CLASSIQUES SLAVES
Alexandre Herzen ,
PASSE ET , MEDITA TIONS TOME QUATRIEME PRÉSENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OL...
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CLASSIQUES SLAVES
Alexandre Herzen ,
PASSE ET , MEDITA TIONS TOME QUATRIEME PRÉSENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLIVIER
. ÉDffiONS L'AGE D'HOMME
Nous voici arrivés au terme de cette admirable saga : Passé et Méditations, d'Alexandre Ivanovitch Herzen. Au travers des tomes 1, II et Ill, nous avons suivi l'existence privée et publique d'un homme qui, disait-il, s'était« trouvé par hasard sur le chemin de l'Histoire». Mais parfois, il arrive que l'on aide le hasard ... Depuis 1848, d'exil en exil, il a perdu ses illusions, sa vie personnelle a été détruite; en 1852, à quarante ans, c'est l'exil suprême: «la libre Angleterre». C'est là qu'il racontera son passé « pour régler ses comptes avec sa vie persorinelle », mais aussi pour reprendre l'action. Et ce sera cette entreprise étonnante: la« presse russe libre » de Londres, la première presse libre russe ! C'est l'Etoile Polaire, c'est le Kolokol qui passeront clandestinement en Russie et y seront lus« au plus haut niveau ... ». Mais ce n'est pas tout. En ayant fmi avec son autobiographie centrée sur sa personne, H se trouve d'autres «héros». Et c'est une éblouissante série de portraits de personnages de son temps - Français, Italiens, Allemands, Anglais - , dont les noms sont historiques : Louis Blanc, Ledru-Rollin, Blanqui, Mazzini et Garibaldi (les amis les plus chers) et tant d'autres. Ce sont de nombreux épisodes, des faits divers, des drames, des comédies et un extraordinaire panorama des émigrés et exilés, des déracinés et des « indésirables » de ce tempslà. D'une importance capitale pour qui s'intéresse aux décennies qui ont suivi la révolution de 1848, la sixième et la septième parties de Passé et Méditatio.ns nous révèlent mieux que jamais les hommes et les événements vus par un témoin lucide, unique de son espèce, polémiste, lutteur, porté par l'espérance en une Russie sauvée et libre, mais restant un pélerin de l'Occident. Comme au travers des précédents volumes, si denses, si passionnants, résonne encore ce qu'écrivait Herzen en 1856 : « C'est au nom de la raison, au nom de la lumière, et seulement en leur nom, que les ténèbres seront vaincues .. . » Daria OLIVIER.
PASSÉ ET MÉDITATIONS (Byloié i Doumy)
« Classiques Slaves :. Collection dirigée par Georges NiiVat, Jacques Catteau et Vladimir Dimitrijevic
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. @ 1981 by !Editions l'Aige d'Homme S.A., Lausanne.
«
Classiques Slaves :.
Alexandre Herzen
PASSÉ ET MÉDITATIONS TOME QUATRIÈME TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLIVIER
Editions L'Age d'Homme
NOTE SUR LA PRESENTATION DE CE VOLUME
L'appareil ·critique de ce tome N se présente ainsi 1. Les notes en bas de page, dont un certain nombre de Herzen lui-même, ont pour but d'éclairer immédiatement le texte ou de situer tel personnage, tel événement historique ou autre. Elles peuvent, le cas échéant, compléter un témoignage, appuyer une affirmation par une référence, etc. 2 Les commentaires à la fin du volume servent de complément indispensable à une œuvre majeure, qui englobe un nombre très important de thèmes et de sujets, d'époques historiques, de pensées philosophiques et sociales. Naturellement, on peut ne pas les consulter. Toutefois, nous pensons qu'ils renferment des documents souvent inédits, des critiques d'auteurs ayant consacré beaucoup de travaux à Alexandre Herzen, des extraits de lettres, qui sont susceptibles d'éclairer et de corroborer ce que notre auteur nous révèle si magnifiquement de son passé et de ses méditations.
BIBLIOGRAPHIE ET ABREVIATIONS
Cette traduction française intégrale a été faite d'après les dil/érentes éditions russes de « Byloïé i Doumy » : L. : A. 1. H:m!.zEN : Œuvres complètes, édition M. K. LEMKE, 22 vol. Petrograd, 1915-1925. (B.i D. aux tomes XII, X1ill, XIV). K. : A. 1 HERZEN : Byloïé i Doumy, édition L. B. KAMENEV, 3 vol. Leningrad, 1922 A.S. : A 1. .HERZEN : Œuvres complètes, édition de l'AcADÉMIE DES SciENCES DE L'U.R.S.S., 30 vol. 1945-1968. (B.iD. aux tomes VIII, IX, X, XI). STR. : A. 1. HERZEN : Byloïé i Doumy, édition 1. STREICH, 1 vol., Leningrad, 1947. B.i. D : Byloïé i Do~my, texte russe. B.i D.F. : la présente traduction.
Les ouvrages, études, brochures, articles consultés sont très nombreux, mais essentiellement en langue russe. Parmi ceux-ci, mérite d'être placé en tête Lydia GUNZBOURG ·: Byloïé i Doumy Guertzena, Leningrad, 1957, 1 vol. Ensuite viennent, par ordre d'im'portance pour la recherche : 1. Literatoumoie N asliedstvo (« ,Le Patrimoine littéraire »), publication dirigée par S. A. MAKACHINE, qui révèle depuis de longues années des textes inédits, inconnus, retrouvés, et consacre en général chacun de ces gros volumes (et même au besoin deux ou trois) à un auteur donné. 2. Les deux premiers volumes de Lietopis Jizni i Tvortchestva A. I. Guertzena (« Chronique de la vie et de l'œuvre de A.l. Herzen »). Le tome 1 couvre les années 1812-1850 de sa vie, le tome Il, les années 1851-1858, Moscou, 1974 et 1976. Malheureusement, le tome III, tant attendu, n'est toujours pas paru au moment où nous mettons sous presse. (Il s'agit d'une œuvre collégiale qui réunit les noms de Mmes 1. G. Ptouchkina et S. D. Gourvitch•Lichtiner, MM. B.F. Iégorov, L. P. Lanskij et K. N. Lomounov.) Les ouvrages parus en Occident sont, heureusement, plus nombreux aujourd'hui qu'au moment où nous avons traduit les tomes I et II de Passé et Méditations. Récapitulons d'abord ceux qui nous ont toujours été d'un secours certain : Labry : Raoul LABRY : Alexandre Ivanovic Herzen, Essai sur la formation et le développement de ses idées, Paris, 1928, 1 vol. H.P. : Raoul LABRY : Herzen et Proudhon, Paris, 1928, 1 vol. M.M. : Martin MALIA : Alexander Herzen and the birth of Russian Socialism, Harvard University Press, ·1961, 1 vol. Cadot : Michel CADOT : La Russie dans la vie intellectuelle française (1839-1856), Paris, Fayard, 1967, 1 vol. Mervaud : Michel MERVAUD : Herzen et Proudhon, Cahier du Monde russe et soviétique, vol. XII, t•r et 2• cahier (tirage ·à part), Paris, Mouton, 1971. - Lettres de Herzen à Proudhon, même vol. 3• cahier. - A propos du conflit Herzen-Herwegh, un inédit de Proudhon, C.M.R.S., vol. XIV, 3• cahier (tirage à part), Paris, Mouton, 1973. - Faut-il présenter Ogarev? C.M.R.S., vol. VIII, 1•r cahier (tirage à part), Paris, Mouton, 1967.
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Carr : E. H. CARR : The Romantic Exües, London, réédition de 1968, 1 vol. (Cet ouvrage m'a été particulièrement utile pour les commentaires de ce tome IV). A.A.H. : M. AUCOUTURIER, M. CADOT, S. STELLING-MICHAUD, M. VUILLEUMIER : Autour d'Alexandre Herzen, documents inédits, Genève, Libr. Droz, 1973. Depuis que nous avons constitué cette bibliographie et l'avons abondamment utilisée, se sont ajoutés : Franco VENTURI : Les Intellectuels, le Peuple et la Révolution (Histoire du populisme russe au XIX~ siècle), éditions Gallimard, Bibliothèque des Idées, traduit de l'italien par Viviana Pâques, Paris 1972, 2 vol (Nous avons particulièrement apprécié les chapitres 1 : Herzen et IV : Le Kolokol; ainsi que les chapitres VII : Le mouvement paysan, VUI : Le mouvement étudiant, tous dans le tome I•"). Sir Isaiah BERLIN : Russian Thinkers, London, 1978, très belle série d'études sur les penseurs russes au XIx• siècle. L'étude : A remarkable Decade ('pp. 114210) est particulièrement instructive. Tout récemment, mais à temps pour nous en· servir, est sortie la thèse d'un jeune historien britannique : Edward AcTON : Alexander Herzen and the role of the intellectual Revolutionary. Nous devons également mentionner deux documents « familiaux », touchant Alexandre Herzen de très près : 1. DAUGHTER OF RllVOLUTIONARY : Natalie Herzen and the Bakunin-Netchayev Circle, publié et présenté par Michael CoNFINO. (Correspondance de la fille cadette de Herzen, Natalie, dite « Tata », de 1860 à 1879, classée par « thèmes ». Un document souvent fascinant.) The Alcove Press, London, 1974. 2. Nicolas ÜGAREV : Lettres inédites à Alexandre Herzen fils, introduction, traduction et notes par Michel MERVAUD, Université de Haute-Normandie et Institut d'Etudes slaves, Paris, 197·8. (Si nous n'avons pas cité ces deux derniers ouvrages dans nos précédentes bibliographies, c'est qu'ils ne servaient de documents que pour ce quatrième tome · de Passé et Méditations.) Enfin : E.P. : L'Etoile Polaire .(Poliarnaya Zvezda) la sur la « presse russe libre », à ·Londres, Kol. : Kolokol (« La Cloche »), journal dont le 1•r juillet 1857, et fut transféré à 196 numéros.
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revue publiée par Herzen et Ogarev à partir de 1856. le premier numéro parut à Londres, Genève en 1865, après sortie de
NOTE POUR LE LECTEUR
La sixième partie de Passé et Méditations fut rédigée entre 1859 et 1868, et parut dans la revue L'Etoile Polaire et dans le journal Kolokol. Si l'on s'étonne de voir que nous commençons par le chapitre II dans ce volume, quatrième et dernier de l'œuvre majeure d'Alexandre Ivanovitch Herzen, c'est que le chapitre premier clôt le troisième volume. En effet, il complétait, il parachevait le « drame de famille » vécu par l'auteur, et relaté avec tant de passion contenue. Ainsi, ce chalpitre, « Les brouillards de Londres » (Londres où Herzen arriva, fuyant le Continent, en 1852), adhérait étroitement à la cinquième partie. Il était, comme le note Lydia Gunzbourg, une « transition lyrique » entre la cinquième et la sixième partie, et « établissait un lien émotionnel avec ce qui précédait... Pour la dernière fois apparaissait dans ce chapitre le héros autobiographique, avec sa tragédie personnelle... » De la sorte, la fin du tome III préparait en quelque sorte, le tome IV, de même que la fin du tome II préparait le tome III. On pouvait, évidemment, procéder autrement. Aux lecteurs de se faire une opinion ... Alexandre Ivanovitoh Herzen n'a pas eu le temps, avant de mourir à Paris, en 1870, de !préparer la rédaction définitive des sixième, septième et huitième parties. Le travail a été fait principalement : "l" d'après ce qui avait été publié dans L'Etoile Polaire, où Herzen présentait les chapitre destinés à Byloïé i Doumy; 2° d'après les manuscrits conservés au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Lénine, à Moscou; 3° ceux de la famille, et 4° plus tard, d'après les Archives Herzen-Ogarev, dites « collection de Prague » et « collection de Sofia ». Nous indiquerons dans les notes ou les commentaires, quand le cas se présentera, quels chapitres avaient été revus entièrement par leur auteur, ceux qui n'ont été publiés, selon sa volonté, qu'en partie, et ceux qui n'ont pas été !publiés de son vivant. Ces derniers parurent dans un recueil posthume, à Genève, en 1870. L'ordre des chapitres, on le verra, a été sujet à contestation. La place de certains fut formellement indiquée par Herzen, même si elle n'a pas toujours été respectée. De cela aussi nous aurons l'occasion de parler... Etant donné que ce tome IV, que nous sommes heureux de présenter aux lecteurs français, n'a pas été composé selon un ordre chronologique, et qu'il est fait, si l'on ose dire, de pièces détachées - même si les temps forts restent toujours les mêmes, et aussi les grands leitmotive - nous donnons la date de rédaction de chaque chapitre quand Herzen lui-même ne l'a lpas fait. Nous avons essayé, ce faisant, d'être extrêmement précis, grâce ·à des recoupements et des sources sûres. D.O.
SIXIEME PARTIE ANGLETERRE Suite
CHAPITRE II
LES SOMMETS DES MONTAGNES Le Comité central européen. Mazzini. Ledru-Rol'Iin. Kossuth.
Au moment de publier le dernier numéro de L'Etoile Polaire, je me suis longuement interrogé sur ce qu'il convenait de choisir parmi mes souvenirs londoniens et ce qu'il valait mieux garder pour une autre fois. J'en ai mis de côté plus de la moitié, dont je publie maintenant quelques enraits. Qu'est-ce qui a changé? Les années cinquante à soixante ont creusé un fossé 1. Les personnalités, les partis se sont d~finis, les uns se consolidant, les autres se volatilisant. Attentifs, tendus, suspendant non seulement toute critique mais même les battement~ de notre cœur, nous avons observé durant ces deux années ceux qui nous étaient proches. Tantôt ils dispal'aissaient dans des nuées de poudre à canon, tantôt ils réapparaissaient avec tant d'éclat;. ils grandissaient très vite, pour disparaître à nouveau dans la fumée. Pour l'instant, elie s'est dissipée et notre cœur est plus léger : toutes les têtes chères sont intactes ! Et plus foin encore, derrière cette fumée, dans l'ombre, à l'écart des branle-bas de combat et des réjouissances triomphales, sans couronne de lauriers, un seul personnage a atteint à une stature colossale. Accablé sous les malédictions de tous les partis, par la populace trompée, le prêtre ignare, le lâche bourgeois et la canaille piémontaise, calomnié par tous les organes de toutes 1les ·réactions, depuis le Moniteur pontifical et impérial jusqu'aux castrats libéraux de Cavour 2 et au Grand Eunuque des changeurs de Londres, par le Times (qui ne peut citer son nom sans l'accompagner de 1. Les années de la guerre italo-franco-autriohienne et de la lutte pour l'unité italienne. (Lea note11 smzt de la traductrice, sauf indic4tion contraire.) 2. Les journaux de Cavour : L'Unione, Il Diritto, 11 Parlamento, etc.
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quolibets orduriers), Mazzini demeure non seulement « inébranlable face à l'aveuglement général » 3, mais bénit avec joie et ravissement ennemis et amis qui mènent à bien son idée, son plan 4. Le montrant du doigt comme s'il était un .Abaddon Le peuple mystérieusement par toi sauvé Raillait ta sainte tête chenue ... 5 Or, à ses côtés, se tenait non point Koutouzov, mais Garibaldi. Dans la personne de son héros, de son libérateur, l'Italie ne rompait pas avec Mazzini. Dès lors, comment Garibaldi ne lui a-t-il pas cédé la moitié de sa couronne de lauriers ? Pourquoi n'a-t-il pas clamé qu'il marchait avec lui la main dans la main ? Pourquoi ce triumvir romain laissé pour compte n'a-t-il pas revendiqué son dû 6 ? Pourquoi Mazzini lui-même a-t-il prié Garibaldi de ne pas mentionner son nom, et pourquoi le chef populaire, ingénu comme un enfant, s'est-il tu en faisant fauss·ement croire à une rupture? Pour l'un et l'autre il existait quelque chose de plus cher que leur personne, que leur nom et leur gloire ... L'Italie ! Mais leurs vulgaires contemporains ne le comprirent point. Ils étaient incapables de saisir tant de grandeur; leur comptabilité n'était pas à la hauteur de ces crédits et ces débits-là! Garibaldi est devenu plus que jamais « ·un personnage de Cornelius Nepos » '· Il a revêtu une si antique grandeur dans sa petite ferme, éminent dans sa simplicité et sa pureté de cœur comme une figure d'Homère ou une statue grecque. Pas trace de rhétorique, de déclamation, de diplomatie : il n'en avait nul besoin pour son épopée; quand elle prit fin et que la vie reprit son cours normal, le roi le congédia comme on renvoie un postillon qui vous a mené à bon port; puis, gêné de ne pouvoir lui donner un pourboire, il surpassa l'Autriche par sa colossale ingratitude 8. Mais Gariba'ldi ne lui en tint pas rigueur. Avec un sourire et cinquante écus en poche, il quitta les palais des pays qu'il avait conquis, laissant aux courtisans 1e soin de calculer ses dépenses et d'opiner sur la peau de l' « ours qu'il avait 3ibîmée ». Ils pouvaient se 3 et 5. Citation du poème de Pouchkine, Polkovodetz (« Le Chef d'armée »), qui évoque Koutouzov. 4. L'unification de l'Italie, y compris Rome et Venise. 6. Garibaldi n'avait pas reconnu publiquement la participation de Mazzini à l'unification, et Mazzini, cédant aux pressions du Piémont, s'exila une seconde fois en Angleterre. 7. Note de Herzen : V. Etoile Polaire. (ll se réfère 1à un texte paru dans L'E.P. en 1859, t V, et que l'on trouve au chap. xxxvn. Cf. B.i D.F., t. Il, p. 349.) (N.d.T.)
8. L'Autriche, que Nicolas 1•• avait aidée à réprimer le soulèvement hongrois de 1849, se tourna contre la Russie pendant la guerre de Crimée.
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divertir à leur aise : la moiti'é de la grande œuvre était achevée, l'essentiel c'était de souder l'Italie en un seul bloc ·et d'en chasser les « crétins blancs » 9, Garibaldi a connu de durs moments. Il a eu des engouements; il s'est enthousiasmé pour Victor-Emmanuel comme pour Alexandre Dumas (1). L'indélicatesse du roi le blesse; le roi le sait et pour l'amadouer lui envoie des faisans tués de sa main, des fleurs de son jardin et de tendres biJ:lets signés Sempre il tuo amico, Vittorio. Pour Mazzini, les gens n'existent pas; pour ,lui rien n'existe sinon son œuvre, une œuvre unique de surcroît; lui-même « vit et se meut en elle ». Le roi pourrait lui envoyer autant de faisans et de fleurs qu'il voudrait, cela ne le toucherait guère. D'autre part, il est prêt à s'allier sur-le-champ avec lui, qu'il tient pour un homme bon mais sot, et même avec son petit Talleyrand 10, qu'il juge ni bon, ni même correct. Mazzini est un ascète, un CaJvin, le Procida 11 de la li:béTation italienne. Unilatéral, éternellement absorbé par une seule pensée, toujours sur ses gardes, toujours prêt, Mazzini veille avec cette ténacité, cette patience qui lui permirent de créer un parti compact à partir d'hommes épars et d'aspirations vagues et, après dix échecs, d'appeler Garibaldi et son armée et de conserver à l'Italie à demi libérée son vivace, son immuable espoir en son unité. Jour et nuit, à la pêche ou à la chasse, quand il se couche et quand il se lève, Garibaldi et ses compagnons voient la main décharnée et triste de Mazzini 1leur montrer Rome... et ils y iront encore ! J'ai mal agi en omettant dans un fragment déjà publié quelques pages sur Mazzini; son image tronquée n'est pas ressortie de façon assez nette. J'ai insisté particulièrement sur sa dissension avec Garibaldi en 1854, et sur notre divergence d'opinions 12. J'ai agi par délicatesse, mais cette délicatesse~là paraît mesquine quand il s'agit de Mazzini. Inutile de se taire avec des hommes de cette trempe, on n'a pas à .Zes ménager! Après son retour de Naples il me fit tenir un billet; je m'empressai d'aller le voir 13, Mon cœur se serra :lorsque je k vis; certes, je m'attendais à le trouver triste, blessé dans son amour; sa situation était tragique au plus haut point. En fait, je le ttouvai vieilli physiquement, mais rajeuni d'esprit. Il courut au-devant de moi, 9. Les troupes autrichiennes. 10. Cavour. 11. Instigateur du massacre des Français le lundi de Pâques 1282, autrement dit, des « Vêpres siciliennes ~. 12. V. Commentaires (2). 13. Le 4 janvier 1861, à Londres.
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les bras tendus à l'accoutumée, en me disant : « Ainsi donc, c'est enfin arrivé ! » La joie brillait dans ses yeux et sa voix tremblait. Toute la soirée il me parla de 'l'expédition de Sicile 14, de ses re;lations avec Victor-Emmanuel, puis de Naples. L'enthousiasme et l'amour qui marquaient sa façon de parler des victoires et des exploits de Garibaldi contenaient autant d'amitié pour ce dernier que de blâmes à cause de sa crédulité et de son manque de discernement à régard des hommes. Tout en l'écoutant, je cherchais à capter une seule note, un seul écho d'amour-propre blessé, et n'y parvenais pas; il était triste, mais comme une mère abandonnée pour un temps par un fils bien-aimé : elle sait qu'il lui reviendra, et sait plus encore que ce fils est heureux; cela la dédommage de tout. Mazzini est plein d'espoir; il est plus proche que jamais de Garibaldi. Il m'a relaté avec le sourire comment la foule napolitaine, stimulée par les agents de Cavour, avait cerné sa maison aux cris de « Mort à Mazzini » ! On l'avait persuadée entre autres qu'il était un « Bourbon républicain ». - A ce moment-là, j'avais auprès de moi quelques-uns des nôtres et un jeune Russe; il s'étonna que nous poursuivions notre conversation. « N'ayez crainte, lui dis-je pour Ie rassurer, ils ne me tueront pas, ils ne font que crier ! » Non, il n'y a pas à ménager des hommes pareils! 31 janvier 186115 Si je m'étais hâté de revoir Mazzini à Londres, ce n'était pas S·eU'lement parce qu'il avait pris une part très chaleureuse et active aux malheurs qui s'étaient abattus sur ma famille, mais également parce que j'avais lm message particul.ier à lui transmettre de la part de ses amis : Medici, Pisacane, Mezzacapo, Cosenz, Ber>tani et d'autres étaient mécontents des directives reçues de Londres. Ils affirmaient que Mazzini était mal informé de la situation nouvelle, ils se plaignaient des « courtisans » révolutionnaires qui, pour obtenir ses bonnes grâces, affermissaient en lui son idée que tout était prêt pour un soulèvement et qu'on n'attendait que le signal. Ils. voulaient des transformations à 'l'intérieur de leur parti, jugeaient 14. Expédition des Garibaldiens en 1860 qui aboutit le 8 septembre au renversement des Bourbons de Naples et à la libération du Royaume de Naples, qui, après plébiscite, fut rattaché au Piémont. Victor-Emmanll61 U désarma, puis. licencia les Garibaldiens, offrant à Garibaldi le titre de maréchal, qu'il déclina. 15. Cette partie avait été prévue, dans une première édition, comme annexe à ce chapitre. (A.S.)
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indispensable d'y introduire plus d'éléments militaires et d'avoir à sa tête des stratèges, au lieu d'avocats et de journalistes. Dans cette perspective, ils souhaitaient que Mazzini se rapprochât de généraux de valeur, tels que Ulloa 16, qui se tenait aux côtés du vieux Pepe 17 dans une sorte de retraite ombrageuse. Ils m'avaient chargé de transmettre tout cela à Mazzini, en partie parce qu'ils savaient qu'il avait confiance en moi, en partie aussi parce que ma position, indépendante des partis italiens, me déliait les mains. Mazzini me reçut comme un vieil ami. Enfin nous en vînmes au message que m'avaient confié ses compagnons. Au début, il m'écouta avec une grande attention, sans pourtant me cacher qu'il ne prisait guère cette opposition; mais lorsque je passai des lieux communs aux détails et aux problèmes personnels, il m'interrompit soudain : - Ce n'est pas du tout ça! Ce n'est pas sérieux! - Néanmoins, lui fis-je remarquer, il n'y a pas six semaines que j'ai quitté Gênes, je suis resté deux ans en Italie sans en sortir et je puis moi-même confirmer une grande partie de ce que je vous ai transmis. - C'est justement parce que vous avez été à Gênes que vous parlez ainsi. Qu'est-ce que Gênes? Qu'avez-vous bien pu y entendre? L'opinion d'une partie des émigrés! Je sais que ce sont là leurs idées, et je sais aussi qu'ils se trompent. Gênes, c'est un centre très important, mais ce n'est qu'un point, or je connais toute l'Italie; je connais les besoins de chaque coin, depuis les Abruzzes jusqu'au Vorarlberg. Nos amis de Gênes sont isolés de toute la péninsule, ils ne peuvent juger de ses ;besoins, ni de l'état d'esprit du public. Je fis -encore deux ou trois tentatives, mais maintenant il était en garde 18. Il commençait à se fâcher, me répliquait avec impatience ... Je me tus avec un sentiment de tristesse; je n'av:ais pas remarqué autrefois chez lui pareille intolérance. - Je vous suis très reconnaissant, me dit-H après avoir ·réfléchi. Il faut que je connaisse l'opinion de nos amis; je suis prêt à peser, à méditer chaque opinion, mais quant à donner mon accord, ça c'est autre chose. Je porte une lour-de responsabilité, non seulement 16. Giroklmo Ulloa, prit part aux divers mouvements de 1848, émigra en France, puis retourna en Italie en 1859. 17. Guilielmo Pepe (1782-1855), combattit pour Naples dès 1820., et; en 1848 lpour Venise, avec Manin. 18. En français dans le texte, comme tous les passages en italiques dans ce chapitre.
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devant ma consciem:e et devant Dieu, mais devant le peuple itaüen. Mon ambassade avait échoué. Mazzini projetait déjà son 3 février 1853 19. Pour lui, l'affaire était toute décidée, alors que ses amis n'étaient pas d'accord avec lui. Est-ce que vous connaissez Ledru-Rollin et Kossuth? Non. Voulez-vous ]es connaître? J'y tiens beaucoup. Il faut que vous les rencontriez; je vais vous donner un billet pour l'un et l'autre. Relatez-leur ce que vous avez vu, comment étaient le~ nôtres quand vous les avez quittés. LedruRo1Iin, poursuivit-il, prenant sa plume et commençant à rédiger son biNet, Ledru-Rollin est l'homme le plus charmant du monde, mais c'est un Français jusqu,'au bout des ongles; il croit fermement que sans une révolution en France, l'Europe ne bougera pas le peuple initiateur 20 ! Mais où est-elle à present, l'initiative française ? Du re~te, déjà auparavant les idées qui mettaient la France en mouvement venaient d'Italie ou d'Angleterre. Vous verrez que c'est l'Italie qui sera l'initiatrice d'une nouvelle ère révolutionnaire. Qu'en pensez-vous ? - Je dois vous avouer que je ne le pense pas. - A'lors quoi ? fit-il en souriant. Un monde slave ? - Je n'ai nas dit cela. J'ignore sur quoi Ledru-Rollin fonde ses convictions, mais il ·est fort probable qu'aucune révolution ne réussira en Europe tant que :la France se trouve dans l'état de prostration où nous la voyons. - Ainsi vous subissez encore le prestige de la France ? - Le prestige de sa situation géographique, de son armée redoutable et de son appui naturel sur la Russie, l'Autriche et la Prusse 21. - La France dort, nous la réveillerons. Il ne me restait qu'à déclarer : « Dieu veuille que vous disiez vrai! )) Qui, en cet instant-là, avait raison ? Garibaldi a donné la réponse. 19. Herzen fait allusion au soulèvement de Milan, le 6 novembre 1853. (Cf. B.i D.F., t. Il, chap. XXXVII.)
20. En français. 21. Note de Herzen : « Cette conversation eut lieu à l'automne de 1852. ,.
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J'ai parlé ailleurs de ma rencontre av.ec lui au « West India Dock », sur son Vllisseau américain The Commonwealth 22, C'était là, pendant le déjeuner, en présence d'Orsini, de Haug et de moi-même, et en évoquant sa grande amitié pour Mazzini, qu'il avait exprimé ouvertement son opinion sur « le 3 février 1853 » (cela se passait au printemps 11854), et parlé immédiatement de la nécessité absolue d'unir tous les partis en un seul parti combattant. Au soir de ce même jour, nous nous étions r-etrouvés dans une certaine maison. Gariba!ldi était sombre, Mazzini, tirant pe sa poche un numéro de L'Italia del Popolo 23, lui montra un article. L'ayant lu, Garibaldi déclara : - Oui, le ton est vif, mais l'article est fort pernicieux. Je dirais sans ambages que le journaliste ou l'écrivain qui l'a rédigé mérite d'être sévèr·ement puni! Attiser de toutes ses forces la discorde qui règne entre nous et Ie Piémont, alors que nous ne disposons que d'une s-eule armée - celle du roi de Sardaigne - , c'est un manque de réf1lexion et une insolence inutile qui frise le crime! Mazzini prit le parti du journal; Garibaldi s'assombrit plus encore. Au moment de descendre du navire, i.l m'avait dit qu'il ne pourrait rentrer au dock si tard cette nuit-là, et qu'il irait coucher l'hôtel; je lui avais offert de venir dormir chez moi. Il y avait consenti. Après cette discussion avec Mazzini, assiégé par une indomptabl-e légion de dames, Garibaldi s'était dégagé de leur chœur par une série de subtiles marches et contre-marches et, s'approchant de moi, m'avait dit à l'oreille : - Jusqu'à quelle heure comptez-vous rester? - Nous pouvons partir tout de suite. - Faites-moi cette faveur. Nous partîmes. En route, il me dit : - Comme je regrette, oui, je regrette infiniment de voir Peppo 24 se laisser entrainer ainsi et, animé par les intentions les plus nobles, les plus pures, cominettre des fautes ! Je ne pouvais y tenir tout à l'heure : il se ·réjouit d'avoir appris à ses disciples à irriter le Piémont. Qu'adviendra-t-il si ·le roi se jette complètement dans la réaction, si la libre parole italienne est bâiJ:Ionnée en Italie, et si notre dernier appui disparaît ? La
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22. (Cf. B.i D.F., t. Il, chap. XXXVII, pp. 349-350.) 23. Erreur : L'ltalia del Popolo avait cessé de paraître en 1851. TI doit s'agir du journal gênois, Italia e Popolo. (A.S.) 24. Peppo : diminutif de « Giuseppe » (Mazzini).
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République! la République! J'ai oété un républicain toute ma vie, mais actuellement il ne s'agit pas de la République. Je connais les masses italiennes mieux que Mazzini. J'·ai vécu avec elles, vécu de leur vie. Mazzini connaît une Italie cultivée, dont il infléchit les esprits; mais ce ne sont pas ceux-là qui formeront ['armée qui chassera les Autrichiens et le Pape; pour la masse, pour le peuple italien il n'y a qu'un seul ·étendard : « L'unité et l'expulsion: des étrangers! » Mais comment y parvenir si ['on dresse contre soi le seul royaume fort d'Italie qui, quels que soient ses motifs, veut défendre l'Italie et n'ose le faire ? Au lieu de l'attirer à eux, ~ls le œpoussent, ils l'offensent. Le jour où « le jeune homme » 25 se croira plus proche des archiducs que de nous, un frein sera mis sur les destins de l'Italie pour une génération, voire deux. Le ;lendemain était un dimanche. Il partit se promener avec mon fils, fit faire de lui un daguerréotype chez Caldesi, me l'apporta ·en cadeau et resta dmer 26. Au milieu du repas, on m'appela au dehors pour voir un Italien envoyé par Mazzini; il cherchait Garibaldi depuis le matin; je le priai de prendre part à notre repas. · L'Italien semblait vouloir parler à Garibaldi en tête à tête, je leur proposai d'aller d::ins mon cabinet. - Je n'ai pas de secrets; du reste, il n'y a pas ici d'étrangers, vous pouvez parler, fit remarquer Garibaldi. Au cours de la conversation i1 répéta encore, au moins deux fois, ce q'Q.'il m'avait dit la veille. Intérieurement, il était tout à fait d'accord avec Mazzini, mais il divergeait quant à l'exécution et aux moyens. Que Garibaldi ait mieux connu les masses, j'en suis absolument convaincu. Mazzini, tel un moine médiévai, connaissait profondément l'un des ·côtés de la vie, mais créait les autres. Il vivait beaucoup par la pensée et la passion, mais pas à la lumière du soleil. Depuis ses jeunes années jusqu'au temps des cheveux blancs, il vécut dans les juntes des Cal'bonari, dans le cercle des républicains persécutés, des écrivains libéraux; il était en relations avec les hétairies grecques et les exaltados espagnols, il avait conspiré avec le « vrai '» Cavaignac et 1e faux Romarino 27, avec le Suisse James Pazy, la démocratie polonaise et les Moldo-Vataques. Konarsky sortit de son cabinet 25. ·victor-E=anuel Il, qui monta sur le trône à vingt-neuf ans. 26. D avait lieu, à la russe, vers trois heures de l'après-midi 27. Godefroy Cavaignac, non son frère le général Louis-Eugène, qui écrasa le soulèvement de juin 1848. « Le général Girolamo Romarino fut chargé par Mazzini, en 1834, de co=ander une expédition révolutionilaire contre la Savoie. D échoua. » (A.S.)
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béni par lui et enthousiaste : il partit pour la Russie et y périt 28. Tout ~ela est vrai; mais jamais il n'avait eu de contacts avec le peuple, ce solo interprete della legge divina, cette masse dense qui touche aux profondeurs du sol, c'est~à-dire aux champs et à la chaiTue, avec les 3auvages pâtres ca'.labrais, les facchini et les bateliers. Or, Garibaldi a vécu avec eux, non seulement en Italie, mais partout. Il connaissait leurs forces et leurs faiblesses, leurs peines et leurs joies; il les avait connus sur le champ de bataille et au milieu de l'océan déchaîné, et comme Bem 29 il savait se transformer en légende : on croyait en lui plus qu'en son patron, saint Joseph ... Seul Mazzini ne croyait point en lui. En :partant, Garibaldi me dit : - Je m'en vais Ie cœur lourd : je n'ai aucune influence sur lui, et il va encore entreprendre quelque ·chose avant le temps ! Garibaldi avait deviné : une année ne s'était pas écoulée qu'il y eut deux ou trois entreprises avortées 30. Orsini fut arrêté par les gendarmes piémontais en terre piémontaise, presque les armes à la main; à Rome on découvrit l'un des centres du mouvement, et cette organisation étonnante dont j'ai parlé 31 fut annihilée. Les gauvemements effrayés renforcèrent 1leur police; ce lâch~ féroce, le roi de Naples 32, recourut derechef aux tortures. Gariba:ldi alors ne put y tenir et publia sa 'lettre fameuse : « ... Seuls des fous, ou des ennemis de la cause italienne, ,peuvent participer à ces malheureux soulèvements ... » .(4). Peut-être que cette lettre n'aurait pas dû être publiée. Mazzini était écrasé, malheureux, et Garibaldi lui portait un coup ... Mais qu'elle corresponde avec une parfaite logique à ce qu'il m'avait dit, à ce qu'il avait déclaré devant moi, cela ne fait aucun doute. Le lendemain j'allai voir Ledru-Rol:lin. Il me fit un accueil fort affable. Son personaage imposant, colossal, . qu'il ne faut :pas examiner en détail, disposait en sa faveur dans l'ensemble. Sans doute était-il bon enfant et bon vivant. Les rides de son front et ses cheveux grisonnants montraient que lui non plus n'avait pas 28. Konarsky, membre actif de la « Jeune Europe &, sous l'égide de Mazzini; retourna en Russie lpour un travail clandestin et fut arrêté et fusillé par la police du tsar. (Cf. B.i D.F., t. II, pp. 50-52) Moldo-valachs : V. Commentaires (3). 29. Joseph Bem (1795-1858), participa au mouvement de libération polonais de 1830-1831, et en 1848-1849 commanda l'armée révolutionnaire hongroise en Transylvannie, où il défit le célèbre « Ban & Jellaohich; il annonça sa victoire par ces trois mots ironiques : « Bem-Ban-Boum 1 & 30. Allusion aux tentatives des mazzinistes en 1853 et 1854. 31. Note de Herzen : « Etoile Polaire, t. V. » 32. Ferdinand II de Bourbon.
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été épargné par les soucis. Il avait dépensé sa vie et son bien pour la révolution, mais l'opinion publique l'avait trahi. Son rôle étrange, ambigu, en avril et mai, faible pendant ,les journées de Juin, avait éloigné de lui une partie des « Rouges », sans le rapprocher des « Bleus » 33. Son nom, qui servait de symbole et parfois était prononcé de travers par les paysans 34 {mais tout de même prononcé), retentissait moins souvent. Même son parti londonien fondait petit à petit, surtout •lorsque Félix Pyat ouvrit sa petite boutique à Londres 35. S'installant confortablement sur un sofa, Ledru-Rollin se mit à me haranguer : - La révolution, me déclara-t-il, ne peut rayonner que de France. 1'1 est clair que, quel que soit le pays auquel vous appartenez, vous devez avant tout aider notre cause. La révolution ne peut sortir que de Paris. Je sais parfaitement que notre ami Mazzini ne partage pas cette opinion : il est entraîné par son patriotisme. Que peut faire l'Italie avec l'Autriche sur son dos et les soldats de Napoléon à Rome ? Nous, il nous faut Paris. Paris, c'est Rome, Varsovie, la Hongrie, la Sicile, et par bonheur Paris est tout à fait prêt. .. Ne vous y trompez point: tout à fait prêt! La révolution est faite, c'est clair comme bonjour. Ce n'est pas à cela que je pense, mais aux conséquences, à la manière d'éviter les erreurs d'antan ... TI continua ainsi pendant une demi-heure et soudain, s'avisant qu'il n'était ni seul, ni devant un auditoire, il s'adressa à moi du ton 'le plus débonnaire : - Vous voyez, vous et moi avons exactement la même opinion. Je n'avais pas ouvert la bouche. Ledru-Rollin poursuivit : - En ce ·qui concerne le fait matériel de la révolution, il est retardé par notre manque de fonds. Nos moyens se sont épuisés dans cette lutte qui dure depuis des années et des années. Si seulement j'avais maintenant, tout de suite, cent mille francs à ma disposition, oui quelques misérables cent mille francs... aprèsdemain, dans trois jours ce serait la révolution à Paris. - Mais comment se fait-il, demandai-je, qu'une nation si riche,-si absolument prête à se soulever; ne puisse •trouver cent mille ou un demi-million de francs ? 33. Les socialistes et les républicains (bourgeois). 34. Note de Herzen : « Les paysans des lointaines provinces françaises ainlliient le duc Rollin, mais regrettaient l'influence de la femme avec qui il avait une liaison : la Martine. Ils disaient qu'elle désorientait le duc, mais que lui était pour le populaire ! » 35. Félix Pyat (1810-1889), homme politique et dramaturge français, émigra à Londres en 1852, où il forma un groupe d'opposition à Na'poléon III : « la Commune révolutionnaire ».
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Ledru-Rollin rougit un tantinet, mais répliqua sans hésiter : - Pardon, pardon, vous avancez des hypothèses théoriques, alors que je vous parie de faits, de simples faits. Ça, je ne le compris point. Quand je pris con-gé, Ledru-Rollin m'accompagna jusqu'à l'escaJier, ·à la manière anglaise, et me tendant encore une fois son énorm·e main de bogatyr, il me dit : - J'espère que ce n'est pas la dernière fois. Je serai toujours heureux de vous voir, donc : au revoir. - A Paris, répondis-je. - Comment ç:t, à Paris ? - Vous m'avez si bien convaincu que Œa révolution est toute proche, que vraiment je ne sais pas si j'aurai encore le temps de venir vous voir ici ! Il me regardait perplexe, aussi m'empressai-je d'ajouter : - En tout cas, je le souhaite sincèrement; vous n'en doutez pas, j'espère? - Sinon, vous ne seriez pas ici, me fit remarquer mon hôte, et là-dessus nous nous quittâmes. Quand je vis Kossuth pour la première fois, c'était, en somme, la deuxième. Voilà ce qu'il en était : lorsque j'arrivai chez lui, je fus reçu dans le parlour par un gentleman militaire, vêtu d'un uniforme semi-hongrois, qui m'informa que « M. le Gouverneur > ne recevait pas. - Voici une lettre de Mazzini. - Je vais la transmettre immédiatement. Si vous vouliez bien ... il m'offrit une pipe et un siège. Deux ou trois minutes plus tard il était de retour : - M. le Gouverneur regrette infiniment, mais il ne peut vous voir en ce moment : il est en train de terminer son courrier d'Amérique; toutefois, si vous vouliez bien patienter, il serait très heureux de vous recevoir. - Va-t-il bientôt terminer ce courrier? - A cinq heures, gans faute. Je jetai un coup d'œil à ma montre : il était une heure et demie. - Ça non, je n'attendrai pas pendant trois heures et demie! - Ne reviendriez-vous pas plus tard ? - J'habite à trois miles au moins de Notting Hill. Du reste, ajoutai-je, je n'ai aucune affaire pressante à traiter avec M. le Gouverneur. - Mais M. le Gouverneur va être navré. - Eh bien, voici mon adresse. 23
Une semaine s'écoula. Un soir, un monsieur longiligne avec de longues moustaches, un colonel hongrois que j'avais rencontré l'été d'avant à Lugano, se prés·enta chez moi. - Je viens de la part de M. le Gouverneur : il est très inquiet parce que vous n'êtes pas venu le voir. - Ah, comme c'est ennuyeux ! Au fait, j'avais laissé mon adresse. Si j'avais su quelle heure lui convenait, je serais certainement allé aujourd'hui même chez Kossuth ou... , ajoutai-je d'un ton interrogateur, faut-il dire M. 1e Gouverneur? - « Zu dem Olten, zu dem Olten », fit, en souriant, le « honved ·» 36. Entre nous, nous le nommons toujours «der Olte ». Vous verrez : quel homme! Une tête comme la sienne n'existe pas dans le monde . entier, n'a jamais existé et... Le colonel marmonna intérieurement une prière à Kossuth. - Très bien, je viendrai demain à deux heures. - C'est impossible : demain, c'est mercredi, demain matin le Vieux ne reçoit que les nôtres, les Hongrois seulement. Je ne pus y tenir et éclatai de rire, le colonel fit de même. - Quand est-ce que votre Vieux boit son thé ? - A huit heures du soir. - Dites-lui que j-e viendrai demain à huit heures, mais si cela ne lui convient pas, il faut m'écrire. - Il va être très heureux. Je vous guetterai dans le salon d'attente. Cette fois, dès que j'eus sonné, le colonel longiligne m'introduisit dans le cabinet de Kossuth. Je le trouvai en train de travailler devant une grande ta:ble. Il portait un dolman à la hongroise, en velours noir, et une petite calotte noire. Kossuth est beaucoup plus beau que tous ses portraits et bustes. Sans doute était-il superbe dans sa prime jeunesse et devait-il exercer une énorme attirance sur les femmes par l'expression romantiquement pensive de son visage. Ses traits n'ont pas la sévérité classique de Mazzini, Saffi ou Orsini, mais {et c'est peut-être .pourquoi, justement, il était plus proche de nous, gens du Septentrion) son regard mélancolique et doux laissait deviner non seulement une intelligence puissante, mais un cœur infiniment sensi!ble; son sourire songeur et son discours un rien exalté disposaient définitivement en sa faveur. Il parle extrêmement bien, quoique avec un fort accent, qu'il garde aussi bien en français qu'en allemand et en anglais. Il ne se contente pas de faire des 36. « Chez le Vieux chez le Vieux ! » Honved : « d6fenseur de la patrie ». Ainsi appelait-on les membres de l'armée révolutionnaire hongroise de 1848-1849.
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phrases, ne prend appui sur aucun lieu commun. Il réfléchit avec vous, vous écoute et développe sa pensée de façon presque toujours originale, parce qu'il est plus détaché que les autres de la doctrine et de l'esprit de parti. Peut-être peut-on déceler dans sa manière d'avancer arguments ·et objections un homme de loi, mais ce qu'il dit est sérieux, réfléchi. Jusqu'en 1848, Kossuth s'occupait beaucoup des problèmes pratiques de son pays; cela lui a donné une sorte de jugement juste. Il sait .fort bien que dans un monde d'événements, on ne peut toujours voler tout droit, tel un corbeau, que les faits évoluent rarement selon une ligne simple et logique, mais vont en louvoyant, se compliquant d'épicycles, quittant la tangente. Voilà, entre autres, la raison pourquoi Kossuth le cède à Mazzini pour ce qui est de l'activité enflammée, et pourquoi en revanche Mazzini ne cesse d'expérimenter, d'accumuler les tentatives, tandis que Kossuth s'en garde bien ... Mazzini se comporte vis-à-vis de la révolution italienne comme un fanatique; il croit en l'idée qu'il s'en est fait; il ne la soumet pas à la critique, mais se précipite « ora e sempre » 37 comme la flèche part de l'arc. Moins il tient compte des circonstances, plus simple et plus solide est son action, plus pure son idée. L'idéalisme révolutionnaire de Ledru-Rollin n'est pas compliqué non plus : on le trouve tout entier dans les discours de la Convention et les actes du Comité du Salut Public. Kossuth n'a apporté de sa Hongrie ni le bien commun de la tradition révolutionnaire, ni les formules apocalyptiques d'un doctrinarisme soeial, mais la protestation de son pays qu'il a étudié à fond, un pays neuf, inconnu de nous en ce qui concerne ses besoins, ses institutions libres et barbares, ses formes médiévales. Comparé à ses camarades, Kossuth était un spécialiste. Les réfugiés .français, avec leur malheureuse habitude de ·trancher net et de tout mesurer .à leur aune, firent de violents reproches à Kossuth pour avoir, à Marseille, exprimé sa sympathie pour les idées sociales, et à Londres, parlant du balcon de Mansion House, pour s'être référé avec un respect profond au parlementarisme 38. Kossuth avait parfaitement raison. Ceci se passait à son retour de Constantinople, c'est~à-dire lors de l'épisodè le plus triomphal et épique des sombres années après 1848. Le 'Vaisseau nordaméricain qui l'avait arraché aux griffes de l'Autriche et de la 37. Maintenant et toujours. 38. Mansion Bouse : résidence du Lord Mayor de Londres. Marseille et Londres : Kossuth s'y trouva en 1851, à son retour de Turquie. (A.S.) (5)
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Russie, voguait .fièrement avec l'exilé vers une République, mais. faisait escale aux rivages d'une autre, où l'attendait déjà un ordre du dictateur policier de la France, qui interdisait au banni de poser le pied sur le sol du futur Empire. Aujourd'hui cela ne causerait pas d'incident, mais à l'époque, tout le monde n'était pas définitivement démoralisé. Des foules de travailleurs se précipitèrent vers le navire, dans des canots, pour acclamer Kossuth, et il leur parla avec beaucoup de naturel du socialisme. Le tableau change ·: en cours de voyage, un pays libre obtient d'un autre pays libre que l'exilé vienne lui rendre visite. Quand Kossuth remercia publiquement les Anglais de leur réception, il ne cacha point son respect pour le système politique qui l'avait rendue possible. Dans les deux cas, il se montra tout à fait sincère; il ne représentait ni un parti, ni un autre : il pouvait avoir de la sympathie pour les ouvriers français et pour la Constitution anglaise, sans devenir orléaniste ou trahir la République. Kossuth le savait et, négativement, comprenait fort bien sa situation en Angleterre par rapport aux partis révolutionnaires. Il ne devint ni « Gluckiste », ni « Picciniste » 39, et se tint .à égale distance de Ledru-Rollin et de Louis Blanc. Avec Mazzini et Worcel140, il avait un terrain commun, des frontières contiguës, un combat similaire, voire quasiment identique; lui et eux se lièrent avec les deux autres. Or, Mazzini et Worcell étaient depuis fort longtemps ce que les Espagnols ont appelé des « afrancesados » 41; Kossuth s'entêtait, leur cédait à contrecœur, mais ce qui est remarquable, c'est qu'il cédait à mesure que les espoirs en un soulèvement en Hongrie s'amenuisaient de plus en plus. De mon entretien avec Mazzini et Ledru-Rollin, il ressortait que Mazzini s'attendait à ce que l'impulsion révolutionnaire vienne d'Italie et, de façon générale, qu'il était mécontent de la France; il ne s'ensuit pas pour autant que j'aie tort de le qualifier « d'afrancesado ». 'D'une part, se manifestait en lui un patriotisme qui ne répondait pas tout à fait .à son idée de fraternité des peuples et de république universelle; d'autre part, il était personnellement indigné contre la France, qui, en 1848, n'avait rien fait pour l'Italie,. et en 1849 avait tout fait pour l'anéantir. Mais se montrer irrité 39. Allusion à la querelle des mélomanes, à Paris au XVIn• siècle, les un!> préférant Gluck, les autres, Piccini. 40. Comte Stanislas Worcell (179'9-1857), patriote révolutionnaire polonais. II avait pris la tête du parti des émigrés polonais après l'échec du soulèvement de
1830.
41. Ajrancesados : signifie « francisés » dans le sens de « fidèles à la tradition révolutionnaire française ». Ailleurs, dans le sens péjoratif, ce terme s'appliquait au parti aristocratique profrançais, lors de la Révolution espagnole de
1854
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(K.)
contre la \France d'aujourd'hui ne veut pas dire « s'écc.rter de son esprit '». L'esprit révolutionnaire français a son uniforme propre, ses rites, son credo. A l'intérieur de ces limites on peut être un Hbéral politique caractérisé ou un farouche démocrate; on peut, sans aimer la \France, aimer sa patrie « à la française »; tout cela ne sera que variations, cas individuels, mais l'équation algébrique demeurera la même. Ma conversation avec Kossuth prit immédiatement un tour sérieux : son regard reflétait plus de tristesse que de clarté; il n'attendait certainement pas la révolution pour demain. Ses connaissances sur l'Europe du Sud-Est étaient énormes; il m'étonna en citant des articles du traité de Catherine II avec la Porte 42. - Quel mal effrayant vous nous avez fait lors de notre soulèvement, me dit-il, et quel grand mal à vous-mêmes ! Soutenir l'Autriche, quelle politique étriquée et « antislave » ! Bien entendu, l'Autriche ne vous dira même pas merci de l'avoir tirée d'affaire; vous imaginez-vous qu'elle ne comprenne pas que Nicolas r· n'a pas volé à son secours à elle, mais à celui du pouvoir despotique en général? Il connaissait beaucoup moins bien l'état social de la Russie que son état politique et militaire. Ceci n'est pas étonnant : y a-t-i:l beaucoup d'hommes d'Etat chez nous qui en savent quelque chose hors des lieux communs et des observations privées, fortuites, sans aucune coordination ? Il croyait que les paysans de la Couronne payaient leur taille sous forme de corvée; il me questionna sur la commune rurale, sur la puissance des propriétaires fonciers. Je lui appris ce que je savais. Après avoir quitté Kossuth je me suis demandé : qu'a-t-il donc de commun avec ses camarades, ·à part son attachement à l'indépendance de son peuple ? Mazzini rêvait d'affranchir l'humanité par le truchement de l'Italie, Ledru~Rollin voulait l'affranchir à Paris, puis prescrire sévèrement la liberté au monde entier. Je doute que Kossuth eût souci de l'humanité entière, et il me semble qu'il lui était assez indifférent de savoir si on allait bientôt proclamer la république à Lisbonne, ou si le dey de Tripoli deviendrait un simple citoyen de la « Fraternité tripolitaine une et indivisible ». Cette différence, qui me sauta aux yeux dès le premier regard, se révéla ensuite par une série d'actions. Tous les deux ou trois mois Mazzini et Ledru-Rollin, hommes vivant indépendamment 42. Le traité de Koutchouk-Kainardji (1774) mettait fin à la guerre russeturque et tentait de régler en partie la question des !principautés danubiennes.
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de toute considératiOn pratique, tentèrent des expenences révolutionnaires : Mazzini par des soulèvements, Ledru-Rollin par l'envoi d'agents. Les amis de Mazzini périssaient dans les prisons autrichiennes et pontificales, les émissaires de Ledru-Rollin périssaient à Lambessa ou à Cayenne. Néanmoins, avec le fanatisme aveugle des .croyants, ces deux hommes continuèrent à envoyer leurs Isaac au sacrifice. Kossuth, lui, ne faisait pas d'expériences; Libényi, qui planta un couteau dans l'empereur d'Autriche 43, n'était nullement en rapport avec lui. Nul doute que Kossuth fût arrivé à Londres avec des espérances mieux fondées. Il faut reconnaître qu'il y avait de quoi attraper le vertige ! Il suffit de se rappeler ces ovations continuelles, cette procession royale à travers les mers et les océans, les villes américaines se disputant l'honneur d'être la première à aller au-devant de lui et de l'introduire dans ses murs. Londres la fière, avec ses deux millions d'habitants, l'attendant debout à la gare du chemin de fer; l'équipage du Lord Mayor était attelé pour lui, « aldermen », sheriffs, membres du Parlement l'escortant au travers d'une mer ondoyante de gens qui lui faisaient accueil en poussant des cris, en lançant en l'air leurs couvre-chefs. Et lorsqu'il parut sur le balcon de Mansion House en compagnie du Lord Mayor, il fut reçu par un « hurrah » tonitruant, tel que Nicolas r· n'avait pu en obtenir ni grâce à la protection de Wellington et de la statue de Nelson, ni en flattant les chevaux de course 44. L'orgueilleuse aristocratie anglaise, qui s'était retirée dans ses terres quand Bonaparte festoyait avec la reine à Windsor ou faisait des libations en compagnie des bourgeois de la City 45, se pressait, toute dignité oubliée, en calèches et équipages, pour voir le fameux agitateur. On présentait à Kossuth le proscrit des hommes de plus haut rang. Le Times fronça le sourcil46, mais eut si peur des clameurs de l'opinion publique que, pour effacer sa bévue, il entreprit de vitupérer Napoléon III. Est-ce étonnant que Kossuth soit revenu d'Amérique empli d'espoir ? Mais après avoir passé une ou deux années à Londres, et voyant la direction que prenait l'Histoire sur le Continent et le refroidissement de l'enthousiasme en Angleterre même, il comprit 43. Libényi, Laszlo, artisan hongrois qui attenta à la vie de François-Joseph en 1853. 44. Lors de sa visite à Londres, en 1848, le tsar Nicolas Jer fit un don à l'Angleterre pour l'érection de la statue de Nelson et institua un prix pour les courses de chevaux, dont il raffolait {K.) 45. Allusion à la réception donnée par la reine ViCtoria à Windsor, en honneur du tsar, et à celle des échevins de la City {avril 1848). 46. Le 21} septembre 1851 le Times publia un article hostile à Kossuth lors de son arrivée à Londres (A.S.)
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qu'un soulèvement était impossible et que l'Angleterre était une piètre alliée de la révolution. Une fois encore, une dernière fois, il fut gonflé d'espoir et devint à nouveau l'avocat de sa cause ancienne devant le peuple anglais : ce fut au début de la guerre de Crimée. Il abandonna sa retraite et parut bras-dessus, bras-dessous avec Worcell, autrement dit, avec ·la Pologne démocratique, qui demandait à ses alliés rien qu'un appel, rien qu'un accord pour risquer une rébellion. Sans doute aucun, ce fut pour la Pologne le grand moment : « oggi o mai » 47. Si la restauration de la Pologne était reconnue, que nre pouvait espérer la Hongrie ! Voilà pourquoi Kossuth paraît au meeting polonais du 29· nov.embre 1854 et demande la parole. Voilà pourquoi il visite ensuite avec Worcell les principales villes d'Angleterœ, prêchant l'agitation en faveur de la Pologne. Les discours prononcés alors par Kossuth 1sont ·tout ~à fait remarquables, tant par leur contenu que par leur forme. Mais, cette fois-là, il n'entraîna pas l'Angleterre : les gens s'assemblaient en foules denses, applaudissaient son grand don d'éloquence, étaient prêts à apporter leur contribution. Mais ce mouvement n'allait pas plus loin, mais les discours ne réveillaient pas dans d'autres milieux, dans les masses, l'écho qui eût pu influencer le Parlement ou contraindre le gouvernement à changer de voie. L'année 1-854 passa.. L'année 1855 arriva. Nicolas e:x,pira. La Pologne ne bougeait pas. La guerre se limitait aux rivages de la Crimée. Il n'y avait plus à songer au rétablissement de la nationalité polonaise. L'Autriche était une arête au travers de la gorge des alliés; de surcroît, tout le monde voulait la paix, l'essentiel ayant été atteint et Napoléon III, ce civil, s'étant couvert de gloire militaire ... A nouveau Kossuth quitta la scène. Ses articles dans Atlas, les conférences sur le Concordat qu'il donna à Edimbourg, Manchester, doivent être considérés plutôt comme une affaire privée. Kossuth n'avait pu sauver ni sa fortune, ni celle de son épouse. Accoutumé naguère au luxe prodigue des magnats hongrois, il devait, en terre étrangère, chercher de quoi vivre. Il ne s'en cachait point. Toute sa famille a quelque chose de noble et de méditatif : on voit qu'elle a vécu de grands événements qui ont haussé le diapason de tous. Jusqu'à ce jour, Kossuth est entouré de quelques partisans fidèles. Autrefois, ils formaient sa cour, aujourd'hui ce sont simplement ses amis. Les événements l'ont lourdement marqué; il a beaucoup vieilli ces temps derniers, et son grand calme vous serre le cœur. 47. « Aujourd'hui ou jamais. »
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Pendant les deux premières années nous nous rencontrâmes rarement; ensuite le hasard nous réunit dans l'un des points les plus charmants non seulement de l'Angleterre, mais de l'Europe : l'île de Wight. Nous avons passé tous les deux un mois entier à Ventnor; c'était en 1855. Avant son départ, nous avons assisté à une fête enfantine. Les deux fils de Kossuth, de beaux et charmants adolescents, dansaient avec mes enfants ... Kossuth se tenait près de la porte et les regardait avec mélancolie. Me montrant mon fils, il me dit avec un sourire : - Voici déjà la jeune génération, prête à prendre la relève. - Cela arrivera-t-il ? - C'est justement à cela que je songeais. Pour l'heure, qu'ils dansent, ajouta-t-il en les contemplant d'un air plus triste encore. Je crois que, pour une fois, nous pensions la même chose. Les pères verront-ils ce jour ? Et que verront-ils ? L'ère révolutionnaire à laquelle nous aspirions sous les feux mourants du crépuscule des années quatre-vingt-dix, à laquelle aspiraient la France libérale, la jeune Italie, Mazzini, Ledru-Rollin, n'appartient-elle pas déjà au passé ? Ces hommes ne sont-ils pas en train de devenir les mélancoliques représentants du passé, tandis qu'alentour bouillonnent d'autres problèmes, une autre vie ? Leur religion, leur langage, leurs gestes, leurs buts, tout cela nous est proche et en même temps lointain ... Le carillon de l'église par un calme matin de fête et les chants liturgiques ébranlent encore notre âme, et pourtant aucune foi ne vit plus en elle ! II est de tristes vérités, il est difficile, il est pénible de regarder bien des choses en face, parfois difficile de formuler ce que l'on voit. Du reste, est-ce nécessaire? Car c'est aussi, d'une certaine manière, une passion ou une maladie. « La vérité, la vérité nue, rien que la vérité ! » Tout cela est bel et bon, mais la connaissance de la vérité est-elle compatible avec notre existence ? Ne la ronget-elle pas comme un acide trop puissant corrode les parois d'un récipient ? La passion de la vérité n'est-elle pas un mal terrible, qui châtie durement celui qui l'élève en son sein ? Une fois, il y a un an, en un jour pour moi mémorable, cette pensée m'a particulièrement frappé. Le jour de la mort de Worcell, j'attendais un sculpteur dans la pauvre chambrette où ce martyr avait fini de souffrir. Une vieille servante se tenait là, éclairant avec un bout de chandelle jaune et fondue le cadavre émacié, recouvert simplement d'un drap. Lui, malheureux comme Job, s'était endormi, un sourire sur les lèvres; la foi s'était figée dans ses yeux prêts à s'éteindre, que ferma un fanatique semblable à lui : Mazzini. 30
Je portais à ce vieillard une affection mélancolique, et pas une seule fois je ne lui ai dit toute la vérité que j'avais en tête. Je ne voulais pas troubler son esprit qui allait s'éteignant 1: il avait bien assez souffert. Il avait besoin de la prière des morts, non de la vérité. Et c'est pourquoi il avait eu tant de bonheur à entendre Mazzini murmurer à son oreille de moribond des promesses et des paroles de foi.
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CHAPITRE III LES EMIGRES DE LONDRES Allemands. Français. Les Partis. Victor Hugo. Félix Pyat, ·Louis Blanc et Armand Barbès. Là-bas au bord des fleuves de Babylone Nous restions assis tout éplorés ..• (Psaume 137, 1.)
Si quelqu'un s'avisait d'écrire ·« de l'extérieur •» l'histoire interne des émigrés et exilés politiques depuis l'année 1848, à Londres, quelle triste page il ajouterait aux chroniques sur l'homme contemporain ! Que de souffrances, de privations, de larmes... et quelle vacuité, quelle mesquinerie, quelle pauvreté intellectuelle, spirituelle, quel manque de compréhension, que d'obstination dans la discorde, de petitesse dans l'amour-propre ... D'un côté, des hommes simples, comprenant par l'instinct et le cœur la cause de la révolution et lui offrant le plus grand sacrifice dont l'homme soit capable : une pauvreté volontaire; ils forment le petit groupe des justes. De l'autre côté, des hommes aux ambitions secrètes mal dissimulées, pour qui la révolution signüiait fonction, position sociale 1, et qui se sont Jetés dans l'émigration faute d'avoir trouvé une situation. Viennent ensuite les fanatiques de toute eau, les monomanes de toutes les monomanies, les fous de toutes les folies. De cette nervosité, de cet état de tension et d'irritation est née la passion de faire tourner les tables qui a fait une ·effrayante quantité de victimes parmi les émigrés. Qui n'a pas fait tourner les tables, depuis Victor Hugo et Ledru-Rollin jusqu'à Quirico Filopanti 2; celui-ci est allé plus loin encore... et a découvert tout ce que faisaient les hommes il y a quelque mille ans ! 1. En français. 2. Filopanti, Quirico (1812-1894), ho=e politique et savant, professeur de mécanique à l'Université de Bologne, en 1859.
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Avec cela, aucun pas en avant. Comme les pendules de cour du Palais de Versailles ils n'indiquent qu'une seule heure, celle de la mort du roi : eux aussi, on a oublié de les remonter depuis l'heure où Louis XV expira. Ces hommes ne nous montrent qu'un seul événement, une seule conclusion. Ils en parlent, ils y pensent, ils y reviennent. Quand on rencontre les mêmes individus, les mêmes groupes, cinq ou six mois ou deux à trois ans plus tard, on est effaré ': les mêmes discussions sont poursuivies par les mêmes individus, avec les mêmes récriminations; seules les rides gravées par l'indigence, les privations, se sont multipliées; les vestes, les paletots se sont râpés; il y a davantage de cheveux blancs; l'ensemble est plus vétuste, plus décharné, plus sombre ... , mais les discours sont les mêmes ! La révolution demeure pour eux, comme dans les années quatre-vingt-dix, une métaphysique de l'ordre social. Mais la passion naïve d'antan pour le combat, qui prêtait ses vives couleurs aux généralités les plus plates, qui donnait corps aux lignes sèches de leur structure politique, leur manque et ne peut que leur manquer : à l'époque, les généralités et les notions abstraites étaient une joyeuse nouveauté, une révélation. A la fin du xvm• siècle, les gens commencèrent pour la première fois - non point dans les livres, mais dans la réalité - à se libérer d'un monde fatal, mystérieusement oppressant, de la tradition théologique, et s'efforcèrent de fonder sur une compréhension consciente toute la vie civique, qui s'était développée indépendamment de la conscience et de la volonté. En 1793, la tentative d'un Etat raisonnable, comme celle d'une religion de la raison, contenait une poésie titanesque, puissante, qui porta ses fruits; pourtant elle s'éventa et s'appauvrit au cours des dernières soixante années. Nos héritiers des titans ne s'en aperçoivent point. Semblables aux moines du mont Athos, qui s'occupent de leurs affaires, font les mêmes discours qu'au temps de saint Jean Chrysostome et poursuivent une existence bloquée de longue date par la domination turque, qui elle-même touche à sa fin ... ils se réunissent à jours fixes pour commémorer certains événements, avec les mêmes rites et les mêmes prières. Un autre frein paralyse les émigrés : chacun d'eux se défend contre les autres; cela détruit dép'lorablement tout travail intellectuel, tout effort consciencieux. Ils n'ont aucune visée objective. Tous les partis sont obstinément conservateurs. Un mouvement en avant apparaît à leurs yeux comme une faiblesse, quasiment une fuite : « Tu t'es placé sous une bannière, tu dois y rester, même si, le temps passant, tu t'es aperçu que ses couleurs ne sont pas tout à fait celles que tu croyais... » 34
Ainsi passent les années. Peu à peu tout change autour d'eux. Là où il y avait des amoncellements de neige, l'herbe a poussé, là où il y avait des buissons, il y a une forêt, là où se trouvait une forêt, il n'y a plus que des souches ... Ils ne remarquent rien. Certaines issues se sont éboulées et sont bloquées •: ils continuent à vouloir s'y glisser. Des fentes nouvelles se sont ouvertes par où s'engouffrent sans cesse des rais de lumière, mais eux, ils regardent de l'autre côté. · Les relations qui se sont établies entre les divers émigrés et les Anglais pourraient à elles seules fournir des faits étonnants quant aux affinités chimiques des différents peuples. La vie anglaise éblouit tout d'abord les Allemands, les écrase, puis les absorbe ou, pour mieux dire, les transforme en mauvais Anglais. En règle générale, si l'Allemand entreprend quelque affaire, il commence par se raser, relève le col de sa chemise jusqu'aux oreilles, dit yes au lieu de ja et weil quand il n'y a besoin de rien dire. Une année ou deux plus tard, il rédige ses lettres et ses billets en anglais et vit dans un milieu tout .à fait anglais. Jamais les Allemands ne considèrent les Anglais comme des égaux, mais comme nos petits-bourgeois considèrent nos fonctionnaires, et nos fonctionnaires, les nobles de vieille souche. Entrant dans la vie anglaise, les Allemands ne deviennent pas de vrais Anglais, mais affectent de l'être et cessent en partie d'être Allemands. Dans leurs rapports avec les étrangers, les Anglais sont aussi fantasques que dans tout le reste; ils se ruent sur un nouveau venu comme sur un comédien ou un acrobate, ne le laissent pas en paix, mais dissimulent à peine le sentiment de leur supériorité et même une certaine aversion à son égard. Si l'étranger conserve son costume, sa coiffure, son chapeau, l'Anglais, offusqué, le persifle, mais petit à petit il s'y habitue et voit en lui un original. Si l'étranger, alarmé de prime abord, commence :à se conformer aux manières de l'Anglais, celui-ci ne l'en respecte point et le traite avec condescendance, du haut de sa morgue britannique. Ici, même doté de beaucoup de tact, il est malaisé de s'y retrouver ·et de ne pas pécher en en faisant trop ou pas assez; on peut dès lors imaginer ce que font les Allemands, démunis de tout tact, familiers et obséquieux, trop prétentieux et trop simplets, sentimentaux sans cause et grossiers sans provocation. Or, si les Allemands considèrent les Anglais comme une espèce supérieure mais de la même race, et se sentent inférieurs à eux, il ne s'ensuit nullement que l'attitude des Français, et spécialement des réfugiés français, soit plus intelligente. Tout comme l'Allemand respecte toutes choses anglaises sans discrimination, le Français 35
proteste contre tout et déteste tout œ qui est anglais. Naturellement, cela atteint aux aberrations les plus comiques. En premier lieu, le !Français ne peut pardonner aux Anglais de ne pas parler français, deuxièmement, de ne pas le comprendre quand il prononce de travers Charing Cross et Leicester Square. Ensuite, son estomac ne peut digérer les dîners anglais, qui consistent en deux énormes morceaux de viande et de poisson, au lieu des cinq petits plats de divers ragoûts, fritures, salmis, etc. Puis, il ne peut se faire à la « servitude '» des tavernes fermées le dimanche, ni .à un peuple qui s'ennuie pour Dieu, bien que toute la France s'ennuie po·ur Bonaparte sept jours par semaine. Enfin, tout le habitus, tout .ce qui est bon comme tout ce qui est mauvais chez l'Anglais, est détestable aux yeux du Français. L'Anglais le paie de la même monnaie, mais regarde avec envie la coupe de ses habits, tente de l'imiter, mais le caricature. Tout cela est fort intéressant pour une étude de physiologie comparée, et je ne le rapporte pas pour faire rire. L'Allemand, comme nous l'avons observé, se reconnaît, tout au moins comme citoyen, pour un spécimen inférieur de la race à laquelle appartient l'Anglais, et il lui est subordonné. Le Français est d'une espèce diUérente, mais pas assez distincte de l'autre pour lui être indifférent (comme le Turc est indifférent au Chinois), et il hait l'Anglais, surtout parce que ces deux peuples sont, chacun pour soi, aveuglément convaincus qu'ils sont le premier peuple du monde. L'Allemand, de son côté, en est persuadé en son for intérieur, surtout auf dem theoretischen Gebiete 3, mais il a honte de l'admettre. De fait, le Français est tout le contraire de l'Anglais. Ce dernier est une créature qui habite sa tanière, qui aime viv,re à l'écart, obstiné et insoumis. Le Français est un être grégaire, impudent, mais facile .à faire paître. D'où, deux lignes d'évolution tout .à fait parallèles, séparées par la Manche. Le !Français met constamment « en garde », se mêle de tout, donne des lecçons à tout le monde, vous enseigne toutes choses; l'Anglais patiente, ne se mêle aucunement des affaires d'autrui, et serait plus enclin à s'instruire qu'à instruire, mais il n'en a pas le loisir; il lui faut retrouver sa boutique. Les deux pierres angulaires de toute la vie anglaise : l'indépendance individuelle et la tradition ancestrale, n'existent quasiment pas pour le Français. La grossièreté des manières anglaises met le Français hors de lui. En vérité, dies sont répugnantes et empoisonnent la vie londonienne, mais il ne perçoit pas, derrière elles, 3. « Dans le domaine de la théorie • »
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l'austère puissance qui a permis à ce peuple de défendre ses droits, ni l'obstination, qui permet de faire d'un Anglais tout ce qu'on voudra en flattant ses passions - tout, sauf un esclave ravi des galons dorés de sa livrée, émerveillé par ses chaînes entrelacées de lauriers. Le monde du self government, de la décentralisation, qui s'est développé de manière originale et capricieuse, paraît au Français tellement barbare et incompréhensible que, si longtemps qu'il vive en Angleterre, il n'en connaîtra pas la vie politique et civique, le droit et la jurisprudence. Il se perd dans la multiplicité incongrue des précédents sur lesquels se fondent les lois anglaises comme dans une forêt obscure, et ne remarque ni les chênes énormes et majestueux qui la composent, ni tout le charme, toute la poésie, toute la .signification de cette diversité elle-même. Le petit Code du Français, avec ses allées sablées, ses buis taillés et ses jardiniers-policiers dans chaque sentier, c'est bien autre chose! A nouveau, Shakespeare et Racine. Un Français voit deux ivrognes se batt11e dans une taverne et un policeman qui les contemple avec la sérénité d'un indifférent et la curiosité d'un homme qui assiste à un combat de coqs. Il écume de rage parce que le policeman ne manifeste pas sa fureur et n'emmène pas quelqu'un au violon 4. Il ne réfléchit pas que la liberté individuelle n'est possible que lorsque le policier n'est pas investi d'autorité parentale, et que son intervention est réduite à une bonne volonté passive, jusqu'au moment où l'on fera appel à lui. La sécurité qu'éprouve le moindre miséreux quand il referme sur lui la porte de son galetas sombre, glacé, humide, infléchit son attitude. Bien entendu, derrière ces droits strictement observés, jalousement défendus, se cache parfois un criminel. Qu'il en soit ainsi ! Il vaut bien mieux que le voleur astucieux demeure impuni que de voir un honnête homme trembler comme un voleur dans sa chambre. Avant mon arrivée en Angleterre, toute apparition d'un policier dans ma demeure m'inspirait irrésistiblement un sentiment de répulsion, et moralement je me mettais en garde 5 contre un ennemi. Mais en Angleterre le policeman à votre porte ou dans vos portes ne fait qu'ajouter .à votre sentiment de sécurité. En 1855, le gouverneur de Jersey, profitant de l'arbitraire propre .à son île, commença à persécuter la revue L'Homme pour la lettre de !Félix Pyat à la Reine 6, et, n'osant donner un tour légal à 4 et 5. En français. . 6. L'Homme : revue des émigrés à Jersey. La lettre de F. Pyat à la reine Victoria, publiée PM" cette revue le 10 octobre 1855, exprimait l'indignation des émigrés de l'ile (et de tous les autres) devant la visite qu'elle avait faite à Napoléon ITI, à Paris, en août 1855.
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l'affaire, ordonna à Victor Hugo et aux autres réfugiés qui avaient protesté en .faveur de la revue de quitter Jersey; le bon sens et toute la presse d'opposition leur apprit que le gouverneur avait excédé son autorité, qu'ils devaient rester et lui intenter un procès. Le Daily News avec d'autres journaux promirent d'assurer les frais. Mais c'eût été une longue affaire, et puis « comment était-il possible de gagner un procès contre le gouvernement ? » Les réfugiés publièrent une protestation nouvelle et terrible, menacèrent le gouverneur du verdict de l'Histoire... et se retirèrent fièrement à Guernesey. Je vais citer un exemple de la façon dont les Français comprennent les droits anglais. Certain soir, un réfugié accourt chez moi et, après une volée d'injures à •l'égard de l'Angleterre ·et des Anglais, il me narre la « monstrueuse '» histoire suivante. Les émigrés français enterraient ce matin-là l'un de leurs confrères. Il faut dire qu'au milieu de l'existence languissante et ennuyeuse des exilés les funérailles d'un camarade font presque figure de fête, c'est l'occasion de faire un discours, de porter ses drapeaux, de se réunir, de défi'ler dans les rues, de noter qui est présent et qui ne l'est pas; voilà pourquoi l'émigration démocratique s'est mise en route au grand complet 7. Au cimetière parut un pasteur anglais, un livre de prières à la main. Mon ami lui fit remarquer que le défunt n'était pas chrétien et par conséquent n'avait pas besoin de ses prières. Le pasteur, un pédant et un hypocrite comme tous les pasteurs anglais, lui répliqua avec une humilité affectée et un flegme national que « le défunt n'avait peut.,être pas besoin de ses prières ·», mais que « son devoir lui commandait d'accompagner chaque défunt à sa dernière demeure ». Il s'ensuivit une dispute, et comme les Français commençaient à s'échauffer et à crier, l'entêté pasteur appela la police. - Allons donc, parlez-moi de ce chien de pays avec sa sacrée liberté! ajouta le principal acteur (après le mort et le pasteur) de cette scène. - Et qu'a fait, demandai-je, la force brutale au service du noir fanatisme? - Quatre policemen sont arrivés et le chef de la bande, et ils ont demandé: « Qui a parlé au pasteur? » Je m'avançai aussitôt. En disant cela, mon ami, qui dînait avec moi, avait l'air de Léonidas quand jadis il partait souper avec les dieux. - C'est moi, Monsieur, car je me garde bien de dire « citoyen » 7. En français, comme tout ce qui sera en italiques, jusqu'à la fin du chapitre.
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à ces gueux-Eà s. Alors le chef des sbires me dit, avec la plus grande insolence : « Traduisez pour les autres : qu'ils ne fassent pas de bruit, enterrez votre camarade et rentrez chez vous. Mais si vous faites du raffût, je donnerai l'ordre de vous sortir tous! •:. Je le regardai, ôtai mon chapeau et criai à tue-tête : Vive la République démocratique et sociale ! Me retenant à grand-peine de rire, je lui demandai : - Et qu'a fait le chef des sbires? - Rien ! rétorqua le Français avec une orgueilleuse fatuité. Il échangea un coup d'œil avec ses compagnons, puis ajouta pour nous : « Allons, faites votre travail ! » et il resta tranquillement à attendre. Ils avaient fort bien compris qu'ils n'avaient .pas affaire à la racaille anglaise... Ils ont du nez ! Que pouvait-il se passer dans l'âme d'un « constable » grave, solide et peut-être un peu ivre, pendant cette algarade ? Mon ami n'avait même pas songé qu'il eût pu s'offrir le plaisir de vociférer de même sous les fenêtres de la reine, devant la grille du Palais de Buckingham, sans aucun inconvénient. Mais, plus remarquable encore, ni mon ami, ni aucun autre Français, n'a jamais réfléchi que dans des circonstances similaires en France leur manège leur aurait valu d'être expédiés à Cayenne ou à Lambessa. Si on les y fait penser, leur réponse est toute prête : - Ah bah! C'est une halte dans la boue... Ce n'est pas normal! Mais quand ont-ils eu une liberté « normale » ? Les émigrés français, comme tous les autres émigrés, emportèrent en exil et conservèrent jalousement toutes leurs discordes et tous leurs partis. Ils étaient irrités .par la sombre ambiance d'un pays étranger et inamical, qui se gardait de cacher qu'il conservait son « droit d'asile » par respect de lui-même et non pour ceux 8. Note de Herzen : Pour ex'pliquer le fait que mon ami « rouge » emploie, dans sa conversation avec le policeman, le mot Monsieur, pour ne pas faire mauvais usage du mot citoyen, je dois raconter quelque chose. Dans l'une des rues pauvres, noires, sales, entre Soho et Leicester Square, où habituellement la partie la plus miséreuse des émigrés mène une vie nomade, un liquoriste « rouge » avait ouvert une petite pharmacie. Comme je passais devant, j'entrai pour lui acheter de l'eau sédative. Il était assis derrière son comptoir : grand, des traits grossiers, des sourcils épais, froncés, un grand nez et une bouche un tantinet de ·travers; c'était le terroriste provincial typique de 1794, et rasé par-dessus le marché. « Pour six pence d'eau de Raspail, Monsieur », lui dis.je. Lui, occupé à peser quelque herbe qu'une petite fille venait chercher, ne prêta pas la moindre attention à ma demande, et je pus admirer tout mon content ce Collot d'Herbais, jusqu'à ce que, enfin, il eilt cacheté à la cire les coins de son paquet en papier et tracé une inscription. Alors il s'adressa à moi d'un air assez sévère, avec un « Plait-il ? » « De l'eau de :Raspail pour six pence, rélpétai-je, Monsieur. » Il me regarda avec une expression féroce, et, m'ayant inspecté de la tête aux pieds, il me dit d'une voix profonde et digne ·: Citoyen, s'ü vous plaît.
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qui le sollicitaient. Et maintenant, la rupture avec les personnes et les habitudes, l'impossibilité de se déplacer, la séparation d'avec les siens, la pauvreté, chargent d'amertume, d'intolérance et de hargne toutes leurs relations. Les heurts deviennent plus virulents, les reproches pour les erreurs passées, plus impitoyables. Les nuances des parti-es div.ergent au point que de vieux amis rompent tous liens, ne se saluent plus ... Il existait des discordes réelles, théoriques et de tous ordres, mais à côté des idées se dressaient les personnalités, à côté des bannières, les noms propres, à côté du fanatisme, l'envie, à côté d'un franc enthousiasme, une naïve vanité. L'antagonisme exprimé jadis entre un Martin Luther « admissible » et un Thomas Münzer « conséquent '» est enclos comme les cotylédons dans toute graine; le développement logique de chaque parti, puis son démembrement, nous le révèlent infailliblement. Nous le trouvons tant chez les trois Gracques « impossibles » (en comptant Gracchus Babeuf), que dans les trop '« possibles » Sylla et Soulouque de toute nuance 9. Rien n'est possible, sinon une diagonale, sinon un compromis pâle et médiocre, qui donc correspond à tout ce qui est médiocre : classe sociale, fortune, compréhension. La Ligue et les Huguenots préparent Henri IV, les Stuart et CromweU préparent Guillaume d'Orange, Louis-Philippe est issu de la révolution et du légitimisme. Après lui, c'est l'antagonisme entre une république potentielle et une république logique ·: la potentielle est appelée démocratique, la logique est dite sociale,· leur collision mène à l'Empire, mais les partis demeurent. Les extrémistes intraitables se sont retrouvés à Cayenne, à Lambessa, à Belle-Ile, et certains hors des frontières de la France, principalement en Angleterre. Dès qu'ils eurent repris haleine à Londres et que l·eurs yeux se furent accoutumés à discerner les objets dans le brouillard, la vieille querelle fut reprise avec l'intolérance particulière aux émigrés, dans le sombre du climat londonien. Le président de la Commission du Luxembourg 10 était, « de jure », le principal personnage au sein de l'émigration socialiste londonienne. Représentant de l'organisation du travail et des sociétés de travailleurs égalitaires, il était aimé des ouvriers. D'une 9. Soulouque, ho=e politique .noir élu président de Tahiti en 1847 et empereur en 1849 sous le nom de Faustin 1... S'enfuit à la Jamaïque en 1858 (L.) 10. Louis Blanc, qui, en 1848, présida une Commission gouvernementale au Palais du Luxembourg sur le problème ouvrier. (Cf. le jugement de Herzen sur l'action de Louis Blanc dans Lettres de France et d'Italie.)
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stricte, d'une irréprochable pureté dans ses op1mons, toujours au travail, sobre, orateur de premier ordre, populaire sans familiarité, hardi et prudent tout ·à la fois, il avait tout pour agir sur les masses. Ledru-Rollin, d'autre part, représentait la tradition religieuse de Quatre-vingt-treize. Pour lui, les mots « république » et « démocratie » englobaient tout : Ia nourriture pour les affamés, le droit au travail, la libération de la Pologne, l'écrasement de Nicolas 1"", la fraternité des peuples, la chute du Pape. Il y avait moins d'ouvriers dans son entourage; son chœur se composait de capacités, c'est-à-dire d'avocats, de journalistes, de professeurs, de Clubistes, etc. La dualité des deux partis est évidente; c'est pour cela, précisément, que je n'ai jamais pu comprendr-e comment Mazzini et Louis Blanc pouvaient expliquer leur rupture définitive par des heurts personnels. Leur rupture se trouvait au plus profond de leurs points de vue, des tâches qu'ils s'imposaient. Ils ne pouvaient marcher du même pas, mais peut-être n'aurait-il pas fallu se disputer publiquement. La cause du socialisme et la cause italienne différaient, si l'on peut dire, par leur priorité ou leur degré. L'indépendance politique primait, et devait primer sur l'organisation économique de .J'Italie. Nous avons vu la même chose en Pologne en 1·831, en Hongrie en 1848. Mais ici il n'y a pas place pour la polémique, c'est plus une question de division chronologique du travail que d'annihilation réciproque. Les théories sociales empêchaient l'action directe, concentrée, de Mazzini, entravaient l'organisation militaire indispensable à l'Italie; cela le mettait en colère, sans qu'il se rendit compte que pour les Français une telle organisation ne pouvait que nuire. Emporté par son intolérance et son sang italien, il s'en prit aux socialistes, et en particulier à Louis Blanc, dans une petite brochure vexatoire et superflue. En route, il en égratigna d'autres. Ainsi traite-t-il Proudhon de « démon ·» ... Proudhon voulut lui répondre, mais se limita à nommer Mazzini « <J'archange '» dans un pamphlet ultérieur. Une ou deux fois j'ai plaisanté Mazzini : - Ne réveillez pas le chat qui dort, sinon, avec des lutteurs pareils, il est difficile de s'en sortir sans cicatrices profondes. Les socialistes de Londres lui répliquaient aussi avec fiel, avec des visées personnelles et des expressions impudentes '(7). Une autre sorte d'hostilité, plus fondamentale, séparait les Français des deux orientations révolutionnaires. Toutes les tentatives d'un accord entre le républicanisme formel et le socialisme échouèrent et ne firent que rendre plus évidentes l'insincérité des concessions et l'irréconciliable désunion; par-dessus le fossé qui les sépa-
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rait, un agile acrobate jeta sa planche, s'y dressa et se proclama empereur. La proclamation de l'Empire fut un choc galvanique : les cœurs des émigrés se convulsèrent et flanchèrent. Ce fut le regard mélancolique, morne, du malade convaincu qu'il ne pourra plus quitter son lit sans béquilles. Une lassitude, une désespérance cachée, s'emparèrent des uns et des autres. La polémique sérieuse commença à faiblir, à se réduire aux personnalités, aux reproches, aux accusati
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dernière Assemblée législative, siégea avec la Montagne, se battit un jour .à la Chambre avec .Proudhon, fut mêlé à la protestation du 13 juin 1849, et dut, en conséquence, quitter la France en cachette. Il partit comme moi, avec un passeport moldave 15 et se promena dans Genève habillé en Maure, sans doute pour ne pas être reconnu. A Lausanne, où il déménagea, ii forma autour de lui un petit cercle d'admirateurs parmi les exilés français qui vivaient de la manne de ses mots d'esprit et des graines de ses pensées. II lui parut amer de passer du rang de « leader '» du canton à celui de membre d'un quelconque parti londonien. Aucun parti n'avait de place pour un nouveau candidat au rôle de grand homme, mais ses amis et admirateurs vinrent à sa rescousse ': ils se détachèrent de tous les autres partis et se nommèrent « la Commune révolutionnaire de Londres ». Cette Commune révolutionnaire devait représenter le ·côté le plus rouge de la démocratie et le côté le plus communiste du socialisme. Elle se considéfait comme toujours sur le qui-vive dans ses relations les plus étroites avec Marianne, et en même temps comme la plus fidèle représentante de Blanqui, « in partibus infidelium ». Le sombre Blanqui, austère pédant -et doctrinaire de sa cause, ascète émacié par les prisons, effaça ses rides dans la personne de Félix Pyat, teignit en rouge ses idées noires et commença à faire mourir de rire la Commune parisienne de Londres. Les incartades de iF. Pyat dans ses lettres .à la reine, .à Walewski 16 -qu'il traita d'ex-réfugié et d'ex-Polonais - aux princ·es et à d'autres étaient fort amusantes; mais je n'ai jamais pu déceler où se trouvait sa ressemblance avec Blanqui. Du reste, il était aussi difficile de distinguer à l'œil nu le trait caractéristique qui le différenciait (par exemple) de Louis Blanc. On doit en dire autant du parti de Victor Hugo, à Jersey. Victor Hugo ne fut jamais, au sens propre du mot, un homme politique. Il était trop poète, trop soumis ·à sa fantaisie. Naturellement, je ne lui en fai'i pas reproche. Socialiste et artiste, il était simultanément un admirateur de la gloire militaire, de la débâcle de la République, du romantisme médiéval et des lys blancs ~ vicomte et citoyen, pair de France, orléaniste et agitateur du 2 Décembre, c'est une personnalité grande et somptueuse, mais ce n'est point un chef de parti, malgré l'influence décisive qu'il exerça sur deux générations. Qui donc est celui que Le Dernier Jour d'un condamné n'a pas fait réfléchir sur la peine de mort? 15. Cf. cet incident bouffon, dans B.i D.F., t. Il, pp. 33.1-335. 16. Le comte Alexandre Walewski était ambassadeur de France à Londres sous le second Empire.
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Qui n'a pas senti s'éveiller dans sa conscience quelque chose comme un remords devant ses tableaux des plaies sociales, de l'indigence, du vice fatal, images brutales aux éclairages effrayants et étranges, peints .à la manière de Turner ? La révolution de février prit Victor Hugo au dépourvu. Il ne la comprit pas, s'étonna, resta ·en arrière, fit énormément d'erreurs et demeura réactionnaire, jusqu'à ce que la réaction, à son tour, le devançât. Saisi d'indignation devant la censure des pièces de théâtre, devant ce qui se passait à Rome, il monta à la tribune de l'Assemblée constituante et fit des discouns qui retentirent dans la France entière. Le succès et les applaudissements l'entraînèrent toujours plus loin. Enfin, le 2 Décembre 1851, il prit toute sa stature. Face aux baïonnettes et aux fusils chargés, il appela le peuple à ·se soulever. Sous les balles, il protesta contre le Coup d'Etat et quitta la France quand il ne put plus y •agir. Tel un lion irrité il se replia sur Jersey d'où, ayant à peine repris haleine, il lança contre l'empereur son Napoléon le Petit, puis ses Châtiments. Les émissaires bonapartistes eurent beau s'efforcer de réconcilier le vieux poète avec la nouvelle cour, ils n'y réussirent pas. « S'il ne reste que dix Français en exil, je resterai avec eux; s'il y en a trois, je serai du nombre; s'il en reste un seul, cet exilé ce sera moi 17•. Je ne reviendrai pas autrement que dans une France libre. » Le départ de Hugo de Jersey pour Guernesey persuada, semblet-il, ses amis et lui-même, encore mieux qu'avant, de son importance politique, alors que ce départ aurait dû les convaincre du contraire. Voilà quelle était la situation : quand Félix Pyat écrivit sa lettre à la reine Victoria après sa visite à Napoléon, il la 1ut au cours d'un meeting, puis l'envoya à la rédaction de L'Homme. Swentoslawski, qui publiait cette revue à J.ersey à ses frais, se trouvait ;alors à Londres. Il vint me voir avec Pyat, et au moment de prendre congé il me prit à part et me dit qu'un ·« lawyer » anglais de ses connaissances l'avait informé que sa revue pouvait facilement être poursuivie à Jersey, qui avait le statut d'une colonie, mais Pyat voulait absolument qu'elle parût dans L'Homme. Swentoslawski avait des doutes et voulait mon avis. - Ne la publiez pas. - C'est bien ce que je pense, mais l'ennui, c'est qu'il va croire que j'ai peur. 17. Herzen « résume » ici les vers célèbres de Ultima V erba (Jersey, le 2 décembre 1852) : Si l'on n'est plus que mille, eh bien, j'en suis! Si m2me Ils ne sont plus que cent, ;e brave encore Sylla, S'il en demeure dix, ;e serai le dixième; Et s'il n'en reste qu'un, ;e serai celui-là 1
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- Comment ne pas avoir peur, dans la conjoncture présente, de perdre quelques milliers de francs. - Vous avez raison. Je ne peux, ni ne dois le faire. Swentoslawski, au raisonnement si sage, partit pour Jersey et publia la lettre. Le bruit courut que le ministère voulait faire quelque chose. Les Anglais étaient offusqués par le ton employé par lPyat pour s'adresser à la << Queen ». Le premier résultat de ces rumeurs fut que Pyat ne passa plus la nuit chez lui ~ il avait peur, ·en Angleterre, d'une visite domiciliaire et d'une arrestation nocturne pour un article ! Le gouvernement ne songea même pas à une poursuite en justice. Les ministres firent un clin d'œil au gouverneur de Jersey (ou peut-être avait-il une autre appellation) et lui, usant des droits illégaux qui existent dans les colonies, ordonna .à Swentoslawski de quitter I'île. Il protesta, et avec lui une dizaine de Français, dont Victor Hugo. Alors le Napoléon de la police de Jersey commanda à tous les protestataires de partir. Ils auraient dû désobéir jusqu'à l'e~trême limite •: que la police saisisse l'un ou l'autre au collet et le jetât hors de l'île, il eût -été possible de poser la question de l'expulsion devant un tribunal. C'était ce que les Anglais proposaient aux Français. Les procès, en Angleterre sont scandaleusement coûteux, mais les rédacteurs du Daily News et d'autres feuilles libérales promettaient de recueillir toutes les sommes nécessaires et de trouver des défenseurs capables. La voie de la légalité parut aux Français ennuyeuse, longue et répugnante, et fièrement ils quittèr·ent Jersey, entraînant avec eux Swentoslawski et S. Téléki 18. Le décret d'expulsion de Victor Hugo lui fut ·communiqué par la police de manière particulièrement solennelle. Lorsque le fonctionnaire de la police se présenta chez lui pour le lui lire ·et lorsque tout le monde se fut a8sis, comme en Russie avant un départ, Hugo se leva et déclara': «Monsieur le Commissaire, nous faisons maintenant une page d'Histoire. Lisez votre papier. '» Le policier, qui s'était attendu à ce qu'on le jetât dehors, fut stupéfait de la facilité de sa victoire et contraignit Hugo de s'engager par écrit à partir; puis il s'en alla, rendant son dû à la courtoisie des Français qui lui avaient même offert un siège. Hugo partit et les autres quittèrent Jersey avec lui. La plupart n'allèrent pas plus loin que Guernesey, d'autres gagnèrent Londres; leur cause était perdue et le droit d'expulsion demeura intact. 18. Comte Sandor Tjléki, révolutionnaire hongr{)is émigré à Londres en 1859.
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Comme je l'ai déjà dit, il y avait deux partis sérieux, celui de 'la république formelle et celui du socialisme : Ledru-Rollin et Louis Blanc. De celui-ci je n'ai pas encore parlé, et pourtant je l'ai connu presque mieux que tous les exilés français. On ne saurait dire que les conceptions de Louis Blanc fussent vagues ': elles étaient taillées de tous les côtés comme au couteau. En exil il avait glané beaucoup d'informations pratiques dans sa partie, qui était l'étude de la première Révolution française; il s'était quelque peu rassis et calmé, mais, somme toute, il n'avait pas avancé d'un pas quant à ses idées depuis le temps où il avait écrit Histoire de dix ans et Organisation du Travail19. Tout ce qui avait causé en lui une précipitation chimique et un sédiment, fermentait depuis sa jeunesse. Dans Ie petit corps de Louis Blanc vit un esprit .alerte, de formation rigide, très éveillé, avec un caractère
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parfois bonasse, qui rend si insupportables les relations avec les Français d'aujourd'hui. Quand j'ai mieux connu Louis Blanc, j'ai été frappé par son calme intérieur imperturbable. Son raisonnement était parfaitement ordonné et décisif. Aucun problème ne se posait, sinon. secondaire, aocessoiTe. Il avait réglé ses comptes avec lui-même : er war im Klaren mit sich 20. Il avait la liberté morale de l'homme qui sait qu'il a raison. Il reconnaissait avec bonhomie ses bévues et celles de ses amis, mais n'avait aucun remords de conscience théorique. Il était content de lui après la débâcle de 1a République de 1848, comme le Dieu de Moïse après la création du monde. Son esprit, mobile pour tout ce qui était des affaires et des détails quotidiens, était immobile « à la japonaise » pour tout ce qui était d'ordre général. Son immuable confiance dans des principes acceptés une fois pour toutes, bien que légèrement éventée par la bise fraîche de la raison, reposait ·solidement sur des étais moraux dont il n'avait jamais mis la solidité à l'épreuve, puisqu'il avait foi en elle. Sa religiosité cérébrale et l'absence de ce scepticisme qui vous serre au creux de l'estomac l'entouraient d'une muraille de Chine, pardessus laquelle on ne pouvait lancer ni une seule idée nouvelle, ni un seul doute 21. Il m'arrivait de le plaisanter en attirant son attention sur des lieux communs, qu'il répétait probablement depuis des années, sans penser que l'on pouvait objecter à ces vérités vénérables auxquelles lui-même ne voyait pas d'objection. - La vie de l'homme est un grand devoir social, un homme doit constamment se sacrifier ·à la société ... 20. « ll était au clair avec lui-même. » 21. Note de Herzen : « Tout ceci, hormis quelques additions et corrections, fut écrit il y a environ dix ans. Je dois avouer que les récents événemen•ts m'ont contraint à modifier en partie mon opinion sur Louis Blanc. ll a vraiment fait un pas en avant, et comme on pouvait s'y attendre de 1a part des vieux croyants jacobins, cela lui a coftté assez cher. « - Que faire ? me disait-il au plus fort de la guerre du Mexique. L'honneur de notre drapeau est compromis. « Opinion bien française et absolument anti-humaine. D'évidence, Louis Blanc en était profondément tourmenté. Un an plus tard, au cours du dîner offert à Victor-Hugo, à Bruxelles, après la parution des Misérables, Louis Blanc déclara dans son œ!.locution : " MaJheur au peuple dont le sens de l'honneur tout court ne coïncide pas avec son sens de l'honneur militaire. " C'était une véritable volte-~ace. Elle s'est manifestée, précisément, au début de la dernière guerre. Les articles de Louis Blanc, publiés dans Le Temps, pleins de pertinence et de vérité, déchaînèrent Le Siècle et L'Opinion nationale : c'est tout juste s'ils ne dénoncèrent pas Louis Blanc comme agent de l'Autriche, et ils ol'aur·aient fait .pour de bon, s':i1 n'av.ait joui d'une réputation de pureté bien méritée. « ·Le progrès ne vient pas aux FI'Iançais sans mal... » Cette note est de 1866. V. Commentaires (8). Le banquet offert à V. Hugo eut heu le 16 septembre 1862. {N.d.T.)
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- Et pourquoi ? lui demandai-je à brûle-pourpoint. - Comment ça, pourquoi ? Mais voyons, tout le but, toute la destination de l'individu, c'est le bien-être de la société. - Il ne sera jamais atteint si tout le monde se sacrifie et personne ne profite. - C'est un jeu de mots! - Une barbare confusion des concepts, répliquai-je en riant. Un jour il me dit : - Je ne puis absolument pas comprendre la notion matérialiste de l'esprit. Tout de même, l'esprit est différent de Ia matière; ils sont étroitement liés - si étroitement, qu'ils ne paraissent même pas distincts, et néanmoins ils ne sont pas la même chose... Puis, voyant que sa démonstration ne paraissait pas très bonne, il ajouta soudain : « Voici : je ferme les yeux et j'imagine mon frère, je vois ses traits, j'entends sa voix : où donc se trouve-t-elle, matériellement, cette image ? » Je crus d'abord qu'il plaisantait, mais voyant qu'il était tout à fait sérieux, je lui fis remarquer qu'à ce moment-là, l'image de son frère se trouvait dans le studio photographique nommé cerveau, et que le portrait de Charles Blanc pouvait difficilement exister en dehors d'un appareil photographique. - C'est tout autre chose. L'image de mon frère n'a pas d'existence matérielle dans mon cerveau. - Comment le savez-'Vous ? -Et vous? - Par intuition. - A ce propos, cela me rappelle une anecdote tout à fait drôle... Et ici, comme à l'accoutumée, il plaça une histoire sur Diderot ou sur Mme du Tencin, très charmante mais en dehors de la question. En tant que successeuT de Maximilien de Ro~espierre, Louis Blanc est un admirateur de Rousseau, et manifeste de la froideur à l'égard de Voltaire. Dans son Histoire ... il a séparé tous les hommes d'action en deux troupeaux, à la manière biblique : à dextre, les agneaux de la fraternité, à senestre, les boucs d'iniquité et d'égoïsme. Pour des égoïstes tels que Montaigne, il est sans pitié et passe sur lui sa vindicte. Dans son tri Louis Blanc ne s'arrête devant rien ': rencontrant le ,financier Law, il l'a hardiment classé dans sa fraternité, à quoi le téméraire Ecossais n'aurait jamais pu s'attendre.
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Barbès arriva à Londres en 1856, venant de La Haye. Louis Blanc me l'amena. Je regardais avec attendrissement ce martyre qui avait passé quasiment toute son existence en prison. Auparavant, je ne l'avais vu qu'une seule fois ... et où ? A une fenêtre de l'Hôtel de Ville, le 5 mai 1·845, quelques minutes avant que la Garde nationale, qui venait de faire irruption, se saisît de lui 22. Je les invitai à dîner pour le lendemain. Ils vinrent, et nous restâmes ensemble jusqu'à des heures tardives, en évoquant 1848. Après les avoir raccompagnés jusqu'à la rue, je revins dans ma chambre et fus saisi d'une tristesse infinie. Je m'assis à ma table de travail et me sentis prêt .à pleurer... J'éprouvais les sentiments qui doivent être ceux d'un fils revenu dans la maison paternelle après une longue absence. Il voit que tout a noirci, s'est détérioré; son père a vieilli sans s'en rendre compte; mais le fils remarque tout -et se trouve à l'étroit, il sent que la tombe est proche, il n'en dit rien; ce retour ne l'anime ni ne le réjouit, mais l'accable. Barbès, Louis Blanc! Ne sont-ce pas de vieux amis, des amis honorés par ma bouillante jeunesse? L'Histoire de dix ans, le procès de Barbès devant la Chambre des P.airs, tout cela avait depuis si longtemps pris place dans mon esprit, dans mon cœur, m'était devenu si proche... Et voici qu'ils sont là, en personne. Leurs pires ennemis n'avaient jamais osé jeter un doute sur l'incormptible honnêteté de Louis Blanc, une ombre sur la chevaleresque vaillance de Barbès. Tout le monde les avait vus, connus, dans toutes les si-tuations : ils n'avaient ni vie privée, ni portes fermées. Nous avions vu l'un membre du gouvernement, l'autre, une demi-heure avant la guillotine. La nuit avant son ·exécution, Barbès n'avait pas dormi, il avait demandé du papier et s'était mis à écrire. Ces lignes ont été conservées, je les ai Jues 23. Elles contiennent un idéalisme bien français, des rêveries religieuses, mais pas l'ombre d'une faiblesse; son esprit. n'était ni troublé, ni abattu. Il se préparait en pleine conscience .à poser sa tête sur le billot et écriv·ait tranquillement au moment où le geôlier frappa bruyamment à sa porte. « C'était à l'aube (me raconta-t-il lui22. Note de Herzen : « On peut mesurer le degré de frénésie atteint œ jour-là par les gardiens de l'ordre, par le fait que la Garde nationale s'empara de Louis Blanc sur les boulevards, alors qu'il ne devait nu.!Jement être arrêté, et que la poliœ ordollilla de le relâcher immédiatement. Ce que voyant, un Garde qui le tenait saisit un de ses doigts, y enjonça ses ongles, et en tordit la dernière phalange. » 23. Il s'agit certainement de la brochure écrite en prison en mars 1•847 : Deux jours de condamnation à mort. (A.S.)
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même) et j'attendais les bourreaux. » Mais à la place des bourreaux, ce fut sa sœur qui entra et se jeta à son cou. Sans qu'il le sût, elle avait obtenu de Louis-Philippe que sa peine fût commuée, et elle avait couru la poste toute la nuit pour arriver à temps 24. Le forçat de Louis-Philippe se trouve, quelques années plus tard, au sommet du triomphe civique : ses chaînes sont ôtées par le peuple en délire et on le conduit en triomphe à travers Paris. Mais le cœur pur de Barbès n'en est point troublé : il se présente comme le premier accusateur du Gouvernement provisoire, à cause du massacre de Rouen 25. La réaction grandissait à ses côtés, on ne pouvait plus sauver la République que par un coup d'audace. Et, le 15 mai, Barbès fit ce que n'avaient fait ni Ledru-Rollin, ni Louis Blanc et qui effraya tant Caussidière. Le Coup d'Etat échoua, et voilà Barbès devenu forçat de la République et de nouveau face à un tribunal. A Bourges, comme à la Chambre des Pairs, il déclare aux législateurs du monde bourgeois, comme il déclarait à Pasquier, ce vieux pécheur : « Je ne vous reconnais pas comme juges, vous êtes mes ennemis, je suis votre prisonnier de guerre, faites de moi ce que vous voulez, mais je ne vous reconnaîtrai pas pour mes juges. » Et derechef la lourde porte de la prison à vie se referma sur lui (9). C'est par hasard, et malgré lui, qu'il sortit de prison. Napoléon III le poussa dehors presque par moquerie, car pendant la guerre de Crimée il avait lu une lettre de Barbès 26, où, dans une crise de chauvinisme gaulois, il parlait de la gloire militaire de la France. Barbès comptait se retirer en Espagne, mais il en fut expulsé par un gouvernement terrifié et abruti. Il partit pour la Hollande, où il trouva un refuge tranquille, en un lieu éloigné. Et à présent, ce héros, ce martyr, évoquait et critiquait les anciens jours de gloire ·et d'infortune, en compagnie de l'un des principaux hommes politiques de la République de Février, le premier homme d'Etat du socialisme ! J'étais oppressé par une lourde mélancolie. Je voyais avec une désastreuse lucidité que ces hommes appartenaient à l'Histoire d'une autre décennie, terminée jusqu'à la dernière page, jusqu'au dos de la reliure. Terminée pas pour eux, personnellement, mais pour toute l'émigration, pour tous les partis politiques du moment. Encore vivaces et bruyants dix ans, voire cinq ans plus tôt, ils n'avaient pu suivre 24. Il était emprisonné à Nimes. 25. L'écrasement d'un soulèvement d'ouvriers à Rouen, les 27 et 28 avril 1848, et la décla:r:ation de Barbès devant l'Assemblée constituante : Herzen en parle dans les Lettres de France et d'Italie. 26. Lettre écrite à George Sand.
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le courant et étaient en train de se perdre dans les sables, en s'imaginant qu'ils continuaient à couler vers l'océan. Ils n'ont plus ni les mots qui, comme « république ~. réveillaient des peuples .entiers, ni les chants qui, telle La Marseillaise, faisaient frémir tous les cœurs. Leurs ennemis mêmes n'ont ni la grandeur, ni la valeur de ceux de naguère; il n'y a plus les privilèges chenus et féodaux de la Couronne, qu'il serait difficile de combattre, plus de tête royale qui, tombant de l'échafaud, emporterait avec elle tout un système de gouvernement. On peut exécuter Napoléon III, cela ne donnera pas un 21 janvier; démolissez Mazas 27 pierre à pierre, ce ne sera pas la prise de la Bastille ! Autrefois, dans ce tonnerre et ces foudres se révélait la nouvelle découverte, celle d'un Etat fondé sur la raison, et une nouvelle délivrance qui rachetait le sombre esclavage médiéval. Depuis lors, la rédemption par la Révolution s'est révélée comme une faillite, et l'Etat ne s'est pas fondé sur la raison. La réforme politique, comme la réforme religieuse, a dégénéré en verbiage rhétorique, préservé par la faiblesse des uns, l'hypocrisie des autres. La Marseillaise demeure un hymne sacré, mais un hymne du passé, comme Eine Feste Burg 28; la musique de ces deux chants évoque aujourd'hui une suite de figures majestueuses, semblables ·à la procession des ombres dans Macbeth : tous sont des rois, mais tous des rois morts 29. C'est .à peine si l'on aperçoit encore le dos du dernier d'entre eux; quant au suivant, on ne peut faire état que de rumeurs. Nous vivons un interrègne. En attendant le successeur, la police s'est emparée de tout, au nom de l'ordre apparent. Il n'est pas question de droits; il s'agit de nécessités temporaires, c'est la loi du lynch se manifestant dans l'Histoire, les mesures exécutoires, le cordon de police, la quarantaine. L'ordre nouveau, qui cumule l'oppression de la monarchie et la férocité du jacobinisme, est protégé non par des idées ou des préjugés, mais par des frayeurs et des incertitudes. Pendant que les uns avaient peur, les autres ajustaient leurs baïonnettes et prenaient position. Le premier qui rompra leur cordon occupera sans doute la première place, celle qu'occupe la police, mais à son tour il deviendra un policier. Cela me rappelle comment, le soir du 24 février, Caussidière arriva à la préfecture, fusil en main, s'assit dans le fauteuil que Dellesert en fuite venait de quitter, appela le secrétaire, lui annonça qu'il venait d'être nommé préfet, et lui ordonna de lui apporter les 27. Prison parisienne, ouverte en 1850, démolie en 1900. Elle se •trouvait boulevard de Mazas, aujourd'hui boulevard Diderot. 28. C'est un Rempart que ncnre Dieu, ~e cantique de Martin Luther. 29. Macbeth, acte IV, sc. 1.
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dossiers. Le secrétaire sourit avec autant de déférence qu'à Dellesert, s'inclina avec le même respect, et alla quérir les dossiers, qui suivirent leur cours normal. Rien n'avait changé, sinon que Caussidière mangea le souper de Dellesert. Nombreux sont ceux qui ont découvert le mot de passe de la préfecture, mais le mot d'ordre de l'Histoire, ils ne le connaissent pas. Quand le temps fut venu, ils se comportèrent exactement comme le tsar Alexandre rr; ils voulurent por.ter un coup à l'Ancien Régime, ·« mais pas un coup mortel » ! Seulement il n'y avait parmi eux ni un Bennigsen, ni un Zoubov 30. Et voilà pourquoi, si ces hommes-là redescendaient dans l'arène, ils seraient épouvantés par l'ingratitude humaine. Qu'ils restent avec cette idée, qu'ils continuent à croire qu'il ne s'agit que d'ingratitude, idée sombre, mais plus facile à accepter que beaucoup d'autres. Il vaudrait mieux encore qu'ils n'y aillent plus, qu'ils se contentent donc de narrer pour nous et nos enfants œ qu'ils ont accompli de grand. Il n'y a pas lieu de se fâcher de ce conseil : tout ce qui vit se transforme, ce qui est immobile, devient monument. Ils ont tracé leur sillon, tout comme le traceront ceux qui viennent par-derrière, rattrapés .à leur tour par une nouvelle vague; et plus tard, sillons, vivants et monuments seront recouverts par l'amnistie universelle de l'éternel oubli ! Bien des gens m'en veu1ent de dire ces choses. « Dans vos paroles, m'a dit un homme des plus respectables, on perçoit le ·spectateur détaché. » Pourtant ce n'est point « détaché » que je suis venu en !Europe. Je le suis devenu. Je suis très endurant, mais finalement je n'en peux plus. Depuis cinq ans je n'ai pas vu un visage épanoui, je n'ai pas entendu un riœ naturel, je n'ai pas rencontré un regard comprehensif. Je n'ai été ·entouré que d'aides-médecins et de prosecteurs. Les aides-médecins tentaient continuellement de donner des soins, les prosecteurs ne cessaient de leur montrer sur le cadavre qu'ils s'étaient fourvoyés; ·alors, moi aussi, .à la longue, j'ai saisi un scalpel; il se peut que par manque d'entraînement j'aie taillé trop profond. Je n'ai parlé ni comme quelqu'un de l'extérieur, ni pour faire des reproches. J'ai parlé parce que mon cœur était trop plein, parce que l'incompréhension générale me faisait perdre patience. Si j'ai été dégrisé avant les autres, cela ne m'a pas soulagé : même parmi 30. Alexandre J•r n'ignorait rien du complot destiné à détrôner· son père, Paul I•r, mais il ne voulait pas d'effusion de sang. « Votre Altesse, .lui dit le ·général Bennigsen, chef des conjurés, on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs. » Et ce fut Zoubov qui porta le coup fataJ. .
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les aides-médecins, seuls les plus mauvais ont un sourire satisfait en contemplant le moribond : << Je vous avais bien dit qu'il trépasserait dans la soirée ! » 31 Alors pourquoi ai-je tant enduré ? En 1856, 'le meilleur de tous les em1grés atlemands, Karl Schurz 32, est arrivé en Europe, venant du Wisconsin. A son retour d'Allemagne, il m'a dit avoir été frappé par le laisser-aller du Continent. Je lui ai traduit à livre ouvert mes Arabesques occidentales 33, et il s'es-t défendu contre mes conclusions comme s'il s'·agissait de spectres auxquels on ne veut pas croire, mais qu'on redoute. - Un homme qui comprend aussi bien l'Europe contemporaine que vous, me dit-il, doit l'abandonner. - C'·est ce que vous avez fait, remarquai-je. - Et pourquoi pas vous ? - C'est très simple; je puis vous répondre, comme l'a fait avant moi certain Allemand honnête, dans un sursaut d'orgueilleuse indépendance : « J'ai mon roi à moi, en Souabe. ». Je dis : J'ai mon peuple à moi, en Russie !
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En descendant des sommets vers le niveau moyen de l'émigration, nous nous apercevons que la plupart des émigrés furent entraînés dans !'-exil par de nobles impulsions et par la rhétorique. Ces hommes se sacrifiaient pour des mots, c'est-à-dire pour leur musique, sans jamais se rendre compte de ce qu'ils signifiaient. Ils les aimaient ardemment et croyaient en eux, comme les catholiques aimaient leurs prières latines et croyaient en elles, sans savoir le latin ... La fraternité universelle comme base de la république universelle, voilà qui est net et correct ! Point de salariés, et la solidarité des peuples. Cela a beau vous faire rougir, cela suffit à certains pour courir aux barricades, et si c'est un !Français qui y va, il n'en partira plus. Pour moi, voyez-vous, la république n'est pas une forme gouvernementale, c'est une religion, et elle ne sera vraie que lorsqu'elle 31. Comme beaucoup d'écrivains russes du XIx• siècle (et Tcbékov en particulier), Herzen prend ici pour objet de ses sarcasmes ~es feldcher, particuliers au corps médical russe, très inférieurs aux médecins et à peine •plus instruits que les infirmiers du temps. 32. Révolutionnaire de 1848 qui émigra aux Etats-Unis en 1852, et y joua un certain rôle politique, a.près avoir pris !Part à la guer.re de Sécession. n rut même sénateur et ministre. 33. Alors :parnes en extraits dans E.P., livre ll, de 1856, année où Schurz rendit visite à Herzen. (K.) (Cf. B.i D.F., t II, pp. 301-313 et 393-413.)
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sera, me disait quelqu'un qui avait participé à toutes les insurrections, depuis ks obsèques du général Lamarque 34. Et lorsque la religion sera une république, complétai-je. Précisément, fit-il, fort satisfait de ce que j'eus tourné sa phrase à l'envers. La masse des émigrés offre comme un remords de conscience permanent aux regards de ses chefs. En ces gens ils voient leurs propres défauts sous un aspect exagéré et comique, telles les modes de Paris dans quelque chef-lieu de district russe. Et dans tout cela il y a des abîmes de naïveté. Derrière Ia déclamation, qui est au premier plan, se place la mise en scène. Les draperies à l'antique et le spectacle triompha·! de la Convention avaient teHement frappé l'esprit des Français par leur poésie farouche que le nom de la République représente pour ses enthousiastes non pas un changement intérieur, mais la Fête de la Fédération, le roulement des tambours et les sons lugubres du tocsin. La patrie est proclamée en danger, le peuple se ·lève en masse pour la défendre, et autour des « arbres de •la Liberté », on fête le triomphe du civisme; des jeunes filles en robe blanche dansent sur l'air des chants patriotiques, et ria France coiffée du bonnet phrygien envoie d'énormes armées pour libérer les peuples et renverser les rois ! Le -ballast prindpal de toutes les émigrations, et de :la française en particulier, c'·est la bourgeoisie; c'est ce qui détermine leur caractère. La marque ou l'estampiHe de la petite bourgeoisie s'efface aussi difficilement que l'empreinte du don du Saint-Esprit que nos séminaires imposent à leurs élèves. A vrai dire, on trouve peu de négociants, de boutiquiers, de propriétaires dans 1'émigration, et encore s'y sont-ils fourrés comme inopinément, la plupart chassés de Franoe après le 2 Décembre pour n'avoir pas compris qu'ils étaient chargés de :la sainte obligation de changer la Constitution. Ils sont d'autant plus à plaindre, que leur situation est parfaitement comique : ils sont noyés dans l'ambiance « rouge ·» qu'ils n:e connaissaient pas chez eux, mais qu'ils redoutaient. En vertu de leur « faiblesse nationale », ils 'Voudraient paraître beaucoup plus radicaux qu'iris ne sont en réalité; mais n'étant pas habitués au jargon ·révolutionnaire, ils donnent constamment dans l'orléanisme, à la grande horreur de :leurs nouveaux camarades. Naturellement, ils seraient heureux de rentrer chez eux, si leur point d'honneur, unique force morale solide du Français contemporain, ne leur interdisait d'en soiUciter l'autorisation. 34. Les obsèques du général Lamarque, opposé aux Bourbons, déclenchèrent les S et 6 juin 1832 une insurrection parisienne.
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La cou-che au-dessus, c'est la compagnie des gardes du corps de l'émigration : avocats, journalistes, hommes de lettres et quelques militaires. La plupart d'entre eux avaient -cher-ché dans la révolution une situation sociale, mais, étant donné la rapidité du reflux, ils s'étaient retrouvés sur les bancs de sable anglais. D'autres avaient été attirés de façon désintéressée par la vie des clubs et par l'agitation; ,la rhétorique les avait conduits à Londres, quelques-uns de bon gré, mais deux fois plus d'entre eux à contrecœur. Parmi eux, on comptait bien des hommes purs, de nobles caractères, mais fort peu étaient doués. Ils s'étaient laissés prendre par la révolution, portés par leur tempérament, par la :témérité de celui qui, entendant crier, se jette dans la rivière en oubliant qu'elle est profonde et qu'il ne sait pas nager. Derrière ces enfants dont, par malheur, la barbiche pointue avait grisonné, dont le crâne pointu, gaulois, s'était quelque peu dépouillé de ses ;;hevcux, se tenaient divers petits groupes de travailleurs, beaucoup plus sérieux, et soudés non pas tant par leur apparence, que par un esprit et un intérêt communs. C'était le destin lui-même qui en avait fait des révolutionnaires; le besoin et leur propre évolution en avaient fait des socialistes pratiques. C'est pourquoi ils ont une pensée plus réaliste, une plus ferme résolution. Ces hommes ont supporté bien des privations, bien des humilbtions, en silence, de surcroît ... ; cela vous donne une grande solidité. Ils avaient traversé la Manche non avec des phrases, mais avec des passions et des haines. Leur situation accablante les a sauvés de ,la suffisance bourgeoise; ils savent qu'ils n'ont pas eu le temps de s'instruire; ils voudraient apprendre, alors que le bourgeois n'a pas appris plus qu'eux, mais se trouve parfaitement satisfait de ce qu'il sait. Offensés depuis leur enfance, ils haïssent le mensonge social qui les a si fort opprimés. L'influence délétère de Ia vie urbaine et de l'universelle passion du gain a, pour beaucoup d'entre eux, transformé ~ette haine en envie. Sans s'en rendre compte, ils se tendent vers la bourgeoisie qu'ils ne peuvent supporter, tout comme nous ne pouvons supporter un heureux rival, tout en aspirant ardemment à prendre sa place ou à nous venger sur lui de son plaisir. Mais qu'il s'agisse de haine ou d'envie, le désir de biens matériels chez les uns, de vengeance chez les autres se révéleront redoutables lors du futur soulèvement occidental. Ils seront au premier plan. Que feront les conservateurs et les rhéteurs face aux muscles des ouvriers, à leur sombre courage, à leur désir de 55
vengeance chauffé à blanc ? Du reste, que feront les autres citadins quand, à l'appel des ouvriers, se lèveront les sauterelles des champs et des villages ? Les guerres des paysans sont oubliées. Les derniers émigrés cultiv::tteurs remontent à la révocation de l'Edit de Nantes. La Vendée a disparu derrière 'la fumée des fusils. Néanmoins, c'est au 2 Décembre que nous devons d'avoir vu de nos yeux des émigrés e.11 sabots. La population rurale du Midi de la France, des Pyrénées aux A,lpes, leva la tête après le Coup d'Etat, comme pour demander : « Notre temps serait-il venu? » Leur insurrection fut réprimée dès le début par des masses de soldats. Derrière eux arrivèrent les commissions des juges militaires; des meutes de gendarmes et de limiers de la police r.e répandirent dans les chemins de traverse et les hameaux. Le foyer du paysan, sa famille, tout ce qui pour lui était sacré, fut profané par la police. Elle exigeait le témoignage de la femme contre le mari, du fils contre ,Je père; pour un seu'l mot ambigu de quelque parent, sur une simple dénonciation de garde champêtre, on emmenait en prison des pères de famille, des vieillards chenus, des adolescents, des :femmes. On les expédiait à Lambessa ou à Cayenne; d'autres s'échappaient, se réfugiaient en Espagne, en Savoie, au-delà du pont du Var 35, Je connais mal les paysans. J'ai vu à Londres quelques hommes qui s'étaient échappés de Cayenne en barque. La seule :audace, la folie de cette entreprise les caractérise mieux que tout un volume. l'ls étaient presque tous originaires des Pyrénées. C'est une tout autre race : épaules larges, belle stature, traits prononcés, nullement chiffonnés comme ceux des citadins français maigrichons, au sang pauvre, à la barbiche clairsemée. La destruction de leurs foyers et le séjour à Cayenne les a éduqués. - Nous rentrerons bien un jour, me disait un hercule de quarante ans, qui se taisait la plupart du temps (aucun d'eux n'était bien bavard). Alors nous ferons nos comptes! Ils considéraient les autres émigrés, Ieurs réunions et leurs discours, comme quelque chose d'étranger... et trois semaines plus tard ils sont venus me faiœ leurs adieux : « Nous ne voulons plus vivre pour rien, et du reste, on s'ennuie ici. Nous partons pour 35. Note de Herzen, qui reprend ici un é'pisode rapporté dans B.iDF., t. III, pp. 107-108 : « Je me trouvais à Nice pendant le soulèvement du Var et de Draguignan. Deux paysans mêlés à cette affaire parvinrent jusqu'au Var, qui était la frontière. Là ils furent rattrapés par un gendarme. qui tira sur l'un d'eux, le blessant à la dambe. n tomba, pendant que l'autre prenait la fuite. Le gendarme voulut attacher le blessé à son cheval, mais comme il avait peur de manquer le fugitif, il tira dans la tête du blessé, à bout portant. Croyant l'avoir tué, il poursuivit l'autre paysan au galop. L'homme, défiguré, resta en vie. ,.
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Santander, en Espagne, où on nous promet de nous placer comme bûcherons. » Je jetai un dernier coup d'œil sur l'allure austère et virile, sur 1a main musclée des futurs bûcherons, et je me dis : « Ce sera déjà une bonne chose si leur hache ne taille que des châtaigniers et des chênes ! » Cette force sauvage, corrosive, amassée dans le sein d'un ouvder ur-bain, je l'ai vue de près ... 36. Avant d'·en venir à cette énergie farouche, cataclysmique, qui frémit, menaçante, enchaînée par la violence des autres et sa propre ignorance, qui parfois se faufi'le au travers des fissures et des fentes - tel un feu destructeur porteur d'effroi et de confusion - arrêtons-nous encore sur les derniers templiers et personnages classiques de la Révolution française, sur la bourgeoisie démocratique, érudite, cultivée, proscrite, républicaine, sur les joumalistes, avocats, médecins, docteurs en Sorbonne, qui prirent part dix ans durant à la lutte contre Louis-Philippe, se passionnèrent pour les événements de 1848 et leur restèrent fidèles, chez eux comme en exil. Dans ·leurs rangs on trouve des individus intelligents, à ['esprit aiguisé, pleins de bonté, animés par une foi ardente à laquelle ils sont prêts à tout sacrifier; mais des hommes compréhensifs, capables d'analyser leur situation, leurs problèmes, comme le chercheur scientifique analyse un phénomène ou le pathologiste une maladie, il n'y en a presque pas. Plutôt un désespoir complet, [e mépris pour une personne ou une cause, plutôt la vanité des reproches et des récriminations, I·e stoïcisme, .J'héroïsme, toutes les privations, que l'analyse! Ou bien ils affichent une confiance .aussi totale dans !eur réussite, sans peser les méthodes employées, sans élucider le but pratique. Ils le remplacent par une bannière, un en-tête, un lieu commun : ... « le droit au 1ravail » ... « l'abolition du prolétariat ! ·» « 1la République et ·l'Ordre ! » « la fraternité et la solidari~é des peuples 1» !... Mais comment organiser 1out cela, comment le réaliser? C'est le cadet de leurs soucis! L'essentiel, c'est 1e pouvoir, le reste se fera avec des décrets et des plébiscites. Et ·en cas de désobéissance : Grenadiers, ·en avant! Aux armes ! Pas de charge ! Baïonnettes ! Et la religion de la terreur, le Coup d'Etat, la centralisation, I'intervention militaire, s'infi[trent par les trous de !a blouse et de la carmagnole. En dépit de la protestation doctrinaire de quelques esprits « attiques » du parti orléaniste, qui sentent ·leur Angleterre d'une lieue, la Terreur était majestueuse, dans sa redoutable soudaineté, sa vengeance 36. Note de Herzen : « Voir aux chapitres suivants, les deux procès de l'ouvrier Barthélemy. »
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colossale et spontanée. Mais s'y arrêter avec amour, mais l'invoquer sans nécessité, vdlà une étrange erreur dont nous sommes redevables à la ré::tction. Le Comité de Salut public me fait toujours l'impression que j'ai éprouvée dans le magasin de Charrière, rue de l'Ecole-de-Médecine : de tous côtés jettent un éclat sinistre des lames d'acier courbes ou droites, des ciseaux, des scies... armes d'une guérison possible, mais d'une douleur certaine. Une opération se justHie par sa réussite, mais 1a Terreur ne peut même pas se vanter de cela. Toute sa chirurgie n'a pas sauvé .Ja République. Pourquoi avoir pratiqué la dantonomie, I'hébertomie? Cela n'a fait que précipiter la fièvre de Thermidor, consumer la République. Les gens ont continué ·à délirer pareillement, et plus encore, à propos des vertus spartiates, des sentences latines et de laticlaves à la David; tant et si bien qu'un beau jour ils ont traduit Salus populis par Sa/vus fac imperatorem 37, et l'ont chanté « en assemblée », avec tous les ornements archiépiscopaux, dans la cathédrale Notre-Dame. Les hommes de la Terreur n'étaient pas des hommes ordinaires. Leurs figures farouches et rudes ont pris un haut relief au cinquième acte du xvm' siècle, et resteront dans l'Histoire tant que le genre humain n'aura pas perdu Ia mémoire. Mais les républicains français d'aujourd'hui ne les considèrent pas ainsi : ils voient en eux des modèles à imiter et s'efforcent d'être sanguinaires en théorie, et dans l'espoir de le devenir dans la pratique. Répétant à la Saint-Just des sentences ampoulées tirées d'anthologies et de cours de latin, s'émerveillant de la froide et rhétorique éloquence de Robespierre, ils n'admettent pas que l'on juge -leurs héros comme les autres mortels. Quiconque se reférerait à eux en se dispensant des épithètes obligatoires (qui valent bien tous nos « endormi dans le sein du Seigneur ») serait aocusé d'être un renégat, un traître, un espion. Toutefois, j'al parfois rencontré des excentriques qui s'étaient détournés du chemin ·battu suivi par ·le troupeau. Dans ces cas-là, les Français qui prenaient le mors aux dents et s'appropriaient une pensée qui ne faisait pas partie de l'ensemble des pensées et idées courantes, dépassaient tellement 'la mesure, que la personne qui leur avait inspiré cette pensée la repoussait avec effroi. En 1854 le docteur Cœurderoy m'envoya d'Espagne sa brochure 38, et l'accompagna d'une lettre. J'ai rarement eu !J'occasion 37. « Le salut du peuple. » 38. La brochure s'intitulait : Hurrah! ou la révolution par les Cosaques. La lettre est donnée par Herzen dans son texte français original. Pour le docteu> Cœurderoy, V. Commentaires (10).
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d'entendre un cri aussi furieux contre la France d'aujourd'hui et ses uitimes révolutionnaires. C'était la réponse de la France au Coup d'Etat si aisémerrt supporté. Oœurderoy doutait de l'intelligence, de la force, du « sang » de sa race, il appelait les Cosaques pour « corriger une population dégénéree •». Il m'écrivait à moi, parce qu'il avait découvert dans mes articles « le même point de vue ». Je lui répondis que je n'a!llais pas jusqu'à prôner une transfusion de sang en guise de remède, et lui envoyai ma brochure : Du développement des idées révolutionnaires en Russie. Cœurderoy ne resta pas en dette. II me répondit qu'il plaçait tous ses espoirs dans les troupes de Nicolas r·, qui avaient le devoir de détruire de fond en comble, sans pitié ni regret, une civilisation caduque, corrompue, qui n'avait pas assez de forces pour se renouveler ou mourir de mort naturelle. Je donne ici en appendice une de ses lettres, qui s'est conservée :
M-r. A. Herzen Santander, 27 mai. Monsieur, Que je vous remercie tout d'abord de l'envoi de votre travail sur les idées révolutionnaires et leur développement en Russie. J'avais déjà lu ce livre, mais il ne m'était pas resté entre les mains, et c'était pour moi un très grand regret. C'est vous dire combien j'en apprécie la valeur comme fond et comme forme, et combien je le crois utile pour donner conscience à chacune des forces de la Révolution universelle, aux Français surtout, qui ne la croient possible que par l'initiative du faubourg Saint-Antoine. Puisque vous m'avez fait l'amitié de m'envoyer votre livre, permettez-moi, Monsieur, de vous en témoigner ma gratitude en vous disant ce que j'en vense. Non que j'attache de l'importance .à mon opinion, mais pour vous prouver que j'ai lu avec attention. C'est une belle étude organique et originale, il y a là véritable vigueur, travail sérieux, vérités nues, passages profondément émouvants. C'est jeune et fort comme la race slave,· on sent parfaitement que ce n'est ni un Parisien, ni un Paléologue, ni un Philistin d'Allemagne qui ont écrit des lignes aussi brûlantes; ni un républicain constitutionnel, ni un socialiste théocrate et modéré, mais un Cosaque (vous ne vous effrayez pas de ce nom, n'est-ce pas ?) grandement anarchiste, utopiste et poète, acceptant les 59
négations et les afjirmations les plus hardies du XIX" siècle. Ce que peu de révolutionnaires français osent faire. ... Sur le point particulier de la Rénovation ethnographique prochaine, j'ai trouvé dans votre livre (surtout dans l'introduction) bien des passages qui semblent se rapprocher de mon opinion. Quoique vos conclusions ne soient pas très nettement formulées sur ce point, je crois que vous comptez pour le succès de la Révolution sur la fédération démocratique des races slaves qui donneront à l'Europe l'impulsion générale. Il est bien entendu que nous ne différons pas pour le but : la Résurrection du Continent sous la forme démocratique et sociale. Mais je crois que le sac de la Civilisation sera fait par l'Absolutisme. Là je vois toute la différence entre nous. Oui, j'ai conçu ces convictions qu'on dit malheureuses, et j'y persiste parce que chaque jour je les trouve plus justes : 1) que la Force a quelque chose à voir dans les affaires de notre microcosme; 2) qu'en étudiant la marche des événements révolutionnaires dans le temps et dans l'espace on se convainc que la Force prépare toujours la Révolution que l'Idée a démontrée nécessaire; 3) que l'Idée ne peut pas accomplir l'œuvre de sang et de destruction; 4) que le Despotisme, au point de vue de la Rapidité, de la Sûreté, de la possibilité d'exécution, est plus apte que la Démocratie à bouleverser un monde; 5) que l'armée monarchique russe sera plutôt mise en mouvement que la phalange démocratique slave; 6) qu'il n'y a que la Russie en Europe assez compacte encore sous l'absolutisme, assez peu divisée par les intérêts propriétaires et les partis pour faire bloc, coin, massue, glaive, épée, et exécuter l'Occident, et trancher le nœud gordien; Etc. etc. etc. Qu'on me montre une autre force capable d'accomplir une pareille tâche; qu'on me fasse voir quelque part une armée démocratique toute prête et décidée à frapper sur les peuples, les frères, et à faire couler le sang, à brûler, à abattre, sans regarder derrière elle, sans hésiter. Et je changerai de manière de voir. Avec vous, ie voulais seulement bien spécifier la question et la limiter sur ce seul pomt, le moyen d'exécution générale de la civilisation occidentale. Je n'ai pas besoin de vous dire que notre appré.., ciation sur le Passé et l'Avenir est la même. Nous ne différons absolument que sur le Présent. Vous, qui avez si bien apprécié le rôle révolutionnaire de Pierre rr, pourquoi ne pourriez-vous pas
penser que tout autre, ~icolas ou l'un de ses successeurs, pût avoir un semblable rôle à accomplir ? Quelle 'autre main plus puissante, plus large, plus capable de rassembler des peuples conquérants, voyez-vous à l'Orient ? Avant que la démocratie slave ait trouvé son mot d'ordre et traduit le vague secret de ses aspirations, le tzar aura bouleversé l'Europe. Le sort des nations civilisées est dans son bras, s'il le veut. Le monde ne tremble-t-il pas parce qu'il a parlé un peu plus haut que d'habitude? Je vous l'avoue, cette force me frappe teUement, que je ne puis concevoir qu'on cherche à en voir une autre. Et les révolutionnaires sentent tellement la nécessité d'une dictature pour démolir, qu'ils voudraient l'instituer eux-mêmes dans le cas de réussite d'une nouvelle Révolution. A mon sens, ils ne se trompent pas sur la nécessité du moyen; seulement il n'est ni dans leur rôle, ni dans leurs principes, ni dans leurs forces de l'employer. Moi, j'aime mieux voir le Despotisme se charger de cette odieuse tâche de fossoyeur. Cette lettre est déjà bien assez longue. Je voulais seulement préciser avec vous le point débattu. Ce qu'il faudrait maintenant entre nous, je le sens : ce serait une conversation dans laquelle nous avancerions plus en une heure que par milliers de lettres. Je n'abandonne pa~ cet espoir, et ce jour sera le bienvenu pour moi. Avec un homme de révolution, de travail, de science et d'audace je crois toujours pouvoir m'entendre. Quant aux sourds (ou muets) de la tradition révolutionnaire de 93, j'ai grand'peur que vous n'en fassiez jamais des socialistes universels et des hommes de Liberté. Encore moins des partisans de la Possession, du Droit au travail, de l'Echange et du Contrat. C'est si séduisant de rêver une place de commissaire aux armées ou à la police, ou encore une sinécure de représentant du Peuple avec une belle écharpe rouge autour des reins. Comme disait Rabelais, beaux floquarts, beaux rubans, gentil pourpoint, galantes braguettes, etc, etc. La plupart de nos révolutionnaires en sont là! Les hommes ne sont guère plus sages que les enfants, mais beaucoup plus hypocrites. Ils portent des faux cols et des décorations et se croient illustres. Les enfants jouent plus sérieusement aux soldats que les grands monarques et les énormes tribuns que les peuples admirent ! Vous voudrez bien me pardonner de vous avoir écrit sans avoir l'honneur de vous connaître personnellement. Vous m'excuserez surtout de m'être permis de vous donner sur vos ouvrages une opinion qui n'a d'autre valeur que la sincérité. J'estime, d'après mes propres impressions, que c'est le moyen le plus efficace pour reconnaître un don, qui vous a fait plaisir. D'ailleurs notre commun exil
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et nos aspirations semblables me semblent devoir nous épargner à tous deux les vaines formules de politesse banale. Je termine en vous résumant mon opinion par ces deux mots : la Force et la Destruction de demain - par le tzar, la Pensée et l'ordre d'après-demain - par les socialistes universels, les Slaves comme les Germano-Latins. Agréez, Monsieur, l'assurance de ma considération très distinguée et de mes sympathies. Ernest Oœurderoy.
