CLASSIQUES SLAVES
Alexandre Herzen ,
,PASSE
ET MEDITATIONS TOME DEUXIEME PRf:SENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLI...
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CLASSIQUES SLAVES
Alexandre Herzen ,
,PASSE
ET MEDITATIONS TOME DEUXIEME PRf:SENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLIVIER
EDITIONS L'AGE D'HOMME
Alexandre Ivanovitch Herzen : sa pensée puissante aux multiples facettes rayonne au milieu du XIX" siècle sur la Russie. ll est le combattant inlassable, le guetteur attendant les premiers feux du jour, le messager élevant l'étendard des espérances. Son combat pour la rénovation de sa patrie, par la voie d'un socialisme essentiellement russe, ne cesse qu'avec son dernier souffle. Pèlerin de l'Europe occidentale, il passe trente-trois années loin de sa terre natale, où il ne retourne jamais; il expire à Paris et repose au cimetière de Nice. Bien qu'il eût en France des amis éminents, comme Victor Hugo et Michelet, lui-même et son œuvre sont restés ignorés de la majorité des Français. Cette lacune est réparée aujourd'hui par la parution intégrale en langue française, de Byloié i Doumy, que nous intitulons Passé et Méditations, et dont le présent ouvrage constitue le deuxième volume. Tout au long de cette œuvre, à laquelle il travailla pendant seize ans, Herzen, se connaissant luimême et connaissant son siècle, évoque sa personne, sa vie et son temps. Né à Moscou en 1812, Alexandre Herzen grandit dans l'un de ces foyers russes, aristocratiques et cultivés, raffinés par la France du xvm• siècle. Le jeune garçon aurait pu se prélasser, oisif, dans ce « nid de gentilshommes » et devenir un « maître comme les autres ». Son intelligence aiguë, sa précoce lucidité le menèrent sur d'autres voies. Son existence fut celle d'un homme qui s'était trouvé par hasard sur le chemin de l'Histoire. Etait-ce bien un hasard? Qui plus que Herzen - et ceci dès sa prime jeunesse - s'est plus témérairement précipité au-devant de l'Histoire, pour y prendre part et en être le témoin ? Son existence mouvementée, passionnée, il l'a retracée d'un bout à l'autre dans Passé et Méditations, dont son contemporain, le grand critique Bélinski, disait : « Tu as un genre particulier, qu'il serait aussi dangereux d'imiter que toute œuvre d'art véritable... Tu peux dire : Je suis moi, et rien d'autre 1 » Ce livre n'a pas de parallèle. S'agit-il d'une chronique, d'une autobiographie, d'une confession ou de mémoires ? On aurait envie de dire qu'aucune de ces « étiquettes » ne convient, ou encore qu'il s'agit d'une synthèse de tous ces genres. Ce qui caractérise Herzen, c'est le jeu constamment renouvelé de son esprit et de sa mémoire qui recrée l'univers extérieur et le monde intérieur dans leurs constantes interférences. Son cercle de famille se fond dans des paysages plus larges, plus universels ... Le champ vaste de ses intérêts en fait un esprit « encyclopédique ». Poussant sa recherche du vrai, il croît en stature, il vit en tous sens, de tous les côtés. ll creuse l'événement, dénonce, interpelle, accuse, puis s'attarde sur un événement qui l'emplit de tendresse ou de bonheur. La précision du trait fait surgir non une image, mais un être vivant; il atteint son but premier : marquer le cœur du lecteur. Œuvre de toute une vie, brillant d'intelligence, d'énergie, d'humanité, Passé et Méditations révèle un homme passionné et tenace qui demeura fidèle à un idéal indestructible. L'homme d'aujourd'hui peut y entendre encore une parole vivante, car Herzen, repoussant la violence, consacre toutes ses forces à la raison, à la liberté et au respect de l'homme.
PASSÉ ET MÉDITATIONS (Byloïé i Doumy)
« Classiques Slaves >
Collection dirigée par Georges Nivat, Jacques Catteau et Vladimir Dimitrijevic
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
© 1976 by Editions l'Age d'Homme S.A., Lausanne.
« Classiques Slaves »
Alexandre Herzen
PASSÉ ET MÉDITATIONS TOME DEUXIÈME TRADUIT ET COMMENTE PAR DARIA OLNIER
Editions L'Age d'Homme
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
La traduction française des Mémoires d'Alexandre Ivanovitch HERZEN, parus en langue russe sous le titre Byloïé y Doumy (abr. B.i D.), paraîtra en quatre volumes. Le troisième est en préparation. La traductrice se réfère essentiellement aux textes originaux suivants : A. 1. HERZEN : Œuvres complètes éditées par M. 1. Lemke, 22 volumes, Pétrograd, 1915-1925. B.i D. se trouve aux tomes XII, XIII et XIV. (Abr. : L.) - Œuvres complètes éditées par l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S., 30 volumes, 1954-1968. B.i D. se trouve aux tomes VIII, IX, X et XI. (Abr. : A.S.) - Byloïé i Doumy, édition Kamenev, 3 volumes, Moscou-Léningrad, 1932. (Abr. : K.) - Byloïé i Doumy, édition Streich, 1 volume de 900 p. (texte placé sur deux colonnes), Léningrad, 1947. (Abr. : Str.) Nous avons également utilisé les abréviations suivantes Les Annales de la Patrie : Annales. L'Etoile Polaire : E.P. Léningrad : Lén. Moscou: M. Les notes et commentaires d'un ouvrage tel que Passé et Méditations nécessitent de nombreuses recherches. Les ouvrages, articles, études consultés pour les deux premiers volumes sont fort nombreux, mais écrits principalement en russe. Cependant (et bien que nous les mentionnions in extenso) nous pensons qu'il est nécessaire d'indiquer aux lecteurs qui ne connaissent pas la langue maternelle de Herzen les ouvrages importants parus en Occident : Raoul LABRY : Alexandre Ivanovic Herzen, 1 vol., Paris, 197:8. Martin MALIA : Alexander Herzen and the Birth of Russian Socia/ism, vol., Harvard University Press, 1961. (Abr. : M.M.). Michel CADOT : La Russie dans la vie intellectuelle française (1839-1856), vol., Paris, Fayard, 1967, Coll. « L'Histoire sans frontières ». Franco VENTURI : Les Intellectuels, le Peuple et la Révolution, 2 vol. (pour HERZEN le t. I•r), Gallimard, 1972, Coll. « Bibliothèques des histoires >>, trad. de l'italien par V. PAQUES. (Texte original : /1 Populismo russo, trad. anglaise : The Roots of Revolution.) Autour d'Alexandre Herzen, documents inédits publiés par M. VUILLEUMIER, M. AucoUTURIER, S. STELLING-MICHAUD et M. CAooT, Librairie Droz, Genève, 1 vol., 1973. Alexandre HERZEN : Lettres inédites à sa fille Olga, introduction et notes par A. ZVIGUILSKI, 1 vol., Paris, 1970. Rappelons que Passé et Méditations est la première traduction intégrale en français de Byloïé i Doumy.
CHRONOLOGIE SOMMAIRE
Tome premier : 25 mars 1812 Naissance d'Alexandre Ivanovitch HERZEN Mort du tsar ALEXANDRE rr, à Taganrog 19 novembre 1825 Soulèvement des « Décembristes » 14 décembre 1825 (Amitié avec Nicolas OGAREV) Couronnement du tsar NICOLAS rr mai 1826 Entrée de AI. HERZEN à l'Université de Moscou septembre 1829 Sortie de l'Université juin 1833 (Thèse : Du développement historique du système de Copernic) Arrestation de Al. HERZEN, à Moscou 21 juillet 1834 Jugement et condamnation à la déportation 20 mars 1835 Arrivée à Perm 28 avril 1835 Départ de Perm, arrivée à Viatka 13 mai 1835 Visite du prince héritier Alexandre à Viatka fin 1837 Transfert de AI. HERZEN, à Vladimir 3 janvier 1838 Voyage clandestin à Moscou pour voir Natalie Zakharine. 3 mars 1838 Enlèvement de Natalie. Retour avec elle à Vladimir. Mariage 9 mai 1838 Naissance d'un fils : Alexandre ( « Sacha ») à Vladimir 13 juin 1839
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Tome deuxième : NICOLAS 1"' autorise A.I. HERZEN à retourner à Moscou A.I. HERZEN s'installe à Pétersbourg « Affaire de la sentinelle »; A.I. HERZEN convoqué à la Troisième Section Nouvel exil. Novgorod Naissance d'un fils, Ivan, qui ne survit pas Gracié une seconde fois par NICOLAS r·, A.I. HERZEN quitte Novgorod et s'installe à Moscou Naissance d'un fils sourd-muet, Nicolas (« Kolia ») Du Dilettantisme dans la Science, articles parus dans Les Annales de la Patrie en janvier, mars, mai et décembre Naissance d'une fille, Natalie {« Tata ») Huit Lettres sur l'Etude de la Nature paraissent dans les Annales de la Patrie Mort du père d' A.I. HERZEN : IVAN ALEXEEVITCH IAKOVLEV Départ pour l'étranger de. toute la famille Arrivée à Paris Départ pour l'Italie A.I. HERZEN quitte l'Italie le 28 avril et arrive à Paris Dix Lettres de France et d'Italie paraissent de mai à décembre et de février à septembre dans le Contemporain. A la suite du 13 juin, poursuivi par la police française. A.I. HERZEN quitte Paris le 20 juin et arrive à Genève Par suite de son refus de retourner en Russie, A.I. HERZEN, sur décision de NICOLAS r·, perd sa nationalité russe
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2 mars 1840 10 mai 1840 7 décembre 1840 10 février 1841 12 juillet 1842 30 décembre 1843 1843 13 décembre 1844 1845 et 1846 mai 1846 19 janvier 1847 (ancien style) 25 mars 1847 (nouveau style) 21 octobre 1847 5 mai 1848 1847 et 1848 22 juin 1849 1850
Parution en allemand, d'après le manuscrit russe, d'une série d'essais :De l'Autre Rive (Vom andern Ufer) rédigés en deux ans (Première édition russe : S'Togo Béréga, Londres 1855) A.I. HERZEN et sa famille acquièrent la ;« nationalité fribourgeoise », (accordée par le Grand Conseil de Fribourg) après être devenus citoyens de Châtel, près de la ville de Morat Installation de la famille HERZEN à Nice Du Développement des idées révolutionnaires en Russie La mère de A.I. HERZEN, Luisa Haag et son fils Kolia périssent en mer Mort de Natalie Herzen Arrivée de A.I. HERZEN et ses enfants à Londres
1850
6 mai 1851 juin 1851 1851 15 novembre 1851 2 mai 1852 25 août 1852 <*>
(*) A ces trois derniers événements, extrêmement importants, Herzen se réfère brièvement et sporadiquement dans ce Tome II de B. i. D. lls seront longuement ciéveloppés au Tome III (en préparation).
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QUATRIEME PARTIE
MOSCOU, PETERSBOURG et NOVGOROD (1840-184 7)
C~PITRE
XXV
Dissonances. Un nouveau Cercle. Hégélianisme effréné. V. Bélinski, M. Bakounine et d'autres. Querelle avec Bélinski et réconciliation. Dispute avec une dame, à Novgorod. Le Cercle de Stankévitch.
Au début de l'année 1840 nous quittâmes Vladimir et la pauvre, l'étroite Kliazma. Je prenais congé de la petite ville de nos noces, le cœur serré et plein d'appréhension : je prévoyais que nous ne connaîtrions plus la même vie intérieure, simple, profonde, et qu'il nous faudrait replier beaucoup de voiles. Elles ne reviendraient plus, nos longues randonnées solitaires hors de la ville quand, perdus au milieu des prés, nous jouissions si vivement du printemps de la nature et du nôtre ... Elles ne reviendraient plus, les soirées d'hiver durant lesquelles, assis tout près l'un de l'autre, nous fermions un Hvre pour écouter le grincement des traîneaux et le tintement des clochettes, qui nous rappelaient tantôt le 3 mars 1838, tantôt notre équipée du 9 mai ... 1 Cela ne reviendrait plus ! ... Depuis bien longtemps les hommes savent, répètent sur tous les tons que « 'le mai de la vie fleurit une fois pour ne plus revenir »; 2 il n'empêche que le « juin de la maturité », avec son dur labeur et ses routes pierreuses, prend l'homme au dépourvu. La jeunesse court étourdiment, mue par une espèce d'algèbre d'idées, de sentiments, d'aspirations, peu intéressée, peu touchée par ce qui est individuel. Mais voici l'amour, la découverte de l'inconnu; tout se ramène à un seul être, passe par lui; en lui on se met à chérir l'universel; en lui, ce qui est gracieux se mue en beauté; mais ce qui est extérieur à ces êtres ne les touche guère : ils sont donnés l'un à l'autre et peu leur importe si l'herbe cesse de pousser alentour ! Cependant elle pousse, avec ses orties et ses ronces et, tôt ou tard, elle commence à les piquer, à s'accrocher à eux. 1. Le 3 mars 1838 : voyage clandestin de Herzen à Moscou, alors qu'il était en résidence surveillée à Vladimir; 9 mai 1838 : arrivée de Herzen et Natalie Zakharine, sa cousine, à Vladimir et leur mariage secret. fY; tome 1er, 3" partie.) 2. Citation tirée du poème de Schiller : Résignation.
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Nous savions que nous n'emporterions pas Vladimir avec nous, mais nous pensions que notre mai était loin encore de sa fin. Il me semblait même, en revenant à Moscou, que je retrouvais l'époque où j'étais étudiant. Toute l'ambiance me fortifiait dans cette idée. C'était la même maison, le même mobilier. Voici la chambre où Ogarev et moi, enfermés, conspirions à deux pas du Sénateur et de mon père 3; et voici mon père en personne, vieilli et voûté, mais tout aussi prompt à me gronder parce que je rentrais trop tard. « Qui fait un cours demain ? Quand ont lieu les répétitions? En sortant de l'Université, je passerai chez Ogarov ... » J'étais à nouveau en 1833 ! Ogarev se trouvait là, en effet. 4 Il avait été autorisé à rentrer à Moscou quelques mois avant moi. 5 Sa demeure était redevenue le pôle d'attraction où se retrouvaient les amis anciens et nouveaux. Et, bien que l'unanimité d'autrefois n'existât plus, tous lui témoignaient une grande sympathie. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le noter, il était doté d'un magnétisme particulier, d'une faculté d'attraction féminine. Sans motif apparent, on est attiré par de tels êtres, on s'attache à eux; ils vous réchauffent, vous lient, vous apaisent; ils sont une table ouverte autour de laquelle chacun s'installe, se restaure, se repose, reprend courage et sérénité, puis repart en s'étant fait un ami. Ses relations lui prenaient beaucoup de temps; parfois il en souffrait, mais jamais il ne fermait sa porte, et recevait chacun avec un doux sourire. Nombreux étaient ceux qui voyaient là une grande faiblesse. Certes, son temps fuyait, se gaspillait, mais il y gagnait en affection non seulement du côté de ses proches, mais aussi des étrangers, des faibles; voilà qui vaut bien la lecture ou d'autres occupations ! Jamais je n'ai pu comprendre comment il est possible de taxer des hommes tels que Ogarev d'oisiveté. Le point de vue des usines et des ouvriers ne convient guère ici. Il me souvient qu'un jour, au temps où nous étions étudiants, lui, moi et Vadim 6 étions attablés devant un verre de vin du Rhin. Ogarev devenait de plus en plus 3. Le Sénateur : Léon Alexêiévitch lakovlev (1764-1839), oncle d'Alexandre Herzen. Le père : Ivan Aléxêiévitch Iakovlev. Herzen était un fils naturel. 4. Ogarev, Nicolas Platonovitch (1813-1877), depuis l'âge de quatorze ans et jusqu'à ce que la mort les sépare, l'ami le plus intime de Herzen. (V. tome l"', tr• et 2 e parties.) 5. Arrêté en 1835, il fut exilé. Il rentra en été 1839, Herzen en mars 1840. 6. Vadim Passek (1808-1842) : ethnographe, l'une des plus pures figures du « cercle Herzen-Ogarev », au temps où ils étaient étudiants. Il avait épousé une cousine de Herzen, Tatiana. (V. tome 1er, 1re partie.)
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sombre. Soudain, les larmes aux yeux, il répéta les mots de Don Carlos, qui citait Jules César : « J'ai vingt-trois ans et je n'ai rien fait pour devenir immortel :. ! 7 Il en ressentit tant de peine, qu'avec sa paume il frappa de toutes ses forces son gobelet vert et s'entailla profondément la main. Tout cela est bel et bon, mais ni César, ni Don Carlos et son Posa, ni moi et Vadim n'avons su expliquer pourquoi il faut faire quelque chose pour l'immortalité. Si l'on a un travail, on doit le faire, mais comment ? Pour le travail en soi ou pour laisser un souvenir à l'humanité ? Tout cela me paraît assez vague; du reste, qu'est-ce que le travail? Le travail, le business s.... Les fonctionnaires ne s'occupent que des affaires civiles ou criminelles; le marchand considère qu'il n'a d'autre occupation que son commerce; pour les militaires, s'occuper, c'est marcher comme des hérons et s'armer de pied en cap en temps de paix. Selon moi, c'est une œuvre énorme que de servir de lien et de pôle d'attraction à tout un groupe de personnes, surtout dans une société dissociée et ligotée. Personne ne m'a taxé d'oisiveté, certaines choses que j'ai faites ont été appréciées par plusieurs, mais sait-on combien, dans tout ce que j'ai accompli, se sont reflétées nos causeries, nos disputes, nos nuits passées à errer oisivement par les rues, ou, plus oisivement encore, devant un verre de vin ?... Mais bientôt un souffle passa même sur ce groupe-là, nous rappelant que le printemps s'était enfui. Lorsque la joie des retrouvailles se fut calmée, que les festins eurent pris fin, lorsque l'essentiel fut dit et redit et qu'il nous fallût poursuivre notre chemin, nous nous aperçûmes que la vie insouciante, lumineuse, que nous recherchions dans nos souvenirs, n'existait plus pour nous, et, surtout dans la maison d'Ogarev. Les amis faisaient du bruit, les disputes allaient bon train, parfois coulait le vin, mais ce n'était pas la gaieté d'autrefois. Chacun avait des arrières-pensées, taisait certaines choses; il y avait comme une contrainte. Ogarev avait un regard triste et Ketcher 9 levait les sourcils d'un air lugubre. Une fausse note résonnait dans notre accord, provoquant une de César à la gloire d'Alexandre le Grand. 7. F. Schiller : Don Carlos; acte II, sc. 2. Jules César, selon Plutarque : référence 8. En anglais dans le texte (N. de la traductrice, comme toutes les notes de ce volume qui ne sont pas suivies d'une autre référence). 9. Ketcher, Nicolas Christophorovitch (1806-1886), camarade d'Université de Herzen, membre de son « cercle » politico-philosophique, médecin, poète, traducteur. Herzen le surno=a « le dernier des Mohicans ». (V. tome I••, surtout 3• partie, et dans ce volume-ci, fin de la 4• partie.)
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affreuse dissonance. Il n'y avait pas assez de toute la chaleur, de toute l'amitié d'Ogarev pour la rendre inaudible. Ce que j'avais craint une année auparavant arriva, et dépassa mes plus sombres prévisions. Le père d'Ogarev était mort en 1838. Peu avant, Ogarev s'était marié 10. La nouvelle de ce mariage m'effraya : cela s'était fait de façon si rapide, si inattendue. Les rumeurs concernant son épouse parvenaient jusqu'à moi et ne lui étaient pas très favorables; mais lui, il m'écrivait plein d'enthousiasme et je faisais confiance à son jugement. Néanmoins, j'avais peur. (1) Au début de 1839 ils vinrent passer quelques jours à Vladimir. Nous nous retrouvions pour la première fois depuis que l'Assesseur Oranski nous avait lu la sentence.11 Ce n'était pas le moment d'aller au fond des choses. Je me souviens seulement que dès le premier instant la voix de la jeune femme me frappa désagréablement, mais cette impression fugace s'évanouit dans la lumineuse clarté de notre allégresse. Oui, ce furent des jours de plénitude et de bonheur intime, ceux où l'homme, ne se doutant de rien, atteint le sommet le plus élevé, la limite extrême de son bonheur personnel. Pas l'ombre d'un souvenir triste, le moindre pressentiment obscur, rien que la jetmesse, l'amitié, l'amour, un trop-plein de forces, d'énergie, de santé et, devant soi, une route sans fin. Même notre humeur mystique, qui persistait encore en ce temps-là, conférait une solennité festive à notre réunion, tels un carillon de cloches, une chorale, des lustres brillants. Dans ma chambre, sur une table, il y avait un petit crucifix en fonte. - A genoux! s'écria Ogarev, et rendons grâce de ce que nous soyons réunis tous les quatre ! Nous nous agenouillâmes près de lui puis, essuyant nos larmes, nous nous enlaçâmes. Pourtant, l'une de nous n'avait pas de pleurs à essuyer : la femme d'Ogarev contemplait tout cela avec étonnement. Je crus alors qu'il s'agissait de retenue 12 mais elle-même m'avoua plus tard que cette scène lui avait paru excessive, puérile. C'était possible, en effet, vu de l'extérieur, mais pourquoi cela lui apparaissait-il ainsi? Pourquoi était-elle si sobre au milieu de cette ivresse, si adulte parmi des êtres si juvéniles ? 10. Son père lui laissait des biens immenses. 11. Le 20 mars 1835 Herzen, Ogarev et les autres membres de leur « cercle » furent condamnés à l'exil, Herzen à Viatka (auj. Kirov), près de la crête de l'Oural, Ogarev dans la propriété de sa famille. Les Ogarev séjournèrent à Vladimir du 15 au 19 mars 1839. 12. En français dans le texte.
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Ogarev retourna dans ses terres; elle se rendit à Pétersbourg. décidée à entreprendre des démarches pour leur retour à Moscou. Un mois plus tard, elle passa à nouveau par Vladimir. Seule. Pétersbourg et quelques salons aristocratiques lui avaient tourné la tête. Elle avait envie de tout ce qui brille, la richesse la ravissait. « Comment va-t-elle s'en tirer? » me demandai-je. Tant de maux pouvaient découler d'une telle incompatibilité de goûts. Mais pour elle, tout était nouveauté : la fortune, Pétersbourg, les salons; peut-être n'était-ce qu'un engouement passager ? Elle était intelligente, elle aimait Ogarev... et je me berçai d'espoir. 13 A Moscou on craignait qu'elle ne s'adaptât pas facilement. Le milieu artistique et littéraire flattait son amour-propre, mais ce n'était pas ce qui l'attirait le plus. Elle aurait consenti à réserver un sanctuaire aux artistes et aux savants dans un salon aristocratique, mais elle entraînait de force Ogarev dans un univers vide. où il étouffait d'ennui. Ses amis les plus proches commencèrent à s'en apercevoir, et Ketcher qui depuis longtemps fronçait le sourcil, posa farouchement son veto. Emportée, vaniteuse, n'ayant pas. l'habitude de se contenir, elle avait blessé un amour-propre aussi susceptible que le sien. Ses manières anguleuses, assez sèches, ses sarcasmes, lancés de cette voix qui m'avait, lors de notre première rencontre, si curieusement égratigné le cœur, provoquèrent une vive opposition. Après s'être querellée pendant deux mois avec Ketcher. (qui, ayant raison dans le fond, avait toujours tort dans la forme) après avoir dressé contre elle plusieurs personnes peut-être trop promptes, à cause de leur situation matérielle, à prendre la mouche. elle se retrouva finalement face à face avec moi. De moi, elle avait peur. Elle voulait se mesurer à moi et découvrir fina;lement ce qui allait l'emporter, de l'amitié ou de l'amour, comme si l'un devait prédominer sur l'autre. ll s'agissait ici de beaucoup plus que du désir d'avoir le dessus dans une quereHe fantasque : elle avait conscience que je m'opposais plus que quiconque à ses vues; il y avait ici envie, jalousie et un désir féminin de dominer. Avec Ketcher, elle s'était disputée chaque jour, jusqu'aux larmes, ils s'étaient injuriés comme de méchants enfants, mais sans acharnement; moi, elle me regardait en pâlissant, en tremblant de haine. Elle me reprochait de détruire son bonheur en prétendant, présomptueusement, à l'amitié exclusive d'Ogarev, et de faire preuve d'un orgueil révoltant. Je sentais 13. Ogarev aussi, qui écrivait : ... Maria! Mon amitié pour Alexandre est quelque chose de particulier, de rare, que même bien des personnes ne comprennent pas. Embrasse A. comme un frère et que Dieu te bénisse si tu saisis tout le caractère sacré de notre attachement fraternel et lui ouvres ton cœur 1 (Cité par M. Guerschenson, « Images du Passé » Obra:zy Prochlogo, Moscou, 1913, pp. 362-363.)
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qu'elle était injuste et, à mon tour, je devenais dur et impitoyable. Elle m'avoua elle-même, cinq ans plus tard, qu'il lui était venu l'idée de m'empoisonner : voilà jusqu'où allait sa haine. Elle rompit avec Natalie, parce qu'elle m'aimait, parce que tous mes proches étaient ses amis. Ogarev souffrait (2). Personne ne l'épargnait, ni elle, ni moi, ni les autres. Nous avions «choisi son cœur pour champ de bataille », comme il l'exprima dans une de ses lettres), sans songer qu'il aurait mal, quel que fût le vainqueur. Il nous conjura de nous réconcilier, s'efforça d'anondir les angles; nous nous réconciliâmes, mais notre amour-propre blessé criait à tue-tête, notre susceptibilité, tant éprouvée, partait en guerre pour un mot. Epouvanté, Ogarev voyait s'effondrer tout ce qui lui était cher; il constatait que la femme aimée ne vénérait pas ce qui lui était sacré, qu'elle était une étrangère. Mais il ne pouvait cesser de l'aimer. Nous, nous étions ses proches, mais il voyait avec tristesse que nous n'avions pas allégé d'une seule goutte la coupe d'amertume que le destin lui avait offert. Il ne pouvait trancher brutalement ni les liens de la Naturgewalt 14 qui l'attachaient à elle, ni les nœuds solides de la sympathie qui le liaient à nous. De toute manière il était condamné à être saigné à blanc et, le percevant, il s'efforçait de garder sa femme, de nous garder aussi, il se cramponnait convulsivement à ses mains comme aux nôtres; et nous, nous tirions furieusement chacun de notre côté, écartelant Ogarev, tels des bourreaux! L'homme est cruel, et seules de longues épreuves peuvent le dompter. Cruel est l'enfant dans son inconscience et le jeune homme orgueilleux de sa pureté; cruel est le prêtre, fier de sa sainteté et le doctrinaire, orgueilleux de son savoir. Tous nous sommes impitoyables, surtout lorsque nous avons raison. Habituellement, 'le cœur s'ouvre et s'attendrit à la suite de cicatrices profondes, d'ailes brûlées, de chutes conscientes, après la terreur qui glace l'homme quand, seul et sans témoins, il commence à pressentir qu'il est une créature faible et vile. Son cœur devient plus humble. Essuyant la sueur de l'effroi et de la honte, redoutant d'être vu, il cherche des justifications pour lui-même et les trouve pour un autre que lui. Dès ce moment, le rôle de juge, de bourreau, le remplit d'aversion. En ce temps-là, j'étais bien loin de tout cela ! La lutte se poursuivait, intermittente. La femme exaspérée, persécutée par notre intolérance, se prenait de plus en plus dans ses entraves, ne pouvait les supporter, se débattait, tombait, mais ne 14. Force de la nature.
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changeait point. Se sentant impuissante à vaincre, elle se consumait de rancune et de dépit, de jalousie sans amour. Ses idées échevelées, empruntées à tort et à travers aux romans de George Sand, à nos conversations, où jamais elle n'avait rien tiré au clair, la menaient d'une ineptie à une autre, à des excentricités qu'elle prenait pour de l'originalité, à cette émancipation des femmes en vertu de laquelle elles rejettent, à leur choix, ce qui leur déplaît dans l'ordre existant et établi, et conservent obstinément tout le reste. La rupture devenait inévitable, mais longtemps Ogarev eut pitié d'elle, longtemps il tenta de la sauver et garda l'espoir. Quand, pour un instant, s'éveillait en elle un élan de tendresse ou vibrait une corde poétique, il se montrait prêt à oublier à tout jamais le passé et à commencer une nouvelle vie d'harmonie, de paix et d'amour; mais elle ne savait se retenir, perdait l'équilibre et, à chaque fois, tombait plus bas. Fibre à fibre, douloureusement, leur union se défaisait jusqu'à ce que s'usât sans bruit le dernier fil, et qu'ils se séparent à jamais. 15 Dans tout cela surgit une question à laquelle il n'est guère facile de répondre. Comment cette influence puissante, fondée sur la sympathie, qu'exerçait Ogarev sur tout son entourage, et qui entraînait des étrangers vers des sphères élevées et des intérêts communs, avait-elle pu glisser sur le cœur de sa femme sans y laisser la moindre trace bénéfique? Pourtant il l'aima passionnément et dépensa plus de forces et de cœur pour la sauver que pour toute autre entreprise. Elle l'avait aimé, aussi, au commencement, cela ne fait aucun doute. J'y ai beaucoup réfléchi. Au début, bien entendu, je n'en accusais qu'une seule personne, mais j'ai compris par la suite que même ce fait étrange, anormal, avait son explication et ne représentait pas, en somme, une contradiction. Il est beaucoup plus aisé d'exercer une influence sur un groupe qui vous témoigne sa sympathie que sur une seule femme. Il est plus facile de prêcher en chaire, d'entraîner des hommes du haut d'une tribune, d'enseigner ex cathedra, que d'élever un seul enfant. Dans l'amphithéâtre, à l'église, au club, la similitude des préoccupations et des aspirations prédomine; à cause d'elles les hommes se réunissent : il ne s'agit que de les développer plus avant. Le cercle d'Ogarev comprenait d'anciens camarades d'université, des jeunes savants, des artistes, des hommes de lettres; une religion commune les liait, un langage commun et, plus encore, une haine commune. 16 Ceux 15. A la fin de l'année 1844. 16. La baine de l'Etat autocratique de Nicolas 1••.
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pour qui cette « religion » ne représentait pas effectivement une affaire vitale, s'éloignaient petit à petit, d'autres prenaient leur place, tandis que nos idées et notre cénacle puisaient des forces dans le libre jeu des affinités électives et des convictions communes. L'intimité avec une femme est une affaire purement personnelle, fondée sur une affinité différente, secrètement physiologique, inconsciente, passionnée. D'abord nous sommes proches, puis nous faisons connaissance. Chez ceux dont la vie n'est pas écrite d'avance, ramenée à une idée unique, l'équilibre s'établit facilement. Tout est fortuit. Tantôt l'un cède, tantôt l'autre, et même s'ils ne cèdent pas, il n'y a pas grand mal. En revanche, l'homme consacré à une seule idée découvre avec effroi qu'elle est étrangère à la personne la plus proche de lui! Il se hâte de l'éveiller, mais en général ne parvient qu'à l'effaroucher ou à l'embrouiller. Arrachée aux traditions dont elle ne s'est pas encore libérée, comme jetée par-dessus un ravin béant, elle se croit affr·anchie et, arrogante, orgueilleuse, désinvolte, renie ses idées anciennes pour accepter, sans discernement, les nouvelles. Dans sa tête, dans son cœur, c'est le désordre, le chaos ... Les rênes sont lâchées, l'égoïsme n'a plus de frein ... Et nous, croyant avoir accompli quelque chose, nous lui faisons des cours, comme dans un amphithéâtre ! Le don d'éducateur, le don de l'amour patient, plein d'abnégation, de dévouement absolu, se rencontre pllus rarement que tous les autres. Il ne peut être remplacé ni par le seul amour maternel passionné, ni par la seule dialectique aux arguments solides. Ne tourmente-t-on pas les enfants, voire les adultes, parce qu'il est si difficile de les éduquer et si facile de les fouetter? Est-ce qu'.en châtiant nous ne nous vengeons pas de notre incompétence ? Ogarev l'avait compris déjà à ce moment-là; c'est pourquoi chacun (et moi dans le nombre) lui reprochait de se montrer trop doux .... Le cercle des jeunes hommes qui s'était formé autour de lui n'était pas notre cercle d'autrefois. A part nous, n'étaient présents que deux de nos anciens amis. 17 Le ton, les intérêts, tes occupations, tout avait changé. Les amis de Stankévitch se trouvaient au premier plan. Bakounine et Bélinski étaient à leur tête 18, chacun ·tenant ·à la main un volume de la philosophie de Hegel, et faisant preuve de cette intolérance juvénile qui seule permet de manifester des convictions vitales et passionnées. 17. Nicolas Ketcher et Nicolas Satine. 18. Bakounine, Michel Alexandrovitch (1814-1876), alors hegelien enragé, devait
ensuite renier violemment son « maître » allemand et devenir « le père de l'anarchisme ». Bélinski, Vissarion Grigoriévitch (1811-1848), cf. plus loin, note 32, p. 26, et une grande partie du présent chapitre.
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La philosophie allemande avait été inoculée à l'Université de Moscou par M. G. Pavlov. 19 La chaire de philosophie avait été supprimée en 1826. (3) Pavlov enseignait ~'introduction à la philosophie en place de physique et d'agriculture. Il était ardu d'apprendre la physique en suivant son cours, impossible d'apprendre l'agriculture, mais ses leçons étaient extrêmement profitables. Il se dressait à la porte de la Facu'lté physico-111athématique et arrêtait l'étudiant, en lui demandant : « Tu veux connaître la nature ? Qu'est-ce que la nature? Qu'est-ce que connaître? » Voilà qui est fort important : nos jeunes gens entrent à l'université totalement démunis de préparation philosophique; les séminaristes seuls ont une idée de la philosophie, mais complètement déformée. Pour répondre à ses questions, Pavlov exposait l'enseignement de Schelling et d'Oken sous une forme claire, dont n'était capable aucun de ceux qui enseignaient la Naturphilosophie (4). S'il ne parvint pas à une limpidité parfaite, ce n'est pas sa faute, mais celle de la brumeuse doctrine de Schelling. On pourrait plus justement reprocher à Pavlov de s'être arrêté à cette Mahâbhârata 20 de la philosophie, et de n'avoir pas passé par la rude épreuve de la logique hégélienne; car sa science elle-même, ne le menait pas au-delà d'une introduction et d'une conception d'ensemble, ou du moins n'y entraînait-elle pas 1es autres. Cette ha~te dès le départ, ce travail inachevé, ces maisons sans toit, ces fondations sans maisons et ces antichambres fastueuses menant à un humble intérieur, voilà ce qui est tout à fait conforme à l'esprit du peuple russe. Ne serait-ce pas parce que notre histoire frappe encore à la porte que nous nous contentons d'une antichambre ? 21 Ce ·que ne fit pas PaVlov fut accompli par l'un de ses élèves : Stankévitch. Stankévitch, lui aussi l'un de ces oisifs qui n'avaient rien fait, fut le premier disciple de Hegel dans le milieu de ·la jeunesse moscovite. Il avait étudié la philosophie allemande profondément, et en esthète. Doté de capacités exceptionnelles, il entraîna grand nombre de ses amis vers son occupation favorite. Ce cénacle est tout à fait 19. Pavlov, Michel Grigoriévitch (1793-1840), professeur de physique minéralogie et agriculture. L'un des tout premiers propagandistes de la Naturphilosophie de Schelling, en Russie. (Cf. Co=entaires (4).) 20. Mahâbhârata : poème en sanscrit, épopée religieuse de l'Inde antique, caractérisée par sa complexité et sa lourdeur, ses excès et son onirisme, et comprenant plus de deux cent mille vers. 21. Le mot russe séni n'évoque, à proprement parler, ni un perron, ni un vestibule, ni une entrée. Dans l'isba co=e dans la datcha c'est une pièce entre le perron et le vestibule. Parfois c'est une entrée formant véranda. Dans un hôtel particulier ou un appartement c'est, par extension, l'antichambre.
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remarquable; il en est sorti toute une phalange de savants, d'hommes de lettres et de professeurs, parmi lesquels Bélinski, Bakounine, Granovski. 22 Avant mon exil, il ne régnait guère de sympathie entre notre cercle et celui de Stankévitch. Nos tendances, presque exclusivement politiques, ne leur plaisaient guère, et nous, nous n'aimions pas leurs idées presque exclusivement spéculatives. Ils nous considéraient comme des frondeurs et des « Français »; nous les tenions pour des sentimentalistes et des « Allemands ». Le premier homme approuvé par nous et par eux fut Granovski : il tendit une main amicale aux uns et aux autres et, grâce à son affection chaleureuse pour tous et sa nature conciliante, il effaça les dernières traces de notre incompréhension réciproque. Mais lorsque j'arrivai à Moscou, il se trouvait encore à Paris (5), tandis que le pauvre Stankévitch s'éteignait sur les rives du qac de Côme, 'à Œ'âge de vingt-sept ans. 23 Maladif, doux de caractère, poète et rêveur, Stankévitch devait, tout naturellement, préférer la contemplation et la réflexion abstraite ·aux questions purement pratiques de l'existence. Son idéalisme d'artiste Jui seyait : c'était « la couronne du vainqueur » posée sur son front pâle et juvénile, marqué par la mort. Les autres étaient en trop bonne santé et trop peu poètes pour s'attarder aux spéculations intellectuelles sans passer à la vraie vie. Une tendance exclusivement spéculative est totalement contraire au caractère russe; nous verrons bientôt comment l'esprit russe transforma l'enseignement de Hegel et comment, en dépit de toutes nos diverses professions de foi dans les ordres de la philosophie, notre nature vivace prit le dessus. Mais au début de 1840, la jeunesse qui entourait Ogarev ne songeait même pas à se rebeller contre la lettre au nom de l'esprit, contre les abstractions au nom de la vie. Mes nouvelles relations m'accueillirent comme on reçoit les émigrés et les anciens combattants, ceux qui sortent des prisons, qui reviennent de captivité ou de déportation : avec une condescendance respectueuse. 24 ,fls sont tout prêts 'à vous accepter en leur sein, mais sans pour autant faire de concessions, et laissent entendre qu'ils sont d'aujourd'hui et nous, déjà d'hier. Ils exigaient, de plus, une acceptation inconditionnelle de la Phénoménologie et de la Logique de Hegel, et encore selon leur exégèse. 22. Granovski, Timothée Nicolaëvitch (1813-1855) historien fougueux, qui introduisit à l'Université l'idée d'occidentalisme; (cf. plus bas, note 89, p. 46 et chapitre XXIX, pp. 123-134). 23. Il mourut à Gênes, en août 1840. 24. P. Annenkov, dans ses Souvenirs Littéraires (Littératournié Vospominania, Saint-Pétersbourg, 1909, p. 242), confirme : « ... Notre cercle adonné à la philosophie, le reçut assez froidement et ne lui cacha pas qu'il le tenait pour un homme qui n'avait guère évolué encore et qui avait une mentalité rétrograde ... »
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Or, ils en faisaient une exégèse continuelle. Il n'existait pas un seul paragraphe, dans toutes les trois parties de la Logique, dans les deux de l'Esthétique, de l'Encyclopédie, etc. qui ne fût l'objet de discussions effrénées, pendant plusieurs nuits d'affilée. Des hommes qui pourtant s'aimaient, se brouillaient des semaines durant, n'ayant pu s'accorder sur la définition de « l'Esprit transcendant », et prenaient offense d'une opinion sur la « personnalité absolue et son en-soi ». La plus insignifiante des brochures parues à Berlin, (ou dans d'autres chefs~lieux et villes provinciales de la philosophie aUemande) où il était fait simplement allusion à Hegel, était importée et lue jusqu'à en être élimée, tachée, dépouillée de pages en quelques jours. De même qu'à Paris, Francoeur pleura d'attendrissement en apprenant qu'en Russie il était considéré comme un grand mathématicien, et que toute notre jeune génération résolvait les équations de divers degrés en utilisant les mêmes lettres que lui, de même auraient pleuré tous les Werder, Margeinecke, Michelet, Otto, Vatke, Schaller, Rosenkranz, et jusqu'à Arnold Ruge lui-même, que Heine a si bien nommé « le portier de la philosophie hégélienne » (6), s'ils avaient su quels combats, quelles batailles ils suscitaient ·à Moscou, entre la Marosseiska et la rue aux Mousses 25, et combien on les lisait, combien on les achetait! Le principal mérite de Pavlov consistait dans l'extraordinaire clarté de son exposition, ce qui n'enlevait rien à toute la profondeur de la pensée allemande. Les jeunes philosophes, au contraire, adoptèrent une sorte de langage conventionnel; ils ne traduisaient pas l'allemand en russe, mais le transportaient tel quel, laissant, au surplus, pour plus de facilité, tous les termes latins in crudo, en leur prêtant les terminaisons slavonnes et les sept cas russes. J'ai le droit de le dire, car, entraîné moi-même par le courant de ce temps, j'écrivais exactement de la même manière, et m'étonnais, par-dessus le marché, que le célèbre astronome, Pérévostchikov, qua:lifiât cela de « langage d'oiseau » (7). Nul alors n'aurait voulu renier une phrase comme celle-ci : « La concrétisation des idées abstraites dans la sphère de la plasticité représente cette phase de l'esprit qui se cherche, dans laquelle, se déterminant lui-même, il se potentialise en passant de l'immanence naturelle vers la sphère harmonique de la conscience formelle infusée dans le Beau » ! Il paraît remarquable que dans ce cas les mots russes aient une sono25. « La Marosseïska » (Marosseïskaya OulitztJ) : l'hôtel particulier des Botkine (v. note 90, p. 46) où se réunissaient les « beaux esprits ». La rue aux Mousses (Mokhovaya) : l'Université de Moscou.
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rité plus étrangère que les mots latins; cela rappelle le célèbre « banquet des généraux », relaté par 'le général Iermolov. 26 La science germanique, et c'est là son principal défaut, avait pris l'habitude de ce langage artificiel, pesant, scolastique, précisément parce qu'elle vivait dans les académies, ces monastères de l'idéalisme. C'est la langue des prêtres du savoir, destinée aux fidèles; aucun des catéchumènes ne la comprenait : il fallait en posséder la clé, comme pour les messages chiffrés. Aujourd'hui, cette clé n'est plus une énigme; quand on eut compris, on s'étonna de découvrir que la science disait, en son jargon savant, des choses fort sensées et très simples. Feuerbach le premier usa d'un langage plus humain. La transcription mécanique du dialecte ecclesio-scientifique allemand en langue russe était d'autant plus impardonnable, que notre langue a pour principal caractère la possibilité de tout exprimer avec une facilité extrême : les pensées abstraites, les sentiments intimes et lyriques, « la vie qui va trottant comme une souris » 27, les cris d'indignation, le pétillant badinage et les bouleversements de la passion. Une autre erreur, plus grave, accompagnait cet usage d'un langage distordu. Nos jeunes philosophes ne gâchaient pas seulement leurs phrases, mais aussi leur entendement. Leur attitude à l'égard de l'existence et de la réalité se faisait scolaire, livresque; il s'agit de cette conception savante des choses simples, que Goethe a raillée de façon géniale dans le dialogue entre Méphistophélès et l'étudiant 28. Tout ce qui était spontané dans la réalité, tout sentiment simple était érigé en catégories abstraites et en revenait vidé de sa dernière goutte de sang vivace, n'était plus qu'une pâle ombre algébrique. Dans tout cela il y avait une sorte de naïveté; car tout était parfaitement sincère. L'homme qui allait se promener à Sokolniki 29 s'y rendait pour se livrer au sentiment panthéiste de son identification avec le cosmos; et si, chemin-faisant, il rencontrait un soldat un peu éméché, si une paysanne lui adressait la parole, le philosophe ne leur parlait pas tout simplement : il déterminait la substance populaire dans sa manifestation spontanée et fortuite. Même Ja larme qui perlait à sa paupière était strictement reliée à sa classification propre, au Gemüt 30 ou au « tragique du cœur ». 26. Lors d'un banquet chez le maréchal Barclay-de-Tolly, à Moscou, le général Iermolov s'écria à l'adresse du général Raïevski : « ll n'y a d'étrangers ici que toi et moi ! » Tous les autres haut gradés « russes » étaient allemands. 27. Vers de Pouchkine. 28. Faust, première partie, scène 4. 29. Lieu de promenade favori des Moscovites. 30. Etat d'âme.
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Il en allait de même pour l'art. Connaître Goethe, en particulier la seconde partie du Faust (serait-ce qu'elle est moins bonne que la première, ou plus difficile ?) était aussi obligatoire que de se vêtir. La philosophie de la musique était au premier plan. Bien entendu, on ne parlait même pas de Rossini, on tolérait Mozart, tout en le jugeant pâle et puéril. En revanche, on se livrait à des enquêtes philosophiques sur chaque accord de Beethoven et l'on respectait fort Schubert, non pas tant, me semble-t-il, pour ses merveilleuses mélodies, que parce qu'elles étaient écrites sur des thèmes philosophiques, tels« L'Omnipotence divine» ou« Atlas ». La littérature française, tout ce qui était français - et incidemment, tout ce qui était politique - participait de l'opprobre qui pesait sur la musique italienne. Il est donc facile de comprendre sur quel terrain nous étions appelés infailliblement à nous affronter et nous combattre. Tant que les débats consistaient à démontrer que Goethe est objectif, mais que son objectivité est subjective, alors que Schiller, poète subjectif, a une subjectivité objective, et vice versa, tout allait bien. Des questions plus brûlantes ne tardèrent pas à se présenter... Au temps de son professorat à Berlin, Hegel, en partie à cause de son vieil âge, mais deux fois plus à cause de la satisfaction que lui procuraient sa position et le respect dont il jouissait, hissa à dessein sa philosophie au-dessus du niveau terrestre; et il se maintint dans une ambiance où tous les intérêts, toutes les passions de soil temps devenaient aussi indistincts que des édifices et des villages vus d'un ballon. Il n'aimait guère se compromettre avec ces maudites questions pratiques, si ardues à résoudre, qui exigent une réponse positive. Il est facile de comprendre combien ce dualisme artificiel et équivoque pouvait paraître révoltant dans une science qui part de la suppression du dualisme. Le vrai Hegel, c'était ce modeste professeur d'Iéna, ami de HOlderlin, qui cacha sa Phénoménologie sous son manteau lorsque Napoléon fit son entrée dans la ville. A cette époque, sa philosophie n'·aboutissait ni au quiétisme indouiste, ni à la justification des régimes établis, pas plus qu'au christianisme prussien. Il ne faisait pas alors de cours sur la philosophie de la religion, mais écrivait des choses géniales, tel l'article sur le « bourreau et la peine de mort », publié dans la biographie de Rosenkrantz. (8) . Hegel se cantonnait dans la sphère des abstractions, afin de n'être point acculé à la nécessité de toucher aux déductions empiriques et aux applications pratiques; aussi, choisit-il, fort adroitement, la mer calme et sereine de l'esthétique. Il prenait rarement l'air, et encore n'était-ce que pour un instant, emmitouflé comme un malade; mais même alors il entortillait dans un imbroglio dialec25
tique précisément les questions qui intéressaient le plus ses contemporains. Les esprits fort médiocres qui l'entouraient (Ganz seul fait exception) prenaient la lettre pour l'esprit et se plaisaient au jeu futile de la dialectique. Le vieil homme devait parfois se sentir triste et honteux de constater la myopie de ses disciples, complaisants à l'excès. Si la méthode dialectique ne développe pas la réalité elle-même, si on ne l'élève pas, si l'on peut dire, jusqu'à l'idée, elle devient un moyen purement extérieur pour faire passer par les baguettes des catégories un ramassis de choses diverses, elle n'est plus qu'un exercice de gymnastique logique, ce qu'elle fut pour les sophistes grecs et les scolastiques du Moyen Age, après Abélard. La formule philosophique qui a fait le plus de mal, et dont les conservateurs allemands comptaient s'emparer pour réconcilier la philosophie et le régime politique de l'Allemagne, c'est : Tout ce qui est réel est rationnel. Il s'agit du principe, différemment formulé, de la cause suffisante et de la concordance entre la logique et les faits. Mal comprise, ~a phrase de Hegel est devenue, sur le plan philosophique, ce que furent jadis les paroles de Paul, ce girondin chrétien : Il n'y a de puissance que de Dieu. 31 Toutefois, si toutes les puissances viennent de Dieu et si l'ordre social existant est justifié par la raison, alors la lutte contre lui, si lutte il y a, est également justifiée. Ces deux sentences, prises à la lettre, sont de la tautologie pure; mais tautologie ou non, cela menait directement à reconnaître le pouvoir établi et à se croiser les bras; c'était justement ce que souhaitaient les bouddhistes de Berlin. Si antinomique à l'esprit russe que fût une telle conception, nos hégéliens moscovites l'acceptèrent, et s'égarèrent de bonne foi. Bélinski 32, la plus active, la plus véhémente, la plus passionnément dialectique des natures combatives, prêchait alors la sérénité contemplative hindoue et l'étude théorique au lieu de la lutte. Il croyait en cette conception et ne pâlissait devant aucune de ses conséquences, passant outre aux convenances morales et à l'opinion d'autrui, dont ont si peur les gens faibles et sans originalité. Il n'y avait pas en lui de pusiHanimité parce ·qu'il était fort et sincère. Sa conscience était pure. ·Pensant le frapper par mon ultimatum révolutionnaire, je lui dis: 31. Saint Paul, Epître aux Romains, Xlii-I. 32. Bélinski, Vissarion Grigoriévitch (1811-1848), homme de lettres et critique remarquable, polémiste de fort tempérament, malgré une santé fragile. Joua un rôle primordial dans les lettres russes de son temps. (Entre autres, il « découvrit » Dostoïevski.) (V. plus bas, pp. 32 à 40.)
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- Savez-vous que de votre point de vue, vous êtes capable de démontrer que la monstrueuse autocratie sous laquelle nous vivons est raisonnable et nécessaire ? - Sans aucun doute ! répondit Bélinski. Et il me récita L'Anniversaire de Borodino, de Pouchkine. 33 Cela, je ne pus le supporter et une bataille effrénée fit rage entre nous (9). Notre brouille agit sur les autres, le cercle se divisa en deux camps. Bakounine tenta de nous réconcilier, de tout expliquer, de nous exorciser, mais il n'y eut point de paix véritable. Exaspéré et mécontent, Bélinski partit pour Pétersbourg et de là, il tira sur nous sa salve ultime et la plus féroce, dans un article qu'il intitula, justement, L'Anniversaire de Borodino 34. Je cessai alors toutes relations avec lui. (10) Bakounine, malgré ses arguments véhéments, se mit à réfléchir; son instinct révolutionnaire le poussait dans l'autre direction. Bélinski l'accusa de pusillanimité, de concessions, et atteignit à de telles exagérations, qu'il effraya même ses amis personnels et ses admirateurs. Le chœur était pour Bélinski et nous regardait de haut, haussant orgueilleusement les épaules et nous considérant comme des rétrogrades. Au sein de cette guerre intestine, je vis qu'il m'était indispensable ex ipso fonte bibere 35 et je m'attelai sérieusement à Hegel. Je pense même que l'homme qui n'a pas vécu jusqu'au bout la Phénoménologie de Hegel et les Contradictions de l'économie sociale, de Proud'hon, qui n'a pas passé par ce creuset et n'en a pas été aguerri, n'est pas complet, n'est pas de son temps. Quand je fus accoutumé à la langue de Hegel et que j'eus maîtrisé sa méthode, je commençai à m'apercevoir qu'il était beaucoup plus proche de notre conception que de celle de ses disciples; tel il est dans ses premières œuvres, tel il est partout où son génie prend le mors aux dents et s'élance, en oubliant « la porte de Brandebourg ». 36 La philosophie de Hegel et l'algèbre de la 33. Œuvre patriotique qui répugnait à Herzen, mais que Bélinski, avant son évolution (dont il est longuement parlé ci-dessous) récitait souvent, comme un exemple de la nécessité de se réconcilier avec la réalité. (Cf. B. i. D., ch. XXX du présent volume.) ll s'agit de l'œuvre, portant le même titre, de Joukovski, écrite en 1833 à propos de l'inauguration du monument commémorant la bataille de Borodino. (La Moskova.} Ce poème médiocre était consacré aux louanges d'Alexandre 1•• et Nicolas 1••. Bélinski y trouvait « beaucoup de strophes et de vers admirables ». 34. Bélinski publia trois articles violents dans Les Annales de la Patrie (Otétchestvenyé Zapissk1). ll s'en prenait férocement à ceux qui n'admettaient pas « la réconciliation avec la réalité ». (A. SJ (Désormais en abrégé : Annales... ) 35. « Boire à la source. » 36. Arc de triomphe de Berlin, symbole de la puissance prussienne.
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révolution; elle libère extraordinairement l'homme et ne laisse pas pierre sur pierre de l'univers chrétien, de l'univers des traditions qui se sont survécu. Mais elle est, intentionnellement peut-être, mal formulée. (11) De même que dans les mathématiques, (mais là, à plus juste raison) on ne revient pas à la définition de l'espace, du mouvement; des forces, mais on poursuit le développement dialectique de leurs propriétés et lois, de même dans l'appréhension formelle de la philosophie, ayant assimilé les principes, on ne se concentre que sur les déductions. Le novice, qui ne s'est pas imprégné de la méthode jusqu'à en faire une habitude, s'accrochera justement à ces traditions, ces dogmes, qu'il prend pour ses idées. Ceux qui étudient ces sujets-là depuis longtemps et qui, par conséquent, ne sont pas impartiaux, trouvent étonnant que les autres ne comprennent pas ces choses « parfaitement claires ». Comment ne pas comprendre une pensée aussi simple que, par exemple : « L'âme est immortelle, et seul meurt l'individu » - idée développée avec un si grand succès par le Michelet berlinois, dans son livre. 37 Ou cette vérité, plus simple encore : « L'esprit absolu est une personnalité qui prend conscience d'elle-même au travers de l'univers, et néanmoins a la connaissance de son individualité. » Tout cela paraissait si facile à nos amis, ils souriaient tant de mes objections « françaises », que pendant un certain temps j'en fus abattu et je travaillai, je travaillai, pour parvenir à une compréhension lucide de leur jargon 38 philosophique. Par bonheur, la scolastique m'est aussi peu propre que le mysticisme; je tendis si fort mon arc que la corde craqua et que le bandeau me tomba des yeux. Chose étrange, ce fut une discussion avec une dame qui me conduisit là. A Novgorod, un an plus tard, je fis la connaissance d'un certain général. 39 Je me liai avec lui parce qu'il ressemblait à tout sauf à un officier supérieur. L'atmosphère de sa demeure était lourde, l'air était imprégné de larmes : la mort avait dû passer là. Des cheveux blancs couvraient prématurément son crâne, et son sourire, tristement bienveillant, trahissait ses souffrances mieux encore que ne le faisaient ses rides. Il avait la cinquantaine. Les traces d'un destin qui avait émondé des branches vivantes se voyaient mieux encore sur le visage 37. L'Allemand, C. Michelet, l'auteur d'un ouvrage sur « La Personne divine et l'Immortalité de l'âme » : Vorlesung über die Personlichkeit Gottes und Unsterblichkeit der Seele. Berlin, 1841 (A. S.) 38. En français. 39. V. 1. Philippovitch.
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pâle et émacié de son épouse. Il régnait chez eux un trop grand silence. Le général s'occupait de mécanique; sa femme donnait des. leçons de français, le matin, à des fillettes pauvres; quand elles s'en allaient, elle se mettait à lire, et seule la profusion des fleurs rappelait une autre existence, parfumée et claire, comme aussi, dans. l'armoire, des jouets que nul ne touchait plus. Ils avaient eu trois enfants. Deux ans plus tôt, un garçon de neuf ans, exceptionnellement doué, était mort; quelques mois plus tard, un autre enfant était emporté par la scarlatine. La mère courut à la campagne afin de sauver le dernier en le changeant d'air, et revint quelques jours plus tard : près d'elle, dans la voiture, il y avait un petit cercueil. Leur vie perdit son sens, s'étiola, se prolongea sans nécessité, sans but. Ils ne subsistaient que par une compassion réciproque; leur seule consolation, c'était la conviction profonde qu'ils étaient indispensables l'un à l'autre pour porter leur croix vaille que vaille. J'ai rarement vu union plus harmonieuse, mais ce n'était déjà plus un couple. Ils étaient liés non par l'amour, mais par une sorte de profonde fraternité dans le malheur; leurs destins étaient étroitement noués et resserrés par les petites mains glacées de trois enfants, et par un vide sans espérance pour le présent et pour l'avenir. La mère endeuillée s'était entièrement vouée au mysticisme; elle trouvait le secours contre sa nostalgie dans un monde de mystérieuses réconciliations, trompée par les séductions que la religion offre au cœur humain. Pour elle, le mysticisme n'était pas une plaisanterie, une rêverie, c'était, là encore, ses enfants, elle les défendait en défendant sa religion. Mais comme elle avait une intelligence· extrêmement vive, elle provoquait la discussion et connaissait sa force. Avant et depuis, j'ai rencontré au cours de ma vie nombre de mystiques de toute espèce, depuis Witberg 40 et iJ.es disciples de Tovianski 41 (qui prenaient Napoléon pour l'incarnation guerrière de Dieu et ôtaient leur chapeau en passant devant la Colonne Vendôme) jusqu'à « Mapa :. 42, aujourd'hui oublié, qui lui-même me raconta son entrevue avec Dieu, sur la route de Montmorency à Paris. C'étaient, en général, des surexcités, qui agaçaient les nerfs, 40. Alexandre Witberg, architecte de génie, déporté en Sibérie, où il se lia avec Herzen. (Cf. tome I•r, 2" partie, chapitre XVI.) 41. Tovianski, André : mystique polonais, membre de la « Société des Philarètes & (t 1878). 42. « Mapa », pseudonyme d'un sculpteur français, Ganneau, qui fonda à Paris, vers 1840, une secte dite Evadiste (d'Eve et Adam). Son « nom de guerre », Mapa,. venait de mater et pater; il se faisait passer pour un dieu.
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frappaient l'imagination ou le cœur, confondaient idées philosophiques et symbolisme arbitraire, et n'aimaient guère à se montrer sur le champ découvert de la logique. Ce champ, L.D. 43 s'y tenait fermement plantée, et sans peur. Je ne sais ni où, ni comment elle avait trouvé le moyen de devenir une virtuose en dialectique. En général, l'évolution de la femme est un mystère; tout chez elle paraît futile : ce ne sont que toilettes et danses, médisance malicieuse et lectures de romans, œillades et larmes... Et voici qu'apparaît soudain une volonté titanique, une pensée mûre, une intelligence colossale. La petite fille toute à ses lubies a disparu, et devant vous se dressent Théroigne de Méricourt, la belle femme-tribun qui remue les masses populaires, ou la princesse Dachkova, âgée de dix-huit ans, à cheval, sabre en main, au milieu des soldats mutinés. 44 Chez L.D. tout était résolu : point de doutes, de fluctuations, de théories chancelantes; je doute que les Jésuites et les calvinistes aient été aussi harmonieusement conséquents dans leur doctrine. Au lieu de haïr la mort, qui l'avait privée de ses petits, elle se prit à haïr la vie. C'est' ce qu'exige, justement, le christianisme, pour sa pleine apothéose de la mort. Le mépris de la terre, le mépris du corps n'ont point d'autre sens, d'où, l'anathème sur tout ce qui est vivacité, spontanéité, jouissance, santé, gaieté, libre joie. Et L.D. en était arrivée au point de ne plus aimer ni Goethe, ni Pouchkine. Ses attaques contre ma philosophie étaient originales. Sur le ton ironique elle m'assurait que tous mes artifices et raffinements dialectiques n'étaient que roulement de tambour, bruit qui permet aux poltrons d'étouffer la peur de leur conscience : -Jamais vous ne parviendrez ni à un dieu personnel, dis·ait-elle, ni à 'l'immortalité de l'âme par le biais de 'que1que philosophie que ce soit, mais aucun de vous n'a le courage d'être athée et de nier la vie d'outre-tombe. Vous êtes trop humains pour ne pas vous effrayer de ces conséquences; une répugnance intérieure les repousse, et voilà que vous inventez vos prodiges « logiques » pour vous donner le change et découvrir ailleurs ce que la religion vous offre de façon toute simple et enfantine. J'objectais, j'argumentais, mais je sentais en mon tréfonds que je ne disposais pas de preuves absolues, et qu'elle se tenait plus fermement sur son terrain que moi sur le mien. 43. Larissa Dmitrievna Philippovitch. 44. Amie de Catherine II, quand celle-ci était encore grande-duchesse, elle l'aida à réussir son coup d'Etat (1762), en faisant preuve d'un fort esprit d'organisation et de décision. Plus tard, elle fut la première et la dernière femme à être président de l'Académie des sciences. (V. p. 79 et note 65.)
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Pour comble de malheur, il fallut que survienne certain inspecteur des Services de santé, homme de cœur mais l'un des Allemands les plus absurdes qu'il m'ait été donné de rencontrer. 45 Admirateur enragé d'Oken et de Carus 46, il discutait à coups de citations, il avait réponse à tout, ne doutait jamais de rien, et s'imaginait que j'étais parfaitement d'accord avec lui. Ce médecin se mettait hors de lui et rageait, d'autant plus fort, qu'il ne pouvait se défendre par d'autres moyens; il tenait les opinions de L.D. pour des caprices féminins, faisait appel aux cours de Schelling sur l'enseignement académique 47, et récitait des extraits de la Physiologie de Burdach 48 pour prouver qu'il existe en l'homme un principe éternel et spirituel, et qu'au cœur de la nature se cache un Geist personnel. 49 L.D. qui était passée depuis longtemps par ces « arrière-cours » du panthéisme, le confondait et d'un regard, d'un sourire, soulignait la déconfiture du docteur. Naturellement, elle était plus dans le vrai que lui, aussi me torturais-je consciencieusement l'esprit et éprouvais du dépit quand l'Allemand triomphait de moi en riant. Ces disputes m'intéressèrent au point que je me remis à Hegel avec un acharnement renouvelé. Les tourments de l'incertitude ne me firent pas souffrir longtemps; la vérité miroita devant mes yeux puis m'apparut de plus en plus clairement. Je penchai du côté de celle qui me combattait, mais pas comme elle le souhaitait. - Vous avez parfaitement raison, lui déclarai-je, et j'ai honte d'avoir disputé avec vous. Il est évident qu'il n'existe ni Esprit personnel, ni âme immortelle. Voilà pourquoi il nous a été si difficile de démontrer le contraire. Voyez comme tout devient simple, naturel, sans ces hypothèses préalables. Elle fut troublée par mes paroles, mais se reprit vite et répliqua : - Je vous plains, mais peut-être est-ce pour le mieux : vous ne demeurerez pas longtemps sur cette voie, elle est trop déserte, trop pénible. Seulement voilà, ajouta-t-elle avec un sourire, notre docteur, lui, est incurable, il n'a pas peur, il vit dans un tel brouillard qu'il ne voit pas à un pas devant lui. 45. Karl Ivanovitch Thimé, que Herzen connut à Novgorod. 46. Lorenz Oken (1779-1851), « le père & de la Naturphilosophie, très répandue dans le premier quart du XIX" siècle. Karl-Gustav Carus (1789-1869), autre représentant éminent de cette philosophie de la nature. 47. Schelling : Vorlesung über die Methode des akademischen Studiums, Tübingen, 1803. (A. S.) 48. Karl-Friedrich Burdach (1776-1847), professeur d'anatomie et physiologie. Titre complet de son ouvrage, très important pour l'époque : Die Physiologie ais Erfahrungswi.ssenschaft, Leipzig, 1835-1840 (A. S.). 49. Gei.st : « esprit &. Dans la toute première version de B. i. D. ce mot était remplacé par Gott : Dieu (K.).
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Toutefois, son visage était plus pâle qu'à l'accoutumée ... Environ deux ou trois mois plus tard, Ogarev, passant par Novgorod 50 m'apporta W esen des Christentums, de Feuerbach. 51 Après en avoir lu les premières pages, je sautai de joie. Foin des déguisements, foin des bégayements et des allégories, nous sommes des hommes libres et non les esclaves de Xanthe 52; nous n'avons point besoin d'emmitoufler la vérité dans des mythes ! Dans le feu de ma passion philosophique, je commençai alors la série de mes articles sur « le dilettantisme dans la science », où, .entre autres, je me vengeai du docteur. 53 A présent, revenons à Bélinski. Quelques mois après qu'il fût parti pour Pétersbourg, en 1840, nous y arrivâmes à notre tour. Je n'allai pas le voir. Ogarev était extrêmement peiné de ma querelle avec Bélinski; il comprenait que les opinions absurdes de celui-ci étaient une maladie passagère, je le comprenais aussi, mais Ogarev avait meilleur cœur. Enfin, à force de lettres, il provoqua une entrevue. Notre recontre fut, de prime abord, froide, pénible, tendue, mais ni Bélinski, ni moi n'étions de grands diplomates. Au cours de cet entretien banal, j'évoquai son article sur « l'Anniversaire de Borodino ». Bélinski bondit de son siège, s'empourprant et me dit, de fort naïve façon : - Eh bien, Dieu merci, nous y sommes enfin ! Car moi, avec mon sot caractère, je ne savais par où commencer. Vous avez gagné: trois ou quatre mois passés à Pétersbourg m'ont mieux convaincu que tous les arguments. Oublions ces sottises. Qu'il me suffise de vous raconter que l'autre jour je dînais chez une de mes relations 54, où se trouvait un officier du génie. Le maître de maison lui demanda s'il voulait faire ma connaissance. « C'est bien l'auteur de l'article sur l'Anniversaire de Borodino? » questionna l'officier, lui parlant à l'oreille. « Oui » - « Non, grand merci! » répondit l'autre d'un ton sec. J'avais tout entendu et ne pus y tenir; je serrai chaleureusement la main de l'officier et lui dis : « Vous êtes un honnête homme et je vous respecte ... » Que vous faut-il de plus ? 50. Ogarev resta à Novgorod, chez Herzen, du 31 mai au 10 juin 1842. 51. Feuerbach, Ludwig (1804-1872). L'apparition de son Essence du Christia.nisme, en 1841, exerça une influence considérable, en particulier sur Tchernychevski, Marx, Engels et naturellement Herzen. Ancien hégélien, Feuerbach passa au matérialisme et à l'athéisme. (V. Commentaires (12).) 52. Xanthe, historien grec (première moitié du v• siècle avant notre ère). Esope .aurait été son esclave. 53. Ces articles parurent en quatre livraisons dans les Annales de la Patrie en 1843. 54. A. A. Kraëvski, le rédacteur des Annales de la Patrie.
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A partir de cet instant, et jusqu'à la mort de Bélinski, nous marchâmes la main dans la main. (13) Comme on pouvait s'y attendre, Bélinski se retourna contre ses opinions antérieures avec toute la véhémence incisive de son langage et toute son inépuisable énergie. La position de beaucoup de ses amis n'était pas des P'lus enviables : plus royalistes que le roi 55, ils tentèrent, avec le courage du désespoir, de défendre leurs théories, sans refuser pour autant un armistice honorable. Tous ceux qui étaient doués de bons sens et de vitalité passèrent dans le camp de Bélinski. Seuls s'éloignèrent les formalistes et les pédants invétérés. Certains en arrivèrent si bien au suicide à l'allemande par l'entremise de la défunte science scolastique, qu'ils en perdirent tout intérêt pour la vie et s'égarèrent sans retour. D'autres devinrent des Slavophiles orthodoxes. Si bizarre que paraisse la collusion entre Hegel et Stéphane Yavorski 56, elle est moins invraisemblable qu'on ne le pense. La théologie byzantine est, elle aussi, casuistique superficielle, jeu de formules logiques, tout comme la dialectique de Hegel quand elle est appréhendée de façon formelle. Le Moscovite 57 dans certains de ses articles, démontra solennellement jusqu'où le talent pouvait contribuer à l'accouplement sodomique de la philosophie et de la religion 1 Tout en renonçant à une interprétation uni[atérale de Hegel, Bélinski ne renia aucunement sa philosophie. Bien au contraire : c'est de là, précisément, que part sa synthèse vivante, habile, originale, des idées philosophiques et des idées révolutionnaires. Je tiens Bélinski pour l'une des figures les plus remarquables du règne de Nicolas. Faisant suite au libéralisme, qui avait survécu vaille que vaille à l'année 1825 en la personne de Polévoï 58, puis au sombre essai de Tchaadaïev 59, Bélinski paraît, aguerri par la souffrance, 55. En français. 56. Le P. Yavorski : théologien orthodoxe éminent, grand connaisseur de la scolastique catholique. Prônant le rôle prédominant de l'Eglise, il combattit les réformes de ·Pierre-le-Grand, mais néanmoins devint le président du Saint-Synode (ministère des Cultes) créé par Pierre, en 1721. n est possible que Herzen sousentende ici l'ouvrage de Iouri Samarine, le Slavophile, très ferré sur la philosophie de Hegel : S. Yavorski et F. Prokopovitch (1844), écrit pour défendre l'Eglise orthodoxe de Russie (K.). 57. Moskvitianine :revue littéraire réactionnaire. 58. Nicolas Aléxéévitch Polévoï : journaliste, critique et historien; rédacteur, depuis 1825, du Télégraphe de Moscou, le journal le plus libéral et le plus influent, interdit en 1834 par Nicolas 1••. Bien que Herzen, par la suite, accusât Polévoï d'être devenu un « conservateur rétrograde ~. après l'avoir, naguère, tenu pour nn « vigoureux lutteur », il reconnaissait l'importance de son rôle pendant neuf ans. (Cf. t. 1••, pp. 199-204) et Commentaires (14).) 59. La première Lettre philosophique, publiée en 1836, dans le Télescope. Autres références à Tchaadaïev et à cette Lettre fameuse plus bas, pp. 38, 79, et 152 à 161.
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fielleux, avec sa négation et son intervention passionnée dans tous les débats. Auteur d'une série de critiques, il touche à tout, bien ou mal à-propos, toujours fidèle à sa haine des autorités, s'élevant souvent jusqu'à l'inspiration du poète. Le livre qu'il analyse lui sert surtout de point de départ matériel. Il l'abandonne à mi-chemin pour se plonger dans un autre problème. Il lui a suffi d'un seul vers d'Onéguine - « Les parents proches, voilà comment ils sont » - pour mettre en jugement la vie de famille et passer au crible les relations des parents et des enfants. 60 Qui ne se souvient de ses articles sur Tarantass, sur la Paracha de Tourguéniev, sur Derjavine, sur Motchalov et Hamlet? 61 Quelle fidélité à ses principes ! Quel intrépide esprit de suite, quelle habileté à louvoyer entre les écueils de la censure ! Et quelle audace dans ses attaques contre l'aristocratie des Lettres, les écrivains des trois premiers rangs 62, les secrétaires d'Etat de la littérature, toujours prêts à détruire l'adversaire par tous les moyens licites et illicites : quand ce n'est pas par la contre-critique, c'est par la délation. Bélinski les cinglait sans merci, lacérant l'amourpropre mesquin des faiseurs d'églogues guindés et bornés, amateurs de culture, de bienfaisance et de sentiments mièvres. Il tournait en dérision leurs chères et intimes pensées, les rêveries poétiques qui fleurissaient sous leurs cheveux blancs, leur naïveté cachée sous le ruban de l'Ordre de Sainte-Anne. Mais aussi comme· ils le détestaient ! Les Slavophiles, de leur côté, ne commencèrent à exister officiellement qu'à partir de leur guerre contre Bélinski. Il les poussa à bout à cause de leurs bonnets et leurs houppelandes de bure. 63 Il suffit de se rappeler que naguère Bélinski collaborait aux Annales de la Patrie et Kiréevski lançait son excellente revue, l'Européen. 64 60. Eugène Onéguine, chap. IV, v. XX. Herzen se réfère aux études de Bélinski sur Pouchkine. 61. Tarantass : récit du comte Vladimir Sologoub. Paracha : œuvre de jeunesse d'Ivan Tourguéniev. Derjavine : poète de cour au temps de Catherine la Grande. Motchalov : acteur de grand talent. Son meilleur rôle était Hamlet; son jeu dramatique et passionné marqua fortement la jeunesse sous le règne de Nicolas I•r. 62. Comparaison ironique entre les gens de lettres « bien en Cour », et les fonctionnaires classés selon la Table des Rangs. 63. Parlant de la mourmolka et du zipoune, Herzen raille les Slavophiles : tout ce qui touchait aux us et coutumes de la vieille Russie, aux traditions et aux mœurs patriarcales de la paysannerie russe, leur était sacré et porteur de l'unique vérité. 64. Ivan Vassiliévitch Kiréevski (1806-1856), avait suivi les cours de Hegel à Berlin et de Schelling à Munich. Au retour, il commença à publier son Européen (1832). Le tsar l'interdit pour « propagation d'idées constitutionnelles européennes ». Après douze ans de silence Ivan K.iréevski vira de bord et, se ralliant aux Slavophiles, devint rédacteur du Moscovite réactionnaire. Bélinski, quant à lui, évolua à l'inverse; c'est ce que Herzen sous-entend ici. (Cf. plus bas, 4• partie, chap. XXX.)
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Ces titres démontrent à souhait qu'au départ, il n'existait que des nuances, et non des opinions et des partis ... Les articles de Bélinski étaient anxieusement attendus par la jeunesse de Moscou et de Pétersbourg à partir du 25 du mois. Les étudiants revenaient jusqu'à cinq fois dans les cafés pour s'informer si l'on avait reçu les Annales. On s'arrachait l'épais volume. « Y-a-t-il un article de Bélinski? ~ « Oui! ~ On le dévorait alors avec fièvre, avec des rires et des disputes ... Ensuite, trois ou quatre engouements ou respectueuses admirations étaient pulvérisés sur-le-champ ! Rien d'étonnant si Skobélev, le commandant de la forteresse Pierre-et-Paul, déclarait à Bélinski, en le croisant sur la Perspective Nevski: -Alors, quand vous verra-t-on chez nous? Je vous ai réservé une petite casemate bien chauffée. . J'ai parlé dans un autre livre 65 de l'évolution de Bêlinski et de son activité littéraire. Ici je vais dire quelques mots de sa personne. Il était fort timide et, en général, se sentait perdu dans une assemblée peu familière ou très nombreuse. Il en était conscient et, voulant le dissimuler, se livrait à des actes fort comiques. K. 66 le persuada de se rendre chez une certaine dame. A mesure que l'on s'approchait de sa maison, Bélinski devenait de plus en plus sombre, demandait si l'on ne pourrait y aller un autre jour, se plaignait d'un grand mal de tête. K., le connaissant, n'accepta aucune excuse. Lorsqu'ils furent arrivés, Bélinski, descendu du traîneau, tenta de fuir, mais K. l'attrapa par sa capote et l'entraîna pour le présenter à la dame. Il faisait parfois une apparition au cours des soirées littéraires et diplomatiques du prince Odoïevski. Là, se pressaient des gens qui n'avaient rien de commun entre eux, hormis une certaine peur et une répulsion réciproque. On y voyait des fonctionnaires d'ambassade et l'archéologue Sakharov, des peintres et A. Meyendorf, des conseillers d'Etat - de ceux qui étaient instruits, Hyacinthe Bitchourine, de Pékin 67, des demio~gendarmes et des demi-hommes 65. Du développement des idées révolutionnaires en Russie, chap. VI (A. S., t.
vnn.
66. ll est possible qu'il s'agisse de Ketcher (A. S.). 67. Sakharov, Ivan Petrovitch : ethnographe et archéologue, collectionnait récits, contes, chants folkloriques de la Russie antique, inspiré par un fort nationalisme. Meyendorf, Alexandre Kazimirovitch : fonctionnaire, « représentant typique de la noblesse balte ». (K.) Bitchourine, Hyacinthe Iakovlévitch : religieux régulier (le P. Hyacinthe) vécut en Chine de 1807 à 1832 comme chef de mission orthodoxe à Pékin. Grand connaisseur de l'Histoire et de la langue chinoises, il publia nombre d'ouvrages importants. Le prince Odoïevski écrit : « ll s'était tellement enchinoisé que même physiquement il ressemblait à un Chinois ». (K.).
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de lettres, des gendarmes entiers et des hommes de lettres complets. A. K. 68 n'y ouvrait jamais 1a bouche, si bien que les généraux le prenaient pour une « autorité ». La maîtresse de maison, souffrant en son for intérieur des goûts vulgaires de son époux, leur faisait droit, pareille à Louis-Philippe qui, au début de son règne, témoigna sa bienveillance à ses électeurs en invitant aux bals des Tuileries des rez-de-chaussée 69 entiers de fa:bricants de bretelles, de droguistes, de cordonniers et autres dignes citoyens. Bélinski se sentait complètement perdu dans ces réceptions, entre quelque ambassadeur saxon qui ne comprenait pas ~ mot de russe et certain fonctionnaire de 'la Troisième Section 70, qui comprenait même les mots que l'on taisait. Habituellement, Bélinski en tombait malade pour deux ou trois jours et maudissait celui qui l'avait persuadé de s'y rendre. Un certain samedi, à la veille du Nouvel an, le maître de maison imagina de préparer un punch en petit comité n, quand les invités importants seraient partis. Bélinski n'aurait pas manqué de s'en aller, mais une barricade de meubles l'en empêchait : il s'était blotti dans un coin, et on avait placé devant lui un guéridon chargé de vin et de verres. Joukovski, en pantalon d'uniforme blanc à galon doré, s'assit de biais en face de lui. Bélinski patienta longtemps, mais ne voyant pas d'amélioration à sa situation, il commença à repousser légèrement le guéridon, qui d'abord céda, puis bascula et tomba avec fracas; la bouteille de bordeaux commença à arroser copieusement Joukovski. 72 Celui-ci se dressa. Le vin rouge ruisselait sur son pantalon. Ce fut un charivari. Un serviteur se précipita, une serviette à la main, pour achever de barbouiller les parties intactes du pantalon; un autre ramassa les verres brisés ... Pendant ce remue-ménage, Bélinski disparut et, plus mort que vif, se hâta de rentrer chez lui à pieds. Cher Bélinski ! Comme le fâchaient et le bouleversaient longtemps de telles péripéties. Avec quel effroi il les évoquait, sans sourire, tout en déambulant dans sa chambre, et en hochant la tête ! Pourtant, dans cet homme timide, dans ce corps chétif habitait une vigoureuse nature de gladiateur. Ah certes, c'était un puissant 68. Kraëvski : cf. ci-dessus, note 54, page 32. 69. En français. 70. La police secrète. 71. En français. 72. Joukovski, Vassili André~vitch (1783-1852) : ho=e de lettres, poète, traducteur des romantiques allemands, il fut le précepteur du prince héritier, Alexandre Nicolaëvitch (le futur Alexandre 10. Contribua à faire revenir Herzen de son exil à Viatka. (Cf. t. 1••, 2• partie, chap. XVII.)
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lutteur! Il ne savait ni prêcher, ni endoctriner, il lui fallait la dispute. Il ne parlait pas bien lorsqu'il ne rencontrait ni objection, ni impatience; mais dès qu'il se sentait ulcéré, dès qu'on touchait à ses chères convictions, les muscles de ses· joues commençaient à frémir et sa voix se brisait. Alors H fallait le voir ! ll bondissait sur son adversaire, tel un guépard, il le mettait en pièces, le ridiculisait, l'anéantissait, et, chemin faisant, développait sa pensée avec un~ force, une poésie inouïes. La dispute se terminait souvent dans le sang, celui qui coulait de la gorge de cet homme malade. Pâle, suffoquant, les yeux fixés sur son interlocuteur, il portait un mouchoir à ses lèvres d'une main tremblante et cessait de parler, profondément chagriné, anéanti par sa défaillance physique. Comme je l'aimais, et comme je le plaignais à ces moments-là ... Exploité financièrement par les commis de la littérature, moralement par la censure, environné à Pétersbourg par des gens qui ne lui inspiraient guère de sympathie, rongé par une maladie que le climat de ]a Baltique rendait mortelle, il devenait de plus en plus irrita~le. Il fuyait les étrangers, se montrait farouche jusqu'à la sauvagerie, et parfois passait des semaines entières dans une morne inaction. Alors la rédaction de sa revue lui faisait porter note sur note, réclamant sa copie, et l'homme de lettres endetté saisissait sa plume en grinçant des dents et rédigeait ces articles venimeux, frémissants d'indignation, ces actes d'accusation qui faisaient une telle impression sur les lecteurs. Souvent, à bout de forces, il venait se reposer chez nous. Allongé sur le plancher auprès de notre enfant de deux ans, il jouait avec lui des heures entières. Tant que nous n'étions que trois, tout allait à merveille; mais dès que tintait la sonnette, un tic parcourait sa face, il regardait autour de lui, l'air inquiet, cherchait son chapeau; ensuite, il restait là, par faiblesse de Slave. Alors un seul mot, une remarque qui le hérissait, provoquaient des scènes et des disputes des plus originales ... Un jour, pendant la Semaine Sainte, il va dîner chez un certain homme de lettres. 73 On sert des plats maigres : - Y a-t-il longtemps, demande Bélinski, que vous êtes devenus si pieux? - Nous mangeons maigre tout simplement à cause de nos gens, répond l'homme de lettres. - A cause de vos gens ? demande Bélinski en blémissant. A cause de vos gens? répète-t-il, et il se lève de table. Où sont-ils, 73. Panaëv, Vladimir Ivanovitch (1792-1859), haut fonctionnaire et poète : auteur d'idylles dans le style pastoral du xvm• siècle. Adversaire de Pouchkine et Gogol.
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vos gens? Je m'en vais leur dire que vous les trompez. Tout vice avoué est meilleur, plus humain, que ce mépris de l'être faible et ignare, que cette hypocrisie qui entretient l'ignorance. Et vous vous considérez comme des hommes libres ? Vous êtes bons à mettre dans le même sac que tous les tsars, les popes et les propriétaires d'esclaves! Adieu. Je ne mange pas maigre pour l'édification des autres; moi, je n'ai pas de gens! Au nombre des Russes devenus des Allemands irréductibles se trouvait certain maître de notre Université, récemment revenu de Berlin. 74 C'était un brave homme, portant lunettes bleues, guindé et correct. Il s'était pétrifié à jamais après avoir détraqué et anémié ses facultés par le truchement de la philosophie et de la philologie. Doctrinaire, un rien pédant, il aimait à enseigner sur le mode édifiant. Une fois, au cours d'une réception littéraire chez le romancier qui faisait maigre « pour ses gens ~. le Maître se mit à prêcher à propos de 'quelque sot sujet, honnête et modéré. 75 Bélinski était étendu dans un coin, sur un canapé. Lorsque je passai devant lui, il saisit un pan de mon habit et me dit : - As-tu entendu les mensonges de ce monstre ? La langue me démange depuis un grand moment, mais ma poitrine me fait nial, et il y a beaucoup de monde. Sois un père pour moi ! Frappe-le, tue-le en le ridiculisant - tu fais cela mieux que moi - mais soulage-moi ! J'éclatai de rire et répliquai qu'il me lançait à la curée comme un bouledogue contre des rats. Je connaissais à peine ce monsieur, et du reste je n'avais guère entendu ce qu'il racontait. .. V ers la fin de la soirée, le Maître aux lunettes bleues, après avoir vitupéré Koltzov pour avoir abandonné le costume national 76, se mit soudain à se référer à la fameuse Lettre de Tchaadaïev, concluant son discours trivial (débité sur le ton doctoral qui par lui-même incite à l'ironie) en déclarant : - Quoi qu'il en soit, je considère son acte comme méprisable, ignoble, et je suis incapable d'éprouver du respect pour un tel individu! Dans ce salon, il ne se trouvait qu'un seul homme qui fût un proche de Tchaadaïev : moi. Je reparlerai longuement de lui; je l'ai toujours aimé et respecté, j'étais aimé de lui 77. Il me parut 74. J. M. Névérov, pédagogue qui avait suivi les cours de Hegel à Berlin, avec Granovski. Revenu d'Allemagne en 1840, il fut nommé à un poste important au ministère de l'Instruction publique. (K.) 75. En français. 76. Koltzov, v. p. 48, note 94. 77. V. note 58, p. 33 et plus bas p. 79.
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indécent de laisser passer une remarque aussi barbare. Je demandai au Maître, d'un ton sec, s'il estimait que Tchaadaiev avait écrit sa Lettre dans un but précis, ou s'il n'était pas sincère ? -Nullement! répondit-il. Là-dessus nous entamâmes une conversation peu plaisante. Je lui démontrai que les épithètes « ignoble», « méprisable »,étaient. .. ignobles et méprisables quand elles se rapportaient à un homme qui avait hardiment exprimé son opinion et en avait pâti. Lui, il me parla de l'unité nationale, de la patrie unie, du crime qui consistait à détruire cette unité, des choses sacro-saintes auxquelles on ne devait pas toucher. Tout à coup, Bélinski me coupa l'herbe sous les pieds. Sautant de son divan, il s'approcha de moi, déjà pâle comme un linge et, me frappant sur l'épaule, il déclara : - Les voilà, qui se découvrent, les inquisiteurs, les censeurs, ceux qui veulent mener la pensée en laisse ! Il continua ainsi, sur sa lancée ... Il parlait avec une inspiration farouche, assaisonnant ses graves sentences de sarcasmes meurtriers : - Quelle susceptibilité ! On nous frappe à coups .de bâtons et nous ne nous en offusquons point. On nous envoie en Sibérie -nous n'en sommes pas offensés. Mais voyez un peu Tchaadaiev : il a égratigné l'honneur national, et on lui interdit de parler. La parole est une insolence; un laquais ne doit jamais parler ! Pourquoi alors, dans les pays plus civilisés, où il semblerait que la susceptibilité dût être plus développée qu'à Kostroma ou à Kalouga, pourquoi les mots n'offensent-ils personne ? . - Dans les pays civilisés, répliqua le Maître, avec une suffisance inimitable, il existe des prisons où l'on enferme les fous qui offensent ce que tout un peuple vénère ... et on fait fort bien. Bélinski parut grandir. Il était terrible et grandiose en cette minute. Croisant les bras sur sa poitrine malade et fixant le professeur, il rétorqua d'une voix sourde : - Et dans des pays plus civilisés encore il existe une guillotine qui exécute ceux qui trouvent cela « fort bien ». Ayant dit, il se laissa tomber dans un fauteuil, épuisé, et se tut. Au mot « guillotine » le maître de maison pâlit, les invités furent saisis d'inquiétude, il y eut un silence. Le Maître était anéanti, mais c'est précisément en de te~s instants que l'amour-propre des humains prend le mors aux dents. Tourguéniev conseille à celui qui, dans une discussion, est allé si loin que lui-même s'en effraye, de tourner sa langue au moins dix fois dans sa bouche avant de prononcer un mot. 39
Le Maître, ne connaissant point ce remède domestique, continua à débiter des fadaises, en s'adressant plus aux autres qu'à Bélinski. - En dépit de votre intolérance, énonça-t-il enfin, je suis convaincu que vous serez de mon avis sur un point. .. - Non, répliqua l'autre. Quoi que vous disiez, je ne serai d'accord avec vous sur rien ! Tous éclatèrent de rire et on alla souper. Le Maître saisit son chapeau et partit. ... Bientôt les privations et les souffrances achevèrent de miner l'organisme fragile de Bélinski. Son visage, surtout les muscles près des lèvres, son regard tristement fixe, témoignaient en même temps du travail intense de son esprit et de la rapide dissolution de son corps. Je le vis pour la dernière fois, à Paris, en l'automne de 1847. Il allait très mal, craignait de parler haut; par moments seulement renaissait son énergie d'antan, qui jetait le vif éclat de son feu mourant. Ce fut en un tel instant qu'il écrivit sa lettre à Gogol. (15) La nouvelle de la Révolution de février 78 ie trouva encore ·en vie. Il mourut en prenant ses lueurs d'incendie pour le jour qui se levait! Ainsi finissait ce chapitre en 1854. Depuis lors, bien des choses ont changé. Je suis devenu beaucoup plus proche de cette époque, plus proche ·à mesure que je m'éloigne davantage des gens d'ici 79, et à cause, tant de l'arrivée d'Ogarev 80 que de deux livres : la Biographie de Stankévitch, écrite par Annenkov, et les premières parties des Œuvres de Bélinski. 81 Par une fenêtre soudain ouverte dans une salle d'hôpital pénètre l'air frais des champs, le souffle du jeune printemps ... La Correspondance de Stankévitch est passée inaperçue. Elle est arrivée mal à propos. A la fin de 1857, la Russie ne s'était pas remise encore des funérailles de Nicolas. 82 Elle attendait, elle espérait. C'est le pire des climats pour la lecture des Mémoires ... Mais ce livre ne sera point perdu. Il demeurera enseveli dans un humble cimetière, comme l'un des rares monuments de son temps sur lequel un homme qui sait lire pourra déchiffrer ce qui naguère 78. 1848. 7C). Rappelons qu'il est alors en Angleterre. 80. Après bien des tribulations, Nicolas Ogarev s'expatria à son tour, et arriva à Londres le 9 avril 1856. 81. D s'agit : t• de la Biographie et de la Correspondance, publiées par P. V. Annenkov en 1857. D'après A. S. (se référant à une lettre de H. à Tourguéniev, du 1•• mars 1861) cet ouvrage fut lu par H. en 1861. 2• Les Œuvres compliUes de V. Bélinski, en 12 parties, publiées par K. Soldatenkov et N. Schtepkine, de 18591862. En 1859, H. avait pu lire les quatre premières parties. · 82. Mort en 1855.
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fut enterré anonymement. La zone pestilentielle qui s'étire de 1825 à 1855 sera bientôt complètement oubliée. Les traces humaines, balayées par la police, s'effaceront, et les générations futures s'arrêteront bien des fois, perplexes, devant un terrain vague au sol bien tassé, cherchant les voies disparues d'une pensée ·qui, en fait, ne fut jamais interrompue. On pouvait croire que le flux était arrêté, que Nicolas avait ligaturé l'artère, mais le sang circulait par des chemins de traverse. Ce sont précisément ces vaisseaux capillaires qui ont laissé leur trace dans les Œuvres de Bélinski, dans la Correspondance de Stankévitch. Il y a trente ans, la Russie de l'avenir existait uniquement parmi quelques garçons à peine sortis de l'enfance, si négligeables, si effacés, qu'ils auraient pu tenir entre les semelles des bottes autocratiques et le sol. Mais ils portaient l'héritage du 14 décembre, l'héritage de la science humaine universelle et de la Russie purement nationale. Cette vie neuve végétait comme l'herbe qui tente de pousser sur les bords d'un cratère encore en fusion. Dans la gueule même du monstre on distingue des enfants qui i:le ressemblent pas aux autres; ils grandissent, se développent et commencent à vivre d'une vie tout à fait à part. Faibles, insignifiants, sans aucun soutien, et au contraire persécutés par tous, ils pourraient facilement périr sans laisser la moindre trace; et pourtant ils demeurent, mais s'ils meurent à mi-chemin, tout ne s'éteint pas avec eux. Ce sont les cellules initiales, les embryons de l'Histoire, à peine décelables, n'existant guère encore, comme les embryons en général. Petit à petit ils se groupent. Ceux qui se sentent le plus d'affinités se rassemblent autour d'un noyau central; ensuite les groupes se repoussent les uns les autres. Ce morcellement leur donne du champ et un développement multi-face; s'étant épanouies jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à leur limite extrême, les branches se rejoignent à nouveau, quel que soit leur nom : « cercle de Stankévitch », << Slavophiles », ou notre cénacle à nous. Leur trait essentiel à tous, c'est un sentiment de profonde aliénation de la Russie officielle, du milieu qui les entoure, et, en même temps, l'envie d'en sortir; certains ont même le désir intempestif de détruire la Russie elle~même. ·Affirmer que ces petits cercles, imperceptibles d'en haut comme d'en bas, représentent un phénomène exceptionnel, extérieur, incohérent, que l'éducation d'une grande partie de cette jeunesse a été exotique, importée, qu'elle n'est que la traduction russe des idées françaises et allemandes plutôt qu'une manifestation nationale, nous paraît une objection dénuée de tout fondement. 41
Il se peut qu'à la fin du siècle dernier, et au commencement du nôtre, il y ait eu, dans l'aristocratie, une petite section de « Russes étrangers »,-qui avaient rompu tous liens avec la vie nationale; mais ils n'avaient ni intérêts vitaux, ni cercles fondés sur leurs convictions, ni littérature propre. Ils ont dépéri sans porter de fruits. Victimes de leur rupture avec le peuple sous le règne de Pierre-le-Grand, ils sont demeurés des êtres excentriques et capricieux, non seulement inutiles mais ne méritant pas d'être plaints. La guerre de 1812 fixa leur limite : les vieux achevèrent leur temps, il ne vint plus de jeunes de cette race. Compter parmi eux des hommes tels que P. 1. Tchaadaïev serait une très grave erreur. Les protestations, les reniements, voire la haine de la patrie, ont un tout autre sens que l'éloignement et I'indüférence. Byron, qui flagellait la vie anglaise, qui fuyait l'Angleterre comme la peste, resta un Anglais typique. Heine qui, haïssant l'ignoble état politique de l'Allemagne, voulait se « franciser », demeura, néanmoins, un Allemand véritable. La protestation suprême contre le judaïsme : le christianisme, est imprégné d'esprit judaïque. La rupture entre les Etats-Unis d'Amérique du Nord et l'Angleterre a pu susciter la guerre et la haine, mais non faire des Nord-Américains des « nonAnglais ». En général, les hommes ont beaucoup de mal à renier leurs antécédents physiologiques et leur tour d'esprit héréditaire; il y faut soit une faculté d'effacement et une apathie particulières, soit des occupations abstraites. L'impersonnalité des mathématiques, l'objectivité inhumaine de la nature ne provoquent pas, n'éveillent pas ces côtés de l'âme; mais dès que nous touchons à des questions vitales, esthétiques, morales, où l'homme n'est pas seulement observateur et enquêteur, mais également participant, nous découvrons une limite physiologique : il est fort ardu de la franchir tout en conservant le même sang et le même cerveau, il faudrait extirper le souvenir de nos berceuses, de nos champs et nos montagnes, de nos coutumes, de tout notre environnement. Le poète et le peintre sont toujours nationaux dans leurs œuvres authentiques. Quoi qu'ils fassent, quel que soit leur but et l'idée qui inspire leur création, ils expriment, qu'ils le veuillent ou non, certains éléments du caractère national, et 1es expriment avec plus de pénétration et de clarté que ne 'le fait même l'Histoire d'un peuple. Si même il rejette tout ce qui est de sa nation, l'artiste ne perd pas les traits essentiels qui permettent de savoir d'où il sort. Gcethe est allemand aussi bien dans son Iphigénie grecque, que dans son Divan oriental. En vérité, les poètes sont des « prophètes ~. selon l'expression romaine, mais ils expriment non point ce qui 42
n'existe pas et qui pourrait se produire par hasard, mais ce qui n'est point connu, qui demeure dans la brumeuse conscience des masses, et y sommeille encore. Tout ce qui, depuis des temps immémoriaux, se trouvait enfoui dans l'âme des peuples anglo-saxons a été encerclé, comme par un anneau, grâce à une personnalité particulière; chaque fibre, chaque allusion, chaque velléité, transmises de génération en génération, ont inconsciemment reçu forme et langage. -Personne, sans doute, ne pense que l'Angleterre du temps d'Elisabeth, et particulièrement la majorité du peuple, ait bien compris Shakespeare. De nos jours encore elle ne le saisit qu'imparfaitement; du reste, les Anglais ne se comprennent pas eux-mêmes de façon claire. Pourtant je ne doute pas que l'Anglais qui va au théâtre puisse saisir Shakespeare d'instinct et par sympathie. Au moment où il l'écoute, quelque chose lui devient plus familier, plus lumineux. On pourrait croire qu'un peuple aussi prompt d'entendement que le sont les Français devrait également comprendre Shakespeare. Le caractère de Ham/et, par exemple, est si universellement humain, surtout à notre époque de doutes et d'irrésolution, une époque où l'on prend conscience de certaines affaires louches qui s'accomplissent alentour, de certaines trahisons de grandes causes au profit de choses mesquines et triviales, qu'on a peine à imaginer qu'il ne soit point compris. Néanmoins, en dépit de tous les efforts, de toutes les tentatives, Hamlet demeure étranger aux Français. Si les aristocrates du siècle dernier, qui dédaignaient systématiquement tout ce qui était russe, n'en demeuraient pas moins infiniment plus russes que leurs serfs-domestiques ne restaient moujiks, à plus forte raison les jeunes gens ne pouvaient perdre leur caractère russe, sous prétexte qu'ils étudiaient les sciences dans des livres français et allemands. Une partie des Slaves moscovites donna dans l'ultra-slavisme, Hegel en mains. L'apparition même des petits cénacles dont nous parlons, représente la réponse naturelle à une profonde nécessité intérieure de la vie russe d'alors. Nous avons maintes fois évoqué la stagnation qui succéda au tournant de 1825. Le niveau moral de la société était tombé, toute évolution était stoppée, toutes les personnalités avancées, énergiques, étaient· Tayées de Ja vie. 83 Les autres, apeurés, faibles, perdus, restaient mesquins et futiles. La canaille de la génération d' Alexandre l"' occupa les premières places. Peu à peu, ces gens se muèrent en commerçants obséquieux, abandonnèrent la sauvage poésie des 83. Derechef, les Décembristes : en en envoyant cent vingt au bagne, Nicolas 1"' arrachait à la société russe son élément le plus éclairé, le plus libéral et le plus dynamique.
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ripailles et de la morgue du grand seigneur, et jusqu'à l'ombre de leur singulière dignité; fonctionnaires opiniâtres, ils servaient avec conviction, mais n'en devenaient pas pour autant des dignitaires. Leur temps était révolu. Sous ce grand monde se taisait, indifférent, le grand univers du peuple. Pour lui, rien n'avait changé : son existence était pénible, mais pas plus qu'avant; ce n'était pas sur son dos meurtri que pleuvaient les nouveaux coups. Son temps n'était pas venu. Entre ce toit et ces fondations ce furent les enfants qui, les premiers, relevèrent la tête, peut~être parce qu'ils ne se doutaient pas du danger; quoi qu'il en fût, c'est grâce à ces enfants-là que la Russie, stupéfiée, commença à retrouver ses esprits. Ils étaient frappés par la contradiction totale qui existait entre les paroles enseignées et le vécu de ce qui les environnait. Les professeurs, les livres, l'Université disaient uhe chose, qui était compréhensible pour l'intelligence et le cœur. Leur père, leur mère, leur famille, tout leur milieu disaient autre chose, que ni l'intelligence, ni le cœur ne pouvaient accepter, mais qui était admis par le pouvoir établi et les intérêts financiers. Cette contradiction entre l'éducation et les mœurs n'atteignit nulle part des proportions aussi grandes qu'en la Russie des nobles. Le rugueux étudiant allemand, avec sa casquette ronde qui ne couvre qu'un septième de son crâne et ses boutades tonitruantes, est beaucoup plus proche qu'on ne croit du Spiessbürger 84 germanique; quant au collégien français, maigre à force d'émulation et d'ambition, il est déjà, en herbe, l'homme raisonnable qui exploite sa position. 85 Chez nous, le nombre de ceux qui faisaient des études a toujours été très faible, mais ceux qui voulaient s'instruire recevaient une instruction sinon vaste, du moins assez générale et humaniste; elle humanisait les étudiants qui l'assimilaient. Mais justement on n'avait que faire d'un être humain, ni dans la pyramide hiérarchique, ni pour faire prospérer la vie quotidienne des hobereaux. Il fallait, dès lors, ou bien se déshumaniser à nouveau, comme le faisait le plus grand nombre, ou bien faire une pause et se demander : « Estce absolument essentiel de servir l'Etat ? Est-ce une bonne chose que d'être propriétaire foncier ? » Là-dessus, pour les uns, les plus faibles, les impatients, commençait l'existence oisive du cornette à la retraite, de la paresseuse vie campagnarde, de la robe de chambre, des excentricités, des cartes et du vin, pour les autres, un temps d'épreuve et de travail interne; et ceux-ci ne pouvaient vivre en 84. Petit bourgeois. 85. En français.
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plein désaccord moral, pas plus qu'ils ne pouvaient se contenter de l'attitude négative du retrait. Leur pensée irritée réclamait une issue. Les solutions diverses de ces problèmes qui tourmentaient de façon identique toute la jeune génération, conditionnaient sa subdivision en cénades divers. C'est ainsi, par exemple, que se forma le nôtre. Il rencontra à l'Université le cercle de Soungourov, déjà constitué, dont l'orientation, comme la nôtre, était plus politique que scientifique. Le cercle de Stankévitch, qui se forma en même temps, était à la fois proche et éloigné des deux autres. Il suivait une autre voie. Ses intérêts étaient purement théoriques. Dans les années trente, nos convictions étaient trop juvéniles, trop passionnées et brûlantes pour ne point être exclusives. Nous étions capables de porter au cercle de Stankévitch un froid respect, mais ne pouvions nous rapprocher de lui. Ses membres dressaient des systèmes philosophiques, s'occupaient d'introspection et trouvaient la paix dans un luxueux panthéisme, d'où le christianisme n'était pas exclu. Nous, nous rêvions de fonder en Russie une nouvelle « union », sur le modèle des Décembristes 86, et tenions la science pour un remède en soi. Le gouvernement fit de son mieux pour ancrer solidement en nous nos tendances révolutionnaires. En 1834, tout le groupe de Soungourov fut déporté et disparut. 87 Nous, nous fûmes déportés en 1835. Cinq ans plus tard nous revenions, aguerris par l'expérience. Les rêves de l'adolescence étaient devenus les infrangibles résolutions de l'âge mûr. 88 Ce fut l'époque la plus brillante du cercle de Stankévitch. Lui-même, je ne le trouvai plus là : il était en Allemagne; mais précisément à ce moment-là les articles de Bélinski commençaient à attirer l'attention générale .. A notre retour, nous nous réconciliâmes. Le combat était inégal des deux côtés. Le terrain, les armes, le langage - tout différait. Après d'infructueux débats, nous vîmes que notre tour était venu d'aborder sérieusement la scien~e et, de nous-mêmes, nous nous attaquâmes à Hegel et à la philosophie allemande. Quand nous l'eûmes suffisamment assimilée, il se révéla qu'entre nous et le cercle de Stankévitch il n'y avait plus de querelle. 86. Au début du XIX" siècle, les sociétés secrètes (en général issues de la francmaçonnerie), se constituaient en « unions » : « Union des Slaves Unis », « Union pour le Bien public », etc. Plus tard, elles se scindèrent en « Union du Nord » et « Union du Sud », qui, l'une à Pétersbourg, l'autre en Ukraine, donnèrent l'assaut du 14 décembre 1825. 87. Herzen a fait le récit de la lamentable « affaire Soungourov » au tome 1"', 1re partie, chapitre V. 88. Cf. égalemt:nt t. 1"', 2• partie : Prison et Exil.
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Leur cénacle devait se dissoudre infailliblement. Il avait fait son œuvre, et de la façon la plus brillante. Son influence sur toute la littérature et sur l'enseignement académique fut énorme : il suffit de nommer Bélinski et Granovski. 89 C'est en son sein que se forma Koltzov; Botkine, Katkov et d'autres en firent partie. 90 Mais il ne pouvait rester un cercle fermé sans donner dans le doctrinarisme allemand; les Russes, qui ont l'esprit vif n'y sont point portés. En dehors du nôtre, il existait un autre cercle (formé lors de notre exil), proche de celui de Stankévitch mais, comme nous, en litige avec lui. Ce sont ces hommes-là que l'on nomma, par la suite, les Slavophiles. Ces Slaves abordaient par le côté opposé au nôtre les questions vitales qui nous préoccupaient; bien plus que les amis de Stankévitch, ils se lançaient dans la vie active, dans la lutte véritable. Il était naturel que le groupe de Stankévitch se scindât entre eux et nous. Les Aksakov, Samarine s'attachèrent aux Slaves, c'est-àdire à Khomiakov et aux Kiréevski, tandis que Bélinski et Bakounine venaient à nous. 91 L'ami •le plus cher de Stankévitch, celui qui était le plus proche de tout son être - Granovski, fut des nôtres, dès son retour d'Allemagne. Si Stankévitch avait vécu, son groupe n'aurait pas mieux résisté. Lui-même serait passé dans le camp de Khomiakov ou dans le nôtre. 89. Granovski, Timothée Nicolaëvitch (1813-1855) professeur d'Histoire à l'Université de Moscou. On le disait « doué d'une force d'attraction irrésistible » (S. M. Soloviov). Tchernychevski lui donnait « une des premières places dans l'histoire de la culture russe du premier quart du XIX" siècle ». Refusant de passer, comme Herzen, du libéralisme au socialisme et de l'idéalisme au matérialisme, il demeura néanmoins un historien véritable; contemplant d'un regard lucide l'évolution historique des peuples, tout en gardant un juste milieu entre l'intolérance des extrémistes et les visées réactionnaires, il aspirait profondément au règne de la liberté et de la vérité sur la terre. 90. Koltzov : V. plus bas note 94, p. 48. Botkine, Vassili Pétrovitch (1811-1869) critique et journaliste, fils du plus gros négociant en thé de Russie, dont il continua avec ses frères, à faire prospérer l'affaire. Très cultivé, ayant beaucoup voyagé à l'étranger, il avait acquis des connaissances vastes et variées, ce qui lui permit de jouer un rôle important dans le groupe de Stankévitch, comme le prouve sa vaste correspondance des années 1830 à 1840. Katkov, Michel Nikiforovitch (1818-1887), homme de lettres qui passa de « l'aile droite » des Occidentalistes (1840} à un libéralisme modéré (1850}, enfin à un conservatisme rétrograde, qui fit de lui « l'apologiste de l'absolutisme illimité ». 91. Les Aksakov, Constantin (1817-1860) et Ivan (1823-1886) : publicistes, hommes de lettres, profondément pénétrés de foi orthodoxe et de croyance en les destins d'une Russie dépouillée de tout apport occidental, furent en tête du mouvement Slavophile, avec les frères Kiréevski, Ivan et Pierre, et Khomiakov, Alexis Stépanovitch (1804-1860}, le plus important des théoriciens de cette tendance. On disait qu'il était « le rival de Herzen pour le brillant et l'invention ».
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En 1842, le tri par affinités était fait depuis longtemps, et notre camp se rangea en ordre de bataille aux Slaves. Nous parlerons ailleurs de ce combat. Pour conclure, j'ajouterai quelques mots sur les éléments qui composaient le cercle de Stankévitch. Cela projettera comme un faisceau lumineux sur les étranges courants souterrains qui, silencieusement, sapaient la solide écorce du régime russo-allemand. 92 Stankévitch était le fils d'un riche propriétaire foncier de Voronèj. Au début, il fut élevé à la campagne, avec tout le luxe seigneurial; ensuite, et c'est .fort original, on l'envoya en pension 'à Ostrogojsk. 93 Pour les bonnes natures, une instruction riche, voire aristocratique est excellente. L'aisance permet d'avoir une volonté indépendante et donne du champ à toutes les formes du développement et de la croissance. Elle ne comprime pas l'intelligence juvénile dans l'étau des soucis précoces et des craintes pour l'avenir; enfin, elle permet de s'instruire selon ses penchants, en toute liberté. Stankévitch acquérait une culture harmonieuse et vaste. Sa nature artistique, musicienne, et en même temps réfléchie et contemplative, se révéla dès le début de ses études universitaires. Sa capacité non seulement de comprendre profondément et cordialement, mais aussi de concilier ou, comme disent les Allemands, de lever les contradictions, était fondée sur son tempérament artistique. Le besoin d'harmonie, de cohésion, de plaisir, rend ces natures peu exigeantes quant aux moyens : pour ne pas voir un puits ils le recouvrent d'une bâche qui ne résistera pas, mais l'œil n'est plus gêné par un trou béant. C'est par de tels procédés que les Allemands aboutissaient à un quiétisme panthéiste et s'y assoupissaient; mais un Russe aussi doué que Stankévitch ne serait pas resté longtemps « en paix ». Cela paraît évident dès la première question qui 1le trouble, malgré lui, dès sa sortie de l'Université. Ses travaux pressants sont achevés. Il est livré à lui-même. Personne ne le dirige plus, mais il ne sait que faire. Aucun travail à poursuivre, et autour de lui, rien ni personne qui puisse attirer un homme plein de vitalité. En Russie, en ce temps-là, un jeune homme qui, ses études terminées, avait repris ses esprits et s'était peu rendu compte ·des choses, se trouvait dans la situation d'un voyageur qui se réveille au milieu de la steppe : où qu'il aille, il y 92. Nicolas l"', n'ayant guère confiance dans les Russes (toujours hanté par le soulèvement des Décembristes), était entouré d'Allemands, qui tenaient les postes clés dans les chancelleries, la police et l'armée. Depuis Catherine-la-Grande, tous les tsars avaient plus de sang germanique que de sang russe. 93. Chef-lieu de district de la province de Voronèj. En général, les fils des nobles étaient éduqués à domicile.
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a des traces de pas, les ossements des hommes qui ont péri là et des bêtes sauvages, et partout le désert, muet et menaçant, où il est facile de périr et impossible de lutter. La seule chose que l'on pût poursuivre honnêtement et avec amour, c'était les études. Et voici Stankévitch qui s'attelle aux travaux savants. Il lui semble que sa vocation, c'est d'être historien. Il commence à étudier Hérodote. Il était facile de prévoir que ce travail ne donnerait rien ... Il aurait envie de se rendre à Pétersbourg, où bouillonne une sorte d'activité, où l'attirent les théâtres et la proximité de l'Europe ... Il a également des vélléités de devenir surveillant honoraire du collège d'Ostrogojsk, de se rendre utile « dans cette modeste carrière ». Cela lui réussira moins encore qu'Hérodote. A vrai dire, il est tenté par Moscou, par l'Allemagne, par son cher cercle universitaire, ses intérêts familiers. Il ne peut vivre sans ceux qui lui sont proches, preuve nouvelle qu'aucun autre intérêt vrai ne lui tient à cœur. Son besoin de sympathie est si fort, qu'il lui arrive parfois d'inventer amitiés et talents, de voir dans certaines personnes des qualités qu'elles ne possédaient nullement, et de s'en émerveiller! Mais - et là se révèle sa forte personnalité - il ne lui fallait pas recourir bien souvent à de pareilles fictions. A chaque pas, il rencontrait des gens remarquables, il savait aller au devant d'eux, et quiconque avait reçu une part de son cœur demeurait à tout jamais son ami fervent; son ascendant apportait à tout homme un bienfait immense ou allégeait son fardeau. A Voronèj, Stankévitch se rendait parfois à l'unique bibliothèque de la ville, pour y prendre des 1i vres. Là-bas, il rencontrait un jeune homme pauvre, de condition simple, garçon modeste et mélancolique. Il se révéla que c'était le fils d'un marchand de bestiaux, en affaires avec le père de Stankévitch. Il s'occupa chaleureusement du jeune homme, qui était un grand lecteur et parlait volontiers littérature, se lia avec lui. L'adolescent avoua timidement, craintivement, qu'il essayait d'écrire des vers et, tout rougissant, se décida à les montrer. Stankévitch fut stupéfait par les dons immenses dont le jeune homme, qui manquait d'assurance, n'avait pas conscience. A partir de ce moment, il ne le lâcha pas, tant que la Russie émerveillée n'eût lu et relu les vers de Koltzov. 94 Il est fort possible que le pauvre marchand de bestiaux, brimé par les siens, privé de toute sympathie, ignoré de tous, eût épuisé ses dons ·dans les steppes désertes d'Outre-Volga où il menait ses 94. Koltzov, Alexis Vassiliévitch (1808-1842) : poète délicat qui « connut et aima l'existence des paysans telle qu'elle est dans la réalité ... mais celle-ci s'est transformée chez lui en l'or pur de la poésie ... » (Bélinski).
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troupeaux. Et la Russie n'aurait jamais entendu ces chants merveilleux, profondément nationaux, si Koltzov n'avait pas trouvé Stankévitch sur son chemin. Après être sorti de l'école d'Artillerie, Bakounine fut promu officier de la Garde. On raconte que son père, fort mécontent de lui, demanda personnellement qu'il fût muté dans l'armée. Tombé, avec son unité dans un village perdu de Biélorussie, Bakounine devint sauvage, insociable, négligea son service et resta des journées entières sur son lit, en touloupe. Son chef le plaignait, mais· se devait de lui rappeler qu'il lui fallait servir ou démissionner. Bakounine, qui ne s'était pas douté qu'il eût ce droit, offrit aussitôt sa démission. Ayant reçu satisfaction, il arriva à Moscou. A partir de ce moment (vers 1836) commença pour lui une existence sérieuse. Jusqu'alors il ne s'était intéressé à rien, n'avait rien lu, et connaissait à peine l'allemand ... Très doué pour la dialectique, doté d'une puissance de réflexion tenace et persévérante, il errait sans carte ni boussole dans des systèmes fantastiques et des expériences d'autodidacte. Stankévitch décela ses dons et l'attela à la philosophie. Bakounine apprit l'allemand dans Kant et Fichte, puis se plongea dans Hegel, dont il assimila à la perfection la méthode et la logique. A qui ne l'a-t-il pas prêchée par la suite! A nous et à Bélinski, aux dames et à Proud'hon ... Or, Bélinski en puisait autant à la source même. Les idées de Stankévitch sur l'art, sur la poésie et ses rapports avec la vie furent développées dans les articles de Bélinski pour aboutir à cette critique neuve, puissante, cette conception nouvelle de l'univers, de l'existence, qui frappèrent tous les bons esprits de Russie et forcèrent tous les pédants et doctrinaires à reculer d'horreur. devant Bélinski. Stankévitch se voyait contraint de le freiner : sa nature esthétiquement équilibrée était blessée par les éclats d'un talent passionné, impitoyable, méchant à force d'intolérance, et qui passait les bornes. En même temps, Stankévitch se devait de servir d'appui, de frère aîné, d'encourager Granovski, doux, affectueux, pensif et, à l'époque, porté à la neurasthénie. Les lettres de Stankévitch à Granovski sont exquises, charmantes, et l'autre l'aimait tant : « Je ne suis point encore revenu à moi après le premier choc - écrivait-il, peu après le décès de son ami, la vraie douleur ne m'a pas encore atteint : je redoute sa venue imminente. Pour l'heure, je ne puis encore croire que cette disparition soit possible; simplement mon cœur se serre par moments... Il a emporté avec lui quelque chose d'indispensable à ma vie. Je ne devais à personne au monde autant 49
que je lui dois. Son influence sur nous était infiniment bienfaisante ... :. 95 ... Et combien d'hommes auraient pu en dire autant ! Peut--être l'ont-ils dit. .. Dans le cénacle de Stankévitch, seuls lui et Botkine étaient fortunés et assurés du lendemain. Les autres formaient un prolétariat des plus hétéroclites. La famille de Bakounine ne lui donnait rien. Bélinski, fils d'un petit fonctionnaire de Tchembaky, exclu de l'Université pour « capacités médiocres », vivait du maigre gain que lui procuraient ses articles. Krassov 96, ses études achevées, s'était engagé à l'essai chez un propriétaire foncier, quelque part en province, mais la vie chez ce planteur patriarcal l'épouvanta au point qu'il revint à Moscou, un balluchon sur l'épaule, en plein hiver, avec un convoi de paysans. Sans doute, quand les uns et les autres s'étaient trouvés au seuil de la vie, leurs parents leur avaient-ils donné leur bénédiction, en leur disant (et qui les en blâmerait) : « Allons, fais attention à bien travailler, fraies-toi ton chemin; tu n'as à espérer nul héritage et nous n'avons rien à te donner. Forge toi-même ton destin et pense aussi à nous.! :. En revanche, on avait sans doute dit à Stankévitch que tout lui permettrait d'occuper dans le monde une place honorable, qu'il était appelé à jouer un rôle de par sa fortune et sa naissance. De même, toute la maisonnée de Botkine, depuis son vieux père jusqu'aux commis, devait démontrer, par la parole et l'exemple, qu'il fallait « faire de l'argent », s'enrichir et s'enrichir encore ... Qu'est-ce donc alors qui a touché ces hommes? Quel souffle a passé sur eux, pour les recréer ? Ils n'ont pas une pensée, pas un souci pour leur situation mondaine, leurs intérêts personnels, leur sécurité matérielle : toute leur vie, tous leurs efforts sont tendus vers la cause commune, sans aucun avantage personnel. Les uns oubliant leur richesse, les autres, leur indigence, marchent sans s'arrêter vers la solution des problèmes théoriques. Leur intérêt pour la vérité, pour la science, pour l'art, leur humanitas absorbent tout. Veuillez remarquer que leur renoncement à ce monde ne se limitait pas aux études universitaires et à deux ou trois années de leur jeunesse : les meilleurs hommes du cénacle de Stankévitch sont morts, les autres sont restés jusqu'à ce jour tels qu'ils étaient. 95. Granovski à Névérov, le 8 août 1840. 96. Krassov, Vassili Ivanovitch (1810-1855) : poète et traducteur de poètes occidentaux, collabora à diverses revues v. 1830. Passant d'une ville à une autre en qualité de précepteur mal payé, il mourut jeune, à Moscou, dans un absolu dénuement.
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Bélinski est tombé en lutteur et en indigent, épuisé par son labeur et ses souffrances. Granovski, qui enseignait la science et l'humanisme, est mort en montant en chaire. Botkine n'est pas devenu un commerçant... Aucun d'entre eux ne s'est distingué au service ~Œ~t . Il en est allé de même dans les deux cercles voisins : celui des « Slaves » et le nôtre. Où donc, dans quel coin de l'Occident contemporain, trouveriez-vous de tels groupes d'ermites de la pensée, d'ascètes de la science, de fanatiques de leurs convictions, dont les cheveux blanchissent alors que les aspirations demeurent éternellement jeunes ? Où? Montrez-les moi! Je jette hardiment mon gant, en n'exceptant, provisoirement, qu'un seul pays : l'Italie, en délimitant le champ de bataille, autrement dit, en ne laissant pas l'adversaire passer de la statistique à l'Histoire. Nous savons ce que furent les spéculations théoriques, la passion de la vérité et de la religion au temps de ces martyrs de la raison et de la science que furent Bruno, Galilée et d'autres. Nous savons aussi qu'il y eut la France des Encyclopédistes, dans la seconde moitié du xvm• siècle. Mais ensuite 7 Ensuite : Sta viator. 91 Dans l'Europe d'aujourd'hui, il n'y a ni jeunesse, ni jeunes hommes. J'ai déjà été contredit sur ce point par le plus brillant représentant de la France des dernières années de la Restauration et de la dynastie de Juillet : Victor Hugo. En vérité, il parlait de la jeune France des années vingt, et je suis prêt à admettre que je me suis exprimé de manière trop générale. Mais au-delà, je ne céderai pas d'un pouce. 98 Il existe des confessions de première main. Prenez les Mémoires d'un Enfant du Siècle et les poésies d'Alfred de Musset, reconstituez cette France qui transparaît à travers les mémoires de George Sand, dans Je drame et la nouvelle modernes, dans les procès. Mais qu'est-ce que tout cela peut prouver ? Bien des choses ! Et tout d'abord ceci : les chaussures à la chinoise, de fabrication allemande, qu'on fait porter à la Russie depuis cent cinquante ans, ont provoqué un grand nombre de cors aux pieds, mais, apparemment, n'ont pas entamé les os : en effet, à chaque fois que le pays trouve l'occasion d'étirer ses membres, se révèlent tant de forces neuves et juvéniles. Cela ne garantit aucunement l'avenir, mais lui donne ses possibilités. 97. «Arrête-toi, voyageur 1 »
98. V. Hugo, qui avait lu Byloië i Doumy dans la traduction de Delaveau, m'a écrit une lettre où il prenait la défense des jeunes Français à l'époque de la Restauration. (Note de A.H.)
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CHAPITRE XXVI Mise en garde. Science héraldique. La chancellerie du ministre. La Troisième Section. Histoire d'une sentinelle. Le général noubelt. Le· comte Benkendorf. Olga Alexandrovna Jérébtzova. Deuxième exil.
Si libre que fût notre existence à Moscou, il ne nous en fallut pas moins nous transporter à Pétersbourg. Mon père l'exigeait. Le comte Stroganov, ministre des Affaires intérieures, avait ordonné de me titulariser comme membre de sa chancellerie. Nous nous rendîmes là-bas à la fin de l'été 1840. 1 Je dois préciser que j'avais passé deux ou trois semaines à Pétersbourg, en décembre 1839. Voilà comment c'était arrivé. Lorsque l'on cessa de me surveiller et que j'eus le droit de me rendre « dans ma résidence et dans la capitale » (comme l'exprima Constantin Aksakov) mon père fut catégorique: mieux valait vivre sur les bords de la Néva plutôt qu'en l'ancienne capitale. Le comte Stroganov - le curateur - écrivit à son frère 2, et il me fallut me présenter à celui-:-ci. Mais ce n'est pas tout. J'avais été proposé par le gouverneur de Vladimir 3 au rang d'Assesseur de Collège 4; mon père avait envie que j'occupe ce rang au plus tôt. Selon notre hiérarchie héraldique, chaque province a son tour pour l'avancement, mais cela se fait au pas d'une tortue, à moins d'intercessions particulières. Celles-ci interviennent 1. lls partirent le 10 mai 1840 (A. S.). 2. Le ·iJaron, puis comte Serge Grigoriévitch Stroganov (1794-1882), était curateur de la circonscription universitaire de Moscou. ll eut le mérite de « dépoussiérer » l'Université et d'y introduire du sang neuf, entre autres, Granovski. C'était l'un des propriétaires fonciers les plus riches de Russie : en 1861 il posséda jusqu'à 95 000 serfs et un million et demi d'hectares ! Son frère cadet, le général-comte Alexandre Stroganov (1795-1891) gouverneur de diverses provinces, devint ministre des Affaires intérieures en 1839. 3. Le gouverneur de Vladimir, Ivan Kourouta, avait été très bienveillant pour Herzen durant sa relégation (cf. tome 1"', 2• partie, chap. XVIII). 4. ll avait donc le huitième. rang, selon la Table des· rangs des serviteurs de l'Etat. Il existait quatorze rangs en tout, comptés de bas en haut. A partir du neuvième on avait la noblesse « personnelle »; c'était important pour Alexandre · Herzen, fils naturel.
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presque toujours. Elles coûtent cher, car s'il est possible de présenter un dossier, on ne peut accorder de passe-droit à un fonctionnaire unique; par conséquent, il faut payer pour tous, « car enfin pourquoi les autres devraient-ils passer leur tour? » Cette fois, mon père prenait tous les frais sur lui, de sorte que plusieurs conseillers titularisés de Vladimir lui furent redevables d'avoir passé Assesseurs huit mois plus tôt que prévu ! En m'envoyant à Pétersbourg vaquer à cette affaire, mon père me répéta encore une fois, en prenant congé de moi : - Au nom du ciel sois prudent, crains tout le monde, depuis le contrôleur de la diligence jusqu'à mes relations, pour lesquelles je te donne des lettres. Ne te fie à personne! Pétersbourg n'est plus aujourd'hui ce qu'il était de notre temps : à coup sûr, dans tous les milieux il y a un mouchard ou deux. Tiens-toi pour averti. 5 Nanti de cette introduction à la vie pétersbourgeoise, je montai dans une diligence de la firme la plus ancienne, c'est-à-dire ayant tous les défauts logiquement supprimés par les autres, et je pris la route. 6 Arrivé à Pétersbourg vers neuf heures du soir, je pris un fiacre et me rendis place Saint-Isaac : c'est là que je voulais faire connaissance avec Pétersbourg. Tout était recouvert d'une neige épaisse. Seul Pierre rr sur son coursier se découpait, sombre et redoutable, sur le fond gris des ténèbres nocturnes 7 : Tout noir à travers la brume de la nuit Sa tête orgueilleusement levée, Son buste redressé avec arrogance, Du haut de son cheval, géant puissant, Il montre du geste un lointain inconnu; Son coursier, que la bride maîtrise Se dresse en l'air, sur deux jambes cabré Pour que son cavalier puisse voir plus loin. 8 Pourquoi est-ce justement sur cette place qu'eut lieu la bataille du 14 décembre? Pourquoi est-ce justement au pied du piédestal que retentit le premier cri de liberté des Russes ? Pourquoi le 5. En français. 6. Diligence: v. note 12, p. 235. 7. ll s'agit de la place du Sénat, aujourd'hui place des Décembristes, où s'était déroulé le soulèvement du 14 décembre 1825. La statue équestre de Pierre le Grand, œuvre de Falconet, la domine de sa masse. Pierre, en imperator, retient (ou pousse ?) un cheval cabré; son bras droit est étendu. 8. N. OGAREV : Humour.
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carré se serra-t-il contre Pierre l"? 9 Etait-ce sa récompense ... ou bien son châtiment ? Le 14 décembre 1825 fut la suite d'une affaire interrompue le 21 janvier de l'année 1725. Les canons de Nicolas tiraient tout autant contre la statue que contre la mutinerie; il est dommage que la mitraille n'ait pas démoli le tsar de bronze. 10 Revenu à mon hôtel, j'y trouvai un mien parent. 11 Après avoir bavardé avec lui à bâtons rompus, je fis allusion, étourdiment, à la place Saint-Isaac et au 14 décembre. - Comment va mon oncle, l'avez-vous laissé en bonne santé ? me demanda mon parent. - Dieu merci, comme toujours ... Il vous salue. Lui, sans changer de figure, me « télégraphia » par le seul truchement de ses prunelles, un reproche, un avis, une mise en garde. Son regard qui louchait me força à tourner la tête : un chauffeur bourrait le poêle. Quand il eut allumé le feu, faisant luimême fonction de soufflet, et qu'il eut laissé sur le parquet une petite flaque de neige fondue issue de la semelle de ses S'ottes, il ramassa un tisonnier, long comme une pique de Cosaque, et sortit. Le cousin se mit incontinent à me reprocher d'avoir effleuré devant le chauffeur un sujet aussi scabreux - et en russe encore ! Pourtant, il me dit à mi-voix : - A propos, j'y pense : il y a certain coiffeur qui vient à l'hôtel; il vend toute sorte de camelote, des peignes, des crèmes moisies. Je vous en prie, méfiez-vous de lui, je suis sûr qu'il est en liaison avec la police - il débite mille insanités. Quand je descendais ici, je lui achetais des vétilles pour m'en débarrasser au plus vite. - Pour l'encourager? Bon! Et la blanchisseuse, fait-elle également partie du Corps des gendarmes ? - Riez, riez ! Vous aurez des ennuis plus vite qu'un autre. Vous venez seulement de revenir de déportation, on va mettre dix nounous à vos trousses ! 9. Les troupes mutinées s'étaient formées en carré, face à la mitraille des troupes loyales à Nicolas I•r. 10. En faisant une erreur de date (Pierre est mort le 28 janvier, non le 21) Herzen fait allusion ici aux réformes de Pierre le Grand. 11. Son cousin-germain, Serge Lvov-Lvitzki, fils naturel de Léon lakovlev, « le Sénateur ~>, dont il est beaucoup question au tome I••. Ce cousin devint un photographe célèbre en son temps, en Russie. n vaut la peine de noter que les trois frères Jakovlev n'eurent que des enfants naturels, et ne leur donnèrent pas leur nom.
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- Il n'en faut pas tant pour me faire mon affaire ! Le lendemain, je me rendis chez le fonctionnaire qui s'occupait naguère des affaires de mon père. C'était un .Petit-Russien, avec un accent abominable; il n'écoutait pas le moins du monde ce que je lui expliquais, s'étonnait de tout en fermant les yeux et en levant ses petites pattes dodues, un peu comme une souris. Il en eut vite assez, autant que moi et, voyant que je saisissais mon chapeau, il m'attira près de la fenêtre et me dit : Ne vous fâchez point de ce que je vous dis à cause de mes vieilles relations avec la famille de votre père et de feu ses frères ... Voyez-vous ... enfin, je veux dire à propos de l'histoire qui vous est arrivée ... il faut point trop en causer. Pensez donc ! Réfléchissez bien : à quoi ça sert ? A présent, tout est passé - de la fumée comme qui dirait... Vous avez marmonné quelque chose devant ma cuisinière - une Finnoise. Qui sait ce qu'elle pense ! J'ai même un peu ... j'ai eu très grand-peur... « Charmante ville ! :. songeai-je en quittant ce fonctionnaire affolé . ..Une neige molle tombait en flocons; un vent humide et froid me transperçait jusqu'à l'os, m'arrachait mon chapeau et ma capote. Le cocher, qui y voyait à peine à un pas, plissait les yeux et baissait la tête à cause de la neige, en criant : « Hue ! Hue ! » Je me remémorai le conseil de mon père, je pensai à mon cousin, au fonctionnaire et à ce moineau-voyageur d'un conte de George Sand qui demandait à un loup à demi gelé, en Lituanie, pourquoi il vivait dans un si méchant climat ? « La liberté, répondit le loup, vous fait oublier le climat ! » Mon cocher avait raison, qui criait : « Gare ! Gare ! » J'avais grande envie de repartir au plus tôt. En fait, mon premier séjour ne fut pas long. Je terminai tout en trois semaines et revins au galop à Vladimir pour le Nouvel An.12
L'expérience acquise à Viatka me servit beaucoup dans les services de la« Chambre héraldique». Je savais déjà que ce serviceassez dans le style du vieux Saint-Giles, à Londres - était un repaire de voleurs officiellement reconnus, que ne pouvaient réfor12. Ce voyage eut lieu du 11 au 27 décembre 1839. Herzen fut de retour à Vladimir le 3 janvier 1840. Mais pourquoi passe-t-il sous silence les bons côtés de ce séjour ? D visite l'Ermitage le 19 décembre et demeure éperdu d'admiration devant les quarante salles de ce musée, dont il parle à Natalie en termes hyperboliques. D a été plusieurs fois au spectacle, il a vu danser la Taglioni et jouer Ham/et, dans l'admirable théâtre Alexandrine. D a vu une représentation de la troupe française du théâtre Michel, mais sans doute, selon sa façon particulière d'organiser ses thèmes, a-t-il voulu conserver au récit de ce séjour un caractère dramatique et désabusé ...
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mer aucune inspection, aucune réforme. Pour nettoyer SaintGiles on le prit d'assaut, on acheta les immeubles et on les rasa complètement. Il faudrait en faire autant pour la « Chambre héraldique. ». Au surplus, elle est absolument inutile. C'est un service parasitaire, un office de la promotion, un ministère de la Table des Rangs, une société archéologique d'exhumation des lettres-patentes de la noblesse, une chancellerie dans la chancellerie. Il va de soi que les abus y étaient forcément de seconde qualité ! Le chargé d'affaires de mon père m'amena un vieillard longiligne, portant un frac d'uniforme, dont chaque bouton pendait à un fil; il était malpropre et avait déjà tâté de la bouteille, malgré l'heure matinale. C'était le correcteur de l'imprimerie du Sénat: tout en corrigeant leurs fautes de grammaire, il redressait en coulisse certaines autres erreurs des premiers secrétaires. Il me fallut une demiheure pour m'entendre avec lui, après avoir marchandé exactement comme s'il s'était agi d'acheter un cheval ou un mobilier. Du reste, il ne pouvait rien garantir personnellement, et dut courir au Sénat chercher des instructions; en fin de compte, les ayant reçues, il revint me demander « une petite avance ». - Vont-ils tenir parole ? - Ah pardon ! Ce ne sont pas des gens comme ça ! Il n'arrive jamais que l'on ne s'acquitte pas d'une dette d'honneur après avoir reçu une gracieuseté ! rétorqua le correcteur d'un ton si offusqué, que je jugeai nécessaire de l'amadouer en augmentant quelque peu ma gratitude. Ainsi désarmé, il me dit : « Dans la Chambre héraldique il y avait naguère un secrétaire, un homme étonnant vous avez peut-être entendu parler de lui - qui prenait des pots de vin énormes et se débrouillait à merveille. Un jour, un fonctionnaire venu de province se présenta à la chancellerie pour discuter de ses affaires. En prenant congé, il sortit en catimini de son chapeau, un petit papier gris, 13 et le lui tendit. - Qu'est-ce que c'est que ces secrets? lui demanda le secrétaire. On croirait, ma parole, que vous me glissez un billet doux ! Un petit-gris ? Eh, mais tant mieux ! Que d'autres solliciteurs le voient : cela les stimulera d'apprendre que j'ai accepté deux cents roubles, et que j'ai arrangé votre affaire; Ayant dit, il lissa l'assignat, le plia et le fourra dans la poche de son gilet. Le correcteur avait raison : le secrétaire s'acquitta de sa dette d'honneur. 13. Les billets de banque ou assignats étaient de diverses couleurs : par ex. un billet rouge : 10 roubles, un bleu. : 5 roubles, un gris : ZOO roubles.
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Je quittai Pétersbourg empli d'un sentiment très proche de la haine. Et pourtant, il n'y avait rien à faire : force m'était d'emménager dans cette ville hostile. Je ne servis pas longtemps. 14 Je me dérobais à mon travail de mille façons, et je n'ai donc pas grand-chose à en dire. La chancellerie du ministre des Affaires intérieures ressemblait à celle du gouverneur de Viatka, 15 comme des bottes astiquées ressemblent à des bottes sales : c'était la même peau, les mêmes semelles, mais crasseuses ici, vernies là. Je n'ai point vu à Pétersbourg de fonctionnaires ivres. Je n'en ai pas vu qui auraient accepté vingt kopecks pour un renseignement; mais j'avais l'impression profonde que sous ces fracs bien ajustés, sous ces coiffures soigneusement peignées, se cachait une petite âme si vile, si noire, si mesquine, si envieuse et si lâche, que mon chef de bureau de Viatka me paraissait avoir plus d'humanité qu'eux. En observant mes nouveaux collègues, je me souvins de cet homme : lors d'un banquet chez l'arpenteur de la province, 16 ayant bien bu, il se mit à jouer des danses sur une guitare; puis, ne pouvant y tenir, il se lança dans des pas russes effrénés. Mais ceux d'ici, rien ne peut les passionner, le sang ne bout pas dans leurs veines, le vin ne leur monte pas à la tête. Dans quelque cours de danse fréquenté par des demoiselles allemandes, ils savent faire les pas du quadrille français, poser à l'homme désenchanté et déclamer de méchants vers ... Ce sont des diplomates, des aristocrates, des Manfred. Il est dommage, toutefois que le ministre Dachkov 17 n'ait su obtenir que ces ChildeHarold renoncent à se mettre au garde-à-vous et à faire des courbettes, au théâtre, à l'église et partout. Les gens de Pétersbourg se moquent des vêtements moscovites. Ils sont choqués par les dolmans et les casquettes, les cheveux longs, la moustache « civile :.. 18 Moscou n'est pas, en effet, une ville militaire; elle se laisse un peu aller, n'est pas habituée à la discipline. Mais est-ce une qualité ou un défaut? La question reste ouverte... L'harmonie de l'identité, l'absence de diversité, de personnalité, de tout ce qui est fantaisiste, original, l'uniforme, l'observance des 14. ll prit officiellement son service au ministère des Mfaires intérieures le 20 novembre 1840. 15. Le terrible Tiufiaëv (V. tome 1, 2" partie : Prison et exil). 16. Personnage fort craint et souvent vénal de l'ancienne Russie : il avait pour mission de « rectifier » la superficie des terres cultivées par le· paysan-serf pour établir l'obrok, la redevance annuelle due au propriétaire ou à l'Etat. 17. Dmitri Vassiliévitch Dachkov (1788-1839), personnage très en vogue dans les milieux littéraires de la capitale, ministre de la Justice à l'époque dont il est question. 18. Moustache taillée « à l'occidentale ».
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formes extérieures, tout cela se manifeste au plus haut point dans les conditions de vie les plus inhumaines de toutes : celles de la caserne. L'uniforme et l'uniformité, voilà la passion du despotisme. Nulle part on ne tient compte de la mode comme à Pétersbourg, et ceci démontre l'immaturité de notre civilisation : nos vêtements sont étrangers. En Europe, les gens s'habillent, nous, nous nous parons, et c'est pourquoi nous prenons peur si notre manche est trop large ou notre col trop étriqué. A Paris, on ne craint pas d'être vêtu sans goût; à Londres, on n'a peur que de s'enrhumer; en Italie, chacun s'habille comme cela lui chante. Si l'on montrait à un Anglais les bataillons de redingotes identiques, boutonnées jusqu'au cou, de nos dandys de la Perspective Nevski, il les prendrait pour une escouade de policemen. A chaque fois que je me rendais au ministère, je me faisais violence. Le chef de la chancellerie, K.K. von Paul, un Hernhütter 19 vertueux et lymphatique, natif de l'île de Dago, répandait sur tout ce qui l'environnait une sorte de pieux ennui. Les chefs des sections couraient, l'air préoccupé, leur porte-documents sous le bras, et se plaignaient des chefs de bureau; ceux-ci ne cessaient d'écrire et étaient, effectivement, débordés d'ouvrage, n'ayant pour perspective que de mourir à la même table, ou, tout au moins, d'y rester passifs, (à moins de chance) pendant une vingtaine d'années. A l'enregistrement, il y avait un fonctionnaire qui, depuis trentetrois ans, faisait l'inventaire des dossiers sortants et scellait les paquets. Mes « exercices de style » me procurèrent là aussi quelques exemptions. Après avoir fait la preuve de mon inaptitude pour toute autre occupation, mon chef de section me confia la rédaction d'un compte rendu général des activités du ministère, d'après les rapports privés et provinciaux. Prévoyantes, les autorités jugèrent utile de me commenter par avance certaines de mes futures conclusions, sans les abandonner à l'arbitraire des chiffres et des faits. Ainsi, par exemple, il était dit dans l'esquisse du projet de ce rapport : « D'après l'examen du nombre et du caractère des crimes, (dont on ignorait encore tant le nombre que le caractère) Votre Majesté aura la grâce de considérer 'les progrès de la moralité populaire et le zèle accru des autorités pour l'amélioration de ladite. » Le destin et le comte Benkendorf m'épargnèrent de contribuer à ce rapport falsifié. Voici comment cela se passa. 19. Hernhütter : membre de la secte protestante des Frères Moraves. On les appelait ainsi à cause de la ville saxonne de Hemhüt, où ils fondèrent leur première communauté, dans le premier quart du xvm• siècle.
