nertchinsk, alors que je ne songeais même pas aux effets d'Eupatoria sur les poumons de Nicolas Pavlovitch 20• - Est-il possible, le questionnai-je, qu'en venant me voir vous ayez pensé une seule seconde que je partirais ? Oubliez que vous êtes consul et réfléchissez. Mes propriétés sont sou:s séquestre, le capital de ma mère a été retenu, et tout cela sans me demander si je voulais ou non revenir. Ne faudrait-il pas que je sois fou pour rentrer ? Il était gêné, n'en finissait pas de rougir ; enfin il tomba sur une idée habile, intelligente, et surtout nouvelle : - Je ne puis entrer dans ... fit-il, je comprends votre situation difficile. D'autre part... la clémence 1 (Je le regardai, et il rougit derechef). De plus, pourquoi vous couper toutes les voies ? Ecrivez-moi que vous êtes très malade, et je le communiquerai au comte. - Ce moyen est trop vieux, et du reste, pourquoi mentir sans nécessité? - Bon, mais donnez-vous la peine de me répondre par écrit. - Pourquoi pas ? Me laisserez-vous u:ne copie du papier que vous venez de me lire ? - Chez nous cela ne se fait pas. - Dommage. J'en fais collection. Si sobre que fut ma réponse écrite, elle n'en effraya pas moins le consul : il se voyait transféré à cause d'elle je ne sais où, à Beyrouth ou à Tripoli, et me déclara catégoriquement que 20. c Cellules :. continue la plaisanterie sur le c monastère :. : il s'agit des casemates de la forteresse qui, depuis 1839, dépendait de la rn• Section. c Le Père Léonce .,. : le général Doubelt. (V. ci-dessus note 19, p. 27.) Nertchinsk: centre de travaux forcés en Sibérie. On attribuait la pneumonie dont mourut Nicolas Ier, le 18 nov. 1855, au désastre des troupes russes à Eupatoria (Crimée) treize jours plus tôt. (Cf. E.V. Tarlé, La Guerre de Crimée, tome ll, pp. 267-297, Moscou 1943.) Herzen se montre ici anachronique, sans doute facétieusement. En 1850, on était encore loin d'Eupatoria et de la mort de Nicolas.
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jamais il n'oserait ni l'accepter, ni la communiquer. J'avais beau le persuader qu'aucune responsabilité ne pouvait lui être attribuée, il n'était pas de cet avis et me priait de rédiger une autre lettre. - C'est impossible, objectai-je, je ne plaisante pas en prenant ma décision, et je ne vais pas donner des motifs ridicules. Voilà ma lettre, faites-en ce que vous voudrez. - Permettez, me répliqua le plus humble des consuls qu'il y eût jamais depuis Junius Brutus et Calpurnia Bestia, vous devez adresser la lettre non pas à moi, mais au comte Orlov, et moi je n'aurai qu'à faire un rapport à son chef de chancellerie. - Ce n'est pas difficile : il suffit de mettre M. le Comte, au lieu de M. le Consul 21 • A cela je consens. En recopiant ma lettre je me demandai pourquoi j'écrivais à Orlov en français! Si c'était en russe, quelque petit personnage de sa chancellerie ou de celle de la Ille Section pourrait la lire ; elle serait peut-être transmise au Sénat, où quelque secrétaire principal la montrerait à ses scribes : pourquoi les priver de ce plaisir ? Aussi traduisis-je ma missive, et la voici : Très respecté Comte Alexis Fédorovitch ! Le consul impérial à Nice m'a communiqué un Commandement Suprême au sujet de mon retour en Russie. Malgré tout mon désir, je me trouve dans l'impossibilité de m'y soumettre sans avoir tiré au clair ma situation. Il y a un an, avant toute convocation, un séquestre a été mis sur ma propriété, on a confisqué des papiers d'affaires se trouvant aux mains de particuliers, enfin on a saisi 10.000 frs qu'on m'envoyait de Moscou. Des mesures aussi sévères et extrêmes prises à l'encontre de ma personne montrent non seulement que l'on m'accuse de quelque chose, mais qu'avant toute enquête et tout procès je suis reconnu coupable et châtié par la privation d'une partie de ma fortune. I e ne puis espérer que mon seul retour pourrait me sauver des tristes conséquences d'un procès politique. Il m'est facile d'expliquer chacune de mes actions, mais dans des procès de ce genre on juge les opinions, les théories sur lesquelles on fonde les verdicts. Puis-je, 21. En français.
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dois-je me soumettre, ainsi que toute ma famille, à un procès de cet ordre.•. ? Votre Excellence saura apprécier la simplicité et la franchise de ma réponse, et soumettre à l'examen Suprême les motifs qui me contraignent à demeurer en terre étrangère, en dépit de mon désir sincère et profond de revenir dans ma patrie. Nice, 23 septembre 1850. » En vérité, je ne sais s'il était possible de répondre avec plus de modestie et de simplicité. Mais chez nous, si grande est l'habitude du silence servile, que même cette lettre-là fut considérée par le consul de Nice comme monstrueusement insolente. Du reste, Orlov a dû penser de même (8). Se taire, ne pas rire, mais ne pas pleurer non plus, répondre selon une formule donnée, sans louange et sans critique, sans gaieté mais aussi sans tristesse, voilà l'idéal auquel le despotisme voudrait conduire ses soldats. Mais par quels moyens? Je m'en vais vous le raconter. Un jour, au cours d'une revue, Nicolas vit un jeune soldat décoré d'une croix et lui demanda : « Où as-tu reçu ta croix ? :. Malheureusement, ce soldat était un séminariste qui avait fait des bêtises 11 et qui, cherchant à briller par son éloquence, répliqua : c: Sous les aigles victorieuses de Votre Majesté! :. Nicolas lui jeta un regard sévère ainsi qu'au général, se renfrogna et passa. Quand le général, qui marchait derrière lui, fut à la hauteur du soldat, il leva le poing, livide de fureur, et lui dit : «Je te mènerai au tombeau, Demosthène ! » Faut-il s'étonner si l'éloquence ne fleurit point, encouragée de la sorte? M'étant débarrassé de l'empereur et du consul, j'eus envie de sortir de la catégorie des individus sans passeport. L'avenir était sombre, triste... Je pouvais mourir, et la pensée que ce même consul rougissant se présenterait pour tout régenter chez moi et saisir mes papiers me faisait songer à acquérir quelque part des droits de citoyenneté. Il va de soi que je choisis la Suisse, bien que vers cette époque on m'y joua un vilain tour policier. Environ un an après la naissance de mon second fils 23, nous nous aperçumes avec effroi qu'il était complètement sourd. Diverses 22. Il avait donc été incorporé dans l'armée comme punition. 23. Nicolas (c Kolia :.) né le 30 X 1843.
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consultations et opérations démontrèrent qu'il était impossible de réveiller son ouïe. Mais la question se posa alors de savoir s'il fallait le laisser muet, comme on fait d'habitude. Les écoles que j'avais vues à Moscou ne m'avaient nullement satisfait. Parler avec les doigts et par signes ce n'est point parler : on doit se servir de la bouche et des lèvres. Mes lectures m'avaient appris qu'en Allemagne et en Suisse on avait fait des expériences en enseignant aux sourds-muets à parler comme nous, et à c entendre :. en lisant sur les lèvres. A Berlin je vis pour la première fois cette éducation orale des sourds-muets et les écoutai déclamer des vers. C'était un énorme progrès sur la méthode de l'Abbé de l'Epée. A Zurich, cette science atteignait à une haute perfection. Ma mère, qui aimait passionnément Kolia, décida de s'installer avec lui à Zurich pour quelques années, afin de l'envoyer dans cette école. L'enfant était étonnament doué : l'éternel silence qui l'environnait concentrait son esprit vif et spontané, ce qui contribuait merveilleusement à son développement et en même temps encourageait une observation exceptionnellement fine ; ses yeux brillaient d'intelligence et d'attention ; à cinq ans il savait, intentionnellement, caricaturer tous ceux qui venaient chez nous, avec un tact si comique qu'on ne pouvait s'empêcher de rire. En six mois il avait fait des progrès considérables à l'école. Sa voix était voilée 24, il ne plaçait guère l'accent tonique, mais parlait déjà fort bien l'allemand et comprenait tout ce qu'on lui disait, à condition de lui parler avec lenteur. Tout allait on ne peut mieux. Passant par Zurich 25, je remerciai le directeur et le conseil, leur fis maints compliments, et ils m'en firent autant. Mais après mon départ, les échevins de la ville apprirent que je n'étais nullement un comte, mais un émigré russe, ami de surcroît du parti radical qu'ils ne pouvaient souffrir et des socialistes qu'ils haïssaient, et- pis encore- que j'étais sans religion,. ce que j'avouais ouvertement. lls avaient lu ce dernier fait dans un livre épouvantable, Vom andern Ufer 28, sorti, comme pour se moquer d'eux, sous leur nez, d'une des meilleures imprimeries zurichoises. Sachant cela, ils eurent honte d'éduquer le fils d'un 24. En français. 25. Dans la deuxième moitié de décembre 1849, en se rendant de Genève à Paris. (Cf. B. i. D. F., tome ll, chap. XXXVIll, et ci-dessus,. chap. XXXIX, p. 13.) 26. De l'Autre Rive, ouvrage polémique écrit à la suite de 1848. V. Commentaires (9).
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homme qui ne croyait ni à Luther, ni à Loyola, et se mirent à chercher le moyen de s'en débarrasser. Comme la providence était intéressée à ce problème, elle leur indiqua immédiatement leur voie. La police municipale exigea soudain le passeport de l'enfant. Croyant à une simple formalité, je répondis de Paris que Kolia était effectivement mon fils, qu'il figurait sur mon passeport, mais que je ne pouvais lui obtenir un papier d'identité particulier à l'ambassade de Russie, ne me trouvant pas dans les meilleures relations avec elle. La police ne s'en contenta pas et menaça de renvoyer l'enfant de l'école et de la ville. Je racontai la chose à Paris, et l'une de mes relations en parla dans le NationaP7• Gênée par cette publicité, la police déclara qu'elle n'exigeait pas l'expulsion, mais seulement une somme insignifiante, caution de l'identité de l'enfant. Quelques centaines de francs était-ce une caution? D'autre part, si ma mère ou moi ne les possédions pas, aurait-on renvoyé l'enfant? (Je leur posai la question par le truchement du National) 28 • Et cela a pu se passer au XIXe siècle, dans la Suisse libre ! Après cette péripétie, il me répugnait de laisser l'enfant dans cette caverne d'ânes. Mais que pouvais-je faire ? Heureusement, le meilleur professeur de l'établissement, un jeune homme voué avec enthousiasme à la pédagogie des sourds-muets et ayant re(,-'11 un solide enseignement universitaire, ne partageait pas l'opinion du sanhédrin policier et était un fervent admirateur, précisément, du livre qui avait mis en rage les pieux inspecteurs du canton de Zurich. Nous lui offrîmes de quitter l'école et de s'installer chez ma mère, avec qui il partirait ensuite pour l'Italie. Il accepta, bien entendu. L'institut, furieux, n'y pouvait rien. Ma mère, Kolia et Spielmann gagnèrent Nice. Avant son départ, elle réclama sa caution; on la lui refusa, sous prétexte que Kolia se trouvait encore en Suisse. J'écrivis de Nice. La police zurichoise exigea d'être informée si Kolia avait le droit légal de vivre dans le Piémont. C'était trop, et j'adressai la lettre suivante au président du canton de Zurich: « Monsieur le Président ! En 1849, j'ai placé mon fils de cinq ans dans l'Institut zurichois des sourds-muets. Quelques mois plus tard la police de Zurich exigea de ma mère le passeport
27. Le National du 21.11.1850 publia un entrefilet à propos des persécutions subies à Zurich par un enfant de six ans. Le nom de Herzen n'était pas mentionné. 28. La question fut posée dans La Voix du Peuple, du 3.lll.1850. (Pour les détails de cet incident v. Commentaires (10).)
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de l'enfant. Comme chez nous on ne demande pas que les nouveaux-nés et les écoliers aient un passeport, mon fils n'avait pas de papiers d'identité particuliers, mais figurait sur le mien. Cette explication ne satisfit pas la police. Elle exigea une caution. Ma mère la versa, craignant que l'enfant qui avait suscité tant de méfiants soupçons de la part de la police ne fût expulsé. En août 1850, désirant quitter la Suisse, ma mère demanda sa caution, mais la police zurichoise ne la lui rendit pas : elle voulait être assurée du départ de l'enfant hors du canton. Arrivée à Nice, ma mère pria Messieurs Avigdor et Schultess de toucher cet argent, en joignant à sa demande un certificat attestant que nous, et surtout mon fils, un suspect de six ans, nous trouvions à Nice et non plus à Zurich. La police zurichoise, répugnant à restituer l'argent, exigea alors un autre certificat : la police, ici, devait attester que l'enfant est officiellement toléré dans le Piémont 29• M. Schultess en informa M. Avigdor. Devant cette excentrique curiosité de la police zurichoise, je refusai l'offre de M. Avigdor d'envoyer une nouvelle attestation, qu'il m'avait fort aimablement proposé de chercher lui-même. Je ne voulais pas faire ce plaisir à la police de Zurich, parce que, malgré toute l'importance de sa position, elle n'a tout de même pas le droit de se poser en police internationale, et parce que son exigence est offensante non seulement pour moi, mais aussi pour le Piémont. Le Gouvernement sarde, Monsieur le Président, est un gouvernement instruit et libre. Comment serait-il possible qu'il ne tolérdt pas 30 au Piémont un enfant de six ans, malade? Je ne sais en vérité comment il me faut considérer la demande de la police de Zurich : comme une curieuse plaisanterie, ou comme la conséquence d'une passion pour les cautions en général. Remettant cette affaire à votre examen, Monsieur le Président, je vous demande, comme une faveur spéciale, de m'expliquer, en cas de nouveau refus, cette péripétie, qui est trop étrange et intéressante pour 2.9. En français. 30. En français.
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que je m'estime en droit de la cacher à l'opinion publique. J'ai écrit de nouveau à M. Schultess de toucher cet argent, et je puis vous assurer que ni ma mère, ni moi-même, ni l'enfant suspect, n'avons le moindre désir de revenir à Zurich après tous ces désagréments policiers. De ce côté-là, il n'existe pas l'ombre d'un danger. Nice, le 9 septembre 1850.:.
n va de soi qu'après cela la ville du Zurich, en dépit de ses prétentions œcuméniques, remboursa la caution... ...Dans toute l'Europe, je n'aurais voulu d'autre naturalisation que la suisse; même pas l'anglaise, car devenir le sujet de qui que ce fût me déplaisait profondément. Je ne cherchais pas à échanger un mauvais maître contre un bon, mais à sortir du servage pour devenir un laboureur libre. Pour ce faire, j'avais le choix entre deux pays : l'Amérique et la Suisse. Je respecte infiniment l'Amérique. Je crois qu'elle est appelée à un grand avenir, je sais qu'elle est maintenant deux fois plus proche de l'Europe qu'elle l'était, mais la vie américaine m'est antipathique. n est très probable qu'à partir de ses éléments anguleux, grossiers, durs, se constituera une forme d'existence différente. L'Amérique n'est pas installée, elle est inachevée ; ses ouvriers et ses artisans en vêtements de travail transportent des troncs, coltinent des pierres, scient, martèlent, enfoncent des clous... Pourquoi un intrus inaugurerait-il son édifice humide ? Au surplus, comme l'a dit Garibaldi, l'Amérique « est le pays d'oubli de la patrie :. 31• Qu'y aillent donc ceux qui n'ont pas foi en leur patrie : ils doivent quitter leurs cimetières. Pour moi, bien au contraire, à mesure que je perdais tout espoir en une Europe latino-germanique, ma foi en la Russie renaissait ; mais songer à y retourner tant qu'il y avait Nicolas eût été une folie. Ainsi donc il ne me restait que de faire alliance avec les bonnes gens de la Confédération Helvétique. Déjà en 1849, Pazy m'avait promis de me naturaliser à Genève, mais ne faisait qu"ajourner l'affaire. Peut-être n'avait-il tout simplement pas envie de m'ajouter au nombre des socialistes 31. Cf. B.iD.F., tome D, Commentaires (70), p. 432, et ci-dessus. Commentaires (11).
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de son canton 31• J'en avais assez. J'étais en train de vivre des jours sombres, les derniers murs cédaient, risquaient de s'écrouler sur ma tête, un malheur menaçait... Carl Vogt me proposa de s'entendre au sujet de ma naturalisation avec Julien Schaller, alors président du Canton de Fribourg et chef du parti radical local. Mais ayant nommé Vogt, il me faut d'abord parler de lui. Dans le cours monotone de la plate et lente existence germanique on rencontre parfois, comme pour la racheter, des familles saines, solides, pleines de force, d'entêtement et de talents. A une génération d'hommes doués en succède une autre, nombreuse, qui conserve de famille en famille la robustesse de l'esprit et du corps. Quand l'on voit quelque maison d'une architecture ancienne peu remarquable, dans une ruelle étroite et sombre, on a du mal à imaginer le nombre de jeunes gaillards, baluchon sur l'épaule qui, au cours d'un siècle ont descendu ces marches usées, emportant toutes espèces de souvenirs faits de cheveux et de fleurs séchées, et bénis avant de prendre la route par des mères et des sœurs en larmes ... Ds s'en allaient de par le vaste monde ne comptant que sur leurs forces, et devenaient des hommes de science célèbres, des médecins renommés, des naturalistes, des littérateurs. En leur absence, la petite maison au toit de tuiles s'emplissait d'une nouvelle génération d'étudiants, qui se précipitaient vers un avenir inconnu. Faute d'autre chose, il y a là l'héritage de l'exemple, l'héritage de la fibre familiale. Chacun débute seul et sait que viendra le temps où sa vieille aïeule l'accompagnera le long des marches de pierre usées, cette aïeule qui a, de ses mains, introduit dans la vie trois générations de garçons, les a lavés dans un petit baquet et plus tard les a laissés partir, pleinement confiante. Et celui qui s'en va sait que la fière vieille femme est sûre de lui, sûre qu'il deviendra quelqu'un ... et c'est ce qui arrive infailliblement! Dann und wann 33, bien des années plus tard, toute cette population disséminée revient dans la vieille petite maison : tous les originaux vieillis des portraits accrochés au salon, où ils sont coiffés de bérets d'étudiants, emmitouflés dans des capes, avec un air rembrandtesque dû au peintre. Alors la maison s'anime, deux générations font connaissance, deviennent amies... puis chacun 32. Fazy, James (1797-1878), important homme politique helvétique. V. B. i. D. F., tome ll, chap. XXXVIll : La Suisse, James Fazy et lu Réfugiés. 33. c Dili temps à autre :..
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retourne à ses occupations. Naturellement, à cette occasion quelqu'un devient inévitablement amoureux de quelqu'un d'autre, et naturellement cela ne va pas sans sensiblerie, pleurs, surprises et gâteaux sucrés à la confiture ; mais tout cela est compensé par une poésie vraie, pure et vivace, musclée et forte, comme j'en ai rarement trouvé chez les enfants de l'aristocratie dégénérée et rachitique, et moins encore dans la bourgeoisie qui calcule strictement le nombre de ses enfants d'après son livre de comptes. C'est à ces bienheureuses et anciennes familles germaniques qu'appartient la maison paternelle de Vogt. Le père de Vogt est un professeur de médecine extrêmement talentueux, qui exerce à Berne 34• Sa mère sort de la famille excentrique, germano-suisse, des Pollen, qui a autrefois fait beaucoup de bruit. Les Pollen étaient à la tête de la Jeune Allemagne à l'époque des Tugendbund et des Burschenschaft, de Karl Sand et du Schwiirmerei des années 1817-1818 35• L'un des Pollen fut jeté en prison pour une fête à la Wartburg en mémoire de Luther: 36 il avait prononcé un discours fort enflammé, puis il avait brûlé sur un bûcher les livres jésUites et réactionnaires et divers symboles de l'autocratie et du pouvoir pontifical. Les étudiants rêvaient d'en faire l'empereur d'une Allemagne une et indivisible! Son petitfils, Carl Vogt, fut vraiment l'un des régents de l'Empire, en 1849 87• Un sang vigoureux devait obligatoirement couler dans les veines du professeur bernois, petit-fils des Pollen. Car, au bout du compte 38, tout dépend des combinaisons chimiques et de la qualité des éléments. Ce n'est pas Carl Vogt qui me contredira sur ce point. En 1851 j'étais de passage à Berne. Sortant de la chaise de poste, je me rendis directement chez le père de Vogt, avec une 34. Vogt, Philippe-Guillaume (1789-1861), père d'Adolphe-Gustave et Carl Vogt. Pour Carl Vogt, voir Marc Vuilleumier, op. cit. A.AH., particulièrement pp. 40 à 67, et la correspondance Vogt-Herzen, pp. 88 à 240. 35. Tugendbund : c Union pour le Bien :. ; Burschenschaft: union d'étudiants. Karl Sand : étudiant allemand qui, en 1820, tua Kotzebue, agent au service du roi de Prusse et du tsar. Schwiirmerei : « rêvasseries ». 36. Auguste Pollen avait pris part à cette démonstration anti-réactionnaire à la Wartburg, le 18.10.1817. 37. L'Assemblée Nationale avait, à Francfort-sur-le-Main, remplacé le Gouvernement central et son chef, l'archiduc Jean, par une régence d'Empire de cinq membres, dont Vogt. · 38. En français.
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lettre de son fils. Il se trouvait à l'Université. Je fus reçu par son épouse, une vieille dame aimable, gaie, fort intelligente. Elle m'accueillit comme un ami de son fils et m'emmena immédiatement voir son portrait. Elle n'espérait pas son mari avant six heures du soir. J'avais grande envie de le voir, mais quand je revins, il était déjà parti chez un malade, en consultation. La seconde fois, la vieille dame m'accueillit comme un vieil ami et m'introduisit dans la salle à manger, voulant m'offrir un verre de vin. Une partie de la pièce était occupée par une grande table ronde fixée au plancher; j'en avais depuis longtemps entendu parler par Vogt, j'étais donc très content de faire personnellement sa connaissance : elle tournait autour d'un axe ; on y posait café, vin, tous les aliments nécessaires, des assiettes, de la moutarde, du sel; ainsi, sans déranger personne et sans domestiques, chacun attirait vers lui ce dont il avait envie, que ce fût du jambon ou de la confiture. Mais il ne fallait ni rêvasser, ni trop parler, car on risquait de mettre sa cuiller dans le sucre, en place de moutarde au moment où quelqu'un faisait tourner le disque... Dans cette agglomération de frères et de sœurs, d'amis proches et de parentèle, chacun occupé de son côté, et pressé, il était difficile d'arranger un repas du soir commun. Celui qui arrivait et avait faim, tournait la table à gauche, la tournait à droite, et se débrouillait à merveille. La mère et les sœurs surveillaient, faisaient apporter ceci ou cela. Je ne pouvais rester chez eux : Pazy et Schaller voulaient venir me voir, étant alors à Berne. Je promis, au cas où je resterais encore une demi-journée, de passer chez les Vogt, puis ayant invité à souper le fils cadet - le juriste, je rentrai. Je n'avais pas jugé possible d'inviter le vieux monsieur après sa journée si chargée. Mais vers minuit, le garçon ouvrit la porte avec beaucoup de respect et annonça : Der Herr Pro/essor Vogt! Je me levai de table et allai à sa rencontre. Je vis entrer un vieil homme assez grand, au visage intelligent et expressif, admirablement conservé. - Votre visite m'est doublement chère, lui dis-je. Je n'ai pas osé vous convier après vos lourdes occupations. Moi, je ne voulais pas vous laisser passer par Berne sans vous voir. Comme j'ai appris que vous étiez venu par deux fois et aviez invité Gustave, je me suis invité moi-même. Je suis très, très heureux de vous voir, à cause de ce que m'écrit Carl, et du reste - sans vous faire de compliments, j'avais envie de connaître l'auteur de Vom andern Ufer.
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- Merci de tout cœur! Voici un siège, joignez-vous à noll!-. Le souper est en train. Que désirez-vous ? - Je ne mangerai rien, mais boirai un verre de vin avec plaisir. Son aspect, ses paroles, ses gestes avaient tant de simplicité, et son affabilité n'était pas celle des gens mous, plats et sentimentaux, mais celle des gens forts et sûrs d'eux. Son apparition ne nous apporta aucune gêne : au contraire, tout parut s'animer. La conversation passa d'un sujet à un autre, il était toujours c chez lui :., astucieux, éveillé, original. D fut question d'un concert fédéral donné en matinée dans la cathédrale de Berne, où il y avait eu tout le monde, sauf Vogt. C'était un concert gigantesque, des musiciens étaient venus de tous les coins de Suisse, ainsi que des chanteurs et chanteuses. C'était naturellement, de la musique sacrée, et la célèbre composition de Haydn 39 fut exécutée avec talent et intelligence. Le public était attentif, mais froid, et quitta la cathédrale comme on sort de la messe. Pour la piété, je ne saurais me prononcer, mais d'enthousiasme il n'y en avait point. J'en fis moi-même l'expérience. Dans un accès de franchise, je le dis aux relations avec qui je sortais. Par malheur, c'étaient des musiciens orthodoxes, savants, ardents; ils me tombèrent dessus, me traitèrent de profane incapable d'écouter la musique profonde, sérieuse. «Vous n'aimez que les mazurkas de Chopin ! :. me déclarèrent-ils. Il n'y a pas grand mal à cela, me dis-je, mais je me tus, considérant, tout compte fait, que j'étais mauvais juge. Il faut avoir beaucoup de courage pour avouer de telles impressions, qui sont en contradiction avec les préjugés ou les opinions courants. Longtemps je ne pus me résoudre à avouer à des tiers que la Jérusalem Délivrée m'ennuyait, que je n'avais pu lire La Nouvelle Héloïse jusqu'au bout, que Hermann et Dorothée était un chef-d'œuvre, mais lassant jusqu'à l'écœurement. Je dis quelque chose dans ce genre à Vogt, en lui faisant mes remarques sur le concert. - Et Mozart, vous l'aimez? me demanda-t-il. - Enormément, sans restriction aucune. - Je le savais, car je sympathise pleinement avec vous. Est-il possible qu'un homme de notre temps, de caractère vif arrive, artificiellement, à une tension religieuse telle, que sa jouissance soit naturelle et totale? Pour nous, il n'existe pas plus de musique sacrée que de littérature spirituelle : cela n'a pour nous qu'un 39. La Création du Monde, d'après le Paradis Perdu de Milton.
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sens historique. Mozart, en revanche, fait écho à la vie qui nous est familière, il chante le débordement des sentiments, des passions, il ne prie pas. Je me souviens du temps où Don Giovanni, où les Noces de Figaro étaient une nouveauté ... quel émerveillement, quelle découverte d'une nouvelle source de délices ! La musique de Mozart a fait époque, a bouleversé les esprits, comme le Faust de Goethe, comme 1789. Nous vîmes la pensée laïque du XVIII" siècle, avec sa sécularisation de la vie, faire irruption dans la musique grâce aux œuvres de Mozart ; avec lui la révolution et l'époque moderne pénétrèrent dans l'art. Alors comment lire Klopstock après Faust et écouter sans foi ces liturgies musicales? Le vieil homme parla longuement et de manière fort intéressante. Il s'animait. Je lui remplis son verre deux ou trois fois; il ne refusa pas le vin et le but sans hâte. Enfin il consulta sa montre. - Bah! déjà deux heures. Adieu. Je dois voir un malade à neuf heures. Je l'accompagnai avec un sentiment d'amitié sincère. Deux ans plus tard il fit la preuve de toute l'énergie contenue dans sa tête grise, démontra combien ses théories étaient la vérité même, c'est-à-dire proches de la vie pratique. Un réfugié viennois, le Dr Kudlich, demanda la main de l'une des filles de Vogt. Le père donna son consentement, mais subitement le Consistoire protestant exigea les papiers d'identité du fiancé. Bien entendu, étant banni, il ne pouvait les faire venir d'Autriche et il présenta la sentence selon laquelle il était condamné par contumace. Le témoignage de Vogt et son consentement auraient suffi au Consistoire, mais les piétistes bernois, qui d'instinct haïssaient Vogt et tous les proscrits, s'entêtèrent. Vogt alors rassembla tous ses amis, profeseurs et autres célébrités de Berne, leur conta l'affaire, puis fit venir sa fille et Kudlich, prit leurs mains, les unit, et s'adressant à l'assistance il dit : « Je vous prends à témoins, mes amis, de ce que moi, en tant que père, je bénis cette union et je donne ma fille à Untel, puisque c'est son désir.» Cet acte frappa de stupeur toute la pieuse société suisse. Elle considéra indignée, horrifiée, cet antécédent, créé non par un jouvenceau exalté, ou un proscrit sans foyer, mais par un vieillard sans reproche et respecté de tous. A présent, passons du père au fils aîné. Je fis sa connaissance en 1847, chez Bakounine, mais nous nous liâmes d'amitié surtout durant nos deux années passées à Nice. Ce n'est pas seulement une lumineuse intelligence, c'est
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l'une des natures les plus claires que j'aie jamais vues. Je le tiendrais pour un homme très heureux, si je savais qu'il n'avait pas longtemps à vivre ; mais on ne peut compter sur le sort bien qu'il l'ait jusqu'à présent protégé, ne l'accablant que de migraines. Sa nature réaliste, vive, ouverte à tout, a beaucoup d'aspects qui lui permettent de jouir de la vie, tout ce qu'il faut pour ne jamais s'ennuyer et presque rien qui l'inciterait à se torturer intérieurement, à se ronger de mécontentement, à souffrir de doutes abstraits et de regrets concrets tournant autour de rêves irréalisés. Admirateur passionné des beautés de la nature, inlassable travailleur dans le domaine des sciences, il faisait tout avec une facilité extraordinaire et avec succès; ce n'était nullement un savant desséché, mais orfèvre en la matière, et en tirant de grandes joies. Radical de tempérament, réaliste quant à l'organisation, personnage humain aux opinions claires et ironiquement bienveillantes, il vivait dans le seul milieu auquel il convient d'appliquer ces paroles de Dante : Qui è l'uomo felice 40• Il eut une existence active et sans soucis, jamais à la traîne, toujours au premier rang. Ne craignant pas les vérités amères, il observait aussi attentivement les êtres humains que les polypes et les méduses, n'exigeant rien des uns ni des autres, hormis ce qu'ils pouvaient lui donner. Il ne travaillait pas de manière superficielle, mais n'éprouvait pas le besoin de descendre à une certaine profondeur au-delà de laquelle cesse toute clarté ce qui, somme toute, est une façon de sortir de la réalité. Il n'était pas attiré par ces tourbillons des nerfs où les gens s'enivrent de leurs souffrances. Son attitude simple et nette devant l'existence cachait à son regard perçant cette poésie des joies mélancoliques et de l'humour maladif que nous aimons, comme tout ce qui nous ébranle et nous harcèle. Je l'ai noté : son humour était bienveillant, son ironie était gaie; il était le premier à rire, et de bon cœur, de ses propres plaisanteries, qui empoisonnaient l'encre et la bière des professeurs pédants et de ses camarades du Parlement in der Paul's Kirche 41• Son réalisme devant la vie contenait ce qui, commun à tous deux et sympathique, nous liait l'un à l'autre, bien que notre existence et notre évolution fussent si différentes, que nous nous séparions sur bien des points. 40. Dante : Divine Comédie, Purgatoire, chant XXX, v. 75 : c Ne savais-tu donc point qu'ici l'homme est heureux ? • 41. L'Assemblée nationale pangermanique - le Parlement de Francfort - se réunissait en la cathédrale Saint-Paul, à Francfort-sur-le-Main.
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Il n'y avait pas, il ne pouvait y avoir en moi cette harmonie, cette unicité qu'il y avait en Vogt. Son éducation avait été aussi ordonnée que la mienne avait été anarchique ; ni ses liens de famille, ni sa croissance intellectuelle n'avaient jamais été interrompus : il prolongeait la tradition familiale. Son père était à ses côtés, un exemple et une aide ; ce fut à cause de lui qu'il entreprit d'étudier les sciences naturelles. Chez nous, les générations sont habituellement disjointes ; nous n'avons pas de lien moral général. Dès mon jeune âge j'étais obligé de lutter contre les vues de tous ceux qui m'environnaient. Je faisais de l'opposition dans la chambre d'enfants 42, parce que nos aînés, nos aïeux, ce n'étaient pas des Pollen, mais des hobereaux et des sénateurs. En sortant de la chambre d'enfants, je me suis lancé avec autant de flamme dans un autre combat, et j'avais à peine terminé mes études universitaires que je me trouvai en prison, puis en exil 43• Les sciences en restèrent là ; de nouvelles études se présentèrent à moi, études sur notre monde, misérable d'une part, répugnant de l'autre. Lassé de cette pathologie-là je me lançai avidement dans la philosophie, à l'égard de laquelle Vogt éprouvait un dégoût insurmontable. Ayant terminé ses études de médecine et reçu son diplôme de docteur, il ne se décida pas à pratiquer, sous prétexte qu'il n'avait pas une foi suffisante en la science cabalistique de la médecine, et se voua derechef, corps et âme, à la physiologie. Ses travaux attirèrent très vite l'attention non seulement des savants allemands, mais aussi de l'Académie des Sciences de Paris. Il était déjà professeur d'anatomie comparée à Giessen et collègue de Liebig (avec qui il entreprit plus tard une polémique chimico-théologique acharnée), lorsque la tourmente révolutionnaire de 1848 l'arracha à son microscope et le jeta dans le Parlement de Francfort. Naturellement, il se plaça dans le parti le plus radical 44 , prononça des discours pleins d'âpreté et d'audace, fit perdre patience aux progressistes modérés et parfois au roi de Prusse immodéré 45 • Nullement un esprit politique, il se trouva tout de même, étant 42. Nous voyons ici l'un des très nombreux exemples de la coloration brillante que Herzen aime à donner à ses années d'enfance et d'adolescence. ll était très gâté par sa mère et par les dOIIllestiques ; quant à son terrible père, qui eftt osé s'y opposer 1 (B. i. D. F., tome 1, chap. 1.) 43. B. i. D. F., tome 1, 28 Partie : Prison et Exil. 44. C. Vogt appartenait au groupe démocratique de gauche. 45. Frédéric-Guillaume IV (1795-1861).
donné sa valeur, l'un des chefs de l'opposition ; lorsque l'archiduc Jean, une sorte de régent de l'Empire, rejeta définitivement son masque bienveillant et populaire (à cause de son mariage avec la fille d'un maître de poste et du frac arboré de temps à autre), Vogt et quatre de ses compagnons furent élus à sa place 46 • A ce moment-là, les affaires de la révolution allemande se détérioraient rapidement : les gouvernements avaient atteint leur but, gagné du temps (sur les conseils de Metternich), et n'avaient plus aucun intérêt à ménager le Parlement. Celui-ci, chassé de Francfort, passa tel une ombre à Stuttgart, sous la triste appellation de Nachparlement 47, et c'est là que ~a réaction l"étrangla. TI ne restait aux régents que de prendre les jambes à leur cou pour fuir la prison à coup sûr, peut-être les travaux forcés ... Ayant traversé les montagnes de la Suisse, Vogt secoua la poussière de la cathédrale de Francfort puis, ayant signé dans le livre des voyageurs : « C. Vogt, régent d'Empire germanique, en fuite :., se remit à ses sciences naturelles, avec la même inébranlable clarté, la même bonne humeur, la même infatigable application. Voulant étudier les zoophites marins, il se rendit à Nice en 1850. Bien que partis de côtés différents et venus par des voies différentes, nous nous rencontrâmes sur le terrain de la science en hommes lucides et mûrs. Etais-je aussi conséquent que Vogt dans ma vie ? La considérais-je lucidement ? Aujourd'hui il me semble que non. Du reste, je ne sais pas s'il est bon de commencer par la lucidité ; elle prévient bien des maux, mais aussi les meilleurs moments de l'existence. C'est une question difficile qui, heureusement, est résolue pour chacun non pas par l'intervention du raisonnement et de la volonté, mais par celle de l'organisation et des événements. Libéré en théorie, je ne conservais pas tant diverses convictions illogiques, qu'elles demeuraient en moi d'ellesm~mes. J'avais surmonté le romantisme de la révolution. La croyance mystique au progrès et en l'humanité demeura plus longtemps que les autres dogmes théologiques, mais quand j'en vins à bout, il me restait encore la religion des personnes, de deux ou trois individus, la confiance en moi-même et en la volonté humaine. Evidemment, il y avait là des contradictions. Les contradictions internes mènent à des maux d'autant plus navrants, plus mortifiants, qu'ils sont privés d'avance de l'ultime consolation de l'homme : la possibilité de se justifier à ses propres yeux. 46. V. ci-dessus note 37, p. 48. 47. c Post-parlement :..
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A Nice, Vogt se mit au travail avec un zèle extraordinaire... Les golfes paisibles et tièdes de la Méditerranée offrent un riche berceau à tous les frutti di mare, l'eau en regorge. La nuit, des sillages phosphorescents suivent le bateau en scintillant, s'étirent derrière la rame ; on peut prendre les poissons avec la main ou n'importe quel récipient. Le matériau ne manquait point. Dès l'aube, Vogt était assis devant son microscope, il observait, il dessinait, il écrivait, il lisait, et vers cinq heures de l'après-midi il se jetait dans la mer (parfois avec moi) ; il nageait comme un poisson. Ensuite il venait diner chez nous et, toujours gai, se sentait prêt à un débat savant, à toutes sortes de fantaisies, chantait, assis au piano, des chansons drôles, ou racontait des histoires aux enfants avec un tel art, qu'ils restaient assis à l'écouter des heures durant. Vogt a un énorme talent de pédagogue. Mi-facétieux, il donna chez nous quelques conférences sur la physiologie pour les dames. Tout chez lui se présentait de façon si vivante, si simple et si artistement expressif, que le long chemin parcouru pour parvenir à cette clarté ne se devinait pas. En cela consiste toute la tâche de la pédagogie : rendre la science si compréhensible, si bien assimilée, qu'elle doit obligatoirement s'exprimer en un langage simple, ordinaire. Il n'existe pas de sciences difficiles : il n'y a que des exposés ardus, autrement dit, indigestes. Le langage savant est conventionnel, plein d'abréviations, sténographique et temporaire, à l'usage des étudiants. Le contenu est caché dans des formules algébriques, pour ne pas répéter cent fois la même chose quand on explique une loi. Passant par une série de procédés scolastiques, le contenu de la science s'encombre de tout ce fatras scolaire, et les doctrinaires s'habituent si bien à un langage hideux, qu'ils n'en emploient pas d'autre : il leur parait compréhensible ; autrefois, ce langage leur était même cher, comme symbole de leurs efforts, comme distinct du langage vulgaire. A mesure que de l'école nous passons à la vraie connaissance, nous répugnons aux étais, aux échafaudages, nous recherchons la simplicité. Qui n'a pu observer qu'en cours d'études on recourt en général à une terminologie beaucoup plus difficile que celle dont on use, les études achevées ? La seconde cause de l'obscurité en matière de science provient du manque de conscience des enseignants qui s'efforcent de dissimuler une part de vérité, d'éviter les questions dangereuses. La science qui se donne un but autre que la véritable connaissance, n'est point une science. Elle doit avoir l'audace d'un discours 55
direct, franc. Nul ne pourrait accuser Vogt de manquer de sincérité, de faire de timides concessions. Les « âmes sensibles » lui reprocheraient plutôt d'exprimer trop directement et trop simplement sa vérité, qui se trouve en contradiction directe avec le mensonge généralement accepté. Le christianisme nous a habitués au dualisme et aux images idéales de façon si impérieuse, que nous sommes désagréablement frappés par tout ce qui est naturellement sain. Notre pensée, déformée par les siècles, a honte de la vérité nue, de la lumière du jour, et exige la pénombre et le voile. Bien des personnes se vexent, en lisant Vogt, de ce qu'il ne lui coûte rien d'accepter les conséquences les plus dures, de consentir si aisément des sacrifices, de ne pas se forcer, se torturer pour chercher à concilier la théodicée et la biologie : il n'a rien à voir avec la première, semble-t-il... De fait, telle est la nature de Vogt, qu'il n'a jamais pensé autrement, qu'il ne pouvait pas penser autrement ; en cela consiste son réalisme direct. Les objections théologiques ne pouvaient présenter pour lui qu'un intérêt historique. L'ineptie du dualisme paraît si claire à son esprit simplificateur, qu'il ne peut entamer de débat sérieux à ce sujet, tout comme ses adversaires, les théologiens de la chimie et les saints pères de la physiologie, ne peuvent, de leur côté, réfuter sérieusement la magie ou l'astrologie. Vogt repousse leurs attaques par la plaisanterie, mais malheureusement cela ne suffit pas. Les sottises qu'ils lui objectent sont des sottises universelles, et donc fort importantes. L'infantilisme du cerveau humain est tel, qu'il n'accepte pas la simple vérité. Pour les esprits fourvoyés, distraits, brumeux, n'est compréhensible que ce qu'on ne peut comprendre, ce qui est impossible ou absurde. Inutile de se référer à la foule. La littérature, les milieux cultivés, les institutions juridiques et pédagogiques, les gouvernements et les révolutionnaires rivalisent à qui mieux-mieux pour maintenir la folie congénitale de l'humanité. Et de même que, voici soixante-dix ans, Robespierre, ce déiste glacé, exécuta Anacharsis Clootz, de même les Wagner et leurs pareils 48 livreraient aujourd'hui Vogt au bourreau. Impossible de lutter : la force est de leur côté. Contre une poignée de savants, de naturalistes, de médecins, de deux ou trois penseurs ou poètes, se dresse le monde entier, depuis Pie IX avec son Immaculée Conception, jusqu'à Mazzini avec son Iddio 48. Wagner., Rudolph (1805-1864), physiologue allemand spiritualiste.
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républicain 49, depuis les orthodoxes hystériques du slavophilisme moscovite jusqu'au lieutenant général Radovitz, qui en mourant légua à Wagner, professeur de physiologie, ce que nul n'avait jamais imaginé de léguer : l'immortalité de l'âme et sa défense ;;o' depuis les mages américains qui font revenir les morts, jusqu'aux colonels missionnaires anglais, qui à cheval sur le front de leurs troupes prêchent la Parole de Dieu aux Indiens. Il ne reste aux bommes libres que la conscience d'avoir raison et l'espoir en la génération suivante ... ...Et si l'on démontrait que cette aberration, cette manie religieuse est l'unique condition d'une société de citoyens ? Que pour que l'homme vive en paix aux côtés de l'homme il faut les épouvanter l'un et l'autre et leur faire perdre la raison, et que cette manie est le seul subterfuge qui permette de créer l'Histoire ? Je me souviens d'une caricature française faite naguère contre les fouriéristes, avec leur attraction passionnée 51 ; elle représentait un âne avec une perche attaché à son échine, et sur la perche on avait accroché du foin de façon à ce qu'il puisse le voir. L'âne, pensant atteindre le foin, devait avancer; bien entendu, le foin avançait aussi, et il le suivait. Il se peut que le brave animal pût faire du chemin, mais il restait grosjean comme devant 1
Je passe maintenant au récit de la manière dont un pays m'accueillit à bras ouverts au moment où un autre me mettait à la porte sans aucun motif. Schaller avait promis à Vogt de faire des démarches en vue de ma naturalisation, autrement dit, de trouver une communauté qui consentît à me ·recevoir, et ensuite à défendre mon affaire au Grand Conseil. En Suisse, pour être naturalisé, il est indispensable que quelque groupe social, rural ou urbain, consente préalablement à admettre en son sein un nouveau concitoyen, ce qui est conforme à l'autonomie de chaque canton, de chaque localité à son tour. Le petit bourg de Châtel, près Morat (Murten) consentit, contre une somme infime au profit de sa communauté rurale, à accueillir ma famille au nombre de ses familles paysannes. Le petit bourg était proche du lac de Morat, près 49. lddio : Dieu. Le c slogan :. de Mazzini était c Dieu et le Peuple :.. SO. Radovitz, Joseph (1797-1853), homme politique allemand d'extrêmedroite, farouche clérical. S1. En français.
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duquel fut défait et tué Charles le Téméraire, dont la triste fin et le nom furent si adroitement utilisés par la censure autrichienne (puis par celle de Saint-Pétersbourg) comme produit de remplacement de Guillaume Tell, dans l'opéra de Rossini 52• Lorsque l'affaire fut soumise au Grand Conseil, deux députés jésuitiques élevèrent la voix contre moi, mais ne firent rien. L'un d'eux déclara qu'il fallait savoir comment j'avais été exilé, et en quoi j'avais encouru la colère de Nicolas. «Mais c'est déjà une recommandation en soi 1 » cria quelqu'un, et tous de rire. Un autre député exigea comme précaution de nouvelles garanties, pour que, en cas de mon décès, l'entretien et l'instruction de mes enfants ne fût pas à la charge d'une commune peu prospère. Ce fils de Jésus s'apaisa lui aussi, Schaller l'ayant rassuré. Mes droits de citoyen furent reconnus à une large majorité, et de Conseiller aulique russe je devins un paysan taillable de la bourgade de Châtel : originaire de Châtel près Morat 53, comme l'inscrivit sur mon passeport un scribe de Fribourg. A propos, une naturalisation ne nuit nullement à une carrière chez soi. J'en ai deux brillants exemples sous les yeux : Louis Bonaparte, citoyen de Turgovie, et Alexandre Nicolaïévitch, bourgeois de Darmstadt sont devenus empereurs après leurs naturalisation 54• Je ne vais pas si loin. Ayant reçu la nouvelle de la confirmation de mes droits, je me trouvai presque contraint à aller remercier mes nouveaux 52. Pour la censure autrichienne et russe, le Guillaume Tell de Rossini était trop axé sur la liberté. On changea tout simplement le titre et le livret, et l'opéra devint Charles le Téméraire. (A.S., tome II, p. 241, Journal de Herzen du 10.xi.1842.) 53. Grâce à M. Vuilleumier (A.A.H., op. cit. Annexe 1, pp. 240-41), nous connaissons l'essentiel de la séance du 6.V.1851, où le Grand Conseil de Fribourg décida de la naturalisation de Herzen et de sa famille. Le prix proposé pour la naturalisation fut de 500 francs « pour la personne du récipiendaire avec un sien enfant, plus 100 francs ancien taux pour l'autre des fils et les deux filles. » De plus, Herzen déposait à la banque cantonale de Fribourg 25.000 francs fédéraux comme garantie pour ses enfants, jusqu'à leur majorité. Fmalement, la naturalisation fut accordée par une majorité de 52 voix contre 9, et «le prix de la naturalisation pour M. Herzen et ses enfants » fut fixé à 1.000 francs fédéraux « sans opposition », et « la proposition du Conseil d'Etat concernant l'admission du pétitionnaire à la jouissance des droits politiques, non combattue, est votée par mains levées. » 54. Dans sa jeunesse, Louis-Napoléo'l, émigré en Suisse, s'était fait naturaliser dans le canton de Turgovie. « Alexandre Nicolaïévitch » - le futur Alexandre II -, avait épousé une princesse de Hesse-Darmstadt, mais était-il, de ce fait, « bourgeois de Darmstadt? »
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concitoyens et faire leur connaissance. De plus, j'avais à ce lDOment-là un impérieux besoin de rester seul, de descendre en moi-même, de faire le bilan du passé, d'essayer de déceler quelque chose dans la brume de l'avenir, et j'étais content d'y être poussé de l'extérieur. A la veille de quitter Nice, je reçus une invitation du chef de police de la sicurezza pubblica. n me fit part de l'ordre du ministre des Affaires Intérieures de quitter immédiatement les Etats sardes. Cette étrange mesure d'un gouvernement sarde apprivoisé et hésitant, m'étonna beaucoup plus que mon expulsion de Paris en 1850. De surcroît, il n'y avait aucune raison. TI paraîtrait que je le devais au zèle de deux ou trois loyaux sujets russes vivant à Nice, parmi lesquels il m'est agréable de nommer le comte Panine 55• TI ne pouvait supporter qu'un individu qui avait attiré sur lui l'impériale colère de Nicolas Pavlovitch pût non seulement vivre tranquille (dans la même ville que lui, au surplus) mais encore écrire de petits articles, qu'il savait déplaire fort à l'empereur souverain! On raconte que le ministre de la Justice, sitôt arrivé à Turin, demanda au ministre Aseglio de lui rendre le service amical de me faire expulser. Aseglio devait savoir par intuition qu~ lorsque, tenfermé ~ans ~a !caserne Kroutitzk.i, j'apprenais l'italien, j'avais lu son livre, La Dis/ida di Barletta, c: roman ni classique, ni antique:., mais tout de même ennuyeux, et il ne fit rien contre moi 56 • Il se peut aussi qu'il ne se décidât pas à me renvoyer, parce que, avant de faire ce geste amical, il fallait recevoir un ambassadeur russe; or, Nicolas continuait à bouder les idées subversives de Charles-Albert 57• En revanche, l'Intendant niçois et les ministres turinois profitèrent de la recommandation à la première occasion. Quelques 55. Le comte Panine, Victor Nikititch (1801-1874), l'une des « bêtes noires :. de Herzen, fut ministre de la Justice pendant vingt ans. 56. Aseglio, Massimo : chef du Gouvernement et ministre des Affaires Btrangères du Piémont de 1849-1852, romancier. Sa Disfida di Barletta («Le Tournoi de Barletta») parut en 1833. C'était donc une « nouveauté » quand le jeune Herzen la lut en 1834. n était en prison à la caserne Kroutitzki de Moscou, avant d'être exilé à Perm, puis à Viatka, au-delà de l'Oural. (B. i. D. F., tome I, «Prison et Exil», chap. XI.) «Ni classique, ni antique» : paraphrase du v. 57 du Comte Nouline, de Pouchkine: « Roman classique, antique, et long, long, long... » 51. Nicolas Jer avait rompu les relations diplomatiques avec le roi de Sardaigne parce que celui-ci, le 4 mars 1848, avait accordé une Constitution au Piémont. Dans sa prime jeunesse, Charles-Albert avait une réputation de « mutin » et de carbonaro.
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jours avant mon expulsion de Nice 58 eut lieu une « agitation populaire», au cours de laquelle bateliers et boutiquiers, entraînés par l'éloquence du banquier A vigdor 59, protestèrent, et assez insolemment, au nom de l'indépendance du Comté de Nice et de ses droits imprescriptibles, contre l'abolissement du port-franc. Les faibles tarifs douaniers valables pour tout le royaume, diminuaient leurs privilèges, sans respect « pour l'indépendance du Comté de Nice», et pour ses droits, «tracés sur les tablettes de l'Histoire ». Avigdor, cet O'Connel 60 du Paglione (ainsi nomme-t-on la rivière desséchée qui coule à Nice) fut jeté en prison. La nuit déambulaient les patrouilles ; le peuple aussi déambulait. Les uns et les autres chantaient - les mêmes chants par dessus le marché. Et ce fut tout. Est-il besoin de préciser que ni moi, ni aucun des autres étrangers ne prit part à cette affaire de famille des tarifs et des douanes ? Néanmoins, l'Intendant désigna quelques réfugiés comme étant les responsables, et j'étais du nombre. Le ministère, désirant donner l'exemple d'une salutaire sévérité, ordonna de me chasser avec les autres. J'allai trouver l'Intendant (un jésuite) et lui ayant fait remarquer que c'était un véritable luxe que d'expulser un homme qui partait de son propre gré et qui avait en poche un passeport visé, je lui demandai des explications. Il m'assura qu'il était aussi étonné que moi, que la mesure avait été prise par le ministère des Affaires Intérieures, et même sans le consulter au préalable. Il se montra si aimable en me parlant ainsi, qu'aucun doute ne subsista plus chez moi : il était l'auteur de ce méchant tour. Je rendis compte par écrit de ma conversation avec lui, l'adressai au député bien connu, Lorenzo Valerio, membre de l'opposition, et partis pour Paris 61 • Valerio, dans son intervention, tomba férocement sur le ministre et exigea des explications sur mon expulsion 62 • Le ministre fit 58. L'expulsion de Herzen du Comté de Nice fut notifiée dans le journal de Turin, Il Progressa, le 5 juin 1851. (A.S.) 59. Avigdor, Jules représentait au Parlement du Piémont la banque et le commerce niçois. La suppression du port-franc de Nice étant désavantageuse pour le Comté, Avigdor mit en scène cette «agitation», afin d'empêcher le vote du décret. (A.S.) 60. O'Connell, Daniel (1775-1847), orateur célèbre, l'un des chefs du mouvement de libération irlandais. 61. Il partit pour Paris, le 3 ou 4 juin 1851. 62. L'intervention de Valerio au Parlement de Turin eut lieu le 10 juin. (A.S.)
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des manières, réfuta toute influence de la diplomatie ru'!se, mit tout sur le dos des rapports de l'Intendant, et conclut pieusement que si le ministère avait agi inconsidérément, il modifierait sa décision avec plaisir. L'opposition applaudit. Par conséquent, mon interdiction de séjour fut annulée de facto, mais malgré ma lettre au ministre, je ne reçus pas de réponse. Je lus dans la presse le discours de Valerio et la réponse qui lui fut faite, et décidai de me rendre à Turin au retour de Fribourg. Pour éviter le refus d'un visa, je n'en demandai pas! A la frontière piémontaise, du côté suisse on examine les passeports sans la hargne féroce des gendarmes français. A Turin, j'allai trouver le ministre des Affaires Inté~ rieures. Je fus reçu par son collègue, le comte Ponza di Martino, chef des services supérieurs de la police, homme fort en renom là~bas, intelligent, rusé et dévoué au parti catholique 63 • Son accueil m'étonna. Il me dit tout ce que j'avais compté lui dire. Quelque chose de semblable m'était advenu lors d'une de mes rencontres avec Doubelt, mais le comte Ponza l'éclipsa. Il était très âgé, maladif, maigre, avec un physique repoussant, des traits méchants et sournois, un air quelque peu clérical, une chevelure blanche et drue. Avant que j'eus le temps de prononcer dix mots pour expliquer pourquoi j'avais sollicité une audience du ministre, il m'interrompit pour me dire : - Mais voyons, quel doute pourrait subsister? ... Allez à Nice, allez à Gênes, restez ici, mais qu'il n'y ait aucune rancune ... 64 Nous sommes très contents ... Tout ça, c'est l'œuvre de l'Intendant. .. Voyez-vous, nous sommes encore des élèves, nous ne sommes pas accoutumé à la légalité, à l'ordre constitutionnel 55• Si vous aviez agi à l'encontre de nos lois, vous auriez eu affaire à la justice, et dans ce cas vous n'auriez pas eu à vous plaindre d'injustice, n'est-il pas vrai ? - Je suis absolument du même avis que vous. - Mais ils prennent des mesures qui irritent. .. qui font crier, et sans la moindre nécessité ! Après ce discours contre lui-même, il attrapa promptement une feuille de papier à en-tête ministériel et y inscrivit : Si permette 63. Il était réputé pour ses campagaes de persécutions des émigrés politiques au Piémont et des émigrés italiens en Suisse. 64. En français. 65. Cependant, la Constitution avait déjà quatre ans.
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al sig. A .H. di ritornare a Nizza e di restarvi quanta tempo credera conveniente. Peril ministro, S. Martino, 12 lugio 1851". - Voici, à tout hasard. Du reste, soyez en assuré, vous n'aurez pas besoin de ce papier. Je suis très, très content que nous en ayons fini, vous et moi, de cette affaire. Comme cela signifiait, vulgariter, « allez à la grâce de Dieu:., je quittai mon Ponce, souriant d'avance à la figure que ferait l'Intendant de Nice. Mais je n'eus pas l'occasion de le voir, car il fut remplacé. Mais revenons à Fribourg et à son canton. Après avoir entendu les célèbres orgues et passé sur le célèbre pont, comme fait tout mortel s'il vient à Fribourg, nous partîmes, l'excellent vieux chancelier du canton de Fribourg et moi, pour Châtel 87• A Morat, le préfet de police, homme énergique et radical, nous pria d'attendre chez lui, nous disant que l'échevin l'avait chargé de l'avertir de notre arrivée, parce que lui et d'autres propriétaires seraient fort dépités si j'arrivais inopportunément quand tout le monde était aux champs. Après nous être promenés pendant une heure ou deux dans Morat (ou Murten) nous nous rendîmes, avec le préfet de police, chez l'échevin. Près de sa maison nous attendaient quelques vieux paysans, et devant eux l'échevin lui-même, vieillard digne, de haute taille, chenu, et, bien que légèrement voûté, fort musclé. TI fit un pas en avant, ôta son chapeau, me tendit une main large et forte, et après avoir dit : Lieber Mitbürger ... prononça un discours d'accueil dans un tel dialecte germano-suisse, que je n'en compris pas un mot. On pouvait deviner à peu près ce qu'il devait me dire. Aussi, pensant que si je cachais mon incompréhension, lui aussi se garderait d'avouer qu'il ne m'avait pas compris, je répondis hardiment à son discours : - Cher citoyen échevin et chers concitoyens de Châtel! Je viens vous remercier de donner un refuge en votre communauté à moi-même et à mes enfants, mettant fin à mes errances de sans-abri. Je n'ai pas, chers concitoyens, quitté ma patrie afin d'en chercher une autre : de tout mon cœur j'aime le peuple russe, mais j'ai quitté la Russie parce que je ne pouvais demeurer le témoin muet et oisif de son oppression. Je l'ai quittée après ma déportation, persécuté par la féroce autocratie de Nicolas. Sa 66. c Par la présente M. A.H. est autorisé à retourner à Nice et d'y demeurer aussi longtemps qu'il lui conviendra... » 67. Le l.VII.1851. Le vieux chancelier : J. Bertholt; le préfet de police: F. Chatonay. (Chronique II, tome H, pp. 36-38.)
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main, qui peut m'atteindre partout où il y a un roi ou un maitre, n'est pas assez longue pour m'atteindre dans votre communauté! Je viens tranquillement me placer sous votre protection et votre toit, comme dans un havre où je pourrai toujours trouver la paix. Vous, citoyens de Châtel, une poignée d'hommes, vous avez pu, en me recevant parmi vous, arrêter la main levée de l'empereur russe armée d'un million de baïonnettes. Vous êtes plus forts que lui 1 Mais vous n'êtes forts qu'à cause de vos institutions libres, séculaires, républicaines! C'est avec fierté que j'entre dans votre alliance ! Et vive la République Helvétique ! - Dem neuen Bürger hoch 1... Es lebe der neue Bürger 158 répondirent les vieillards en me serrant très fort la main. J'étais moi-même assez ému ! L'échevin nous invita chez lui. Nous nous assimes sur des bancs autour d'une longue table. Sur la table, du pain et du fromage. Deux paysans apportèrent une bonbonne d'une taille effarante, plus grosse que ces bonbonnes classiques qui tout l'hiver fermentent dans nos antiques demeures, dans un coin près d'un poêle, pleines de liqueurs ou de décoctions. Cette bonbonne était placée dans un panier tressé et remplie de vin blanc. L'échevin nous apprit que c'était un vin du pays, mais très vieux, qu'il remontait dans son souvenir à une trentaine d'années et n'était bu que dans des occasions exceptionnelles. Tous les paysans se mirent à table avec nous, sauf deux, qui s'affairaient autour de la bonbonne-cathédrale. Ils en versaient le vin dans une grande cruche, et le doyen le faisait passer de la cruche dans les verres. Chacun des paysans avait un verre devant lui, mais pour moi, le doyen apporta une élégante coupe de cristal, et ce faisant déclara au chancelier et au préfet de police : - Pour cette fois, vous me pardonnerez : aujourd'hui c'est à notre nouveau concitoyen que nous offrons la coupe d'honneur. Vous et nous, nous nous connaissons bien. Pendant qu'ils remplissait les verres, je remarquai qu'un des assistants, qui n'était pas vêtu tout à fait comme un paysan, paraissait fort agité ; il essuyait la sueur sur son visage, rougissait, était mal à son aise ; et lorsque le doyen prononça mon toast, cet homme se dressa avec une sorte de témérité désespérée et, s'adressant à moi, commença un discours. ( « C'est le citoyen instituteur de notre école:., me chuchota à l'oreille l'échevin, la mine éloquente). Je me levai. 68. c Hourrah pour le nouveau citoyen ! Vive le nouveau citoyen ! :.
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L'instituteur parlait non en dialecte suisse, mais en allemand, et pas n'importe comment, mais d'après le modèle d'orateurs et d'écrivains célèbres, choisis à dessein. Il fit allusion à Guillaume Tell et à Charles le Téméraire. (Qu'aurait fait la censure théâtrale austro-russe? Aurait-elle fait dire « Guillaume le Téméraire » et c Charles Tell :. ?) Mais il n'oublia pas de se lancer dans une comparaison, pas tant neuve qu'expressive, entre la servitude et une cage dorée, d'où l'oiseau cherche tout de même à sortir. Il fit rondement son affaire à Nicolas Pavlovitch, en le plaçant au même rang que des personnages fort flétris de l'histoire romaine. Là je faillis l'interrompre pour lui dire : « N'insultez pas les morts ! » mais comme pressentant que Nicolas serait bientôt parmi ceux-ci, je me tus. Les paysans l'écoutaient en étirant leur cou hâlé et ridé, et plaçant leur main au-dessus de leur oreille comme u:n pare-soleil. Le chancelier somnola un peu, et pour le cacher fut le premier à complimenter l'orateur. Entre temps, l'échevin ne se croisait pas les bras ; il versait consciencieusement le vin, en proclamant ses toasts en maître de cérémonies expérimenté : - A la Confédération ! A Fribourg et à son Gouvernement radical ! Au Président Schaller ! - A la santé de mes aimables concitoyens de Châtel ! proposaije, en me rendant compte enfin que le vin, en dépit de sa saveur fade, était loin d'être anodin. Tous se levèrent : - Non, non, lieber Mitbürger, se récria le doyen. Une coupe pleine, comme nous, pour boire à la vôtre ! Pleine ! Mes vieillards s'animaient. Le vin les avait échauffés ... - Amenez-nous vos enfants, fit l'un d'eux. - Oui, oui, reprirent les autres, il faut qu'ils voient comment nous vivons. On est des gens simples, on ne leur apprendra rien de mauvais. Et puis, on a envie de les voir. - Sans faute, répondis-je. Sans faute ! 69 Là-dessus l'échevin commença à m'offrir des excuses pour cette méchante réception, affirmant que tout était de la faute du chancelier : s'il l'avait prévenu deux jours à l'avance, tout eût été différent, on aurait pu trouver de la musique, et surtout on m'eût reçu et raccompagné avec des salves. Je faillis lui dire, à la Louis-Philippe : « Mais enfin, qu'est-il arrivé? Un paysan de plus à Châtel, voilà tout 1:. 69. A ce moment-là, comme on le verra plus loin, Herzen et Natalie se trouvaient à l'un des moments les plus critiques de leur drame conjugal.
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Nous nous quittâmes grands amis. J'avais été un peu étonné de ne pas voir une seule femme, ni vieille, ni jeune, et pas non plus de jeunes hommes. En fait, c'était le moment des travaux. Je trouvai remarquable aussi qu'ils n'eussent pas invité le pasteur à une fête si exceptionnelle pour eux. Je leur en fis un grand mérite. Le pasteur n'aurait pas manqué de tout gâcher avec un prêche ridicule, et dans sa sainte dignité aurait ressemblé à une mouche tombée dans un verre de vin, qu'il faut retirer pour boire avec plaisir. Enfin nous montâmes derechef dans la petite calèche, otr plutôt le break du chancelier, nous déposâmes le préfet à Morat et roulâmes vers Fribourg. Le ciel était couvert de nuages. J'avais sommeil et sentais ma tête tourner. Je faisais effort pour ne pas m'endormir. « Est-il possible que ce soit le vin? » me demandai-je, avec un certain mépris pour moi-même... Le chancelier eut un sourire malicieux, puis s'endormit. La pluie commençait à tomber. Je me couvris de mon pardessus et commençai à somnoler, mais je me réveillai au contact de l'eau froide ... La pluie tombait à flots. Des nuages noirs semblaient tirer du feu des sommets rocheux. Le lointain roulement du tonnerre se répercutait sur les montagnes. Le chancelier se tenait debout dans le porche du Zoringerhof et riait très fort en parlant à l'hôtelier. Celui-ci me demanda : - Est-ce que par hasard notre simple vin de paysan serait plus fort que le vin français ? - Est-il possible que nous soyons arrivés? fis-je, en sortant tout ruisselant du break. - Ça n'a rien d'étonnant, répliqua le chancelier, mais ce qui nous étonne, c'est que vous ayiez dormi pendant l'un des orages les plus violents que nous ayions essuyés depuis longtemps ! Vous n'avez vraiment rien entendu? -Rien! J'appris par la suite que le vin suisse ordinaire, qui ne paraît pas fort au goût, prend du corps avec les années et enivre surtout ceux qui n'en ont pas l'habitude. Le chancelier avait fait exprès de ne pas m'en prévenir. Du reste, même s'il m'avait prévenu, je n'aurais pas refusé ces verres cordialement offerts, ces toasts, et moins encore me serais-je contenté de tremper prétentieusement mes lèvres et de faire des manières. Et j'ai bien fait. Cela m'a été démontré un an plus tard 70• Passant par Berne en me rendant à Genève, je rencontrai au relais le préfet de Morat: 70. Le ter ao1ît 1852.
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- Savez-vous, me dit-il, pourquoi vous avez acquis une popularité toute spéciale parmi nos Châtelois ? - Je l'ignore. - Ils racontent encore à ce jour, avec une orgueilleuse satisfaction, que leur nouveau concitoyen, après avoir dégusté leur vin, dormit tout au long d'un orage et, sans le savoir, roula de Morat à Fribourg sous une pluie torrentielle ! Voilà donc de quelle manière je devins citoyen libre de la Confédération helvétique et m'enivrai de vin de Châtel! 71•
71. Note de Herzen : Je ne puis m'empêcher d'ajouter ici que j'ai eu à corriger cette feuille-ci justement à Fribourg, au même Zoringernhof. Le patron est toujours le même, l'air d'un vrai patron, et la salle à manger est la même, où je me trouvais avec Sazonov en 1851, et la chambre aussi, où, un an plus tard, je rédigeai mon testament, désignant Carl Vogt comme exécuteur testamentaire, et où je révisai cette page qui évoque pour moi tant de détails. Quinze années ! Malgré moi, inexplicablement, la peur m'étreint... 14 octobre 1866. Testament : v. pièces annexes . •.. où je me trouvais avec Sazonov : sll!ls doute une erreur : Herzen ne retourna pas à Fribourg après avoir rencontré Sazonov dans un café de Genève ; lui-même dit que ce fut leur ultime rencontre. Aucun commentateur russe n'a donné d'éclaircissements à ce sujet. (N.d.T.)
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CHAPITRE XLI
P.J. Proudhon. Publication de La Voix du Peuple. Echange de lettres. Importance de Proudhon. Complément.
Après les barricades de Juin tombèrent aussi les presses d'imprimerie. Les publicistes effrayés se turent. Seul le vieux Lamennais s'éleva comme l'ombre noire d'un juge, maudit le «duc d'Albe des journées de Juin» (Cavaignac) et ses compagnons et, l'air sombre, recommanda au peuple : Toi, tais-toi, tu es trop pauvre pour avoir droit à la parole ! 1 Quand disparut la peur première de l'état de siège et que les journaux commencèrent à revivre, ils se heurtèrent à tout un arsenal de chicanes juridiques et de ruses judiciaires qui remplaçaient les mesures de coercition. L'ancienne persécution par force des rédacteurs commença, persécution où se distinguèrent les ministres de Louis-Philippe. La ruse consiste à épuiser le cautionnement par une série de procès qui, chaque fois se terminent par la prison et une amende prélevée sur ce cautionnement. Tant que celui-ci n'est pas complètement reversé, on n'a pas le droit de sortir le journal, et dès qu'il est payé, on intente un nouveau procès. Ce jeu réussit toujours, parce que l'autorité judiciaire agit dans toutes ces poursuites politiques d'accord avec le gouvernement. 1. Après les journées de Juin, l'Assemblée vota plusieurs lois sur la presse, entre autres, le versement obligatoire d'un cautionnement de 25.000 francs pour avoir le droit de publier un journal. Beaucoup de journaux durent se saborder, dont Le Peuple Constituant, de Lamennais. Celui-ci écrivit dans le dernier numéro (ll.VII.1848) : Il faut avoir de l'or, beaucoup d'or, pour avoir le droit de parler. Mais nous, nous ne :;ommes pa:; a:;sez riches. Les pauvres doivent :;e taire... ! C'est cela qui ici est paraphrasé par Herzen. (Tout ce qui est en italiques, dans ce chapitre, est en français dans le texte.)