J'espère que vous publierez en volume vos lettres à Linton Esq. que le journal L'Homme a données à ses lecteurs. Pourriez-vous me dire s'il existe des traductions françaises des poésies de Pouchkine, de Lermontoff et surtout de Koltzoff ? Ce que vous en dites me fait désirer infiniment de les lire. La personne qui vous remettra cette lettre est mon ami, L. Charre (11) proscrit comme nous, à qui j'ai dédié Mes jours d'Exil.
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COMPLÉMENT JOHN STUART MILL ET SON LIVRE « ON LIBERTY » (12) (1859)
J'ai eu beaucoup à souffrir à cause de ma triste optmon de l'Europe et de ma façon de l'exprimer en termes simples, sans craintes, ni regrets. Depuis que j'ai publié dans le Sovremennik ( « Le Contemporain ») mes Lettres de l'avenue Marigny 1, une partie de mes amis et de mes ennemis ont donné des signes d'impatience, d'indignation, et m'ont répliqué... Mais voilà que, comme par un fait exprès, chaque événement nouveau rendait l'Occident plus sombre et plus étouffant, et ni les articles avisés de PrévostParadai 2, ni les médiccres brochures clérico-libérales de Monta-lembert 3, ni le rempla!;ement d'un roi de Prusse par un prince de Prusse 4, ne parvenaient à détourner les regards de ceux qui cherchaient la v6rité. Les gens de Russie ne tiennent pas à la savoir, et sont, naturellement, en colère contre l'indiscret accusateur. Nous avons besoin de l'Europe comme idéal, comme reproche, comme exemple bénéfique, et si elle n'·était pas ainsi, il faudrait l'inventer. Les naïfs libres penseurs du xvm' siècle, entre autres Voltaire et Robespierre, ne disaient-ils pas que même si 1l'âme n'était pas immortelle, i·l fallait proclamer qu'elle l'était, afin de maintenir !es gens dans la voie de la crainte et de la vertu ? Et n'avons-nous pas vu, au cours de l'Histoire, des hauts dignitaires cacher la grave maladie ou la mort soudaine d'un souverain, et gouverner au nom d'un cadavre ou d'un fou, comme cela s'est produit il n'y a guère, ·en Pruss·e ? Un mensonge pieux est peut-être une bonne œuvre, mais tout le monde n'en est pas capable. 1. Les Lettres de l'avenue Marigny parurent dans « Le Contemporain » en octobre et novembre 1847. Plus tard, réunies aux Lettres du Corso, elles formèrent un seul volume intitulé Lettres de France et d'Italie. 2. Les articles de Prévost~Paradol consacrés à la littérature, à l'histoire et à la politique du jour, parurent à partir de 1856 dans Le Journal des Débats. 3. De l'Avenir politique de l'Angleterre, Pie IX et Lord Palmerston, etc. (1858). 4. Frédéric-Guillaume IV, ayant perdu la raison, fut remplacé par son frère Guillaume, qui prit le titre de régent (1858).
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Du reste, les blâmes ne me faisaient pas perdre courage, et je me consolais en constatant que les pensées que j'avais exprimées n'étaient pas mieux reçues ici, mais aussi qu'elles étaient objectivement vraies, c'est-à-dire indépendantes de mes opinions personnelles et même de toute bonne intention d'éduquer, de redresser les mœurs, et ainsi de suite. Tout œ qui est vrai en soi se lèvera tôt ou tard, se ·révélera, komf!lt an die Sonne, comme dit Gœthe 5, L'une des causes du mécontentement dirigé, somme toute, contre mes opinions est anthropologiquement compréhensible : en plus du pénible malaise provoqué par mon démantèlement des opinions périmées et des idéaux fossilisés, les gens m'en vouiaient parce que j'étais l'un des leurs,· de quel droit, dès lors, venais-je tout à coup les juger et les critiquer, et loors aînés par-dessus ·le marché? Dans notre nouvelle génération, il existe un ensemble curieux, formé, comme le pendule, d'éléments les plus opposés : d'un côté elle est poussée par un amour-propre de pacotNle, maigrelet, désordonné, une présomption agressive, une pointilleuse susceptibilité, de l'autre, elle stupéfie par son accablement, son manque de courage, sa méfiance à l'égard de la Russie, son vieillissement précoce. C'est le résultat naturel de trente années d'esclavage. On y trouve conservés, sous une forme différente, l'insolence du « supérieur », l'impudence du « maître », en même temps que l'avi'lissement du subordonné et le désespoir du serf déclaré « bon pour le service militaire », mais transféré au ·service domestique. Pendant que j'étais ainsi pris à partie par les chefs des coteries littéraires, le temps passait, passait, ·et finalement dix années s'étaient écoulées. Une grande partie de ce qui avait été nouveau en 1849 était devenu cliché en 1859; ce qui était apparu comme un paradoxe extravagant s'était mué en opinion publique, et bien des vérités éternelles et inébranlables avaient passé en même temps que Ies modes d'antan. Les esprits sérieux de l'Europe se sont mis à avoir des opinions sérieuses. Ils sont fort nombreux, ce qui ne fait que confirmer mon opinion sur l'Occident, mais iis iront loin; ·et je me souviens très bien que Thomas Carlyle et le débonnaire Allsop (qui fut mêlé à .J'affaire Orsini) souriaient de me voir conserver un reste de confiance dans les formes anglaises. Mais voici que paraît un livre qui va bien au-delà de tout ce que j'ai dit. Pereant qui ante nos nostra dixerunt 6, et merci à ceux qui, après nous, confirment grâce à leur autorité ce qui a été dit par nous et transmettent 5. « Apparaîtra au soleil » (Die Spinnerin - « La Fileuse »). 6. « Périssent ceux qui avant nous ont dit nos paroles. »
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clairement et fortement, grâce à leur talent, ce que nous avons exprimé faiblement. Le livre dont je parle n'a pas ére écrit par Proudhon, ni même par Pierre Leroux ou un autre socialiste exilé et irascible. Nullement ! Il est écrit par un spécialiste de l'économie politique parmi les plus renommés, devenu récemment membre de l'lndia Board, et à qui Lord Stanley a proposé, il y a trois mois, une place dans le gouvernement. Cet homme jouit d'une immense autorité, bien méritée : en Angleterre, les Tories le lisent à contrecœur et les Whigs avec colère; sur le Continent, i1 est 1lu par les quelques personnes (spécialistes exceptés) qui lisent quelque chose en dehors des journaux et des pamphlets. Cet homme, c'est John Stuart Mill. Voici un mois, il a publié un livre bizarre à la défense de la liberté de la parole et de la personne 7. Je dis « bizarre », car n'est-ce point bizarre, en effet, que Ià où Milton a écrit 1a même chose il y a deux siècles 8, il s'avèr·e de nouveau nécessaire de parier On Liberty 9 ? Or, des hommes tels que Stuart Mill ne peuvent écrire pour le ~laisir : son ouvrage est entièrement imprégné d'une tristesse profonde, non pas chagrine, mais vidie, réprobatrice, à la manière de Tacite. S'il a pris la parole, c'.est que le mal a empiré. Milton défendait la liberté de parO'le contre les attaques des autorires, contre 'la violence, et tout ce qui était noble et vigoureux en Angleterre était de son côté. Stuart Mill, lui, a un ennemi tout différent : il défend la liberté, non pas contre un gouvernement instruit, mais contre Ia société, contr·e les us et coutumes, contre la puissance annihilante de l'indifférence, contre l'intolérance mesquine, contre la « médiocrité ». Il ne s'agit pas d'un vieux courtisan indigné du temps de Catherine II, qui grogne parce qu'il n'a pas reçu un ordre de chevalerie, qui en veut à la jeune génération, et importune le Palais d'Hiver en évoquant le Palais à Facettes 10. Non, c'est un homme en pleine force, versé de longue date dans les ·affaires de l'Etat et les théories mûrement cogitées, accoutumé .à considérer le monde avec calme en tant qu'Anglais, en tant que penseur. Et c'est lui qui, en fin de compte, ne pouvant plus y tenir, et encourant la colère des greffiers de la civilisation des bords de la Néva et des 7. On Liberty, Londres, 1859. 8. Milton : Areopagitica : a Speech for the liberty of unlicensed printing, Londres, 1644. 9. « .Sur. la Liberté. » 10. Dans cette image, Herzen représente le Palais d'Hiver de Pétersbourg co=e le symbole de la Russie « moderne » (après Pierre le Grand), et le Palais à Facettes de Moscou, co=e le symbole des temps révolus.
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lettrés des bords de la Moskova, éduqués à l'occidentale, s'écrie : « Nous nous noyons ! » La constante détérioration des individus, du goût, du ton, la vacuité des intérêts, le manque d'énergie, l'ont horrifié. Il y regarde de près et voit clairement que tout rapetisse, devient ordinaire, trivial, galvaudé, peut-être « respectable », mais plat. Il voit en Angleterre ce que Tocqueville a observé en France : on est en train de produire des types d'hommes qu'on ne peut distinguer les uns des autres, et grégaires; alors, hochant gravement la tête, il exhorte ses contemporains : « Arrêtez-vous ! Ravisez-vous ! Savez-vous où vous allez? Voyez- votre âme décline. » Mais pourquoi réveille-t-il les dormeurs, quelle voie, quelle issue a-t-il trouvée pour eux? Comme autrefois saint Jean-Baptiste, il les menace des temps à venir et les appelle à la repentance. Je doute que l'on puisse stimuler les gens une seconde fois en maniant ce levier négatif. Stuart Mill fait honte à ses contemporains, comme Tacite faisait honte aux •siens; il ne les arrêtera pas plus que ne le fit Tacite. Ce ne sont pas quelques tristes reproches ni même, peutêtre, aucune digue au monde, qui empêcheront l'âme de décliner. « Ce sont des hommes d'une autre trempe, dit-il, qui ont fait de l'Angleterre ce qu'elle a été, et seuls des hommes d'une autre trempe pourront prévenir sa chute. » Or, cette détérioration de l'individu, ce manque d'hommes aguerris ne sont qu'un trait pathologique, et le reconnaître, c'est faire un pas important vers l'issue, mais ce n'est pas l'issue ellemême. Stuart Mill fait des reproches à un malade en lui montrant ses ancêtres en bonne santé : étrange traitement, et guère charitable! Allons ! Reprocherons-nous aujourd'hui au léZlard l'ichtyosaure antédiluvien ? Est-ce ~a faut-e s'il est petit et l'autre, grand ? Effrayé par l'insignifiance morale, par la médiocrité spirituelle du milieu qui l'environne, Stuart Mill s'est écrié avec douleur et passion, comme les preux des contes russes.: « Y a-t-il un homme vivant dans ce champ ? » Pourquoi le convoque-t-il ? Pour lui dire qu'il est le rejeton dégénéré d'aïeux vigoureux et que, par conséquent, il se doit de devenir semblable à ·eux. Mais dans quel but ? Silence. Robert Owen lui aussi en a appelé au peuple pendant soixantedix ans d'affilée, également sans résultats 11. Mais il le convoquait pour quelque chose. Que ce quelque chose fût une utopie, une 11. V. plus loin, chap.
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IX,
Robert Owen.
fantaisie ou la vérité, peu nous importe maintenant; ce qui compte, c'est que sa sommation avait un 'but. Stuart Mill, lui, enfouissant ses contemporains sous les ombres sévères et rembrandtesques du temps de Cromwell et des Puritains, voudrait que des boutiquiers sempiternellement occupés à tricher sur les poids et les mesures deviennent, par la grâce de quelque nécessité poétique ou de quelque gymnastique spirituelle, des héros ! Nous pouvons également faire appel aux personnages redoutables, monumentaux de la Convention française et les placer à côté des espions et épiciers 12 français passés, présents et futurs, en commençant à discourir comme Hamlet : Look here, upon this picture, and on this ... Hyperion's curls, the front of love himself, An eye like Mars ... Look you now what follows. Heïe is your husband.,. 13 Ce serait tout à fait juste, et de plus, vexant, mais cela inciteraitil quelqu'un à abandonner son existence plate mais confortable, rien que pour s'ennuyer majestueusement comme Cromwell, ou porter stoïquement sa tête sur le billot, comme Danton ? Ceux-là, il leur était facile d'agir comme ils l'ont fait, parce qu'ils étaient dominés par une conviction passionnée, une idée fixe 14. Le catholicisme fut une idée fixe en son temps, après lui, le protestantisme, la science à l'époque de la Renaissance, la Révolution au xvm• siècle. Où donc est-elle, cette monomanie sacrée, ce magnum ignotum, cette énigme du Sphinx de notre civilisation? Où est-elle, cette pensée puissante, cette foi passionnée, cette brûlante espérance qui peut tremper le corps comme l'acier et conduire l'âme à cette fiévreuse opiniâtreté qui ne sent plus ni douleur, ni frustration, mais marche d'un pas ferme vers l'échafaud ou le bûcher ? Regardez autour de vous : qu'est-ce qui pourrait animer les visages, soulever les peuples, ébranler les masses ? Est-ce la reli12. En français. 13. Nous avons voulu respecter le texte original et citer ce !passage de Hamlet en anglais, comme l'a fait Herzen, qui peut-être ne possédait 'pas de traduction russe, ou du moins une traduction qui lui partit bonne. Mais voici l'admirable traduction d'Yves Bonnefoy : Regardez ce tableau, puis celui-ci Qui sont les portraits de deux frères ... Les boucles d'Hypérion, de Jupiter Le front, de Mars cet œil... Maintenant voyez l'autre, Votre nouveau mari... (William Shakespeare, Œuvres complètes, Club français du Livre, 1963, t. 7, p. 421.)
14. En français.
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gion du· Pape avec son Immaculée Conception ? Est-ce la religion sans Pape avec son dogme interdisant la bière le dimanche ? Est-ce le panthéisme arithmétique du suffrage universel ou l'idôlatrie de la monarchie ? Est-ce la superstition de la République ou celle des réformes parlementaires ? Non et non ! Tout cela pâlit, vieillit, est mis .au rancart, comme autrefois on mit au rancart les dieux de l'Olympe quand ils dégringolèrent du ciel, délogés par de nouveaux rivaux qui s'élevaient du Golgotha. Malheureusement, nos idoles noircies n'ont pas de rivaux, ou du moins Stuart Mill ne nous en a rien dit. Les connaît-il ? Il est difficile de l'affirmer. D'une part, le génie anglais répugne aux généralisations abstraites, à un esprit de suite logique et hardi. Le scepticisme de l'Anglais lui fait pressentir que la logique poussée à l'extrême comme les lois mathématiques pures, n'est pas applicable sans ambiance vivante. D'autre part, il ·est habitué, physiquement et moralement, à boutonner son pardessus et à relever son col, ce qui le protège contre le vent humide et la rigoureuse intolérance. Nous en voyons un exemple dans ce même livre de Mill. De deux ou trois coups d'une étonnante dextérité, il a renversé la morale chrétienne qui ne tenait plus très bien sur ses pieds, sans dire un seul mot du christianisme tout au long de son ouvrage 15. Sans indiquer aucune issue, il remarque : « Il existe dans l'évolution des peuples une limite, seinble-t-il, au-delà de laquelle elle s'arrête, et on a une Chine. » Quand est-ce que cela survient? Il nous répond : lorsque les caractères individuels commencent ·à s'effacer, .à se perdre dans la masse, quand tout le monde se soumet aux coutumes établies, quand la notion du bien et du mal se confond avec le concept de conformité ou de non-conformité à ce qui est généralement admis. Le joug de la coutume arrête l'évo15. Citation de Herzen : « La morale chrétienne a tous les caractères de la réaction; en grande partie, c'est une protestation contre le paganisme. Son idéal est plutôt négatif que positif, passif qu'actif. Elle !prêche plutôt l'abstinence du mal que l'accomplissement du bien. L'horreur de la sensualité ·aboutit à l'ascétisme. ·Les récompenses au Ciel et les châtiments de l'enfer prêtent aux belles actions ·un caractère purement égoïste, et à cet égard la conception chrétienne est bien au-dessous de celle des Anciens. La plus grande partie de nos idées brumeuses sur nos obligations sociales est empruntée à des sources grecques et romaines. Tout ce qui est courageux, noble, la notion même d'honneur, nous vient de notre éducation séculière, non de notre éducation religieuse, qui prêche l'obéissance aveugle comme la vertu suprême. :. (J. S. Mill, On Liberty, London, MDCCCliX, pp. 89-91...) (Il nous a paru souhaitable de traduire ce texte d'après la traduction russe de Herzen, bien que les Anglais lui aient reproché des petites erreurs et des petites lacunes.) (N.d.T.)
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lution qui, somme toute, consiste en une aspiration à passer du coutumier à quelque chose de meilleur. L'Histoire tout entière est faite de cette 1utte, et si la plus grande partie de l'humanité n'a point d'histoire, c'est parce que son ~xistence est totalement soumise aux coutumes. A présent il convient de voir comment notre auteur considère l'état actuel du monde civilisé. Il affirme qu'en dépit de la supériorité intellectuelle de notre temps tout va vers la médiocrité, les individus se perdent dans la foule. Cette conglomerated mediocrity hait tout ce qui tranche, qui est original, hors ligne, et impose un niveau commun. Et comme la moyenne des gens n'a ni grande intelligence, ni grands désirs, la « médiocrité coUective » ressemble .à un marais stagnant qui, d'une part, engloutit tout ce qui cherche à s'en extraire, et d'autre part prévient le désordre des individus excentriques en élevant les nouvelles générations dans la même médiocrité flasque. Le fondement moral du comportement consiste principalement à vivre comme tout le monde. << Malheur à l'homme, et surtout à la femme qui songeront à faire ce que personne ne fait,· mais malheur aussi ·à ceux qui ne font pas ce que font tous les autres. » Une telle moralité n'exige ni intelligence, ni volonté particulière. Les gens s'occupent de leurs affaires et de temps en temps, pour se divertir, s'amusent à la philantropie (philantropic hobby) et demeurent respectables, mais médiocres. C'est à ce milieu-là qu'appartiennent la puissance et l'autorité. Le gouvernement lui-même n'est puissant qu'en tant qu'il sert d'organe au milieu dominant et le comprend d'instinct. Qu'est-ce donc que ce milieu dominant ? « En Amérique, tous les blancs en font partie, en Angleterre, il se compose de la classe moyenne. '» 16 Stuart Mill décèle une seule différence entre l'inertie inanimée des peuples orientaux et le gouvernement bourgeois contemporain, et je trouve l.à, me semble-t-il, la goutte la plus •amère de cette coupe d'absinthe qu'il nous présente. Il dit qu'au lieu du calme stagnant asiatique les Européens de notre temps vivent dan:S une vaine .inquiétude, au milieu de changements absurdes : « En récusant les singularités, nous ne refusons pas les changements, à condition qu'ils soient à chaque fois opérés par tout le monde. Nous avons rejeté les habits propres .à nos pères et sommes prêts 16. Note de Herzen : « Que les lecteurs se souviennent de ce qui a été dit à ce sujet dans Arabesques occidentales (L'Etoile Polaire, de 1857). » (Il s'agit de chapitres de B.i D. publiés dans E.P., t. II. Cf. B.i D.F., t. Hil, pp. 301-313 et 393-413.) (N.d.T.)
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à modifier deux ou trois fois par an la coupe de nos vêtements, mais à condition que tous en fassent autant, et ceci non pour des considérations de beauté ou de confort, mais pour le changement en soi!'» Si les individus ne parviennent pas à se libérer de cette fondrière où ils sont embourbés, de ce marais fangeux, « l'Europe, malgré ses nobles antécédents et son christianisme, deviendra une Chine ». Nous voici revenus, placés face à la même question. Pour quel motif devons-nous réveiller ceux qui dorment ? Au nom de quoi un individu ramolli et absorbé par des petits riens va-t-il se sentir inspiré et se montrer mécontent de son mode de vie présent, avec ses chemins de fer, ses télégraphes, ses journaux et ses articles bon marché? Si les individus ne sortent pas du rang, c'est que l'occasion ne leur en est pas donnée. Pour qui, pour quoi, contre qui iraient-ils se produire ? L'absence d'hommes d'action énergiques n'est pas une cause, mais une conséquence. Le « point, à la ligne », après lequel la lutte entre le désir d'avoir mieux et la conservation de ce qui existe s'achève en faveur de la conservation, est posé (nous semble-t-il), lorsque la couche dominante, active, historique d'un peuple s'approche tout près de la forme d'existence qui lui convient. C'est une espèce de satiété, de saturation; tout s'équilibre, se tasse, continue éternellement de la même manière jusqu'au cataclysme, au renouvellement ou à la destruction. Le semper idem n'exige ni grands efforts, ni combattants farouches; quels qu'ils soient, ils seront superflus; en temps de paix, point n'est besoin de généraux. Pour ne pas aller aussi loin que la Chine, regardez dans nos parages le pays d'Occident qui est le plus rassis, le pays où la chevelure de l'Europe commence à grisonner : la Hollande 1 Où sont ses grands hommes d'Etat, ses grands peintres, ses subtils théologiens, ses hardis navigateurs ? Et à quoi lui serviraient-ils ? Est-elle malheureuse parce qu'elle ne se révolte plus, ne se déchaîne plus, parce qu'ils ne sont plus là ? Elle vous montrera ses villages souriants sur les marais asséchés, ses villes bien lessivées, ses jardins bien ,repassés, son confort, sa liberté, et elle vous dira : « Mes grands hommes m'ont procuré cette liberté, mes navigateurs m'ont légué cette richesse, mes grands peintres ont orné mes murs et mes églises, je suis contente - que voulez-vous encore de moi ? Une rude lutte avec le gouvernement ? Mais est-ce qu'il nous opprime ? Nous avons maintenant plus de liberté que la France n'en a jamais eue. , Qu'est-ce que c'est que cette vie-là? 70
Qu'en adviendra-t-il? Mais qu'advient-il de la vie en général? Et du reste, n'y a-t-il pas en Hollande des romans individuels, des collisions, des ragots? Est-ce qu'en Hollande les gens ne s'aiment pas, ne pleufent pas, ne ;rient ni ne chantent, ne boivent pas de schiedam, ne dansent pas dans chaque village jusqu'au matin ? JI ne faut pas oublier que par-dessus le marché ils jouissent d'une part de tous les fruits de l'instruction, des sciences et des arts, de l'autre, ils ont énormément à faire : c'est la ·« grande réussite » du commerce, le grand casse-tête de l'économie, l'éducation des enfants à son image et sa ressemblance. Le Hollandais n'a pas le temps de regarder alentour, de jouir de ses loisirs, que déjà on l'emporte vers le « champ de Dieu » dans un cercueil élégamment laqué, tandis que son fils est déjà attelé à la meule du négoce, qu'il faut faire tourner sans arrêt, sans quoi les affaires s'arrêteraient. On peut vivre ainsi pendant mil'le ans, à condition qu'un second avènement d'un frère de Bonaparte ne vienne tout auêter 17. Je demande la permission de passer de nos frères aînés à nos frères plus petits. Bien que nous ne disposions pas de faits suffisants, nous pouvons supposer que les races animales, telles qu'elles se sont formées, représentent le résultat ultime d'une longue fluctuation entre diverses métamorphoses, d'une série de perfectionnements et d'acquisitions. C'est une histoire qui s'est faite graduellement, avec les os et les muscles, les circonvolutions du cerveau et les filaments des nerfs. Les animaux antédiluviens représentent comme une époque héroïque de ce livre de vie : ce sont les titans et Ies preux. Ils rapetissent, ils s'adaptent à leur milieu nouveau, et dès qu'ils parviennent à un type agile et solide, ils commencent à se reproduire selon ce type, tant et si bien que le chien d'Ulysse dans L'Odyssée ressemble à nos chiens comme deux gouttes d'eau. Et ce n'est pas tout : est-ce que quelqu'un a prétendu que les animaux politiques ou sociaux, vivant non seulement en troupeau, mais organisés d'une certaine façon (telles les fourmis et les abeilles) aient installé leurs fourmilières ou leurs ruches du premier coup ? J'en doute. Des millions de générations se sont couchées et ont péri annt de s'organiser et de consolider leurs fourmilières chinoises. Ce que je voudrais expliquer, d'après ce qui précède, c'est que tout peuple qui arriverait à cet état de conformité entre la structure sociale externe et ses besoins personnels ne verrait aucune nécessité interne (tant que ses besoins ne changeraient pas) d'aller de l'avant, 17. Faut-il rappeler que Louis Bonaparte fut roi de Hollande de 1806 à 1810, et que Napoléon 1"' avait annexé les Pays-Bas ?
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de guerroyer, de se mutiner, de produire des personnalités excen· triques. Se laisser tranquillement absorber par le troupeau, par la ruche, voilà l'une des premières conditions pour conserver ce que l'on a· acquis. Le monde dont parle Stuart Mill n'est pas encore parvenu à cet état de complète tranquillité. Après toutes ses révolutions et secousses, il n'est ni stable, ni rassis : il est recouvert d'une couche épaisse de crasse, il ·est bourbeux, on n'y trouve ni la pureté de la porcelaine de Chine, ni la blancheur de la toi:le de Hollande. Il y a en lui beaucoup de choses point mûres encore, laides, voire malsaines, .et à cet égard il aura, en effet, à faire encore un pas en avant sur son propre chemin. Ce qu'il doit acquérir, ce ne sont pas des individus énergiques, des passions ·extravagantes, mais une morale honnête, particulière à sa situation. Pour que l'Anglais ne triche plus sur le poids, pour que le Français ne collabore plus avec toutes les forces de police, il faut non seulement la respectarbility, mais un mode de vie solide. Alors, pour ·reprendre les paroles de Stuart Mill, l'Angleterre pourra devenir une Chine (perfectionnée, bien entendu), en conservant tout son commerce, toute sa liberté, en améliorant sa législation, c'est-à-dire en l'allégeant en proportion de la croissance de la coutume obligatoire qui, mieux que tous les tribunaux et châtiments, annihilera la volonté. Et pendant ce temps, la France suivra le beau cours martial de la vie persane, élargi grâce à tout ce qu'une centralisation cultivée peut placer dans les mains du pouvoir, et trouvera sa compensation pour la perte de tous les droits de l'homme en faisant de brillantes incursions chez ·ses voisins, et en soudant les autres peuples aux destins d'un despotisme centralisé ... Déjà les traits des Zouaves appartiennent plus au type asiatique qu'à l'européen. Prévenant les ·exclamations et les malédictions, je me hâte de dire qu'il ne s'agit pas ici de mes désirs, ni même de mes opinions. Ma tâche est purement logique : je voulais ouvrir la parenthèse de la formule qui exprime le résultat de Stuart Mill; à partir de ses personnalités - ses différentielles - je voulais tirer une intégrale historique. Par conséquent, il ne s'agit pas de se demander s'il est. courtois de prophétiser pour l'Angleterre le sort de la Chine (mais ce n'est pas moi qui Je fais, c':est Mill lui-même), ou s'il était de bon goût d'annoncer à la France qu'elle allait devenir une Perse : quoique, à vrai dire, je ne sache vtaiment pas pourquoi la Chine et la Perse peuvent être insultées impunément ! La question vraiment impor72
tante, que Stuart Mill n'a pas effleurée, est la suivante : existe-t-il des germes d'une force nouvelle capables de renouveler le sang ancien ? Y a-t-il des plants, des pousses saines, capables de traverser l'herbe rare ? Or, cette question revient à se demander si un peuple se laissera utiliser définitivement comme engrais pour le sol de la nouvelle Chine et de la nouvelle Perse, se laissera condamner aux gros travaux sans fin, à l'ignorance et à la famine, acceptant en retour (comme dans un jeu de loto) qu'un individu sur dix mille puisse, en tant qu'exemple, encouragement et apaisement pour les autres, s'enrichir et se transformer de « dévoré » en « dévoreur ». La réponse à cette question sera donnée par les événements; on ne peut la proposer de façon théorique. Si le peuple ·est vaincu, la nouvelle Chine et la nouvelle Perse sont inévitables. Si .c'est le peuple qui l'emporte, une révolution sociale est inévitable. N'est-ce point là l'idée qui peut être promue en idée fixe, malgré les haussements d'épaules des aristocrates et le grincement de dents des petits-bourgeois ? Le peuple le sent. Oh combien! L'andenne foi puérile en la légitimité, ou du moins en la justice de ce qui se fait, a disparu; reste la peur devant la force, et l'incapacité de transformer en règle générale la douleur privée; mais de confiance aveugle, point. En France, le peuple clamait sa redoutable protestation au moment même où la classe moyenne, ivre de pouvoir et d'autorité, ceignait la couronne royale sous le nom de « République » et, vautrée avec Marrast dans le fauteuil de Louis XV à VersaiHes, dictait ses lois 18. Le peuple désespéré se souleva, se voyant une fois de plus à Ia porte, et sans un morceau de pain. Il se souleva de façon barbare, sans préméditation, sans plan, sans chefs, sans ressources; mais il ne manquait pas de personnages énergiques, et qui plus est, il suscitait de l'autre côté des rapaces, des vautours sanguinaires, dans le genre de Cavaignac. Le peuple fut battu à plate couture. L'éventualité d'une Perse augmenta, et depuis, ne cesse de croître ... Comment l'ouvrier anglais posera sa question sociale, nous ne le savons pas, mais son entêtement de taureau est énorme. Numériquement, il a la majorité pour lui, mais non la puissance. Les nombres ne démontrent rien. Trois ou quatre Cosaques de ligne, plus 18. Il s'agit des journées de juin 1848. Marrast : président de l'Assemblée constituante formée après ces journées.
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deux ou trois soldats de la garnison, emmènent de Moscou en Sibérie jusqu'à cinq cents forçats. Si le peuple d'Angleterre devait être battu également, comme il le fut en Allemagne au temps des guerres des paysans, comme il le fut en France lors des journées de Juin, alors la Chine prophétisée par Stuart Mill ne serait pas loin. La transition se ferait imperceptiblement; comme nous l'avons dit, pas un seul droit ne serait perdu, pas une liberté ne serait supprimée; .simplement disparaîtrait la capacité de profiter de ces droits et de cette liberté ! Les gens timorés, les gens sensibles assurent que c'est impossible. Je ne demande pas mieux que d'être de leur avis, mais je ne vois pas pourquoi je le serais. La tragique inévitabilité consiste justement en ceci, que l'idée qui pourrait sauver le peuple et lancer l'Europe vers de nouvelles destinées, n'est pas profitable à la classe dirigeante; car si elle était conséquente et audacieuse, elle ne trouverait de profit que dans un Etat auquel s'ajouterait l'esclavagisme américain 19. 19. Il existe deux notes de Herzen au sujet de ce texte : 1° « Ce Complément, traitant du livre de S. Mill, a été écrit en 1859. • (L.) 2• « Cet examen du livre de J. S. Mill est emprunté au livre V de L'Etoile Polaire, qui paraîtra le 1er mai. ~ (A.S.)
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CHAPITRE IV DEUX PROCÈS
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UN DUELl
En 1853, le célèbre communiste WiiHch me fit faire la connaissance de l'ouvrier parisien Barthélemy. Je connaissais déjà son nom à cause de son procès du mois de juin, de sa condamnation, enfin de sa fuite de Belle-Ile (13). Il était jeune, pas grand, mais fortement musclé; ses cheveux, noirs comme le goudron et bouclés, lui donnaient un air méridional; son visage, légèrement marqué par la variole, était beau et dur. Une lutte incessante avait développé en lui une volonté infrangible et l'adresse de la gouverner. Barthélemy était l'un des caractères les plus entiers qu'il m'ait été donné de rencontrer. Il n'avait reçu d'instruction ni scolaire, ni livresque, sinon dans sa partie : c'était un excellent mécanicien. Notons en passant que ce fut des rangs des mécaniciens, des ingénieurs, des cheminots, que sortirent les combattants les plus réso~us des barricades de Juillet. La pensée qui le menait, la passion de tout son être, c'était une soif ine~tinguible, à la Spartacus, d'un soulèvement de la classe ouvrière contre la classe moyenne. Cette pensée était chez lui inséparable d'un désir sauvage d'exterminer la bourgeoisie. Quel commentaire me fut fourni par cet homme sur les horreurs de Quatre-vingt-treize et Quatre-vingt-quatorze, sur les journées 1. Note de Herzen : « Ce récit se rap'porte à l'extrait publié dans le livre VI de L'Etoüe Polaire. » Il se refère ici à l'extrait du chapitre III, paru dans E.P. en 1861, qui finissait par ces mots : ... Cette force sauvage, corrosive, amassée dans le sein d'un ouvrier urbain, je l'ai vue de près... (ci-dessus, chap. III, ~· 57). La place de cette première partie du chapitre IV est conforme aux indications précises données par Herzen à Ogarev... Un Duel parut dans E.P., livre VII, 1862. (N.d.T.)
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de Septembre, sur la haine qui incitait les partis les plus proches les uns les autres à se détruire ! En lui j'ai pu voir de mes yeux qu'un homme peut combiner la soif du sang avec le sens de l'humain, voire la tendresse en d'autres domaines, qu'un homme peut avoir raison devant sa conscience en envoyant, comme SaintJust, des dizaines d'hommes à la guillotine. ·« Pour que la révolution ne soit pas, pour la dixième fois, arrachée de nos mains, disait Barthélemy, il faut que,. chez nous, dans notre famille, nous écrasions la tête de notre plus féroce ennemi. Nous le trouverons toujours derrière son comptoir, derrière son bureau, c'est dans notre camp que nous devons l'anéantir ! » Ses listes de proscriptions portaient les noms de presque tous les émigrés : Victor Hugo, Mazzini, Victor Schoelcher 2 et Kossuth ! Bien peu étaient épargnés, parmi lesquels, je m',en souviens, il y avait Louis Blanc. L'objet spécial, intime, de sa haine, c'était Ledru-Rollin. Le visage mobile, passionné, mais fort calme de Barthélemy avait des spasmes nerveux dès qu'il parlait de « ce dictateur de la bourgeoisie ». Or, il parlait admirablement, talent qui devient de plus en plus rare ! En France, et surtout en Angleterre, les discoureurs sont légion. Prêtres, avocats, membres du Parlement, vendeurs de pilules et de crayons bon marché, orateurs à gages, séculiers et spirituels, dans les parcs, tous ont l'étonnante faculté de faire des prêches, mais il y en a bien peu qui sachent parler en chambre. La logique unilatérale de Barthélemy, fixée en permanence sur un seul point, agissait comme la flamme d'un chalumeau. II discourait avec aisance, sans élever la voix, sans agiter les mains; sa phrase, le choix des mots était con·ect, pur et absolument libre des trois malédictions de la langue française contemporaine : le jargon révolutionnaire, le langage juridique des avocats, le parler désinvolte des boutiquiers. Où donc cet ouvrier, élevé dans les ateliers suffocants où l'on battait et étirait le fer pour les machines, dans les ruelles étouffantes de Paris, entre l'estaminet et la forge, en prison et au bagne, avait-il acquis sa juste conception de la mesure et de la beauté, du tact et de la grâce, perdue par la France bourgeoise? Comment sut-il conserver ce langage naturel au milieu des rhéteurs prétentieux, des Gascons de l'éloquence révolutionnaire? C'est vraiment un problème. 2. ·v: Schœlcher (1804-1893), auteur d'une Histoire des Crimes du 2 Décembre. Exii6· politique.
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11 faut croire qu'un air plus frais souffle autour des ateliers. Du reste, voici quelle a été sa vie. J1 n'avait pas vingt ans lorsqu'il se trouva mêlé à une émeute, sous Louis-Philippe. Un gendarme l'arrêta, et comme il voulut parler, le gendarme lui envoya son poing dans la figure. Barthélemy, que le municipal 3 retenait, tenta de s'arracher à lui, mais ne put rien faire. Le coup avait fait naître un tigre. Cet homme 'Vif, cet ouvrier jeune et joyeux, se réveilla le lendemain métamorphosé. Je dois faire observer que la police relâcha Barthélemy après son arrestation, l'ayant trouvé innocent. De l'offense qui lui avait été faite, on ne voulut même pas parler. « Pourquoi se promener dans les rues pendant une émeute ? Et du reste, où le trouvera-t-on, maintenant, ce gendarme? ~ C'était comme ça. Barthélemy acheta un pistolet, le chargea, et s'en alla errer dans le quartier; il erra un jour ou deux, et soudain, au coin d'une rue, il vit se dresser le gendarme. Barthélemy se détourna et leva son arme. - Vous m'avez reconnu? demanda-t-il au policier. - Et comment donc ! - Vous vous rappelez donc que vous ... - Allez, allez votre chemin, dit le gendarme. - Vous aussi, bon voyage! répondit Barthél·emy, et il appuya sur la détente. Le gendarme s'affaissa et Barthélemy s'éloigna. Le gendarme avait été mortellement blessé, mais ne mour.ut pas aussitôt. Barthélemy fut jugé comme un vulgaire assassin. Nui· ne prit en considération l'importance de l'injure, et particulièrement l'impossibilité (selon l·es idées des Français), pour un ouvrier, d'envoyer un cartel ou de faire un proc~s. Barthélemy fut condamné aux travaux forcés. Ce fut sa troisième école après la forge et la prison. Lorsque, après la révolution de Février, Crémieux, ministre de la Justice, fit la révision des procès, Barthélemy fut libéré. Vinrent les journées de Juin. Barthélemy, qui faisait partie des ardents disciples de Blanqui, parut avec toute sa stature. Il fut pris pendant qu'il défendait héroïquement une barricade '(14), et conduit en forteresse. Les vainqueurs fusillaient les uns, entassaient d'autres dans les caves des Tuileries, expédiaient les troisièmes en forteresse, où on en fusillait occasionnellement, surtout pour faire de la place. Barthélemy survécut. Lors de son procès, il ne songea pas à se justifier, mais profita du banc des accusés pour en faire une tribune 3. En français, comme tous les mots en italiques de ce chapitre.
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d'où il s'attaqua à la Garde nationale. Nous lui sommes redevables de nombreux détails sur les exploits cannibalesques des défenseurs de l'ordre, accomplis en sourdine, pour ainsi dire en famille. A plusieurs reprises le président lui ordonna de se taire, et enfin il interrompit son discours avec une condamnation aux travaux forcés pour quinze ou vingt ans, me semble-t-il (je n'ai pas ce procès de juin sous les yeux). Avec d'autres, Barthélemy fut ,expédié à Belle-Ile. Environ deux ans plus tard il s'évada et se présenta à Londres, en proposant de retourner là-bas pour arranger l'évasion de six autres prisonniers .. La somme modeste qu'il sollicitait (quelque six mille ou sept mille francs) lui fut promise et lui, déguisé en abbé, bréviaire en main, partit pour Paris et Belle-Ile, organisa tout et revint à Londres chercher son argent. On raconte que l'affaire échoua, faute de savoir s'il fallait ou non libérer Blanqui : les partisans de Barbès et d'autres préféraient laisser quelques amis en prison plutôt que de faire évader un ennemi. Barthélemy partit pour la Suisse. Il se dissocia de tous les partis, se coupa d'eux. Il était l'ennemi juré des partisans de Ledru-Rollin, mais il n'était pas, non plus, l'ami des siens. Il était trop brusque et rigide; l'extrémisme de ses opinions était désagréable aux « grands ténors '», et effrayait les timorés. En Suisse, il s'occupa principalement du métier des armes. Il inventa une forme spéciale de fusil, qui se rechargeait à mesure que l'on tirait et donnait ainsi la possibilité d'envoyer une série de balles dans la même cible, l'une après l'autre. C'est avec cette arme qu'il comptait tuer Napoléon III, mais les passions sauvages de Barthélemy sauvèrent par deux fois Bonaparte d'un homme qui n'avait pas moins de détermination qu'Orsini. Dans le parti de Ledru-Rollin se trouvait un individu hardi, un bretteur, un noceur, une cervelle brûlée : Cournet (15). Cournet appartenait à ce type particulier que l'on rencontre fréquemment parmi les nobles polonais et les officiers russes, surtout J.es cornettes à la retraite retirés à la campagne. A ce type appartenaient Denis Davydov et son « compagnon de bouteille », Bourtzov, Gagarine - « tête-de-mort » et Zaretzki, le témoin de Lenski 4 • Sous leur forme vulgaire, on les rencontre parmi ·les Junkers prussiens et dans les Bruderschaft des casernes autrichiennes. En 4. Denis Davydov, héroïque chef des partisans !pendant la Campagne de Russie, modèle du « Denissov » de Guerre et Paix. Bourtzov, officier de hussards, compagnon de guerre de D. Davydov, tué en 1813. Gagarine, prince Fédor (1787-1863), « risque-tout » célèbre en son temps par ses « exploits ». Zaretr.ki, personnage imaginé par Pouchkine, dans Eugène Onéguine.
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Angleterre, il n'y en a pas; en France, ils sont comme des poissons dans l'eau, mais des poissons aux écailles nettoyées et vernies. Ils sont gens braves, téméraires Jusqu'à l'insolence, jusqu'à l'absurdité, et fort bornés. Leur vie se passe à évoquer le souvenir de deux ou trois péripéties où ils traversèrent l'eau et le feu, coupèrent quelques oreilles, restèrent debout sous une grêle d'obus. Parfois ils s'attribuent un haut fait et l'accomplissent ensuite, pour donner force à leurs affirmations. Ils sont vaguement conscients que ces bravades constituent leur seule force, la seule chose digne d'intérêt dont ils puissent se glorifier, or ils ont une féroce envie de fanfaronner. Cela dit, ils sont souvent de bons camarades, surtout en joyeuse compagnie, et jusqu'à la première brouille ils se dressent pour défendre les leurs; en général, ils ont plus de bravoure militaire que d~ courage civique. Ce sont des désœuvrés, des joueurs acharnés - aux cartes, comme dans la vie - , les lansquenets de toute entreprise désespérée, surtout si elle leur permet de revêtir un uniforme à galons de général, d'amasser argent et décorations, pour mener derechef, pendant quelques années, une vie tranquille dans .Jes salles de billard et les cafés. Et qu'il s'agisse d'aider Louis-Napoléon à Strasbourg 5, la duchesse de Berry à Blois, ou la République rouge au faubourg Saint-Antoine, peu leur importe ! Le courage et la réussite pour eux ·et pour toute la France recouvrent le tout. Coumet commença sa carrière dans la ~lotte, au temps de la querelle entre la France et le Portugal 6. Avec une poignée de compagnons, il monta sur une frégate portugaise et s'en empara, ainsi que de l'équipage. Cet incident détermina et termina aussi la vie future de Cournet. Toute la France parla du jeune enseigne de vaisseau; il n'alla pas plus loin et mit fin à sa carrière par l'abordage avec lequel il l'avait commencée, comme si, en l'entreprenant, il eût été tué du premier coup. Par la suite, il fut rayé des cadres de la marine. Une paix morne régnait sur l'Europe. Cournet s'ennuya un bon moment, puis il entreprit de guerroyer pour son compte. Il disait qu'il avait eu jusqu'à vingt duels; admettons-en dix, ce qui est amplement suffisant pour ne pas le tenir pour un homme sérieux. Comment il s'est trouvé parmi les républicains rouges, je l'ignore. II n'a pas joué de rôle particulier dans l'émigration française. On 5. Arrivé clandestinement à Strasbourg en octobre 1836, Louis-Napoléon complota pour renverser Louis-Philippe. 6. En 1831, une escadre française entra dans les eaux territoriales portugaises et parut sur le Tage. ·
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racontait diverses histoires sur lui, par exemple qu'en Belgique il avait mis à mal un policier qui voulait l'arrêter, et s'était enf.ui, et d'autres escapades de la même eau. Il se considérait comme « l'une des premières lames de France ». Le sombre courage de Barthélemy, que taraudait à sa façon un amour-propre effréné, devait, en se heurtant à l'arrogante bravoure de Cournet, conduire au désastre. Ils étaient jaloux l'un de l'autre. Pourtant, appartenant à des milieux différents et des partis hostiles, ils auraient pu ne jamais se rencontrer au cours de leur existence. De bonnes gens y remédièrent fraternellement. Barthélemy avait une dent contre Cournet à cause de certaines lettres qui avaient été envoyées de France par l'intermédiaire de ce dernier, et qu'il n'avait jamais reçues. Il est fort probable que Cournet n'y était pour rien, niais bientôt des ragots s'ajoutèrent au grief. En Suisse, Barthélemy fit la connaissance d'une actri·ce, une Italienne, avec qui il entretint une liaison. « Quel dommage, disait Cournet, que le socialiste des socialistes se fasse entretenir par une actrice ! » Des amis de Barthélemy le lui répétèrent promptement. Au reçu de leur lettre, Barthélemy abandonna son projet de fusil et son actrice, et arriva à toute vitesse à Londres. Nous avons déjà dit qu'il connaissait Willich. C'était un homme au cœur pur, un officier d'artillerie prussien des plus bienveillants; il était passé du côté de la révolution et était devenu communiste. Il s'était battu à Bade pour le peuple, commandant le feu pendant le soulèvement de Hecker 7, et après son écrasement il partit pour l'Angleterre. Il parut à Londres sans le sou et tenta de. donner des leçons de mathématiques, d'allemand, mais n'y réussit pas. Il abandonna les manuels scolaires et, oubliant ses épaulettes, se fit, héroïquement, ouvrier... Avec quelques camarades il organisa un atelier où il fabriqua des balais. Personne ne leur vint en aide. Willich ne perdait espoir ni en une insurrection en Allemagne, ni en l'amélioration de sa situation. Mais elle ne s'améliorait pas et il emporta ses espoirs d'une république teutonne à New York, où le gouvernement lui accorda un poste d'arpenteur. Willich se rendit ·Compte que l'affaire Cournet allait mal tourner et s'offrit comme médiateur. Barthélemy avait tout à fait confiance ·en Willich et lui confia ses intérêts. Willich alla trouver Cournet; son ton calme et ferme impressionna « la première lame de France », qui s'expliqua sur les lettl"es; puis, quand Willich lui 7. Le soulèvement, organisé par Becker et G. Struve en vue d'une unification des terres allemandes en une seule république démocratique eut lieu dans le duché de Bade, en avril 1848. L'aide de cam'p de Willich était Engels. (K.)
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demanda s'il était « certain que Barthélemy était entretenu par une actrice », l'autre lui répondit qu'il « avait répété des ragots, et le regrettait ·». - C'est tout à fait suffisant, déclara Willich. Mettez par écrit ce que vous venez de me dire, donnez-moi le papier, et je rentrerai chez moi parfaitement heureux. - Pourquoi pas ? fit Coumet, qui prit sa plume. - C'est ·comme ça que vous allez faire des excuses à un quelconque Barthélemy ? intervint un autre réfugié, survenu à la fin de cette conversation. - Comment cela, faire des excuses ? Vous prenez cela pour des excuses ? - Je le prends, moi, pour l'acte d'un honnête homme qui, ayant répété des potins, le regrette, dit Willich. - Non ! s'écria Cournet en jetant la plume. Je ne puis faire ça. - Mais ne venez-vous pas de dire ... - Non, non, pardonnez-moi, mais je ne peux pas ! Dites à Barthélemy : « Je l'ai dit parce que je voulais le dire. » - Bravissimo! s'exclama l'autre réfugié. - C'est sur vous; Monsieur, que retombera la responsabilité du malheur qui va arriver, lui lança Willich, et il sortit. Cela s'est passé le soir. Il est venu me voir sans avoir encore vu Barthélemy. Il a déambulé dans ma chambre d'un air attristé, en me disant : .« A présent le duel 'est inévitable. Quel malheur que ce réfugié se soit trouvé là ! » « On n'y peut rien, me disais-je. L'intelligence fait silence face à la sauvage flambée des passions, et si l'on y ajoute le sang français, la haine des coter~es et des divers « choristes » dans l'amphithéâtre... ! '» Le surlendemain, dans la matinée, je marchais dans Pall Mali. Willich allait je ne sais où à pas pressés. Je l'arrêtai. Pâle et agité il se retourna vers moi : - Alors? fis-je. -Tué raide. -Qui? - Cournet. Je cours demander conseil à Louis Blanc. - Où est Barthélemy ? - Lui, son témoin et ceux de Cournet sont en prison. Un seul des témoins n'a pas été pris. D'après la 'loi anglaise, Barthélemy peut être pendu. Willich monta dans un omnibus et partit. Je restai dans la rue un moment, puis je fis demi-tour et rentrai à la maison.
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Willich arriva environ deux heures plus tard. Bien entendu, Louis Blanc prenait une part active à l'affaire, voulait consulter des avocats renommés. Il semblait opportun de présenter les choses de manière que les enquêteurs ignorent qui avait tiré et qui étaient les témoins. Pour cela, il fallait que les deux parties disent la même chose. Tout le monde était convaincu que, dans le cas d'un duel, un tribunal anglais ne recourrait pas à des ruses policières. Il était nécessaire de le faire savoir aux amis de Cournet, mais aucune des relations de Willich ne fréquentait ni ceux-ci, ni LedruRo'llin, aussi Willich m'envoya-t-il chez Mazzini. Je le trouvai fort irrité. - Vous êtes sans doute venu pour l'affaire de cet assassin? - Pour l'affaire Barthélemy, oui. - Vous le connaissez, vous le défendez, c'est bel et bon, mais je ne comprends pas ... Cournet, l'infortuné Cournet, avait lui aussi des relations, des amis ... - Qui, sans doute ne le traitaient pas de bandit pour ·avoir pris part à vingt duels dans lesquels, apparemment, ce n'·est pas lui qui fut tué. - Est-ce le moment de nous en souvenir? - Je vous ai répondu. - Alors, c'est l'autre qu'il faut sauver à présent du nœud coulant? - Je suppose que personne n'éprouvera un plaisir particulier à voir pendre un homme qui s'est conduit comme l'a fait Barthélemy aux barricades de Juin. nu reste, il n'est pas question de lui seul, mais aussi des témoins de Cournet. - Il ne sera pas pendu. - Sait-on jamais ? intervint imperturbablement un jeune radical anglais, coiffé à la Jésus. Il n'avait pas encore dit mot, mais avait approuvé ce que disait Mazzini avec sa tête, la fumée de son cigare et des polyphtongues 8 indistinctes, où cinq à six voyelles agglutinées ensemble formaient un seul mot composé. - Apparemment, vous n'avez rien là contre ? - Nous aimons et respectons la loi. - N'est-ce pas pour cela que tous les autres peuples respectent l'Angleterre plus qu'ils n'aiment les Anglais? observai-je, en prêtant un ton bonasse à mes paroles. - Oued? demanda le radical (ou peut-être était-ce une réponse). - De quoi s'agit-il ? interrompit Mazzini. 8. Néologisme inventé par Herzen.
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Je le lui expliquai. - Ils y ont déjà songé eux-mêmes, et sont parvenus à la même condusion. Le procès de Barthélemy offre un immense intérêt. Rarement }es caractères français et anglais se sont révélés de manière aussi vive, dans un cadre aussi étroit et mesurable. A commencer par le combat singulier, tout avait été absurde. Ils s'étaient battus près de Windsor 9. II fallait s'y rendre par le train (qui va seulement à Windsor) et s'éloigner de quelques dizaines de miles des frontières, en s'enfonçant au cœur du royaume, alors qu'en général les gens se battent en duel sur la frontière, près des navires, canots, etc. Au surplus, le choix de Windsor ne valait rien en soi : le Palais royal, la résidence favorite de Victoria, se trouve sous une double surveillance - en ce qui concerne la police, s'entend. Je présume que l'endroit avait été choisi tout bonnement parce que de tous les endroits de Londres les Français ne connaissent que Richemont et Vainsor 10. Les témoins avaient emporté à tout hasard des rapières aux pointes effilées, tout en sachant que les adversaires se battraient au pistolet. Lorsque Cournet s'écroula, ils s'en allèrent tous ensemble, à l'exception d'un seul, qui partit seul et put ainsi passer tranquillement en Belgique; et ils n'oublièrent pas d'emporter les rapières. Quand ils arrivèrent à Londres, à la gare de Waterloo, le télégraphe avait depuis longtemps alerté la police. Ceile-ci n'eut pas à chercher : « quatre individus portant barbe et moustaches, coiffés de casquettes, parlant français et tenant des rapières enveloppées » furent appréhendés à leur descente du wagon. Comment tout cela a-t-il pu arriver ? Il me semble que ce n'est pas nous qui devons apprendre aux Français à se cacher de la police ! Il n'existe pas au monde de police plus féroce, plus débrouillarde, plus amorale, plus infatigable dans son zèle, que la française. Sous Louis-Philippe, tant le poursuivant que le poursuivi jouaient magistralement leur partie, chaque coup était calculé; maintenant c'est inutile : la police annonce d'avance « échec et mat» «à la russe·»; mais le règne de Louis-Philippe n'est pas bien loin. Comment, dès lors, un homme aussi intelligent que Barthélemy, des personnes aussi expérimentées que les témoins de Cournet, purent-ils commettre tant de bévues? La raison ·en est toujours la même : une totale ignorance des lois anglaises. Ils avaient entendu dire qu'on ne pouvait vous 9. A Eton (L.)
10. Richmond et Windsor. Herzen s'amuse à imiter la prononciation française des noms anglais. Plus loin, il tournera en ridicule l'accent russe en français.
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arrêter sans « ouarrant » 11, on leur avait parlé d'un certain « habeas corpus » 12, qui permet à un prévenu d'être r:elâché sur la demande de son avocat; et ils comptaient rentrer chez eux, changer de vêtements et se trouver en Belgique de bon matin, quand le « constable » berné viendrait les quérir, infailliblement armé de son bâton (tel qu'on le décrit dans les romans français} et, voyant qu'ils n'étaient pas là, s'exclamerait : « Goddamn ! »; ceci en dépit du fait que les « constables » ne portent pas plus de bâtons que les Anglais ne disent « goddamn ! ». Les prisonniers furent enfermés dans la prison du Surrey. Les visites commencèrent. Des dames arrivèrent et les amis de feu Cournet. Bien entendu, la police ne fut pas longue ·à deviner ce qu'il en était et comment c'était arrivé. Du reste, on ne peut leur en faire un mérite : les amis comme ·les ennemis de Barthélemy et de Cournet clamaient dans les « public houses » 13 et les estaminets tous les détails du duel, en en rajoutant, comme il se doit, d'autres, de pure invention. Mais, « officiellement », la police ne voulait rien savoir; aussi, lorsque certains visiteurs demandèrent à voir le témoin Barronet, d'autres, le témoin de Barthélemy, l'officier de police prit sur lui de leur dire : - Messieurs, nous n•e savons pas qui est le témoin, qui est le coupable. L'enquête n'a pas encore découvert toutes les circonstances de cette affaire, aussi veuillez nommer vos amis par leur nom. Première leçon ! Enfin les Assises se rendirent dans le Surrey, et l'on fixa le jour où le « Lord Chief Justice », Campbell, jugerait l'affaire du Français Cournet, tué par un inconnu, ainsi que les personnes qui y étaient impliquées. A l'époque, j'habitais à Primrose Hil114. Vers sept heures d'une matinée froide et brumeuse de février 15, je traversai Regent's Park pour me rendre à la gare. Cette journée demeure en très haut :relief dans ma mémoire : depuis le brouillard qui couvrait le parc, les cygnes blancs somnolents voguant sur l'eau voilée par une fumée rouge et jaune, jusqu'à l'instant où, bien après minuit, assis avec un certain « lawyer » chez Verrey, dans Regent Street, je bus du champagne à la santé de l'Angleterre, tout est Ià, devant mes yeux. 11. Warrant : mandat d'arrêt. 12. Loi qui exige de présenter le corps du délit. 13. A l'époque, les brasseries. 14. V. B.t D.F., t. III, Co=entaire 41, p. 269, pour la liste des nombreux domiciles de Herzen à Londres. 15. Erreur : ce procès fut jugé le 21 mars 1853.
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Je n'avais jamais vu encore un tribunal anglais : l'aspect comique de cette mise en scène médiévale nous fait plutôt penser à un opéra-bouffe qu'à une tradition vénérable, mais ce jour-là, on pouvait n'y plus penser. Vers dix heures, apparurent devant l'hôtel où était descendu Lord Campbell les premiers masques : des hérauts d'armes et deux trompettes, qui annoncèrent que Lord Campbell jugerait telle et telle affaire dans un procès public, à dix heures. Nous courûmes vers les portes du tribunal qui se trouvait à quelques pas; entretemps, Lord Campbell traversa la place dans un carrosse doré, coiffé d'une perruque, qui ne le cédait en proportions et en beauté qu'à celle de son cocher, surmontée d'un tricorne minuscule. Derrière son carrosse marchaient quelque vingt « attorneys :. et « sollicitors », tête nue, relevant leurs robes et coiffés de perruques en laine, faites de manière à ressembler le moins possible à des cheveux humains. A la porte, je faillis échouer au tribunal où Dieu jugeait Cournet, au lieu de celui où Lord Chief Justice Campbell jugeait Barthélemy ! Sur le seuil même, la masse des gens refoulés hors de la salle par la police et la poussée inhumaine par-derrière produisirent un aTrêt; il était impossible d'avancer, tandis que la foule grossissait par-derrière. La police, qui en avait assez des petites mesures, fit une chaîne en se tenant par les mains et monta à l'assaut d'un élan unanime; le premier rang m'écrasa ,à me couper le souffle ... Encore puis encore une vaillante poussée des assiégeants, et soudain nous nous trouvâmes expulsés, jetés dehors à dix pas des portes, dans la rue. Sans un avocat de nos connaissances, nous ne serions jamais entrés ·: la salle était comble. Il nous fit passer par des portes spéciales et nous pûmes enfin nous asseoir, essuyer notre sueur et vérifier que nous avions encore notre montre et notre argent. C'e9t extraordinaire : nulle part la foule n'est plus nombreuse, plus serrée, plus effrayante qu'à Londres, mais elle ne sait en aucun cas faire la queue. Les Anglais l'emportent toujou·rs par leur obstination nationale; ils poussent pendant deux heures et finissent par faire une percée. J'en ai souvent été émerveillé à la sortie des théâtres : si les gens marchaient les uns derrière les autres, sans doute entreraient-ils au bout d'une demi-heure, mais comme ils· exercent une pression massive, beaucoup de ceux qui se trouvent devant sont rejetés à droite et à gauche des portes, où ils sont saisis par une espèce d'acharnement rentré et se mettent à presser latéralement le flot médian, qui avance avec lenteur
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- action qui ne leur sert de rien : c'est une vengeance, e~ercée sur les côtes des gens pius chanceux qu'eux... · On frappe à la porte. Un monsieur, également en costume de mascarade, crie: «Qui va là? » « Le juge :., répond-on de l'autre côté. La porte s'ouvre, et Campbell paraît, revêtu d'une pelisse et d'une sorte de robe de chambre féminine. Il salue en s'inclinant vers les quatre points cardinaux et annonce que les débats sont ouverts. L'opinion du tribunal, c'est-à-dire de Campbell, sur l'affaire Barthélemy parut claire du début à la fin; il s'y tint en dépit de tous les efforts des Français pour l'ébranler et l'aggrav.er. II y avait eu un duel. Un homme avait été tué. Tous deux étaient des Français, des réfugiés, des gens ayant un sens de l'honneur différent du nôtre; qui avait raison, qui avait tort, c'était difficile à démêler. L'un est descendu des barricades, l'autre est un bretteur. Nous ne pouvons laisser ce crime impuni, mais il ne convient pas de frapper des étrangers de toute la force des lois anglaises, d'autant plus que tous sont des gens propres et se sont conduits honorablement, même s'ils ont agi bêtement. C'est pourquoi nous n'allons pas chercher à savoir qui est le meurtrier; en toute probabilité, c'est celui qui s'est enfui en Belgique. Nous allons accuser les inculpés d'avoir été complices, et nous demanderons aux jurés s'ils sont ou non coupables de « manslaughter » 16, Si les jurés les trouvent coupables, ils sont entre nos mains : nous les condamnerons à l'une des peines les plus légères et en finirons avec cette affaire. Si les jurés les acquittent, qu'ils s'en aillent où bon leur semble, à la grâce de Dieu ! Toutes ces paroles étaient comme un couteau enfoncé dans le cœur des Français des deux camps. Les partisans de Cournet voulaient profiter de l'occasion pour perdre Barthélemy dans l'opinion du tribunal et, sans le nommer directement, le désigner comme le meurtrier de Coumet. Quelques amis de Barthélemy, et lui-même, vis·aient à couvrir Baronnet et compagnie de honte et de mépris, grâce à un fait insolite, révélé par l'enquête policière. Les pistolets, procurés chez un armurier, lui avaient été renvoyés après le duel. L'un était chargé. A l'ouverture du procès, l'armurier s'était présenté avec cette arme pour témoigner que sous la balle et la poudre se trouvait un bout de chiffon, qui empêchait de tirer. Le duel se déroula ainsi : Cournet tira sur Barthélemy et le manqua. L'amorce du pistolet de Barthélemy claqua, mais aucun 16. Meurtre.
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coup ne partit. On lui passa une seconde amorce, mais la même chose se reproduisit. Alors Barthélemy jeta son arme et proposa à Cournet de se battre aux rapières. Cournet refusa. On décida donc de tirer encore, mais Barthélemy exigea un autre pistolet, ce à quoi Cournet consentit aussitôt. Le pistolet fut remis à Barthélemy, on entendit une détonation et Cnurnet tomba mort. Ainsi, le pistolet qui avait été renvoyé chargé à l'armurier était celui que Barthélemy avait eu en main. Comment le morceau de tissu s'y trouvait-il ? Les pistolets avaient été procurés par un ami de Cournet, Pardigon, qui avait autrefois collaboré à La Voix du Peuple 17 et qui avait été atrocement défiguré pendant les journées de Juin 18. Si l'on parvenait à prouver que le bout de tissu avait été placé intentionnellement, c'est-à-dire que les ennemis de Barthélemy le conduisaient à l'abattoir, ces ennemis auraient été couverts d'opprobre et ·anéantis pour l'éternité. Pour un résultat aussi agréable, Barthélemy aurait volontiers accepté dix ans de pénitencier ou de déportation. L'enquête démontra que le lambeau de tissu retiré du pistolet appartenait, en effet, à Pardigon, qui l'avait arraché au chiffon lui servant à frotter ses bottes vernies. Il déclara que pour nettoyer la bouche du pistolet il avait entortillé le tissu autour d'un crayon, et un petit bout s'en était peut-être détaché. Comment se faisait-il 17. Le journal de Proudhon, auquel collabora Herzen. (Cf. B.i D.F., t. III, chap. XLI.) 18. Note de Herzen : « Pardigon, arrêté pendant les journées de Juin, fut jeté dans les caves des Tuileries; il s'y trouvait quelque cinq mille personnes. Il y avait là des gens atteints du choléra, des blessés, des mourants. Quand le gouvernement envoya Cormenin s'informer de leur état, lui et le médecin firent un bond en arrière en ouvrant la porte, tant la puanteur était asphyxiante et pestilentielle. Il était interdit de s'approcher du soupirail. Pardigon, défaillant par manque d'air, leva la tête pour respirer; la sentinelle de la Garde nationale s'en aperçut et lui dit de s'écarter, sinon il allait tirer. Pardigon tarda à obéir et le respectable bourgeois abaissa le canon de son fusil et tira sur Pardigon; la balle lui arracha une partie de la joue et ·la mâchoire inférieure. Il tomba. Dans la soirée, une partie des prisonniers fut emmenée en forteresse, parmi eux Pardigon, blessé, à qui l'on lia les mains avant de l'emmener. « Entr~temps eut lieu l'alerte bien connue de la place du Carrousel, o~ la Garde nationale tira sur les siens, tant elle eut peur. Pardigon, n'en pouvant plus, tomba; on le jeta sur le sol d'un corps de garde de la police, et il resta là, les mains liées, couché sur le dos et avalant le sang de sa blessure. C'est dans cet état que le trouva un certain lpolytechnicien, qui vitupéra les cannibales et les obligea de conduire le blessé à l'hôpital. Je me souviens d'avoir rapporté cet incident dans mes Lettres de France et d'Italie ... mais il n'y a pas de mal à le répéter, afin de ne point oublier ce que c'est que la bourgeoisie parisienne éduquée. 1> (L'épisode Pardigon ne figure pas dans l'ouvrage mentionné par H.) (N.d.T.)
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dans ce cas, demandèrent les amis de Barthélemy, que ce morceau de tissu eût une forme régulière, sans plis, ni déchirure ? De leur côté, les adversaires avaient préparé une phalange de témoins à décharge, au bénéfice de Baronnet et de ses camarades. Leur manœuvre était la suivante : si le défenseur de Baronnet les questionnait sur les antécédents de Coumet et ·autres, ils le porteraient aux nues et ne souffleraient mot de Barthélemy et de ses .témoins : un silence aussi unanime de la part de compatriotes et correligionnaires devait, pensaient-ils, remonter fortement la valeur de leur parti aux yoox de Campbell ·et du public, fortement discréditer l'autre. La convocation de témoins coûte cher; de plus, Barthélemy ne disposait pas de toute une escouade d'amis à qui il pût dicter leurs réponses. Déjà au cours de l'enquête les amis de Cournet avaient su se taire éloquemment... Le magistrat demanda à Baronnet, en tant qu'un des témoins arrêtés, s'il savait qui avait tué Cournet, ou s'il soupçonnait quelqu'un. Baronnet répliqua qu'aucun châtiment ne le contraindrait à nommer l'homme qui avait ôté la vie à Cournet, bien que le mort fût son meilleur ami. - Dussé-je porter des chaînes dans une prison étouffante, je ne dirai rien ! Le « sollicitor » l'interrompit, impassible : - Certes, c'est votre droit; du reste, vos paroles prouvent que vous connaissez le coupable ... Après cela, ils voulurent jouer au plus fin ... Avec qui? Avec Lord Campbell? J'aimerais joindre ici son portrait, afin de démontrer toute l'absurdité de leur tentative. Une poignée de clubistes parisiens pensait rouler Je vieux Lord Campbell, qui avait grisonné et s'était ridé dans son fauteuil de juge, en lisant d'une voix in].passible, avec un accent écosS'ais, les plus terrifiantes « évidences » 19, et débrouillant les affaires les plus compliquées de manière éminemment claire ... Lord Campbell qui jamais n'élève la voix, jamais ne se fâche, jamais ne sourit, qui ne se permet que dans les moments les plus comiques ou les plus critiques de se moucher... Lord Campbell, au visage de vieille femme hargneuse, qui vous révèle ·clairement, si vous y regardez de près, la célèbre métamorphose qui surprit si désagréablement le Petit Chaperon Rouge : ce n'est nullement une « mère-grand », mais un loup, portant perruque, peignoir de femme et caraco bordé de fourrure. Mais Sa Seigneurie ne demeura pas en reste. 19. Preuves-témoignages.
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Après de longues discussions à propos du petit chiffon et le témoignage de Pardigon, les défenseurs de Baronnet commencèrent à appeler les témoins. En premier lieu se présenta un vieux réfugié, un camarade de Barbès et de Blanqui. D'abord il prit la Bible avec une pointe de dégoût, puis fit un geste de la main comme pour dire « ça ou autre chose... », prêta serment et tendit le cou. - Y a-t-il longtemps que vous connaissez Cournet ? lui demanda l'un des « attorneys ». - Citoyens, dit le réfugié en français, depuis l'époque de ma jeunesse vouée à une œuvre unique, j'ai dédié ma vie à la cause sacrée de la liberté et de l'égalité ... H allait continuer dans le même style, mais « l'attorney » l'interrompit et, s'adressant à 1'interprète, fit remarquer : - Il me semble que le témoin n'a pas compris la question : traduis·ez-la en français. II fut suivi par un autre. Cinq ou six Français à barbichettes en forme de verres à liqueur, d'autres chauves, avec d'énormes moustaches taillées à la Nicolas rr, d'autres enfin à Ja chevelure tombant sur les épaules, portant des foulards rouges, se présentèrent les uns après les autres pour reprendre des variations sur ce thème : « Coumet était un homme dont les mérites surpassaient la vertu, et ·les vertus égalaient les mérites; il était l'ornement de l'émigration, l'honneur du parti; son épouse ·est inconsolable, et ses amis ne trouvent de consolation que dans le fait que des hommes tels que Baronnet et ses camarades soient encore en vie. » - Et vous connaissez Barthélemy ? - Oui, c'est un réfugié français ... Je l'ai rencontré, mais je ne sais rien de lui. En disant cela, le témoin eut un claquement des lèvres, à la française. - Témoin Untel, fit l'avocat. - Permettez, intervint « mère-grand » Campbell, d'une voix de douce sollicitude, ne les troublez pas davantage. Cette multiplicité de témoins en faveur du défunt Cournet et l'incuJpé Baronnet nous parait superflue et pernicieuse; nous ne considérons ni l'un, ni l'autre, comme des hommes si mauvais qu'il faille prouver leur honnêteté et leur bonne conduite avec tant d'opiniâtreté. Ce qui plus est, Cournet est mort, et nous n'avons nul besoin de savoir quelque chose à son sujet. Nous sommes appelés à juger uniquement l'affaire de son meurtre; tout ce qui est lié à ce crime est pour nous important, mais il n'y a aucune nécessité pour nous 89
de connaître les incidents de 1a vie antérieure des inculpés, que nous tenons l'un et l'autre pour de fort honorables gentlemen. Pour ma part, je ne nourris aucun soupçon à l'égard de M. Baronnet. ( « Pourquoi donc, mère-grand, as-tu des yeux si rusés et rieurs? » « Parce que, mes chers petits-enfants, mon rang m'interdit de me moquer de vous avec mes lèvres, aussi le fais-je avec mes yeux! ») Bien entendu, après cela les témoins aux cheveux longs et ceux qui se coiffaient avec un toupet, ceux qui avaient un air martial ou ceux qui portaient des cache-nez aux sept couleurs du prisme, furent renvoyés sans avoir été entendus. Ensuite l'affaire alla très vite. L'un des avocats de la défense, en soumettant aux jurés le fait que les inculpés, des étrangers ignorant les 1lois anglaises, méritaient toutes les indulgences, ajouta : - Imaginez, Messieurs les Jurés, que M. Baronnet connaît si Jmal l'Angleterre, qu'à Ia question : « Savez-vous qui a tué Cournet? » il a répondu que même si on l'enchaînait dans un donjon pendant dix ans, il ne prononcerait pas ce nom! Vous voyez donc que M. Baronnet garde encore des idées médiévales, sur l'Angleterre : il a pu penser qu'en refusant de répondre, il pouvait être chargé de chaînes et jeté en prison pour une décennie. J'espère (poursuivit-il sans retenir son hilarité) que ·le ma:lheureux événement qui a privé M. Baronnet de liberté pendant quelques mois l'aura persuadé que les prisons anglaises se sont quelque peu améliorées depuis le Moyen Age, et je doute qu'elles soient inférieures aux prisons de certains autres pays. Montrons donc aux inculpés que nos tribunaux sont, eux aussi, humains et justes... , etc. · Le jury, dont la moitié était composée d'étrangers, déclara les inculpés coupables. Campbell alors se tourna vers le banc des accusés et leur rappela la sévérité des lois anglaises, leur rappela également qu'un étranger qui met le pied sur la terre anglaise jouit de tous les droits d'un Anglais et doit par conséquent porter la même responsabilité devant la loi. Il passa ensuite à la différence des mœurs, et finit par déclarer qu'il ne trouvait pas juste de les punir selon toute la rigueur des lois, aussi les condamnait-il à deux mois d'emprisonnement. Le public, le peuple, Ies avocats et nous tous étions contents~ Nous nous étions attendus à un verdict sévère et n'osions mêmepas espérer le minimum : trois ou quatre ans ! 90
Qui donc est resté mécontent ? Les inculpés. J'allai trouver Barthélemy. Il me serra la main d'un .air sombre. - Pardigon, lui, est resté pur, et Baronnet... , lui dis-je. 11 haussa J.es épaules. Comme je sortais de la saJ.le, je rencontrai un avocat de mes relations. Il se tenait aux côtés de Baronnet. Celui-ci déclara : - J'aimerais mieux faire un an de prison, plutôt que d'être acoquiné avec ce scélérat de Barthélemy ! Le procès fut clos vers dix heures du soir. Quand nous arrivâmes 'à la gare du chemin de fer, nous trouvâmes sur le quai des foules de Français -et d'Anglais qui discutaient à haute voix, bruyamment, du procès. La majorité des Français était satisfaite du verdict, tout ·en percevant que la victoire n'était pas de l'autre côté de la Manche. Dans le wagon, les Français entonnèrent la
Marseillaise. - Messieurs, leur dis-je, la justice avant tout. Cette fois-ci, chantons « Rule Britannia ! ~ Et c'est « Rule Britannia » que nous chantâmes !
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-II« NOT GUILTY »
••. « Hier on a arrêté à son domiciLe le docteur Simon Bernard, en relation avec l'affaire Orsini... » 1 Il faut avoir vécu plusieurs années en Angleterre pour comprendre combien pareille nouvelle peut surprendre ... et qu'au premier ins·tant on refuse d'y croire... et qu'un climat •« continental » s'empare de votr·e âme ! Il arrive assez souvent que l'Angleterre souffre de frayeurs périodiques, et, dans ces moments de panique, malheur à l'obstacle qui lui barre la route ! En général, la frayeur est impitoyable, implacable, mais elle a l'avantage de passer vite. Elle n'est pas rancunière et s'efforce de se fair·e oublier au plus tôt. li ne faut pas croire qu'un sentiment de prudence pusillanime ou d'autoprotection inquiète soit inhérent au caractère anglais : c'est la conséquence d'un embonpoint né de la fortune, d'un entraînement de toutes les pensées et passions vers •le profit. La pusillanimité a été instillée dans le sang anglais par les capitalistes et les petits-bourgeois; ce sont eux qui communiquent leur angoisse maladive au monde officiel qui, dans un pays d'ins·titutions représentatives s'adapte continuellement à ol'humeur, aux votes et à l'argent des possédants. Comme ils constituent le milieu dominant, ils perdent la tête à chaqae incident inattendu et, n'ayant pas besoin de se gêner, apparaiss·ent dans toute leur impuissante et maladroite lâcheté que ne dissimule nul foulard 2 bariolé et déteint de la rhétorique française. Il ne s'agit que d'attendre : dès que le capital se ·ressaisit, se rassure sur ses taux d'intérêt, tout rentre dans l'ordre accoutumé. 1. Simon-François Bernard (1817-1862), militant « quarante-huitard », qui émigra en Angleterre en 1851. Il fut arrêté le 15 février 1858 chez lui, à Londres; Herzen apprit la nouvelle dans le Times du 16. Cf. Commentaires (16). 2. Dans ce ehapitre, tous les mots en italiques sont en français ou en anglais dans le texte. Herzen se livrait volontiers à ce jeu.
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En arrêtant Bernard, on pensait échapper à la colère de César : Orsini avait fabriqué ses bombes sur 1e sol anglais... En général, les concessions pusill!inimes provoquent l'irritation; aussi, au lieu d'un « merci '», les notes comminatoires devinrent plus menaçantes encore et les articles belliqueux des journaux français dégagèrent une plus forte odeur de poudre. Le capital blêmit, sa vue se troubla; déjà il entrevoyait, il subodorait les navires à hélice, les pantalons rouges, les boulets rouges, un ciel rouge, la Banque transformée en bal Mabille, avec son inscription historique : Ici l'on danse! Que faire? Non seulement était-on prêt à restituer, à anéantir le docteur Simon Bernard, mais peut-être même à miner et faire disparaître le mont Saint-Bernard, si seulement cela pouvait servir à chasser le spectre maudit des panta[ons rouges et des barbiches noires, si seulement cela pouvait transformer l'ire de l'AlHé en bienveillance! Le meilleur instrument météorologique de l'Angleterre, Lord Palmerston - celui qui indiquait avec la plus haute précision la température des classes moyennes - traduisit very alœrming par Conspiracy Bill3. Si cette loi était votée, chaque ambassade dotée de diligence et de zèle aurait pu jeter en :prison, et dans certains cas embarquer sur un navire, tout ennemi de son gouvernement. Mais par bonheur la température de l'Ile n'est pas la même dans toutes les couches de la société, et nous allons constater bientôt ia grande sagesse de la distribution des richesses chez les Anglais, qui libère un nombre considérable de citoyens de tout souci pour leur capital. Si tous les Anglais jusqu'au dernier avaient été des capitalistes, 1a Conspiracy Bill serait passée, et Simon Bernard aurait été pendu... ou expédié à Cayenne. En entendant parler de cette loi sur les conspirations et de la quasi-certitude de la voir passer, l'antique sentiment d'indépendance des Anglo-Saxons frémit au fond de leur cœur. Ils tenaient à leur ancien droit d'asile, et qui donc n'en avait pas profité, depuis les Huguenots jusqu'aux Catholiques en 11793, depuis Voltaire et Paoli jusqu'à Charles X et Louis-Philippe! L'Anglais n'a pas une affection particulière pour ·les étrangers, moins encore pour 'les exilés, qu'il tient pour des indigents - vice qu'il ne pardonne pas --, mais il s'accroche au droit d'asile et ne permet pas que l'on y touche impunément, pas plus qu'au droit des meetings publics ou à la liberté de la presse. 3. Conspiracy to Murder Bill : loi !présentée par Lord Palmerston concernant c les conspirations en vue d'assassinat ». Discutée le 8 février 1858, elle fut soumise au vote le 19 du même mois et rejetée, comme on le verra plus loin.
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En proposant sa Conspiracy Bill, Palmerston comptait, et à juste raison, sur le déclin de l'esprit britannique; or il pensait à un certain milieu, fort puissant, mais H en oubliait un autr-e, fort nombreux. Quelques jours avant que le Bill fût soumis au vote, Londres se couvrit d'affiches. Un Comité formé pour s'opposer à la nouvelle loi conviait à un meeting pour le dimanche suivant 4, à Hyde Park, au cours duquel le Comité proposerait d'en appeler à la reine, dans un message demandant de déclarer Lord Palmerston et ses acolytes « traîtres à la patrie », et de les juger; au cas où la loi passerait, on implorait la reine d'exercer ses prérogatives en refusant de ia ratifier. On espérait rassembler dans le parc une si grande foule qu'il serait impossible (annonçait le Comité) de faire des discours; aussi s'arrangerait-on pour soumettre les paragraphes de la pétition à l'approbation générale au moyen de signaux télégraphiques. Le bruit courait que dès samedi de jeunes ouvriers arriveraient de tous les coins de l'Angleterre, que les trains amèneraient des dizaines de milliers de personnes fort irritées. On pouvait espérer réunir deux cent mille personnes. Que pourrait faire la police ? Lancer la troupe contre un meeting légal, non armé, rassemblé pour adresser une pétition à la reine ? C'était impossible. Du reste, même pour cela il fallait recourir au Mutiny Bill 5 et mettre en garde les participants. Or, voici que Ie vendredi Milner-Gibson 6 prononça son discours contre la loi de Palmerston ! Ce dernier était si assure de triompher, qu'il souriait en attendant le décompte des voix. Influencée par la perspective du meeting, une partie de ses partisans vota contre lui. Quand fut annoncée une_ majorité de trente voix en faveur de Milner-Gibson, Palmerston crut à une erreur du teller, le pria de répéter, demanda la parole, ne dit rien, puis balbutia des mots incohérents, accompagnés d'un sourire figé, et se laissa tomber sur sa chaise, assourdi par les applaudissements hostiles. Le meeting n'était plus possible : il n'y avait plus aucune raison pour venir de Manchester, Bristol, Newcastle-on-Tyne... Le Conspiracy Bill tomba, Palmerston et ses partisans tombèrent avec lui ... Ils furent remplacés par le ministère classiquement emphatique et conservativement collet monté de Lord Derby, avec les mélodies hébraïques de Disraeli et les subti!i:tés diplomatiques de Castlereagh. 4. 21 février 1858. 5. Acte déclarant le pays en état de siège. 6. Parlementaire de l'opposition libérale, dite « groupe de Manchester "'·
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Ce dimanche-là, vers trois heures, j'allai rendre v1s1te à Mrs. Milner-Gibson ... 7 J'avais envie de ·la féliciter. Elle habitait près de Hyde Park. Les affiches avaient été ôtées et des hommessandwichs se promenaient avec des placards devant et derrière : ils annonçaient qu'il n'y aurait pas de meeting, étant donné la chute dil Bill et du ministère. Néanmoins, quelque deux cent mille invités ayant été conviés, on ne pouvait guère s'attendre à ce que le parc fût vide. Partout il y avait des foules denses. Des orateurs, grimpés sur des chaises ou des tables, faisaient des discours, et la foule était plus excitée qu'à l'accoutumée. Quelques sergents de viNe erraient ::tvec une modestie virginale, des hordes de gamins chantaient à tue-tête, l'op, goes the weasel! 8 Soudain, quelqu'un montra la silhou~tte efflanquée d'un Français moustachu, coiffé d'un chapeau râpé, et cria : A French spy 9 ! A l'instant même, les galopins se ruèrent sur iui. Effrayé, « l'espion » voulut leur fausser compagnie, mais jeté à terre, il ne se releva plus .et fut traîné triomphalement ::tux cris de French Spy, into the Serpentine ! 10 Ils l'amenèrent au bord de l'eau, ·l'y trempèrent {c'était en février) puis 1'en tirèrent pour l'étendre sur la berge avec des rires et des coups de sifflet. Le Français, trempé, grelottant, se débattait sur la berge et criait au beau milieu du parc : Cabman ! Cabman ! 11 C'est ainsi que cinqu::tnte ans plus tard se répétait à Hyde Park, la scène célèbre de Tourguéniev : << Nous noyons un Français ! » 12 Ce prologue à la Pristnitz 13 au procès de Bernard démontra J'étendue de l'indignation publique. Le peuple anglais, véritablement en colère, sauva sa patrie de la flétrissure que la conglomerated mediocrity de Stuart Mill lui aurait immanquablement infligée. L'Angleterre est grande et supportable seulement quand elle s'en tient entièrement à ses droits ·et libertés, qu'il ne faut pas confondre, qui sont encore vêtus d'habits médiévaux et de redingotes puritaines, et néanmoins donnent libre jeu à l'orgueilleuse indépendance de l'Angl::tis et à son inébranlable ·confiance dans 1e bien-fondé de ses lois. 7. Elle était très liée avec Mazzini, qui lui avait présenté Herzen. 8. « Crac, fait la belette 1 » air d'une vieille danse paysanne. 9. « Un espion français! » 10. « Jetons-le dans la Serpentine » : une petite rivière dans Hyde Park, grande attraction des enfants. 11. « Cocher ! Cocher ! ·» 12. Allusion à un récit des Mémoires d'un Chasseur, de 1. Tourguéniev, où un Français, « M. Lejeune », manque d'être noyé par des paysans de Smolensk, au temps de la Campagne de Russie en 1812. 13. Pristnitz : médecin qui aurait inventé l'hydrothérapie. (A.S.)
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Ce que le peuple anglais avait compris d'instinct fut aussi peu apprécié par Derby que par Palmerston. Le souci de Derby, c'était de rassurer Ie capital et de faire toutes les concessions possibles à l'Allié en colère, à qui il voulait montrer que même sans Conspiracy Bill on aUait faire des miracles. Dans son zèle intempestif, il commit deux erreurs. Le ministère de Palmerston avait exigé la mise en jugement de Bernard, en l'accusant de misdemeanour, c'est-à-dire de mauvaise conduite, de désœuvrement, en bref de crimes n'entraînant pas une peine importante : par exemple, trois ans de prison. Si bien que ni les jurés, ni les avocats, ni le public, n'auraient manifesté de l'intérêt pour cette affaire, qui se serait terminée vraisemblablement au détriment de Bernard. Mais Derby exigea de juger Bernard pour félonie, crime capital qui autorisait le juge, au cas où l'accusé serait reconnu coupable, de le condamner à la potence. Voilà qui était inadmissible ! Au surplus, aggraver la culpabmté d'un accusé au cours du procès était absolument contraire au sens de Ia justice des Anglais. Palmerston, dans sa crise de frayeur la plus aiguë depuis l'attentat d'Orsini, s'était emparé de la brochure inoffensive d'un certain Adams, qui y cogitait sur les cas où le tyrannicide est admissible et ceux où il ne l'e&t pas, et il cita en justice l'éditeur, Truelove. Toute la presse indépendante considéra avec indignation ce procédé « continental ~. Il était inepte de poursuivre cette brochure : il n'y a pas de tyrans en Angleterre. En France, nu1l ne connaîtrait cet écrit en langue anglaise, et du reste, que ne publie-t-on pas quotidiennement en Angleterre ! Derby, un habitué du turf et des courses, voulut rattraper Palmerston et, si possible, le coiffer au poteau : Félix Pyat avait, au nom de la « Commune révolutionnaire », rédigé une sorte de manifeste qui justifiait Orsini. Personne ne voulut le publier, mais l'exilé polonais Tchorszewski imprima sur le pamphlet de Pyat ~e nom de sa librairie. Derby fit saisir cet exemplaire et ordonna d'arrêter Tchorszewski 14. Tout Ie sang des Anglo-Saxons dont le fer ne s'était pas transformé en or leur monta à la tête devant ce nouvel affront ! Tous 14. Herzen réagit à cette arrestation dans le numéro 13 de Kololcol (15 avri>l 1858), dans une note intitulée « L'appétit vient en mangeant » : Après son attaque absurde contre le libraire Truelove, qui a publié la brochure d'Adams : « Tyrannicide is justifiable », le gouvernement de ce pays s'en prend à la liberté de la presse. Il va provoquer une réponse léonine de la GrandeBretagne libre, si l'engouement pour la France survit à Palmerston. Le 23 mars au matin on a a"êté et cité en justice l'exilé polonais Stanislas Tchorszewski, accusé d'avoir publié une lettre de Félix Pyat aux membres du Parlement. (K.)
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les organes d'Ecosse, d'Irlande et, bien entendu, d'Angleterre, à part deux ou trois journaux « entretenus '», jugèrent que cette tentative d'étouffer un écrit était une atteinte ·criminelle contre la liberté de •la presse; ils demandèrent si, en agissant de la sorte, le oouvernement avait tout son bon sens ou s'il était devenu fou ? ° Ce fut dans un climat si « favorable » aux persécutions gouvernementales que s'ouvrit à la prison de I'Old Bailey ie procès du docteur Bernard - ce « Waterloo juridique » de l'Angleterre, comme nous l'écrivions alors dans Kolokot15. J'ai suivi le procès de Bernard de bout en bout, assistant à toutes les audiences (sauf une fois où j'ai •été en retard de deux heures), et je ne le regrette pas. Le pœmier procès de Barthélemy et Je procès de Bernard me montrèrent à l'évidence combien l'Angleterre est plus adulte que la France sur le plan juridique. Le gouvernement français et le ministère anglais prir·ent des mesures colossales pour obtenir la condamnation de Bernard; ce procès coûta à l'un et à l'autre jusqu'à trente mille livres sterling : sept œnt cinquante mille francs. Une horde d'agents français résida à Londres, faisant des aller-retour avec Paris, rien que pour dire un mot, pour être prêts « en cas de besoin •». On faisait venir des familles entières, des docteurs en médecine, des jockeys, des directeurs de prison, des femmes, des enfants... Et tous vivaient dans des hôtels chers et recevaient une livre (vingt-cinq francs) par jour pour leur entretien. César avait peur, 'les Carthaginois avaient peur! L'Anglais maussade et pataud comprit très bien ce qui se tramait, et pendant toute la durée du procès persécuta les mouchards français à Haymarket et dans Coventry Street par le truchement des gamins des rues, qui les conspuaient et les couvraient de boue; plus d'une fois, Ia police anglaise dut voler à leur secours. C'est sur cette haine des Hmiers politiques, de leur intrusion désinvolte à Londres, qu'Edwin James fonda sa défense. La façon dont il traita les agents anglais dépasse 1'imagination. Je ne sais comment s'y prirent Scotlan.d Yard ou le gouvernement français pour les dédommager de la torture que leur infligea Edwin James ! Un nommé Rogers vint témoigner que dans un club de Leicester Square, Bernard avait fait telle allusion à la mort imminente de Napoléon III. - Vous étiez présent? demanda l'avocat pour la défense. 15. Le procès s'ouvrit le 13 avril et dura six jours. Le 1''" mai, Herzen publiait da!lB Kolokol un petit article intitulé « Waterloo, le 17 avril H!58 » : il estimait que l'acquittement de Simon Bernard était un événement « historique :t, un Waterloo pacifique, autrement dit, une nouvelle victoire de l'Angleterre sur la France.
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- J'y étais. - Vous vous occupez donc de politique ? -Non. - Aiors pourquoi fréquentez-vous les clubs politiques ? - Pour les devoirs de ma charge. - Je ne comprends pas : quelle est cette charge ? - Je suis au service de Sir Richard Maine 16, - Ah ! Vous recevez donc des instructions ? -Oui. - De quel ordre ? - On me commande d'écouter ce qui se dit et de le rapporter à mes supérieurs. - Et pour ce fai;:e vous recevez un salaire ? -Certes. - Dans ce cas vous êtes un espion, a spy. Vous auriez pu le dire depuis longtemps ! IFitzroy Kelly, Queen's Counsel11, se lève et s'adressant à Lord Campbell, l'un des quatre juges appelés à juger Bernard, le prie de défendre le « témoin » contre les insolentes épithètes de l'avocat. Campbell, impassible à son accoutumée, conseille à James de ne point offenser le témoin. James proteste : il n'avait aucune intention de l'offenser : le mot spy, dit-il, est a plain English word 18 et qualifie une fonction. Campbell l'assure que mieux vaudrait la qualifier autrement. L'avocat déniche un folio et Ut la définition du mot : « Espion : individu employé et payé par la police pour épier, etc. ·» Or, poursuit-il, Rogers vient de déclarer qu'il recevait de l'argent de Sir Richard Maine (ici d'un signe de tête il indique ce dernier); il se rend dans les clubs pour écouter et rapporter ce qu'il a entendu. Par conséquent, l'avocat de la défense en demande pardon à Milord Campbell, mais il ne peut appeler Rogers autrement. Puis, se tournant vers le coquin sur qui sont fixés tous les regards et qui, pour 1a deuxième fois, essuie la sueur qui perle ·à son visage, li interroge : - Espion Rogers, vous avez peut-être aussi reçu un salaire du gouvernement français ? Mis à la torture, Rogers enrage et réplique que jamais il n'a été au service d'aucun despotisme. S'adressant au public, au milieu d'une tempête de rire homérique, Edwin James déclare : 16. Le chef de la police métropolitaine. 17. « Conseiller de la reine », c'est-à-dire avocat de la Couronne, il représente l'accusation. 18. « Un mot anglais usuel. »
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- Notre espion Rogers est partisan d'un gouvernement repl'ésentatif. Pendant l'interrogatoire de l'agent de poUce qui a confisqué les papiers de Bernard, James lui demande par qui il s'était fait accompagner ? (La femme de chambre avait témoigné qu'il n'était pas seul.) · - Par mon oncle. - Et que fait-il dans la vie ? - Il est conducteur d'omnibus. - Pourquoi donc vous a-t-il accompagné ? - Il m'a prié de l'emmener parce qu'il n'avait jamais vu arrêter quelqu'un, ni faire une perquisition. - Il est bien curieux, ce cher oncle l A propos : vous avez trouvé chez -le docteur Bernard une lettre d'Orsini. Cette lettre était en langue ita'lienne, mais vous l'avez transmise traduite en anglais; ne serait-ce pas votre oncle qui l'aurait traduite? - Non, c'est Ubicini 19. - Un Anglais ? - Un Anglais. - Je n'ai jamais eu l'occasion d'entendre un tel nom anglais ! Mr. Ubicini s'adonne-t-il à la littérature ? - La traduction fait partie de ses obligations. - Alors votre ami est peut-être tout comme l'espion Rogers - au service de Sir Richard Maine? {Nouveau signe de tête en direction de celui-ci.) - C'est exact. - Que ne le disiez-vous ? Il n'aMa pas aussi loin avec les espions français, bien qu'il leur en fît voir de dures. Ce qui m'enchanta plus que tout, ce fut quand James, appelant à la barre des témoins un cabaretier français ou belge pour lui poser une question sans importance, s'interrompit soudain et, se tournant vers Lord Campbell : - La question que je voudrais poser à ce témoin, lui dit-il, est de nature à l'embarrasser en présence des agents français. Je vous prie de les faire sortir pour le moment... - Huissier, fit Campbell, faites sortir les agents français. Et l'huissier, en robe de soie, son bâton à la main, emmena une douzaine de mouchards à barbiches et moustaches stupéfiantes, arborant chaînettes d'or et chevalière, à -travers toute la salle 19. Note de Herzen : « Je crois bien que c'était ce nom-là. »
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d'audience. Combien ce voyage, accompagné par des éclats de rire mal réprimés, a dû leur coûter ! •Le déroulement du procès est connu. Je ne vais pas le relater. Après le contre-interrogatoire des témoins, l'accusation et la défense prononcèrent leurs plaidoiries, Campbell résuma froidement l'affaire et lut tous les témoignages. La lecture dura deux heures. - Comment a-t-il assez de souffle? demandai-je. à un policeman. Il me regarda d'un air de fierté et, me présentant sa tabatièr·e, observa·: - Pour lui, ce n'est rien du tout ! Quand on a jugé Palmer 20, il a lu pendant six heures et demie, et ne s'en est pas porté plus mal. Voilà comment il est! L'organisme des Anglais est extraordinairement résistant. Comment font-ils une •telle provision de forces, et pour un temps si long, voilà ce qui me pos·e un problème. Nous autres, en Russie, nous n'avons pas la moindre idée de cette assiduité, de ce labeur, surtout dans nos trois premiers « rangs » 21. Par exemple, Campbell arrivait à l'Old Bailey exactement à dix heures du matin et jugeait sans interruption jusqu'à deux heures de l'après-midi. A ce moment, les juges sortaient pour un quart d'heure ou vingt minutes, puis restaient au tribunal jusqu'à cinq heures, ou cinq heures et demie. Campbell écrivait toute l'évidence de sa main. Le soir ,du même jour, il se présentait à la Chambre des Lords et y faisait de longs discours, fort correctement, avec d'inutiles ci·tations latines prononcées de telle manière qu'Horaoe lui-même n'eût pas reconnu ses vers. Gladstone, entre deux ministères des Finances, séparés par un intervalle de dix-huit mois, employa son temps •à écrire des commentaires sur Homère 22. Quant au toujours juvénile Palmerston, il galope à cheval, fait une apparition dans les soirées et les dîners, toujours aimable, toujours disert et inépuisable, jetant sa savante poudre aux yeux lors des examens et des distributions de prix, faisant étalage de libéralisme, de fierté nationale et de nobles sympathies dans ses propos de ·table. Il a la haute main sur son ministèr~ et ·en partie sur tous les autres, et contrôle le Parlement ! 20. Le procès du docteur Palmer eut son heure de célébrité en Angleterre, en 1856. ll était accusé d'avoir empoisonné son ami Cook, pour lui voler ses papiers et ses valeurs. Sa culpabilité ne fut pas prouvée, mais il fut condamné à mort et exécuté. (A.S.) 21. Référence ·à la « Table des Rangs », créée par Pierore [er : classement hiérarchique de tous les « serviteurs de l'Etat ». 22. Studies on Homer and the Homeric Age, paru justement en 1858.
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Cette force de résistance, cette constante passion du •travail, c'est le secret de l'organisme anglais, de son éducation et de son climat. L'Anglais étudie lentement, peu et tard; dès son jeune âge il boit du porto et du sherry, se gave, mais acquiert une constitution de fer. Il ne fait pas de gymnastique scolaire dans le genre des Turner-Ubüngen allemands, saute à cheval par-dessus les haies et les clôtures, mène n'importe quel cheval, rame dans n'importe quel canot, et dans un com'bat aux poings vous fait voir trente-six chandelles. En même temps, la vie de l'Anglais suit une ornière bien tracée et s'écoule avec régularité, allant d'une certaine naissance par certaines allées vers certaines obsèques; les passions ne la troublent guère. L'Anglais perd sa fortune avec moins de bruit que le Français n'acquiert la sienne; il se tire une balle .avec plus de facilité qu'un Français ne déménage à Genève ou à BruxeHes. - Vous voyez, vous mangez votre veau froid chaudement, disait un vieil Anglais, qui cherchait à expliquer à un Fr:ançais la différence entre leurs deux caractères, et nous, nous mangeons notre « bee/ > chaud, fro~dement. C'est pourquoi ils arrivent à quatre-vingts ans ... ... Avant de revenir au procès, il me faut expliquer pourquoi le policeman m'offrit du tabac. Le premier jour du procès, j'étais assis sur le banc des sténographes. Quand on fit monter Bernard sur l'estrade des .accusés, il parcourut du regard la saHe pleine à déborder·: pas un visage familier. Il baissa les yeux, m'aperçut à proximité, me fixa dans les yeux et me fit un signe de tête imperceptible, comme pour me demander si je voulais bien le reconnaître. Je me levai ·et le saluai amicalement. Cela se passait au début de l'audience, pendant l'un de ces instants de silence absolu où l'on perçoit le moindre bruissement, où l'on remarque le plus petit geste. Sanders, l'un des chefs de la detective police, parla tout bas ·à l'un des siens et lui ordonna de me surveiller, c'est-à-dire me montra tout bonnement du doigt à un détective qui, dès cet instant, se trouva toujours dans mes parages. Je ne puis assez exprimer ma gratitude pour ces instructions données par son supérieur . : si, pendant le quart d'heure de repos des juges, je m'absentais pour vider un verre d'ale à la taverne, et au retour ne trouvais pas de place, le policier m'indiquait où je pouvais m'asseoir. Si j'étais arrêté à l'entrée par un de ses collègues, il lui faisait signe, et on me laissait passer. Enfin, il m'arriva une fois de poser mon chapeau sur le rebord d'une fenêtre, de l'y oublier, et de m'en trouver' séparé par la poussée de la foule. Quand je m'aperçus de mon oubli, je ne pouvais plus me frayer un passage. Je me soulevai à demi pour ~enter de repérer une trouée, mais mon policier me rassura :
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- Sans doute cherchez-vous votre chapeau? Je l'ai rangé. Après cela, on comprendra aisément pourquoi son camarade me régalait de Scotch Cavendish roussâtre ! Mes agréables relations avec ce policier me furent d'un grand service, même par la suite. Un jour, ayant pris des livres chez Trübner 23, je les oubliai dans l'omnibus et je ne m'en souvins qu'une fois descendu : l'omnibus était déjà parti. Je me rendis à l'arrêt dans la City, et voici venir mon détective qui me salue. - Enchanté de vous voir. Vous allez pouvoir me dire comment retrouver mes livres au plus vite. - Quel omnibus était-ce ? - Tel et tel. - A quelle heure ? - A l'instant. ~ Une bagatelle! Venez avec moi. Un quart d'heure plus tard, j'avais mes livres en main. Fitzroy Kelly, sec et cassant, prononça son réquisitoire en y mêlant de la bile. Campbell résuma les témoignages, et les jurés se retirèrent pour délibérer. Je m'approchai du banc des avocats et demandai à un sollicitor de mes connaissances ce qu'il pensait. - Mauvais ! fit-il, je suis presque certain que le verdict des jurés lui sera défavorable. - C'est affreux. Est-il possible qu'on le ... ? - Non, je ne le crois pas, coupa le sollicitor, mais il sera déporté, c'est sûr; tout va dépendre des juges. Il régnait un grand bruit dans la salle, des rires, des conversations, des toux. Un magistrat ôta sa chaîne d'or et la montra à des dames. La lourde chaîne passait de main en main. « Est-ce que personne ne la volera ? » me demandai...je. Au bout de deux heures une clochette tinta. Campbell fit son entrée, puis Pollock, un vieillard desséché et chenu, qui avait été autrefois l'avocat de la reine Charlotte 24 et deux autres confrères juges. L'huissier leur annonça que les jures s'étaient mis d'accord. - Faites entrer les jurés, commanda Campbell. Un si1ence de mort tomba sur la salle. Je regardais alentour : les visages avaient changé, étaient devenus plus pâles, plus graves, les regards brillaient, les dames frissonnaient. Au milieu de ce 23. L'éditeur londonien de Herzen. 24. Caroline-Charlotte (t 1821), épouse du roi George IV, qui la répudia après beaucoup de scandales.
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silence, dans cette foule, le rite des questions, de la prestation de serment, parut extraordinairement solennel. Les bras croisés sur la poitrine, Bernard se tenait debout, plus pâte qu'à son accoutrumée _ il avait eu un très bon comportement pendant toute la durée du procès. Campbell demanda d'une voix suave, mais distincte : - Les jurés sont-ils d'accord ? Ont-ils choisi leur premier juré ? Ils avaient choisi un tailleur pauvre de la City. Quand il eût prêté s·erment, et que Campbell, s·e dressant, lui .eût déclaré que la Cour attendait le verdict des jurés, mon cœur défaillit et j'eus la respiration coupée. « •.• Devant Dieu et J.e prisonnier dans le box... nous déclarons que le docteur Simon Bernard, accusé de participation à l'attentat du 12 janvier commis contre Napoléon 25 ainsi que d'assassinat, est. .. il força sa voix et ajouta très haut : Not guilty! » 26 Il y eut quelques secondes de silence, puis ce fut comme un soupir confus, et aussitôt des cris délirants, un tonnerre d'applaudissements, une tempête de liesse... •Les dames agitaient leurs mouchoirs, les avocats sautaient sur leurs bancs, les hommes, le visage cramoisi, les larmes ·coulant sur leurs joues, poussaient des Hurray! Hurray! saccadés. Deux minutes s'écoulèrent. Les juges, mécontents de ce manque de respect, commandèrent aux huissiers de rétablir le silence. Deux ou trois individus pitoyables agitaient leurs bâtons, remuaient les lèvres; le bruit ne cessait point, ni ne s'atténuait. Campbell sortit, ainsi que ses collègues. Personne ne leur prêta attention. Le bruit et Ies cris ne cessaient pas. Les jurés triomphaient. Je m'approchai de l'estrade, félicitai Bernard ·et voulus lui serrer la main, mais il avait beau se pencher et moi m'étirer, je ne parvenais pas à atteindre sa main. Soudain, deux avocats que je ne connaissais pas, portant robe et perruque, me dirent : « Un instant, patientez ! » et sans attendre ma réponse, Ï'ls me saisirent et me hissèrent; pour que je puisse serrer la main de B-ernard. A peine le bruit commença-t-il à s'atténuer, que soudain ce fut comme une mer venue battr.e les murs et faire irruption par toutes les fenêtres et les portes de l'édifice avec un clapotement sourd : c'étaient les cris poussés sur l'escalier et dans le vestibul·e. Il :régressait, revenait, se répandait de plus en pLus, pour finalement se fondre en un seul brouhaha général : c'était la voix du peuple. 25. L'attentat d'Orsini eut lieu le 14 janvier 1858. 26. « Non coupable. » C'était le 17 avril 1858. Cf. Commentaires (17).
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Campbell revint et déclara que Bernard était acquitté par la Cour de ce chef d'accusation, et sortit avec ses « confrères :.. Je sortis à mon tour. C'était un de ces instants rares où un homme regarde la foule avec amour, où il se s·ent léger au milieu de ses congénères ... Bien des péchés seront remis à l'Angleterre pour ce verdict et pour cette jubilation ! J'allai dans la rue : elle était entièrement bloquée par les gens. Un charbonnier déboucha d'une ruelle latérale, contempla la cohue et demanda : - C'est fini? -Oui. -Et alors? - Not guilty. Le charbonnier posa ses rênes, ôta sa casquette de cuir à l'énorme visière par-derrière, la lança en l'air, braillant d'une voix effrénée 1: Hurray! Hurray! et la foule reprenait ses Hurray! A ce moment-là, les jurés sortirent des portes de l'Old Bailey, sous la garde de la police. Le peuple les accueillit nu-tête, avec d'interminables cris d'approbation. La police n'avait pas besoin de leur frayer un chemin, car les gens s'écartaient d'eux-mêmes. Ils se rendirent dans une taverne de iFleet Street, escortés par la cohue, et à mesure qu'ils avançaient d'autres foules encore les acclamaient et lançaient leurs chapeaux en l'air. Il était environ cinq heures de l'après-midi. A sept heures, à Manchester, Newcastle, Liverpool et autres villes, les ouvriers parcoururent les rues, un flambeau à la main, annonçant aux habitants l'acquittement de Bernard. La nouvelle leur avait été télégraphiée par leurs amis; les foules attendaient devant les bureaux du télégraphe depuis quatre heures. C'est ainsi que l'Angleterre célébra le nouveau triomphe de sa · liberté! Après la défaite de Palmerston et de son Conspiracy Bill, et l'échec de Derby et des « derbist,es ~ dans l'affaire Bernard, il devenait impossible au gouvernement de poursuivre les deux brochures, comme il en avait eu l'intention. Si Bernard avait été reconnu coupable, pendu, ou déporté pour une vingtaine d'années, si l'opinion publique était restée indifférente, il eût été facile de parachever le sacrifice en immolant deux ou trois Isaac de l'édition. Les agents français aiguisaient déjà leurs dents sur d'autres brochures, dont la lettre de Mazzini 27. 27. Faute de documents précis, on suppose qu'il s'agit d'une lettre de Mazzini à Napoléon III. (A.S.)
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Mais Bernard avait été acquitté, et ce n'était pas tout. L'ovation qui accueillit les jurés, le brouhaha enthousiaste de l'Old Bailey, la joie de toute l'Angleterre ne promettaient pas un succès à l'affaire des brochures, qui fut transférée au Queen's Bench 28. Ce fut la dernière tentative pour faire condamner les accusés. Apparemment, on ne pouvait compter sur le jury de l'Old Bailey; les habitants de la City, qui défendaient fermement leurs droits et tendaient à être dans l'opposition par tradition, n'inspiraient pas confiance; les jurés du Queen's Bench venaient du West End 29; c'étaient pour la plupart de riches commerçants, fermes piliers de la religion, de l'ordre et de la tradition du profit, mais il était difficile de compter même sur ce jury-là après le verdict du tailleur! De surcroît, toute la presse londonienne et celle de tout le royaume (à l'exception de quelques feuilles notoirement soudoyées) se dressa sans distinction de partis contre cette atteinte à la liberté de la presse. On convoquait des meetings, on formait des commissions, on se cotisait pour payer amendes et frais au cas où le gouvernement réussirait à condamner les éditeurs. On rédigeait adresses ·et pétitions. L'affaire devenait plus ardue et plus absurde de jour en jour. La france en larges pantalons couleur garance, le képi un peu de guingois, attendait lugubrement de l'autre côté de la Manche l'issue d'une affair·e entreprise à la défense de son maître. L'acquittement de Bernard l'avait profondément ulcérée, et elle tirait son épée hors du fourreau, sacrant comme un caporal.
Plus le cœur défaille, Plus grande est la tristesse ... 30 Le capital, pâle comme l'argent, se tourna vers le gouvernement, et celui-ci réfléta sa peur comme un miroir. Mais peu importait à Campbell et au pouvoir juridique, « qui n'est pas de ce monde ». Ils ne savaient qu'une chose, c'est qu'une action contre la liberté de la presse répugnait à l'esprit de la nation tout entière, et qu'une sentence sévère les priverait de toute popularité et provoquerait "Une protestation redoutable. Il ne leur restait qu'·à condamner à un châtiment minime, un farthing 31 de dommages-intérêts à la reine, un jour de prison ... Et la France, avec son képi sur l'oreille, prendrait une telle décision pour une offense personnelle. 28. 'Le tribunal du « Banc de la reine ». 29. Quartier élégant de Londres. 30. Tiré du poème d'Ogarev : Le Gardien du village. (A.S.) 31. Un quart de penny à l'époque, équivalent du liard.
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Ce serait pis encore si les jurés acquittaient Truelove et Tchorszewski; alors tout le blâme tomberait sur le gouvernement pour n'avoir pas ordonné au « Préfet de Londres » ou au Lord Mayor de choisir les jurés dans le service de sûreté, Ou tout au moins parmi les « amis de l'ordre » ..• Mais alors c'eût été : Tambourgi! Tambourgi! They larum ajar... 32
Cette situation sans issue était fort bien comprise par les ministres de la reine et par ses avocats. Ils auraient peut-être pu faire quelque chose, si de façon générale il était possible de faire en Angleterre ce que les Anglais prononcent coupe detay et les Français, coup d'Etat. De plus, l'exemple de l'ingénieux, de l'infatigable, de l'insaisissable jeune vieillard Palmerston, était trop frais ... Quelle tâche, Seigneur, Que d'être roi d'une nation adulte! 33
Le jour du procès arriva. La veille, notre Botkine 34 se rendit au Queen's Bench et remit à un policier cinq shillings pour le laisser passer le lendemain. Botkine riait ·et se frottait les mains; il était sûr que nous n'aurions pas de place ou qu'on ne nous laisserait pas passer la porte. II avait omis de considérer une seule chose : il n'y a pas de porte d'entrée au tribunal du Banc de la reine, mais seulement une grande arcade. J'arrivai un heure avant Campbell; il y avait peu de monde, et je m'installai confortablement. Je regarde et, vingt minutes plus tard, je vois arriver Botkine, qui cherche de tous côtés . et s'inquiète. - Qu'est-ce que tu veux? - C'est mon policier que je cherche, cher ami. - Que lui veux-tu ?- Mais voyons ! II a promis de me garder une place. - Ma foi, il y a cent places à ton service ! - Il m'a trompé ! fit Botkine en riant. - En quoi, puisque tu as une place ? Evidemment, son policier ne se montra point. 32. « Tambours ! Tambours ! Ils battent l'alarme au loin... » Tiré d11 Childe Harold, de Byron, ch. II, strophe LXXII. 33. Paraphrase d'un vers célèbre de Griboïédov, dans Le Malheur d'avoir trop d'Esprit : « Quelle tâche, Seigneur, d'être le père d'une fille adulte! " 34. Botkine, Vassili Pétrovitch - « Basile », ami de jeunesse de Herzen, qui lui consacre beaucoup de pages dans B.i D. Auteur d'un ouvrage remarquable pour la Russie de l'époque : Lettres sur l'Espagne. Cf. Commentaire (14).
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Une conversation animée avait lieu entre Tchorszewski et Truelove. Leurs avocats y prenaient part. Enfin Tchorszewski se tourna vers moi et, me tendant un pli, me demanda : - Qu'en pensez-vous ? C'était une lettre de Truelove à son avocat. Il s'y plaignait d'avoir été arrêté et assurait qu'en publiant la brochure d'Adams il ne songeait nullement à Napoléon, et qu'il n'avait pas l'intention de publier des livres pareils à l'avenir. La lettre était signée. Truelove se tenait près de moi. Ce n'était pas à moi de lui donner un conseil et je m'en tirai avec une phrase creuse, mais Tchorszewski me dit : - Ils voudraient que moi aussi je signe pareille lettre, mais je ne le ferai pas, j'aime mieux aller en prison, je ne signerai point. - Silence! cria l'huissier. Lord Campbell parut. Quand on en eut' fini avec les formalités, que les jurés eurent prêté serment, Fitzroy Kelly se mit debout et déclara à Campbell qu'il avait une communication à faire de la part du gouvernement : celui-ci, expliqua-t-il, « étant donnée la lettre de Truelove où il s'engage à telle et telle chose, et prenant en considération ceci et cela, renonce de son côté à toute poursuite •». A ceci Campbell répondit, en s'adressant aux juTés, que « la culpabilité de l'éditeur de la br~hure sur le tyrrannicide ne faisait aucun doute, que la loi anglaise, tout en accordant toutes les libertés possibles à la presse, n'en avait pas moins d'amples moyens pour punir la provocation à un crime aussi effroyable », etc. Mais comme le gouvernement « répondant à ·certaines considérations, renonce aux poursuites », lui aussi, avec .J'accord des jurés, acceptera de mettre fin au procès. « Si, toutefois, ils ne le désirent pas, il continuera. » Les jurés avaient envie d'aNer déjeuner et de vaquer à leurs affaires, c'est pourquoi, sans sortir, ils tournèrent le dos à la salle et s'étant concertés répondirent, comme on pouvait s'y attendre, qu'ils ·étaient eux aussi d'avis de mettre fin aux débats. Campbell informa Truelove qu'il était acqui-tté et libre de quitter le tribunal. Il n'y eut même pas d'applaudissements, mais seulement des éclats de rire. Et ce fut l'entracte. A ce moment, Botkine se souvint qu'il n'avait pas encore bu son thé et se rendit dans une taverne proche. Je note particulièrement ce trait comme étant parfaitement .russe. L'Anglais mange beaucoup, et gras, l'Allemand mange beaucoup et mal, le Français peu, mais avec enthousiasme. L'Anglais est très porté sur la bière et sur toutes les autres boissons, l'Allemand boit de 1a
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bière et encore de la bière à Ia place de tout le reste; et pourtant ni l'Anglais, ni le Français, ni l'A1lemand ne dépendent aussi totalement de leurs habitudes digestives que le Russe. Il l·eur est lié pieds .et poings. Rester sans dîner ? Impossible ! Mieux -vaut arriver avec un jour de retard, mieux vaut ne pas voir ses amis du tout !. .. Le thé de Botkine, en plus de lui coûter deux shillings, lui valut de manquer une scène ·superbe : Quand vint le tour de Tchorszewski, Fitzroy !Kelly se leva et annonça de nouveau qu'ii avait une communication du gouvernement. J'ouvris grand mes oreilles. Quel motif avait-on inventé cette fois? Tchorszewskl n'avait pas écrit de lettre. - Accusé Stanislas Trouj ... Torj ... Touche... , commença Kelly ... Il s'arrêta et reprit : That is impossible ! The foreign gentleman at the bar... 35, bien qu'il soit coupable, ·en .effet, d'avoir publié et vendu le pamphlet de Félix Pyat, le gouvernement prend en considération le fait qu'il est un étranger et ignore les lois anglaises sur ce point, et saisit la première occasion pour renoncer aux poursuites. La même comédie recommença. Campbell interrogea les jurés, et ceux-ci acquittèrent Tchorszewski sur-le-champ. Là aussi les Français furent mécontents. Ils avaient eu envie d'une mise en scène magnifique, ils voulaient abattre les tyrans et défendre la cause des peuples. Peut-être qu'en cours de route Truelove et Tchorszewski auraient été condamnés à payer une amende, ou à aller en prison. Mais que sont dix ans de prison comparés à la répétition universelle des grands principes qui avaient mis hors ~a loi les tyrans et leurs séides. Ces inébranlables principes de 1789, sur lesquels reposait si fermement la liberté de Ia France... en exil ! Le gouvernement anglais, effrayé par son voisin, s'était heurté pour Ia seconde fois au roc granitique de la liberté anglaise, et avait humblement battu en retraite. La liberté de la presse pouvait-elle connaître triomphe plus grand?
35. « C'est impossible ! Le gentleman étranger à la barre... -.
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CHAPITRE V BARTHELEMY
Deux années s'écoulèrent. .. 1 Barthélemy se tenait à nouveau devant Lord Campbell, et cette fois 1le bourru vieillard, coiffant la calotte noire 2, prononçait un tout autre verdict. En 1854, Barthélemy s'était plus que jamais écarté de tout le monde. Eternellement occupé à on ne savait quoi, il se montrait rarement, mijotait quelque chose en secret; ceux qui vivaient avec lui n'en savaient pas plus que les autres. Je le voyais de temps à autre. Il me témoignait toujours sympathie et confiance, mais ne me disait rien de particulier. Soudain se répandit la nouvelle d'un double crime : Barthélemy avait assassiné un obscur petit commerçant anglais, puis l'agent de police qui voulait l'arrêter 3. Pas d'.explications, ni de clé à cette affaire. Barthélemy se taisait .au tribunal, se taisait à la prison de Newgate. Dès ·le début, il avoua l'assassinat du policier, ce qui suffisait pour le condamner à mort, aussi en resta-t-il là de ses aveux, défendant si l'on peut dire, son ·droit à ·être pendu pour ce second ·crime, et ne parlant pas du premier. Voici ce que nous apprîmes bribe par bribe : Barthélemy était sur le point de partir pour la Hol!Jande, accompagné de la femme avec qui il vivait En costume de voyage, son passeport visé dans une poche, un revolver dans l'autre, il alla ·à neuf heures du soir trouver un certain Anglais, fabricant d'eau de Seltz. Quand il frappa à la porte, un domestique lui ouvrit; le maître de maison le fit entrer au salon, puis l'emmena dans sa chambre. La domestique les entendit qui parlaient de plus en plus fort, puis passaient aux invectives, enfin l'Anglais ouvrit la porte et 1. Depuis le duel (1852). 2. Les juges anglais coiffent une calotte noire avant de prononcer l'arrêt de mort. 3. ·Les victimes se nommaient GeoJge MoOJe et Charles Collard. Ds lurent tués le 8 décembre 1854. 73, Warren Square, à Londres. Cf. Commentake1 (18) pour le récit de ces événements, sous la plume de Malwida von MeysenbUJ.
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poussa Barthélemy dehors. Celui-ci sorti.t son pistolet de sa poche et tira. L'autre tomba mort. Barthélemy s'enfuit. La daine française, terrifiée, disparut avant lui et eut plus de chance. Un agent de police qui avait zntendu le coup de feu arrêta Barthélemy dans la rue. Celui-ci eut beau le menacer de son arme, il ne Ie lâcha pas. Barthélemy tira. Il est plus que probable que cette fois il ne voulait pas tuer le policeman, seulement lui faire peur, mais en essayant de lui arracher son bras, tout en serrant très fort le pistolet, et à une si faible distance, il le blessa mortellement. Barthélemy partit en courant, mais d'autres agents de police l'avaient repéré et se saisirent de lui. Les ennemis de Barthélemy assuraient, sans cacher leur joie, qu'il s'agissait de vol à main armée et qu'i11 voulait dépouiller l'Anglais. Mais cet homme n'était pas riche. Il était difficile d'admettre qu'un individu dans son bon sens se soit rendu chez quelqu'un qu'il connaissait, à neuf heures du soir, dans l'un des quartiers les plus habités de Londres, accompagné d'une femme, et tout cela pour voler quelque cent Hvres sterling (qui furent trouvées dans la commode de la victime). Quelques mois plus tôt, Barthélemy avait ouvert un atelier de vitraux à motifs, arabesques et inscriptions, fabriqués selon un procédé spécial. Il avait dépensé pour son brevet environ soixante livres, il lui en manquait cinquante qu'il m'avait empruntées et très ponctuellement rendues. Il paraissait évident qu'il devait s'agir d'autre ch03e que d'un simple vol... Barthélemy était toujours possédé par son idée ;;ecrète, sa passion, sa monomanie : il ne se rendait en Hollande que dans :l'intention de gagner Paris, et nous étions nombreux à ie savoir. C'est à peine si trois ou quatre personnes se mirent à réfléchir sur cette affaire sanglante; tous les autres prirent peur et se tournèrent contre Barthélemy. En Angleterre, ce n'est pas chose respectable que d'être pendu; avoir des rapports avec un individu jugé pour meurtre, c'est shocking; ses amis les plus proches le lâchèrent... A l'époque, je vivais à Twickenham 4. Certain sok, rentrant à la maison, je trouvai deux réfugiés 5 qui m'y attendaient : - Nous sommes venus vous certifier que nous n'avons aucune part à l'effroyable affaire Barthélemy! Nous avions une occupation 4. Après un été au bord de la mer, à Ventnor, les Herzen s'installèrent à Riobmond House, Twickenham, en décembre 1854. Ses filles, Olga et c Tata », vivaient avec lui, sous la férule de leur gouvernante, Mlle Malvida von Meysenbug. 5. En français.
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commune, mais il arrive que l'on soit obligé de travailler avec n'importe qui... Et maintenant on va dire... on va croire ... ' - Est-H possible, fis-je, que vous soyez venus de Londres à Twickenham dans ce seul but ? - C'est que votre opinion nous est fort précieuse. - Voyons, Messieurs, moi-même je connaissais Barthélemy, et c'est encore plus grave, puisque je ne travaillais pas avec lui ! Mais je ne le renie nullement. Je ne ·connais pas son cas et m'en remets à Lord Campbell du procès et de la sentence. Mais je pleure de voir qu'un être jeune, une nature si forte, si riche, si douée, ait été tellement façonnée par d'.âpres luttes et par son environnement qu'à la fleur de l'âge elle soit annihHée par la main du bourreau. Son comportement en prison ahurit les Anglais : il était triste, sans désespoir, ferme sans jactance 6. Il savait que pour lui tout était fini, et il écouta le verdict avec le calme inébranlable dont il avait fait preuve sous une pluie de balles, sur les barricades. H écrivit à son père et à la jeune fille qu'il aimait. J'ai lu la le~tre à son père : aucune « phrase ·», la plus grande simplicité; il console humblement le vieillard, comme s'il ne s'agissait pas de lui, mais d'un autre. Un prêtre catholique, l'abbé Roux qui, ex officio, le visitait ·en prison, homme intelligent et bon, lui témoigna un vif intérêt et même intercéda auprès de Palmerston pour qu'ii commuât ia peine; mais Palmerston refusa. Les entretiens de l'abbé avec Barthélemy étaient sereins et empreints d'humanité des deux côtés. Barthélemy lui écrivait : << Je vous suis infiniment reconnaissant pour vos bonnes paroles, pour vos consolations. Si je pouvais me transformer en croyant, natur·ellement vous seul pourriez me convertir, mais que faire ... Je n'ai pas la foi! •» Après la mort de Barthélemy, le prêtre écrivit à une certaine dame de mes connaissances 7 : « Quel homme que cet infortuné Barthélemy ! S'il avait vécu plus longtemps, peut-être son cœur se fût-ii ouvert à Ia grâce. Je prie pour son âme ! » J.e m'arrête d'autant plus sur cet événement, que Ie Times a re.Jaté avec malveillance la manière dont Barthélemy s'est moqué du sheriff. Quelques heures avant l'exécution, l'un des sheriffs, ayant appris que Barthélemy avait refusé les secours de la religion, jugea de son devoir de le conduire sur le sentier du salut, et se mit à 1ui 6. En français. 7. C'est justement Malvida von Meysenbug.
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débiter ~e charabia piétiste qu'on imprime dans les tracts anglais à un demi-penny et qu'on distribue gratis aux carrefours. Barthélemy en eut assez des exhortations du sheriff. L'apôtre à la chaîne d'or s'en aperçut, et prenant un air solennel, lui dit : - Réfléchissez, jeuil-e homme. Dans quelques heures ce n'est pas à moi que vous aurez à répondre, mais à Dieu. - Croyez-vous que Dieu parie français? demanda Barthélemy. Sinon, je ne pourrai lui répondre. Le sheriff blêmit de rage, et sa pâleur comme son indignation parvinrent au « lit de parade » de tous les soupirs et sourires des sheriffs, maires et aldermen 8 : les énormes pages du Ti:mes ... Mais aucun sheriff n'empêcha Barthélemy de mourir dans l'état d'âme grave, tendu et exalté qu'il souhaitait, et qu'il est si nature'! de souhaiter en nos heures dernières. La sentence fut lue. Barthélemy fit remarquer à l'un de ses amis que s'il lui fallait mourir il aimerait mieux s'éteindre doucement en prison, sans témoins, plutôt que de périr de la main du bourreau, publiquement, sur la grand-place. « Rien n'est plus simple : demain ou après-demain je t'apporterai de la strychnine. » Comme s'il ne suffisait pas d'un seul, ils furent deux à s'en occuper. II était déjà au régime des condamnés ·à mort; un régime rigoureux. Néanmoins, quelques jours plus tard, ses amis lui procurèrent de la strychnine et la lui passèrent dans du linge. Restait à s'assurer qu'il l'avait trouvée. Ce qui fut fait. .. Effrayé par sa responsabilité, celui des deux sur qui pouvaient peser Jes soupçons, voulut quitter l'Angleterre pour quelque temps. Il me demanda quelques ;livres sterling pour son voyage. Je consentis à les lui donner. Que pouvait-il y avoir de plus simple, n'est-ce pas ? Mais si je fais mention de cette péripétie minime, c'est pour montrer comment tout complot secret des Français finit par se découvrir, et comment chacune des mesures entreprises se trouve compromise par leur amour des mises en scène somptueuses et par une horde de figurants. Certain dimanche soir étaient réunis chez moi, comme d'habitude, quelques réfugiés polonais, italiens et autres. Ce jour-là il y avait également des dames. Nous dînâmes fort tard, vers huit heures du soir. A neuf heures arriva un homme que je connaissais bien. Il venait souvent me voir, aussi son arrivée ne pouvait m'impressionner. Mais toute son ·e~pression disait si clairement : « Je ne veux rien dire ! » que mes hôtes échangèrent des regards. 8. Magistrats municipaux.
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_ Ne voulez-vous pas manger un morceau, boire un verre de vin ? lui demandai-je. - Non, fit-il, en se laissant tomber sur une chaise, comme alourdi par Ie poids de son secret. Après dîner, il m'entraîna, au vu et au su de tous, .dans une autre pièce et, après m'avoir dit que Barthélemy s'était procuré du poison (nouvelle que je connaissais déjà), il me transmit la demande d'argent de l'homme qui voulait partir. - Avec plaisir, répondis-je. Tout de suite? Je vous l'apporte. - Non, je passe la nuit à Twickenham et je vous reverrai demain matin. Ai-je besoin de vous dire, de vous prier, que pas une âme ne... Je souris. Quand je revins dans la .~a1Ie à manger, une Jeune fil[e me demanda : « Il vous a parlé de Barthélemy, sans doute? ·~ Le lendemain, environ à huit heures du matin, François entra chez moi 9 et m'annonça qu'un Français qu'il n'avait encore jamais vu, insistait très fort pour me voir. C'était rami de Barthélemy qui voulait partir sans être remarqué! Je jetai un manteau sur mes épaules et descendis au jardin, où il m'attendait. Je vis un Français brun, maladif, affreusement émacié. (J'appris plus tard qu'il avait été emprisonné ·à Belle-Isle pendant des années, et qu'à Londres il mourait de faim - à la lettre 10.) Il portait un paletot râpé, qui n'aurait attiré l'attention de personne, mais sa casquette de voyage et sa grande écharpe entortillée autour du cou auraient d'emblée aTrêté les regards à Moscou, Paris ou Naples. - Que se passe-t-il ? - Untel est venu vous voir ? - Il est encore ici. - Il vous a parlé d'argent? - C'est fait, l'argent vous attend. - Je vous suis vraiment bien obligé. - Quand partez-vous ? -Aujourd'hui... ou demain. Vers la fin de l'entretien arriva notre relation commune. Quand le voyageur fut parti et que nous restâmes en tête à tête, je 'le questionnai : - Dites-moi, je vous prie, pourquoi est.;.il venu? 9..Le fidèle valet français de Herzen. 1O. En français.
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- Pour chercher l'argent. - Mais vous pouviez le lui remettre ! - C'est vrai, mais il avait envie de faire votre connaissance. II m'avait demandé si :;ela vous serait agréable.- Que pouvais-je répondre? - Bien sûr, très agréable. Seulement, je ne sais pas s'il a bien choisi son moment. - II vous a donc dérangé ? - Non, mais j'espère que la police ne dérangera pas son départ! Par bonheur, ce ne fut pas le cas. Au moment où il partait, son camarade eut des doutes sur le poison qu'il avait procuré; il réfléchit longuement, puis donna le reste à son chien. Une journée s'écoula, le chien restait en vie; une deuxième journée : H vivait encore. Alors, effaré, l'homme se précipita à la prison de Newgate, obtint une entrevue avec Barthélemy à travers les barreaux ·et, choisissant son moment, lui murmura : - Tu l'as'! -Oui, oui! - C'est que j'ai des doutes ... Tu ferais mieux de ne pas l'avaler: je l'ai essayé sur mon chien sans aucun .effet ! Barthélemy baissa la tête, puis la releva, et dit, les larmes aux yeux : - Qu'est-ce que vous me faites là? - Nous trouverons autre chose. - Ce n'est pas la peine, répondit Barthélemy. Que mon destin s'accomplisse. Et à partir de cet instant, il se prépara à mourir. Il ne songea plus au poison et se mit à rédiger un mémoire que l'on ne remit pas après sa mort à l'ami à qui il l'avait légué, celui-là même qui partait en voyage. Le samedi 12 janvier nous fûmes informés de la visite du prêtre à Palmerston et du refus de celui-ci. Le lendemain, dimanche, fut pénible. Le petit groupe de mes hôtes me quitta, la mine sombre. Je restai seul. Je me couchai, m'endormis, pour me réveiUer aussitôt. Ainsi donc, dans sept, puis dix, puis cinq heures on 1e conduirait plein de forces, de jeunesse, de passions, en pleine santé sur la grand-place 11 et on le tuerait; on Je tuerait sans pitié, sans plaisir, ni fureur, et même avec une espèce de compassion pharisienne ! Sept heures son11. Après 1868 les exécutions eurent lieu à l'intérieur de la prison.
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nèrent à la tour de l'église. Maintenant la procession s'·ébranlait et Calcraft 12 attendait sur les lieux ... A onze heures du matin je vis venir Domangé 13. - C'est fini ? lui demandai-je. - C'est fini ! - Vous y étiez? - J'y ,étais. Le reste est complété par le Times 14. En réponse au Times, l'abbé Roux fit .paraître la lettre suivante :
THE MURDERER BARTHELEMY A Monsieur le Rédacteur du « Times » 15. Monsieur le Rédacteur, - je viens de lire dans votre estimable feuille de ce jour, sur les derniers moments du malheureux Barthélemy, un récit, auquel je pourrais beaucoup ajouter, tout en y relevant un grand nombre de singulières inexactitudes. Mais, vous comprenez, Monsieur, tout ce que m'impose de réserves ma position de prêtre catholique et de confident du prisonnier. J'étais, donc, résolu de demeurer étranger à tout ce qui serait publié sur les derniers moments de cet infortuné (et c'est ainsi que j'avais refusé de répondre à toutes les demandes qui m'avaient été adressées par des journaux de toutes les opinions); mais je ne puis laisser passer sous silence l'imputation, flétrissante pour mon caractère, qu'on met adroitement dans la bouche du malheureux prisonnier, quand on lui fait dire que « j'avais trop bon goût pour le troubler au sujet de la religion ». J'igoore si Barthélemy a réellement tenu un pareil langage, et à quelle époque il l'a tenu. S'il s'agit de mes trois '{Jremières visites, il disait vrai. Je connaissais trop bien cet homme pour essayer de lui parler de la religion avant d'avoir gagné sa confiance; il me serait arrivé ce qui était arrivé à d'autres prêtres catholiques qui l'ont visité avant moi. Il aurait refusé de me voir plus longtemps; 12. Le bourreau de Londres. 13. Joseph Domangé, réfugié français, professeur de « Sacha », le fils de Herzen. 14. Ce journal publia un com.Pte rendu complet, sous le titre : Exécution of the Murderer Barthélemy, dans le numéro du 25 janvier '1855. 15. Cette lettre était insérée ici par Herzen dans son texte français original, suivi d'une traduction russe.
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.mais dès ma quatrième visite la religion a été le sujet de nos continuels entretiens. Je n'en voudrais pour preuve -que cette conversation si animée, qui a eu lieu entre nous dans la soirée de dimanche sur l'éternité des peines, l'article de notre, ou plutôt de sa religion, qui lui faisait le plus de peine. Il refusait, avec Voltaire, de croire, .que Ce Dieu qui sur nos jours versa tant de bienfaits, Quand ces jours sont finis, nous tourmente à jamais.
Je pourrais citer encore les paroles qu'il m'adressait un quart .d'heure avant de monter à l'échafaud; mais, comme ces paroles n'auraient d'autre garantie que mon propre témoignage, j'aime mieux citer la lettre suivante, écrite par lui le jour même de l' exéClltion, à six heures du matin, au moment où, selon le récit de votre correspondant, il dormait d'un profond sommeil : « Cher Monsieur l'Abbé, - Avant de cesser de battre, mon cœur éprouve le besoin de vous témoigner toute sa gratitude pour les soins affectueux que vous m'avez si évangéliquement prodigués pendant mes derniers jours. Si ma conversion avait été opossible, elle aurait été faite par vous; je vous l'ai dit : je ne crois à rien ! Croyez bien que mon incrédulité n'est point le résultat d'une résistance orgueilleuse; j'ai sincèrement fait mon possible, aidé de vos bons conseils; malheureusement, la foi ne m'est pas venue, et le moment est proche... Dans deux heures je connaîtrai le secret de la mort. Si je me suis trompé et si l'avenir qui m'attend vous donne raison, malgré ce ;ugement des hommes, je ne redoute pas de paraître devant notre Dieu, qui, dans sa miséricorde infinie, voudra bien me pardonner mes péchés en ce monde. « Oui, je voudrais pouvoir partager vos croyances, car je comprends que ceux qui se réfugient dans la foi religieuse trouvent, au moment de mourir, des forces dans l'espérance d'une autre vie, tandis que moi, qui ne crois qu'à l'anéantissement éternel, je .suis obligé de puiser à ce moment suprême mes forces dans les raisonnements, peut-être faux, de la philosophie et dans le courage humain. «
Encore une fois merci ! et Adieu ! E. Barthélemy. Newgate, 22 janvier 1855, 6 heures du matin.