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Dans les premiers jours de décembre 20 vers neuf heures du matin, Matveï 21 m'informa que l'inspecteur principal du quartier désirait me voir. Je ne pouvais imaginer ce qui l'amenait chez moi, aussi ordonnai-je de le faire entrer. Le policier me montra un chiffon de papier, sur lequel il avait griffonné qu'il « m'invitait à me rendre, à 10 heures du matin, à la Troisième Section de la Chancellerie de Sa Majesté ~. 22 - Fort bien, fis-je. C'est au Pont-aux-Chaînes ? - Ne vous inquiétez pas. J'ai en bas un traîneau, je vais vous accompagner. « Ça sent mauvais ! ~ me dis-je, et mon cœur se serra. J'entrai dans notre chambre à coucher. Ma femme était assise, tenant le petit enfant qui commençait à peine à se remettre d'une longue maladie. - Que veut-il? me demanda-t-elle. - Je ne sais pas. Une bêtise quelconque. Il faut que j'aille avec lui... Ne te fais pas de souci. Ma femme me regarda, ne répondit pas, mais pâlit, comme si un nuage eût passé sur son visage, et me tendit le bébé pour que je lui dise adieu. Je compris en cet instant combien les coups qu'on reçoit sont plus douloureux pour l'homme chargé de famille : ce n'est pas lui seul qui est frappé, il souffre pour tous les siens et, malgré lui, il se reproche leurs souffrances. On peut surmonter, étouffer, dissimuler ce sentiment, mais il faut savoir ce que CELA PEUT COUTER! Je sortis de chez moi étreint par un sombre chagrin. Je n'étais plus celui qui, six ans plus tôt, partait avec le maître de police Miller pour le commissariat de l'Immaculée. 23 Nous dépassâmes le Pont-aux-Chaînes, puis le Jardin d'Eté, et contournâmes l'ancienne demeure de Kotchoubey. 24 Là, dans une annexe, on avait installé l'inquisition mondaine instituée par Nicolas. Les gens qui entraient par le portail devant lequel nous nous étions arrêtés n'en sortaient pas toujours; j'entends : ils en sortaient 20. D semble que Herzen ait réuni (comme cela lui arrive fréquemment) deux faits distincts :·il aurait été convoqué à la Troisième Section le 5 décembre 1840 pour s'y présenter le 7. (K. et A. S.) 21. Le fidèle valet de Herzen (cf. tome I••). 22. La Troisième Section : la redoutable police secrète (politique), instituée par le général Benkendorf, après le 14 décembre 1825. Son exécutif était le Corps des Gendarmes. 23. V. tome 1••, 1•• partie; On avait arrêté Herzen chez lui, et conduit d'abord au commissariat de son quartier, puis en prison. 24. Compagnon et ministre du tsar Alexandre I••.
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peut-être, mais pour se perdre en Sibérie ou périr dans le ravelin Alexis. 25 Nous traversâmes toutes sortes de cours et de courettes et atteigrtimes enfin la chancellerie. Malgré la présence du commissaire, le gendarme ne nous laissa pas entrer; il appela un fonctionnaire qui, ayant lu la convocation, laissa le policier dans le corridor et me pria de le suivre. Il me mena au bureau du directeur. Devant une grande table, près de laquelle étaient placés plusieurs fauteuils, était assis un vieillard solitaire, maigre, chenu, avec un visage lugubre. 26 Pour se donner de l'importance, il finit de lire un papier, puis se leva et vint à moi. Il portait une étoile sur la poitrine, ce qui m'amena à conclure qu'il s'agissait du commandant en chef des espions. - Avez-vous vu le général Doubelt ? -Non. Il garda le silence puis, sans me regarder en face, plissant son visage et fronçant les sourcils, il me demanda d'une voix mourante (qui me rappela désagréablement les sonorités chuintantes et saccadées de Galitzine-junior, à la commission d'Enquête de Moscou): 27 - Il me semble que vous avez reçu tout récemment l'autorisation de vous rendre dans les deux capitales ? - Je l'ai reçue l'an passé. Le vieil homme hocha la tête : - Vous avez mal profité de la grâce du monarque. Je crois qu'il vous faudra retourner à Viatka. Je le regardai, abasourdi. - Oui, oui, poursuivit-il, vous avez une jolie façon de montrer votre reconnaissance à un gouvernement qui vous a fait revenir de là-bas. · - Je n'y comprends abso1ument rien! dis-je, me perdant en conjectures. - Vous ne comprenez pas ? Voilà qui est regrettable ! Quelles relations, quelles occupations avez-vous ? Au lieu de prouver, de prime abord votre zèle, de laver les taches laissées par vos égarements de jeunesse et d'appliquer vos dons au bien général... Mais non ! Ce n'est que. politique et cancans, toujours au détri25. Section de la forteresse Pierre-et-Paul, où l'on enfermait les détenus politiques. 26. C'était Adam Alexandrovitch Sakhtynski, chargé de « missions spéciales » à la Troisième Section. 27. La Commission d'enquête qui jugea Herzen en 1834 était présidée par les princes Alexandre et Serge Galitzine, surnommés senior et junior.
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ment du gouvernement. Eh bien, vous en avez dit assez ! Comment votre expérience ne vous a-t-elle rien appris? Comment pouvezvous savoir si, parmi ceux qui bavardent avec vous, il ne se trouve pas toujours un gredin qui ne demande pas mieux que de venir instantanément ici, nous faire son rapport ? 28 - Si vous pouviez m'expliquer ce que tout cela signifie, vous m'obligeriez infiniment. Je me creuse la cervelle et ne parviens pas à voir où mènent vos paroles, ni à quoi elles font allusion. - Où elles mènent ? Hm... Voilà : avez-vous appris que près du Pont-Bleu une sentinelle a tué et dépouillé un passant, la nuit? (16) - Certes, répondis-je, fort naïvement. - Et peut-être l'avez-vous répété ? - Il me semble ... --'- Avec des commentaires, sans doute ? - C'est probable. - Quels commentaires ? Le voilà, le dénigrement du gouvernement! Je vais vous avouer franchement que seul vous fait honneur votre aveu sincère, et sans doute le comte le prendra-t-il en considération. - Voyons, m'exclamai-je, il n'est pas question d'aveu! Cette histoire a fait le tour de la ville, on en a parlé dans la chancellerie du ministre des Affaires intérieures et dans les boutiques. Qu'y a-t-il d'étonnant, dès lors, que moi aussi j'aie parlé de cet incident? - La propagation de bruits mensongers et pernicieux est un crime que nos lois condamnent. - Vous m'accusez, me semble-t-il, d'avoir inventé cette affaire? - Dans le rapport remis au souverain il est seulement mentionné que vous avez contribué à propager un bruit aussi pernicieux, d'où la Résolution Suprême concernant votre renvoi à Viatka. - Vous vou1ez simplement me faire peur ! répliquai-je. Comment pourrait-on déporter à quelque mille kilomètres un père de famille, le condamner, le juger, au surplus, sans même s'informer s'il s'agit de vérité ou de mensonge ? - Vous avez avoué ! - Mais alors la convocation m'a été présentée et l'affaire conclue avant que vous m'en parliez ? - Veuillez lire vous-même. 28. Le mot « gredin » fut vraiment employé par l'honorable vieillard, j'en donne ma parole d'honneur. (A. H.)
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Il s'approcha de la table, fouilla dans un petit tas de papiers, en tira un, sans se départir de sa froideur, et me le tendit. Je lus et n'en crus pas mes yeux : un si total déni de justice, une illégalité aussi inique et scandaleuse étonnaient même en Russie ! Je me taisais. Il me semblait que le vieil homme de son côté, sentait que cette affaire était tout à fait inepte et fort bête, car il ne jugea plus utile de la défendre et, après s'être tu à son tour, il me demanda : ~ Vous avez dit, je crois, que vous étiez marié ? - Parfaitement, répondis-je. - Dommage que nous ne l'ayions pas su plus tôt. Au reste, si on peut faire quelque chose, le comte le fera. Je vais lui transmettre notre conversation. De toute manière, vous serez renvoyé de Pétersbourg. Il me regarda. Je ne dis mot, mais je sentis que mon visage brûlait; on devait y lire tout ce que je ne pouvais exprimer, tout ce que je refoulais au fond de moi. Le vieillard baissa les yeux, réfléchit, puis, d'une voix apathique, avec une affectation de délicate urbanité : - Je n'ose vous retenir, me dit-il. Je souhaite cordialement... mais vous serez informé par la suite. Je courus à la maison. Une rage dévorante bouillonnait dans mon cœur... Cet arbitraire, cette impuissance, cet état d'animal pris au piège, raillé, méprisé par un gamin des rues qui comprend que toute la force du tigre ne peut briser les grilles ... Je trouvai ma femme prise de fièvre. Elle tomba malade, et, sous le coup de la peur éprouvée ce soir-là, elle accoucha prématurément. L'enfant mourut un jour plus tard. 29 Ma femme mit bien trois ou quatre ans à se remettre. On assure que le très-sensible pater familias, Nicolas Pavlovitch, 30 pleura la mort de sa fille ! Et pourquoi cette rage de tout mettre sens dessus-dessous et, à bride abattue, de se démener, d'agir en toute hâte, comme s'il s'agissait d'un incendie, comme si le trône s'effondrait ou la famille impériale était sur le point de périr ? Et tout cela sans la moindre nécessité ! C'est la poésie des gendarmes, les évolutions dramatiques des enquêteurs, une somptueuse mise en scène pour contrôler 29. Nous avons ici un cas caractéristique de « souvenir· romancé », fréquent chez Herzen : Natalie n'accoucha que le 10 février 1841, mais l'enfant mourut, en effet, quelques jours plus tard, victime de notre dure époque, écrivit Herzen à Ogarev, en lui annonçant la nouvelle. 30. Nicolas 1••.
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le zèle des loyaux sujets ... tous ces opritchniki, 31 ces hommes-liges, ces chiens courants ! Le soir de ce jour où j'avais été convoqué à la Troisième Section, nous étions assis mélancoliquement devant un guéridon sur lequel le bébé s'amusait avec ses joujoux. Soudain, on tira sur la sonnette si violemment que, malgré nous, nous tressaillîmes. Matveï courut ouvrir et, la seconde d'après, un officier de gendarmes se précipita dans Ja pièce, faisant cliqueter son sabre et tinter ses éperons. En un langage choisi, il se mit à faire des excuses à ma femme : il «n'avait pu imaginer>,« n'avait pas« soupçonné> ... que Madame, que les enfants ... C'était pour lui « pénible au plus haut point... :. Les gendarmes sont la fine fleur de la courtoisie. N'était leur devoir sacré, les obligations de leur charge, non seulement jamais ils ne feraient de rapports, mais encore ne se battraient pas avec les postiilons et les cochers, en ville. Je savais cela depuis la caserne Kroutitzki, où un officier désolé 32 se disait profondément peiné de fouiller mes poches. 33 Paul-Louis Courier a déjà remarqué, en son temps, que les bourreaux et les procureurs peuvent être les plus polis des hommes :. 34 « Bien cher bourreau (écrit le procureur) vous me rendriez un ser~ vice amical en prenant la peine, si cela ne vous dérange pas, de couper la tête d'Untel demain matin >. Et le bourreau s'empresse de répondre qu'il est « heureux de pouvoir à si peu de frais, faire plaisir à M. le procureur, et demeure comme toujours dévoué à son service. Signé : le Bourreau ». Le troisième homme, lui, reste tout dévoué, mais perd la tête ... - Le général Doubelt désire vous voir. -Quand ça? - Voyons : maintenant! Immédiatement! A l'instant! - Matvéï, ma capote. Je pressai la main de ma femme. Son visage était couvert de taches, sa main brûlait. Pourquoi cette précipitation à dix heures du soir ? Aurait-on découvert un complot, une fuite? La précieuse existence de Nicolas Pavlovitch serait-elle en danger? « Vraiment, me dis-je, j'ai des torts envers cette sentinelle : faut-il s'étonner si, sous un régime pareil, l'un quelconque de ses agents égorge deux ou trois passants ? En quoi les sentinelles de deuxième ou troisième 31. Les opritchniki (du vieux mot opritch : « mis à part ») étaient les troupes de choc d'Ivan IV le Redoutable, au XVI" siècle. 32. En français. 33. Cf. tome I••, 2• partie, chap. XI. 34. Paul-Louis Courier (1772-1825). Ce texte se trouve dans un pamphlet du cycle « Lettres au Rédacteur du Censeur ~>. (Lettre IV.)
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classe sont-elles meilleures que leur camarade du Pont Bleu? Et la sentinelle des sentinelles elle-même ? 35 :. Doubelt m'avait fait chercher pour me faire savoir que le comte Benkendorf me commandait de me présenter chez lui le lendemain, à huit heures du matin, pour me transmettre la Volonté Suprême ! 36 Doubelt 37 est un personnage original; il est probablement l'homme le plus intelligent de toute la Troisième Section et des trois sections de sa Chancellerie. Son visage émacié, souligné par de longues moustaches blondes, son regard las, et surtout les sillons de ses joues et de son front portaient clairement témoignage des nombreuses passions qui avaient fait rage dans sa poitrine avant que l'uniforme azur les ait vaincues, ou pour dire plus vrai, entièrement recouvertes. Ses traits rappelaient un loup, voire un renard : j'entends qu'ils exprimaient la perception subtile des fauves, unie à une nature fuyante et arrogante. Lorsque j'entrai dans son cabinet, il était assis. Vêtu d'une redingote militaire sans épaulettes, il écrivait, tout en fumant la pipe. Il se leva incontinent et, me priant de m'asseoir en face de lui, débuta par cette phrase étonnante : -Le comte Alexandre Christophorovitch me procure l'occasion de faire votre connaissance. Je crois que vous avez vu Sakhtynski ce matin? -En effet. - Je regrette beaucoup de m'être vu contraint de vous convier chez moi pour un motif qui n'est pas très agréable pour vous. Votre imprudence a déchaîné à nouveau contre vous la colère de Sa Majesté. - Mon général, je vous répéterai ce que j'ai dit à monsieur Sakhtynski : je ne puis m'imaginer qu'on m'exile uniquement parce que j'ai fait écho à un bruit qui courait les rues, que vous-même avez capté avant moi, comme de bien entendu, et avez relaté tout comme moi. - Certes, j'en ai entendu parler, j'en ai parlé aussi, et en cela nous nous trouvons à égalité. Mais là où commence la différence, 35. Le tsar. 36 .. Benkendorj, Alexandre Christophorovitch (1783-1844), l'ami et le collaborateur le plus proche de Nicolas 1••. « Inventeur » et organisateur de la police secrète (1826) et son premier chef. n dénonça le complot des Sociétés Secrètes à Alexandre 1••, qui ne tint aucun compte de son rapport. Prit une part active à la répression de l'insurrection du 14 décembre 1825. Avait la position d'un ministre sans portefeuille. 37. Doubelt, Léonce Vasailiévitch (1792-1862), chef d'Etat-Major du Corps des gendarmes et directeur de la Troisième Section. 11 avait touché de près les sociétés secrètes. A partir de 1830, il dirigea pratiquement toute la police politique de Nicolas 1•• (17), sous la férule de Benkendorf.
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c'est que moi, rapportant cette ineptie, j'ai juré que la chose n'avait jamais eu lieu, tandis que vous, vous avez transformé ce racontar en accusation contre toute la police. C'est toujours cette malheureuse passion de dénigrer ·le gouvernement, 38 passion qui s'est développée en vous tous, Messieurs, selon le funeste exemple de l'Occident. Chez nous, ce n'est pas comme en France, où le gouvernement est à couteaux tirés avec les partis, où l'on le traîne dans la boue. Chez nous, l'action de l'Etat est paternelle, tout se fait le plus discrètement possible ... Nous nous donnons un mal infini afin que tout se passe sans bruit et sans heurts, pour autant que faire se peut. Et voici que certains, s'obstinant dans une espèce d'opposition stérile (en dépit de leurs lourdes épreuves) aqarment l'opinion publique en racontant, verbalement et par écrit, que les soldats de la police égorgent les gens dans les rues. N'est-ce pas vrai? Vous avez bien écrit cela dans une lettre ? - J'attache si peu d'importance à cette affaire que je ne juge nullement nécessaire de vous cacher que j'en ai écrit, en effet, et - ajouterai-je - à mon père. -Bien sûr, c'est une affaire sans grande importance, mais voyez où elle vous mène. Le souverain s'est immédiatement rappelé votre nom, votre séjour à Viatka, et a commandé de vous y renvoyer. Voilà pourquoi le comte m'a chargé de vous informer que vous deviez vous rendre chez lui demain matin à huit heures; il vous fera connaître la Volonté Suprême. - Alors, il n'y aura pas de changement ? Je serai obligé de me rendre à Viatka avec ma femme souffrante, mon enfant malade, pour une affaire dont vous dites vous-même qu'elle est peu importante? - Est-ce que vous servez ? me demanda Doubelt, fixant attentivement les boutons de ma petite tenue. 39 - Dans la chancellerie du ministre des Affaires Etrangères. - Depuis longtemps ? - Quelque six mois. - Et tout ce temps à Pétersbourg ? - Tout ce temps. - Je n'en avais pas la moindre idée! 40 - Vous voyez, fis-je en souriant, combien ma conduite a été discrète. 38. En français. 39. Rappelons qu'en Russie, les fonctionnaires portaient tous l'uniforme, et qu'à
leurs « rangs » (selon la Table des Rangs), correspondaient les grades militaires. 40. Il en avait si peu idée que Benkendorf, en même temps qu'il fit son rapport au tsar, chargea le grand-maître de police de la capitale de « retrouver sans délai
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Sakhtynski ignorait que je fusse marié. Doubelt ne savait pas que j'étais un fonctionnaire en activité, et pourtant tous deux avaient connaissance de ce que j'avais dit dans ma chambre, ce que j'avais pensé et écrit à mon père! L'ennui, c'est que je commençais seulement à me lier avec les milieux littéraires pétersbourgeois, à publier des articles; mais surtout, j'avais été transféré de Vladimir par le comte Stroganov, sans aucun concours de la police secrète, si bien qu'arrivé 'à Pétersbourg, je ne m'étais présenté ni chez Doubelt, · ni à la Troisième Section, passant outre aux insinuations des bonne gens ... - Mais voyons, m'interrompit Doubelt, tous les renseignements recueillis à votre sujet sont entièrement en votre faveur. Hier encore j'en parlais à Joukovski. 41 Veuille Dieu qu'on se référât à mes fils comme il s'est référé à vous ! - Et pourtant ... c'est Viatka ... ~ Voilà votre malheur : le rapport a été remis alors que bien des circonstances n'étaient point encore connues. Il vous faudra partir, on n'y peut plus rien, mais il me semble que Viatka pourrait être remplacée par une autre ville. Je vais m'en entretenir avec le comte. Aujourd'hui même il doit se rendre au Palais. Nous nous efforcerons de faire tout ce qu'il sera possible de faire pour alléger votre sort. Le comte est un homme doté de bonté angélique. Je me levai. Le général me raccompagna jusqu'à la porte de son cabinet. Là, je ne pus plus y tenir et, m'étant arrêté, je lui dis : -J'ai une petite requête à vous adresser, mon général! Si vous avez besoin de me voir, ne me dépêchez plus, je vous en prie, ni commissaire de quartier, ni gendarme : ils effrayent, ils font du bruit, particulièrement, le soir. Pourquoi ma femme souffrante devrait-elle être punie plus que quiconque pour l'affaire de la sentinelle? -Ah! mon Dieu, comme c'est désagréable! se récria Doubelt. Tous des maladroits ! Soyez assuré que je ne vous enverrai plus de policier. Donc- à demain. N'oubliez pas : à huit heures chez le comte. Nous nous y verrons. le conseiller titularisé Alexandre Herzen », et de le conduire à la Troisième Section. Mais on ne possédait aucune information sur le « prévenu », et il fallut deux jours· à la pJ.us efficace des polices pour retrouver un homme qui vivait au cœur de la ville et servait dans un ministère ! Herzen habitait alors au coin de la grande rue de la Mer (Bolchaya Morskaya) et de la rue aux Pois (Gorokhovaya), aujourd'hui n• 25, rue Herzen (Oulitja Guertzena) au coin de la rue Dzerjinski. 41. Cf. ci-dessus, p. 36, note 72.
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On aurait cru que nous nous entendions pour aller manger des huîtres chez Smourov ! 42 Le lendemain, 43 à huit heures, j'étais dans le salon d'attente de Benkendorf. J'y trouvai cinq à six solliciteurs, collés au mur, l'air sombre et préoccupé. Ils tressautaient au moindre bruit, se serraient encore plus les uns contre les autres et s'inclinaient devant tous les officiers d'ordonnance qui passaient. Dans ce groupe se trouvait une dame en grand deuil, les yeux gonflés de larmes; assise, elle serrait un papier roulé en tube, qui frémissait dans sa main comme une feuille de tremble. A trois pas d'elle, se tenait un vieillard assez voûté, d'environ soixante-dix ans, chauve et jaunâtre, portant une capote militaire vert-foncé, la poitrine barrée d'une rangée de médailles et de croix. De temps à autre il soupirait, secouait la tête et marmonnait dans sa barbe. Près de la fenêtre se vautrait un « ami de la maison » - laquais ou fonctionnaire de garde. Il se leva quand j'entrai. Le dévisageant, je le reconnus : personnage répugnant, il m'avait été montré au théâtre comme l'un des principaux « mouchards de la rue »; je me souviens qu'il se nommait Fabre. Il me demanda : - Vous avez une pétition à présenter au comte ? - Sur son ordre. -Votre nom? Je le lui fis connaître. - Ah ! fit-il en changeant de ton, comme s'il venait de rencontrer une vieille connaissance, faites-moi le plaisir de vous asseoir. Le comte paraîtra dans un quart d'heure. Le salon était silencieux et unheimlich 44. Le jour traversait à peine le brouillard et les vitres gelées. Personne ne disait mot. Les aides-de-camp couraient à pas pressés, de-ci, de-là, et le gendarme en faction à la porte faisait, de temps en temps, tinter son harnachement en reportant son poids d'un pied sur l'autre. Deux nouveaux solliciteurs entrèrent.· Le fonctionnaire se précipita pour connaître le motif de leur venue. L'un des officiers d'ordonnance s'approcha de lui et se mit à lui raconter quelque chose en chuchotant à-demi et se donnant des airs de gros polisson; sans doute s'agissait-il d'une grivoiserie, car il s'interrompait souvent pour émettre tout bas un rire de larbin; alors le respectable fonctionnaire faisait celui qui ne peut y tenir, qui est prêt à éclater, et répétait : « Assez, au nom du ciel! Je n'en peux plus! » 42. Smourov : magasin gastronomique de Pétersbourg. 43. Le 8 décembre 1840. 44. « Sinistre. »
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Environ cinq minutes plus tard parut Doubelt, sa tunique négligemment déboutonnée. Il jeta un regard aux solliciteurs, sur quoi ils s'inclinèrent tous, puis, m'ayant aperçu : -Bonjour, monsieur Herzen, me dit-il, votre affaire va parfaitement bien, 45 elle est en bonne voie. «Va-t-on me garder ici? » J'eus envie de lui poser cette question, mais avant que j'aie eu le temps d'ouvrir la bouche, Doubelt disparut. Alors entra un général astiqué, décoré, sanglé, raide, en pantalon blanc et écharpe. De ma vie je n'ai vu de général plus réussi ! Si jamais on organise à Londres une exposition de généraux, comme a lieu actuellement à Cincinnati, une Baby Exhibition, je conseillerais d'envoyer de Pétersbourg ce général-là. Il s'approcha de la porte par laquelle devait entrer Benkendorf et resta figé au garde-à-vous, sans bouger. J'examinai avec beaucoup de curiosité cet idéal d'un sous-officier... Combien de soldats il avait dû fouetter en son temps pour la façon dont ils défilaient ! D'où sortent-ils, ces gens-là ? Il était né pour le respect du règlement et le pas de parade. Le cornette le plus raffiné du monde (sans doute son aide-de-camp) l'accompagnait. Il avait des jambes incroyablement longues, une chevelure blonde, une minuscule figure d'écureuil et l'expression bonnasse que conservent souvent les chéris de leur maman qui n'ont jamais rien appris ou, du moins, n'ont pas réussi à apprendre. Ce chèvrefeuille en uniforme se tenait à distance respectueuse du général modèle. Doubelt revint en trombe, ayant cette fois redressé sa taille et boutonné sa tunique. Il s'adressa aussitôt. au général, en lui demandant ce qu'il désirait. Le général, avec la correction d'une ordonnance faisant son rapport à un supérieur, énonça : -J'ai reçu hier, par le truchement du prince Alexandre Ivanovitch, l'Ordre Suprême de rejoindre l'armée active, au Caucase. J'ai jugé de mon devoir de me présenter à Sa Grandeur avant de partir. Doubelt écouta ce discours avec une attention religieuse, puis s'étant légèrement incliné en signe de respect, il sortit, pour réapparaître aussitôt. - Le comte regrette sincèrement, déclara-t-il au général, de n'avoir point le temps de recevoir Votre Excellence. Il vous adresse ses remerciements et me charge de vous souhaiter bon voyage. Ce disant, Doubelt ouvrit les bras, enlaça le général et par deux fois lui frotta la joue avec sa moustache. 45. En français.
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Le général battit en retraite au pas de marche solennel, le jouvenceau au visage d'écureuil et aux jambes de héron, le suivit. Cette scène me dédommagea de la grande amertume de cette journée. Le garde-à-vous du général, les adieux par procuration, enfin la gueule rusée de Goupy-le-Renard baisant la tête sans cervelle de Son Excellence, tout cela était tellement comique, que j'eus peine à me retenir. TI me semble que Doubelt s'en aperçut, car depuis lors il commença à m'estimer. Enfin la porte fut ouverte à deux battants 46 et Benkendorf fit son apparition. L'aspect du chef des gendarmes n'avait en soi rien de déplaisant et présentait assez bien les caractères d'ensemble des nobles baltes et de l'aristocratie germanique en général. Son visage était fripé et fatigué; il avait le regard trompeusement bon-enfant qui est souvent celui des hommes évasifs et apathiques. Il se peut fort bien que Benkendorf n'ait pas fait tout le ma] qu'il eût pu faire en tant que chef de cette terrifiante police, placée hors la loi, au-dessus de la loi, autorisée à se mêler de tout. Je suis disposé à le croire, surtout quand j'évoque son expression insipide; mais il n'a pas fait de bien, non plus; il n'avait pas, pour cela, suffisamment d'énergie, de volonté, de cœur. La crainte de dire un mot à la défense des persécutés vaut n'importe quel crime lorsqu'on sert un individu aussi froid et impitoyable que Nicolas. Combien d'innocentes victimes sont passées par les mains de Benkendorf ! Combien ont péri par manque d'attention, par distraction, ou parce qu'il était occupé à courir les femmes ! Et combien de sombres images, de pénibles réminiscences ont dû hanter son esprit, le tourmenter sur ce navire, où, prématurément tassé et décrépit, il cherchait - renégat de sa foi - l'intercession de l'Eglise catholique, avec ses indulgences qui pardonnent tout. 47 Il me dit: - Il est venu à la connaissance de l'Empereur souverain que vous preniez part à la propagation de bruits pernicieux pour le gouvernement. Sa Majesté, constatant que vous ne vous êtes guère amendé, a daigné ordonner de vous réexpédier à Viatka. Or moi, faisant droit à la prière du général Doubelt et me fondant sur les renseignements recueillis à votre sujet, j'ai informé Sa Majesté de la maladie de votre épouse, et le monarque condescend à modifier sa décision. Sa Majesté vous interdit l'accès des deux capitales. Vous partirez, de nouveau sous la surveillance de la police, mais le choix de votre 46. En français. 47. Benkendorf se convertit à la religion catholique à la fin de sa vie, à l'étranger. n mourut à bord du Hercule, en revenant dans sa patrie.
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résidence dépendra du ministre des Affaires Intérieures, à qui nous laissons la décision. - Permettez-moi de vous déclarer franchement que même en cet instant je ne puis croire qu'il n'existe aucune autre raison à mon exil. En 1835, j'ai été déporté à cause d'une fête à laquelle je n'avais même pas assisté; 48 à présent, je suis puni pour un potin qui a été répété par toute la ville. Etrange destin ... Benkendorf haussa les épaules et, ouvrant les mains comme un homme qui a épuisé tous ses arguments, il me coupa la parole : -Je suis en train de vous informer de la volonté du Monarque, et vous me répondez par des considérations. Quel bien pourrait faire tout ce que vous me diriez et ce que je vous répondrais ? Ce sont... des paroles perdues. Maintenant, on n'y peut plus rien. En ce qui concerne la suite, cela dépend en partie de vous. Et puisque vous avez évoqué votre première histoire, je tiens à vous recommander très particulièrement de ne pas en susciter une troisième : vous ne vous en tireriez pas si facilement une troisième fois ! Benkendorf m'adressa un sourire bienveillant et se tourna vers les solliciteurs. Il leur parlait fort peu, prenait leur placet, y jetait un coup d'œil, puis le remettait à Doubelt, coupant court aux commentaires avec le même sourire gracieusement condescendant. Ces gens avaient réfléchi mûrement pendant des mois, s'étaient préparés à cette entrevue dont dépendait leur honneur, leur fortune, leur famille. Que d'efforts déployés avant d'être reçus ! Que de fois ils avaient frappé à une porte verrouillée, chassés par un gendarme ou un portier ! Combien poignante, combien grande devait être la nécessité qui les avait conduits, après avoir épuisé, sans doute, toutes les voies habituelles, chez le chef de la Troisième Section ! Et lui, il se débarrassait d'eux avec des lieux communs. Vraisemblablement, quelque chef de bureau prendrait une décision ou une autre, avant de remettre l'affaire à une administration ou une autre. Qu'est-ce donc qui préoccupait tant Benkendorf? Pourquoi était-il si pressé ? Quand il s'approcha du vieillard aux décorations, celui-ci tomba à genoux et murmura : - Votre Grandeur, mettez-vous à ma place. - C'est infâme! s'exclama le comte. Vous déshonorez vos 48. Herzen et les amis de son cercle furent arrêtés par erreur, accusés par un mouchard d'avoir assisté à une fête estudiantine où furent chantées des chansons satiriques, offensantes pour la famille impériale. En vérité, Herzen et Ogarev étaient surveillés depuis longtemps à cause de leur réputation d' « esprits forts ,., et la police était heureuse d'un prétexte, même faux ... (Cf. tome I••, ze partie, chap. XII.)
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médailles ! Et, plein de noble indignation, il passa, sans avoir pris la supplique. Le vieil homme se releva lentement. Son regard vitreux exprimait l'effroi et l'égarement; sa lèvre inférieure tremblait; .il balbutiait. Comme ces personnages sont inhumains quand il leur vient la fantaisie d'être humains ! Doubelt s'avança vers le vieux solliciteur, prit son papier et lui ~:
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- Pourquoi, en vérité, avoir agi ainsi ? Allons, donnez-moi ça, j'en prendrai connaissance. Benkendorf partit chez le tsar. - Que dois-je faire ? demandai-je à Doubelt. - Choisissez, de conserve avec le ministre des Affaires Intérieures, la ville que vous voudrez, nous n'y mettrons pas d'opposition. Dès demain nous transmettrons votre dossier là-bas. Je vous félicite de ce que tout soit arrangé. - Je vous en remercie sincèrement. En sortant de chez Benkendorf, je me rendis au ministère. Notre directeur, comme je l'ai dit, faisait partie de ce type d'Allemands qui ont quelque chose d'un ~émure : un aspect longiforme, flasque, traînant. Leur cerveau travaille lentement, ne saisit rien immédiatement et fonctionne longtemps avant d'atteindre à une conclusion. Malheureusement, le récit que je lui fis précéda l'avis de la Troisième Section. Cela le prit complètement au dépourvu; il en fut tout ahuri, me dit des choses sans queue ni tête, s'en rendit compte et, pour se rattraper, me déclara : « Erlauben Sie mir deutsch zu sprechen ». 49 Il est possible que son discours fût plus correct, grammaticalement, en allemand, mais il n'en devint pas pour autant plus clair, ni plus précis. Je m'aperçus fort bien que deux sentiments s'affrontaient en lui : il comprenait toute l'injustice de mon affaire, mais tenait pour son devoir directorial de justifier l'action du gouvernement. Au surplus, il ne voulait pas passer à mes yeux pour un barbare, et n'oubliait pas, non plus, l'hostilité qui ne cessait .de régner entre le ministère et la police secrète. Si bien que la tâche de s'exprimer à propos de ces complications n'était guère. facile en soi. Il termina en m'avouant qu'il ne pouvait rien me dire sans le ministre, que j'allai trouver. Le comte Stroganov me fit entrer, me questionna sur mon affaire, écouta tout très attentivement et me déclara, en guise de conclusion: 49. « Permettez-moi de parler en allemand. »
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- Voilà un petit tour purement policier! C'est bon. Je vais leur répondre à ma façon. A dire vrai, je m'imaginais qu'il se rendrait immédiatement chez le tsar et lui expliquerait mon histoire. Mais les ministres ne vont pas jusque-là... Il reprit : ---J'ai reçu des Instructions Suprêmes à votre sujet. Voici. Vous voyez qu'on me laisse choisir le lieu de votre exil et qu'on me charge de.vous placer dans une administration. Où voulez-vous aller? -'-· A Tver ou à Novgorod, répondis-je. - Bien entendu... Or donc, comme le poste dépend de moi et que 'pi:m vous importe, sans doute, que je vous nomme dans l'une ou l'autre de ces villes, je vous donnerai la première vacance au poste de conseiller de l'administration provinciale, autrement dit, le plus haut auquel vous puissiez prétendre d'après votre rang. Faites-vous faire un uniforme avec un col brodé, ajouta-t-il en riant. ,. T~lle était la carte qui m'échut. Ce n'était pas celle que j'aurais du tirer... Une semaine plus tard, Stroganov soumit au Sénat ma nomination de conseiller, à Novgorod. (18) C'était tout de même comique : tant de secrétaires, d'assesseurs, de fonctionnaires de district et de province avaient peiné longtemps, ardemment, obstinément, pour obtenir ce poste ! On avait distribué des pots de vin, reçu les promesses les plus sacrées... Et voici, soudain, qu'un ministre, obéissant à la Volonté Suprême et, en même temps, se vengeant de la police secrète, me punissait en m'accordant cette promotion. Voulant lui dorer la pilule, il jetait cette promotion - objet de désirs enflammés, de rêves ambitieux - aux pieds d'un homme qui l'acceptait avec la ferme résolution de la rejeter à la première occasion ! En quittant Stroganov, je me rendis chez une certaine dame. De cette relation, il me faut dire quelques mots. Parmi les lettres de recommandation que m'avait données mon père lorsque je partais pour Pétersbourg, il. s'en trouvait une que dix· fois je pris en main, retournai et replaçai dans mon tiroir, remettant la visite à un autre jour. Elle était destinée à une dame riche et illustre, âgée de soixante-dix ans. ·Son amitié avec mon père remontait à des temps immémoriaux. Il avait fait sa connaissance quand elle se trouvait à la Cour de Catherine Il. Ensuite, ils s'étaient revus à Paris, ils avaient voyagé ensemble çà et là, enfin ils. avaient fini par rentrer chez eux prendre leur repos.· Il y avait trente ans de cela ... 73
Je n'aimais pas, en général, les gens notables, particulièrement les femmes, et âgées de soixante-dix ans par-dessus le marché. Mais voici que mon père me demandait pour la seconde fois si j'avais rendu visite à Olga Alexandrovna Jérébtzova, et je décidai, enfin, d'avaler cette potion amère. Le majordome m'introduisit dans un salon assez sombre, mal meublé, comme noirci et déteint : le mobilier, les tentures avaient perdu leurs couleurs; tout devait être resté à la même place depuis des années. Je respirais l'odeur de la demeure de la princesse Mestcherski. 50 La vieillesse, tout autant que la jeunesse, laisse ses empreintes sur tout ce qui l'environne. Résigné, j'attendis l'apparition de la maîtresse des lieux, me préparant aux questions insipides, à la surdité, à la toux, aux accusations portées contre ma génération, voire à des exhortations morales. Quelque cinq minutes plus tard entra d'un pas ferme une vieille dame de haute taille, au visage sévère, qui gardait les traces d'une grande beauté; son port, sa démarche, ses gestes exprimaient une volonté obstinée, un fort caractère, une forte intelligence. Elle m'inspecta d'un regard aigu de la tête aux pieds, s'approcha du divan, repoussa une table d'un seul geste, et s'adressa à moi : - Asseyez-vous ici, dans le fauteuil, plus près de moi. Vous savez, je suis une amie intime de votre père, et je l'aime beaucoup. Elle déplia la lettre et me la tendit, en disant : -Veuillez me la lire, j'ai mal aux yeux. La lettre était écrite en français et contenait divers compliments, réminiscences et allusions. Elle m'écouta en souriant, et, lorsque j'eus terminé: - Son esprit ne vieillit point, me dit-elle; il reste le même. Il était très aimable et fort caustique. 51 Dites-moi : continue-t-il à rester assis chez lui, en robe de chambre et à jouer au malade ? Il y a deux ans, j'ai passé par Moscou, je suis allée voir votre père. Il me déclara qu'il « faisait effort pour me recevoir », qu'il « se délabrait ». mais ensuite il s'est lancé dans la conversation et a oublié ses maux. Caprices que tout cela ! Il est à peine plus âgé que moi - deux ou trois ans, guère plus, et encore... Or voyez, moi qui suis une femme, je suis encore debout. Oui, oui, beaucoup d'eau a coulé sous le pont depuis l'époque à laquelle votre père se réfère. Songez un peu que lui et moi nous étions parmi les meilleurs danseurs. « L'Anglaise » était alors à la mode, aussi; il nous arrivait, à moi. et à Ivan, de danser chez feue l'impératrice. 50. La grand'tante de Herzen, dont la demeure est décrite au tome I••, 3• partie, chap. XIX. 51. En français.
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Pouvez-vous vous représenter votre père en habit bleu-ciel à la française, cheveux poudrés, et moi avec des cerceaux, et décolletée ?52. C'était fort agréable de danser avec lui; il était bel homme. 53 Plus beau que vous ... Laissez que je vous regarde bien .. : Oui, c'est exact, il était plus beau ... Ne vous fâchez point. A mon âge on peut bien dire la vérité. Du reste, peu vous importe, je pense, puisque vous êtes un. homme de lettres, un savant. Ah ! mon Dieu, j'y pense, veuillez me raconter cette histoire qui vous est arrivée. Votre père m'a écrit lorsqu'on vous a envoyé à Viatka. J'ai essayé d'en parler à Bloudov, 54 mais il n'a rien fait du tout. Pour quelle raison vous avait-on exilé ? Voyez-vous, ils ne disent rien, tout pour eux est secret d'Etat ! 55 Son comportement était empreint de tant de simplicité et de sincérité, que, contrairement à ce que j'avais prévu, je me sentais près d'elle à mon aise et libre de parler. Lui répondant, mi-rieur, mi-sérieux, je lui racontai notre affaire. - Il fait la guerre aux étudiants, fit-elle, et n'a qu'une seule chose en tête : la conspiration. Alors les autres sont contents de l'obliger, et tous ne s'occupent que de balivernes. Il est entouré de fort vilaines petites gens ... Où a-t-il été les chercher ? Ni naissance, ni rang ! Alors vous voyez, mon cher conspirateur ! 56 Quel âge aviez-vous donc alors... seize ans, peut-être ? - Exactement vingt et un ans, répondis-je, riant de bon cœur de son parfait mépris pour nos activités politiques, les miennes et celles de Nicolas l"'. Mais à l'époque, c'était moi l'aîné. - Quatre ou cinq étudiants ont fait peur à tout le gouvernement. 57 Quelle honte ! Après avoir conversé dans ce style pendant une demi-heure, je me levai pour partir. - Attendez, attendez un peu, me dit Olga Alexandrovna, d'un ton plus amical encore. Je n'ai pas fini de vous confesser. Comment avez-vous fait pour enlever votre fiancée ? - Comment le savez-vous ? - Hé, mon petit père, le monde est plein de bruits - la jeunesse, les passions !58 J'ai parlé à votre p~re, à l'époque. Il était 52. En français. 53. En français. 54. Bloudov, Dmitri Nicolaïevitch (1785-1864), fut rapporteur de la Commission d'enquête qui jugea les Décembristes en 1825, ce qui lui gagna la faveur de Nicolas. Vice-ministre de l'Instruction publique en 1832 et des Affaires intérieures en 1837. 55, 56 et 57. En français. 58. En français.
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encore fâché avec vous, mais voilà, c'est un homme intelligent, il a compris ... Etant donné que vous êtes heureux, que lui faut-il de plus ? « Mais voyons, me dit-il, il est venu à Moscou en dépit de l'interdiction; s'il avait été pris, il se serait retrouvé en forteresse :. . . Et moi de répliquer : « Eh bien, il n'a pas été pris, vous n'avez donc qu'à vous réjouir au lieu de débiter des sornettes et imaginer ce qui aurait pu se passer». Et lui: «Vous, vous avez toujours été audacieuse, vous avez vécu à corps perdu » ! « Cependant, mon ·petit père, je termine mes jours guère plus mal que d'autres, lui rétorquai-je. Quelle idée de laisser un jeune ménage sans argent ! De quoi cela a-t-il l'air ? » « C'est bon, dit-il, je leur en enverrai, je leur en enverrai :. . Vous me ferez faire la connaissance de votre épouse, n'est-ce pas ? Je la remerciai et lui appris que pour le moment j'étais seul. - Où êtes-vous descendu ? - Chez Demouth. 59 - Et vous y dînez ? - Parfois là, parfois chez Dumay. - A quoi bon les restaurants? Ils sont chers et puis c'est mal vu pour un homme marié. Si cela ne vous ennuie pas de dîner avec une vieille femme, venez chez moi. Je suis vraiment très contente de vous connaître. Grand merci à votre père de vous avoir envoyé chez moi. Vous êtes un jeune homme fort intéressant, vous comprenez bien les choses, en dépit de votre jeunesse. Alors nous causerons, vous et moi, de choses et d'autres, car, vous savez, je m'ennuie avec ces courtisans - c'est toujours la même chose : la Cour, et Untel qu'on a décoré... Futilités que tout cela. Dans l'un des volumes de son Histoire du Consulat, Thiers raconte de façon assez détaillée et assez exacte l'assassinat de Paul. 60 Par deux fois il y fait allusion à une femme, la sœur du dernier favori de Catherine, le comte Zoubov. Femme d'une grande beauté, c'était la jeune veuve d'un général (tué à la guerre, je crois), une nature passionnée et active, gâtée par sa situation éminente, dotée d'une intelligence exceptionnelle et d'un caractère viril, elle devint le pôle d'attraction des mécontents, sous le règne sauvage et insensé de Paul l"'. Les conspirateurs se réunissaient chez elle; elle les stimulait. Par son truchement, on avait établi une liaison avec l'ambassade d'Angleterre. Finalement, la police commença à la suspecter; avertie à temps (peut-être par Pahlen lui-même) 59. Hôtel-restaurant Demouth, sur le canal de la Moïka, aujourd'hui, le n• 40, mais l'immeuble, rebâti, n'a plus son ancien a&pect. 60. Histoire du Consulat et de l'Empire, livre IX, tome 1"', Paris 1856.
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elle eut le temps de gagner l'étranger. 61 Le complot étàit mfu, et ce fut en dansant à un bal chez le roi de Prusse qu'elle apprit le meurtre de Paul. 62 Sans nullement dissimuler sa joie, elle annonça avec enthousiasme la nouvelle à toutes les personnes présentes dans la salle. Cela scandalisa tellement le roi de Prusse, qu'il la fit expulser de Berlin dans les vingt-quatre heures. Elle se rendit en Angleterre. Brillante, gâtée par sa vie à la Cour, dévorée par la soif d'une grande carrière, elle apparaît à Londres sous l'aspect d'une lionne de première grandeur, et joue un rôle considérable dans le monde fermé et inaccessible de l'aristocratie anglaise. Le prince de Galles (le futur roi George IV) est à ses pieds et bientôt davantage... Les années de son existence à l'étranger passent, somptueuses et brillantes, mais elles passent, cueillant une fleur après l'autre. Avec le vieil âge commença pour elle le désert, les coups du destin, la solitude et une vie mélancolique nourrie de souvenirs. Son fils tomba à Borodino, sa fille mourut, lui laissant une petitefille, la princesse Orlov. Tous les ans, au mois d'août, la vieille dame allait de Pétersbourg à Mojaïsk, visiter la tombe de son fils. La solitude et les malheurs ne brisèrent point son caractère énergique, màis le rendirent plus farouche et plus anguleux. Tel un arbre en hiver, elle conservait le contour linéàire de ses branches. Les feuilles étaient tombées et les rameaux, nus et osseux, gelàient; mais on n'en voyàit que plus distinctement sa tàille majestueuse, ses proportions hardies, et le tronc blanchi par le givre se dressàit, fier et sombre, sans plier, sous les vents et les intempéries. Sa longue vie, toute en mouvement, le fabuleux trésor de ses relations et de ses contacts, lui avaient donné une vue du monde hautàine, mais nullement démunie d'une mélancolique lucidité. Elle avàit sa philosophie à elle, fondée sur un profond mépris des gens, dont elle ne pouvàit pourtant pas se passer à cause de sa nature énergique. - Vous ne les connaissez pas encore, me disàit-elle, inclinant la tête pour prendre congé de divers sénateurs et généraux gros et maigres. Je les ai assez observés ! Il n'est guère aussi facile de me 61. La comtesse était la maîtresse de l'ambassadeur d'Angleterre, Sir George Whitworth. Celui-ci jouait le rôle d'une Eminence grise pour le compte de son pays, en encourageant (et sans doute en finançant) les conspirateurs, par l'intermédiaire de la comtesse. n dut quitter Pétersbourg en même temps qu'elle. Elle le rejoignit à Londres, mais la liaison fut rompue. Whitworth fut remplacé par George, prince de Galles, devenu Régent en 1811. C'est vers ce moment que Olga Jérébtzova rentra dans sa patrie (1766-1849). Le comte Pahlen, jouant un double rôle, était à la fois chef des conspirateurs et l'unique homme de confiance de Paul I•r. 62. 11 mars 1801.
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tromper qu'ils le croient. Je n'avais pas encore vingt ans quand mon frère jouissait de la plus haute faveur. 63 L'impératrice me témoignait une très grande affection et m'aimait beaucoup. Aussi - le croirez-vous - les vieillards couverts d'ordres de chevalerie et traînant à peine les pieds se ruaient à qui mieux-mieux dans l'antichambre pour m'apporter ma pelisse ou mes bottillons fourrés! La souveraine expira et, dès le lendemain, ma maison se vida : on me fuit comme la peste à l'avènement du Fou, vous savez, et les mêmes personnages ... Moi j'allais mon chemin. Je n'avais besoin de personne. Je traversai la mer. Après mon retour, Dieu m'envoya de grands maux, mais je ne reçus pas le moindre témoignage de compassion. Certes, deux ou trois vieux amis restèrent à mes côtés... Puis, ce fut le nouveau règne. Vous voyez, Orlov est puissant ... En fait, j'ignore jusqu'à quel point c'est vrai... C'est ce qu'on croit, du moins. On sait qu'il est mon héritier, que ma petitefille m'aime, et voilà les autres redevenus mes amis et tout prêts, derechef, à m'apporter pelisse et caoutchoucs ! Oh ! je les connais à fond, mais parfois je m'ennuie 'à rester assise, toute seule, j'ai mal aux yeux, il m'est difficile de lire et du reste, je n'en ai pas toujours envie. Je les laisse venir. Ils débitent quantité de sottises, cela me distrait, me fait passer une heure ou deux ... C'était une ruine d'un autre siècle, bizarre et originale, entourée d'une génération montée en graine sur le sol stérile et bas de la vie de Cour pétersbourgeoise. Elle se sentait au-dessus de ce niveau et elle avait raison. Si elle avait participé aux saturnales de Catherine II et aux orgies de George IV, elle avait également partagé les dangers des conspirateurs, sous Paul r·. Son erreur consistait non pas dans son mépris des êtres sans valeur, mais dans ce qu'elle prenait toute ma génération pour le produit du potager du Palâis. Sous Catherine, la Cour et la Garde englobaient, effectivement, tout ce qui était cultivé en Russie. Cela se poursuivit, plus ou moins, jusqu'en 1812. A partir de ce moment-là, la société russe fit d'énormes progrès : la guerre suscita une prise de conscience, et celle-ci provoqua le 14 décembre. La société se scinda au-dedans d'elle-même. Ce ne furent pas les meilleurs qui restèrent du côté de la Cour : les exécutions et les mesures féroces éloignèrent les uns, le ton nouveau écarta les autres. Alexandre r· continua la tradition culturelle de Catherine. Sous Nicolas 1.., le ton mondain, aristocratique, fut remplacé par un ton sec, officiel, insolemment despotique d'un côté, incondi63. Platon Zoubov : l'ultime et le plus jeune de tous les favoris de Catherine II (1767-1822).
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tionnellement servile de l'autre - mélange de la manière brusque et rude de Napoléon unie à une bureaucratie sans âme. La nouvelle société, qui eut Moscou pour centre, se développa rapidement. Il existe un livre étonnant qui, instinctivement, vient à l'esprit lorsqu'on parle d'Olga Alexandrovna: les Mémoires de la princesse Dachkova, publiés il y a quelque vingt ans, à Londres. 64 A cet ouvrage sont joints les Mémoires des deux sœurs Willmot, qui vécurent chez la Dachkova entre 1805 et 1810. Irlandaises, toutes deux étaient fort cultivées et douées d'un grand talent d'observation. J'avais très envie de faire connaître chez nous leurs lettres et leurs Mémoires. 65 Quand je compare )a société moscovite avant 1812 avec celle que je quittai en 1847, mon cœur bat de joie. Nous avons fait un immense pas en avant. Autrefois, il s'agissait d'une société de mécontents, c'est-à-dire d'hommes à la retraite, éloignés, mis au repos; aujourd'hui. c'est une société d'indépendants. Les lions de naguère étaient de capricieux oligarques : le comte A. G. Orlov, Osterman... « Société d'Ombres », comme l'appelle Miss Willmot, société d'hommes d'Etat (morts à Pétersbourg il y a une quinzaine d'années) qui continuaient à se poudrer, à s'orner de grands cordons, se présenter dans les banquets et les fêtes de Moscou en boudant, en plastronnant, démunis de vigueur comme de signification. Après 1825, les lions, ce furent Pouchkine, Michel Orlov, Tchaadaïev, lermolov 66. La « société » se pressait alors, servilement, dans la demeure du comte Orlov : dames « portant les diamants d'autrui » 67, cavaliers n'osant s'asseoir sans permission; la valetaille du comte dansait devant eux en habits de mascarade. Quarante ans plus tard, je vis la même société se presser autour de la chaire d'un amphithéâtre, à l'Université de Moscou. Les filles des dames aux joyaux d'autrui, les fils des hommes qui n'osaient s'asseoir, suivaient avec une sympathie passionnée le discours énergique et 64. Herzen se réfère ici aux Memoirs of the princess Dashkaw, lady of humour to Catherine Il, London 1840. (V. ci-dessous et p. 30, note 44.) 65. ll réalisa son rêve de faire connaître ces Mémoires au public russe, en publiant dans sa revue londonienne, « L'Etoile Polaire » (Poliamaya Zvezda), livre III, 1857, un long article : La Princesse Catherine Romanovna Dachkova (Kniaguinia Ekatérina Romanovna Dachkova) contenant de très larges extraits du texte des sœurs Willmot. Pour tous les détails sur les Mémoires de la princesse et de ses deux lectrices irlandaises v. Commentaires (19). (Etoüe Polaire : désormais abr. E.P.) 66. Michel Orlov : Décembriste, ami de Herzen, qui lui a consacré des pages émouvantes au tome Ier, 2• partie, chap. VIII. Tchaadaïev : cf. plus haut, pp. 33, 38, 152 à 161 et Commentaires. Iermolov, général Alexis Pétrovitch : (1772-1861) le célèbre « vainqueur du Caucase », opposé à la camarilla germanique de la Cour. Nicolas I•• le fit tomber en disgrâce. (V. aussi note 26, p. 24.) 67. Citation des Misses Willmot.
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grave de Granovski, répondant par une explosion .d'applaudissements à chaque mot qui ébranlait le cœur jusqu'au tréfonds par son audace et sa noblesse. C'est cette société-là, dont la Jérébtzova ne soupçonnait pas l'existence, qui affluait de tous les coins de Moscou et se serrait près de la tribune où un jeune guerrier du savoir prononçait des paroles sérieuses et prophétisait l'avenir d'après le passé. Olga Alexandrovna se montrait particulièrement bonne et attentive à mon égard, parce que j'étais le premier échantillon d'un monde qui lui était inconnu. Elle était étonnée par mon langage et mes conceptions. Elle appréciait en moi les pousses nouvelles d'une Russie différente, qui n'était plus du tout celle qui recevait sa lumière des fenêtres gelées du Palais d'Hiver. Je lui en rends grâces! Je pourrais remplir tout un volume avec les anecdotes entendues· chez Olga Alexandrovna. Avec qui n'avait-elle pas entretenu des relations, depuis le comte d'Artois et le comte de Ségur, jusqu'à Lord Grenville et Canning ! 68 De surcroît, elle les considérait tous avec détachement, à sa façon personnelle et fort originale. Je vais me limiter à un seul petit incident, que je m'efforcerai de rapporter en ses propres paroles. Elle habitait la Morskaya 69. Un jour que défilait dans sa rue un régiment, musique en tête, elle s'approcha d'une fenêtre et, regardant les soldats, elle me dit : - J'ai une villa non loin de Gatchina. Il m'arrive de m'y reposer l'été. Devant la maison, j'avais fait faire une grande pelouse, à la manière des Anglais, vous savez, couverte de gazon. Il y a deux ans, j'arrive là-bas. Imaginez qu'à six heures du matin j'entends un effroyable roulement de tambours. Je reste allongée dans mon lit, plus morte que vive. Cela se rapproche de plus en plus. Je sonne. Ma jeune Kalmouk accourt. « Qu'est-ce qui se passe, petite ? » fais-je. « Qu'est-ce que c'est que ce bruit? » « C'est le grand duc Michel Pavlovitch 70 qui fait faire l'exercice à ses soldats ». - « Et où çà ? » - « Sur notre pelouse ! » Elle lui avait plu, si lisse, si verte ! Songez un peu : une dame vit là, une vieille femme malade, et lui, de battre tambour à six heures du matin ! « Bon, me 68. Ségur, comte Louis-Philippe (1753-1830) : ambassadeur de France à la Cour de Catherine-la-Grande. Lord Grenville (1759-1834) : ministre des Affaires étrangères au temps de la Révolution française et de Napoléon, ennemi de l'une et de l'autre. Canning, George (1770-1827) : ministre Tory, collaborateur de Pitt, rédacteur d'un journal l'Anti-Jacobin, adversaire farouche de Napoléon; il changea de bord plus tard, se battit en duel avec Lord Castlereagh et fit sortir l'Angleterre de la Sainte-Alliance en 1827. · 69. Où habitait également Herzen. (Note 40, p. 67.) 70. Le frère cadet de Nicolas I••, homme borné et inculte.
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dis-je, bagatelle! Sonne le majordome ». Il vient. Je lui ordonne : « Fais immédiatement .atteler la carriole et va à Pétersbourg. Tu y loueras tous les ouvriers de Biélorussie que tu pourras trouver, et dès demain ils doivent commencer à creuser un étang ». Puis je me dis : « Peut-être bien qu'il ne feront pas d'exercice naval11 sous mes fenêtres. Des gens mal élevés, tous tant qu'ils sont ! ::. Il était normal qu'en prenant congé du comte Stroganov je me présente chez Olga Alexandrovna pour l'informer de tout ce qui m'était arrivé. « Seigneur, quelle stupidité! Cela va de mal en pis! fit-elle remarquer, après m'avoir entendu. Comment peut-on se traîner vers l'exil, avec la famille, 72 pour de pareilles vétilles ? Laissez-moi en parler à Orlov. Il est rare que je lui demande un service. Ils n'aiment pas çà, les uns et les autres, mais sait-on jamais? Il pourrait peut-être quelque chose. Revenez me voir dans deux ou trois jours. Je vous donnerai la réponse. » Le surlendemain, elle me convoqua. Je trouvai chez elle quelques visiteurs. Au lieu de bonnet, elle portait un mouchoir blanc, en batiste, autour de la tête. Habituellement, c'était signe qu'elle était • de mauvaise humeur. Elle plissait les paupières et prêtait à peine attention aux conseillers privés et aux généraux publics venus lui présenter leurs hommages. L'un d'eux, l'air fort satisfait, tira un papier de sa poche et, le tendant à Olga Alexandrovna: « Je vous ai apporté le rescrit impérial rédigé hier à l'intention du prince Pierre Mikhaïlovitch. 73 Vous n'en avez peut-être pas eu connaissance encore ». Je ne sais si elle l'entendit ou non, mais elle prit le papier, le déplia, mit ses lunettes, fronça les sourcils et, faisant la grimace, déchiffra avec un effort terrible : « Au prin-ce Pi-er-re Mi-khaïlovitch ... » · - Qu'est-ce que vous me donnez là? Ce n'est pas adressé à moi, n'est-ce pas ? - J'ai eu l'honneur de vous en informer: c'est un rescrit... -Mon Dieu, j'ai mal aux yeux, je ne peux pas toujours déchiffrer les lettres qui me sont destinées et vous me forcez à lire celles des autres! - Permettez, je vais vous en donner lecture. Je ne pensais pas, en vérité ... - C'est bon. Ne prenez pas une peine inutile. En quoi cette 71. En français. 72.. En français. 73. Volkonski, ministre de la Cour, intime de Nicolas 1••.
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correspondance me concerne-t-elle? Je termine mes jours vaille que vaille, et ma tête est occupée de tout autre chose. Le gentilhomme sourit comme le font ceux qui ont commis une bévue, et remit le papier dans sa poche. Voyant qu'Olga Alexandrovna était mal disposée et d'humeur fort belliqueuse, ses hôtes tirèrent leur révérence l'un après l'autre. Quand nous fûmes seuls, elle me dit : -Je vous ai prié de venir pour vous dire que sur mes vieux jours je suis devenue idiote. Je vous ai fait des promesses et ne les ai point tenues. « S'il y a point de gué, va pas te mouiller » ! C'est un dicton de paysan, vous savez. Hier, j'ai parlé à Orlov de votre affaire. N'en espérez rien ... 74 A ce moment précis le majordome annonça la comtesse Orlov. -Ça ne fait rien. Nous sommes entre nous. Je vous dirai la suite dans un instant. La comtesse Orlov, une belle femme encore dans la fleur de l'âge, baisa la main de sa grand-mère et s'informa de sa santé, ce à quoi Olga Alexandrovna répondit qu'elle se sentait très mal. Ensuite, m'ayant présenté, elle reprit : - Allons, assieds-toi mon amie. Tes enfants sont-ils en bonne • santé? - Ils vont bien. - -Dieu soit loué. Veuille m'excuser : je suis en train de parler de ce qui s'est passé hier. Donc, voici. J'ai dit à son mari : « Tu devrais dire à 1l'empereur que toutes ces sottises ne riment à rien! » Rien à faire, il s'est entêté : « Ça, m'a-t-il répliqué, c'est l'affaire de Benkendorf. Peut-être lui en toucherai-je un mot, mais je ne puis faire de rapport à l'empereur; il n'aime point cela, et du reste, cela ne se fait pas ! » « Parler à Benkendorf ? lui ai-je répliqué. On croirait un miracle! Je suis capable de faire ça toute seule! Du reste, il devient un peu gâteux, il ne sait plus ce qu'il fait. Les petites actrices, il n'a que ça en tête; ce n'est plus de son âge, ce me semble. Pendant ce temps, quelque misérable petit secrétaire rédige toutes sortes de dénonciations, et lui, il les avalise. » Que pourrait-il faire '! « Non, lui ai-je dit encore, tu ferais mieux de ne pas te couvrir de honte en sollicitant Benkendorf : c'est lui le responsable de ces vilénies. » Et lui : « Chez nous, c'est la règle ». Et de se lancer dans un discours... J'ai compris qu'il avait tout bonnement peur 74. Orlov, Alexis Fedorivitch (1786-1862), bien que frère du DécPmbriste ami de Herzen, fut Je premier à commander un régiment contre les insurgés du 14 décembre 1825. Fils illégitime d'un dignitaire de l'époque de Catherine II, il reçut des mains de Nicolas 1•• Je titre de comte. Le tsar considéra toujours qu'il lui devait son trône et Je garda à ses côtés tout au long de son règne. Il lui fit succéder à Benkendorf comme Chef des gendarmes, en 1844.
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d'aller trouver le souverain... « Dis-moi, vous le tenez pour une bête féroce, que vous craignez de l'approcher? Alors comment faites:..vous pour le voir cinq fois par jour ? » ai-je demandé. Puis je n'ai plus insisté. -A quoi bon ? Regardez-le, acheva-t-elle en me montrant un portrait d'Orlov, un vrai conquérant, à le voir, mais il a peur de dire un mot ! Je ne pus m'empêcher de regarder la comtesse Orlov plutôt que le portrait. Elle ne se trouvait pas dans une situation bien agréable ! Assise, elle souriait et, de temps à autre, me lançait un coup d'œil, corinne pour me dire : « L'âge a ses droits; ~a vieille est irritée. » Mais, rencontrant mon regard, elle sentait que je ne l'approuvais pas et faisait semblant de ne plus me voir. Elle ne se mêla pas à la conversation et eut raison : il était difficile de calmer Olga Alexandrovna, ses joues étaient brûlantes, elle aurait rétorqué vertement. Il n'y avait qu'à s'aplatir et attendre que l'ouragan passe. - Sans doute là où vous vous trouviez, dans cette Vologda, les scribes se disaient-ils : « Le comte Orlov, c'est le favori, il est puissant ... » Tout cela, ce sont des balivernes. Je jurerais que ce sont ses subordonnés qui font courir ce bruit. Aucun de ces hommes n'a de l'influence; ils ne se conduisent pas comme s'ils en avaient, ils ne sont pas assez bien placés pour en avoir ... Ne m'en veuillez pas de m'être mêlée de ce qui ne me regardait pas. Savez-vous ce que je vais vous conseiller? N'allez donc pas à Novgorod! Choisissez plutôt Odessa. Eloignez-vous de ces hommes-là. Et puis c'est une ville presque étrangère, et Vorontzov, s'il ne s'est pas corrompu, est un homme d'un autre régime. 75 La confiance qu'elle avait en Vorontzov, alors à Pétersbourg, et qui lui rendait visite quotidiennement, ne se justifia pas pleinement : il accepta de m'emmener avec lui à Odessa si Benkendorf y consentait ... ... Entre temps, les mois passaient, l'hiver s'acheva. Nul ne faisait allusion à mon départ. On m'avait oublié, et j'avais fini par ne plus rester sur le qui vive 76, surtout après ma rencontre avec le gouverneur militaire de Vologda, Bolgovski. Il se trouvait alors dans la capitale. Ami intime de mon père, il me portait une certaine affection et parfois je lui rendais visite. Il avait pris part à l'assassinat de Paul !"', étant alors jeune officier du régiment Sémionovski; par la suite, il se trouva mêlé à l'affaire incompréhensible et inexpliquée de Spéranski, en 1812. A l'époque, il était colonel d'active. 75. Vorontzov, Michel Siméonivotch (1782-1856) : militaire et homme politique. A l'époque, gouverneur militaire de la Nouvelle Russie (la Russie méridionale) et proconsul de Bessarabie. n avait fait construire le curieux château d'Alupka, au-dessus de Yalta, qu'on visite de nos jours. 76. En français.
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Il fut subitement arrêté, puis déporté en Sibérie 77. n n'était pas encore arrivé à destination qu'Alexandre 1"" [e graciait, et il retrouva son régiment (20). Un jour de printemps j'allai le voir. Dans un grand fauteuil, tournant le dos à la porte, était assis un générai dont je ne voyais pas le visage, mais seulement les épaulettes d'argent. - Permettez que je vous présente, dit .Bolgovski. Alors je reconnus Doubelt. - Il y a longtemps que j'ai eu le plaisir de jouir de l'attention de Léonce Vassiliévitch, fis-je en souriant. - Partez-vous bientôt pour Novgorod ? me demanda-t-il. - Je pensais que c'était à vous que je devais poser cette question? - Oh, voyons! Je ne songeais nullement à vous rappeler à l'ordre, je n'ai fait que demander. Nous vous avons remis de la main à la main au comte Stroganov, et nous ne l'avons guère pressé, comme vous le voyez 78. De plus, un motif aussi légitime que la maladie de votre épouse... (L'homme le plus courtois du monde !) Enfin, au début de j_uin, je reçus l'oukase sénatorial confirmant ma nomination au poste de conseiller de l'Administration de la province de Novgorod. Le comte Stroganov estima qu'il était temps de partir, et j'arrivai aux environs du 1"" juillet (1841) dans la cité de Novgorod, gardée par Dieu et Sainte-Sophie. Je m'installai sur les bords du Volkhov, exactement en face de ce mamelon d'où les « voltairiens » du xn• siècle jetèrent dans le fleuve la statue miraculeuse de Péroun. 79 77. Le soir du meurtre, le régiment Sémionovski était de garde au palais; ce n'était pas un hasard : les conjurés étaient tous officiers de ce régiment. Michel Spéranski : l'un des plus grands juristes de l'ancienne Russie, auteur du Code des lois russe. Il fut porté aux nues par Alexandre 1•• jusqu'à la rupture avec Napoléon, en 1812. A ce moment-là, les ennemis de Spéranski, résolus à le perdre, le dénoncèrent co=e espion. Le tsar ne sut pas le défendre, le destitua et l'exila, tout en pleurant son départ. Il le rappela en 1821. Herzen considère cette affaire comme « incompréhensible » à cause de l'attitude ambiguë et pusillanime d'Alexandre, « inexpliquée », parce que jamais il n'y eut de franche réhabilitation du grand ho=e d'Etat. 78. Ce temps fut bien employé, bien qu'il ne le dise pas ici. Il travailla beaucoup à un projet qui lui était cher : une étude approfondie sur l'époque de Pierre-le-Grand. Partant de là, il s'intéressa aux « Temps Mérovingiens », qu'il rapprochait de la Russie du xvu• siècle. Il lut donc Augustin Thierry avec un i=ense intérêt et en traduisit une partie pour le numéro de février 1840 des Annales de la Patrie, avec une préface. En 1841, parut dans la même revue, la première partie des Mémoires d'un certain jeune homme, écrits à Vladimir, premier jet de la première partie de B. i. D., son « coup d'essai », comme il l'écrit lui-même. 79. Lorsque le grand prince Vladimir fit baptiser les Russes, il ordonna de jeter dans les fleuves les statues de Péroun, le Zeus ou le Wotan slave, dieu suprême maniant le tonnerre. Les « voltairiens » du xn• siècle : les briseurs d'idoles.
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CHAPITRE XXVII Administration provinciale. On me charge... de ma surveillance ! Les Doukhobors et Paul 1"'. Pouvoir des hobereaux et de leurs épouses. Le comte Araktchéev et les colonies militaires. Une enquête de cannibales. Démission.
Avant mon départ, le comte Stroganov m'informa que le gouverneur militaire de Novgorod, Elpidiphore Antiochovitch Zourov, se trouvait à Pétersbourg; il lui avait parlé de ma nomination et me conseillait de lui rendre visite. Je trouvai un général assez simple et bannasse, entre deux âges, d'aspect fort martial, de taille moyenne. Notre entretien dura environ une demi-heure. ll me reconduisit aimablement jusqu'à la porte, où nous prîmes congé l'un de l'autre. A mon arrivée à Novgorod j'allai le voir. Le changement de décor était étonnant ! A Pétersbourg, le gouverneur était en visite, ici, il était chez lui; il me parut même un peu plus grand que la première fois. Sans aucune provocation de ma part, il jugea utile de me déclarer qu'il ne souffrait pas qu'un conseiller lui donnât son avis oralement ou par écrit, car cela freinait .les affaires. Si quelque chose n'allait pas, on pouvait en discuter, mais émettre une opinion, c'était provoquer la démission du fonctionnaire. Je lui fis observer en souriant, qu'il ne pouvait guère m'effrayer en me menaçant de me révoquer, puisque le but unique de mon service n'était autre que ma démission. J'ajoutai que tant qu'une amère nécessité me contraindrait à servir à Novgorod, je n'aurais sans doute pas l'occasion d'exprimer mes opinions. Cet entretien nous suffit amplement à tous les deux. En le quittant, je décidai de ne point me lier avec lui. Pour autant que je pouvais m'en rendre compte, l'impression que j'avais faite sur· le gouverneur était celle que j'avais reçue de lui : nous ne pouvions nous supporter réciproquement, dans la mesure où une telle chose était possible entre deux personnes qui s'étaient rencontrées de façon si récente et si superficielle.
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Lorsque j'eus bien observé le fonctionnement de l'administration provinciale, je m'aperçus que ma position n'était pas seulement fort déplaisante, mais, de surcroît, fort dangereuse. Chaque conseiller était responsable de sa section, mais partageait également la responsabilité de tous les autres. Lire tous les papiers de tous les bureaux était totalement impossible; il fallait les signer de confiance. Le gouverneur, fidèle à l'idée qu'un conseiller ne devait jamais donner un conseil, signait immédiatement après le conseiller de la section concernée, à l'encontre du bon sens et de la loi. Pour moi, c'était une bonne chose : son paraphe m'offrait une certaine garantie, parce qu'il partageait mes responsabilités et, au surplus, parlait souvent, avec une mimique toute personnelle, de sa grande honnêteté, de sa « robespierrienne ~ incorruptibilité. Quant aux signatures des autres conseillers, elles ne me rassuraient guère. C'étaient des hommes aguerris - vieux scribes parvenus à leur rang après les décennies de service - qui ne vivaient que par ce service, autrement dit, uniquement grâce aux. pots de vin. On ne doit pas les en blâmer. Si j'ai bonne mémoire, un conseiller gagnait 1 200 roubles-assignats par an 1; un homme chargé de famille ne pouvait en vivre. Lorsqu'ils comprirent que je ne prendrais pas ma part de leur butin commun, ni ne volerais pour mon propre compte, ils commencèrent à me considérer comme un hôte importun et un témoin dangereux. Ils ne se lièrent guère avec moi, surtout lorsqu'ils s'aperçurent que le gouverneur et moi ne portions l'un à l'autre qu'une amitié très modérée. Entre eux, ils se soutenaient et veillaient sur les intérêts les uns· des autres, mais ne s'intéressaient nullement à moi. Par-dessus le marché, mes dignes collègues n'avaient pas peur qu'on leur demandât des comptes ou des remboursements, puisqu'ils ne possédaient rien. Ils pouvaient prendre des risques, et d'autant plus grands, que l'affaire était plus importante. Peu leur importait que le déficit fût de cinq cents roubles ou de cinq cent mille. Si déficit il y avait, une fraction de leur salaire était versée au Trésor, à titre de compensation, et cela pouvait bien durer deux ou trois cents ans, si le fonctionnaire vivait aussi longtemps ! Habituellement, soit lui, soit le tsar décédait; dans ce dernier cas, l'héritier du trône, tout aux réjouissances, remettait les dettes. Il arrivait aussi que de ·son vivant le même tsar publiât ce genre de manifeste d'amnistie, à l'occasion d'une naissance, d'un majorat, de telle autre occurrence. Les fonctionnaires comptaient là-dessus. En 1. L'assignat, ou rouble-papier valait à l'époque quatre fois moins que le rouble-argent. Equivalent français : 4 francs-or.
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revanche, s'il s'était agi de moi, on m'aurait confisqué la part de terres et de capital reçus en donation de mon père. Si j'avais pu compter sur mes chefs de bureau, les choses m'auraient été plus faciles. Je fis beaucoup pour me les attacher, leur témoignant de la déférence, les aidant pécuniairement, mais je n'aboutis qu'à ne plus me faire obéir. Ils ne craignaient que les conseillers qui les .traitaient en gamins, et ils prirent l'habitude de venir travailler à demi ivres. C'étaient des hommes très pauvres, sans instruction aucune, sans une lueur d'espérance; le côté poétique de leur existence se limitait aux méchants petits estaminets et aux liqueurs fortes. Par conséquent, dans ma propre section aussi, il me fallait rester sur mes gardes. Au début, le gouverneur me confia la Section Quatre, celle où l'on s'occupait des contrats de fermage et de diverses affaires d'argent. Je le priai de me muter. Il refusa, affirmant qu'il n'avait pas le droit de procéder à une mutation sans le consentement d'un autre conseiller. En sa présence, je sollicitai le conseiller de la Section Deux, qui accéda à ma demande, et nous fîmes l'échange. Ma nouvelle section était moins attrayante encore : on s'y préoccupait des passeports, des circulaires de toute espèce, des affaires concernant les abus de pouvoir des hobereaux, les schismatiques, les faux-monnayeurs et les personnes surveillées par la police. Impossible d'imaginer quelque chose de plus inepte, de plus bête ! Je gagerais que les trois quarts de ceux qui liront ces lignes ne me croiront pas 2, et pourtant, c'est la stricte vérité : moi, conseil1er de l'Administration provinciale, chef de la Section Deux, je devais viser tous les trois mois le rapport du maître de police concernant ma personne, en tant qu'individu placé sous surveillance policière ! Par déférence pour moi, le maître de police ne notait rien dans la rubrique « conduite »; dans celle qu'il intitulait « occupations », il écrivait : « S'occupe du service de l'Etat ». Telles sont les colonnes d'Hercule de l'aliénation mentale qui sévit là où l'on trouve deux ou trois polices hostiles les unes aux autres, des circulaires en guise de lois, des idées de sergent-major en lieu et place d'un cerveau dirigeant. Cette absurdité me rappelle un cas qui s'est présenté à Tobolsk, voici quelques années. Le gouverneur civil était brouillé avec le 2. C'est à tel point vrai qu'un certain Allemand, qui m'a injurié une dizaine de fois dans le Morning Advertiser, donnait comme preuve de ce que je n'avais jamais été exilé le fait que j'occupais un poste de conseiller dans l'administration provinciale. (A. H.) Les calomnies auxquelles se réfère Herzen parurent anonymement dans le Morning Advertiser des 29 novembre et 6 décembre 1855. Herzen répondit au rédacteur du journal. Cf. Commentaires (21).
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vice-gouverneur. Ils vidaient leur querelle sur le papier, s'envoyant des piques et des sarcasmes par la voie hiérarchique. Le vice-gouverneur était un pédant-balourd, un formaliste, brave homme au demeurant, ancien séminariste. Il rédigeait lui-même, avec de grands efforts, des réponses caustiques et, naturellement, il avait fait de cette querelle le but de son existence. Il se trouva que le gouverneur alla passer lin certain temps à Pétersbourg. Le vice-gouverneur le remplaça, et ce fut en qualité de gouverneur qu'il reçut un écrit insolent, envoyé par lui-même la veille. Sans réfléchir plus longtemps, il ordonna à son secrétaire d'y répondre, signa ce texte et, l'ayant reçu en tant que vice-gouverneur, recommença à se creuser la cervelle et à griffonner une belle lettre d'injures adressée à sa propre personne. Il considérait que c'était agir avec la plus grande honnêteté. Je peinai sous le harnais de l'administration provinciale une demiannée durant. C'était pénible et mortellement ennuyeux. Chaque jour à onze heures du matin, j'endossais mon uniforme, j'accrochais ma petite épée de civil, et je me présentais devant le gouverneur militaire. Il faisait son apparition à midi. Sans prêter aucune attention aux conseillers, il se dirigeait tout droit vers un coin de la pièce, y posait son épée puis, après avoir regardé par la fenêtre et avoir lissé ses cheveux, il s'approchait de son fauteuil et saluait l'assistance. A peine le vaguemestre aux terribles moustaches grises perpendiculaires à ses lèvres, avait-il ouvert solennellement la porte, à peine le tintement de son sabre avait-il été perçu par la chancellerie, que les conseillers se dressaient et restaient debout, l'échine pliée, guettant le moment où le gouverneur se répandrait en salutations. L'un de mes premiers actes de contestation consista à ne prendre aucune part à cette levée en masse, cette pieuse attente : je restais tranquillement assis, et ne saluais ce personnage qu'au moment où il faisait de même. Nous ne connaissions ni grands débats, ni arguments brûlants. Il était rare qu'un conseiller demandât au préalable l'opinion du gouverneur, plus rare encore que celui-ci fît appel aux conseillers pour discuter d'une affaire. Chacun de nous avait devant lui une montagne de papiers qu'il s'agissait de signer. C'était une usine à signatures ... Me souvenant d'un célèbre aphorisme de Talleyrand, je ne cherchais pas à briller particulièrement par mon zèle, 3 et ne vaquais aux affaires qu'autant que cela s'avérait nécessaire pour 3. Talleyrand aurait dit aux jeunes diplomates travaillant sous ses ordres au ministère des Affaires étrangères : Surtout, Messieurs, pas de zèle!
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ne pas encourir un blâme ou m'attirer des ennuis. Mais dans ma section il existait deux espèces de cas, que je ne me considérais pas en droit d'examiner aussi superficiellement : les affaires des schismatiques et les abus de pouvoir des propriétaires terriens. Chez nous, les schismatiques ne sont pas persécutés systématiquement, mais parfois, cela prend soudain le Synode ou le ministère des Affaires intérieures, et ils s'abattent sur quelque ermitage, quelque communauté religieuse; ils les pillent, puis se calment à nouveau. En général, les schismatiques ont des agents avisés à Pétersbourg, qui les avertissent du danger; alors ils font des collectes, cachent leurs livres et leurs icônes, enivrent le pope orthodoxe, le commissaire orthodoxe, et payent leur rançon. Là-dessus, l'affaire est close pour une dizaine d'années. Sous le règne de Catherine, il y avait un grand nombre de Doukhobors dans la province de Novgorod. 4 Leur chef, ancien directeur des relais de poste à Zaïtzev, je crois, était entouré d'un respect immense. En route pour se faire couronner à Moscou, Paul commanda de lui amener le vieil homme, sans doute dans l'intention de le convertir. Les Doukhobors, tels les Quakers, n'enlèvent pas leur chapeau, et c'est la tête couverte que le vieillard chenu entra chez l'empereur de Gatchina. 5 C'était plus que le tsar ne pouvait supporter. On est particulièrement frappé par la susceptibilité mesquine et pointilleuse manifestée par Paul et tous ses fils, Alexandre excepté; tenant dans leurs mains un pouvoir insensé, ils n'mit même pas cette conscience animale de leur force, qui retient un gros carlin de tomber sur un petit chien. - Devan.t qui te tiens-tu la tête couverte ? brailla Paul, qui suffocait et manifestait tous les signes d'une colère frénétique. Me connais-tu? - Je te connais! répondit tranquillement le raskolnik, tu es Paul Pétrovitch. --:- Qu'on l'enchaîne! Aux travaux forcés! A la mine! poursuivit le chevaleresque Paul. 6 On se saisit du vieillard. L'empereur ordonna de mettre le feu à son village, par les quatre côtés, et d'en déporter les habitants 4. Doukhobors : ce terme, que l'on traduit par pneumatomaques, désigne l'une des nombreuses sectes schismatiques. Celle-ci, rejetant les dogmes et les rites, comme les autres, surgit dans la deuxième moitié du xvm• siècle. (Les schismatiques sont totalement abstinents, mais, comme on le voit, profitent de l'intempérance des orthodoxes). 5. Gatchina : domaine de Paul 1er au temps où il était prince héritier, camp retranché, dont le caractère· prédominant était un militarisme outrancier. 6. Paul se glorifiait d'avoir été nommé Grand-maitre de l'ordre deS Chevaliers de Malte, pour avoir défendu cette île contre les Anglais (1758).
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pour en faire des colons en Sibérie. Au relais suivant, l'un des intimes du tsar se jeta à ses pieds et lui avoua qu'il avait osé retarder l'exécution de l'ordre impérial; il attendait que l'ordre fût réitéré. Paul, qui s'était calmé quelque peu, comprit qu'il pouvait paraître bizarre de se faire valoir devant son peuple en mettant le feu aux villages et en expédiant les gens dans les mines, sans jugement. Il commanda au Synode de débrouiller l'affaire des paysans, mais d'enfermer le vieillard à vie dans le monastère du Sauveur-et-Sainte-Euphémie. 7 ·J11 se disait que les moines orthodoxes sauraient en venir à bout mieux que les travaux forcés. Or, il oubliait que nos moines ne sont pas seulement orthodoxes, mais également hommes; ils aiment l'argent et la vodka, alors que les schismatiques ne boivent pas d'alcool et ne ménagent pas leurs deniers. Le vieil homme s'acquit une réputation de saint parmi les Doukhobors. 8 Ils venaient de tous les coins de la terre russe pour s'incliner devant lui, et obtenaient audience à prix d'or. Il était assis dans sa cellule, tout de blanc vêtu; ses amis avaient tapissé de lin les murs et le plafond. Après sa mort, ils obtinrent l'autorisation d'ensevelir son corps parmi les siens et le portèrent solennellement sur leurs épaules, de la ville de Vladimir jusqu'à la province de Novgorod. Les Uoukhobors sont seuls à connaître le lieu de sa sépulture. Ils sont assurés qu'il avait le don de faire des miracles déjà de son vivant, et que son corps est incorruptible. J'appris tout cela en partie par le gouverneur de Vladimir, I.E. Kourouta, en partie par les postillons de Novgorod, enfin par la bouche du porte-crosse du monastère du Sauveur-et-Sainte-Euphémie. Actuellement, ce couvent ne renferme plus de détenus politiques, bien que sa prison soit pleine de popes, d'ecclésiastiques, de fils insoumis, dont les parents ont eu à se plaindre, et ainsi de suite. L'archimandrite, homme aux larges ép~les, à la haute stature, coiffé d'un bonnet de fourrure, nous fit visiter la cour de la prison. Quand il y entra, un sous-officier armé d'un fusil s'approcha de lui pour lui faire son rapport : « J'ai l'honneur de porter à la connaissance de Votre Sainteté que tout ici va bien. Nous avons (tant et tant) de prisonniers ».En réponse l'archimandrite lui donna sa bénédiction. Quel imbroglio ! Les affaires concernant les schismatiques étaient telles qu'il valait beaucoup mieux ne .pas les soulever à nouveau. Je les passais en revue et les laissais tranquilles. En revanche, il fallait 7. A Souzdal, aux portes de Vladimir. 8. Etaient-ce vraiment des Doukhobors ? Je n'en suis point certain. (A. H.)
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revoir de fond en comble les problèmes relatifs aux méfaits des hobereaux. Je fis de mon mieux et remportai quelques victoires sur ce terrain fangeux. Je- fis cesser les persécutions contre une jeune fille, et mis sous tutelle un officier de marine. Il me semble que c'est là mon seul mérite pendant la durée de ma carrière de fonctionnaire ... Une certaine dame employait une camériste, sans aucun contrat. La servante demanda que fussent examinés ses droits à l'affranchissément. Mon sagace prédécesseur décida de la laisser chez la dame, en toute propriété, jusqu'à ce que l'affaire fût tranchée. Il fallait que j'y souscrive. J'en référai au gouverneur et lui fis remarquer que le sort de la jeune fille ne serait guère enviable chez sa maîtresse, après avoir envoyé sa pétition. - Et que faire d'elle? - La garder au poste de police. - Aux frais de qui ? - De la dame, au cas où elle perdrait. - Et dans le cas contraire ? Par bonheur, le procureur de la province entra à ce moment précis. A cause de sa situation sociale, ses rapports avec ses collègues, les boutons de son uniforme, un procureur ne peut être que l'ennemi du gouverneur, ou tout au moins, son contradicteur. Je fis exprès de poursuivre l'entretien en sa présence. Le gouverneur commença par se fâcher, déclarant que cette histoire n'avait pas le moindre intérêt. Le procureur ne se som-ait pas le moins du monde de ce qui arriverait ou n'arriverait pas à la demanderesse, mais il prit immédiatement mon parti et cita dix articles différents du Code des lois. Le gouverneur qui, en somme, était plus indifférent encore à ce cas, me dit, avec un sourire moqueur : - Il n'y a pas d'autre choix : ce sera la patronne ou la prison. - La prison est préférable, cela va de soi, fis-je remarquer. - Et plus conforme à l'esprit du Code, intervint le procureur. - Qu'il en soit fait comme vous le désirez, déclara le gouverneur, en riant de plus belle. Vous rendez service à votre protégée! 9 Vous verrez comme elle viendra vous remercier après avoir passé quelques mois en prison ! Je ne poursuivis pas le débat, n'ayant eu pour but que de sauver la jeune personne des persécutions de sa maîtresse. II me souvient qu'elle fut totalement libérée deux mois plus tard. Dans ma section, parmi les dossiers en cours, se trouvait une correspondance compliquée qui s'étendait sur plusieurs années : il 9. En français.
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s'agissait de scandales et de crimes divers commis dans sa propriété par un officier de marine retraité, Strougovschtikov. Tout avait commencé sur une réclamation de sa mère, après quoi les paysans avaient déposé une plainte. Il arriva à s'arranger avec sa mère tant bien que mal; pour ce qui était de ses paysans, ce fut lui qui les accusa de vouloir l'assassiner, sans, du reste, produire aucune preuve sérieuse. Il était pourtant clair, d'après le témoignage de la mère et des domestiques, que cet homme commettait les actes les plus insensés. Cette affaire dormit toute une année du sommeil des justes. On peut toujours faire traîner une affaire en recourant aux enquêtes et aux correspondances superflues, puis, la tenant pour close, la classer dans les archives. Il m'incombait d'adresser une requête au Sénat pour faire mettre l'individu en tutelle, mais pour cela, il m'était indispensable d'obtenir l'avis du Maréchal de la Noblesse. 10 Ces gens-là ont coutume de donner une réponse évasive, ne voulant pas perdre la voix d'un électeur. Il ne dépendait que de moi de mettre l'affaire en train, mais j'avais besoin du coup de grdce 11 du Maréchal. Celui de Novgorod, gentilhomme qui avait servi dans les milices 12 et arborait la médaille de Saint-Vladimir, cherchait, lors de nos rencontres, à me prouver sa culture en s'adressant à moi dans un langage livresque, datant d'avant Karamzine. 13 Un jour qu'il me montrait le monument que la noblesse de Novgorod s'était érigé à elle-même, en récompense de son patriotisme en 1812, il se mit à évoquer avec une certaine émotion la tâche ardue, en vérité, sacrée et néanmoins flatteuse, d'un Maréchal de la Noblesse. Tout cela jouait en ma faveur. Ce personnage arriva dans nos bureaux, à propos d'un certificat d'internement pour un ecclésiastique. Après que tous les présidents, de toutes les chambres, eurent épuisé leur stock de questions stupides (qui auraient pu faire croire au fou qu'eux aussi avaient l'esprit un peu dérangé) l'ecclésiastique fut définitivement promu au poste d'aliéné mental. Alors je pris le Maréchal à part et lui exposai le cas qui m'intéressait. Il haussa les épaules, fit mine d'être indigné, effaré, et termina en traitant l'officier de marine de chenapan 10. Président de l'Assemblée provinciale de la Noblesse. (Predvoditel' Dvorianstva.} 11. En français. 12. En 1812, une grande partie de la jeune noblesse s'enrôla dans les milices, au moment de l'avance de Napoléon sur Moscou. Leur équipement et leur entretien étaient financés par les grandes familles moscovites. 13. Nicolas Mikhaïlovitch Karamzine (1766-1826) : romancier qui épura la langue écrite et la débarrassa de ses archaïsmes. Historien conservateur, historiographe des Romanov.
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invétéré « qui a jeté une ombre sur la communauté distinguée de la société nobiliaire de Novgorod ». - Je pense que vous nous donneriez cette réponse-là par écrit, si nous vous le demandions ? fis-je. · Pris de court, il promit de répondre selon sa conscience, et ajouta : « L'honneur et la franchise sont les attributs constants des nobles russes ». Tout en doutant un peu de [a constance de ces attributs, je mis l'affaire en route. Le Maréchal tint parole. On en référa au Sénat, et je me souviens fort bien du doux instant où ma section reçut l'oukase sénatorial qui mettait sous tutelle la propriété du marin, et le plaçait sous la surveillance de la police. 14 Il avait cru que son affaire était close, aussi fût-ce un homme foudroyé qui parut à Novgorod après l'oukase. On l'informa immédiatement sur ce qui s'était passé. Fou furieux, il voulut m'attaquer dans un coin sombre, louer des ruffians et me faire tomber dans une embuscade, mais n'ayant point l'habitude des combats sur terre ferme, il disparut sans bruit dans quelque chef-lieu de district. Malheureusement, dans notre classe nobiliaire, les « attributs » de la bestialité, de la débauche et des actes de violence commis à l'encontre des serfs-domestiques sont aussi « ,constants » que « la franchise et l'honneur ». Il est évident qu'un certain nombre de hobereaux cultivés ne brutalisent pas leurs gens jour et nuit, ne les fouettent pas à tout propos. Néanmoins, même parmi eux l'on trouve des « Pénotchkine ». 15 Quant aux autres, ils n'ont pas grand-chose à envier à « la Saltychikha » 16 et aux planteurs d'Amérique... En fouillant dans les dossiers, je découvris un échange de lettres entre l'administration provinciale de Pskov et une certaine propriétaire terrienne nommée Y aryjkina. Après avoir fouetté deux femmes de chambre jusqu'à ce que mort s'ensuive, elle fut jugée pour une troisième, et quasiment innocentée par la Cour d'Assises, qui fonda son verdict (entre autres) sur le fait que la fille n'était pas morte. Cette femme inventait les châtiments les plus extraordinaires : elle frappait ses domestiques avec un fer à repasser, avec des bâtons noueux ou des battoirs ... 14. Ce personnage n'était pas officier de marine, mais artilleur. De plus l'oukase est daté de 1845, époque où Herzen avait déjà quitté Novgorod. (A. S.). C'est un exemple de la manière dont Herzen mêle la réalité à la fiction, colore l'événement vrai de tons imaginaires. Nous en trouvons dans ce volume, comme dans le précédent, plusieurs exemples. (N. d. T.) 15. Pénotchkine : personnage de la nouvelle Le Bourgmestre, d'Ivan Tourguéniev, dans Les Mémoires d'un Chasseur. 16. La Saltychikha : D. N. Saltykova, propriétaire terrienne (fin du xvn• siècle), célèbre dans toute la Russie pour sa cruauté sadique envers ses serfs. (L.)
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Je ne sais ce qu'avait commis la camériste en question, mais sa maîtresse se surpassa : elle l'obligea à s'agenouiller sur des lattes ou des planches où l'on avait planté des clous. Dans cette position, elle lui laboura le dos et la tête avec un battoir à linge; puis, épuisée, elle appela son cocher pour la relayer. Heureusement, il ne se trouvait pas dans les communs, et la dame étant sortie de la pièce, la jeune fille, à demi folle de douleur, ensanglantée, vêtue de sa seule chemise, s'élança dans la rue et courut jusqu'au poste de police. L'inspecteur prit sa déposition et l'affaire suivit son cours. La police s'activa, le tribunal s'affaira pendant une année. Finalement la Cour, achetée de toute évidence, prit la sage résolution de convoquer l'époux de la dame pour l'inciter à détourner sa femme de pareilles violences. Quant à elle, tout en la chargeant de la mort des deux caméristes, ils l'obligèrent à s'engager par écrit de ne plus infliger de châtiments. La chose étant réglée de la sorte, on rendit à sa maîtresse l'infortunée jeune fille, hébergée je ne sais où pendant l'instruction. Elle, terrifiée à l'idée de ce qui l'attendait, se mit à envoyer pétition sur pétition. Cette histoire parvint jusqu'aux oreilles du tsar. Il ordonna une enquête et délégua un fonctionnaire de Pétersbourg. Vraisemblablement, les moyens de Madame Yaryjkina ne lui permirent pas de soudoyer les enquêteurs de la capitale, des ministères, de la police politique. L'affaire prit un tour différent. La propriétaire fut reléguée en Sibérie, et son époux mis en tutelle. Tous les membres du tribunal furent jugés. J'ignore quelle fut l'issue de leur procès. J'ai relaté ailleurs 17 l'histoire d'un homme flagellé par le prince Troubetskoï jusqu'à en mourir, et celle du gentilhomme de la Chambre, Basilevski, fouetté par ses domestiques. Je vais y ajouter encore une histoire de dame. Dans la ville de Penza, la soubrette de l'épouse du colonel de gendarmes portait une théière pleine d'eau bouillante, quand l'enfant de sa maîtresse se .ieta dans ses jambes; elle renversa la théière et l'enfant fut échaudé. La maîtresse, pour la payer de la même monnaie, fit venir l'enfant de la servante et lui ébouillanta la main avec l'eau du samovar. Ayant appris cette péripétie monstrueuse, le gouverneur Pantchoulidzev déplora de tout son cœur de se trouver en relations tendues avec le colonel de gendarmes, ce qui l'induisait à considérer qu'il serait inconvenant d'entamer des poursuites : on pourrait les croire inspirées par des motifs personnels ! 17. Dans La Propriété baptisée (Krestchennaya Sobstvennost), étude virulente sur le servage (1855). D'après A. S. ce thème fut développé davantage dans un article en anglais : Russian Serfdom.
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Et voici que des âmes sensibles s'étonnent que les paysans assassinent les seigneurs et toute leur famille, comme les soldats des colonies militaires de Staraya Roussa massacrèrent tous les Allemands russifiés et les Russes germanisés. 18 Dans les vestibules et les lingeries, dans les villages et les geôles, dorment des martyrologes entiers relatant des crimes abominables. Leur souvenir hante les cœurs et, de génération en génération font mûrir une vengeance sanglante et impitoyable qu'il eût été facile de prévenir, mais qu'il ne sera guère possible d'arrêter. Staraya Roussa ! Les colonies militaires ! Des mots effrayants ... Est-il possible que l'Histoire, soudoyée d'avance par le pourboire d'Araktchéev, 19 ne soulève jamais le suaire sous lequel le gouvernement a caché une série de forfaits perpétrés froidement, systématiquement, lors de la création de ces colonies ? Certes, on a commis beaucoup d'horreurs en d'autres lieux, mais ici se greffe une marque particulière, « pétersbourgo-gatchinienne » et « germano-turque ». Pendant des mois, on appliqua aux insoumis la bastonnade et la flagellation avec des verges... Le sang ne séchait jamais sur les planchers, dans les baraques et les bureaux de la direction locale... Tous les crimes qui pourraient être commis par le peuple contre ses bourreaux, en ce petit espace de la terre russe, sont justifiés à l'avance. Le côté mongol de la période moscovite 20, qui dénature le caractère slave des Russes, les méthodes inhumaines, appliquées avec -le plat de l'épée, qui défigurent l'époque de Pierre-le-Grand, s'incarnèrent dans toute leur hideuse splendeur en la personne du comte Araktchéev. Sans aucun doute, c'est l'une des figures les plus ignobles qui aient surgi après Pierre sur les sommets de l'Etat. Cet esclave du soldat couronné, comme l'a appelé Pouch18. Les colonies militaires, qui ne devaient apporter que misère et malheurs aux soldats-cultivateurs et aux cultivateurs militarisés, furent une invention d'Alexandre 1••, et de lui seul. Araktchéev n'en fut que l'exécutant, mais y sévit avec une cruauté inimaginable. Le soulèvement de Staraya Roussa, province de Novgorod, eut lieu en juillet 1831. Les colons massacrèrent un certain nombre d'officiers supérieurs et de fonctionnaires qui veillaient au bon ordre administratif de ces camps-villages. Rappelons que les cadres de l'armée et de l'administration étaient, pour la grande majorité, allemands ou baltes. (Cf. note 26, p. 24 sur le général Ierrnolov.) 19. Araktchéev avait déposé dans une banque 100 000 roubles (je crois) dont les intérêts devaient, cent ans plus tard, être remis à celui qui écrirait la meilleure histoire du règne d'Alexandre I••. (A. H.) Il s'agit en fait, de 50 000 roubles, versés en 1833. (N. d. T.) 20. La période moscovite : celle qui va de 1328 à 1705, c'est-à-dire jusqu'à Pierre-le-Grand et la fondation de Saint-Pétersbourg. Elle fut marquée par le joug tatare, dont la Russie ne fut débarrassée qu'après la prise d'Astrakhan et de Kazan par Ivan IV le Redoutable, en 1552.
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kine 21, était le parangon du caporal idéal, tel qu'il planait dans les rêves du père de Frédéric II 22 : un dévouement surhumain, une ponctualité d'automate, une exactitude de chronomètre, une absence totale de sentiment, la routine et l'activité, juste ce qu'il faut d'ambition, de jalousie et de fiel pour préférer le pouvoir à l'argent... De tels hommes sont un trésor pour les tsars ! Seule la mesquine rancune de Nicolas peut expliquer qu'il n'ait employé nulle part Araktchéev, et se soit contenté de ses sous-ordres. 23 Paul avait découvert Araktchéev par sympathie. Tant qu'Alexandre eut un peu de vergogne, il ne le favorisa guère; mais, entraîné par sa passion familiale pour le dressage et l'exercice, il lui ctmfia sa chancellerie de campagne. Nous n'avons guère entendu parler des victoires de ce général d'artillerie. 24 Son œuvre militaire consistait surtout en· tâches civiles, ses combats se livraient sur le dos du soldat; ses ennemis lui étaient amenés enchaînés, vaincus d'avance. Dans les dernières années du règne d'Alexandre, Araktchéev gouverna toute la Russie. Il se mêlait de tout, avait des blancs-seings pour faire ce qui bon lui semblait. Affaibli et s'enfonçant dans une sombre mélancolie, Alexandre balança un peu entre A. N. Galitzine et Araktchéev, puis, tout naturellement, pencha définitivement du côté de ce dernier. 25 Pendant qu'Alexandre se trouvait à Taganrog, à Grouzino, la propriété d'Araktchéev, les serfs domestiques assassinèrent la maîtresse du comte. Ce meurtre entraîna une enquête dont aujourd'hUi encore (c'est-à-dire dix-sept ans après) les fonctionnaires et les habitants de Novgorod parlent avec effroi. L'amante d'Araktchéev (alors vieillard de soixante ans) avait été sa serve; elle persécutait la valetaille, se battait, calomniait, et le 21. Epigramme sur Alexandre StourdYZ, homme de confiance d'Alexandre, mais considéré comme visant Araktchéev. (A. S.) 22. Frédéric-Guülaume z••, le célèbre « roi-caporal ». (Araktchéev, bien que général et comte, fût toujours surnommé « le caporal de Gatchina »). · 23. Nicolas 1•• ne pouvait pardonner à Araktchéev (à juste raison, pour .une fois) d'avoir négligé les affaires de l'empire et, ce faisant, laissé mûrir le complot des Décembristes, sur lequel il était pleinement informé par un officier nommé Sherwood. Avec le concours de celui-ci - qui jouait un double jeu, - il·avait commencé une enquête, qu'il abandonna à la mort de sa maîtresse, Anastasia Minkina, en sept. 1825, c'est-à-dire trois mois avant la mort d'Alexandre ·I•• et le soulèvement sur la place du Sénat. · 24. Araktchéev était un pitoyable poltron, ce que relate le comte Toll, dans ses Mémoires, et le secrétaire d'Etat Martchenko, dans un court récit sur le 14 décembre, inséré dans l'Etoile Polaire. J'ai entendu raconter par le général de génie, Reichel, comment il se cachait et mourait de peur pendant la révolte de Staraya Roussa (A. H.). Cf. Commentaires (22). 25. Alexandre 1•• sacrifia son ami de toujours, son frère en Christ, comme ··i1 l'appelait, aux basses intrigues d'Araktchéev et de sa clique de fanatiques. et d'obscurantistes.
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comte châtiait selon ses délations. Quand elle eut épuisé la patience de tous, le cuisinier lui coupa la gorge. Le crime fut commis si habilement, qu'on ne trouva pas trace du coupable. Or, il fallait un coupable afin que le tendre vieillard pût exercer sa vengeance. Il envoya promener toutes les affaires de l'empire russe et arriva à toute bride à Grouzino. Au milieu des tortures et du sang, des gémissements et des râles des agonisants, Araktchéev, le front ceint du mouchoir sanglant pris sur le cadavre de sa concubine, écrivait à Alexandre des lettres touchantes. Et Alexandre : « Viens te reposer de ton malheur sur le sein de ton ami... » 26 Sans doute, le baronet Wyllie avait-il raison d'affirmer qu'avant le décès de l'empereur, son cerveau s'était rempli d'eau. 27 Mais on ne put découvrir les coupables. L'homme russe sait extraordinairement bien se taire. Alors, fou de fureur, Araktchéev parut à Novgorod, où l'on amena une foule de martyrs. Le visage sombre et jaune, les yeux fous, toujours ceint du mouchoir ensanglanté, il commença une nouvelle enquête. Ici l'histoire prend des proportions monstrueuses. On se saisit de quelque quatre-vingts personnes supplémentaires : en ville on arrêtait les gens pour un seul mot, pour le plus petit soupçon de relations avec un laquais d'Araktchéev, pour une parole imprudente. On s'emparait de gens de passage, on les jetait en prison. Pendant des semaines, marchands et commis attendaient au poste de policè d'être interrogés. Les habitants se cachaient dans leurs maisons, redoutant de s'aventurer dans les rues. Nul n'osait faire allusion à l'affaire elle-même. Kleinmichel, qui servait sous Araktchéev, prenait part à cette investigation ... 28. Le gouverneur transforma sa demeure en lieu de torture. Du matin au soir on donnait la question aux détenus, tout près de son cabinet de travail. Le maître de police de Staraya Roussa, habitué pourtant aux scènes d'horreur, ne put plus y tenir et, lorsqu'on lui enjoignit d'interroger à coups de verges une jeune femme dans son cinquième mois de grossesse, ses forces l'abandonnèrent. Il entra 26. Lettre du 22 septembre 1825. Citation incorrecte, mais le sens est exactement le même. 27. Sir James Wyllie, Ecossais au service de la Russie (où l'on prononçait son nom Villie} médecin personnel d'Alexandre 1••. Il resta auprès de lui jusqu'à la fin et accompagna le corps de Taganrog à Pétersbourg. L'allusion à l'eau dans le cerveau parait fondée sur des on-dit plutôt que sur la réalité. Il n'est pas question de cela dans le rapport d'autopsie, que Herzen ne lut certainement jamais. 28. Kleinmichel, haut dignitaire et ministre, personnage également cruel et implacable.
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chez le gouverneur (cela se passait sous le vieux Popov, qui me le raconta) et lui déclara qu'il était impossible-de fouetter cette femme, que c'était tout simplement contraire à la loi. Le gouverneur bondit hors de son fauteuil et, écumant de rage, se jeta sur le policier le poing levé : « Je vais vous faire arrêter sur-le-champ ! Je vais vous remettre au tribunal! Vous êtes ... un traître! » On l'arrêta et il démissionna. Je regrette infiniment de ne pas connaître son nom de famille. Que lui soient pardonnés ses péchés anciens pour cette minute d'héroïsme! Je le dis simplement. Ce n'était pas une plaisanterie que d'afficher des sentiments humains face à des brigands de cette taille ! On tortura la femme. Elle ignorait tout du crime ... Néanmoins, eUe mourut. 29 Alexandre-le-Bénit mourut lui aussi. 30 Ne sachant ce qui allait se passer, ces monstres firent un ultime effort et retrouvèrent le coupable. Naturellement, il fut condamné au knout. Tandis que les enquêteurs menaient grand train, un rescrit de Nicolas arriva, qui enjoignait de les arrêter tous et de clore l'affaire du crime. Le Sénat fut chargé de juger le gouverneur. 31 Même là, il n'était point possible de l'innocenter. Mais après son couronnement, Nicolas publia un édit de grâce qui couvrait ce chenapan, mais non les amis de Pestel et de Mouraviov. 32 Deux ou trois ans plus tard, le même individu fut jugé à Tambov pour abus de pouvoir dans son domaine. En vérité, l'édit de Nicolas le couvrait : il était fort en dessous ... Au début de 1842, j'étais désespérément las de l'administration provinciale et cherchais un prétexte pour m'en dégager. ·Pendant que je pensais à un remède, puis à un autre, un incident purement extérieur décida pour moi. 29. Le chef de police de Novgorod était, à l'époque, un certain V. Lialine. Ce fut sur l'avis du président de la Cour d'assises, A. Moussine-Pouchkine, qu'il refusa de soumettre au châtiment corporel la paysanne Daria Constantinova, âgée de trente ans, condamnée à quatre-vingt quinze coups de fouet. Lialine et MoussinePouchkine furent tous deux déchus de leurs fonctions et mis aux arrêts pour avoir « pris la défense d'une criminelle ». Daria fut envoyée aux travaux forcés. Trois de ses compagnes, condamnées au knout comme elle, succombèrent sous les coups. (A. S. et Rousskaya Starina (« Antiquités Russes »), de sept. 1871, pp. 277-278). 30. Alexandre I•• reçut le titre de Bénit (Blagoslovénnyie) après la campagne de Russie, 1812. 31. Cela m'ennuie beaucoup d'avoir oublié le prénom de ce digne chef de la province; il me souvient que son nom de famille était Jérebtzov (A. H.) 32. Paul Pestel et Serge Mouraviov-Apostol : chefs de l'Union du Sud, qui se souleva en Ukraine, presque en même temps que se déroulait l'insurrection de l'Union du Nord, à Pétersbourg. lls furent parmi les cinq Décembristes pendus. Leurs amis : les Décembristes condamnés aux travaux forcés, qui ne furent graciés que sous le règne suivant.
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Un jour, par une matinée froide de l'hiver, j'arrive au bureau et, dans l'antichambre, se tient une femme d'une trentaine d'années, un~ paysanne. Voyant mon uniforme, elle se jette à genoux devant moi; inondée de larmes, elle m'implore de prendre sa défense. Son seigneur, Moussine-Pouchkine, les envoyait, elle et son mari, en relégation; leur fils, d'une dizaine d'années, devait rester. Elle me suppliait de lui permettre d'emmener l'enfant. Pendant qu'elle m'exposait son affaire, entra le gouverneur militaire. Je lui montrai la femme et lui rapportai sa demande. Il lui expliqua que les enfants au-dessus de dix ans restaient chez le propriétaire. La mère, ne comprenant pas cette loi stupide, continuait à implorer. Il en fut agacé. Elle sanglotait, et s'accrochait à ses jambes, aussi la repoussat-il brutalement et lui dit : « Quelle imbécile tu fais! Je te parle en russe, pourtant, je te dis que je ne peux rien faire, alors pourquoi m'ennuies-tu? » Puis, d'un pas ferme et décidé, il alla poser son épée dans un coin. Je m'en allai aussi... C'en était trop ... Cette femme ne m'avait-elle pas pris pour l'un d'eux? Il était temps d'en finir avec cette comédie! - Vous êtes souffrant ? me demanda le conseiller Khlopine, ramené de Sibérie pour je ne sais quels péchés. - Oui, je suis souffrant, répondis-je. Je me levai, m'inclinai et partis. Le jour même, je fis un rapport sur ma maladie, et dès lors ne mis plus les pieds dans les bureaux de la province. Puis je donnai ma démission « pour raisons de santé ». Le Sénat m'envoya son accord et y ajouta le titre de Conseiller aulique. Mais en même temps, Benkendorf fit porter à la connaissance du gouverneur qu'il m'était interdit de rentrer dans les capitales, et qu'on m'ordonnait de vivre à Novgorod. Ogarev, qui rentrait de son premier voyage à l'étranger, commença des démarches à Pétersbourg pour qu'on me permît de résider à Moscou. Je ne croyais guère au succès d'un tel « protecteur », et m'ennuyais horriblement dans cette méchante petite ville au retentissant nom historique. Ogarev remporta un plein succès. Le 1•r juillet 1842 l'impératrice, à l'occasion d'une fête de famille 33, sollicita du monarque l'autorisation pour moi de vivre à Moscou, prenant en considération la maladie de ma femme et son désir de revenir. Le tsar donna son consentement, et trois jours plus tard ma femme reçut une lettre de Benkendorf, 34 où il lui faisait savoir 33. L'anniversaire de l'impératrice et ses noces d'argent. 34. Selon le Journal de Herzen, l'autorisation du tsar date du 3 juillet 1842; la réponse de Benkendorf arriva le 9.
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qu'il m'était permis de l'accompagner à Moscou, grâce à l'intercession de la souveraine. Il terminait sa missive par une information fort agréable : la surveillance policière ne serait pas levée. Je quittais Novgorod sans aucun regret et j'avais hâte de partir. Au reste, au moment du départ, il m'arriva la seule péripétie agréable de tout mon séjour là-bas. Je n'avais pas d'argent et ne voulais pas attendre qu'on m'en envoyât de Moscou. C'est pourquoi je chargeai Matvéi de me dénicher mille à quinze cents roubles-assignats. Une heure plus tard, il revint avec le patron de l'hôtel, Guibine, que je connaissais pour être descendu chez lui pendant une semaine. Ce gros marchand à l'air bonnasse s'inclina et me remit une liasse d'assignats. - Quel taux d'intérêt désirez-vous ? demandai-je. - Voyez-vous, répondit-il, je ne m'occupe point de cela et je ne prête pas à gages; mais comme j'ai entendu Matvéi Savéliévitch dire que vous aviez besoin d'argent pour un mois ou deux, comme vous nous plaisez bien, et comme, Dieu merci, j'ai de l'argent disponible, je vous en apporte. Je Je remerciai et lui demandai s'il préférait un simple reçu ou une lettre de change. Mais il répliqua : - Inutile! Je crois plus à votre parole qu'au papier timbré. - Voyons, je peux mourir ! - Dans ce cas, j'aurais tant de peine de votre décès que la perte d'argent n'y ajouterait pas grand-chose ! conclut Guibine en riant. Je fus touché et, au lieu de lui remettre un reçu, je lui serrai chaleureusement la main. Il me donna l'accolade à la russe, et dit : - Voyez-vous, tous nous saisissons, tous nous savons que vous avez servi malgré vous, et que vous n'avez pas été pareil aux autres fonctionnaires - Dieu leur pardonne; vous avez pris notre parti, à nous autres, et celui du petit peuple, alors me voilà content d'avoir trouvé l'occasion de vous rendre service. Quand, plus tard dans la soirée, nous quittâmes la ville, notre postillon tira sur les rênes en face de l'hôtel, et ce même Guibine m'offrit pour la route une tourte grande comme une roue. TeHe fut ma « médaille pour bons et loyaux services :) !
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CHAPITRE XXVIII Grübelei. Moscou après mon exil. Pokrovskoïé. La mort de Matvéï. · Le prêtre J ehan.
Notre existence à Novgorod n'était pas heureuse. J'étais arnve là-bas non pas avec un esprit d'abnégation et de fermeté, mais plein de dépit et de hargne. Ce second exil avec son caractère mesquin, m'irritait plus qu'il me chagrinait. Il n'était pas assez désastreux pour me fortifier l'âme et ne faisait que m'agacer; il n'avait ni l'intérêt de la nouveauté, ni rexcitation du danger. L'administration provinciale, avec son Elpidiphore Antiochovitch Zourov, son conseiller Khlopine et son vice-gouverneur Pimène Arapov, suffisaient amplement à m'empoisonner l'existence. Je devenais coléreux. Les tristes dispositions de Natalie prenaient le dessus. Sa nature tendre, accoutumée dès l'enfance à la tristesse et aux larmes, s'abandonnait de nouveau à une angoisse qui la tenaillait. Elle s'appesantissait longuement sur des pensées torturantes, faisant facilement abstraction de tout ce qui était clair et radieux. La vie devenait plus compliquée : nous avions davantage de cordes à notre arc, et, partant plus d'anxiété. Après la maladie de Sacha 1, il y avait eu la peur provoquée par la Troisième Section, le malheureux accouchement, la mort du nouveau-né 2. La perte d'un bébé est peu ressentie par le père : l'inquiétude pour l'accouchée le contraint à presque oublier le petit être qui n'a fait que passer, ayant eu à peine le temps de pleurer et de prendre le sein. Mais pour la mère, le nouveau-né est une vieille connaissance, elle l'a senti depuis longtemps; entre elle et lui s'est créé un lien physique, chimique, nerveux; au surplus, le bébé rachète les peines de la grossesse, les affres de l'accouchement; sans lui, les souffrances d'une mère n'ont pas de sens, sont une dérision, et le lait inutile lui monte au cerveau. 1. Sacha : Alexandre, né en 1839, fils aîné du ménage Herzen. 2. Un garçon prénommé Ivan. (A. S.)
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Après le décès de Natalie, j'ai trouvé dans ses papiers un petit billet que j'avais complètement oublié : quelques lignes écrites par moi une ou deux heures avant la naissance de Sacha (23). C'était une prière, une bénédiction, une consécration de l'être point né encore au « service de l'humanité », son engagement dans une c voie difficile :.. 3 Au verso, Natalie avait écrit de sa main : 1 janvier 1841. Hier Alexandre m'a donné ce feuillet; il ne pouvait me faire meilleur cadeau, car ce papier a évoqué d'un seul coup l'image d'un bonheur qui dure depuis trois ans, bonheur ininterrompu, illimité, fondé sur l'amour seul. « Ainsi sommes-nous entrés dans la nouvelle année. Peu importe ce qui nous y attend, j'incline le front et je dis pour nous deux : Que ta volonté soit faite ! « Nous avons accueilli l'année nouvelle chez nous, dans l'intimité. Seul A.L. Witberg était présent. Le petit Alexandre 4 nous manquait encore, qui dormait d'un sommeil profond; pour lui, il n'y a encore ni passé ni avenir. Dors sans soucis mon ange, je prie pour toi et je t'invoque aussi mon tout petit, qui n'es pas encore né et que j'aime déjà de tout l'amour d'une mère- tes mouvements, ton frémissement, en disent si long à mon cœur : que ta venue en ce monde soit joyeuse et bénie ! » _ Mais cette bénédiction d'une mère fut sans reflet : l'enfantelet fut exécuté par Nicolas : la main meurtrière de l'autocrate russe intervint là aussi et étouffa cette existence ... Natalie paya cher la mort de ce bébé. Ce fut tout pénétrés de tristesse et d'un ressentiment rentré que nous déménageâmes à Novgorod. s La vérité de ce temps-là, telle que nous la comprenions alors, sans la perspective artificielle que donne la distance, sans le tiédissement né du temps qui passe, sans l'éclairage « corrigé :., filtré par quantité d'autres événements, cette vérité-ià s'est conservée dans un carnet de l'époque. Je voulais tenir un Journal, je l'avais commencé à plusieurs reprises, mais n'avais jamais persévéré. A Novgorod, le jour de mon anniversaire, Natalie me fit présent d'un cahier blanc, où il m'arriva parfois d'écrire ce ·que j'avais dans le cœur ou dans ta tête. Ce cahier existe encore. Sur le premier feuillet Natalie avait écrit : « Que toutes les pages de ce livre et de toute ta vie soient 3. Une feuille du journal de Herzen, datée du 13 juin 1839. (A. S.) 4. On comprend mal qu'elle nomme ce futur bébé « Alexandre », car l'ainé porte ce prénom. 5. A Novgorod, ils habitèrent tout près de la cathédrale Sainte-Sophie « La maison Chébiakine ».
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claires et joyeuses :.. 6 Et trois ans plus tard, elle avait ajouté à la dernière page : « En 1842, je faisais le souhait de voir toutes les pages de ton Journal claires et sereines; trois années se sont écoulées depuis, mais regardant en arrière, je ne regrette point que mon vœu n'ait pas été ·exaucé : tant la jouissance que la souffrance sont indispensables à une vie vécue dans sa plénitude; quant à l'apaisement, tu le trouveras dans l'amour que je te porte, un amour dont sont imprégnés tout mon être, toute ma vie. Paix au passé et bénédictions pour l'avenir! 25 mars 1845, Moscou.:. Voici ce que moi, j'y avais écrit, le 4 avril 1842 : « Seigneur, quelle insupportable nostalgie ! Est-ce faiblesse ? Est-ce légitime ? Est-il possible de considérer que ma vie soit finie? Se peut-il que toute ma promptitude au travail, tout mon besoin de me révéler, doivent être mis sous le boisseau jusqu'à ce que mes désirs soient étouffés et que je commence une existence vide ? On pourrait vivre avec ce but unique : la culture personnelle, mais au milieu même des travaux de cabinet naît la même effroyable nostalgie. J'ai besoin de m'extérioriser; cela m'est aussi indispensable que ... mettons ... pour le grillon de chanter... Or, il me faut encore traîner mon lourd fardeau des années durant ! ':. Et, comme si j'avais été pris de peur, j'ai transcrit à la suite ces vers de Goethe : Gut verloren- etwas verloren Ehre verloren- Viel verloren Musst Ruhm gewinnen, Da werden die Lente sich anders besinnen. Mut verloren- alles verloren Da war'es besser nicht geboren. 7 Puis : ... « Mes épaules se brisent, mais supportent encore ! :. 8 ..• « Les hommes de l'avenir comprendront-ils, apprécieront-ils toute l'horreur, tout le tragique de notre existence? Et pourtant nos souffrances sont les bourgeons sur lesquels se développera 6. Herzen donne ici sous une forme condensée les annotations portées par sa femme dans son Journal à lui entre les années 1842 et 1845. Cf. Commentaires (24). 7. Vers tirés du cycle Zahme Xenien, livre VIII : « Perdre son bien, c'est perdre peu 1 perdre l'honneur, c'est perdre beaucoup 1 Mais que tu conquières la gloire, alors les gens changeront d'opinion. Perdre son courage, c'est tout perdre. Mieux vaut alors n'être point né. » ll manque deux vers : le deuxième et le troisième. 8. Extraits du Journal de A.H. pas toujours conformes au texte. Citation du 4 avril 1842.
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leur bonheur. Comprendront-ils ce qui nous rend paresseux, nous fait chercher toutes sortes de jouissances, boire, et ainsi de suite ? Pourquoi nos bras ne se lèvent-ils point pour de grandes œuvres, pourquoi, à l'instant de l'extase, n'oublions-nous pas notre angoisse ? Eh bien, qu'ils méditent tristement devant les pierres sous lesquelles nous dormirons : nous aurons mérité leur mélancolie ! » 9 ... « Je ne puis me maintenir longtemps dans cette situation. Je vais être asphyxié. Peu importe la manière d'émerger, pourvu que j'émerge. J'ai écrit à Doubelt, lui demandant qu'il obtienne mon retour à Moscou. Après avoir rédigé pareille lettre, je suis malade : on se sent flétri. 10 C'est sans doute le sentiment qu'éprouvent les filles publiques la première fois qu'elles se vendent. 11 Mais voilà que Natalie interpréta tout autrement ce dépit, ce cri rétif, impatient, cette nostalgie d'une activité libre, ce sentiment d'avoir des fers aux pieds ... Souvent je la trouvais près du berceau de Sacha, les yeux gonflés de larmes. Elle m'assurait que tout cela venait de ses nerfs détraqués, que mieux valait n'y pas prêter attention, ne pas poser de questions ... Je la croyais. Un soir, je suis rentré à la maison sur le tard. Elle était déjà au lit. J'entrai dans la chambre à coucher. Mon cœur était lourd. Philippovitch m'avait convié chez lui pour me faire part de ses soupçons au sujet d'une de nos relations communes, qui aurait été de mèche avec la police. Les histoires de cet ordre vous bouleversent généralement, non pas tant à cause du danger possible, qu'à cause de la répulsion morale qu'elles suscitent. Je déambulais dans la chambre, sans mot dire, repassant dans ma tête ce que je venais d'apprendre, quand soudain il me parut que Natalie pleurait. Je pris son mouchoir, il était trempé de larmes. - Qu'as-tu? demandai-je alarmé et agité. Elle me prit la main et d'une voix chargée de pleurs me répondit : - Mon ami, je vais te dire la vérité. Peut-être est-ce amourpropre, égoïsme, folie, mais je sens, je vois que je ne puis te distraire. Tu t'ennuies. Je le comprends, je te donne raison, mais j'ai mal et je pleure. Je sais que tu m'aimes, que tu me plains, mais tu ne sais d'où te vient ta nostalgie, et cette sensation de vide; tu ressens la pauvreté de ton existence et, de fait, que suis-je pour toi? 9. Ibid., cit. du 11 septembre 1842. 10. En français. 11. Ibid., cit. du 8 avril 1842.
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J'étais semblable à un homme que l'on a subitement réveillé au cœur de la nuit, et à qui l'on raconte quelque chose d'effrayant avant même qu'il soit tout à fait réveillé. Déjà il a peur, il tremble, mais ne comprend pas encore ce qui est arrivé. J'avais été tellement sûr de notre amour, plénier et profond, que je n'en parlais même pas : c'était l'immense sous-entendu de toute notre existence, la conscience sereine, la certitude illimitée, qui excluait tout doute et même le doute de soi-même. Voilà ce qui composait l'élément fondamental de mon bonheur personnel. La paix, le repos, le côté esthétique de la vie, tout cela, comme lors de notre première rencontre au cimetière, le 9 mai. 1838, 12 comme au début de notre vie à Vladimir, reposait sur elle, sur elle, sur elle ! Mon profond chagrin, ma stupeur, dissipèrent d'abord ces nuages, mais au bout d'un mois ou deux, ils commencèrent à revenir. Je calmais Natalie, je la consolais. Elle-même souriait de ses spectres noirs et à nouveau le soleil éclairait notre petite retraite; mais dès que je n'y pensais plus, les fantômes sombres relevaient la tête, sans que rien les provoquât, et s'ils disparaissaient derechef, je redoutais d'avance leur retour. Telles étaient mes dispositions d'esprit lorsque nous retournâmes à Moscou, en juillet 1842. La vie moscovite, trop frivole au début, ne pouvait exercer sur elle un effet bénéfique, ni l'apaiser. Et moi, non seulement ne lui fus-je d'aucun secours à cette époque, mais je lui fournis au contraire une raison de développer et d'intensifier davantage tous ses « Grübelei :. ... 13 Au moment où nous quittions notre exil novgordien pour rentrer à Moscou, voici ce qui se passa juste avant notre départ. 14 Un matin j'entrai dans la chambre de ma mère. 15 Une jeune camériste y faisait le ménage. Elle était nouvelle, c'est-à-dire faisant partie des serviteurs que mon père avait hérités du Sénateur. Je ne la connaissais guère. Je m'assis et pris un livre. n 12. V. tome I•", 2• partie, ch. XVIII. 13. Délectations moroses. 14. Le texte qui suit a été publié pour la première fois dans l'édition Lemke, en 1919. Herzen lui-même, puis sa famille, ne tenaient pas à ce qu'il soit inclus dans B. iD. bien que rédigé en même temps que tout ce chapitre XXVIII. Toutes les éditions russes consécutives (l'édition de Berlin de 1932 exceptée) l'inclurent, soit en note, soit dans le corps du texte, ce qui nous parait plus conforme à l'esprit de l'œuvre et à l'agrément du lecteur. n figure, comme dans les pages présentes, dans le corps du chapitre XXVIII de la traduction anglaise de Humphrey Higgins. 15. Sa mère, Luisa Haag, était allemande. Son père Ivan Iakovlev, l'avait enlevée autrefois, ramenée enceinte en Russie, mais jamais épousée (1795-1851).
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me sembla que la jeune fille pleurait. Je la regardai : en vérité, elle était en larmes. Soudain, terriblement émue, elle vint à moi et se jeta à mes pieds. - Qu'as-tu? qu'as-tu donc? Disale moi sans réticences, fis-je, moi-même tout étonné et embarrassé. - Emmenez-moi avec vous. Je vous servirai fidèlement. Il vous faut une femme de chambre, prenez-moi. Ici je vais sûrement mourir de honte... Et de sangloter comme un petit enfant. Alors seulement je compris la cause de son trouble. Le visage enflammé par les pleurs et la honte, marqué par la crainte et l'espoir, le regard implorant, la pauvre fille se tenait devant moi avec cette expression si particulière que la grossesse prête aux femmes. Je lui souris et lui dis de préparer ses effets. Je savais que peu importait à mon père qui j'emmenais avec moi. Elle vécut chez nous pendant un an. Vers la fin de notre séjour à Novgorod notre existence était agitée; je pestais contre mon exil et attendais de jour en jour, dans un certain état d'irritation, l'autorisation de regagner Moscou 16. C'est alors seulement que je remarquai combien la camériste était bien de sa personne... Elle le devina. Tout se serait arrêté là, aurait passé sans histoire, si une occasion ne s'était pas présentée. On trouve toujours une bonne occasion, surtout quand on ne cherche à l'éviter, ni d'un côté, ni de l'autre. Nous déménageâmes à Moscou. Ce furent festins sur festins. Un soir, comme je rentrais tard, il me fallut passer par l'arrière de la maison. Catherine m'ouvrit la porte. De toute évidence elle sortait de son lit; ses jou~s étaient empourprées par le sommeil. Elle avait jeté un châle sur ses épaules et sa natte épaisse, mal attachée, était prête à se répandre en une lourde vague... C'était déjà l'aube. · Elle me regarda en souriant, et me dit : - Comme vous rentrez tard ! Je la contemplai, enivré par sa beauté et, instinctivement, miconsciemment, je posai une main sur son épaule. Le châle tomba. Elle poussa un cri; sa poitrine était dénudée. - Que faites-vous ? chuchota-t-elle, me fixant d'un regard plein de trouble, puis elle se détourna comme pour ne pas être mon témoin... Ma main frôla son corps encore échauffé par le sommeil. Comme la nature est belle lorsque l'homme, perdant consscience de lui-même, s'abandonne à elle et s'y perd ! En cet instant j'aimais cette femme, et comme si une pareille 16. Cf. note 34, p. 99.
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ivresse avait quelque chose d'amoral... quelqu'un était blessé, outragé ... qui? L'être qui m'était le plus cher sur cette terre! Mon entraînement passionné avait un caractère trop fugace pour s'emparer entièrement de moi; il n'avait de racines ni d'un côté, ni de l'autre, et pour ce qui était d'elle probablement même pas d'entraînement. Tout aurait pu passer sans traces, ne laissant qu'un sourire, un souvenir brûlant et, peut-être, une ou deux fois, une rougeur sur les joues. Il n'en alla point ainsi. D'autres forces intervin.rent. J'avais, sans réfléchir, fait rouler une pierre ... Il ne dépendait plus de moi de l'arrêter, de la diriger... Il me semblait que Natalie avait entendu quelque chose, qu'elle avait des soupçons, et je me décidai à lui dire ce qui s'était passé. Elles sont pénibles ces confessions-là, mais il m'apparut qu'il s'agissait d'une indispensable purification, d'une expiation, du retour à la sincérité, la pureté de nos relations, que je risquais d'ébranler ou de détruire en gardant le silence. J'estimais que ma franchise elle-même atténuerait le coup, mais il la frappa brutalement, profondément. Elle en eut un chagrin violent. Selon elle, j'étais tombé en l'entraînant avec moi dans ma chute. Pourquoi n'avais-je pas songé aux conséquences, ne m'étais-je pas arrêté non devant l'acte lui-même, mais devant la répercussion qu'il devait provoquer chez un être si étroitement, si indissolublement lié à moi? Ne connaissais-je pas le point de vue ascétique à partir duquel la femme la plus évoluée, qui depuis longtemps en a fini avec le christianisme, considère la trahison, sans faire aucune discrimination, sans accepter aucune circonstance atténuante ? Il n'est guère juste de reprocher à la femme son point de vue exclusif. Quelqu'un a-t-il jamais sérieusement, honnêtement, tenté de briser en elle ses préjugés ? L'expérience seule les brise, et c'est pourquoi il arrive que soit détruit non le préjugé, mais la vie. Nous aimons nous écarter des questions insidieuses, comme les vieilles femmes et les enfants évitent les cimetières ou les lieux où ... 17 Natalie put surmonter l'épreuve, mais après avoir frôlé la mort! Elle sut tout comprendre, mais le coup avait été inattendu et très dur. Sa foi en moi était ébranlée, l'idole était détruite, les tourments chimériques cédaient devant les faits réels. « Est-ce que ce qui était arrivé ne confirmait pas le vide de mon cœur ? Sinon n'aurait-il pas su résister à la première tentation? Quelle tentation? Et où ? A quelques pas d'elle ! Et qui est sa rivale ? A qui a-t-elle été sacrifiée ? A une femme qui se jette au cou de chacun... :~~ 17. Ce paragraphe s'interrompt ici brusquement. D est complété et repris presque textuellement dans le chapitre « Réflexions sur des questions effleurées », dans la v• partie de B. i. D. (A paraitre au tome Ill.)
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Je sentais que tout cela n'était pas vrai, qu'elle n'avait jamais été sacrifiée, que le mot « rivale » ne convenait guère ici, et que si cette femme-là n'avait pas été légère, rien ne serait advenu. Mais, d'autre part, je comprenais aussi qu'il pouvait s'agir d'une apparence. Une lutte à mort se livrait à l'intérieur de son être et moi, comme avant, comme après, je ne pouvais que m'émerveiller. Pas une fois Natalie ne prononça un mot qui eût pu blesser Catherine ou lui faire deviner qu'elle savait tout : ses reproches étaient pour moi. Catherine quitta notre maison paisiblement, sans bruit. Natalie la laissa partir avec tant de douceur que cette fille simple, qui sanglotait à genoux devant elle, lui avoua elle-même ce qui était arrivé, puis, naïve enfant du peuple, lui demanda pardon. Natalie tomba malade. Je me tenais près d'elle, témoin des maux que j'avais causés, et plus que témoin : accusateur de moimême et prêt à devenir mon propre bourreau. Mon imagination se dénatura aussi; ma chute prenait des proportions de plus en plus grandes. J'étais diminué à mes propres yeux et proche du désespoir. Dans un carnet de cette époque on retrouve les indices de toute une maladie psychique, depuis le repentir et l'autoaccusation jusqu'aux récriminations et à l'agacement, depuis l'humilité et les larmes, jusqu'à l'indignation... « Je suis coupable, très coupable, j'ai mérité la croix dont je suis chargé... (noté le 14 mars 1843)... Mais quand un homme, profondément conscient de sa faute, plein de repentir, renonçant au passé, supplie qu'on le fustige, qu'on le châtie, sans s'indigner d'aucune sentence et prêt à tout supporter en inclinant humblement le front, il est en droit d'espérer un allègement, une fois la punition et le sacrifice consommés, de croire que son supplice le réconciliera avec le passé et y mettra un point final. Mais pour cela il faut que la puissance qui châtie ne persévère pas.. Si elle continue à punir, si elle revient à nouveau à ce qui fut, l'homme s'en indignera et commencera à se réhabiliter lui-même... Que peut-il en effet ajouter à un repentir sincère? De quelle manière doit-il encore quêter une réconciliation ? Si, après avoir pleuré sur sa chute avec le coupable on lui démontrait qu'il possède encore la force de se réhabiliter, ce serait faire preuve d'humanité. Celui à qui l'on assure qu'il a commis un péché mortel doit ou bien se trancher la gorge, ou bien tomber plus bas encore, afin d'échapper à lui-même; il n'a pas d'autre solution.-18 » 18, 19, 20. Citations approximatives du Journal des mois de mars. avril et juin 11143. Pour un essai d'analyse des raisons qui poussaient Herzen à c se 108
13 avril. « L'amour !... Où est son pouvoir? Tout en l'aimant, je lui ai fait un affront. Elle, m'aimant plus encore, ne peut oublier cet affront. Après cela, que peut l'homme pour l'homme ? Il existe des natures pour lesquelles il n'y a pas de passé : leur passé est en elles, vivant, et il ne passe point; elles ne plient pas, mais se brisent; la chute de l'autre les fait tomber, et elles ne peuvent venir à bout d'eUes-mêmes. :. 19 30 mai 1843. « La lumière vermeille du matin s'était évanouie et~ lorsque les orages eurent passé, et que se furent dissipés les nuages sombres, nous étions devenus plus intelligents et moins heureux. :. 20 Tristement, Natalie se repliait de plus en plus sur elle-même. Sa foi en moi était ébranlée, son idole était brisée. C'était une crise, le passage douloureux de l'adolescence à la maturité. Elle ne pouvait venir à bout des pensées qui la taraudaient. Elle était malade, elle maigrissait et moi, effrayé, me faisant des reproches, je ne la quittais pas mais voyais que j'avais perdu le pouvoir absolu qui me permettait naguère de conjurer les esprits des ténèbres. J'en souffrais et j'avais infiniment pitié d'elle. 21 On dit que les enfants grandissent au cours de leurs maladies : pendant la maladie psychique qui l'amena au seuil de la phtisie; Natalie grandit de façon colossale. Le chemin de l'affliction l'entraînait loin de la lumière radieuse mais oblique du matin, pour la citee ,. toujours de façon inexacte, cf. Commentaires (25). Comparer ce passage avec le suivant : « que de choses ont changé,.• et cependant l'essentiel a survécu, l'amitié, l'amour, la consécration aux intérêts de l'humanité; mais l'éclairage n'est plus le même : la lumière cramoisie de la jeunesse a cédé devant le soleil. brillant, froid, nordique de la compréhension réaliste. Celle-ci est plus purep plus mûre, mais l'auréole qui entourait toutes choses a disparu. La période romantique est terminée; les coups lourds et les années l'ont tuée ... » (Journal, 19 mars 1842.) 21. On ne peut que s'étonner, en lisant ces lignes et d'autres, comme, par exemple : « Qu'est-ce donc qui la pousse à se torturer ainsi ? Une tendresse et une SII6CepJibilité exceptionnelles, un amour excessif. Mais pourquoi une expreasion aussi. morbide du plus simple des principes ? C'est l'habitude de se concentter sur elle-même, de retourner constamment des pensées pénibles... > (Journal, 16 janvier 1943). Au moment de "' l'affaire », Natalie était enceinte pour la quatrième fois, ap~ aroir perdu à la naissance, son deuxième et son troisième bébés. D y avait daru; des raisons morales et physiques pour son Grüheù!i. Au surplus, elle avait parlaitement raison : elle ne remplissait plus la vie de son mari et ne pouvait la remplir en l'état pitoyable où elle se trouvait. ·Quand elle lui disait : Tu rl.as pas besoin de moi; au contraire: toujours souffrante, malade, je gtkhe ta vieJ.f.!ournal, comme ci-dessus) elle ne se tro~ait pal! beaucoup. Là où elle avait tort, c'était de .croire qu'il ne l'aimait plus. n l'aimait profondément, mais jugeait qu'il était temps de vivre en réalistes, de faire table rase des vieux mythes périmés du romantisme. Les « années quarante » apparaissent pour Herzen comme une quete de la réalité (cf. Martin Malia : Alexander Herzen and the Btrth of Russian S~ (1812-1855), Harvard University Press, 1961, I•• vol. et en particulier les chap, X et XI, qui traitent de ce problème avec une clarté remarquable). (Abbrév. M. M.)
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faire émerger dans la vive clarté de midi. Son organisme avait résisté : il n'en fallait pas plus. Sans perdre un iota de sa féminité, elle évolua intellectuellement, avec une témérité et une profondeur insolites. Douce, souriante, pleine d'abnégation, elle s'inclinait devant l'inévitable, sans lamentations romantiques, sans rébellion, mais sans vaniteuse satisfaction. Ce ne fut pas dans un livre, ni grâce à une lecture qu'elle se libéra, mais grâce à sa clairvoyance et sa vitalité. Les épreuves sans gravité, les chocs douloureux qui, chez une autre, auraient passé sans traces, labourèrent son âme de sillons profonds et suffirent à provoquer un intense travail interne. Il suffisait d'une allusion légère pour qu'elle parvînt, de déduction en déduction, à cette courageuse compréhension de la vérité qui pèse si lourd même sur un cœur d'homme. Tristement, elle se sépara de son iconostase, réceptacle de tant de trésors sacro-saints baignés de pleurs de tristesse et de joie. Elle les abandonna sans rougir, différente des grandes filles qui rougissent de la poupée chérie la veille. Elle ne les renia point : elle les céda avec douleur, sachant qu'elle en resterait apauvrie, sans défense, que la douce lueur des veilleuses tremblotantes céderait la place à la grisaille de l'aube, qu'elle se livrait à des puissances austères et indifférentes, sourdes au murmure de la prière, aux espérances d'outre-tombe. Elle les ôta doucement de son sein, tel un enfant mort, et les mit au tombeau, tout en respectant en eux sa vie d'antan, la poésie qu'ils évoquaient, la consolation répandue à certaines heures. Même plus tard, elle n'aimait pas y toucher avec indifférence, comme nous évitons de marcher sans nécessité sur la terre répandue au-dessus d'une tombe. 22 Etant donné ce vigoureux travail intérieur, cette démolition et cette reconstruction de toutes ses convictions, elle éprouva, tout naturellement, un besoin de repos et de solitude. 22. Herzen a beau se féliciter de l'avoir emporté sur Natalie, de lui avoir fait adopter son « idéologie iconoclaste », abandonner son culte romantique de l'amour éternel et accepter sa consécration totale à la « réalité », elle attendra trois ans avant d'avouer : Oui Alexandre le romantisme nous a quittés et nous ne sommes plus des enfants, mais des grandes personnes nous voyons plus clair, nous sentons de façon plus lucide et plus profonde. Ce n'est plus l'enthousiasme exalté d'autrefois, la jeunesse ivre de vie et adorant ses idoles : tout cela est resté loin en arrière. Je ne vois plus le piédestal où tu te tenais, ni le halo autour de ton front. Mais, en dépit de ce désenchantement, elle conclut : Je vois plus clairement, je sens plus profondément que je t'aime infiniment, que tout mon 2tre est empli de cet amour, en est composé, et que cet amour est ma vie (M. M. p. 264). Le lecteur aura remarqué la fréquence de certains leit-motiv dans tout cet épisode de 1842 : « lumière », « clarté », « idole », « piédestal » sont choisis et répétés à dessein, comme des symboles. C'est un procédé caractéristique de Herzen. (Cf. Lydia Ginzbourg : Byloïe i Doumy, Guertzena Lén. 1957, chap. intitulé Stanovlénia Stilia : « Elaboration du Style ».)
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Nous partîmes pour le domaine de mon père, aux environs de Moscou. Aussitôt que nous nous retrouvâmes seuls, environnés d'arbres et de champs, nous respirâmes à fond et, de nouveau, nous vîmes la vie sous un jour lumineux. Nous vécûmes à la campagne jusqu'à la fin de l'automne. De temps à autre, arrivaient des visiteurs de Moscou. Ketcher séjourna chez nous durant un mois; tous les amis parurent le 26 août. 23 Puis, ce fut de nouveau le silence, la forêt et les champs... et personne sauf nous. Pokrovskoïé, lieu isolé, perdu parmi d'énormes datchas forestières, avait un caractère totalement différent, beaucoup plus sérieux que Vassilievskoïé ·et ses villages, gaiement lancés sur les bords de la Moskva. 24 La différence était discernable même chez les paysans. Les petits moujiks de Pokrovskoïé, cernés par les forêts, avaient moins que ceux de Vassilievskoïé l'air de vivre près de Moscou, tout en étant plus rapprochés que les autres de vingt verstes. Ils étaient moins bruyants, plus simples, et s'étaient très étroitement liés entre eux. Mon père avait transféré de Vassilievskoïé à Pokrovskoïé toute une riche famille paysanne, mais ceux de ce village ne voulurent jamais l'accepter comme membre de leur communauté et traitèrent ces gens de « colons ». J'étais également lié à Pokrovskoïé par mon enfance. J'y avais séjourné à un âge si tendre, que je ne m'en souvenais plus, mais à partir de 1821, quasiment chaque été en allant à Vassilievskoïé ou en revenant, nous y passions quelques jours. Là-bas vivait le vieux Kachentzov, qui frappé de paralysie, en disgrâce depuis 1813, rêvait de voir son maître « paré de son grand cordon et de toutes ses décorations ». 25 Là-bas vécut aussi, et mourut du choléra, en 1831, le vénérable Ancien, chenu et ventripotent, Vassili Iakovlev 26; j'en gardais le souvenir à tous les âges de ma vie, avec sa barbe de 23. D'après les chercheurs, le ménage Herzen ne resta à Pokrovskoïé que
jusqu'au 26 août, et l'auteur « télescope » deux étés à la campagne : 1843 et 1844. Le 26 août : la Sainte Natalie, d'après le calendrier orthodoxe : la fête de Mme Herzen. ·24. Herzen parle des maisons de son enfance en termes poétiques et émouvants, également au tome 1•• de B. i. D. : 1•• partie, chap. III, pp. 98 à 103. Le père d'Alexandre Herzen vendit Vassilievskoïé en 1843, pendant la déportation de son fils à Viatka. 25. Le Sénateur avait chassé ce fidèle serviteur pour une faute minime, mais le vieil homme ne lui en garda pas rancune et ne rêva que de le « contempler avant de rendre son âme à Dieu. » (Tome 1, 1•• partie, p. 65). 26. L'Ancien, en russe Starosta (certains traducteurs écrivent « Staroste ») était le chef du village appartenant à un propriétaire foncier (pomiéstchik) et l'intendant de la commune rurale - mir - .