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Ledru-Rollin d'abord, puis le colonel Frappoli 2 (comme représentant du parti de Mazzini) avancèrent de grosses sommes mais ne sauvèrent pas La Réforme 3 • Tous les organes énergiques du socialisme et de la République furent détruits de cette façon. Parmi eux, et dès le début, Le Représentant du Peuple et Le Peuple, de Proudhon. Avant que s'achevât un procès, un autre commençait. Je me souviens qu'un des rédacteurs, Duchesne, passa trois fois de la prison aux Assises, chaque fois pour de nouveaux chefs d'accusation, et à chaque fois il fut de nouveau condamné à la prison et à l'amende. Quand, pour la dernière fois avant la disparition du journal, on lui annonça le verdict, il dit au procureur : L'addition s'il vous plaît ! En effet, il totalisait quelque dix ans d'emprisonnement et environ cinquante mille francs d'amende. Proudhon passait en jugement au moment où son journal fut suspendu, à la suite du 13 juin 4 • Ce jour-là, la Garde Nationale fit irruption dans son imprimerie, brisa les presses, éparpilla les plombs, comme pour confirmer au nom des bourgeois armés que la France entrait dans une période de contrainte extrême et de despotisme policier. L'indomptable gladiateur, l'obstiné paysan bisontin, ne voulut pas déposer les armes et entreprit immédiatement de publier un nouveau journal : La Voix du Peuple. Il fallait trouver vingtquatre mille francs pour le cautionnement. Emile de Girardin les aurait volontiers avancés, mais Proudhon n'avait pas envie de dépendre de lui, et c'est à moi que Sazonov proposa de verser ce cautionnement. J'étais sur bien des points redevable à Proudhon de mon évolution, aussi, après avoir réfléchi quelque temps 5, je donnai mon 2. Frappoli, Ludovico représenta à Paris la Lombardie d'abord, puis la Toscane et la République romaine au moment de la révolution en Italie. (A.S.) 3. La Réforme : organe des républicains de gauche, de 1843 à 1850. 4. Le Représentant du Peuple parut d'avril à août 1848, Le Peuple, du 2 sept. 1848 au 13 juin 1849. Proudhon, condamné pour ses articles violents contre Louis-Napoléon à trois ans de prison (28 mars 1849) partit pour la Belgique ; mais il revint clandestinement à Paris et fut arrêté le 6 juin. Il était donc en prison à Sainte-Pélagie quand Le Peuple fut interdit. 5. Il réfléchit pendant deux mois, ce que nous pouvons constater d'après la date des premières avan:es par l'intermédiaire de Sazonov, les 27-29 juin 1849, et celle d'une lettre écrite par Herzer_ à Mme Emma Herwegh, le 20 août (en français): ... Vous devez savoir que je me suis décidé d'emprunter chez ma mère l'argent pour le cautionnement... (A.S., tome XXIII, pp. 173-174.)
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accord, tout en sachant que cette somme ne durerait pas longtemps 6 • La lecture de Proudhon comme celle de Hegel nous donne des méthodes particulières, aiguise nos armes, fournit non des résultats, mais des moyens. Proudhon est avant tout le dialecticien, le controversiste des questions sociales. Les Français cherchent en lui un expérimentateur et ne découvrant ni un projet de phalanstère, ni l'organisation d'une paroisse icarienne 7 haussent les épaules et referment son livre. Bien entendu, Proudhon a eu tort de placer comme épigraphe à ses Contradictions les mots destruo et aedificabo: 8 sa force ne consiste pas à créer, mais à critiquer ce qui existe. Toutefois, cette même faute a été commise de tous temps par tous ceux qui démolissaient les choses anciennes. Détruire pour détruire répugne à l'homme. Pendant qu'il démantèle, une construction idéale future l'obsède malgré lui, même si, parfois, c'est comme la chanson du maçon qui abat un mur. Dans la plupart des œuvres sociologiques, l'important ce ne sont pas les idéaux, presque toujours inaccessibles dans le présent ou se ramenant à quelque solution unilatérale ; l'important c'est ce qui, dans la quête de ces idéaux, devient question. Le socialisme est concerné non seulement par ce qui a été décidé par l'ancien mode de vie empirico-religieux, mais aussi par ce qui est passé par la conscience d'une science partiale ; non seulement par les conclusions juridiques fondées sur une législation traditionnelle, mais aussi par les conclusions de l'économie politique. Il considère le mode de vie rationnel de l'époque des garanties et du système économique bourgeois comme point de départ immédiat, exactement comme l'économie politique était relatée à l'Etat théocratique féodal. Dans cette négation, dans cette volatilisation de la vie sociale ancienne réside la force terrible de Proudhon. Il est autant un 6. Cette histoire compliquée, curieuse, est analysée avec lucidité par le Pr Mervaud dans les Cahiers du Monde Russe et Soviétique (1er et 2" cahier, Vol. XII, 1971); c'est d'après cette étude : Herzen et Proudhon, que nous exposons l'affaire dans nos Commentaires (12). 7. Allusion aux fouriéristes et leurs projets de communautés correspondant à l'ordre communiste idéal, tel que l'exposait Cabet, dans son ouvrage utopique, Voyage en Icarie. 8. Dans l'ouvrage de Proudhon intitulé Contradictions Economiques ou Philosophie de la Misère, l'épigraphe est un raccourci du verset 58, du chap. XIV de l'Evangile de Marc : le détruirai (ce temple...) et ie batirai... (un autre) ...
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poète de la dialectique que Hegel, avec cette différence que l'un se maintient sur les paisibles hauteurs du mouvement philosophique, et que l'autre fait irruption dans le tourbillon des agitations populaires, dans le pugilat des partis. Proudhon est le premier d'une nouvelle série de penseurs français. Ses œuvres représentent une révolution, non seulement dans l'histoire du socialisme, mais dans l'histoire de la logique française. Dans sa robustesse dialectique il est plus fort et plus libre que les Français les plus doués. Des hommes purs et intelligents, tels que Pierre Leroux et Considérant, ne comprennent ni son point de départ, ni sa méthode. Ils sont habitués à jouer avec les idées comme avec des cartes battues par avance, et à marcher, vêtus de façon convenue, le long d'un chemin tracé qui mène à des lieux familiers. Proudhon souvent fonce d'un seul coup, sans avoir peur d'écraser quelque chose sur son passage, de renverser ce qui se trouve sur son chemin ou d'aller trop loin. II n'a ni la sensibilité, ni la chasteté rhétorique, révolutionnaire qui, chez les Français, remplace le piétisme protestant... Aussi demeure-t-il solitaire parmi les siens, sa force les effraye plus qu'elle ne les convainc. On prétend que Proudhon a un esprit germanique. C'est faux. Son esprit est, au contraire, tout à fait français. II porte en lui ce génie ancestral gallo-franc qui se manifeste chez Rabelais, chez Montaigne, chez Voltaire et chez Diderot... voire chez Pascal. C'est simplement qu'il a assimilé la méthode dialectique de Hegel, de même qu'il a assimilé tous les procédés de la controverse catholique." Mais ni la philosophie de Hegel, ni la théologie catholique, ne lui ont fourni le contenu ou le caractère de ses écrits : ce ne sont pour lui que des armes qui lui servent à mettre son objet à l'épreuve, et il les a adaptées et aiguisées à sa façon, comme il a adapté la langue française à sa pensée puissante et énergique. De tels hommes sont trop solidement campés sur leurs deux pieds pour se résigner à quoi que ce soit, ou à se laisser mettre l'épée dans les reins. - Votre système me plaît beaucoup, dit à Proudhon certain touriste anglais. - Mais je n'ai aucun système, rétorqua Proudhon mécontent. Et il avait raison. C'est cela justement qui déroute ses compatriotes, habitués à une « morale » à la fin d'une fable, aux formules systématiques, aux sommaires, aux recettes abstraites et imposées ... Proudhon, assis au chevet d'un malade, lui dit qu'il va très
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mal pour telle ou telle raison. On ne secourt pas un moribond en échafaudant une théorie idéale sur lf,l 1l.onn,e santé qui serait hi sienne s'il n'était pas malade, ou en lui pioposaiit des remèdes, excellents en soi, mais qu'il ne peut ay!!ler ou qu'on n'a pas sous la main. Les signes et phénomènes extérieurs du monde de la finance lui servent, comme les dents des animaux servaient à Cuvier, de 4egrés par lesquels il descend jusqu'aux lieux secrets de la vie sociale; d'après eux il étudie les forces. qui préCipitent la décomposition du corps malade. Si, après chaque observation, il proclame une nouvelle victoire de la mort, est-ce sa faute? Ici, point de famille qu'on redoute d'effrayer : nous-mêmes nous mourons de cette mort. La foule indignée vocifère : « Des remèdes ! Des remèdes ! Ou alors ne parlez pas de maladie ! :. Pourquoi se taire? C'est dans les régimes despotiques seulement qu'on interdit de parler de disette, d'épidémies, du nombre de tués à la guerre. Apparemment, le remède n'est pas facile à trouver. Combien n'a-t-on .pas fait d'expériences en France, depuis l'époque des saignées intempestives de 1793 ? On l'a soignée avec des victoires et des exercices ardus, la forçant à aller en Egypte et en Russie ; on lui a administré le parlementarisme et l'agiotage, une petite République et un petit Napoléon 9 • S'en est-elle mieux portée? Proudhon lui-même y est allé un jour de sa pathologie, et a échoué avec sa Banque du Peuple 10, bien que son idée fût juste en soi. Malheureusement, il ne croit pas aux sortilèges, sans quoi il terminerait toujours par ces incantations : « Union des peuples ! Union des p~uples ! République universelle ! Fraternité universelle ! Grande armée de la Démocratie ! » Il n'utilise pas de telles phrases, il n'épargne pas les vieux croyants· de la Révolution, aussi les Français le tiennent-ils pour un égoïste, un individualiste, quasiment un renégat et un traître. Je me souviens des œuvres du Proudhon, depuis ses réflexions 9. La Petite République : instaurée en 1848, elle dura jusqu'au coup d'Etat du 2 décembre 1851. Le Petit Napoléon : hommage au pamphlet de V. Hugo : Napoléon le Petit. 10. En janvier 1849, Proudhon déposa, chez un notaire, les statuts constitutifs de la c Banque du Peuple » : c une « Banque d'Echange » devant assurer la gratuité du crédit et la constitution de groupes contractuels, c l'Etat se résorbait dans une simple gérance... » (Cf. M. Mervaud, op. cit. p. 123 et R. Labry : Herzen et Proudhon, Paris, 1928, p. 73. Désormais: H.P.)
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sur la Propriété jusqu'au Manuel de la Bourse 11 • Sa pensée a changé sur bien des points. Comment en serait-il autrement? On ne peut vivre une époque comme la nôtre en continuant à ressasser «le duo en la mineur», tel «Platon Mikhaïlovitch» dans Le Malheur d'avoir trop d'Esprit 12 • C'est dans ces changements, précisément, que saute aux yeux l'unité interne qui relie entre eux ses écrits, depuis sa dissertation sur un thème scolaire proposé par l'Académie de Besançon, jusqu'au récent Carmen horrendum des dépravations boursières 13 • Le même ordre de pensée qui se développe, se transforme, reflète les événements, traverse aussi ses Contradictions de !"économie politique », sa Confession et son journal 14• Les idées stagnantes sont le propre de la religion et du doctrinarisme; elles présupposent une étroitesse d'esprit opiniâtre, un repli absolu, demeurent à part ou dans un cercle étroit, rejettent tout ce que la vie introduit de neuf... ou en tout cas ne s'en soucient point. La vérité vraie doit subir l'influence des événements, les refléter, tout en restant fidèle à elle-même, sinon elle ne serait pas vérité vivante, mais vérité éternelle, rassurante, face aux agitations de ce monde, enfermee dans le silence de mort d'un marasme sacro-saint 15• 11. Qu'est-ce que la Propriété, ou recherches sur le Principe du Droit et du Gouvernement, et Manuel du Spéculateur à la Bourse. Cf. critique du premier par Herzen, dans son Journal, à la date du 3.XII.1844. (A.S., ·tome Il, p. 391.) 12. Le Malheur d'avoir trop d'esprit : célèbre comédie de mœurs d'Alexandre Griboiédov (1795-1829). Citation de l'acte III, sc. 8: « ...Mais j'ai des occupations, Je ressasse sur la flûte un duo En la-mineur... » 13. Boursier à l'Académie de Besançon, Proudhon rédigea pour un concours une dissertation sur ce thème : De l'utilité de la célébration du dimanche. Herzen décèle la préfiguration de l'œuvre proudhonienne, dans des passages qui se réfèrent à « l'égalité pour tous de vivre et de se développer», ou à « la propriété, le dernier des faux dieux ». 14. Contradictions : Système des Contradictions économiques. Confession : Les confessions d'un Révolutionnaire pour servir à l'histoire de la Révolution de Février. Son journal : Proudhon en eut plusieurs : Le Représentant du Peuple (1848), Le Peuple (1848-49), La Voix du Peuple (1849-50), Le Peuple de 1850. 15. Note de Herzen : Dans sa nouvelle œuvre, On Liberty, Stuart Mill trouve une fort excellente expression à propos de ces vérités établies à jamais : The deep slumber of a decided opinion. (« Le profond sommeil d'une opinion indiscutable»).
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Il m'arrivait de me demander où et dans quelles circonstances Proudhon avait trahi les fondements organiques de ses vues ? On me répondait chaque fois en se référant à ses erreurs politiques, ses bévues en matière de diplomatie révolutionnaire. Naturellement, en tant que journaliste il est tenu de répondre de ses fautes politiques; mais même là, ce n'est pas devant lui-même qu'il est coupable. Au contraire, une partie de ses erreurs venait de ce qu'il croyait plus à ses principes qu'à son parti, auquel il appartenait malgré lui, avec lequel il n'avait rien de commun, lui étant en somme lié uniquement par la haine de l'ennemi commun. L'action politique ne constituait ni sa force, ni les fondements de cette pensée qu'il revêtait de toute la panoplie de sa dialectique. Bien au contraire, il apparaît clairement partout que la politique, au sens du vieux libéralisme et de la République constitutionnelle, se trouve chez lui au second plan, comme quelque chose de semi-révolu, d'évanescent. Il est indifférent aux questions politiques, prêt à faire des concessions, parce qu'il n'attache pas une grande importance aux formes : pour lui, elles ne sont pas essentielles. Tous ceux qui ont renoncé au point de vue chrétien ont la même attitude envers la question religieuse. Je puis reconnaître que la religion constitutionnelle du protestantisme est un peu plus libérale que l'autocratie catholique, mais je ne puis prendre à cœur le problème de la confession et de l'Eglise. Par conséquent, je ferais sans doute des erreurs et des concessions que saurait éviter le dernier des bacheliers ès-théologie ou un prêtre de paroisse. Sans aucun doute, Proudhon n'était pas à sa place à l'Assemblée Nationale telle qu'elle était composée, et sa personnalité disparaissait dans cet antre de la bourgeoisie 16 • Dans ses Confessions d'un Révolutionnaire, il dit qu'il s'y sentait perdu. Et que pouvait bien y faire un homme qui dit, parlant de la Constitution de Marrast (ce fruit vert d'un travail de sept mois et de sept cents têtes) : «Je vote contre votre Constitution non seulement parce qu'elle est mauvaise, mais parce qu'elle est une Constitution! 17 :t La racaille parlementaire répondit à l'une de ses harangues : 16. A la séance du 3l.Vll.1848, Proudhon proposa ses projets de loi sur l'imposition des biens meubles et immeubles. lls furent rejetés à l'énorme majorité de l'Assemblée contre 2 voix, dont celle de Proudhon ! 17. Constitution adoptée en novembre 1848. Son auteur principal était Armand Marrast, rédacteur du National et président de l'Assemblée Législative.
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« Le discours au Moniteur, l'orateur au cabanon! :. Je ne pense pas que dans là mémoire des hommes il y ait eu beaucoup d'épisodes parlementaires semblables, depuis l'époque où l'archevêque d'Alexandrie emmena avec lui à un Concile œcuménique des novices armés de gourdins au nom de la Vierge, jusqu'au temps où les sénateurs de Washington démontrèrent les uns aux autres, à coups de bâton, l'utilité des esclaves. Mais même là, Proudhon réussit à montrer sa stature et, en dépit des insultes, à tracer un chemin lumineux. En rejetant le projet financier de Proudhon, Thiers fit une remarque sur la décomposition morale des gens qui propageaient de telles doctrines. Proudhon monta à la tribune et, avec sa carrure redoutable et trapue de rural rablé, rétorqua au vieillard ·souriant: - Parlez finances, mais ne parlez pas moralité : je pourrais me sentir visé, je vous l'ai déjà dit au Comité. Si vous continuez, je... non, je ne vous provoquerai pas en duel. (Thiers sourit). Non, votre mort ne me suffirait pas, elle ne démontrerait rien. Je vais vous proposer un autre combat. Du haut de cette tribune, ici même, je raconterai toute ma vie, fait après fait ; chacun pourra me reprendre si j'en oublie ou omets quelque chose. Mais qu'ensuite, mon adversaire raconte la sienne ! Tous les yeux se tournèrent vers Thiers : il restait assis, renfrogné, sans le moindre sourire, mais sans réponse non plus. La Chambre hostile se tut et Proudhon, avec un regard de mépris pour les défenseurs de la religion et de la famille, descendit de la tribune. Sa force est là : dans ses paroles retentit durement le langage du monde nouveau qui avance, avec ses jugements et ses tourments. Depuis la Révolution de Février Proirdhon prédisait ce à quoi la France a abouti. De mille manières il répétait : « Attention, ne plaisantez pas, ce n'est pas Catilina qui se tient à votre porte, mais la mort» ! 18• Les Français haussaient les épaules. On ne voyait ni crâne, ni faux, ni clepsydre (tout l'arroi de la mort), aussi, il ne pouvait s'agir de mort, mais d'une « éclipse momentanée, du somme après dîner d'un grand peuple ! » Enfin, beau-
18. Les 25 et 29 mars 1850, Proudhon publiait, dans La Voix du Peuple, un article intitulé : Philosophie du 10 mars, commentant la victoire de la «Montagne» aux élections complémentaires à l'Assemblée Législative. Mais citant maintes fois cette phrase dans ses œuvres, Herzen la déforme a posteriori, en y voyant l'annonce du triomphe de Louis-Napoléon. (A.S.)
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coup de personnes virent que cela allait mal. Proudhon se désolait et s'effrayait moins que les autres, parce qu'il l'avait prévu; il fut alors accusé non seulement d'être insensible, mais d'avoir attiré le malheur. On raconte que l'empereur de Chine traîne l'astrologue de la Cour par sa natte une fois par an, quand il lui annonce que les jours commencent à décliner. Le génie de Proudhon est en vérité antipathique aux rhéteurs français ; son langage les offense. La Révolution a développé un puritanisme. singulier, étriqué, privé de toute tolérance, des tournures de_ phrase obligatoires, et les patriotes - exactement comme les juges russes- rejettent ce qui n'est pas rédigé dans les formes. Leur critique s'arrête à leurs livres symboliques, tels le Contrat Social, la Déclaration des Droits de l'Homme. Hommes de foi, ils détestent l'analyse et le doute; hommes des conspirations, ils font tout en commun et tout est pour eux intérêt de parti. Ils haïssent les esprits indépendants comme des rebelles, et ils n'aiment guère les pensées originales, même celles du passé. C'est tout juste si Louis Blanc n'est pas irrité par le génie excentrique de Montaigne 19 • Sur ce sentiment gaulois qui vise à anéantir la personnalité au profit du troupeau est fondé leur goût pour le nivellement, pour l'uniformité de la formation militaire, pour la centralisation, autrement dit, pour le despotisme. Les blasphèmes des Français et la violence de leurs jugements sont un divertissement, une blague, le plaisir de taquiner plutôt que le besoin d'analyser ou le scepticisme qUi ronge le cœur. Le Français a une masse de petits préjugés, de minuscules religions. Il les défend avec la fougue d'un Don Quichotte, l'obstination d'un schismatique. C'est pourquoi ils ne peuvent pardonner ni à Montaigne, ni à Proudhon, leur libre pensée, leur irrespect pour les idoles consacrées. Semblables à la censure de SaintPétersbourg, ils permettent de railler un Conseiller titulaire, mais interdisent de toucher à un Conseiller aulique! En 1850, Emile de Girardin fit paraître dans La Presse une pensée hardie et neuve ~ les fondements du Droit ne sont pas éternels, mais varient avec· l'évolution historique. Quel bruit souleva cet article ! Insultes, cris, accusations d'immoralité se poursuivirent pendant des mois, avec le viatique de La Gazette de France. Participer au rétablissement d'un organe tel que Le Peuple
19. Note de Herzen : «Histoire de la Révolution Française».
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valait des sacrifices. J'écrivis à Sazonov et à Chojecki que j'étais prêt à verser le cautionnement 20• Jusqu'à ce moment, mes relations avec Proudhon étaient inexistantes. Je l'avais rencontré une ou deux fois chez Bakounine, avec qui il était très lié. A l'époque, Bakounine habitait avec A. Reichel dans un appartement des plus modestes, sur la rive gauche de la Seine, rue de Bourgogne. Proudhon y venait souvent écouter le Beethoven de Reichel et le Hegel de Bakounine ; les débats philosophiques duraient plus longtemps que les symphonies. Ils me rappelaient les fameuses discussions nocturnes de Bakounine et Khomiakov chez Tchaadaïev, ou chez Mme Iélaguine, toujours sur Hegel 21 • En 1847, Carl Vogt, qui habitait également rue de Bourgogne et qui lui aussi rendait fréquemment visite à Reichel et Bakounine, se lassa certain soir d'écouter leurs interminables conversations sur la phénoménologie, et partit se coucher. Le lendemain matin il passa prendre Reichel, car tous deux devaient aller au Jardin des Plantes. Il fut étonné d'entendre si tôt une conversation dans le cabinet de travail de Bakounine. Il entr'ouvrit la porte : Proudhon et Bakounine étaient assis à la même place, devant une cheminée éteinte, et achevaient de résumer l'entretien commencé la veille. Redoutant, au début, le rôle humble de nos compatriotes et le patronage des grands hommes, je ne cherchai pas à me rapprocher même de Proudhon, et je ne crois pas avoir eu tout à fait tort. Sa lettre, en réponse à la mienne, fut courtoise mais froide, et quelque peu réservée. Je voulus de prime abord lui montrer qu'il avait affaire ni à un prince russe fou qui, par dilettantisme révolutionnaire, et plus encore par vantardise, distribuait de l'argent, ni à un admirateur orthodoxe des publicistes français, profondément reconnaissant qu'on lui prenne vingt-quatre mille francs, ni enfin à quelque bailleur de fonds stupide, s'imaginant qu'un cautionnement versé pour un journal tel que La Voix du Peuple était un placement 20. Nicolas Sazonov avait sollicité Herzen les 27 et 29 juin. Chojecki, Karl Edmond (1822-1899): émigré polonais, journaliste démocrate qui écrivait sous le nom de «Charles Edmond». Il avait sollicité la collaboration de H. pour le journal de Mickiewicz, La Tribune des Peuples. (Cf. B. i. D. F., tome II, chap. XXXVI.) 21. Reichel, Adolphe (1817-1897), musicien allemand émigré. Lui et sa femme, Maria, furent les plus proches t·mis et confidents des Herzen. Pour les c disputes idéologiques », Khomiakov, Tchaadaiev, cf. B. i. D. F., tome II, chap. XXIX.
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sérieux! 22• J'avais envie de lui montrer que je savais fort bien ce que je faisais, que j'avais un but défini, et c'est pourquoi je désirais avoir une influence précise sur son journal. Acceptant inconditionnellement tout ce qu'il écrivait au sujet de l'argent, j'exigeai : premièrement, le droit d'insérer mes articles et ceux d'autres personnes; deuxièmement, le droit de diriger la section étrangère, de recommander des rédacteurs, des correspondants, etc. et d'exiger pour ces derniers la rétribution de leurs articles. Ceci peut paraître étrange, mais je puis affirmer que Le National comme La Réforme auraient ouvert de grands yeux si quelque étranger avait osé demander d'être payé pour un article. Ils auraient pris ça pour de l'imprudence ou de la folie, comme si de se voir imprimé dans un journal parisien n'était pas, pour un étranger: Lohn, der reichlich lohnet 23 Proudhon accéda à mes demandes ; néanmoins, elles le tracassaient. Voici ce qu'il m'écrivit le 29 août 1849, à Genève : « ...Ainsi, il est entendu que sous ma direction générale vous faites partie de la rédaction de La Voix du Peuple, que vos articles y seront reçus sans autre contrôle que celui qu'imposent à un directeur de journal le respect de ses principes et la crainte des lois. Vous sentez, Monsieur, qu'étant d'accord sur les idées, nous ne pouvons guère différer sur les déductions, et quant à l'appréciation des faits extérieurs, nous sommes toujours forcés de nous en rapporter à vous. Vous êtes, comme nous, les missionnaires d'une pensée ; notre polémique générale vous montrera, du reste, dans quelle voie vous devez vous placer, et je ne crois pas que j'aie jamais à vous redresser dans vos jugements. Je le regarderais comme le plus grand malheur qui pût nous arriver ; car je ne vous le dissimulerai pas, de l'accord qui doit régner entre nous, résultera tout le succès de notre journal. Il faut élever la question démocratique et sociale à la hauteur d'une 22. Guillemin, le fondé de pouvoir de Proudhon, écrivait à A. Darmon, un des rédacteurs du Peuple : ... Un jeune Russe, qui est tout à fait un grand révolutionnaire et un grand écrivain, Herzen, qui a pu sauver sa fortune des griffes du Tsar, a consenti à nous ouvrir sa bourse... (H.P., p. 85). 23. c Un paiement richement repayé :. (Gœthe : Der Sanger).
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ligue européenne. Supposer que nous ne parvenions pas à nous entendre, c'est supposer que nous n'avons rien de ce qu'il faut pour faire un journal ; c'est supposer que nous ferions mieux de garder le silence..• » 24 • A cette dépêche sévère, je répondis par l'envoi de 24 000 francs et par une longue lettre amicale mais ferme 25• Je lui disais combien j'étais d'accord avec lui en théorie, ajoutant qu'en véritable Scythe je regardais avec plaisir comment ce vieux monde s'~croule, et je pensais que notre vocation est d'en annoncer la fin prochaine. Vos compatriotes sont bien loin de partager ces idées. Moi je ne connais qu'un seul Français libre - c'est vous. Vos révolutionnaires sont des conservateurs. Ils sont chrétiens sans le savoir, monarchistes en combattant la monarchie. Vous avez élevé à ·la hauteur de la science la négation et la révolution, et vous avez dit le premier à la France qu'il n'y a pas de salut dans l'enceinte d'un édifice qui s'écroule, qu'il n'y a rien à sauver de ce qui lui appartient, que ses idées mêmes de liberté et de révolution sont pénétrées de conservatisme et de réaction. En effet, les républicains politiques ne sont que des variations sur un thème constitutionnel, le même que jouent Guizot, Odilon, Barrot et les autres. C'est ce point de vue qu'il conviendrait d'exposer en examinant les derniers événements de l'Europe ; il faut poursuivre la réaction, le catholicisme, le monarchisme, non pas dans le rang de nos ennemis - c'est extrêmement facile - dans notre clan à nous, il faut flétrir la démocratie pour cette solidaité avec le pouvoir. Si nous n'avons pas peur de toucher aux vainqueurs, nous ne craindrons pas, par un faux sentimentalisme, de toucher aux vaincus. J'ai la profonde conviction que si l'on n'assassine pas par la 24. Lettre du 23.VIII. retrouvée par la fille de Proudhon, publiée par R. Labry (H.P., pp. 91-92) et par M. Mervaud (op. cit. pp. 148-149). L'extrait ci-dessus est le texte français original, et non la re-traduction en français de la traduction russe faite par Herzen dans B. i. D. (A.S. Tome X pp. 191-192). 25. Lettre du 27.VIII.l849 publiée pour la première fois dans Littératournoïé Nasledstvo (c Le Patrimoine Littéraire ») par Natalia Efros, en 1955 (N• 62, pp. 402-405). C'est un brouillon. (Cf. Mervaud, op. cit. pp. 149-151.) Dans le texte présent, Herzen se résume. Nous donnons en italiques les passages qui correspondent à la version française originale. Herzen séjourna à Genève, de juin à décembre 1849. Pour cette période importante, se reporter aux Commentaires (13).
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main de l'inquisition de la République n(!tre journal, cela sera la première feuille en Europe... 14 • · J'en suis encore convaincu. Mais comment Proudhon et. inoi avons-nous pu croire que le Gouvernement peu cérémonieuX ·de Bonaparte tolèrerait pareil journal? C'est difficile à expliquer. Proudhon fut content de ma lettre, et le 15 septembre il m'écrivit · de la Conciergerie : 26 .•. Je prévois avec satisfactio11_que nous nous sommes rencontrés dans une pensée è<munup.e. C'est aussi une philosophie des événements accomplis depuis février que j'ai faite sous le titre de Confessions d'un révolutionnaire 21 • Vous n'y trouverez pas sans doute la profondeur et la verve barbaresque à laquelle vos philosophes germains vous ont habitués, mais vous daignerez vous souvenir que j'écris pour... des Français qui malgré leur entrain révolutionnaire sont, il faut l'avouer, fort au-dessous de leur rôle. Si borné que soit mon point de vue, il est encore à cent mille toises au-dessus des pics les plus élevés de notre monde journalistique, académique et littéraire. Dans ce pays de lilliputiens, je puis encore pendant dix ans passer pour un géant. Mes sentiments... sur le prétendu républicanisme... sont tout à fait les vôtres ; je vois avec bonheur que sur ce chapitre nous n'avons rien à nous dire et à nous apprendre. Et vous trouverez dans le personnel de la rédaction ... des hommes faits pour marcher à l'unisson de vos idées. Je pense aussi comme vous que la Révolution n'est désormais plus susceptible d'une direction méthodique, pacifique, à transitions ménagées, telles que les voudrait la pure théorie économique et la philosophie de l'histoire. II nous faudra faire des sauts prodigieux... Cependant je crois que pour notre qualité de publi~ 26. Lettre également publiée dans L.N., no 62, pp. 497-498, comme celle du 23.VIII. Reproduite par le Pr. Mervaud (op. cit. pp. 152-153), elle est écrite de la Conciergerie, où Proudhon '!e trouvait depuis le 28.111, après avoir été incarcéré à Sainte-Pélagie ; de là, il dirigeait son journal et y recevait ses rédacteurs : Darimon, Duchesne, Charles Edmond, etc. Dans le texte ci-dessus, les points remplacent des passages non cités par Herzen. 27. Note de Herzen : A l'époque, moi je publiais Von Andern Ufer. (Publié à Hambourg, en 1850. Parut en russe- S'togo Béréga- à Londres, en 1855, et en français - De l'Autre Rive - seulement en 1870, à Genève.) (N.d.T.)
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cistes, nous devons, en annonçant les catastrophes sociales, ne les jamais présenter comme nécessaires et justes... Sans cela nous nous ferons haïr et persécuter. Or, avant tout il faut vivre ... » Le journal marcha à merveille. Proudhon, depuis sa cellule, dirigeait magistralement son orchestre. Ses articles étaient pleins d'originalité, de flamme et de cette irritation qu'exaspère la prison. Parlant de Napoléon, il écrit dans un article : «Qui êtesvous, Monsieur le Président? Dites : un homme, une femme, un hermaphrodite, un animal ou un poisson ? » Et nous continuions à penser qu'un tel journal pouvait tenir ! Les abonnés étaient peu nombreux, mais la vente dans les rues était importante : de trente à quarante mille exemplaires par jour. Les numéros particulièrement remarquables, par exemple ceux qui contenaient un article de Proudhon, se vendaient plus nombreux encore ; la rédaction en tirait cinquante à soixante mille, et souvent le lendemain les numéros étaient payés un franc au lieu d'un sou 28• Mais malgré tout cela, vers le 1er mars, c'est-à-dire six mois plus tard, non seulement la caisse était-elle vide, mais déjà une partie du cautionnement avait servi à payer les amendes. La fin était inévitable. Proudhon la hâta sérieusement. Voilà comment cela arriva. Un jour, à Sainte-Pélagie, je trouvai chez lui d'AlthonShée 29 et deux rédacteurs. D'Althon-Shée était ce pair de France qui scandalisa Pasquier et effara tous les pairs en répondant de la tribune à la question : «Vous n'êtes donc pas catholique?» - «Non, et pis encore, je ne suis pas du tout chrétien, et j'ignore si je suis déiste ». Il venait dire à Proudhon que les derniers numéros de La Voix du Peuple étaient faibles. Proudhon les examina et se renfrogna 28. Note de Herzen : Ma réponse au discours de Oonoso Cortès fut tiré à quelque 50.000 exemplaires et entièrement vendu, et quand deux ou trois jours plus tard, je demandai quelques exemplaires pour moi, la rédaction dut les racheter chez les libraires. (Donoso-Cortès, Juan, marquis de Valdegamas, homme politique espagnol, avait prononcé à Madrid, à l'Assemblée Législative, un discours où, proclamant la religion catholique comme l'unique salut des peuples contre le socialisme, il présenta Proudhon comme l'incarnation de tous les vices de la civilisation de l'époque. Ce discours eut lieu le 30.111.1850, l'article de Herzen, paru dans La Voix du Peuple du 18.ill.1850.XII, est publié dans A.S., tome VI, pp. 351-359, en russe) (N.d.T.). 29. Edmond de Lignières d'Alton-Shée, comte (1810-1874), royaliste qui adhéra au mouvement révolutionnaire, en février 1848. Lié avec Proudhon.
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de plus en plus ; puis, très en colère, il se tourna vers les rédacteurs: - Qu'est-ce que cela veut dire? Vous profitez de ce que je me trouve en prison pour dormir dans votre bureau. Non, messieurs. Je vais renoncer à toute participation et je publierai mon refus. Je ne veux pas qu'on traîne mon nom dans la boue. Il faudrait être derrière votre dos, surveiller chaque ligne. Le public croit que c'est mon journal. Non! Il faut y mettre fin. Demain je vous enverrai un article pour effacer le mauvais effet de vos barbouillages, et je montrerai comment je conçois l'esprit qui doit être celui de notre organe. Voyant son irritation, on pouvait s'attendre à ce que son article ne fût pas des plus modérés ; mais il surpassa notre attente. Son Vive l'Empereur! fut un dithyrambe d'ironie, une ironie virulente, effrayante. En plus d'un procès qu'il lui intenta, le Gouvernement se vengea de Proudhon à sa façon 30 • On le transféra dans une cellule détestable, bien pire que la précédente ; on occulta la moitié de la fenêtre avec des planches, pour qu'il ne pût voir que le ciel, on interdit toute visite et on posta devant sa porte une sentinelle particulière. Et ces mesures, qui eussent été indécentes s'il s'était agi de corriger un polisson de seize ans, furent appliquées voici sept ans à l'un des plus grands penseurs de notre siècle ! Les hommes ne sont pas devenus plu:s intelligents depuis le temps de Socrate et celui de Galilée, mais sont plus mesquins. Du reste, cet irrespect envers le génie est un phénomène nouveau qui s'est manifesté au cours de la dernière décennie. Depuis la Renaissance, le talent était devenu u:ne sorte de protection : ni Spinoza, ni Lessing ne furent jetés dans une chambre obscure ou « mis au coin » ; des hommes comme eux sont parfois persécutés et assassinés, mais non humiliés par des mesquineries ; on les envoie à l'échafaud, mais pas dans une maison de force. La France bourgeoise et impériale aime l'égalité. Bien que persécuté, Proudhon tira encore sur ses chaînes, fit encore l'effort de publier La Voix du Peuple, en 1850. Mais cette expérience fut aussitôt étouffée 31 • Mon cautionnement fut saisi 30. Herzen fait erreur : il n'y eut pas de procès, car Proudhon adapta une attitude conciliante et fit des concessions, tant dans Le Peuple (le 19 fév. 1849), que dans une lettre au Préfet de Police Carlier (21 février), s'engageant à ne plus écrire contre la politique du Gouvernement (M. Mervaud et A.S.). 31. Il s'agit non de La Voix du Peuple, mais du journal Le Peuple, qui le remplaça le 1er juin 1850, et cessa d'exister le 1er octobre.
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jusqu'au dernier sou. Le seul homme en France qui eût encore quelque chose à dire fut contraint au silence. La dernière fois que je vis Proudhon, ce fut à Sainte-Pélagie 32 • On m'expulsait de France, il lui restait encore deux années d'emprisonnement. Nos adieux furent tristes. Il ne nous restait pas l'ombre d'un espoir dans un proche avenir. Proudhon, replié sur lui-même, se taisait. La colère bouillonnait en moi. Tous deux nous avions bien des pensées en tête, mais aucune envie de parler. J'ai beaucoup entendu parler de sa dureté, de sa rudesse, de son intolérance, mais je n'ai rien éprouvé de tel, personnellement. Ce que les gens mous appellent ·rudesse, ce sont les muscles solides du lutteur. Son front sévère ne reflétait que le puissant travail de sa pensée ; irrité, il faisait penser à Luther furieux ou à Cromwell raillant le Parlement Croupion. Sachant que je le comprenais, et que peu de gens en faisaient autant, il y attachait du prix. Il savait qu'on le tenait pour un homme peu expansif, et ayant appris par Michelet le malheur advenu à ma mère et à Kolia 33, il m'écrivit, de Sainte-Pélagie, entre autres choses: « Faut-il que le sort vous frappe aussi par ce côté-là? Je ne puis me remettre de cette circonstance .épouvantable. Je vous aime et vous porte profondément là, sous ce sein qui pour tant d'autres semble de pierre 34• Depuis lors, je ne l'ai pas revu 35• En 1851, quand, grâce à Léon Faucher, je me rendis à Paris pour quelques jours, il avait été expédié dans une prison centrale. Un an plus tard, je passai 32. On ignore la date de cette rencontre, mais elle ne put avoir lieu qu'entre le ter juin 1850 (date à laquelle Proudhon fut transféré de la prison de Doullens, Somme) et le 20 juin (date à laquelle Herzen quitta Paris pour Nice). Proudhon ne fut pas réincarcéré à Sainte-Pélagie, mais à la Conciergerie. 33. La mère de Herzen et son fils Kolia périrent dans le naufrage du bateau de plaisance La Ville de Grasse, au large des îles de Lérins, comme on le verra plus bas, au chapitre « Oceano Nox ». 34. Souligné par Herzen, dans la traduction russe (très approximative) qu'il donne ici du passage de la lettre de Proudhon, datée du 27 novembre 1851. Cette lettre, retrouvée à Lausanne par Natalie Herzen («Tata») et Roditchev, a été publiée par Labry (H.P., pp. 122-124) et M. Mervaud (op. cit. pp. 153-155). La traduction russe de la lettre entière, faite par Herzen, se trouve dans A.S., tome VI, pp. 536-538. Voici le texte français exact du passage cité ci-dessus : ...Il faut que le malheur nous poursuive dans nos amours de fils et de pères... Vous pouvez juger si j'ai été sensible à votre épouvantable malheur... Herzen, Bakounine, Edmond, je vous aime! Vous êtes là, sous ce sein qui pour tant d'autres semble être de marbre!... 35. Note de Herzen : Après avoir écrit cela, je l'ai revu à Bruxelles.
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par Paris clandestinement, mais Proudhon se soignait à Besançon 36 • Proudhon divague sur un point précis, et là il est incorrigible, là est la limite de sa personnalité et, comme il en va toujours, au-delà, il devient conservateur et homme de tradition. Je me réfère à ses vues sur la vie de famille et sur la signification de la femme en général. « Quel heureux homme, notre ami X... me disait-il en plaisantant. Sa femme n'est pas assez bête pour ne pas savoir préparer un bon pot-au-feu, et pas assez intelligente pour discuter ses articles. Il n'en faut pas plus pour le bonheur chez soi. » Dans cette boutade Proudhon exprimait en riant le fondement réel de ses idées sur la femme. Ses vues sur les relations familiales sont grossières et réactionnaires, mais elles expriment non pas l'élément petit-bourgeois du citadin, mais plutôt le sentiment obstiné du pater familias rural, qui considère fièrement sa femme comme une travailleuse soumise et lui-même comme l'autocratique chef du foyer. Environ dix-huit mois après que j'eus écrit ceci, Proudhon fit paraître sa grande œuvre : De la Justice dans la R~volution et dans l'Eglise. Ce livre, pour lequel la France rétrograde le condamna derechef à trois ans de prison :n, je le lus attentivement et refermai le troisième tome, accablé par de sombres pensées. Pénible, pénible époque! Son air méphitique brouille l'esprit des plus forts ... Et ce « farouche lutteur » n'y a pas résisté. Il a flanché. Dans son dernier ouvrage je perçois sa puissante dialectique, sa même envolée, mais elle le conduit à présent à des résultats préconçus ; déjà, au sens plein, elle n'est plus libre. Vers la fin de son livre, je guettais Proudhon comme Kent guettait le roi Lear, espérant le moment où il retrouverait la raison ; mais il délirait de plus en plus : c'étaient les mêmes accès d'intolérance, les mêmes discours effrénés que chez Lear, et là aussi every inch révèle le talent mais ... un talent «fêlé». Et il court avec un 36. Faucher Léon, ministre de l'Intérieur. Une prison centrale : ·confusion avec le séjour à Doullens. Proudhon était à la Conciergerie quand Herzen revint à Paris, du 8 au 25 juin 1851. Passage clandestin à Paris : du 15 au 23.VIII.l852. (Chronique Il.) 37. De la justice... parut en 1858, fut confisqué, et Proudhon jugé et condamné pour offense au clergé et insulte à la religion. Il émigra de nouveau en Belgique et y demeura jusqu'en 1862. (Il mourut en 1865.)
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cadavre, non celui de sa fille, mais de sa mère, qu'il croit vivante! 38 La pensée latine, religieuse dans sa négation même, superstitieuse dans son doute, rejetant certaines autorités au nom d'autres, s'est rarement enfoncée plus loin, plus profondément dans la medias res de la réalité, s'est rarement, comme dans cet ouvrage, débarrassée avec tant de hardiesse et de justesse dialectique de toutes ses entraves. Elle y récuse non seulement le dualisme grossier de la religion, mais aussi le dualisme subtil de la philosophie; elle s'est débarrassée non seulement des fantômes célestes, mais aussi des fantômes terrestres ; elle a passé par-dessus l'apothéose sentimentale de l'humanité, par-dessus le fatalisme du progrès, elle ne connaît pas les sempiternelles litanies de la fraternité, de la démocratie et du progrès, si piteusement lassantes au sein des dissensions et des violences. Proudhon a sacrifié à la compréhension de la Révolution ses idoles et son langage, et a transféré la morale sur le seul terrain réel : le cœur de l'homme qui ne reconnaît que la seule raison, et nulle idole « sinon elle ». Et après tout cela, ce grand iconoclaste a eu peur de la nature libérée de l'homme, parce que l'ayant libérée dans l'abstrait, il est retombé dans la métaphysique et lui a prêté une liberté fictive ; il n'a pas su la maîtriser et l'a immolée au dieu inhumain et froid de la justice, au dieu de l'équilibre, de la quiétude, du repos, au dieu des Brahmanes qui cherchent à perdre tout ce qui leur est personnel, à se dissoudre, à s'endormir dans le monde sans fin du néant. Sur l'autel vide est posée une balance. Ce seront les nouvelles fourches caudines de l'humanité. La « justice » à laquelle il aspire n'est même pas l'harmonie artistique de la République de Platon, l'élégant équilibre des passions et des sacrifices. Le tribun gaulois n'emprunte rien à la Grèce « anarchique et frivole ». Stoïquement, il foule aux pieds ses sentiments personnels, et ne cherche pas à les accorder au service de la famille et de la communauté. Sa personnalité « libre » est une sentinelle, un ouvrier sans retraite : elle servira et montera la garde jusqu'à ce que la mort la relève. Elle doit anéantir en elle toute passion personnelle, tout ce qui est extérieur au devoir, parce qu'elle n'est pas elle-même : son sens, son essence, sont en dehors d'elle; elle est l'organe de la justice; elle est prédestinée, 38. Note de Herzen : J'ai modifié en partie mon opinion sur cette œuvre de Proudhon. (1866).
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comme la Vierge Marie, à porter l'Idée dans la souffrance, et à la mettre au monde pour le salut de l'Etat. La famille, première cellule de la société, premier berceau de la justice, est condamnée à un labeur éternel et désespéré. Elle doit servir d'autel purificateur à tout ce qui est personnel ; en elle doivent être extirpées les passions. L'austère famille romaine dans un atelier moderne, tel est l'idéal de Proudhon. Le christianisme a trop amolli la vie de famille : il a préféré Marie à Marthe, la rêveuse à la ménagère ; il a pardonné à la pécheresse et a tendu la main à la femme repentie, parce qu'elle avait beaucoup aimé. Et ce n'est pas tout : le christanisme place l'individu beaucoup plus haut que ses relations familiales. Il a dit au fils : « Quitte ton père et ta mère et suis-moi», à ce fils qu'il faut, au nom de l'incarnation de la justice, remettre dans le carcan de l'infrangible autorité paternelle, et qui ne peut avoir de volonté du vivant de son père, surtout pour le choix d'une épouse. Il faut qu'il s'endurcisse dans l'esclavage, afin de devenir à son tour le tyran de ses enfants, engendrés sans amour, par devoir, pour perpétuer la famille. Dans cette famille, le mariage sera indissoluble, mais en revanche, froid comme glace. Somme toute, le mariage est une victoire sur l'amour : moins il y a d'amour entre l'épouse-cuisinière et le mari-travailleur, mieux c'est. Et ce sont ces épouvantails, vieux et usés, de l'hégélianisme de droite qu'il m'a été donné de retrouver sous la plume de Proudhon ! 39 Le sentiment est banni, tout est figé, les couleurs ont disparu, il n'est resté que le labeur épuisant, morne, désespérant du prolétariat contemporain, labeur dont en tout cas était libérée la famille aristocratique de la Rome antique, fondée sur l'esclavage. II n'y a plus ni la poésie de l'Eglise, ni le délire de la foi, ni l'espérance du paradis. « On n'écrira plus de vers ~. nous assure Proudhon. En revanche, le travail «augmentera~. On peut certes sacrifier le bercement de la religion à la liberté de l'individu, à l'initiative de ses actions, à son indépendance, mais tout sacrifier à l'incarnation de l'idée de justice - quelle sottise ! 39. Herzen écrivait, le 4 juin 1858, à Malwida von Meysenbug : ... le lis maintenant le troisième volume de Proudhon - eh bien, ma fatalité s'accomplit sur lui aussi, tout sacrifier pour la vérité. L'homme qui a pu écrire un volume (200 pages et plus) d'ignominies catholico-romaines contre les femmes, n'est pas un homme libre. C'est surprenant. (A.S., tome XXVI, p. 182.) Le malentendu entre Herzen et Proudhon sur la question féminine comme sur la question économique, et celle des nationalités, de la Pologne, etc. a été étudié par M. Mervaud, op. cit., entre autres pp .. 128-139. V. Commentaires (15).
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L'homme est condamné au travail, il doit travailler jusqu'à ce que ses bras retombent. Le fils retirera des mains froides du père le rabot ou le marteau et poursuivra l'éternel labeur.. Mais que se passera-t-il si, parmi Jes fils, il s'en trouve un, plus intelligent, qui déposera son ciseau et demandera : - Pourquoi donc nous échinons-nous ainsi ? - Pour le triomphe de la justice, lui dira Proudhon. Et le nouveau Caïn lui répliquera : - Et qui m'a chargé du triomphe de la justice ? - Comment ça, qui ? Est-ce que toute ta vocation, ta vie entière, ne sont pas l'incarnation de la justice ? - Qui nous a imposé ce but? rétorquera alors Caïn. C'est trop vieux, il n'y a pas de Dieu, mais restent les Commandements. La justice n'est pas ma vocation, travailler n'est pas un devoir mais une nécessité ; pour moi, la famille n'est nullement un carcan pour la vie, mais le cadre de mon existence et de mon développement. Vous voulez me maintenir en esclavage, et moi je me révolte contre vous, contre votre balance, comme vous vous êtes révolté toute votre vie contre le capital, les baïonnettes, l'Eglise, comme tous les révolutionnaires français se sont révoltés contre la tradition féodale et catholique. Ou si vous croyez qu'après la prise de la Bastille, après la Terreur, après la guerre et la famine, après le Roi-bourgeois et la République bourgeoise, je vais vous croire quand vous me dites que Roméo n'avait pas le droit d'aimer Juliette parce que ces vieux imbéciles de Montaigus et de Capulets poursuivaient leur querelle séculaire ? Ou que moi, pas plus à trente qu'à quarante ans, je ne puis me choisir une compagne sans l'autorisation de mon père, ou que la femme adultère doit être lapidée, déshonorée ? Mais pour qui me prenez-vous, avec votre justice ? Et nous, de notre côté, dialectiquement, nous ajouterions, pour soutenir Caïn, que tou:te la conception de but est, chez Proudhon, tout à fait inconséquente. La téléologie est aussi théologie, c'est la République de Février, c'est-à-dire encore la monarchie de Juillet, mais sans Louis-Philippe. Quelle différence, dès lors, entre l'opportunité prédéterminée et la providence? 40 Après avoir émancipé la nature humaine au-delà du possible, Proudhon a pris peur en regardant ses contemporains, et pour que 40. Note de Herzen : Proudhon lui-même a dit plus à la préméditation, que la logique des faits.
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Rien ne ressemble
ces forçats munis d'un ticket of leave 41 ne fassent pas de bêtises, il les prend au piège de la famille romaine. Par les portes. ouvertes de l'atrium restauré, sans lares ni pénates, on voit non plus l'anarchie, la destruction de l'autorité, de l'Etat, mais un ordre sévèrement hiérarchisé, centralisé, se mêlant des affaires familiales, de l'héritage, et de la privation d'héritage comme punition ; et voici tous les vieux vices romains qui guettent à travers les fentes, avec leurs yeux morts de statues. La famille antique implique normalement l'ancienne conception de la patrie, avec son patriotisme jaloux, cette vertu féroce qui a fait verser dix fois plus de sang que tous les vices réunis. L'homme esclave de la famille, redevient esclave du sol. Ses mouvements sont tracés d'avance. Ses racines plongent dans son champ ; c'est seulement là qu'il est ce qu'il est : « Un Français qui vit en Russie, dit Proudhon, est un Russe, pas un Français.:. Plus de colonies, plus de factories à l'étranger; que chacun vive chez soi... « La Hollande ne périra point, déclara Guillaume d'Orange en une heure terrible. Elle montera à bord des vaisseaux et partira vers quelque Asie, et ici nous romprons les digues. » Tels sont les peuples libres. Ainsi en va-t-il pour les Anglais : dès qu'on commence à les opprimer, ils voguent au-delà des océans, et là-bas ils fondent une Angleterre jeune et plus libre. Or, nul ne pourrait dire que les Anglais n'aiment pas leur patrie ou qu'ils n'ont pas le sentiment national ! Naviguant de tous côtés, l'Angleterre a peuplé la moitié du monde, alors que la France, pauvre en sève, a perdu certaines de ses colonies et ne sait que faire des autres. Elle n'en a pas besoin. La France est contente d'elle et adhère de plus en plus à son centre, et le centre à son maître. Quelle indépendance peut-il y avoir dans un pays pareil ? D'autre part, comment abandonner la France, la belle France? 42 » N'est-elle pas aujourd'hui encore le pays le plus libre du monde? Est-ce que sa langue n'est pas supérieure aux autres, sa littérature, la meilleure ? Est-ce que son vers syllabique n'est pas plus sonore que l'héxamètre grec ? » De plus, son génie universel assimile tant la pensée que l'œuvre de tous les temps et tous les pays : Shakespeare et Kant, Goethe et Hegel, ne sont-ils pas chez eux en France? Mieux : Proudhon oublie que 41. Certificat de libération avant terme. 42. En français.
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la France les a réformés et travestis comme les hobereaux habillent leurs paysans quand ils les transforment en domestiques. Proudhon conclut son livre par une prière catholique, adaptée au socialisme. Il n'a eu qu'à séculariser quelques phrases du langage ecclésiastique et les coiffer du bonnet phrygien en guise de capuche monacale pour que la prière des évêques « byzantins » convienne en tous points à l'évêque du socialisme! Quel chaos ! Proudhon, en se libérant de tout sauf de la raison, a voulu demeurer non seulement un époux français dans le genre de Barbe-Bleue, mais également un nationaliste français avec son chauvinisme littéraire et sa puissance paternelle illimitée. C'est pourquoi, après la pensée robuste et vigoureuse d'un homme libre, on perçoit la voix d'un vieillard farouche dictant son testament et cherchant désormais à conserver pour ses enfants la bâtisse vétuste, qu'il a passé sa vie à miner. Le monde latin n'aime pas la liberté, il n'aime que la briguer. Parfois il trouve des forces pour la libération, mais jamais pour la libert~. N'est-il pas triste de constater que des hommes tels que Auguste Comte et Proudhon établissent en fin de compte, l'un une espèce de hiérarchie de mandarins 43, l'autre, une famille de forçats et l'apothéose d'un inhumain pereat mundus, fiat justitia!
43. Sans doute Herzen se réfère-t-il à la « religion positive » d'Auguste Comte, avec son « catéchisme,. et sa hiérarchie « religieuse», soumise au c grand prêtre » - Auguste Comte lui-même.
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ECLAIRCISSEMENT
L'inter-chapitre qui va suivre a paru pour la première fois dans l'édition de Genève de « Byloïé i Doumy», en 1867. Herzen en fit une traduction en français, on ignore à quelle date, ni dans quelle intention ; on l'a retrouvée dans les « manuscrits de Prague», conservés aujourd'hui aux Archives Nationales Centrales de Littérature et d'Art, à Moscou. Elle est publiée au Tome X (pp. 390-398) de l'édition académique des Œuvres d'Alexandre Herzen. Comme aux tomes 1 et II de la présente traduction, nous avons jugé intéressant de faire connaître aux lecteurs français les traductions faites par l'Auteur lui-m~me, chaque fois que l'occasion s'en présentait, et sans rien changer ni à quelques erreurs de vocabulaire ou de syntaxe, ni à la présentation. « Dans la Cinquième partie (et là réside la particularité de sa construction) les réflexions directes de l'Auteur, habituelles à Herzen, non seulement pénètrent le texte entier, mais sont mises en relief dans de petits chapitres isolés (hors de la numérotation normale des chapitres) ; les grands thèmes de Byloïé i Doumy y prennent une singulière densité ... » écrit Lydia Guinzbourg, dans sa remarquable monographie : Byloïé i Doumy Guertzéna (1957). « Méditation sur les Problèmes effleurés » est le dernier de ces «intermèdes philosophiques». On y discerne le compMment du
chapitre sur Proudhon, et comme le résumé des réflexions continues de Herzen sur la situation et le sort de la femme dans la société, réflexions qui depuis longtemps l'obsèdent, dans son Journal intime, dans son roman, «A qui la Faute?» dans son article, « A propos d'un certain Drame ». On peut aussi y voir comme un prélude au «Drame de Famille», dont ne le sépare plus que le chapitre XLII, qui clôt, dans cette Cinquième partie, la section que Herzen avait intitulée, dans une variante : OUTSIDE. Aussitôt après, commence l'histoire intime : INSIDE, ~me si pour Alexandre Ivanovitch Herzen, au travers de toute son œuvre, le public et le privé sont indissolubles..•
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MEDITATION SUR DES PROBLEMES EFFLEURES
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...D'un côté la famille, irrévocablement soudée, nvee, fermée à perpétuité - tel·le que Proudhon l'a rêvée, le mariage indissoluble de l'Eglise, le pouvoir du pater familias romain - illimité... la famille absorbante, dans laquelle les individus, sauf un seul - sont victimes pour un but commun ; le mariage consacrant l'inaltérabilité des sentiments, l'éternelle inviolabilité d'un pacte... De l'autre, les nouvelles doctrines dans lesquelles les liens du mariage et de la famille sont déliés, l'irrésistible puissance des passions - reconnue comme ayant droit, l'indépendance du passé admise et partant de la facultative des engagements. D'un côté la femme - traînée au pilori, presque lapidée pour ce qu'on appelle la trahison - sans approfondir les causes. De l'autre - la jalousie même mise hors la loi - comme un sentiment égoïste, maladif, propriétariste, romantique qui altère et empoisonne les notions simples et naturelles. Où est la vérité ? Au moins la diagonale. Il y a déjà vingt-trois ans que je cherche un chemin pour sortir de ces contradictions, et c'est encore en 1843 que je tâchais pour la première fois à m'orienter dans ces ténèbres. 1 Nous sommes très courageux dans la négation et toujours prêts à jeter à l'eau chaque idole. Mais les idoles de la famille et de la vie domestique sont waterproof et reviennent toujours à la surface. Ils n'ont pas de sens quelquefois - mais ils ont la vie dure; les armes que l'on a employées contre eux - glissèrent sur leur écaille, les renversèrent, les abasourdirent mais ne les tuèrent pas. 1. Note de Herzen : Byloïé i Do.umy, tome III, «A propos d'un certain drame. » (Il fait allusion à un article écrit en octobre 1842 et paru d'abord dans la revue Otetchestvennié Zapisski (Les Annales de la Patrie), n• 8, 1843, puis dans le troisième volume de la première édition de B. i. D., parue à Londres, en 1862. N.d.T.) Se trouve dans A.S., tome II, pp. 49-72 (N.d.T.)
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1alousie... Fidélité... Pureté... Innocence... Trahison... Sombres puissances, verbes terribles au nom desquels coulèrent des torrents de sang, des torrents de larmes... Ces mots nous font frémir comme le souvenir de l'inquisition, de la torture, de la peste - et ils sont suspendus sur notre tête comme le glaive de Damoclès - et c'est sous ce glaive qu'a toujours vécu et vit encore la famille. n n'est pas facile de les mettre à la porte par des négations injurieuses. lls restent derrière le coin et sommeillent - tout prêts d'accourir à la première alarme - et dévorer tout - tout ce qui est près - tout ce qui est loin... anéantir nous-mêmes. La bonne intention d'éteindre à fond ces incendies - à ce qu'il paraît n'est pas possible, il faut peut-être se résigner à diriger le feu d'une manière humaine, à le dompter et dominer. On ne peut également ni finir avec les passions par la logique, ni les faire acquitter par les tribunaux. Les passions sont des faits et non des dogmes - on peut sévir contre elles, mais non déraciner. La jalousie, plus encore, jouissait des droits exceptionnels. Au lieu de frein et de résistance - elle ne trouvait qu'encouragements ·et sympathie. Par sa propre force - passion violente, ardente - au lieu d'être domptée, elle était poussée en avant par le chœur. La doctrine chrétienne - qui à force de mépris et de haine pour le corps met si haut tout ce qui est chamel, le culte aristocratique de la race, de la pureté du sang- développèrent jusqu'au monstrueux la notion de la suprême offense, de la tache irréparable. La jalousie reçut en main le jus gladii, le droit de juger dans sa propre cause et de se venger. Elle devint un devoir de l'honneur, presque une vertu. Tout cela ne peut soutenir la moindre critique - mais ce qui est très important - en dehors de cela il reste toujours quelque chose de réel, un sentiment de douleur, de malheur, sentiment élémentaire - comme l'amour même, faisant face à toute négation - irréductible, invincible. Nous voilà encore une fois devant les fourches Caudines des antinomies. Le vrai et le faux sont de deux côtés. Un entwederoder 2 courageux n'avance en rien la question. Au moment où l'on croit avoir fini d'un de deux termes - par la négation ... il réapparaît d'un autre côté, comme la nouvelle lune après le dernier quart. 2. c Ou bien, ou bien ... ~
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Hegel faisait absorber les antinomies dans l'esprit absolu... Proudhon - dans l'idée de la justice. L'absolu est un dogme philosophique, la justice peut sévir, condamner - mais n'a réellement pas de prise sur les passions. La passion est par sa nature injuste, partielle. La justice fait abstraction des individualités, elle est unipersonnelle - la passion est par excellence individuelle, partielle. Radicalement anéantir la jalousie veut dire en même temps l'anéantissement de l'attachement personnel - en mettant à sa place un attachement pour le sexe. Mais ce n'est que l'individuel, que le personnel qui nous plaît, qui nous entraîne, qui donne le coloris, le son, le sens, la passion. Notre lyrisme est un lyrisme personnel, notre bonheur et malheur sont personnels. Le doctrinarisme avec toute sa logique - nous relève aussi peu de nos peines - comme les « consolations » des Romains avec toute leur rhétorique. n est impossible d'essuyer les larmes de tristesse près du cercueil et les larmes - emprisonnées - de la jalousie - heureusement il n'y aura besoin de le faire. A quoi on peut parvenir - et à quoi on doit parvenir - c'est que ces larmes coulent humainement - purifiées de l'intolérance d'un moine, de la férocité d'un animal carnassier, de la rage d'un propriétaire volé qui se venge. (16)
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Réduire le rapport de l'homme et de la femme à une rencontre fugitive, momentanée, sans trace - est, il nous semble, au même degré impossible que de river un homme et une femme jusqu'à la tombe dans un mariage indissoluble. Les deux cas peuvent se rencontrer dans les extrémités des relations sexuelles et matrimoniales - comme des cas particuliers, comme des exceptions - mais non comme norme. Le rapport de hasard cessera ou tendra à une liaison plus durable, le mariage indissoluble - à l'émancipation d'un devoir sans fin, à l'affranchissement d'une chaîne, peut-être volontairement acceptée - mais toujours une chaîne. La vie protestait constamment contre ces deux extrêmes. L'indissolubilité du mariage a été acceptée hypocritement ou sans s'en rendre compte. Une rencontre de hasard n'avait jamais d'investiture - on la cachait - comme on se vantait du ma-
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riage. Tous les efforts pour réglementer officiellement les maisons publiques - scandalisèrent l'opinion publique, le sens moral nonobstant leur caractère de restriction. On voit dans la réglementation même une reconnaissance. L'homme sain fuit également le cloître et le haras, la stérile abstinence du moine et l'amour stérile des courtisanes. Pour le christianisme plein de contradictions entre le dogme et la pratique - le mariage est une concession, une faiblesse. Le christianisme tolère le mariage comme la société tolère le concubinat. Le prêtre est élevé au célibat à perpétuité, - en récompense de sa victoire sur la nature humaine. Rien d'étonnant que le mariage chrétien est sombre et triste, il restaure l'inégalité contre laquelle injuste et accablant prêche l'évangile et rend la femme esclave de son mari. La femme est sacrifiée par rancune, l'amour (détesté par l'Eglise) puni en elle, elle est sacrifiée par principe. - Sortant de l'église l'amour devient de trop, il cède la place au devoir. Du sentiment le plus lumineux, le plus plein de bien-être - le christianisme fait une souffrance, une douleur, un péché, une maladie. Le genre humain devait périr - ou être inconséquent. La vie ne cessait de protester. Elle protestait non seulement par des faits - reniés par le repentir et le remords - mais par la sympathie et la réhabilitation. Cette protestation commença au plus fort du catholicisme et de la féodalité. Rappelez-vous l'existence sombre de ces temps poétisés de la chevalerie ? - Un mari terrible, Raoul Barbe-Bleue, armé jusqu'aux dents, jaloux, sans pitié, à côté d'un moine aux pieds nus, fou par fanatisme, prêt à venger sur les autres ses privations, sa lutte inutile - des écuyers, des geôliers, des bourreaux... et quelque part dans un donjon ou une tourelle, dans une cave ou une oubliette - une jeune femme en larmes, le désespoir dans le cœur, un page enchaîné ... et pas une âme qui s'en inquiète. Tout est inexorable dans ce monde, partout la force, l'arbitraire, le sang, l'esprit borné... et les sons nasillards d'une prière latine. Mais derrière le dos du moine, du confesseur, du geôlier complices du mari - sentinelles féroces de l'honneur du mariage, en compagnie avec les frères et les oncles de l'époux et de l'épouse ... se forme la légende populaire, retentit la complainte - et s'en va d'un village à l'autre, d'un château à l'autre... avec le troubadour ou le Minnesinger chantant les malheurs de la femme... la complainte est toujours pour elle. Le tribunal
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sévit - la chanson maudit le mariage sans amour. Elle prend cause et fait pour le page amoureux, pour la femme aimante, pour la fille opprimée - non par des raisonnements, mais par prière laïque du peuple, l'autre issue dans sa vie de misère, de travail, de faim, d'angoisse. Les jours de fête après les litanies à la Vierge - on pleurait les complaintes pour la malheureuse femme, que l'on n'attachait pas au pilori mais pour laquelle on priait - et que l'on recommandait à la protection et aide de la ~ater dolorosa. Des chansons et complaintes - la protestation s'accrut peu à peu en roman et drame. Dans le drame elle devient force. L'amour offensé, refoulé, les noirs mystères de la vie de famille - ont acquis leur tribune, leur tribunal, leurs jurés. Les jurés du parterre et des loges acquittaient toujours les personnes et accusaient les institutions ... Bientôt le monde commençant à se séculariser, soutenant le mariage - cède. Le mariage perd en partie son caractère religieux et acquiert une nouvelle force policière et administrative. Le mariage chrétien ne pouvait se justifier que par l'intervention d'une force divine - il y avait une logique en cela, logique folle... mais conséquente. Le fonctionnaire de l'Etat qui met son écharpe tricolore ·et vous marie le code en main - est plus absurde que ne l'est le prêtre officiant dans son costume sacerdotal, entouré de bougies, d'encens, de musique. Le premier consul Bonaparte lui-même - l'homme le plus prosaïquement bourgeois par rapport à l'amour, à la famille - s'était aperçu que le mariage dans une maison de police était par trop piètre et demandait à Cambacérès d'ajouter quelques phrases obligatoires aux paroles du maire, quelque chose de relatif « au devoir de la femme de rester fidèle à son mari » (du mari pas un mot) - de lui obéir, etc. Dès que le mariage sort des domaines de l'église, il devient un expédient, une simple mesure d'ordre public. C'est aussi de ce point de vue que l'on envisage les nouveaux Barbe-Bleue législateurs et notaires - rasés et poudrés, en perruques d'avocats, en soutane de juge - prêtres du Code Civil et apôtres de la Chambre des Députés. Le mariage civil n'est au fond qu'une mesure économique, l'émancipation de l'Etat de la lourde charge d'éducation - et l'asservissement renforcé de l'homme à la propriété. Le mariage sans l'intervention de l'Eglise devient un engagement pur et simple, engagement à vie de deux individus qui se livrent mutuellement. Le législateur ne s'inquiète pas de leurs croyances, 95
de leur foi, il n'exige que la fidélité au contrat et s'il est rompu - il trouvera des moyens pour le punir. Et pourquoi pas ? En Angleterre, dans ce pays classique du droit individuel - on emploie des punitions inhumaines contre de pauvres enfants de seize ans - enrôlés entre deux verres de gin par un vieux débauché de soldat - un mucker de caserne - au profit d'un régiment de Sa Majesté. - Pourquoi donc ne pas punir par l'opprobre, la honte, la ruine, la petite fille qui déserte - après s'être engagée, sans bien savoir ce qu'elle fait, à aimer à perpétuité un homme qu'elle a à peine connu - plus encore, on la livre à son ennemi, à son propriétaire, comme le déserteur à son lupanar de sang - le régiment ; lui, il saura de son côté la punir pour avoir oublié que les mariages comme les season-tickets 3 ne sont pas transférables. Les «Barbe-Bleue» rasés trouvèrent aussi leurs troubadours et romanistes 4 • Contre le mariage contrat indissoluble s'élève bientôt le dogme psychiatrique, physiologique, le dogme de la puissance absolue de la passion et de l'incompétence de l'homme à lutter contre elle. Les esclaves à peine émancipés du mariage se font serfs volontaires de l'amour libre ... de cette puissance sans contrôle - et contre laquelle toutes les armes sont faibles. Tout contrôle de l'intelligence est éludé - elle n'a rien à y voir, toute domination de soi-même - déclarée nulle ou impossible. L'asservissement de l'homme à des puissances fatales, insoumises à lui - est l'œuvre toute contraire de l'émancipation de l'homme dans la raison, de l'éducation de l'homme et de son caractère - but vers lequel doit tendre toute doctrine sociale. Les puissances fictives - si les hommes les acceptent pour réelles - en ont toute l'intensité et toute la force - et cela parce que le fond, le substratum que l'homme donne ou apporte est le même. Un homme qui craint les revenants et celui qui craint un chien enragé - ont la même crainte et les deux peuvent mourir par la frayeur. La différence consiste en cela que dans un de ces cas il y a une possibilité de prouver que le danger est fictif - tandis que c'est impossible dans l'autre. Moi je nie complètement la place royale que l'on donne à l'amour. Je nie sa puissance souveraine et illimitée, je proteste de toutes mes forces contre l'infaillibilité des passions, contre 3. Abonnements pour la saison. 4. Romanciers.
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l'éternel acquittement de tous les faits par des entrainements au-dessus des forces de l'homme. Nous nous sommes émancipés de tous les jougs ; de Dieu et du diable, du droit romain et du droit criminel, nous avons proclamé la raison - comme seul guide et régulateur de notre conduite - et tout cela pour nous prosterner aux pieds d'Omphale comme Hercule et nous endormir sur les genoux de Dalila en perdant toute la force acquise... Et la femme... est-ce que vraiment elle a passionnément cherché son affranchissement de l'autorité de la famille, de la tutelle éternelle, de la tyrannie du père, du mari, du frère... cherché ses droits au travail, à la science, à une position sociale - pour recommencer une existence de roucoulement d'une colombe et de dépendre d'une dizaine de Léone Léoni 5 - au lieu d'un seul ?... Oui, c'est la femme que je plains le plus, le Moloch de l'amour la perd plus irrévocablement. Elle croit en lui beaucoup plus et elle souffre plus. Elle est plus concentrée sur son rapport sexuel que l'homme, elle est plus réduite à l'amour. On lui tou(me) plus l'esprit qu'à nous et on lui diver(tit) moins la raison. C'est la femme que je plains le (plus). 6
-III-
En général, la femme est loin d'être fautive de ses préjugés et de ses exagérations - qui donc a sérieusement pensé de détruire, de déraciner dans l'éducation même de la femme les funestes préjugés qui se transmettent de génération en génération ? lls sont quelquefois brisés par la vie, par les rencontres, mais le plus souvent c'est le cœur qui se brise et non le préjugéquelquefois les deux à la fois. Les hommes tournent ces questions ardues comme les vieilles femmes et les enfants tournent les cimetières et les maudits endroits où se produisent des crimes de sang. Les uns ont peur des esprits noirs et impurs, les autres - de la clarté et de la pure vérité. L'unité manque totalement dans notre manière d'envisager les rapports des deux sexes - c'est le même désordre, le même S. Héros du roman de George Sand : Leone Leoni. 6. Manuscrit abimé en cet endroit. (A.S.)