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« P.S. Je vous prie d'être auprès de M. Clifford l'interprète de ma gratitude. »
J'ajouterai à cette lettre que le pauvre Barthélemy se trompait lui-même, ou plutôt cherchait à me tromper par quelques phrases, dernières concessions faites à l'orgueil humain. Ces ;phrases auraient disparu, je n'en doute pas, si la lettre eût été écrite une heure plus tard. Non, Barthélemy n'est pas mort incrédule; il m'a chargé, au moment de mourir, de déclarer qu'il pardonnait à tous ses ennemis, et m'a prié de me tenir auprès de lui jusqu'au moment où il aurait cessé de vivre. Si je me suis tenu à une certaine distance, si je me suis arrêté sur la dernière marche de l'échafaud, l'autorité en connaît la cause. Du reste, j'ai rempli religieusement les dernières volontés de mon malheureux compatriote. Il m'a dit en me quittant, avec un accent que je n'oublierai de ma vie: « Priez, priez, priez! » J'ai prié avec effusion de cœur, et j'espère que celui qui a déclaré qu'il était né catholique et qu'il voulait être catholique aura eu 6l son moment suprême un de ces r~pentirs ineffables qui :purifient une llme et lui ouvrent les portes de l'éternelle vie. Agréez, Monsieur le Rédacteur, l'expression de mes sentiments les plus distingués. L'Abbé Roux. Chapel-house, Cadogan-terrace, Jan. 24. Lorsque tout fut prêt - raconte le Times - il demanda une lettre de la jeune fille avec qui il correspondait et (il me semble), une boucle de ses cheveux ou un autre souvenir; il Jes serrait dans sa main au moment où le bourreau s'approcha de lui ... et c'est entr·e ses doigts rigides que les trouvèrent les aides du bourreau venus décrocher le corps de la potence. La « justice humaine » - comme écrit Ie Times - était satisfaite. Sans doute, mais cela aurait paru insuffisant à la justice du Diable! \ Il faudrait s'arrêter ici. Mais je veux que dans mon récit, comme dans la vie elle-même, le preux laisse l'empreinte de ses pas à côté des maTques du sabot de l'âne et du porc. Au moment de son arrestation, Barthélemy n'avait pas assez d'argent pour payer un avocat; de plus, il n'avait pas envie d'en prendre un. Un sollicitor inconnu, du nom de Hering, lui offrit de le défendre, de toute évidence pour se fair·e de la réclame. Sa 117
défense fut faibie, mais on ne doit pas oublier que sa tâche était extraordinairement ardue. Barthélemy gardait le silence et ne voulait pas que Hering parlât du -chef d'accusation principal. Quoiqu'il en fût, Hering fignolait, perdait du temps, faisait des démarches. Quand le jour de l'exécution fut fixé, Hering vint à la prison pour faire ses adie'lX. Barthélemy s'en montra touché, le remercia et, entre autres choses, lui dit : - Je ne possède rien et ne puis payer votre peine que de ma seule gratitude. Je voudrais bien, tout de même, vous laisser quelque chose en souvenir, mais je n'ai rien à vous offrir. Peut-être mon paletot ? - Je vous en serais fort reconnaissant, je voulais justement vous le demander. - Avec grand plaisir, fit Barthélemy, mais il est en piètre état. - Oh, mais je ne vais pas le porter... Je vous avoue franchement que je l'ai déJà vendu, et fort bien. - Comment ça, vendu ? demanda Barthélemy stupéfait. - Oui, à Mme Tussaud, pour sa galerie spéciale 16. Barthélemy frissonna. Au moment où on ;J'emmenait pour être pendu, il y pensa soudain et dit au shedff : - Ah, j'avais complètement oublié de vous demander de ne remettre mon paletot à Hering à aucun prix 1
16. La « Chambre des Horreurs :., au Musée des figures de cire de Mme Tussaud, •à •Londres, où figurent les grands criminels, vêtus des habits qu'ils portaient lors de leur exécution.
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CHAPITRE VI LES PROSCRITS POLONlAIS
-I-
AVANT-PROPOS (1857-1858)
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Au début de l'année prochaine, nous comptons publier les tomes IV et V de Byloïé i Doumy 2, Seront-ils reçus avec autant de sympathie que les extraits parus dans L'Etoile Polaire et les trois premiers volumes ? 3 Pour l'heure, puisque nous avons de la place, nous avons décidé d'insérer dans notre Kolokol des extraits des chapitres inédits et, pour commencer, nous choisissons l'histoire des proscrits polonais à Londres. Ce chapitre (IV dans le tome V) 4 fut commencé en 1857 et, si j'ai bon souvenir, terminé en 1858. Il est maigre et insuffisant. En le relisant, j'ai fait quelques corrections superficielles; dans des Mémoires, il ne convient pas de remanier le fond : les souvenirs rapportés appartiennent tout autant au passé que les événements. Entre ce chapitre et le temps présent, les années 1863 et 1864 ont passé, d'affreux malheurs se sont produits, d'affreuses vérités ont été révélées. 1. Ce texte, jusqu'à Thoun, 17 août 1865, parut dans le numéro 205 de Kolokol, du 10 octobre 1865, sous le titre : Extrait de la cinquième partie de Byloïé i Doumy; il était signé « 1--r » : Iskander, le pseudonyme de Herzen. 2. Le quatrième tome de B.i D. vit le jour à Genève, en 1867. Le cinquième ne fut pas publié avant la mort de H. en 1870. 3. Herzen fait allusion aux trois premiers tomes de B.i D., publiés à Londres (en 1861 et 1862) et contenant les quatre premières parties et des articles. Dans E.P. il avait publié divers chapitres tirés des cinquième et sixième parties. 4. Projet initial. Dans l'édition K. c'est le chapitre iLV. L'ordre et le titre de ce chapitre fut indiqué lpar Herzen dans une note pour Ogarev. Ce qui parut dans Kolokol fut reproduit tel quel par les rédacteurs de B.i D.; le reste a été publié d'après le manuscrit, conservé d'abord à la Bibliothèque Roumiantzev, à Moscou, puis au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Lénine. (L.)
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Mais ni le bouquet d'un ami déposé sur le cercueil d'un vieillard ·au grand cœur, à Paris, ni les larmes versées sur une tombe, à Highgate 5, ne sont de mise aujou:r:d'hui : ce n'est pas un homme que l'on enterne, c'est tout un peuple que l'on jette au tombeau ! 6 Seule la tristesse sied à ce destin, une triste compréhension, et peut-être, de notœ côté, un seul tribut : celui du silence. Les derniers événements de Pologne deviendront une source d'inspiration pour plus d'un poète, plus d'un peintre, et longtemps encore ils appelleront à la vengeance, telle 'l'ombre du père d'Hamlet... sans épargner Hamlet lui-même! Nous sommes trop proches de ces événements. Les mains ·sur lesquelles a coulé le sang des blessés ne sont pas aptes à tenir le pinceau et le ciseau : elles tremblent trop encore. A l'époque, j'avais intitulé ce chapitre « Les Proscrits polonais ·». Il serait plus juste de l'appeler « La Légende de Worcell »; mais, d'autre part, ses traits, sa vie, incarnent si poétiquement le proscrit polonais, qu'on peut le prendre pour le type le plus élevé du genre. C'était une nature entière, pure, fanatique, sainte, emplie de ce dévouement plénier, de cette passion indestructible, de cette grande monomanie pour laquelle il n'y a p1us ni sacrifices, ni années de service, ni vie hors de l'œuvre à accomplir. Worcell appartenait à la grande famille des martyrs et des apôtres, des propagandistes et des champions de leur cause, de ceux qu'on trouve toujours au pied d'une croix, ou présents à tout mouvement de libération... Il m'est arrivé de relire tout à fait par hasard, à ·Lugano, mon récit sur W orcell. Là vit l'un des solides vieillards de cette famille extraordinaire dont je viens de parler 7, et c'est avec lui. que j'ai évoqué le défunt Worcell. Il a soixante-dix ans, il a beaucoup vieilli depuis que je l'ai vu, mais cet ouvrier infatigable de l'œuvre italienne demeure toujours le fanatique ami de Mazzini que j'ai connu voici dix ans. Menant sa vendetta au-delà des rocs alpins, lui-même roc chenu de la libération italienne, il a réussi à lutter non seulement jusqu'à réaliser la moitié de ses espérances, mais aussi jusqu'aux nouveaux jours noirs, comme avant, prêt au combat, à la mort, sans avoir jamais cédé à personne ni en rien un seul iota de son credo. Comme Worcell, il est pauvre, et 5. A Paris, le cercueil d~Aloysius Biernacki, à Highgate, cimetière londonien, la tombe de S. Worcell. (Of. ci-dessous.) 6. L'effroyable répression, par Jes troupes du tsar, du soulèvement polonais, 18631864. 7. La « famille extraordinaire » des combattants pour la liberté, dont Maurizio Quatlrio (1800-1876) fit partie depuis 1821. n fut le plus proche ami et collaboratem de Mazzini. ·
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comme Worcell, peu lui chaut. La plupart de ces hommes périssent à mi-chemin, d'une mort violente ou d'un suicide, mais tout oe qui est :réussi est réussi par eux. Nous déblayons la il'oute, nous posons les problèmes, nous scions les vieux poteaux, nous rversons du ferment dans les âmes; eux, ils mènent les masses à l'assaut, ils tombent ou ils sont vainqueurs... Tel ·est en tout premier lieu Garibaldi ·: ni un penseur, ni un politicien, mais la charité, la foi et l'espérance personnifiées. Le destin de Worcell fut le plus tragique de tous. Son cinquième acte a continué, s'est achevé après sa mort. On ne peut dire de lui - comme de la plupart de ceux qui sont tombés à mi-chemin de la terre promise ·: « ·Pourquoi a-t-il véou jusque.:.Ià ! ·:. Le sort l'a fauché à temps. Qu'en serait-il advenu de lui, ·eût-il vécu jusqu'en l'année 1865? Je suis content que le souvenir de Worcell ait été si brillamment ressuscité à Lugano. Ce coin m'est cher, avec son lac tiède cerné de montagnes, son air toujours chargé d'électricité... C'est là que j'ai vécu après les coups terribles de 185.2 ... 8 Il y a là une femme de pierre qui, appuyée sur ses bras dans une douleur sans issue, regarde dans le vide et ne cesse de pleurer... Quand le sculpteur Vela 9 la créa, c'était l'ITALJIE, mais aujourd'hui ne serait-ce pas la POLOGNE ?
Thoun, 17 août, 1865.
8. Après le Drame de famille, cf. B.iD.F., t. III, lpp. 109-186. 9. Note de Herzen : « C'est la belle statue de Vela, dans le jardin Ciani, à Lugano. n faut que les Russes - surtout les femmes - aillent la voir. ,.
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-11LES EMIGRES POLONAIS
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Aloysius Biernacki. Stanislas Worcell. Agitations de 1854-1856. Mort de Worcell. Nuovi t01·menti e tzuovi tormentalP'.
D'autres malheurs, d'autres malheureux nous attendent. Nous vivons sur le champ de bataille d'hier; alentour, des infirmeries, des blessés, des prisonniers, des mourants. L'émigration polonaise, la plus ancienne de toutes, était plus épuisée que les autres, mais s'obstinait à vivre. En passant la frontière, les Polonais, contrairement à Danton, emportaient leur patrie avec eux, et sans courber la tête, fiers et sombres, la transportaient de par le monde. L '!Europe, r-espectueusement, fit place au cortège triomphal des combattants valeureux. Les peuples venaient les saluer, les rois s'écartaient et se détournaient pour les laisser passer sans les remarquer. L'Europe s'éveilla un moment au bruit de leurs pas : elle trouva larmes et compassion, elle trouva de l'argent et le courage de le donner 12. La mélancolique image du 10. Publié dans Kolokol, à la suite du texte précédent, dans le même numéro, avec les sous-titres comme ci-dessus, et jusqu'à « vers le soir il expira ». 11. « Nouveaux tourments et nouveaux tourmentés ». (Dante : Enfer, chant VI, V-4.)
12. Note de Herzen : « Le docteur P. Daras (prononcer Darach, N.d.T.) m'a raconté un incident qui lui est advenu personnellement. Etudiant en médecine, il avait assisté au soulèvement de 1831. Après la prise de Varsovie, son détachement passa la frontière et, par petits groupes, tenta de gagner la France. Partout, dans les villes et les villages, hommes et femmes sortaient sur la route pour inviter les proscrits chez eux, leur offrant leurs chambres, souvent leur lit. Dans certaine petite ville, l'hôtesse s'aperçut que la blague à tabac, je crois, de Daras était déchirée et la prit pour la raccommoder. Le lendemain, en route, il palpa quelque chose d'inusité dans sa blague et y découvrit, soigneusement cousues, deux pièces d'or. Daras, qui n'avait pas un liard, rebroussa chemin précipitamment, pour rendre cet argent. .L'hôtesse commença par nier, disant qu'elle ne savait de quoi il s'agissait, puis elle se mit ·à pleurer et à supplier Daras d'accepter cet argent. n faut se rendre compte de ce que représentaient, lpour une
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proscrit polonais, ce chevalier de l'indépendance nationale, demeure dans la mémoir·e des peuples. Vingt années en terre étrangère n'ont pas affaibli sa foi. A chaque appel du. destin, dans les jours de danger et de lutte pour la liberté, les Polonais ont été les premiers à répondre '« Présent ! » - comme le déclara Worcell (ou l'aîné des Da.ras), au gouvernement provisoire de 18148 13. Mais ce gouvernement où siégeait Lamartine n'en avait que faire et ne songeait nullement à eux. Les républicains les plus vrais se souvinrent de la Pologne pour s'en servir, en l'appelant hypocritement à la révolte et à la guerre, le 15 mai 1848 {19). On décela la tromperie. Mais la bourgeoisie française, pour qui la 'Pologne était un caprice (comme l'Italie pour les Anglais) la bouda depuis lors. On ne parlait plus à Paris avec autant d'éloquence de Varsovie échevelée 14, et c'est seulement dans le peuple que demeure, mêlée à toutes sortes de souvenirs napoléoniens, la légende de « Poniatowski '», entretenue par une image d'Epinal où l'on voit Poniatowski se noyer à cheval, coiffé de sa chapska. A partir de 1849, commence pour l'émigration polonaise sa période la plus accablante. Elle s'étire languissamment jusqu'à la guerre de Crimée et la mort de Nicolas rr. Pas un seul espoir réel, pas une goutte d'eau vive. L'époque apocalyptique prévue par Krassinski semblait approcher 15. Coupée de son pays, l'émigration restait sur « l'autre rive ·» et, tel un arbre privé de sève nouvelle, dépérissait, se desséchait, devenait étrangère à sa patrie, sans cesser d'être étrangère aux pays où elle vivait. Ces pays compatissaient d'une certaine façon, mais le malheur de ces émigrés durait depuis trop longtemps, et il n'y a pas dans le cœur humain de sentiment qui ne s'use à la longue. De_plus, le problème polonais était un problème national; il n'était révolutionnaire que de façon formelle, c'est-à-dire par rapport à un joug étranger. femme, d'hwnble condition, dans une petite bourgade allemande, deux pièces d'or; c'était sans doute le fruit d'économies, les divers Kreutzers et Pfennings (bons et mauvais) placés dans la Sparbüchse (tirelire) pendant plusieurs années. Adieu, rêves d'une robé de soie, d'une mantille de couleur, d'un châle bigarré! Je me mets à genoux devant de tels exploits ! » 13. Worcell et V. Daras (le frère aîné du docteur Paul Daras, cité dans la note .précédente) faisaient partie de la délégation polonaise auprès du gouvernement provisoire .fr.ançais. Ils cherchaient en vain à faire reconnaître l'indépendance de la ·Pologne. Herzen fait allusion à l'adresse !prononcée par ces deux Polonais; il y revient plus bas. 14. En français. 15. Krassinski, Sygmunt (1812-1859), poète polonais qui, dans des poèmes mystico-romantiques, Psaumes du Futur, prédisait à .la Pologne le « Jugement dernier » et « la fin du monde », si elle se lançait dans une révolution. (A.S.).
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Les émigrés regardaient autant en arnere qu'en avant. Ils s'·efforçaient de rétablir le passé, oomme si quelque chose méritait d'y être rétabli hormis l'indépendance, ce qui ne veut rien dire ·: c'est un concept négatif. Est-il possible d'être plus indépendant que la Russie? rAvec la forme complexe, difficilement élaborée, de son organisation sociale future, la Pologne n'apportait pas d'idée neuve, mais son droit historique et sa bonne volonté à venir en aide aux autres, dans le légitime espoir d'une réciprocité. La lutte pour l'indépendance suscite toujours une chaude sympathie, mais les étrangers ne peuvent en faire leur cause. Seuls sont communs à tous les intérêts non nationaux par leur essence même, par exemple ceux du catholicisme et du protestantisme, de la révolution et de la réaction, de l'économie et du socialisme 16•
. ... En 1847, j'avais fait connaissance avec la « Centralisation démocratique polonaise ~ 17, Elle se logeait alors à Versailles et il me semblait que son membre le plus actif était Wyssotzki. Aucun véritable rapprochement entre nous n'était possible ~ les émigrés avaient envie de m'entendre corroborer leurs désirs, leurs supputations, et non m'écouter leur dire ce que je savais. Ils voulaient des informations sur une prétendue conspiration qui devait saper les fondements de l'Etat russe, et me demandaient si le général Iermolov y participait... 18, Moi, je pouvais leur parler des tendances radicales de la jeunesse russe d'alors, de la propagande de Granovski, de l'influence colossale de Belinski 19, de la nuance sociale des deux partis qui se combattaient dans la littérature et la société russes d'alors : les « Occidentalistes ,, et les « Slayophiles ». Cela leur paraissait de peu d'importance. 16. La ligne de points qui suit, comme toutes celles que l'on trouvera dans le présent volume, indique des paragraphes ou des pages qui manquent dans le manuscrit de l'auteur (brouillon corrigé par lui) qui se trouve à la Bibliothèque · Lénine (V. note 4, ci-dessus). 17. La « Centralisation » (Centralisacya) était la « tête » de l'Association démocratique polonaise (Towarzystwo Demokrazyone). Elle rassembla les couches les plus démocratiques de l'émigration polonaise après 1830, et joua un rôle dirigeant jusqu'au soulèvement de 1863. Elle se composait de cinq membres élus, qui remplissaient tà tour de rôle la fonction de président. (L. et K.). 18. Général Iermolov, Alexis Pétrovitch, (1772-1861) conquérant du Caucase, avait témoigné sa sympathie aux Décembristes, qui comptaient (à tort) sur son soutien lors de leur soulèvement du 14 décembre 1825. Nicolas 1•• le mit à la retraite en 1827. 19. Granovski, Belinski, avaient joué un rôle déterminant dans la vie du jeune Herzen. Le tome II de B.i D. évoque longuement ces figures frappantes d'intellectuels russes « occidentalistes » (Cf. B.i D.F., t. II, surtout chalp. XXIX.)
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Ils avaient un passé riche, nous, une grande espérance. Leur poitrine était couverte de balafres, nous ne faisions que fortifier nos muscles pour en recevoir. Devant eux, les vétérans, nous faisions figure de milices populaires. Les Polonais sont des mystiques, nous, des réalistes. Ils sont attirés par le mystérieux clairobscur où les contours s'effacent, où flottent des formes, où l'on peut imaginer des distances, des hauteurs effarantes, puisqu'on n'y voit pas clair. Ils peuvent subsister dans ce demi-sommeil, sans analyses, sans investigations faites de sang-froid, sans être taraudés par le doute. Hommes de stature guerrière, ils gardent au fond de leur âme un reflet du Moyen Age qui nous est étranger, et un crucifix devant lequel ils peuvent prier quand ils sont fatigués et chargés. Dans la poésie de Krassinski, le Stabat Mater couvre les hymnes nationaux ·et nous entraine non vers le triomphe de la vie, mais vers celui de la mort, vers le jour du Jugement dernier... Ou bien notre croyance est plus bête, ou bien notre incrédulité est plus intelligente. La tendance mystique se déploya dans toute son ampleur après l'époque napoléonienne. Mickiewicz, Towianski, même le mathématicien Wronski contribuèrent tous au messianisme. Autrefois, il y avait des catholiques et des encyclopédistes, mais pas de mystiques. Les vieillards qui s'étaient cultivés au plus taro au xvm• siècle étaient libres de toute fantaisie théosophique. La rigueur classique enseignée par le Grand Siècle ne s'usait point, comme l'acier de Damas. J'ai été assez heureux de connaître encore deux ou trois spécimens de ces gentilshommes-encyclopédistes. A Paris, et de plus d1ms la rue de la Chaussée-d'Antin, vivait depuis 1831 le comte Aloysius Biernacki 20, Il avait été nonce de la Diète polonaise 21, ministre des Finances pendant la Révolution de 1830-1·831, maréchal de la noblesse d'une certaine province; il présenta ses congénères à l'empereur Alexandre r• en 1·814 22, à l'époque où celui-ci jouait au libéral. Totalement ruiné par les confiscations, Biernacki s'installa en 1·831 à Paris, dans ce petit appartement de la chaussée d'Antin que j'ai mentionné. Il en sortait chaque matin, vêtu d'une redin20. Prononcez Bernatzki. 21. ·Les députés de la Diète polonaise (maintenue jusqu'au désastre de 1830) portaient le titre de nountzij : « nonce ». C'est sur cette similitude avec les ambassadeurs du Pape que s'établissait la confusion dont Herzen parle plus bas. 22. Alexandre :r••, qui nageait toujours entre deux eaux, avait décidé d'accorder à la Pologne (et non à la Russie !), des « institutions libérales ». (Cf. Daria Olivier, Alexandre 1.., prince des illUIIions, éd. Fayard; 1976.)
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gote brune, pour se promener et lire les journaux, et chaque soir, en frac bleu à boutons dorés, il allait passer la soirée chez les uns ou les autres. C'est ainsi que je fis sa connaissance en 1847. Sa maison était vétuste, et la propriétaire voulait la faire reconstruire. Biernacki lui écrivit une lettre qui toucha à ce point la Française (ce qui n'est guère aisé lorsque les finances s'en mêlent) qu'elle parlementa avec lui pour qu'il déménageât, mais provisoirement. L'apartement refait, elle le loua à nouveau à Biernacki, au même prix. Il fut chagriné de voir un bel escalier neuf, des tapisseries, des châssis, des meubles nouveaux, mais se soumit à son sort. Modéré en tout, indéniablement pur et noble, ce vieil homme était un admirateur de Washington et un ami d'O'Connel123, Encyclopédiste authentique, il professait un égoïsme bien entendu 24, mais passa toute son existence dans un total oubli de soi et sacrifia tout, depuis sa famille et sa fortune jusqu'à sa patrie et sa position sociale, sans jamais témoigner de quelque regret, sans jamais s'abaisser à murmurer. La police française le laissait tranquille et même le respectait, sachant qu'il avait été ministre et « nonce '» ! La préfecture pensait très sérieusement qu'un « nonce de la Diète polonaise » était quelqrue chose de semblable au nonce du Pape. L'erreur était connue des émigrés, a.ussi ses camarades et compatriotes le ~har geaient-ils sans cesse de démarches en leur faveur. Biernacki s'exécutait sans rechigner. Il débitait les compliments qu'il fallait et harcelait les gens tant et si bien que la préfecture cédait souvent pour se débarrasser de lui. Après la défaite totale de la révolution de février, le ton changea : on n'obtenait plus rien avec un sourire, une larme, des eompliments, des cheveux grisonnants. Et, pour comble de malheur, la veuve d'un général polonais, qui avait pris part au soulèvement hongrois, arriva à Paris dans un dénuement extrême. Biernacki sollicita des secours pour elle à la préfecture. Celle-ci, tout en lui donnant pompeusement, de Son Excellence Monsieur le Nonce, lui opposa un refus catégorique. Le vieillard alla trouver Carlier 25, Pour se débarrasser de lui et l'humilier en même temps, Carlier répliqua qu'on n'accordait des secours qu'aux émigrés de 1831 ! « Voyez-vous, ajouta-t-il, si vous témoignez tant d'intérêt à cette dame, faites une demande afin que l'on vous assiste pour motif d'indigence; nous vous alloue23. O'Connell, Daniel (1775-1847), chef libéral de la résistance irlandaise contre l'oppression anglaise, sous la bannière catholique. 24. En français. 25. Préfet de police. Cf. B.i D.F., t. Ill, chap. XXXIX.
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rons vingt francs par mois, et vous les remettrez à qui vous voudrez. '~ Cartier fut floué : Biernacki reçut la suggestion du préfet de la façon la plus simple qui soit, et y consentit incontinent en se répandant en remerciements. Dès lors, le vieillard se présenta chaque mois à la préfecture et fit antichambre pendant une heure ou deux pour toucher ses vingt francs, puis les porter à la veuve. Biernacki avait plus de soixante-dix ans, mais il était étonnamment conservé; il aimait à dîner avec des amis, veiller jusqu'à deux heures du matin, parfois vider un verre ou deux. Un soir sur le tard, vers trois heures du matin, nous rentrions ensemble; nous devions passer par la rue Le Pelletier. L'Opéra brillait de tous ses feux, « Pierrots » et débardeurs à peine couverts d'un châle, dragons et officiers de police, se pressaient à l'entrée. Par manière de plaisanterie, certain qu'il refuserait, je dis à Biernacki : - Quelle chance! 26 Si nous entrions ? - Avec le plus grand plaisir! répondit-il. Il y a bien quinze ans que je n'ai assisté à un bal masqué. ~ Biernacki, le plaisantai-je, comme nous pénétrions dans le vestibule, quand commencerez-vous à vieillir ? - Un homme comme il faut acquiert des années, mais ne vieillit jamais! rétorqua-t-il, en riant. Il tint jusqu'au bout. En homme bien élevé, il quitta la vie sans bruit, en bonnes relations avec elle : le matin, il ne se sentit pas très bien et vers le soir il mourut. Au moment de la mort de Biernacki, j'étais déjà à Londres 27. C'est là que, peu de temps après mon arrivée, je me liai avec un homme dont la mémoire m'est chère, et dont j'ai aidé à porter le cercueil au cimetière de Highgate : je parle de Worcell. De tous les Polonais avec qui je me liai en ce temps-là, il m'était le plus sympathique et peut-être le moins excessif dans son antipathie à notre égard. Ce n'est point qu'il aimât les Russes, mais 26. Débardeur et Quelle chance ! en français. Le déguisement de « débardeur » fut mis à la mode à Paris en 1846. Il était surtout un travesti de femme, qu'il moulait étroitement. 0/. dans le présent volume, huitième partie, chap. « Ce Monde-ci ».) 27. En 1854. Le texte qui suit, jusqu'à « ... je leur proposais. 'i> {p. 133) parut ,pour .La première fois dans Kolokol (n• 207) du 1•• novembre 1865, avec les mêmes titres et sous-titres que ci-dessus, puis fut publié d'après le manuscrit dans le « Recueil des articles posthumes », Genève, 1870. (Désormais : Gen.) Biernacki mourut en 1855. Herzen était à Londres - rappelons-le, depuis l'automne de 1852.
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il comprenait les choses d'un point de vue humain, ·et c'est pour. quoi il se gardait des malédictions ronflantes et de la haine bornée. Il fut le premier à qui je parlai de la ·création de notre imprimerie russe. Après m'avoir écouté, cet homme malade s'anima, saisit une feuille de papier et un crayon et se mit à faire des comptes, à calculer combien il fallait de caractères, etc. C'est lui qui fit les commandes importantes et me présenta Cier. niecki, avec qui nous avons tant travaillé par la suite. - Mon Dieu, mon Dieu ! faisait-il en tenant à la main la première feuille d'épreuves. ·« L'imprimerie russe libre de Londres! ;:. Que de mauvais souvenirs s'effacent dans mon âme grâce à ce papier barbouillé d'encre de Hollande! 28 Par la suite, il répéta souvent ': - Nous devons marcher ensemble, nous avons une seule et même route, une seule et même cause... Et il posait sa main décharnée sur mon épaule. Lors de l'anniversaire polonais, le 29 novembre 1853, aux Hanover Rooms 29, je prononçai un discours. Worcell présidait. Quand j'eus terminé sous un tonnerre d'applaudissements, il m'étreignit et, les larmes aux yeux, m'embrassa. - Worcell et vous, vous m'avez fait une forte impression tout à l'heure, sur l'estrade! me dit en sortant un Italien, le comte Narri. Il me semblait que ce vieillard fané, noble, chenu, étreignant votre corps vigoureux et massif, symbolisait typiquement la Pologne et la Russie. - Il faut seulement ajouter, fis-je, qu'en me tendant la main et me serrant dans ses bras Worcell pardonnait à la Russie au nom de la Pologne 1 Nous aurions, en effet, pu cheminer ensemble, mais cela ne put se faire. Worcell n'était pas seul... Mais d'abord, parlons de lui. Lors de sa naissance, son père, l'un des plus riches aristocrates de Lithuanie, apparenté aux Esterhazy, aux Potocki et je ne sais plus à qui, fit venir de ses cinq domaines des starostes 30 et des Jeunes femmes, pour qu'ils assistent au baptême 28. Note de Herzen : « C'était le Dixième Anniversaire de l'Imprimerie russe libre, à Londres, recueil de L. Ciemecki, p. vu. » (Diessiatiletié V olnoï Rousskoï typografii V Londonié.) Ciernecki : prononcez Tchernetzki. Herzen a relaté à !plusieurs reprises, avec des variantes, l'histoire de la collaboration de Worcell à l'imprimerie russe de Londres, notamment dans son nécrologue : La mort de Stanislas Worcell, et dans son introduction au recueil cité plus haut. (N.d.T.) 29. Salons londoniens réservés aux réunions, banquets, etc. 30. Staroste ·: «l'Ancien» du village.
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du comte Stanislas et se souviennent jusqu'à la fin de leur vie du festin donné par leur seigneur pour fêter sa joie. C'était en 1800 31. Le comte donna à son fils l'éducation la plus brillante, la plus éclectique. Worcell devint mathématicien, linguiste, assiroila cinq ou six littératures étrangères. Dès son jeune âge, il acquit une érudition énorme, étant en même temps un homme du monde appartenant à la plus noble société polonaise au temps de l'une de ses plus brillantes périodes (entre 1815 et 1830). Worcell se maria de bonne heure. Il entrait à peine dans « la vie pratique '», qu'éclatait le soulèvement de 1831. Il renonça à tout et se jeta corps et âme dans le mouvement de libération. Le soulèvement fut écrasé, Varsovie prise. Comme les autres, le comte Stanislas passa la frontière, laissant derrière lui sa famille et sa fortune. Non seulement son épouse ne le suivit pas, mais elle rompit toutes relations avec lui, en récompense de quoi on lui rendit une partie du domaine. Ils avaient deux enfants : un fils et une fille; nous verrons comment elle les éleva; pour commencer, elle leur apprit à oublier leur père. Entre-temps, Worcell était parvenu à gagner l'Autriche et Paris, où il se retrouva imédiatement en exil permanent, et sans moyens. Aucun de ces deux faits ne l'ébranla. Comme Biernacki, il fit de son existence une espèce de carême monastique et commença avec zèle son apostolat, qui ne devait s'achever que vingtcinq ans plus tard avec son dernier soupir, dans un réduit humide au rez-de-chaussée d'·un humble logis de la sombre Hunter Street. Réorganiser le parti polonais, renforcer la propagande, préparer un nouveau soulèvement, ·et pour cela prêcher du matin au soir et ne vivre que pour cela - tel était le thème de la vie entière de Worcell, dont il ne déviait pas d'un pas et à quoi il subordonnait tout. Dans c·e but, il se rapprocha de tous les hommes d'action en France, depuis Godefroy Cavaignac jusqu'à Ledru-Rollin; dans ce but il devint franc-maçon, noua des liens étroits avec les partisans de Mazzini, et par la suite avec 'Mazzini lui-même. Fermement, ouvertement, il planta l'étendard révolutionnaire de la Pologne face au parti des Czartoryszki : il était convaincu que c'était l'aristocratie qui avait fait échouer le soulèvement, il voyait dans les vieux pans 32 les ennemis de son entreprise et rassemblait une nouvelle Pologne, purement démocratique. 31. Erreur de Herzen : Worcell est né en 1799. (A.S.) 32. Seigneurs polonais.
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Worcell avait raison. La Pologne aristocratique, sincèrement dévouée à sa cause, allait en bien des façons à l'encontre des aspirations de notre temps. Elle voyait constamment passer devant ses yeux l'image de l'ancienne Pologne : une Pologne, non point nouvelle, mais restaurée; l'idéal de cette aristocratie polonaise était fait tout autant de souvenirs que d'espoirs. Rien que le boulet du catho. licisme au pied de la Pologne était suffisant pour la tirer en arrière; l'armure du chevalier l'eût immobilisée complètement En se liant à Mazzini, Worcell voulait unir la cause polonaise au mouvement républicain et démocratique' pan-européen. Il est clair qu'il devait chercher à s'appuyer sur la petite noblesse, sur les habitants des villas et les ouvriers. C'était dans ces milieux seuls que l'insurrection pouvait éclater. L'aristocratie aurait adhéré au mouvement, les paysans pouvaient y être attirés, mais jamais ils n'auraient d'eux-mêmes pris l'initiative. On peut reprocher à Worcell d'être entré dans l'ornière où déjà s'enlisait et croulait la révolution de l'Occident, d'avoir vu dans ·cette voie l'unique chemin du ·salut, mais puisqu'il l'avait emprunté, il resta conséquent avec lui-même. Les circonstances lui donnèrent pleinement raison. Où trouver ·en Pologne un milieu vraiment révolutionnaire, sinon dans cette couche à laquelle Worcell s'adressait constamment, et qui se forma, grandit ·et se fortifia entre 1831 et les années soixante? Si divergentes que fussent nos vues sur la révolution et les moyens employés, on ne peut nier que tout ce qui avait été acquis par la révolution l'avait été par les classes moyennes et les ouvriers des villes. Qu'aurait fait Mazzini, qu'aurait fait Garibaldi sans les patriotes urbains ? Or, le problème polonais était un problème purement patriotique; même Worcell avait plus à cœur les intérêts de l'indépendance nationale que ceux d'une révolution sociale. Quelque dix-huit mois avant la révolution de Février, ce fut comme le frisson du réveil qui parcourut l'Europe sommeillante : l'affaire de Cracovie, le procès de Mieroslawski, puis la guerœ du Sonderbund - et le Risorgimento italien 33. L'Autriche répli33. Herzen évoque ici le soulèvement de Cracovie en 1846; le procès du général Mieroslawski, qui avait tenté de soulever les Polonais dans les régions polonaises appartenant à l'Allemagne depuis les partages de la Pologne sous Catherine II; la lutte des cantons cléricaux contre les cantons libéraux en 1847; enfin le grand mouvement d'indépendance italienne, commencé en 1846, et dont il a parlé longuement, avec une grande ferveur, dans le tome II. (Cf. B.i D.F., Il.)
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qua à ce dernier par une pougatchevstchina impériale 34, et Nicolas lui offrit Cracovie, qui ne lui appartenait pas. Mais le calme ne fut pas rétabli. Louis-Philippe tomba en février 1848, et ce fut un Polonais qui emporta son trône pour le brûler. Worc~ll, à la tête de la démocratie polonaise, se présenta pour rappeler au crouvernement provisoire l'existence de la Pologne. Lamartine le ~eçut avec une froide rhétorique. La République était plus pacifique que l'Empire ! 11 y eut un moment où il fut possible d'espérer. Ce moment-là, la Pologne le laissa passer, et Paskévitch annonça à Nicolas que la Hongrie était à ses pieds 35. Après la chute d·~ la Hongrie il n'y avait plus rien à espérer, et Worcell, contraint de quitter Paris, s'installa à Londres. A Londres, à la fin de 1852, je ·le trouvai membre du Comité européen 36. II frappait à toutes les portes, écrivait des lettres, des articles de journaux; il œuvrait et espérait, persuadait et sollicitait, mais comme, en plus de tout le reste, il fallait se nourrir, il entreprit de donner des leçons de mathématiques, de dessin et même de français. Toussant, oppressé par l'asthme, il marchait d'un bout de Londres à l'autre pour gagner deux shillings, tout au plus une demi-couronne. Mais il continuait encore à donner une part de ses gains à ses camarades. Son esprit ne fléchissait point, mais son corps ne lui obéissait plus. L'air de Londres, sec, chargé de fum·ée, jamais réchauffé par le soleil; ne convenait pas à ses poumons fragiles. Worcell fondait à vue d'œil, mais tenait bon. Ainsi vécut-il jusqu'à la guerre de Crimée. H ne pouvait pas - je suis prêt à dire ne devait pas lui survivre. « Si la Pologne ne fait pas quelque chose maintenant, tout est perdu pour longtemps, très longtemps, sinon pour toujours, 34. Allusion au soulèvement du cosaque Pougatchev qui, se faisant passer pour Pierre Ill, mit en péril le trône de la Grande Catherine. TI fallut deux ans pour écraser ce mouvement populaire (1773-1775). Le terme pougatchevstchina est à peu près l'équivalent de jacquerie en France. Sans doute Herzen veut-il dire que la répression sanglante exercée par l'Autriche était en quelque sorte une « jac· querie à l'envers » ! 35. Chacun sait que Nicolas l'" vint en aide à l'empire d'Autriche en envoyant le général Paskévitch réprimer le soulèvement national hongrois, et chacun connaît le message du général russe au tsar : « La Hongrie est aux pieds de Votre Majesté », qui fut publié dans le « Bulletin de Pétersbourg » {Péterbourgslcié Védomost1), le 10 aolÎt 1849. 36. Note de Herzen : « Mazzini, Kossuth, Ledru-Rollin, Arnold Ruge, Bratiano et Worcell. » Herzen a consacré beaucoup de pages à ce Comité, qui s'intitulait (un peu abusivement) « Comité central démocratique d'union des Partis sans distinction de nationalités ». Worcell y fut remplacé par Daras. (Cf. B.i D.F., t. II, cinquième partie, chap. XI, et Commentaire (7), p. 251 du même volume.) {N.d.T.)
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et il vaut mieux que je ferme les yeux », me disait-il en partant faire son tour d'Angleterre avec Kossuth. Dans toutes les villes principales ils organisaient des meetings. Kossuth et Worcell étaient accueillis par de bruyants applaudissements, ils recueiHaient quelque argent, et c'était tout. Le Parlement et le gouvernement anglais savent très bien quand la vague populaire fait simplement du bruit et quand elle déferle pour de vrai. Un ministère stable, qui avait proposé le Conspiracy Bill, était tombé dans l'expectative d'une réunion massive à Hyde Park 37. Les meetings rassemblés par Kossuth et Worcell pour obtenir du Parlement et du gouvernement la reconnaissance des droits des Polonais, et un mouvement de sympathie pour 'la cause polonaise, ne témoignaient d'aucune précision, d'aucune vigueur. L'effroyable réplique des conservateurs était irréfutable : « Tout est calme ·en Pologne! » 38 Le gouvernement .anglais n'avait pas à reconnaître un fait accompli, mais à le provoquer, à prendre une initiative révolutionnaire, à réveiller la Pologne, mais .en Angleterre l'opinion publique ne va pas si loin ! De surcroît, tout le monde souhaitait in petto la fin de la guerre qui ne faisait que commencer, qui coûtait cher et était, somme toute, inutile (20). Entœ les grands meetings Worcell retournait à Londres. Il était trop intelligent pour ne pas comprendre son échec. II vieillissait ·à vue d'œil, était sombre et irritable, animé de l'activité fébrile qui pousse les moribonds à entreprendre n'importe quel traitement avec au cœur une peur sinistre et un espoir obstiné. ll repartait pour Birmingham ou Liv.erpool et reprenait ses doléances sur la Pologne du haut d'une tr1bune. Je 'le contemplais avec une peine profonde. Et comment pouvait-il penser que l'Angleterre soulèverait la Pologne, que la France de Napoléon provoquerait la révolution ? Comment pouvait-il espérer en une Europe qui avait -laissé la Russie pénétrer en Hongrie, les Français à Rome? Est-ce que la présence même de Mazzini et de Kossuth à Londres ne lui rappelait pas à grands cris la décadence de cette Europe ? ... Vers ce temps 39, 'le mécontentement depuis 1ongtemps accumulé de l'élément jeune de l'émigration polonaise donna de la voix. Worcell en fut stupéfait : il ne s'attendait pas à ce coup, qui pourtant tombait tout natureUement. 37. Cf. ci-dessous le chapitre x Carmicia Rossa.
38. Paraphrase d'un autre message célèbre envoyé au tsar après l'écrasement dans le sang du soulèvement de '1831 : « 1Le calme règne à Varsovie! » 39. A partir de ces mots et jusqu'à « je leur proposais », ce texte fut. publié comme « fngment » dans Gen., d'après le manuscrit, ailnsi que 'la suite;· jusqu'à « fris·ait la folie "' {pp. 133-141).
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La petite poignée d'hommes qui entouraient Worcell, n'était pas, et de loin, à son niveau. Il 'le comprenait, mais étant habitué à son « chœur », il en subissait l'influence. II s'imaginait qu'ri ·te conduisait, alors que ce « chœur » se tenait dans son dos et le poussait où il voulait. Worcell était seul à monter sur les hauteurs où il pouvait respirer librement, où il était dans son élément; son « chœur ·», faisant fonction de parentèle petite-bourgeoise, .J'attirait dans les basses sphères des chamailleries et des caiJ.culs mesquins des émi.arés. Lui, un vieillard avant l'âge, il étouffait dans ce milieu, souffrant d'un asthme ~pirituel tout autant que physique. Ces gens ne comprenaient pas le sens réel de l'alliance que je leur proposais. Ils y voyaient un moyen pour donner une autre couleur à leur cause; la sempiternelle tautologie des !J.ieux communs, les phrases patriotiques, les souv·enirs stéréotypés, tout cela les écœurait, les ennuyait. Une alliance avec les Russes leur offrait un intérêt nouveau. De plus, ils pensaient arranger leurs affaires aux frais de la propagande russe. Dès le début, il n'y eut pas d'entente véritable ·entre moi et la Centralisation. Se méfiant de tout ce qui était russe, ils voulaient qli·e je rédige et publie quelque chose dans le genre d'une profession de foi 40. J'écrivis ~ Les Polonais nous pardonnent » 41. Ils roe prièrent de modifier certaines eX!pressions. Je le fis, tout en n'étant nullement d'accord avec eux. En répons·e 'à mon article, L. Zenkovitch composa un appel aux Russes et m'envoya son manuscrit : pas l'ombre d'une pensée nouvelle, les mêmes phrases, les mêmes réminiscences, et des extravagances catholiques patdessus le marché. Avant de le traduire, je montrai à Worcell les absurdités de ce texte. Il partagea mon avis, me convia chez lui le soir, pour expliquer mon affaire aux membres de la Centralisation. Ici se joua l'éternelle scène entre Trissotin et Vadius 42 ·: les passages critiqués étaient justement ceux qui étaient nécessaires à la conservation de la Pologne ! A propos des allusions catholiques, ils me dirent que, quelles que fussent leurs ·croyances personneUes, ils voulaient rester aux côtés de 'leur peuple, or ce1ui-ci aimait ardemment sa mère persécutée, l'Eglise romaine... Worcell me soutenait. Mais dès qu'il commençait à parler, ses compagnons se mettaient à crier. La fumée du tabac le faisait tousser et il ne pouvait rien faire. Il me promit de s'en entretenir 40. & français. 41. Ce fut l'un des tout premiers appels publiés par l'imprimerie russe de Herzen. D fut écrit et !parut en juillet 1853. 42. Les Femmes savantes.
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avec eux plus tard, en insistant sur les corrections essentie~lles. Le Démokrata Polski parut une semaine plus tard 43. On n'avait pas changé un iota de l'appel ! Je refusai de le traduire. Worcell m'assurait que ce manège l'étonnait. « Il ne suffit pas d'être étonné, lui répondis-je, pourquoi ne l'avez-vous pas empêché ? » Je voyais clairement que tôt ou tard, pour Worcell, le problème se poserait ainsi : ou bien rompre avec les membres d'alors de la Centralisation et re':lter en relations étroites avec moi, ou rompre avec moi et demeurer, comme par le passé, avec ses dadais révolutionnaires. Il choisit cette dernière solution; j'en fus chagriné mais jamais je ne récriminai, ni ne me fâchai contre 'lui. Ici il me faut entrer dans de pénibles détails. Quand je créai mon imprimerie 44, nous décidâmes que tous les frais d'impression (papier, composition, loyer, travail, etc.) seraient à mon compte. La Centralisation, elle, assumerait les frais de {ransmission des textes et brochures russes, par les voies qui leur servaient à faire passer les tracts polonais. Je leur remettais gratuitement tout ce qu'ils transmettaient. Apparemment, j'avais la part du Hon pour ce qui était des dépenses, mais il se révéla que ce n'était pas assez. Pour ses affaires propres, et principalement pour récolter des fonds, la Centralisation décida d'envoyer un émissaire en Pologne. Ils voulaient même qu'il se frayât un chemin jusqu'à Kiev et, dans la mesure du possible, jusqu'à Moscou, pour la propagande parmi les Russes; on me demanda des lettres. Je refusai. J'avais peur de provoquer des catastrophes. Trois jours avant le départ de l'émissaire, un soir, je rencontrai Zenkovitch dans Ia rue; il me demanda d'emblée : - Combien donnez-vous de votre côté pour l'envoi de l'émissaire? Je trouvai cette question étrange, mais, connaissant leur situation difficile, je répondis que je donnerais bien dix livres sterling (deux cent cinquante francs). - Vous plaisantez? fit-il en faisant la grimace. Il a besoin d'au moins soixante livres, mais il nous en manque environ quarante. On ne peut en rester là. Je vais en parler avec nos amis et je viendrai vous voir. De fait, le lendemain, il arriva avec Worcell et deux membres de la Centralisation. Cette fois, Zenkovitch m'accusa tout simP'le43. « Le Démocrate polonais » était l'organe de l'élément démocratique de l'émigration polonaise, dirigé par les membres de la Centralisation. Cf. Commentaire (21). 44. Au début, elle se trouvait dans le même local que l'imprimerie de l'Association démocratique polonaise.
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ment de ne pas vouloir donner assez d'argent pour l'envoi de l'émissaire, alors que je voulais bien lui confier des documents russes. - Mais voyons, rétorquai-je, c'est vous qui avez décidé d'envoyer un émissaire, c'est vous qui jugez cela indispensable, vous devez donc en supporter les frais! Worcell est présent, qu'il vous rappelle nos conditions. - A quoi sert de parler de bagatelles ? Comme si vous ignoriez que nous n'avons pas un liard! A la fin, j'en eus assez de ce ton. - Je crois, 'leur dis-je, que vous n'avez pas lu Les Ames mortes, sinon je vous rappellerais « Nozdrev » qui, en montrant à « Tchitchikov » les bornes de sa propriété, lui fit remarquer que tant d'un côté que de l'autre la terre lui appartenait. Cela ressemble fort à notre façon de partager : nous divisons en deux notre travail et nos difficu!t63, à condition que les deux parties reposent sur mes épaules ! Le petit Lithuanien fielleux 45 commença à sortir de ses gonds, à d~fendre bruyamment son honneur et conclut son discours ridicule et malséant par une question : - Mais qu'est-ce que vous voulez à la fin? - Je veux que vous ne me preniez ni pour un bai'Jleur de fonds 46, ni pour un banquier démocratique, comme m'a nommé un certain Allemand dans son pamphlet. Vous avez trop apprécié ma fortune, et pas assez ma personne... Vous avez eu tort. - Permettez ! Permettez ! Le petit Lithuanien s'énervait, blême de fureur. - Je ne puis permettre la poursuite ·de cette conversation! déclara enfin Worcell, resté assis dans son coin, .J'air morne, et qui maintenant se levait. Ou bien poursuivez-la sans moi. Cher Herzen 47, vous avez raison, mais songez à notre situation : il est indispensable d'envoyer cet émissaire, mais nous n'en avons pas les moyens ... Je l'interrompis : - Dans ce cas, il eût fallu me demander si je pouvais faire quelque chose, mais vous n'aviez pas à exiger et, sous cette forme grossière, c'est simplement écœurant! L'argent, je vous le donnerai. Je ne le fais que pour vous seul, et Messieurs, je vous donne ma parole d'honneur que c'est la dernière fois. 45. Zenkovitch. 46. En français. 47. En français.
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Je remis l'argent à WorceH et nous nous séparâmes, la mine sombre (22). Je donnerai encore un exemple de la manière dont se faisaient les affaires financières dans notre monde. Après mon .arrivée à Londres, en 1852, parlant avec Mazzini du piteux état des caisses italiennes, je lui racontai qu'·à Gênes j'avais proposé à ses amis d'instituer leur income tax 48 personnelle : dix pour cent pour les célibataires, un peu moins pour les autres : - 11s auront honte et paieront. Il y a longtemps que je voulais apporter mon obole à la caus·e italienne, elle m'est aussi chère que si elle était mienne. Je vous remettrai dix pour cent de mes revenus en une fois, ce qui fera environ deux cents .Jivres sterling. Voici cent quarante livres, je conserve les soixante autres pour le moment. Au début de 1853, Mazzini disparut. Peu après son départ se présentèrent chez moi deux réfugiés de bonne souche; l'un portait une capote d'uniforme à col de fourrure, parce que dix ans plus tôt il •était allé à Pétersbourg, 'l'autre n'avait pas de col, mais une moustache grise et une barbiche militaire ... Jils venaient de la part de Ledru-Rollin, qui désirait savoir si j'avais l'intention d'envoyer une certaine somme d'argent au Comité européen ? J'avouai que je n'en avais pas l'intention. Quelques jours plus tard, la même question me fut posée par Worcell : - Où Ledru-Rollin a-t-il été chercher ça? - Mais vous en avez donné à Mazzini. - Ce serait pLutôt une raison pour n'en donner à personne d'autre. - Il me semble que vous avez encore soixante livres ? - Promis à Mazzini. -C'est la même chose. - Je ne le pense pas. Une semaine s'écoula. Je reçus une 1ettre de Mazzo!eni : il avait appris, m'informait-il, què je ne savais à qui remettre ·les soixante livres qui restaient; par conséquent il me priait de les lui envoyer, en tant que représentant de Mazzini à Londres. Il était; en effet, le secrétaire de Mazzini. Fonctionnaire, bureaucrate de nature, il nous amus·ait avec ses grands airs de ministre et ses manières de diplomate. Lorsque le télégramme annonçant le soulèvement de Milan, le 3 février 1853, parut dans les journaux, je me rendis chez 48. Impôts sur le revenu.
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Mazzoleni m'informer s'il avait des nouvel'les. Il me fit prier d'attendre, puis arriva soucieux mais vaillant, portant des papiers et accompagné de Bratiano 49, avec qui il avait eu un entretien important. - Je suis venu pour savoir si vous aviez des informations. - Non, moi-même je l'ai appris par le Times. J'attends une dépêche d'un moment à l'autre. Deux ou trois per;sonnes se présentèrent encore. Mazzoleni était content, aussi faisait-il la moue en se plaignant d'être débordé. En cours de conversation, il commença à 'laisser passer des renseicrnements par demi-allusions, et à les commenter. 0 - D'où savez-vou,> ceia? lui demandai-je. - C'est... ce sont mes supputations, répondit-il, un peu embarrassé. - Je reviendrai demain matin. - Et s'ii y a du nouveau aujourd'hui, je vous le ferai savoir. - Vous m'obligeriez beaucoup. De sept à neuf heures, je serai chez « Verrey ». Mazzoleni n'oublia pas. Vers sept heures, j'étais en train de dîner chez « Verrey » quand entra un Italien que j'avais déjà vu une ou deux fois. Il s'approcha de moi, me dévisagea, attendit que le garçon s'éloignât, puis, m'ayant dit que Mazzoleni .J'avait chargé de me :faire savoir qu'il n'y avait pas eu de télégramme, il partit. ... A la sui1e de la lettre du « secrétaire d'Etat de la Révolution », je lui répondis par manière de plaisanterie qu'il avait tort de m'imaginer comme frappé d'impuissance au beau milieu de Londres, ne sachant à qui donner soixante !Jivres sterling, et que je n'avais pas )l'intention de les remettre à qui que ce fût sans une •lettre de Mazzini. Mazzoleni me fit tenir une note longue et quelque peu coléreuse, calculée pom sauvegarder la dignité de l'envoyeur, tout en envoyant une pointe au destinataire, sans dépasser, du reste, Ies bornes de la politesse parlementaire. Il ne se passa pas une semaine, après ces .sollicitations et tentatives, qu'Emilie Hawkes se présenta chez moi de bon matin; ·(;'était l'une des femmes les plus dévouées à Mazzini et son amie très proche. Elle venait m'apprendre que le soulèvement de la Lombardie avait échoué, que Mazzini s'y cachait encore et lui demandait de lui envoyer immédiatement de l'argent, qu'elle n'avait pas. 49. Bratiano (ou Bratianu), Ion. Roumain qui prit part au mouvement révolutionnaire à Bucarest, en 1848, exilé à Londres, membre du « Comité européen ».
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- Voici, lui dis-je, les fameuses soixante livres. Seulement n'oubliez pas de dire au « conseiller aulique », Mazzoleni, et éga:lement à Ledru-Rollin, si vous en avez l'occasion, que je n'ai pas trop mal manœuvré en ne jetant pas dans le tourbiHon du Comité européen ces quinze cents francs. Anticipant sur la conclusion que nos Russes nationaux ne manqueront pas de tirer de ce récit, je suis obligé de dire que personne n'a jamais profité de cet argent ainsi recueilli so. Chez nous en Russie quelqu'un l'eût volé, ici il disparut, tout juste comme si quelqu'un avait brûlé les assignats à une bougie, sans noter les numéros! L'émissaire partit et revint sans avoir rien accompli. La guerre approchait... commençait. L'émigration était mécontente. Les jeunes émigrés accusaient les compagnons de Worcell d'incapacité, de paresse, d'apathi-~?, d'envie d'arranger leurs petites affaires personnelles au lieu des affaires de la Pologne. Leur mécontentement se mua en franches récriminations : ils parlaient d'exiger que les membres de la Centralisation leur rendent des comptes et de leur manifester ouvertement leur méfiance. Une seule chose 1es arrêtait : leur respect et leur affection pour Worcell; par le truchement de Cierniecki, je faisais tout ce que je pouvais po..!!f leur conserver cet attachement, mais les fautes après fautes commises par la Centralisation pouvaient, finalement, faire perdre patience à n'importe qui. En novembre 1854 eut lieu un nouveau meeting polonais, mais dans tout autre esprit que celui de l'an passé. On. avait choisi pour pr-ésident un membre du Parlement, Josuha Wolmsley. Les 50. Note de Herzen : « L'émigration italienne est au-dessus de tout soupçon. Dans l'émigration française, il y eut une péripétie amusante. Baronnet, dont j'ai parlé à propos du duel de Barthélemy, recueillit de l'argent sur instructions de Ledru-Rollin, et le dépensa. A!près cela, son désir de revenir à Londres ne fut plus aussi ardent, et il demanda l'autorisation de rester à Marseille. Billault répondit qu'en tant qu'homme politique Baronnet n'était pas dangereux, mais que son acte malhonnête envers son propre parti démontrait qu'on ne pouvait lui faire confiance; par conséquent, on lui refusait la permission. En la matière, ~a palme revient en quelque sorte aux Allemands. lls ont amassé, grâce à des quêtes en Amérique et à Manchester, quelque vingt mille francs, si j'ai bon souvenir. Cette somme, destinée à l'agitation, à la propagande, aux dépenses des procès, etc., fut !placée dans une banque de Londres, et ils désignèrent comme administrateurs Kinkel, Ruge, et le comte Oscar Reichenbach : trois ennemis irréconciliables. Ces hommes se rendirent compte immédiatement quelle source riche en désagréments pour les uns et les autres leur tombait dans les mains; aussi se hâtèrent-ils de mentionner dans les conditions du dépôt que la banque ne devait donner aucune somme sans les trois signatures. n suffisait qu'un ou deux d'entre eux signât un chèque pour que le troisième refusât de le faire. Quoique fit l'Association des émigrés allemands, il manquait toujours une signature ! Ainsi la somme reste intacte à la banque encore à ce jour; ce sera sans doute la dot de la future République teutonne. »
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Polonais plaçaient leur cause sous le patronage a,nglais 51, Pour prévenir des discours par trop « rouges », Worcell envoya à plusieurs des bi'llets dans le genre de celui que je reçus : « Vous savez que nous tiendrons un meeting le 29; nous ne pouvons vous inviter cette année, comme nous l'avons fait l'année dernière, à nous adresser quelques mots de sympathie, la guerre et la nécessité absolue d'un rapprochemènt avec les Anglais nous contraignant à donner à cette réunion un autre coloris. Ni Herzen, ni LedruRollin, ni Pianciani ne parleront; pour la plupart, ce seront des Anglais. Parmi les nôtres, seul Kossuth prendra la parole pour exposer la situation, etc. » Je répondis que j'avais reçu ·l'invitation à ne pas parler, et que je l'acceptais d'autant plus volontiers, que cela m'était très fadle. Le -rapprochement avec les Anglais n'eut pas lieu; on fit de vaines concessions, et même les souscriptions ne donnèrent pas grand-chose. Wolmsley se déclara prêt à donner de l'argent, mais anonymement, ne voulant pas, en tant que membre du Parlement, participer officiellement à cette coll.ecte, dont le but n'était pas reconnu par le gouvernement anglais. Tout cela, et entre autres le fait que je n'avais pas été admis à parler au meeting, pouss:.=t l'irritation des jeunes Polonais à un degré extrême : déjà ils se passaient de main en main un acte d'accusation. Comme par un fait exprès, je me vis contraint au même moment de transférer ailleurs l'imprimerie russe. Zenkovitch, qui louait à son nom la maison où elle était installée aux côtés de l'imprimerie polonaise, était noyé de dettes; les brokers 52 étaient déjà venus par deux fois, et l'on pouvait s'attendre d'un jour à l'autre à ce que la presse fût saisie, ainsi que le reste du mobilier. Je chargeai Cierniecki de la déménager. Zenkovitch s'entêtait, ne voulait pas céder les caractères et les accessoires. Je lui fis tenir un billet fort sec. En réponse, ce fut Worcell qui vint me voir à Twickenham. - Vous nous portez le coup de grâce 53. Au moment où chez nous il y a tant de dissensions, vous déménagez votre imprimerie ! - Je vous assure qu'il n'est pas question ici de motifs politiques, ni de querelles, ni de démonstration. C'est très simple : j'ai peur qu'on saisisse tout chez Zenkovitch. Pouvez-vous me garantir 51. Ds pensaient profiter de la guerre de Crimée et de l'hostilité des Anglais et des Français à l'égard de la Russie, pour faire avancer la cause de l'indépendance polonaise. 52. Huissiers. 53. En français.
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que cela n'arrivera pas ? Dans ce cas, je me fierais à votre parole d'honneur et laisserais la presse où elle est. - Ses affaires sont biën embrouillées, il ·est vrai. - Alors comment voulez-vous que je risque la seule arme que je possède ? En admettant que par la suite je la rachète, quel ne serait pas le prix du temps perdu ! Vous sav·ez bien comme ies choses se passent ici. Worcell se taisait. - Voici ce que je peux faire pour vous : je vais écrire une lettre où je dirai que des considérations économiques m'obligent à transporter ailleurs mon imprimerie, mais que non seulement cela ne signifie pas que nous nous séparons, mais, bien au contraire, qu'au lieu d'une seule imprimerie nous en aurons deux 54. Cette lettre, vous pourrez la publier ou la montrer à qui bon vous semblera. !De fait, je la rédigeai en ce sens, ·et je l'adressai à Jabicki, membre effacé de la Centralisation, chargé des questions matérielles. Worcell resta dîner. Après le repas, je 1le persuadai de passer la nuit à Twickenham. Nous passâmes la soirée ensemble, devant la cheminée. Il était fort triste, comprenant clairement •les fautes commises et combien toutes ses concessions n'avaient servi qu'à une désintégration interne, enfin que toute la propagande faite par lui et Kossuth s'était volatilisée sans laisser de traces. Et .Je fond 55 de tout ce sombre tableau, c'était le calme mortel de la Pologne 56•
. . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . ... . ...
Peter Taylor 57 avait ordonné à la propriétaire de Worcell de lui envoyer chaque 8emaine la note du •loyer, de la nourriture et du blanchissage (23). A l'automne de 1856, on conseilla à Worcell de partir pour Nice, après avoir séjourné sur les rives tièdes du lac de Genève. Quand je l'appris, je lui proposai la somme nécessaire au voyage. Il l'accepta, et cela nous rapprocha à nouveau. Nous recommen54. D'après Limanowski, biographe !polonais de Worcell, Herzen, en dépit de ses relations tendues avec une partie de l'émigration polonaise, demeura toujours l'un des plus généreux donateurs de l'imprimerie polonaise gérée par la Centralisation. (L,) 55. En français. 56. A propos de la ligne de points qui suit, cf. note 16 de ce chapitre. .· 57. Taylor, Peter : homme politique anglais, ami de Mazzini et président de . l'association anglaise des « Amis de l'Italie ». (A.S.)
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çaroes à nous voir souvent. Mais il ne se pressait pas de se mettre en route. L'hiver londonien commençait, pluvieux, pénétré d'un brouillard imbibé de fumée et oppressant, avec sa sempiternelle humidité et ses terribles vents de nord-est. Je pressais Worcell, mais il couvait déjà une sorte de peur instinctive du changement, du mouvement; il redoutait la solitude. Je lui proposai d'emmener quelqu'un avec lui jusqu'à Genève, où je l'aurais remis aux soins de Kar:l Vogt 58. Il acceptait tout, consentait à tout, mais ne faisait rien. Il habitait rplus bas que le rez-de-chaussée, il ne faisait presque jamais clair dans sa chambre, où il s'étiolait, souffrant d'asthme, privé d'air, respirant la fumée de charbon. C'était décidément trop tard pour partir. J'offris de lui louer une bonne chambre au Brampton Consumption Hospital. - Oui, ce serait bien, mais c'est impossible ... C'est terriblement loin d'ici! - Quelle importance ? - Jabicki habite ici, toutes nos affaires se trouvent ici, or, il doit venir chaque matin pour me faire son rapport quotidien ! Dans ce cas, l'abnégation frisait la folie 59.
- Sans doute avez-vous appris, me demanda Worcell, qu'on prépare contre nous un acte d'accusation ? -Oui. - Voilà ce que j'ai mérité pour mes vieux jours ... Voilà jusqu'où j'ai vécu ... Et il secoua tristement sa tête blanche. - Je ne crois pas que vous ayez raison, Worcell. On est si habitué à vous aimer, à vous respecter, que si cette affaire n'a pas encore été mise en train c'est uniquement par crainte de vous chagriner. Vous savez, ce n'est pas à vous qu'on en veut. Laissez vos camarades aller leur chemin. - Jamais! Jamais! Nous avons tout fait en commun, notre responsabilité est partagée. - Vous ne les sauverez point. .. 58. Vogt, Kml (1817-1895), savant allemand, ami intime de Herzen et de sa femme, Natalie. Herzen en traça un superbe portrait. (Cf. B.i D.F.), t. III, chalp. XL et passim.) ' 59. Le texte qui suit, jusqu'à « ces mots simples », parut dans le numéro 207 de Kolokol; il est repris d'après ce texte, le manuscrit manquant en rpartie.
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- Que disiez-vous doue il y a une demi-heure à propos de Russell, qui a trahi ses compagnons 60 ? C'était le soir. Je me tenais éloigné de la cheminée. Worcell était assis tout près, le visage tourné vers le feu. Cette face maladive sur laquelle tremblait le reflet rougeoyant des flammes, me parut plus exténuée, plus exsangue encore. Une seule larme, une larme sénile, coula sur sa joue émaciée. Quelques minutes s'écoulèrent dans un silence lourd, intolérable ... Il se leva. Je l'accompagnai à sa chambre. Les grands arbres bruissaient dans le jardin. Worcell ouvrit la fenêtre et me dit : - Je vivrais deux fois plus longtemps ici avec mes malheureux poumons! Je lui saisis les deux mains. - Worcell, fis-je, restez chez moi, je vous donnerai une chambre de plus. Personne ne vous dérangera, vous ferez ce que vous voudrez, vous déjeunerez, vous dînerez seul si vous en avez envie; vous vous reposerez pendant un mois ou deux... On ne vous tarabus-tera plus sans cesse, vous vous rafraîchirez. Je vous le demande comme un ami, comme un frère cadet ! - Je vous remercie, je vous remercie de tout mon cœur! J'aurais accepté votre invitation sur-le-champ, mais, étant donné les circons-tances présentes, c'est impossible. D'un côté la guerre; d'un autre, nos gens prendraient cela comme un abandon. Non, chacun doit porter sa croix jusqu'au bout. - Eh bien, au moins dormez tranquillement, lui dis-je en forçant un sourire. On ne pouvait ·le sauver ! ... La guerre de Crimée s'achevait. Nicolas mourut. Une nouvelle Russie commençait. No!Is avions vécu assez longtemps pour voir la paix de P·aris, pour voir L'Etoile Polaire, comme tout ce que nous imprimions à Londres, se vendre jusqu'au dernier feuillet. Nous commençâmes à publier le Koloko/61, qui marcha bien... Worcell et moi nous voyions rarement. Il se réjouissait de nos succès avec cette douleur intérieure, réprimée, brûlante, qui est 60. Lord Russell démissionna en 1855, au cours de la guerre de Crimée, rompant sa solidarité avec le Cabinet et se déchargeant de la responsabilité de sa politique. 61. La paix de Paris, février 1856, mettait fin à la gueriTe de Crimée. Le Kolokol .parut le ·1<>• juillet 1857, d'abord sous forme de supplément à L'Etoile Polaire, à laquelle « on laissait les discussions plus amples et les plus théoriques, l'expositbn des idées {de H.) sur le socialisme, tout en réservant au Kolokol la politique immédiate » (Franco Venturi, Il Populismo Russo, trad. française : Les Intellectuels, le Peuple et la Révolution [Histoire du populisme russe au XIX" siècle], trad. Viviana Pâques, éd. Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1972.) (Ici, .t. 1 : Le Kolokol, ·P· 256. Cet ouvrage magnifique nous parût indispensable pour qui cherche :à comprendre une grande partie - la plus imlportante - de l'œuvre de Herzen.)
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celle d'une mère qui a perdu son fils et suit la croissance d'un adolescent qui n'est pas le sien... Le temps approchait de la fatale alternative de Worcell, son oggi o mai 62. Lui, i1 s'éteignait. Trois jours avant sa fin, Cierniecki me fit chercher. Worcell me réclamait. Il était au plus mal. On attendait la fin. Quand j'arrivai chez lui, il était dans un état de léthargie proche du coma. Etendu sur un div:m, il était blême, cireux, les joues tout à fait creuses. Ces états se répétaient depuis quelques jours. Il s'habituait à mourir. Un quart d'heure plus tard i·l commença à revenir à :Jui, à balbutier quelques mots, puis il me reconnut, se souleva et se recoucha à demi. - Avez-vous lu les journaux? me demanda-t-il. - Mais oui. - Racontez-moi où en est l'affaire de NeuchâteJ62 bis, Je ne peux rien lire. Je le mis au courant. Il entendait tout, comprenait tout. - Ah, comme j'ai sommeil ! Laissez-moi maintenant, car je ne m'endormirais pas en votre présence; le sommeil me soulagera. Le lendemain il allait un. peu mieux. H avait envie de me dire quelque chose ... Il commença une ou deux fois, s'arrêta, et ce fut seulement lorsque nous fûmes seul à s.eul qu'il me fit signe d'approcher et, d'un geste las, me prenant Ia main, il murmura : - Comme vous aviez raison ... Vous ne savez pas combien ... L'envie de vous le dire me pesait. - Ne parlons plus d'eux. - Suivez votre chemin. Il leva sur moi son regard de moribond, mais clair et rayonnant. Il ne pouvait plus parler. Je lui baisai les lèvres et fis bien : nous nous séparions pour longtemps. Le soir il se leva, passa dans l'autre pièce, sirota un peu d'eau chaude mélangée de gin avec sa logeuse, une femme simple et très bonne, qui révérait religieusement en Worcell quelque chose comme un être supérieur, puis il revint chez lui et s'endormit. Le lendemain matin, Jabicki et la logeuse lui demandèrent s'il n'avait besoin de rien. Il les pria de faire du feu et de le laisser se rendormir. Ils firent du feu. Worcell ne se rév·eilla plus. Quand je vins, il n'était plus. Son visage, son corps si maigres, si maigres, étaient recouverts d'un drap blanc; je le regardai, pris congé de lui et partis chercher l'apprenti d'un sculpteur pour faire prendre un masque. 62. « Aujourd'hui ou jamais. » 62 bis. Il s'agit d'une tentative de révolution dans le canton suisse de Neuchâtel,
en faveur du roi de Prusse, et qui faillit tourner à la guerre (1856-1857).
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J'ai relaté ailleurs sa dernière entrevue, sa sublime agonie 63, J'y ajouterai encore un trait effrayant. Worcell ne parlait jamais de sa famille. Un jour, comme il cherchait une lettre, il fouilla sur son bureau, ouvrit un tiroir. J'y vis la photographie d'un jeune homme bien nourri, portant rune moustache d'officier. · ___.. Un Polonais, un patriote, sans doute ? dis-je, plus par jeu que par curiosité. Détournant les yeux et me la prenant brusquement des mains, Worcell répondit : - C'est ... c'est mon fils. J'appris par la suite qu'il était fonctionnaire russe, à Varsovie. Sa fille avait épousé un comte et vivait dans l'opulence. Elle ne connaissait pas son père. Quelque deux jours avant sa fin, Worcel1 dicta son testament à Mazzini : c'était un conseil et un salut à la Pologne, un message affectueux pour ses amis. - Voilà, c'est tout, dit le moribond. Mazzini ne posa pas la plume : - Réfléchissez, lui dit-il. Ne voulez-vous pas, en un tel instant. .. Worcell se taisait. - N'y a-t-il pas d'autres personnes encore à qui vous auriez quelque chose à dire ? Worcell comprit. Son visage s'assombrit et il :répondit : - Je n'ai rien à leur dire. Je ne connais pas de malédiction qui sonne de façon plus terrible que ces mots tout simples. ,Avec la mort de Worcell, le parti démocratique de l'émigration polonaise à Londres dégénéra. Il ne tenait que grâce à la personnalité raffinée et vénérable du défunt. Dans l'ensemble, le parti radical se morcela en petits partis presque hostiles. Les meetings annuels, réunis au petit bonheur, s'appauvrirent en nombre et en intérêt : c'était un perpétuel office des morts, une liste de deuils anciens et nouveaux, et, comme il en va toujours dans ces offices, l'espoir en la résurrection des morts, en la vie au 63. Herzen se réfère à son article, La mort de Stanislas Worcell, publié pour la première fois en 1857 dans le volume III de L'Etoile Polaire, et reproduit dans le recueil « Le Dixième anniversaire de l'imprimerie russe libre à Londres », en 1863. Dans le manuscrit de ce texte-ci, à la p. 35, Herzen avait collé la traduction française de son nécrologue : L'Etoile Polaire sur la Mort de Stan~Sas Worcell (traduit du russe), publié à Londres en 1857. -Le manuscrit, qui se triiuve à la Bibliothèque Lénine, à Moscou, est un brouillon corrigé !Par l'auteur et numéroté de 20 à 43. {A.S.)
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siècle des siècles, l'espoir en un second avènement de Bonaparte et en la transfiguration de la Reez Pospolita 64. Deux ou trois nobles vieillards demeuraient, -monuments majestueux et affligés. Pareils aux Israélites aux longues barbes grises qui pleurent devant les murailles de Jérusalem, ils ne nous montrent pas la route à suivre, tels des chefs, mais le tombeau, tels des moines, avec leur Sta, Viator! Herois sepulcrum 65. Parmi eux, le meilleur des meilleurs, qui a conservé un jeune cœur dans un corps sénile et un regard juvénile, doux, d'une pureté enfantine, a déjà un pied dans la tombe; il s'en ira bientôt, comme son adversaire Woroell- c'est Adam Czartorysczki. Est-ce que ce serait vraiment finis Poloniae ? 66 Avant que de laisser définitivement l'émouvante et attachante personnalité de Worcell au cimetière glacé de Highgate, je veux rapporter quelques menus faits à son propos. Ainsi les gens qui reviennent d'un enterrement font-ils taire leur douleur pour relater des détails sur le disparu. Worcell était très distrait dans les petites affaires quotidiennes. Il laissait toujours derrière lui ses lunettes, leur étui, un mouchoir, une tabatière; en revanche, si un mouchoir qui n'était pas le sien se trouvait à sa portée, il le mettait dans sa poche. Il arrivait tantôt avec trois gants, tantôt avec un ·seul. Avant d'emménager à Hunter Street, il vivait non loin, dans une place en demi-lune, Burton Cœscent, au numéro 43, proche de New Road. Toutes les maisons de ce « croissant de lune » étaient identiques, à la manière anglaise. Celle où vivait Worcell était la cinquième depuis la fin, et, connaissant sa distraction, il <:omptait les portes. S'en revenant un jour par l'autre côté du « croissant », Worcell frappa et, quand on lui ouvrit, monta vers sa chambrette. Une jeune fille en sortit, sans doute la fille des propriétaires. Worcell s'assit pour se reposer devant la cheminée éteinte. Quelqu'un toussa dans son dos, par deux fois : dans un fauteil se trouvait un inconnu. - Veuillez m'excuser, dit Worcell, sans doute m'attendiezvous? - ·Pardon, remarqua l'Anglais, avant de vous répondre j'aimerais savoir à qui j'ai l'honneur de parler ? - Je suis Worcell. - Je n'ai pas le plaisir de vous connaître. Que voulez-vous? 64. Le royaume de Lithuanie et de Pologne. 65. « Arrête-toi, voyageur ! C'est la tombe d'un héros ! » 66. Mot de Kosciusko quand Souvorov défit 1les im;urgés polonais en 1794 et qu'il fut fait prisonnier.
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Alors Worcell fut soudain frappé par la pensée qu'il s'était trompé d'endroit. Regardant alentour, il vit que le mobilier et tout le reste n'était pas à lui. Il raconta son malheur à l'Anglais, ·et, faisant ses exouses, réintégra la cinquième- maison à l'autre bout. Par bonheur, l'Anglais était un homme fort courtois, ce qui est un fl'IUit rare à Londres. Quelque trois mois plus ta·rd, la même histoire se reproduisit. Cette fois-là, quand il eut frappé, la femme de chambre qui avait ouvert la porte et vu un respectable vieillard, le pria d'entrer tout droit au salon : là l'Anglais soupait avec son épouse. Voyant entrer Worcell, il lui tendit joyeuse~ent la main et lui dit : - Ce n'est pas ici. Vous demeurez au numéro 43. En dépit d'une telle distraction, Worcell conserva jusqu'à la fin de sa vie une mémoire extraordinaire. Je le consultais, comme je l'eusse fait d'un lexique ou d'une encyclopédie. Il lisait tout au monde, s'intéressait à tout •: la mécanique et l'astronomie, les sciences naturelles et l'histoire. Sans avoir des préjugés catholiques, il croyait, selon le pli 67 bizarre de l'esprit polonais, en une sorte de monde spirituel, imprécis, inutile, impossible, mais différent du monde matériel. Ce n'était pas la religion de Moïse, d'Abraham et d'Isaac, mais celle de Jean-Jacques, de George Sand, de Pierre Leroux, de Mazzini et d'autres. Mais Worcell y avait moins de droit qu'eux tous. Quand son asthme ne le tourmentait pas et que son âme n'était pas trop asombrie, il était fort aimable en société. C'était un excellent conteur, surtout quand il s'agissait d'évoquer les mœurs d'autrefois des pans polonais. Je ne me lassais pas de l'écouter. Le monde de Pan Tadeus, de Murdelo 68, passait devant mes yeux. Ce monde, on n'en déplore pas la fin, au con-traire, on s'en réjouit, mais on ne peut lui refuser une cert-aine poésie brillante, effrénée, qui faisait totalement défaut à nos seigneurs russes. En vérité, l'aristocratie occidentale nous est si étrangère que toutes les histoires sur nos « éminences ·:. se réduisent à des récits de luxe barbare, de banquets offerts à une ville entière, à des nuées de serviteurs, à la tyrannisation des paysans et des petits voisins, à quoi s'ajoute une obséquosité servile à l'égard de l'empereur et sa cour. Les Chérémétiev, les Galitzine, avec tous leurs palais et apanages, ne se distinguaient en rien de leurs paysans, à part l'habit à l'allemande, la langue française, les faveurs 67. En français. 68. Pan Tadeus, en français : « Monsieur Thaddée », roman historique de Mickiewicz, Murdelio : récit de Zygmunt Kiezkowski.
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tsariennes et la fortune. Tous ne faisaient que confirmer sans cesse la maxime de Paul 1"", qui ne se disait « entouré que de personnages haut placés : ceux à qui il parlaif, et seulement au moment où il leur parlait »... Tout cela est bel et bon, mais il faut le savoir. Que peut-il y avoir de plus pitoyable et de moins aristocratique 69 que le dernier représentant des boyards russes et de la grande noblesse : le prince Serge Mikhaïlovitch Galitzine 70 ? Et qu'y a-t-il de plus révoltant qu'un Ismaïlov 71 ? . Les façons des pans polonais étaient laides, barbares, quasiment incompréhensibles aujourd'hui, mais c'était une aut~e stature. Et pas une ombre de servilité. - Savez-vous, me demanda un jour Worcell, pourquoi le passage Radziwill, au Palais Royal porte ce nom ? -Non pas. - Vous rappel.ez-vous le fameux RadziwiH, l'ami du Régent, qui arriva de Pologne avec ses chevaux, en achetant à chaque étape une maison pour y loger ? Le Régent s'était entiché de lui. La quantité de vin qu'absorbait Radziwill avait conquis le cœur sensible de son hôte. Le duc s'habitua à lui si bien que, tout en le voyant quotidiennement, il lui envoyait un billet chaque matin. Un jour, Radziwill eut besoin de faire savoir quelque chose au Régent. Il lui expédia un gamin avec une lettre. Le gamin chercha, ·chercha, mais ne trouva pas et revint tout penaud. « Imbécile, lui dit le noble polonais, viens ici. Regarde par la fenêtre : vois-tu cette grande maison? (C'était le Palais Royal.) - Je la vois. - Eh, bien, c'est là que loge le Premier Pan de ce pays. Tout le monde te l'indiquera. » Le garçon chercha encore et encore, mais ne trouva pas plus, car le Palais Royal était enrouré de maisons, et il fallait faire le tour par la rue Saint-Honoré. « Bah, quel ennui! dit Radziwill. Dites à mon intendant d'acheter les maisons qui séparent le Palais Royal de ma cour, et faites tracer une rue, pour que ce petit crétin ne s'égare pas la prochaine fois que je l'enverrai chez le régent. »
69. En français. 70. Curateur de l'Université de Moscou de 1830 à 1835. 71. Général et propriétaire foncier, connu pour sa cruauté et son despotisme.
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CHAPITRE VII I.JES EMIGRES ALLEMANDS (1856-1858)
Ruge. Kinkel. Schwefelbande 1. Un dîner amencam. The Leader 2. Rassemblement populaire au St-Martin's Hall (Dr Müller).
L'émigration allemande 3 se distinguait des autres par son caractère pénible, fastidieux et hargneux. Elle n'avait pas l'enthousiasme de l'émigration italienne, ni les cervelles brûlées et les langues acérées des Français. Les autres émigrés ne se liaient guère avec les Allemands : la différence de leurs manières, de leurs comportements, Jes tenaient à une certaine distance. L'arrogance française n'a rien à voir avec la grossièreté allemande. L'absence de bonnes manières conventionnelles, un lourd doctrinarisme scholastique, une familiarité et une ingénuité excessives, compliquaient leurs relations avec ceux qui ne les connaissaient guère. Eux-mêmes ne se rapprochaient pas beaucoup des autres... se considérant, d'une part, comme très supérieurs à eux en matière de formation scientifique, d'autre part, ressentant en présence des autres la pénible gau·cherie du provincial dans un salon de la capitale, du fonctionnaire dans un milieu aristocratique. 1. « iLa clique sulfureuse », sobriquet inventé par Karl Vogt (dans un article de 1859) et visant Karl Marx et les jeunes marxistes, que Herzen surnommait les marxides. Ce dernier terme figUTa primitivement dans les sous-titres ci-dessus, mais fut remplacé après la parution de l'article de Vogt. Cf. Commentaires (24). 2. Ou bien il y a un lapsus de Herzen, ou bien il s'agit de jpages perdues, car, dans ce chapitre, il n'est nullement question du journal londonien The Leader, mais constamment du Moming Advertiser. (L.) '3. L'écrasement du soulèvement démocratique de Bade--Palatinat, en 1848, provoqua un yaste mouvement d'émigration allemande. A partir de 1850, Londres devint le · centre de cette émigration, oà se manifestaient de nombreux groupuscules politiques et diverses tendances intellectuelles.
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A l'intérieur, les émigrés allemands étaient aussi fragmentés que leur patrie. Ils n'avaient pas de plan d'ensemble, leur unité n'était maintenue que par une haine réciproque et une méchante persécution les uns des autres. Les meilleurs parmi les exilés allemands le sentaient. Des hommes énergiques, des hommes purs, des hommes intelligents, tels que Karl Schurz, August Willich et Oskar Reichenbach, étaient partis pour l'Amérique. Des hommes doux de nature, tel Freiligrath, se dérobaient sous prétexte d'affaires et des longs trajets londoniens. Le reste, à part quelques têtes de file, s'entredéchirait à belles dents avec un acharnement inlassable, sans ménager ni les secrets de famille, ni les accusations les plus criminelles. Peu après mon arrivée à Londres, je suis allé voir à Brighton Arnold Ruge 4. Il avait intimement connu les cercles universitaires moscovites des années quarante, quand il publiait ses célèbres Hallische lahrbücher 5, où nous puisions notre radicalisme philosophique. J'avais fait sa connaissance à Paris, en l.S49, sur un sol volcanique qui ne s'était pas encore refroidi. Ce n'était pas le moment de fair·e des études de caractère! Il était là en tant qu'agent du gouvernement insurrectionnel de Bade, pour inviter Mieroslawski 6 >(qui ne connaissait pas l'allemand) à prendre le commandement de l'armée des Freischiirler et à discuter avec le gouvernement français, qui n'avait aucune envie de reconnaître le duché de Bade révolutionnaire; il était accompagné par Karl Blind. Après le 13 juin, Blind et moi avons été obligés de fuir la France. En retard de quelques heures, Blind fut envoyé à la Conciergerie. Je ne revis plus Ruge avant l'automne de 1·852. Je trouvai à Brighton un vieil homme grincheux, aigri et médisant. Abandonné de ses anciens amis, oublié en Allemagne, sans influence sur les affaires et brouillé avec les émigrés, il était absorbé par des ragots ·et des diffamations. Deux ou trois correspondants de journaux, totalement dépourvus de talent, étaient en constante liaison avec lui : chroniqueurs tirant à la ligne, mesquins maraudeurs de la publicité, de ceux que l'on ne voit jamais pendant une bataille et toujours après, hannetons du monde politique et littéraire qui, chaque soir, fouillent avec zèle et délices dans les déchets de la journée. Avec eux Ruge rédigeait des petits 4. Ruge, Arnold (1802-1880), publiciste radical allemand; à l'époque, l'un des quatre directeurs du « Comité européen ». (Cf. B.i D.F., t. III, p. 37.) 5. « Cahiers annuels de Halle. » 6. Mieroslawski, Ludwig (1814-1878), homme politique polonais, qui prit une part active au soulèvement de 1830-1831. Au sein de l'émigration polonaise de Londres, il représentait l'aile droite, celle de la noblesse nationaliste.
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articles; il les aiguillonnait, leur fournissait de la copie et calomniait plusieurs revues d'Allemagne et d'Amérique. Je dînai et passai toute la soirée avec lui. -n ne cessa de se plaindre des émigrés et cancana à leur propos : - Vous ne sauriez pas comment vont les affaires de notre Werther de quarante ans et de la baronne? 7 On dit qu'en lui déclarant son amour il voulait la tenter avec le projet expérimental d'un enfant génial, né d'une aristocrate et d'un communiste ! Le baron, qui n'est pas un amateur d'expériences physiologiques, l'a, dit-on, jeté dehors. Est-ce que c'est vrai? - Comment pouvez-vous croire à de telles inepties ? - En fait, je n'y crois pas beaucoup. Mais je vis ici, dans ce trou perdu, et n'apprends ce qui se passe à ·Londres que par la bouche des Allemands. Tous, et surtout les émigrés, débitent Dieu sait quels mensonges; ils sont tous brouillés entre eux et clabaudent les uns sur les autres. Je pense que c'est Kinkel qui a fait courir ce bruit pour remercier la baronne, qui a payé pour le sortir de prison. Lui-même serait ravi de la courtiser, mais il ne le peut : son épouse ne lui permet pas de faire des bêtises : « Tu m'as enlevée à mon premier mari, lui dit-elle, cela suffit... Voilà un échantillon de mes entretiens philosophiques avec Ruge ... A un moment donné, changeant de diapason, il commença à me parler de Bakounine avec un intérêt amical, mais se ravisant à mi-chemin, il ajouta ': - Du reste, ces temps derniers, on dirait qu'il baisse; il délire à propos de tsarisme révolutionnaire ·et de panslavisme. Je le quittai le cœur lourd, fermement résolu de ne jamais plus revenir. Un an plus tard, il donna à Londres quelques conférences sur le mouvement philosophique en Allemagne. Elles ne valaient rien. Son accent berlinois en anglais vous écorchait désagréablement les oreilles et il prononçait tous les noms grecs et romains à l'allemande, si bien que les Anglais ne pouvaient deviner qui étaient ces Jofis -et louno s. Dix personnes seulement assistèrent à la deuxième conférence, cinq à la troisième, dont moi et Worcell. Passant devant nous quand il traversa la salle déserte, Ruge me serra fortement la main et ajouta : !>)
7. Le « Werther de quarante ans » : August Willich, V. chap. III du présent volume. Il s'agit de la baronne Brüning, née princesse de Lieven, aristocrate allemande d'origine russe, professant des idées avancées. Elle aida Kinkel à s'évader et émigra en Angleterre. Kinkel, Gottfried (1-815-1882), poète, emprisonné à la suite des événements de 1848, arriva 'à Londres en 1859. (A.S.) 8. Jovis (Jlipiter) et Junon.
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- La Pologne et la Russie sont venues, mais pas l'Italie. Je le retiendrai contre Mazzini ·et Saffi quand se prçx:luira le nouveau soulèvement des peuples ! Lorsqu'il fut parti, furieux et menaçant, je vis le _sourire sardonique de Worcell, et lui dis ·: - La Russie invite la Pologne à dîner. - C'en est fait de l'Italie! 9 constata Worcell, en secouant la tête. Nous partîmes. Kinkel était l'un des émigrés allemands de Londres les plus remarquables. De comportement irréprochable, il avait trav~illé à la sueur de son front. {Si curieux que ce puisse paraître cela, ne se voyait presque jamais chez les émigrés.) Kinkel était l'ennemi juré de R:uge. Pourquoi ? C'est aussi difficile à expliquer que l'amitié de Ruge - l'athée - avec Ronge, le néo-catholique 10, Gottftied Kinkel fut l'une des têtes des quarante fois quarante schismes allemands de Londres 11, dans les années quarante. En observant Kinkel, je m'émerveillais toujours qu'une si majestueuse tête de Zeus se trouvât sur les épaules d'un professeur allemand, et qu'un professeur allemand se fût trouvé, :d'abord sur un champ de bataille puis, blessé, dans une prison prussienne ! Le pl.us étonnant peut-être, c'est que tout cela, plus Londres, ne l'eût en rien changé et qu'il fût resté un professeur allemand. Grand, les cheveux blancs, la barbe grisonnante, son aspect ét:ait imposant ·et inspirait le respect; mais s'y ajoutait, comme une onction officielle, un Salbung, un air de 1uge et d'archevêque, quelque chose de solennel, de guindé et de modestement suffisant. Cette « nuance ·» se voit, avec diverses rvariantes, chez les pasteurs à la mode, les gynécologues, et particulièrement chez les magnétiseurs, les avocats spécialisés dans la défense de la morale et chez les maîtres d'hôtel des aristocratiques hôtels anglais. Dans sa jeunesse, Kinkel s'occupait beaucoup de théologie; s'en étant détaché, il conserva les manières d'un prêtre. Rien d'étonnant à cela. Lamennais lui-même, qui sapa si profondément les racines du catholicisme, conserva jusqu'·en sa vieillesse l'aspect d'un abbé. Le langage de Kinkel, réfléchi et aisé, juste et sans excès, prenait le tour d'une sorte de causerie édifiante. Il écoutait 9. En français.
10. Ronge, Johann (1815-1887), défroqué après de violentes attaques contre l'évêque de Trèves et l'Eglise catholique d'Allemagne, fonda une Eglise « Germanocatholique » et adhéra au parti démocratique. 11. Plaisanterie sur les « quarante fois quarante églises » de Moscou.
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l'autre avec une condescendance étudiée, et s'écoutait avec un plaisir ~incère. II était professeur à Somerset House 12 et autres établissements ·anglais d'enseignement supérieur, et donnait des cours publics d'esthétique, ce que ne pouvaient lui pardonner les « libérateurs :. des trente-quatre patries allemandes qui erraient dans Londres, faméliques et oisifs. Kinkel était constamment vilipendé dans les journaux américains (devenus le principal déversoir des ragots allemands) et au cours des meetings clairsemés tenus ·annuellement à la mémoire de Robert Blum 13, du premier Schilderhebung badois, ou du premier Schwertfahrt autrichien ... 14 Il était accablé d'injures par tous ses compatriotes, qui ne trouvaient jamais de leçons à donner, qui toujours empruntaient de l'argent sans jamais le rendre et se montraient constamment prêts à dénoncer comme espion ou voleur celui qui leur refusait un prêt. Kinkel ne leur répondait pas... Les plumitifs aboyèrent, aboyèrent, puis, comme dans la fable de Krylov, commencèrent à lâcher prise. De temps à autre seulement, quelque roquet dépenaillé et hérissé jaillit hors des bas étages de la démocratie allemande, se jette sur la chronique de quelque revue que nul ne lit, et se répand en aboiements féroces qui rappellent les heureux temps des insurrections fraternelles dans les divers Tübingen, Darmstadt et Braunschweig-Wolfenbüttel! Dans la demeure de Kinkel, dans ses .cours et dans sa conversation, tout était bon et intelligent. Toutefois, je ne sais comment dire, il manquait d'huile dans les rouages, si bien que tout tournait avec difficultés, sans grincement, mais pesamment. Il racontait toujours des choses intéressantes, sa femme, pianiste renommée, jouait d'admirables morceaux, mais on s'ennuyait à mourir. Seules les gambades des enfants apportaient un élément plus lumineux : leurs yeux clairs et leurs voix sonores promettaient moins de dignité, mais... plus d'huile dans les rouages ! Ich bin ein Mensch der Moglichkeit 15, me dit Kinkel à plusieurs reprises, pour caractériser sa position entre les partis extrêmes. II croit à la poss~bilité de devenir un futur ministre de la future Allemagne. Je ne le crois pas, mais Johanna, son épouse, n'en doute pas. A œ propos, un mot sur leurs relations. Kinkel se montrait perpétuellement digne, elle, perpétuellement émerveiHée. Ils par12. A l'époque, formait une partie de l'Université de ·Londres. 13 . .Oémocrate allemande, fusillé à Vienne, en 1848. 14. Schilderhebung : « levée de boucliers »; Schwert/art : « cliquetis d'armes ». Herzen ironise amèrement sur le grand tapage fait autour d'échecs piteux. 15. «Je suis un ho=e de possibilités. »
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laient entre eux des choses les plus banales, dans les termes des comédies édifiantes (la haute comédie 16 à la mode en Allemagne) et des romans moralisateurs. - Liebe Johanna, lui disait-il d'une voix forte et mesurée, du bist, mein Engel, so gut, schenke mir noch eine Tasse von dem vortrefflichen Thee, den du so gut machst ein! 17 - Es ist zu himmlich, Iiebster Gottfried dass er dir geschmeckt hat. Tue, mein Bester, für mich einige Tropfen schmand hinein! 18 n lui verse une larme de crème et, tout attendri, regarde son épouse qui le contemple avec gratitude. Johanna persécutait farouchement son mari avec son inflexible et permanente sollicitude ·: par temps de brouillard, elle lui remettait un revolver dans une ceinture spéciale; elle l'implorait à se protéger du vent, des gens méchants, des nourritures indigestes et - in petto - du regard des femmes, plus pernicieux que tous les vents et tous les pâtés de foie gras... 19 En un mot, elle lui empoisonnait la vie avec sa jalousie exacerbée, son amour inflexible et constamment exubérant. En retour, elle le maintenait dans l'idée qu'il était un génie, en rien inférieur à Lessing, et que l'Allemagne recevrait en lui un nouveau Stein 20. Kinkel savait que c'était vrai, mais, en présence de tiers, il arrêtait modestement Johanna quand ses louanges allaient trop loin. - Johanna, êtes-vous au courant pour Heine? lui demande un jour Charlotte, qui accourait toute émue. - Non, répond Johanna. - Il est mort... la nuit dernière ... -Vraiment? - Zu wahr! 21 - Ah ! que je suis contente ! J'avais toujours peur qu'il écrire une méchante épigramme sur Gottfried- il avait une langue si venimeuse ! Puis, se reprenant tout à coup, elle conclut ·: 16. En français. 17. « Très chère Johanna, toi qui es si bonne, mon ange, verse-moi encore une tasse de oet excellent thé que tu prépares si bien ! » 18. « C'est trop divin, très cher Gottfried, que .tu aies trouvé le thé à ton goût. Mon très cher, verse-moi quelques gouttes de crème! » 19. En français. 20. L'un des plus éminents hommes politiques de l'Allemagne au XIX0 siècle. Le farouche ennemi de Napoléon I••. 21. « Trop vrai ! »
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- Vous me surprenez tellement... Quelle perte pour l'Allemagne! 22
...........................................-.· ......... . Les émigrés allemands 23, surtout ceux qui n'étaient pas des ouvriers, étaient dans la misère non moins que les Français. Bien peu avaient réussi. Les docteurs en médecine qui avaient fait de bonnes études, et en tout cas connaissaient cent fois mieux leur affai,re que les barbiers anglais qualifiés de surgeons 24, ne parvenaient pas à se faire la moindre clientèle. Les peintres et sculpteurs nourrissaient des rêves purs et platoniques sur l'art et le culte qui lui est dû, mais, démunis de talent créateur, d'acharnement, de persévérance au travail, d'intuition sûre, périssaient dans la foule des concurrents rivaux. Vivant simplement dans leur petite ville allemande où la vie ne coûte guère, ils auraient pu subsister paisiblement et longtemps, tout en conservant un culte virginal pour leurs idéaux et leur foi en leur vocation de grand-prêtre; ils y auraient vécu et y seraient morts avec la réputation d'avoir du talent. Arrachés par la tempête française de leurs pépinières natales, ils se perdaient dans les déserts de la vie londonienne. A Londres, pour ne pas être annihilé, écrasé, il faut travailler beaucoup, durement, en acceptant immédiatement ce qui se présente et tout ce qu'on vous demande. Il faut attirer l'attention distraite de la foule avec insistance, avec impudence, par la quantité et la variété ·: ornements, motifs de broderies, arabesques, maquettes, photographies, moulages, portraits, cadres, aquarelles, consoles, fleurs, n'importe quoi, pourvu que ce soit fait vite, à point nommé et en grande quantité. Julien, le grand Julien 25, vingtquatre heures après avoir appris la victoire de Havelock aux 22. Note de Herzen : « A mon tour j'ai du remords d'avoir écrit ces lignes. Peu après, la pauvre femme se jeta du quatrième étage dans une cour pavée : la jalousie et une maladie de cœur la conduisirent à cette mort epouvantable. » Johanna Kinkel se suicida en 1858. (N.d.T.) 23. Le manuscrit de ce chapitre VII (Bibliothèque Lénine) se compose de deux cahiers numérotés de 1 à 32. Les pages 11 à 14 ont été arrachées. La page 15 (comme on le verra) commence au milieu d'une phrase (ci-dessous, note 32). D'autre part, la page 10 a été raturée par Herzen, mais, d'après le texte, on comprend qu'il s'agit d'un passage transféré par la suite au chapitre VIU. L'ordre a été rétabli dans la seule édition K, que nous suivons ici. Ainsi le texte qui se trouve entre les deux Jignes de points ci-dessus et p. 15·8 est extr.ait du chapitre VIII et replacé ici, selon ce qui nous apparaît comme une logique intérieure. Cf. Commentaires (26). 24. Chirurgiens. 25. Julien, Antoine compositeur de musique légère, émigré allemand d'origine française.
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Indes 26, organisa un spectacle musical avec des cris d'oiseaux africains, des galopades d'éléphants, des airs indiens et des canonades, et Londres put à la fois lire dans les journaux et écouter au concert la relation de l'événement. Ce concert lui rapporta des sommes énormes, car il le répéta tout un mois. Mais les rêveurs d'outre-Rhin tombaient à mi-chemin dans cette course inhumaine à la poursuite de l'argent et des succès. Epuisés, désespérés, ils croisaient les bras ou, pis encore, les levaient contre euxmêmes pour en finir avec une lutte inégale et humiliante. A propos de concerts : les Allemands musiciens avaient, dans l'ensemble, la vie plus facile. Londres et ses environs les employaient quotidiennement, en quantités colossales. Théâtres et leçons particulières, bals modestes chez les petits-bourgeois et immodestes dans les divers Argyle rooms 'au Cremome, au Casino; les cafés chantants et dansants, les cafés chantants en collants et poses antiques, Her Majesty's Covent Garden, l'Exeter Hall, le Crystal Palace, le Saint-James ~ au sommet 1», et « en bas », les coins de toutes les rues principales, occupent et entretiennent toute la population de deux ou trois duchés allemands ! Que l'indigent rêve à son aise à la musique du futur et à Rossini rendant hommage à Wagner, qu'il lise chez lui, à livre ouvert 27, et sans instrument, la partition de Tannhaüser, mais il doit s'asseoir derrière un tambour-major civil et un bouffon à baguette d'ivoire, et jouer pendant qua:tre heures de suite 1a Mary-Ann Polka ou la Flawer and Butterfly Redow a 28. On lui donnera de deux à quatre shillings et demi et il se rendra dans la nuit noire, sous la pluie, dans une brasserie fréquentée principalement par des Allemands, où il trouvera mes anciens amis Ki'ant et Müller. Krant travaille depuis cinq ans 'à un buste qu'il réussit de plus en plus mal; Müller termine depuis vingt-cinq ans une tragédie, Erik, qu'il m'a lue il y a dix ·ans, il y a cinq ans, et me lirait encore, si nous n'étions brouillés. Nous nous sommes brouillés à cause du général Urban, mais ce sera pour une autre fois ... 29 · ... Que ne faisaient-ils pas, les Allemands, pour mériter la bienveillante attention des Anglais. Et tout cela en pure perte ! 26. Le général Havelock, réprima le soulèvement des Cipayes, en 1857. 27. En français. 28. Airs de danse alors à la mode. La Redowa est le reijdovak, danse tchèque. {A.S.) 29. Cette phrase a peut-être été modifiée lors du « déplacement » de ce texte (Cf. note 23.) En effet, « une autre fois » étonne, la brouille avec Müller figurant à la fin du présent chapitre. Peut-être à l'origine lisait-on « plus bas », ou « plus loin » ?
1S.6
Des hommes qui, leur vie durant, avaient ~umé dans tous les coins de leur logis, en dînant et en buvant du thé, au lit et au travail, ne fument plus à Londres dans leur drawing room 30• enfumé par le feu de charbon, et interdisent à leurs visiteurs de fumer. Des hommes qui toute leur vie sont allés vider leur bock dans lllD. Bierkneip, de leur patrie - et y fumer une pipe en agréable compagnie, passent sans le voir devant un public house et y envoient leur servante leur chercher de la bière, avec une chope ooM~à~ _ Un jour, en présence d'un réfugié allemand, j'allais expédier une lettre à une dame ~glaise. « Qu'est-ce que vous faites! » s'exclama-t-il comme saisi de frénésie. Je tress'aillis et instinctivement laissai choisir mon enveloppe pensant qu'elle contenait pour Je moins un scorpion. « En Angleterre, me déclara-It-il, on plie des lettres en trois et non en quatre; par-dessus le marché~ vous écrivez à rune dame, et quelle dame ! » Dans les premiers temps de mon arrivée à Londres, je suis allé à la recherche d'un médecin 'allemand de mes connaissances. Je ne le trouvai pas chez lui et griffonnai sur run papier qui traînait sur la table quelque chose comme « cher Docteur, je suis à Londres et aimerais beaucoup vous voir : ne viendriez-vous pas ce soir, dans telle et telle taverne, vider une bouteille comme autrefois, et bavarder de choses et d'autres ? » Il ne vint pas, et, le lendemain, je reçus un billet ainsi conçu ': « Monsieur H., je regrette beaucoup de n'avoir pu profiter de votre aimable invitation ,: mes occupations ne me laissent pas trop de temps libre. Du reste, je tâcherai de vous rendre visite un jour prochain... » - Le docteur me parait avoir une grosse clientèle, dis-je au « libérateur de l'Allemagne » à qui je devais de savoir que les Anglais plient leurs lettres en trois. - Il n'en a oocune! Der Kerl Pech gehabt in London, es geht ihm zu ominos 31. - Mais alors que fait-il ? Et je lui tendis le billet. Il sourit et me fit remarquer que je n'aurais peut-être pas dû laisser sur le bureau d'un docteur en médecine un mot non cacheté, l'invitant à vider une bouteille de vin ! - Et pourquoi dans une taverne pleine de monde ? Ici l'on boit chez soi. 30. Salon. 31. « Le gaillard n'a pas eu de chance à Londres. Cela va on ne peut lplus mru. » .
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- Dommage! fis-je. La séance vous vient toujours trop tard. Maintenant, je sais où et comment inviter ce docteur, mais je crois que je ne l'inviterai plus .
. . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . ... . . .. . . ... dégoût, apparaît tm amer sentiment d'envie 32. La source de ces haines vient en partie d'une conscience de la médiocrité politique de la patrie germanique et d'une prétention· à jouer le premier rôle~ La fanfaronnade nationale est aussi comique chez les Français, mais, au moins, peuvent-ils affirmer que « d'une façon ou d'une autre ils ont versé leur sang pour l'humanité »... alors que les savants Germains n'ont versé que de l'encre. Leur prétention à une énorme importance nationale, qui va de' pair avec un cosmopolitisme doctrinaire, est d'aJUtant plus risible qu'elle ne se réclame que d'une incertitude quant au respect qui Œeur est dû et du désir sich geltend zu machen 33. - Pourquoi les Polonais ne nous aiment-ils pas ? demandait très sérieusement un Allemand, lors d'une réunion de Gelehrter 34. Un journaliste se trouvait là, homme intelligent, habitant en Angleterre de longue date : - Ma foi, ce n'est pas très difficile à comprendre, répondit-il. Demandez plutôt qui nous aime ! Ou mieux : pourquoi toot le monde nous déteste ? - Comment cela, tout le monde nous déteste ? demanda le professeur, stupéfait. - En tout état de cause, tous ceux qui sont à nos frontières : les Italiens, les Danois, les Suédois, les Russes, les Slaves. - ·Pardon, Herr Doktor, il y a tout de même des exceptions, objecta l'érudit, inquiet et confus. - Sans aucun doute, et quelles exceptions : la France et l'Angleterre! L'érudit commença à s'épanouir. - Et savez-vous pourquoi ? La France n'a pas peur de nous et l'Angleterre nous méprise. La situation de l'Allemand est triste, en effet, mais sa tristesse n'est pas intéressante. Car nul n'ignore qu'ils pourraient fort bien 32. Ici, toujours à cause du remaniement, l'on trouve à la page 15 du manuscrit une coupure, la suite commence au milieu d'une phrase. Les divers rédacteurs n'ont jamais pu la rétablir, mais pensent qu'il n'y manque que quelques mots. 33. « De se faire valoir. ~ 34. Erudits.
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venir à bout de leurs ennemis de l'extérieur et de l'intérieur, mais ne savent s'y prendre. \Pourquoi, par exemple, les nations de la même race - l'Angleterre, la Hollande, la Suède - sont-elles libres, et pas les Allemands ? Comme la noblesse, l'incapacité impose ses obligations et la modestie en premier lieu. Les Allemands le sentent et rœourent à des mesures désespérées pour avoir le dessus : ils font passer l'Angleterre et les Etats-Unis d'Amérique pour les représentants du germanisme dans la sphère de la praxis politique. Ruge .a été furieux contre Edgar Bauer pour son inepte brochure contre la Russie (intitulée, je crois, Kirche und Staat) 35 et m'a soupçonné d'avoir induit E. Bauer en tentation; il m'a écrit (et a ensuite publié dans l'Almanach de Jersey) que la Russie n'était qu'un matériau grossier, barbare et inorganique, dont la force, la gloire et la beauté n'ont leur origine que dans le génie allemand, qui lui a donné son image et ressemblance. Chacun des Russes qui paraît sur la scène rencontre chez les Allemands la s·tupeur malveillante que ces mêmes hommes témoignaient à nos savants russes, désireux de devenir professeurs dans les universités et académies russes. Leurs « collègues » importés d'Allemagne y voyaient comme une insolence, une ingratitude et l'usurpation d'un poste qui leur appartenait en propre. Marx, bien qu'il connût fort bien Bakounine, qui avait failli avoir la tête tranchée par la hache d'un bourreau saxon pour la cause des Allemands, le dénonça comme espion russe 36. Il relata dans son journal toute une histoire : George Sand aurait appris de Ledru-Rollin qu'au temps où il était ministre de l'Intérieur, il aurait vu une correspondance compromettante pour Bakounine. A cette époque, Bakounine se trouvait en prison 37 attendant la sentence et ne se doutant de rien. Cette calomnie le poussait vers l'échafaud et coupait le dernier lien entre ce martyr et la masse qui lui témoignait une sympathie silencieuse. A. Reichel, un ami de Bakounine 38, écrivit à George Sand, à Nohant, pour lui demander ce qu'il en était. Elle répondit immédiatement et fit tenir une 35. « Eglise et Etat. » Cf. Commentaires (26). 36. Variante rayée sur ~e manuscrit : « Marx, qui connaissait très bien Bakounine dès que Bakounine devint célèbre en Allemagne pour sa défense de Dresde et f~illit perdre sa tête pour les Allemands... » Pour Bakounine, cf. ci-dessous chap. IV et v de la septième partie. 37. C'est inexact. Lorsque parut la notule en question dans le Neue Rheinische Zeitung, Bakounine était encore en liberté et envoya lui-même des lettres à la rédaction. 38. Adolphe Reichel, un musicien, était aussi un ami de très longue date de Herzen. Il est beaucoup parlé de lui et de sa femme, Maria Reichel, au tome III de B.iD.F.
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lettre à la rédaction du journal de Marx, où elle exprimait la plus grande amitié pour Bakounine. Elle ajoutait qu'elle n'avait jamais parlé de lui avec Ledru-Rollin, en vertu de quoi il lui était impossible de confirmer ce que disait le journal. Marx s'en tira habilement en publiant la lettre de George Sand, accompagnée d'une note, précisant que la notule sur Bakounine avait paru « en son absence :. (27). Le final est typiquement allemand. Il ne serait pas possible par exemple en France, où le point d'honneur 39 est si pointilleux, et où un rédacteur aurait enfoui tout le fatras malpropre de cette affaire sous un tas de phrases, de mots, de circonlocutions et d'aphorismes moralisateurs, et l'aurait voilé en décl8.1"ant que l'on avait surpris sa religion 40. Même un rédacteur anglais, infiniment moins pointilleux, n'aurait osé rejeter la faute sur ses collaborateurs ! 41 Un an après mon arrivée à Londres, la clique de Marx 42 reprit son infâme calomnie à l'encontre de Bakounine, alors enterré dans le ravelin Alexis 43. En Angleterre, patrie des fous depuis les temps les plus anciens, David Urquhart occupe la place la plus originale. Homme 39 et 40. En français. 41. Note de Herzen : « Pourtant ils se !permettent beaucoup. Pour les caractér.i5er, je vais relater un incident avec Louis Blanc. Le Times avait r.apporté que Louis Blanc, au temps où il était membre du gouvernement provisoire, avait dépensé " un million et demi sur les fonds de l'Etat " pour créer un parti ouvrier. Louis Blanc répondit à la rédaction du journal qu'ils étaient mal informés à son sujet, que même s'il l'avait voulu il n'aurait rpu dépenser un million et demi de francs, car durant tout le temps qu'il présida la Commission du ·Luxembourg il ne disposa jamais de plus de trente mille francs. Le Times ne publia pas sa réponse. Il se rendit au journal et exigea une entrevue avec le rédacteur en chef. On lui rélpondit qu'il n'y avait pas de rédacteur en chef : le Times était publié par une équipe. Louis Blanc réclama " l'équipier principal ". On lui répliqua qu'au Times personne ne répondait personnellement de quoi que ce fût. « - Mais enfin, à qui dois-je m'adresser ? A qui dois-je demander compte de ce que ma lettre, concernant une affaire où mon bon renom était en jeu, n'ait pas été !publiée ? « - Ici ce n'est pas co=e en France, lui rétorqua l'un des fonctionnaires du Times, nous n'avons pas de gérant responsable, ni non plus d'obligation légale de publier les réponses. « - Il est fort regrettable qu'il n'y ait pas de rédacteur en chef, laissa tomber Louis Blanc, avec un sourire perfide, car je n'aurais pas manqué de lui donner une gifle. Adieu, messieurs ! « - Good day, Sir, Good day! God bless you! (" Bon jour, Monsieur, bon jour. Que dieu vous bénisse ! ") répétèrent les fonctionnaires du Times, en lui ouvrant courtoisement la porte. » 42. Ce terme figure dans une première rédaction, et M. Lemke l'a conservé tel quel. Il y aurait eu une seconde rédaction, où « clique » était remplacé par « parti ». C'est ce mot qui figure dans les éditions K. et A.S. 43. L'un des corlps de la forteresse Pierre-et-Paul, à Pétersbourg, où l'on enfermait les prisonniers politiques considérés co=e les plus dangereux.
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plein de talent et d'énergie, radical excentrique issu des conser'Vateurs, sa folie consiste en deux idées : en premier lieu, il estime que la Turquie est un pays admirable, avec un grand avenir, en vertu de quoi il s'est procuré une cuisine turque, un bain turc et un sofa turc; en second lieu, il estime que la diplomatie russe est la plus rusée et la plus habile de toute l'Europe, qu'elle soudoie et berne tous les hommes d'Etat, dans tous les Etats de notre univers, et en priorité ceux d'Angleterre. Urquhart a travaiUé pendant des années à prouver que Lord Pa:lmerston est à la solde du Cabinet de Pétersbourg. A ce sujet, il a publié des articles et des pamphlets, introduit des motions au Parlement, prêché dans les meetings. Au début, on se fâcha, on lui !I'épliqua, on l'injuria. Puis on s'y habitua. Les accusés et le public commencèrent à sourire, à ne plus lui prêter attention. Enfin ce fut mais s'éta~t démis le bras. Au cours d'un meeting, dans l'une des grandes villes d'Angleterre, Urquhart fut si bien emporté par son idée fixe 44 qu'il présenta Kossuth comme un personnage dont il fallait se méfier, et ajouta que s'il n'était pas acheté par la Russie, il se trouvait néanmoins sous l'emprise d'un homme qui, de façon flagrante, travaillait pour la Russie ... et cet homme, c'était Mazzini 1 Semblable à la « Francesca » de Dante, Urquhart « ce jour-là ne lut pas plus loin » 45. En entendant le nom de Mazzini, les assistants éclatèrent d'un rire si homérique que David s'aperçut tout seul qu'il n'avait pas abattu le Goliath italien avec sa fronde, mais s'était démis le bras. Un homme capable de croire et de déclarer ouvertement que de Guizot et Lord Derby à Espartero, Cobden et Mazzini, tous étaient des agents russes, représentait un véritable trésor pour la clique des obscurs hommes politiques allemands qui entouraient le génie méconnu de première grandeur ·: Marx. Ils avaient fait de leur patriotisme mal venu et de leurs effarantes prétentions une sorte de Hochschule, d'école supérieure de la calomnie et du soupçon, visant quiconque remportait sur la scène un succès plus grand que le leur. Il leur manquait un nom honorable : Urquhart le leur donna {28). David Urquhart avait à l'époque une grande influence sur le Morning Advertiser, un journal fort bizarrement distribué : on ne le trouve ni dans les clubs, ni chez les grands stationers 46, pas 44. En français. 45. Dante, Enfer, chant 5•, v. 136 (Francesca di Rimini). 46. Papeterie et vente de journaux.
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plus que sur la table des gens honorables, et pourtant il a une plus grande circulation que le Daily News,· c'est récemment seu~ lement que les feuilles bon marché comme le Daily Telegraph, le Morning et I'Evening Star, ont repoussé l'Advertiser au second plan. Le phénomène est purement anglais : le Morning Advertiser est le journal des débits de boisson, et il. n'y a pas de taverne où on ne le trouve pas. Avec Urquhart et la clientèle des public houses, les marxides d leurs amis entrèrent au Morning Advertiser. « Là où il y a de la bière, Jà il y a des Allemands. » Tout à coup, un beau matin, I'Advertiser posa cette ques~ tion : « Bakounine est~il un agent russe, ou non ? '» Il va de soi qu'il y répondait affirmativement. Ce geste était à ce point vil qu'il indigna même des gens qui ne s'intéressaient guère à Bakounine. Il était impossible de laisser les choses en cet état. Si vexant que ce fût de signer une protestation . en compagnie de Golovine (je consacrerai un chapitre à part à ce sujet) 47 1e n'avais pas le choix. J'invitai Worcell et Mazzini à se joindre à nous, et ils y consentirent aussitôt. On eût pu coire qu'après la protestation du président de la Centralisation démocratique polonaise et d'un homme tel que Mazzini tout était réglé. Mais cela ne suffit pas aux Allemands. Ils se lancèrent dans la plus fastidieuse des polémiques avec Golovine 48, qui, de son côté, l'attisa pour attirer sur lui les regards des clients des tavernes. Ma protestation, et le fait que je m'étais adressé à Mazzini, allait tourner contre moi la colère de Marx (30). Pour tout dire, c'était l'époque où les Allemands, s'étant ravisés, commençaient à me témoigner une hostilité grossière, tout comme ils me faisaient naguère des avances peu délicates. Ils ne me consacraient plus des panégyriques, comme au temps de Vom andern Ufer 49 47. A propos de Golovine, Commentaires (29). 48. La protestation de Golovine-Herzen-Worcell-Mazzini parut dans le Morning Advertiser du 29 aoilt 1853. Marx protesta dans une lettre à la rédaction de ce journal, qui parut le 2 septembre : il se disait indigné et rejetait « les insinuations de messieurs Herzen et Golovine », qui avaient « Hé le Neue Rheinische Zeitung à .la polémique sur Bakounine qui se déroulait dans les pages du Morntng Advertiser ». TI donnait des éclaircissements au sujet de la campagne de lettres qui s'était déroulée autour de Bakounine, et ajoutait qu'il était c le premier des écrivains allemands à rendre son dû à Bakounine pour sa !participation à notre mouvement, et en particulier pendant le soulèvement de Dresde »... (A.S., d'après les Œuvres complètes de Karl Marx en russe, IL, xxv, 99, 193-194). 49. De l'Autre Rive : l'u!lle des œuvres majeures de Herzen publiée d'abord en allemand; elle provoqua, lors de sa parution, un enthousiasme général chez les radicaux.
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et des Lettres d'Italie, mais me traitaient de « barbare insolent qui se permettait de regarder l'Allemagne du haut de sa grandeur ~ so. L'un des « contremaîtres » de Marx écrivit tout un livre contre moi et l'envoya à Hoffman et Campe, qui refusèrent de le publier; alors il publia dans le Leader la notule dont il a été question. '(Je ne l'ai appris que bien plus tard.) Je ne me rappelle pas son nom. Bientôt se joignit aux marxides le chevalier à la visière baissée, Karl Blind, alors le famulus de Marx, maintenant son ennemi 51. Dans l'une de ses chroniques pour les journaux de New York, il avait rendu compte d'un dîner qui nous ~ut offert -à Londres par le consul américain 52 et avait écrit : « ..• A ce dîner assistait un Russe, pour être précis A.H., qui se fait passer pour un socialiste et un républicain. H. entretient d'étroites· relations avec Mazzini, Kossuth, Saffi... Il est extrêmement imprudent, de la part des hommes qui se trouvent à la tête du Mouvement, d'admettre un Russe dans leur intimité. Souhaitons qu'ils n'aient pas à s'en repentir trop tard. :. &t-ee Blind lui-même ou l'un de ses collaborateurs qui rédigea ces lignes, je l'ignore; je n'ai pas le texte sous les yeux, mais je puis répondre de son sens. A ce propos, il faut noter que tant du côté de Blind 53 que de celui de Marx, que je ne connaissais point. du tout, toute cette haine était purement platonique, anonyme, si l'on peut dire : on me sacrifiait au V aterland 54 par patriotisme. Le dîner américain les mettait en rage, entre autres à cause de l'absence de tout Allemand : c'est pourquoi ils punirent le Russe 55. 50. Note de Hervm : « Ce fut publié par un certain Kolatchek, dans un périodique américain, à propos de la deuxième édition française de mon ouvrage, Du développement des idées révolutionnaires en Russie. !Le piquant de l'histoire, c'est que le texte entier de ce livre lparut d'abord en allemand, dans les Deut.sche Jahrbücher, publiés... :par ce même Kolatchek! » (C'est en effet Kolatchek qui le publia, mais dans le Deut.sche Monatschrift für Politik, Wi.ssenschaft, Kunst und Leben.) (N.d.T.) 51. Lié avec Marx depuis 1849, Blind fut rejeté par lui en 1854 et traité de « bourgeois libéral », comme Ruge. {A.S.) 52. Ce diner chez le consul Saunders eut lieu le 21 février 1854. 53. Herzen avait écrit puis rayé sur le manuscrit : « Blind, que j'ai connu à Paris, puis revu amicalement à Londres... » (K.) 54. « Patrie. » 55. Note de Herzen : « L'absence d'un Allemand à ce repas me rappelle les obsèques de la mère de Garibaldi. Elle est morte à Nice, en 185"1. Les amis de son fils invitèrent les exilés de divers pays :à porter la bière; j'en étais. Lorsque nous fûmes rassemblés dans l'entrée de la maison, nous constatâmes qu'il y avait là deux Romains (l'un étant Orsini), deux Lombards, deux Napolitains, deux Français, Chojecki, (un ·Polonais) et moi, un Russe " Messieurs, fit Chojecki, veuillez remarquer que l'Europe entière est représentée, mais il y manque un Allemand ! " »
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Ce dîner, qui fit beaucoup de bruit des deux côtés de l'Atlantique, eut lieu pour la raison suivante : le président Pierce boudait les vieux gouvernements européens et faisait toutes sortes de gamineries. En partie, c'était pour acquérir plus de popularité chez lui, en partie pour empêcher le regard de tous les partis radicaux d'Europe de se tourner vers le plus gros joyau de toute sa politique ·: l'imperceptible consolidation et expansion de l'esclavagisme. C'était l'époque de l'ambassade de Soulé en iEspagne et dû fils de Robert Owen à Naples, peu après le duel de Soulé -avec Thrgot 56. Soulé exigeait avec insistance, en dépit de l'ordre de Napoléon, de passer par la France pour se rendre à Bruxelles; l'Empereur des Français n'eut pas le courage de le lui refuser : les Américains lui avaient dit : « Nous envoyons nos -ambassadeurs non auprès des rois, mais auprès des peuples. » D'où l'idée de Saunders d'offrir un cf"mer aux ennemis de tous les gouvernements existants. J'ignorais tout de ce projet de dîner. Soudain je reçois une invitation de Saunders, le consul américain. A l'intérieur, un billet de Mazzini ~ il me prie de ne pas refuser, car le dîner est donné dans l'intention d'agacer certaine personne et de témoigner notre sympathie à une autre. Les hôtes étaient Mazzini, Kossuth, Ledru-Rollin, Garibaldi, Orsini, Worcell, Pulski et moi; comme Anglais, un membre radical du Parlement, Joshua Wolmsley, et puis l'ambassadeur des Etats~Unis, Buchanan, et tous les fonctionnaires de l'ambassade. II faut noter que parmi d'autres buts de ce dîner « muge » offert par un défenseur de l'esclavage « noir 1», il y avait celui de réunir Kossuth et Ledru-Rollin. Il ne s'agissait·pas de les réconcilier, ils ne s'étaient jamais brouillés, mais de leur faire faire connaissance officiellement. S'ils ne se connaissaient pas, c'est que Ledru-Rollin se trouvait déjà à Londres lorsque Kossuth y arriva, venant de Turquie. Le problème s'était présenté de savoir qui le premier devait rendre visite à l'autre : Ledru-Rollin à Kossuth ou Kossuth à Ledru-Rollin ? Cette question intéressait énormément leurs amis, leurs partisans, leur·« cour '», leur garde 56. Pierre Soulé, ambassadeur des Etats-Unis en Espagne, s'était battu en duel avec l'ambassadeur de France et l'avait blessé. Le gouvernement impérial avait alors fait fermer les frontières françaises à Soulé. Ce fut sous la pression des Etats-Unis que Napoléon III revint sur sa décision et fut contraint de le faire savoir par voie du Journal ojficiel, en novembre 1854. Robert D. Owen, le fils du célèbre Robert Owen (cf. chap. IX) avait émigré en Amérique; de 1853-1858, il fut ambassadeur auprès de la Cour des Deux-Siciles.
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et leur petit peuple. Les pro et contra étaient de poids : l'un. de ces deux hommes était le dictateur de la Hongrie, l'autre n'était pas un dictateur, mais, en revanche, il était un Français. L'un était un hôte d'honneur de l'Angleterre, un lion de première grandeur, au sommet de sa gloire déclinante; l'autre était en Angleterre comme chez lui; or, là-bas les visites sont faites par ceux qui arrivent. En ·un mot, ce problème, comme la quadrature du cercle ou le perpetuum mobile, fut considéré par les deux c cours :. comme insoluble... C'est pourquoi il fut décidé qu'aucun n'irait chez l'autre, et qu'on remettrait leur rencontre à la volonté divine et au hasard. Pendant trois ou quatre ans, LedruRollin et Kossuth, tout en vivant dans la même ville, tout en ayant des amis et des intérêts communs, durent néanmoins s'ignorer, puisque le hasard n'avait pas joué. Mazzini résolut de donner un coup de pouce au destin. Avant le dîner, et après que Buchanan eut serré toutes nos mains, en exprimant à chacun son plaisir de nous connaître personnellement, Mazzini prit le bras de Ledru-Rollin, pendant que Buchanan faisait la même manœuvre avec Kossuth; alors, chacun poussant doucement les ·« coupables >, ils les rapprochèrent presque à les cogner l'un contre l'autre, et les présentèrent. Les nouveaux amis ne furent pas en reste ·et se couvrirent mutuellement de compliments, avec une nuance fleurie à l'orientale du côté du grand Magyar, et les tons éclatants des discours de la Convention du côté du grand Gaulois. Pendant toute cette scène, je me tenais près d'une fenêtre avec Orsini. Lui jetant un coup d'œil, je fus transporté de joie de le voir sourir légèrement, plus encore avec les yeux qu'avec les lèvres. - Ecoutez l'histoire absurde qui m'est revenue en mémoire, lui dis-je. En 1847, à Paris, j'ai vu jouer au Théâtre Historique une pièce tout à fait inepte, où le premier rôle était tenu par la fumée et la fusillade, le second par les chevaux, les canons et les tambours. Au cours d'un des actes, les généraux en chef des deux armées sortent des côtés opposés de la scène pour parlementer. Ils marchent bravement l'une contre l'autre, et quand ils sont tout près, l'un ôte son chapeau et annonce ·: ·« Souvaroff...Masséna ! ·~ A quoi l'autre répond : « Masséna-Souvaroff ! :. - Moi aussi, j'ai ·eu du mal à m'empêcher de rire, fit Orsini, le visage grave. Buchanan était un vieillard rusé qui, malgré ses soixante-dix ans, rêvait à la présidence des Etats...Unis; c'est pourquoi il parlait constamment d'un bonheur .tranquille, d'une existence idyllique et de sa sénilité. Il nous fit miHe grâces, comme il en faisait 165
jadis à Benkendorf et à Orlov 57, au Palais d'Hiver, lorsqu'il était ambassadeur auprès de Nicolas r•. Il connaissait déjà Mazzini et Kossuth. Quant aux autres, il leur adressait des compliments fort bien tournés, qui rappelaient beaucoup p1us un vieux routier de la diplomatie qu'un austère citoyen d'une république démocratique. A moi, il dit seulement qu'il avait longtemps vécu en Russie et en avait retiré la conviction qu'elle avait un grand avenir. Naturellement, je ne répliquai pas sur ce point, mais lui racontai que je me souvenais de lui au couronnement de Nicolas r• : - J'étais un petit garçon 58. Mais on vous remarquait avec votre modeste redingote noire et votre chapeau rond, dans cette foule de nobles en livrée brodée et dorée ! A Garibaldi, il fit remarquer : - Vous jouissez en Amérique de la même renommée qu'en Europe, sauf que là-bas on vous fait encore une autre réputation : vous y êtes connu ... vous y ·êtes connu pour un excellent marin! Au dessert, quand Mme Saunders fut déjà sortie et qu'on nous eut apporté des cigares et du vin en grande quantité, Buchanan, assis en face de Ledru-Rollin, lui dit « qu'il connaissait quelqu'un à New York qui se disait prêt à faire le voyage d'Amérique en France rien que pour faire sa connaissance ·»: Par malheur, Buchanan chuintait en parlant, et Ledru-Rollin comprenait mal l'anglais, ce qui provoqua le plus plaisant des quiproquos. Le Français croyait que l'ambassadeur parlait en son nom, et, avec une effusion de reconnaissance 59, se confondit en remerciements et lui tendit par-dessus la table sa main énorme. Buchanan accepta les remerciements et la main avec ce calme imperturbable dans les circonstances difficiles, qui est celui des Anglais et des Américains lorsqu'ils coulent avec leur navire ou perdent la moitié de 'leur fortune, et il reprit : « 1 think it is a mistake 60. Ce n'est pas moi qui avais ·:::ette intention, c'est un de mes bons amis de New York. » A la fin de cette fête, tard dans la soirée, quand Buchanan fut parti et derrière lui Kossuth - qui jugeait inconvenant de rester et fut suivi par son « ministre sans portefeuille » 61, Saunders nous 57. Tous deux piliers de la réaction furent à tour de rôle les chefs de la « Troisième Section » - la police secrète de Nicolas 1.., d'où l'ironie de Her-
zen, qui avait beaucoup pâti de ces deux personnages. 58. Herzen avait quatorze ans. 59. En français. 60. « Je crois qu'il y a confusion. » 61. Le « colonel ~ongiforme ~. du chap. II.
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supplia de redescendre dans la salle à manger : il tenait à nous préparer un .punch américain avec un vieux .whisky du ~onnec ticut. Il voulatt de plus se consoler de l'absence de toasts vtgoureux à la future République (blanche) universelle, etc., que sans doute le prudent Buchanan n'aurait pas autorisés. A table, nous avions bu à la santé de deux ou trois invités et à celle de Buchanan, mais sans discours. Pendant que le comul faisait flamber un alcool et le corsait avec divers ingrédients, il nous proposa de « célébrer » la Marseillaise en chœur. Nous découvrîmes que Worcell était le seul à bien en connaître la musique, mais il avait une extinction de voix 62, et Mazzini ne la connaissait que fort maL Aussi fallut-il recourir à une Américaine, Mme Saunders, qui joua la Marseillaise sur sa guitare. Pendant ce temps, son époux, en ayant fini avec sa concoction, y trempa les lèvres, puis nous en versa dans de grandes tasses à thé. J'avaiai sans appréhension une grosse gorgée, et pendant un instant je ne pus reprendre mon souffle. Quand Je me remis, je vis que Ledru-Rollin s'apprêtait d'y aller d'aussi bon cœur, et je l'arrêtai : - Si vous tenez à votre vie, usez des rafraîchissements du Kentucky avec circonspection ! Même moi, un Russe, je me suis brûlé le gosier et tout l'œsophage, alors qu'en sera-t-il de vous ? Sans doute que dans le Kentucky on prépare le punch avec du poivre rouge infusé dans l'huile de vitriol ! L'Américain, souriant ironiquement, s'amusait de la faiblesse des Eumpéens. Imitateoc de Mithridate depuis mon jeune âge, je fus le seul à tendre ma tasse et à en redemander. Cette affinité physiologique 'à base d'alcool m'éleva considérablement dans ·l'estime du consul. - Oui, oui, dit-il, il n'y a qu'en Amérique et en Russie que les gens savent boire. « Il existe une autre ressemblance, plus flatteuse encore me dis-je : c'est seulement en Amérique et en Russie qu'on est capable de fouetter les serfs jusqu'à ce qu'ils succombent ! » C'est donc avec un punch à 70° que s'acheva ce dîner qui fit tourner le sang des folliculaires allemands, plus qu'il ne troubla l'estomac des convives. Ces agapes transatlantiques furent suivies par la tentative d'un « Comité international », dernier effort des Chartistes et des bannis pour afficher le but de leur vie et leur 62. En français.
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alliance 63. L'idée venait d'Ernest Jones 64. Il voulait revivifier le Chartisme qui vieillissait avant l'âge, en rapprochant les ouvriers anglais et les socialistes français. L'acte public de cette entente cordiale 65 devait être le meeting de commémoration du 24 février 1848. Entre des douzaines d'autre3, le Comité international m'avait élu membre; il m'invita à prononcer un discours sur la Russie. Je remerciai dans une lettre, en faisant savoir que je ne voulais pas faire de discours 66. L'affaire en serait restée là si Marx et Golovine ne m'avaient contraint à me présenter à la tribune de St Martin's Hall67. Pour commencer, Jones reçut une lettre d'un certain Allemand qui protestait contre mon élection. Ii écriyait que j'étais un panslaviste bien connu, que j'avais prôné ,la nécessité de conquérir Vienne que je tenais pour une « capitale slave », et que je prêchais le servage en Russie comme idéal de la population agricole. Pour tout cela, il se référait à ma correspondance avec Linton (La Russie et le Vieux Monde) 68. Jones jeta au panier ces calomnies patriotiques, sans y attacher d'importance. Mais cette lettre n'était qu'une reconnaissance d'avant-garde. Au cours de la réunion suivante du Comité, Marx déclara qu'il considérait mon élection comme incompatible avec [e but de ce Comité et proposa de l'annuler. Jones fit remarquer que ce n'était pas aussi simple qu'il le croyait : 'le Comité ayant élu une personne qui n'avait aucunement manifesté son désir d'en être membre, et lui ayant communiq'.lé officiellement son élection, ne pouvait modifier sa décision sur la demande d'un seul; Marx n'avait qu'à formuler ses accusations et les soumettre incontinent à la discussion. A cela, Marx répondit qu'il ne me connaissait pas personne:llement, qu'il n'avait aucune accusation privée ,à formuler contre moi, mais qu'il jugeait suffisant que je fusse russe et par-dessus le marché un Russe qui, dans tous ses écrits, soutenait la Russie. Enfin, conclut-il, si le Comité ne m'excluait pas, lui, Marx, serait obligé d'en sortir avec tous les siens. 63. Dans le manuscrit une phrase rayée : « ... Dans ce comité de fraternité universelle des peu!ples, les marxides se montrèrent... dans toute leur beauté... • 64. Publiciste et poète, l'un des dirigeants de l'aile gauche du mouvement ehartiste. (A.S.) 65. En français. 66. Phrase rayée : .. . « Mon ennemi de toujours... la partie décorative de la Révolution... ses phrases... » (K.) 67. Cf. Commentaires (3·1). 68. Linton, William, graveur anglais et publiciste qui fonda le périodique The English Republic. La Russie et le Vieux Monde : série d'articles de Herzen (février 1854), aussitôt traduits et publiés en anglais par Linton. HiS
Ernest Jonès, les Français, les Polonais, les Italiens, un AUemand ou deux et les Anglais votèrent pour moi. Marx se retrouva avec une très forte minorité. Il se leva, quitta Je Comité avec ses bommes liges et n'y revint plus. Battus, les marxides se retirèrent dans leur place forte, le Morning Advertiser; Hurst et Blackett publièrent la traduction d'Un tome de Byloïé i Doumy, y incluant Tiur'ma i Ssylka (Prison et Exi[). Pour mieux vendre leur marchandise, ils n'hésitèrent pas à lui donner pour titre My exile in Siberia 69. The Express fut le premier à remarquer ce coup d'éclat. J'écrivis une lettre à mon éditeUT et une autre à L'Express. Hurst et Blackett déclarèrent que ce titre était bien de Jeur cru, qu'il n'existait pas dans l'original, mais ~ue Hofmann et Campe avaient fait la même chose pour la traduction allemande. The Express publia tout cela. On aurait pu croire que l'affaire était close. Or, le Morning Advertiser commença à m'envoyer des pointes deux ou trois fois par semaine. Il prétendait que le mot « Sibérie :. avait été choisi par moi pour mieux écouler mon 1ivre, que j'avais protesté cinq jours après sa parution, autrement dit, pour avoir le temps d'assurer la vente de l'ouvrage. tJe répliquai. Ils publièrent une rubrique : The case of Mr. fi. comme on rend compte des meurtres ou des procès d'assises. Les Allemands de I'Advertiser doutaient non seulement de ia Sibérie, mot ajouté par l'éditeur, mais même de mon exil : « A Viatka et Novgorod, Mr. H. était fonctionnaire impérial; alors où a-t-il été exilé, et quand ? :. 70 Finalement, l'intérêt retomba ·et l'Advertiser m'oublia. Quatre années passèrent. La guerre d'Italie commençait 71. Marx le rouge choisit le journal le plus noir et jaune d'A:Jlemagne l'Augsburger Zeitung - et (sous couvert d'anonymat) se mit à y dénoncer Karl Vogt comme agent du prince Napoléon, Kossuth, S. Téléki et Pulski comme à la solde de Bonaparte. Après quoi, il publia, « selon les sources les plus sûres » : H. reçoit de grosses sommes de Napoléon. Ses relations intimes avec le Palais-Royal n'étaient déjà plus un secret pour personne ... 69. En premier lieu, on ajoutait le mot « Siberia » pour attirer l'attention du !public. En second lieu, on faussait totalement le sens... et la vérité historique : « In Siberia » signifie « dans » la Sibérie. Pour dire « expédié » ou « exilé » en Sibérie, il fallait écrire « to Siberia ». Comme .on va le voir, la calomnie consistait à faire croire que Herzen avait simplement occupé un poste en Sibérie et plus tard à Vladimir. (Cf. B.i D.F., t. 1, première partie : Prison et Exil.) 70. Rappelons que Herzen, arrêté alors qu'il était encore étudiant, fut emprisonné, exilé en Sibérie, puis envoyé en résidence surveillée à Vladimir. Cf. B.i D.F., t. 1, et ici Commentaires (32). 71. La guerre du ·Piémont (aidé par la France) contre l'Autriche commença le 29 avril 1859.