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différentes couleurs, d'abord blond foncé, puis tout à fait b1anche. Là encore habitait mon frère de lait, Nicéphore, fier de ce qu'on l'eût privé, à cause de moi, du sein de sa mère, qui mourut plus tard dans un asile d'aliénés ... Le petit village, qui comptait quelque vingt à vingt-cinq feux, se trouvait à une certaine distance de la maison des maîtres, assez importante. D'un côté il y avait une prairie semi-circulaire, rasée et entourée d'une clôture, de l'autre, on avait vue sur une petite rivière munie d'un barrage (à cause d'un moulin qu'on se proposait de construire depuis quelque quinze ans), et sur une église vétuste, toute de guingois, que le Sénateur et mon père, qui possédaient le domaine en commun, projetaient chaque année (également depuis quinze ans) de restaurer. La maison, bâtie par le Sénateur, était fort belle : des pièces hautes de plafond, de grandes fenêtres et, des deux côtés, un vestibule formant véranda. 27 La construction était faite de grosses poutres sélectionnées, recouvertes ni à l'extérieur, ni à l'intérieur, mais simplement calfeutrées d'étoupe et de mousse. Les murs sentaient la résine qui, çà et là, transpirait en gouttes d'ambre. Devant la maison, au-delà d'un petit champ, commençait un sombre bois d'œuvre, traversé d'une trouée menant à Zvénigorod. 28 De l'autre côté, passant par le village pour se perdre dans les seigles, s'étirait le mince ruban d'un chemin vicinal, qui débouchait, passée l'usine Maïkovski, sur la rivière Mojaïka. C'était le calme et le murmure de la forêt de chênes, le bourdonnement ininterrompu des mouches, des abeilles, des bourdons ... et puis l'odeur... cette odeur d'herbe et de forêt, saturée par les émanations des plantes, des feuilles, mais non des fleurs ... que j'ai recherchée si avidement, tant en Italie qu'en Angleterre, au printemps comme durant la canicule de l'été, et n'ai presque jamais trouvée. Parfois, il me semble la respirer quand on vient de faucher le foin, pendant le sirocco, avant l'orage ... Alors je me souviens d'un petit espace devant la maison, dont à la grande indignation de l'Ancien et des domestiques j'avais interdit de tondre l'herbe; sur cette herbe, un petit garçon de trois ans 29 se roule dans les trèfles et les pissenlits, parmi les sauterelles, les scarabées de toute espèce et les coccinelles; et nous aussi nous sommes là, et la jeunesse et les amis 1 27. Ce sont les séni. V. ci-dessus, note 21, p. 21. 28. Près de la bourgade de Zvénigorod, le Savvtno-Storojevski Monastyr (XIV" et xv• siècles) est l'un des plus jolis ensembles d'architecture religieuse moscovite; situé sur une colline boisée au-dessus du fleuve Moskova. 29. Sacha avait quatre ans en 1843.
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Le soleil s'est couché. TI fait très chaud encore. Nous n'avons pas envie de rentrer et restons assis sur l'herbe. Ketcher trie des champignons et me cherche querelle sans raison. Qu'est-ce donc? Une clochette, on dirait! Viendrait-on chez nous? Peut-être bien : nous sommes samedi. - C'est le commissaire de police qui fait sa tournée, dit Ketcher~ tout en devinant que ce n'est pas çà. Une troïka traverse le village, tape sur le pont, disparaît derrière la montée; à partir de là, il n'y a qu'un chemin, et il mène chez nous. Le temps de courir vers le portail, la troïka est déjà devant le perron. Michel Sémionovitch 30 en tombe comme une avalanche, rit, embrasse, provoque le fou-rire, pendant que Bélinski commence seulement à descendre, en dépliant sa colonne vertébrale, et maudit la distance de Pokrovskoïé, la construction des carrioles et des routes russes. Et déjà Ketcher gronde : - Quel diable vous amène à huit heures du soir? Vous ne pouviez pas arriver plus tôt ? Toujours ce compliqué de Bélinsk:i~ qui ne peut se lever de bonne heure. Vous n'aviez qu'à le surveiller! - Mais il est devenu encore plus sauvage chez toi ! réplique Bélinski. Et quelle tignasse ! Tu sais, Ketcher, tu pourrais jouer le rôle de la forêt qui marche, dans Macbeth! Attends : n'épuise pas tout ton stock d'injures : d'autres criminels vont arriver encore plus tard que nous. Déjà une seconde troïka pénètre dans la cour : Granovski et E. Korsch. 31 - Vous êtes venus pour longtemps ? - Pour deux jours. -Parfait! Ketcher lui-même est si content, qu'il les accueille quasiment comme Tarass Boulba accueillait ses fils. 32 Oui, ce fut l'une des époques claires de notre vie. Des orages. passés, il ne restait plus guère que quelques nuages, qui se dissipaient. Dans notre foyer et dans le cercle de nos amis régnait une harmonie parfaite ! Pourtant, un accident absurde faillit tout gâcher. Un soir que Matveï, en notre présence, était en train de montrer quelque chose à Sacha sur le barrage de la rivière, il glissa et tomba à l'eau, là où elle n'est guère profonde. Sacha prit peur, se préci30. M. S. Stchepkine : un des acteurs russes les plus célèbres de son temps. 31. Eugène Fédorovitch Korsch (1810-1897) : rédacteur des Nouvelles de Moscou, membre du petit cercle de Herzen dans les années quarante. 32. Tarass Boulba : roman historique de Nicolas Gogol.
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pita vers lui quand il sortit; s'accrochant à lui avec ses petites mains, il lui répétait, à travers ses larmes : - N'y va plus, n'y va plus, tu te noieras ! Nul ne pouvait imaginer que cette caresse enfantine serait, pour Matvéï, la dernière, et que les paroles de Sacha contenaient une terrible prophétie. Trempé et couvert de boue, Matvéï alla se coucher. Nous ne le revîmes plus. Le lendemain matin, vers sept heures, je me tenais sur mon balcon, quand monta vers moi un bruit de voix, toujours plus fort, et des cris confus; puis parurent des paysans qui couraient à toutes jambes . ...,..... Que se passe-t-il ? - Un malheur, répondirent-ils. Votre serviteur, il se noie, on dirait. .. On a retiré l'autre à temps, mais lui, on peut point le trouver. Je courus à la rivière. L'Ancien était là, pieds nus, le pantalon retroussé, qui donnait des instructions; deux paysans jetaient un filet à partir d'un bateau plat. Environ cinq minutes plus tard, ils crièrent : - L'avons trouvé, l'avons trouvé! Et ils tirèrent sur la rive le corps inanimé de Matvéï. Ce beau jeune homme florissant, au teint vermeil, gisait les yeux ouverts, sans aucun signe de vie sur le visage, dont la partie inférieure avait déjà commencé à gonfler. L'Ancien allongea le cadavre sur le rivage, interdit formellement aux paysans d'y toucher, le recouvrit d'un manteau de bure, posta une sentinelle et envoya chercher la police rurale ... En rentrant à la maison, je croisai Natalie; elle savait déjà ce qui était arrivé et se jeta à mon cou en sanglotant. Nous avions pitié, grande pitié de Matvéï. Dans notre petite famille, il avait joué un rôle si intime, il était si étroitement lié à tous les événements principaux de ces cinq dernières années, et il nous aimait si sincèrement, que sa disparition n'était pas facile à accepter. « Peut-être que sa mort est pour lui un bienfait, écrivis-je alors. La vie lui réservait des coups terribles, il ne pouvait y échapper. Mais c'est effrayant d'être le témoin de cette fuite devant l'avenir... Il a évolué sous mon influence, mais trop hâtivement; son évolution ne s'est pas faite de façon homogène et cela le tourmentait. ~ 33 33. Journal, 14 juin 1843. (Citation inexacte.)
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Le côté mélancolique du destin de Matvéï résidait précisément dans la rupture qu'une éducation intempestive avait provoquée chez lui, et dans son incapacité de la compléter, sa volonté n'étant pas assez ferme pour y parvenir. Des sentiments généreux, un cœur tendre, l'emportaient chez lui sur l'intelligence et le caractère. Il avait su rapidement, à la manière des femmes, percevoir bien des choses, surtout en ce. qui concernait nos opinions; mais il était incapable de retourner humblement à ses débuts, à l'A.B.C. pour combler par l'étude les vides et les lacunes. Il n'aimait pas son métier, et ne pouvait l'aimer. Nulle part l'inégalité sociale ne présente un caractère aussi dégradant, aussi offensant, que dans les rapports entre maître et serviteur. Dans la rue, Rothschild est beaucoup plus à égalité avec le miséreux qui enlève la boue sous ses pas, qu'avec son valet de chambre aux bas de soie, aux gants blancs. Les récriminations contre les domestiques (que nous entendons quotidiennement) sont tout aussi justes que celles des serviteurs contre leurs maîtres. Ce n'est pas que les uns et les autres soient plus mauvais qu'avant, mais ils deviennent de plus en plus conscients de leurs relations; elles sont accablantes pour le serviteur, démoralisantes pour le maître. Nous sommes si habitués à notre attitude aristocratique envers nos domestiques, que nous ne nous en apercevons même pas. Combien n'y a-t-il pas, dans le monde, de demoiselles bonnes et sensibles, prêtes à pleurer sur un chien gelé, à donner à un pauvre tout leur argent, à se rendre, par un froid noir, à une tombola au profit des sans-logis de Syrie, ou un concert au profit des sinistrés d'Abyssinie; mais elles prient leur maman de leur accorder encore un quadrille, sans songer un instant que le petit postillon, le sang figé dans ses veines, l'attend, assis sur son cheval, dans la froidure nocturne. L'attitude des maîtres envers les serviteurs est ignoble. L'ouvrier connaît au moins son travail, il fait quelque chose, il peut le faire vite, et se libérer; alors il lui est permis de rêver qu'il pourra devenir patron. Le domestique ne peut jamais achever son travail; il est semblable à l'écureil qui tourne dans sa roue. La vie empoussière encore et encore, le domestique ne cesse jamais de balayer. Il est obligé d'assumer tous les inconvénients mesquins de l'existence, tous ses aspects sales et ennuyeux. On le revêt d'une livrée pour montrer qu'il n'est pas lui-même, mais la propriété de quelqu'un. Il soigne un homme deux fois mieux portant que lui, il doit marcher dans la boue pour que l'autre passe à pied sec, il doit geler pour que l'autre ait chaud.
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Rothschild ne prend pas un Irlandais indigent pour témoin de son dîner à la Lucullus, il ne l'envoie pas verser du Clos Vougeot à vingt personnes, en lui faisant comprendre que s'il y goûte, il sera chassé. Enfin, l'Irlandais est plus heureux que l'esclave de service, ne serait-ce que parce qu'il ne connaît pas l'existence des lits douillets et des vins capiteux. Matvéï avait environ quinze ans quand il quitta le service de Sonnenberg pour le mien. 34 li vécut avec moi en exil, puis à Vladimir. ll nous servait au temps où nous n'avions point d'argent. JS Il avait veillé sur Sacha comme une nounou; enfin, il avait en moi une confiance infinie et m'était dévoué aveuglément, ce qui découlait de son idée que je n'étais pas un vrai maître. Nos relations ressemblaient plutôt à celles qui existaient dans les temps anciens entre les élèves des peintres italiens et leurs maestri. Il m'arrivait souvent d'être mécontent de lui, mais pas en tant que serviteur... Je contemplais son avenir avec tristesse. Tout en sentant le poids de sa situation, tout en en souffrant, il ne faisait rien pour en sortir. S'il avait voulu s'appliquer, il eût pu, à son âge, commencer une vie nouvelle; mais il y eût fallu un labeur constant, persévérant, souvent ennuyeux, souvent puéril. Ses lectures se limitaient aux romans et aux vers : il les comprenait, les appréciait, parfois avec beaucoup-, de finesse, mais les ouvrages sérieux le fatiguaient. li comptait lentement et mal, écrivait mal aussi et de façon peu lisible. J'avais eu beau insister pour qu'il s'attelât à l'arithmétique et à la calligraphie, je n'avais rien obtenu; au lieu de la grammaire russe, il étudiait tantôt l'alphabet français, tantôt le vocabulaire allemand; c'était, évidemment, du temps perdu et ne servait qu'à le décourager. Je l'en grondais très fort. Il en était mortifié. Parfois, il pleurait, disant qu'il était un pauvre malheureux, trop vieux pour étudier; il arrivait à un tel degré de désespoir, qu'il voulait mourir, abandonnait toutes ses occupations pendant des semaines, passait des mois dans l'ennui et le désœuvrement. Même sans grande envergure et moyennement doué, il aurait pu s'en tirer encore. Malheureusement, ces natures psychologiquement raffinées mais indolentes, épuisent toutes leurs forces à se ruer en avant et n'en ont plus pour continuer la route. Vues de loin, l'instruction, la culture, leur apparaissent sous leur aspect poétique; ils voudraient les posséder et oublient qu'il leur manque 34. Sonnenberg : personnage clownesque qui apparait tout au long du tome I•• : d'abord précepteur du jeune Herzen, puis commerçant, enfin homme à tout faire de la famille. 3S. Quand le père de Herzen, furieux de son mariage avec Natalie, sa cousine, leur coupa les vivres.
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toute la partie technique de l'affaire : le doigté, 36 sans lequel on ne peut acquérir la maitrise d'un instrument. Je m'étais souvent demandé si ce n'était pas un cadeau empoisonné que sa demi-évolution ? Que lui réservait l'avenir? Le destin avait dénoué le nœud gordien. Pauvre Matvéi 1 De surcroît, ses obsèques elles-mêmes furent entourées de circonstances détestables, en sus de toute leur ambiance écrasante et morne, en vérité, tout à fait russe... Vers midi arrivèrent le commissaire rural et l'écrivain public; ils étaient accompagnés par le prêtre de notre village, vieillard chenu, ivrogne impénitent. Ils reconnurent le corps, entendirent les témoignages et s'installèrent pour écrire. Le pope, qui n'écrivait, ni ne lisait, chaussa de grosses lunettes à monture d'argent et resta assis sans parler, en soupirant, bâillant et faisant des signes de croix sur sa bouche. 37 Soudain, il se tourna vers l'Ancien et, se déplaçant comme s'il avait un mal de reins intolérable, lui demanda : - Savez-vous, Savély Gavrilovitch, s'il y aura un casse-croûte ? Mais, paysan important, promu Ancien par le Sénateur et par mon père parce qu'il était un bon charpentier, il venait d'un autre village et, par conséquent, ignorait ce qui se passait dans celui-ci. Fort bel homme malgré la cinquantaine, il caressa sa barbe, peignée en éventail, et comme cette affaire ne le concernait en rien, il répliqua d'une profonde voix de basse, tout en me regardant par en dessous : - Je peux point vous renseigner là-dessus 1 - Il y en aura, répondis-je, et j'appelai un domestique. - Que le Bon Dieu soit loué, il est temps. Je me lève de bon matin, Alexand' Ivanovitch, je me dépéris, voyez-vous. ·Le commissaire posa sa plume, se frotta les mains, et faisant le beau, commenta : - Le Père Jehan a faim, on dirait. C'est une bonne chose; on pourrait manger aussi, si ça fâchait point notre hôte. Le serviteur apporta des hors-d'œuvre froids, de la vodka douce, des liqueurs et du xérès. - Bénissez-nous, mon Père, en tant que pasteur, et donneznous l'exemple. Nous autres pêcheurs, on fera comme vous, déclara le commissaire. A la va-vite et marmonnant une prière curieusement tronquée, le pope avala un verre à vin de vodka, fourra dans sa bouche un 36. En français. 37. Pratique susperstitieuse pour « empêcher les démons d'entrer par la bouche ».
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tout petit bout de .pain, le mâchonna, et immédiatement ingurgita un autre verre; alors seulement, il s'attaqua au jambon, tranquillement cette fois, et à loisir. Le commissaire - et cela est resté gravé dans ma mémoire reprit lui aussi de la vodka, s'en montra satisfait et, s'adressant à moi d'un air de connaisseur, déclara: - Je suppose que c'est du Doppelkümmel, 38 de la Veuve Rouget? Je ne savais pas du tout où l'on achetait la vodka. Je me fis apporter la bouteille. Elle venait, en effet, de la Veuve Rouget. Fallait-il qu'il eût de la pratique pour savoir le nom du fabricant d'après le bouquet ! Quand ils eurent fini, l'Ancien plaça dans la carriole du commissaire· un sac d'avoine et un sac de pommes de terre. Le scribe, qui avait bu copieusement à la cuisine, grimpa sur le siège, et ils s'en allèrent. Le prêtre prit le chemin de sa maison d'une démarche incertaine, en se curant les dents avec un bout de bois. J'étais en train de donner mes ordres pour les obsèques, lorsque je vis le Père Jehan s'arrêter et agiter les bras. L'Ancien courut à lui, puis à moi. - Qu'est-ce qu'il y a ? -Le bon père m'a commandé de demander à Votre Grâce, qui c'est qui allait organiser le repas des funéraiUes? répondit l'Ancien, sans dissimuler un sourire. - Et que lui as-tu dit ? - Je lui ai dit qu'il se fasse point de tracas, qu'il y aurait des blinis. On enterra Matvéï. On servit au pope des blinis et de la vodka, mais tout cela laissa une longue ombre noire. Il me restait une tâche épouvantable : prévenir sa mère. Je ne puis quitter le digne prêtre de l'église de l'Intercession de la Sainte-Vierge, en notre village de Pokrovskoïé, sans relater l'épisode suivant : Le Père Jean n'était pas un prêtre à la mode, sorti du séminaire; il ne cmmaissait ni les déclinaisons grecques, ni la syntaxe latine. Agé de plus de soixante-dix ans, il avait passé la moitié de son existence comme sacristain dans le gros village d'Elisabeth Alexéevna Golokhvastova, 39 qui avait obtenu du métropolite de 38. Vodka parfumée au cumin. 39. Mme Golokhvastova :la tante de Herzen, sœur de son père.
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le consacrer prêtre et de le nommer, lors d'une vacance, dans le village de mon père. Il avait eu beau essayer tout au long de sa vie de s'habituer à absorber une grande quantité de tord-boyaux, il n'était jamais parvenu à en vaincre les effets; aussi, dès l'aprèsmidi, était-il constamment ivre. Il buvait tant, que maintes fois, après une noce ou un baptême dans un village voisin rattaché à sa paroisse, les paysans le portaient dehors ivre-mort, le posaient comme une gerbe de blé dans sa carriole, attachaient les rênes à l'avant-train et l'expédiaient sous la seule garde de son cheval. La petite rosse, qui connaissait bien le chemin, le ramenait sans encombre à la maison. La mère papadia 40 elle aussi buvait jusqu'à l'ivresse, chaque fois que Dieu lui en fournissait l'occasion. Mais ce qui est remarquable, c'est que leur fille, qui avait environ quatorze ans, était capable de boire le contenu d'une tasse à thé d'eau-de-vie 'brut sans faire la grimace. Les paysans les méprisaient, lui et toute sa famille. Il était même arrivé que la commune rurale en appelât contre lui au Sénateur et à mon père, qui avaient prié le métropolite de démêler l'affaire. Les paysans accusaient le pope de prélever de trop grosses sommes pour les services religieux, de refuser carrément, trois jours durant, d'enterrer un mort parce qu'il n'avait pas payé d'avance, et de célébrer un mariage qu'après versement d'arrhes. Le métropolite, ou le Consistoire, trouvèrent juste la plainte des paysans et suspendirent le Père Jehan pendant deux ou trois mois. Après cette correction archiépiscopale, il revint, non seulement deux fois plus ivrogne, mais également voleur. Nos gens nous racontèrent qu'un jour, pendant une fête carillonnée, ayant déjà tâté de la bouteille et buvant en compagnie du prêtre, un vieux paysan lui dit : « T'as vu, espèce de polisson, nous avons dû déranger Sa Sainteté à cause de tes frasques ! T'as pas voulu t'amender honnêtement, aussi on t'a rogné les ailes. :. Le pope, vexé, aurait rétorqué : « Et moi, je vous rends la monnaie de votre pièce; je vous marie et je vous enterre en conséquence, coquins que vous êtes : toutes les plus vilaines prières qui existent, je les débite à votre intention ! » Un an plus tard, c'est-à-dire en 1844, nous passâmes de nouveau l'été à Pokrovskoïé. Le pope, grisonnant et amaigri, buvait toujours autant et n'arrivait pas mieux qu'avant à vaincre les funestes effets de l'alcool. Il prit l'habitude de venir me voir le 40. L'épouse du pope.
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dimanche, après l'office; il buvait de la vodka et restait pendant deux heures. J'en eus assez et donnai l'ordre de ne plus le recevoir. Il m'arriva même de me cacher dans le bois. Mais il sut encore se débrouiller : - Le maître est sorti, disait-il, mais sa vodka est à la maison, n'est-ce pas? Il l'a pas emportée avec lui, pour sfu? Mon domestique lui portait dans le vestibule un grand verre de vodka douce; alors le prêtre, après avoir bu et mangé du caviar pressé, allait son chemin, humblement. Finalement, nos relations furent rompues définitivement. Certain matin, je vis venir le sacristain, garçon jeune et longiline, avec une coiffure féminine, accompagné de sa jeune épouse couverte de taches de rousseur. Tous deux étaient fort agités, parlaient ensemble, tous deux versaient des larmes et les essuyaient en même temps. Lui, d'une voix de fausset, elle, grasseyant horriblement, me racontèrent, en se coupant la parole, qu'on leur avait dernièrement volé une montre et une cassette contenant quelque cinquante roubles, que l'épouse du sacristain avait découvert le « voleurr » et que ce « voleurr » était nul autre que « notre dévôt officiant et père en Christ, J ehan ». Ses preuves étaient irréfutables : elle avait trouvé, parmi les ordures jetées par la famille du pope, une partie du couvercle de la cassette volée. Ils venaient me demander aide et protection. J'avais beau expliquer la séparation des pouvoirs entre le spirituel et le temporel, le sacristain ne voulait pas l'admettre. Sa femme pleurait, Je ne savais que faire. Réflexion faite, je fis atteler la carriole et envoyai l'Ancien porter une lettre au commissaire, dont je sollicitai le conseil que le chantre avait espéré recevoir de moi. L'Ancien revint dans la soirée. Le commissaire lui avait commandé de me dire : « Laissez cette affaire, sinon le Consistoire s'en mêlera et vous fera des ennuis. Que ton maître (avait-il précisé) ne touche pas à la caque, de peur de sentir le hareng ». Cette réponse, et surtout cette dernière phrase, me furent transmises par Savély Gavrilovitch avec une satisfaction particulière. Il ajouta : -Pour ce qui est de la « cassette », le bon père l'a volée, aussi vrai que je me trouve devant vous. Navré, je transmis au sacristain la réponse du pouvoir temporel; l'Ancien, au contraire, se montra rassurant : -Qu'as-tu à faire cette tête-là? Attends un peu: nous lui jouerons un tour ! Dis voir : t'es une bonne femme ou quoi ? lui dit-il. Et de fait, il joua un tour au pope, aidé de ses acolytes. 120
Savély Gavrilovitch était-il un schismatique? Je ne le sais pas pour le certain; mais la famille de paysans que mon père avait ramenée de Vassilievskoïé, après la vente de ce domaine, était entièrement composée de Vieux-Croyants. 41 C'étaient des gens sobres, astucieux et travailleurs, qui tous détestaient le pope. L'un d'eux, que les paysans appelaient « le farinier », avait son magasin à Moscou, dans la Neglinnaya. L'histoire de la montre dérobée parvint immédiatement à ses oreilles. Renseignements pris, il apprit qu'un chantre en chômage, gendre du pope de ·Pokrovskoïé, avait offert à quelqu'un de lui vendre ou de lui donner en gage une montre, et que celle-ci avait échoué chez le changeur. Le farinier, qui connnaissait la montre du sacristain, se précipita chez le changeur: c'était bien la même! Tout heureux, il vint apporter lui-même la nouvelle à Pokrovskoïé, sans ménager son cheval. Alors, preuves en main, le jeune sacristain alla trouver l'archiprêtre; 42 trois jours plus tard, j'appris que le pope lui avait remis cent roubles, et qu'ils s'étaient réconciliés. - Comment est-ce possible ? demandai-je au sacristain. - L'archiprêtre a bien voulu- comme on l'a raconté à votre Excellence, convoquer notre Hérode. Il l'a gardé longtemps, mais ce qui s'est passé, je ne le sais point. Seulement après, il a bien voulu m'appeler et m'a dit avec sévérité : « Qu'est-ce que ces chamailleries ? Tu n'a pas honte, mon garçon ? N'importe quoi peut arriver sous l'effet de la boisson : il est vieux, tu le vois bien, il pourrait être ton père. Il te donne cent roubles pour un arrangement à l'amiable. Tu es content? » « Dame oui, fais-je, Votre Sainteté. » « Eh bien, dans ce cas, ferme ton bec, inutile de le carillonner partout. .. Il a soixante-dix ans, quand même... Si tu ne te tiens pas coi, attention ! je ne ferai de toi qu'une bouchée ! » Ainsi ce voleur, cet ivrogne, pris en flagrant délit par le farinier, revint officier à nouveau en présence du même Ancien qui m'avait si fermement assuré qu'il avait dérobé la« cassette», le même sacristain chanta dans le chœur, avec, dans sa poche, la fameuse montre qui à nouveau lui rappelait le temps qui fuit ... Et tout cela devant les mêmes paysans ! Cela s'est passé en l'an 1844, à cinquante verstes de Moscou, et 41. Les Vieux-Croyants : (Raskolnila) secte religieuse fondée au XVII" siècle à la suite des réformes opérées dans l'Eglise de Russie par le patriarche Nikone, sous Alexis 1••, à partii de 1677. 42. Ecclésiastique chargé de la discipline dans un certain nombre de paroisses de la même région.
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j'en fus le témoin. Faudrait-il s'étonner si, à l'appel du Père Jehan, le Saint-Esprit, comme dans la chanson de Béranger, ne descendait pas? Non dit l'Esprit Saint, je ne descends pas! 43 Comment n'a-t-on pas chassé ce pope? Les gens savants en matière d'Orthodoxie nous diront qu'un homme d'Eglise ne peut pas plus être soupçonné que la ~emme de César !
43. Poésie de Béranger : La Messe du Saint-Esprit.
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CHAPITRE XXIX LES NOTRES -1-
Le cercle moscovite. Propos de table. Les Occidentalistes.
Le séjour à Pokrovskoïé et le calme été passé là-bas marquent le début de la période exquise, virile et active de notre existence moscovite; elle dura jusqu'à la mort de mon père, peut-être même jusqu'à notre départ. Nos nerfs se relâchèrent, qui avaient été tendus à l'extrême, tant à Pétersbourg qu'à Novgorod; les orages internes s'apaisèrent. C'en était fini des torturantes critiques de soi-même et de l'autre, des mots qui rouvraient inutilement les blessures récentes, des sempiternels retours aux mêmes thèmes douloureux; notre foi en notre infaillibilité était ébranlée, ce qui donnait à notre vie un plus grand sérieux et un caractère plus authentique. Mon article : « A propos d'un Drame » apparaît comme la phase finale de la maladie dont nous avions souffert. 1 Extérieurement, seule nous gênait la surveillance policière. Je ne puis dire qu'elle fût importune, mais la pénible impression d'un « bâton de Damoclès » brandi par l'inspecteur de police du quartier nous était fort désagréable. Nos nouveaux amis nous reçurent chaleureusement, et bien mieux que deux ans plus tôt. Au premier plan apparaît Granovski; 2 à lui revient la place éminente durant ces cinq années-là. Ogarev se trouvait presque toujours à l'étranger, et Granovski le remplaçait 1. Ecrit en 1843, cet article fut publié dans Les Annales... Il figure au tome III des
Œ~tvres
complètes de Herzen, édition Lemke. 2. V. note 22, p. 22, et pp. 133 à 141.
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auprès de nous; nous lui devons les moments les plus heureux de cette époque. Cet être avait en lui un immense pouvoir d'aimer. Nombreux étaient ceux avec qui j'avais plus d'affinités, mais quel· que part, tout au fond de mon âme, j'étais plus proche de Granovski. Lui et nous tous étions très occupés. Tout le monde travaillait, tout le monde se dépensait; l'un donnait des cours à l'Université, l'autre rédigeait des articles, des critiques, un troisième étudiait l'Histoire de Russie. De ce temps datent les prodromes de tout ce qui fut fait par la suite. Nous n'étions plus des enfants. En 1842 j'avais trente ans. Nous ne savions que trop bien où nous menaient nos activités, mais nous marchions de l'avant. Nous suivions notre chemin, non point à une folle allure, mais délibérément, d'un pas tranquille et mesuré, enseigné par l'expérience et la vie de famille. Cela n'impliquait pas un vieillissement, non: nous demeurions jeunes; c'est pourquoi certains en montant en chaire, d'autres en publiant des articles ou en sortant un journal risquaient chaque jour d'être arrêtés, destitués ou exilés... Je n'ai rencontré nulle part - ni sur les sommets du monde politique, ni sur les plus hautes cimes du milieu littéraire et artistique, groupe semblable d'hommes aussi doués, aussi cultivés, si universels et si purs. Pourtant, j'ai beaucoup voyagé, j'ai vécu en tous lieux et avec les gens les plus divers; la révolution m'a fait échouer sur ces rivages du progrès au-delà desquels il n'y a plus rien, et néanmoins, en mon âme et conscience, je suis obligé de redire la même chose. La personnalité de l'Occidental, achevée, refermée sur elle-même, nous étonne tout d'abord par sa spécialisation, mais ensuite par son aspect unilatéral. Cet homme est toujours content de lui; sa suffisance 3 nous offense. Il n'oublie jamais ses intérêts personnels; en général il manque d'envergure, et ses mœurs sont celles d'une société médiocre. Je ne pense pas qu'ici 4 les gens aient toujours été ainsi. L'homme de l'Occident n'est pas dans son état normal : il est en train de déteindre. Il a absorbé les révolutions manquées, aucune d'elles ne l'a transformé, mais chacune a laissé sa trace en lui et a embrouillé ses idées. En même temps, la haute vague de l'Histoire a tout naturellement rejeté au premier plan la strate bourbeuse des petits bourgeois, qui recouvre une classe aristocratique fossilisée et sub3. En français. 4. Herzen, parti de Russie en 1847, écrit ses Mémoires à Londres.
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merge les masses populaires montantes. La petite-bourgeoisie est incompatible avec le caractère russe - et que Dieu en soit loué l ~st-ce à cause de notre laisser-aller, de l'absence de stabilité morale et d'occupation fixe, s'agit-il de notre manque d'expérience en matière d'instruction, de notre éducation aristocratique ? Toujours est-il que nous sommes, dans notre vie quotidienne, plus artistes que les Occidentaux, d'une part, et de l'autre, beaucoup moins compliqués : nous ne sommes pas spécialisés comme eux, mais, en revanche, nous avons des connaissanœs beaucoup plus variées. Les personnalités vraiment évoluées sont chez nous, chose rare, mais leur évolution est pius riche, elle a plus d'envergure; elles ne sont pas cernées par des haies et des clôtures. 'Il n'en va pas du tout de même en Occident. Ici, même en conversant avec des gens fort sympathiques, on arrive aussitôt à de telles contradictions, qu'entre vous et l'autre il n'y a plus rien de commun, et qu'il vous devient impossible de le convaincre. Placé, devant une opiniâtreté si décidée et une incompréhension involontaire, vous vous cognez la tête aux frontières d'un monde achevé. Bien au contraire, nos différends théoriques apportaient à notre existence des intérêts plus vitaux, le désir d'échanges actifs, maintenaient la vigueur de notre pensée, nous permettaient de progresser. Nos frictions nous rendaient plus adultes et, en vérité, nous devenions plus forts grâce à cette équipe composite, s que Proudhon a si bien définie dans le domaine du travail mécanique. Je m'attarde avec tendresse sur ce temps où nous œuvrions à l'unisson, dans la plénitude de nos cœurs exaltés, dans un ordre harmonieux, menant une lutte virile, sur ces années où nous fûmes jeunes pour la dernière fois l. .. Notre petit cercle se réunissait souvent, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, le plus souvent chez moi. En même temps ·que le bavardage, les plaisanteries, le souper et le vin, c'était un échange très actif, très rapide, d'idées, de nouvelles, de connaissances. Chacun transmettait aux autres ce qu'il avait lu et appris; les disputes faisaient connaître tous les points de vue, et ce que chacun avait élucidé pour lui-même devenait un bien commun. Il n'existait aucun fait important, dans aucune sphère du savoir, de la littérature ou de l'art, qui ne fût connu de l'un d'entre nous, et immédiatement communiqué à tous. C'était ce caractère particulier de nos réunions qui restait incompris des pédants obtus et des pesants écolâtres. Ils voyaient les mets S. En français.
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et les bouteilles, mais rien d'autre. Une vie pleinement vécue a besoin de festins; les ascètes sont, généralement, gens secs et égoïstes. Nous n'étions point des moines; nous vivions de tous les côtés à la fois, et quand nous étions attablés, nous nous instruisions davantage et n'en faisions pas moins que les travailleurs à face de carême qui s'échinent dans les arrière-cours de la science. Je n'admettrai pas qu'on vous offense, vous mes amis, et cette époque lumineuse, admirable, que j'évoque avec amour, et mieux encore : presque avec envie. Nous ne ressemblions pas aux moines émanciés de Zurbaran; nous ne pleurions pas sur les péchés du monde; nous ne faisions que compatir à ses souffrances et nous étions prêts à n'importe quoi, avec le sourire, et sans que l'avantgoût de notre sacrifice futur suscitât en nous de l'angoisse. Les ascètes éternellement moroses m'ont toujours paru suspects; s'ils ne sont pas des simulateurs, c'est que leur cerveau ou leur estomac · est dérangé. Tu as raison, mon ami, tu as raison ... 6 Oui, tu avais raison, Botkine, et bien plus que Platon, toi qui naguère nous enseignais, non dans les jardins et les portiques (car il fait trop froid chez nous pour nous passer d'un toit) mais lors de nos agapes fraternelles ! Tu nous apprenais que l'homme peut trouver une jouissance « panthéiste » tant en contemplant la danse des vagues marines que celle des jeunes filles espagnoles, qu'il peut « sentir » aussi bien les chants de Schubert que le fumet d'une dinde truffée. En prêtant attention à tes sages paroles, je pus apprécier pour la première fois la profondeur démocratique de notre langue, qui place une odeur au même niveau qu'un son. 7 Ce n'est pas en vain que tu quittas ta Moscou : à Paris tu appris à respecter l'art culinaire, et des rives du Gvadalquivir tu rapportas le culte non seulement des petits pieds, mais aussi des mollets, souverains et altiers, soberana pantorilla ! 8 Or Redkine, lui aussi est allé en Espagne, et quel profit en a-t-il tiré ? Il a parcouru ce pays d'arbitraire historique aux seules fins de faire des « commentaires juridiques » sur Puchta et Savigny 9, Au lieu de regarder 6. Périphrase d'un vers de la tragédie d'Addison : Caton, acte V, sc. 5. (A. S.) 7. TI a fallu faire ici une adaptation : le verbe « sentir », en russe, quaad il s'agit d'odorat, se dit slychat', ce qui signifie également « entendre ». 8. Basüe Botkine, dans ses Lettres d'Espagne, parues dans le Contemporain, (Sovremmennik) en 1847, citait une chanson sur une grisette madrilène; c'est à ce texte et à cette manola que Herzen se réfère avec une amicale ironie. 9. Pierre Grigoriévitch Redkine (1808-1891) : professeur de Droit, se consacrait à l'étude des juristes allemands de son temps. Georg Puchta enseignait le Droit romain à Marbourg, Friedrich Savigny, la jurisprudence.
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danser le fandango et le boléro, il a assisté au soulèvement de Barcelone, qui se termina exactement comme n'importe quelle cachucha, c'est-à-dire en néant. Mais il en parla tant, que le Curateur Stroganov finit par hocher la tête et, l'œil fixé sur la jambe boiteuse de Redkine, marmonna quelque chose à propos de « barricades » : il doutait, semblait-il, que ce « juriste radical » se fftt blessé en tombant d'une diligence sur les pavés de Dresde la loyale! «. En voilà un manque de respect pour la science ! Tu sais bien, mon ami, que je ne prise guère la plaisanterie », me déclare Redkine, la mine sévère, mais nullement en colère. - C'est b-b-bien poss-possible, bégaie Korsch, mais pourquoi t'identifies-tu si bien à la science, que l'on ne peut se moquer de toi, sans l'offenser, elle? - Allons ! C'est parti ! Çà ne s'arrêtera plus, reprend Redkine, puis, avec la détermination d'un homme qui a lu Rotteck en entier, 10 il s'attaque au potage, légèrement saupoudré par les bons mots de Krioukov élégamment adaptés d'après des motifs antiques. Mais voici que l'attention de tous se reporte sur l'esturgeon, commenté par Stchepkine lui-même, qui a étudié la chair des poissons contemporains bien mieux que ne l'a fait Agazziz pour les arêtes des piscidés antédiluviens. Botkine jette un regard sur l'esturgeon, plisse ses paupières et hoche la tête, doucement, non d'un côté à un autre, mais d'arrière en avant. Ketcher seul, indifférent par principe aux grandeurs de ce monde, allume sa pipe et parle d'autre chose. Ne me tenez pas rigueur de ces lignes facétieuses. Je les interromps ici; elles sont venues presque involontairement sous ma plume quand j'ai repensé à nos dîners moscovites. J'avais oublié, pendant un instant, l'impossibilité de noter ce genre de plaisanteries, et Je fait que de telles esquisses ne peuvent paraître vivantes qu'à mes yeux et ceux de quelques rares - très rares - survivants. Il m'arrive d'avoir peur lorsque je constate que tout récemment encore nous pensions voir s'ouvrir devant nous un long, très long chemin ! ... Et voici que devant mes yeux se lèvent nos Lazare : non point dans les nuées de la mort, mais jeunes et pleins de vigueur. L'un d'eux, I. P. Galakhov, s'éteignit comme Stankévitch loin de sa patrie .. Les récits de Galakhov nous faisaient beaucoup rire, mais sans gaieté, de ce rire qui ressemble à celui que Gogol provoque parfois. Les mots d'esprit et les plaisanteries de Krioukov et de E. Korsch 10. Karl Rotteck : historien libéral, auteur de traités touffus sur le Droit romain.
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jaillissaient comme le vin mousseux, si grande était leur exubérance; l'humour de Galakhov n'avait rien de brillant; c'était celui d'urt homme en désaccord avec lui-même, avec son milieu, assoiffé de repos et d'harmonie, mais sans grand espoir d'y parvenir. Il avait reçu une éducation aristocratique et était entré fort jeune au régiment Ismai1ovski. 11 Il l'avait quitté également très tôt et s'était alors voué à s'éduquer pour de bon. Intelligence vigoureuse, mais plus impulsive et passionnée que dialectique, il cherchait, avec une impatience rétive, à extirper la vérité et, de surcroît, une vérité pratique, immédiatement applicable à la vie. Il ne se rendait pas compte (pas plus, du reste, que la plupart des Français) que la vérité ne ·Cède que devant la méthode, et de plus, en demeure inséparable. La vérité comme résultat, n'est qu'un truisme, un lieu commun. Il ne s'agissait pas, pour Galakhov, de chercher à se contenter du peu qu'il pouvait trouver, en y apportant un modeste oubli de soi; il n'était en quête que d'une vérité rassurante, aussi n'y avait-il rien d'étonnant à ce qu'elle échappât à sa capricieuse poursuite. Il en était contrarié et fâché. Les hommes de cette espèce ne peuvent vivre de négation, d'analyses; la dissection leur répugne et ils cherchent quelque chose de tout fait, d'achevé, d'édifié. Que pouvait donner notre siècle à un Galakhov, sous le règne de Nicolas pardessus le marché ? Il courait de-ci, de-là, allant même jusqu'à frapper à la porte de l'Eglise catholique, mais son âme vivace recula devant la morne pénombre, devant les relents humides, funèbres, carcéraux, de ces tristes caveaux. Renonçant au vieux catholicisme des Jésuites et au nouveau, de Buchez, 12 il songea à étudier la philosophie, mais ses portiques froids et inhospitaliers l'effrayèrent, et pendant plusieurs années il s'en tint au fouriérisme. L'organisation toute faite, la règle imposée, la discipline (assez semblable à celle de la caserne) d'un phalanstère, peuvent déplaire aux esprits critiques, mais indéniablement ils attirent très fort ces être fatigués qui, quasiment les larmes aux yeux, supplient la vérité de les prendre dans ses bras, telle une nourrice, et de les endormir. Le fouriérisme avait un but précis : le travail, et le travail en commun. Dans l'ensemble, les hommes sont prêts, très souvent, à renoncer à leur volonté propre pour en finir avec leurs hésitations et leur indécision. Cela se répète dans les circonstances les plus ordinaires, quotidiennes : « Voulez-vous aujourd'hui aller 11. L'un des trois régiments d'élite de la Garde impériale. 12. Philippe Buchez (1796-1865) : saint-simonien qui fonda une école de « néocatholicisme ». Historien et ho=e politique. Président de l'Assemblée constituante en 1848.
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au théâtre ou à la campagne ? ~ « Comme vous voulez ~, répond l'autre, et tous deux, ne sachant que faire, attendent impatiemment qu'une occasion quelconque décide pour eux de l'endroit où ils doivent aller ou ne pas aller. C'est sur ces bases que se développèrent en Amérique le monastère de Cabet, l'ermitage communiste, les abbayes stavropigaliennes et icariennes. 13 Les turbulents ouvriers français, dressés par deux révolutions et deux réactions avaient fini par s'épuiser complètement et par être assaillis de doutes, ce qui leur faisait peur. Aussi, furent-ils contents de découvrir quelque chose de nouveau : renonçant à une liberté dénuée de but, ils se plièrent, en Icarie, à une discipline et une soumission qui n'étaient assurément pas moins rigoureuses que la Règle monastique des Bénédictins. Galakhov était trop cultivé et trop indépendant pour s'annihiler complètement dans le fourierisme, mais celui-ci exerça sur lui son attraction plusieurs années durant. Quand je le recontrai en 1847, à Paris, la tendresse qu'il éprouvait à l'égard du phalanstère était celle que nous inspire l'école où nous avons longtemps vécu, la maison où nous avons passé quelques années sereines, plutôt que celle des croyants pour leur Eglise. A Paris il était plus original et plus gentil encore qu'à Moscou. Sa nature aristocratique, ses idées nobles, chevaleresques, étaient blessées à chaque pas; il contemplait la petite-bourgeoisie qui l'environnait avec le dégoût des gens raffinés regardant un objet répugnant. Ni les Français, ni les Allemands ne pouvaient le duper et il considérait de haut bien des héros du jour, indiquant avec une extrême simplicité leur petitesse et leur nullité, leurs préoccupations mercenaires et leur insolente suffisance. Son dédain de ces individus, le poussait même à témoigner d'une arrogance nationaliste, qui· lui était complètement étrangère. Parlant, par exemple, d'un homme qui 1ui déplaisait fort, il condensa dans le seul mot - « Allemand » - dans son expression, son sourire, ses clins d'œil, toute une biographie, toute une physiologie, toute une série de défauts mesquins, grossiers, lourds, spécialement caractéristiques de la race germanique. Comme tous les nerveux, Galakhov était très lunatique. Parfois il était silencieux, pensif, mais, par saccades, 14 il parlait beaucoup, avec chaleur, il vous intéressait en traitant de sujets sérieux et profondément sentis; à d'autres occasions, il vous faisait mourir de rire grâce à une expression inattendue, fantasque dans sa forme, ou à la 13. Etienne Cabet (1788-1856) carbonaro, auteur d'un ouvrage sur le communisme utopique : Voyage en Icarie. Fonda dans les années 40 une colonie d'ouvriers français au Texas. Les abbayes stavropigaliennes, de très stricte discipline, dépendaient du seul patriarche. La croix couronnant l'abbaye était placée par ses mains. Il y avait sept abbayes de cette obédience en Russie. 14. En français.
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brutale vérité des esquisses qu'il réussissait en deux ou trois coups de crayon. Répéter ce qu'il disait est presque impossible. Je vais relater, au mieux de mes capacités, l'une de ses histoires, et encore en un bref résumé. Un jour, à Paris, la conversation roula sur le sentiment désagréable que nous éprouvons, lorsque nous franchissons la frontière russe. Galakhov se mit à nous narrer la façon dont il s'était rendu pour la dernière fois dans sa propriété, en Russie : son récit était un chef d'œuvre. 15 « ... J'approchais de notre frontière. ·Pluie et boue. En travers de la route, une poutre, peinte en noir et blanc. Nous attendons. Ils ne nous font pas passer. Je regarde : un Cosaque à cheval, pique en main, arrive sur nous. « Passeport je vous prie. » Je le lui remets, en disant: << Je vais t'accompagner au poste, mon ami. Je suis trempé. » « Absolument interdit ! » « Pourquoi çà ? » «Veuillez patienter.» Je me dirigeai vers le corps de garde autrichien, mais cela n'alla pas mieux : un autre Cosaque, avec une trogne de Chinois, parut jaillir du sol : « Absolument interdit ! » «Mais qu'est-ce qui se passe?» « Veuillez patienter ! » Et la pluie qui frappe, qui frappe ... Soudain un sous-officier crie, depuis le poste de garde : « Remonte ! » Un bruit de chaînes et la guillotine rayée commence à monter. Nous nous en approchons dans notre voiture, mais voilà que le8 chaînes tintent à nouveau et la poutre redescend. « Eh, bien, me voilà coincé! » me dis-je. Dans le poste, un cantoniste 16 enregistre mon passeport : « C'est vous-même en personne? » me demande-t-il, et moi de lui passer incontinent un billet de vingt kreutzer. Ici entre le sous-officier; il ne dit mot, et je me dépêche de lui passer un Zwanziger, comme à l'autre. 17 « Tout est en ordre. Veuillez vous rendre à la douane. » Je remonte en voiture, on s'ébranle ... mais il me semble qu'on nous poursuit. Je me retourne: le Cosaque armé d'une pique arrive, au petit trot derrière nous ... « Qu'y a-t-il, l'ami? » «J'escorte Votre Excellence jusqu'à la douane. » 15. En français. 16. Fils des soldats des anciennes colonies militaires, eux-mêmes dans l'armée depuis leur jeune âge. 17. Un billet de vingt kreutzer. En allemand, Zwanzig = vingt.
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Là-bas, un fonctionnaire binoclard examine mes livres. Je lui donne un thaler et lui déclare : « « Ne prenez pas cette peine. Ce sont tous des ouvrages savants, médicaux ! » « Mais bien sûr ! Eh, porteur, ferme-moi cette malle ! » TI reçoit un nouveau Zwanziger. Enfin on me relâche. Je loue une troïka. Nous traversons des champs infinis. Subitement, un rougeoiement, là-bas ... de plus en plus proche. Un incendie. « Regarde, dis-je au postillon. Un malheur, n'est-ce pas ? » . « C'est rien, me répond-t-il. Une isba ou une grange, sûrement. Ho-ho ! On va de l'avant, mes mignons ! :. Environ deux heures plus tard, de l'autre côté, le ciel est rouge. Cette fois, je ne questionne plus, rassuré de savoir qu'il ne s'agit que d'une petite isba, d'une petite grange ... J'arrive à Moscou en plein Carême. Il n'y a presque plus de neige. Les patins du traîneau grattent les pavés, les lanternes se reflètent faiblement dans. les flaques noires, et le bricolier m'envoie à la figure de la boue gelée, en gros paquets. C'est une chose des plus étranges : à Moscou, dès que vient le printemps, et qu'on voit passer quatre ou cinq jours secs, la boue cède la place à des nuages de poussière, qui volent dans vos yeux, vous irritent la gorge; et le maître de police qui, d'un air inquiet, se dresse sur son drojki, montre du doigt cette poussière, tandis que ses agents de police se démènent et répandent de la brique pilée... contre la poussière ! Ivan Pavlovitch Galakhov était distrait à l'extrême, et chez lui, la distraction était un défaut aussi charmant que le bégaiement d'Eugène Korsch. Si parfois cela le fâchait, la plupart du temps il se moquait lui-même des bévues extraordinaires qu'il commettait continuellement. Un jour Mme Khovrina l'invita à une soirée. Lui, il alla, en notre compagnie, écouter Linda di Chamouni. 18 Après l'Opéra, il se rendit au restaurant Chevalier, où il passa une heure et demie, environ. Ensuite, il rentra chez lui, s'habilla et partit chez Mme Khovrina. Dans l'antichambre une seule bougie était allumée, des bagages traînaient dans un coin. Il entra dans la grande salle : personne ! Dans le salon il trouva M. Khovrine, en tenue de voyage, qui arrivait de Penza. Galakhov s'informe de son trajet et, très à l'aise, s'asseoit dans un fauteuil. Khovrine lui raconte que les routes sont infâmes et qu'il est très fatigué. - Mais où donc est Maria Dmitrievna? demande Galakhov. - Elle dort depuis lontemps. - Comment çà, elle dort ? Il est donc si tard ? s'informe Galakhov, qui commence à y voir clair. 18. Opéra de Donizzetti.
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- Quatre heures du matin ! répond Khovrine. - Quatre heures! répète Galakhov. Pardonnez-moi, je voulais simplement vous exprimer ma joie de votre retour. Une autre fois, chez les mêmes personnes, il se rendit à une grande réception. Les hommes étaient tous en frac, les femmes en grande toilette. Ou bien Galakhov n'avait pas reçu d'invitation, ou bien il avait oublié. Toujours est-il qu'il arriva en redingote, s'assit, prit une bougie à laquelle il alluma son cigare, et se mit à converser, sans remarquer ni les invités, ni leurs habits. Au bout de deux heures, il me demanda : « Tu vas quelque part ? :. - Maisnon! - Pourtant tu es en frac '! J'éclatai de rire.« Ah, c'est trop bête!:. marmonna Galakhov, qui saisit son chapeau et s'en alla. Quand mon fils avait cinq ans, Galakhov lui apporta, à la Noël, une poupée de cire, aussi grande que l'enfant, ou presque. Il l'installa lui-même devant la table et attendit l'effet de surprise! Quand l'arbre de Noël fût préparé et que l'on ouvrît les portes, Sacha, bouleversé de joie, avança à pas lents, jetant des regards fascinés aux guirlandes d'argent et aux bougies; soudain, il s'immobilisa et resta cloué sur place, puis devint tout rouge et se rejeta en arrière en poussant un hurlement. -Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'as-tu ? demandâmes-nous tous. Inondé de larmes amères, l'enfant ne put ·que répéter : - I l y a un garçon que je ne connais pas. Je veux pas! Je veux pas! Il voyait dans la poupée de Galakhov un rival, un alter ego, et cela le chagrinait très fort. Mais Galakhov en eut encore plus de chagrin que lui : s'emparant de l'infortunée poupée, il rentra chez lui et, de longtemps, ne voulut reparler de cet incident. Je le rencontrai pour la dernière fois à l'automne de 1847, à Nice. Le mouvement italien était alors en gestation, et il se passionnait pour cette cause. En même temps qu'une attitude ironique, il conservait ses espoirs romantiques et continuait à aspirer à quelque religion. Nos longs entretiens, nos disputes, m'inspirèrent l'idée de les transcrire. C'est par une de ces conversations que débute De l'Autre Rive.(26) Je lus ce début à Galakhov, qui était alors très malade; il fondait à vue d'œil et avançait vers la tombe. Peu avant sa mort, il m'envoya, à Paris, une longue lettre pleine de choses intéressantes. C'est dommage de ne plus l'avoir : j'en aurais publié des extraits. Quittant sa tombe, je passe à une autre, plus chère et plus récente.
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SUR LA TOMBE D'UN AMI Son esprit était pur et noble son 8me, Son cœur était doux comme une caresse, Et notre amitié demeure en ma mémoire Semblable à un conte de fées ... (N. Ogarev : A. Iskander.)
En 1840, passant par Moscou, je rencontrai Granovski pour la première fois. Il revenait de l'étranger et se préparait à occuper sa chaire d'Histoire. Son air noble et pensif me plut, ainsi que son regard mélancolique, sous des sourcils froncés, et son sourire, à la fois triste et débonnaire. A cette époque il avait les cheveux longs et portait un paletot bleu, de coupe berlinoise particulière, avec des revers en velours et des boutons en drap. Ses traits, son costume, sa sombre chevelure, prêtaient tant d'élégance et de grâce à sa personne, placée sur la ligne de partage entre la jeunesse disparue et une maturité riche de culture, que même un homme peu porté aux engouements ne pouvait rester indifférent envers lui. - Je ne le vis alors que rapidement, mais j'emportai à Vladimir une noble image et, fondée sur elle, la foi en une future et grande amitié. Mon pressentiment ne me trompa point. Deux ans plus tard, après mon séjour à Pétersbourg et mon retour définitif à Moscou, qui suivit mon deuxième exil, Granovski et moi nous liâmes de façon étroite et profonde. Il était doté d'un extraordinaire tact du cœur. Sa nature était aussi éloignée de la nervosité qui naît du manque de confiance en soi que de toute pose, elle était si pure, si ouverte, et les rapports avec lui étaient étonnamment simples. Il ne vous accablait pas de son amitié, mais son attachement était fort, et dépouillé aussi bien de jalouses exigences que d'indifférent « laisser-aller :.. Je ne me souviens pas qu'il ait jamais touché avec rudesse ou maladresse ces « points :. ultra-sensibles, délicats, craignant la lumière et le bruit, qui existent en chaque homme qui vit vraiment sa vie. C'est pour cela qu'on n'avait pas peur d'aborder avec lui les
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sujets dont on parle difficilement même avec les êtres les plus proches, en qui on a pleine confiance, mais chez qui l'ordre de certaines cordes - presque inaudibles - n'est pas au même diapason que le vôtre. En son cœur aimant, serein et indulgent, les sottes discordes disparaissaient, et s'atténuait le cri des égoïstes susceptibilités. Il était, parmi nous, le maillon qui réunissait tant d'idées, tant de personnes : souvent, grâce à la sympathie qu'il inspirait, il réconciliait des groupes entiers qui étaient à couteaux tirés, ou des amis prêts à se brouiller. Granovski et Bélinski, qui ne se ressemblaient en aucune façon, comptaient parmi les personnalités les plus lumineuses et les plus remarquables de notre cercle. Vers la fin de la pénible époque dont la Russie émerge à présent, alors que tout se passait à ras de terre, que seule retentissait la voix de la bassesse officielle, que la littérature était paralysée, qu'on enseignait la théorie de l'esclavage au lieu des sciences, que la censure hochait la tête en lisant les Paraboles du Christ et gommait les Fables de Krylov (27), à cette époque, dis-je, quand je voyais Granovski en chaire, j'en avais le cœur plus léger. « Tout n'est pas perdu s'il peut continuer à parler ! » se disait chacun, en respirant plus librement. Pourtant, Granovski n'était ni un lutteur comme Bélinski, ni un dialecticien comme Bakounine. Sa force ne résidait pas en une polémique aiguë, une réfutation hardie, mais précisément en une influence morale positive, dans la confiance inconditionnelle qu'il inspirait, dans sa nature d'artiste, sa sereine égalité d'humeur, la pureté de son caractère, enfin dans sa protestation permanente et profonde contre l'ordre existant en Russie. Ses paroles n'étaient pas seules efficaces : ses silences l'étaient également. Sa pensée, quand elle n'avait pas le droit de s'exprimer, était si clairement reflétée dans ses traits, qu'il était difficile de ne point ia lire, particulièrement dans un pays où un despotisme étriqué a enseigné à chacun de deviner et de comprendre la parole cachée. Durant les années noires de la persécution - de 1848 à la mort de Nicolas pr - Granovski réussit non seulement à conserver sa chaire, mais également l'indépendance de sa pensée. La raison en était une tendresse féminine, une expression modérée, un don de médiateur, dont nous avons déjà parlé, qui s'unissaient harmonieusement avec la vaillance d'un chevalier et une consécration totale à des convictions passionnées. (28) Granovski me rappelle certains pensifs et calmes prédicateurs - révolutionnaires du temps de la Réforme : non point ceux, 134
violents et redoutables qui, tel Luther, « vivaient pleinement dans la colère », mais ces réformateurs clairs et doux qui coiffaient la couronne d'épines avec autant de simplicité qu'une couronne de lauriers. Ces êtres-là sont inébranlablement sereins; ils avancent d'un pas ferme, mais sans taper des pieds; les juges les craignent, et se sentent mal à l'aise en leur présence; leur sourire qui pardonne provoque chez leur bourreau des remords de conscience. Ainsi était l'amiral de Coligny, ainsi étaient les meilleurs parmi les Girondins. En vérité, Granovski, selon toute la structure de son esprit, sa tendance romantique, sa répugnance pour les excès, aurait été un Huguenot ou un Girondin, bien plus sûrement qu'un Anabaptiste ou un Montagnard. L'influence de Granovski sur l'Université et sur toute la jeune génération fut énorme, et lui survécut; il laissa derrière lui une longue traînée lumineuse. Je considère avec un attendrissement particulier les livres dédiés à sa mémoire par ses anciens étudiants, les lignes chaleureuses, enthousiastes, qu'ils lui consacrent dans des préfaces, des articles de revue, et ce désir admirable, juvénile, de lier leur œuvre nouvelle à l'ombre d'un ami, d'effleurer sa tombe en commençant un discours et de faire remonter jusqu'à lui leur généalogie spirituelle. Granovski eut une évolution toute différente de la nôtre. Ayant fait ses études à Orel, il entra à l'Université de Pétersbourg. 19 Comme son père lui envoyait très peu d'argent, il dut commencer fort jeune d'écrire des articles de journaux « sur commande. » Lui et · son ami Eugène Korsch, qu'il connut alors, et avec qui il maintint jusqu'à sa mort les relations les plus étroites, travaillaient pour Senkovski, 20 qui avait besoin de forces neuves et de jouvenceaux inexpérimentés pour -transformer son travail laborieux et faire mousser son Cabinet des Bonnes Lectures ·comme du champagne russe ! A dire vrai, il n'y eut pas, dans l'existence de Granovski, de période frénétique de passions et de débauche. Ses études achevées, l'Institut Pédagogique l'envoya en Allemagne. A Berlin, il fit la connaissance de Stankévitch, et ce fut l'événement le plus important de toute sa jeunesse. (29) Qui les a connus tous deux comprendra combien il était évident qu'ils dussent immédiatement s'élancer l'un vers l'autre. Ils avaient tant en commun : leur éthique, leurs 19. Rappelons que « nous » et « nôtre » signifie pour Herzen son « cercle », qui datait de l'Université, et que tant lui que ses amis étaient tous des Moscovites. 20. Joseph Senkovski (1800-1858) : sous le pseudonyme de « Baron Brambeüs » c'était un écrivain et critique aussi prolifique que médiocre; démuni de jugement littéraire, il publiait dans sa revue Le Cabinet de lecture, le meilleur et le pire.
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tendances, leur âge... et tous deux portaient en leur sein l'embryon fatal d'une fin prématurée. Mais la ressemblance ne suffit pas pour créer des liens indissolubles, une étroite parenté. Seul est profond et durable l'amour, qui apporte un complément réciproque : pour qu'un amour soit actif, les différences sont aussi nécessaires que les ressemblances; sans elles, les sentiments sont atones et passifs, et se transforment en habitude. Les aspirations comme la puissance des deux jeunes hommes différaient énormément. Stankévitch, aguerri depuis son jeune âge par la ,dialectique hégélienne, avait un don prononcé pour la pensée spéculative, et s'il introduisait dans ses réflexions un élément esthétique, il ne fait pas de doute qu'il infiltrait autant de philosophie dans son esthétique. Granovski, lui, qui était en sympathie profonde avec les tendances scientifiques d'alors, n'avait ni goût, ni talent pour la pensée abstraite. Il avait fort judicieusement compris sa vocation, en choisissant l'étude de l'Histoire. Il n'aurait jamais pu devenir un penseur abstrait, ou un remarquable tenant de la Naturphilosophie; il n'aurait pu supporter ni l'impartialité impassible de la logique, ni l'objectivité impassible de la nature. Il était incapable de renoncer à tout au profit de la pensée, de renoncer à lui-même au profit de l'observation, alors que les affaires des humains l'intéressaient passionnément. Or, l'Histoire n'est-elle pas elle aussi pensée, n'est-elle pas aussi nature, mais manifestées différemment? Granovski pensait au moyen de l'Histoire; par elle il s'instruisait, et c'est par son truchement que plus tard il fit sa propagande, tandis que Stankévitch lui inculqua poétiquement, et en don gratuit, non seulement sa conception de la science contemporaine, mais également sa méthode. Les pédants vont se montrer sceptiques, qui mesurent le travail intellectuel aux gouttes de sueur et à l'essoufflement... Mais, leur demanderons-nous, et Proudhon, et Bélinski? N'ont-ils pas compris, ne serait-ce que ia méthode de Hegel, mieux que tous les scolastiques qui l'ont étudiée jusqu'à en perdre leurs cheveux et se couvrir de rides ? Et pourtant ni l'un, ni l'autre, ne savaient l'allemand, ni l'un, ni l'autre n'avaient lu une seule œuvre de Hegel ou une seule dissertation de ses épigones de gauche et de droite : ils avaient seulement parlé quelques fois de sa méthode avec ses disciples. La vie de Granovski à Berlin, avec Stankévitch fut, selon les récits de l'un et les lettres de l'autre, l'une des périodes les plus brillantes et claires de leur existence. Un trop-plein de jeunesse, de force, les premières impulsions de la passion, une ironie sans malice, quelques frasques, allaient de pair avec des études sérieuses, 136
érudites, et tout cela réchauffé, englobé dans une profonde et ardente amitié, une amitié comme nous n'en connaissons qu'au temps de notre jeunesse. Ils se quittèrent deux ans plus tard. Granovski partit pour Moscou, occuper sa chaire, Stankévitch se rendit en Italie pour s'y soigner... et y mourir de consomption. La fin de Stankévitch abattit Granovski. Beaucoup plus tard, il reçut, en ma présence, un médaillon du défunt : j'ai rarement été témoin d'une tristesse si accablante, si calme et si muette... Cela se passait peu de temps après son mariage. L'harmonie, la sérénité, la paix qui enveloppaient sa vie nouvelle furent voilées d'un crêpe funèbre. Les traces du coup reçu furent longues à s'estomper; je ne sais si elles dispa~ rurent jamais ... Son épouse était très jeune et son caractère n'était pas tout à fait formé encore. Elle avait conservé cet élément particulier d'incohérence, voire d'apathie, propre à .J'adolescence, que l'on rencontre assez fréquemment chez des jeunes filles aux cheveux blonds, spécialement quand elles sont d'origine allemande. Ces natures-là, souvent douées et fortes, s'éveillent tard, et longtemps ne savent prendre conscience d'elles-mêmes. Le choc qui avait réveillé la jeune fille avait été si doux, si dénué de douleur et de conflit, il était venu si tôt, qu'elle s'en était à peine aperçue. Son sang continuait à circuler lentement et calmement dans son cœur. L'amour que lui portait Granovski était une amitié calme et douce, plus profonde et tendre que passionnée. Quelque chose de paisible, une sérénité attendrissante régnait dans leur jeune foyer. Cela réchauffait le cœur de voir parfois, près d'un Granovski absorbé par son travail, la silhouette longue et souple comme un rameau de sa compagne silencieuse, éprise et heureuse. Tandis que je les regardais, je pensais de nouveau aux claires et chastes familles des premiers protestants qui, courageusement, chantaient des psaumes interdits et étaient prêtes à comparaitre devant l'inquisiteur, tranquillement, fermement, la main dans la main. Lui et elle m'apparaissaient comme un frère et une sœur, d'autant plus qu'ils n'avaient pas d'enfants. Nous étions vite devenus amis et nous nous voyions chaque jour. 21 Jusqu'à l'aube nous bavardions de tout et de rien ... C'est justement pendant ces heures perdues, et grâce à elles, que les gens se lient si indissolublement, si irrévocablement. . 21. Dans le texte de 1858, on lisait : c En 1842, nous noll6 liâmes vite et demeurâmes proches l'un de l'autre jusqu'à la moitié de 1846. ,. Herzen reviendra· sur cette rupture, notamment au chapitre XXXII.
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Cela m'effraye et me chagrine de penser que par la suite nous sommes restés longtemps brouillés pour des convictions théoriques; mais elles n'étaient pas pour nous un problème extérieur, et bien au contraire, constituaient le fondement véritable de nos existences. 22 Cependant, je me hâte de déclarer par avance que si le temps a démontré que nous pouvions différer dans nos conceptions, ne plus nous comprendre, nous faire réciproquement de la peine, ce temps a non moins prouvé deux fois mieux que nous ne pouvions nous séparer, devenir étrangers l'un à l'autre, et que la mort elle-même ne saurait nous y forcer. Il est vrai qu'entre Granovski et Ogarev, qui s'aimaient ardemment, profondément, s'immisça un vilain ressentiment, qui s'ajouta à leur discorde théorique, mais nous verrons qu'il disparut, tardivement certes, mais complètement. (30) En ce qui concerne nos querelles à nous, Granovski y mit fin de lui-même. Il conclut avec les mots suivants une lettre qu'il m'envoya de Moscou à Genève, le 25 août 1849. Je les transcris pieusement et avec fierté : « Ce qu'il y avait de meilleur en mon âme, je l'ai consacré à mon amitié pour vous deux (c. à. d. pour Ogarev et moi). Elle contient une part de passion qui, en 1846, m'a contraint à pleurer et à m'accuser de mon impuissance à rompre un lien qui, me semblait-il, ne pouvait durer. C'est quasiment avec désespoir que j'ai découvert que vous étiez attachés à mon âme avec des fils tels, qu'on ne peut les couper sans emporter la chair vive. Ce temps n'a pas passé pour moi sans profit. Je suis sorti victorieux du plus mauvais côté de moi-même. Il ne reste plus trace de ce romantisme dont vous m'accusiez. En revanche, tout ce qu'il y avait de romantique dans ma nature profonde, a été détourné vers mes attachements privés. Te souviens-tu de la lettre que je t'ai écrite à propos de ton Kroupov ? 23 Elle fut écrite en une nuit mémorable. Mon âme fut débarrassée de son linceuil noir, ton image ressuscita devant moi, parfaitement distincte, et à Paris je te tendis la main aussi facilement, aussi affectueusement, que je le faisais dans les moments les meilleurs, les plus sacrés de notre existence moscovite. Ce n'est pas seulement ton talent qui a agi sur moi de façon si forte. Ce récit m'apportait en une seule bouffée toute ta personnalité. Il fut un temps où tu m'as blessé, en me disant : « Ne bâtis 22. Dans le texte initial on lisait ici : « De cette triste époque j'aurai encore l'occasion de parler ... » De fait, Herzen revient sur toutes ces dissensions dans le chap. XXXII du présent volume. 23. Le Docteur Kroupov, nouvelle publiée en 1847 dans les Annales de la Patrie. Granovski lui écrivit, entre autres : ... Sais-tu ce que c'est? C'est simplement IUle chose géniale ...
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rien sur ce qui est personnel; ne crois qu'en ce qui est général! » Et moi, de tous temps, je tablais tant sur ce qui est personnel. Mais le personnel et le général se sont confondus pour moi en toi. Voilà pourquoi je t'aime si pleinement, si chaleureusement. » 24 Que l'on veuille se souvenir de ces lignes en lisant mon récit sur nos brouilles ... Lorsque je publiai, à la fin de l'année 1843, mes articles sur Le Dilettantisme dans la Science, leur succès fut une source de joie enfantine pour Granovski. 25 Il allait de maison en maison, porteur des Annales de la Patrie, leur lisait lui-même mon texte à haute voix, le commentait, et se fâchait pour de bon s'il déplaisait à quelqu'un. Ensuite, ce fut à moi d'être témoin du succès de Granovski - un succès bien différent. Je veux parler de son premier cours public sur l'Histoire du Moyen Age en France et en Angleterre. « Les conférences de Granovski, me confia Tchaadaïev, comme nous sortions, après le troisième ou le quatrième cours, d'un amphithéâtre bourré de femmes du monde et de toute la société mondaine de Moscou, les cours de Granovski ont une portée historique ». Je partage entièrement son avis. Granovski transforma sa salle de cours en salon, en lieu de rendez-vous du beau monde. 26 Pour ce faire, il n'ha:billa pas l'Histoire de dentelles et de soieries, bien au contraire ! Son langage était châtié, extrêmement grave, pénétré de force, de hardiesse et de poésie; cela ébranlait puissamment ses auditeurs, les réveillait. Son audace ne lui attirait pas d'ennuis, non point parce qu'il faisait des concessions, mais à cause de la modération de ses expressions, qui lui était si naturelle, à cause de l'absence d'aphorismes à la française 27, d'énormes points placés sur des « i » minuscules, semblables à la « moralité » qui suit une fable. En exposant les événements, en les groupant artistement, il s'exprimait par leur intermédiaire, si bien que sa pensée, informulée, mais parfaitement claire, paraissait d'autant plus familière à ses auditeurs, qu'elle leur semblait être leur propre pensée. 24. Les quatre lettres sur Le Dilettantisme dans la Science peuvent être lues en français dans le recueil : A. 1. Herzen, Textes phüosophiques choisis, publié à Moscou, par les Editions en langues étrangères, en 1950. Pour qui voudrait les lire en russe, v. pour la lettre citée ci-dessus, L'Héritage littéraire (Literatournoïé Nasliedstvo}, t. LXII, p. 96. La lettre sur Kroupov (parue pour la première fois en 1859} se trouve dans la même revue, p. 92. 25. En décembre 1843, seule parut la quatrième lettre. Les trois précédentes avaient paru en janvier, mars et mai de la même année. (A. S.} 26. En français. 27. En français.
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La fin de son premier cycle fut saluée par une véritable ovation, chose inouïe à l'Université de Moscou. Lorsque, en conclusion, profondément ému, il remercia son public, tout le monde se mit debout dans une espèce de griserie, les dames agitaient leurs mouchoirs, d'autres couraient vers la chaire, lui serraient les mains, demandaient son portrait. J'ai vu de mes yeux des jeunes gens aux figures empourprées qui, à travers leurs larmes, criaient « Bravo 1 Bravo ! » On ne pouvait sortir. Granovski, pâle comme un linge, se tenait debout, les bras croisés, la tête légèrement inclinée; il avait envie de dire quelques mots, encore, mais ne le pouvait. Les applaudissements, les cris, le déchaînement des encouragements redoublèrent, les étudiants se rangèrent le long de l'escalier, laissant les invités faire du bruit dans l'amphithéâtre. Epuisé, Granovski se fraya un chemin jusqu'à la salle du conseil; quelques minutes plus tard, on l'aperçut qui en sortait, et ce furent derechef des applaudissements sans fin. TI revint, demandant grâce d'un geste; n'en pouvant plus d'émotion, il gagna la direction. Là je me jetai à son cou, et nous nous mîmes à pleurer en silence. 28 ... Ce furent des larmes semblables qui coulèrent le long de mes joues quand, dans le Colisée, Cicerovacchio, un héros, éclairé par les derniers rayons du soleil couchant, fit don au peuple romain, soulevé et armé, de son fils adolescent, quelques mois avant que tous deux tombent, fusillés sans jugement par les bourreaux militaires d'un gamin couronné ! 29 Oui, c'étaient des larmes précieuses : les premières naissaient de ma foi en la Russie, les secondes, de ma foi en la révolution ! Où donc est-elle, la révolution ? Où est Granovski ? Là où sont aussi l'adolescent aux boucles brunes et le popolano aux larges épaules, 30 et d'autres gens proches, si proches de nous. Demeure encore ma foi en la Russie. Est-il possible qu'il me faille y renoncer aussi ? Et pourquoi un hasard absurde a-t-il emporté Granovski, si noble, si actif, cet homme qui ·a profondément souffert, et cela au début des temps nouveaux pour la Russie - obscurs encore, ma~s néanmoins nouveaux ? Pourquoi ce hasard ne lui a-t-il pas permis de respirer l'air frais qui vient souffler sur nous, et qui 28. 22 avril 1844. 29. Cicerovacchio : l'un des chefs du soulèvement romain de 1848. TI fut fusillé avec son fils, par les Autrichiens, en 1849. Le gamin couronné :l'empereur d'Autriche, François-Joseph, monté sur le trône en déc. 1848, à l'âge de dix-huit ans. !Cf. v• partie, « Le Songe », p. 301.) 30. Popolano : homme du peuple.
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n'est plus si chargé du relent des casernes et des chambres de torture! La nouvelle de sa mort 31 me porta un coup violent. J'étais en train de marcher vers la gare de Richmond, lorsqu'on me remit une lettre. Je la lus, tout en poursuivant mon chemin et, en vérité, je ne la compris pas tout de suite. Je montai dans un compartiment. Je n'avais nulle envie de relire cette lettre : elle me faisait peur. Des inconnus aux figures stupides et laides entraient et sort~ent, la locomotive sifflait; je regardais tout cela, en me disant : « Mais c'est ridicule! Comment? Cet homme dans la fleur de l'âge, dont le sourire, le regard sont devant mes yeux ... il ne serait plus? :. J'étais dominé par une lourde somnolence et j'avais horriblement froid. A Londres m'attendait A. Talandier. 32 Après l'avoir salué, je lui dis que je venais de recevoir une lettre qui m'apportait de mauvaises nouvelles : ce fut alors seulement, comme si je venais d'être informé à l'instant. que je laissai libre cours à mes larmes. Nous avions eu peu de rapports, Granovski et moi, ces temps derniers, mais j'avais besoin de savoir que là-bas, au loin, en notre patrie, cet homme-là était vivant 1 Après son décès Moscou me parut vide. Un lien de plus s'était rompu ! Me sera-t-il accordé un jour, à moi le solitaire, éloigné de tous, de visiter sa tombe? Elle s'est fermée sur tant de puissance, tant d'avenir, d'idées, d'amour, de vie ... tout comme une autre, qui ne lui était pas tout à fait inconnue, une tombe que j'ai visitée ! 33 Auprès de la sépulture de Granovski je relirai certaines strophes de mélancolique réconciliation; elles sont si proches de moi que je les ai soutirées à leur auteur, comme un cadeau à ajouter à nos souvenirs ... 34 Granovski ne fut pas persécuté. Les sbires de Nicolas reculèrent devant son regard chargé de mélancolique reproche. TI mourut entouré par l'affection de la jeune génération, la sympathie de toute la Russie cultivée, et reconnu même par ses ennemis. Néanmoins, je m'en tiens à ce que j'ai exprimé : oui, il a beaucoup souffert. Ce ne sont pas seulement les chaînes qui broient une existence. Dans l'unique lettre qu'il m'envoya à l'étranger, 31. Le 4 octobre 1855. 32. Alfred Talandier avait pris part à la Révolution de 1848, et avait dû ensuite émigrer en Angleterre. Proche ami de Herzen. 33. Sans doute la tombe de sa femme, Natalie, à Nice. 34. Ce poème de Nicolas Ogarev ne fut pas inclus par Herzen dans les premières éditions.
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(20 juillet 1851) Tchaadaïev me disait qu'il périrait, qu'il perdait ses forces et approchait de sa fin à pas rapides, « non à cause de l'oppression qui pousse les gens à se révolter, mais à cause de celle qu'ils endurent avec une sorte de touchant attendrissement et qui, pour cette raison même, est beaucoup plus destructrice que l'autre :.. J'ai devant moi trois ou quatre lettres que j'ai reçues de Granovski dans ses dernières années : quelle tristesse corrosive, mortelle, dans chaque ligne ! « Notre situation, m'écrit-il en 1850, devient plus intolérable de jour en jour. Tout mouvement en Occident a pour écho, chez nous, des mesures répressives. Les dénonciations pleuvent par milliers. En l'espace de trois mois on a fait deux fois une enquête sur moi. Mais qu'est-ce que le danger personnel, comparé à la souffrance et au joug qui pèsent sur tous ? On avait pensé à fermer les universités; à présent, on se limite aux mesures suivantes, déjà mises en application : on a augmenté les frais d'études, tout en réduisant le nombre des étudiants, selon une loi qui n'autorise pas plus de trois cents étudiants par université. Comme il y en a quatorze cents à Moscou, il faudra en expulser douze cents pour avoir le droit d'en admettre une centaine de nouveaux. On a fermé l'Institut de la Noblesse, et bien d'autres institutions sont menacées du même sort, par exemple le Lycée. Le despotisme proclame bien haut qu'il ne peut vivre en harmonie avec l'instruction. On a rédigé des nouveaux programmes pour ·les Corps des Cadets : les Jésuites pourraient envier les pédagogues militaires qui en sont les auteurs. On a prescrit aux aumôniers d'inculquer aux Cadets, que la grandeur du Christ consistait principalement en son obéissance aux autorités; il est présenté comme un modèle de soumission et de discipline. Le professeur d'Histoire est censé démasquer les trompeuses vertus des républiques anciennes, et de démontrer la grandeur - incomprise par les historiens - de l'empire romain, à qui il ne manquait qu'une seule chose : la succession héréditaire ! ... Il y a de quoi vous rendre fou. Heureux Bélinski, mort à temps ! Beaucoup d'hommes de bien s'abandonnent au désespoir et considèrent tout ce qui se passe avec une indifférente apathie. Quand donc ce monde s'effondrera-t-il? J'ai décidé de ne pas démissionner, et d'attendre sur place que mon destin s'accomplisse. On peut tout de même arriver à agir. Qu'ils me mettent à la porte eux-mêmes ! ... Hier est arrivée la nouvelle de la mort de Galakhov, et ces jours derniers avait couru le bruit de ta mort à toi. Quand on me
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l'a appris, j'ai été sur le point de rire de tout mon cœur. Du reste, pourquoi ne mourrais-tu pas ? Ce ne serait pas plus bête qu'autre chose ... » A l'automne de 1853 il écrit : « Mon cœur est douloureux à la pensée de ce que nous étions autrefois (c. à d. quand j'étais là-bas) et ce que nous sommes devenus à présent. Nous buvons du vin par vieille habitude, mais il n'y a point de gaîté en notre cœur. C'est seulement lorsque je pense à toi, que mon âme redevient jeune. A l'heure présente, mon rêve le plus beau, le plus consolant, c'est de te revoir encore une fois, mais je crois qu'il ne se réalisera pas. » Il termine ainsi l'une de ses dernières lettres : « On entend un murmure sourd et général, mais où sont les forces actives ? Où est la résistance? C'est dur, mon frère, mais il n'y a point d'issue pour un vivant. » Dans notre Septentrion, le despotisme féroce use vite les êtres humains. Pris de peur, je regarde en arrière, comme vers un champ de bataille : que de morts, que de mutilés ... Granovski n'était pas seul. Il faisait partie d'un groupe de quelques jeunes professeurs revenus d'Allemagne à l'époque de notre déportation. Ils firent progresser considérablement l'Université de Moscou, et l'Histoire ne les oubliera pas. Hommes consciencieusement érudits, disciples de Hegel, Gans, Ritter et d'autres, ils suivaient leurs cours précisément à l'époque où le squelette de la dialectique commençait à se revêtir de chair, où la science avait cessé de se considérer comme antinomique à la vie, où Gans entrait dans l'amphithéâtre porteur non d'un folio ancien, mais du dernier numéro d'une revue de Paris ou de Londres. A ce moment-là, ils tentèrent de résoudre les problèmes historiques de leur temps en y appliquant la dialectique. Ce fut impossible, mais leur permit de prendre conscience des faits de façon plus claire. Nos professeurs avaient apporté en Russie leurs espoirs les plus chers, leur foi en la science et en l'homme. Ils conservèrent toute la fougue de la jeunesse, et leur chaire leur apparut comme le lutrin sacré, d'où ils étaient appelés à annoncer la vérité. Ils occupaient leur place, dans la salle de cours, non en tant que savants professionnels, mais comme des missionnaires prêchant la religion de l'humanité. Et qu'est-elle devenue, cette pléiade de jeunes chargés de cours, à commencer par le meilleur d'entre eux : Granovski ? Brillant, intelligent, savant, le cher Krioukov est mort à trente-cinq ans. Pétchiorine, l'helléniste, lutta et lutta contre l'effarante vie russe, 143
ne put plus y tenir, et s'en alla sans but, sans argent, brisé et malade, vers des pays étrangers; il erra, tel un orphelin privé de foyer, devint un prêtre jésuite; il brûle les Bibles protestantes en Irlande. 35 Redkine s'est fait moine séculier : il officie au Ministère des Affaires Intérieures et rédige des articles divinement inspirés, avec textes à l'appui. 36 Quant à Krylov... mais cela suffit. 37 La toile, la toile ! 38
35. Herzen reviendra sur ce sujet dans la VII• partie de B. i. D. au chapitre intitulé Pater V. Petchiorine. 36. TI s'agit d'articles pour une revue éducative, truffés de textes bibliques. 37. Contre le fabuliste N. 1. Krylov, qui avait désavoué ses opinions libérales de sa jeunesse et tourné à la réaction, Herzen avait écrit un article virulent, en 1857. TI le vitupérait violemment dans ses lettres à ses amis. (A. S.) 38. En français. « La Toile » : Rideau !
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CHAPITRE XXX
LES AUTRES Les Slavophiles et la panslavisme. Khomiakov. Les Kiréevski. C. Aksakov. P. 1. Tchaadaiev. Oui, nous étions leurs adversaires, mais de manière fort étrange. Nous n'avions qu'un .Jeul amour, mais dissemblable ..• Et, parens à Janus ou à l'aigle bicéphale, nous regardions dans des directions différentes, alors que battait un seul cœur. (Nécrologie de K. S. Aksakov.) Kolokol, p. 90.
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Aux côtés de notre cercle se trouvaient nos adversaires, nos amis les ennemis, ou, plus exactement, nos ennemis les amis : 1 les Slavophiles de Moscou. (31) Notre lutte a pris fin depuis longtemps, et nous avons tendu nos mains les uns aux autres; mais au début des années quarante, nous ne pouvions éviter de leur être hostiles, si nous devions agir en accord avec nos principes. Nous pouvions ne pas nous disputer à cause de leur vénération puérile pour l'enfance de notre Histoire; toutefois, si l'on admettait le sérieux de leur orthodoxie, si l'on considérait leur intolérance dogmatique sous ses deux aspects - celui de la science et celui du schisme, nous étions contraints de nous dresser contre eux. Nous décelions dans leur doctrine de nouvelles huiles pour oindre le tsar, de nouvelles chaînes pour ligoter la pensée, une nouvelle subordination des consciences à la servile Eglise byzantine. Les Slavophiles sont responsables de ce que nous mîmes si longtemps à comprendre et le peuple russe, et son Histoire : leurs idéaux de peintres d'icônes, la fumée de leur encens, nous empê1. En français. Citation de Béranger, dans : L'Opinion de ces Demoiselles.
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chaient de distinguer les mœurs du peuple et les fondements de la vie rurale. L'orthodoxie des Slavophiles, leur patriotisme historique, leur conscience nationale excessive et exaspérée, étaient suscités par les idées extrêmes de l'autre camp. L'importance de leur doctrine, sa vérité, et ce qu'elle secrétait d'essentiel, résidait non point dans leur orthodoxie ou dans leur nationalisme exclusif, mais dans ces éléments de la vie russe qu'ils découvraient sous l'engrais d'une civilisation artificielle. L'idée de conscience nationale est en elle-même une idée conservatrice : 2 c'est la détermination de ses droits, c'est l'opposition de soi à un autre. Il y a là tant la conception judaïque de la supériorité de la race, que la prétention aristocratique à la pureté du sang et à la primogéniture. La conscience nationale, en tant que bannière, en tant que cri de guerre, se pare d'une auréole révolutionnaire seulement lorsque un peuple se bat pour son indépendance, lorsqu'il se libère d'un joug étranger. Voilà pourquoi les sentiments nationalistes, avec toutes leurs exagérations, sont empreints de poésie· en Italie et en Pologne, alors qu'ils sont vulgaires en Allemagne. Faire la preuve de notre conscience nationale serait encore plus ridicule que pour les Allemands. Personne n'en doute, même ceux qui nous vitupèrent : par peur, ils nous haïssent, mais ils ne nient pas notre existence, comme Metternich nia celle de l'Italie. Il nous a fallu opposer notre nationalisme à un gouvernement germanisé, à nos propres renégats, mais cette lutte intestine ne pouvait s'élever au rang d'une épopée. L'apparition des Slavophiles en tant qu'école, en tant que doctrine particulière, fut tout à fait dans l'ordre des choses. Pourtant, s'ils n'avaient eu d'autre drapeau que l'étendard orthodoxe, d'autre idéal que le Domostroï 3 et la vie d'avant Pierre-le-Grand, (vie très russe, mais pesante à l'extrême) ils seraient passés pour un curieux Rarti de loups-garous et de phénomènes appartenant à un autre âge ! Ce n'est point là que les Slavophiles pouvaient puiser leur force et leur devenir. Il se peut que leur trésor fût caché parmi les objets de culte de facture antique, mais sa valeur ne devait rien 2. Le terme narodnost est difficile à traduire en quelque langue que ce soit, sauf peut-être en allemand où, en gros, cela correspondrait à Volktum. Il s'agit de la prise de conscience de ce qui est national, qui fait partie de la nation en tant qu'entité. La racine est narod - peuple. 3. Le Domostroï, œuvre du xv1• siècle due au moine Sylvestre, conseiller d'Ivan IV le Redoutable. Traité de morale domestique pratique. Textuellement : « Ordre de la Maison », (de Dom - maison et stroï - ordre, organisation).
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ni aux aiguières, ni à leur forme. Au début, ils ne faisaient pas la distinction. A leurs propres souvenirs historiques s'ajoutèrent ceux de tous les peuples de même race. Nos Slavophiles considérèrent leur sympathie pour le panslavisme occidental comme partie intégrante de leur cause et de leurs tendances; ils oubliaient que là-bas une conscience nationale exceptionnelle répondait aux gémissements d'un peuple opprimé par le joug de l'étranger. Dans ses commencements, le panslavisme occidental fut tenu par le gouvernement autrichien lui-même pour un mouvement conservateur. Il se développa pendant la triste époque du Congrès de Vienne. C'était du reste, un temps de toutes sortes de résurrections et rétablissements, le temps des Lazare de toute espèce, frais ou pourris. A côté du Teutschum 4 tendant à ressusciter les jours heureux de Barberousse et des Hohenstaufen, apparut le panslavisme tchèque. Les gouvernements approuvèrent ces tendances et, pour commencer, encouragèrent la croissance des haines entre les peuples. A nouveau les masses s'aggloméraient autour de l'idée de parenté raciale (dont les nœuds se resserraient encore) mais s'écartaient derechef des exigences d'ordre général, visant l'amélioration de leur sort. Les frontières devenaient plus intraversables, tandis que se rompaient les liens et l'amitié entre les peuples. Il va de soi qu'on tolérait l'éveil des seuls nationalismes apathiques ou affaiblis, et encore à condition que leur activité se limitât aux savantes études archéologiques ou aux disputes sur l'étymologie. A Milan, en Pologne, où la conscience nationale ne se bornait nullement à la grammaire, on lui faisait la vie dure. Le panslavisme tchèque excita les sympathies slaves en Russie. s Le « slavisme » ou « russicisme », non pas comme théorie ou doctrine, mais en tant que sentiment national blessé, souvenirs sombres, instinct sûr, opposition 'à une influence étrangère prédominante, existait depuis le jour où Pierre r· rasa la première bar-be russe. La résistance au terrorisme culturel de Pétersbourg ne cessa jamais de ·se manifester, incarnée par les streltzi révoltés, exécutés, écartelés, pendus aux créneaux du Kremlin, abattus par Menchikov ou autres amuseurs du tsar, par le tsarévitch Alexis empoisonné dans le ravelin de la forteresse Pierre-et-Paul, par le clan des 4. Teutschtum ou Deutschum : conscience de la nationalité allemande et mouvement patriotique. S. Tout ce qui précède, depuis le début de ce chapitre jusqu'à cette dernière phrase, diffère de la première version, parue dansE. P. en 1855. Pour cette variante, cf. Commentaires (32).
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Dolgorouki sous Pierre II, par la haine des Allemands sous Biron, par Pougatchev sous Catherine II, et par cette même Catherine, allemande orthodoxe, sous Pierre III, Prussien du Holstein, par Elisabeth, qui s'appuya sur les Slavophiles d'alors pour conquérir son trône. 6 (Le peuple de Moscou avait espéré qu'au moment de son couronnement on massacrerait tous les Allemands !) Tous les schismatiques sont slavophiles. Tout le clergé régulier et séculier est slavophile, mais d'une manière différente ... Les soldats qui réclamaient le renvoi de Barclay-de-Tolly à cause de son nom germanique, étaient les prédécesseurs de Khomiakov et ses amis. 7 La guerre de 1812 développa fortement le sentiment d'une conscience nationale et l'amour de la patrie, mais le patriotisme de 1812 ne revêtit pas un caractère schismatique-slavophile. Nous le trouvons chez Karamzine et Pouchkine, chez l'empereur Alexandre rr lui-même. Sur le plan pratique, il était l'expression de cet instinct de la force, qui naît chez les peuples puissants lorsque les étrangers les provoquent; par la suite, il se manifesta dans le sentiment triomphant de la victoire, l'orgueilleuse conscience d'avoir repoussé l'ennemi. Mais sur le plan théorique, il était faible; pour pouvoir aimer l'Histoire de Russie, les patriotes la transposaient sur le mode européen; en fait, ils traduisaient du français en russe le patriotisme gréco-romain, et n'allaient pas au-delà de ce vers : Pour un cœur bien né que la patrie est chère ! 8 6. La révolte des streltzi (arquebusiers) de la garnison de Moscou eut lieu en 1715, quand Pierre-le-Grand se trouvait à l'étranger. Elle fut noyée dans le sang. Le tsarévitcn Alexis, fils héritier de Pierre, complota contre lui et, condamné à mort par son père, mourut dans la forteresse Pierre-et-Paul. La tradition veut qu'il ait été empoisonné dans sa cellule pour lui éviter le supplice. D'autres ont affirmé que son père l'a tué de sa main. TI était le tenant des traditions antiques de la Russie. Les princes Dolgorouki l'étaient également qui, soustrayant le très jeune tsar Pierre II à l'emprise des « aiglons de Pierre le Grand >> - les hommes nouveaux - voulurent rétablir l'antique empire moscovite et ressusciter l'hégémonie des boyards. Biron : favori de l'impératrice Anna Jr•; ce règne fut véritablement le règne des Allemands (1830-1840). Pou~:atchev : instigateur d'un soulèvement colossal qui mit le trône de Catherine-la-Grande en péril. On sait que cette princesse allemande opéra un coup d'Etat pour prendre la place de son époux indigne, Pierre de Holstein-Gottorp. Elisabeth, fille de Pierre-le-Grand : très aimée de tout ce qui était patriote et « nationaliste », y compris l'armée, héroïne d'une révolution de palais qui << détrôna » la régente (allemande) Anna Léopoldovna et son fils, le tsar au berceau, Ivan VI. (1742.) 7. Barclay-de-Tolly : général en chef de l'armée russe lorsque Napoléon envahit la Russie en 1812. Il était d'origine anglaise et non allemande, mais aux yeux du peuple patriote, c'était un étranger : niémetz, c'est-à-dire allemand, par déformation. 8. Voltaire : Tancrède (Acte 1, sc. III). Citation inexacte.
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li est vrai qu'alors déjà Chichkov 9 cultivait le projet chimérique de rétablir la langue archaïque, mais son influence était limitée. Quant au vrai langage popùlaire, le comte francisé, Rostoptchine, fut le seul à le pratiquer dans ses proclamations et ses manifestes. 10 A mesure qu'on oubliait la guerre, ce patriotisme décroissait et finalement il dégénéra, d'une part, en basse et cynique flatterie dans L'Abeille du Nord, de l'autre, en patriotisme trivial à la Zagoskine, 11 qui appelait la ville de Chouya « Manchester », q~alifiait le peintre d'histoire Chébouïev de « Raphaël, » et glorifiait nos baïonnettes et les vastes espaces qui s'étendent des glaces de Toméo aux montagnes de la Tauride. 12 Sous Nicolas, le patriotisme se transforma en quelque chose qui sentait le knout et la police, surtout à Pétersbourg, où cette tendance insensée cumula, conformément au caractère cosmopolite de la ville, dans l'invention d'un nouvel hymne national, selon Jean-Sébastien Bach 13, et dans une pièce, Procope Liapounov, selon Schiller. 14 9. Alexandre Sémionovitch Chichkov {1754-1841) : ministre de l'Instruction publique de 1824 à 1828. Conservateur à l'extrême, il combattait toute nouveauté. 10. Lorsque Napoléon se rapprocha de Moscou, Rostoptchine, gouverneur de la ville, rédigea quantité de proclamations dans une langue qu'il croyait être celle de l'homme de la rue; elles suscitaient l'hilarité générale. 11. M. N. Zagoskine : auteur de romans historiques médiocres (1789-1852). 12. Allusion au célèbre poème de Pouchkine : Aux Calomniateurs de la Russie. (Klévetnikam Rossii.) 13. Au début, l'hymne national était naïvement chanté sur l'air de God Save The King et, de surcroît, on ne le chantait presque jamais. Tout ça faisait partie des innovations nicolaïennes. A partir de la guerre polonaise, l'hymne national, composé par le colonel Lvov, du Corps des Gendarm_lls, fut, sur ordre, charité lors de toutes les cérémonies impériales et dans les grands concerts. L'Empereur Alexandre 1•• était trop bien élevé pour aimer la flatterie grossière. A Paris, il écouta avec dégo1lt les discours méprisables des académiciens rampant aux pieds du vainqueur. Ayant un jour, dans son antichambre, rencontré Chateaubriand, il lui montra le dernier numéro du Journal des Débats, et ajouta : « Je puis vous assurer que jamais, dans aucun journal russe, je n'ai vu d'aussi plates bassesses ». Mais sous Nicolas il se trouva des hommes de lettres qui justifièrent sa confiance monarchique et damèrent le pion à tous les journalistes de 1814, et même à certains préfets de 1852. Boulgarine écrivit dans l'Abeille du Nord que parmi tous les avantages du chemin de fer entre Moscou et Pétersbourg, il considérait avec émotion celui-ci : un seul et même homme pourrait entendre une messe pour la santé de l'Empereur souverain le matin, à la cathédrale Notre-Dame de Kazan, et le même soir une autre au Kremlin ! ll semblerait difficile de surpasser cette épouvantable bourde, mais il se trouva à Moscou un homme de lettres qui se montra plus brillant encore que Boulgarine : lors d'un voyage de Nicolas à Moscou, un savant professeur rédigea un article où, parlant de la foule qui ·se pressait devant le palais, il ajoutait que le tsar n'avait qu'à en exprimer le désir, et ces milliers de gens, venus contempler sa face, se jetteraient joyeusement dans la Moskova. Cette phrase fut gommée par le comte Stroganov, qui m'a relaté cette charmante anecdote. (Note de A. H.) 14. « J'ai assisté à la première représentation de Liapounov, à Moscou, et j'ai vu ce personnage retrousser ses manches et déclarer quelque chose dans le genre de << Je vais prendre mes ébats dans le sang polonais ». Une plainte sourde de dégoût
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Afin de se couper de l'Europe, des Lumières, de la révolution qu'il redoutait depuis le 14 décembre 1825, Nicolas 1"', de son côté, leva la bannière de l'Orthodoxie, de l'Autocratie et du Nationalisme, fignolée à la manière de l'étendard prussien et maintenue par n'importe quoi : les barbares romans de Zagoskine, une peinture d'icônes barbare, une architecture barbare, par Ouvarov, la persécution des Uniates et par la Main du Tout Puissant qui sauva la Patrie. 15 La rencontre des Slavophiles moscovites avec la slavophilie pétersbourgeoise de Nicolas fut pour eux un grand malheur. Nicolas se jetait dans le nationalisme et l'orthodoxie pour fuir les idées révolutionnaires. Entre eux et lui, il n'y avait rien de commun, hormis les mots. Leurs excès et leurs maladresses étaient en tout état de cause d'une absurdité désintéressée, sans le moindre rapport avec la Troisième Section ou l'administration ecclésiastique, ce qui, bien entendu, n'empêchait aucunement leurs inepties d'être ineptes. Ainsi, par exemple, à la fin des années trente, le panslaviste Gay se trouvait de passage à Moscou; (il devait, par la suite, jouer un rôle assez obscur comme agitateur croate et, en même temps, homme proche du Ban de Croatie, Jellatchitch). Les Moscovites, en règle générale, font confiance à tous les étrangers. Or, Gay était plus qu'un étranger et plus qu'un des leurs : il était les deux à la fois. Par conséquent, il ne lui fut pas difficile d'attendrir le cœur de nos Slavophiles en leur relatant le sort de leurs frères malheureux et orthodoxes de Dalmatie et de Croatie. Il y eut une collecte énorme en quelques jours et, par-dessus le marché, on offrit à Gay un dîner, au nom de toutes les sympathies serbes et ruthènes. Au cours du repas, l'un des Slavophiles les plus doux quant à la voix et aux activités, 16 homme d'une orthodoxie rouge, s'échappa des poitrines du parterre tout entier. Même les gendarmes, les policiers et les occupants des sièges dont les numéros sont effacés, ne purent trouver la force d'applaudir. » (Note de A. H.) Le colonel A. F. Lvov est l'auteur de Bojé Tsaria Khrani (« Dieu garde le tsar ») sur une musique de Bach. Joué pour la première fois le 6 décembre 1833, c'était une « surprise » faite au tsar, qui embrassa Lvov et lui dit : « C'est exquis, tu m'as parfaitement compris ! » et le fit répéter trois fois (L.). Le « savant professeur » était M. P. Pogodine; l'article en question parut dans le Moscovite, en avril 1849. La pièce de théâtre en question est d'un certain S. A. Guédéonov. La mort de Liapounov, fut jouée pour la première fois sur la scène du Grand Théâtre (Bolchol) le 18 janvier 1846. Liapounov combattit les Polonais au « Temps des Troubles » (xvm• s.) (N. d. T.). 15. Orthodoxie, Autocratie, Nationalisme : formule lapidaire inventée et imposée par Serge Sémenovitch Ouvarov, quand il était ministre de l'Instruction publique, de 1833 à 1849. Les Uniates: orthodoxes qui reconnaissent l'autorité du pape. La Main du Tout-Puissant : pièce patriotique, écrite sur commande, par N. V. Koukolnik. 16. Selon les uns, S. P. Chévirev, selon les autres A. S. Khomiakov 1
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échauffé sans doute par les toasts portés à un prélat monténégrin, à divers éminents Bosniaques, Tchèques et Slovaques, improvisa des vers, où se trouvait cette déclaration, nullement chrétienne : J'étancherai ma soif dans le sang des Magyars et des Allemands ... Tous les gens sains d'esprit entendirent cette phrase avec horreur. Par bonheur, le spirituel statisticien Androssov sauva sa mise au chantre sanguinaire : il sauta de sa chaise, saisit un petit couteau de dessert et dit : - Messieurs, veuillez m'excuser, je dois vous quitter pour un moment. Je viens de me rappeler que mon propriétaire, le vieil accordeur Dietz, est allemand : je m'en vais vite aller l'égorger et je reviendrai aussitôt. 17 L'explosion d'indignation fut noyée dans des rires bruyants. Ainsi les Slavophiles formèrent-ils un parti de toasts sanguinaires à l'époque de mon exil et de ma vie à Pétersbourg et à Novgorod. Le caractère passionné et, dans l'ensemble, polémique du « parti slave » évolua principalement par suite des articles critiques de Bélinski. Mais déjà précédemment, ils avaient été obligés de serrer leurs rangs et de prendre position, à la parution de la Lettre de Tchaadaïev, avec tout le bruit qu'elle suscitait. Dans un certain sens, cette Lettre était une parole ultime, une ligne de démarcation. C'était un coup de feu qui éclatait dans la nuit noire. Quelque chose coulait à pic et prédisait sa fin, ou bien était-ce un signal, un appel au secours ? L'annonce du matin qui allait venir ou qui ne viendrait point? Peu importe! Il fallait se réveiller... Qu'est-ce donc que deux ou trois pages, publiées dans une revue mensuelle ? Pourtant, si forte est la puissance de la parole, si fort résonne le mot dans un pays qui se tait, qui n'est pas accoutumé à s'exprimer de façon indépendante, que la Lettre de Tchaadaïev ébranla toute la Russie pensante. A juste titre. Aucune œuvre littéraire, depuis le Malheur d'avoir trop d'Esprit, n'avait produit une impression aussi forte. Entre les deux, dix ans de silence, le Quatorze Décembre, les gibets, le bagne, Nicolas. L'époque de Pierre s'était brisée aux deux. bouts. La place vide laissée par les hommes forts déportés en Sibérie n'avait pas été occupée. La pensée se languissait, tra17. Après cette phrase, il y avait un texte supprimé par Herzen dans l'édition de 1861 : « J'ai relaté cet incident afin de montrer, une fois de plus, quel effroyable précipice peut être le patriotisme, et aussi un nationalisme exclusif, combien celui-ci rend rétrograde et inspire quelque chose comme une haine animale; un patriotisme conséquent s'achève inévitablement dans le sang jusqu'aux genoux... » (K.)
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vaillait, mais n'avait encore abouti à rien. TI était dangereux de parler; du reste, on n'avait rien à dire. Et soudain se dressait une silhouette mélancolique, qui demandait la parole, afin de pouvoir dire calmement son lasciate ogni speranza 1 18 Au cours de l'été 1836, j'étais tranquillement assis à ma table à écrire, à Viatka, lorsque le facteur m'apporta le dernier numéro du Télescope. 19 Il faut avoir vécu en déportation, dans un lieu perdu, pour apprécier l'importance d'un nouveau livre. Naturellement, je laissai tout pour couper les pages du Télescope : Lettres Philosophiques, écrites à une Dame. Sans signature. Une note m'informait qu'elles avaient été rédigées en français, par un Russe, autrement dit, qu'il s'agissait d'une traduction. Tout cela me prévint contre cet écrit plutôt qu'en sa faveur, et je me tournai vers les « critiques :. et les « mélanges :. . Enfin ce fut le tour de la Lettre. Je fus saisi, dès la deuxième ou la troisième page, par son ton triste et grave : chaque mot exhalait une longue souffrance, déjà tiédie, mais encore pleine d'amertume. Seuls écrivent ainsi les êtres qui ont longtemps et beaucoup réfléchi, beaucoup enduré, et dont l'attitude a été dictée par leur vie, non par leurs théories ... Je lis plus avant. La lettre grandit. Elle devient un sinistre acte d'accusation contre la Russie, la protestation d'une personnalité qui, en compensation de tout ce qu'elle a souffert, cherche à exprimer une partie de ce qui s'est accumulé dans son cœur. Je m'arrêtai par deux fois, afin de souffler, de permettre à mes pensées et à mes sentiments de s'apaiser; ensuite, je me remis à lire, à lire... Donc, c'était publié en russe, c'était d'un auteur inconnu... Je croyais avoir perdu l'esprit! Par la suite, je relus cette Lettre à haute voix à Wittberg, puis à Skvortzov - un jeune professeur du Lycée de Viatka, et ensuite, derechef, à moimême. Il est fort probable que la même chose se passait dans diverses villes des provinces et des districts, dans les capitales et les demeures seigneuriales. Je ne connus le nom de l'auteur que plusieurs mois plus tard. Longtemps coupée du peuple, une partie de la Russie a souffert en silence sous un joug des plus prosaïques, des plus ineptes, qui ne donnait rien en retour. Chacun se sentait opprimé. Chacun avait quelque chose sur le cœur, et cependant, personne ne disait 18. « Abandonnez tout espoir! ,. (Dante, La Divine Comédie. L'Enfer, chant I••, V.) . 19. Le Télescope, de N. 1. Nadejdine, subsista de 1831 à 1836, quand il fut interdit à cause de la première Lettre philosophique, de Tchaadaïev. (N° 15, :fin septembre 1836.) Le n• 16 fut le dernier.
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mot. Enfin un homme vint qui, à sa façon, dit de quoi il s'agissait. Il ne parla que de douleur. Il n'y a pas de lumière dans ses paroles mais pas, non plus, dans son regard. C'est un cri de douleur impitoyable que cette lettre, un cri de reproche à la Russie de Pierre, et mérité : est-ce que ce milieu-là avait épargné l'auteur, ou quiconque d'autre ? Il paraît évident qu'une voix comme celle-là devait provoquer une opposition, sinon elle aurait eu parfaitement raison en déclarant que le passé de la Russie est vide, que le présent est insupportable, qu'elle n'a pas le moindre avenir, que c'est une « lacune de l'intellect, une redoutable léçon donnée aux nations que cet état de choses, qui résulte de l'aliénation et de la servitude. » Il s'agissait de pénitence et d'accusation. Connaître par avance les moyens de la réconciliation, ce n'est pas l'affaire du repentir ni de la protestation, sans quoi, la conscience de sa culpabilité devient une farce, et l'expiation n'est pas sincère. Mais cette apostrophe ne passa pas inaperçue. Pendant un instant, tout le monde, même les gens somnolents et .abêtis, reculèrent brusquement, effrayés par cette voix lugubre. Tous étaient stupéfaits, la plupart offensés; une dizaine de personnes applaudirent bruyamment l'auteur. Les conversations des salons anticipèrent les mesures du gouvernement, les incitèrent. Le patriote russe d'origine allemande, Viegel (connu pour sa façade arrière par l'épigramme de Pouchkine) mit l'affaire en train. (33) La revue fut immédiatement interdite. Boldyrev, vieux recteur de l'Université de Moscou et censeur, fut destitué, Nadejdine, le rédacteur, déporté à Oust-Syssolsk. Nicolas ordonna de déclarer que Tchaadaïev était fou, et d'obtenir de lui l'engagement écrit qu'il n'écrirait plus rien. Chaque samedi, arrivaient chez lui un médecin et le maître de police; ils constataient qu'il était là et faisaient leur rapport, autrement dit, ils remettaient cinquante-deux faux certificats par an, selon l'ordre reçu d'En haut : voilà qui était intelligent et moral. Naturellement, c'était eux qui étaient punis. Tchaadaïev considérait avec le mépris le plus profond ces plaisanteries d'un pouvoir arbitraire- vraiment insensé celui-là. Ni le médecin, ni le policier ne firent jamais la moindre allusion à ce qu'ils venaient faire là ... J'avais vu Tchaadaïev une seule fois, avant ma déportation. C'était le jour même où Ogarev avait été arrêté. J'ai déjà rappelé que ce jour-là avait lieu un dîner chez Michel Fédorovitch Orlov. 20 Tous les invités étaient rassemblés, lorsque entra un homme d'apparence curieuse, belle, d'une originalité frappante, qui ne pouvait 20. Voir tome 1••, 2• partie, chap. VIII.
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manquer d'attirer l'attention de chacun. Il salua avec froideur. Orlov me prit la main et me présenta : c'était Tchaadaïev. Je me souviens mal de cette première rencontre, j'avais autre chose en tête ! Il était comme toujours, distant, grave, intelligent et méchant. Après dîner, Mme Raïevskaya, la mère de Mme Orlov, me dit : - Pourquoi êtes-vous si triste ? Ah, jeunes gens, jeunes gens, comme vous avez changé ! - Et vous croyez, intervint Tchaadaïev, qu'il y a encore des jeunes gens aujo~rd'hui ? Voilà tout ce dont je me souvienne. A mon retour à Moscou, je me suis lié avec lui et depuis lors, jusqu'à mon départ, nous avons entretenu les meilleures relations. La triste et originale figure de Tchaadaïev ressort de façon frappante, comme une sorte de mélancolique reproche, sur le fond déteint et lourd de la high life moscovite. J'aimais à le regarder au milieu de la noblesse clinquante, des sénateurs étourdis, des galopins aux cheveux gris, des honorables nullités. Si dense que fût la foule, l'œil le repérait immédiatement. Les années n'avaient pas abîmé sa silhouette élancée; il s'habillait avec le plus grand soin; quand il ne parlait pas, son visage blême, tendre, était tout à fait immobile, comme sculpté en cire ou en marbre, « une tête telle un crâne dénudé ~. 21 des yeux gris-bleu tristes, mais en même temps reflétant la bonté, des lèvres minces, un sourire ironique. Pendant dix ans, il s'est tenu debout, les bras croisés, près d'une colonne, près d'un arbre sur le boulevard, dans les salons et les théâtres, au club et, veto incarné, vivante protestation, il a contemplé le tourbillon des figures qui virevoltaient autour de lui stupidement. Il devenait capricieux, bizarre, fuyait la société, que pourtant il ne pouvait quitter complètement. Finalement, il transmit le message qu'il avait tranquillement gardé par devers lui, tout comme ses traits dissimulaient sa passion sous une couche de glace. Ensuite, il se tut derechef, recommença à se montrer fantasque, mécontent, irrité, recommença à pâtir de. la société moscovite sans vouloir de nouveau s'en aller. Vieux et jeunes étaient gênés en sa présence, mal à l'aise, Dieu sait pourquoi, devant son visage impassible, son regard droit, ses tristes moqueries, sa condescendance sarcastique. Qu'est-ce donc qui les forçait à l'inviter, à le recevoir... et, mieux encore, à aller chez lui ? La question est très sérieuse. Tchaadaïev n'était pas riche, surtout les dernières années. Il n'était pas, non p'lus, un notable : rien qu'un capitaine de cavalerie 21. Citation prise dans le poème de Pouchkine : Polkovodietz (« Le Chef d'Armée»).
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à la retraite, avec la croix de fer de Kulm sur la poitrine. En vérité, pour citer Pouchkine, il était : A Rome, Brutus, à Athènes, Périclès, Mais ici, opprimé par le pouvoir tsarien, Rien qu'un officier de hussards. Sa fréquentation ne pouvait manquer de vous compromettre aux yeux de la toute-puissante police. Dès lors, à quoi devait-il son prestige ? Pourquoi, dans son modeste cabinet de travail de la rue Vieille-Basmannaya 22 voyait-on tous les lundis se presser les « as » du Club Anglais, les patriciens du Boulevard de Tver ? Pourquoi les dames du grand monde venaient-elles jeter un coup d'œil à la cellule du morose penseur ? Pourquoi les généraux, qui ne savaient rien des affaires civiles, se croyaient-ils obligés de se présenter chez ce vieil homme, de jouer maladroitement aux hommes cultivés, pour claironner ensuite, en la répétant de travers, quelque phrase de Tchaadaïev prononcée à leur sujet? Pourquoi rencontrais-je chez lui le sauvage Tolstoï, dit L'Américain, 23 et le sauvage généralaide-de-camp Ohipov, qui supprima l'instruction publique en Pologne? Non seulement Tchaadaïev ne leur faisait-il pas de concessions, mais il les tarabustait et leur faisait très bien comprendre la distance entre lui et eux. 24 Bien entendu, c'était la vanité qui poussait ces hommes à se rendre chez lui, à l'inviter à leurs réceptions, mais cela ne compte pas. Ce qui est important, ici, c'est l'admission involontaire de ce fait que la pensée était devenue puissante, qu'elle occupait une place d'honneur, en dépit des ordres supérieurs. Pour autant que le pouvoir du capitaine « fou » était reconnu, la puissance « folle » du tsar Nicolas Pavlovitch s'en trouvait diminuée. 22. La maison existe encore au n° 20 de la rue Neuve-Basmannaya. La demeure de Tchaadaïev se trouvait, en fait, au fond d'une cour, entre les deux Basmannaya.
(A. S.)
23. Comte Fédor Tolstoï (1782-1846) personnage excentrique, de mœurs « sauvages » en effet, grand bretteur et grand voyageur. Herzen raconte à son propos plusieurs histoires dans le T. 1 de B. i. D. 24. Tchaadaïev se rendait souvent au Club anglais. Une fois le ministre de la Marine, Menchikov, l'aborda avec ces mots : « Alors, Pierre Iakovlevitch, on ne reconnaît pas ses anciennes relations ? » « Ah, c'est vous ? fit l'autre, qui, de fait, ne l'avait pas reconnu. Mais comment se fait-il que vous portiez un col noir? Autrefois il était rouge, ce me semble? » « Vous ne savez donc pas que je suis ministre de la Marine? » « Vous? Mais je crois que vous n'avez même jamais fait voguer un canot. » « ll ne faut pas être un gros malin pour mettre un pot au four », rétorqua Menchikov, assez mécontent. « Evidemment, si c'est d'après ce principe-là ! » conclut Tchaadaïev. Certain sénateur se plaignit beaucoup d'être trop occupé. « A quoi? » demanda Tchaadaïev. « Voyons, rien que la lecture des notes, des dossiers », et d'un geste, le sénateur leva la main à un mètre du sol. « Pourtant vous ne les lisez pas. » « Si fait, quelques fois j'en lis, même tout un tas, et puis, je suis bien obligé parfois d'émettre une opinion. » « Alors là, je n'en vois vraiment pas la nécessité! »fit Tchaadaïev. (Note de A. H.)
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Tchaadaïev avait ses bizarreries, ses faiblesses, il était aigri et gâté. Je ne connais pas de société moins indulgente, plus exclusive que celle de Moscou; c'est justement pourquoi elle a une certaine saveur provinciale et rappelle que sa culture n'est guère ancienne. Pourquoi, dès lors, un homme de cinquante ans, solitaire, ayant perdu presque tous ses amis, sa fortune, un homme vivant essentiellement par la pensée, souvent frappé dans ses sentiments, n'aurait-il pas eu ses manies, ses lubies ? Tchaadaïev était l'aide de camp de Vassiltchikov au moment de la célèbre affaire des Sémionovski. Je me souviens que le tsar se trouvait alors au Congrès de Vérone ou d'Aix-la-Chapelle. 25 Vassiltchikov envoya Tchaadaïev lui faire un rapport. Tchaadaïev, retardé d'une ou deux heures, arriva après le courrier mandé par l'Ambassadeur d'Autriche en Russie, le comte de Lebzeltem. Le tsar, irrité par cette affaire, définitivement entraîné alors dans la réaction sous l'influence de Mettemich, (ravi d'apprendre l'affaire des Sémionovski) le tsar, donc, reçut fort mal Tchaadaïev, le tança vertement, se mit en colère, puis, reprenant ses esprits, ordonna de lui offrir le rang d'officier d'ordonnance de Sa Majesté. Tchaadaïev refusa cet honneur et ne demanda qu'une seule faveur : sa démission. De toute évidence, cela déplut fort. Néanmoins, on lui permit de quitter l'armée. Il n'était pas pressé de rentrer en Russie. Après avoir quitté son uniforme à parements dorés, il s'adonna à l'étude. Alexandre mourut. Le 14 décembre éclata. L'absence de Tchaadaïev le sauva d'une persécution certaine. 26 Il revint vers 1830. (34) En Allemagne, Tchaadaïev se rapprocha de Schelling, ce qui contribua, vraisemblablement à le tourner vers une philosophie mystique; chez lui elle prit la forme d'un catholicisme révolutionnaire, auquel il demeura fidèle sa vie durant. Dans sa Lettre, il attribue à l'Eglise grecque la moitié des malheurs de la Russie, et sa séparation d'avec l'unité universelle de l'Occident. Si étrange que nous paraisse une telle opinion, nous ne devons pas oublier que le catholicisme secrète un puissant pou25. C'était le Congrès de Troppau (1820). Pendant l'absence d'Alexandre I••, le régiment de la Garde Sémionovski s'était mutiné, mais contre un officier indigne, non contre le tsar. Mettemich eut vite fait de persuader Alexandre qu'il s'agissait de complot et de subversion. 26. A présent, grâce aux Mémoires de lakouchkine, nous savons pour le certain que Tchaadaïev faisait partie de la Société du Nord. (Note de A. H.) Les Mémoires du Décembriste Ivan Iakouchkine furent communiqués à Herzen à Londres, et publiés en extraits dans E. P. en 1862, première livraison. La même année il publiait en volume, dans sa série des « Mémoires des Décembristes », les deux premières parties. (N.d.T.)
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voir d'attraction. Lacordaire prêcha un socialisme catholique, tout en demeurant moine dominicain; il y était aidé par Chevé, qui continuait d'écrire dans la Voix du Peuple. 27 Somme toute, le néo-catholicisme n'est pas plus pernicieux que le déisme rhétorique, cette non-religion, non-science, cette théologie modérée des petits bourgeois cultivés, « athéisme entouré d'institutions religieuses :. • Si Ronge et les épigones de Buchez ont pu subsister après 1848, après Feuerbach et Proudhon, Pie IX et Lamennais; si l'un des partis les plus énergiques de ce mouvement place une formule mystique sur sa bannière; s'il se trouve encore aujourd'hui des hommes tels que Mickiewicz et Krassinski, qui continuent à être des messianistes, comment s'étonner que Tchaadaïev ait rapporté d'Europe, dans les années vingt, une doctrine similaire? Nous l'avons quelque peu oubliée. Il suffit de se souvenir de l'Histoire de Vaulabelle, des Lettres de Lady Morgan, des Mémoires d'Andryane, d~ Byron, de Leopardi, pour nous persuader que c'était là l'une des époques les plus pénibles de l'Histoire. 28 La révolution s'était révélée inconsistante; d'un côté un monarchisme grossier se targuait cyniquement de son pouvoir, de l'autre, un monarchisme rusé se cachait chastement derrière la feuille de la Charte; on percevait à peine, et encore fort rarement, les chants des Héllènes luttant pour leur liberté, ou quelque discours énergique de Canning ou de Royer-Collard. En ce temps-là, des partis catholiques se constituaient dans une Allemagne protestante, Schlegel et Léo changaient de religion, le vieux Jahn et d'autres déliraient à propos de je ne sais quel catholicisme populaire et démocratique. Les gens se précipitaient dans le Moyen Age et le mysticisme pour échapper au présent, lisaient Eckartshausen, s'intéressaient au magnétisme et aux prodiges du prince de Hohenlohe. Victor Hugo, ennemi du catholicisme, contribuait autant à son rétablissement que le Lamennais d'alors, horrifié par son siècle indifférent à tout et dénué d'âme. '1:7. Charles-François Chevé (1813-1875) : journaliste politique. La Voix du Peuple : le journal de Proudhon. Herzen y collaborait. 28. Johan Ronge, pasteur allemand, l'un des fondateurs du mouvement des « catholiques allemands », professant un « catholicisme libéral ». Philippe-Joseph Buchez (1796-1865) : historien, philosophe, homme politique, d'abord disciple de Saint-Simon, puis fondateur du « néo-catholicisme ». Adam Mickiewicz (1798-1855) : le plus grand poète polonais. Exilé politique, comme Zygmunt Krassinski. Achille Vaulabelle : ministre de l'Education nationale dans le ministère Cavaignac. Lady Morgan : femme de lettres irlandaise. Alexandre Andryane : auteur des Mémoires d'un Prisonnier d'Etat, participa aux mouvements révolutionnaires en France et en Italie (1797-1863).
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Pareil catholicisme devait exercer une plus forte influence encore sur un Russe. 'Il contenait formellement tout ce qui manquait à la vie russe abandonnée à elle-même, opprimée par le seul pouvoir matériel, et cherchant sa voie uniquement d'instinct. Le rite sévère et l'orgueilleuse indépendance de l'Eglise d'Occident, ses contours définis, ses applications pratiques, son infrangible assurance et la prétendue suppression de toute contradiction par la voie de son unité suprême, de son éternel mirage, de son urbi et orbi et son mépris du pouvoir séculier, tout cela devait aisément s'emparer d'une intelligence ardente, qui avait commencé sérieusement son éducation à l'âge d'homme. (35) A son retour, Tchaadaïev avait trouvé en Russie une société différente, un ton nouveau. J'avais beau être jeune alors, je me rappelle que le grand monde se détériora à vue d'œil, devint plus abject et plus servile dès l'accession de Nicolas rr. L'indépendance des aristocrates, l'intrépidité de la Garde, telles qu'on les avait connues au temps d'Alexandre 1er, se volatisèrent dès l'année 1826. Il y avait bien quelques nouvelles pousses, de nouvelles graines, de jeunes garçons pas tout à fait conscients d'eux-mêmes, portant encore le col ouvert à l'enfant 29 ou poursuivant leurs études dans les pensionnats et les lycées. Il y avait des jeunes hommes de lettres qui commençaient à éprouver leurs forces et leur plume, mais tout cela était encore caché, n'existait pas dans l'univers où vivait Tchaadaïev. Ses amis se trouvaient aux travaux forcés. Au début, il resta tout seul à Moscou, puis en compagnie de Pouchkine, enfin ils furent trois : lui, Pouchkine et Orlov. Après la mort de l'un et de l'autre, il lui arriva souvent de montrer deux petites taches sur le mur, au-dessus du dossier du divan : c'était là qu'ils appuyaient leur tête! Il est infiniment triste de juxtaposer les deux Envois de Pouchkine à Tchaadaïev. Entre les deux s'écoula non seulement toute une existence, mais toute une époque, la vie d'une génération entière qui s'était ruée en avant, pleine d'espoir, et avait été brutalement rejetée en arrière. Pouchkine - jouvenceau dit à son ami : Camarade, il faut croire; elle se lèvera Cette aube d'un bonheur enivrant. La Russie se dressera hors du sommeil Et sur les débris de l'autocratie Nos noms seront gravés ... 30 29. En français. 30. Alexandre Pouchkine précise.)
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A Tchaadaïev, 1818. (Citation pas tout à fait
Mais on ne vit pas poindre l'aube, mais Nicolas monta sur le trône, et Pouchkine écrivit : Tchaadaïev, te souviens-tu du passé? Il n'y a guère, mon jeune élan Me faisait rêver de vouer Ton nom fatal à d'autres ruines. Mais dans mon cœur, assagi par les tempêtes, Règnent l'apathie et le silence, Et plein d'attendrissement inspiré, Sur la pierre sanctifiée par l'amitié, J'écris nos noms, le tien, le mien! 31 Rien au monde n'était plus contraire aux Slavophiles que les vues désespérées de Tchaadaïev (sa vengeance contre la vie russe!) et la malédiction délibérée et déchirante, conclusion de son existence et celle de toute une période de l'Histoire de Russie. Il ne pouvait que provoquer une protestation violente : amer, abattu, malveillant, il insultait tout ce qui leur était cher, à commencer par Moscou. « A Moscou, aimait-il à dire, on mène tout étranger visiter le Grand-Canon et la Grande-Cloche, un canon qui ne peut tirer et une cloche qui est tombée avant d'avoir sonné ! Ville étonnante, où 'les curiosités se distinguent par leur ineptie; ou si cette grande cloche muette représente un hyéroglyphe, symbole d'un pays énorme et muet, peuplé par une tribu qui se nomme slave, comme étonnée d'avoir à sa disposition un langage humain. » 32 Tchaadaïev, s'affrontait, exactement comme les Slavophiles, à l'énigme non-résolue de la vie russe, ce sphynx endormi sous la capote militaire et la surveillance du tsar. Comme lui, ils demandaient : « Que va-t-il en sortir? Impossible de vivre comme çà : l'oppression et l'absurdité du temps présent sont évidentes et insupportables,_ mais où est l'issue ? » « Il n'y en a point ! » rétorquait l'homme de l'époque pétrovienne, qui appartenait exclusivement à la civilisation occidentale et croyait, sous Alexandre, à l'avenir de l'Europe. Tristement il montrait l'aboutissement des efforts de tout un siècle : l'instruction n'avait donné que de nouveaux moyens d'oppression, l'Eglise n'était plus qu'une ombre, sous laquelle se 31. Poème ayant le même titre, datant de 1824, indiqué par erreur comme après l'avènement de Nicolas 1••, monté sur le trône en 1825. D'après A. S. un correspondant anonyme aurait écrit à Herzen pour lui signaler son erreur. Dans une réponse, parue dans E. P. en 1856, Herzen reconnut sa bévue mais ne la rectifia dans aucune des éditions de B. i. D. n reste à se demander pourquoi... 32. « De surcroît, me disait-il, en présence de Khomiakov, ils se vantent d'avoir le don de la parole, alors que le seul de toute la tribu à parler, c'est Khomiakov ! » (Note de A. H.)
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reposait la police; le peuple supporte tout, endure tout, le gouvernement ne cesse d'écraser et d'opprimer. · c L'histoire des autres peuples, c'est le récit de leur libération. L'histoire de la Russie, c'est l'évolution de l'état de servage et de l'autocratie. » La révolution de Pierre r· a fait de nous ce qu'on peut faire de plus pernicieux pour un peuple : des esclaves instruits! Nous avons assez longtemps souffert de cet état moral pénible, brumeux, incompris du peuple, accablés par le pouvoir; il est temps de nous reposer, d'apporter la paix à notre âme, de nous appuyer sur quelque chose... Cela signifiait quasiment : « li est temps de mourir », et Tchaadaïev pensait découvrir dans l'Eglise catholique le repos promis à tous les fatigués et chargés. Du point de vue de la civilisation occidentale, telle qu'elle s'exprima à l'époque de la Restauration, du point de vue de la Russie pétravienne, cette attitude se trouvait parfaitement justifiée. Les Slavophiies, eux, proposèrent une solution différente. Cet'te solution impliquait une conscience juste de l'âme vivante du peuple; leur instinct pénétrait plus loin que leur raisonnement. lis comprenaient que l'état de la Russie de leur temps, si pénible fût-il, n'était pas une maladie mortelle. Et, tandis que chez Tchaadaïev miroite vaguement la possibilité du salut de l'individu, non du peuple, chez les Slavophiles transparaît nettement l'idée de la perdition des individus, happés par leur époque, et la foi dans le salut du peuple. « L'issue est de notre côté, disaient-ils. Elle implique le reniement de la période pétersbourgeoise, dans le retour au peuple, dont nous a séparés la culture étrangère, un gouvernement étranger. Retournons aux mœurs d'autrefois! ». Mais l'Histoire ne revient pas en arrière. La vie est riche en tissus : elle n'a pas besoin de vieux vêtements. Tous les rétablissements, toutes les restaurations, ont toujours été des mascarades. Nous en avons vu deux : les légitimistes ne revinrent pas au siècle de Louis XN, pas plus que les républicains ne revinrent au 9 Thermidor. Le vécu l'emporte sur l'écrit : on ne le supprimera pas à coups de hache. Au surplus, nous autres nous n'avons pas lieu de retourner en arrière. La vie de l'Etat russe, avant Pierre, était hideuse, misérable, barbare, et cependant c'était à elle que les Slavophiles pensaient revenir, bien qu'ils ne voulussent pas l'admettre. Mais comment expliquer autrement leurs résurrections archéologiques, leur cu'lte des us et coutumes du temps passé, et leurs tentatives mêmes de retrouver non point le vêtement contemporain (et excellent) des paysans, mais leurs costumes archaïques et encombrants ? Personne, dans toute la Russie, les Slavophiles exceptés,. ne 160
porte la mourmolka. 33 Et Constantin Aksak:ov s'habillait de façon si. « nationale », que le peuple, dans la rue, le prenait pour un Persan, selon ce que Tchaadaïev racontait par· manière de plaisanterie. Ils comprirent aussi de façon fruste le « retour au peuple », tout comme l'avait fait la majorité des démocrates occidentaux : en considérant le peuple comme une entité toute faite. Pour eux, partager les préjugés du peuple, c'était se trouver avec lui à l'unisson, faire le sacrifice de leur raison, au lieu de développer celle du peuple constituait un grand acte d'humilité. Il en résultait une piété formelle, une observance des rites, touchante lorsqu'elle reflète une foi naïve, mais odieuse quand elle paraît préméditée. La meilleure preuve de ce que ce retour des Slavophiles au peuple n'était pas authentique, c'est qu'ils n'éveillaient en lui aucune sympathie. Ni l'Eglise byzantine, ni le Palais à Facettes 34 n'apporteront plus rien à l'évolution du monde slave. Revenir au village, à l'artèle des ouvriers, aux conseils ruraux, aux particularismes cosaques, c'est tout autre chose; mais s'il faut y revenir, ce n'est pas pour les figer dans d'immuables cristallisations asiatiques, mais pour les développer, libérer les principes sur lesquels tout cela fut fondé, .les nettoyer de tout ce qui leur est externe, déformant, ôtant les excroissances de chair qui les ont envahis : telle est, de toute évidence, notre vocation. Mais ne nous y trompons pas : cela est au-delà des limites de l'Etat. Ici, la période moscovite sera d'aussi peu de secours que la période pétersbourgeoise, qui n'a jamais été plus bénéfique que i'autre. La cloche de Novgorod, qui conviait jadis les citoyens à s'assembler, ne fut que fondue par Pierre-leGrand pour en faire un canon, mais c'est Ivan III qui l'avait décrochée de son beffroi. 35 Le servage ne fut qu'affermi par décret au temps de Pierre, mais introduit par Boris Godounov. L'Oulojénié 36 ne fait plus aucune mention des témoins assermentés, le knout, la bastonnade, les lanières apparaissent bien avant les « baguettes » et les coups appliqués avec une lame nue. L'erreur des Slavophiles, la voici : ils prêtèrent à la R\}ssie une culture propre, occultée par 33. Haut bonnet de fourrure. V. note 63, p. 34. 34. L'un des palais du Kremlin, bâti par un architecte italien sur le modèle des palais florentins; au temps de la « Russie moscovite » (1150-1703) s'y tenait le conseil du tsar. 35. L'antique cité de Novgorod était une république indépendante, gouvernée par un conseil - le vetché - qui se réunissait au son d'une cloche vénérable, une sorte de symbole. Quand Ivan III, « le rassembleur de la terre russe &, brisa l'indépendance de Monseigneur Novgorod-le-Grand (1478), il emmena cette cloche à Moscou comme « prisonnière & ! 36. Oulojénié : Code des lois promulgué par le tsar Alexis I•• Romanov, en 1649.
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divers événements et, finalement, par la « période pétersbourgeoise ». Jamais la Russie n'eut pareille culture. Elle ne pouvait l'avoir. Ce dont actuellement nous prenons conscience, ce qui paraît miroiter dans nos pensées, dans nos pressentiments, ce qui existait, inconsciemment dans l'isba du paysan et dans son champ, commence maintenant seulement à surgir dans les pâturages de l'Histoire, fertilisés par le sang, les larmes et la sueur de vingt générations. C'est cela, les fondements de la vie et des mœurs russes : il s'agit non de souvenirs, mais d'éléments vivants, et qu'on trouve non point dans les Annales, mais dans le présent; seulement, tout cela n'a pu que subsister sous le difficile processus d'édification d'une unité nationale, n'a pu que se conserver, sans se développer, sous le joug de l'Etat. Je doute même qu'on eût pu trouver audedans les forces nécessaires à cette évolution, s'il n'y avait pas eu l'époque pétrovienne, la période de culture occidentale. Les fondations originales étaient insuffisantes. Depuis le commencement des temps jusqu'à nos jours, il existe aux Indes, une commune rurale très semblable à la nôtre, fondée sur le partage des champs; il n'empêche que les Hindous n'en sont pas plus avancés. Seule la puissante pensée de l'Occident, à laquelle s'attache toute sa longue histoire, est capable de fertiliser les graines qui dorment dans les mœurs patriarcales des Slaves. L'artèle et la commune rurale, le partage des profits et des champs, les conseils communaux, la réunion des villages en districts administratifs autonomes, tout cela représente les pierres angulaires sur lesquelles s'élèvera le sanctuaire de notre vie future, librement communale. Mais ces pierres d'angle ne sont que des pierres ... et sans la pensée occidentale, notre cathédrale de demain en restera à ses seules fondations. Tel est le destin de tout ce qui est authentiquement social : cela mène forcément à la caution solidaire des peuples ... Les uns, en s'aliénant, en se singularisant, s'en tiennent à un mode de vie communal à l'état fruste; les autres restent attachés à l'idée abstraite du communisme qui, telle l'âme du chrétien, plane au-dessus d'un corps en décomposition. Le caractère réceptif des Slaves, leur féminité, leur manque d'esprit d'initiative, leur grande faculté d'assimilation, leur souplesse, en font le peuple par excellence qui a besoin des autres peuples. Ils ne se fient pas tout à fait à eux-mêmes. Abandonnés à leur sort, ils se laissent facilement « bercer par leurs propres chansons, et sommeillent », comme I'a fait remarquer certain chroniqueur byzantin. Réveillés par les autres, ils vont jusqu'aux conséquences extrêmes. Point de peuple qui assimile plus profondément, 162
plus pleinement, la pensée d'autres peuples, tout en restant fidèle à lui-même. La tenace incompréhension réciproque qui persiste aujourd'hui encore, comme il y a mille ans, entre les peuples germanique et latin, n'existe pas entre eux et les Slaves, dont la nature compatissante, prompte à s'adapter, réceptive, commande leur besoin absolu de se donner et de se laisser entraîner... Pour se constituer en principauté, la Russie eut besoin des Varègues; 37 pour devenir un Etat - des Mongols. « L'Européisme » transforma le royaume de Moscovie en un colossal empire pétersbourgeois. 38 « Néanmoins, en dépit de toute leur réceptivité, les Slaves n'ont-ils pas donné partout la preuve de leur totale incapacité de développer un ordre politique européen et moderne? Ne sont-ils pas constamment tombés soit dans le despotisme le plus effréné, soit dans un désordre inextricable ? » Cette incapacité et cette lacune sont, à nos yeux, de grands talents. Aujourd'hui toute l'Europe en est arrivée à l'inévitabilité du despotisme pour maintenir, vaille que vaiHe, l'ordre politique contemporain contre la pression des idées sociales qui visent à instaurer un ordre nouveau, vers lequel l'Occident est emporté avec une force incroyable, tout en le redoutant et en lui résistant. Il fut un temps où l'Occident, à demi-libéré, contemplait de haut la Russie écrasée par le trône impérial, un temps où la Russie cultivée contemplait en soupirant ses heureux frères aînés. Ce temps n'est plus. L'égalité dans la servitude est établie. Nous assistons maintenant à un spectacle stupéfiant : même les pays qui conservent encore des institutions libres tendent au despotisme. L'humanité n'a rien vu de semblable depuis l'époque de Constantin, quand les Romains libres cherchaient à devenir esclaves pour échapper au fardeau de la vie civique. Le despotisme, ou le socialisme : il n'y a pas d'autre choix. Et cependant l'Europe a fait preuve d'une étonnante inaptitude à la révolution sociale. Nous pensons que la Russie n'en est pas tellement incapable, et en cela nous tombons d'accord avec les Slavophiles. Là-dessus est fondée notre foi en son avenir. Cette foi, je l'ai prêchée depuis la fin de 1848. L'Europe a choisi le despotisme, a préféré l'empire. Le despotisme, c'est Ie camp militaire; l'empire, c'est la guerre; l'empereur, 37. Les Varègues, Scandinaves, comme les Normands, furent les premiers grands-princes de Russie. Selon la tradition, le Varègue Rurik devint prince de Novgorod, en 862, son lieutenant Oleg, grand-prince de Kievie en 990. 38. La période moscovite : en gros, de la fondation de Moscou par Iouri Dolgorouki à l'installation de Pierre-le-Grand dans sa capitale nouvelle, SaintPétersbourg, en 1705; ensuite, c'est la « période pétersbourgeoise » ou « impériale ».
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c'est un chef d'armée. Tout le monde est en armes, la guerre aura lieu, mais où donc est le véritable ennemi ? Chez nous - dans les bas-fonds, et là-bas, au-delà du Niémen. Le conflit qui commence 39 pourra connaître des trêves, mais il ne se terminera pas avant que débute le bouleversement général qui brouillera toutes les cartes et commencera un nouveau jeu. D est impossible que 1es deux grandes personnalités historiques, les deux vétérans de toute l'histoire occidentale, 40 les représentants de deux mondes, deux traditions, deux principes (celui de l'Etat et celui de la Liberté individuelle) ne détruisent pas la troisième personnalité, celle qui est muette, sans étendard, sans nom, qui se présente si importunément la corde de l'esclavage au cou, et frappe grossièrement aux portes de l'Europe, aux portes de ·l'Histoire, avec d'insolentes prétentions sur Byzance, avec un pied en Allemagne, l'autre sur l'Océan Indien. Veulent-ils se mesurer, ces trois-là, et, s'étant mesurés, s'anéantiront-ils les uns les autres ? La ;Russie va-t-ell.e être mise en miettes, mi si l'Europe, affaiblie, tombera dans le marasme byzantin ? Vont-ils, fortifiés, se tendre la main pour aborder une vie nouvelle et faire, amicalement, un pas en avant, ou vont-ils s'entr'égorger sans fin? Quoi qu'il en soit, nous savons une chose, pour le certain, et on ne l'extirpera pas de la conscience des générations à venir: c'est que l'évolution rationnelle et libre du mode de vie national russe coïncide avec les aspirations du socialisme occidental.