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dualisme que nous importons de nos théories vagues dans toutes les sphères pratiques de la vie. L'éternelle tentation de concorder, qui a pour point de d'amalgamer la moralité chrétienne, départ le mépris du corps, du terrestre, du temporel, qui a pour but de vaincre, de fou1er aux pieds la chair, pour parvenir d l'autre monde - avec notre moralité terrestre, réaliste, moralité exclusivement de ce monde. D'ennui et de dépit parce que cela ne va pas, et pour ne pas trop se tourmenter, - on garde ordinairement - au choix et au goût - ce qui nous plat"t de la doctrine religieuse et on laisse de côté ce qui gêne trop ou n'a pas l'avantage de nous plaire. Les hommes qui ne mangent pas maigre les journées de Carême fêtent avec ferveur les ·fêtes de Pâques, de Noël. Est-ce que le temps n'est pas arrivé d'avoir un peu plus de courage, de conséquence, de franchise et d'harmonie dans notre conduite ? Que celui qui respecte la loi- reste sous la loi- sans l'étreindre par caprice. Mais aussi que celui qui ne la reconnaît pas - qu'il le dise le front haut, qu'il ne soit pas un fuyard qui craint la persécution, mais homme libre, le verbe haut. Apporter cette manière de voir dans la vie privée est extrêmement difficile et presque insurmontable pour la femme. Les femmes sont beaucoup plus profondément trompées par l'éducation que nous ne le sommes et connaissent beaucoup moins la vie - et voilà la raison qu'elles s'émancipent plus raœment qu'elles ne font des faux pas, qu'elles sont en état de mutinerie et d'esclavage perpétuel, aspirent passionnément à sortir de la position actuelle et se cramponnent à elle avec un conservatisme acharné. Depuis l'enfance la petite fille est effrayée d'un mystère terrible et impur, d'un monstre qui la guette et contre lequel on la protège, on l'arme, on la prévient, on la prêche... comme si le monstre était doué d'une puissance d'attraction et avait besoin d'exorcisme. Peu à peu l'éclairage change, le magnum ignotum 7 qui flétrit tout ce qu'il touche, dont le seu1 nom est une tache, l'allusion auquel est un acte impudique, fait rougir... devient le seu1 but de l'existence de la fille... un soleil levant, vers lequel tout montre du doigt - le père, la mère, la famille, la bonne. Au petit garçon qui commence à courir on s'empresse de donner une bandoulière et un sabre de bois... Va, cher petit, et joue avec l'assassinat fictif, porte des plaies à tes joujoux... en attendant que tu en portes à ton semblable - dès six ans et ne 7. «Le grand inconnu».
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rêve aussi qu'être soldat, tueur d'hommes en costume de mascarade. Mais la petite fille est bercée par des rêves tout opposés à l'assassinat. Dors, dors, mon enfant, Jusqu'à l'âge de quinze ans, A quinze ans faut te réveiller, A quinze ans faut te marier.
Et même avant quinze ans elle marie déjà sa poupée et lui achète un petit trousseau. La poupée aura aussi un enfant en porcelaine avec un petit brin ..• Il faut s'étonner de la nature humaine qui ne cède pas entièrement, qui résiste et ne se déprave pas par éducation. On pourrait s'attendre comme conséquence de ces provocations, de ces excitations, que toutes les petites filles, à quinze ans iront se marier à des petits assassins pour remplacer les hommes qu'ils ont tués. D'un côté, la doctrine chrétienne dans sa ferveur de faire une horreur de la chair... réveille dans l'enfant une question dangereuse, précoce, jette dans son âme (un) trouble... et quand le temps de la réponse arrive - une autre doctrine met d'une manière grossière le mariage comme l'idéal glorieux, le but de l'éducation d'une jeune personne. L'écolière devient fille à marier, promessa sposa, Braut et le mystère trois fois maudit, le grand péché épuré devient non seulement le desideratum de la famille, le couronnement de l'éducation... le but de toutes les aspirations, mais presque un devoir civique. Les arts et les sciences, la culture et l'intelligence, la beauté, la richesse, la grâce - tout cela ne sont que des roses, des fleurs pour faciliter le chemin de la chute officielle, de la perpétration d'un crime, d'un crime immonde - penser auquel était un péché - mais qui, chemin faisant, a été métamorphosé en vertu et devoir... Comme la viande qu'on servit à un Pape en voyage un jour maigre se transforma - par sa bénédiction - en plat maigre. En un mot, positivement et négativement toute l'éducation de la femme n'est que l'éducation, le développement des rapports sexuels, et c'est autour de ce pivot que tourne toute son existence ultérieure ... Elle fuit ces rapports. Elle les poursuit, elle en est flétrie - elle s'en glorifie... Aujourd'hui elle garde avec terreur la sainteté négative de son innocence, elle bégaie rougissante, à voix basse à sa plus proche amie - de son amour - et demain aux sons des fanfares, à la clarté de cen-
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taines de bougies, dans la présence d'une foule d'invités... elle se livre à un homme. Fille à marier... épouse, mère - la femme ne commence à s'émanciper et à être soi-même que devenant grand'mère (et cela si le grand'père est déjà enterré)... Quelle existence... Touchée par l'amour, la femme ne lui échappe pas de sitôt... la grossesse... l'allaitement, les premiers soins et la première éducation ne sont que les conséquences du grand mystère qu'elle craignait tant, l'amour continue dans la femme par la maternité, non seulement dans sa mémoire, mais dans son sein, dans son sang, il fermente en elle, l'envahit, la domine - et même en s'en séparant - ne se détache pas d'elle. Sur ce rapport physiologiquement profond et puissant le christianisme a soufflé - par son haleine fiévreuse, maladive, ascétique, monacale et par son souffle empoisonné des catacombes le transformant en flamme dévorante de la jalousie, de l'envie, de la vengeance, de la haine et de l'extermination, sous l'humble voile du pardon et de l'abnégation. Sortir de ce chaos d'élucubrations et de spectres mêlés aux réalités est un acte presque héroïque, et ce ne sont que les natures exceptionnelles qui réalisent ce saut périlleux ... Les autres se débattent - pauvres créatures - souffrent, et si elles ne perdent pas la raison - c'est grâce à la légèreté avec laquelle en général nous existons, passons d'un hasard à un autre, d'une contradiction à une autre... sans trop raisonner et sans nous arracher- jusqu'à ce coup de tonnerre terrible, funeste, qui tombe sur notre tête... 1~1 ,, Amen.
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CHAPITRE XLll
Coup d'Etat. Le Procureur de la défunte République. La voix de la vache dans le désert. L'exil du Procureur. L'ordre et la civilisation triomphent.
« Vive la mort, mes amis ! Et Bonne Année ! Désormais soyons conséquents, ne trahissons pas nos idées, ne soyons pas effrayés par la réalisation de ce que nous avions prévu, ne désavouons pas la connaissance à laquelle nous sommes parvenus par une voie douloureuse. Désormais soyons forts et défendons nos convictions. D y a longtemps que nous avons vu la mort approcher; nous pouvons nous désoler, compatir, mais ne pouvons ni nous étonner, ni nous désespérer, ni baisser la tête. Bien au contraire, il nous faut la lever, car nous sommes justifiés. On nous a traités d'oiseaux de malheur attirant le désastre, on nous a reproché notre hérésie, notre méconnaissance du peuple, notre orgueilleuse retraite, notre indignation puérile, mais nous n'étions coupables que de voir la vérité et de l'exprimer avec franchise. Notre discours, en restant le même, devient la consolation, l'encouragement, de ceux qui ont été terrifiés par les événements de Paris ... » Lettres de France et d'Italie, (Lettre XN, Nice, 31 déc. 1851.)
Un matin (le 4 décembre, me semble-t-il) notre cuisinier, Pasquale Rocca, entra chez moi et, l'air ravi, m'annonça qu'en ville on vendait des tracts annonçant que « Bonaparte avait dissous l'Assemblée et nommé un gouvernement rouge ». J'ignore quel serviteur zélé de Napoléon répandait de tels bruits dans le peuple, même hors de France. (A l'époque, Nice était italienne.) 101
Mais combien ne devait-il pas y avoir d'agents de toute eau, de « chauffeurs » politiques, d'hommes qui stimulaient et enflammaient les esprits, pour qu'il y en eût assez même pour Nice ! Une heure plus tard arrivèrent Vogt, Orsini, Chojecki, Mathieu et d'autres 1 • Tous étaient stupéfaits. Mathieu, personnage typique parmi les républicains français, était hors de lui. Chauve, avec un crâne en forme de noix, c'est-à-dire purement gaulois, étroit, mais têtu, portant une grande barbe sombre et mal peignée, doté d'une certaine expression de bonté et de petits yeux, Mathieu ressemblait à un prophète, à un simple d'esprit, à un augure et à son oiseau. C'était un juriste, et en l'heureux temps de la Révolution de Février, il avait été procureur ou suppléant du procureur quelque part. n était un révolutionnaire jusqu'au bout des ongles, s'étant donné à la révolution comme on se donne à la religion : avec une foi totale. Jamais il n'osait ne pas comprendre, ou douter, ou faire l'esprit fort; il aimait, il croyait. Il appelait Ledru-Rollin « Ledru » et Louis Blanc, simplement « Blanc », donnait du « citoyen :. à toute occasion et conspirait constamment. Ayant appris la nouvelle du Deux Décembre, il disparut, puis reparut deux jours plus tard, profondément convaincu que la France s'était insurgée, que cela chauffait 2 surtout dans le Midi, dans le département du Var près de Draguignan. L'essentiel c'était d'entrer en contact avec les représentants du soulèvement. .. Il en avait vu certains, et avec eux avait décidé de passer le V ar nuitamment, en un lieu donné, et de rassembler des hommes importants et sûrs pour un conciliabule... Mais pour que les gendarmes ne puissent se douter de rien, ils étaient convenus 1. Orsini, Félice (1819-1858), dont le nom évoque certain attentat terroriste
à Paris, appartenait au groupe des amis garibaldiens de Herzen, qui l'aimait fraternellement. ll .lui a consacré de belles pages dans B. i. D. F., tome ll, chap. xxxvn. Mathieu, Jacques (1818-'????), avocat, né à La Garde-Freinet, Var. Blessé sur les barricades en février 1848. Procureur de la République à Draguignan, destitué, élu maire de La Garde-Freinet, entra en conflit avec le Préfet et se réfugia à Nice (en 1849), où il connut Herzen, Vogt, Chojecki. M. Vuilleumier donne sur lui des renseignements précieux dans A.A.H. (op. cit. p. 106) et note avec justesse : ... «Herzen s'est gaussé de ses efforts dans ses Mémoires, et a tracé un portrait quelque peu ridicule du personnage... » M. publia, en 1852, un opuscule intitulé : Le vol et la tyrannie consacrés par la législation française, où il se réfère longuement au célèbre ,texte de Herzen : Du développement des idées révolutionnaires en Russie. 2. En français, comme tous les mots en italiques dans ce chapitre.
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de part et d'autre de s'envoyer des signaux « en mugissant comme une vache ». Orsini voulait, au cas où les choses se passeraient bien, amener tous ses amis, mais ne faisant pas tout à fait confiance au regard perçant de Mathieu, l'accompagna lui-même par delà la frontière. TI s'en revint en hochant la tête. Toutefois, fidèle à sa nature, qui était celle d'un révolutionnaire et un tantinet celle d'un condottiere, il se mit à préparer ses amis et ses armes. Mathieu avait disparu... Vingt-quatre heures plus tard, Rocca me réveille vers quatre heures du matin : - Deux messieurs sont arrivés, qui viennent de voyager. Ds disent qu'ils ont absolument besoin de vous voir. L'un d'eux m'a donné ce billet : « Citoyen, au nom du ciel remettez le plus vite possible au porteur la somme de trois ou quatre cents francs, on en a grand besoin. Mathieu. » Je pris l'argent et descendis. Dans la pénombre je vis, assis devant la fenêtre, deux individus remarquables. Habitué que j'étais à tous les uniformes de la Révolution, je fus tout de même frappé par mes visiteurs. Tous deux étaient couverts de boue et de glaise du talon au genou ; l'un portait une grosse écharpe de laine rouge, tous deux des manteaux râpés, une ceinture sur leur gilet, derrière la ceinture, de gros pistolets, le reste, comme de droit : des cheveux hirsutes, de longues barbes, des pipes minuscules. L'un d'eux, après m'avoir dit : Citoyen ! prononça un discours, où il fit allusion à mes vertus civiques et à mon argent, espéré par Mathieu. Je le lui remis. - Est-il en sécurité ? demandai-je. - Oui, nous allons immédiatement le retrouver au-delà du Var, répondit son ambassadeur. TI achète un canot. - Un canot ? Pour quoi faire ? - Le citoyen Mathieu a tout un plan de débarquement ; cet infâme poltron de batelier n'a pas voulu nous le louer... - Comment ? Un débarquement avec une seule embarcation 'Z - Pour le moment, citoyen, c'est un secret. - Comme de raison. - Vous désirez un reçu ? - Voyons ! Pourquoi donc ? Le lendemain Mathieu parut en personne, lui aussi :totalement recouvert de boue et fatigué à ne pas tenir sur ses jambes. TI avait « mugi comme une vache » toute la nuit, croyant plusieurs fois entendre une réponse, avait marché vers le signal ... pour se trouver devant une vraie vache ou un vrai taureau ! 103
Orsini, qui avait patienté pendant dix heures d'affilée, revint à son tour. La différence entre eux, c'était qu'Orsini, ~ébar bouillé, habillé proprement et avec goût, à son accoutumée, ressemblait à un homme qui sortait de sa chambre à coucher, tandis que Mathieu se présentait comme un individu qui cherche à troubler la paix de l'Etat et à se rebeller. Il m'expliqua l'histoire du canot. Un malheur est vite arrivé, et Mathieu pouvait causer la perte d'une demi-douzaine de Français, d'une demi-douzaine d'Italiens. Le freiner, le convaincre, était chose impossible. Il était accompagné par les chefs militaires venus me trouver dans la nuit. On pouvait être certain qu'il compromettrait non seulement ses compatriotes, mais aussi nous tous qui nous trouvions à Nice 3 • Chojecki entreprit de le raisonner et s'y prit en artiste. La fenêtre de Chojecki, avec son petit balcon, donnait directement sur la mer. Au matin, il aperçut Mathieu qui errait, l'air mystérieux, le long du rivage... Il lui fit signe. Mathieu le vit et indiqua par sa mimique qu'il allait venir, mais Chojecki simula un grand effroi et lui « télégraphiant '> du geste qu'il était en danger, l'attira vers le balcon. Regardant autour de lui et marchant sur la pointe des pieds, Mathieu s'approcha en catimini. - Vous savez? demanda Chojecki. -Quoi? - Qu'il y a à Nice un détachement de gendarmes français. - Pas possible ! - Chut-chut-chut. .. On vous cherche, vous et vos amis, on veut perquisitionner chez nous. Ils vont vous prendre, ne sortez pas dans la rue. - Violation du territoire ... je vais protester. - Sans faute. Mais en attendant, sauvez-vous. - Je vais à Sainte-Hélène, chez Herzen. - Vous êtes fou! C'est vous livrer entre leurs mains. Sa villa est sur la frontière, avec un immense jardin ; ils ne vous auront pas plutôt repéré qu'ils vous prendront ! Du reste, dès hier soir Rocca a vu deux gendarmes devant le portail... Mathieu réfléchit. - Allez chez Vogt par la mer, cachez-vous chez lui en attendant ; du reste, c'est lui qui vous donnera le meilleur conseil. 3. Le 7.XII.1851. C'est alors que Herzen br6le quantité de documents qu'il juge dangereux, dont la lettre de Mazzini. Cf. ci-dessus note 17, chap. XL.
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En suivant le bord de mer, c'est-à-dire en mettant deux fois plus longtemps, Mathieu arriva chez Carl Vogt 4 et commença par lui raconter mot à mot sa conversation avec Chojecki. Vogt comprit immédiatement de quoi il s'agissait et déclara : - Le principal, mon cher Mathieu, c'est que :vous ne perdiez pas une minute. Derrière la colline passe une diligence, je vous louerai une place et vous accompagnerai par un sentier. - Je vais faire un saut chez moi pour chercher mes hardes ... fit le Procureur de la République, quelque peu embarrassé. - C'est encore plus dangereux que d'aller chez Herzen. Avez-vous perdu la raison ? Vous êtes suivi par des gendarmes, des agents, des espions ... et vous voulez aller chez vous embrasser votre grosse Provençale ? En voilà un Céladon ! Portier ! cria Vogt. (Le portier de sa maison était un Allemand minuscule, qui ressemblait à une cafetière qu'on n'avait pas lavée depuis longtemps; il était tout dévoué à Vogt.) Ecrivez vite qu'il vous faut une chemise, un mouchoir, un vêtement, il vous les apportera et, si vous y tenez, il ramènera votre Dulcinée, vous pourrez vous embrasser et pleurer tant que vous voudrez. Débordé de reconnaissance, Mathieu embrassa Vogt. Chojecki arriva. - Vite ! Vite ! fit-il, l'air sinistre. Entre temps, le portier revint, et on vit venir Dulcinée. li n'y avait plus qu'à attendre que la diligence parût derrière la colline. La place était louée. - Est-ce que vous recommencez à disséquer des chiens ou des lapins pourris? demanda Chojecki à Vogt. Quel chien de métier/ -Mais non. - Voyons ! li plane une odeur, comme celle des catacombes de Naples. - Je la sens bien, moi aussi, mais je n'y comprends rien... C'est dans ce coin. - Un rat mort, sans doute, sous le plancher... Quelle puanteur... li souleva la capote de Mathieu posée sur une chaise. L'odeur sortait d'elle. - Qu'est-ce qu'il y a là-dedans? - Rien du tout ! - Ah, mais oui, c'est vrai, fit Dulcinée en rougissant. .. Je 4. Aux Ponchettes. (A.A.H., p. 41.)
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lui ai mis dans sa poche une livre de fromage du Limbourg pour sa route... un peu trop fait ... - Mes bons vœux pour vos voisins dans la diligence! s'écria Vogt, riant aux éclats comme lui seul au monde sait rire. Eh bien, il est temps. En marche ! Chojecki et Vogt accompagnèrent l'agitateur en partance pour Turin... Quand il y parvint, il se présenta chez le ministre de l'Intérieur et éleva une protestation. Le ministre le · reçut avec agacement et hilarité. - Comment avez-vous pu croire que des gendarmes français arrêtent les gens dans le royaume de Sardaigne ? Vous devez être malade ! Mathieu se référa à Vogt et Chojecki. - Vos amis vous ont joué une farce ! fit le ministre. Mathieu écrivit à Vogt. Celui-ci lui débita en réponse une -série de sornettes, je ne sais plus lesquelles. Mais Mathieu les bouda tous, surtout Chojecki, et quelques semaines plus tard ;m'écrivit une lettre, où il disait, entre autres : Vous seul, citoyen, parmi tous ces messieurs, n'avez pas participé à leur action perfide à mon encontre... Ce qui ajoute à la bizarrerie caractéristique de cette affaire, -c'est indéniablement le fait que le soulèvement du Var fut fort sérieux, que les masses populaires se mutinèrent pour de bon et furent réprimées par les armes, avec une férocité bien française. Pourquoi, dès lors, Mathieu et ses gardes du corps ne purent-ils pas rejoindre les insurgés, en dépit de tout leur zèle et de leurs mugissements? Nul ne songe à les soupçonner, lui et ses camarades, d'avoir été intentionnellement se barbouiller de boue et de glaise sans chercher à aller là où il y avait du danger. Loin de là! Ce n'est pas du tout dans l'esprit des Français, dont Delphine Gay 5 a dit qu'ils « ont peur de tout, sauf des coups de fusil :., et c'est moins encore dans l'esprit de la démocratie militante et de la république rouge... Pourquoi Mathieu marcha-t-il à droite, alors que les paysans révoltés se trouvaient à gauche ? Quelques jours plus tard, pareils à des feuilles jaunies poussées par un tourbillon, les malheureuses victimes du soulèvement écrasé commencèrent à tomber sur Nice. Ds étaient si nombreux q11;e le gouvernement piémontais leur permit de rester un certain temps dans une espèce de bivouac ou de campement gitan près de la ville. Combien nous avons vu de misère et d'infortune dans ces camps de nomades : c'est là l'horrible aspect, les coulisses S. Delphine Gay : femme de lettres française, épouse de E. de Girardin.
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de toute guerre civile, habituellement cachées derrière le cadre imposant et les décors colorés d'événements tels que le Deux Décembre. n y avait là de simples agriculteurs, plongés dans la sombre· nostalgie de leur foyer, de leur sillon, et disant avec naïveté : c Nous ne sommes nullement des mutins et des partageux •. Nous voulions défendre l'ordre comme de bons citoyens ; ce sont ces coquins qui nous ont appelés (les fonctionnaires, les maires, les gendarmes), ils ont trahi leur serment et leur devoir, et maintenant nous devons mourir de faim dans une terre étrangère ou passer devant le conseil de guerre ! Où est donc la justice... ? :. Et de fait, un coup d'Etat tel que le Deux Décembre détruit plus que l'homme : il détruit toute moralité, toute notion du bien et du mal, dans une population entière. C'est une leçon de dépravation qui ne peut manquer d'être cher payée. Au nombre de ces gens il y avait des soldats, des troupiers qui n'en revenaient pas de se retrouver, en dépit de la discipline et des ordres. de leur capitaine, du côté opposé à leur régiment et leur drapeau.. Du reste, ils n'étaient pas bien nombreux. TI y avait aussi de ces simples bourgeois de moyens modestes,. qui ne m'écœurent jamais comme les bourgeois opulents : gens pitoyables, bornés, ils ont vaille que vaille, entre leurs poids et leurs mesures, assimilé deux ou trois idées ou demi-idées sur leurs devoirs, et se sont soulevés pour les défendre, voyant qu'on foulait aux pieds ce qu'ils tenaient pour sacro-saint. Ds disaient : « C'est le triomphe de l'égoïsme, oui, oui, de l'égoïme, or, où il y a égoïsme, il y a vice ; il faut que chacun fasse son devoir sans égoïsme. :. Naturellement, il y avait aussi des ouvriers urbains - cet élément sincère et véritable des révolutions, aspirant à faire décréter la sociale 7, et en même temps à traiter les bourgeois et les aristos, comme ceux-ci les traitent. Enfin il y avait des blessés, des blessés graves. TI me souvient de deux paysans entre deux âges - qui s'étaient traînés en laissant un sillage sanglant, depuis la frontière jusqu'au faubourg, dont les habitants les avaient ramassés à demi-morts. Un gendarme les avait poursuivis. Voyant que la frontière n'était pas loin, il avait tiré sur l'un d'eux et lui avait fracassé l'épaule... Le blessé avait continué à courir... Le gendarme tira de nouveau, le blessé tomba; alors il pourchassa le second, l'atteignit d'une 6. Partisans du partage des terres. 7. L'organisation sociale de la société.
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balle, puis le rattrapa. L'homme se rendit. En hâte, le gendarme l'attacha à son cheval et soudain s'avisa de l'autre. Celui-ci rampa jusqu'à un petit bois, puis partit en courant... Il était difficile de le poursuivre à cheval, surtout avec l'autre blessé, et il était impossible d'abandonner le cheval. Le gendarme tira à bout portant sur la tête de son prisonnier, de haut en bas ; l'homme tomba comme mort : la balle lui avait brisé tous les os de la partie droite de la face. Quant il revint à lui, il n'y avait plus personne... Le long de sentiers pratiqués par les contrebandiers il gagna le Var, le traversa en perdant son sang. Là il découvrit son camarade, complètement épuisé, et avec lui survécut jusqu'aux premières maisons de Sainte-Hélène, où comme je l'ai dit, les habitants les sauvèrent. Le premier blessé me raconta qu'après le coup de feu, il se dissimula dans des buissons ; ensuite il entendit des voix : le gendarme-chasseur avait dû découvrir d'autres fuyards et repartir. Combien la police française est zélée ! Ce zèle fut repris par les maires, les adjoints, par les procureurs de la République et les préfets, et se manifesta dans les votes et le compte des voix. Tout cela, qui est typiquement français, est connu du monde entier. Je dirai seulement que dans les lieux éloignés, les mesures pour assurer une énorme majorité lors des votes furent prises avec une rustique simplicité. Sur l'autre rive du Var, dans le premier village, le maire et le brigadier de gendarmerie restèrent assis près de l'ume, surveillant le bulletin de chacun, et déclarant sans ambages qu'ils pulvériseraient tout rebelle. Les bulletins de vote en faveur du Gouvernement étaient imprimés sur un papier spécial. Et dans tout le village il ne se trouva que cinq ou dix risque-tout incorrigibles pour voter contre le plébiscite. Les autres, et avec eux la France entière, votèrent pour l'Empire in spe.
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HISTOIRE D'UN DRAME DE FAMILLE
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1848 c Comprendre tant de choses (écrivait Natalie à Ogarev, à la fin de 1846) et n'avoir pas la force de les accepter, n'avoir par la fermeté de boire aussi bien le breuvage amer que le breuvage doux, mais en rester au premier- quelle pitié! J'ai beau comprendre tout cela à merveille, je ne puis me rendre capable non seulement de plaisir, mais même d'indulgence. Les bonnes choses, je les comprends en dehors de moi, je leur rends leur dû, mais mon âme ne reflète que ce qui est sombre, ce qui me tourmente. Donne-moi ta main et dis avec moi que rien ne te satisfait, que beaucoup de choses te déplaisent, et ensuite enseigne-moi à me réjouir, à m'amuser, à me délecter; j'ai en moi tout ce qu'il faut pour cela, il suffirait de développer cette faculté 1 • » Ces lignes et les fragments de son Journal qui se rapportent à cette époque, et sont cités ailleurs, ont été écrits sous l'influence des mésententes moscovites 2 • Chez elle, le côté sombre l'emportait à nouveau. La rupture avec les Granovski avait effrayé Natalie ; il lui semblait que tout notre groupe se défaisait et que nous restions seuls avec Ogarev. La jeune femme - presque encore une enfant, qu'elle aimait comme une sœur cadette, s'était éloignée d'elle plus encore 1. Citation approximative d'une lettre de Natalie Herzen à Nicolas Ogarev, datée du 24.XII.1846, publiée intégralement dans L., tome IV, pp. 440-441. 2. H. n'a pas indiqué où il comptait insérer ces textes, qui sont des restes du Journal se rapportant à la fin de 1846 et au début de 1847. Ils ont paru dans Rousskié Propilêi (Propylées Russes), tome 1, 1915, et figurent dans la traduction anglaise de B. i. D. à la fin du vol. ll. Les mésententes au sein du cercle amical des Herzen se manifestèrent au cours de l'été 1846. (Cf. B.l. D. F., tome ll, chap. XXXll.)
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que les autres. S'arracher coûte que coûte à ce cercle, était devenu pour Natalie une idée fixe brûlante 3 • Nous partîmes 4 • Au début, tout ce qui était nouveau : Paris, puis l'Italie qui sortait du sommeil, la France révolutionnaire, s'emparèrent de tout notre être. Les méditations personnelles étaient vaincues par l'Histoire. Nous vécûmes ainsi jusqu'aux journées de Juin ... ... Déjà avant ces journées effroyables, sanglantes, le 15 mai (1848) avait comme passé une faux sur les jeunes pousses de nos espérances... « Trois mois pleins ne s'étaient pas écoulés depuis le 24 février, les hommes n'avaient pas eu le temps d'user les chaussures portées lors de l'érection des barricades, mais déjà la France fatiguée aspirait à la paix 5 • Pas une goutte de sang n'avait été versée ce jour-là ; ce n'était que le coup sourd qui éclate dans un ciel pur et vous fait pressentir un orage terrible. Ce jour-là, avec une sorte de clairvoyance je regardai dans l'âme du bourgeois et dans l'âme de l'ouvrier, et j'en restai atterré. J'y vis d'un côté comme de l'autre une farouche soif de sang, une haine concentrée chez l'ouvrier, une autodéfense carnivore, féroce, chez le bourgeois. Deux camps opposés ne pouvaient voisiner, se côtoyer quotidiennement dans les maisons, dans la rue, à l'atelier, au marché, comme sur des lopins de terre accolés. Un combat terrible, sanguinaire était imminent, qui n'annonçait rien de bon. Nul ne le prévoyait hormis les conservateurs qui l'avaient appelé ; mes amis proches parlaient en souriant de mon énervement, de mon pessimisme. ll leur paraissait plus facile de saisir un fusil et d'aller mourir sur une barricade, que de regarder les événements en face, avec courage. Somme toute, ils n'avaient pas tant envie de comprendre ce qui se passait, que de triompher de leurs adversaires ; ils avaient envie d'agir à leur guise. Je m'éloignais de plus en plus de tout le monde. Le vide 3. La jeune femme, Elisabeth Bogdanovna, était l'épouse de l'éminent professeur d'Histoire à l'Université de Moscou, Timothée Granovski. Née en 1824, elle avait sept ans de moins que Natalie (née en 1817). 4. Fin janvier 1847. (Cf. B. i. D. F., tome Il, chap. XXXIII et XXXIV.) 5. Citation approximative de la Lettre IX, des Lettres de France et d'Italie. Rappelons que Herzen ne songea pas un instant à faire de cette 5" partie une étude historico-politique, et que dans son Introduction il précise : « Pour compléter cette partie, il est indispensable de connaître mes Lettres de France et d'Italie, surtout pour ce qui concerne l'année 1848... » (B. i. D. F., tome Il, p. 283.) Idée-fixe : en français dans le texte.
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menaçait là aussi. Mais soudain un roulement de tambour, au petit matin, et le cliquetis de la levée le long des rues annonce le commencement de la catastrophe. Ces journées de Juin et celles qui les suivirent furent épouvantables et déposèrent leur marque sur ma vie. Je vais reprendre quelques lignes que j'écrivis un mois plus tard 6 : « Les femmes pleurent pour soulager leur cœur. Nous ne savons point pleurer. En place des larmes je veux écrire, non pas pour décrire ou expliquer les événements sanglants, mais simplement pour en parler, pour donner libre cours aux mots, aux pleurs, aux pensées, à la bile. Il ne peut s'agir de descriptions, d'informations, de jugements ! Dans mes oreilles résonnent encore les coups de feu, le martèlement de la cavalerie qui charge, le bruit lourd, sourd, des roues des affûts de canon le long des rues mortes. Dans mon souvenir remontent divers détails : un blessé sur un brancard presse son flanc de sa main sur laquelle coulent des gouttes de sang : les omnibus pleins de cadavres, les prisonniers aux mains liées, les canons Place de la Bastille, le campement près de la Porte Saint-Denis et aux Champs-Elysées, et le sombre et nocturne : Sentinelle, prenez garde à vous 7 ! Comment décrire cela ? Le cerveau est trop congestionné, le sang trop âcre. « Rester dans sa chambre les bras croisés sans pouvoir descendre dans la rue, alors qu'on perçoit non loin, alentour, tout près ou dans le lointain, des coups de feu, la canonnade, des cris, un roulement de tambour, alors qu'on sait qu'à proximité le sang coule, qu'on s'égorge, qu'on se transperce, qu'on meurt ... Il y a de quoi mourir ou devenir fou ! Je ne suis pas mort, mais j'ai vieilli. Je me remets des journées de Juin comme d'une grave maladie. « Elles avaient pourtant commencé triomphalement. Le 23 juin, vers quatre heures avant dîner, je suivais les quais de la Seine en direction de l'Hôtel de Ville. Les boutiques fermaient. Les colonnes de la Garde Nationale, la mine sinistre, se déployaient en diverses directions. Le ciel était couvert de nuages ; il pleuvait. Je m'arrêtai sur le Pont Neuf. Un éclair violent fulgura derrière un nuage, des éclats de tonnerre se succédèrent, et au beau 6. Herzen cite avec des variantes un chapitre de son livre, De l'autre Rive, intitulé : Après l'Orage. (A.S., tome VI, pp. 40-44}, en russe. En français : A.I. Herzen : Textes Philosophiques choisis, Moscou, 1956, pp. 407-417. 7. En français.
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milieu de tout cela résonna le bruit régulier, prolongé, du tocsin venant du clocher de Saint-Sulpice, le tocsin des prolétaires qui, trompés une fois de plus, appelaient leurs frères aux armes. L'église et tous les édifices le long du quai étaient éclairés de façon insolite par quelques rayons d'un soleil qui sortait brillamment d'un nuage, le tambour retentissait de tous côtés, l'artillerie s'ébranlait hors de la Place du Carrousel. « J'écoutais le tonnerre, le tocsin, et je ne pouvais me rassasier de la vue du panorama de Paris, comme si je prenais congé de lui; j'aimais passionnément Paris en cet instant; c'était mon ultime hommage à la grande cité. Après les journées de Juin, je la pris en dégoût (17). « De l'autre côté du fleuve, dans toutes les ruelles, on construisait des barricades. Je vois encore ces individus crépusculaires qui coltinaient des pierres ; les enfants, les femmes les aidaient. Un jeune polytechnicien monta sur une barricade apparemment terminée ; il y planta un drapeau et se mit à chanter d'une voix basse et triste La Marseillaise : tous ceux qui y travaillaient la reprirent, et le chœur de ce chant sublime qui retentissait derrière les pierres d'une barricade vous bouleversait l'âme. Le tocsin sonnait toujours. Cependant, l'artillerie martela le pont, d'où le général Bédeau observa au travers d'une longue-vue, les positions de l'ennemi... » A ce moment-là, on pouvait encore tout éviter, on pouvait sauver la République, la liberté de l'Europe entière, on pouvait encore faire la paix. Un gouvernement borné, maladroit, ne fut pas capable de le faire. L'Assemblée ne le voulait point, les réactionnaires cherchaient la vengeance et le sang, une réparation pour le 24 février; les coffres du National leur permirent d'agir. Le 26 juin, après le triomphe du National sur Paris, nous entendîmes des salves régulières, avec de courts intervalles ... Nous nous regardâmes ; tous étaient blêmes... « Mais... on fusille », dîmes-nous d'une seule voix, et nous nous détournâmes les uns des autres. Je collai mon front à la vitre. Pour de telles minutes on hait pendant dix ans, on se venge la vie durant. Malheur à ceux qui pardonnent ces minutes-là 8 ! Après le massacre qui dura quatre jours et quatre nuits, tombèrent le silence et le calme de l'état de siège. Les rues étaient encore barrées par des chaînes ; rarement, bien rarement, on rencontrait. un équipage ; l'arrogante Garde Nationale, le faciès marqué par une férocité rageuse et bornée, protégeait ses bou-
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En français.
tiques et vous menaçait de la baïonnette et de la crosse ; des troupes jubilantes de gardes mobiles ivres déambulaient sur les boulevards en braillant Mourir pour la Patrie; des gamins de seize ou dix-sept ans se vantaient du sang de leurs frères qui avait séché sur leurs mains : on leur jetait des fleurs ; des bourgeoises quittaient leurs comptoirs pour fêter les vainqueurs, leur jetaient des fleurs. Cavaignac transportait dans sa calèche un monstre qui avait assassiné des dizaines de Français. La bourgeoisie triomphait. Mais les maisons du faubourg Saint-Antoine fumaient encore; les murs frappés par les boulets, s'effondraient; les intérieurs béants des chambres c'étaient les plaies des pierres, le mobilier cassé se consumait, les éclats des miroirs brisés étincelaient... Où étaient les propriétaires, les habitants ? Nul ne songeait à eux... Par-ci, par-là on avait sablé, mais le sang transparaissait tout de même. On ne pouvait approcher du Panthéon, fracassé par des obus. Le long des boulevards se dressaient des tentes, les chevaux grignotaient les arbres si bien soignés des Champs-Elysées ; sur la Place de la Concorde, on voyait partout du foin, des cuirasses de cavaliers, des selles ; dans le jardin des Tuileries, près de la grille, les soldats préparaient la soupe. Paris n'avait pas vu cela, même en 1814. Quelques jours passèrent, et Paris commença à reprendre son aspect habituel. Les foules d'oisifs reparurent sur les boulevards, les dames élégantes, en calèche ou en cabriolet, allaient visiter les ruines des maisons et les traces des combats acharnés... Seules les patrouilles fréquentes et les groupes de prisonniers rappelaient les journées terribles; c'est alors seulement qu'on commença à voir clairement ce qui s'était passé. TI y a chez Byron la description d'un combat nocturne : ses détails sanglants sont cachés par l'obscurité; à l'aube, alors que le combat est depuis longtemps achevé, on en distingue les traces : une lame, un uniforme ensanglanté. C'est cette aube-là qui se levait maintenant dans les âmes et éclairait une horrible dévastation. La moitié de nos espoirs, la moitié de nos croyances avaient été tuées ; des idées négatives, désespérées hantaient notre esprit, y prenaient racine. On ne pouvait pas imaginer que notre cœur, passé par tant d'expériences, mis à l'épreuve du scpeticisme moderne, pût garder encore tant de choses à extirper. » Vers cette époque, Natalie écrivait à Moscou : « Je regarde mes enfants et je pleure ; je suis prise de peur, je n'ose plus souhaiter qu'ils restent en vie, peut-être qu'eux aussi un sort aussi terrible les attend. :. Dans ces mots on entend l'écho de ce que nous avions vécu :
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on y voit les omnibus bourrés de cadavres, et les prisonniers aux mains liées accompagnés d'injures, et le pauvre garçon sourd-muet abattu à quelques pas de notre portail, parce qu'il n'avait pas entendu crier : Passez au large! Et comment cela pouvait-il se refléter autrement dans l'âme d'une femme qui comprenait si douloureusement, si profondément, tout ce qui était triste... A ce moment-là, même les natures lumineuses s'assombrissaient, devenaient atrabilaires, une espèce de douleur coléreuse pleurait au-dedans de nous, et je ne sais quelle honte originelle rendait la vie difficile à vivre. Ce n'était pas le regret fantasque de ses idéaux, ce n'était pas le souvenir des larmes virginales et du romantisme chrétien qui remontaient une fois de plus dans l'âme de Natalie, mais un désespoir véritable, pesant, trop lourd pour des épaules de femme. Le vif intérêt qu'elle portait à toutes choses extérieures ne se refroidit pas : il devint, au contraire, une douleur vive. C'était le chagrin d'une sœur, les pleurs d'une mère sur le triste champ d'une bataille qui vient d'avoir lieu. Natalie était en vérité ce que Rachel prétendait être avec sa Marseillaise (18). Las des querelles stériles, je saisis ma plume et, pour ma propre satisfaction, je me mis à anéantir, avec une espèce de rage intérieure, mes anciennes espérances. L'énergie qui me possédait et me torturait trouvait une issue dans ces pages remplies d'exorcismes et de ressentiments, dans lesquelles je sens encore, en me relisant, mon sang enfiévré et ma débordante indignation ... C'était mon exutoire ... Natalie, elle, n'avait aucun exutoire. Le matin, les enfants, le soir notre énervement, nos méchantes disputes - disputes de prosecteurs et de mauvais médecins autour d'une autopsie. Elle souffrait. Et moi, en place de médicament je lui offrais la coupe amère du scepticisme et de l'ironie. Si seulement j'avais soigné son âme malade à moitié aussi bien que je pris soin plus tard de son corps souffrant ... Je n'aurais pas laissé les ramifications d'une racine empoisonnée proliférer en tous sens. C'est moi qui les ai nourries et fait croître, ces rameaux, sans chercher à savoir si elle pouvait les supporter, si elle en viendrait à bout. Notre existence elle-même s'arrangeait bizarrement. Nous connûmes rarement des soirées calmes, des causeries intimes, une détente paisible. Nous ne savions encore fermer notre porte aux importuns. Vers la fin de l'année commencèrent à arriver de toutes parts, des bannis de tous pays, des errants sans toit. L'ennui, la solitude, leur faisaient chercher une demeure amie, un accueil chaleureux. 114
Voici ce qu'elle écrivait à ce propos : c: J'en ai assez des ombres chinoises, je ne sais pas pourquoi, ni qui je vois ; je sais seulement que je vois trop de monde. Ce sont tous de braves gens et il me semble que parfois je resterais en leur compagnie avec plaisir, mais cela revient trop souvent ; ma vie ressemble aux gouttelettes printanières : toc-toc-toc! Toute la matinée je m'occupe de Sacha, de Natacha, et ainsi de suite tout le jour. Je ne puis me concentrer une seule minute, je suis si distraite que parfois cela me fait peur et mal. Vient le soir, les enfants sont couchés, je me dis que je vais me reposer, mais non! Voilà qu'arrivent les braves gens, et parce qu'ils sont gentils, c'est plus dur encore ; autrement, je serais tout à fait seule, et ici je ne le suis pas, mais leur présence, je ne la sens pas, c'est comme si j'étais environnée de fumée ; elle me pique les yeux, je respire mal, mais quand ils s'en vont ... il ne me reste plus rien. Demain arrive, et c'est pareil. Un autre « demain » - encore la même chose. Je ne dirais cela à nulle autre : on croirait que je me plains, on dirait que je ne suis pas contente de mon existence. Toi tu comprends, tu sais bien que je ne voudrais pas échanger mon sort avec qui que ce soit. .. il ne s'agit que d'exaspération passagère, de fatigue... Un filet d'air frais, et je ressuscite pleine de vigueur... :. (21 novembre 1848) 9• « Si je disais tout ce qui me passe par la tête, parfois j'ai si grand'peur en regardant les enfants... Quelle hardiesse, quelle témérité d'obliger une nouvelle créature à vivre sans avoir rien, rien, pour rendre sa vie heureuse ... c'est effrayant, et parfois je me fais l'effet d'une criminelle; il est plus facile d'ôter la vie que de la donner, si cela se faisait consciemment. Je n'ai encore jamais rencontré personne dont j'aurais pu dire : « Ah, si mon enfant lui ressemblait », c'est-à-dire « si sa vie était comme celle-là... » Mes idées se simplifient de plus en plus. Peu après la naissance de Sacha je souhaitais qu'il devînt un grand homme, plus tard qu'il fût comme-ci, ou comme-çà... finalement, je veux qu'il... » Ici la lettre fut interrompue quand la fièvre typhoïde de Tata 10 fut en pleine évolution, mais le 15 décembre, Natalie ajoutait : « Voilà, ce que je voulais dire alors, c'est que je ne veux rien 9. Cette lettre et les suivantes sont adressées à Nathalie Toutchkov. (V. chapitre suivant.) Conservées à la Bibl. Lénine, Moscou, elles ont été publiées dans Rousskié Propiléï (« Propylées Russes »), tome 1, 1915,
pp. 254-262. 10. Natalie (Tata, Natacha): née en 1844; Alexandre (Sacha): né en 1839.
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faire de mes enfants, pourvu qu'ils aient une vie joyeuse et heureuse... le reste, ce sont des bagatelles... :. Le 24 janvier 1849 : « Comme j'aimerais moi aussi trotter comme une souris, et que ce va-et-vient m'intéressât, car rester ainsi oisive, au milieu de toute cette agitation, de ces impératifs ! Or, m'occuper comme je le voudrais n'est pas possible. Quelle torture de me sentir toujours en une telle disharmonie avec ce qui m'entoure Ge ne parle pas de notre cercle intime). Oui si je pouvais m'y enfermer mais c'est impossible. On a envie d'aller plus loin, de s'en aller, et il eût été bon de partir quand nous étions en Italie. Mais à présent, quoi? J'ai trente ans, et ce sont les mêmes aspirations, la même soif, la même insatisfaction oui, je le dis tout haut! Ce mot écrit, Natacha s'est approchée et m'a embrassée si fort ... Insatisfaction? Je suis trop heureuse, la vie déborde... Mais : Pourquoi cette envie de voir le monde, Pourquoi mon âme aspire-t-elle à le survoler 12 « A toi seu1e je puis parler ainsi, tu me comprendras parce que tu es aussi faible que moi, mais avec d'autres, qu'ils soient plus forts ou plus faibles, je ne voudrais pas parler ainsi, ni qu'ils entendent ce que je dis. Je trouverais d'autres mots pour eux. Et puis, c'est mon indifférence qui me fait peur. Il y a si peu, si peu de choses, de gens, qui m'intéressent... La nature (mais pas à la cuisine), l'Histoire (mais pas à l'Assemblée) et puis la famille, et deux ou trois personnes, voilà tout. Et pourtant comme tout le monde est bon, se préoccupant de ma santé, de la surdité de Kolia... 13 :. Le 27 janvier : « A la fin, on n'a plus assez de forces pour regarder les spasmes de l'agonie, ils durent trop, et la vie est si brève; je suis envahie par l'égoïsme, parce que l'abnégation n'y peut rien, sinon démontrer la justesse de ce dicton. « Aller de compagnie, éloigne la mort! » Mais assez mourir! J'aimerais bien vivre un peu, je m'enfuirais en Amérique ... Ce en quoi nous avions cru, ce que nous avions pris pour une réalité, n'était qu'une prédiction, et prématurée. Comme c'est triste, comme c'est lourd! J'ai envie de pleurer comme un enfant. Qu'est-ce que le bonheur individuel? Le bonheur de tout le monde t'environne comme l'air, or cet air n'est chargé que d'un souffle méphitique qui annonce la mort. » 12. Poésie de A.V. Koltzov : Pensées d'un Epervier (A.S.). 13. V. note 23 p. 42.
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Le 1er février : « N ... N ... si tu savais, mon amie, comme tout est sombre et désespéré au-delà de ce qui est personnel, privé ! Oh! si l'on pouvait s'y enfermer et s'y abandonner, oublier tout hormis ce cercle étroit... Insupportable, cette fermentation, dont le résultat n'apparaîtra que dans quelques siècles. Mon être est trop faible pour sortir de cette fermentation et voir si loin... il rétrécit, il s'annihile. :. Cette lettre se conclut par ces mots : « Je souhaite avoir assez peu de forces pour ne pas me sentir vivre ; quand j'en ai conscience, je ressens toute la disharmonie de tout ce qui existe 14... :.
SYMPTOMES La réaction triomphait. Au travers d'une République bleupâle on distinguait les traits des prétendants. La Garde Nationale allait à la chasse aux blouses, le préfet de police faisait des rafles dans les bosquets et les catacombes à la recherche de ceux qui se cachaient. Les gens moins belliqueux dénonçaient, épiaient. Jusqu'en automne nous fûmes entourés des nôtres; nous nous fâchions, nous nous désolions dans notre langue maternelle. Les Toutchkov habitaient la même maison que nous, Maria Fédorovna chez nous 15• Annenkov et Tourguéniev venaient chaque jour; mais tous regardaient au loin. Notre petit cercle se défaisait. Paris, lavé par le sang, ne les retenait plus, tous se préparaient, sans nécessité particulière, à s'en aller, pensant sans doute se débarrasser d'un fardeau intérieur, des journées de Juin qui avaient pénétré dans leur sang, mais qu'ils emportaient avec eux. Pourquoi ne suis-je pas parti, moi aussi ? Bien des choses eussent été sauvées, et je n'aurais pas été conduit à faire tant de sacrifices humains, à immoler tant de moi-même à un dieu cruel et impitoyable. 14. Ces extraits des lettres de Natalie à son amie Mlle Nathalie Toutchkov semblent avoir été sélectionnés par Herzen en tant que premiers « documents» de ce dossier que représente le Drame de Famille, texte central de cette Cinquième partie de B. i. D. et de l'œuvre tout entière, écrite à cause et autour de ce drame. Texte omis de l'édition de Berlin, 1921, comme de la plus récente traduction (abrégée) en langue anglaise, London, 1974. 15. Maria Fédorovna Korsch : proche amie des Herzen. Pour elle et la famille Toutchkov, Commentaires (19).
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Le jour de notre séparation d'avec les Toutchkov et Maria Fédorovna fut comme un croassement de corbeau dans ma vie ; à ce cri d'avertissement je ne prêtai pas plus attention qu'à des centaines d'autres. Tout homme qui a beaucoup enduré peut se rappeler le jour, les heures, la série de points à peine visibles par lesquels commence la crise, à partir desquels tourne le vent. Ces présages ou avertissements ne sont nullement fortuits : ils sont les suites, les premières incarnations de ce qui est prêt à entrer dans notre existence, la révélation de ce qui rôde secrètement, mais qui déjà est là. Nous ne remarquons pas ces symptômes psychiques, nous en rions comme de la salière renversée ou de la bougie qui s'éteint, parce que nous nous sentons infiniment plus indépendants que nous ne le sommes en réalité, et nous voulons, orgueilleusement, régenter notre existence nous-mêmes. A la veille du départ de nos amis, ils se réunirent chez nous avec encore deux ou trois amis proches. Les voyageurs devaient se trouver à la gare à sept heures du matin. ll ne valait pas la peine d'aller se coucher, tous aimaient mieux passer ensemble ces dernières heures. Au début, ce fut animé, avec cet énervement qui se manifeste toujours au moment d'une séparation ; mais peu à peu un nuage mélancolique commença à nous emmitoufler tous... La conversation languissait, personne ne se sentait à l'aise, le vin versé s'évaporait, les plaisanteries forcées ne faisaient rire personne. Quelqu'un, voyant poindre l'aube, ouvrit les rideaux et une pâle lueur éclaira les visages, comme dans le tableau de l'orgie romaine peint par Couture 18 • Tous étaient tristes. La tristesse m'empêchait de respirer. Ma femme était assise sur un petit canapé ; devant elle, à genoux, et cachant son visage sur son sein, se trouvait la fille cadette de Toutchkov, Consuelo di sua alma, comme elle l'appelait 17 • Elle aimait passionnément ma femme et la quittait contre son gré, pour mener une morne vie à la campagne ; sa sœur se tenait mélancoliquement à leur côté. Consuelo chuchotait quelque chose à travers ses larmes, et à deux pas de là M.F. était assise, silencieuse et sombre : elle s'était accoutumée depuis longtemps à subir son sort, elle connaissait la vie, et pour elle c'était simplement un « adieu ~. alors que, au travers des larmes des jeunes femmes, brillait, malgré tout, un « au-revoir. ~ Ensuite nous partîmes les accompagner. Dans le hall haut et 16. Thomas Couture : «Les Romains de la Décadence •· 17. D'après George Sand, dont tout ce milieu russe était enivré.
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désert il faisait un froid pénétrant, les portes claquaient violemment et un vent coulis soufflait de toutes parts. Nous nous installâmes dans un coin, sur un banc. Toutchkov partit s'occuper des bagages. Soudain une porte s'ouvrit et deux vieux ivrognes entrèrent bruyamment dans la salle. Leurs vêtements étaient sales, leurs visages hideux, il émanait d'eux un air de sauvage débauche. Ils entrèrent en s'injuriant. L'un d'eux voulut frapper l'autre, qui l'évita et lançant son poing de toutes ses forces, le frappa en plein visage. L'ivrogne vola en l'air; sa tête frappa le sol pavé en rendant un son vibrant, strident. Il poussa un cri, souleva sa tête ; le sang coulait à flots sur ses cheveux blancs et sur les dalles. La police et les voyageurs se jetèrent comme des forcenés sur l'autre vieillard. Enervés depuis la veille au soir, agités, tendus, nous nous retenions, mais l'atroce écho qui envahit l'énorme halle, quand le crâne heurta le sol, avait fait sur tout le monde une impression qui frisait l'hystérie. Notre foyer et tout notre cercle avaient toujours été épargnés par les « phénomènes tragi-nerveux », mais ceci était au-dessus de nos forces. Je sentais des frissons parcourir tout mon corps, ma femme était sur le point de s'évanouir, et voilà que retentissait la cloche - c'était l'heure du départ ! - et soudain nous nous retrouvâmes derrière le grillage... seuls. Il n'y a rien de plus ignoble, de plus vexatoire pour ceux qui se quittent que les mesures policières qu'on prend en France dans les gares de chemin de fer ; elles dérobent à ceux qui restent, les deux ou trois minutes ultimes... Les autres sont encore là, la locomotive n'a pas encore sifflé, le train ne s'est pas ébranlé, mais entre nous et eux il y a cette barrière, ce mur, la main du policier, alors que vous auriez envie de les voir s'installer, partir, puis suivre le train qui s'éloigne, la poussière, la fumée, le point minuscule, les suivre du regard, alors qu'on ne voit plus rien... ... Nous rentrâmes à la maison en silence. Ma femme pleura doucement tout le long du chemin, regrettant sa Consuelo. De temps en temps s'emmitouflant dans son châle, elle me demandait : « Tu te rappelles ce bruit ? Il résonne encore à mes oreilles. :. Rentrés, je la persuadai de se coucher, et moi-même je me mis à lire les journaux. Je lus les premiers-Paris 18, les feuilletons, les mélanges ... et il n'était pas encore midi. Quelle journée! J'allai voir Annenkov, lui aussi allait partir incessam18. En français : les articles de tête des journaux parisiens.
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ment 19• Avec lui j'allai me promener. Les rues étaient plus ennuyeuses que mes lectures ; une sombre humeur... ressemblant à des remords de conscience m'accablait. « Venez dîner chez moi », lui dis-je, et nous rentrâmes. Ma femme était décidément souffrante. La soirée fut décousue, stupide. - C'est donc décidé, vous partez à la fin de la semaine? demandais-je à Annenkov, en prenant congé de lui. - C'est décidé. - Vous serez mal à votre aise en Russie. - Qu'y faire? Il m'est indispensable de partir. Je ne resterai pas à Pétersbourg, je m'en irai à la campagne. Et ici, pour l'heure, ça ne va guère, Dieu sait. J'ai peur que vous n'ayiez à vous repentir de rester. A ce moment-là je pouvais encore rentrer, je n'avais pas brûlé mes vaisseaux. Rébillaud et Carlier n'avaient pas encore envoyé leurs rapports, mais en mon for intérieur, la décision était prise. Néanmoins, les paroles d'Annenkov frôlèrent désagréablement mes nerfs à vif. Je réfléchis et lui répondis : - Non. Je n'ai pas le choix. Il faut que je reste, et si je me repens, c'est plutôt de ne pas avoir accepté le fusil que me tendait un ouvrier derrière une barricade, Place Maubert. Bien des fois aux instants de désespoir et de faiblesse, lorsque l'amertume dépassait la mesure, lorsque mon existence tout entière m'apparaissait comme une seule et longue erreur, lorsque je doutais de moi-même, doutais des choses dernières, de ce qui restait, ces mots me revenaient en tête : « Pourquoi n'ai-je pas pris le fusil de cet ouvrier, ne suis-je pas resté derrière la barricade? » Fortuitement frappé par une balle, j'aurais emporté dans la tombe deux ou trois croyances encore... Et le temps recommença à s'étirer... jour après jour... gris ... ennuyeux... Les gens allaient et venaient, se liaient avec nous pour un jour, passaient, disparaissaient, périssaient. Vers l'hiver commencèrent à venir les bannis des autres pays, marins échappés à d'autres naufrages. Pleins d'assurance et d'espoir, ils prenaient la réaction qui se levait sur toute l'Europe pour un vent passager, pour un petit revers, ils attendaient leur tour pour demain, pour la semaine suivante... Je sentais qu'ils se trompaient, mais leur erreur me faisait 19. Annenkov, Paul Vassiliévitch (1812-1887) critique et mémorialiste très fin, qui évoqua ses contemporains dans une œuvre importante : La Décade remarquable. Ami intime de Tourguéniev, assez lié avec Herzen.
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plaisir. J'essayais d'être inconséquent, je luttais contre moi-même, et je vivais dans une sorte d'irritation, d'énervement. Ce temps reste dans mon souvenir comme celui d'une journée enfumée, suffocante... Plein de nostalgie, je me jetais de-ci, de-là, je cherchais la distraction dans les livres, dans le bruit, dans l'isolement familial, parmi les gens, mais toujours il me manquait quelque chose, le rire ne m'égayait pas, le vin m'enivrait lourdement, la musique me fendait le cœur, et les entretiens animés s'achevaient presque toujours par un sombre silence. Au-dedans de moi tout était outragé, sens-dessus-dessous ... Contradictions flagrantes, chaos ; de nouveau la rupture, de nouveau le vide. Les fondements de ma vie morale, établis de longue date, me posaient à nouveau des questions ; de tous côtés des faits surgissaient qui venaient les réfuter. Le doute écrasait de son pied pesant mes ultimes certitudes, il ébranlait non point la sacristie de l'Eglise, ni non plus les robes des docteurs, mais les bannières de la révolution... Le doute, issu des idées générales, s'introduisait dans notre existence. Il existe un abîme entre la négation théorique et le doute qui infléchit le comportement ; la pensée est hardie, la langue est insolente et prononce volontiers des mots que le cœur redoute. En nous se consument encore des croyances et des espoirs, alors que l'intelligence qui va plus loin hoche la tête. Le cœur retarde parce qu'il aime, et pendant que l'intelligence condamne et punit, le cœur prolonge encore les adieux ... Il se peut qu'au temps de la jeunesse, quand tout bouillonne et se presse, quand il y a tant d'avenir, quand la perte de certaines croyances fait place nette à d'autres ; ou dans le vieil âge, quand tout devient indifférent par lassitude, il se peut que ces crises deviennent plus faciles à supporter ; mais nel mezzo del cammin di nostra vita 20 nous les payons cher ! Mais enfin, qu'est-ce que tout cela? Une plaisanterie? Tout ce qui était notre trésor secret, que nous aimions, à quoi nous aspirions, à quoi nous avions fait des sacrifices, a été trahi par la vie, trompé par l'Histoire... à ses propres fins ; ce sont les fous qui lui servent de levain, et peu lui importe ce qu'il adviendra d'eux quand ils auront retrouvé leurs esprits ; elle les aura utilisés : qu'ils finissent leurs jours dans un asile pour invalides ! Honte ! Dépit ! Et à vos côtés des amis au cœur simple haussent les épaules, s'étonnent de votre pusillanimité, de votre impatience, 20. «Au milieu du chemin de notre vie... ,., premier vers de l'Enfer de Dante.
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attendent le lendemain et, toujours préoccupés, toujours occupés à la même chose, ne comprennent rien, ne s'arrêtent devant rien, avancent toujours... sans bouger de leur place... Ils vous jugent, vous consolent, vous blâment... Quel ennui ! Quelle malédiction ! Ces « hommes de foi », ces « hommes d'amour », comme ils s'intitulent par opposition à nous, hommes « de doute et de négation », ne savent pas ce que c'est que de sarcler avec la racine les espoirs choyés une vie durant. Ils ne connaissent pas la maladie de la vérité, ils ne se sont séparés d'aucun trésor avec ces « pleurs bruyants » dont parle le poète :
Ich riss sie blutend aus dem wunden Herzen, Und weinte laut und gab sie hin 21 • Heureux sont les insensés qui jamais ne redeviennent lucides ! La lutte intérieure leur est inconnue, ils souffrent de causes externes, de gens mauvais et de la mauvaise chance, mais audedans d'eux tout est intact, leur conscience est tranquille, ils sont satisfaits. C'est pourquoi le ver qui ronge les autres leur apparaît comme un caprice, l'épicurisme d'un esprit rassasié, une ironie creuse. Ils voient l'infirme railler sa jambe de bois et en concluent que son amputation ne l'a pas beaucoup gêné. Pas un instant ils ne se demandent pourquoi il est vieux avant l'âge, ni si sa jambe coupée le tourmente aux changements de temps ou quand souffle le vent ! Ma confession logique, l'histoire de mon mal au travers duquel ma pensée outragée tentait de se frayer un chemin, demeurent dans la suite d'articles qui constituent De l'Autre Rive. En moi je traquais mes dernières idoles, je me vengeais sur elles, ironiquemênt, d'avoir souffert, d'avoir été trahi. Ce n'était pas de mes proches que je riais, mais de moi-même, et à nouveau emporté, je rêvais déjà d'être libre ; mais c'est là que j'ai bronché. Ayant perdu ma foi dans les mots et dans les drapeaux, dans l'humanité canonisée et dans l'unique Eglise salvatrice - la civilisation occidentale, je croyais encore en quelques personnes, je croyais en moi... Voyant que tout croulait, je voulais me sauver, commencer une vie nouvelle, me mettre à l'écart en compagnie de deux ou trois amis, m'enfuir, me cacher... des importuns. Et, plein de morgue, 21. «Je l'ai arrachée, saignante, de mon cœur blessé, et pleurant bruyamment, je l'ai donnée ... » (Tiré du poème de Schiller, Résignation.)
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je donnai pour titre à mon dernier chapitre : Omnia mea mecum porto 22• Ma vie désorganisée, brûlée, à demi flétrie dans le tourbillon des événements, dans les remous des intérêts généraux, se singularisait, se ramenait de nouveau à une période de lyrisme juvénile... sans jeunesse et sans foi. Avec ce faro da me 23, ma barque devait obligatoirement se briser sur des rochers sous-marins, et elle s'y brisa. J'ai survécu, c'est vrai, mais j'ai tout perdu ... (20}.
LA FIEVRE TYPHOIDE Durant l'hiver 1848 ma petite fille tomba malade. Longtemps elle se sentit mal, puis elle eut une légère fièvre, qui parut disparaître. Rayer, un médecin réputé, conseilla de lui faire faire une promenade en voiture, malgré la journée hivernale. Le temps était superbe, mais froid. Quand on la ramena à la maison elle était extraordinairement pâle ; elle demanda à manger et, sans attendre son bouillon, elle s'endormit près de nous sur le divan. Quelques heures passèrent, elle dormait toujours. Vogt, le frère du naturaliste, étudiant en médecine, se trouvait chez nous. « Regardez votre enfant, dit-il. Ce sommeil n'est pas du tout naturel. :. La pâleur mortelle, bleuâtre, de son visage m'effraya. Je posai ma main sur son front : il était complètement froid. Je courus moi-même chez Rayer, le trouvai heureusement chez lui et le ramenai avec moi. La petite fille ne s'était pas réveillée. Rayer la souleva, la secoua vigoureusement et me força de l'appeler très fort par son nom... Elle ouvrit les yeux, prononça un ou deux mots et se rendormit du même sommeil lourd, mortel, avec une respiration à peine perceptible. C'est dans cet état, avec des changements minimes, qu'elle demeura quelques jours, sans manger et quasiment sans boire ; ses lèvres avaient noirci, ses ongles étaient bleus, on décela des taches sur son corps : c'était une fièvre typhoïde. Rayer ne faisait presque rien, il attendait, il observait la maladie et ne nous donnait pas grand espoir. 22. «Tout ce que j'ai, je le porte avec moi. » (Chap. VII de De l'Autre Rive). En fait, c'est l'avant-dernier chapitre, non le dernier. (Cf. A.I. Herzen, Textes philosophiques choisis, op. cit. pp. 490-510.) 23. Allusion à la devise des Garibaldiens : L'ltalia farà da se. («L'Italie se fera par elle-même »).
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L'aspect de l'enfant était effrayant. J'attendais la fin d'heure en heure. Ma femme, blême et silencieuse, restait assise jour et nuit à côté du petit lit. Ses yeux s'étaient couverts de ce reflet nacré qui révèle la fatigue, la douleur, l'épuisement des forces et la tension anormale des nerfs. Une fois, vers une heure du matin, il me sembla que Tata ne respirait plus. Je la regardais, cachant mon épouvante. Ma femme devina : - J'ai le vertige, me dit-elle. Donne-moi de l'eau. Quand je lui tendis le verre, elle avait perdu connaissance. Ivan Tourguiéniev, qui venait partager avec nous nos heures sombres, courut chercher de l'ammoniaque à la pharmacie ; je me tenais immobile entre les deux corps inanimés, je les regardais et ne faisais rien. La femme de chambre frottait les mains, humectait les tempes de ma femme. Après quelques minutes elle revint à elle. - Quoi ? fit-elle. - Je crois que Tata a ouvert les yeux, répondit notre bonne et charmante Louise. Je l'observai : elle paraissait se réveiller. Tout bas, je l'appelai par son nom, elle ouvrit les yeux et sourit de ses lèvres noircies, sèches, fendues. A partir de cette minute elle commença à se rétablir. n existe des poisons qui détruisent l'homme plus cruellement, plus douloureusement que les maladies d'enfant : je les connais. Mais le poison insidieux qui vous attaque par l'épuisement, qui vous affaiblit secrètement, qui vous outrage en vous contraignant au rôle effroyable de témoin oisif, c'est ce qu'il y a de pire. Quiconque a, une seule fois, tenu dans ses bras un petit enfant qu'il a senti se glacer, s'apesantir, se pétrifier, quiconque a entendu l'ultime gémissement de la frêle créature qui crie merci, demande qu'on la sauve, qu'on la garde ici-bas, quiconque a vu sur sa table un joli petit cercueil capitonné de satin rose, une petite robe blanche ornée de dentelles, qui contraste si fort avec le visage jauni, cet homme-là peut se demander à chaque maladie d'enfant: « Pourquoi pas un nouveau petit cercueil, sur cette même table ? » Le malheur est la pire des écoles! Bien sûr, l'homme qui est passé par beaucoup d'épreuves est plus endurant, mais c'est parce que son cœur est malmené, affaibli. L'homme s'use et de· vient plus lâche à cause de ce qu'il a dû supporter. TI perd cette assurance en le lendemain sans quoi on ne peut rien faire. TI devient indifférent, parce qu'il s'accoutume aux pensées terribles ; 124
enfin, il a peur, autrement dit, il craint d'avoir à ressentir à nouveau une suite de douleurs lancinantes, d'angoisses, dont le souvenir ne se disperse pas avec les nuages. Les gémissements d'un enfant malade provoquent en nioi un tel effroi intérieur, me glacent à tel point, qu'il me faut faire d'énormes efforts pour venir à bout de ce souvenir purement nerveux. Au matin de cette nuit-là, j'allai faire un tour pour la première fois. Dehors il faisait froid, les trottoirs étaient légèrement saupoudrés de givre, mais malgré le gel et l'heure matinale, des foules de gens parcouraient les boulevards, des gamins vendaient des bulletins à grands cris : cinq millions de voix et plus avaient déposé une France ligotée aux pieds de Louis-Napoléon 24• Les serviteurs abandonnés avaient enfin retrouvé un maître !
* ** ... C'est à cette époque tendue et lourde, à cette époque d'épreuves, que paraît dans notre cercle un personnage qui apporte avec lui une suite de malheurs, et détruit au sein de notre vie privée plus de choses que n'ont détruit les noires journées de Juin au sein de notre vie publique. Ce personnage est venu à nous rapidement, s'est imposé sans nous laisser le temps de nous ressaisir 25 ••• En temps ordinaire, déjà, je fais connaissance facilement et deviens très intime avec les gens, mais, je le répète ici, ce n'était pas un temps ordinaire. Tous mes nerfs étaient à vif et douloureux ; des rencontres insignifiantes, des réminiscences sans importance, secouaient tout mon organisme. Je me souviens, par exemple, que trois jours après la canonade j'errais dans le faubourg Saint-Antoine. Tout portait encore les traces du combat acharné : les murs effondrés, les barricades encore sur place, les femmes effarées, pâles, qui cherchaient quelque chose, les enfants qui fouillaient dans les plâtras ... Je m'assis sur une chaise devant un petit café et contem24. Le 10 déc. 1848, Louis-Napoléon Bonarparte fut élu Président de la République par cinq millions cinq cent mille voix sur sept millions sept cent mille votants. 25. TI s'agit du poète allemand Georg Herwegh (1817-1875). Nous entrons dans le cœur du drame. Herzen étant juge et partie, nous nous efforçons d'évoquer les documents objectifs dont nous pouvons disposer. Cf. Commentaires (21) et suivants.
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plai ce tableau effrayant, le cœur serré. Un quart d'heure s'écoula. Quelqu'un me posa doucement la main sur l'épaule : c'était Dowiat, un jeune enthousiaste qui avait prêché en Allemagne, c: à la Ruge ~. un néo catholicisme d'un genre particulier, et avait gagné l'Amérique en 1847. ll était pâle, ses traits étaient défaits, ses cheveux longs en désordre ; il portait une tenue de voyage. - Mon Dieu! s'exclama-t-il, quelle rencontre! - Quand êtes-vous arrivé ? - Aujourd'hui. J'ai appris à New York la Révolution de Février et tout ce qui se passait en Europe, j'ai vivement vendu tout ce que je pouvais, j'ai ramassé de l'argent et me suis hâté d'embarquer, plein d'espoir, le cœur joyeux. Hier, au Havre, j'ai appris les récents événements, mais je n'avais pas assez d'imagination pour me représenter ceci. Nous regardâmes à nouveau l'un et l'autre, et tous deux nous avions les larmes aux yeux. - Pas un jour, pas un seul jour dans cette ville maudite ! fit Dowiat, fort agité, et ressemblant assez à un jeune lévite clamant une prophétie. Hors d'ici ! Adieu ! Je pars pour l'Allemagne! n partit... et échoua dans une prison prussienne, où il resta six ans. Je me souviens aussi de la représentation de Catilina que donnait alors dans son « Théâtre Historique ~ l'imperturbable Dumas 26 • Les forts étaient bourrés de prisonniers, le surplus était expédié en troupeaux au Château d'If pour être déporté, les familles erraient, telles des ombres, de police en police, suppliant qu'on leur dise le nom des morts, des vivants, des fusillés, mais Alexandre Dumas représentait déjà les journées de Juin sur les tréteaux, avec le laticlave romain. J'allai voir ça. Au début, cela pouvait aller : Ledru-Rollin - Catilina, Cicéron Lamartine, des sentences classiques avec une boursoufflure rhétorique... Le soulèvement est réprimé, Lamartine passe sur la scène avec son Vixerunt! Le décor change. Une place couverte de cadavres ; au loin, un ciel rouge ; les mourants dans les affres de l'agonie gisent parmi les morts couverts de plaies sanglantes ... J'en avais le souffle coupé. n n'y avait guère, nous avions vu tout cela derrière les murs de cette baraque de foire, dans les 26. Le <
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rues qui y aboutissaient, et les cadavres n'étaient pas en cartonpâte, et le sang ne sortait pas de récipients d'eau rougie, mais de jeunes corps palpitants ... Je m'enfuis, pris comme d'une crise d'hystérie et maudissant comme un fou les petits bourgeois qui applaudissaient... En un temps d'égarement, quand un homme sort du café ou du théâtre, de sa maison ou du cabinet de lecture tout fiévreux, le cerveau congestionné, l'esprit abattu, profondément outré et prêt à outrager le premier venu, en un temps pareil toute parole de sympathie, toute larme versée sur une commune détresse, toute imprécation née d'une haine commune ont un pouvoir terrible. Les plaies douloureuses rapprochent vite lorsque la blessure a été la même.