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Je ne répondis point. Par contre, je fus presque content lorsque Herrman, un misérable périodique allemand paraissant à Londres 72, fit passer un articulet où il affirmait {en dépit de mes dénégations dix fois répétées) que je « recommandais de conquérir Vienne, capitale, à mes yeux, du monde slave '». Nous étions dix personnes à dîner ce soir-là 73. Quelqu'un racontait, d'après les journaux, les crimes commis par Urban et ses pandours autour de Côme. Cavour les avait révélés. Pour ce qui était d'Urban lui-même, il eût été péché de douter de la part qu'il y avait prise. Condottiere sans lignée ni clan, il était né quelque part dans un bivouac et avait grandi dans je ne sais quelle caserne. Fille du régiment 74 de sexe masculin, il était en tout point, par droit de naissance et par droit de conquête 75 un militair-e féroce, un pandour et un pillard. Cela se passait vers le moment de Magenta et de Solférino. Le patriotisme des Allemands était alors dans la période de son plus grand déchaînement. Leur classique amour de I'Italie, leur haine patriotique de l'Autriche, tout avait disparu dans le pathos de l'orgueil! national, qui voulait à tout prix conserver un quadrilatère 76 étranger ! Bien que personne ne les y envoyât, ne les y appelât ou les autorisât à y alter, les Bavarois se préparaient à se mettre en campagne. Faisant cliqueter les sabres rouillés de leur Be/reiungskrieg 77, ils gorgeaient de vin et couvraient de fleurs toutes espèces de Croates et Dalmates qui partaient battre les Italiens pour le compte de l'Autriche et pour leur propre asservissement. Un proscrit libéral, Bucher, et un ·certain Rodbertus 78, qui devait être .J.e descendant illégitime de Barberousse, protestèrent contre toute prétention des « étrangers » - c'est-à-dire des Italiens - sur Venise! 72. Il semble qu'ici Marx n'y était pour rien, car lui-même attaquait violemment coote feuillie, dirigée par Kink:el. (A.S., d'après le pamphlet de K. Marx : Les grands hommes de l'émigration.) 73. Le 26 juin 1859. 74, 75. En français. 76. I.e fameux quadrilatère de défense, célèbre par la Campagne d'Italie de Bonaparte : les places fortes de Mantoue, Peschiera, Legnano, Vérone défendaient Venise et le Brenner. 77. « Guerre de libération » (1813-1814). 78. Bucher, Lothar, membre de l'Assemblée nationale prussienne, émigré à Londres de 1850-1860, puis collaborateur de Bismarck à partir de 1864. Rodbertus ou Rodbartus (d'où la plaisanterie), économiste allemand, nationaliste et monarchiste.
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C'est au milieu de ces circonstances défavorables que fut soulevée, entre le potage et le poisson, la fâcheuse question des crimes d'Urban. - Et si tout cela n'était ?as vrai ? fit en pâlissant légèrement le Dr. Müller-Strübing, natif physiquement du Meoklembourg, spirituellement de Berlin 79. - Tout de même, la note de Cavour... - Ne prouve rien. - Dans ce cas, fis-je remarquer, il se pourrait que les Autrichiens aient battu les Français à plate couture à Magenta, car, enfin, aucun de nous n'y était. - Ça c'est autre chose : là-bas, il y avait des milliers de témoins, mais ici, quelques paysans ita'liens. - Mais qu'est-ce que c'est que cette façon de défendre 'les généraux autrichiens? Ne connaissons-nous pas les généraux et officiers prussiens depuis 1848? Ces maudits junkers avec leur face insolente et leur air arrogant... · -:- Messieurs, nou<s fit remarquer Müller, on ne doit pas insulter les officiers prussiens, ni les placer sur le même rang que les Autrichiens. - Nous ne connaissons pas oes subtilités. Ils sont tous insupportables, écœurants. Il me semble qu'ils sont tous pareils, et les officiers de nos Gardes du Corps russes par-dessus Ie marché ... - Quiconque offense des officiers prussiens offense aussi le peuple prussien : ils sont inséparables. Ici Müller, tout 1à fait blême, pour la première fois de sa vie, repoussa son verre de bière d'une main tremblante. - Notre ami Müller, dis-je, encore à demi facétieux, est un très grand pa,triote allemand : il apporte à l'autel de la patrie plus que sa vie, plus que sa main brûlée : il sacrifie son bon sens. - Et il ne remettra plus les pieds dans une maison où l'on offense le peuple allemand 1 Ce disant, mon docteur en philosophie se leva, jeta sa serviette sur la table en signe tangible de la rupture, et sortit, renfrogné ... Depuis, nous ne nous sommes pas revus. Or, nous buvions ensemble, nous nous disions « tu :. chez Steheli, sur la Gedarmen-Platz, à Berlin, en 1847, et il était le meilleur et le plus heureux de tous Ies Bummler 80 que j'aie jamais 79. Müller-Strübing, Hermann (1810-1893), fut l'un de ceux à qui Herzen écrivit en 1851 pour lui exposer son c drame de famille » et le prier d'être son intermédiaire auprès de George Sand (lettre du 18 octobre 1852). Cf. B.i D.F., t. III, plp. 227 à 229. 80. « Noceurs ».
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rencontrés. Sans être jamais allé en Russie, il passa sa vie avec des Russes, et sa biographie ne manque pas d'intérêt pour nous. Comme tous les Allemands qui ne travaillent pas de leurs mains, Millier étudia les langues mortes très longtemps et minutieusement; il en connaissait beaucoup, et fort bien. Son instruction avait été si ebstinément classique qu'il n'avait jamais eu le temps de jeter un coup d'œil à quelque ouvrage de sciences naturelles, bien qu'il respectât celles-ci, car il savait que Humboldt s'y était adonné sa vie durant. Comme tout philologue, Müller serait mort de honte s'il avait ignoré quelque ouvrage de fatras médiéval ou classique, mais avouait sans ambages sa totale ignorance en physique, en €himie ou autres sciences. Musicien passionné, sans Anschlag 81 ni voix, esthète platonique qui ne savait pas tenir un crayon et étudiait tableaux et statues à Berlin, il commença sa carrière par des articles pénétrants, dans le Speierische Zeitung, sur le jeu <~l'acteurs doués, mais encore inconnus. Il était un ardent amateur de spectacles. Du reste, le théâtre ne fempêchait pas d'aimer ies spectacles en général, depuis les ménageries avec de vieux lions,
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des excuses, ingurgitait prestement sa bière et gagnait à la hâte une impasse de l'autre côté de la Spree, en oubliant ses lunettes, son mouchoir ou sa minuscule tabatière. Il griinpait dans son quatrième étage et se dépêchait de dormir pour ne pas faire attendre la momie, qui reposait en paix depuis deux ou quatre mille ans, et n'avait besoin ni de Passalagni, ni du Dr. Müller. Dépensant ses derniers sous en cerealia et circenses, il vivait de .J'air du temps, gardant dans son cœur un amour invincible pour les raretés culinaires et 1es plaisirs de la table. En revanche, quand la fortune lui souriait et que son amour malheureux pouvait se transporter dans la réalité, il montrait triompha:lement qu'il n'estimait pas seulement la catégorie de la qualité, mais rendait égaiement son dû à la catégorie de Ja quantité. Le sort, qui gâte rarement les Allemands,. surtout ceux qui sont portés sur la philologie, gâta fort Müller. Il tomba par hasard dans un milieu de Russes de passage, au surplus de Russes jeunes et cultivés. Ils lui tournèrent la tête, le gavèrent, l'enivrèrent. Ce fut l'époque la meilleure et la plus poétique de son existence, ses Genussjahre - ses années de délices ! Les visages changeaient, la fête continuait, Müller seul était immuable. Qui n'a-t-il pas promené dans les musées depuis l'année 1840, à qui n'a-t-il pas ·expliqué Kaulbach 82, à qui n'a-t-H pas fait visiter l'Université ! En ce temps-là, l'adoration de l'Allemagne battait son plein. Le Russe s'arrêtait respectueusement à Berlin, ému de penser qu'il foulait un sol autrefois foulé par Hegel; aussi, célébrait-il celui-ci et ses disciples en compagnie de Müller, av·ec des libations païennes et du pâté de Strasbourg. De tels événements étaient bien faits pour ébranler la conception du monde de n'importe quel Allemand ! Un Allemand ne peut pas réunir dans une même synthèse le pâté de Strasbourg, Ie champagne et l'étude de Hegel, qui s'étend même aux brochures de Margeineke, Bader, Werder, Schaller, Rosenkrantz, et de tous les morts-vivants célèbres des années quarante 83. Pour l'Allemand, s'i:l s'agit de foie gras, c'est un banquier, s'il s'agit de champagne, c'est un junker! Müller, enchanté d'avoir découvert un si délectable amalgame de science et de vie, ne savait plus où il en était. Il n'eut plus une journée de tranquillité. Telle famille russe montant dans une chaise de poste (ou plus tard dans un wagon) pour se rendre à Paris, Iançait Müller, comme la raquette lance le volant, vers une autre 82. Kaulbach, Wilhelm (1805-1874), peintre et dessinateur allemand. (A.S.) 83. Professeurs et écrivains allemands qui prirent part aux polémiques philo· sophiques de leur temps autour de Hegel. (K.)
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famille russe, arrivant de Kœnigsberg ou de Stettin. Prenant congé des uns, il se hâtait à la rencontre des autres, et la bière amère des adieux se dissolvait dans la bière douce des nouvelles relations. Virgile du purgatoire philosophique, il. introduisait les néophytes septentrionaux à 1a vie berlinoise, et du même coup ieur ouvrait les portes du sanctuaire des reinen Denkens und des deutschen Kneipens 84. Nos compatriotes au oœur pur abandonnaient avec enthousiasme le vin de qualité et ·les chambres proprettes de leur hôtel et se dépêchaient de se rendre avec Müller dans une brasserie étouffante. Ils étaient fous de joie de mener cette ·existence d'étudiants, et trouvaient douce et agréable la fumée du mauvais tabac allemand. En 11847, j'ai partagé moi aussi ces engouements; il me semblait que, d'une certaine façon, je rehaussais mon importance sociale, puisque je rencontrais chaque soir, dans une brasserie, Auerbach 85 récitant quelque parodie d'une baNade de Schiller et racontant des histoires très comiques, par exemple ceBe d'un général russe qui achetait des tableaux ,à Düsseldorf pour la Cour de Russie. Ce général n'était pas très rassuré sur les dimensions du tableau, croyant que le peintre lui donnait de fausses mesures : - Gut, disait-il, aber klein. Kaiser liebt grosse Bilder. Kaiser sehr klug. Gott kluger, aber Kaiser noch jung, etc 86 En dehors d'Auerbach, il venait deux ou trois professeurs berli.nois. {Que de choses dans le son de ce mot pour des oreilles russes !) L'un d'eux portait une redingote de coupe militaire; il y avait aussi un acteur ivrogne, mécontent de l'art scénique de son temps et se considérant comme un génie méconnu. Ce Talma déprécié était contraint chaque soir de chanter des couplets sur « L'attentat de Fieschi contre .Louis-Philippe'» et, plus en sourdine, « Le coup de feu tiré par Tschech sur le roi de ·Prusse 87 » :
Hatte keiner je so Pech Wie der Bürgenmeister Tschech, Denn er schoss der Landesmutter, Durch den Rock ins Unterfutter. 88 84. « De la cogitation pure et des libations allemandes ». 85. Auerbach, Bertholdt (1812-1882), auteur de récits sur les paysans de la Forêt-Noire. (A.S.) 86. En mauvais allemand : « Bon, mais petit. Empereur aime grands tableaux. Empereur très intelligent. Dieu plus intelligent, mais Empereur encore jeune. & 87. L'attentat de Fieschi : 1836; l'attentat de Tschech contre FrédéricGuillaume IV : 1844, tous deux manqués. . 88. « Personne n'a jamais connu déconvenue comme le bur.gmeister Tschech, car il a troué la doublure de la robe de la Mère du pays. c. Tschech avait tiré sur le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, en 1844.
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C'était ça, l'Europe libre! C'était ça, l'Athènes sur la Spree! Et j'avais si grande pitié de mes amis du boulevard de Tver et de Ja perspective Nev3ki! Pourquoi ·;e sont-ils L:sés, tous ces sentiments intacts, cette fraîcheur, cette ignorance, cet émerveillement et cette adoration nordiques? C'est que tout ceia était une illusion d'optique! Mais où est le malheur? N'allons-nous pas au théâtre pour y trouver une illusion d'optique ? Oui, mais ici nous complotons avec l'illusionniste, alors que, dans I'·aut'[:e cas, s'il y a bien il:lusion, il n'y a point d'illusionniste : si chacun finit par s'apercevoir qu'il s'est trompé, il sourira, il aura un peu honte, mentira en disant qu'il n'y a jamais cru. Pourtant, Ies joyeux moments ont bel et bien existé. Pourquoi voir tous les dessous du premier coup ? J'aimerais simplement revenir aux anciens décors et les regarder de face ... « Luisa, leurre-moi... Mens-moi, Luisa ! » 89 · Mais « Luisa·» (qui est aussi Müller) s·e détourne du vieillard, et, boudeuse, répond : Ach, um Himmelsgnaden, lassen Sie doch ihre Torheiten und gehen Sie mit ihren Weg ... 90. Et tu n'as plus qu'à t'en aller errer sur la route à gros pavés, dans la poussière, le bruit, le fracas, vers des rencontres fugaces, décevantes, inutiles, ne jouissant de rien, ne t'étonnant de rien ct te pressant vers la sortie. Pourquoi ? Parce qu'on ne peut ·l'éviter. Pour revenir à Müller, je dois dire que, malgré tout, il n'avait pas toujours papHlonné, volant du Krongarten jusque sous les TilLeuls 91. Non. Sa jeunesse eut aussi son côté héroïque. Il passa cinq années en prison, n'en sachant jamais exactement le motif, pas plus que le gouvernement philosophique qui l'y avait mis 92. On sévissait alors contre les échos de la « fête de Gambach » 93, les discours des étudiants, les toats f.ratemels, les idées du Burschentum et les souvenirs du Tugendbund 94. Sans doute Müller, avait-il été incarcéré à cause de quelque souvenir ! Bien entendu, il n'existait pas 89. Les -paroles de « Ferdinand », dans Kabale und Liebe, de Schiller. 90. « Ah, au nom du Ciel laissez-là ces sottises et allez votre chemin ! » 91. Herzen n'ayant pas écrit Unter den Linden, nous faisons de même. Krongarten : jardin royal. 92. Le gouvernement était celui de Frédéric-Guillaume IV, qui faisait étalage de son intérêt pour la philosophie, la littérature et les sciences. 93. En 1832, près du château de Gambach, en Bavière, eut lieu une importante manifestation réclamant des réformes libérales et l'unification de l'Allemagne. (A.S.) 94. Burschentum : ensemble estudiantin à l'intérieur duquel se formaient des Burschenschafte, associations politiques qui ont joué un grand rôle dans les soulèvements de 1830. 'Le Tugendbund : société secrète révolutionnaire, qui inspira les « Unions » russes sous le règne d'Alexandre I••.
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dans toutes les Prusse, Westphalie, Provinces Thénanes, d'individu moins danger~ux pour le gouvernement : il était né spectateur, « témoin du marié », « grand public ». Tel fut son comportement pendant la Révolution de 1848 à Berlin : H courait de rue en rue, risquant tantôt une balle, tantôt une arrestation, rien que pour voir ce qui se passait, de quoi il retournait. Après la révolution, le gouvernement paternel du roi théologien et philosophe commença à peser lourd, et Müller s'étant promené encore pendant six mois entre « Steheli » et « Passalagni », corn. mença à s'ennuyer. Son étoile brillait très haut: le salut était proche. Pauline Garcia-Viardot l'invita chez elle, à Paris. Elle était tellement emmitouflée dans nos guirlandes de perce-neige, si auréolée par notre amour nordique, qu'elle se sentait russe de plein droit, et jouissait donc à son tour du privilège inaliénable d'avoir Müller pour cicerone, à Berlin. Elle l'invita à séjourner chez eux. Se trouver dans la demeure d'une Viardot intelligente, éblouissante, cultivée, signifiait franchir d'un seul pas l'abîme qui sépare un touriste du grand monde de Paris et de Londres, ou un Allemand démuni de marques de distinction, des Français. Vivre chez Mme Viardot, c'était évoluer dans un monde d'artistes et de libéraux aux couleurs de Marrast 95, de gens de lettres, avec George Sand et autres. Qui n'aurait pas envié à Müller ses débuts à Paris? Le lendemain de son arrivée 96, il se précipita chez moi, tout fiévreux de fatigue et d'agitation et, sans prendre le temps de me dire deux mots, vida une bouteille de vin, cassa un verre, saisit ma petite lorgnette et courut au théâtre. Là, il la perdit, et après avoir passé la riuit dans divers commissariats de police, arriva chez moi fort contrit. Je lui pardonnai le péché de la lorgnette à cause du plaisir que me causa sa lune de miel ·à Paris. C'est là seulement qu'H fit la preuve de toute fampleur de ses capacités. Il avait grandi affamé de toutes choses au monde : de peinture, de palais, de sons, de paysages, d'émotions fortes, de nourriture et de boisson. Après avoir ingurgité trois ou quatre douzaines d'huîtres, il en attaquait trois ootres, puis tUn homard, et enfin un dîner complet. Ayant vidé une bouteille de champagne, il se versait un verre de vin avec la même délectation. Après avoir dévalé l'escalier de la colonne Vendôme, il montait à la coupole du Panthéon, manifestant ici et là l'étonnement bruyant et naïf de l'AUemand, qui est provincial de :tature. Entre chien ,et loup, il faisait un saut chez moi, avalait un litre de bière, mangeait tout ce qui pouvait se 95. Herzen se refère aux opinions modérées de Marrast, qui av.ait été président de l'Assemblée constituante en 1848, et était alors rédacteur du journal Le National. 96. Le 6 décembre 1848.
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trouver dans la maison, et à l'heure où le loup l'emportait sur le chien 97, Müller était àéjà assis au poulailler d'un théâtre, éclatant de son rire bruyant et guttural, la sueur ruisselant sur son visage. Müller n'avait pas eu le temps de tout voir -à Paris ni de se rendre compte qu'il devenait insupportable et repoussant, que déjà George Sand l'emmenait chez elle, à Nohant. Pour l'élégante Viardot, Müller était devenu à la longue 98 trop encombrant. Dans son salon il lui arrivait toutes sortes de déconvenues. Un jour, comme il avait fait '!lisparaître avec une hâte intempestive toute une corbeille de merveilles très spéciales préparées pour le goûter d'une dizaine d'invités, Mme Viardot n'eut plus à offrir que des miettes; il n'y en avait pas seulement dans la corbeille, mais aussi sur la moustache de Müller 99. Pauline Viardot le passa donc à George Sand. Celle-ci, en ·ayant assez de Paris, partit mener la vie calme dans sa campagne ... Elle réussit à faire des miracles avec Müller : elle le nettoya, lui donna de la tenue; le tabac noir qui couvrait le haut de sa moustache blonde disparut, et certaines de ses chansons à boire allemandes furent remplacées par des chansons françaises, qui donnaient à peu près ceci : Pricatier, répondit Pantore... A Nohant, Müller transforma les verres de son lorgnon en monocles, et rajeunit. Lorsqu'il vint à Paris « en congé :., c'est à peine si je le reconnus 1 Pourquoi ne s'est-il pas noyé en ~e baignant à Nohant ? Pourquoi n'a-t-il pas été renversé par un ·chemin de fer ? Sa vie se serait achevée, sans qu'il eût connu de peines, sur une dernière promenade joyeuse dans un cabinet de curiosités, ou parmi les buffets, les lampions et la musique. Après le l3 juin, j'ai quitté Paris. J'ai raconté ailleurs lOO· l'héroïsme de Millier criant·« Aux armes 1 '» rue de la Chausséed'Antin. Revenu à Paris en 18:50, je ne le revis pas ; il se trouvait chez George Sand, j'étais expulsé de France. Deux ans plus tard, à Londres, je marchais dans Traf~lgar Square. Un certain monsieur regardait fixement à travers un monocle la statue de Nelson; après en avoir examiné le côté gauche, il s'occupa du côté droit. « Est-ce bien lui ? Il me semble que oui ! :. 97. Herzen s'est amusé à traduire littéralement en rosse cette expression bien française, et à en jouer. 918. En français. 99. Ivan Tourguéniev disait de Müller que devant les hors-d'œuvre il examinait la situation « avec le savoir-faire d'un habile. général en chef », et s'il découvrait un point faible - une insuffisance de vin, ou de viande - il s'y précipitait incontinent et se servait une double portion. (A.S.) 100. Cf. B.i D.F., t. Il, ch81p. XXXVI.
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Entre-temps, le monsieur s'intéressa au dos de l'amiral. - Müller ! lui criaï-.je. Il ne se reprit pas aussitôt, tant il était intéressé par cette mauvaise statue d'un vilain homme. Puis, en s'exclamant : Potz Tausend! 101, il se rua vers moi. Il était venu vivre à ·Londres 102; sa bonne étoile avait pâli. Il était difficle de dire pourquoi il avait justement choisi Londres. Un noceur qui a de l'argent doit absolument y passer quelque temps, sinon il aura une lacune, un regret, un désir insatisfait; mais il ne peut y vivre, même ·avec des moyens, et, sans moyens, c'est impensable. A Londres, il faut travailler pour de bon, travailler sans arrêt comme une locomotive, régulièrement comme une machine. Si un homme s'absente pour une journée, deux autres prendront sa place; s'il tombe malade, on le tiendra pour mort chez ceux dont il dépend pour trouver du travail, et pour guéri chez ceux à qui il doit de l'argent. Müller, Müller ! A quoi as-tu été réduit après avoir joué les Virgile à Berlin, après les salons des Viardot et la béatitude champêtre de George Sand ! Adieu les prés-salés et les poulardes de Nohant, adieu les déjeuners russes qui durent jusqu'au soir et les dîners russes qui se terminent le lendemain ! Et adieu les Russes : ils venaient à Londres en coup de vent, éperdus, égarés, ils n'avaient que faiœ de Müller. Et pendant que nous y sommes, adieu soleil qui chauffe •si bien et brille si gaiement qua!ld on n'a pas d'argent et vous réchauffe le cœur ! Brouillards, fumées, lutte permanente du travail, concurrence du travail ... Quelque trois ans plus tard, Müller commença à vieillir visiblement : ses rides se creusaient de plus en plus. Il se laissait aller. Les leçons particulières ne marchaient pas bien, bien qu'il fût très solidement instruit, « à l'allemande ». Pourquoi ne retourna-t-il pas en Allemagne? C'est difficile à dire, mais, en général, les Allemands, même les patriotes virulents tels que Müller, après être restés un certain temps hors de chez eux, se sentent un irrésistible dégoût pour leur patrie; c'est quelque chose comme le Heimweh, le mal du pays, à l'envers! A Londres, il n'arrivait pas à joindre les deux bouts. Sa longue mi-carême, qui avait duré près de dix ans, était finie, et un carême austère s'imposait au débonnaire Bummler. Perdu, toujours à la recherche d'argent, noyé de petites dettes, il était pitoyable et devenait un personnage de Dickens. Il s'acharnait toujours à achever son 101. « Que diable! » 102. Cette scène se passe fin septembre 1852.
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Erik, rêvait encore de le V·endre et de gagner ainsi des thalers et des lauriers. Mais Erik était têtu et ne voulait pas finir. Müller. pour se rafraîchir, se permettait un seul lùxe à part la bière : le « plaisir-train ~ du dimanche. Il payait très peu pour de longues distances, mais ne voyait rien. - Je pars pour l'Ile de Wight aller-retour (pour quatre shillings, si j'ai bon souvenir), et demain matin tôt je serai de nouveau à Londres. - Que verras-tu là-bas? - Mais ça ne coûte que quatre shillings ! Pauvre MüHer, pauvre Bummler 1 Du reste, qu'il aille donc à Ryde sans rien y voir, pourvu qu'il n'aperçoive pas son avenir : son horoscope ne contient plus un seul point brillant, une seule petite chance ! Homme infortuné ! Il va s'évanouir dans le brouillard de Londres, lamentablement, et sans laisser de trace.
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CHAPITRiE Vlll
LES iBMIGRES AUTONOMES DE LONDRES Malheurs simples et malheurs politiques. Professeurs et commissionnaires. Démarcheurs et marcheurs. iFactotums désœuvrés et parasites occupés. Les Russes. Les espions. (1856-1857)
Cet extrait vient après la description des ·c sommets ·~ de l'émigration et nous conduit du haut de leurs falaises éternellement rouges aux marécages inférieurs et aux c mines sulfureuses :. 1, Je prie le lecteur de ne pas oublier que, dans ce chapitre, nous descendons ensemble au-dessous du niveau de la mer, et ne nous occupons que de ses bas-fonds limoneux, tels qu'ils apparaissaient après la tempête de février 1848. Presque tout ce que j'ai décrit ici a changé, a disparu. Les basfonds politiques des années cinquante ont été envahis par de nouveaux sables, de nouveaux limons. Le monde inférieur des agitations et des persécutions s'est étiolé, a fait silence, a dépéri. Sa lie s'est déposée, a pris sa place dans une strate. Ses rares s~ cimens demeurent, et, maintenant, j'aime assez les rencontrer. Tristement laides, tristement comiques sont certaines de ces figures que je voudrais mettre en relief, mais toutes seront peintes d'après nature. n ne faut pas que même celles-là disparaissent sans laisser de trace... ... En partant de la « clique sulfureuse :., comme les Allemands eux-mêmes surnomment les marxides, il est normal, il est aisé de passer aux derniers déchets, à la masse glauque que déposent les secousses et les bouleversements du Continent sur les rivages britanniques, et principalement à Londres. 1. Note de Herr.pn : « Die Schwefelbande. :.
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Il est facile d'imaginer combien d'éléments opposés arrachent au Continent et rejettent en Angleterre le flux et le reflux des révolutions et des réactions qui étruisent, comme une fièvre intermittente, l'organisme de l'Europe. Quelles étonnantes couches sociales abandonnées par ces flots errent sur ce fond londonien humide et fangeux ! Quel ne doit pas être le chaos des concepts et des opinions de ces spécimens de toutes les formations et réformations morales, protestations et utopies, de tous les désespoirs et espoirs que l'on rencontre dans les coins, les ruelles obscures, les cabarets et débits de boisson de Leicester Square et de ses impasses vicinales. Là, selon les paroles du Times, c réside une pitoyable population d'étrangers, coiffés de chapeaux que nul ne porte plus, ornés de cheveux là où il n'y en a nul besoin, une population malheureuse, indigente, brimée, qui fait trembler tous les monarques de l'Europe, la reine d'Angleterre exceptée ~. En effet, c'est bien là, dans les public houses et les estaminets, qu'on voit ces gens venus d'ailleurs, ces hôtes, assis devant leur gin à l'eau chaude, à l'eau froide ou sans eau, vidant un bock de bière amère, accompagnée de paroles plus amères. Ils attendent la révolution qu'ils ne sont plus capables de faire, et l'argent envoyé par leurs proches ... qui jamais n'arrivera. Combien en ai-je vu de ces originaux, de ces excentriques r Ici, aux côtés d'un communiste d'·ancienne obédience qui hait tout possédant au nom de la fraternité universelle, voici un vieux carliste ': il a fusillé ses propres frères par amour de la patrie, par dévouement à Montemolino ou à Don Juan 2, dont il n'a jamais rien su et ne sait toujours rien. Là, un Hongrois a mis à mal un escadron de cavalerie autrichienne et boutonne son dolman jusqu'au cou pour avoir l'air plus martial (un dolman dont les proportions indiquent que dans sa jeunesse il a appartenu à un autre !). A ses côtés, un Allemand, qui donne des leçons de musique, de latin, de toutes les littératures ·et de tous les arts pour gagner sa bière quotidienne, et un athée cosmopolite qui méprise toutes les nations, hormis Kur-Hesse ou HesseKassel, selon la Hesse où il est né; là, c'est un Polonais à l'ancienne mode, catholiquement épris d'indépendance, et un Italien qui compte sur l'indépendance par haine du catholicisme. Voisinant avec les émigrés-révolutionnaires, il y a les émigrésconservateurs. Il s'agit de quelque négociant ou notaire qui a quitté sans adieu 3 sa patrie, ses créanciers et répondants, mais 2. Prétendants à la couronne d'&pagne : Don Carlos, duc de Montemolino, de
1844 à 1861, et Don Juan, de 1861 à 1868. Leurs !partisans étaient désignés comme carlistes.
3. En français.
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se considère lui aussi comme injustement persécuté. Ou bien c'est un homme qui a fait une honnête banqueroute; il est certain de se blanchir très vite, d'acquérir crédit et capital, .tout comme son voisin de droite est assuré que dans peu de jours la Rouge 4 sera proclamée par Marianne elle-même, tandis que son voisin de gauche sait que la famille d'Orléans fait ses paquets à Clairmont, que les princesses préparent de belles toilettes pour leur entrée triomphale à Paris. A ce milieu de conservateurs « coupables mais non condamnés, vu l'Cibsence de l'accusé », appartiennent aussi des individus plus radicaux que les faillis et les notaires à l'imagination vive : des gens qui ont connu dans leur patrie de grands malheurs et souhaitent à tout prix faire passer ces malheurs ordinaires pour des malheurs politiques. Cette nomenclature particulière exige ·un éclaircissement. Vun de nos amis se présente par plaisanterie dans une agence matrimoniale. On lui prend dix francs et on commence à le questionner sur le genre de fiancée qu'il souhaite, le montant de la dot, la chevelure blonde ou brune, etc. Ensuite, le petit vieux bien correct qui prend des notes se met, tout en s'excusant, à l'interroger sur ses origines et se réjouit beaucoup en apprenant qu'elles sont nobiliaires. Alors, se répandant encore en excuses, il demande, en précisant que le « silence du tombeau » est pour eux leur loi et leur force : - Vous n'avez pas eu de malheurs? - Je suis polonais et banni, c'est-à-dire sans patrie, sans droits et sans argent. - Ce dernier point est regrettable, mais permettez : pour quelle raison avez-vous quitté votre belle patrie ? s - Par suite du dernier soulèvement. (Ceci se passait en 1848.) - Ça n'a pas d'importance. Les malheurs politiques ne comptent pas pour nous. C'est plutôt avantageux, c'est une attraction 6. Mais pardonnez-moi : pouvez-vous m'assurer que vous n'avez pas eu d'autres malheurs ? - Qui n'en a pas eu ? Mon père et ma mère sont morts. - Oh ! non, non, il ne s'agit pas de cela. - Qu'entendez-vous alors en parlant « d'autres malheurs » ? 4. En français. 5 et 6. En français.
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- Voyez-vous, si vous aviez quitté votre belle patrie pour des motifs personnels, et non politiques... il arrive qu'un jeune homme fasse une imprudence : des mauvais exemples, la tentation des grandes villes... enfin vous savez... une lettre de change imprudemment donnée, la dilapidation pas tout à fait régulière de sommes qui ne vous appartiennent pas, une signature... - Je comprends, je comprends, fit Chojecki 7 en éclatant de rire. Non, je vous assure que je n'ai été jugé ni pour vol, ni pour faux ...
... En 1855, un Français exilé de sa patrie 8 alla trouver ses compagnons de malheur en leur proposant de l'aider à publier un poème qu'il avait composé dans le genre de la Comédie du Diable 9 de Balzac, écrit en vers et en prose, avec une orthographe et une syntaxe nouvelles; parmi les personnages, il y avait Louis-Philippe, Jésus-Christ, Robespierre, le maréchal Bugeaud et Dieu en personne. Il vint entre autres faire la même demande à Schoelcher 10, le plus honnête et le plus pudique des êtres. - Etes-vous émigré de longue date, demanda le défenseur des Noirs. - Depuis 18'47. - Vous êtes venu ici en 1847? - J'arrivais de Brest, d'une colonie pénitentiaire. - Quelle affaire était-ce? Je ne m'en souviens pas. - Oh! mais, à l'époque, c'était connu de tous! Il est vrai que c'était une affaire plutôt privée. - Dites... fit Schoelcher, assez inquiet. - Ah bas ! si vous y tenez : j'ai protesté à ma manière 11 contre le droit de propriété. - Et vous étiez à Brest ? 7. Chojecki, Charles-Edmond, homme de lettres franco-polonais, ~nnu sous le pseudonyme de « Charles-Edmond », collabora avec Herzen aux JOurnaux de Proudhon et resta son fidèle ami. (Cf. B.i DF., t. III, chap. XLI.) 8. En français. 9. Herzen ironise-t-il sur la Comédie humaine? 10. Schoelcher, opposé au coup d'Etat du 2 décembre 1851, émigra. Il avait entrepris la lutte contre l'esclavage dans les colonies françaises et avait fait passer un décret le supprimant (1845). 11. En français. A partir d'ici, et jusqu'à ITa fin du ch&pitre, tous les mots en italiques sont en français, en anglais ou en allemand dans le texte.
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- Parbleu oui : sept années de travaux forcés pour vol avec effraction. Alors Schoelcher, prenant la voix de la chaste Suzanne chassant les impudiques vieillards, pria ce protestataire « individuel :. de prendre la porte. Les hommes dont les malheurs étaient, heureusement, communs, et les protestations collectives, ceux que nous avons laissés dans les public houses enfumés et les tavernes noires devant une table de b,ois blanc, un gin water et un porter, ont beaucoup souffert et, ce qui pis est, sans vraiment savoir pourquoi. Le temps passait avec une terrible lenteur, mais il passait. Aucune révolution n'était en vue, sinon dans leur imagination, tandis que leur indigence était réelle, impitoyable; la piTance nécessaire se réduisait toujours plus. Aussi, toute cette masse d'individus, braves gens pour Œa pl!Upart, avait de plus en plus faim. Ils n'avaient pas l'habitJude du travail : leur esprit, tourné vers l'arène politique, ne pouvait se concentrer sur leur tâche. Ils saisissaient toutes les occasions, mais coléreux, dépités, impatients, sans maîtrise de soi, tout leur ·tombait des mains. Ceux qui avaient la force et le courage de travailler, se détachaient petit à petit et, dégagés de Ia V•ase, montaient à la ·surface. Mais les autres ? Quel abîme que ces « autres » ! Depuis lors, bon nombre a été emporté par l'amnistie française de 1859, et aussi par l'amnistie de la mort, mais, au début des années cinquante, je trouvai encore the great tide 12. Il est moins facile qu'on pourrait le croire pour un non-travailleur de commencer à travailler. Bien des gens pensent ·: le besoin est là, un travail se présente, on prend un marteau, un rabot, et on devient ouvrier. Le travail exige non seulement un certain entraînement, une habitude, mais aussi de l'abnégation. Les bannis sortaient pour la plupart d'un milieu de petits littérateurs, de petits juristes; journalistes tirant à la ligne, avocats débutants, ils ne pouvaient vivre de leur métier en Angleterre et un métier différent les effarait. Du reste, valait-il la peine de commencer? Tous, ils prêtaient l'oreille, guettant le tocsin. Dix années, quinze années passèrent : toujours pas de tocsin ! Pleins de désespoir, d'exaspération, sans assurance du lendemain, environnés de familles qui grandissent, ils se jettent, les yeux fermés, dans les affaires, inventent des spéculations. Les affaires vont mal, les spéculations craquent, autant parce qu'il s'agit de billevesées que parce qu'en place de capitaux ils appor12. « La grande marée ».
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tent une pitoyable maladresse en affaires, une irritabilité extrême, une inaptitude à se tirer de la situation la plus simple et, redisons-le, l'incapacité de travailler de façon suivie, voire d'entreprendre un travail semé d'épines au début. Ils se consolent d'un échec en alléguant le manque d'argent ·: « Avec cent ou deux cents livres sterling tout irait comme sur du beurre > 1 Le manque de capitaux est un obstacle, c'est certain, mais c'est aussi le lot commun des travailleurs. Que n'inventaient-ils pas, depuis une société par actions pour faire venir du Havre des œufs de poule, jusqu'à une encre spéciale pour les marques de fabrique, des ·« essences » pour transformer les eaux-de-vie les plus détestables en liqueurs délicieuses. Mais pendant qu'on cherchait associés et argent pour toutes ces merveilles, il fallait manger et se couvrir contre le vent du nordest et les regards timides des filles d'Albion. Aussi recourait-on à deux palliatifs ·: l'un assommant et guère avantageux, l'autre aussi désavantageux, mais fort divertissant. Les gens paisibles, dotés de Sitzfleisch 13, s'attelaient aux leçons, en dépit du fait qu'ils n'en avaient jamais donné et peut-être même n'en avaient jamais reçu. La concurrence faisait terriblement baisser les prix. Voici un échantillon d'annonce, insérée par un vieillard de soixante-dix ans qui, je crois, appartenait plutôt aux protestataires individuels qu'aux collectifs :
MONSIEUR N.N. TEACHES THE FRENCH LANGUAGE On a new and easy system of rapid proficiency has attended members of the british Parliament and many other persons of respectability, as vouchers certify, translates and interpreta that universal continental language and english. IN A MASTERLY MANNER TERMS MODERATE Namely, Three Lessons per Week for Six Shillings 14. 13. « Nature sédentaire ». 14. « M. N. N. enseigne la langue française selon un système nouveau et facile, de maîtrise rapide; a donné ses soins à des membres du Parlement britannique et beaucoup d'autres personnes respectables, comme des certificats en font foi; traduit et interprète cette langue universelle et continentale et l'anglais avec une !parfaite maîtrise. Salaire modéré, nommément trois leçons par semaine pour six shillings. »
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Ce n'est pas un plaisir que de donner des leçons aux Anglais : l'Anglais ne se gêne pas avec ceux qu'il paie. Un de mes vieux amis reçoit une lettre d'un Anglais qui lui offre de donner des leçons de français à sa fille. Il se rend chez lui à l'heure convenue pour s'entendre avec lui. Le père fait la sieste après dîner. Il est reçu par la fille, assez aimablement; le vieil homme arrive alors, examine B. des pieds à la tête et lui demande : - Vous être le frenchteacher ? B. l'affirma. - Vous pas convenir à môa. Ce disant, l'âne britannique montre la moustache ·et la barbe. - Que ne lui avez-vous envoyé votre poing à la figure? demandai-je à B. - De fait, j'y ai pensé, mais quand ce taureau se détourna, la fille me demanda pardon sans mot dire, les larmes aux yeux; L'autre remède est plus simple et moins fastidieux. Il consiste à faire le commissionnaire de façon sporadique et artistique, en offrant toutes sortes de choses, sans se soucier de la demande. Les Français, pour la plupart, « travaillaient ~ dans le vin et les eaux-de-vie. Certain légiste proposait à ses relations et coreligionnaires du cognac procuré de façon extraordinaire, grâce à des relations dont il ne pouvait, ni ne devait parler, étant donné la situation actuelle de la France; de plus, c'était par le truchement d'un capitaine de vaisseau qu'il eût été une calamité publique de compromettre. Le cognac était quelconque et coûtait six pence de plus que dans les magasins. Le légiste, accoutumé à plaider en déclamant, poussait l'insistance jusqu'à l'insulte : il prenait le pied du verre avec deux doigts, lui faisait décrire lentement des cercles, laissait tomber quelques gouttes, reniflait l'air, d, chaque fois, se disait stupéfait par l'odeur remarquablement exquise de son cognac. Un autre de ses compagnons d'exil, naguère professeur de lettres en province, nous tentait avec son vin. Il lui arrivait directement de la Côte-d'Or, en Bourgogne, venant de ses anciens élèves, et remarquablement choisi. Citoyen, m'écrivait-il, interrogez votre cœur fraternel, et il vous dira que vous devez m'accorder l'agréable privilège de vous fournir en vin français. Ici votre cœur sera à l'unisson de votre goût et de vos économies : en buvant un vin excellent au plus bas prix, vous jouirez à la pensée qu'en l'achetant vous allé187
gez le sort d'un homme qui a tout sacrifié à la cause de la patrie et de la liberté. Salut et fraternité ! P.S. -J'ai pris sur moi d'oser vous envoyer en même temps « un petit choix ·:..
Ces échantillons étaient des demi-bouteilles sur lesquelles il avait écrit de sa main non seulement le nom du vin, mais divers traits de sa biographie 1: Chambertin (Gr. vin et très rare .') Côte-rôtie (Comète) 15, Pommard (1823), Nuits {réserve Aguado l). Deux ou trois semaines plus tard, le professeur de lettres m'envoya de nouveaux spécimens. Ordinairement, le lendemain ou 'le surlendemain de son envoi, il ·apparaissait en personne et restait assis une heure, ou deux, ou trois, jusqu'à ce que je conserve tout son « choix » et le paye. Comme il était intraitable •et que cela se répétait souvent, je finis, dès qu'il passait la porte, par lui vanter quelques-unes de ses bouteilles, les payer et lui rendre [e reste. - Je ne veux pas, citoyen, vous voler votre temps qui est précieux, me disait-il alors, et me délivrait pour une quinzaine de jours de son Bourgogne aigre, né sous une comète et son fade Côte-rôtie des Caves d'Aguado. Les Allemands et les Hongrois « travaillaient » en d'autres branches. Un jour, à Richmond 16, j'étais couché, souffrant d'une de mes terribles migraines. François entra, portant une carte de visite et m'annonçant qu'un certain monsieur avait un besoin urgent de me voir : il s'agissait d'un Hongrois, aggiutante del generale. (Tous les Hongrois exilés et désœuvrés, sans aucune profession honnête, se faisaient passer pour les aides de camp de Kossuth.) Je jetai un coup d'œil à la carte : le nom m'était totalement inconnu et orné du grade de capitaine. - Pourquoi l'avez-vous laissé entrer ? Ne vous ai-je pas dit mille et mille fois ... - C'est •la troisième fois qu'il vient aujourd'hui. - Bon, faites..:le entrer ::tu salon. 15. Le vin de « l'année de la comète 1> (1812) était considéré comme l'un des meilleurs de l'année. 16. Herzen résida à « St. Helena Terrace 1>, Richmond, de juin à décembre 1854. Le 26 décembre de cette année il loua « Richmond House :1>, à Twickenham, où il resta jusqu'en avril 1855, si bien qu'il peut y avoir confusion.
Je sortis comme un lion furieux, m'.armant d'un flacon d'eau sédative de Raspail. - Permettez-moi de me présenter : capitaine Untel. J'ai été longtemps prisonnier des Russes, pris par Riediger après Willagos 17. Les Russes nous ont admirablement traités. J'ai surtout été choyé par le général Glazenap et le colonel... Comment diable s'appelait-il... Les noms russes sont si compliqués ... itch, itch ... - Ne vous mettez pas en peine, je vous prie, je ne connais pas un seul colonel... Je suis content que vous ayez été bien traité. Vous ne vouiez pas vous asseoir ? - Très, très bien traité... Les officiers et moi, c'était tous les jours gros jeu... Des hommes merveilleux, ils détestent les Autrichiens. J'ai même retenu quelques mots de rosse ... - Permettez-moi de vous demander ce qui me·vaut le plaisir... - Il faut me pardonner, Baron... Je me promenais à Richmond, il faisait beau, dommage seulement qu'il pleuve... Or, j'ai tant entendu parler de vous par le Vieux lui-même et par le comte Sandor, Sandor Téléki, et aussi par la comtesse Thérèse Pulska... Quelle femme, cette comtesse Thérèse 1 - Sans phrases, une femme hors ligne ! Un silence. - Oui, et Sandor aussi. Lui et moi nous étions des honveds. En fait, j'aimerais 'VOUS montrer ... Ici il prit de derrière sa chaise un carton à dessin, le défit et en tira le portrait de Lord Raglan le manchot, l'horrible physionomie de Saint-Arnaud et Omer-Pacha coiffé d'un fez 18. - La ressemblan::e, Baron, est frappante. Moi~même j'ai été en Turquie... et à Coutances en 1849, ajouta-t-il, comme en confirmation de la :œssemblance, bien qu'en 1849 il n'y eût là-bas ni Raglan, ni Saint-Arnaud. Aviez-vous déjà vu cette collection? - Comment ne pas la voir ? répondis-je, tout en m'humectant le front avec reau de Raspail. Ces portraits sont affichés partout : à Cheapside, dans le Strand et le West-End. - Euh... Oui, vous avez raison, mais moi je possède toute la collection, et les autres ne sont pas sur papier de Chine. Dans les boutiques, vous les payeriez une guinée, et moi je peux vous les céder pour quinze shillings. 17. Après que les troupes russes eurent volé au secours des Autrichiens contre les Hongrois (1848). 18. Commandants en chef, respectivement anglais, français et turc pendant la guerre de Crimée.
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- En vérité, je vous suis fort reconnaissant, mais dites-moi, capitaine, quel besoin ai-je des portraits de Saint-Arnaud et de toute cette racaille ? - Baron, je serai franc, je suis un soldat et non un diplomate à la Metternich. Ayant perdu mes domaines près de Temesvar, je me trouve provisoirement dans une situation difficile, c'est pourquoi je tire une commission de la vente d'objets artistiques (mais également de cigares de La Havane, de tabac turc : 1es Russes et nous, nous nous y connaissons!). Cela me rapporte de la menue monnaie qui me permet d'acheter « le pain amer de l'exil », wie .di!r Schiller sagt 19. - Capitaine, soyez vraiment franc et dites-moi ce que vous rapportera chaque cahier ? lui demandai-je, tout en doutant que Schiller eût prononcé ce vers de Dante. - Une demi-couronne. - Permettez-moi de conclure l'affaire de la manière suivante : je vous offre une « couronne entière », mais à condition de ne pas acquérir ces portraits. - Vraiment, Baron, j'ai honte, mais ma situation... Du reste, vous savez tout, vous percevez tout... Il y a si longtemps que j'ai appris à vous respecter... la comtesse Pulska et le comte Sandor ... Sandor Téléki ... - Il faut me pardonner, capitaine, je peux à peine tenir à cause d'un ma:I de tète. - Noti"e Gouverneur (c'est-à-dire Kossuth), le Vieux, a lui aussi souvent mal à la tète, laisse tomber le honved, comme pour me ragaillardir et me consoler, puis il renoue son carton à dessins à la hâte et emporte, avec les portraits « étonnamment ressemblants » de Raglan et Cie, une image assez ressemblante de la reine Victoria sur une pièce de monnaie. Entre Ies démarcheurs de l'émigration, qui vous proposent des achats avantageux, et les émigrés qui arr~tent dans les rues et les squares tout homme portant barbe en iui réclamant depuis six ans les deux shillings qui leur manquent pour partir en Amérique, ou six pence pour acheter le cercueil de leur enfant mort de la scarlatine, il existe aussi les émigrés épistoliers, se référant tantôt ·à leurs relations, tantôt à leurs non-rela-tions; ils décrivent toutes les vicissitudes possibles, unies aux difficultés financières, et souvent font miroiter -la perspective d'une fortune; tout cela ne manquait jamais d'être exposé avec un art épistolaire original. 19. « Comme le dit Schiller. »
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Je possède tout un cahier de ces lettres. Je vais en citer deux ou trois, particulièrement caractéristiques. Her Graf! 20. J'étais lieutenant autrichien, mais je me suis battu pour la liberté des Magyars. J'ai dû m'enfuir et suis réduit à rien. Si vous aviez par hasard un pantalon usé, vous me rendriez un service indicible. P.S. - Demain à neuf heures je viendrai m'informer auprès de votre courrier. Ça c'est le mode naïf, mais il existe des lettres de style classique et lapidaire. Par exemple : Domine, ego sum Gallus expatria mea profugus pro causa libertatis populi. Ni hil habeo ad manducandum, si aliquid pro me facere potes, gaudeo, gaudebit cor meum. Mercuris dies 1859 21. D'autres épîtres n'ayant ni laconisme, ni forme antique, se distinguent par une comptabilité originale : Citoyen ! Vous avez eu la bonté de m'envoyer en février dernier (peut-être l'avez-vous oublié, mais je m'en souviens) trois livres sterling. .Te voulais depuis longtemps vous les rendre, mais je n'ai reçu aucun argent de mes parents; ces jours prochains, je recevrai une somme assez importante. Si je n'avais pas honte, je vous demanderais de m'envoyer deux livres encore, si bien que je pourrais vous restituer cinq livres pour arrondir nos comptes... Je préférai m'en tenir au compte·« triangulaire ». Alors l'amateur de comptes « ronds » commença à répandre le bruit que j'étais en cheville avec l'ambassade de Russie ... Viennent ensuit~! les lettres d'affaires ·et les épîtres oratoires. Les unes et les autres perdent beaucoup à être traduites en russe 22. Mon cher Monsieur ! Vous connaissez certainement ma découverte : elle serait l'honneur de notre siècle et me procurerait un morceau de pain. Cette découverte restera inconnue parce que je 20.. « Monsieur le Comte ». 21. « ·Maître, je suis un Gaulois chassé de ma patrie pour la cause de la liberté du peuple. Je n'ai rien à manger; si tu peux faire quelque chose pour moi, tu me réjouiras, mon cœur se réjouira. Le jour de Mercure (mercredi) 1859. » 22. Malheureusement, nous n'en possédons pas le texte original, et force nous est de retraduire une traduction, où n'apparaissent que quelques mots français. conservés par Herzen.
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n'ai pas de crédit pour obtenir quelque deux cents .[ivres, et au lieu de m'occuper de mon œuvre, je suis contraint de courir le cachet. Chaque fois que se présente à moi un travail durable et profitable, un sort ironique souffle dessus 23 et il s'envole, je le poursuis, son opiniâtre jnsolence bafoue mes projets et je cours toujours à leur suite. Je cours en ce moment-même. Les rattraperai-je ? en suis presque certain, si vous vouliez embarquer votre confiance en compagnie de mon esprit et l·a livrer au souffle peu avantageux de mon destin ... Plus loin, il m'explique qu'il a en vue quatre-vingts livres, voire quatre-vingt-cinq; les cent quinze livres manquantes, il cherche à les emprunter, en promettant treize, ou almeno onze pour cent en cas de réussite. Peut-on à notre époque placer mieux et plus sûrement son capital, alors que les fonds du monde entier flanchent et que les gouvernements, chancelants, s' appuyent sur les baïonnettes de nos ennemis ?
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Je ne lui donne pas ses cent quinze livres. L'inventeur commence à juger que ma conduite n'est pas très claire, qu'il y a du louche, et qu'on ferait bien de se méfier de moi... Pour conclure, une lettre purement oratoire ! « Généreux concitoyen de la République future et universelle ! Combien de fois vous-même ·et votre illustre ami, Louis Blanc, m'êtes venus en aide ! Mais derechef je vous écris, et j'écris au citoyen Blanc pour vous demander quelques shiUings. Mon accablante situation ne s'améliore point Iain de mes Lares et Pénates, sur l'île inhospitalière de l'égoïsme et du lucre. Combien profondes vos paroles dans l'une de vos œuvres {je les relis constamment) : « Le talent s'éteint par manque d'argent, comme une ·lampe sans huile... '» Il va de soi que je n'ai jamais écrit une telle platitude et que mon concitoyen de Ia République future et universelle n'a jamais ouvert aucun de mes ouvrages. Les orateurs épistoliers sont suivis par les orateurs verbeux, « qui font le trottoir et les impasses ». Pour la plupart, ils font seulement semblant d'être des bannis. En réalité, ce sont des artisans alcooliques, non-anglais, ou des gens qui ont eu des « malheurs » chez eux. Profitant de l'immensité incommensurable de Londres, ils vont d'un secteur à un autre pour retourner de nouveau à Ia via sacra, c'est-à-dire à Regent Street, Haymarket et Leicester Square. 23. Note de Herzen : « Je traduis mot à mot. »
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II y a cinq ans environ, un jeune homme, assez proprement mis, à l'aspect sentimental, m'aborda à plusieurs reprises au crépuscule, en roe posant une question en français avec un accent allemand : - Pourriez-vous me dire où se trouve cette partie de la ville ? Ce disant, il me tendait une adresse à quelque dix verstes du West-End, à Holloway ou à Hackney. Chacun lui avait dit Ia même chose que moi. Il était épouvanté : - Il est neuf heures du soir, je n'ai rien mangé encore ... Quand y parviendrai-je? Je n'ai pas un sou pour l'omnibus ... Je ne m'attendais pas à ça ... Je n'ose vous le demander, mais si vous pouviez me secourir... Il me suffirait largement d'un shilling. Je le rencontrai encore une ou deux fois. Finalement, il disparut, et ce ne fut pas sans plaisir que j-e le retrouvai quelques mois plus tard, au même endroit, la barbe taillée différemment et coiffé d'une autre casquette. La soulevant avec émotion, il me demanda : - Vous parlez sûrement Ie français ? - Oui, fis-je, et au surplus je sais que vous avez une adresse, que vous devez aller loin, que l'heure est tardive, que vous n'avez rien mangé, que vous n'avez pas d'argent pour prendre l'omnibus et que vous avez besoin d'un shilling... Mais cette fois-ci, je ne vous donnerai que six pene~. parce que ce n'est pas vous qui avez raconté tout ça, mais moi ! - Que faire ? répliqua-t-il en souriant, sans la moindre rancune. Vous n'allez encore pas me croire, mais je pars pour l'Amérique : complétez l'argent du voyage! Je ne pus me retenir et lui donnai six pence de plus. Au nombre de ces messieurs-là, il y avait égaiement des Russes, par exemple, un ancien officier de cavalerie, Strémooukhov, qui mendiait déjà à Paris ~n 1847. Il racontait de manière fort dégagée l'histoire d'un duel, d'une fuite, et ainsi de suite. A Ia grande fureur de mes domestiques, il raflait tout au monde ·: viei:ll~s robes, pantoufles, chemises de laine aussi bien en été qu'·en hiver, pantalons de toile, vêtements d'enfants, brimborions féminins. Les Russes avaient rassemblé de l'argent et l'avaient expédié à Alger, dans la Légion étrangère. li y servit ses cinq ans, rapporta une attestation et recommença à aller de maison en maison pour raconter son duel et sa fuite, en y ajoutant diverses péripéties arabes. Il vieillissait, ce Strémooukhov, il faisait pitié, mais il nous importunait terriblement. Le prêtre de :Ja mission russe de Londres fit une collecte pour l'expédier en Australie. On lui donna une lettre de recommandation pour Melbourne et l'on confia au capitaine sa personne et surtout l'argent du voyage. Strémooukhov vint nous faire ses adi-eux. Nous l'équipâmes de pied en cap : je lui donnai un par.:. 193
dessus chaud, Haug des chemises, etc. En prenant congé, il se mit à pleurer : - Dites ce que vous voulez, messieurs, fit-il, mais partir pour un lieu si lointain n'est pas chose facile! Rompre soudain avec toutes ses habitudes ... mais puisqu'il le faut ... Et il nous embrassait, et il nous remerciait aveC; effusion. Je le croyais depuis longtemps sur les rives de la Victoria River quand soudain je lus dans le Times qu'un certain « Russian officer Strémoouchoff ·» était condamné à trois mois de prison pour tapage et rixe dans un ·cabaret, à la suite d'accusations réciproques de vol, etc. Quatre mois plus tard, je descendais Oxford Street lorsqu'une forte pluie se mit à tomber. Je n'avais pas de parapluie et m'abritai sous une porte cochère. Au moment même où je m'arrêtai, une espèce de longue silhouette qui se protégeait sous un ,parapluie vétuste s'engouffra dans l'autre entrée. Je reconnus Strémooukhov. - Vous êtes donc revenu d'Australie? lui demandaj.je, en le regardant droit dans les yeux. - Ah! c'est vous? Je ne vous avais pas reconnu, me répondit-il d'une voix faible et mourante. Non, je ne reviens pas d'Australie, mais de l'hôpita:l, où j'ai passé quelque trois mois entre la vie et la mort... Je ne sais pas pourquoi j'ai guéri. - A quel hôpital étiez-vous donc? Au St George's Hospital? - Non, pas ici, à Southampton. - Comment se fait-il que vous soyez tombé malade et n'en ayez averti personne ? - Je rate le premier train, j'arrive avec le suivant : le bateau est parti. Je reste sur le rivage et je manque me précipiter dans .J'onde marine. Je vais trouver le révérend à qui notre bon Père m'avait recommandé. Il me dit : « Le capitaine a levé l'ancre, il ne · voulait pas attendre une heure de plus. » - Et l'argent ? - Il l'a iaissé au révérend. - Et vous l'avez pris, bien entendu? -. Je l'ai pris, mais ça ne m'a servi à rien : pendant que j'étais malade, on l'a soustrait sous mon oreHler. Quel peuple ! Si vous pouviez me venir en aide ... ~ Voyez-vous, pendant votre absence, on a fourré en prison ici, à Londres, un autre Strémooukhov, et pour trois mois également, pour s'être battu avec an commissionnaire. Vous n'en avez pas entendu parler ? - Comment l'aurais-je pu, me trouvant entre la vie et la mort? Je crois que la pluie s'arrête. Portez-vous bien.
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- Faites attention de ne rpas sor.tir par temps humide, sinon vous vous retrouveriez ... à l'hôpital. Après la guerre de Crimée, quelques mateiots et soldats russes prisonniers restèrent à Londres, sans bien savoir pourquoi. La plupart d'entre eux ·étaient ivres. Ils eurent des regrets otàrdi.fs. Certains prièrent l'ambassade d'intercéder pour eux, d'obtenir leur pa!'don, aber was macht es denn dem Herrn Baron von Brunnow! 24 Ils offraient un fort piteux spectacle. Imbibés d'alcool, loqueteux, ils exigeaient de l'argent, tantôt en s'humiliant, tantôt avec insolence - ce qui était assez désagréable dans les ruelles étroites, après dix heures du soir. En 1853, plusieurs matelots s'enfuirent d'un navire de guerre amarré à Portsmouth; une partie y !fut ramenée, selon une loi inepte qui ne vise que les matelots. Certains y échappèrent et allèrent à pied de Portchma 25 à Londres. L'un d'eux, jeune homme de vingt-deux ans, au visage bon et ouvert, était cordonnier et savait confectionner ce qu'il nommait des schli'Ppers 26. Je lui achetai des outHs et lui donnai de l'argent, mais il ne réussit pas. A ce moment-là, Garibaldi s'embarquait sur son CommonWealth à destination de Gênes. Je le priai d'emmener le jeune homme. Garibaldi l'engagea avec un salaire d'une livre sterling par mois, et la promesse de deux livres dans un an s'il faisait preuve de bonne conduite. Naturellement, le matelot fut d'accord, emprunta à Garibaldi deux livres d'avance et porta ses hardes sur le navire. Le lendemain du départ de Garibaldi, mon matelot arriva chez moi, cramoisi, ensommeillé, et boursouflé. - Que vous est-il arrivé ? lui demandai-je. - Un malheur, Votre Excellence, j'ai manqué le bateau ! - Comment, manqué? Il se jeta à genoux et se mit à pleurnicher en jouant :Ja comédie. L'affaire était réparable : le navire était parti faire du charbon à N ewcastle-Upon-Tyne. - Je vais t'y expédier par chemin de fer, mais si cette :fois-ci tu te mets encore en retard, dis-toi bien que je ne ferai plus rien pour toi, même si tu meurs de faim. Et comme le voyage à Newcastle coûte J?lus d'une livre, je ne te confierai même pas un shilling, mais je vais faire venir une personne de ma connaissance 24. « Mais en quoi cela concernait-il monsieur le baron von Brunnow ? » (Brunnow était l'ambassadeur de Russie en Angleterre). 25 et 26. Portsmouth et s/ippers (pantoufles) prononcés par un matelot russe.
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que je chargerai de te garder toute la nuit et de te mettre dans le wagon. - Toute ma vie, je prierai pour Votre Excellence. L'ami chargé de l.e convoyer vint m'informer qu'il avait .expédié le matelot. Vous pouvez donc vous représenter ma stupéfaction lorsque ce mate:lot se présenta trois jours plus tard, accompagné d~un Polonais. - Qu'est-ce que cela signüie? m'écriai-je, tremblant littéralement de fureur. Mais avant qu'il ouvrît la bouche, son compagnon commença à prendre sa défense en un mauvais russe, enrobant ses mots comme d'une atmosphère de tabac, de vodka et de vin. - Qui êtes-vous ? - Un noble polonais. - En Pologne, tout .Je monde est noble. Pourquoi êtes·-vous venu chez moi avec ce filou? Le nob!e hérissa ses plumes. Je lui fis remarquer sèchement que j-e ne le connaissais point, et que sa présence dans ma ·chambre était si étrange, que je pouvais le faire sortir en recourant à un policeman.
Je regardai le mate'lo!. Trois jours en la compagnie aristocratique d'un noble l'avaient assez bien éduqué : il ne pleurait plus et me fixait avec insolence : - Je suis tombé très malade, Votre Excellence. J'ai pensé rendre mon âme à Dieu. Je ne me suis s·enti un peu mieux qu'après le départ du train. - Et où cela t'a-t-il pris ? - Justement là-bas, au chemin de fer. - Alors tu es parti par le train suivant ? - J'y ai point pensé, et puis je parle pas leur langue ... - Où est le biJ.let? · - Point de billet, non plus. - Comment ça ? - Je l'ai cédé à un bonhomme. - Bon, eh bien maintenant trouve-toi d'autres bonshommes, mais sois bien assuré d'une chose : je ne t'aiderai en aucun cas. - Mais pardon... intervint le « noble polonais libre ,•... - Monsieur X, je n'ai rien à vous dire et ne désire rien entendre. M'injuriant entre ses dents, il partit avec son Télémaque, probablement jusqu'au cabaret le plus proche. Descendons encore d'un degré. Peut-être beaucoup de personnes vont-elles demander, perplexes: « Y a-t-il donc un degré plus bas »? Il y en a un, et as~ez 196
grand... seulement il y fait déjà noir, il faut avancer avec prudence. Je n'ai pas la pruderie de Schœlcher, et l'auteur du poème où Jésus-Christ converse avec le maréchal Bugeaud m'a paru plus amusant encore après son héroïque vol avec effraction. S'il a dérobé quelque chose en forçant une serrure, il risquait Dieu sait quoi, et il peina pe!ldant d0s années, peut-être un boulet aux pieds. Il avait contre lui non seulement l'homme qu'il avait volé, mais tout l'Etat, l'Eglise, l'armée, la police, la justice, tous les honnêtes gens qui n'ont pas besoin de voler et tous les gens malhonnêtes qui n'ont pas été arrêtés. Mals il existe des voleurs d'une autre sorte : ils sont récompensés par le gouvernement, chéris par les autorités, bénis par l'Eglise, défendus par l'armée, non poursuivis par la police, parce qu'eux-mêmes en font paTtie. Ce sont des hommes qui volent non des mouchoirs, mais des conversations, des lettres et des regards. Les émigrés-espions, ce sont des espions au carré... Ils sont l'aboutissement du vice et de la débauche; au-de'là, comme derrière le Lucifer de Dante, il n'y a plus rien. Ensuite on ne peut que remonter. Les Français sont de grands artistes en la matière. Ils savent habilement combiner les formes civilisées, les phrases brûlantes, l'aplomb d'un homme qui a la conscience pure et un point d'honneur susceptible, avec :a fonction d'espion. Commencez à le soup1çonner et il vous provoquera en duel, i1 se battra, et se battra bravement. Les « Mémoir~s » de La Hodde, de Chenu (33), de Schnepf sont un trésor pour l'étude de la boue dans laquelle la civilisation a entraîné ses enfants prodigues. De La Hodde a naïv·ement écrit qu'en trahissant ses amis il était obligé de ruser avec eux « comme le chasseur ruse avec le gibier ». De La Rodde, c'est l'Alcibiade de l'espionnage 27. Jeune homme cultivé en matière de littérature d nourrissant des idées radicale.>, il vint de sa province à Paris, pauvre comme Job, et demanda du travail aux rédacteurs de La Réforme. On lui donna qLtelque chose à faire, il le fit bien, et peu à peu on se lia avec lui. Il entra dans des cercles politiques, apprit beaucoup de ce qui se passait dans le parti républicain et continua à travailler plusieurs années en con<>ervant les relations les plus amicales avec les col1aborateurs du journal. Quand, après la révolution de Février, Caussidière tria les papiers de la préfecture, il découvrit que de La Hodde avait toujours 27. De Lo. Hodde, ou Delahodde, ou de Lahodde, Lucien (1805-1865), agent secret, auteur de plusieurs ouvrages, dont Histoire des Sociétés secrètes et celui dont il est parlé ci-dessous, note 30.
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rapporté scrupuleusement à la police tout ce qui se passait à la rédaction de La Réforme. Caussidière convoqua de La Hodde chez Albert 28, où attendaient des témoins. De La Hodde, qui ne s'était douté de rien, tenta de nier, mais, se voyant acculé, avoua que c'était Œui qui écrivait ies ·lettres au préfet. La question se posa de savoir ce qu'on ferait de lui. Les uns pensèrent - à combien juste raison - qu'il fallait le fusiller sur place, comme un chien. Albert protesta le plus violemment, ne voulant pas qu'on tuât un homme chez lui 29. Caussidièœ offrit à de La Hodde un pistolet chargé, pour qu'il se suicidât. L'autre refusa. Quelqu'un lui demanda s'il voulait du poison ? Il refusa de même, mais en se rendant à 1a prison comme un homme raisonnable, il demanda une chope de bière, fait qui m'a été rapporté par l'adjoint du maire du XII' arrondissement, qui l'accompagnait. Lorsque la rédaction commença à relev·er la tête, on libéra de La Hodde, et il gagna l'Angleterre; mais Ia réaction ayant triomphé définitivement, il revint à Paris, pour se mettre en avant dans les théâtres et autres lieux publics, comme un lion d'une espèce particulière. Puis il publia ses « Mémoires » 30. L~s espions se frottent partout, à toutes les émigrations. On les reconnaît, les dénonce, les assomme, mais ils poursuivent leur travail avec un succès complet. La police de Paris cannait tous les secrets de Londres. La date de I'arrivée clandestine de Delécluze en France, puis de celle de Bouchot, étaient si bien connues, que tous deux furent arrêtés à Calais, sitôt descendus du navire. Lors du procès des communistes à Cologne, on donna lecture de documents et lettres « achetés à Londres »,comme l'avoua naïvement au tribunal un commissaire de police prussien 31. En 1849, je fis ia connaissance d'un journaliste autrichien exilé, EngUinder. Il était fo.rt intelligent, fort caustique. Par la suite, il publia dans les Jahrbücher de Kolacek une série d'articles très vivants sur l'évolution historique du socialisme. Cet Engliinder s'éta1t trouvé en prison à Paris pour ce qu'on a nommé « l'affaire des correspondants ». Divers bruits couraient à son sujet. Enfin il parut en personne à Londres. Là un autre exilé autrichien, 1e docteur Hefner, fort estimé des siens, déclara qu'EngHinder avait 218. Albert, ouvrier, membre .du gouvernement provisoire, en 1848. 29. Au Palais du Luxembourg. 30. Herzen se réfère à l'ouvrage de de La Hodde : La Naissance de la République en février 1848, Paris, 1850. Et également au livre de Chenu : A. Chenu, ex-capitaiqe des gardes du citoyen Caussidière : Les Conspirateurs; les sociétés secrètes; les corps-francs, Paris, 1850. Ces deux ouvnges ins.pirèrent un article à Karl Marx. Cf. Commentaires (34). 31. Ce procès eut lieu du 4 ootobre au 12 novembre 1852. (K.)
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été à Paris à la solde du préfet, qu'on l'avait emprisonné pour avoir trahi ia foi conjugale jurée à la polioe française qui l'avait chargé de sur.'ei:ller l'ambassade d'Autriche. Celle-ci le payait de son côté. EngUinder menait la grande vie, ce qui exige beaucoup d'argent : il faut croire que le seui préfet n'y suffisait pas! Les émigrés allemands supputèrent et discutèrent, puis sommèrent Engtander de s'expliquer. Il tenta de s'en sortir en plaisantant, mais Hefner se montra impitoyable. Alors l'époux de deux polices se dressa, rouge, les larmes aux yeux, et s'écria : - Bien sûr, je suis coupable de beaucoup de choses, mais ce n'est pas à lui de m'accuser! Et il jeta sur la table une lettre du préfet qui montrait clairement que le docteur Hefner lui aussi était à sa solde. Un autre réfugié autrichien, un certain Niederhuber, vivait à Paris. Je fis sa connaissance à la fin de 1848. Ses camarades faisaient état d'une action extraordinairement héroïque pendant la révolution à Vienne. Les insurgés manquaient de poudre, Niederbuber s'offrit à leur en apporter par chemin de fer et y réussit. Marié et père de famille, il était dans la misère à Paris. En 1853, je le trouvai à Londres dans la plus grande indigence : lui et sa famille occupaient deux chambrettes dans l'une des plus pauvres impasses de Soho. Il ne parvenait à rien. Il créa une blanc)lisserie, où sa femme et 11n autre émigré lavaient Je Œinge, tandis qu'il le livrait. Mais son compagnon partit pour l'Amérique et la blanchisserie n'exista plus. II avait grande envie d'entrer dans un comptoir commercial; il n'était point bête, instruit, et aurait pu gagner beaucoup d'argent, mais... les références, les références ! En Angleterre, on ne peut faire un pas sans références. Je lui en rédigeai une. A propos de cette « recommandation :., un réfugié allemand, Oppenheim, insi11Ua que je me donnais du mal pour rien, car l'homme en question non seulement ne jouissait pas d'une bonne réputation, mais serait en cheville avec la police française. A ce moment-là, Reichel m'amenait mes enfants à Londres 32. Il s'intéressait 'beaucoup à Niederhuber. Je lui rapportai ce qu'on disait de lui. Reichel éclata de rire. Il répondait de Niederhuber comme de lui-même, et faisait valoir son dénuement comme la meilleure des preuves. Je n'en fus pas complètement convaincu. Dans ·la soirée, Reichel partit se promener et revint otard, agité et 32. Les filles de Herzen, Olga et Natalie (« Tata ») étaient élevées par la famille Reichel, à Paris. Seul Alexandre {« Sacha ») ovivait avec son père. Les jeunes filles arrivèrent à Londres le 30 avril 1853 et y restèrent.
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pâle. II monta un in:>tant chez moi, se plaignant d'une forte migraine et prêt à aller se coucher. Après l'avoir regardé, je lui dis : - Vous avez quelque chose sur le cœur. Heraus damit! 33 - Oui, vous avez deviné. Mais donnez-moi d'abord votre parole d'honneur que vous ne le direz à personne. - Sans doute, mais qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? Laissez cela à ma conscience ! - Je ne pouvais me calmer après ce que vous m'avez dit de Niederhuber, et malgré ma promesse je me suis décidé à le questionner et suis allé le voir. Sa femme va accoucher ces jours prochains, leur misère est effrayante ... Ce qu'ii a pu m'en coûter d'aborder la question ! Je le fis descendre dans la rue, et, ayant enfin ramassé tout mon courage, je lui dis : « Savez-vous qtie H. m'a prévenu de ceci et de cela? Je suis sûr que ce sont des calomnies, aussi, laissez-moi éclaircir cette affaire! » « Je vous remercie, m'a-t-il répondu, la mine sombre, mais c'est inutile. Je sais d'où ça vient. En un moment de désespoir, quand je mourais de faim à Paris, j'ai offert mes services au préfet, pour le tenir au courant des nouvelles des émigrés. Il m'a fait remettre trois cents francs et je ne lui ai plus jamais écrit. » Reichel était prêt à pleurer. - Ecoutez, en attendant que sa femme accouche et se remette, je me tairai, je vous en donne ma parole. Qu'il entre au comptoir commercial et quitte les cercles politiques. Mais si j'entends de nouveaux témoignages, s'il reste lié aux émigrés, je le dénoncerai, que le diable l'emporte 1 Reichel partit. Dix jours plus tard, à l'heure du dîner, .Niederbuber entra, blême et bouleversé. - Vous pouvez comprendre, me dit-il, ce que me coûte cette démarche. Mais j'ai beau regarder partout, je ne vois que vous qui puissiez me sa~ver. Ma femme va accoucher dans quelques heures. Nous n'avons ni charbon, ni thé, ni un bol de :}ait, pas un sou, pas une femme pour nous aider, pas d'argent pour un accoucheur. Et véritablement à bout de forces, il tomba sur une chaise; cachant sa figure dans ses mains, il reprit : - Il ne me reste qu'à me mettre une balle dans la tête. Au moins ne verrai-je plus cette horreur ! Je fis immédiatement chercher l'excellent docteur Paul Daras, donnai de l'argent à Niederhuber et le calmai pour autant que je 33. « Allez-y, parlez ! »
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le pus. Le lendemain, Daras passa me dire que l'accouchement s'était passé le mieux du monde. Entre temps, l'information sur :les liens de Niederhuber ave;: la police française, propagée vraisemblablement pour un motif d'hostilité personnelle, se répandit de plus en plus. Finalement, Tausenau, le célèbre « clubiste » et agitateur viennois (après son discours, le peuple pendit Latour) 34. Tausenau répétait à droite et à gauche qu'il avait de ses yeux lu une lettre du préfet accompagnant un envoi d'argent. Apparemment, il tenait absolument à accuser Niederhuber : il vint me voir en personne pour le confirmer. Ma position devenait délicate. Haug vivait chez moi à ce moment-là 35. Jusque-là, je ne lui en avais pas touché un mot, mais à présent cela paraissait inamical et dangereux. Je lui racontai tout, sans mentionner Reichel, ne voulant pas Ie mêler à un drame dont le cinquième acte avait toutes chances de s·e terminer devant un tribunal de police ou à l'Old Bailey 36. Ce que je redoutais arriva : « le bouillon se mit à bouilHr ! » 37 Je pus à grand-peine retenir Haug de marcher contre le galetas de Niederhuber. Je savais que celui-ci devait m'apporter des cahiers recopiés et conseillai à Haug de patienter. Il y consentit, et certain matin, il fit irruption dans ma chambre, blême de rage, et m'annonça que Niederhuber était en bas. Je jetai mes papiers dans un tiroir et descendis. Une vive fusillade avait déjà éclaté : Haug criait, Niederhuber criait, le calibre des mots violents devenait de plus en plus gros. L'expression de Niederhuber, défiguré par la rage et 'la honte, était laide à voir. Haug s'emportait et bafouillait. Cette façon de faire pouvait aboutir à un crâne fendu plutôt qu'à une mise au point. - Messieurs, fis-je soudain, en les interrompant, permettez-moi de vous arrêter pour un instant. Ils s'arrêtèrent. - Il me semble que vous gâchez tout par votre emportement. Avant les invectives, il s'agit de poser tout à fait clairement une question ... 34. Le général comte Latour, ministre autrichien de la Guerre, fut pendu le 6 octobre 1848 par 'la .populace. (K.) 35. Cf. B.i D.F., t. III, Complément : Haug, pp. 195-205. 36. A la cour d'assises de Londres. 37. Ceci est une allusion à une faute de traduction célèbre là l'époque en Russie : en traduisant 1!a Jérusalem délivrée, du Tasse, un certain Raïtch avait confondu Godefroy de Bouillon et « bouillon •», ce qui donnait cette ineptie : c Le bouillon se mit à bouillir et cou:la dans le !lallctuaire ! •
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- Si je suis un espion ou non? hurla Niedel'huber. Je ne. permettrai à personne de me poser cette question-là ! · - Non, ce n'est pas celle-là que je comptais vous poser : un certain individu vous accuse, et il n'est pas }e seul, d'avoir reçu de l'argent du préfet de police de Paris. - Qui est cet individu ? - Tausenau. - Le misérable ! - Cela n'a rien à voir ici. Avez-vous touché de l'argent ou non? - Oui, fit Niederhuber, avec un calme simulé, en nous regardant dans les yeux, Haug et moi. Haug se contorsionnait nerveusement et paraissait souffrir, impatient d'accabler derechef Niederhuber. Je lui pris le bras en 1ui disant : - C'est tout ce qu'il nous fallait. - Non point! se récria Niederhuber, ce n'est pas tout. Il faut que vous sachiez que jamais je n'ai compromis personne par une seu1e ligne. - Cette ::tffaire ne peut être tranchée que par votre correspondant, Pietri 38. Or, nous ne Je connaissons point. - Mais enfin, est-ce que vous me traitez en accusé? Chez vous? Pour quelle raison dois-je me justifier devant vous? Je prise trop haut ma rlignité pour dépendre de l'opinion d'un quelconque Haug, ou de la vôtre! Je ne mettrai plus le pied dans cette maison ! ajouta-t-il en coiffant fièrement son chapeau et ouvrant la porte. - De cela, vous pouvez être sûr ! lui lançai-je dans son dos. II claqua !a porte et s'en alla. Haug avait grande envie de le suivre, mais je l'arrêtai en paraphrasant les paroles de Sieyès : - Nous sommes aujourd'hui ce que nous avons été hier. Déjeunons! Niederhuber se rendit tout droit chez Tausenau. Ce Silène obèse au cheveu rare, dont Mazzini avait dit un jour : « Il me semble toujours qu'il a été cuit à l'huile d'olive et non essuyé », n'avait pas encore quitté sa couche. La porte s'ouvrit et devant ses yeux à peine ouverts -et bouffis se dressa la silhouette de Niederhuber. - Tu as dit à H. que j'avais touché de l'argent du préfet? - Je l'ai dit. -Pourquoi? .....;. Parce que tu l'as touché. 38. Préfet de police de Paris à l'époque.
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- Et pourtant tu savais que je n'avais dénoncé personne ? Eh bien, attrape ! Ce disant, il lui crazha à la figure et s'en a1la. Ne voulant pas être en reste, Ie Silène, fou de fureur, sauta de son lit, saisit le pot de chambre, et profitant de ce que Niederhuber descendait -l'escalier, en versa tout le contenu sur sa tête en r-épétant : - Et •toi, attrape ça! Cet épilogue me consola plus que je ne saurais le dire... - Voyez comme j'ai bien fait, déclarai-je à Haug, de vous avoir modéré. Qu'auriez-vous pu attirer de semblable sur la tête du malheureux correspondant de Pietri ? 11 ne séchera pas avant le Second Avènement! On eût pu croire l'affaire close sur cette vendetta allemande, et pour·tant l'épilogue eut un petit « final ». Un certain monsieur, vieillard bon et honnête disait-on, nommé Winterhalter, entreprit de défendre Niederhuber. Il r-éunit un comité d'Allemands et m'invita « en tant que l'un des accusateurs :1>. Je lui répondis que je ne me rendrais pas au comité, que tout ce que je savais se bornait à œ que Niederhuber avait avoué à Haug, en ma présence : il avait « touché de l'argent du préfet :.. Cela déplut à Winterhalter. J.l m'écrivit que Niederhuber était coupable « en fait », mais « moralement pur », et joignit une 1ettre que ce dernier lui avait écrite : il y attirait, entre autres, l'attention de Winterhalter sur « l'étrangeté » de mon cpmportement : « H. était depuis longtemps au courant par A.. Reichel de cet argent, et non seulement il n'en a dit mot avant ['accusation de Tausenau, mais ensuite il m'a encore remis deux livres sterling et m'a envoyé un médecin à ses frais pendant la maladie de ma femme ! »
Sehr gut! 39
39. « Fort bien! ,. On pounait aussi traduire •par : « VoHà qUi est bien! ,.
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A PROPOS DU CHAPITRE SUIVANT ...
Le chapitre IX, « Robert Owen », fut publié pour la première fois dans L'Etoile polaire en 1861, au tome VI. C'est d'après ce texte qu'il figure dans les différentes éditions de Byloïé i Doumy, car le manuscrit original, en russe, n'a pas été retrouvé. En revanche, on en a découvert la traduction en langue française, faite par l'auteur : elle se trouvait dans l'ensemble de manuscrits connu sous le nom de collection de Prague, conservés aujourd'hui aux Archives centrales de littérature et d'art, à Moscou. · On ne connaît pas le destinataire de cette traduction. Peut-être Hugo, peut-être Michelet, peut-être Proudhon, ou quelque revue parisienne? Dans les trois volumes précédents de Passé et Méditations, nous avons tenu à donner les textes en français dus à la plume de Herzen, qu'ils soient écrits directement dans notre langue ou traduits du russe. Nous maintenons ici ce parti pris. Le chapitre « Robert Owen » fut achevé le 19 octobre '1860, et Herzen en a écrit aussitôt à Ivan Tourguéniev : i:l lui disait toute l'importance qu'il attachait à cette étude. Plus tard (1869), dans une lettre à son fils Alexandre, il en parle comme de l'un de ses meilleurs écrits. Il vénéTait Robert Owen, ce merveilleux, utopique réformateur social; dans un article intitulé Russie et Pologne, il remercie le destin de lui avoir permis de connaître Owen « vivant » et d'avoir pu « serrer sa main vénérable qui avait tant travaillé ». II affirme aussi qu'Owen avait raison : « L'Angleterre le comprendra, mais, bien sûr, pas au XIX' siècle ! » La place de ce chapitre pose des problèmes. Lemke le situe dans notre sixième partie (autrefois la 7"), entre « Le Père Petchérine » (plus bas, 7" partie, chap. VI) et « Camicia Rossa », qui suit immédiatement « Robert Owen » comme chap. x, et clôt cette sixième partie. Dans l'édition Kaménev, ce chapitre manque. Nous avons opté pour la place désignée par l'Edition académique, même si l'on peut formuler quelques réserves sur ce choix. En effet, Lemke a :1ffirmé au tome XIV des Œuvres complètes d'Alexandre Herzen (édition de 1920), dans son analyse des chapitres des sixième et septième pa-rties, pp. 852-864, .que Herzen 204
avait indiqué la place du chapitre dans une note à Ogarev (dont il paraît seul à avoir fait état). Il estime donc avoir agi selon la volonté de l'auteur. Faut-il rappeler que nous ne pouvons savoir quels remaniements Herzen aurait décidés s'il avait vécu assez longtemps pour veiller personnel'Iement à la rédaction définitive des parties 6, 7 et 8 ? Comme pour accroître nos doutes, Lydia Guinzbourg, dans son <.mvrage !.1 important, auquel nous nous sommes souvent référés : Byloïé i Doumy Guertzena, fait remarquer à juste raison que « thématiquement » « Robert Owen » n'a guère sa place parmi tous ces chapitres de la sixième partie consacrée à l'émigration londo!lienne. Owen n'est ni un émigré, ni un étranger, mais un Anglais pur sang, souffrant bien des maux, mais pas ceux de .J'exil. II nous faut ajouter que le texte français que l'on va lire est brusquement interrompu sur le manuscrit. Les dernières pages ont disparu. Pour la valeur de ce chapitre et l'importance que son auteur lui attachait, nous avons jugé nécessaire de :Je terminer d'après le texte russe, pris, nous l'avons dit, dans L'Etoile polaire et ayant, par conséquent reçu l'imprimatur de Herzen. La dédicace et l'épigraphe ne figurent pas dans la traduction française. Peut-être est-il intéressant de les connaître. Les voici : Robert OWEN (Dédié à Kavéline)
Tu comprendras tout, tu apprécieras tout
*
« Shut up the world at lar.ge, let Bedlam out, And you will be perhaps surprised to find Al!l thing3 pursue exactly the same route, As now with those of soi-disant sound mind. This 1 could prove beyond a single doubt Were there a jot of sense among mankind. But till that point d'appui is found, alas! Like Archimedes, 1 leave the earth as't was. :.
Byron, Dom Juan. Chant XIV, ·84.
* Ryléev
: Yoinarovsld.
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CHAPITRE IX ROBERT OWEN (1860)
-I-
Bientôt, après mon arrivée à Londres en 1852, j'ai reçu une lettre de la part d'rune dame - elle m'invitait à venir passer un couple de jours à sa ferme à Seven Oaks. Je fis sa connaissance à Nice en 1850 - elle connut et quitta notre famille avant les .terribles orages. Je voulais moi-même la voir - je sympathisais avec le pli élégant de son esprit, qui... 1
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R. Owen donna à un de ses articles le titre « Essai de changer l'asile des aliénés dans lequel nous vivons en •un monde rationnel » 2, Ce titre rappelle à son biographe le propos suivant tenu par un malade enfermé à Bedlam : « Tout le monde me prend pour un fou, disait-il, moi j'ai .Ja même opinion de tout le monde; malheureusement la majorité n'est pas de mon côté. » Cela explique très bien le titre d'Owen et jette une grande lumière sur la question. Nous sommes convaincus que la portée de cette comparaison a échappé au sévère biographe. Il a voulu seulement insinuer qu'Owen était fou - et nous ne voulons pas 1. ~hrll!ie interrompue. Le texte russe .ne fournit pas d'indication. 2. An'dttempt to change this lunatic asylum into a Rlltional World -(185()).
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le contredire - , mais cela n'est pas une raison pour penser que tout le monde ne l'est pas. Si Owen était fou, ce n'est nullement parce que le monde le pensait tel, et que lui-même le pensait de tout le monde. Mais bien parce qu'Owen connaissant qu'il demeurait daas une maison des aliénés - parla soixante ans de sui·te aux malades comme s'ils étaient parfaitement sains. Le nombre des malades n'y fait absolument rien. La raison a sa justification, son critérium ai11éurs - elle ne se soumet jamais à la majorité des voix. Si toute l'Angleterre, par exemple, se piquait de croire que les « médiums ~ évoquent les esprits des défunts - et que Faraday lui seul le nie - , la véri.té et la raison seraient de son côté et non du côté de toute la population de l'Angleterre. Et cela n'..~st pas tout- supposons que même Faraday partage l'erreur - , eh bien, dans ce cas, l'a vérité concernant le sujet n'existerait pas du tout et l'absurdité adoptée par t'unanimité des voix ne gagnerait rien; elle resterait ce qu'eUe a été : une absurdité. La majorité contre laquelle se plaignait le malade de Bedlam n'est pas formidable suivant qu'e.Jl.e a raison ou tort, mais parce qu'elle est très forte, et les clefs de Bedlam sont dans ses mains. La notion de la force n'implique comme nécessaire ni la conscience, ni l'intelligence. Plutôt le contraire : plus une force est inintelligente, plus elle est indomptable, terrible. On peut se sauver assez facilement d'un aliéné, cela devient plus difficile lorsqu'on a à faire à un loup enragé, et devant l'aveugle inconscience des éléments déchaînés, l'homme n'a qu'à se résigner et périr. La profession de foi faite par R. Owen en 1817 - qui fit tant de scandale en Angleterre - ne l'aurait pas fait en ;1617 dans la patrie de Giordano Bruno et de Vanini, en 1717 - ni en France, ni en Allemagne. Peut-être quelque part en Espagne, au sud de l'Italie, les moines auraient ameuté contre .lui la foule, peut-être on l'aurait livré aux alguaûls de l'inquisition, torturé, brûlé - tout cela est très probable; mais la partie humanisée de la société serait certainement pour lui. Les Gœthe, les Schiller, les Kant, les Humboldt - de nos jours, les Lessing - , il y a un siècle, avouaient très sincèrement leurs pensées. Jamais ils ne feignaient une religion qu'ils n'avaient pas. Jamais on ne les voyait - oubliant toute vergogne - s'en aller pieusement à la messe avec un livre de prières le dimanche après avoir prêché l~s six jours de la semaine tout Ie contraire écouter avec onction la rhétorique vide d'un pasteur, et tout cela pour en imposer à la plèbe, la vile populace, le mQb. 208
En l'rance, la même chose; ni Voltaire, ni Rousseau, ni Diderot, ni tous les encyclopédistes, ni les hommes de science comme Bichat, Cabanès, La Place - et ultérieurement Comte - n'ont jam~is, fei?t le piétis~~· l!i l'ultramontanisme.- pour .faire acte de << veneration des pr~Juges chers aux catholiques ». C'est que le continent politiquement asservi est plus libre moralement que ne l'est l'Angleterre; la masse d'idées, de doutes entrés dans la circulation générale est plus grande, la conscience plus indépendante, La 1iberté de l'Anglais n'est pas en lui - mais dans ses institutions - , sa liberté est dans le « Common law », dans le « habeas corpus » ... Nous ne nous sentons pas à notre aise devant un tribunal, dans les rapports avec 1e gouvernement. L'Anglais ne se sent libre que devant le tribunal ou dans un conflit avec l'autorité gouverneme!l.tale. Les hommes feignent partout - mais ils ne comptent pas ·la franchise pour un crime. L'hypocrisie n'est nulle part promue au degré d'une vertu sociale et obligatoire. Ce n'est pas exactement le cas en Angleterre. Le sens de l'intelligence s'est élargi, l'audi·toire d'Owen n'était pas composé exc1usivement d'aristocrates éclairés et de quelques littémteurs. Certes, les David Hull1e, Jes Gibbon ne feignaient pas une religion qu'ils n'avaient pas, mais, depuis les Hume et .Jes Gibbon, l'Angleterre a passé .;.me quinzaine d'années enfermée dans une prison cellulaire par Napoléon. D'un côté, elle sortit du grand courant des intelligences, de l'autre « la médiocrité conglomérée » 4 de la bourgeoisie submergeait de plus en plus tout. Dans cette aouv.elle Angleter,re, les Byron et les Shelley sont des étrangers égarés. L'un demande au vent de le mener partout où il veut, en exceptant les « native shores » s, à l'autre, on enlève ses enfants, et sa propre famille, dénatu11ée par le fanatisme, aide la force judiciaire. Or donc l'intolérance contre Owen ne donne aucun droit de conclure sur le degré Je vérité ou d'erreur de sa doctrine, mais elle donne une mesure de l'aliénation mentale, c'est-à-dire du degré de l'asservissement moral en Angleterre et principalement de la classe qui fréquente les meetings et écrit des articles de revues. Quantitativement, la raison sera toujours subjuguée; au poids, elle sera toujours battue. La raison - comme l'aurore boréale 4. Note de Herzen : « J. Stuart !Mill, On Liberty. » (Cf. Complément au chap. III du présent volume.) (N.d.T.) 5. Lord Byron : Childe Harold, ch. 1••.
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éclaire, mais existe à peine. Car c'est le sommet, c'est le dernier effort, Ie dernier succès - auquel le développement ne parvient que rarement. La raison toute-puissante succombera toujours à un coup de poing. Comme intelligence, comme conscience, la raison peut ne pas exister du tout. Historiquement, c'est un nouveau-né sur notre globe, elle est très jeune, comparée à ces vieillards de granit témoins et acteui'S dans les l'évolutions antédiluviennes. Avant l'homme, en dehors de 1a société humaine, l'int~lligence n'existe pas, il n'y a dans la nature, ni intelligence, ni stupidité, il n'y a que la nécessité des rapports, l'action mutuelle et les conséquences infaillibles. L'intelligence commence à regarder d'un regard enfantin et troublé par les yeux de l'animal. L'instinct se développe dans la cohabitation humaine de plus en plus- en entendem~nt. Il se forme en tâtonnant. J:l n'y a pas de chemin tracé, il faut le frayer, et l'histoire - comme le poème d'Arioste 6, s'avançant par vingt épisodes, s'écartant à droite et à gauche, tend à parvenir à un peu de raison sous le poids de ,J'inintelligence. Et cela grâce à une activité inquiète - plus concentrée que ne l'est l'agitation du singe, et qui n'existe presque pas dans les organisations inférieures - qu'on pourrait appeler Ies satisfaits du règne animal. L'expression « lunatic asylum », employé par R. Owen, n'est qu'une manière de dire. Les Etats ne sont pas du tout des maisons de santé pour ceux qui ont perdu :J'esprit; au contraire, ce sont des maisons d'éducation pour ceux qui ne l'ont pas encore trouvé. Pratiquement, Owen pouvait l'employer - car le poison ou le feu sont également dangereux dans Ies mains d'un enfant ou d'un fou. La différence consiste en cela que l'état de l'un est pathologique, tandis que chez l'autre c'est une phase d'embryogénie. Une huître représente un degré de développement de l'organisme dans ·lequel les extrémités ne sont pas encore formées; de fait, mais non de la même manière . qu'un elle est boiteuse quadrupède qui aurait perdu ses jambes. Nous le savons (mais les huîtres ne s'en doutent pas) que les essais organiques peuvent parvenir à former les jambes et les ailes - et nous regardons les mollusques - comme une vague encore montante des formes animales; tandis que le quadrupède boiteux, c'est déjà la vague descendante qui va se perdre dans ~'océan des éléments et ne représente rien qu'un « cas » particulier de l'agonie ou de la mort. 6. Orlando Furioso.
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Owen, convaincu que l'organisme avec des extrémités développées est supérieur à l'organisme apode, qu'il est préférable de marcher et de voler comme un lièvre ou un oiseau que de dormir éternellement dans une coquille, convaincu de plus de la possibilité de développer des pauvres parties d'un mollusque les jambes et les ailes - , il s'est tellement entraîné qu'il crie aux huîtres : « Prenez vos coquilles et marchez ! » Les huîtres s'.en offensèrent, ·le prirent pour un antimollusque c'est-à-dire pour un être immoral dans le sens des vrais habitants des coquilles - et le maudirent. Tout cela est parfaitement naturel. « .. . Le caractère des hommes se détermine essentiellement par Jes circonstances qui les entourent... La société peut facilement combiner oes conditions de manière qu'elles puissent faciliter le développement intellectuel et pratique en conservant toutes les nuances individuelles. » Tout cela est clair, et il faut avoir un degré peu commun de faiblesse d'entendement - pour ne pas comprendre œs vérités. Au reste, on ne les a jamais réfutées. Contredire par la majorité des voix, par l'immoralité de ·la doctrine, par son désaccord avec une •telle religion ou une telle autre n'est pas une réfutation. Dans le pire des cas, de pareilles réfutations ne peuvent aboutir qu'à la triste constatation d'une incompaübilité flagrante entre la vérité et la morale, à la sanction de l'utilité du mensonge et du danger de la vérité. Le talon d'Achille n'est pas dans les principes d'Owen, mais bien dans sa conviction que cela soit facile pour la société de comprendre ces simples vérités. Toute sainte erreur d'amour, d'impatience par lesquelles ont passé tous les précurseurs d'une nouvelle ère - depuis Jésus-Christ et Thomas Münster, à SaintSimon et Fourier. Ils ont oublié que l'intelligence chronique consiste précisément en cela que les hommes subissent l'influence de ·la réfraction historique et projettent les objets loin de leur véritable position. En général, les hommes comprennent le moins facilement les choses simples - tandis qu'ils sont prêts à croire, et plus que cela, à croire qu'ils les comprennent, les choses les plus compliquées, les plus extravagantes et par leur nature totalement incompréhensibles, mais que la tradition et l'habitude leur ont rendues familières. Simple - facile ! Mais est-ce que le simple est toujours facile? Positivement, il est plus simple de respirer par fair que par l'eau, mais il faut avoir des poumons pour cela, et comment se
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développeraient les poumons chez un poisson, qui a besoin d'un appareil respiratoire bien plus compliqué pour gagner un peu d'oxygène de l'eau qui l'entoure? Le milieu dans lequel le poisson existe n'appelle pas l'organe à la simplicité des poumons, il est trop dense, et l'organe est ad hoc. La densité morale dans laquelle grandirent les auditeurs de Owen a conditionné des bronches morales adéquates au mi:Iieu, et la respiration d'un air plus raréfié, plus pur doit nécessairement · produire un malaise, une irritation et partant de là une aversion. Ne pensez pas qu'il n'y ait là qu'une comparaison extérieure ... C'est une analogie réelle qui existe entre des phénomènes homologues dans leurs phases de développement - corrélation. Facile à comprendre ! Facile à changer ! De grâce... pour qui? Serait-ce par hasard pour cette foule qui remplit l'immense transept du CrystaU palace pour écouter avec ferveur et applaudissements les sermons d'un plat bachelier du Moyen Age qui s'est égaré da~s notre <;iècle et qui menace la foule par les maux terrestres et les foudres du ciel, en la langue vulgaire et baroque du célèbre capucin de Wallenstein's Lager? 7 Ce n'est pas facile pour eux ! Les hommes sacrifient une part de leur avoir, de leur indépendance, ils se soumettent aux autorités, ils arment à grands frais des masses de fainéants, ils bâtissent des prisons, des tribunaux, des cathédrales, enfin ils arrangent toute la société de manière que le réfractaire, de quelque côté qu'il se tourne, rencontre ou un bourreau temporel le menaçant de la corde prête à tout finir, ou un bourreau céleste le menaçant d'un feu qui brûlera éternellement. Le but :ie tout cela est l'intimidation de l'homme pour contenir S'es passions qui tendent à déborder d détruire la sécurité sociale. Au milieu de tout cela paraît un homme étrange, qui, avec une naïveté offensante, prêche à haute voix que tout cela n'a pas de sens commun, que l'homme n'est pas un criminel par droit de naissance, qu'il est innocent et irresponsable comme tous les autres animaux, mais qu'il a un avantage immense sur eux, c'est qu'il est beaucoup plus éducable. Partant de là, cet homme ose affirmer, en présence des juges et des prê~res qui n'ont d'autres raisons d'existence que 1e châtiment et l'absolution, que l'homme ne fait pas lui-même son caractère, comme il ne fait pas sa vue ou son nez; que si l'on mettait l'homme dans des circonstances qui ne :Je provoqueraient pas aux vices, cela serait un brave homme. Tandis que main7. Schiller : La trilogie de Wallenstein.
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tenant la société le déprave, et les juges punissent non la société, mais l'individu. Et R. Owen pensait que c'est facile à comprendre. Allons donc! 11 ne savait pas probablement qu'il est beaucoup plus facile pour nous de comprendre qu'on a pendu un chat, convaincu d'un souricide prémédité, de comprendre qu'un chien a reçu la croix de la légion canine pour le zèle qu'il a déployé dans l'arrestation d'un lièvre que de s'imaginer un enfant de deux ans qui n'a pas été puni pour une espièglerie. Ce n'est pas facile de se convaincre que la vengeance soutenue par la société entière contre le criminel ·est lâche, et qu'entrer en concurrence avec :l.ui e~ lui faire, à propos délibéré, froidement et avec toute la sécurité possible autant de mal qu'il a fait, entraîné par les circonstances et Ies passions, à ses risques et périls, est infâme et stupide. C'e;;t beaucoup trop raréfié pour nos bronches ... Cela les écorche... Nous nous sommes habitués à entendre les cris des hommes martyrisés par la torture ou mourant de faim ... Cela rend l'organe dur! Dans l'obstination timide et acharnée des masses... à se cramponner aux formes étroites et vieillies, il y a une réminiscence ins-tinctive de grands services rendus par elles. C'est un reflet de gratitude envers le prêtre et le bourreau. Car le gibet et l'autel, la crainte de la mort et la crainte de Dieu, la peine capitale et l'immortalité de l'âme, la cour criminelle et le dernier jugement... tout cela, i:l fut un temps, étaient des marchepieds pour le progrès, c'étaient des échafaudages, des échelles par ·lesquelles les hommes atteignaient la tranquillité de la vie sociale, c'étaient des pirogues dans lesquelles, bafoués par tous les vents, sans connaître de route, ils arrivèrent peu à peu dans les ports où on pouvait enfin se reposer un peu du travail de la terre et du travail de sang, trouver un peu de loisir, t:t de cette sainte oisiveté qui est la première condition du progrès, de l'art, de la poésie, de la Hberté. Pour conserver ce peu de repos acquis, les hommes entourèrent leurs ports de fantômes et d'instruments de torture. Ils donnèrent à leur roi un bâton et une hache, ils reconnurent au prêtre le droit de maudire et de bénir, de faire descendre des cieux les foudres pour les mauvais et la pluie génératrice pour les bons. Mais comment donc les hommes inventèrent-ils eux-mêmes des épouvantails et en ont-ils eu peur? Les épouvantails n'étaient pas toujours fantastiques, et lorsqu'on s'approche de nos jours des villes en Asie centrale par un petit chemin bordé de gibets, sur Jesquels sont perchés des squelettes contordus, il y a de quoi 213
réfléchir.•. Secondement, il n'y a pas d'invention préméditée; la nécessité de la défense et l'imagination ardente de l'enfance menèrent les hommes à ces créations devant lesquelles ils s'inclinèrent eux-mêmes. Les premières luttes des races - des tribus - devaient aboutir à la conquête. L'esclavage des conquis était le berceau de l'Etat. de la civilisation, de la Hberté. L'esclavage mettant en opposition une minorité des forts - avec une multitude des faibles- permit au conquérant de manger plus et travailler moins; ils inventèrent des frehls pour les conquérir et se prirent euxmêmes ·en partie par ces freins. Le maître et l'esclave croyaient naïvement que les lois étaient dictées au milieu des éclairs et orages par Jéhovah au mont Sinaï - ou doucement chuchotées à l'oreille du législateur par quelque esprit intestinal ... Pourtant, à travers une infinité de décors et des !habits les plus ·bariolés, il est facile de reconnaître les bases invariables qui ne font que se modifier, restant les mêmes depuis ·le commencement de la société jusqu'à nos jours dans chaque église, dans chaque tribunal. Le juge en robe et perruque blanche, avec une plume derrière l'oreille et le juge tout nu, tout noir, avec une plume à travers le nez ne doutent pas que dans de certaines circonstances tuer un homme n'est pas seulement un droit, mais un devoir. La même chose dans les affaires de religion. La ressemblance entre l'incohérente absurdité des conjurations et exorcismes employés par un chaman sauvage ou un prêtre de quelque tribu qui se cache dans la foule et ole fatras de rhétorique bien arrangée d'un archevêque saute aux yeux. L'essence de la question religieuse n'est pas dans la forme et la beauté de la conjuration, mais dans la foi en un monde existant hors des frontières du monde matériel, agissant sans corps, sentant sans nerfs, raisonnant sans cervelle et par-dessus ayant une action immédiate sur nous non seulement après notre passage à l'état d'éther, mais même de notre vivant. C'est le fond; tout le reste n'est que nuance et détail. Les dieux de l'Egypte avec la tête canine, :les dieux de la Grèce avec leur beauté plastique, le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Joseph Mazzini et de Pierre Leroux, c'est toujours le Dieu si clairement défini par l'Alcoran : « Dieu ·est Dieu ! » Et jusqu'à ce qu'il en reste quelque chose d'extramondain, le développement peut aussi aller jusqu'à une certaine limite et pas plus loin. La chose la plus difficile à passer dans un Etat, c'est la frontière. Le catholicisme ~ religion des masses et des oligarches nous opprime plus, mais ne rétrécit pas autant l'esprit - comme le cathol}icisme bourgeois du protestantisme. Mais l'Eglise sans 214
église, .Je déisme rationnel se faisant en même temps logique médiocre et religion bâtarde est indéracinable chez les hommes qui n'ont pas assez d'esprit pour raisonner jusqu'au bout, ni assez de cœur pour croire sans raisonner s. Le roi chasseur qui juge avec sa lance et sa hache peut très facilement changer de rôle si la lance de I'accusé est ·la plus longue. Le juge avec la plume à travers le nez sera probablement entraîné par 1es passions et provoquera ou un soulèvement ou une opposition passive de défiance ·et de terreur mêlée avec du mépris, comme en Russie, où l'on se soumet à la décision d'un tribunal comme on se soumet au typhus, au malheur d'avoir rencontré un ours. Autre chose dans .Jes pays où la législation est respectée de part et d'autre : la stabilité est autrement grande, personne ne doute de la justice du tribunal, sans même excepter le patient qui joue Ie premier rôle et qui s'achemine vers la potence dans la plus profonde conviction de l'urgente nécessité qu'on le pende. Outre Ia crainte de liberté, cette crainte que sentent les enfants lorsqu'ils commencent à marcher seuls, outre l'attachement d'une longue habitude à toutes ces cordes et garde-fous, couverts de 8. Note de Herzen : « Moïse connaissait bien son monde lorsqu'il mettait dans le premier commandement une défense de diviniser toute chose, il n'y a pas d'abstraction Œogique, pas de nom coHectif, pas de généralité - qui n'aient été pour un certain temps promus au rang de divinité. Les iconoclastes du rationalisme, faisant une guerre acharnée contre les idoles, s'étonnaient de voir qu'à mesure qu'ils terrassent les dieux de leurs piédestals - d'·autres poussent à leur place d'une matière moins dense. Et le plus souvent ils ne s'étonnent même pas - oar ils acceptent ces nouveaux dieux - tout de bon - pour les vrais. « Des naturalistes qui se croien•t matérialistes parlent des plans prémédités - dans Ja nature, de son économie et autres bonnes qualités. Comme si la « natura sic voluit » était plus claire que « fiat lux ·». C'est 'du fétichisme à la troisième puissance. A la première - boue le sang de saint Joovier; à la seconde - on fait descendre la pluie pendant la sécheresse; à 1a t.roisième on découvre les arrière-pensées des éléments, les conspirations tramées par les affinités chimiques et on apprécie l'intendance de la nature - qui prépare autant de jaune d'œufs qu':il. y a d'embryons. Il y a peu de sujets plus pitoyables que les dissertations superbes des .protestants - ,prouvant avec ironie et amertume ce qu'il y a d'absurde à croire aux miracles opérés par le sang de saint Janvier et ne doutant pas le moins du monde de l'efficacité météorologique d'une prière de !'archevêque. Comme si c'était plus di:fificile pour le bon Dieu de :faire bouillir le sang de saint Janvier, que d'arroser en septembre les champs protestants. C'est oridicwle, mais il y a là quelquefois une simplicité si 111aïve et une bonhomie si simple qu'on ne s'en indigne pas. Le piétisme idéaliste dans la physiologie ou la géologie est bien autrement révoltant. « C'est une concession, un compromis entre la vérité connue et le mensonge adopté, entre Ja conscience et les vues personnelles; c'est une ~rahison de [a science, c'est une simonie d'un autre genre - ou une déviation étonnante. de ~a diadectique - que peut-on .dire à un naturaliste qui se met à s'extasier avec piété sur la bonté infinie et sur la sa•gesse sans bornes de la providence qui a donné les ailes - précisément aux oiseaux... Sans les ailes ces pauvres créatures · seraient tombées... et se seraient cassé le cou ! N'est-ce pas - c'est pour cela qu'ils chantent 'chaque matin leur prière ornithologique ! »
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sang et de sueur, outre la vénération pour ces bateaux - arches de salut - dans lesquels les peuples ont traversé maints orages, il y a encore d'autres contreforces qui soutiennent ces formes croulantes. Le peu d'intelligence de la foule ne peut pas comprendre un nouvel ordre de choses, et la préoccupation timorée des propriétaires ne le veut pas. La classe la plus active et la plus puissante de nos jours - la bourgeoisie - est prête à trahir ses convictions, à s'agenouiller sans foi devant l'autel, se prosterner devant un trône, s'humilier devant l'aristocratie qu'elle déteste et payer les soldats qu'elle abhorre, être enfin menée à la laisse, pourvu qu'on ne coupe pas la corde par laquelle on ti~nt Ja foule. Et en effet oe n'est pas sans danger de la couper. Les calendriers ne sont pas ,les mêmes en haut et en bas. En haut, le XIX" siècle, au rez-de-chaussée tout au plus le xv•, et en descendant encore on arrive en pleine Afrique ... ce sont des Caffres, des Hottentots de diverses couleurs, races et climats. Si on pense sérieusement à cette civilisation qui se cristallise en bas par les lazzaroni et le mob de Londres... par des êtres humains qui, mbroussant le chemin, retournent aux singes et qui s'épanouit aux sommets par :les Mérovingiens rabougris de toutes les dynasties, par les chétifs Aztèques de l'aristocratie - , et si on pense que sa partie saine et intelligente et forte est représentée par la bourgeoisie, alors la tête peut bien tourner. Imaginezvous une ménagerie pareille sans église, sans baïonnette, sans tribunal, sans prêtre, sans roi, sans bourreau ?... ! Que R. Owen prît ces for-ts séculaires de la théocratie et de la jurisprudence pour quelque chose de mort, de faux à force de se survivre, c'est clair, mais lorsqu'il les sommait de se rendre, il comptait sans son hôte, sans :Je commandant et la brave garnison. Il n'y a rien de plus obstiné qu'un mort, on peut mettre en pièces un cadavre, mais c'est impossible de le convaincre. Et quels morts ! ce ne sont pas le~ feux bambocheurs de l'Olympe, auxquels on est venu dire - pendant qu'ils discutaient des mesures à prendre contre les libres penseurs J'Athènes - qu'on a prouvé dans cette ville de Pallas qu'ils n'existaient pas du tout. Les dieux pâlirent, perdirent la tête, s'évaporèrent et disparurent si on en croit Lucien. Les Grecs, hommes et dieux, étaient pius naïfs. Les dieux servaient à ces grands enfants de poupées, 'les Grecs aimaient l'Olympe par un sentiment artiste. La bourgeoisie soutient le jésuite et l'Old Shop à tant pour cent, comme une sécurité de transaction; allez me prendre cela par la logique . ... A travers tout cela, une question grave et triste perce et se fait jour, question bien autrement importante que celle de savoir 216
si Owen avait raisoa ou tort. .. la question. de définir si en général l'indépendance morale et l'intelligence libre de toute entrave est compatible avec l'existence de l'Etat ? Nous voyons dans l'histoire que les hommes vivant ensemble tendent continuellement à une autonomie raisonnée - et qu'ils restent constamment dans l'asservissement moral. La tendance, la disposition ne garantit pas la possibilité du succès. Que le cerveau humain soit un organe qui n'est pas arrivé à son état le plus développé- et qu'il a une tendance à y parvenir-, c'est difficile de le nier, mais s'H y parviendra ou s'il périra à mi-chemin comme périrent les mastodontes et les ichtyosaures - ou s'arrêtera dans un statu quo, comme le cerveau des animaux existants - , ce sont des questions qui ne sont pas du tout faciles à être résolues. Et si elles le sont, certes, ce ne sera ni par l'amour de l'humanité ni par la déclamation sentimentale et mystique. Nous rencontrons dans toutes les sphères de la vie des antinomies indissolubles, ces asymptotes qui s'approchent éternellement de leurs hyperboles sans jamais les atteindre; ce sont comme des phares, des limites, des nec plus ultra entre lesquels se balance, se meut et s'écoule la vie réelle. Les cris des phares, ,les hommes qui protestent ont existé de tout temps dans chaque civilisation - principalement en décadence. Ce n'est que l'exception, que Ia limite supérieure, que la puissante transgression subjective, l'effort suprême, chose rare comme le génie, comme la beauté, comme une belle voix. Sommes-nous plus p~êts de Ia liberté de conscience, de notre souveraineté individuelle, de notre autonomie morale par toutes les paroles et doctrines d'un prophète-précurseur ? L'expérience nous oblige d'être circonspects. Voilà un exemple. De mémoire d'hommes, il n'y eut jamais un tel concours de toutes les conditions les plus propices pour un développement rationnel d'un être libre comme aux Etats-Unis, en Amérique. Tout ce qui empêche le progrès des Etats sur un sol épuisé par une longue histoire ou complètement sauvage n'existait point. Les doctrines du xvm' siècle, des grands penseurs de la grande révolution sans le militarisme français, le common law de l'Angleterre - sans les castes aristocratiques - formèrent le fondement de leur édifice social. A quoi l'Europe osait rêver à peine était de prime abord donné en Amérique - république, démocratie, fédération, autonomie de chaque partie et la ceinture à peine tangente de l'Etat confédéré avec un nœud faible et prêt à se délier. Eh bien, les résultats? 217
La société, la majorité, a usurpé les droits d'un dictateur et d'un sbire. Le peuple lui-même s'est fait Nicolas et la rue Jérusalem 9. Les persécutions au Sud pour ies opinions et paroles avec leur bannière chantée. « L'esclavage ou la mort! » ne cèdent en rien aux persécutions du roi de Naples ou de l'Autrichien. C'est vrai qu'au Nord « l'esclavage » n'est pas un dogme religieux. Mais que dire du niveau intellectuel et de la liberté de conscience d'une population d'arithméticiens, qui, après avoir fermé leurs livres de compte, tournent ,les tables et font des conversations avec les rapping spirits ? 10 Nous trouvons - avec moins de gros_sièreté - quelque chose de pareil en Angleterre, en Suède - c'est-à-dire dans les pays les plus libres de l'Europe. Pouvons-nous conclure de là que moins le pays est opprimé par son gouvernement, plus il est opprimé par la mass'e, qu'à un gouvernement tolérant correspond une opinion publique persécutant comme l'inquisition? La famille, .Ja paroisse, le club vous épient, vous empoisonnent ia vie... Je n'en sais rien, mais le doute est poSS
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Prenez un Etat social bien et carrément assis sur ses bases comme en Chine ou au Japon. Du moment où l'enfant ouvre ses yeux avec un sourire - en regardant sa mère - jusqu'au moment où il les referme, presque avec le même conteutement - ayant fait sa paix avec Dieu et assuré un bon placement qu'on lui fera occuper pendant un petit somme qu'il fera - , tout est disposé pour qu'il ne puisse voir clair, avoir une seule notion simple. Il suoe avec le lait de sa mère je ne sais quelle belladone qui lui tourne la tête; pas un sentiment ne reste intact, pas une passion qui ne soit détournée de sa voie naturelle. L'éducation de l'école continue en aggravant l'œuvre de l'éducation domestique, en généralisant, en justifiant théoriquement les pratiques et règles de la maison, donnant une bas·e scotastique à tous les mirages, -~n habituant les enfants de connaître sans com·prendre et d'accepter les noms pour des définitions. L'homme ahuri ~on.tinue à exister dans un monde d'illusions optiques, perd l'instinct de la vérité, le goût de la nature et doit certainement avoir une force énorme d'intelligence pour s'en apercevoir et peut-être encore plus de courage pour sacrifier tout s'il le faut et sortir déjà chancelant et ivre de .Ja malaria qui l'entoure. R. Owen aurait répondu à cela- que c'est nommément par ces .considérations qu'il est venu à la conclusion- qu'il fallait commencer la régénération sociale, non par un phalanstère, non par Icarie 11, mais par l'école. Il avait raison, et encore plus, il a prouvé pratiquement qu'il l'avait. Devant l'exemple de New Lanark, ses adversaires se taisent, .Je maudit New Lanark ne peut être digéré par les gens qui accusent le socia:tisme de ne s'occuper que d'utopie sans savoir réaliser le moindre détail. N. Lanark était Ià en chair et os pour répondre à tous ces saints Thomas de l'économie politique; tout le monde y allait : ministres, ducs, fabricants, lords et même év·êques. Un sceptique, le docteur du duc de Kent, n'en croit rien, le duc lui propose d'y aller et de voir de ses propres yeux. Le docteur Mac-N ab y va et commence sa première lettre par ces mots : « Mon rapport à demain, je suis trop ému de ce que j'ai vu; plus d'une fois je sentais des larmes dans mes yeux. :~> Sur cet aveu magnifique en faveur de N. Lanark, je m'arrête et je constate qu'Owen a donné une grande preuve à sa doctrine de l'éducation par sa réalisation. Comment- donc cela se fit que N. Lanark, étant au sommet de son bien-être - au milieu de la plus énergique, de la plus ardente 11. Cf. le roman utopique de Cabet : Voyage en Icarie.
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activité d'Owen - , croula et se transforma en une école un peu moins vulgaire, peut-être, que les autres, mais très vulgaire ? Est-ce qu'Owen s'était ruiné ? Est-ce qu'il y avait dissidence parmi les maîtres, mécontentement de parents, insubordination des enfants? ... Rien de pareil, au contraire. La fabrique allait parfaitement bien, les revenus s'augmentaient, les ouvriers quittaient complètement l'ivrognerie et .Je vol, l'école étonnait le monde. Quel malheur est donc tombé sur N. Lanark? Un beau matin, l'école de N. Lanark vit entrer deux sinistres figures habillées en noir, d'une gravité comique, dans des chapeaux très bas et d.es pardessus d'une coupe préméditativement laide. C'étaient deux braves et pieux quakers 12, copropriétaires de N. Lanark. Ils froncèrent les sourcils en voyant les figures charnellement gaies Jes enfants, ils devinrent sombres en les entendant chanter de la musiq!.le de ce monde et baissèrent leurs yeux s'apercevant que les petits garçons n'avaient pas d' « inexpressibles » ! - Bon Dieu ! Ces malheureux enfants ne ressentaient aucun remords de ta première chute d'Adam - et les quakers secouèrent la tête avec tristesse... Owen pour conjurer la première attaque, répondit d'un trait de génie par le chiffre de l'accroissement du gain. Ce chiffre annuel était si grand qu'il arrêta pour un certain temps le zèle religieux des quakers. Mais après quelque temps leur conscience se réveilla, et, cette fols, héros du devoir et résolus de ne pas céder, ils exigèrent l'abolition de la danse, du chant laïc, des manœuvres par groupes. En échange de quoi, ils permettaient aux enfants de se récréer en chantant les psaumes. R. Owen quitta la direction de N. Lanark et ne pouvait agir autrement. Les saints ·commencèrent leur administration apostolique (comme nans le voyons dans la biographie d'Owen) par augmenter les heures du travail dans les fabriques, mais aussi ils diminuèrent le salaire. Voilà comment N. Lanark est tombé. Il ne faut pas oublier que le succès entier d'Owen nous montre une chose de la première gravité et tout à fait méconnue, c'est que le pauvre prolétaire, privé de toute culture, habitué à l'état de guerre sourde avec le propriétaire, ne s'oppose au fond aux innovations qu'au commencement, et cela par méfiance; dès qu'il comprend qu'il n'est non plus oublié dans le changement, dès qu'il acquiert confiance, il se soumet avec docilité à un nouveau régime. 12. Les quakers Alllen et Foster visitèrent N. Lanark en 1822. (A.S.)
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Le salut n'est pas de ce côté. Gentz - valet de chambre littéraire assez fameux du prince Metternich - , assis un beau jour pendant un grand dîner à Francfort à côté d'Owen, lui dit : - Supposons que vous eussiez réussi, eh bien, quoi ? R. 'Owen, un peu surpris, lui répondit : - Comment quoi ? Mais c'est évident. Le bien-être des classes nécessiteuses se serait tellement accru que chacun serait mieux nourri, mieux logé, mieux élevé ... - Mais... c'est précisément ce que nous ne voulons pas, lui répondit le Cicéron du Congrès de Vienne. Celui-là avait au moins le mérite de la franchise ... ... Du moment où les prêtr·es, boutiquiers et leurs consorts s'aperçurent que le but de N. Lanark n'était pas du tout une plaisanterie, lorsqu'ils en devinèrent la portée, la perte de N. Lanark était décidée d'une manière immuable. Et voilà pourquoi la chute d'un petit hameau en Ecosse avec sa fabrique et son école a pour nous le sens d'un grand malheur historique. Les ruines de N. Lanark remplissent l'âme de réflexions peut-être plus tristes, plus tragiques que d'autres .ruines n'en réveiilent dans l'âme de Marius... Le réfugié romain était assis sur le tombeau d'un vieillard qui a fait son temps ... Nous le pensons assis près d'un berceau, nous regardons le cadavre d'un enfant ... qui promettait beaucoup et qui s'est éteint par la faute et la concupisc.ence des tuteurs qui craignaient ses droits à l'héritage.
-III-
Nous avons vu que R. Owen doit être acquitté devant le tribunal de la logique, ses déductions sont non seulement d'une dialectique irréprochable, mais plus que cela justifiées par la réalisation. Ce qui manquait à sa doctrine, c'est l'entendement des masses. - Affaire de temps - il viendra un jour - , elles comprendront. - Qu'en savez-vous, pe.ut-être oui, peut-être non ! - C'est impossible d'admettre que les hommes ne puissent jamais parvenir à bien entendre leur propre intérêt. Pourtant ce fut ainsi de tout temps. C'est précisément à ce manque d'entendement que suppléaient l'Eglise et l'Etat. Et, nous voilà dans un cercle logique, car d'un autre côté l'E~lise et 221
l'Etat empêchent le développement intérieur. Owen s'imaginait qu'il suffisait de montrer aux hommes l'absurdité de quelque chose pour qu'ils s'empressent à la renier, mais il n'en est rien. L'absurdité de l'Etat et encore plus de l'Eglb~ est évidente, mais cela ne leur fait pas beaucoup plus de mal que la critique la plus raisonnée ne change les contours des montagnes et la direction des fleuves. Leur inébranlable stabilité n'est pas basée sur l'intelligence, mais sur son défaut. L'histoire s'est créée -grâce aux absurdités les plus fantastiques. Les hommes ont cherché de tous temps la réalisation des rêves, de leur idéal, et, chemin fais·ant, Téalisé tout autre chose. Ils cherchaient l'arc-en-ciel et le paradis sur la terre et trouvaient des chants immortels, et créaient des statues éternelles, et bâtissaient Athènes et Rome, Paris et Londres. Un rêve cède à un autre - le sommeil est quelquefois très léger, mais jamais le réveil n'est entier. Les hommes acceptent tout, sacrifient beaucoup, mais reculent d'horreur, lorsque entre deux religions s'ouvre une fente par laquelle pénètre la lumière matinale et souffle la brise fraîche de la raison et de la critique. Les hommes isolés qui se réveillent quelquefois et protestent contre les dormeurs ne font qu'un acte de constatation qu'ils sont réveillés, et partent de ce qu'il est possible à l'homme de se développer jusqu'à l'entendement raisonné, mais ils ne réveillent personne, ou bien peu de monde. Si ce développement . exceptionnel peut se généraliser ou non, c'est une question. L'induction prise du passé n'est guère favorable pour la solution positive. C'est poss-ible que le futur aille tout autrement, de nouvelles forces se produisent, de nouveaux éléments peuvent entrer et changer (en bien ou en mal) le courant. La découverte de l'Amérique, les chemins de fer, le télégraphe ont fait une révolution qui n'est pas moindre que les révolutions géologiques. Tout cela est possible, mais nous ne pouvons dès aujourd'hui compter sur les choses que nous ne connaissons pas; admettant les meilleures chances, nous pouvons pourtant être convaincus que cela ne sera pas de si tôt que l'homme arrivera par masses au bon sens. Si l'on pense que la nature est restée des milliers et des milliers « d'années » dans la léthaxgie minérale et s'est contentée d'autres milliers à nager comme poisson, à chanter comme oiseau, à errer dans les bois comme bête fauve, on peut arguer de là que le délire historique avec ses rêves fantastiques pourra suffire pour longtemps, d'autant plus que ce délire continue largement la plasticité de la nature - épuisée dans les. autres sphères. Les hommes qui ont eu la chance d'ouvrir les yeux sont impatients avec les dormeurs, sans prendre en considération que tout
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le milieu qui les entoure les endort et les empêche de se réveiller. La vie depuis le foyer de la famille et l'économie culinaire jusqu'aux foyers du patriotisme. et l'économie politique n'est qu'une ~érie d'images optiques. Pas une notion simple et lucide pour voir clair dans ces brouillards, pas un sentiment naturel laissé intact, pas une question qui ne soit déracinée de son sol et placée sur un autre. Prenez au hasard une feuille de journal, ouvrez la porte d'une maison, regardez ce qui se passe, et vous verrez quel Robert Owen peut y faire quelque chose. Les hommes souffrent avec résignation pour des absurdités, meurent pour des absurdités, tuent les autres pour des absurdités. L'individu, dans des soucis éternels, alarmé, nécessiteux, entouré d'un vacarme épouvantable, n'ayant pas un moment pour réfléchir, passe soucieux ·et inquiet sans même jouir. A-t-il un peu de repos, il se hâte de suite à tresser une toile d'araignée entière par laquelle il se prend soi-même, et ce qu'il appelle le bonheur de famille, s'il n'y trouve pas la faim et les travaux forcés à perpétuité, il invente peu à peu ces persécutions acharnées et sans fin, qui, au nom de l'amour paternel ou conjugal, font haïr les liens les plus saints ... Les préoccupations et les soucis de chaque fourmi isolée ou de toute la fourmillière ne se distinguent presque pas. Regardez ce que l'individu veut, ce qu'il fait, à quoi il parvient, quelles .sont ses notions du bon et du mauvais, de l'honneur et de l'opprobre. Regardez à quoi il consacre ses derniers jours, à quoi il sacrifie ses meilleurs moments - ce qu'il prend pour « business » et ce qu'il prend pour hors d'œuvre-, et vous verrez que vous êtes en pleine chambre d'enfants, où les chevaux ont des roues sous les pieds, où les poupées sont punies avec autant de sérieux par les enfants qu'eux-mêmes sont punis par les bonnes ... S'arrêter, réfléchir est impossible, vous ruinerez les affaires, on vous poussera, on vous débordera, tout le monde est trop compromis, trop avancé dans le courant pour faire halte et pour quoi ? Pour écouter une poignée d'hommes sans canons, sans argent, sans pouvoir qui protestent au nom de la raison sans même avoir des miracles pour prouver leur vérité. Un Rothschild, un Montefiore s'empresse d'aller dans son bureau, il lui faut commencer la thésaurisation de la seconde centaine de millions; tout va bien et très vite. On meurt au Brésil de la fièvre, en Italie de la guerre, l'Amérique se brise... l'Autriche a le miserere, et on lui parle de !'·irresponsabilité de l'homme et d'une distribution des biens ... Il n'écoute pas. C'est évident, pourquoi voulez-vous qu'il perde son temps ?
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... Un Mac-Mahon a travaillé des années à méditer un bon plan pour anéantir dans le temps le plus court, et à moindre frais, la plus grande quantité possible d'hommes habillés en uniforme blanc par des hommes en pantalons rouges. Il a parfaitement réussi, tout le monde en est touché, les Irlandais qui, en qualité de papistes, ont été battus par lui, lui envoient une épée... et voilà que des hommes prêchent que la guerre est non seulement une barbarie atroce et absurde, mais un crime... Il ne les écoute pas et regarde son épée d'Ile de l'Emeraude. Je connaissais en Italie un. vieux banquier, chef d'une grande maison. Ne pouvant dormir la nuit, je m'habillai et j'allai faire une longue promenade; en revenant vers cinq heures du matin, je passai devant sa maison. II y avait grande activité, des ouvriers roulaient des barils d'huile et les rangeaient sur des chariots. Le vieillard en long pardessus était là, il notait dans un livre chaque baril. ·Le vent du matin était frais, le vieillard était transi de froid, les lèvres pâles et les mains tremblantes : - Vous êtes bien matinal?, lui dis-je. - Il y a plus d'une heure que je suis là. - Vous souffrez du froid comme si vous étiez en Russie? - Que voulez-vous, la vieillesse, les forces commencent à m'abandonner. Vos amis (il parlait de ses fils) dorment encore ... puisque le vieux père est encore là pour travailler. Je ne m'en plains pas ... j'aime le travail... j'appartiens à une autre génération ... j'ai beaucoup vu, j'ai vu quatre révolutions, et je restai à ma place, et pas un baril d'huile n'est sorti sans que je l'aie noté. Une fois fini avec l'huile, je m'en vais au bureau; c'est là que je prends aussi mon café. - Vous ne vous gâtez pas ! - L'habitude, cher Monsieur, et s'il faut dire toute la vérité, lorsque je n'ai rien à faire, je m'ennuie, je deviens triste. « Le vieillard, pensai-je en m'éloignant, mourra demain 01:1. après-demain. Qui donc fera le contrôle de l'huile? ... Ou peutêtre alors son fils aîné se sentira aussi « d'une autre génération », se lèvera à quatre heures du matin et continuera cela un demisiècle - et de père en fils, de frère en frère. La fortune ira croissant tant qu'elle n'arrivera pas à un des dynastes (très probablement le meilleur de tous) qui aimera d'autres distractions que de noter les barils ... , et toute cette richesse passera par une maison de ieu ou par le boudoir d'une lorette, et les braves gens diront... en secouant la tête ·: " Si on pense quels parents et un tel fils enfant prodigue... quels temps, quelles mœurs... Les vieillards se refusaient tout à eux-mêmes (aux autres aussi) pour lui laisser des 224
rnonceaux d'or, et ce misérable il les a donnés à cette ... vous savez ... à cette Colombine ". » Allez donc par la logique seulement voir, toucher les chairs à travers cette croûte par la seule logique. R. Owen, en leur prêchant un autre emploi des forces et d'autres buts, ne pouvait convaincre les mauvais mécaniciens, mais les effaroucha. Ce n'est que l'intelligence qui est tolérante et pleine de condescendance, de douceur. Nous avons vu qu'Owen s'étant heurté contre le mur de l'église _ l'escalada - , mais de l'autre côté, il se vit tout seul, personne ne le suivit, et les pieux lui jetaient des pierres ... A la longue, il se serait de la même manière cassé le cou; en se heurtant à l'autre seuil, il serait resté seul et conspué, aussi au-delà de l'autre valve de la coquille. La foule ne s'acharna pas dès le commencement contre lui pour son hérésie juridique de l'irresponsabilité parce que l'Etat et le tribunal ne sont pas populaires comme l'Eglise. Mais pour le code criminel se seraient levés à la longue des gens autrement ferrés que quelques théofous de quakers ou des rhéteurs piétistes. Un homme qui s'estime n'ira pas sérieusement discuter des vérités de catéchisme, sachant bien qu'elles ne peuvent supporter la moindre critique. Qui donc entreprendra la justification raisonnée de l'Immaculée Conception ou de l'identité des recherches géologiques de Moïse et de Murchinson ? Bien loin de là, l'Eglise laïque du droit a une base autrement puissante. Leurs dogmes de foi sont acceptés comme des vérités prouvées, absolues, comme des axiomes irrécusables. Les hommes qui ont eu l'audace de renverser les autels n'osèrent jamais toucher le tribunal. Anacharsis Cloots et ses amis qui osèrent appeler à haute voix Dieu par son nom - Raison n'étaient pas moins convaincus de la toute-puissance du « Salus populi » et des autres commandements criminels et civils que ne l'étaient les prêtres du Moyen Age dans la vérité du droit canonique et dans la justice de brûler les sorciers. Naguère encore, un des hommes les plus puissants de notre siècle, un des penseurs les plus courageux 13 pour porter le coup de grâce à l'Eglise, la sécularisa et en fit un tribunal. Arrachant l'Isaac qu'on allait immoler à Dieu des mains d'un prêtre, (il) le livra au tribunal et le sacrifia à la justice humaine. La dispute séculaire - sur le libre arbitre et la prédestination - n'est pas terminée. Owen n'était ni le premier, ni le seul de 13. P.-J. Proudhon. (Cf. B.i. D.F., t. H, chap. XLI.)
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nos temps à douter de la r-esponsabilité de l'homme. Vous trou~ verez ce doute chez Bentham et chez les fouriéristes, chez Kant et ch~z Schopenhauer, chez les médecins et 'les physiologues, et ce qu1 est plus fort que tout cela, vous trouverez plus que du scepticisme dans les chiffres de la statistique criminelle. Dans tous les cas, la question n'est pas résolue, mais tout le monde est d'accord qu'il est juste de punir un criminel et cela en proportion de son crime. Chacun est d'accord sur cela. De quel côté est donc le lunatic asylum ? « La peine, c'est le droit inaliénable du criminel! ;», a dit lui~ même le divin Platon. C'est dommage qu'il ait fait lui-même ce calembour, et enfin si c'est le droit du criminel, laissez-lui la faculté de le réclamermoi je suis de l'avis qu'on peut faire donner des coups de bâto~ à un homme qui en exige lui-même. Bentham définit le criminel mauvais calculateur... Lorsqu'on fait une faute de calcul, on en subit les conséquences, mais ce n'est pas un droit. Spinoza convient qu'on est quelquefois dans l'a nécessité de tuer un homme malfaisant comme on tue un chien enragé. Les penseurs ne sont peut-être pas assez divins, mais ils sont plus humains que iPlaton. La difiérence de ces deux points de vue est immense... et les juristes répudient en connaissance de cause l'opinion que le châ·timent n'est rien qu'une défense vindicative de la société. Dans la guerre, on est beaucoup plus franc : pour tuer un ennemi, on ne cherche pas à prouver qu'il a mérité la mort, on ne dit pas même que cela est juste, on terrasse un adversaire, et voilà tout. - Mais avec des notions pareilles, il faudra fermer le Palais de justice. - Une fois, on a déjà changé les basiliques en églises; si on les change en écoles maintenant, les portes pourraient rester encore plus ouvertes. - Mais avec de pareilles notions, il n'y a pas de gouvernement qui pourrait tenir. - A ·cela Owen aurait la faculté « de répondre » à la manière du premier frère historique ': « Qui donc m'a chargé d~ la conservation du gouvernement ? :. - Il n'en parle pas des gouvernements, c'est vrai. Sous ce rapport, c'est un grand diplomate, il était ami avec tous les gouvernements et tous les gouvernants ... avec la reine, le président de Washington, les tories et le tsar. - Est--ce qu'Owen était moins bien avec les catholiques qu'il n'a été avec les protestants et autres sectaires ?
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_ Pensez-vous qu'il ait été républicain ? _ Je pense qu'il p11éfère la forme de gouvernement la plus adéquate, la plus correspondante à son Eglise. - Quelle !Eglise ? Il n'en a pas. -Eh bien? - C'est pourtant impossible pour un !Etat de ne pas avoir un gouvernement quelconque. - Sans doute... même un très mauvais. Hegel raconte qu'une pauvre vieille femme disait à ceux qui se plaignaient du mauvais temps •: « Mais c'est toujours mieux d'avoir un mauvais temps que de n'en avoir pas du tout. :. - Amusez-vous autant que vous voulez, mais l'Etat périra avec le gouvernement. - iEt qu'est-ce que cela me fait?
-IV-
L'histoire de 1a Révolution nous présente l'essai d'un changement radical des bases de la société actuelle par la voie gouvernementale et avec la conservation d'un pouvoir fort 14, Les décrets du gouvernement qui allait se former nous sont restés, avec leur préambule Egalité Liberté Bonheur commun, et quelquefois avec l'alternative : ou la Mo11t !... Ces décrets, comme il fallait s'attendre, commencent par le décret de police. Art. 1. Les individus qui ne font rien pour la patrie ne peuvent exercer aucun droit politique, ce sont des étrangers auxquels la république accorde l'hospitalité. Art. 2. Ne font rien pour la patrie ceux qui ne la servent pas par un travail utile. Art. 3. La loi considère comme travaux utiles ceux de l'agriculture, de la vie pastorale, de la pêche et de la navigation; Ceux des arts mécaniques et manuels; 14. ll s'agit de Gracchus Babeuf.