39. La guerre de Crimée. 40. La France et l'Angleterre, alors adversaires de la Russie.
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II
SOIREES MOSCOVITES 41 Lorsque j'étais revenu de Novgorod à Moscou, j'avais trouvé les deux camps sur les barricades. Les Slavophiles étaient en complet ordre de bataille, avec , leur cavalerie légère, sous le commandement de Khomiakov, leur très lourde infanterie, sous Chévyrev et Pogodine, leurs tireurs d'élite, leurs chasseurs, leurs Ultrajacobins, qui rejetaient tout ce qui s'était déroulé après la période kievienne 42, et leurs Girondins modérés, qui ne refusaient que la période pétersbourgeoise. Ils avaient leurs chaires à l'Université, leurs chroniques mensuelles, qui toujours paraissaient avec deux mois de retard mais paraissaient quand même. Le corps d'armée principal comprenait des hégéliens orthodoxes, des théologiens byzantins, des poètes mystiques, quantité de femmes et ainsi de suite. (36) Notre guerre ititéressait vivement les salons littéraires moscovites. De façon générale, commençait alors à Moscou cet éveil des intérêts intellectuels, qui se produit quand les problèmes littéraires, faute de problèmes politiques, deviennent des questions vitales. La parution d'un livre remarquable constituait un événement. On lisait et on commentait les critiques et les anticritiques avec :l'attention qu'on mettait autrefois, à suivre les débats parlementaires en France ou en Angleterre. L'étouffement de toutes les autres sphères de l'activité humaine rejetait la partie cultivée de la société dans le monde des livres, et c'est là que s'élevait, en vérité, fftt-ce de manière sourde et à demi-mot, la protestation contre le joug de Nicolas, cette protestation que nous avons pu entendre résonner plus ouvertement, plus bryamment dès le lendemain de la mort de ce· tsar. 41. Dans la première édition, l'ensemble des sous-titres du chapitre XXX comportait, en plus de ceux que nous avons donnés : « Europe de l'Ouest et de l'Est » et « Soirées moscovites », omis dans l'édition de 1861 « par erreur ». Ce dernier sous-titre nous paraît avoir sa place ici. 42. La période kievienne, ou première Russie, s'étend depuis l'intronisation d'Oleg à Kiev jusqu'à la destruction de cette ville et l'instauration d'une Russie « intercalaire » : celle de Vladimir-Souzdal, qui précéda celle de la Moscovie. (Cf. ci-dessus, 38, p. 163).
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En la personne de Granovski, la société moscovite saluait la pensée de l'Occident avide de liberté, l'idée de l'indépendance intellectuelle et de la lutte pour la conquérir. En la personne des Slavophil~s, elle protestait contre l'insulte faite au sentiment natio- · nal par l'arrogance « à la Biron » 43 du gouvernement pétersbourgeois. Ici il me faut faire des réserves. J'ai connu à Moscou deux groupes, deux pôles de la vie sociale, et ne puis parler que d'eux. Au début, je m'égarai dans la société des vieillards, des officiers de la Garde du temps de Catherine, des camarades de mon père et autres vieux hommes, compagnons de mon oncle, qui avaient trouvé un paisible refuge dans un Sénat bizarrement accueillant. Ensuite je connus la seule jeune Moscou, littéraire et mondaine, et ne parlerai que d'elle. Je n'ai pas su, je n'ai pas cherché à savoir ce qui végétait et survivait entre ces vétérans de la plume et de l'épée qui attendaient des obsèques dignes de leur rang, et leurs fils ou petits-fils, qui n'ambitionnaient aucun rang et s'occupaient de «·livres et d'idées ». Ce milieu intermédiaire, la véritable Russie de Nicolas rr, était incolore et trivial; il n'avait ni l'originalité catherinienne, ni la hardiesse et la témérité des hommes de 1812, ni nos aspirations, nos intérêts à nous. C'était une génération pitoyable, écrasée, au milieu de laquelle se sont débattus, se sont étouffés, anéantis, quelques martyrs. Quand je parle des salons et des salles à manger moscovites, je me réfère aux lieux où naguère trônait Alexandre Serguéïévitch Pouchkine; où - avant notre temps - les Décembristes donnaient le ton; où Griboïédov riait; où Michel Orlov et le général Iermolov étaient chaleureusement reçus parce qu'ils étaient en disgrâce; où Alexandre Stépanovitch Khomiakov se disputait jusqu'à quatre heures du matin, ayant commencé à neuf heures du soir; où Constantin Aksakov, sa mourmolka à la main, faisait feu des quatre fers pour défendre Moscou que personne n'attaquait, et ne prenait jamais en main une coupe de champagne sans murmurer une prière secrète et un toast que to1,1t le monde connaissait; où Redkine faisait, en bonne logique, la démonstration d'un dieu personnel, ad majorem gloriam Hegeli,· 44 où Granovski apparaissait, ave·c son discours tranquille mais ferme; où tout le monde évoquait Bakounine et Stankévitch; où Tchaadaïev, vêtu avec le plus grand soin, le visage doux et comme sculpté dans la cire, mettait en rage ·les aristocrates effarés et les Slavophiles 43. Favori germanique de l'impératrice Anna 1'•, il exerça une tyrannie intolérable et « germanisa » la Russie pendant dix ans. En Russie, on appela ce temps la Bironstchina. 44. « A la plus grande gloire de Hegel. »
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orthodoxes avec ses remarques acerbes, toujours d'une forme originale, et intentionnellement glacée; où un jeune vieillard, Alexandre Tourguéniev 45, potinait ·aimablement sur toutes les célébrités européennes, de Châteaubriand et Madame Récamier à Schelling et Rachel Vamhagen 46; où Botkine et Krioukov jouissaient de façon panthéiste des récits de M. Stchepkine, et où enfin Bélinski descendait comme une fusée de Congrève, et mettait le feu à tout ce qui lui tombait sous la main. Dans ·l'ensemble, la vie à Moscou était plus rurale qu'urbaine, sauf que les demeures seigneuriales se trouvaient voisines les unes des autres. Dans cette ville, tout n'est pas réduit au même dénominateur, et des spécimens de toutes les époques, cultures, couches sociales, latitudes et longitudes russes y vivent comme bon leur semble. C'est là que les Larine et les Famoussov achèvent leurs jours en paix, mais aussi Vladimir Lenski et notre original, Tchatski; quant aux Onéguine, Hs étaient bien trop nombreux. 47 Peu occupés, tous vivaient sans se presser, sans soucis particuliers, faisant tout par-dessous la jambe. A dire vrai, nous aimons bien le laisser-aller de nos hobereaux; il a une envergure que nous ne trouvons pas dans l'existence bourgeoise de l'Occident. L'obséquieuse quête des faveurs dont parle Miss Wilmott, dans les Mémoires de la Princesse Dachkova, et que moi-même j'ai pu constater, n'existait pas dans les cercles que j'évoque ici. Le tout-venant de cette société, se composait de propriétaires fonciers qui ne servaient pas l'Etat (ou le servaient non pour leur propre satisfaction, mais pour rassurer leur parentèle) d'hommes de lettres juvéniles et de jeunes professeurs, gens aisés. Dans cette société régnait la liberté des relations qui n'ont pas été établies une fois pour toutes, des coutumes dépourvues de toute routine, comportement primesautier que l'on ne trouve plus guère dans les vieilles sociétés européennes. La nôtre, cependant, conservait ces traditions de politesse occidentale qui disparaissent à l'Occident, et qui nous ont été inoculées par notre éducation. Cette courtoisie mêlée de laisser-aller slave et, parfois, de vie dissolue, constituait le caractère foncièrement russe de la société 45. A. Tourguéniev : sans lien de parenté avec le célèbre romancier, Ivan Tou'rguéniev, intime de Pouchkine et de Tchaadaïev. Grand voyageur, il découvrit en Occident des archives précieuses pour l'Histoire de Russie. 46. Rachel Varnhagen von Enze, née Lévine-Marcus, (1771-1833) : femme de lettres, hôtesse d'un salon littéraire à Berlin, très fréquenté par les Russes. 47. Les Larine : famille traditionnelle de la vieille Russie, dans le roman-poème d'Eugène Onéguine, de Pouchkine; Famoussov :également type russe, ancien, dans la comédie : Le malheur d'avoir trop d'esprit, de Griboïédov. Onéguine, comme on le sait, est le prototype russe du héros romantique désenchanté. Vladimir Lenski, l'autre héros masculin d'Eugène Onéguine : type du poète qui a fait ses études dans une université allemande. Tchatski : héros du Malheur d'avoir trop d'esprit, prototype du non-conformiste.
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moscovite, et cela à son grand dam, car elle se voulait parisienne, et, sans doute, persiste-t-elle à chérir ce vœu... Nous continuons à connaître l'Europe à retardement. Nous poursuivons toujours l'image d'un temps où Voltaire régnait sur les salons de Paris, où l'on était convié aux disputes de Diderot comme à déguster un plat d'esturgeon, où l'arrivée de David Hume à Paris faisait époque, comtesses et vicomtesses le courtisant et fleuretant avec lui jusqu'à ce qu'un autre enfant gâté, Grimm, boudât en jugeant leur conduite déplacée. Nous gardons continuellement à l'esprit l'époque des soirées du baron d'Holbach et de la première représentation de Figaro, quand toute l'aristocratie parisienne fit la queue des jours durant, et les dames du monde, se passant de dîner, mangèrent des brioches sèches pour se procurer une place : elles voulaient voir la pièce révolutionnaire, qui allait être jouée un mois plus tard à Versailles (avec le comte de Provence, le futur Louis XVIII, dans le rôle de « Figaro » et Marie-Antoinette dans celui de « Suzanne » !). Tempi passati. .. Non seulement les salons du xvm• siècle n'existent plus, ces salons étonnants où, sous leur poudre et ~eurs dentelles, des mains aristocratiques soignèrent et nourrirent de lait aristocratique le lionceau qui se mua en révolution géante; mais ont disparu également des salons comme ceux de Madame de Staël ou de Madame Récamier, où s'assemblaient toutes les célébrités de la noblesse, de la littérature et de la politique. On a peur aujourd'hui de la littérature; du reste, elle n'existe plus du tout. Les partis sont devenus antagonistes au point que des hommes de nuances différentes ne peuvent se trouver sous un même toit sans oublier les convenances. L'une des ultimes expériences pour créer un salon (au sens ancien du terme) échoua, et le salon s'éteignit avec l'hôtesse. Delphine Gay 48 épuisa sa brillante intelligence pour faire régner, vaille que vaille, une paix correcte entre ses invités, qui se souçonnaient et se haïssaient. Peut-on trouver quelque agrément à pareille trêve, tendue et inquiète, quand le maître de maison, enfin seul et a!battu, se jette sur un sofa et remercie le ciel de ce que la soirée se soit écoulée sans incidènts ? En vérité, l'Occident, et la France en particulier, n'ont que faire à présent de bavardages littéraires, de bon ton, d'élégantes manières. Après avoir recouvert un gouffre béant avec ~e manteau impérial brodé d'abeilles, les généraux-bourgeois, les ministres-bourgeois, les banquiers-bourgeois mènent la grande vie, gagnent des millions, 48. Delphine Gay : femme de lettres, épouse d'Emile de Girardin.
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perdent des millions, en attendant la venue du Commandeur : la liquidation ... Ce n'est pas la causerie légère qu'il leur faut, mais les lourdes orgies, la terne richesse où l'or, comme au temps du Premier Empire, supplante l'art, où la lorette supplante la grande dame et le spéculateur en bourse, l'homme de lettres. Cette désagrégation de la société n'apparaît pas seulement à Paris. George Sand, à Nohant, était le centre d'attraction de tout le voisinage. Ses relations ordinaires et extraordinaires arrivaient chez elle sans grand cérémonial, constamment, quand ils en avaient envie, et passaient la soirée de façon fort raffinée. 11 y avait la musique, la lecture, les improvisations théâtrales, et ce qui comptait plus que tout, la présence de George Sand elle-même. A partir de 1852 le ton commença à changer : ses Berrichons débonnaires ne venaient plus chez elle pour se délasser et se divertir, mais, le regard mauvais, emplis de bile, ils s'entre-déchiraient derrière le dos les uns des autres ou tout à fait ouvertement. Certains étalaient leur nouvelle livrée, tandis que d'autres craignaient d'être dénoncés. La spontanéité qui rendait légère et charmante la plaisanterie et la gaieté, avait disparu. Le constant souci de maintenir la bonne intelligence, de séparer ou d'apaiser ses hôtes, finit par importuner et tourmenter George Sand au point qu'elle décida de mettre fin à ses soirées de Nohant et de réduire son cercle à deux ou trois amis de longue date... ... On dit que Moscou, la jeune Moscou, a vieilli, qu'elle n'a pas survécu à Nicolas, que son Université s'est émiettée, et que la nature du propriétaire terrien a pris un trop haut relief face à la question du servage. On dit que le Club Anglais est devenu tout sauf anglais, et que fes Sobakévitch y protestent à grands cris contre l'émancipation, tandis que les Nozdrev y mènent grand tapage pour les droits naturels et imprescriptibles de la noblesse. 49 Cela se peut !... Mais elle n'était point ainsi, la Moscou des années quarante, celle qui prenait parti activement pour ou contre la mourmolka. Dames et demoiselles lisaient des articles fort ennuyeux, écoutaient des débats fort longs, se disputaient, elles aussi, pour Constantin Aksakov ou pour Granoski, regrettant seulement que le premier fût trop slavophile et le second insuffisamment patriote. Les disputes reprenaient aU; cours de toutes les soirées littéraires et non-littéraires où nous nous retrouvions, et qui avaient lieu deux ou trois fois par semaine. 49. Ces pages ont été écrites au temps où Alexandre II (monté sur le trône en 1856) avait chargé un Comité d'examiner la possibilité de mettre fin au servage et de préparer un projet de loi. La seule annonce de tels travaux avait éveillé un tollé général parmi la noblesse terrienne et esclavagiste, dans son ensemble. Sobakévitch et Nozdrev comptent parmi les personnages les plus odieux des Ames mortes, de Gogol. La branche la plus conservatrice et la plus réactionnaire des propriétaires fonciers maintint jusqu'au décret d'émancipation (1861), et bien au-delà, son droit naturel et imprescriptible à posséder des serfs.
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Le lundi, c'était chez Tchaadaïev, le vendredi, chez Sverbéev et le dimanche, chez Mme Iélaguine. 50 En plus de ceux qui participaient aux d~bats, et des personnes qui avaient leurs opinions propres, il venait des amateurs, voire des amatrices, qui restaient jusqu'à deux heures du matin, afin de voir qui de deux matadors aurait le dessus, et comment on mettrait à mal le vainqueur; on y venait comme au temps passé on allait voir les pugilats et les lutteurs dans l'arène derrière la porte Rogojski. L'Ilia Mourometz qui, au nom de l'Orthodoxie et de la Slavophilie, terrassait tout le monde 51 était Alexis Stépanovitch Khomiakov, « Gorgias, le disputeur de ce siècle :. 52, selon l'expression de ce demi-fou de Morochkine. 53 Khomiakov, doté d'une intelligence puissante, mobile, riche en ressources et peu scrupuleux sur leur usage, doté d'une bonne mémoire et d'une compréhension rapide passa toute son existence à argumenter avec passion et sans trêve. C'était un combattant sans fatigue et sans repos. Il frappait et transperçait, il attaquait et poursuivait, il vous inondait de mots d'esprit et de citations, vous effrayait, vous entraînait dans une forêt dont il était impossible de sortir sans prières; en un mot, s'il attaquait vos convictions, il les pulvérisait, s'il s'en prenait à votre logique, elle se volatilisait. En vérité, c'était un dangereux adversaire. Vieux bretteur aguerri de la dialectique, H .mettait à profit la moindre distraction, la plus petite concession. Exceptionnellement doué, d'une érudition effarante, il dormait tout armé, tels les chevaliers du Moyen Age qui gardaient la Madone. A toute heure du jour et de la nuit il était prêt à la plus compliquée des disputes et recourait, pour le triomphe de son point de vue s1avophile, à tout au monde, depuis la casuistique des théologiens byzantins jusqu'aux subtilités d'un astucieux juriste. Ses réfutations, souvent imaginaires, réussissaient toujours à vous éblouir, à vous confondre. Il connaissait fort bien sa force et en jouait. Il vous étourdissait de paroles, vous effrayait par son savoir, se gaussait de tout, obligeait son adversaire à rire de ses propres croyances et convictions, l'amenant au point où il se demandait s'il y avait encore pour lui quelque chose de sacré. De main de maître, il prenait au collet et faisait frire sur 1a poêle de la dialectique ceux qui traînaient 50. Eudoxie Pétrovna Iélaguine (1789-1877) : mère de deux ardents Slavophiles, Ivan et Pierre Kirééevski, tenait un salon littéraire très fréquenté, entre 1830 et 1840. · 51. Ilia Mourometz : preux légendaire (bogatyr) des chansons de geste russes, ou Bylines, (XI" et XII" siècles) qui terrassait tous ses enneiuis. 52. Gorgias : sophiste grec du n• siècle avant notre ère, enneiui de Thucydide. Le disputeur de ce siècle : Jr• Epître de Paul aux Corinthiens, ch. 1, v. 20. 53. Fédor Morochkine : Professeur de droit à l'Université de Moscou.
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à mi-chemin; il terrorisait les timorés, mettait les dilettantes au désespoir, et, néanmoins, riait de bon cœur, du moins à ce qu'il semblait. Si je dis « à ce qu'il semblait », c'est qu'il y avait dans ses traits quelque peu orientaux un je-ne-sais-quoi de secret, une espèce de ruse naïve d'Asiate, mêlée à la dissimulation russe. En règle générale, il embrouillait plus qu'il ne convainquait. Ses disputes philosophiques consistaient à rejeter la possibilité de parvenir à la vérité par la raison; à celle-ci, il accordait une seule aptitude formelle : celle de développer les embryons ou les graines, reçus d'une autre façon et relativement achevés, autrement dit, donnés par révélation et reçus par le moyen de la foi. Si on laissait la raison à elle-même, elle pourrait révéler ses lois propres, en errant dans le vide et en bâtissant catégorie sur catégorie, mais jamais elle ne parviendrait à la compréhension de l'Esprit, ou, de l'immortalité, et ainsi de suite. C'est sur ce terrain que Khomiakov tombait à poings raccourcis sur ceux qui s'étaient arrêtés à mi-chemin entre Ia religion et la science. Ils avaient beau se débattre dans les cadres de la méthode hégélienne, ils avaient beau édifier diverses théories, Khomiakov les suivait pas à pas; pour conclure, il soufflait sur le château de cartes de leurs formules logiques ou bien, leur allongeant un croc-en-jambe, les faisait tomber dans le « matérialisme », qu'ils repoussaient pudiquement, ou dans « l'athéisme » qui, tout simplement, les terrifiait. Et Khomiakov triomphait ! Après avoir assisté plusieurs fois à ces disputes, j'avais décelé son procédé, et à la première fois où il m'échut à mon tour de me mesurer à lui, je l'entraînai moi-même vers ses déductions. Il ferma son œil qui louchait, secoua ses boucles noires comme le goudron et sourit par anticipation. - Savez-vous, me dit-il soudain, comme illuminé par une nouvelle idée, non seulement on ne peut arriver par la raison seule à un Esprit rationnel qui se développerait dans la nature, mais on n'arrivera même pas à comprendre la nature autrement que comme une fermentation simple et ininterrompue, sans finalité, libre de continuer, ou de cesser d'être. Or, s'il en est ainsi, vous ne pouvez pas démontrer non plus que l'Histoire ne s'interrompra pas demain, ne périra pas avec le genre humain et la planète. · - Je ne vous ai pas dit, répliquai-je, que j'entreprenais de le démontrer. Je sais pertinemment que c'est impossible. - Comment ? demanda Khomiakov, un rien étonné, vous pouvez accepter ces effrayants résultats de la plus féroce des immanences, sans que votre âme se révulse ? - Je le puis parce que les déductions de la raison sont indépendantes de ce que je veux ou ne veux pas.
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- Eh bien, au moins vous êtes conséquent. Pourtant, comme on doit faire violence à son âme pour se résigner à ces tristes déductions de votre science et s'y faire! - Démontrez-moi que votre non-science est plus vraie, et je la ferai mienne avec autant de sincérité et sans .crainte aucune, où qu'elle me mène, fût-ce à Notre-Dame d'Ivérie. 54 - Il y faut la foi. - Voyons, Alexis Stépanovitch, vous connaissez l'expression « Avec rien on ne peut faire quelque chose > ! Beaucoup de personnes pensaient, (et pendant un temps je fus du nombre), que Khomiakov se disputait par besoin artistique de la dispute, qu'il n'avait pas de convictions profondes : c'était à cause de sa façon d'être, de son rire perpétuel, et aussi du caractère superficiel de ceux qui le jugeaient. Je ne crois pas qu'aucun des Slavophiles ait fait plus pour propager leurs convictions que Khomiakov. Toute son existence d'homme riche qui ne servait pas l'Etat était consacrée à la propagande. Son rire ou ses pleurs dépendaient de ses nerfs, de son état d'esprit, de la façon dont l'avait modelé son milieu et de la manière dont il le reflétait. Ceci n'a rien à voir avec Ia profondeur de ses convictions. Il se peut que l'inanité de ses sempiternels débats, ses polémiques d'oisif affairé, lui aient servi à étouffer cette sensation de vide qui, d'autre part, obnubilait tout ce qu'il y avait de lumineux en ses camarades et aniis intimes, les Kiréevski. 55 TI était évident que ces hommes étaient brisés, qu'ils avaient été rongés par l'époque de Nicolas. On pouvait l'oublier de temps en temps, naguère, dans le feu de la discussion, mais de nos jours ce serait lâche et mesquin. Les deux frères Kiréevski se dressent comme des ombres mélancoliques au seuil de la résurrection du peuple russe; guère reconnus par les vivants, dont ils ne partageaient pas les intérêts, ils ne se débarrassèrent jamais de leur linceul. 56 Le visage d'Ivan Vassiliévitch, vieilli avant l'âge, portait les traces profondes de ses souffrances et de sa lutte, suivies aussitôt par le calme sinistre de la houle au-dessus d'une épave. Sa vie fut un échec. H se jeta avec ardeur (en 1833, si je ne fais erreur) dans la 54. Notre-Dame d'lvérie (Iverskaya Bogomater) : icône très vénérée qui se trouvait dans une niche pratiquée dans le mur du Kremlin. 55. Le tout premier texte portait, après cette dernière phrase, la définition suivante : « A. S. Khomiakov et les Kiréevski, ce sont le Jean-qui-rit et les deux Jean-qui-pleure du slavophilisme ». (K.) 56. Supprimé par Herzen en 1861, figurait ici le texte suivant : « Voilà encore deux fortes natures dévorées par le temps de Nicolas; tous deux me faisaient l'effet le plus triste, surtout Ivan Vassiliévitch. C'était un être exceptionnellement doué, avec une intelligence vaste, poétique, passionnée, un caractère pur et dur comme l'acier. » (K.)
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publication mensuelle de « L'Européen ». 57 Les deux premières livraisons étaient excellentes, mais la revue fut interdite après le second numéro. Il publia dans «L'Aube » un article sur Novikov; l'Almanach fut saisi, et Glinka - le censeur - arrêté 58. Ivan Kiréevski, qui avait englouti le plus gros de sa fortune dans « L'Européen » végéta mélancoliquement dans le désert de la vie moscovite. Rien d'intéressant ne s'offrait à lui dans son entourage. Il ne put y tenir et alla vivre à la campagne, enfermant en son cœur sa douleur profonde et sa soif d'activité. Cet homme ferme et pur comme l'acier avait été rongé par la rouille d'une époque terrible. Dix ans plus tard il quitta sa vie d'ermite et revint à Moscou; il était devenu mystique et orthodoxe. Pénible était sa situation à Moscou ! Il n'existait de véritable intimité, de vraie sympathie, ni entre lui et ses amis, ni entre lui et nous. Entre nous et ·lui se dressait le mur de l'Eglise. 59 Adorateur de la liberté et de la grande époque de la Révolution Française, il n'était pas capable de partager le mépris manifesté par les VieuxCroyants modernes 60 à l'égard de tout ce qui était européen. Un jour, sur un ton d'infinie tristesse, il dit à Granovski : « Par mon cœur je suis davantage lié à vous, mais je ne partage pas nombre de vos convictions; je suis plus proche des nôtres par la foi, mais je me sépare d'eux de la même façon, sur bien des points. » Et de fait, on eût dit qu'il s'éteignait dans la solitude au sein de sa famille. A ses côtés se tenait son frère et ami, Pierre Vassiliévitch. Tous deux participaient à nos causeries et à nos réunions d'un air triste, conuhe si leurs •larmes n'eussent pas séché encore, comme si un malheur les avait frappés la veille. Je considérais Ivan Vassiliévitch comme une veuve ou une mère qui a perdu son fils. La vie l'avait floué. Devant lui, il n'y avait que le vide, et une seule consolation : Patiente un peu, Toi aussi tu te reposeras ... 61 57. « L'Européen » (Evropéet:t) parut en 1832, et non en 1833. n fut interdit à cause de deux articles d'l. Kiréevski : Le XIX• siècle et Le Malheur d'avoir trop d'Esprit, joué au Thédtre de Moscou. Le censeur, Serge Aksakov, fut appréhendé. 58. « L'Aube » : (Dennitza) almanach paraissant depuis 1830. Novikov : penseur mystique et libéral (1744-1818) : défenseur des paysans, critique du régime de Catherine II, qui le déporta en Sibérie pour son Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou. Herzen fait une erreur à propos de « L'Aube », qui ne fut jamais saisie, pas plus que S. Glinka ne fut arrêté; il s'agit bien de « L'Européen » et de S. Aksakov. (A. S.) 59. Première version : « Entre lui et nous se dressait l'Orthodoxie; entre lui et les Slavophiles n'existait pas la sympathie à laquelle il aspirait. » (K.) 60. Les Slavophiles. 61. Lermontov, d'après Gœthe.
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Cela me peinait de détruire son mysticisme; ce scrupule je l'avais éprouvé déjà à l'égard de Witberg. Le mysticisme de l'un et de l'autre était poétique. On eût dit que la vérité ne disparaissait pas derrière lui, mais ne faisait que se cacher sous des traits fantastiques, sous un froc monacal. La cruelle impulsion de réveiller un homme s'empare de vous seulement lorsque sa folie prend la forme d'une polémique, ou lorsque vous êtes si proche de lui, que la moindre dissonance vous fend le cœur et ne vous laisse pas en repos. Mais pouvait-on objecter à quelqu'un qui vous disait, par exemple: « Un jour que je me trouvais dans une chapelle et contemplais une icône miraculeuse de la Sainte-Mère de Dieu, je songeais à la foi enfantine du peuple qui lui offrait ses prières; quelques femmes, des malades, des vieillards étaient agenouillés; ils faisaient des signes de croix et s'inclinaient jusqu'à terre. C'est alors que, empli d'une chaude espérance, je contemplai les traits sacrés et, peu à peu, le mystère de leur pouvoir miraculeux commença à s'éclairer pour moi. Oui, ce n'est point une simple planche de bois portant une image ... Pendant des siècles elle a absorbé ces flots d'adoration passionnée, ces prières des affligés, des malheureux; c'est cela qui l'a pénétrée de cette force qui émane d'elle et que reflètent à leur tour les croyants. Elle est devenue un organe vivant, un lieu de rencontre entre le Créateur et les hommes. Tout en y réfléchissant, je regardai à nouveau les vieillards, les femmes et leurs enfants, prosternés dans la poussière, et puis la sainte icône. Alors je vis de mes yeux que les traits de la Sainte Vierge s'animaient et, pleine de charité et d'amour, elle contemplait ces gens simples ... Alors je tombai à genoux et lui adressai mon humble prière. » Pierre Vassiliévitch était plus incorrigible encore et allait plus loin dans sa slavophilie orthodoxe; c'était une nature moins douée, peut-être, mais entière et farouchement conséquente. Il ne tentait pas, comme Ivan Vassiliévitch, ou comme les hégéliens s1aves, de réconcilier la religion avec la science, la civilisation occidentale avec le nationalisme moscovite. Bien au contraire, il repoussait tout compromis. Indépendant et ferme, il restait sur ses positions, sans chercher la querelle, mais sans s'y dérober. Il n'avait rien à craindre : s'étant donné si irrévocablement à sa cause, il lui était tellement soudé par sa douloureuse compassion pour la Russie de son temps, que cela lui était facile. On ne pouvait pas plus partager ses idées que celles de son frère, mais on pouvait le comprendre mieux qu'Ivan, comme on comprend tout excès intolérant. Il avait perçu (mais je ne l'ai apprécié que plus tard) certaines de ces vérités amères, accablantes, sur l'état social de l'Occident, que nous avons décelées après les tourmentes de 1848. Il les avait 174
saisies grâce à sa mélancolique clairvoyance, les avait devinées au travers de sa haine, de son désir de venger le mal causé par Pierre le Grand au nom de l'Occident. Voilà pourquoi Pierre Vassiliévitch, contrairement à son frère, n'ajoutait pas à son orthodoxie et à sa slavophilie quelque aspiration à une espèce de philosophie humano-religieuse qui aurait tranché la question de son manque de foi dans le présent. Non, son austère nationalisme représentait une aliénation totale, définitive, de tout ce qui était occidental62. Leur malheur commun provenait de ce qu'ils étaient nés trop tôt ou trop tard. Au 14 Décembre, nous étions encore des enfants, mais eux, ils étaient des jeunes gens 63. C'est très important. A l'époque, nous faisions nos études, sans rien savoir de ce qui se passait dans le monde des événements. Nous étions emplis de rêveries théoriques, nous étions les Gracques et les Rienzi de la chambre d'enfants. Ensuite, enfermés dans un assez petit cercle, nous achevâmes, dans une entente amicale, nos années « académiques ». En franchissant les portes de l'Université, nous nous heurtâmes à celles de la prison. La prison et l'exil, quand on est jeune à une époque d'accablante et sombre persécution, sont infiniment bénéfiques. C'est un processus d'endurcissement. Seules sont domptées par la prison les natures faibles, celles dont le combat ne fut qu'un fugace élan juvénile et non un don, une nécessité interne. La conscience d'une persécution ouverte soutient le désir de résister. Le danger redoublé habitue à la fermeté, modèle le comportement. Tout cela intéresse, distrait, excite, provoque la colère; le forçat ou le déporté sont plus souvent sujets aux accès de rage que les hommes qui vivent des heures lassantes dans un désespoir débilitant et qui, libres pourtant, se perdent dans une société triviale et oppressante. Quand nous revînmes d'exil, une activité nouvelle commençait à bouillonner dans la littérature, l'Université, voire dans la société. C'était l'époque de Gogol et de Lermontov, des articles de Bélinski, des cours de Granovski et des jeunes professeurs. Il n'en allait pas ainsi de nos prédécesseurs. Avant que d'être majeurs, ils entendirent sonner la cloche qui annonçait à la Russie le suplice de Pestel et le couronnement de Nicolas. Ils étaient trop jeimes pour participer au complot, pas assez pour aller encore à 62. Quand ce chapitre parut pour la première fois dans E. P., après le mot « occidental », un astérisque renvoyait à cette note : « Lorsque j'ai écrit ces lignes, les deux Kiréevski étaient encore en vie. A présent l'un et l'autre sont dans la tombe. La nouvelle de la mort d'Ivan Vassiliévitch tua son frère; il n'avait plus personne à aimer et n'y résista pas. Quelle existence tragique ! » (St.) 63. Ivan Kiréevski est né en 1806, Pierre en 1808. Rappelons que Herzen est née en 1812. Le « doyen » des Slavoph:iles, Khomiakov, était né en 1804. 175
l'école. Devant eux s'étendait cette décennie qui s'acheva avec la sombre Lettre de Tchaadaïev. Bien entendu, ils ne pouvaient devenir vieux en dix ans, mais ils furent brisés, brimés, environnés par un milieu démuni d'intérêts vitaux, pitoyable, pusillanime, servile. Or, c'étaient les dix premières années de leur jeunesse! Malgré eux, ils étaient forcés, comme Eugène Onéguine, d'envier la paralysie du Président de Toula, de partir pour la Perse comme le Petchorine de Lermontov, de devenir catholiques comme le vrai Petchorine, 64 ou encore de se lancer dans une orthodoxie frénétique, une slavophilie effrénée, pour peu qu'ils n'eussent pas envie de s'enivrer à mort, de fouetter leurs mojiks ou de jouer aux cartes. Tout au début; quand Khomiakov prit conscience de ce vide, il partit se promener en Europe, pendant le règne somnolent et ennuyeux de Charles X. Après avoir terminé à Paris sa tragédie oubliée, Iermak, et s'être frotté à tous les Tchèques et Dalmates sur le chemin du retour, il revint. Tout était assommant ! Par chance, débuta la guerre russo-turque. Il s'enrôla, sans nécessité, sans but, et partit pour la Turquie. La guerre finit, de même que fut achevée une autre tragédie oubliée : le Faux Dimitri. L'ennui recommençait! 65 Au sein de cet ennui, de ce spleen, en présence de ces conditions effrayantes, de ce vide affreux, fulgura en lui une idée nouvelle. A peine formulée, elle fut raillée, ce qui incita Khomiakov à la défendre d'autant plus furieusement, et la faire pénétrer d'autant plus profondément dans la chair et le sang des Kiréevski. Les graines étaient jetées; ils dépensèrent toutes leurs forces à ces semailles et à la protection des jeunes pousses. Il y fallait des hommes de la nouvelle génération, ni déformés, ni brisés, qui recevraient l'idée neuve non point au travers de la souffrance et la maladie, qu'avaient connues leurs maîtres, mais par transmission, par héritage. Les jeunes hommes répondirent à leur appel, ceux du cercle de Stankévitch les rejoignirent, et parmi eux des personnalités aussi fortes que C. Aksakov et louri Samarine. 64. Petchorine : héros romantique et désabusé du roman de Lermontov Un héros de notre temps. Le vrai Petchorine (ou Petcherine) : professeur de philologie et de grec à l'Université de Moscou qui, converti au catholicisme, entra dans les ordres. 65. Dans la première version, (E. P.), suivaient quelques lignes encore sur Khomiakov : « Khomiakov se lança dans la slavophilie qui naissait alors. Cela lui donnait à la fois une position originale et un riche champ d'action pour ses disputes. paradoxales, ajoutées à une oisiveté affairée. Entraîné par la vivacité de son esprit, il fut le premier à être induit en erreur par ses sophismes. C'est lui-même qui s'inculqua tant son fanatisme religieux que son amour ardent pour tout ce qui était russe ». (K.) Iouri Samarine reprocha par la suite à Herzen ses pages sur Khomiakov. Cf. Commentaires (37).
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« Constantin Aksakov ne riait pas comme Khomiakov, ne s'obnubilait pas sur des récriminations stériles, comme les Kiréevski. Jouvenceau sur le point d'atteindre à sa stature d'homme, il s'élançait vers l'action. Dans ses convictions on ne décelait ni tâtonnements incertains, ni triste conviction de prêcher dans le désert, pas plus que de sombres aspirations ou des espoirs inacessibles, mais une foi fanatique, intolérante, importune, bornée, celle qui précède la victoire. Aksakov était étroit d'esprit comme tout combattant : un éclectisme serein et équilibré ne peut servir d'arme de combat. Il était entouré d'un milieu hostile, puissant, ayant sur lui de grands avantages; il lui fallait se frayer un chemin au travers de toutes sortes d'adversaires, et dresser son étendard. Comment se montrer tolérant? « Toute son existence fut une protestation inconditionnelle contre la Russie de Pierre-le-Grand, contre la période pétersbourgeoise, et ceci au nom de la vie méconnue, écrasée du peuple russe. Sa dialectique cédait devant celle de Khomiakov. Il n'était pas un penseur-poète comme Ivan Kiréevski, mais il serait allé sur la place publique pour défendre sa foi, il serait monté sur l'échafaud; quand on perçoit cela au-delà des mots, ceux-ci deviennent terriblement convaincants. Au début des années quarante, il prêcha la commune rurale, le mir et l'artèle. C'est lui qui apprit à Haxthausen à les comprendre 66 et, conséquent jusqu'à la puérilité, il fut le premier à rentrer son pantalon dans ses bottes et à revêtir la chemise au col boutonné sur le côté. « Moscou, disait-il, est la capitale du peuple russe, tandis que Pétersbourg n'est que la résidence de l'empereur:.. -Et veuillez remarquer, lui répliquai-je, comme cette distinction va loin : à Moscou on ne manquera pas de vous « fourrer au trou·», mais à Pétersbourg on vous « mènera à la Hauptwachte. 67 :. « Jusqu'à la fin de sa vie Aksakov demeura un jeune homme éternellement enthousiaste et infiniment noble; il se laissait influencer et influençait les autres, mais toujours il garda un cœur pur. En 1844, alors que nos querelles étaient arrivées au point où ni les Slavophiles, ni nous ne voulions plus nous rencontrer, je marchais un jour dàns la rue lorsqu'il passa en traîneau. Je le saluai amicalement. Il allait continuer sa route sans s'arrêter, mais soudain il.fit stopper le cocher, descendit et s'approcha de moi : - J'aurais eu trop de chagrin de passer devant vous sans prendre congé, me déclara-t-il. Vous comprendrez qu'après tout ce qui a eu lieu entre vos amis et les miens, je ne viendrai plus chez vous. 66. Le baron August von Haxthausen (179Z-1866) : économiste allemand; un voyage en Russie lui inspira un savant ouvrage sur la co=une rurale. 67. Hauptwacht (allem.) : « Corps de garde ».
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Dommage, dommage, mais on n'y peut rien. Je voulais vous serrer la main, vous dire adieu. « A pas pressés il se dirigea vers son traîneau, mais subitement il revint. Je me tenais à la même place. J'étais triste. Il se précipita vers moi, me serra dans ses bras et m'embrassa chaleureusement. J'avais les larmes aux yeux. Comme je l'aimais en cette minute de notre brouille ! 68 » La brouille en question avait été la conséquence de la polémique dont j'ai parlé. Granovski et moi parvenions encore à nous entendre avec eux, vaille que vaille. Tout en ne cédant. rien sur nos principes, nous ne faisions pas de nos dissensions une question personnelle. Bélinski, d'une intolérance passionnée, allait plus loin que nous et nous faisait des reproches. « Je suis un Juif de par ma nature, m'écrivait~il de Saint-Pétersbourg, et je ne puis manger à la même table que les Philistins... Granovski voudrait savoir si j'ai lu son article dans Le Moscovite. Non, et je ne le lirai pas. Dis-lui que je n'aime ni voir mes amis dans les lieux mal famés, ni leur y donner rendez-vous. » 69 Aussi les Slavophiles l'injurièrent-ils à leur tour. Le Moscovite, agacé par Bélinski, irrité par le succès des Annales de la Patrie et celui des cours de Granovski, se défendait avec n'importe quelles armes et épargnait Bélinski moins encore que les autres, se référant ouvertement à lui comme à un homme dangereux, assoiffé de destruction, « se réjouissant au spectacle d'un incendie ». Au reste, Le Moscovite représentait essentiellement le parti universitaire, doctrinaire, des Slavophiles. On peut appeler ce parti non seulement « universitaire » mais, en partie, « gouvernemental ».Voilà qui était une grande nouveauté dans la littérature russe. Chez nous, la servilité se tait, se laisse acheter et connaît mal la grammaire ou bien, faisant fi de la prose, fait vibrer des accords sur la lyre loyaliste. Boulgarine et Gretch ne peuvent servir d'exemple : nul ne s'est fait d'ill~sions à leur sujet, nul n'a pris la cocarde 68. Kolokol, feuille 90. (Note de A. H.) Ce nécrologue parut dans le numéro du 15 janvier 1861 et Herzen le reprit tel quel. 69. L'article en question traitait des débuts de l'Etat prussien (A. S.) Le Moscovite, qui paraissait depuis 1840, était dirigé par Pogodine, professeur d'Histoire, et Chévyrev, professeur de littérature; tous deux étaient des Slavophiles d'extrême droite, jouissant de la bienveillance de Nicolas Jer. La revue des Occidentalistes, Les Annales..., paraissait depuis 1839. M. Malia a très clairement évoqué ce problème de la grande rivalité des deux partis (non politiques, mais idéologiques) issus directement des écoles philosophiques dont leurs membres se réclamaient naguère : « En 1842, les hégéliens « réalistes » et les schellingiens « romantiques » étaient devenus Occidentalistes et Slavophiles » (M. M., p. 280). Cf. Commentaires (38).
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de leur livrée pour le symbole de leur opinion. 70 Bien au contraire, Pogodine et Chévyrev, rédacteurs du Moscovite, étaient serviles en toute bonne conscience. Je ne connais pas les raisons de Chévyrev; peut-être était-il influencé par l'exemple de son ancêtre qui, au temps d'Ivan le Redoutable, chantait des psaumes au milieu des tortures et des supplices, et peut-être même priait pour que dure la vie du féroce vieillard! Quant à Pogodine, son motif c'était sa haine de l'aristocratie. Il est des époques où les hommes qui réfléchissent s'allient au pouvoir, mais seulement lorsque ce pouvoir les entraîne en avant, (comme sous Pierre Ier) défend la patrie, (comme en 1812) panse ses plaies et lui permet de respirer - comme sous Henri IV et peut-être sous Alexandre II. 71 En revanche, choisir la période la plus aride, la plus étriquée de l'autocratie russe et, s'appuyant sur le Père-Souverain, s'armer contre les méfaits privés de l'aristocratie, renforcée et soutenue par ce même pouvoir tsarien, voilà qui est grotesque et maléfique ! 72 On assure que si l'on prend pour bouclier son dévouement au pouvoir impérial, on peut dire plus hardiment la vérité. Pourquoi donc ces hommes ne la disaient-ils pas ? Pogodine était un professeur utile : il s'était présenté avec des forces neuves et un Heeren ancien, sur le tas de cendres de l'Histoire de Russie, anéantie, transformée en fumée et en poussière par Katchenovski. 73 Mais en tant qu'écrivain il n'avait guère d'importance, bien qu'il écrivît tout, et même Gotz von Berlichingen 74 en russe. Son style rugueux, peu soigné, sa façon grossière de lancer des remarques écornées et éculées m'inspirèrent, et un jour je l'imitai dans un petit texte : 70. Thadée Boulgarine (1789-1859) et Nicolas Gretch (1787-1867) dirigeaient la presse dite « rampante » de Pétersbourg. Non seulement étaient-ils les « chiens courants » du régime, mais il est probable que Boulgarine ait été en cheville avec la Troisième Section. 71. Ecrit en 1855. (A. S.) A cette époque Herzen mettait tout son espoir dans le nouveau tsar. 72. Dans le texte primitif, suivait ici un paragraphe supprimé par Herzen en 1861 : « Ce qu'on peut faire avec une telle arme nous a été montré par Metternich. Il incita le sanguinaire et fanatique Schéla, en Galicie, à mater l'esprit subversif des nobles; l'homme partit avec une bande de brigands, aux cris de « Vive l'Empereur » (d'Autriche) et, passant de domaine en domaine, égorgea les hobereaux et leurs familles. » (K.) 73. Arnold Heeren : Professeur d'Histoire à l'Université de Giittingen, Pogodine avait publié des commentaires sur son ouvrage : Ideen über die Politik, des Verkehr, und den Handel der vornehmsten Volker der Alten Welt (« Idées sur la politique, les relations et le commerce des principaux peuples du monde ancien »). Cet ouvrage n'avait rien de neuf : il datait de 1824. Michel Trophimovitch Katchenovski avait enseigné l'Histiore à l'Université de Moscou dès 1810 et avait été Recteur en 1837. 74. Gotz von Berlichingen : tragédie de Goethe. Pogodine était connu pour ses plagiats.
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Notes de Voyage de V edrine. 75 Stroganov (le Curateur) dit, après l'avoir .lu : « Sans doute Pogodine doit-il penser ·que c'est vraiment lui qui l'a écrit! » Je doute que Chévyrev ait jamais réussi quelque chose comme professeur. Pour ce qui est de ses articles littéraires, je n'ai retenu ni une seule idée originale, ni une seule opinion personnelle dans tout ce qu'il a écrit. En revanche, son style était tout à l'opposé de celui de Pogodine : redondant, spongieux, semblable à une gelée qui n'a pas pris et qu'on a oublié de parfumer d'amandes amères; mais sous cette mélasse fermentait une irascibilité atrabilaire et prétentieuse. Quand on lit Pogodine, on pense continuellement qu'il lâche de gros mots, et on se retourne pour voir s'il n'y a pas de dames dans les parages. Quand on lit Chévyrev, on rêvasse en pensant à autre chose. Parlant du style de ces frères siamois du journalisme moscovite, on ne peut oublier Georg Forster, le célèbre compagnon du Capitaine Cook dans les Iles Sandwich, et de Robespierre à la Convention de la République une et indivisible. 76 Quand Forster était professeur de botanique à Wilna, et qu'il entendait parler le polonais, si riche en consonnes, il se souvenait de ses amis d'Otaheite 77 qui usaient à peu près uniquement de voyelles, et s'exclamait : « Si l'on mélangeait ces deux parlers, quelle langue sonore et harmonieuse on obtiendrait ! » Néanmoins, quelque mauvais que fût leur style, les jumeaux du Moscovite commencèrent à s'en prendre non plus au seul Bélinski, mais aussi à Granovski, à cause de ses cours, et ceci avec toujours la même malheureuse gbsence de tact qui dressait contre eux toutes les honnêtes gens. Ils accusaient Granovski de partialité envers la culture occidentale, d'un certain ordre d'idées pour lequel Nicolas, par souci des idées de l'ordre, vous mettait aux fers et vous expédiait aux mines de N ertchinsk. Granovski releva leur gant, et sa réplique hardie et noble les fit rougir. Publiquement, du haut de sa chaire, il demanda à ses accusateurs pourquoi il devait haïr l'Occident et pourquoi, s'il détestait sa culture, il irait enseigner son Histoire ? « On m'accuse, dit-il78, de me servir de l'Histoire aux seules fins 75. Les Notes de Voyage de Vedrine étaient un pastiche du journal de voyage de Pogodine : Un an en terre étrangère. « Vedrine » est un nom humoristique, tiré de védro : baquet. Cet « à la manière de » fut publié par Herzen dans les Annales..., n• II, 1843. (A. S.) 76. Johann-Georg Forster, naturaliste allemand. ll accompagna Cook lors de son second voyage autour du monde, (1772-1774), puis fut envoyé par la ville de Mayence comme délégué à la Convention, en 1793. (A. S.) 77. Tahiti. 78. Le 20 décembre 1843. 180
d'exprimer mes opinions. En partie, cela est vrai. J'ai des opinions et je les mets en avant dans mes cours; si je n'en avais point, je ne me présenterais pas devant vous, en public, pour raconter une succession d'événements de façon plus ou moins intéressante. (39) Les réponses de Granovski étaient si simples, si courageuses, ses cours si attrayants, que les doctrinaires slaves se calmèrent; quant à la jeunesse, elle n'applaudissait pas moins que nous. A la fin de la session, il y eut même un effort de réconciliation. Nous donnâmes un dîner en honneur de Granovski, après son cours de clôture. 79 Les Slaves exprimèrent le désir d'y prendre part avec nous, et choisirent Iouri Samarine (de même que je fus désigné par les nôtres) comme organisateur. Le Banquet fut réussi. A la fin, après des toasts nombreux, non seulement unanimes, mais vraiment bus, nous et les Slaves nous enlaçâmes et nous donnâmes des baisers à la russe. Ivan Kiréevski ne m'adressa qu'une seule requête : que je change l'orthographe de mon nom, en remplaçant le « e » final par un « i », pour le rendre plus russe à l'oreille. 80 Mais Chévyrev n'en réclamait pas tant. Au contraire, tout en m'embrassant, il répétait, de sa voix de soprano : « Il est très bien, même avec un" e ";il est russe même avec un" e "! » Des deux côtés la réconciliation était sincère et sans arrière-pensées, ce qui, on le devine, ne nous empêcha nullement de nous désunir plus encore qu'avant, au bout d'une semaine. En règle générale, les réconciliations ne sont possibles que lorsqu'elles sont inutiles, autrement dit, quand la vindicte personnelle n'existe plus ou que les opinions se sont rapprochées et qu'on ne voit plus aucun motif de brouille. Sinon toute réconciliation n'est qu'un affaiblissement réciproque : les deux camps vont « déteindre », c'est-à-dire ·perdre leurs couleurs vives. Très vite nous vîmes l'inanité de notre Koutchouk-Kaïnardji 81, et le combat reprit avec plus d'acharnement encore. De notre côté, il était impossible de gagner Bélinski : il nous mandait de féroces épîtres de Pétersbourg, nous excommuniait, nous ,ietait l'anathème, et rédigeait des articles plus méchants que jamais dans les Annales de la Patrie. Enfin, il nous montra du doigt, triomphalement, les « polissonneries » du slavophilisme et nous répéta encore, avec un amer reproche : « Voilà comme ils sont ! » Tous nous baissâmes le nez. Bélinski avait raison ! Naguère, un poète fort prisé, que la maladie avait rendu bigot et les liens de famille, slavophile, voulut nous cingler de sa main 79. 22 avril 1844. 80. Cela aurait donné, selon la prononciation russe, Guertzine au lieu de Guertzen. 81. Traité de paix russo-turc sous Catherine II (1774).
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de moribond. 82 Malheureusement, il choisit encore pour ce faire la lanière du policier. Dans une pièce intitulée Ils ne sont pas des nôtres, il traita Tchaadaïev de renégat de l'Orthodoxie, Granovski de maître hérétique corrupteur de la jeunesse, moi, de valet portant la brillante livrée de la culture occidentale, et tous les trois de traîtres à la patrie. Bien entendu, il ne nous appelait pas par nos noms : c'était aux lecteurs de compléter, eux qui, ravis, portaient de salon en salon cette délation rimée ! Constantin Aksakov, indigné, répondit, lui aussi en vers, 83 stigmatisant les attaques haineuses et affirmant que certains Slavophiles, devenus gendarmes au nom du Christ, n'étaient pas des nôtres. Ces péripéties ajoutèrent beaucoup d'amertume à nos rapports. Le nom du poète, le nom de son récitant 84, le milieu dans lequel il vivait, la société qui s'en émerveillait, tout cela excitait fort les esprits. Les querelles manquèrent de peu aboutir à un désastre énorme, à la mort de deux des plus brillants représentants des partis en présence. En dépit de leurs efforts, les amis eurent beaucoup de mal à apaiser la querelle entre Granovski et Pierre Kiréevski, querelle qui allait à grands pas vers un duel. Au milieu de ces événements, Chévyréev, qui ne pouvait décidément se résigner au succès colossal des conférences de Granovski, imagina de le battre sur son propre terrain et annonça qu'il allait faire un cours public. Il traita de Dante, du nationalisme dans l'art, de l'Orthodoxie dans la science, etc., etc. Il avait un vaste auditoire, mais qui restait froid. Il lui arrivait parfois de se montrer audacieux, ce qui était fort apprécié, mais l'ensemble né fit guère d'effet. J'ai gardé le souvenir d'une conférence où il parla du livre de Michelet, le Peuple, et du roman de George Sand, La Mare au Diable, parce que là il toucha à des problèmes vitaux et contemporains. Il était plus difficile d'éveiller la sympathie en parlant des charmes des écrivains spirituels de l'Eglise d'Orient et en chantant les louanges de l'Eglise greco-russe. Seuls Fédor Glinka 82. Nicolas Mikhaïlovitch Ya:zykov, poète, beau-frère de K.homiakov, avait publié, en 1844, deux ans avant sa mort et déjà fort malade, trois poèmes viole=ent anti-occidentalistes : A Constantin Aksakov, A ceux qui ne sont pas des n6tres, A Tchaadaïev. Herzen les réunit ici sous un titre unique, marquant ainsi son intention de traiter le fond du problème, non ses manifestations extérieures. Ajoutons qu'il se trompait en ce qui concernait le « valet à la brillante livrée » : il ne s'agissait pas de lui, mais de Granovski. Pour les détails v. Commentaires (40). 83. Le poème de C. Aksakov s'intitulait Nos Alliés; il y condamnait le« sifflement haineux » des Slavophiles extrémistes, rampant devant l'autocrate. 84. Le « récitant & : Philippe Viegel, homosexuel notoire, brocardé par Pouchkine, mémorialiste perspicace mais méchant et rancunier. Une lettre de Herzen à 1. Samarine (27 février 1845) nous apprend que Viegel se faisait une joie mauvaise de lire partout les vers de Yazykov.
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et son épouse Eudoxie (qui écrivait sur « le lait de la Vierge Trèspure ») 85, assis habituellement côte à côte au premier rang, baissaient modestement les yeux quand Chévyrev louait d'une façon vraiment excessive l'Eglise orthodoxe. Chévyrev gâtait ses cours de la même façon dont il gâtait ses articles : par ses sorties contre les idées, les livres, les personnes qu'il était difficile de défendre en notre pays sans aboutir au bagne. En attendant, « quels que fussent les trucs imaginés pour faire marcher Le Moscovite », il ne marchait point du tout. Pour faire un journal polémique qui soit vivant, il est indispensable d'avoir le sens de l'actualité, et des netfs assez délicieusement chatouilleux pour réagir à tout ce qui excite la société. Les rédacteurs du Moscovite étaient totalement démunis de cette prescience. Ils avaient beau tourner le pauvre Nestor et le pauvre Dante 86 dans tous les sens, il leur fallut se convaincre qu'en notre siècle pourri on ne peut réussir ni avec la syntaxe de Pogodine coupée au hachoir, ni avec la sereine et suave éloquence de Chévyrev. Ils réfléchirent, puis résolurent d'offrir le poste de rédacteur en chef à Ivan Kiréevski. C'était un choix extraordinairement pertinent, non seulement du côté de l'intelligence et des dons, mais aussi du côté des finances. Personnellement, je n'aurais aimé traiter d'affaires avec nul homme autant qu'avec Kiréevski. Pour donner une idée de sa philosophie économique, je vais conter l'anecdote suivante. Il possédait un haras, d'où il amenait les chevaux à Moscou, pour en faire évaluer le prix et les vendre. Un jour, un jeune officier vient lui acheter un cheval qui lui fait terriblement envie. Voyant cela, l'entraîneur monte le prix; ils discutent, l'officier finit. par accepter et se présente à Kiréevski. Celui-ci, tout en recevant l'argent, consulte sa liste et fait remarquer à l'officier que cet animal est évalué à huit cents roubles et non à mille, et que l'entraîneur a dû faire erreur. Le cavalier en demeure si perplexe, qu'il demande à revoir le cheval. L'ayant réexaminé, il dit : << Un beau cheval, en vérité, dont le propriétaire a vergogne de toucher le prix ! » Où pouvait-on trouver meilleur rédacteur en chef ? 85. Fédor Nicolaïevitch Glinka, doux poète qui avait été membre de la Ligue du Bien public, d'où sortirent les conjurés du 14 Décembre. Son épouse, Eudoxie, était l'auteur d'œuvres à sujet religieux, entre autres, une « Vie de la Très SainteVierge, Mère de Dieu ». (A. S.) 86. Le Moscovite s'évertuait à publier des documents sur l'Histoire de la Russie antique, et le texte russe, avec commentaires, de la Divine Comédie de Dante. La Chronique de Nestor (on dit aujourd'hui « le pseudo-Nestor ») est la plus ancienne des chroniques russes connues. On l'attribue à un moine du couvent des Cryptes, à Kiev.
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Il se mit à l'œuvre avec ardeur, y consacra beaucoup de temps, déménagea à Moscou; néanmoins, en dépit de tout son talent, il n'arriva à rien. Le Moscovite ne répondait à aucune des exigences impératives manifestées par la société et, par conséquent, il ne pouvait guère circuler en dehors de son propre petit cercle. Son échec dut beaucoup chagriner Kiréevski. Le Moscovite ne se remit pas de son second naufrage, et les Slaves eux-mêmes se rendirent compte qu'on ne pouvait voguer loin sur ce raffiot. Ils conçurent l'idée d'une autre revue. Mais cette fois, ce ne fut pas eux qui remportèrent la victoire : l'opinion publique opta bruyamment pour nous. Au cœur de la nuit, pendant que Le Moscovite coulait et que le Phare 87 de Pétersbourg n'éclairait plus, Bélinski, qui avait nourri de son sang les Annales de la Patrie, mit sur pieds leur enfant illégitime 88 et donna aux deux revues une telle impulsion, qu'elles purent continuer leur chemin pendant plusieurs années avec les seuls correcteurs et imprimeurs, les souffredouleurs ·des lettres et les pécheurs de la plume. Le nom de Bélinski suffisait à enrichir deux libraires 89 et à concentrer tout ce que la littérature russe comptait de meilleur dans les publications auxquelles il collaborait, alors que les dons de Kiréevski et la collaboration de Khomiakov ne pouvaient donner ni. style, ni lecteurs au Moscovite ... Tel était l'état des choses lorsque je quittai le champ de bataille et partis de Russie. Les deux camps eurent une dernière occasion de s'affirmer, puis tous les problèmes furent transformés par les événements énormes de 1848. Nicolas r• mourut. Une vie neuve entraîna tant les Slaves que nous au-delà des limites de notre guerre intestine. Nous nous tendîmes la main. Mais où sont-ils? Partis! Constantin Aksakov aussi est parti, et ils n'existent plus, ces « ennemis qui nous étaient plus proches que beaucoup des nôtres :.. La vie n'était pas facile, qui consumait les êtres comme une bougie exposée au vent de l'automne. Ils étaient tous en vie lorsque j'écrivis ce chapitre pour la première fois. Qu'il se termine donc cette fois par les lignes suivantes, tirées de mon nécrologue consacré à Aksakov : « Les Kiréevski, Khomiakov et Aksakov ont accompli leur œuvre. Qu'ils aient vécu longtemps ou non, peu importe, car, en fermant 87. Le Phare : revue mensuelle de la capitale, qui cessa d'exister en 1845. 88. L'enfant ülégitime :la célèbre revue Le Contemporain, (Sovremennik) fondée par Pouchkine en 1836 et reprise en 1847 par le poète Nékrassov et Ivan Panaïev. Bélinski passa au Contemporain après sa rupture avec les Annales... 89. Deux librairies : certains .ont vu ici une allusion malveillante à Nekrassov, (que Herzen ne prisait guère) et à Kraïevski, rédacteur des Annales..•
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les yeux, ils pouvaient dire d'eux-mêmes, en toute conscience, qu'ils avaient accompli ce qu'ils voulaient accomplir. Et s'ils n'ont pu arrêter la troïka des courriers de l'Etat, lancée par Pierre et emmenant un Biron, qui fouette le cocher pour qu'il galope pardessus les champs de blé et écrase les gens, ils sont arrivés à freiner une opinion publique surexcitée et obliger tous les hommes sérieux à réfléchir. Oui, nous fûmes des ennemis, mais fort bizarres. Nous n'avions qu'un seul amour, mais nous aimions différemment. En eux comme en nous avait germé, depuis notre plus jeune âge, un sentiment unique, puissant, inexplicable, physiologique, passionné, qu'ils prenaient pour une réminiscence et nous, pour une prophétie: ce sentiment c'était un amour sans bornes, embrassant notre existence entière, pour le peuple russe, la tradition russe, la mentalité russe. Et nous, pareils à Janus ou à l'aigle bicéphale, nous regardions dans plusieurs directions, alors que battait en nous un seul cœur. Eux, iis avaient transféré tout leur amour, toute leur tendresse, sur leur mère accablée. Chez nous, élevés hors du foyer, ce lien s'était affaibli. Nous avions passé par les mains d'une gouvernante française et appris sur le tard que notre mère, ce n'était pas elle, mais une paysanne harassée, ce que nous devinâmes tout seuls, à cause de la ressemblance de nos traits et parce que ses chansons nous étaient plus chères que les vaudevilles. Nous l'aimâmes très fort, mais elle menait une vie trop étriquée. Nous étouffions dans sa chambrette. Il n'y avait là que des figures noircies, nous épiant dans leurs cadres d'argent massif, des popes avec leurs litanies, qui effrayaient la malheureuse femme abrutie par les soldats et "les scribes. Même ses sempiternelles lamentations sur son bonheur perdu nous fendaient le cœur. Nous savions qu'elle n'avait point de souvenirs clairs, et autre chose aussi : son bonheur se situait dans le futur, et sous son cœur tressaillait un embryon; notre frère cadet, à qui nous céderions notre droit d'aînesse sans réclamer de lentilles. Mais en attenqant : Mutter, Mutter, lass mich gehen, Schweifen auf den wilden Hohen ! 90 Telle était notre querelle de famille voici quelque quinze ans. Depuis, il a passé beaucoup d'eau sous le pont. Nous avons trouvé devant nous l'esprit de la montagne, qui a arrêté notre fuite; mais eux, en lieu et place d'un univers de reliques, ils se sont heurtés 90. « Mère, mère, laisse-moi errer sur les hauteurs sauvages ! » Poème de Schiller : Der Alpenjiiger (« Le Chasseur des Alpes »).
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aux problèmes vitaux de la Russie. Nous trouverions étrange de faire nos comptes : nul n'a le monopole de la compréhension. Le temps, l'Histoire, l'expérience, nous ont rapprochés, non pas que nous les ayions attirés dans notre camp, ou eux dans le leur, mais parce que eux et nous sommes aujourd'hui plus proches d'une conception vraie des choses que nous l'étions à l'époque où nous nous déchirions, sans pitié dans des articles de revue. Néanmoins, je ne me souviens pas que nous ayions jamais douté de leur brûlant amour pour la Russie, pas plus qu'ils ne doutèrent du nôtre ... A cause de cette foi réciproque, de cet amour partagé, nous avons à notre tour le droit de nous incliner devant leurs cercueils et de jeter notre poignée de terre sur leurs morts, dans l'espoir sacré que sur leurs tombes, comme sur les nôtres, s'épanouira, forte et grande, la jeune Russie ! ~ 91
91. Kolokol, 15 janvier 1861, (Note de A. H.).
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CHAPITRE XXXI Le décès de mon père. L'héritage. Le partage. Les deux neveux.
A la fin de 1845, les forces de mon père ne cessèrent de décliner. De toute évidence il s'éteignait, surtout depuis la mort du Sénateur, disparu en. parfait accord avec sa façon de vivre : à l'improviste, et quasiment dans sa calèche. Un soir de 1839, il se trouvait chez mon père, comme à son accoutumée. Il arrivait de je ne sais quel institut agronomique, apportant je ne sais quelle machine agricole, dont je pense que l'usage ne l'intéressait que fort peu, et à onze heures du soir il rentra chez lui. Il avait l'habitude, revenu à son domicile, de prendre un petit en-cas et de boire un verre de vin rouge. Ce soir-là il n'en voulut pas; il dit à mon vieil ami Calot 1 qu'il était fatigué et voulait se coucher, puis il le congédia. Calot l'aida à se déshabiller, posa une bougie à son chevet, et sortit. A peine était-il arrivé dans sa chambre et avait-il eu le temps d'ôter son habit, que le Sénateur tira sur sa sonnette. Calot se précipita. Le vieillard gisait à côté de son lit, mort. Cet événement secoua violemment mon père et l'effraya. Sa solitude allait en augmentant, son tour tant redouté était proche : il avait enterré ses trois frères aînés. Il devint plus sombre encore, et tout en cachant ses sentiments, comme d'habitude, tout en jouant la froideur, il voyait ses muscles le trahir. Je dis intentionnellement « muscles », car son cerveau et ses nerfs restèrent inchangés jusqu'à sa fin. En avril de l'année 1848 le visage du vieil homme commença à porter les signes avant-coureurs de la mort. Ses yeux se voilaient. 1. Dans le premier tome, chap. I•• de B. i. D. Herzen consacre des pages touchantes à Calot, le valet de chambre du Sénateur, qui fut pour lui « la plus tendre des nourrices ». « Je n'ai jamais rencontré un homme aussi bon, plus doux, plus tendre que lui... » (p. 49).
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Il était déjà si maigre, que souventes fois, me montrant sa main, il me disait : - Le squelette est fin prêt, il. suffit d'ôter la peau. Sa voix était devenue plus sourde. Il parlait plus lentement. Pourtant son intelligence, sa mémoire, son caractère étaient toujours semblables : c'était la même ironie, le même perpétuel mécontentement visant chacun, la même capricieuse irascibilité. L'une de ses vieilles relations lui demanda, quelque dix jours avant sa fin : - Vous rappelez-vous qui était notre chargé d'affaires à Turin, après la guerre? Vous l'avez connu à l'étranger. - Sévérine, répondit mon père, après avoir réfléchi à peine quelques secondes. Le 3 mai, je le trouvai au lit. Ses joues étaient brûlantes de fièvre, ce qui ne lui arrivait presque jamais. Il était agité et assurait qu'il ne pouvait se lever. Ensuite, il ordonna de lui poser des sangsues et, tout en restant allongé pendant cette opération, il continua à lancer ses pointes acérées. -Ah, te voilà! me dit-il, comme si je venais seulement d'entrer. Tu devrais bien, mon cher ami, aller te distraire. C'est un spectacle fort mélancolique que de regarder un homme se décomposer. Cela donne des pensées noires. 2 Mais auparavant, remets à ce gamin dix kopecks pour sa vodka. Je fouillai dans ma poche, ne trouvai rien de plus petit qu'un quart de rouble, que je voulus donner, mais le malade s'en aperçut et déclara: - Que tu es ennuyeux ! Je t'ai dit dix kopecks. - Je ne les ai pas. - Prends ma petite bourse sur mon bureau. Et, après y avoir beaucoup fouillé, il trouva son grivennik. 3 Alors arriva Golokhvastov, un neveu de mon père. Le vieillard ne souffla mot. Pour dire quelque chose, le neveu annonça qu'il arrivait de chez le général-gouverneur. A ces mots, le malade toucha de ses doigts sa calotte de velours noir, comme pour un salut militaire. J'avais si bien étudié le moindre de ses gestes que je compris immédiatement ce qui n'allait pas : Golokhvastov aurait dû dire: « Je viens de chez Stcherbatov. :. - Imâginez, quelle chose étrange, poursuivit le neveu, on lui a découvert la maladie de la pierre. 2. En français. 3. Autrefois, pièce de 10 kopecks.
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- Qu'y a-t-il de si étrange à déceler cette maladie chez un général-gouverneur ? demanda le malade d'une voix traînante. - Mais comment, mon oncle, 4 il a plus de soixante-dix ans et c'est la première fois qu'on lui trouve une pierre. - Et moi vois-tu, bien que je ne sois point général-gouverneur, j'ai aussi quelque chose de bizarre : j'ai soixante-seize ans et c'est la première fois que je meurs. 5 Il est certain qu'il se rendait compte de son état et c'est ce qui prêtait à son ironie un caractère si macabre, 6 qui vous incitait à la fois à sourire et à se figer d'horreur. Son valet de chambre, qui tous les soirs venait lui faire de petits rapports sur le train de la maison, lui apprit que le licou du cheval employé à transporter l'eau était en fort mauvais état, et qu'il fallait en acheter un neuf. - Quel drôle de bonhomme tu fais, rétorqua mon père. Tu vois une personne en train de trépasser et tu viens lui parler de licou ! Attends un jour ou deux, et quand tu m'auras porté sur la table de la salle à manger, 7 tu feras ton rapport à celui-là, (il me montra du doigt) et lui il te commandera d'acheter non seulement un licou, mais aussi une selle et des rênes, dont nul n'a besoin. Le 5 mai la fièvre monta, les traits s'affaissèrent plus encore et noircirent; il était visible qu'un feu intérieur le consumait. Il parlait peu, mais avec une parfaite présence d'esprit. Au matin, il demanda du café, un bouillon et il but fréquemment une espèce de tisane 8 Au crépuscule, il me fit approcher, me dit : « C'est fini:., et passa sa main sur la couverture, comme une épée ou une faux. Je pressai mes lèvres sur sa main, qui était chaude. Il voulut dire quelque chose, commença et, sans avoir rien dit, conclut : - Bon, tu sais cela. Puis il se tourna vers G. 1. Klioutcharev, qui se tenait de l'autre côté du lit: -C'est dur, fit-il, en fixant sur lui son regard languissant. Klioutcharev était alors son chargé d'affaires. C'était un homme extrêmement ponnête, qui jouissait de la faveur de mon père plus que quiconque. II s'inclina vers lui et lui dit : - Tous les remèdes utilisés par vous à ce jour se sont avérés inefficaces. Permettez-moi de vous conseiller de recourir à une autre médecine. - Quelle médecine ? demanda le malade. - Vous ne voulez pas faire venir un prêtre ? 4, 6, 8. En français. 5. Ivan Iakovlev avait soixante-dix neuf ans. (1767-1846). 7. Selon la tradition russe-orthodoxe, on plaçait le cercueil, ouvert jusqu'à l'absoute, sur la table de la salle à manger.
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- Oh 1 je croyais pour de bon que Grégoire Ivanovitch allait me recommander un médicament, dit le vieillard, s'adressant à moi. Peu après il s'endormit. Ce somme se prolongea jusqu'au lendemain matin; sans doute était-ce une perte de connaissance. Au cours de la nuit le mal fit d'effrayants progrès. La fin était proche, et à neuf heures j'envoyai un messager à cheval chercher Golokhvastov. A dix heures et demie mon père ordonna de l'habiller. Il ne pouvait ni se tenir sur ses jambes, ni se servir correctement de sa main pour prendre quelque chose, mais il remarqua immédiatement l'absence d'une boucle en argent de la ceinture, qui retenait son pantalon, et ·commanda de la lUi apporter. Une fois habillé, il passa dans son cabinet, soutenu par nous. Là se trouvaient de grands « fauteuils Vqltaire » et un petit canapé, étroit et dur; ce fut là qu'il se fit coucher. Alors il prononça quelques mots incompréhensibles, décousus, mais cinq minutes plus tard il ouvrit les yeux et, rencontrant le regard de Golokhvastov, il lui dit : - Qu'as-tu à venir de si bon matin? - J'étais dans les parages, mon oncle, aussi suis-je passé prendre des nouvelles de votre santé. Le vieil homme eut un sourire, comme pour dire : « Tu ne me tromperas point, mon bon ami 1 » Ensuite il réclama sa tabatière. Je la lui apportai, il l'ouvrit mais, en dépit de longs efforts, il ne put réunir ses doigts pour prendre du tabac. Cela parut le frapper d'étonnement. Il promena un regard sombre autour de lui et derechef un nuage recouvrit son cerveau. Il marmonna quelques mots inaudibles, puis demanda : - Comment appelle-t-on donc ces pipes qu'on fume à travers l'eau? - Des narghileh, fit Golokhvastov. - Oui, oui ... Mon narghileh ... Et ce fut tout. Entre-temps, Golokhvastov avait, derrière la porte, posté un prêtre avec les Saintes Espèces. D'une voix forte il demanda au malade s'il voulait le recevoir. Le vieil homme ouvrit les yeux et inclina la tête. Klioutcharev ouvrit la porte, et le prêtre fit son entrée... Mon père avait à nouveau perdu conscience, mais quelques paroles prononcées d'une voix traînante, et plus encore l'odeur de l'encens l'éveillèrent. Il fit un signe de croix. Le prêtre s'approcha. Nous nous écartâmes. Après la cérémonie, le malade aperçut le Dr Lœwenthal qui, d'un air appliqué, rédigeait une ordonnance : - Qu'est-ce que vous écrivez ? lui demanda-t-il. - Une prescription pour vous. 190
- Quelle prescription? du musc, ou quoi? Vous n'avez pas honte? Vous devriez me prescrire de l'opium pour adoucir mon départ... Levez-moi : je veux m'asseoir dans un fauteuil, ajouta-t-il, en s'adressant à nous. Ce furent ses dernières paroles cohérentes. Nous levâmes le moribond et l'assîmes. - Approchez-moi de la table. Nous obéîmes. Son regard trahissait sa faiblesse. - Qui est-ce ? questionna-t-il en montrant Maria Kasparovna. 9 Je la nommai. Il voulut appuyer sa tête sur sa main, mais celle-ci flancha et retomba sur la table, comme privée de vie. Je la remplaçai par la mienne. Il me regarda une ou deux fois, l'air abattu, misérable, comme s'il demandait de l'aide. Son visage prenait de plus en plus une expression de repos et de calme... Un soupir, un autre, et la tête, qui s'alourdissait sur ma main, commença à devenir froide... Pendant quelques minutes tout, dans la chambre, se figea dans un silence de mort. Cela se passait le 6 mai 1846, vers trois heures de l'après-midi. Il fut inhumé solennellement et somptueusement dans le Monastère Novo-Diévitchi. 10 Deux familles de paysans affranchis par lui étaient venus à pied de Pokrovskoïé pour porter sa bière; nous marchions derrière eux. Flambeaux, chœur, popes, archimandrites, archevêques, Requiem qui vous ébranle jusqu'au fond de l'âme, puis la tombe, la chute lourde de la terre sur le couvercle du cercueil... Ainsi finit la longue existence d'un vieillard qui avait si obstinément, si vigoureusement tenu dans sa main son pouvoir sur sa maison, qui avait tant pesé sur tout son entourage. Et voici que soudain son influence a disparu, sa volonté est annihilée, il n'est plus, il n'existe plus du tout ! On combla la tombe, on convia les popes et les moines au repas mortuaire auquel je ne participai point. Je rentrai à 'la maison. Les équipages se dispersaient, les mendiants se bousculaient aux portes du monastère, les paysans, en groupe serré, s'épongeaient la figure. Je les connaissais tous intimement. Je pris congé d'eux, les remerciai et m'en allai. 9. Maria Kasparovna (1823-1916), plus tard Mme Reichel, amie intime de la famille, qui accompagna Herzen et les siens lorsqu'ils partirent pour l'étranger. Elle fut jusqu'à sa mort la confidente de Herzen et de ses enfants, et c'est dans une lettre adressée à elle qu'il fera allusion pour la première fois à la « gestation » de ses Mémoires. 10. Novo-Diévitchi ou « Nouveau couvent des Vierges » : monastère antique dans une boucle de la Moskova. Dans son cimetière on a toujours enterré les Moscovites « bien » et les gens célèbres. La tradition se poursuit, apparemment, puisqu'on y trouve la sépulture de Prokofiev.
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Avant le décès de mon père, nous avions presque complètement emménagé de la petite maison dans la grande, où il habitait 11 ; il n'y avait donc rien d'étonnant si, dans la bousculade des trois premiers jours, je ne trouvai pas le temps de regarder autour de moi. Mais voilà qu'au retour des obsèques mon cœur se serrait bizarrement. Dans la cour, dans le vestibule, m'acueillaient les serviteurs, hommes et femmes, sollicitant ma bienveillance et ma protection - j'expliquerai pourquoi tout à l'heure. La grande salle sentait l'encens. J'entrai dans la chambre où était auparavant le lit de mon père : on l'avait enlevé. La porte dont, pendant tant d'années, non seulement les domestiques mais moi aussi approchions à pas feutrés restait maintenant grande ouverte et, dans un coin, une camériste mettait le couvert sur une petite table. Tous sollicitaient mes ordres. Ma nouvelle situation me répugnait, m'offusquait : « Tout cela, toute cette maison m'appartient parce que quelqu'un est mort, et ce quelqu'un, c'est mon père ! » Il me semblait que cette brutale prise de possession impliquait je ne sais quoi, d'impur; c'était comme si je dépouillais un cadavre... Un héritage porte en soi quelque chose de profondément amoral : il fausse le chagrin légitime causé par la perte d'un proche, en vous rendant possesseur de ses biens. Par bonheur, nous évitâmes une autre séquelle ignoble des successions : les disputes sauvages, les monstrueux démêlés de ceux qui se partagent les dépouilles devant un cercueil. La répartition se fit en quelque deux heures de temps, pendant lesquelles personne ne prononça un seul mot dur, personne n'éleva la voix. Ensuite, tous se séparèrent avec un sentiment de respect mutuel. 12 Ce fait, dont l'honneur revient à Golokhvastov, mérite que l'on en dise quelques mots. De son vivant, le Sénateur et mon père s'étaient légué mutuellement leurs biens héréditaires, à la condition que le survivant les laissât à Golokhvastov. 13 Mon père vendit une partie des siens et nous fit don de ce capital. Par la suite, il m'attribua un petit 11. La petite et la grande maison existent encore, aux numéros 25 et 27, Sivtzev Vrajek, à Moscou. Un musée A.I.-Herzen s'ouvrira dans la « grande », où il vécut quand il était étudiant, et ensuite de 1846 à son départ pour l'étranger. 12. L'héritage de son père mit A. 1. Herzen à l'abri pour le reste de ses jours, c'est-à-dire pendant encore vingt-quatre ans. La propriété de Kostroma valait approximativement cent mille roubles (selon Ketcher); à cela s'ajoutaient les immeubles de Moscou, partagés avec sa mère et son frère légor, plus quatre cent mille roubles-assignats (cent mille francs-or). La seconde épouse d'Ogarev qui fut la maîtresse de Herzen assurait que l'héritage montait même à sept cent mille roubles. (L.) 13. Dmitri Pavlovitch Golokhvastov (1796-1849) était le fils de la sœur d'Ivan Iakovlev, Elisabeth. C'était l'aîné des neveux.
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domaine dans la province de Kostroma, et ceci sur l'exigeante insistance d'Olga Alexandrovna Jérébtzova. Cette propriété est actuellement sous séquestre, ce qui fut décrété par le gouvernement, à l'encontre de la loi, avant même de savoir si je comptais ou non retourner en Russie. Après la mort du Sénateur, mon père vendit son domaine de Tver. Tant que ses propriétés héréditaires personnelles couvraient celles de son frère qu'il mettait en vente, Golokhvastov se taisait. Mais quand le vieil homme conçut l'idée de me donner son domaine des environs de Moscou, sous réserve de remettre des sommes par lui désignées, en partie à mon frère 14, en partie à d'autres parents, Golokhvastov fit remarquer que ce n'était pas conforme aux volontés du défunt, qui avait voulu que cette propriété-là lui revienne à lui. Ne supportant pas la moindre opposition en quoi que ce fût, et particulièrement quand il s'agissait de plans longuement mûris et considérés par lui comme impeccables, le vieillard accabla son neveu de ses sarcasmes. Celui-ci refusa de prendre la moindre part aux affaires de famille et - pis encore - d'être nommé exécuteur testamentaire. La fâcherie alla si loin, au début, qu'ils fai11îrent rompre toutes relations. Ce fut un coup très dur pour mon père. Il y avait peu de personnes au monde pour qui il éprouvait une affection véritable, mais Golokhvastov était du nombre. Il avait grandi sous les yeux de mon père, toute la famille était fière de lui, son oncle avait en lui une grande confiance et me le donnait toujours en exemple. Et soudain, ce « Mitia, le fils de ma sœur Lisbeth :., se brouillait avec lui, refusait ses arrangements, opposait son véto, et déjà derrière lui on apercevait le regard ironique du « Chimiste » qui, souriant, se grattait le nez avec des doigts brûlés par l'acide nitrique ! 15 Comme à son accoutumée, mon père ne laissait nullement voir combien il avait de peine, et évitait toute allusion à Golokhvastov. Toutefois, il était devenu visiblement plus sombre, parlait plus fréquemment et avec plus d'agacement de « ce siècle épouvantable où se relâchent tous les liens de famille, où les aînés ne rencontrent plus le respect dont on les entourait en des temps plus heureux » ..• (Sans doute à l'époque où le parangon de toutes les vertus domestiques était Catherine II ... ) 14. Mon frère : légor lvanovitch Herzen. Ce n'était qu'un « demi-frère ~. enfant naturel lui aussi, mais d'une autre mère. Eternel malade (cf. B. i. D., t. 1••, pp. 51 et 443-444), il vécut néanmoins soixante-dix-neuf ans (1803-1882), alors qu'Alexandre mourut à cinquante-huit ans. 15. Le Chimiste : Alexis Alexandrovitch lakovlev, fils illégitime, légalisé sur le tard, d'Alexandre Iakovlev. ll était le demi-frère de Natalie, la cousine germaine et épouse de Herzen. Sur le Chimiste (v. B. i. D., t. 1••, chap. VI). Les quatre frères Iakovlev n'eurent que des enfants illégitimes.
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Au début de cette brouille je me trouvais à Sokolovo, et c'est en passant que j'en entendis parler; or, dès le lendemain de mon retour à Moscou, Golokhvastov vint me voir de bon matin. Très pédant et formaliste, il me relata abondamment toute l'affaire, en un style élégant et châtié, en ajoutant qu'il s'était hâté à dessein de venir m'instruire, avant que j'entende parler de cette chicane. - Ce n'est pas pour rien, lui dis-je en riant, que je m'appelle Alexandre : je vais immédiatement trancher ce nœud gordien ! Il faut à tout prix que vous vous raccommodiez, et, afin de faire disparaître l'objet du litige, je vous déclare catégoriquement et définitivement que je renonce à Pétrovskoïé. Et là-bas, il y aura bien assez 'de datchas forestières pour vous dédommager de la vente du domaine de Tver. Golokhvastov en fut quelque peu embarrassé et, en conséquence, il se remit à me démontrer tout ce que j'avais compris dès les premiers mots. Nous nous quittâmes le mieux du monde. Quelques jours plus tard, certain soir, mon père recommença à parler de Golokhvastov. Comme toujours, lorsqu'il était mécontent de quelqu'un, ille réduisit en miettes. L'être idéal qu'il me montrait depuis que j'avais l'âge de dix ans, le fils modèle, le frère admirable, le meilleur neveu du monde, l'homme mieux élevé que quiconque, l'homme qui s'habillait si bien, que jamais un nœud de sa cravate n'était trop gros ou trop petit, ce personnage enfin, apparaissait maintenant sous l'aspect, eût-on dit, d'un négatif photographique, où ·tous les creux sont en relief et tous les blancs sont noirs. Passer directement aux invectives, sans diverses modulations, nuances et transitions, c'eût été trop brutal et patent; intelligent comme il l'était, mon père ne pouvait faire preuve d'une telle incongruité : - Dis-moi, je t'en prie, j'oublie chaque fois de te le demander: as-tu vu Dmitri Pavlovitch depuis ton retour ? {Il l'avait toujours appelé « Mitia »). -Une fois. - Et comment va Son Excellence ? - Pas mal, il se porte bien. - C'est une bonne chose que tu le voies : il faut tenir à des gens tels que lui. Je l'aime, je suis habitué à l'aimer, mais il ne le mérite point du tout. Bien sûr, il a ses défauts, et fort comiques, mais Dieu seul est sans péché. Une carrière rapide lui a tourné la tête. 16 Il est bien jeune pour le ruban de Sainte-Anne ! De plus, 16. Dmitri Golokhvastov était alors adjoint au curateur du district universitaire de Moscou. ll n'allait pas tarder à devenir curateur (1847).
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il y a son emploi : en tant que curateur, il doit tancer les écoliers, aussi, à les fréquenter, il a pris l'habitude de parler avec hauteur. TI leur fait la morale, ils l'écoutent au garde-à-vous... et lui, il croit qu'on peut parler à chacun sur ce ton. Je ne sais si tu l'as remarqué : même sa voix a changé. Je me souviens qu'au temps de feue l'Impératrice, le prince Prozorovski commandait de la même voix hargneuse à ses ordonnances. C'est ridicule à dire, mais il est venu me voir pour me faire une réprimande. Moi, je l'écoute, et je songe : « Que dirait ma défunte sœur, Lisbeth, si elle voyait çà 1 :. C'est moi qui l'ai remise de la main à la main à ·Paul Ivanovitch, le jour de leurs noces, et voilà son fils qui me crie : « Oui, mon oncle, si c'est comme çà, vous feriez mieux de vous adresser à Alexis Alexandrovitch; 17 quant à moi, je vous prie de me dispenser de tout cela 1 :. Comme tu le sais, j'ai un pied dans la tombe, une foule de soucis, de maladies, en bref je suis Job, l'homme des douleurs. Et lui de vociférer, la figure toute cramoisie... Quel siècle! 18 Je sais qu'il est habitué aux décastères. Voyons 1 TI ne va nulle part, il aime à rester chez lui, donner des ordres à ses Anciens, à ses garçons d'écurie, à ses misérables petits scribes qui lui donnent du « Votre Excellence :. par-ci, « Votre Excellence :. par-là. Ça lui brouille l'entendement. .. Pour tout dire, de même que sur un portrait de Louis-Philippe, on arrive petit à petit, en altérant légèrement les traits, à pass.er d'un vieillard mûr à une poire pourrie 19, de même, de nuance en nuance, « l'exemplaire Mitia » devenait peu à peu un Cartouche ou un Chémiaka. 20 Quant il eut appliqué sa dernière touche, je rapportai à mon père tout mon entretien avec Golokhvastov. ll m'écouta attentivement, fronça les sourcils, puis, tout en prisant longuement, méticuleusement, systématiquement, il me déclara : - Ne va pas croire, mon cher garçon, que tu m'embarrasses beaucoup en renonçant à Pokrovskoïé... Je ne sollicite personne, ne fais de courbettes à personne en disant : « Prenez ma propriété, je vous en prie 1 » Et ce n'est pas toi que je vais supplier 1 On trouvera des amateurs 1 Tout le monde contrecarre 21 mes projets. J'en ai assez. Je vais tout léguer à un hôpital : les malades se souvien17. « Le Chimiste. » 18. En français. 19. Herzen avait vu les caricatures parues en France, en 1834, dans le Charivari. 20. Chémiaka : prince apanagé du xv• siècle passé dans la légende comme magistrat inique et cruel. 21. En français.
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dront de moi avec reconnaissance. Il suffisait de Mitia, mais voici que toi aussi tu viens m'apprendre à disposer de mes biens, et pourtant c'est tout récemment encore que Véra te baignait dans un baquet. Non, je suis las, il est temps de démissionner. Moi-même, je vais entrer à l'hôpital. La conversation s'acheva sur ces mots. Le lendemain, vers les onze heures du matin, mon père me fit chercher par son valet de chambre. C'était chose peu commune. Habituellement, je passais chez lui avant le déjeuner, et si je ne partageais pas son repas, je venais prendre le thé. Je trouvai le vieillard assis à sa table à écrire, lunettes sur le nez, remuant ses papiers. - Viens ici, et si tu peux me faire cadeau d'une heure ou deux de ton temps ... aide-moi à mettre en ordre divers billets. Je sais que tu es occupé. Tu écris des quantités de petits articles. Tu es un homme de lettres ... J'ai vu un jour un article de toi dans « la Poste de la Patrie». 22 Je n'y ai rien compris. Ce ne sont que termes savants. Où va-t-elle, la littérature! Autrefois c'étaient des hommes comme Derjavine, Dmitriev, qui écrivaient; à présent, c'est toi... et puis mon neveu Ogarev. Pourtant, à vrai dire, mieux vaut rester chez soi à griffonner toutes sortes de balivernes que de louer un traîneau pour aller chez Y ar boire du champagne. 23 Je l'écoutais sans parvenir à comprendre où menait ce captatio benevolentiae... 24
- Assieds-toi ici, lis ce papier et donne-moi ton avis. C'était son testament, avec quelques codicilles. Du point de vue de mon père, c'était la plus grande preuve de confiance qu'il fût capable de me donner. Etrange cas psychologique ! De ce que je lisais, comme de ce qui avait été dit, je pus tirer deux observations : premièrement, que mon père avait envie de se réconcilier avec Golokhvastov, deuxièmement, qu'il avait beaucoup apprécié ma renonciation au domaine. De fait, depuis ce moment-là, c'est-à-dire depuis octobre 1845 25 et jusqu'à son heure dernière, non seulement il me témoigna sa confiance en tout occasion, mais il me consulta parfois, et même à deux occasions suivit mes avis. Mais qu'eût pu penser quelqu'un qui aurait, la veille, surpris notre conversation? Je n'ai pas changé un iota des réflexions de mon père à propos de Pokrovskoïé. Je me les rappelle fort bien. 22. Persiflage du père : il s'agit, évidemment, des Annales de la Patrie. 23. Y ar : célèbre restaurant de tziganes. 24. « Sollicitation de bienveillance. » 25. En recoupant avec le Journal de Herzen, on voit qu'il s'est trompé d'une année. Ceci se passait en 1844.
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Dans l'ensemble, le testament était simple et clair : mon père laissait tous ses biens immobiliers à Golokhvastov, tous ses biens mobiliers, le capital et les maisons à ma mère, à mon frère et à moi-même, sous réserve d'un partage égal. En revanche, les codicilles, écrits sur différents bouts de papiers et non datés, étaient loin d'êtœ simples. La responsabilité dont il nous chargeait - et Golokhvastov en particulier - était extrêmement déplaisante. Les codicilles se contredisaient les uns les autres et présentaient ce caractère indéfini qui conduit habituellement à de vilaines querelles et accusations. On y trouvait, pour donner un exemple, ces lignes : « J'affranchis tous les serfs domestiques qui m'ont servi de manière correcte et zélée, et je vous charge de leur remettre des récompenses en argent, selon leurs mérites. ~ L'un des billets précisait que la vieille maison en pierre était léguée à Klioutcharev, mais dans un autre, il était question d'un légataire différent, et d'une somme d'argent pour Klioutcharev, sans qu'il fût spécifié si ce legs devait remplacer la maison. Selon l'un de ces écrits, mon père laissait dix mille roubles - argent à un parent, selon un autre, il léguait à la sœur de ce parent une petite propriété, à charge de remettre dix mille roubles à son frère! Je dois noter que j'étais déjà informé de la moitié de ces dispositions, et je n'étais pas le seul. Par exemple, le vieil homme avait bien des fois, en ma présence, parlé à Klioutcharev de cette maison, et lui avait même conseillé de s'y installer sans attendre. Je proposai à mon père de convoquer Golokhvastov pour le charger de rédiger avec Klioutcharev un codicille général. - Bien sûr, fit-il, Mitia pourrait nous aider, mais il est tellement occupé ! Ces fonctionnaires du gouvernement, tu sais .•. Que lui chaut un oncle moribond, lui qui inspecte continuellement les séminaires ! - Il viendrait sûrement, rétorquai-je. Cette affaire est trop importante à ses yeux. ~ Je suis toujours content de le voir, seulement ma tête n'est pas toujours assez solide pour parler affaires. Mitia... il est très verbeux, 26 il m'abrutira de paroles et immédiatement mes idées se mettront à voler. Tu ferais mieux de lui porter tous ces papiers et lui faire noter ses commentaires dans la marge. Environ deux jours plus tard, Golokhvastov vint de lui-même. En tant que grand formaliste, il fut effrayé encore plus que moi par tant de désordre, mais en tant qu'humaniste, il s'exclama : Mais, mon cher, c'est le testament d'Alexandre le Grand! 27 Comme il arrivait toujours en des circonstances semblables, mon père affecta 26, 27. En français.
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d'être deux fois plus malade qu'il l'était. Il décocha indirectement à Golokhvastov quelques traits acérés, puis l'enlaça, lui toucha la joue avec la sienne, et ainsi fut conclu notre Campo-Formio familial. Pour autant que cela nous fût possible, nous persuadâmes au vieil homme de modifier la rédaction de ses codicilles et de les réunir tous en un seul. Il voulut rédiger ce texte de sa main, mais six mois plus tard, il n'avait pas encore terminé. A la suite du partage se présenta, tout naturellement, la question de savoir qui on allait affranchir, qui resterait serf. En ce qui concernait les récompenses en argent, j'avais pu obtenir que mon père en désignât le montant lui-même : après de longs débats il avait fixé la somme à trois mille roubles-argent. Golokhvastov annonça aux serviteurs qu'ignorant qui avait servi dans la maison, et de quelle manière, il laissait à mes soins l'examen de leurs droits. Je commençai par établir une liste de tous les domestiques, sans exception, mais quand le bruit s'en répandit, je fus envahi de toutes parts par des serfs - domestiques des générations anciennes : hommes aux mentons grisonnants et mal rasés, chauves, râpés, la tête et les mains agités de ces tremblements désordonnés qui résultent de deux ou trois décennies d'ivrognerie; vieilles femmes ratatinées, coiffées de bonnets à énormes volants, filleuls et filleules par procuration, dont j'ignorais totalement l'existence en tant que chrétiens. Jamais je n'avais vu certains d'entre eux. Je me souvenais de certains autres, comme dans ·un rêve. Finalement se présentèrent des gens dont je savais pertinemment qu'ils n'avaient jamais servi chez nous, mais erraient au loin, munis d'un passeport; d'autres encore, avaient vécu non pas chez nous, mais chez le Sénateur, ou bien étaient établis depuis le commencement des temps dans le village. Si ces vieillards chancelants et ces vieilles, rabougries et noircies par l'âge, avaient voulu un certificat d'affranchissement personnel, le malheur n'eût pas été grand; or, bien au contraire, ils ne demandaient qu'à finir leurs jours au service de Dmitri Pavlovitch; mais chacun d'eux (ou presque) avait des fils, des filles, des petits-enfants. Cela me rendit songeur. Je réfléchis longuement et, pour finir, je certifiai tout le monde. Golokhvastov comprit fort bien que la moitié de ces inconnus n'avaient jamais été à notre service, mais, voyant mes certificats, il ordonna d'établir des brevets d'affranchissement pour tous. Tandis que nous étions en train de les signer, il me dit avec un sourire, en passant un doigt dans ses cheveux : - J'ai idée que nous avons libéré des serfs qui appartiennent à d'autres qu'à nous !
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Golokhvastov était un original . à sa façon, comme tous les membres de la famille de mon père. La sœur cadette de mon père avait épousé un gentilhomme russe, âgé et fort riche, de lignée très ancienne : Paul Ivanovitch Golokhvastov. Sa famille apparaît çà et là dans l'Histoire de Russie, sous le règne d'Ivan le Redoutable; on retrouve leur nom sous le Faux~Dmitri et au Temps des Troubles. Le célérier Avraam Palitzine qui, dans sa relation du siège de la Trinité-Saint-Serge 28 avait imprudemment malmené l'un des ancêtres de mon oncle, attira tout d'abord les foudres de ce dernier, puis un très long article, où il prenait le saint personnage à partie. Paul Golokhvastov était un vieillard morose, avare, mais fort honnête et excellent homme d'affaires. Nous avons vu comment il avait empêché mon père de quitter Moscou en 1812, et comment il était mort d'une attaque, dans notre village. 29 Il laissait un fils et une fille, qui vivaient avec leur mère dans cette grande maison du Boulevard de Tver, dont l'incendie avait tant frappé le vieux père. 30 L'atmosphère assez sévère, parcimonieuse et pesante, instaurée par lui, lui survécut. Dans cette demeure régnait un ennui solennel et organisé, comme aussi de courtoisie et de bienveillance « officielles », à quoi s'ajoutaient les manifestations du sentiment que l'on avait de ses mérites personnels, ce qui, à la longue, 31 devenait extrêmement lassant. Les grandes pièces au beau mobilier paraissaient trop vides, trop silencieuses. La fille était habituellement assise en silence devant son métier à broder. La mère conservait les traces d'une grande beauté; point âgée encore, n'ayant guère que quelque quarante-cinq ans, elle commençait à égroter et restait étendue sur un sofa. L'une et l'autre avaient une voix traînante, un rien chantante, comme c'était généralement le cas pour les dames et les demoiselles moscovites de ce temps-là. A dix-huit ans, Dmitri Pavlovitch paraissait déjà en avoir quarante. Son frère cadet était plus vif que lui, mais aussi était-il presque toujours ailleurs ... ... Tout cela a disparu. Et dire que je me souviens encore du jour où sa mère accorda à Dmitri Pavlovitch une investiture 28. Dmitri Golokhvastov avait publié dans Le Moscovite (1842) des Notes sur le siège de la Laure de la Trinité en 1608-1610, et sa description par les historiens des XVII•, XVIII• et XIX• siècles. Sur l'instigation du métropolite Philarète, un journaliste avait rédigé une réponse à cette étude, sous le titre : Notes sur le siège de la Trinité. La polémique se prolongea pendant quelques années. (A. S.) Le frère célérier Avraam Palitzine fut, avec le Père-Abbé, le héros de la résistance de ce monastère fortifié contre l'envahisseur polonais, et l'un des artisans de l'élection du premier tsar Romanov : MicheL 29 et 30. B. i. D., tome Jer chap. J•r. 31. En français.
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solennelle : 32 le droit de propriété sur le cheval et le sulky. Leur ancien précepteur, Marchal, excellent homme, qui m'a servi autrefois de prototype pour « Joseph, » dans A qui la faute ? 33 fut mon professeur de français après Bouchot. 34 On a beau chercher à éviter ou à masquer ces inquiétantes questions sur la vie, la mort, le destin, beau les résoudre de la façon la plus intelligente, elles sont tout de même là, avec leurs croix tombales, avec ce sourire si déplacé, semble-t-il, qui demeure sur ies mâchoires affaissées d'une tête de mort ! Et, réflexion faite, on se rend compte qu'on ne peut pas s'empêcher de sourire. Tenez, par exemple, la destinée des deux frères Golokhvastov : que de pensées me viennent à l'esprit quand j'y songe; la différence qui existait entre mon père et le Sénateur semble pâle comparée à la brutale antinomie qui séparait ces frères-là, bien qu'ils eussent grandi dans la même chambre, eu le même précepteur, les mêmes professeurs, un cadre semblable. ;Le frère aîné avait des cheveux blonds, avec le reflet roussâtre des Britanniques, des yeux gris pâle qu'il aimait fermer à demi, et qui reflétaient l'imperturbable accalmie de son âme. Avec les années, sa silhouette en vint à exprimer de plus en plus le sentiment d'un absolu respect de soi et une espèce de satiété psychique. A ce moment, il se mit non seulement à plisser ses paupières, mais également ses narines, qui avaient une forme particulière et assez réussie. Quand il parlait, il grattait du troisième doigt de la main gauche ses cheveux, toujours frisés au fer et bien peignés, qui bouclaient sur ses tempes. En même temps, ses lèvres conservaient toujours un sourire bienveillant, qu'il avait hérité de sa mère et du portrait de Catherine II par Lampi. Ses traits réguliers, de même que sa taille assez élancée et svelte, ses mouvements soigneusement arrondis, sa cravate dont le nœud n'était jamais ni trop gros, ni trop petit, lui prêtaient quelque chose de l'allure solennelle du « parrain de noces », 35 de l'honorable témoin, du personnage chargé de distribuer les prix aux écoliers,· ou, tout au moins, du monsieur venu apporter ses vœux de Joyeux Noël ou 32. En français. 33. A qui la faute? (Kto vinovat ?) roman d'Alexandre Herzen, écrit en 1845, publié pour la première fois dans les Annales..., en 1845 et en 1846. 34. Bouchot, que Herzen appelle « le terroriste » dans le chapitre III du tome I•• de B. i. D., était un ancien membre de la Convention. li exerça sur le jeune homme une grosse influence. 35. Le « parrain de noces » ne traduit que très imparfaitement le titre de ce personnage indispensable dans un mariage orthodoxe. C'est, en fait, le délégué du père; il y a aussi la « marraine », déléguée de la mère qui, autrefois, n'assistait pas à la cérémonie religieuse.
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de Bonne Année. Mais pour les jours ordinaires, pour le traintrain quotidien, il était beaucoup trop élégant. Toute sa vie fut une série de récompenses pour ses succès et sa moralité. Il les méritait pleinement. Marchal, dont les cheveux avaient blanchi à cause du frère cadet, ne pouvait assez chanter les louanges de Dmitri Pavlovitch, et croyait inconditionnellement à la perfection de sa syntaxe française. De fait, Dmitri parlait le français avec cette impeccable correction que l'on ne trouve pas chez les Français, sans doute parce qu'on n'a pas développé en eux le sentiment de toute l'importance de bien connaître leur grammaire. A quatorze ans le garçon non seulement prenait part à l'administration du domaine, mais avait traduit en français, et en prose, toute la « Rossiade » de Kheraskov, 36 comme exercice de style. Il est probable que son vieux père, dans l'autre monde, s'en était réjoui plus que « le Cygne sur les eaux du Méandre ». Mais Golokhvastov ne se contentait pas de parler correctement le français et l'allemand, de bien savoir le latin, mais il connaissait la langue russe et la parlait sans fautes. De même que Marchal le tenait pour son meilleur élève, sa mère le tenait pour son meilleur fils, ses oncles pour leur meilleur neveu; quant au prince Dmitri Vladimirovitch Galitzine, quand il le prit à son service, il le considéra comme son meilleur fonctionnaire. Mais ce qui est plus important encore, c'est que tout cela était exact. Et pourtant, fait étrange... on sentait qu'il lui manquait quelque chose. Il était intelligent, capable, il avait beaucoup lu, beaucoup retenu. c Que faut-il de plus ? » dira-t-on. Par la suite, j'ai souvent rencontré de ces natures, de ces esprits • bien lisses », de ces cerveaux qui ont une vue claire... mais pas au-delà d'un certain niveau, d'une certaine profondeur. Ils raisonnent avec intelligence, sans s'écarter des faits; ils agissent plus intelligemment encore, sans s'écarter des sentiers battus. Ils sont les contemporains authentiques de leur temps et de leur milieu. Tout ce qu'ils disent est vrai, mais ils pourraient dire autre chose; tout ce qu'ils font est bien fait, mais ils pourraient faire autre chose. Habituellement, ils sont gens moraux, mais l'esprit malin vous souffle à l'oreille : « Sont-ils même capables d'être immoraux ? » Les Allemands appelleraient de tels hommes « rationnels »;en Angleterre, ils sont du parti des Whigs, (dont aujourd'hui le génie et le plus haut représentant est Macaulay et, autrefois, Walter Scott) parti des tenants de la philosophie pratique de 36. Michel Kheraskov :poète et dramaturge du xvm• siècle (1733-1807) fortement ' inspiré par Voltaire.
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L'Hermite de la Chaussée d'Antin et des sermons philosophiques de Weiss. 37 Chez ces messieurs tout est exact, décent, bien en place. Ils chérissent la vertu et fuient le vice. Tout chez eux respire un certain charme : celui d'un jour d'été gris, sans pluie ni soleil; mais quelque chose leur manque, une bagatelle, un rien, comme chez les grandes duchesses du Tsar Nikita, à qui : Même cela faisait défaut ... 38 Mais, s'il n'y a pas cela, le reste ne compte guère... Le frère cadet de Dmitri Golokhvastov était né boiteux. Ce fait seul le priva d'acquérir la pose à l'antique et la démarche « versaillaise » de son aîné. De plus, il avait des cheveux bruns et d'énormes yeux noirs dont il ne clignait jamais. Il n'avait pour lui qu'un extérieur énergique et beau; à l'intérieur erraient des passions assez désordonnées et des idées confuses. Mon père, qui le tenait pour une nullité, déclarait, quand il lui en voulait particulièrement : - Quel jeu intéressant de la nature 39 que de voir sur les épaules de Nicolas (et ici il levait les siennes) la tête d'un shah de Perse! Alors que son frère aîné ne trouva pas, tout au long de son existence, un seul moment de loisir et fut constamment occupé, Nicolas Pavlovitch, ne fit absolument rien, sa vie durant. Dans sa jeunesse il n'avait pas fait d'études. A vingt-trois ans, il s'était déjà marié, et ceci d'une façon amusante : il procéda à son propre enlèvement. S'étant épris d'une jeune fille pauvre et roturière - délicieuse petite tête à la Greuze, gracieuse poupée en porcelaine de Sèvres - il demanda la permission de l'épouser, ce qui ne me surprend aucunement. Sa mère, emplie de préjugés aristocratiques et imaginant que ses fils ne pouvaient épouser rien de moins qu'une Roumiantzev ou une Orlov, (et encore!) apportant en dot toute la population de la province de Voronèj ou de Riazan, refusa son consentement, comme de bien entendu. Or, son frère avait beau le raisonner, ses oncles et tantes l'exhorter, les yeux limpides de la jeune fille l'emportèrent :notre Werther voyant qu'il n'arriverait jamais à briser la volonté de sa parentèle, fit 37. Victor-Joseph Jouy (1754-1846) : écrivain populaire en son temps, qui fut surnommé l'Hermite de la Chaussée d'Antin d'après son roman le plus fameux. Christian Weiss: philosophe allemand. (1801-1866.) 38. Citation approximative d'un conte en vers de Pouchkine : le Tsar Nikita et ses quarante füles. 39. En français.
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descendre nuitamment, par la fenêtre, un coffret contenant du linge, puis son valet de chambre, Alexandre, enfin lui-même, après avoir verrouillé sa porte de l'intérieur. Quand, le lendemain, à l'heure du dîner, on ouvrit la porte, il était déjà marié. Sa mère eut tant de chagrin de ce mariage secret, qu'elle se mit au lit et mourut, offrant sa vie en sacrifice sur l'autel de l'étiquette et des convenances. Chez eux vivait une vieille femme sourde et acariâtre, avec une petite moustache, veuve d'un certain commandant de la forteresse d'Orsk, au temps de la peste et de Pougatchev. Par la suite, elle me raconta souvent ce foudroyant événement : l'évasion du jeune homme; à chaque fois elle ajoutait : « Vois-tu mon petit père, dès son jeune âge j'avais vu que Nicolas Pavlovitch ne donnerait rien de bon et ne serait jamais une consolation pour Elisabeth Alexéevna. Voyez-vous, il avait douze ans quand un jour il arriva en courant - je ne l'oublierai jamais, même si je vis un siècle et il riait aux larmes. Le voilà qui me crie : « Nadejda Ivanovna, allez vite à la fenêtre, regardez ce qui arrive à notre vache ! » Je me précipite et je pousse un cri. Imaginez, mon petit père, des chiens sans doute lui avaient arraché la queue, et elle était là, la pauvrette, sans sa queue. C'était une vache du Tyrol... Je n'y ai pas tenu : « C'est comme çà, lui ai-je dit, que tu te moques de la vache de ta maman, de ton bien précieux ? Ma foi, on se demande où tu iras comme çà! » Et depuis ce temps-là, j'en ai fait mon deuil. » Cette prophétie, si bizarrement inspirée par une queue de vache qui n'était pas à sa place, ne tarda pas à s'accomplir. Les deux frères partagèrent leur héritage et le cadet alla mener une vie dissolue. Qui ne connaît la série des dessins de Hogarth où il a représenté les vies parallèles d'un homme diligent et d'un fainéant ? Le diligent s'ennuie à l'église, le fainéant joue aux osselets; le diligent lit en famille un ouvrage édifiant, le fainéant boit de l'eau de vie, etc ... Ce parallèle, compte tenu de la situation sociale, s'appliquait à nos deux frères. Chez Hogarth, l'un des deux personnages se met à voler et finit sur le gibet, l'autre, qui ne s'est jamais amusé de toute sa vie, condamne son ami à mort. Le vol est un horsd' œuvre : 40 est-ce la faute de cet homme si sa mère ne lui a pas légué deux mille « âmes » dans la province de Kalouga, comme l'a fait la mère de Nicolas Golokhvastov, en y ajoutant un demimillion en espèces ? Cela lui eftt évité soucis et tracas, car voler, 40. En français.
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ce n'est nullement une partie de plaisir, mais un travail fort désagréable et extrêmement dangereux. Après avoir fait leur partage, les frères Golokhvastov se mirent à l'ouvrage; l'un pour améliorer son domaine, l'autre pour le ruiner. Je ne puis dire si Dmitri Pavlovitch, en dépit de ses vigilants efforts, ajouta fût-ce cent roubles à sa fortune, mais Nicolas Pavlovitch, pour sa part, fit plus d'un million de dettes en dix ans. Peu après le décès de leur mère, ayant casé leur sœur, c'est-à-dire l'ayant mariée, Dmitri partit pour Paris et Londres pour voir ce que c'était que l'Europe, tandis que Nicolas commença à se montrer à Moscou; bals, dîners, spectacles se succédaient. Sa demeure était remplie, dès le matin, par des amateurs de bons déjeuners, des connaisseurs en vins, des jeunes gens qui aimaient danser, des Français intéressants, des officiers de la Garde. Le vin coulait à flots, la musique résonnait bruyamment; il lui arrivait même parfois, de recevoir des étoiles locales de première grandeur, tels le prince Dmitri Galitzine et le prince Youssoupov. Pendant ce temps, Dmitri Pavlovitch, toujours célibataire, avait dûment visité l'Europe et appris l'anglais. Il rentrait chez lui, armé de plans des fermes du Devonshire et des haras du Cornwall, et accompagné d'un maître de manège britannique et de deux énormes terre-neuve de bonne race, au poil long, aux pattes palmées, dotés d'une incroyable bêtise. Il avait fait venir par mer des machines à semer et à moissonner, des charrues extraordinaires et des maquettes de toutes espèces d'inventions agronomiques. Alors que Dmitri Pavlovitch mettait consciencieusement en train un système de quatre cultures différentes, auxquelles notre terre ne se prêtait point, et semait du trèfle dans nos prés orthodoxes, tandis qu'il donnait une éducation anglaise à ses poulains, nés de géniteurs russes, et étudiait Thaër. 41 Nicolas Pavlovitch (et je pense que ce fut l'action la plus mauvaise et la plus stupide de sa vie) s'était déjà lassé de sa femme, et comme s'il pensait que bals et dîners n'étaient pas le moyen le plus rapide de se ruiner, il en était venu à entretenir une actrice-danseuse qui, indubitablement, n'était pas digne d'attacher les cordons du corset de son épouse. A partir de là tout alla à vau-l'eau. Ses biens furent inventoriés, sa femme, qui se lamentait sur le sort de ses enfants et le sien propre, prit froid et mourut en quelques jours; le foyer se désagrégea. Voyant cela, Dmitri Pavlovitch prit une mesure énergique, afin que ses biens ne tombent pas aux mains des créanciers de son frère : il décida de se marier, et choisit avec soin une épouse intel41. Agronome allemand. (1757-1828.)
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ligente et capable. Son mariage ne s'inspirait pas d'une folle passion : par souci dynastique il souhaitait des héritiers directs, afin de sauvegarder le patrimoine de ses ancêtres. Les noces de son frère chagrinèrent fort Nicolas Pavlovitch. Il ne s'attendait pas à pareille surprise. Apparemment, il était écrit depuis leur naissance que chacun d'eux serait stupéfait par le mariage de l'autre! Pour se consoler, Nicolas mena une vie deux fois plus dissolue qu'avant. Les choses ont beau se faire chez nous avec une grande lenteur, le temps vint, où il fallut vendre le domaine aux enchères. Je ne pense pas que cela ait causé grand souci à Dmitri, mais des intérêts dynastiques s'en mêlèrent, là aussi, et c'est pourquoi, avec l'aide de ses oncles, il tenta de sauver son frère. Ils commencèrent par racheter diverses traites, payant quarante kopecks pour un rouble, autrement dit, ils jetèrent au panier une grosse somme d'argent pour constater ensuite que c'était absolument vain, étant donné le grand nombre de traites. J'ai gardé le souvenir de l'une des péripéties de cette affaire. Lors de la succession, les diamants de leur mère étaient revenus à Nicolas, qui avait fini par les mettre en gage. Mais Dmitri ne put supporter l'idée de voir sur une quelconque épouse de négociant, les bijoux qui ornaient autrefois les formes majestueuses d'Elisabeth Alexéevna. Il démontra à son frère toute l'horreur de sa conduite. L'autre pleura, protesta de son repentir, Dmitri lui remit une lettre de change à son nom et l'envoya racheter les diamants. Nicolas demanda la permission de les confier à Dmitri, afin qu'il les mette en sûreté : c'était l'unique héritage de ses filles. Il les racheta donc et partit chez son frère, mais sans doute, chemin faisant 42 changea-t-il d'avis, car au lieu de son frère, il alla trouver un autre usurier, et les remit en gage. Il faut imaginer la stupeur du Sénateur, le dépit de Dmitri et les verbeuses digressions de mon père pour comprendre que j'aie pu rire de bon cœur de cet épisode vraiment comique. Quand tous les remèdes furent définitivement épuisés, on vendit le domaine, on mit la maison en vente, on congédia les serviteurs, on ne racheta pas les diamants. Quand enfin Nicolas commanda d'abattre les arbres de son jardin moscovite pour allumer les poêles; le destin bienveillant qui l'avait gâté toute sa vie vint de nouveau à son secours : s'étant rendu dans la datcha de son cousin germain, il sortit se promener avec lui, s'interrompit au milieu d'une conversation, porta sa main à sa tête, tomba et mourut. 42. En français.
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Dans les dernières années, the diligent 43 Dmitri Pavlovitch qui, tel Cincinnatus, avait abandonné la charrue, devint responsable de la république des sciences moscovites. Voici comme c'était arrivé. L'empereur Nicolas, qui considérait que le général-major Pissarev avait assez tondu les étudiants, et leur avait parfaitement enseigné la façon de boutonner leurs tuniques d'uniforme, eut envie de faire passer l'Université de la règle militaire à la règle civile. 44 En route, entre Moscou et Pétersbourg, il nomma curateur le prince Serge Mikhaïlovitch Galitzine, mais il serait ardu de déceler ses raisons, et sans doute lui-même aurait-il été en peine de les donner. Peut-être était-ce pour démontrer que le poste de curateur n'était nullement nécessaire? Galitzine, qui l'accompagnait, déjà à demi mort à cause de la course éperdue des chevaux à laquelle il n'était pas habitué, eut si peur de sa nouvelle nomination qu'il commença par la refuser. Mais en pareil cas il était impossible de discuter avec Nicolas : son entêtement frisait l'état de folie des femmes enceintes quand elles ont une « envie :.. (Lorsqu'il nomma Vrontchenko ministre des Finances, celui-ci se jeta à ses pieds, en l'assurant de son incompétence. Nicolas lui fit cette réponse profonde : « Sottises que tout cela! Vois-tu, je n'avais jamais encore gouverné un empire, mais j'ai appris, et toi aussi, tu apprendras. » Et Vrontchenko, bon gré mal gré, devint ministre, à -la grande joie de toutes les unprotected females de la rue Mestchanskaya, qui éclairèrent leurs fenêtres en répétant « Notre Vassili Fédorovitch est devenu ministre ! ») 45 Après avoir parcouru à toute bride une centaine de verstes, Galitzine, plus secoué encore, décida de parlementer et déclara qu'il accepterait ce poste seulement lorsqu'il aurait un vice-curateur de toute confiance, qui l'aiderait à paître le troupeau universitaire. Cinquante verstes plus loin, le tsar lui commanda de trouver luimême son adjoint. Ainsi parvinrent-ils sains et saufs à Pétersbourg. Après s'être reposé du voyage pendant un mois, Galitzine se rendit sans bruit à Moscou et entreprit de se dénicher un assistant. Il en avait bien un, à l'Université même : le plus éminent des mortels 43. En anglais. 44. Nicolas I•• avait militarisé l'Université en 1830, imposé l'uniforme et même à un moment donné, l'épée pour les étudiants. n confiait volontiers le poste de curateur ou de recteur à un militaire. 45. Unprotected females : les prostituées. La petite histoire à propos du ministre Vrontchenko (Fédor Pavlovitch et non Vassili Fédorovitch) fut répandue par A. S. Menchikov, ministre de la Marine. n y est fait référence dans la revue les Antiquités Russes (Rousskaya Starina), 1875, n• 3, et dans un livre : Récits et anecdotes historiques concernant la vie des souverains russes et des personnages éminents des XVIll• et XIX• siècles. (A. S.)
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après le propre frère de Galitzine et le tambour-major du régiment Préobrajenski : le comte A. Panine, 46 mais celui-ci était, en vérité, trop grand pour que le petit vieillard pût le choisir. Ayant bien cherché, il arrêta son regard sur Dmitri Golokhvastov. De son point de vue, il ne pouvait faire meilleur choix. Dmitri possédait toutes les qualités que les personnages au pouvoir recherchent chez un homme de notre siècle, sans aucun de ces défauts pour lesquels on le persécute : l'instruction, une excellente famille, la fortune, la science agronomique, et non seulement l'absence de toute « idée subversive, » mais encore de tout « incident » au cours de son existence passée. Golokhvastov n'avait pas noué une seule intrigue amoureuse, n'avait pas eu un seul duel, n'avait joué aux cartes de sa vie, ne s'était jamais enivré. En revanche, il assistait fréquemment à la messe, le dimanche, et pas à n'importe quelle messe : celle que l'on célébrait dans la chapelle privée du prince Galitzine. Il faut ajouter à cela une totale maîtrise de la langue française, des manières policées et une passion unique et inoffensive : les chevaux. Galitzine venait à peine de songer à Golokhvastov, que Nicolas 1"' se précipitait derechef à Moscou, ventre à terre. Galitzine l'attrapa au vol avant qu'il ne courre à Toula, et lui présenta Dmitri Pavlovitch, qui sortit de l'audience vice-curateur du district universitaire de Moscou. A partir de ce moment, Dmitri commença à grossir à vue d'œil. Son aspect exprima mieux encore son éminence. Il se mit à parler du nez plus qu'auparavant et à porter un frac plus large, sans « étoile » encore, mais comme la pressentant, eût-on dit. Avant sa nomination, nous étions aussi liés que le permettait notre différence d'âge, car il avait seize ans de plus que moi. Mais là, je faillis me brouiller avec lui, et en tout cas, pendant dix années d'affilée, nous nous considérâmes avec une froide hostilité. Il n'y avait à cela nulle raison personnelle. Il s'était toujours comporté à mon égard avec une parfaite délicatesse, sans intimité superflue, sans hauteur offensante. Cela mérite attention parce que mon père, de son côté, en s'efforçant de nous rapprocher, faisait tout ce qu'il fallait pour semer entre nous la haine. Il ne cessait de m'expliquer que le Sénateur et Dmitri Pavlovitch étaient mes protecteurs naturels, qu'il m'incombait de m'abriter derrière eux, et d'apprécier à leur juste valeur leurs bontés familiales. Il ajoutait à cela que 46. Comte Alexandre Nikititch Panine (1790-1850) : haut fonctionnaire de très aristocratique famille, chargé par le tsar de « missions spéciales ». L'équivoque ici concerne à la fois les hautes fonctions et la haute taille, tant de Panine que de Galitzine junior et du tambour-major.
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toutes leurs marques d'attention visaient, de toute évidence, sa personne, et nullement la mienne. En ce qui concernait le vieux Sénateur, à qui j'étais habitué presque autant qu'à mon père, (avec cette différence que lui je ne le craignais pas) ces paroles n'avaient pour moi aucun sens; mais on m'indisposait contre Golokhvastov ou, si l'on n'y parvenait pas, c'était bien grâce au tact dont il faisait toujours preuve dans son comportement vis-à-vis de moi. Mon père me parlait de la sorte non point en ses crises de méchante humeur, mais dans les meilleures dispositions possibles. Il en allait ainsi parce qu'à l'époque de la Grande Catherine le « clientisme » était chose courante; un subordonné n'osait pas prendre ombrage du tutoiement d'un supérieur, et le monde entier se cherchait des bienfaiteurs et des protecteurs. Lorsque Dmitri Golokhvastov fut nommé vice-curateur, je pensai - tout comme le prince Serge Galitzine - que ce serait fort bénéfique pour l'Université. Or, ce fut tout le contraire. Si Golokhvastov avait alors été nommé gouverneur d'une province, ou procureur général, on peut penser qu'il se fût révélé supérieur à bien des gouverneurs, à. bien des procureurs. Son poste universitaire n'était absolument pas fait pour lui. Il appliqua son formalisme glacé et son pédantisme, à diriger les étudiants à la façon mesquine d'un directeur de pensionnat. Même au temps du général Pissarev on n'avait vu pareille ingérence des autorités dans le déroulement des cours, ni tant de contrôle sur une si grande échelle! C'était d'autant plus désastreux, que Golokhvastov était devenu, dans le domaine de la morale, ce qu'avaient été Panine et Pissarev dans celui des chevaux et des boutons d'uniforme. Auparavant, en dépit de son torysme teinté de provincialisme russe, il avait quelque chose de civilisé et de libéral, l'amour de la légalité, la phobie de l'arbitraire et de la concussion des fonctionnaires. Dès son entrée à l'Université il se rangea ex officio du côté de toutes les mesures répressives, car il considérait que c'était indispensable à sa dignité. L'époque de mes études universitaires fut celle où mon engouement pour la politique fut à son apogée; dès lors, comment eus-je pu rester en bonnes relations avec un serviteur aussi zélé de Nicolas ? 47 Son formalisme, sa façon d'encenser perpétuellement sa personne, la mise en scène 48 de son personnage, l'induisaient parfois dans des situations fort comiques, dont il ne savait jamais se dépêtrer habilement, continuellement occupé qu'il était à sauvegarder sa dignité, et toujours imbu de lui-même. 47. D. Golokhvastov fut nommé adjoint du curateur en 1831. 48. En français.
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En tant que président du Comité de la censure moscovite, il pesait sur elle de tout son poids, comme on le devine. Si bien qu'on finit par envoyer livres et articles aux censeurs de Pétersbourg! A Moscou, il y avait un certain vieillard nommé Miasnov, grand amateur de chevaux. Il avait établi une sorte d'arbre généalogique des races chevalines et, voulant gagner du temps, avait demandé l'autorisation d'envoyer à la censure non son manuscrit, mais les épreuves, où il comptait sans doute, apporter quelques q:>rrections. Golokhvastov se montra embarrassé, prononça un long discours où il exposa abondamment le pour et le contre, et conclut en déclarant que somme toute on pouvait autoriser l'envoi des épreuves, à condition que l'auteur certifiât que son ouvrage ne contenait rien qui visait le gouvernement, la religion ou la morale. Miasnov, homme colérique et susceptible, se leva, prit un air grave et dit : - Comme cette affaire repose sur ma seule responsabilité, je considère indispensable de faire une réserve : dans mon livre il n'y a, naturellement, pas un mot contre le gouvernement ni contre la morale, mais pour ce qui est de la religion, je n'en suis pas si sûr. - Voyons! se récria Golokhvastov, stupéfait. - Eh bien, veuillez me comprendre: dans le Livre des Mœurs Honnêtes on trouve une clause ·qui précise : « Que ceux qui prêtent serment sur un pot de terre, ceux qui tressent leur chevelure et ceux qui se rendent aux joutes des coursiers soient anathèmes ! » Or moi, dans mon livre, je parle beaucoup des joutes des coursiers, aussi je ne sais vraiment pas ... - Ce ne peut être un obstacle, fit remarquer Golokhvastov. - Je vous suis profondément reconnaissant de m'avoir ôté ce doute, répondit le sarcastique vieil homme, qui sortit en saluant bas. A l'époque où je revins de mon second exil, la situation de Golokhvastov à l'Université n'était plus la même. A la place du prince Serguy Mikhaïlovitch se trouvait le prince Serge Grigoriévitch Stroganov. 49 Ce dernier, malgré ses idées incohérentes et obscures, était incomparablement plus cultivé. Il chercha à rehausser l'Université aux yeux de l'empereur, défendit ses droits, protégea les étudiants contre les incursions de la police et se montra libéral, pour autant que cela fût possible à un homme portant des épaulettes de général aide-de-camp, brodées de la lettre « N :. 49. Le premier « russifiait », et même « archaïsait » son prénom, le second le « francisait » - ce qui était d'usage courant.
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avec bâtonnet, 50 et modeste propriétaire de tout le patrimoine Stroganov. Il existe des cas où l'on ne doit pas oublier la difficulté vaincue. 51 - Quel effroyable récit que Le Manteau, de Gogol! dit un jour Stroganov à Eugène Korsch. Ce spectre sur le pont nous arrache notre capote à chacun de nous 1 Considérez ce récit en vous mettant à ma place. - J-j-aurais b-bien du rn-mal, répliqua Korsch. Je n'ai pas coutume de considérer les choses du point de vue d'un homme qui possède trente mille âmes 152 Effectivement, avec deux taies sur les yeux : la fortune Stroganov et les épaulettes brodées du « N ~ avec bâtonnet, il était difficile de considérer lucidement l'univers du Bon Dieu. Aussi, arrivait-il parfois au comte de dépasser les bornes et de devenir un authentique général aide-de-camp, autrement dit, un homme grossièrement déchaîné, surtout quand il avait une crise d'hémorroïdes. Toutefois, la fermeté inhérente à un général lui faisait défaut, et là encore se manifestait le bon côté de sa nature. Pour expliquer ce que j'entends par là, je donnerai un exemple. Un jour un étudiant, boursier du gouvernement, qui avait fait de très bonnes études et avait été nommé professeur principal dans un lycée de province, vint trouver le comte pour solliciter un transfert : il avait appris qu'une place de professeur assistant, dans sa spécialité, était vacante dans un lycée de Moscou. Son but était de continuer à travailler dans sa branche, ce dont il n'avait pas les moyens, en province. Pour son malheur, Stroganov sortit de son cabinet de travail, jaune comme un cierge d'église. - Quels sont vos droits à ce poste ? demanda-t-il, tout en regardant de tous côtés et en tirant sur sa moustache. - Je sollicite ce poste parce que cette vacance vient seulement de s'ouvrir. - Il y en a une autre encore, interrompit le comte, celle d'ambassadeur de Russie à Constantinople. Cela vous plairait-il? - J'ignorais que cela fût du ressort de Votre Excellence, répondit le jeune homme, mais j'accepterais un poste d'ambassadeur avec une sincère gratitude. Le comte devint plus jaune encore, mais l'invita à entrer dans son cabinet. 50. L'initiale de Nicolas, suivie du « 1 ». 51. En français. 52. C'était même 50 000 serfs que possédait le comte Serge Grigorévitch Stroganov (1794-1882) curateur du district universitaire de Moscou de 1835 à 1847. Ce somptueux grand seigneur, ami des arts, avait épousé la fille d'un cousin privé de descendant mâle, et. hérité de tous ses biens en tant qu'unique légataire. La fortune des Stroganov était « incalculable ».
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Personnellement, j'ai eu avec lui des rapports tout à fait curieux. Notre toute première rencontre ne manqua pas de ce coloris si particulier, à quoi l'on reconnaît immédiatement l'école russe. Un soir, à Vladimir, j'étais chez moi, au bord de ma Lybède 53, quand soudain se présente l'un des professeurs du lycée, un Allemand, docteur de l'Université d'Iéna, nommé Delitch. Il était en uniforme et venait m'informer que le matin même était arrivé de Moscou le curateur de l'Université, le comte Stroganov; il avait envoyé le Docteur Delitch me convier chez lui pour le lendemain, à ·dix heures du matin. - C'est impossible! Je ne le connais point du tout. Vous avez dû faire erreur ! - Za ne beut bas être! Der Herr Graf geruhten aufs freundlichste sich bei mir zu beurkunden über Ihre Lage hier 54. Fous irez? En vrai Russe, je me chamaillai encore avec Delitch, me persuadant de plus en plus que je n'avais nul besoin d'aller chez Stroganov, et m'y rendis le lendemain. Alfieri, qui n'était pas russe, agit autrement lorsque le maréchal français qui occupait Florence l'invita, sans le connaître, à une soirée : il lui écrivit que s'il s'agissait simplement d'une invitation privée, il l'en remerciait beaucoup mais le priait de l'excuser, parce qu'il ne se rendait jamais chez un inconnu. Si c'était un ordre, alors, connaissant la situation militaire de sa ville, il se constituerait prisonnier. 55 Stroganov m'invitait en tant que phénomène qui avait autrefois appartenu à l'Université, en tant que diplômé prodigue. Il avait simplement envie de me voir et, de plus - car telle est la faiblesse de l'âme humaine, même sous d'épaisses aiguillettes, de se vanter devant moi des améliorations qu'il avait apportées. Il me reçut fort bien, m'abreuva d'un tas de compliments, et arriva à pas rapides à son but. - Dommage que vous ne puissiez venir à Moscou : vous ne reconnaîtriez plus l'Université. Depuis le bâtiment et les salles de cours jusqu'aux professeurs et à l'envergure des programmes, tout a changé. Il ne tarissait plus ... Fort modestement, et afin de lui montrer que je l'écoutais avec attention et n'étais pas un triste idiot, je lui fis remarquer que si 53. L'appartement de Herzen à Vladimir se trouvait près d'un pont, au bord de la rivière Lybède. D y avait aménagé le 15 mai 1839. (V. tome I•r, 3• partie, ch. XXIII.) 54. « Le comte a bien voulu s'informer auprès de moi de la façon la plus amicale sur votre situation ici. )) 55. En français.
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l'enseignement s'était modifié, c'était vraisemblablement parce qu'un grand nombre de nouveaux professeurs avaient séjourné à l'étranger. - Sans aucun doute, répondit le comte, mais il y a, de plus, l'esprit de l'administration, l'unanimité des vues, vous savez, l'unité morale ... Il faut tout de même lui rendre justice : il a plus fait pour l'Université, avec son « unité morale ~. que « Zémlianika :. dans son hôpital, avec son « honnêteté » et son « organisation ».56 L'Université de Moscou lui devait beaucoup. Néanmoins, on ne peut s'empêcher de sourire en songeant qu'il s'en vantait devant un homme envoyé en résidence surveillée pour délit politique ! En fait, cela se résumait ainsi : un homme en exil forcé pour motifs politiques s'est rendu sans nécessité aucune à la convocation d'un général-aide-de-champ. 0 Russie! Faut-il s'étonner si les étrangers qui nous observent ne comprennent rien à notre comportement ? La deuxième fois, c'est à Pétersbourg que je vis le comte, précisément au moment où l'on m'exilait à Novgorod. Il habitait alors chez son frère, le ministre des Affaires Intérieures. J'entrais dans la salle d'attente au moment où Serge Grigoriévitch en sortait. Il portait un pantalon blanc, toutes ses décorations et son grand cordon, ·et se rendait au Palais. Il s'arrêta en me voyant et, m'entraînant à l'écart, il me questionna sur mon affaire. Lui et son frère étaient révoltés par cet exil scandaleux. Ma femme était malade : cela se passait peu de jours après la naissance du bébé, qui n'avait pas vécu. Mon regard, mes paroles devaient trahir ma violente indignation ou ma grande irritation, car soudain Stroganov se mit à m'exhorter, afin que je supporte mes épreuves avec une humilité chrétienne. - Croyez-moi, il échoit à chaque homme de porter sa croix ! « Il arrive parfois qu'on en porte un grand nombre ! » me dis-je, en regardant les diverses croix, grandes et petites, qui couvraient son torse, et je ne pus me retenir de sourire. Il devina et rougit. - Vous pensez sans doute : « Ça lui va bien de prêcher! » me dit-il. Croyez-moi, tout est compensé, du moins c'est ce que croit Azaïs. 57 Toutefois, prédication mise à part, lui et Joukovski firent vraiment des démarches en ma faveur, seulement il n'était guère facile de desserrer les mâchoires du bouledogue qui s'acharnait sur moi. 56. Gogol : Le Revizor, acte III, scène V. 57. Tout est compensé : en français. Azaïs, Pierre-Hyacinthe (1766-1845), auteur d'un ouvrage intitulé : Des compensations dans les destinées humaines.
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Quand, en 1842, je m'installai à Moscou, il m'arriva parfois de me rendre chez Stroganov. Il me témoignait sa bienveillance, mais il lui arrivait de me bouder. J'aimais ce flux et ce reflux. Lorsqu'il était d'humeur libérale, il parlait livres et revues, louait l'Université, dont il comparait sans trêve la situation à ce qu'elle avait été de mon temps. Mais quand il était dans des dispositions conser"' vatrices, il me reprochait de ne pas servir l'Etat, de n'avoir pas de religion, il vilipendait mes articles en assurant que je corrompais les étudiants, il invectivait contre les jeunes professeurs et m'expliquait qu'ils le mettaient de plus en plus dans l'obligation soit de trahir son serment, soit de supprimer leurs chaires. --'- Je n'ignore pas que l'on poussera de hauts cris si je le fais. Vous le premier, vous me traiterez de vandale. J'inclinai le front en signe de confirmation, et j'ajoutai : - Vous ne le ferez jamais, et c'est pourquoi je puis vous remercier sincèrement de votre bonne opinion de moi. - Je le ferai sans faute, gronda Stroganov, en tirant sur sa moustache et en virant au jaune. Vous verrez ! Tous nous savions qu'il n'entreprendrait rien de semblable, c'est pourquoi nous pouvions le laisser proférer des menaces de temps à autre, surtout compte tenu de sen patrimoine, son grade et ses hémorroïdes. Une fois, en conversant avec moi et en maudissant tout ce qui touchait à la révolution, il se laissa emporter au point de me raconter comment le prince Troubetzkoï avait fui la Place du Sénat, le 14 décembre et, tout bouleversé, s'était rendu chez son père; ne sachant que faire, il s'était approché de la fenêtre et s'était mis à tambouriner sur le carreau; il s'écoula ainsi un peu de temps. Une Française, ancienne gouvernante de la famille, ne put y tenir et dit, tout haut : « Vous devriez avoir honte. Votre place n'est pas ici, alors que vos amis versent leur sang sur la Place. Est-ce ainsi que vous concevez votre devoir ? » Troubetzkoï saisit son chapeau et alla... où croyez-vous ? se cacher dans la . demeure de l'ambassadeur d'Autriche. 58 - Evidemment, dis-je, il aurait dû faire un rapport à la police ! - Comment? se récria Stroganov, stupéfait, et il faillit s'écarter de moi. 58. Le colonel-prince Troubetzkoï, chef de « l'Union du Nord » qui fomenta le soulèvement du 14 Décembre 1825, fut pris d'une défaillance, abandonna le « champ de bataille », laissant ses compagnons dans le plus grand embarras. L'incident cité ici n'est pas historique. En revanche, il est vrai qu'il se réfugia chez le comte de Lebzeltern, ambassadeur d'Autriche, son beau-frère, et resta prostré dans la chapelle de l'ambassade. Sa. femme, Catherine de Laval, fut la première des femmes des Décembristes à rejoindre son mari au bagne.
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- Ou bien si vous considérez, comme cette Française, que son devoir consistait à retourner sur la Place et tirer sur Nicolas ? demandai-je, ne retenant plus mon hilarité. - Vous voyez comme votre esprit a un pli 59 déplorable, me déclara-t-il, haussant les épaules et louchant vers la porte, malgré lui. Je vous disais simplement que ces gens-là... quand il leur manque les principes véritables, moraux, fondés sur la foi, quand ils quittent la voie droite ... tout s'embrouille. Tout cela, vous le comprendrez l'âge venu.. . Je n'ai pas encore atteint cet âge-là, mais je mets au crédit de Stroganov son manque de perspicacité, dont maintes fois Tchaadaïev se gaussa méchamment. On assure qu'après la Révolution de février 1848, quand l'esprit de notre Saül de la Néva 60 devint complètement obscurci, Stroganov fut obnubilé à son tour. Il paraîtrait qu'il insista auprès du nouveau conseil de la censure pour qu'il ne laissât pas passer une seule ligne de ma main. Je vois là le signe positif de ses bonnes dispositions à mon égard; ayant appris la chose, je mis en train ma typographie russe. 61 Mais Saül alla plus loin, et la réaction surprit et dépassa notre comte, qui ne voulut pas devenir le bourreau de l'Université et démissionna de son poste de curateur. Mais ce n'est pas tout : Golokhvastov démissionna deux ou trois· mois après Stroganov, 62 épouvanté par toute une série de mesures insensées, prescrites par Pétersbourg. Ainsi s'acheva la carrière publique de Dmitri Golokhvastov. En vrai Moscovite, ayant rejeté le fardeau des affaires de l'Etat, il s'organisa une retraite fort digne, exploitant ses terres, entouré de famille, de trotteurs et de belles reliures. Sa vie privée s'était déroulée à merveille durant la période où il était curateur, autrement dit, les enfants venaient au monde en temps voulu, perçaient leurs dents le moment venu, ses biens étaient garantis par des héritiers légitimes. Par-dessus le marché, il y eut encore quelqu'un pour enchanter et réchauffer les dix dernières années de son existence : je parle de Bytchok, le meilleur trotteur non seulement de Moscou, mais de toute la Russie, pour sa rapidité, sa beauté, ses muscles et ses sabots. Ce cheval repré59. En français. 60. Nicolas 1••, en sa plus grande période de réaction et de répression : après 1848. 61. ll s'agit de la typographie établie par Herzen à Londres : la première presse russe libre, la « parole libre :. qu'il adressait à « ses frères de Russie ». Cette typographie imprimait le Kolokol et l'Etoile polaire, qui pénétraient clandestinement en Russie. 62. En réalité, D. Golokhvastov démissionna deux ans après Stroganov. (A. S.)
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sentait le côté poétique de la vie austère de Dmitri Pavlovitch. Il en avait, au mur de son cabinet plusieurs portraits à l'huile et à l'aquarelle. Tout comme on représente Napoléon tantôt en Premier Consul, maigre avec de longs cheveux humides, tantôt en monarque gras, avec une mèche sur le front, à cheval sur une chaise, avec ses petites jambes courtes, ou encore en empereur retiré des affaires, debout, les mains derrière le dos, sur un rocher au milieu d'un océan déchaîné, de même Bytchok était dépeint à divers moments de sa vie brillante : dans la stalle, où il avait passé sa jeunesse, dans un pré, en liberté, avec seulement une petite bride, enfin attaché par un harnais à peine visible, impondérable, à une minuscule boîte placée sur des patins; près de lui le cocher - bonnet de velours, caftan bleu, barbe aussi bien peignée que celle des rois-taureaux assyriens; ce cocher avait gagné avec lui je ne sais combien de coupes façonnées par Sazikov, que son maître conservait sous globe, dans son salon. On aurait pu croire que Dmitri Golokhvastov, débarrassé des fastidieux travaux universitaires, possédant un immense domaine et un immense revenu, deux « crachats » et quatre enfants, allait mener longtemps la bonne vie. Le sort en décida autrement. Peu après sa retraite, tout sain et vigoureux qu'il était, il tomba malade vers la cinquantaine, son mal empira, une tuberculose de la gorge se déclara, et il mourut, après une longue et douloureuse maladie, en 1849. Et voici, que malgré moi je m'arrête entre deux tombes pour y méditer, et une succession de questions étranges - auxquelles j'ai déjà fait allusion -se présentent derechef à mon esprit. La mort mit à égalité deux frères dissemblables. Lequel des deux profita mieux de l'intervalle entre deux abysses muettes et privées d'écho? L'un dépensa sa personne et son bien, mais connut une lune de miel faite des meilleurs rayons du miel le plus exquis. Admettons qu'il fût un homme inutile, mais il ne fit de mal à personne intentionnellement. Il laissa ses enfants dans le besoin? C'est mal! Mais ils reçurent tout de même une instruction, et ils ont dû hériter quelque chose de leur oncle. Or, combien de travailleurs qui ont peiné toute leur vie, versent, en fermant les yeux, une larme amère sur leurs enfants, à qui ils n'ont pu donner ni instruction, ni pain ? Thomas Carlyle, pour réconforter ceux qui étaient trop bouleversés par le destin du fils infortuné de Louis XVI, leur disait : « Il est vrai qu'il fut élevé en cordonnier, ce qui signifie qu'on lui donna la mauvaise éducation qu'ont reçue et reçoivent encore les millions d'enfants des pauvres villageois et des ouvriers ! » 215
L'autre frère, ne vécut pas du tout. Il servit, sa vie durant, comme les prêtres servent la messe. J'entends : il accomplissait avec une dignité exemplaire un rite quotidien, plus solennel qu'utile. Il n'avait pas plus de temps que son frère pour réfléchir aux raisons qui l'y incitaient. Mis à part deux ou trois événements de son existence : Bytchok, les courses, les coupes, et deux ou trois entrées et sorties, par exemple, quand il pénétra dans l'Université en sentant qu'il en était le maître, quand il sortit pour la première fois de sa chambre orné de son « étoile :., quand il se présenta devant S.M. Impériale, ou promena Son Altesse dans les amphithéâtres... Que reste-t-il ? Une vie prosaïque, une seule et même journée, en somme, affairée, guindée, officielle. Il ne fait aucun doute qu'il ait éprouvé du plaisir en songeant à l'importance de sa participation aux affaires administratives. L'étiquette a quelque chose de poétique, c'est une espèce de gymnastique artistique, tout comme les parades et les bals; mais quelle pauvreté que cette poésie-là, comparée aux magnifiques festins parmi lesquels avait coulé ses jours son frère, secrètement marié à une ravissante demoiselle aux yeux enchanteurs f En fin de compte, Dmitri Golokhvastov, tout en menant une vie impeccable, tout en ayant une conduite exemplaire tant sur le plan de la morale et du service que de l'hygiène, n'acquit même pas une bonne santé ni une longue vie, et expira de façon aussi imprévue que son frère, mais en souffrant infiniment plus. 63 Eh bien, all right 164
63. Parlant de Dmitri Pavlovitch, il me semble que je ne dois pas taire son dernier ge.ste à mon égard. Après le ~écès de mon père, il resta me devoir encore quarante mille roubles-argent. Je partis pour l'étranger en restant son créancier. Quand il fut sur le point de mourir, il ordonna qu'on me payât en premier, parce que je ne pouvais rien réclamer officiellement. Après la nouvelle de sa fin, je reçus toute la somme due par le courrier suivant. (Note de A. H.) 64. En anglais.