* ** ... Dans ma prime jeunesse j'avais été frappé par un roman français, que je n'ai plus retrouvé par la suite. Ce roman s'intitulait Arminius. li se peut qu'il ne fût pas doté de grandes qualités, mais à l'époque il me fit grande impression et m'obséda longtemps. Je m'en souviens encore dans ses grands traits. Nous connaissons tous, d'après l'Histoire des premiers siècles, la rencontre et le choc de deux mondes opposés : l'un, c'était le vieux monde classique, cultivé, mais corrompu et dépassé, l'autre, un monde sauvage comme les bêtes des forêts, mais plein de forces dormantes et d'aspirations chaotiques, désordonnées. J'entends : nous connaissons l'aspect officiel, « journalistique », de cette rencontre, mais non les détails qui se déroulaient dans le silence de la vie familiale. Nous connaissons les événements en gros, mais non les destins des individus qui ·en dépendaient directement, et dont les existences se brisaient sans bruit perceptible à cause de ces événements, et disparaissaient dans la collision. Les larmes venaient après le sang, les familles dispersées après les villes dépeuplées, les tombes oubliées après les champs de bataille. L'auteur d'Arminius (dont j'ai oublié le nom) avait tenté d'évoquer cette rencontre de deux mondes dans le cadre du foyer domestique : le monde qui sortait des forêts pour entrer dans l'Histoire, et celui qui sortait de l'Histoire pour descendre au tombeau. L'Histoire universelle, quand elle devient narrative, nous paraît plus proche, mieux concevable, plus vivante. J'étais si passionné 127
par Arminius, que je me mis moi-même à écrire, vers 1833, une suite de scènes historiques dans le même genre : ce sont elles dont le Maître de police Tzynski fit une analyse critique en 1834 27 • Mais naturellement, quand je les écrivais, l'idée ne pouvait me venir que je serais moi-même pris dans une semblable collision, et que mon foyer familial serait dévasté lui aussi, annihilé par le croisement de deux routes de l'Histoire mondiale. On a beau dire, il y a des côtés similaires dans nos rapports avec les européens. Notre civilisation est à fleur de peau, notre dépravation est grossière, notre poil dru pique sous la poudre, le hâle transparaît sous le fard. Nous avons la ruse des sauvages, l'impudeur des animaux, l'attitude sournoise des esclaves; on trouve partout chez nous la poigne et l'argent, mais nous retardons beaucoup sur le raffinement héréditaire et superficiel de la licence occidentale. Chez nous, le développement intellectuel sert de purification et de garantie. Les exceptions sont rares. Jusqu'à ces temps derniers 28, l'instruction formait une barrière que la bassesse et le vice ne franchissaient que fort peu. En Occident il n'en va pas de même. C'est pour cela que nous donnons facilement notre affection à celui qui a des affinités avec ce qui pour nous est sacré, qui comprend nos pensées secrètes, qui exprime hardiment ce que nous avons coutume de taire ou de ne confier qu'à l'oreille d'un ami. Nous ne tenons pas compte du fait que la moitié des déclarations qui font battre notre cœur et gonfler notre poitrine sont devenues pour l'Europe des truismes, des phrases; nous oublions combien d'autres passions désordonnées, artificielles, séniles, se sont entremêlées dans l'âme de l'homme moderne appartenant à cette civilisation périmée. Depuis son jeune âge cet homme court pour dépasser les autres ; il s'épuise à briguer des postes, il est malade d'envie, d'amour-propre, d'inaccessible jouissance, d'égoïsme mesquin qui annihile toutes ses relations avec les autres, tous ses sentiments. TI lui faut une attitude théâtrale, il lui faut conserver sa place à tout prix, satisfaire ses passions. Nous autres, hommes de la steppe, quand nous avons reçu un coup, puis un autre, souvent sans voir d'où il est venu, nous sommes ahuris, et mettons longtemps à reprendre nos esprits. Mais ensuite nous nous 27. Lorsqu'il comparut devant la Commission d'enquête, le 24 juillet 1834, le jeune Herzen dut rendre compte de ses écrits, confisqués pendant la perquisition au domicile de ses parents, à Moscou, par le Maître de police Tzynski. (Cf. B. i. D. F., tome 1, chap. X.) 28. Note de Herzen : Ecrit en 1857.
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élançons, tel l'ours blessé, nous brisons les arbres alentour, nous rugissons et faisons voler les mottes de terre... mais trop tard, et déjà notre ennemi nous montre du doigt. La haine ira croissant, beaucoup de sang se répandra à cause de cette différence entre deux âges, deux éducations ... ... n fut un temps où je jugeais sévèrement, passionnellementr l'homme qui avait brisé ma vie. Il fut un temps où je désirais sincèrement le tuer ... Depuis lors, sept années ont passé. En véritable fils de notre siècle, je suis venu au bout de ma soif de vengeance, j'ai refroidi la passion de mon esprit en me livrant à une analyse longue et continue. Au cours de ces sept années j'ai appris à connaître mes limites et celles de beaucoup de personnes, et voici qu'au lieu d'un couteau je tiens à la main un scalpel, et au lieu d'injures et de malédictions j'entreprends un récit fondé sur la psycho-pathologie.
-11Quelques jours avant le 23 juin 1848, rentrant chez moi dans la soirée, je trouvai dans ma chambre un personnage inconnu, qui, triste et confus, vint au-devant de moi. - Comment, c'est vous? fis-je enfin, en riant et en lui tendant les deux mains. Est-ce possible? Vous êtes méconnaissable ... C'était Herwegh, rasé, les cheveux coupés, sans moustache ni barbe. Pour lui, les cartes s'étaient rapidement retournées. Deux mois plus tôt, entouré d'admirateurs, escorté par son épouse, il quittait Paris dans une confortable « dormeuse » pour faire campagne au pays de Bade et proclamer la république allemande 1 • A présent il revenait du champ de bataille, poursuivi par une nuée de caricatures, tourné en ridicule par ses ennemis, accusé par les siens. Tout avait changé d'un seul coup, tout s'était écroulé et, pour comble, au travers des décors fendus, il entrevoyait sa ruine. 1. L'expédition badoise, menée par Georg Herwegh (23-24 avril 1848), avec quelque huit cents émigrés allemands formant à Paris la c Légion démocratique allemande », encouragée par Lamartine (pour les inciter à quitter la France) connut un échec retentissant. Nous relatons tout cela dans le Commentaire (21) précité.
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Quand j'étais parti de Russie, Ogarev m'avait donné une lettre pour Herwegh. TI l'avait connu au sommet de sa gloire. Toujours profond dès qu'il s'agissait de pensée ou d'art, Ogarev ne savait pas juger les hommes. A ses yeux, tous ceux qui n'étaient ni ennuyeux, ni triviaux étaient admirables, les artistes en particulier. J'avais découvert que Herwegh était intimement lié avec Bakounine et Sazonov, et bientôt il devint un ami plus familier que proche 2 • En automne de l'année 1847 je partis pour l'Italie. Quand je revins à Paris 3, il ne s'y trouvait pas; je connus ses malheurs par les journaux. De retour à Paris presque à la veille des journées de Juin, il trouva chez moi le premier accueil amical depuis son erreur badoise, et commença à venir de plus en plus souvent. Au début, bien des choses m'empêchèrent de me lier avec cet homme. n n'avait ni une nature simple, franche, ni cet abandon 4 qui sied si bien à qui est doué et fort, ce qui, chez nous, est quasiment inséparable du talent. TI était dissimulé, rusé, il avait peur des autres, aimait à s'amuser furtivement; il était douillet de façon peu virile, dépendait ridiculement des petits riens, des conforts de l'existence, il avait un égoïsme démesuré, était rücksichtlos 6, et atteignait même à un cynisme naïf. Tout cela, je ne le lui reprochais qu'à moitié. Car le destin avait placé près de lui une femme qui, par son amour cérébral, par le soin exagéré qu'elle prenait de lui, gonflait ses tendances égoïstes et fortifiait ses faiblesses, en les embellissant à ses propres yeux. Avant son mariage il était pauvre ; elle lui apporta la richesse, l'entoura de luxe, devint sa nounou, sa gouvernante, son infirmière, se rendant indispensable à chaque instant, à un bas niveau. Prosternée dans la poussière en une espèce d'adoration perpétuelle, une Huldigung 6, devant le poète « destiné à 2. Pourtant, en sept. 1848, Herzen écrit : « Herwegh voit les choses absolument et complètement de la même manière que moi... » Bien d'autres lettres vont dans le même sens à cette époque. Quant à Natalie, elle écrit à N. Toutchkov (12 nov. de la même année) que leur ménage et le ménage Herwgh sont constamment les uns chez les autres : « Tantôt nous allons nous chauffer à leur cheminée, tantôt ils viennent se chauffer à la nôtre. Nous nous voyons souvent... » 3. TI partit pour l'Italie, le 21.10.1847 et revint à Paris le 5 mai 1848. 4. En français. Ces lignes contredisent également les mots cités ci-dessus. TI ne faut pas oublier que Herzen écrivait tout cela après le drame, incapable de voir Herwegh tel qu'il l'avait connu - et aimé - avant. S. Ne comptait avec rien. 6. «Vénération.»
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remplacer Goethe et Heine :., elle étouffait en même temps son · talent dans le lit moelleux du sybaritisme bourgeois. Cela m'agaçait de lui voir accepter si volontiers sa position de mari entretenu, et j'avoue l'avoir vu aller à la ruine sans déplaisir : ils y couraient infailliblement, et c'est avec sang-froid que je vis Emma pleurer quand il lui fallut renoncer à son appartement « doré sur tranche :., comme nous disions, et vendre un à un, et à moitié prix, ses « Amours et Cupidons :. - heureusement en bronze, et non « en chair et en os » 7 • Ici je fais une pause pour dire quelques mots sur leur vie antérieure et sur leur mariage lui-même, qui portait l'empreinte extraordinairement vive du germanisme de ce temps. Les Allemands, et plus encore les Allemandes, ont une quantité de passions cérébrales, je parle de passions imaginaires, fantomatiques, artificielles, littéraires. C'est une sorte d'Uberspanntheit 8 , un engouement livresque, inventé, une froide exaltation toujours prompte à s'émerveiller ou à s'attendrir sans mesure et sans motif; ce n'est pas un faux semblant, mais une fausse vérité, une démesure psychique, une hystérie esthétique qui ne coûte rien, mais procure beaucoup de larmes de joie et de chagrins, beaucoup de distractions, de sensations, de W onne 9 ! Une femme aussi intelligente que Bettina von Arnim ne put, sa vie durant, se guérir de cette maladie germanique. Les genres peuvent changer, le contenu peut être autre, mais l'élaboration du matériau psychique, si l'on peut dire, demeure la même. Tout se réduit aux diverses variantes, aux diverses nuances du panthéisme sensuel (autrement dit, religieusement sexuel) et à des relations théoriquement amoureuses avec la nature et les hommes. Cela n'exclut nullement une chasteté romantique et une sensualité théorique, tant chez les prêtresses séculières du Cosmos, que chez les moniales, fiancées du Christ qui pèchent avec Dieu pendant leurs oraisons ! Les unes et les autres aspirent à être les sœurs d'élection des vraies pécheresses. Elles agissent par curiosité et par sympathie pour une chute à laquelle elles ne se décideront jamais, et chaque fois leur pardonnent leurs péchés, même quand on ne leur demande rien. Les plus enthou7. Herzen se réfère à la sc. 5, acte II, de Le Malheur d'avoir trop d'Esprit, de Griboïédov : le personnage principal, « Tchatski », plaisante le propriétaire d'un théâtre de serfs qui, ruiné, doit vendre ses acteurs : Amours et Zéphirs, tous vendus à la pièce! 8. « Manie de l'exagération. » 9. « Délectations. »
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siastes d'entre elles suivent le cours complet des passions sans application pratique, et sont tentées par tous les péchés comme par contumace, dans les livres des autres et leurs propres cahiers. L'un des traits les plus répandus de ces Allemandes exaltées c'est leur idolâtrie des génies et des grands hommes : cette idolâtrie née à Weimar au temps de Wieland, Schiller et Goethe. Mais comme les génies sont rares, comme Heine vivait à Paris et Humboldt était trop vieux et trop réaliste, elles se jetaient avec une sorte de fringale désespérée sur les bons musiciens, les assez bons peintres. L'image de Franz Liszt traversa le cœur de toutes les Allemandes comme une étincelle électrique, y gravant un front haut et une longue chevelure rejetée en arrière. Enfin, n'ayant plus de grands hommes pangermaniques, elles choisirent tel génie local, si l'on peut dire, qui se distinguait d'une façon ou d'une autre. Toutes les femmes en étaient amoureuses, toutes les jeunes :filles schwiirmten für ihn 10, toutes lui brodaient sur canevas bretelles et pantoufles, et lui envoyaient divers souvenirs... en secret, anonymement. En Allemagne, dans les années quarante, les esprits étaient fort échauffés. On pouvait s'attendre à ce que ce peuple, après avoir blanchi sur ses livres comme Faust, eût envie comme lui de sortir enfin sur la place publique pour voir la lumière du jour. Nous savons maintenant que c'était une fausse alerte, et que le nouveau Faust n'émergea de la petite cave d'Auerbach que pour rentrer derechef dans son Studierzimmer n. A l'époque, on voyait les choses autrement, surtout les Allemands, c'est pourquoi toute manifestation d'esprit révolutionnaire trouvait une chaleureuse approbation. Alors, au moment de la plus ardente exaltation parurent les chants politiques de Herwegh 12 • Je n'y ai jamais décelé beaucoup de talent, et seule son épouse pouvait le comparer à Heine. Mais le scepticisme rageur de Heine ne correspondait pas à la tournure des esprits de cette époque. Les Allemands des années quarante n'avaient besoin ni des Goethe, ni des Voltaire, mais des chansons de Béranger et de la Marseillaise, transposées selon les mœurs d'outre-Rhin. Les poésies de Herwegh se terminaient parfois, in crudo, par le cri des Français : Vive la République. En 1842 cela suscitait l'enthousiasme ... En 1852, c'était oublié. Il est impossible de les relire ... 10. 11. 12. parus
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« Rêvaient de lui. :. «Cabinet de travail.» Gedichte eines Lebendigen («Poèmes d'un Vivant»), 2 volumes, à Zurich en 1841 et 1843.
HeiWegh, poète-lauréat de la démocratie, traversa toute l'Allemagne de banquet en banquet, et enfin parut à Berlin. Tout le monde s'empressa de l'inviter, on donnait pour lui dîners et soirées, chacun voulait le voir, et le roi lui-même manifesta une si forte envie de le recevoir, que son médecin, Scheplein, jugea nécessaire de le lui présenter (22). A Berlin, à quelques pas du Palais royal, vivait certain banquier 13• Sa fille était depuis longtemps éprise de HeiWegh. Elle ne l'avait jamais vu et n'avait aucune idée de son apparence, mais en lisant ses vers, elle avait senti en elle la vocation de le rendre heureux et d'ajouter à sa couronne de lauriers la rose de la félicité familiale. Aussi, lorsqu'elle le vit pour la première fois au cours de la soirée que donnait son père, elle fut défini.. tivement convaincue que c'était lui, et en vérité il devint sien. La jeune fille1 entreprenante et décidée, partit à l'attaque impétueusement. Au- premier moment, le poète de vingt-quatre ans eut un mouvement de recul à la pensée de convoler, au surplus avec une personne fort laide, ayant des manières de Junker et une grosse voix : l'avenir ouvrait devant lui à deux battants ses portes d'apparat... foin de la paix familiale, foin d'une épouse ! Mais la fille du banquier, de son côté, ouvrait au propre un sac d'écus, offrait un voyage en Italie, Paris, les pâtés de Strasbourg, le Clos Vougeot ... Le poète était pauvre comme Job. Il ne pouvait vivre chez Pollen éternellement. Il hésita, il hésita et. .. accepta l'offre en oubliant de dire « merci » au vieux Pollen (le grand'père de Vogt) 14• Emma m'a raconté elle-même comment le poète mena avec tous détails et précisions les négociations sur le trousseau. Il envoya même de Zurich 15 le dessin des meubles, des tentures, etc. et exigea que tout fût expédié avant le mariage. Il insistait sur ce point. L'amour, il ne fallait pas y penser, mais on devait le remplacer par quelque chose. Emma le comprit et résolut d'assurer son pouvoir sur lui par d'autres moyens. Après avoir passé quelque temps à Zurich, elle emmena son mari en 13. Siegmund, le père d'Emma, en réalité un gros négociant en soieries, fournisseur du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV. 14. Herwegh vivait aux crochets du poète Auguste Pollen, dont le père était le grand-père maternel de Carl Vogt. Ce furent les Pollen qui financèrent l'impression du premier tome des Poèmes d'un Vivant. (A.S.)
15. Herwegh avait quitté l'Allemagne en 1839 pour ne pas faire son service militaire. ll avait été incorporé à la suite d'un duel où il avait tué un officier.
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Italie, puis s'installa avec lui à Paris. Là elle meubla pour son Schatz 16 un cabinet de travail, avec des divans moelleux, de lourds rideaux de velours, des statuettes de bronze, et lui organisa toute une existence d'oisiveté creuse. C'était nouveau et cela lui plaisait, mais entre temps son talent perdait de son éclat. n ne produisait plus rien. Cela la mettait en colère, elle le harcelait, mais l'entraînait de plus en plus dans un épicurisme bourgeois 11• A sa façon elle n'était pas sotte, et possédait infiniment plus de force et d'énergie que lui. Son éducation était purement germanique, elle avait lu une foule de choses, mais pas celles qu'elle aurait dû lire ; elle avait étudié tout ce qu'on peut imaginer, mais nulle part n'avait atteint le zénith. L'absence de grâce féminine surprenait désagréablement. De sa voix forte jusqu'à ses gestes et ses traits anguleux, depuis son regard froid jusqu'à son penchant à ramener la conversation sur des sujets scabreux, tout en elle était masculin. Elle suivait partout son mari, ouvertement et devant tout le monde, comme les hommes âgés traînent derrière eux de toutes jeunes filles 18 • Elle le regardait au fond des yeux, le montrait du regard, arrangeait son foulard, ses cheveux, et chantait ses louanges de façon révoltante, sans pudeur. Devant des tiers il paraissait gêné, mais dans son cercle il n'y prêtait pas la moindre importance, comme un maître de maison occupé ne remarque pas le zèle de son chien qui lui lèche les bottes et se frotte à lui. A cause de cela, il leur arrivait d'avoir des scènes après le départ des invités, mais le lendemain, l'amoureuse Emma recommençait la même poursuite de l'amour. TI s'en accommodait à nouveau, à cause des conforts de son existence et parce qu'elle prenait soin de tout.
16. «Trésor». (Ils arrivèrent à Paris en sept. 1843). 17. Note de Herzen : Voici jusqu'où allait sa prévoyance. Une fois en Italie, H. fut mécontent de son eau-de-cologne. Immédiatement, l'épouse écrit à Jean-Marie Farina pour qu'on lui expédie à Rome une caisse de la plus pure eau-de-cologne. Entre-temps, ils ont quitté Rome en ordonnant de leur faire suivre à Naples lettres et colis. De mêm~, ils quittent Naples. Quelques mois plus tard, la caisse d'eau-de-cologne leur parvient à Paris, avec une facture incroyable pour les fraia d'envoi. 18. Cette phrase, et d'autres remarques, pourraient faire croire qu'Emma était beaucoup plus âgée que Georg; or, elle était née en 1817, comme lui. D'autre part, sa correspondance avec Herzen avant le drame, prouve qu'il n'avait pour elle, à l'époque, ni répulsio.1, ni condescendance, mais qu'il l'estimait et la considérait comme une amie.
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A quel point elle avait gâté son mignon 18 trouve sa meilleure illustration dans l'anecdote suivante. · Un jour, après dîner, Ivan Tourguéniev vient les voir 20• ll voit Herwegh allongé sur un divan, pendant qu'Emma lui masse les pieds. Elle s'arrête : - Pourquoi t'arrêtes-tu, continue! dit le poète d'un air las. - Vous êtes souffrant? demande Tourguéniev. - Nullement. C'est simplement très agréable... Alors, quoi de neuf? La conversation se poursuivit, le massage d'Emma aussi. Persuadée que tout le monde était émerveillé par son mari, elle jacassait sans cesse à son propos, sans remarquer qu'elle ennuyait les gens et qu'elle lui faisait du tort en se référant à ses nerfs fragiles et à ses capricieuses exigences. Pour elle, tout cela paraissait infiniment charmant et digne de rester gravé au siècle des siècles dans la mémoire des humains, mais cela indignait les autres. - Mon Georg est une affreux égoïste et trop gâté (zu verwohnt) aimait-elle à dire, mais qui a plus de droits que lui aux gâteries? Tous les grands poètes ont été d'éternels enfants capricieux, et on les gâtait tous ... L'autre jour il m'a acheté un merveilleux camélia ; rentré à la maison, cela lui fit tant de peine de s'en séparer, qu'il ne me le montra même pas, le cacha dans son armoire et l'y conserva jusqu'à ce qu'il se fanât complètement... So kindisch 21 ! Je rapporte cet entretien mot à mot. L'idolâtrie d'Emma mena son Georg au bord de l'abîme et l'y fit tomber, et s'il ne périt point, il ne s'en couvrit pas moins de honte et d'opprobre. Le bruit de la Révolution de Février réveilla l'Allemagne. Les rumeurs, les murmures, les battements de cœur retentissaient dans divers coins de la patrie germanique une et divisible en trente-neuf parts. A Paris, les ouvriers allemands formèrent un club et se mirent à cogiter sur ce qu'il convenait de faire. Le Gouvernement provisoire les encourageait... non à se soulever, mais à quitter la France : déjà les ouvriers français lui donnaient des insomnies ! Si, après la bénédiction et les vœux de Flocon et les fortes paroles de Caussidière sur les tyrans et les despotes 19. En français. 20. Il habitait le même immeuble, 9, rue du Cirque. 21. « Si puéril ! :&
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ces pauvres gens devaient être fusillés ou jetés à vingt dans une casemate (tout peut arriver) cela ne les concernait point 22 1 L'expédition au pays de Bade fut décidée. Mais qui serait le libérateur, qui conduirait cette armée du Rhin 23, composée de quelques centaines de paisibles ouvriers et apprentis ? Qui d'autre que le grand poète ? se disait Emma : la lyre en bandoulière, l'épée à la main, sur ce « cheval de bataille , dont il rêvait dans ses vers 24 ••• Il chanterait après les batailles et vaincrait après avoir chanté. Il serait élu dictateur, siégerait parmi les rois, leur dicterait la volonté de son Allemagne. A Berlin Unter den Linden, on lui érigerait une statue qu'on verrait des fenêtres du vieux banquier ; les siècles lui rendraient gloire, et dans leurs chants peut-être se souviendraient-ils de la bonne Emma, pleine d'abnégation, qui l'accompagnait en qualité de porteur d'armes, de page, d'ordonnance, qui prenait soin de lui in der Schwertfahrt 25 ! Elle se commanda chez Jumann, rue Neuve des Petits-Champs, une amazone militaire aux trois couleurs nationales : noir, rouge et or, et s'acheta un béret de velours noir avec une cocarde aux mêmes couleurs. Par le truchement de ses amis, Emma désigna le poète aux ouvriers. N'ayant personne en vue 26 , et se souvenant des chants de Herwegh qui appelaient aux armes, ils le choisirent pour chef. Emma le persuada d'accepter. Pour quel motif cette femme poussa-t-elle cet homme qu'elle
22. De nombreuses «légions» d'Allemands, Espagnols, Italiens, Polonais, se constituaient alors à Paris, en vue d'aller libérer leurs patries respectives. Lamartine, ministre des Affaires Etrangères, ravi de se débarrasser d'eux, leur faisait accorder « l'étape du soldat » et 50 centimes par jour jusqu'à la frontière. 23. En français. 24. Allusion à ces vers de Herwegh : 0 wiir ich solch ein Ritter, 1 Au! stolzem Ross von schnellen Hu/ ... («Oh! si j'étais un chevalier, sur un cheval fougueux aux sabots rapides»). En 1848, G. Herwegh avait été élu président de l'Organisation des démocrates allemands en France, puis de la «Légion démocratique allemande de Paris». 25. « En campagne. » 26. La haine de Herzen l'entraîne, et c'est compréhensible, mais il est nécessaire de préciser que Georg Herwegh était une personnalité très connue dans les milieux démocratiques européens, et c'est comme tel qu'il fut présenté à Herzen, à Paris, par Bakounine et Sazonov. Il avait derrière lui un passé politique. De plus, dans cette campagne, d'anciens généraux allemands dirigèrent les opérations : Bomstedt, Korvin, Wergehtzki, etc., etc.
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aimait tant à se mettre dans une position aussi périlleuse ? Où, quand, comment avait-il manifesté cette présence d'esprit, cette inspiration née des événements qui permet à un individu de les dominer, cette compréhension rapide, cette clairvoyance et cette audace, enfin, sans lesquelles un chirurgien ne peut opérer, ni un partisan commander un détachement ? Où cet homme amolli pouvait-il trouver la force de contraindre certains de ses nerfs à une activité redoublée et brider les autres jusqu'à les rendre insensibles? Ayant elle-même de la décision et sachant se maîtriser, elle n'en était que plus impardonnable de ne pas se souvenir de la façon dont il sursautait au moindre bruit, pâlissait devant des événements imprévus, de même qu'il était anéanti par la plus petite douleur physique et perdait la tête devant tout danger. Pourquoi donc le conduisit-elle vers cette terrible épreuve, où il ne s'agissait pas de faire semblant, où il n'y avait de salut ni dans la prose, ni dans les vers, où, d'une part la couronne de lauriers avait des relents de tombeau, d'autre part, la fuite et le pilori de la honte attendaient le vaincu... Mais ses calculs étaient tout autres, et elle les révéla étourdiment dans des conversations et des lettres postérieures. A Paris, la République avait été proclamée quasiment sans combat, la révolution prenait le dessus en Italie, les nouvelles de Berlin, et même de Vienne indiquaient clairement que ces trônes-là branlaient à leur tour. n était difficile d'imaginer que le duc de Bade ou le roi de Würtemberg pourraient résister au flot des idées révolutionnaires 27• On pouvait s'attendre à ce que les soldats, au premier cri de liberté, jetteraient leurs armes, et que le peuple accueillerait les insurgés à bras ouverts : le poète proclamerait la République, la République ferait du poète un dictateur. (Lamartine n'avait-il pas été dictateur 'l) Il ne resterait plus au dictateur-chantre que de traverser toute l'Allemagne en un cortège triomphal, avec son Emma noire-rouge-or coiffée de son béret, et de se couvrir de gloire militaire et civique ... La réalité se révéla bien différente. Le soldat abruti, qu'il soit de Bade ou de Souabe, ne connaît ni poètes, ni républiques, mais connaît fort bien la discipline et l'adjudant-chef; il les aime par servilité innée et obéit aveuglément aux officiers supérieurs. Les paysans furent pris au dépourvu, les libérateurs firent irruption sans plan sérieux, ni préparation aucune. Des hommes
27. Uopold, grand-duc de Bade, et Guillaume Jer, roi de Würtemberg.
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braves, tels que Hecker et Willich 28 , ne purent rien faire. Eux aussi furent battus, mais ne s'enfuirent pas du champ de bataille; heureusement pour eux, ils n'étaient pas flanqués d'une Allemande amoureuse ! (23) Quand le tir éclata, Emma vit son Georg effaré et blême, les larmes de la peur aux paupières, tout prêt à jeter son sabre et à se cacher n'importe où, et elle paracheva sa ruine. Elle se plaça devant lui, sous le feu, et appela ses camarades au secours du poète. Les soldats gouvernementaux étaient en train de gagner... Emma, couvrant la fuite de son époux, courut le risque d'être blessée, tuée ou faite prisonnière, c'est-à-dire fourrée pour quelque vingt ans à Spandau ou Rastadt, préalablement fouettée de surcroît. D se tapit dans le hameau le plus proche dès que commença la débâcle 29 • Là il courut chez un paysan et l'implora, le conjura de le cacher. Le paysan hésita longtemps, redoutant les soldats ; finalement, il l'attira dans sa cour, et, après avoir bien regardé autour de lui, dissimula le futur dictateur dans un tonneau vide, qu'il recouvrit de paille, exposant ainsi sa demeure aux risques du pillage et sa personne à être battue du plat de l'épée et jetée en prison. Les soldats parurent. Le paysan ne trahit pas Herwegh et communiqua avec Emma. Elle vint chercher son mari, le cacha dans une carriole, changea de vêtements, s'installa sur le siège et lui fit passer la frontière. - Comment s'appelait cet homme qui vous a sauvé ? lui demandâmes-nous ? - J'ai oublié de le lui demander, rétorqua Herwegh sans se troubler. Ses camarades exaspérés tombèrent maintenant sur le chantre infortuné pour le déchirer à belles dents, se vengeant en même temps de sa richesse, de son appartement « doré sur tranches », de son aristocratisme efféminé, de tout le reste. Son épouse était si loin de comprendre la portée de ce qu'elle avait fait, que ·quatre mois plus tard elle publia une brochure à la défense de
28. Auguste Willich et Friedrich Becker jouèrent un rôle important dans la révolution allemande, surtout le second, qui devait gagner l'Amérique <>Ù, à la tête d'une brigade allemande (nordiste), il prendrait part à la guerre de Sécession. 29. Cette accusation de couardise est généralement contestée. Mais il paraît normal que Herzen y ait cru, étant donné la lâcheté ultérieure de Herwegh.
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son mari, où elle relatait ses propres exploits, inconsciente de l'ombre noire que ce récit à lui seul devait jeter sur lui 30• Bientôt on commença à l'accuser non plus seulement d'avoir pris la fuite, mais aussi d'avoir dilapidé et de s'être approprié les fonds de son parti. Je ne pense pas qu'il ait empoché cet argent, mais je suis non moins certain qu'il le jetait par les fenêtres, et en partie pour payer les fantaisies de ce couple martial. Paul Annenk.ov fut témoin d'achats de dindes truffées et de foie gras chez Chevet 8\ chargés avec des caisses de vin et autres dans la berline de voyage du général. L'argent avait été accordé par Flocon 82, sur instruction du Gouvernement provisoire; les estimations sur le montant lui-même variaient de façon fort étrange : les Français parlaient de 30 000 francs, Herwegh assurait qu'il n'en avait même pas touché la moitié, mais que le Gouvernement lui avait payé son billet de chemin de fer. A cette accusation les insurgés, revenus, en ajoutèrent une autre : quand, arrivés à Strasbourg, loqueteux, affamés et sans un sou en poche après leur défaite ils s'étaient adressés à Herwegh pour les secourir, ils avaient été repoussés. Emma ne leur permit même pas de le voir, alors qu'il « vivait dans un hôtel luxueux et portait des pantoufles en maroquin jaune. » (Pourquoi considéraient-ils cela comme un signe de luxe, je l'ignore, mais on m'a reparlé de ces pantoufles jaunes une dizaine de fois !) Tout s'était passé comme dans un rêve. Au début de mars, les libérateurs in spe festoyaient encore à Paris ; à la mi-mai. mis en pièces, ils retraversaient la frontière française. Reprenant ses esprits à Paris, Herwegh vit que son ancien sentier verdoyant vers la gloire était effacé... La vie réelle lui avait rudement rappelé ses limites. Il comprenait que sa position (celle de poète de son épouse et de dictateur qui avait fui le champ de bataille n'était pas facile ... Il lui fallait repartir à zéro ou aller par le fond. Il me semblait (et c'est là que je commis ma plus grave erreur) qu'il saurait venir à bout des côtés mesquins de son caractère. Il me semblait que je pourrais l'y aider plus que quiconque. Et pouvais-je penser autrement, alors que cet homme me 30. Cette brochure : Zur Geschichte der deutschen demokratischen Legion aus Paris (1849) était signée : « Une criminelle d'Etat». 31. Célèbre traiteur parisien de l'époque 32. Flocon, Ferdinand (1800-1866), journaliste et politicien, Secrétairedu Gouvernement provisoire en février 1848.
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répétait quotidiennement (et m'écrivait par la suite) : ... « Je connais la lamentable faiblesse de mon caractère, le tien est plus clair et plus fort ; soutiens-moi, sois pour moi un frère aîné, un père... Je n'ai pas de proches, c'est sur toi que je concentre toutes mes sympathies ; l'affection, l'amitié peuvent faire de moi tout ce que tu voudras, aussi ne sois pas sévère, mais bon et indulgent, laisse-moi ta main... du reste, je ne la lâcherai pas, je m'y accrocherai... Sur un seul point non seulement je ne te suis pas inférieur, mais peut-être même supérieur : dans mon amour illimité pour ceux qui sont près de mon cœur 33• :. Il ne mentait pas, mais ce qu'il disait ne le liait en rien. Il n'était pas non plus parti pour l'insurrection badoise avec l'idée d'abandonner ses camarades en plein combat mais, voyant le danger, il avait fui ... Tant qu'il n'y avait pas de collision, de lutte, tant qu'il ne lui fallait ni effort, ni sacrifice, tout pouvait marcher à merveille pendant des années entières, une existence entière, mais il ne fallait pas que quelque chose survînt en chemin, sinon ce serait le malheur : crime ou honte. Que ne le savais-je en ce temps-là !
* ** Vers la fin de 1848, Herwegh vint nous voir presque chaque soir. Il s'ennuyait chez lui. En effet, Emma le tarabustait beaucoup. Elle était revenue de l'expédition de Bade telle qu'elle y était partie. Ce qui était arrivé ne la poussait à aucune réflexion. Elle était, comme à l'accoutumée, amoureuse, contente, bavarde, comme s'ils revenaient d'une victoire, ou tout au moins sans blessures dans le dos. Une seule chose la préoccupait : le manque d'argent et la perspective positive de ne plus en avoir du tout, prochainement. La Révolution, à laquelle elle avait contribué avec tant d'insuccès, n'avait pas libéré l'Allemagne, n'avait pas couronné de lauriers le front du poète, mais avait fini par ruiner le vieux banquier, son père. Elle s'efforçait continuellement de dissiper les sombres pensées de son mari, sans que lui vienne à l'esprit l'idée que des méditations mélancoliques pourraient lui être salutaires. Superficielle, remuante, Emma n'éprouvait pas le besoin de 33. On n'a jamais retrouvé l'original de cette lettre. Certainement Herzen la brûla après le drame.
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réflexions profondes, intérieures, et apparemment douloureuses. Elle était de ces natures peu compliquées (comme un air à deux temps) qui tranchent chaque nœud gordien avec leur entwederoder 34, à droite ou à gauche, peu leur chaut, pourvu qu'on s'en tire et qu'on reprenne son élan... Pour aller où? Ces natures-là ne le savent même pas ! Elle s'immisçait dans une conversation soit pour raconter une anecdote, soit pour faire une remarque pertinente, encore que cette pertinence fût de qualité inférieure. Persuadée qu'aucun d'entre nous n'était doué d'autant de sens pratique qu'elle, au lieu de cacher par coquetterie son habileté pour les affaires, elle en faisait coquettement étalage. Il faut ajouter, de surcroît, qu'elle ne fit jamais preuve de son bon sens pratique. S'agiter, parler prix et cuisinières, meubles et tissus, voilà qui n'avait rien à voir avec une application intelligente de son sens des réalités. Dans son intérieur tout allait de travers, car tout était subordonné à sa monomanie : elle était toujours sur le qui-vive 35, le regard rivé sur le visage de son mari, dont elle faisait passer les caprices avant toutes les vraies nécessités de l'existence, voire avant la santé et l'éducation de leurs enfants. Tout naturellement, Herwegh cherchait à s'évader de son foyer, à trouver chez nous un repos harmonieux. Il voyait en nous comme une famille idéale où il aimait tout le monde, admirait tout et tous, nos enfants tout autant que nous-mêmes. Il rêvait de partir avec nous quelque part, au loin, et de « làbas :. assister sereinement au cinquième acte de la sombre tragédie européenne. En dépit de tout cela et d'une compréhension très similaire des événements du monde, nous nous ressemblions fort peu. Herwegh avait une façon particulière de ramener tout à lui ; il ne se livrait que par intérêt, cherchait à attirer l'attention, doutait de lui-même avec modestie et amour-propre, tout en étant certain de sa supériorité. Tout cela ensemble le poussait à la coquetterie, aux caprices, à se montrer (intentionnellement) mélancolique, attentionné, ou distrait. Il lui fallait constamment un guide, un confident, un ami et en même temps un esclave (exactement ce qu'était Emma), capable de supporter sa froideur et ses reproches quand on n'avait plus besoin de lui, et prêt à revenir à toutes jambes pour faire, avec un sourire soumis, tout ce qu'on exigeait de lui. 34. « Ou bien, ou bien. :t 35. En français.
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J'ai recherché, moi aussi, l'amour et l'amitié, la sympathie et même les applaudissements, je les ai sollicités. Mais jamais je n'ai joué au jeu du dépit 38 (jeu de femme et de chatte), jamais je n'ai eu cette soif d'attentions, de petits soins. Il est possible que ma franchise spontanée, mon excessive confiance en moi et la saine simplicité de mon comportement, de mon laisseraller 37, aient eu également pour origine la vanité ; il se peut que j'aie attiré de cette façon le malheur qui m'est tombé sur la tête, mais c'est ainsi. Je m'abandonnais sincèrement à la joie et à la peine, à l'amour et aux intérêts communs, et je savais me réjouir ou pleurer sans penser à moi. Ayant des muscles et des nerfs solides, je restais indépendant et primesautier, toujours prêt à tendre la main à un autre, mais je ne demandais à personne l'aumône d'un secours ou d'un soutien. Etant donnée la si grande divergence de nos natures, on ne peut penser que jamais il n'y eût de heurts pénibles entre moi et Herwegh. Mais, en premier lieu, il était beaucoup plus sur ses gardes avec moi qu'avec d'autres ; deuxièmement, il me désarmait complètement en admettant avec tristesse qu'il était fautif. Il ne se justifiait pas, mais me demandait, au nom de l'amitié, de me montrer indulgent pour sa faiblesse de caractère, qu'il connaissait et condamnait lui-même. Je jouais, eût-on dit, le rôle d'un tuteur, je le défendais contre autrui, et lui faisais des remontrances qu'il recevait avec soumission. Sa docilité déplaisait fort à Emma, et jalouse, elle le taquinait à ce sujet. L'année 1849 approchait.
-III-
LE VERTIGE DU CŒUR En 1849, je commençais, petit à petit, à remarquer certains changements en Herwegh. Son caractère, déjà instable, le devenait de plus en plus. Il avait des crises d'insupportable mélancolie et de lassitude. Le père de sa femme était définitivement ruiné ; le peu qu'il avait pu sauver revenait aux autres membres de sa famille ; la pauvreté frappait plus fort à la porte du poète... 36. En français. 37. En français.
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il n'y pouvait songer sans frémir, sans perdre tout courage. Emma se dépensait au-delà de ses forces, empruntait à droite et à gauche, faisait des dettes, vendait des objets, tout cela pour qu'il ne s'aperçût pas de l'état réel de leurs affaires. Non seu1ement se privait-elle elle-même de l'indispensable, mais elle ne confectionnait même pas de_ linge pour ses enfants, afin que son mari pût dîner Aux Frères Provençaux et s'acheter des futilités. D lui prenait de l'argent sans en connaître la provenance et sans vou1oir la connaître. Aussi faisais-je de vifs reproches à Emma, lui disant qu'elle le détruisait, je faisais des allusions à Herwegh, qui s'entêtait à ne pas comprendre, tandis qu'elle se fâchait, et tout continuait comme devant. S'il redoutait la pauvreté à un degré ridicu1e, la cause de sa nostalgie se trouvait ailleurs. Dans ses lamentations sur lui-même, la même note revenait constamment, qui finissait par me lasser. J'écoutais avec dépit ses sempiternelles plaintes sur sa faiblesse, accompagnées de reproches : moi, je n'avais besoin ni d'attentions, ni de tendresse, mais lui, il se flétrissait et dépérissait, privé d'une main amie ; il était si seu1 et si malheureux qu'il avait envie de mourir ; il respectait profondément Emma, mais son tendre cœur à lui, qui vibrait différemment, se contractait à son contact brusque et dur « et même au son de sa grosse voix ». Suivaient des déclarations d'amitié passionnées ... Dans son état fébrile et agité, je commençais à discerner un sentiment qui me faisait peur... tant pour lui que pour moi. n me semblait que son amitié pour Natalie prenait un caractère plus passionné... Je ne pouvais rien faire, je me taisais, tout en prévoyant que nous allions très vite au devant de grands maux et que quelque chose ne pouvait manquer de se briser dans notre existence... Tout fut brisé, totalement. De constants aveux de désespoir, la quête continuelle d'une gentillesse, d'un mot chaleureux, l'état de dépendance que cela entraînait, les éternelles lamentations... tout cela impressionnait énormément une femme tout récemment arrachée à une harmonie péniblement conquise, et souffrant du milieu profondément tragique où nous vivions. - Un petit coin de ton cœur s'est émoussé! me disait Natalie, et cela va bien avec ton caractère : tu ne comprends pas cette nostalgie des tendres soins d'une mère, d'une amie, d'une sœur, qui tourmente tant Herwegh. Moi, je la comprends, parce que moi aussi je la ressens... C'est un grand enfant, toi tu es un adulte ; on peut le peiner avec une bagatelle, le rendre 143
heureux de même. Une parole sèche le tue, il faut le ménager... mais aussi quelle gratitude infinie pour la plus petite attention, pour un brin de chaleur, de sympathie! avant d'en parler à Nathalie ... et je gardai pieusement son secret, Etait-il possible que? ... Mais non! Lui-même me l'aurait dit sans souffler mot, mais regrettant qu'il ne m'en parlât point. On peut garder un secret si on ne le confie à personne, mais vraiment à personne. S'il lui avait parlé de son amour, il n'aurait pu se taire devant un homme avec qui il vivait dans une si grande intimité affective, ni manquer de lui confier un secret qui le touchait de si près! Donc, il n'avait pas parlé. J'avais oublié pendant un moment le vieux roman intitulé Arminius. ...A la fin de 1849, je quittai Zurich pour Paris, devant effectuer des démarches concernant l'argent de ma mère, bloqué par le gouvernement russe 1• Nous nous étions quittés, Herwegh et moi, à mon départ de Genève. En route, je lui rendis visite à Berne. Je le trouvai en train de lire sur épreuves des extraits de Vom andern Ufer à Simon de Trèves 2 • Il se jeta à mon cou comme si nous ne nous étions pas vus depuis d~s mois. Je devais partir le même soir ; il ne me quitta pas un instant, recommençant encore et encore à protester de son amitié enthousiaste et passionnée. Pourquoi ne sut-il pas trouver alors la force de se confesser à moi franchement, ouvertement? J'étais alors d'humeur douce, tout se serait passé de façon humaine. Il m'accompagna au relais de poste, me fit ses adieux, puis resta appuyé au portail par lequel sortait la chaise de poste, s'essuyant les yeux... Ce furent là comme les derniers instants de l'affection vraie que je portais encore à cet homme... C'est seulement en réfléchissant toute cette nuit-là que je butai sur un seul mot, qui ne me sortait plus de la tête : « Malheur ! Malheur! » Qu'allait-il résulter de tout cela? Ma mère quitta Paris bientôt. Je logeai chez Emma, mais en vérité j'étais tout à fait seul. Cette solitude m'était essentielle ; je devais rester seul pour réfléchir à ce qu'il fallait faire. Une lettre de Natalie, où elle parlait de sa compassion pour Herwegh, me fournit un prétexte, et je me décidai à lui écrire. Ma lettre 3 1. Le 22.XIT.1849. V. B. i. D. F., tome II : Il Pianto et ci-dessus chap. XXXIX. 2. Ludwig Simon, avocat de ~rèves, d'extrême-gauche, condamné à mort en 1849 et réfugié en Suisse. Auteur de Aus dem Exil. 3. Datée du 9 janvier 1850.
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était triste mais sereine ; je la priais de sonder son cœur, calmement, attentivement, et d'être franche avec elle-même et avec moi ; je lui rappelais que nous étions trop liés tous deux par notre passé et par toute notre existence pour laisser quelque chose en suspens. « J'ai reçu ta lettre du 9, m'écrivit Natalie (cette lettre demeure, alors que presque toutes les autres ont été brûlées au moment du coup d'Etat) - et moi aussi je reste là, assise, je ne fais que me demander : « Pourquoi tout ça ? » Et je pleure, je pleure. Peut-être tout est-il de ma faute ? Peut-être suis-je indigne de vivre, mais je me sens telle que j'étais quand je t'écrivais un soir, restée seule. Pure devant toi et devant le monde entier, je n'entends mon cœur m'adresser aucun reproche. J'ai vécu dans mon amour pour toi comme dans un monde divin, et il me semblait qu'ailleurs je ne pourrais pas vivre. En être rejetée - pour aller où ? ll me faudrait naître à nouveau. « Je suis inséparable de mon amour comme de la nature : j'y vais et j'y viens. Pas un instant je n'ai senti les choses autrement. Ce monde intérieur est vaste et riche, je n'en connais pas de plus riche, et peut-être est-il trop vaste, a-t-il trop élargi mon être et ses exigences : dans cette plénitude, il y a eu des moments, et cela dès le commencement de notre vie commune, où quelque part, dans les tréfonds de mon être, quelque chose d'imperceptible troublait mon âme, mais ensuite tout redevenait lumineux. » « Cette insatisfaction, ce je-ne-sais-quoi d'inemployé, de laissé pour compte, cherchait ailleurs une sympathie et la trouvait dans l'amitié pour Herwegh », m'écrit Natalie dans une autre lettre. Cela ne me satisfit pas et je lui répondis : « Ne te dérobe pas à un simple retour sur toi-même, ne cherche pas d'explications ; la dialectique ne te sauvera pas du tourbil!on qui ne manquera pas de t'entraîner. Dans tes lettres vibre une nouvelle note qui m'est inconnue, non pas une note mélancolique, une autre... En ce moment tout est encore entre nos mains ... Mais ayons le courage d'aller jusqu'au bout. Considère que quand nous aurons formulé le secret qui troublait notre âme H(erwegh) entrera comme une fausse note dans notre accord ... ou bien ce sera moi. Je suis prêt à partir avec Sacha pour l'Amérique, après quoi nous verrons où nous en sommes ... Cela me sera dur, mais je m'efforcerai de le supporter ; ici ce me serait plus dur encore, et je ne le supporterais pas. »
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A cela elle répondit par un cri d'e:ffroi : l'idée d'une séparation ne s'était jamais présentée à elle : « Que dis-tu 1 Que distu 1 Moi... me séparer de toi? Comme si c'était possible ... Non, non, je veux te retrouver, te retrouver tout de suite - je vais faire mes bagages, et dans quelques jours, moi et les enfants nous serons à Paris 1 :. Le jour de son départ de Zurich elle m'écrivait encore : c Comme après un violent naufrage, je te reviens, je reviens dans ma patrie, avec une foi totale, un amour total. Si seulement ton état d'âme ressemblait au mien 1 Je suis plus heureuse que je ne l'ai jamais été. Je t'aime toujours autant, mais ton amour, j'ai appris à mieux le connaître et j'ai réglé tous mes comptes avec la vie : je n'attends rien, je ne désire rien. Des malentendus 1 Je leur suis reconnaissante ; ils m'ont expliqué bien des choses, et eux aussi passeront et se dissiperont comme des nuages. » Notre rencontre à Paris 4 ne fut pas joyeuse, mais elle fut pénétrée du sentiment sincère et sérieux que l'orage n'avait pas arraché les racines d'un arbre profondément enraciné, et qu'il n'était pas facile de nous séparer l'un de l'autre: Au cours de nos longs entretiens de ce temps-là une chose m'étonna, que j'analysai à plusieurs reprises, en me convaincant à chaque fois que j'avais raison. Tout en gardant une chaleureuse sympathie pour Herwegh, Natalie, comme si elle sortait d'une sorte de cercle de magie noire, paraissait respirer mieux : elle craignait Herwegh, elle sentait que son cœur contenait des forces mauvaises, elle était e:ffrayée par son éternel égoïsme, et elle cherchait auprès de moi un rempart et une défense. Sans rien savoir de ma correspondance avec Natalie, Herwegh perçut quelque chose d'hostile dans mes lettres. En effet,. tout le reste mis à part, j'étais très mécontent de lui. Emma se démenait, pleurait, tâchait de lui faire plaisir, il ne répondait pas à ses lettres, ou bien il l'accablait de sarcasmes et lui réclamait de l'argent, encore de l'argent. Les lettres qu'il m'adressait, et que j'ai conservées 5, ressemblent davantage aux épîtres d'un amant inquiet qu'à une correspondance amicale. Il m'y reproche en larmoyant ma froideur, me supplie de ne pas l'abandonner, 4. Natalie y arriva dans la nuit du 25 au 26 janv. 1850, avec ses enfants. La famille Herzen s'installa à l'hôtel Mirabeau, rue de la Paix. Dès le lendemain, Natalie écrivait à Herwegh : «Je ne savais encore jusqu'à ce jour combien j'étais indispensable à Alexandre ; le plus petit soupçon le tuerait... » (L.N., tome 64, p. 271.) 5. Vingt lettres de Herwegh à Herzen, écrites entre décembre 1849 et juillet 1850, en français, se trouvent dans L., tome XIV, pp. 34-89.
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car il ne peut vivre sans moi, sans ma sympathie d'autrefois, plénière et sans nuages ; il maudit nos malentendus et l'intrusion de « cette folle :. (Emma); il aspire à commencer une vie nouvelle, au loin, une vie avec nous, et de nouveau il m'appelle son père, son frère, son jumeau... A tout cela, je répondais sur tous les tons : « Réfléchis si tu es capable de commencer une vie nouvelle, de te débarrasser... de ta corruption, de ta civilisation dépravée, et une ou deux fois je lui rappelai « Aleko », à qui le vieux tzigane dit : « Laissenous, homme orgueilleux, c'est pour toi seul que tu réclames la liberté 6 !» A cela il répondit par des reproches et des larmes, mais ne laissa rien échapper. Ses lettres de 185'0 et nos premiers entretiens à Nice représentent un document effarant, accusateur... mais de quoi? De tromperie, de perfidie, de mensonge? Non, (du, reste, cela n'eût pas été nouveau) mais de cette lâche duplicité dont j'ai tant de fois accusé l'homme de l'Occident. En repassant bien des fois dans mon esprit tous les détails de notre pitoyable drame, j'ai toujours été stupéfait de constater que cet homme ne s'est jamais trahi par une seule parole, par un seul élan du cœur. Comment pouvait-il, tout en sentant l'impossibilité d'être franc avec moi, chercher à devenir de plus en plus intime avec moi, en effieurant dans nos entretiens ces côtés secrets de l'âme auxquels seule une confiance totale et mutuelle peut toucher sans les profaner ? Dès le moment où il devina mes doutes, et non seulement garda le silence, mais m'assura de plus en plus de son amitié (en m~me temps, influençant par son désespoir l'esprit d'une femme au cœur troublé), dès le moment où il commença à me mentir négativement en se taisant, tout en la suppliant (comme je l'appris plus tard) de ne pas lui ôter mon amitié par quelque parole imprudente ... dès ce moment-là commence son crime. Un crime !... Oui... Et tous les malheurs qui suivent se présentent comme les simples et inévitables conséquences de ce crime, se succédant sans s'arrêter aux cercueils, sans s'arrêter au repentir, car ils ne sont pas un chdtiment, mais une conséquence... et ils dépassent une génération, par suite du caractère terriblement inéluctable de ce qui s'est accompli. Le châtiment rachète l'individu, le réconcilie avec lui-même, avec les autres, le repentir le rachète aussi, mais les suites vont leur train effarant. Pour leur 6. Citation erronnée des Tziganes, de Pouchkine. (Cette allusion se trouve dans la lettre du 31 décembre.)
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échapper, la religion a inventé le paradis et son vestibule : le couvent . ... Je fus expulsé de Paris 7 et presque au même moment on en expulsa Emma. Nous comptions résider pendant une ou deux années à Nice, (c'était alors l'Italie) et Emma s'y rendit aussi. Bientôt, c'est-à-dire vers l'hiver, ma mère, et avec elle Herwegh, nous rejoignirent 8 • Pour quelle raison Natalie et moi nous rendîmes-nous justement dans cette ville? Cette question s'est présentée à moi comme à d'autres, mais en fait, elle n'a guère d'intérêt. Outre que Herwegh pouvait aller partout où j'irais, était-il possible de causer autre chose que des mortifications en recourant à des mesures artificielles, géographiques ou autres ? Deux ou trois semaines après son arrivée, Herwegh se mit à jouer Werther au dernier stade du désespoir, et de façon si visible, que certain médecin russe de passage à Nice demeura persuadé qu'il commençait à devenir fou ! Sa f_emme avait toujours les larmes aux yeux : il la traitait de manière abominable. Elle venait pleurer des heures durant dans la chambre de Natalie, et toutes deux étaient sûres qu'un jour prochain Herwegh se tirerait un coup de pistolet. Les joues blêmes de Natalie, son air agité, l'angoisse maladive qui s'emparait d'elle à nouveau, même à l'égard des enfants, me montrait clairement ce qui se passait en elle. Aucune parole n'avait été prononcée encore, mais au travers du calme apparent transparaissait de plus en plus quelque chose de sinistre, comme les deux points lumineux qui, à l'orée d'un bois, disparaissent et reparaissent sans cesse, indiquant la proximité d'une bête sauvage. Les choses couraient vers un dénouement. Celui-ci fut retardé par la naissance d'Olga 9•
7. V. chapitre XXXIX ci-dessus. La famille Herzen quitta Paris le 17 juin 1850. Commentaires (24). 8. En réalité, Herwegh arriva à Nice le 22.Vill.l850. (K.) 9. Le 20 novembre 1850, à Nice. Natalie resta à Paris avec son mari de janvier à juin 1850.
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-IV-
ENCORE UNE ANNEE (1851) Avant le Nouvel An, Natalie me montra une aquarelle qu'elle avait commandée au peintre Guyot 1• Elle représentait notre terrasse, une partie de la maison, la cour où jouaient nos enfants et se prélassait la chèvre de Tata ; plus loin, sur la terrasse, se trouvait Natalie elle-même. Je crus que cette aquarelle m'était destin·ée, mais Natalie me déclara qu'elle comptait l'offrir en cadeau de Nouvel An à Herwegh. J'en éprouvai du dépit. - Elle te plait? me demanda Natalie. - Elle me plaît tant, que si Herwegh le permet, j'en ferai faire une copie pour moi, dis-je. Ma pâleur, ma voix, firent comprendre à Natalie que mes paroles étaient un défi et révélaient une forte tempête intérieure. Elle me jeta un regard, les larmes aux yeux. - Prends-la pour toi 1 fit-elle. - A aucun prix ! Tu plaisantes ? Nous n'ajoutâmes pas un mot. Nous fêtâmes l'An nouveau chez ma mère. J'étais dans un état de forte irritation. Assis à côté de Vogt, je remplissais constamment son verre et le mien, et me dépensais en bons mots et en c pointes ». Vogt était secoué de fou-rire. Herwegh me regardait tristement, par en dessous. Il avait enfin compris. Après le toast et les vœux, il leva son verre et dit qu'il ne souhaitait qu'une seule chose : que l'année qui commençait ne soit pas plus mauvaise que la précédente; il le souhaitait de tout cœur, mais ne l'espérait pas car, au contraire, il pressentait que tout, tout, se défaisait et périssait. Je ne dis rien. Le lendemain matin, je repris mon vieux récit, A qui la faute 2 et y relus le journal de « Lioubenka :. et les derniers chapitres. 1. En réalité, Guiaud Jacques (1810-1876), peintre italien, d'après A.S. mais sans doute français né à Nice. 2. Roman écrit par Herzen en 1846.
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Etait-il possible que ce fût là une prédiction de mon destin comme le duel d' « Onéguine » avait été prémonitoire du destin de Pouchkine? Or, une voix intérieure me souffllait : « Tu n'as rien d'un « Kroutziferski :., et lui, quel curieux « Beltov » ! Où est sa noble sincérité ? Et moi, où est ma larmoyante abnégation ? » Aussi, tout en étant sûr de l'engouement momentané de Natalie, j'étais plus sûr encore de me réconcilier avec Herwegh, certain qu'il ne m'évincerait pas du cœur de ma femme (25) . ... TI arriva ce à quoi je m'attendais : ce fut Natalie qui provoqua l'explication. Celle-ci ne pouvait plus être remise après l'histoire de l'aquarelle et la fête chez ma mère. La conversation fut pénible. Ni l'un, ni l'autre nous n'étions plus au haut niveau de l'an passé. Elle était embarrassée, avait peur que je parte, redoutait son départ à lui, avait envie de passer une année en Russie, craignait d'y aller. Je voyais ses hésitations, je voyais qu'Herwegh la détruirait par son égoïsme et qu'elle n'aurait pas la force de tenir. Lui, je commençais à le haïr pour son silence. - Une fois de plus, répétai-je, je remets mon sort entre tes mains. Une fois de plus je te supplie de tout peser, de tout considérer... Je suis encore prêt à accepter n'importe qu'elle décision, prêt à attendre une journée, une semaine, pourvu que la décision soit définitive. Je sens, repris-je, que je me trouve à la limite de mes forces : je suis encore capable de bien agir, mais je sens également que cela ne durera plus très longtemps. - Tu ne vas pas partir, tu ne vas pas partir ! fit-elle, dans un torrent de larmes. Je n'y survivrais pas. Dans sa bouche, de telles paroles n'étaient pas une plaisanterie. C'est lui qui doit partir. - Natalie, ne te dépêche pas, ne te hâte pas de prendre une décision ultime... car elle sera ultime... Réfléchis tant que tu voudras, mais donne-moi une réponse définitive. Ce flux et ce reflux sont au-dessus de mes forces ... J'en deviens stupide, mesquin, j'en perds la raison... Exige de moi tout ce que tu trouveras bon, mais d'un seul coup ... Sur ces entrefaits, ma mère arriva avec Kolia powr nous inviter à Menton. Au moment de nous installer dans la voiture, nous vîmes qu'il n'y avait plus qu'une place disponible. Je la montrai à Herwegh. Mais lui, qui pourtant ne se distinguait guère par sa délicatesse, refusa de s'y asseoir. Je le regardai, fermai la portière de la calèche et dis au cocher : « Allez ! » Lui et moi restâmes ensemble devant la maison, au bord de la mer. J'avais 150
une pierre sur le cœur. Il se taisait, pâle comme un linge, évitant de rencontrer mon regard. Pourquoi n'ai-je pas parlé aussitôt, ou pourquoi ne l'ai-je pas jeté dans la mer du haut du rocher ? Je ne sais quelle apathie des nerfs m'arrêta. Il fit allusion aux souffrances du poète, disant que la vie était si mal faite, que partout le poète apportait le malheur. Il soufirait et faisait souffrir ses proches... Je lui demandai s'il avait lu Horace, de George Sand. n ne s'en souvenait pas. Je lui conseillai de le lire 3 • TI alla chercher le livre chez Visconti 4• Je ne l'ai plus jamais revu. Quand, vers six heures tout le monde se fût rassemblé pour le dîner, il n'était pas là. Sa femme entra, les yeux gonflés de larmes. Elle nous annonça que son mari était malade. Tous s'entreregardèrent. Je me sentais prêt à la transpercer avec le couteau que je tenais à la main. TI s~était enfermé dans son appartement, à l'étage. Par cet étalage 5, il s'était condamné ; j'étais débarrassé de lui. Enfin tous les autres se dispersèrent, allèrent se coucher. Nous restdmes seuls. Natalie, assise devant la fenêtre, pleurait. Je marchais de long en large dans la chambre. Le sang me battait aux tempes, je ne pouvais respirer. - n part ! fit-elle enfin. - TI me semble que c'est tout-à-fait inutile, c'est moi qui dois partir. - Au nom de Dieu... - Je m'en vais ... - Alexandre, Alexandre, tu vas le regretter ! Ecoute-moi : sauve-nous tous ! Toi seul tu peux le faire. n est anéanti, il est complètement à bout ; tu sais bien ce que tu as été pour lui, son amour insensé, sa folle amitié, et le sentiment qu'il t'a causé du chagrin... et pis encore. Il veut partir, disparaître,... mais, pour cela, il ne faut rien compliquer, car il est à un pas du suicide. -Tu y crois? - Fermement ! - Et c'est lui-même qui te l'a dit? - Lui-même et Emma. Il a nettoyé son pistolet. 3. D'après .J'ouvrage de V. Fleury : Le po~te Georges Herwegh (Paris, 1911), auquel il est fait référence dans A.S., p. 492, on sait que Herwegh avait écrit, dès 1842, à George Sand qu'il connaissait Horace par cœur, «jusqu'à la dernière ligne ». 4. Un libraire de Nice. (K.) S. En français.
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J'éclatai de rire et demandai : - Celui de Bade ? ll faut le nettoyer : il a dû traîner dans la boue 1 Du reste, dis à Emma que je réponds de la vie d'Herwegh, je l'assurerais à n'importe quel prix. - Pourvu que tu ne regrettes pas ton rire, dit Natalie, en secouant la tête d'un air sombre. - Veux-tu que j'aille le dissuader? - Qu'est-ce qui va résulter de tout cela? - Les conséquences, fis-je, sont difficiles à prévoir, plus difficiles encore à éviter. - Mon Dieu, mon Dieu, mes pauvres enfants 1 Que va-t-il leur arriver ? - n aurait fallu penser à eux plus tôt, rétorquai-je. Et bien sûr ces paroles-là furent les plus c:ruelles de toutes celles que je prononçai. J'étais trop irrité pour comprendre humainement le sens des mots. Je sentais comme des spasmes dans ma poitrine et dans ma tête, et peut-être étais-je capable non seulement de mots cruels, mais aussi d'actes sanglants. Elle était anéantie. Le silence tomba sur nous. Une demi-heure environ s'écoula 6 Je voulais boire ma coupe jusqu'à la lie, et lui posai plusieurs questions, auxquelles elle répondit. J'étais écrasé, ivre de sauvages désirs de vengeance, de jalousie, ivre d'amour-propre outragé. Quel procès, quelle potence pouvaient m'effrayer? Je ne donnais pas un sou de ma vie, ce qui est l'une des premières conditions des actes terribles et insensés. Je ne disais mot - je me tenais debout devant la grande table du salon, les bras croisés, et sans doute mon visage était-il complètement défiguré. Le silence durait. Soudain je la regardai et pris peur : son visage était d'une pâleur mortelle, une pâleur à reflet bleuté, ses lèvres étaient blanches, sa bouche frémissante était miouverte ; sans mot dire elle fixait sur moi le regard terne d'une folle. Cet air d'infinie souffrance, de douleur muette, fit retomber subitement les passions qui fermentaient en moi : j'eus pitié d'elle, des larmes coulèrent le long de mes joues, j'étais prêt à me jeter à ses pieds, à implorer son pardon (26). Je m'assis près d'elle sur le divan, lui pris la main, posai sa tête sur mon épaule et me mis à la consoler d'une voix douce et humble. 6. Le texte qui suit est pris en partie dans une lettre de Herzen à Haug, de mars 1852. (Pour Haug, v. ci-dessous, p. 195, le chapitre complémentaire qui lui est consacré.
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Ma conscience me rongeait. Je me sentais inquisiteur, bourreau... Fallait-il agir ainsi? C'était cela, secourir une amie? C'était cela, la sympathie? Ainsi donc, malgré toute ma culture, tout mon humanisme, j'étais capable, dans un accès de rage et de jalousie, de déchirer une malheureuse femme, de jouer les Raoul Barbe-Bleue! Quelques instants s'écoulèrent avant qu'elle dt"t quelque chose, avant qu'elle pût parler, puis soudain, elle se jeta à mon cou en sanglotant. Je la laissai s'affaisser sur le divan, totalement épuisée. Elle ne pouvait que dire : « N'aie pas peur, mon ami, ce sont de bonnes larmes, des larmes d'attendrissement, non, non, jamais je ne me séparerai de toi ! » Son émotion, ses sanglots spasmodiques lui firent fermer les yeux : elle perdait connaissance. Je lui versai de l'eau de Cologne sur la tête, mouillai ses tempes; elle s'apaisa, ouvrit les yeux, me serra la main et retomba dans un état de semi-inconscience qui dura plus d'une heure. Je restai à genoux près d'elle. Quand elle ouvrit les yeux, elle rencontra mon regard triste et calme, mes larmes coulaient encore, elle me sourit... C'était la crise. A partir de cet instant, les charmes maléfiques perdirent de leur puissance, le poison fut moins virulent. - Alexandre, fit-elle, en reprenant un peu ses esprits, achève ce que tu as commencé ; jure-moi que tout se terminera sans effusion de sang ; songe aux enfants, à ce qu'ils deviendraient sans toi et sans moi... - Je te donne ma parole ; je ferai tout ce qui est possible ; j'éviterai toute collision, je consentirai bien des sacrifices, mais pour le faire, une chose m'est indispensable : il doit partir demain, ne serait-ce que pour Gênes. - n en sera comme tu voudras. Nous, nous commencerons une vie nouvelle, et que le passé soit oublié. Je la serrai très fort dans mes bras. Le lendemain matin Emma vint me trouver. Elle était échevelée, les yeux gonflés de larmes, fort laide, vêtue d'une blouse serrée par une ficelle. Elle s'approcha de moi d'un pas lent de tragédienne. En d'autres temps, j'aurais éclaté de rire devant cette posture théâtrale à l'allemande, mais là je n'avais pas envie de rire. Je la reçus debout, sans lui cacher que sa visite m'était désagréable. - Que voulez-vous, demandai-je. - Je suis venue de sa part. 153
- Votre mari, répliquai-je, peut venir lui-même s'il en a besoin. Ou peut-être s'est-il déjà tiré un coup de pistolet? Elle croisa les bras sur son sein : - Et c'est vous qui dites cela, vous, son ami? Je ne vous reconnais plus 1 Est-il possible que vous ne compreniez pas la tragédie qui se joue sous vos yeux ? Son tendre organisme ne supportera pail une séparation avec elle, ni une rupture avec vous. Oui, oui, avec vous ! TI pleure sur le chagrin qu'il vous a causé, il m'a commandé de vous dire que sa vie est entre vos mains, il vous supplie de le tuer. Je l'interrompis : - C'est une farce, fis-je. Qui jamais a invité quelqu'un à l'assassiner, et par le truchement de son épl?use, de surcroît? Ce sont encore vos triviales simagrées mélodramatiques, elles me répugnent... Je ne suis pas un Allemand, moi... - Herr Herzen... - Madame Herwegh, pourquoi vous chargez-vous de commissions aussi difficiles ? Vous pouviez vous attendre à ce que je vous dise des choses peu agréables. - C'est un malheur fatal, dit-elle, après s'être tue un moment. n m'a frappée tout autant que vous... Mais voyez un peu la différence entre votre irritation et mon dévouement. .. - Madame, rétorquai-je, nos rôles n'étaient pas semblables. Veuillez ne pas les comparer, sinon vous risqueriez d'avoir à rougir. - Jamais! s'écria-t-elle avec véhémence. Vous ne savez pas ce que vous dites. Puis elle ajouta : je vais l'emmener, il ne peut demeurer dans cette situation, que votre volonté soit faite. Mais à mes yeux, vous n'êtes plus celui que je respectais tant et que je prenais pour le meilleur ami de Georg. Non! Car si vous étiez cet homme-là, vous vous sépareriez de Natalie; qu'elle parte, qu'il parte... et moi je resterais ici avec vous et les enfants. Je ris très fort. Son visage s'empourpra et, d'une voix qui tremblait de dépit et d'indignation, elle me demanda : - Qu'est-ce que cela signifie? - Pourquoi plaisantez-vous à propos de sujets sérieux ? Mais cela suffit! Voici mon ultimatum : allez trouver Natalie tout de suite. Seule. Parlez-lui : si elle veut partir, qu'elle parte, je ne ferai obstacle à rien ni à personne, excepté (veuillez m'excuser) au fait que vous restiez ici. Je saurai bien m'arranger pour le 154
ménage. Mais écoutez bien : si elle ne veut pas partir, cette nuit est la dernière que je passerai sous le même toit que votre mari. Nous n'y resterions pas une nuit de plus... vivants. Une heure plus tard Emma revint, l'air lugubre, et m'annonça sur un ton qui semblait insinuer : « voilà les fruits de tes crimes :. : - Natalie ne part pas. Elle a détruit un être sublime par vanité. Moi, je le sauverai. -Donc... - Donc nous partirons ces jours-ci. - Comment ces jours-ci ? Que dites-vous ? Demain matin ! Avez-vous déjà oublié l'alternative? (Répétant cela, je ne rompais nullement la promesse donnée à Natalie, car j'étais absolument certain qu'Emma emmènerait son mari.) - Je ne vous reconnais pas. Combien amèrement je me suis trompée sur vous! lança cette femme folle, qui s'en alla de nouveau. Cette fois sa mission diplomatique fut aisée. Elle reparut vingt minutes après pour me déclarer qu'il consentait à tout, tant à un départ qu'à un duel ; en même temps, il me faisait dire qu'il avait fait le serment de ne pas lever son pistolet contre ma poitrine, mais était prêt à recevoir la mort de ma main. - Vous voyez bien qu'il continue à plaisanter. Même le roi de France a été exécuté par un simple bourreau et non par un ami proche ! Donc, vous partez demain ? - Je ne sais vraiment comment faire. Rien n'est prêt. - On peut faire ses préparatifs en une nuit. - D faut encore faire viser le passeport. Je sonnai. Rocca entra 7 • Je lui dis que Mme Emma demandait qu'il aille lui chercher un visa pour Gênes. - Et puis, nous n'avons pas d'argent pour le voyage. - D vous en faut beaucoup pour aller à Gênes ? - Dans les six cents francs. - Permettez-moi de vous les remettre. - Nous avons des dettes ici, dans les boutiques. - Par exemple ? - Quelque cinq cents francs. - Ne vous en inquiétez pas ... et bon voyage. Elle ne put supporter ce ton. L'amour-propre était en quelque sorte sa passion dominante. 7. Le cuisinier-valet italien des Herzen, de 1851 à 1852.