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Ceux de la vente en détail; Ceux du transport des hommes et des choses; Ceux de la guerre; Ceux de l'enseignement et des sciences. Art. 4. Néanmoins, les travaux de l'enseignement et des sciences ne seront pas réputés utiles si ceux qui les exercent ne rapportent pas dans le délai de... un certificat de civisme, délivré dans les formes qui seront réglées. Art. 6. L'entrée des assemblées publiques est interdite aux étrangers. Art. 1. Les étrangers sont sous la surveillance directe de l'administration suprême, qui peut les reléguer hors de leur domicile ordinaire et les envoyer dans les lieux de correction. Dans le décret du travail, tout est réglementé, distribué, la loi définit à quel genre de travail, dans quelle saison il faut s'occuper, combien d'heures il faut travailler. Des magistrats donneront l'eXiemple du zèle et de l'activité. L'administration municipale a constamment sous les yeux l'état des travaillants de chaque classe, elle instruit régulièrement l'administration suprême... elle déplace les travaillants d'une commune à une autre... Art. 11. L'administration suprême astreint à des travaux forcés les individus dont l'incivisme, l'oisiveté, le luxe et les dérèglements donnent à la société des exemples pernicieux. Leurs biens sont acquis à la communauté nationale. Art. 14. ·Les magistrats ... veillent à la propagation et amélioration des animaux propres à la nourriture, à l'habillement, au transport et au soulagement des travaux des hommes. Dans le décret de la distribution et de l'usage des biens de la communauté ·: Art. 1. Nul membre de la communauté ne peut jouir que de ce que la loi lui donne par la tradition réelle du magistrat. Art. 2. ·La communauté nationale assure à chacun de ses membres : Un logement sain, proprement meublé; Des habillements de travail et de repos; Le blanchissage, l'éclairage et le chauffage; Une quantité suffisante d'aliments en pain, viande, volaille, poisson, œufs, beurre... et autres objets dont la réunion ·constitue une médiocre et frugale .aisance. Art. 3. lrl y aura dans chaque commune des repas communs auxquels tous les membres seront tenus d'assister. 228
Art. 5. Tout membre qui reçoit un salaire ou conserve de la monnaie est puni. Décret du commerce. Art~ 1. Tout commerce particulier avec les peuples étrangers est défendu. Le commerce se fera administrativement. Après cela, c la dette nationale est éteinte, la république ne fabrique plus de monnaie, l'or et l'argent ne seront plus introduits, les dettes de tout Français envers un autre Français sont éteintes. Et - pour la bonne bouche- toute fronde à cet égard est punie de l'esclavage perpétuel. , Vous pensez peut-être que ces décrets sont signés par Pierre r· et contresignés par le comte ·Araktchéieff. - Non, ce n'est pas Pierre 1"' qui les a signés à Sarskoïé Sélo, mais le premier socialiste de France, Gracchus Babeuf. Cela serait injuste que de se plaindre qu'il n'y a pas assez de gouvernement dans ce ,communisme; on a soin de tout, on surveille tout, on gouverne tout. Même la reproduction des animaux domestiques n'est pas abandonnée à leur faiblesse et à leur coquetterie, mais réglée par des magistrats. Et pourquoi pensez-vous que tout cela se fera ? Pourquoi les membres de la communauté seront-ils ,« nourris, habillés et amusés ,, pourquoi est-ce qu'on donnera à ces galériens du bonheur commun, à ces bataillons disciplinaires de l'égalité, à ces serfs Rei publica ad scripti les poulets et les poissons ... ? Vous pensez pour eux-mêmes, pour leur propre bonheur, pas du tout... leur état sera d'après le décret assez médiocre. « La République seule sera riche, toute-puissante... splendide... ;, Cela me rappelle l'image miraculeuse de la madone d'Ivérie à Moscou; elle a tout, des perles et des diamants, une voiture et des chevaux, des prêtres et des laquais... et la seule chose qui lui manque, c'est elle-même, elle possède tout cela in effigie (35) . ... Après des siècles... lorsque tout se changera, il suffira d'avoir l'empreinte de ces deux dents molaires pour restaurer jusqu'au dernier petit osselet les fossiles de l'Angleterre et de la France de nos temps d'autant plus facilement que les deux mastodontes du socialisme appartenaient au bout du compte à la même famille et avaient le même but. Ils sortent d'une série d'idées très analogues. L'un voyait que, nonobstant la République et le 21 joovier, l'lllD.éantissement des fédéralistes et la terreur, le peuple ne gagnait pas beaucoup. L'autre voyait que, nonobstant le développement colossal des machines et
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des capitaux, une productivité prodigieuse, « l'old merry England :. devenait de plus en plus triste, et l'Angleterre vorace et gloutonne de plus en plus l'Angleterre affamée. Ces con!!!idé. rations amenèrent l'un et l'autre à la nécessité d'un changement radical de toutes les conditions de la vie économique et politique de la société contemporaine. R. Owen et Babeuf appartiennent à une époque dans laquelle les contradictions de la vie sociale devinrent plus grillées ef plus manifestes, l'absurdité des institutions plus évidente. Les maux n'empirent pas, cela serait une exagération, le développement iné. gal des éléments qui constitue l'existence sociale anéantit l'bar. manie qui existait avant, les -circonstances étant moins bonnes et mieux équilibrées. Mais ce n'est que sur ce premier pas qu'ils sont d'accord ... une fois en chemin l'un va à droite, l'autre à gauche. R. Owen voit, dans le fait même qu'on s'en soit aperçu, le dernier succès, l'achèvement de l'histoire, la grande acquisition gagnée par le chemin douloureux des siècles, il salue la tendance d'en sortir comme l'aurore d'un nouveau jôur - qui n'a jamais été et n'était jamais possible - , car l'intelligence n'était jamais à la hauteur de cette question. La Constitution de 1793 ne l'entendait pas ainsi - ni Babeuf non plus. Elle décrétait la réintégration des droits naturels oubliés et perdus, elle rentrait dans une possession légitime - l'Etat actuel n'étant qu'un fruit illégitime de l'usurpation, venue à la suite d'une conspiration tramée par les tyrans et les riches. Le temps est venu de châtier les ennemis du peuple, et restituer les biens détenus par eux au seul souverain légitime qui manque de tout et qu'on appelle, à cause de cela, sans culotte. Il faut la réintégrer dans ses droits perdus. - Mais quand est-ce qu'il les possédait et pourquoi est-ce qu'on lui donne le nom de souverain, et quel droit a-t-il sur les biens des traîtres à la patrie ? - Vous doutez, vous n'avez pas de civisme, vous êtes suspects, prenez garde à vous, on peut appeler le premier souverain de la rue ... Il vous mènera chez le citoyen juge et le citoyen bourreau - et vous ne douterez plus de rien . ... La pratique de l'opérateur Babeuf ne pouvait gâter la pratique de l'accoucheur R. Owen. Babeuf voulait détruire par la force ce qui était imposé par la violence, anéantir une œuvre inique. Pour faire sauter le vieil édifice, il fit une conspiration, et si elle était parvenue à avoir le dessus, le « comité insurrecteur » aurait imposé à la iFrance sa 230
république égalitaire - comme les Turcs ont imposé à Byzance leur monarchie islamique. L'esclavage que nous avons vu dans les décrets - aurait fait naître une opposition acharnée, qui aurait fini par une nouvelle insurrection, et la République égalitaire succomberait en léguant à l'humanité une grande idée et une forme absurde- une idée-, qui n'est que sous les cendres, et, quoique à peine visible, trouble la quiétude des satisfaits. R. Owen ne voulait que soulager et accélérer le développement par lequel la société passait d'un état à un autre; il commença ses études avec une grande conséquence, par une cellule, par un cas particulier, comme un naturaliste. New Lanark était son laboratoire, son microscope... il agrandissait ses vues avec la connaissance de la cellule et parvint à la conclusion que, sauf quelques palliatifs, le seul moyen était l'éducation. Une conspiration était inutile pour Owen, une insurrection pernicieuse. Il pouvait tolérer tout gouvernement, non seulement le meilleur gouvernement du monde - le gouvernement anglais - , il voyait dans les formes usées du pouvoir un résultat historique, une décrépitude, une agonie lourde, longue, mais non un crime prémédité; à ses yeux, l'autorité était entre les mains des hommes arriérés, mais non d'une bande de brigands et de malfaiteurs. Il ne voulait ni terminer d'une manière violente le vieil ordre des choses gouvernemental, mais il ne voulait non plus le corriger ou l'améliorer. Si les saints boutiquiers ne lui avaient mis des bâtons dans les roues, nous aurions maintenant un réseau de N. Lanark et de N. Harmony 15 en Angleterre et aux Etats-Unis. La sève same de ;}a population s'y serait de plus en plus portée en servant les hauts parages; il pouvait laisser les agonisants à leur mort naturelle, connaissant très bien que chaque enfant qu'on apportait dans les écoles à la N. Lanark était autant de pris sur l'église et le pouvoir 16. Plus loin. Babeuf et R. Owen se rencontrent encore une fois dans leur insuccès, quoique leur sort tragique porte le cachet du même contraste que nous avons signalé. Babeuf fut guillotiné. Le monstre omnivore, allaité dans les tombes, où l'on avait jeté pêle-mêle les cadavres des Césars païens et des rois très catholiques, des prêtres et des chevaliers, grandissait. L'individu pâlit devant lui, s'effaça et disparut. Jamais 15. New Harmony : comrnurtauté coopérative créée par Owen en 1824 en Alabama; se maintint seulement jusqu'en 1829. (A.S.) 16. Note de Herzen : « Il y a maintenant en Angleterre quelques écoles et associations d'ouvriers (par ex. à Rochdale) qui s'accroissent de plus en plus. ~>
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sur le sol de l'Europe depuis les trente tyrans d'Athènes jusqu'à la guerr·e de Trente Ans, et de là jusqu'à la révolution, l'homme n'a été si entièrement enlacé dans les filets de la police gouvernementale, si entièrement livré à l'administration qu'il ne l'a été par la centralisation. R. Owen fut peu à peu pris par les eaux troubles et marécageuses, il se remuait autant (... ) 17.
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Qui donc gagnait lorsque les deux perdaient ? Vers le temps dans lequel les têtes de Babeuf et Dorthès 18 tombaient dans le sac des bourreaux, et :R. Owen demeurait avec un autre génie méconnu, plus pauvre encore que lui-même, Fulton, auquel il donnait son dernier argent pour faire des modèles de machines par lesquelles le petit gnome pensait enrichir l'humanité; vers ce temps, un jeune officier 19 montrait sa batterie aux dames de sa connaissance; pour être tout à fait aimable, il fit lancer quelques boulets {tout cela est raconté par l'officier lui-même); l'ennemi rJposta, quelques hommes tombèrent, d'autres furent blessés - les dames étadent très contentes de la secousse nerveuse. L'officier av·ait un peu de ·remords que les gens soient morts inutilement, mais bien peu. Cela promettait. .. Et, en effet, le jeune homme à lui seul versa plus de sang humain que toutes les révolutions ensemble, consomma par les conscriptions plus d'hommes qu'il ne fallait d'écoliers pour Owen pour régénérer le monde entier. 17. Une feuille du manuscrit manque en cet endroit. Voici traduite la phrase interrompue : « •.. il se remuait autant qu'il le pouvait, parlait aussi longtemps que sa voix !Portait. Ou bien il haussait les épaules, secouait la tête; l'irrépressible vague de la bourgeoisie enflait. Owen vieillissait et s'enfonçait toujours plus dans la fondrière; peu à peu, ses !Paroles, ses efforts, son enseignement disparurent dans le marécage. On dirait parfois que scintillent de petits feux violets qui effrayent les âmes craintives des libéraux - seulement des libéraux : les aristocrates les méprisent, les prêtres les haïssent, le pewple n'en sait .rien... » 18. ·Barbeuf et Dorthès, condamnés à mort à Vendôme, furent guillotinés le 27 mai 1797. 19. Bonaparte.
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11 n'avait pas de système, il ne voulait pas de bien aux hommes et ne le feignait pas. II ne voulait du bien que pour lui seul, et par le mot de bien, il ne comprenait que le pouvoir. Comparez à lui tes deux nains - Babeuf et Owen... Son nom a suffi trente ans après sa mort,. il avait encore assez. de prestige pour faire élire empereur un sten neveu. Quel secret avait-il donc ? Babeuf voulait imposer le bien-être et décréter une république égalitaire. Owen voulait éduquer l'homme pour le rendre capable de s'organiser d'une manière intelligente. Napoléon ne voulait ni l'un ni l'autre. II comprit très bien que sérieusement les Français ne désiraient ni le potage lacédémonien, ni les mœurs du temps de Brutus l'ancien, qu'ils sont loin à se contenter, pour tout plaisir, « de se réunir les jours de fête, discuter les lois et enseigner les vertus aux enfants :.. De l'autre côté, il observa très bien qu'ils sont d'une humeur très belliqueuse. Au lieu de les empêcher à se ferrailler, ou leur prêcher les douceurs de la paix éternelle, Napoléon profita de cette manie pour les lancer sur les autres peuples, allant à la chasse lui-même le premier. Il ne faut pas l'inculper de cela. Les Français seraient les mêmes sans lui; ils aiment avec passion le triomphe dans le sang, la victoire les grise. Cette sympathie entre Napoléon et la France explique l'amour par lequel elle l'entoura. n n'était •pas un reproche, un acte d'accusation contre la masse - , mais sa gloire splendide, il ne l'offensait point par sa pureté, ni par ses vertus, il ne présentait point en lui un idéal transfiguré devant ses yeux humiliés, il n'apparaissait pas comme un prophète fulminant, il n'enseignait rien - il appartenait Iui-même à la foule - , et il lui montra elle-même, avec ses faiblesses et vices, avec ses passions et tendances - potentiés en un génie, couvert de gloire et de puissance. Voilà la cause de l'amour, touchant, tragique, ridicule que lui portait la masse, le peuple, même la bourgeoisie ... Et il n'est pas tombé parce que le peuple entrevit tout le vide de sa politique, qu'il était las de donner son dernier fils et de répandre pour lui des torrents de sang. Du tout. Il finit par ameuter ·contre lui d'autres masses qui s'armèrent avec acharnement pour la défense de leur propre tyran - la théologie chrétienne était satisfaite. De part et d'autre, on se battait avec fureur pour le salut de ses plus grands ennemis . ... On rencontre souvent à Londres une gravure qui représente la réunion de Wellington avec Blücher - au moment où la 233
victoire de Waterloo se prononçait pour eux. Il m'est impossible de rencontrer cette gravure sans m'arrêter. Cette figure calme, tout anglaise, ne promettant rien de bon, d'un côté, et de l'autre ce vieux lansquenet tudesque, borné, bonasse et féroce, se saluent ·mutuellement avec un plaisir .qu'ils ne cachent point... Et comment ne pas être au septième ciel. Ils détournèrent l'BuTope du grand chemin vers une boue fangeuse dans laquelle eUe pataugera un demi-siècle ... A peine le jour commence à poindre, l'Europe dort encore sans savoir que ses destinées sont changées parce que Blücher vint à temps et Grouchy trop tard ... Que de larmes, que de souffrances a coûté aux peuples cette victoire... et que de larmes et de sang leur aurait coûté la victoire de l'autre parti ! - Quel est donc enfin le résultat de tout cela ? - Qu'appelez-vous résultat?... Est-ce une sentence morale dans le genre de « fais ce que dois, advienne ce qui pourra • ou une sentence profonde dans le genre « que de tout temps l'homme versait des larmes et du sang :. . Comprendre, voilà le résultat, s'émanciper des représentations fausses, voilà la moralité. - A quoi bon? - Tout le monde maintenant crie contre le lucre et la concussion, et vous demandez un pot-de-vin de la vérité. « La vérité est une religion, dit notre vieillard Owen, n'exigez rien d'elle qu'elle ~eule. ·:. ... Pour tout ce que nous avons souffert, pour les os bris~, pour l'âme foulée, pour les pertes, les erreurs... pour tout cela, au moins déchiffrer quelques chiffres mystérieux dans les livres sibyllins, saisir tant soit peu le sens général de ce qui se fait autour de nous, mais c'est énorme! Les jouets d'enfants que nous perdons ne nous suffisent plus en réalité, ils ne nous sont chers que par habitude, et il est vraiment temps de les reléguer dans le garde-meuble - tout ensemble l'ogr.e et la force vitale, le conte du siècle ·d'or et la fable du progrès infini, le sang bouillant de saint Janvier, la prière météorologique pour la pluie et la « natul"a sic voluit ! > Le premier moment peut être rude - on se sent trop délaissé... Tout se meut, se précipite... on peut aller où l'on veut, ni barrière, ni guide, « ni administration ·:.. Eh bien, je présume que la mer faisait aussi peur aux hommes qui osaient s'avancer, mais dès qu'ils comprirent que tout ce va-et-vient des vagues n'a aucun but, ils prirent le chemin avec elles et traversèrent les océans dans le creux d'une noisette. 234
Sachant que la nature et l'histoire ne vont nulle part et à cause de cela sont prêtes à aller partout où l'on peut; sachant qu'elies se développent au fur et à mesure - par une infinité de circonstances réagissant l'une sur l'autre, se heurtant, s'empêchant mutuellement et s'entraînant - , l'homme, loin de se perdre comme un grain de sable dans les Alpes, acquiert une énorme puissance; 11 devient de plus en plus le pilote qui fend les vagues par sa petite nacelle, faisant servir de voie de communication un abîme sans fond. Sans programme, sans thème, sans but, l'histoire - improvisation échevelée, qui 1se déroule sans gêne - offre à chacun ses pages pour intercaler son vers à lui et qui restera le sien, pourvu qu'il soit sonore et que le poème ne s'interrompe pas ! Partout sommeillent des mondes de possibilités. Elles peuvent dormir des millions d'années, ne jamais se réveiller - cela leur est indifférent - , mais cela n'est pas indifférent à l'homme. Depuis que la foudre ,et la vapeur passa de Jupiter tonans et pluvius à l'homme, regardez ce qu'il a fait de l'électricité et de l'eau acriforme. Le soleil parcourt depuis longtemps le ciel. .. Un beau matin, l'homme intercepta son rayon, fixa sa trace, et le soleil lui fit des portraits. La nature ne lutte jamais contre l'homme, c'est une absurdité inventée par le spiritualisme. Elle n'a pas assez d'intelligence pour lutter. En faisant la tâche de l'homme, la nature continue sa manière d'existence. La première condition de dominer la nature, c'est de connaître ses lois et ce que fait l'homme par rapport à la mer et aux autres éléments, mais dans l'histoire l'homme ne veut pas se gêner; tantôt il se laisse passivement entraîner par le torrent, tantôt il fait une irruption violente criant l'Egalité ou la Mort!... au lieu d'étudier le flux et le reflux des vagues qui l'entourent et le rythme de leur vibration, pour se frayer des chemins infinis. Nacelle, vague et pilote à la fois, sa position en effet est très compliquée dans le monde historique. - Au moins s'il y avait une carte. - Mais avec une mappemonde Colomb ne pourrait découvrir l'Amérique. -Pourquoi? - Parce que, pour f.igurer sur une mappemonde, il fallait que l'Amérique eût été découverte antérieurement. L'histoire et Œ'homme ne peuvent être pris au sérieux que dans le cas qu'il n'y ait aucun plan prédestiné pour le développement. Si les événements étaient arrangés d'avance, et si toute l'histoire n'est que la réali235
sation d'un complot antéhistorique, prémédité, sa mise en scène prenons alors des sabres en bois et des boucliers en papier mâché - , pourquoi donc verser du véritable sang et de véritables lannes pour la représentation de cette charade providentielle. Les braves gens qui parlent avec horreur qu'Owen dépouille l'homme de la liberté et de toute dignité morale savent par je ne sais quel effort mettre d'accord avec la liberté la prédestination, et la prédestination avec le bourreau. Peut-être s'appuient-ils sur ce texte de l'Ecriture que, j'avoue, je n'ai jamais pu comprendre :: « Le fils de l'homme doit être livré pour accomplir les prophéties, mais malheur à celui qui le livrera ~ 20. Dans la religion, la cosmogonie mystique contient une lutte, un drame - c'est l'éternelle Messiade - avec les Titans, les Lucifer, les Abbadonna, avec Adam, chassé du paradis, Prométhée, rivé à un rocher de Caucase, puni par Dieu le père et sauvé par son fils. C'est un roman, c'est de la poésie. Mais c'est nommément cela que les doctrinaires ont rejeté - en se réduisant à une faute logique toute nue, à l'absurdité d'une arrièrepensée historique. Le fatalisme 21, passant de l'Eglise à l'école, a perdu tout son sens, même le sens de la vraisemblance que nous exigeons d'un conte de fées. D'une fleur asiatique brillante, odorante, enivrante, les doctrinaires ont fait une herbe desséchée et pâlie pour leur herbier. Repoussant les images fantastiques, ils sont restés avec leur erreur logique et dépouillée, absurdes devant une arrière-pensée historique qui s'incarne, quoi qu'il arrive, et atteint son but grâce aux rois et aux peuples, aux guerres et aux 20. Note de Herzen : « Les théologiens en général. ont plus de courage, ils disent franchement qu'un cheveu ne tombera de la tête d'un homme sans la volonté suprême - mais laissent toute la responsabilité des actes et même des pensées peser sur l'individu... Le fatalisme scientifique, au contraire, prétend qu'il n'admet pas du tout la !prédestination individuelle - pour nous autres simples mortels... Quant aux autres, nous en avons assez entendu ex post /orto sur la prédestination d'Alexandre le Grand et la vocation de Pierre 1•• ... mais soit, il ne s'occupe que des masses, il arrange les destinées en gros ... Et je demanderai avec mes amis les sophistes d'Athènes où est la limite entre le troupeau et l'individu, quand est-ce que les quelques graines commencent à faire un tas ? Nous ne le savons pas. « Cela va sans dire que nous ne voulons pas de l'induction ou de :ta théorie des probabilités. 1Les hommes ont tout le droit de supposer, de conclure d'après des séries d'antécédents le caractère probable du futur. Vous voyez un homme de trente ans, vous avez raison en supposant que dans trente ans encore il sera chauve ou aur11 les cheveux blancs; cela ne signifie pas qu'il a été !prédestiné à devenir chauve ou que sa vocation était d'avoir des cheveux gris. D'autant moins que s'il meurt à trente-cinq ans tout cela n'arrivera pas - et au lieu de blanchir les cheveux, on en fera la clay, comme dit Hamlet, pour en enfeutrer les fenêtres ou on en mangera en forme de salade... » 21. Le manuscrit de la traduction s'interrompt ici. Nous achevons donc ce texte d'après E.P., sans coupures, ne sachant si Herzen comptait en faire, comme préoédemment. (N.d.T.)
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révolutions. ·Pourquoi, si elle existe, se réalise-t-elle encore une fois? Et si elle n'existe pas, si ·elle est seulement en devenir, en train d'être précipitée par les événements, quel processus de conception immaculée a donné naissance dans le temporel à une idée préexistante, qui, sortie du sein de l'Histoire, annonce d'emblée qu'elle a existé auparavant, existera après? C'est une nouvelle ÏlJllD.Ortalité de l'âme, générale, qui va dans deux directions : elle n'est pas personnelle - celle de quiconque - , mais celle du genre... C'est l'âme immortelle de toute l'humanité... Cela vaut bien les âmes mortes! N'existe-t-il pas un bouleau immortel parmi tous les bouleaux ? Faut-FI s'étOil!ner si, ainsi éclairés, les objets les plus simples, les plus usuels deviennent, scolastiquement expliqués, totalement incompréhensibles ? Par exemple, y a-t-il quelque chose de plus accessible à chacun que cette observation : plus un homme vit longtemps, plus il a de chances de s'enrichir; plus on regarde un objet, mieux on en voit les détails si rien ne vous en empêche ou si l'on ne devient pas aveugle. Or, on a trouvé moyen de transformer ces faits en une sorte d'idole du progrès, une sorte de veau d'or qui ne cesse de eroître et promet de grandir jusqu'à l'infini. N'est-il pas plus simple de comprendre que l'homme vit non pas pour accomplir son destin, non pas pour incarner des 'idées, non pas pour le progrès, mais uniquement parce qu'il est né pour le présent (si mauvais que soit ce mot), ce qui ne l'empêche nullement de recevoir un héritage du passé, ni de léguer quelque chose par testament ? Les idéalistes jugent ce1a humiliant et grossier : ils ne veuJ.ent absolument pas voir que notre grande importance, en dépit de notre insignifiance, du scintillement à peine perceptible de notre vie personnelle, consiste en ceci : tant que nous sommes vivants, tant que le nœud que nous retenons ne s'est pas délié dans les éléments, nous sommes, en dépit de tout, nous-mêmes et non des poupées destinées à souffrir pour le progrès ou à incarner quelque idée sans fondement. Nous devons être fiers de n'être pas des fils et des aiguilles dans les mains du destin qui brode le tissu bigarré de l'Histoire... Nous savons que ce tissu n'est pas brodé sans nous, mais ce n'est pas là notre but, ce n'est pas notre mission, ou encore une leçon à apprendre ~ c'est la conséquence de cette complexe caution solidaire qui relie toutes choses existantes par leurs fins et leurs commencements, leurs causes et leurs effets. Et ce n'est pas tout : nous pouvons modifier le dessin du tapis. Pas de « modèle », pas d'esquisse, rien que la base et nous, tout à fait, tout à fait seuls. Les anciens tisserands du destin, tous ces Vulcain et Neptune, ont trépassé. Leurs exécuteurs testamen237
taires nous cachent leur testament, mais ces défunts nous ont légué leur pouvoir. « Mais si, d'un côté, vous remettez son destin à l'homme pour qu'il en fasse ce que bon lui semble, et de l'aiUtre, lui ôtez sa responsabilité, votre doctrine lui fera croiser les bras, et tout bonnement il ne fera rien du tout ! » Est-ce que les gens vont cesser de manger et de boire, d'aimer et de procréer des enfants, de s'enchanter de musique et de la beauté des femmes quand ils apprendront qu'ils mangent, écoutent, aiment et se délectent pour eux-mêmes, et non point pour accomplir des desseins plus élevés, ou pour atteindre au plus vite à l'évolution infinie de ·la perfection ? Si la reiigion, avec son fatalisme écrasant et son doctrinarisme désolant et glacé, n'a pas forcé les. hommes à se croiser les bras, il n'y a pas à craindre qu'y parvienne une conception qui les délivre de ces dalles de pierre. Une seule bouffée de vie et de son inconstance a suffi à sauver les peuples européens des plaisanteries religieuses telles que l'ascétisme, le quiétisme, qui n'existèrent qu'en paroles ·et jamais en actes. Est-il possible que la raison et la conscience se révèlent plus faibles ? Au surplus, une vue réaliste contient un secret : celui qui en profitera pour se croiser les bras ne l'aura ni comprise, ni adoptée : son cerveau est encore d'un autre temps, il a besoin d'être .éperonné : d'un côté -le diable à la queue noire, de l'autre, l'ange au lys blanc. L'aspiration des hommes à une existence plus harmonieuse est parfaitement naturelle. On ne peut pas plus ·l'arrêter que la faim ou la soif. Voilà pourquoi nous ne craignons pas que les hommes se croisent les bras en suivant quelque doctrine que ce soit. C'est une autre question de savoir si l'on trouvera de meilleures conditions de vie, si l'homme saura se les adapter ou si, à tel moment, il se trompera de chemin, à tel autre, il fera des bêtises. En disant que :J'homme ne cessera jamais d'avoir faim, nous n'affirmons pas qu'il 'Y aura des victuailles toujours et pour chacun, et saines par dessus ·le marché. Certains se contentent de peu, ont de maigres besoins, des vues étroites, des désirs limités. Il existe aussi des p·euples qui ont un horizon borné, des idées bizarres, qui se satisfont chichement, faussement, parfois vulgairement. Les Chinois et les Japonais sont, sans aucun doute, deux peuples qui ont trouvé la forme de vie sociale qui correspond le mieux à leurs mœurs. C'est pour cela qu'ils demeurent inaltérablement [es mêmes.
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L'Europe nous parait, elle aussi, proche de la « saturation :. ; elle aspire, fatiguée qu'elle est, à se fixer, à se cristalliser, ayant trouvé une situation sociale stable dans un mode de vie bourgeois. Elle est empêchée de s'organiser tranquillement par ce qu'elle conserve depuis la féodalité monarchique et le principe de conquête. Le mode de vie bourgeois représente un énorme progrès, comparé à l'organisation oligarchico-militaire. Là-dessus, aucun doute. Mais pour l'Europe, et particulièrement pour l'Europe anglo-germanique, c'est même un progrès suffisant. La Hollande est venue en tête : eHe a été la première à connaître la tranquillité jusqu'à l'épuisement de l'Histoire. La fin de la croissance, c'est le début de la maturité. La vie de l'étudiant est beaucoup plus riche en péripéties et plus tumultueuse que l'existence laborieuse du père de famille. Si ne pesait pas sur l'Angleterre le bouclier d'airain féodal de la propriété foncière, s-i, tel Ugolin, elle ne marchait pas constamment sur ses enfants qui meurent de faim, si, comme la Hollande, elle pouvait obtenir pour tous l'aisance des petits boutiquiers et des propriétaires d'entreprises de seconde main, elle se tranquilliserait, s'embourgeoiserait. En même temps, Ie niveau d'intelligence, la largeur de vues, le goût esthétique baisseraient encore, et la vie serait démunie d'incidents; divertie de temps à autre par des impulsions extérieures, eHe ne serait plus qu'un tourbillon monotone, un semper idem à peine varié ... Le Parlement se réunirait, le budget serait présenté, on ferait des discours sensés, on améliorerait Ies formes ... L'année suivante, ii en irait de même, dix ans plus tard également; ce serait Ia paisible ornière de l'homme adulte, la routine des jours ouvrables. Nous voyons même dans !es phénomènes naturels combien les commencements sont excentriques, mais, ensuite, c'est le calme : plus de comète impétueuse à la tresse déliée décrivant ses chemins inconnus, mais une planète sereine voguant avec ses satellites semblables à des lampions, par des voies battues et rebattues. Les petites dérogations mettent encore mieux en valeur l'ordre général ... Le printemps peut être plus humide, plus sec, mais, après chaque printemps, ce sera l'été, avant chaque printemps, c'était l'hiver. - En somme, toute l'humanité arrivera ainsi à l'embourgeois·ement et y restera coincée ? - Pas toute, je ne crois pas, mais certaines parties, assurément. Le mot « humanité ~ est tout à fait repoussant : il n'exprime rien de défini, mais rajoute au vague de tous les· autres concepts une espèce de demi-dieu pie. Quel « ensemble ~ faut-il comprendre par le mot «humanité:)? Devons-nous l'entendre comme n'impocte quel nom collectif, par exemple « Ie caviar :. ? Qui donc ici-bas 239
oserait affirmer qu'il existe un système capable de satisfaire aussi bien les Iroquois que les Irlandais, les Arabes que les Magyars, les Caffres que les Slaves? Nous pouvons seulement affirmer qu'un système bourgeois répugne à certains peuples, alors que d'autres s'y ébattent comme un poisson dans l'eau. Les Espagnols et les Polonais, en partie les Ita.Uens et les Russes, portent en eux peu d'éléments bourgeois; le système social où ils pourraient se trouver à leur aise est plus élevé que celui que peut leur donner la bourgeoisie. Toutefois, il n'·en ressort aucunement qu'ils atteindront à cet état supérieur et ne dévieront pas vers la route bourgeoise. L'aspiration seule ne nous assure rien; nous attachons beaucoup trop d'importance à la différence entre le possible et l'impossible. n ne suffit pas de <;avoir que tel système nous déplaît, il faut encore savoir quel est celui que nous voulons, et si sa réalisation est possible. Devant nous s'ouvrent bien des possibilités : les peuples bourgeois peuvent prendre un envol très différent, les peuples les plus poétiques devenir des boutiquiers. Combien de possibilités périssent, combien d'aspirations avortent 22, que d'évolutions refusées ! Que peut-il y avoir de plus évident, de plus palpable, que les possibilités, mais également les prémices d'une vie nouvelle, d'une pensée, d'une énergie, qui meurent avec un enfant? Remarquez que la mort précoce des enfants ne représente pas non plus quelque chose d'inévitable : sûrement la vie des neuf dixièmes d'entre eux pourrait être sauvée si les médecins connaissaient la médecine, et si celle-ci était une science. Nous attirons une attention particulière sur cette influence de l'homme et de la science : elle est d'une importance capitale. Remarquez aussi les efforts des singes (par exemple, des chimpanzés) pour développer davantage leur inte1lect. Cela se voit dans leur regard inquiet, préoccupé, dans leur manière nostalgique, attristée, d'observ·er tout ce qui se pases, dans leur agitation méfiante et leur curiosité qui, d'autre part, empêche leur pensée de se concentrer et la distrait sans cesse. Des générations de singes, rang après rang, aspirent .::ncore et toujours à une sorte de compréhension; elles sont remplacées par d'autres, qui elles aussi y aspirent, n'y parviennent pas et meurent. Ainsi ont passé des dizaines de milliers d'années, ainsi passeront des dizaines de milliers d'années encore ... Les hommes ont devancé les singes d'un grand pas. Leurs aspirations ne disparaîtront pas sans laisser de traces : elles sont revêtues de mots, ir~carnécs dans des images, elles demeurent dans les 22. En français.
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traditions et ainsi sont transmises de siècle en siècle. Chaque homme prend appui sur un effarant arbre généalogique dont les racines partent presque du paradis d'Adam. Derrière nous comme une vague qui se brise sur le rivage - , nous sentons la poussée de tout un océan : celui de l'Histoire universelle. La pensée de tous les siècles ~e trouve dans notre cerveau en cette minute même, et il n'y a rien « hors d'elle ». Avec elle, nous pouvons devenir une puissance. Il n'y a rien d'extrême en qui que ce soit, mais chacun peut devenir une irremplaçable réalité. Devant chaque être, les portes sont ouvertes. S'il a quelque chose à dire, qu'il le dise : on l'écoutera. Si une croyance tourmente son âme, qu'il prêche. Les hommes ne sont pas aussi soumis que les éléments, mais nous avons toujours affaire aux masses de notre temps : elles ne sont pas originales et nous ne sommes pas indépendants du fond général du tableau, ni de l'influence des antécédents identiques. Il existe un lien commun. Comprenez-vous maintenant de qui dépend l'avenir des hommes et des peuples ? - De qui donc? - Comment ça, de qui ? Mais DE VOUS ET DE MOI, par exemple. Comment après cela nous croiser les bras!
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CHAP·ITRE X CAMICIA ROSSA
1
BREVIAIRE2 Prologue. I. A Brook Bouse. II. A Stafford Bouse. III. Chez Nous.
IV. 26. Prince's Gate.
INTRODUCNON 3
La journée de Shakespeare s'est transformée en journée de Garibaldi 4, coïncidence « tirée par les cheveux », mais l'Histoire et elle seule réussit de pareilles invraisemblances. Le peuple, qui s'était rassemblé à Primrose Hill pour planter un arbre en l'honneur du threecentenary, s'y attarda pour disouter du brusque départ de Garibaldi. La police dispersa la foule. Cinquante mille personnes (selon 1e rapport de police) se soumirent à trente policiers et par profond respect de la loi anéantirent à demi le grand droit des réunions en plein air, et en tout état de cause appuyèrent l'intervention illégale du Pouvoir. ... En vérité, ce fut une sorte de fantasmagorie à ia Shakespeare qui passa devant nos yeux sur le fond gris de l'Angleterre, avec une juxtaposition purement shakespearienne du sublime et du répugnant, des choses qui vous fendent le cœur, et d'autres qui vous font grincer des dents, avec la sainte simplicité de l'homme, Ia naïve simplicité des masses, les colloques secrets, les intrigues et les 1. « La chemise rouge ». Cf. Commentaires (36). 2 et 3. En français. Dans ce chapitre seront en italiques les mots français, anglais, allemands ou italiens donnés tels 'dails ~e texte. 4. Le 23 avril 1864, jour du départ forcé de Garibaldi après son séjour là Londres {V. ci-dessous IV, p. 272), l'Angleterre fêtait le tricentenaire de Ja naissance de Shakespeare.
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.mensonges. Des ombres familières se métamorphosent, deviennent Hamlet ou roi Lear, Goneril ou Cordelia, ·et l' « honnête » Iago. Les Iago sont tous minuscules, mais combien nombreux, ·et quelle « honnêteté » ! Prologue. Trompettes. Entrée de l'idole des masses, du seul personnage populaire sublime de notre temps qui ait pris de la stature depuis ~1848; il apparaît dans tout le rayonnement de sa .gloire. Tout s'incline devant lui; tout le fête; c'est le hero-worship .de Carlyle devenu réalité visible s. Salves. CariUons. Oriflammes des navires. S'il y manque la musique c'est seulement parce que l'hôte de l'Angleterre est arrivé un dimanche et qu'ici le dimanche .c'est carême... Londres attend celui qui doit venir pendant sept heures, debout, les ovations enflent de jour en jour; l'apparition de l'homme à la chemise rouge dans la rue provoque une explosion d'enthousiasme. Les foules l'escortent la nuit, à une heure du matin, à sa sortie de l'Opéra; les foules le saluent le matin, à sept heures, devant Stafford House 6. Ouvriers et ducs 7, cousettes et lords, banquiers et High Church 8; D~by, cette ruine féodale; le républicain -de 1848, débris de la révolution de Février; le fils aîné de la reine Victoria et le balayeur des rues, va-nu-pieds né sans parents. Tous voudraient saisir sa main, son regard, sa parole. L'Ecosse, Newcastle-on-Tyne, Glasgow, Manchester frémissent d'impatience, mais, lui, il disparaît dans un brouillard impénétrable, dans le bleu de l'océan! L'hôte est tombé dans la trappe d'un ministre, tel le spectre du père d'Hamlet, il s'est volatilisé. Où est-il ? Il était ici, il ·était Ià, et voici qu'il n'est plus ... Il ne reste qu'un point, une voile qui va prendœ le large. Le peuple anglais ,zst berné. « Un grand peuple bête ·», a dit 1e poète 9. Ce John Bull bon, vigoureux, persévérant, mais pesant, .gauche, .pataud, on le plaint et on en rit ! Un taureau avec les manières d'un lion. Il allait tout juste secouer sa crinière et se .déployer pour accueillir l'invité comme il n'avait jamais encore accueilli un seul monarque en service ou renvoyé, et voilà qu'on ·le lui a arraché. Le lion-taureau frappe le sol de son double sabot, .gratte la terre, se fâche ... mais ses gardiens connaissent les arcanes S. A.Uusion à -l'essai de Carlyle : On Heroes, Hero-worship, and the heroic .in History (1840), où il étudie le phénomène historique du « culte du héros ... 6. La demeure du duc de Sutherland, dont Garibaldi était :l'hôte. 7. Note de Herzen : « Je demande la •permission d'appeler les ducs des ducs. P;rernièrement, c'est correct, deuxièmement, cela fait un mot allema.nd de moins dans la langue russe. Autant de pris sur le Deutschtum. » (Cette dernière .phrase est en français. En russe, « duc » se dit « guerzog ~>, de l'allemand : Herzog.) (N.d.T.) 8. L'Eglise établie. 9. Victor Hugo.
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des serrures et des verrous de la liberté qui l'enferment; ils lui r-acontent des bobards et gardent la clé en poche... Et, pendant ce temps, le point s'évanouit dans l'océan. Pauvre lion-taureau, retourne à ton hard-labour 10, tire la charrue Ièv·e le marteau! Est-ce que trois ministres, un non-ministre, un 'duc, un professeur de chirurgie et un lord du piétisme n'ont pas certifié publiquement dans la Chambre des Pairs et dans la Chambre basse, dans les journaux et Ies salons, que l'homme qui vous est apparu hier en parfaite santé est malade... si malade qu'il faut l'envoyer sillonner l'océan Atlantique .et traverser la Méditerranée sur un yacht (37). (« A qui •te fies-tu : à mon âne ou à moi ·» ? demandait à son ami un certain meunier, dans une vienle fable, offensé par i'autre, qui doutait que l'âne fût sorti, puisqu'il l'entendait braire !) Est-ce que ces hommes ne sont pas les amis du peuple? Ils sont plus que ses amis : ses tuteurs, ses père et mère. ... Les journaux ont relaté en détail les festins et les mets succulents, les discours, le branle~bas, les compliments et les cantates, Chiswick et Guildhall li, les ballets, les décors, Ies pantomimes et les arlequins de ce « Songe d'une nuit de printemps » 12. Je n'ai pas l'intention de m'y essayer à mon tour. Je voudrais simplement tirer de mon petit appareil photographique quelques images, prises du réduit modeste où je me tenais en spectateur. Ces images, comme il en va toujours des photographies, ont capté .et fixé beaucoup de détails superflus : des faux plis, des poses malencontreuses, des objets Lrop visibles qui voisinent avec les contours immatériels des événements et les traits non retouchés des visages... Ce récit, je vous en fais don, mes enfants absents (il est écrit en partie pour vous), et une fois de plus je regrette beaucoup, beaucoup, que vous n'ayez pas été avec nous ce 17 avril 13.
10. Travaux forcés. 11. Chiswick : la villa du duc de Devonshire. Guildhall : la mairie de Londres. 12. C'est ainsi que Herzen avait d'abord intitulé ce chapitre. Ogarev, quand il en :pal'lait, ne l'intitulait pas autrement. (L.) 13. Depuis 1853 les filles de Herzen, Olga et « Tata ,,. (Natalie) étaient élevées par une femme étonnante, Ma.lwida von Meysenbug; à cause de ses mauvais ra,pports avec Nathalie Ogarev et de l'atmosphère trouble qui régnait dans le foyer de Herzen, et qu'Olga ne supportait pas, Malwida avait obtenu d'emmener les deux filles à Paris. Pour Olga, ce devait être une rupture définitive avec son père, à patlt quelques ;rencontres pénibles. « Tata & reviendrait là ·Londres et serait la fidèle compagne de son père.
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-I-
A BROOK HOUSE
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Le trois avril (1864), dans Ia soirée, Garibaldi arrivait à Southampton. J'avais envie de [e voir avant qu'on l'emporte dans un tourbillon, l'embrouille, le fatigue. J'en avais envie pour bien des raisons. D'abord tout simplement parce que je l'aime ~t que je ne l'ai pas vu depuis près de dix ans. Dès 1848, j'avais suivi pas à pas sa grande carrière. Déjà, en 1854, il était pour moi un personnage sorti entièrement de Cornelius Nepos ou de Plutarque... Depuis lors, il avait dépassé en stature la moitié de ces grands hommes, il était devenu « ·le roi non couronné :. des peuples, leur espérance, leur légende vivante, [eur saint homme, et cela de l'Ukraine et la Serbie à l'Andalousie et l'Ecosse, de l'Amérique du Sud aux Etats-Unis. Depuis lors, avec une poignée d'hommes, il avait vaincu une armée, libéré tout un pays, dont on l'avait laissé partir comme on renvoie un postillon qui vous a amené à bon port. Depuis ·lors, il a été trompé et battu, mais tout comme il n'avait rien gagné par sa victoire, il ne perdit rien par sa défaite, mais doubla encore son pouvoir sur son peuple. La blessure que lui avaient infligée les siens le souda au peuple par le sang 15, A la grandeur du héros s'ajouta la couronne du martyr. J'avais ·envie de voir s'il ·était toujours .le marin débonnaire qui avait amené 1e Commonwealth de Boston aux Indian Docks, qui rêvait d'une émigration flottante qui courrait les ooéans, et qui me régalait de poisson niçois apporté d'Amérique 16, En second lieu, je souhaitais m'entretenir avec :lui des intrigues et des absurdités de ce pays, des braves gens qui lui édifiaient un piédestal d'une main et de l'autre clouaient Mazzini au poteau d'infamie. J'aurais voulu lui raconter comment on traquait Stans14. La maison dans l'ile de Wight, où Garibaldi était l'hôte du député Chantes Seely. (A.S.) 15. Garibaldi avait été blessé par les troupes de Victor-Emmanuel Il à Aspromonte, le 2:8 aofit 1'862, ïpendant la campagne pour libérer Rome de ia domination pontificale et la proclamer capitale de l'Itaaie. 16. Cf. B.iD.F., t . .JI, cha,p. xxxvn et le présent volume, chap. m.
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field, lui parler des libéraux pauvres en esprit qui faisaient écho aux aboiements des meutes « gothiques '>, sans comprendre que celles-ci avaient au moins un but : faire tomber un ministère « pie :. et sans caractère <>ur le nom de Stansfield 17, pour le remplacer par rreurs podagres, leurs vieux débris et leurs hardes déteintes et blasonnées. Je ne trouvai par Garibaldi à Southampton. J.l venait de partir pour l'Ile de Wight. On voyait dans les rues les restes de la fête triomphale : chapeaux, attroupements, une foule d'étrangers ... Sans m'arrêter à Southampton, je partis pour Cowes. Sur le bateau, dans les hôtels, il n'était question que de Garibaldi, de sa réception. On rapportait diverses histoires : il était monté sur le pont, appuyé au bras du duc de Sutherland; en descendant du bateau à Cowes, quand les matelots se mirent a:u garde à veus pour iui faire leurs adieux, il allait passer après les avoir salués, mais soudain s'arrêta, s'approcha d'eux, et serra la main de chacun, en guise de pourboire... , J'arrivai à Cow~s vers neuf heures du soir. J'appris que Brook House était fort éloigné, commandai une calèche pour le lendemain matin et me rendis sur la digue. C'était la première soirée tiède de 1864. La mer, tout à fait calme, jouait paresseusement à onduler; par-ci, par-là, s'allumait puis disparaissait une lueur phosphorescente. J'aspirais avec délices l'odeur iodée et humide des émanations marines, que j'aime autant que la senteur du foin; au loin, une musique de ba;! s'échappait d'un club ou d'un casino. Tout était clarté et fête. En revanche, le lendemain 18, quand vers six heures du matin j'ouvris ma fenêtre, l'Angleterre se rappela à moi. Au lieu de la mer et du ciel, de la terre et des lointains, il n'y avait qu'une masse compacte, d'un gris incertain, sur laquelle une petite pluie fine tombait avec cette insistance bien britannique qui vous prévient d'avance : « Si tu crois que je vais m'arrêter, tu te trompes, je n'en ai pas l'intention 1 » C'est sous cette douche que je partis à sept heures du matin pour Brook House. Ne voulant pas discuter longtemps avec une servante anglaise guère portée sur l'amabilité, je fis tenir un billet au secrétaire de Garibaldi, Guerzoni. Celui-ci me fit entrer dans sa chambre et partit informer Garibaldi. Aussitôt j'entendis des coups frappés par une 17. Stansfield, membre de ·la Chambre 'iles Communes, était entré en 1863 dans le ministère Palmerston comme ministre de ta Marine. Le lendemain de l'arrivée de Garibaldi, on l'obligea à démissionner à cause de ses cha!.eureuses et anciennes relations avec Mazzini. 18. 4 avril 1864.
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canne et une voix qui demandait : « Où est-il? Où est-il? :. Je sortis dans le corridor. Garibaldi se tenait devant moi, me fixant de son regard franc, clair et doux. Puis il me tendit les mains et m'ayant dit : « Je suis très, très content! Vous êtes plein de force et de santé, vous ferez encore du bon travail! ;» il m'étreignit. - Où voulez-vous que nous allions ? Ici, c'est la chambre de Guerzoni. Voulez-vous y rester, voulez-vous venir chez moi ? me demanda-t-il, et il s'assit. Maintenant, c'était mon tour de le regarder. Il était vêtu à la .façon que vous savez d'après les innombrables photographies, images, statuettes; il portait une chemise de laine rouge et, par-dessus, une cape bizarrement boutonnée sur la poitrine. Son foulard était noué non pas autour du cou, mais autour des épaules, comme celui des marins et attaché sur le torse. Tout cela lui seyait à merveille, surtout sa cape. Il avait beaucoup moins changé au cours de ces dix années que je ne l'avais prévu. Toutes ses photographies, tous ses portraits ne vaient rien : partout il pa'I'aît plus âgé, plus sombre, mais surtout aucune n'a saisi son expression. Or, c'est elle, justement, qui révèle tout le secret non seulement de son visage, mais de l'homme lui-même, de sa force - cette force d'attraction et de rayonnement qui lui ont permis de toujours subjuguer tout ce qui l'environnait. .. peu importait ce que .:'était et quelle en était l'importance : une poignée de pêcheurs niçois, un équipage de marins sur l'océan, un drapello 19 de « guérilleros » à Montevideo, une troupe de milices populaires en Italie, les masses populaires de tous les pays, des tranches entières d:.1 globe terrestre... Chaque trait de son visage, tout à fait irrégulier et rappelant le type slave plutôt que l'italien, est animé, est pénétré par une bonté et un amour sans bornes, et par ce que l'on nomme la bienveillance (j'emploie Ie mot français, car le terme russe, blagovolénié, a été si galvaudé dans les antichambres et les chancelleries que son sens s'est faussé, s'est vulgarisé). Cela se reflète tant dans son regard que dans sa voix; et tout cela est si simple et sort vraiment du fond du cœur; aussi, tout homme sans arrière-pensées qni n'est pas à la solde d'un gouvernement et, pour tout dire, n'est pas sur ses gardes ne pourra faire autrement que l'aimer. Mais son caractère ne se borne pas .à sa seule bonté ou à l'expression de son visage : en même temps que sa bienveillance et sa séduction, on perçoit une fermeté morale invincible et une sorte de repli sur lui-même, chargé de pensées et terriblement triste. 19. Un détachement.
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Cette mélancolie, cette affliction, je ne les avais pas remarquées autrefois. Par moments, la conversation est interrompue. Ses pensées passent sur sa face comme des nuages sur la mer. Est-ce l'effroi devant les destins qui pèsent sur ses épaules, devant ceHe onction populaire qu'il ne peut plus refuser ? Sont-ce des doutes, suscités par tant de trahisons, tant de chutes, tant d'hommes faibles ? Est-ce la tentation de la grandeur ? Cela, je ne le pense pas : sa personne a de longue date disparu derrière sa cause... Je suis sûr que la marque d'une angoisse semblable face à leur vocation apparaissait aussi sur le visage de Ia Pucelle d'Orléans et de Jean de Leyde. Tous deux venaient du peuple ': les sentiments, ou plutôt les pressentiments cataclysmiques, anéantis en nous, sont plus vigoureux dans le peuple. Il y avait du fatalisme dans leur foi, et Ie fatalisme est en lui-même infiniment triste. « Que ta volonté soit faite ! » exprime chaque trait de Ia Madone Sixtine. « Que ta volonté soit faite ! » dit son Fils, homme du peuple et Sauveur, qui prie dans l'affliction sur le mont des Oliviers. ... Garibaldi évoqua divers détails de son séjour à Londres en 1854, quand il avait passé la nuit chez moi, s'étant mis en retard pour gagner les lndian Docks. Je lui rappelai que ce jour-là, il était allé se promener avec mon fils, et .J'avait fait photographier pour moi chez Caldési; je lui rappelai ce dîner avec Buchanan, chez le consul d'Amérique, qui avait alors fait tant de bruit et, somme toute, n'avait aucune importance 20. - Je dois vous avouer que, si je me suis dépêché de venir vous voir, ce n'était pas sans but, finis-je par lui dire. Je craignais que l'atmosphère qui vous environne soit trop anglaise, autrement dit trop brumeuse, pour que vous puissiez voir clairement la machinerie des coulisses d'un certain drame qui se joue en ce moment avec succès au Parlement... Plus vous avancerez, plus épais sera le brouiHard. Voulez-vous m'entendre? - Parlez, parlez, nous sommes de vieux amis ! Je lui racontai les débats du Parlement, la clameur des journaux, l'ineptie des attaques contre Mazzini, l'épreuve infligée à Stansfield. - Remarquez, poursuivis-je, qu'en Stansfield les ~tories et leurs complices s'en prennent non seulement à la révolution, qu'ils 20. Note de Herzen : « Ce dîner e!lt relaté dans une partie inédite de Byloïé i Doumy.»
Cette note peut étonner. Elle se rapportait ·au ohapitre Les émigrés allemands (alors c.ha.p. LVI) qui ne parut pas du vivant de l'auteur, oomme nous l'avoos indiqué. (N.d.T.)
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confondent avec Mazzini, non ;;eulement au ministère de Palmerston mais par-dessus le marché à un homme qui, par ses mérites person~ nels, son travail, son int~Iligence, est parvenu, assez jeune encore, au poste de Lord de l'Amirauté; un homme sans naissance ni relations aristocratiques. Il est vrai que pour le moment ils n'osent pas s'attaquer à vous, mais voyez combien peu cérémonieusement ils vous traitent. Hier, à Cowes, j'ai acheté la dernière édition du Standard et l'ai lu en venant chez vous. Tenez : « Nous sommes sûrs que Garibaldi comprendra assez les obligations que fait peser sur ·lui l'hospitalité de l'Angleterre, pour ne pas entretenir des relations avec son ancien camarade, et qu'il aura assez de tact pour ne pas se r·endre au 35, Thurloe Square 21. :~> V~ent ensuite une réprimande par anticipation au cas où vous n'agiriez pas de la sorte. - J'ai entendu quelque chose à propos de cette intrigue, répondit Garibaldi. Il va de soi que l'une de mes premières visites sera pour Stansfield ! - Vous savez mieux que moi ce que vous avez à faire. Je voulais seulement vous montrer sans brouillard les vilains contours de cette intrigue. Garibaldi se leva. Croyant qu'il voulait terminer l'entrevue, je me préparai à prendre congé. - Non, non. Maintenant allons chez moi, me dit-il, et je le suivis. Il boite bas, mais, dans }'·ensemble, son organisme a émergé triomphalement de t.:>utes espèces d'expérimentations chirurgicales, · opérations, etc. Je répéterai encore que sa tenue lui va extraordinairement bien et est étonnamment élégante. Elle n'a rien de professionnellement militaire, ni rien de bourgeois; elle est très simple et très confortable. Le naturel avec lequel il -la porte, toute absence d'affectation ont mis fin aux critiques des salons et aux plaisanteries fines. Je doute qu'il existe un autre Européen qui puisse se tirer d'affaire avec sa chemise rouge dans les palais et grands salons de l'Angleterre ! De plus, ce costume a une énorme importance : le peuple s'y reconnaît lui-même et reconnaît l'un des siens. L'aristocratie s'imagine qu'ayant pris son cheval par la bride elle pourra le conduire où elle voudra, et surtout l'éloigner du peuple; mais le peuple regarde la chemise rouge et se réjouit de voir les ducs, marquis et lords jouer les palefreniers et les maîtres d'hôtel d'un chef révolu21. Note de Herzen : « L'appartement de Stansfield ».
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tionnaire, et assumer les fonctions de majordome, de page et de courrier du grand plébéien vêtu en plébéien. Les journaux conservateurs se sont aperçus de ce malheur, ·et pour atténuer l'immoralité et l'indécence du costume garibaldien, ils ont inventé qu'il portait l'uniforme d'un volontaire de Montevideo. Mais, depuis ce temps-là, Garibaldi a été nommé général par un roi, à qui il a offert deux royaumes 22, Pourquoi donc porterait-il l'uniforme d'un volontaire montévidéen ? Et, du reste, pourquoi un uniforme ? L'uniforme veut que l'on porte une arme mortelle, les insignes de .J'autorite ou le témoignage d'un passé sanglant. Garibaldi se promène sans armes, il n'a peur de quiconque et n'effraie personne. II y a en lui aussi peu du militaire que de l'aristocrate ou du bourgeois. « Je ne suis pas un soldat, déclarait-il au Crystal Palace 23, aux Italiens qui lui offraient une épée, et je n'aime point le métier de soldat. J'ai vu ma maison paternelle envahie par des brigands, et j'ai saisi une arme pour les en chasser ~ ... « Je suis un ouvrier, je descends d'ouvriers et j'en suis fier ~. dit-il à une autre occasion 24, En même temps, on ne peut manquer de noter que Garibaldi n'a pas un iota de grossièreté plébéienne, ni de démocratisme étudié. Ses façons sont aussi douces que celle d'une femme. Italien et homme au sommet de l'univers social, il incarne non seulement le plébéien fidèle à ses origines, mais l'Italien fidèle .au sens esthétique de sa race. Sa cape boutonnée sur la poitrine l'l'est pas tant Ja capote du militaire que la chasuble du grand prêtre guerrier, du profeta-re. Lorsqu'il lève la main, on attend une bénédiction ou une salutation, non un commandement militaire. Garibaldi aborda les affaires polonaises. Il s'émerveillait de la témérité des Polonais : - Sans organisation, sans armes, sans hommes, sans frontière oaverte, sans aucun appui, s'attaquer à un Etat mnitaire puissant et tenir un peu plus d'un an, voilà un exemple sans précédent dans l'Histoire 25 ! Il serait bon que d'autres peuples .Jes imitent. Tant d'héroïsme ne doit pas, ne peut pas périr. J'imagine que la Galicie est prête à se soulever ? 22. Garibaldi fut nommé général en 1859, après sa campagne en l~alie méridionale. Ayant ohassé les Bourbons du royaume des Deux-Siciles, il 1permit à Victor•Emmanuel ,J!1 de le réunir au Piémont (sept. 1'862). 23. Le 16 avriJ 1864, lors d'un rassemblement or:g>a11isé par la colonie italienne de Londres. (A.S.) 24. Le jour de son ar;rivée 'à Londres. (A.S.) 25. ·Le soulèvement polonais de 1863-1·864.
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Je ne dis mot. - Tout .:omme la Hongrie. Vous n'y croyez pas ? - Non, simplement je ne sais .pas. - Bon, mais peut-on espérer quelque mouvement en Russie? - Aucun ! Depuis que je vous ai écrit en novembre, rien n'a changé. Le gouvernement, conscient qu'on approuve ses crimes en Pologne, y va tête baissée et ne fait nul cas de l'Europe; la société tombe de plus en plus bas; le peuple se tait; la cause polonaise n'est pas sa cause. Nous avons un seul ·et même ennemi, mais ,le problème se pose différemment. De plus, nous avons beaucoup de temps devant nous, eux n'en ont pas. L'entretien se poursuivit de la sorte pendant quelques minutes encore. Des physionomies archi-anglaises commencèrent à apparaître à la porte; l'on entendait froufrouter des robes ... Je me levai. - Qu'est-ce qui Yous presse? me demanda Garibaldi. - Je ne veux pas vous voler plus longtemps à l'Angleterre. - Alors au revoir à Londres, n'est-ce pas ? - J'y serai sans faute. Est-il vrai que vous descendrez chez le duc de Sutherland ? - Oui, fit Garibaldi. Et il ajouta, comme pour s'excuser : Je ne pouvais refuser. - Je me présenterai donc poudré, pour que les laquais de Stafford House croient que j'ai un serviteur poudré! Au même moment parut !e « poète-lauréat », Tennyson, avec son épouse. Cela faisait trop de lauriers, ·et je partis pour Cowes sous la même pluie incessante. Changement de décors, mais la .pièce continue. Le bateau de Cowes à Southampton venait de partir, le suivant ne partait que dans trois heures. Force me fut de me rendre dans le restaurant le plus proche, où je me commandai à dîner et me mis à lire le Times. Dès .)es premières lignes, je fus stupéfait. Palmerston, « Abraham » de soixante-dix ans qui avait été critiqué deux mois plus tôt, pour ses intrigues avec la nouvelle « Agar » 26, avait sacrifié définitivement son « Isaac '» de Halifax 27. On accepta la démission de Stansfield, et cela au moment même où Garibaldi commençait sa procession triomphale à travers l'Angleterre. Pendant que je conversais avec Garibaldi, je ne pouvais même pas me l'imaginer ! 26. Napoléon HI. 27. Stansfield. Il était le plus jeune membre du Cabinet de Palmerston et député de la vil.le de Halifax.
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Que Stansfield ait, pour la seconde fois, donné sa démission,. voyant que la persécution continuait, il n'y a rien de plus normal. Il aurait dû dès le début montrer 'toute sa stature et renoncer à son titre de lord 28. Stansfield fit ce qu'il avait à faire, mais qu'avaient fait Palmerston et ses ·comparses, qu'est-ce que Palmerston balbutia ensuite dans son discours ? Avec quelle servile flatterie il parla de son magnanime allié,. Napoléon III, lui souhaitant avec ferveur une longue vie et tous les biens possibles au siècle des siècles ! Comme si quelqu'uq avait pris au sérieux cette farce policière de Greco, Trabucco ·et Cie ! 29· Ce fut son Magenta ! 30 Je demandai du papier et écrivis une lettre à Guerzoni. Je la rédigeai dans un état d'exaspération à chaud, le priant de lire le Times à Garibaldi. Je lui parlai de cette monstruosité : l'apothéose de Garibaldi voisinant avec les insultes adressées à Mazzini : « J'ai cinquante-deux ans, mais favoue que des larmes d'indignation me montent aux yeux. à la pensée d'une telle iniquité :. ... , etc., etc. Quelques jours avant ce voyage, j'avais été voir Mazzini. Cet. homme a beaucoup enduré, il sait supporter bien des choses; c'est un vieux guerrier qu'on ne peut ni lasser ni abattre. Mais cette fois je l'avais trouvé fort affligé, précisément parce qu'on l'avait choisi comme truchement pour désarçonner son ami. Au moment où j'écrivais à Guerzoni, l'image du noble vieillard émacié, au regard étincelant, passait devant mes yeux. Quand j'eus terminé et que le garçon me servit mon dîner, je remarquai que je n'étais pas seul : un jeune homme de taille moyenne, blond, portant une petite moustache, vêtu du court paletot bleu des marins, était assis près de la cheminée, ayant, à· l'américaine, astucieusement calé ses jambes à la hauteur de ses oreilles. Son débit rapide, son accent tout à fait provincial, qui me rendait ses paroles inintelligibles, me convainquirent qu'il s'agissait d'un enseigne de vaisseau en bordée. Il cessa de m'intéresser. Il parlait au serveur, non à moi... Nos relations manquèrent en 28. Lord de l'Amirauté. 29. L'affaire est assez simple : Pascuale Greco et Rafaele Trabucco étaient mêlés à un complot contre Napoléon 1H, découvert en Angleterre peu avant l'arrivée de Garibaldi Le gouvernement français y vit la main de Mazzini, qui aurait correspondu avec les « conjurés & par le truchement de Stansfield. Cette accusation était le motif essentiel de l'agitation des journaux anglais et de l'intention des parlementaires britanniques d'éviter tout contact entre Garibaldi, Stansfield et Mazzini. (K.) 30. Dans la pensée de Herzen, Napoléon III l'avait emporté sur Palmerston,. comme il avait vaincu les Autrichiens.
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rester là après que je lui eus passé la salière et qu'il eut secoué la tête. Bientôt le rejoignit un petit monsieur entre deux âges, noiraud tout de noir vêtu, boutonné jusqu'au menton; il avait cet air ~ folie que donnent aux gens des relations intimes avec le ciel et l'affectation d'une exaltation religieuse, devenue naturelle pour avoir été longtemps pratiquée. Il semblait bien connaître l'enseigne et être venu pour le voir. Après avoir dit quelques mots, il cessa de parler pour commencer -à prêcher 1; - J'ai vu, dit-il, Macchabée, Gédéon ... C'est une arme aux mains de la ·Providence. Son glaive, sa fronde... iEt plus je le regardais, plus j'étais touché et je répétais, les larmes aux yeux : « Le glaive du Seigneur ! Le glaive du Seigneur ! :. Il a choisi le faible David pour vaincre Goliath. Voilà pourquoi le peuple anglais va à sa rencontre, comme vers la fiancée du Liban... Le cœur du peuple est dans les mains de Dieu et ce cœur lui a dit que c'était là le glaive du Seigneur, l'arme de la Providence, Gédéon! :. La porte s'ouvrit toute grande et entra ... non point la fiancée du Liban, mais, en troupe, une dizaine de Britanniques importants, parmi eux Lord Shaftsbury et Lindsay 31. Ils s'atta;blèrent tous et réclamèrent un en-cas, car ils devaient se rendre immédiatement à Brook House. C'était une députation officielle, venue de Londres pour y inviter Garibaldi. Le prédicateur se tut, mais l'enseigne de vaisseau monta dans mon estime : il regardait la députation qui venait d'arriver avec une si franche aversion que je me dis, me rappelant le sermon de son ami, qu'il prenait ces gens sinon pour le glaive et la dague de Satan, du moins pour ses canifs et ses bistouris! Je lui demandai comment je devais adresser une lettre à Brook House :suffisait-il de mettre ce nom, ou fallait-il y ajouter celui de la ville la plus proche? Il me répondit qu'il n'y avait rien à ajouter. L'un des délégués, un gros vieil homme aux cheveux blancs, me demanda à qui j'écrivais à Brook House. - A Guerzoni. - N'est-ce pas le secrétaire de Garibaldi? -C'est lui. - Pourquoi vous mettre en peine ? Nous y allons tout de suite et je porterai bien volontiers votre pli. Je sortis ma carte de visite et la lui remis avec ma lettre. iEst-ce que pareille chose pourrait se produire sur le Continent ? 31. William Lindsay, armateur et député à la Chambre des Communes.
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Imaginez qu'en France quelqu'un, dans ~ hôtel, vous demande à qui vous écrivez et apprenant que c'est au secrétaire de Garibaldi, s'engage à faire parvenir votre lettre 1 Elle fut, en effet, remise, et je reçus la réponse le lendemain, à Londres. Le rêdacteur de la rubrique étrangère du Morning Star m'avait reconnu. Il commença à me poser des questions : comment avais-je trouvé Garibaldi ? Etait-il en bonne santé ? Après quelques minutes d'entretien, je me retirai dans le smoking room. Là, buvant du pale-ale et fumant la pipe, étaient attablés mon marin blond et son noir théologien. - Eh bien, me demanda-t-il, avez-vous bien contemplé ces figures? C'est inimitable! Lord Shafstbury et Lindsay délégués pour inviter Garibaldi! Quelle comédie! Est-ce qu'ils savent qui est Garibaldi ? __.:.. L'arme de la Providence, un glaive dans la main du Seigneur, sa fronde ... C'est pourquoi Il l'a élevé puis l'a laissé dans sa sainte simplicité... - Tout cela est bel et bon, mais pourquoi viennent-ils, ces messieurs? J'aimerais demander à certains d'entre eux combien ils ont d'argent dans l'Alabama? Qu'on laisse Garibaldi aller à Newcastle-on-Tyne et à Glasgow; 'là-bas, il verr-a le peuple de :près, il ne sera pas dérangé par les lords et les ducs ! Ce n'était pas un enseigne de vaisseau, mais un constructeur de navires. Il avait longtemps vécu en Amérique, connaissait bien les affaires du Sud et du Nord, et me dit que leur guerre, là-bas, était sans issue. Sur quoi, le réconfortant théologien nous fit observer : - Si le Seigneur a divisé ce peuple et a dressé le frère contre le frère, c'est qu'Il a Ses desseins, et si nous ne les comprenons point, nous devons nous soumettre à la Providence, même quand elle nous châtie. Voilà dans quelles circonstances et sous quelle forme j'eus l'occasion d'entendre .pour la dernière fois un commentaire sur la célèbre devise de Hegel : ·« Tout ce qui est réel est raisonnable. :. Après avoir serré amicalement la main de mon marin et de son chapelain, je partis pour Southampton. Sur le bateau, je rencontrai un journaliste radical, Holyoake. Il avait vu Garibaldi ·après moi et l'avait chargé d'inviter Mazzini; il lui avait déjà télégraphié de venir à Southampton, où Holyoake comptait l'attendre avec Menotti Garibaldi et son frère 32. Holyoake avait grande envie de faire parvenir deux lettres à 32. Les fils de Garibaldi.
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Londres le soir même 1(par la poste, elles n'arriveraient pas avant le matin), et je lui offris mes services. A onze heures du soir, j'arrivai à Londres, retins une chambre .au York Hôtel, près de la gare de Waterloo, et partis porter les lettres, en m'étonnant que la pluie ne se soit toujours pas arrêtée. Un peu après une heure du matin, je revins à l'hôtel : il était fermé. Je frappai et frappai. Un ivrogne qui terminait sa soirée à la grille d'un cabaret, me dit : « Ce n'est pas là qu'il faut frapper. Dans l'impasse, il y a un night bell. :. J'allai à la recher~he de cette sonnette de nuit, la découvris, et me mis à carillonner. Sans que la porte s'ouvre, une tête ensommeillée surgit des profondeurs et me demanda grossièrement ce que je voulais. - Une chambre. - Il n'y ·en a pas une seule. - Comment ? J'en ai retenue une moi-même, à onze heures ! - On vous dit qu'il n'y a rien ! Et, là-dessus, il fit claquer la porte de l'enfer, sans même attendre que je l'injurie, ce que je fis tout de même, platoniquement, puisqu'il ne pouvait m'entendre. C'était une situation désagréable : il n'est guère facile de trouver une chambre à Londres à deux heures du matin, surtout dans ce quartier-là. Je me souvins d'un petit restaurant français ·et m'y rendis. - Auriez-vous une chambre ?, demandaj.,je au patron. - Oui, mais elle n'est pas bien belle. - Montrez toujours. Il avait' dit vrai. Non seulement cette chambre n'était pas « bien :. belle, elle était sordide ! Mais je n'avais pas le choix. J'ouvris la fenêtre et descendis pour un moment dans la salle. Des Français y buvaient encore, criaient, jouaient aux cartes et aux dominos. Un Allemand de taille colossale, que j'av·ais déjà rencontré, s'approcha de moi et me demanda si j'avais un peu de 'temps pour un entretien en tête à tête, car il avait à me faire une communication importante. - Bien sûr que j'ai du temps. Allons dans l'autre salle, où il n'y a personne. L'Allemand s'assit en face de moi et commença à me raconter, la mine tragique, comment son patron, un !Français, l'avait berné : il l'avait exploité pendant trois ans, le faisant travailler trois fois plus que quiconque, ·en le flattant de l'espoir qu'il en ferait son associé, et soudain, sans qu'il y ait ·eu des mots, il était parti pour Paris et y avait trouvé un associé. En conséquence, l'Allemand lui avait fait savoir qu'il quittait l'établissement, mais le patron ne revenait toujours pas ... 256
_ Pourquoi lui avez-vous fait confiance, sans aucun contrat ? _ Weil ich ein dummer Deutscher bin 33. _ Ça, c'est une autre histoire. _ Je veux mettre les scellés sur l'établissement et m'en aller. _ Attention ! Il rvous intentera un procès. Connaissez-vous les lois de ce pays ? L'Allemand secoua la tête. _ J'.aimerais lui jouer un mauvais tour... Et vous, vous avez sûrement été voir Garibaldi ? _En effet. _ Comment va-t-il? Ein famoser Kerl... 34 Si mon patron ne m'avait pas fait des promesses depuis trois ans, je me serais arrangé autrement. Je ne pouvais m'attendre à ça, impossibk .. Et sa blessure? -.:..:.. Je crois que ça va. - Cette sale bête! Il m'a tout caché, et c'est le dernier jour qu'il m'a dit : « J'ai déjà un associé... ·:. Je crois que je vous ennuie... - Nullement, seulement je suis un peu fatigué, je voudrais dormir. Je me suis levé à six heures du matin et maintenant il est deux heures et des poussières. - Mais que faut-il que je fasse ? Je me suis énormément réjoui en vous voyant ·entrer. Ich habe so bei mir gedacht, der wird Rat schaffen 35. Alors, il ne faut pas que je boucle l'établissement ? - Non. Mais comme il paraît se plaire à iParis, vous lui écrirez dès demain ·: « Votre établissement est sous scellés. Quand voulez-vous venir vous en occuper? :. Vous verrez l'effet. il laissera là sa femme, ses spéculations boursières, arrivera au galop ... et verra que son établissement n'est pas fermé! - Saperlotte, das ist eine idee... ausgezeichnet 36, Je vais de ce pas écrire cette lettre. - Et moi, dormir. - Schlafen Sie wohl 37. Je demande une bougie. Le patron me la remet lui-même, en m'e:x;pliquant qu'il a besoin de me parler. A oroire que je suis devenu un confessem ! - Qu'y a-t-il ? Il se fait un peu tard, mais je veux bien ... 33. « Parce que je suis un imbécile d'Allemand. » 34. « Un fameux gaillard. » 35. « Je roe suis dit : celui-là va me donner un conseil. » 36. « Ça c'est une idée... remarquable. » 37. « Dormez bien. »
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- Quelques mots seulement. Je voulais vous demander : que diriez-vous si demain je mettais bien en vue un buste de Garibaldi, vous savez, avec des fleurs, une couronne de lauriers, ce serait très beau, non? J'ai déjà pensé à l'inscription, qui sera en lettres tricolores ': Garibaldi - libérateur ! - Pourquoi pas ? Bien sûr ! Seulement l'ambassade de France interdira aux Français de fréquenter votre restaurant; or, ils viennent chez vous du matin au soir. - C'est vrai... Mais vous savez, on peut ramasser une somme rondelette en exposant ce buste ! Après, ce sera oublié... - Faites attention, répondis-je, en me levant résolument. N'en parlez à personne ·: on vous volerait votre idée originale. - Pas un mot à quiconque ! Ce que nous nous sommes dit restera, je l'espère, je vous ·en prie, entre nous deux. - N'en doutez pas. Là-dessus, je gagnai ma chambre crasseuse. Ainsi s'acheva ma première rencontre avec Garibaldi, en l'année 1864.
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-II-
A STAFFORD HOUSE
Le jour de l'arrivée de Garibaldi à Londres (le 12 avril 1864), je ne le rencontrai pas, mais je vis une mer humaine, des fleuves humains, des rues embouteillées sur plusieurs miles, des places inondées par la foule. 1Partout où il y avait une corniche, un balcon, une f.enêtre, apparaissaient des gens; tout ce monde attendait, dans certains endroits depuis six heures... Garibaldi arriva à deux heures et demie à la station de Nine-Elms, et n'approcha qu'à huit heures et demie de Stafford Bouse, où l'attendaient sur le perron le duc de Sutherland et son épouse. La foule anglaise est grossière, aucun de ses nombreux rassemblements ne se passe sans bagarres, sans ivrognes, sans toutes espèces de scènes répugnantes, et surtout sans vols organisés à grande échelle. Cette fois-ci, l'ordre était étonnant. Le peuple avait compris que c'était sa fête, qu'il fêtait l'un des siens, qu'il était plus qu'un spectateur. Consultez dans les faits divers des journaux le nombre de vols à la tire commis le jour de l'arrivée de la fiancée du prince de Galles et ceux commis au passage de Garibaldi, alors qu'il y avait incomparablement moins de policiers 38. Où donc étaient passés les « pickpockets :. ? Au pont de Westminster, près du P.arlement, la foule était si dense que la calèche qui allait au pas s'arrêtait, et le cortège, qui s'étendait sur trois quarts de miles, continuait à avancer avec ses bannières, sa musique, etc. Poussant des « hourras ·:., le peuple collait à la calèche. Tous ceux qui parvenaient à jouer .des coudes serraient la main de Garibaldi, baisaient le bord de sa cape et criaient : Welcome ! Le peuple qui admirait le plébéien avec une sorte d'ivresse voulut détacher les chevaux et le conduire de ses mains, mais on l'en dissuada. Personne ne r·emarquait les ducs et les lords qui l'entouraient; ils étaient ravalés à l'humble rang 38. Note de Herzen : « Je me souviens d'un vol de montre et de deux ou trois bagarres avec des Irlandais. ~
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d'écuyers ·et de serviteurs. L'ovation se prolongea près d'une heure. L'hôte était rejeté d'une vague à l'autre; la voiture avançait de quelques pas, puis stoppait à nouveau. L'animosité, l'exaspération des conservateurs du Continent sont parfaitement compréhensibles. La réception de Garibaldi n'était pas seulement une offense à la « Table des Rangs » et aux livrées 39, mais un précédent fort dangereux. Toutefois, la rage des feuilles qui sont au service de trois ·empereurs et d'un imperialtorisme 40 passa toutes les bornes, à commencer par celles de la bienséance. Ils voyaient rouge, ils avaient des bourdonnements d'oreilles ... L'Angleterre des palais, l'Angleterre des coffres-forts, oubliant toute décence, allait de pair avec l'Angleterre des ateliers à la rencontre d'un quelconque aventurier, d'un révolté, qui aurait été pendu s'il n'était pas parv·enu à libérer la Sicile ! « 1Pourquoi, demandait le journal La. France avec candeur, pourquoi Londres n'a-t-il jamais offert pareille réception au général Pélissier, dont la réputation est si pure ? '» 41. On oubliait d'ajouter qu'elle restait pure même s'il avait fait brûler des centaines d'Arabes avec femmes et enfants, comme chez nous on brûle les punaises. Il est dommage que Garibaldi ait accepté l'hospitalité du duc de Sutherland. Le peu d'importance et l'effacement politique du duc « incendiaire » faisaient jusqu'à un certain point de Stafford Bouse l'hôtel de Garibaldi. Il n'empêche que cet environnement ne lui convenait pas, et l'intrigue, tissée dès avant son entrée à Londres, fleurit à merveille sur le sol de ce palais. Il s'agissait d'éloigner Garibaldi du peuple, c'est-à-dire des ouvriers, et à le couper de tous ses amis et relations restés fidèles au vieux drapeau et surtout - bien entendu - de Mazzini. La noblesse et la simplicité de Garibaldi pulvérisèrent une bonne moitié de ces obstacles, mais l'autre moitié résista, d'où l'impossibilité de lui parler sans témoins! Si Garibaldi ne s'était pas levé à cinq heures du matin, n'avait pas ·commencé à recevoir à six heures, l'intrigue eût parfaitement réussi. Par bonheur, le zèle des intrigants ne se manifestait pas avant huit heures et demie; c'est seulement le jour de son départ que les dames commencèrent à faire irruption dans sa chambre à coucher une heure plus tôt. Un jour, Mordiqi, qui n'avait pu échanger une parole avec Garibaldi pendant une heure, me dit en riant ·: '« Il n'y a pas au monde un homme qu'il 39. La Table des Rangs : cl. note p. 150, « Les livrées » : Jes hauts fonctionnaires des empires français, autrichien et russe. 40. Herzen vise les « .tories », les conservatems britanniques qui faisaient des grâces ·à Napoléon III. 41. Général en Algérie, lpuis commandant en chef en Crimée, il finit sa carrière comme ambassadeur de France à ·Londres.
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soit plus facile de voir, mais il n'y a personne avec qui il soit plus difficile de parler 1 :. L'hospitalité du duc était, et de beaucoup, démunie de ce caractère de grandeur qui autrefois permettait d'accepter le luxe aristocratique. Il n'offrit qu'une chambre à Garibaldi et une au jeune homme qui lui pansait sa jambe; quant aux autres : les fi1s de Gar-ibaldi, Menotti et Basilio, il voulut leur louer des chambres. Naturellement, ils refusèrent et se logèrent à leurs frais au Bath Hôtel. Pour apprécier cette bizarrerie, il faut savoir ce que c'est que Stafford Bouse : on pourrait y loger, sans gêner ses propriétaires, toutes les familles des paysans congédiées par le père du duc, or elles sont fort nombreuses. Les Anglais sont de mauvais acteurs, et cela leur fait grand honneur. Dès la première fois où j'allai voir Garibaldi à Stafford House, « l'intrigue de Cour ·» qui se déroulait autour de lui me sauta aux yeux. Divers figaros et factotums, serviteurs et observateurs allaient et venaient sans cesse. Un quidam italien 42 était devenu maître de police, maître des cérémonies, commissionnaire, valet de chambre, accessoiriste, souffleur. Il faut bien le faire pour avoir l'honneur de siéger avec les ducs et les lords, prendre avec eux des mesures pour prévenir et contrarier tout rapprochement entre le peuple et Garibaldi et tisser, en compagnie des duchesses, une toile destinée à enserrer le chef italien, le général boiteux qui la déchirait quotidiennement, sans même s'en apercevoir. Par exemple, Garibaldi se rend chez Mazzini. Que faire ? Comment. le cacher? Immédiatement entrent en scène les accessoiristes, les factotums ·et ils trouvent un moyen : le lendemain matin, tout Londres peut lire : « Hier, à telle heure, Garibaldi s'est rendu à Onslow Terrace, chez John France. » Vous croyez que c'est un nom imaginaire? Non! C'est celui du propriétaire du logement de Mazzini. Garibaldi ne songeait pas à renier Mazzini. Il aurait pu, cependant, sortir de ce tourbillon sans le rencontrer ouvertement, sans le déclarer publiquement. Mazzini refusa de rendre visite à Garibaldi tant qu'il demeurerait à Stafford Bouse. Ils auraient pu se rencontrer facilement en présence de quelques personnes, mais nul n'en prenait l'initiative. Ayant réfléchi, j'envoyai un billet à Mazzini, lui demandant si Garibaldi accepterait une invitation pour un lieu aussi éloigné que Teddington 43, sinon, je ne l'in42 Un certain Negretti, membre du Comité italien de Londres, jouait le rôle d'imprésario de Garibaldi... et un double jeu politique. (A.S.) 43. Herzen résida à « Elmsfield House », Teddington, du 28 juin 1863 à la fin juin 1864.
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viterais pas, et on en resterait là. S'il acceptait de venir, je souhaitais beaucoup les recevoir ensemble. Mazzini me répondit le lendemain que Garibaldi était très content, et qu'à moins d'empêchement, ils viendraient dimanche, à une heure. Mazzini ajoutait, en guise de conclusion, que Garibaldi serait très désireux de voir Ledru-Rollin chez moi. Le samedi matin, je me présentai chez Garibaldi, et, ne l'ayant pas trouvé, je restai à l'attendre en compagnie de Saffi, Guerzoni et d'autres. Dès son retour, la foule des visiteurs qui l'attendait dans les vestibules et les corridors se rua sur lui. Un courageux Britannique lui arracha sa canne et lui en fourra une autre dans la main, en répétant avec une sorte de passion : « Général! Celle-ci est plus belle, acceptez-la, permettez, elle est plus belle ! ~ - Pourquoi donc ? demanda Garibaldi en souriant, j-e suis habitué à la mienne. Mais voyant que l'Anglais ne lui rendrait pas sa canne sans lutte, il haussa légèrement les épaules et continua à avancer. Dans le salon, une conversation importante avait lieu dans mon dos. Je n'y aurais prêté aucune attention, si je n'avais saisi ces mots, répétés très fort ·: · - Teddington, capite 44, est à deux pas de Hampton Court. Voyons! C'est impossible, matériellement impossible ... A deux pas de Hampton Court, cela représente seize ou dix-huit miles. Je me retournai, et voyant un homme qui m'était tout à fait inconnu, mais qui prenait tellement à cœur la distance entre Londres et Teddington, je lui dis ·: - C'est à douze ou treize miles. Le discuteur me répliqua aussitôt : - Treize miles, c'est déjà une grosse affaire! Le général doit être à trois heures à Londres... En tout état de cause, il faut remettre Teddington à plus tard. Guerzoni lui répéta que le général voulait y aller et qu'il irait. Au tuteur italien ,s'adjoignit un tuteur anglais. II estimait qu'accepter une invitation dans un lieu si éloigné créerait un précédent fâcheux... Tenant à leur rappeler l'indélicatesse de débattre de ce problème en ma présence, je leur fis remarquer ·: - Messieurs, permettez-moi de mettre fin à votre débat. Et aussitôt, m'approchant de Garibaldi, je lui dis : - Votre visite m'est infiniment précieuse, et maintenant plus que 1amais. En ces heures noires pour la Russie, votre venue 44. « Comprenez-Tous ? :.
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chez moi aura une signification particulière : ce n'est pas moi seul que vous visiterez, mais nos amis enfermés dans des prisons, expédiés au bagne. Sachant combien vous étiez occupé, je n'osais vous inviter. Un seul mot d'un ami commun m'informa que vous 'Viendriez. Cela m'est doublement précieux. Je suis sûr que vous aTez envie de venir, mais je n'insiste pas, si c'est lié à des obstacles aussi insurmontables que le prétend ce monsieur, que je ne eonnais pas. !Et je le montrai du doigt. .:...._ Mais quels sont ces obstacles ? demanda Garibaldi. L'impresario accourut et, parlant très vite, lui exposa tootes les raisons qui l'empêchaient d'aller le lendemain à onze heures à Teddington et revenir pour trois heures. - C'est fort simple, fit Garibaldi. Cela veut dire qu'il faut partir non à onze, mais à dix heures. Il me semble que c'est clair? L'impresario disparut. - Dans ce cas, dis-je, pour qu'il n'y ait ni perte de temps, ni problèmes, ni complications nouvelles, permettez-moi de venir vous chercher à neuf heures, et nous irons ensemble. - J'en serai ravi. Je vous attendrai. oJe quittai Garibaldi et me rendis chez Ledru-Rollin. Je ne l'avais pas vu ces deux dernières années, non qu'il y ait eu quelque chose entre nous, mais parce que nous avions peu de chose en commun. De plus, la vie londonienne, surtout celle de ses banlieues, sépare les gens comme imperceptiblement. Ces derniers temps, il restait solitaire et réservé, mais croyait encore, avec la même obstination que le 14 juin 1849, à une révolution proche en •France. Je n'y croyais pas depuis presque aussi longtemps et demeurais dans mon incroyance. Avec beaucoup de courtoisie, Ledru-Rollin déclina mon invitation. Il me dit qu'il eût été profondément heureux de revoir Garibaldi, et, naturellement, serait bien volontiers venu chez moi, mais en tant que représentant de la République Française, et ayant souffert pour Rome (le 13 juin 1849), il ne pouvait revoir Garibaldi pour la première fois ailleurs que chez lui, LedruRollin : - Si les opinions politiques de Garibaldi ne lui permettent pas de témoigner officiellement sa sympathie à la République Française en ma personne, en celle de Louis Blanc ou de l'un des nôtres, peu importe, je ne lui en voudrais point. Mais je récuserai toute rencontre avec lui, où qu'elle puisse avoir lieu. En tant qu'homme privé, j'ai le désir de le voir, mais je n'ai pas grande raison pour le faire. La République Française n'est pas une cour263
tisane à qui l'on donne des rendez-vous semi-clandestins. Oubliez pour un instant que vous m'invitez chez vous et dites-moi franchement si vous êtes d'accord avec mes arguments ? - Je crois que vous avez raison, et j'espère que vous ne serez pas contrarié si je répète notre entretien à Garibaldi ? Là-dessus, la conversation prit une autre tournure. La Révolution et l'année 1·848 sortirent du tombeau et se représentèrent de nouveau à mes yeux en la personne du tribun d'autrefois, avec quelques rides et cheveux blancs de plus. Le même style, les mêmes pensées, les mêmes tournures de phrases et surtout... le même espoir 1: - Les affaires marchent à merveille. L'Empire ne sait plus que faire. Il est débordé. Aujourd'hui, j'ai encore reçu des nouvelles 1: nous jouissons d'un succès inouï dans l'opinion publique. Du reste, il est grand temps. Qui eût cru que cette chose absurde durerait jusqu'en 1864 ! Je ne le contredis point, et nous nous séparâmes contents l'un de l'autre. Le lendemain, à Londres, je commençai par louer un équipage mené par une paire de chevaux vigoureux, et partis · pour Stafford House. Lorsque j'entrai dans la chambre de Garibaldi, il ne s'y trouvait pas, mais déjà l'Italien furieux proclamait désespérément l'impossibilité absurde d'aller à Teddington. - Pouvez-vous croire, demandait-il à Guerzoni, que les chevaux du duc puissent supporter de faire douze ou treize miles allerretour ? Tout simplement, on ne nous les donnera pas pour un tel voyage. - Inutile. J'ai mon équipage. ____,. Mais quels chevaux le ramèneront ? Les mêmes ? - Ne vous faites pas de souci. Si les chevaux sont fatigués, on en attellera d'autres. Guerzoni s'adressa à moi avec colère : - Quand finira ce supplice ? Ici n'importe quelle racaille commande et intrigue ! - Parleriez-vous de moi? s'exclama l'Italien, blême de rage. Je ne permettrai pas, mon bon monsieur, qu'on me traite comme un laquais ! Il saisit un crayon sur la table, le cassa et le jeta. Si c'est comme ça, j'envoie tout en l'air et je m'en vais sur-Ie-champ ! -. C'est précisément ce que l'on vous demande. Furibond, l'Italien se hâta de prendre la porte, mais au même moment parut Garibaldi. Il nous regarda, eux et moi, tranquillement, puis dit : 264
- N'est-il pas temps de partir? Je suis à votre disposition, mais ramenez-moi à Londres pour deux heures et demie ou trois heures, je vous en prie. Toutefois, laissez-moi recevoir d'abord un vieil ami qui vient d'arriver; du reste, vous le connaissez peut-être : ~..1ordini. - Je fais mieux que de le connaître : nous sommes amis. Si vous n'avez rien là contr·e, je vais l'inviter. - Emmenons-le avec nous. Mordini entra. Je me retirai avec Saffi vers la fenêtre. To!!t à coup, le factotum, qui avait changé d'avis, s'approcha de moi à pas pressés et me demanda, plein de courage : - Vous permettez ? Je n'y comprends rien ! Vous avez une calèche, mais vous emmenez ... comptez : le général, vous, Menotti, Guerzoni, Saffi et Mordini ... Comment allez-vous vous caser? - S'il le faut, on prendra encore une voiture ou deux ... - Et le temps pour les trouver ? Je le regardai et, m'adressant à Mordini, je lui dis : - Mordini, rendez-moi un service : prenez avec Saffi un hansom cab et allez immédiatement à la gare de Waterloo, vous aurez le temps d'attraper un train, car ce monsieur s'inquiète parce que nous ne pouvons tous nous caser ·et n'avons plus le temps de commander une autre calèche. Si j'avais pu savoir hier que ces difficultés se présenteraient, j'aurais invité Garibaldi à prendre le train. Maintenant ce n'est plus possible, car je ne puis être sûr de trouver un coupé ou une calèche à la gare de Teddington, et je ne veux pas l'obliger à marcher à pied jusqu'à ma maison. - C'est très bien ! Nous y allons immédiatement, Tépondirent Saffi et Mordini. - Nous aussi, partons, dit Garibaldi en se levant. Nous sortîmes. Déjà une foule dense couvrait Ja place devant Stafford House. Un hourrah! long et prolongé accueillit et accompagna notre équipage. Menotti Garibaldi .n'avait pu nous accompagner : lui et son frère se rendaient à Windsor. On disait que la reine, qui avait envie de voir Garibaldi, mais - seule personne en GrandeBretagne - n'en avait pas le droit, souhaitait rencontrer ses fils par hasard. Dans ce partage, ce n'est pas la reine qui eut Ia part du lion ...
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-rnCHEZ NOUS (38)
Cette journée 45 fut extraordinairement réussie, et l'une des plus lumineuses, des plus belles et sans nuages de ces quinze dernières années. Elle était empreinte d'une clarté, d'une plénitude étonnantes, d'une mesure, d'un fini esthétique, comme on en rencontre rarement. Un seul jour plus tard, et notre fête n'eût pas revêtu le même caractère. Un Italien de plus, -et le ton eût été autre, ou tout au moins aurait fait craindre une fausse note. De telles journées sont des sommets ... Au-delà, plus haut, à côté, il n'y a plus rien : c'est comme une mélodie pleinement chantée, comme des fleurs pleinement épanouies. Dès le moment où disparut le perron de Stafford House avec les factotums, les laquais, et le portier du duc de Sutherland, dès le moment où la foule reçut Garibaldi avec son hourrah ! notre cœur fut allégé, tout s'harmonisait à un diapason }).umain, et il en fut ainsi jusqu'à la minute où Garibaldi, à nouveau pressé, serré par ·la foule qui baisait son épaule et le bord de sa cape, monta en voiture et repartit pour Londres. En route, nous parlâmes de choses et d'autres. Garibaldi était fort étonné que les Allemands ne comprissent pas que ce n'était ni 1eur liberté, ni leur unité qui l'emportaient au Danemark 46, mais deux armées de deux Etats despotiques 47 qu'ils ne pourraient contrôler plus tard. n disait : - Si le Danemark était soutenu dans sa lutte, les forces de l'Autriche et de la .Prusse seraient dérivées, et une ligne d'action s'ouvrirait à nous sur la rive opposée. 45. Le 17 avril 1864. 46. La Prusse et l'Autriche faisaient alors Ja guerre au Danemark pour annexer le Schleswig et le Holstein. 47. Note de Herzen : « N'est-ce pas curieux que Garibaldi, dans son appréciation de la question du Schleswig-Holstein, se rencontre en pensée avec Karl Vogt? Vogt était résolument oopposé à toute extension des territoires germanique& et à toute annexion. II redoutait de Jes voir devenir des Etats consolidés par le despotisme et oJ'arbitraire, et dominés par leurs armées. » (A.S.)
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Je lui fis remarquer que les Allemands étaient de terribles nationalistes, qu'on les avait étiquetés « cosmopolites » parce qu'on ne ]es connaissait que par les .Jivres. Ils étaient aussi patriotes que ]es Français, mais ceux-ci le manifestaient plus calmement, sachant qu'on les craignait. Les Allemands, connaissant la mauvaise opinion des autres nations à leur égard, font l'impossible pour soutenir leur réputation. - Croyez-vous, ajoutai-je, qu'il existe des Allemands qui voudraient rendre la Vénétie et le quadrilatère ? 48 Venise, passe encore, ce problème est trop évident, son injustice trop flagrante, ce nom aristocratique les impressionne, mais parlez-leur donc de Trieste dont ils ont besoin pour leur commerce, ou de la Galicie et de Poznan, dont ils ont besoin pour les civfliser ! 49 Entre autres choses, je répétai à Garibaldi mon entretien avec Ledru-Rollin et ajoutai que, selon moi, cet homme avait raison. - Sans aucun doute, répondit Garibaldi, parfaitement raison. Demain j'irai chez .Jui et chez Louis Blanc. Ne pourrions-nous pas y passer maintenant ? ajouta-t-il. Nous nous trouvions sur la route de Wandsworth, et LedruRollin demeure à St John's Wood, à huit miles de là. Force me fut de lui répondre, à la manière de l'imprésario, que c'était « matériellement impossible ». De nouveau, Garibaldi devenait par moments pensif et silencieux, de nouveau ses traits reflétaient cette affliction profonde à laquelle j'ai fait allusion. Il fixait son regard au loin, comme cherchant quelque chose à l'horizon. Je ne le dérangeais pas et ~e regardais en songeant : « Qu'il soit ou non " un glaive dans la main de la Providence ", à coup sûr, ce n'est pas un chef militaire de profession, ni un général. Il a dit une sainte vérité en déclarant qu'il n'était pas un soldat, mais tout bonnement un homme qui avait pris les armes pour défendre son foyer profané. C'est un apôtreguerrier, prêt à prêcher la croisade et à en prendre Ia tête, prêt ·à donner son âme, ses enfants, pour son peuple, à porter et à recevoir des coups terribles, à arracher le cœur de son ennemi, à en éparpiller 1es cendres ... puis, oubliant sa victoire, à lancer son épée sanglante et son fourreau au fond de la mer. :. Tout cela, justement cela, a été compris par les peuples, par les masses, par· la populace, avec cette clairvoyance, cette révélation reçue qui fit jadis comprendre aux esclaves de Rome J'incompréhensible mystère de la venue du Christ, et poussa des foules d'hom48. Cf. note 74, chap. vu. 49. Le congrès de Vienne avait attribué Trieste et la Galicie là l'Autriche, POZllan (Posen) à la Prusse.
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mes fatigués et chargés, des femmes et des vieillards, à prier devant la croix d'un. crucifié. Pour eux, comprendre signifie croire, et croire, signifie révérer et prier. C'est pour ce:la que le tout Teddington plébéien se bousculait devant les grilles de notre demeure, attendant Garibaldi dès le matin. Quand nous nous approchâmes, la foule se rua avec une sorte de frénésie pour le saluer; elle lui serrait la main, criait 1; God bless you, Garibaldi ! 50 Les femmes s'emparaient de sa main pour la baiser et baiser aussi le bord de son vêtement - j.e l'ai vu de mes yeux - , levaient leurs enfants vers lui, pleuraient... Lui, comme au milieu de sa famille, serrait les mains en souriant, saluait et pouvait à peine se frayer un chemin jusqu'à mon perron. Lorsqu'il en gravit les marches, les cris redoublèrent; il ressortit à nouveau et, les deux mains sur sa poitrine, s'inclina de tous les côtés. Le peuple se calma, mais resta là jusqu'au départ de Garibaldi. Il est difficile pour ceux qui n'ont jamais rien vu de pareil, à ceux qui ont grandi dans les chancelleries, les casernes et les antichambres, de comprendre un semblable phénomène : un « flibustier », le fils d'un marin de Nice, un matelot, un insurgé... et cette réception royale ! Qu'avait-il fait pour le peuple anglais ? Et les bonnes âmes de s'interroger, de se creuser la tête pour trouver une texplication, cherchant le ressort secret : « On s'étonne de (a fourberie avec laquelle, en Angleterre, Ies autorités savent organiser les· manifestations ... Nous ne sommes pas dupes, wir wissen was wir wissen, nous aussi nous avons lu Gneist ! 51 » Qui sait? Peut-être que le batelier napolitain qui jurait que la médaille de Garibaldi et celle de Ia Vierge le protégeaient dans qa tempête 52 était acheté par le parti de Siccardi et le ministère de Venosta? 53 Bien qu'il semb!e douteux que nos Vidocq journalistiques, surtout les Moscovites, sachent 'déceler très lucidement le jeu de maîtres tels que Palmerston, Gladstone et C 1e, ils pourraient à la 50. « Dieu vous bénisse, Garibaldi ! r& 51. Herzen ironise sur les idées et l'article du réactionnaire russe, Katkov, qui sur œ ton expliquait les manifestations !Populaires à Londres en l'honneur de Garibaldi, dans le journal Moskovskié Védomosti. Il s'inspirait de Gneist, nationaliste aldemand, et de son ouvrage Das heutige englisch Ver/assungs und Verwaltungsrecht (Berlin 1857). Wir wissen was wir wissen : « Nous savons ce que nous savons ». 52. Note de Herzen : « Kolokol, n• 177. » ll s'agit d'un commentaire à sa lettre à Garibaldi, datée de novembre 1863, et rpubliée dans Kolokol dans [e numéro qu'il mentionne ci-dessus (1864). (A.S.) . 53 • .Siccardi vota une l.oi suppri!llaiM: les privilèges du clergé; Venosta signa les accords avec Ia France iPOur l'évacuation des Etats pontificaux. {A.S.)
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rigueur mieux le comprendre {à cause de la sympathie d'une minuscule araignée pour une grosse tarerttule) qu'ils ne comprennent la réception de Garibaldi. Et c'est tant mieux pour eux, car, s'ils déchiffraient ce mystère-là, ils seraient obligés de se pendre sur le tremble le plus proche 54. Les punaises ne peuvent vivre heureuses que parce qu'elles ne se doutent pas de leur puanteur. Malheur à la punaise qui se découvrirait un sens olfactif humain ! ... Mazzini arriva immédiatement après Garibaldi. Nous aliâmes tous l'accueillir au portail. Le peuple, en apprenant de qui il s'agissait, lui fit un accueil bruyant. En fait, le peuple n'a rien contre lui; cette peur de bonne femme devant Ie conspirateur, l'agitateur, commence avec les boutiquiers, les petits possédants, etc. Les quelques paroles prononcées par Mazzini et Garibaldi sont connues des lecteurs de Kolokol, et nous ne jugeons pas utile de les répéter 55. ... Tout le monde était si frappé par ce que Garibaldi disait de Mazzini, par la sincérité de son ton, par l'ampleur des sentiments qui y résonnaient, par ia solennité qùe leur prêtait une suite d'événements antérieurs, que personne ne répondit; seul Mazzini tendit la main, et par deux fois répéta : « C'est trop! » Je ne vis pas un seul visage, y compris ceux des domestiques, qui ne parût pas recueilli, marqué par la conscience que de grandes paroles venaient de tomber et que cette minute entrait dans :l'Histoire. Lorsque Garibaldi parla de la Russie, je m'approchai de lui un verre à la main, et lui dis que ce toast parviendrait à nos amis dans les casemates et les mines, et que je le remerciais en leur nom 56. Nous passâmes dans une autre pièce. Quelques personnes s'étaient rassemblées dans le corridor. Soudain se faufile un vieil Italien, émigré de longue date, un pauvre fabricant de glaces; il saisit 54. Herzen surnommait M. N. Katkov « Vidocq ». Ici, il paraît s'en ·prendre à un article de tête paru dans les Mosskovskié Védomosti du 23 avril 1864, article insultant pour Garibaldi, et visant tout spécialement sa visite à Herzen. Tout ce qu~ selon Katkov, était une « mise en scène » du gouvernement anglais « dans des buts diplomatiques ». 55. Herzen relata ces discours -dans le numéro 184 de Kolokol, du 1•• mai 1864. Nous pouvons nous demander si Herzen, ·avec ses sentiments à la fois nyriques et épiques pour Garibaldi, et sa tendance à la « grande peinture », n'a pas exagéré les effets de cette Tencontre ? Elle ne pouvait en quelques heures conciJier des attitudes 'Politiques inconciliables. 56. Garibaldi avait bu « à la jeune Russie qui, sous l'étendard de Terre et Liberté, bientôt tendra à ;la Pologri.e une main fraternelle, reconnaîtra son égalité et son indépendance et effacera le souvenir de la Russie tsariste... A ces Russes qui, derrière notre ami Herzen, ont le :plus œ11vr.é. ·pour le développement de cette Russie-là... A la religion du devoir, qui nous donne les forces pour la lutte et la · · mort, au nom de ces idées... »
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Garibaldi par un pan de son vêtement, l'arrête et, inondé de :}armes, lui dit ,: - A présent, je peux mourir; je l'ai vu, je l'ai vu! Garibaldi étreignit, embrassa le vieil homme, et lui, tout en se reprenant et s'embrouillant, commença avec .J'effarante rapidité du parler populaire à raconter toutes ses aventures à Garibaldi. Il couronna son discours avec une merveilleuse fleur d'éloquence méridionale : - Maintenant je vais, moi, mourir ·en paix, mais vous - que Dieu vous bénisse - vivez longtemps, vivez pour notre patrie, vivez pour nous, vivez jusqu'à ce que je ressuscite d'entre les morts! II :lui saisit une main qu'il couvrit' de baisers et s'en alla en sanglotant. Si habitué que fût Garibaldi à tout cela, il était de toute évidence bouleversé et s'assit sur un petit divan. Nos dames l'entourèrent 57. Je me tins près de lui. Il paraissait obnubilé par des pensées pénibles, et, cette fois, n'y tenant plus, il dit : - Parfois je suis effrayé et si accablé que je crains de perdre la tête ... C'est trop de bonheur... Je me souviens que du temps où, exilé, je revins d'Amérique à Nice, et revis la maison paternelle, retrouvai ma famille, ma parentèle, 1es lieux familiers, les gens que je connaissais, je fus accablé de bonheur... Vous savez, ajouta-t-il en se tournant vers moi, tout ce qui s'est passé ensuite et quelle suite de calamités... L'accueil du peuple anglais a surpassé mes espérances... Que va-t-il arriver à présent ? Qu'est-ce qui nous attend demain ? Je n'avais pas un seul mot rassurant, et sa question me faisait frémir intérieurement : « Et maintenant ? Quel sera son avenir ? :b ... Il était temps de partir. Garibaldi se dressa, me serra très fort dans ses bras, prit amicalement congé de tous. Ce furent ·derechef les cris, les hourrah ! Et à nouveau deux gros policiers et nous qui, tout en souriant et en implorant, avancions dans 1a brèche. De nouveau God bless you Garibaldi, for ever! 58, et la voiture partit en toute hâte. Nous gardâmes tous un état d'esprit exalté, calmement solennel, comme après un office de fête religieuse, après un baptême ou le départ de .Ja mariée. Tous avaient le oœur comblé, tous revoyaient en pensée les détails, ct revenaient à la redoutable question sans réponse : « Que va-t-il arriver à présent ? '» 57. Il y avait là, en tout cas, Natalie Ogarev. 58. c Dieu vous bénisse, Garibaldi, à jamais 1 :.
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Le prince P. B. Dolgoroukov 59 fut .le premier à prendre une feui:Ile de papier pour noter les deux toasts. Il les transcrivit correctement, d'autres les complétèrent. Nous les montrâmes à Mazzini et aux autres, et rédigeâmes un texte qui, avec des modifications insignifiantes, fit Je tour de l'Europe comme une étincelle électrique, provoquant des cris d'enthousiasme et des rugissements d'indignation. Ensuite Mazzini s'~n alla, les autres invités suivirent. Nous restâmes seuls avec deux ou trois amis proches, et le crépuscule descendit doucement. Combien ;;incèrement et profondément j'ai regretté, mes enfants, que vous ne fussiez pas avec nous en ce jour ! Il est bon de se souvenir de telles journées pendant de longues années; elles rafraîchissent l'âme et nous réconcilient avec le mauvais côté de la vie. Elles ne sont guère nombreuses ...
59. Noble russe émigré, « pamphlétaire :. qui coHaborait à plusieurs :revues et au Kolokol.
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-IVPRINCE'S GATE 60
« Que va-t-il arriver à présent :. ?... L'avenir immédiat ne se fit pas attendre. Comme dans les antiques épopées, au moment où le héros se repose paisiblement sur ses lauriers, festoie ou dort, la Discorde, la Vengeance et l'Envie, en habits de parade, se réunissent quelque part sur des nuages. La Vengeance et l'Envie préparent un poison, forgent leurs poignards, tandis que Ia Discorde manie les soufflets et aiguise les lames. C'est ce qui s'est passé alors, dûment transposé dans nos mœurs paisibles et douces. En notre siècle, ces choses-là sont accomplies par des humains tout simplement, ·et non point par des allégories. Des hommes se rassemblent dans des salons brillamment éclairés, pas du tout « dans les ténèbres de la nuit », avec des laquais poudrés en guise de furies échevelées. Les décors ·et les horreurs des poèmes classiques et des pantomines enfantines sont remplacés par un jeu, simple et paisible, avec des cartes truquées, et la magie cède la place aux habituelles fourberies commerciales, où « l'honnête :. marchand vous vend une sorte de cirage à la groseille mêlé d'alcool et vous jure que c'est du porto, et même de l'old port « trois étoiles ». Il sait que même si nul ne le croit, nul ne lui intentera un procès, et celui qui le ferait serait le dindon de la farce. Au moment même où Garibaldi qualifiait Mazzini de « maître et ami » et dis·ait qu'il était le semeur précoce et vigilant, seul debout dans le champ alors que tout dormait autour de lui, qu'il avait montré la voie à ceux qui s'éveillaient et au jeune guerrier qui brûlait de combattre pour sa patrie et allait devenir J.e chef du peuple italien; au moment où, entouré d'amis, il regardait le pauvre émigré italien répétant son Laisse-moi Seigneur aller en paix, et pleurait presque avec lui; au moment où il nous confiait son secret effroi devant l'avenir... des conspirateurs avaient résolu de se défaire à tout prix de cet hôte gênant. Et bien que ce complot 60. Demeure londonienne de Charles Seely, où Garibaldi vécut du 20 au 28 avril, après .avoir quitté Stafford Bouse. {A.S.)
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groupât des hommes qui avaient vieilli dans la diplomatie et l'intrigue, avaient iblan.:hi et fléchi dans les chicanes et l'hypocrisie, ils jouèrent leur jeu tout aussi bien que l'honnête boutiquier qui, en vous donnant sa parole d'honneur, vous vend son cirage à la groseille pour de l'old port « trois étoiles ~. Le gouvernement anglais n'a jamais ni invité, ni fait chercher Garibaldi. Tout cela, ce sont des balivernes, inventées par de judicieux journalistes du Continent. Les Anglais qui l'ont invité n'ont rien de commun avec le ministère. L'hypothèse d'un plan du gouvernement est aussi inepte que la subtile remarque de nos crétins 61 assurant que Palmerston avait donné à Stansfield son poste à l'Amirauté, justement parce qu'il était un ami de Mazzini. Notez que les assauts les plus furieux contre Stansfield et Palmerston n'y faisaient aucune allusion, pas plus au Parlement que dans les journaux anglais : semblable vulgarité eût provoqué autant d'amusement que celle d'Urquhart accusant Palmerston d'être à .Ja solde de la Russie. Robert Chambers 62 et les autres demandèrent à Palmerston si la venue de Garibaldi ne serait pas désagréable au gouvernement. Palmerston lui répondit comme il était seyant qu'il le fît : une visite du général Garibaldi en Angleterre ne pouvait être désagréable au gouvernement qui, de son côté, ne refusait pas qu'il vienne, mais ne l'invitait pas non plus. Garibaldi accepta de venir pour poser à nouveau en Angleterre la question italienne, recueillir assez d'argent pour entreprendre une campagne en Adriatique et, le fait accompli, entraîner VictorEmmanuel. Voilà tout. Ceux qui l'avaient convié, comme tous ceux qui souhaitaient sa venue, savaient parfaitement bien que Garibaldi serait accueilli par des ovations. Toutefois ils ne s'attendaient pas au tour que prirent les événements au sein du peuple. A la nouvelle que « l'homme à la chemise rouge ~~. l'Italien « blessé par une balle italienne ~ venait lui rendre visi~e, le peuple anglais tressaillit et agita ses ailes; déshabitué de voler, il avait perdu sa souplesse à force de labeur pénible et incessant. n n'y avait pas que de la .ioie, de l'affection dans cet « envol ~. il y avait aussi des plaintes, des gémissements : l'apothéose de l'un comportait un jugement sévère sur les autres. 61. D'après I.emke ce serait une allusion à Katkov et à ses Moskovskié Védomosti. 62 R. Chambers, éditeur et écriv·ain, avait rendu visite l Garibaldi dans son ile de Caprera (au large de la Sardaigne) et l'avait persuadé de venir avec lui en Angleterre. ns arrivèrent onsemble à Southampton, le 3 avril 1864.
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Rappelez-vous ma ·rencontre avec le constructeur de bateaux de Newcastle. Rappelez-vous que les ouvriers londoniens furent les premiers, dans leur discours de bienvenue, à placer intentionnellement le nom de Mazzini à ~ôté de celui de Garibaldi. Pour l'heure, l'aristocratie anglaise n'a rien à craindre de son peuple infantile, puissant et opprimé. De plus, son talon d'Achille n'a rien à redouter de la révolution européenne. Il n'empêche qu'elle trouva fort désagréable le caractère que prenait la réception de Garibaldi. Ce qui offusquait le plus les pasteurs du peuple à la ·vue de .Ja paisible agitation des ouvriers, c'était qu'elle les écartait de leur ordre établi, les distrayait de leur souci louable, moral et sans issue pour leur pain quotidien, de leur hard labour à vie; ce n'était pas eux qui l'y avaient condamné, ,mais notre Créateur à tous, our Maker 63, Ie Dieu de Shaftesbury, le Dieu du Derby, le Dieu des Sutherland ·et des Devonshire - dans son insondable sagesse et son infinie bonté. Naturellement, il ne vint jamais à l'esprit de la vraie aristocratie anglaise de chasser Garibaldi. Au contraire, elle essaya de l'absorber, de le cacher au peuple derrière une nuée d'or, comme se cachait Héra aux yeux bovins quand elle s'amusait av.ec Zeus. L'aristocratie comptait choyer Garibaldi, le gaver, l'enivrer, ne pas le laisser revenir à lui, ni reprendre ses esprits, ni rester un moment seul. Il veut de l'argent ? Ils ne peuvent lui en amasser beaucoup, .ceux qui sont condamnés par la bonté de notre Créateur (celui de Shaftesbury, Derby, Devonshire) à une pauvreté tranquille et bénie! Nous lui jetterons un demi-miUion, un million de francs, la moitié d'un pari ~ur un cheval aux courses d'Epsom. Nous lui achèterons : Un village, une villa, une maison Et cent mille en argent pur. Nous lui achèterons le reste de Caprera 64, un yacht merveilleuxil aime tant bourlinguer sur les mers - , et, pour qu'il ne gaspille pas l'argent à des vétilles (par « vétilles », ils entendaient la libération de l'Italie), nous veillerons sur ses biens et ne lui laisserons profiter que des intérêts 65, Tous ces plans étaient mis en scène de la façon la plus brillante, mais sans grand succès; Garibaldi était comme la lune par une 63." « Notre Créateur. » 64. Garibaldi avait acheté une .partie de ·l'île de C(!,prera et s'y était retiré. 65. Note de. Herzen.: « Comme si Garib&ldi demandait de l'argent pour lui! Evidemment, i.J refusa la dot offerte par l'aristocratie anglaise dans des conditions aussi absurdes; ceci au grand dam des journaux policiers qui avaient compté sou par sou la somme qu'il emporterait à Caprera. »
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nuit d'orage : les nuages avaient beau s'amasser, courir, se succéder, il réapparaissait, clair et lumineux, et brillait sur nous, ici-bas. L'aristocratie commençait à être quelque peu embarrassée. Ce furent les hommes d'affaires qui vinrent à son secours. Leurs intérêts étaient trop éphémères pour qu'ils pensent aux conséquences· roorales de l'agitation; il leur fallait être maîtres de l'instant : il leur semblait qu'un César avait froncé les sourcils, qu'un autre s'était rembruni... Pourvu que les tories n'en profitent pas !... L'affaire Stansfield était bien suffisante ... Par bonheur, à ce moment-là Clarendon ·éprouva le besoin de faire un pèlerinage aux Tuileries 66. Ce n'était vraiment pas nécessaire, et il revint aussitôt. Napoléon lui parla de Garibaldi et exprima sa satisfaction de voir le peuple anglais honorer les grands horomes. Drouyn-de-Lhuys 67 parla, c'est-à-dire ne dit rien, mais s'il avait seulement balbutié quelque chose, on lui eût répondu ~ Je suis né près du Caucase ... Civis romanus sum ! 68
Quant à l'ambassadeur d'Autriche, il ne se réjouit même pas. de la réception de l'Umwiilzungsgenera[69. Tout a:llait donc pour le mieux. Mais quelque chose leur rongeait le cœur... Le ministère n'en dort pas. Le « premier » chuchote avec le « deuxième », celui-ci avec un ami de Garibaldi; l'ami chuchote avec un parent de Palmerston, avec Lord Shaftesbury, avec son grand ami, Seely, et celui-ci avec le chirurgien Fergusson. Fergusson, qui ne s'était jamais soucié de son prochain, écrit lettre sur lettre au sujet de la ma!ladie de Garibaldi. Gladstone, les ayant lues, a encore plus peur que le chirurgien. Qui eût cru qu'une si grande dose d'amour et de compassion pouvait parfois se trouver sous le portefeuille d'un ministre des Finances ! 66. Lord Clarendo.n était entré récemment au ministère Palmerston. Il fut envoyé en mission aux Tuileries pour dissiper certains « malentendus :t liés à la venue de Garibaldi en Angleterre. LI eut des « entretiens .confidentiels • avec Napoléon III. du 14 au 19 avril 1864. (A.S.) 67. Alors ministre des Affaires étrangères de Napoléon UI. 68. Le premier vers est de Pouchkine, dans La Fontaine de Baktchissaraï. La phrase latine, bien des fois prononcée depuis Saint..Paul, fait allusion à une réplique de Palmerston au Parlement, lors du conflit anglo-.grec, en 1850. Les commentateurs de A.S. pensent que Herzen ironise ici sur le sens aigu qu'avaient les Britanniques de leurs privi.lèges, et suggère que le ministre français, au moindre reproche, se serait fait rabrouer; c'est un peu « tiré par Jes cheveux 1 » 69. « Le général du grand bouleversement :t : L'Autriche ne pouvait tpas voir d'un œil favomble la réception d'un homme dont le but était de chasser définitivement les Autrichiens de l'Italie, et venait demander l'aide de l'Angleterre pour I.Ibérer la Vénétie. Donc « le César qui s'était rembruni :t, c'est l'empereur d'Autriche.
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... Le lendemain de notre fête, je me rendis à Londres. A ;la gare, j'achèt~ un journal du soir et je lis, en majuscules : « La maladie du général Garibaldi », puis la nouv·elle de son prochain départ pour Caprera, « sans passer par aucune viUe d'Angleterre ». N'ayant pas les nerfs sensibles de Shaftesbury, ne m'inquié:. tant pas de la santé de mes amis autant que Gladstone, je ne fus nullement alarmé par la nouvelle de cette maladie d'un homme que j'avais vu hier en parfaite santé. Bien sûr, il y a des maladies foudroyantes : l'empereur Paul 1"", par exemple, ne fut pas malade longtemps, mais Garib:1ldi était ioin d'une attaque d'apoplexie 70, et si cela lui était arrivé, un de ses amis m'en aurait avisé. Aussi, n'était-il pas difficile de deviner qu'il s'agissait d'un tour de pliSsepasse, d'un coup monté. , Il était trop tard pour aller chez Garibaldi. Je me rendis chez Mazzini, que je ne trouvai pas chez lui, puis chez une certaine dame, de qui j'appris l'essentiel de la « compassion ministérielle » pour la maladie du grand homme. Mazzini arriva chez e:Ile. Je ne l'avais jamais vu ainsi : ses traits, sa voix étaient imprégnés de larmes. On peut connaître en gros toute l'affaire d'après le discours prononcé par Shaen lors du second meeting de Primrose Hilf11. II nommait les « conspirateurs '» et décrivait les circonstances assez correctement. Shaftersbury était venu consulter Seely, qui, en homme d'affaires, déclara aussitôt qu'une lettre de Fergusson était indispensable. Le chirurgien est un homme trop courtois pour refuser pareille :lettre. C'est elle que les « conspirateurs » apportèrent à Stafford Bouse, le dimanche soir, 17 avril. Leur conciliabule eut lieu tout à côté de la chambre où Garibaldi était assis tranquiilement et mangeait du raisin, sans savoir ni qu'il était malade, ni qu'il allait partir. Enfin ~e courageux Gladstone prit sur Iui le rôle difficile et entra, en compagnie de Shaftesbury et de Seely, dans la chambre de Garibaldi. Gladstone persuadait des parlements entiers, des universités, des corporations, des députations. Faut-il donc s'étonner s'il sut persuader Garibaldi, d'autant plus qu'il tenait son discours 70. L'empereur Paul I•• de Russie fut, comme on le sait, assassiné ttar un groupe de conjurés le ter mars 1800. On fit passer sa fin soudaine pour une attaque d'apoplexie. 71. William ShDA!n, avocat, ami de Mazzini et de Stansfield, prononça· uli discours le 6 mai 1864, .au nom du Comité des ouvriers, pour protester contre l'attitude du gouvernement à l'égard de Garibaldi. Shaen publia son discours dans Œe Times du 9 mai, et Herzen fonda sur cet article son récit des manœuvres insidieuses qui contraignirent GaribaMi 1! quitter l'An~leterre. (Le premier meeting de Primrose Hill : .p. 256 du présent chapitre.)
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en italien et faisait bien puisque, tout en étant quatre dans cette chambre, il n'y avait pas de témoins ! Garibaldi commença par lui répliquer qu'il se portait bien. Mais le ministre des Finances ne pouvait accepter Ie fait fortuit de sa bonne santé comme justification, et lui démontra, document en main, que selon Fergusson il était malade. Enfin, devinant que cette tendre sollicitude recouvrait autr-e chose, Garibaldi demanda à Gladstone si tout cela signifiait qu'ils souhaitaient son départ ? Gladstone ne lui cacha pas que sa présence compliquait en bien des manières une ~ituation déjà assez difficile. - Dans ce cas, je pars. Radouci, Gladstone s'effraya de ce succès trop manifeste et lui proposa de visiter deux ou trois villes avant de regagner Caprera. - Je ne saurais choisir entre Ies villes, Tétorqua Garibaldi, offensé, et je vous donne ma parole que je serai parti dans deux jours. Le lundi, il y eut une .ihterpellation au Parlement. Ce petit vieux écervelé de Palmerston, dans l'une des deux Chambres, Clarendon, le pèlerin pressé, dans l'autre, s'expliquèrent sur tout avec une conscience pure. Clarendon assura les pairs que Napoléon III n'avait nullement exigé l'expulsion de Garibaldi. Palmerston, de son côté, ne souhaitait absolument pas l'éloigner, il était seulement inquiet pour sa santé... Et c'est là qu'il entra dans tous les détails que donne une épouse aimante à un médecin envoyé par une compagnie d'assurances : ses heures de sommeil et de repas, Ies séqu~lles de sa blessure, son régime, ses troubles, son âge. La s·éance du Parlement s'était muée en consultation médicale. Le ministre se référait ni à un Chatham, ni à un Campbell 72, mais à des manuels de médecine et à Fergusson, qui l'avait assisté au cours . de cette opération délicate. L'Assemblée législative décréta que Garibaldi était malade. En Angleterre, villes et villages, comtés et banques sont régis avec un maximum de discernement personnel. Le gouvernement, qui repousse jalousement tout soupçon d'ingérence, qui laisse mourir quotidiennement les gens de faim, par crainte de restreindre l'autonomie des work-houses 73, qui permet de tuer de travail des popu·lations entières ·et d'en faire des crétins, se métamorphosait sou· dain en garde-malade, en infinnier... Ces hommes d'Etat abandonnent le gouvernail du grand vaisseau et parlent tout bas de la santé d'un homme qui ne le leur demande pas, et lui prescri72. Chatham {comte) : titre de William Pitt, l'aîné; Campbell (Lord) : juriste éminent, Lord Chancelier en 1859. 73. Asiles pour indigents.
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vent, sans le consulter, l'océan Atlantique et l'Ondine 74 de Sutherland. Le ministre des Finances, oubLiant son budget, son incometax, son débit et son crédit, participe à la consultation. Le Premier ministre fait son rapport au Parlement sur ce cas pathologique. Mais est-ce que l'autonomie des jambes et de l'estomac est moins sacrée que la liberté arbitraire des établissements charitables qui servent d'introduction au cimetière ? Il n'y avait pas bien longtemps que Stansfield avait pâti de ce que, tout en servant la reine, il ne s'était pas cru obligé de se brouiJ:ler avec Mazzini. Et maintenant les ministres les mieux placés rédigent non plus des harangues, mais des prescriptions, et se donnent un mal infini pour conserver la vie à un homme tout aussi révolutionnaire que Mazzini. Garibaldi aurait dû douter des désirs du gouvernement, dont l'avaient prévenu des amis trop empressés, et rester. Mais pouvaiton douter des paroles d'un Premier ministre, adressées aux représentants de l'Angleterre? C'est ce que pensaient tous ses amis. - Les paroles de Palmerston ne peuvent délier ma parole d'honneur, rétorqua Garibaldi. Et il ordonna de faire les bagages. Ça, c'était Solférino! II y a 1ongtemps, Bélinski avait fait observer que le secret du succès des diplomates réside dans le fait qu'ils nous traitent comme des diplomates, alors que nous les traitons comme des hommes. Maintenant vous saisissez pourquoi un jour plus tard, notre fête, le discours de Garibaldi et ses paroles à Mazzini n'auraient pas eu la même signification... .. :-Le lendemain (l9 avril), je me rendis à Stafford House, où j'appris que Gwibaldi avait déménagé chez Seely, 26, Prince's Gate, près des jardins de Kensington. Je m'y rendis. Il n'y avait pas moyen de parler à Garibaldi, car on ne Œe quittait pas des yeux ; une vingtaine de visiteurs déambulaient, restaient assis, se taisaient ou parlaient dans le salon et le cabinet. - Vous partez? lui dis-je, et je olui pris la main. Il serra la mienne et me répondit d'une voix attristée : - le me plie aux nécessités. Il devait partir je ne sais où. Je le laissai et descendis au rez-dechaussée, où je trouvai Saffi, Mordini, Guerzoni et Richardson. Ils étaient tous hors d'eux à cause du départ de Garibaldi. Mme Seely entra, et derrière elle une Française âgée, maigre, vive, qui s'adressa avec une extrême éloquence à la maîtresse de maison, parlant du 74. I.e yacht du duc de Sutherland sur lequel il emmena Gariba:Idi jusqu'à il'île de Malte. li lui proposa de faire une croisière en Orient, mais Gariba!ldi refusa et retourna rà Caprera•. (A.S.)
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bonheur de faire la connaissance d'une personne aussi distinguée. Mme Seely se tourna vers Stansfield pour le prier de traduire. La Française poursuivait : - Ah ! mon Dieu, comme je suis contente ! Ce doit être votre fils ? Permettez que je me présente. Stansfi:eld détrompa la Française, qui n'avait pas remarqué qu'il avait le même âge que Mme Seely, et lui demanda ce qu'elle désirait. Elle me jeta un regard (Saffi et les autres étaient partis) et dit : - Nous ne sommes pas seuls. Stansfield me nomma. Elle me fit immédiatement un discours et me pria de rester, mais je préférai les laisser en tête à tête et remontai à l'étage. Ua moment plus tard Stansfield me rejoignit, portant une espèce de crochet ou de crampon. C'était une invention de l'époux de la dame, qui sollicitait l'approbation de Garibaldi. Les deux: der-niers jours furent troubles et mélancoliques. Garibaldi évitait de parler de son départ et ne disait mot de sa santé. Chez tous
la grande levée.
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Les portes furent ouvertes. Sur le seuil se dressa un maître de cérémonies improvisé, qui tenait à la main une feuille de papier; il commença à débiter d'une voix forte~ comme s'il s'agissait d'un agenda ou d'un livre d'adresses : « The Right Honourable Untel et Untel », « Esquire » « Lady » - « Esquire » - « Lordship » - « Esquire » - « Miss », « M.P. ~ - « M.P. > - « M.P. » 76 sans fin. A l'annonce de chaque nom s'engouffraient par 1a porte, puis voguaient calmement, de vieilles et jeunes crinolines, des aérostats, des têtes blanches et des crânes chauves, des petits vieux minuscules et grassouillets, des vieillards robustes, et des espèces de girafes étiques, sans pattes de derrière, qui s'étiraient te1lement et essayaient de s'étirer plus encore, que le ,haut de leur tête semblait étayé par d'énormes dents jaunes... Chacun était accompagné de quatre ou cinq dames, ce qui était fort bien, puisqu'elles occupaient la place d'une cinquantaine de personnes et empêchaient ainsi qu'on s'écrasât. Chacun s'approchait de Garibaldi à tour de rôle. Les hommes lui secouaient la main avec cette énergie qui vous fait secouer la vôtre après avoir trempé un doigt dans l'eau bouillante; ce faisant, certains disaient quelques mots, la plupart mugissaient sans parler et s'inclinaient en prenant congé. Les dames elles aussi se taisaient, mais contemplaient Garibaldi si longuement, si passionnément qu'il y aura certainement cette année à Londres toute une moisson d'enfants ayant ses traits; et comme déjà les enfants se promènent en chemise rouge, il ne manquera plus que la cape... Après avoir salué, ils voguaient vers la porte opposée qui ouvrait sur le salon, et descendaient l'escalier; les plus hardis ne se pressaient pas, s'efforçaient de rester sur les lieux. Au début, Garibaldi resta debout, puis se rassit, se releva, enfin s'assit pour de bon. Sa jambe ne lui permettait pas de r·ester debout longtemps, et il ne voyait pas la fin de la réception. Les équipages ne cessaient d'arriver... Le maître de cérémonies continuait à Jire son nécrologue... La musique des Horse Guards 77 éclata. Je traînai à droite et à gauche. Je passai d'abord au salon, puis, emporté par le flot des crinoJines, entraîné par la cascade, je parvins à Ja porte de la pièce où se •tenaient habituellement Saffi et Mordini. Elle était vide. Mon âme était troublée; j'étais éoœuré. Que signifiait cette farce, cette expulsion agrémentée de dorures, et simultanément cette comédie, cette réception royale ? Lrui, je me jetai sur un divan. La musique 76. Divers ·titres nobiliaires et honorifiques. « M,P. » = membre du .Parlement. 77. La garde montée.
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jouait un air de Lucrèce et fort bien. J'écoutai. Oui, certes : Non curiamo l'incerta domani18. Par la fenêtre, j'apercevais une ribambelle d'équipages qui n'avaient pu encore s'approcher. En voici un qui s'ébranle, un deuxième, un troisième, puis un nouvel arrêt... Et je me représentais Garibaldi, assis, la main endolorie, tas et triste; un nuage passe sur son visage mais nul ne s'en aperçoit; et les crinolines continuent à voguer, et les Honorables - chenus, chauves, pommettes saillantes, cous de girafe ... ... La musique tonne, les équipages défilent... Je ne sais comment c'est arrivé, mais je me suis endormi. Quelqu'un a ouvert la porte et m'a réveillé ... La musique tonne, les équipages défilent, on n'en voit pas la fin ... En vérité, ils vont le tuer ! Je suis rentré à la maison. Le lendemain, c'est-à-dire le jour du départ, je suis allé chez Garibaldi à sept heures du matin, ayant passé la nuit à Londres dans ce but. Il était sombre, tranchant. C'est là seulement que i'on pouvait deviner qu'il avait l'habitude du commandement, que sur le champ de bataille et sur la mer il était un chef de fer. li fut pris au dépourvu par un quidam !qui lui amenait un cordonnier : il avait inventé pour lui une chaussure armée d'une tige en fer. Garibaldi, résigné, s'assit dans un fauteuil; ·le cordonnier, qui transpirait abondamment, lui fixa ses fers, puis I'obligea à taper du pied et à marcher un peu; tout paraissait en ordre. - Combien en veut-il ? demanda Garibaldi. - Vous n'y pensez pas, s'exclama Ie quidam, vous ferez son bonheur si vous acceptez son invention ! Ils se retirèrent. - Dans un jour ou deux, ce sera l'enseigne de son échoppe! fit remarquer quelqu'un, tandis que Garibaldi, d'un air implorant, priait le jeune homme qui lui prodiguait des soins : - Au nom du Ciel, délivrez-moi de cet appareil, je n'en puis plus, j'ai mal ! C'était terriblement comique. Après cela parurent des dames aristocratiques; une foule de personnes moins importantes attendaient au salon. Moi et Ogarev nous approchâmes de lui. - Adieu, lui dis-je. Adieu et au revoir à Caprera. Il m'étreignit, s'assit, nous tendit ses deux mains, et, d'une voix qui me fendit véritablement le cœur, il nous dit : 78. Lucrèce Borgia. Opéra de Donizetti. « Nous n'avons cure de l'incertain lendemain. »
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.- Pardonnez-moi, pardonnez-moi. J'ai la tête à l'envers. Venez à Caprera. Et une fois encore, il nous enlaça. Après la réception, il devait aller à Stafford House pour y rencontrer le Prince de Galles. Nous sortîmes par le portail et nous séparâmes. Ogarev se rendait chez Mazzini, moi chez Rothschild. Dans les bureaux de ce dernier, il n'y avait encore personne. J'entrai à la taverne SaintPaul : là non plus, il n'y avait âme qui vive. Je commandai un rumsteck et, dans une totale solitude, je récapitulai les détails de ce « songe d'une nuit de printemps >. , ... Va donc, grand enfant, grande force, grand innocent et grande candeur! Va sur ton rocher, plébéien à la chemise rouge et Roi Lear ! Goneril te chasse, laisse-la donc; tu as ta pauvre Cordelia. Elle ne cessera pas de t'aimer ·et ne mourra point! Le quatrième acte s'achevait... Qu'allait être le cinquième ?
15 mai 1864.
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SBPTIEME IPARTIE(39) (1865-1867) L'IMPRIMERIE RUSSE LIBRE ET LE « KOLOKOL :.
CHAPITRE PREMIER APOGEE ET PERIGEE (40) (1858-1862)
-I-
... Un matin, vers dix heures, j'entends monter d'en bas une voix épaisse et mécontente : - Moi vous dire comça colonel riouss veut vouar. ~ Monsieur ne reçoit jamais le matin, et ... 1 - lé pâr demène. -,-- Et votre nom, monsieur... - Mê voû dirrre colonel riouss, et ici le colonel éleva ·la voix. Jules était très embarrassé. Du haut du palier, je demandai : - Qu'est-ce qu'il y a? - Sé voû? - Oui, c'est moi. - Ordonnez, mon petit père, qu'on me laisse entrer. Votre domestique m'en empêche. - Je vous en prie, montez. La face quelque peu sombre du colonel s'éclaira; entrant en même temps que moi dans mon cabinet de travail, il parut soudain prendre un certain air de dignité, et me dit : - Colonel Untel. De passage à Londres, je me suis fait un devoir de me présenter à vous. J'eus aussitôt l'impression d'être un général, et, lui montrant une chaise, j'ajoutai : - Asseyez-vous. Le colonel s'assit. - Etes-vous ici pour longtemps? - Jusqu'à demain, m'sieur. 1. Tout ce dialogue en italiques est en français (bon ou mauvais) dans le
rex te.
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- Et vous êtes là depuis un certain temps ? - Trois jours, m'sieur. - Pourquoi une si courte visite ,7 - Voyez-vous, ici, sans parler la langue, on est perdu comme dans un bois. Je voulais de tout mon cœur vous voir personnellement, pour vous remercier en mon nom et en celui de mes camarades. Vos publications sont fort utiles : elles contiennent beaucoup de vérité et parfois nous font rire à nous tenir les côtes. - Je vous suis infiniment reconnaissant : c'est la seule récompense que nous ayons reçue à l'étranger. Les publications que vous recev·ez sont-elles nombreuses? - Très nombreuses, m'sieur... Songez au nombre de gens qui lisent chaque page : on les lit et relit jusqu'à ce qu'elles soient trouées, réduites en charpie; il y a même des amateurs pour les recopier. Quelquefois nous nous réunissons pour üre, oui, mais pour critiquer aussi. J'espère que vous autorisez cette franchise d'un militaire et d'un homme qui vous respecte sincèrement ? - Je vous en prie! Ce n'est pas à nous qu'il convient de protester contre la liberté de parole ! - Voilà ce que nous disons souvent entre nous : vos révélations sont d'une grande utilité. Vous savez bien ce qu'on peut dire de Soukhozanèt- bouche cousue!- ou d'Adlerberg 2. Mais, voyezvous, il y a longtemps que vous avez quitté la Russie, vous l'avez trop oubliée, nous ne pouvons nous empêcher de penser que vous y allez trop fort avec le problème paysan ... II n'est pas mûr... 3 -Vraiment? - Vrai de vrai. .. Je suis tout à fait d'accord avec vous : bon sang, nous avons tous la même âme, la même forme à l'image de Dieu ... Et croyez-moi, il y a maintenant bien des gens qui le voient, mais il ne faut pas se presser, c'est prématuré. - Vous croyez ? - Je le pense, m'sieur... Car notre moujik, c'est un fieffé paresseux ... Je veux bien, c'est un ibon garçon, mais un ivrogne et un paresseux. Libérez-le d'un seul coup et il cessera de travailler, il n'ensemencera plus les champs et mourra de faim, tout bonnement. - Mais pourquoi vous faites-vous du souci, colonel ? Personne ne vous a chargé de l'alimentation du peuple russe ... De toutes les objections possibles et impossibles, ce fut celle à laquelle le colonel s'attendait le moins. 2. Le Kolokol dénonçait souvent les méfaits de Guerre de 1856-1861, et d'Adlerberg, ministre de la 3. Rappelons que Jes serfs furent émancipés en colonel eut lieu avant cette date, approximativement
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Soukhozanèt, Cour, depuis 1861. Donc, entre 1858 et
ministre de la 1852. la visite de ce 1860.