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CHAPITRE XXXII Dernier séjour à Sokolovo. Rupture théorique. Situation tendue. Dahin 1 Dahin 1 1
Après ma réconciliation avec Bélinski, en 1840, notre petit groupe d'amis alla de l'avant sans divergences notables. Il existait des nuances, des vues personnelles, mais ce qui nous paraissait essentiel et commun découlait des mêmes principes. Cela aurait-il pu continuer ainsi éternellement? Je ne le pense pas. Nous devions forcément atteindre ces limites, ces barrières, que les uns dépasseraient et où les autres s'immobiliseraient. Au bout de trois ou quatre ans, je m'aperçus, avec une peine profonde, que, partant des mêmes principes nous parvenions à des conclusions différentes, et ce n'était pas parce que nous les interprétions différemment, mais parce qu'elles ne plaisaient pas à tout le monde (41). Au début, nos désaccords ne furent qu'à demi sérieux; nous aimions à nous gausser de l'entêtement << ukrainien » de Redkine, quand il s'efforçait d'établir les preuves logiques d'un Esprit personnel. A ce propos, je me souviens d'une des dernières plaisanteries du cher et bon Krioukov. 2 Il était déjà très malade. Redkine et moi étions assis près de son lit. Il faisait mauvais temps. Soudain jaillit un éclair et, sitôt après, un gros coup de tonnerre retentit à tous les échos. Redkine s'approcha de la fenêtre et baissa le store. - Ça servira à quelque chose ? lui demandai-je. - Bien sûr! répondit Krioukov, à la place de Redkine. Il croit en die Personlichkeit des absoluten Geistes 3, aussi voile-t-illa vitre pour que l'Esprit ne puisse le viser, au cas où Il aurait l'idée de lui décocher une flèche ! 1. «Là-bas 1 Là-bas! » (Tiré du poème de Goethe, Mignon.) 2. Dmitri Krioukov, professeur de littérature et Histoire romaine (1809-1845). 3. «La personnalité de l'Esprit absolu. »
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Toutefois, il était facile de deviner que des divergences de vues aussi fondamentales ne demeureraient pas longtemps matière à plaisanterie. Sur la feuille d'un carnet de ce temps-là, j'avais noté, avec une évidente arrière-pensée, 4 la sentence suivante· : « Les relations personnelles nuisent beaucoup à une réflexion juste. En respectant les belles qualités des individus, nous leur sacrifions la fermeté de nos opinions. Il faut beaucoup de force pour pleurer, et néanmoins signer la condamnation à mort de Camille Desmoulins. » Dans le fait d'envier la fermeté de Robespierre, dormaient déjà les germes des méchantes querelles de 1846. Les questions que nous abordions n'étaient pas fortuites. On ne pouvait les tourner comme une position ennemie. C'étaient ces pierres d'achoppement granitiques, placées sur le chemin de la connaissance, qui ont, de tous temps, été les mêmes et faisaient fuir les hommes ou les attiraient. De même que le libéralisme, appliqué de façon conséquente, placera forcément l'homme en face du problème social, de même la science, si seulement l'homme se fie à elle sans ancre, le rejettera sur ses vagues contre les récifs gris auxquels se sont heurtés tous ceux qui ont osé penser - depuis les Sept Sages de la Grèce jusqu'à Kant et Hegel. Les explications simples, presque tous essayaient de les éviter, mais ne parvenaient qu'à les recouvrir de nouvelles couches de symboles et d'allégories. C'est pour cela que ces récifs se dressent encore, aussi menaçants, tandis que les navigateurs craignent de les aborder de front et de se convaincre qu'il ne s'agit nullement de rochers, mais simplement d'une brume, sous un éclairage fantastique. Ce n'est pas facile, mais j'avais foi dans les forces et la volonté de nos amis, puisqu'ils n'avaient pas besoin de chercher à nouveau un chenal, comme nous avions dû le faire, Bélinski et moi. Nous nous étions longtemps débattus dans « la roue de l'écureuil » des récapitulations dialectiques, mais avions enfin sauté au-dehors, à nos risques et périls. Nos amis avaient donc notre exemple sous les yeux, et Feuerbach en main. 5 Longtemps j'ai refusé d'y croire, mais j'ai fini par me convaincre que s'ils ne partageaient pas le mode de déduction de Redkine, dans le fond leurs idées à tous étaient plus conformes aux siennes qu'aux miennes et, qu'en dépit de toute leur indépendance d'esprit, il existait encore des vérités qui leur faisaient peur. Bélinski mis à part, j'étais en désaccord avec tout le monde : avec Granovski et avec Korsch. 4. En français. 5. V. chap. XXV.
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Cette découverte m'emplit d'une tristesse infinie. Ils butaient sur un seuil, ce dont ils s'étaient naguère expliqués en paroles et qui, aujourd'hui, ne permettait pas de sous-entendus. Nos discussions découlaient de la nécessité interne de nous retrouver derechef au même niveau; il nous fallait, pour y parvenir, nous héler les uns les autres, si l'on peut dire, afin de savoir où chacun se trouvait. Avant même que nous ayions tiré au clair nos dissensions théoriqqes, la jeune génération, qui se trouvait infiniment plus proche de mes vues, les avait déjà décelées. Non seulement la jeunesse universitaire, mais aussi celle du Lycée lisait avec ardeur mes articles sur Le Dilettantisme dans la Science et les Lettres sur l'Etude de la Nature. On les connaissait même dans les établissements confessionnels, ce que j'appris du comte Stroganov : Philarète, métropolite de Moscou, s'en était plaint à lui, en menaçant de prendre des mesures pour assurer le salut des âmes contre des mets aussi pernicieux. 6 Vers ce moment-là je connus, d'une autre source, le succès de mes écrits auprès des séminaristes. Cette péripétie me tient à cœur, aussi ne puis-je me refuser de la rapporter. Le fils d'un prêtre des environs de Moscou, que nous connaissions bien, était un jeune homme de dix-sept ans, qui était venu plusieurs fois chez moi pour m'emprunter les Annales de la Patrie. Il était timide, guère loquace, il rougissait, bafouillait, et se hâtait de prendre congé. Son visage intelligent et ouvert parlait éloquemment en sa faveur. Je finis par venir à bout de sa gaucherie d'adolescent et entrepris de discuter avec lui de la revue. Il la lisait très attentivement et sérieusement, les articles philosophiques surtout. Il me raconta avec quelle avidité les élèves du cours supérieur du Séminaire absorbaient mon exposé historique des systèmes, 7 et combien il les stupéfiait, après les cours de philosophie de Burmeister et Wolf. 8 Ce garçon prit l'habitude de· venir me voir, et je pus me convaincre à loisir de la solidité de ses dons et de son aptitude au travail. - Que comptez-vous faire après la fin de vos études.? lui demandai-je un jour. 6. Le Journal de Herzen du 18 janvier 1844 nous apprend que Philarète avait chargé un professeur du Séminaire moscovite de « réfuter la philosophie de Hegel du haut de la chaire pour le salut des âmes ». lls butaient sur un seuil qui, une fois formulé, ne permettait plus de sous-entendu. 7. Les Lettres sur l'Etude de la Nature, parurent en 1845 et 1846 dans les Annales... 8. Burmeister : auteur d'une Logique, traduite en russe. Wolf : philosophe et mathématicien (1679-1754) dont les écrits servaient encore de base à l'enseignement dans les séminaires russes.
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- Je serai prêtre, répondit-il en rougissant. - Avez-vous songé sérieusement à ce qui vous attend si vous embrassez la carrière ecclésiastique ? - Je n'ai pas le choix. Mon père s'oppose catégoriquement à ce que j'embrasse une carrière laïque. J'aurai tout le loisir d'étudier. - Ne m'en veuillez pas, objectai-je, mais il m'est impossible de ne pas vous donner franchement mon opinion. Votre conversation, votre forme d'esprit, que vous ne m'avez nullement cachée, et cette sympathie que vous inspirent mes travaux, t!JUt cela et aussi l'intérêt sincère que je porte à votre sort, me donne, ainsi que mon âge, certains droits. Réfléchissez cent fois avant de revêtir la soutane. Il vous sera beaucoup plus difficile de l'ôter, et peut-être aurez-vous du mal à respirer, ainsi vêtu. Je vais vous poser une question très simple : dites-moi si, au fond de votre âme, vous croyez ne serait-ce qu'en un seul des dogmes qu'on vous enseigne en théologie ? . Le jeune homme baissa les yeux, garda le silence, puis : - A vous, je ne puis mentir : c'est non! fit-il. - Je le savais. Maintenant réfléchissez à votre destin futur. Vous allez être contraint chaque jour de votre vie entière de mentir publiquement, bruyamment, de trahir la vérité. C'est cela, précisément le péché contre le Saint-Esprit, un péché conscient, prémédité. Aurez-vous assez d'étoffe pour venir à bout d'un pareil dualisme ? Toute votre position dans la société sera un mensonge. De quel regard affronterez-vous le regard de celui qui prie avec ferveur ? Comment apporterez-vous à un mourant la consolation du paradis et de l'immortalité de l'âme ? Comment remettrez-vous les péchés ? Et, par-dessus le marché, on vous forcera à prêcher les schismatiques et à les juger ! - C'est affreux, affreux ! dit le jeune homme, qui s'en alla, agité et bouleversé. Il revint le lendemain soir : - Je suis venu vous dire que j'ai beaucoup réfléchi à ce que vous m'avez dit. Vous avez parfaitement raison : il m'est impossible d'embrasser l'état ecclésiastique et- croyez-moi- j'aimerais mieux m'enrôler comme soldat qu'accepter la tonsure du prêtre. Je lui serrai la main avec chaleur et lui promis, de mon côté, de convaincre son père pour autant que cela me serait possible, le moment venu. C'est ainsi que l'occasion se présenta à moi de sauver une âme vivante, ou tout au moins de contribuer à son salut. .. J'eus l'occasion de voir de plus près les tendances philosophiques des étudiants. Pendant toute l'année universitaire de 1845 j'assistai
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aux cours d'anatomie comparée. 9 Dans l'amphitéâtre et la salle de dissection je fis la connaissance de la nouvelle génération. La tournure d'esprit de ces jeunes gens était parfaitement réaliste, c'est-à-dire positivement scientifique. TI est remarquable que ce fût là une tendance commune à quasiment tous ceux qui venaient du Lycée de Tsarskoïé-Sélo. Ce Lycée, chassé de ses jardins admirables par le despotisme soupçonneux et mortel de Nicolas, 10 demeurait néanmoins l'immense pépinière de talents qu'il avait été, Le testament de Pouchkine, la bénédiction du poète survécurent aux attaques brutales du pouvoir ignare. 11 Je saluais avec joie dans ces lycéens de l'Université de Moscou une génération nouvelle et vigoureuse. C'était eux qui, avec toute l'impatience et la fougue de leur âge, se donnaient au monde du réalisme qui venait de se découvrir à eux, éclatant de santé, et c'était eux, comme je l'ai déjà dit, qui discernèrent l'essence des divergences entre Granovski et moi. Tout en l'aimant passion9. D'après son Journal, Herzen suivit les cours du professeur Glébov à partir d'octobre 1844. TI travaillait à ce moment-là à ses Lettres sur l'étude de la Nature. 10. Le Lycée de Tsarskoïé-Sélo, créé par Alexandre 1••, fut illustré par ùne pléiade de personnages éminents, Pouchkine en tête. Pour mieux surveiller ce milieu « suspect », Nicolas transféra le Lycée à Pétersbourg. 11. Note de Herzen : L'histoire de la manière dont l'un de ces lycéens entra à l'Université exhale si fort le parfum russe du temps de Nicolas, qu'on ne peut la passer sous silence. Tous les ans le Lycée fête son anniversaire, qui nous est familier à tous grâce aux excellents vers de Pouchkine. Habituellement, en ce jour de séparation avec les condisciples et de rencontre avec les anciens élèves, on autorisait les jeunes hommes à festoyer. Au cours d'une de ces réjouissances, un élève, qui n'avait pas encore termioé ses études, se déchaîna et lança une bouteille contre le mur. Par malheur, la bouteille frappa une plaque de marbre, sur laquelle était tracé, en lettres d'or : L'empereur souverain a daigné nous accorder la joie de sa visite, le ... La plaque fut ébréchée. Un surveillant accourut, se jeta sur l'étudiant en l'abreuvant d'iojures ignobles, et voùlut l'expùlser. Le garçon, humilié devant ses camarades, échauffé par le vio, arracha sa badioe des mains du surveillant et l'en frappa. L'homme fit son rapport iocontinent. L'étudiant fut arrêté et iocarcéré sous une iocùlpation terrible : non seùlement avait-il porté la main sur un surveillant, mais il avait fait preuve d'un irrespect sacrilège à l'égard d'une plaque sur laquelle figurait le nom sacré du tsar. n est fort possible qu'on l'eût enrôlé dans l'armée, si un autre malheur ne l'avait sauvé. A ce moment précis son frère ainé mourut. Sa mère, au comble de la doùleur, lui écrivit qu'il était désormais son seùl appui, son seùl espoir; elle lui conseillait de terminer rapidement ses études et de venir vivre près d'elle. Le priocipal du Lycée, le général Bronevski, je crois, fut touché par cette lettre; il décida de tirer l'étudiant d'affaire, sans en référer à Nicolas. TI mit au courant le grand-duc Michel Pavlovitch, qui lui iotima d'exclure le garçon en secret, et ainsi d'en finir avec cette affaire. Le jeune homme s'en alla, muni d'un certificat tel, qu'il lui était impossible de s'ioscrire dans quelque établissement que ce fût, ce qui signifiait que toute carrière future lui était ioterdite, car il n'avait guère de fortune. Et tout cela pour avoir mutilé une plaque ornée du Nom suprême! Et encore les choses se passèrent-elles grâce à une faveur divioe toute spéciale, qui tua ·à temps un frère aîné, grâce à un général doté d'une tendresse inouïe parmi ceux de son grade, grâce à l'iodùlgence sans précédent d'un grand-duc ! Et comme le garçon était exceptionnellement doué, il réussit, beaucoup plus tard, à obtenir l'autorisation de suivre des cours à l'Université de Moscou.
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nément, ils commençaient à s'insurger contre son « romantisme "· Ils voulaient absolument que je l'attire dans notre camp, car ils considéraient Bélinski et moi-même comme les représentants de leurs idées philosophiques. Voilà où nous en étions en 1846. Granovski commença une nouvelle série de cours publics. A nouveau le tout-Moscou s'assembla autour de sa chaire. A nouveau son verbe élégant et mélancolique ébranla les cœurs. Pourtant, il y manquait cette plénitude, cet enthousiasme, qui avaient marqué ses premières conférences, comme s'il était fatigué, ou bien si une idée dont il n'était pas encore venu à bout le préoccupait et l'embarrassait. C'était cela, en effet, comme nous le verrons beaucoup plus tard ... En mars, pendant l'un de ces cours, une de nos relations communes fit irruption pour nous annoncer que Ogarev et Satine étaient revenus de l'étranger. Nous ne nous étions pas vus depuis quelques années, et n'avions échangé des lettres que fort rarement. Comment étaient-ils? Que pensaient-ils? Le cœur battant très fort, nous nous précipitâmes, avec Granovski, chez « Yar », où ils étaient descendus. Enfin les voici ! Et tellement changés, et si barbus ! Cela faisait si longtemps... Aussi, nous nous arrêtâmes à des bagatelles, nous racontâmes des choses insignifiantes, alors que nous sentions fort bien que nous avions envie de parler de tout autre chose. Enfin notre petit cercle se retrouvait, presque au complet; ce serait la belle vie ... 12 L'été de 1845, nous l'avons passé à la campagne, à Sokolovo. C'est un coin ravissant du district de Moscou, à quelque vingt verstes de la ville, sur la route de Tver. Nous y louions un manoir de taille moyenne, presque entièrement caché dans un parc qui descendait en pente vers une petite rivière. D'un côté s'étendait notre océan grand russien de champs de blé, de l'autre, s'ouvrait un vaste paysage qui se perdait au loin, aussi le propriétaire n'avait pas manqué de baptiser le pavillon qu'il avait bâti là : BelleVue. 13 Autrefois, Sokolovo appartenait aux comtes Roumiantzev. Les riches hobereaux, les aristocrates du xvm· siècle étaient, en dépit de leurs défauts, dotés d'un goût immense, qu'ils ne transmirent pas à leurs descendants. Les vieux domaines seigneuriaux et les 12. Dans la première version, après « belle vie » il y avait cette pbrase, supprimée dans l'édition de 1861 : « Mais il n'en fut point ainsi. L'arrivée d'Ogarev hâta les explications qui étaient indispensables, mais que nous retardions toujours. » 13. En français.
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manoirs le long de la Moskova sont extraordinairement beaux, surtout ceux où les deux dernières générations n'ont rien « arrangé » ni transformé. Le temps que nous passâmes là-bas fut des plus agréables (42). Aucun gros nuage n'obscurcit notre ciel d'été. Nous vivions dans notre parc, où nous travaillions et nous promenions beaucoup. Ketcher était moins grognon, encore qu'il lui arrivât parfois de hausser les sourcils au maximum et de prononcer une importante h~angue, accompagnée de mimique très vive. Granovski et Eugène Korsch arrivaient presque chaque semaine, le samedi, et passaient la nuit, ou bien ne repartaient que le lundi. Stchepkine avait loué une datcha non loin de nous. Souvent il venait à pieds, coiffé d'un chapeau à larges bords et portant une redingote blanche, comme Napoléon à Longwood. Il apportait un panier de champignons, faisait de l'esprit, chantait des petites chansons ukrainiennes, et nous faisait mourir de rire avec des histoires qui auraient, je pense, incité à l'hilarité Jehan-le-Douloureux lui-même, qui passa toute son existence à pleurer sur les péchés de ce monde... Assis dans un coin du parc, sous un grand tilleul, nous formions un petit groupe affectueux, ne regrettant parfois qu'une seule chose: l'absence d'Ogarev. Mais le voilà revenu, en 1846, nous retournons à Sokolovo, et il nous accompagne. Granovski a loué pour tout l'été un petit pavillon, Ogarev s'est installé dans un entresol, au-dessus de notre régisseur, ancien officier de marine, avec une oreille en moins. En dépit de tout cela, un vague pressentiment me souffla, au bout de deux ou trois semaines, que notre villegiatura n'était pas réussie, et qu'on ne pouvait y porter remède. Qui n'a pas vaqué aux préparatifs d'une fête, en se réjouissant à l'avance de la joie de ses amis ? Les voici qui arrivent, tout va bien, il n'y a pas d'anicroche, et pourtant il manque cette gaieté qu'on avait espérée. La vie ne semble agréable et enjouée que si l'on n'est pas conscient du sang qui circule dans nos veines, si l'on ne pense pas aux inspirations et expirations de nos poumons. Quand la plus petite secousse vous fait sursauter, il faut se méfier : la douleur n'est pas loin, et une dissonance, qu'on 11:e peut toujours tolérer. Les premiers temps après l'arrivée de nos amis se passèrent dans l'enivrement et l'animation des festivités; celles-ci se terminaient à peine que mon père tomba malade. Sa fin, les tracas, les affaires qui suivirent me détournèrent des problèmes théoriques. Dans la paix de notre existence à Sokolovo nos divergences devaient forcément aboutir à des débats. 223
Oga.rev, qui ne m'avait pas vu depuis environ quatre ans, suivait exactement la même direction que moi. Marchant sur des chemins différents, nous avions traversé les mêmes espaces et nous nous étions retrouvés ensemble. Natalie s'était jointe à nous. Nos conclusions - graves et, à première vue, accablantes, ne lui faisaient pas peur : elle leur prêtait une nuance particulière, poétique. Les querelles commencèrent à se multiplier, à rebondir de mille manières. Une fois, nous dînions au jardin. Granovski lisait, dans les Annales de la Patrie, l'une de mes Lettres sur l'Etude de la Nature (celle sur les Encyclopédistes, si je me souviens bien) 14 et s'en montrait fort satisfait. - Qu'est-ce donc qui t'y plaît? lui demandai-je. Serait-ce seulement la présentation ? Car tu ne peux être d'accord sur sa signification interne ! - Tes opinions, rétorqua Granovski, sont un moment historique de la connaissance de la pensée, exactement comme le furent les écrits des Encyclopédistes eux-mêmes. Dans tes articles, j'aime ce qui me plait chez Voltaire et chez Diderot : ils touchent de façon vive et incisive aux questions qui éveillent l'homme et le poussent en avant; quant au côté unilatéral de tes vues, je ne tiens pas à y insister. Quelqu'un parle-t-il aujourd'hui des théories de Voltaire? - N'existe-t-il donc pas de critère pour la vérité, et n'éveillonsnous les hommes que pour leur parler de bagatelles ? Notre conversation continua assez longtemps sur le même ton. Finalement, je lui fis remarquer que le développement de la science et son état actuel nous obligeaient d'accepter certaines vérités, indépendamment de ce qui pouvait ou non nous plaire. Ces vérités, une fois reconnues, cessent d'être des énigmes historiques et deviennent simplement des faits irréfutables de la conscience, comme les théorèmes d'Euclide, comme les lois de Keppler, comme l'indissolubilité de la cause et de l'effet, de l'esprit et de la matière. - Tout cela est si peu obligatoire, objecta Granovski, en changeant légèrement de visage, que je n'accepterai jamais votre idée sèche et froide de l'unité du corps et de l'esprit : avec elle disparaît l'immortalité de l'âme. Il se peut que vous n'en ayiez que faire, mais moi, j'ai enseveli trop de choses pour renoncer à cette croyance. Mon immortalité personnelle m'est indispensable. - Comme il ferait bon vivre en ce monde, fis-je, si tout ce dont chacun a besoin lui était offert dans l'heure, comme dans les contes de fées ! 14. C'était la Lettre huit, sur le Réalisme, parue dans le n• 4 de 1846. (A. S.)
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- Réfléchis, Granovski! ajouta Ogarev. C'est tout simplement une fuite devant le malheur. - Ecoutez ! répliqua Granovski, qui avait blêmi, mais prenait un air détaché. Vous m'obligeriez à l'extrême en ne me parlant plus jamais de cela. Il existe bon nombre de sujets intéressants dont il est plus profitable et plus agréable de s'entretenir. - Certes ! Avec le plus grand plaisir ! dis-je, sentant un froid passer sur mon visage. Ogarev ne dit rien. Nous nous regardâmes tous, et ce coup d'œil suffit : nous nous aimions trop pour n'avoir point mesuré, d'après l'expression de nos visages, ce qui était arrivé. On n'ajouta pas un mot. La discussion ne fut pas poursuivie. Natalie s'efforça de masquer, d'arranger les choses, et nous l'y aidâmes. Les enfants, qui vous tirent toujours d'affaire dans de telles situations, nous servirent de thème pour notre conversation. Le dîner s'acheva si paisiblement, qu'un étranger, arrivé après l'algarade, n'aurait rien remarqué ... Après dîner, Ogarev sauta sur son cheval, Kortik, et moi sur la rosse d'un gendarme arrivée en fin de carrière, et nous gagnâmes la campagne. Notre cœur était aussi lourd que si nous venions de perdre un être cher. Jusqu'alors, en effet, Ogarev et moi avions cru que tout s'aplanirait, que nos liens d'amitié balaieraient nos dissensions, comme si elles n'étaient que poussière. Or, le ton et le sens des dernières paroles échangées découvraient entre nous une distance que nous n'avions jamais imaginée. Nous étions devant une ligne de démarcation, une limite et, en même temps, une censure ! Ni Ogarev ni moi ne prononçâmes un mot, tout en chevauchant. Sur le chemin du retour, nous secouâmes la tête, tristement, et dîmes tous deux, d'une seule voix : « Ainsi, apparemment, nous revoilà seuls ! » Ogarev loua une troïka et partit pour Moscou. En route il composa un petit poème, dont j'ai extrait un épigraphe. 15 ... Ni peine, ni nostalgie Ne me pèseront. Chaque chose à son heure. En notre cercle d'amis j'ai dit la vérité Et mes amis ont fui, comme des enfants peureux. Lui aussi est parti, celui que j'aimais Comme un frère, comme une sœur, avec tendresse!
15. Cf. Sur la Tombe d'un Ami, chap. XXIX, 2• partie.
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Tous deux seuls à nouveau Nous marcherons sur le chemin désolé, Clamant la vérité sans trêve, ni lassitude, Pendant que gens et rêves passent leur chemin. 16 Granovski et moi nous retrouvâmes le lendemain comme si de rien n'était : c'était, de part et d'autre, mauvais signe. Ma douleur était encore si aiguë, qu'elle ne trouvait pas de mots; or, une douleur muette, qui n'a pas d'exutoire, ressemble à une souris, qui, dans le silence, ronge des fils un à un ... Deux jours plus tard je me trouvais à Moscou. Avec Ogarev j'allai voir Eugène Korsch. Il se montra plein d'aimable sollicitude, nous traita de manière charmante et mélancolique, comme s'il nous plaignait. Qu'est-ce que cela signifiait à la fin ? On eût cru que nous avions commis un crime ! Je lui demandai sans ambages s'il avait eu vent de notre dispute ? Oui, il en avait entendu parler. Nous nous étions trop échauffés, nous dit-il, à propos de sujets abstraits. Une parfaite identité de vues entre les hommes, entre les conceptions - telle que nous la rêvions n'existait point du tout. Les sympathies humaines, poursuivit-il, semblables en cela aux affinités chimiques, avaient leur limite de saturation qu'on ne pouvait dépasser sans risque de se heurter à certains faits, à partir desquels les hommes vous deviennent à nouveaux étrangers. Korsch ironisait sur notre « jeunesse », qui persistait après la trentaine, et tout ce qu'il nous disait, il l'exprimait amicalement, délicatement; on voyait que cela ne lui faisait pas plus plaisir qu'à nous. Nous nous séparâmes paisiblement. Je rougis légèrement en pensant à ma « naïveté ». Puis, quand je me retrouvai seul, je me mis au lit, et il me sembla alors qu'on m'avait ·arraché encore un morceau de mon cœur. Cela s'était fait habilement, sans douleur mais ... ce morceau n'était plus là ! Et au-delà, il n'y avait rien ... sinon que tout était voilé par quelque chose de sombre et de mat; l'absence de contrainte, l'abandon total17 avaient disparu de notre cercle. Nous devînmes plus vigilants. Nous évitâmes certains problèmes, autrement dit, nous nous arrêtâmes pour de bon devant la « limite de saturation des affinités chimiques »; et tout cela nous apportait d'autant plus d'amertume et de souffrance, que nous nous aimions sincèrement et très fort. 16. Derniers vers du poème A lskander (pseudonyme d'A. Herzen), cf. tome I••, p. 3S.
17. En français.
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Il se peut que j'aie été trop intolérant, que j'aie discuté avec arrogance, que j'aie lancé des paroles mordantes ... C'est possible ... Mais, à vrai dire, je suis convaincu aujourd'hui encore qu'au sein de relations vraiment intimes une identité de religion est indispensable, j'entends : l'identité des convictions théoriques essentielles. Bien entendu, il ne suffit pas de s'entendre sur les théories pour créer des liens entre les êtres humains; pour donner un exemple, j'avais plus d'affinités avec Ivan Kiréevski qu'avec beaucoup des nôtres. Je dirais plus : on peut se montrer l'excellent et fidèle allié de quelqu'un avec qui on s'accorde sur une cause définie, tout en ne partageant pas ses opinions en général; j'avais des relations de cet ordre avec des hommes que je respectais infiniment, tout en m'écartant d'eux sur bien des points - par exemple Mazzini et Worcell. 18 Je n'ai pas cherché à les convaincre, ni réciproquement. Nous avions assez de choses en commun pour nous permettre de marcher sur le même chemin sans nous quereller. Mais entre nous autres, frères d'une même famille, jumeaux qui avions vécu une seule et même vie, il n'aurait pas fallu un désaccord si profond. Encore si nous avions eu quelque travail imposé, qui nous aurait complètement absorbés ! Mais, somme toute, notre activité tout entière se concentrait dans la sphère de la pensée, dans la propagande de nos convictions... Quelles concessions pouvionsnous faire en ce domaine-là? (43) La fêlure qui était apparue dans l'un des murs de notre temple de l'amitié s'élargit - comme cela arrive toujours - par suite de bêtises, de malentendus, de franchise inutile quand il eût mieux valu se taire, de silences pernicieux là où il eût été indispensable de parler. Ces choses dépendent du seul tact du cœur. Ici, il n'y a pas de règles. Bientôt, dans le groupe des dames tout alla à vau-l'eau . 19
18. Stanislas Worcell (1799-1857) : l'un des chefs du mouvement national de libération de la Pologne. (V. plus bas, s• partie, chap. XXXVI.) 19. Herzen passe ici sous silence les peines de sa femme, cet été-là. Nous avons à ce sujet plusieurs témoignages, dont celui d'une amie de la famille, Mme Astrakova. Pour elle, Natalie ne s'était jamais remise de la mort de trois de ses nouveauxnés, à quoi était venu s'ajouter un nouveau malheur : elle avait mis au monde, en 1843, un garçon, Nicolas, qui était sourd-muet! Mais à Sokolovo, en cet été 1846, (écrit Mme Astrakova, et ce passage est cité dans les Mémoires de Tatiana Passek, t. Il, p. 330) : ... Natalie s'était aperçu que bien des personnes qui lui étaient chères n'étaient pas ce qu'elle avait imaginé, et que celles qu'elle aimait le plus étaient les premières à s'écarter d'elle. Le dernier été que Natalie passa à Sokolovo fut pour elle un supplice ... Nous savons d'autre part que Natalie fut particulièrement atteinte par
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Pour l'heure, il n'y avait rien à faire. 20 s'en aller au loin, pour longtemps. Partir absolument! Mais ce n'était pas chose facile. La corde de la surveillance policière nous entortillait les jambes, et sans l'autorisation de Nicolas, il était impossible d'obtenir un passeport pour l'étranger.
n fallait partir,
la froideur de Mme Granovskaya, « qu'elle aimait comme une sœur cadette ». (A. S.) Pour un examen plus approfondi des événements de cette « villégiature », v. Commentaires (44). 20. Cette ligne de points correspond à des sous-titres, supprimés par Herzen dès l'édition de 1861, et intitulés : « Société de dames. Mésalliance. Extraits du Journal d'une femme. » Certains ont pensé, non sans raison, nous semble-t-il, que ce chapitre devait se terminer par le récit des mésententes entre toutes les dames réunies à Sokolovo, celui du mariage de Ketcher et par des extraits du Journal de Natalie. On pourra lire en appendice le Journal, pour octobre et novembre 1846. Quant au mariage manqué de Ketcher, Herzen finit par en faire tout un récit, que l'on trouvera après le chapitre XXXlll. n aurait pu trouver sa place ici, à la fin du XXXII. comme c'est le cas pour plusieurs éditions russes, antérieures à A. S., mais c'eftt été couper le récit. En vérité, Herzen n'ayant pas numéroté le chapitre « N. Kh. Ketcher », abandonne en quelque sorte la décision à ses éditeurs et traducteurs ...
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CHAPITRE XXXIII Un policier en guise de valet. Le Maître de police Kokochkine. « Le désordre au sein de l'ordre :.. Encore Doubelt. Le passeport.
... Quelques mois avant le décès de mon père, 1è comte Orlov fut nommé en remplacement de Benkendorf. 1 J'écrivis alors à Olga Alexandrovna Jérébtzova, pour lui demander si elle pouvait me procurer un passeport pour l'étr~nger ou trouver le prétexte de me faire venir à Pétersbourg pour solliciter personnellement ce document. Elle me répondit que ma deuxième proposition était plus simple que la première et, quelques jours plus tard, je reçus d'Orlov « l'autorisation suprême :. de séjourner brièvement dans la capitale, pour y mettre mes affaires en ordre. 2 La maladie de mon père, sa fin, le règlement, en effet, de mes affaires et les quelques mois passés à la campagne me retinrent jusqu'à l'hiver. Je partis pour Pétersbourg à la fin novembre, 3 après avoir envoyé préalablement une pétition au général-gouverneur de Moscou pour l'obtention d'un passeport. Je savais qu'il ne pouvait me l'accorder, puisque je me trouvais toujours sous la stricte surveillance de la police, mais je ne voulais qu'une chose : qu'il adressât une demande à Pétersbourg. Le jour de mon départ, j'envoyai chercher à la police mon laissezpasser, mais à la place du papier je reçus un inspecteur de police. Il m'informa que des difficultés avaient surgi et que le commissaire principal allait venir me voir incessamment. Il arriva en effet, et après avoir sollicité un tête à tête, il me révéla, d'un air de grand mystère, que j'étais interdit de séjour à Pétersbourg depuis cinq ans et qu'il ne pouvait donc signer mon laissez-passer sans en avoir reçu l'ordre d'En-haut. 1. Erreur matérielle flagrante : Alexis Fédorovitch Orlov fut nommé chef de la Troisième Section en septembre 1844, c'est-à-dire presque deux ans avant la mort d'Ivan Alexandrovitch lak.ovlev. (A. S.) 2. Herzen écrivit à Orlov le Tl janvier 1845. L'autorisation date d'avril de la même année. (A. S.) 3. Nouvelle erreur : Herzen ne quitta Moscou que le 1•• octobre 1846.
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- Aucune difficulté ! fis-je en riant, et je tirai la lettre d'Orlov de ma poche. Le policier, fort étonné, me demanda, après l'avoir lue, lapermission de la montrer au maître de police; environ deux heures plus tard il me fit tenir mon permis et ma lettre. Il me faut préciser que pendant la moitié de l'entretien mon policier s'exprima dans un français extraordinairement châtié. Combien il était pernicieux pour un commissaire principal, et en général pour tout policier russe, de connaître la langue française, celui-ci en avait fait l'amère expérience ... Quelques années plus tôt, un voyageur français, le chevalier Préaux, légitimiste, était arrivé du Caucase. Ayant voyagé en Perse, en Géorgie, il avait vu beaucoup de choses, et commit l'imprudence de critiquer les opérations militaires au Caucase, et surtout l'administration russe locale. Craignant qu'il n'en dise autant de Pétersbourg, le général gouverneur du Caucase écrivit fort raisonnablement au ministre de la Guerre que Préaux était un très dangereux agent militaire, envoyé par le gouvernement français. Préaux vivait tranquillement à Moscou, fort bien accuelli par le prince D. V. Galitzine, quand celui-ci reçut subitement l'ordre de faire partir le Français de Moscou, sous l'escorte d'un officier de police, et de lui faire passer la frontière. Faire une chose aussi sotte et aussi grossière quand il s'agit d'une relation est toujours difficile, aussi Galitzine, hésita-t-il un jour ou deux, puis invita Préaux chez lui. Après une éloquente entrée en matière, il finit par lui avouer que certaines dénonciations (sans doute provenant du Caucase) étaient parvenues aux oreilles du souverain, qui lui commandait de quitter la Russie; au reste, on lui donnerait un homme d'escorte... Fort en colère, Préaux fit remarquer au prince qu'il était prêt à s'en aller, puisque le gouvernement russe avait le droit de l'expulser, mais qu'il n'accepterait aucune escorte : il ne se considérait point comme un criminel qu'il était nécessaire de convoyer. Le lendemain, lorsque le maître de police se présenta chez Préaux, ce dernier l'accueillit un pistolet à la main et lui déclara catégoriquement qu'il ne le laisserait entrer ni dans sa chambre, ni dans sa calèche, et qu'il lui enverrait une balle dans la tête s'il s'avisait de recourir à la force. Galitzine était, dans l'ensemble, un fort brave homme; il se sentit donc perplexe. Il manda Weyer, le consul de France, pour lui demander conseil. Weyer trouva un expédient :4 il convoqua un 4. En français.
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policier parlant bien le français, et promit de le présenter à Préaux comme un voyageur sollicitant une place dans sa calèche, et prêt à partager les frais de voyage. Dès les premiers mots, Préaux devina de quoi il retournait ! - Je ne fais pas commerce de places ! déclara-t-il au consul. - Cet homme va être au désespoir. - Bon, je le prends pour rien, s'il accepte de me rendre de menus services. Mais n'a-t-il pas mauvais caractère? Car alors, je le laisserais sur la route. -C'est l'homme le plus serviable du monde! Vous n'avez qu'à en user à votre guise. Je vous remercie par avance pour lui. Là-dessus Weyer galopa chez le prince Galitzine pour lui annoncer son succès. Le même soir, Préaux et le bona-fide traveller 5 prirent la route. Le Français ne disait mot. Au premier relais, il entra dans une chambre et s'allongea sur un divan. -Holà! cria-t-il à son compagnon de voyage. Venez ici et tirezmoi mes bottes ! - Comment ? Et pourquoi le ferais-je ? - On vous dit : enlevez mes bottes, sinon je vous abandonne en chemin. Je ne vous retiens pas, vous savez! Mon policier lui retira ses bottes. - Secouez-les et nettoyez-les. - C'est hors de question ! - Eh bien, restez ici ! L'officier de police cira les bottes. Au relais suivant, même chanson, mais avec les habits. Ainsi Préaux le tracassa-t-il jusqu'à la frontière. Afin de consoler ce martyr de l'espionnage, on attira sur lui l'attention particulière du monarque et, finalement, il fut promu commissaire principal. Le surlendemain de mon arrivée 6, le portier vint de la part de l'inspecteur de police du quartier me demander « avec quels documents j'étais arrivé à Pétersbourg » ? L'unique document dont je disposais - le décret m'accordant ma démission - avait été envoyé au général-gouverneur de Moscou avec ma demande de passeport. Je remis au portier mon laisser-passer, mais il revint me déclarer que ce papier n'était valable que pour sortir de Moscou, non pour entrer dans la capitale. Il était accompagné d'un agent de ville, qui m~invitait à me présenter à la chancellerie du maître 5. En latin et en anglais. (« Un voyageur de bonne foi. ») 6. n arrive à Saint-Pétersbourg le 4 octobre 1846, cf. Commentaires (45).
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de police. Ce fut donc dans les bureaux de Kokochkine (éclairés par des lampes en plein jour l) que je me rendis. Lui-même arriva au bout d'une heure. Ce personnage représentait mieux que d'autres du même acabit le type du serviteur du tsar dénué de grandes ambitions; bien en place, prêt aux basses besognes, démuni de scrupules comme de pensées, il servait en amassant son pécule aussi naturellement que chantent les oiseaux. Pérovski, le ministre des Affaires Intérieures, avait averti Nicolas que Kokochkine acceptait de gros pots-de-vin. « Certes, rétorqua le tsar, mais moi, je dors tranquille, sachant que c'est lui le maître de police de Pétersbourg l » J'observais Kokochkine pendant qu'il parlait à d'autres personnes... Quelle face chiffonnée, vieillie, sénilement dépravée ! Il portait une perruque frisée qui formait un contraste effarant avec ses traits affaissés et ses rides. Après s'être entretenu en allemand avec des Allemandes, en affichant une espèce de familiarité qui montrait qu'il s'agissait de vieilles connaissances (ce que confirmait le gros rire de ces femmes et leurs chuchotements) Kokochkine vint à. moi et, me toisant, me demanda d'une voix assez vulgaire : - Les Instances Supérieures ne vous ont-elles pas interdit de séjourner à Pétersbourg ? - Oui, mais j'ai une autorisation. - Où est-elle ? -Ici. - Montrez ! Voyons ! Vous osez vous servir deux fois de la même autorisation ? - Comment, deux fois ? - Je me souviens que vous êtes déjà venu. - Point du tout ! - Et de quelles affaires peut-il s'agir ici ? - Une affaire à traiter avec le comte Orlov. - Vous êtes allé voir le comte ? - Non, mais j'ai été à la Troisième Section. - Vous avez vu Doubelt ? - Parfaitement. - Moi, j'ai vu Orlov lui-même, hier au soir. Il m'a dit qu'il ne vous avait jamais envoyé aucune autorisation. - Vous l'avez en main! - Dieu sait quand elle a été rédigée. Elle est périmée. - Ne serait-il pas étrange de ma part d'arriver sans permission, et de commencer par une visite au général Doubelt ? - Si vous ne vou1ez pas d'ennuis, veuillez retourner d'où vous venez, et dans les vingt-quatre heures au plus tard !
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- Je ne comptais nullement m'attarder ici, mais il faut tout de même que j'attende la réponse du comte Orlov. - Je ne puis vous y autoriser et, du reste, le comte Orlov est fort fâché que. vous soyez venu en fraude. - Veuillez me rendre mon papier. Je vais de ce pas chez le comte. - Je dois le conserver. - Voyons! Cette lettre m'est adressée, elle est à mon nom! C'est l'unique document qui me permette d'être ici. · - Ce papier demeurera chez moi, comme preuve que vous êtes venu à Pétersbourg. Je vous conseille sérieusement de partir ~ demain, si vous ne voulez pas aggraver votre position. Il inclina la tête et sortit. Allez-donc vous expliquer avec des gens rie cette espèce ! Le vieux général Toutchk:ov était en procès avec le Trésor. Son Ancien avait conclu un ce:r;tain contrat, avait fraudé et s'était retrouvé avec une inscription de dette. Le tribunal ordonna de faire p~yer le hobereau qui avait donné un pouvoir à l'Ancien. Or, il ne lui avait remis aucun pouvoir cette fois-là, ce qu'il déclara. L'affaire monta au Sénat qui statua à nouveau que, « le général-lieutenant à: la retraite, Toutchkov, ayant accordé un pouvoir à... ~ et ainsi de suite. L'autre répondit derechef : « Etant donné que le générallieutenant à la retraite,. Toutchkov, n'a accordé aucun pouvoir en; _ce qui concerne... > Une année s'écoule et voici que la police se manifeste à nouveau, confirmant avec la plus extrême rigueur que le général... , etc. Et Toutchkov de répéter les mêmes mots. J'ignore comment se termina cette intéressante affaire. J'ai quitté la Russie sans attendre le verdict. 'Tout ceci ne constitue nullement une exception. C'est tout à fait normal. Kokochkine tient dans sa main un papier dont l'authenticité ne fait pour lui aucun doute : il porte un numéro et une date, très faciles à vérifier; il y est écrit qu'il m'est permis de me rendre à Pétersbourg. Mais lui : « Etant donné que vous êtes venu ici sans autorisation, vous devez repartir :., dit-il, et il empoche le document. Tchaadaïev a bien raison quand, parlant de ces messieurs, il s'écrie : « Quels polissons! :. Je me rendis à la Troisième Section et racontai tout à Doubelt. Il éclata de rire : - Toujours à tout embrouiller, ces gens-là ! Kokochkine a rapporté au comte Orlov que vous étiez sans permission, le comte a ordonné de vous expulser, et moi je suis allé tout leur expliquer. Vous pouvez rester ici tant qu'il vous plaira. Je vais immédiatement 233
faire porter une lettre à la police. Mais parlons de votre affaire. Le comte ne pense pas qu'il serait bon pour vous de demander à partir pour l'étranger. Le monarque vous l'a déjà refusé deux fois : la deuxième, c'était le comte Stroganov qui appuyait votre pétition; s'il refuse une troisième fois, vous n'irez plus aux eaux de tout ce règne. C'est certain! - Que dois-je faire alors ? demandai-je, horrifié, car je m'étais habitué à l'idée de la liberté. - Retournez à Moscou. Le comte écrira au général-gouverneur une lettre privée, comme quoi vous désirez· vous rendre à l'étranger pour la santé de votre épouse; il lui demandera - en soulignant qu'il vous connaît sous votre jour le plus favorable - s'il ne lui serait pas possible de vous libérer de la surveillance policière. Que peut-on répondre à pareille question, sinon oui? Nous ferons notre rapport au tsar sur la suppression de la surveillance, et à ce moment-là, vous demanderez un passeport comme n'importe qui. Alors, Dieu aidant, vous irez aux eaux de votre choix. Tout cela me parut extrêmement compliqué et je flairai tout simplement une ruse pour se débarrasser de moi. Ils ne pouvaient m'opposer un refus sous peine d'attirer l'ire d'Olga Alexandrovna, à qui je rendais visite quotidiennement. Une fois parti de Pétersbourg, je ne pourrais plus y revenir. Correspondre avec ces messieurs était malaisé. Je fis part d'une partie de mes appréhensions à Doubelt. Il commença par se renfrogner, autrement dit à sourire plus encore et à plisser ses paupières. - Général, fis-je pour conclure, je ne sais, mais je ne puis croire que l'intervention de Stroganov soit jamais parvenue au monarque. Doubelt sonna et commanda de lui apporter mon « affaire. :. En l'attendant il me dit, l'air bon enfant : - Le comte et moi vous offrons, pour l'obtention de votre passeport, la voie que nous trouvons la plus sûre. Si vous disposez de moyens plus assurés, faites-en usage. Vous pouvez être certain que nous ne vous mettrons pas d'entraves. - Léonce Vassiliévitch a parfaitement raison, prononça une voix sépulcrale. Je me retournai. A mes côtés se tenait, plus chenu, plus vieux encore, ce même Sakhtynski qui, cinq années plus tôt, m'avait reçu dans cette Troisième Section. 7 - Je vous conseille de vous laisser guider par lui si vous tenez à partir. 7. V. plus haut, chap. XXVI.
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Je le remerciai. - Ah, voici votre affaire, dit Doubelt en prenant un gros cahier des mains du fonctionnaire. (Que n'aurais-je donné pour le lire de bout en bout! En 1850 j'ai pu voir mon dossier parisien dans le cabinet de Cartier. s Il eût été intéressant de les comparer). Après avoir un peu fouillé, il me tendit le cahier ouvert : j'y vis le rapport de Benkendorf à la suite de la lettre où Stroganov sollicitait pour moi l'autorisation d'un séjour de six mois en Allemagne, afin d'y « prendre les eaux. » Sur la marge, en grosses lettres, au crayon, je lus : « Trop tôt. » Ces mots étaient recouverts d'un fixateur. En dessous, à la plume, on lisait : « S.M.I. a écrit de sa main : Trop tôt. Comte A. Benkendorf. » 9 - Me croyez-vous à présent ? me demanda Doubelt. - Certes! répondis-je. Je crois si fort à vos paroles que je vais rentrer à Moscou dès demain. - Mais pourquoi ne pas vous promener un peu chez nous ? La police ne vous ennuyera plus maintenant. Passez ici avant de partir : je vous ferai montrer ma lettre à Stcherbatov. 10 Adieu, bon voyage, 11 si nous ne devons plus nous revoir. - Bon voyage, ajouta Sakhtynski. Comme on le voit, nous nous séparâmes bons amis. Revenu chez moi, je trouvai une invitation du commissaire principal du Secteur II, quartier de l'Amirauté, . si j'ai bonne mémoire. Il voulait savoir quand je partais. - Demain soir. - Comment? Il me semblait... j'avais cru ... le général a dit... aujourd'hui. Bien entendu, Son Excellence vous donnera une prolongation, mais permettez-moi de m'en assurer. - Comment" donc ! A propos, faites-moi mon laissez-passer. - Je le rédigerai au commissariat et vous le ferai porter d'ici deux heures. Quelle firme désirez-vous choisir pour votre voyage ? 12 - La maison Sérapinski, si j'y trouve une place. 8. Le préfet de police de Paris. Herzen relate cet épisode au chapitre XXXIX. (Tome III.) 9. D'après A. S. qui donne toutes les références d'Archives, cette note de Benkendorf, adressée au tsar le 7 avril 1843, portait de la main de Nicolas 1•• non pas « Trop tôt "'• mais « Nous en reparlerons "'· (Pérégovorim.) Benkendorf avait ajouté : « ll ne permet pas. » (Nié pozvoliaët.) Le tout était paraphé par Doubelt, le 9 avril 1843. 10. Général Alexis Grigoriévitch Stcherbatov (1776-1848), gouverneur de Moscou. 11. En français. 12. Les diligences appartenaient à des entreprises privées et étaient plus ou moins « modernes », plus ou moins rapides. (V. chap. XXVI, p. 54, note 6.)
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- Parfait! Mais si jamais vous n'en trouviez pas, veuillez nous en informer. - Avec plaisir. Le soir, je vis revenir l'inspecteur du quartier : le commissaire principal l'avait chargé de me faire savoir qu'il ne pouvait pas me donner de laisser-passer, et qu'il fallait que je me présente le lendemain matin, à huit heures, chez le maitre de police. Quelle plaie ! Quel ennui ! Je n'y allai point, mais me rendis à la chancellerie dans la matinée. Le commissaire principal s'y trouvait. - Vous ne pouvez partir, me dit-il. J'ai un papier de la Troisième Section. - Qu'est-il arrivé ? - Je ne sais pas. Le général a défendu de vous donner le laisser-passer. - Le directeur de cabinet est-il informé ? - Vous pensez bien 1 Ici il me montra un colonel en uniforme, avec sabre, assis à une table, dans l'autre pièce. J'allai lui demander ce qui se passait. - C'est sûr, fit-il, on a reçu un papier. Tenez, le voici. Il le relut et me le tendit. Doubelt y avait écrit que j'avais pleinement le droit de venir à Pétersbourg, et que je pouvais y rester aussi longtemps que je le voudrais. - C'est pour cela que vous m'empêchiez de partir? Pardonnezmoi, mais je ne puis m'empêcher de rire ! Hier le maître de police me chassait de chez vous, contre mon gré; aujourd'hui, contre mon gré, il m'oblige à rester, et tout cela parce qu'il est stipulé par écrit que je puis rester autant que je le désire ! L'affaire était si claire, que le colonel-scribe lui-même éclata de rire. - Pourquoi gaspillerais-je deux billets de diligence? 13 Veuillez me préparer mon laissez-passer. - Je ne peux pas. Je vais faire mon rapport au généraL Kokochkine ordonna de rédiger le document et, comme il passait par la chancellerie, il me dit, d'un ton de reproche : - De quoi cela a-t-il l'air? Tantôt vous voulez rester, tantôt vous partez. On vous a pourtant dit que vous pouviez rester ! Je ne lui répondis pas. Quand, ce soir-là, nous passâmes la barrière et que je revis la plaine infinie qui s'étire vers les Quatre-Bras. 14 je levai les yeux 13. Herzen voyageait avec son valet, Lavrentiy. 14. D partit le 14 octobre 1846. Les Quatre-Bras : croisement de deux routes nationales, celle qui va de la barrière de Moscou à Poulkovo (près de Pétersbourg),
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au ciel et me jurai, sincèrement, de ne plus revenir dans cette ville du despotisme, de la police azur, verte et bigarrée, cette ville du désordre bureaucratique, de l'insolence servile, de la poésie du gendarme, où il n'y avait qu'un seul personnage courtois, Doubelt, et encore était-ille chef de la Troisième Section 1 Stcherbatov répondit de mauvaise grâce au comte Orlov. ll avait pour secrétaire non point un colonel mais un piétiste qui, à cause de mes articles, me haïssait en tant que « athée et hégélien. :. J'allai discuter avec lui personnellement. Le pieux secrétaire, d'une voix pleine d'onction, tout empli de componction chrétienne, m'expliqua que le général-gouverneur ne savait rien à mon sujet, qu'il ne doutait point de mes hautes qualités morales, mais qu'il lui convenait de recueillir des informations auprès du chef de la police. Il voulait faire traîner cette affaire; au surplus, ce monsieur n'était pas à vendre. Parmi les fonctionnaires russes, les plus effrayants, ce sont les hommes désintéressés. Chez nous, les seuls à refuser, naïvement, les pots-de-vin, ce sont les Allemands; si un Russe n'accepte pas d'argent, il se dédommage d'une autre façon, et se montre si odieux, qu'il faut prier Dieu de vous en protéger 1 Heureusement, le maître de· police, Loujine, dit de moi tout le bien possible. 15 Quelque dix jours plus tard, en rentrant à la maison, je me heurtai devant ma porte à un gendarme. 16 En Russie, l'apparition d'un policier équivaut à une tuile qui vous tombe sur la tête, c'est pourquoi j'attendis ce qu'il avait à me dire non sans une certaine appréhension. Il me tendit un paquet. Le comte Orlov me faisait connaître l'Ordre Suprême qui levait la surveillance policière. Du même coup, je recevais le droit d'obtenir un passeport pour l'étranger. 17 Allons, soyez heureux 1 Je suis libre 1 Libre de visiter des contrées étrangères. et celle qui va de la porte de Narva (Pétersbourg) à Kolpino (près de Moscou). La distance de Moscou à Pétersbourg était d'environ 600 kilomètres. 15. Dans les Archives du ministère des Affaires intérieures, département de la police, sous la cote 461, et dans la chancellerie du général-gouverneur de Moscou, sous la cote 14, on trouve les documents sur l'affaire du passeport de Herzen et des appréciations sur sa « bonne conduite » : la police n'a remarqué « aucun acte blâmable » à lui imputer; il mène une « existence irréprochable », etc. (Rapport de la police de Moscou au général Stcherbatov, à la date du 26 octobre. Par conséquent, contrairement à ce qu'écrit Herzen, l'affaire ne traîna pas en longueur.) (L.)
16. Le 17 novembre 1846. 17. Le chef de la police de Moscou informa Herzen de son droit d'obtenir un passeport le 17 novembre 1846. n n'avait pas attendu l'information officielle du comte Orlov transmise d'abord au ministre des Affaires intérieures, puis à lui.
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Est-ce que cela est vrai, ou si je rêve, peut-être? Non 1 Dès demain on attellera les chevaux Afin que je galope von Ort bis Ort. 18 J'ai acquitté les droits de mon passeport. Je pars. Mais là-bas comment .sera-ce? Je l'ignore, mais j'espère. Sombre pourtant Est l'avenir devant mes yeux, Dieu seul sait ce qu'il promet 1 La peur me prend au seuil des portes De l'Europe. Et mon cœur déborde d'un espoir Mêlé de rêves obscurs. Mais, ami, je suis empli de doutes, Et je secoue la tête, envahi de tristesse ... (Nicolas Ogarev : Humour)
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••• « Six ou sept troïkas nous accompagnèrent jusqu'à BoueNoire... 20 C'est là que, pour la dernière fois, nous choquâmes nos verres, puis nous nous séparâmes en sanglotant. Le soir était tombé déjà. La calèche grinçait sur la neige... Vous nous suiviez des yeux, triSJtement, mais ne deviniez pas qu'il s'agissait d'un enterrement, d'une séparation éternelle. Vous étiez tous présents, un seul manquait - proche entre les proches. Lui seul était malade, et on eût dit que son absence témoignait qu'il se lavait les mains de mon départ. Cela se passait le 21 janvier 1847 :. ... 21 Quelque dix jours plus tard nous étions en terre étrangère . ... Un sous-officier me rendit nos passeports; un vieux soldat, de petite taille, maladroitement coiffé d'un shako couvert de toile cirée, et portant un fusil d'une taille et d'un poids incroyables, leva la barrière. Un cosaque de l'Oural, aux yeux bridés, aux larges maxillaires, tenant par la bride un petit cheval hirsute et tout couvert de glaçons, s'approcha de moi « pour me souhaiter bonne route :.. 18. « De lieu en lieu. » 19. Cet extrait d'un poème d'Ogarev est une sorte de « puzzle », constitué par Herzen, qui a réuni quatre passages différents, tirés de la deuxième partie des chapitres IX et XIII de Humour. (A. S.) 20. « Boue-Noire » (Tchemya Gria:d : deuxième relais après Moscou, et premier changement de chevaux. Traditionnellement, les amis accompagnaient les partants jusque-là. 21. Citation de la cinquième partie de B. i. D. (v. plus loin Arabesques Occidentalesi Le Songe), texte écrit bien avant cette cinquième partie et paru dans E. P. dès 856. L'ami proche qui seul manquait : Nicolas Ogarev; il allait rejoindre Herzen en Angleterre quelques années plus tard. Le départ décrit ici eut lieu le 19 janvier 1847.
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Le postillon, un jeune Juif crasseux, étique et blafard, des chiffons enroulés au moins quatre fois autour de son cou, grimpa sur son siège. - Adieu ! Adieu ! Le premier à le dire fut notre vieille connaissance, Karl Ivanovitch Sonnenberg, qui nous avait accompagnés jusqu'à Tauroggen; puis ce fut la nourrice de Tata 22, une belle paysanne tout inondée de larmes. Le petit Juif toucha ses chevaux; l'attelage s'ébranla. Je me retournai : la barrière s'abaissa. Le vent envoyait sur la route la neige de Russie et soulevait de biais la queue et la crinière du cheval cosaque. La nourrice, vêtue d'un sarafan et d'une veste fourrée, continuait à nous suivre des yeux et à pleurer. Sonnenberg, ce parangon de la maison paternelle, ce personnage amusant de mes années d'enfance, agitait son foulard. Alentour, la steppe enneigée, à l'infini... - Adieu Tatiana ! Adieu Karl Ivanovitch ! Et voici le poteau indicateur qui porte, tout saupoudré de neige, une aigle à une seule tête 23, maigre, les ailes déployées... Voilà une bonne chose : une tête en moins. ADIEU!
22. Tata : surnom de Natalie, alors â~~;ée de trois ans. Morte seulement en 1936, elle conserva jusqu'à la fin ce surnom. 23. Par opposition à l'aigle bicéphale de l'empire des Tsars.
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N.KH. KETCHER 1 (1842-1847)
TI me faut parler à nouveau de Ketcher, et cette fois, beaucoup plus en détail. Lorsque je revins de mon exil, je le trouvai à Moscou, comme toujours. Au reste, il y avait tellement pris racine, il s'y était si bien assimilé, que je ne puis me représenter Moscou sans lui, ni lui habitant une autre ville. A un certain moment il tenta de transporter ses pénates à Pétersbourg, mais ne put y tenir six mois, 2 renonça à son emploi et réapparut sur les bords de la Neglinnaya. Et le revoilà, derechef, au Café Bajanov, qui prêchait la libre pensée aux officiers amateurs de billard, enseignait l'art dramatique aux acteurs, ·traduisait Shakespeare, et accablait ses amis d'autrefois de son affection tyrannique. A vrai dire, il avait maintenant un nouveau cercle : celui de Bélinski, de Bakounine; mais, .bien qu'il leur fît la leçon jour et nuit, il restait attaché à nous, corps et âme. n avait alors dans les quarante ans, 3 mais demeurait résolument un vieil étudiant. Comment cela était-il possible? C'est justement ce qu'il convient de découvrir. A tous égards, Nicolas Khristophorovitch Ketcher faisait partie de ces personnages bizarres qui se développèrent en marge de la Russie de Pierre r·, particulièrement après 1812; ils sont la 1. Ce texte, dont l'original se trouve au département des Manuscrits de la bibliothèque Lénine, à Moscou, fut très modifié et raturé au moment où Herzen le prépara pour· la publication. TI comptait le faire entrer dans le corps de la Partie IV de B..i. D. Sous le titre, il marqua « Chapitre » et, jamais, n'ajouta de numéro. Comme nous l'avons suggéré dans la note 20, p. 228, il est possible qu'il ait songé à le placer après le chapitre XXXII, auquel il est lié par son essence et la chronologie du récit, mais, on a tendance, aujourd'hui, pour des raisons de cohésion, à le placer comme un chapitre complémentaire. Chose curieuse, ce texte ne fut publié pour la première fois qu'en 1870 à Genève, dans le Recueil des articles posthumes de A.l. Herzen. Autre sujet de réflexion : le manuscrit, formant cahier, porte une étiquette où il est écrit de la main de Herzen : « N. Kh. Ketcher, Basile et Armance (18581866). Rien pour la publication. » (Pr. Basile et Armance, cf. plus bas, p. 273.) 2 En réalité, il rèsta à Pétersbourg pendant deux ans (1843-1845). 3. Ketcher est né en 1806, il avait donc trente-sept ans en 1842, année du retour de Herzen à Moscou.
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séquelle de cette Russie-là, ses victimes et, indirectement, son salut. Ces hommes s'étaient jetés hors de la voie ordinaire, pénible et révoltante, mais jamais n'avaient trouvé leur chemin personnel, tout en le cherchant. Ils en étaient restés à leur quête. Cette « colonne sacrifiée » présente des traits fort divers : tous ne ressemblent pas à Onéguine ou à Petchorine, tous ne sont pas des hommes superflus ou désœuvrés; il y en a qui ont travaillé et n'ont rien réussi, il y a des ratés. Mille fois j'ai voulu évoquer une série de figures originales, donner des portraits frappants, pris sur le vif, mais malgré moi je m'arrêtais, accablé par mes modèles. Il n'y a chez eux nul instinct grégaire; ils ne se mettent pas en rang; leur ciselure est différente; un seul lien commun les unit ou, pour mieux dire, un malheur com1J1un. Si l'on fixe le fond du tableau, gris sombre, on aperçoit des soldats sous la bastonnade, des serfs sous le fouet, des visages réflétant la plainte inexprimée, la berline volant vers la Sibérie, vers laquelle aussi se traînent à pieds les forçats; on voit des têtes rasées, des faces marquées au fer, des casques, des épaulettes, des plumets ... pour tout dire : la Russie de Saint-Pétersbourg. C'est elle qui a fait le malheur de ces hommes, et ils n'ont la force ni de la digérer, ni de lui échapper, ni de lui porter remède. Ils voudraient se sauver au loin, et ne le peuvent : le sol se dérobe sous leurs pieds. Ils voudraient crier, et leur langue se paralyse... Du reste, il n'y a point d'oreille pour les entendre. L'équilibre étant rompu, il ne faut pas s'étonner qu'il proliférât plus d'originaux et d'excentriques que d'hommes pratiquement utiles, ou de travailleurs infatigables et si, au cours de leur existence, ils manifestèrent autant de désordre et de déraison que de bonté et de pure humanité. Le père de Ketcher fabriquait des instruments de précision. Il était renommé pour ses instruments chirurgicaux et sa haute probité. Il mourut tôt, en laissant à sa veuve une famille nombreuse et des affaires en mauvais état. Il était d'origine suédoise, me semble-t-il. Par conséquent, il ne pouvait être question de véritables liens avec le peuple russe, de ces liens naturels, qui se créent dès le sein maternel, dès les premiers jeux, même dans une maison seigneuriale. Le milieu des fabricants, industriels, artisans et patrons étrangers forme un cercle fermé que leur mode de vie, leurs habitudes, leurs intérêts et tout le reste séparent des couches de la société russe, tant supérieures qu'inférieures. Bien souvent cette classe, en ses mœurs familiales, se montre beaucoup plus morale et plus pure que_ nos marchands, sauvagement tyranniques, sournoisement débauchés, nos petits hour-
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geois à l'ivresse triste et pesante, nos fonctionnaires à la vie étriquée, répugnante, fondée sur le vol; néanmoins, ce milieu étranger est totalement aliéné du monde qui l'environne ... n est étranger... n donne, dès le commencement, un autre pli, d'autres principes moraux. La mère de Ketcher était russe; c'est sans doute pourquoi il ne devint pas un étranger. Je ne pense pas qu'elle se soit occupée de l'éducation de ses enfants, mais pour elle il était extrêmement important qu'ils fussent baptisés dans la foi orthodoxe, ce qui impliquait qu'ils fussent sans religion. Eussent-ils été luthériens ou catholiques, ils seraient passés complètement dans le camp allemand, ils auraient fréquenté l'une ou l'autre des Kirche et seraient entrés insensiblement dans une Gemeinde, 4 qui les aurait mis à part, isolés, avec ses coteries et ses intérêts paroissiaux. Naturellement, personne n'envoya Ketcher à l'église orthodoxe. Au surplus, en admettant qu'il y fût allé parfois quand il était petit, cette Eglise-là n'a pas, comme ses « sœurs », l'art de tisser sa toile, particulièrement à l'étranger. n faut se souvenir qu'à l'époque dont il est question on ne connaissait point l'Orthodoxie hystérique. L'Eglise, pas plus que le gouvernement, ne se défendaient avec n'importe quelle arme et ne sauvegardaient pas jalousement leurs droits, sans doute parce que personne ne les contestait. Tout le monde savait quelles espèces de bêtes c'étaient, et on ne leur fourrait pas les doigts dans la gueule. Aussi, ne prenaient-ils pas les passants au collet sous prétexte qu'ils doutaient de leur orthodoxie ou ne se fiaient pas à leur dévouement au monarque. Quand on créa à l'Université de Moscou la chaire de théologie, le vieux professeur Heim, célèbre pour ses lexiques, disait, horrifié, au milieu de l'aula : Es ist ein Ende mit der grossen Hochschule Rutheniae. 5 Même la féroce épidémie de bigoterie provoquée par Magnitzki et Rounitch déchaînement insensé, hurlant, délateur, policier (comme toujours chez nous) passa telle une nuée maléfique, abattit tous ceux qui se trouvaient sur son chemin, puis disparut pour prendre la forme de divers Photius et comtesses. 6 Dans les lycées et les écoles on enseignait le cathéchisme pour la forme et pour l'examen, qui commençait toujours par « L'Histoire Sainte. » 4. Kirche : église. Gemeinde : communauté. 5. « C'est la fin de l'enseignement supérieur en Russie. » Le professeur Heim (1758-1821), enseigna l'histoire et la géographie à l'Université de Moscou, à partir de 1784. Den fut le recteur de 1806 à 1818. (A. S.) 6. Allusion à la fin du règne d'Alexandre 1••, période de folle réaction, où des personnages médiocres détruisaient les universités, « pépinières de l'athéisme ». L'archev€que Photius terrorisait tout le monde. D avait sous sa coupe la comtesse Orlov, la plus riche héritière de Russie.
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Quand en vint le temps, Ketcher entra à l'Académie de Médecine et de Chirurgie. C'était également une institution purement étrangère et pas, non plus, très orthodoxe. Là enseignait l'ami de Gœthe, le maître de Humboldt : Just-Christian Loder. Il appartenait à cette pléiade des penseurs vigoureux et libres qui élevèrent l'Allemagne à la hauteur dont elle rêvait. Pour ces hommes-là, la science était encore une religion, une propagande, une guerre; même pour eux c'était nouveau que d'être libérés des chaînes de la théologie; ils se souvenaient encore de leur lutte, ils croyaient en leur victoire, ils en étaient fiers. Jamais Loder n'eût consenti à enseigner l'anatomie selon le cathéchisme de Photius ! A ses côtés se tenait Fischer von Waldheim, le chirurgien Hildebrandt, dont j'ai parlé ailleurs, 7 et divers autres assistants, laborantins, prosecteurs et pharmaciens. « Pas un mot de russe, pas un visage russe ~. 8 Tout ce qui était russe, se trouvait repoussé au second plan. Nous ne nous souvenions que d'une seule exception : Diadkovski. 9 Ketcher vénérait sa mémoire, et sans doute exerça-t-il une bonne influence sur ses étudiants. Du reste, même plus tard les facultés de médecine ne vécurent pas de la vie communautaire des universités : composées (dans l'esprit de la nation) d'Allemands et de séminaristes, elles s'occupaient de leurs affaires. Mais celles-ci paraissaient insuffisantes à Ketcher, et c'est la preuve la meilleure qu'il n'eût rien d'un Allemand, et ne cherchât pas, avant tout, à exercer une profession. Sans doute ne portait-il pas de sympathie particulière à son milieu familial, car, dès son jeune âge, il aima à vivre de son côté. Le reste de son entourage ne pouvait que le heurter et le repousser. ll se mit à lire, et à relire Schiller. Plus tard, il traduisit tout Shakespeare, mais ne parvint pas à se débarrasser de Schiller. C'était un auteur qui convenait extraordinairement à nos étudiants : Posa et Max, Karl Moor et Ferdinand, étaient des étudiants - des brigands-étudiants. Tout cela, c'était la révolte à l'aube, le premier sursaut d'indignation. Entraîné par son cœur plus que par son intelligence, Ketcher avait compris, appréhendé, les réflexions poétiques de Schiller, sa philosophie révolutionnaire sous forme de dialogues, et s'était arrêté là, satisfait. L'esprit critique et le s~p ticisme lui étaient parfaitement étrangers. Quelques années plus tard, il tomba sur d'autres lectures et sa morale de vie fut fixée à jamais; tout le reste passa sur lui sans 7. Cf. tome 1••, chapitre VI. 8. Citation inexacte de Griboïédov : Le Malheur d'avoir trop d'Esprit, acte III, sc. 22. 9. Diadkovski, Justin Evdokimovitch (1784-1841), professeur de pathologie et directeur de la clinique de l'Université de Moscou.
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laisser de traces, ou l'intéressa fort peu. Les années quatre-vingt-dix du xvm• siècle, tragédie immense, colossale, dans le style de Schiller, avec ses thèses et son sang, ses sombres vertus et ses clairs idéaux, avec aussi le même caractère de réveil et de protestation, l'absorbèrent complètement. Ici non plus il n'essaya plus d'approfondir ses idées : il acceptait la Révolution française comme une légende biblique, y croyait, en aimait les personnages, leur vouait attachement ou haine personnelles et ne cherchait pas à pénétrer dans les coulisses. Tel il était lorsque je fis sa connaissance chez Vadim Passek, en 1831, 10 tel je le quittai au relais de « Boue-Noire, ~ en 1847. Ketcher était un penseur non point romantique mais, pour ainsi dire, éthico-politique, et comme tel1 il ne pouvait guère trouver dans l'Académie de chirurgie et de médecine d'alors l'ambiance qu'il recherchait. Un ver lui rongeait le cœur et la science médicale ne pouvait l'exterminer... S'éloignant de plus en plus des gens qui l'entouraient, il s'assimilait toujours davantage à l'un des personnages qui peuplaient son imagination. Se heurtant partout à des intérêts très différents des siens, à des gens mesquins, il devint sauvage, se mit à froncer les sourcils, à débiter, sans néeessité, des vérités amères et, au surplus, des vérités d'évidence, s'efforça de vivre comme le Sonderling de Lafontaine 11, ou comme une sorte de Robinson Crusoé de Sokolniki. Dans le jardinet de leur maison, il y avait un kiosque : c'est là qu'emménagea le « docteur Ketcher, , qui se mit à traduire le « docteur ~ Schiller, 12 comme disait alors Nicolas Polévoï, par manière de plaisanterie. La porte du kiosque n'avait point de verrou ... Le logis était si étroit, qu'on s'y déplaçait à grand-peine. C'était ce qu'il lui fallait. Le matin, il jardinait, plantant et transplantant fleurs et buissons. Il soignait gratuitement les pauvres du quartier, corrigeait les épreuves des Brigands et de Fiesque, et, avant de dormir, récitait en guise de prière les discours de Marat et de Robespierre. En bref, se fût-il moins occupé de ses livres et davantage de sa bêche, il serait devenu tel que JeanJacques Rousseau souhaitait voir tous les hommes. 10. Vadim Passek :(v. note 5, p. 14). Ami intime de Herzen et membre de son « cercle » universitaire, à qui sont consacrées des pages très belles au tome I••. La première rencontre avec Ketcher: chap. VI, pp. 169-170. 11. Sonderling : « L'Original ». August Lafontaine (1758-1831) : écrivain allemand fort prisé à l'époque romantique.
12. Schiller avait fait ses études de médecine dans une Académie militaire et avait obtenu le diplôme d'aide-médecin. (A. S.)
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Ketcher s'était lié avec nous par le truchement de Vadim, en 1831. Dans notre cercle, qui comprenait alors, en plus de nous deux, 13 Sazonov, Satine, les Passek âmés et deux ou trois autres étudiants, il décela je ne sais quel début d'accomplissement de ses rêves secrets, des pousses neuves sur un champ si consciencieusement moissonné en 1826; 14 c'est pour cela qu'il s'attacha à nous avec tant de cœur. Plus âgé que nous, il nous imposa bientôt sa « censure des mœurs » et ne nous permit plus de faire un pas sans nous adresser des remarques, voire parfois des réprimandes. Nous imaginions qu'il était une nature pratique et avait plus d'expérience que nous; de plus, nous l'aimions, et même beaucoup. Si quelqu'un tombait malade, Ketcher arrivait en sœur de charité, et ne quittait plus le malade avant sa guérison. Lorsqu'on arrêta Kohlreif, Antonovitch et les autres, 15 il fut le- premier à se faufiler jusqu'à eux, dans la caserne, à les distraire, à faire leurs commissions. Il alla si loin, que le général de gendarmes, Lissovski, le convoqua et lui intima d'être plus prudent et de se souvenir de sa vocation (d'aidechirurgien militaire!) Quand Nadejdine, amoureux en théorie, voulut épouser secrètement une certaine demoiselle à qui ses parents avaient interdit de songer à lui, Ketcher entreprit de lui venir en aide : il organisa un enlèvement romantique et lui-même, emmitouflé dans sa célèbre cape noire doublée de rouge, attendit le signal convenu, assis sur un banc du Boulevard Rojdestvenski avec Nadejdine. 16 Le signal ne vint pas ... Nadejdine en fut tout contrit et découragé ... Ketcher, stoïque, le consolait. Le désespoir èt le réconfort eurent un curieux effet sur Nadejdine : il s'assoupit! Ketcher, les sourcils froncés, déambulait d'un air sombre sur le boulevard. «Elle ne viendra pas, dit Nadejdine, ensommeillé. Allons dormir... » Ketcher se renfrogna deux fois plus, secoua la tête d'un air morne et ramena l'autre chez lui, tout somnolent. Sitôt après, la jeune fille parut sur le perron de sa demeure. Elle répéta le signal convenu non pas une fois, mais dix, et attendit près de deux heures ... Tout était silencieux et elle, plus silencieuse encore, rentra dans sa chambre. Sans doute pleura-t-elle un peu, mais au moins elle guérit radicalement de son amour pour Nadejdine, à qui Ketcher ne 13. C'est-à-dire lui-même et Ogarev. 14. Nouvelle allusion à la répression des Décembristes, condamnés et déportés en juillet 1826. 15. Kohlreij, Antonovitch, etc. Etudiants qui participèrent à une affaire politique à l'Université de Moscou, l'affaire Soungourov, et furent déportés. Herzen s'y réfère abondamment au tome I••, chapitre VI, p. 118-182. 16. Nicolas lvanovitch Nadejdine (1804-1856) : journaliste et critique, rédacteur du Télescope.
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put de longtemps pardonner de s'être assoupi. Hochant la tête et la lèvre frémissante il répétait : « Il ne l'aimait pas ! '» (46) J'ai dit ailleurs la part prise par Ketcher lors de notre emprisonnement et au moment de mon mariage. 17 Durant les cinq années (1834-1840) où il demeura à Moscou, à peu près seul de tout notre cercle, il nous représenta fièrement et vaillamment, conservant notre tradition, n'y changeant pas un iota. Nous le trouvâmes inchangé quand nous revînmes, les uns en 1840, les autres en 1842 ... Pour nous l'exil, le contact avec un univers inconnu, des lectures et des travaux avaient modifié bien des choses, mais Ketcher, notre représentant inébranlable, était resté le même. Seulement à présent il traduisait Shakespeare au lieu de Schiller... L'un de ses premiers actes, tout heureux qu'il était de voir ses vieux amis se retrouver de nouveau à Moscou, fut de rétablir sa « censure des mœurs »... Aussi fut-ce à ce propos que se manifestèrent nos premières frictions, auxquelles longtemps il ne prêta pas attention. Parfois ses semonces nous mettaient en colère, ce qui n'arrivait jamais autrefois, et parfois elles nous importunaient. Autrefois, notre existence avait un rythme si rapide, nous vivions tellement sous pression, nous avions si bien tout en commun, qu'aucun de nous ne s'occupait des petits cailloux sur notre chemin. Mais le temps, comme je l'ai dit, avait apporté beaucoup de changements, nos personnalités avaient évolué de façon plus rapide et plus diverse, aussi le rôle de l'oncle bienveillant mais grondeur passait-il parfois les limites du ridicule. Tous nous nous efforçions de trouver cela comique, de mettre sur le compte de l'amitié que nous portait Ketcher et de ses intentions pures sa franchise importune et sa tendresse sans indulgence. Nous avions tout à fait tort. Il n'était pas bon, non plus, d'être contraints de dissimuler, d'expliquer, de tirer sur la corde. Si nous l'avions mis au pas dès le commencement, il n'y aurait pas eu ces heurts regrettables qui se produisirent à la fin de notre séjour à Moscou, au début de 1847. 18 A vrai dire, nos nouveaux amis n'étaient point aussi indulgents que nous, et Bélinski lui-même, qui l'aimait beaucoup, perdait parfois patience et, ne souffrant pas plus l'injustice que Ketcher, lui donnait de dures leçons et refusait de discuter avec lui pendant des mois. Ketcher ne se montrait jamais ni froid, ni indifférent. Il 17. V. B. i. D. t. Ier, 2• partie : « Prison et Exil », et 3• partie : chap. XXIII et XXIV. 18. Il paraît évident, d'après le chapitre XXXII, que ceci rentre dans le contexte de la mésentente qui régna entre Herzen et Ogarev d'une part, leurs amis de l'autre, au cours des vacances à Sokolovo, en 1846. Ketcher ne fournissait qu'un élément de ces discordes.
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s'abandonnait tantôt à un délire de persécution, tantôt 'à un excès de tendresse, passant rapidement du rôle de l'ami le plus chaleureux à celui du juge d'Assises; ceci prouve que moins que tout, il pouvait supporter la froideur et le silence. Immédiatement après une querelle ou une volée d'énormes accusations, il devenait gai, sa colère passait sans laisser de traces. Sans doute était-il mécontent de lui-même, en son for intérieur, mais jamais il ne l'avouait; au contraire, il s'efforçait de tout tourner en plaisanterie, et dépassait derechef ces limites au-delà desquelles une facétie ne fait plus rire. C'était la sempiternelle répétition de l'affaire du « jars :., dans l'histoire de la réconciliation d'Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiphorovitch 19. Tout le monde a pu voir de~ enfants qui, prenant le mors aux dents, s'énervent et ne peuvent plus cesser leurs espiégleries; on dirait que la certitude de la punition décuple leur tentation. Sentant qu'il était parvenu à harceler l'un ou l'autre d'entre nous jusqu'à s'attirer des répliques glaciales et caustiques, Ketcher retombait pour de bon dans la morosité, levait les sourcils, déambulait à grands pas dans la pièce, se métamorphosait en personnage tragique des drames schillériens, en avocat du tribunal de Fouquier-Tinville. D'une voix féroce il lançait contre tous une série d'accusations sans le moindre fondement, mais auxquelles lui-même finissait par croire. Puis, accablé de constater que ses amis étaient de vraies canailles, il rentrait chez lui d'humeur chagrine, nous laissant frappés de stupeur, hors de nous, jusqu'au moment où notre fureur faisait place à la bienveillance et que nous nous mettions à rire comme des fous. Le lendemain, dès l'aube, un Ketcher calme et triste marchait d'un mur à l'autre de sa chambre, fumant rageusement sa pipe, et attendait que l'un de nous vienne le gronder et faire la paix. Bien entendu, lors de la réconciliation il conservait toujours sa dignité d'oncle exigeant et sévère! Si personne ne faisait son apparition, il enfouissait en son sein une peur mortelle et se rendait tristement dans un café de Néglinnaya, ou bien cherchait le hâvre clair et calme où il trouvait toujours la gaieté et un accueil amical, autrement dit, il allait chez Stchepkine, où il attendait que l'orage (soulevé par lui) s'apaisât. Naturellement, il se plaignait de nous. L'excellent vieil acteur lui passait un savon, lui disait qu'il débitait des sornettes, que nous n'étions nullement les misérables qu'il prétendait, et qu'il allait l'emmener chez nous séance tenante. Nous n'ignorions pas combien Ketcher se torturait après ses sorties, et 19. « Co=ent se querellèrent Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiphorovitch de Nicolas Gogol, dans Mirgorod.
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:t,
nouvelle
nous comprenions ou, plus exactement, nous pardonnions ce sentiment qui l'empêchait de reconnaître franchement et simplement ses torts; ainsi effacions-nous totalement, dès le premier mot, toute trace de mésentente. Nos dames étaient les premières à nous pousser aux concessions, et se présentaient presque toujours comme les défenseurs de Ketcher. Elles considéraient sa franchise sans détours, (qui pouvait atteindre à la grossièreté) comme une « bizarrerie ». Pourtant, il ne les épargnait paS, non plus. Voyant qu'elles le favorisaient, il se persuadait qu'il avait raison d'agir comme il le faisait, que c'était chose bonne et, au surplus, dictée par le devoir ! Il arrivait que nos querelles et brouilles à Pokrovskoïé fussent tout à fait comiques, mais elles projetaient une longue ombre grise sur la journée entière. - Pourquoi le café est-il si mauvais ? demandai-je un jour à Matvéï. - Il est mal préparé, répondit Ketcher, qui donna sa recette personnelle. Le café resta aussi mauvais. - Apportez de l'alcool à brûler et la cafetière, je le préparerai moi-même. Il se mit au travail. Le café ne s'améliora guère, et je le lui fis remarquer. Il le goûta et, me fixant par-dessous ses lunettes, dit d'une voix vibrante : - Tu trouves qu'il n'est pas meilleur? -Non. - C'est tout de mêm~ extraordinaire que tu ne veuilles pas changer d'avis à propos d'une bagatelle. - Ce n'est pas moi qui ne change pas, c'est le café! - Effrayant ! Quel maudit orgueil ! - Ecoute, je n'ai ni fait ce café, ni fabriqué la cafetière ... - Je te connais! N'importe quoi, pour avoir raison! Quelle mesquinerie ! Et tout çà pour un café infect... Une vanité infernale ... Il ne put plus articuler. Accablé par mon despotisme, par ma vanité en matière de goût, il enfonça sa casquette sur ses yeux, s'empara d'un panier en écorce de bouleau et s'en alla en forêt. Il revint vers le soir, après avoir parcouru une vingtaine de verstes et fait une bonne chasse aux champignons : cèpes et bolets jaunes avaient chassé sa sombre humeur. Naturellement, je ne risquai plus d'allusion au café, mais fis mille grâces aux champignons. Le lendemain matin il tenta de remettre la question du café sur le tapis, mais je me dérobai. 249
L'une des sources principales de nos altercations était l'éducation de mon fils. L'éducation partage le sort de la médecine et de la philosophie : tout un chacun émet à leur propos des définitions et des opinions tranchées... hormis ceux qui se sont sérieusement et longuement adonnés à leur étude. Interrogez quelqu'un sur la construction d'un pont, le dessèchement d'un marais : il vous répondra franchement qu'il n'est pas ingénieur ou agronome. Mettez la conversation sur l'hydropisie ou la phtisie, on vous conseillera un médicament d'après un souvenir, un on-dit, l'expérience d'un oncle. En matière d'éducation, on ira plus loin encore : « Voici ma règle, vous dira-t-on, et je n'en dévie jamais. Pour ce qui est de l'éducation, ce n'est pas une plaisanterie ... C'est un sujet qui me tient trop à cœur... » Les idées de Ketcher sur l'éducation sont faciles à déceler jusqu'au moindre détail, d'après l'esquisse de son caractère que nou& venons de faire. Ici, il était conséquent avec lui-même, ce qui est plus qu'on ne peut dire en général de ceux qui pérorent sur cette question. Il tirait ses idées de l'Emile, et croyait fermement que la suppression de tout ce qu'on fait faire aujourd'hui aux enfants serait déjà en soi une excellente éducation. Il aurait voulu arracher l'enfant à la vie artificelle et le rendre consciemment à l'état sauvage, à cette indépendance primitive où l'égalité va si loin, qu'elle pourrait effacer à nouveau la différence entre l'être humain et le singe. Nous-mêmes n'étions pas très loin de ce point de vue, mais chez Ketcher cela devenait un fanatisme qui ne tolérait ni doute, ni objection, comme il en allait de tout ce qu'il avait assimilé une fois pour toutes. A l'époque s'exprimait la nécessité, réelle et juste, de réagir contre l'éducation ancienne, théologique, scolastique, aristocratique, avec son dogmatisme, ses doctrines, son classicisme pédant et artificiel, et la priorité qu'elle accordait à la « tenue » sur la morale. Par malheur, là comme ailleurs, la thèse radicale et révolutionnaire qui détruisait le passé à tort et à travers, ne le remplaçait par rien. Le préjugé de « l'homme naturel », auquel aspiraient les disciples de Jean-Jacques, retirait l'enfant de son milieu historique, l'en aliénait, comme si l'éducation ne devait pas enter la vie de la race sur l'individu. Nos querelles sur ce thème restaient rarement dans le domaine théorique. Leur application pratique était trop proche de nous ! Mon fils, qui avait alors sept ou huit ans, était de constitution faible, très sujet aux fièvres et à la dysenterie. (Cela devait durer jusqu'à notre voyage à Naples ou jusqu'à la rencontre, à Sorrente, avec un méd'e·cin obscur, qui modifia tout le système de son traitement et
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son hygiène de vie.) Ketcher, quant à lui, voulait l'aguerrir immédiatement, comme on trempe le fer. Je le lui interdisais et cela le mettait hors de lui : - Tu es un conservateur ! braillait-il. Tu feras mourir ce malheureux enfant ! Tu en feras un petit barine efféminé, et en même temps un esclave. Pendant la maladie de sa mère, l'enfant faisait des bêtises et criait; je le reprenais; nécessité mise à part, il me semblait parfaitement juste de le contraindre à se contrôler pour les· autres, pour sa mère, qui l'aimait à la folie, mais Ketcher me disait d'un air sombre, en aspirant profondément son Joukov : 20 - Tu n'as pas le droit de le faire taire ! Il faut qu'il crie, c'est sa vire. Ah, maudite autorité des parents ! Ces altercations, même si je les prenais · à la légère, rendaient pesants nos rapports et menaçaient pour de bon d'éloigner Ketcher de ses amis. Si cela arrivait, il en serait puni plus que tous les autres, tant parce qu'il était très attaché à tous, que parce qu'il ne savait guère vivre seul. Il était éminemment expansif, nullement replié sur lui-même. Il avait absolument besoin de quelqu'un. Son travail même était un entretien permanent avec un autre, et cet ami-là, c'était Shakespeare. Après avoir travaillé toute une matinée, il commençait à s'ennuyer. L'été, il pouvait errer dans les prés, s'occuper du jardin, mais l'hiver, il ne lui restait plus qu'à s'envelopper dans sa célèbre cape ou endosser son paletot rugueux en poil de chameau et, quittant S'es Sokolniki, se rendre chez nous, à l' Arbate, 21 ou rue Nikitskaya. Son intolérance agressive avait en partie pour origine une absence d'approfondissement intérieur, de vérification, d'examen critique, de mise à jour, d'interrogations. Pour lui, les questions ne se posaient pas, tout était en place, et il allait de l'avant sans se retourner. Lui eût-on offert un travail pratique, c'eût été peut-être une bonne chose, mais cela n'arriva pas. Prendre une part active aux affaires publiques était impossible : chez nous, seuls y participent les trois premiers « rangs»; aussi, avait-il transféré sa soif d'activité sur la vie privée de ses amis. Nous autres, nous arrivions à nous délivrer du vide qui rongeait le cœur de Ketcher par nos travaux intellectuels, mais lui, il résolvait tous les problèmes sommairement, 22 n'importe comment, bien ou mal peu lui importait et, après les avoir résolus, il continuait sa route sans buter sur rien, obstinément fidèle à sa solution. 20. Marque de tabac. 21. Quartier aristocratique de Moscou, où vivaient les Herzen. 22. En français.
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Malgré tout cela, il n'y eut pas de véritable froid entre nous jusqu'en 1846. Natalie l'aimait beaucoup : il était indissolublement lié au souvenir du 9 mai 1838. 23 Elle savait que sous ses pointes d'hérisson se cachait une tendre amitié, et ne voulait pas voir que ces pointes grandissaient et s'enracinaient de plus en plus profondément. A ses yeux, se brouiller avec Ketcher, c'était quelque chose de maléfique; il lui semblait que si le temps était capable de scier - avec une si petite scie ! - l'un des anneaux qui avaient si solidement résisté tout au long de notre jeunesse, il s'attaquerait aussi aux autres anneaux, et toute la chaîne se disloquerait. Quand nous échangions des paroles rudes, d'âpres répliques je la voyais pâlir et me supplier du regard d'en finir; elle arrivait à effacer mon agacement passager et lui tendait la main. Parfois, il s'en montrait touché, mais déployait des efforts gigantesques pour faire croire que peu lui importait, en somme, qu'il était prêt à une conciliation, mais que, le cas échéant, il poursuivrait la dispute. A ce stade, il eût été possible de prolonger pendant des années ces relations étranges, fluctuantes, entre une amitié qui châtie et une amitié qui cède... mais des circonstances nouvelles vinrent compliquer la vie de Ketcher et brusquèrent les choses. Il vécut un roman d'amour, aussi bizarre que toutes choses dans son existence, ce qui le contraignit à s'enliser rapidement dans une vie conjugale assez marécageuse. L'existence de Ketcher, d'une extrême simplicité, réduite aux besoins élémentaires de l'étudiant sans domicile fixe, qui vit en nomade chez ses camarades, changea brusquement. Une femme apparut dans son foyer ou, plus exactement, il eut un foyer parce qu'une femme s'y trouvait. Jusque-là, personne n'imaginait Ketcher en homme d'intérieur, dans son chez soi, 24 lui qui aimait tout faire de façon désordonnée : manger en se promenant, fumer entre le potage et le rôti, dormir ailleurs que dans son lit, lui dont Constantin Aksakov disait plaisamment : « Il se distingue des autres en ce que les autres dînent, tandis que Ketcher mange »; soudain il avait son lit, son foyer, son toit ! Voici comment cela arriva. Quelques années plus tôt, alors qu'il déambulait quotidiennement dans les rues désertes, entre Sokolniki et la Basmannaya, il croisait une petite fille pauvre, quasiment indigente : lasse et triste, elle revenait par ce chemin d'un atelier où elle travaillait. 23. Date de l'enlèvement de Natalie par Herzen. Ketcher en fut le complice principal. Cf. tome I•r, chapitre XXIII : « Le trois mars et le neuf mai 1838. » 24. En français.
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Elle était laide, apeurée, timide et pitoyable. Nul ne la remarquait. Personne ne la plaignait... Orpheline de père et de mère, elle avait été recueillie par charité chrétienne dans un phalanstère de schismatiqu~, où elle avait grandi et d'où elle était sortie pour aller vers un dur labeur, sans protection, sans appui, seule au monde. Ketcher commença à lui parler, l'accoutuma à ne pas avoir peur de lui, la questionna sur sa triste enfance, sur sa misérable existence. Il était le premier être chez qui elle trouvait sympathie et chaleur, aussi s'attacha-t-elle à lui corps et âme. Son existence à lui était solitaire et austère. En dépit de tout le brouhaha des soupers entre amis, des « premières » des théâtres moscovites, du Café Bajanov, il avait dans son cœur un vide qu'il n'eût jamais avoué ni aux autres, ni à lui-même, mais dont il pâtissait. La pauvre petite fleur sans beauté tomba comme d'elle-même dans ses bras, il la prit sans beaucoup songer aux conséquences et, vraisemblablement, n'attachant aucune importance particulière à cet incident. Même les hommes les meilleurs, les plus évolués, jugent les femmes selon un critère qui ressemble un peu au cens électoral, et considèrent qu'il existe des classes inférieures composées, tout naturellement, de victimes. Aucun de nous ne s'est beaucoup gêné 25 avec les femmes ... par conséquent je doute que quelqu'un ose lui jeter la pierre... L'orpheline s'abandonna follement. Ce n'est pas pour rien qu'elle avait grandi dans une communauté schismatique ·: elle en avait retiré la bigoterie, le culte des idoles, la possibilité d'un fanatisme obstiné, concentré, d'un dévouement illimité. Tout ce qu'elle avait aimé et vénéré : le Christ et la Vierge, les Saints et les icônes miraculeuses, étaient maintenant transférés sur Ketcher, le premier homme qui avait eu pitié d'elle, lui avait témoigné de la tendresse. Et tout cela était à demi caché, enfoui, n'osant se révéler... Elle mit au monde un enfant, fut très malade. Le bébé mourut. Le lien qui devait consolider leurs rapports s'était rompu ... Ketcher commença à lui témoigner de la froideur, la vit de moins · en moins, et finalement la quitta. Il était facile de prévoir que cette enfant de la nature « ne cesserait pas de l'aimer, tout simplement » 26, Que lui restait-il au monde, sinon aimer? Se jeter dans la Moskova, peut-être ? La pauvre jeune femme, quand elle avait terminé sa tâche quotidienne sortait, malgré le mauvais temps et la froidure, à peine protégée par un méchant vêtement, et prenait le chemin de la Basmannaya. Là, elle attendait pendant des heures de le voir, de le suivre des yeux, puis elle pleurait, pleurait toute la nuit. 25. En français. 26. Allusion à un poème de Lermontov.
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La plupart du temps elle se cachait, mais parfois le saluait et lui adressait la parole. S'il lui répondait affectueusement, Séraphine était heureuse et rentrait joyeusement en courant. Quant à parler de son malheur, de son amour, elle en avait honte, elle n'osait. Ainsi se passèrent deux années et plus. Elle supportait son sort en silence et sans murmurer. En 1845 Ketcher alla vivre à Pétersbourg. 27 C'était au-dessus des forces de Séraphine. Ne pas le voir, même dans la rue, ne pas l'apercevoir de loin et le suivre du regard, le savoir ·à sept cents verstes, parmi des inconnus, ignorer s'il était en bonne santé, s'il ne lui était pas arrivé malheur... cela, elle ne pouvait l'endurer. Sans secours ni aide, elle se mit à amasser de l'argent, kopeck par kopeck, concentra tous ses efforts sur un but unique, travailla des mois durant, disparut et parvint vaille que vaille à Pétersbourg. Là, fatiguée, affamée, amaigrie, elle se présenta chez Ketcher, le supplia de ne pas la repousser, de lui pardonner. Elle ne demandait pas autre chose. Elle trouverait un petit coin où habiter, des gros travaux de ménage, vivrait de pain et d'eau, pourvu qu'elle pût rester dans la même ville que lui et le voir de temps à autre. Alors seulement Ketcher comprit quel cœur battait dans cette poitrine. Il en fut accablé, bouleversé. La pitié, le remords, la conscience d'être tant aimé, renversèrent les rôles : elle resterait chez lui, là était sa maison; il serait son mari, son ami, son protecteur. Elle voyait ses rêves se réaliser : oubliées les froides nuits d'automne, oubliée la route terrifiante, les larmes, la jalousie, les amers sanglots. Elle ne le quitterait plus jamais... tant qu'elle vivrait. Avant le retour de Ketcher à Moscou personne ne connaissait au juste cette histoire, sinon peut-être Michel Stchepkine. Mais maintenant il était impossible de la cacher et, du reste, inutile. Nous deux et tout notre groupe reçûmes à bras ouverts cette sauvageonne qui avait accompli un exploit héroïque. Or cette jeune femme, si pleine d'amour, si inconditionnellement dévouée et soumise, fit à Ketcher un mal énorme. Sur elle reposait toute la bénédiction et toute la malédiction du prolétariat, particulièrement du nôtre. Et nous, à notre tour, nous lui fîmes presque autant de mal qu'elle n'en causa à Ketcher, ceci et cela, dans une inconscience totale, et avec les intentions les plus pures ! Séraphine gâcha définitivement la vie de Ketcher, comme un enfant muni d'un pinceau abîme une belle gravure, en croyant la colorier. Entre lui et elle, entre elle et notre cercle, s'ouvrait un abîme immense et effrayant, terriblement abrupt, sans ponts ni gués. Nous et elle appartenions à des âges de l'humanité différents, à des 27. Sans doute une « coquille page 241 de ce chapitre).
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de Herzen : c'est en 1843 (cf. note 2 de la
formations géologiques différentes, à des volumes différents de l'Histoire universelle. Il y avait nous, les enfants de la Russie nouvelle, sortis des universités et des académies, nous, fascinés alors par le lustre de la politique occidentale, nous, veillant religieusement sur notre athéisme, rejetant ouvertement l'Eglise, et puis y avait elle, élevée chez les hérétiques, dans une Russie véritablement pré-petrovienne, avec tout le fanatisme des sectes, tous les préjugés d'une religion clandestine, tous les fantasmes des mœurs russes d'autrefois. Ayant, par un étonnant effort de volonté, renoué les nœuds défaits, elle s'y cramponnait fermement. Ketcher ne pouvait plus s'évader. Au reste, il ne le voulait pas. Il se reprochait le passé et s'efforçait sincèrement de l'effacer, conquis par l'exploit de Séraphine. Il s'inclinait devant cet acte et savait qu'à son tour il faisait un sacrifice; mais doté d'une nature honnête et noble au plus haut point, il en était heureux, car il était expiatoire. Pourtant, il ne connaissait de son sacrifice que le côté terre-à-terre : le rétrécissement matériel de son existence. Jamais il ne songea à l'antinomie qu'offrait la cohabitation d'un vieil étudiant aux rêves schilleriens avec une femme pour qui l'univers de Schiller n'existait pas plus que celui de l'instruction et de toute l'éducation laïque. On a beau dire, beau faire, le proverbe inter pares amicitia 28 est parfaitement juste, et toute mésalliance 29 est un malheur semé d'avance. Le mot mésalliance présuppose un grand nombre de notions stupides, arrogantes, bourgeoises, mais dans son essence il dit vrai. Dans le cas de la plus pernicieuse de toutes les inégalités, celle de l'évolution, il n'existe qu'une planche de salut : l'éducation de l'un des époux par l'autre. Mais cela demande des dons rares. Il faut que l'un puisse éduquer et l'autre évoluer, que l'un mène et que l'autre suive. Il arrive souvent que la personnalité la plus fruste, réduite aux mesquineries de sa vie intime, démunie des intérêts qui pourraient l'absorber toute, finisse par l'emporter. L'autre, alors, hébété, lassé, se rabougrit, se rétrécit et, tout en se trouvant en porte-à-faux, se rassure néanmoins, bien qu'entravé par des fils et des attaches. Il peut arriver également qu'aucune des deux personnes ne cède, et dès lors leur cohabitation se transforme en guerre ouverte, en duel permanent, où chacun fortifie ses positions et se borne pour toujours à des efforts stériles qui consistent, d'un côté, à relever l'adversaire et de l'autre, à l'abaisser, c'est-à-dire à ne pas céder un pouce de terrain. Si les forces sont égales, ce combat absorbe l'existence entière et les natures les plus vigoureuses s'étiolent et tombent sans forces au milieu du chemin. 28. «Amitié entre semblables.» 29. En français.
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La nature la plus évoluée succombe la première. Son sens esthétique est profondément atteint par le dédoublement de sa vie; ses plus belles heures, celles où tout chante et brille, sont empoisonnées... Les être expansifs veulent avec passion que quiconque les touche de près soit en même temps proche de leurs idées et de leurs croyances : on les tient pour intolérants. A leurs yeux, le prosélytisme doit se faire à domicile : c'est la suite de leur apostolat, de leur prédication. Leur bonheur prend fin quand on ne les comprend pas et, le plus souvent, quand on ne veut pas les comprendre. L'éducation tardive d'une femme mûre est une affaire fort ardue, particulièrement quand les relations intimes sont un aboutissement et non un point de départ. Les liens noués à la légère, superficiellement, se haussent rarement au-dessus du niveau de la chambre à coucher et de la cuisine. Un toit commun les abrite trop tardivement pour que l'éducation devienne possible, à moins que quelque malheur affreux n'éveille une âme dormante mais capable de se réveiller. En règle générale, la petite femme 30 ne devient jamais grande, ne se transforme pas en épouse et sœur réunies. Si elle ne demeure pas une maîtresse-lorette, elle devient une maîtressecuisinière. Vivre sous le même toit est en soi quelque chose d'effrayant. Cela a causé la ruine d'une bonne moitié des mariages. Vivant dans une grande promiscuité, les gens sont trop proches, se voient réciproquement de façon trop détaillée, sous ·un aspect trop négligé et, imperceptiblement, en viennent à arracher, pétale à pétale, toutes les fleurs de la guirlande qui ornait l'autre de poésie et de grâce. Une culture similaire permet de passer sur bien des choses, mais quand ce n'est pas le cas et qu'on jouit de loisirs oisifs, on ile peut débiter toujours les mêmes platitudes, parler ménage ou faire le joli cœur ! Or que faire d'une femme lorsqu'elle est un personnage intermédiaire entre une odalisque et une servante, un être proche par son corps, lointain par son esprit? On n'en a que faire pendant la journée, mais elle est toujours présente; l'homme ne peut lui communiquer ses préoccupations, elle ne peut lui raconter ses potins. Toute femme inculte vivant avec un mari cultivé me fait penser à Da11lah et Samson : elle lui retranche sa force ct i1 ne peut se protéger contre elle. Entre le dîner - même s'il est tardif _,.. et le lit, même si on se couche à dix heures, il reste èncore un temps infini pendant lequel on n'a plus envie de travailler, sans éprouver encore l'envie de dormir; le linge est trié, les comptes vérifiés. C'est 30. En français.
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justement à ces heures-là que l'épouse entraîne son mari dans le cercle étriqué de ses chamailleries, dans son univers de rancunes et de vexations, de cancans et d'insinuations perfides. Cela ne manque pas de laisser des séquelles. Il peut exister des relations solides entre un homme et une femme qui vivent ensemble sans avoir reçu une culture similaire. Ces unions sont fondées sur les convenances, l'économie, je dirais même l'hygiène. Il peut s'agir d'un travail commun, d'une collaboration unie à un agrément réciproque. Le plus souvent, l'épouse est choisie pour être une garde-malade, une bonne ménagère, pour avoir un bon pot-au-feu, 31 comme me le disait Proud'hon. La vieille jurisprudence avait une formule fort astucieuse : a mensa et toro; 32 supprimez la table commune, le lit commun, et le couple se séparera la conscience tranquille. Ces mariages d'intérêt sont peut-être les plus réussis. Le mari vaque continuellement à ses occupations, qu'elles soient scientifiques ou commerciales, il est dans sa chancellerie, son bureau, sa boutique; la femme est toujours fourrée dans son linge de maison et ses provisions. Quand l'époux rentre chez lui, fatigué, tout est prêt, et ainsi la vie avance, au pas ou au petit trot, vers ces mêmes portes de cimetière par où sont passés les parents. Ce genre d'union est un phénomène purement urbain. 33 En Angleterre il se manifeste plus fréquemment que partout ailleurs. Il s'agit de ce milieu de bonheur bourgeois prêché par les moralistes du théâtre français et rêvé par les Allemands. Même avec des degrés de culture différents, ce sont les jeunes hommes sortis depuis un an de l'Université qui s'en accommodent le mieux, y trouvant division du travail et préséance. L'époux, surtout s'il possède un capital, devient « le maître > dans le sens populaire de ce mot, et mon bourgeois 34 pour s~n épouse. Cette route-là, grâce aux lois sur l'héritage, ne se couvre pas d'herbe : chaque femme demeure à perpétuité une femme entretenue, si ce n'est par son mari, c'est par un autre. Elle le sait : Dessen Brot man isst, Dessen Lied man Singt. 35 31. En français. 32. « A partir de la table et de la couche. » 33. Ni chez les prolétaires, ni chez les paysans il n'existe entre le mari et la femme une éducation différente, mais seulement une lourde égalité devant la besogne et une lourde inégalité en ce qui concerne le pouvoir de l'ho=e sur la femme. (Note de A. H.) 34. En français. 35. « On chante la chanson de celui dont on mange le pain. »
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Mais de tels mariages présentent une unité morale, des points de vue semblables, des buts identiques. Ketcher lui-même n'avait point de but, tout comme il ne savait être ni un « maître », ni un éducateur. Il ne pouvait même pas lutter avec Séraphine, puisqu'elle cédait toujours. Il lui faisait peur avec ses hauts cris, sa nature irritable. Elle avait un grand cœur, mais un intellect lent, buté, et cet esprit lourd que nous trouvons souvent chez ceux qui n'ont aucune habitude des études abstraites et qui constitue l'un des traits distinctifs de l'époque pré-pétrovienne. Réunie à celui qu'elle appelait « sa chair et son sang », sa « maladie », elle ne souhaitait plus rien, n'avait plus peur de rien. Du reste, qu'auraitelle eu à craindre? La pauvreté? N'avait-elle pas été pauvre toute sa vie, n'avait-elle pas supporté son indigence, qui est la pauvreté unie à l'humiliation ? Le travail ? N'avait-elle pas peiné du matin au soir dans un atelier, pour quelques sous ? La querelle ? La séparation? Oui, cela c'était terrifiant, en vérité, mais elle avait à tel point renoncé à sa volonté propre, qu'il était vraiment difficile de se disputer avec elle, et elle aurait supporté un caprice. Elle aurait peut-être même accepté les coups à condition d'être certaine que Ketcher l'aimât un tout petit peu et ne voulût pas la quitter. Il ne le voulait pas, en effet, et pour une nouvelle raison, qui venait s'ajouter aux autres. Séraphine le comprit fort bien, avec son instinct d'amoureuse : se rendant compte, obscurément, qu'elle ne pouvait satisfaire Ketcher pleinement, elle se mit à compenser ce qui manquait en elle par des soins et une sollicitude constants. Il avait plus de quarante ans. En ce qui conéemait le confort domestique, il n'avait pas été gâté. Quasiment toute sa vie il avait vécu dans sa maison, comme un Kirghize dans sa carriole : sans rien avoir en propre, sans désir de rien posséder, sans aucun confort et sans en éprouver le besoin. Mais voici que tout change. Il est entouré d'un réseau d'attentions et de services; il provoque une joie enfantine quand il se montre content, l'effroi et les larmes quand il hausse les sourcils; et ceci se passe quotidiennement, du matin au soir. Il reste chez lui plus souvent : cela lui fait de la peine de la laisser toujours seule. De plus, il ne peut guère manquer de remarquer le contraste entre l'absolue soumission de Séraphine et notre hostilité croissante. Elle supportait ses éclats les plus injustes avec la douceur d'une fille qui sourit à son père en cachant ses larmes, et attend sam rancune 36 que le nuage passe. Soumise, obéissante jusqu'à la servilité, cette fille tremblante, prête à pleurer et à lui baiser la main, 36. En français.
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avait une énorme influence sur Ketcher. L'intransigeance cède devant les concessions. Est-ce que Thérèse, la stupide Thérèse de Rousseau, n'avait pas fait du prophète de l'égalité un plébéien pointilleux, constamment préoccupé de conserver sa dignité ? L'influence de Séraphine sur Ketcher prit la forme dont parle Diderot, quand il se plaint de Thérèse. Rousseau était soupçonneux. Thérèse transforma sa suspicion en mesquine susceptibilité et, sans le vouloir, sans mauvaise intention, le brouilla avec ses meilleurs amis. Souvenez-vous que jamais Thérèse ne sut lire correctement et ne put jamais apprendre à dire l'heure, ce qui ne l'empêcha pas de transformer l'hypocondrie de Jean-Jacques en une sombre folie ... Un matin Rousseau entre chez d'Holbach. Un serviteur apporte un déjeuner et trois couverts : pour d'Holbach, sa femme et Grimm. Pris par la conversation, personne ne s'en aperçoit, hormis JeanJacques. Il prend son chapeau. « Restez donc déjeuner :., dit Madame d'Holbach; qui commande de mettre un couvert de plus. Trop tard! Rousseau, jaune de dépit, s'enfuit, maudissant sombrement le genre humain, et va trouver Thérèse; il lui raconte qu'on n'avait pas prévu d'assiette pour lui, sous-entendant qu'il devait s'en aller. Elle avait du goût ·pour de telles histoires : elle pouvait les prendre à cœur, car elles la plaçaient sur le même niveau que lui, et même un peu au-dessus, et à son tour elle déblatérait sur Mme d'Houdetot ou David Hume, voire sur Diderot. Rousseau coupait les liens avec rudesse, envoyait des lettres insensées et blessantes, s'attirait parfois de terribles réponses (de Hume, entre autres) et se retirait à Montmorency, abandonné de tous et maudissant - faute d'humains - les moineaux et les hirondelles à qui il jetait du grain. Redisons-le : pas d'union véritable sans égalité. L'épouse exclue de tous les intérêts de l'époux, leur restant étrangère, ne les partageant pas, peut être une concubine, une gouvernante, une bonne d'enfants, mais pas une épouse, au sens le plus complet, le plus noble de ce terme. Heine disait de sa « Thérèse » 37 qu'elle « ne savait rien et ne saurait jamais rien » de ce qu'il écrivait. On trouvait cela gentil, amusant, et nul n'avait l'idée de demander : « Pourquoi l'a-t-il épousée ? » Molière, qui lisait ses comédies à sa cuisinière, se montrait cent fois plus humain. Mais Mme Heine se vengea de son mari, tout à fait involontairement. Du~ant les années ultimes de son existence de martyr, elle l'entoura de ses amies et amis : dames aux camélias fanées et démodées, que leurs 37. Ainsi surnommait-il sa femme, Mathilde.
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rides avaient rendues vertueuses, et leurs admirateurs déteints et grisonnants. Je ne veux pas dire que la femme doive infailliblement faire et aimer ce qui plaît à son mari. Elle peut avoir une prédilection pour la musique, lui, pour la peinture; cela ne détruira pas leur égalité. J'ai toujours trouvé épouvantables, grotesques et dénuées de sens les occupations communes et officielles d'un couple, et plus il est haut placé, plus cela me paraît ridicule : pourquoi, par exemple, l'impératrice Eugénie assiste-t-elle aux reprises de cavalerie, pourquoi Victoria emmène-t-elle « son bourgeois :., le Prince Consort 38, à l'ouverture du Parlement, qui ne le concerne en rien ? Goethe avait bien raison de ne pas conduire son opulente moitié aux réceptions de la Cour de Weimar. Ce n'est pas en cela que consistait le prosaïsme de leur union, mais dans l'absence de tout terrain, de tout intérêt communs qui eussent pu les réunir en dehors de leur attirance sexuelle ... Passons au mal que nous avons fait à la pauvre Séraphine. L'erreur commise par nous, fut, une fois de plus, l'erreur congénitale de toutes les utopies, de tous les idéalismes. Habituellement, saisissant avec justesse un seul aspect d'une question, on ne prête aucune attention à ce qui se rattache étroitement à cet aspect-là dont on ne peut la séparer; nous ne prenons pas en considération le complexe réseau sanguin qui relie la chair vive à tout l'organisme. Nous pensons encore, en chrétiens, qu'il nous suffirait de dire à l'infirme : « Prends ton lit et marche! » pour le faire marcher... D'un seul coup, nous avions fait passer Séraphine la recluse, Séraphine la demi-sauvageonne qui n'avait jamais vu personne, de sa solitude à notre cercle. Son originalité nous plaisait, et nous voulions la conserver; ce faisant, nous brisions dans l'œuf toute possibilité de développement, nous lui ôtions l'envie d'évoluer en l'assurant qu'elle était bien comme ça. Mais elle, n'avait pas envie de rester simplement comme avant. Qu'en résulta-t-il ? Nous, révolutionnaires, socialistes, champions de la libération de la femme, nous transformâmes un être naïf, dévoué, ingénu, en une petite bourgeoise moscovite ! N'est-ce pas ainsi que la Convention, les Jacobins, et même la Commune firent de la France une bourgeoise, de Paris, un épicier? 39 La première maison qui s'ouvrit affectueusement, cordialement à Séraphine, fut la nôtre. Natalie se rendit chez elle et la ramena 38. En français. 39. En français.
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de force. Pendant un an Séraphine se tint coite et parut effarouchée par les étrangers; aussi peureuse et timide qu'auparavant, elle dégageait alors une sorte de poésie rustique. Pas la moindre envie d'attirer l'attention sur elle par son étrangeté, mais, bien au contraire, le désir de n'être pas remarquée. Pareille à un enfant, à un faible petit animal, elle courait se réfugier sous l'aile de Natalie. En ce temps-là, son dévouement était sans bornes. Elle aimait à jouer avec Sacha pendant des heures d'affilée, lui racontait des épisodes de son enfance, de sa vie chez les schismatiques, la dureté de l'apprentissage, c'est-à-dire de l'atelier. Elle devint le jouet de notre cercle, ce qui finalement, lui plut. Elle avait compris qu'elle-même et sa position étaient originales, et à partir de là, elle commença à couler... Personne ne la retint. Natalie seule songeait sérieusement à l'éduquer. Séraphine n'avait pas l'instinct grégaire. Elle avait échappé à certains vilains défauts : elle n'aimait pas à se parer, demeurait indifférente au luxe, aux objets de prix, à l'argent. Il lui suffisait que Ketcher ne fût pas dans le besoin, qu'il se montrât satisfait, le reste ne lui importait point. Au début, elle aimait à parler très longuement avec Natalie, elle lui faisait confiance, écoutait humblement ses conseils, s'efforçait de les suivre ... Toutefois, adaptée et accoutumée à notre groupe, et peut-être poussée par certains qui s'amusaient de ses bizarreries, elle se mit à faire de l'obstruction passive, répondant - sans aucune naïveté - à chaqu,e remarque : « Malheureuse que je suis ... comment pourrais-je changer et me transformer ? Faut croire que je descendrai dans la tombe tout juste aussi bête et ignare! » Qu'elle le sût ou non, on percevait dans ses paroles l'écho d'une vanité blessée. Elle cessa de se sentir à l'aise chez nous, vint nous voir de plus en plus rarement : « Nathalie Alexandrovna, que Dieu la bénisse, disait-elle, elle a cessé de m'aimer, pauvre de moi! :. La camaraderie facile, la familiarité des pensionnaires, étaient étrangères à la nature de Natalie, où dominait un élément de profonde sérénité, un grand sens esthétique. Séraphine n'avait pas compris la différence essentielle entre le comportement de Natalie et celui des autres à son égard, et ne se rappelait plus qui lui avait tendu la main la première, qui l'avait serrée sur son cœur. Ketcher à son tour s'éloigna de nous. Il devenait toujours plus morose et irritable. Ses soupçons redoublèrent. Dans tout mot dit à la légère, il décelait une mauvaise intention, la volonté de porter offense non à lui seul, mais aussi à Séraphine. Elle, de son côté, se plaignait de son sort, en voulait à Ketcher et, selon la loi de réverbération morale, ses soupçons à lui lui revenaient décuplés. Son amitié accusatrice commença à se muer en désir de nous 261
trouver coupables, en surveillance, en sempiternelle enquête policière, et les petits défauts de ses amis lui cachèrent de plus en plus leurs bons côtés. Notre cercle pur, clair, mûr, commença à être envahi par des commérages de servantes, des piques de fonctionnaires provinciaux. L'irritabilité de Ketcher devenait contagieuse. Les accusations perpétuelles, les explications, les réconciliations empoisonnaient nos soirées, nos réunions. Toute cette poussière corrosive se déposait dans toutes les fissures et, peu à peu, dissolvait le ciment qui avait si solidement maintenu nos relations avec nos amis. Tous nous subissions l'effet des ragots. Granovski lui-même paraissait sombre et nerveux. Il défendait Ketcher sans raison, et se mettait en colère. Ketcher venait le trouver pour nous accuser, moi et Ogarev et, bien que Granovski ne le crût point, il le plaignait, « malade, chagriné, et cependant aimant », prenait ardemment son parti et me gardait rancune de mon manque de tolérance : - Tu sais bien que c'est son caractère; c'est une maladie. L'influence de Séraphine, bonne personne mais ignorante et pénible, le pousse toujours davantage sur cette triste voie, et toi, tu discutes avec lui comme s'il était dans .un état normal.
Pour en finir avec ce triste récit, je vais donner deux exemples, où il apparaîtra clairement combien nous nous étions éloignés des théories sur la préparation du café, à Pokrovskoïé... Au printemps de 1846, certain soir, cinq amis se trouvaient réunis chez nous, entre autres Michel Sémionovitch Stchepkine. - As-tu loué la maison de Sokolovo cette année ? - Pas encere, je n'ai point d'argent, or il faut payer d'avance. - Est-il possible que tu passes tout l'été à Moscou ? - Je vais. patienter, et après nous verrons, dis-je. C'est tout ce qui fut dit. Personne ne prêta attention à cette conversation et l'instant d'après on passa tranquillement à un autre sujet. Nous avions l'intention de nous rendre le lendemain à Kountzevo, que nous aimions depuis l'enfance ... Ketcher, Korsch et Granovski voulaient y aller avec nous. La promenade eut lieu, tout allait bon train, sauf que Ketcher levait les sourcils d'un air sombre. Mais pour finir, il tira sur nous à boulets rouges. C'était une soirée printanière bien de chez nous, sans chaleur éprouvante, mais chaude. Les feuilles s'ouvraient à peine. Nous étions assis au jardin, nous plaisantions et devisions. Tout à coup
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Ketcher, qui n'avait pas ouvert la bouche ·depuis une demi-heure, se dressa et, se plantant devant moi avec le visage d'un accusateur de la Sainte-Vehme et la lèvre tremblante d'indignation me déclara : - Il faut te rendre justice : tu as su habilement rappeler hier soir à Michel Sémionovitch qu'il ne t'avait pas encore rendu les neuf cents roubles qu'il t'avait empruntés ! En vérité, je ne compris pas, d'autant plus qu'il y avait bien un an. que je ne pensais plus à la dette de Stchepkine. - Quelle délicatesse ! Le vieux n'a pas le sou. Il se prépare à partir pour la Crimée avec son énorme famille, et voilà qu'en présence de cinq personnes on lui dit : « Nous n'avons pas de quoi louer une datcha! :. Pouah! C'est infect! Ogarev prit mon parti. Ketcher se rua sur lui. Il n'y eut pas de fin aux accusations absurdes. Granovski s'efforça de le calmer, n'y parvint point et partit avant nous, avec Korsch. J'étais furieux, humilié, et je répondis méchamment. Ketcher me regarda par en dessous et, sans ajouter un mot, s'en retourna à Moscou à pied. Restés seuls, piteusement énervés, nous rentrâmes à la maison. Je voulus, pour cette fois, donner une forte leçon et, sinon rompre complètement mes relations avec Ketcher, du moins les espacer. Lui, il se repentit, il pleura. Granovski exigeait que nous fassions la paix, entreprenait Natalie, avait beaucoup de peine. Je me réconciliai avec lui, mais sans joie, en précisant à Granovski : « Il y en a pour trois jours ! :. Voilà pour l'une de nos promenades. Venons-en à l'autre. Quelque deux mois plus tard, nous étions à Sokolovo. Un soir que Ketcher et Séraphine partaient pour Moscou, Ogarev, monté sur son cheval tcherkess, tint à les accompagner. Il n'y avait pas eu l'ombre d'une querelle, d'une mésentente... Ogarev revint au bout de deux ou trois heures. Nous évoquâmes en riant cette journée si paisible, et nous nous séparâmes. Le lendemain, Granovski, qui était allé à Moscou la veille, me rencontra dans notre parc. Songeur, plus mélancolique qu'à l'accoutumée, il finit par me dire qu'il avait quelque chose sur le cœur et voulait me parler. Nous suivîmes une longue allée et nous assîmes sur un petit banc, qui commande une vue que connaissent tous ceux qui sont venus à Sokolovo. - Herzen, me dit Granovski, si tu savais comme j'ai le cœur lourd, comme j'ai mal... Combien je vous aime tous, en dépit de tout. .. tu le sais. Or, je vois avec terreur que tout s'écroule. Et comme par un fait exprès, voici ces petites bévues, ce maudit manque d'attentions, cette a!bsence de délicatesse... 263
- Mais qu'est-il arrivé? Dis-le moi, je t'en prie! fis-je, effrayé pour de bon. - Il y a que Ketcher est en rage contre Ogarev et, à dire vrai, il serait difficile de ne l'être point... Je me donne du mal, je fais ce que je peux, mais je n'ai plus de forces, surtout quand les gens ne veulent pas agir par eux-mêmes. - Enfin, qu'est-ce qu'il y a ? . - Voilà : hier Ogarev est parti escorter Ketcher et Séraphine à cheval. - J'étais témoin, et j'ai vu Ogarev dans la soirée, mais il ne m'a soufflé mot de rien. - Sur le pont, son Kortik prit peur et se cabra. En essayànt de le pacifier, Ogarev, dépité, sacra devant Séraphine, et elle l'entendit, ainsi que Ketcher, du reste. Admettons qu'il le fît par inadvertance, mais Ketcher m'a demandé : « Pourquoi n'a-t-il pas de ces distractions en présence de ta femme ou celle de Herzen ? » Que dire à cela 1 De plus, Séraphine, avec toute son ingénuité est extrêmement susceptible, ce qui est fort compréhensible dans sa situation. Je me taisais. Cela dépassait les bornes ! - Alors que faut-il faire ? - C'est tout simple, dis-je. Il faut rompre avec les scélérats capables de s'oublier intentionnellement en présence d'une femme ... Il est méprisable de rester l'ami de tels individus ... - Mais il n'a pas dit que Ogarev l'ait fait exprès. - Alors de quoi s'agit-il? Et toi, Granovski, toi l'ami de Ogarev, toi qui connais sa délicàtesse infinie, tu te fais l'écho du délire d'un insensé qu'il serait temps d'enfermer dans un asile. Honte à toi! Granovski perdit contenance. - Mon Dieu! s'exclama-t-il, est-il possible que notre petit groupe, l'unique lieu où je trouve le repos, l'espoir, l'affection, un refuge contre un milieu oppressant... est-il possible que ce groupe en vienne à se désagréger dans la haine et la colère ? Et il mit sa main devant ses yeux. Je pris l'autre main. J'avais le cœur très gros. - Granovski, lui dis-je, Korsch a raison : nous nous sommes beaucoup trop rapprochés les uns des au.tres, nous nous sommes trop serrés les uns contre les autres, si bien que nous avons emmêlé nos traits... Gemach, mon ami, Gemach ! 40 Nous avons besoin de nous aérer, de nous rafraîchir, Ogarev s'en ira à la campagne à l'automne, moi je partirai bientôt pour l'étranger. Nous 40. « Du calme. :.
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nous séparerons sans haine ni hargne... Ce qu'il y avait de vrai dans notre amitié se rétablira, purifié par notre séparation. Granovski pleura. Nous n'eûmes aucune explication avec Ketcher à propos de cette histoire, Ogarev s'en alla, en effet, dès l'automne, et nous partîmes après lui.
Laurel House, Putney, 1857. Rev. à Boissière et en route, en septembre 1865 41 Les nouvelles de nos amis moscovites nous parvenaient de plus en plus rarement. Effrayés par la terreur instaurée après 1848, ils attendaient 1me occasion sûre, ce qui était chose rare. On n'octroyait presque plus de passeports. Pendant des années nous ne reçûmes pas un mot de Ketcher; au reste, il n'avait jamais aimé écrire. Les premières nouvelles fraîches que j'en eus, après mon installation à Londres, me furent apportées en 1855 par le Docteur Pikouline : Ketcher se trouvait dans son élément, faisait du bruit dans les banquets en honneur des défenseurs de Sébastopol, embrassait Pogodine, Kokorev 42 et les marins de la Mer Noire, braillait, sacrait, moralisait. Ogarev, qui arrivait tout droit de la tombe fraîche de Granovski, avait peu de choses à me raconter; ses récits étaient mélancoliques ... 43 Dix-huit mois environ s'écoulèrent. A ce moment-là j'avais terminé ce chapitre. Or, à quel étranger fut-il lu? Certes oui, habent sua fata libelli ! 44 A l'automne de 1857, Tchitchérine arriva à Londres. 45 Nous l'attendions avec impatience. Naguère, l'un des élèves préférés de 41. Herzen, arrivé à Londres en 1852, habita à « Laurel House & (appartenant à un Mr. Tinker) Higb Street, Putney, du 10 septembre 1856 au 11 novembre 1858. «Boissière & :le château de la Boissière,. près de Genève. 42. Kokorev, Vassüi Alexandrovitch, homme d'affaires et bailleur de fonds, qui avait amassé une fortune immense sur le gaspillage colossal de l'intendance russe pendant la guerre de Crimée. Organisateur des banquets dont il est ici question, il y menait une grande propagande « pour la patrie et le tsar &, Pogodine, rédacteur du journal réactionnaire Le Moscovite, chantait ses louanges et faisait chorus avec lui pour ce oui était de la servilité. Kokorev et Pogodine attirèrent dans leur camp ce qui restait du « cercle :» de Herzen. 43. Ogarev quitta la Russie en mars 1856, ne se doutant guère, pas plus que Herzen, qu'il ne reverrait jamais sa patrie. 44. « Les écrits ont leur propre destinée. & 45. Tchitchérine, Boris Nicolaëvitch (1828-1904), était venu à Londres (en septembre 1858, non 1857) pour tenter de persuader Herzen de modérer ses attaques contre le tsar.
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Granovski, ami de Korsch et de Ketcher, il était à nos yeux un proche. Nous avions entendu parler de ses duretés, de ses velléités conservatrices, de sa vanité sans bornes, de sa mentalité de doctrinaire, mais il était jeune encore ... Le temps qui passe rabote bien des angles. - J'ai longtemps hésité à venir vous voir. Vous recevez à présent tant de Russes, qu'il faut, en vérité, avoir plus de courage pour ne pas venir chez vous que pour y venir... Et moi, comme vous le savez, tout en vous respectant absolument, je suis loin de partager toutes vos idées. C'est ainsi que Tchitchérine entra en matière. Il n'abordait pas les problèmes simplement, de façon juvénile; il portait en lui bien des rancunes. Ses yeux avaient une couleur froide, le timbre de sa voix était provocant et révélait une assurance effarante, révoltante. Dès ses premières paroles je subodorai non pas un adversaire, mais un ennemi... Pourtant j'étouffai le cri d'avertissement de la sentinelle, surgi du fond de mon être, et nous nous mîmes à causer. Notre entretien passa immédiatement aux souvenirs et aux questions posées par moi. Il me raconta les derniers mois de la vie de Granovski et, lorsqu'il prit congé, j'étais plus content de lui qu'au début. Le lendemain, après dîner, la conversation roula sur Ketcher. Tchitchérine parla de lui comme de quelqu'un qu'il aimait bien, et railla sans méchanceté ses frasques. D'après tout ce qu'il me relata, j'appris que l'affection accusatrice de Ketcher pour ses amis subsistait, que .l'influence de Séraphine était devenue telle, que nombre d'amis s'étaient insurgés contre elle, l'avaient exclue de leur milieu, et ainsi de suite. Entraîné par ces récits et ces réminiscences, je proposai à Tchitchérine de lui faire connaître le chapitre manuscrit évoquant Ketcher, et le lui lus en entier. Je m'en suis repenti bien des fois depuis, non parce qu'il a fait un mauvais usage de cette lecture, mais parce que j'ai souffert, j'ai eu honte d'avoir pu, à quarante-cinq ans, dévoiler notre passé devant un homme au cœur dur, qui plus tard se moqua tout son content, avec une insolence impitoyable, de ce qu'il nommait mon « tempérament ». La· distance entre nos points de vue et nos « tempéraments » se fit sentir bientôt. Dès les premiers jours débuta une discussion qui démontra clairement combien nous divergions en tout. Il était un admirateur de l'ordre démocratique français et n'aimait pas la liberté anglaise, dépourvue de structures. Il voyait dans le régime impérial l'éducation du peuple, et prônait un Etat fort devant lequel l'individu serait réduit à rien. On peut deviner ce que représentaient ces idées-là appliquées au problème russe! Il était
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« gouvernementaliste :. , considérait l'Etat comme très au-dessus de la société et de ses aspirations, et tenait l'impératrice Catherine II pour un idéal (ou presque) de ce qu'il fallait à la Russie. Cette doctrine découlait chez lui de tout une structure dogmatique, d'où. il pouvait à tout moment, et incontinent, tirer sa philosophie de la bureaucratie. -"-- Pourquoi voulez-vous devenir professeur et sollicitez-vous une chaire? demandais-je. Vous devriez devenir ministre et briguer un· portefeuille. Tout en nous disputant, nous l'accompagnâmes à la gare et nous nous séparâmes sans nous entendre sur rien, sinon sur notre respect mutuel. Une quinzaine plus tard, il m'envoya de France une lettre où il parlait avec enthousiasme des ouvriers et des institutions. 46 « Vous avez trouvé ce que vous cherchiez », lui répondis-je, « et très vite! Voilà ce que c'est que de partir avec une doctrine toute faite. » Ensuite je lui suggérai de commencer un échange de lettres dans la presse, et je rédigeai le début d'une longue épître. 47 Il refusa, assurant qu'il n'avait pas le temps, et qu'une pareille polémique serait pernicieuse ... Il prit à son compte la remarque faite dans le Kolokol à propos des doctrinaires en général : son amour-propre en fut blessé et il me fit tenir un « acte d'accusation » qui, à l'époque, fit grand bruit. 48 Tchitchérine perdit cette campagne, j'en suis pleinement assuré. Sa lettre, publiée dans le Kolokol, souleva l'indignation générale de la jeune génération et des milieux littéraires. Je reçus des dizaines d'articles et de lettres, dont l'une parut dans la presse. 49 A l'époque, nous marchions encore sur la voie ascendante, et il était difficile de placer les bûches de Katkov sous nos pieds. 50 Il se peut que 46. Le 11 octobre 1858. (A. S.) 47. Herzen colla le brouillon de cette lettre dans le manuscrit de ce chapitre; ·comme elle se rapporte beaucoup plus à Tchitchérine qu'à Ketcher, elle fut souvent placée en annexe au chapitre LVII : « Apogée et Périgée », 7• partie de B. i. D. v. Commentaires (47). 48. « Remarque sur les doctrinaires en général » : allusion à l'article de He~n dans le Kolokol du 1•• novembre 1858, intitulé : On nous reproche... « L'acte d'accusation » : une lettre de Tchitchérine, publiée le 1•• décembre 1859, dans le Kolokol, également avec une préface de Herzen et ce titre : Acte d'Accusation. (V. réf. ci-dessus.) (A. S.) 49. D s'agit d'une lettre anonyme, mais que les exégètes attribuent à Panaiev; elle parut dans le Kolokol du 15 décembre 1858. (A. S.) 50. Katkov, Michel Nikiforovitch (1818-1887) : journaliste en renom, qui, après avoir collaboré aux Annales de la Patrie tourna à la réaction la plus extrême à partir de 1850, et mena dans la presse officielle une campagne virulente et systématique contre Herzen et le IÇolokol.
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le ton de Tchitchérine, sec et vexatoire, insolemment poli nous ait offensés, tant moi que les lecteurs, plus que le contenu : c'était alors un ton nouveau. En revanche, prirent le parti de Tchitchérine la grande-duchesse Hélène Pavlovna, - l'Iphigénie du Palais d'Hiver - Timachev, le chef de la Troisième Section, et N. Kh. Ketcher. Ketcher demeura fidèle à la réaction. ll se mit à invectiver contre nous de la même voix tonitruante, avec la inême indignation spontanée et, sans doute, la même sincérité, qu'au temps où il tonnait contre Nicolas 1"", Doubelt, Boulgarine... Et ce n'était pas parce qu'il préférait Grandison à Lovelace, 51 mais parce que, porté sans boussole personnelle à la remorque 52 de notre cercle, il croyait lui rester fidèle sans s'apercevoir que nous voguions dans la direction opposée. Homme d'une coterie 53, les problèmes se présentaient à lui sous la bannière des personnes et non à l'inverse. N'ayant jamais abouti à aucune notion claire, à aucune conviction ferme, il avançait, avec ses aspirations nobles, les yeux bandés, et frappait continuellement ses ennemis sans se rendre compte que les positions changeaient. Ainsi, dans ce jeu de cache-cache nous frappait-il comme il frappait les autres... Et même maintenant 54 il continue à nous fustiger en s'imaginant qu'il agit à bon escient. Je joins ici une lettre que j'avais écrite à Tchitchérine comme introduction à une polémique amièale, qui fut stoppée par son c acte d'accusation » digne d'un procureur : My learned friend !
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« ll m'est impossible de discuter avec vous. Vous savez beaucoup de choses, vous les savez bien. Tout dans votre cerveau est frais et nouveau et, surtout, vous êtes sûr de savoir, partant, vous êtes tranquille; vous attendez de pied ferme le développement rationnel des événements qui confirmeront un programme dévoilé par votre science. Vous ne pouvez vous trouver en désaccord avec le présent : vous savez que si le passé était ainsi et ainsi, le présent sera comme ci et comme ça et parviendra à tel et tel avenir; vous vous y soumettez grâce à votre compréhension, à votre interprétation. n vous échoit le sort enviable des prêtres : la consolation des affligés par l'intermédiaire des vérités éternelles de votre science et votre foi en elles. Tous ces avantages vous sont donnés par votre doctrine, 51. 52. 54. 55.
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Citation inexacte d'Eugène Onéguine (chap. II, strophe XXX). 53. En français. En 1865. «Mon savant ami.:.
et celle-ci exclut le doute. Le doute, c'est un problème ouvert, la doctrine, un problème clos, résolu. C'est pourquoi toute doctrine est exclusive, intransigeante, alors que le doute ne parvient jamais à cette finition parfaite; où serait le doute si l'on n'était pas prêt à acquiescer à l'interlocuteur ou à chercher consciencieusement un sens à ses paroles, perdant un temps précieux, mais indispensable à la quête des objections ? La doctrine voit la vérité sous un angle' précis, qu'elle prend pour l'unique salut, tandis que le doute cherche à ·effacer tous les angles, s'oriente, revient en arrière ... et souvent paralyse toute action en se soumettant humblement à la vérité. Vous, mon savant ami, savez pertinemment où aller et comment mener les autres; moi, je ne le sais point. Voilà pourquoi je pense que nous devons observer et apprendre, et vous, enseigner les autres. Nous pouvons, il est vrai, dire ce qu'il ne faut pas faire, nous pouvons provoquer l'action, jeter le trouble dans la pensée, la libérer de ses chaînes, dissiper les spectres de l'Eglise et des Assemblées, de l'Académie et de la Cour d'Assises, mais c'est tout. Vous, vous pouvez dire ce qu'il faut faire. La doctrine adopte envers son objet une attitude religieuse, c'est-à-dire qu'elle se place du point de vue de l'éternité. Le temporel, le transitoire, les personnes, les événements, les générations ne pénètrent guère dans le Campo Santo de la science, ou bien y entrent dépouillés de toute vie vivante, comme une sorte d'herbier d'ombres logiques. Dans son universalité, la doctrine existe vraiment à toutes les époques; tant à son époque propre que dans l'Histoire, sans nuire à son attitude théorique par une intervention passionnée. Sachant que la souffrance est indispensable, elle se tient, comme Saint-SiméonStylite, sur un piédestal, sacrifiant le temporel à l'éternel, les particularités vivantes aux idées générales. Pour tout dire, les doctrinaires sont surtout des historiens et nous, en compagnie de la foule, nous sommes votre substrat. Vous êtes l'Histoire für sich 56, nous, l'Histoire an sich 57. Vous nous dites quel est notre mal, mais c'est nous qui sommes malades. Vous nous enterrez, et après notre mort vous nous récompensez ou nous châtiez. Vous êtes nos médecins et nos prêtres. Mais les malades, les moribonds, c'est nous. « Cet antagonisme n'est pas nouveau, et il est fort salutaire pour le progrès, pour l'évolution. Si tout le genre humain pouvait vous croire, il pourrait peut-être devenir raisonnable, mais il mourrait d'ennui universel. Feu Filimonov 58 a inscrit cet épigraphe à 56 et 57. Für sich: pour vous-même. An sich: pour elle-même. 58. Filimonov, Vladimir Serguéevitch venait de mourir (1787-1858). Poète et philosophe, il avait écrit un poème, « Le Bonnet d'Ane », que Pouchkine salua et
que Bélinski tint pour un « talentueux jeu de l'esprit » (K.).
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son « Bonnet d'Ane , : Si la raison dominait le monde, il ne s'y passerait rien. 59 « La sécheresse géométrique, l'impersonnalité algébrique de la doctrine lui donnent une vaste possibilité de généralisation : elle doit se méfier des sensations et, tel Auguste, commander à Cléopâtre de baisser son voile. 60 Mais une intervention active exige plus de passion que de doctrine, or un homme ne peut avoir de passions algébriques. L'universel, il le comprend; le particulier, il l'aime ou le hait. Spinoza, avec toute la franche vigueur de son génie, prêchait la nécessité de tenir pour existant seulement ce que la mite ne ronge pas, ce qui est éternel, immuable : la substance, et de ne pas placer ses espoirs en ce qui est fortuit, partiel, personnel. Qui ne comprendrait cela en théorie ? Seulement l'homme ne s'attache qu'au partiel, au personnel, au contemporain; dans l'équilibre de ces extrêmes, dans leur accord harmonieux, réside la plus haute sagesse de l'existence. · « Partant de cette définition générale de nos divergences, passons aux cas particuliers : même si nous avons les mêmes aspirations, nous nous découvrirons autant d'antagonismes, tout en demeurant éventuellement d'accord sur le principe. C'est plus facile à expliquer à l'aide d'un exemple. «Nous sommes tout à fait du même avis en ce qui concerne la religion, mais cet accord ne dépasse pas notre commune négation d'une religion supra-stellaire. Or, dès que nous nous trouvons face à face devant une religion sub-lunaire, la distance qui nous sépare devient incommensurable ! Quittant les murs sombres, imprégnés d'encens, de la cathédrale, vous êtes passé dans un lieu officiel brillamment éclairé. De Guelfe que vous étiez, vous êtes devenu Gibelin. Les hiérarchies célestes se sont transmuées pour vous en hiérarchie bureaucratique, et l'individu fondu en Dieu s'est absorbé dans l'Etat. Dieu est remplacé par la centralisation, le prêtre, par l'inspecteur de police du quartier. « Dans cette mutation, vous voyez un transfert, une réussite; nous n'y décelons que des chaînes nouvelles. Nous ne voulons être ni Guelfes, ni Gibelins. Votre religion séculière, civique et procédurière est d'autant plus effrayante, qu'elle est privée de son caractère poétique, fantastique, puéril; vous le remplacez par la discipline des chancelleries et par l'idole de l'Etat, avec le tsar en haut et le bourreau en bas. Vous souhaitez que l'humanité, libérée de 59. En français.
60. Après la bataille d'Actium, Cléopâtre aurait (selon la tradition) tenté de séduire le jeune Octave -le futur empereur Auguste.