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- Pourquoi, fit-elle, pourquoi cette façon de me traiter, moi? Vous n'avez pas le droit de me détester ou de me mépriser,
moi! - Mais lui, oui ? - Non, répliqua-t-elle en s'étranglant avec ses larmes, non! Je voulais simplement dire que je vous aimais sincèrement, comme une sœur, que je ne voulais pas vous quitter sans vous serrer la main. Je vous respecte. Vous avez peut-être raison, mais vous êtes un homme cruel. Si vous saviez ce que j'ai enduré ! - Aussi, pourquoi avez-vous été une esclave toute votre vie ? demandai-je en lui tendant la main. En cet instant, j'étais incapable de sympathie. Vous avez mérité votre sort. Elle s'en alla, couvrant son visage de ses mains. Le lendemain matin, à dix heures, dans une voiture de louage chargée de toutes espèces de panières et de valises le poète partit pour Gênes mit Weib und Kind 8 • Je me tenais à une fenêtre ouverte. Il se faufila dans la voiture si rapidement que je ne l'aperçus même pas. Elle serra la main du cuisinier et de la femme de chambre, et s'assit près de lui. Je ne puis rien m'imaginer de plus humiliant que ce départ bourgeois. Natalie était bouleversée. Nous allâmes ensemble hors de la ville. Notre promenade fut triste : le sang coulait de nos blessures récentes, encore à vif. Au retour, la première personne qui vint à notre rencontre fut le fils de Herwegh, Horace, garçon de neuf ans, turbulent et chapardeur. - D'où viens-tu ? -De Menton! - Qu'est-il arrivé ? - Voici un billet de maman pour vous. « Lieber Herzen » 9, m'écrivait-elle, comme s1 nen ne s'était passé entre nous, « nous nous sommes arrêtés pour deux jours à Menton, la chambre d'hôtel n'est pas grande, Horace dérange Georg, permettez que je vous le confie pour quelques jours » 10 • Ce manque de tact me stupéfia. En même temps, Emma avait écrit à Carl Vogt, le convoquant pour une consultation. Ainsi, elle mêlait à tout cela des personnes extérieures. Je priai Vogt d'emmener Horace et de leur dire que nous n'avions pas de place. Pourtant, me fit-elle répondre par Vogt, leur appartement était encore à eux pour trois mois, et je pouvais en faire usage. 8. « Avec femme et enfants. » 9. « Cher » Herzen. 10. L'original de cette lettre n'a pas été retrouvé. (A.S.)
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C'était parfaitement exact, seulement c'était moi qui en payais le loyer... Oui, dans cette tragédie, comme dans Shakespeare, les jurons ignobles, le rire grossier, les filouteries de la place du marché voisinent avec les cris à fendre l'âme, les plaintes avant que s'exhale la vie, meure la dernière étincelle, s'éteigne la pensée ... Emma avait une camériste, Jeannette, une Française de Provence, belle et fort digne ; elle devait rester avec nous deux jours, puis prendre le bateau pour Gênes en emportant les affaires des Herwegh. Le lendemain matin elle ouvrit doucement ma porte et sollicita de me parler seule à seul. Ce n'était jamais arrivé. Je crus qu'elle voulait de l'argent, et fus prêt à lui en donner. Rougissant jusqu'aux oreilles, les larmes aux yeux, l'excellente Provençale me tendit diverses factures qu'Emma n'avait pas réglées, et ajouta : - Madame m'a ordonné de faire quelque chose que je ne peux pas faire sans votre permission : voyez-vous, elle m'a dit d'acheter quantité de choses chez les marchands, et de les faire ajouter à ces factures-ci. Mais je ne le pouvais pas sans vous en parler. - Vous avez très bien fait. Et que vous a-t-elle chargée de lui acheter ? - Voilà sa liste. La liste portait : plusieurs coupes de toile, quelques douzaines de mouchoirs, un lot de vêtements d'enfants. On assure que César pouvait lire, écrire et dicter simultanément, mais quel déploiement de capacités ne voyons-nous pas ici : être capable de penser à acquérir à bon marché du tissu et des bas d'enfants, alors que la famille se désagrège et que l'on sent passer la lame glacée de la faux de Saturne... Un fameux peuple, ces Allemands !
-VNous étions à nouveau seuls, mais ce n'était pas comme autrefois : tout portait les traces de l'orage. La confiance et le doute, la lassitude et l'irritation, un sentiment de dépit et d'indignation, nous torturaient. Mais le pire des tourments, c'était que le fil de l'existence fût coupé, que la bienheureuse insouciance qui rendait 157
la vie si facile fût perdue, que tout ce qui nous paraissait sacré eût disparu : si tout ce qui était arrivé, était arrivé, plus rien n'était impossible. Les souvenirs nous faisaient peur pour l'avenir. Combien de fois sommes-nous desèendus dîner tous les deux et nous sommes-nous levés de table les larmes aux yeux, sans avoir touché à un mets, ni prononcé une parole, tandis que le bon Rocca hochait la tête en emportant les plats d'un air fâché. Des jours creux, des nuits sans sommeil. Nostalgie, nostalgie ... Je buvais ce qui me tombait sous la main : du schiedam, du cognac, du vieux Belet, je buvais la nuit, seul, et dans la journée en compagnie d'Engelson 1, et ceci dans le climat de Nice ! Le point faible des Russes - noyer leur chagrin - n'est pas aussi pernicieux qu'on le prétend. Un sommeil lourd vaut mieux qu'une lourde insomnie, et la migraine du lendemain vaut mieux qu'une tristesse mortelle à jeûn. Herwegh m'adressa une lettre. Je la jetai sans la lire. TI se mit à envoyer à Natalie lettre sur lettre. TI m'écrivit encore, je lui renvoyai sa missive. Je considérais cela avec tristesse. Cette époque aurait dû être un temps de profond retour sur soi-même, de calme, et libre de toute influence extérieure. Mais quel calme, quelle liberté pouvait-on connaître alors qu'arrivaient les lettres d'un individu qui jouait les désespérés et menaçait non seulement de se suicider, mais de commettre les crimes les plus abominables ? Par exemple, il se disait saisi par moments d'une telle frénésie, qu'il voulait égorger ses enfants, jeter leurs corps par la fen2tre et paraître devant nous couvert de leur sang. Dans une autre lettre, il écrivait qu'il viendrait se trancher la gorge devant moi, en me disant : « Voilà où tu as mené un homme qui t'aimait tant! » En même temps, il suppliait Natalie de le réconcilier avec moi, de prendre tout sur elle, et de le proposer comme précepteur pour Sacha. Dix fois il parla de son pistolet chargé, et Natalie y croyait encore. Il ne demandait que sa bénédiction avant de se tuer. Je la persuadai de lui écrire qu'elle y consentait enfin, qu'elle s'était convaincue qu'il n'y avait pas d'autre issue que la mort. Il lui répondit que ses lignes étaient arrivées trop tard, qu'il était maintenant d'une autre humeur, et ne se sentait pas assez de forces pour le faire, mais que, abandonné de tous qu'il l'était, il partait 1. Engelson, Vladimir Aristovitch (1821-1857), réfugié politique russe résidant à Nice avec sa femme depuis 1850. Extrêmement lié avec Herzen, il se brouilla avec lui par la suite. n va être question de lui souvent.
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pour l'Egypte. Cette lettre lui porta un rude coup aux yeux · de Natalie. Sur ces entrefaits, Orsini arriva de Gênes et nous raconta en riant comment le ménage avait tenté de se suicider. Sachant que les Herwegh étaient à Gênes, il était allé chez eux, mais avait rencontré Georg qui déambulait sur le quai de marbre. Apprenant qu'Emma était chez elle, il alla la voir. Elle lui apprit immédiatement qu'ils avaient décidé de se laisser mourir de faim, que c'était lui qui avait choisi cette mort, mais qu'elle tenait à partager son sort ; elle supplia Orsini de ne pas abandonner Horace et Adda. Orsini resta confondu de stupeur. -Nous n'avons pas mangé depuis trente heures, poursuivit Emma; persuadez-le de prendre de la nourriture, conservez un grand poète pour l'humanité ! Et de sangloter... Orsini sortit sur la terrasse et revint incontinent, apportant une joyeuse nouvelle : Herwegh, au coin de la rue, mangeait du salami. Ravie, Emma sonna et commanda de la soupe. A ce JI).oment son mari revint, l'air sombre, sans parler du salami, mais la soupière accusatrice était là. - Georg, fit Emma, j'ai été si heureuse d'apprendre par Orsini que tu étais en train de manger, que je me suis décidée à me commander de la soupe. - J'avais si mal au cœur que j'ai pris un bout de salami.. . du reste, c'est stupide, la mort par famine est la plus pénible.. . Je vais m'empoisonner. Et il attaqua le potage. Son épouse leva les yeux au ciel et regarda Orsini, comme pour lui dire : « Vous voyez, on ne peut le sauver ! :. Orsini est mort 2 • Mais plusieurs témoins de son récit restent en vie, par exemple Carl Vogt, Mordini, Charles Edmond3. Ces péripéties accablaient Natalie. Elle était humiliée à cause de lui, moi aussi, et elle le percevait douloureusement. Au printemps, Herwegh partit pour Zurich et expédia sa femme à Nice (encore une insolente indélicatesse). J'avais grand besoin de repos après tout ce qui s'était passé. Prenant prétexte 2. Exécuté le 13.ill.1858, pour avoir attenté à la vie de Napoléon III. 3. Mordini, Antonio (1819-1902), patriote italien qui avait participé au mouvement de libération en 1848. L'un des proches amis italiens de Herzen. (B. i. D. F., tome II, chap. XXXVII : Les Fuorusciti italiens. Charles-Edmond : v. ci-dessus, p. 76, n. 20.
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de ma naturalisation suisse, je me rendis à Paris, puis en Suisse, avec Engelson 4 • Les lettres que m'écrivit Natalie étaient calmes; ' son cœur paraissait moins lourd. Sur le chemin du retour, je rencontrai Sazonov 5 • Devant une bouteille de vin, il me demanda, avec un parfait détachement, comment allaient mes affaires de famille. - Comme d'habitude. - Mais je connais toute l'histoire, et si je te questionne, c'est par sympathie amicale. Je le regardai, effaré et tremblant. Il ne s'en aperçut point. Qu'est-ce que cela signifiait? Je croyais que c'était un secret, et voilà que devant un verre de vin un homme m'en parlait comme de la chose la plus ordinaire et la plus courante. - Qu'as-tu entendu, et de qui? - J'ai appris toute l'histoire par Herwegh lui-même. Je vais te dire franchement : je ne t'approuve nullement. Pourquoi ne laisses-tu pas ta femme partir, ou bien pourquoi ne la quittestu pas toi-même ? Quelle faiblesse ! Tu commencerais une vie nouvelle, fraîche. - Et qu'est-ce qui te fait penser qu'elle a envie de partir? Peux-tu croire vraiment que je sois capable de la laisser aller ou de l'en empêcher? - Tu la contrains, pas physiquement, s'entend, mais moralement. Du reste, je suis bien content de te trouver plus serein que je ne le craignais, et je ne veux pas, avec toi, être franc à demi. Herwegh est parti de votre maison d'abord parce que c'est un lâche et qu'il a peur de toi comme du feu, ensuite parce que ta femme lui a donné sa parole de le rejoindre en Suisse dès que tu te serais calmé. - C'est une ignoble calomnie! me récriai-je. - C'est lui qui me l'a dit, je puis t'en donner ma parole. Rentré à mon hôtel, je me jetai sur mon lit tout habillé, malade et anéanti, dans un état voisin de la folie ou de la mort. Le croyais-je ou non? Je ne sais. Mais je ne puis affirmer que je ne croyais pas du tout ce que m'avait dit Sazonov. c Ainsi, me répétais-je, voilà comment s'achève notre existence 4. Herzen quitta Nice pour Paris, le 3 juin 1851; il passa par Avignon et Lyon. TI resta à Paris du 8 au 25 juin, puis se rendit à Fribourg et Châtel (chap. XL) enfin à Genève. Nous avons ici un exemple de la manière dont Herzen entrecroise, voire emmêle les fils de son récit. 5. Sazonov : Cf. note 21, p. 28. Herzen le rencontra dans un café de Genève, le 28 juin. Il ne devait plus jamais le revoir.
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poétique : en tromperie et, par-dessus le marché, en clabaudages européens ... Ha-ha-ha! On me plaint, on m'épargne par pitié, on me laisse souffler, comme le soldat qu'on fouette, qu'on met à l'hôpital dès que son pouls commence à faiblir et qu'on soigne avec zèle pour pouvoir lui administrer la seconde volée de coups quand il sera remis. » J'étais offensé, outré, humilié. C'est dans cette disposition d'esprit que cette nuit-là j'écrivis une lettre qui devait porter les marques de la rage, du désespoir et de l'incrédulité. Je me repens, je me repens profondément de ce coup porté « par correspondance », de cette lettre odieuse 8 • La réponse de Natalie était imprégnée d'un sombre chagrin : « Mieux vaut mourir, me disait-elle, ta foi est détruite, désormais chacun de mes mots te rappellera le passé. Que puis-je faire, quelles preuves te donner? Je pleure, je pleure ! :. Herwegh avait menti. Ses lettres suivantes furent douces et tristes : elle avait pitié de moi, elle avait· erivie de panser mes plaies, mais que ne devait-elle pas souffrir, elle aussi. .. Pourquoi s'est-il trouvé un homme pour me répéter cette calomnie, et pourquoi ne s'en est-il pas trouvé un autre pour m'empêcher· d'envoyer cette lettre, écrite dans un accès de délire criminel ? -VI-
OCEANO NOX 1 (1851)
-P··· Dans la nuit du 7 au 8 juillet, vers une heure du matin, j'étais assis sur les marches du Palais Carignan, à Turin. La place était complètement déserte ; à quelques pas de moi som6. Elle date du soir même de la rencontre avec Sazonov. Nous la donnons dans Commentaires (27). 1. Naturellement, le titre de ce chapitre est emprunté au célèbre poème de Victor Hugo, qui l'avait lui-même emprunté à Virgile. 2. N.ote de Herzen : « Ce fragment (inédit) appartient à cette partie de Byloïé i Doumy qui sera publiée beaucoup plus tard, et pour laquelle j'ai écrit tout le reste. Quelques lignes à propos de l'épouvantable événement
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' sifflotant nolait un mendiant ; une sentinelle faisait les cent pas, en un air d'opéra et faisant cliqueter son arme... La nuit était chaude, noire, pénétrée par l'odeur du sirocco. J'étais merveilleusement bien, comme il ne m'était plus arrivé de l'être depuis longtemps. Je sentais à nouveau que j'étais jeune, fort de toute l'énergie qu'il y avait en moi, que j'avais des amis et des croyances, que j'étais plein d'amour, comme je l'avais été trente ans plus tôt. Mon cœur battait comme je m'étais déshabitué à l'entendre battre ces temps derniers. n battait comme en ce jour de mars 1838, quand, emmitouflé dans une cape, j'attendais Ketcher au pied d'un réverbère, rue Povarski 3 • A présent aussi j'attendais un rendez-vous... un rendez-vous avec cette même femme, et peut-être étais-je animé par un amour plus grand encore, bien qu'y fussent mêlées des notes sombres, mélancoliques. Mais cette nuit-là, elles étaient à peine perceptibles. Après la crise d'amertume et de désespoir fou qui m'avait saisi lors de mon passage à Genève, je me sentais mieux. Les lettres de Natalie, douces, pleines de tristesse, de larmes, de douleur, d'amour, parachevaient ma guérison. Elle m'avait écrit qu'elle venait de Nice pour me retrouver à Turin, où elle avait envie de passer quelques jours. Elle avait raison : il nous était nécessaire de nous regarder attentivement l'un l'autre, d'éponger mutuellement le sang de nos blessures, d'essuyer nos larmes, enfin de découvrir une fois pour toutes s'il y avait bien encore un bonheur à partager ; et tout cela en tête à tête, même sans les enfants, dans un autre endroit, de surcroît, et non dans l'ambiance où le mobilier, les murs, pouvaient malencontreusement nous rappeler quelque chose, nous chuchoter quelque parole à demi oubliée ... La chaise de poste devait arriver entre une et deux heures, venant du col de Tende ; c'était elle que j'attendais près du sombre Palais Carignan, près duquel elle allait tourner le coin de la rue. J'étais arrivé le matin même, venant de Paris par le Montdu 16 novembre 1851, dans les Mémoires d'Orsini, qui prit une part chaleureuse à mon malheur, me fournirent une raison pour publier ce deuxième fragment dans l'Etoile Polaire de 1859 ». 3. Allusion à la venue clandestine de Herzen à Moscou pour y voir Natalie, alors qu'il était en résidence forcée à Vladimir. Cette expédition, le rôle de son ami le Dr Ketcher, l'enlèvement de Natalie, sont relatés dans B. i. D. F., tome I, au chap. XXIII.
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Cenis 4 • A l'hôtel Feder on m'avait donné une pièce grande et haute de plafond, assez joliment meublée, et une chambre à coucher. Leur air de fête me plaisait, il était de circonstance. Je fis préparer un petit souper et allai errer en ville, attendant la nuit. Lorsque la chaise de poste stoppa devant le relais, Natalie me reconnut : - Tu es là 1 fit-elle, me saluant par la fenêtre. J'ouvris la portière et elle se jeta à mon cou avec un tel transport de joie, une telle expression d'amour et de gratitude, que les mots de sa lettre passèrent comme un éclair dans ma mémoire : « Je reviens comme un navire dans son port d'attache, après les tempêtes, les naufrages et les désastres... brisé, mais sauvé... ~ Un seul regard, deux ou trois mots furent plus que suffisants ... Tout fut compris, expliqué ; je pris son petit sac de voyage, le balançai sur mon épaule au bout de ma canne, lui donnai la main, et joyeusement nous marchâmes par les rues désertes jusqu'à l'hôtel. Là-bas, tout le monde dormait, excepté le portier. Sur une table mise on avait posé deux bougies non allumées, du pain, des fruits, une carafe de vin; je n'avais pas envie de réveiller quelqu'un. Nous allumâmes les bougies ; assis devant une table vide, nous nous regardâmes, et immédiatement nous revint le souvenir du temps passé à Vladimir (28). Elle portait une robe blanche en mousseline ou une tunique de voyage à cause de la chaleur brûlante. Lors de notre premier rendez-vous, lorsque j'étais arrivé de mon lieu d'exil, elle était également toute en blanc, et sa robe de mariée était blanche. Même son visage, qui gardait les marques nettes de ses bouleversements profonds, de ses soucis, de ses méditations et de ses souffrances, me rappelait par son expression son visage d'autrefois. Et nous, nous étions les mêmes, seulement à présent nous nous donnions la main non comme des jouvenceaux arrogants, sûrs d'eux, fiers de leur confiance en eux-mêmes et en une sorte de destinée exceptionnelle, mais comme deux vétérans aguerris par le combat de la vie, ayant éprouvé non seulement leur force, mais aussi leur faiblesse... survivant à peine aux coups cruels et aux erreurs irréparables. Reprenant à nouveau la route, nous partagions le triste fardeau du passé, sans faire nos comptes. Ce fardeau nous obligeait à marcher d'un pas 4. Le lapsus de Herzen n'a jamais été corrigé : il venait de Genève, non de Paris.
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plus mesuré, mais à l'intérieur de notre cœur endolori il y avait assez de réserves pour un bonheur mûri et décanté. Au travers de l'effroi, de la douleur sourde, nous pouvions voir plus clairement encore combien nous étions soudés l'un à l'autre, indissolublement, par les années, les circonstances, la terre étrangère, les enfants. Au cours de cette réunion, tout fut terminé, les fils coupés se ressoudèrent, plus fermement que jamais, comme parfois se ressoudent les os cassés ..., non sans laisser une cicatrice. Les larmes du chagrin, point séchées encore, formaient entre nous un lien de plus, le sentiment d'une profonde compassion l'un pour l'autre. Je voyais son conflit, sa souffrance, je voyais qu'elle n'en pouvait plus. Et elle, elle me voyait faible, malheureux, offensé, offensif, prêt au sacrifice comme au crime. Nous avions payé un trop haut prix l'un pour l'autre pour ne pas comprendre ce que nous valions, et ce que chacun avait coûté à l'autre. « A Turin, écrivais-je au début de 1852, ce fut notre second mariage. Peut-être que sa signification était plus profonde et d'une plus grande portée que le premier ; il eut lieu dans la conscience plénière de toute la responsabilité que nous prenions à nouveau l'un vis-à-vis de l'autre, il eut lieu à la veille d'événements épouvantables 5••• » L'amour, par une sorte de miracle, avait survécu au coup qui devait le détruire. Les derniers nuages noirs s'éloignaient de plus en plus. Nous parlâmes beaucoup, longuement, comme après une séparation de plusieurs années. TI y avait longtemps que le jour filtrait en rais lumineux à travers les stores baissés lorsque nous quittâmes la table vide. Trois jours plus tard, nous rentrâmes chez nous, à Nice, le long de la Riviera. Un coup d'œil à Gênes, un coup d'œil à Menton, où nous nous étions rendus si souvent, et dans un état d'esprit bien différent, un coup d'œil à Monaco s'enfonçant dans la mer avec ses gazons et son sable veloutés. Tout nous accueillait joyeusement, comme de vieux amis après une fâcherie ; et voici les vignes, les buissons de roses, les orangers et la mer qui se déployaient devant notre villa, et les enfants jouant sur la plage... voici qu'ils nous reconnaissaient, qu'ils couraient au-devant de nous. Nous étions rentrés à la maison ... Je dis merci au destin pour ces jours-là, pour les quatre mois 5. Citation approximative tirée d'une lettre (écrite en français et traduite en russe par Herzen) adressée à Haug, en mars 1852.
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qui les suivirent : ils achèvent triomphalement ma vie personnelle. Merci au destin, cet éternel païen, qui couronna ceux qui étaient voués au sacrifice d'une somptueuse couronne de fleurs automnales, et répandit sur eux, fût-ce pour peu de temps, ses pavots et ses parfums ! Les abîmes qui nous séparaient disparurent, leurs bords se rapprochèrent. Cette main, n'était-elle pas celle qui avait reposé dans la mienne tout au long de ma vie, ce regard n'était-il pas le même, bien que parfois brouillé par les larmes ? « Tranquillise-toi donc, ma sœur, mon amie, ma compagne, car tout a passé, et nous sommes les mêmes qu'en nos années juvéniles, sacrées, lumineuses ! » « ... Après les souffrances, dont toi, peut-être, tu connais la mesure, ce sont des moments différents, pleins de félicité ; toutes les croyances de mon enfance, de ma jeunesse non seulement ont trouvé leur réalisation, mais ont traversé des épreuves terribles sans perdre leur fraîcheur, leur arôme, et ont fleuri avec un éclat nouveau, une force nouvelle. Jamais je n'ai été aussi heureuse qu'aujourd'hui », écrivait-elle à son amie, en Russie 6• Naturellement, le passé avait déposé un sédiment auquel on ne pouvait toucher impunément : c'était, au-dedans de nous, comme une fêlure, comme une peur, une douleur qui sommeillait... Le passé, ce n'est pas une épreuve qu'on corrige, c'est le couperet de la guillotine : après qu'il soit tombé, il n'y a guère de soudure, on ne peut réparer grand'chose. Il demeure, ce passé, comme coulé dans le métal, précis, inaltérable, sombre, tel le bronze. En règle générale, les gens n'oublient que ce qui ne vaut pas la peine d'être retenu, ou ce qu'ils n'ont pas compris. Qu'un homme puisse oublier deux ou trois incidents, tels ou tels traits, telle journée, telle parole, et il sera jeune, fort et hardi, mais conservant ce fardeau, il coule au fond, comme une clé. TI n'est pas nécessaire d'être Macbeth pour rencontrer le spectre de Banquo : les spectres, ce ne sont pas les juges d'Assises, ni les remords de conscience, mais les indestructibles événements de la mémoire. Du reste, il ne faut pas oublier : c'est une faiblesse, c'est une espèce de mensonge ; le passé a ses droits, il existe, il faut 6. Lettre de Natalie à Mlle N. Toutchkov, du 22.ill.1852, en russe, recopiée par Herzen. (L., tome XIV, pp. 90-91.)
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s'arranger avec lui, et non l'oublier... C'est vers cela que nous marchions d'un même pas . ... n arrivait qu'un mot banal fût prononcé par un tiers, ou bien qu'un objet se présentât à nos yeux qui nous faisait l'effet d'une lame de rasoir passant sur notre cœur : le sang coulait, la douleur était insupportable. Mais au même instant je rencontrais un regard effaré qui me fixait, empli de souffrance infinie, et me disait : « Eh oui, tu as raison, c'est comme ça, mais ... » Et je m'efforçais de dissiper les nuages qui s'amoncelaient. Temps béni de la réconciliation, je t'évoque à travers mes pleurs ... Non ! Pas une réconciliation : ce mot ne convient point. Les mots, tels des vêtements de confection, vont à tout le monde à condition d'avoir les mêmes mesures, mais habillent mal individuellement. Nous ne pouvions nous réconcilier, n'ayant jamais été brouillés. Nous avions souffert l'un par l'autre, mais nous ne nous étions jamais séparés. Dans nos heures les plus noires, une sorte d'union indestructible, indubitable pour l'un comme pour l'autre, et un profond respect nous habitaient. Nous étions plutôt semblables à des individus qui se remettent d'une grosse fièvre, que de gens réconciliés : le délire avait disparu, nous nous reconnaissions l'un l'autre, malgré notre vue affaiblie et trouble. La douleur endurée se rappelait à nous, notre fatigue était perceptible, mais pourtant nous savions que tout mal avait disparu, et que nous abordions au rivage... Une idée qui s'était présentée à Natalie plusieurs fois auparavant l'occupait maintenant de plus en plus. Elle voulait rédiger sa confession. Le début ne lui plaisait point, elle brûlait les feuillets ; seules ont survécu une seule et longue lettre et une seule page 7• D'après elles, on peut juger ce qui a été perdu. ... En les lisant, on frémit, on a le sentiment de toucher avec la main un cœur chaud et douloureux, on perçoit le chuchotement des secrets inexprimés, toujours dissimulés, à peine éveillés dans une conscience. Dans ces lignes on peut déceler comment un combat torturant avait trempé un caractère, comment la souffrance s'était transformée en réflexion. Si ce labeur n'avait été brutalement interrompu, il eût pu constituer un grand pré7. Probablement l'une des lettres de Natalie à Maria Reichel, et le plan de son autobiographie. (A.S.)
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cédent qui aurait compensé le silence réticent de la femme et l'arrogante domination de l'homme. Mais le coup le plus insensé tomba sur nos têtes et brisa toutes choses, définitivement. -ll-
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle océan à jamais enfouis... Victor Hugo.
Ainsi s'acheva l'été 1851. Nous étions presque seuls. Ma mère avec Kolia et Spielman étaient allés à Paris chez M. K. 8 Nous coulions des jours paisibles avec nos enfants. Il nous semblait que tous les orages étaient derrière nous. En novembre, nous reçûmes une lettre de ma mère, nous informant de son prochain départ de Paris, puis une autre de Marseille, où elle nous disait que le lendemain, 15 novembre, ils monteraient au bord d'un navire et rentreraient chez nous. En leur absence, nous avions déménagé dans une autre maison, qui avait un grand jardin ; il y avait un appartement pour ma mère. Nous garnimes sa chambre de fleurs; notre cuisinier, François, et Sacha s'étaient procuré des lanternes chinoises et les avaient suspendues sur les murs de la maison et sur les arbres. Tout était prêt. Depuis trois heures de l'après-midi, les enfants ne quittaient pas la terrasse. Enfin, vers cinq heures, une sombre volute de fumée se détacha de la mer, à l'horizon, et quelques minutes plus tard parut aussi un navire, point immobile qui grandissait de plus en plus. Tout chez nous se mit en branle. François courut vers la jetée et moi, montant dans. la calèche, je m'y rendis à mon tour. Quand j'arrivai au débarcadère, le navire était déjà là, des. canots attendaient alentour que les autorités de la sanità autorisent les voyageurs à débarquer. L'un de ces canots approchait. François s'y tenait debout. - Comment, lui demandais-je, vous revenez déjà ? Il ne me répondit pas. Je le regardai, et fus atterré : il était livide et tremblait de tout son corps. 8. Maria Kasparovna Reichel (1823-1916), la plus proche amie des Herzen, épouse du musicien Adolphe Reichel. (V. plus loin.)
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- Qu'est-ce qu'il y a? Vous êtes souffrant? fis-je. - Non, répondit-il, en évitant mon regard, mais les nôtres ne sont pas arrivés. - Comment ? Ils ne sont pas là ? - Là-bas, il est arrivé quelque chose à leur navire. Aussi, tous les passagers ne sont pas encore là. Je me jetai dans une embarcation et lui fis quitter le rivage au plus vite. Sur le navire, nous fûmes reçus avec un respect des plus sinistres et un silence absolu. Le commandant m'attendait en personne. Tout cela était inhabituel et je m'attendais à quelque chose d'effroyable. Le commandant m'apprit qu'entre l'île d'Hyères et la côte le navire sur lequel se trouvait ma mère avait heurté un autre bateau et avait coulé 9 ; la plupart des passagers avaient été pris à bord par lui et par un navire qui passait. - Je n'ai ici que deux jeunes filles de votre groupe, me dit-il, et il me conduisit sur la plage avant ; les gens s'écartaient, dans le même silence sinistre. Je marchais l'esprit vide, sans même poser une question. La nièce de ma mère, qui avait séjourné chez elle - une jeune fille grande et élancée, était étendue sur le pont, les cheveux mouillés et décoiffés ; près d'elle, la femme de chambre qui veillait sur Kolia. Quand elle me vit, elle voulut s'asseoir, me dire quelque chose, mais n'en fut pas capable ; secouée de sanglot, elle se détourna. - Mais enfin, qu'est-ce que cela signifie ? Où sont-ils ? demandai-je, saisissant nerveusement la main de la femme de chambre. - Nous ne savons rien, me répondit-elle. Le bateau a coulé, on nous a tirées de l'eau comme mortes. Une Anglaise nous a donné des vêtements pour nous rhabiller. Le commandant me regarda tristement, me secoua la main et me déclara : - Il ne faut pas désespérer. Allez à Hyères, peut-être y trouverez-vous l'un des vôtres. Confiant les deux malades à Engelson et à François, je rentrai à la maison dans un état de stupeur. Tout se brouillait dans ma tête, tout tremblait au-dedans de moi. J'aurais voulu que notre demeure fût à un millier de kilomètres 1 Mais voici que quelque chose scintilla entre les arbres, puis encore et encore : c'étaient les petites lanternes allumées par les enfants. 9. Le 16.:XI.1851, à 3 heures du matin, le Ville de Grasse avait heurté le Ville de Marseille, au large des lles de Lérins.
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Nos gens se tenaient devant le portail, puis Tata et Natalie, qui portait Olga sur ses bras. - Comment? Tu es tout seul? me demanda Natalie, sans inquiétude. Tu aurais pu au moins nous amener Kolia. - lls ne sont pas là. Leur navire a eu une mésaventure, il a fallu faire un transbordement. Ce bateau-ci n'a pu prendre tout le monde. Luisa est ici. - Ils ne sont pas là! s'écria Natalie. Je viens seulement de distinguer ton visage, tes yeux sont vagues, tes traits déformés. Au nom du ciel, qu'y-a-t-il ? - Je pars les chercher à Hyères. Elle secoua la tête et reprit : - lls ne sont pas là ! lls ne sont pas là ! Puis, sans mot dire, elle posa son front sur mon épaule. Nous montâmes l'allée en silence. Je la fis entrer dans la salle à manger. En passant, je chuchotai à Rocca - Au nom du ciel, les lanternes ! ll me comprit et courut les éteindre. Tout était prêt dans la salle à manger : une bouteille de vin dans un seau à glace devant la place de ma mère, un bouquet de fleurs devant la place de Kolia, ainsi que des jouets neufs. L'épouvantable nouvelle se répandit rapidement en ville, et notre maison commença à se remplir de proches, tels que Vogt, Téssié, Chojecki, Orsini, et même d'étrangers : les uns voulaient savoir ce qui s'était passé, les autres nous témoigner leur sympathie, les troisièmes nous donner toutes espèces de conseils - absurdes pour la plupart... Toutefois, je ne serai point ingrat : la sympathie qu'on me témoigna alors à Nice me toucha profondément. En présence de coups du sort aussi insensés, les gens s'éveillent et prennent conscience des liens humains. Je décidai de partir dès cette nuit-là pour Hyères. Natalie voulait m'accompagner, mais je la persuadai de rester. De plus, il s'était produit un brusque changement de température : le mistral soufilait, froid comme la glace, avec une forte pluie. ll me fallait un permis pour passer en France par le pont du Var. Je me rendis chez le consul de France, Léon Pillet : il était à l'Opéra. J'allai le trouver dans sa loge, accompagné par Chojecki. Pillet, qui avait déjà appris ce qui était arrivé, me dit : - Je n'ai pas le droit de vous accorder d'autorisation, mais il y a des circonstances où un refus serait un crime. Je vais, sous ma propre responsabilité, vous donner un papier pour que
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vous puissiez passer la frontière. Venez le chercher au consulat d'ici une demi-heure. A l'entrée du théâtre j'étais attendu par une dizaine de ceux qui étaient venus chez nous. Je leur aEpris que Léon Pillet me donnait un laisser-passer. - Rentrez chez vous et ne vous souciez de rien, me dit-on de tous côtés. Le reste sera fait. Nous prendrons le papier, le ferons viser par l'Intendance, commanderons les chevaux de poste. Le propriétaire de ma maison, qui se trouvait là, courut chercher une calèche; un hôtelier m'offrit gratuitement la sienne. A onze heures du soir je partis sous une pluie battante. La nuit était horrible. Les bouffées de vent étaient par moments :si fortes que les chevaux s'immobilisaient. La mer, où tout récemment il y avait eu des funérailles, se démenait et hurlait, invisible dans les ténèbres. Nous montâmes dans l'Estérel ; la :pluie céda la place à la neige ; les chevaux butaient et manquaient tomber sur la glace. Plusieurs fois le postillon, à bout de forces, essaya de se réchauffer ; je lui tendis ma gourde remplie de cognac et, lui promettant double tarif, le suppliai de se hâter. Pour quoi faire ? Croyais-je possible de retrouver l'un d'eux, possible que quelqu'un fût sauvé ? Il était difficile de l'admettre après ce qu'on m'avait raconté. Mais chercher, voir le lieu luimême, retrouver un objet, un chiffon, rencontrer un témoin oculaire, enfin... , m'était indispensable. Il me fallait me convaincre qu'il n'y avait pas d'espoir, je devais faire quelque chose, ne pas rester à la maison, reprendre mes esprits. Pendant que dans l'Estérel on changeait les chevaux je sortis de la voiture ; mon cœur se serra et je faillis me mettre à pleurer en regardant autour de moi : je me trouvais à côté de la taverne même où nous avions passé une nuit en 1847. Je me souvenais des arbres énormes qui s'étendaient au-dessus d'elle. Le même paysage s'étalait par devant, mais alors il était éclairé par le soleil levant, et maintenant il se dérobait derrière des nuages gris, guère italiens d'aspect, et par endroits il était blanchi par la neige. J'évoquai avec netteté ces jours d'autrefois, dans leurs moindres détails : je me souvins que l'aubergiste nous avait régalés d'un lièvre, dont une incroyable quantité d'ail dissimulait l'état avancé, je me souvins que des chauve-souris volaient dans la chambre à coucher et que je leur donnais la chasse avec une serviette de toilette, aidé par notre Louise, et que pour la pre170
mière fois nous recevions le souffle tiède de l'air méridional... J'écrivais en ce temps-là 10 : « Dès Avignon on sent, on voit le Midi. Pour celui qui a toujours vécu dans le Nord, la première rencontre avec la nature méridionale est emplie d'une joie solennelle : on rajeunit, on a envie de chanter, de danser, de pleurer, tout est si lumineux, si clair, si gai, si somptueux. Après Avignon, nous devions traverser les Alpes-Maritimes. Par une nuit de lune nous montâmes dans l'Estérel. Lorsque nous amorçâmes la descente, le soleil montait, les chaînes des montagnes se découpaient derrière la brume matinale, un rayon de soleil rosissait les sommets neigeux éblouissants ; alentour, la verdure brillante, des fleurs, des ombres nettes, des arbres immenses et des rocs sombres, à peine couverts par une végétation pauvre et rugueuse; l'air était enivrant, extraordinairement translucide,. rafraîchissant et sonore ; nos paroles, le chant des oiseaux,. résonnaient plus fort qu'à l'accoutumée, et tout à coup, après un petit tournant, le pied des montagnes étincela et là, toute frémissante d'un feu argenté, s'étendait la Méditerranée... :. Et maintenant, quatre ans plus tard, je me tenais à la même place 1. •• Nous ne pûmes arriver à Hyères avant la nuit 11• Je me rendis aussitôt chez le commissaire de police ; avec lui et une brigade: de gendarmes j'allai trouver tout d'abord le commissaire du port. TI détenait divers objets sauvés du naufrage : je ne retrouvai rien. Puis nous partîmes pour l'hôpital. L'un des naufragés, était en train de mourir. Les autres me racontèrent qu'ils avaient vu une dame âgée, un enfant de cinq ans environ et avec lui un jeune homme portant une épaisse barbe blonde... ils les avaient aperçus à la toute dernière minute, par conséquent, ils étaient allés par le fond, comme le reste. Mais ici se posait une· nouvelle question : ces narrateurs étaient vivants, bien que, comme Luisa et la femme de chambre, ils ne se souvenaient pas. au juste comment ils s'étaient sauvés. Les corps retrouvés étaient étendus dans la crypte d'un couvent. Nous y allâmes en sortant de l'hôpital. Les sœurs de charité nous accueillirent et nous montrèrent le chemin, en 10. « Lettres de France et d'Italie :., S• lettre, citation approximative. 11. Herzen n'interrompt jamais le déploiement ou le rythme d'un récit pour fournir des détails -~oncrets. En réalité, il n'arriva à Hyères que le 18 nov. au soir, étant passé pat Cannes, où le navire Nantes et Bordeaux avait déposé quelques naufragés, et par Fréjus, d'où il envoya un billet à·. Natalie, à 10 h du matin. (A.S., tome XXIV, p. 208.)
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nous éclairant avec des cierges. Dans la crypte était placée une rangée de caisses nouvellement assemblées, chacune contenant un corps. Le commissaire ordonna de les ouvrir, mais elles étaient clouées. Le brigadier envoya un gendarme chercher un ciseau, puis fit sauter un couvercle après l'autre. Cette inspection des corps était inhumainement pénible. Le commissaire tenait un carnet et, à chaque fois qu'on ouvrait une caisse, demandait sur un ton officiel : « Témoignez-vous en notre présence que ce cadavre vous est inconnu ? » J'inclinais la tête, le commissaire faisait une marque au crayon, et s'adressant au gendarme, lui commandant de refermer. Nous passions au suivant. Le gendarme soulevait le couvercle, et moi, plein d'une sorte d'effroi, je jetais un coup d'œil au défunt, comme soulagé de rencontrer des traits inconnus ; mais en réalité, c'était plus horrible encore de songer que tous trois avaient ainsi disparu sans traces, qu'ils gisaient abandonnés au fond de la mer, roulés par les flots. Un cadavre sans cercueil, sans sépulture, c'est quelque chose de plus effrayant que n'importe quelles funérailles, et ici il n'y avait même pas de cadavres. Je ne retrouvai personne. Une morte me fit une forte impression : c'était une femme d'une vingtaine d'année, une beauté, vêtue d'un élégant costume provençal ; son sein était nu (elle avait un enfant, emporté par les flots, évidemment) et un filet de lait suintait encore et coulait sur son sein. Son visage n'était pas changé, et son hâle sombre la faisait paraître vivante. Le brigadier ne put y tenir et dit : « Qu'elle est jolie ! » Le commissaire ne fit pas de commentaire ; le gendarme, en la recouvrant, déclara au brigadier : « Je la connaissais. C'est une paysanne des environs, elle allait retrouver son mari à Grasse. Il l'attendra longtemps ! » Ma mère, mon Kolia et notre excellent Spielmann avaient disparu totalement ; d'eux, il ne restait rien : parmi les objets retrouvés, pas un chiffon qui leur eût appartenu... Il était impossible de douter qu'ils eussent péri. Tous les rescapés se trouvaient soit à Hyères, soit sur le navire qui avait ramené Luisa. Le commandant avait inventé une fable pour me tranquilliser. A Hyères on me parla d'un homme âgé qui avait perdu toute sa famille, n'avait pas voulu rester à l'hôpital et s'en était allé à pieds, sans argent, dans un état proche de la folie, et de deux Anglaises qui étaient allées trouver le consul d'Angleterre : elles avaient perdu leur mère, leur père et leur frère 1
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L'aube commençait à poindre. Je fis venir les chevaux. Avant mon départ le garçon 12 me mena jusqu'à la partie du rivage qui formait une avancée, et de là il me montra le lieu du naufrage. La mer bouillonnait et s'agitait toujours, grise et trouble après la tempête de la veille ; au loin, en un certain point, une sorte de plaque paraissait onduler, faite d'un liquide plus dense et plus transparent. - Le navire transportait une cargaison d'huile : voyez comme elle s'est déposée; c'est là que le malheur est arrivé. Cette tache qui surnageait, c'était tout. - Est-ce profond ici ? - Dans les cent quatre-vingts mètres. Je restai là un moment. La matinée était très froide, surtout sur la rive. Le mistral soufflait comme la veille, le ciel était couvert par les nuages d'un automne russe. Adieu donc ! Cent quatre-vingts mètres de profondeur et une tache flottante d'huile !... Nul ne sait votre sort, pauvres t2tes perdues ; Vous roulerez à travers les sombres étendues, Heurtant de vos fronts des écueils inconnus... 13 Je rentrai chez moi avec une affreuse certitude. Natalie, qui venait à grand'peine de se remettre, ne supporta pas ce coup. A partir du jour où périrent ma mère et Kolia elle ne guérit plus. L'effroi et la douleur pénétrèrent dans son sang. TI arrivait que le soir ou la nuit elle me dît, comme implorant mon secours : · - Kolia, Kolia ! Jamais il ne me quitte, mon pauvre Kolia ! Comme il a dû avoir peur, comme il a dû avoir froid, et puis ces poissons, ces homards ! Elle sortait son petit gant, qui était resté dans la poche de la femme de chambre, et alors tombait le silence, ce silence par lequel la vie s'écoule comme par une écluse ouverte. Témoin de ses souffrances qui se muaient en maladie nerveuse, témoin de ses yeux brillants et de sa maigreur croissante, je doutai pour la première fois de pouvoir la sauver... Les jours s'étiraient dans une angoissante incertitude ; c'était quelque chose comme l'existence d'individus qui se trouvent entre la sentence et l'exécution, lorsqu'un homme espère, et en même temps sait pour le certain qu'il n'échappera point à la hache! 12. En français. 13. Deux erreurs dans la citation et : heurtant de vos fronts morts•••
vous roulez et non vous roulerez,
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-VII1852 La Nouvelle Année revint. Nous la célébrâmes autour du lit de Natalie. Son organisme avait fini par céder. Elle avait dû s'aliter. Les Engelson, Vogt, deux ou trois amis intimes étaient présents. Tout le monde était triste. Le Deux Décembre parisien pesait comme une pierre sur nos cœurs. Choses publiques, choses privées, tout courait à l'abîme, avait déjà roulé si loin dans la pente qu'on ne pouvait plus rien arrêter, plus rien changer; il ne restait qu'à attendre, abasourdis et douloureux, que tout déraille et se précipite dans les ténèbres. A minuit, on nous servit la coupe traditionnelle. Nous nous forçâmes à sourire ; au-dedans de nous c'était la mort et l'effroi, et nous étions tous gênés de formuler quelque vœu pour l'an nouveau. Regarder l'avenir faisait plus peur que de se retourner sur le passé... La maladie de Natalie s'était précisée : elle avait une pleurésie du côté gauche. Elle passa quinze jours angoissants entre la vie et la mort, mais pour cette fois la vie l'emporta. A l'un des moments les plus pénibles, je demandai au Dr Bonfils si la malade passerait la nuit? - Sûrement, fit-il. - Vous me dites la vérité ? Je vous en prie, ne me leurrez pas 1 - Je vous en donne ma parole d'honneur, je vous le garantis... Ici il fit une pause, puis : Je vous garantis trois jours ; demandez à Vogt si vous ne me croyez pas. C'était le on en plantera de Hudson Lowe, mais inversé 1••• 1. Le passage qui va de « A l'un de ses moments » jusqu'à « inversé ,. a été supprimé dans plusieurs éditions, dont K. De manière assez ambiguë, Herzen fait ici allusion à un texte de Las Cases, dans le Mémorial de Sainte-Hélène : «Comme nous observions que dans ce climat brûlant nous restions sans ombrage, sans un seul arbre : on en plantera, nous dit-il. Quel mot atroce ! »
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Ce fut ensuite une lente convalescence, et avec elle un dernier et pâle rayon d'espoir éclaira notre vie troublée. La force d'âme de Natalie était déjà revenue... Nous connûmes des moments étonnants, derniers accords d'une musique qui allait cesser à jamais... Quelques jours après la crise de la maladie, certain matin j'entrai de bonne heure dans mon cabinet de travail et m'endormis sur le divan 2 • Sans doute dormais-je profondément, car je n'entendis pas entrer mon valet. Quand je me réveillai, je trouvai une lettre sur mon bureau. C'était l'écriture de Herwegh. Pourquoi m'écrivait-il? Comment, après tout ce qui s'était passé, osait-il m'écrire? Je ne lui en avais fourni aucun prétexte. Je pris la lettre, dans l'intention de la lui renvoyer, mais voyant écrit au dos de l'enveloppe : « A propos d'une affaire d'honne~r :., je la décachetai. C'était une épître répugnante, vile. D m'y disait que mes calomnies avaient embrouillé Natalie, que j'avais exploité sa faiblesse et mon influence sur elle, qu'elle l'avait trahi. En conclusion, il la dénonçait, et déclarait que le destin avait décidé entre moi et lui, « en noyant dans la mer votre progéniture et votre famille. Vous vouliez terminer cette affaire dans le sang, alors que je considérais qu'elle pouvait se terminer humainement. A présent je suis prêt et je demande réparation 3 ::.. Cette lettre était la première insulte qui me fût infligée au cours de toute mon existence. Je bondis comme une bête blessée, en poussant une sorte de rugissement furieux. Pourquoi ce misérable ne se trouvait-il pas à Nice? Pourquoi, de l'autre côté du couloir, y avait-il une femme qui se mourait ? M'étant par deux ou trois fois inondé la tête avec de l'eau froide, je descendis chez Engelson (qui occupait l'appartement de ma mère depuis qu'elle avait disparu) et, après avoir attendu le départ de sa femme, je lui racontai que j'avais reçu une lettre de Herwegh. - Vous l'avez vraiment reçue? me demanda Engelson. - Vous étiez au courant ? Vous vous y attendiez ? - Oui, dit-il, j'en ai entendu parler hier. -Par qui? - Par Carl Vogt. 2. C'était le 28.1.1852. (L. XIV, p. 19.) 3. Note de Herzen : «Je n'ai jamais relu cette lettre et ne l'ai dépliée qu'une seule fois par la suite. En 1853, le 23 octobre (a.s.), jour de l'anniversaire de Natalie, je l'ai brillée sans la lire. ~ V. Commentaires (29).
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Je me tâtai le crâne. D me semblait que je devenais fou. Chez nous, le silence était si absolu, que ni ma mère, ni Maria Kasparovna n'avaient jamais fait la moindre allusion à ce qui était advenu. J'étais plus proche d'Engelson que des autres, mais même avec lui je n'en parlai qu'une seule fois, répondant brièvement à une question posée, lors d'une promenade avec lui dans les environs de Paris, sur le motif de ma rupture avec Herwegh. J'avais été frappé de stupeur à Genève en apprenant par Sazonov les cancans au sujet de ce misérable, mais pouvais-je penser que dans notre entourage, derrière la porte, tout le monde était informé, tout le monde parlait de ce que je tenais pour un secret enfoui au cœur de quelques rares personnes? Pouvais-je imaginer qu'on était au courant d'une lettre que je n'avais point encore reçue ? Nous allâmes chez Vogt. Celui-ci me confirma que deux jours plus tôt Emma lui avait montré une lettre de son mari, où il lui annonçait qu'il allait m'envoyer une lettre terrible, qu'il allait me faire tomber du piédestal où m'avait placé Natalie, qu'il nous couvrirait de honte, c même s'il fallait pour cela passer sur les cadavres des enfants et les placer tous, et moi-même, au banc des accusés à la Cour d'Assises. » Enfin il écrivait à son épouse (et elle montra tout cela à Vogt, à Charles Edmond et à Orsini) : c Toi seule es pure et innocente, c'est toi qui devrais te présenter comme un ange vengeur » ..• c'està-dire nous égorger tous. Certains disaient qu'il était devenu fou par amour, à cause de sa rupture avec moi ou à cause de son orgueil humilié : bêtises que tout cela ! Cet individu n'a commis aucun acte dangereux ou imprudent, sa folie n'existait qu'en paroles, il se déchaînait littérairement. Son amour-propre était mortifié, le silence lui pesait plus qu'aucun scandale, le calme qui régnait à nouveau dans notre existence ne le laissait pas en repos. Petit bourgeois comme l'Horace de George Sand, il clabaudait sur une femme qu'il aimait et sur un homme qu'il avait appelé c frère », et « père » et, étant un petit bourgeois allemand, il formulait ses menaces en phrases mélodramatiques, à la manière de Schiller. Au moment même où il m'écrivait cette lettre-là, et une série d'épîtres insensées à sa femme, oui, à ce moment même il était entretenu par une vieille maîtresse de Louis-Napoléon, personne dissolue, connue de tout Zurich, avec qui il passait ses jours et ses nuits ; il vivait dans le luxe à ses frais, circulait avec elle
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dans son équipage, menait grand train dans les meilleurs hôtels 4 ••• Non, il ne s'agissait point de folie. - Qu'avez-vous l'intention de faire? me demanda :finalement Engelson. - Y aller et l'abattre comme un chien. Vous savez comme tout le monde qu'il est le plus grand des lâches... les chances sont de mon côté. - Mais comment irez-vous ? - Tout est là! En attendant, écrivez-lui que ce n'est pas à lui de me demander réparation, mais à moi de le châtier, que je trouverai tout seul le moyen et le temps de le faire, que je ne quitterai pas une femme malade dans ce but, et que je me moque pas mal de ses grossièretés . . J'écrivis dans le même sens à Sazonov, et lui demandai s'il voulait m'aider dans cette affaire. Engelson, Sazonov et Vogt acceptèrent chaleureusement ma proposition. Ma lettre fut une grande erreur, et donna à Herwegh un motif pour déclarer par la suite que j'avais accepté le duel, et que je ne m'étais rétracté que par la suite. Refuser un duel est une chose délicate, qui exige soit beaucoup de fermeté d'esprit, soit une grande faiblesse. Le combat singulier féodal se maintient fermement dans la société moderne et prouve qu'elle n'est pas du tout aussi moderne qu'on le croit. Il est rare que quelqu'un ose toucher à cette chose sacra-sainte établie par l'honneur aristocratique et l'amour-propre militaire~ et il est rare aussi que quelqu'un soit assez indépendant pour offenser impunément cette idole sanguinaire et accepter d'être traité de couard. Démontrer l'absurdité du duel ne vaut pas la peine : en théorie, nul ne le justifie, à l'exception de quelques bretteurs et professeurs d'escrime, mais dans la pratique, tout le monde l'accepte afin de démontrer sa bravoure - le diable sait à qui! Ce qu'il y a de pire dans le duel, c'est qu'il justifie n'importe quel misérable, soit en lui accordant une mort honorable, soit en en faisant un assassin d'honneur. Un homme est accusé de tricher aux cartes : il exige un duel, comme si on pouvait truquer les cartes et n'avoir pas peur d'un pistolet. Et quelle honte que cette égalité entre le tricheur et son accusateur ! Un duel peut quelques fois être tenu pour un moyen d'échapper à la potence ou à la guillotine, mais il s'agit là d'une logique peu compréhensible, et je continue à ne pas comprendre pour4. Une certaine Mme Koch. (Lettre du 30.VI.1852 à Maria Reichel.)
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quoi un homme serait contraint, sous peine de mépris général, de ne pas craindre l'épée d'un adversaire, mais aurait le droit de redouter le couperet. Une exécution a l'avantage d'être précédée par un procès, qui peut condamner un homme à mort mais ne peut lui ôter le droit d'accuser son ennemi, mort ou vivant. .. Dans un duel, tout demeure secret et caché, c'est une institution qui appartient à ce milieu batailleur sur les mains duquel le sang a si peu séché encore, que le port d'armes mortelles y est considéré comme un signe de noblesse, et que l'entraînement à l'art de tuer est tenu pour une obligation de service 5 • Tant que le monde sera gouverné par des militaires, le duel ne sera pas aboli. Mais nous pouvons exiger résolument qu'on nous laisse décider par nous-mêmes si nous devons incliner la tête devant une idole à laquelle nous ne croyons pas, ou si, apparaissant dans toute notre stature d'hommes libres nous oserons, après avoir lutté contre Dieu et les autorités, jeter le gant à la sanguinaire justice médiévale. ... Que d'hommes ont traversé avec un visage fier et triomphant toutes les tribulations d'une existence, les prisons et l'indigence, les sacrifices et le labeur, l'inquisition et que sais-je encore, pour flancher devant l'insolent défi de quelque plaisantin ou coquin. Il ne faut plus de telles victimes. Le principe qui régit les actions de l'homme doit se trouver en lui-même, dans sa raison ; si ce principe se trouve en dehors de lui, il est esclave, si courageux soit-il. Je n'ai ni accepté, ni refusé le duel. Le châtiment de Herwegh était pour moi une nécessité morale, une nécessité physiologique ; je cherchais dans ma tête un moyen sûr de me venger, un moyen, au surplus, dont il ne pût tirer gloire. Mais que j'y parvienne à l'aide d'un duel, ou simplement avec un couteau, voilà qui m'était indifiérent. Ce fut lui qui me suggéra une idée. Il écrivit à sa femme (et elle, selon son habitude, montra cette lettre à toutes ses connaissances), qu'en dépit de tout, « je me trouvais à une tête au-dessus de toute la racaille qui m'entourait », que je me laissais égarer par des gens comme Vogt, Engelson, Golovine, « que s'il pouvait me voir un instant, tout s'éclaircirait » : « Lui seul (c. à d. moz) peut me comprendre » •.. Et cela avait été écrit après la lettre qu'il m'avait adressée! « Voilà pourquoi, concluait le poète, je désire plus que tout que H(erzen) accepte un duel sans témoins. 5. Cf. des méditations analogues dans l'article intitulé Quelques remarques sur l'évolution historique de l'honneur. (Nesko.lko zamétchaniy ob istoritcheskom razvitii tchesti). A.S., tome Il, pp. 151-176.
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Je suis certain qu'au premier mot nous tomberions dans les bras l'un de l'autre, et tout serait oublié. » Ainsi donc, 1~ duel était proposé comme le moyen d'une réconciliation dramatique. Si j'avais pu alors m'absenter pour cinq jours ou une semaine, je n'aurais pas manqué de me rendre à Zurich, et je me serais présenté devant lui, comme il le souhaitait, seul... mais il ne serait pas resté en vie. Quelques jours après sa lettre, un matin vers neuf heures, je vis arriver Orsini. Par le fait de quelque aberration physiologique, il était passionnément attaché à Emma. Je n'ai jamais pu saisir ce qu'il y avait de commun entre ce jeune et beau méridional enflammé et cette laide et lymphatique Allemande. Sa venue matinale m'étonna. Très simplement, sans phrases, il m'informa que la nouvelle de la lettre de Herwegh avait indigné tout son cercle, qu'un grand nombre de nos relations communes s'offraient à composer un jury d'honneur 6 • Et là-dessus il se mit à défendre Emma, disant qu'elle n'était coupable en rien, sinon d'un amour fou pour son mari et d'une soumission servile, et qu'il était le témoin de ce que cela lui coûtait. - Vous devriez, me dit-il, lui tendre la main; il vous faut punir le coupable, mais il vous faut également réhabiliter une femme innocente. Je refusai énergiquement et absolument. Orsini était trop perspicace pour ne pas comprendre que je ne changerais pas d'avis, aussi n'insista-t-il point. A propos, parlant d'un jury d'honneur 7, il me dit avoir déjà écrit à Mazzini pour lui relater toute l'histoire et lui demander son avis. Est-ce que cela n'est pas étrange? On prend parti, on rédige des sentences, on écrit à Mazzini... et tout cela en dehors de moi, et tout cela à propos d'événements dont personne une semaine plus tôt n'osait souffler mot? Après avoir accompagné Orsini, je pris une feuille de papier et je commençai une lettre pour Mazzini. Je voyais se dresser devant moi une sorte de tribunal de la Sainte-Vehme, et un tribunal que l'on m'imposait. Je lui écrivis qu'Orsini m'avait parlé de sa lettre, et que, ayant peur qu'il n'eût pas transmis de manière 6. En français. 7. Note de Herzen : « ll n'y eut aucun jury, mais par la suite je reçus une lettre qui était, somme toute, une condamnation de H(erwegh), signée de noms qui m'étaient chers, entre autres, celui du héros-martyr Pizzacane, de Mordini, Orsini, Bertani, Medici, Mezzocapo, Cozenz et autres. » Pour Pizzacane, Medicis etc. v. B. i. D. F., tome II, pp. 344-358. Pour cette lettre : Commentaires (30). (N.d.T.)
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tout à fait exacte une affaire dont il ne m'avait jamais entendu dire un seul mot, je voulais la lui exposer moi-même et prendre conseil de lui. Mazzini me répondit aussitôt : « Mieux eût valu, me disait-il, recouvrir tout cela par le silence, mais je doute que cela vous soit maintenant possible ; aussi, présentez-vous hardiment en accusateur, et laissez-nous le soin de constituer un tribunal. :. Le fait que j'aie cru à la possibilité d'un tel tribunal représente peut-être mon illusion ultime. Je me trompais, et j'ai chèrement payé mon erreur. En même temps que la lettre de Mazzini, je reçus une lettre de Haug, à qui Mazzini (sachant que nous nous connaissions bien), avait communiqué la lettre d'Orsini et la mienne. Haug, après notre première rencontre à Paris, avait servi sous Garibaldi et s'était fort bien battu devant Rome 8• Cet homme avait beaucoup de bon, et un abîme de choses mal mûries et absurdes. ll dormait du sommeil de plomb d'un lieutenant autrichien encaserné, lorsque subitement l'éveilla le tocsin du soulèvement hongrois et des barricades de Vienne. ll avait saisi son arme, non dans l'idée de massacrer le peuple, mais dans celle de rejoindre ses rangs. La transition avait été trop violente, et lui laissait quelque chose de rigide et d'inachevé. Rêveur et assez impétueux, homme noble jusqu'à l'abnégation, vaniteux jusqu'à l'insolence, Bursch 9, Cadet, étudiant et lieutenant tout en un, il me vouait une affection sincère. Haug m'écrivait qu'il se rendait à Nice et me conjurait de ne rien entreprendre sans lui. « Vous avez quitté votre patrie et vous êtes venu chez nous comme un frère ; ne vous imaginez pas que nous permettrions à qui que ce soit des nôtres de couronner impunément une série de trahisons par la calomnie, pour ensuite recouvrir le tout par un défi insolent. Non, nous comprenons tout autrement notre solidarité. C'est assez qu'un poète russe soit tombé sous la balle d'un aventurier occidental : un révolutionnaire russe ne tombera pas 10 1 :. En réponse, j'envoyai à Haug une longue lettre. Ce fut là ma première confession. Je lui dis tout, et puis j'attendis sa venue ... ... Et entre temps, dans la chambre à coucher, une grande exis8. En 1849, contre les troupes d'intervention françaises. 9. Lycéen. 10. Pouchkine, tué en duel par Georges d'Anthès. Lettre du 10.111 envoyée de Londres. (Texte original, en allemand : L., tome VII, pp. 40.44.)
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tence se consumait en jetant une faible lueur, dans une lutte désespérée contre les maux physiques et les pressentiments terrifiants. Je passais mes jours et mes nuits au chevet de la malade : elle aimait que ce soit moi qui lui donnât ses médicaments, moi qui lui préparât son orangeade. La nuit j'entretenais le feu dans la cheminée, et lorsqu'elle s'endormait paisiblement, l'espoir me reprenait de la sauver. Mais il y avait des moments insupportablement lourds ... Je palpais sa main émaciée et fiévreuse, je voyais son regard sombre, nostalgique, fixé sur moi plein de supplication et d'espérance... et ses mots terribles : « Les enfants vont rester seuls ... des orphelins ... tout va s'effondrer... Tu n'attends que ça... Au nom des enfants, laisse tout cela, ne te défends pas contre cette boue, laisse-moi encore te défendre, tu en sortiras pur, pour peu que je me fortifie physiquement... Mais non, non ! Mes forces ne reviennent pas. N'abandonne pas les enfants! :. Et des centaines de fois je renouvelai ma promesse. Au cours d'un de ces entretiens, Natalie me dit soudain : - n t'a écrit 11 ? -Oui. - Montre-moi sa lettre. - Pour quoi faire ? - J'ai envie de voir ce qu'il a pu te dire. J'étais presque heureux qu'elle eût parlé de cette lettre. J'avais ardemment envie de savoir s'il y avait un grain de vérité dans une de ses accusations. Je n'aurais jamais osé poser une question, mais voici qu'elle y avait elle-même fait allusion, je ne pouvais plus me retenir, effrayé que j'étais à l'idée que le doute subsistât tout de même, pût croître peut-être lorsque les lèvres de Natalie seraient closes à jamais. - Je ne te montrerai pas la lettre, mais dis-moi si tu as tenu des propos semblables ? - Comment peux-tu le croire? - C'est ce qu'il écrit. - C'est presque incroyable... D écrit cela de sa main? Je repliai le passage en question, et le lui montrai : elle y 11. Note de Herzen : c Des rumeurs de tout ce qui se passait parvenaient jusqu'à elle, et je suppose que ce n'était pas par hasard. A propos de cette lettre, il y avait une allusion dans une lettre de M(aria) K(asparovna), qui avait appris tout cela à Paris, par N.A. Melgounov.
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jeta un coup d'œil, ne dit mot, puis, l'air triste : c Le misérable ! » fit-elle 12 • A partir de cet instant son mépris se transmua en haine, et jamais plus, par une seule parole, par une seule allusion elle ne lui pardonna ou le plaignît. Quelques jours après cet entretien elle lui écrivit la lettre suivante : « Vos persécutions et votre infâme conduite me l.ontraignent à vous reOire encore, et ceci devant témoin, ce que je vous ai déjà écrit à plusieurs reprises. Oui, mon engouement fut grand, aveugle, mais votre caractère perfide, bassement juif, votre égoïsme effréné se sont découverts dans toute leur hideuse nudité au moment de votre départ et ensuite, alors que la dignité et le dévouement d'Alexandre croissaient de jour en jour. Mon malheureux engouement ne me servit que de nouveau piédestal pour rehausser mon amour pour lui. Vous avez essayé de recouvrir ce piédestal de boue. Mais vous n'arriverez à rien faire à l'encontre de notre union, indestructible, inébranlable, aujourd'hui plus que jamais. Vos délations, vos calomnies contre une femme n'ont inspiré à Alexandre que mépris pour vous. Vous vous êtes déshonoré par cette bassesse. Où sont parties vos éternelles protestations quant à votre respect religieux de ma volonté et votre amour pour mes enfants? N'est-ce pas récemment encore que vous avez juré de disparaître de la surface de la terre plutôt que d'infliger une minute de chagrin à Alexandre ? Ne vous ai-je pas toujours dit que je ne survivrais pas un jour à une séparation d'avec lui, que s'il me quittait, même s'il mourait, je resterais seule jusqu'à la fin de mon existence? ... Pour ce qui est de ma promesse de vous revoir un jour, je l'ai faite, en effet - j'avais alors pitié de vous, je voulais prendre congé de vous de façon humaine, c'est vous qui avez rendu impossible l'accomplissement de cette promesse. Depuis votre départ vous avez commencé à me torturer, exigeant tantôt une promesse, tantôt une autre. Vous vouliez disparaître pour des années, partir pour l'Egypte, à condition d'emporter le plus faible espoir. Quand vous avez vu que ~cela ne 12. Sans doute, dans ce passage assez allusif, Herzen se réfère-t-il plus particulièrement à ces mots : « ... Vous savez cependant de sa bouche qu'elle n'a jamais appartenu qu'à moi, et qu'elle est demeurée vierge dans vos embrassements en dépit de tous ses enfants ... » Nous ne possédons que la traduction anglaise de cette lettre, faite par E.H. Carr, d'après un brouillon dans le carnet intime de Herwegh : The Romantic Exiles, nouvelle édition, London, 1968. (Cf note 3, ci-dessus et Commentaires (29).
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avait pas réussi, vous m'avez proposé une quantité d'inepties, de choses irréalisables et ridicules, et vous avez fini par me menacer de publicité, vous avez voulu me brouiller définitivement avec Alexandre, vous avez voulu le forcer à vous tuer, à se battre avec vous, enfin vous avez menacé de commettre les crimes les plus effroyables ! Ces menaces ne me faisaient plus aucun effet - vous les aviez répétées trop souvent. Je vous répète ce que je vous ai écrit dans ma dernière lettre : « Je reste dans ma famille, ma famille c'est Alexandre et mes enfants », et si je ne puis y rester en tant que mère, en tant qu'épouse, j'y demeurerai en qualité de bonne d'enfants, de servante. «Entre vous et moi il n'y a point de pont. » Vous m'avez rendu répugnant le passé lui-même 13 • 'VOUS
N.H.
Nice. Le 18 février 1852
Quelques jours plus tard cette lettre revint de Zurich. Herwegh l'avait retournée sans l'ouvrir ; elle avait été envoyée recommandée avec ses trois cachets, et renvoyée, avec notre adresse, sur la même enveloppe. - S'il en est ainsi, déclara Natalie, on la lui lira. Elle fit venir Haug, Tessié, Engelson, Orsini et Vogt, et leur dit : - Vous savez combien j'ai voulu justifier Alexandre, mais que puis-je faire, clouée au lit ? ll se peut que je ne survive pas à cette maladie : laissez-moi mourir en paix, confiante que vous respecterez mes dernières volontés. Cet homme m'a renvoyé ma lettre. Que l'un d'entre vous la lui lise devant témoins. Haug lui prit la main : - Ou bien je n'y survivrai pas, ou votre lettre sera · lue, dit-il. Cette action simple, énergique, secoua tout le monde, et tant Vogt le sceptique qu'Orsini le fanatique sortirent bouleversés. Orsini conserva un fervent respect pour Natalie jusqu'à la fin de ses jours. Quand je l'ai vu pour la dernière fois, avant son départ pour Paris, à la fin de 1857, il évoqua Natalie avec 13. Le style de cette lettre (sauf le dernier paragraphe) diffère de façon si frappante de celui de Natalie, révélé par sa nombreuse correspondance et ses pages de Journal, quo nous ne pouvons éviter de reconnaitre la main de Herzen et sa véhémence, plutôt que le lyrisme et les plaintes élégiaques de sa femme ...
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émotion, et peut-être avec un reproche secret. De nous deux, ce n'est certes pas Orsini qui peut être accusé d'inconsistance morale, de dualisme entre la parole et l'action... ... Une fois, tard le soir, ou plutôt la nuit, je discutai avec Engelson, longuement et tristement. Finalement, il rentra dans sa chambre, je montai à l'étage. Natalie dormait calmement; je restai assis un petit moment dans la chambre à coucher, puis descendis au jardin. La fenêtre d'Engelson était ouverte et il se tenait devant elle, fumant son cigare d'un air accablé. - D faut croire que c'est le destin! fit-il, et il redescendit pour me rejoindre. - Pourquoi ne dormez-vous pas ? Pourquoi êtes-vous venu ici? me questionna-t-il, et sa voix tremblotait nerveusement. Puis, me saisissant la main il reprit : Croyez-vous en l'affection illimitée que je vous porte ? Croyez-vous qu'il n'y a pas un homme au monde qui me soit plus proche ? Abandonnez-moi Herwegh, il n'y a besoin ni de tribunal, ni de Haug - Haug est un Allemand. Accordez-moi le droit de vous venger, je suis russe ... J'ai cogité tout un plan, j'ai besoin de votre confiance, de votre bénédiction. D se tenait devant moi, pâle, les bras croisés, éclairé par l'aube naissante. J'étais extrêmement ému et tout prêt à me jeter à son cou en pleurant. - Croyez-vous, oui ou non, que je périrais, que je disparaîtrais de la face de la terre plutôt que de compromettre une affaire dans laquelle sont investies tant de choses sacrées pour moi ? Mais sans votre confiance, je suis lié pieds et poings. Répondezmoi franchement : oui ou non. Si c'est non, alors adieu, et au diable tout cela, au diable nous deux, vous et moi ! Je partirai demain, et vous n'entendrez plus parler de moi. - Je crois en votre amitié, en votre sincérité, mais je redoute votre imagination, vos nerfs, et je n'ai pas grande confiance en votre sens pratique. Vous m'êtes plus proche que tous ceux qui se trouvent ici, mais je vous avoue qu'il me semble que vous allez faire des malheurs et vous détruire. - Alors, selon vous, le général Haug a un sens ··pratique génial? - Je n'ai pas dit cela, mais je pense que Haug est plus pratique que vous, de même que je pense qu'Orsini est plus pratique que Haug. Engelson ne m'écoutait plus. D dansait sur un pied, chantonnait, puis, s'étant enfin un peu calmé, il déclara : - Vous êtes pris comme une poule dans le bouillon ! 184
Posant une main sur mon épaule, il ajouta à mi-voix : - C'est justement avec Orsini que j'ai élaboré. tout mon plan, avec l'homme le plus pratique du monde. Eh bien, bénissez-moi, mon Père ! - Mais vous me donnez votre parole que vous n'entreprendrez rien sans m'~n avoir parlé ? - Je vous la donne. - Alors racontez-moi ce plan. - Je ne peux pas ... ou du moins, je ne peux pas le faire tout de suite ... Le silence tomba. Ce qu'il comptait faire, ce n'était pas difficile à comprendre. - Adieu, fis-je, laissez-moi réfléchir. Et j'ajoutai, malgré moi : pourquoi dès lors m'en avez-vous parlé ? Il me comprit. - Maudite faiblesse! Du reste, personne ne saura jamais que je vous l'ai dit. - Oui, mais moi je le sais, rétorquai-je, et là-dessus nous nous séparâmes. Mes craintes pour Engelson et mon effroi à l'idée d'une catastrophe qui ne manquerait pas de donner un choc fatal à l'organisme malade de Natalie, me contraignirent à empêcher la réalisation de son projet. Orsini secouait la tête et me considérait avec pitié... Car au lieu de châtier Herwegh, je le sauvai, mais naturellement ce ne fut ni pour lui, ni pour moi 1 Il n'y avait là ni sentimentalité, ni magnanimité ... Du reste, de quelle magnanimité, de quelle compassion pouvait-il s'agir à l'égard de ce héros à l'envers? Emma prit peur, je ne sais de quoi, se disputa avec Vogt parce qu'il s'était permis de parler de « son » Georg de façon impertinente, et persuada Charles Edmond de lui écrire pour lui conseiller de se tenir tranquille à Zurich et de renoncer à toute espèce de provocation, sinon cela irait mal pour lui. J'ignore ce que CharlesEdmond écrivit - la tâche était malaisée - mais la réponse de Herwegh fut remarquable. Il y affirmait, pour commencer, que ce n'était pas « à des Vogt et des Charles-Edmond » de le juger ; ensuite, que les liens entre lui et moi avaient été rompus par ma faute, si bien que tout retomberait sur ma tête. Ayant tout passé en revue et allant jusqu'à se défendre d'avoir joué double-jeu, il concluait : « Je ne sais même pas s'il y a trahison dans ce cas? Ces abrutis parlent encore d'argent : pour en finir à jamais de cette infâme accusation, je dirai sans ambages que Herzen n'a pas payé trop cher avec ses quelques milliers de 185
francs, les moments de divertissement et d'amusement que nous avons passés ensemble en ces jours pénibles ! :. - C'est grand, c'est sublime ! déclara Charles-Edmond, mais c'est niedertriichtig 14• A cela Chojecki répondit qu'on répliquait à de pareilles lettres à coups de bâton, ce qu'il ne manquerait pas de faire à leur premier rencontre. Herwegh retomba dans le silence.