- Bien sûr, mais d'un côté... - Ne vous inquiétez donc pas pour l'autre côté. Enfin, il ne va tout de même pas mourir de faim en semant le blé non plus pour son barine, mais pour lui-même ? · - Veuillez me pardonner, j'ai estimé de mon devoir de le dire... Du reste, il me sembl~ que je vous vole trop de temps précieux. Permettez-moi de prendre congé ... - Je vous remercie infiniment de votre visite. - S'il vous plaît, ne vous dérangez pas... Où ê monn kab ? Vous habitez à une bonne distance, M'sieur. - En effet. C'est avec cette scène magnifique que j'ai voulu aborder l'époque de notre floraison et de notre réussite. Des scènes semblables ou similaires se répétèrent continuellement. Ni Ja terrible distance qui séparait ma maison du West-End, que ce fût à Putney ou à Fulham 4 ... ni la porte verrouillée toute la matinée, rien n'y faisait. Nous étions à la mode. Qui n'avons-nous pas vu en ce temps-là ! Bien des personnes paieraient cher aujourd'hui pour effacer leur visite de leur mémoire, et sinon de la leur, du moins de celle des autres ... Mais alors, je le répète, nous étions à la mode, et dans un guide pour touristes, j'étais cité parmi les curiosités de Putney. Il en alla ainsi de 1857 à 1863, mais, auparavant, c'était bien différent. A mesure que la réaction en Europe croissait et s'affermissait après 1848, que Nicolas r· devenait de plus en plus féroce, non pas de jour en jour, mais d'heure en heure, les Russes commencèrent à m'éviter et à me craindre. Au surplus, on apprit en 1851 que j'avais officiellement refusé de retourner en Russie s. Il y avait alors très peu de voyageurs russes. Parfois l'une de mes anciennes relations faisait une appal"ition, me racontait des choses effrayantes, inconcevables pour l'esprit, parlait de son retour avec effroi, puis disparaissait, en regardant autour de lui pour s'assurer qu'il n'y avait pas de compatriote dans les parages. Lorsque A. 1. Saboumv 6 passa me voir à Nice, avec son valet de pied, je fus le premier à considérer cette visite comme un acte 4. Il résida à Putney (« Laurel House », High Street) de septembre 1856 à novembre 1858, et à Fuiham (« Park House ») de novembre 185•8 à mai ou juin 1860. L'imprimerie russe ~ibre eut trois adresses successives : Regent Square, Judd Street, enfin « Thornhill Place <», Caledonian Road (Carr). 5. Cf. B.i D.F., t. III, chap. XL. 6. Le général-major A.l. Sabourov 'Visita Herzen à Nice entre ~uiNet 1851 et janvier 1852. H. lui remit des lettres pour ses amis moscovites. (A.S.)
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héroïque. Traversant clandestinement la France en 1852 7, j'ai rencontré à Paris quelques Russes s. Ce furent les derniers. Les semaines, les mois passaient. .. Pas un son russe, pas un visage russe 9. Personne ne m'écrivait. M. S. Stchepkine fut le premier de ceux qui m'étaient proches à arriver chez moi, à me voir à Londres. J'ai raconté ailleurs cette rencontre 10. Sa venue était pour moi comme une fête de famille : nous célébrâmes une commémoration de tout ce qui était moscovite, et notre état d'esprit à tous deux avait quelque chose de funèbre. La véritable colombe tenant la branche d'olivier da.I}S son bec, ce ne fut pas Stchepkine, mais :le docteur Venski 11. ll fut Ie premier Russe à venir chez nous après la mort de Nicolas 12. Il venait me voir à Chumley Lodge 13, Richmond, et s'étonnait chaque fois que, prononcé ainsi, ce nom s'écrivît Cholmondeley ! Les nouvelles apportées par Stchepkine avaient été sombres; lui-même était d'humeur mélancolique. Venski riait du matin au soir en montrant ses dents très blanches. Ses informations étaient empreintes de cette espérance, de ce caractère sanguin 14, comme disent les Anglais, qui s'était emparé de la Russie après •la fin de Nicolas et avait tracé un sillon Iumineux sur ·le fond sévère de l'impérialisme péter'ibourgeois. Il est vrai qu'il apportait aussi de mauvaises nouvelles de la santé de Granovski et d'Ogarev 15, mais au vrai cela se noyait dans le lumineux tableau d'une société qui s'éveillait, et dont lui-même était un spécimen 16. 7. Bien qu'il fût interdit de séjour en France, Herzen passa huit jours à Paris avant de gagner l'Angleterre, le 25 aoftt 1852. 8. Note de Herzen : « Je ne parle pas, bien entendu, de deux ou trois émigrés. • 9. Griboïédov : Le Malheur d'avoir trop d'Esprit, acte Hl, sc. 22. Cf. B.i D.F., t. III, sixième partie, chap. 1, note 2. 10. Stchepkine était un acteur très célèbre, un ami de Herzen et de son groUiJ16 d'intimes, à Moscou. La rencontre eut dieu en septembre 1853. Herzen en a « parlé ailleurs » dans un article du Kolokol du 1•• octobre 1863. 11. Pseudonyme du docteur Pikouline. Avant de quitter b Russie, en 1855, il avait assuré des liaisons entre Ja 'Russie et l'Occident. Lors de la 'Visite dont H. parle ici, Pikouline, qui avait d'abord séjourné à Vienne, d'où ce nom, Venski « de Vienne ». U apportait des ~ebtres de Granovski et de Ketcher. 12. Nicolas 1•• mourut le 3 mars 1855. 13. H. y résida d'avril à décembre 1855. 14. « Porté à l'OIPtimisme. » 15. Nicolas Ogarev vint ;rejoindre Herzen au printemps de 1856. 16. Note de Herzen : « Venski tombait dans d'étonnants pièges avec la langue anglaise. " Ici nous nous trouvons, dit-il un jour à mon fils, non loin de Ke/1 ". " Je n'ai jamais entendu rparler de cet endroit 1 " " Comment ? C'est un énonne jardin botanique et la première orangerie d'Europe ! " " Demandons au jardinier ". On lui demande : il ne sait pas. Vensk.i déplie un plan : " Tenez, [e voilà, tout près de Richemonn! "C'étaient les jardins de Kew! » (IPron. Quiou.)
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Avec quelle avidité j'écoutais ses récits, reposant les mêmes questions, quêtant les détails ... Je ne sais s'il put apprécier, à ce moment-là ou plus tard, le bien incommensurable qu'il me fit. Trois années de vie londonienne m'avaient fatigué. Il est dur de travailler sans bientôt voir mûrir le fruit; de plus, j'étais trop aliéné d'un milieu proche. Tout en imprimant feuillet sur feuillet avec Ciernecki, en déversant des cargaisons de brochures imprimées et de 'livres dans les caves de Trübner, je n'avais pratiquement aucune possibilité de faire parvenir quoi que ce fût au~delà de la frontière russe. Je ne pouvais pas en rester là : ma presse d'imprimerie russe était l'affaire de ma vie; elle représentait cette poutre de la maison paternelle que les antiques Germains transportaient avec eux. Avec ma presse, je vivais dans une atmosphère russe; avec eUe, j'étais prêt et armé. Mais, malgré cela, mon Iabeur qui se volatilisait dans le vide me lassait; les bras m'en tombaient. Par moments, ma foi faiblissait et cherchait des signes. Non seulement il n'y en avait point, mais je ne recevais pas un seul mot de sympathie venant de Russie. Avec la guerre de Crimée, avec la mort de Nicolas, advient une ère nouvelle. De nouvelles masses, de nouveaux horizons sortent de l'obscurité opaque; on perçoit une certaine animation. Voir clair de loin était difficile : il me fallait absolument un témoin oculaire. Il parut dans la personne de Venslci. Il me confirma que ces horizons n'étaient pas un mirage, mais la réalité, que la barque avait pris le large, et voguait. Il suffisait de regarder son visage illuminé pour croire à ce qu'il disait. Depuis longtemps, on ne voyait plus de tels visages en Russie. Accablé par un sentiment inhabituel chez un Russe, je me souvins de Kant ôtant sa calotte de velours à la nouvelle de la proclamation de la République, en 1792, et répétant le laisse maintenant ton serviteur aller ... du vieillard Siméon 17, Oui, il ·est bon de s'endormir à l'aube... après une longue nuit de tempête, pleinement assuré que se lève un jour merveilleux ! Ainsi mourut Granovski... 18 ... En effet, on voyait venir le matin du jour auquel j'aspirais depuis .J'âge dé treize ans, garçonnet en chemisette de coton, assis avec un « mauvais sujet » semblable à lui (mais plus j·eune d'un an) dans une petite chambre de la « vieille maison » 19 ou dans 17. Evangile de Luc, 1·1, 25-30.
18. Pour Granowski et ses relations avec Herzen, cf. B.i. D.F., t. II, chaJP. xxrx, tcm~be d'un ami. 19'. Allusion à un poème d'Ogarev se ra,pportant à ce temps lointain. En voici des extraits (voir page suivante) :
II : Sur la
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l'ampithéâtre de l'Univ~rsité, entouré de chaleur fraternelle; puis en prison et en exil; à l'étranger, passant par la débâcle de la révolution et par la réaction; au sommet du bonheur familial; enfin brisé, égaré sur le rivage angbis avec mon monologue imprimé. Le soleil s'était couché, llluminant Moscou sous les monts des Moineaux et emportant natre serment d'adolescents 20... Et le voici qui se levait après une nuit qui avait duré vingt ans. Pouvait-il être question de repos et de sommeil? A l'œuvre 1 Et je me suis mis à l'œuvre avec des forces redoublées. Mon travail ne se perdait plus, ne disparaissait plus dans un espace opaque : de bruyants applaudissements, une sympathie chaleureuse arrivaient à tire d'aile de Russie. On s'arrachait L'Etoile polaire 21, L'oreille des Russes, inaccoutumée à la parole libre, cherchait avidement sa fermeté virile, sa franchise sans peur. Ogarev arriva au printemps de 1856. Un an plus tard, le 1•r juillet 1857, sortit la première feuille du Kolokol. Sans périodicité assez rapprochée il ne peut exister de lien véritable entre un organe et un milieu. Un livre demeure, un journal disparaît, mais le livre reste dans la bibliothèque, tandis que le journal pénètre dans le cerveau du lecteur, qui l'assimile si bien à force de redites, qu'il s'imagine y lire sa propre pensée. S'il commence à oublier cette pensée, une nouvelle page de journal {qui ne craint jamais les répétitions) la lui <;oufflera et la rénovera. Vieille maison, vieille amie visitée Enfin. Dans ton abandon J'ai ressuscité le passé... Voici la chambrette; jadis avec l'ami Nous y vivions par l'esprit et par l'âme. Quelles pensées dorées sont nées ici, Dans cette chambre étroite 1 Nos paroles y sont gravées sur les murs, Nos mains les tracèrent... (N. Ogarev : « La Vieille Maison ».) (Cf. B.i D.F., t. I, pp. 133-134.) 20. Cf. Commentaires (41) pour ce serment qui engageait Herzen et Ogarev, tout jeunes encore, à consacrer leur existence à la mémoire des Décembristes et à reprendre leur œuvre, tuée d-ans i'œuf..Le thème du Décembrisme est, rappelons-le, l'un des thèmes majeurs, sinon le plus important, de la pensée de Herzen et de son œuvre. Cf. aussi les belles études de Franco Venturi : Herzen (t. I, pp. 103158) et le Kolokol (pp. 238-295), in Les intellectuels, le Peuple. et la Révolution, t. I, trad. de l'italien par Viviana Pâques, éd. Gallimard, Bibliothèque des Histoires (1972). 21. Revue destinée à l'intelligentsia russe, imprimée dès 1a mort de Nicolas 1•r sur la !Presse ·« libre » de l'imprimerie londonienne, « en souvenir du périodique créé dans les années vingt par certains ... des Décembristes ». Sur Ja couverture, la tête des cinq condamnés à mort... (Pestel, Ryléev, S. Mounviov-Apostoll, M. Bestoujev, Kakhovski). Comme épigraphe H. choisit un hémistiche de Pouchkine : « Que vive la Raison! » (F. Venturi, op. cit. p. 248.)
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En effet, en un an, l'influence du Kolokol dépassa, de loin, celle de L'Etoile polaire. Le Kolokol fut ·reçu en &ussie comme une réponse au besoin d'un organe de presse qui ne fût pas déformé par la censure. La jeune génération nous accueillit chaleureusement. Certaines lettres faisaient monter des larmes à nos yeux... Mais cette jeune génération ne fut pas seule à nous soutenir... - Le Kolokol est une puissance, me disait à Londres - horribile dictu - Katkov, qui ajoutait que notre journal se trouvait sur la table de Rostovtzev 22 pour des informations sur ·le problème agraire... Avant lui, cela m'avait été répété par Tourguéniev et Aksakov et Samarine et Kavéline, par des généraux libéraux, des libéraux conseillers d'Etat, des dames de la Cour avides de progrès et des aides de camp lettrés. Basile Botkine lui-même, fidèle comme un soleil dans sa vénSration pour tout ce qui est fort, considérait Le Kolokol avec attendrissement, comme s'il eût été farci de truffes ! Pour que notre triomphe fût complet, il ne nous manquait qu'un ennemi sincère. Comme nous étions livrés au jugement d'une Sainte Vehme, il ne nous fallut pas l'attendre longtemps : l'année 1858 ne s'était pas écoulée que tomba « la lettre accusatrice » de Tchitchérine 23. Avec la morgue glacée d'un doctrinaire inflexible, avec la roldeur 24 d'un juge incorruptible, il me somma de répondre et, tel Biron, déversa sur ma tête, au mois de décembre, un baquet d'eau glacée 25. Le comportement de ée Saint-Just de la bureaucratie m'étonna. Mais aujourd'hui ... sept ans plus tard 26, la lettre de Tchitchérine m'apparaît comme la fleur de la courtoisie après les fortes paroles et le solide patriotisme de l'époque des Michel21. Il faut dire que la société d'alors avait un état d'esprit différent; aussi « l'acte d'accusation » suscita-t-il une explosion d'indignation; il nous fallut calmer les amis irrités. Nous recevions 22. Rostovtzev, Iakov Ivanovitch (1803-1860), homme irénique, aux vues larges, qui présidait le Comité, formé par Alexandre II, chargé de .préparer le décret d'émancipation des serfs. 23. Tchitchérine, Boris Nicolaïévitch (1828-1904), publiciste et professeur à l'Université de Moscou, rattaché au mouvement monarchico-Iibéra.l, vint à Londres en septembre 1858 pour persuader Herzen de modérer ses attaques contre le tsar. (Gf. B.i D.F., t. H, pp. 265-271.) La lettre de Tchitchérine fut a>ubliée après cette visite, .Je 1•• décembre 1858 dans Le Kolokol, comme Lettre au Rédacteur, Voix de Russie et préfacée par Herzen sous le titre : Acte d'accusation. Cf. Commentaires (42). 24. En français. 25. Selon un roman historique très connu à l'époque : « La Maison de glace », Biron, le cruel favori de l'impératrice Anna 1••, .fit déverser des baquets d'eau glac·ée sur un Ukrainien insoumis, qui Je transformèrent en statue de glace. 26. Note de Herzen : « Ecrit en 1864. » 27. La forte poussée de la réaction, du nationalisme et du chauvinisme en Russie, dall6 les années soixante, est ici qualifiée du nom de ses deux principaux « champions » : Michel Katkov et Michel Mouraviov.
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par dizaines des Jettres, des articles, des protestations. Même les anciens amis de « l'accusateur » lui écrivaient, individuellement ou collectivement, des lettres pleines de reproches; l'une d'elle fut signée par nos amis communs 28 (dont les trois quarts sont aujourd'hui plus proches de Tchitchérine que de nous). Lui-même, plein de vaillance antique, nous envoya cette lettre pour que llOUS la conservions dans notre arsenal. Au Palais d'Hiver, Le Kolokol avait déjà reçu ses droits de citoyenneté. C'est d'après ses articles que ·le tsar ordonna la révision du procès du « .tireur d'élite ·:. Kotchoubéï, qui avait blessé son intendant 29. L'impératrice pleura sur la lett:re que nous lui avions adressée au sujet de l'éducation de ses enfants 30; et l'on raconte que le vaillant secrétaire d'Etat lui-même, Boutkov, dans une crise d'indépendance provocante, répétait qu'il n'avait peur de rien : « Plaignez-vous au tsar, faites ce que vous voulez, au besoin écrivez dans Le Kolokol, tout m'est égal! »Certain officier qu'on avait oublié de promouvoir nous demanda très sérieusement de proclamer ce fait, en insistant particulièrement auprès du souverain. L'histoire de Stchepkine et Guédéonov a été rapportée ailleurs ... 31 Je pourrais relater des douzaines d'histoires semblables ... 32 ... Gortchakov, tout étonné, montrait dans Le Kolokolle compte rendu d'une conférence secrète du Conseil d'Etat, traitant du problème paysan •« Qui donc, demandait-il, pouvait leur communiquer avec tant de précision de tels détails, si ce n'était l'une des personnes présentes ? » 33. Le Conseil d'Etat s'inquiéta et un jour, « entre Boutkov et le souverain », discuta en catimini de la façon de faire taire Le Kolokol. L'intègre Mouraviov 34 conseilla de m'acheter; la girafe 28. Les s~gnataires étaient, en .premier lieu, Kavêline, et, derrière lui, Ivan Tourguéniev, Paul Annenkov, Tioutchev, etc. Cette aettre fut trensmise en mars 1859. (A.S.) 29. Le prince Kotchoubêi a'\"a.it tiré sur son intendant, I. Salzmann; non seu1ement il .avait été acquitté après avoir acheté les juges, mais il fit eDljprisonner l'intendant. Le Kolokol dénonça l'affaire à ·plusieurs reprises, en 1•858 et 1859. La xévisioQ. eut aieu, e·t Salzmann fut libéré. (A.S.) 30. Entre autres, Herzen lui reeommandait de faire instruire ses fils à l'Université, comme le faisait la reine Victoria. 31. Dans un article du Kolokol du t•r octobre 1863, ·après la mort de Stohepkine. Dans Œ'édition K., cet article figure, co=e l'un des chapitres de Ja septième pa;rtie, intitulée alors Ombres Russes. Cf. Commentaires (40). 32. Note de Herzen : « Je les olaisse pour une édition complète. » On n'en a pas trouvé trace dans les manuscrits. (N.d.T.) 33. Le Kolokol du ter mars 1861, 'publia la discussion du .projet appelé, par euphémisme, « la réforme pay~Sanne », qui eut lieu le 28 janvier de na même année. 34. M. N. Mouraviov, membre du Conseil d'Etat, gouverneur de Wilno en 1863, où il se livra à une répression féroce qui lui valut le sobriquet de « Mouraviov le pendeur '». Frère du Décembriste Nikita Mouraviov, il se vantait d'être un
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décorée de l'ordre de Saint-André, Panine, jugea préférable de m'attirer dans le service. Gortchakov, qui jouait entre ces deux « âmes mortes , le rôle de « Mijouïev » 35, eut des doutes quant à ma vénalité et demanda à Panine : - Quel poste pensez- •rous lui offrir ? - Celui de vice-secrétaire d'Etat. - Oh! il ne l'acceptera jamais! fit Gortchakov. Et le sort du Kolokol fut remis à la volonté divine. Or, cette volonté divine se révéla dans le déluge de lettres et de correspondance venant de toutes les parties de la Russie. Chacun écrivait ce qui lui passait par la tête 1; l'un pour soulager son cœur, l'autre, pour se prouver qu'il était un homme dangereux. Mais il y avait également des lettres écrites sous l'emprise de l'indignation, des cris passionnés dénonçant des ignominies quotidiennes. Elles rachetaient des dizaines d' « exercices de style :., comme certaines visites me récompensaient de tous les « colonels riousses ». En fait, l'ensemble des lettres pouvait être partagé entre celles qui ne contenaient pas de faits, mais étaient pleines de cœur et d'éloquence; celles qui contenaient une approbation ou une rebuffade « magistrale :. et celles qui, venant de province, m'apportaient des informations importantes. Ces communications-là offraient en général l'élégante écriture des chancelleries, et comportaient presque toujours un préambule plus élégant encore, imprégné de sentiments élevés et d'une flatterie irrésistible ·: ... Vous avez ouvert l'ère nouvelle de la parole russe et, si l'on peut dire, de la pensée russe. Vous avez été le premier à stigmatiser d'une voix forte, du haut de votre chaire londonienne, les gens qui tyrannisent notre bon peuple, car notre peuple est bon et ce n'est pas pour rien que vous l'aimez. Vous ne savez pas combien de cœurs battent d'amour et de gratitude pour vous dans les lointains les plus lointains de notre lointaine patrie... ... Depuis la brûlante Colchide jusqu'aux glaces de la modeste Oka, de la Kliazma ou de telle province, nous vous considérons tous comme notre unique défenseur. Qui donc, hormis vous, pourrait mettre en accusation un monstre qui, grlJce à son titre et son poste, se tient au-dessus des lois? C'est notre monstre de Président ... (de l'administration fiscale, juridique, domaniale ... prénom, patronyme, nom de famille, rang). Homme sans instruction qui a « Mouraviov qui pend et non un Mouraviov qu'on pend ! » matisé dans Le Kolokol comme concussionnaire. 35. Cf. Gogol, Les Ames mortes, t. 1, chap. IV.
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était souvent stig-
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rampé hors des plus basses sphères des services administratifs jusqu'aux postes les plus élevés, il a conservé toute la grossièreté de l'ancien procédurier et ne refuse nullement les « témoignages de gratitude signés du prince Khovanski » (comme disent les vieux de chez nous) 36. La grossièreté de ce satrape est connue de toutes les provinces alentour; les fonctionnaires fuient la Cour des Comptes comme un lieu maudit. Il se montre insolent non seulement avec nous, mais aussi avec les chefs de bureau. Il a abandonné son épouse et, au scandale général, entretient une veuve (prénom, patronyme, nom de famille, rang de l'époux défunt) que nous avons surnommée la « Mina Ivanovna » de notre province, car c'est par ses mains que tout se fait dans cette Cour 37. Que la voix sonore de votre '« Cloche » réveille et effraye notre pacha au milieu de ses orgies et des embrassements criminels de cette Hérodiade qui frise la quarantaine. Si vous publiez quelque chose, nous sommes prêts à vous fournir d'amples informations : il y a chez nous assez de « cochons coiffés de calottes », comme l'a exprimé l'immortel auteur du génial Revizor 38. P.S. - N'oubliez pas d'évoquer, gr8ce à l'incomparable burin qui vous permet de graver vos mordantes satires, certain lieutenantcolonel de la Garde territoriale, qui, le 6 décembre, au bal du maréchal de la Noblesse (où il arrivait un peu échauffé de chez le maire), se trouvait dans un tel état d'ébriété, qu'en présence des dames les plus huppées et de leurs filles, il recourut à des expressions plus propres aux bains publics et au marché qu'au salon du chef de la classe la plus éduquée de la société.
A côté des lettres me communiquant les secrets de la conduite d'un président, de son épouse ou l'ivrognerie flagrante d'un lieutenant-colonel, nous recevions souvent des missives « poétiques :~~, désintéressées ou absurdes. J'en ai beaucoup détruit ou distribué à des amis, mais certaines sont restées, et je ne manquerai pas d'en faire profiter mes lecteurs à la fin de cette partie 39. L'une des meilleures (me sembie-t-il) émanait d'un jeune officier, qui venait de « s'émanciper ». Elle débutait par des lieux communs et, de manière très modeste et flatteuse, par « Très respecté Monsieur ». Peu à peu, le pouls s'accélérait, venaient les conseils, 36. Au début du XIX" siècle, les billets de banque étaient signés par le prince Khovanski, directeur de la Banque d'Etat. (A.S.) 37. A11usion à Nina Ivanovna Bourkov, maîtresse du comte d'Adlerberg, ministre de la Cour, et la personne la plus proche d'Alexandre II. Insolente et vénale, elle prétendait tout régenter et se mêler des affaires d'Etat. 38. Gogol, Le Révizor, acte V, sc. 8. 39. Cette intention n'eut pas de suite. (L.)
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puis les exhortations ... La fièvre montait ... A la quatrième page (grand format), notre amitié avait atteint un point tel que l'inconnu me disait « mon bon ami ~ et mon cher 40. « Si je t'écris avec tant de sincérité, concluait mon courageux officier, c'est que je t'aime de tout mon cœur ! :. En lisant son épître, c'était comme si je le voyais, ce jeune homme, assis après souper devant sa feuille et une bouteille de quelque chose d'assez corsé ... A mesure que la bouteille se vide, le cœur se remplit, l'amitié croît; en avalant l'ultime gorgée, ce gentil officier m'aime et me reprend, m'aime et voudrait m'embrasser... Mon officier, mon officier ! !Essuyez seulement vos lèvres, et je ne serai pas du tout opposé à notre rapide amitié par contumace ! Du reste, parlant d'officiers, je dois dire que de tous ceux qui nous rendaient visite les officiers étaient les plus sympathiques et les plus sains d'esprit. Les jeunes civils étaient pour la plupart compliqués, nerveux, très absorbés par les affaires de leurs cercles littéraires, dont ils ne sortaient guère. Les militaires étaient plus modestes et plus simples. Ils percevaient l'insuffisance de l'instruction reçue au Corps des Cadets, et, comme conscients de leur mauvaise réputation, aspiraient à aller de l'avant et à apprendre. En réalité, ils n'étaient aucunement plus mal préparés que d'autres, et, selon la loi des réactions morales, ils avaient, sous le joug du despotisme du Corps, su s'imprégner d'un puissant amour pour l'indépendance. Après la guerre de Crimée, cela commença à bouger sérieusement dans le monde des officiers; nous en avons pour preuve les exécutés, tels Slivitski et Arngoldt, les tués, comme Potebnia, ou les condamnés au bagne, comme Krassovski, Obroutchev et d'autres 41. Naturellement, beaucoup, beaucoup d'entre eux ont depuis tourné casaque et ont retrouvé la raison et la loi militaire, mais tout cela est affaire courante. A propos de renégats. Un jeune enthousiaste, un officier, qui m'avait rendu visite à une certaine époque avec le très noble et impeccable Sérakovski 42 et deux autres camarades, en prenant 40. En français. 41. P. M. Slivitski et J. N. Arngoldt furent condamnés à mort en 1862 pour p~rtidpation :à une organisation révolutionnaire. A. A. Potebnia prit part à la révolte polonaise et fut tué par une balle russe, en mars 1863. A. A. Krassovski fut condamné à mort (peine commuée en travaux forcés) pour propagande révolutionnaire parmi les soldats. V. A. Obroutchev fut condamné au bagne pour avoir répandu la célèbre proclamation révolutionnaire : le Grand-Russien. 42. Sérakuwski (Ignace) (1827-1863), l'un des plus brillants membres des mouvements révolutionnaires russo-polonais. Il vint à Londres en 1'860, 1862 et 1863. (K.)
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congé, m'attira au jardin et, me serrant très fort dans ses bras, me dit ': - Si jamais, en quelque circonstance que ce soit, vous avez besoin d'un homme qui vous soit totalement dévoué, pensez à moi... - Sauvegardez votre vie et gardez en vous les sentiments qui vous emplissent, et ne vous trouvez jamais dans les rangs de ceux qui marchent contre le peuple 1 Il se dressa de toute sa hauteur ·: - C'est impossible 1 Mais... si jamais un jour vous entendiez quelque chose de semblable à mon sujet, écrivez-moi avec franchise et rappelez-moi cette soirée ... ... Sérakovski fut hissé sur la potence alors qu'il était déjà blessé; une partie des jeunes hommes qui se trouvaient à Londres en même temps que lui démissionnèrent ·et se dispersèrent ... Je ne tombais jamais que sur un seul nom, et seulement à cause de ses promotions : le nom de mon enthousiaste 1 Dernièrement, l'une de mes vieilles connaissances l'a rencontré aux eaux : il maudissait la Pologne, louait le gouvernement russe puis, voyant que la conversation tournait mal, le « général » se reprit et : - Il me sem:ble, dit-il, que vous n'avez pas encore oublié nos stupides fantaisies de Londres ... Vous vous souvenez des entretiens d'Alpha Raad ? 43 Quelle puérilité et quelle folie ! Je ne lui écrivis point... pour des raisons évidentes.
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....................... ' ....................... . . .... . :
Parmi les marins, il y avait également des hommes excellents, admirables. iParticulièœment parmi les jeunes midships et aspirants dont il émanait une force neuve et fraîche. iF. Kapp m'avait écrit qu'en 1864, à New York 44, lors d'un banquet offert par les marins américains aux marins russes, un jeune aspirant de marine sortit notre portrait (le mien et celui d'Ogarev) et proposa ·en présence de tous de iboire à la santé des « révolutionnaires » 43. Rue où Herzen vécut de mai à novembre 1860. 44. F. Kapp avait connu Herzen à Paris en 1848-1849'. Il avait peu après émigré aux Etats-Unis. Une escadre russe était arrivée en rade de New York en se'ptembre 1863, sous l'amiral Lessovski. (A.S.) Ce paragraphe comporte deux variantes. Nous souhaitons avoir fait le bon choix (N.d.T.)
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russes. La triste affaire Truveller a démontré combien ils peuvent se montrer téméraires. Il vaut la peine de narrer cette histoire 45. En lS61 vint nous voir un jeune marin. Quelque dix ans plus tôt, j'avais connu sa mère à Nice et je me le rappelais petit garçon. On pouvait juger de l'éducation qu'il avait reçue, en l'entendant, à huit ou neuf ans, déclarer qu'après Dieu et ses père et mère il n'aimait personne autant que Nicolas r·. - Pourquoi !'·aimes-tu? lui demandai-je pour le taquiner. - Parce qu'il est mon souv·erain légitime ! Sans doute l'éducation dans cet esprit-là fut-elle donnée après 1848, car auparavant rien de pareil n'existait .chez nous : les enfants étaient élevés sans orthodoxie, aussi bien que sans autocratie. La vie avait guéri ce jeune homme. Il vint chez nous fort triste et préoccupé. Son père était mort - mort condamné, accusé de diverses malversations dans l'affaire du chemin de fer moscovite. C'était un propriétaire foncier de Novgorod, qui aurait accepté certains accommodements. Le fils était convaincu de l'innocence du père et résolu à rétabl-ir, coûte que coûte, sa bonne renommée. Rien ne lui réussissait de ce qu'il tentait en Russie. Il se présenta chez nous avec un portefeuille bourré de documents de contrats, de mémoires du Sénat, de coupures de journaux. Ce n'était pas une plaisanterie que de les trier et d'en rédiger une note pour Le Kolokol. Heureusement, il se trouva que Truveller était un camarade d'université de Kelsiev 46, qui fut chargé de cette rédaction. Truveller nous frappait par son côté solide, mélancolique et enfantin à la fois. En lui s'opérait un travail intense, quelque chose le vrillait. Il ne croyait plus en son « tsar légitime > et parlait ave<: une indignation profonde des mauvais traitements infligés aux matelots. A l'époque, nous échangions une correspondance assez l,lniusante avec certains officiers du « Grand Amiral ·». Si je me souviens bien, il était commandé par Andréev, un beau parleur 41, un iibéral de la tendance « constantinienne » 48, jouissant alors de la faveur du grand-duc; il n'en torturait pas moins ses hommes et 45. Plutôt que de présenter cette histoire dans une note très longue, en petits caractères, comme c'est le cas de A.S. nous avons décidé de la présenter dans le corps du texte, comme dans K. 46. Le chapitre suivant lui est consacré. 47. En français. 48. Le grand-duc Constantin, frère d'Alexandre Il, avait groupé autour de lui quelques h'béraux favorables à l'émancipation des serfs et prônant des réformes urgentes. Quant à Andréev, Herzen se trompe : il commandait non le Grand-Amiral (qui se nommait en. réalité le Général-Amiral) mais la frégate Oleg, sur laquelle on brutalisait les matelots tout autant que sur l'autre frégate,
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injuriait ses officiers aussi bien qu'un non-libéral. Je me souviens qu'il y avait un lieutenant, Stoffregen, qui ne se contentait pas de punir de manière bestiale, mais défendait (comme plus tard le prince de Wittgenstein) la théorie des exécutions militaires. Un jour, nous publiâmes dans Le Kolokol quelques mots à ce sujet. Soudain nous parvient du Pirée une réponse au nom de la majorité des officiers, déclarant qu'il s'agit d'un mensonge. « Au nom de... » mais sans un nom ! Et comme cette lettre n'était pas signée, nous n'en publiâmes pas le dixième de ce qu'elle contenait, et ce que nous imprimâmes nous était connu grâce à des dizaines d'autres officiers de marine. Donc, la lettre collective ne fut pas publiée intégralement. Quelques mois plus tard, Truveller revint pour la seconde fois. Je lui montrai la lettre des officiers qui, visière baissée, défendaient leur commandant. Truveller s'enflamma : il était sûr qu'il s'agissait d'une intrigue, et pour preuve évoqua quelques faits. Je fis une note à tout hasard et la lus à Truveller lors de sa visite suivante. Il se rembrunit. « Eh, bien, me dis-je, il a pris peur. » « Permettez-moi de vous demander cette note. » « Je vous en prie. » Il la lut, prit une plume et la signa. - Que faites-vous ? lui demandai-je. - C'est pour que mon témoignage à moi ne soit pas anonyme. Partant de Londres sur son bateau, il acheta tout une pile de Que faut-il au peuple? du Kolokol et autres publications. Je l'ignorais. Il me fit ses adieux et partit pour la Russie. A Portsmouth, il commit l'imprudence de distribuer les exemplaires qu'il avait achetés à des matelots. Quelqu'un le dénonça et l'affaire s'engagea, qui allait le détruire. Voici ses réponses et une lettre pour sa mère 49. C'était une nature héroïque, et ce n'est certes pas lui qui dira que nous l'avons détruit, comme nous en accusent plusieurs . ... Le ministère de la Marine et moi eûmes un heurt étonnant. Certain capitaine de vaisseau venait chez moi avec son premier lieutenant et d'autres officiers de marine; il m'invita même à son bord pour célébrer la fête de l'un des leurs. Environ deux. jours avant ce festin, j'appris qu'un matelot de son navire avait reçu cent coups de lanière pour avoir bu du vin en cachette, et qu'on se préparait à en torturer un autre pour délit de fuite. J'écrivis au capitaine la lettre suivante, et l'envoyai à son bord par la poste : commandée par J. J. Chestakov - celui que « défendaient ses officiers ,., Le Kolokol signala à maintes reprises les horreurs qui se passaient sur l'une et l'autre frégate. 49. Ces textes n'ont pas été retrouvés. Le Kolokol publia quelques informations sur Truveller et son !procès. Le compte rendu du procès de « l'aspirant des
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Monsieur, Vous êtes venu chez moi et j'ai considéré votre visite comme un signe de votre sympathie pour notre travail et nos principes. m'expliquer franchement avec vous à propos d'une certaine circonstance qui nous a fort chagrinés et nous a conduits à nous demander si nous nous comprenions. Parlant ces jours-ci avec Tchorszewski, j'ai appris de lui que, sur le vaisseau qui se trouve sous votre commandement, les matelots sont cruellement punis au moyen des lanières. A ce propos, j'ai entendu l'histoire d'un malheureux marin qui a voulu s'enfuir et a été repris par la police anglaise (selon une loi ignoble qui fait du matelot un esclave). Ici involontairement je me pose une question : est-il possible que la loi vous contraigne à obéir à des ordres féroces ? Quelle responsabilité pèserait sur vous au cas où vous ne vous soumettriez pas à des exigences qui, de par leur nature, sont contraires à tout sentiment humain ? En dépit de toute la barbare ineptie de nos règlements militaires et navals, je n'ai pas souvenir que leur sévère contrainte implique l'obligation des châtiments corporels sans jugement. Au contraire, ces règlements s'efforcent de limiter l'arbitraire des châtiments ordonnés par les autorités, en limitant le nombre des coups. Il me reste à supposer que vous infligez ces tortures en étant convaincu qu'elles sont justes. Mais, dès lors, vous devez vous demander ce qu'il y a de commun entre nous, ennemis déclarés de tout despotisme, de toute violence et des châtiments corporels au premier chef,... et vous. S'il en est ainsi, comment dois-je m'expliquer votre visite ? Ma lettre peut vous paraître étrange; la force morale que nous représentons est peu connue en Russie, et il faut s'y habituer. La publicité sera là, dans tous les cas d'abus du Pouvoir, et si sa conscience met longtemps à s'éveiller, notre Kolokol lui servira de réveil-matin. Laissez-nous le droit d'espérer que vous ne nous acculerez pas à la cruelle nécessité de répéter notY.e conseil en caractères d'imprimerie, et soyez assuré qu'Ogarev et moi-même serions cordialement heureux de vous tendre la main, mais ne pourrons le faire, tant que la vôtre n'aura pas jeté la lanière. Park House, Fulham so. équipages de la flotte Vladimir Truveller » a été publié dans lstoritcherski Arkhiv, n• 5, 1955. ·(A.S.) 50. Herzen y vécut de novembre 1858 -à avril 1860'.
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A cette lettre, le capitaine de vaisseau répondit :
Respecté Alexandre Ivanovitch, J'ai reçu votre lettre et j'avoue qu'elle m'a été désagréable, non pas parce que j'ai peur de voir mon nom dans le Kolokol, mais en réalité parce qu'un homme que je respecte pleinement peut avoir de moi une mauvaise opinion que je ne mérite nullement. Si vous connaissiez le fond de l'affaire dont vous écrivez avec tant de chal~, vous ne m'auriez probablement pas adressé tant de reproches. Je vous expliquerai tout et vous présenterai des preuves auxquelles vous pourrez vous fier, si vous me fixez le moment où je pourrai vous voir. Agréez, etc. Green Dry Dock - Blackwall. Voici ma réponse Croyez que j'ai beaucoup de peine d'être obligé de vous écrire sur un sujet qui vous est désagréable, mais songez que le problème de la suppression des châtiments corporels a pour nous une importance extrême. Le soldat russe, le moujik russe ne respireront librement, n'évolueront dans toute l'étendue de leur force que lorsqu'on cessera de les battre. Le châtiment corporel pourrit autant celui qu'on punit que celui qui punit, dépouillant l'un du sentiment de la dignité humaine et l'autre du sentiment de la pitié humaine. Voyez le résultat du « droit du seigneur » et des exécutions policières et militaires 1 Il s'est formé chez nous toute une caste de bourreaux, des familles entières de bourreaux : femmes, enfants, jeunes filles battent leur domesticité à coups de verges, de bâtons, de poings et de souliers 1 Les grands meneurs du 14 décembre comprenaient si bien l'importance de ce fait, que les membres des sociétés secrètes s'engagèrent à ne pas admettre chez eux les châtiments corporels et les supprimèrent dans les régiments qu'ils commandaient. Fonvizine, sous l'influence de Pestel 51, recommanda par écrit aux commandants des corps de supprimer graduellement les châtiments corporels. Ce mal est tellement enraciné chez nous qu'on ne peut l'extirper par étapes : il faut l'anéantir d'un seul coup, comme le servage. Il faut que des hommes comme vous, des chefs, prennent indi51. Encore le thème obsédant du Décembri.rme... Le colonel Pestel était le grLnd théoricien et sans doute Je plus véritablement révolutionnaire de tous. TI fu l'un des cinq pendus. Le colonel-r.omte Fonvizine fut l'un des cent vingt co damnés au bagne à perpétuité.
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viduellement cette noble initiative. Peut-être sera-ce ardu, mais qu'importe ? La gloire en sera plus grande. Si je pouvais espérer que notre correspondance aboutisse à· ce résultat, je la bénirais, ce serait pour moi l'une de mes plus hautes récompenses, mon ruban de Saint-André 52 ! Encore un mot. Vous dites que vous pourriez m'exposer à votre manière les circonstances de l'affaire, c'est-à-dire me démontrer que ce châtiment était juste. Peu importe. Nous n'avons pas le droit d'avoir des doutes sur votre équité. Et à quoi servirait-il de vous écrire si vos matelots étaient punis injustement ? Les châtiments corporels doivent être supprimés, même quand, selon la législation tataro-germanique, ils sont tout à fait justes. Permettez-moi d'être certain que vous décelez toute la pureté de mes. intentions et la raison pour laquelle je me suis adressé à vous. Il me semble que vous pouvez opérer cette transformation chez vous,· d'autres vous suivront, ce sera une grande œuvre. Vous démontrerez aux Russes que le sang des Slaves anciens compatit mieux aux souffrances du peuple que ne le fait Pétersbourg. Je vous ai dit tout ce que j'avais sur le cœur. Donnez-moi l'espoir que mes paroles trouveront vaille que vaille le chemin de votre cœur, et soyez assuré que .ie vous souhaite tout le bien possible.
... Je ne me rendis pas à sa fête. Beaucoup de personnes trouvèrent que j'avais tout à fait raison, et que malgré toute la vaillance du capitaine et de son premier lieutenant il ne fallait pas se jeter dans la gueule du loup ... Je n'y crois guère et n'y ai jamais cru. Naturellement, après 1362 je n'aurais jamais mis les pieds sur le pont d'un vaisseau russe, mais à ce moment-là i'ère des MouraviovKatkov n'avait pas encore commencé. La fête ne fut pas réussie : notre correspondance avait tout gâché. On assure que le capitaine n'était pas le principal responsable des châtiments, mais que c'était son premier lieutenant. Tard dans la nuit, à .Ja fin de la beuverie, il déclara, l'air sombre : « Voilà bien mon sort! D'autres étripent leurs matelots autrement plus que moi et s'en tirent toujours; et moi, une fois en je ne sais combien de temps, j'ai appliqué une peine un peu plus sévère, et aussitôt il m'est arrivé malheur ! :.
52. La plus haute et la plus prisée des décorations, en général réservée aux membres de la famille impériale.
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... Ainsi parvînmes-nous jusqu'en 1862. Sur les horizons lointains commencèrent à lpparaître des signes maléfiques et des nuages noirs ... Et puis, chez nous, advint un grand désastre 53, presque ie seul désastœ politique de toute notre existence.
-III-
1862
... De nouveau dix heures sonnent, de nouveau j'entends une voix inconnue; celle-ci n'est ni martiale, ni épaisse et sévère, mais féminine, irritée, nerveuse. - Je dois absolument le voir... Je ne m'en irai pas avant de l'avoir vu! Là-dessus entre une jeune fille, une demoiselle russe que j'ai déjà vue une ou deux fois. Elle s'arrête devant moi, fixe son regard sur le mien; ses traits sont mélancoliques, ses joues brûlantes; elle me fait de rapides excuses puis : - Je viens de revenir de Russie, de Moscou; vos amis, des gens qui vous aiment, m'ont chargée de vous dire ... de vous demander ... Elle fait une pause, sa voix la trahit. Je n'y comprends rien. - Est-il possible que vous, vous que nous aimions si fort, vous? ... - Mais de quoi s'agit-il ? - Dites-moi, au nom du Ciel, si oui ou non vous avez participé aux incendies de Pétersbourg ? 54 -Moi? - Oui, oui, vous ! On vous accuse, ou tout au moins on assure que vous connaissiez ce projet criminel. Quelle folie ! Et vous prenez cela au sérieux ? - Tout le monde le dit ! 53. L'arrestation de Paul Vétochnikov, qui entraina en Russie des arrestations massives. Cf. chap. suivant. 54. En mai et juin 1862 s'allumèrent « spontanément » d'énormes incendies, dont la police, la presse et les libéraux accusèrent les nihilistes, les étudiants des groupes révolutionnaires et la propagande du Kolokol.
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- Qui est ,~ tout le monde » ? Un quelconque Nicolas Philippov-itch Pavlov ? 55 (A l'époque, mon imagination n'allait pas plus loin.) - Non, des gens proches de vous, des gens qui vous aiment passionnément. C'est pour eux que vous devez vous justifier. Ils souffrent, ils attendent ... ~ Et vous-même, vous y croyez? - Je ne sais pas. Si je suis venue, c'est que je ne sais pas. Je veux que vous me donniez des explications. - Commencez par vous calmer, asseyez-vous et écoutez-moi jusqu'au bout. Si j'avais secrètement pris part aux incendies, pourquoi vous imaginez-vous que je vous le dirais comme ça, dès votre première demande? Vous n'avez ni le droit ni les raisons de me croire ... Il vaut mieux que vous me disiez où, dans tout ce que j'ai écrit, il y a quelque chose, un seul mot, qui pourrait justifier une accusation aussi grotesque ? Nous ne sommes pas des fous pour nous recommander au peuple russe en incendiant le marché Tolkoutchy ! - Alors pourquoi vous taisez-vous ? Pourquoi ne vous justifiezvous pas publiquement ? fit-elle, et je lisais dans son regard l'hésitation et le doute. Stigmatisez ces misérables dans la presse, dites qu'ils vous font horreur, que vous n'êtes pas avec eux ou bien... - Ou bien quoi ? Allons, assez joué les Charlotte Corday, lui dis-je en souriant. Vous n'avez pas de poignard et je ne suis pas dans mon bain. Vous devriez avoir honte, et mes amis deux fois plus encore, de croire à de telles billev·esées, en essayant, pendant que vous y -êtes, de nuiTe et de faire du mal à des inconnus qui sont ma·intenant aux mains de la police secrète, et qui peut--être ont autant pris part à ces incendies que vous et moi. Alors vous refusez catégoriquement de vous justifier ? C'est exact. Mais que vais-je leur écrire? Eh bien, ce que nous venons de nous dire ... Elle tira de sa poche le dernier numéro du Kolokol et lut : « Qu'est-ce que cette brûlante coupe de souffrances qui passe loin de nous ? Sont-ce les flammes d'une destruction insensée, est-ce un châtiment qui purifie par le feu ? Qu'est-ce qui a conduit des hommes jusqu'à user de ce moyen, et qui sont ces hommes ? Quelles 55. Acteur, joueur invétéré, juriste, il passa au journalisme par nécessité : le gouvernement russe le paya pour écrire dans un journal, Naché Vrémia (« Notre Temps ») qui n'avait rien là envier au journal de Katkov pour .ce qui était de l'intolérance des articles destinés à lutter contre « l'anarchie intellecbuelle », et spécialement contre Herzen et Tchernychevski. (K.)
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heures -lourdes pour l'absent quand il se tourne du côté où est tout son amour, tout ce qui fait vivre son être, et ne voit qu'un ciel enflammé et muet. »56 - Lignes terribles, sombres, qui ne disent rien contre vous, mais rien non plus pour vous. Croyez-moi, justifiez-vous, sinon rappelez-vous mes paroles : vos amis et vos partisans vous abandonneront! ... De même que le « colonel riouss » fut 'le tambour-major de notre succès, de même l'irénique Charlotte Corday se présenta comme l'annonciatrice de notre scission avec ;J'opinion publique, et de deux côtés, par dessus le marché. En même temps que les réactionnaires qui relevaient la tête nous traitaient de monstres et d'incendiaires, une partie de la jeunesse nous faisait ses adieux comme à des gens restés en chemin 57. Nous n'avions que mépris pour les premiers; nous plaignions les seconds, attendant avec tristess·e que les vagues cruelles de la vie anéantissent ceux d'entre eux qui avaient vogué trop loin, et dont quelques-uns seulement reviendraient au rivage. La calomnie enflait et bientôt, reprise par la presse, se répandit sur toute la Russie. A ce moment commençait seulement ~a période accusatrice de notre journalisme. Je me rappelle très nettement l'étonnement de gens simples, honnêtes, nullement révolutionnaires, devant les dénonciations publiées. C'était tout à fait nouveau pour eux. La littérature accusatrice retourna brutalement son arme et se mua aussitôt en littérature des perquisitions policières et des « mouchards-écouteurs ». Dans la société elle-même s'opéra un retournement : l'émancipation des serfs avait assagi certains, d'autres étaient simplement las de l'agitation politique, ils aspiraient à la tranquillité d'antan. Ils étaient rassasiés avant un repas qui Jeur avait occasionné tant de tracas T Il n'y a rien à dire : chez nous, la respiration est courte et l'endurance est longue ! Sept années de libéralisme avaient épu1sé toute la réserve des ambitions radicales. Tout ce qui s'était amassé, s'était casé dans les esprits depuis 1825, fut gaspil.lé en enthousiasme et en joie, en avant~goût des ·bonheurs futurs. Après 'l'émancipation tronquée, il semblait à ceux qui avaient les nerfs fragiles que la Russie était allée trop loin, qu'elle avançait trop vite. 56. Citation d'un passage de l'article de tête du Kolokol, n• 137, à la date du 22 juin 1862. 57. C'est essentiellement une allusion à la proclamation de la jeunesse révolutionnaire russe : Molodaya Rossia (« Jeune Russie <»). Cf. Commentaires {43~.
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En même temps, le parti radical, juvénile et donc théoricien, commençait à s'exprimer de manière de plus en plus dure, faisant peur à une société déjà alarmée. TI montrait de sa pointe acérée des conséquences si extrêmes, que les libéraux et les gens à évolution progressive se signaient, crachaient 58, s'enfuyaient en se bouchant les oreilles et se cachaient sous la vieille couverture, sale mais familière, de la poiice. La précipitation des étudiants et l'incapacité des propriétaires fonciers à prêter l'oreille aux autres ne pouvaient que les pousser à en venir aux mains. A peine appelée à l'existence, la force de l'opinion publique se révéla sous forme d'un conservatisme sauvage. Elle déclara sa participation à l'œuvre commune en poussant le gouvernement vers tous les excès de la terreur et des persécutions. Notre situation devenait de plus en plus difficile. Nous ne pouvions piétiner dans la boue de la réaction, mais en dehors d'elle nous perdions du terrain. Pareils aux preux égarés des contes, nous attendions à la croisée des chemins : si tu vas à droite, tu perds ton cheval, mais tu restes sauf; si tu vas à gauche, ton cheval restera en vie, mais toi tu périras ... Va devant toi, et tous t'abandonneront. Recule !. .. , mais ce n'est plus possible, Ie chemin du retour est envahi d'herbe. Si seulement quelque sorcier ou quelque ermite pouvait faire son apparition, qui nous délivrerait du poids de nos réflexions ... La triste affaire que je veux relater eut lieu pendant l'été 1862. La réaction était à l'époque en incubation et sa pourriture interne et secrète n'avait pas rampé au dehors. Personne n'avait peur de venir chez nous. Personne ne craignait d'emporter en Russie Le Kolokol et nos autœs publications. Beaucoup de personnes se vantaient de la façon magistrale dont ils les passaient. Lorsque nous donnions des conseils de prudence, ils se moquaient de nous. Nous n'envoyions presque jamais de lettres en Russie :nous n'avions rien à dire à nos vieilles connaissances, nous étions de plus en plus loin d'eux; quant aux nouveaux venus que nous ne connaissions pas, nous correspondions avec eux par Ie truchement du Kolokol. Kels-iev revint de Moscou et Pétersbourg au printemps. TI n'est pas douteux que son voyage fasse partie des épisodes les plus remarquables de ce temps-là. Mais cet homme, qui était passé sous le nez de la police ·en se cachant à peine, qui avait assisté aux colloques des Vieux-Croyants et à des beuveries d'étudiants, qui, un absurde passeport turc en poche, était revenu sain et sauf 59 58. Le peuple russe d'autrefois crachait pour conjurer le mauvais sort. 59. En français.
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à Londres, prit quelque peu le mors aux dents. Il imagina d'organiser un festin en notre honneur, pour les cinq ans du Kolokol, au restaurant Kühn, ct par souscription. Je le priai de reme)tre cette fête à un moment plus gai. Il ne le voulut pas. La fête ne fut pas réussie. Elle manquait d'entrain 60 et ne pouvait réussir : au nombre des participants, il y avait des personnes trop extérieures à nous. · Causant de choses et d'autres, entre les toasts et les anecdotes, on raconta, comme s'il s'agissait de la chose la plus ordinaire, qu'un ami de Kelsiev, Vétochnikov, partait pour Pétersbourg et était prêt à emporter ce qu'on voulait. Nous nous séparâmes tard. Beaucoup nous dirent qu'ils viendraient chez nous dimanche 61. De fait, il y eut foule; dans ce nombre, beaucoup de personnes que nous connaissions fort mal et, malheureusement, Vétochnikov. Il s'approcha de moi, me dit qu'il partait .Je lendemain matin et me demanda si je n'avais pas de lettres ou de messages à lui confier. Bakounine lui avait déjà remis deux ou trois lettres. Ogarev descendit chez lui, au rez-de-chaussée et traça quelques mois d'amicale salutation pour Nicolas SernoSoloviovitch 62. J'y ajoutai mon salut et le priai d'attirer .J'attention de Tchernychevski (à qui je n'avais jamais écrit) sur notre offre ferme dans Le Kolokol de publier à nos frais Le Sovremennik ( « Le Contemporain ») à Londres {44). Nos invités commencèrent à se disperser vers minuit. Deux ou trois restèrent. Vétochnikov entra dans mon cabinet de travail et prit la lettre. n se peut fort bien qu'elle eût passé inaperçue, mais voici ce qui se passa. Pour remercier les convives du dîner, je Jes avais priés d'accepter en souvenir de moi, et selon leur choh:, soit l'une de nos publications soit une grande photographie de moi. V étochnikov choisit la photographie. Je lui conseHlai de couper les bords et d'en faire un petit rouleau. Il ne le voulut pas et me dit qu'il la placerait au fond de sa valise. Aussi, l'enveloppa-t-il dans une page du Times, et ainsi s'en alla. On ne pouva-it manquer de la remarquer ! 60. En français. La soirée eut lieu le 6 juin 1862. 61. Tous les dimanches soir on se réunissait chez Herzen et Ogarev. Les visiteurs étaient surtout des Russes. En 1862, leur nombre augmenta : ils venaient voir la Grande Exposition de Londres. « Il arrivait des marchands, écrit-il, et des touristes, des journalistes et des fonctionnaires de toutes les sections, et de la Troisième en .particuHer... Le pieux ennui du dimanche londonien ~·emportait sur la prudence... » 62. Serno-Soloviovitch, Nicolas (1834-1866), membre actif des mouvements révolutionnaires des années cinquante et fidèle correspondant de Herzen et du Kolokot Arrêté en juin 1862 pour « relations avec les propagandistes de Londres •, il fut condamné à douze ans de travaux forcés et mourut en Sibérie.
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Après avoir pris congé de lui en dernier, je suis allé tranquillement me coucher, si fort peut être parfois notre aveuglement; et naturellement je ne songeai pas au prix qu'allait coûter cette minute et combien de nuits d'insomnie elle m'apporterait. Tout cela était bête et imprévoyant au plus haut point. On pouvait retenir Vétochnikov jusqu'au lundi, ou l'envoyer samedi. Pourquoi n'est-il pas rev\!nu me voir le lendemain matin ? Du reste, pourquoi était-il venu ... et pourquoi avons-nous écrit ces lettres ? Il paraît que l'un de mes hôtes avait télégraphié immédiatement à Pétersbourg ... 63 Vétochnikov fut arrêté sur le bateau. Le reste est connu 64. En conclusion de cette triste chronique, je voudrais parler d'un homme que j'ai mentionné en passant, et qu'il ne faut pas négliger. Je parle de Kelsiev. C'est en 1859 que je reçus une lettre de lui 65.
63. Cet individu était un agent de la Troisième .Section nommé G. G. Peretz. (M. l..emke :. Procès politiques en Russie dans les années soixante - en russe -, M.L., 1923, p. 179.) 64. « ·Le reste est connu », car cela a entraîné l'arrestation de trente-deux personnes, dont Tchernychevski et N. Semo-Soloviovitch. Cf. Commentaires (45). 65. Herzen lui-même a indiqué que les sept chapitres de cette septième partie devaient paraître sous le titre : La Presse russe libre et Le Kolokol (lettre à Vyroubov du 17 mai 1867). Aucun de ces chapitres, à part Apogée et Périgée (en partie) et le chapitre VJ, Pater Petcherine, ne virent Je jour du vivant de l'auteur. Ajoutons qu'il avait considéré cette septième partie comme étant la sixième. Pour ce qui est de la succession des chapitres qui vont suivre, il a écrit sur le manuscrit du chapitre suivant : « Après le chapitre Apogée et Périgée », et sur celui du chapitre La Jeune Emigration, il a noté : « Après le chapitre sur Kelsiev », etc. (A.S.)
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CHAPITRE Il V. J. KELSIEV
1
(1868)
Le nom de V. Kelsiev a :1cquis ces temps derniers une triste notoriété ... La promptitude de sa mutation intérieure et la rapidité de son changement extérieur, le succès de son repentir, l'irrépressible besoin d'une confession universelle 2 et son contenu bizarrement tronqué, le manque de tact de ce récit, une ironie déplacée à côté d'une désinvolture indécente (chez un repenti pardonné), tout cela dans notre société inaccoutumée aux revirements brusques et publics, arma contre lui ce qu'il y avait de mieux dans notre journalisme 3. Kelsiev tenait à tout prix à attirer sur lui l'attention du public; H s'acquit la place enviable d'une cible à .Jaquelle chacun jette une pierre sans remords. Je suis loin de blâmer l'intolérance montrée en cette circonstance par notre sommeillante littérature. Son indignation montre que beaucoup de forces neuves, intactes, existent encore chez nous, en dépit de la période noire de .Ja « confession morale » et des paroles immorales. L'indignation déversée sur Kelsiev est celle qui n'épargna pas Pouchkine pour un ou deux poèmes 4, et se détourna de Gogol pour sa Correspondance avec des amis. Il est inutile de jeter la pierre à Kelsiev ·: déjà il ·en a reçu toute une chaussée! Je voudrais raconter à d'autres, et lui rappeler à lui, 1. Kelsiev, VassUi lviUiovitch (1835-1872), Herzen fit sa connaissance en 1859, à Londres, où il avait échoué au lieu d'aller occuper un poste d'aide-comptable à la « Compagnie Russe-Américaine », aux Des Aléoutiennes. 2. Les Mémoires de Kelsiev, autorisés par la censure, parurent en 1868. Mais il avait fait une « confession complète » en prison, sous la juridiction de ~a· Troisième
Section, adressée au chef des Gendarmes. Elle ne fut publiée intégralement qu'en 1923, dans Arkhiv Rousskoï Révolutzii (Berlin, t. Xl). 3. La presse russe, et principalement le Vestinik Evropy (« Le Messager de l'Europe ») et les Otetchesvennyé Zapisski (« -Les Annales de la Patrie ») condamnèrent âprement Kelsiev « le renégat » et sa « confession ·». Ce chapitre, écrit en. 1868, ne parut pas du vivant de Herzen. Cf. Commentaires (46). 4. D s'agit certainement de Aux Calomniateurs de la Russie (Klévetnikam Rossi() et de L'Anniversaire de Borodino (Borodinskaya Godovstchina).
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ce qu'il était lorsqu'il tomba chez nous à Londres, et ce qu'il était en partant une seconde fois pour la Turquie. Qu'il compare donc l'es moments les plus pénibles de son existence d'alors avec les meilleurs de sa carrière présente. Ces pages avaient été écrites avant son repentir et sa pénitence, avant sa métempsycose et sa métamorphose. Je n'y ai rien modifié et n'y ai ajouté que des extnits de lettres. Dans cette rapide évocation, Kelsiev est ~Jrésenté tel qu'·il demeure dans ma mémoire, jusqu'au moment de son apparition à la douane de SkoulianskS, comme une marchandi>e interdite demandant à être confisquée et traitée selon les lois ... La lettre de Kelsiev venait de Plymouth. Il y était arrivé sur un vaisseau de la Compagnie Nord-américaine, comptant rejoindre son poste à Sitka ou à Unalaska 6, Après un court séjour à Plymouth, il perdit l'envie de voguer vers les îles Aléoutiennes et m'écrivit pour me demander s'il pouvait gagner sa vie à Londres. Il avait déjà eu le temps de faire la connaissance de certains théologiens, et me racontait qu'ils avaient attiré son attention sur de remarquables exégèses des prophéties. Je le mis en garde contre les clergymen anglais et l'invitai à Londres, « si vraiment il voulait travailler ». Il parut quelque quinze jours plus tard. Jeune, assez grand, maigre, maladif, avec un crâne carré et une énorme tignasse, il me rappelait Engelson 7, non par sa chevelure (puisque l'autre était chauve), mais par tout son aspect, et, de fait, il ·lui ressemblait en bien des points. Au premier regard, on pouvait noter chez lui beaucoup de désordre et d'instabilité, mais rien de médiocre. On voyait qu'il s'était libéré de toutes les tutelles et forteresses, mais ne s'était pas encore rattaché à une cause ou à une société; H ne faisait partie d'aucune corporation. Il était beaucoup plus jeune qu'Engelson, mais appartenait tout de même à la dernière phalange des Pétrachevtzi 8, et possédait certaines de leurs qualités et tous leurs défauts : il avait étudié tout au monde, mais n'avait rien appris; il lisait tout et n'importe quoi et se creusait la cervelle à tout propos, 5. A son retour définitif en Russie, le 19 mai 1867.
6. Ile de l'archipel Alexandre aux Des Aléoutiennes, qui appartinrent à la Russie jusqu'en 1867, puis furent cédées aux Etats-Unis. 7. Engelson, Alexandre (1821-1857), ami intime de Herzen. (Cf. B.i D.F., t III, surtout à propos du « Drame de famille ». TI fait partie également de la série Ombres russes.) Cf. à ce propos Commentaire (71). 8. Groupe d'intellectuels semi-révolutionnaires, dont tous les membres furent arrêtés en 1849. Dostoïevski en faisait partie, et c'est ainsi qu'i1 fut condamné à mort, puis grâcié et envoyé au bagne. Ce « groupe », qui n'était lpas une c organisation ~. devait son nom à son fondateur, Michel Pétrachevski.
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de manière assez :.;térile. A force de critiquer tout ce qui est communément admis, Kelsiev ébranla tous ses concepts éthiques, sans découvrir aucune ligne de conduite 9. Ce qui était particulièrement original, c'est qu'à ses tâtonnements sceptiques Kelsiev ·mêlait des fantaisies mystiques qui s'étaient conservées en lui; c'était un :1ihiliste avec des procédés religieux, un nihiliste portant le stichère du diacre. Un je-ne-sais-quoi d'ecclésiastique dans son parkr pittoresque demeurait dans sa façon de s'exprimer et prêtait à tout son être une originalité et une unité particulières, fondées sur la fusion de deux métaux contraires. Kelsiev se ~ivrait à cet examen critique familier auquel s'adonne presque toujours, et avec sérieux, tout Russe qui s'éveille, et à quoi ne songe nullement l'Occidental à cause du manque de temps et de ses préoccupations. Voués par leur spécialité à d'autres occuparuons, nos frères aînés ne regardent pas en arrière; chez eux se succèdent des génératio-:ts qui bâtissent ou démolissent, récompensent ou châtient, offrent des couronnes de lauriers ou attachent des chaînes, et sont fermement assurées qu'H doit en être ainsi, et qu'elles accomplissent leur œuvre. Kelsiev, au contraire, doutait de tout et n'acceptait pas sur parole que le bien fût vraiment un « bien » et le « mal » vraiment un mal. Son esprit de spécieuse contradiction, qui récusait la morale et les vérités toutes faites d'autrefois, se mit à bouillonner pendant la mi-carême 10 de notre « jeûne » sous Nicolas, et commença à s'exprimer avec vigueur lorsque le poids qui nous écrasait le cerveau fut légèrement soulevé. C'est sur cette analyse pleine de vitalité et d'audace que s'abattit la littérature conservatrice, gardienne de Dieu sait quoi, et le gouvernement la suivit. Quand nous nous réveillâmes au son des canons de Sébastopol, beaucoup de nos ratiocineurs se mirent à répéter, d'après des on-dit, que Je conservatisme nous avait été greffé, qu'on nous avait lancés à la hâte vers la culture occidentale, non pour en partager les maladies héréditaires et les préjugés invétérés, mais pour « nous comparer à nos aînés ~. afin de pouvoir marcher de l'avant au même pas qu'eux ... Mais nous voyons aussitôt qu'en vérité la pensée réveillée, le discours mûri n'ont rien de ferme, rien de « sacré », mais seulement des questions et des problèmes; nous voyons une pensée tâtonnante, un discours négatif; nous voyons le mal mis en doute au même titre que le « notoirement bon », et 9. Note de Herzen : « Avec les Pétrachevtzi s'achève chez nous la phalange des jeunes hommes étudiant intensément : on pourrait les désigner comme notre dernière classe d'études avancées d'hist{)i.re. » 10. En français.
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l'esprit investigateur et >ceptique entraîner tout, sans discrimination, dans un précipice sans garde-fous ... Alors un cri d'épouvante et de frénésie s'échappe des poitrines, et les voyageurs des premières. classes ferment les yeux pour ne pas voir les wagons s'arracher aux rails, tandis que les mécaniciens freinent et stoppent tout. Naturellement, il n'y a rien à craindre. La force naissante est trop faible, matériellement, pour faire dérailler un train de soixante millions de personnes. Mais cette force avait un programme, peutêtre une prophétie. Kelsiev, qui s'était développé au début de J'époque dont nous parlons, ne put se stabiliser ni trouver son centre de gravité. Il était en pleine liquidation de ses biens moraux. II se débarrassa du passé, quitta la terre ferme, abandonna le rivage et se lança à corps perdu ;!tllr la mer immense. Il se méfiait !Pareillement de la foi et de l'incroyance, des mœars russes et des mœurs occidentales. Une seule chose était ~nradnée dans son cœur : la conscience brûlante et profonde du mensonge économique du régime politique de son temps, d'où la haine qu'il lui avait vouée et sa sombre aspiration aux thèses sociales, où il entrevoyait une issue. Ayant compris le mensonge, il avait un droit imprescriptible à cette haine, car il était bien placé pour comprendre la situation. A Londres 11, il se logea dans l'un des quartiers les plus 'éloignés, dans une obscure impasse de Fulham, peuplée d'Irlandais ternes, comme recouverts d'une mince couche de cendres, et de toute espèce de travailJ.ems étiques. Dans ces humides couloirs de pierre sans toit, il règne un silence terrible; quasiment pas un son; ni lumière, ni couleur : gens, vêtements, maisons, tout a déteint et s'est creusé; !a fumée et la suie ont souligné tous les contours d'une bordure de deuil. On n'y entend pas brinquebaler les charrettes des marchands livrant des victuailles, les voitures de louage n'y passent point, pas de cris de colporteurs, pas d'aboiements : les chiens n'y trouvent absolument rien à manger... De temps à autre seulement sort un chat maigre, hir.mte, couvert de poussière de charbon; il se faufile le long du toit, s'approche d'une cheminée pour se chauffer en faisant le gros dos, accusant par sa mine l'intérieur glacial de la maison. La première fois que j'allai voir Kelsiev, il n'était pas chez lui. Une femme fort jeune, fort laide, maigre, lymphatique, Ies yeux rougis, était assise près d'une paillasse étalée sur Je plancher, où un enfant d'un an ou un an et demi, tout brûlant de fièvre, s'agitait, souffrait et se mom:ait. Je regardai son visage et me rappelai les 11. Où il arriva au printemps de 1859.
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traits d'un autre enfant moribond 12 : c'était la même e~pression. Quelques jours plus tard, il s'éteignit, et un autre vint au monde. Leur dénuement était absolu. La jeune femme chétive, ou, pour mieux dire, la fillette mariée, l'endurait héroïquement et avec une simplicité extraordinaire. On ne pouvait imaginer, devant son aspect malingre, scrofuleux, affaibli, toute la puissance, toute la force de dévouement qui habitaient ce corps chétif. Elle aurait pu servir .d'amère leçon à nos romanciers persécuteurs. Elle était, elle voulait être ce qu'on a par la suite appelé une nihiliste,· elle avait une coiffure bizarre, s'habillait sans soin, fumait beaucoup, ne redoutait ni les idées hardies, ni les mots osés; elle ne s'attendrissait pas devant les vertus familiaies, ne parlait pas de « devoir sacré », de « Ia volupté du sacrifice » qu'elle accomplissait quotidiennement, ni de la croix « légère » qui écrasait ses jeunes épaules. Elle ne faisait pas étalage de sa lutte contre la misère, mais faisait tout : cousait, lavait, allaitait son ·enfant, préparait 1e repas et nettoyait la chambre. Elle était une ferme compagne pour son mari, et c'est en sublime martyre qu'elle acheva sa vie dans le lointain Orient, après avoir suivi ::;on époux errant dans sa course inquiète, après avoir perdu d'nn seul coup ses deux derniers enfants 13 . ... Au début, j'ai ~utté avec Kelsiev, m'efforçant de le persuader de ne pas couper d'emblée la voie du retour, sans avoir goûté à la vie de l'émigré. Je lui disais qu'il faut d'abord savoir ce que c'est que la pauvreté à l'étranger, 1a pauvreté en Angleterre, surtout à Londres. Je lui disais que maintenant chaque homme fort était prédeux pour la Russie. - Qu'allez-vous faire ici? lui demandais-je. Il avait l'intention de tout étudier, d'écrire à propos de tout; il voulait surtout écrire sur le problème des femmes, sur l'organisation familiale. - Ecrivez avant tout sur l'émancipation des paysans avec la terre 14. C'est le premier problème qui se dresse sur notre chemin. Mais les sympathies de Kelsiev n'étaient pas tournées de ce côté là. Il m'apporta, en effet, un article sur le problème féminin. 12. Herzen avait perdu plusieurs enfants en bas âge. (Cf. B.i D.F. notamment, t. III, la page émouvante 124.) 13. Elle mourut à Galatz, dans les principautés danubiennes d'alors, en octobre 1865, après avoir perdu une fille et un fils. Herzen lui consacra un chaleureux nécrologue dans Le Kolokol, le 15 novembre 1865. Avant de mourir, elle incita son mari à retourner en Occident. (A.S. et Littératournoïé Nasliedstvo, t. 41-42, p. 397.)
14. Faut-il rap'peler que c'était le point crucial du décret d'émancipation, et que sa non-application engendra la colère, la révolte, le terrorisme, tout ce qui bouleversa la Russie entre 1861 et l'assassinat d'Alexandre II en 1881.
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Il était excessivement mauvais ! Kelsiev m'en voulut de ne pas le publier, mais deux ans plus tard il m'en remercia. Il ne voulait pa5 retourner en Russie. Il fallait à tout prix lui trouver du travail. C'est à quoi nous nous attelâmes. Ses excentricités théologiques nous y aidèrent. Nous lui dénichâmes les épreuves des Saintes Ecritures, publiées en russe par la Société biblique de Londres. Ensuite nous lui remîmes une brassée de documents, reçus à diverses époques et concernant les Vieux-Croyants. Kelsiev s'attacha avec passion à les mettre en ordre et les préparer pour la publication. Ce qu'il soupçonnait et dont il rêvait s'ouvrait à lui dans sa réalité : un socialisme fruste et naïf en chasuble évangélique transparaissait à ses yeux dans le schisme. Ce fut la meilleure époque de sa vie. Il travaillait avec entrain et parfois passait me voir le soir pour me montrer quelque pensée sociale des Donkhobors, des Molokanes, quelque doctrine purement communiste des Théodosiens 15. 11 était émerveillé par leurs errances dans les forêts et tenait pour son idéal de pouvoir errer avec eux et enseigner le schisme socio-chrétien à Biélokrinitza 16, ou en Russie. Et en eÏfet, au fond de son âme, Kelsiev était un « fuyard » un fuyard moral et réel : il était tourmenté par la nostalgie et par l'instabilité de ses pensées. Il ne pouvait rester en place. Il avait trouvé du travail, une occupation, une pitance assurée, mais non une cause qui aurait totalement absor·bé sa nature inquiète. Il était prêt à quitter tout pour aller à sa recherche, prêt non seulement à courir au bout du monde, mais à se faire moine, en acceptant le sacerdoce sans la foi. Vrai Russe, Kelsiev établissait chaque mois un nouveau programme d'occupations, inventait des projets, se mettait à un nouveau travail sans avoir achevé l'ancien. Il travaillait avec ivresse, mais ne faisait rien. Il saisissait les choses rapidement, mais la satiété venait vite; il tirait sur toutes ses fibres d'un seul coup, jusqu'à l'extrême limite, et parfois au-delà. ~on recueil sur les schismatiques avançait bien. 11 en publia six parties, rapidem~nt enlevées 17, Ce que voyant, le gouvernement 15. Toutes ces sectes sont issues du grand schisme du xvn• siècle. Ces VieuxCroyants et schismatiques de toute eau, durement, cruellement persécutés par l'Eglise et l'Etat, furent toujours défendus par des hommes aux idées radicales, tels que Herzen. Vingt ans plus tard, Léon Tolstoï devait défendre âprement les Molokanes et les Doukhobors en s'attirant de vives attaques et des menaces du gouvernement. 16. Ville de Bukovine, alors sous la juridiction de l'Autriche, centre important de schismatiques partis de Russie et autres. (A.S.) 17. Elles furent publiées par la « presse russe libre », de 1860 à 1862. Il y a une légère confusion de dates, car à la sortie du tome IV Kelsiev se trouvait déjà à
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;russe autorisa la publication d'informations sur les VieuxCroyants 18. La même chose arriva à propos de la traduction de la Bible. La traduction Je i'hébreu fut défectueuse : Kelsiev avait tenté un tour de force 19 en traduisant « mot à mot », bien que les formes grammaticales des langues sémitiques ne correspondent nullement aux slavonnes. Néanmoins, les livraisons 20 parues se vendirent immédiatement 21, et le Saint-Synode, effrayé par cette édition étrangère, donna sa bénédiction à la publication de l'Ancien Testament en russe ! 22 Jamais personne n'a porté au crédit 23 de notre presse ces victoires « en retour » ! A la fin de 1862, Kelsiev partit pour Moscou, afin de nouer des relations avec les schismatiques. Un jour, il faudra qu'il raconte ce voyage lui-même 24. Il est incroyable, impossible, mais il a vraiment eu lieu. Au cours de ce voyage, sa témérité voisine avec la folie, son irréflexion est presque criminelle, mais naturellement je ne vais pas la lui reprocher. Son bavardage imprudent à l'étranger pouvait causer bien des malheurs. Mais cela n'a rien à voir avec notre affaire, ni avec notre opinion sur ce voyage. De retour à Londres, il se mit, sur la demande de Trübner, à rédiger une gramm'lire russe pour les Anglais et la traduction de je ne sais quel livre financier. II ne termina ni l'une, ni l'autre : son voyage avait détruit son dernier Sitzfleisch 25. Son travail lui pesait, il tombait dans l'hypocondrie, se décourageait; or, il avait besoin de ce travail, car il n'avait déjà plus un sou. De plus, un nouveau ver commençait à le ronger. Le succès de son expédition, sa bravoure prouvée .;ans conteste, ses mystérieux pourparlers, sa victoire sur les dangers, gonflèrent dans sa poitrine un courant d'amour-propre déjà violent. Au contraire de Jules César, de Don Carlos et de Vadim Passek, Kelsiev plongeait ses mains dans son épaisse chevelure, et, secouant tristement la tête, disait : Constantinople. C'est également après son départ que Herzen !publia les deux autres volumes sur le même sujet. 18. Que ce fut dû ou non aux ouvrages de Kelsiev, il est intéressant de souligner que c'était la première fois depuis Alexandre I•• (1800-1825) qu'un souverain russe et ses ministres ne considéraient pas le sujet des schismatiques comme absolument « tabou ». 19 et 20. & français. 21. Cette traduction de Kelsiev fut publiée chez Trübner, l'éditeur anglais· de Herzen, en 1860. 22. Et non en slavon d'Eglise. 23. En français. 24. Kelsiev consacra au récit de ce voyage (qui eut lieu de mars à fin mai 1862) la seconde partie de sa « confession ». 25. « Prédisposition à rester assis. »
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- Je n'ai pas encore trente ans et déjà j'ai chargé mes épaules d'une telle responsabilité ! 26 De tout cela, il était facile de conclure qu'il ne finirait pas sa ,grammaire et s'en irait. Et il partit. Il partit pour Ia Turquie, fermement résolu à se rapprocher davantage encore des schismatiques, de créer de nouveaux liens et, si possible, rester là-bas pour prêcher l'Eglise libre et la vie communautaire. Je lui écrivis une longue lettre pour le persuader de rester et de poursuivre son travail. Mais sa passion du vagabondage, son aspir-ation à un exploit, à une haute destinée qu'il croyait entrevoir étaient plus fortes, et il s'en alla. Lui et Martyanov disparaissent presque en même temps, l'un pour enterrer les siens après une série de malheurs et d'épreuves et se perdre entre Jassy et Galatz, l'autre pour s'enterrer lui-même au bagne, où l'expédiaient la stupidité in'Ouie d'un tsar et l'animosité inouïe des hobereaux-sénateurs-vengeurs 27. Après eux parahsent sur la scène des hommes d'une autre trempe. Notre métamorphose sociale n'ayant pas une grande profondeur et comprenant une couche très mince, modifie et use les formes et les couleurs. Entre Engelson et Kelsiev, c'·est déjà toute une autre formation, comme entre nous et Engelson. Ce dernier était un homme brisé, offensé; le mal que lui avait fait tout son milieu, Jes miasmes qu'il avait respirés dans son enfance, l'avaient mutilé. Un rayon de lumière glissa sur lui et le réchauffa pendant deux ou trois ans avant sa mort, alors que déjà un mal implacable lui rongeait la poitrine. Kelsiev, lui aussi malmené et abîmé par son milieu, se présenta pourtant sans désespoir, ni lassitude. En restant à l'étranger, il ne recherchait pas simplement le repos, il ne courait pas sans regarder en arrière pour se délivrer d'un fardeau : il allait quelque part. Où? Cela, il ne le savait '[JaS. (Et c'est ici que s'est exprimée avec le plus de clarté une nuance spécifique de son milieu.) Il 26. Herzen s'était déjà référé à ce mot de César dans B.i D.F., t II, p. lS. César aurait dit, en lisant la vie d'Alexandre le Grand : « J'ai trente ans, et n'ai encore rien accompli. » Herzen avait lu cela dans Plutarque. Le Dun Carlos de Schiller, que Herzen prisait très haut, dit quelque chose d'approchant dans la scène 2 de l'acte II. Pour Vadim Passek, l'un des amis de jeunesse de Herzen, même tome, même chapitre. 27. Martyanov, Pierre Aléxéiévitch (1835-1865), était un serf qui s'était racheté. Après divers avatars il était venu à Londres en 1861. Nullement révolutionnaire, le but de sa vie était la lutte lpour les paysans; il conservait une vénération pour le tsar et espérait en lui. Après avoir écrit dans Le Kolokol et publié divers travaux, il s'entendit mal avec Herzen et Ogarev, pour leurs attaques contre Alexandre II et leur soutien de la révolte polonaise. n rentra volontairement en Russie et fût arrêté à la frontière. Condamné à cinq ans de travaux forcés et à la relégation à vie en Sibérie, il mourut à l'hôpital de la prison d'Irkoutsk. (A.S.)
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n'avait pas de but précis. Il n'en cherchait point. Bntre-temps, il regardait autour de lui et mettait en ordre {ou peut-être en désordre) toute la masse des idées glanées à l'école, dans les 'livres et dans la vie. Au-dedans de son être avait lieu cette démolition dont nous avons parlé, et c'était pour lui le problème ·essentiel dont il vivait, en attendant une cause qui l'absorberait tout ·entier, ou une idée à laquelle il se donnerait tout entier. Après avoir traîné en Turquie, Kelsiev décida de s'installer à Toultcha28. Là il voulait centraliser sa propagande parmi les schismatiques, fonder une école pour J.es enfants cosaques et faire l'expérience de la vie communautaire, où les pertes et les profits seraient œpartagés entre tous et où le travail - propre et sale, facile et pénible - reviendrait à chacun. Là-bas les prix des loyers et des denrées alimentaires rendaient l'expérience possible. Il se rapproèha du vieil ataman de la secte des Nékrassovtzy, Goutchar 29, et au début le porta aux nues. Durant l'été 1863 arriva chez lui son frère cadet, Ivan, un merveilleux jeune homme comblé de dons. A la suite d'une histoire d'étudiants, il avait été déporté de Moscou à Perm, dont le gouverneur était un misérable qui l'opprimait. n fut par la suite rappelé à Moscou pour témoigner : il risquait une relégation plus lointaine encore que Perm. Il se sauva du commissariat de police et, par Constantinople, parvint à Toultcha. Son frère fut très heureux de le voir; il aspirait à avoir des compagnons, et il fit enfin venir sa femme, qui brûlait de le rejoindre et vivait à Teddington, confiée à nos soins. Pendant que nous l'équipions pour ~e départ, Gontchar en personne arriva à Londres. Le rusé vieillard, qui avait subodoré Ies discordes et la guerre, était sorti de sa tanière pour renifler l'air et se rendre compte de ce qu'on pouvait attendre, et de quel côté, autrement dit, avec qui il fallait marcher ct contre qui ! Ne sachant pas un mot d'aucune langue, hormis le russe et le turc, il ·se rendit à Marseille, et de là à Paris, où il rencontra Czartorysky et Zamoïsky 30. On ,a dit même qu'il fut conduit chez Napoléon III. Il ne m'en a rien dit 31. Tous ses pourparlers n'ayant abouti à rien, ce Cosaque chenu, hochant . 28. A l'époque, en Dobroudja turque. 29. Curieux personnage que ce Gontcharov, dit Gontchar, ataman (chef cosaque) et schismatique. TI entretenait des relations avec le gouvernement turc, les diplomates français et l'émigration aristocratique poionaise. Dans les années soixante, il se mit en rapport avec les représentants du gouvernement rosse et leur fournit des informations sur les émigrés. (A.S.) 30. Les chefs incontestés du parti aristocratique polonais en émigration à Paris. 31. Kelsiev devait affirmer que c'était faux, mais que Gontchar avait été reçu 'Par le ministre des Affaires étrangères, E. Touvenel. {A.S.)
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la .tête et plissant ses yeux malicieux, m'envoya une lettre écrite dans un gribouillage du xvn• siècle, où il m'appelait « comte » 32 et me demandait s'il pouvait venir nous voir et comment arriver jusqu'à nous. Nous vivions alors à Teddington. Sans parler l'anglais il n'était guère aisé de nous trouver, aussi me rendis-je à Londres pour le chercher à la gare. Je ·1ois sortir du wagon un vieux moujik russe, de ceux qui ont de l'aisance, portant kaftan gris et barbe russe, plutôt maigre mais solide, musclé, assez grand, hâlé, et tenant un baluchon de couleur vive. - Vous êtes bien Ossip Sémionovitch? questionnai-je. - C'est bien moi, mon petit père, c'est bien moi. Il me tendit la main. Son kaftan s'entrouvrit, et j'aperçus sur sa tunique une grosse étoile turque, bien entendu : on ne décore point les moujiks d'étoiles russes ! Sa tunique était bleue et bordée d'une large tresse bigarrée, comme je n'en avais jamais vu en Russie. Je suis Untel, venu vous accueillir et vous conduire chez nous, fis-je. - Et pourq:wi Votre Excellence a-t-elle été se déranger en personne ? Parce que... pour tout dir·e... elle aurait pu envoyer quelqu'un ... - Eh bien, cela s~ul prouve que je ne suis pas une Excellence. Qu'est-ce donc, Ossip Sémionovitch, qui vous a poussé à m'appeler « Comte » '! - Le Christ seul sait comment je dois m'adresser à toi ! C'est chose sûre que dans tes affaires, c'est toi le chef. Alors moi, tu comprends, homme obscur que j.e suis, «comte'», ça veut dire, pour tout dire, « Excellence », et autrement dit, « chef ». Non seulement ses tournures mais la prononciation de Gontchar étaient celles d'un grand-russien ·et d'un paysan. Comment, dans son coin perdu, environné d'étrangers, avait-il si bien conservé son langage'! Ce serait difficile à comprendre sans connaître l'univers des Vieux-Croyants. Leur schisme les metta·it à part de façon si stricte, qu'aucune influence étrangère ne pouvait passer leur clôture. Gontchar resta chez nous trois jours. Au début, il ne mangea rien excepté le pain sec qu'il avait apporté avec lui, et ne but que de l'eau. Le troisième jour était un dimanche. Il se permit un verre de lait, du poisson bouilli et, si je ne me trompe, un petit verre de Xérès. 32. Gontcharov écrivit de Marseille, les 21 et 30 juin 1863 en s'adresbatlt à Son Excellence Monsieur Herzen (A.S.)
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Les tmits et les discours faussement naïfs de ce Cosaque à cheveux gris laissaient percer des arrière-pensées bien russes, une ruse orientale, la prudence du chasseur, la réserve d'un homme habitué dès l'enfance à l'illégalité totale et au voisinage d'ennemis puissants, enfin une longue existence passée dans la lutte, le vrai labeur et les dangers. Il se reprenait constamment, faisait des phrases évasives, citait les Sain!es-Ecritures, prenait des airs modestes, mais racontait très consciemment ses succès; et si parfois il se laissait entraîner par les récits du pass·é et parlait d'abondance, je suis sûr que jamais i! ne faisait tomber un seul mot de ce qu'il voulait taire. Cette trempe d'hommes n'existe presque pas en Occident. On n'en a pas plus besoin qutl la lame n'a besoin d'acier de Damas ... En Europe, tout se fait en bloc, en masse; l'individu n'a pas besoin d'autant de force ct de prudence. Il ne croyait déjà plus au succès de l'affaire polonaise et parlait de ses entretiens de Paris en secouant la tête. - C'est chose sûre : comment pouvons-nous comprendre ? Nous sommes de petites gens, des obscurs, et eux - voyez comme ils sont - des grands seigneurs, enfin ce qu'il faut, quoi... Seulement, comment dire, ils sont un peu légers pour ce qui est du caractère : « Toi, Gontchar, qu'ils m'ont dit, faut .pas que tu te fasses des idées. Quand nous en viendrons à bout, nous nous occuperons de toi, tu comprends ? » Bon, on n'aura que du bon ·temps ! C'est bien vrai, ce sont de braves gens, mais voilà, c'est quand qu'ils en viendront à bout... de cette espèce de Palestine ? Il avait envie de savoir quels étaient nos liens avec les schismatiques et quels appuis ils avaient dans ce pays; il avait envie de découvrir s'il y avait une utilité pratique dans les relations entre les Vieux-Croyants et nous. En fait, peu lui importait : il aurait marché de la même façon avec Ia Pologne ou avec l'Autriche, avec nous· et avec les Grecs, avec la Russie ou la Turquie, pourvu que ce fût avantageux pour ;;a .:;ecte de Nékrassoviens. Et il nous quitta en hochant la tête. Il nous envoya par la suite deux ou trois lettres où, entre autres, il se plaignait de Kelsiev, et contrairement à nos avis, il rédigea un appel au tsar 33. 33. Herzen ne croyait guère à une possibilité de coopération entre les VieuxCroyants et les groupes révolutionnaires. 'Les lettres, datées des 2, 11 et 24 mai 1864 ont été publiées dans Littératournïé Nasliedstvo (« Le Patrimoine littéraire »), t. 62, pp. 75-78. Gontchar avait envoyé à Londres le projet d'un appel au tsar, le priant de cesser la persécution des Vieux-Croyants. Herzen et Ogarev opposèrent beaucoup d'objections à ce texte, ce que Ogarev fit savoir à Gontchar le 19 mars et le 4 juillet 1864.
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Au début de 1864, deux officiers russes, tous deux émigrés, partirent pour Toultcha 34. Au début, la petite colonie se mit au travail en bonne harmonie. On enseignait les enfants, salait les concombres, raccommodait les vêtements et bêchait le potager. La femme de Kelsiev préparait les repas et cousait pour tout le monde. Kelsiev était content de ce début, content des Cosaques et des schismatiques, de ses camarades et des Turcs 35. Il nous faisait dans ses lettres des récits humoristiques sur ·leur installation, alors que déjà Ia main noire du destin s'élevait au-dessus de la petite communauté de Toultcha. En juin 1864, exactement an an après son arrivée, Ivan Kelsiev mourut dans les bras de son frère, emporté à l'âge de vingt-trois ans par un violent typhus. Sa mort fut un coup terrible pour son aîné qui lui-même tomba malade, mais s'en tira. Ses lettres de cette époque sont effrayante3 ! L'esprit qui soutenait ces ermites s'était exténué... Il fut envahi par un sombre ennui, puis commencèrent les querelles et les brouilles. Gontchar nous écrivit que Kelsiev buvait immodérément. Krasnopevtzev se suicida, Vassiliev s'en alla 36. Kelsiev ne put plus y tenir. Il entraîna sa femme et ses enfants (un autre était né entre-temps) et sans argent, sans but, partit d'abord pour Constantinople, puis dans les principautés danubiennes. Complètement coupé de tous, et même de nous pendant un certain temps, il se détacha des émigrés polonais de Turquie. Il cherchait en vain à gagner un morceau de pain et contemplait avec désespoir l'épuisement de sa malheureuse femme, de ses enfants. Les sommes que nous lui faisions parvenir de temps à autre ne pouvaient suffire. (< Il arrivait qu'il n'y ait pas de pain du tout », écrivait sa femme peu avant de mourir. Enfin, après de longs efforts, Kelsiev trouva à Galatz une place de « surveillant des travaux de 1a chaussée ». Il se languissait, se rongea:it d'ennui. Il ne pouvait manquer de s'accuser de la situation de sa famille. L'ignorance cras·se de ce monde sauvagement oriental lui était une offense; il s'y étiolait et brûlait d'en .mrtir. Il avait perdu sa foi dans les VieuxCroyants, il avait perdu sa foi dans les Polonais ... Sa foi dans les 34. Kelsiev avait demandé à Herzen, le 23 février 1864, de lui trouver des émigrés « convenables ~. aspirant à une vie et un travail honnêtes « qui aimeraient se joindre à l.a communauté de Toultcha ~. 35. Note de Herzen : « La voilà, la " terrifiante agence de Toultcha ", liée à la révolution universelle, incendiant les villages russes, payée lpar les sommes sortant des caisses de Mazzini, agissant férocement pendant deux ans encore après que cette " agence ,. eut cessé d'exister et évoquée aujourd'hui encore dans la littérature des mouchards et dans les Politzéiskié Viédomosti (" Les Informations policières ") de Katkov. ~ Pour l.es détails de cette histoire incroyable, Cf. Commentaires (51). 36. Les deux officiers russes émigrés qui étaient partis rejoindre Kelsiev.
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bommes, dans Ja science, dans la révolution branlait de plus en plus et il était facile de prédire le moment où elle s'écroulerait. .. Il ne rêvait que de revoir .le monde coûte que coûte, de venir chez nous, et constatait avec effroi qu'il ne pouvait quitter sa famille. « Si j'étais seul, nous écrivit-il à plusieurs reprises, je m'en irais avec un daguerréotype ou un orgue de barbarie. J'irais à l'aventure, puis, ayant traîné de par le monde, je serais arrivé à pied à Genève 37. » Le secours était proche. « Miloucha » (ainsi appelait-on leur fille aînée) se coucha en bonne santé et se réveilla malade durant la nuit. Vers le matin, elle mourut du choléra. Quelques jours plus tard mourait la seconde fille. La mère fut emmenée à l'hôpital : on lui avait découvert une phtisie aiguë.
- Te souviens-tu qu'un jour tu m'as promis, si j'étais mourante, de me dire : « c'est la mort ». Est-ce .Ja mort? - C'·est la mort, mon amie, c'est la mort. Elle sourit une fois encore, perdit connaissance et s'éteignit 38.
37. Herzen avait quitté Londres pour Genève. ll s'embarqua à Douvres, sur le Calais, le 15 mars 1865, et dit adieu à l'Angleterre pour toujours. 38. Les dernières heures de Mme Kelsiev furent racontées par son mari dans une lettre à Herzen du 15 octobre 1865 (Lit. Nasl., t. 62, pp. 204-206). Sur l'envers de l'avant-dernier feuillet, Herzen avait collé une coupure des Moskovskié Viédomosti du 11 juin 1867 •: « On nous écrit de Pétersbourg que ces jours-ci le chef de la douane de Skouliansk reçut une lettre signée " V. Kelsiev "; cette lettre l'avertissait qu'un voyageur qui allait se présenter à la douane avec un passeport turc en règle, au nom de Ivan Jéloudkov, n'était autre que lui, Monsieur Kelsiev, et que, désirant se livrer aux mains du gouvernement russe. il demandait à 2tre arr2té et transféré à Pétersbourg. » (A.S.)
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CHAPITRlE III LA JEUNE EMIGRATION 1
A peine Kelsiev avait-il franchi notre seuil que des hommes nouveaux, chassés par l'âpre froidure de l'année 1863, frappaient à notre porte. Ils quittaient non pas les officines où se préparait la révolution future, mais une scène effondrée, sur laquelle ils ne se produisaient plus comme acteurs. Ils se protégeaient de la tempête extérieure et ne cherchaient rien à l'intérieur; ils avaient besoin d'un havre provisoire en attendant la fin de l'intempérie, en attendant que se présente à nouveau la possibilité de combattre. Ces hommes, fort jeunes, en avaient fini avec les idées, avec la culture; les problèmes théoriques ne les intéressaient pas, en partie parce qu'ils ne se les étaient pas encore posés, en partie parce qu'ils ne s'occupaient que de leur application. Ils étaient matériellement vaincus, mais ils donnaient des preuves de leur courage. Contraints à rouler leur drapeau, ils étaient obligés d'en sauvegarder l'honneur. D'où leur ton sec, cassant, roide 2, brusque et un rien hautain; d'où leur répugnance militaire, impatiente, à l'égard des longues cogitations et critiques, et un dédain un peu affecté pour toutes les splendeurs intellectuelles, parmi lesquelles les arts se plaçaient au premier plan... Il s'agissait bien de musique, il s'agissait bien de poésie 1 La patrie est en danger, aux armes citoyens. Dans certains cas, ils avaient raison dans l'abstrait, mais il n'entrait pas dans leurs vues d'équilibrer leur idéal avec le concret par un processus complexe et embrouillé, et - bien entendu - ils tenaient leurs opinions et leurs conceptions pour celles de la Russie tout entière. Il serait injuste d'en accuser ces navigateurs de latempête future : il s'agit d'un trait propre à toute la jeunesse. 1. Ce chapitre est peut-être le plus équivoque de tout ce volume IV. n est impossible d'en analyser les faits dans une note, et nous nous permettons de renvoyer le lecteur au long Commentaires (47). 2. En français, comme tous les mots en italiques de ce chapitre.
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Voici un an, un certain Français, admirateur d'Auguste Comte 3, m'assurait que le catholicisme n'existait plus en France, qu'il avait complètement perdu du terrain. Entre autres, il se référait à la faculté de médecine, aux professeurs et étudiants, qui non seulement n'étaient pas catholiques, mais même pas déistes. - Bon, mais ceux des Français qui ne lisent ni ne suivent les cours de médecine ? fis-je. - Ceux-lrà s'en tiennent naturellement à la religion et aux rites, mais plutôt par habitude et par ignorance. - Je veux bien vous croire, mais que ferez-vous d'eux? - Ce qu'en a fait l'année 1792 ! _... Pas grand-chose : la Révolution a d'abord tranquillement fermé les églises, puis les a réouvertes. Vous souvenez-vous de la réplique d'Augereau à Napoléon lorsqu'on fêtait le Concordat? « Cette cérémonie t'a-t-elle plu :. ? demanda le Premier consul au général jacobin, en sortant de Notre-Dame. ·c: Beaucoup, répondit Augereau. n est seulement dommage qu'il y manque les deux cent mille hommes qui donnèrent leur vie pour abolir ces cérémonies-là ! ':. - Ah bah 1 Nous sommes devenus plus avisés, nous n'ouvrirons plus les portes des églises ou, pour mieux dire, nous ne les fermerons pas et transformerons ces temples païens en écoles. - L'inf8me sera écrasé, ajoutai-je à sa place, en riant. - Sans aucun doute. C'est certain. - Mais vous et moi nous ne le verrons pas, ce qui est plus certain encore. C'est dans ce regard sur le monde alentour, vu au travers d'un prisme coloré par des sympathies personnelles, que réside la moitié des échecs des révolutionnaires. Les jeunes hommes, dont l'existence s'écoule de façon générale dans une sorte de cercle fermé et bruyant, loin de la lutte globale et quotidienne pour leurs propres intérêts, s'emparent brutalement des vérités premières et échouent presque toujours à cause d'une fausse interprétation, et de leur application aux nécessités du jour. ... Au début, les hôtes nouvellement arrivés nous animèrent en nous parlant des mouvements pétersbourgeois, des extravagances de la réaction qui se ·« remplumait >, des procès, des persécutions, des partis universitaires et littéraires. Puis, quand tout cela 3. D s'agit de Vyroubov, Grigo,ri Nicolaïévitch (1843-1913). D passa !presque toute son existence à Paris, totalement détaché de sa patrie, ce que lui reprochait Herzen, qui Ie traitait de « Français » et de « doctrinaire ». D fut le seul, cependant, à prononcer un discours sur ta tombe de Herzen, à Nice, en 1870. Plus tard, il !publia des souvenirs sur Herzen, Bakounine et Lavrov (Vestnik Evropy, 1913, 1 et 2) où il rapporte la conversation ci-dessus.
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fut dit avec cette hâte qui, dans des cas semblables, incite à tout raconter, vinrent des pauses, des hiatus; nos entretiens devenaient ennuyeux, monotones ... « Est-il possible, me demandais-je, que ce soit vraiment le vieil âge qui sépare ainsi deux générations ? Est-ce donc le froid qu'apportent les ans, la lassitude, les épreuves ? :. Quoi qu'il en fftt, je sentais qu'avec la venue de ces hommes nouveaux notre horizon, au lieu de s'élargir, se rétrécissait. Le rayon des conversations devenait p1us court; il arrivait parfois que nous n'eussions rien à nous dire. Ils étaient absorbés par les détails de leurs cercles, au-delà desquels rien ne les intéressait. Ayant une fois pour toutes relaté tout ce qu'ils avaient d'intéressant à dire, ils ne leur restaient qu'à se répéter... et ils se répétaient. Ils s'occupaient fort peu de sciences ou d'affaires, et même lisaient peu et suivaient mal les journaux. Tout entiers à leur·s souvenirs et à leurs espérances, ils n'aimaient guère s'aventurer en d'autres domaines. Or, nous manquions d'air dans cette atmosphère confinée; nous qui avions ·été gâtés par d'autres ambiances, nous étouffions ! De plus, s'ils connaissaient, en effet, un certain milieu de Pétersbourg, ils ignoraient tout de la Russie et, souhaitant sincèrement se rapprocher du peuple, ils procédaient de façon livresque et théorique. Ce que nous avions en commun était trop commun. Il nous était possible de marcher, de servir (selon l'expression française) 4, de faire quelque chose ensemble, mais il n'était pas facile de piétiner sur place et de vivre ensemble en nous croisant les bras. Il ne fallait pas songer à exercer sur eux une influence sérieuse. Leur amour-propre maladif et désinvolte avait depuis longtemps pris le mors aux dents s. Il est vrai que parfois ils réclamaient un programme, des directives, mais en dépit de toute leur sincérité, ce n'était pas réel. Ils attendaient de nous que nous formulions leur propre opinion, et ne tombaient d'accord avec nous que lorsque ce que nous avions formulé ne les contredisait pas. Ils nous considéraient comme de vénérables anciens combattants, comme le passé, et s'étonnaient naïvement que nous ne fussions pas trop ·en retard sur eux. 4. Le mot russe sloujit' - servir -, désigne surtout le service de l'Etat. S. Note de Herzen : « Leur amour-propre n'était pas si grand, qu'il n'était provocant et irritable, et surtout .immodéré dans ses expressions. Ds ne pouvaient ·cacher ni leur envie, ni une sorte d'exigence sourcilleuse d'être considérés selon le rang qu'ils s'attribuaient. En même temlps, eux-mêmes regardaient tout de h~ut et ne cessaient de se persifler entre eux, si bien que leurs amitiés ne duraient jamais au-delà d'un mois. ,
32S
Toujours, et en toutes choses, j'ai redouté, « plus que ·toutes les peines :., les mésalliances : toujours je les ai acceptées, en partie par un sens humanitaire, en partie par laisser-aller; et toujours j'en ai souffert. Il n'était pas difficile de prévoir que ces liens nouveaux ne résisteraient pas longtemps, qu'ils casseraient tôt ou tard, et que .cette cassure, compte tenu du caractère rugueux de nos nouvelles relations, ne se passerait pas sans suites fâcheuses. La question qui ébranla nos rapports fragiles fut précisément la vieille question qui, habituellement, déchire les liens noués avec du mauvais fil. Je parle de l'argent. Nullement informés sur le montant de ma fortune, ni sur mes sacrifices, ils avaient à mon égard des exigences que je ne jugeais pas juste de satisfaire. Si j'étais parvenu, au travers de tous mes déboires, et sans le moindre soutien, à poursuivre pendant quelque quinze ans ma propagande russe, je n'avais pu y arriver qu'en modérant et en limitant mes autres dépenses. Nos nouveaux venus estimaient que tout ce que 1e faisais était insuffisant, et considéraient avec indignation un individu qui se faisait passer pour socialiste et ne distribuait pas le douvan 6 à des gens qui ne travaillaient pas, mais réclamaient de l'argent. Apparemment, ils étaient restés sur le point de vue impratique de la charité chrétienne et de la pauvreté consentie, qu'ils prenaient pour du socialisme pratique. L'exopérience du « Fonds commun » ne donnait pas de résultats satisfaisants 7. Les Russes n'aiment point donner de l'argent pour une cause commune, s'il ne s'agit pas de l'édification d'une église, d'un banquet, d'une beuverie et de la présence approbatrice de hautes autorités. Au plus haut point de la pénurie des émigrés, le bruit courut que je détenais une certaine somme d'argent, qui m'avait été remise pour la propagande. Les jeunes hommes trouvaient qu'il était équitable de me l'enlever s. Afin de le comprendre, je dois relater un incident étrange, qui avait eu lieu en 1858. Un matin, je reçus un billet, très bref, d'un Russe qui m'était inconnu. Il m'écrivait qu'il lui était « indispen6. Douvan : mot turc signifiant « partage du butin ». 7. Le « Fonds commun », annoncé et recueilli par Le Kolokol depuis mai 1852, devait venir en àide aux émigrés rosses nécessiteux. Herzen y mit fin en mai 1867. Ce fonds fut, en effet, un âpre sujet de discussions entre lui et les jeunes émigrés, mais pas autant que le « Fonds Bakhmétev », dont il va être parlé ici, et dont nous indiquerons les retombées dans nos Commentaires. 8. D ne faut pas confondre cette exigence, avec celle qu'émettra Netchaïev, appuyé par ·Bakounine et Ogarev, en 1869 comme cela a été fait à plusieurs reprises. (V. plus bas.)
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sable , de me voir et me priait de lui fixer une heure. A ce moment, je me rendais à Londres, aussi, en guise de réponse, passai-je au Sablonnière Hôtel et le demandai. Il était là. C'était un jeune homme qui avait l'allure d'un cadet 9, timide, pas gai, avec le physique taillé à coups de hache des septièmes ou huitièmes fils des propriétaires fonciers de la steppe. Il n'était guère loquace, se taisait presque tout le temps; on voyait qu'il avait quelque chose sur le cœur, mais qu'il n'était pas encore arrivé au point de l'exprimer. Je m'en allai en l'invitant à dîner deux ou trois jours plus tard. Mais, .avant .cela, je rencontrai Bakhmétev dans la rue. - Puis-je vous accompagner ? me demanda-t-il. - Naturellement. Ce n'est pas moi qui cours un risque en votre compagnie, mais vous dans la mienne. Toutefois, Londres est grand ... - Je n'ai pas peur. Et, soudain, prenant le mors aux dents, il murmura : « Je ne retournerai jamais en Russie... Non, non, c'est décidé, jamais je n'y retournerai 10. » - Mais, voyons, vous êtes si ~eune ! - J'aime la Russie, je l'aime beaucoup, mais il y a là-bas des gens... je ne puis y vivre, je veux fonder une colonie sur des bases tout à fait sociales; j'ai réfléchi à tout cela, et maintenant j'y vais ... - Vous allez où ? - Aux nes Marquises. Je le contemplai, muet d'étonnement. - Oui, oui, c'est une affaire décidée. Je partirai sur le premier paquebot, et c'est pourquoi je suis si content de vous avoir rencontré aujourd'hui. Puis-je vous poser une question indiscrète ? - Autant que vous voudrez. - Tirez-vous profit de vos publications? - Il ne peut être question de profit! C'est déjà beau de couvrir maintenant nos frais d'imprimerie. 9. Elève du « Corps des Cadets », école militaire pour les fils des nobles et des grandes familles. 10. Un certain D. L. Mordovtsev publia en 1900, dans le Sévemy Kourler (« Courrier du Nord ») un récit sur ce Bakhmétev, Nicolas Frédorovitch, son camarade du lycée de Saratov, fils de famille riche, « converti » lpar Tchernychevski, qui en fit le prototype de son « Rakhmétov », dans Tchto Diélaf (« Que faire » ?). Le jeune Paul Bakhmétev, ayant vendu ses terres, aurait eu l'intention de se rendre en Nouvelle-Zélande, non aux Marquises. Toute la suite de ce chapitre est confirmée par une lettre de Bakhmétev à Herzen, datée du 31 juillet 1867 (et non 1868 : Herzen s'est trompé d'année). (Lit. Nasl.; t. 41-42, p. !526.) Cf. Commentaires (48).
?12.1
- Et s'ils n'étaient pas couverts ? - Je compléterais. - Par conséquent, :auoun but commercial n'entre dans votre propagande ? J'éclatai de rire. - Bon, mais ·alors comment ferez-vous pour compléter ? Or, votre propagande est indispensable... Pardonnez-moi, je ne vous ai pas questionné par curiosité, mais j'avais l'idée, en quittant la Russie, de faire pour elle quelque chose d'utile... et je me suis décidé... Mais je voulais connaître par vous-même l'état de vos affaires. Oui... c'est comme ça que j'ai résolu de vous laisser un peu d'argent. Si jamais votre imprimerie en avait besoin ... ou votre propagande russe en général, vous pourriez en disposer. Je fus de nouveau obligé de dévisager Bakhmétev avec stupeur. - Ni l'imprimerie, ni la propagande, ni moi n'avons besoin d'argent. Au contraire, l'affaire est sur une pente ascendante. Pourquoi irais-je vous prendre votre argent ? Mais en le refusant, permettez-moi de vous exprimer ma profonde gratitude pour votre excellente intention. - Non point! C'est une ·affaire conclue. Je possède cinquante mille francs; j'en emporte trente mille aux îles et je vous en remets vingt mille pour la propagande. - !Et qu'est-ce que j'en ferai? - !Eh bien, si je reviens et que vous n'en aurez pas eu besoin, vous me le rendrez; si je ne reviens pas pendant une dizaine d'années, ou si je meurs, employez-le à renforcer encore votre propagande. !Faites-en ce que vous voudrez, ajouta-t-il après avoir réfléchi, à condition ... à condition que vous ne le remettiez pas à mes héritiers. Etes-vous libre demain matin ? - A votre disposition. - Soyez aimable, conduis·ez-moi dans une banque et chez Rothschild. Je ne sais rien, je ne parle pas l'anglais et le français fort mal. Je voudrais me débarrasser au plus tôt de ces vingt mille francs et partir. - !Entendu, j'accepte l'argent, mais voici sur quelles bases : je vous remettrai un reçu ... - Je n'ai besoin d'auoun reçu. - Oui, mais moi je dois vous le donner, sans quoi je ne prendrai pas votre argent. Ecoutez-moi. D'abord, il y sera indiqué que cette somme est confiée non pas à moi seul, mais aussi à Ogarev. Deuxièmement, comme il se peut que vous vous ennuyiez aux îles Marquises, et que vous ayez le mal du pays (il secoua la tête) ... Comment savoir ? Que ne voit-on pas !. .. Nous n'allons pas préciser 328
le but dans lequel vous me confiez oe capital, nous dirons qu'il est mis à notre entière disposition, à moi et à Ogarev; sauf instructions contraires, nous achèterons en votre nom, pour la somme globale, des actions garanties par le gouvernement anglais, à cinq pour cent environ. Après quoi, je vous donne ma parole que, sans besoin extrême, nous ne toucherons pas à votre argent pour la propagande. Vous pouvez compter là-dessus quoi qu'il arrive, sauf si l'Angleterre fait banqueroute. - Si vous voulez absolument vous imposer tant de complications, agissez à votr-e gré, et demain nous irons chercher cet argent. Le lendemain fut une journée étonnamment comique et agitée. Cela commença à la banque Rothschild : l'argent fut remis en assignats. Bakhmétev conçut d'abord la bonne intention de les changer en or espagnol ou en argent! Le commis de Rothschild le regardait, stupéfait, mais quand B. dit soudain, comme s'il venait de se réveiller, et dans un jargon franco-russe •: ·« Bon, alors lettre de crédit pour fies Marquises :., Kœstner, le directeur du bureau, tourna vers moi un regard effaré et triste qui, mieux qu'aucune parole, me demandait : « Ne serait-il pas dangereux ? :. Au surplus, jamais encore personne n'avait demandé à la banque Rothschild d'être crédité aux Marquises! Nous décidâmes de prendre les trente mille en or et de rentrer. En chemin, nous nous arrêtâmes dans un café. Je rédigeai mon reçu; de son côté, il confirma par écrit qu'il mettait à ma disposition et celle d'Ogarev huit cents livres sterling. Puis il alla chez lui, je ne savais pour quelle raison. Je partis l'attendre dans une librairie 11. Un quan d'heure plus tard, il arriva, blanc comme un linge, et me déclara que sur ses trente mille francs il en manquait deux cents soixante, autrement dit, dix livres. Il était tout à fait déconcerté. Comment la perte de deux cents cinquante francs pouvait-elle tant retourner un homme qui, sans nulle garantie sérieuse, avait fait un cadeau de vingt mille francs ? Cela me posait un nouveau problème psychologique sur la nature humaine. - Vous n'auriez pas un billet de trop sur vous? - Je n'ai rien, j'ai tout donné à Rothschild. Voici le bordereau ·: huit cents livres, très exactement. Bakhmétev, qui, sans aucune nécessité, avait changé ses assignats contre des livres sterling, répandit sur le comptoir de Tchorll. Tchorjewski, dont il a déjà été parlé dans ce volume, était un ami et collaborateur de Herzen. Il ~'aidait pour les publications et les vendait dans sa petite librairie, au cœur de Londres, à Soho. (Carr.)
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jewski ses trente mille, les compta, les recompta ·: il manquait toujours dix livres. Voyant son désespoir, je dis à Tchorjewski ·: - l e m'arrangerai pour prendre sur moi ces maudites dix livres, car, enfin, c'est lui qui fait une bonne action, et c'est lui qui est puni. - Cela ne sert à rien de se désoler -et de discuter, ajoutai-je en m'adressant à Bakhmétev. Je propose que nous allions immédiatement chez Rothschild. Nous partimes. Il était déjà plus de quatre heures et la caisse était fermée. J'entrai avec un Bakhmétev tout contrit. Kœstner le regarda et, ·en souriant, prit sur sa table un assignat de dix livres qu'il me tendit. - Comment se peut-il... ? - 'En changeant son argent, votre ami m'a remis deux assignats de dix livres, au lieu de deux de cinq livres, ·et je ne m'en suis pas aperçu sur le moment. Bakhmétev le regardait, ébahi. - Comme c'est bête, fit-il, que les cinq livres et les dix livres soient de la même couleur! Qui s'y retrouverait? Vous voyez comme j'ai bien fait de changer les billets en or ! Tranquillisé, il vint dîner .chez moi, et je lui promis d'aller le lendemain lui faire mes adieux. Il était tout prêt : une petite valise de cadet ou· d'étudiant, râpée, gonflée, une capote ceinturée par une lanière et... et trente mille francs-or, serré dans un épais foulard, comme on serre une livre de groseilles à maquereaux ou de noix ! C'est ainsi que cet homme partait pour les îles Marquises. - Mais voyons, m'écriai-je, on va vous assassiner ou vous dépouiller avant que vous preniez le large ! Vous feriez mieux . de mettre l'argent dans votre petite valise. - Elle est pleine. - Je vous trouverai un sac. - Pour rien au monde ! iEt il partit. Les premiers jours, je me disais : c ·Qui sait ? il va se faire tuer, et c'est moi qu'on soupçonnera de l'avoir envoyé à la mort. •:. Depuis lors, nul n'en a jamais entendu parler 12. Je plaçai son argent comme fonds de réserve, fermement résolu à ne pas y toucher à moins de besoin urgent pour l'imprimerie ou la propagande. 12. Tous les témoignages de l'époque concordent : on ne revit jamais Bakhmétev, on n'en eut jamais des nouvelles. Peut-être la banque Rothschild savaitelle s'il avait touché son argent aux Marquises, mais apparemment même Herzen ne songea pas à s'en informer.
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Pendant longtemps, personne n'en eut vent en Russie, puis des rumeurs confuses commencèrent à courir... ce que nous devions à deux ou trois de nos amis qui nous avaient donné leur parole de ne pas en parler. Enfin, on sut que cet argent existait vraiment, sous ma sauvegarde. · Cette nouvelle tomba en quelque sotte comme une pomme de discorde, provoquant une agitation: chronique et un ferment. Il se révélait que tout le monde avait besoin de cet argent, mais que je refusais de le donner. On ne pouvait déjà pas me pardonner de n'avoir pas perdu toute ma fortune, et voici que j'avais un dépôt, remis pour la propagande! Et qui donc était la propagande même, sinon « eux :. ? La somme grossit bientôt : les modestes francs devinrent des roubles argent, ce qui excitait plus encore ceux qui désiraient les galvauder personnellement pour la cause commune. On vitupérait Bakhmétev pour m'avoir confié cet ·argent, et non à quelqu'un d'autre. Les plus intrépides affirmaient que c'était une err-eur de sa par-t, qu'!Ïl voulait, en réalité remettre cette somme à un certain cercle de Pétersbourg, mais ne sachant comment s'y prendre, me l'avait laissée à Londres. La hardiesse de ces opinions était d'autant plus remarquable, que nul ne connaissait ni le nom, ni l'exiSitence de Bakhmétev, qu'il n'avait parlé de son projet à personne avant son départ, et que pel"Sonne ne lui avait parlé ensuite. Les uns avaient besoin de cet argent pour l'envoi d' « émissaires » 13, d'autres pour organiser des oentres sur la Volga, les troisièmes pour la publication d'une revue. Ils étaient mécontents du Kolokol et se laissaient tirer l'oreille pour ce qui était de travailler avec nous. Je refusais résolument de leur donner l'argent de Bakhmétev, et que ceux qui l'exigeaient disent eux-mêmes où il serait aujourd'hui si j'avais oédé 14. - Bakhmétev, leur disais-je, peut revenir sans le sou. Il n'est guère aisé de faire des affaires en fondant une colonie socialiste aux îles Marquises. - Il est sûrement mort. - Et si, pour vous ennuyer, il était vivant? - Mais puisqu'il vous a donné cet argent pour la propagande ! - Pour l'heure, je n'en ai pas besoin dans ce but. - Mais nous, nous en avons besoin. 13. Les agents polonais qu'on envoyait en mission en Pologne et en Russie, ou qui étaient chargés de s'infiltrer. La résistance !Polonaise avait toujours eu ces émissaires qui, dès 1830, connurent la captivité, la déportation et la mort. 14. II finit tout de même par céder, mais seulement en 1869, assiégé par la jeune émigration, par Ogarev et Bakounine. Cf. Commentaires (49').
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...;..:_ Pour en faire quoi, précisément ? - :Pour envoyer quelqu'un sur la Volga, un autre à Odessa. - 1e ne pense pas que ce soit très nécessaire. - Alors vous ne croyez pas leut envoi indispensable ? - Je ne le crois pas. c Il vieillit et il devient avare :., disaient de moi, sur tous les tons, les plus décidés et les plus enragés. « Du reste, qu'avonsnous à le contempler, nous n'avons qu'à lui prendre cet argent et basta ! » ajoutaient d'autres, encore plus décidés, encore plus enragés. '« Et s'il s'obstine, nous le passerons si bien au crible dans Ies revues, qu'il saura ce que c'est que de retenir l'argent d'autrui. » Je ne leur donnai pas cet argent. Ils ne me passèrent pas au crible dans les revues. Les injures dans la presse viendraient beaucoup plus tard, également pour des questions d'argent... . ... Ceux dont j'ai dit qu'ils étaient « les plus enragés :. étaient ces représentants anguleux et rugueux de la c nouvelle génération :., que l'on pourrait surnommer les Sobakévitch et les Nozdriov du nihilisme 15. Bien qu'il soit superflu de faire une réserve, je la ferai tout de même, connaissant la logique et la manière de nos adversaires. Mes mots ne renferment nullement le désir de jeter la pierre ni à la jeune génération, ni au nihilisme. A ce propos, j'ai écrit bien des fois 16. Nos Sobakévitch du nihlisme n'en sont pas la plus forte expression, mais sa limite extrême 17. Qui donc ira juger le christianisme d'après les fouets d'Origène, et la Révolution française d'après les massacres de septembre et les tricoteuses de Robespierre ? Les jeunes gens arrogants dont il est question méritent d'être étudiés, car eux aussi expriment un type de notre temps, très nettement mis en relief, très souvent répété; ils sont la forme transitoire de la maladie de notre évolution à partir de la stagnation d'antan. Pour la plupart, ils n'avaient pas la tenue qu'impose l'éducation, ni cette maîtrise de soi que donnent les études scientifiques. 15. Personnages caricaturaux des Ames mortes, de Gogol. Cf. Commentaires (50). 16. L'un de ses articles les plus intéressants sur les nihilistes s'intitule Opiat' Bazarav (« Encore Bazarov ~). L'ouvrage de Sir Isaiah Berlin : Russian Thinkers, éclaire extraordinairement le problème « Herzen - jeune génération ~. (The Hogarth Press, London, 1978.) 17. Note de Herzen : « Au même moment, ·à Pétersbourg et à Moscou, et même à Kazan et à Kharkov, la jeunesse universitaire formait des cercles, consacrés avec sérieux à l'étude des sciences, particulièrement parmi les étudiants en médecine. Tis travaillaient honnêtement et consciencieusement, mais à J'écart de toute participation hardie aux problèmes du jour; ils n'étaient pas contraints à quitter la Russie, et nous ne les connaissions pas, pour ainsi dire.
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Dans la premièl"e fougue de leur libération, ils se dépêchaient de rejeter toutes ·les formes conventionnelles, de repousser tous les coussinets en caoutchouc qui empêchaient l~s heurts violents. C'est ce qui compliqua toutes nos relations les plus -simples avec eux. Se dépouillant de tous leurs vêtements jusqu'au dernier bout de tissu, nos enfants terribles se présentaient orgueilleusement « comme leur mère les avait enfantés ~. Or, elle les avait mal enfantés, nu11ement comme des gars simples et plantureux, mais comme les héritiers de l'existence mauvaise et malsaine des couches inférieures de Pétersbourg. Au lieu de muscles athlétiques et d'une juvénile nudité, on distinguait les tristes traces d'une cachexie héréditaire, de vieux ulcères et de toutes espèces de fers et de colliers. Parmi eux, peu étaient sortis du peuple. L'antichambre, la caserne, le séminaire, le manoir du petit propriétaire, le tout tourné à l'envers, n'en demeurait pas moins dans leur sang et leur cerveau, sans perdre ses traits distinctifs. Pour autant que je sache, c'est là quelque chose à quoi l'on n'a pas prêté l'attention nécessaire. D'une part, sa réaction contre un monde ancien, étriqué, écrasant, devait lancer la jeune génération vers les antagonismes et toutes les négations face à un milieu hostile; là il n'y a à chercher ni la mesure, ni l'équité. Au contraire, tout est destiné à faire enrager, à se venger : « Vous êtes des hypocrites, nous serons des cyniques; vous avez été moraux en paroles, nous serons scélérats en paroles. Vous avez été courtois avec les supérieurs et grossiers avec les inférieurs - nous, nous serons grossiers avec tout le monde; vous vous inclinez sans éprouver de respect, nous bousculerons tout le monde sans nous en excuser; le sentiment de votre dignité résidait exclusivement dans les conv.enances et les honneurs extérieurs; nous considérerons comme un honneur de fouler aux pieds toutes les convenances et de mépriser tous les points d'honneur. ~ D'autre part, leur personnalité qui rejetait toutes les formes courantes de la vie en société renfermait des maux et des anomalies héréditaires. Dépouillant, comme nous l'avons dit, tous leurs voiles, les plus audacieux se mirent à parader dans le costume du « Pétoukh ·~ de Gogol tB, sans garder la pose de la Vénus de Médicis. Leur nudité ne cacha pas, mais, au contraire, révéla qui ils étaient. Elle montra que leur grossièreté systématique, leur discours brutal et impertinent n'avaient rien de commun avec la grossièreté bon enfant et ingénue du paysan, mais beaucoup à 18. Les Ames mortes, Deuxième Partie.
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voir avec les façoris du bas clergé, du comptoir et de l'office de la maison seigneuriale. Le peuple les considéra aussi peu comme les « siens ':. qu'il ne l'avait fait pour les slavophiles en « mourmolka :. 19. lls restaient à ses yeux une couche étrangère et hostile du clan adverse, des petits barines maigrelets, des gratte-papier sans emploi, des Russes germanisés 20. Pour parvenir à leur complète liberté, il leur faut oublier leur libération et ce dont ils se sont libérés, et r·enoncer aux habitudes du milieu où ils ont grandi. Tant que cela ne se passera pas, nous percevrons, malgré nous, l'antichambre, la caserne, la chancellerie et le séminaire d'après chacun de leurs gestes et de leurs mots. Casser la figure des gens à leur première objection - sinon avec les poings, du moins avec des paroles injurieuses - traiter Stuart Mill de racaille 21 en oubliant ce qu'on lui doit, ne sont-ce pas là des airs de grand seigneur qui « tape sur la gueule du vieux Gavrila pour un jabot froissé » ?'22 Est-ce que dans une telle incartade et d'autres semblables vous ne reconnaissez pas l'inspecteur et le commissaire du quartier, ou le policier rural, qui traînent le bourgmestre par sa barbe blanche ? Dans l'insolent aplomb de leurs manières et de leurs réparties, ne voyez-vous pas clairement l'arrogance de la clique des officiers de Nicolas ? Ne décelezvous po~nt dans ces gens qui parlent avec hauteur et dédain de Shakespeare et de Pouchkine les petits-fils de « Skalozoub », élevés dans la demeure de ce grand-père qui voulait « faire de son adjudant-chef un Voltaire »? 23 Même la plaie des pots-de-vin persiste dans leur façon de briguer l'argent par un ·coup d'audace (avec une tendance aux menaces, sous prétexte de cause commune) et dans leur penchant à se faire nourrir aux frais de leur employeur, vengeant un refus par des diffamations et des calomnies. Tout cela finira par être refondu et remoulu, mais il faut bien avouer que la tutelle du tsar et la civilisation impériale ont labouré un sol étrange dans notre << ténébreux royaume » ! Sur ce so~, 19. Il est vrai que les jeunes hommes et les jeunes filles qui, dans un bel élan, iraient en 1874 « vers le !peuple », feraient preuve d'une stupéfiante impréparation et seraient souvent la risée des paysans qu'ils voulaient « instruire :e; ils payeraient leur folie par de longs emprisonnements dans des conditions inhumaines. Mais à ce moment-là, Herzen serait mort depuis quatre ans. 21. Un « nihiliste », N. Sokolov, avait, dans une critique littéraire du journal Rousskoïé S/ovo (« La Parole russe »), donné à Mille l'épithète anglaise : rascal que Herzen traduit assez bien par racaille, estimant que c'est le même mot. 22. Poésie de D. Davydov, « Chanson moderne ». (A.S.) 23. Personnage odieux de la comédie de mœurs de Griboïédov : Du Malheur d'avoir trop d'esprit. Il faut préciser que le nom de ce personnage signifie « celui qui montre ses dents ».
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sont montées les jeunes pousses si pleines de promesses : d'un côté, les fidèles des Mouraviov et des Katkov 24, de l'autre, les arracheurs de dents du nihilisme et de la fausse autonomie des Bazarov. Nos terres noires ont besoin d'être bien draînées!
24. C'est-à-dire du côté de la réaction.
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CHAPITRE N BAKOUNINE ET L'AFFAIRE POLONAISE
A ~a fin novembre, nous reçûmes la lettre suivante :: Le 15 octobre 1861, San Francisco. Mes amis, j'ai réussi à m'évader de Sibérie, et après avoir erré longtemps le long de et du golfe de Tartarie et traversé le lapon, je suis arrivé aujourd'hui à San Francisco. Mes amis, tout mon être aspire à courir vers vous, et, dès mon arrivée, je me mettrai au travail : je servirai chez vous la cause polono-slave, qui a été mon idée fixe 1 depuis l846 et ma spécialité pratique dans les années quarante-huit et quarante-neuf. La destruction de l'Empire autrichien, sa destruction complète, sera mon dernier mot, je ne dis pas ma dernière œuvre, ce serait trop ambitieux~· pour servir cette cause, je suis prêt à me faire tambour ou prokhvost 2, et si je réussis à la faire avancer fût-ce d'un cheveu, je seroi satisfait. Et au-delà m'apparaît la glorieuse, la libre fédération slave, seule solution pour la Russie, l'Ukraine, la Pologne et les peuples slaves en général... 3 Nous connaissions depuis quelques mois son intention de quitter
r Amour
la Sibérie. Au Nouvel An, nous serrions dans nos bras .J.'imposante figure de Bakounine en personne. L'ombre ressuscitée des années quarante, et .surtout de 1848 élément nouveau, mais en vérité ancien - , s'introduisait dans nos travaux, dans notre union à deux, bien close. Bakounine était le même. Seul son corps avait vieilli. Son esprit était jeune et enthousiaste comme à Moscou, au temps des disputes, du soir à l'aube, avec Khomiakov 4. Il était toujours voué à une idée uniqu~, 1. En français. 2. Prokhvost : de l'allemand Profos, qui signifiait dans le passé officier de la palice militaire, mais avait !Pris le sens de « cllenapan ». 3. Pis'ma M. A. &kouninak A.I. GuerJzénfJiU i .N. P. Ogarévou, Saint-l'éterlibourg, 1906 (« Lettres de M. A. Bakounine à A. 1. Herzen et N.P• .Ogarev .».• Lettre ci-dessus, pp. 1"88-191). 4. Cf. B.i D.F., t. II, cbap. xxv.
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aussi capable de se laisser entraîner, de voir partout la réalisation de ses désirs, de ses idéaux, et plus que jamais prêt à n'importe quelle expérience, quel sacrifice, sentant qu'il n'avait plus tellement d'années à vivre et qu'il fallait se presser pour ne manquer aucune occasion. Il ne supportait guère d'examiner longuement une situation, de peser 1e pour et le contre; confiant et abstrait comme autrefois, il brûlait d'agir, à condition que ce fût au sein des tempêtes de la révolution, des calamités et des situations redoutables. Comme naguère dans ses articles signés « Jules Elizar », il continuait à répéter: Die Lust des Zerstorung ist eine schaffende Lust s. Les fantasmes, les idéaux qu'on avait enfermés avec lui à Kënigstein, en 1849, il les avait sauvegardés et ramenés intacts en 1861, à travers le Japon et la Californie. Son langage lui-même nous rappelait les meilleurs articles de La Réforme et de La Vraie République, les âpres discours de la Constituante et du Club de Blanqui. L'esprit des partis de ce temps-là, leurs ostracismes, leurs sympathies et antipathies à l'égard de certaines personnes et, plus que tout, leur foi en un second avènement de la révolution, tout cela nous. ie retrouvions tel quel ! Si la prison et l'exil ne détruisent pas immédiatement les natures fortes, ils les conservent de façon extraordinaire. Ces hommes en reviennent comme d'un évanouissement, reprenant à partir de l'instant où ils ont perdu conscience. Les Décembristes sont revenus des neiges sibériennes plus jeunes que la jeunesse aux racines piétinées qui les accueillait. Pendant que deux générations de Français se transformaient à maintes reprises, tantôt rougissant, tantôt pâlissant, portés par le flux et remportés par le reflux, Barbès et Blanqui demeuraient tels des phares 1nébranlables, évoquant derrière les barreaux d'une prison ou sur une terre lointaine les idéaux d'antan dans toute leur pureté. « La question po!ono-slave... la destruction de l'empire autrichien... la fédération slave libre et glorieuse », tout cella sur l'heure, dès son arrivée à Londres... et écrit de San Francisco, un pied sur le navire! Pour Bakounine, !a réaction européenne n'existait point, pas plus que les dures années de 1848 à 1858; il en avait été informé en bref, de loin, superficiellement. Il en avait lu le récit en Sibérie, tout comme il av:ait appris dan,s l'ouv1"age de Kaïdanov les guerres 5. « La passion de la destruction est une passion constructive. » Entre 1842 et 1848, Bakounine publiait ses articles en français sous le pseudonyme de « Jules Elizar ». C'est dans un article célèbre : La Réaction en Allemagne, notes d'un Français (Deutsche Jahrbücher du 17 octobre 1842) que Bakounine formula le « credo » cité ci-dessus par Herzen.
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puniques ou la chute de l'Empire romain. Pareil à un homme revenu après une épidémie, il entendait parler des morts et soupirait pour eux; mais il n'avait pas veillé .au chevet des moribonds en espérant leur guérison, il n'avait pas suivi leur cercueil. Bien au contraire : pour lui, les événements de 1848 étaient présents, tout proches de son cœur, précis et vivants... Les entretiens avec Caussidière 6, les discours des Slaves au congrès de Prague 7, les disputes avec Arago ou Ruge, tout cela avait eu lieu la veille, résonnait toujours à ses oreilles et passait constamment devant ses yeux. Du reste, même compte tenu de Ia prison, ce n'était pas étonnant. Les premiers jours après la Révolution de Février furent les plus beaux de la vie de Bakounine. Revenu de Belgique, où l'avait e:x:,pédié Guizot pour son discours lors de l'anniversaire polonais du 29 novembre 1847 8, il plongea tête première dans tous 1es remous de Ia mer révolutionnaire. II ne sortait plus de la caserne des Montagnards, dormait avec eux, partageait leurs repas et prêchait sans arrêt, prêchait le communisme et l'égalité des salaires 9, le nivellement au nom de l'égalité, la libération de tous les Slaves, l'anéant>issement de toutes les Autriches, la révolution en perrnanence 10, la guerre jusqu'à l·a destruction du dernier ennemi. Caussidière, « le préfet des barricades », qui avait « fait de l'ordre ·avec le désordre », ne savait comment se débarrasser de son cher prédicateur, et, d'accord avec Flocon 11, imagina de l'envoyer pour de bon chez les Slaves 12, av·ec une accolade fraternelle et la conviction que là-bas il se romprait le cou et ne 'les dérangerait plus. « Quel homme ! Quel homme ! disait de lui Caussidière. Le premier jour de la révolution, c'est tout simplement une merveille, mais, le lendemain, il faudrait le ~usiner ! '» 13 6. Caussidière, Marc (1809-1861), prit part à la Révolution de Février, et fut préfet de police de février à mai 1848. 7. Il eut lieu du 31 mai au 12 juin 1848. 8. Au cours de cette commémoration du soulèvement poionais de 1830-1831. Bakounine stigmatisa le régime tsariste en Pologne, et en appela à la destruction de l'autocratie lpar les forces unies des patriotes polonais et russes. 9. En français. 10. En français. 11. Flocon, Ferdinand (1800-1866), rédacteur de La Réforme de 1845-1848, membre du .gouvernement provisoire après 1·848. 12. Bakounine devait se rendre dans la région de Poznan, mais la police allemande l'en empêcha. Il n'alla qu'à Wroclaw et de· là à Prague. (A.S.) 13. Note de Herzen : «Dites à Caussidière, déclarai-je en plaisantant à ses amis, que Bakounine se distingue de lui précisément en ceci, que Caussidière est lui aussi un excellent homme, mais lui, il vaudrait mieux le fusiJller à ia vei'lJe de ~a révolution. Plus tard à Londres, en 1854, je le lui rappelai. Le préfet exilé frappa son vaste poitrail de son poing énorme, avec la force qu'on déploie pour enfoncer des pieux dans la terre, et me dit : " C'est ici que je !porte Bakounine... Ici 1 " :t
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Quand, au début de mai 1848, j'arrivai à Paris venant de Rome, Bakounine se manifestait déjà en Bohême, ·entouré de moines schismatiques, de Tchèques, de Croates, de démocrates. Il continua à pérorer jusqu'à ce que le prince de Windischgraetz ne mît fin à son éloquence avec des canons (et ne profitât de cette belle occasion pour abattre fortuitement sa femme) 14. Bakounine disparaît de Prague ·et réapparaît en tant que commandant militaire de Dresde. L'ancien officier d'artillerie enseigne l'art de la guerre aux professeurs, musiciens et pharmaciens, qui ont pris les armes; il ·leur conseille... de placer la Madone de Raphaël et Jes tableaux de Murillo sur les murs de la ville, comme moyen de défense contre les Prussiens, qui sont zu klassisch gebildet pour oser tirer sur . Raphaël15. Au vrai, l'artillerie le servait. Entre Paris et Prague, quelque part en Allemagne, il tombe sur une révolte de paysans. Ils se démènent et cr:ient devant un château, ne sachant que faire d'autre. Bakourûne sort de sa voiture et, sans prendre le temps de savoir de quoi il retourne, il met les paysans en rang et les instruit si habilement, qu'au moment de remonter dans son véhicule et de poursuivre sa route, il voit le château flamber par quatre côtés. Un jour, il surmontera sa paresse et tiendra sa promesse de relater le long martyre qui fut le sien à partir de la prise de Dresde. J'en rappellerai ici les traits principaux. Bakounine fut condamné à l'échafaud. Le roi de Saxe remplaça la hache par la prison à perpétuité, puis, sans raison aucune, remit son prisonnier à l'Autriche. La police autrichienne comptait lui soutirer des informations sur les projets des Slaves. On l'enferma dans le Hradschin, puis, comme on n'·avait pas réussi à le faire parler, on l'expédia à Olmütz. Il voyagea enchaîné, avec une forte escorte de dragons. L'officier qui monta avec lui dans la calèche chargea son pistolet : - Pourquoi faire? lui demanda Bakounine. Vous ne pensez tout de même pas que je pourrais m'évader dans des conditions pareilles? - Non, mais vos amis pourraient vous délivrer. Le gouvernement a entendu des rumeurs à ce sujet, et dans ce cas ... -Quoi donc? - J'ai reçu l'ordre de vous mettre une balle dans le front. Et ces deux compagnons partirent au galop. 14. Windischgraetz commandait les troupes autrichiennes qui écrasèrent le soulèvement de Prague, en 1848. La princesse, sa femme, fut tuée par une balle perdue pendant qu'elle était à sa fenêtre. (A.S.) 15. « De formation trop classique ». ll s'agit, bien entendu, de la Madone Sixtine, qui se trouve aujourd'hui encore au musée de Dresde. 340
A Olmütz, BakOlmine fut enchaîné au mur, et demeura dans cette position six mois durant. A la fin, l'Autriche en eut assez de nourrir un criminel étranger. Elle proposa à la Russie de le lui livrer. Nicolas n'avait nul besoin de Bakounine, mais il n'eut pas le courage de refuser. A la frontière russe on lui ôta ses chaînes : j'ai entendu raconter mainte fois cet acte de charité. Il est exact qu'on lui ôta ses chaînes, mais on oublie d'ajouter qu'on Jui en posa d'autres, beaucoup plus lourdes. L'officier autrichien qui avait livré le prisonnier exigeait qu'on lui rendît les autres, qui étaient propriété d'Etat : « K.u.K. :. 16, Nicolas loua la conduite courageuse de Bakounine à Dresde, et le fourra dans le ravelin Alexis 17. Là il lui manda Orlov 18, chargé de lui faire savoir qu'il souhaitait un rapport sur ·les mouvements allemand et slave. (Le monarque ne savait pas que tous les détails en avaient été publiés dans :les gazettes.) Il exigeait ce mémoire « non en tant que tsar, mais en tant que confesseur r.. Bakounine demanda à Orlov ce que le souverain entendait par « confesseur » ·: cela signifiait-il que tout ce qui serait dit « en confession » demeurerait un secret sacro-saint ? Orlov ne sut que répondre. Ces gens-là sont, généralement parlant, plus habitués à questionner qu'à répondre. Bakounine :rédigea un leading article de revue 19, Nicolas s'en montra fort satisfait : « C'est un garçon intelligent et gentil, mais un homme dangereux. Il faut le garder sous clé. » Aussi, comme illustration de cette louange suprême, Bakounine resta enterré dans le ravelin Alexis pendant trois années entières. Les conditions devaient être excellentes pour qu'un géant de son calibre ait dépéri au point de vouloir se donner la mort. En 1854, il fut transféré à Schlüsselbourg. Nicolas avait peur que Charles Napier le délivrât, or Napier et Cie ne libérèrent point Bakounine de son ravelin, mais délivrèrent la Russie de Nicolas 20 ! 16. Kaiserlich und Koniglich : « impériale et royale
:&.