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l'Eglise, attende un siècle ou deux dans l'antichambre des bâtiments administratifs, que la caste des sacrificateurs-fonctionnaires et des moines-doctrinaires décide de quelle façon elle doit devenir libre, et jusqu'à quel point. C'est un peu comme cela se passe dans nos comités pour l'affranchissement des paysans. 61 Mais tout cela nous répugne. Nous pouvons tolérer bien des choses, faire une concession, sacrifier aux circonstances, alors que pour vous, ce ne sont point des sacrifices. Evidemment, ici aussi vous êtes plus heureux que nous. Ayant perdu votre foi religieuse, vous n'êtes pas restés avec rien. Ayant découvert que pour l'homme les croyances laïques remplaçaient le christianisme, vous les avez faites vôtres (et vous avez bien fait) pour votre hygiène morale et votre tranquillité. Mais ce médicament nous irrite la gorge et nous détestons vos bâtiments publics, votre centralisation, non moins que l'Inquisition, le Consistoire, le Livre du Nautonnier. Comprenez-vous la différence? Vous, en tant que pédagogues, vous désirez enseigner, diriger, paître le troupeau. Nous, en tant que troupeau qui prend peu à peu conscience des choses, nous ne voulons pas de vos pâturages. Nous voulons avoir nos assemblées provinciales, nos chargés d'affaires, nos clercs, à qui nous pourrions confier nos intérêts. C'est pour cela que le gouvernement nous insulte à chaque pas du haut de son autorité, et que vous l'applaudissez, tout comme vos prédécesseurs, les prêtres, applaudissaient le pouvoir temporel. Il se peut même que vous soyez en désaccord avec lui, comme cela est arrivé au clergé ou comme cela arrive à des hommes qui se querellent sur un bateau et tentent en vain de s'éviter; mais vous ne passerez pas par-dessus bord, et pour nous, laïcs, vous resterez, malgré tout, du côté du pouvoir. «La religion du civism~ c'est l'apothéose de l'Etat, idée purement romaine et, dans notre monde nouveau, essentiellement française. Elle permet un Etat fort mais non un peuple libre, d'excellents soldats ... mais non point des citoyens indépendants. Les Etats-Unis d'Amérique, bien au contraire, ont ôté tout caractère religieux à leur police et à leur administration, pour autant que cela leur a été possible. 62 »
61. Depuis 1856, Alexandre II et ses conseillers libéraux avaient créé des comités provinciaux pour procéder à l'étude des possibilités et modalités d'abolition du servage. Ces comités comprenaient aussi des réactionnaires, les débats se noyaient dans des arguties stériles. On sait que le Manifeste d'affranchissement ne fut signé qu'en 1861. 62. Ici se termine le manuscrit qui commence par My leamed friend.
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EPILOGUE En relisant le chapitre sur Ketcher 63 je me mets à réfléchir, malgré moi, aux excentriques, aux personnages originaux, qui ont vécu et vivent encore en Russie ! Quels phénomènes fantasques a secrété l'histoire de notre culture, et comme elle en a été pénétrée ! Où, en quelles contrées, sous quels degrés de latitude et de longitude eût-on pu rencontrer ce personnage anguleux, rugueux, écervelé, incohérent, bon, méchant, bruyant, empoté, nommé Ketcher, sinon à Moscou? Combien en ai-je contemplé de ces originaux « divers en tous genres », depuis mon père jusqu'aux « fils » de Tourguéniev ! « C'est comme çà qu'on les cuit dans les fours russes ! » m'affirmait Pogodine. Et, en vérité, quels produits extraordinaires résultent de cette cuisson (surtout lorsque le blé est semé à l'allemande) depuis les brioches russes et les craquelins jusqu'à la boule orthodoxe saupoudrée de Hegel et aux petits pains français à la quatrevingt-treize 64. II serait bien dommage que tous ces produits originaux disparaissent sans laisser de traces. En général nous n'attachons d'importance qu'aux personnages éminents ... Pourtant chez eux les traèès du « four russe » sont moins visibles. Leurs particularités sont corrigées, rachetées. Ils sont plus marqués par la mentalité et l'intelligence russes que par le « four » où ils ont « cuit ». Près d'eux se faufilent, derrière eux se traînent, divers individus s~ns attaches, qui ont perdu leur chemin : c'est parmi eux que l'on trouve une quantité incalculable d'excentriques. Ce sont les capillaires dans lesquels circulent les courants de l'Histoire, les gouttes de levain perdues dans la pâte et qui la font lever, mais pas à leur profit. 65 Ce sont eux qui, tôt réveillés au cœur de la nuit noire, sont partis travailler à tâtons, se cognant à tout ce qui se trouvait sur leur chemin, et qui ont éveillé d'autres hommes pour un travail tout à fait différent . ... Un jour j'essayerai de sauver de l'oubli total deux ou trois profils encore. Déjà on les distingue à peine au travers de la brume grise où se découpent seulement les sommets des montagnes et des rochers ... 63. Relu en 1865. Cet épilogue fut apparemment écrit en même temps. à la suite du texte précédent. 64. En français. 65. En français.
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n fut
collé
UN EPISODE DE L'ANNEE. 1844.1
Un épisode des plus caractéristiques se rapporte à notre seconde villégiature : il serait tout simplement dommage de ne pas le relater, bien que Natalie et moi y ayons pris une part très petite. Nous pourrions l'intituler Armance et Basile, ou le philosophe par courtoisie, le chrétien par politesse, et ~ACQUES, de George Sand, devenu JACQUES LE FATALISTE. Tout commença lors d'une tombola à la française, 2 où je me rendis au cours de l'hiver 1843. Il y avait foule, quelque cinq mille personnes, si j'ai bon souvenir, mais guère de connaissances. Basile fila devant moi, en compagnie d'une femme masquée; il n'avait pas de temps pour moi, mais il inclina légèrement la tête et plissa ses paupières, comme le font les connaisseurs qui trouvent le vin excellent et la bécasse extraordinaire. Le bal se déroulait dans la grande salle de l'Assemblée de la Noblesse. Je déambulais, m'asseyais et regardais les aristocrates russes déguisés en pierrots et autres, qui se donnaient un mal infini pour ressembler à des boutiquiers parisiens ou à d'enragés danseurs de cancan ... Puis j'allai souper. C'est là que Basile me dénicha. Il n'était absolument pas dans son état normal, pris qu'il était dans le premier flamboiement de la période amoureuse aiguë - d'autant plus aiguë qu'il approchait alors de la quarantaine et que ses cheveux commençaient à tomber de son front altier... Il me parla de façon incohérente d'une « Mignon » française, qui avait « toute la simplicité d'une « KUichen » 3 et tout le charme enjoué d'une grisette parisienne... » Au début, je crus qu'il s'agissait d'un de ces romans à un seul chapitre, où la scène de séduction a lieu à la première page, et la note à payer à la dernière. Mais je pus me rendre compte qu'il n'en était point ainsi. Basile voyait sa Parisienne pour la deuxième ou la troisième fois, mais choisissait la tactique des circonlocutions, 1. Récit publié, co=e le précédent, dans le Recueil des articles posthumes, (v. note 1, p. 241) sous le titre Basile et Armance. Herzen avait indiqué par erreur « 2• partie », au lieu de « 4• » et omis de préciser à quel chapitre il fallait rapporter ce que lui-même avait intitulé Episode de l'année 1844, Basile et Armance. 2. On appelait ainsi une tombola tirée au cours d'un bal de bienfaisance. 3. Héroïne d'Egmont, de Goethe.
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de préférence à une attaque directe. Il me présenta Armance. C'était, en effet, une enfant de Paris, vive et charmante, qui tenait en tout de son« père». Depuis sa façon de s'exprimer jusqu'à ses manières et à une certaine indépendance, voire hardiesse, tout en elle révélait la respectable classe plébéienne de la grande cité. C'était une ouvrière, non une petite-bourgeoise. Chez nous, ce type de femme n'a jamais existé : gaieté insouciante, désinvolture, liberté et, au fond, l'instinct de conservation et le sentiment inné du danger et de l'honneur. Jetées parfois dès l'âge de dix ans dans la lutte contre la pauvreté et la tentation, sans défense, environnées par la pestilence de Paris, par des pièges de toute espèce, elles deviennent leur propre providence, leur propre protection. Ces jeunes filles peuvent se donner facilement, mais il est difficile de les prendre par surprise, à l'improviste. Celles d'entre elles qui sont. achetables, ne pénètrent pas dans ce milieu d'ouvrières; elles ont été acquises par avance; elles ont tournoyé, ont été emportées, ont disparu dans le tourbillon d'une autre existence, peut-être pour toujours, peut-être pour réapparaître cinq ans plus tard à Longchamp, dans leur calèche, ou au premier balcon de l'Opéra, dans leur loge, mit Perlen und Diamanten. Basile était amoureux fou. Théoricien de la musique, philosophe de la peinture, il était l'un des représentants les plus complets des ultra-hégéliens moscovites. Toute sa vie il avait plané dans le ciel de l'esthétique, parmi les menus détails du monde de la philosophie et de la critique. Il avait sur l'existence le point de vue de Rotcher 4 sur Shakespeare, autrement dit, il ramenait toute chose à sa signification philosophique, rendait terne ce qui était vif, rassis ce qui était frais, privant de toute spontanéité le moindre élan du cœur. Il faut bien dire qu'une telle attitude était, à des degrés divers, celle de quasiment tout son milieu à cette époque : certains s'en évadaient grâce à leur talent, d'autres grâce à leur vitalité, mais tous en conservaient longtemps qui le jargon, qui les idées. Au début des années quarante, à Berlin, Bakounine disait à Tourguéniev : « . Allons nous immerger dans le gouffre de la vie réelle, jetons-nous dans ses flots ! » Et les voilà partis pour prier Varnhagen von Ense de les escorter, en maître baigneur expérimenté, vers le gouffre de la vie pratique, et de les présenter... à certaine ravissante actrice. On comprend qu'avec des prémices semblables, il n'est guère possible de se baigner dans les passions « qui dévorent les lieux secrets de notre âme », ni, en général, de réussir aucune activité. Les Allemands n'y réussissent pas davan4. Heinrich Rotcher : dramaturge et esthète, hégélien « de droite ».
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tage, mais gens plus rassis, ils ne recherchent pas l'exploit. Notre nature à nous, en revanche, ne supporte pas cette attitude contrite des theoretischen Schweilgens 5; elle s'embrouille, elle bute et tombe... de façon plus comique que dangereuse. Ainsi le philosophe amoureux et quadragénaire, tout en faisant les yeux doux, se mit à ramener tous ses problèmes spéculatifs à « la force démoniaque de l'amour, » qui jette aussi bien Hercule qu'un faible adolescent aux pieds d'Omphale, et il entreprit d'expliquer pour lui-même et pour les autres la conception morale de la famille, fondement du mariage. Du côté de Hegel (Philosophie du Droit, chapitre Sittlichkeit 6) il n'y avait point d'obstacles. En revanche, l'univers fantomatique du hasard et des « apparences », l'univers de l'esprit encore encombré de traditions, se révélait moins accommodant. Basile avait un père, Pierre Kononytch, vieux profiteur fort riche qui s'était marié trois fois de suite et avait eu, de chacune des épouses, au moins trois enfants. Quand il apprit que son fils - son aîné, par-dessus le marché, voulait se marier avec une catholique, une mendiante, une Française, et, pis encore, du Pont des Maréchaux, 7 il refusa catégoriquement son consentement. Il est possible que Basile, qui avait adopté le chic et le scepticisme du moment, eût pu s'en passer vaille que vaille, mais le vieil homme avait lié sa bénédiction paternelle non seulement aux conséquences jenseits (dans l'autre monde) mais aussi diesseits (dans celui-ci), autrement dit 'à l'héritage. Comme à l'accoutumée, l'obstruction du vieux père fit avancer l'affaire, et Basile commença à songer à un dénouement rapide. Il n'avait qu'à se marier, sans sacrer ni tempêter, puis contraindre son père à accepter un fait accompli 8, ou bien cacher son union en attendant que le vieillard cessât de bénir, de maudire et de disposer de ses biens. Or, le monde obscur des traditions vint ici aussi tendre un piège. Il n'était guère facile de se marier en secret à Moscou; cela coûterait très cher et ne manquerait d'être raconté · au père par le truchement des diacres, archidiacres, .sacristains, fabricants de pain bénit, marieuses, commis, boutiquiers et diverses filles des rues. Il fut décidé de sonder notre Père Jehan, du village de Pokrovskoïé, bien connu de nos lecteurs pour avoir dérobé, en état d'ivresse, « la montre en argent et la caissette » de son sacristain. 9 S. Jouissance contemplative. 6. Moralité. 7. Le pont des Maréchaux (ferrants), ou Kouuzetski Most, était le quartier très renommé, très achalandé, des boutiques françaises. 8. En français. 9. V. ci-dessus chapitre XXVlll. Tout ce récit, qui concerne Basile Botkine, se rapporte à l'été 1843 et non à 1844. Herzen s'y réfère constamment dans son Journal et ses lettres pour 1843.
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Le père J ehan, quand il apprit que le fils rebelle avait près de quarante ans, que la fiancée n'était pas orthodoxe, que ses parents ne se trouvaient pas en Russie, et qu'avec moi signerait, en tant que témoin, un professeur d'Université, 10 il se mit à me remercier de ma bienveillance, s'imaginant, sans doute, que j'essayais de marier Basile pour procurer au prêtre un billet de deux cents roubles. Il était tellement ému, qu'il cria, en direction de la chambre voisine : « La papadia 1 La papadia ! Sors trois œufs ! :. Lui-même tira d'un placard une demi bouteille de vin, bouchée avec du papier, et entreprit de me régaler. Tout marchait donc à merveille. On ne fixa ni le jour du manage, ni autres détails. Armance devait arriver chez nous, à Pokrovskoïé, et y séjourner. Basile, qui voulait l'accompagner, rentrerait à Moscou, puis, ayant pris toutes ses dispositions, viendrait, après avoir été maudit par son père, se faire bénir par cet ivrogne de Père J ehan. · ... En attendant i promessi sposi 11 nous fîmes préparer un souper et nous. assîmes, pleins d'impatience. Nous attendîmes longtemps. Voici minuit qui sonne : rien! Une heure : personne! Les dames allèrent dormir un peu, tandis que moi, Granovski et Ketcher, nous attaquâmes le souper. Le ore suonan quadrano E una, e due, et tre... 12 Ma ... nous ne voyons toujours rien venir. ... Une clochette, enfin ! Elle se rapproche, se rapproche. La voiture roule sur le pont. Nous nous précipitons dans le vestibule. Un tarantass mené par trois chevaux entre rapidement dans la cour et s'arrête. Basile en descend. Je m'avance, pour donner le bras à Armance. Elle me saisit subitement la main et la serre si fort que je manque crier... Puis, d'un seul mouvement, elle se jette à mon cou, et, riant aux éclats, elle répète: « Monsieur Herstin :. ... Ce n'était nul autre que Vissarion Grigoriévitch Bélinski, in propria persona! Dans le tarantass il n'y avait plus personne ! Nous nous regardions avec stupeur, tous, excepté Bélinski, qui riait jusqu'à se faire tousser et Basile, qui pleurait si fort qu'il paraissait enrhumé. 10. Granovski. 11. « Les Fiancés. , Titre d'un très célèbre. roman de A. Manzoni, que Herzen appréciait énormément, comme on le voit d'après ses lettres à sa femm~ et à sa fille Olga. n l'avait lu en italien, en 1838. 12. « Les heures sonnent le quart, et une et deux et trois.»
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Pour couronner le tout, il faut ajouter que l'avant-veille personne, à Moscou, ne savait où était passé Bélinski. Celui-ci dit enfin : - Donnez-moi à manger, et je vous raconterai nos histoires extraordinaires. Il faut bien que j'en dispense l'infortuné Basile, qui a encore plus peur de vous que d'Arman ce. Voici ce qui s'était passé. Voyant que son affaire approchait à grands pas du dénouement, Basile s'en effraya. Il se mit à cogiter et se sentit totalement accablé en: considérant l'inexorable fatalité du mariage, son caractère indestructible, selon le Guide du Nautonnier et le livre de Hegel. Il s'enferma, s'offrant en sacrifice à l'esprit de l'investigation torturante et de l'impitoyable analyse. Sa peur croissait d'heure en heure, d'autant plus que le chemin du reniement n'était pas plus facile, et que pour s'y engager il fallait avoir autant de caractère que pour se marier. Cette panique ne fit qu'augmenter jusqu'à l'instant où Bélinski vint frapper à sa porte : il arrivait tout droit de Pétersbourg. Basile lui confia tout l'effroi qu'il ressentait en envisageant son bonheur, toute la répugnance qu'il éprouvait à contracter un mariage d'amour... Il lui demanda conseil et secours ... Bélinski lui répliqua qu'il fallait être insensé pour se charger d'une telle chaine, consciemment, après des doutes semblables, sachant par avance ce qui se passerait. - Tu vois, Herzen, lui, s'est marié, disait Bélinski à Botkine, il a même en:Ievé sa femme; il est venu la chercher alors qu'il était exilé, mais demande-lui s'il a pris le temps d'y réfléchir, de se demander s'il devait le faire ou non, et quels en seraient les résultats. Je suis convaincu qu'il avait l'assurance de ne pouvoir faire autrement... Eh bien, ça a fort bien tourné pour lui... Mais toi, tu veux faire comme lui en philosophant et en cogitant ! Il n'en fallait pas davantage à Basile. La même nuit il rédigea à l'intention d'Armance une dissertation sur le mariage, sur ses malheureuses réflexions, sur l'impossibilité, pour un esprit analytique, de connaître un bonheur simple; il lui exposait tous les désavantages et les dangers de leur union, et lui demandait ce qu'ils devaient faire à présent. Il avait apporté la réponse d'Arman ce. Le récit de Bélinski et cette lettre faisaient ressortir de la manière la plus vive le caractère de la jeune femme et celui de Basile. De fait, une union entre deux personnes aussi opposées eût paru étrange ! Armance lui écrivait avec tristesse; elle était étonnée, offensée; elle ne comprenait pas ses réflexions et n'y discer277
nait qu'un prétexte, un refroidissement de ses sentiments. Si c'était le cas, lui disait-elle, il ne pouvait être question de mariage. Elle le déliait de sa parole et concluait, après ce qui venait de se passer, qu'ils ne devaient plus se rencontrer. « Je me souviendrai de vous avec gratitude, et je ne vous blâme pas le moins du monde; je sais : vous êtes extrêmement bon, mais plus encore, vous êtes faible ! Adieu donc, et soyez heureux ! » Sans doute n'est-il pas très agréable de recevoir pareille missive. Dans chaque mot l'on sent la force, l'énergie, une certaine hauteur... Issue du glorieux tronc plébéien, Armance faisait honneur à ses origines. Eût-elle été anglaise, elle se serait fermement accrochée à la lettre de Basile et, par la bouche de son vertueux sollicitor elle aurait relaté avec quelle indignation, quelle honte, la première pression des mains, le premier baiser !. .. Et son défenseur, les larmes aux yeux, la perruque crayeuse, aurait exigé des jurés qu'ils dédommagent l'innocence outragée en lui offrant mille ou deux mille livres sterling... Cela ne venait pas à 'l'idée de la jeune Française, la pauvre petite couturière. Les deux ou trois jours qu'il passa à Pokrovskoïé avec Bélinski furent mélancoliques pour l'ex-fiancé. Semblable à un écolier qui a fait une sottise en classe et qui craint tant son maître que ses camarades, Basile patienta un jour, deux jours, puis partit pour Moscou. Nous apprîmes bientôt qu'il allait partir pour l'étranger. Il m'envoya une lettre qui révélait sa confusion et son mécontentement de soi; il me priait de venir lui dire adieu. Je quittai Pokrovskoïé pour Moscou dans les premiers jours d'août. Une nouvelle « dissertation » partait au mêmè moment de Moscou à Pokrovskoïé, destinée à Natalie. 13 Je me rendis chez Botkine et tombai dans une soirée d'adieux. On buvait du champagne; en portant des toasts, on formulait des vœux qui contenaient des allusions curieuses. - C'est que tu ne sais pas ... me dit Basile à l'oreille, je ... Et il termina dans un chuchotement : « Armance, vois-tu, part avec moi. Ça c'est une jeune fille! C'est maintenant seulement que j'ai appris à la connaître. » Et ici il secoua la tête ... Cela valait l'apparition de Bélinski ! Dans son épître à Natalle, Basile lui expliquait abondamment que ses pensées et réflexions au sujet de son mariage l'avaient conduit au doute et au désespoir. Il avait remis en question son 13. Lettre de Basile Botkine à Natalie, du 6 aoftt 1843. (A. S.) Cette date est une nouvelle preuve que tout ce récit se rapporte bien à la première villégiature des Heerzen à Pokrovskoïé, non à la seconde, comme il l'indique au début.
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amour pour Armance, sa capacité de mener une vie de famille; ainsi avait-il abouti à cette constatation douloureuse : il devait rompre tous ses liens et fuir vers Paris ! C'était dans cet état d'esprit qu'il était venu à Pokrovskoié, ridicule et pitoyable... Ses résolutions prises, il avait relu la lettre d'Armance et avait fait une nouvelle découverte : pour tout dire, il l'aimait très fort. Il avait donc sollicité un rendez-vous et lui avait derechef demandé sa main. TI songeait à nouveau au pope de Pokrovskoié, mais la proximité de la fabrique de Maikov lui faisait peur. 14 TI avait l'intention de faire célébrer le mariage à ·Pétersbourg et de partir aussitôt pour la France. « Armance est contente comme un enfant!:. A Pétersbourg, Basile eut l'idée de se marier à la cathédrale N. D. de Kazan. Afin que de· ce fait la philosophie et la science ne fussent point oubliées, il invita l'archiprêtre Sidonski à célébrer la cérémonie nuptiale. Savant auteur de l'Introduction à l'étude de la Philosophie, Sidonski connaissait Botkine d~ longue date, (d'après ses articles) pour un libre-penseur mondain, un épigone des philosophes allemands. Après toutes les aventures fantastiques qui lui étaient arrivées, Armance eut encore l'honneur rare de servir de prétexte à une rencontre des plus comiques de deux ennemis jurés : la religion et la science. Afin de faire étalage de sa culture séculière, Sidonski, avant la messe de mariage, se mit à disserter sur les nouvelles brochures philosophiques. Puis, lorsque tout fut prêt, et que le sacristain lui apporta son étole, qu'il toucha des lèvres et commença à enfiler, il baissa les yeux et déclara à Botkine : - Vous voudrez bien me pardonner... c'est la liturgie, vous savez. Je sais pertinemment que le rite chrétien a fait son temps, que ... - Oh, non, non ! l'interrompit Basile d'une voix chargée de sympathie et de compassion, non. Le christianisme est éternel, son essence, sa substance ne peuvent disparaître ... D'un regard pudique Sidonski remercia son « chevaleresque » antagoniste, se tourna vers le chœur et entonna : Béni soit notre Dieu, aujourd'hui, toujours, et d'éternité en éternité! Amen! tonna le chœur; la cérémonie se déroula selon l'ordre accoutumé, et Sidonski promena un Basile couronné et une Armance couronnée autour du lutrin, 15 à la joie du prophète Esaie. 14. L'usine de textiles Maikov, toute proche de Pokrovskoïé, appartenait à un marchand de la première Guilde, Kouvchinnikov, qui était en relations d'affaires avec le père de Basile. 15. Rite de mariage orthodoxe. L'officiant conduit les mariés autour de l'église tandis que les témoins tiennent une couronne au-dessus de leur tête.
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En quittant la cathédrale Basile rentra chez lui avec Armance, qu'il laissa là pour faire une apparition à la soirée littéraire de Kraëvski. Le surlendemain Bélinski embarqua les jeunes mariés sur un navire ... Maintenant, va-t-on se dire, cette histoire est terminée. Nullement! Jusqu'au Kattegat tout alla fort bien, mais à ce moment-là ils tombèrent sur le maudit l acques, de George Sand. - Que penses-tu de l acques ? demanda Basile à Armance, lorsqu'elle eut fini de lire ce roman. Elle lui donna son opinion. Il lui déclara que c'était tout à .fait faux, que le jugement qu'elle portait l'offensait, lui Basile, jusqu'au tréfonds, et que la vision du monde de son épouse n'avait rien de commun avec la sienne. La véhémente Armance n'avait pas l'intention de changer son point de vue, et ainsi passèrent-ils les Belts. Parvenus au large des côtes allemandes Basile se sentit plus à son aise, et tenta une fois encore de modifier la vision du monde d'Arman ce et lui faire considérer Jacques d'une autre façon. A demi morte de mal de mer, Armance fit appel à ses dernières forces et annonça qu'elle ne changerait pas d'avis au sujet de cet ouvrage. - Après cela, qu'avons-nous donc en commun? s'exclama Botkine, tout à fait hors de lui. - Rien, rétorqua Armance, et si vous me cherchez querelle 16, mieux vaut nous séparer, tout simplement, dès que nous aurons touché terre. - C'est ce que vous avez décidé ? demanda Basile, se dressant sur ses ergots. Vous aimez mieux cela ? - Tout au monde, sauf vivre avec vous. Vous êtes un homme insupportable, un faible et un tyran ! -Madame! -Monsieur! Elle gagna sa cabine, il resta sur le pont. Armance tint parole : elle partit du Havre chez son père... et un an plus tard revint en Russie. Seule. Et, de surcroît, en Sibérie. Cette fois, me semble-t-il, l'histoire de ce mariage intermittent s'achève. Mais au fait, c'est Barère qui disait : « Seuls les morts ne reviennent pas ! » .(48)
(Ecrit en 1857, Putney, Laurel House.) 16. En français.
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CINQUIEME PARTIE
PARIS- ITALIE- PARIS (Avant la Révolution et après, 1847-1852.)
Lorsque j'ai commencé à publier une nouvelle partie encore de Byloïé i Doumy, j'ai hésité devant l'absence de cohésion des récits, des tableaux et des commentaires juxtalinéaires - si je puis les appeler ainsi - qui les accompagnent. Ils ont moins d'unité apparente que dans les parties précédentes. Je n'ai absolument pas pu les fondre en un tout. Si l'on cherche à combler les vides, on donne facilement à l'ensemble un arrière-plan et un éclairage différents, et la vérité ancienne disparaît. Byloïé i Doumy n'est point une monographie historique; c'est le reflet de l'Histoire sur un homme qui s'est trouvé par hasard sur son chemin. 1 Voilà pourquoi j'ai décidé de conserver les chapitres fragmentaires tels qu'ils étaient, en les reliant les uns aux autres, comme les images en mosaïque sont enfilées sur les bracelets italiens : toutes évoquent le même sujet, mais ne sont maintenues ensemble que par leur monture et leurs chaînettes. Pour compléter cette partie, il est indispensabl~ de connaître mes Lettres de France et d'Italie, 2 surtout pour ce qui concerne l'année 1848. J'ai songé à en tirer quelques extraits, mais il aurait fallu réimprimer tant de pages, que je n'ai pu m'y résoudre. Beaucoup de textes qui n'ont pas paru dans l'Etoile Polaire sont entrés dans cette publication-ci, 3 mais je ne puis tout raconter encore à mes lecteurs, pour des raisons diverses, publiques et privées. Le temps n'est pourtant pas si loin où l'on publiera non seulement les pages, les chapitres omis, mais un volume entier, celui qui m'est le plus cher... 4 Genève, 29 juin 1866. s 1. V. tome Ier, Introduction, p. 11. 2. Lettres de France et d'Italie : écrites de 1847 à 1852, publiées à Londres en 1855 et une seconde fois en 1857. Première traduction française : Genève, 1871, avec la mention : Traduit du russe par Mme N. H., Edition des enfants de l'auteur. Traduction française moderne : en préparation. On peut les lire ·en russe, avec notes et commentaires, au tome XXIII des Œuvres complètes, Edition A. S. 3. A. I. Herzen travailla à cette s• partie, de la fin de 1853 à 1866. D co~ença à la publier dans l'Etoile polaire en 1855, mais elle parut en volume en 1867, à Genève, formant le tome IV des Mémoires. Cf. Commentaires (49). 4. Le récit « le plus cher » au cœur de Herzen ne put paraître que cinquante ans après sa mort, en 1919, dans le premier corpus des Œuvres complètes, Edition M. K. Lemke, t. XIII : il s'agit du « Drame de famille », que l'on lira au tome Ill de la présente traduction. C'est Mlle Natalie Herzen (« Tata ») qui remit à Lemke une copie du manuscrit de son père, lorsque la famille autorisa enfin ce texte « explosif » à voir le jour. S. Désormais, et selon une convention qui semble établie, les dates correspondront au calendrier grégorien, c'est-à-dire celui qui est en usage en Occident.
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CHAPITRE XXXIV
EN ROUTE Le passeport perdu. Konigsberg. Un nez artificiel. Nous sommes arrivés! Et nous repartons (50).
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... A Lautzagen les gendarmes prussiens me convierent a entrer dans le corps de garde. Un vieux sergent prit nos passeports, chaussa ses lunettes, et se mit à lire, avec une extrême netteté, tout ce qui était inutile : Auf Befehl s.k.M. Nicolaï, des Ersten... allen und jeden denen daran gelegen, etc... etc... Unterzeichner Peroffski, Minister des Innern, Kammerherr, Senator und Ritter des t!!Jrdens St. Wladimir ... Inhaber eines goldenen Degens mit der lnschrift für Tapferkeit ... 1 Ce sergent féru de lecture, me fait penser à un autre : entre Terracino et Naples un carabinier napolitain s'est approché quatre fois de la diligence et à chaque fois nous a réclamé nos visas. Je lui montrai le visa napolitain, mais cela ne le contenta pas plus qu'un demi carlino, et il emporta nos passeports dans son bureau; quelque vingt minutes plus tard il revint pour nous sommer de nous présenter devant le brigadier. Ce dernier était un vieux sousofficier ivre, qui nous demanda, d'un ton assez grossier : - Votre nom de famille? D'où venez-vous? - Mais tout cela est inscrit dans le passeport ! - Impossible de le déchiffrer. Nous devinâmes que la lecture n'était pas le point fort du brigadier. - Selon quelle loi sommes-nous obligés de vous lire nos documents ? demanda mon compagnon ? 2 Nous sommes obligés 1. Selon l'ordre de S. M.l. Nicolas Premier... il convient à toute personne ... etc., Signl par Pérovski, ministre de l'Intérieur, Chambellan, sénateur et chevalier de l'Ordre de Saint-Vladimir... possesseur d'une arme en or avec inscription (proclamant) son courage. 2. Mon compagnon : A. A. Toutchkov. n s'agit d'un voyage en Italie, qui eut lieu en 1848. Cf. Commentaires (51).
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de les posséder et de les montrer, mais non de les dicter. Qui sait ce que je serais capable de déclarer ! - Accidenti! marmonna le vieux. Va ben, va ben! Et il nous rendit nos papiers sans en prendre note. Le savant gendarme de Lautzagen était d'une autre trempe. Après avoir lu dans trois passeports et par trois fois la liste de toutes les décorations de Pérovski, y compris la barrette pour service impeccable, il me posa une question : - Mais enfin, Euer Hochwohlgeboren, 3 qui êtes-vous ? J'écarquillai les yeux, ne comprenant pas ce qu'il me voulait. - Fraulen Maria Em, Fraulein Maria Korsch, Frau Haag, 4 toutes des femmes. Il n'y a pas ici de passeport masculin. Je regardai et je vis qu'en effet il n'y avait là que les passeports de ma mère et des deux amies qui voyageaient avec nous. J'en eus froid dans le dos. - Ils ne m'auraient pas laissé passer à Tauroggen sans document. - Bereits so, 5 mais vous ne pouvez aller plus loin. - Que faut-il faire ? - Vous avez dft l'oublier dans le corps de garde. Je vais faire atteler un traîneau, allez là-bas vous-même, et entre temps votre famille restera bien au chaud ici. Heh, Kerl, lass er mal den Braunen anspannen.6 Je ne puis me remémorer cette péripétie stupide sans en rire, précisément parce qu'elle me bouleversa complètement. J'étais foudroyé par la perte d'un passeport dont j'avais rêvé pendant plusieurs années, pour lequel j'avais fait des démarches deux ans durant, et qui disparaissait au moment de franchir la frontière. J'étais sûr de l'avoir remis dans ma poche, par conséquent, il en était tombé. Mais où le chercher ? Il était recouvert de neige ! Il faudrait en solliciter un nouveau, écrire à Riga, peut-être bieD. y aller... Entre temps, on ferait un rapport, on s'apercevrait que j'étais sensé me rendre aux eaux au mois de janvier ! En bref, je me voyais déjà à Pétersbourg, lés silhouettes de Kokochkine et de Sakhtynski, de Doubelt et de Nicolas tournoyaient dans ma tête. Fini le voyage, fini Paris, la liberté de la presse, les salles de concert et les théâtres ! J'allais revoir les ronds-de-cuir des ministères, les commissaires de police et autres surveillants, les agents 3. «Votre Excellence.» 4. Frau Haag : Luisa Ivanovna, la mère de Herzen. Rappelons que Ivan Iak:ovlev ne l'avait jamais épousée. 5. «Admettons.» 6. « Hé, gamin, attelle le bai 1 »
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de ville avec leurs deux boutons brillants dans le dos, pour leur permettre de voir derrière eux... Et tout d'abord je reverrais le soldat de petite taille, rataniné, coiffé d'un lourd shako marqué d'un mystérieux « 4 », et le cheval cosaque transi ... Si seulement j'avais la chance de trouver encore à Tavroga - comme elle disait - la nourrice de Tata ! Entre temps, on avait attelé un grand oeheval mélancolique et anguleux à un traîneau minuscule. J'y pris place avec le postillon vêtu d'une capote militaire et chaussé de grosses bottes; d'un geste classique il fit claquer un fouet non moins classique, mais, tout à coup, le sergent lettré se précipita dans le porche, ne portant que son pantalon : - Hait! Hait! cria-t-il. Da ist der vermaiedeite Pass! 7 Il tenait dans ses mains mon passeport déplié. Je fus secoué d'un rire hystérique. - Que me faites-vous faire? Où l'avez-vous trouvé? - Voyez, fit-il, votre sergent russe les avait placés les uns dans les autres. Qui pouvait le savoir? Moi, je n'ai pas eu l'idée de tourner une page... Il avait pourtant lu trois fois : Es ergehet deshaib an alle hohe Miichte und an alle und jede, weichen Standes und weicher Würde, sie auch sein mogen ... s ... « J'arrivai à Konigsberg fatigué par le voyage, les soucis et tant d'autres choses. Après avoir dormi dans un abîme de duvet, j'allai, dès le lendemain, visiter la ville. C'était une tiède journée d'hiver... » 9 Le patron de l'hôtel nous proposa une promenade en traîneau. Les chevaux étaient munis de grelots et de clochettes, coiffés de plumets ... Nous nous sentions joyeux. Un gros poids avait quitté notre cœur. La peur, sentiment déplaisant, la surveillance, sensation obsédante, s'étaient envolées. Dans la vitrine d'un libraire s'étalaient des caricatures de Nicolas r•; je me précipitai aussitôt pour en acquérir tout un stock. Le soir je me rendis dans un petit théâtre, crasseux et médiocre, et j'en revins profondément remué, non par les acteurs, mais par le public, composé en grande partie d'ouvriers et de jeunes gens. Pendant les entractes tout le monde parlait haut et librement, tous gardaient leur chapeau, chose tout aussi importante que d'avoir le droit de porter la barbe et ainsi de suite. Ces manières dégagées, cette ambiance claire et 7. «Voici le maudit passeport.:. li. «En conséquence de quoi, il sied à toute grande puissance et à tout un chacun, quel que soit son rang et son titre ... » 9. Lettres de France et d'Italie : extrait de la première Lettre.
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vivante, stupéfie le Russe qui franchit la frontière. Le gouvernement de Pétersbourg est encore si grossier, si mal équarri, il incarne tellement le despotisme, qu'il se plaît à terroriser; il veut que tout tremble devant lui, en un mot il recherche non seulement le pouvoir, mais la mise en scène théâtrale de ce pouvoir. Pour les tsars de Pétersbourg l'idéal de l'ordre social est représenté par l'antichambre et la caserne. ... Quand nous partîmes pour Berlin, je pris place dans un cabriolet. Un certain monsieur tout emmitouflé, vint s'asseoir à , côté de moi. C'était le soir, et je ne pus guère le voir tandis que nous roulions. Quand il apprit que j'étais russe, il commença à me questionner sur la sévérité de la police, sur les passeports, et moi, naturellement, je lui racontai tout ce que je savais. La conversation passa alors à la Prusse. Il porta aux nues l'intégrité des fonctionnaires prussiens, la supériorité de leur administration, loua le roi et, pour conclure, s'en prit violemment aux Polonais de Posen, les traitant de « mauvais Allemands ». Cela m'étonna. Je protestai et lui ·déclarai sans ambages que je ne partageais nullement son opinion. Là-dessus je me tus. Cependant, le jour se leva. Alors seulement je remarquai que si mon conservateur de voisin parlait du nez, ce n'était nullement à cause d'un rhume, mais parce qu'il n'avait point de nez ou, tout au moins, il lui en manquait la partie la plus visible. Il s'aperçut sans doute que ma découverte ne me ·procurait aucun plaisir particulier, et dès lors crut nécessaire de me relater, en guise d'excuse, comment il avait perdu puis retrouvé son appendice nasal. La première partie de son récit fut embrouillée, mais la seconde, fort circonstanciée : le chirurgien Diffenbach en personne lui avait découpé, dans la peau de sa main, un nouveau nez; cette main avait été attachée à son visage pendant six semaines. Majestiit était venu à l'hôpital pour le voir, et avait daigné s'émerveiller et approuver. Le roi de Prusse en le voyant A dit : c'est vraiment étonnant. 10 Il faut croire que Diffenbach était alors occupé à autre chose, car il avait taillé un nez fort vilain. Toutefois, j'eus à découvrir bientôt que cet organe artificiel était le moindre des défauts de ce monsieur. Notre voyage de Konigsberg à Berlin fut le plus dur de tout notre périple. Je ne sais pourquoi nous nous étions imaginé que 10. En français.
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le service des diligences prussiennes était très bien organisé. Quelle sottise! Les transports en chaise de poste ne sont bons qu'en France, en Suisse et en Angleterre. Dans ce pays les voitures sont si bien fabriquées, les chevaux sont si élégants et les cochers si habiles, qu'on pourrait voyager pour le plaisir. Sur les parcours les plus longs l'équipage vole comme le vent, que ce soit à la montée ou à la descente. Aujourd'hui, grâce au chemin de fer, cette question devient historique, mais à l'époque nous innes l'expérience des . diligences allemandes et de leurs rosses : il n'y a pas pire au monde, hormis, peut-être, les postillons allemands. La route de Konigsberg à Berlin est très longue. Nous louâmes sept places dans la diligence et partîmes. Au premier relais, le chef de convoi qous annonça que nous avions à ramasser nos paquets et à nous transporter dans un autre véhicule, nous avertissant de façon fort sensée qu'il ne répondait pas de nos bagages. Je lui fis remarquer qu'à Konigsberg je m'étais informé et qu'on m'avait assuré que nous resterions à nos mêmes places; le chef de convoi se référa à la neige et à la nécessité d'une diligence sur patins. Il n'y avait rien à redire à cela. Nous commençâmes le transbordement, avec les enfants et les paquets, nuitamment, sur une neige mouillée. Au relais suivant, tout recommença, et cette fois le chef de convoi ne se donna même pas la peine d'expliquer ce changement. Ainsi se passa la moitié du chemin, après quoi l'homme nous déclara, sans autres, que l'on ne nous donnerait que Cinq places.
- Comment ça, cinq ? Voici mon billet. - Il n'y a plus de place. Je me mis à protester. Une fenêtre de la maison de poste s'ouvrit avec fracas et une tête chenue et moustachue demanda d'un ton rogue pourquoi on se querellait. Le chef répondit que j'exigeais d'occuper sept places, alors qu'il ne disposait que de cinq; de mon côté, j'ajoutai que j'avais un billet et un reçu pour l'achat de sept places. La tête, sans s'adresser à moi, dit au chef de convoi d'une voix insolente, éraillée, militaire, rosso-allemande : - Eh bien, si ce monsieur ne veut pas cinq places, jette dehors ses hardes et qu'il attende qu'il lui tombe sept places vacantes ! Là-dessus, l'honorable maître de poste, que le chef appelait Herr Major, et dont le nom était Schwerin, claqua sa fenêtre. Etant Russes, nous décidâmes, après débat, de partir tout de même. Dans un cas semblable, Benvenuto Cellini, étant Italien, aurait tué le maître de poste d'un coup de pistolet. 289
A ce moment-là, mon voisin au nez réparé par Diffenbach, se trouvait au restaurant. Quand il grimpa dans la voiture, s'assit à sa place et que nous prîmes la route, je lui narrai notre histoire. Il avait bu et, par conséquent, était fort bien disposé. Il prit une grande part à nos ennuis et me pria de lui remettre un petit compte rendu quand nous arriverions à Berlin. - Etes-vous fonctionnaire des transports ? lui demandai-je. - Non, fit-il, parlant encore plus du nez, mais ça ne fait rien ... je... Voyez-vous ... je sers dans la police centrale, comme on dit ici. Cette révélation me fut plus désagréable encore que celle du nez fait· main. Le premier homme à qui, en Europe, j'avais confié mes opinions libérales se trouvait être un mouchard. Le premier, mais non le dernier... .. . Berlin, Cologne, la Belgique 1 Tout cela passa rapidement devant nos yeux; nous regardions toutes choses assez distraitement, chemin faisant. Nous étions pressés d'arriver et - enfin - nous étions arrivés 1 ... J'ouvris la fenêtre antique, lourde, de l'Hôtel du Rhin. Devant moi se dressait une colonne . ... avec une poupée en fonte, Au visage sombre, sous un chapeau, Les bras croisés sur la poitrine... 11 Ainsi j'étais vraiment à Paris, non en rêve, mais en réalité n'était-ce pas la Colonne Vendôme et la rue de la Paix? Paris 1 C'est à peine si ce mot sonnait moins bien à mes oreilles que « Moscou ».J'avais rêvé de cette minute depuis mon enfance. Ah 1 laissez-moi regarder l'Hôtel de Ville, le Café Foy, au Palais Royal, où Camille Desmoulins cueillit une feuille verte et la fixa à son chapeau en guise de cocarde, en criant : A la Bastille 1 12 Je ne pouvais rester à la maison. Je m'habillai et partis errer au hasard... chercher Bakounine, Sazonov... Voici la Rue SaintHonoré, les Champs-Elysées ... tous ces noms qui m'étaient familiers depuis tant d'années. Et voilà Bakounine en personne 1 Je le rencontrai à l'angle de je ne sais quelle rue. Il marchait en compagnie de trois personnes de sa connaissance et, exactement comme à Moscou, il leur prêchait quelque chose, en s'arrêtant constamment et en faisant de grands gestes, sa cigarette aux doigts. 11. Pouchkine : Eugène Onéguine, chapitre VII, strophe 19. ll s'agit d'une statuette représentant la colonne Vendôme. 12. En français.
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Cette fois-là son prêche n'eut pas de conclusion : je l'interrompis et partis en sa compagnie dénicher Sazonov 13 et le surprendre par mon arrivée. J'étais fou de joie 1 Et c'est sur cette joie que je m'arrêterai. Je ne recommencerai pas à faire une description de Paris. Les débuts de ma vie européenne, ma promenade triomphale dans une Italie qui sortait du sommeil, la révolution au pied du Vésuve, la révolution devant Saint-Pierre de Rome, la nouvelle, enfin, du 24 février, pareille à un coup de tonnerre, tout cela a été rapporté dans mes Lettres de France et d'Italie. Je ne saurais plus, maintenant, reproduire avec la même vivacité les impressions d'antan, à-demi effacées, occultées par d'autres. Ces Lettres représentent une partie essentielle de mes « Mémoires ~, car enfin que sont les lettres, sinon des mémoires couvrant une période brève ? 14
13. Herzen a consacré une étude à Nicolas lvanovitch Sazonov, son contemporain, camarade d'Université et membre de son « cercle » d'étudiants. « Ombres russes » - Rousskié Tiéni, à paraitre dans le tome IID Sazonov échappa par miracle aux arrestations d'étudiants en 1834, et gagna l'étranger. Il se remua beaucoup dans les milieux républicains, mais sans grands résultats. Herzen résume cette existence sans tendresse : « Sazonov passa sans laisser de traces et sa mort fut aussi peu remarquée que toute sa vie. Il expira sans avoir répondu à aucun des espoirs qu'il avait suscités chez ses amis ... » 14. Les Herzen arrivèrent à Lautzagen le 12 février 1847, à Konigsberg le 15 et à Berlin le 27. Ils étaient à Paris le 25 mars, et y restèrent jusqu'au 14 aoftt. Après un séjour au Havre, ils partirent pour l'Italie, le 21 octobre. Ils vécurent à Rome du 30 novembre 1847 au 5 février 1848. Après un voyage à Naples, ils retournèrent à Paris, le 28 avril 1848, et n'en repartirent que le 20 juin 1849. (,Str.)
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CHAPITRE XXXV Lune de miel de la République. L'Anglais à la veste de fourrure. Le duc de Noailles. La Liberté et son buste, à Marseille. L'abbé Sibour et la République Universelle, en Avignon.
.. . « Demain nous partons pour Paris; je quitte Rome stimulé et ému. Comment tout cela va-t-il tourner ? Est-ce vraiment solide ? Le ciel n'est pas sans nuages; par moments souffle un vent froid, sorti des sépulcres, qui apporte une odeur de cadavre, des émanations du passé. La tramontane de l'Histoire est puissante, mais, quoi qu'il advienne, je dis merci à Rome pour les cinq mois que j'y ai passés. Ce que j'y ai vécu demeurera en mon âme, et la réaction ne pourra pas tout anéantir. Voilà ce que j'écrivais fin avril 1848, 1 assis à une fenêtre sur la Via del Corso et regardant vers la Place du Peuple, où j'avais été témoin de tant d'événements et ressenti tant de choses. Je quittais l'Italie empli d'amour pour elle, et la regrettais : j'y avais rencontré non seulement de grands événements, mais également les premières personnes qui me fussent sympathiques. Néanmoins, je partais. J'aurais cru trahir mes convictions si je ne m'étais pas rendu à Paris, où l'on avait instauré la République. Si on perçoit des doutes dans les lignes qui précèdent, la foi l'emportait, et ce fut avec une satisfaction intime que je contemplai, à Cività-Vecchia, sur mon visa, le cachet consulaire où étaient gravés les mots redoutables : « République Française ». Je n'eus pas l'idée de songer que si un visa était nécessaire, c'est que la France n'était pas véritablement une république ! Nous voyagions sur un paquebot. II y avait un assez grand nombre de passagers et, comme d'habitude, de toutes les sortes : ils venaient d'Alexandrie, de Smyrne, de Malte ... Dès après Livourne
1. Lettres de France et d'Italie, fin de la Huitième Lettre, légèrement modifiée. Les Herzen quittèrent Rome le 28 avril 1848; il y avaient séjourné, pour la seconde fois, depuis le 3 mars, à leur retour de Naples, où ils avaient passé un mois.
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se leva un effroyable vent printanier, qui imprima au navire une vitesse incroyable et un insupportable roulis. En deux ou trois heures le pont se couvrit de dames souffrantes et, peu à peu, les hommes s'allongèrent à leur tour, hormis un Français- petit vieillard chenu, un Anglais du Canada, portant veste et bonnet de fourrure, et moimême. Les cabines étaient également remplies ·de gens atteints par le mal de mer, et il suffisait de la touffeur et de la chaleur qui y régnaient pour tomber malade. Nous trois, nous passâmes la nuit au milieu du pont, assis sur nos malles, couverts de nos pardessus et couvertures de voyage, à écouter les mugissements du vent et le clapotement des vagues, qui, de temps à autre, inondaient l'avant. L'Anglais, je le connaissais déjà : l'année précédente nous avions vogué sur le même bateau de Gênes à Cività-Vecchia. 2 Il s'était trouvé alors que nous étions tous deux seuls à dîner. Il ne dit mot de tout le repas, mais au dessert, radouci par le marsala et voyant que moi, de mon côté, n'avais pas l'intention d'entamer la conversation, il m'offrit un cigare, en me disant qu'il « les rapportait luimême de La Havane ». Nous finîmes par nous parler. Il avait été en Amérique du Sud et en Californie, et m'assura qu'il ava,it maintes fois eu l'intention de se rendre à Pétersbourg et à Moscou, mais qu'il n'irait pas tant qu'on n'aurait pas établi des communications correctes et directes entre Londres et Pétersbourg. 3 - Vous vous rendez à Rome? lui avais-je demandé, comme nous approchions de Cività. - Je ne sais pas, me répondit-il. Je ne dis rien, pensant qu'il avait trouvé ma question indiscrète, mais il ajouta aussitôt : - Cela dépend du climat. Et vous, vous restez ici ? - Oui. Le bateau repart demain. A l'époque, je connaissais fort peu d'Anglais et, si j'eus du mal à retenir mon rire à ce moment-là, je lui laissai libre cours le lendemain, quand je rencontrai ce monsieur en me promenant devant l'hôtel : il portait la même veste de fourrure, tenait un porte-documents, une longue-vue, une petite trousse de voyage, et avançait dignement, suivi d'un serviteur ployant sous une malle et des bagages divers. Arrivé à ma hauteur, il m'annonça : 2. TI s'agit du premier voyage en Italie. Les visas sur le passeport de Herzen, conservé au département des Manuscrits de la bibliothèque Lénine, à Moscou, portent mention d'un arrêt à Gênes, le 24 novembre 1847, et à Cività-Vecchia, le 27 (A. S.) 3. Elles existent maintenant. (Note de A. H.)
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- Je pars pour Naples ! - Le .climat ne vous convient point ? - Détestable ! J'ai oublié de mentionner que lors de ce précédent voyage, il occupait la couchette directement au-dessus de la mienne. En une seule nuit il manqua me faire mourir par trois fois, tant de peur que de coups de pieds : il régnait, dans la cabine, une chaleur atroce; il alla plusieurs fois se désaltérer avec du cognac à l'eau, et à chaque fois, en descendant et en remontant, il marcha sur moi, en criant à tue-tête : - Oh- beg pardon- j'ai avais soif. 4 - Pas de mal! 5 Ainsi donc, au cours de ce voyage-ci, nous nous rencontrâmes comme de vieux amis. Il loua hautement ma résistance au mal de mer et m'offrit ses cigares de La Havane. Quoi de plus naturel si, au bout de quelques minutes, notre entretien roulât sur la Révolution de février? L'Anglais, bien sûr, contemplait la révolution en Europe comme un spectacle intéressant, une source d'observation et de sensations nouvelles et curieuses; il nous fit le récit de la révolution dans la république de Nouvelle Colombie: 6 Le Français, quant à lui, prenait une part très différente à ces affaires ... Il ne nous fallut que cinq minutes pour commencer à nous disputer. Il me répliquait évasivement, avec intelligence, sans du reste céder d'un pouce, mais avec une courtoisie extrême. Moi, je défendais la république et la révolution. Le vieux monsieur, sans les attaquer directement, défendait les formes de gouvernement historiques, les tenant pour seules durables, populaires et aptes à satisfaire tant les justes revendications du progrès, que l'indispensable continuité. - Vous ne pouvez vous imaginer, lui dis-je, le plaisir particulier que me procurent vos réticences. Pendant une quinzaine d'années j'ai parlé de la monarchie exactement comme vous parlez de la république. Les rôles sont changés : en prônant la république, je me trouve être un conservateur, et vous, partisan de la monarchie légitimiste, vous êtes un perturbateur de l'ordre public ! 7 Le vieillard et l'Anglais éclatèrent de rire. A ce moment s'approcha de nous un monsieur fort maigre, de haute taille, dont le nez avait été immortalisé par Le Charivari et Philipon : 8 le comte 4. et 5. En français. 6. Soulèvement de la Colombie contre la domination espagnole (1810). 7. En français. 8. Charles Philipon (1802-1862) : créateur de la caricature politique, rédacteur du journal satirique, Le Charivari. On l'appelait « le Juvénal de la caricature ~.
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d'Argout. 9 (S'il fallait en croire Le Charivari, sa fille ne s'était pas mariée pour n'avoir pas à signer: «Une telle, née d'Argout :.). Le comte se mêla à notre conversation. Il s'adressait au vieil homme avec respect, mais me considérait avec un certain étonnement qui frisait la répulsion; je ne manquai pas de m'en apercevoir et me mis à tenir des propos au moins quatre fois plus « rouges ». - C'est tout à fait remarquable, me dit le monsieur aux cheveux blancs. Vous n'êtes pas le premier Russe chez qui je constate cette façon de penser. Vous autres, Russes, ou bien vous êtes totalement esclaves du tsar, ou bien - passez-moi le mot - 10 des anarchistes. Or, il s'ensuit que vous ne serez pas libres avant longtemps. 11 · Notre entretien politique se poursuivit dans ce style ... Comme nous approchions de Marseille, et que tous les passagers s'agitaient autour de leurs bagages, j'allai trouver le vieil homme et lui dis, en lui offrant ma carte de visite, que je voulais espérer que notre discussion au rythme du tangage n'avait laissé aucune trace désagréable. Il me fit ses adieux de façon charmante, essaya encore une plaisanterie sur les républicains que j'allais enfin voir de près, et me donna sa carte, à son tour. C'était le duc de Noailles, allié aux Bourbons, et l'un des principaux conseillers de Henri V. 12 En lui-même cet incident n'a guère d'importance, et je ne l'ai rapporté que pour le profit et la gouverne de nos ducs des trois premiers rangs. 13 Si, à la place de Noailles, il s'était trouvé un sénateur ou un conseiller aulique russe, il aurait tout bonnement tenu mes paroles pour une insolence de fonctionnaire, et aurait fait appeler le commandant du bateau. En 1850, certain ministre russe 14 resta avec sa famille dans sa berline, sur un navire, afin de ne point souffrir de la promiscuité des passagers, qui n'étaient que de simples mortels. Peut-on s'imaginer quelque chose de plus comique que de rester assis dans une voiture dételée, en pleine mer de surcroît, et quand on est deux fois plus grand qu'un homme ordinaire ? 9. Apollinaire-Antoine-Maurice d'Argout (1782-1858) : servit Napoléon 1••, Charles X, Louis-Philippe et Napoléon III. Pair de France et sénateur. 10. En français. 11. J'ai entendu cette affirmation une dizaine de fois, depuis. (Note de A. H.) 12. Cf. Commentaires (52). 13. La « Table des Rangs ». 14. Le célèbre Victor Panine. (Note de A. H.) Victor Nikititch Panine (1801-1874) fit, dès son jeune âge, une carrière fort brillante, tant en Russie que comme diplomate à l'étranger. Il cumula titres, honneurs, décorations et fut ministre de la Justice pendant vingt ans. II prit une grande part (dans le camp réactionnaire) à l'élaboration de la loi d'émancipation des serfs. (N.d.T.)
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La morgue de nos dignitaires ne provient nullement de leur origine aristocratique. La race des seigneurs disparaît. Il s'agit ici de la mentalité des serviteurs de grande maison, en livrée et poudrés : extrêmement serviles envers les uns, extrêmement arrogants envers les autres. L'aristocrate, c'est un personnage, alors que nos fidèles serviteurs du trône sont totalement dépourvus de personnalité; ils ressemblent aux médailles de Paull"r portant cette inscription : Non point à nous, à Ton Nom seul la gloire. 15 Il y faut toute une éducation. Le soldat s'imagine qu'on ne peut lui donner la bastonnade seulement parce qu'il porte la croix de Sainte-Anne; le maître de poste interpose entre sa joue et la main du voyageur son grade d'officier; le fonctionnaire humilié montre son ruban de Saint-Stanislas ou de Saint-Vladimir : « Honneur non pas à nous, pas à nous... mais à notre rang ! »
Lorsque je quittai le navire, à Marseille, je rencontrai un important cortège de la Garde Nationale qui portait à l'Hôtel-de-Ville un buste de la Liberté, c'est-à,..dire d'une femme aux boucles énormes~ coiffée d'un bonnet phrygien. Des milliers de citoyens armés, et parmi eux des ouvriers en blouse, entrés dans la Garde après le 24 février, marchaient _aux cris de Vive la République! Bien entendu, je les suivis. Quand le cortège arriva à l'Hôtel-de-Ville, le général, le maire et le commissaire du Gouvernement provisoire, Démosthène Ollivier 16, parurent sur le porche. Démosthène, comme son nom pouvait le faire prévoir, se prépara à faire un discours. On forma un grand cercle autour de lui. Naturellement, la foule se pressait en avant, tandis que la Garde Nationale la refoulait. Mais elle ne voulait pas céder; cela vexa les ouvriers armés, qui baissèrent leurs fusils et~ se retournant, se mirent à écraser les orteils de ceux qui se trouvaient au premier rang, en se servant de leurs crosses. Les citoyens de la « République une et indivisible » reculèrent. Cette affaire m'étonna d'autant plus, que j'étais encore complètement sous l'influence des mœurs italiennes - et romaines en particulier : là-bas l'orgueilleux sentiment de la dignité personnelle et de l'inviolabilité physique est développé en chaque individu, non seulement chez le facchino 17 et le facteur, mais aussi chez le mendiant qui tend la main. En Romagne, on aurait répliqué à tant 15. n s'agit, en réalité, des médailles d'Alexandre I•r, commémorant la campagne de Russie, 1812'. 16. Autre erreur : il s'agit d'Emile Ollivier, et non de son père, Démosthène. 17 _ Porteur.
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d'insolence par vingt coltellate. 18 Mais les Français firent marche arrière. Peut-être avaient-ils des cors aux pieds ? L'incident me fit mauvaise impression. Au surplus, rentré à l'hôtel, j'appris par les journaux l'affaire de Rouen. 19 Qu'est-ce que cela signifiait? Le duc de Noailles aurait-il eu raison? Mais quand un homme veut croire, il est difficile d'extirper sa foi, aussi, avant même d'arriver en Avignon, avais-je oublié les crosses de Marseille et les baïonnettes de Rouen ... Dans la diligence s'installa avec nous un abbé corpulent, de belle prestance, entre deux âges, la mine avenante. Par souci des convenances, il commença par prendre son bréviaire, mais bientôt, pour éviter de s'assoupir, il le replaça dans sa poche et s'adressa à moi de façon aimable et intelligente, dans le langage châtié et classique de Port-Royal et de la Sorbonne, avec des citations et des plaisanteries chastes. En vérité, seuls les Français savent parler. Les Allemands déclarent leur amour, confient leurs secrets, vous sermonnent ou vous injurient. En Angleterre, on ne prise tant les raouts que parce qu'ils vous dispensent de converser... C'est la cohue, pas de place pour se mouvoir, on bouscule et on se fait bousculer, personne ne connaît personne; si un petit groupe se réunit, on fait aussitôt de la mauvaise musique, on chante faux, on joue à de petits jeux assommants; ou bien, hôtes et invités font traîner pesamment la conversation, s'interrompent, s'essoufflent, et rappellent les malheureux chevaux qui, sur un chemin de halage, traînent, à bout de forces et à contre-courant, une barge lourdement chargée. J'avais envie de taquiner l'abbé à propos de la République, mais je n'y réussis point. Il était content de cette liberté sans excès et, surtout, sans effusion de sang, sans guerre; il tenait Lamartine pour un grand homme, quelqu'un dans le genre de Périclès. - Et de Sappho, ajoutai-je, sans pour autant entamer une dispute, et reconnaissant de ce que le prêtre ne parlât pas de religion. Ainsi bavardant, arrivâmes-nous en A vignon vers onze heures du soir. - Permettez-moi, dis-je à l'abbé en lui versant du vin pendant le souper de proposer un toast assez exceptionnel : A la République et pour les hommes de l'Eglise qui sont républicains! 20 18. Coups de couteau. 19. Les 27 et 28 avril 1848 eut lieu à Rouen un soulèvement armé des ouvriers, à la suite de la défaite des socialistes aux élections de l'Assemblée constituante. D y eut de nombreux blessés et onze morts du fait de la répression par la troupe et la Garde nationale. 20. En français.
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L'abbé se leva et termina quelques phrases à la Cicéron par ces mots : A la République future en Russie ! 21 - A la République universelle! s'écrièrent le contrôleur de la diligence et deux ou trois personnes assises à notre table. Nous trinquâmes. Un prêtre catholique, deux ou trois boutiquiers, un contrôleur, des voyageurs russes : n'était-ce pas là une république universelle ? Comme c'était amusant 1 - Quelle est votre destination ? demandai-je à l'abbé quand nous fûmes à nouveau installés dans la diligence, et que j'eus sollicité sa bénédiction pastorale pour mon cigare. - Je vais à Paris, me répondit-il. J'ai été élu à l'Assemblée Nationale. Je serais très heureux de' vous voir chez moi. Voici mon adresse. C'était l'Abbé Sibour, doyen de je ne sais plus quoi, frère de l'archevêque de Paris. 22 ... Deux semaines plus tard, ce fut le 15 mai, cette féroce ritournelle 23 qui fut suivie par les terribles journées de juin. Toutefois, ceci ne fait pas partie de ma biographie, mais de celle du genre humain... J'ai beaucoup écrit sur ces journées... 24 Je pourrais terminer maintenant, comme le vieux capitaine dans la chanson ancienne : Te souviens-tu? ... Mais ici je m'arrête, Ici finit tout noble souvenir. 25 Or, c'est justement à partir de ces journées maudites que commence la dernière partie de mon existence.
21. En français. 22. Le Père Louis Sibour (1807-1860) : membre de l'Assemblée constituante en 1848. Monseigneur Sibour (Marie-Dominique-Auguste, 1792-1857) fut nommé archevêque de Paris en remplacement de Mgr Affre, mort de ses blessures reçues sur les barricades. 23. En français. 24. Le 15 mai 1848 : manifestation populaire pour exiger de l'Assemblée une intervention militaire française en faveur du soulèvement polonais en Prusse. La répression fut sévère. Herzen a « beaucoup écrit sur ces journées » dans ses Lettres de France et d'Italie (cf. Lettres Neuf et Douze et dans son ouvrage De l'autre rive, chap. « Après l'Orage ». 25. En français.
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ARABESQUES OCCIDENTALES 1
PREMIER CAHIER
1 LE SONGE2
Vous souvenez-vous, mes amis, comme elle était belle, cette journée d'hiver, ensoleillée et claire, lorsque « six ou sept troïkas nous accompagnèrent jusqu'à Boue-Noire; c'est là que pour la dernière fois nous choquâmes nos verres et puis nous nous séparâmes en sanglotant ? ... Le soir était tombé, déjà. La calèche grinçait sur la neige. Vous nous suiviez des yeux, tristement, mais ne deviniez pas qu'il s'agissait d'un enterrement, d'une séparation éternelle. Vous étiez tous présents, un seul manquait, proche entre les proches. Lui seul était au loin et on eût dit que son absence témoignait qu'il se lavait les mains de mon départ; Cela se passait le 21 janvier 1847. :. 3 Depuis lors, sept années ont passé, et quelles années ! Parmi elles: 1848 et 1852. Que de choses durant ce temps, puis tout s'est effondré : le général et le personnel, la révolution européenne et 1. Publié pour la première fois dans E. P., en 1856. Le titre était suivi de la mention : « Faisant partie de la 4• partie des Mémoires d'Iskander, 1847-1852. • Paru dans l'édition de 1867, tome IV (Genève), sans la mention ci-dessus et sans, non plus, d'indication de la place que ce texte devait occuper dans l'ensemble du Volume IV. En revanche, on lisait cette précision : « Premier cahier. » (A. S.) 2. Ce petit texte fut écrit en 1851-1852, en français, et traduit par Herzen en russe, en 1856. Cf. Commentaires (53). 3. Le passage entre guillemets est la répétition exacte de la fin du chapitre XXXIII. Nous avons indiqué à ce propos que Herzen se trompait sur la date de son départ : il quitta le relais de Boue-Noire le 19, comme le prouve une lettre à Granovski écrite de Tver le 20.
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le toit familial, la liberté du monde et le bonheur intime. Il ne reste pas pierre sur pierre de la vie ancienne. A l'époque, j'étais dans toute la vigueur de mes capacités; ma vie antérieure m'avait donné des gages sur l'avenir. Je m'éloignais de vous hardiment, avec une téméraire assurance, une orgueilleuse confiance dans la vie. Je me hâtais de m'arracher à un petit groupe de personnes si étroitement attachées les unes aux autres, si proches les unes des autres, si liées par un amour profond et par une douleur commune. J'étais attiré par les lointains, les espaces, la lutte à visage découvert et par la libre parole. Je cherchais une arène . indépendante. J'avais envie d'éprouver mes forces en pleine liberté ... A présent je n'attends plus rien. Non ! Après ce que j'ai vn et expérimenté rien ne pourrait plus m'étonner particulièrement, me réjouir profondément; l'émerveillement et la joie sont freinés par les souvenirs du passé, la peur de l'avenir. Presque tout m'est devenu indifférent, et j'ai aussi peu envie de mourir demain que de vivre très longtemps. Que la fin vienne de façon aussi fortuite et absurde que le commencement! Et pourtant j'ai trouvé tout ce que je cherchais, j'ai même été reconnu par le vieux monde, si content de lui, mais parallèlement, j'ai perdu toutes mes croyances, toutes mes délices; j'ai trouvé la trahison, les coups perfides dans le dos, et, dans l'ensemble, une corruption morale dont vous ne pouvez vous faire une idée. Il m'est difficile - très difficile - de commencer cette partie de mon récit. Je m'y suis dérobé en rédigeant les trois parties précédentes, et finalement, nous voici face à face. 4 Mais foin de la pusillanimité ! Celui qui a été capable d'endurer, doit aussi avoir la force de se souvenir. A partir de l'année 1848, je n'ai rien à raconter, sinon des épreuves douloureuses, des offenses que nul n'a vengées, des coups immérités. Ma mémoire n'évoque que des images mélancoliques, des erreurs - les miennes et celles des autres, les bévues des individus et des peuples entiers. Là où subsistait une possibilité de salut, la mort en barrait le chemin... Les derniers jours de notre existence romaine achèvent la partie lumineuse de mes rémi4. En fait, quatre parties et non trois. Mais dans le plan initial de B. i. D. Herzen avait prévu de fondre la troisième et la quatrième. Quant à la partie qu'il a tant de difficulté à écrire, c'est le Drame de Famille, qui devait suivre immédiatement le chapitre XXXVI. Mais (nous l'avons dit), ce texte ne vit pas le jour avant 1919, si bien que la remarque ci-dessus ne correspond pas à la réalité. n comptait intituler les chapitres XXXIV à XXXVI : Outside, et passer immédiatement, à partir du XXXVII, à la tragédie de son ménage (« Vertige du Cœur »), la mort de son fils Nicolas (« Oceano Nox ») et celle de Natalie. Cette section se serait appelée Inside.
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niscences, qui débutent par l'éveil de mon esprit d'enfant et par mon engagement juvénile sur les Monts des Moineaux. 5 Effaré par Paris en 1847, j'avais commencé à ouvrir les yeux, mais derechef je m'étais laissé entraîner par le bouillonnement des événements qui se déroulaient autour de moi. Toute l'Italie « s'éveillait » sous mes yeux! Je vis le roi de Naples, qu'on avait apprivoisé, et le Pape qui sollicitait humblement de son peuple la charité de son affection. 6 Le tourbillon qui soulevait toutes choses m'emportait, moi aussi. L'Europe entière « prenait son lit et marchait », dans une crise de somnambulisme que nous prenions pour un réveil. Lorsque je repris mes esprits, tout avait disparu. La Somnambule 1, effrayée par la police, était tombée du toit, ses amis s'étaient dispersés ou s'entr'égorgaient furieusement... Je me suis retrouvé tout à fait seul entre les cercueils et les berceaux -gardien, défenseur, vengeur, et je ne pouvais rien faire, parce que je m'efforçais d'en faire trop. Et ine voici à Londres, où le hasard m'a fait échouer; j'y demeure, car je ne sais que faire de ma personne. Une race étrangère grouille et se démène alentour, enveloppée dans le souffle lourd de l'océan; c'est un univers qui se dissout dans le chaos, se perd dans le brouillard où s'estompent ses contours et où la lumière ne pose que des taches blafardes. Tandis que l'autre pays, baigné par une mer d'azur sombre, sous une voûte bleu foncé, demeure : seule et unique traînée lumineuse ... par-delà le cimetière. 0 Rome ! comme j'aime à me remémorer tes leurres! Avec quel plaisir je repasse dans mon souvenir, jour après jour, le temps où j'étais ivre de toi! ... Sombre est la nuit. Le Corso est noir de monde. Çà et là, brillent des torches. A Paris, la République est proclamée depuis un mois, déjà. Des nouvelles sont parvenues de Milan : là-bas on 5. Herzen et Ogarev, adolescents, avaient juré « face à toute la cité de Moscou », de « sacrifier leur existence à la lutte qu'ils avaient choisi de mener » pour libérer la Russie de l'autocratie et du servage (t. 1••, p. 109). 6. Ferdinand II accorda à son peuple soulevé une Constitution (fév. 1848). Le Pape Pie IX parut séduit, un moment, par une évolution en matière religieuse. Il parcourait Rome en promettant beaucoup de choses au peuple et en le bénissant. Plus loin, il est question de la révolution qui éclata à Milan, le 18 mars 1848. Le roi de Sardaigne, Charles-Albert, déclara la guerre à l'occupant autrichien. 7. La Somnambule : opéra de Bellini, alors très populaire. Herzen en fait ici le symbole d'une Italie dont le « réveil » était illusoire. Cavour devait écrire, en 1849, à propos du parti démocratique : Il a tout désorganisé, n'a pas su profiter des éléments immenses de force que possédait le pays... Les démagogues sans énergie croyaien.t Mtement qu'une nation peut reconquérir son indépendance et sa liberté avec des phrases et des proclamations ...
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se bat, le peuple exige la guerre, le bruit court que Charles-Albert marche à la tête d'une armée. Les conversations de la foule hostile ressemblent au rugissement intermittent des flots, qui tantôt affluent bruyamment, tantôt reprennent doucement leur souffle. La foule se met en rang. Elle se rend chez l'ambassadeur du Piémont pour découvrir si la guerre est déclarée ou non. - En rang ! En rang ! Avec nous ! crient des dizaines de voix. - Nous sommes des étrangers. - Tant mieux, Santio Dio! Vous êtes nos hôtes. Nous les suivons. - Nos hôtes en avant, les dames en avant. En avant le donne forestiere ! 8 Et la foule s'écarte avec des cris d'approbation enthousiaste. Cicerovat:chio, avec lui, un jeune Romain, chantre de chansons populaires 9, passent en tête, portant un drapeau; le tribun serre la main de nos dames et, en leur compagnie, prend la tête de dix ou douze mille hommes; alors tout le monde s'ébranle, dans un ordre superbe et harmonieux, caractéristique du seul peuple romain. Les meneurs pénétrèrent dans le Palais et, quelques minutes plus tard, les portes de la grande salle s'ouvrirent sur le balcon. L'ambassadeur parut, afin de tranquilliser le peuple et confirmer la nouvelle de la guerre; ses paroles furent accueillies avec une joie frénétique. Cicerovacchio se tenait sur le balcon, dans le puissant éclairage des torches et des candélabres et, à ses côtés, sous le drapeau italien, quatre jeunes femmes, quatre Russes ! 10 N'est-ce point étrange? Je les vois encore sur cette tribune de pierre, tandis. qu'à leurs pieds ondule une foule innombrable, qui mêle aux cris en faveur de la guerre et aux malédictions contre les Jésuites un bruyant : Evviva le donne forestiere! En Angleterre, nous nous serions fait siffler, couvrir d'injures, lapider peut-être. En France, on nous aurait pris pour des agents à la solde de l'étranger. Or ici, un prolétariat aristocratique, descendant de Marius et des antiques tribuns, nous réservait un accueil chaleureux et sincère. On nous faisait entrer dans la lutte de l'Europe ... Aussi, est-ce avec l'Italie seule que nous gardons encore des liens d'amour ou, tout au moins, de chaudes réminiscences. 8. « Les dames étrangères. » 9. Sans doute Guiseppe Benaï. (A. S.) Cicerovacchio : v. note 29, p. 140 du présent volume. 10. Natalie Herzen, Maria Korsch, Hélène Toutchkov et Natalie Toutchkov, future femme d'Ogarev. La manifestation eut lieu le 21 mars 1848.
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Tout cela n'aurait été qu'ivresse et délire ? C'est possible ! Pourtant je n'envie pas ceux qui n'ont pas été séduits alors par ce songe merveilleux. Toutefois, il n'était guère possible de dormir longtemps. L'inexorable Macbeth de la vie réelle levait déjà la main pour anéantir le « songe » et My dream was past - it has ne further change ! 11
II
VERS L'ORAGE
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... Au soir du 24 juin, en revenant de la Place Maubert, j'entrai dans un café du Quai d'Orsay. Quelques instants plus tard retentirent des cris discordants qui se rapprochèrent de plus en plus. Je m'approchai d'une fenêtre : tout une banlieue 13, laide et comique, arrivait de la périphérie au secours de l'ordre. Des demi paysans, empotés et chétifs, des espèces de boutiquiers un peu gris, tous en uniformes miteux et coiffés de shakos antiques avançaient d'un pas rapide mais désordonné, en criant : « Vive LouisNapoléon! :. Ce cri funeste, je l'entendais pour la première fois. Je ne pus y tenir et, lorsqu'ils arrivèrent à ma hauteur, je criai de toutes mes forces : « Vive la République ! » Ceux qui se trouvaient proches de la vitre me montrèrent le poing, un officier grommela une injure en me menaçant de son épée, et longtemps je continuai à percevoir cette salutation adressée à un homme qui venait pour anéantir une demi-révolution, tuer une demi-république, imposer 11. Byron : The Dream, chant XI : « Mon songe a fui et rien ne le remplace. ,. L'allusion à Macbeth concerne ce vers : « Glamis a tué le sommeil. » (Macbeth, acte II sc. 2.) 12. Les extraits de ce texte, publiés dansE. P. (1856) étaient accompagnés de cette note de Herzen : « Ce n'est une description ni de l'Europe, ni de la Révolution de février, ni des journées de juin : il n'y en aura point dans mes Mémoires. Tous les problèmes généraux dont j'aurais pu parler ont été traités par moi dans une série d'articles (De l'autre rive) et dans mes Lettres de France et d'Italie ... » 13. En français. Dans ce texte-ci, tout ce qui est en italiques est en français dans l'original.
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sa présence à la France pour la punir. d'avoir, dans sa morgue, oublié les autres peuples et son propre prolétariat. Le 25 ou le 26 juin, à huit heures du matin, Annenkov et moi gagnâmes les Champs-Elysées. La canonnade, entendue cette nuitlà, s'était tue. Par moments, seulement, crépitaient des coups de fusil et résonnait le tambour. Les rues étaient vides. Des deux côtés se dressait la Garde Nationale. Sur la Place de la Concorde se tenait un détachement de la Garde mobile, auprès de laquelle on voyait des femmes pauvres, avec des balais, quelques clochards et des portiers des maisons voisines; tous avaient une figure sombre, marquée par l'effroi. Un garçon de dix-sept ans, appuyé à un fusil, racontait quelque chose. Nous nous approchâmes. Lui et ses compagnons, aussi gamins que lui, étaient à moitié ivres, avec des figures souillées par la poudre et des yeux enflammés par l'insomnie et l'eau de vie; beaucoup d'entre eux sommeillaient, le menton appuyé sur le canon de leur carabine. - Ce qui s'est passé, on peut pas le décrire 1 Il se tut, puis reprit : Faut dire qu'ils se sont bien battus, eux aussi, mais nous, on a payé pour nos camarades 1 Ils sont nombreux qui ont pris un coup 1 Moij'ai rentré ma baïonnette jusqu'au fond dans cinq ou six bonshommes. Ils s'en souviendront 1 ajouta-t-il, s'efforçant de se faire passer pour un criminel endurci. . Les femmes étaient blêmes et se taisaient. Un concierge laissa tomber: « C'est bien fait pour ces salauds 1 » Mais cette remarque sauvage ne trouva pas d'écho. C'étaient des gens trop vils pour compatir au massacre et plaindre le malheureux gamin dont on avait fait un meurtrier. Silencieux et tristes nous nous dirigeâmes vers La Madeleine. Là, nous fûmes arrêtés par un cordon de la Garde Nationale. D'abord on fouilla nos poches, puis on nous demanda où nous allions, et on nous laissa passer. Mais le cordon suivant, derrière l'église la Madeleine, ne nous autorisa pas à avancer et nous fit reculer. Revenus au premier cordon, nous fûmes stoppés. - Mais vous nous avez vus passer à l'instant 1 - Pas de passage 1 cria un officier. - Vous vous moquez de nous? demandai-je. - Inutile de discuter 1 rétorqua grossièrement un boutiquier en uniforme. Prenez-les et... à la police. Il y en a un que je connais (il me montra du doigt). Je l'ai vu bien des fois aux meetings. L'autre doit être tout pareil. Ni l'un, ni l'autre ne sont français. Je prends tout sous mon bonnet. En avant, marche 1 On nous emmena, escortés par des soldats armés de carabines : deux devant, deux derrière, un de chaque côté. Le premier homme 306
rencontré fut un représentant du peuple, portant une plaque ridicule à la boutonnière : c'était Tocqueville, celui qui a écrit sur l'Amérique. Je m'adressai à lui et lui relatai ce qui était arrivé; ce n'était pas matière à plaisanterie : ils gardaient les gens en prison sans aucun jugement, les jetaient dans les souterrains des Tuileries, les fusillaient. Tocqueville ne demanda même pas qui nous étions; il nous salua fort courtoisement et laissa tomber cette platitude : - Le pouvoir législatif n'a aucun droit de se mêler des ordres de l'exécutif. Comment n'aurait-il pas été ministre sous Napoléon III? « Le pouvoir exécutif » nous conduisit le long du boulevard jusqu'à la rue de la Chaussée-d'Antin, chez le commissaire de police. A propos, il est bon de noter que ni lors de notre arrestation, de notre fouille, ni pendant que nous étions en route, je ne remarquai un seul agent de ville : tout était fait par les bourgeoisguerriers. Le boulevard était totalement désert, toutes les boutiques fermées; les habitants couraient à leur fenêtre ou à leur porte en entendant le bruit de nos pas, et demandaient qui étaient ces gens. Des émeutiers étrangers, répondait notre escorte, et les braves bourgeois nous regardaient en grinçant des dents. Du commissariat de police on nous expédia à l'Hôtel des Capucines, 14 où se trouvait le ministère des Affaires Etrangères, mais, à ce moment-là y siégeait je ne sais quelle commission policière provisoire. Toujours sous escorte nous entrâmes dans un vaste cabinet de travail. Un vieillard chauve, portant des lunettes et tout de noir vêtu s'y trouvait seul, devant un bureau. Il nous reposa toutes les questions du commissaire : - Où sont vos passeports ? - Nous ne les emportons jamais quand nous allons nous promener ... Il prit une espèce de cahier, l'examina longuement, n'y trouva rien, apparemment, et demanda à l'un des soldats - Pourquoi les avez-vous pris ? - Ordre de l'officier. Il a dit : « C'est des gens très suspects :.. - C'est bon, fit le vieil homme. Je vais débrouiller cette affaire. Vous pouvez disposer. . Quand notre escorte fut partie, le vieillard nous pria de lui expliquer la cause de notre arrestation. Je lui exposai les faits 14. Le ministère des Affaires étrangères se trouvait alors rue des Capucines, mais jamais les Mémoires du temps ne parlent de l'Hatel des Capucines en se référant à ce ministère. On disait « la Rue des Capucines &, comme on dit aujourd'hni « le Quai d'Orsay&.
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et ajoutai que l'officier m'avait peut-être vu le 15 mai à l'Assemblée, puis je lui relatai un incident qui m'était arrivé la veille : j'étais assis dans le « Café Caumartin » quand il y eut soudain une fausse alerte, un escadron de dragons passa comme le vent, la Garde Nationale commença à former les rangs et moi, ainsi qu'une demidouzaine de personnes se trouvant dans le café, nous approchâmes d'une fenêtre. Un Garde national, qui se tenait en contrebas, cria grossièrement : « Vous avez pas entendu, ou quoi ? Les fenêtres doivent rester fermées ! ·» Son ton me laissait supposer que ce n'était pas à moi- qu'il s'adressait, et je ne prêtai pas la moindre attention à ses paroles; de plus, je n'étais pas seul, même si je me trouvais au premier rang. Alors le défenseur de l'ordre leva son fusil et, comme cela se passait au rez-de-chaussée, tenta de me donner un coup de baïonnette. Mais je vis son geste, reculai et dis au:X autres : - Messieurs, vous êtes témoins que je ne lui ai rien fait, ou bien si c'est l'habitude pour la Garde Nationale de transpercer les étrangers? - Mais c'est indigne, mais cela n'a pas de nom 1 reprirent mes voisins. Le patron du café, effrayé, se précipita pour fermer la fenêtre et un sergent à la mine patibulaire se présenta avec l'ordre de chasser· tous les consommateurs. Il me semblait que c'était ce même monsieur qui nous avait empêchés de passer, et de plus, le « Café Caumartin » se trouvait à deux pas de La Madeleine. - Eh bien voilà, messieurs, vous voyez à quoi mène une imprudence ! Pourquoi, en un temps pareil, sortir de chez vous ? Les esprits sont excités, le sang coule ... Au même moment, un Garde National amena une servante, en déclarant que l'officier l'avait surprise à l'instant où elle tentait de poster une lettre adressée à Berlin. Le vieil homme prit l'enveloppe et fit sortir le soldat. Puis il nous dit : - Vous pouvez rentrer à la maison, mais je vous prie de ne pas passer par les mêmes rues, et surtout devant le cordon qui vous a appréhendés. Attendez : je vais vous donner un accompagnateur; il vous mènera jusqu'aux Champs-Elysées et là-bas, vous pourrez passer tout seuls. - Quant à vous, fit-il à la servante, en lui restituant sa lettre à laquelle il n'avait pas touché, mettez-là dans une autre boîte, le plus loin possible. Ainsi la police nous protégeait contre les bourgeois armés ! 308
Pierre Leroux raconte que dans la nuit du 26 au 27 juin il alla trouver Sénart, et le supplia d'intervenir pour les captifs qui étouffaient dans les sous-sols des Tuileries. Sénart, bien connu comme conservateur farouche, répondit à Pierre Leroux : - Et qui répondra de leur vie, pendant le transfert ? La Garde Nationale les massacrera. Si vous étiez venu une heure plus tôt, vous auriez trouvé ici deux colonels : j'ai eu la plus grande peine à les calmer, et j'ai terminé en leur déclarant que si ces horreurs continuaient, j'abandonnerais mon siège de président à l'Assemblée pour prendre ma place derrière une barricade. Deux heures environ après mon retour, parut le concierge avec un inconnu en frac, et quatre hommes en blouse, qui cachaient mal leur moustache de gardes municipaux et leur allure de gendarmes. L'inconnu déboutonna son frac et son gilet et, d'un air digne, me montra son écharpe tricolore, en me déclarant qu'il était le commissaire de police Barlet (celui-là même qui, le 2 décembre, à l'Assemblée Nationale, saisit au collet l'homme qui avait pris Rome, le, général Oudinot) (54) et me précisa rqu'il avait reçu l'ordre de perquisitionner chez moi. Je lui tendis mes clés et il se mit à l'ouvrage, exactement de la même façon que le maître de police Miller, en 1834, à Moscou. 15 Ma femine entra. Le commissaire, comme l'avait fait naguère l'officier de gendarmes venu de la part de Doubelt, commença à lui présenter ses excuses. Quand, pour conclure son discours, il la pria d'être indulgente, ma femme, le regardant en face avec calme, lui dit : - Il serait cruel de ma part de ne pas me mettre à votre place; vous êtes suffisamment puni en étant contraint de faire ce que vous faites. Le commissaire s'empourpra, mais ne dit mot. Après avoir effectué une fouille parmi mes papiers, et en ayant mis un gros paquet de côté, il s'approcha soudain de la cheminée, renifla, remua la cendre, puis, s'adressant à moi d'un air grave, il me demanda : - Dans quel but avez-vous brûlé des papiers ? - Je n'ai rien brûlé. - Mais voyons 1 La cendre est encore chaude. - Point du tout. - Monsieur, vous parlez à un magistrat! - Il n'empêche que la cendre est froide, fis-je, en rougissant et en élevant la voix. 15. Cf. tome I••, 2• partie, chap. IX.
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- Donc, je mens ? - Quel droit avez-vous de douter de ma parole ? Tenez, vous avez là d'honnêtes ouvriers, qu'ils vérifient. Mais en admettant que j'aie brûlé des documents? Premièrement, j'en ai le droit, deuxièmement, qu'y pouvez-vous ? - Vous n'en avez pas d'autres? -Non. ~ Je possède encore quelques lettres, et des plus intéressantes, venez chez moi, dit ma femme. - Madame, vos lettres ... - Pas de cérémonie, je vous prie... Vous ne faites que votre devoir. Venez. Le commissaire la suivit, parcourut rapidement son courrier, provenant principalement d'Italie, et voulut sortir. - Mais vous n'avez pas vu qu'il y a là-dessous une lettre de la Conciergerie, écrite par un détenu. Regardez. Ne voudriez-vous pas l'emporter? - Vraiment, Madame, répondit le policier de la République, vous êtes tellement prévenue contre moi! Je n'ai nul besoin de cette lettre. - Que comptez-vous faire des écrits en russe ? demandai-je. - On les traduira. - Justement : où prendrez-vous un traducteur? S'il vient de l'ambassade de Russie, cela équivaudra à une dénonciation et vous mettrez à mal cinq ou six personnes. Vous m'obligeriez beaucoup si vous mentionniez dans le procès-verbal que je vous prie instamment de choisir votre interprète parmi les émigrés polonais. - Je pense que c'est possible. - Je vous remercie. Et voici une autre requête : comprenezvous un tant soit peu l'italien ? -Un peu. - Je vais vous montrer deux lettres. Le mot « France » n'y figure point. L'expéditeur se trouve aux mains de la police sarde. Le texte vous montrera qu'il lui arrivera malheur si ces lettres tombent aux mains de cette police. - Mais ah çà 1 fit le commissaire, qui commençait à retrouver une certaine dignité humaine. Vous semblez vous imaginer que nous avons des relations avec toutes les polices despotiques. Nous n'avons rien à voir avec les autres. Nous sommes, malgré nous, contraints à prendre des mesures chez nous quand le sang coule dans les rues et que des étrangers se mêlent de nos affaires. - Fort bien. Vous pouvez donc laisser mes lettres ici. 310
Le commissaire n'avait pas menti : il savait, en effet, un peu d'italien, si bien qu'après avoir tourné les deux lettres entre ses doigts, il les mit dans sa poche, en promettant de me les rendre. Ainsi se termina sa visite. Il me retourna les lettres de l'Italien dès le lendemain, mais mes papiers personnels disparurent sans laisse~ de trace. Un mois passa et j'écrivis à Cavaignac pour lui demander pourquoi la police ne me retournait pas mes documents et ne disait pas ce qu'elle y avait découvert; cela lui paraissait peut-être sans grande importance, inais pour mon honneur, c'était capital. Voici ce qui avait provoqué cette dernière phrase : certaines de mes relations étaient intervenues pour moi, trouvant scandaleuse la visite du commissaire et le fait de retenir mes papiers. Lamoricière leur avait répliqué : « Nous voulions nous assurer qu'il n'était pas un agent du gouvernement russe. ~ C'était la première fois que j'entendais parler de cet abominable soupçon. Pour moi, c'était tout à fait nouveau. Ma vie s'était écoulée de façon si publique, si ouverte (une cloche de verre, eût-on dit !) et soudain cette accusation ignoble... Et venant de qui ? D'un gouvernement républicain ! Une semaine plus tard on me convoqua à la Préfecture de Police. Barlet m'accompagnait. Nous fûmes reçus dans le cabinet de Ducoux par un jeune fonctionnaire qui ressemblait fort à un chef de bureau pétersbourgeois des plus désinvoltes. - Le général Cavaignac, me dit-il, a chargé Monsieur le Préfet de vous restituer vos papiers sans le moindre examen. Les informations recueillies à votre sujet rendent la chose tout à fait superflue. Aucun soupçon ne vous effleure. Voici votre portefeuille. Voudriez-vous avoir l'obligeance de signer, préalablement, ce papier? C'était un reçu certifiant que mes documents m'avaient été retournés « tous et entiers ». J'hésitai et demandai s'il ne conviendrait pas que je procède d'abord à une vérification. - Nul n'y a touché. Du reste, voici un sceau. - Il est entier, fit Barlet d'un air rassurant. - Mon sceau à moi n'y est pas. En fait, on ne l'y a pas apposé. - C'est le mien. Mais vous savez que vous avez gardé la petite clé! Ne voulant pas lui répondre de façon malhonnête, je souris. Cela les mit en rage_ l'un et l'autre. Le chef de bureau se mua en chef 311
de service, se saisit d'un canif et, fendant le sceau, déclara sur un ton assez grossier : - Je vous en prie, vérifiez, puisque vous ne me faites pas confiance, mais je ne dispose guère de temps libre. Là-dessus il sortit, après m'avoir salué d'un air digne. En les voyant se mettre en colère, je . fus convaincu qu'ils n'avaient vraiment pas dépouillé mes papiers; aussi, après y avoir jeté à peine un regard, je signai le reçu et rentrai chez moi.
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CHAPITRE XXXVI La Tribune des Peuples. Mickiewicz et Ramon de la Sagra. Les choristes de la révolution du 13 juin 1849. Le choléra à Paris. Le départ. 1
Je quittai Paris à l'automne de 1847, n'y ayant noué aucun lien. Les cénacles littéraires et politiques me demeuraient complètement étrangers. Il y avait à cela beaucoup de raisons. Une bonne occasion ne s'était pas présentée et je n'avais pas envie d'en chercher une. M'y rendre uniquement pour y contempler des gens célèbres ? Cela me paraissait inconvenant. De surcroit, le ton de supériorité condescendante adopté par les Français à l'égard des Russes ne me plaisait guère : ils nous approuvent, nous encouragent, louent notre prononciation et notre richesse; nous acceptons cela et nous nous présentons à eux tels des solliciteurs, voire des coupables, nous réjouissant lorsque, par politess~, ils nous prennent pour des Français. Ils nous assaillent par un flot de paroles et nous n'arrivons pas à les suivre; nous réfléchissons à notre réponse, mais elle leur importe peu; nous avons de la vergogne à leur montrer que nous remarquons leurs gaffes, leur ignorance, et ils en tirent avantage avec une suffisance irrépressible. Pour se mettre sur le même pied qu'eux, il faudrait leur en imposer et pour ce faire, jouir de divers droits que je ne possédais pas alors, mais .dont j'ai profité dès l'instant où ils furent à ma disposition. Il ne faut pas oublier, au surplus, qu'il n'y a personne au monde avec qui il soit plus facile de nouer des relations superficielles qu'avec les Français, et qu'il n'en existe pas avec qui il soit plus difficile de se lier pour de bon. Le Français aime vivre en compa1. Ce chapitre parut dans E. P., en 1859, sous ce titre général : « Byloïé i Doumy (Extraits de la 4• partie des Mémoires d'lskander). Occident. Section 1 : Outside (1849-1852), chapitre 1•• ». Repris dans l'édition de Genève (1867) sans ces indications, mais avec une addition intitulée « Départ », parue séparément en 1856, dans E. P. Elle devait faire partie des « Arabesques occidentales ».
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gnie, afin de se faire valoir, avoir un public, et en cela il représente l'antithèse de l'Anglais autant que dans tous les autres domaines. L'Anglais regarde vivre les gens parce qu'il s'ennuie, il les observe comme d'un fauteuil d'orchestre, les utilise pour son divertissement, pour glaner des informations. Il pose constamment des questions, tandis que le Français donne toujours des réponses. L'Anglais est continuellement perplexe, il cogite sans cesse; le Français sait tout pour le certain; il est achevé, complet; il n'ira pas plus loin. Il aime à sermonner, à raconter, à faire la leçon sur quel sujet ? à qui ? Peu lui importe ! Il n'éprouve pas le besoin de rapports personnels, le café le satisfait pleinement et, semblable à Répétilov, il ne remarque pas que Skalozoub a pris la place de Tchatski, et Zagoretzki la place de Skalozoub. 2 Et il continue à pérorer à propos de la Chambre, des jurés, de Byron (dont il prononce mal le nom) et de sujets importants. Quand je revins d'Italie, tout chaud encore de la Révolution de février, je me heurtai au 15 mai, puis vécus douloureusement les journées de juin et l'état de siège. C'est alors que j'eus une vue plus profonde du tigre-singe de Voltaire, 3 et perdis jusqu'à l'envie de faire la connaissance des puissants de cette République. A certaine occasion se présenta la possibilité d'un travail commun, qui aurait pu me mettre en contact avec bien des personnes, mais là aussi ce fut un échec. Le comte Xavier Branicki consacra soixante-dix mille francs à la fondation d'une revue qui se serait occupée en priorité de politique étrangère, des autres nations et, particulièrement, de la question polonaise. 4 L'utilité et l'à-propos de cette publication étaient évidents. Les journaux français s'occupent peu et mal de ce qui se passe hors de France. Sous la République, ils jugeaient suffisant d'encourager de temps à autre les nations hétérodoxes avec une phrase sur la solidarité des peuples s et la promesse d'édifier une république universelle fondée sur la fraternité générale, aussitôt qu'ils auraient arrangé les affaires chez eux. Grâce aux moyens dont elle disposait, la nouvelle revue, baptisée La Tribune des Peuples, aurait pu devenir un Moniteur 2. Personnages de Griboïédov, dans Le Malheur d'avoir trop d'esprit (act. IV, sc. 5). Pour résumer : « Répétilov » ne fait pas de différence de qualité entre ses interlocuteurs, pourvu qu'ils l'écoutent. 3. Une 'I(Ue voltairienne de l'ho=e. 4. Xavier Branicki était, par sa mère, le petit-neveu du grand Potemkine. Patriote polonais émigré, il prit la tête de l'aristocratie polonaise en exil à Paris. ll possédait le château de Montrésor, dans le Val de Loire, que ses descendants habitent encore. Sa sœur était la célèbre comtesse Elisa Vorontzov, aimée de Pouchkine. 5. En français.
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international de l'action et du progrès. Son succès était d'autant plus cert:ain, qu'il n'existe pas du tout de périodiques d'ordre général. On trouve parfois, dans le Times et le Journal des Débats, d'excellents articles sur des sujets particuliers, mais sans liaison, occasionnels, fragmentaires. La Gazette d'Augsbourg serait vraiment la plus universelle, si ses tendances noires et jaunes n'offensaient pas si brutalement la vue. 6 Mais il semblait bien que toutes les bonnes entreprises deT848 fussent vouées, dès l'origine, à naître au septième mois et à mourir avant leur première dent ! La revue marcha mal, mollement, et périt lors du massacre des feuilles innocentes, après le 14 juin 1849. Quand tout fut prêt et qu'on était sur le qui-vive, on loua une maison qu'on meubla de longues tables couvertes de drap et de petits bureaux obliques; on préposa un littérateur français décharné 7 à la surveillance des fautes d'orthographe internationales, on forma un comité de rédaction avec les anciens représentants et sénateurs polonais, et on confia le poste de rédacteur en chef à Mickiewicz, secondé par Chojecki. 8 Il ne restait plus qu'à débuter triomphalement; et quelle meilleure date choisir que le 24 février, quelle meilleure manifestation qu'un souper ? Celui-ci devait avoir lieu chez Chojecki. Quand j'arrivai, je trouvai déjà un grand nombre d'invités rassemblés, parmi lesquels il n'y avait presque pas de Français. En revanche, les autres nationalités étaient bien représentées, depuis les Siciliens jusqu'aux Croates. A la vérité, une seule personne m'intéressait : Adam Mickiewicz. Je ne l'avais jamais vu encore. Il se tenait près de la cheminée, le coude appuyé sur le dessus de marbre. Quiconque avait vu son portrait figurant dans l'édition française de ses œuvres et emprunté, je crois, au médaillon de David d'Angers, celui-là pouvait le reconnaître aussitôt, en dépit 6. Il s'agit de l'Allgemeine Zeitung, d'Augsbourg. Le noir et le jaune : les couleurs de la Prusse. 7. Jules Lechevalier. (A. S.) 8. Adam Mickiewicz (1798-1855, prononcer Mitzkiévitch) : grand poète et patriote polonais, vécut en exil à Paris et enseigna au Collège de France. Sa statue par Bourdelle, où il est représenté comme « le pèlerin de l'Europe », orne un quai de la Seine. Karl-Edmund Chojecki (1822-1899, prononcer Khoïetzki) : écrivain et journaliste qui contribua aux publications de Proud'hon sous le pseudonyme de « Charles Edmond ». ll était « l'un des représentants les plus marquants de l'aile gauche de l'émigration polonaise », écrit Michel Aucouturier, dont on lira avec profit l'étude intitulée Alexandre Herzen et l'Emigration polonaise, in « Autour d'Alexandre Herzen », documents inédits, section d'Histoire de la Faculté des Lettres de Genève, tome VIII, « Révolutionnaires et exilés du xxx• siècle », Genève, 1973, librairie Droz, sous l'égide de Marc Vuilleurnier, Michel Aucouturier, Sven Stelling-Michaud et Michel Cadot.
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du grand changement apporté par les années. (55) On lisait bien des pensées, bien des souffrances sur son visage, plutôt lituanien que polonais. Tout l'ensemble : sa silhouette, sa tête à la somptueuse chevelure blanche, son regard plein de lassitude exprimait les malheurs vécus, la douleur intérieure, l'exaltation de la peiné : il était l'expression plastique des destins de la Pologne. Plus tard, je reçus la même impression du visage de Worcell, 9 dont l'expression, plus souffreteuse, était pourtant plus animée et plus avenante que celle de Mickiewicz. Quelque chose paraissait retenir celui-ci, l'absorber, le rendre distrait : ce quelque chose n'était autre que son étrange mysticisme, dans lequel il s'enfonçait de plus en plus. Je m'approchai de lui. Il me questionna sur la Russie : ses informations étaient fragmentaires; il connaissait mal le mouvement littéraire après Pouchkine, car il en était resté à l'époque où il avait quitté la Russie. 10 En dépit de son idée fondamentale : l'union fraternelle de tous les peuples slaves - idée qu'il fut l'un des tout premiers à développer - il conservait au fond de lui une certaine hostilité envers la Russie. Et comment eût-il pu en aller autrement, après toutes les horreurs commises par le tsar et les sa:trapes tsariens ? Au surplus, notre entretien avait lieu au moment où le terrorisme de Nicolas I.. était à son zénith ... La première chose qui m'étonna désagréablement, ce fut l'attitude des Polonais de son parti à son égard : ils s'approchaient de lui comme des moines, d'un père-abbé, ils s'anéantissaient, ils le révéraient; d'autres lui posaient un baiser sur l'épaule. Sans doute était:..il accoutumé à ces marques d'un amour soumis, car il les recevait avec un grand laisser-aller. 11 Toute personne vouée corps et âme à ses convictions, et qui en vit, souhaite être reconnue par ceux qui partagent ses idées, exercer sur eux son autorité, constater leur attachement; mais moi, je n'aimerais point recevoir ces signes extérieurs de sympathie et de respect : ils détruisent l'égalité et, partant, la liberté. Par-dessus le marché, nous ne pourrons jamais, sur ce terrain, rattraper les archevêques, les chefs des chancelleries, ni les colonels des régiments ... Chojecki me confia qu'au souper il proposerait un toast « à la mémoire du 24 février 1848 », que Mickiewicz lui répondrait par 9. Stanislas Worcell (1799-1857) : révolutionnaire polonais, également en exil. (Cf. M. Aucouturier, op. cit., pp. 259-269.) 10. Mickiewicz avait été exilé de Pologne en Russie pour son action dans la société secrète des Philarètes. TI y resta de 1824 à 1829 et se lia d'amitié avec Pouchkine, Joukovski, Griboïédov, toute la brillante phalange des « années vingt ». _11. En français.
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un discours où il exposerait ses vues et l'esprit de la nouvelle revue. Il souhaitait que moi, en tant que Russe, je lui réponde. N'ayant pas l'habitude de parler en public, surtout sans préparation~ je déclinai son offre; je promis, néanmoins, de porter un toast c à Mickiewicz ~ et d'y ajouter quelques mots, en évoquant la première fois où j'avais bu à sa santé, à Moscou, lors d'un banquet offert à Granovski, en 1843. (56) Khomiakov avait alors levé sa coupe en disant : « Au grand poète slave absent 1 ~ Il n'était pas nécessaire de prononcer son nom (et nul ne l'eût osé) mais tous se dressèrent, tous levèrent leur verre et debout, silencieux, burent au grand exilé. Chojecki fut satisfait. Ayant ainsi organisé notre impromptu, nous nous mîmes à table. A la fin du souper, Chojecki proposa son toast, Mickiewicz se mit debout et commença à parler. Son discours était élaboré, intelligent, fort habile; j'entends par là que tant Barbès que Louis-Napoléon auraient pu l'applaudir sincèrement. J'en étais choqué. A mesure qu'il développait sa pensée, je commençais à éprouver un sentiment douloureux, pénible, et j'attendais un mot, un nom, afin de ne plus conserver le moindre doute. Cela ne manqua pas de se produire 1 12 Mickiewicz développait son thème dans le but de démontrer que maintenant la démocratie se préparait à passer dans un camp nouveau et ouvert dont la France prendrait la tête, et qu'à nouveau, pour libérer tous les peuples asservis, elle se précipiterait sous ces mêmes aigles, ces mêmes étendards dont la vue faisait pâlir naguère tous les tsars, toutes les puissances. Elle serait entraînée, une fois de plus, par l'un des membres de cette dynastie couronnée par le peuple et comme désignée par la Providence elle-même pour conduire la révolution sur la voie droite de l'autorité et des conquêtes. 13 Quand il eut terminé, ce fut un silence général, à part quelques rares cris d'approbation lancés par ses partisans. Chojecki avait très bien perçu l'erreur de Mickiewicz et, voulant effacer le plus vite possible les effets de ce discours, il s'approcha de moi avec une bouteille, emplit ma coupe et me souffla à l'oreille : 12 et 13. Le « nom » attendu était celui de Louis-Napoléon. Si Mickiewicz était un révolutionnaire et un démocrate, il avait gardé au cœur, comme nombre de Polonais, le culte de Napoléon I••. n avait publié un article intitulé Le Bonapartisme et l'Idée napoléonienne (Tribune des Peuples, 8 avril 1849), où il disait que « Napoléon était la Révolution devenue pouvoir légitime... ». Dans le neveu de Napoléon, il voyait comme une suite naturelle de ce qui était, à ses yeux, « l'idée napoléonienne ». Il comptait aussi sur le Prince-Président pour rétablir une Pologne libre...
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-Eh bien? - Je ne dirai pas un seul mot après pareil discours. - Je vous en prie : quelque chose! - Sous aucun prétexte ! Le silence se prolongeait. Certains fixaient leur assiette, d'autres examinaient attentivement leur coupe; il y en avait qui entamaient une conversation privée avec leur voisin. Mickiewicz avait changé de visage. Il voulut ajouter quelque chose, mais un retentissant Je demande la parole 14 mit fin à une situation difficile. Un vieillard de petite taille, apparemment septuagénaire, à la chevelure toute blanche et à l'aspect énergique et beau, s'était levé, tenant sa coupe d'une main tremblante. Dans ses grands yeux noirs, sur son visage bouleversé, on lisait la colère et l'indignation. C'était Ramon de la Sagra. 15 « Au 24 février », tel était le toast proposé par notre hôte, dit-il. Oui, « au 24 février » et à la destruction de tout despotisme, qu'il soit royal ou impérial, qu'il vienne des Bourbons ou des Bonaparte ! Je ne puis partager les vues de notre ami Mickiewicz. Il voit sans doute les choses en poète, et de son point de vue il a raison, mais je ne voudrais pas que ses paroles passent sans une protestation, au sein d'une pareille assemblée... Et il poursuivit, il alla de l'avant avec toute la passion d'un Espagnol, en usant du droit de ses soixante-dix ans... Quand il eut terminé, vingt mains (et la mienne parmi les autres) se tendirent vers lui pour choquer nos verres. Mickiewicz, voulant se rattraper, prononça quelques mots d'explication, mais sans succès. De la Sagra ne cédait pas. Tout le monde quitta la table et Mickiewicz s'en alla. Il ne pouvait y avoir de présage plus fâcheux pour un nouveau journal! Il subsista vaille que vaille jusqu'au 13 juin, puis disparut aussi furtivement qu'il avait vécu. L'unanimité ne pouvait exister parmi les collaborateurs : Mickiewicz repliait la moitié de son drapeau impérial, usé par la gloire, 16 tandis que ses associés n'osaient déplier le leur. Freinés tant par Mickiewicz que par le comité, plusieurs s'en allèrent au bout d'un mois; quant à moi, je ne leur envoyai jamais une seule ligne. Si la police de Napoléon avait été plus perspicace, jamais on n'aurait interdit La Tribune des Peuples pour quelques lignes parues le 13 juin : avec le nom de 14. En français. 15. Ramon de la Sagra :révolutionnaire et économiste espagnol qui avait pris part aux événements de 1848 en France, et vivait à Paris. Né en 1798, il ne pouvait avoir soixante-dix ans en 1849. 16. En français.
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Mickiewicz et son culte de Napoléon, avec sa mystique révolutionnaire et son rêve d'une démocratie armée, et sous la conduite des N apoléonides, cette revue aurait pu devenir un trésor pour le Président, l'organe pur d'une cause impure. Le catholicisme, si peu propre au génie slave, exerce sur lui une action destructrice. Lorsque les habitants de la Bohême n'eurent plus la force de lui résister, ils furent écrasés. Chez les Polonais le catholicisme a développé cette exaltation mystique qui les maintient perpétuellement dans un monde fantomatique. Quand ils ne sont pas sous l'influence directe des Jésuites, ils s'inventent, en place de liberté, toutes sortes d'idoles, ou bien tombent sous la coupe de quelque visionnaire. Le messianisme, cette folie de Vronski, cette fièvre de Tovianski, a tourné l'esprit de centaines de Polonais et celui de Mickiewicz lui-même. (57) Le culte de Napoléon se place au premier plan de cette aliénation mentale. Napoléon l"' n'a rien fait pour eux. Il n'aimait pas la Pologne, mais il aimait bien les Polonais qui versaient leur sang pour lui avec ce courage colossal et poétique qui leur avait permis de lancer leur célèbre attaque de cavalerie, à Somma-Sierra. 17 En 1812 Napoléon disait à Narbonne : « En Pologne, je veux un camp, non un forum. De même, je ne permettrai pas qu'on ouvre un club pour démagogues ni à Varsom, ni à Moscou. :. Et c'est de cet homme-là que les Polonais avaient fait une incarnation guerrière de Dieu, qu'ils .avaient placé aux côtés de Vichnou et du Christ... Un soir de l'hiver 1848, sur le tard, je traversais la Place Vendôme en compagnie d'un Polonais, partisan de Mickiewicz. Quand nous fûmes devant la Colonne, le Polonais se découvrit. « Est-ce possible? :. me dis-je et, n'osant croire à pareille absurdité, je lui demandai timidement pourquoi il ôtait sa casquette. Il me montra du doigt l'empereur de bronze. Comment ne pas persécuter, ne pas écraser les gens, si cela vous assure un tel attachement ? La vie privée de Mickiewicz était sombre avec quelque chose de désespéré, de morose, une « visitation divine :. . Sa femme fut longtemps folle. Tovianski l'exorçisait et lui faisait du bien, disait-on, ce qui fit une grande impression sur Mickiewicz; mais les séquelles de son mal persistèrent... Leurs affaires allaient mal. Elle se terminait mélancoliquement, l'existence de ce grand poète qui s'était survécu! Il s'éteignit en Turquie, après avoir pris part à une tentative stupide pour organiser une légion cosaque, à qui la Turquie avait 17. Un régiment de cavalerie polonais eut une action déterminante pour la célèbre victoire des troupes napoléoniennes en Espagne (1808).
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interdit de se dire « polonaise ». 18 Avant de mourir il avait composé en latin une Ode à la gloire et en l'honneur de Louis-Napoléon. 19 Après cette tentative manquée de collaborer à une revue, je me cantonnai plus encore dans le petit groupe de mes amis, qui s'agrandit pourtant avec l'arrivée de nouveaiD; émigrés. Au début, je fréquentais parfois les clubs, prenais part à trois ou quatre banquets, autrement dit, je mangeais du mouton froid et buvais du vin aigre en écoutant Pierre Leroux, le Père Cabet et en entonnant La Marseillaise. A présent, j'en avais assez. Empli d'une peine profonde je suivais et notais le succès des forces destructrices et la chute de la République, de la France, de l'Europe. Pas une lueur lointaine ne me venait de Russie, pas une bonne nouvelle, pas une salutation amicale. On ne m'écrivait plus. Tous liens personnels, intimes, chers à mon cœur étaient suspendus. La Russie s'étendait, muette, comme morte, couverte d'ecchymoses, telle une paysanne infortunée aux pieds de son maître, qui l'avait rouée de coups avec ses poings pesants. Elle entrait alors dans cette effroyable période de cinq années dont elle sort maintenant, enfin, derrière le cercueil de Nicolas. 20 Ces cinq années-là furent l'époque la plus terrible de mon existence; je ne possède plus à présent tant de richesses à perdre, ni tant de croyances à détruire ... ... Le choléra se déchaînait à Paris. L'atmosphère lourde, la chaleur sans soleil me donnaient le spleen. Le spectacle d'une population apeurée et malheureuse, les files de corbillards qui se donnaient la course en approchant des cimetières, tout cela correspondait aux événements. Les victimes de l'épidémie tombaient tout près de nous, à nos côtés. Ma mère était allée à Saint-Cloud avec une dame de ses connaissances, âgée de vingt-cinq ans, environ. Quand elles rentrèrent le soir, cette dame se sentit indisposée et ma mère la pressa de rester chez nous pour la nuit. Au matin, dès sept heures, on vint me prévenir qu'elle avait le choléra. Je me rendis auprès d'elle et restai atterré : pas un trait de son visage avenant qui ne fût 18. La guerre de Crimée avait donné de l'espoir aux émigrés polonais et, aidés par la France et l'Angleterre en guerre contre la Russie, ils avaient imaginé de créer des légions polonaises qui feraient partie de l'armée turque ! Tant l'aristocrate Czartoryski que le démocrate Mickiewicz se laissèrent berner et crurent pour de bon que les alliés assureraient la restauration de la Pologne. Mickiewicz partit pour Constantinople, en septembre 1855, et y mourut du choléra deux mois plus tard. (A. S.)
19. Ad Napoleonem Caesarem Augustum ode in Bomersundum captum : cette Ode célébrait la victoire de la flotte franco-britannique à Bomarsund, au large .des îles Aaland. 20. Ecrit en 1856.
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changé; les muscles s'étaient affaissés et rétractés, les yeux étaient cernés d'ombres noires. J'eus beaucoup de mal à trouver le Docteur Rayer, à l'Institut, et à le ramener chez nous. Quand il eut jeté un coup d'œil à la malade, il chuchota : · - Vous voyez bien qu'il n'y a rien à faire. IL fit une prescription et s'en alla. La malade m'appela et me demanda : - Que vous a dit le docteur? Vous a-t-il dit quelque chose? - D'aller chercher le médicament. Elle me prit la main. La sienne m'étonna plus encore que son visage : elle avait maigri, était devenue anguleuse, comme si un mois se fût écoulé depuis le début de la maladie. Posant sur moi un regard chargé de souffrance et d'effroi, elle murmura : - Dites-moi ce qu'il a prédit, au nom du Ciel ! Est-ce que je vais mourir? Vous n'avez pas peur de moi? ajouta-t-elle. J'avais terriblement pitié d'elle en cette minute. Cette terrifiante conscience non seulement de la mort, mais de ce mal contagieux qui sapait si rapidement sa vie devait être incommensurablement torturante. Elle expira dans la matinée. Ivan Tourguéniev devait quitter Paris, car le bail de son appartement était expiré. Il vint dormir chez moi. Après dîner il se plaignit de la chaleur. Je lui dis que j'avais pris un bain, le matin, et il alla se baigner dans la soirée. A son retour, il se sentit mal, but de l'eau de seltz avec du vin et du sucre et alla se coucher. La nuit, il me réveilla : - Je suis un homme perdu, me dit-il. C'est le choléra. Il avait, en effet, des nausées et des spasmes. Par bonheur, il s'en tira après dix jours de maladie. Ma mère, après avoir enterré son amie, alla s'installer à Villed'Avray. Dès que Ivan Tourguéniev tomba malade, j'envoyai làbas Natalie et les enfants, et restai seul avec lui. Quand il alla mieux, moi aussi je déménageai, et ce fut à Ville-d'Avray que le 12 juin, au matin, je vis venir Sazonov. Il était fort agité, parlait d'un mouvement qui se préparait, d'un succès certain, de la gloire qui attendait les militants, puis il m'invita avec insistance à venir avec eux « moissonner les lauriers ». Je rétorquai qu'il connaissait mon opinion sur l'état présent des affaires, et que je tenais pour une sottise de marcher avec des gens qui n'avaient quasiment rien de commun avec moi. A cela cet agitateur enthousiaste me fit remarquer qu'on était évidemment plus tranquille et mieux protégé en écrivant à domicile de petits articles sceptiques, pendant que d'autres défendaient sur la place publique 321
la liberté du monde, la solidarité des peuples et beaucoup d'autres bonnes causes. Alors s'éveilla en moi un sentiment vil, mais de ceux qui ont conduit et conduiront encore beaucoup d'hommes à commettre de grosses erreurs, voire des crimes : - Qu'est-ce qui te fait croire que je n'irai pas ? - C'est ce que j'ai conclu d'après tes paroles. - Non point. J'ai dit que c'était sot, mais ai-je prétendu ne jamais faire de sottises ? - C'est exactement ce que je souhaitais ! C'est comme ça que je t'aime! Bon, inutile de perdre du temps, partons pour Paris. Ce soir des Allemands et d'autres réfugiés se rassembleront à neuf heures. Allons d'abord chez eux. - Et où se retrouvent-ils ? demandai-je, quand nous fûmes dans le train. - Au café Lamblin, dans le 'Palais-Royal. Ce fut ma première surprise. - Comment au café Lamblin ? - C'est là que se réunissent habituellement « les rouges ». - Justement, il me semble que pour cette raison il eût fallu se rassembler ailleurs. - Mais ils y ont tous leurs habitudes. - Sans doute que la bière y est très bonne ! Au café, devant une dizaine de petites tables, trônaient divers habitués 21 de la révolution, qui jetaient des regards significatifs et sombres sous leurs feutres à larges bords ou leurs casquettes à visières minuscules. C'étaient les éternels prétendants de la Pénélope révolutionnaire, inévitables protagonistes des démonstrations populaires, dont ils formaient le tableau et le fond 22 - redoutables vus de loin, tels les dragons de papier dont les Chinois comptaient se servir pour faire peur aux Anglais. Dans les périodes troubles des transformations sociales, des tempêtes au sein desquelles les Etats sortent pour longtemps de leurs ornières habituelles, naît une nouvelle génération d'hommes, que l'on pourrait nommer les choristes de la révolution. Elevée sur un sol mouvant, volcanique, éduquée dans une atmosphère d'inquiétude et de paralysie de toute activité, cette génération s'est adaptée dès son jeune âge à un climat de fermentation politique; elle en aime le côté dramatique, la mise en scène solennelle et brillante. De même que pour Nicolas l"' l'exercice était l'élément 21. et 22. En français.
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essentiel du métier militaire, de même, pour tous ces gens-là les banquets, les manifestations, les protestations, les réunions, les toasts et les bannières constituent l'essentiel de la révolution. Parmi eux l'on trouve des gens généreux, braves; sincèrement dévoués et prêts à recevoir une balle, mais la plupart d'entre eux sont fort limités et excessivement pédants, conservateurs immobiles en tout ce qui est révolutionnaire; ils s'arrêtent à un programme donné et ne vont pas de l'avant. Pérorant leur vie durant sur un petit nombre d'idées politiques, ils n'en connaissent, si l'on peut dire, que leur côté rhétorique, la parure sacerdotale, c'est-à-dire ces lieux communs qui se succèdent, à tour de rôle 23 (comme les canards du jeu d'enfants bien connu) dans les articles de journaux, les discours des banquets et les algarades parlementaires. En sus des gens naïfs, des doctrinaires de la révolution, s'agglutinent à ce milieu, tout naturellement, des artistes obscurs, des hommes de lettres malheureux, des étudiants qui n'ont pas achevé leurs études, des avocats sans cause, des acteurs sans talent, des hommes fort vaniteux mais peu doués, pleins de grandes prétentions mais démunis de persévérance et de puissance de travail. L'autorité extérieure qui, en temps normal, paît collectivement le troupeau humain, s'affaiblit en un temps de bouleversements. Laissés à euxmêmes, les gens ne savent que faire. La facilité (apparente) qui permet aux « célébrités » de remonter à la surface aux époques révolutionnaires stupéfie la jeune génération, qui s'adonne à une propagande futile; elle les ha!bitue à des émotions fortes et les deshabitue du travail. La vie des cafés et des clubs est attrayante, agitée, flatteuse pour l'amour-propre, nullement contraignante. On n'est jamais en retard; point n'est besoin de se d,onner du mal; ce qui n'a pas été fait aujourd'hui, pourra se faire demain, ou même pas du tout. Les choristes de la révolution, semblables au chœur des tragédies grecques, se subdivisent en demi-chœurs. On pourrait leur appliquer une classification botanique, nommer les uns cryptogames, les autres phanérogames. Certains deviennent d'éternels conspirateurs, changent plusieurs fois de logis, modifient la forme de leur barbe. Ils vous invitent en grand mystère à des entrevues extraordinairement importantes, de préférence la nuit, ou en quelque lieu incommode. Quand ils rencontrent leurs amis en public, ils ne les saluent pas volontiers d'un signe de tête, mais leur lancent un regard lourd de sens. Un grand nombre d'entre eux cachent leur adresse, n'informent jamais personne de la date de leur départ, 23. En français.
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ne disent pas où ils vont, communiquent en écriture chiffrée ou à l'aide d'encre sympathique des informations qu'on peut lire, écrites à l'encre d'imprimerie, dans les gazettes. Un Français m'a raconté que sous Louis-Philippe, un certainE., compromis dans je ne sais quelle affaire politique, se cachait à Paris. Malgré tous ses attraits, ce genre de vie devient, à la longue, 24 lassante et ennuyeuse. A l'époque, le Préfet de Police était Delessert, ·bon vivant 25 et riche. Il servait dans la police non par nécessité, mais par passion, et aimait parfois faire un joyeux dîner. Lui etE. avaient beaucoup d'amis communs. Un jour, entre la poire et le fromage- comme disent les Français -l'un d'eux lui dit: - Il est bien ennuyeux que vous persécutiez ce pauvre E. Cela nous prive d'un merveilleux interlocuteur, et il est obligé de se cacher comme un malfaiteur. - Mais voyons ! fit Delessert. Personne ne se souvient de son affaire. Pourquoi se cache-t-il ? Ses amis échangèrent un sourire ironique ... - Je vais m'efforcer de le convaincre, et vous également, qu'il se conduit de façon absurde. Rentré chez lui, il fit appeler l'un de ses principaux mouchards et lui demanda : « E. se trouve-t-il à Paris? ~ - Parfaitement, répondit l'homme. '- Il se cache ? -Mais oui. - Et où ça ? demanda Delessert. Le mouchard sortit un carnet, le parcourut, découvrit l'adresse. - Très bien. Allez le trouver demain matin de bonne heure et dites-lui qu'il s'inquiète à tort, que nous ne le recherchons pas et qu'il peut vivre en paix dans son appartement. Le mouchard exécuta ses ordres avec diligence et, quelques deux heures après sa visite, E. informait mystérieusement ses proches et ses amis qu'il quittait Paris pour aller se terrer dans une ville lointaine, car le Préfet de Police avait découvert le lieu de sa cachette! Alors que les conspirateurs s'efforcent de dissimuler leur secret sous le voile transparent du mystère et à l'abri d'un silence éloquent, les « phanérogames ~ tentent de révéler et de divulguer tout ce qu'ils ont sur le cœur. Ce sont les tribuns permanents des cafés et des clubs. Perpétuellement mécontents de tout, ils font des histoires à tout propos, racontent n'importe quoi, même ce qui n'est pas vrai, alors que les faits réels se présentent au carré et au cube, 24. et 25. En français.
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comme les montagnes sur une carte en relief. L'œil est tellement accoutumé à voir ces gens, qu'il les cherche involontairement à la moindre bagarre dans la rue, la moindre manifestation, dans tous les banquets . ... Pour moi, le spectacle du café Lamblin était encore nouveau. Je ne m'étais oas familiarisé alors avec l'arrière-cour de la révolution. Il est vrâi qu'à Rome je fréquentais le Cafte delle Belle Arti et les grandes places, je me rendais au Circolo Romano et au Circolo Popolare, 26 mais à l'époque, le mouvement romain n'avait pas pris encore ce caractère d'extrémisme politique qui se développa tout particulièrement après les échecs de 1848. Cicerovacchio et ses amis avaient une naïveté bien à eux, une mimique méridionale qui nous paraît excessive, un vocabulaire italien que nous prenons pour de la déclamation; mais ils vivaient une période d'enthousiasme juvénile, ils n'avaient pas encore repris leurs esprits après un sommeil de trois cents ans. Il popolano Cicerovacchio n'était nullement un agitateur politique par métier; il n'eût pas demandé mieux que de retourner en paix dans sa petite maison de la Strada Ripetta et de reprendre son métier de marchand de bois, au sein de sa famille, en paterfamilias, en libre civis romanus. Les hommes qui l'entouraient ne pouvaient être marqués par cette mentalité pseudo-révolutionnaire, triviale et redondante, par ce caractère taré 27 qui s'est si tristement répandu en France. Il va de soi qu'en me référant aux agitateurs de café, aux lazzaroni révolutionnaires, je ne songeais nullement aux hommes puissants qui avaient œuvré pour la libération de l'homme, aux prédicateurs enflammés de l'indépendance, à ces martyrs de l'amour du prochain à qui ni la prison, ni l'exil, ni la proscription, ni la pauvreté n'avaient fermé la bouche, aux artisans et animateurs des événements, dont le sang, les larmes et .les paroles instaurèrent un ordre historique nouveau. Je parlais de cette bande de terre en lisière, toute couverte d'ivraie inutile, de ceux pour qui l'agitation est en elle-même un but et une récompense, qui apprécient le processus des soulèvements nationaux, comme le « Petrouchka » de 26. Le Circolo Romano, sis dans le Palazzo Bernini, sur le Corso, réunissait la noblesse, la finance et la bourgeoisie libérales et jouait un rôle important dans la vie politique de Rome. En 1848, ces réunions étaient largement ouvertes aux étrangers. Le Circolo Popolare était comme son nom l'indique, un club populaire, fondé par Cicerovacchio, en 1847. Ses membres étaient des artisans et des ouvriers. (A. S.) 27. En français.
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Tchitchikov 28 aimait le processus de la lecture, ou comme l'exercice plaisait à Nicolas. La réaction n'a aucune raison de se réjouir, car sur elle prolifèrent bien d'autres mauvaises herbes et champignons vénéneux ! Elle est envahie par des populations entières de fonctionnaires qui tremblent devant leurs supérieurs, de mouchards fureteurs, d'assassins à gages prêts à se battre pour n'importe quel camp, d'officiers de toutes les espèces les plus répugnantes, depuis le Junker prussien jusqu'au rapace Français d'Algérie, depuis les Gardes jusqu'aux « pages de la Chambre ». Et encore, ne touchons-nous ici qu'à la réaction laïque, sans effleurer les frères mendiants, les intrigants jésuites, les prêtres-policiers, ni les autres membres de la caste des anges et des archanges. Si l'on trouve au sein de la réaction quelque chose qui ressemble à nos dilettantes de la révolution, c'est qu'il s'agit de courtisans, gens employés dans les cérémonies pour les entrées et les sorties, qui font grand effet lors des baptêmes et des mariages, des couronnements et des enterrements, faits pour l'uniforme et les passementeries, symboles du rayonnement et du parfum du Pouvoir. Au café Lamblin, où les farouches citoyens étaient assis devant leurs petits verres 29 et leurs grands bocks j'appris qu'il n'existait aucun plan, aucune direction centrale, aucun programme. L'inspiration devait descendre sur eux comme jadis le Saint-Esprit sur la tête des apôtres. Ils ne s'étaient mis d'accord que sur un seul point : se présenter sur le lieu du rassemblement sans armes. Après des parlotes creuses qui se prolongèrent pendant deux heures, il fut décidé de nous réunir le lendemain, à huit heures du matin, sur le Boulevard Bonne-Nouvelle, en face du Château d'Eau. Nous nous rendîmes dans les bureaux du Journal de la Vraie République. Le rédacteur en chef ne s'y trouvait pas : il était allé demander des instructions aux « Montagnards ». 30 Dans la grande salle noircie, chichement éclairée, plus chichement meublée, qui servait de salle de rédaction et de réunion, se trouvaient une vingtaine de personnes, des Polonais et des Allemands pour la plupart. Sazonov s'empara d'une feuille de papier et commença à écrire. Ayant achevé, il nous fit la lecture : c'était une protestation, au nom des émigrés de tous les pays, contre l'occupation de Rome 28. Les Ames Mortes, de Gogol, t. 1••, chap. III. 29. En français. 30. Ainsi appelait-on les partisans de Ledru-Rollin qui siégeaient à l'Assemblée constituante en 1848-1849.
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et la déclaration de leur empressement à participer au mouvement de libération. 31 Il invita à signer tous ceux qui voulaient immortaliser leur nom en le liant aux glorieux lendemains. Presque tous tinrent à s'immortaliser et signèrent. Le rédacteur en chef entra, fatigué et morne, et tenta de nous faire croire qu'il en savait long, mais était contraint de se taire. J'étais certain qu'il ne savait rien ... . . . .:. . Citoyens, dit Thorez, la Montagne est en permanence. 32 En permanence ! Comment, dès lors, douter du succès ? Sazonov remit à Thorez la protestation de la démocratie européenne. Il la lut et déclara : - C'est magnifique, magnifique! La France vous remercie, citoyens. Mais pourquoi ces signatures ? Elles sont si peu nombreuses, qu'en cas d'insuccès vous attirerez sur vous la vindicte de vos ennemis. Sazonov insista pour conserver les noms; plusieurs partagèrent son avis. - Je ne puis en prendre la responsabilité, rétorqua le rédacteur en chef. Pardonnez-moi, mais je sais mieux que vous à qui nous avons à faire. Là-dessus il arracha les signatures et voua à la flamme d'une chandelle les noms de la douzaine de candidats à l'immortalité, puis il fit porter le texte à la composition. Quand nous sortîmes, il commençait à faire jour. Des foules de gamins loqueteux, de malheureuses femmes misérablement vêtues, étaient debout, assis ou couchés sur les trottoirs, autour de plusieurs immeubles logeant des journaux : ils en attendaient des brassées, les uns pour les plier, les autres pour les emporter en courant vers tous les quartiers de Paris. Nous gagnâmes le Boulevard. Il régnait un silence complet. De temps à autre nous rencontrions une patrouille de la Garde Nationale. Des sergents de ville déambulaient et nous jetaient des regards torves. - Comme elle dort sans souci, cette ville ! dit mon compagnon. Elle ne pressent pas l'orage qui la réveillera demain ! - Voici qui veille pour nous tous, fis-je, levant le doigt, pour lui montrer une fenêtre éclairée dans la Maison Dorée. Cela tom:be bien. Entrons boire une absinthe. J'ai un poids sur l'estomac. - Et moi un creux. De plus, il ne serait mauvais de souper. Je ne sais pas comment on est nourri au Capitole, mais à la Conciergerie, c'est ignoble. 31. Herzen fait une confusion : l'intervention des Français à Rome eut lieu en juillet de cette année-là. La protestation de Sazanov avait un autre thème. Cf. Commentaires (58). 32. En français. Théophile Thorez (prononcer Thoré) : républicain « de gauche », avait participé aux journées de février (1807-1869).
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A voir les os de la dinde froide, reliefs de notre repas, nul n'eût pu deviner que le choléra faisait rage à Paris, ni que nous allions, dans deux heures, changer les destins de l'Europe. Nous avions mangé à la Maison Dorée comme Napoléon avait dormi avant Austerlitz. Entre huit et neuf heures, quand nous débouchâmes sur le Boulevard Bonne-Nouvelle, des groupes nombreux s'y trouvaient déjà rassemblés, qui, de toute évidence étaient impatients de savoir ce qu'ils devaient faire. Leurs figures reflétaient leur perplexité, mais en même temps l'aspect général des groupes révélait leur grande irritation. Si ces hommes avaient trouvé des chefs véritables, cette journée ne se serait pas terminée en farce. Il y eut un moment où il me sembla que quelque chose allait se produire immédiatement. Un certain monsieur avançait lentement à cheval le long du Boulevard. On reconnut en lui l'un des ministres (Lacroix) qui, sans doute, ne chevauchait pas si tôt pour le seul plaisir de prendre l'air. On l'entoura avec des grands cris, on l'arracha de son cheval, on déchira son habit, puis on le laissa aller, autrement dit, un groupe différent s'empara de lui et l'escorta je ne sais où. La foule grossissait. Vers dix heures du matin, il y avait peut-être vingt-cinq mille personnes. Nous avions beau interroger, beau nous adresser aux uns ou aux autres, personne ne savait rien. Chersosi, un carbonaro des jours anciens, nous assura que la banlieue arrivait à l'Arc-de-Triomphe avec des cris de Vive la République! 34 - Le principal, répétaient encore les Vétérans de la démocratie, c'est que vous n'ayiez pas d'armes, sans quoi vous gâteriez le caractère de notre affaire. Le peuple souverain doit manifester sa volonté à l'Assemblée de façon pacifique et solennelle, afin de ne donner aux ennemis aucune occasion de calomnie. Enfin les colonnes se formèrent. Nous autres, étrangers, nous composions une phalange d'honneur, immédiatement derrière les meneurs, parmi lesquels Emmanuel Arago en uniforme de colonel, Bastide, ancien ministre et d'autres célébrités de quarante-huit. Nous empruntâmes le Boulevard en poussant des cris divers et en chantant La Marseillaise. Qui ne l'a pas entendue, entonnée par mille voix énervées, inquiètes, hésitantes aussi (comme c'est infailliblement le cas avant un combat certain) aura du mal à comprendre l'effet prodigieux de ce psaume révolutionnaire. A ce moment-là la manifestation avait assumé un caractère majestueux. A mesure que nous avancions lentement le long des boulevards, toutes les 34. En français.
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fenêtres s'ouvraient. Des femmes, des enfants s'y pressaient ou sortaient sur les balcons. Les figures sombres et soucieuses des maris, des pères, des propriétaires surgissaient par-derrière sans voir les quatrièmes étages et les mansardes, où apparaissaient d'autre·s têtes : celles des pauvres couturières, des ouvrières, qui agitaient leurs mouchoirs, nous saluaient, nous applaudissaient. De temps à autre s'élevaient toutes sortes de vociférations : nous passions devant la demeure d'un personnage en vue ... Ainsi parvînmes-nous à l'endroit où la rue de la Paix rejoint les boulevards. Elle était barrée par un peloton de chasseurs de Vincennes qui, lorsque notre colonne se trouva à leur hauteur, s'écartèrent soudain comme un décor de théâtre, et Changarnier, monté sur un petit cheval, arriva au galop à la tête d'un escadron de dragons. Sans sommation, sans roulement de tambour ou autres formalités prescrites par la loi, il chargea les premiers rangs, les coupa des autres puis, déployant ses hommes des deux côtés, leur commanda de nettoyer la rue immédiatement. Les dragons foncèrent sur les gens avec une sorte d'ivresse, les frappant du plat de l'épée et même avec le tranchant, à la moindre résistance. A peine avais-je eu le temps de me rendre compte de ce qui se passait, que je me trouvai nez à nez avec un cheval qui me piaffait au visage et avec un dragon qui sacrait sans plus se gêner, et menaçait de m'allonger un bon coup de sabre si je ne m'écartais pas. Je me portai vers la droite et, en un tournemain, je fus entraîné par la foule et aplati contre une grille, rue Basse-des-Remparts. De tous ceux de notre rangée il ne restàit plus que le seul MüllerStrübing. Cependant les dragons poussaient leurs montures sur les rangs avancés qui, ne pouvant aller nulle part, refluaient sur nous. Arago se précipita dans la Rue Basse-des-Remparts, glissa et se fit une entorse. Strübing et moi bondîmes à sa suite; nous échangeâmes un regard chargé de rageuse indignation. Strübing se retourna et cria d'une voix forte : Aux armes! Aux armes! 35 Un homme en blouse le prit au collet et, le repoussant de l'autre côté, lui demanda : - Vous êtes devenu fou, ou quoi ? Regardez un peu ... Le long de la rue (certainement la Chaussée d'Antin) avançait un buisson de baïonnettes hérissées. - Filez avant qu'on vous entende, avant qu'on n'ait coupé la voie. Tout est perdu. Tout ! ajouta-t-il en serrant le poing; puis, chantonnant comme si de rien n'était, il s'éloigna à pas pressés. 35. En français.
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Nous gagnâmes la Place de la Concorde. Sur les Champs-Elysées on ne voyait pas un seul peloton venu de la banlieue. Chersosi devait pourtant savoir qu'il n'y en avait point. Il avait fait un mensonge diplomatique afin de sauver la situation, mais cela eût pu occasionner la perte de ceux qui le ~royaient. L'impudence de l'attaque contre des hommes sans armes suscita un énorme ressentiment. Si, en vérité, il y avait eu des préparatifs sérieux, s'il y avait eu de véritables chefs, rien n'aurait été plus facHe que de commencer un vrai combat. « La Montagne », au lieu de montrer toute sa stature, disparut derrière les nuages, après avoir appris de quelle manière ridicule les chevaux avaient dispersé le peuple souverain. Ledru~Rollin négociait avec Guinard, qui commandait l'artillerie de la Garde Nationale : il voulait se joindre au mouvement, envoyer des hommes, il consentait à livrer des canons, mais à aucun prix des munitions. Il comptait sur l'influence morale des canons ! Forestier en faisait autant avec sa s· Légion... Nous avons vu combien cela leur a servi lors du procès de Versailles. 36 Tout le monde voulait faire quelque chose, mais personne n'osait. Les plus prévoyants, ce furent les jeunes hommes qui espéraient en un ordre nouveau : ils se commandèrent des tenues de préfet, qu'ils n'allèrent pas chercher après l'échec de leur entreprise, et le tailleur se vit contraint de les mettre au décrochezmoi-çà... Quand un gouvernement constitué 'à la hâte se fut installé aux Arts et Métiers, les ouvriers, après avoir traîné dans les rues, le regard interrogateur, et n'avoir trouvé ni conseil, ni appel, rentrèrent chez eux. Ils avaient pu, une fois de plus, se convaincre de la futilité des pères de la patrie montagnards, et peut-être ravalaient-ils leurs larmes comme l'ouvrier en blouse qui nous avait dit : « Tout est perdu ! Tout ! » Mais peut-être aussi riaient-ils sous cape de la façon dont la Montagne s'était ridiculisée ! Toutefois, l'inertie de Ledru-Rollin, le formalisme de Guinard n'étaient que les causes extérieures de l'échec, et arrivaient à propos, tout comme les caractères énergiques et les circonstances heureuses se présentent quand ille faut. La cause intérieure, c'était l'indigence de la pensée républicaine dont le mouvement était issu. Les idées qui ont survécu à leur temps peuvent circuler longtemps encore en s'appuyant sur une béquille; elles peuvent même, tel le Christ, apparaître une ou deux fois après leur mort à leurs disciples, mais 36. Après cette journée du 13 juin 1849 et quelques soulèvements en province, le gouvernement d'Odilon Barrot priva trente-trois députés « montagnards » de leur mandat, les déclara traîtres à la patrie et les jugea. Les émigrés furent jugés par contumace.
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il ne leur est guère facile de se remettre dans la vie et de la diriger : elles n'entraînent pas à leur suite l'homme tout entier, ou bien s'emparent d'hommes incomplets. Si la Montagne l'avait emporté le 13 juin, qu'aurait-elle fait ? Elle n'avait rien de neuf à offrir. A nouveau on aurait vu la photographie en grisaille du ta'ble.au de 1793, peint dans les tons vifs et sombres d'un Rembrandt ou d'un Salvator Rosa, et cette fois sans Jacobins, sans guerre, même sans la naïve guillotine ... A la suite du 13 juin et de la tentative d'un soulèvement à Lyon, commencèrent les arrestations. Le maire de Ville-d'Avray, accompagné de policiers, vint chez nous à la recherche de Karl Blind et d'Arnold Ruge. 37 Une partie de nos relations fut appréhendée. La Conciergerie était pleine de monde. Une petite salle contenait jusqu'à soixante personnes; au milieu, un baquet qu'on ne vidait que toutes les vingt-quatre heures... et tout ceci à Paris, ville civilisée, alors que le choléra faisait rage. N'ayant aucune envie de passer deux mois dans ce lieu douillet, nourri de haricots pourris et de viande avariée, je me procurai le passeport d'un certain Moldo-Valaque, et partis pour Genève. 38 A cette époque les transports étaient encore assurés par Lafitte et Caillard. Les diligences étaient placées sur la voie ferrée, puis enlevées, je crois à Châlons, et remises ailleurs. Dans mon compartiment vint s'asseoir un monsieur maigre, basané, avec une moustache taillée, d'aspect assez antipathique, qui m'observa d'un air méfiant. Il avait un petit sac de voyage et une épée, enveloppée de toile cirée. Selon les apparences, c'était un sergent de ville camouflé. Il m'examina soigneusement de la tête aux pieds, puis se blottit dans un coin et ne prononça pas une parole. A la première gare il appela le contrôleur et lui dit qu'il avait oublié d'emporter une très bonne carte, et qu'il serait reconnaissant d'avoir une feuille de papier et une enveloppe. Le contrôleur lui fit observer qu'il ne restait guère plus de trois minutes avant la cloche du départ; 37. Le soulèvement lyonnais eut lieu le 15 juin, et fit plus de cent morts. Karl Blind (1826-1907) : publiciste révolutionnaire. ll était, de même que Arnold Ruge (1802-1880), émissaire à Paris du gouvernement insurrectionnel de Bade-Palatinat. Ruge est surtout connu comme hégélien « de gauche ». 38. Le bien-fondé de mes appréhensions fut démontré par la perquisition policière opérée dans la maison de ma mère, à Ville-d'Avray, trois jours après mon départ. lls saisirent tous ses papiers, même la correspondance de sa camériste avec mon cuisinier. Je jugeai alors inopportun de publier ma relation sur le 13 juin. (Note de A.H.) n partit le 20 juin avec un passeport au nom de « Samuel Peri, instituteur, né en Transylvanie », document délivré à Vienne le 4 janvier 1849. Ce passeport fut plus tard rendu à son propriétaire. (Cf. dans Autour d'Alexandre Herzen, op. cit., l'étude de M. Vuilleumier : « Révolutionnaires de 1848, Carl Vogt, Herzen et la Suisse», pp. 9-67.)