-vmAvec la venue du printemps, la malade alla mieux. Déjà elle passait la plus grande partie du jour dans un fauteuil, elle pouvait démêler ses cheveux, que l'on n'avait pas peignés pendant sa maladie, enfin elle était capable d'écouter sans fatigue les lectures que je lui faisais à haute voix. Nous comptions nous rendre à Séville ou à Cadix dès qu'elle serait remise un peu mieux. Elle avait envie de guérir, de vivre, d'aller en Espagne. Après le renvoi de la lettre, ce fut le silence, comme si la conscience du mari et de la femme leur soufflait qu'ils avaient atteint une limite rarement atteinte par un individu, qu'ils l'avaient franchie et s'étaient lassés. Natalie n'était pas encore descendue au rez-de-chaussée; elle n'était pas pressée de le faire, ayant l'intention de descendre pour la première fois le 25 mars, jour de mon anniversaire 1 • Dans ce but, elle s'était fait faire un corsage en mérinos blanc, et je lui avais commandé à Paris une cape d'hermine. L'avantveille Natalie inscrivit ou me dicta elle-même le nom de ceux qu'elle voulait inviter : les Engelson, Orsini, Vogt, Mordini, Pacelli et sa femme 2• Deux jours avant mon anniversaire Olga prit un rhume et se mit à tousser. L'influenza sévissait en ville. Natalie se leva par deux fois la nuit et traversa notre chambre pour aller dans la chambre d'enfants. La nuit était douce, mais venteuse. Au matin, elle-même se réveilla avec une forte influenza, une toux harcelante et vers le soir, une grosse fièvre. Il ne lui fàllait pas 14. Ignoble. ,. 1. En 1851, il eut 39 ans. 2. Amis niçois des Herzen.
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songer à se lever le lendemain : après une nuit fi~vreuse, elle était affreusement prostrée, son mal croissait. Tous les espoirs ressuscités, faibles mais tenaces, étaient anéantis. Le bruit anormal de sa toux semblait une menace sinistre. Natalie ne voulut à aucun prix décommander nos invités. Nous nous mimes à table sans elle, tristes et inquiets. Madame Pacelli avait apporté une aria, composée par son mari à mon intention. C'était une femme triste, silencieuse et très bonne. On eût dit qu'un chagrin pesait sur elle : était-ce la malédiction de la pauvreté qui l'accablait, ou la vie lui avaitelle promis quelque chose de plus grand que ses éternelles leçons de musique et le dévouement d'un homme faible, pâle, et se sentant dépendant d'elle? Dans notre foyer elle trouvait plus de simplicité et un accueil plus chaleureux que chez ses autres pratiques 3, et elle s'était attachée à Natalie avec une exaltation juvénile. Après le déjeuner elle se rendit au chevet de la malade et en revint blanche comme un linge. Nos invités la prièrent de chanter l'aria. Elle se mit au piano, plaqua quelques accords, commença à chanter, et soudain, me jetant un regard effrayé, elle laissa couler ses larmes, pencha sa tête sur le clavier et fut secouée de sanglots. C'était la fin de la fête. Les hôtes s'en allèrent presque sans mot dire, et moi, comme écrasé par une dalle de pierre, je montai. La même toux bizarre continuait. Ce fut le début des funérailles ! Doubles, de surcroît : deux mois après mon anniversaire on enterra Mme Pacelli. Elle était allée à Menton ou à Roquebrune à dos d'âne. En Italie, les ânes sont habitués à grimper même la nuit dans la montagne sans faire de faux-pas. Or là, en plein jour, l'âne buta, la malheureuse femme tomba, roula sur les pierres pointues et mourut sur place, dans des souffrances atroces ... Je me trouvais à Lugano quand cette nouvelle me parvint. Disparue à jamais ... Nur zu \ quel événement inepte allait suivre? ... Ensuite, tout se brouille ; sur ma mémoire tombe une nuit morne, opaque, noire, il n'y a rien à décrire, ou il ne le faut pas ... Un temps de douleur, d'angoisse, d'insomnie, de peur abrutissante, de totale faiblesse morale et d'effarante résistance physique. 3. En français. 4. « Allons ! ,.
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Dans notre maison, tout allait de travers. Il y régnait une désorganisation, un désordre particuliers, une agitation fébrile, des domestiques exténués et puis, à côté de la mort imminente, de nouveaux ragots, de nouvelles infâmies. Le destin ne me dorait plus la pilule, et les hommes ne me ménageaient pas davantage : « Heureusement, il a les épaules solides, (pensait-on) il s'en tirera ! » Environ trois jours avant la fin, Orsini m'apporta un billet d'Emma pour Natalie. Elle la suppliait de « lui pardonner tout ce qu'elle avait fait contre elle, de pardonner à tous ». Je dis à Orsini qu'il était impossible de donner ce billet à la malade, mais que j'estimais à sa juste valeur le sentiment qui avait poussé Emma à écrire ces lignes, que je les acceptais. Je fis plus, et pendant l'un des derniers moments paisibles de Natalie, je lui dis tout doucement : - Emma te demande pardon. Elle eut un sourire ironique et ne répondit rien. Elle connaissait cette femme mieux que moi. Le soir j'entendis une conversation bruyante dans la salle de billard, où d'habitude entraient les amis proches. J'y descendis et surpris une chaude altercation. Vogt criait, Orsini s'expliquait et paraissait plus pâle qu'à l'ordinaire. A mon entrée la dispute cessa. - Que vous arrive-t-il? demandai-je, certain qu'il s'agissait de quelque nouvelle ignominie. - Eh bien, fit EJlgelson, il n'y a pas de secret, il s'agit d'une chose si exquise, d'une fleur si allemande, qu'en d'autres temps, cela m'eût tourné la tête ... La chevaleresque Emma a chargé Orsini de vous dire que comme vous lui accordez son pardon, elle vous prie de le lui prouver en lui restituant la lettre de change de dix mille francs qu'elle vous a donnée quand vous avez réglé leurs dettes aux financiers... Stupendish teuer, Stupendisch teuer 5 ! Gêné, Orsini ajouta : - Je pense qu'elle est devenue folle. Je sortis le billet et, le tendant à Orsini, je lui déclarai : - Dites à cette femme qu'elle demande trop cher, et que si j'estime son repentir, je ne l'estime pas à dix mille francs ! Orsini ne prit pas le billet. Voilà dans quelle boue il me fallut suivre un enterrement ! Qu'était-ce cela ? Folie ou vice, dépravation ou bêtise ? Il est 5. «Follement cher, follement cher ! »
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aussi difficile d'y répondre qu'à cette autre question : d'où sortaient ces gens? D'un asile d'aliénés ou d'une maison de correction ? Au soir du 29 avril arriva Maria Kasparovna. Natalie l'avait espérée de jour en jour, l'avait réclamée plusieurs fois, redoutant que Mme Engelson ne prît en mains l'éducation des enfants. Elle l'attendait d'une heure à l'autre, et lorsque nous reçûmes sa lettre, elle envoya Haug et Sacha à sa rencontre sur le pont du Var. Mais malgré tout, ces retrouvailles avec Maria Kasparovna la bouleversèrent terriblement. Je me souviens de son faible cri, semblable à un gémissement, quand elle dit : « Macha 1 » et ne put rien ajouter. La maladie avait surpris Natalie au milieu d'une grossesse. Bonfils 6 et Vogt pensaient que cet état particulier contribuerait à la guérir de sa pleurésie. L'arrivée de Maria Kasparovna hâta l'accouchement. Celui-ci se passa mieux qu'on ne l'avait prévu, l'enfant naquit vivant, mais les forces de Natalie étaient épuisées et elle tomba dans un effroyable état de faiblesse. Le bébé naquit au petit matin 7• Vers le soir elle commanda de lui apporter le nouveau-né et d'appeler les enfants. Le docteur ayant prescrit un repos absolu, je la priai de s'abstenir. - Et c'est toi, Alexandre, qui leur obéis ainsi? Fais attention de ne pas avoir à regretter plus tard de me priver de ces instants 1 En ce moment je suis mieux, je veux moi-même présenter le tout-petit à nos enfants. J'appelai les enfants. N'ayant pas la force de tenir le nouveauné, elle le posa à côté d'elle et, le visage clair et radieux, elle dit à Sacha et à Tata : - Voici votre nouveau petit frère. Aimez-le 1 Joyeusement les enfants se précipitèrent pour embrasser leur mère et le bébé. Je me souvins que tout récemment Natalie répétait, en contemplant ses enfants : Et qu'à l'entrée du tombeau Une jeune vie commence à s'ébattre 8 ••• Etourdi de douleur, je regardais cette apothéose d'une mère mourante. Quand les enfants se furent retirés, je la suppliai de ne plus parler, de se reposer ; elle l'aurait voulu mais ne le pouvait ; les larmes coulaient de ses yeux. 6. Bonfils : le médecin niçois des Herzen. 7. Le 30 avril 1851. On le prénomma Vladimir. 8. Pouchkine : Si j'erre le long des rues bruyantes...
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- Souviens-toi de ta promesse ... Ah, comme c'est terrible de penser qu'ils vont rester seuls, tout à fait seuls... et en terre étrangère. N'y a-t-il donc point de salut ? Et elle fixait sur moi un regard chargé de supplication et de désespoir... Ces passages d'une désespérance effrayante à l'espérance déchiraient inexprimablement mon cœur en ces derniers temps ... Aux instants où j'y croyais le moins, elle me prenait la main et me disait : - Non, Alexandre ce n'est pas possible, c'est trop bête, nous allons encore vivre ensemble. n faut seulement que cette faiblesse disparaisse. Après avoir lui, les rayons de l'espoir s'éteignaient d'euxmêmes, et indiciblement cédaient la place à une détresse triste et douce : - Quand je ne serai plus là, disait-elle, tout s'arrangera; pour l'heure je ne puis m'imaginer comment vous vivrez sans moi ; il me semble que je suis si nécessaire aux enfants, et pourtant quand j'y songe... ils pousseront de la même façon sans moi, et tout ira son chemin... Comme si cela avait toujours été... Elle ajouta encore quelques mots au sujet des enfants, de la santé de Sacha - elle se réjouissait qu'il se fût fortifié à Nice, ce que confirmait Vogt. - Prends soin de Tata, il faut être très prudent avec elle, c'est une nature profonde et peu sociable. Ah! ajouta-t-elle, si je pouvais vivre jusqu'à l'arrivée de ma Nathalie 9 ••• Dis-moi, est-ce que les enfants dorment? me demanda-t-elle un peu plus tard. - Oui, fis-je. Nous entendîmes au loin une voix enfantine. - C'est la petite Olga, dit-elle, et elle sourit (pour la dernière fois). Vas voir ce qu'elle a. La nuit venue, elle fut saisie d'une grande agitation. Sans parler, elle me montrait que ses oreillers étaient mal placés, mais j'avais beau les arranger, tout semblait l'agacer et elle déplaçait sa tête avec ennui et même avec colère. Puis elle tomba dans un lourd sommeil.
9. Nathalie Toutchkov, qui devait arriver de Russie. Natalie Herzen comptait lui confier ses enfants, dont elle aurait partagé la responsabilité avec Maria Kasparovna Reicbel.
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Au milieu de la nuit elle fit un geste de la main, comme pour demander à boire; je lui donnai à la cuillère du jus d'orange avec du sucre et de l'eau, mais ses dents étaient serrées, elle était inconsciente. Je me figeai d'effroi. L'aube pointait. Je tirai le rideau et vis, avec une sorte de désespoir fou, que non seulement ses lèvres, mais ses dents avaient noirci en quelques heures. Fallait-il encore cela ? Pourquoi cette terrible inconscience, pourquoi cette couleur noire ? Le Dr Bonfils et Carl Vogt avaient passé toute la nuit au salon. Je descendis pour dire à Vogt ce que je venais de constater. Sans me regarder, ni me répondre, il monta. Toute réponse était superflue : le pouls de la malade battait à peine. Vers midi elle revint à elle et réclama à nouveau les enfants, mais ne parla pas du tout. Elle trouva qu'il faisait sombre dans sa chambre. C'était la seconde fois que cela se produisait ce jour-là. Elle me demanda pourquoi il n'y avait pas de bougies ; il en brûlait deux sur la table, j'en allumai une de plus, mais elle ne s'en aperçut pas et dit qu'il faisait noir. - Ah, mon ami, que ma tête est lourde, fit-elle, et ajouta deux ou trois mots encore. Elle prit ma main - la sienne n'avait déjà plus l'air vivante - et s'en couvrit la visage. Je lui dis quelque chose, elle me répondit de façon incohérente, sa lucidité l'avait fuie derechef et ne devait plus revenir. Qu'elle dise encore un mot - un seul mot - ou que tout se termine ... Elle resta dans cet état jusqu'au lendemain matin. Depuis midi ou une heure le ter mai, jusqu'à sept heures du matin le 2 mai, dix-neuf heures inhumaines, épouvantables! Par moments elle paraissait à demi-consciente, disait de façon audible qu'elle voulait ôter sa flanelle, sa liseuse, réclamait une robe, mais c'était tout. Je tentai de lui parler plusieurs fois : il me semblait qu'elle m'entendait, mais ne pouvait prononcer un mot, et qu'une douloureuse amertume passait sur son visage. Une ou deux fois elle me serra la main, pas nerveusement - fermement, - de cela je suis absolument certain. Vers six heures du matin, je demandai au médecin combien de temps lui restait : - Pas plus d'une heure. J'allai au jardin pour appeler Sacha. Je voulais qu'il gardât à jamais le souvenir des derniers instants de sa mère. En montant l'escalier avec lui, je lui révélai le malheur qui nous attendait : il ne s'était pas imaginé que ce fût aussi grave. 191
Livide et prêt à s'évanouir, il entra dans la chambre avec moi 10• - Mettons-nous ici à genoux, côte à côte, lui dis-je, en lui montrant le tapis au chevet du lit. La sueur de l'agonie couvrait la face de Natalie, une de ses mains tirait spasmodiquement sur sa jaquette, comme si elle cherchait à l'enlever. Quelques plaintes, quelques sons, qui me rappelèrent l'agonie de Vadim 11, cessèrent bientôt. Le médecin lui prit la main et la lâcha. Elle retomba comme un objet. Le jeune garçon sanglotait. Je ne me rappelle pas très bien ce qui se passa en ces premières minutes. Je courus précipitamment au salon, y trouvai Charles-Edmond, voulus lui dire quelque chose, mais en place des mots un son qui m'était étranger s'échappa de ma poitrine... Je me tenais devant une fenêtre et regardais, frappé de stupeur et sans bien comprendre, la mer qui s'agitait et scintillait absurdement. Puis, me revinrent ces mots : « Prends soin de Tata ! :. J'eus peur qu'on effrayât l'enfant. J'avais interdit qu'on lui dise quelque chose, mais comment compter là-dessus? Je la fis appeler et, après m'être enfermé avec elle dans mon cabinet de travail, je la pris sur mes genoux, puis en la préparant petit à petit, je finis par lui dire que « maman » était morte. Elle tremblait de tout son corps, des taches apparurent sur son visage, des larmes perlèrent. .. Je la fis monter là-haut. Tout y était déjà changé. La morte, qui paraissait vivante, était étendue sur un lit couvert de fleurs, aux côtés du bébé, mort au cours de la nuit. La chambre était drapée de blanc, parsemée de fleurs. Le goût des Italiens, délicat en tout, sait introduire quelque chose de doux dans la tristesse déchirante de la mort. L'enfant terrifiée fut frappée par ce cadre gracieux. - Maman là! fit-elle, mais lorsque je la soulevai et qu'elle 10. Sacha avait alors treize ans. 11. Vadim Passek : ami intime de Herzen, dans ses jeunes années, à Moscou. Garçon brillant qui eut une vie difficile et mourut jeune de tuberculose. Herzen relate sa fin dans des pages admirables, au tome 1 de B. i. D. F. (pp. 250-253) et, évoquant Natalie, écrit : ... «Terrible maladie dont j'étais destiné à être le témoin une fois encore. » Ici, par procédé inverse, il évoque Vadim à propos de la mort de Natalie. Et, au tome II, dans le récit intitulé Il Pianto, il revient encore à l'agonie de sa femme : ..•« Il y a trois ans, j'étais assis au chevet d'une malade et je voyais la mort l'attirer impitoyablement, pas à pas, vers le tombeau. Cette vie-là était tout mon bien. Les ténèbres s'étalaient autour de moi... ,. (p. 401).
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toucha des lèvres la face glacée, elle éclata en pleurs hystériques. Je ne pus en supporter davantage et sortis. . Une heure et demie plus tard, j'étais assis devant la même fenêtre et à nouveau je fixais stupidement la mer, le ciel. La porte s'ouvrit et Tata entra seu1e. Elle s'approcha de moi et, me câlinant, elle me chuchota, comme intimidée : - Papa, j'ai été sage, je n'ai pas beaucoup pleuré! Je regardai l'orpheline avec une dou1eur profonde ... « Oui, tu dois être sage. Tu ne connaîtras pas les caresses, l'amour d'une mère. Rien ne les remplacera ! tu auras un vide dans ton cœur. Tu ne connaîtras pas le meilleur, le plus pur, de tous les attachements de ce monde, l'unique qui soit désintéressé. Tu pourras l'éprouver peut-être, mais personne ne te le manifestera plus. Qu'est-ce donc que l'amour d'un père comparé au douloureux amour d'une mère ! » ... Elle gisait toute fleurie ; les stores étaient baissés ; j'étais assis sur une chaise, à ma place habituelle, près de son lit. Alentour, tout était silencieux, seu1e la mer bruissait sous la fenêtre ; il me semblait entendre le souffle d'une respiration faible, très faible ... Doucement s'étaient figées les douleurs et les angoisses, comme si les souffrances avaient disparu sans laisser de traces, remplacées par l'insouciante perfection d'une statue qui ne sait ce qu'elle représente. Et moi je continuais à la regarder. Je la regardai la nuit durant. Et si, en vérité, elle allait se réveiller? Elle ne se réveilla point. Ce n'était pas le sommeil, mais la mort. Ainsi donc, c'était vrai!... ... Sur le plancher, dans l'escalier, on avait éparpillé quantité de géraniums rouge-doré. Leur parfum me frappe encore comme une décharge électrique, et je me ressouviens de tous les détails, de chaque minute : je vois la chambre tendue de blanc, les miroirs voilés ; à côté d'elle, également fleuri, le corps jauni du nouveau-né endormi sans se réveiller, et son front à elle, froid, atrocement froid... A pas rapides, sans pensées et sans but, je vais au jardin. François, couché dans l'herbe, sanglote comme un enfant; je veux lui dire quelque chose, je n'ai pas de voix et je repars vite là-bas. Une dame inconnue, toute en noir, accompagnée de deux enfants, ouvre la porte sans bruit; elle me demande la permission de réciter une prière catholique... Je suis moi-même tout prêt à prier avec elle. Elle s'agenouille au pied du lit, et les enfants aussi; elle murmure une oraison en latin, les enfants répètent après elle, à voix basse. Ensuite elle me dit : 193
- Eux non plus n'ont pas de mère, et leur père est au loin. Vous avez assisté aux obsèques de leur grand'mère... (31) C'étaient les enfants de Garibaldi. ... Des foules d'exilés se rassemblèrent vingt-quatre heures plus tard dans la cour et le jardin. lis étaient venus suivre le convoi. Vogt et moi la mîmes en bière, on sortit le cercueil ; je le suivis d'un pas ferme en tenant Sacha par la main. Et je me disais : « C'est comme cela qu'on regarde la foule lorsqu'on vous mène à la potence. :. Dans la rue, deux Français - je me souviens que l'un était le comte de Voguë - montrèrent avec un rire haineux qu'il n'y avait pas de prêtre. Tessié 12 faillit les apostropher. J'eus peur et lui fis un signe de la main. Le silence s'imposait. Une énorme couronne de petites roses écarlates était posée sur le cercueil 13 ; nous cueillîmes tous une rose : ce fut comme si sur chacun était tombée une goutte de sang. Quand nous fûmes dans la montée, la lune se leva, la mer, qui avait contribué à tuer Natalie, scintilla. Sur une petite hauteur qui avançait dans les flots, avec une vue sur l'Estérel d'un côté, sur la corniche de l'autre, nous l'enterrâmes. Tout autour s'étendait un jardin qui rappelait les fleurs répandues sur son lit (32). Une quinzaine plus tard, Haug me rappela sa dernière volonté et la parole donnée. Lui et Tessier devaient se rendre à Zurich, Maria Kasparovna était obligée de rentrer à Paris. Tout le monde insistait pour qu'elle emmenât Olga _et Tata, et que Sacha aille à Gênes. La séparation me faisait mal, mais je n'avais pas confiance en moi : peut-être, me disais-je, est-ce vraiment mieux ainsi, et si c'est mieux, qu'il en soit ainsi. Je demandai seulement de ne pas emmener les enfants avant Je 9-21 mai : j'avais envie de passer avec eux le quatorzième anniversaire de notre mariage ... Le lendemain de ce jour, je les accompagnai jusqu'au pont du Var. Haug leur fit .escorte jusqu'à Paris. Nous vîmes le douanier, 12. Tessié du Motay, Marie-Edmond, précépteur de Sacha. Chimiste par profession, il avait fait beaucoup de politique et pris part à la Révolution de 1848. 13. Ces scènes sont déjà évoquées dans les tomes précédents. V. tome 1, p. 253 : c ...Une tombe, une couronne de roses rouges, deux enfants qua je tenais par la main, les torches, la troupe des exilés, la lune, la mer tiède au pied des montagnes, un discours que je ne comprenais pas et qui me perçait le cœur... :. Mais, à chaque fois, le texte varie, les images diffèrent.
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Ies gendarmes et diverses polices bousculer les voyageurs. Haug avait perdu la canne dont je lui avait fait don, il la cherchait et tempêtait ; Tata pleurait. Le postillon en vareuse d'uniforme s'assit à côté du cocher. La diligence prit la route de Draguignan et nous, Tessié, Sacha et moi, revînmes par le pont, montâmes dans la calèche et retournâmes à l'endroit où j'habitais. Je n'avais plus de maison. Avec le départ des enfants, le dernier signe d'une vie de famille avait disparu (33). Tout prit un air de célibat. Engelson et sa femme partirent deux jours plus tard. On ferma la moitié des pièces. Tessié et Edmond emménagèrent chez moi. L'élément féminin était exclu. Seul Sacha me rappelait, par son âge et ses traits, qu'il y avait eu autre chose... me rappelait quelqu'un qui n'était plus là... Post Scriptum ... Quelque cinq jours après les funérailles, Herwegh écrivit
à sa femme : c Cette nouvelle m'a profondément peiné ; je suis plein de sombres pensées ; envoie-moi par le premier courrier l Sepolcri, de Ugo Foscolo. » Et dans la lettre suivante : « A présent est venu le temps de la réconciliation avec H(erzen) ... la cause de notre querelle n'existe plus... Pourvu que je puisse le voir face à face : lui seul est capable de me comprendre 14 ! :. 1e le compris !
COMPLEMENT HAUG 1 Haug et Tessié se présentèrent un beau matin à l'hôtel où Herwegh vivait à Zurich 2• lls s'informèrent de lui et, ayant appris par le garçon qu'il était là, se firent conduire droit à sa chambre, sans se faire annoncer. 14. Note de Herzen :Ces deux lettres passèrent de main en main à Nice. 1. Ce texte a été publié pour la première fois en 1919, dans l'édition Lemke. 2. Nous savons par une lettre de Herzen à Maria Reichel que c'était le ter juillet 1852. (Lettre à M.R. du 8 juillet, envoyée de Lugano, A.S., tome XXIV, pp. 293-295.)
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En les voyant entrer, Herwegh se leva, blanc comme un linge, tremblant, et s'appuya à un siège. ~ Il était effrayant, tant l'épouvante déformait ses traits », me raconta Tessié. -Nous sommes venus vous voir afin d'accomplir la volonté d'une morte, lui déclara Haug. Elle vous a écrit de son lit, pendant sa dernière maladie, vous avez retourné sa lettre san.-; la décacheter, sous prétexte qu'elle était insincère, rédigée sous la contrainte. La défunte nous a chargés elle-même, Tessié du Motay et moi, de témoigner qu'elle l'avait écrite de son plein gré, et ensuite de vous en donner lecture. - Je ne veux pas ... Je ne veux pas ... - Asseyez-vous et écoutez ! fit Haug en élevant la voix. Il s'assit. Haug décacheta la lettre et en retira un billet écrit de la main de Herwegh. Lorsque la lettre recommandée avait été renvoyée, je l'avais confiée à Engelson, pour qu'il la conservât. Il me fit alors remarquer que deux des cachets avaient été ôtés puis replacés : « Soyez assuré, m'avait-il dit, que ce misérable l'a bien lue, et c'est pourquoi il l'a renvoyée. ~ La mirant devant une bougie, il me montra que l'enveloppe contenait non pas une feuille, mais deux. - Qui a cacheté cette lettre ? -Moi. - A part la lettre, il n'y avait rien ? - Rien du tout. Engelson alors prit une feuille de papier et une enveloppe similaires, y apposa trois cachets et courut à la pharmacie ; il fit peser les deux lettres : celle qui avait été renvoyée pesait une fois et demi le poids de l'autre. Il rentra en dansant et en chantant, et me cria : « J'ai deviné, j'ai deviné! ~ Haug, ayant sorti le billet, lut la lettre de Natalle à Herwegh puis, jetant un coup d'œil au billet, qui commençait par des injures et des reproches, le tendit à Tessier et demanda à Herwegh : - C'est bien de votre main? - Oui, c'est écrit par moi. - Par conséquent, vous avez recacheté la lettre ? - Je ne suis pas tenu de vous rendre des comptes. Haug déchira le billet et, le lui jetant à la figure, ajouta - Vous êtes un fameux scélérat !
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Effrayé, Herwegh saisit le cordon de la sonnette et · le tira de toutes ses forces. - Que faites-vous, vous êtes fou? s'écria Haug en lui saisissant la main. S'arrachant à lui, Herwegh se rua vers la porte, l'ouvrit, et hurla : - Au meurtre ! Au meurtre ! (Mord 1 Mord !) La sonnerie frénétique, les cris, jetèrent tout le monde dans l'escalier et dans la chambre : garçons et voyageurs habitant au même étage. - Les gendarmes ! Les gendarmes ! Au meurtre ! criait Herwegh, dans le corridor. Haug s'approcha de lui et lui envoyant un soufflet lui dit : - Tiens, misérable, (Schuft), voilà . pour les gendarmes ! Entre temps, Tessié était revenu dans la chambre, et après avoir noté noms et adresses, les tendit en silence à Herwegh. Une foule de spectateurs s'était assemblée sur le palier. Haug présenta ses excuses à l'hôtelier et partit avec Tessié. Herwegh se précipita chez le commissaire de police pour le supplier de le protéger par les lois contre des assassins à gages, et lui demanda s'il y avait lieu d'intenter un procès pour la gifle. Le commissaire, l'ayant interrogé sur divers points en présence de l'hôtelier, émit quelques doutes : il était peu probable que des personnes entrées ainsi en plein jour dans un hôtel, sans cacher leur nom et leur domicile, fussent des assassins à gages ! Pour ce qui était du procès, il estimait qu'il était très facile de l'intenter, et pensait qu'à coup sûr Haug serait condamné à une amende légère et à un bref emprisonnement. « Mais dans votre affaire il y a un hic, ajouta-t-il : pour que ce monsieur soit condamné, il vous faudra prouver publiquement qu'il vous a vraiment souffleté... TI me semble que pour votre bien, mieux vaudrait laisser tomber cette affaire. Dieu sait à quelles révélations elle pourrait aboutir. » La logique du commissaire l'emporta. A l'époque, j'étais à Lugano 3• Ayant réfléchi à cette histoire, je pris peur; j'étais certain que Herwegh ne provoquerait ni Haug, ni Tessié en duel, mais je n'étais nullement certain que Haug en resterait là et quitterait tranquillement Zurich. Si Haug,
3. Herzen séjourna à Lugano de la fin juin au 13 juillet 1852. (A.S.) Commentaires (34).
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de son côté, provoquait Herwegh 4, cela irait, à l'évidence, à l'encontre du caractère que je voulais donner à cette affaire. Tessié lui-même, au noble esprit de qui je pouvais me fier totalement, 'était en toutes choses trop Français. Haug était capricieusement entêté et puérilement irritable. n avait continuellement des démêlés et des « piques :. tantôt avec Chojecki, tantôt avec Engelson, tantôt avec Orsini et les Italiens, qu'il finit par dresser vraiment contre lui. Orsini, secouant doucement la tête avec un sourire bien à lui, disait de façon fort comique : - Oh, il generale, il generale Aug 1 Carl Vogt seul, avec sa vue claire et pratique des choses, avait de l'influence sur Haug : il l'abordait de façon agressive, l'accablait de sarcasmes, tempêtait, et l'autre lui obéissait. Un jour je demandai à Vogt : - Quel est le secret qui vous permet de modérer notre général du Bengale ? - Vous l'avez dit 5, répondit Vogt, vous avez mis le doigt sur un secret : je le modère parce qu'il est général, et qu'il y croit. Un général connaît la discipline, il ne peut ' aller contre une autorité supérieure : n'oubliez pas que je suis régent de l'Empire 8 • Vogt avait parfaitement raison. Quelques jours plus tard Engelson, sans penser à ce qu'il disait, ni devant qui, déclara : - Seul un Allemand est capable d'être aussi ignoble ! Haug se vexa. Engelson protesta qu'il n'avait pas fait attention, que cette sottise était un lapsus. Haug lui fit remarquer que ce n'était pas ce qu'il avait dit qui comptait, mais son opinion sur les Allemands. Puis il sortit. Tôt le lendemain matin il se rendit chez Vogt et le trouva au lit. n le réveilla et lui relata l'offense infligée à l'Allemagne, lui demandant d'être son témoin et de porter son cartel à Engelson. - Vous croyez peut-être que je suis devenu aussi fou que vous ? lui demanda Vogt. - Je n'ai pas l'habitude de tolérer les offenses. - TI ne vous a pas offensé. On dit n'importe quoi ! TI vous a présenté ses excuses. 4. Note de Herzen : C'est ce qui fit Haug, en effet; bien entendu, Herwegh ne s'y prêta point. S. En français. 6. V. note 37, p. 48.
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- TI a offensé l'Allemagne... Et il va voir qu'on: ne peut impunément outrager une grande nation en ma présence. - Parce que vous êtes le représentant exclusif de l'Allemagne? se récria Vogt. Est-ce que je ne suis pas Allemand? Est-ce que je n'ai pas le droit de défendre l'Allemagne aussi bien que vous, plus que vous ? - Sans aucun doute, et si vous vous chargez de cette affaire, je vous la remets. - Bon, mais me l'ayant remise, j'espère que vous n'irez plus vous en mêler ? Restez donc tranquillement ici, et moi j'irai découvrir si c'est bien l'opinion d'Engelson, ou si c'est une phrase lancée en l'air; quant au cartel, nous allons, pour l'heure, le déchirer. Une demi-heure plus tard Vogt arrivait chez moi. J'ignorais tout de l'incident de la veille. Il entra en riant très fort, à son accoutumée, et me dit : - Engelson est-il en liberté? Moi, j'ai enfermé notre général chez moi. Imaginez-vous qu'il a pris le parti de ces sales Allemands dont Engelson a dit du mal. Il a voulu se battre avec lui, et je l'ai persuadé que c'était à moi d'exiger réparation. La moitié du travail est accomplie. A vous maintenant de calmer Engelson s'il a un accès de fièvre chaude. Engelson ne se doutait même pas que Haug fût si fort en colère. Il commença par vouloir s'expliquer avec lui personnellement, il était prêt à accepter son cartel, puis il céda, et nous fîmes chercher Haug. Le régent, renonça pour la matinée à ses méduses et ses salpi, et resta là tant que Haug et Engelson n'eussent pas entamé une discussion des plus amicales, attablés devant une bouteille de vin et des côtes de veau à la milanaise. A Lucerne, où je me rendis après Lugano 7, un nouveau problème m'attendait. Le jour même de mon arrivée, Tessié m'apprit que Haug avait rédigé un mémoire à propos du soufflet, et y avait exposé toute l'affaire. Il voulait le faire imprimer et Tessié ne l'en avait empêché qu'en l'assurant qu'on ne pouvait le faire sans mon consentement. Haug, qui ne doutait nullement de mon accord, avait accepté d'attendre. - Employez tous vos efforts pour que ce malheureux factum ne soit pas imprimé, me dit Tesssié. Il va tout gâter, ridiculiser à jamais votre personne, le souvenir d'un être qui vous est cher, et nous tous. Ce soir-là Haug me remit son cahier. Tessié avait raison : 7. Le 14.VII.
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nous n'aurions pas pu nous remettre d'un coup pareil. Tout y était exposé sous l'inspiration de son amitié enflammée et
enthousiaste pour moi et pour la défunte, mais tout était comique, comique mBme pour moi, en ce temps de larmes et de désespoir. Tout l'article était rédigé dans le style de Don Carlos ... en prose. L'homme capable d'écrire une chose comme celle-là devait placer son œuvre très haut, et, naturellement, il ne pouvait y renoncer sans combat. Mon rôle n'était pas aisé. Tout cela avait été écrit pour moi, par amitié, consciencieusement, honnêtement, sincèrement, et moi, en lieu et place de gratitude, j'étais contraint d'empoisonner le projet si fermement logé dans son cerveau, et qui lui tenait à cœur. Je ne pouvais faire de concessions. Après mûre réflexion, je me décidai à rédiger à son intention une longue épître, le remerciant de son amitié, mais l'implorant de ne pas publier son mémoire : « S'il faut vraiment publier quelque chose sur cette histoire terrible, ce triste droit n'appartient qu'à moi seul 8• » Ayant cacheté cette lettre, je la fis porter à Haug à sept heures du matin. ll me répondit : « Je ne suis pas de votre avis. J'ai dressé ce monument pour vous, pour elle, je vous ai élevés à une hauteur inaccessible, et si quelqu'un s'était risquer à souffler mot, je l'aurais contraint au silence. Mais dans votre affaire, le droit de décision vous appartient, et il va de soi que si vous voulez la relater vous-même, je vous cède la place. » ll resta sombre et brusque toute la journée. Vers le soir, j'eus une pensée effarante : si je mourais, il me l'élèverait, ce monument! Aussi, quand je pris congé de lui, je lui dis en l'embrassant : - Haug, ne soyez pas fâché ; dans cette affaire, il n'y a véritablement pas de meilleur juge que moi. - Mais je ne suis pas fâché, je suis seulement peiné. - Bon, si vous n'êtes pas en colère, laissez-moi votre cahier, faites m'en cadeau. - Avec le plus grand plaisir. ll est remarquable qu'à partir de ce jour Haug garda une dent contre moi en matière de littérature, et plus tard, à Londres, quand je lui fis observer qu'il s'adressait à Humboldt et à Murchison 9 de manière trop alambiquée et ornementale, il me répondit avec un sourire : - Je sais, vous êtes un dialecticien; votre style est celui de 8. On n'a jamais retrouvé cette lettre. (A.S.) 9. Murchison, Roderick (1792-1871), géologue anglais.
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la raison brutale, mais les sentiments et la poésie ont un autre langage. Aussi, une fois de plus je me félicitai d'avoir non seulement obtenu son manuscrit, mais de l'avoir brûlé en partant pour l'Angleterre. La nouvelle de la gifle se répandit à la ronde et soudain, dans le journal de Zurich, parut un article signé de Herwegh : Ce fameux soufflet, écrivait-il, ne fut jamais donné. Au contraire, il avait repoussé Haug si fort, que celui-ci s'était sali le dos contre le mur; voilà qui, entre autres choses, n'était guère vraisembable pour ceux qui connaissaient l'homme musclé et vif qu'était Haug, et le débile commandant en chef badois. Plus loin, Herwegh écrivait que tout cela faisait partie d'une vaste intrigue aux nombreuses ramifications, fomentée par le baron Herzen, avec l'or russe, et que les individus qui s'étaient présentés chez lui étaient à ma solde. Immédiatement, Haug et Tessié insérèrent dans le même journal une relation de l'affaire, sérieuse, condensée, noble et digne. J'ajoutai à leur exposé que jamais je n'avais versé de gages à qui que ce fut, sinon à mes domestiques et à Herwegh, qui les deux années précédentes avait vécu à mes frais, et de toutes mes relations en Europe se trouvait être le seul à me devoir une somme considérable 10• Cette arme si étrangère à ma nature je n'en usai que pour défendre mes amis calomniés. Herwegh objecta, ( toujours dans le même journal) que jamais il ne s'était trouvé dant la nécessité de m'emprunter de l'argent et qu'il ne me devait pas un sou. (Sa femme empruntait pour lui.) En même 10. Le journal en question était le Neue Zürcher Zeitung. TI avait publié l'affaire de la gifle d'après un journal italien. Herwegh publie sa réfutation le 18.Vll.1852 et ajoute qu'il récuse Haug et se battra avec le maître non avec le valet. Le 27.Vll, le N.Z.Z. publie un «éclaircissement» (Erkliirung) de Herzen, daté du 25 et adressé An die Redaktion. C'est donc ce texte que H. c ajoute à l'exposé » : la c relation » de Tessié et Haug. TI y précise, en effet, que nul n'a jamais reçu de lui ni or, ni subsides, à l'exception de son serviteur et de Georg Herwegh lui-m2me. A la même date, Tessié du Motay (sans Haug) fait insérer une lettre ouverte exposant les circonstances dans lesquelles fut lue à Herwegh, le ter juillet, une lettre de Mme Natalie Herzen. Le 6 aoftt, dans le N° 219 du N.Z.Z Herwegh réplique par des insultes à l'égard de Herzen et fait des insinuations sur les lettres d'amour de Natalie, en sa possession. Mais que Herzen ne se fasse pas de souci, il ne les répandra point, pour que H. doive ce qui lui reste d'honneur, non à quelques bouffons politiciens, mais au simple sentiment humanitaire de son ennemi mortel... (Chronique ll, pp. 105-108.)
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temps, certain médecin de Zurich 11 m'écrivit que Herwegh l'avait chargé de m'adresser un cartel. Je répondis, par le truchement de Haug 12 que pas plus maintenant qu'auparavant je ne tenais Herwegh pour un homme qui méritait qu'on lui donnât satisfaction, que son châtiment avait commencé et que je suivrais ma route. A ce propos, je ne puis m'empêcher d'observer que les deux personnes (en plus d'Emma) qui prirent le parti de Herwegh : ce médecin et Richard Wagner, (le musicien de l'Avenir 13) n'avaient ni l'un ni l'autre de respect pour le caractère d'Herwegh. Le médecin, en m'envoyant son défi, ajoutait : « En ce qui concerne l'essence même de l'affaire, je ne la connais point, et je désire rester complètement à l'écart. » Et à Zurich il confiait à ses amis : « Je crains qu'il ne veuille pas se battre et cherche à jouer je ne sais quelle scène de théâtre. Mais je ne lui permettrai pas de se moquer de moi et faire de moi un bouffon. Je l'ai prévenu que j'aurais en poche un second pistolet chargé, et qu'il serait pour lui ! » Pour ce qui est de Richard Wagner, il se plaignit à moi par écrit de ce que Haug se fût montré trop sans-gêne, et m'expliqua qu'il ne lui était pas possible de prononcer un jugement sévère sur un homme qu'il « aimait et plaignait » : « n faut de l'indulgence à son égard, peut-être se relèvera-t-il encore de cette existence misérable, féminine ; peut-être rassemblera-t-il ses forces à partir de son (excentrique) laisser-aller et saura-t-il apparaître sous un jour nouveau 14••• » Si répugnant que ce me fût, à côté de tant d'horreurs, de soulever une histoire d'argent, je compris que je porterais ainsi à Herwegh un coup que comprendrait et prendrait à cœur tout le monde bourgeois, c'est-à-dire toute l'opinion publique en Suisse et en Allemagne. J'avais en mains la lettre de change pour une somme de dix 11. Le docteur François Villais. Il écrivit à Herzen, le 7.VIII. (L., tome XIV, pp. 119-122.) 12. Sur l'instigation de Haug, un groupe d'émigrés communique au docteur Villais le refus de Herzen de se battre en duel avec Hexwegh. Herzen lui-même, le 18.VU, de Lucerne, répond à Villais le remerciant « pour l'urbanité toute chevaleresque avec laquelle vous vous êtes acquitté de cette commission». (Le second cartel de Hexwegh.) (A.S., tome XXIV, p. 302.)
13. Allusion ·à l'ouvrage de Wagner : Kunstwerk der Zukunft. 14. Note de Herzen : La lettre de Wagner se trouve dans l'appendice. (Dans le présent volume, elle figure dans le texte, pp. 211-213.) (N.d.T.)
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mille francs que m'avait donnée Mme Herwegh, et qu'elle tenta par la suite de me reprendre contre quelques mots de tardif repentir. Je la remis au notaire. Le journal dans une main, la lettre de change dans l'autre. le notaire se présenta chez Herwegh, et demanda une explication. - Vous voyez bien que ce n'est pas ma signature. Le notaire lui tendit une lettre de sa femme, où elle lui écrivait qu'elle acceptait l'argent pour lui, ce qu'il n'ignorait pas. - Je ne sais absolument rien de tout cela et je ne l'ai jamais chargée de rien. Au reste, adressez-vous à mon épouse à Nice, ceci ne me concerne nullement. - Donc, vous ne vous rappelez pas du tout d'avoir délégué votre épouse ? - Pas du tout. - C'est bien dommage. Cette simple action pour la restitution d'une somme d'argent prend de ce fait un tout autre caractère, et votre adversaire peut poursuivre votre épouse pour escroquerie 15• Pour cette fois, le poète n'eut pas peur et rétorqua bravement que ce n'était pas son affaire. Cette réponse fut transmise par le notaire à Emma. Je ne poussai pas les choses plus loin. Naturellement, ils ne remboursèrent pas l'argent... « A présent, déclara Haug, il faut aller à Londres... On ne peut en rester là avec ce scélérat... :. (35) Et quelques jours plus tard, nous contemplions le brouillard de Londres, du haut du quatrième étage de « Morley's House » 18• Avec mon déménagement à Londres à l'automne de 1852, prend fin la partie la plus effroyable de mon existence, et c'est là que j'interromps mon récit 17• (Terminé en 1858).
15. En français. V. dans Pièces annexes le texte du protêt. La démarche eut lieu à Londres. 16. Trafalgar Square. 17. E. H. Carr (op. cit. p. 107) note avec son humour britannique que Henen doit porter seul la responsabilité de cette « touche de couleur locale» (touch of local colour), car de sérieuses recherches dans les colonnes du Times ne lui ont rien révélé qui puisse porter le nom de c brouillard londonien » en aoftt ou septembre de cette année 1852 !
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NOTES DE L'ANNEE 1863
1.
... Aujourd'hui, c'est le deux mai 1863... Le onzième anniversaire. Où sont-ils, ceux qui entouraient son cercueil? Auprès de moi, personne... d'aucuns n'existent plus, d'autres sont loin... et pas seulement géographiquement ! La tête sanglante d'Orsini a roulé sur l'échafaud 1 • Le corps d'Engelson, devenu mon ennemi jusqu'à sa mort, repose dans l'une des Des Anglo-Normandes. Tessié du Motay, chimiste, naturaliste, est resté le même homme doux et bienveillant, mais invoque les esprits et fait tourner les tables. Charles-Edmond - l'ami du prince Napoléon - est bibliothécaire du Palais du Luxembourg. C'est Carl Vogt qui est resté le moins changé, le plus fidèle à lui-même. J'ai revu Haug voici un an. D se brouilla avec moi pour des vétilles, en 1854, quitta Londres sans me faire ses adieux et rompit toutes relations avec moi. Apprenant par hasard qu'il se trouvait à Londres, j'ai demandé qu'on lui rappelât que c: le dixième anniversaire des obsèques était proche, qu'il était honteux d'être fâché sans cause sérieuse, que nous étions liés par des souvenirs sacrés, et que s'il l'avait oublié, moi je me rappelais qu'il m'avait spontanément tendu une main amicale :.. Connaissant son caractère, je fis le premier pas et allai vers lui. D en fut heureux, touché, mais malgré tout, cette rencontre fut plus triste que toutes les séparations. D'abord nous parlâmes de personnes, d'événements, nous évoquâmes certains incidents. Puis il y eut une pause. Apparemment, nous n'avions rien à nous dire, nous étions devenus tout 1. On sait qu'il fut guillotiné (13 mars 1858) pour son attentat contre Napoléon lll. Orsini, dont on a vu les liens d'amitié avec Henen, séjourna à Londres à plusieurs reprises entre 1853 et 1857.
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à fait étrangers l'un à l'autre. Je faisais des efforts pour entretenir la conversation ; Haug se donnait beaucoup de mal. Nous ftîmes sauvés par les diverses péripéties de son voyage en Asie Mineure. Mais celles-ci prirent fin aussi, et le silence redevint pesant. - Ah, mon Dieu ! fis-je soudain, en tirant ma montre. ll est cinq heures et j'ai un rendez-vous 3, il faut que je vous quitte. J'avais menti : je n'avais pas le moindre rendez-vous. On eut dit qu'un poids tombait des épaules de Haug. - Cinq heures ! Est-ce possible ? Moi-même je dois me rendre à Clapham. - C'est à une heure de trajet. Je ne veux pas vous retarder. Le surlendemain il vint déjeuner chez moi. Ce fut pareil. ll comptait partir le lendemain, selon ce qu'il disait, et resta plus longtemps. Mais cela nous suffisait comme cela, et nous ne tentâmes pas de nous revoir.
2. TEDDINGTON, AVANT DE PARTIR Août 1863 ll arrivait, à l'époque de Novgorod, qu'Ogarev chantonnât : Cari luoghi, io vi ritrovai 3• Moi aussi je vais les retrouver, et j'ai peur de les revoir. J'empruntai la même route de Nice par l'Estérel. C'est là que nous roulions en 1847, descendant pour la première fois en Italie. C'est là que je suis passé en 1851, allant à Hyères à la recherche de ma mère et de mon fils ... sans retrouver personne. La nature qui vieiliit difficilement était demeurée la même, mais l'homme avait changé, et il y avait de quoi. Quand j'avais franchi pour la première fois les Alpes Maritimes, je cherchais la vie, la joie... Derrière moi, s'étaient amassées de petites nuées, un ciel triste pesait sur ma patrie, mais devant moi, pas un nuage. A trente-cinq ans, j'étais jeune, et je vivais insoucieux, comme conscient de ma force. La deuxième fois je roulais sur cette route dans une espèce de brume, foudroyé, en quête de leurs corps, du navire naufragé, 2. En français. 3. « Lieux chéris, je vais vous retrouver. »
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et non seulement des ombres effrayantes arrivaient-elles par der-4 rière, mais devant moi tout était sinistre. La troisième fois... voici que je vais vers mes enfants et vers une tombe. Mes désirs sont devenus modestes : je cherche un peu de détente pour mon esprit, un peu d'harmonie alentour, je cherche le repos, le noli me tangere de la lassitude et de la vieillesse.
3. APRES L'ARRIVEE Le 21 septembre j'ai visité sa tombe. Tout est silencieux. C'est la même mer, et seul le vent soulève des colonnes de poussière tout le long de la route. Le silence des pierres et le léger chuchotement des cyprès me paraissent effrayants, étrangers. Elle n'est pas ici. Non, pas ici : elle vit en moi. Après le cimetière, je me rendis dans nos deux demeures : la « maison Siou » et la « maison Douis :. . Les deux étaient désertes. Pourquoi ai-je convoqué à nouveau ces muets témoins à charge ? Voici la terrasse où, entre les roses et la vigne, j'errais, accablé de douleur, et regardais le lointain vide, empli d'un désir insensé et lâche de soulagement, d'aide ; ne les trouvant pas chez les hommes, je les cherchais dans le vin. Voici le divan, maintenant recouvert de poussière et de cadres, le divan sur lequel elle se trouva mal et perdit connaissance pendant l'atroce nuit des explications... J'ouvris le volet dans la chambre à coucher de la « maison Douis ». Voici la vue familière. Je me tournai vers le lit : les édredons sont enlevés et placés sur le plancher, on dirait qu'elle a été emportée tout récemment... Que de choses se sont éteintes, ont disparu de cette chambre 1 Pauvre martyre... Et moi qui l'aimais infiniment, j'ai participé à son meurtre! (36)
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ECLAIRCISSEMENT
ll paraît probable que Herzen ait eu l'intention de compléter sa relation du Drame de Famille par un « appendice ~ ou « complément ~, où il comptait présenter des documents liés aux événements exposés dans le texte. Nous n'avons rien, toutefois, qui puisse orienter la composition de ce complément, en dehors de la note 14 p. 202 ci-dessus à propos de sa lettre à Richard Wagner. On peut oser l'hypothèse selon laquelle il prévoyait de publier, comme conclusion à la Cinquième Partie, ses lettres aux représentants de la « démocratie internationale :. et leurs réponses. C'est pour cela que nous publions ici quatre documents, qui nous paraissent compléter cette partie de Passé et Méditation, la dernière, il faut le noter, à avoir été entièrement revue par son Auteur. Nous prenons l'entière responsabilité de cette addition, qui remplace les deux textes figurant sous la rubrique Ombres Russes : N.I. Sazonov et Les Engelson, que nous placerons au tome IV, avec les autres « Ombres Russes ». De même, après ces textes, qui nous paraissent d'une grande importance pour ce qui concerne Herzen en tant qu'homme privé et homme public, nous donnons le premier chapitre de la Sixième Partie qui, d'après l'époque de sa composition et d'après son contenu adhère étroitement à la Cinquième Partie. Comme l'écrit Lydia Gunzbourg : « Le premier chapitre- Brouillards de Londres - est une transition lyrique entre la cinquième et la sixième parties. Il établit un lien émotionnel avec ce qui précède. Pour la dernière fois apparaît le héros autobiographique, avec sa tragédie personnelle ... » (op. cit. p. 322). Ainsi, en publiant dans ce tome Ille le chapitre 1er de la 6e partie, avons-nous voulu préparer le tome IV.
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-1-
LETTRE A RICHARD WAGNER (v. le 8 juillet 1852) 1
Monsieur Richard Wagner, à Zurich Juillet 1852. Lugano. Monsieur, Permettez-moi de vous remercier pour votre lettre du 30 juin 2 • Elle est une nouvelle preuve pour moi de cette réprobation générale qui commence à entourer de tous côtés l'homme en question - et qui finira par l'engloutir. J'apprécie de tout mon cœur le besoin que vous avez eu de m'expliquer votre protection généreuse pour cet individu. Je ne puis vous donner un meilleur témoignage de ma profonde estime qu'en vous parlant dans toute la franchise de mon âme. Je ne partage nullement vos espérances : il y a des degrés de dépravation dont on ne se relève plus, car pour y tomber, il a déjà fallu détruire en soi tous les éléments humains. Soyez persuadé, Monsieur, que je comprends très bien et l'autonomie des passions, et les collisions tragiques avec leurs suites irresponsables, fatales. Malheureusement, les crimes de cet individu portent un tout autre caractère. Un caractère vil, profondément bourgeois, vulgaire, cynique et peureux. La passion, pour s'imposer, doit être combinée avec une puissance, avec une force irrésistible - alors, et alors seulement, elle est am1. Lemke le premier avait publié cette lettre (écrite en français) d'après un autographe conservé dans la famille et aujourd'hui disparu. La date est déterminée par une lettre de H. à M. Reichel du 8 juillet : « ...Richard Wagner, musicien et homme de lettres, m'a écrit pour s'excuser de ne pas vouloir prendre part au châtiment de H(erwegh) en disant que ce dernier est certainement un scélérat, mais qu'il peut s'amender. C'est son unique défenseur... » Dans cette même lettre à Maria Reichel, Herzen relatait tout l'incident de l'hôtel zurichois, décrit dans le chapitre Haug (pp. 195 à 205). Quant à la lettre de R. Wagner, elle était motivée par une visite que lui avait faite Haug pour l'inciter à faire partie du « tribunal démocratique » auquel rêvait Herzen. (V. plus bas). 2. Herzen se réfère à cette lettre ci-dessus, note 14, p. 202.
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nistiée. Elle doit être ce qu'elle est, c'est-à-dire foudroyante, fougueuse ; elle entraine, elle brûle, elle assassine... mais elle n'empoisonne pas goutte à goutte, mais elle ne médite pas une année entière pour trahir un ami, une autre année pour se venger d'une femme par une dénonciation ; la passion se fait tuer, mais ne se laisse pas chasser d'une maison par un coup de pied. J'ai fait votre connaissance, en lisant votre bel ouvrage sur le chef-d'œuvre de l'Avenir 3• Vous avez admirablement compris la solidarité de tous les arts qui doivent concourir par une production harmonieuse et concrète. Je fais appel à votre sens esthétique. Comment pouvez-vous absoudre une existence dénuée de toute religion et rêver pour elle un avenir de silence, de retenue, une existence qui manque de virilité, de tout élément chevaleresque, généreux, de toute trace de la conscience humaine. Un homme, non, une hétaïre mâle qui pour quelques francs a vendu sa jeunesse et cet hermaphrodite de femme, digne complice de ses turpitudes ; un homme qui pour son confort, a trahi ses convictions et n'a pris part à la révolution germaine qu'en prenant la fuite d'un champ de bataille, et en oubliant de rendre compte des deniers publics confiés entre ses mains, cet homme n'a pas d'avenir. Un homme qui pressait tous les jours la main de son ami avec effusion, qui l'appelait dans ses lettres son unique soutien, sa seu1e défense, son frère, qui cherchait à surprendre les moments d'épanchement et d'abandon, qui parlait avec enthousiasme de son amitié... et trahissait en même temps son ami... Cet homme n'a pas fait de la tragédie, il a fait le métier de scélérat. Un homme qui introduit sa propre femme pour souiller la maison d'un ami, qui l'introduit dans le seu1 but de faire entretenir sa famille, payer ses dettes aux frais de l'ami, cet ami n'est pas un Werther mais un Robert Macaire. Toutefois, la seconde partie surpasse de beaucoup la première. Je ne parle pas ici des calomnies qui se répandaient sous main, mais si bien qu'on les connaissait en Russie, ni de la férocité dénuée de toute délicatesse, d'avoir planté son ex-femme à. Nice- pour m'espionner, pour m'offenser, pour me faire quitter la ville. Une année après s'être laissé expu1ser de ma maison, il m'envoie une ignoble provocation. Peu versé dans les affaires d'honneur, il me l'envoie par la poste, sans même nommer ses témoins ; puis il renvoie les lettres des miens après avoir faussé 3. Kunstwerk der Zukunft, Leipzig, 1850.
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les cachets. Le cartel dégoûtant, où, entre autres, il se moque de la mort malheureuse de mon fils ' - le cartel ne mentionne offense de ma part ; impossible de comprendre quelle est l'injure dont on poursuit la réparation. Ce n'était pas un cartel, mais un bon pour des soufflets. Malheureusement, j'étais alors auprès du lit d'une mourante, d'une femme sublime, d'une femme, dont le repentir a été saint, qui comprit bien avec qui elle avait à faire - et que cet être dégradé a achevée par ses attaques boueuses. Un duel entre moi et lui - jamais ! Que prouvera-t-il ? Nous ne sommes pas pairs. Moi, je suis son juge, je peux être son bourreau mais non son adversaire. Le duel n'est pas une expiation, ni une punition, car le duel restaure l'honneur, et moi, je tiens à constater son déshonneur. Socialiste et révolutionnaire, je me suis adressé à la seu1e puissance que je reconnaisse. J'ai eu l'audace, le courage, de porter cette affaire à la connaissance de nos amis de la démocratie. J'ai montré les lettres, j'ai raconté les faits. Mon appel réveille de tous les côtés un seu1 cri de réprobation unanime. La mort morale du sieur Herwegh est prononcée. Conspué de tous les hommes de bien, mis au ban de la démocratie, il sera forcé de cacher son existence flétrie dans quelque coin éloigné du monde. Car en Suisse, en France, en Italie, il n'aura pas de repos. Je le jure, et avec moi mes amis, - chaque jour m'apporte des preuves que nous sommes soutenus par tous les hommes de la révolution militante 5 • Recevez... A. Herzen.
4. Référence à la lettre citée plus haut par Herzen (p. 175) : .. Le destin en a décidé entre vous et moi en noyant dans la mer votre progéniture et votre famille... L'original de cette épître de Herwegh est perdu, mais E.H. Carr (op. cit. p. 96) en a retrouvé le brouillon, au crayon, dans le carnet de Herwegh (où, soit dit en passant, Natalie avait tracé de sa main des serments d'amour). Ce carnet a été donné par M. Marcel Herwegh au British Museum. S. A.S., tome XXIV, pp. 295 à 297.
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-11APPEL D'ALEXANDRE HERZEN
dit « Appel aux frères de la démocratie 1 » « Je vous prends pour juges. J'ai refusé un duel. Un duel avec le sieur Herwegh.
Pourquoi? Je le dirai hautement. La trahison, l'hypocrisie, la lâcheté, l'exploitation sont des crimes. Les crimes doivent être punis ou expiés. Le duel n'est ni une expiation ni un châtiment. Le duel est une réparation. Pour condamner et :flétrir des crimes qui par leur hauteut même échappent à la procédure de nos ennemis officiels, je me suis adressé au seul tribunal que je reconnaisse, à un jury de coreligionnaires, attendant de sa justice contre l'infâme, que je lui dénonçai, une sentence d'autant plus solennelle et d'autant plus terrible qu'elle aurait pour exécutrice la conscience de tous les hommes de bien. Nos frères de la démocratie européenne répondant spontanément à mon appel, unanimes dans leur réprobation, se sont déclarés prêts à flétrir publiquement un homme qui a forfait à l'honneur. 1. Cet appel est daté un peu arbitrairement du 18.VII.1852, uniquement d'après la date de son envoi à Engelson. (Chronique.) ll se peut qu'un texte antérieur ait existé. Herzen fit tenir cet appel, dont il parle dans toutes ses lettres, à un certain nombre de personnes, sous forme imprimée, mais il ne le publia nulle part, contrairement à sa ferme intention. Lemke en vit les épreuves corrigées dans les archives de la famille Herzen. (Cf. L., tome VII, p. 490.) Labry le reproduit (en français) en note dans H.P., pp. 131-133. En fait, Herzen n'obtint pas satisfaction en ce qui concernait une condamnation officielle de Herwegh. Rappelons que Haug et Tessié avaient rédigé une déclaration, espérant quantité de signatures, mais Giacomo Medici, entre autres, et d'autres militants italiens refusèrent de la signer, ne voulant pas être juges, c n'étant sollicités que par un des plaignants :.. Cf. p. 179.
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Les choses en étaient là. Cependant quelques-uns de mes amis, exécuteurs fidèles des volontés dernières d'une sœur respectée, allaient confondre le misérable jusque dans son domicile. Après l'avoir moralement contraint au silence, ils lui lisaient la lettre que lui avait écrite sur son lit de douleur la femme dont il a creusé la tombe. Cette lettre qu'il avait renvoyée à son auteur, en l'accompa~ gnant d'un commentaire odieux, qu'il disait n'avoir pas voulu lire et qu'il avait ouvert et lu, elle contenait sa suprême condam~ nation. Le coupable, frappé de stupeur en écoutant l'arrêt authentique qui le condamnait sans appel, n'a trouvé quelque semblant de courage que pour fuir et invoquer à grands cris le secours de la police. Ernest Haug, alors transporté d'une juste indignation, a puni le lâche en lui imprimant sur le visage le cachet de son mépris. Le sieur Herwegh n'a protesté contre la flétrissure, dont il garde l'empreinte, qu'en m'envoyant un second cartel. Cette protestation était facile à prévoir. Quant à moi, loin qu'·elle me fasse dévier de ma route, elle m'y maintient plus ferme que jamais. Que le verdict soit donc prononcé, et que pour la première fois justice soit faite sans procureur ni gen~ darme, au nom de la solidarité des peuples et de l'autonomie des individus!
-rnLETTRE A JULES MICHELET1
25 juillet 1852 Lucerne. Cher et vénérable monsieur. Votre lettre du 4 juillet ne m'est parvenue que le 18. Elle a été à Nice, à Gênes, à Lugano, enfin elle m'a trouvé à Lucerne. n y a longtemps que j'avais un grand besoin de vous écrire, mais les choses que j'avais à vous communiquer étaient si 1. Publiée dans le texte français original et dans sa traduction russe in. A.S., tome XXIV, pp. 307-310 et 310-314.
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sombres, si tristes et si difficiles à être dites que je ne pouvais me décider à prendre la plume. Votre lettre si affectueuse, si amicale, mit fin à mon hésitation. Vous me plaignez sincèrement, et pourtant vous ne connaissez qu'une partie des malheurs qui m'accablent. La perte de ma famille par le naufrage, la mort de ma femme qui s'est éteinte dans les larmes ce n'est pas tout, il fallait encore l'offense, la calomnie, la trahison d'un ami pour combler cette coupe amère qu'une fatalité féroce ne cesse de me présenter. Je me suis enfui, révolté contre ses coups 1 j'ai senti encore une fois ma nature révolutionnaire et j'ai commencé une lutte dans laquelle je périrai peut-être, - mais du moins cela ne sera pas sans vendre chèrement ma tête. J'ai fait un acte qui sera taxé d'héroïsme ou de lâcheté. Je joue mon honneur, c'est la dernière carte qui me soit restée. Un homme infâme que j'ai eu le malheur d'aimer comme un ami intime, et que j'étais dans la nécessité de chasser de ma maison, il y a près de deux ans, attendit la maladie mortuaire de ma femme pour l'offenser sur son lit de douleur, en dénonçant, par un sentiment de vengeance atroce et lâche, un passé oublié. n ajouta les calomnies, les plus noires, à la dénonciation. Ce scélérat s'appelle G. Herwegh, ci-devant poète allemand, connu par sa fuite d'un champ de bataille. TI terminait son œuvre, en m'envoyant une sorte de provocation conçue en termes ignobles. J'ai refusé de donner suite à un pareil cartel. Cette décision m'a coftté beaucoup. n me fallait plus que le sentiment de la justice, plus que celui de la confiance dans une vie antérieure, traversée au grand jour, au vu et au su de tout le monde ; il fallait un moteur plus puissant que tout cela pour me faire agir de la sorte. Le duel ne réhabilitait en rien la noble victime ; le duel, tout en cachant le fond, faisait ébruiter l'apparence. Aussi ne pouvait-il servir qu'à restaurer l'honneur d'un traître ou bien fournir une satisfaction à mon point d'honneur. C'était, en vérité, trop donner à une divinité altière et froide, - homme d'un monde barbare et d'un monde nouveau, j'ai osé m'attaquer à cette idole. En même temps j'ai brisé une autre encore, et en le faisant jamais je ne me suis senti plus conséquent avec tout ce que j'ai écrit, avec tout ce que j'ai prêché. J'ai laissé avec respect la pleine liberté de la défense à la femme elle-même, et non seulement de la défense, mais de la punition. La femme ne doit plus être l'éternel mineur. J'ai 216
atteint mon but, elle se fit un piédestal de l'infâmie de son persécuteur, elle l'écrasa du haut de sa grandeur morale. Palpitante d'indignation, elle lui écrivit une lettre sublime. D renvoya la lettre sans l'avoir décachetée. Alors elle convoqua quelques amis autour de son lit, pour apporter un témoignage à tout ce que je leur disais, elle leur communiqua la lettre et la remit à mon ami, le général Haug (un des héros de Rome en 1848), en le priant de notifier cet arrêt à l'individu - elle y tenait tant, - elle y voyait la plus haute satisfaction pour moi - et elle avait raison. Elle était grande, cette pauvre martyre dans cet acte, la réhabilitation était plus que complète - tout le monde s'inclina devant tant d'énergie. Mais bientôt les forces physiques l'abandonnèrent; le 2 mai elle cessa d'exister. J'ai juré de la venger. Ma vengeance devait commencer avec la même conformité de mes principes, avec laquelle j'ai réhabilité la victime. Je voulais porter la cause au seul tribunal que je reconnaisse, je voulais punir le traître par la seule force morale de la Démocratie. C'était à elle, à ses représentants de prononcer l'excommunication d'un misérable qui ose se compter dans les rangs révolutionnaires. Si la démocratie n'est pas une puissance, si elle ne comprend pas la solidarité de tous pour chacun - elle n'est pas une réalité. Si elle n'est pas assez forte pour protéger un de ses frères, ni assez morale pour flétrir un traître - elle n'a pas d'avenir. J'écrivis à un ami que je respecte beaucoup, à Mazzini, sa belle réponse augmenta mes forces. Les fougueux Italiens avec lesquels je vivais à Nice et à Gênes, applaudirent avec enthousiasme à ma décision. Lé (...) 2 Giacomo Medici était le premier à demander que son nom parût sous le verdict. Un incident a modifié la position... 3 L'ami Haug, devenu exécuteur testamentaire, quitta Londres pour remplir la volonté de la défunte et alla à Zurich. Accompagné de deux amis, tous les deux très bien connus dans la démocratie, - il alla chercher l'individu chez lui. D lui notifia l'arrêt d'outre-tombe; le coupable l'entendît pâle, tremblant non de remords, mais de peur. Après avoir entendu la lecture, il eut la bassesse de nier l'authenticité de la lettre ; on lui montra l'enveloppe, il la reconnut, - mais en même temps on trouva 2. Mot illisible dans la manuscrit original. (A.S.) 3. V. note 1, ci-dessus.
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une autre lettre écrite de sa main, qui était dans l'enveloppe qu'il disait ne pas avoir décachetée. C'était un commentaire odieux de la lettre qu'il disait n'avoir pas lue. Le coupable n'a retrouvé quelque semblant de courage que pour fuir et invoquer à grands cris le secours de la police. Ernst Haug alors, transporté d'une juste indignation, a puni le lâche en lui imprimant sur le visage le cachet de son mépris. C'était le ter juillet. Sept jours après, Herwegh m'envoya une seconde provocation. Mon refus était à prévoir. Cependant le fait a transpiré, les journaux le portèrent à la publicité. L'homme prostitué, me parodiant alors, a eu l'impudence d'imprimer un article sale dans un journal réactionnaire (Neue Züricher Zeitung) où il traite mes amis de spadassins et déclare qu'il ne se battra pas avec Haug. Me voilà donc engagé dans une polémique dégoûtante que je désapprouve, et qu'il n'est pas en mon pouvoir d'arrêter, il m'est impossible de me taire lorsqu'on offense mes amis, qui se sont dévoués avec tant de générosité à une œuvre de haute moralité. Si après tout je trouve la force suffisante de traverser ce marais boueux, avec le cercueil que je porte, la tête haute, sans faillir, j'en sortirai victorieux. Sinon - il n'y a pas de salut pour moi. Et je recommande mes enfants à mes amis, je vous les recommande à vous, vénérable ami, d'une manière toute particulière. Je ne suis pas encore à bout de mes forces. Mais quelquefois un abattement, un désespoir s'emparent de mon âme : l'idée me vient que j'ai entrepris une tâche beaucoup au-dessus de mes forces, je tremble à la pensée qu'ayant le premier fait appel à la publicité, je ne trouverai ni assez de talent, ni assez de puissance pour la dominer - et qu'alors je n'ai fait que livrer à la foule une cause sainte pour moi, que je l'ai profanée en voulant l'entourer d'une auréole de respect et de vénération. J'imprimerai un appel aux frères de la démocratie, qu'ils me soutiennent dans ma route ou qu'ils m'abandonnent à mon sort par leur silence. Dites votre opinion, ne m'épargnez pas, ditesla avec sincérité, j'attendrai avec impatience votre lettre. Proudhon et ses amis partagent ma manière de voir - ainsi qu'ils viennent de m'assurer. Je ne veux pas vous parler de ce que j'ai souffert, combien je me sens épuisé depuis ma dernière lettre (écrite, je crois, en janvier). C'est une triste chronique de pathologie - qui peut bien rester ensevelie dans ma poitrine. Ce n'est qu'un organisme 218
pareil au mien qui pouvait résister à cette incessante torture. Mes deux petites sont à Paris, chez cette dame russe que vous avez rencontrée une fois chez moi 4 • Moi, j'erre avec mon fils dans les montagnes de la Suisse ; je resterai quelque temps à Lucerne, ville qui me plaît, parce (que) je ne connais âme qui vive. Permettez-moi, maintenant, de vous communiquer une chose qui pourrait vous intéresser et vous faire oublier un peu mon triste récit. Vous connaissez qu'on organise à Genève une académie ; les Genevois ont déjà engagé des hommes illustres de la science, entre autres mon ami C. Vogt. Je pense qu'ils seraient enchantés de vous posséder au moins pour six mois, j'ajoute même, d'après les assurances des personnages compétents qu'on irait volontiers à plus de 3 000, entre 3 et 4 000 francs à vous offrir. Le semestre commence le ter novembre. Je serai tout heureux si vous voudriez me permettre d'entrer en rapport sur ce sujet avec mes amis de Genève. Excusez amicalement la longueur de ma lettre. Moi-même, je suis fatigué, c'est très douloureux de rouvrir ces plaies saignantes. Je vous ·laisse en serrant votre main et en répétant que c'est un don bien maudit que la vie. Votre ami tout dévoué.