17; Partie de l.a forteresse Pierre-et-Paul réservée aux prisonniers politiques considérés comme les plus dangereux. 18. Comte Alexis Fédorovitch Orlov (1786-1861), chef de la police secrète impériale - la Troisième Section, et du Corps des Gendarmes. 19. En l'été 1851 Bakounine rédigea pour le tsar une Confession où, lui promettant de se confesser à lui « comme à un père spirituel :&, il disait se repentir de ses actes révolutionnaires, mis sur le compte de son « manque de maturité intellectuelle :&. Sachant que ce texte lui ferait du tort aux yeux de ses camarades de combat, il s'efforça d'en cacher le véritable contenu. Daus une lettre à Herzen (8 décembre 1860) il déclarait avoir écrit cette Confession « avec fermeté et audace ». (A.S.) 20. L'amiral Sir Charles Napier commandait une flotte anglaise dans la Bal.tique pendant· la guerre de Crimée. n menaçait Kronstadt et Saint-Pétersbourg. On sait que Nicolas 1•• se laissa mourir {ou se suicida) par suite des désastres infligés aux Russes par les Britanniques et les Français.
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Alexandre II, malgré sa crise de miséricorde et de magnanimité 21, laissa Bakounine en forteresse jusqu'en 1857, puis l'exila en Sibérie orientale. A Irkoutsk, il se retrouva en liberté, au bout de dix-neuf années de réclusion. Pour son bonheur, la région était gouvernée par un personnage original, démocrate et tatare, Jibéral et despote, parent de Michel Bakounine et de Michel Mouraviov, qui ne portait pas encore le titre de « prince de l'Amour » 22. Il permit à B'akounine de reprendre son souffle, de vivre en être humain, de lire revues et journaux : lui-même rêvait en sa compagnie de révolutions et de guerres futures. Reconnaissant, Bakounine .Je nomma, grâce à son imagination, « commandant en chef de la future armée des citoyens » destinée elle aussi à anéantir l'Autriche et à instaurer l'union panslave. En il860, la mère de Bakounine sollicita du tsar le retour de son fils en Russie. Le monarque déclara que tant qu'il vivrait Bakounine ne seraŒ!t jamais ramené en Russie, « mais, enfin, pour ne pas priver la dame de la commisération et de la miséricorde tsariennes », il autorisait son f.ils à prendre du service comme gratte-papier. C'est alors que Bakounine, considérant le teint vermeil et Jes quarante printemps de l'empereur, décida de s'évader de Sibérie. Je l'approuve totalement. Ces années passées ont démontré au mieux qu'il n'avait rien à espérer. Neuf années de forteresse et plusieurs anné~s d'exil, c'était plus qu'assez 1 Ce n'est pas (comme on l'a prétendu) son évasion qui a durci les conditions de vie des exilés politiques, c'est l'époque qui était dure, et .Jes hommes s'étaient endurcis. Est-ce que l'évasion de Ba:kounine pouvait avoir quelque influence sur la persécution infâme et le meurtre de MikhaïJov 23 ? En ce qui concerne certaine mercuriale adressée à un quidam nommé Korsakov, il ne vaut pas ia peine d'en parler. Dommage qu'il n'en ait pas reçu deux... 24 L'évasion de Bakounine est remarquable par les espaces parcourus : c'est la plus longue, au sens géographique. Parvenu jusqu'au fleuve Amour sous prétexte d'affaires de commerce, il décida 21. Un des premiers gestes de « miséricorde » et de « magnanimité » du nouveau tsar fut de gracier -tous les Décembristes exilés en Sibérie depuis 1826 - ou du moins ceux - très peu nombreux - qui étaient encore en vie ... 22.- Pour sa belle œuvre en Sibérie Orientale, le comte Nicolas Nicolaiévitch Mouraviov reçut le titre de kniaz Amourski : prince {du fleuve) Amour. 23. M. 1. Mikhanov, révolutionnaire condamné aux travaux forcés en 186? fut placé dans des conditions monstrueuses dans les mines de Kandinsk, et y succomba très rapidement. 24. Vice-gouverneur de la Sl"bérie Orientale, M. S. Korsakov autorisa Bakounine à se rendre « pour affaires :. sur le fleuve Amour. Ce fut l'occasion de son évasion. Korsakov fut très durement réprimandé par Alexandre Il. (A.S.)
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certain patron de bateau américain de l'emmener jusqu'aux rives du Japon. A H'31kodate, un autre capitaine américain s'engagea à l'emmener à San Francisco. Bakounine s'embarqua sur son navire et le trouva fort affairé à cause du dîner : il attendait un hôte de marque, et invita Bakounine. Celui-ci accepta l'invitation, et ce fut seulement à l'arrivée du visiteur, qu'il apprit qu'il s'agissait du consul-général russe. Il était trop tard, trop dangereux et trop ridicule de se cacher... Il entra immédiatement en conversation avec ce personnage, lui racontant qu'il avait obtenu une permission pour faire une randonnée. Une petite escadre russe, commandée par !"amiral Popov, si je me souviens hien, était sur le point de lever l'ancre pour voguer vers le port de Nikolaïev. - Vous n'allez pas rentrer avec les nôtres? s'enquit le consul. - Je viens d'arriver, répondit Bakounine, et j'aimerais visiter encore la région. Ayant dîné ensemble, ils se séparèrent bons amis 25. Le jour suivant, il passa devant l'escadre russe sur son navire américain. A part l'océan, il ne courait plus aucun danger. Dès que Baikounine se fut orienté ·et installé à Londres, autrement dit, dès qu'H eut lié connaissance avec tous les Polonais et Russes qui s'y trouvaient, il se mit à l'ouvrage. A sa passion de Ia propagande, de l'agitation ... peut-être de la démagogie, à ses incessants efforts pour fomenter et organiser des complots, des pourparlers, établir des relations en leur prêtant une énorme importance, Bakounine ajoutait l'empressement à réaliser le premier ses idées, à périr pour elles, et la témérité d'en accepter toutes les conséquences. C'était une nature héroïque que l'Histoire avait laissé pour compte. Parfois il dépensait ses forces pour rien, tel un lion qui gaspille ses pas dans la cage en croyant toujours qu'il pourra en sortir. Mais Bakounine n'est pas un rhéteur qui craint d'agir en accord avec ses paroles, ou se dérobe à l'application de ses théories ... Il avait de nombreux défauts. Mais ces défauts ·étaient minimes, et ses fortes qualités étaient grandes. N'est-ce pas une grande œuvre en soi que, partout où le sort le faisait échouer, il saisissait aussitôt deux ou trois traits de son environnement, en isolait le courant révolutionnaire et immédiatement s'occupait à le porter plus loin, à ;e gonfler, à en faire le problème passionnel de son existence? 25. En français.
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On prétend qu'Ivan Tourguéniev a voulu faire avec son « Roudîne » 26 le portrait de Bakounine... Mais c'est à peine si Roudine rappelle quelques traits de Bakounine. Tourguéniev, stimulé par ife procédé de Dieu, selon la Bible, a créé Roudine à \W1l image et ressemblance. Roudine, c'est « Tourguéniev ll :., saturé par le jargon philosophique du jeune Bakounine. A Londres, Bakounine commença par révolutionner Le Kolokol, et, en 1862, il nous reprochait presque tout ce qu'il reprochait déjà à Bélinski en 1847 : la propagande, ce n'était pas assez, il fallait son application immédiate; on devait organiser des centres, des comités. Les gens proches ou lointains, ce n'était pas suffisant, il nous fanait des « frères consacrés ou demi-consacrés », une organisation slave, une organisation polonaise, sur place. Il nous trouvait modérés, incapables de profiter de Ja situation présente, n'aimant pas assez les grands moyens. Du reste, il ne se décourageait pas, et restait convaincu que, sous peu, il nous mettrait dans le droit chemin. En attendant notre conversion il avait groupé autour de lui tout un cercle de Slaves. Il y avait là des Tchèques, depuis l'homme de lettres Fritsch jusqu'au musicien qui se faisait appeler « Napiorstok »; des Serbes, qui répondaient simplement à leur patronyme - loannovitch, Danilovitch, Pétrovitch; des Valaques, qui passaient pour des Slaves, avec le sempiternel esco à Ja fin de leur nom de famille; enfin un Bulgare, qui avait été médecin dans l'armée turque, et des Polonais de tous les « diocèses :. ': bonapartistes, miroslaviens, czartorysckiens ... , démocrates sans idées socialistes, mais avec quelque chose de militaire, socialistescatholiques, anarchistes-aristocrates, et tout bonnement des soldats qui avaient envie de se battre où que ce soit - en Amérique du Nord, ou du Sud... et de préférence en Pologne. Avec eux tous, Bakounine rattrapa ses neuf années de silence et de solitude. Il disputait, prêchait, -ordonnait, criait, décidait, guidait, organisait et encourageait toute Ja journée, toute la nuit, vingt-quatre heures d'affilée. Dans ses brefs moments de liberté, il courait à sa table de travail, débarrassait un petit espace de ses cendres de cigarette, et se mettait à écrire cinq, dix, quinze lettres à Sémipalatinsk et Arad, à Belgrade et Tsargrad 27, en 26. Héros du roman qui porte son nom, paru en 1856. « C'est vrai, disait Ivan Tourguéniev, j'ai vraiment voulu représenter Bakounine, mais je n'y ai pas réùssi. Roudine s'est révélé à la fois au-dessus et au-dessous de lui. Bakounine. était plus haut par ses capaCités, ses dons, mais plus bas quant au caractère. Roudine est tout de même monté sur une barricade, mais Bakounine n'était pas capable de çà. :. (Lemke, d'après Tourguénievski Sbornik, 1916, p. 95.) 27. Nom antique de Constantinople (« la Cité Reine »).
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Bessarabie, Moldavie ct Bélokrinitsa 28. Au beau milieu d'une lettre, il jetait sa plume et clarifiait les idées de quelque Dalmate rétrograde; puis, sans achever son discours, il ressaisissait sa plume et reprenait sa lettre : en fait, cela ne lui était pas si malaisé, puisqu'il écrivait et disait la même chose. Son activité, sa paresse, son appétit et tout le reste, telles ses proportions gigantesques et son éternelle transpiration, tout était à une échelle surhumaine, comme lui-même, géant à tête de lion, à crinière hirsute. A cinquante ans, il était exactement le même étudiant errant de la Marosséï'ka, le même bohème de la rue de Bourgogne 29, s·ans feu ni lieu, sans souci du lendemain, méprisant l'argent, le jetant par Ja fenêtre quand il en avait, l'empruntant sans discernement à droite et à gauche quand il n'en avait pas, avec la simplicité de l'enfant qui en demande à ses parents, aussi simplement qu'il était prêt à donner à tout venant ses derniers sous, en réservant ce qu'il lui fallait pour son thé et ses cigarettes. Ce mode de vie ne le gênait pas, il était né pour être un grand vagabond, un grand nomade. Si quelqu'un lui avait demandé ce qu'il pensait du droit de propriété, il eût répondu, comme Lalande à Napoléon, à propos de Dieu : « Au cours de mes travaux, je n'en ai jamais découvert l'utilité. ·:. Il y avait en .Jui quelque chose de puéril et de bénin, qui lui donnait un charme extraordinaire et attirait à lui tant les faibles que les forts, ne repoussant que les petits-bourgeois guindés 30. Comment réussit-il à se marier? Je ne me l'explique que par l'ennui sibérien. Il avait pieusement conservé toutes les habitudes et coutumes de sa patrie, c'est-à-dire de sa vie d'étudiant à Moscou : des lDOnceaux de tabac s'entassaient sur sa table, ressemblant à des réserves de fourrage, une couche de cendres de cigarettes s'étalait sous ses papiers et ses verres de thé à demi vidés. Dès le matin, des volutes de fumée s'élevaient dans sa chambre, provenant de tout un chœur de fumeurs, qui, comme s'ils luttaient de vitesse, 28. Région de Buk:ovine peuplée de Raskolniki - schismatiques. 29. En français. 30. Note de Herzen : « Au cours d'une discussion, Bakounine, se laissant entrainer et jetant feu et flammes, déversait sur la tête de son adversaire un flot d'injures qu'on n'eftt pardonnées à personne, mais qu'on lui pardonnait à lui, moi le premier. Martyanov me disait : " Lui, Olexandre ·Ivanovitoh, c'est une grande Lisa ! Est-ce qu'on !peut se fâcher contre un enfant ? " » Lisa, la fille de Herzen et de Nathalie Ogarev, était née en 1858. La liaison avait commencé presque dès l'arrivée des Ogarev là Londres. Pour la « vie de famille » de Herzen à Londres et ie « triangle » Herzen-Natbalie-Ogarev, Cf. Commentaires (51). n ne s'agit pas ici de ragots. La tumultueuse liaison, les enfants qui en sont nés, le climat de la maisonnée, ont profondément marqué Herzen, bien qu'il n'y fasse jamais allusion dans B.i D. (N.d.T.) Martyanov, V. note 27, cbap. « Kelsiev ».
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se pressaient, s'étranglaient, inspiraient, en un mot fumaient, comme ne fument que les Russes et les Slaves. Combien de fois n'ai-je pas joui de la stupeur, accompagnée d'un peu d'effroi et de confusion, manifestés par Grace, la servante de la logeuse, quand, au cœur de la nuit, elle apportait de l'eau bouillante et pour la cinquième fois un sucrier plein, dans cet antre de la « libération des Slaves :. . Longtemps après le départ de Bakounine de Londres, on relatait au numéro 10 Paddington Green bien des choses sur sa manière de vivre, qui renversait toutes les notions solidement établies par les petits-bourgeois anglais, toutes les formes et proportions religieusement observées par eux. Veuillez noter en même temps que la servante et la logeuse l'aimaient à la folie. - Hier, Untel est arrivé de Russie, racontait ·à Bakounine fun de ses amis. Un homme magnifique, un ancien officier.- J'en ai entendu parler, on en dit grand bien ... - Puis-je vous ramener "? - Certes oui. Mais pourquoi l'amener ? Où est-il ? J'y vais de ce pas! - J'ai l'impression qu'il est un rien constitutionnaliste. - Cela se peut, mais ... - Mais je sais qu'il est chevaleresque, téméraire et noble. - Et digne de confiance ? - Il est fort respecté à Orsett House. -Allons-y. - Mais où? C'est lui qui comptait venir chez vous, c'est ce qui a été entendu. Je vous l'amène. Bakounine se précipite pour écrire. Il écrit, rature, récrit, cachette le pli, l'adresse à Jassy; puis, dans une attente inquiète, il se met à déambuler dans la chambre, d'un pas qui secoue le numéro 10 Paddington Green de fond en comble. L'officier se présente, modeste et réservé. Bakounine le met à l'aise31, lui parle comme un camarade, comme un jeune homme, le fascine, Ie sermonne pour son constitutionnalisme, et tout à trac lui demande : - Vous ne refuserez certainement pas de faire quelque chose pour la cause commune ? - Bien sûr que non ... - Rien ne vous retient ici ? - Rien. Je viens d'arriver et... - Pourriez-vous partir demain ou après-demain porter cette lettre à Jassy '! 31. En français.
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Pareille chose n'était jamais arrivée à cet officier, ni dans l'armée active pendant la guerre, ni à l'état-major général en temps de paix. Néanmoins, habitué qu'il était à l'obéissance militaire, il dit, après un temps de pause, et d'une voix qui n'était pas tout à fait la sienne : - Oh ! bien sûr ! - Je le savais. Voici cette lettre, toute prête. - Tout de suite, s'ille faut. .. seulement. .. L'officier parut confus. C'est que... je n'avais pas compté sur ce voyage. - Quoi ? Pas d'argent ? Alors dites-le ! Quelle importance ? Je l'emprunterai pour vous à H~rzen, vous le lui rendrez plus tard. Quelque vingt iivres sterling, ~st-ce que ça compte, je vais lui écrire immédiatement. A Jassy, vous trouverez de l'argent. De là vous vous faufilerez jusqu'au Caucase. C'est là-bas qu'ils ont particulièrement besoin d'un homme de confiance ... Stupéfait, étonné, l'officier et son compagnon (aussi stupéfait et étonné que Jui) s'en vont. Une petite fille, que Bakounine employait pour ses grandes missions diplomatiques, vole vers moi à travers la pluie et la boue pour m'apporter un billet. J'avais l'habitude de garder à son intention du chocolat en losanges 32 pour la consoler du cli.mat de son pays natal; aussi lui en remis-je une grosse poignée, en ajoutant : - Dites au grand gentleman que je vais lui en parler personnellement. En fait, Ja correspondance s'avéra inutile, car, au moment du dîner, c'est-à-dire une heure plus tard, Bakounine faisait son apparition. - Pourquoi « XX » a-t-il besoin de vingt livres sterling? - Ce n'est pas pour lui, c'est pour la cause... et je te dis, mon ami, que c'est un homme admirable ! - Je le connais depuis quelques années. Il est déjà venu à Londres. - Quelle occasion! Ce serait péché de la manquer, aussi je l'envoie à Jassy. Ensuite, il visitera le Caucase! - A Jassy ? Et de là au Caucase? - Je te vois venir avec tes plaisanteries ... Tu ne me démontreras rien avec des calembours... - Mais tu n'as besoin de rien à Jassy. - Qu'est-ce que tu en sais ? - Je le sais parce que, premièrement, personne n'a besoin de rien à Jassy; deuxièmement, si tu y avais besoin de quelque chose, 32. En français.
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tu n'·aurais pas cessé de m'en parler pendant une semaine. Tu as
trouvé fortuitement un jeune homme timide, qui cherche à faire preuve de dévouement, aussi tu as inventé de l'expédier à Jassy. Il a envie de voir l'Exposition, et toi tu veux lui montrer la MoldoValachie. Allons, dis-moi, pour quoi faire? - Ce que tu es curieux! Tu ne participes jamais à ces affaires avec moi, alors quel droit as-tu de me questionner ? - C'est exact. Au vrai, je pense que c'est .un secret que tu cacheras à tout le monde... Seulement, je n'ai nulle intention de remettre de l'argent à tes courriers allant à Jassy et à Budapest. - Mais il te le remboursera, il aura de l'argent. - Alors qu'il en fasse un meilleur usage. Suffit, suffit ! Tu enverras ta lettre avec quelque « Petresco, Manon Les co ». Et maintenant, allons manger. Et Bakounine, riant lui-même et secouant sa tête, qui l'entraînait toujours un peu, s'appliqua attentivement à la tâche du diner, après quoi il aimait à répéter : « Voici venu le moment heureux·», et à allumer une cigarette. Il recevait tout le monde, toujours, à n'importe quelle heure. Souvent, comme Eugène Onéguine, il dormait encore ou s'agitait dans son lit (qui craquait sous lui), alors que déjà deux ou trois Slaves fumaient dans sa chambre avec une précipitation acharnée; il se levait lourdement, s'inondait d'eau, et à la minute même commençait à leur faire la leçon; jamais ils ne l'ennuyaient, jamais ieur présence ne lui pesait; il pouvait parler sans fatigue, et l'esprit clair, tant avec l'homme Je plus intelligent qu'avec le plus bête. Cette absence de discrimination donnait parfois lieu aux incidents des plus comiques. B31kounine .se levait tard : il ne pouvait guère faire autrement, puisqu'il passait ses nuits à causer et à boire du thé. Un jour, vers dix heures du matin, il entend quelqu'un s'affairer dans sa chambre. Son lit était placé dans une grande alcôve, cachée par un rideau. - Qui est là ? crie-t-il en s'éveillant. -Un Russe. -Votre nom? -Untel. -Enchanté. - Pourquoi vous levez-vous si tard, vous qui vous dites démocrate? Un silence. On entend un bruit d'eau, des cascades. - Michel Alexandrovitch ! - Qu'y a-t-il ?
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- Je voulais vous demander si vous vous étiez marié ·à l'église? -Oui. - Vous avez eu tort. Quel exemple d'inconséquence; et voilà Tourguéniev qui va marier sa fille ! Vous autres, vieillards, vous devriez nous enseigner... par l'exemple. - Quelles sottises vous débitez ! - Non, mais dites-moi si vous avez fait un mariage d'amour ? - En quoi oela vous regarde-t-il? - Il y a eu une rumeur comme quoi vous vous étiez marié parce que la fiancée était riche 33. ~ Vous êtes venu me soumettre à un interrogatoire? Allez au diable! - Vous voilà fâché, alors que j'étais venu en toute bonne foi. Adieu. N'empêche, je reviendrai vous voir. - C'est bon, c'est bon, mais tâchez d'être plus intelligent. ... Entre-temps, l'orage polonais s'approchait de plus en plus. En 1862, Potébnia fit son apparition à Londres pour quelques jours. Triste, pur, livré sans réserve à l'ouragan, il venait nous parler en son nom et celui de ses camarades, tout en suivant son chemin propre. Les Polonais commençaient à arriver de ieur pays, de plus en plus nombreux : leur langage était plus précis et plus âpre, ils allaient vers l'explosion, directement et consciemment. Je percevais avec horreur qu'ils marchaient vers une perte certaine. - J'ai une peine mortelle pour Potébnia (52) et ses camarades, disais-je à Bakounine, d'autant plus, que je doute qu'ils suiv·ent le même chemin que les Polonais. - Si, si, le même chemin, rétorquait-il. Nous n'allons tout de même pas rester éternellement les bras croisés, à méditer! Nous devons prendre l'Histoire comme elle se présente, sans quoi on se trouve toujours trop en avant ou trop en arrière. Bakounine avait rajeuni : il était dans son élément. Il n'·aimait pas seulement les hurlements de la révolte et le bruit des clubs, de la place publique et des barricades, mais aussi l'agitation des préparatifs, cette vie fiévreuse et en même temps feutrée des conspirations, des consultations, des nuits blanches, des négociations, des pactes, des rectifications, des codes, de l'encre sympathique et des signaux convenus. Quel est celui qui, ayant participé aux répétitions d'un spectacle d'amateurs et aux préparatifs d'un arbre de Noël, ne sait pas que répétitions et préparatifs représentent l'un 33. Note de Herzen : « Bakounine n'avait pas pris un sou de la dot. »
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des moments 'les plus exquis, les meilleurs? Mais sri ravi de préparer son arbre de Noël que fut Bakounine, je sentais comme des griffes de chat passer sur mon cœur; je ne cessais de me disputer avec lui, mais je faisais en maugréant ce que je n'aurais pas voulu faire. Ici je vais m'arrêter sur une question triste. Comment se faisait-il que je :lui cédais, tout en murmurant. D'où venait ma faiblesse, accompagnée de révolte et de protestations ? D'une part, ma conviction qu'il fallait agir de telle façon, de l'autre, ma promptitude à agir tout autrement... Cette versatilité, cette dissonance, dieses zogernde 34, m'ont ·causé au cours de mon existence un mal infini, sans me laisser la faible consolation d'une erreur involontaire, inconsciente. J'ai fait mes bévues à contrecœur 35, en ayant leur côté négatif sous les y·eux. Dans l'une des parties précédentes, j'ai relaté ma participation à la journée du 13 juin 1849 36. C'est typique de ce dont je parle. Je n'avais pas cru un seul instant au succès de ce 13 juin, je voyais l'absurdité de ce mouvement et son impuissance, l'indifférence populaire, la férocité de la réaction et la médiocrité des révolutionnaires. J'avais écrit à ce propos, et, malgré tout, Je suis allé sur la place publique, tout en me moquant de ceux qui y allaient. Que de malheurs en moins dans ma vie... que de coups évités, si en toutes les circonstances importantes j'avais eu la force de n'écouter que moi... On m'a reproché de me laisser entraîner. Certes, je me laissais ·entraîner, mais ce n'est pas cela l'essentiel. Si je m'abandonnais à mon tempérament impressionnable, je me freinais aussitôt; la pensée, la réflexion et l'observation l'emportaient presque toujours en théorie, mais pas dans la pratique. C'est là que réside toute la difficulté de ce problème : pourquoi me laissais-je mener nolens-volens ? Le motif de ma conciliation rapide, c'était une fausse honte, mais parfois des incitations plus nobles •: l'amour, l'amitié, l'indulgence ... mais pourquoi tout cela avait-il raison de la logique ? ... Après les obsèques de Worcell, le 5 février 1857, quand tous les assistants se furent dispersés et que moi, rentré dans ma chambre, je me fus tristement assis à ma table, une question mélancolique s'est présentée à mon esprit : ne venions-nous pas de mettre en terre avec cet homme juste, d'ensevelir avec lui toutes nos relations avec l'émigration polonaise ? 34. « Cette indécision ». 35. En français. 36; V. B.i D.F., t. III, cinquième partie, ch.
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XXXVI.
.La personnalité de ce doux vieillard, principe· pacificateur au sein des malentendus qui surgissaient sans cesse, avait disparu, mais les malentendus subsistaient. De manière privée, personnelle, nous pouvions aimer un Polonais ou un autre, être proches de lui, mais, dans l'ensemble, il n'y avait guère entre nous de communauté de pensées, d'où la tension de nos relations, insincères de bonne foi; nous nous faisions des concessions réciproques, c'està-dire que nous nous affaiblissions nous-mêmes, en appauvrissant réciproquement nos forces les meilleures. Il était impossible d'arriver à une compréhension commune. Nous partions de points différents, et nos routes ne se recoupaient que dans une haine commune de l'autocratie pétersbourgeoise. L'idéal des Polonais était derrière eux ·: ils marchaient vers leur passé, violemment mutilé, et c'est seulement à partir de là qu'ils pouvaient poursuivre leur route. Ils avaient des masses de reliques, nous avions des berceaux vides. Dans toutes leurs actions, dans toute leur poésie, il y a autant de désespoir que de foi brillante. Ils cherchent à ressusciter leurs morts, tandis que nous cherchons à enterrer les nôtres au plus vite. La forme de nos réflexions, de nos espérances ne sont pas les mêmes; tout notre génie, toute notre manière d'être ne ressemblent en rien aux leurs. Notre assecation avec eux leur apparaissait tantôt comme une mésalliance 37; tantôt comme un mariage de raison. De notre côté, il y avait plus de sincérité, mais pas plus de profondeur : nous étions conscients de notre culpabilité indirecte, nous aimions leur ·témérité et respections leur indestructible protestation. Que pouvaient-ils aimer en nous ? respecter ? Ils se faisaient violence en se rapprochant de nous, ils faisaient pour les Russes une exception honorable. Dans la sombre prison du règne de Nicolas, enfermés comme co-détenus, nous sympathisions les uns avec les autres plus que nous ne nous connaissions. Mais lorsque la fenêtre s'-entrouvrit un peu, nous devinâmes que nous avions abouti là par des chemins différents, et que nous nous dispersions dans des directions divergentes. Après la campagne de Crimée, nous soupirâmes d'aise, mais, eux, ils se montrèrent offensés par notre joie : le nouveau climat de la Russie leur rappelait non leurs espoirs, mais leurs pertes. Chez nous, les temps nouveaux commençaient avec des exigences insolentes, nous nous précipitions en avant, prêts à tout casser, alors que chez eux ils commençaient par des messes et des prières pour les morts. Or, le gouvernement russe nous unit pour la seconde fois. Tous nos problèmes, toutes nos divergences s'effacèrent en présence 37. En français.
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des coups de feu tirés sur des prêtres et des ,enfants, des crucifix et des enfants, devant ~e bruit des tirs couvrant les hymnes et les prières ... Pleurant et me lamentant, j'écrivis alors une série d'arti· cles qui touchèrent profondément les Polonais. Le vieil Adam Czartoryscki, de son lit de mort, m'envoya avec son fils une note chaleureuse. A Paris, une députation de Polonais me présenta une adresse signée par quatre cents exilés, comprenant des signatures envoyées de partout, voire des émigrés polonais vivant en Algérie et en Amérique. Il semblait qu'en bien des points nous étions proches les uns :des autres; mais un pas de plus et notre désaccord, un désaccord brutal, sautait aux yeux. ... Un jour s'étaient réunds chez moi Xavier Branitcki, Choijecki et un autre ~Polonais ;: de passage à Londres, ils venaient me serrer la main pour mes articles 38. On parla de l'attentat contre Constantin 39. - Ce coup de f.eu, leur dis-je, vous causera un grand dommage. Peut-être le gouvernement aurait-il fait quelques concessions, mais, à présent, il ne cédera sur rien, et deviendra plus féroce encore. - Mais nous ne voulons que cela ! répliqua avec chaleur Ch. E. 40. Il n'y a pas pour nous de pire malheur que des concessions... nous voulons la rupture... la lutte ouverte. - Je souhaite de toute mon âme que vous n'ayez pas à vous en repentir. Ch. E. ·eut un sourire ironique, et personne n'ajouta plus un mot. Cela se passait en l'été 1-86-1. Et dix-huit mois plus tard, Padlewski me disait la même chose, en partant pour la Pologne via Saint-Pétersbourg (53). Les dés étaient jetés ! Bakounine croyait à la possibilité d'un soulèvement des paysans et de l'armée, en Russie; nous aussi nous y croyions en partie, et, du reste, le gouvernement lui-même y croyait également, comme il devait le montrer plus tard par une série de mesures, d'articles commandés officiellement et d'exécutions, ordonnées de même. La tension et la fermentation des esprits étaient indéniables, et nul ne prévoyait alors que cela tournerait à un patriotisme féroce. 38.
n y en
eut trois, publiés immédiatement dans Le Kolokol : Vivat Polonia,
Le JO avril et les meurtres de Varsovie et Mater Dolorosa.
39. Le grand-duc Constantin, frère de Nicolas 1••, fut nommé gouverneur général de Palogne en 1862. En juin, le jour même de son arrivée à Varsovie, un attentat fut commis contre lui. 40. Ch. E. Charles Edmond, pseudonyme de Choijecki (V. B.i D.F., t. m).
=
Bakounine, qui ne s'arrêtait pas trop à peser toutes les circonstances, ne regardait que vers le but lointain et prenait le deuxième mois de la grossesse pour le neuvième. Il nous entraînait non avec ses arguments, mais avec ·ses espérances. Il voulait croire, et il croyait que le Jmoud 41 et la Volga, le Don et l'Ukraine se lèveraient comme un seul homme quand ils auraient des nouvelles de Varsovie, et que nos Vieux-Croyants profiteraient du mouvement catholique pour légitimer leur schisme. Il ne faisait aucun doute que la ligue des officiers des troupes russes stationnées en Pologne et en Lituanie - cette ligue à laquelle appartenait P.otébnia - croissait et se fortifiait; mais elle était loin d'avoir la puissance que les Polonais lui attribuaient délibérément, et Bakounine... naïvement ... Il vint me trouver un jour de septembre, particulièrement préoccupé et quelque peu solennel. - Le Comité central de Varsovie, m'annonça-t-il, a délégué deux de ses membres pour s'entretenir avec nous. Tu connais l'un d'eux c'est Padlews'ki; l'autre, c'est Hiller, un combattant aguerri; il s'est promené depuis la Pologne jusqu'aux mines de Sibérie les fers aux pieds 42, il vient de revenir et s'est de nouveau mis à l'ouvrage. Je te les amènerai ce soir. Demain, nous nous reunirons chez moi, car il faut définir nos relations une fois pour toutes. A ce moment-là, on composait ma réponse aux officiers 43 : - Mon programme est prêt, je leur lirai ma lettre, dis-je. - Je suis d'accord avec cette lettre, tu le sais ... Mais je ne sais si tout leur plaira; en tout état de cause, je pense que cela ne leur suffira pas. Ce soir-là, Bakounine arriva avec trois visiteurs au lieu de deux. Je leur donnai lecture de ma lettre. Pendant que nous parlions et que je lisais, il restait assis, inquiet, comme le sont parfois des parents assistant à un examen, ou des avocats qui tremblent que leur client ne fasse une gaffe et ne gâche tout le jeu de sa défense, agencée sinon tout à fait selon la vérité, du moins en vue d'une fin heureuse. Je voyais d'après leurs figures que Bakounine avait vu juste et que ma lecture ne leur avait pas beaucoup plu. - Avant tout, fit remarquer Hiller, nous allons vous lire la lettre que vous adresse le Comité central. 41. Région située entre le bas Niémen et la Windau. 42. H avait été déporté en Sibérie après le soulèvement de 1830-1831 en
Pologne. 43. L'article de Herzen : Aux officiers russes en Pologne, fut publiée dans le Kolokol du 15 octobre 1862.
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Milovitch lut ce document, familier aux lecteurs du Kolokol44, écrit en russe, pas très correctement pour ce qui est de la langue, mais clair·ement. On a dit que je l'avais traduit en français en en altérant le sens ,; c'est un mensonge. Les trois hommes parlaient bien le russe. Le sens de ce document était le suivant : il fallait, par notre truchement, faire savoir aux Russes que le gouvernement polonais en formation était d'accord avec nous et donnait comme base à son action la reconnaissance (du droit) des paysans à la terre labourée par eux, et de l'autodétermination absolue de chaque peuple à décider de son sort. Cette déclaration, dit Milovitch, me contraignait à atténuer ~a forme interrogative et « dubitative ·:. de ma lettre. Je consentis à quelques modifications et, de mon côté, leur suggérai d'accentuer davantage et de formuler plus clairement leur idée d'autodétermination des provinces. Ils y consentirent. Cette querelle de mots démontra que nos sentiments à l'égard des mêmes problèmes n'étaient pas semblables. Le lendemain, Bakounine était chez moi dès le matin. Il était mécontent de moi, me jugeait trop méfiant : - Que te faut-il de plus? Jamais les Polonais n'ont fait de telles concessions. Ils s'expriment avec des mots différents, qui sont acceptés chez eux comme le catéchisme; ils ne peuvent tout de même pas, de prime abord, en levant leur étendard, blesser un sentiment national hypersensible. - Je ne puis m'empêcher de pens·er qu'ils s'inquiètent, somme toute, assez peu de la terre des paysans, et trop des provinces. - Mon très cher, tu auras ·en main un document corrigé par toi, signé en présence de tout le monde, que te faut-il de plus ? - Il me faut encore quelque chose. - Comme chacun de tes pas te paraît difficile! Tu n'a pas de sens pratique. - Sazonov l'a dit avant toi. Avec un geste découragé, Bakounine alla trouver Ogarev dans sa chambre. Je le suivis des yeux, tristement : je constatais que sa soif révolutionnaire avait abouti à l'ivresse, et qu'on ne pouvait plus lui faire entendre raison. Il traversait monts et mers, années et générations, avec des bottes de sept lieues. Par-delà le soulèvement de Varsovie, il entrevoyait déjà sa « glorieuse fédération slave ·~, dont les Polonais parlaient sinon avec horreur, du moins avec répulsion ... Déjà il voyait l'étendard rouge de Zemlia 44. V. Milowitch, le « troisième visiteur » représentait « 'l'aile droite des rouges '». Cette 'lettre du Comité central national était adressée aux rédacteurs du Kolokol, qui la publièrent dans ce journa'l le l'•• octobre 1862. (A.S.) ·
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i Volia 45 flotter sur l'Oural et la Volga, sur l'Ukraine et le Caucase, peut-être bien sur le Palais d'Hiver et la forteresse Pierre-etPaul; il se hâtait d'aplanir les difficultés vaille que vaille, d'estomper les contradictions, non point de combler le ravin, mais de lancer par-dessus un pont du diable. ~ Tu es semblable à run diplomate du Congrès de Vienne, me répétait Bakounine avec agacement, quand nous nous entretenions chez lui, par la suite, avec les représentants du Jond 46. Tu ergotes sur les mots et les expressions. Il s'agit ni d'articles de journaux ni de littérature. - Pour ma part, déclara Hiller, je ne vais pas me disputer pour des mots. Changez-les .à votre envie, pourvu que le sens reste le même. - Bravo Hiller ! s'exclama joyeusement Bakounine. ( « Celui-là, me ·dis-je, est a"ivé ferré pour l'été comme pour l'hiver. Il ne cédera rien dans la pratique, c'est pourquoi il cède si facilement sur tout, en paroles. :. ) Le manifeste fut corrigé, les membres du 1ond le signèrent, et je l'envoyai à l'imprimerie. Hiller et ses camarades étaient persuadés que nous représentions, à l'étranger, le centre de toute une organisation qui dépendait de nous, et qui, selon nos ordres, se joindrait à eux ou ne s'y joindrait pas. Pour eux, l'affaire ne résidait vraiment pas dans les mots, ni dans les accords théoriques; ils pouvaient toujours nuancer leur profession de foi 47 en l'interprétant de manière à ce que les couleurs vives s'atténuent, pâlissent et se modifient. Que le premier noyau d'une organisation fftt en train de se former en Russie, il n'y avait aucun doute. Ses premières fibres, ses premiers fils étaient visibles à l'œil nu; avec ces fils, avec ces nœuds, on pouvait, avec le temps et le silence, tisser une vaste toile. Tout cela est vrai, mais rien n'existait encore, et tout coup violent risquait de démolir le travail pour toute une génération et de déchirer les premières résilles arachnéennes ... Tout cela, je le dis à Hiller et à ses compagnons après avoir envoyé la lettre du comité au journal, pour la faire imprimer; je leur dis que le moment était mal choisi pour leur soulèvement. PadIewski connaissait trop bien Pétersbourg pour s'étonner de mes paroles, bien qu'il m'assurJt que la force et les ramifications de la société Zemlia i Volia a'llaienot bien au-delà de ce que nous imaginions. Mais Hiller devint ·songeur. 45. « Terre et Liberté ». 46. Le « Gouvernement :provisoire polonais ». 47. En. français.
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- Vous pensiez, lui dis-je en souriant, que nous étions plus forts ... Oui, Hiller, vous ne vous trompiez pas ': nous avons une force grande et active, mais entièrement fondée sur l'opinion publique, c'est-à-dire qu'elle pourrait se volatiliser en un instant; nous sommes forts de la sympathie des nôtres, de l'harmonie qui règne entre nous. Il n'existe pas d'org;;~.nisation à laquelle nous pourrions diTe : « Allez 'à dro1te », ou « allez à gauche ». - Oui, mon cher ami... néanmoins, commença Bakounine qui, fort agité, allait et v·enait dans la chambre. - Il y en a donc une ? lui demandai-.je, puis je me tus. - Enfin, c'est selon le nom que tu lui donnes; bien entendu, si l'on s'en tient à la forme extérieure ... ce n'est pas du tout dans le caractère russe... Toutefois, vois-tu .. . - Laisse-moi finir. Je voudrais expliquer à Hiller pourquoi j'ai tant insisté sur les mots. Si les gens de Russie ne voient pas sur votre étendard partage de la terre et liberté pour les provinces, toute notre sympathie ne vous fera aucun bien, et nous perdra... car toute notre force réside dans nos cœurs, qui battent à l'unisson; il se peut que le nôtre batte un peu plus fort et se trouve ainsi en avance d'une seconde sur celui de nos amis, mais oe qui nous ramène à eux, c'est la sympathie, non le devoir ! - Vous serez contents de nous, dirent Hiller et Padlewski. Le lendemain, deux d'entre eux partirent pour Varsovie, le troisième pour Paris . ... Ce fut alors le calme qui précède l'orage. Un temps de langueur, un temps pénible. Sans cesse, nous pensions que l'orage allait s'éloigner, alors qu'il se rapprochait toujours. Vint l'oukaze de la « conscription truquée » 48; oe fut la dernière goutte : ceux qui hésitaient encore à franchir le pas décisif et irréversible se jetèrent dans la lutte. A présent, même les Blancs commençaient à se joindre au mouvement (54). Padlewski revint me voir. Nous patientâmes deux jours encore. La conscription ne fut pas annulée. Padlewski partit pour la Pologne. Bakounine se préparait à aller à Stockholm (tout à fait indépendamment de l'expédition de Lapinski, à laquelle nul ne songeait à ce moment~là 49). Potébnia fit une brève apparition, puis disparut à la suite de Bakounine. 48. ·Par ordre impérial, une conscription fut décrétée dans le Royaume de Pologne (automne 1862), qui devait se faire selon des Hstes préétablies. Le pouvoir autocratique pensait ainsi en finir avec le mouvement révolutionnaire en Pologne. !L'application de cet oukaze fut justement ie signal du début du soU'lèvement. 49. Pour l'exlpédition de Lapinski, V. chap. suivant : Le navire Ward Jackson ...
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En même temps que Porebnia arriva à Londres, venant de P·étersbourg via Varsovie, ·un délégué de Zemlia i Volia. Il me narra, plein d'indignation, comment les Polonais, qui l'avaient convoqué à Varsovie, n'avaient rien fait. Il était le premier Russe à être témoin du début de l'insurrection. Il nous parla du meurtre des soldats, d'un officier blessé qui était membre de leur société. Les soldats russes pensèrent qu'il s'agissait de trahison et commencèrent à taper férocement sur les Polonais... Padlewski, qui était le chef à Kovno, s'arrachait Ies cheveux, mais avait peur de s'en prendre ouvertement à ses partisans. Le délégué était gonflé de l'importance de sa mission et nous inv.ita à devenir les agents de la société Zemlia i V olia. Je me récusai, à la grande stupeur non seulement de Bakounine, mais d'Ogarev ... Je leur dis que je n'aimais guère ce terme français galvaudé. Le délégué nous traitait de la même façon que les commissaires de la Convention de 1793 traitaient les généraux des armées lointaines. Cela ne me plaisait point. - Et vous êtes nombreux ? lui demandai-je. - C'est difficile à dire. Une centaine de personnes à Pétersbourg, et quelque trois mille dans les provinces. - Tu y crois? demandai-je plus tard à Ogarev. Il ne répondit pas. - !Et ·toi, y crois-tu ? demandai-je à Bakounine. - Bien sûr, il ·en a rajouté... mais s'il n'y en a pas autant pour l'heure, il y en aura par la suite! - Ça c'est une autre affaire. - Mais justement tout ·est là : il s'agit d'apporter notre appui à une entreprise faible encore; si ·elle était forte, elle n'aurait pas besoin de nous, fit remarquer Ogarev, toujours mécontent de mon scepticisme dans des cas semblables. - Dans ce cas, ils devraient se présenter à nous franchement, en reconnaissant leur faiblesse, en nous demandant notre aide fraternelle, au lieu de venir nous proposer oe travail stupide d'agents. - C'est qu'ils sont jeunes ! fit Bakounine, et il partit pour la Suède. Potébnia s'en alla à son tour. Je lui fis mes adieux, accablé de tristesse. Je ne doutais rpas un instant qu'il allât tout droit à sa perte so. 50. A. A. Potébnia prit la tête d'un détachement qui participa directement à l'insurrection polonaise, et tomba en mars 1863 au combat de Pestchannaïa Skala (« le Rocher sablonneux »). (A.S.)
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... Quelques 1ours avant le départ de Bakounine, Martyanov vint me voir, plus pâle qu'à l'accoutumée, plus mélancolique que d'habitude. Il s'assit dans un coin ·et ne dit mot. Il souffrait d'une nostalgie de la Russie et couvait l'idée d'un retour au bercail. On discutait du soulèvement. Martyanov 51 nous écouta en silence, puis il se leva, se préparant à partir, et soudain s'immobilisa face à moi, et me dit, d'un air ·Sombre : - Ne vous fâchez pas contre moi, Olexandre Ivanovitch, mais, d'une façon ou d'une autre, vous avez coulé votre Kolokol. Qu'est-ce qui vous a pris de vous mêler des affaires polonaises ? Les Polonais ont peut-être raison, mais leur affaire, c'est une affaire de nobles, ce n'est pas la vôtre. Vous ne nous. avez pas épargnés, Olexandre Ivanovitch, que Dieu vous pardonne! Vous vous souviendrez de mes paroles. Moi je ne le verrai point : je rentre chez moi. Je n'ai rien à faire ici. - Vous n'irez point en Russie, pas plus que Le Kolokol ne périra, répondis-je. Il sortit sans ajouter un mot, me laissant lourdement oppressé par cette seconde prédiction, et vaguement conscient qu'une erreur avait été commise. Martyanov fit comme il l'avait dit : il retourna en Russie au printemps de 1863, puis s'en alla mourir au bagne, déporté par son « roi terrestre » pour sa foi en lui et son amour de la Russie. Vers la fin de 1863, le tirage du Kolokol passa de deux mille cinq cents ou deux mille exemplaires à cinq cents, et jamais plus ne dépassa les mille. La ·« Charlotte Corday d'Orel :. et le « Prophète Daniel » de souche paysanne avaient eu raison 52 !
Ecrit fin 1865, à Montreux et Lausanne.
51. V. note 27 du chap. II, « Kelsiev ». 52. La Charlotte Corday d'Orel : V. ci-dessus septième partie, chap. 1 : Apogée et Périgée. Le Prophète Daniel : Martyanov, qui avait .prédit la chute des tirages du Kolokol.
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CHAPITR!E V LE NAVIR!E
4:
WARD JACKSON :.
R. WEATHERBY AND
co
-1Voici ce qui s'est passé environ deux mois avant le soulèvement polonais. Venu de Paris à Londres pour quelques jours, un Polonais, Joseph Czwertziakiewitch, fut arrêté à son retour, en même temps que Chmelinski 1 et Milowitch, auxquels j'ai fait allusion à propos de mon entrevue avec les membres du Jond 2. Cette arrestation comportait bien des bizarreries. Chmelinski était arrivé à neuf heures du soir. Il ne connaissait personne à Paris et se rendit dir·ectement à l'appartement de Milowitch. La police se présenta vers onze heures 3. - Votre passeport, demanda le commissaire à Chmelinski. -Le voici. Et il lui tendit un passeport dûment visé, mais à un faux nom. - Bon, bon, fit le commissaire, je savais que vous étiez venu sous ce nom-là. A présent, votre porte-documents, commanda-t-il à Czwertziakiewitch. Il était posé sur la table. Le policier en tira des papiers, y jeta un coup d'œil, puis, tendant à son acolyte une petite enveloppe portant la suscription « E.A. », il ajouta : -La voilà! Tous trois furent arrêtés, leurs papiers confisqués; ensuite ils furent relâchés. On garda Chmelinski plus longtemps que les autres. La police eût trouvé élégant qu'il leur dise son vrai nom. Il ne leur fit pas ce plaisir, et ils le laissèrent aller au bout d'une semaine. 1. L'un des organisateurs de l'attentat commis en juin 1862 contre le grand-duc Constantin, vice-roi de Pologne. 2. Cf. chap. précédent, •P· 353. Czwertziatkiewitch fut, en 1863, délégué du « Gouvernement polonais populaire ». 3. Cette arrestation eut lieu à Paris, fin décembre 1862. (K.)
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Lorsqu'un an p1us tard le gouvernement prussien procéda à Poznan au plus absurde des procès 4, le procureur présenta, au nombre des documents accusateurs, des papiers transmis par la police russe, et appartenant à Czwertziakiewitch. Interrogé sur la façon dont ils étaient arrivés en Russie, le procureur expliqua sans se démonter que, lors de l'arrestation de ce dernier, certains de ses papiers furent communiqués par la police française à l'ambassade de Russie. Après avoir été remis en Hberté, les trois Polonais reçurent l'ordre de quitter la France, et gagnèrent Londres. C'est là qu'ils me racontèrent eux-mêmes les détails de leur arrestation. Comme de bien entendu, ils s'étonnaient surtout que le commissaire de police connût l'existence d'une lettre adressée à « E.A. ». Elle avait été remise en mains propres à Czwertziakiewitch par Mazzini, avec prière de la remettre à Etienne Arago. - Vous avez parlé à quelqu'un de c-ette lettre? lui demandaije. - A personne. Absolument à personne ! ~ C'est de la sorcellerie! On ne peut soupçonner ni vous, ni Mazzini. Réfléchissez bien. Il réfléchit. Puis il me dit : ~ Je ne sais qu'une chose : je suis sorti pour un court moment en laissant mon porte-documents dans un tiroir qui n'était pas fermé à clef. Clew ! Clew ! 5 !Excusez-moi, où habitiez-vous ? - A telle adresse, dans des furnished apartments 6. - Le propriétaire est un Anglais ? - Non, un Polonais. - Encore mieux 1 Son nom ? - Tour. Il s'occupe d'agronomie. - lEt de bien d'autres choses, s'il loue des meublés. Je le connais un peu, ce Tour. Avez-vous jamais entendu l'histoire arrivée à un certain Mikhai1owsky ? -Vaguement. - Je vais donc vous la rapporter. Au cours de l'automne 1857, je reçus une lettre de Pétersbourg, via Bruxelles. Une personne inconnue m'informait, avec tous les détails, que l'un des commis 4. Ce « !procès de Poznan » eut lieu à Berlin en 1864, un an après le soulèvement polonais. Les autorités prussiennes avaient arrêté, en effet, plus de cent personnes à Poznan (alors Posen), qui avaient pris part de :près ou de loin à l'insurrection. .(A.S.) 5. TI s'agit certainement du mot anglais clue : « indice ». La faute d'orthographe figure dans •le manuscrit. n doit s'agir d'une « étourderie ». En tout état de oause, la traduction donnée par les rédacteurs soviétiques est erronée : il ne peut s'agir du mot « clef », qui en anglais se dit key et Herzen aurait écrit « clef » correctement, si le dialogue avait eu lieu en français. 6. Appartements meublés.
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de Trübner, un nommé Mikhailowsky, avait offert ses services à la Troisième Section pour nous espionner, et demandait deux cents livres sterling pour sa peine. Comme preuve de ce qu'il était digne de confiance et capable, il avait fourni une liste de personnes venues nous voir récemment, et promettait de se procurer à notre imprimerie des échantillons de nos manuscrits. Avant d'avoir pu bien réfléchir à ce que je devais faire, je reçus une seconde lettre, avec le même contenu, par l'intermédiaire de la maison Rothschild. « Je n'avais pas le moindre doute quant à la véracité de ces informations. Mikhaïlowsky, un Polonais de Galicie, servile, hideux, ivrogne, mais débrouillard et parlant quatre langues, avait tous les droits au titre d'espion et n'attendait qu'une occasion pour se faire valoir 7. « Je décidai de me rendre chez Trübner avec Ogarev, accuser Mikhailowsky, le confondre, et en tout état de cause le chasser de chez Trübner. Pour plus de solennité, j'invitai Pianciani 8 et deux Polonais à nous accompagner. L'homme se montrait impudent, repoussant; il niait tout et disait que l'espion, c'était •Napoléon Chestakowski, qui vivait dans le mbne appartement que lui... J'étais prêt à le croire à demi, dans le sens où j'admettais volontiers que son ami fût également un espion. J'exigeai de Trübner son renvoi immédiat. Le misérable s'embrouillait, et n'était pas capable de fournir une seule justification sérieuse. " Tout cela, disait-il, dépend de ce que l'un de nous se procure un beau paletot : aussitôt, les autres de crier à l'espion ! " » - Pourquoi donc, lui demanda Zéno Swiantoslawski, as-tu toujours été traité d'espion, alors que tu n'as jamais possédé de paletot convenable ? Tout le monde éclata de rire. - Mais enfin, rebiffez-vous ! lui lança Ciemiecki. - Je ne suis pas le premier, rétorqua ce philosophe, à avoir affaire à des enragés tels que vous ! - Vous ,êtes habitué ! remarqua Ciemiecki. Le gredin s'en alla. « Tous les Polonais corrects l'abandonnèrent, à l'exception des joueurs et buveurs invétérés et des ivrognes qui avaient tout perdu au jeu. Un seul homme maintint des relations amicales avec Mikhailowsky, et (conclus-je à l'adresse de Czwertziakiewitch), cet homme, c'est votre propriétaire : Tour! - En effet, c'est suspect. Je vais tout de suite ... 7. En français. 8. Emigré italien qui participa aux campagnes de Garibaldi de 1866 et fut plus tard maire de Rome.
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- Quoi? Tout de suite? Vous n'arrangerez plus votre affaire. Mais ne perdez pas cet homme de vue. Quelles preuves avez-vous ? Peu après, le 1ond nomma Czwertziak:iewitch « agent diplomatique » à •Londres. Il fut autorisé à se rendre à Paris. A c·e moment-là, Napoléon III éprouvait cette sympathie brûlante pour le sort de la Pologne qui coûta à celle-ci toute une génération et peut-être tout son avenir. Bakounine se trouvait déjà en Suède, où il faisait connaissance avec tout le monde, s'ouvrait un chemin vers Zemlia i Volia 9 à travers la Finlande, organisait les envois du Kolokol et des livres, et rencontrait les représentants de tous les partis polonais. Reçu par des ministres et par le frère du roi, il assurait tout le monde de l'imminence du soulèvement des paysans russes ·et de la fermentation des ·esprits en Russie. Il les persuadait d'autant plus que lui-même y croyait sincèrement, peut-être pas dans les mêmes proportions, mais il croyait à des forces en expansion. A ce moment-là, nul ne songeait à l'expédition de Lapinski. Le but de Bakounine était de tout organiser en Suède, puis de se faufiler jusqu'en Pologne et en Lithuanie, et prendre la tête des paysans. Czwertziakiewitch revint de Paris avec Démontowitch 10. Là-bas, eux et leurs amis avaient imaginé d'armer une expédition pour gagner le rivage de la mer Baltique. Ils cherchaient un navire, un chef compétent, et c'est dans ce but qu'ils vinrent à Londres. Voilà comment se déroula la négociation secrète de cette affaire 11, Un beau jour, je reçois un billet de Czwertziakiewitch. II me demande de passer chez lui pour un petit moment, m'assurant que c'est absolument nécessaire, mais qu'il a pris foid ·et s'est couché avec une méchante migraine. Je me rends chez lui et le trouve, ea effet, malade au lit. Tchorjewsk:i est assis dans la chambre voisine. Sachant que Czwertziak:iewitch m'avait écrit et avait quelque chose à me dire il voulut sortir, mais l'autre l'en empêcha et je ~Suis fort heureux qu'H existe un témoin vivant de notre ent1'etien. 9. Zemlia i VoUa : « Terre et Liberté " (titre proposé par Herzen), l'un des premiers mouvements révolutionnaires de quelque importance, mais qu'on peut considérer comme un prédécesseur des mouvements révolutionnaires terroristes qui allaient surgir doans un proche avenir. La collusion entre Le Kolokol (c'està-dire Herzen et Ogarev) et Zemlia i ·Volia est un sujet gros de contestations. Cf. Commentaires (55). 10. D'abord délégué du « Comité central populaire » de Poznan, puis « commissaire " en Lithuanie. (K.) 11. Le lecteur s'apercevra bien vite qu'il ne s'agit pas tant de l'expédition combinée inconsidérément par les délégués du « Gouvernement national insurrectionnel ,. polonais, dite « l'expédition de Lalpinsk:i ~>, que d'une démonstration en plusieurs épisodes de la légèreté catastrophique des émigrés polonais et de leurs entreprises « conspirati'Ves :. .
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Czwertziakiewitch me pria de laisser de côté toutes questions de relations personnelles et toutes considérations 12 et de lui parler en toute bonne conscience et, bien entendu, tout à fait confidentiellement, d'un certain émigre polonais qui lui avait été recommandé par Mazzini et Bakounine, mais qui ne lui inspirait pas confiance. - Je sais que vous ne l'aimez pas beaucoup, mais à présent qu'il s'agit d'une affaire de première importance, j'attends de vous la vérité, toute la vérité. - Vous parlez de BouŒewski ? 1rui demandai-je. -Oui. Je me pris à réfléchir. Je sentais que je pouvais nuire à un homme dont à vrai dire je ne savais rien de particulièrement répréhensible; d'autre part, je comprenais quel mal je pouvais faire à notre cause commune en dissipant l'antipathie parfaitement justifiée qu'il inspirait à Czwertziakiewitch. - C'est entendu. Je vais tout vous raconter, avec franchise. Pour ce qui est de la recommandation de Mazzini et Bakounine, je l'écarte complètement. Vous savez combien j'aime Mazzini, mais il est tellement habitué à faire feu de tout bois et à modeler des « agents :. avec n'importe quelle glaise; de plus, il sait tellement bien les tenir en mains quand il s'agit d'affaires italiennes, qu'il est difficile de se fier à son opinion. De surcroît, se servant de tout ce qui lui tombe sous Ia main, il sait jusqu'où il peut aller et ce qu'il peut confier. La recommandation de Bakounine, c'est bien pis! C'est un grand enfant, « la grosse Lisa », comme l'appelait Martyanov 13. Tout le monde lui plaît. C'est un « pêcheur d'hommes ». Il se réjouit tant quand il tombe sur un « rouge », .et un Slave par-dessus le marché, qu'il ne cherche pas plus loin! Vous avez fait allusion à mes relations personnelles avec Boulewski, il convient donc d'en parler. L. Zenkowitch et Boulewski voulaient m'exploiter 14. Il n'y réussirent pas, et se fâchèrent, mais tout cela serait oublié depuis longtemps s'ils ne s'étaient pas mis entre Worcell et moi, et cela, je ne le pardonne pas. J'aimais beaucoup Worcell, mais de santé fragile, il tomba sous leur coupe, et ne s'en rendit compte (ou n'avoua s'en être rendu compte) qu'à la veille de sa mort. Serrant ma main dans sa main de moribond, il me chuchota à J'oreiUe : « Oui, vous aviez raison. » Mais il n'y avait pas de témoins, et il est trop facile de se référer aux défunts. Là-dessus, je vous donne mon opinion : en passant tout en revue, je ne découvre pas une action, pas même un bruit qui me forcerait 12. En français. 13. Cf. note 30 du chapitre précédent, p. 345. 14. En français.
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à soupçonner l'honnêteté politique de Boulewski; toutefois, je ne le mêlerais à aucun secret grave. A mes yeux, c'est un phraseur gâté, gonflé de son impoi!tance, excessivement haut·ain, cherchant à tout prix à jouer un rôle, ·et s'il n'en trouve pas un, il fera tout pour démolir la pièce. Il se souleva. Il était pâle et soucieux. - Oui, vous m'avez ôté une pierre du cœur. S'il n'est pas trop tard, je ferai ce qu'il faut. Très agité, il commença à déambuler dans sa chambre. Je partis bientôt avec Tchorjewsky. Tout en marchant, je lui demandai : - Avez-vous entendu toute la conversation? - J'ai tout entendu. - J'en suis très content. Ne l'oubliez pas ... Peut-être viendrat-il un temps où je me référerai à vous ... Mais savez-vous, je crois qu'il lui a tout dit, et c'est après-coup qu'il a pensé à s'interroger sur son antipathie. - Cela ne fait aucun doute ! Et nous faillîmes partir d'un éclat de rire, bien que nous n'ayons pas le cœur gai.
PREMIERE !JEÇON DE MORALE ... Une quinzaine plus tard, Czwertziakiewitch entra en pourparlers avec la compagnie de navigation Blackwood en vue de louer un navire pour leur expédition en Baltique. - Pourquoi donc, lui demandâmes-nous, vous être adressé précisément à une compagnie qui, depuis des dizaines d'années, se charge de tous les transports maritimes pour le compte de l'amirauté de Pétersbourg ? - Je ne peux pas dire que cela me plaise personnellement, niais cette compagnie connaît parfaitement la mer Baltique. De plus, ·elle est trop intéressée pour nous trahir, et du reste, ce n'est pas dans les mœurs anglaises. - Tout de même, d'où vous est venue l'idée de vous adresser justement à cette compagnie-là ? - C'est notre intermédiaire qui s'en est chargé. - C'est-à-dire... ? -Tour. - Comment ? Ce Tour-là ? - Oh ! vous pouvez être tranquilles à son sujet, il m'a été recommandé chaleureusement par Boulewski. 364
Pendant un instant, j'eus un coup de sang à la tête. J'étais la proie d'un sentiment d'indignation, de fureur, d'outrage... Oui... Oui... d'outrage à ma personne ... Cependant, le délégué de la Diète polonaise poursuivait sans rien remarquer : - Il connaît fort bien la langue anglaise, tant la langue que la législation. - ne cela, je suis sûr : Tour s'est naguère trouvé en prison à Londœs pour une affaire assez louche, et on l'utilisait comme traducteur juré au tribunal. - Comment ça ? - Demandez donc à B. ou à Mikhaïlowsky. Vous ne les connaissez pas ? -Non point. - Voyez-vous, ce Tour! II s'occupait de labourer la terre et le voici qui s'occupe de sillonner la mer! Mais, à ce moment, l'attention de tous fut attirée par l'entrée du chef de l'expédition, le colonel Lapinski.
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-II-
LAPINSKI-COLONEL. POLLES-AIDE DE CAMP
Au début de l'année 1863, je reçus une ~ettre d'une écriture fine, extraordinairement calligraphiée et commençant par le verset : Sinite venire parvulos ( « Laissez venir les petits enfunts :. ). Un parvulus nommé Pollès sollicitait dans les termes les plus r~her chés, flatteurs et tarabiscotés la permission de venir me voir. Cette iettre me déplut fort; lui-même, plus encore. Servile, doux, insinuant, rasé et pommadé, il me raconta qu'à Pétersbourg il avait étudié dans une école de théâtre et avait reçu une sorte de bourse; il se donnait beaucoup de mal pour jouer au Polonais, mais au bout d'un quart d'heure, il m'informa qu'il arrivait de France, qu'à Paris on s'ennuyait ferme, car là-bas se trouvait « le nœud de tous les maux ·~,et le« nœud des nœuds ~.c'était ... Napoléon III. - Savez-vous ce qui me vient souvent ·en tête et dont la justesse m'apparaît de plus en plus ? Il faut se décider à tuer Napoléon. - Qu'est-ce qui vous en empêche? - Mais vous, qu'est-ce que vous en pensez, me demanda le parvulus, un peu décontenancé. - Moi? Je n'en pense rien. C'est vous qui pensez. Et, aussitôt, je lui narrai une histoire, à laquelle je fais toujours appel dans les cas de délires sanguinaires et des conciliabules qui leur sont liés. - Vous savez sans doute que Charles Quint, quand il était à Rome, se fit montrer le •Panthéon par un page ? Rentré chez lui, le page avoua à son père qu'il avait eu l'idée de pousser l'empereur du haut de ia galerie supérieure. Le père se mit dans une colère folle : « Espèce de... (ici je varie la violence de l'épithète, selon le caractère du régicide in spe : « Vaurien >, « gredin », « idiot »), espèce de ceci et cela ! Comment des pensées aussi criminelles peuvent-elles entrer dans ta tête? Mais en admettant
qu'elles y entrent, il est parfois possible de les réaliser, mais il ne faut jamais en parler ! :. 15 · Lorsque Pollès prit congé, j'étais bien décidé à ne plus le laisser venir. Une semaine plus tard nous nous rencontrâmes près de ma maison. Il me dit qu'il était venu deux fois sans me trouver, me raconta Je ne sais plus quelles balivernes, puis ajouta : - Je suis passé chez vous entre autres pour vous informer d'une invention que je viens de faire, pour permettre de communiquer des secrets par la poste, par exemple à destination de la Russie. Vous devez avoir fréquemment besoin de faire de telles communications? - Bien au contraire! Jamais! \Et, de façon générale, je n'écris rien de secret à qui que ce soit. Je vous souhaite le bonjour. - Adieu. Rappelez-vous que si jamais vous ou Ogarev avez envie d'entendre de la musique, moi et mon violoncelle nous sommes à votre disposition. - Je vous en remercie beaucoup. Là-dessus, je le perdis de vue, pleinement assuré qu'il était un espion. Russe ou français? Je l'ignorais. Peut-être même « international ·», comme Nord est une revue internationale 16. Jamais personne, dans le milieu polonais, ne l'avait vu, personne ne le connaissait.
Après de longues recherches, Démontowitch et ses amis polonais de Paris avaient arrêté leur choix sur le colonel Lapinski comme le plus capable de devenir le chef militaire de l'expédition. Il avait longtemps combattu au Caucase dans les rangs des Tcherkesses et connaissait si bien la guerre en montagne que la guerre en mer allait de soi ... On ne pouvait dire que ce choix fftt mauvais. ·Lapinski était, au plein s·ens du mot, un condottiere. Il n'avait absolument aucune conviction politique ferme. Il pouvait marcher avec les « Blancs » ou les « Rouges », les propres et les sales. Par sa naissance, ii appartenait à la noblesse de Galicie, par son 15. Note de Herzen : « " Je suis venu vous demander conseil ", me dit un jeune Géorgien qui ressemblait à un jeune tigre... extérieurement. " Je veux assommer Skariatine ". " Vous savez sans doute que Charles-Quint... " Je sais, je sais 1 Au nom du Ciel ne me la racontez pas ! " Et le tigre, dans les veines de qui coulait du lait, s'en alla. » (M. Lemke estime qu'il s'agit de N. J. NikoladzéSkariatine, rédacteur du journal réactionnaire Vest.) (N.d.T.) 16. Journal en langue française publié aux frais du gouvernement russe pour la « défense de ses intérêts » et pour contrecarrer le Kolokol. (K.)
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éducation, à l'armée autrichienne; il avait beaucoup traîné à Vienne. Il haïssait sauvagement, follement, irrémédiablement la Russie et tout ce qui était russe. Sans doute connaissait-il_ son métier. Il guerroya longtemps et écrivit un livre remarquable sur le Caucase 17. « Quelle aventure j'ai vécue une fois au Caucase, racontait Lapinski. Un commandant russe qui s'était installé avec toute sa maisonnée non loin de nous, s'empara de nos hommes, j'ignore pourquoi et dans quelles circonstances. Je l'apprends et je dis aux miens : " Honte et opprobre sur vous ! Qu'est-ce que ça signifie ? On vous enlève comme des bonnes f.emmes ! Allez dans sa villa, prenez-y tout ce que vous trouverez et amenez-moi ça ! " « Les montagnards, vous savez, il ne faut pas leur en promettre. Le surlendemain, ils m'amènent toute la famille, l'épouse, les enfants, les domestiques; le commandant n'était pas chez lui. Je lui fis dire que, s'il nous rendait nos hommes et payait une rançon, nous lui rendrions aussitôt nos prisonniers. Comme de bien entendu, on nous renvoya les nôtres, on fit les comptes et nous relachâmes nos hôtes moscovites. Le lendemain, un Tcherkesse vient me trouver : " Voilà ce qui est arrivé ", me dit-il. Quand nous avons laissé partir les Russes, nous avons oublié un petit garçon de quatre ans... il dormait, alors on l'a oublié. Comment faire ? " "Chiens que vous êtes, vous ne savez rien faire proprement ! Où est le marmot ? " Chez moi. Il a crié, crié, j'ai eu pitié et je l'ai pris. " " Il faut croire qu'Allah t'a envoyé du bonheur; je ne m'en mêlerai pas. Fais-leur savoir là-bas qu'ils ont oublié un enfant et que tu l'as trouvé ... et exige une rançon. " Les yeux de mon Tcherkesse se mirent à briller. Naturellement, le père et la mère étaient dans tous leurs états et payèrent tout ce qu'il leur réclama. Une histoire des plus amusantes! » -En effet! Voilà un trait qui caractérise le futur héros de la Samoguitie 18. Avant son départ, Lapinski passa me voir. Il ne vint pas seul, et, un peu inquiet de l'expression de mon visage, il se hâta de me dire : - ,Permettez-moi de vous présenter mon aide de camp. 17. Vouvrage, relatant la lutte des montagnards du Caucase contre les armées du tsar, s'intitulait Die Bergvolker des Kaukasus und die Freiheit kampf gegen die Russen, 2 vol., Hambourg, 1863. Lapinski s'était battu en 1849 dans les rangs des Hongrois contre les Autrichiens aidés des Russes. Pendant la guerre de Crimée, il s'était battu avec les Turcs contre les Russes, sous le nom de « Tevfik-bey ». Dans les années soixante, il arriva à Londres et offrit au gouvernement britannique un lplan d'intervention au Caucase. (A.S.) 18. Samoguitie : auj. Jémâite ou Jmund, territoire lithuanien entre le bas Niémen et le cours supérieur de la Windau (« Wenta »). (A.S.)
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- J'ai déjà eu le plaisir de le rencontrer. C'était Pollès. - Vous le connaissez bien? demanda Ogarev à Lapinski quand' ils furent seuls. - Je l'ai rencontré dans le boarding-house où j'habite actuellement. Je crois que c'est un bon garçon et un débrouillard. - Oui, mais ·êtes-vous sûr de lui ? - Naturellement! De plus, il joue fort bien du violoncelle et il nous divertira pendant le voyage en mer. On dit qu'il a diverti le colonel d'une autre manière encore ... Par la suite, nous déclarâmes à Démontowitch que nous tenions Pollès pour un personnage des plus suspects. - En fait, répondit Démontowitch, je n'ai guère confiance en aucun des deux, mais ils ne nous joueront pas des tours. Et il tira un revolver de sa poche. Les préparatifs avançaient doucement. La nouvelle de l'expédition se répandait de pius en pius. La compagnie donna d'abord un navire qui se révéla défectueux après inspection d'un excellent maTin, le comte Sapiéha. II fallut opérer un transbordement. Quand tout fut prêt et que tout Londres en :f.ut informé, il arriva la chose suivante : Czwertziakiewitch ·et Démontowitch firent savoir à tous les membres de l'expédition qu'ils devaient se rassembler à dix heures sur tel quai de gare pour monter dans le train spécial, donné par la compagnie pour les transporter au port de Hull. Et voici que vers dix heures du matin les futurs combattants se rassemblèrent. Dans le nombre, H y avait des Italiens, quelques iFrançais, hommes pauvres, courageux, hommes lassés de leur sort, de leur vie d'errants sans foyer, mais aussi des hommes aimant sincèrement la Pologne. Dix heures, onze heures s'écoulent, pas trace du train. Dans les maisons d'où nos héros s'étaient échappés en catimini, commençèrent à se répandre les bruits d'un lointain voyage, et à midi, dans la salle d'attente de la gare, une volée de femmes se joignit aux futurs guerriers : inconsolables Didons abandonnées par leurs farouches adorateurs et féroces logeuses qu'ils n'avaient sans doute pas payées pour que· rien ne s'ébruite. Echevelées et sales, elles criaient et voulaient se plaindre à la police. Certaines avaient amené leurs enfants, qui tous braillaient, et toutes les mèTes criaient à qui mieux mieux. Les Anglais faisaient un cercle alentour et contemplaient avec stupeur ce tableau de l' « exode ». Les aînés des partants demandaient en vain si le train spécial partirait bientôt et montraient leurs billets ·: les employés de chemin de fer n'avaient entendu parler d'aucun train ... La scène devenait de plus en plus bruyante. 369
Soudain, arrive en toute hâte un messager des chefs 19 pour annoncer à ceux qui attendaient qu'ils avaient tous perdu la tête ·: le départ était pour dix heures du soir, et non du matin. C'était tellement évident qu'on ne l'avait pas précisé. Les pauvres guerriers s'en allèrent, baluchons et besaces en main, retrouver leurs Didons abandonnées et leurs logeuses apaisées. Ils partirent à dix heures du soir. Les Anglais leur crièrent même un triple hourrah ! Le lendemain matin, je vis venir chez moi un officier de marine de mes connaissances, faisant partie de l'équipage d'un navire russe. Celui-ci avait reçu l'ordre le matin même d'appareiller à toute vapeur pour suivre le Ward Jackson. Entre temps, le Ward Jackson avait fait escale à Copenhague pour faire de l'eau, attendu plusieurs heures à Malmo l'arrivée de Bakounine, qui partait soulever les paysans de Lithuanie, et enfin avait été capturé sur l'ordre du gouvernement suédois. Les détails de cette affaire et la seconde tentative de Lapinski 20 ont été rapportés par lui-même dans les journaux. J'ajouterai seulement que dès Copenhague le capitaine du navire avait déclaré qu'il n'amènerait pas son bâtiment jusqu'aux côtes russes, ne voulant pas courir de danger, et dès avant Malmo, Démontowitch menaça de son revolver non pas Lapinski, mais le capitaine ! II se brouilla néanmoins avec Lapinski, et ce fut en ennemis jurés qu'ils gagnèrent Stockholm, abandonnant leurs malheureux coéquipiers à Malmo (56). - Savez-vous, me dit Czwertziakiewitch (ou l'un de ses proches), que dans toute cette histoire de Malmo la personne la plus suspecte est le docteur Tugendgold ? - Je ne le connais pas. Qui est-ce? - Comment ça, vous ne le connaissez pas? Vous l'avez vu chez nous : un jeune homme sans barbe. Lapinski a été une fois vous voir avec lui. - Vous parlez donc de Pollès ? - C'est son pseudonyme. Son vrai nom, c'est Tugendgold. Au nombre des lettres particulièrement importantes que j'avais mises de côté, j'en ai découvert une qui m'avait été envoyée environ deux mois avant ces événements. Elle venait de ·Pétersbourg et m'avertissait qu'un certain docteur Tugendgold était lié à la Troisième Section, qu'il était revenu en Russie, mais avait laissé comme agent son frère cadet, qui devait se rendre à Londres. 19. En français. 20. Elle eut 1ieu en juin 1863 et échoua de même. Cf. Commentaires (56).
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Il ne pouvait ·exister le moindre doute ·: Pollès et lui étaient une seule et même personne. Les bras m'en tombèrent. - Et vous saviez avant le départ de l'expédition que Pollès était Tugendgold ? - Je le savais. On disait qu'il avait changé de nom parce que, dans la région où nous allions, on connaissait son frère pour un espion. · - Pourquoi ne pas m'en avoir soufflé mot ? - Comme ça. Cela ne s'est pas trouvé... Le « Séliphane » de Tchitchikov savait que la calèche était cassée, mais pour ce qui était de le dire... 21 Je dus télégraphier, après la saisie du navire à Malmo. iEt voilà que Démontowitch et Bakounine, incapables l'un et l'autre d'agir raisonnablement, se brouillèrent 22. Pollès fut mis en prison pour une histoire de diamants recueillis chez des dames suédoises pour les Polonais, mais dépensés à faire la fête. Au moment même où une foule de Polonais armés, une masse d'armes coûteuses et le Ward Jackson étaient retenus comme prisonniers sur parole sur la côté suédoise, une autre expédition se préparait, armée par les Blancs et conduite par le comte Sbychewski, le frère de celui qui rédigea la remarquable brochure : La Pologne et la cause de l'ordre 23. Elle devait passer par le détroit de Gibraltar. Le comte, officier de marine de premier ordre, avait été au service de la Russie et l'avait quitté dès le début du soulèvement, et à présent il préparait en secret l'armement d'un vaisseau qui gagnerait la mer Noire. Il se rendit à Turin pour y rencontrer secrètement les chefs de l'opposition du moment, et entre autres, Mordini. Ce dernier m'a raconté ceci lui-même : - Le lendemain de mon entrevue avec Sbychewski, dans la soirée, au Parlement, le ministre des Affaires étrangères m'emmena à l'écart et me dit : « Je vous en prie, soyez prudent... Hier vous avez reçu un émissaire polonais qui veut faire passer un navire par le détroit de Gibr::tltar. Pourvu qu'il n'y ait pas une vilaine affaire ! Mais aussi, pourquoi bavardent-ils avant ? » Le navire, en fait, n'atteignit même pas les côtes italiennes. Il fut capturé à Cadix par le gouvernement espagnol. Les deux gouver21. Gogol, Les Ames mortes. 22. Note de Herzen : « Démontowitch, après de longues querelles avec Bakounine disait : Tout de même, Messieurs, la vie a beau être dure sous le gouvernement russe, mais malgré tout, notre situation est meilleure avec lui que celle que nous préparent ces socialistes fanatiques! » 23. Parue à Paris en 1863, l'auteur se cachant sous ce simple pseudonyme : « Un Polonais ». Les « Blancs » signifie ici le parti aristocratique polonais, comme opposé aux « Rouges », le parti populaire polonais insurrectionnel.
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nements autorisèrent les Polonais à vendre leurs armes, puisqu'ils .n'en avaient plus besoin, et relâchèrent le bâti.ment. Lapinski, lui, arriva à Londres désolé et vexé. - Il ne me reste plus qu'à former une société d'assassins, me déclara-t-il, pour exterminer la plupart des monarques et de leurs conseillers... Ou bien de retourner de nouveau en Orient, en Turquie ... Le comte SbycheWSiki arriva à son tour, désolé et vexé 24. - Alors vous aussi vous voulez tuer les rois, comme Lapinski ? - Non, je veux al!er en Amérique ... Je me battrai pour la république. A propos, demanda-t-il à Tchorjewsky, où peut-on s'enrôler ici? J'ai quelques 0amarades avec moi, et aucun n'a de ·quoi vivre. - Allez simplement chez le consul. - Mais non! Nous voulons aller dans Je Sud. Ils manquent d'hommes et offrent des conditions très avantageuses. - Ce n'est pas possible ! Vous ne pouvez pas aller chez les Sudistes! ... Par chance, Tchorjewsky avait deviné juste. Ils n'y allèrent :point. 3 mai 1867.
24. Rappelons que la guerre de .Sécession battait son plein. L'expédition manquée de Sbychewski était également une entreprise insensée. Il voulait, par Gibraltar ·et la mer Noire rejoindre 'la côte du Caucase et pénétrer en Circassie, où les membres de l'exlpédition comptaient organiser une révolte des montagnards contre les Russes, éventuellement avec l'aide de l'Ang'leterre et de la Turquie! (A.S.)
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CHAPITRE VI LE PERE PETCHERINE
- Hier, j'ai vu Petchérine. Je tressaillis en entendant ce nom. Comment? fis-je. Ce Petchérine-là? Il est ici? Le révérend Petchérine 1 ? Mais oui, il est ici. Où donc? Dans le couvènt jésuite de St. Mary's Chape!, à Clapham. Le révérend Petchérine! Ce péché-là aussi tombe sur les épaules de Nicolas 2. Personnellement, je n'ai pas connu Petchérine, mais j'ai beaucoup entendu parler de lui par les professeurs Redkine, Krioukov, Granovski. Jeune chargé de cours, il était revenu de l'étranger pour occuper la chaire de langue grecque à l'Université de Moscou. Cela se passait au cours d'une des époques les plus sombres, entre 1835 et 1840. Nous, nous étions déportés, les jeunes professeurs n'étaient pas encore arrivés 3. Le Télégraphe étai!t interdit, L'Européen était interdit, Le Télescope était interdit, Tcbaadaïev 4 était déclaré fou. C'est seulement après 1848 que la terreur en Russie alla encore plus loin. Toutefois, l'autocratie démentielle des dernières années du règne de Nicolas était, de toute ·évidence, « le cinquième acte'». On pouvait déjà s'apercevoir que non seulement quelque chose nous 1. Tous les mots en italiques dans ce chapitre sont en français dans le texte. 2. Petchérine, Vladimir Serguéievitch (1807-1885), sorti de l'Université de Moscou, fut envoyé compléter ses études à Berlin, auprès de professeurs hégéliens, tels que Ganz. Petchérine y respira un air de liberté, de réforme, de renouveau et hésita 'à rentrer en Russie. ll y revint en juin 1835 occuper une chaire de philologie grecque et en partit en juin 1836. ll étouffait sous Nicolas 1~r. En 1840 il se convertit au catholicisme et devint prêtre de l'ordre des Rédemptoriens, proches des Jésuites. 3. A la fin des .années vingt, l'Université de Derpt (Dorpat) fut chargée de former les meilleurs étudiants des Universités de Moscou, Pétersbourg et Kharkov en vue du professorat. Ceci, en grande partie ·pour combattre l'invasion des universités russes par des !professeurs allemands. 4. Tchaadaïev fut déclaré fou par Nicolas Jer pour ses célèbres Lettres philosophiques (1836). V. B.i D.F., t. II, pp. 33, 38, 79 et 152-161.
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brisait et nous détruisait, mais se brisait et périssait en même temps; on entendait craquer le plancher... sous une voûte qui se fendait. Dans les années trente, au contraire, l'ivresse du pouvoir suivait son cours normal, quotidien. Alentour, des fourrés sombres, le silence; tout était irrévocable, inhumain, désespéré, et par-dessus le marché extrêmement plat, bête et mesquin. Le regard qui cherchait la sympathie ne rencontrait que les menaces ou la peur du laquais, dont on se détournait ou qu'on injuriait. Petchérine étouffait dans cette grotte napolitain·e de l'esclavage. Il était saisi d'effroi et d'angoisse; il lui fallait s'échapper, fuir à tout prix ce pays maudit. Pour partir, il faut de l'argent. Il donna des leçons, réduisit son existence à l'indispensable, il sortait peu, évitait les réunions amicales et, ayant amassé une petite somme, s'·en alla. Au bout d'un certain temps, il écrivit au comte S. Stroganov : il l'informait qu'il ne retournerait pas en Russie. En le remerciant, en lui faisant ses adieux, il lui parlait de l'intolérable touffeur qu'il avait fuie et l'adjurait de « prendre soin » des malheureux jeunes professeurs, condamnés par leur évolution aux mêmes souffrances que lui, et d'être leur bouclier contre les assauts de la force brutale. Stroganov montra cette 1ettre à de nombreux professeurs 5. · Moscou ne parla plus de lui pendant un certain temps, quand soudain 6 nous apprîmes, avec un sentiment de détresse infinie, que Petchérine était devenu un Jésuite et qu'il faisait son noviciat dans un couvent. La pauvreté, l'indifférence, la solitude l'avaient brisé. Je relisais son « Triomphe de ·la Mort » et me demandais : « Est-il possible que cet homme-là soit un catholique, un Jésuite? » 7 N'avait-il pas déjà quitté le royaume où « l'Histoire se fait » à coups de bâton du commissaire du quartier et sous l'œil du gendarme ? Pourquoi avait-il si vite ·éprouvé le besoin d'un autre pouvoir, d'autres règles ? Il se voyait isolé, abandonné, cet homme russe, dans un Occident décanté et ::>ccupé à l'extrême; il se sentait trop orphelin. Quand la corde par laquelle il était attaché se cassa et que son destin, rompant avec toutes les directives extérieures, tomba entre 5. Le comte S. Stroganuv était alors curateur de l'enseignement du district de Moscou. La lettre de Petchérine a été publiée in extenso dans l'ouvrage de ·M. Guerchenson, « La vie de V. S. Petchérine », Moscou, 1910. 6. A la fin de 1840. 7. Herzen devait penser au poème de Petchérine, « Le Triomphe de la Mort », où l'auteur salue la mort qui emporte ce qui est « périmé, faible et mensonger » et crée le renouveau « libre et jeune »; ailleurs il déclare que « la haine est la nourriture des cœurs forts »...
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ses mains, il ne sut qu'en faire, ne fut pas capable d'en venir à bout et, quittant son orbite, n'ayant plus ni but, ni frontières, tomba · dans un couvent de Jésuites! Le lendemains, vers deux heures, je me rendis à St Mary's Chape!. La lourde porte en chêne était fermée. Je frappai par trois fois avec le heurtoir. La porte s'ouvrit, et je vis paraître un jeune homme étique, de dix-huit ans environ, en robe de moine, un bréviaire à la main. - Qui désirez-vous voir ? me demanda le frère-portier en anglais. - Révérend Father Petchérine. - Veuillez me donner votre nom. - Voici ma carte et une lettre. J'avais inséré dans ma ·lettre l'annonce de mon imprimerie russe. - Entrez, me dit le jeune homme, en verrouillant la porte derrière moi. Attendez ici. Et il m'indiqua, dans le vaste vestibule, quelques chaises ancienne:> en bois sculpté. Cinq minutes plus tard, le frère-portier revint et me dit en français, avec un léger accent, que le Père Petohérine serait enchanté de me voir. Après quoi, il me .::onduisit au travers d'une sorte de réfectoire dans une petite pièce haute de plafond, faiblement éclairée, et me pria à nouveau de m'asseoir. Sur un mur, il y avait un crucifix taillé dans la pierre et en face, si je me souviens bien, Ja Vierge. Autour d'une table massive étaient disposés de gros fauteuils et chaises ~n bois. La porte opposée conduisait, par une antichambre, à un vaste jardin, dont la verdure « séculière » et le bruissement des feuilles me paraissaient, je ne sais comment dire, déplacés. Le frère-portier me montra un panneau sur le mur : il y était indiqué que :es « reverend fathers » recevaient ceux qui avaient besoin de .Jes voir de quatre à six heures. II n'était pas encore quatre heures. - Il me semble que vous n'êtes pas anglais, mais français? lui demandai-je en_..,. prêtant l'oreille à ses accents. -Non. - Sind Sie ein Deutscher ? - 0, nein, mein Herr, répondit-il en souriant, ich bin beinah ihr Landsmann, ich bin ein Pole 9. Ils avaient fort bien choisi leur frère-portier : il parlait quatre langues. Je m'assis, il s'en alla. Je trouvais bizarre de me voir dans 8. Le 22 man 1853. 9. « Etes-vous un Allemand ? Oh non, Monsieur, je suis presque votre compatriote - je suis un Polonais. »
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cette ambiance. Des silhouettes noires déambulaient dans le jar·din, un ou deux hommes en habit semi-monacal, passèrent devant moi; ils me saluaient gravement, mais courtoisement, les yeux fixés au sol, et chaque fois je me levais à demi et répondais à leur salutation avec la même gravité. Enfin entra un prêtre de petite taille, fort vieux, coiffé d'une barrette et portant l'habit que revêtent les prêtres dans les couvents. Il marcha droit sur moi, faisant bruire sa soutane, et me demanda dans le français le plus pur : - Vous désiriez voir Petchérine ? Je répondis par l'affirmative. - Je suis extrêmement heureux de votre visite, dit-il, en me tendant la main. Faites-moi plaisir, asseyez-vous. - Pardonnez-moi, fis-je, un peu confus, de ne pas avoir compris que c'était lui : il ne m'était pas venu à l'esprit que je le verrais « costumé ». Votre habit ... Il eut un petit sourire et reprit aussitôt : - Il y a longtemps que je n'ai reçu aucune nouvelle de mon pays natal, des nôtres, de l'Université. Sans doute avez-vous connu Redkine et Krioukov ? Je le regardais. Son visage était vieux, plus vieux que son ·âge 10 : on voyait que <;ous ces rides bien des choses avaient passé et passé tout de bon, c'est-à-dire étaient mortes, ne laissant que ces traces sépulcrales sur ses traits. Le calme clérical artificiel, dont les moines, en particulier, usent :~omme d'un sublimé pour détruire tout une partie de leur cœur et de leur cerveau, se percevait déjà dans sa façon de parler et dans tous ses mouvements. Le prêtre catholique finit toujours par ressembler à une veuve : il est comme elle dans le deuil et la solitude, comme elle, fidèle à quelque chose qui n'existe pas, et il assouvit S'es passions réelles en excitant ses fantasmes. Quand je lui eus parlé de nos relations communes, de la fin de Krioukov à laquelle j'avais assisté, et qui avait été porté par ses étudiants à travers toute la ville jusqu'au cimetière, puis des cours publics de Granovski et de leur succès, nous devînmes pensifs l'un et l'autre. Ce qui se passait dans cette tête, sous la barrette, je l'ignore, mais Petchérine l'ôta, comme si elle lui pesait à ce moment-l,à, et la posa .;ur la table. La conversation languissait. - Sortons un peu au jardin, dit Petchérine, le temps est si beau, et c'est si rare à Londres. - Avec le plus grand plaisir. Mais dites-moi je vous prie pourquoi nous parlons français ? 10. Petchérine avait quarante-six ans, Herzen en avait quarante et un.
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- En effet! Padons russe. Je crois que je l'ai déjà complètement oublié. Nous allâmes au jardin. La conversation revint derechef à l'Université et à Moscou. - Oh ! fit Petchérine, quelle époque quand j'ai quitté la Russie ! Je ne puis y repenser sans frémir. - Vous pouvez donc imaginer ce qui s'y passe maintenant. Notre Saül est devenu complètement fou après 1848. Et je lui rapportai quelques faits parmi les plus révoltants. - Pauvre pays, surtout pour la minorité qui a reçu le malheureux don de l'instruction. Mais quel bon peuple! Je pense souvent à nos moujiks quand je vais en Irlande. Ils se ressemblent énormément. Le laboureur celte est un enfant, tout autant que le nôtre. Faites un séjour en Irlande, vous pourrez vous en convaincre par vous-même. Ainsi se poursuivit notre conversation pendant une demi-heure. Enfin, me préparant à le quitter : - J'ai une prière à vous adresser, lui dis-je. - Qu'est-ce donc? Dites, je vous en prie. - Je possédais à Pétersbourg quelques-uns de vos poèmes, parmi lesquels la trilogie « Polycrate de Samos », « le Triomphe de la Mort » et quelque chose encore. Les auriez-vous ? Pourriez-vous me les donner ? - Comment avez-vous pu garder en mémoire de telles sottises ? Ce sont des œuvres puériles, sans maturité, remontant à un autre temps, ·à un autre état d'esprit. - Peut-être est-ce pour cela qu'elles me plaisent. Mais, enfin, les avez-vous, ou non? - Comment les aurais-je? - Et vous ne pouvez pas me les dicter ? - Non, non, définitivement non ! - Et si .ie les découvrais quelque part en Russie, vous me permettriez de les publier ? - En vérité, je considère ces textes futiles comme s'ils avaient été écrits par un autre. Ils ne me concernent pas plus qu'un malade guéri n'est concerné par son délire. - Du moment qu'ils ne représentent rien pour vous, je pourrais les publier, par exemple, anonymement ? - Est-il possible que ces vers vous plaisent aujourd'hui encore? - Ça, c'est mon affaire. Vous, vous devez me dire si vous m'autorisez à les publier. 377
Là non plus, il ne me donna pas de réponse franche, et je cessai de l'importuner 11. - Pourquoi donc, me demanda Petchérine, quand je lui fis mes adieux, ne m'avoir apporté aucune de vos publications? Je me souviens que les revues ?arlaient il y a trois ans d'un livre que vous aviez fait paraître, je crois, en langue allemande ? 12 - Votre habit, répliquai-je, vous explique pour quels motifs je ne devais pas vous l'apporter. Acceptez cela comme un signe de respect et de délicatesse de ma part. - Vous connaissez mal notre tolérance et notre charité. Nous pouvons déplorer les .errements, prier pour qu'on en revienne, le désirer, mais en tout état de cause aimer l'être humain. Nous nous séparâmes. n n'oublia ni les livres, ni ma réponse, et deux ou trois jours plus tard il m'écrivit Ia lettre suivante, en français 13 : I.M.I.A.
St. Macy's, Clapham, 11 avril 1853. Je ne puis vous celer la sympathie éveillée en mon cœur '[JOur le mot liberté- liberté pour ma malheureUse patrie! Ne doutez pas un instant de la sincérité de mon désir de voir renaître la Russie. En dépit de tout cela, je suis loin d'être d'accord avec tout votre programme. Mais cela ne signifie rien. L'amour d'un prêtre catholique embrasse toutes les opinions et tous les partis. Lorsque vos plus chères espérances vous auront trompé, lorsque les puissances de ce monde se lèveront contre vous, il vous restera encore un refuge sûr dans le cœur d'un prêtre catholique; en lui, vous trouverez une amitié sans artifice, de douces larmes et cette paix que le monde ne peut point vous donner. Venez me voir, mon cher compatriote. Je serais très heureux de vous voir une fois encore avant mon départ pour Guernesey. N'oubliez pas, je vous prie, de m'apporter votre brochure 14. V. Petchérine. 11. Apparemment Herzen trouva le !poème « Le Triomphe de la Mort », puisqu'il le publia une première fois dans Le Kolokol, en 1861, et la même année dans un recueil de littérature russe clandestine. D'après A.S. on ne conserve pas le texte entier; il aurait donc été publié en partie. Quant à « Polycrate de Samos », ce poème n'a pas été retrouvé. 12. « Vom Anderen Ufer », De l'autre rive, publié pour la première fois en langue allemande, à Hambourg, en 1840. 13. Malheureusement, nous ne possédons pas le texte original et sommes contraints à retraduire en français la traduction de Herzen. 14. n y a ici un petit problème : si, comme le !pense A.S., il s'agit de la brochure De l'autre rive (dont il est question plus haut), que veut dire « il n'oublia ni les livres, ni la réponse », et quel est le texte de Herzen qui ne suscite pa~ l'adhésion complète de Petchérine ? Ajoutons que, d'accord cette fois avec A.S.,
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Je lui portai mes livres, et, quatre jours après, je reçus cette lettre : l.M.l.A.
St. P.ïerre Islands of Guernesey. Chapelle catholique, 15 avril 1853. J'ai lu vos deux livres avec une grande attention. Une chose m'a particulièrement fr~pé : il me semble que vous et vos amis vous appuyez exclusivement sur la phllosophie et sur la belle littérature. Pouvez-vous croire qu'elles soient appelées à rénover la société actuelle? Pardonnez-moi, mais le témoignage de l'Histoire est absolument contre vous. Il n'existe pas d'exemple d'une société fondée ou recréée par la philosophie et la littérature. Tranchons le mot, seule la religion a toujours servi de fondement aux Etats; la philosophie et la Uttérature, ce sont - hélas 1 - la fleur ultime de l'arbre social. Quand la philosophie et la littérature atteignent leur apogée, quand les philosophes, les orateurs et les poètes dominent et tranchent toutes les questions sociales, alors c'est la fin, c'est la chute, alors c'est la mort de la société. Cela nous est démontré par la Grèce et par Rome; cela nous est démontré par ce qu'on appelle l'époque alexandrine; jamais la philosophie n'a été plus subtile.• jamais la littérature n'a mieux fleuri, et pourtant ce fut une époque de profonde décadence sociale. Lorsque la philosophie entreprenait la re-création de l'ordre social, elle atteignait immanquablement à un cruel despotisme : voyez Frédéric Il, Catherine Il, Joseph II et toutes les révolutions manquées. Une phrase vous a échoppé, heureuse ou malheureuse, comme vous voudrez : vous dites qu'un « phalanstère n'est pas autre chose qu'une réorganisation de la caserne et que le communisme ne peut être qu'une transformation de l'autocratie de Nicolas 15 ».De façon générale, je perçois comme une ombre mélancolique sur vous et vos amis moscovites. Vous avouez vous mêmes que vous êtes tous des Onéguine 16, ce qui signifie que vous et les vôtres êtes plongés dans la négation, le doute et la désespérance. Peut-on régénérer uite société sur de telles bases ? les « deux livres " sont, à en juger par le contenu, des lettres suivantes : c Le peuple russe et le socialisme " et « Du développement des idées révolutionnaires en Russie ». Quant à la « chose qui a particulièrement frappé » le prêtre, ce doit être le chapitre « Littérature et !pensée sociale après le 14 décembre 1825 ». 15. La citation, tirée de « Du développement des idées révolutionnaires en Russie », est approximative. V. {en msse) A.S., t. HI, .p. 502. 16. « Du développement... » comme ci-dessus, pp. 449-451. D s'agit naturellement du héros romantique créé par Pouchkine : « Eugène Onéguine ».
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Peut-être ai-je exprimé là quelque chose de rebattu, et que vous savez tout cela mieux que moi. 1e ne vous écris pas pour provoquer une discussion, pour entamer une controverse; mais j'ai estimé de mon devoir de vous faire cette remarque, parce qu'tl arrive que les plus grandes intelligences et les cœurs les plus nobles se trompent à la base sans s'en apercevoir. le vous écris donc pour vous prouver avec quelle attention j'ai lu votre ouvrage, et vous donner un nouveau témoignage du respect et de l'affection que vous porte ... V. Petchérine. Je lui répondis en russe : 25. Euston Square, le 21 avril 1853.
Mon très respecté compatriote, De tout cœur, je vous remercie pour votre lettre, et vous demande la permission de vous dire quelques mots à la hâte à propos des points essentiels. Je suis tout à fait d'accord avec vous sur la littérature qui, comme les fleurs d'automne, apparaît dans tout son éclat avant la mort des Etats. La Rome antique ne pouvait être sauvée par les phrases élégantes de Cicéron, ni par sa morale maigrelette, ni par le voltairianisme de Lucien, ni par la philosophie allemande de Procule. Mais remarquez qu'elle ne pouvait davantage être sauvée ni par les mystères d'Eleusis, ni par Apollon de Thyane, ni par toutes les expériences tentées pour continuer ou ressusciter le paganisme. Non seulement c'était impossible, mais aussi bien, inutile. Il n'était aucunement nécessaire de sauver le monde antique, il avait fait son temps et un monde nouveau allait prendre la relève. L'Eumpe se trouve exactement dans la même situation; la littérature et la philosophie n'ont pas conservé les formes caduques; elles les 'POusseront au tombeau, les briseront, nous en libéreront. Un monde nouveau approche, exactement comme alors. Ne croyez pas que j'aie fait un lapsus en appelant un phalanstère une caserne. Non. Tout ce qui à ce jour s'est présenté comme doctrine ou école des socialistes, depuis Saint-Simon jusqu'à Proudhon (qui ne représente que la négation) est pauvre : ce sont les premiers balbutiements, les mots épelés, ce sont les Thérapeutes et les Esséniens de l'antique Orient. Mais qui ne perçoit, qui ne pressent dans son cœur l'énor.me contenu qui filtre au-travers de ces tentatives ? Qui punit les enfants s'ils ont du mal à percer leurs dents ou si elles poussent de travers ? 380
L'angoisse de la vie actuelle, c'est l'angoisse du crépuscule,. l'angoisse de la transition, des prémonitions. Les animaux sont inquiets avant un tremblement de terre. Au surplus, tout est arrêté. Les uns veulent ouvrir de force la porte du futur.. d'autres empêchent par la force que le passé s'en aille. Les uns sont en présence de prophéties, les autres en face de· leurs souvenirs. Leur « travail » consiste à se nuire les uns aux autres, et voilà que les uns et les autres sont enlisés dans un marécage. A côté, il y a un autre univers : la Russie. Son fondement, c'est un peuple communiste qui sommeille encore, recouvert par la pellicule légère des gens instruits qui sont parvenus à l'état d'un Onéguine, au désespoir, à l'émigration, à votre sort et au mien. Pour nous, c'est amer. Nous sommes victimes de n'être pas nés au bon moment. Pour la cause, cela n'a pas d'importance, mais au moins cela a un autre sens. Lorsque j'ai parlé du mouvement révolutionnaire dans la Russie nouvelle, j'ai dit d'avance que depuis Pierrer l'Histoire de Russie est l'histoire de la noblesse et du gouvernement 17. La noblesse a en elle un ferment révolutionnaire; elle n'eut pas en Russie d'autre champ d'action- brillant, sanglant, sur la place publique- sinon le champ littéraire; et c'est là que je l'ai étudiée. J'ai eu l'audace de déclarer dans ma lettre à Michelet 18 que les Russes instruits sont les hommes les plus libres qui soient.· Nous sommes allés infiniment plus loin dans notre négation que les Français, par exemple. La négation de quoi ? Du vieux monde, bien entendu. Onéguine, ~n sus de son désespoir oisif, parvient à présent à des espoirs positifs. Il me semble que vous ne les avez pas remarqués. Rejetant l'Europe dans sa forme périmée, rejetant Pétersbourg· (c'est-à-dire encore l'Europe, mais transposée dans nos mœurs), faibles et coup-és du peuple, nous périssions. Mais, petit à petit, quelque chose de neuf se développait : difforme chez Gogol, exagéré chez les panslavistes. Cet élément nouveau, cet élément de foi dans la force du peuple était pénétré d'amour. C'est ainsi que nous a,vons commencé à comprendre le peuple. Mais nous sommes loin de lui. Je ne dis pas que ce soit nous qui soyons destinés à régénérer la 17. Herzen affirmait que l'intelligentsia nobiliaire d'avant-garde, qui « s'était constituée à la suite de la révolution accomplie par Pierre 1~• », concentrait en elle « tout ce qui était intellectuel et politique ». ( « Du dévelop'pement... », op. cit. ci-dessus, pp. 416-419, en russe, et en français.) 18. L'important texte de Herzen : Le peuple russe et le socialisme, fut écrit en français, sous forme d'une lettre à Jules Michelet.
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Russie; c'est déjà un bien que nous ayons pu acclamer le peuple russe et qu'il appartienne au monde à venir. Un mot encore. Je ne ;:onfonds pas la science avec l'évolution littéraire et philosophique. Si la science ne recrée pas les Etats, elle ne tombe pas réellement avec eux. Elle est le remède, elle est la mémoire du genre humain, elle est conquête sur la nature, eUe est libération. L'ignorance, l'1gnorance seule est la cause du paupérisme et de l'esclavage. Les masses furent laissées par leurs « éducateurs » à tétat animal. La science, et elle seule, peut y remédier maintenant, leur fournir un morceau de pain et un toit. Ce n'est pas par la propagande, mais grâce à la chimie, à la mécanique, à la technologie, aux chemins de fer, que la science pourra remettre en état les cerveaux qui ont été comprimés pendant des siècles, physiquement et moralement. Je serais infiniment heureux... , etc. Quinze jours plus tard, je recevais une nouvelle lettre de Petchérine : l.M.I.A.
St. Mary's, Clapham, 3 mai 1853. Je vous réponds en français pour les raisons que vous connaissez. Je n'ai pu vous écrire plus tôt étant surchargé de travail à Guernesey. Il reste peu de temps pour les théories philosophiques lorsqu'on vit en plein cœur d'une actualité palpitante d'intérêt; on n'a guère de loisirs pour résoudre des problèmes spéculatifs touchant aux destinées futures de l'hurnanité, lorsque l'humanité en chair et en os vient déverser en votre sein ses afflictions et vous deman'de conseU et secours. Je vous l'avoue franchement : votre dernière lettre m'a rempli d'effroi, un effroi fort égoïste, cela je l'avoue aussi. Qu'en sera-t-il de nous lorsque votre civilisation à vous remportera la victoire. Pour vous, la science, c'est tout, c'est l'alpha et l'oméga. Ce n'est point cette vaste science qui englobe toutes les capacités de l'homme, visibles ou invisibles, la science telle que la comprenait le monde à ce jour; non : c'est une science bornée, étroite, une science matérielle qui décompose et dissèque la matière, et ne connaît rien en dehors d'elle. La chimie, la mécanique, la technologie, la vapeur, l'électricité, la grande science de boire et de manger, le culte de la personne, comme dirait Michel Chevalier... 19 Si c'est cette science-là qui triomphe, malheur à nous! A l'époque 19. Jeune économiste français qui, dans sa jeunesse, fut fort considéré parmi les saint-simoniens. (K.) Les mots en romains sont en français : tout en traduisant les lettres de Petchérine en russe, Herzen tenait à faire ressortir en français certaines expressions qu'il devait trouver frappantes. (N.d.T.)
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de leur persécution par les empereurs romains, les chrétiens avaient au moins la possibilité de fuir vers les déserts d'Egypte; le glaive des tyrans s'arrêtait devant cette limite infranchissable. Mais où fuir la tyrannie de votre civilisation matérielle ? Elle rase les montagnes, creuse des canaux, pose des voies fe"ées, envoie des navires; ses journaux pénètrent jusqu'aux déserts incaiulescents de l'Afrique, jusqu'aux forêts impénétrables de l'Amérique. Comme au temps jadis on traînait les chrétiens dans les amphithéâtres pour les livrer à la risée de la foule avide de s,pectacles, de même on va maintenant nous traîner, nous, hommes de süence et de prière, dans les bazars publics, et là on nous demandera : « Pourquoi fuyez-vous notre société ? Vous devez participer à notre vie matérielle, à notre commerce et à notre extraordinaire industrie. Allez faire vos sermons sur les places, allez prêcher l'économie politique, discuter de la chute et de la hausse des cours, allez travailler dans nos fabriques, régler la vapeur et l'électricité. Allez présider nos banquets, le paradis est ici, sur la terre, nous mangerons et boirons, car demain nous mourrons! » Voilà ce qui m'épouvante, car où donc trouver un refuge contre la tyrannie de la matière qui s'empare de nous de plus en plus ? Pardonnez-moi si j'ai quelque peu poussé mes couleurs au noir. Il me semble que je n'ai fait qu'aboutir aux conséquences légitimes des fondements posés par vous. Valait-il la peine de quitter la Russie par caprice de spiritualité ? La Russie a précisément commencé avec la science telle· que vous la comprenez, et continue avec la science. Elle tient dans ses mains le levier gigantesque de la puissance matérielle, elle fait appel à tous les talents pour la servir et assister au banquet de son bienêtre matériel; elle deviendra le pays le plus instruit du monde. La Providence lui a donné en apanage le monde matériel, elle en fera un paradis pour ses élus. Elle comprend la civilisation exactement .comme vous la comprenez. La science matérialiste a toujours constitué sa force. Mais nous qui croyons en l'âme immortelle et en le monde futur, que nous importe cette civilisation de l'instant présent? Jamais la Russie ne m'aura pour sujet. J'ai exposé mes idées de manière simple, afin que nous soyons au clair l'un et l'autre. Pardonnez-moi si j'ai mis dans mes mots une ardeur superflue. Comme je pars de nouveau pour l'Irlande vendredi matin, il ne me sera pas possible de passer chez vous. Mais je serais très heureux s'il vous était commode de me rendre visite mercredi ou jeudi après dîner. Recevez .. , etc. V. Petchérine.
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Je lui répondis le lendemain : 25. Euston Square, 4 mai 1853.
Mon très respecté compatriote, J'étais venu vous voir pour serrer la main à un Russe dont le .nom m'était familier, dont la situation était si semblable à la mienne... Bien que le destin et vos convictions vous aient placé dans les rangs solennels des vainqueurs et moi dans le triste camp des vaincus, je ne songeais pas à toucher à la di!/férence de nos opinions. J'avais envie de voir un Russe, j'avais envie de vous apporter des nouvelles vivantes de notre patrie. Par un sentiment .de profonde délicatesse ie ne vous ai pas proposé mes brochures : c'est vous qui avez souhaité les voir. D'où votre lettre, ma réponse, -et votre seconde lettre du 3 mai. Vous m'attaquez, vous attaquez mes opinions (exagérées et pas tout à fait partagées par moi), je ne peux donc éviter de me défendre. Je n'ai pas donné au mot « science » la signification que vous supposez. Je vous ai simplement .écrit qu'il était évident ]Ue je plaçais la totalité de toutes les victoires sur la nature et de toute l'évolution, en dehors des belles lettres et de la philosophie abstraite. Mais c'est un sujet très long, et, sans provocation particulière, je n'ai pas envie de répéter ce qui en a été dit tant de fois ... Il me plairait davantage que vous me permettiez de vous rassurer au sujet de la peur que vous inspire l'avenir des gens qui aiment la vie contemplative. La ~denee n'est pas un dogme ou une doctrine, c'est pour.quoi elle ne peut devenir ni un gouvernement, ni un oukaze, ni une persécution. Sans doute vouliez-vous parler du triomphe des idées socialistes, de la liberté ? Dans ce cas, prenez le pays le plus « matérialiste '» et le plus libre : l'Angleterre. Les contemplatifs, tout ,comme les utopistes, y trouvent un coin pour leurs paisibles méditations et une tribun•:! pour leur prédication. Et encore, l'Angleterre, monarchique et protestante, est-elle loin d'une tolérance absolue ! De quoi avez-vous peur? Est-il possible qu'il s'agisse du bruit des roues qui apportent le pain quotidien à un·e foule affamée et deminue ? Il n'est pas interdit chez nous de moudre le blé pour ne pas -déranger les envolées lyriques ... Les natures contemplatives ~xisteront toujours et partout; si elles .se sentent plus heureuses avec leurs pensées, dans le silence, qu'elles .se cherchent un lieu tranquille. Qui les dérangera, qui les interpellera, qui les persécutera ? Elles ne seront ni chassées, ni soutenues par qui que ce soit. .T'estime qu'il est injuste de redouter le perfectionnement de l'existence des masses sous prétexte que la mise en -œuvre de ce perfectionnement « pourrait » troubler l'ouïe de ceux 3-84
qui ne veulent entendre aucun bruit extérieur. Il ne s'agit pas ici d'exiger l'abnégation, la bienveillance ou le sacrifice. Quand un marché paraît trop bruyant, on ne va pas le transférer ailleurs, mais on s'en éloigne. Les journaux vont leur train, mais quelle nature « contemplative » dépend du premier-Paris ou du premierLondres 20? Vous voyez donc que si, en place de liberté, venait à triompher un principe antimatérialiste et monarchique, ce serait vous qui nous indiqueriez le lieu où nous ne serions pas - je ne dis pas dérangés, mais pendus, brûlés, empalés... comme cela se pratique de nos jours à Rome et à Milan, en France comme en Russie. Qui, dès lors, devrait avoir peur? Bien entendu, la mort n'a pas d'importance sub specie aeternitatis, mais, à 'Partir de ce point de vue, le reste n'a également aucune importance. Pardonnez-moi, mon très respecté compatriote, cette franche opposition à vos paroles, et songez qu'il m'était impossible de répondre autrement. Je souhaite de tout cœur que votre voyage en Irlande se passe bien 21. Là-dessus se termina notre ·Correspondance. Deux années s'écoulèrent. La grisaille de l'horizon européen s'empourpra des lueurs de la guerre de Crimée; l'obscurité n'en paraissait que plus noire. Et voici que soudain, au milieu des nouvelles sanglantes des attaques et des sièges, je lis dans un journal que là-bas, en Irllnde, le « Reverend Father Wladimir Petchérine, native a Russian », a été poursuivi en justice pour avoir brûlé une Bible protestante sur la place publique 22 ! Le fier juge britannique, estimant que ce geste était insensé, et tenant compte du fait que le coupable était russe et que l'Angleterre faisait la guerre à la Russie, se contenta d'une semonce paternelle et d'une incitation à se comporter désormais plus dignement dans les rues ... Se peut-il que o;es chaînes lui paraissent légères ? Ou bien ôte-t-il souvent sa barrette et la pose-t-il sur la table d'un geste las?
20. On appelait ainsi les articles de tête des journaux. 21. En même temps qu'il écrivait cette lettre 1à Petchérine, Herzen envoyait un mot à son ami A Reichel, à Paris : ... Petchérine m'a envoyé une épUre où il critique mes brochures sur la Russie, de manière intelligente et jésuitique. Je lui ai répondu par une lettre diplomatique, poliment brutale, mais délicate... (A.S.) 22. Cette curieuse affaire eut lieu en 1855. Par la suite on disculpa le P. Petchérine, car il n'avait pas fait brûler une Bible, mais des ouvrages pornographiques. Petchérine s'éteignit le 23 aoiit 1861. L'article de Herzen (le chapitre ci-dessus) fut publié dans le numéro 171 du Kolokol, le 1•• octobre de la même année (57).
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HUITIEME PART,IE (72) FRAGMENTS
(1865-1868)
CHAPITRE PREMIER SANS LIENS
-I-
PAYSAGES SUISSES
1
Il y a dix ans, marchant sur le tard dans Haymarket par une soirée d'hiver froide et humide, je tombai sur un nègre âgé d'environ dix-sept ans. Il était nu-pieds, sans chemise, et plutôt dévêtu tropicalement que vêtu à la londonienne 2. Claquant des dents et tremblant de tout son corps, il me demanda l'aumône. Deux jours plus tard, je le rencontrai à nouveau, puis encore et encore. Enfin j'entrai en conversation avec lui. Il parlait un mauvais anlgo-espagnol, mais il n'était pas difficile de comprendre le sens de ses paroles. - Vous êtes jeune, lui dis-je, et solide. Pourquoi ne cherchezvous pas du travail ? - Personne ne m'en donne. - Pourquoi ça ? - Je ne connais personne qui puisse me recommander. - Mais d'où venez-vous? - D'un bateau. - Quel bateau ? - !Espagnol. Le capitaine, il me battait fort. Je suis parti. - Que faisiez-vous à bord? 1. La huitième partie de B.iD. fut publiée dans la revue L'Etoile Polaire au livre VIII, en 1869, comme devant faire partie de B.i D. Pour préparer cette publication, la plupart des extraits parurent dans Le Kolokol, mais dans un ordre différent de cehû qui fut choisi par Herzen !pour sa revue. 2. Herzen parla à son fils de sa rencontre arvec le nègre Georges, en 1858. Nathalie Toutchkov-Ogarev en parle dans ses Souvenirs (en russe) au chap. IX (Vo.Jpominania, Leningrad, 1929).
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- Tout. Le blanchissage, la vaisselle, le nettoyage des cabines. - Et que comptez-vous faire ? - Je ne sais pas. - Mais vous allez mourir de froid ·et de faim, et, en tout cas, vous attraperez sftrement la fièvre. - Que faire? me demanda le nègre avec désespoir. Il me regardait et frissonnait de froid. - « Bon, me dis-je, ce ne sera pas la première bêtise de ma vie. Advienne que pourra 1 » - Venez avec moi. Je vous donnerai un coin et des vêtements. Vous ferez chez moi le ménage des chambres, allumerez les feux, et resterez tout le temps que vous voudrez si vous vous conduisez correctement et sans bruit. Le nègr·e se mit à sauter de joie. Au bout d'une semaine, il avait grossi et travaillait pour quatre. Ainsi vécut-il pendant six mois. Puis, un soir, il se présenta devant moi sur le seuil, resta planté là sans mot dire, puis me déclara : - Je suis venu vous faire mes adieux. - Comment ça ? - A présent, ça suffit, je m'en vais. - Quelqu'un vous a-t-il offensé ? - Vous n'y pensez pas 1 J'aime bien tout le monde. - Alors où allez-vous ? - Sur un bateau. -Pourquoi? - J'ai le temps long, je n'en peux plus, je ferai un malheur ~i je reste, il me faut la mer. Je vais naviguer et puis je reviendrai, mais maintenant, c'est assez. Je tentai de le retenir. Il patienta trois jours et me déclara derechef que c'était au-dessus de ses forces, qu'il devait partir, que ça suffisait comme ça. Cela se passait au printemps. A l'automne, il reparut, dévêtu de nouveau à la manière des tropiques. Je l'habillai, mais bientôt il joua toutes sortes de mauvais tours ·et je fus obligé de le renvoyer. Ce dernier fait est sans importance, mais· ce qui importe, c'est que je partage pleinement le point de vue du nègre. Après avoir vécu longtemps à la même place, avoir suivi la même ornière, je trouve que pour un temps ça suffit,· j'ai besoin de me rafraichir à d'autres horizons, à d'autres visages ... et ce faisant, rentrer en moimême, aussi ibizarre que cela puisse paraitre. Les distractions superficielles d'un voyage n'y nuisent pas. Il existe des gens qui préfèrent partir « intérieurement :.. Certains sont aidés par une imagination vigoureuse, et capables de 390
« s'abstraire '> de leur environnement; il faut pour cela une vocation particulière, proche du génie ou de la folie; d'autres recourent à l'opium ou à l'alcool. Les Russes, par exemple, s'enivrent pendant une semaine ou deux, puis reviennent à leurs foyers et leurs affaires. Je préfère déplacer tout mon corps plutôt que de déplacer mon cerveau, et tourner autour du monde plutôt que d'avoir la tête qui tourne. C'est peut-être pour cela que je cuve si lourdement mon vin. Ainsi raisonnais-je le 4 octobre 18,66, dans la petite chambre d'un mauvais hôtel au bord du lac de Neuchâtel, où je me sentais autant chez moi que si j'y avais passé ma vie. Curieusement, avec l'âge, se développe un besoin de solitude et surtout de silence ... Il faisait assez doux dehors et j'ouvris la fenêtre ... Tout dormait d'un sommeil profond : la ville et le lac et la barque amarrée qui respirait à peine, ce qu'on percevait d'après un léger grincement, ce qu'on distinguait d'après une légère inclinaison du mât, qui ne trouvait jamais son centre de gravité et le dépassait tantôt à droite, tantôt à gauche . ... Savoir que personne ne vous attend, que personne ne viendra, que vous pouvez faire ce que vous voulez, ·et même mourir... et nul ne vous dérangera, nul ne s'en souciera ... voilà qui est à la fois effrayant et agréable. Décidément, je deviens misanthrope; parfois même, je regrette de ne pas avoir la force de prendre l'habit dans le siècle. C'est seulement dans la solitude que l'homme peut travailler de toute sa puissance. La libre disposition de son temps et l'absence des inévitables interruptions, c'est une grande chose ! Si un homme commence à s'ennuyer, s'il est las, il prend son chapeau et va spontanément trouver d'autres gens et se délasser auprès d'eux. Il n'a qu'à sortir dans la rue et le sempiternel 1orrent des visages roule devant lui, infini, changeant, inchangé, jetant les étincelles de l'arc-en-del, avec son écume grise, son bruit et son grondement. Vous contemplez ce torrent comme un peintre, vous le regardez comme si c'était une exposition, justement parce que vous n'avez avec lui aucun rapport matériel. Tout cela se passe en dehors de vous, et vous ne demandez rien à personne. Le Iendemain, m'étant levé de bon matin, j'avais si faim à onze heures que j'allai déjeuner dans un grand hôtel où je n'avais pu entrer la veille au soir par manque de place. Dans la ,salle à manger étaient assis un Anglais et sa femme, dont il se cachait derrière une feuille du Times, et un Français d'une trentaine d'années, l'un de ces nouveaux types d'homme qui sont en train de se constituer : gr·os, veule, blanchâtre, blond, mollement gras;
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on eût dit qu'il fondrait comme la gelée dans une pièce chauffée, si son vaste manteau et son pantalon élastique ne retenaient ses chairs. Sans doute était-ce le fils de quelque prince de la Bourse ou d'un aristocrate de l'Empire démocratique. Il poursuivait son repas avec indolence et méfiance, d'un air scrutateur; on voyait qu'il était attablé depuis longtemps et s·e sentait fatigué. Ce type d'homme, qu'on ne connaissait presque pas en France autrefois, commença à se former sous Louis-Philippe et fleurit pour de bon dans les quinze dernières années. Il est fort déplaisant, et c'est peut-être là un compliment pour les Français. L'épicurisme de la cuisine et du vin ne déforme pas autant l'Anglais et le Russe que le Français. Les Fox et les Sheridan 3 buvaient et mangeaient plus que leur dû, mais ils restaient des Fox et des Sheridan. Le Français se voue impunément à la seule gastronomie littéraire, qui consiste à avoir une connaissance raffinée des mets et à pérorer en commandant son menu. Aucune nat
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XVIII"
siècle.
s'étirait de plus en plus; devenue fort grande, elle prit le b.ras de son époux trapu, et sortit. Je les accompagnai en souriant malgré moi, mais sans aucune malice. Ils me paraissaient dix fois plus humains que mon voisin qui, profitant du départ de la dame, déboutonna le troisième bouton de son gilet.
Bâle1. Le Rhin ·: frontière naturelle qui ne sépar·e rien du tout, mais divise Bâle en deux parties, ce qui n'empêche nullement l'inexprimable ennui qui règne des deux côtés. Un triple ennui pèse id sur toutes choses ·: allemand, commercial et suisse. Il n'y a rien d'étonnant à ce que l'unique œuvre d'art conçue à Bâle représente une danse des moribonds avec la mort 8. Ici, hormis les morts, personne ne s'amuse, bien que la société allemande aime beaucoup la musique, mais fort sérieuse aussi et sublime. C'est une ville de transit : tout le monde y passe, personne ne s'y arrête, à part les commissionnaires et les charretiers de :rang supérieur. Vivre à Bâle sans avoir un amour particulier pour l'argent, c'est impossible. Du reste, la vie dans les villes suisses en général est ennuyeuse, et pas seulement là, mais dans toutes les petites villes. « Quelle ville merveilleuse que Florence, disait Bakounine, c'est comme un délicieux dessert... Vous en raffolez, mais au bout d'une semaine tout ce qui est sucré vous répugne mortellement! :. C'est parfaitement exact. Que dire alors des villes suises ! Autrefois, on vivait tranquille et heureux au bord du lac Léman, mais depuis que de Vevey à Veytaux on a tout couvert de villas semlilables à celles de la banlieue moscovite, où se sont installées au complet des familles nobles venues de Russie, épuisées par le malheur du 19 février 1861 9, des gens comme nous ne sont pas à leur place.
Lausanne. Je suis de passage à Lausanne 10. Ici tout le monde est de passage, sauf les aborigènes. Les gens venus d'ailleurs ne vivent pas à Lausanne, en dépit de ·ses magnifiques environs, en dépit du fait que les Anglais l'ont 7. Herzen resta à Bâle du 9 au 13 octobre 1866. 8. C'est la Totentanz, de Holbein-le-Jeune. 9. L'émancipation des serfs. 10. Il fut à Lausanne du 18 au 28 novembre 1866. Rappelons qu'il avait transféré Le Kolokol à Genève l'année précédente, et avait lui-même quitté l'Angleterre en 1865.
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découverte trois fois : une fois après la mort de Cromwell, une fois pendant la vie de Gibbon et maintenant en construisant maisons et villas. Les touristes ne vivent qu'à Genève. Lorsque je songe à Genève, ma pensée est inséparable du plus froid et du plus sec des grands hommes et du vent le plus froid et le plus sec : j'entends Calvin et la bise 11. Je ne puis souffrir ni l'un, ni l'autre. En vérité, chaque Genevois conserve en lui quelque chose de la bise et de Calvin. Ils ont soufflé sur lui spirituellement et corporeliement depuis le jour de sa naissance, le jour de sa conception ou même plus tôt, l'une venant des montagnes, l'autres des · livres de prière. En vérité, la trace de ces deux « refroidissements :., avec des nuances diverses dues aux frontières et aux zones -- la nuance savoyarde, vaudoise, et surtout française, constitue le fond du caractère genevois. : caractère louable, mais pas particulièrement agréable. Du reste, je suis en train de noter des impressions de voyage, alors que je vis à Genève. De cette viH·e j'écrirai après avoir pris le recul de l'artiste... ... Je suis arrivé à !Fribourg vers dix heures du soir, et me suis rendu directement au « Zabringhoff '> 12. Le même propriétaire qui m'accueillait en 1851, toujours coiffé de sa calotte de velours noir, avec les mêmes traits réguliers, la même politesse l!autaine du maître de cérémonies russe ou du portier anglais, s'approcha de l'omnibus et me souhaita la bienvenue . ... La salle à manger est pareille, avec ses petits canapés pliants, . rectangulaires, tapissés de velours rouge. . Quatorze années ont passé sur Fribourg comme quatorze jours ! On continue à s'y enorgueillir de l'orgue de la cathédrale et du pont suspendu. Le souffle d'un esprit nouveau, tourmenté, qui abat les murailles et disperse tout, le souffle soulevé par les tempêtes d'équinoxe de 1848, ne toucha guère les villes qui sont moralement et physiquement « à part >, telles Fribourg-la-jésuite et Neuchâtel-la-piétiste. Elles ont avancé, ·elles aussi, mais à un pas de tortue; elles ont évolué mais nous semblent arriérées dans leur vêture de pierre démodée... Bien sûr, beaucoup de choses d'antan 11. En français. .· 12. Ce lieu a marqué la vie de Herzen, il en parle beaucoup dans B.i D.F., III. A la fin du chap. XL il rajoute, le 14 octobre 1866, dans une note, la même chose, mais différemment (p. 66). n resta à Fribourg du 14 au 17 octobre. t.
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étaient bonnes, plus solides, plus confortables: .. La vie était mieux calculée pour le petit nombre des élus, aussi ne correspond-elle plus à la masse énorme des nouveaux appelés, qui sont loin d'être aussi gâtés et de goût aussi difficile. Naturellement, étant donné l'état présent de la technique, les découvertes quotidiennes, la facilité des moyens, il a été possible d'organiser l'existence moderne à une échelle libre et spacieuse. Or, l'Occidental qui dispose d'un espace à lui se contente de peu. En général, on l'a calomnié et il s'est calomnié luimême, à <:ause de sa passion pour le confort et la bonne vie, dont chacun parle. Chez lui tout cela est rhétorique et phrases, comme tout le reste. Il y a bien eu des institutions libres sans liberté, pourquoi pas l'ambiance brillante d'une vie étriquée et médiocre ? Il existe des exceptions. On peut trouver de tout parmi les aristocrates anglais, les camélias françaises 13 et les princes juifs de ce monde... Tout cela est personnel et temporaire : les lord~> et les banquiers n'ont pas d'avenir, les camélias n'ont point d'héritiers. Nous parlons du ·« monde entier :., de la médiocrité dorée, du chœur et du corps de ballet qui sont maintenant sur scène ·et jouissent 14, indifférents au père de Lord Stanley, qui a vingt mille francs de revenu par jour, et au père de l'enfant de douze ans, qui; ces jours-ci, s'est jeté dans la Tamise pour libérer ses parents de son entretien. Le vieux .bourgeois enrichi aime à parler des agréments de la vie;· pour lui, le fait qu'il est un barine, qu'il a ses aises 15, que ses moyens le lui permettent, que cela ne le ruinera pas, c'est encore tout nouveau. L'argent l'émerveille. Il en sait le prix et combien vite il s'envole, alors que ses riches prédécesseurs le croyaient inépuisable et indigne d'intérêt. C'est pourquoi ils se ruinaient. Mais ils se ruinaient avec goût. Le bourgeois n'a guère la notion de profiter largement du capital qu'il a amassé. Il a conservé l'habitude de son existence d'autrefois : héréditaire, étroite, parcimonieuse. Il se peut qu'il dépense de grosses sommes, mais pas comme il devrait. La génération qui est passée par la boutique n'a pas assimilé les échelles et les plans qui lui permettraient de vivre amplement, et ·elle ne peut changer. Ces gens font tout comme s'il s'agissait d'une vente, et tout normalement ils ont en vue le meilleur profit, le bénéfice et le meilleur arrangement possible. Le propriétaire 16 réduit instinctivement la dimension des 13. Evidemment à cause de La Dame aux Camélias, Herzen 'surnomme les demimondaines de son temps « les camélias :., tant ici que plus loin, et à plusieurs reprises. 14. En français. 15 et 16. En français.
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pièces et en multiplie le nombre, ne sachant pas pourquoi il fait des petites fenêtres et des plafonds bas... Il profite de chaque recoin pour l'escamoter à son locataire ou à sa propre famille. Ce recoin, il n'en a pas besoin, mais à tout hasard il l'enlève à quelqu'un. Il se plaît à faire deux cuisines incommodes au lieu d'une seule convenable, arrange une mansarde pour la femme de chambre où elle ne peut ni coudr·e, ni se retourner, mais qui, en revanche, est humide. Cette économie de lumière et d'espace lui permet de décorer sa façade, d'encombrer son salon de meubles et d'arranger devant la maison un parterre avec une fontaine, source de tribulations pour les enfants, les bonnes, les chiens et les · locataires. Ce qui n'a pas été gâché par la ladrerie est achevé par un esprit empoté. La science, qui se fraie un chemin au travers de la mare trouble de la vie quotidienne sans s'y mêler, jette ses trésors à droite et à gauche, mais les médiocres bateliers ne savent les pêcher. Tout le prof~t échoit aux marchands de gros et filtre chichement goutte à goutte pour les autres. Les marchands de gros transforment le globe terrestre, tandis que la vie privée se traîne à côté de leurs locomotives dans sa vieille guimbarde, tirée par ses vieilles haridelles. Une cheminée qui ne fume pas, c'est un rêve. Certain propriétaire genevois me disait, pour me rassurer : '« Elle ne fume que par la bise! :. Autrement dit, au moment où l'on a le plus grand besoin de chauffage. A croire que cette bise est un hasard ou une nouvelle invention, à croire qu'elle ne souffle pas depuis la naissance de Calvin et ne soufflera pas après la mort de James Fazy 17. Dans toute l'Europe, sans en exclure ni l'Espagne, ni l'Italie, il faut faire son testament à l'entrée de l'hiver, comme on le faisait jadis quand on allait de Paris à Marseille à la mi-avril, dire une messe pour la Vierge d'Ivérie. Si ces gens me disent qu'ils ne sont pas occupés de la vanité des vanités, qu'ils ont beaucoup d'autres choses à faire, je leur pardonnerai leurs cheminées fumantes, leurs serrures qui ouvrent les portes en même temps qu'elles vous ouvrent la main, la puanteur de leurs vestibules et ainsi de suite. Mais je leur demanderai en quoi consistent leurs occupations et quels sont leurs intérêts supérieurs. Ils n'en ont pas! Ils en font seulement étalage pour voiler l'inconcevable vacuité et l'absurdité de leur existence... Au Moyen Age, les gens vivaient de façon détestable et se dépensaient à bâtir des édifices absolument inutiles qui ne leur 17. Pour les relations et les démêlés de Herzen a'Vec lames Fazy, !président du Conseil du canton de Genève de 1847-1861. Cf. B.i D.F., t. II, chap. xxxvm.
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offraient aucune commodité. Mais le Moyen Age ne parlait pas de sa passion du confort. Au contraire : plus leur existence était inconfortable, plus elle s'approchait de leur idéal. Leur luxe, c'était la splendeur de la Maison de Dieu et de leurs salles de réunions. Là, ils n'étaient pas avares, ils ne comptaient pas leurs sous. A l'époque, le chevalier bâtissait tme forteresse, non un palais; il ne choisissait pas le chemin le plus accessible, mais un rocher inabordable. Aujourd'hui, on ne doit se défendre contre personne, et personne ne croit ·sauver son âme en ornant les églises. Le citoyen paisible et discipliné a quitté le forum et l'hôtel de ville, l'opposition et le club. Passions et fanatismes, religions et héroïsmes, tout a cédé la place au bien-être matériel, et celui-ci n'a su s'organiser. A mes yeux, il y a là quelque chose de triste, de tragique, comme si ce monde-là vivait n'importe comment en attendant que la terre s'ouvre sous ses pieds, comme s'il cherchait non à s'organiser, mais à oublier. Je vois cela non seulement dans les visages ridés et soucieux, mais dans la peur d'une pensée sérieuse, dans la répugnance à analyser la situaJtion, dans Ia soif fiévreuse de s'occuper, dans les distractions extérieures. Les vieux sont prêts à s'amuser avec des jouets, « pourvu que cela les empêche de penser ·». L'emplâtre à la mode, qui détourne des pensées, ce sont les expositions internationales, à la fois un emplâtre et une maladie, une sorte de fièvre intermittente qui change de centre. Tout court, vogue, marche, vole, se dépense, ahane, regarde, s'épuise, vit plus inconfortablement encore, pour courir après le succès... Quel succès ? Bon, disons, les succès. Comme si, en trois ou quatre ans, il pouvait y avoir beaucoup de progrès en tout. Comme si, ayant des chemins de fer, il était urgent de transporter d'un endroit à un autre des maisons, des machines, des écuries, des canons, voire des jardins et des potagers ... ... Ma foi, lorsqu'on en aura assez des expositions, on fera la guerre, on commencera à se changer les idées avec des monceaux de cadavres... n'importe quoi pour ne pas voir certains « points noirs ·:. à l'horizon ...