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le sergent de ville bondit au dehors, et quand il revint il recommença à m'observer d'un œil encore plus soupçonneux. Le silence dura pendant quelque quatre heures; il me demanda même la permission de fumer, sans dire un mot! Je lui répondis de même, d'une inclinaison de tête et d'un regard, et tirai moi aussi un cigare. Quand la nuit commença à tomber, il me questionna : - Vous allez à Genève ? - Non, à Lyon, répondis-je. -Ah! Et l'entretien prit fin. Un peu plus tard la porte fut ouverte et le contrôleur introduisit, non sans peine, un personnage chauve, portant un vaste pardessus couleur pois cassés, un gilet multicolore, et muni d'une grosse canne, d'un sac, d'un parapluie et d'un ventre énorme. Quand cette incarnation typique d'un oncle vertueux se fut installé entre moi et le sergent de ville, je lui demandai, sans lui laisser le temps de retrouver son souffle : -Monsieur, vous n'avez pas d'objections? 39 Tout en toussant, en essuyant sa sueur et en nouant un foulard autour de son front, il répliqua : - Je vous en prie ! Voyez-vous, mon fils, qui se trouve maintenant en Algérie, il fume toujours. Le départ étant donné ainsi, il continua à'raconter et à pérorer. Une demi-heure plus tard il m'avait déjà interrogé pour savoir d'où je venais et où j'allais. En apprenant que j'étais originaire deValachie, il ajouta, avec la courtoisie qui caractérise les Français : « Ah, c'est un beau pays! » bien qu'il ne sût pas très bien s'il fallait le situer en Turquie ou en Hongrie. Quant à mon voisin, il répondait à ses questions de façon fort laconique : - Monsieur est militaire ? - Oui, monsieur. - Monsieur a été en Algérie? - Oui, monsieur. - Mon fils aîné également, et il y est encore. Vous avez été à Oran, sans doute ? -Non, monsieur. - Et vous, avez-vous des diligences dans votre pays ? me demanda-t-il. - Entre Jassy et Bucarest, répondis-je, avec une inimitable assurance. Mais chez nous, les diligences sont tirées par des bœufs. 39. En français, comme tout ce qui est en italiques jusqu'à la fin de ce chapitre.
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Cela l'étonna fort et sans doute était-il prêt à jurer que j'étais Valaque. Après ce détail si réussi, même le sergent de ville s'adoucit et devint plus loquace. A Lyon, je pris ma valise et me rendis immédiatement dans une autre compagnie de diligences, où je grimpai sur l'impériale et, cinq minutes plus tard, nous galopions déjà sur la route de Genève. Sur la grande place de la dernière ville, française, devant le commissariat de police, étaient assis le commissaire, un secrétaire; et auprès d'eux, debout, des gendarmes : il s'agissait d'un contrôle préliminaire. Comme le signalement indiqué sur mon passeport ne correspondait pas tout à fait à ma personne, je descendis de l'impériale et m'adressai à un gendarme : - Dites-moi je vous prie, mon brave, où pourrions-nous vider un verre de vin ensemble? Renseignez-moi. Je n'en peux plus. Quelle chaleur ! - Eh bien mais à deux pas d'ici ma sœur tient un café. - Comment faire pour mon passeport ?. - Donnez-le moi. Je vais le passer à mon camarade, et il vous le rapportera. Un instant plus tard le gendarme et moi vidions une bouteille de Beaune dans le café de sa sœur, et cinq minutes après son ami me tendait mon passeport. Je lui présentai un verre, il mit la main à son chapeau et nous revînmes grands amis à la diligence. Cette première fois tout s'était bien passé. Nous arrivons à la frontière. Il y a là une rivière, sur la rivière un pont, et de l'autre côté, la douane piémontaise. Sur cette rive-ci, les gendarmes français courent dans toutes -les directions, à la recherche de Ledru-Rollin (qui a passé la frontière depuis longtemps) ou au moins de Félix Pyat 40, qui la passera tout de même (avec un passeport valaque, comme moi). Le contrôleur nous fit savoir qu'ici s'opère le contrôle définitif, que cela dure assez longtemps, une demi-heqre peut-être, si bien qu'il nous conseille de casser la croftte au relais de poste. Nous venons de nous attabler lorsque arrive une autre diligence, en provenance de Lyon. Les voyageurs entrent. Le premier d'entre eux est... mon sergent de ville.· Que diable ! Et moi qui lui avais déclaré que je me rendais à Lyon. Nous échangeâmes un salut sec; lui aussi parut surpris, mais ne dit rien. 40. Félix Pyat (1810-1889) : dramaturge d'extrême gauche, journaliste; il soutint Ledru-Rollin en 1849 puis s'enfuit en Suisse et ensuite à Londres, où il fit partie du célèbre « Comité révolutionnaire européen ~. Amnistié, il revint en France en 1870 et participa activement à la Commune. Condamné à mort par contumace, il retourna à Londres. Gracié en 1880.
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Un gendarme se présenta, distribua les passeports. Les diligences se trouvaient déjà sur l'autre rive. - Messieurs, veuillez traverser le pont à pied. « C'est maintenant, me dis-je, que çà va aller mal! » Nous sortîmes ... Sur le pont, pas d'ennuis. Après le pont, pas d'ennuis non plus. - Ha ! Ha ! Ha ! Le sergent de ville éclata d'un rire nerveux. Çà y est! On a passé. On dirait qu'un poids m'est tombé du cœur. - Comment ? Vous aussi ? fis-je. - Comme vous, ce me semble ? - Mais non voyons ! me récriai-je en riant de bon cœur. J'arrive tout droit de Bucarest, traîné par des bœufs presque tout le temps! - Vous avez eu de la chance! dit le contrôleur, en me menaçant du doigt, mais à l'avenir soyez plus prudent. Pourquoi avezvous donné deux francs de pourboire au gamin qui vous a conduit à notre agence ? Encore heureux qu'il soit aussi des nôtres, car il m'a dit aussitôt : « Çà doit être un rouge : il n'est pas resté une minute à Lyon et a été si content de trouver une place, qu'il m'a passé deux francs ! » « Tais-toi, c'est pas ton affaire » que je lui ai répondu, « si jamais un sale policier t'entend, il arrêtera ce monsieur ». Le lendemain nous arrivâmes à Genève, cet antique refuge des persécutés. Dans son Histoire du XVI" siècle, Michelet raconte que, « au moment de la mort du roi, cent cinquante familles s'enfuirent à Genève, et quelque temps après, encore quatorze cents. Les réfugiés de France et ceux d'Italie fondèrent la véritable Genève, ce prodigieux sanctuaire entouré de trois nations, qui, sans appui aucun, et redoutant même les Suisses, subsista par sa seule force morale ... » A cette époque, la Suisse était un lieu de réuniqn où convergeaient de toutes parts les survivants des mouvements révolutionnaires européens. Les représentants de toutes les révolutions manquées erraient en nomades entre Genève et Bâle, des foules de miliciens traversaient le Rhin, d'autres gens descendaient du Saint-Gothard ou arrivaient à pied du Jura. Le pusillanime gouvernement fédéral n'osait pas encore les chasser ouvertement, les cantons tenaient encore à leur antique, leur sacro-saint droit d'asile. Tous ces hommes dont la renommée se répandait partout, que j'aimais sans les avoir vus, vers qui je me hâtais à présent, traversaient Genève au pas de parade, comme à la revue, reprenaient leur souffle, puis allaient plus loin ...
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CHAPITRE XXXVII
La Tour de Babel. Les Umwiilzungsmiinner allemands. Les montàgnards rouges français. Les fuorusciti italiens à Genève. 1 Mazzini. Garibaldi. Orsini. Tradition romane et germanique. Promenade sur « Le Prince Radetzky ».
n fut un temps où, dans un paroxysme d'irritation et d'ironie amère, je m'apprêtais à rédiger un pamphlet à la manière de Grandville : 2 Les réfugiés peints par eux-mêmes. 3 Je suis content de ne pas l'avoir fait. A présent je vois les choses avec plus de sérénité, je me moque moins souvent et ne m'indigne pas autant qu'autrefois. Au surplus, l'exil se prolonge trop longtemps et pèse trop lourd sur les uns et les autres ... Je n'en affirme pas moins, même maintenant, qu'un exil dont la décision a été prise non dans un but défini mais sous la pression du parti opposé freine toute évolution et, enlevant les hommes à leurs activités réelles, les pousse vers des occupations fantomatiques. Partis de leur patrie la rage au cœur, obsédés par la pensée d'y retourner demain, ils ne vont pas de l'avant et, au contraire, reviennent constamment au passé. L'espérance empêche qu'ils se fixent, qu'ils entreprennent un travail continu. L'irritation, les querelles vaines mais acharnées, ne leur permettent point de se dégager d'un certain nombre de questions, d'idées, de réminiscences, qui aboutissent à une tradition contraignante et accablante. Les hommes en général, et particulièrement ceux qui se trouvent dans une situation exceptionnelle, ont un tel penchant pour le formalisme, pour l'esprit corporatif, pour l'aspect professionnel, qu'ils assument 1. Umwiilzungsmiinner : fauteurs de troubles; fuorusciti : bannis, exilés. 2. Grandville, Jean-Ignace (1803-1847) : illustrateur-caricaturiste, sous le pseudonyme de « Jean Gérard ». Auteur de Les animaux peints par eux-mêmes. 3. En français.
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immédiatement l'apparence typique de leur métier ou de leur doctrine. Tous les émigrés, coupés du milieu vivant auquel ils appartenaient, ferment les yeux pour ne pas voir les amères vérités et se cantonnent de plus en plus dans un cercle clos et irréel, formé de souvenirs stagnants et d'espoirs irréalisables. Si nous y ajoutons leur éloignement de ceux qui ne sont pas des émigrés, et une tendance à la méchanceté, à la suspicion, à l'exclusivité et à la jalousie, le nouvel Israël au cou raide deviendra parfaitement compréhensible. Les exilés de 1849 ne croyaient pas encore à la permanence du triomphe de leurs ennemis. L'ivresse de leurs propres succès récents ne s'était pas dissipée; les ·chants, les applaudissements d'un peuple en liesse résonnaient encore à leurs oreilles. Ils .étaient fermement persuadés que leur défaite était un échec passager, et ne transféraient pas leurs vêtements de leurs malles dans leurs armoires. Cependant, Paris était sous surveillance policière, Rome était tombée sous les coups des Français, 4 à Bade sévissait le frère du roi de Prusse; 5 quant à Paskévitch, en Hongrie, il avait dupé Gorgeï en distribuant - à la russe - pots-de-vins et promesses. 6 Genève était pleine à craquer de réfugiés; elle devenait le Coblentz de la révolution de 1848. Italiens de toutes les régions, Français soustraits aux enquêtes de Bauchart, aux procès de Versailles, miliciens badois entrés à Genève en grand arroi réglementaire, avec leurs officiers et Gustave Struve, militants du soulèvement de Vienne, gens ·de Bohême, Polonais de Posen et de Galicie, tout cela se pressait en foule entre l'Hôtel des Bergues et le Café de la Poste. 7 Les plus malins commenÇaient à se douter que cette émigration n'était pas provisoire, ils parlaient d'Amérique et partaient. La majorité, bien au contraire, et les Français en particulier, fidèles à leur tempérament, attendaient chaque jour la mort de Napoléon et la naissance 4. Les troupes françaises d'intervention, commandées par Oudinot, débarquèrent à Cività-Vecchia le 25 avril 1849 et prirent Rome le 3 juin. 5. Bade et le Palatinat s'étaient soulevés en mai 1849. Ici ce fut la Prusse qui intervint, sous le commandement du prince Guillaume, frère de Frédéric-Guillaume IV.
6. Arthur Gorgeï avait mené les insurgés hongrois à la victoire sur les Autrichiens (1848-1849), mais Nicolas I•• envoya le général Paskévitch au secours de FrançoisJoseph. Gorgeï capitula après treize mois de combats; il fut accusé de trahison par ses compatriotes. 7. Alexandre Bauchart : rapporteur de la Commission d'enquête présidée par Odilon Barrot après les journées de juin 1848. Gustave Struve: démocrate allemand, l'un des chefs des mouvements révolutionnaires en Bade-Palatinat. Vienne se souleva le 6 octobre 1848. Windischgratz écrasa les insurgés le 1•• novembre. Des mouvements révolutionnaires pour la libération de la Pologne eurent lieu de mars à mai 1848 à Posen, en novembre à Lvov (Lemberg), en Galicie.
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de la République : démocratique et sociale pour les uns, démocratique mais nullement sociale pour les autres ... Quelques jours après mon arrivée (59), comme je me promenais dans les Pâquis, je rencontrai un monsieur d'un certain âge qui avait l'apparence d'un prêtre de village russe : coiffé d'un chapeau plat. à larges bords, vêtu d'une redingote blanche qui était noire, il déambulait, empreint d'une sorte d'onction ecclésiastique. A ses côtés marchait un homme d'une taille terrifiante, qui paraissait fabriqué à l'emporte pièce, avec les diverses parties du corps humain. J'étais accompagné d'un jeune écrivain allemand, Friedrich Kapp. - Vous les connaissez ? me demanda-t-il. - Non point. Mais si je ne me trompe, ce doit être Noé ou Lot en promenade avec Adam qui, au lieu de feUilles de figuier, porte un pardessus sur mesure. - Ce sont Struve et Heinzen, me répondit-il en riant. Voulezvous faire leur connaissance ? - Volontiers. Il nous présenta. Notre entretien manqua d'intérêt. Struve rentrait chez lui et nous y invita, aussi l'accompagnâmes-nous. Son petit logis était rempli de Badois. Au milieu d'eux était assise une femme de haute taille et fo:rt belle vue de loin, avec une somptueuse chevelure qu'elle laissait flotter dans un style original : c'était la célèbre Amalia Struve, son épouse. Dès le premier moment, le visage de Struve m'avait fait une curieuse impression : il exprimait cette paralysie morale que le fanatisme donne aux bigots et aux schismatiques. En contemplant ce front ferme et étroit, l'expression sereine de ces yeux, cette barbe hirsute, cette chevelure grisonnante et toute cette silhouette, je croyais voir quelque pasteur fanatique des armées de GustaveAdolphe qui aurait oublié de mourir, ou encore un Taborite 8 prêchant la repentance et la communion sous les deux espèces. L'aspect de Heinzen, ce « Sobakévitch » de la révolution allemande, 9 était bourru et grossier; homme sanguin, maladroit, il regardait par en dessous d'un air furibond, et n'était guère loquace.· Plus tard il allait écrire qu'il suffisait de massacrer deux millions d'hommes sur le globe terrestre pour que la cause de la révolution 8. Disciples fanatiques de Jan Hus, ces schismatiques tchèques du xv• siècle se groupaient en phalanstère sur le mont Thabor. 9. Personnage particulièrement déplaisant des Ames mortes.
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roule comme sur des roulettes. Celui qui l'a vu une seule fois ne s'étonnera pas qu'il ait écrit cela. 10 Je ne puis m'empêcher de relater un incident extrêmement comique qui m'arriva à propos de ce projet de cannibale. Un certain Dr. R. vivait à Genève (et y vit toujours) qui était le meilleur homme du monde, l'un des plus fidèles et des plus platoniques amoureux de la révolution, l'ami de tous les réfugiés. Il les soignait, les nourrissait, les abreuvait sur ses deniers. Vous aviez beau arriver tôt au Café de la Poste, il s'y trouvait déjà, qui lisait son troisième ou quatrième journal et vous faisait signe du doigt, mystérieusement, pour vous dire d'approcher et vous murmurer à l'oreille : - Je crois qu'aujourd'hui, Paris connaîtra une journée chaude. - Pourquoi çà ? - Je ne puis vous dire de qui je le tiens, mais seulement qu'il s'agit d'un homme proche de Ledru-Rollin; il était ici de passage... - Mais voyons, cher Docteur, n'attendiez-vous pas déjà quelque chose hier et avant-hier ? - Qu'est-ce que ça fait? Stadt Rom war nicht in einem Tage gebaut. 11 Ce fut donc à lui, en tant qu'ami de Heinzen, que je m'adressai dans ce café lorsque Heinzen publia son programme philantropique. - Powquoi, lui demandai-je, votre ami écrit-il des absurdités aussi pernicieuses ? La réaction pousse des cris, et à juste raison. Qu'est-ce que c'est que ce Marat transplanté dans une ambiance allemande? Et comment peut-on demander deux millions de têtes? R. parut gêné, mais ne voulut pas trahir un ami. - Ecoutez, finit-il par répondre, vous avez sans doute perdu quelque chose de vue : Heinzen parle de tout le genre humain, et dans ce nombre on trouverait au moins deux cent mille Chinois. - Ma foi, c'est différent ! Pourquoi les épargner? fis-je. Et de longtemps je ne pus me rappeler cette « circonstance atténuante » sans rire comme un fou. Deux jours après la rencontre aux Pâquis, le garçon 12 de l'Hôtel des Bergues où j'étais descendu se précipita dans ma cham10. Karl Heinzen (1827-1880) : journaliste dont les articles virulents dans le Allgemeine Zeitung, de Leipzig, et le Rheinische Zeitung aboutirent à l'interdiction de ces deux journaux. Après Genève, il gagna les Etats-Unis. 11. «Rome ne fut pas bâtie en un jour. ~ 12. En français.
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bre et, d'un air important, annonça : « Le général Struve et ses aides de camp ! » Je me dis que le gamin m'avait été envoyé par quelqu'un pour me faire une farce ou bien qu'il s'était trompé. Mais la porte s'ouvrit, et, Mit bediichtigem Schritt Gustave Struve tritt... 13 Avec lui venaient quatre messieurs. Deux d'entre eux étaient vêtus d'uniformes militaires comme ceux des Freischiirler de ce temps-là, 14 avec, de surcroît, de grands brassards rouges ornés de divers emblèmes. Struve me présenta sa « suite », en se référant démocratiquement à eux comme à« ses frères d'exil». J'appris avec plaisir que l'un d'eux, jeune homme d'une vingtaine d'années qui avait l'air d'un Bursch, 15 et qui, tout récemment encore, était un Fuchs, 16 occupait avec succès le poste de ministre des Affaires Intérieures par intérim ! De but en tilanc Struve se mit à me faire un cours sur sa théorie des sept plaies - der sieben Geisseln - les papes, les curés, les rois, les militaires, les banquiers, etc. et sur l'instauration de je ne sais plus quelle religion nouvelle, démocratique et révolutionnaire. Je lui fis remarquer que s'il dépendait de nous de fonder une nouvelle religion, mieux valait s'en abstenir et laisser cela à la volonté de Dieu, puisque, de par son essence même, cette affaire le concernait plus que nous. Nous entamâmes une discussion. Il laissa tomber une remarque à propos du W eltseele 17 et .je rétorquai que Schelling avait eu beau définir très clairement l'âme universelle, en la nommant das Schwebende, 18 je ne la saisissais pas complètement. Il bondit hors de son siège et, s'approchant de moi aussi près que possible, il dit : « Pardon, permettez », et commença à faire courir ses doigts sur ma tête et à les enfoncer, comme si mon crâne était un clavier d'accordéon. - En vérité, conclut-il en s'adressant à ses quatre « frères d'exil », Bürger Herzen hat kein, aber auch gar kein Organ der Veneration. 19 13. Paraphrase de la ballade de Schiller, Der Handschuhe (« Le Gant ») : Und hinein mit bediichtigem Schritt Ein Lowe tritt... (« A pas prudents entra un lion "• que Herzen remplace par « entra Gustave Struve.») 14. Volontaires. 15. Etudiant d'université faisant partie d'une corporation. 16. Etudiant de première année non encore admis dans une corporation. 17. « L'âme universelle. " 18. « Ce qm plane. " 19. « Le citoyen Herzen n'a pas, mais absolument pas la bosse du respect. "
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Tout le monde fut ravi de constater que je ne possédais pas la « bosse du respect :. . Là-dessus Struve me fit savoir qu'il était un
phrénologue illustre, et que non seulement il avait écrit un ouvrage sur le système de Gall, 20 mais qu'il avait choisi son Amalia selon ce système, après avoir, au préalable, palpé son crâne. Il m'assura que chez elle la bosse des passions était quasiment inexistante et que la partie antérieure de son crâne (où ces bosses sont localisées) était presque plate. C'est pour cette cause (qui aurait suffi à obtenir un divorce) qu'il l'avait épousée ! Struve était un grand original. Il ne mangeait que maigre, avec le lait en plus, ne buvait pas de vin et imposait cette diète à son Amalia. Jugeant que cela ne suffisait pas, il allait quotidiennement avec elle prendre un bain dans l'Arve, dont l'eau atteint à peine huit degrés à la mi-été, et n'arrive pas à se réchauffer tant elle descend vite des montagnes. Par la suite, il m'arriva de m'entretenir avec lui au sujet du régime végétarien. Je soulevai les objections habituelles : la structure des dents, la grande dépense d'énergie provoquée par l'assimilation de la fibre végétale; je lui donnai en exemple le faible développement du cerveau chez les animaux herbivores. Il m'écouta avec douceur, ne·se mit pas en colère, mais s'en tint à son opinion. Voulant sans doute m'impressionner, il me déclara, en guise de conclusion : - Savez-vous que l'homme qui a toujours absorbé une nourriture végétarienne purifie son corps au point de ne dégager aucune odeur après sa mort ? - Voilà qui est bien agréable, rétorquai-je, niais où est l'avantage ? Une fois mort, je ne pourrai en profiter ! Il eut même un sourire, mais reprit avec une conviction sereine : - Un jour vous changerez d'avis. - Quand aura poussé ma bosse du respect ! A la fin de 1849 Struve m'envoya un Almanach qu'il venait d'inventer à l'usage de l'Allemagne libre. Les jours, les mois, tout avait été traduit en un dialecte germanique ancien, fort difficile à comprendre. Chaque jownée était mise sous l'invocation non d'un saint, mais de deux personnages célèbres, comme par exemple Washington et Lafayette; en revanche, le dixième jour était dédié au souvenir d'ennemis du genre humain, tels Nicolas Ier et Metternich. Les jours de fête étaient ceux où l'on pouvait évoquer des hommes particulièrement illustres, comme Luther ou Christophe 20. Franz-Joseph Gall (1758-1828) : médecin autrichien, fondateur de la « science phrénologique '>.
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Colomb, et ainsi de suite. Dans son Almanach Struve avait galamment remplacé le 25 décembre, jour de la naissance du Christ, par la fête d'Amalia ! M'ayant un jour croisé dans la rue, il me dit, entre autres choses, qu'il serait bon de publier à Genève une revue en trois langues, co~une à toute l'émigration et capable de lutter contre « les sept plaies » comme d'entretenir « le feu sacré » des peuples alors écrasés par la réaction. Je lui répondis que ce serait, en effet, une chose excellente. A l'époque, la publication des journaux était véritablement épidémique : toutes les deux ou trois semaines surgissaient des maquettes, apparaissaient des spécimens, on distribuait des programmes puis deux ou trois numéros, après quoi tout disparaissait sans laisser de traces. Des individus qui n'étaient capables de rien se considéraient néanmoins aptes à faire un journal; ils grattaient cent ou deux cents francs et les dépensaient à sortir le premier et dernier numéro. C'est pourquoi l'intention de Struve ne me surprit nullement; par contre, je fus fort étonné en le voyant paraître chez moi le lendemain matin, vers les sept heures. Je crus qu'il était arrivé un malheur, mais lui, après s'être assis tranquillement, sortit de sa poche un papier et, se préparant à me le lire, me dit : - Bürger, comme vous et moi sommes tombés d'accord hier sur la nécessité de publier une revue, je suis venue vous en lire le programme. Lecture faite, il m'informa qu'il comptait se· rendre chez Mazzini 21 et chez beaucoup d'autres, afin de les inviter à un conciliabule chez Heinzen. Je l'accompagnai chez ce dernier : assis sur une chaise, l'air féroce, il tenait dans sa patte énorme un cahier; il me tendit l'autre main et marmonna d'une voix épaisse : Bürger, Platz! 22 Il y avait là peut-être huit personnes : des Français et des Allemands. Je ne sais plus quel ex-représentant du peuple à l'Assemblée Législative française était en train de rédiger un projet de budget et d'écrire quelque chose d'une écriture penchée. A l'arrivée de Mazzini, Struve proposa de lire le programme élaboré par Heinzen. Ce dernier s'éclaircit la voix et commença à lire en allemand, bien que la langue commune à tous fût le français. 21. Mazzini avait émigré en juillet 1849; c'est à Genève qu'il fit la connaissance de Herzen. L'année suivante il alla vivre à Londres, où ils se retrouvèrent à nouveau en 1852. (y. dans Autour d'Alexandre Herzen, op. cit., Lettres de patriotes italiens à Herzen, pp. 67-81.) 22. « Citoyen, prenez place 1 »
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Comme ils n'avaient pas l'ombre d'une idée neuve, leur programme n'était que la millième variante de ce verbiage démocratique qui constitue la même espèce d'exercice de rhétorique sur des textes révolutionnaires que les sermons des prêtres sur des textes bibliques. Prenant les devants de façon indirecte de crainte d'être taxé de socialisme, Heinzen nous assura que la république démocratique résoudrait d'elle-même le problème économique à la satisfaction générale. L'homme qui avait réclamé sans flancher deux millions de têtes, craignait que son organe de presse fût tenu pour communiste ... Je lui fis une objection quand il eut fini de lire, mais je pus deviner, d'après ses répliques brusques, d'après l'intervention de Struve et la gesticulation du représentant français, que nous avions été invités à ce conciliabule afin d'accepter le programme de Heinzen et Struve mais nullement pour le discuter. Voilà qui était parfaitement en harmonie avec la théorie du gouverneur militaire de Novgorod, Elpidiphore Antiochovitch Zourov. 23 Bien que Mazzini eût écouté d'un air mélancolique, il donna néanmoins son accord et fut quasiment le premier à souscrire pour deux ou trois actions. Si omnes consentiunt, ego non dissentio, me dis-je, à la manière de « Schufterle », dans Les Brigands, de Schiller. 24 Et moi aussi je souscrivis. Toutefois, il n'y eut pas assez d'actionnaires. Le Français avait beau calculer et vérifier, la somme souscrite se révélait insuffisante. - Messieurs, dit Mazzini, j'ai trouvé le moyen de vaincre cette difficulté : publiez votre revue d'abord en français
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Mazzini. Il savait que j'avais séjourné à Rome et voulait faire ma connaissance. Aussi étais-je allé le voir un matin aux Pâquis, en compagnie de L. Spini. 25 Quand nous entrâmes, Mazzini était assis devant une table, d'un air déjeté, et écoutait parler un jeune homme assez grand, élancé, fort beau de sa personne, avec une chevelure blonde. C'était le hardi compagnon d'armes de Garibaldi, le défenseur de Vascelle, le chef des légionnaires romains : Giacomo Medici. Plongé dans ses pensées et ne prêtant aucune attention à ce qui se passait autour de lui était assis un autre homme jeune, à l'expression triste et soucieuse : le collègue de Mazzini dans son triumvirat : Marc-Aurèle Saffi. 26 Mazzini se leva et, me regardant bien en face de ses yeux perçants, me tendit amicalement les deux mains (60). Même en Italie, il est rare de voir une tête aussi gracieuse dans sa gravité aussi rigoureusement antique. Par moments son expression était dure et austère, mais elle s'adoucissait instantanément et s'éclairait. Une pensée active, concentrée, étincelait dans son regard mélancolique; dans ses yeux, sur les rides de son front, on lisait une volonté et un entêtement incommensurables. Dans tous ses traits on décelait les traces de longues années de soucis, de nuits sans sommeil, d'orages endurés, de passions violentes ou - pour mieux dire - d'une seule et forte passion, et aussi quelque chose de fanatique, peut-être d'ascétique... Mazzini est très simple, d'abord fort aimable, mais l'habitude de commander est évidente, surtout dans la discussion, il peut à peine dissimuler son agacement quand on le contredit et parfois même il le manifeste. Il connaît sa force et dédaigne franchement tous les signes extérieurs d'un climat dictatorial. A l'époque, sa popularité était énorme. Dans sa petite chambre, son éternel cigare aux lèvres, Mazzini à Genève, (comme jadis le Pape en Avignon), concentrait dans ses mains les fils du télégraphe psychologique qui le mettaient en communication vivante avec toute la Péninsule. Il connaissait chaque battement de cœur de son parti, ressentait la 25. Léopold Spini avait pris part aux divers mouvements de libération italiens. Emigré à Genève. 26. Giacomo Medici (1819-1882) : compagnon de Garibaldi en Lombardie et à Rome. La « Villa Vascello » défendait l'approche de l'ouest de Rome. Medici, à la tête de volontaires romains, s'y opposa farouchement à la pression des Français. Vascello tomba le 30 juin 1849. Marc-Aurèle Safti (1819-1890) : désigné par l'Assemblée constituante romaine comme triumvir, avec Mazzini et Armellini, le 23 mars 1849. Emigra à Genève après la chute de la République romaine, puis en Angleterre; il reçut à Oxford, la chaire de langue et littérature italiennes. Resta indissolublement lié à Herzen. dont il vanta les mérites en tant que révolutionnaire et en tant qu'individu. (Cf. Ricordi e Scritti di Aurelio Saffj, t. IV, Florence, 1899). (A. S.)
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moindre secousse, avait une réponse immédiate pour chaque événement et donnait une impulsion générale à tout et à tous, en demeurant remarquablement infatigable. Fanatique, mais en même temps organisateur, il avait couvert l'Italie d'un réseau de sociétés secrètes, reliées entre elles et œuvrant dans le même but. Elles se ramifiaient en artères indécelables, se subdivisaient, s'amenuisaient de plus en plus et disparaissaient dans les Apennins, dans les Alpes, dans les pallazzi seigneuriaux et les sombres ruelles des villes italiennes, où aucune police ne peut pénétrer. Prêtres ruraux, postillons des diligenées, principi lombards, contrebandiers, aubergistes, femmes, bandits, tous servaient la cause, tous étaient les maillons de la chaîne qui adhérait à lui et dont il disposait. Depuis le temps de Menotti et des frères Bandiera 27, apparaissent successivement, rang après rang, des jouvenceaux enthousiastes, des plébéiens et des aristocrates énergiques, parfois de grands vieillards, et ils marchent sous la conduite de Mazzini consacré par le vieux Buonarrotti - camarade et ami de Gracchus Babeuf. Ils marchent au combat inégal, indifférents aux chaînes et au billot, parfois mêlant au cri de Viva l'ltalia 1 poussé avant de mourir, celui de Evviva Mazzini 1 Jamais il n'a existé nulle part une telle organisation révolutionnaire, et on peut se demander si elle serait possible ailleurs qu'en Italie, ou peut-être en Espagne. Aujourd'hui elle a perdu son ancienne unité, sa force d'antan, elle s'est étiolée pendant dix années de martyre, elle a perdu tout son sang, s'est usée à force d'espérer, sa pensée a vieilli. Toutefois, ,n y a encore de beaux élans, de beaux exemples : Pianori, Orsini, Pisacane 1 Je ne pense pas que la mort d'un seul homme aurait pu relever un pays d'une chute telle que la connaît actuellement la France. 28 Je n'approuve pas le plan qui poussa Pisacane à opérer son débarquement, qui m'apparut aussi prématuré que les deux dernières expériences à Milan. 29 Mais il n'est pas question de cela. Je ne veux parler ici que de l'exécution elle-même. Ces hommes-là, pesant 27. Ciro Menotti : carbonaro et révolutionnaire italien, chef d'une conspiration et d'un soulèvement à Modène, en 1831. Pendu sur l'ordre du duc de Modène, dont Menotti avait voulu faire le roi d'Italie. Attilio et Emilio Bandiera : officiers de marine vénitiens, qui avaient organisé une société secrète anti-autrichienne, l'Esperia, affiliée à la Giovane ltalia de Mazzini Tentèrent nn débarquement au royaume de Naples pour abattre les Bourbons, échouèrent et furent exécutés (juin 1844). 28. Allusion à l'attentat d'Orsini (14 janvier 1858) contre Napoléon III. 29. Carlo Pisacane tenta d'abord un débarquement dans l'ile de Ponza puis à Naples, comme les Bandiera (1857). Soulèvements de Milan : le 6 février 1853 et en octobre 1854.
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de toute la grandeur de leur sombre poésie, de leur force terrible, interdisent tout jugement et tout blâme. Je ne connais ni chez les Grecs, ni chez les Romains, ni chez les martyrs du christianisme et de la Réforme de plus grands exemples d'héroïsme ! Une poignée d'hommes énergiques aborde à l'infortuné rivage napolitain. Ils sont un défi, un exemple, le vivant témoignage de ce que tout n'est pas encore mort dans ce peuple. Leur chef, jeune, beau, tombe le premier l'étendard à la main, et derrière lui s'abattent les autres ou, pis encore, se trouvent entre les griffes du Bourbon. La mort de Pisacane et celle d'Orsini furent semblables à deux terrifiants coups de tonnerre par une nuit étouffante. L'Europe latine tressaillit. Le sanglier sauvage recula sur Caserte et se cacha dans sa tanière. Pâle de terreur, le cocher endeuillé qui emmenait la France au cimetière chancela sur son siège. Ce n'est pas pour rien que le débarquement de Pisacane trouva un écho si poétique dans le peuple : Sceser con l'armi, e a noi non fecer guerra Ma s'inchinaron per bacciar la terra : Ad u"no, ad uno li guardai neZ viso, Tutti avean una lagrima e un sorriso, Li disser ladri, usciti dalle tane, Ma non portaron via nemmeno un pane; E li sentii mandare un solo grido : Siam venuti a morir per nostro lido Eran trecento, eron giovani e forti; E sono morti ! Con gli occhi azzuri, et coi capelli d'oro Un giovin camminava innanzi a loro; Mi feci ardita, e préso'l per la mano, Gli chiesi : Dove vai, bel capitano ? Guardommi e mi rispose - 0 mia sorella, V ado a morir per la mia patria bella ! 1o mi sentii tremare tutto il cuore; Né poyei dirgli: V'aiuti il signore, Eran trecento, eran giovani e fort,i : E sono morti ! (L. Mercantini : « La Spigolatrice di Sapri ») 30. 30. Note de A. H. : « Voici la pauvre et prosaïque traduction de ces lignes étonnantes, devenues chanson populaire : Tis descendirent les armes à la main mais ne combattirent pas contre nous; ils se jetèrent sur la terre et la baisèrent; je regardai chacun d'eux, chacun, tous avaient la larme à l'œil, tous avaient un sourire. On nous dit que c'étaient des brigands sortis de leurs repaires; mais ils ne prirent rien, pas même un morceau de pain et nous
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En 1849, Mazzini était une puissance et ce n'était pas en vain que les gouvernements le craignaient. Son étoile brillait alors de tout son éclat, mais c'étaient les feux du couchant. Il se maintint encore longtemps à la même place, pâlissant peu à peu, puis le déclin vint, rapide, à la suite d'échecs répétés et d'expériences abusives. Certains de ses amis s'allièrent au Piémont, d'autres à Napoléon. Manin emprunta son chemin de traverse révolutionnaire, créa des schismes, l'esprit fédéral des Italiens releva la tête. 31 Garibaldi lui-même, le cœur navré, émit un jugement sévère sur Mazzini puis, sous l'influence des ennemis de celui-ci publia une lettre où ille blâmait de façon indirecte ... (62) Voilà pourquoi Mazzini a grisonné et vieilli, pourquoi un élément d'intolérance atrabilaire, voire de méchanceté, s'est insinué dans l'expression de son visage, dans son regard. Mais des hommes tels que lui ne cèdent pas : plus leurs affaires vont mal, plus haut ils lèvent leur étendard. Perdant aujourd'hui des amis, de l'argent, échappant à grand-peine aux chaînes et à la potence, Mazzini sera demain plus obstiné, plus résolu, recueillera de nouveaux fonds, se cherchera de nouveaux amis, se privera de tout, même de sommeil et de nourriture, cogitera des nuits entières sur de nouveaux moyens; et en effet, il les recrée à chaque ~ois, il se jette à nouveau dans la lutte et, battu une fois de plus, il se remet au travail avec une fiévreuse ardeur. n'entendîmes pousser par eux qu'une seule exclamation : « Nous sommes venus mourir pour la patrie ! » lls étaient trois cents, ils étaient jeunes et forts ... et tous sont morts ! Devant eux marchait un jeune chef aux cheveux d'or, aux yeux d'azur... Je m'enhardis, lui pris la main et demandai : « Où vas-tu donc, beau chef ? » TI me regarda et me dit : « Ma sœur, je pars mourir pour ma patrie. » Et mon cœur fut fort endolori et je n'eus pas la force de murmurer : « Dieu te soit en aide ! » lls étaient trois cents, ils étaient jeunes et forts... et tous sont morts ! J'ai connu, moi aussi, ce bel capitano (beau chef) et j'ai eu souvent des entretiens avec lui à propos des destins de sa triste patrie... » Pour plus de détails sur cette « Glaneuse de Sapri » : cf. Commentaires (60). 31. Daniel Manin (1804-1857) : grand patriote vénitien, chef de la République de Venise de 1848 à 1849. Emigré à Paris, il s'adressa en 1855 à la monarchie piémontaise, se déclarant prêt à rallier le parti républicain autour du roi, à condition que la Maison de Savoie crée une Italie une et indépendante. TI voulait un parti unique, à l'exclusion des mazzinistes, qu'il accusait d'être « les théoriciens du poignard ». Herzen écrivait : « Le fédéralisme est dans la terre même, il est inhérent à la nature italienne... » (Cité par Marc Vuilleurnier : Révolutionnaires et Exilés de 1848, in Autour d'Alexandre Herzen, Documents inédits, Genève, 1973, cf. Commentaires (60). Ce recueil précieux pour quiconque s'intéresse aux recherches et études herzeniennes parut un an avant le premier volume de la traduction française de B.i.D.)
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Daris cette infrangible constance, cette foi qui va à l'encontre des faits, cette activité inlassable que l'échec ne fait que provoquer et aiguillonner, il y a quelque chose de grandiose ou, si vous voulez, quelque chose d'insensé . .n arrive souvent qu'un grain de folie assure justement le succès : il excite les nerfs du peuple et le séduit. Un grand homme qui agit de façon directe doit être un grand maniaque, surtout avec un peuple aussi exalté que les Italiens, et si, par-dessus le marché, il défend la conception religieuse de la nationalité. L'avenir seul pourra démontrer si Mazzini a perdu son influence magnétique sur les masses italiennes à cause de ses expériences superflues et malheureuses. Ce n'est ni la raison, ni la logique qui mènent les peuples, mais la foi, l'amour et la haine ... (63) Les réfugiés italiens n'étaient pas supérieurs aux autres par leurs talents ou leur instruction. La plus grande partie d'entre eux ne savait même rien du tout hormis leurs poètes et leur histoire; mais ils ne portaient pas l'empreinte banale et stéréotypée de la piétaille démocratique française, gens qui argumentent, déclament, exultent, éprouvent collectivement les mêmes sentiments et les expriment de la même manière; ils n'avaient pas davantage ce caractère rustaud, grossier, ce style boursier de bas étage qui distinguait les réfugiés allemands. Le démocrate français ordinaire est un bourgeois in spe. Le révolutionnaire allemand, comme le Bursch allemand, est lui aussi un philistin, mais à un stade inférieur de développement. Les Italiens sont plus originaux, plus individuels. Les Français sont fabriqués par milliers sur le même modèle. Le gouvernement actuel n'a pas créé mais seulement compris le secret de l'annihilation des personnalités. Aussi a-t-il mis sur pied, tout à fait dans l'esprit français, l'instruction publique, c'est-à-dire l'instruction en général, puisque en France on n'est pas instruit à domicile. Dans toutes les villes de l'empire on enseigne la même chose, le même jour, à la même heure, dans les mêmes manuels. Lors de tous les examens on pose les mêmes questions, les mêmes exemples; les professeurs qui s'écartent du texte ou qui modifient le programme sont immédiatement révoqués. Cette éducation sans âme et annihilante n'a servi qu'à donner une forme obligatoire et héréditaire à ce qui fermentait auparavant dans l'esprit des hommes. Il s'agit du niveau démocratique conventionnel appliqué à l'évolution intellectuelle. Il n'existe rien de semblable en Italie. Fédéraliste et artiste de tempérament, l'Italien fuit avec effroi tout ce qui est esprit de caserne, tout ce qui est monotone, géométriquement régulier. Le Français est congénitalement un militaire : il aime le système, le commandement, l'uniforme, il aime à inspirer la 347
crainte. L'Italien, à vrai dire, est plutôt un bandit qu'un soldat, et je n'entends par là rien de mal. II aime mieux risquer l'exécution capitale, tuer un ennemi quand il en a envie, plutôt que sur ordre, et sans mettre la responsabilité sur personne. II préfère vivre chichement dans les montagnes et cacher des contrebandiers, plutôt que de les pourchasser en servant honorablement dans la gendarmerie. Comme nous, les Russes, l'Italien instruit s'est éduqué tout seul par le truchement de la vie, des passions, des livres qui lui tombaient sous la main, et il a trouvé le moyen de comprendre les choses, bien ou mal. Voilà pourquoi nous rendons beaucoup de points aux Français pour leur spécialisation raffinée et aux Allemands pour leur érudition théorique, mais en revanche, nous et les Italiens nous avons des couleurs plus vives. Eux et nous avons même des défauts communs. L'Italien a la même propension à la paresse que nous; il ne trouve pas que le travail soit un plaisir : il n'en aime ni l'anxiété, ni la fatigue, ni le manque de loisirs. En Italie le commerce est presque aussi arriéré que chez nous; eux aussi ont des trésors sous les pieds qu'ils ne se donnent pas la peine de déterrer. Les mœurs, là-bas, n'ont pas subi l'influence bourgeoise autant qu'en France et en Angleterre. L'histoire de la petite-bourgeoisie italienne ne ressemble point à l'évolution de la bourgeoisie française et anglaise. Les bourgeois riches, descendants du popolo grasso, ont plus d'une fois rivalisé avec succès avec l'aristocratie féodale; ils ont été les maîtres des villes, et c'est la raison pour laquelle ils ne se sont pas éloignés mais rapprochés du plébéien, du contadino 32, bien mieux que les rustres enrichis des autres pays. En fait, la bourgeoisie, au sens français, est représentée en Italie par une classe particulière, qui s'est formée au temps de la première Révolution, et que l'on pourrait désigner, en se référant à la géologie, sous le nom de strate piémontaise. Elle se distingue en Italie, comme aussi dans tout le continent européen, par le fait qu'elle est constamment libérale en beaucoup de cas, mais que dans tous les cas elle a peur du peuple, des références trop indiscrètes au labeur et aux salaires, et aussi qu'elle cède toujours à l'ennemi au-dessus d'elle, mais jamais aux siens, qui sont en dessous. Les individus qui composaient l'émigration italienne étaient arrachés' à toutes les couches possibles de la société. Que n'y avait-il 32. Paysan.
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pas autour de Mazzini, depuis les noms anciens qu'on trouve dans les chroniques de Guichardin et Muratori et auxquels l'oreille du peuple s'est habituée durant des siècles, tels que Litti, Borromei, del Verme, Belgiojoso, Nani, Visconti, jusqu'à, certain Roméo Gorban, demi-sauvage des Abruzzes, avec son teint olivâtre et son courage indomptable ! 33 Il y avait là également des hommes d'Eglise, comme Sirtori, prêtre-héros qui, au premier coup de feu tiré à Venise releva sa soutane et, tant que durèrent le siège et la défense de Marghera, se battit, fusil en mains, au premier rang, sous une pluie de balles. On y voyait aussi le brillant état-major des officiers napolitains, par exemple Pisacane, Cosenz et les frères Mezzacapo. Il y avait, de même, des plébéiens du Transtevere, aguerris par la fidélité et les privations, austères, sombres, muets sur leurs malheurs, modestes et invincibles, comme Pianori; à leurs côtés, des Toscans, langoureux même dans leur parler, mais aussi prêts que les autres à se battre. Enfin Garibaldi s'y trouvait aussi, tout entier sorti de Cornelius Nepos, mais doté de la simplicité d'un enfant, la bravoure d'un lion, et puis Felice Orsini, dont la belle tête a tout récemment roulé sur les marches de l'échafaud. Mais ayant cité leurs noms, je ne puis m'empêcher de m'y attarder ... En fait, j'ai connu Garibaldi en 1854, alors qu'il arrivait d'Amérique du Sud, sur un vaisseau dont il était le capitaine, amarré dans les docks des Antilles. 34 Je me rendis chez lui avec l'un de ses camarades de la guerre romaine et Orsini. Garibaldi, qui portait un épais pardessus, une écharpe auX: couleurs vives et une casquette, me parut ressembler beaucoup plus à un marin authentique qu'au glorieux meneur des milices romaines, que les statuettes, vendues dans le monde entier, montraient vêtu d'un costume fantaisiste. La simplicité bon enfant de ses manières, l'absence de toute affectation, la cordialité de son accueil me disposèrent en sa faveur. Son équipage était formé en majorité d'Italiens. Il était leur chef, il exerçait son autorité qui, j'en suis convaincu, était inflexible, mais ils le regardaient joyeusement, affectueusement, ils étaient fiers de leur capitaine. Garibaldi nous offrit à déjeuner dans sa cabine, nous régalant d'huîtres d'Amérique du Sud, préparées selon une recette spéciale, de fruits secs et de porto. Tout à coup il se 33. Sans doute Gianandrea Romeo, l'un des chefs du soulèvement en Calabre, en 1847. (A. S.) 34. Garibaldi arriva à Londres en 1854, sur le vaisseau américain Commonwealth. Emigré depuis 1848 en Amérique, il y servait dans la marine marchande. D'après ses lettres, Herzen fit la connaissance de Garibaldi le 21 février 1854, à Londres, chez le consul des Etats-Unis, Sanders. (A. S.)
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dressa en nous disant : « Attendez! Avec vous je vais boire un autre vin. » Il se précipita sur le pont. Alors un matelot apporta une bouteille, que Garibaldi considéra en souriant, puis remplit nos verres ... On aurait pu s'attendre à n'importe quoi de la part d'un homme qui arrivait de l'autre bord de l'Océan, or, c'était tout simplement du Bellet de sa patrie, Nice, qu'il avait apporté d'Amérique à Londres. Entre temps sa conversation, simple et dépourvue de cérémonie, peu à peu, révélait toute sa force. Sans phrases, ni lieux communs, se dévoilait, le chef du peuple qui avait stupéfié les vieux soldats par son courage, et il était facile de reconnaître dans le capitaine de vaisseau le lion blessé qui, montrant ses crocs à chaque pas, battit en retraite après la prise de Rome et, ayant perdu ses partisans, en appela de nouveaux aux armes, à Saint-Marin, à Ravenne, en Lombardie, au Tyrol, dans le Tessin, soldats, paysans, bandits, n'importe qui, afin de pouvoir porter un nouveau coup à l'ennemi. Et tout cela auprès du corps de sa femme, qui n'avait pas supporté toutes les épreuves et privations de la campagne. En 1854 il existait déjà une forte divergence d'opinions entre lui et Mazzini, bien que leurs bonnes relations fussent maintenues. Garibaldi disait en ma présence qu'il ne s'agissait pas d'exciter le Piémont, car le but principal était, désormais, de se libérer du joug autrichien. Il doutait fort que l'Italie fût prête pour l'unité et la république, comme le croyait· Mazzini, et se dressait résolument contre toute tentative et expérience de soulèvement. , Quand il fut sur le point d'appareiller pour aller prendre du charbon à Newcastle-on-Tyne et voguer de là vers la Méditerrannée, je lui avouai combien j'étais séduit par sa vie de marin et l'assurai que parmi tous les émigrés c'était lui qui avait choisi la bonne part. - Et qui les empêche d'en faire autant? rétorqua-t-il avec chaleur. C'était mon rêve le plus cher - riez si vous voulez, mais je le chéris encore. En Amérique on me connaît. J'aurais pu avoir sous mon commandement trois ou quatre vaisseaux comme celui-ci. J'aurais embarqué tous les exilés : matelots, lieutenants, ouvriers, cuisiniers auraient tous été des émigrés. Qu'y a-t-il à faire en Europe, à l'heure présente? S'accoutumer à l'esclavage, devenir traître à soi-même, mener une vie d'indigent en Angleterre ? S'installer en Amérique, c'est pis encore, c'est la fin de tout : le « pays de l'oubli de sa patrie », une patrie nouvelle, avec d'autres intérêts, où rien n'est pareil. Les hommes qui restent en Amérique sortent du rang. Quelle idée est meilleure que la mienne ? (Ici son visage s'éclaira). Quoi de mieux que de se grouper autour de quelques mâts, courir les océans, et s'aguerrir, dans la dure existence des 350
marins; dans la lutte contre les éléments, dans le danger ! Une révolution flottante, prête à aborder à tel ou tel rivage, indépendante et inaccessible ! En cet instant il m'apparaissait comme une sorte de héros dassique, un personnage de l'Enéide qui, eût-il vécu en un autre âge, aurait eu sa légende à lui, son Arma virumque cano ! Orsini, lui, était un homme d'une tout autre trempe. Il avait donné la preuve de sa force sauvage et de sa terrifiante énergie le 14 janvier 1858, rue Lepelletier. Cela lui assura un nom célèbre dans l'Histoire et plaça sa tête sous le couperet de la guillotine, à trente-six ans. J'avais fait sa connaissance à Nice, en 1854. Par moments nous fûmes même fort intimes; puis nous nous éloignâmes l'un de l'autre, nous nous rapprochâmes derechef, et finalement un froid passa entre nous, en 1856; bien que nous parvînmes à nous réconcilier, nous n'avions plus l'un pour l'autre les sentiments d'antan. Des personnalités telles que celle d'Orsini ne se développent qu'en Italie, mais, par contre, elles s'y développent en tous temps, à toutes les époques : ce sont des conspirateurs-artistes, des martyrs, des chercheurs d'aventures, des patriotes et des condottieri, des Teverino, des Rienzi, tout ce que vous voudrez, sauf des petitsbourgeois vulgaires et ordinaires. Des hommes tels que ceux-là ressortent en brillantes couleurs dans les chroniques de chaque ville d'Italie. Ils étonnent par ce qu'ils ont de bon, par ce qu'ils ont de mauvais, ils stupéfient par la puissance de leurs passions, leur force de volonté. Le levain de l'inquiétude fermente en eux depuis leur jeune âge. Il leur faut le danger, l'action d'éclat, les lauriers, les louanges. Ce sont des natures purement méridionales. Un sang brillant coule dans leurs veines, leurs passions nous sont quasiment incompréhensibles, ils sont prêts à n'importe quelle privation; n'importe quel sacrifice, grâce à une soif de jouissance d'une qualité particulière. Chez eux l'abnégation et le dévouement vont de pair avec la vindicte et l'intolérance; simples en· beaucoup d'occasions, ils sont souvent rusés. Peu soucieux des moyens, ils ne le sont pas plus du danger. Descendants des « pères de la patrie » romains, fils en Christ des Pères jésuites, élevés selon les souvenirs de l'Antiquité et les traditions des révoltes du Moyen-Age, leur âme secrète une grande quantité de vertus antiques et de vices catholiques. Ils n'attachent pas de prix à leur vie, mais pas plus à celle de leur prochain. Leur terrible ténacité se place au même niveau que l'obstination anglo-saxonne. D'une part, il y a l'attachement naïf à tout ce qui est apparence, un amour-propre qui va jusqu'à la vanité, au désir voluptueux de se griser de puissance, 351
d'applaudissements, de gloire; de l'autre, tout l'héroïsme romain qui fait face au dénuement et à la mort. La guillotine seule peut arrêter des individus dotés d'une telle énergie; autrement, à peine ont-ils échappé aux gendarmes sardes qu'ils fomentent des complots dans les serres même du vautour autrichien; puis, le lendemain de leur évasion des casemates de Mantoue, leurs bras encore meurtris par leur saut, ils commencent à tracer un projet de grenades et, face au danger, les lancent sous les roues d'une calèche. 35 L'échec même les fait atteindre à une stature colossale, et leur mort porte un coup qui vaut bien un éclat de grenade ... Jeune homme, Orsini était tombé dans les mains de la police secrète de Grégoire XIV. Il fut jugé pour avoir pris part au soulèvement romain et condamné aux galères. Il resta en prison jusqu'à l'amnistie de Pie IX. De cette vie parmi les contrebandiers, les bravi 36, les survivants des carbonari, il emporta une connaissance énorme de l'esprit populaire et un caractère de fer. Ces gens en conflit constant et quotidien avec la société qui les opprimait lui apprirent l'art de se dominer et l'art de se taire, non seulement devant les juges, mais aussi devant les amis. Les hommes tels qu'Orsini exercent une forte influence sur les autres. Ils plaisent à cause de leur nature secrète, mais en même temps on n'est pas à l'aise avec eux. On les dévisage avec ce plaisir vigilant mêlé de crainte qui nous porte à admirer les mouvements harmonieux d'une panthère et ses bonds feutrés. Ce sont des enfants, mais des enfants méchants. Non seulement l'Enfer de Dante _en est « pavé », mais les siècles suivants, nourris de sa redoutable poésie comme de la mordante sagesse de Machiavel, en sont peuplés. Mazzini lui aussi appartient à cette famille-là, tout comme Cosme de Médicis, Orsini et Giovanni Procida. 37 On ne peut même pas en exclure le « grand chercheur d'aventures maritimes », Christophe Colomb, ni le plus grand « bandit » des temps modernes :Napoléon Bonaparte. Orsini était remarquablement beau. Tout son aspect, svelte et gracieux, ne pouvait manquer d'attirer l'attention. Il était calme, parlait peu, gesticulait moins que ses compatriotes, n'élevait jamais la voix. Sa longue barbe noire (telle qu'il la portait en Italie) lui prêtait l'allure d'un jeune sacrificateur étrusque. Toute sa tête était 35. Herzen résume ici les péripéties de l'existence d'Orsini. C'est à Londres, où il se réfugia après s'être évadé de Mantoue, qu'il prépara son attentat contre Napoléon III. 36. Assassins à gages. 37. Procida (1225-1299) : héros sicilien de la lutte contre l'hégémonie française.
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d'une beauté exceptionnelle, un rien abîmée, peut-être, par la ligne irrégulière du nez. 38 En dépit de tout cela, il y avait, dans les traits d'Orsini, dans ses yeux, dans son sourire fréquent, dans sa voix douce, quelque chose qui empêchait l'intimité. On voyait qu'il se tenait en main, qu'il ne se laissait jamais aller complètement et qu'il était doué d'une maîtrise de soi extraordinaire. Il était évident que ces lèvres souriantes ne laissaient jamais tomber un seul mot qui ne fût voulu, que ces yeux qui brillaient d'une lumière intérieure cachaient on ne savait quel abîme, que dans les occasions où nous autres hésiterions et reculerions, lui il sourirait, ne changerait pas de visage, ne hausserait pas le ton, mais irait de l'avant, sans remords et sans doutes. Au printemps de 1852 Orsini attendait une nouvelle très importante, pour raisons de famille. « La lettre n'arrivait pas, et cela le tourmentait beaucoup. 39 Il m'en parla souvent. Un jour, pendant notre dîner en présence de deux ou trois personnes nous vîmes entrer le facteur dans l'antichambre. Orsini lui fit demander s'il n'y avait pas de lettre pour lui. On lui en apporta une; il jeta un coup d'œil rapide et indifférent sur le contenu, hocha la tête - et continua la conversation. Lorsque nous restâmes seuls, il me prit la main. Ah, dit-il, je respire enfin, j'ai reçu la réponse ... tout va bien ! Moi qui savais quel prix il attachait à sa lettre... j'avais été trompé par son apparence. Un tel homme était né pour être conspirateur, aussi le fut-il toute sa vie. ... Et que fit-il avec son énergie ? Et que firent Garibaldi avec son courage, Mazzini avec sa persistance, Pianori avec son revolver, Pisicane avec son drapeau... et les autres martyrs dont le sang n'est pas encore effacé ? Qu'ont-ils fait ? » Peut-être bien que l'Italie sera libérée des Autrichiens par le Piémont, que le gros Murat la délivrera du Bourbon de Naples, dans les deux cas sous la protection de Bonaparte. « 0 Divina Commedia ! ou, tout simplement Commedia, dans le sens employé par le pape Chiaramonti dans son entretien avec l'autre Napoléon, à Fontainebleau... » 38. Selon les journaux, Napoléon III ordonna de tremper la tête d'Orsini dans l'acide nitrique afin que l'on ne pût mouler un masque mortuaire. Quels progrès ont fait l'humanisme et la chimie depuis l'époque où la tête de Jean-Baptiste fut offerte sur un plat d'or à Hérodiade 1 (Note de A. H.) 39. Les passages entre guillemets ci-dessus, et plus bas, pp. 365-367 ont été traduits par Herzen lui-même du russe en français, pour le Kolokol, en 1868. ll a également traduit un assez long passage du chapitre suivant, comme on le verra, précédant tout cela d'une préface, qu'on pourra lire dans les Commentaires (64). Comme dans le tome 1•• de B. i. D. nous avons jugé intéressant pour nos lecteurs de leur faire connaître ces textes sous la plume de leur auteur (v. tome 1••, chapitre XXIV).
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... Par la suite, je me liai intimement avec les deux ·personnages auxquels j'ai fait allusion en parlant de ma première rencontre avec Mazzini, et particulièrement avec Saffi. Medici est un Lombard. Dans sa prime jeunesse, souffrant de la situation inextricable de l'Italie, il était parti pour l'Espagne et de là il était allé à Montevideo et au Mexique. Il avait servi dans les rangs des Cristinos 40, avait, je crois gagné le grade de capitaine, et enfin était retourné dans sa patrie, après l'élection de Mastaï Ferretti. 41 L'Italie était en train de revenir à la vie, et Medici se lança dans le mouvement de libération. A la tête des légionnaires romains, il fit des prodiges de courage pendant le siège. Néanmoins, les hordes françaises entrèrent dans Rome sur les corps d'un grand nombre de nobles victimes et sur le cadavre de Laviron 42 qui, comme s'il était expiatoire devant son peuple, se battit contre lui et tomba, fauché par une balle française aux portes de Rome. Sans doute imagine-t-on un tribun-guerrier tel que Medici sous les traits d'un condottiere, brulé par la poudre et le soleil tropical, avec des traits fortement accusés, une parole brusque et bruyante, des gestes violents. Pâle et blond, avec des traits fins, des yeux pleins de douceur, des manières élégantes Medici ressemblait bien plus à un homme qui aurait passé sa vie dans la compagnie des dames qu'à un guerilliero et un agitateur. Poète et rêveur, passionnément amoureux à cette époque, il était plein d'élégance et d'attrait. Les quelques semaines passées avec lui à Gênes me firent beaucoup de bien. C'était mon époque la plus noire (1852), six semaines après l'enterrement de ma femme. J'étais complètement égaré; je ne trouvais plus ni balises, ni chenal. Je ne sais s'il est vrai, comme l'a écrit Orsini dans ses Mémoires, que j'eusse l'air d'un fou, 43 mais j'étais au plus mal. Medici me plaignait. Il ne le disait point mais, tard le soir, vers la mi-nuit, il lui arrivait de frapper à ma porte et de venir bavarder, assis sur mon lit. (Un soir, conversant de cette façon, nous attrapâmes un scorpion sur ma couverture). Il lui arrivait aussi de frapper à six heures du matin pour me dire : « Il fait un temps merveilleux, partons pour Albaro ! :. 40. Les partisans espagnols de la régente Marie-Christine, en lutte contre ceux de Don Carlos, les Carlistes. 41. Mastaï Ferretti : le pape Pie IX, élu en 1846. 42. Gabriel Laviron : Français aui avait pris part à la révolution de 1848 puis était venu se battre pour les Romains contre les Français. (V. p. 358.) 43. Dans Memoirs and Adventures of Orsini, written by himself (Edinburgh, 1857) on lit : Herzen was for some days almost insensible ... (A. S.) n faut savoir que toute cette période (de 1848 à 1852) relatée ici du point de vue politique « Outside » - correspond au « drame de famille » : l'infidélité et la mort de Natalie - « Inside » - que l'on lira au tome III.
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C'était là que vivait la belle Espagnole qu'il aimait. Il n'espérait pas un changement rapide de la conjoncture présente. Devant lui se dressaient des années d'exil. Tout devenait plus mauvais, plus sombre, mais il y avait en lui quelque chose de juvénile, de gai, voire de naïf. J'ai remarqué ces mêmes traits chez quasiment toutes les natures de cette trempe-là. Le jour de mon départ 44 quelques proches vinrent dîner chez moi : Pisacane, Mordini, Cosenz... 45 - Pourquoi, leur demandai-je par manière de plaisanterie, pourquoi notre ami Medici, avec ses cheveux blonds, son visage nordique et aristocratique me fait-il penser à un chevalier de Van Dyck plutôt qu'à un Italien ? - C'est naturel, fit Pisacane en reprenant ma plaisanterie. Giacomo est lombard, il doit être le descendant de quelque chevalier germanique. - Fratelli, se récria Medici, il n'y a pas une seule goutte de sang allemand dans ces veines ! - C'est vous qui le dites, reprit l'autre, mais donnez-nous des preuves, expliquez-nous pourquoi vous avez les traits d'un homme du Nord. - Volontiers, répliqua Medici. S'il en est ainsi, c'est sans doute qu'une de mes arrière-grand'mères s'est oubliée avec un Polonais ! Parmi tous les non-Russes qu'il m'a été donné de rencontrer, c'est Saffi qui avait la nature la plus pure et la moins compliquée. Les Occidentaux sont bien souvent bornés et c'est pourquoi ils paraissent simples et peu perspicaces; mais les gens doués sont rarement simples. Chez les Allemands on rencontre la répugnante simplicité des dadais au sens pratique; chez les Anglais, la simplicité est le fruit d'un esprit lent; ils ont toujours l'air d'être mal réveillés, de ne pouvoir retrouver leurs esprits. En revanche, les Français sont perpétuellement remplis d'arrière-pensées et occupés à jouer un rôle, mais à leur manque de simplicité s'ajoute un autre défaut : ils sont tous de fort mauvais acteurs et ne savent cacher leur jeu. L'affectation, la vantardise et l'habitude de faire des phrases ont tellement pénétré leur sang et leur chair que certains en ont péri, payant de leur vie ce jeu d'acteur, alors que leur sacrifice était lui-même un mensonge. Ce sont des choses terribles, et nombreux sont ceux qui s'indignent de les entendre exprimer, mais il est plus effrayant encore de se duper soi-même. 44. Herzen quitta Gênes le 20 juin 1852 pour se rendre sur le lac Majeur, comme en témoigne sa correspondance. 45. Enrico Cosenz : révolutionnaire italien qui avait lutté contre les Autrichiens à Venise, contre les Bourbons à Naples, et avait rejoint Garibaldi en 1859.
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Voilà pourquoi on se sent si joyeux, on respire si librement quand, au sein de cette foule de gens médiocres et prétentieux, d'hommes de talent insupportablement maniérés et vantards, on découvre un personnage fort, dépourvu de tout artifice, de toute présomption, de cet amour-propre qui grince comme un couteau sur une assiette. On a l'impression alors de sortir du corridor étouffant d'un théâtre éclairé aux lampes, pour entrer dans le soleil après un spectacle en matinée; et voici qu'en lieu et place des magnolias en carton-pâte et des palmiers en toile, on voit des vrais tilleuls, on respire enfin un air frais et sain ! Saffi est l'un de ces hommes-là. Mazzini, le vieil Armellini et lui furent les triumvirs au temps de la République romaine. Saffi avait la charge du ministère des Affaires Intérieures, et resta à l'avant-garde jusqu'au bout de la lutte contre les Français; or, l'avant-garde, cela signifiait les obus et les balles ... Revenant d'exil, il franchit à nouveau les Apennins, sacrifice accompli par piété, mais sans foi, grâce à un sens très fort du devoir, afin de ne pas chagriner certains, ne pas donner un mauvais exemple à d'autres. TI passa quelques semaines à Bologne, où il aurait été fusillé dans les vingt-quatre heures l'eût-on pris. Sa tâche ne consistait pas uniquement à se cacher : il lui fallait agir, préparer l'insurrection, en attendant les nouvelles de Milan (65). Jamais je ne lui ai entendu relater les détails de son existence d'alors, mais j'en ai beaucoup appris par un personnage qui pouvait passer pour un bon juge en matière de courage, et qui me faisait ce récit alors que ses relations personnelles avec Saffi se trouvaient déjà fortement ébranlées. Orsini l'avait accompagné dans sa traversée des Apennins et c'est lui-même qui évoquait pour moi, avec enthousiasme, l'égalité d'âme, la limpide sérénité de Saffi, son humeur légère, quasiment joyeuse, au moment où il descendait à pied de la montagne. Au vu et au su de toutes sortes d'ennemis, il chantait avec insouciance des chants populaires et récitait des vers de Dante. Je pense qu'il aurait marché vers le billot avec les mêmes chansons, les mêmes strophes aux lèvres, sans du tout songer à son exploit. A Londres, chez Mazzini ou chez ses amis, Saffi ne disait mot la plupart du temps, prenait rarement part aux discussions et, s'il s'animait pendant un instant, il retombait aussitôt dans le silence. On ne le comprenait guère, voilà qui me paraissait clair; il ne savait pas se faire valoir ... 46 Pourtant je n'ai pas entendu un seul 46. En français.
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Italien, parmi ceux qui se détachèrent de Mazzini, dire un seul mot contre Saffi. Certain soir, Mazzini et moi commençâmes à nous disputer à propos de Leopardi. Celui-ci a écrit des poèmes pour lesquels je ressens une affinité passionnée. Comme Byron, il a complètement gâché beaucoup de ses vers à force de cogitations, mais comme Byron, aussi, il a créé des strophes qui vous frappent au cœur, vous font souffrir, réveillent quelque douleur cachée. On trouve des mots, des vers semblables chez Lermontov et aussi dans certaines Iambes de Barbier. Leopardi : le dernier livre que lisait et feuilletait Natalie avant sa mort... Pour les hommes d'action, les agitateurs, les animateurs de masses, ce genre de méditations empoisonnées, ces doutes destructeurs paraissent incompréhensibles; ils n'y entendent qu'une plainte stérile, la mélancolie des faibles. Mazzini ne pouvait éprouver de la sympathie pour Leopardi, je le savais à l'avance, mais il se mit à l'attaquer avec une espèce d'acharnement. Cela m'agaça beaucoup. Naturellement, il lui en voulait de ne pouvoir l'utiliser pour sa propagande. De la même manière, Frédéric II aurait pu en vouloir à... je ne sais pas... disons à Mozart, parce qu'il ne pouvait en faire un garde-du-corps ! Quelle révoltante limitation de la personnalité que la réduction des personnes à des catégories, des cadres ! Comme si le développement historique c'était la corvée que les agents recruteurs imposent de force aux faibles et aux vigoureux, à ceux qui acceptent et à ceux qui refusent. Mazzini était en colère. Mi-rieur, mi-sérieux je lui dis : -:- Il me semble que vous ayiez une dent contre ce pauvre Leopardi parce qu'il n'a pas participé à la révolution romaine. Mais, voyez-vous, il avait pour cela une excellente excuse, · que vous oubliez tout le temps ! -Laquelle 1 - Mais le fait qu'il soit mort en 1836.47 Saffi ne put y tenir et prit la défense du poète qu'il aimait plus encore que moi et, c'est évident, comprenait de façon plus vive. Il l'analysait avec ce sens esthétique, artistique, qui permet à un homme de révéler certains aspects de son esprit plutôt que de réfléchir. D'après cette conversation et quelques autres semblables, je compris qu'en fait Mazzini et Saffi ne pouvaient suivre le même chemin. La pensée de l'un recherche les moyens, ne se concentrq 47. En réalité, le 14 juin 1837.
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que sur eux seuls : c'est en quelque sorte une fuite devant les doutes; cette nature-là n'aspire qu'à une activité pratique, ce qui, dans un certain sens, est un signe de paresse. Le choix de l'autre, c'est la vérité objective. Sa pensée travaille. De surcroît, pour une nature d'esthète l'art est cher en soi, sans relation avec la réalité. Après avoir quitté Mazzini, Saffi et moi parlâmes encore longtemps de Leopardi, dont j'avais les poèmes dans ma poche. Nous entrâmes dans un café et lûmes encore quelques-uns de mes vers préférés. C'était suffisant. Quand des individus découvrent leurs affinités dans des nuances impalpables, ils peuvent se. taire sur bien des choses : il leur paraît évident qu'ils voient du même œil aussi bien les tons vifs que les ombres épaisses ... En parlant de Medici, j'ai fait allusion à une figure profondément tragique : Laviron 48, Je ne le connus pas longtemps. Il passa devant mes yeux et disparut dans un nuage sanglant. Laviron était ingénieur et architecte, sorti de l'Ecole Polytechnique. Je fis sa connaissance au plus fort de la révolution, entre le 24 février et le 15 mai. (Il était alors capitaine de la Garde Nationale). Dans ses veines coulait, sans mélange aucun, un sang énergique, austère au besoin, débonnaire, joyeux, le sang gallo-franc « des années quatre-vingt-dix. ~ J'imagine que tel était l'architecte Kléber quand, en compagnie du jeune acteur Talma; il coltinait ht terre dans une brouette, pour déblayer la Place pour la fête de la Fédération. 49 Laviron fut du petit nombre de ceux qui ne furent pas grisés par la victoire du 24 février et la proclamation de la République. Il était sur les barricades lorsqu'on s'y battait, et à l'Hôtel de Ville quand ceux qui ne se battaient pas élisaient des dictateurs. Quand le nouveau gouvernement arriva à l'Hôtel de Ville tel un deus ex machina, Laviron protesta bruyamment contre cette élection et, suivi par quelques hommes énergiques, il demanda d'oir venaient ces gens et pourquoi ils s'étaient constitués en gouvernement ? Le 15 mai, parfaitement conséquent avec lui-même, il fit irruption avec le peuple de Paris dans l'Assemblée bourgeoise et, son épée nue à la main, obligea le président à laisser monter à la tribune les 48. Voir note 42, p. 354. 49. Jean-Baptiste Kléber, avait, en effet, étudié l'architecture avant de s'engager dans les armées de la République, se couvrir ·de gloire, devenir général et tomber lors de la campagne d'Egypte sous les coups d'un fanatique (1800). La Fête de la Fédération eut lieu le 14 juillet 1790 sur le Champ-de-Mars. Talma en parle dans ses Mémoires.
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orateurs populaires. 50 La cause fut perdue et Laviron dut se cacher. Il fut jugé et condamné par contumace. Les réactionnaires étaient ivres de leur succès, se sentant assez forts pour combattre et bientôt assez forts pour vaincre. Puis ce furent les journées de juin, les proscriptions, les déportations, la terreur bleue. Justement en .ces jours-là je me trouvais sur les boulevards, devant le Café Tortoni, au milieu d'une foule très diverse. Comme cela arrive toujours à Paris, que ce soit sous une monarchie modérée ou immodérée, sous la république ou sous l'empire, tout ce public était infesté de mouchards. Soudain... je ne puis en croire mes yeux ... je vois s'approcher ... Laviron! - Bonjour ! me dit-il. - Quelle folie ! fais-je à mi-voix et, lui prenant le bras, je m'éloigne du Tortoni. - Comment pouvez-vous courir de tels risques ? En un moment pareil! - Si vous saviez combien on s'ennuie à rester enfermé, à se cacher. C'est à devenir fou ... J'ai réfléchi, réfléchi, et puis je suis sorti me promener. - Mais pourquoi sur les boulevards ? - Ça ne veut rien dire. Ici l'on me connaît moins que sur l'autre rive de la Seine. Et puis, qui pourrait imaginer que j'irais déambuler devant le Tortoni ? Du reste, je pars ... -Où donc? - A Genève. Tout me pèse, tout m'écœure. Nous allons au-devant de terribles malheurs. C'est la chute partout, la chute et la mesquinerie. Partout ! Eh bien, adieu, adieu ! Et que notre prochaine rencontre soit plus joyeuse ! A Genève il s'occupa d'architecture. Il était en train de bâtir quelque chose quand soudain la guerre fut déclarée « pour le Pape », contre Rome. Les Français accomplirent leur perfide débarquement à Cività-Vecchia et s'approchèrent de Rome. Laviron abandonna son compas et partit à bride abattue pour la Ville Eternelle : « Vous avez besoin d'un ingénieur, d'un artilleur, d'un soldat. Je suis français. J'ai honte de la France et je vais me battre contre mes compatriotes », déclara-t-il aux triumvirs. Et, victime expiatoire, il marcha dans les rangs des Romains. Il avançait avec une farouche bravoure; quand tout était perdu il se battait encore. Il tomba aux portes de Rome, fauché par un obus français. La presse française l'enterra sous une volée d'injures, 50. Blanqui, Raspail, Barbès.
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insistant sur le jugement de Dieu qui avait frappé un criminel, traître à la Patrie . ... Lorsqu'un homme a longuement contemplé des boucles et des yeux noirs et qu'il se tourne soudain vers une femme blonde aux sourcils clairs, nerveuse et pâle, son regard ne manque jamais de manifester sa stupeur, et n~ s'adapte pas immédiatement. La différence à laquelle il n'avait pas pensé, qu'il avait oubliée, s'impose à lui physiquement, malgré lui. Il arrive exactement la même chose lorsque l'on passe brusquement de l'émigration italienne à l'émigration allemande. « Il faut admettre en thèse générale que les Allemands réfugiés étaient scientifiquement mieux développés que les réfugiés des autres peuples, mais cela ne leur profitait pas beaucoup. » 51 L'Allemand est passé du fanatisme catholique au piétisme protestant de la philosophie transcendentale et au « poétisme » de la philologie, et maintenant il évolue par degrés vers la science positive. Il « suit avec application toutes ses classes », et voilà qui résume toute son histoire. Au Jugement Dernier on lui donnera de bonnes notes. Le petit peuple de l'Allemagne a moins étudié, a beaucoup souffert. Il a payé son droit au protestantisme avec la guerre de Trente Ans, son droit à une existence indépendante (c'est-à-dire terne, sous la supervision de la Russie) avec sa lutte contre Napoléon. La libération de 1814 et 1815 aboutit à la plus complète des réactions. Et quand, à la place de Jérôme Bonaparte, apparut le Landesvater 52 en perruque poudrée et uniforme démodé, défraîchi, quand il annonça que le lendemain se déroulerait, disons, la quarante-cinquième parade (la quarante-quatrième ayant eu lieu avant la révolution) alors tous les « libérés » eurent l'impression de perdre contact avec le présent et de retourner vers un autre âge. Et de palper leur nuque pour s'assurer qu'il ne leur avait pas poussé une petite natte nouée d'uu ruban ! Le peuple accepta cela avec une stupide ingénuité et entonna les chants de Korner. 53 Les sciences progressaient. On donnait des tragédies grecques à Berlin et des festivals d'art dramatique en honneur de Goethe, à Weimar. Les plus extrémistes parmi les Allemands demeurent des philistins dans leur vie privée. Hardis quand il s'agit de logique, ils 51. Jusqu'à la fin de ce chapitre, comme précédemment, les passages entre guillemets sont traduits en français par l'auteur. 52. « Père du peuple », c'est-à-dire le roi de Prusse. 53. Poète romantique allemand qui prit part à la « guerre de Libération ». Ses poèmes patriotiques soulevaient, en 1814 et 1815, la jeunesse libérale. ·
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se ,dispensent de se montrer conséquents dans la pratique et tombent dans d'effarantes contradictions. En matière de révolution, comme pour tout le reste, l'esprit germanique s'empare d'une idée générale, naturellement dans son sens absolu, c'est-à-dire inefficace, et se contente d'une construction idéale; il s'imagine ainsi qu'une chose est accomplie si elle est comprise et croit que le fait se soumet aussi facilement à la pensée que la signification du fait pénètre dans la conscience. « Les Anglais et les Français ont des préjugés que l'Allemand a rarement, et ils sont, de bonne foi, conséquents et simples. S'ils se soumettent à des vieilleries qui ont perdu le sens commun, c'est qu'ils les reconnaissent comme vraies et immuables. L'Allemand ne reconnaît rien; excepté la raison, et se soumet à tout- c'est-àdire qu'il se sert selon les circonstances des préjugés vulgaires » : c'est transiger avec sa conscience contre des pots-de-vin. Le Français n'est pas libre moralement ·: plein d'initiative dans la vie pratique, il est pauvre en réflexion. Il pense selon des idées reçues, des formes admises; il donne une allure « chic » à des pensées :triviales, et s'en contente. Il a du mal à accepter la nouveauté, même s'il se jette dessus. Le Français tyrannise sa famille et croit qu'il est de son devoir de le faire, de même qu'il croit en la Légion d'Honneur et aux verdicts des tribunaux. « L'Allemand ne croit en rien, mais profite des préjugés sociaux quand cela l'arrange. Il est très habitué à un petit confort, an Wohlbehagen 54, et lorsqu'il passe de son cabinet d'étude dans son salon, dans le Prunkzimmer 55 ou dans la chambre à coucher, il sacrifie sa libre pensée à l'ordre et à la cuisine. L'Allemand, au fond, est très sybarite; on ne le remarque pas parce que ses moyens modiques et sa vie sans bruit ne font pas d'effet; mais un Esquimau qui sacrifierait tout pour avoir de l'huile de foie .de morue à volonté est aussi épicurien que Lucullus. De plus, l'Allemand lymphatique s'appesantit vite et prend mille racines dans un genre de vie donnée. Tout ce qui peut altérer ses coutumes l'effarouche et le met hors de lui. « Les réfugiés allemands .étaient de grands cosmopolites : den Stan.dpunkt der Nationalitiit haben sie überwunden. 56 Ils sont prêts à accepter la république universelle, à effacer les frontières entre les Etats, pourvu que Trieste et Dantzig restent à l'Allemagne unie. Les étudiants de Vienne formèrent une légion lors de l'invasion de la ·Lombardie par Radetzki; conduits .par un brave pro54. « A sa prospérité. » 55. « Le salon d'apparat. » 56. « lls avaient surmonté le point de vue de la nationalité. »
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fesseur, ils prirent un canon - et le donnèrent en souvenir à la bonne ville d'Innsbruck. « Avec ce patriotisme chatouilleux et un peu accapariste, l'Allemagne regarde avec souci à droite et à gauche. D'un côté il lui semble toujours que la France traverse le Rhin. De l'autre, que la Russie passe le Niémen, et un peuple de vingt-cinq millions se sent orphelin sans protection entre ces brigands des grandes routes. Pour se consoler en attendant l'invasion, l'Allemand démontre ex fontibus 57 que la France latine n'est plus et que la Russie byzantine n'est pas encore. « Les paisibles professeurs, docteurs, théologues, pharmaciens et philologues qui se rassemblaient dans l'église de Saint-Paùl; à Francfort, après quarante-huit, applaudissaient aux Autrichiens en Italie et ne voulaient pas entendre les plaintes des Polonais de la Posnanie, comme entachée de nationalisme prussien. Le parlement allemand était très belliqueux, rêvait à une flotte allemande et jetait déJà les yeux sur le Schleswig-Holstein... stammverwandt! 58 « La révolution de quarante-huit avait partout quelque chose de précipité, d'inachevé, de non-soutenu, mais elle n'avait ni en France, ni en Italie rien de si drôle comme en Allemagne... » Dans toute l'Allemagne, Vienne exceptée, elle était imprégnée d'une drôlerie infiniment plus divertissante que la détestable comédie de Goethe : Der Bürgergeneral. Il n'y avait pas une ville, pas un coin où n'apparût, au moment du soulèvement, une ébauche 'de Comité de Salut Public, comprenant tous les hommes d'action importants, un jouvenceau glacial - Saint-Just - de farouches terroristes, un génie militaire jouant les Carnot. J'ai connu personnellement deux ou trois Robespierre, qui portaient toujours une chemise impeccable, se lavaient les mains et se nettoyaient les ongles. En revanche, on y trouvait aussi des Collot-d'Herbois échevelés; et si le « club » comprenait un individu plus avide de bière que les autres, et courant plus ouvertement après les Stubenmiidchen, 59 alors c'était Danton : eine schwelgende Natur! 60 Les faiblesses et les déflmts des Français disparaissent en partie grâce à leur caractère superficiel et vif. Chez l'Allemand, les mêmes défauts se développent de façon plus solide, plus ferme, et sautent aux yeux. Il faut avoir vu ces Allemands jouer à être so einem burschikosen Kamin de Paris 61 en matière de politique, 57. 58. 59. 60. 61.
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« En puisant aux sources. » « De la même race. » « Femme de chambre. »
c Un fort tempérament. » c Un vrai Kamin de Paris-provocant. »
pour les apprécier ! Ils m'ont toujours fait penser aux cabrioles d'une vache, quand cet excellent et respectable animal, paré de la bonhomie de son espèce, se déchaîne et gambade sur le pré en ruant de ses pattes de derrière, ou galope de travers en s'envoyant des coups de queue. Après l'affaire de Dresde 62 j'ai rencontré à Genève l'un des agitateurs de là-bas, et j'ai commencé incontinent à le questionner sur Bakounine. Il le porta aux nues et me raconta comment il avait lui-même commandé une barricade sous ses ordres. Enflammé par son récit, il poursuivit : ..,..-- La Révolution, c'est un orage; on n'y peut écouter son cœur, ni se conformer à la justice ordinaire... Il faut avoir soimême vécu ces événements pour comprendre la Montagne, en 1794. Imaginez ceci : nous percevons subitement une vague agitation dans le parti royaliste; de faux bruits sont répandus intentionnellement; l'on voit apparaître d~s individus à la mine suspecte. Après mûre réflexion, je prends la décision de terroriser ma rue. « Manner ! :. dis-je à mon détachement, « sous peine de la cour martiale qui, en état de siège, peut vous priver de vie sur le champ, en cas de désobéissance, j'ordonne que toute personne, sans distinction de sexe, d'âge ou de profession, qui tenterait de franchir la barricade soit saisie et amenée devant moi sous bonne escorte. » Il en alla ainsi pendant vingt-quatre heures. Si le citoyen qu'on m'amenait était un bon patriote, je le laissais passer, mais si c'était un personnage suspect, je faisais signe à son escorte ... - Et eux ? demandai-je, horrifié. ~ Ils le raccompagnaient chez lui, conclut le terroriste, tout fier et se rengorgeant. Je vais ajouter encore une petite histoire à ma description des libérateurs allemands. Le jeune homme auquel j'ai fait allusion en racontant ma visite chez Gustave Struve, et qui remplissait les fonctions de ministre des Affaires Intérieures, m'envoya quelques jours plus tard un mot où il me priait de lui trouver du travail. Je lui proposai de recopier, en vue de sa publication, mon manuscrit de Vom andern Ufer, 63 écrit de la main de Kapp, à qui j'avais dicté le texte 62. En mai 1849, l'anarchiste Michel Bakounine avait pris la tête des insurgés saxons, à Dresde. Arrêté, il fut condamné à la potence, mais sa peine fut commuée en détention à vie. Les autorités de Dresde le remirent aux Autrichiens, en 1850; a près une année dans les prisons autrichiennes, il fut extradé et passa de longues années dans les geôles russes et en Sibérie. 63. De l'autre rive : suite d'essais très importants, écrits après la Révolution de 1848. Cinq d'entre eux parurent en allemand, en 1850, en édition spéciale, et
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allemand d'après l'original russe. Le jeune homme accepta mon offre. Au bout de plusieurs jours il m'apprit qu'il était très mal logé, avec toutes sortes de Freischiirler, si bien qu'il ne disposait ni d'espace, ni de silence pour travailler, et sollicitait la permission de faire sa copie dans la chambre de Kapp. Mais là non plus le travail n'avança point. Le ministre par interim arrivait à onze heures du matin, s'allongeait sur le divan, fumait des cigares, buvait de la bière... et repartait le soir pour assister à une conférence et à une réunion chez Struve. Kapp, l'homme le plus délicat du monde, avait honte pour lui. Une semaine s'écoula de la sorte. Kapp et moi ne disions mot, et ce fut l'ex-ministre qui rompit le silence : il me fit tenir un billet me demandant une avance de cent francs pour son travail. Je lui répondis qu'il travaillait avec tant de lenteur que je ne pouvais lui remettre une somme pareille comme arrhes, mais s'il avait si grand besoin d'argent, je lui enverrais vingt francs, bien qu'à ce jour-là sa copie n'en valût même pas dix. Le même soir le ministre se présenta à une réunion chez Struve et y dénonça mon geste anti-civique et le mauvais usage que je faisais de mon capital. Selon ce brave ministre, le socialisme · ne consistait pas en une organisation de la société, mais. en une distribution absurde de biens absurdement acquis. En dépit du chaos extraordinaire qui régnait dans le crâne de Struve, il jugea, en honnête homme, que je n'étais pas entièrement coupable et que le Bürger et Bruder 64 ferait peut-être bien de copier davantage et de réclamer moins d'argent. Il le persuada de ne pas faire tanf·de bruit à propos de cette histoire. - Dans ce cas, déclara le ministre, je vais lui renvoyer son argent mit V erachtung. 65 - C'est ridicule! se récria l'un des Freischiirler. Si le Bruder et Bürger ne veut pas accepter cet argent, je propose que nous le dépensions entièrement en bière; nous allons en faire chercher immédiatement, pour lever nos verres à la destruction der Besitzenden. 66 Etes-vous d'accord? - Oui, oui. Bravo ! - Buvons donc, brailla l'orateur, et donnons notre parole de ne plus saluer l'aristocrate russe qui a offensé notre frère. tous en russe, à Londres, en 1855, puis à nouveau en 1858. A la date de la présente traduction, les huit essais existent en français in A.I. Herzen : Tutea Philosophiques choisis, pp. 371 à 521, M. 1950. 64. « Citoyen ,. et « frère ». 65. c Avec mépris. :t 66. « Du possédant. :t
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- Très bien, très bien. Nous ne le saluerons plus ! Et, de fait, ils burent leur bière et cessèrent de me saluer. Tous ces défauts comiques des Allemands, unis à une Plumpheit 67 toute spéciale, offusquent la nature méridionale des Italiens, éveillent en eux une haine animale et ethnique. Par malheur, le bon côté des Allemands, c'est-à-dire leur culture philosophique, indiffère à l'Italien ou lui est inaccessible, tandis que l'aspect trivial, balourd, frappe toujours sa vue. Souvent l'Italien mène la vie la plus vide, la plus oisive, mais il lui donne une sorte de rythme artistique, gracieux; pour cette raison, ce qui lui est insupportable plus que tout, ce sont les plaisanteries de plantigrade et la promiscuité familière du Germain jovial. La race anglo-germanique est beaucoup plus grossière que la franco-romane. On n'y peut rien. C'est une caractéristique physiologique et il est absurde d'en éprouver de la colère. Il serait temps d'accepter, une fois pour toutes, que les diverses races humaines, comme celles des animaux, aient des natures différentes et qu'il n'y va pas de leur faute. Nul n'en veut au bœuf de ne pas avoir la beauté du cheval et la rapidité du cerf; nul ne reproche au cheval de nous fournir des filets moins savoureux que ceux du bœuf. Tout ce que nous pouvons exiger d'eux, au nom de la fraternité animale, c'est de paître en paix dans le même champ, sans coups de corne ni ruades. Dans la nature, tout se fait au mieux des possibilités; tout s'organise selon le hasard, mais prend ensuite le pli 68 originel. L'éducation sert dans une certaine mesure; elle rectifie par-ci, elle. griffe par-là, mais il n'empêche qu'il soit tout à fait inepte d'exiger du cheval de nous donner du bifteck et du bœuf d'aller à l'amble. Si l'on veqt comprendre à l'évidence la différence entre deux traditions antinomiques des races européennes, il suffit d'observer les garçons des rues de Paris et de Londres. Je les choisis à dessein, car leur grossièreté est authentique. Voyez comment les gamins parisiens se gaussent de quelque original britannique, et comment les gosses londoniens se moquent des Français. Ce petit exemple fait ressortir avec force deux types opposés de deux races de l'Europe. Le gamin de Paris est insolent et importun; il peut devenir insupportable, mais premièrement, il a de l'esprit, ses espiègleries se bornent à vous jouer des tours, et il est aussi amusant qu'il est agaçant; deuxièmement, il y a des mots qui le font rougir et vous lâcher immédiatement, et d'autres qu'il n'emploie 67. « Gaucherie. :. 68. En français.
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jamais; il est difficile de se débarrasser de lui en recourant à un langage rude et si jamais sa « victime :. levait sa canne, je ne répondrais pas des conséquences. Il faut noter, au surplus, qu..un petit Français a besoin qu'on l'étonne : il lui faut un gilet rouge rayé de bleu, une redingote brique, un cache-nez original, un laquais portant un perroquet, un chien, en bref tout .ce qui caractérise les seuls Anglais, mais - attention 1 - seulement hors de leur pays. Il ne suffit pas d'être simplement un étranger pour qu'ils vous poursuivent ou vous raillent. La verve des galopins de Londres est plus simple et commence par des rugissements à la vue d'un étranger, 69 pour peu qu'il ait une moustache, une barbe ou un chapeau à larges bords. Ensuite ils crient une vingtaine de fois : French pig 1 French dog 1 Si l'étranger tente de leur répliquer, les hennissements et les bêlements redoublent; s'il va son chemin, les garçons courent derrière lui, et il ne lui reste plus que l'ultima ratio 70 : lever sa canne et, parfois, l'abaisser sur le premier voyou venu. Alors les galopins s'enfuient à toutes jambes, en le couvrant d'injures, et même en lui lançant de · loin de la boue ou des pierres. En France, l'ouvrier adulte, le boutiquier ou la marchande ne participent jamais avec les gamins aux tours qu'ils jouent aux étrangers. A Londres, toutes les souillons, tous les saute-ruisseau, mugissent et encouragent les voyous. En France il existe un bouclier qui éloigne le gosse le plus provocant : la pauvreté. Dans un pays qui ne connaît pas de mot plus insultant que beggar 71, on persécute d'autant plus un étranger qu'il est plus pauvre et sans défense. Certain réfugié italien, ancien officier de cavalerie dans l'armée autrichienne, et totalement dépourvu de moyens, ayant quitté sa patrie après la guerre, se vit obligé de porter sa capote militaire quand vint la saison d'hiver. Cela faisait sensation sur la place du marché qu'il devait traverser quotidiennement. Les cris de « Qui est ton tailleur? », les ricanements et une certaine façon de tirer sur son col allèrent si loin, qu'il renonça à la capote et, transi jusqu'à l'os, sortit en veston. Cette goujaterie de la rue, ce manque de délicatesse, de tact, chez les gens du commun permet d'expliquer pourquoi nulle part on ne bat les femmes si fréquemment et si durement qu'en Angle69. Tout cela a beaucoup changé après la guerre de Crimée (1866). (Note de A.H.) 70. c La raison dernière. » 71. c Mendiant. »
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terre, 72 pourquoi un père est prêt à appeler le déshonneur sur sa fille et l'époux sur son épouse en recourant à des poursuites légales contre elles. La grossièreté des Anglais dans la rue offense profondément, de prime abord, les Français et les Italiens. L'Allemand, au contraire, l'accepte en riant et rétorque en usant des mêmes injures; l'échange des propos blessants se poursuit et il s'en trouve fort satisfait. Les uns et les autres les tiennent pour une gentillesse, une charmante plaisanterie. Le fier Britannique grogne et crie à l'adresse de l'Allemand : Bloody dog! L'autre lui répond : Immonde John Bull ! et chacun poursuit sa route ... Ce comportement n'est pas limité à la rue. Il suffit d'examiner la polémique de Marx, Heinzen, Ruge et consorts qui n'a pas cessé depuis 1849, et continue encore par-delà l'océan (66). Nos yeux ne sont pas accoutumés à voir imprimées de telles expressions, de telles accusations : rien n'est épargné, ni l'honneur individuel, ni les affaires de famille, ni les secrets confidentiels. A mesure que l'Anglais s'élève sur l'échelle du talent ou de la culture aristocratique, il perd de sa grossièreté; l'Allemand, jamais! Les plus grands poètes de l'Allemagne, Schiller excepté, tombent dans la vulgarité la plus crue. L'une des causes du mauvais ton des Allemands, c'est le manque total d'éducation, dans le sens où nous l'entendons chez nous. On apprend des choses aux Allemands, on les instruit même beaucoup, mais on ne les élève point, même dans l'aristocratie, où prédominent les manières de la caserne et des Junkers. Ils manquent de sens esthétique dans leur vie quotidienne. Les Français, eux, l'ont perdu, tout comme ils ont perdu l'élégance de leur langue. Le Français d'aujourd'hui est rarement capable de rédiger une lettre sans y mettre des expressions commerciales ou légales : le comptoir et la caserne ont déformé ses bonnes manières. Pour conclure ces comparaisons, je vais narrer un incident où j'ai vu de mes yeux, face à face, l'abîme qui sépare les Italiens des Tudesques, et sur lequel on ne jettera pas de pont avant longtemps, quel que soit le nombre d'amnisties et de proclamations prônant la fraternité des peuples. En l'année 1852, en compagnie de Tessier du Motay 73 je me rendais de Gênes à Lugano. Nous arrivâmes nuitamment à Arona, 72. Il y a environ deux ans le Times considérait que chacun des commissariats de police de Londres (il y en a dix) avait à juger annuellement une moyenne de deux cents cas de coups et blessures ayant pour victimes des fe=es et des enfants. Mais combien de cas ne sont jamais jugés? (Note de A. H.) 73. Marie-Edmond Tessier du Motay : chimiste français, révolutionnaire en 1848, devint le précepteur du fils aîné de Herzen en 1852. (A. S.)
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demandâmes quand partait le bateau, apprîmes que c'était le lendemain matin à huit heures, et allâmes nous coucher. A sept heures et demie le portier vint prendre nos bagages; quand nous fûmes sur le rivage, ils étaient déjà sur le pont. Néanmoins, au lieu de monter sur le bateau, nous nous regardâmes dans les yeux, saisis d'un certain étonnement. Au-dessus du bâtiment qui chuintait et se balançait se déroulait un énorme drapeau portant un aigle à deux têtes, tandis que sur la poupe s'étalaient les mots : Fürst Radetzky. Nous avions oublié, la veille, de nous informer pour savoir si le navire en partance était autrichien ou sarde ! Tessier avait été condamné par le tribunal de Versailles, par contumace, à la déportation. Bien que cela ne regardât pas l'Autriche, comment n'y saisirait-on pas l'occasion de le garder en prison quelque six mois, ne serait-ce que pour effectuer une enquête ! L'exemple de Bakounine me montrait ce qu'ils pouvaient me faire à moi. 74 Selon un arrangement avec le Piémont, les Autrichiens n'avaient pas le droit d'exiger les passeports de ceux qui, sans débarquer sur le rivage lombard, se rendaient à Magadino, qui était aux Suisses; mais je pense qu'ils n'auraient pas hésité, s'ils avaient pu, par un moyen aussi simple, s'emparer de · Mazzini ou de Kossuth... - Ma foi, fit Tessier, il serait ridicule de faire marche arrière 1 - Eh bien, en avant ! dis~je, et nous montâmes sur le pont. Lorsqu'on leva l'ancre, les passagers furent entourés par .un détachement de soldats armés de fusils. Pourquoi, je l'ignore~ Sur le bateau se dressaient deux petits canons, fixés d'une façon particulière. Quand le bâtiment prit la mer, on rompit le détachement. Sur le mur de la cabine était affiché le règlement : il confirmait que ceux qui ne se rendaient pas en Lombardie n'étaient pas obligés .de présenter leur passeport mais, était-il ajouté, si l'une de ces;personnes se rendait coupable d'un délit quelconque à l'égarQ. des ordonnances de la police « K. -K. ~ (kaiserlich-koniglichen) 75 elle pourrait être jugée selon les lois autrichiennes. Or donc 16; porter un chapeau calabrais ou une cocarde tricolore représentait déjà un crime contre l'Autriche! ·Ce fut seulement alors que je pus apprécier pleinement les griffes dans lesquelles nous étions tot;nPé$. Il n'empêche que je suis loin de regretter ce périple, au cours 74. Rappelons que Bakounine, prisonnier des. Saxons puis des Autrichiens~ f\lt livré par ceux-ci à la Russie. (V. note 62, p. 363.) 75. « Impériale et royale. » 76. En français.
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duquel il ne se passa rien de particulier, mais qui me permit de faire de fructueuses observations. Sur le pont étaient assis quelques Italiens. Ils fumaient leurs cigares d'un air sombre et en silence, regardant avec une haine rentrée les officiers aux sourcils blondasses, portant une veste blànche, qui s'affairaient sans nécessité aucune. Il faut noter que parmi eux il y avait des garçons de vingt ans, et que dans l'ensemble c'étaient des hommes jeunes. J'entends encore leur voix saccadée, gutturale, une voix de caserne, leur rire arrogant, semblable à une toux et, de surcroît, leur abominable accent autrichien en allemand. Je répète qu'il ne se passa rien de terrible. Je sentais, néanmoins, que pour leur façon de nous tourner le dos sous notre nez, de faire les importants, d'un air de dire : « les vainqueurs, c'est nous; notre camp l'a emporté », ils méritaient d'être jetés à l'eau. Je sentais plus intensément encore que je serais ravi si cela arrivait, et y prêterais volontiers la main ! Quiconque eût pris la peine d'observer pendant seulement cinq minutes ces deux groupes, n'aurait pas manqué de comprendre qu'il ne pouvait être question un instant de réconciliation, que le sang même de ces hommes charriait une haine réciproque, et que pour la diluer, l'adoucir, la réduire à une distinction raciale anodine, il y faudrait des siècles. Après midi une partie des passagers descendirent au salon, les autres se commandèrent un déjeuner sur le pont. Ici la diférence physique des uns et des autres apparut de façon plus frappante encore. Je les regardais avec stupeur : aucun comportement commun ! Les Italiens mangeaient peu, avec la grâce innée, naturelle, qu'ils apportent à tout ce qu'ils font. Les officiers déchiraient la viande, la mastiquaient bruyamment, jetaient les os, repoussaient leur assiette; certains, penchés au-dessus de la petite table, déversaient la soupe de leur cuillère dans leur bouche avec une agilité particulière et une étonnante vélocité; d'autres mangeaient du beurre avec un couteau, sans pain, ni sel. Ayant contemplé ces artistes, je jetai un coup d'œil à l'un des Italiens et souris. Il me comprit aussitôt et m'adressa un sourire de connivence qui reflétait son dégoût total. Une remarque encore : alors que les Italiens demandaient une assiette ou du vin sur un ton mesuré et en souriant, les Autrichiens traitaient les serveurs de façon révoltante, tout comme en Russie cornettes et lieutenants à la retraite traitent leurs serfs devant des tiers. Pour couronner le tout, un petit officier longiligne, aux cheveux couleur de paille, appela un soldat d'une cinquantaine d'années, 369
polonais ou croate à le voir, et se mit à l'injurier pour quelque négligence. Le vieil homme se tenait correctement au garde-à-vous et, lorsque l'officier en eut fini, voulut lui dire quelque chose. Il eut à peine le temps d'articuler : « Votre honneur... » que l'autre hurla d'une voix étranglée : «. Silence ! Hors d'ici ! » Puis, s'adressant à ses camarades comme si de rien n'était, il se remit à boire. de la bière. Pourquoi avoir agi ainsi devant nous ? Ou si, par hasard, .c'était justement à notre intention ? Quand nous débarquâmes à Magadino, notre cœur tant éprouvé ne put plus retenir ses élans et, tournés vers le navire encore à quai, nous criâmes : Viva la Repubblica! Un 11talien répétait, en hochant la tête : 0, brutissimi, brutissimi! N'est-il pas prématuré de parler à tort et à travers de la solidarité des peuples, de la fraternité? Une dissimulation artüicielle de leur hostilité ne serait-elle pas tout bonnement une trêve hypocrite? J'ai confiance que les particularités nationales ne perdront leur caractère offensant que dans la mesure où actuellement. il se perd dans la société cultivée. Mais pour que l'éducation pénètre jusqu'aux profondeurs des masses populaires, il faut beaucoup de temps. Et lorsque je considère Folkestone et Boulogne, Douvres et Calais, je suis pris de peur, et j'ai envie de dire : il y faudra beaucoup de siècles ...
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CHAPITRE XXXVIII La Suisse. James Pazy et les réfugiés. Monte-Rosa.
L'agitation en Europe provoquait encore en 1849 de si forts remous, qu'il était difficile, tout en vivant à Genève, de fixer son attention sur la Suisse seule. De plus, les partis politiques sont assez semblables au gouvernement russe en ce qui touche à l'art de détourner les regards du voyageur : s'il tombe sous leur emprise, il voit tout, seulement pas de façon immédiate, mais sous un certain angle. Il ne peut sortir du cercle enchanté. Sa première impression est préarrangée, préfabriquée, elle ne lui est pas personnelle. Mal préparé, indifférent et, si l'on peut dire, désarmé qu'il est, le point de vue partial d'un parti le prend au dépourvu et, avant qu'il se soit ressaisi, il devient le sien. En 1849, je ne connaissais que la Suisse radicale, celle qui avait accompli une révolution démocratique et, en 1847, écrasé le Sonderbund. 1 Ensuite, de plus en plus entouré de réfugiés, je partageai leur indignation à l'égard du pusillanime gouvernement fédéral et le rôle piteux qu'il jouait devant ses voisins réactionnaires. 2 J'ai connu la Suisse mieux et plus encore au cours de voyages postérieurs, mais surtout à Londres. Mes languissants loisirs de 1853 et 54 m'apprirent beaucoup, et j'en vins à considérer sous un jour différent bien des choses vues et vécues naguère. La Suisse avait traversé de dures épreuves. Entre les ruines de tout un monde d'institutions libres, entre les débris des civilisations allant par le fond et se broyant l'une l'autre, entre la destruction de toutes les conditions de vie humaine, de toutes les formes de 1. Ligue des sept cantons catholiques suisses, créée en 1843 en opposition à la politique radicale du gouvernement fédéral. 2. Allusion à la complaisance du gouvernement fédéral envers la France, l'Autriche, la Prusse, lorsqu'elles demandaient l'extradition de leurs ressortissants qui, après les événements de 1848-1849 avaient trouvé refuge en Suisse.
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gouvernement au profit d'un despotisme brutal, deux pays seulement demeuraient tels qu'ils avaient été. L'un derrière sa mer, l'autre derrière ses montagnes, demeuraient des républiques médiévales, l'un et l'autre enracinés dans leur comportement séculaire. Mais quelle différence de puissance et de situation entre l'Angleterre et la Suisse ! Si la Suisse elle aussi apparaît une île derrière ses monts, sa position médiane et l'esprit de son peuple l'obligent, d'un côté, à louvoyer non sans peine, de l'autre à adopter un comportement compliqué. A dire vrai, en Angleterre le petit peuple se tient tranquille parce qu'il retarde de quelque trois cents ans. L'activité y est le fait d'une certaine classe, et la majorité de la population est en dehors de tout mouvement, elle est à peine remuée par le chartisme, et encore seulement dans le cas des travailleurs urbains. L'Angleterre se tient sur son quant-à-soi, lançant par-dessus l'océan ses matières inflammables à mesure qu'elles s'accumulent, et là-bas, elles croissent triomphalement. L'Angleterre n'est pas envahie par des idées venues du Continent : elles y pénètrent doucement, transposées selon ses mœurs et traduites dans sa langue. Il en va tout autrement pour la Suisse : il n'y a là ni castes, ni même différences frappantes entre les habitants des villes et ceux des campagnes. Le patriarcal patricien des cantons révéla son inconsistance dès la première poussée des idées démocratiques. A travers la Suisse vont et viennent toutes les doctrines, toutes les idées, qui toutes laissent une trace. En Suisse on parle trois langues. Calvin y prêcha; le tailleur Weitling y prêcha aussi; 3 là, Voltaire rit et Rousseau naquit. Ce pays appelé tout entier au self-government - depuis le laboureur jusqu'à l'ouvrier, ce pays enserré entre de puissants voisins mais n'ayant ni armée de métier, ni bureaucratie et dictature, apparaît, après les orages révolutionnaires et les saturnales réactionnaires, comme la même confédération libre et républicaine qu'elle était avant. Je serais curieux de savoir comment les conservateurs expliquent ce fait que les seuls pays d'Europe qui soient tranquilles, sont ceux où la liberté individuelle et la liberté de parole ne sont pas limitées. Alors que l'empire autrichien- par exemple- se maintient par une suite de coups d'Etat, avec le stimulant des secousses galvaniques et des révolutions administratives, tandis que le trône français ne tient que par la terreur et l'abolition de toute légalité, 3. Wilhelm Weitling (né en 1808) : tailleur ambulant qui prêcha un communisme utopique en Allemagne, passa en Suisse puis aux Etats-Unis, où il fonda une colonie communiste dans l'Etat de Iowa.
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en Suisse et en Angleterre on conserve des formes ineptes et. périmées qui se sont confondues avec leur liberté, et demeurent fermes sous son ombre puissante. :La conduite du Conseil fédéral à l'égard des réfugiés politiques était scandaleuse : il les jetait dehors à la première requête de l'Autriche ou de la France. Mais le gouvernement est seul à en porter la responsabilité : les problèmes de politique extérieure ne sont nullement aussi proches du cœur de la population que les problèmes intérieurs. A vrai dire, tous les peuples ne s'occupent que de leurs propres affaires; le reste n'est qu'un vague souhait ou un exercice de rhétorique, tout simplement, parfois sincère, mais même alors rarement sérieux. Le peuple qui s'est fait une réputation de sympathie humaine envers tous et tout, est celui qui connaît la géographie moins que tous les autres et qui est contaminé par un patriotisme intolérablement irritant. De surcroît, le Suisse, de par sa nature même, n'est pas attiré au loin : il est confiné par les montagnes dans sa vallée natale (tout comme un homme du littoral sur son rivage) et tant qu'on l'y laisse tranquille, il ne dit rien. Le droit de disposer des réfugiés, que s'est adjugé le gouvernement fédéral, n'est pas du tout d'essence suisse : le problème des émigrés est cantonal. Les radicaux suisses, entraînés par les théories françaises, tentèrent de consolider le gouvernement fédéral à Berne et firent une grave erreur. Par bonheur, les efforts de centralisation ne sont nullement populaires en Suisse, excepté les cas où leur avantage pratique est évident : par exemple l'organisation de la poste, des routes, l'unité de la monnaie... La centralisation peut faire beaucoup pour l'ordre public; pour diverses entreprises collectives, mais elle est incompatible avec la liberté : elle peut conduire· un peuple à se muer en un troupeau bien soigné, en une meute de chiens habilement tenue en mains par un piqueur. Voilà pourquoi les Américains et les Anglais la détestent tout autant que les. Suisses. Numériquement faible, non-centralisée, la Suisse est une hydre, un Briareus; on ne pourrait l'anéantir d'un seul coup. Où est sa tête, où est son cœur ? De plus, on ne peut se représenter un roi sans capitale. Un roi en Suisse, c'est aussi absurde que la Table des Rangs à New York! Les montagnes, la république et le fédéralisme ont éduqué, ont conservé en Suisse une lignée d'hommes solides, puissants, cernés par les montagnes comme leur sol, et comme lui réunis par elles. Il faut avoir vu se rassembler dans un champ de tir fédéral les tireurs d'élite des divers cantons, avec leurs étendards, vêtus de leurs
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costumes, la carabine sur l'épaule. Fiers de leur particularité comme de leur unité, quand ils descendent de leurs montagnes natales ils s'acclament avec des cris fraternels et saluent la bannière fédérale (gardée dans la ville où a eu lieu le dernier concours) mais ne se mélangent pas les uns aux autres. Dans ces réjouissances d'un peuple libre, dans ces amusements gùerriers, dans cette absence de tout l'étalage offensant de la monarchie, de toute l'ambiance brodée d'or de l'aristocratie ou de la Garde bigarrée, il y a quelque chose de solennel et de puissant. Partout l'on prononce des discours, on fait couler le vin fait chez soi, on entend des cris, des chants, de la musique, et chacun a conscience qu'aucune chape de plomb ne pèse sur ses épaules, qu'aucune autorité ne l'opprime ... A Genève, peu après mon arrivée, on offrit un dîner aux élèves de toutes les écoles, avant les vacances proches. James Pazy, le président du canton, m'invita à ce festin. On avait dressé une grande tente dans un champ, à Carouge. Le conseil et toutes les personnalités du canton se trouvaient là et dînaient avec les enfants. Une partie des citoyens dont c'était le tour de service avaient été convoqués en uniforme, avec leurs fusils, pour former la garde d'honneur. Pazy prononça un discours véritablement radical, félicita ceux qui avaient remporté des prix et proposa un toast à la santé des « futurs citoyens », aux sons d'une musique bruyante et des salves. Après cela, les enfants, deux à deux, suivirent Pazy jusqu'au champ où l'on avait préparé toutes sortes de jeux, des ballons, des acrobates etc ... Les citoyens àrmés, autrement dit les pères, les oncles, les frères aînés des écoliers, formèrent une haie et, à mesure que la tête de la colonne passait devant eux, ils présentaient les armes. Parfaitement ! Ils présentaient les armes aux gamins, leurs fils, aux orphelins éduqués aux frais du canton ... Ces enfants étaient les hôtes d'honneur de la cité, ses « futurs citoyens ». Cela nous paraissait bien étrange, à nous autres qui avions assisté en Russie aux fêtes solennelles des Instituts et autres établissements scolaires. Nous trouvions bizarre, aussi, que chaque ouvrier, chaque paysan adulte, les garçons de café et leurs patrons, les habitants des montagnes et ceux des marais pussent connaître fort bien les affaires de leur canton, y participer, être membres d'un parti. Leur langage, leur degré de culture varient beaucoup; mais si le travailleur genevois fait penser parfois à un clubman anglais, alors qu'un simple montagnard ressemble aujourd'hui encore à un des personnages qui entourent le Guillaume Tell de Schiller, cela n'empêche aucunement l'un et l'autre de prendre une part ardente aux affaires publi374
ques. En France, on voit dans les villes des surgeons et des ramifications des associations politiques et sociales. Leurs membres se penchent sur la question révolutionnaire, et incidemment, ont quelques notions sur le gouvernement en place. En revanche, ceux qui ne font pas partie de ces associations, et les paysans en particulier, ne savent absolument rien et ne s'intéressent pas du tout aux affaires françaises, ou à celles de leur département. Pour conclure, tant nous, les Russes, que les Français, nous sommes frappés de constater qu'il n'existe point iCi de falbalas et d'ornements, ni tout le décor d'opéra d'un gouvernement. Le président du canton, celui du conseil fédéral, les secrétaires d'Etat (c'est-à-dire les ministres), les colonels fédéraux vont au café comme de simples mortels, dînent à une table commune, discutent politique, se disputent avec les ouvriers, se querellent entre eux devant les autres, et accompagnent tout cela de conserve avec le vin du pays et le kirsch. Dès le début de mes relations avec James Pazy cette simplicité démocratique me stupéfia. Ce fut seulement par la suite, et en .y regardant de plus près, que je pus constater que dans toutes questions légales qui se présentaient le gouvernement cantonal n'était nullement faible, malgré l'absence de toute magnificence vestimentaire, de ·bandes de pantalon, de plumets, d'huissiers à masse d'armes, de maréchaux des logis moustachus et autres plaisanteries et vanités de la mise en scène 4 monarchique. A l'automne de 1849 commença la persécution des réfugiés qui avaient cherché asile en Suisse. Le gouvernement se trouvait aux mains débiles des doctrinaires; les ministres fédéraux perdirent la tête. La Confédération intimidée, qui avait naguère refusé à LouisPhilippe d'expulser Louis-Napoélon, 5 chassait à présent, sur l'ordre de ce dernier, des. gens qui espéraient un refuge, et faisait la même amabilité à l'Autriche et à la Prusse. Bien entendu, le gouvernement fédéral n'avait pas à traiter avec un roi âgé et obèse, ennemi des mesures extrêmes, mais avec des personnages sur les mains de qui le sang n'avait pas séché encore, et qui étaient au plus chaud de leurs sauvages persécutions. Si ce gouvernement avait su voir au-delà de ses montagnes, il aurait compris que les gouvernements voisins cachaient sous leur insolence et leurs menaces une énorme peur 4. En français. 5.. En 1838 Louis-Napoléon, avec un groupe de bonapartistes préparait un complot en Suisse. La monarchie de juillet exigea qu'il fût expulsé, sous menace d'une guerre! Le futur Napoléon III partit de son plein gré pour l'Angleterre.
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viscérale. Aucun d'eux n'avait, en 1849, une stabilité et une conscience morale de leur force suffisantes pour commencer une guerre. 11 eût suffi que la Confédération montrât ses dents pour leur imposer silence; mais les doctrinaires optèrent pour une soumission timorée .et commencèrent une persécution mesquine et ignoble, visant des hommes qui n'avaient nul lieu où se réfugier. Longtemps certains cantons, dont celui de Genève, s'opposèrent à l'Assemblée fédérale, mais finalement Pazy fut entraîné, valens nolens, à poursuivre les réfugiés. Sa position était des plus désagréables. La transition entre l'état de conspirateur et celui de membre d'un gouvernement, si normale soit-elle, offre ses côtés tant comiques qu'agaçants. A vrai dire, il faut considérer que Pazy ne passa pas au gouvernement, mais que celui-ci passa à Pazy; il n'empêche que l'ancien conspirateur ne fut pas toujours d'accord avec le président du canton. Il se voyait contraint de frapper les siens, ou encore de désobéir ouvertement aux ordres fédéraux, enfin d'adopter telles mesures contre lesquelles il avait tonné dix ans durant. Il agissait, dans ces etivers cas, selon sa fantaisie, provoquant ainsi l'hostilité des deux camps. Pazy est un homme de grande énergie et doté de grands talents d'homme d'Etat, mais il est trop français pour ne pas aimer les mesures radicales, la centralisation et le pouvoir. Il passa toutè sa vie dans un combat politique. Jeune homme, nous le trouvons ·sur les barricades de Paris, en 1830, puis à l'Hôtel de Ville, dans les rangs de cette jeunesse qui, opposée à Lafayette et aux banquiers, exigeait la proclamation de la République. Casimir Périer et Laffitte estimaient que « la meilleure République » c'était le duc d'Orléans; il devint roi et Pazy se jeta dans l'opposition républicaine la plus extrême. Là, il agit de conserve avec Godefroy Cavaignac et Marrast, 6 avec la Ligue des Droits de l'Homme et les carbonari, il se compromet avec l'expédition savoyarde de Mazzini, publie. une revue qui, à la française, est étouffée par les amendes. Convaincu enfin qu'il n'a rien à faire en France, il se souvient de sa patrie et y transporte toute son énergie, toute son habileté, acquise en tant qu'homme politique, journaliste et conspirateur, afin de promouvoir ses idées dans le canton de Genève, où il imagine d'opérer une révolution radicale. Il y réussit. Genève se leva contre son ancien gouvernement. Discussions, attaques et ripostes passèrent des demeures privées et des rédac6. Armand Marrast (1801-1852) : « quarante-huitard » militant qui devint maire de PMis et président de l'Assemblée nationale; rédacteur en chef du National, journal d'opposition auquel collaborait Pazy, qui de son côté publia quelque temps La Revue républicaine.
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tions à la place publique, et Fazy prit la tête de ceux qui se rebellaient. Pendant qu'il prenait ses dispositions et plaçait ses amis en armes, un vieillard chenu se trouvait à sa fenêtre; militaire de carrière, il ne put se retenir de donner un conseil sur la façon de poster un canon ou une section. Fazy l'écouta. Le conseil était pratique. Mais qui donc était ce militaire ? Le comte OstermanTolstoï, qui avait commandé les armées ·alliées à Kulm; il avait ~uitté ~a Russie à l'avènement de Nicolas et vivait presque toujours a Geneve. Pendant cette révolution, Fazy prouva qu'il possédait pleinement non seulement tact et jugement juste, mais également cette audace que Saint-Just considérait comme indispensable à un révolutionnaire. Après avoir écrasé les conservateurs quasiment sans effusion de sang, il parut devant le Grand Conseil et lui annonça qu'il était dissous. Les membres du Conseil voulurent l'arrêter et lui demandèrent, pleins d'indignation, en quel nom il osait parler ainsi ? · - Au nom du peuple de Genève, qui en a assez de votre gouvernement pernicieux et qui est derrière moi ! En prononçant ces mots, Fazy ouvrit le rideau devant l'entrée de la salle du Conseil. Une troupe d'hommes armés remplit la salle, prêts, au premier mot de Fazy, à abaisser leurs fusils et à tirer. Les vieux « patriciens ~ et les paisibles calvinistes perdirent contenance. - Allez-vous-en pendant qu'il en est temps, fit James Fazy, et tous s'acheminèrent avec humilité vers leurs demeures. Quanf à Fazy, il s'assit à sa table et rédigea un décret ou un « plébiscite ~. où il était stipulé que le peuple de Genève, ayant répudié le gouvernement précédent, se préparait à de nouvelles élections et à l'organisation de son nouveau statut démocratique; en attendant, le peuple confiait le pouvoir exécutif à James Fazy. C'était un 18 Brumaire au profit de la démocratie et du peuple. Bien qu'il se fût élu tout seul comme dictateur, son choix était incontestablement bon. 7 ·Depuis ce temps-là, c'est-à-dire depuis l'année 1848, il gouverne Genève. Comme selon leur Constitution le président est élu pour deux ans et ne peut être réélu deux fois de suite, les Genevois désignent tous les deux ans quelque pâle épigone de Pazy et ainsi demeure-t-il président de facto, au grand dam des conservateurs et des piétistes qui restent constamment minoritaires ! Fazy a fait preuve de nouveaux talents au cours de sa dictature. Administration, finances, tout a marché de l'avant, rapidement. Une application ferme des principes radicaux lui a attaché la 7. Pour une étude sur ces événements et sur Fazy lui-même, cf. Autour d'Alexandre Herzen ..., op. cit., pp. 9 à 66. V. Commentaires (67).
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population. Il s'est montré aussi énergiquement organisateur qu'il avait été destructeur. Genève fleurit sous son égide. Ce ne sont pas seulement ses amis qui me l'ont affirmé, mais aussi des gens tout à fait extéiieurs à cette question, entre autres, le célèbre vainqueur de Ku lm, Osterman-Tolstoï. Brusque et coléreux, pressé et intolérant de nature, Fazy avait toujours eu un comportement despotico-républicain. A mesure qu'il s'habituait au pouvoir, le pli 8 despotique l'emportait de temps à autre; de plus, les événements et les idées qui firent suite à 1848 l'avaient pris au dépourvu. Il se sentait embarrassé d'un côté, berné de l'autre. Elle était là, cette République dont il avait rêvé avec Godefroy Cavaignac et Armand Carrel... et pourtant quelque chose n'allait pas. Son ancien camarade, Marrast, président de l'Assemblée Nationale, lui fit remarquer qu'il avait imprudemment dit du mal du catholicisme « à déjeuner, en présence d'un secrétaire :~~; la religion devait être ménagée, poursuivit-il, pour ne pas indisposer les curés. Quand l'ex-rédacteur du National passait de pièce en pièce dans sa demeure présidentielle, deux sentinelles lui présentaient les armes. Un autre ami et protégé de Fazy alla plus loin encore : Il se fit président de la République tout seul, mais ne voulut plus frayer avec ses vieux camarades; il se voyait déjà Napoléon. « La République était en danger ! :1> Mais pas plus les ouvriers que les hommes en place ne s'intéressaient à elle, et ne faisaient que discuter du socialisme : donc c'était lui le coupable ! Et Fazy, têtu et furieux, s'attaqua au socialisme. Cela indiquait qu'il avait atteint ses limites, son Kulminationspunkt 9, comme disent les Allemands, et commençait à descendre ... Lui et Mazzini, qui avaient été socialistes avant le socialisme, en devenaient les ennemis au moment où il passait des aspirations générales à une nouvelle vigueur révolutionnaire. Combien n'en ai-je pas rompu de lances avec l'un et l'autre ! Et j'ai constaté avec étonnement qu'on ne peut guère l'emporter par la logique quand un homme ne veut pas être convaincu. Si, chez ces deux-là, il s'agissait d'une politique, d'une concession aux nécessités du temps, pourquoi avaient-ils besoin de s'emporter, de si bien jouer leur rôle, même au cours de conversations privées? Non! il y avait là comme une dent contre la nouvelle doctrine, qui avait étê élaborée en dehors de leur cercle; le nom même de socialisme suscitait leur animosité. Un jour je proposai à Fazy de parler de « Cléopâtre :1> dans nos entretiens, afin que le mot « socialisme » ne le mît 8. En français. 9. « Point culminant. •
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pas en colère et ne brouillât pas son entendement à cause de sa résonance ! Les brochures de Mazzini contre le socialisme lui firent plus de mal, par la suite, que Radetzky. 10 Mais ce n'est pas ici le Heu d'en parler... Un jour, en rentrant chez moi, je trouvai un billet de Struve : il m'avertissait que Pazy l'expulsait, et de la façon la plus cavalière. Le gouvernement fédéral avait, de longue date, préconisé de bannir Struve et Heinzen, mais Pazy s'était contenté de les en informer. Qu'était-il donc arrivé de nouveau? Pazy ne voulait pas que Struve publiât à Genève sa « revue internationale ». Il craignait, et peut-être à juste raison, que ces deux hommes impriment des inepties assez dangereuses pour attirer derechef les menaces de la France, les lamentations de la Prusse et le grincement des dents de l'Autriche. Comment un homme doté de sens pratique pouvait croire à l'existence de cette revue, je l'ignore; il me suffit de dire qu'il proposa à Struve de renoncer à sa revue ou de quitter Genève. Renoncer au moment même où il rêvait, en fanatique qu'il était, d'anéantir, grâce à sa publication, « les sept plaies de l'humanité »,voilà qui était au-dessus des forces du révolutionnaire badois. Pazy, alors, lui dépêcha un inspecteur de police pour lui intimer l'ordre de quitter immédiatement le canton. Struve reçut le policier de façon très sèche et lui déclara qu'il n'était pas encore prêt à partir. Pazy prit ombrage du traitement infligé à l'inspecteur et ordonna à la police de le débarrasser de Struve. Il était impossible de pénétrer dans une maison sans mandat; la mesure prise à Berne était policière et non judiciaire, ce que les Français appellent une mesure de salut public. 11 L'inspecteur le savait, mais, désirant complaire à Pazy et, sans doute, se venger d'avoir été mal reçu, prépara une voiture, puis, en compagnie d'un camarade, s'assit sous un tilleul non loin de la demeure de Struve. Celui-ci, secrètement content de voir revenir une ère de persécutions et de martyre, et convaincu par avance qu'on ne lui ferait pas grand mal, avait fait tenir à toutes les personnes de sa connaissance une note les informant de ce qui lui arrivait. En attendant leur chaleureuse sympathie et leur brûlante indignation, il ne put se retenir d'aller voir son ami Heinzen. Celui-ci avait, de 10. Herzen fait ici allusion aux nombreuses brochures publiées par Mazzini contre le socialisme, comme, par exemple, Manijesto del Comitato nazionale italiano, Condizione e avvenire dell'Europa, etc. Elles éloignèrent de lui tous les militants radicaux et révolutionnaires, néanmoins, le parallèle avec le maréchal Radetzky paraît excessif, si l'on pense à l'action répressive de ce dernier : écrasement de la Révolution en Lombardie (1848), écrasement du soulèvement milanais (6 février 1853), préparé par Mazzini... 11. En français.
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son côté, reçu de Pazy le même aimable poulet. Comme Heinzen habitait non loin de chez lui, Struve s'en alla le voir ganz gemütlich 12, en veste d'intérieur et pantoufles. Dès qu'il fut à la hauteur du tilleul derrière lequel se cachait le rusé fils de Calvin, ce dernier lui coupa la route et, lui montrant l'ordonnance du Conseil fédéral, exigea qu'il le suivît. Son invitation fut corroborée par deux gendarmes. Stupéfait, maudissant Pazy et l'intégrant aux·« sept plaies », Struve monta en voiture et roula, en compagnie des policiers, vers le canton de Vaud. Depuis le début de la dictature de James Pazy, rien de tel n'était jamais arrivé à Genève. Il y avait, dans cette affaire, quelque. chose de vulgaire, d'inutile et même de clownesque. Tout bouillant d'indignation je rentrais à la maison vers minuit lorsque, sur le Pont des Bergues, je croisai Pazy. Il marchait avec entrain, accompagné de quelques réfugiés italiens. - Ah, bonsoir ! Quoi de neuf ? dit-il en me voyant. - Bien des choses, fis-je, avec une sécheresse affectée. - Et quoi donc ? - Eh bien, disons qu'à Genève, tout comme à Paris, on se saisit des gens dans la rue, on les emmène de force, il· n'y a plus de sécurité dans les rues 13 ••• j'ose à peine m'y aventurer... -Ah! vous dites cela à propos de Struve, répondit Pazy, qui était déjà si fort en colère, que sa voix se brisait. Et que voudriezvous que l'on fît avec des individus aussi aberrants? J'ai fini par m'en lasser. Je vais leur montrer, à ces messieurs, ce que cela signifie de dédaigner nos lois, de désobéir ouvertement aux instructions du Conseil fédéral ... -C'est un droit, lui fis-je observer en souriant, que vous vous réservez à vous seul. - Faudrait-il que je mette en danger le canton et ma personne à cause du premier fou venu évadé de Bedlam, et ceci dans les circonstances présentes ? Par-dessus le marché, au lieu de nous dire merci, ils débitent des insolences. Imaginez, messieurs : je lui envoie un commissaire de police et lui, c'est tout juste s'il ne l'a pas renvoyé à coups de pied ! Cela passe la mesure ! Ils ne comprennent pas qu'un fonctionnaire - un magistrat 14 venu le voir au nom de la loi a droit au respect. N'ai-je pas raison ? Les compagnons de Pazy inclinèrent la tête en signe d'acquiescement. 12. Approximativement : « Tout à fait à son aise anglais) n'ayant pas d'équivalent exact en français. 13 et 14. En français.
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~.
gemütlich (comme cosy en
- Je ne suis pas de votre avis, déclarai-je, et ne vois nullement les raisons de respecter un homme du fait qu'il est de la police, et qu'il est venu faire quelque déclaration absurde rédigée par Fourrère ou Drouet 15, à Berne. On peJit ne pas se montrer impoli, mais pourquoi se confondre en amabilités devant un individu qui se présente chez moi en ennemi, et, de plus, en ennemi soutenu par la force? - De ma vie je n'ai entendu pareilles élucubrations ! se récria Fazy, en haussant les épaules et me foudroyant du regard. - C'est nouveau pour vous, parce que vous n'y aviez jamais songé. Se représenter les fonctionnaires sous l'aspect de personnages remplissant un sacerdoce, c'est vraiment une idée tout à fait monarchique ... - Vous ne voulez pas comprendre la différence entre le respect de la loi et la servilité, parce que chez vous le tsar et la loi sont une -seule et même chose. C'est parfaitement russe ! 16 - Comment comprendre, alors que chez vous le respect de la loi signifie le respect du policier ou du sergent de ville ? - Savez-vous, mon cher Monsieur, que le commissaire de police que j'ai envoyé est le plus respectable des hommes et l'un de nos plus fidèles patriotes? Je l'ai vu à l'œuvre... - Et c'est un excellent père de famille, repris-je, seulement cela ne me concerne pas plus que Struve. Nous ne le connaissons point, et il s'est présenté chez Struve nullement en tant que citoyen modèle, mais comme exécuteur d'un pouvoir oppressif... - Enfin voyons ! fit Fazy, de plus en plus fâché, qu'est-ce c'est que cet intérêt pour Struve ? Hier encore vous rüez de lui à gorge déployée! - Vous ne voudriez pas que je rie aujourd'hui si vous le pendez? - Savez-vous ce que je crois? dit-il, puis fit une pause. J'imagine qu'il est tout simplement un agent de la Russie. - Seigneur, quelle ineptie! rétorquai-je, en éclatant de rire. - Une ineptie? s'écria Fazy d'une voix encore plus forte. Je parle sérieusement ! Connaissant la nature êffrénée et irascible de mon tyran genevois, sachant aussi qu'en dépit de toute son irritabilité il était, en somme, cent fois supérieur à ses paroles et guère méchant, je lui aurais peut-être pardonné ses hauts cris. Mais il y avait là des témoins; de surcroît il était le président du canton, et moi un errant sans passeport, tout comme Struve. Voilà pourquoi je lui répliquai d'une voix de stentor : 15; Jonas Fourère: président à ce moment-là de la Confédération. Henri Drouet : vice-président. 16. En français.
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- Vous imaginez-vous, parce que vous êtes le président, qu'il suffit que vous disiez quelque chose pour que l'on vous croie? Ma vocifération fit son effet : Fazy baissa la voix. Toutefois, frapp1:1nt impitoyablement son poing contre la balustrade du pont, il me déclara : -Parfaitement ! Son oncle, Gustave Struve, est le chargé d'affaires russe à Hambourg. - Vous avez pris çà dans Le Loup et l'Agneau ! Je ferais bien de rentrer à la maison. Adieu ! -En effet, mieux vaut aller se coucher que de discuter, sans quoi nous pourrions nous brouiller, remarqua Fazy, avec un sourire contraint. Je gagnai l'hôtel des Bergues. Fazy, avec ses Italiens, traversa le pont. Nous avions crié avec tant d'acharnement, que quelques fenêtres de l'hôtel s'étaient ouvertes, et qu'un public composé de garçons et de touristes avait suivi nos débats. Cependant, le commissaire et très honnête citoyen qui avait emmené Struve était revenu, et pas seul, mais avec le même Struve. Dès la première petite ville du canton de Vaud, proche de Coppet où avaient vécu Mesdames de Staël et Récamier, se déroula un épisode des plus amusants. Le préfet de police, républicain ardent, ayant appris la façon dont on avait appréhendé Struve, déclara que la police de Genève avait agi illégalement, et non seulement refusa-t-il de le laisser continuer sa route, mais lui fit faire demitour. On peut imaginer la fureur de Fazy quand, comme « bouquet » à notre conversation, il reçut la nouvelle de ce retour ! Après avoir, verbalement et par écrit, échangé des insultes avec le « tyran :., Struve partit pour l'Angleterre en compagnie de Heinzen. Ce dernier, ayant réclamé là-bas ses deux millions de têtes, vogua vers l'Amérique avec son Pylade, d'abord dans l'intention de fonder une école pour jeunes demoiselles, ensuite dans l'espoir de publier, à Saint-Louis, Le Pionnier, revue que même les hommes d'un certain âge ne peuvent pas toujours lire. Environ cinq jours après le colloque sur le pont, je rencontrai Fazy au café de la Poste. - Pourquoi ne vous a-t-on pas vu depuis longtemps? me demanda-t-il. Est-il possible que vous soyez fâché ? Ma foi, je dois avouer que toutes ces histoires de réfugiés sont un tel fardeau, que j'en perds la tête! Le Conseil fédéral me bombarde de notes en série, et ce maudit sous-préfet de Gex séjourne ici exprès pour vérifier si on a interné des Français. Je m'efforce de tout aplanir et en récompense ce sont mes concitoyens qui m'en veulent. Il y a une nouvelle
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affaire maintenant, et fort vilaine. Je sais par avance qu'on m'en blâmera, mais que puis-je faire ? Il s'assit à ma table et, baissant la voix, poursuivit : - Il ne s'agit plus de phrases, de socialisme, mais tout bonnement de vol. Il me tendit une lettre. Je ne sais quel duc régnant allemand déposait une plainte : .quand sa petite ville avait été occupée par les Freischarler, on lui avait dérobé des objets précieux, entre autres un calice antique de facture exceptionnelle; cet objet se trouvait chez l'ancien commandant de la Légion, Blenker, 17 et comme Son Altesse avait appris que cet homme vivait à Genève, il demandait le concours de Pazy pour retrouver son bien. - Que dites-vous de cela ? me demanda-t-il d'une voix triomphante. - Rien. Il peut arriver n'importe quoi en temps de guerre. - Alors, selon vous, que faut-il faire ? - Jeter cette lettre ou répondre à ce pitre que vous n'êtes pas son détective à Genève. En quoi vous concerne sa vaisselle ? Il devrait se réjouir que Blenker ne l'ait pas pendu, et le voilà qui court après ses possessions ! - Vous êtes un fort dangereux sophiste, dit Pazy, mais vous n'avez pas songé que de telles fourberies jettent une ombre sur notre parti... On ne peut traiter cela par-dessous la jambe... - Je ne sais pourquoi vous prenez çà à cœur. Il se passe des choses bien plus terribles en ce bas monde. En ce qui concerne le parti et son honneur, vous allez sans doute me traiter à nouveau de sophiste, mais songez un peu si vous allez lui faire du bien en mettant cette affaire en train! Ne vous occupez pas de la dénonciation du duc, et on la tiendra pour une calomnie. Mais si, au bruit qui court sur ce sujet, s'ajoutait la nouvelle d'une enquête, et si, par malheur, on dénichait quelque chose, il serait difficile pour Blenker et pour tout votre parti de se justüier. Pazy ne cacha pas son étonnement devant mes idées subversives « à la russe ~ ... L'affaire Blenker se termina on ne peut mieux. Il ne se trouvait pas à Genève. Sa femme, en voyant apparaître le juge d'instruction et la police, montra sereinement les objets et l'argent, raconta leur provenance puis, à la mention du calice, finit par le trouver toute seule; c'était une coupe en argent très ordinaire, prise par quelques 17. Ludwig Blenker : l'un des chefs de l'insurrection en Hesse puis en Bade (1848). Emigra en Amérique et forma une légion de chasseurs allemands qui prit part à la guerre d'Indépendance (1861).
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jeunes gens qui servaient dans les milices et l'avaient offerte à leur colonel en souvenir de leur victoire. Par la suite, Fazy présenta des excuses à Blenker, et reconnut qu'il avait agi trop hâtivement. La passion immodérée de découvrir la vérité, d'entrer dans les détails lors d'une affaire criminelle, de poursuivre les coupables avec acharnement, de leur brouiller les idées, voilà des défauts purement français. La procédure judiciaire est pour eux un jeu sanguinaire, comme la course de taureaux pour l'Espagnol. Le procureur, tel un agile toréador, est humilié et offensé si la bête traquée survit. En Angleterre il n'existe rien de semblable : le juge considère l'accusé avec sang-froid, ne fait pas de zèle, et se réjouit presque si les jurés le tiennent pour non-coupable. Les réfugiés, de leur côté, tourmentaient Fazy et lui empoisonnaient l'existence. C'est tout à fait compréhensible, et l'on ne peut se montrer trop sévère à cet égard. Les échecs n'avaient pas apaisé les passions déchaînées au temps des mouvements révolutionnaires; n'ayant pas d'autre exutoire, ces hommes manifestaient un esprit rétif et agité. Ils avaient une folle envie de parler, précisément au moment où il leur fallait se taire, passer au second plan, s'effacer, se replier sur eux-mêmes; eux, bien au contraire, s'efforçaient de ne pas quitter la scène et démontraient par tous les moyens qu•ils existaient. Ils rédigeaient des pamphlets, écrivaient dans les journaux, prenaient la parole dans des réunions, bavardaient ·au café,. répandaient de fausses nouvelles et faisaient peur à des gouvernements stupides en les menaçant d'une prochaine insurrection. La plupart d'entre eux faisaient partie des choristes de la révolution du genre le plus anodin. Pourtant les gouvernements apeurés, eux aussi aberrants, croyaient à la force de ces individus et, peu habitués à une parole libre et hardie, poussaient des clameurs devant le danger inévitable, la destruction de la religion, du trône, de la famille, et exigeaient du Conseil général de chasser ces hommes terribles, ces hommes de la sédition et de la destruction. L'une des premières mesures prises par le gouvernement helvétique consista à éloigner de la frontière française ceux des réfugiés qui déplaisaient le plus à Napoléon III. L'application d'une telle mesure répugnait à Fazy : il entretenait des relations personnelles avec presque tous ces hommes. Après leur avoir transmis l'ordre de quitter Genève, il s'efforçait d'ignorer qui était parti, qui restait. Ceux qui demeuraient devaient renoncer aux principaux cafés, au Pont des Bergues, et c'était justement ce à quoi ils se refusaient. Voilà qui entraînait des scènes comiques, qui rappelaient celles d'un pensionnat; y participaient, d'un côté, d'anciens représentants du peuple; des hommes à cheveux gris avançant vers la cinqtian384
taine, des écrivains connus, de l'autre, le président d'un canton libre et des policiers, agents des serviles voisins de la Suisse. Un jour, le sous-préfet de Gex demanda à Fazy, sur un ton ironique: -Monsieur le Président 18, Untel se trouve-t-il encore à Genève ? - I l est parti depuis longtemps! répondit l'autre, sèchement. - J'en suis très heureux, fit le sous-préfet, et il poursuivit son chemin. Or Fazy, me saisissant la main avec vigueur et me montrant, d'un air fort agité, un individu qui fumait tranquillement un cigare, me dit : - Le voilà ! Le voilà ! Traversons pour ne pas rencontrer ce bandit. C'est infernal, ici. Il n'y a pas d'autre mot ... Je ne pus m'empêcher de rire. Il s'agissait, comme de bien entendu, d'un réfugié expulsé, et il déambulait sur le Pont des. Bergues, qui est à Genève ce qùe le Boulevard de Tver est à Moscou. 19 Je demeurai à Genève jusqu'à la mi-décembre. Le gouvernement russe commença à me poursuivre secrètement de sa vindicte. ce qui me contraignit à partir pour me rendre à Zürich, afin de sauver les biens de ma mère dans lesquels « l'inoubliable empereur » avait planté ses griffes impériales. (68) C'était une époque terrible dans mon existence. Une accalmie entre deux coups de tonnerre, une accalmie accablante, lourde, déplaisante... Il y avait certains signes menaçants, mais je continuais encore à refuser de les voir. 20 Ma vie était heurtée, guère harmonieuse, mais elle m'offrait tout de même des journées claires. dont je suis redevable à la majestueuse nature de la Suisse. L'isolement et de beaux paysages exercent une influence extraordinairement bénéfique. C'est d'expérience que j'ai écrit dans L'Aliéné 21 : « Lorsque l'âme porte en elle une tristesse immense, lorsque l'homme ne s'est pas maîtrisé assez pour se réconcilier avec son passé et se calmer en réfléchissant, il a besoin d'espaces et de montagnes, de mer et de climat tiède et doux. Il en a besoin afin que sa mélancolie ne se mue en aigreur, en désespoit;", afin qu'il ne s'endurcisse... » Déjà alors j'avais envie de me reposer pour bien des motifs. L'année et demie passée au cœur des troubles et des dissensions politiques, dans un état d'irritation permanente, spectateur de >JB, En français. 19; Aujourd'hui, rue Gorki. A l'époque, l'artère la plus animée de Moscou. 20. C'est à Genève, en 1849, que commence la liaison de Natalie avec le poète allemand Herwegh, autrement dit,« le drame de famille». · 21. Récit écrit en 1851, publié à Londres en 1854, dans un recueil : Récits inachevés d'lskander. (fitre russe : Povréjdennig.)