A.H. P.S. : Je recommanderai ma lettre, par crainte de la poste française, qui ne se borne pas à lire les lettres, mais qui croit prudente de les retenir - ce qui ne se fait en aucun pays. Vous faites mention d'un ouvrage sur la Russie, je n'en ai aucune connaissance. Je voudrais bien en connaître le titre 11 Mon adresse : Lucerne, poste restante 6 •
4. Maria Kasporovna Reichel. 5. TI peut s'agir des Martyrs de la Russie, étude parue dans l'Avènement du Peuple, du 27.IV.1851, ou de Pologne et Russie, paru à la Librairie Nouvelle, en 1852. Mais nous ignorons s'il s'agit d'un ouvrage de Michelet lui-même. 6. Michelet répondit de Nantes, en faisant des réserves. V. ci-dessous Commentaires (37).
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-IVHERZEN A PROUDHON 1
(brouillon) 6 (7) septembre 1852. Londres 4, Spring Gardens. Cher et vénérable ami, Le sentiment avec lequel j'ai lu et relu votre lettre était beaucoup plus profond et plus chaleureux que le sentiment de la reconnaissance la plus sincère. J'étais ému, touché, j'étais fier d'avoir été si parfaitement compris par vous. Je me sentais immensément fort, appuyé de cette manière et par une main qui était la vôtre. J'ai hasardé une chose difficile, audacieuse. Il me fallait des mois de méditation, des malheurs terribles et toute l'énergie qui me restait encore pour me décider à une chose, d'ailleurs tout à fait conforme à nos convictions, à nos principes, mais insolite, peu commune. Tant il est vrai que pratiquement nous sommes encore des hommes du vieux monde. Refuser un duel avec un scélérat que vous avez si bien caractérisé, qui, commençant par une trahison a fini par un assassinat en passant par le mensonge, l'escroquerie, la calomnie, et en appeler à la justice de tout ce qu'il s'avoue socialiste, révolutionnaire - quoi de plus simple, de plus naturel pour un homme qui professe depuis quinze ans le socialisme, d'autant plus que l'individu en question ose aussi se compter dans les rangs révolutionnaires. Et pourtant c'était bien téméraire de s'appuyer sur la solidarité qui doit nous lier dans une cause où était engagé beaucoup plus que mon honneur, tout mon passé, tout 1. Ce brouillon se trouve à la Bibliothèque Nationale de Paris. Publié par M. Mervaud in Herzen et Proudhon, op. cit. pp. 166-171. Dans son étude: A propos du conflit Herzen-Herwegh, un inédit de Proudhon (op. cit. pp. 346-348.) M. Mervaud publie le texte d'une lettre de Proudhon à Herzen, du 7.VIII.l852, où il exprime son sentiment sur le projet du c tribunal ~ démocratique de Herzen, pour lequel ce dernier semble l'avoir consulté au préalable par l'intermédiaire de Charles Edmond (Chojecki). Pour des extraits de cette lettre inédite jusqu'à une date toute récente v. Commentaires (38).
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mon avenir même au-delà de la tombe, un cercueil sacré pour moi et le nom pur et intact de mes enfants. Si mon appel restait sans réponse je compromettais tout au lieu de sauver quelque chose, la tombe, le berceau, l'honneur, même le droit de me venger individuellement. Il ne me resterait alors qu'à me brûler la cervelle. Eh bien, j'ai osé. J'ai osé parce que j'avais gardé au fond de mon âme travaillée par le scepticisme et la négation un reste de foi naïve dans le parti révolutionnaire. Ma foi (m'a sauvé) ne m'a pas trompé, j'ai réussi. Votre lettre m'en est une nouvelle preuve, et une preuve précieuse. Votre lettre et celle de Mazzini, écrite dans le même sens. C'est le commencement non seulement du jugement, mais de la condamnation. Je somme maintenant Herwegh à paraître, à se justifier, je suis prêt à soutenir face à face l'accusation. Mais s'il n'accepte pas notre wehme 2, s'il se tait qu'on le condamne sur les documents, sui ce que diront les témoins, qu'on l'expulse de nos rangs, qu'on le déclare au ban de la démocratie, qu'on lui fasse enfin tout ce que vous avez écrit dans votre lettre. Lui, il se moque dans un article infâme 3 de la solidarité à laquelle je fais appel, il dit ne pas comprendre ce qu'il y a de commun entre la démocratie et une affaire individuelle, il déclare ne pas appartenir à cette lie démocratique à laquelle j'appartiens avec mes amis. Il a raison - je ne connais pas même la sienne. La démocratie à laquelle j'appartiens comprend parfaitement la solidarité de tous pour chacun et le devoir moral de flétrir les traîtres. J'appartiens à cette nouvelle société à laquelle vous appartenez et vos amis, j'appartiens à la révolution à laquelle Mazzini appartient et les siens ; et voilà pourquoi je n'étais nullement étonné que sans égards aux graves controverses qui vous divisent avec Mazzini, vous et lui, vous avez émis la même opinion dans cette affaire. Et voilà pourquoi le représentant du communisme allemand, cet homme qui connaît si bien le fuyard de Bade, lui, le combattant de Bade, Willich 4 est venu chez moi demandant à ajouter son verdict aux autres 2. W ehme : Herzen reprend un passage de la lettre de Proudhon à laquelle nous nous référons ci-dessus : ... «N'aurions-nous pas pour les faits qui nous concernent notre Sainte-Vehme, chargée de la vengeance des crimes qui portent atteinte au serment de progrès et de fraternité... ~ 3. Référence à la « réfutation » adressée par Herwegh à la Neue Zürcher Zeitung et parue dans le numéro du 18.Vll.1853 (Cf. note 10, chap. Haug.) 4. Willich August (1810-1878), révolutionnaire allemand, qui prit part au soulèvement de Bade-Palatinat en 1849.
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et de mettre son nom à côté de ceux qui veulent condamner le misérable par un tribunal formé de démocrates-socialistes. Herwegh nous a dénoncés à la police, il s'est mis sous la protection des gendarmes, il comprend donc la solidarité qui le lie avec la police, avec sa société qui lui doit protection et assistance. Et nous autres qui n'acceptons pas la justice policière, qui sommes mis hors la loi et qui ne voulons pas y rentrer, on peut donc nous trahir, nous voler, nous assassiner, nous calomnier - et aucune force collective ne viendra ni flétrir, ni protéger. Quel non-sens. Mieux vaudrait alors vivre parmi les sauvages, on aurait alors au moins le droit du couteau, de la force matérielle. Cher Proudhon, vous l'avez si bien exprimée dans votre lettre, cette loi suprême de la solidarité. Si la société de l'avenir restait en effet muette et impassible devant ce drame terrible, devant un homme dans lequel s'est concentrée double toute la dépravation, toute l'immoralité qu'elle hait, qu'elle poursuit dans le vieux monde, avec l'apparence révolutionnaire, couvrant un abîme de prostitution par des phrases insolentes ; si elle n'avait pas eu un frémissement d'indignation en écoutant le récit d'une série de crimes perpétrés avec tant de préméditation, d'hypocrisie et de cruauté - elle ne serait pas viable. Une nouvelle société doit avoir toute la fougue de la jeunesse et si elle ne se sentait ni assez pure, ni assez morale, ni assez forte pour vouloir et pouvoir défendre les siens contre les scélérats de la famille, elle serait condamnée à mourir à l'état de fœtus, passer sans réalisation aucune, comme une espérance abstraite, comme un rêve utopique. Mais aussi loin d'être indifférente, la démocratie sociale, par ses représentants les plus illustres, a agi avec entraînement, avec passion, et ne m'a pas dit : « C'est votre affaire particulière, nous ne pouvons pas nous occuper des personnes, nous ne nous occupons que du genre humain en bloc. :. Si cette affaire n'était en effet que purement et simplement une affaire individuelle, une de ces collisions fatales où les passions une fois déchaînées entraînent à la perte les innocents et les coupables avec l'irresponsabilité d'un coup de foudre personne n'aurait rien à y voir. Je n'aurais jamais souffert aucune intervention dans ce cas. Les amis les plus intimes devraient passer leur chemin, tristes et silencieux, sans juger, courbant la tête et maudissant non les individus, mais la vie. n .fut un temps où la trahison, la conduite ignominieuse de Herwegh avait encore ce caractère privé, et alors pendant une année, lui et sa complice, sa veuve, ont travaillé sous main,
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répandant des calomnies atroces sur mon compte et sur le compte de ma femme. Je n'en savais rien, je ne pouvais présumer tant de scélératesse bourgeoise, vulgaire, ignoble. Voilà comment l'affaire sort de la maison, (et) perd tout caractère passionné et ne garde que le caractère criminel. L'individu voyant que rien ne peut rompre le lien qui attachait ma femme et moi, lien ébranlé par lui, mais qui après cette malheureuse épreuve s'était resserré encore plus, prit la noble résolution de se venger d'une femme par des calomnies, par un trouble continuel du repos, par des intimidations monstrueuses - sans parler des projets de suicide, il est allé jusqu'à menacer d'assassiner nos enfants, ses propres enfants, de nous traîner aux assises, etc. Cette rhétorique dans le mauvais genre des romans allemands finit par ne plus agir. L'harmonie la plus parfaite régnait chez nous. Le sorf l'aida alors. Un malheur terrible frappa, comme vous le savez, le 16 novembre 1851 ma famille, ma mère, mon fils et un ami périrent dans la Méditerranée. Il prit, comme il l'écrit lui-même, ce sinistre pour bon augure - il en profita merveilleusement. Notre maison était en deuil, était bouleversée, ma femme tomba dangereusement malade, moi je passais les nuits près de son lit, les dernières espérances révolutionnaires s'évanouissaient avec décembre. C'est au milieu de ce temps triste, terrible, lugubre, que j'ai reçu une lettre de ce scélérat, sans aucun motif, sans aucune provocation de ma part, c'était une dénonciation révoltante, cynique qui terminait par quelque chose dans le genre d'un cartel. Entendez-vous bien, cher ami, lui le traître, lui le coupable, lui qui ne devrait parler avec moi qu'à genoux et couvrant son visage des deux mains - il m'envoie un cartel après avoir préparé son public par une année de calomnie. En même temps, il en avisait sa dame, un de ses amis de Paris, qu'il savait lié avec une famille russe. De cette manière la nouvelle de la lettre et du cartel arrivait une ou deux semaines après à la malade, elle était stupéfaite, terrifiée par tant de scélératesse ; elle le méprisait déjà, depuis ce jour elle le haït. Au premier moment de l'indignation, j'ai voulu en finir avec lui en acceptant un duel, mais en faisant des conditions telles qu'un des combattants devrait nécessairement rester sur place ; mais cela n'était pas facile, il restait à Zurich et ne montrait aucune intention de venir à Nice, où j'ai été retenu par la maladie de ma femme. Après quelques jours de réflexion je changeai complètement d'avis. Je vis clairement que le duel n'était proposé que comme moyen de réconciliation, de réhabilitation - et plus que tout cela, comme moyen de perdre cette femme martyre. Le 223
duel ne pouvait évidemment profiter qu'à lui - donc il n'aura pas le duel. Au_lieu de (ce) duel je ferai au grand jour et à haute voix ce qu'il a fait nuitamment et furtivement. Je parlerai aussi, moi. Et je réhabiliterai cette femme. Et je le couvrirai, lui, d'opprobe, de mépris, si je ne puis le recouvrir de terre. C'était immense ce que je prenais sur mes épaules. Car je ne me cachais plus avec quel adversaire j'avais à faire, - avec un de ces hommes libres de tous les préjugés, comme Georgey, Borcarmé et autres que nous avons vu naguère surnager sur la scène politique. Ces hommes sont très dangereux, car ils n'ont pas même la morale des brigands, ni l'honnêteté des voleurs. Ce n'est qu'une civilisation décrépite, qu'un monde en putréfaction qui peut produire ces êtres complètement dénués de conscience. Je me suis préparé à toutes les infamies et j'ai fait presque la moitié de la besogne - car il ne se relèvera jamais des coups que je lui ai portés, quoique je sois complètement de votre avis que « ce n'est pas assez ». J'aurais tout fait si la mort n'avait coupé à la fois toutes les cordes, anéanti toutes les espérances. Elle a succombé dans cette lutte inhumaine. Je la vengerai mais trop tard, je sortirai victorieux, mais , elle est morte et mes actes n'ont plus la même valeur, ni le même sens. Je poursuis ce que j'ai commencé, mais le but est plus restreint. Quant à la réhabilitation de la victime - elle a été splendide. C'est elle-même qui l'a fait. Tout le monde s'inclina avec respect devant l'énergie et la force d'âme de cette femme, elle était sublime sur son lit de douleur, donnant un libre cours à sa sainte indignation. Elle ne se justifiait pas d'un malheureux entraînement, mais elle voulait sauver notre passé, que l'autre osait souiller par ces calomnies, notre présent qu'il représentait comme un mensonge et comme une violence. Elle voulait enfin punir par sa parole le scélérat qui l'a livrée avec tant d'ignominie. Elle écrivit trois lettres admirables, l'une était adressée à cet homme. C'est cette lettre qu'il a renvoyée en disant qu'il ne l'avait pas décachetée et dans laquelle on a trouvé je ne sais quel commentaire odieux écrit par lui, c'est cette lettre enfin que mes amis Haug et Tessié du Motay lui ont notifiée, exécutant la volonté de la défunte. Vous connaissez les détails. n a le dévergondage 5 de dire que cette lettre est fausse, étant 5. Au-dessus de ce mot, Herzen a écrit : « l'effronterie :..
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convaincu du contraire- le misérable 1 La mort même n'a rien réveillé d'humain dans cette âme crapuleuse, marchant pardessus le cadavre, il jette encore de la boue dans la fosse qu'il a creusée. C'est un monstre. Et si l'on pense que pendant tout le temps de cet assassinat moral, lui qui avait abandonné sa femme et ses enfants et n'entretenait des relations avec elle que pour lui soutirer l'argent, que tout ce temps il vivait maritalement avec une vieille coquette, qui de son côté l'entretenait l'imagination s'arrête devant tant de débauche, devant ce luxe de prostitution et de dégradation. J'ai commis une faute irréparable, je l'avoue, j'en ai souffert tout ce qu'on peut souffrir d'un remords. D ne fallait pas permettre à cet homme de sortir de ma maison, il fallait le tuer. Les larmes et les sanglots des deux femmes me désarmèrent, il s'éloignait la tête baissée, se sentant coupable, protestant encore de son amitié, me faisant dire par sa femme, que je peux le tuer, mais que jamais il ne tirera contre son meilleur ami. Je le laissai aller. C'était une grande faiblesse, je l'expie. Aucun duel au· monde ne pouvait réparer cette faute. TI ne me restait qu'à dévoiler le scélérat et à le frapper au grand jour par la réprobation générale - c'était le commencement nécessaire de la vengeance. Dans les derniers événements il s'est surpassé et m'a aidé plus que mes amis à se dégrader devant les yeux de tout honnête homme. Que penser effectivement d'un individu qui répond par une polémique de journal à des soufflets reçus, qui nie ses dettes, ayant pris la précaution de faire signer ses lettres de change par sa femme, donnant ainsi lieu à l'accuser, elle, d'escroquerie. Ce n'est qu'un homme pareil qui soit capable, après avoir passé des années dans la plus grande intimité avec moi, de dire que je tenais à ma femme pour m'emparer de sa fortune (il sait qu'elle n'avait absolument rien) et d'imprimer dans une feuille réactionnaire que je répands des subsides russes, de l'or russe, connaissant très bien, mieux que tout autre, que l'or qu'il prenait si fraternellement (il me doit encore 13 000 francs) chez moi n'était ni russe, ni prussien, mais tout simplement mon or à moi. Et ce même homme fait imprimer par sa femme, il y a un mois, « que son nom est cher à la démocratie 6 ~. 6. Dans son n° 385, du 13.Vll.1852, le journal L'Avenir de Nice s'était référé, d'après un journal italien, à l'affaire de la gifle reçue par Herwegh. Emma y répondit, le 18.VII, par une lettre ouverte, que le rédacteur en chef, A. Dameth, publia à son corps défendant le 20. (Chronique II, pp. 103-104 et L., tome XN, pp. 115-117.)
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Justice donc, amis et frères, que tout le monde prononce son verdict, comme vous, comme Mazzini, comme Willich - et que c pour la première fois, comme j'ai écrit ailleurs, elle soit faite sans ·procureurs, ni bourreaux, au nom de la solidarité des peuples et de l'autonomie des individus :.. Et qu'il s'en aille marqué au front s'abriter sous la protection non seulement de la police de Zurich, mais de la police européenne, il y a là de la place, de l'emploi et du véritable or russe pour lui. Merci encore une fois, merci pour votre admirable lettre, reconnaissance, amitié et sympathie éternelle. Je vous serre la main de tout mon cœur. Alexandre Herzen. Par un hasard étrange, je termine cette lettre le 7 septembre. C'était le jour de nom de la pauvre martyre. C'est pour la première fois que je passe ce jour sans elle. Cette lettre est ma messe des morts. Quand viendra le jour, le seul que j'attends, où je pourrai solennellement m'approcher de sa tombe en disant c j'ai écrasé le serpent :. et ajouter mon Nunc dimittis... car la vie au fond est dégoûtante et insupportable. Texte précédant la lettre : Voilà le brouillon de la lettre. n n'y a aucun changement de fait, à l'exception de qu(el)q(ue)s fautes de langue. Edmond pourra les corriger. Je veux connaître votre opinion sur cette lettre 7• Elle me semble bonne.
7. M. Mervaud a démontré de façon claire que la lettre de Herzen répond à la lettre de Proudhon du 7 aoftt, et non à une lettre de juillet, comme on a pu le croire longtemps. Cette dernière ne parvint pas à son destinataire ; le fait n'était pas exceptionnel, puisque en juillet, justement, Herzen écrivait à Michelet que la poste française ne se bornait pas à lire ses lettres mais croyait c prudent de les retenir :.. Il pressait Maria Reichel : Vous êtes-vous renseignée au st~jet de la lettre de Proudhon... (dont il connaissait l'envoi par Mme Tessié du Motay et par Darimon) (A.S., tome XXIV, p. 315, et Mervaud, op. cit. ci-dessus, pp. 333-334.) Commentairel (39).
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-VLETTRE A MULLER-STRUBING 1
18 octobre 1952 London, 4 Spring Gardens. Cher Müller, Lorsque je t'ai rencontré à Londres sans m'y attendre le moins du monde et lorsque deux jours après je te parlais des terribles malheurs qui m'ont frappé, le nom de G. Sand tomba de tes lèvres. Je frissonnai à ce nom. C'était pour moi une indication. Elle doit connaître cette histoire, elle qui résume dans sa personne l'idée révolutionnaire .de la Femme. Je t'ai exprimé mon désir de l'instruire de cette affaire. La réponse dont tu m'as parlé hier me prouve qu'entraîné par l'indignation contre tant de scélératesse - tu ne m'as pas tout à fait compris. L'affaire n'est pas à juger, le tribunal n'est pas à former. L'affaire est jugée, un tribunal formel est impossible, un tribunal moral a prononcé son arrêt. La réprobation générale qui a enveloppé cet homme, en est la preuve. Pensestu donc que des hommes comme Mazzini, Willich, Proudhon, Kinkel, etc, se seraient prononcé avec tant d'énergie si les faits n'étaient pas constatés,. s'il n'y avait pas de documents et de témoins. Dévoiler cet homme devant ceux que j'estime, que j'aime, est pour moi un besoin de cœur, un acte de haute moralité. Socialiste et révolutionnaire, je ne m'adresse qu'à nos frères. L'opinion des autres m'est indifiérente. Tu vois de là que l'opinion de G. Sand a une valeur immense pour moi.
1. Muller-Strubing Hermann (1810-1893) prit part aux événements révolutionnaires à Berlin, en 1848, puis émigra à Paris. TI était aux côtés de Herzen, Sazonov, etc. dans les rues de Paris le 13 juin 1849. Si nous donnons cette lettre, ce n'est pas pour proposer une variante de plus sur le même thème, mais à cause de la référence à George Sand, objet de vénération de Herzen et de Natalie depuis leur jeunesse.
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TI s'agit d'une femme dans cette tragédie. D'une femme qu'on a brisée, calomniée, persécutée, qu'on est parvenu à assassiner enfin. Et tout cela parce qu'une passion malheureuse a envahi son cœur, comme une maladie, et que son cœur repoussa au premier réveil de sa nature noble et forte. Et l'assassin, le calomniateur, le dénonciateur de cette femme était ce même homme qui, feignant pour elle un amour sans bornes, la trahit par vengeance, comme il avait trahi son ami le plus intime par lâcheté. Tu as vu ses lettres. C'est un de ces caractères dans le genre d' « Horace :. de G. Sand. Mais Horace développé jusqu'à la scélératesse. Je n'ai pas voulu terminer une affaire pareille par un duel, il y avait trop de crimes, trop de perfidie pour les couvrir par la mort ou pour les laver par le sang d'une blessure. J'ai entrepris une autre justice, elle était hasardée. Le premier homme auquel je fis part de ma résolution, était Mazzini - il m'a soutenu dans cette voie difficile, il m'écrivit : « Faites de votre douleur un acte solennel de justice au sein de la société nouvelle, accusez - la démocratie jugera. :. Je l'ai accusé, et mon appel à nos frères ne restera pas sans réponse. Maintenant je commence un mémoire détaillé - ce mémoire je voudrais l'envoyer à G. Sand. n ne me manquait pas de conseil prudent et charitable de me taire, de couvrir tout par un silence absolu. Celui qui dit cela, accuse la femme, je n'ai rien à cacher, elle est restée pure et sublime à mes yeux, mon silence serait perfide, serait un manque de religion pour la victime. Et ensuite il n'y avait pas même de choix après les calomnies répandues par cet individu. Je fais à haute voix et au grand jour ce qu'il a fait nuitamment et en cachette. Mon accusation suivra cet homme partout. Je suis là sur le tombeau d'une femme que j'aimais - et je l'accuse ; ce qu'on fera de mon accusation, je ne le sais pas. Je ne cherche pas de verdicts, - ils arrivent naturellement. Portant mon accusation devant la plus haute autorité quant à la femme, la portant devant G. Sand, je ne voulais qu'un peu d'attention sympathique, qu'un peu de confiance. Dans la pensée de m'entretenir de cette tragédie avec elle - il y avait pour moi un entraînement irréversible. D y a longtemps que je rêvais à cela. Ta visite m'a montré de près la possibilité de réaliser ce dernier rêve poétique... Mais je
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n'ai demandé ni réponse, ni verdict, - je voulais laisser tout cela au temps et à la pleine conviction. Voilà, cher Müller, ce que j'avais sur le cœur de te dire, communique quelque chose de cela à G. Sand, si tu n'as rien contre cela. Adieu. Je te salue fraternellement 3• A. Herzen.
2. Muller-Strubing écrivit à George Sand, en lui transmettant la lettrlt de Herzen et la brochure Du développement des Idées révolutionnaire.! en Russie, parue à Paris en 1851, « fort remarquable parce que son auteur est lui-même un homme bien remarquable... :. D informe G. Sand qu'une autre brochure, Le Peuple russe et le Socialisme, est « arrêtée » par le· Gouvernement français, c ce dont il se plaint beaucoup, car il considère que cette brochure-là est bien supérieure à sa première expérience. Cette· dernière avait paru en octobre 1851, imprimée chez Cani Frères, à Nice. La page de titre portait : Le Peuple russe et le socialisme. Lettre à Monsieur Jules Michelet, professeur au Collège de France, par lskander (A. Herzen). Selon Herzen lui-même, cette brochure ne se répandit que dans le Piémont et en Suisse, car presque tout le tirage expédié en France fut confisqué par les douanes, à Marseille et « en dépit des réclamations » ne fut pas retourné ». Michelet la reçut et écrivit à Herzen : ...Vous 2tes, dans un certain sens, l'avant-garde de l'humanité... Je ne puis exprimer à quel point j'aime votre nouvel ouvrage et m'en émerveille... (ln La Revue, n• 10, p. 152.)
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SIXIBME PARTIE
ANGLETERRE (1852-1864)
CHAPITRE 1 LES BROUll.LARDS DE LONDRES 1
A l'aube du 25 août 1852, lorsque je descendis le long d'une planche mouillée sur le rivage anglais et contemplai ses promontoires d'un blanc sale, j'étais fort éloigné de m'imaginer que des années passeraient avant que je m'éloigne de ces falaises crayeuses (40). Tout aux pensées qui m'occupaient quand je quittai l'Italie, douloureusement frappé, désorienté par une suite de coups qui s'étaient succédés de façon si rapide et si brutale, je n'avais pas une vue très claire de mes faits et gestes. On eût dit qu'il me fallait encore et encore toucher de mes mains les vérités familières, afin de croire à nouveau en ce que je savais de longue date, ou que j'aurais dft savoir. J'avais été infidèle à ma propre logique et j'avais oublié combien difièrent les opinions et les actions de l'homme d'aujourd'hui, combien bruyamment il débute et combien modestement U remplit ses programmes, combien ses désirs sont bons et combien faibles ses muscles. Des rencontres vaines, une quête stérile, des conversations pénibles et tout à fait inutiles durèrent deux bons mois, et je continuais à espérer quelque chose... à espérer quelque chose. Mais ma vraie nature ne pouvait demeurer longtemps dans cet univers fantomatique ; petit à petit, je commençais à me rendre compte que l'édifice que j'érigeais ne reposait pas sur un terrain solide et qu'il ne manquerait pas de s'écrouler. J'étais humilié, mon amour-propre était outragé, j'étais en colère contre moi-même. Ma conscience me rongeait parce que 1. La Sixième Partie fut rédigée entre 1859-1868. Sous le même titre qu'ici (et comme dans toutes les éditions russes de B.I. D.), le chapitre 1 parut dans la revue de Herzen, L'Etoile Polaire, en 1859 (vol. V) dans un ensemble de textes de Byloié i Doumy qui portaient ce titre général : Extraits de la v• Partie des Mémoires d'lskander, Angleterre (1852-1855). La VI• Partie parut dans l'Etoile Polaire et dans le Kolokol de 1859 à 1868.
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j'avais gaspillé ma douleur de façon sacrilège, je m'étais agité pendant toute une année, et je ressentais une effroyable, une inexprimable lassitude... Combien j'avais besoin alors du sein d'un ami qui, sans me juger, ni me condamner, eût reçu ma confession, aurait souffert de mon malheur. Mais alentour, le désert s'étendait de plus en plus, il n'y avait personne de proche... pas un être humain 3 ••• Et peut-être était-ce pour le mieux. Je n'avais pas pensé rester à Londres plus d'un mois, mais peu à peu j'en venais à m'apercevoir que je n'avais absolument pas où aller, ni aucune raison de partir. Nulle part comme à Londres je ne pourrais vivre en ermite. Ayant résolu de rester, je commençai par me trouver une maison dans l'un des quartiers les plus éloignés de la ville : derrière Regent's Park, près de Primrose Hill (42). Les enfants étaient restées à Paris. Seul Sacha était avec moi 3 • La maison, à la manière d'ici, était partagée en trois étages. L'étage du milieu était entièrement composé d'un living-room énorme, inconfortable et froid. 1e le transformai en cabinet de travail. Le propriétaire de cette maison était un sculpteur, et il avait encombré la pièce de diverses statuettes et maquettes ... Le buste de Lola Montès se dressait devant mes yeux en compagnie de celui de Victoria. Quand, au deuxième ou troisième jour, après que nous ayons emménagé, déballé et rangé, j'entrai au matin dans cette pièce, m'assis dans le grand fauteuil et passai deux heures dans un silence absolu, sans être dérangé par personne, je me sentis comme libre, pour la première fois après un temps très, très long. Cette liberté ne me donnait pas pour autant un cœur léger, mais néanmoins je jetai, à travers la vitre, un regard d'accueil aux sombres arbres du parc, émergeant à peine du brouillard enfumé, et les remerciai de me donner la paix. A présent je restais assis des matinées durant, tout à fait solitaire, souvent sans rien faire et même sans lire. Sacha accou2. Dans l'Avant-Propos de B. i. D., il écrivait : «A Londres, il ne se trouvait pas un seul être qui me fût proche... Les mois passaient, et je ne disais mot des choses dont j'avais envie de parler... L'histoire des récentes années m'apparaissait de façon de plus en plus claire, et je voyais avec effarement que pas un seul homme, hormis moi-même, ne la connaissait et que la vérité mourrait avec moi... » (B. i. D. F., tome 1, pp. 32-33.) De ce début de Passé et Méditations à ce premier chapitre de la Sixième Partie, on a l'impression d'un cercle, et ici se ferme. La vie, le monde d'autrefois, sont morts. Une vie nouvelle commence... 3. Olga et Tata, étaient restées avec la famille Reichel, à Paris, avenue d'Antin.
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rait parfois, mais ne dérangeait pas ma solitude. Haug, qui habitait avec moi, n'entrait jamais chez moi avant le dîner, à moins d'absolue néoes~ité ; nous dînions vers six heures. Dans ce temps de loisir, je triais les faits du passé les uns après les autres : les paroles et les lettres, les gens et moi-même. Erreurs à droite, erreurs à gauche, faiblesse, indécision, hésitation nuisant à l'action, infiuences extérieures. Et au cours de cet examen critique une révolution s'accomplissait graduellement au-dedans de moi... n y avait des moments pénibles, et plus d'une fois les larmes roulèrent sur mes joues; mais il y en avait d'autres, faits non de joie, mais de courage. Je sentais la force qui m'habitait, je ne me fiais plus à personne, tandis que ma confiance en moi s'affermissait et que je devenais plus indépendant de tout le monde. Le vide qui m'environnait me fortifia, me donna le temps de me reprendre. Je me déshabituais des gens, c'est-à-dire que je ne cherchais avec eux aucune intimité; je n'évitais personne, mais les individus m'étaient devenus indifférents. Je constatai que je n'avais pas de liens sérieux et solides. J'étais un étranger parmi des étrangers, j'éprouvais plus de sympathie pour certains que pour d'autres, mais je n'étais étroitement lié à personne. n en était allé ainsi par le passé, mais je ne m'en étais pas aperçu, constamment absorbé que j'étais par mes propres pensées; à présent la mascarade était finie, on avait ôté les dominos, les couronnes étaient tombées des têtes, les masques des visages, et je voyais des traits différents de ceux que j'avais imaginés. Que devais-je faire? Je pouvais ne pas laisser voir que j'aimais moins certaines personnes - autrement dit, que je les connaissais mieux - mais je ne pouvais m'empêcher de le sentir, or, comme je l'ai dit, ces découvertes ne m'ôtèrent point mon courage, et plutôt le .raffermirent. Pour ce tournant d'une existence, la vie londonienne était extrêmement bénéfique. ll n'y a pas une ville au monde qui vous désapprenne mieux à frayer avec les gens et vous habitue davantage à la solitude, que Londres. Son mode de vie, ses distances, son climat, la densité même de sa population au milieu de laquelle disparaît la personnalité, tout cela réuni y contribue, en même temps que l'absence de distractions continentales. Celui qui sait vivre seul n'a rien à redouter de l'ennui londonien. La vie d'ici (comme l'air d'ici) est pernicieuse pour celui qui est faible, chétif, pour celui qui cherche un appui hors de lui-même, qui quête un accueil, une sympathie, une attention, ses « poumons moraux » doivent être aussi résistants que ceux qui ont pour fonction de séparer l'oxygène du brouillard enfumé. Les 235
masses trouvent leur salut en luttant pour leur pain quotidien, les commerçants trouvent le leur dans le temps entièrement consacré à amasser, et tous dans l'agitation des affaires. Mais les natures nerveuses, romantiques, qui aiment à vivre en société, à s'épancher intellectuellement et se pâmer oisivement, s'ennuient ici à mourir et tombent dans le désespoir. Errant solitaire dans Londres le long de ses ruelles de pierre, de ses passages asphyxiants, parfois sans voir à un pas à cause du brouillard épais, opalescent, et me cognant à des ombres fuyantes, j'ai beaucoup vécu. Le soir, quand mon fils était couché, j'allais d'habitude me promener. n était bien rare que je passe voir quelqu'un ; je lisais les journaux, je contemplais dans les tavernes une race inconnue, je faisais halte sur les ponts de la Tamise. D'un côté, les stalactites du Parlement transparaissent et sont prêts à disparaître à nouveau, de l'autre, la soupière renversée de St Paul, et les réverbères... les réverbères sans fin, dans les deux directions. Une cité s'est endormie, rassasiée, l'autre, affamée, ne s'est pas encore réveillée; tout est désert, on n'entend que le pas mesuré du policeman avec sa lanterne. n m'arrivait de m'asseoir, de regarder, et dans mon âme tout devenait plus silencieux, plus paisible. Si bien qu'à cause de tout cela je me mis à aimer cette terrifiante fourmilière, où cent mille hommes ne savent, chaque nuit, où poser leur tête, et où maintes fois la police découvre des enfants et des femmes morts de faim à la porte des hôtels où l'on ne peut dîner pour moins de deux livres. Mais de tels tournants, si vite qu'ils se présentent, ne peuvent être pris d'un seul coup, surtout à quarante ans. D s'écoula beaucoup de temps avant qu'il me fût possible de m'y retrouver dans mes idées nouvelles. M'étant décidé à travailler, je ne fis rien, longtemps, ou bien je fis ce que je n'avais pas envie de faire. L'idée avec laquelle j'étais venu à Londres, celle de chercher un tribunal des miens, était bonne et juste. Je le redis encore, avec une conviction totale et réfléchie. A qui, en effet, devonsnous demander la justice, le rétablissement de la vérité, la dénonciation du mensonge 1 Nous ne pouvons tout de même pas porter nos litiges devant les tribunaux de nos ennemis, qui jugent selon d'autres principes, selon des lois que nous ne reconnaissons point. On peut faire justice soi-même. Indiscutablement, on le peut. L'acte arbitraire arrache par la force ce qui a été pris par 236
la force, et ainsi se rétablit l'équilibre. La vengeance est un sentiment humain aussi simple et aussi vrai que la gratitude mais ni la vengeance, ni l'acte arbitraire n'expliquent rien. n peut arriver que pour un homme l'essentiel réside dans l'explication, il se peut que pour lui le rétablissement de la vérité compte plus que la vengeance. Mon erreur n'était pas dans la proposition principale, mais dans la subordonnée : pour que les miens me jugent, il fallait avant tout que ces miens existent. Où étaient-ils, les miens ? Autrefois, j'avais les miens en Russie. Mais j'étais si complè-· tement coupé d'eux en terre étrangère... ll me fallait à tout prix reprendre mes entretiens avec eux; j'avais envie de leur raconter ce qui pesait si lourd sur mon cœur. On ne laissait pas passer les lettres : les livres passeraient tout seuls. Je ne pouvais pas écrire : je publierais. Ainsi, petit à petit, je commençai à travailler à Byloïé i Doumy et à l'organisation d'une presse d'imprimerie russe...
FIN DU TOME ill
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ANNEXES
LETTRE A D. MAZZINI 1
13 sept(embre) 1850. Nice. Votre lettre m'a fait beaucoup de bien, il y a tant d'expressions sympathiques, amicales, et on est si heureux de les entendre d'une personne qu'on aime et qu'on estime. Oui, je vous estime de tout mon cœur et je n'ai aucune crainte de vous dire franchement ma pensée concernant les publications dont vous me parlez dans votre lettre. Vous m'écouterez avec indulgence, n'est-ce pas? Vous êtes le seul acteur politique du dernier temps dont le nom est resté entouré de respect, de gloire, de sympathie ; on peut être en désaccord avec vous, il est impossible de ne pas vous estimer. Votre passé, Rome de 1849 vous obligent à porter haut le grand veuvage - jusqu'à ce qu'un nouvel avenir vienne inviter le combattant. Eh bien, c'était triste pour moi de voir ce nom ensemble avec les noms de ces hommes incapables qui ont compromis une position admirable, qui ne nous rappellent rien que les désastres amenés par eux. Ce n'est pas une organisation - c'est la confusion. Ni vous, ni l'histoire, n'ont plus besoin d'eux, tout ce qu'on peut faire pour eux - c'est de les amnistier. Vous voulez les couvrir de votre nom, vous voulez partager avec eux votre influence, votre passé. - ils partageront avec vous leur impopularité et leur passé. Regardez le résultat. Quelle est la bonne nouvelle qui nous est apportée par le Proscrit et par la proclamation ? Où est l'enseignement grave et douloureux qui nous a été imposé par les terribles événements depuis la journée du 24 février ? C'est la continuation du vieux libéralisme et non le commencement de 1. Cf. note 9, chap. XXXIX.
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la nouvelle liberté, ce sont des épilogues, et non des prologues. Pourquoi ces hommes ne peuvent s'organiser comme vous le désirez - parce qu'on s'organise non sur la base d'une sympathie vague, mais d'une pensée profonde, active - où est-elle ? Où est le progrès depuis la Montagne de 92 ? Ces hommes sont les Bourbons de la Révolution : ils n'ont rien appris. D'un autre côté, la première pièce devrait avoir un grand caractère de sincérité ; eh bien, qui pourra lire sans un sourire ironique le nom d'Arnold Ruge (que je connais beaucoup et que j'estime) sous une proclamation qui parle au nom du Dieu et de la providence - de Ruge, - qui a prêché depuis 1838 dans les Hallische lahrbücher l'athéisme, pour lequel l'idée de la providence (s'il est logique) doit être toute la réaction en
germe. Cette concession, c'est de la diplomatie, de la politique moyens de nos ennemis. Malheureusement cette conéession était inutile ; la partie théologique de la proclamation est du luxe, elle n'ajoute rien ni à la popularité, ni à l'entendement. Les peuples ont une religion positive, une église. Le déisme n'appartient qu'aux rationalistes, c'est le régime constitutionnel dans la Théologie, c'est une religion entourée d'institutions athées. Vous avez jeté un coup d'œil sur mes deux brochures, faites en autant pour un assez long article qui a paru dans le journal de Kolatchek sous le titre Omnia mea mecum porto. Vous verrez qu'il m'était impossible de vous parler un autre langage. Ce que je demande, ce que je prêche, c'est la rupture complète avec les révolutionnaires incomplets, - ils sentent la réaction à deux cents pas. Après avoir accumulé faute sur faute, ils tâchent encore de les justifier, - meilleure preuve qu'ils les feront encore une fois. Prenez le Nouveau Monde- quel vaccum horrendum, quelle triste rumination des aliments verts et secs et qui restent toujours mal digérés. Ne pensez pas que c'est une manière de dire pour ne pas travailler. Je ne reste pas les bras croisés, j'ai encore trop de sang dans les veines et trop d'énergie dans le cœur pour me complaire dans le rôle de spectateur passif. Depuis l'âge de 13 ans jusqu'à 48 j'étais au service d'une seule idée, j'avais un seul drapeau : guerre à toute autorité, à tout esclavage au nom de l'indépendance absolue de l'individu. Je continuerai cette petite guerre de partisan en véritable cosaque, « auf eigene Faust » comme disent les Allemands, - attaché à la grande armée révolutionnaire, mais sans me mettre dans les cadres réguliers -240
jusqu'à ce qu'elle ne soit complètement réorganisée, c'est-à-dire révolutionnée. En attendant j'écris; peut-être cette attente durera plus longtemps, que nous ne le pensons,- peut-être, mais cela ne dépend pas de moi de changer le développement capricieux de l'espèce humaine. Mais parler, convertir - cela dépend de moi, et je le fais en m'y donnant entièrement. Quant aux articles sur la Russie, dès que j'aurai quelque chose -je vous l'enverrai. Je signe à présent tous mes articles de mon pseudonyme russe Iskander- j'ai un long article sur la Russie, mais je l'ai déjà promis pour le journal de Kolatchek qui devient un organe très avancé de l'Allemagne. En Allem(agne) et nommément en Autriche, la propagande va avec une rapidité incroyable ; le ministre actuel, - par politique et par opposition au régime dégoûtant de la Prusse - tolère beaucoup plus la liberté de la presse, il pense que lorsque le temps viendra, on mettra un bâillon, - mais ce qui sera dit sera dit. Quant à la Russie, les nouvelles sont tristes. On se résigne, on désespère, la tyrannie est atroce, on a arrêté des individus soupçonnés d'avoir été en correspondance avec moi, on fait des perquisitions domiciliaires. Le mécontentement pourtant est grand, les paysans et plus encore les schismatiques, murmurent 1 je ne crois en Russie à aucune autre révolution qu'à une guerre de paysans. Celui qui saura réunir les paysans schismatiques comme Pougatcheff a réuni les cosaques de l'Oural - frappera à mort le despotisme glacial de Pétersbourg. Vous me pardonnerez et la franchise et la longueur d'une franchise; vous ne cesserez pas de m'aimer, de me compter parmi les hommes qui vous sont dévoués, mais qui sont aussi dévoués à leurs convictions. Je me trouve bien dans ma solitude - l'isolement le plus complet, une manière de vivre de Mont Athos et une nature admirable, - je me purifie. Loin des hommes on se conœntre, on comprend mieux, on devient plus soi-même. Ma femme remercie pour votre salut par le sien. Le climat est très bon pour elle, je pense rester ici encore une dizaine de mois. Salut, sympathies, amitiés et respect sans bornes 3 •
2. Lettre publiée dans A.S. tome XXIV.
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TESTAMENT DE A. HERZEN l"" août 1852 - Fribourg
Par devant moi, Henri Benjamin Presset, Notaire à Morat, soussigné, et les témoins ci-bas nommés, se présente Alexandre He,.zen, f(ils) feu Jean, né à Moscou en Russie, bourgeois de la commune de Châtel au district du Lac actuellement domicilié à Nice, maître de ses droits, lequel sain de corps, d'esprit et d'entendement, ainsi qu'il est apparu auxdits notaire et témoins, a fait et dicté son testament comme suit : 1. Je donne et lègue à l'hospice cantonal de Fribourg la ~omme de cinq cents francs fédéraux, payable dans le terme de six semaines dès le jour de mon décès. 2. Je donne et lègue à la commune de Châtel-sur-Morat la somme de cinq mille francs fédéraux, payable dans le même terme que dessus. Ce montant sera réparti de moitié entre la bourse des pauvres et le fonds d'école de la commune prémentionnée. 3. Je donne et lègue à Julien Schaller, conseiller d'Etat à Fribourg et Charles Vogt, professeur et docteur en médecine à Genève, exécuteurs testamentaires établis ci-après, la somme de vingt-cinq mille francs fédéraux, avec charge de distribuer et répartir ce montant selon les intentions à eux bien connues du testateur et d'après les instructions verbales de ce dernier. 4. Je donne et lègue à mon fils Alexandre Herzen la maison que je possède à Paris, rue d'Amsterdam numéro quatorze, sous la condition mentionnée plus bas. S. J'institue pour mes seuls héritiers mes trois enfants, Alexandre, Natalie et Olga Herzen, lesquels pourront après mon décès entrer immédiatement en possession de tous mes biens tant meubles qu'immeubles et en disposer à volonté, avec charge toutefois d'acquitter les legs mentionnés ci-dessus, ainsi que toutes dettes légitimes qui pourraient grever ma succession. Ma volonté bien 243
arrêtée est qu'après le prélèvement du legs fait à mon fils Alexandre, mes trois enfants se partagent ma succession par parties égales, abstraction faite de toute prérogative masculine. 6. Pour l'exécution de la présente disposition de dernière volonté, j'établis Julien Schaller de Fribourg, y domicilié, conseiller d'Etat, et Charles Vogt de Berne, docteur en médecine et professeur à Genève auxquels je donne la qualité d'exécuteurs testamentaires avec les attributions fixées par la loi et le présent acte. Pour le cas où les personnes ci-haut mentionnées ne voudraient ou ne pourraient remplir la mission d'exécuteurs testamentaires, tout comme aussi dans le cas où l'une d'entre elles et même les deux viendraient à décéder avant moi, testateur, je leur substitue Vladimir Engelson, originaire de St Pétersbourg, actuellement domicilié à Gênes, avec les attributions déterminées plus haut. Dans le but de pourvoir convenablement à l'administration de la fortune de mes enfants, pour le cas où je viendrais à décéder avant l'âge de majorité de ces derniers, j'institue un conseil spécial de surveillance ou de famille, ayant pour mission de diriger et surveiller l'éducation de mes enfants mineurs et d'administrer leur avoir, tout comme aussi d'opérer les déplacements de fonds nécessités par les circonstances et l'intérêt bien entendu des mineurs. Ce conseil est composé comme suit : a) Julien Schaller, de Fribourg, conseiller d'Etat; b) Charles Vogt, de Berne, professeur à Genève ; c) Vladimir Engelson, originaire russe, domicilié à Gênes ; d) Marie Tessié du Motay, citoyen français, actuellement domicilié à Londres ; e) Ernest Haug, natif de la Styrie, général sous la république romaine, domicilié à Londres ; f) Charles-Edmond Chojecky, natif polonais, actuellement domicilié à Nice. Comme tuteur spécial de mes enfants mineurs je nomme Adolphe Reichel, natif prussien, professeur de musique, domicilié à Paris, auquel je donne pour attributions outre celles prescrites par la loi, celle de veiller tout particulièrement à l'éducation de mes enfants et à l'administration de leur fortune, sous la surveillance et la direction du conseil de famille institué plus haut. 244
En cas de prédécès du tuteur établi, je lui substitue Vladimir Engelson, membre du conseil de famille et en cas de prédécès de ce dernier, je lui substitue enfin Charles Vogt de Berne, professeur à Genève, membre du même conseil, avec les mêmes obligations. D va sans dire, que par l'institution dont il s'agit, le testateur n'a nullement entendu éluder les dispositions de la législation fribourgeoise, celles-ci sont au contraire expressément réservées et devront recevoir leur pleine exécution conformément à la volonté du testateur. Le tuteur établi aura en outre l'obligation de revendiquer la propriété du domaine que je possède dans le gouvernement de Kostroma, district de Galitz, lequel se trouve séquestré pour cause politique, mais qui doit être restitué à mes enfants, lorsqu'ils auront tous atteint l'âge de majorité. Les documents concernant ce domaine se trouvent à Moscou entre les mains de M. Gr. Klutchareff, conseiller de collège. Il poursuivra de même la rentrée d'une somme de quarante mille roubles d'argent due par MM. Pavloff et Satine à Moscou. Quant à l'emploi de la rente, ma volonté est, qu'à dater de 1852, jusqu'en 1856 il soit prélevé sur les revenus annuels une somme de 12 000 francs destinée spécialement à l'éducation de mes enfants. Depuis 1856 à 1860 inclusivement cette somme sera portée à 15 000 f(rancs). Toutefois le Conseil de famille et le tuteur pourront disposer de sommes plus considérables chaque fois qu'ils le jugeront convenable et utile au bien, à la santé et à l'éducation de mes enfants. Désirant vivement que mes enfants vivent le plus longtemps possible dans l'indivision, tout comme aussi qu'ils procèdent au partage en l'absence de toute difficulté, j'émets le vœu que mes héritiers légitimes reculent autant que possible l'époque du partage et que même après avoir atteint l'âge de majorité, mon fils écoute les conseils et n'entreprenne aucun acte important d'administration sans avoir pris l'avis de ceux qui auront présidé à son éducation. Pour le cas où mon fils Alexandre persisterait dans sa demande de procéder au partage immédiatement après avoir atteint l'âge de majorité, et pendant la minorité de ses deux sœurs, le legs du bâtiment situé à Paris rue d'Amsterdam, n° 14, fait à mon fils prénommé, ce legs tombe et ma volonté est que dans ce cas l'immeuble qui en fait l'objet rentre dans la masse pour être 245
partagé également entre mes trois enfants, comme il est dit plus haut. Je désire qu'après mon décès mon corps soit transporté à Nice et enterré au cimetière des non-catholiques, à côté de la tombe de ma femme. Là, on élèvera un monument funèbre commun pour ma mère et mon fils péris dans un naufrage, pour ma femme et pour moi. J'exprime enfin le vœu que le présent acte soit ouvert et publié après mon décès, en l'étude de Henri Benjamin Presset, notaire à Morat. Je révoque et annule tous testaments et codicilles que je pourrais avoir faits antérieurement au présent acte auquel seul je m'arrête comme contenant mes dernières volontés. Dont acte : fait et passé à Fribourg, Maison Lacaze, numéro cent trente-neuf b, en présence de Pierre Nicolas Lucien Glasson, fils de Pierre de Bulle, avocat domicilié à Fribourg, et Jean Frédérich Küssler, f(ils du) feu Frédérich de Martigny, maître d'hôtel en cette ville, témoins requis, lesquels ont signé à la minute avec le testateur et moi notaire, après lecture et ratification, article par article, le premier août mil huit cent cinquante-deux à cinq heures du soir (ter août 1852). Sig(né) Alexandre Herzen, sig(né) Jean Küssler, sig{né) N. Glasson, sig(né) H.B. Presset, not(aire).
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PROTET DE LA LETTRE DE CHANGE d'EMMA HERWEGH
13 novembre, Londres. Par devant Mr John Sise Venn, notaire public à Londres par autorité royale dûment admis et juré, soussigné, Fut présent M. Alexandre Herzen, propriétaire domicilié à Châtel, canton de Fribourg en Suisse, en ce moment résidant no 2, Barrowfield Place, Primrose Road à Londres. Lequel a déclaré faire et constituer son mandataire spécial M. A qui le comparant donne pouvoir de, pour lui et en son nom, poursuivre par toutes les voies de droit, le recouvrement d'une lettre de change tirée par lui sur Mme Emma Herwegh, épouse de M. George H erwegh de Zurich, ladite dame demeurant à Nice en Piémont, pour une somme de dix mille francs que ledit constituant a prêtée à Mme Herwegh, payable au vingt août dernier, et protestée à son échéance faute de paiement. En conséquence former toutes demandes en justice et devant tous les tribunaux compétents, tant contre ladite dame Herwegh que contre son mari ; constituer tous avoués, procureurs et avocats, obtenir tous jugements et arrêts ; les faire mettre à exécution par toutes les voies et moyens que les lois mettent à sa disposition, prendre toutes inscriptions hypothécaires ; faire toutes oppositions, saisir, arrêter et prendre toutes mesures conservatoires pour assurer ses droits ; faire toutes transactions et arrangements que le mandataire croira utile ; accepter toutes garanties et cautionnements qui pourront être offertes ; recevoir le montant de la créance du constituant en principal, intérêts et frais ; en donner quittance ; donner main levée de toutes inscriptions, saisies ou autres empêchements. Substituer au besoin dans tout ou partie des présents pouvoirs, et généralement faire pour arriver à leur complète exécution tout ce qui sera nécessaire, quoi que non exprimé ci-dessus. 247
Dont acte, fait et passé à Londres, en l'étude du notaire soussigné où le constituant l'a dtîment signé, scellé et délivré dans la forme prescrite par les lois anglaises, après lecture faite, le treize novembre mil huit cent cinquante deux, en présence dudit notaire et de MM. Thomas J anner et Etienne Charles Barnabé, tous deux témoins à ce requis, dûment qualifiés et soussignés. Approuvé la surcharge du mot Dix d'autre part. Alexandre Herzen.
Témoins: T. Janner Et(ienn)e Barnabé
Quod attestora : John S. Venn Not(aire) : Pulz.
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COMMENTAIRES
(1) Dans une note du chapitre VI du Drame de Famille, Herzen déclarait que la Cinquième Partie de Byloïé i Doumy était celle «pour laquelle il avait écrit tout le reste ». Ainsi toute cette œuvre, qui est son chef-d'œuvre et l'un des chefs-d'œuvre incontestés de la prose russe, peut apparaître comme un monument élevé à la mémoire (et, somme toute, à la gloire) de la défunte Natalie, «son épouse, sa sœur» - il ne faut pas oublier qu'ils étaient cousins-germains. Cette partie est d'une importance capitale. Non seulement s'y présente pour la première fois le c matériau occidental » mais, comme le note Lydia Gunzbourg, apparaît dans toute son ampleur le thème des Lettres de France et d'Italie et de De l'Autre Rive, de même que les principaux écrits des années cinquante (op. cit. p. 279). De plus, l'unité du privé et du public apparaît ici de façon éclatante, unité qui ne faisait pas le moindre doute pour Herzen : ne disait-il pas, de façon frappante, qu'il était un homme qui s'était trouvé par hasard sur le chemin de l'Histoire 1 Et ce n'est pas hasard si le chapitre qui ouvre le Drame de Famille s'intitule 1848 et si, comme le remarque encore L. Gunzbourg, «à présent les événements (politiques) sont réfractés à travers la conscience de Natalie. Nous avons, sous les yeux, l'ultime étape de l'évolution spirituelle de l'héroïne... » (op. cit. p. 292). Ce n'est pas arbitrairement que nous avons placé une moitié de cette Cinquième Partie dans le Tome II. Herzen lui-même, dans une première version, l'avait divisée en deux «sections» : OUTSIDE et INSIDE. Nous avons donc terminé le Tome II en amorçant le Drame de Famille. Herzen est un homme de l'art ; sa structure, sa forme, son style, tendent toujours vers « l'effet », vers ce qui frappera le lecteur. Son point culminant, il y accède par étapes, insensiblement (car dans tout art véritable, la « technique » est invisible). Cela étant précisé, le lecteur comprendra mieux, sans doute, pourquoi nous terminons ce troisième tome par le premier chapitre de la Sixième Partie : Angleterre. Herzen a quarante ans. Il a perdu ses illusions sur l'Occident, son mirage depuis son adolescence ; il a perdu Natalie. L'homme à la puissante vitalité, aux ambitions grandioses, se retrouve dans le royaume des morts. Seul. « Pas un seul être proche. » Il faut trouver un nouveau but, ou périr. Ce but sera double : raconter l'histoire de sa vie, pour que « la vérité ne meure pas avec lui » et, d'autre part, travailler. Cette fois, le mirage, ce sera la Russie, puisqu'il n'y a plus rien à attendre de l'Occident ! Le passé, il l'a raconté, réglant ainsi (écrit-il) « ses comptes avec sa vie personnelle ». A présent, « d'autres méditations doivent servir à l'action, d'autres forces à la lutte.» (B. i. D. F., Tome I, p. 35.) Tout le temps de son nouvel exil sera consacré au travail. Sa voix doit atteindre son peuple. Il créera donc la première imprimerie russe libre. (2) Nicolas Jer s'était plaint de Herzen et Sazonov au baron M.A. Korff, directeur de la Bibliothèque publique de Saint-Pétersbourg : « A présent,
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se trouvent à Paris deux coquins, qui écrivent et intriguent contre nous : un certain Sazonov et le fameux Herzen, qui déjà ici écrivait sous le nom d'Iskander; celui-là a déjà été une fois entre nos mains et emprisonné mais, grâce à Monsieur Joukovski, il y a eu une intervention de Sacha (le prince héritier, futur Alexandre 11), et voilà sa reconnaissance pour notre clémence!» (Mémoires de Korff, in Rousskaya Starina («Antiquités Russes»), 1900, n• 5). D'autre part, le comte A.F. Orlov faisait savoir au ministre des Affaires Etrangères, comte K.V. Nesselrode, que « le sujet russe, Sazonov », en compagnie du Conseiller de la Cour, Herzen, écrivait « des articles pour un journal démocratique et participait à des menées révolutionnaires ». D'où la décision de Sa Majesté « de bloquer leurs avoirs et de leur intimer de revenir en Russie sans délai aucun ». (Chronique, op. cit. p. 525.) C'est le 28 décembre 1849 que le baron James de Rothschild montra à Herzen la lettre de K. Gasser. (3) Dans l'Etoile Polaire et dans l'édition de B. i. D. de 1867, plusieurs lignes de points remplaçaient le passage pp. 20 et 21 du chap. XXXIX, depuis « Je suis très content» jusqu'à « nous fûmes interrompus ». Le passage supprimé fut publié pour la première fois dans Litératournoïé Nasledstvo («Le Patrimoine Littéraire»), tome 61, 1953, pp. 118-119. (A.S., tome X, commentaires p. 474.) (4) En compulsant les archives, L.B. Kaménev a pu, dans son édition de B. i. D. (1932) donner les précisions suivantes : N.D. Kissélev, ambassadeur de Russie en France, avait envoyé à Nesselrode trois rapports, dont le 3" en juillet 1849, à propos des «menées » de Herzen. L'ambassadeur était en rapports étroits avec Rébillaud qui, « avec son ami le général Changarnier (qui me l'a rapporté lui-même), poursuit avec persévérance et obstination les révolutionnaires nationaux et étrangers ». Il n'hésite pas à demander à Rébillaud de le tenir au courant des mesures entreprises c contre ces ennemis de l'ordre et de la tranquillité du monde entier, et particulièrement contre les démagogues russes et polonais, dont les projets pernicieux nous touchent directement. » Rébillaud ne demande qu'à collaborer avec Kissélev et avec le consul-général russe, de Spiess ; ce dernier sera envoyé au Préfet de police chaque fois que l'ambassadeur aura des faits intéressants à communiquer ou voudra des informations importantes. En conséquence, de Spiess se présente chez Rébillaud pour demandel' que Herzen soit étroitement surveillé, et pour qu'une perquisition soit effectuée chez lui, sans ordre écrit. Rébillaud, après communication avec Carlier, fait effectuer la perquisition (entre le 20 et le 24 juin ; de Spiess en est informé par Rébillaud le 25). Herzen habitait chez sa mère, 111, rue de Chaillot. Il était parti depuis trois jours. Dans B. i. D., il se trompe à propos de cette visite domiciliaire, qu'il situe à Ville-d'Avray, où sa mère résida en effet par la suite. (B. i. D. F., tome ll, note 38, p. 331.) Herzen était parti avec un faux passeport, au nom de c Samuel Péri, né en Transylvanie». Tous les rapports furent communiqués à Nicolas Ie ; l'on connaît la suite, relatée dans ces pages. (K. tome ll, pp. 522-523.) (5) Le 7 décembre 1840, Sakhtynski, « chargé de missions spéciales à la Troisième Section », lui déclare : « Quelles relations, quelles occupations avez-vous ?••• Ce n'est que politique et cancans, toujours au détriment du Gouvernement. .. » Le général Doubelt lui dit : « C'est toujours cette malheureuse passion de dénigrer le Gouvernement, passion qui s'est
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développée en vous tous, messieurs, selon le funeste exemple de l'Occident. .. ,. (B. i. D. F., tome ll, pp. 61 et 66.) (6) Le comte Simon Komarski (1808-1839), militant révolutionnaire polonais, qui émigra après l'écrasement du soulèvement de 1830. Avec Mazzini, il organisa c l'Union de la Jeune Europe ~. prenant la tête de la section «Jeune Pologne», et publiant un journal, Séver («Nord»). En 1835, il alla vivre à Cracovie, puis rentra illégalement en Pologne, pour organiser un nouvau soulèvement. Echappant habilement à la police tsarienne, il avait pris contact avec des officiers russes, étant partisan d'une lutte commune polono-russe contre la tyrannie. Konarski fut aperçu par un de ses camarades, reconnu et dénoncé. Arrêté, on essaya en vain de lui extirper le nom de ses compagnons, qu'on nommait les émissaires. Enfermé à la prison de Wilno, il fut l'objet d'une tentative pour le libérer, action téméraire entreprise par un groupe d'officiers russes. Il fut pendu en 1839. (B. i. D. F., tome Il, pp. 286-87 et Commentaires (60). V. également A.I. Herzen : Le peuple russe et le Socialisme, lettre à M. Michelet, 1855. (7) Le Comité de Londres s'intitulait : « Comité central démocratique d'union des partis sans distinction de nationalités ». Il avait été organisé par les représentants de l'émigration internationale au milieu de l'année 1850. Le Comité directeur était composé de Ledru-Rollin (France), Mazzini (Italie), A. Ruge (Allemagne), et A. Daras (Pologne). Ledru-Rollin en fut le premier président. Ensuite Struve remplaça Ruge, Worcell remplaça Daras, et s'y joignirent Kossuth (Hongrie) et Bratiano (Roumanie). Leur première proclamation parut au milieu de l'année. Le but : l'union unanime des émigrés pour la libération des populations opprimées et la création d'une alliance des peuples de l'Europe. Le Comité avait un organe de presse : Le Proscrit, qui s'intitula plus tard La Voix du Proscrit. Il faut noter que K. Marx critiqua sévèrement, lui aussi, le Comité, dès qu'il connut sa proclamation. Dans le Rheinische Beobachter de novembre 1850, il ironise sur ce Comité, qu'il surnomme « les quatre Evangélistes ~. sur son « slogan » : Dieu et le Peuple, « qui pourrait avoir un sens en Italie », et sur le manque de consistance du contenu. Quant à l'appel séparé adressé aux Allemands, il assure que «rien ne peut être plus bête» ! (A.S., tome X, p. 475 et K., tome Il, pp. 525-526.) (8) Bien que Herzen pftt croire encore, en aoftt 1848, à une possibilité de retour en Russie, sans obstacles formels, la Troisième Section avait l'œil sur lui, et son «grand patron», le comte A.F. Orlov, était déjà informé (par Paris) « de façon officieuse, qu'Alexandre Herzen, émigré, se trouvant actuellement à Paris, s'était laissé entraîner à fréquenter des démocrates ». Le comte demandait donc au Ministère des Affaires Etrangères de prescrire « à notre mission à Paris » de « surveiller la conduite de Herzen à Paris » et de l'informer sur « le moment où il prendrait le chemin du retour vers la Russie ~. Nous avons déjà vu que Nicolas ter, sur le vu des rapports de Paris, avait commandé de mettre le séquestre sur les biens de Herzen et de lui intimer de revenir immédiatement. Le ministre des Affaires Etrangères fut donc chargé de faire connaître la « Décision Suprême ~ à l'intéressé. Or, il se trouva que cela lui était impossible... car on ne savait où se trouvait Herzen ! On le chercha pendant un an... (La même comédie s'était déjà jouée à Pétersbourg, naguère.) Ce fut seulement le 19 septembre 1850 que le consul de Russie à Nice put remplir sa mission. La lettre de refus adressée par Herzen au comte Orlov fut présentée à Nicolas Jer avec cette suscription : c Ne me commandez-Vous pas d'agir à l'égard de cet insolent délinquant selon toute la rigueur de nos lois ? ,.
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Le tsar écrivit sur cette lettre : Naturellement. Varsovie, 3 octobre 1850. Le 18 décembre, la Cour d'Assises de Saint-Pétersbourg jugeait comme suit: Conformément au commandement supr2me de S.M. et se fondant sur l'art. 355 du Code russe, (la Cour d'Assises) décrète ... qu'après avoir privé l'accusé Herzen de tous ses droits, on le considèrera comme banni hors des limites de l'Empire de Russie à tout jamais. Le 22 mars 1851 cela fut confirmé par le Sénat et enfin par le Conseil d'Etat. Le 26 septembre de la même année, Nicolas Ier contresigna le jugement du Conseil d'Etat (confirmant celui de la Cour et du Sénat) en inscrivant la formule consacrée: Qu'il en soit ainsi. (Byt'po siémou). (K., tome Il, p. 527, et B. i. D., éd. Streich, note 431, p. 865.) (9) Martin Malia (op. cit. p. 392) observe qu'en 1850 «Herzen occupait au sein de la démocratie européenne une position plus importante que celle occupée par Bakounine avant son bref moment de célébrité en 1848-49... » Mais, si satisfaisant que ce pût être, « ce n'était pas assez. Herzen voulait plus que tout convaincre les Russes, et en particulier ses amis timorés de Moscou, de leurs potentialités radicales... Ses deux livres principaux, les Lettres de France et d'Italie et De l'Autre Rive avaient été écrits pour eux, et sont libéralement ponctués par : vous, mes amis, ce qui, pour Herzen, signifiait non pas simplement ses lecteurs en général, mais spécifiquement son cercle moscovite... » De l'Autre Rive - S'togo Béréga - parut d'abord en Allemagne, en 1850. II s'agit d'une suite d'essais, dont tous sauf le premier, ont été écrits après les tragiques journées de juin 1848, qui marquèrent Herzen à jamais. En russe, cet ouvrage parut à Londres, en 1855 seulement, et fut réédité là-bas en 1858 ; ce fut la dernière édition du vivant de l'auteur. Son fils Alexandre (Sacha) en fit une traduction française, qu'il publia à Genève, en 1870. L'édition de 1850 ne comportait que cinq des huit essais. Les trois autres figuraient dans l'édition de 1855, différente de la première à cause de certaines suppressions et additions. La plus significative parmi celles-ci est le texte intitulé Adieu ! message où Herzen expose aux amis moscovites les motifs de sa décision de rester un émigré politique, et d'accepter « une séparation longue, éternelle peut-être... » (Lettre du ter mars 1849.) A.S., tome VI, et en français : Textes Philosophiques Choisis (op. cit. p. 371-521), contenant Adieu ! et une « dédicace » : A mon fils Alexandre. (10) Le 20 février, Herzen recevait une lettre de Schibel, directeur de l'école zurichoise des sourds-muets, l'informant de l'ordre qu'il avait reçu des instances policières de renvoyer Kolia Herzen. Herzen relata ce fait à Tourguéniev, qui le répéta à Louis Viardot, collaborateur du National. Ce dernier inséra, le 21 février, dans son journal une note sur les persécutions de la police de Zurich « à l'encontre du fils sourd-muet, âgé de six ans, de M. *** exilé politique», La coupure du journal fut conservée dans les archives de Herzen. Le 22 février, dans le n• 144 de La Voix du Peuple, parut un entrefilet anonyme (mais que l'on attribue à Herzen lui-même) sous le titre : Contenti estote, toujours sur les mêmes faits. Le 28 février, le journal La Suisse réfute la note du National (attribuée à Viardot). Le National répond à son tour, anonymement. Enfin, pour ce qui est de la question posée par Herzen, il ne s'agit pas cette fois du National, mais de La Voix du Peuple qui, dans son n• 152, du 3 mars 1850, note anonymement : ...Il reste à savoir ce qui aurait été décidé si les parents n'avaient pas eu assez d'argent pour verser cette somme. (A.S., tome X, note p. 477, Lit. Nasl., tome 62, p. 801 et Chronique, tome 1, pp. 542-545.)
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(11) Nous avons déjà fait état longuement, dans le Commentaire (60) du tome II, de B. i. D. F., p. 432, du problème «Herzen et l'Amérique» en nous appuyant sur la conférence prononcée par le Pr Michel Mervaud à l'Institut des Hautes Etudes de Belgique, le 28 avril 1972, et sur sa publication (en tirage à part) dans les Cahiers du Monde Russe et Soviétique, vol. XIII, 4" cahier. Si, après l'amère déception de 1848, Herzen était moins fervent de l'Amérique qu'il l'avait été depuis sa jeunesse, elle le tenta néanmoins en 1849 : entre l'Angleterre et l'Amérique, où était-il assuré de trouver plus de liberté individuelle ? Mais d'autre part : « Que ferons-nous sur un sol vierge ? » Il se dit « un mauvais Robinson » ! Et puis, il faut rester en Europe « pour voir se jouer jusqu'au bout la tragédie européenne » et surtout poursuivre la tâche commencée : s'adresser à la Russie, dernier espoir des peuples... Le plus extraordinaire ici, c'est la vision de Herzen du « complément » que devront représenter l'une pour l'autre l'Amérique et la Russie : «La Russie n'aura qu'un seul compagnon de route, qu'un seul camarade : l'Amérique du Nord.» Ainsi écrit-il dans un article intitulé Amerika i Sibir. Et nous pouvons découvrir dans le Kolokol du 15.IV.1867 qu'il se targue d'avoir été le premier à attirer l'attention sur l'alliance de la Russie et de l'Amérique. (12) Les recherches de Michel Mervaud en ce qui concerne les relations de Herzen avec Proudhon, ont abouti à la découverte de documents qui jettent un jour nouveau sur la collaboration de ces deux hommes et permettent de redresser les erreurs de Raoul Labry qui, lorsqu'il écrivit son Herzen et Proudhon (op. cit.) ne disposait pas de ces informations. La collaboration de Herzen avait été sollicitée en 1849 par Mickiewicz, pour La Tribune des Peuples, puis par Gustave Struve, pour un journal démocratique qu'il comptait fonder à Genève. Mais la position politique et sociale de ces deux personnalités ne plaisait pas à Herzen. R. Labry pensait que Proudhon avait fait des avances à Emile de Girardin pour le nouveau journal qu'il songeait à fonder, mais que Girardin « avait fait la sourde oreille». (H.P., p. 82.) Il ne connaissait pas les lettres de Nicolas Sazonov à Herzen, publiées en 1955 par N.E. Zastenker dans Litératournoïé Nasledstvo (tome 62, pp. 522-545). Or, comme le montre le Pr Mervaud, nous avons aujourd'hui la certitude que Sazonov et Chojecki (Charles Edmond) avaient entrepris Herzen les 27 et 27 juin, quelques jours avant que Proudhon ne sollicitât une seconde fois Girardin... « Proudhon a sans doute fait en même temps des tentatives dans différentes directions : il a pressenti Herzen pour le cas où Girardin refuserait, et non, comme le pense Labry, parce que ce dernier avait fait « la sourde oreille ». (Mervaud, op. cit. pp. 177-118.) De surcroît, Sazonov avait fait croire à Herzen que E. de Girardin était tout prêt à verser le cautionnement, et que dans ce cas le journal - La Voix du Peuple - ne serait nullement le journal de la république universelle, sociale et démocratique, mais celui de la république bourgeoise et sociale. (L.N., tome 62, p. 537.) Herzen n'a pas découvert le mensonge de son ami de jeunesse, et apparemment n'a pas lu les attaques violentes de Girardin contre Proudhon dans La Presse des 9, 10, 11 juillet, ce qui l'aurait fait réfléchir. Girardin y traitait Proudhon d' « ennemi de la République qui cherche l'appui de LouisNapoléon et du comte de Chambord » ; il aurait donc deviné que Girardin ne pouvait ni cautionner ni patronner le journal d'un homme qu'il flétrissait ainsi. (13) Après un échange de lettres (aujourd'hui perdues) entre Herzen et Charles Edmond, Proudhon écrivit, le 13 août, en prison, une lettre pour
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Herzen et un projet de contrat. Il les confia à son fondé de pouvoir, Guillemin, qui les porta à Genève. Herzen envoya un contre-projet, le 19 août, dont l'original n'a pas été retrouvé, mais qu'il résume en gros dans ce chapitre. La réponse de Proudhon - la dépêche sévère ·est datée du 23 août, et non pas du 29, comme l'écrit Herzen. Et c'est le 27 août que Herzen fait tenir à Proudhon une lettre (dont on ne possède que le brouillon) à laquelle il joint des instructions « pour M. de Rothschild » relatives au versement des 24.000 francs. La lettre « amicale mais ferme » n'est citée qu'en partie par son auteur (ci-dessus, pp. 78-79). Elle infirme l'hypothèse de Labry, qui croyait que Herzen « n'avait pas usé de ses droits de rédacteur de la section étrangère ». En fait, il expose à Charles Edmond tout un plan pour la collaboration de correspondants magnifiques, tant allemands qu'italiens. (Brouillon publié pour la première fois dans L.N., tome 62, 1955, pp. 492-495, par Natalia Efros. Se trouve dans A.S., tome XXIII, pp. 175-177 et dans Mervaud, op. cit. pp. 149-151. (14) Les négociations durèrent deux mois. L'emprisonnement de Proudhon et l'éloignement de Herzen n'en étaient pas la cause unique, mais certains doutes nés dans l'esprit de Herzen, qui refroidirent son eJJ.thousiasme initial. Le fait même que Proudhon ait songé à s'adresser à Emile de Girardin lui paraissait étrange, lui-même s'apprêtant à écrire un pamphlet contre lui. En septembre 1849, il confie à Emma Herwegh (en allemand) qu'il lui semble « que (Proudhon) n'a pas été trop content de ma lettre», (Il s'agit justement de celle du 27 août.) Et déjà cette phrase (en français) : J'ai fait ce que j'ai promis, j'insisterai pour avoir non l'amitié de Proudhon mais l'exécution du concordat. (A.S., tome XXIIT, p. 180.) «La rubrique de l'étranger n'a donc pas la place qu'elle mérite, écrit Mervaud, et le journal n'est pas vraiment l'organe de la démocratie révolutionnaire européenne que souhaitait Herzen. » Et il cite cette lettre, écrite à Emma, le 5 octobre, où Herzen se dépêche d'en rire pour ne pas avoir à en pleurer : ...Par rapport à l'étranger, c'est une mauvaise feuille parisienne. J'ai écrit à Ch(ojecki). Ch. m'a écrit qu'il ne s'en occupe pas ( ...) je partirai pour la Martinique ou pour Lausanne, afin de ne pas rencontrer des hommes qui me sifflent, qui me disent ouvertement : «Mais votre Voix du Peuple a perdu sa voix avant de chanter - quel malheur ! » Et moi de répondre alors : « Elle n'est pas encore entrée dans sa véritable voie... » (En français.) Le 10, mécontentement et amertume : ...Eh bien donc, j'avais raison, il ne s'agissait que de prendre le cautionnement. Une leçon de plus. Enfin, le 15 octobre, il est non seulement amer, mais exaspéré : ...Pourquoi donc on ne m'envoie aucun document servant à certifier que le cautionnement m'appartient. C'est une chose étrange, dès que l'argent est sorti des mains de Rothschild, tout s'est évanoui - rédaction, ferveur de nous écrire, services obligeants, obligeances serviables. Enfin vraiment je voudrais même savoir quels sont donc les projets de Pr(oudhon) pour la rédaction de la partie étrangère. (A.S., tome XXIIT, pp. 193, 197, 198.) (15) Nous l'avons dit, les déceptions commencèrent très tôt. La Voix du Peuple n'était nullement en bonne voie pour devenir la « tribune européenne » souhaitée par Herzen ; d'autre part, l'attitude conciliatrice de Proudhon « aboutissait à de fâcheuses compromissions sur le plan personnel » : pour adoucir son régime en prison, Proudhon s'était engagé par écrit devant Carlier de ne plus écrire contre le Gouvernement. La Voix du Peuple ayant pris part à la campagne électorale du 28 avril 1850, Cartier estima l'engagement rompu et fit mettre Proudhon au secret ; il donna ses raisons par note officielle. Les collaborateurs de Proudhon,
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croyant à un mensonge, sommèrent Carlier de produire le document. TI leur envoya la lettre de Proudhon (datée du 21 février) en exigeant qu'elle fût publiée intégralement dans La Voix du Peuple. Ce qui fut fait. Herzen en fut fortement frappé, comme on le voit d'après ses lettres désabusées à Emma et Georg Herwegh. n y avait bien d'autres causes de dissension entre ces deux hommes. Le problème de la femme en était une, majeure. Vient ensuite le problème des nationalités et de la guerre. L'Autriche est, entre eux, un point de « désaccord total » : pour Proudhon, elle représente un stade de civilisation avancée, « un degré supérieur vers le règne des contrats » ; pour Herzen, c'est une puissance autoritaire qui écrase sous son joug les Slaves et l!ls Italiens. Finalement, c'est à propos de la Pologne que sera consacrée la rupture. Mais ce sera seulement dans les années soixante, quand Proudhon «ne comprendra pas que Herzen soutienne l'insurrection polonaise de 1863 ». Certes, ils étaient dissemblables, certes il ne pouvait y avoir qu'un fossé entre « le petit-bourgeois conciliateur, le pauvre, calculateur et prudent, et le grand seigneur généreux, héritier de la tradition décembriste et devenu révolutionnaire professionnel ». Et pourtant, Herzen ne cessera jamais d'affirmer qu'il est redevable de bien des choses à Proudhon, et le saluera, dans son nécrologue, comme son mattre. Le lutteur qu'était Herzen, proclamant que la révolution ne pouvait être « qu'un grand acte de la vie sociale», reconnaissait que le podvig - l'exploit de Proudhon était «une remise en question perpétuelle des valeurs et des dogmes». (16) En 1866, Herzen avait ajouté ceci : En lisant cette page d'épreuves, il m'est tombé sous les yeux un journal français où était relaté un cas extrêmement caractéristique. Près de Paris, certain étudiant eut une liaison avec une jeune fille ; cette liaison fut découverte. Le père alla trouver l'étudiant et le supplia, avec des larmes, à genoux, de rendre son honneur à sa fille en l'épousant ; insolemment, l'étudiant s'y refusa. Le père servile lui donna une gifle, l'étudiant le provoqua en duel, ils se battirent. Au cours du duel, le vieillard fut frappé de paralysie, et en resta défiguré. L'étudiant, honteux, « décida de se marier», la fiancée, désespérée, résolut de l'épouser. Le journal ajoute qu'un dénouement si heureux contribuerait beaucoup, assurément, au rétablissement du vieil homme. Ne s'agit-il pas, en vérité, d'une maison de fous '! Est-ce que la Chine, l'Inde, dont nous raillons tellement les aberrations mentales et les monstruosités peuvent offrir quelque chose de plus révoltant, de plus stupide que cette histoire'! Je ne dis même pas: de plus immoral ? Ce roman parisien est cent fois plus criminel que toutes les veuves rôties sur le bûcher, que les vestales enterrées vivantes. Là-bas, il s'agit de foi, ce qui ôte toute responsabilité, mais ici il ne s'agit que de notions conventionnelles, illusoires, à propos d'un simulacre de l'honneur, d'une réputation... L'affaire ne révèle-t-elle pas à l'évidence de personnage qu'est cet étudiant'! Pourquoi, dès lors, lui a-t-on soudé. à perpétuité le destin de cette jeune fille ? Pourquoi l'a-t-on détruite pour sauver son nom ? 0 Bedlam ! (Bedlam : asile d'aliénés près de Londres). (N.d.T.)
(17) Constantin Kavéline (libéral modéré, publiciste, historien et juriste) écrivait à Granovski le 22 septembre (a.s.) 1848 : ...«Tu apprendras par Annenkov, dont j'ai fait la connaissance, ce que fait Herzen à Paris : j'ai très peur, mon cher, que notre ami ne se compromette trop, en se laissant entraîner inconsidérément, et ne s'interdise à jamais la possibilité de faire son œuvre chez nous. Je suis envahi de nostalgie et de fiel lorsque je
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songe à Herzen. Tu verras d'après ses lettres qu'il a encore évolué, qu'il est devenu plus grand, plus noble, s'il était possible qu'il fût plus noble encore ; et en même temps tu verras, et plus encore tu apprendras par les récits, qu'il s'est si bien assimilé à son nouveau milieu, qu'il lui serait quasiment impossible de supporter ni notre vie, ni nos conditiç>ns. On dirait qu'il se lance à corps perdu. Que sortira-t-il de tout cela, Dieu le sait, mais cela me fait peur quand je pense que son entraînement peut arracher Herzen à la Russie pour toujours, le rendre pour elle inutile et superflu, parce que c'est lui qui va tout faire et se démener pour se mettre dans pareille situation. J'ai l'intention de lui écrire une lettre énorme ; je vais la cogiter, rassembler toutes les forces dont je dispose pour lui faire sentir toute l'imprudence de ses actes, toute l'impossibilité, toute la fausseté du point de vue qui est le sien pour l'heure. J'appellerai à mon secours toute son affection, toute l'amitié, tout le respect que je lui porte - qui sait si je ne réussirai pas quelque chose, si ce n'est que de le forcer à se raviser quelque peu... » (L.N., tome 62, p. 598.) Cependant, Herzen écrivait « à ses amis de Moscou » : « Nous assistons à un grand drame.. Je rejette résolument toute possibilité. de sortir de l'impasse actuelle sans anéantir ce qui existe... En mourant, l'Europe lègue au monde futur, comme fruit de ses efforts, comme sommet de son évolution, le socialisme. Les Slaves an sich ont, en dépit de toute leur barbarie, des éléments sociaux... La Révolution qui maintenant se prépare (je vois son caractère de très près) n'aura rien de semblable aux précédentes... Le vieux monde n'y résistera point. En 93, la Terreur et tout le reste fut le fait des bourgeois et des parisiens - imaginez ce que ce sera lorsque tout le prolétariat de l'Europe se dressera... » (Lettre écrite du 5 au 8 novembre 1848. Chronique, tome 1, pp. 469-470.) (18) En compagnie d'Ivan Tourguéniev et de Paul Annenkov, Herzen avait assisté, en mai 1848, à un spectacle où Rachel déclamait La Marseillaise en tunique blanche, un drapeau tricolore à la main. C'était, nous apprend P. Annenkov, un «récitatif chantant, à mi-voix» et non un « chant », comme dit Herzen. La Comédie Française était bondée et retentissait d'applaudissements frénétiques. «Rappelez-vous, écrit Herzen, cette femme maigre et pensive, qui est apparue sans bijoux, en blouse blanche, appuyant sa tête sur sa main elle marchait avec l'air sombre et entamait son chant à mi-voix... La douloureuse tristesse de ces sons atteignait au désespoir. Elle appelait au combat, mais elle ne croyait pas que quelqu'un la suive... C'était une supplique, c'étaient les affres du remords. Et soudain, de cette faible poitrine jaillit une clameur, un cri plein de fureur et d'ivresse : Aux armes, citoyens!... Qu'un sang impur abreuve nos sillons... ajoute-t-elle avec l'accent implacable du bourreau. Etonnée elle-même de l'enthousiasme qui a pris possession d'elle, elle commence la deuxième strophe, encore plus bas, avec plus de désespérance encore.. et de nouveau elle appelle au combat, au sang... Un instant c'est la femme qui en elle l'emporte : elle tombe à genoux, l'appel sanglant devient prière, l'amour est vainqueur, elle pleure, elle serre le drapeau sur son sein ... Amour sacré de la patrie! Mais déjà elle a honte, elle s'est redressée et elle sort en courant, en agitant le drapeau au cri de Aux armes citoyens! La foule n'a pas osé la rappeler une seule fois ... (Après l'Orage, A.S., tome VI, pp. 40-41. En français in Textes, op. cit. pp. 408-409.) Rachel avait donné ce spectacle au Théâtre Français à plusieurs reprises, entre le 5 et le 25 mai 1848, après la pièce classique. Bien que Herzen semble insister sur l'aspect histrionque de cette représen-
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tation, il était un grand admirateur de la célèbre tragédienne, qu'il alla voir jouer dès son arrivée à Paris. Il avait parlé d'elle dans ses Lettres de l'Avenue Marigny, publiées en 1847 dans le Contemporain : «Son jeu est étonnant ; quoiqu'il arrive, tant qu'elle est en scène, vous ne pouvez la quitter des yeux ; cet être faible, fragile, vous prend à la gorge ; je n'aurais pas d'estime pour quelqu'un qui ne se trouverait pas sous son emprise pendant la représentation. Je vois encore ces lèvres gonflées, ce regard rapide qui vous brûle, ce frémissement de passion et de révolte qui parcourait son corps ! Et cette voix, cette voix extraordinaire! » (En tout état de cause, que La Marseillaise de Rachel ait été « jouée» ou sincère, le parallèle avec les émotions de Natalie paraît assez artificiel.) (19) Quand les Herzen quittèrent une première fois Paris pour l'Italie, en janvier 1848, ils furent rejoints, à Rome, par une famille russe amie, les Toutchkov : le père, le général-major Alexis Alexéévitch Toutchkov était accompagné par ses deux filles, Hélène (qui devait épouser plus tard Nicolas Satine, un autre ami de jeunesse de Herzen et membre de son cercle universitaire) et Nathalie, la Consuelo de Natalie Herzen, qui lui voua toute l'amitié passionnée d'une femme frustrée et déracinée. La vie de Nathalie Toutchkov est un roman en soi. En 1849, elle épousa Nicolas Ogarev, l'ami intime, l'alter ego de Herzen, son cher «Nick». Le ménage Ogarev émigra en 1856 et retrouva Herzen à Londres. Natalie devint la maîtresse de Herzen et eut de lui trois enfants. Tout le monde vivait ensemble, dans une atmosphère digne du théâtre de Tchékov. E.H. Carr, dans The Romantic Exiles, op. cit. chap. 7 et 8, a fort bien narré cette histoire surprenante. (20) Dans ces pages, nous voyons se concentrer le thème, le leit-motiv de B. i. D. dont nous avons déjà parlé : la fusion de l'individu privé et de l'homme public. Les événements politiques sont étroitement entrelacés avec la vie personnelle de H., les uns et les autres marquant le grand tournant et laissant sur lui leur marque ineffaçable. Tout ce vécu, il le p01tera toujours en lui. Omnia mecum porto a pour lui plus d'un sens. Pour revenir une fois de plus à L. Gunzbourg : « Sa catastrophe personnelle se déduit avec une nécessité logique de la catastrophe générale. Pour l'œuvre de Herzen, cette position a une portée théorique immense.» (Op. cit. p. 292). Ajoutons que dans notre texte (ci-dessus p. 120 à la fin de p. 123), il n'est pas facile de faire la part des choses, d'individualiser, si l'on peut dire, les deux douleurs : celle du malheur historique et celle du malheur familial. (21) De toute évidence, Georg Herwegh, le poète allemand, apparaît dans B. i. D. sous l'éclairage projeté sur lui par son ancien ami devenu son ennemi mortel. De plus, dans l'optique herzénienne qui cherche à voir dans un individu le produit d'une époque, Herwegh est déduit des conditions socio-historiques de la bourgeoisie périmée, individualiste, vivant pour la jouissance. Produit caractéristique d'une société abhorrée, il est l'anti-héros, il est une « puissance du mal », activement maléfique. Il est aussi l'incarnation vivante d'un personnage littéraire, puisque Herzen voit en lui l'Horace de George Sand, dont il disait, bien avant de rencontrer Herwegh, que né de la lutte entre deux mondes, « il trouvait pour son égoïsme une arène incomparablement brillante, romanesque de surcroît ; et le scepticisme des esprits... avait développé (en lui) plus impérieuse encore, la soif d'émotions fortes à bas prix». (Journal, août 1842.) Herwegh-Horace est donc non seulement une émanation de la bourgeoisie tarée et caduque,
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mais responsable, en tant que tel, des «malheurs qui se sont abattus sur l'Europe ces temps derniers», tandis que Herzen et Natalie sont les représentants des principes moraux du monde nouveau prêt à éclore. Ils sont «une grande force positive». Ici nous voyons que la digression sur le roman intitulé Arminius n'est nullement fortuite : dans sa dramatisation littéraire, dans son exaspération humaine, Herzen voudrait donner une dimension grandiose au « choc entre deux mondes » : celui qu'il porte en lui et celui qui a engendré Herwegh. Ceci étant, il faut voir Georg Herwegh sous son aspect biographique. Né en 1817, il n'a pas fait de fortes études et s'est consacré tôt à la littérature. Fuyant l'Allemagne pour ne pas être incorporé dans l'armée, il réside en Suisse, où il écrit des articles à tendance démocratique, sans grande portée. En 1841, il compose ses fameux Poèmes d'un Vivant, qui apparaissent alors comme le modèle des poèmes politiques allemands, contrastant brillamment avec le romantisme inconsistant de la poésie lyrique allemande de l'époque. Le succès est énorme. La Jeune Allemagne des années quarante en fait son chantre, comme la Jeune Allemagne de 1815 avait fait pour Korner. Pendant la « tournée des banquets » dont parle Herzen a lieu l'entrevue avec le roi de Prusse (que nous verrons ci-dessous). Herwegh est à son apogée. Karl Marx l'apprécie, Henri Heine le chante dans un poème, où il le compare à une alouette montant vers le soleil. Mais ses écrits polémiques en prose le font expulser de Berlin, puis de Zurich. Il arrive à Paris (1843), où il publie un deuxièmè recueil de poèmes, qui n'a guère de retentissement. A partir de ce moment, il tombe dans un état d'apathie, qui ne cède la place qu'à des accès de fureur. Il travaille pour plusieurs journaux allemands, sous l'égide de Marx et d'A. Ruge. A Paris, il mène une vie de «dandy», et simultanément, devient une personnalité en vue des milieux révolutionnaires allemands. Il se lie ainsi avec Bakounine et Sazonov ; lorsque les Herzen arrivent à Paris, il est l'une des figures les plus populaires du mouvement démocratique international, mais sur le plan de la création littéraire, il n'est plus rien. Son talent a tari et sa nature s'est rétrécie, desséchée, si bien que Herzen, qui ne l'a pas connu pendant le temps bref de son épanouissement, se réfère à ce passé << glorieux » avec ironie, dès avant le drame. Moqueuse aussi est l'allusion à << l'élection >> de Herwegh comme président de la Légion allemande démocratique de Paris : elle ne paraît pourtant ni comique, ni anormale, étant donnée la position du poète dans ces milieux déracinés. L'expédition de Bade fut une erreur et un fiasco. Marx l'avait critiquée publiquement, en traitant Herwegh et Bornstedt d'utopistes qui, par erreur, se prennent pour des révolutionnaires. Herzen ne fut nullement le seul à répandre l'histoire de la couardise de Herwegh. En tout état de cause, le poète est un homme fini après 1848. Il n'écrit plus. Il ne fait rien, et le tableau de sa vie désœuvrée semble exact. Le portrait est certainement poussé au noir par Herzen, mais de nombreux témoignages (objectifs) présentent cet homme comme un assez triste personnage, sans grand intérêt dès l'âge de trente ans. Les raisons de leur amitié (que Herzen voudrait atténuer, mais qui fut réelle et vive, les lettres sont là pour le prouver) sont données dans le chapitre La Fièvre Typhoïde. Pour ce qui est de l'amitié Herzen-Emma, elle fut également vraie, voire profonde. Leur correspondance prouve qu'il lui portait une grande estime, lui confiait volontiers ses problèmes, comme il aimait le faire quand il s'agissait d'une femme dont il appréciait l'esprit. Mais qu'en était-il de Natalie? Ce << coup de foudre» est-il si surprenant que cela? Absolument pas ! Si l'on suit Natalie depuis le début, on voit
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qu'elle a subi nombre de déceptions. Herzen a sciemment tué en elle toute religion, toute foi. Le rêve de l'amour-passion qui devait lier ce nouveau Dante et cette nouvelle Béatrice pour l'éternité n'était qu'un leurre. Martin Malia l'a très bien résumé dans son intéressant chapitre XI, Realism in love : George Sand. (MM., op. cit. p. 261) : La participation (de Herzen) au culte de l'amour absolu avait été tant l'expression hyperbolique de sentiments juvéniles, qu'un expédient temporaire et désespéré pour surmonter le choc de l'exil. Une fois la crise passée, et la nouveauté d'une passion triomphante estompée, il n'a plus besoin d'un amour si' absorbant, mais tout simplement d'une épouse, dévouée et tendre, certes, mais néanmoins une épouse mdinaire, tenestre. Il avait besoin de bien d'autres choses encore, sa carrière, la politique, la philo.rophie, à quoi Natalie était totalement indifférente et qui lui apparaissaient, de surcroît, comme des rivales... Il semble qu'elle ait espéré que tout changerait en Occident, soit que son mari redevienne son «Dante», soit, qu'elle trouve le grand amour, tout en restant unie à Alexandre. George Sand, dont elle s'enivrait, lui inspirait ses idées sur « les droits naturels de la passion», qui transcendent les liens conventionnels, et sur une union harmonieuse où l'amour, la sacro-sainte amitié et même la tendresse fraternelle se trouvent mêlés pour assurer au mieux l'épanouissement d'une femme... Paul Annenkov, qui a connu Herwegh à Paris, chez Tourguéniev, chez les Herzen, etc. le dit doux et insinuant, avec un esprit pénétrant, « toujours aux aguets,. et doté d'une stupéfiante capacité de percevoir le moindre mouvement d'une âme humaine et de s'y adapter». Mais «cette merveilleuse personne dissimule des trésors d'égoïsme, des tendances épicuriennes et le besoin de satisfaire ses passions à tout prix... » Sa culture assez exceptionnelle, poursuit Annenkov, ses élans lyriques, ses éclats inpirés, répondaient « à la quête d'une exigeante fantaisie ». L'amour romantique apparaissait à Natalie Herzen «sous un aspect merveilleux, éblouissant! Lohengrin se présentait devant elle, descendu de ses hauteurs fabuleuses ... » (P. Annenkov, cité dans K., tome ll, pp. 551-552.) Le ton est légèrement moqueur, mais nullement caricatural ni mensonger, comme le montrent les lettres de Natalie. Entre autres, celles qu'elle adressait à Emma Herwegh, de Genève, aux premiers jours du grand amour, où elle disait se sentir « renouvelée de fond en comble», trouvant merveilleux tout ce qui l'entourait et éprouvant les sentiments « d'une fillette de quatorze ans». (Cf. Carr, op. cit. pp. 53-54.) Mais le vertige de la jeune rêveuse ne résista pas longtemps à la peur de se retrouver sans mari, sans enfants, avec un amant incapable de la protéger contre les réalités de la vie. Et Herwegh, qui peut-être l'avait aimée un moment, ou avait aimé son « triomphe », sa vanité comblée, voyant son amante lui échapper, n'accepta pas sa défaite : son amour-propre blessé, · son humiliation, devinrent rage, puis haine, puis véritable ignominie. Mais si, pour résumer cette étrange affaire, l'on posait la question qui sert de titre· au célèbre roman de Herzen : A QUI LA FAUTE? ne faudrait-il pas répondre, en toute impartialité : à tous les trois ! (22) L'entrevue entre le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV et Georg Herwegh fit couler beaucoup d'encre. Ici, pour la première fois (sans que Herzen y soit pour quelque chose), le poète apparait comme un personnage absurde et comme une « girouette ». Invité au palais, le 19.XI.1842, il aurait récité au roi, qui le complimentait pour ses poèmes, le monologue du marquis de Poza, dans le Don Carlos de Schiller, en insistant sur :
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« Majesté, je ne puis être le serviteur du roi ! » (Il y a là quelque chose de vrai, certainement, sans quoi Henri Heine n'aurait pas consacré un petit poème persifleur à cette rencontre.) Le roi lui dit que s'il appréciait ses vers, il n'aimait guère sa prose, et Herwegh se fit tout humble et contrit. Une caricature fut largement répandue aussitôt, intitulée «Le lion apprivoisé », montrant le poète de la démocratie allemande faisant le beau devant le monarque, contre qui il avait publié un pamphlet en Suisse, intitulé Vingt et une feuilles de Suisse; l'introduction de ce texte en Allemagne fut interdite et Herwegh se crut autorisé de se plaindre au roi dans une lettre, accusant ses ministres de passer outre à la volonté royale ! Il fut expulsé le 27.XII. On s'est perdu en conjectures sur l'initiative du roi recevant un représentant du mouvement de libération nationale. Peut-être n'était-ce qu'une fantaisie, inspirée par le souvenir de sa mère, la reine Louise, qui s'entourait de poètes, et même passait auprès d'eux pour leur inspiratrice. Mais la conjoncture historique était alors bien différente et « libération nationale » signifiait le rejet du joug de l'étranger : Napoléon. Il ne devait s'agir que de la fantaisie d'un prince.
(23) Dans la nuit du 23 au 24 avril 1848, Herwegh, avec un corps de 675 hommes, passa le Rhin. Les insurgés locaux se trouvaient déjà en mauvaise posture, et ceux venus de France battirent aussitôt en retraite. Le 27 avril, devant Dossenbach, ils durent accepter le combat contre les troupes « régulières » et furent battus. Herwegh et sa femme réussirent à se sauver et à passer la frontière allemande, mais les conditions de cette fuite donnèrent lieu à des bruits peu flatteurs pour le poète, non seulement dans les milieux réactionnaires, mais dans ceux mêmes de la démocratie : on affirmait que Herwegh s'était enfui dès le début du combat, caché sous le tablier d'une carriole que menait sa femme. Pendant des années, les amis de Herwegh et certains des participants de l'expédition réaffirmèrent sans cesse qu'il s'agissait d'une calomnie. Tout de suite après l'événement, Carl Vogt, qui siégeait au Parlement de Francfort (et qui était alors un ami intime du poète) lui écrivit que la campagne menée par ses adversaires avait atteint son but, ayant anéanti totalement l'autorité de Herwegh dans l'opinion publique allemande : «Vous ne pouvez vous imaginer combien profondément ont pénétré les histoires sur le tablier et ainsi de suite, et quelle lumière elles projettent sur vous ... » Pour répondre aux conseils de Vogt, Herwegh fit rédiger et publier, par sa femme, une brochure : A propos de l'histoire de la légion allemande de Paris, signée, comme l'indique Herzen, Une criminelle d'Etat. Mais elle n'améliora en rien la position du poète qui, vingt ans après, poursuivi encore par ce qu'il appelait « la charmante histoire du tablier », se déclarait « la première et la plus pitoyable victime» de la journée de Dossenbach, où « jamais plus d'hommes n'ont été plus absurdement sacrifiés ... » Ajoutons que H. Heine, après avoir loué Herwegh, « alouette montant vers le soleil », après l'avoir moqué en le traitant de marquis de Poza au petit pied, le vilipenda dans un poème au vitriol, le qualifiant de « lunatique, paillasse, héros de foire, ami intime des Pharisiens ». La carrière politique et littéraire de Georg Herwegh est définitivement achevée. Après le drame des Herzen, il est abandonné de tous, sauf de Richard Wagner. C. Vogt le flétrit avec une violence extrême. Amnistié en 1866, il revient en Allemagne, après quelques efforts stériles de retour à la politique et à la poésie. Il meurt en 1875. Emma vécut jusqu'en 1904. Elle fit tout ce qu'elle put pour persuader les enfants de Herzen de ne
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pas publier l'Histoire du Drame de famille. Comme nous l'avons indiqué, celle-ci ne fut intégrée dans B. i. D. qu'après la Révolution, en 1919. Dès lors, Marcel Herwegh, seul fils survivant du ménage, jugea qu'il fallait faire connaître les archives de sa famille, et les communiqua à E.H. Carr. Par la suite, il les donna au British Museum. (K., tome II, pp. 548-552 et Carr, op. cit. Préface). (24) La famille Herzen, accompagnée par Charles-Edmond-Chojecki, partit par le train, au matin du 17 juin 1850, et s'arrêta, le soir même, à Tonnerre. De là, ils gagnèrent Dijon, puis Châlon, où ils embarquèrent sur un bateau, L'Hirondelle, pour descendre la Saône et le Rhône jusqu'à Lyon. Toujours par voie fluviale, ils vont à Valence, puis en Avignon, d'où Natalie écrit à Herwegh : Que soit béni ce coin de terre o.ù, épuisés par la chaleur et la poussière, nous avons joui d'un merveilleux repos et de la fraîcheur ... Après Avignon, Marseille - l'une des villes les plus détestables et les plus prosaïques du Midi, écrit Herzen ; puis c'est Antibes et enfin, le 23 juin, Nice : J'ai choisi Nice non seulement pour son air doux et sa mer, mais parce que (cette ville) n'a aucune importance, ni politique, ni scientifique, ni même artistique. C'est un paisible refuge, où je me retire du monde, tant que (ce monde) et moi-même n'aurons pas besoin l'un de l'autre. Il écrit à Herwegh, le 27 juin : Somme toute, je suis content d'avoir quitté Paris, ce cancer européen, et d'avoir fait ce choix-ci, et pas une autre. Et Herwegh lui répond : «Enfin tu t'es arraché aux griffes du diable... Ainsi, c'est une nouvelle vie ! » (Lettres de Herzen et de Natalie, A.S., principalement tomes XXIII et XXIV, et Chronique, tome 1, pp. 568 et 571.) Pendant ce temps, le vice-ministre russe du Ministère des Mfaires Etrangères et le chef de la Troisième Section recherchent activement Herzen en Angleterre, en France, et en Suisse. On voudrait savoir, à Saint-Pétersbourg, où il se trouve ! On finit par apprendre que la police bernoise a été informée que certain démocrate russe du nom de Herzen, a été récemment expulsé de Paris, mais on ne sait s'il s'agit du conseiller de la Cour, Herzen, ou d'un autre. (Archives centrales de Moscou, aff. 239, rapporté dans Chronique, tome 1, p. 569 et L., VI, p. 146.) (25) Le roman de Herzen, A qui la Faute? (Kto vinovàt ?), commencé à Novgorod en 1841, fut complètement achevé en 1846; il parut en feuilleton dans les Annales de la Patrie, en 1845 et 1846. Herzen tentait d'y exposer, sous forme romantique, ses idées sur la femme et la société, et Martin Malia a raison d'y voir « l'un des morceaux de critique sociale les plus hardis à être publiés sous Nicolas ». (M.M., p. 269.) Pour résumer cette histoire, disons qu'il s'agit d'un jeune couple fort attaché l'un à l'autre : Lioubov et Dmitri Kroutziferski. Leur vie, très fermée sur elle-même, « subjective », est troublée par l'arrivée d'un homme séduisant et dynamique, Beltov, qui ressemble fort à Herzen. Il devient amoureux de Lioubov, qui lui rend son sentiment. Ici l'Auteur donne à son héroïne sa propre nature, tandis que Dmitri ressemble à la timide et souple Natalie. Lioubov, tentée de suivre l'énergique Beltov, se sacrifie pour ne pas détruire son tendre époux ; l'amant s'en va errer en Europe, Lioubov dépérit et Kroutziferski, qui a tout de même perdu l'amour de sa femme, se console... avec l'alcool. La conclusion « morale » était obligatoire, étant donné la censure de Nicolas rer, mais on sent très bien que dans l'esprit de Herzen elle était bien différente : Lioubov aurait dû suivre l'appel de Beltov, et Dmitri se consoler non en buvant, mais en se consacrant aux «intérêts généraux». La faute est donc celle d'une éducation et, par
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conséquence, celle de la société russe de l'époque. (Les trois personnages sont des parias par rapport à la haute société nobiliaire : Lioubov est une enfant naturelle, comme Natalie Herzen, Beltov est fils de serf, Dmitri est de humble extraction.) n est fort curieux de voir que Herzen, dans ce passage, fait malgré tout un rapprochement entre son roman et la situation où il se trouve, mais semble refuser la comparaison. Selon toute vraisemblance, c'est parce que, dans A qui la Faute ? le mari, Koutziferski, ressemble fort, par sa mollesse et son romantisme suave, à Herwegh, tandis que lui, Herzen, le mari réel, est un Beltov. Du reste, il le dit en toutes lettres: ... «Une voix intérieure ne soufflait : Tu n'as rien d'un Kroutziferski, et lui, quel curieux Beltov ! Où est sa noble sincérité ? Et moi, où est ma larmoyante abnégation ? Et dans cette comparaison, il trouve sa raison d'espérer : Natalie ne peut partir avec un homme qui manque de «noble sincérité ». Natalie-Lioubov ne peut que choisir Herzen-Beltov et rejeter Herwegh-Kroutziferski... Les rôles étant renversés, il ne peut s'agir d'une «prédiction de son destin ... » Mais si Herwegh avait été un Beltov, Herzen eftt-il pu raisonner de la même façon sans trahir ses idéaux qui remontent à sa découverte des Saint-Simoniens, « hérauts d'une foi nouvelle », qui prêchaient la libération de la femme et la réhabilitation de la chair? (B. i. D. F., tome 1, p. 195.) Il passe trop rapidement sur cet épisode pour qu'on ne devine pas qu'il ne s'y sent pas à l'aise... (26) Lydia Gunzbourg a insisté avec force sur la simplification littéraire de Herzen, sur son écriture « rectiligne », en quelque sorte, si ~ien que « sa propre vie intérieure devient plus dépouillée, plus transparente ». Il élague beaucoup de sentiments, de sensations, apparents dans les lettres qu'il écrit à Natalie, pendant ses pérégrinations à Paris, à Genève, où apparaissent ses changements d'humeur, ses souffrances, ses doutes, sa réévaluation du passé, sa peur devant l'avenir. «Mais dans B. i. D. tout cela est omis », et après une « élaboration littéraire », la « collision des sentiments »... paraît plus simple qu'elle ne l'est en réalité. » (op. cit. p. 304). Herwegh reprochait à Herzen son refus d'admettre le principe irrationnel des réactions humaines, et peut-être n'avait-il pas tort en lui écrivant, en 1850 : Le démon de l'analyse vous pousse toujours à trouver trop vite une formule ; mime l'amitié et l'amour doivent passer par le creuset de votre logique. Je ne vous envie pas votre terrible talent... (id. p. 303). (27) 28 juin 1851, Genève. Café. Ce qui m'arrive et pourquoi, juges-en toi-même. Il a tout raconté à Saz (onov). Des détails tels, que je les écoutais la respiration coupée. Il m'a dit qu'il « me plaignait, mais que c'était chose faite, que tu l'as supplié de se taire, que dans quelques mois, quand je me serais calmé, tu me quitterais... » Mon amie ! Je n'ajouterai par un mot. Saz(onov) m'a demandé si tu n'étais pas malade. Je me sentais mourir pendant qu'il parlait. J'exige de toi une réponse à cette dernière question. Tout cela dépasse les pensées les plus osées. Saz(onov) sait absolument tout. .. J'exige la vérité... Réponds immédiatement... je pèserai chacun de tes mots. Ma poitrine se rompt ... Et tu appelles cela un déroulement cohérent. Demain je me rends à Fri(bourg). Je n'étais pas encore tombé si bas. Ta réponse à cette lettre devra être envoyée à Turin, poste restante. Est-il possible que ce soit de toi que l'on parle de la sorte ? 0 mon Dieu, combien de souffrances à cause de mon amour... Qu'est-ce qui va arriver encore... Une réponse, une réponse à Turin. (28) Ici Herzen l'écrivain, l'artiste, rapproche deux images pour lui à
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jamais chères et inoubliables, qui se correspondent assez exactement : le soir de ses noces, à Vladimir, et le soir des retrouvailles, à Turin, Le 9 mai 1838, Herzen avait enlevé Natalie, séquestrée à Moscou, et l'avait épousée. Ils ne s'étaient pas vus depuis très longtemps. Mariage des plus modestes, avec deux témoins, dans une petite église de la périphérie. Puis « nous nous assîmes dans le salon, devant une petite table, et, oubliant la fatigue des jours derniers, nous parlâmes une partie de la nuit ... (B. i. D. F., tome I, p. 420.) Et voici que, à Turin, si éloigné par le temps et l'espace de Vladimir, Alexandre et Natalie célèbrent de nouvelles noces. Tout ce texte, depuis « elle portait une robe blanche :. jusqu'à « nous parlâmes beaucoup, longuement, comme après une séparation de plusieurs années ... » semble osciller entre le présent et le passé, réminiscences et réalité s'entrelaçant, les émotions sont transposées dans un mouvement de va-et-vient. Quant à la phrase ci-dessus : « comme après une séparation de plusieurs années », elle est matériellement vraie pour le 9 mai 1838 et moralement, si l'on y réfléchit bien, pour le 7 juillet 1851, et peut-être vraie aussi sur un plan plus intime. (29) L'original de la lettre est inconnu, mais E.H. Carr en a retrouvé le brouiiion au crayon dans le carnet de Herwegh où Natalie aimait aussi à déverser le trop-plein de sa passion. Il serait fastidieux de citer intégralement cette collection d'ignominies, mais il ne s'agit pas davantage d'afficher une sotte pudeur. Les passages cités suffiront à compléter le portrait du personnage odieux qu'était devenu le poète : « .. .Je ne recu·lerai devant aucun scandale... Soyez assuré que ma voix noiera la voix de cet enfant de l'inceste et de la prostitution que vous voulez étaler aux yeux du monde comme preuve triomphale de ce que vous n'êtes pas ce que les gens disent... » (Il fait allusion à la grossesse de Natalie. Les six derniers mots étaient insérés au-dessus du simple mot «cocu», barré)... «Vous savez pourtant de sa bouche qu'elle demeura vierge dans vos bras, en dépit de tous ses enfants, et qu'elle le demeure encore... Vous ne continuerez pas la prostitution d'un être que je ne vous ai point volé, mais que j'ai pris parce qu'elle m'a dit que vous ne l'aviez jamais possédée ; moi, en tous cas, je n'y survivrais pas. A vos insultes gratuites à Emma, vous avez ajouté l'infamie de prétendre que j'ai séduit votre femme... Ce nouvel enfant doit être baptisé dans le sang de l'un de nous. J'attends vos ordres... Entre-déchirons-nous comme des bêtes sauvages, puisque nous ne devons plus être des hommes, et pour une fois montrez (si vous l'avez) autre chose que votre porte-monnaie. Ruine pour ruine ! Assez de froide délibération ... » La lettre s'arrête ici. (Carr, op. cit. pp. 96-97.) (30) Dans un premier temps, il y eut une déclaration rédigée par Haug et Tessié du Motay, qu'ils comptaient augmenter d'un grand nombre de signatures, sans y réussir. Aussi effacèrent-ils les leurs. En voici le texte, qui est évidemment une réponse à l'Appel aux Frères de la Démocratie (18 juiiiet), v. ci-dessous p. 214-215) : « Frère, vous nous avez choisis pour juges. Ce choix nous honore et nous acceptons la responsabilité dont vous avez bien voulu nous charger. Un duel cesse d'être possible là où il n'y a pas égalité. Monsieur Herwegh a failli à l'honneur. Entre cet homme et vous aucun duel ne peut avoir lieu. Nous le déclarons en tant que juges élus, en tant que coreligionnaires, à la face de tous les hommes, afin que notre déclaration puisse vous servir de témoignage. »
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Deuxième temps : Engelson informe Herzen que Giacomo Medici et la plupart des militants italiens refusent de signer « la déclaration signée de Haug, Tessié, etc. : « Ils ne veulent pas apparaître en qualité de juges, car «seul l'un des plaignants s'est adressé à eux>>, Troisièmement : entre-temps, Enrico Cosenz a rédigé, à Gênes, le 23 juillet, une « déclaration » signée par lui, Carlo Pisacane, Giacomo Medici, Luigi Mezzacapo, Agostino Bertani, Camillo Boldoni. Ce texte est en quelque sorte une compensation pour le refus des démocrates italiens d'avaliser celui de Tessié du Motay : · «Nous, soussignés, étant invités par Monsieur Herzen (dont l'amitié nous honore à cause de ses remarquables qualités) d'exprimer notre opinion relativement à son conflit avec Monsieur Herwegh, nous déclarons ici qu'ayant refusé dans les circonstances données un duel avec Monsieur Herwegh, Herzen a agi selon nos convictions. >> (31) L'Avenir de Nice, rendant compte, dans son numéro du 21.111.1852 des funérailles de Rose Garibaldi, la mère de Giuseppe Garibaldi, morte le 19 mars, précisait que le cercueil était porté par Herzen, Orsini, Chojecki et d'autres. (Chronique, tome II, p. 77.) (32) L'acte d'achat de la concession au cimetière du Château, à Nice, est conservé dans les archives de la ville. Herzen y repose à côté de son épouse. Les obsèques de Natalie eurent lieu le 3 mai au soir. Herzen .suivait le catafalque, tenant Sacha par la main, et accompagné par Engelson, Tessié, Orsini et leurs épouses, Reichel, Vogt, des amis italiens et des émigrés politiques, ainsi qu'une grande foule de Niçois. L'Avenir de Nice parle d'un cortège « immense et silencieux qui avançait, à la lueur des torches, le long des rues sombres... on pouvait voir, derrière le cercueil, nombre de visages familiers et chers à Rome et à la Lombardie, à Naples et à Venise, au Piémont, à l'Allemagne, à Vienne, à la Hongrie et enfin à la Pologne ... » Griv, le consul de Russie à Nice, fit savoir au Département des relations étrangères du Ministère des Affaires Extérieures, à SaintPétersbourg, que les émigrés avaient organisé «.une véritable démonstration » à l'occasion de ces funérailles ; il parle d'une « foule innombrable, composée de tout ce que la ville contient de démagogique>>, et se réfère à des «discours des plus passionnés et des plus persuasifs». Le comte J.N. Tolstoï communiquait de Paris à la Troisième Section que, d'après ce que lui avaient dit des « personnes arrivant de Nice », la foule rassemblée à neuf heures du soir pour former un cortège montait à cinq mille personnes. « Tous les équipages de la ville et des environs avaient été loués pour donner à la cérémonie plus de pompe, et plus de dix mille torches éclairaient la procession funèbre. ...Herzen prononça. un discours sur la tombe de sa femme et profita de l'occasion pour attaquer, en termes des plus frénétiques, l'ordre et la salutaire réaction qui s'instaurent maintenant en Europe, et en même temps pour exalter à l'extrême la funeste doctrine qu'il professe. » (Il n'est question dans aucune autre source ni d'un discours de Herzen lui-même - il eût été étonnant qu'il en prononçât un - ni d'autres détails, par exemple du chiffre de cinq mille personnes. En revanche, l'Avenir de Nice fait état de «nombreux ateliers» qui, ce soir-là, cessèrent le travail.) (33) Une vieille amie des Herzen, Mme Tatiana Astrakova (qui avait contribué à l'enlèvement de Natalie à Moscou, en 1838), écrivait aux Reichel, le 27 mai : « Pourquoi l'avoir abandonné, et les enfants ? Comme
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si on pouvait le laisser seul en ce moment ! Cela fait peur. Qui va prendre soin des enfants ? Est-il en état maintenant de penser à quelque chose, de faire quoique ce soit? Or, les enfants ont besoin du regard d'un être proche, aimant - le regard d'une bonne ne vaut rien! Vous aviez autrefois l'intention de partir pour l'Angleterre ~ ce serait bien si vous l'emmeniez lui, avec les enfants, et que vous surveilliez les enfants... c'est péché que de les laisser à l'abandon... Soyez bonne, tenez-moi informée de temps à autre sur la famille de Natacha. C'est comme si c'était la mienne - mon cœur se serre pour eux. » (Département des manuscrits de la Bibliothèque Lénine, Moscou, cité dans Chronique, p. 89.) (34) Les pérégrinations de Herzen n'apparaissent pas dans un ordre chronologique, et c'est bien ainsi, car il s'agit d'une œuvre littéraire, presque d'un roman, à certains égards. Mais pour plus de clarté, on peut le suivre géographiquement au départ de Nice, après la mort de Natalie. L'itinéraire se présente ainsi : Le 8.V.1852, Herzen quitte Nice avec Sacha, Tessié et le cuisinier François. Il passe une demi-heure sur c la colline », près du tombeau de Natalie. Le lO.IV, ils arrivent à Gênes; ils y restent jusqu'au 20. A Gênes, ils ont vu beaucoup d'amis, dont Medici et Pisacane. Le 22 juin, ils montent à bord du Fürst Radetzky, péripétie racontée au tome II de B. i. D. F. (chap. XXXVII, pp. 368-370.) Le 26.VI, ils arrivent à Lugano, après avoir franchi le col du Saint-Gothard, et y restent, à l'Albergo del Lago, jusqu'au 13.VII. C'est durant ce séjour que se passent les incidents avec Herwegh, dans l'hôtel de Zurich, et que Herzen correspond avec Richard Wagner et avec Michelet (entre autres). Ils arrivent à Lucerne, le 14.VII. Tessié l'informe sur le mémoire rédigé par Haug (cidessus). Herzen rédige l'Appel : Je vous prends pour juges, etc. Pendant ce séjour, les diverses lettres adressées au journal Neue Zürcher Zeitung. Le 30.VII, départ de Lucerne pour Berne, puis Fribourg, où il rédige son testament. Le 4 août, il est à Genève puis, par Interlaken, il arrive à Paris, sans autorisation officielle, le 15 ou le 16.VIII. C'est la dernière étape avant l'Angleterre. Le 24.VIII, Herzen et Sacha arrivent à Douvres, au petit matin, puis le soir, à Londres. Herzen déclare poser le pied sur le sol anglais « avec un véritable respect. Quelle différence avec la France ! Ici l'on se sent libre». (35) La décision d'aller vivre à Londres ne fut pas prise facilement. Après la mort de Natalie, Herzen fut habité par l'obsession (presque maladive) de faire juger et condamner Georg Herwegh par les représentants de la démocratie européenne. Idée bizarre, tout à fait surprenante, et dont on ne peut écarter l'étrangeté, voire l'absurdité, qu'en comprenant l'optique de Herzen. Nous l'avons noté : une des idées-force de Herzen, c'est l'union absolue entre ce qui est privé et ce qui est public. L'effondrement du général entraîne inévitablement la catastrophe particulière. Les réflexions sur le « choc » entre deux mondes, à propos du roman Arminius, viennent compléter et corroborer cette idée centrale de B. i. D. Aussi, l'homme qui se voit comme le représentant d'une élite intellectuelle, d'une « minorité cultivée », comme l'émanation d'un groupe social appelé à l'action, doit être exemplaire et responsable. C'est à partir de ces prémices que Herzen considère son drame personnel comme une affaire d'importance générale, concernant tous ses « frères démocrates ». Herwegh est l'incarnation de tout ce qu'ils condamnent et haïssent : il est le monde ancien. Herzen est le monde nouveau, encore en gestation sans doute, mais qu'il affirme et proclame. Il fait partie de l'Histoire, comme tout individu militant
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responsable ; il porte les principes moraux de ce monde nouveau ; il ne peut être ni humilié, ni atteint par celui qui n'est que négation et irresponsabilité. Herzen désirait donc ardemment la condamnation et l'anéantissement moral de celui qui, en le trahissant, en l'insultant, en le provoquant, avait porté atteinte à ce qu'il représentait. Or, ce c tribunal » dont espérait tant cet homme blessé (blessé inside et outside, pour reprendre ses propres termes) ne pouvait être formé qu'à Londres, centre, en ce temps-là, de l'émigration révolutionnaire internationale. C'était là qu'il pourrait invoquer le jugement des siens. Il fallait, dès lots, renoncer à l'Amérique, qui lui avait paru un moment, en dépit de ses préventions anciennes, le lieu du détachement total. Mais, outre la possibilité croyait-il - d'avoir satisfaction en Angleterre, les arguments de ses amis avaient fini par le convaincre : .. .Songez que votre champ de bataille, c'est l'Europe, lui écrivait Mazzini, le 27 mai 1852. Restez en Europe! Demeurez avec nous autres, les vieux lutteurs. Que trouverez-vous en Amérique ? La liberté? Mais ne la portez-vous pas en vous? Medici, Carl Vogt, lui faisaient écho. Ce serait donc Londres, puisque c'était là-bas que se constituerait ce tribunal, idée bonne et juste, disait Herzen. Des années après, il maintenait encore qu'il avait eu raison de réclamer ce « procès sans procureur, sans bourreau, au nom de la solidarité des peuples et de l'autonomie de la personne humaine ». Ce tribunal ne fut pas constitué. On peut supposer que ce projet paraissait utopique, voire puéril aux divers représentants de la démocratie révolutionnaire, absorbés par la politique et divisés à cause d'elle. A la limite, on peut même imaginer que cette histoire d'adultère leur paraissait banale, et que, contrairement à Herzen, ils ne pouvaient la voir à la lumière de l'Histoire. Pure conjecture, puisque nous ignorons tout des pourparlers entre Herzen et ses «frères de la démocratie», sinon ces quelques phrases désenchantées, au début de la Sixième partie : Des rencontres vaines, une qu2te stérile, des conversations pénibles et tout à fait inutiles durèrent deux bons mois... (p. 233). (36) Ici s'interrompt le manuscrit de cette partie de B. i. D. Ensuite est placé cet en-tête : Une autre visite, le 26 mars 1865, suivi d'un texte. Quelques extraits du Journal se réfèrent encore au drame de famille, en 1863, entre autres celui du 24 septembre presque identique à celui que nous donnons pp. 206-207, et un autre, du 26 septembre différent, concis et chargé d'émotion : 26 septembre 1863 Le vapeur Aunis. Civitavecchia. «Nous sommes amarrés devant la muraille de la forteresse ; tout est austère et laid, hormis le ciel... Des soldats français errants ; un gamin brun, tout à fait nu, aborde le bateau dans une barque où, assis, il I'essemble au jeune garçon de Flandrin. Je n'ai pas l'autorisation de descendre sur le rivage pontifical, je reste sur le pont. A la nuit, nous appareillerons pour Naples. Je pars voir mes enfants, comme pour une grande fête d'hiver... Il n'y en aura pas beaucoup avant mon 31 décembre. Il faut qu'elle, l'absente, soit présente en eux, et qu'une jeune vie me ceigne encore de sa couronne. Puis, à nouveau, le travail, à nouveau la route qui, de jour en jour, devient plus pierreuse, et que nous suivons tous les deux, comme nous l'avons suivie en 1833, voici trente années ! Amen!»
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(37) Le Pr Mervaud (op cit. C.M.R.O., vol. XIV, 3• cahier, pp. 342-343) nous donne l'essentiel de la lettre de Michelet, datée du 29.VII.1852, en réponse à celle de Herzen : ... « L'église démocratique a seule le droit de donner de tels exemples, celui de l'excommunication, celui de réserver le fer aux tyrans. Les occasions se trouveront en foule, dans le temps qui court, de montrer par des actes énergiques de guerre le vrai sens de cette paix de mépris et d'ignominie que notre église accorde à ceux de ses enfants qui se montrent indignes d'elle. Des choses et non des mots, voilà la vraie réponse et celle que vous donnerez. Si vous me permettez un avis fraternel, une fois que vous aurez expliqué la situation à ceux de nos amis qui auront autorité morale, laissez la chose tomber. Quand les événements viendront, elle reprendra son cours. Le premier soin de la démocratie sera de se purger et de défendre aux malhonnêtes gens de se mêler de ses affaires. » (Lettre publiée par Gabriel Monod, le gendre de Herzen, dans La Revue du 15.V.1905.) La réponse de Michelet attrista et déçut Herzen qui, dans une lettre du 13.X.1853, lui dit, entre autres : l'ai cru voir une certaine indécision dans votre réponse. - Mon Dieu, vous en aviez tout le droit, vous m'avez si peu connu comme caractère... (A.S., tome XXV, pp. 120-121.) Michelet tenta de le rassurer : « Gardez-vous bien de croire que j'aie jamais eu un moment de doute pour les choses intimes et si douloureuses que vous m'écrivez. Je me suis donc mal exprimé dans ma réponse. Mon sentiment, au contraire, n'est qu'absolue confiance et vénération pour vous ... » (La Revue, comme ci-dessus.) Mais cela ne consolait pas Herzen. Dans la lettre ci-dessus, il avouait à Michelet sa tristesse devant l'échec de son projet de tribunal, et concluait par cette phrase : La foi dans la possibilité d'une pareille justice a été ma dernière illusion. (38) Consulté par l'intermédiaire de Charles Edmond, Proudhon avait écrit à Herzen pour l'approuver. Sa véhémence, son style dramatique, contrastent avec le ton modéré de Michelet. Voici quelques passages frappants: ... « Tout ce qui professe en Europe les idées de rénovation sociale, a le droit de se considérer désormais comme membre d'une société supérieure, dont la première prérogative est le droit de justice à l'égard de tous les individus qui la composent. Pourquoi donc, forcés d'admettre dans nos relations générales l'arbitrage des tribunaux établis, n'aurions-nous pas, pour les faits qui nous concernent, notre Sainte-Vehme, chargée de la vengeance des crimes qui portent atteinte au serment de progrès et de fraternité. Un scélérat abusera pendant dix ans du titre de démocrate, de socialiste, de révolutionnaire ; il aura joui de la popularité attachée à ces noms ; après avoir conquis la fortune et le luxe en charmant par de faux sentiments une jeune fille enthousiaste, qu'il n'aimait point... et porté le désespoir au cœur du plus dévoué et du plus honorable des amis... Ecoutez-moi, Herzen. Vous pouvez faire part, à qui de droit, de ce que je m'en vais vous dire. J'inscris mon nom le premier sur la liste des vrais réformateurs, qui sont résolus à résister à la tyrannie par tous les moyens utiles, et pour cela ne reculent pas devant la formation d'un tribunal de francs-juges. Je dévoue à l'opprobre et au supplice, Herwegh, lâche suborneur, infidèle ami, traître à l'honneur et à l'hospitalité. Je m'engage, pour ma part, et aussitôt que l'association vehmique sera constituée, à poursuivre par tous les moyens en mon pouvoir, l'extermination
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dudit Herwegh : je le dénoncerai partout, je l'outragerai et le frapperai, sans jamais lui accorder aucune réparation, et si je puis, je le tuerai. Il est temps, mon cher ami, que la démocratie européenne, réformatrice et révolutionnaire, devienne autre chose qu'un vain mot. .. » Il paraît hors de doute que cette lettre fortifia plus que toute autre approbation le projet de Herzen et nourrit sa « dernière illusion ». (39) M. Mervaud, en découvrant un texte inédit de Proudhon à la Bibliothèque municipale de Besançon, a éclairé le mystère qui entourait la lettre de Proudhon à Herzen, que nous citons ci-dessus, et qui est datée du 7 août 1852. On connaissait, en effet, l'existence d'une lettre de Proudhon de juillet, que Raoul Labry avait pu voir chez la fille de Proudhon, Mme Henneguy. (H.P., p. 132.) Tous les chercheurs ont cru, à la suite de Labry, que c'était à cette lettre-là que Herzen répondit le 6-7 septembre (ci-dessus, p. 220 et suiv.) et non à celle du 7 août. Or, celle-ci n'avait été publiée qu'en partie, le texte intégral a été découvert par M. Mervaud, et, depuis sa publication en 1973 (op. cit. vol. XIV, 3" cahier), apporte une précieuse contribution aux études herzéniennes en ce qui concerne le conflit Herzen-Herwegh. Reste le problème de la lettre de juillet. Selon toutes les apparences, elie s'est perdue et Labry n'en aurait vu que le brouillon. Ce qu'écrit Herzen à Maria Reichel nous permet de l'affirmer : A propos, apprenez, pour Dieu, comment s'est perdue la lettre que Proudhon m'a adressée... (23.VII). Et encore: Vous êtes-vous renseignée au sujet de la lettre de Proudhon, et ne va-t-il pas en écrire une autre? (A.S., tome XXIV, pp. 306 et 315 et Lit. Nasl., tome 61.) A la question qui vient natureliement à l'esprit : pourquoi la lettre de Proudhon, du 7 août, a-t-elie été tronquée au point d'induire tout le monde en erreur, tronquée en supprimant tout ce qui concernait l'affaire. M. Mervaud suggère une réponse logique : Herwegh ayant gardé toutes les lettres de Natalie comme instrument de chantage éventuel, les enfants de Herzen ont mis l'interdit sur les chapitres concernant le drame de famille, et ceci pendant cinquante ans. « Ils ont dû de même juger inopportun de publier la première partie de la lettre du 7 août 1852, dans laquelle Proudhon condamne si sévèrement Herwegh. » (40) Il avait si peu compté demeurer à Londres, qu'il écrivait à Maria Reichel, moins d'un mois après son arrivée, qu'il s'ennuyait et n'envisageait pas de rester même trois semaines. (17 septembre.) Le 20, il lui annonçait : «Je resterai ici encore dix jours.» Et c'est seulement le 26 octobre qu'il déclare, apparemment après avoir acquis la certitude qu'il ne pouvait plus compter sur ces francs-juges chaleureusement approuvés par Proudhon : « Ainsi, je reste ici. J'ai trouvé un appartement magnifique, éloigné de tout. Cela signifie le début du reflux. La tempête qui depuis deux ans se déchaîne autour de moi, commence à s'apaiser ; le reste de toutes mes pertes, de tous mes naufrages, a été rejeté sur un rivage totalement étranger. Ai-je pensé vivre à Londres? Jamais! Tout est fortuit. Il doit en être ainsi. .. » Il allait rester en Angleterre jusqu'à la fin de 1864; ensuite, il s'en absenta par trois fois, en 1861, 1863, 1864. Le 15 mars 1865, il quittait définitivement Londres et l'Angleterre. E.H. Carr (op. cit. p. 121) affirme, à juste titre, semble-t-il, que durant tout ce long séjour, Herzen demeura un «spectateur désintéressé». Ses réactions furent toujours variées et souvent contradictoires, les deux leit-motiv étant d'une part, le pays de l'ennui (ici l'existence est aussi ennuyeuse que celle de vers dans un fromage), de l'autre, «le seul pays pour un homme libre». Libertés et droits civiques l'emplissent d'une immense admiration. En même temps,
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il assure avec Victor- Hugo que les Anglais sont un grand peuple... Mte t A la vérité, il les connaissait mal, et ses opinions (y compris son attitude agnostique, souvent provoquante) ne lui firent pas ouvrir beaucoup de portes... (41) Carr a dénombré pas moins de dix-sept domiciles londoniens de Herzen. Il résida à Spring Garden, no 4, près de Primrose Hill, du 20 septembre 1852 à la fin octobre 1853, puis vécut au no 25, Euston Square, jusqu'en juin 1854 ; il n'y resta que six mois et déménagea à Saint-Helena Terrace, Richmond. Depuis le printemps 1853, ses filles étaient venues vivre avec lui. Sacha avait près de quatorze ans, Tata huit et Olga deux ans et demi. Les petites filles avaient une bonne d'enfants, Sacha un précepteur. Puis leur père engagea une institutrice, Mlle Malwida von Meysenbug, dont l'emprise fut énorme et bénéfique. Pour tout ce monde, il fallait une maison spacieuse. Apparemment, ce n'était jamais assez grand, et après un été passé au bord de la mer, à Ventnor, on emménagea dans Richmond House, Twickenham (décembre 1854). A Orsett House, Westboume Terrace, dont il est question au tome II de B. i. D. F., Herzen résida du 15.XI.1860 au 28.VI.1863, et à Elmsfied House, Teddington (ci-dessus, p. 206) du 28.VI.1863 à la fin juin 1864. (42) L'idée de créer un organe de presse russe libre obséda Herzen environ six mois après son arrivée à Londres. Il ne recevait pas de nouvelles de Russie, non seulement à cause de la censure, mais surtout à cause de la pusillanimité de ses amis. C'était celle-ci, et leur « apathie politique » qui le mettaient hors de lui et lui inspiraient de les « réveiller » : La couardise des Moscovites me force à rougir devant les Polonais qui se trouvent ici ... L'appui moral et matériel de Worcell et des Polonais émigrés à Londres fut un facteur déterminant dans la création de cette imprimerie russe. Ils étaient volontaires pour des missions dangereuses, comme de faire parvenir les premières « feuilles volantes » en Russie, via la Pologne. Ce fut Worcell qui fit venir de chez Firmin Didot, à Paris, les caractères russes, créés quelques années plus tôt pour l'Académie impériale de Pétersbourg. Herzen visait avant tout ses amis de Moscou : « Ils devraient avoir honte de rester là-bas en ermites, sans mot dire ; or il y a moins de danger pour eux que dans nos climats - hormis l'Angleterre. Une occasion comme celle-ci, ils ne la trouveront pas en bien des années ... Pour leur prouver la possibilité d'avoir des relations avec eux, j'ai décidé d'imprimer en russe. » Le 21 février 1853, il lançait sa célèbre exhortation : A MES FRERES, EN RUSSIE, publiée par l'IMPRIMERIE RUSSE LIBRE, A LONDRES et annonçait que le travail commençait. S'adressant à ceux qui pouvaient partager ses opinions, il s'exclamait : La porte vous est ouverte. Voulez-vous en profiter, oui ou non? C'est à votre conscience d'en décider. Si nous ne recevons rien de Russie, ce ne sera pas de notre faute. Si la tranquillité vous est plus chère que la libre parole, alors taisez-vous. Mais je ne puis y croire. Jusqu'à présent, personne n'a rien imprimé en russe à l'étranger, parce qu'il n'y avait pas d'imprimerie libre. A partir du Jer mai 1853, l'imprimerie sera ouverte. En attendant, dans l'espoir de recevoir quelque chose de vous, je vais publier mes manuscrits. Il concluait : Etre votre organe, votre discours libre, non censuré, voilà tout mon but! La proclamation fit en Russie, auprès des anciens amis de Herzen, tout le contraire de l'effet escompté. «La nouvelle que nous publions en russe, à Londres, a effrayé et confondu non seulement les gens éloignés, mais aussi les proches ; cela a frappé trop rudement les oreilles habituées
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aux chuchotements et au silence... » Mais Alexandre Ivanovitch Herzen était redevenu un lutteur et rien ne devait le détourner de son projet, profondément convaincu qu'il était, et à combien juste raison, de la nécessité absolue d'une typographie russe hors des frontières de la Russie. C'était, affirmait-il, l'œuvre la plus pratiquement révolutionnaire qu'un russe puisse entreprendre en attendant des œuvres différentes et meilleures... » FIN DES COMMENTAIRES
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CHRONOLOGIE SOMMAIRE DES DEUX PREMIERS TOMES
25 mars 1812 Naissance d'Alexandre Ivanovitch HERZEN. à Moscou septembre 1812 NAPOLEON à Moscou 19 novembre 1825 Mort du tsar ALEXANDRE Jer, à Taganrog 14 décembre 1825 Soulèvement des DECEMBRISTES, à SaintPétersbourg mai 1826 Couronnement du tsar NICOLAS rer, à Moscou septembre 1829 Entrée de Herzen à l'UNIVERSITE juin 1833 Sortie de l'Université. TIIESE : Du développement historique du système de Copernic 21 juillet 1834 ARRESTATION DE HERZEN à Moscou. Prison Kroutitzki 20 mars 1835 CONDAMNATION A LA DEPORTATION 28 avril 1835 Arrivée à Perm 13 mai 1835 Départ de Pérm pour Viatka. Chancellerie de Tiufiaëv fin 1837 Visite du PRINCE HERITIER ALEXANDRE à Viatka. Rencontre avec Herzen. Promesse d'intervention 3 janvier 1838 Transfert de Herzen en RESIDENCE SURVEILLEE à Vladimir 3 mars 1838 VOYAGE CLA."NDESTIN de Herzen à Moscou pour voir sa cousine et fiancée, NATALIE ZAKHARINE 9 mai 1838 ENLEVEMENT DE NATALIE, retour à Vladimir. MARIAGE 13 juin 1839 Naissance d'un FILS, ALEXANDRE, à Vladimir 271
2 mars 1840 Nicolas l"" autorise Herzen à revenir à Moscou mai 1840 Le père de HERZEN, IVAN ALEXEEVITCH IAKOVLEV, exige qu'il serve dans une Chancellerie à Saint-Pétersbourg décembre 1840 Herzen convoqué à la Troisième section : NOUVEL EXIL à Novgorod juillet 1842 Nouvelle grâce du tsar.- RETOUR AMOSCOU. - Slavophiles et Occidentalistes. Salons littéraires. - Cercles littéraires. janvier, mars, Publication dans Les Annales de la Patrie mai, décembre 1843 d'une grande étude : Du Dilettantisme dans la Science 30 décembre 1843 Naissance d'un FILS, NICOLAS, à Moscou 13 décembre 1844 Naissance d'une FILLE, NATALIE, à Moscou Publication dans Les Annales... de huit Lettres sur l'Etude de la Nature 1845-1846 Publication dans Les Annales... du roman A QUI LA FAUTE? (Kto vinovàt ?) écrit en 1845. 6 mai 1846 MORT DU PERE.- Héritage été 1846 Vacances à Sokolovo. - Querelles et ruptures entre les amis du « cercle Herzen-Ogarev :. . - Désir de partir pour l'étranger 17 novembre 1846 Herzen est autorisé à demander un passeport 21 janvier 1847 DEPART POUR LA FRANCE, avec toute la famille et des amis 25 mars 1847 La famille Herzen à Paris 21 octobre 1847 Départ pour l'ITALIE 28 avril 1848 RETOUR A PARIS 1847-1848 Publication dans le Contemporain (Sovrémennik) des dix Lettres de France et d'Italie. 22 juin 1849 A la suite de sa participation à la journée du 13 juin, à Paris, Herzen est EXPULSE DE FRANCE. -Départ pour Genève 272
juin à déc. 1849 Séjour à Genève.- Amitiés diverses: James Pazy, Struve, les réfugiés italiens : Mazzini, Orsini, Medici, etc. décembre 1849 Départ pour Zurich, pour chercher sa mère LUISA HAAG, puis pour Paris, afin de faire débloquer sa fortune, mise sous séquestre par Nicolas 1•
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TABLE DES MATIERES
Note . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . • . . • . . . . . • . . .
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Bibliographie
Cinquiême partie (suite et fin) Chapitre XXXIX : L'argent et la police. - L'empereur James de Rothschild et le banquier Nicolas Romanov. - La police et l'argent ........ :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
13
Chapitre XL : Le Comité Européen. - Le consul général de Russie à Nice.- Lettre à F. Orlov.- Persécution d'un enfant.- Les Vogt.- Passage du rang de Conseiller de la Cour à celui de paysan taillable. - Réception à Châtel . .
33
Chapitre XLI : P.J. Proudhon. -Publication de La Voix du Peuple. - Echange de lettres. - Importance de Proudhon. - Complément . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Eclaircissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
89
Inter-Chapitre : Méditation sur des problèmes effleurés . .
91
Chapitre XLII : Coup d'Etat. - Le Procureur de la défunte République. La voix de la vache dans le désert. L'exil du Procureur. L'ordre et la civilisation triomphent . . . . . . . . . .
101
Histoire d'un drame de famille: 1. 1848 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Symptômes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fièvre typhoïde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
109 117 123
Il. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
129 275
III. Le Vertige du Cœur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
142
IV. Encore une année . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
149
v ......................... ······ ............... VI. Oceano Nox . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII. 1852 . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
157 161 174
VIII. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
186
Complément : Haug . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
195
Notes de l'année 1863 : 1. . .............................................. 2. Teddington avant de partir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Après l'arrivée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
205 206 207
Eclaircissem.ent
....................................
209
1. Lettre à Richard Wagner .. .. .. .. .. . .. .. .. .. . .. ..
211
II. Appel d'Alexandre Herzen aux « Frères de la Démocratie :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 214
III. Lettre à Jules Michelet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
215
IV. Lettre à Proudhon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
220
V. Lettre à Müller-Strubing . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
227
Sixième partie ANGLETERRE Chapitre Premier : Les brouillards de Londres
233
Textes annexes : Lettre à D. Mazzini Testament de A.J. Herzen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Protêt de la lettre de change d'Emma Herwegh . . . . . . . . . .
239 243 247
Commentaires
249
.................................... .
Chronologie sommaire des deux premiers tomes 276
271
ACHEVE D'IMPRIMER LE 7 SEPTEMBRE 1979 SUR LES PRESSES DE DOMINIQUE GUENIOT IMPRIMEUR A LANGRES
Dépôt légal : 3• trimestre 1979 N• d'imprimeur : 260