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scènes sanglantes, de chutes effroyables et de trahisons mesquines, avait déposé au fond de mon âme un fort sédiment d'amertume, de nostalgie et de lassitude. Mon ironie avait pris un aspect différent. Précisément en ce temps-là, et après avoir lu De l'autre rive, Granovski m'écrivait : ·« Ton livre nous est parvenu. Je l'ai lu avec joie, avec un sentiment de fierté... et cependant il contient comme une lassitude; tu demeures trop isolé, et peut-être deviendras-tu un grand écrivain; mais ce qu'en Russie nous tous trouvions si vivant, si attirant dans ton talent semble avoir disparu sur le sol étranger... » Sazonov, de son côté, me dit, après avoir lu, avant mon départ de Paris (en 1849) le début de ma nouvelle : Le Devoir avant tout, écrite deux ans plus tôt : « Tu ne la termineras pas, et tu n'écriras plus rien de ce genre. Tu as perdu ton rire clair et tes plaisanteries débonnaires. » Mais un homme pouvait-il passer par les épreuves de 1848 et 1849 et demeurer semblable à lui-même ? J'étais conscient de cette métamorphose. C'était seulement à mon foyer, en l'absence d'étrangers, que je connaissais des instants non point de « rire clair », mais de claire mélancolie. Quand je me remémorais le passé, nos amis, les images récentes de notre vie romaine, quand je me tenais près du petit lit de mes enfants endormis ou que je les regardais jouer, mon âme retrouvait les accords d'antan, d'autrefois, elle recevait un souffle d'air frais, de poésie juvénile, de douce harmonie; mon cœur était content et apaisé, et sous l'emprise d'une telle soirée, il m'était plus facile de vivre pendant un jour ou deux! De tels moments n'étaient pas fréquents; des distractions inintéressantes, point gaies, y mettaient obstacle; le nombre de nos visiteurs augmentait autour de nous, et vers le soir, le petit salon de notre appartement des Champs-Elysées était rempli d'étrangers. La plupart du temps c'étaient des émigrants nouvellement arrivés, gens bons et malheureux, mais je n'étais intime qu'avec un seul homme ... Et pourquoi donc l'étais-je !... 22 « ... Je quittai Paris avec empressement. 23 J'avais besoin de détourner les yeux d'un spectacle qui me navrait le cœur. Je 22. George Herwegh. A part les chapitres concernant le « drame de famille », que l'on pourra lire au tome III de B. i. D., il existe un ouvrage anglais traitant de ce sujet : B. H. Carr : The Romantic Exiles, Londres, 1933. Herwegh était très beau, et avait quelque chose d'éthéré, de vulnérable. Herzen le considérait comme le seul Russe de Paris qui fût une personnalité et non un mannequin comme les Français ou une abstraction lymphatique comme les Allemands... C'est sans doute pourquoi il lui faisait l'honneur de le considérer comme un Russe ! 22. Comme au chapitre précédent, tout ce texte entre guillemets est la traduction faite par l'auteur pour son Kolokol.
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cherchais un coin tranquille, je ne le trouvais pas à Genève. C'était le même milieu réduit à de petites proportions. Rien de plus monotone et de plus lourd que les cercles politiques après une défaite complète : récriminations stériles, stagnation obligatoire, immobilité par point d'honneur, attachement aux couleurs fanées, au.x fautes manifestes, par un sentiment de devoir et de piété. Un parti vaincu se tourne constamment vers le passé, n'avance qu'à reculons, se fait monument, statue, comme la femme de Loth moins le sel. Je me sauvais quelquefois de cette atmosphère suffocante ... dans les montagnes. Là, sous la ligne dure de la neige existe encore une race de paysans forte, presque sauvage... et cela à quelques lieues d'une civilisation qui tombe des os, comme les chairs d'un poisson trop faisandé. Il ne faut pas confondre avec ces paysans des montagnes le paysan bourgeois des grands centres suisses, ces caravansérails où une population avide et mesquine existe aux frais d'une population ambulante de touristes qui s'accroît tous les ans. » Il nous arrivait tout de même de nous arracher parfois à Genève, de nous promener sur les rives du Léman, d'atteindre le pied du Mont~Blanc. Alors la beauté sévère et sombre de la nature alpestre, avec ses ombres intenses, mettait un écran entre nous et toute la vanité des vanités, nous rafraîchissait l'âme et le cùrps avec les froids effluves de ses glaciers éternels. Je ne sais si je souhaiterais rester toujours en Suisse. Au bout d'un certain temps les montagnes finissent par nous gêner, nous autres habitants des vallées et des prairies : elles sont trop massives, trop proches; elles nous écrasent, nous cement; pourtant il est bon parfois de vivre sous leur ombre. De plus, une race pure et bonne habite ces montagnes, race pauvre mais non malheureuse, ayant peu de besoins, habituée à une existence particulière et indépendante. L'écume de la civilisation, son vert-de-gris, ne se sont pas déposés sur ces hommes-là. Les transformations historiques, tels des nuages, planent au-dessus d'eux sans guère les déranger. Le monde romain dure encore dans les Grisons; c'est à peine si l'époque des guerres paysannes est terminée çà et là dans le canton d'Appenzell. Il est possible que l'on trouve une population de lignée aussi saine dans les Pyrénées, le Tyrol, ou d'autres montagnes, mais dans l'ensemble elle a cessé d'exister en Europe depuis longtemps. Au Nord-Est de la Russie, j'ai, soit dit en passant, découvert quelque chose de semblable. Il m'arrivait de rencontrer, à Perm et à Viatka, des individus de la même trempe que ceux des Alpes. 387
« Une fois j'allai à Zermatt. Déjà, à Saint-Nicolas, nous sortîmes de la civilisation. Un vieux curé, qui hébergeait chez lui .des voyageurs, me demanda (c'était au mois de septembre 1849) quelles ·étaient les nouvelles de la révolution à Vienne, et comment allait la guerre de Hongrie. C'est là que nous prîmes des chevaux. Fatigués d'une ascension lente de quelques heures, nous entrâmes -dans une petite auberge pour nous reposer et donner un peu ~e repos aux chevaux. La paysanne, femme d'une quarantaine d'années, maigre, osseuse, mais haute de taille et bien conservée, nous .apporta ce qu'elle avait dans la m:aison. Ce n'était pas beaucoup. Du pain dur comme une pierre (le pain n'est pas facile à avoir sur ces hauteurs, on l'apporte des vallées une fois par semaine l'été, et deux ou trois fois par mois le reste de l'année) du mouton séché et fumé, du lièvre sec, une omelette, du fromage et une bouteille de kirsch. Les deux guides mangèrent et burent avec nous. Je demandai en partant combien il fallait payer. Après avoir longuement pesé et calculé, elle nous dit que, comptant tout, le restant de kirsch que nous voulions prendre avec nous y compris, elle pouvait bien demander cinq francs. Etonné du bon marché, je lui dis : " Comment, les guides compris ? " La bonne femme ne nie comprenant pas ajouta : " Si cela vous paraît trop, dortnez ·quatre francs et demi, cela sera suffisant... ,. « ... En 1835, je traversais par la poste les forêts du gouvernement de Perm, accompagné d'un gendarme et allant en exil. A un relais je priai une jeune paysanne, assise devant sa maison, de me donner du kwass à boire. " Il est trop aigre chez nous, mais je t'apporterai de la bière, il nous en reste de la fête. " Sur cela elle m'apporta une assez grande cruche de terre, remplie de cette bière épaisse que les paysans fabriquent eux-mêmes sous le nom de braga. Moi et le gendarme nous bûmes presque tout le contenu. En rendant la cruche à la paysanne, je lui glissai dans la main une pièce de quinze sous; elle me la rendit tout de suite, en .disant : " Non, non, nous ne vendons pas, ce n'est pas bien de prendre l'argent d'un voyageur, et encore bien moins d'un.. ; qui... " Elle montra des yeux un gendarme. " Mais, ma chère ain.ie, lui dis-je, cela ne nous va pas non plus de boire ta bière sans· la payer; prends donc la pièce pour acheter du pain d'épices · aux •enfants. " " Non, non, je ne prendrai rien, et n'aie pas de scrupules; si tu as trop d'argent, donne-le à un mendiant ou mets un cierge au Bon Dieu. " » Un autre cas similaire m'arriva sur la Grande-Rivière, près de Viatka. J'étais allé là-bas pour assister à une procession originale, pendant laquelle l'icône de Saint-Nicolas-de-Khlynov est « menée
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en visite ». 24 Sur le chemin du retour, j'entrai avec mon postillon dans une isba, où il se fournissait en avoine. Les propriétaires et trois pélerins se mettaient à table; il y avait une forte odeur de soupe aux choux, et j'en demandai un peu. Une jeune femme m'en apporta une pleine écuelle en bois, un quignon de pain et une énorme salière avec une haute poignée verticale. Après avoir mangé, je donnai un quart de rouble au maître de maison. Il me regarda, se gratta la nuque et déclara : - Voi-tu, çà ne va pas ... Tu as mangé pour un sou, peut-être pour deux, et tu me donnes un quart de rouble... Il ne convient point que je le prenne, ce serait un péché devant Dieu et une honte devant les hommes ! ... Sur toute la frontière de la Sibérie, de ce côté des monts ouraliens, les paysans ont coutume de mettre devant la fenêtre un morceau de pain avec du sel, quelquefois un petit pot de lait, du kwass. C'est pour les malheureux. C'est ainsi qu'ils appellent tous les condamnés qui s'évadent de Sibérie et qui n'oseraient ni frapper à la porte, ni passer le jour par un village. J'ai trouvé quelque chose de pareil en Suisse. Sur les hauteurs, là où le granit perce déjà comme le crâne dénudé d'un homme demi-chauve, et où un vent glacial souffle sur des plantes desséchées et presque mortes, j'ai trouvé des cabanes de chasseurs quelquefois inhabitées, mais ayant la porte non cadenassée. En entrant, on trouvait du pain, du fromage. Le voyageur égaré ou surpris par le mauvais temps y entre, reste pendant la bourrasque, mange et quelquefois laisse un gros sou sur l'assiette, plus souvent rien. - Et on ne vole jamais ? dis-je à mon guide. -Non, Herr! Ce ne sont pas des hommes encore ! · « Après avoir quitté la vieille qui avait mauvaise conscience de me prendre cinq francs pour la nourriture de quatre individus et de deux chevaux, y compris une bouteille entière de kirsch, nous continuâmes notre route par une montée plus rapide. Le chemin, mince incision dans le roc, n'avait parfois qu'un mètre de largeur et serpentait sous des rochers suspendus sur nos têtes, frisant la lisière d'un précipice qui devenait de plus en plus profond. «Tout en bas s'élançait, avec bruit et fureur, le Wesp, comprimé dans un lit étroit; il se hâtait évidemment de sortir au large. Il y a trop de Salvator Rosa dans ces ascensions. Cela use les nerfs, les fatigue, les accable... Des heures et des heures passent, le spec24. V. tome I••, chapitre XVII.
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tacle est le même... D'autres rochers froncent les sourcils et sont prêts à vous pousser dans l'abime; le Wesp mugit, tantôt visible et couvert d'écume blanche, tantôt se perdant derrière des montagnes, des forêts de sapins; les fers du cheval résonnent sur la pierre, les guides répètent les mêmes deux notes : « Oh-Eh ! Vê ! :. Les contours s'effacent, une transpiration de brouillard se lève des abimes ... Le Wesp mugit, les pas des chevaux résonnent. « Oh-Eh! Vê ! :. Cela agace les nerfs, cela les irrite. « Zermatt est entouré de montagnes, presque adossé au MontRose; il faisait nuit derrière ce paravent colossal. Lorsque nous entrâmes dans une petite auberge, la seule de l'endroit en 1849,25 nous y trouvâmes encore un voyageur - c'était un géologue écossais - et la maitresse de maison. Nous étions autour d'une table en attendant le souper, lorsque le géologue nous dit : « Messieurs, c'est un bruit de sonnettes de chevaux ou de mulets ! » « Oui, oui, dit la maitresse en écoutant attentivement. Voilà du fort! Grimper cette montagne lorsqu'on ne voit pas sa propre main ! » Elle prit une lanterne et alla à la rencontre; nous allâmes l'accompagner. On entendait les sonnettes de plus en plus; quelque chose se détacha du fond noir, et, une minute après, une Anglaise, raide, haute et en amazone, descendit tranquillement de cheval, comme si elle revenait à la maison après une promenade à Hyde Park; le second cavalier était son fils, un garçon de treize à quatorze ans. La dame entra dans la chambre et demanda du thé. Un quart d'heure après elle dit à son fils d'aller demander aux guides combien de temps il leur fallait pour faire reposer et nourrir les chevaux. - Comment ! dit l'Ecossais, vous voulez partir par cette obscurité? - Nous descendons, dit-elle, de l'autre côté, du côté italien du Monte-Rosa. - Tant pis, vous avez une mauvaise descente. Restez ici jusqu'au matin. - Je ne le puis, j'ai d'avance disposé du temps et on nous attend. Deux heures après l'Anglaise se mit à cheval, son fils monta gaiement le sien, et j'ouvris la fenêtre pour entendre le diminuendo des sonnettes qui s'éloignaient. Quelle femme ! Quelle race ! « Le lendemain, avant le lever du soleil, nous primes un troisième guide qui connaissait bien les sentiers et sifflait encore mieux les 25. 390
Cette expédition eut lieu à la mi-décembre.
chansons suisses. Nous avions l'intention de monter jusqu'à l'endroit où l'on pouvait encore aller à cheval. « J'avais peur que la journée ne soit manquée, un brouillard blanchâtre couvrait tout, et cela si bien, qu'on ne voyait pas même le Mont Cervin. Le maître de l'hôtel vint jeter encore plus de trouble dans mon âme en disant : la, ia, der W etterhorn s'isch ein grosser Herr, liisst sich nik immer sehe lasse fur Jederman. 26 Heureusement le « grand seigneur de Cervin » était de bonne humeur et apparut bientôt dans toute sa splendeur. « Une pluie fine et froide remplaça le brouillard, et peu après pluie et brouillard étalaient au-dessous de nous un océan de fumée, un monde en fusion. Au-dessus, le ciel bleu et pur. » Victor Hugo nous raconte « ce que l'on entend sur ,}a montagne ». 27 Il faut supposer que la montagne du haut de laquelle il a entendu tant de belles choses n'était pas très haute. La première chose qui me frappa sur ces hauteurs, c'est l'absence de tout bruit, de tout son. On n'entend rien, absolument rien. « De temps en temps, le tonnerre éloigné des avalanches qui tombaient du Mont Cervin, venait rompre pour un instant ce silence diaphane, visible, sonore, oui, sonore, je n'ai pas d'autre mot. La grande raréfaction de l'air donne une voix à cette tranquillité minérale, à cet éternel sommeil inorganique, à ce mutisme élémentaire. « C'est la vie qui s'agite, qui se démène, qui crie et tapage; 28 ici elle est dépassée; elle est restée là-bas sous le brouillard. Les plantes mêmes, ces sourds-muets de la nature, disparaissent et ne sont représentées que par des algues desséchées, grisonnantes, à demi gelées. « Encore quelques pas, le froid devient plus intense, le verglas qui ne dégèle jamais s'épaissit et forme une croûte continue de neige. C'est la frontière de la planète. Plus loin, rien que la glace et le rocher. Au-delà rien ne se passe, à l'exception de quelques sons mécaniques, des fissures, des éboulements. Au-delà il n'y a personne. Un seul animal, le plus curieux de tous, y va à travers 26. « Oui, oui, le Cervin est un grand seigneur, il ne se laisse pas voir par tout un chacun.» 27. Ce qu'on entend sur la montagne, poème qui se trouve dans Les Feuilles d'Automne. 28. Nous n'avons pas voulu corriger les rares « fautes de français » contenues dans ce « morceau de bravoure », comme Herzen avait le don d'en écrire en d'autres langues que la sienne, et dont il était assez fier.
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les périls et les dangers, pour jeter un coup d'œil sur ce vide infini, sur ces points proéminents qui marquent les limites de la terre, pour y respirer la glace et l'immensité, et descendre au plus vite dans son milieu plein d'angoisse et de misère, mais où il est à la maison. « ... Nous nous arrêtâmes. Arrivés à la mer glaciale, enlacée par une série de montagnes, elle avait l'air d'un immense Colisée, inondé par des vagues surprises par un froid glacial, qui les arrêta court au milieu du plus grand élan. « Les lignes du mouvement s'arrêtèrent sans avoir eu le temps de se déployer en lignes droites, en lignes de repos, et portant à tout jamais l'immobile trace du mouvement suspendu. « Je m'éloignai tout seul à quelque distance, et je m'assis en m'adossant à un bloc de granit, chaviré et enfoncé là dans la neige par je ne sais quel caprice des glaces. Une blancheur sans fin, sans voix s'étendait devant moi; un petit vent soulevait de temps en temps une légère poussière de neige, la tournait, la laissait tomber, et tout rentrait dans le silence blanc et muet. Une avalanche roula, se brisant et laissant à chaque coup un nuage glacial qui scintillait et disparaissait. « L'homme se sent mal dans ces cadres. Dépaysé, ému, triste, il se sent étranger, superflu, étonné. Et pourtant il respire plus largement et semble, pour un instant, devenir lui-même blanc comme cette neige, austère et sérieux comme le linceul qui couvre ce cadavre de la nature sévère et morte ! :. ................. . Ne me tiendrait-on pas pour un rhéteur prétentieux si j'achevais cette peinture du Mont Rose en disant qu'au cœur de cette blancheur, de cette fraîcheur, de ce silence, l'un des deux voyageurs perdus sur ces hauteurs et se considérant comme des amis intimes, méditait une noire trahison ? 29 Certes oui, la vie vous réserve de ces tours mélodramatiques, de ces coups de thédtre 30, excessifs au plus haut point. ..
29. Georg Herwegb. 30. En français.
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ARABESQUES OCCIDENTALES
SECOND CAHIER I
IL PIANTO
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Après les journées de juin je vis que la révolution était abattue, mais j'avais encore foi dans les vaincus, dans ceux qui étaient tombés au combat, je croyais en la miraculeuse puissance des reliques, en leur vigueur morale. A Genève, je commençai à comprendre de plus en plus clairement que non seulement la révolution était vaincue, mais qu'il fallait qu'elle le fût. Mes découvertes me donnaient le vertige, un abîme s'ouvrait devant mes yeux, et je sentais le sol se dérober sous mes pieds. Ce n'est pas la réaction qui écrasa la révolution. La réaction se révéla partout bornée, pusillanime, radoteuse. En tous lieux elle battit en retraite, ignominieusement, sous la pression de la vague populaire et, furtive comme un voleur, attendit son heure à Paris et à Naples, à Vienne et à Berlin. La révolution tomba, telle Agrippine, sous les coups de ses enfants et, ce qui est pis, sans qu'ils en fussent conscients; il y avait plus d'héroïsme, d'abnégation juvénile que de jugement juste, et des victimes pures et nobles périrent sans savoir pour quelle cause. Il se peut que le sort des autres fût plus triste encore : occupés par leurs dissensions, leurs querelles personnelles, leur lamentable aveuglement, dévorés par une vanité effrénée, ils en restaient à leurs jours de triomphe inattendu et ne voulaient ôter ni leurs couronnes fanées, ni leurs habits de noce, bien qu'ils eussent été trompés par leur promise. 1. Cf. Commentaires (6!)).
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Les malheurs, l'oisiveté et le besoin suscitaient l'intolérance, l'entêtement et l'exaspération ... L'émigration se scindait en petits groupes, qui avaient pour point de mire non pas des principes, mais des noms et des haines. Leur façon de regarder constamment en arrière, leur coterie exclusive et fermée, commençaient à trouver un exutoire dans des discours et des idées, dans des manières d'être et de s'habiller. Une nouvelle corporation, celle des réfugiés, se constituait et s'ossifiait à côté des autres. De même qu'autrefois Basile-le-Grand écrivait à Grégoire de Nazianze qu'il « se vautrait dans le jeûne et jouissait des privations », de même voyait-on maintenant apparaître des martyrs bénévoles, affligés par vocation, malheureux par profession, parmi lesquels se trouvaient des individus tout à fait consciencieux; du reste, Basile-le-Grand était sincère lorsqu'il décrivait à son ami les plaisirs orgiaques de la mortification et la volupté de la persécution. Mais tout cela ne faisait pas faire un pas de plus aux consciences, et la pensée somnolait... Si ces hommes avaient été convoqués par un nouveau clairon, un nouveau tocsin, ils auraient, pareils aux neuf vierges endormies, poursuivi leur sommeil comme au jour où ils s'étaient assoupis. Mon oœur n'en pouvait plus de ces vérités douloureuses. Il me fallait assimiler dans la douleur cette page difficile de mon éducation. ... Un jour j'étais assis dans la salle à manger de ma mère, en la morne et déplaisante ville de Zürich. C'était la fin de décembre 1849. Je partais le lendemain pour Paris. La journée était froide, neigeuse; deux ou trois bûches qui fumaient et crépitaient brûlaient de mauvaise grâce dans la cheminée. Tout le monde s'affairait autour des bagages. J'étais totalement seul. Ma vie à Genève défilait devant mes yeux; tout avenir me paraissait obscur. Je redoutais je ne savais trop quoi, et c'était tellement insupportable que, l'eussé-je pu, je serais tombé à genoux, j'aurais pleuré, j'aurais prié. Mais je ne le pouvais pas. Aussi, en place d'une prière, rédigeai-je ma malédiction : mon Epilogue à 1849. 2 « Désillusion! Lassitude! Blasiertheit! » 3 Ainsi les critiques démocratiques qualifièrent-ils ces lignes douloureuses. Désillusion, oui! Lassitude, oui! La désillusion, c'est un mot galvaudé, trivial, une petite fumée sous laquelle se dissimulent la paresse du oœur, 2. Cet Epilogue porte la mention : « Zürich, 21 décembre 1849. & Herzen partit pour Paris avec sa mère pour régler ses affaires financières. Ce texte, écrit dans Wle grande détresse, fut placé par son auteur dans De l'autre rive, op. cit., chapitre VI. 3. Indifférence, état de celui qui est blasé.
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l'égoïsme qui se donne les apparences de l'amour, le vide sonore de la vanité qui prétend vouloir tout et n'a de forces pour rien. Il y a longtemps que nous sommes las, dans la vie et dans les romans, de ces personnages supérieurs, méconnus, dévorés d'envie, souffrant de leur orgueil. Tout cela est vrai. Pourtant il doit bien y avoir quelque chose d'authentique, particulièrement caractéristique de notre temps, au fond de ces effrayants maux psychiques qui dégénèrent pour tourner à la parodie ridicule, à la mascarade vulgaire. Le poète qui trouva les mots et la voix pour exprimer cette maladie était trop fier pour faire semblant, et pour souffrir afin de se faire applaudir. Bien au contraire, il lui arriva souvent d'exprimer sa pensée amère avec tant d'humour, que les bonnes gens en mouraient de rire. La désillusion d'un Byron c'est beaucoup plus qu'un caprice, beaucoup plus qu'un état d'esprit personnel. Byron fut brisé parce que la vie l'avait trompé, et ceci non point parce qu'il désirait l'impossible, mais parce que l'Angleterre et lui appartenaient à deux âges différents, à deux éducations différentes, et qu'ils s'étaient rencontrés précisément à l'époque où le brouillard se dissipait. Pareille rupture a aussi existé dans le passé, mais en notre temps on en a pris conscience; aujourd'hui se manifeste de plus en plus l'impossibilité pour quelque croyance que ce soit d'intervenir. La chute de Rome fut suivie par le christianisme, celui-ci fut suivi à son tour par la foi en la civilisation, en l'humanité. Le libéralisme représente la religion ultime, mais son Eglise n'est pas d'un monde « autre », elle est de celui-ci, et sa théodicée, c'est la doctrine politique; elle est implantée sur la terre et ne connaît pas de compromis mystique, puisqu'elle doit se compromettre dans le réel. Triomphant puis vaincu, le libéralisme a révélé la rupture dans toute sa nudité. La douloureuse prise de conscience de cette rupture s'exprime dans l'ironie de l'homme moderne, dans son scepticisme, qui lui sert à balayer les débris 'des idoles brisées. L'ironie exprime notre dépit de constater que la vérité logique n'est pas identique à la vérité historique, qu'en sus de son évolution dialectique elle évolue aussi grâce aux passions et au hasard, qu'à la raison elle ajoute le roman. Au sens où nous l'employons, le mot « désillusion » était inconnu avant la Révolution française 4. 'Le xvm• siècle fut l'une 4. En général, « notre » scepticisme était inconnu au siècle dernier. Diderot seul, et l'Angleterre, font exception. En Angleterre, le scepticisme était « chez lui » de longue date, et Byron suit tout naturellement Shakespeare, Hobbes et Hume. (Note de A.H.)
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des périodes les plus religieuses de l'Histoire. Je ne parle même pas du grand martyr, Saint-Just, ni de l'apôtre, Jean-Jacques; mais est-ce que le pape Voltaire, qui bénissait le petit-fils de Franklin au nom de Dieu et de la liberté, n'était pas un fanatique de sa religion de l'humanité ? Le scepticisme fut proclamé en même temps que la République, le 22 septembre 1792. Les Jacobins et les révolutionnaires en général appartenaient à une minorité, séparée de la vie du peuple par sa culture. Ils constituaient une espèce de clergé séculier, prêt à faire paître les troupeaux humains. Ils représentaient la pensée la plus haute de leur temps, sa conscience la plus haute mais non générale, ni la pensée de tous. Ce nouveau clergé ne disposait pas de moyens de coercition fantastiques ou violents. Dès l'instant où le pouvoir tomba de leurs mains, ils n'eurent plus qu'une seule arme : la persuasion. Mais il ne suffit pas, pour persuader, d'avoir raison. Là était leur faute. Il est indispensable d'avoir quelque chose de plus : le même niveau intellectuel ! Tant que durèrent des luttes désespérées aux sons du cantique sacré des Huguenots et de la sainte Marseillaise, tant que brûlèrent les bûchers et que coula le sang, cette inégalité ne fut pas apparente. Mais enfin croula le lourd édifice de la monarchie féodale; longtemps, on brisa les murailles, on fit sauter les verrous ... Un coup de plus, une nouvelle brèche ! En avant les braves, les portes sont ouvertes! Et la foule se rua... Mais point celle qu'on attendait. Qui sont ces gens ? De quel siècle arrivent-ils ? Ce ne sont pas des Spartiates, ni le grand populus romanus. Davus sum, non Aedipus! 5 Une irrésistible vague de boue a tout inondé. L'horreur profonde des Jacobins se manifesta dans la Terreur des années quatre-vingt-treize et quatorze. Ils virent leur terrible erreur, voulurent la redresser en recourant à la guillotine. Mais si nombreuses que fussent les têtes qu'ils coupaient, il leur fallut bien incliner la leur devant la puissante couche sociale qui s'élevait. Tout cédait devant elle; elle eut raison de la révolution comme de la réaction, submergea les formes anciennes et s'y substitua, car elle constituait l'unique majorité agissante de son temps. Sieyès avait plus raison qu'il ne croyait en disant que la bourgeoisie, c'était tout! 6 Le tiers-état ne fut pas un produit de la Révolution. Il était tout préparé, avec ses traditions et ses mœurs, et étranger d'une 5. « Je suis Davus (l'esclave) et non Œdipe! » (Andria, de Térence, acte I••, scène :Z.) 6. Sieyès : Qu'est-ce que le Tiers-Etat?
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autre manière à l'idée révolutionnaire. Il était mal vu de l'aristocratie, relégué au troisième plan. Libéré, il passa sur les cadavres de ses libérateurs et instaura son ordre à lui. La minorité fut soit écrasée, soit s'épanouit en bourgeoisie. En dépit des événements, et à chaque génération, des hommes demeuraient, qui étaient les gardiens tenaces des idées. Ces Lévites, peut-être ces ascètes, portent un châtiment injuste pour avoir eu le monopole d'une culture exclusive, pour la supériorité intellectuelle des castes bien nourries, oisives, qui avaient le temps .Pe travailler avec autre chose que leurs muscles. Cette absurdité nous met en colère, nous rend furieux. A croire que quelqu'un (mais pas nous-mêmes) aurait promis que tout en ce monde serait beau et juste, et marcherait comme sur des roulettes! Nous nous sommes suffisamment émerveillés devant la sagesse abstraite de la nature et de l'évolution historique : il est temps de percevoir, dans la nature comme dans l'Histoire, beaucoup de choses fortuites, stupides, mal-venues, confuses. La raison, la pensée achevée, se placent à la fin; au commencement, c'est le nouveau-né amorphe. Il porte en lui des possibilités et des aspirations, mais avant qu'il parvienne à son développement et à sa conscience, il est soumis à une série d'influences externes et internes, à des déviations et des obstacles. L'un a de l'eau dans le cerveau, un autre fait une chute et aplatit son crâne : tous deux resteront idiots; un troisième ne tombera pas, ne mourra pas de scarlatine, mais deviendra un poète, un général en chef, un bandit, un juge. Dans la nature, l'Histoire, la vie, nous sommes mieux informés, en général, des réussites et des succès. C'est maintenant seulement que nous commençons à sentir que les cartes ne sont pas aussi bien battues que nous le pensions, parce que nous-mêmes nous sommes un échec, une · mauvaise carte. Cela nous chagrine de nous rendre compte que l'idée est impuissante, que la vérité n'a point de pouvoir contraignant sur le monde des réalités. Une forme nouvelle de manichéisme s'empare de nous; nous sommes prêts, par dépit, 7 à croire au mal rationnel (c'est-àdire intentionnel) tout comme nous avions cru au bien rationnel : c'est là le dernier tribut payé par nous à l'idéalisme. Notre douleur passera avec le temps; son caractère tragique et passionné s'apaisera. Elle n'existe guère dans le Nouveau Monde des Etats-Unis. Le peuple, là-bas, jeune, entreprenant, plus pratique qu'intelligent, est tellement occupé à bâtir sa demeure qu'il ne connaît pas du tout les maux qui nous tourmentent. De surcroît, 7. En français.
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là-bas ils n'ont pas deux cultures différentes. Les individus qui constituent les couches de la société de ce pays changent constamment; ils montent ou ils descendent selon le débit et le crédit 8 de chacun. La race robuste des colons anglais croît de façon effarante. Si elle prenait le dessus, les gens n'en deviendraient pas plus heureux, mais seraient plus satisfaits. Cette satisfaction serait plus terne, plus pauvre, plus aride que celle qui flottait dans les idéaux de l'Europe romantique, mais elle ne comportera ni tsars, ni centralisation, et peut-être pas de disettes. Celui qui peut rejeter le vieil Adam européen et naître à nouveau sous forme du nouveau Jonathan 9 qu'il prenne le premier bateau pour quelque coin du Wisconsin ou du Kansas : il s'y trouvera assurément mieux qu'au milieu de la décadence européenne (70). Ceux qui ne le peuvent point, finiront leurs jours comme spécimens du rêve magnifique rêvé par l'humanité. Ils ont trop vécu de fantaisies et d'idéal pour s'adapter à l'âge de raison de l'Amérique. Il n'y a pas là grand mal. Nous ne sommes pas nombreux, et nous serons bientôt éteints ! Mais comment les êtres se dévéloppent-ils en rupture avec leur milieu? Imaginez un jouvenceau élevé comme dans une serre, disons celui qui s'est décrit dans The Dream. 10 Imaginez-le face à face avec une société des plus ennuyeuses, des plus pesantes, face à face avec le hideux Minotaure de la vie anglaise, maladroite fusion de deux animaux, dont l'un est vétuste, l'autre plongé jusqu'aux genoux dans un marécage fangeux et écrasé, telle une cariatide, dont les muscles constamment tendus ne peuvent céder une goutte de sang pour le cerveau. Eût-il su s'adapter à cette existence-là, ce jeune homme serait aujourd'hui Lord Palmerston ou Sir John Russel, au lieu d'aller mourir en Grèce à trente ans. Mais il ne pouvait s'y adapter, aussi n'y a-t-il rien d'étonnant si, de conserve avec son Childe Harold, il dit à son vaisseau : « Emporte-moi où tu veux, à condition que ce soit loin de ma patrie. :. 11 Or, qu'est-ce qui l'attendait dans ces pays lointains? L'Espagne, tailladée par Napoléon, la Grèce redevenue sauvage, la résurrection générale de tous les Lazare en décomposition, après 1814 : on ne 8. En français. 9. « Frère Jonathan » : surnom plaisant, à allusion biblique, donné alors par les Anglais aux Américains. 10. Poème de Byron. Cf. fin de l'Arabesque 1 : Le Songe, p. 305. 11. Traduction libre. Voici les vers de Byron, dans le Pèlerinage de Childe Harold, chant 1••, v. 13 : ... Nor care what land thou bearest me to, But not agaln to mine ... « Ni ne me soucie du pays où tu m'emportes, mais pas de nouveau vers le mien. »
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pouvait leur échapper ni à Ravenne, ni à Diodati. 12 Byron ne pouvait pas se satisfaire, à l'allemande, de théories sub specie aeternitatis 13, ni, à la française, de bavardages politiques; ainsi fut-il brisé, mais à la manière d'un Titan redoutable, en jetant son mépris au visage des gens sans leur dorer la pilule. Aujourd'hui, après une série de nouvelles épreuves, après l'infect passage de 1830 à 1848 et de l'ignoble 1848 à nos jours, un grand nombre d'entre nous sont frappés par la rupture pressentie par Byron, poète et génie - il y a quarante ans. Et comme lui, nous ne savons où aller, où reposer notre tête... Goethe le réaliste, de même que Schiller le romantique, ne connurent pas ce déchirement. L'un était trop religieux, l'autre trop philosophe. Tous deux pouvaient trouver l'apaisement dans les sphères de l'abstraction. Lorsque « l'esprit de négation :. parait sous les traits d'un plaisantin tel que Méphistophélès, la rupture interne n'a encore rien d'effrayant : sa nature moqueuse et éternellement contradictoire continue à se dissoudre dans une harmonie suprême, et en son temps retentira partout son Sie ist gerettet. 14 Le Lucifer de Cain est tout autre. C'est le mélancolique ange des ténèbres. Sur son front, l'étoile de la pensée amère jette son éclat blafard. En lui tout se désagrège, rien ne pourra se reconstituer. Pour lui, la négation n'est pas une plaisanterie. Son insolente incroyance n'est pas un amusement; il ne vous appâte pas par la sensualité, ne vous procure ni fillettes naives, ni vin, ni diamants, mais vous entraine tranquillement vers le meurtre, il vous attire à lui, vous incite au crime par le moyen de ce pouvoir incompréhensible qu'exerce parfois l'eau dormante éclairée par la lune : elle séduit l'homme, sans que ses tristes, froides et scintillantes caresses lui promettent rien, sinon la mort. Ni Caïn, ni Manfred, ni Don Juan, ni Byron n'ont à offrir déduction, dénouement, ou « morale ». n est possible que cela ne convienne pas, du point de vue de l'art dramatique, mais précisément là apparait le sceau de la sincérité et de la profondeur de la rupture. L'épilogue de Byron, son dernier mot si vous préférez, c'est The Darkness. 15 Tel est le résultat d'une existence qui commença avec The Dream. Achevez ce tableau vous-mêmes. Deux ennemis, défigurés par la faim, sont morts; ils ont été 12. Byron vécut en 1816 à la villa Diodati, sur les bords du Lac Léman. 13. « Sous le signe de l'éternité. » 14. « Elle est sauvée. » Dans Faust (1re partie, épilogue) la « voix venue du ciel » dit : Ist gerettet. 15. «L'Obscurité», poème.
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dévorés par des bêtes à forme de crustacés ... Le navire achève de pourrir. Un cordage enduit de goudron se balance tranquillement sur les flots troubles, dans les ténèbres. Il fait un froid terrible. Les bêtes se meurent. L'Histoire est déjà morte, et la place est déblayée en vue d'une vie nouvelle : notre époque sera classée comme quatrième formation géologique, si toutefois le monde nouveau arrive à compter jusqu'à quatre. Notre vocation historique, notre œuvre, consistent précisément en ceci, que grâce à notre désillusion et à nos souffrances nous parvenions à la résignation, nous nous inclinions devant la vérité, et épargnions ainsi nos afflictions à la génération suivante. Grâce à nous, l'humanité redevient sobre, nous cuvons le vin à sa place, nous endurons pour elle les douleurs de l'enfantement. Si l'accouchement se passe bien, tout sera pour le mieux; mais nous ne devons pas oublier que l'enfant ou la mère peuvent mourir en cours de route - et peut-être les deux - . Alors ... alors l'Histoire, polygame comme les Mormons, commencera une nouvelle grossesse. E sempre bene, messieurs 1 16 Nous savons comment la nature dispose des individus : elle va son chemin ou en suit un au hasard, et peu lui chaut que ce soit tôt ou tard, qu'il n'y ait pas de victimes ou qu'il y ait des monceaux de cadavres. Il lui faut des dizaines de milliers d'années pour amonceler un récif de corail, en abandonnant chaque printemps à la mort ce qui s'y est accumulé de superflu. Les polypes périssent, sans se douter qu'ils ont servi au progrès du récif. Nous aussi, nous servirons à quelque chose. Entrer dans l'avenir comme l'un de ses éléments ne signifie pas pour autant que cet avenir réalisera nos idéaux. Rome n'instaura pas la république de Platon, ni, du reste, l'idéal grec. Le Moyen Age ne fut pas une évolution de Rome. La pensée occidentale contemporaine entrera dans l'Histoire et s'y incarnera. Elle aura son influence propre et sa place, tout comme notre corps s'agglomérera à l'amas formé par l'herbe, les moutons, les côtelettes et les êtres humains. Ce genre d'immortalité ne nous plaît point, mais qu'y pouvons-nous ? A présent je me suis habitué à ces pensées, elles ne me font plus peur. Mais à la fin de 1849 elles me frappaient de stupeur; et, bien que chaque événement, chaque rencontre, chaque heurt et chaque personne s'ingéniassent à qui mieux mieux à arracher les dernières feuilles vertes, je continuais obstinément, frénétiquement à chercher une issue. Voilà pourquoi j'attache aujourd'hui un prix 16. « Ça va toujours. »
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si haut à la pensée courageuse de Byron. Lui, il voyait qu'il n'y avait point d'issue, et le disait fièrement. Lorsque ces pensées commencèrent à me visiter j'en fus malheureux et perplexe. Je voulais les fuir par tous les moyens ... et, tel un voyageur égaré, tel un mendiant, je frappais à toutes les portes, j'arrêtais les passants et leur demandais mon chemin; mais toute rencontre, toute péripétie aboutissaient au même résultat : l'humilité devant la vérité, l'acceptation dans l'oubli de moi-même . ... D y a trois ans j'étais assis au chevet d'une malade et je voyais la mort l'attirer impitoyablement, pas à pas, vers le tombeau. Cette vie-là était tout mon bien. Les ténèbres s'étalaient autour de moi. Je devenais sauvage à force de désespoir et d'hébétude, mais je ne cherchais pas à me consoler avec des espoirs, je ne trahissais pas un instant mon affliction en acceptant l'enivrante idée des retrouvailles outre-tombe. A plus forte raison ne vais-je point trahir ma conscience à propos de problèmes d'ordre général!
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II
POST-SCRIPTUM
Je sais que mon oplDlon sur l'Europe va être mal vue chez nous. Pour notre propre consolation, nous voulons une Europe différente, et croyons en elle comme les chrétiens croient au paradis. Détruire les illusions est toujours une tâche désagréable, mais je ne sais quelle impulsion interne, à laquelle je ne puis résister, m'incite à exprimer la vérité, même là où elle me fait du mal. En règle générale, nous connaissons l'Europe de façon scolaire, littéraire. Cela veut dire que nous ne la connaissons point, mais la jugeons à livre ouvert 17, selon des ouvrages et des images, comme les enfants jugent le monde réel d'après I'Orbis Pictus 18 : ils s'imaginent que toutes les femmes des Iles Sandwich tiennent audessus de leur tête une espèce de tambourin, et que là où se trouve un nègre nu, il y a immanquablement, à cinq pas, un lion à la crinière échevelée ou un tigre au regard féroce. Notre méconnaissance classique de l'homme occidental causera bien des maux, car elle fera naître des haines tribales et des chocs sanglants. Premièrement, de l'Europe nous ne connaissons que la couche supérieure, cultivée, qui recouvre le lourd fondement de la vie nationale, élevé au cours des âges, mené à bien d'instinct, et selon des lois, peu connues de l'Europe elle-même. La culture occidentale ne pénètre pas dans ces travaux cyclopéens, qui ont permis à l'Histoire de s'enraciner dans la terre et de confiner à la géologie. Les Etats occidentaux sont un assemblage de deux peuples, dont les particularités sont maintenues par des éducations totalement différentes. L'unité orientale, qui fait se ressembler le Grand Vizir et le Turc qui lui tend son chibouk, n'existe pas ici. Depuis les guerres de religion et les soulèvements de paysans, les masses de la population rurale n'ont pris aucune part réelle aux événements, qui les faisaient pencher à droite ou à gauche, 17. En français; sans doute à livre ouvert signifie ici « superficiellement ». 18. « Le monde en images. » Le titre complet est Orbis sensualium pictus, ouvrage très populaire à l'époque, dii à un pédagogue, Amos Kamenski. (A. S.)
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comme des champs de blé, sans quitter un instant le sol où elles étaient enracinées. Deuxièmement, nous ne connaissons que selon l'Histoire, et non de façon contemporaine, même la couche sociale qui nous est familière, avec laquelle nous sommes en contact. Après une année ou deux passées en Europe, nous constatons avec stupeur que les Occidentaux, dans leur ensemble, ne correspondent guère à la conception que nous en avions et qu'ils sont très en dessous de ce que nous imaginions. Dans l'image idéale que nous avions composée, entraient des éléments de vérité, mais ou bien ils n'existent plus, ou ils se sont complètement transformés. La valeur chevaleresque, les élégantes manières aristocratiques, la stricte bienséance des protestants, l'orgueilleuse indépendance des Anglais, la vie luxueuse des artistes italiens, l'intelligence étincelante des Encyclopédistes et la farouche énergie des terroristes, tout cela a été refondu et remodelé dans un ensemble de mœurs prédominantes, nouvelles, bourgeoises. C'est une conception de l'existence globale, autrement dit, fermée, se suffisant à elle-même, avec ses traditions et ses règles, ses bons et ses mauvais côtés, son comportement et sa morale d'un ordre inférieur. De même que le chevalier était le prototype d'un monde féodal, de même le marchand est celui d'un monde nouveau : les seigneurs sont devenus des maîtres. En lui-même le marchand est un personnage effacé, intérimaire; il est le truchement entre un individu qui produit et un autre qui consomme; il représente quelque chose comme un chemin, un véhicule, un moyen. Le chevalier était davantage lui-même, beaucoup plus une personne. Il sauvegardait sa dignité comme il l'entendait, parce qu'il ne dépendait, en fait, ni de sa richesse, ni de sa position. Le principal, c'était sa personnalité. Mais, chez le bourgeois, celle-ci se cache ou bien ne se met pas en avant, parce qu'elle n'est pas la chose essentielle : ce qui compte avant tout c'est la marchandise, l'affaire, l'objet; ce qui est primordial, c'est la propriété. Le chevalier était un affreux ignorant, un bagarreur, un bretteur, un brigand et un moine, un ivrogne et un piétiste, mais franc et sincère en toutes choses. De surcroît, il était toujours prêt à donner sa vie pour ce qu'il considérait comme une juste cause. TI avait son code moral et son code d'honneur, fort arbitraires, certes, mais dont il ne pouvait se départir sans perdre le respect de lui-même ou de ses pairs. Le marchand est homme de paix, non de guerre qui, obstiné, persévérant, défend ses droits mais attaque sans conviction. Calcu404
latem:, avare,. il perçoit partout un marché et, semblable au chevalier, engage un combat singulier avec chaque personne qu'il rencontre, mais se mesure. à. elle par la ruse. Ses ancêtres, citadins médiévaux, étaient contraints à ruser pour se sauver de la violence et du pillage; ils achétaient leur tranquillité et leurs biens grâce à leurs faux-fuyants, leur dissimulation; ils. se. terraient, trouvaient des feintes, se disciplinaient. Saluant bas, leur chapeau à la mai:ti, ses ancêtres trichaient avec le chevalier; hochant la tête et soupirant, ils parlaient à leurs voisins de leur indigence, tout en enfouissant furtivement leur magot dans la terre. Tout cela a passé tout naturellement dans le sang et le cerveau de leur descendance, po~r devenir Je signe physiologique d'une espèce humaine particulière qu'on appelle tiers-état. Tant qu'il se trouvait dans une situation déplorable et s'unissait à l'élément éclairé de l'aiistocratie pour défendre sa foi ou conquérir ses droits, ce tiers-état était pénétré de grandeur et de poésie. Mais cela ne dura pas longtemps : Sancho Pança ayant pris possession de sa place et s.'étant laissé aller sans façons, en toute liberté, n'en fit pius qu'à sa tête et perdit son humour populaire et son bon sens. Le côté vulgaire de sa nature prit le dessus. Sous l'influence de la bourgeoisie t0ut se transforma en Europe. L'honneur du chevalier fut remplacé par l'honnêteté du comptable, les mœurs élégantes par la décence, la politesse par des manières guindées, la fierté par la susceptibilité, les parcs par des potagers, les palais par des auberges O).lVertes à tous (c'est-à-dire à tous ceux qui avaient de l'argent). Les conceptions d'antan sur les relations humaines, démodées mais conséquentes, se trouvaient ébranlées, alors qu'on n'avait pas découvert de conceptions neuves sur les rapports véritables entre les êtres humains. Cette liberté chaotique contribuait tout particulièrement à développer tous les aspects mesquins et mauvais de la bourgeoisie, sous l'emprise toute-puissante d'une cupidité effrénée. Examinez les règles morales qui ont cours depuis un demi-siècle : que n'y trouverez-vous pas ! La conception romaine de l'Etat unie à la division du pouvoir gothique, le protestantisme et l'économie politique, le salus populi et le chacun pour soi, 19 Brutus et Thomasà-Kempis, l'Evangile et Bentham, la comptabilité et Jean-Jacques Rousseau. Avec un pareil charivari dans la tête, avec, dans la poitrine, un aimant perpétuellement attiré par l'or, il n'était pas difficile d'arriver aux absurdités atteintes par les pays européens avancés.
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19. « Le bien dQ. peuple ». « Chacun pour soi », ·en français.
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Toute la morale a été réduite à ce fait que le non-possédant doit, par tous les moyens, chercher à acquérir, tandis que le possédant doit préserver et accroître ses biens. Le drapeau que l'on hisse sur la place du marché pour indiquer que la vente commence, est devenu la bannière de la société nouvelle. L'homme, de facto, appartient désormais à ce qu'il possède. La vie est réduite à une lutte permanente pour l'argent. Depuis 1830, le problème politique est devenu un problème exclusivement bourgeois, et la lutte séculaire s'exprime dans les passions et les engouements de la classe dirigente. La vie n'est plus qu'une spéculation boursière tout s'est transmué en boutiques de changeurs et en marchés : la rédaction des journaux, les bureaux de vote, les assemblées législatives... Les Anglais sont tellement accoutumés à tout ramener au vocabulaire du boutiquier, qu'ils surnomment leur vieille Eglise anglicane The. Old Shop ! 20 Dans ce monde bourgeois, tous les partis, toutes les nuances d'opinion se sont peu à peu subdivisés en deux camps principaux : d'un côté, les bourgeois, propriétaires, qui refusent obstinément de céder leurs monopoles, de l'autre, les bourgeois-sans-fortune, qui veulent arracher" leurs biens des mains des autres :mais n'en ont pas la force; cela signifie qu'il y a, d'un côté, l'avarice, de l'autre, l'envie. Comme, en vérité, il n'y a aucun principe moral dans tout ceci, la place d'un individu dans l'un ou l'autre camp est déterminée par les conditions externes de sa fortune et de sa situation sociale. Une vague de l'opposition après l'autre finit par remporter la victoire, autrement dit, la fortune ou la situation et, tout naturellement, roule depuis le camp de l'envie vërs celui de l'avarice. Rien ne peut mieux favoriser ce passage que le ballottement stérile des débats parlementaires : ils donnent le mouvement, imposent les limites, assument une apparence d'activité et un air d'intérêt public aux seules fins d'atteindre des buts personnels. Le régime parlementaire, non point tel qu'il découle des fondements nationaux de la Common Law anglo-saxonne, mais tel qu'il a pris forme dans les lois de l'Etat, représente la « roue de l'écureuil ) la plus colossale du monde. Est-il possible de rester plus majestueusement à la même place, tout en se donnant l'aspect d'une triomphale marche en avant, que ne le font les deux parlements anglais? Mais c'est précisément ce respect des apparences q:ui est essentiel... 20. c Vieille boutique. ~ Selon le traducteur anglais de B. i. D. Herzen fait une erreur: le terme employé est« The old firm » («La vieille firme»).
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Tout ce qui touche à l'Europe contemporaine est profondément marqué par deux traits qui, de toute évidence dérivent du commerce : d'une part l'hypocrisie et la dissimulation, de l'a,utre, l'ostentation et l'étalage. 21 Vendre en vantant sa marchandise, acheter à moitié prix, faire passer la camelote pour un objet de valeur, dissimuler une clause, profiter au sens vrai du mot, paraître au lieu d'être, se conduire convenablement au lieu de se conduire bien, conserver une Respectabilitiit apparente en place d'une dignité intérieure ... En ce monde tout est tellement décor, que l'ignorance la plus crasse a pris un air de culture. Qui de nous n'a été saisi, n'a pas rougi devant l'ignorance de la société occidentale? (Je ne parle pas ici des savants, mais des personnes qui constituent ce qu'on nomme le « monde »). Il ne peut exister d'ip.struction théorique sérieuse, car elle exige trop de temps et distrait trop ·des affaires. Comme dans une société bourgeoise rien n'est essentiel qui se trouve hors des ·combinaisons commerciales et de « l'exploitation » d'une situation sociale, l'instruction est obligatoirement limitée; d'où cette sottise, cette lourdeur d'esprit, que nous constatons chez le bourgeois chaque fois qu'il est forcé de quitter les chemins battus. En général, la ruse et l'hypocrisie ne sont nullement aussi synonymes d'intelligence et de perspicaCité qu'on l'imagine : leur champ de manœuvres est étroit et elles naviguent en eau basse. Les Anglais le savent, c'est pourquoi ils ne sortent pas des ornières et supportent les inconvénients non seulement pénibles mais, ce qui pis est, ridicules, de leur héritage gothique, redoutant tout changement. Les bourgeois français se sont montrés moins prudents, et en dépit de leur astuce et leur fausseté sont tombés dans l'empire. Sûrs de leur victoire, ils ont proclamé le suffrage universel comme fondement de leur nouveau régime. Cet étendard arithmétique leur était sympathique, la vérité était déterminée par les additions et les soustractions, on pouvait la calculer sur un boulier, la marquer avec des épingles. Et qu'ont-ils soumis au jugement de toutes les voix, en l'état actuel de la société ? La question de l'existence de la République ! Ils voulaient l'assassiner en se servant du peuple, en faire un mot creux, parce qu'ils ne l'aimaient pas. Quiconque a le respect de la vérité, ira-t-il demander l'opinion du premier venu, du tiers et du quart ? Imagine-t-on Colomb ou Copernic soumettant au vote l'Amérique ou le mouvement de la terre ? C'était une idée astucieuse, mais par la suite, les bonnes âmes firent une erreur de calcul... 21. En français.
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La fissure qui s'était formée entre le parterre et les acteurs, tout d'abord recouverte par le tapis déteint de l'éloquence lamartinienne, s'élargissait de plus en plus; le sang de juin la détrempa, et c'est alors que l'on posa au peuple irrité la question du président. En réponse, Louis-Napoléon sortit hors de la fissure en frottant ses yeux ensommeillés, et prit tout en main, autrement dit, les bourgeois aussi, qui s'étaient ·imaginés, en souvenir du passé, qu'il -allait régner et qu'eux, ils gouverneraient. Ce que vous voyez sur la grande scène des événements politiques, se répète dans le microcosme de chaque foyer. La corruption bourgeoise s'est faufilée dans toutes les cachettes de la vie familiale et privée. Jamais le catholicisme, jamais la chevalerie n'ont déposé une empreinte aussi profonde, aussi multiple sur les individus, que l'a fait la bourgeoisie. La noblesse avait ses obligations. Bien entendu, comme ses droits étaient, en partie, imaginaires, ses. obligations l'étaient elles aussi. Toutefois, elles fournissaient une certaine caution entre gens égaux. De son côté, le catholicisme imposait plus d'obligations encore. Les chevaliers et les croyants manquaient souvent à leurs obligations, mais ils étaient conscients qu'en ce faisant ils rompaient un pacte social qu'ils avaient eux-mêmes reconnu, et cela leur interdisait de déroger en toute liberté, comme aussi d'ériger en norme leur mauvaise conduite. Ils avaient leurs habits de fête, leur mise en scène officielle, qui n'étaient pas mensonge, mais plutôt idéal... Aujourd'hui, le contenu de cet idéal ne nous concerne point. Le procès de ces gens a été, depuis longtemps, jugé et perdu. Nous voulons simplement indiquer que la bourgeoisie; au contraire, n'oblige à rien, ni même au service militaire (à condition de trouver d'autres amateurs) ou, plutôt, oblige, per fas et nefas 22, à posséder des biens. Son évangile est sommaire : « Enrichis-toi, multiplie tes revenus comme le sable de la mer, profite et abuse de ton capital financier et moral sans te ruiner; ainsi parviendras-tu, dans la plénitude et l'honneur, à un âge avancé, tu marieras tes enfants et laisseras après toi un excellent souvenir. :. Le rejet du monde chevaleresque et catholique était indispensable et fut le fait non des bourgeois, mais simplement des hommes libres, c'est-à-dire de ceux qui avaient renoncé à toute classification par catégories. Il y avait parmi eux des chevaliers, tels que Ulrich von Hutten, des gentilshommes tels que Voltaire-Arouet, des apprentis horlogers comme Rousseau, des médecins militaires 22. « Par la vérité et le mensonge. •
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comme Schiller, des fils de marchand comme Goethe. 23 La bourgeoisie profita de leur travail et se présenta comme libérée non seulement des rois et de l'esclavage, mais de toutes les obligations sociales, hormis celle de contribuer à l'entretien d'un gouvernement qui assurât sa sécurité. Les bourgeois firent du protestantisme leur religion, religion qui concilie la conscience du chrétien avec les occupations de l'usurier, qui est à ce point bourgeoise, que le peuple qui a versé son sang pour elle l'a abandonnée. C'est le commun qui, en Angleterre, va moins que quiconque à l'église. Ils voulurent faire de la révolution leur république, mais elle leur fi1a entre les doigts, tout comme la civilisation antique échappa aux barbares, autrement dit sans se situer dans le présent, mais espérant en une instaurationem magnam. 24 La Réforme et la Révolution furent elles-mêmes tellement effarées par le vide de l'univers dans lequel elles pénétraient, qu'elles cherchèrent leur salut dans deux formes de monarchisme : la froide et ennuyeuse bigoterie du puritanisme et le civisme sec et excessif du formalisme républicain. L'intolérance des Quakers et des Jacobins fut fondée sur la peur : ils craignaient que le sol ne fût pas solide sous leurs pieds, ils voyaient qu'il leur fallait de puissants moyens pour convaincre les uns qu'il s'agissait d'une Eglise, les autres qu'il s'agissait de liberté ... Telle est l'atmosphère générale de la vie européenne. Elle est plus pesante, plus intolérable là où le système occidental contemporain est le plus évolué, là où il est le plus fidèle à ses principes, le plus riche, le plus cultivé, ce qui signifie : le plus industrialisé. Et voilà pourquoi quelque part en Italie ou en Espagne la vie n'est pas aussi insupportablement étouffante qu'en Angleterre et en France ... Et voilà pourquoi la Suisse montagnarde, pauvre, rustique, apparaît comme l'unique coin d'Europe où l'on puisse s'isoler en ~~
.
23. Le père de Goethe était docteur en Droit et Conseiller impérial. C'est Heine qui était fils de marchand. 24. c Grande restauration •·
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Ces extraits, publiés dans le volume IV de l'Etoile Polaire, se terminaient par la dédicace ci-dessous, écrite avant l'arrivée d'Ogarev à Londres, et avant la mort de Granovski :25 ... Accepte ce crâne, il T'appartient de droit. (A. Pouchkine) 26. C'est là-dessus que nous nous arrêterons pour le moment. Un jour je publierai les chapitres omis, j'en écrirai d'autres, sarts lesquels mon récit demeurerait inintelligible, tronqué, inutile peut-être, en tout cas ne serait pas tel que je l'aurais voulu. Mais tout cela est pour plus tard, beaucoup plus tard... 27 A présent, quittons-nous et, en guise d'adieu, un dernier .mot qui s'adresse à vous, amis de ma jeunesse. Quand tout fut enseveli, quand même le bruit, en partie provoqué par moi, en partie né spontanément, se fut apaisé alentour, quand les gens se furent dispersés pour rentrer chez eux, je levai la tête et regardai autour de moi : mes enfants· exceptés, il n'y avait rien qui me parût vivant, rien qui me fût proche... Après avoir erré parmi des étrangers, les avoir observés de plus près, je cessai de chercher en eux les miens et me déshabitué non point des hommes, mais des liens intimes avec eux. Il est vrai que par moments il me semble que je garde encore en mon cœur des sentiments, des mots, qu'il est dommage de pas exprin1er, qui feraient beaucoup de bien, ou tout au moins donneraient de la joie à mon interlocuteur, et je me prends à regretter que tout cela doive être étouffé et se perdre dans mon âme, comme le regard .se disperse et se dissipe dans les lointains vides; mais ce regret est plutôt un dernier flamboiement du crépuscule, le reflet d'un passé qui s'éloigne. C'est vers lui que je me suis tourné. J'ai quitté un monde dont j'étais aliéné et je suis revenu vers vous. Et voici plus d'un an que nous vivons ensemble comme autrefois, que nous nous voyons chaque jour, et rien n'a changé, personne ne s'est éloigné, n'a vieilli, personne n'est mort; avec vous je me sens tellement « chez moi :., et il m'est si clair que je n'ai sous les pieds d'autre sol que 25. En réalité, les Arabesques occidentales furent publiées dans les volumes 1 et II de E. P. (1856), accompagnées du texte ci-dessus, (à parllir de : « C'est là-dessus... ») considéré comme un « Envoi » aux amis restés en Russie; dans le volume de B. i. D. paru en 1867 (Genève), Herzen le fit précéder du paragraphe qui commence par «Ces extraits... ». 26. Ces vers sont tirés de L'Envoi à Delvig, ·de Pouchkine. Dans l'original on lit : Accepte ce crâne, Delvig... · 27. A paraître au tome III. Cf. Commentaires (70).
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le nôtre, d'autre vocation que celle à laquelle je me suis voué depuis mon enfance. Mon récit consacré au passé est peut-être ennuyeux, faible, mais vous, mes amis, vous le recevrez de bon cœur. Cette œuvre m'a permis de traverser une époque terrible. Il m'a arraché au vain désespoir au milieu duquel je périssais. Il m'a ramené à vous. C'est avec lui que j'entre dans mon hiver, non pas joyeusement, mais calmement, comme a dit un poète que j'aime sans mesure : Lieta no ... ma sicura! C'est ainsi que Leopardi parle de la mort, dans son Ruysch e_le sue mummie. Donc, sans que vous le vouliez, sans que vous le sachiez, vous m'avez délivré. Dès lors, acceptez ce crâne, il vous revient de droit ... Isle of Wight, Ventnor, 1"' octobre 1855.
FIN DU TOME II
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COMMENTAIRES
QUATRIEME PARTIE (1) Tout le récit de la vie conjugale d'Ogarev et de sa première épouse est une addition ultérieure, écrite en 1861. Cette histoire d'un mariage malheureux a été rapportée en détail, avec quantité de citations de lettres, par M. Guerschenson, dans Lioubov Ogaréva (« Un amour d'Ogarev ») et dans Obrazy Prochlago (« images du Passé »), M. 1912. Cf. également le Journal de Herzen pour 1842-1845 et sa Correspondance. (2) Ogarev écrivait à Herzen, en mai 1840 : « Herzen! J'ai regardé audedans de moi et j'ai eu peur de mes souffrances. Elles deviennent intolérables. Je ne t'en ai pas parlé mais je t'écris, parce que si j'en parlais, je serais inondé de larmes. Mon âme s'est fendue en deux. La guerre entre l'amitié et l'amour m'a déchirée. Des deux côtés elle est pour moi une injure... » (L. T. XIII, p. 242). (3) L'enseignement de ·Pavlov avait beaucoup frappé Herzen. Il lui a consacré de longues pages dans le Tome 1. Pavlov commença à enseigner à Moscou en 1826, mais, paradoxalement, il avait la chaire « de Physique et d'Agronomie », pour la :bonne raison que l'enseignement de la philosophie avait été interdit comme pernicieux pour les esprits. Ce n'est pas Pavlov mais Bühle qui « importa » en Russie la philosophie allemande, et particulièrement Schelling, mais Pavlov l'exposa avec une certaine clarté et l'imposa à l'esprit de ses étudiants. Herzen considérait que son professeur exposait la « doctrine » de Schelling et d'Oken avec une lucidité jamais atteinte par aucun autre philosophe de la nature. S'il n'a pas toujours été parfaitement clair, ce n'était pas sa faute, mais celle du caractère trouble de la doctrine de Schelüng... (4) « La philosophie de la Nature »; la doctrine idéaliste de Schelling souleva d'enthousiasme la jeune génération universitaire, mais trouva de farouches opposants. La pensée ·ollemande détrtJnait la pensée française. C'était un monde nouveau, écrivait Kiréevski; et Odoïevski : Schelling fut pour nous, au commencement du XIX" siècle, ·ce que Christophe Colomb avait ité pour le XVI" : il dévoilait à l'homme une partie inconnue de son propre être, son âme, son esprit... (Cf. Alexandre Koyré, « La Philosophie et le Problème National en Russie au début du XIX" siècle », Paris, 1929, ch. Hl, et Raoul Labry, op. cit., pp. 95 à 107). (S) Il a été établi (A.S. T. IX, p. 308) que Granovski revint à Moscou en 1839. Il n'est pas· toujours facile de déceler les. motifs qui poussent Herzen à ces imprécisions volontaires, qui donnent un cachet particulier à,des Mémoires un tien romancés. (Cf. note 25.) · · ·
(6) Dans son Introduction à la 2" édition (1852) de Zur Geschichte der Religion und Philosophie ·in Deutschland (« De l'histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne ») H. Heine surnomme Arnold Ruge : Der Türhüter der Hegelschen Schule - « le portier de l'école hégélienne ». Dans ses Bekenntnisse (« Aveux ») publiés en français dans la Revue des Deux Mondes du 15.1X.1854, Heine revient sur ce surnom. Herzen connut certainement ce numéro de la Revue, puisqu'il pouvait y lire en même temps une chronique de Henri Delaveau à propos de Prison et Exil (2• partie de B. i. D., niais parue avant la première). (A.S.) (7)' Dans le T. 1 de B. i. D. (p. 183, note 3) Herzen raconte : « En 1844, j'ai rencontré Pérévostchikov chez Stchepkine. Je me trouvais assis à côté de lui, à dîner. Vers la fin il ne put se retenir et me dit : « Dommage, très dommage que les circonstances vous aient empêché de travailler, vous aviez des dons admirables. » « Mais tout le monde ne peut pas grimper au ciel à votre suite, répondis-je. Nous avons à faire ici-bas, sur terre ! » « Voyons ! comment est-ce possible ? Quel travail est-ce là ? La philosophie hégélienne ! J'ai lu vos articles : on n'y comprend goutte, un langage d'oiseau. Ça, du travail? Vraiment, non! » Je ris longtemps de ce verdict, c'est-à-dire que longtemps je ne pus comprendre que notre langage fût vraiment mauvais, et si c'était celui des oiseaux, ce devait être celui de l'oiseau qui accompagne Minerve... » (8) Il s'agit d'une étude de Hegel, intitulée 0/fentliche Todesstraje, publiée à la suite de l'ouvrage de K. Rosenkrantz : Georg Wilhelm Friedrich Hegel's Leben, Berlin 1844. Herzen l'avait lu auparavant dans l'almanach Literarhistorisches Taschenbuch, de 1843. Il s'y réfère trois fois dans son Journal (1842, 1843 et 1844) en citant des extraits de l'ouvrage de Rosenkrantz en allemand. Il comptait en donner un long compte rendu dans les Annales, mais son travail, ses Lettres sur l'Etude de la Nature l'en détourna. (Cf. lettres à Kraïevski, datées des 24.XII.1844 et 19.1.1845.) (9) Déjà en 1837, dans ses lettres, Bélinski tirait de la formule hégélienne « tout ce qui est réel est rationnel » la conclusion que l'autocratie était « objectivement rationnelle » : « Il est temps de prendre conscience du fait que nous avons le droit raisonnable d'être fiers de notre amour pour le tsar, comme les Anglais sont fiers de leur forme de gouvernement, de leurs droits civiques, et comme les Américains du Nord sont fiers de leur liberté. » (K. d'après Œuvres Complètes de Bélinski, éd. Venguérov, T. IV, pp. 344346). Herzen menait un combat « effréné » contre Bélinski, qui s'attaquait à lui directement dans une série d'articles (V. ci-dessous). (lO) L'article sur l'Anniversaire de Borodino (lié au poème récité par Bélinski à Herzen) parut dans les Annales... au n• 10, 1839 ..Bélinski était parti pour la capitale en octobre de cette année-là. Dans son article il s'en prenait directement et indirectement aux . défenseurs de la pensée libérale, voire révolutionnaire. Dans l'article paru au n• 12 (déc.) intitulé Récits de la bataille de Borodino, qui était un essai sur un livre de F. Glinka, Bélinski allait plus loin encore, si bien que Herzen se trompait en considérant l'article d'octobre comme la « salve ultime ». « Il n'y a pas à discuter sur la nécessité d'une obéissance absolue au tsar, cela est clair en soi. .. Le mot tsar exprime entièrement, et épuise notre conscience nationale russe : le concept de patrie lui est soumis comme une conséquence l'est à sa cause... » La révolte de Herzen ne pouvait être que totale : il avait déjà tiré de Hegel « l'idée de l'évolution incessante des formes religieuses et politiques... et il trouvait devant lui, tirée du même Hegel, une négation de l'action de la volonté sur la
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vie collective, de la légitimité de tout combat contre l'autocratie :., écrit Raoul Labry. (Op. cit., p. 229 et la suite.) (11) Bien qu'elle soit « quelque peu incohérente dans son jargon mi-romantique, mi-métaphysique », une lettre de Herzen à Kraïevki est pleine d'intérêt, et le sens « caché derrière ses métaphores confuses. est assez clair ». (M. Malia, op. cit., pp. 227-228) : ... « Dis à Bélinski que j'ai enfin lu en entier, et bien lu, la Phénoménologie, et que désormais il doit s'en prendre aux seuls disciples (de Hegel) et ne doit jamais toucher à la grande ombre elle-même. Vers la fin de son livre, c'est comme si l'on entrait dans une mer immense : profondeur, limpidité, et le souffle de l'esprit qui vous· emporte - lasciate ogni speranza; les rivages disparaissent, l'unique salut est en vous. Mais soudain un cri se fait entendre : Quid timeas? Cesarem vehis. La frayeur se dissipe; le rivage apparaît, les feuilles merveilleuses de la fantaisie sont détruites, mais les fruits succulents de la réalité sont là. La nymphe des eaux a disparu, mais une vierge aux seins gonflés vous attend. ·Pardonne-moi, je ne suis guère cohérent, mais telle a été ma réaction. J'ai lu jusqu'au bout, le cœur battant, avec une sorte de sentiment de .triomphe. Hegel, c'est Shakespeare et Homère réunis, et c'est pourquoi son dialecte anglo-grec paraît incompréhensible aux gens simples... » M. Malia poursuit : ... « C'est le passage d'un monde idéal au monde réel, de la rive des illusions ·à celle des faits... Le mysticisme religieux et l'idéalisme pur sont des fuites devant la réalité; le seul salut consiste à le reconnaître, si pénible que ce soit de prime abord (voilà pourquoi Herzen parle d'abandonner tout espoir) et de faire rface au monde tel qu'il est, complètement naturaliste et immanent. .. » (12) Les exégètes de Herzen se divisent en deux camps (en gros, le camp russe· et le camp occidental) en ce qui concerne l'influence de Feuerbach et de son Essence du Christianisme sur le jeune Herzen. Raoul Labry et Martin Malia ont démontré de façon conv-aincante que si la rencontre du jeune homme avec l'œuvre maîtresse de Feuerbach fut un « coup de foudre :., ce fut Hegel et sa Phénoménologie qui infléchirent sa pensée, son esprit, ses thèses sociales et politiques. Néanmoins, l'un et l'autre, de même que G. Chpet, dans Filosovskoïé mirovozrénié Guertzena ( « La conception philosophique de Herzen ») Pétrograd, 1921, reconnaissent que Herzen trouva chez le penseur allemand de grandes affinités; si ce n'est certainement pas lui qui l'amena à rejeter tant la religion que l'idéalisme - la chose était déjà· faite, selon une évolution provoquée par les circonstances de son existence, du moins lui fournit-il des arguments solides pour se retrouver « dans le monde présent :., et voir la réalité « s'éclairer ». Alors, comme il l'écrit dans son premier essai sur Le Dilettantisme dans la Science, « le regard pénètre plus profondément et voit qu'il n'y a plus de secrets gardés par des sphinx et des griffons, que la substance intérieure est prête à se découvrir à l'audacieux... » (13) La première rencontre en vue d'une réconciliation eut lieu en décembre 1839, lors du bref passage de Herzen à Pétersbourg. Elle échoua, si bien que Bélinski écrivit à Botkine, le 30.X.1839 : ... J'ai vu l'un de mes adversaires théoriques à Pétersbourg. Un homme bon, admirable, mais si Dieu veut que nous ne nous revoyions plus, ce sera une très bonne chose ... (L., Tome II, note 7, p. 245). La « vraie » « réconciliation •» relatée dans B. i. D., eut lieu en mai ou juin 1840. Bélinski avait déjà renoncé à ses idées et thèses anciennes. Nous connaissons aussi cette rencontre, très importante pour l'un comme pour l'autre des anciens ennemis, par les Littératournié Vospominania (« Souvenirs Littéraires ») de I. Panaiev, Lén. 1928, p. 476. Peri après cette réunion,
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Bélinski disait de Herzen : « C'est le meilleur de tous, en vérité. Quelle nature réceptive, mobile, pleine de curiosité et de noblesse ! Avec lui je me sens léger et libre. S'il m'a injurié à Moscou pour mes articles absolutistes, cela lui donne le droit à mon respect et à mes bonnes dispositions à son égard. » Tchernychevski relate cette querelle et, en général, les dissensions entre le cercle de Stankévitch et celui de Herzen, dans Otcherki gogolievskogo périoda rousskoï littératoury (« :Etudes sur la période gogolienne de la littérature russe »). U a connu tout cela surtout par ouï-dire, mais il est important de voir avec quelle lucidité, quelle souplesse, ce représentant éminent de la nouvelle génération jugeait ses prédécesseurs immédiats et les sujets de leurs disputes. Il démontre avec clarté et objectivité comment chacun des deux c cercles » connut une évolution philosophique graduelle et comment le système hégélien fut soumis à une critique serrée, dont le résultat fut une consolidation et une clarification des idées et des convictions. « De cette façon, disparurent les motifs des dissensions qui, peu de temps auparavant encore, formaient un obstacle à une coopération amicale des meilleurs hommes de la jeune génération... » Des deux côtés l'on « renonce à une conception unilatérale, et ainsi l'unité de pensée et d'objectifs porte les individus à se rapprocher également... » (14) Pour publier une revue « progressiste », le Télégraphe de Moscou, pour refléter dans ses articles l'inquiétude de la jeunesse et « la préparer à son rôle historique », pour traduire les tendances libérales de l'intelligentsia et d'une certaine partie de la société, Nicolas Polevoï devait avoir courage et audace ! Mais quand on interdit sâ revue, quand, en haut-lieu, on le tint pour un personnage dangereux, il s'effondra et s'égara. Comme l'écrit Herzen : « Il devint en cinq jours un fidèle serviteur du tsar. » Pis que cela : il fut du jour au lendemain, « la plume littéraire de la réaction ». Ainsi prêta-t-il le flanc aux attaques violentes des publicistes et critiques « avancés », et à celles de Bélinski, particulièrement. Cependant, écrit encore Herzen, (L. VI, pp. 366-368) « il voyait sa déchéance, il en souffrait, il avait le sentiment d'être mort ... mais sa nature - plus noble que sa conduite - était incapable d'entreprendre une lutte ». Dans sa nouvelle publication, Le Messager Russe (Rousski vestnik) il « combattit tout ce qu'il y avait de sain et de fertile dans la littérature russe et défendit l'immobilisme et les idées désuètes qu'il avait vigoureusement pourfendus durant la plus belle époque de son activité ». (Tchernychevski, dans un article de 1855, cité dans K., T. l, p. 532.) (15) La célèbre lettre de Bélinski à Gogol, écrite le 15.VII.1847, de Salzbrunnen, a l'importance d'un manifeste. C'est une protestation toute imprégnée d'esprit révolutionnaire contre les idées mystiques « destructrices » et les écrits apologétiques de Gogol à l'égard de l'absolutisme. Cette lettre qui jette une vive lumière tant sur rBélinski et Herzen que sur les hégéliens moscovites de gauche, et ceux qu'on devait surnommer les Occidentalistes, a été publiée in extenso dans le Cahier de l'Herne consacré à Dostoïevski (1974). (16) Racontant divers potins de la capitale dans une lettre à son ami louri Kourouta, à Vladimir, A. 1. Herzen écrit : ... En ce moment on fait grand bruit autour du gala de la Taglioni, qui aura lieu ces jours-ci, la semaine dernière on faisait grand bruit à propos d'une sentinelle du Pont Bleu qui avait égorgé et dépouillé un marchand; arrêté, il avoua que c'était le sixième meurtre commis devant sa guérite. A la même date (25 novembre 1840} il racontait la même péripétie à son père, et ajoutait : ... Voilà nos nouvelles. Vous pouvez, d'après cela, juger de ce qu'est ici la police 1 Cette
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lettre fut saiSie et perlustrée. Dans un petit livre bien fait : Guertzen v Péterbourgué (« Herzen à Pétersbourg ») Lén. 1971, M. K. Perkal émet l'hypothèse suivante : lorsque Herzen déclare à Benkendorf : « Je ne puis croire qu'il n'existe aucune autre raison à mon exil », il ne se trompe pas. Toute cette affaire, jugée et conclue en l'absence de l'intéressé (comme il ne manque pas de le dire à Doubelt) aurait eu pour motif une dénonciation. Là aussi Herzen semble avoir subodoré quelque chose : « Sakhtynski ignorait que je fusse marié, Doubelt ne savait pas que j'étais un fonctionnaire en activité, et pourtant tous deux avaient connaissance de ce que j'avais dit dans ma chambre... » Bientôt il allait écrire à Benkendorf : « Je dois répéter, sous serment, que ma conscience est pure et que je n'ai fait que relater dans le cercle de. famille une nouvelle que j'avais entendue, et que j'ai répétée telle que je l'avais entendue . » La police ne pouvait connaitre ce qui avait été dit « dans la chambre » et « dans le cercle de famille », sinon par une dénonciation. « Quant ·à la lettre perlustrée, écrit M. Perkal, elle ne pouvait que constituer un document confirmant des soupçons. sur les opinions politiques subversives de Herzen » (p. 134). Cependant, aucune confirmation d'une telle hypothèse ne sera possible, tant que l'on ne retrouvera pas des documents complémentaires et, surtout la lettre d'Alexandre Herzen à son père. Mais il semble peu probable, à l'heure actuelle, que cette lettre réapparaisse. On peut voir d'après B. i. D. que Ivan Iakovlev était prudent et méfiant. Si la lettre de son fils (et ses autres lettres) contenait plus qu'il n'y parait, il a dû la brûler sur-le-champ. (17) Curieusement, malgré la répulsion ·que lui inspire Doubelt en tant que chef de la police secrète, il a comme de l'indulgence pour lui à cause de ces « passions qui avaient fait rage dans &a poitrine avant que l'unüorme azur les ait vaincues ». On retrouve là le leit-motiv du « décembrisme », cette passion aussi chez Herzen, et qui jamais ne s'éteindra. Doubelt avait été lié à plusieurs « héros » décembristes, et avait, un temps, partagé leurs idées et leurs objectifs. Il avait même été traité de « libéral !braillard » par la presse tsariste. Il semble évident que Herzen n'arrive pas à le haïr vraiment... à cause de ce passé « honorable ». (18) « J'avais très envie d'aller à Odessa - la ville la plus neuve de Russie, or on m'a transféré à Novgorod - la ville la plus vieille », écrit Herzen, le 17.1.1841, à ses amis de Vladimir. Mais déjà en décembre, dès que la décision lui avait été notifiée, il leur écrivait : « J'ai vieilli, je vous en assure, chaque jour est pour moi comme cinq années ! » Cette exagération caractéristique est en même temps une sorte de coquetterie. « Si vous me rencontrez d'ici un an, vous vous demanderez : c Qui est ce vieillard ? Ne serait-ce point le conservateur de la bibliothèque de Vladimir, celui qui passe sa vie à pêcher à la ligne? » Je vais sûrement lui ressembler ... » Du reste, ayant bénéficié d'un sursis à cause de la santé de Natalie, il se remet assez vite et fait savoir à Ogarev que « le coup incalculablement violent » qui lui a été porté ne suscite en lui aucune « apathie »; sa rage elle-même éveille en lui une vaillance « pratique » (c'est-à-dire le poussant à l'action) et sa situation « sans issue » lui fait tout de même entrevoir une issue. (Lettre du 2.Ill.l841.) Dès le début de cette année nouvelle il a conçu le projet de partir pour l'Europe. Il donne rendez-vous à Ogarev à Genève, en 1845. Qu'ille lui promette - à l'impossible nul n'est tenu, mais 4: donne-moi ta main, et avec cet espoir je partirai pour Novgorod... Luther disait : c Dans ma colère, je sens toute la puissance. de mon être. » Ogarev aime la terre russe ? « C'est compréhensible. Moi aussi j'aime Moscou, mais j'ai vécu à Perm et à Viatka, sans cesser de l'aimer; j'ai vécu un an à Pétersbourg, mais je pars pour
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Novgorod. Si nous essayions d'aimer le globe terrestre? Cela vaudrait mieux : où que l'on aille, on se trouvera toujours en un lieu qu'on aime ... » (Lettre du 11.11.1845, K., T. 1, pp. 549-550.) (19) L'article où Herzen développait longuement et appréciait les Mémoires de la Psse. Dachkova servit par la suite de préface à l'édition allemande de ces Mémoires et à leur première édition russe (Londres, 1859). Les souvenirs de Martha Wilmot et les lettres de sa sœur Catherine parurent en annexe. Bien avant, des extraits des Mémoires avaient paru en Russie, dans le Moscovite (1842) et le Contemporain (1845), en russe. Nous connaissons par un savant chercheur, Kyril Fitzlyon, l'histoire de ces Mémoires, dictés en français par la princesse à ses lectrices. Elles en firent trois copies et en emmenèrent deux en Irlande. Martha les traduisit et ils parurent en anglais (1840). On crut que c'était leur langue originale et ils furent traduits en français et en allemand ! C'est dans les dernières décennies que l'on découvrit le manuscrit français original, que l'on croyait perdu. En le recoupant avec celui qui est gardé au British Museum, on a pu faire la première édition corn,. piète : The Memoirs of Princess Dashkov, translated and edited by Kyril Fitzlyon, John Calder, London, 1957. Le texte français a paru en 1966, au Mercure de France, (Coll. Le Temps Retrouvé) présenté et annoté par Pascal Pontremoli. (20) Les détails de cette biographie rapide de Bologovski sont incorrects, d'après une lettre du Décembriste lakouchkine, qui avait lu ce chapitre dans E.P. en 1855. C'est secondaire. On peut ajouter que Bologovski venait d'être nommé sénateur, ce qui assurait à Herzen un « protecteur » sérieux, et qu'il le reçut dans une maison fameuse, dite « maison à colonnes », au coin de la Perspective Nevski et de la Grande Morskaya, aujourd'hui rue Herzen; nQ 14. Cette maison avait été habitée par Griboïédov avant son départ pour la Perse. On peut dire encore que Bologovski avait, en effet, participé à l'assassinat de Paul 1••, qu'il se vantait même d'avoir été celui qui l'avait étranglé avec son écharpe... (21) Dans une préface en forme de note accompagnant la parution de la première partie de B. i. D. dans E.P. en 1855, Herzen écrivait : c En octobre de cette année Hearst et Blacket ont publié la traduction anglaise de mes « Mémoires » (II" partie, Prison et Exil). Le succès fut complet. Non seulement tous les journaux et revues indépendants en ont cité des passages... mais l'organe officieux de la collusion entre 'Palmerston et les bonapartistes, le Morning Post, m'a couvert d'injures et m'a conseillé de fermer mon imprimerie russe si je voulais être respecté... par qui ? par eux ? Je ne veux pas de leur respect ... » (B. i. D., Tome 1, Commentaires 1). De son côté, le Morning Advertiser du 29.XI.1855 publiai.t un entrefilet intitulé One who has been deceived (« Quelqu'un qui a été trompé ») où il s'attaquait à Herzen à cause du titre anglais de Prison et Exil : My Exile in Siberia, donné arbitrairement par l'éditeur, sans l'assentiment de l'auteur. Déjà le 25 octobre, Herzen avait fait passer dans The Globe une protestation contre le choix du .titre, et le 30 novembre il envoyait au Morning Advertiser un texte justificatif. Néanmoins, le 6 décembre on pouvait lire un second article plein de calomnies contre Herzen, mais dans le même numéro on avait inséré un article anonyme condamnant avec indignation les attaques injustifiées. La-dessus se termina la polémique à propos de Prison et Exil (A.S.) . . (22) Dans Kolokol du l.XII.1857, Herzen avait consacré une chronique
à la biographie du comte Toll, écrite en allemand par Theodore von Bernhardi (Leipzig, 1856) et avait insisté sur l'importance du passage sur
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Araktchéev. Le récit du Secrétaire d'Etat Martchenko à propos du 14 décembre, ne parut pas dans E.P. mais dans le « Recueil historique de la libre typographie russe », vol. 1, Londres, 1859. (A.S.) (23) Il s'agit ici d'une notation de Herzen dans son Journal (Dnevnik) à la date du 13 juin 1839. (A.S., Tome 1, pp. 333-334.) (24) Herzen résume ici le texte du Journal de Natalie, qui est transcrit in e:rtenso et commenté dans A.S., T. Il, p. 461-462. (25) Lydia Gunzbourg, dans son beau livre Byloïé i Doumy Guertzena, (« Passé et Méditations, de Herzen ») Lén. 1957, étudie avec perspicacité
cette tendance si particulière à Herzen de transposer la réalité quand cela lui paraît nécessaire pour donner vigueur et couleur à son récit. « Tous les commentateurs de B. i. D. écrit-elle (p. 60) ... ont attiré l'attention sur les nombreuses inexactitudes et erreurs matérielles. Ces inexactitudes ne se produisaient pas seulement par suite d'oublis, de distractions, mais aussi comme résultat d'un travail créateur conscient. » Il supprime certains éléments pour mettre d'autres en relief; c'est une question de style, et voilà qui est particulièrement sensible dans les citations inexactes qu'il fait de son Journal et de celui de sa femme, de même que des lettres dont il donne de nombreux extraits. Les textes cités, quand il les reprend, sont loin de lui par le temps, mais aussi par la pensée et les sentiments; de plus, son écriture a· évolué, comme sa personne. « Retravaillé dans un but de création littéraire », son nouveau texte lui paraît plus serré, plus laminé. ·Peut-être est-il approximatif ici ou là, mais c'est une approximation « organisée ». « Il ne faut pas oublier que tout système artistique important et original naît comme résultat de ce que l'écrivain choisit les moyens de sa recherche et de son expression littéraire - ceux qui sont les plus nécessaires à ses buts... Les sentiments éprouvés ne sont pas dévoilés, volontairement. Seuls sont distribués des sortes de signes des émotions, qui, d'une façon particulière, guident l'imagination du lecteur ... » (p. 87). (26) Dans l'œuvre de Herzen intitulée S'Drougogo Béréga (« De l'autre rive »), le t•• chapitre, « Avant l'orage ·», a pour sous-titre : Conversation sur le pont d'un navire. Il a, en effet, été inspiré par un entretien avec son ami Galakhov, et écrit à la fin de 1847. Les autres essais de cet ouvrage, qui tenait tant au cœur de son auteur, ont été rédigés de 1848 à 1850. Ils sont l'écho du ·grand bouleversement opéré en Herzen à la suite de l'échec de quarante-huit. Les cinq premiers essais parurent dans une traduction allemande - Vom andem Ufer : ce fut, comme il l'écrit lui-même, le premier livre publié par lui en Occident. Il le dédia à son fils Alexandre, dans l'édition en russe, qui parut à Londres, en 1855. Dans cette courte dédicace, datée de Twickenham, le 1•• janvier 1855, il écrit : « Sacha, mon ami! Je te dédie ce livre parce que je n'ai rien écrit de mieux et que, probablement, je n'écrirai rien de mieux; parce que j'aime ce livre comme une évocation d'une lutte à laquelle j'ai sacrifié bien des choses, mais non le courage de vouloir connaître ... » Outre cette dédicace, une préface et un « Adieu », l'édition de 1855 comprenait trois essais de plus, qui avaient paru en 1850 dans divers périodiques français et allemands. Une Lettre à G. Herwegh et une Lettre à G. Mazzini, qui avaient figuré dans l'édition de 1850, étaient enlevées. Une nouvelle édition parut, toujours à Londres, en 1858, avec des retouches et des variantes. C'est ce texte-là qui est généralement utilisé de nos jours. On peut le lire en russe dans A.S., T. VI, en français dans Te:rtes philosophiques choisis, op. cit., pp. 371 à 521.
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(27) Herzen affirmait avoir reçu « de source parfaitement sûre », au milieu de l'année 1850, l'information suivante : après l'organisation d'une « Commission pour la surveillance de la littérature et de la presse » (à la suite des événements européens de 1848) ses chefs, 1. Liprandi et 1. Davydov, avaient suggéré de ne donner que des extraits des Evangiles et de la Bible, et de supprimer douze des Fables de Krylov, le La Fontaine russe. Cf. article de Herzen : Lobnoïé Mesto, 1857. (28) Nous savons grâce ·à Tatiana Passek que Granovski donna des cours d'Histoire au domicile des Herzen, parce que Natalie était souffrante et ne pouvait sortir. « Gêné ni par la censure, ni par le public, Granovski parlait avec gravité, avec vigueur; il débordait de poésie et il était si passionnant... que parfois on voyait certains verser une larme... » (T. Passek : Iz Dalnikh liet, ( « Années Lointaines ») St. P. 1905, 2 vol.) (Ici : II, p. 325.) (29) Erreur matérielle : Granovski fut envoyé en Allemagne par l'Université de Moscou. Il connaissait déjà Stankévitch, avec qui il s'était lié au printemps de 1836. (30) Granovski se brouilla avec Ogarev en 1840, en partie à cause de son remariage avec Nathalie Toutchkova, en partie parce qu'il ~ésappr.ouvait certaines tractations financières concernant les biens d'Ogarev dans la province de Penza. (A.S.) (31) Il est certain que les termes arbitraires de Slavophiles e:t d'Occidentalistes créent une certaine confusion. On prête volontiers aux premiers un nationalisme intransigeant, aux seconds un esprit internationaliste infrangible. Mais si ces positions n'étaient pas aussi extrêmes qu'il peut paraître au premier regard, si un amour commun .de la Russie et une condamnation commune de la situation e~istante faisaient de ces « frères ennemis » des « frères amis », il y eut bien des modifications dans leurs relations, il y eut des combats et des trêves. Portés par le langage « historiosophique » de leur temps et par leurs convictions politiques - les unes et les autres issues de Hegel, mais comprises différemment - le groupe de Herzen et celui de Khomiakov ne décelaient pas très bien la pensée des uns et des autres. Dans Du Développement des Idées révolutionnaires en Russie (1851) et dans sa Correspondance de 1842, Herzen reproche aux « Slaves » (comme il les surnomme) leur soumission à l'Orthodoxie, fondement du tsarisme moscovite; il leur en veut de leur mépris de l'Occident, de leur « logique réactionnaire », de leur ~ :haine ouverte de tout le processus du développement du genre humain ». « 'Si ces gens, écrit-il, recevaient le pouvoir., que feraient-ils de tous ceux qui ne .se soumettraient pas à leurs opinions barbares ?..• ~> Toutefois, comme on peut en conclure d'après ce volume, il estimait, voire aimait les individus les plus représentatifs de la tendance slavophile, il faisait excepticm pour eux, les distinguant nettement de tout ce qui grouùlait autour d'eux et sous leur bannière. Au surplus, la question de la commune paysanne, l'obstchina rurale, vue sous l'angle socialiste par Herzen, sous l'angle archaïque et conservateur par ses « ennemis », formait tout de même un lien, un terrain d'entente. Herzen ne demandait qu'à développer les thèses communes, s'accrochant à ce qui révélait chez les « Slaves » un fond de « vérité » - sa vérité ! En 1844 il écrivait : « Les discussions et conversations incessantes avec les Slavophiles ont beaucoup contribué depuis l'an passé à éclaircir le problème, et, consciencieusement, les deux côtés ont fait des concessions énormes; ainsi se sont formées des opinions plus consistantes que les pures rêveries des Slaves et l'orgueilleux mépris des. ultra-Occidentaux... » Mais la rupture ne pouvait manquer de se produire, et en fin de compte, semble-t-il, à cause du problème
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religieux, si l'on en croit cette phrase de louri Samarine dans une lettre à C. Aksakov : Rappelle-toi combien étaient artificiels les moyens employés pour maintenir notre entente. Beaucoup, beaucoup de choses nous séparent, et tout particulièrement toutes ces choses qui demeurent pour nous sacrées, et où ils ne discernent que des idoles inertes ... (K., T. 1, p. 556). Mais Herzen cherche encore en 1844 le juste milieu (en français) et veut découvrir la vérité « au milieu de leur fatras ». Il ne rompt pas personnellement avec les Slavophiles et participe à un banquet en honneur de Granovski le 22 avril 1844. Cela lui vaut une mercuriale féroce de Bélinski, « une lettre énorme,. dans le style d'une dissertation », où il lui jette l'anathème, << l'excommunie », refuse de « manger à la table des Philistins ... ». Mais en février 1845 Herzen renonce. Il écrit à Samarine : Adieu, allez votre chemin qui n'est pas le nôtre. Nous ne serons pas vos compagnons de route, c'est chose certaine ... » (32) Il est intéressant de connaître la variante {de 1855) du texte qui figure dans ce volume au chapitre XXX, pp. 147-149 : « Aux côtés de notre cercle se trouvaient nos adversaires, nos amis les ennemis; comme dit Béranger, ou, mieux - nos ennemis les amis, les panslavistes moscovites. » Ce qu'il y avait en eux de sincère, nous ne savions l'apprécier. C'est chose normale dans toute polémique; il faut que la lutte soit étriquée et injuste; il est facile de se réconcilier immédiatement en faisant des concessions réciproques. Pour leur évolution et la nôtre, la dispute était salutaire; j'ignore si depuis ce temps ils ont beaucoup appris, mais moi, oui. Aussi, en commençant 'à parler d'eux, je répète amicalement les paroles d'une certaine dame qu'ils connaissent fort bien et qui, en transmettant mon salut à C.A. ajouta par manière de plaisanterie : » Celui à qui on a fait tort, vous salue! (En français.) J'ai d'autant plus. le droit à ce qu'ils fassent la paix avec moi, que le destin m'a permis de défendre leurs idées au milieu des infidèles, et il me semble que je n'ai pas ménagé ma plume. » Le panslavisme n'est pas quelque chose d'ancien, ses débuts ne vont pas au-delà de 1815. Ce fut une époque de toutes sortes de résurrections et rétablissements, une époque qui regardait en arrière, un temps de reniements, de toutes espèces de Lazares qui puaient plus ou moins. A côté du Deutschtum apparut le Panslavisme, précisément chez les Slaves autrichiens. Les gouvernements encourageaient en général le développement des haines internationales, les masses populaires se séparaient à nouveau les unes des autres, se subdivisaient derechef en petits groupes hostiles, les frontières redevenaient infranchissables, les liens de sympathie se brisaient, l'unité révolutionnaire devenait un rêve. De plus, les nationalismes qui s'éveillaient étaient - ou paraissaient - faibles, l'activité des nationalistes était tournée vers la littérature et l'archéologie, les gouvernements se réjouissaient de voir les hommes. de lettres et les savants se retirer bénévolement dans une existence fantomatique. " Mais pour les Slaves (comme pour les Grecs, de leur côté) le retour aux idées nationales ne pouvait être de cette espèce, et, en dépit des fautes énormes commises par les Tchèques et les Croates, en 1848 et 1849, le rétablissement théorique du nationalisme slave avait son côté très positif. » Le panslavisme occidental provoqua et stimula le parti slave en Russie. » (E. P.; Livre I, 1855.) Lorsque Herzen publia la deuxième partie de ce chapitre, en 1858, dans E. P. (Livre IV) il modifia son texte comme suit, après la première phrase qui demeurait la même :
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« Notre guerre était au cœur même de nos opm10ns; elle· ne pouvait pas ne pas avoir lieu. Non seulement mêlaient-ils à leur esprit national un culte enfantin pour la période infantile de notre Histoire, mais aussi l'Orthodoxie. Nous avons vu dans leur doctrine de nouvelles huiles pour oindre le pieux autocrate de toutes les Russies, une chaîne nouvelle posée sur la pensée indépendante, une nouvelle soumission à je ne sais quel nouvel ordre monastique, à une Eglise asiatique, toujours prosternée devant le pouvoir temporel. » Si nous avons longtemps méconnu le peuple russe et son Histoire, les Slaves en portent le péché : leurs exagérations effrénées, leurs portraits-icônes du passé, leur haine farouche à l'égard de tout ce qui était occidental, sans discernement, provoquaient de notre part une opposition même à ce qui était dans leur pensée juste et bon... » (33) D'après M. Lemke : Nicolaïevskié gendarmy i littératoura (« Les gendarmes de Nicolas et la littérature ») St. 'P. 1909, pp. 411-412, l'interdiction du Télescope n'était pas liée à la dénonciation de Philippe Viegel (homosexuel célèbre, raillé par Pouchkine) qui l'avait adressée directement au métropolite de Moscou, Séraphin. Mais Herzen s'est fondé sur des bruits qui étaient alors largement répandus. Le décret visant la revue de Nadejdine fut publié avant cette lettre dénonçant Tchaadaïev. (34) Il existait à l'époque plusieurs versions concernant la démission de Tchaadaïev, et celle-ci était la plus répandue. Elle fut réfutée plus tard par M. N. Longuinov, dans Rousski Arkhiv de 1868, n•• 7 et 8, et signalée à Herzen comme erronée par Ivan lakouchkine. (V. Zapisski, statiy, pissma décabrista 1. D. lakouchkina) (« Mémoires, articles, lettres ... ») M. 1951, pp. 177-178. (35) Les Lettres philosophiques adressées à une Dame, ont été publiées intégralement, dans la présentation de Pierre Rouleau, en 1970, à la Librairie des Cinq Continents, Paris. Dans la première lettre, celle qui parut dans le Télescope en 1836, Tchaadaïev exprimait des idées pessimistes sur la Russie, pays sans passé historique, isolé de l'Occident sans lequel il ne tarderait pas à périr, et surtout dirigé sur une voie fausse par l'Orthodoxie, alors que le « vrai christianisme », c'était le catholiCisme, « dont l'action sur la société en général est plus admirable encore que sur le cœur de chaque homme ». Sa thèse sombre et extrême ne pouvait apparaître en haut lieu que comme une insulte, un crime de lèse-majesté et un sacrilège. La devise officielle n'était-elle pas : « Autocratie, Orthodoxie, Esprit national ? » Benkendorf écrivit donc au Pee D. Galitzine : ... Les habitants de notre antique cité, qui se sont toujours distingués par leur pureté et leur bon sens et qui sont pénétrés du sentiment de la dignité du peuple russe, ont immédiatement compris qu'un pareil écrit ne pouvait émaner que d'un compatriote qui n'était pas en pleine possession de sa raison ... C'est pourquoi, selon ce que j'ai appris, ils n'ont pas tourné leur indignation contre M. Tchaadaïev, mais au contraire, ils expriment leurs regrets de ce dérangemellt de son esprit, qui seul peut être la cause d'une .pareille incongruité ! (L., T. XIII, pp. 255-256.) On sait que Nicolas J•r déclara que Tchaadaïev était fou, lui interdit de .quitter son logis et le fit visiter quotidiennement pas un médecin aliéniste. (36) Dans la première rédaction, ces mots étaient suivis par un paragraphe supprimé en 1861 : « Nos disputes, qui ne tardèrent pas à se produire, consolidèrent et développèrent si bien jusqu'à leur limite extrême nos points de vue divergents, empêchèrent si bien notre compréhension réciproque, à cause de toutes les
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piques, exagérations, déductions ad absurdum, qu'il nous fut tout à fait impossible de discerner au travers des vapeurs de leur encens ecclésiastique, derrière leurs chasubles et leurs bonnets de fourrure, une pensée forte et juvénile et, plus important encore, une pensée contemporaine. » (K., T. 1, p. 445.) (37) louri Samarine écrivait à Herzen, le 9 mai 1858, après avoir lu ce chapitre XXX dans E.P. : « •. ; Qu'avez-vous fait de Khomiakov ? Interrogez-
vous dans un moment de calme intérieur : pouvez-vous, en toute honnêteté, ne pas sentir, ne pas apprécier en lui la profondeur de ses convictions, restées les mêmes une vie durant? Mais vous en avez fait un bretteur, un rieur ! Cela prouve que vous lui avez reproché la désarmante simplicité de son comportement, l'absence de tout artifice, de tout style théâtral, d'effets ... Cela me rappelle la manière dont certains, chez nous, traitaient autrefois Gogol de « pitre », parce qu'il écrivait surtout des textes comiques. Faire état seulement de la propension de Khomiakov à se disputer et à rire de tout, équivaut à dire de Granovski qu'il était un monsieur qui aimait les beuveries entre amis et le loto! » (L., T. Xlli, Commentaires, pp. 257-258.) (38) ... « Les divers courants d'opinion, qui avaient commencé à se manifester vers la fin des années trente (écrit Martin Malia à l'époque du premier retour de Herzen à Moscou), à présent éclataient en plein jour. Le front jusque-là plus ou moins uni de l'idéalisme russe s'était enfin scindé en deux tendances politiques opposées .; en 1842 les hégéliens « réalistes » et les schellingiens « romantiques » étaient devenus des Occidentalistes et des Slavophiles. Au surplus, chaque groupe avait sa publication à lui, qui pouvait soutenir le débat (fût-ce sous une forme feutrée) devant le public : les Annales de la Patrie pour les premiers et le Moscovite nouvellement fondé pour les seconds ... En vérité, c'était la menace de la pensée libérale occidentale qui avait .fait naître le Moscovite. Il avait été autorisé par Nicolas 1•r comme une faveur spéciale accordée aux archi-loyalistes qu'étaient Pogodine et Chevyrev, dès 1837, mais ils ne furent poussés à le sortir qu'en 1840, quand un défi fut lancé à l'intérieur de l'Université par des hégéliens occidentalisants tels que Granovski, Krioukov et Redkine et ·à l'extérieur par la parution, en 1839, des Annales. Avec la création du Moscovite, la polarisation de l'idéalisme russe en deux camps hostiles était achevée. Au nouveau retour de Herzen à Moscou une polémique ardente se déroulait dans la presse, et non plus seulement dans les salons et les vestibules de l'Université. La scène était préparée pour la démonstration des tendances que la décennie n'allait pas tarder à traduire. En .fait, c'était la première expression dans l'Histoire de Russie, d'une division de l'opinion publique en quelque chose qu'on pourrait appeler des partis, non pas, bien entendu, dans le sens d'organisations, mais dans un sens idéologique. » (M.M., pp. 280.281, dans le chapitre Les Slavophiles et le Nationalisme, où, pou{' l'heure, en Occident, tout semble clarifié sur cette question essentielle.) (39) Ce discours de Granovski fut prononcé le 20 décembre 1843, et Herzen s'y référait dès le lendemain dans son Journal. (A.S., T. Il, p. 320.) (40) Herzen ne pouvait manquer d'être écœuré par ces vers d'un homme appartenant, écrit-il, « à une vilaine coterie qui se tient derrière le gouvernement et l'Eglise et qui a la parole hardie, parce qu'on ne peut lui répondre tout haut. » « Mon nom met les Slavophiles en rage », écrit-il à Bélinski, et note dans son Journal, le 10.1.1845 : «Les vers de Iazykov, qui nous dénoncent tous, nous ont -amené à des explications, et celles-ci ont manqué provoquer un duel entre Granovski et Pierre Kiréevski. Après cela, une rupture person-
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nelle devint nécessaire. Aksakov s'est solennellement séparé de Granovski et de moi... Nous nous sommes avoués amicalement que nous servions d'autres dieux et que nous devions partir, l'un à droite, l'autre à gauche ... » (K., T. I, p. 557.) (41) Dans la première version de ce texte, ces lignes étaient précédées de quelques phrases omises dans l'édition de 1861, mais assez importantes pour l'histoire des dissensions à l'intérieur du cercle de Herzen. En terminant son récit sur sa mésentente avec les slavophiles, Herzen avait écrit : « Je reviens à nos disputes : elles commencèrent, petit à petit, à passer d'une guerre étrangère avec les Slaves à une guerre intestine. Khomiakov, en tant que chasseur et connaisseur, était content de mes assauts (en français), mais je m'apercevais que plusieurs des nôtres fronçaient les sourcils, trouvant probablement - tout comme Khomiakov - que ma logique était trop " féroce ". » (42) Ivan Ivanovitch Panaïev écrit dans ses Souvenirs : « Je n'oublierai jamais le temps que j'ai passé à Sokolovo. Cela fait partie de mes plus beaux souvenirs. Un temps merveilleux, d'admirables soirées chaudes, le parc au coucher du soleil, et pendant les nuits de lune nos promenades, nos soupers sur la vaste prairie devant la maison, le farniente après le dîner sur le balcon, la découverte de l'aube, la causerie toujours animée, parfois d'ardentes disputes qui n'atteignaient jamais à une désagréable fâcherie; et puis la fascinante conversation de Granovski, l'esprit éblouissant de Herzen, les pointes acérées de Korsch, tout cela était bon, si rempli de vie, de poésie ! » Mais après ce ravissant tableau de genre, tout à fait dans le style des peintres « intimistes » russes du XIX" siècle, voici une note plus mélancolique : « L'été de 1845, à Sokolovo, fut, en fait le couchant de la jeunesse de notre cercle ... cependant un couchant splendide, lumineux, éclairant brillamment, artistement, de ses derniers rayons tous nos amis ... » (Panaïev, op. cit., pp. 22-224.) Annenkov est plus précis : ... « En tant que visiteur venu de Pétersbourg et ami le plus proche du groupe de Bélinski, je ne pouvais ne pas sentir, au milieu des épanchements les plus amicaux, cette note de mésentente, cette dissonance qui existait déjà entre les deux camps du parti occidental. Cette note résonnait dans les plaisanteries ironiques de Herzen, dans le rire nerveux de Ketcher, dans la figure mi-figue mi-raisin de Granovski, qui tantôt s'assombrissait, tantôt se déridait. .. » (Paul Annenkov, Souvenirs Littéraires, St. P. 1909, cité par L., T. XHI, p. 269.) (43) Il faut garder à l'esprit que B. i. D. fut écrit longtemps après ces événements, à une époque où, hormis Ogarev, tout le cercle de Herzen avait, si l'on peut dire, pris un tournant à droite. Mémorialiste qui a tous les dons d'un romancier, mais aussi homme lucide qui a beaucoup vu, beaucoup appris, connu bien des amertumes et de lourdes déceptions, il suggère plus qu'il ne précise que les « dissonances » de Sokolovo contenaient dans l'œuf tout l'avenir, et tout particulièrement- et désespérément! - la rupture avec Granovski, qui s'éloignait insensiblement de ce « cénacle » où il avait, selon sa propre expression, « enfoui son cœur tout entier et tout le côté éthique de son être ... ». Le souvenir de ces débats qui dégénéraient trop souvent en bouderies, puis en fâcheries, et qui, au début eurent pour objet les conclusions tirées de Feuerbach, ne demeure que dans B. i. D et dans quelques Souvenirs et Mémoires. Rien dans la correspondance ! Peut-être les lettres furent-elles détruites, ou peut-être était-ce dangereux d'aborder un débat sur l'athéisme, dans des lettres... A dire vrai, seul Paul Annenkov parait avoir toujours décelé la cause profonde de chaque dispute. Kaveline reconnaît que pour la
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plupart des hôtes la portée et l'objet de ces débats demeuraient obscurs. La véritable rupture ne se produisit qu'après le départ de Herzen pour l'Occident, à la suite de ses diatribes violentes contre la bourgeoisie européenne. Plus tard, Botkine, Ketcher et Redkine passèrent dans le camp de la réaction, Granovski et Korsch demeurèrent des libéraux. (44) Cette ligne de points remplace des sous-titres, supprimés dans l'édition de 1861 : « Société des Dames ~. « Mésalliance. » « Extraits du Journal d'une femme. » Les exégètes supposent que ces sous-titres précédaient, dans le manuscrit, le récit des frictions entre les dames, à Sokolovo, celui du mariage de Ketcher et des passages du Journal de Natalie pour 1846. Mais on ignore quels étaient les passages que Herzen voulait faire figurer dans ce récit. Selon les différentes éditions de B. i. D. ces quelques pages sont placées à la fin du tome Il, du tome III ou de tout l'ouvrage. Nous comptons les donner au tome III. Quant au récit sur la mésalliance de Ketcher, on voit que Herzen l'a développé au point d'en faire un vaste chapitre. (45) Il logea chez Ivan Ivanovitch et Eudoxie Iakovlevna Panaïev, qui habitaient la maison de la comtesse Ouroussov, au coin du quai de la Fontanka et de la rue des Italiens (ltalianskaya Oulitza) aujourd'hui rue Rakov, n• 19. Les Panaïev louaient un grand appartement, qu'ils partageaient avec le poète Nékrassov. Herzen apportait avec lui, écrit Mme Panaïeva, des flots d'énergie, animait tous les lieux où il se rendait. « Je m'étonnais qu'il pftt se passer de sommeil, car il y eut des nuits où réellement il ne se coucha pas. Il arrivait que nos invités restent jusqu'à deux trois heures du matin, et lui, le voilà qui décide soudain d'aller prendre l'air et revient à sept ou huit heures pour frapper à ma porte, me faire honte d'être encore au lit et déclarer qu'il est temps de boire le tl!,é. ~ Il était ravi de son séjour pour d'autres raisons : Panaïev et Nékrassov venaient d'acquérir Sovremennik ( « Le Contemporain ~ ), revue littéraire fondée par Pouchkine. Bélinski venait de rompre avec les Annales... et allait y collaborer régulièrement. Les autorités désignèrent comme rédacteur Nikitenko, professeur à l'Université de Pétersbourg, qui reçut Herzen très amicalement et le jugea « remarquable ». Herzen, de son côté, le considéra comme «un homme extraordinairement bon et digne ~.Le Docteur Kroupov fut publié dans le Contemporain. Chez :Panaïev on rencontrait tous les hommes de lettres de quelque renom, et Herzen y fit la connaissance de Dostoïevski, Gontcharov, Sollogoub. Naturellement, il alla au théâtre, pour voir jouer la célèbre actrice française, Sylvaine Plessis1\.rnoud et au musée de l'Ermitage. Le récit de son séjour à Pétersbourg omet tout le côté :plaisant, relègue dans l'ombre l'agréable, pour mieux insister sur son côté navrant et absurde. (46) La jeune fille était une étudiante de Nadejdine, la fille de riches propriétaires terriens, les Soukhovo-Kobyline. Elle épousa un Français, le compte de Salias, et devint par la suite une femme de lettres assez prisée en son temps, sous le pseudonyme de« Eugénie Tour». Herzen parle d'elle dans le tome I, à propos d'un portrait d'Ogarev jeune, qu'elle se serait approprié, alors qu'il lui avait été donné en cadeau par son ami. Ce passage demeure assez énigmatique. (Cf. Tome I, chap. IV, pp. 82-83). (47) Partisan d'une monarchie soutenue par la classe nobiliaire, hégélien « de droite » et assez peu favorable aux thèses démocratiques et socialistes, Boris Tchitchérine n'en vint pas moins à critiquer le gouvernement et le régime de Nicolas I"'", surtout après la défaite de Sébastopol. Ses écrits politiques furent une nouveauté en Russie et, de plus, les premiers manuscrits envoyés de Russie à Londres, pour être imprimés sur la presse russe libre de
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Herzen, et publiés dans le Kolokol. Cela n'empêchait pas Tchitchérine et son. ami Kavéline (l'un et l'autre à l'extrême droite de la tendance libérale de la classe nobiliaire d'alors) de marquer leur désapprobation de la tendance socialiste de Herzen, exprimée dans les pages de l'Etoile Polaire. « C'était, écrit Tchitchérine dans Moskva sorokovykh godov (« Moscou des années quarante», M. 1929, pp. 150-172) tellement contraire à nos buts et nos convictions, que nous jugeâmes opportun de lui envoyer (avec nos articles) une lettre où nous lui déclarions notre désaccord avec ses vues. Granovski s'était déjà indigné en lisant l'Etoile Polaire et avait, avant de mourir, écrit à Kavéline que cela le démangeait de répliquer à Herzen dans sa propre publication... ». La lettre en question fut publiée dans le Kolokol sous le titre : « Lettre au Rédacteur », et comme préface à l'article de Tchitchérine et Kavéline, intitulé Voix de Russie. Si les « théories révolutionnaires » de Herzen étaient non seulement inacceptables, mais répugnaient à leurs convictions et indignaient leur sens moral, pourquoi demander l'asile du Kolokol ? Parce que, déclare Tchitchérine lui-même, cet organe avait alors une portée immense. « C'était le premier journal russe libre que ne gênait aucune censure. Il était avidement lu à Pétersbourg et à Moscou. C'était la première fois qu'était dénoncé le mensonge qui régnait chez nous, les choses incroyables qui se tramaient dans l'ombre et la vénalité de ceux qui étaient revêtus de pouvoir... » Dans B. i. D. nous avons la version herzenienne de la rencontre de ces deux hommes à Londres. Tchitchérine la narra de son côté. Tout en exprimant son enthousiasme pour celui « qui avait laissé tant de souvenirs dans la vieille Moscou », et qu'il trouvait plus brillant, plus jeune d'esprit que jamais, il était forcé de constater qu'il se donnait « beaucoup de mal pour. rien », en essayant de persuader son fougueux interlocuteur de modérer ses attaques, et de cesser de « déployer sa bannière sanglante au-dessus de sa tribune d'orateur ». Toutefois, je dus me convaincre que toutes les discussions avec lui demeuraient vaines, et je renonçai ... (K., T. I, pp. 281-283.) (48) Phrase prononcée par Barrère à une séance de la Convention, le 26 mai 1794 et motivée par la nécessité immédiate de combattre l'ennemi de l'extérieur. (Cité par A.S. d'après les Mémoires de Barrère, Paris, 1842, T. Il, p. 120 et le Journal des Débats et Décrets, n• 624, 1794.)
(49) Dans le Tome ill de B. i. D., publié à Londres en 1862, figurait le texte suivant : ENTRE LA QUATRIEME ET LA CINQUIEME PARTIE « Les deux premiers tomes de Byloïé y Doumi représentent tellement c un morceau tronqué », que l'idée m'est venue d'installer entre eux et les parties qui vont suivre une petite resserre à entreposer des vieilleries dont on n'a que faire sur l'autre rive; cela pourra servir de pièces justificatives (en français) ou d'actes d'accusation. « Bien entendu, on ne trouvera pas dans ce livre des articles d'ordre général, telles les « Lettres sur l'Etude de la Nature :., «Du dilettantisme dans la Science :., et ainsi de suite; il n'y aura pas, non plus, de récits. (J'ai fait exception pour deux articles .: « A propos d'un certain Drame » et « Caprices et Réflexions ». Les deux ont un rapport étroit avec mes expériences personnelles et des événements vécus qui ont exercé une forte influence sur moi, sur nous.) Je n'ai sélectionné que les articles qui avaient un rapport quelconque avec les deux tomes déjà parus. Ici, au premier plan : les c Mémoires d'un Certain Jeune Homme », qui figurent en tant que croquis d'anatomie comparée ou encore de profils de la Physionomie de Lavater : ils montrent
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à souhait les modifications apportées à la physionomie de ma pensée et de ma parole par les vingt années que j'ai vécues, entre les mémoires d'un jeune homme, esquissées en 1838 à Vladimir-sur-la-Kliazma, et les méditations d'un homme âgé, notées à Londres-sur-la-Tamise. « Cela m'agace de ne pas posséder les passages coupés par la censure : certains détails qu'elle avait supprimés ont pu être replacés de mémoire. Ils seront en italiques. Ailleurs, j'ai marqué les coupures par des points. Il est plus agaçant encore de voir qu'il manque un cahier entier entre le premier extrait, publié dans les Annales de la Patrie, et le second. (Note de la traductrice : ce troisième cahier des Mémoires d'un Certain Jeune Homme fut retrouvé par Tatiana Passek et publié par elle dans ses Souvenirs, au chapitre intitulé « Dernière fête de l'amitié ».) Il me souvient que ce cahier contenait nos cours d'Université et qu'il se terminait par notre excursion chez le prince Ioussoupov, à Arkhangelskoïé, la description du dîner et du festin près de l'Orangerie, qui se prolongea encore pendant deux jours près des étangs de Presnenskie. « J'ai placé encore quelques textes polémiques, dans toute leur vérité et leur fausseté, portant le costume des années quarante et empreints de toute mon étroitesse d'esprit de ce temps-là. « Il a coulé beaucoup d'eau depuis que nous avons combattu l'allégeance orthodoxe des Slavophiles, et elle coula vite depuis 1848... Elle a tout déplacé, tout sapé... voire emporté complètement beaucoup de choses. Notre religion de l'indépendance n'est pas aussi exclusive et ja~ouse qu'elle le fut, et tout récemment encore il nous a semblé, de loin, que notre amour grand-russien de la patrie a cessé d'être une haine portée aux autres... » 25 janvie-r 1862 Orsett House, Westbourne Terrace. (50) Il paraît difficile de ne pas tomber d'accord avec Martin Malia lorsqu'il écrit que le départ de Herzen pour l'Occident marquait « le début de la grande aventure de son existence ». Il va se transformer en une figure révolutionnaire; il va avoir cette arène dont il rêvait depuis ses jeunes années; il pourra passer de ses rêves à la réalité (qui, du reste, le décevra et le blessera profondément) et puis, événement crucial de cette « année cruciale », il pourra écrire en toute liberté. S'il n'avait pu quitter sa patrie quand il l'a fait, « sa place dans l'Histoire eih été vraiment modeste : celle d'un Granovski plus extrémiste ou d'un sous-Bélinski. Un an plus tard, c'eût été trop tard, car de 1848 à la mort de Nicolas il était très difficile de quitter la Russie, et tout à fait impossible pour un homme avec le passé de Herzen. Et s'il n'était parti qu'après 1855, il aurait manqué la grande révolution du siècle et ainsi n'aurait pas eu cette aura d'autorité que lui conféra sa participation, si modeste fût-elle, à l'événement. Du reste, que serait-il resté de son ardeur révolutionnaire après neuf années de frustration? » (M.M. op. cit. p. 235.) (51) Les Herzen et la famille- Toutchkov se rendirent à Rome, qu'ils quittèrent le 5 février 1848 pour visiter Naples, où ils arrivèrent deux jours plus tard. A. A. Toutchkov était un voisin de propriété de Nicolas Ogarev. Au retour de cette famille en Russie, une idylle se noua entre « Nick » et Natalie, et d'aventure en aventure, il finit par l'épouser. Mais par une ironie du sort, et surtout à cause des étranges méandres de ces « âmes slaves », cette seconde Natalie allait devenir la maîtresse de Herzen, sans que jamais son amitié avec Ogarev en pâtit ! (V. E. H. Carr : The Romantic Eriles,
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Londres, 1933, qui se lit agréablement comme une biographie romancée. Cf. aussi, pour le périple italien, Lettres de France et d'Italie, 7• lettre.) (52) Il n'est pas du tout certain, comme on a pu le croire, qu'il s'agissait de Paul de Noailles, (1802-1885) duc et pair depuis 1823, rallié à LouisPhilippe en 1830, considéré comme libéral; ambassadeur à Pétersbourg en 1871. Le ralliement à Louis-Philippe semble prouver que ce ne peut être lui, mais on sait que Herzen est capable de « broder » sur certains personnages. II y a aussi la question d'âge : même à cette époque on n'était pas un « vieillard » à quarante-six ans ! D'autre part, dans les Lettres de France et d'Italie, il écrit « le duc de Rohan ». (53) Sur le manuscrit de la traduction, Herzen notait, en français : « Traduit le 2 février 1856, exactement dix ans depuis le jour de notre départ de Moscou. Je dépose ces feuillets, comme une petite et pâle couronne d'immortelles, près des fleurs qui ornent notre défunte. Je les dédie à Malvida, un jour après la perte qu'elle a faite en la personne de son amie Anna A. Herzen, 2 février, Londres. » Malvida von Meisenburg, à cause de ses idées extrémistes, avait rompu avec sa famille, quitté l'Allemagne et élevait les enfants de Herzen depuis la mort de leur mère. Elle écrivit que la mort de son amie Anna Althaus rappela douloureusement à Herzen la fin de Natalie, en mémoire ' de qui il traduisit ce petit texte : Le Songe. (Str.) (54) Oudinot avait pris Rome le 3 juillet 1849 à la tête des troupes françaises. Adversaire de Napoléon, il fut arrêté le 2 décembre 1851 par Barlet, après avoir pris le commandement des troupes parisiennes opposées au coup d'Etat. (55) David d'Angers fit la connaissance de Mickiewicz en 1829, à Weimar, dans la maison de Goethe. C'est sur la demande de ce dernier que le sculpteur français exécuta le médaillon du Polonais, d'après lequel on peignit de lui un portrait qui fut très répandu. (A.S.) (56) Le banquet dont il est question fut celui qu'on offrit à Granovski, le 22 avril 1844, à l'occasion de la conclusion de ses cours publics à l'Université de Moscou. (V. Commentaire 31, ci-dessus, et page du Journal, datée du 24.IV.1844.) (57) L'écrasement du soulèvement polonais de 1830-1831 suscita chez les émigrés polonais une vague de mysticisme, et toute une doctrine sur la 'Pologne « expiatoire » parmi les peuples et chargée d'un messianisme national, panslave et religieux. Joseph Vronski, mathématicien et philosophe, publia même un ouvrage intitulé Messianisme. Mickiewicz fit partie de la secte mystique d'André Tovianski, à Paris, en 1840. Cet homme paraît avoir été un aventurier, et Chopin, qui le connaissait, Ie traitait de charlatan et regrettait que Mickiewicz crût en lui. Il est difficile aujourd'hui de se faire une opinion sur les sentiments du poète polonais envers ce personnage douteux, mais une chose est sûre : il croyait de tout son cœur aux thèses de Vronski sur l'unité messianique des peuples slaves. Tout ceci a été magistralement étudié oar Michel Cadot : La Russié. dans la Vie intellectuelle française (1839-1856), Paris, Fayard, 1867, particulièrement dans le chapitre XI : « La Pologne, la Russie et le Panslavisme. » (58) L'intervention française et le rétablissement du pouvoir pontifical eut lieu en juillet 1849, or, la « protestation » de Sazonov fut publiée le 13 juin 1849, dans le journal de Thorez, La Vraie République, à la suite de l'appel de la Montagne et des autres organisations démocratiques adressé au peuple de Paris et à la Garde nationale, les appelant à manifester contre la trahison de
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la ConstHution par le Prince-Président. La protestation des émigrés dont il est question dans ces pages se .lisait comme suit : « Nous nous unissons aux déclarations des démocrates français, en conservant notre pleine confiance en l'énergie et en l'honneur du peuple, qui n'acceptera pas Ia rupture des promesses de février. De tout notre cœur, par tous nos actes, nous restons et demeurerons à ses côtés, en un moment où il est question de la tâche commune de toute la démocratie européenne. » Signé : Les représentants de divers pays d'Europe demeurant à Paris : le Comité allemand, le Comité polonais, etc., (Cité par A.S. d'après le Journal de la Vraie République, n" 77.)
(59) Herzen arrive à Genève le 22 juin 1849 et descend à Thôtel des Bergues, où il paye 50 francs suisses par personne et par semaine. Il a connu James Pazy en janvier de cette même année, chez la comtesse d'Agoult. Surveillé par la Troisième Section du tsar, grâce à l'obligeance du consul de Russie et par la police française, Alexandre Ivanovitch est sommé de rentrer chez lui. Nicolas 1•• avait, dès 1847, écrit au censeur, Volkonski : c ... Deux de ces chenapans sont partis à l'étranger pour écrire et intriguer contre nous : un ceitain Sazonov et le fameux Herzen qui, avant que votre Comité lui ait serré la vis, avait écrit ici i:nême sous le pseudonyme d'lskander. Il nous était tombé une fois entre les mains et avait fait de la prison, mais grâce à M. Joukovski oil. a fait jouer une intervention d'Alexandre (le futur Alexandre Il) et voilà comment nous sommes remerciés de notre clémence ! » (M. Lemke : Les Gendarmes, op. cit, pp. 286-288.) Décidé d'une part à passer outre· aux sommations du consul de Russie, de l'autre à éviter les cachots parisiens, Herzen se rend à Genève, où Fazy, comme il l'écrit à G. Herwegh, est « une chance pour lui » - ein Glück für uns... C'est, en effet une chance, car la presse suisse n'est pas douce pour les réfugiés, et le Journal de Genève ne manque pas de signaler l'arrivée de « M. Herzen » et autres personnages plus ou moins marquants de l'état-major de la propagande révolutionnaire ... (15.VII.1849) Fazy s'était arrangé pour que la famille Herzen ne figurât sur aucun registre officiel. Toutefois, quand, en 1850, Herzen fut privé par Nicolas 1•• de sa nationalité russe et qu'il sollicita de Pazy la citoyenneté de Genève, Fazy « éluda la question ». (V. Autour de Herzen •.. op. cit., l'étude déjà mentionnée de M. Vuilleumier, surtout pp. 18 à 28, et M. Cadot, op. cit. chap. 1 : Les Emigrés politiques russes, apport inappréciable à cette question, indispensable à toute étude sur A. I. Herzen à cette époque de sa vie.) (60) Herzen n'oublia jamais ce poème. Il en parla en 1864, dans un texte adressé à Tchernychevski, Mikhaïlov et autres prisonniers et déportés politiques, en évoquant le courage de Pisacane, et en 1869, dans une lettre à Edgar Quinet, à qui il confia que ces vers « ravissants dans leur naïveté », faisaient surgir devant lui « l'admirable figure de Pisacane ». Il ajoutait : « Et .je pleurais comme un enfant... » La Spigolatrice di Sapri, de L. Mercantini, parut en brochure en 1857. (A.S.) (61) Herzen admirait Mazzini avant de le connaître. Dans son Journal, en décembre 1843, il fait allusion à « sa grande et sainte personnalité ». En dépit de leurs fortes divergences idéologiques, Herzen donna plusieurs articles à Mazzini pour son journal l'ltalia del Popolo, dont sa Lettre d'un Russé à Mazzini, si importante pour sa thèse sur la décadence de l'Europe. Il y écrivait, entre autres : « Si l'Europe ne parvient pas à se relever par une transformation sociale, d'autres contrées se transformeront; il y en a qui sont déjà prêtes pour ce mouvement, d'autres qui s'y préparent, .. » (1849) Par la.suite, après avoir revu Mazzini à Lausanne (1850), il avoua « ·trembler » pour lui,
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qui « restait en arrière ~ : Il pense que les choses sont encore éternellement les mêmes comme du temps des frères Bandiera. Noble individualité, mais pas progressive. (Cf. M. Vuilleumier, op. cit. ci-dessus, pp. 33-34.) (62) Garibaldi publia dans l'Italia del Popolo du 4.VIII.1854 une lettre sévère, réfutant les accusations qui liaient son nom aux soulèvements malheureux des mazzinistes dans les régions de Parme et Modène, dans le Piémont et la Valteline. Il condamnait de telles entreprises et mettait la jeunesse en garde contre c les trompeurs ou les trompés :. qui, en provoquant des tentatives prématurées, c détruisent, ou tout au moins discréditent notre cause ~. (A.S. d'après Italia del Popolo, Genève, 4.VIII.l854 et les écrits de Garibaldi : Edizione naz. degli scritti di G. Garibaldi, T. IV, p. 160.) (63) Herzen jugea sévèrement la formation, en juillet 1850, d'un c Comité central démocratique européen :. par Mazzini, qui rassemblait -autour de lui Ledru-Rollin, Arnold Ruge, etc. C'était c la première réalisation de la Sainte Alliance des Peuples prêchée en 1849 dans les colonnes de l'ItaUa del Popolo. :. Herzen ne comprenait pas que Mazzini se compromette avec les noms de ces hommes incapables, qui ont compromis une position admirable, qui ne nous reppellent rien que les désastres amenés par eux. Ce n'est pas une organisatio~. c'est la confusion ... c'est la continuation du vieux libéralisme et non le commencement de la nouvelle liberté, ce sont des épilogues, non des prologues. Toutefois, l'amitié personnelle de ces deux hommes ne souffrit jamais de leurs divergences politiques, et dans sa dernière lettre à Mazzini (12.V.1869), Herzen achevait une nouvelle diatribe par ces mots : « Mais qu'à cela ne tienne. Embrassons-nous dans le culte de la Liberté : ce n'est pas le but, mais c'est le grand point de départ. .. '> (M. Vuilleumier, op. cit. pp. 33-34, d'après de très nombreux documents). (64) Préface à la publication de certains chapitres de la cinquième partie dans le Kolokol : c .Il y a une dizaine d'années que sous un titre qui n'est pas celui que l'auteur lui a donné: Le monde russe et la Révolution, M. Delaveau a publié une très bonne traduction du russe des premiers volumes de mes Souvenirs et Pensées. Cet ouvrage, complètement épuisé maintenant, a eu quelque succès. Des amis que j'estime et en le goût desquels j'ai une grande confiance, m'ont exprimé plusieurs fois le désir de voir la traduction des volumes suivants. Je voulais faire l'édition de tout l'ouvrage... Je n'avais pas de traducteur sous la main, et le temps passait. « Sur de nouvelles instances et pour tout arranger, j'ai promis de donner cet automne, dans quelques feuilletons du Kolokol, des fragments du IV• volume, dont la traduction a été faite par mon fils et revue par moi. « Ces fragments n'ont d'autre droit d'hospitalité dans le journal que celui que leur donne le désir de mes amis. Pourtant quelques scènes des temps orageux (1848-1852) du monde européen, décrites par un Russe, quelques profils de réfugiés c peints par eux-mêmes et dessinés par un autre :., peuvent avoir un intérêt sui generis pour les lecteurs qui ne connaissent pas la langue russe. :. 21 août 1868 Château de Prangins, près Nyon. Ces trois petits volumes de la traduction d'Hippolyte Delaveau représentent un texte incomplet, auto-censuré en quelque sorte : publiés en -1860, ils
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devaient être approuvés par la censure française et la police russe. La traduction n'est pas « très bonne », mais Herzen était indulgent pour ce premier traducteur d'une partie de B. i. D. Du reste, il faut bien dire que depuis H. Delaveau et jusqu'à nos jours il n'y en a pas eu d'autre en France ... « Le IV" volume » : rappelons qu'après bien des modifications, il est devenu le v•. La préface ci-dessus est donnée dans A.S. d'après les « manuscrits de Prague », aujourd'hui aux Archives centrales de Littérature et d'Art, Moscou. Elle parut dans le n• 12 du Kolokol, à la date du 15.1X.1868. (65) Mazzini avait décidé que, parallèlement au soulèvement de Milan {qui eut lieu et échoua le 6.11.1853) Satii et Orsini soulèveraient l'Italie 'Centrale. Saffi arriva à Sarzana, d'où il franchit les Apennins et attendit à Bologne, du 6 au 15 février, les c bonnes nouvelles » qui ne vinrent pas. (66) Les attaques de K. Marx contre Heinzen avaient commencé dès la fin de 1847. « Par-delà l'océan » fait sans doute allusion à des articles de J. Weidemeyer publiés à New York en 1852. D'autre part, Arnold Ruge s'en était pris sur un ton .grossier au texte de Herzen, Du Développement des idées révolutionnaires en Russie, paru dans la traduction allemande. (67) M. Vuilleumier cite ce portrait « politico-psychologique » de Fazy, fait par Herzen et demeuré inédit de son vivant : c James Fazy, c'est la peine éternelle du patriciat de Genève, sa torture .avant la mort, son bourreau. Son pilori, prosecteur et fossoyeur. Sang dé leur sang, chair de leur chair, descendant d'une des anciennes familles qui s'ennuyaient pour le bon Dieu avec Calvin, Fazy leva sans scrupule sa main parricide pour terrasser les pieux vieillards à cheveux d'argent et à la bourse d'or. « Se mettant à la tête des mécontents, il prit ces « oncles de la patrie :. élus par leurs propres fermiers, employés et commis, par le collet et les jeta dehors du Grand Conseil. Après quoi, très naturellement, il se mit à leur place et, séance tenante, vota pour soi-même et se confia au nom du peuple ,genevois une puissance dictatoriale. Saint Gervais et la pauvre Genève étaient en jubilation. » (68) La police française, après 1848, coopérait volontiers avec la russe en ce qui concernait les émigrés russes et polonais, comme le prouvent entre autres, les rapports de N. D. Kissélev, ambassadeur de Russie à Paris, .adressés à 'Pétersbourg, au ministre des Affaires Etrangères. Par l'intermédiaire du consul général de Russie, de Spiess, Kissélev obtint du préfet de police qu'on exercât sur Herzen une surveillance c active », « afin de vérifier l'exactitude des accusations portées contre cet individu :.; en même temps, c la prudence commandait » de ne pas donner d'ordre écrit pour effectuer une perquisition au domicile de Herzen, « au cas où une raison s'en présenterait », perquisition (précisait le consul à l'ambassadeur) qui pourrait aboutir « à des découvertes fort utiles pour nous ». (K. Tome Il, p. 522, publie l'extrait d'un très édifiant rapport de Kissélev.) Informé, Nicolas 1"' ordonna de confisquer tous les biens de Herzen en Russie et de lui intimer l'ordre de revenir immédiatement. Ses biens comprenaient son domaine de la province de Kostroma (hérité de son père) 30.000 roubles-or à Moscou et 106.000 roubles appartenant (par legs) à sa mère, le tout dans ce qu'on appelait le c Conseil de Tutelle », qui servait alors de banque de la noblesse. Peut-être le plus étonnant de cette affaire, c'est que le gouvernement wiirtembourgeois tenta de se saisir de l'argent de Mme Luisa Haag sous prétexte qu'elle était « sujette würtembourgeoise » et c dilapidait en Suisse » sa fortune à venir en aide aux « fugitifs
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politiques » et à les c soutenir dans leurs entreprises révolutionnaires· :.. Herzen raconte au chap. XXXIX (t. Ill) comment il sauva sa fortune et celle de sa mère grâce à une très subtile intervention du baron James de Rothschild, qui commença ses démarches par une lettre datée de Paris, le 29.XII.1849, et les continua par le truchement de son représentant à Pétersbourg, M. Hassler, qui parvint à faire revenir le tsar sur son ordre de mettre l'embargo sur l'argent de Herzen et de sa mère. (Avril 1850.) (69) Les Arabesques furent publiées pour la première fois non dans Je T. IV de E.P. mais dans le Il, 1856. La première - Il Pianto - était immédiatement suivie de la dédicace empruntée à Pouchkine; la deuxième n'avait pas de titre, et n'était indiquée, dans la table des matières, que comme « Addition ». Le titre général, Arabesques Occidentales, second cahier, ne parut que dans l'édition B. i. D. de Genève (1867). La Dédicace, suivait Post scriptum, comme dans le présent volume et dans la plupart des éditions en notre siècle. (A.S.) (70) On consultera avec grand profit le texte d'une conférence prononcée le 28.IV.1972, à l'Institut des Hautes Etudes de Belgique, par M. le professeur Michel Mervaud : L'Amérique dans l'œuvre d'Alexandre Herzen (publiée en tirage à part par les soins de l'Ecole pratique des Hautes Etudes-Sorbonne, vol. XIII, 4" cahier). Il n'est pas possible dans la limite de ces notes d'exposer toutes les pensées, convictions, hésitations et restrictions de A. 1. Herzen au sujet des. Etats-Unis d'Amérique. Qu'il suffise de préciser ici, d'après les recherches de M. Mervaud, que Herzen s'intéressait déjà à l'Amérique dans sa jeunesse, dans sa période romantique et schellingienne. En 1836 il failjait le parallèle entre ce pays et la Russie, thème qu'il suivra, avec des variantes, jusqu'au bout. Plus tard, c'est de son point de. vue réaliste qu'il regarde l'Amérique. Après la déception de 1848 et son dégoût pour la vieille Europe, « l'image de l'Amérique se ressent de la crise ». Nous avons vu qu'il n'aspire pas à y aller. Pourtant, en 1849, il est tenté, il hésite entre l'Angleterre et l'Amérique : il doit à tout prix chercher refuge là où l'on respecte la liberté individuelle. Mais : c Que ferons-nous sur un sol vierge ? » Il avoue qu'il est un « mauvais Robinson ! » Et on ne quitte pas comme ça le théâtre des opérations; il faut assister jusqu'au bout à la tragédie européenne et surtout accomplir fidèlement la tâche qu'on a entreprise : la propagande russe. Il doit continuer à faire entendre la voix de la Russie. En 1854 il a renoncé pour de bon : c Les choses deviennent de plus en plus intéressantes et partir maintenant ressemblerait à une fuite. » Encore une fois, il n'est pas possible ici de suivre Herzen sur ce terrain jusqu'au bout. Disons néanmoins qu'il a vu, avec une étrange prescience, que l'Amérique et la Russie étaient- et surtout seraient - complémentaires bien que divergentes. La Russie, écrit-il, n'aura qu'un seul compagnon de route, qu'un seul camarade : l'Amérique du Nord. (Art. Amérika i Sibir.) Et dans un article du Kolokol, du 15 avril 1867, il se glorifie « d'avoir été le premier à attirer l'attention sur l'alliance de la Russie et de l'Amérique».
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TABLE DES MATIERES
Chronologie Abréviations
7 10
Quatrième Partie MOSCOU, PETERSBOURG ET NOVGOROD 1840-1847 Chapitre XXV :Dissonances.- Un nouveau cercle.- Hégélianisme effréné.- V. Bélinski.- M. Bakounine et d'autres. - Querelle avec Bélinski et réconciliation. --'- Dispute avec une dame, à Novgorod. - Le cercle de Stankévit~h . . . . . 13 Chapitre XXVI :Mise en garde. -Science héraldique. La chancellerie du ministre. - La Troisième Section. - Histoire d'une sentinelle. - Le général Doubelt. - Le comte Benkendorf. - Olga Alexandrovna Jérébtzova. - Deuxième exil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Chapitre XXVII : Administration provinciale. - On me charge... de ma surveillance ! Les Doukhobors et Paul r•. Pouvoir des hobereaux et de leurs épouses. - Le comte Arak;tchéev et l~s ~o~onies militaires. - Une enquête de 85 canmbales. - Detmss10n . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXVIII : Grübelei. - Moscou après mon exil. Pokrovskoïé.- La mort de Matvéi.- Le prêtre Jehan . . 101 Chapitre XXIX: I. LES NOTRES: Le cercle moscovite.Propos de table. - Les Occidentalistes . . . . . . . . . . . . . . . . 123 . H. SUR LA TOMBE D'UN AMI . . . . . . 133 Chapitre XXX : I. LES AUTRES : Les Slavophiles et le panslavisme.- Khomiakov.- Les Kiréevski.- C. Aksakov. -P. I. Tchaadaïev . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 U. SOIREES MOSCOV111ES . . . . . . . . . 165 433
Chapitre XXXI: Le décès de mon père.- L'héritage.- Le partage. -Les deux neveux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXXII : Dernier séjour à Sokolovo. - Rupture théorique. - Situation tendue. - Dahin! Dahin! . . . . . . Chapitre XXXIII : Un policier en guise de valet. - Le maître de poste Kokochkine. - « Le désordre au sein de l'ordre».- Encore Doubelt.- Le passeport . . . . . . . . . . . . N. Kh. Ketcher (1842-1847) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un épisode de l'année 1844 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
187 217 229 241 273
Cinquième Partie PARIS, ITALlE, PARIS 1847-1852 Avant la Révolution et après. Introduction . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXXIV : Le passeport perdu. -. Kônigsberg. Un nez artificiel. - Nous sommes arrivés! Et nous repartons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXXV : Lune de miel de la République. L'Anglais à la veste de fourrure.- Le duc de Noailles.- La Liberté et son buste, à Marseille. - L'Abbé Sibour et la République Universelle, en Avignon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Arabesques Occidentales. Premier Cahier : 1. Le songe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Vers l'orage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXXVI : La Tribune des Peuples. -Mickiewicz et Ramon de la Sagra. - Les choristes de la révolution du 13 juin 1849.- Le choléra à Paris.- Le départ . . . . . . . . Chapitre XXXVII: La Tour de Babel.- Les Umwiilzungsmiinner allemands. - Les Montagnards rouges français. Les fuorusciti italiens à Genève. - Mazzini. - Garibaldi. - Orsini. - Tradition romane et germanique. - Promenade sur le « Prince Radetzky » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre XXXVIII: La Suisse.- James Fazy et les réfugiés. - Monte-Rosa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Arabesques Occidentales. Second Cahier : I. Il Pianto . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Post-scriptum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Commentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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283 285
293 301 305 313
335 371 393 403 413
Achevé d'imprimer sur les presses de la Société Nouvelle des Imprimeries Delmas à Artigues-près-Bordeaux.
Dépôt légal 2• trimestre 1976. N" d'impression : 29910.