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-11BAYARDAGE EN ROUTE. LA PATRIE DANS UN BUFFET
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- Y a-t-il une place pour Andermatt ? - Probablement, il y en aura une. - Dans le cabriolet ? - Ça se peut. Revenez à dix heures et demie. Je regarde ma montre : trois heures moins le quart; avec une espèce de rage, je m'assieds sur un banc, devant un café. Bruit, cris, des malles que l'on traîne, des chevaux que l'on mène; les chevaux frappent vainement le pavé avec leurs sabots; les garçons de restaurant partent à la conquête des voyageurs, les dames furètent dans leurs sacs... Clic ! clac ! ·: une diligence part au galop... Clic ! clac !, une autre galope derrière elle... La place s'est vidée, tout le monde s'est dispersé ... La chaleur est mortelle, la lumière abominablement forte, les pierres en pâlissent. Un chien fait mine de se coucher au milieu de la place mais soudain se dresse sur ses pattes, indigné et court chercher l'ombre. Devant le café est assis le gros patron en bras de chemise. Il ne fait que somnoler. Voici venir une commère qui apporte du poisson. « Ça vaut combien ? '» lui demande le patron, qui paraît furieux. Elle lui dit le prix. Carogna ! crie le patron. Ladro ! l>raille la femme 18. « Va ton chemin, vieille diablesse. » « Tu achètes, ou quoi, brigand ? » « Bon, tu me le cèdes à trois venti la livre. .» « Que tu meures sans sacrement ! » Le patron prend le poisson, la femme prend l'argent et ils se séparent bons amis. Toutes ces injures ne sont qu'une formule conventionnelle, quelque chose comme nos formules de politesse. Le chien continue à dormir. Le patron a rentré le poisson à l'intérieur et sommeille à nouveau; le soleil est brûlant, il est impossible de rester là plus longtemps. J'entre dans le café, je 18. Carogna : charogne; ladro : voleur. La scène décrite a été observée par Herzen le 12 août 1865, à Bellinzona, alors qu'il se rendait de Lugano à Genève.
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prends du papier et commence à écrire, sans savoir du tout ce que je vais raconter... Une description des montagnes et des précipices, des prés fleuris et des rocs de granit dénudés ? Tout cela est dans le guide ... Mieux vaut potiner. Les potins sont le repos de la conversation, son dessert, sa sauce... Mais potiner sur qui ? Bien entendu sur l'objet le plus proche de notre cœur patriotique : sur nos chers compatriotes. Ils sont nombreux partout, surtout dans les bons hôtels. Seuls les idéalistes et les gens abs·traits n'aiment pas les potins. Il est toujours aussi facile de reconnaître les Russes qu'autrefois. Leurs caractères zoologiques, notés de longue date, ne se sont pas tout à fait effacés malgré la forte augmentation du nombre des voyageurs. Les Russes parlent haut là où les autres parlent bas, et ne parlent pas du tout là où les autres parlent fort. Ils rient à gorge déployée et racontent en chuchotant des histoires drôles; ils se lient facilement avec les garçons 19 et difficilement avec leurs voisins; ils mangent avec leur couteau. Les militaires ressemblent à des :Allemands, mais s'en distinguent par leur nuque particulièrement arrogante et une brosse originale. Les dames frappent par les toilettes qu'elles portent dans le train et sur les navires, comme les Anglaises font impression avec les leurs à la table d'hôte 20. Le lac de Thoune est devenu une citerne, autour de laquelle se sont juchés nos touristes de haut vol. La Fremden-Lisre est comme une transcription du « Mémorandum ·» 21 : ministres et gros bonnets, généraux de toutes les armes, et même de la police secrète, y sont mentionnés. Dans les jardins des hôtels, les dignitaires, mit W eib und Kind 22, jouissent de la na bure, et dans Ies salles à manger, de ce qu'on leur offre. - Vous êtes arrivée par Gemmi ou par Grimsel ? demande une Anglaise à une Anglaise. - Vous êtes descendue au « Jungfraublick » ou au « Victoria :) ? demande une Russe à une Russe. - Voilà la Jungfrau ! dit l'Anglaise. - Voilà aussi Reitern! (le ministre des Finances), s'exclame la Russe ...
lntcinq minutes d'arrêt, lntcinque minutes d'arrêt! 19 et 20. En français. 21. Fremden-Liste ·: le registre des voyageurs. Le « Mémorandum » (Pamiatnaya knijka) était 'à l'époque, et jusqu'en 1917, l'annuaire de l'état-major général. (L.) 22. « Avec femme et enfants. »
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Tout ce qui se trouvait dans les wagons se déversa dans la salle du restaurant et se jeta sur les tables, se hâtant d'avaler leur repas en quelque vingt minutes, doat les autorités ferroviaires voleraient immanquablement cinq à six, ayant au préalable coupé l'appétit de tous, en agitant frénétiquement la cloche et en criant : En voiture ! 23 Une dame de haute taille, vêtue de noir, et son époux, vêtu de clair, fiœnt leur entrée avec leurs enfants. Une jeune fille d'aspect timide et maladroit entra à son tour, pauvrement vêtue, et portant dans ses mains des petits sacs et des petites valises. Elle resta plantée sur ses jambes, puis se trouva un coin, presque à côté de moi. Le regard aigu du garçon la repéra. Après être passé devant elle à toute allure, portant une assiette sur laquelle reposait un morceau de rosbif, il fonça comme un vautour sur la malheureuse jeune fille et lui demanda ce qu'elle désirait commander. « Rien », réponditelle, et le garçon, appelé par un clergyman anglais, courut vers lui. Mais une minute plus tard, il se précipita de nouveau sur elle, et, en ·agitant sa serviette, lui demanda ·: « Qu'est-ce que vous avez commandé? » La jeune fille chuchota quelque chose, rougit et se leva. !Je ressentis comme un coup d'épingle. J'eus envie de lui offrir quelque chose, mais n'osai. Avant que je me décide, la dame en noir promena son regard noir sur la salle, et, apercevant la jeune fille, elle lui fit signe du doigt. Quand la jeune fille s'approcha, la dame lui montra la soupe que les enfants n'avaient pas finie, et la pauvre, debout parmi des rangées de voyageurs assis et stupéfaits, prit, toute gênée et perdue, quelques cuillerées de soupe et posa son assiette. « Essieurs les voyageurs pour Ucinnungen, Oaction et Tontuyx, en voiture ! » 24 Tous se précipitèrent avec une hâte inutile vers les wagons. Je ne pouvais plus me taire. Je dis au garçon - pas au vautour, à l'autre : - Vous avez vu? - Comment ne pas voir ? Ce sont des Russes. Oui, car il n'y a que les Russes qui soient capables d'une chose pareille. - Je crois que vous avez raison, dis-je, humilié. Et le cœur serré j'allai mon chemin 25. 23. En français.
24. Uttingen, Mont-Sion et Tondu. 25. Ce texte final, à partir de « Oui, car il n'y a que les Russes ... ,, n'existe ni chez Lemke, ni dans l'Edition Académique, et seulement chez Kaménev et chez
Streich (B.i D.). Malheureusement, ils ne donnent ni l'un, ni l'autre leur source. Il se peut que Lemke ait ignoré ce manuscrit-là, mais l'Edition Académique ?
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AU-DELA DES ALPES
... Le caractère architectural, monumental des villes italiennes, à côté de leur état J'abandon, vous ~asse à la 'longue. L'homme moderne ne s'y sent pas chez lui, mais dans une inconfortable loge de théâtre, sur la scène duquel on a posé des décors majestueux. La vie, dans ces villes, n'a pas trouvé son équilibre; elle n'est ni simple, ni commode. Le ton est élevé, tout est déclamation, une déclamation à l'italienne, et quiconque a entendu dire des vers de Dante sait ce que c'est. Tout a cette tension qui était de mode chez les philosophes moscovites et les artistes allemands « savants :& : tout est vu du point de vue sublime, vom hohern Standpunkt. Cette tension nerveuse exclut tout abandon 26, est toujours prête à la riposte et à un prêche bourré d'aphorismes. L'enthousiasme chronique vous lasse et vous irrite. Un homme n'a pas toujours envie de s'émerveiller, d'exalter son âme, de se sentir vertueux, d'être ému et de se transporter en pensée dans un passé lointain; or, l'Italie ne vous laisse jamais descendre au-dessous d'un certain diapason : elle ne cesse de vous rappeler que ses rues ne sont pas simplement des rues, mais des monuments, et qu'il ne suffit pas de marcher sur ses places, il faut aussi les étudier. En même temps, tout ce qui est particulièrement beau et grand en Italie (et peut-être partout ailleurs) frise la folie et l'absurdité, ou tout au moins vous rappeii.e l'enfance... La Piazza della Signoria, c'est la chambre d'enfants du peuple florentin. Grand-père Buonarroti et Oncle Cellini lui ont offert des jouets en marbre et en bronze, et il les :a placés n'importe comment sur 'la place où tant de fois a coulé son sang et s'est décidé son sort, sans que cela ait le moindre rapport avec David et Persée... Il existe une ville dans l'eau, si bien que l'anguille et la perche peuvent se promener dans les rues... Il y a aussi une ville faite toute de crevasses de pierre, et il faudrait 26. En français.
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.être un cloporte ou un lézard pour ramper et courir sur ce fond marin entre les falaises qui sont des palais. Il y a aussi une forêt impénétrable comme celle de Bélovèj, mais toute en marbre ! Quel cerieau osa créer les plans de cette forêt de pierre qu'on nomme la cathédrale de Milan, cette montagne de stalactites ? Quel cerveau eut l'insolence de réaliser le rêve d'un architecte fou ? Et qui donna l'argent? Des sommes énormes, incroyables ! Les gens ne font des sacrifices d'argent que pour l'inutile. Ce qui 1eur est le plus cher, ce sont leurs visées fantastiques - plus -chères que le pain quotidien, plus chères que leur intérêt. L'égoïsme, cela s'éduque, tout comme l'humanisme. La fantaisie, elle, vous emporte sans préparation, vous entraîne sans arguments. Les siècles de foi furent des siècles de miracles. Une ville plutôt plus moderne, mais moins historique et décorative, c'est Turin. Son côté prosaïque vous submerge, tout bonnement. Et il est plus facile d'y vivre, parce que c'est simplement une ville, une ville qui n'..~st pas faite pour ses souvenirs personnels; mais pour la vie de tous les jours, pour le présent. Ses rues ne sont point des musées archéologiques, ne vous redisent pas à chaque pas : memento mori ! Mais regardez sa population ouvrière, son aspect vif comme l'air des Alpes, et vous vous apercevrez que c'est un ensemble d'hommes plus vigoureux que les Florentins ou les Vénitiens, et peut-être plus résistants que l·es Gênois. Du reste, je ne connais pas ces derniers. Il est très difficile de les observer de près. Ils filent devant vos yeux, ils courent, ils s'agitent, ils font la navette, ils se ;Jressent. Dans les ruelles qui descendent à la mer la foule se presse, mais ceux qui restent sur place ne sont pas des Gênois : ce sont des marins de toutes les mers, de tous les océans, capitaines et commandants de bord. Une cloche ici, une cloche là - Partenza! Partenza! - et une partie de la fourmilière se met à bouger, les uns chargent, les autres déchar_gent ...
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ZU DEUTSCH 27
... Il y a trois jours qu'il pleut à verse, impossible de sortir, et je n'ai pas envie de travailler... Dans la vitrine d'un libraire, la Correspondance de Henri Heine, en deux volumes 28. Voilà le salut 1 Je les achète et me mets à lire en attendant que le ciel s'éclaircisse. Beaucoup d'eau a pass·é sous le pont depuis que Heine écrivait à Mosès, Immermann et Varnhagen. Chose étrange : à partir de 1848, nous n'avons cessé d'aller à reculons et de battre en retraite; nous jetions tout par-dessus bord et nous nous roulions en boule; pourtant, quelque chose s'est passé, peu à peu, il y a eu des changements. Nous sommes plus près de la terre, nous nous tenons à un niveau plus bas, c'est-à-dire plus ferme, notre soc s'enfonce plus profond, notre travail est moins spectaculaire; il ressemble à de gros travaux, peut-être parce que c'est du vrai travail. Les Don Quichotte de la réaction ont crevé beaucoup de nos ballons, les gaz fumeux se sont évaporés, les aérostats sont descendus, et nous ne planons plus comme l'esprit de Dieu au-dessus des eaux, jouant du chalumeau et chantant des psaumes proph~tiques : nous nous accrochons aux arbres, aux · toits, et à notre mère, la terre humide 29, Où. est-ille temps où la« Jeune Allemagne», dans son «Sublime merveilleux '», libérait théoriquement sa patrie, et dans les sphères de la raison pure et de l'art, en finissait avec un monde de traditions et de superstitions ? Heine se déplaisait sur la hauteur glacée, brillamment éclairée, où Gœthe sommeillait majestueusement dans sa vieillesse, faisant des rêves pas très cohérents, mais mtelligents, du second Faust. Mais même Heine ne descendit pas plus bas que la boutique du libraire : c'était encore I'aula de l'Université, les cercles littéraires, les réunions paroissiales avec leurs cancans et leurs 27. «Trop allemand ». 28. Correspondance inédite de Henri Heine, 2 vol., Paris, 1866-1867. 29.. Ces mots, repris aux lais de l'antique Russie, nous paraissent comme 1om symbole : tel le preux des contes; qui collait l'oreille à la « terre humide, sa mère » pour recevoir des instructions. Herzen insiste sur le fait qu'il est dans 1e réel, ancré dans le sol et non !plus dans ses idéaux élevés de naguère.
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chamailleries, avec leur.. Shylook livresques sous forme de Cotta ou d'Hoffmann et Campe 30, avec les archevêques de la philologie à Gottingen, les évêques de la jurisprudence à Halle ou à Bonn. Ni Heine, ni son cercle ne connaissaient le peuple, pas plus que le peuple ne les connaissait. Ni la peine ni la joie ne montaient d'en bas vers ces hauteurs-là. Pour comprendre les gémissements sortant des marécages humains de .Jeur temps, ils devaient les transposer dans les mœurs latines, et s'en faire une idée au travers des Gracques et du prolétariat romain. Bacheliers d'un monde sublimé 31, il leur arrivait parfois d'entrer dans la vie, en comm~nçant, ~omme Faust, par une brasserie, et toujours comme lui, dans un esprit de négation scolastique, dont les considérations les empêchaient (comme elles empêchaient Faust) de tout simplement regarder et voir. Voilà pourquoi ils quittaient immédiatement les sources vives pour aller :vers les sources historiques, où ils se sentaient davantage chez eux. Il est particulièrement curieux de constater que leurs occupations n'étaient pas un travail, pas plus une science, mais pour ainsi dire, une érudition. Et littéraire, avant tout. Il arrivait à Heine de se rebeller contre l'atmosphère des archives, contre la délectation analytique. II ·avait envie de quelque chose de différent, mais ses lettres sont parfaitement allemandes, de cette période allemande dont la première page porte le nom de Bettinal'Enfant 32, et .Ja dernière, de Rachel-la-Juive 33. Nous respirons mieux quand nous trouvons dans ses lettres les élans passionnés du judaïsme. Là, Heine est vraiment un homme emporté par son enthousiasme. Mai~ aussitôt, il tiédit, H se refroidit à l'égard du judaïsme, il lui en veut pour ses propres trahisons, qui sont loin d'être désintéressées. La Révolution de 1830 puis le départ de Heine pour Paris le firent progresser sérieusement. Der Pan ist gestorben! s'écrie-t-il 30. Maisons d'édition allemandes. Cotta était l'éditeur de Gœthe, Schelling, Fichte, Heine, etc. 31. Herzen traduit ce mot français en russe : sublimirovanniy; il l'entend au sens des Romantiques allemands, par exemple le « sublime ,. de Schiller, el non comme nous l'entendons. 32. Bettina von Arnim, née Brentano, romancière allemande, représentant un romantisme de salon. Flle acquit sa célébrité en publiant sa correspondance (souvent puérile) avec Gœthe, qu'elle intitula du reste Gœthes Briefwechsel mit einem Kind (1835). (« Correspondance de Gœthe avec une enfant ».) 33. Rachel von Ense-Vamhagen, épouse de Karl-August Varnhagen, célèbre critique et biographe de son temps, avait un brillant salon littéraire; elle se posait en « 'Protectrice » de Heine. Elle publia sa correspondance avec son mari : Galerie von Bildnissen aus RJJchel's Umgang uns Briefwechsel. L'une et l'autre étaient connues dans l'Allemagne littéraire de leur temps sous leur :prénom seul.
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avec enthousiasme 34, et il se hâte de courir là-bas, à Paris, où autrefois je me précipitais aussi avec une si douloureuse passion. Il veut voir « ce grand peuple », et « La Fayette •grisonnant, caracolant sur un cheval gris ». Mais la littérature prend vite le dessus, et ses lettres sont remplies - à l'extérieur comme à l'intérieur de potins littéraires, d'attaques contre des personnes, alternant avec des plaintes sur son sort, sa :.anté, ses nerfs, ses états d'âme, au travers desquels perce un amour-propre incommensurable, offensant. Et ici Heine joue une fausse note. Son bonapartisme ampoulé, froid, rhétorique devient aussi déplaisant que le dégoût horrifié du Juif de Hambourg bien lavé devant les assemblées populaires, quand il les voit ailleurs que dans les livres. En vérité, Heine ne pouvait se faire à l'idée que les réunions d'ouvriers ne se passaient pas dans l'ambiance guindée du cabinet et du salon de Varnhagen - <<'le Varnhagen-von-Ense de porcelaine », comme ille qualifiait lui-même. Du reste, le sentiment de sa dignité ne va pas chez lui au-delà des mains propres et de l'absence de toute odeur de tabac. Il est difficile de lui en tenir rigueur; c'est un sentiment ni allemand, ni juif, et malheureusement pas russe non plus ! Heine faisait le coquet avec le gouvernement prussien. Il cherche ses faveurs par .Je truchement de Varnhagen et de l'ambassadeur, mais il l'injurie 35. Il fait des grâces au roi de Bavière et le couvre de sarcasmes. Il fait plus que de coqueter avec la c: haute » Diète germanique, et rachète sa vilaine conduite en lui décochant des quolibets corrosifs. Est-ce que tout cela n'explique pas pourquoi la flambée scolastico-révolutionnaire de l'Allemagne s'éteignit si vite en 1848? Elle aussi était littéraire, et disparut comme une fusée de feu d'artifice tirée dans le« Krollgarten ».·Elle avait ses chefs- des professeurs - , ses généraux-philologues; elle avait son peuple en bottes et bérets, un peuple d'étudiants qui trahirent la cause révolutionnaire dès qu'elle passa de 1a vaillance métaphysique et la témérité littéraire à la place publique. 34. « Pan est mort ! » en réalité : « Le Grand Pan est mort! ,. Exclamation poassée !par Heine à la nouvelle de la révolution de juillet 1830. Herzen fait allusion à l'ouvrage de H. Heine : Ludwig Bœrne, 2• partie (1840). 35. Note de Herzen : «N'était-ce pas ce que faisait aussi Humboldt, le « génie ,. erttretenu par le roi de Prusse 1 Sa double hypostase lui attira une remarque cinglante. Après 1848, le roi de Hanovre, ultra-conservateur et féodaliste, arriva à Potsdam. Sur l'escalier du palais il fut reçu par divers courtisans et par Humboldt, en frac-livrée. Le méchant roi s'arrêta et iui dit en souriant : Immer derselbe : immer Republikaner und immer in Vorzimmer des Palastes (c Toujours le même : toujours républicain et toujours dans l'antichambre du palais ! :t).
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Mis à part quelques ouvriers, venus en passant ou entraînés, le peuple ne suivit pas ces pâles führers 36 qui lui restèrent étrangers. - Comment pouvez-vous supporter toutes les insultes de Bismarck ? demandai-je un an avant la guerre 37 à un député de Berlin, au moment même où le comte se faisait Ia main pour mieux casser les dents de Grabow et 38. - Nous avons fait tout ce que nous pouvions dans les limites de la Constitution. - Eh bien, vous auriez dû imiter l'exemple du gouvernement et le faire hors des limites ! - Qu'entendez-vous par là ? En appeler au peuple, cesser de payer les impôts? C'est un rêve ... Pas un homme ne bougerait pour nous, ne nous ·soutiendrait... Et nous donnerions à Bismarck l'occasion d'un nouveau triomphe, lui offrant nous-mêmes la preuve de notre faiblesse. - Dans ce cas, je vous dis, comme 1}e fait votre président à chaque fois qu'il reçoit une gifle : « Criez par trois fois Es lebe der Konig 39, et dispersez-vous en paix! » 40
c·
36. 37. 38. 39. 40.
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En allemand dans le texte. La guerre entre la Prusse et l'Autriche, en 1866. Grabow, Wilhelm, homme d'Etat prussien, libéral (L.) « Vive Ie roi 1 » Daté de Gênes, 15 janvier 1867.
-VL'AUTRE MONDE ET CELUI-CI
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L'AUTRE MONDE
... Villa Adolphina... Adolphina 1 Qu'est-ce que c'est que ça 1 Villa Adolphina, grands et petits appartements, jardin, vue sur la mer... 41 J'entre. Tout est propre, agréable, des· arbres, des fleurs, des enfants anglais jouent dehors : gros, tendres, roses, à qui je souhaite de tout cœur de ne jamais rencontrer des anthropophages ... Arrive une petite vieille qui me demande le motif de ma venue, et commence la conversation en m'apprenant qu'elle n'est pas une servante, et se 'trouve là plutôt « en signe d'amitié pour Mme Adolphine », qui s'est rendue à l'hôpital ou à l'hospice dont elle est dame patronnesse. Elle m'emmène pour me montrer « un appartement extraordinaire, confortable'», qui, pour la première fois, n'est pas encore occupé en saison. Ce matin même l'ont visité deux Américains et une princesse russe, en vertu de quoi celle qui sert « plutôt par amitié » me conseille sincèrement de ne pas perdre de temps. Après l'avoir remerciée de me témoigner une si soudaine sympathie, je lui pose une question : - Sind Sie Deutsche ? - Zu Diensten. Und der gniidige Herr? - Ein Russe. - Das freut nûch seh.r. lch wohnte so lange, so lange in Petersburg42. Je dois dire qu'une ville pareille n'a jamais été égalée encore et ne le sera jamais, je crois. 41. En français. 42. « Etes-vous une Allemande ? » « Pour vous servir. Et vous, Monsieur ? » « Un Russe ». « Cela me fait plaisir. J'ai vécu si longtemps, si longtemps, à Pétersbourg. »
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- Cela m~ fait plaisir de l'entendre. Y a-t-il longtemps que vous avez quitté Pétersbourg? - Ce n'est pas d'hier! Nous vivons ici depuis vingt ans, au bas mot. Je suis une amie d'enfance de Mme Adolphine. Par la suite, je n'ai jamais voulu la quitter. Elle ne s'occupe guère du ménage, tout marche comme ça peut, il n'y a pas de surveillance. Quand ma protectrice a acheté ce petit paradis, elle m'a aussitôt fait venir de Braunschweig... - Où habitiez-vous à Pétersbourg ? - Oh ! mais dans la plus belle partie de la viHe, là où vivent lauter Herrschaften und Generale. Combien de fois n'ai-je pas vu passer feu l'empereur dans sa calèche ou son traîneau attelé à un seul cheval, so ernst; on peut dire que c'était un vrai potentat. - Vous habitiez sur la perspective Nevski, sur la Morskaya ? - M'oui, ~·est-à-dire pas tout à fait sur la Nevski, mais tout près, au Polizei Brücke 43. « Cela suffit, cela suffit ! Comment ne pas deviner? » songeai-je. Et je priai la vieille de dire à Mme Adolphine que je viendrais lui parler de l'appartement. Jamais je n'ai pu rencontrer sans m'attendrir les ruines des temps anciens, les temples à demi écroulés, que ce fût celui de Vesta ou d'autres dieux, peu importe ... La vieille, « en signe d'amitié 1», m'accompagna jusqu'au portail, par le jardin. En me montrant une grande maison à l'apparence coquette, elle me dit : - Notre voisin hJi aussi a vécu longtemps à Pétersbourg. Cette fois, l'annonce était faite en anglais : Large and small apartments (jurnished or unfurnished}. - Vous vous souvenez sûrement, reprit-elle, de Floriani ? Coiffeur de la Cour 44, près de la rue Millionnaya ? Il a eu une histoire désagréable, on l'a poursuivi, il a manqué aller en Sibérie... Vous savez, il avait des indulgences ... A l'époque, on était très sévère. « Eh bien, me dis-je, en me remémorant vaguement cette affaire, elle ne va pas tarder à faire de Floriani un de mes " compagnons de malheur " ! » - Oui, oui, je me souviens à peu près de cette histoire. Le procureur du Saint-Synode, des théologiens et des officiers de la Garde y étaient mêlés ... - Le voici en personne. 43. « Seulement les !personnages importants et l.es généraux. » So emst : l'air si sérieux. Polizei Brücke : le Pont de la Police, à Pétersbourg, où se trouvait à l'époque l'hôtel de la police, et, non loin, le quartier général de la Troisième Section. Signalons que la rue Morskaya (« de la mer :t) est aujourd'hui OulitZil Guertzéna : 'la rue Herzen. 44. En français.
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... Un vieillard desséché et édenté, coiffé d'un petit chapeau de paille - chapeau de marin ou d'enfant, cerclé d'un ruban bleu pâle, portant un paletot court couleur pois cassés et un pantalon rayé, passa le portail. Il leva parcimonieusement son regard mort et froid et, mâchonnant de ses lèvres étroites, inclina la tête en direction de la vieille, « en signe d'amitié ». - Voulez-vous que je l'appelle? - Non, mille merci. Je ne suis pas dans sa ligne. Voyez-vous, je ne rase pas ma barbe. Adieu. Mais dites-moi, je vous prie : je ne me suis pas trompé ? M. Floriani porte bien un ruban rouge ? - Oui, oui, il a fait beaucoup pour les œuvres. - Un grand cœur ! A l'époque classique, les écrivains aimaient rassembler dans 'l'autre monde les morts depuis longtemps ou :récemment décédés, pour qu'ils bavardent :!nsemble de choses et d'autres. Dans notre monde réaliste, tout ce qui est sur la terre et même une partie de l'autre monde, se trouve ici-bas. Les Champs-Elysées se sont étendus, sont deve:r1us des rives élyséennes, des plages élyséennes. Ils se sont répandus çà et là près des eaux sulfureuses chaudes, au pied des montagnes, sur les contours des lacs; ils se vendent par acres et sont transformés i!n vignobles ... Une partie de ce qui est mort à cette vie de grands troubles suit ici son premier cours sur la migration des âmes et sa première leçon scolaire sur le Purgatoire. Tout homme qui a vécu au moins cinquante ans a enterré un monde entier, voire deux. Il s'est habitué ·à sa disparition, s'est accoutumé aux nouveaux décors d'un acte différent. Mais soudain les noms et les visage!> d'une époque morte depuis longtemps se présentent de plus en plus souvent sur son chemin, suscitant une suite d'ombres et de tableaux, conservés quelque part, à tout hasard, dans les catacombes infinies de la mémoire; ils le forcent tantôt à sourire, tantôt à soupirer, tantôt presque à pleurer. Ceux qui, comme Faust, voudraient revoir « leurs mères » ou « leurs pères » n'ont nul besoin de Méphistophélès. Il suffit de prendre un billet et de partir pour le Midi. A commencer par Cannes et Grasse, errent et se chauffent au soleil les ombres d'un temps depuis longtemps révolu, recroquevillées près de la mer, voûtées et tranquilles, attendant Charon et leur tour. Sur le seuil de cette Città pas tellement dolente 45, se tient, en guise de portier, la haute silhouette, voûtée et majestueuse, de Lord Brougham. Après une vie longue et honorable passée en labeur 45. Référence à LA Divine Comédie, de Dante, ch. 3• : Per me si va nella Città dolente... (« Par moi l'on va dans la cité dolente ») la célèbre inscription (v. 1 à 10) sur la porte de l'Enfer.
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stérile, tout son ·être, et un sourcil gris placé plus bas que l'autre, expriment en partie l'inscription de Dante ·: vo'i ch'entrate, avec l'idée de guérir le vieux mal historique au moyen de médicaments domestiques ·: lasciate ogni s.peranza 46, Le vieux Brougham est le meilleur de ceux qui restent des jours anciens : défenseur de la malheureuse reine Caroline 47, ami de Robert Owen, contemporain de Canning et de Byron, le dernier tome non-écrit de Macaulay. ll a hât:i. sa villa ent·re Gr31Sse et Cannes, et a fort bien fait. Qui, sinon lui, devrait être affiché comme une pancarte rassurante devant le portail du Purgatoire provisoire, afin de ne pas effrayer les vivants ? Nous sommes également en plein 48 dans la ville des ténors qui se sont tus après avoir fait vibrer notre sein de dix-huit ans ... il y a trente ans, et des petits pieds qui faisaient fondre et défaillir notre cœur et celui de tout un parterre; ces pieds maintenant achèvent leur course dans des pantoufles tricotées à la main, éculées; ils traînent derrière la bonne, par vaine jalousie, ou font le ménage par nécessaire avarice. ... Et tout cela, avee divers intervalles, s'étend même jusqu'à l'Adriatique, aux rives du lac de Côme et aux ·« points » (Fleeken) d'eau allemands. Ici, c'est la « Villa Taglioni », là, le « Palazzo Rubini », là-bas, la Campagna de Fanny iElssler et d'autres personnages du prétérit défini et du plus-que-parfait 49. A côté de ces acteurs qui ont quitté la scène des petits théâtres, on voit les acteurs des plus grands tréteaux du monde, exclus de longue date des affiches, et oubliés. Ils achèvent leur temps en paix, comme des Cincinnatus et des philosophes malgré eux. Aux côtés des artistes qui autrefois jouaient fort bien les rois, on rencontre des rois qui jouent fort mal leur rôle. Pareils aux défunts de l'Inde qui emportent leur épouse avec eux dans l'autre monde, ces rois ont pris avec eux deux ou trois ministres dévoués, qui les ont aidés avec zèle à tomber, et ont chu avec eux. Parmi eux, des têtes couronnées qui ont été sifflées dès leurs débuts et qui continuent à espérer que le public finira par les apprécier plus équitablement et les rappellera. Il y a aussi ceux à qui les imprésarios du théâtre historique interdirent de débuter •: mort-nés qui ont un hier mais point de demain; leur biographie s'est achevée 46. « Vous qui entrez, laissez toute espérance. » (V. ci-dessus, note 45.) 47. Caroline-Charlotte de la BrunlfWick (1768-1821) épousa le futur George IV d'Angleterre pour motifs diplomatiques. Quand il monta sur le trône, en 1820, il intenta un procès public en divorce contre son épouse pour infidélité. Le procès attira toute la sympathie de l'Angleterre sur la reine, le roi fut discrédité. Cependant, si le divorce fut refusé, Charlotte n'obtint !Pas d'être couronnée; bien qu'elle se fftt rendue en grand apparat à l'abbaye de Westminster, on lui en refusa l'entrée. 48 et 49. En français.
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avant leur naissance. Aztèques d'une loi successorale depuis longtemps abrogée, ils demeurent comme les monuments mobiles des dynasties éteintes. Ensuite viennent les généraux, célèbres pour les victoires qu'on a remportées sur eux, les subtils diplomates qui ont détruit leur pays, les joueurs qui ont détruit leur fortune, et les vieilles, ridées et chenues, qui en leur temps ont détruit le cœur de ces mêmes diplomates, de ces mêmes joueurs. Les fossiles de l'Etat, qui continuent à priser leur tabac, comme ils le faisaient chez 'Pozzo di Borgo, Lord Aberdeen et le prince Esterhazy évoquent, en compagnie de beautés « déterrées ~. l'époque de Mme Récamier, le salon des Lieven, la jeunesse de Lablache, les débuts de la Malibran, et s'étonnent qu'après eNe {a Patti ait l'audace de chanter ! En même temps, les hommes des tapis verts, boiteux et geignants, à demi frappés de paralysie, à demi noyés d'hydropisie, s'entretiennent avec d'autres vieillardes de leurs mises hardies, de la comtesse Kissélev, de la roulette de Hombourg ou BadenBaden, du jeu de feu le général Soukhozanèt et des temps patriarcaux où les princes régnants des villes d'eau allemandes se partageaient les gains avec les croupiers et transféraient le dangereux pillage médiéval des voyageurs sur le paisible champ d'action du banco et du rouge ou noir 50, ... Et tout cela se meut et respire encore. Qui n'est pas sur pieds est dans un fauteuil rou1ant, ou en calèche, recouvert de fourrures; certains s'appuient sur un serviteur en guise de béquille, et parfois sur une béquille, par manque de serviteur. Les « Listes des visiteurs ·~ ressemblent à nos vieux annuaiTes ou à des bouts déchirés « des journaux oubliés du temps de Navarin et de la conquête de l'Algérie > 51. Proches des étoiles éteintes des trois premiers rangs 52 demeurent encore d'autres comètes et luminaires qui, il y a une trentaine d'années, suscitaient par leur personne une oiseuse et avide curiosité, à cause de cette volupté du sang, qui pousse les gens à suivre les procès qui mènent 'à la guillotine et font passer un homme de son tas d'or aux travaux forcés. Parmi eux se trouvent divers empoisonneurs acquittés « par manque de preuves ,, des fauxmonnayeurs, des hommes qui ont ·achevé leurs cours de thérapeu50. En français. 51. Paraphrase de deux vers dans Le Malheur d'avoir trop d'Esprit, de Griboïedov, acte II, sc. 5 : Ils puisent leurs jugements dans des journaux oubliés, Du temps d'Otchakov et de la Conqu2te de la Crimée... 52. Nouvelle aUusion à la c Table des rangs ~.
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tique morale quelque part dans une prison centrale ou dans les colonies, des contumaces 53, etc. Les ombres les moins souvent rencontrées dans ces tièdes purgatoires sont celles des gens qui ont surnagé après les tempêtes révolutionnaires et les mouvements populaires manqués. Les montagnards sombres et aigris des sommets jacobins préfèrent l'âpre bise. Lacédémoniens bourrus, ils se cachent dans les brouillards de Londres ...
-II-
CE MONDE-CI
1. Fleurs vivaces. « La Dernière des Mohicanes ».
Allons au bal de l'Opéra, c'est le bon moment : une heure et demie du matin, dis-je, me levant de table dans un cabinet particulier du « Café Anglais >. Je m'adressais à un peintre russe qui toussait toujours et n'était jamais sobre. J'avais envie d'air, de bruit, et, de plus, je redoutais un long tête-à-tête 54 avec mon Claude Lorrain de la Néva. - Allons-y, fit-il en se versant un dernier verre de cognac. C'était au début de 1849 55, en un moment de fausse guérison, entre deux maladies, quand j'avais envie, ou du moins je le croyais, de batifolage et de gaieté . ... Après avoir erré dans la première salle, nous tombâmes en arrêt devant un quadrille, particulièrement joli, de débardeurs poudrés, accompagnés d'un Pierrot blanchi à la craie. Les quatre jeunes filles, fort jeunes, dans les dix-huit ou dix-neuf ans, étaient jolies et gracieuses; elles dansaient et s'amusaient de tout leur cœur, passant insensiblement du quadrille au cancan. Nous eûmes à peine le temps de nous en régaler que le quadrille se défit « pour cause de circonstances indépendantes de leur volonté », pour citer nos journalistes russes au temps bienheureux de la censure ! L'une des danseuses, et hélas ! la plus jolie, baissa une épaule si 53. En français. 54. En français, comme le seront dans ce « fragment » tous les mots en italiques. 55. On ne peut dater avec exactitude la rédaction de ces deux textes, formant la cinquième section du chapitre de la huitième partie, mais ils parurent dans Le Kolokol en 1867, puis dans E.P. en 1869. Le second s'intitulait dans le manuscrit Moralisches. (Il existe trois manuscrits.)
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habilement (ou si maladroitement) que sa camisole tomba, découvrant la moitié d'un sein et une partie du dos. Elle était un peu plus dénudée que les Anglaises, surtout celles d'âge mûr, qui n'ont rien pour séduire sauf leurs épaules dans les soirées les plus guindées ou les loges les plus en vue de Covent Garden. (Cela a pour conséquence l'impossibilité absolue d'écouter avec la pudeur qui s'impose Casta Diva ou Sub salice 56 quand on est assis au deuxième balcon !) A peine avais-je eu le temps de dire à mon peintre enrhumé : « Venez ici Michel-Ange-Titien, pr.enez votre pinceau, sinon elle va se rhabiller ! :. qu'une énorme main noire, celle d'un gardien de Paris, la saisit au collet, l'arracha au quadrille et l'entraîna. La jeune fille résistait, refusait de marcher, comme le font les enfants quand leur mère a l'intention de les baigner dans l'eau froide; mais enfin la justice humaine et l'ordre prirent le dessus et furent satisfaits. Les autres danseuses échangèrent un regard avec le Pierrot, se trouvèrent un nouveau débardeur et recommencèrent à lever leurs jambes au-dessus de leur tête et à s'écarter pour mieux foncer les unes sur les autres, sans prêter quasiment attention à l'enlèvement de Proserpine. - Si nous allions voir ce que l'agent de police a fait d'elle? dis-je à mon compagnon. J'ai noté la porte par laquelle il l'a emmenée. Nous descendîmes par un escalier latéral Quiconque a vu, qui se rappelle le groupe ·en bronze du chien qui observe une tortue avec attention et une certaine iii.quiétude, pourra se représenter facilement la scène que nous découvrîmes : la malheureuse jeune fille, dans sa tenue légère, était assise sur une marche de pierre, en plein courant d'air, inondée de larmes. Devant elle, le municipal, grand et maigre, l'air d'un rapace sévère et bête, une virgule de poils sur le menton, une moustache grisonnante et en grand uniforme. Il se tenait dignement, les bras croisés et attendait, le regard fixe, que cessent les pleurs, en répétant : - Allons ! Allons ! Pour couronner le tout, la jeune fille murmura à travers ses larmes et ses pleurnicheries : -Et on dit ... on dit que... que... nous sommes en république ... Et on ... ne peut danser comme on veut... Tout cela était si comique, mais en réalité si pitoyable, que je me décidai à délivrer la prisonnière de guerre, et à sauver à ses yeux l'honneur de la forme républicaine de gouvernement. 56. Casta Diva : le grand air de la Norma de Bellini. Sub-salice : l'air du Saule, dans l'Othello de Verdi
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- Mon brave, dis-j.e à l'agent, avec une politesse et un air insinuant calculés, qu'allez-vous faire de Mademoiselle ? - Je vais la fourrer au violon jusqu'à demain, me répliqua-t-il avec sévérité. Les gémissements augmentèrent. - Ça lui apprendra à faire tomber sa chemise, ajouta le gardien de l'ordre et de la moralité publique. - C'est un accident, brigadier, il faut le lui pardonner. - Impossible. La consigne ! ! ! - C'est jour de fête. - Mais qu'est-ce que ça peut vous faire ? Etes-vous son réciproque? - C'est la première fois de ma vie que je la vois, parole d'honneur! Je ne connais même pas son nom, vous pouvez lui demander. Nous sommes des étrangers, et nous avons été étonnés de voir qu'à Paris on agit si durement avec une faible jeune fille, un être frêle. Chez nous, l'on croit qu'ici la police est si charitable ! Du reste, pourquoi permettre en général de danser le cancan? Mais si on le permet, monsieur le brigadier, il peut arriver qu'une fois ou l'autre, involontairement, une jambe se lève trop haut, ou une camisole glisse trop bas. - C'est peut-être bien vrai, fit remarquer le municipal, frappé par mon éloquence, et surtout piqué par ma remarque sur l'opinion si flatteuse des étrangers sur la police parisienne. - De plus, fis-je, voyez un peu ce que vous faites : vous allez lui faire attraper un chaud et froid en la faisant sortir d'une salle étouffante pour l'asseoir dans un courant d'air! - Elle ne veut pas me suivre. Bon, eh bien voilà : si vous me donnez votre parole d'honneur qu'elle ne retournera pas aujollrd'hui dans la salle, je la laisserai partir. - Bravo! Du reste, je n'en attendais pas moins de monsieur le brigadier. Je vous remercie de tout mon cœur. Il fallut entrer en pourparlers avec la victime libérée. - Veuillez me pardonner si, n'ayant pas le plaisir de vous connaître personnellement, j'ai pris votre parti. Elle me tendit une petite main chaude et mouillée et me fixa de son regard encore plus chaud et plus mouillé. - Vous avez entendu? Je ne puis répondre de vous si vous ne me donnez pas votre parole, ou mieux encore, si vous ne partez pas immédiatement. A dire vrai, ce n'est pas un bien grand sacrifice : je pense qu'il doit déjà être trois heures et demie du matin ! - :Je suis prête, je vais chercher ma mantille. - Non, dit l'implacable gardien de l'ordre, elle ne fera pas un pas hors d'ici ! 414
- Où sont votre mantille, votre chapeau ? - Dans la loge no ... sur tel rayon. L'artiste fit mine de se précipiter, mais s'arrêta pour demander : - Comment faire pour qu'on me les remette ? - Dites-leur simplement ce qui est arrivé et que vous venez de la part de Léontine-la-Petite ... En voilà un bal ! ajouta-t-elle avec la mine de celui qui, au cimetière, dit : « Repose en paix. » - Voulez-vous que je vous cherche un fiacre ? - Je ne suis pas seule. - Avec qui donc ? - Avec un ami. L'artiste revint, définitivement enrhumé, apportant chapeau et mantille, et accompagné d'une espèce de boutiquier ou de commis· voyageur. - Je vous suis bien obligé, me dit-il en touchant son chapeau. Puis, s'adressant à elle : ·« Toujours à faire des histoires ! » Il l'empoigna sous le bras presque aussi 'brutalement que l'agent l'avait prise au collet et disparut dans le grand vestibule de l'Opéra. - La pauvre, il va lui en cuire ! Et quel goût. .. elle et lui ! ·J'en étais même dépité. J'offris à mon peintre d'aller boire, mais il refusa. Un mois s'écoula. Nous étions convenus à cinq ou six - Tausenan l'agitateur viennois, le général Haug, Muller-Strübing 57 et un autre - d'aller à un nouveau bal de l'Opéra. Haug et Müller n'y avaient jamais été. Nous nous tenions groupés, lorsqu'un mas-· que qui jouait des coudes avec énergie fonça directement sur moi, manqua se jeter à mon cou, et me dit ·: - Je n'ai pas eu le temps de vous remercier, l'autre fois. - Ah ! mademoiselle Léontine ! Je suis ravi, ravi de vous rencontrer. Je vois encore votre petit visage baigné de pleurs, vos lèvres boudeus·es. Vous étiez bien jolie, ce qui ne veut pas dire que vous ne le soyez pas en ce moment ! La friponne me regardait en souriant, sachant que c'était la vérité. - Et vous n'avez pas pris froid ? - Pas du tout. - En souvenir de votre captivité, vous devriez... si vous étiez très, très aimable, vous ... - Qu'y a-t-il ? Soyez bref. - Vous devriez souper avec nous. 57. De Haug, Herzen a tracé un portrait admirable. Cf. B.i D.F., t. III, lp. 195205. . Muller-Strübing : ci-dessus, sixième partie, chap. vu.
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- Avec plaisir, ma parole, mais seulement pas maintenant. - Où vous trouverai-je ? - Ne vous inquiétez pas, c'est moi qui viendrai vous trouver à quatre heures précises. Seulement, je ne suis pas seule ... - Encore votre ami ? demandai-je avec un frisson. !Elle éclata de rire. - Ce n'est pas bien dangereux ! Et elle nous présenta une fillette d'environ dix-sept ans, très blonde, avec des yeux d'azur. - Le voilà, mon ami ! J'invitai aussi la jeune fille. A quatr·e heures du matin, Léontine accourut, me tendit la main, et nous partîmes pour le Café Riche 58. Il a beau être proche de l'Opéra, Haug eut le temps, chemin faisant, de tomber amoureux de la « Madone d'Andrea del Sarto » !: la jeune blondinette. Dès que nous fûmes attablés, dès le premier plat, et après des phrases longues et curieuses à propos du charme « à la Tintoret » de sa chevelure et de ses yeux, Haug commença à la sermonner : selon lui, avec un visage de Madone et une expression angélique, il était inesthétique de danser le cancan ! - Armes, holdes, Kind! 59 conclut-il, s'adressant à tout le monde. Uontine me demanda à l'oreille : - •Pourquoi votre ami débite-t-il un fatras si assommant ? Et pourquoi va-t-il aux bals de l'Opéra ? Il devrait aller à la Madeleine! - C'est un Allemand; chez eux, c'·est une maladie, chuchotai-je. - Mais c'est qu'il est ennuyeux votre ami, avec son·« mal de sermons » ! Mon petit saint, finiras-tu bientôt ? Attendant la fin du prêche, Léontine, fatiguée, se jeta sur un sofa. En face d'elle, il y avait un grand miroir. Elle ne cessait de s'y mirer et, ne pouvant plus y tenir, elle me montra du doigt son reflet et me déclara : - Avec mes cheveux décoiffés, mon costume chiffonné et dans cette position, on dirait que je ne suis vraiment pas vilaine ! L'ayant dit, elle baissa soudain les yeux et rougit... rougit franchement, jusqu'aux oreilles. Pour le dissimuler, elle entonna une chanson que Heine a défigurée dans sa traduction, et qui est effrayante dans sa simplicité sans apprêt •: ... Et je mourrai dans mon hôtel Ou à l'Hôtel-Dieu ... 58. Café fort à la mode dans les années quarante, situé boulevard des !talions. 59. « Pauvre, charmante enfant 1 •
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Créature étrange, insaisissable, vive, une Lacerta de l'Elégie gœthéenne 60, une enfant brûlante sans s'en rendre compte, et vi"aiment semblable au lézard; elle ne pouvait rester tranquille un seul instant, et ne pouvait pas davantage se taire. Quand elle n'avait rien à dire, elle chantait, faisait des grimaces devant le miroir, et tout cela avec la spontanéité d'un enfant et la grâce d'une femme. Sa frivolité était naïve. Elle avait tourné une fois et continuait à tourner... à fond de train. Il n'y avait pas eu d'impulsion pour l'arrêter au bord du gouffre ou l'y précipiter pour de bon. Elle avait fait pas mal de chemin, mais pouvait encore revenir en arrière. •Elle était capable de sauver son esprit clair et sa grâce innée ... Ce type, oe cercle, ce milieu n'existent plus 61. C'était la petite femme de l'étudiant des jours d'autrefois, la grisette qui a quitté le quartier latin pour l'autre rive de la Seine, ne faisant plus le maudit trottoir, mais n'ayant pas le statut social d'une dame aux camélias. Ce type a disparu, comme les conversations autour de la cheminée; les lectures autour d'une table ronde, les bavardages autour du thé. Autres formes, autres sons, autres gens, autres mots ... On a son échelle, son crescendo. La pétulance, un peu dévergondée des années trente, 11e leste, l'espièglerie sont devenus le chic; il contenait plus de poivre de Cayenne, mais gardait encore la grâce, bouillonnante, échevelée, gardait les mots d'esprit et l'intelligence. Venthousiasme pour les affaires commerciales rejeta tout ce superflu et sacrifia tout ce qui était « intérieur » à la vitrine, à l'étalage. On n'a plus besoin du type de Léontine, la gamine parisienne délurée, rapide, intelligente, gâtée, jetant des étincelles, indépendante et, en cas de besoin, fière. Et le chic est devenu chien. Le Lovelace boulevardier a besoin d'une << femmechien », et surtout d'un chien qui a un maître. C'est plus économique et plus désintéressé : il peut chasser avec elle pour le compte d'autrui, ne payant que les extras. « Parbleu, me disait un vieil homme dont les belles années avaient coïncidé avec le début du règne de Louis-Philippe, je ne me retrouve plus. Où est le fion 62, le chic, où est l'esprit? Tout cela, monsieur, ne parle pas... · C'est bon, c'est beau, bien tourné, mais c'est de la charcuterie, monsieur... c'est du Rubens 1 » Cela me rappelle que, dans les années cinquante, le bon, le charmant Ta'landier 63, plein du dépit d'un homme amoureux de 60. Dans son cycle Epigrammes vénitiennes (1790) Gœthe appelle Lacertes (lézards) les Vénitiennes de mœurs légères. {A.S.) 61. Dans les années soixante. 62. Fion : bonne tournure, cachet final, dernière main. nate de 1744, altération · de fignoler (Le Petit Robert). 63. Talandier, Alfred (1822-1890), avocat, homme politique, participa à la révolution de 1848. Emigra à Londres. Rentra en France après la chute de l'Empire.
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sa France, me commentait son déclin en recourant à une illustration musicale : - Quand nous étions grands, m'expliquait-il, dans les premiers temps après la révolution de Février, on n'entendait tonner que La Marseillaise : au café, dans les rues, dans les cortèges, toujours La Marseillaise. Chaque théâtre avait la sienne : ici avec des canons, là avec Rachel64. Quand tout devint plus plat, plus calme, on la remplaça par les flonflons monotones de Mourir pour la patrie. Ce n'était rien encore ... Nous tombâmes plus bas : Un sous-lieutenant accablé de besogne, drin-drin, din-din-din ... Cette camelote était chantée par la ville entière, par la capitale du monde, par toute la France ! Ce n'est pas fini. Après cela nous avons. joué et chanté Partant pour la Syrie dans les sphères supérieures, et Qu'aime donc Margot, Margot? dans les bas étages. Toujours la même ineptie, la même indécence. On ne pouvait aller plus loin. On le pouvait! Talandier n'avait pas prévu : Je suis la femme à barbe et le Sapeur. Il en était resté au chic et n'était pas encore arrivé au chien. La débauche hâtive, charnelle l'a emporté sur toutes les fioritures. Le corps a vaincu l'esprit et, comme je l'ai dit il y a dix ans, Margot, la fille de marbre, a expulsé la Lisette de Béranger 65 et toutes les Léontines du monde. Elles avaient leur humanité, leur poésie, leur sens de l'honneur. !Elles aimaient le bruit et les spectacles plus que le vin ·et le souper, et celui-ci elles l'aimaient plutôt pour le décor, les bougies, les bonbons et les fleurs. Elles ne pouvaient vivre sans la danse et les bals, le fou rire et les papotages. Elles auraient été asphyxiées, se seraient fanées en un an dans le harem ·le plus 'somptueux. Leur plus belle représentante était Déjazet, sur la grande scène du monde et au petit Théâtre des Varié-tés. 'Déjazet, incarnation des chansons de Béranger, parabole de Voltaire, jeune à quarante ans, changeant d'adorat·eurs comme on change la garde d'honneur, refusant des rouleaux de pièces d'or, mais se donnant au premier venu pour sortir une amie du pétrin 66. Aujourd'hui, tout est simplifié, réduit, on est « plus près du but :., comme disaient jadis les hobereaux russes qui préféraient En 1877, il fut député d'extrême gauche. Herzen disait encore de lui : « C'est le parfait gentleman. » (K.) 64. Voir B.i D.F., t. III, à propos de La Marseillaise chantée par Rachel. 65. En 1856, faisant allusion à une pièce de théâtre, Les Füles de Marbre, de Barrière et Thibaut, jouée à Paris en 1853, Herzen écrivait : « •.• Au lieu de Manon Lescaut et Lisette !paraît Margot, qui n'aime ni les fleurs, ni le rossignol, ni le chant de Roméo, mais seulement les louis d'or : V'la ce qu'aime· Margot. » 66. Déjazet, Virginie (1797-1875), actrice de vaudeville qui connut un succès fou sous la monarchie de Juillet. Elle jouait souvent les travestis. Elle joua à la fin de sa vie le rôle de Voltaire. Mais quand Herzen écrit cet essai, c'est-à-dire entre 1868 et 1869·, Déjazet avait déjà soixante-dix ans, et non quarante !
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la vodka au vin. La femme qui avait du fion intriguait, intéressait; la femme qui avait du chic faisait des gamineries, amusait, et toutes deux, en plus de votre argent vous prenaient votre temps. Celle qui a du chien se jette immédiatement sur sa victime, la mord par sa beauté et la tire par un pan de son habit, sans phrases. Ici, pas de préface : l'épilogue se trouve dans le début ! Et puis, grâce à un gouvernement tutélaire et à la Faculté de médecine, les deux dangers d'autrefois n'existent plus : la police et la médecine ont fait de grands progrès au cours des dernières années. Mais qu'est-ce qui viendra après le chien ? La pieuvre de Victor Hugo 67 n'a pas eu de succès, peut-être parce que ce mot ressemble à pleutre ? Du reste, laissons là les prédictions. Les desseins de la providence sont impénétrables. C'est autre chose qui m'intéresse. Lequel des deux avenirs prédits par la chanson de Cassandre s'est accompli pour Uontine? Est-ce que sa petite tête, autrefois si gracieuse, repose sur un oreiller de dentelle dans son hôtel particulier ? Ou bien est-elle retombée sur un dur traversin d'hôpital pour s'endormir à jamais, ou se réveiller pour connaître le malheur et l'indigence ? Peut-être que ni ceci, ni cela ne lui est arrivé, et qu'elle s'affaire à marier sa fille, à économiser pour acheter à son fils un remplaçant au service militaire? Car à présent elle n'est plus jeune, sans doute a-t-elle passé la trentaine...
67. Victor Hugo : Les Travaüleurs de la Mer.
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Les deux textes qu'on va lire maintenant, et qui couronnent le sous-chapitre intitulé Ce monde-ci, furent non pas traduits du russe comme « Robert Owen », mais écrits directement en français; ils étaient destinés à l'édition française du Kolokol, qui, sous le titre « La Cloche », parut un certain temps à Genève, après le départ définitif de Herzen et Ogarev pour la Suisse. Traduits ensuite en russe par leur auteur, et nommément désignés comme devant faire partie de B.i D., ils parurent en français le 15 février 1868, ainsi intitulés : MŒURS RUSSES LBS iFLEURS DOUBI.JES ET LES FLEURS DE MINERVE (Fragment)
Nous donnons ici le texte français intégral, en nous étant permis quelques très légères corrections, et en ajoutant les notes qui s'imposent.
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2. Les fleurs doubles. Tout ce qui se produisait en Occident se reproduisait chez nous, dans notre Occident oriental, dans notre Europe russe, et cela en réduction quantitative et exagération qualitative. Nous avons eu des jésuites byzantinisés, des bourgeois princes, des fouriéristes grands seigneurs, des démocrates de chancellerie, des républicains de corps de garde. Nous ne pouvions donc, raisonnablement, manquer d'un demi-monde. - Eh bien ! si restreint qu'il fût, je hasarderais de dire que c'était un monde et demi. C'est que nos traviatas, nos camélias l'étaient par choix; elles étaient honoraires ou, si l'on veut, dilettantes. Elles naissaient sur un autre sol que leur prototype et fleurissaient dans un autre milieu. Il ne fallait pas les chercher dans les marais et les plaines, mais aux sommets, quelquefois un peu plus haut. Elles ne s'élevaient pas au soleil comme un brouillard des champs, elles tombaient du ciel comme la rosée. Une princesse traviata, une camélia, héritière de propriétés immenses à Tambov ou à Voronèje, est un phénomène exclusivement russe, national - et j'en suis tout fier. Entendons-nous : j'ai dit national, mais il y a deux nationalités chez nous. La Russie non européenne n'y entre pour rien. Les bonnes mœurs des paysans étaient en partie sauvegardées par le servage. L'amour était triste dans l'isba. Toujours sous la menace d'une séparation forcée par ordre du seigneur, il s'envisageait comme un vol. Le village fournissait la maison seigneuriale de bois, de foin, de moutons et de ses propres filles. C'était bien loin de toute dépravation, c'était un genre de devoir sacré qu'on ne pouvait refuser sans enfreindre les lois de la moralité et de la justice, et sans provoquer les verges du seigneur et le knout de Sa Majesté. Ce temps est passé. Je connais peu les mœurs d'aujourd'hui, et je reste tout aristocratiquement dans les parages supérieurs. La minorité des dames papillonnacées imita admirablement les lorettes parisiennes; il faut leur rendre cette justice : elles s'assimilaient leurs manières, leurs gestes, tout leur habitus enfin; avec un art, une intelligence superbes. II ne leur manquait qu'une chose pour. être accomplies, et cette chose n'y étant pas, l'illusion était troublée : il ne leur manquait que d'être lorettes, et elles ne l'étaient pas. C'est toujours Pierre r•, sciant, rabotant, clouant à Saardam, convaincu qu'il faisait réellement quelque chose. Nos grandes dames jouaient au métier, comme leurs maris se fatiguaient en faisant le tourneur. Ce caractère de superflu, de luxe, de fleurs doubles, change de fond en comble l'affaire. D'un côté, on admire un décor magni421
fique, de l'autre, on sent une nécessité implacable. De là, une différence tranchante. On plaint très souvent la bona fide traviata, et presque jamais la dame aux perles, ayant des terres peuplées par des paysans, temporairement obligés maintenant, pillés à perpétuité dans le beau temps du servage. Ayant des sommes folles à dépenser, on peut beaucoup... Faire la lionne excentrique aux eaux d'Allemagne, s'étendre avec une grâce voluptueuse dans sa calèche, faire un grand bruit et de petits scandales, faire baisser les yeux aux hommes par des propos érotiques, fumer des cigares de la Havane le soir, prendre du champagne le maûn, mettre des rouleaux d'or et des brochures de billets de banque sur « le noir et le rouge », changer chaque quinzaine d'amant et faire avec l'ami de service des parties fines, aller entendre des « conversation » et assister à des exercices « callisthéniques '», être Messaline r· ou Catherine II, tout est possible, praticable - excepté d'être une lorette. Et pourtant les lorettes ne naissent pas, elles se forment. Mais leur éducation est tout autre que celle de nos turbulentes compatriotes. Ordinairement, une jeune fille pauvre, sans conseil ni protection, va sans savoir où elle va et tombe dans un guet-apens. Froissée, offensée, maculée, abandonnée avec la rage ou l'amour rentré, elle cherche à s'étourdir et à se venger, elle cherche le luxe pour couvrir les taches, elle cherche le bruit pour ne pas entendre une voix intérieure. Pour avoir de l'argent, il n'y a qu'un seul moyen - elle le prend - et s'élance dans une concurrence ardente. Les victoires la gâtent (celles qui n'ont pas vaincu, nous ne les connaissons pas - elles succombent, disparaissent sans traces), elles gardent le souvenir de leur Marengo, de leur pont d'Arcole; impossible de s'arrêter. La courtisane s'est créée elle-même sa position. Elle a commencé à n'avoir que son corps, elle finit par les âmes des richards attachés à elle et qu'elle ruine. La traviataprincesse arrive au monde avec les milliers d'âmes de pauvres paysans attachés à ses terres, les ruine aussi et finit très souvent par n'avoir que son corps. Il n'y a pas de contraste plus fort. La lorette, soupant dans un cabinet de la Maison d'Or t, rêve à son salon futur. La traviata, grande dame chez nous, faisant les honneurs de son salon, rêve à l'estaminet. Il serait bien intéressant de savoir d'où est venue dans le cœur des dames riches, haut placées, cette soif de ribote, d'esclandre, ce désir de faire parade de leur émancipation, de narguer l'opinion, de jeter tout voile, tout masque; par quel escalier le demi-monde 1. ta Maison Dorée, boulevard des Italiens.
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est monté a:u grand, en y introduisant platoniquement ses mœurs. Les premiers symptômes de cet envahissement du salon par le « camélisme » ne datent presque pas au-delà de 1840. Mais le revirement était si subit qu'il se faisait encore du vivant des mères et des grand-mères de nos héroïnes, qui passaient leur existence muette dans la soumission patriarcale, prudes et candides jusqu'à cinquante ans, elles se contentaient, et cela rarement, dans le silence le plus profond, d'un petit parasite ou d'un grand laquais. Il y a une coïncidence étrange. Après une prostration morale qui dura plus de dix ans du règne de Nicolas, quelque chose se remua au fond de la pensée; on devint plus triste et plus vif. Une protestation non exprimée se sentait dans l'air, un frémissement fit tressaillir les intelligences; on eut peur du néant, du silence que le régime impérial faisait ·en Russie. Ce réveil se fit vers les premières années de 1840. Eh bien, oui, le « camélisme » aristocratique était aussi une protestation et aussi un réveil. Protestation mutine et échevelée, inconsciente, mais protestation de la femme écrasée par la famille, absorbée par la famille, offensée par la dissolution dévergondée du mari. Quelle est donc cette terra incognita dont parlent avec enthousiasme les époux et les jeunes gens ? Allons voir de près cette femme libre, qui n'appartient à personne parce qu'elle peut appartenir à tout le monde. Et les romans ! les romans ! Les jeunes femmes délaissées, emprisonnées sous le despotisme lourd des belles-mères, de la parenté entière, se mirent à lire. George Sand fit ravage en Russie. Enfin la patience se rompt et la femme prend le mors aux dents. « Ah ! messieurs, vous n'aimez que des courtisanes, vous en aurez. - Vous nous aimerez et nous vous dédaignerons. » Cette protestation était sauvage; mais la position de la femme l'était aussi. Son opposition n'a pas été formulée, elle fermentait dans le sang; l'humiliation de l'état à demi-serf était sentie, mais non le mode d'émancipation. L'indépendance personnelle n'allait pas plus loin que de la frivolité à la licence. Son idéal était l'orgie et la conquête. La femme offensée protestait par sa conduite; sa révolte était capricieuse, elle gardait ses mauvaises habitudes, elle se débridait sans devenir libre. Au fond de son âme, il y avait des terreurs et des doutes; elle narguait le monde en le craignant; et, comme une fusée, elle se levait avec éclat et bruit et tombait avec bruit et étincelles, sans s'enfoncer profondément dans la terre. Telle est l'histoire de nos dames aux perles et aux diamants, à l'écusson et à la couronne princière. Le vieux grognard Rostoptchine avait bien raison en disant, sur son lit de mort, après avoir entendu la nouvelle de l'insurrec423
tion sur la place d'Isaac ·: « Tout se fait chez nous au rebours du bon sens. En France, la roture voulait monter au niveau de la noblesse, cela se conçoit. Chez nous, la noblesse veut s'encanailler. Allez comprendre cela. » 2 Eh bien, le grand incendiaire de Moscou doit nous excuser, nous comprenons parfaitement cette voie du développement comme conséquence d'une civilisation dont on nous a grevé, d'un dualisme artificiel avec le peuple, et de tout l'ensemble de nos aspirations - mais cela nous mènerait trop loin. 3. Les fleurs de Minerve.
Nos camélias doubles ont leur place dans l'histoire; mais elles n'en ont plus dans le mouvement actuel. Qu'elles se consolent. Gœthe a dit : « Ce n'est que le passager qui est beau. » C'est la première phalange de volontaires à l'avant-garde, exaltée, téméraire, qui va la première au feu en chantant (peut-être pour cacher l'émotion). La colonne qui la suit est tout autre : austère et sérieuse, elle va avec fière conscience au pas de charge remplacer les bacchantes - un peu chauves et à cheveux blancs. _ Dans les nouveaux rangs, il n'y a que des enfants, les plus âgés de dix-huit ans; mais ces jeunes fi11es sont des jeunes gens, étudiants de l'Université et de l'Académie médicale. Les camélias ont été nos Girondins; elles nous rappellent des scènes du Faublas. Nos étudiants demoiselles, 'ce sont les Jacobins de l'émancipation féminine, Saint Just en •amazone - ·tout est pur, ·tranchant, sans pitié, avec toute la férocité de la vertu et l'intolérance des sectaires. Elles ôtent la crinoline, elles se désignent par l'absence d'une pièce d'habillement, comme les Jacobins; ce sont des sans-crinolines,· les cheveux coupés, l'éclat des yeux amorti par des lunettes bleues pour ne pas offusquer la seule lumière de la raison. Autre temps, autres mœurs, la différ·ence de sexe presque oubliée devant la science. lm Reiche der Wahrheit, tous sont égaux 3. C'est vers l'année 1.8·60 que s'épanouissent nos fleurs de Minerve : vingt ans de différence avec les fleurs doubles. La traviata et la camélia des salons appartenaient au temps de Nicolas. C'étaient en partie les fiU.es dru Tégiment, Ies vivandières · de la grande caserne d'hiver. Elles appartenaient à son temps comme ces 2. Référence au soulèvement du 14 septembre 1825 (insurrection des officiers, tous issus de la noblesse, appelés ensuite les « Décembristes »). Cet événement eut lieu sur la place du Sénat, à Pétersbourg, rebaptisée plus tard piace SaintIsaac, puis place des Décembristes. 3. « Au royaume de la vérité ».
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généraux d'étalage, de devanture, qui faisaient la guerre à leurs propres soldats. La guerre de Crimée mit fin à ces généraux << d'exhibition » et le « nihilisme » supplanta Ies doubles fleurs tant soit peu fanées. Le bruit des fêtes, les amours de boudoir, les salons de casino se changèrent en auditoires académiques,' en salles de dissection, dans lesquelles des jeunes filles étudiaient avec entraînement les arcanes de la nature. Ce n'est plus une émeute, c'·est tme révolution. Ce ne sont plus des passions, des aspirations vagues, c'est la solennelle proclamation des droits de la femme. L'amour est relégué au troisième, au quatrième plan. On se livre par principe, on fait des infidélités par devoir. Aphrodite se retire, en boudant, avec son écuyer tout nu, portant le carquois et les flèches. C'est le règne de PallasAthénée, avec sa pique, comme Théroigne de Méricourt et le hibou, l'oiseau des sages à côté. , La passion était pour les questions générales. Pour le cas privé, pour l'application, on ne mettait pas plus d'entraînement que n'en mettent les Léontine, peut-être moins. Les Léontine jouen:t avec le feu et en prennent souvent; alors, tout embrasées, elles se jettent dans la Seine pour éteindre l'incendie; entraînées par le tourbillon avant toutes réflexions, elles n'ont pas d'armes contre leur propre cœur. La jeunesse de Minerve, au contraire, commence par l'analys-e; beaucoup de choses peuvent arriver à ces doctes enfants, mais aucune surprise : elles ont des parachutes théoriques, elles ose jettent dans 'le fleuve avec un manuel de natation, et si elles nagent contre le courant, c'est qu'elles le désirent. Nageront-elles longtemps à livre ouvert? Je n'en sais rien; mais qu'elles laiseront une trace, un sillon, il n'y a pas de doute. Les gens les moins avisés se sont aperçus de leur signification. Nos pères et grands-pères de la patrie, nos graves et burgraves s'en_ émurent. Eux qui étaient si condescendants, si paternels avec les « belles polissonnes » (pourvu qu'elles ne fussent les épouses de leurs fils), envisagèrent tout autrement les austères nihilistes. Ils virent au-dessous de leurs lunettes un danger imminent pour l'Etat. Le coup de pistolet du 4 avril acheva la conviction 4, quoiqu'il n'y eût aucun rapport entre le fanatisme d'un jeune homme exalté 4. Le 4 avril 1866 retentit le premier coup de feu tiré sur Alexandre II par D. Karakozov. C'était en même temps le premier attentat jamais commis dans la rue contre un tsar de Russie. TI est vrai que Karakozov était « un jeune homme exalté » et qu'il agissait de son propre chef; néanmoins, il aplpartenait à un groupe révolutionnaire constitué. Quant aux « sérieuses occupations de ces demoiselles », elles consistèren-t plusieurs fois à préparer d'autres attentats. Et la bombe
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et les seneuses occupations de ces demoiselles. Les pères de la patrie tournèrent l'attention du souverain sur ces jeunes personnes qui ont changé les coupes et les formes des habits, ont abandonné la crinoline ·et adopté les lunettes, puis ont taillé les cheveux. Le monarque, indigné de ce qu'elles aient changé la forme prescrite, les livra aux vieillards. L'affaire était grave. Le Conseil, le Sénat, le Synode, les ministres, l'état-major, les archevêques et toutes les autres polices se réunirent pour arrêter radicalement le mal. La première chose que l'on décida, c'était d'exclure les jeunes personnes des hautes écoles et d'appliquer la loi salique aux universités et à la science. Ensuite, on ordonna, sous peine d'être arrêté par les farouches orangs-outangs de la police, et traîné au violon, de porter la crinoline, d'ôter les lunettes et de se faire croître de longs cheveux en vingt-quatre heures. Le Saint-Synode donna sa bénédiction et son consentement, quoique le Nomocanon byzantin 5 ne dise rien des crinolines et parle très précisément contre l'habitude « païenne » de tresser les cheveux. La police était lancée à la chasse des nihilistes. Les vieillards étaient convaincus qu'ils ont assuré l'existence de l'empereur contre toute tentative, jusqu'aux Champs-Elysées, mais ils ont oublié que les Champs-Elysées ont un représentant terrestre à Paris, avec un rond-point très dangereux 6. Ces mesures extraordinaires de salut public ont fait le plus grand bien, non aux archevêques et aux pères de la patrie, mais à nos jeunes nihilistes. Il leur manquait une chose, c'est de jeter bas le côté théâtral, l'uniforme, et de se développer en toute largeur et liberté. Oter un habit qu'on prenait pour un signe de ralliement, ce n'est pas chose facile. L'Etat, avec sa grossièreté habituelle, s'en chargea, en laissant, par-dessus le marché, une petite auréole de martyr sur leurs cheveux coupés. Maintenant, débarrassées de votre costume, naviguez au. large, « nel largo oceano » !
qui tua Alexandre li fut préparée par un groupe terroriste comprenant au moins trois femmes, dont Sophie Pérovskaya, qui en prit la tête après l'arrestation de son amant, André Jéliabov. 5. Recueil de règles ecclésiastiques gouvernant la vie religieuse et civile, composé •à Byzance au v1• siècle. II fut traduit au Ix-x• siècle en slavon, à l'usage de l'Eglise bulgare. .. 6. Allusion à l'attentat (manqué) contre Alexandre Il, ·à Paris, le 6 juin 1867. Son auteur, le Polonais Bérézowski, tira non au rond~oint des Champ~~:Elysées, mais au Bois de Boulogne : l'empereur de Russie, en compagnie de Napoléon III, revenait de la revue de ·Longchamp.
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CHAPITRE Il VENEZIA LA BELLA (Février 1867)
Il n'existe pas d'absurdité plus magnifique que Venise. C'est déjà une folie en soi de bâtir une ville là où on ne peut la bâtir; mais en faire l'une des cités les plus élégantes, les plus grandioses, c'est une folie géniale ! L'eau, la mer, leur éclat et leur scintillement obligent à une somptuosité particulière. Les mollusques embellissent leur chambrette de nacre et de perles. Un seul regard superficiel montre que Venise est la ville des fortes volontés, de l'intelligence vigoureuse : républicaine, commerciale, oligarchique; qu'elle est le nœud qui lie quelque chose par-dessus les eaux, que c'est un dépôt de marchandises sous un drapeau militaire, la ville des b:r:uyantes assemblées populaires, la ville silencieuse des conciliabules et des règlements secrets. Sur sa place, toute la population se bouscule du matin au soir, et les rivières de ses rues partent d'elle pour couler sans bruit vers la mer. Pendant que la foule bruit et crie sur la place Saint-Marc, un canot glisse et disparaît discrètement. Qui sait ce qui se passe sous sa tente noire ? Comment en ce lieu n'aurait-on pas noyé des hommes, à deux pas des rendez-vous d'amoureux ? Les hommes qui se sentaient chez eux au Palazzo Ducale devaient être d'une trempe peu commune. Ils ne s'arrêtaient devant rien. Pas de terre? Point d'arbres? Qu'importe! Nous aurons une quantité plus grande encore de pierres sculptées, d'ornements, d'or, de mosaïques, de sculptures, de peintures, de fresques. Voici un coin oublié ': nous y placerons un maigre dieu de la mer, avec une longue barbe mouillée! Voici un angle saillant ·: mettons-y encore un lion ailé tenant l'Evangile de saint Marc ! Là-bas, c'est nu, c'est vide : posons un tapis de marbre et de mosaïque ! Ici, ce sera une dentelle de porphyre ! Qu'on remporte une victoire sur les Turcs ou sur Gênes, que le Pape recherche l'amitié de la Cité, et c'est encore du marbre, c'est un mur que l'on couvre d'un rideau sculpté, et surtout. .. encore des tableaux; que Paolo Veronèse,
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Tintoret, Titien prennent leurs pinceaux, montent sur l'échafaudage, car chacun des pas de la procession triomphale de cette beauté marine doit être conservé pour la postérité par le pinceau et le ciseau. Si vivace était l'esprit qui habitait les pierres de Venise, que les voies maritimes nouvelles et les nouveaux ports de Christophe Colomb et de Vasco de Gama ne suffirent pas pour l'écraser. Pour qu'elle fût détruite, il fallait qu'une république « une et indivisible » surgît sur les ruines du trône de iFrance, et que sur les ruines de cette république se dressât un soldat qui poignarda le lion avec un stylet corse, empoisonné par l'Autriche 1. Mais Venise assimilla le poison, et parut à nouveau vivante un demri-s·iècle plus tard. Mais est-elle vivante ? Il est difficile de dire ce qui s'est conservé hormis une énorme coquille, et s'il existe un nouvel avenir pour Venise? Du reste, qu'est-ce en général que l'avenir de l'Italie? Pour Venise, il se situe peut-être à Constantinople, dans la libre alliance des nationalités résurgentes slavo-helléniques, qui se détachent en contours flous dans les brumes de l'Orient. Mais l'Italie? Nous y reviendrons. En ce moment, à Venise, c'est Carnaval, son premier Carnaval de liberté après soixante-dix ans de captivité 2. La place s'est transformée en salle de l'Opéra de Paris. Le vieux saint Marc participe gaiement à la fête, avec ses icônes, ses dorures, ses bannières patriotiques et ses ·chevaux païens. Seuls les pigeons, qui viennent quotidiennement à deux heures sur la place pour leur repas, sont perplexes et volent de corniche en corniche, pour se convaincre que c'est vraiment leur salle à manger qui est dans un tel désordre. La foule ne cesse d'enfler, le peuple s'amuse 3, fait le fou de tout son cœur, de toutes ses forces, déployant un grand talent comique dans son parler, son accent et les gestes qui accompagnent sa déclamation, mais sans la cantharidité 4 des •Pierrots parisiens, sans les plaisanteries vulgaires des Allemands, sans nos . ordures nationales. L'absence de toute indécence étonne, bien que le sens en soit clair. Il s'agit de badinerie, de repos, du divertissement de tout un peuple; ce n'est pas la parade des maisons publiques et de leurs succursales s, dont les pensionnaires, en ôtant beaucoup 1.. En 1797, le traité de Campo-Formio entre Bonaparte et l'Autriche céda Venise aux Autrichiens en compensation des acquisitions rhénanes de la France. 2. En' 1866, par un accord qui suivit la guerre autre-prussienne, Venise fut rattachée au royaume d'Italie. 3, .. 4, 5. En français. Cantharidité est un mot inventé, signifiant peut-être « caractère aphrodisiaque », à cause de la cantharide, ou « mouche d'Espagne », à laquelle ·on prête cette vertu. ·
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d'autres choses, mettent un masque qui, comme l'aiguille de Bismarck, doit intensifier et rendre irrésistible le tir 6. Ici, . elles seraient déplacées, ici le peuple se distrait, les sœurs, les épouses les filles se distraient, et malheur à qui fera offense à un masque Î En temps de Carnaval, le masque devient pour la femme ce qu'était le ruban de saint Stanislas à la boutonnière d'un maître de poste 7. Au début, le Carnaval me laissa en paix, mais il ne cessait de prendre du volume, et sa puissance, semblable à celle des éléments, devait forcément aspirer tout le monde. Quelles stupidités peuvent venir à l'esprit quand la danse de Saint-Guy s'·empare de toute une population en costumes burlesques ! Dans une vaste salle de restaurant sont attablés une centaine de dominos mauves. ns ont traversé la place dans une nef dorée, tirée par des bœufs (à Venise, tout ce qui marche sur la terre ferme à quatre pattes est une rareté et un luxe), et maintenant ils mangent et ils boivent. L'un des convives propose aux autres de leur montrer une curiosité et s'engage à la procurer. La curiosité, c'est moi 1 Un monsieur que je connais à peine accourt chez moi, à l' Albergo Danielli, me demande, me supplie de me montrer un instant aux masques. C'est bête d'y aller, bête de faire des histoires. J'y vais. Je suis accueilli par des eviva et des coupes pleines. Je salue à la ronde, je débite des fadaises, les eviva deviennent plus sonores. Les uns crient ·: Eviva l'amico di Garibaldi, les autres, Poeta russo 1 Craignant que ces dominos mauves ne boivent au pittore slavo, au scultore e maestro, je bats en retraite vers la place Saint-Marc. Là, c'est un mur humain. Je m'adosse à un pilastre, fier de mon titre de poète; près de moi se tient celui qui s'est acquitté du mandat d'amener 8 des hommes mauves. - Mon Dieu, qu'elle est belle ! L'exclamation s'échappa de mes lèvres en voyant une jeune femme se faufiler au travers de la cohue. Mon guide 9 se saisit de moi sans me rabrouer, et d'un ·s·eul geste me planta, devant elle : 6. H. se réfère au « fusil à aiguille », inventé en Allemagne en 1841, par Dreyse, mais utilisé dès 1860, et surtout en 1866, pendant la guerre austroprussienne. (A.S.) 7. Note de Herzen : « TI y a un an, j'ai vu le Carnaval de Nice. Quelle différence effarante, sans parler des soldats sur le !pied de guerre, ni des gendarmes, ni des commissaires de police ceints d'une écharpe... La masse des gens - non pas des touristes - m'écrasait. Les masques ivres injuriaient et frappaient les gens sur· le seuil de leur maison, de vigoureux coups de poing jetaient les Pierrots blancs :dans la boue... » 8. En français. 9. Le comte Chotomski.
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- C'est ce Russe ... commença mon comte polonais. Je lui coupai la parole : - Voudrez-vous me donner la main après ce mot? demandai-je à la dame, également polonaise. En souriant, elle me tendit la main et me dit en russe qu'il y avait longtemps qu'elle avait envie de me connaître. Elle me regarda avec tant de sympathie que je lui serrai la main une fois encore, puis la suivis des yeux tant qu'elle n'eut pas disparu. « Fleur arrachée par l'ouragan, chassée par des flots de sang de tes champs de Lithuanie! songeai-je, en la regaroant s'en aller. Ta beauté brille aujourd'hui pour des étrangers... » Je quittai la place et partis à la rencontre de Garibaldi 10. Sur l'eau, tout était calme ... Le bruit du Carnaval arrivait par bouffées discordantes. La masse des maisons sévères et bourrues se rapprochait de plus en plus du canot, le regardant de leurs laltltemes. Devant les entrées clapote une rame, luit un crochet d'acier; un batelier pousse son cri : Apri... Sia state 11, et, de nouveau, l'eau vous entraîne silencieusement dans une ruelle. Soudain les maisons s'écartent, nous sommes dans le Grand Canal : Feyovia, Signoïé 12, annonce le gondolier, avalant ses « r » comme le fait toute la ville. Garibaldi était resté à Bologne, n'était pas arrivé. Une locomotive en partance pour Florence gémissait, en attendant le coup de sifflet. « Je ferais bien de partir, moi aussi. Demain j'en aurai assez des masques; demain je ne verrai pas la beauté polonaise... » ... La ville fit à Garibaldi le plus brillant accueil. Le Grand Canal était transformé quasiment en un pont continu. Pour entrer dans notre gondole, nous étions obligés d'en traverser des dizaines d'autres. Le gouvernement et ses « clients » firent tout leur possible pour montrer qu'ils boudaient Garibaldi. Si le prince Amédée avait reçu l'ordre de son père de se livrer à toutes ces petites indélicatesses, à ces piques mesquines 13, pourquoi le cœur de ce garçon italien n'a-t-il pas parlé ? Pourquoi n'a-t-il pas, rien que pour un moment, réconcilié la Cité avec son roi, et le fils du roi 10. Garibaldi arriva à Venise le 26 novembre 1867 pour participer aux élections de la Chambre des Députés. Il comptait profiter de ce séjour pour hâter les préparatifs lpour la libération de Rome, qui devait parachever l'unité italienne. 11. « Ouvre le chemin... arrête-toi ! » 12. « C'est la gare de chemin de fer, Monsieur. » 13. Le prince Amédée de Savoie, duc d'Aoste, était le fils de Victor-Emmanuel II. n ignora démonstrativement Garibaldi pendant son séjour à Venise et s'efforça par divers moyens de saper sa popularité. n expliquait les acclamations en ·honneur de Garibaldi comme des manifestations de loyauté à l'égard de la maison de · Savoie, et de lui-même.
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avec sa conscience? Car, enfin, c'est Garibaldi qui leur a fait cadeau des couronnes des Deux-Siciles 14 ! Je trouvai Garibaldi ni vieilli, ni malade après notre r-encontre à Londres, en 1864. Mais il était triste, préoccupé, peu loquace avec les Vénitiens qui se sont présentés le lendemain. Son véritable chœur, ce sont les masses populaires. Il a repris vie à Chioggia, où l'attendaient les bateliers et les pêcheurs. Se mêlant à eux, il disait à ces gens simples et pauvres : - Comme je suis bi-en avec vous ! Comme je me trouve chez moi! Je sens si profondément que je suis né d'ouvriers, que j'ai été un ouvrier. Les malheurs de notre patrie m'ont arraché aux occupations paisibles. Comme vous, j'ai grandi au bord de la mer et je connais chacun de vos métiers ... Un murmure enthousiaste couvrit les paroles de l'ancien batelier. Le peuple se rua vers lui... - Donne ton nom à mon nouveau-né ! crie une femme. - Bénis le mien ! - Et le mien ! crient plusieurs. Vaillant général Lamarmora et vous, Ricasoli, veuf inconsolable, avec tous vos Scialoia et Depretis 15, renoncez à votre intention de couper ce lien ! Il a été serré par les mains travailleuses du paysan, avec une corde que vous ne parviendrez pas à user, malgré l'aide de vos apprentis toscans et sardes, de tous vos Machiavel à deux sols. A présent, revenons-en à la question de savoir ce qui attend l'Italie demain. Quel avenir aura-t-elle, rénovée, unie, indépendante ? Est-ce celui que prônait Mazzini, celui vers lequel la conduit Garibaldi, voire celui qu'a réalisé Cavour ? Cette question nous rejette aussitôt terriblement loin, vers toutes les pénibles complications des sujets les plus affligeants -et les plus litigieux. Elle touche directement à ces convictions internes qui ont été à la base de notre existence, ·et à cette lutte qui si souvent nous sépara de nos amis et, parfois, nous plaça du côté de nos ennemis. J'ai des doutes sur l'avenir des peuples latins, je doute de leur fertilité future : ils aiment le processus des révolutions, mais le succès obtenu leur pèse. Ils aiment se précipiter vers lui... sans l'atteindre. 14. Cf. sixième partie, chap. x, note 23. 15. Lamarmora, commandant en chef des troupes prussiennes, fut accusé de trahison après la bataille de Custozza (1S86). Ricasoli : gouverneur général de Toscane. Scialoia, ministre des Finances. Depretis, ministre de la Marine, qui venait de remplacer Scialoia aux Finances. Ces trois ministres se donnaient beaucoup de mal pour renvoyer Garibaldi dans son île de Caprera. (A.S.)
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L'idéal de l'émancipation italienne est pauvre. D'une part, il est privé de l'élément essentiel, vital, et malheureusement, comme par un fait exprès, l'élément ancien, décadent, moribond, annihilant, demeure. Jusqu'à présent, la révolution italienne a été un combat pour l'indépendance. Naturellement si le globe terrestre ne se fend pas, si une comète ne passe pas trop près en .::hauffant 'à blanc notre atmosphère, i'Italie de l'avenir restera l'Italie, pays du ciel d'azur et de la mer d'azur, des contours gracieux, d'une race d'hommes beaux et sympathiques, musiciens et artistes de naissance. Naturellement aussi, tout son remue-ménage 16 militaire et civil, sa gloire et son déshonneur, ses frontières abattues et ses assemblées ascendantes, tout -cela va se refléter dans son existence. De clérico-despotique qu'elle était, elle deviendra (et est en train de devenir) bourgeoisement parlementaire. Son mode de vie frugal deviendra coûteux; d'inconfortable, il deviendra confortable, et ainsi de suite. Mais c'est peu, et ne mène pas loin. Il existe un autre beau pays, ibaigné par la même mer bleue; la race vaillante et sévère des hommes qui le peuplent est belle aussi : il se trouve au-delà des Pyrénées. Il n'a pas d'ennemi extérieur, il possède une Chambœ, il a une unité apparente... et, pourtant, qu'est-ce que l'Espagne? Les nations sont vivaces. Elles peuvent rester en jachère pendant des siècles, puis se révéler pleines de forces et de sève si les circonstances les favorisent. Mais ressuscitent-elles telles qu'elles étaient? Pendant combien de siècles - j'ai failli dire de millénaires - le peuple grec a-t-il été effacé de la face de la terre en tant qu'Etat? Pourtant, il est resté vivant. Au moment même où toute l'Europe s'asphyxiait dans les fumées. des restaurations, la Grèce se réveillait et alarmait le monde entier. Mais les Grecs de Capodistria 17 ressemblaient-ils à ceux de Périclès ou à ceux de Byzance ? Il ne restait que leur nom et des souvenirs qu'on se forçait à évoquer. L'Italie peut se rénover elle aussi, mais elle sera contrainte de commencer une nouvelle histoire. Sa libération n'est rien de plus qu'un droit à l'existence. · L'exemple de la Grèce convient fort bien : il est si loin de nous qu'il suscite peu de passions. La Grèce athénienne, macédonienne, la Grèce dépouillée de son indépendance par Rome réapparaît comme un Etat indép.;mdant à l'époque de Byzance. Et que fait-elle? 16. En français. 17. Capodistria, comte Ioannis (1776-1831), homme politique corfiote qui servit le tsar Alexandre en 1809, en dirigeant sa politique extérieure avec Nesselrode jusqu'en 1822 Accompagna le tsar aux Congrès de Vienne, de Troppau et d'Aix•laChalpelle. Fut élu premier président de la jeune République grecque (1827) et assassiné en 1831.
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Rien ! Ou, pis encore, ~me controverse théologique, des révolutions de sérail par anticipation 18 ! Les Turcs renforçent son état d'enlisement et prêtent l'éclat d'un incendie à sa mort violente. La Grèce antique avait fini son temps quand la puissance romaine la recouvrit et la sauva, comme la 'lave et Ia cendre avaient sauvé Pompéi et Herculanum. L'époque byzantine souleva le couvercle du cercueil, mais la morte resta morte. Elle devint la proie des prêtres et des moines, comme l'est chaque tombe, et fut administrée par des eunuques, qui étaient tout à fait à leur place comme symboles de la stérilité. Qui ne connaît les récits de l'arrivée des Croisés à Byzance ? Incomparablement inférieurs du point de vue de l'instruction et du raffinement des mœurs, ces hommes d'armes sauvages, ces grossiers tapageurs étaient pleins de vigueur, d'audace et d'ambition. Ils allaie::lt de l'avant, et le dieu de l'Histoire marchait avec eux. Il apprécie les gens non pour leurs qualités, mais pour leur robustesse et leur sens de l'à-propos 19. Voilà pourquoi, quand il nous arrive de lire d'ennuyeuses chroniques, nous nous réjouissons de voir les Varègues 20 dégringoler de ·leurs neiges nordiques, les Slaves naviguer dans des sortes de coques de noix et frapper de leurs boucliers les fières murailles de Byzance. .Quand je faisais mes études, je m'en donnais à cœur joie en m'imaginant ce sauvage en chemise, des anneaux d'or aux oreilles - le grand-prince Sviatoslav de Kiev - allant à un rendez-vous avec l'empereur de Byzance, Jean Tzimitzès, efféminé, archi-béni, somptueux et lettré 21 ! Réfléchissez un _::>eu sur Byzance : en attendant que nos slavophiles apportent au monde une nouvelle chronique illustrée d'images saintes, et avatlt que celle-ci reçoive l'approbation du gouvernement, Byzance vous expliquera beaucoup de ce qu'il est pénible d'exprimer en paroles. Byzance pouvait exister, mais elle n'avait rien à faire; or, les peupJ~s n'intéressent en général l'Histoire que lors-
18 et 19. En français. 20. Les Varègues (ou Northmen, ou Normands, ou Vikings) étaient des marchands guerriers scandinaves, des commerçants armés si l'on préfère, qui faisaient la navette entre la péninsule scandinave et Byzance, en traversant la Russie d'alors. Le premier prince de Kiev fut un Varègue : Rurik. 21. Le grand-prince Sviatoslav, fils d'Igor et d'Olga (la première chrétienne russe, baptisée à Constantinople), fut le dernier prince Viking de Kiev. Dans ses guerres pour étendre son Etat, il se heurta aux Grecs, supérieurs en nombre et en technique. Il fut vaincu en 972, et, en effet, alla parlementer avec l'empereur de Byzance. Il était païen et semi-barbare, mais d'une bravoure extrême. « Frapper de leurs boucliers »... , allusion à une formule du ·grand-prince Oleg, !partant à la conquête de Tsargrad (Constantinople) : « Mon bouclier sera suspendu aux portes de Tsargrad ! »
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qu'ils se trouvent l!n scène, autrement dit, tant qu'ils s'occupent à quelque chose . ... Il me semble avoir rapporté la réponse de Thomas Carlyle lorsque je lui parlai des sévérités de la censure parisienne 22 : « Pourquoi vous fâcher ainsi contre elle ? fit-il. En obligeant les Français à se taire, Napoléon leur a rendu le plus grand service : ils n'ont rien à dire, mais ils ont envie de parler ... Il leur a donné une justification officielle ! » Je ne dis pas jusqu'à quel point je suis d'accord avec Carlyle, mais je m'interroge : l'Italie aura-t-elle quelque chose à dire et à faire le lendemain de la Prise de Rome ? Et ne trouvant pas de réponse, il m'arrive de souhaiter que Rome demeure longtemps un desideratum vivifiant. Avant que Rome soit prise, tout ira assez bien; il y aura assez d'énergie et de forces, si seulement il y a assez d'argent... Avant de prendre Rome, l'Italie saura endurer beaucoup : les impôts, la bourgeoisie piémontaise, l'administration rapace, la bureaucratie hargneuse et ~mportune. En attendant la prise de Rome, tout paraît de peu d'importance; pour l'obtenir, on peut supporter des ·Contraintes, il faut se tenir les coudes. Rome, c'est la ligne de démarcation, c'est l'étendard; elle est là, devant les yeux, elle empêche de dormir, de s'occuper d'affaires, elle maintient la fièvre. A Rome, tout sera changé, tout craquera... Là-bas, pense-t-on, c'est la conclusion, le couronno::ment. Mais pas du tout ! Là-bas, c'est le commencement. Les nations qui rachètent leur indépendance ne savent jamais (et c'est une très bonne chose) que l'indépendance en soi n'offre rien que le droit d'être majeur, qu'une place parmi ses pairs, que la reconnaissance accordée aux citoyens de passer des décrets, et c'est tout. Quel décret nous sera communiqué des hauteurs du Capitole et du Quirinal ? Qu'est-ce qui sera annoncé au monde sur le Forum romain ou sur le balcùn où, pendant des siècles, le Pape a donné sa bénédiction au monde urbi et orbi ? Proclamer l'indépendance sans phrases 23, c'est peu. Mais il n'y a rien d'autre ... Et parfois il me semble que le jour où Garibaldi jettera son épée inutile et posera la toge virile sur les épaules de l'Italie, il ne lui restera que d'embrasser publiquement, sur les bords du Tibre, son maestro Mazzini, et que tous deux disent ensemble « Seigneur, laisse maintenant ton serviteur aller en paix ! » 22. TI en a parlé dans un article d'E.P. consacré à un texte de Michelet : La Renaissance (en russe : A.S., t. XII). 23. En français.
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Je le dis pour eux, non contre eux. Leur avenir est assuré, leurs noms s'élèveront haut et rayonneront sur toute l'Italie, de Fiume à Messine; ils seront de plus en plus exaltés dans toute la triste Europe à mesure du rabaissement et de la dégénérescence historique de ses peuples. Mais je doute que l'Italie suive le programme du grand carbonaro et du grand guerrier. Leur religion a accompli des miracles, elle a éveillé la pensée, elle a levé l'épée, elle a été le clairon qui réveille les dormeurs, l'étendard sous lequel l'Italie s'est conquise pour elle-même. La moitié de l'idéal de Mazzini s'est réalisé, précisément parce que l'autre moitié allait au-delà de l'impossible. Si maintenant Mazzini a faibli, c'est là son succès et sa grandeur : il s'est appauvri de cette part de son idéa:l qui a passé dans la réalité; c'.est la faiblesse qui suit l'accouchement. Une fois aperçu le rivage, Colomb n'avait qu'à voguer tranquillement; il n'avait plus besoin de recourir aux forces de son esprit indomptable. Nous avions fait une expérience assez semblable dans notre cercle ... Où est-elle, la force que donnait à nos paroles la lutte contre le servage, contre les dénis de justice, contre la liberté d'expression? Rome, c'est l'Amérique de Mazzini. Pas d'autres embryons viables 24 dans son programme, calculé en vue de la lutte pour l'unité et pour Rome. · - Et la république démocratique? Ça, c'est la grande récompense outre-tombe, viatique de ceux qui partaient accomplir des hauts faits et des exploits; elle emplissait de foi ardente et sincère les prédicateurs et les martyrs ... Cette récompense est encore aujourd'hui le but des vieillards au cœur ferme, des compagnons d'armes aguerris de Mazzini. Hommes inflexibles, ils ne cèdent ni se laissent corrompre, infatigables maçons qui ont posé les fondations de l'Italie nouvelle et qui, lorsque le ciment manquait, donnaient leur sang. Mais sont-ils nombreux ? Et qui va les suivre ? Tant que le triple joug de l'Allemand, du Bourbon et du Pape écrasait le cou de l'Italie, ces énergiques moines-guerriers de l'Ordre de Mazzini trouvaient partout de la sympathie. Prindpesse et étudiants, joailliers et médecins, acteurs et prêtres, artistes et avocats, tout ce qui faisait partie de la bourgeoisie instruite, tout ce qui levait la tête en milieu ouvrier, les officiers et les soldats, tous, en secret ou ouvertement, étaient pour eux, œuvraient pour eux. Ceux qui voulaient la république étaient peu nombreux, mais tous voulaient l'indépendance et l'unité. Ils obtinrent leur indé24. En français.
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pendance. L'unité à la française leur répugne. Ils ne veulent pas d'une république. Le présent état des choses convient aux Italiens en bien des points; au surplus, ils ont envie de présenter un aspect « puissant et majestueux » à l'ensemble des Etats européens et, ayant trouvé cette bella e grande figura dans la personne de VictorEmmanuel, ils s'accrochent à lui 25. De fait, le système représentatif dans son évolution continentale est ce qui leur convient le mieux, car rien n'est très clair dans les esprits et rien n'est possible dans la pratique. C'est le grand « entretemps » qui broie les angles et les exagérations des deux côtés et les moud pour gagner du temps. Une partie de l'Europe a passé par cette meule, l'qutre y passera, et nous, pauvres pécheurs, avec elle. Voyez : même l'Egypte est entrée sur ses chameaux dans le moulin représentatif, poussée à coups de cravache 26. Je n'accuse pas la majorité, mal préparée, fatiguée, assez peureuse; je blâme moins encore les masses qu'on a laissé éduquer si longtemps par les hommes d'Eglise; je n'accuse même pas le gouvernement. Du reste, comment peut-on le blâmer pour son esprit borné, son incapacité, '>On manque d'élan, pour .J'absence de toute poésie et de tact ? II est né dans le Palazzo Carignano 27, au milieu d'épées gothiques rouillées, de vieilles perruques poudrées et de l'étiquette amidonnée des petites cours à prétentions énormes. Ce gouvernement n'a pas inspiré l'amour, bien au contraire, mais il n'en est pas devenu plus faible. J'ai été surpris, en 1863, à Naples, par la désaffection générale à l'égard du gouvernement. A Venise, en 1867, je vis sans la moindre surprise que, trois mois après leur libération, les Vénitiens ne pouvaient pas le souffrir. Mais je vis plus clairement encore qu'il n'avait rien à craindre, si de lui-même il ne commettait pas une série de bévues colossales, encore qu'il sache se tirer de celles-ci avec une facilité déconcertante. 25. Note de Herzen : « Un très charmant Hongrois, Sandor Téléki, qui servit plus tard en Italie comme colonel de cavalerie, me dit, en se moquant du luxe clinquant des dandies florentins : " Vous souvenez-vous des courses de chevaux et des promenades à Moscou ? C'était bête, mais avait son caractère : le cocher est imbibé d'alcool, sa casquette est de guingois, les chevaux valent quelques milliers de roubles, et le barine défaille de béatitude dans ses zibelines. Mais ici, un comte Untel fait atteler des rosses moribondes aux jambes flageolantes, à la tête dodelinante, son Giacopo maigrelet et pataud, qui lui sert aussi de jardinier et de cuisinier, monte sur le siège et tire sur les rênes, vêtu d'une livrée qui n'est pas à ses mesures et le comte lui dit : Giacopo, Giacopo, fate una grande e bella figura " Je prie le comte Téléki de m'autoriser à lui emprunter cette expression. » 26. Référence aux réformes profondes de Mohammed-Ali. 27. Les ducs de .Savoie étaient princes de Carignano. Victor-Emmanuel Il naquit dans le Palazzo Carignano, à Turin, le 14 mars 1820.
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J'ai un exemple des deux cas sous les yeux, et je vais le relater en quelques lignes. Aux diverses plaisanteries que les gouvernements se plaisent à faire pour jeter de la poudre aux yeux des peuples .(comme les prisonniers de la paix, de Louis-Philippe, et « l'Empire, c'est la paix », de Louis-Napoléon}, Ricasoli a ajouté la sienne : il qualifia la loi confisquant une grande partie des biens du clergé, de « loi sur la liberté {ou l'indépendance) de l'Eglise dans l'Etat » 28. Tous les adolescents du -libéralisme, tous ceux qui ne lisaient pas plus loin que le titre se réjouirent. Le ministère triompha en dissimulant un sourire. L'affaire profitait d'évidence au clergé ... Un publicain et pécheur belge se présenta, derrière qui se cachèrent les Pères Jésuites. Il apportait des masses d'or, dont J'Italie n'avait pas vu la couleur depuis longtemps, et proposait au gouvernement une grosse somme pour assurer au clergé la possession légale des biens extorqués à leurs pénitents, pris à des criminels moribonds ou à toutes sortes de simples en esprit. Le gouvernement ne voyait qu'une chose : l'argent. Les imbéciles voyaient autre chose : la liberté de l'Eglise à l'américaine, dans un Etat libre! De nos jours, c'est la mode de mesurer les institutions européennes à l'aune américaine. Le comte de Persigny voit une immense ressemblance entre le Second Empire et « la Première République de notre temps » 29. Néanmoins, Ricasoli et Scialoia avaient beau ruser, la Chambre, de composition assez bigarrée et médiocre, commença à se rendre compte que les cartes étaient truquées, et sans son concours. Le banquier belge 30 joua à l'imprésario et essaya d'acheter les voix italiennes, mais, cette fois (cela se passait en février), la Chambre était enrouée. A Naples s'éleva un murmure. A Venise, on convoqua un rassemblement de protestation dans .Je Théâtre Malibran. Ricasoli fit fermer le théâtre et poster des sentinelles. Sans aucun doute, de toutes les bévues qu'il était possible de commettre, c'était la plus sotte qu'on pût -:nventer. Venise, qui venait seulement d'être libérée, tenait à profiter de son droit d'opposition, et la police lui coupa les ailes. Se rassembler pour fêter le roi ou offrir des bouquets au gran commandatore Lamarmora ne tirait pas à consélquence. Si les Vénitiens avaient voulu se réunir pour fêter les archiducs autrichiens, on les y eût autorisés, naturellement. Une 28. Débats du 17 janvier 1887. Le titre exact est : Loi sur la liberté de l'Eglise et la liquidation des biens ecclésiastiques. (A.S.) 29. République des Etats-Unis d'Amérique. 30. D se nommait Lagrand-Dimonso.
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réunion dans le Théâtre Malibran ne présentait pas le moindredanger. La Chambre s'alarma et Jemanda des explications. Ricasoli répliqua avec insolence ct morgue, comme· il sied au dernier représentant de Raoul Barbe-Bleue, à un comte médiéval et à un féodaL La Chambre, « assurée que le ministère ne voulait pas limiter le droit de réunion », voulut passer à la question suivante. BarbeBleue, déjà furieux parce que sa loi sur « la liberté de l'Eglise '», qu'il était sûr de faire passer, commençait à être coulée dans les comités, déclara qu'il ne pouvait accepter l'ordre du jour motivé 31. La Chambre, offensé,;::, vota contre lui. Devant tant d'audace, i1 suspendit la Chambre !e lendemain; le troisième jour, il la déclara dissoute, le quatrième, il cogita des mesures plus draconiennes. encore, mais on m'assura que Cialdini 32 informa le roi qu'il était diŒcile de compter sur l'armée. Il y a eu des exemples de gouvernements qui, se trouvant dans Je pétrin, inventaient un prétexte valable pour faire une vilénie, ou pour la cacher; mais ces messieurs-là avaient été chercher le prétexte le plus grotesque pour attester de leur défaite. Si le gouvernement italien continue dans la même voie, et plus violemment, peut-êtTe se cassera-t-11 le cou; on ne peut prévoir, on ne peut supputer que ce qui, dans une certaine mesure, est soumis à la raison : la toute-puissance de la folie n'a pas de limites, mais il y a toujours un Cialdini dans les parages qui saura lui déverser un seau d'eau froide sur la tête. Si l'Italie s'adapte à cet ordre-là, si elle s'y installe, elle ne pourra l'endurer impunément. Il est dur pour un peuple moins expérimenté que les Français de digérer ce monde fantomatique du mensonge, des paroles creuses, des phrases sans contenu. En France, rien n'est vrrJiment vrai, mais tout existe, ne serait-ce que pour l'ostentation et l'étalage. Comme les vieillards tombés en enfance, elle raffole des jouets; il lui arrive de se douter que le cheval est en bois, mais elle veut se faire illusion. L'Italie ne saura venir à bout de ces ombres chinoises, d'une indépendance lunaire aux trois quarts éclairée par le soleil des Tuileries, d'une Eglise, méprisée et haïe, soignée comme une grand-mère folle, en attendant sa mort prochaine. La pâtée de pommes de terre du parlementarisme et la rhétorique des Chambres ne donnera pas la santé à 31. En français. 32. Cialdini, Enrico. commanda une division sarde pendant la guerre de Crimée; vainqueur de la bataille de Palestro (1859), il fut gouverneur de Naples, puis chef d'état-major à l'époque dont parle Herzen. Celui-ci se trouvait en Italie pendant ces événements.
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l'Italien. Cette fausse nourriture l'abrutira, le rendra fou, ainsi que ce combat irréel. Or, on ne lui prépare rien de nouveau. Que faire ? Où est l'issue? Je l'ignore. A moins que, après avoir proclamé à Rome l'unité italienne, on proclame aussitôt sa subdivision en parties indépendantes, autonomes, à peine liées entre elles ? S'il y a quelque chose à élaborer, on peut élaborer plus de choses dans dix centres vivants, et c'est tout à fait dans l'esprit de l'Italie. ... Au milieu de ces réflexions, je tombai sur une brochure d'Edgar Quinet : France et Allemagne 33, Elle m'a fait un extrême plaisir. Ce n'est pas qui! je dépende particulièrement des opinions de ce célèbre historien et penseur, que je respecte beaucoup, personnellement, mais je ne me suis pas réjoui pour moi-même. Autrefois, à Pétersbourg, un ami connu pour son humour, trouvant sur ma table un ouvrage du Michelet berlinois 34 traitant de « l'immortalité de l'âme », me laissa Ie billet suivant : « Cher ami, quand tu auras lu ce livre, donne-toi Ia peine de me faire savoir brièvem.!nt si l'immortalité de l'âme existe, ou non. Moi, cela m'est égal, mais c'est pour rassurer ma famille. » C'est justement à cause des miens que je suis content d'avoir rencontré Quinet. Nos amis, en dépit de l'attitude arrogante qu'ils ont adoptée à l'égard des « autorités » européennes, les écoutent plus qu'ils n'écoutent les leurs. C'est bien pour cela que je me suis efforcé, quand c'était possible, de placer ma pensée sous la tutelle de la nounou Europe. M'accrochant à Proudhon, je disais qu'aux portes de la France S.:l tenait non pas Catilina, mais la mort 35, M'accrochant aux basques de Stuart Mill, je répétais ce qu'il disait de la « chinoiserie » des Anglais 36. Et je suis fort heureux de pouvoir pr~ndre la main de Quinet et de déclarer : « V oyez ! Ce que mon vénérable ami Quinet dit en 1867 à propos de l'Europe latine, c'est ce que je disais de toute l'Europe en 1847, et au cours des années suivantes. » Edgar Quinet constate avec horreur et tristesse l'abaissement de la France, le ramollissement de son cerveau, sa médiocrité crois33. -L'ouvrage de Quinet, écrit en 1866 sous l'influence de la victoire des Prussiens sur les Autrichiens, parut d'abord dans le journal Le Temps, en janvier 1867. 34. Le professeur allemand C. Michelet était considéré comme le « premier hégélien ». Herzen se réfère à lui dans B.i D.F.• t. Il, p. 28, à .propos de son œuvre principale : Vorlesung über di Personlichkeit Gottes und Unsterblichkeit der Seele, Berlin, 1841. {« Cours sur la Personne divine et l'Immortalité de l'âme ».) 35. Herzen a cité ces paroles de Proudhon : Ce n'est pas Catilina qui est à vos portes ... mais la mort, qui figuraient dans son article : Philosophie du 10 mars, paru dans « La Voix du Peuple » du 29 mars 1850. Herzen les a reprises dans L'Autre Rive, dans la 14• Lettre des Lettres de France et d'Italie et dans B.i D. déjà. (Cf. B.i D.F., t. III, chap. XLI.) 36. Dans le présent volume : Complément, pp. 63-74.
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sante. II n'en comprend pas les raisons, les cherche dans le rejet des principes de 1789, dans la perte de la liberté politique; voilà pourquoi perce à travers soa chagrin un espoir secret en une guérison de la France grâce à un retour au régime parlementaire, aux grands principes de la révolution. Quinet ne remarque pas que les grands principes dont il parle, et les idées politiques du monde latin en général, ont perdu leur signification; leur ressort est au bout et presque brisé. Les principes de 1789 37 n'était pas une phrase, mais maintenant ce n'est plus qu'une phrase, comme la liturgie et les paroles d'une prière. Le mérite de ces principes est immense : par eux, à travers eux, la France a accompli sa révolution, a soulevé le voile du futur puis, effrayée, a fait un bond en arrière... Un dilemme se présente à nous : Ou bien les institutions libres soulèveront à nouveau le voile sacré, ou bien ce sera la tutelle de l'Etat, l'ordre à l'extérieur, l'esclavage à l'intérieur. Si, dans la vie des peuples de l'Europe, il n'existait qu'un but, qu'une aspiration, un .::ôté ou l'autre l'auraient ·emporté de longue date. Mais telle que s'est formée l'histoire de l'Occident, el:le a abouti à une lutte éternelle. Dans ce fait fondamental de la vie courante : le fait d'une double culture, se trouve un obstacle organique à toute évolution continue. Vivre dans deux civilisations, sur deux niveaux, dans deux mondes, à deux âges différents; vivre non pas avec tout son organisme, mais avec une partie seulement, tout en utilisant l'autre pour la nourriture et le chauffage, et en parlant sans cesse de liberté et d'égalité, voilà qui devient de plus en plus difficile. Les expériences pour parvenir à un système plus harmonieux, plus équilibré, ont échoué. Pourtant, si elles n'ont pas réussi en un lieu donné, cela prouverait le mauvais choix du lieu plutôt que la fausseté du principe. C'est là que réside toute l'essence de l'affaire. Les Etats-Unis d'Amérique, avec l'unité de leur civilisation, devanceront facilement l'Europe; leur situation est plus simple. Le niveau de leur civilisation est inférieur à celui de ol'Europe de l'Ouest, mais il n'y en a qu'un seul, et tous y :atteignent. C'est là leur force terrible. H y a vingt ans, la France se jeta telle un than dans une existence différente, luttant dans les ténèbres de manière insensée, sans plan, et ne connaissant rien, à part son intolérable souffrance. 37. En français.
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Elle fut vaincue par « l'ordre et la civilisation », mais c'est le vainqueur qui recula. La bourgeoisie a dû payer sa triste victoire avec tout ce qu'elle avait acquis pendant des siècles d'efforts, de sacrifices, de guerres et de révolutions, avec Ies plus beaux fruits de sa culture. Les centres du pouvoir, les voies du développement, tout a changé. L'activité cachée, le travail tronqué de la reconstruction sociale ont passé ailleurs, au-delà des frontières de la France. Dès que les Allemands eurent acquis la certitude que la marée française était basse, que ses terrifiantes idées révolutionnaires étaient devenues caduques, qu'il n'y avait plus à la redouter, ·le casque prussien se montra derrière les murs des forteresses rhénanes. La France continuait à reculer, le casque continuait à avancer. Bismarck n'avait guère d'estime pour son peuple. Il ouvrait grand ses deux oreilles du côté de la France, il humait l'air qui venait de là-bas, et, convaincu de la réelle dégradation de ce pays, il comprit que l'heure de la Prusse ëtait venue. Dès lors, il commanda un plan à Moltke, commanda ses « aiguilles » aux fabricants d'armes puis, systématiquement, ave;; la grossière désinvolture germanique, il ramassa les poires allemandes mûres et les versa dans le tablier du ridicule Frédéric-Guillaume 38, en l'assurant qu'il était un héros, par miracle spécial du Dieu luthérien. Je ne crois pas que les destins du monde restent longtemps dans les mains des Allemands et des Hohenzollern ... C'est impossible. C'est contraire au bon sens, cela répugne à l'esthétique de l'Histoire ! Je dirai, comme dit Kent au Roi Lear, mais en l'inversant : « En toi, ô Prusse, il n'y a rien que je pourrais appeler roi. » 39 Il n'empêche que la Prusse a repoussé la France à l'arrière-plan et s'est installée à la première place. Il n'empêche qu'après avoir teint en une seule couleur les oripeaux bariolés de la patrie allemande c'est elle qui dictera ses lois à l'Europe, aussi longtemps que ces lois seront appliquées à coups de baïonnette et exécutées par la mitraille, et ceci pour une raison bien simple : eUe possède plus de baïonnettes et plus de mitraille. 38. Les « poires allemandes » : après sa victoire de 1866 (Sadowa), la Prusse acquit le Schleswig-Holstein, le Hanovre, Hesse-Kassel, Nassau et Francfort, qui furent . réunis au royaume de Prusse. Herzen fait une erreur sur le nom du roi : c'était Guillaume Je•, Frédéric-Louis. 39. Acte I, sc. 4. En réalité, le texte de Shakespeare est le suivant : ... Y ou have in your countenance that which 1 would fain cali ma11ter... (« Vous avez en votre physionomie ce je ne sais quoi que j'appellerais volontiers l'air d'un maître. » Trad. Armand Robin, Œuvres complètes de Shakespeare, sous la direction de Pierre Leyris, Paris, 1959.)
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Derrière la vague prussienne, il s'en lève déjà une autre qui ne s'inquiète guère si cela plaît ou non aux vieillards à idées classiques. L'Angleterre, qui s'est mise en marge, dissimule subtilement une· force apparente, comme s'enorgueillissant de sa prétendue indiffé-· renee... Tout au fond d'elle-même, elle a éprouvé ·ce même mal social qu'elle avait si aisément guéri en 1848 avec les bâtons de la police... Mais ses affres augmentent, et elle rentre ses tentacules. d'une grande portée pour la lutte intérieure. La France, étonnée et perplexe devant la transformation de la situation, menace de hire la guerre non pas ·à la Prusse, mais à l'Italie, si celle-ci s'avisait de toucher aux possessions temporelles du Père éternel, et recueille des fonds pour un monument à. Voltaire ... Va-t-elle ressusciter l'Europe latine, la trompette prussienne du jugement dernier martial qui vous perce les tympans ? Cette Europe· s'éveillera-t-el1le à l'approche de ces barbares érudits? Chi lo sa?' ... J'ai débarqué à Gènes avec des Américains qui venaient de traverser l'océan. Gênes les frappa de stupeur. Ils voyaient de leurs yeux tout ce qu'ils avaient lu dans des livres sur le Vieux Monde. Ils ne se lassaient pas de regarder les rues médiévales - acciden-· tées, étroites, noires - , la hauteur inaccoutumée des maisons, les:: sentes à demi en ruines, les fortifications. Nous entrâmes dans le vestibule d'un palais. Un cri d'émerveil-· lement échappa à l'un des Américains : «Comme ces gens vivaient, répétait-il, comme ils vivaient ! QueUes proportions, quelle élég~ce ! Non, jamais vous ne trouverez quelque chose de semblable· chez nous ! » Il était prêt à rougir de son Amérique. Nous jetâmes un coup d'œil à l'intérieur d'un salon immense. Les· anciens maîtres des lieux se trouvaient là, sur leurs portraits. Les tableaux, les murs fanés, le mobilier ancien, les vieilles armoiries, l'air confiné, !e vide ct le vieux gardien coiffé d'une calotte en tricot noir, vêtu d'une jaquette noire râpée et tenant un trousseau de clés .... tout cela nous disait avec éloquence que ce n'était plus une demeure, mais une curiosité, un sarcophage, la somptueuse relique d'une vie· disparue. - Certes, dis-je en sortant à mes Américains, vous avez parfaitement raison : ces gens ont bien vécu !
Mars 1867 ..
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CHAPITRE III LA BELLE FRANCE Ah, que j'ai douce souvenance De ce beau pays de France ! 1
-1-
ANTE PORTAS
Pour moi, la France était fermée. Un an après mon arrivée à Nice, en été 1851, j'écrivis à Léon Foucher, alors ministre de 1l'lntérieur, en lui demandant l'autorisation de me rendre à Paris pour quelques jours. « J'y possède un immeuble et je dois m'en occuper. ~ Un économiste véritable ne pouvait manquer de se rendre à pareil argument; il me permit donc de venir « pour un 'temps très bref ~. En ;1852, je sollicitai le droit de traverser la France, en route pour l'Angleterre : refus. En 1856, voulant revenir d'Angleterre ;en Suisse, je demandai derechef un visa : refus. J'écrivis au Conseil d'Etat de Fribourg 2 que j'étais coupé de la Suisse et devais voyager soit clandestinement, soit par le détroit de Gibraltar, ou enfin par l'A11emagne, ce qui, vraisemblablement, me mènerait à la forteresse Pierre-et-Paul, à Pétersbourg, et non à Fribourg ! Par conséquent, je priais le Conseil d'Etat d'entrer en pourparlers avec le ministre français des Affaires étrangères, et de solliciter pour moi un transit :à travers la France. Le Conseil me fit tenir, le 19 octobre 1856, "la .Jettre suivante : 1. Citation incorrecte. 2. Rappelons qu'en 1851, la Russie lui étant définitivement fermée et la nationalité russe ôtée, Herzen demanda la nationalité suisse et devint citoyen de Morat ;~Murten). Cf. B.i D.F., t. III, chap. XL.
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Monsieur Herzen, A la suite de votre sollicitation, nous avons chargé le ministre de Suisse à Paris de faire les démarches nécessaires en vue de vous obtenir l'autorisation de passer par la France à votre retour en Suisse. Nous vous transmettons textuellement la réponse reçue par le ministre de Suisse : « M. Walewski a été obligé de consulter en cette matière son collègue de l'Intérieur. Des motifs d'une gravité particulière, lui a répondu le ministre de l'Intérieur, l'ont obligé, en août dernier, de refuser à M. Herzen le droit de passer par la France, et il_ ne peut modifier cette décision, etc.
Je n'avais rien de commun avec les Français d'alors, ne participais à aucune conspiration, n'appartenais à aucune coterie et ne m'occupais exclusivement que de la propagande russe 3. Tout cela était parfaitement connu de la police française, seule omnisciente, seule nationale, et donc infiniment puissante. On était furieux contre moi pour mes articles et mes relations. On ne peut s'empêcher de dire que cette colère dépassait les bornes. En 1859, j'allai passer quelques jours à Bruxelles avec mon fils 4. Ni à Ostende, ni à Bruxelles, on ne demanda à voir nos passeports. Six jours plus tard, en rentrant à l'hôtel dans la soirée, un serviteur qui m'apportait une bougie me dit que la police réclamait mon passeport. « Il est bien temps! » remarquai-je. Le serviteur m'accompagna à ma chambre et prit mon passeport. Je ne m'étais pas plus tôt couché - vers minuit - qu'on frappa à ma porte. Le même valet parut, portant une grosse enveloppe : « Le ministr-e de la Justice vous demande instamment de vous présenter demain, à onze heures du matin, au département de la Sûreté publiques, .Jus-je. - Et c'est pour cela que vous venez la nuit réveiller les gens ? - On attend la réponse. -Qui ça? - Quelqu'un de la police. - Bon, dites-leur que je viendrai, mais ajoutez qu'il est stupide d'apporter des invitations après minuit. Après quoi, comme le comte Nouline, de Pouchkine, « je soufflai ma chandelle ». 3. Ogarev était arrivé à Londres (1856), L'Etoile Polaire était lancée, on préparait le Kolokol et les brochures de propagande à destination de la Russie. 4. Alexandre (« Sacha ») avait vingt ans (né en 1839). 5. Dans ce chapitre, tous les mots en italiques sont en français dans le texte.
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Le lendemain matin, à huit heures, on frappa de nouveau. Il n'était pas difficile de deviner que c'était ·encore Ia police qui me jouait des tours. -Entrez! Un monsieur parut, exagérément propret, portant un chapeau neuf, une chaîne de montre longue et épaisse, apparemment en or, et un veston noir bien Tepassé... Moi, qui n'avais même pas fini de m'habiller, j'offrais le plus bizarre des contrastes avec un individu obligé de se vêtir avec tant de minutie dès sept heures du matin qu'on pouvait le prendre par erreur pour un monsieur bien. L'avantage était de son côté. - Ai-je l'honneur de parler à Monsieur Ht!rzen père? - C'est selon la façon de l'envisager. D'un côté, je suis un père, de l'autre, un fils. Cela égaya le mouchard. - Je suis venu... - Permettez-moi de vous dire que le ministre de la Justice m'a convoqué pour onze heures. - C'est exact. - Pourquoi dès lor-s le ministre vous dérange-t-il ? C'est déjà assez qu'il m'ait dérangé hier soir, sur le tard, en me faisant tenir son enveloppe. - Alors vous irez ? - Sans faute. - Vous connaissez 1e chemin? - Auriez-vous reçu l'ordre de m'accompagner? - Mais voyons, quelle idée ! -Donc ... - Je vous souhaite le bonjour. - Portez-vous bien. A onze heures j'étais assis chez le chef de la Sécurité publique belge. Il tenait en main un cahier et mon passeport. - Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, mais, voyez-:vous, il s'agit de deux petites circonstances ·: d'abord, vous avez un passeport suisse, alors que ... Avec sa finesse policière, il fixait sur moi un regard scrutateur. - Alors que je suis russe, complétai-je. -· Oui, je l'avoue, cela m'a paru étrange. - Et pourquoi ? Il n'y a pas de lois sur la naturalisation en Belgique? - Vous êtes donc... ?
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- Naturalisé depuis six ans, à Morat, canton de Fribourg, dans la bourgade de Châtel6. - S'il en est ainsi, ie n'ai aucun droit, bien entendu, d'émettre des doutes ... Passons donc à la seconde difficulté. Il y a environ trois ans, vous avez demandé l''lutorisation de venir à Bruxelles, et elle vous a été refusée. - Mille pardons, cela n'est pas arrivé et ne pouvait arriver. Quelle opinion aurais-je pu avoir de la libre Belgique si, n'en ayant Jamais été expulsé, j'avais douté de mon droit à me rendre à Bruxelles? Le chef de la Sûreté publique parut un tantinet confus. - Néanmoins, voici ... Et il déplia son cahier. - Apparemment, dis-je, tout n'y est pas exact. Par exemple, vous ignoriez que je fusse naturalisé en Suisse. - Très juste. Le consul, S.E. Delpierre ... - Ne vous inquiétez pas, je vais vous raconter tout le reste. J'ai demandé à votre consul à Londres si je pouvais transférer à Bruxelles mon imprimerie russe, autrement dit, si on la laisserait tranquille à condition que je ne me mêle pas des affaires belges ce dont je n'avais ~as la moindre envie, vous me croirez sans peine. M. Delepierre s'en est référé au ministre, celui-ci l'a prié de me dissuader de mon intention. Votre consul eut honte de me transmettre par écrit la réponse ministérielle, et a prié un ami commun, Louis Blanc, de me la communiquer. Par l'intermédiaire de celui-ci, je rassurai M. Delepierre et lui affirmai que j'avais reçu avec une grande fermeté morale l'interdiction de faire ·entrer mon imprimerie à Bruxelles. J'ajoutai : « Si jamais le consul avait été foret de me préveni·r que ma presse n'aurait pas le droit de quitter Bruxelles au 1siècle des siècles, je n'aurais peut-être pas fait 1preuve de Jtant d'héroïsme! Vous voyez que je me souviens fort bien de toutes ces péripéties. » Le gardien de la Sûreté publique s'éclaircit légèrement la voix, et, tout en lisant son cahier, fit tomber : - En effet. Je n'avais pas remarqué l'affaire de l'imprimerie. Toutefois, je présume qu'il vous faut tout de même une autorisation du ministre, autrement, si désagréable que cela soit pour nous, nous nous verrons contraints de ... - Je pars dem:lin. 6. Cf. B.i D.F., t. III, chap.
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- Voyons! Personne n'exige une telle hâte! Restez ici une semaine ou deux. Nous parlerons de votre installation. Je suis presque sûr que le ministre l'autoriserait. .. - Je pourrais le iui demander plus tard, mais, pour le moment, je n'éprouve pas le moindre désir de rester à Bruxelles. Ainsi finit cette histoire. - J'ai oublié de vous dire quelque chose, conclut le gardien de la sécurité qui s'embrouiiiait dans ses éclaircissements. C'est que nous sommes petits, très petits ... Il y a des égards ... Il avait honte. Deux ans plus tard, ma fille cadette, qui vivait à Paris, tomba malade 7. Je demandai de nouveau un visa, Persigny 8 me le refusa 1derechef. A l'époque, le comte Xavier Branicki 9 se trouvait à Londres. En dînant chez lui, je lui parlai de cette fin de nonrecevoir. - Ecrivez au prince Napoléon 10, me dit Branicki, je lui transmettrai votre lettre. - Et pourquoi irats-je écrire au prince? - Cest juste. Ecrivez à l'empereur. Je pars demain, et, aprèsdemain, votre lettre sera dans ses mains. - Voire... Laissez-moi réfléchir. Rentré à la maison, j'écrivis la lettre suivante Sire, Il y a plus de dix ans, j'ai été contraint de quitter la France selon un ordre ministériel. Depuis lors, j'ai été autorisé par deux fois à me rendre à Paris 11. Par la suite, on !m'a constamment refusé le droit d'entrer en France, alors qu'à Paris on élève l'une de mes filles et j'y possède un immeuble. 7. Olga (née en 1850) était élevée à Paris par Malwida von Meysenbug, ni l'une, ni l'autre ne pouvait vivre à Londres sous le même toit que Nathalie Ogarev, la maîtresse de Herzen. Cf. Commentaires (59) correspondant au chap. VII de la septième partie. 8. Ministre des Affaires étrangères. 9. Noble polonais, dont la mère était russe, et nièce de Potemkine. Branicki était l'un des chefs de l'émigration aristocratique polonaise. n avait acquis le château de Montrésor, sur la Loire, qui appartient encore à la famille (prononcez : Branitski). C'était un intime de Napoléon III. 10. ·Le fils de Napoléon HI. 11. Note de Herzen : « Mon second voyage fut autorisé lors de la maladie de Maria Reicbel. (Qui à l'époque élevait les enfants de Herzen. N.d.T.) Je reçus un visa sur la demande du baron de Rothschild. Maria ayant guéri, je n'en profitai pas. Deux ans plus tard, on me décl'
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J'ose m'adresser directement à Votre Majesté pour la prier de m'autoriser à entrer en France et à séjourner à Paris, pour aussi longtemps que l'exigeront mes affaires, et j'attendrai avec confiance et respect votre décision. En tout état de cause, Sire, je vous donne ma parole d'honneur qu'en souhaitant d'avoir le droit de me rendre en France je n'ai aucune visée politique. Je demeure, avec le plus grand respect pour Votre Majesté, son .très fidèle serviteur. A. H.
31 mai 1861. Londres. Orsett House, Westborough Terrace. Branicki trouva ma lettre sèche; telle quelle, elle n'avait guère de chances d'atteindre son but. Je lui déclarai que je n'en écrirais pas d'autre. S'il voulait me rendre service qu'il la transmette, s'il changeait d'idée, qu'il la jette dans Ja cheminée. Cette conversation avait lieu à la gare de chemin de fer. Il partit. Quatre jours plus tard, je reçus une lettre transmise par l'ambassade de France Cabinet du Préfet de Police. Paris, le 3 juin 1861. Monsieur Herzen, Sur l'ordre de l'Empereur, j'ai l'honneur de vous faire savoir que Sa Majesté vous autorise à entrer en France et à séjourner à Paris chaque fois que vos affaires l'exigeront, comme vous l'avez sollicité dans votre lettre du 31 mai. Vous pouvez donc voyager librement dans tout l'Empire, en respectant les formalités d'usage. Recevez, Monsieur Herzen ... , etc. Le Préfet de Police.
Suivait une signature ~xcentrique, tordue, illisible, qui ressemblait à tout ce qu'on voulait sauf au nom de « Boittelle ».
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. Le même jour arriva une lettre de Branicki. Le prince Napoléon lui avait communiqué le billet suiv-ant, que lui avait ·envoyé l'empereur : « Cher Napoléon, je t'informe que je viens d'autoriser la venue de Monsieur Herzen 12 en France et que j'ai donné ['ordre de lui remettre un passeport. :. Après cela : « Levez la barrière ! » Et la barrière baissée depuis onze ans monte. Un mois plus tard, je partais pour Paris 13,
12. Note de Herzen : « J'ai souligné le mot " Monsieur ", parce que, lors de mon expulsion, la préfecture écrivait toujours le Sieur H. tandis que Napoléon III écrivait " Monsieur " en toutes lettres. " 13. n quitta Londres le 21 juin 1861 et resta une quinzaine de jours à Paris. (Les ~ettres citées sont malheureusement de nouveau « la traduction d'une traduction. ») (N.d.T.)
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-11INTRA MUROS
« M'ame Erstin! »cria un gendarme de Calais, morose et moustachu. Il se tenait devant la barrière par laquelle devaient passer en France, un à 1m, les voyageurs qui venai·ent de descendre du bateau de Douvres et que les douaniers et autres « surveillants » avaient poussés dans ·un hangar de pierre. Les voyageurs s'avançaient, le gendarme leur rendait ·leur passeport, le commissaire de police les questionnait du regard et - quand il le jugeait nécessaire - verbalement; ensuite, approuvé, déclaré sans danger pour l'empire, le touriste ge perdait derrière le tourniquet. Cette fois, personne ne bougea pour répondre à l'appel. - Alors quoi ? Personne de ce nom ? cria de nouveau le gendarme, et, parcourant sa feuille, il ajouta : « MamzeHe Ogla Erstin! » C'est alors seulement qu'une petite fille, ma fille Olga, devina que c'était elle que le gardien de l'ordre réclamait si bruyamment. - Avancez donc! Prenez vos papiers! lui ordonna-t-il férocement. Olga prit son passeport, se serra contre Mlle Meysenbug et lui demanda tout bas : - Est-ce que c'est l'empereur ? Cela lui arriva en 1860. Un an plus tard, il m'advint plus grave, non plus à la barrière de Calais {qui n'existe plus), mais partout : dans le train, dans la rue, à Paris, en province, à ·la maison, en rêve, en réalité. Partout se dressait devant moi l'empereur en personne, avec c;a longue moustache aux fines pointes goudronnées, avec son regard vide, sa bouche muette. Non seulement les gendarmes qui, de par leur situation, sont un peu des empereurs, me semblaient-ils être Napoléon III, mais aussi les soldats, les vendeurs, Ies garçons et surtout les conducteurs de trains et d'omnibus! C'est seulement à P'llis, en 18·61, à l'Hôtel de Ville {devant lequel je me tenais empli de respect en 1847), à Notre-Dame, aux ChampsElysées et sur les boulevards, que je compris le psaume du roi
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David, où, plein d'un désespoir adulateur, il se plaint à Jéhovah de ne pouvoir ni le fuir, ni se cacher de lui. « Dans l'eau, dit-il, tu t'y trouves, sur ~a terre tu es 1à, à plus forte raison dans les cieux! :. 14 Allais-je dîner à la Maison Dorée? Napoléon, dans l'une de ses hypostases, y dînait aussi, à deux tables de moi, et commandait des truffes en serviette; si j'allais au théâtre, il était assis dans le même rang, tandis qu'un autre Napoléon III déambulait sur la scène. Si je le fuyais hors de la ville, il marchait sur mes talons au Bois de Boulogne, en veston strictement boutonné, la moustache teinte. Où ne le trouvait-on pas ? Au bal MabUle ? A la messe de la Madeleine ? Il ne manquait pas de se trouver ici et là... La révolution s'est faite homme : c'était une des phrases chéries du jargon doctrinaire au temps de Thiers et des historiens libéraux de !l'époque de Louis-PhUippe. A présent, c'est plus subtil : « ia révolution ·et la réaction·», l'ordre et le désordre, l'avance et le recul se sont incarnés en un seu~ homme qui, à son tour, s'est incarné dans toute son administration, depuis les ministres jusqu'aux gardes champêtres, depuis les sénateurs jusqu'aux maires des villages; il s'est répandu partout avec l'infanterie, il navigue avec la flotte. Cet homme n'est ni un poète, ni un prophète, ni un vainqueur, ni un excentrique, ni un génie, ni un homme doué. C'est un monsieur d'âge mûr, froid, silencieux, morose, laid, calculateur, persévérant et prosaïque. Le bourgeois de la France bourgeoise, l'homme du destin, le neveu du grand homme est un plébéien. Il supprime, pour les concentrer en sa personne, les aspects saillants du caractère national ·et toutes les aspirations du peuple; ainsi le point le plus haut d'une montagne ou d'une pyramide couronne toute la masse ... avec rien. En 1849...1850, je n'avais pas percé Napoléon III à jour. Entraîné par ma rhétorique démocratique, je l'avais mal évalué. L'année 1861 fut l'une des meilleures :~our l'empire : tout allait bien, tout était apaisé, résigné, soumis à l'ordre nouveau. L'opposition, les idées hardies? H y en avait tout juste assez pour faire de l'ombre et donner un goût légèrement épicé. Laboulaye louait fort intelligemment New York pour faire la nique à Paris, Prévost-Paradollouait l'Autriche pour faire la nique à la France 15. On faisait des allusions anonymes au procès de 14. Sans doute une citation approximative du psaume 139 : Où irais-je loin de ton esprit 1 Et où fuirais-je ta face? Sl je 17Wnte aux cieux tu y es 1 ... Si je prends les ailes de l'aurore 1 et que j'aille habiter à l'extrémité de la mer 1 Là aussi ta main me conduira. (Ps. 139, v. 7-10.) 15. Laboulaye, Edouard-René (1811-1'883), juriste et publiciste, auteur d'un ouvrage satirique : Paris et l'Amérique (1863). « Une merveille écrit Herzen, je n'ai
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Mirès 16, On avait le droit de dire du mal du Pape sans excès, et de témoigner une sympathie modérée au mouvement de libération polonais. II existait d~s cercles où l'on se réunissait pour fronder un peu, comme nous nous réunissions à Moscou, dans Jes années quarante, chez tel vieil ami. ·Il existait même des célébrités mécontentes, comme chez nous le général lermolov, mais civiles, tel Guizot. Tout le reste avait été aplati par la grêle. Et personne ne se plaignait. Ce repos faisait pl:aisir, oomme nous p1aisait la nouvelle semaine de Carême, avec ses radis noirs et ses choux, après les sept jours de nourriture grasse et de beuveries de Ja Mi-Carême. II était difficile de repérer l'individu qui n'aimait pas faire maigre : il disparaissait pour un temps court ou long, et revenait de Lambessa ou de la prison de Mazas ayant meilleur goût ! La police, la grande police, qui avait remplacé la grande armée, était partout et toujours. En littérature, c'était le calme plat ': les mauvais bateliers naviguaient paisiblement dans leurs mauvaises barques sur une mer autrefois houleuse. La médiocrité des pièces jouées sur toutes les scènes vous inspirait vers le soir une lourde somnolimce, maintenue au matin par des journaux absurdes. Le journalisme, au sens ancien, n'existait point. Les organes principaux représentaient non des intérêts, mais des firmes. Après les «leading articles » des journaux de Londres, écrits en un style concis, sérieux, avec du nerf, comme disent les Français, avec du muscle, on ne pouvait lire les premiersParis 17. Les décors, déteints et usés, de la rrhétol"ique, les mêmes rodomontades, devenues plus que comiques - répugnantes ·à force de flagrantes contrevérités - , tenaient Heu de contenu. Les nationa!lités opprimées étaient rtoujours invitées à espérer en la France, qui restait « à la tête du grand mouvement » et, comme auparavant, apportait au monde la révolution, la liberté et les sublimes principes de 1789 ! L'opposition se constituait sous la bannière du bonapartisme. C'étaient les nuances d'une seule et même couJeur, mais on pouvait les ;;ignaler comme les marins signalent les vents intermédiaires : « N.N.O. » - « O.N.O. » - « N.N.W. » ... Il y avait le bonapartisme téméraire, déchaîné ou modéré; le bonapartisme monarchique, le bonapartisme républicain, démocratique pas lu de plus terrible raillerie de la France! » Mais en 1869 Laboulaye se rallia à Napoléon HI. Prévost-Paradol, Lucien (1829-1870), journaliste très populaire dans les années soixante. Opposé à Napoléon III et pour.suivi, il se rallia comme Laboulaye. Il se suicida après Sedan. 16. Mirès, Jules, financier et homme d'affaires en vue, fUrt jugé en 1861 pour fraude et escroquerie. (A.S.) 17. Articles de tête.
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et social; le bonapartisme pacifique, militaire, révolutionnaire, conservateur. Enfin, celui du Palais-Roya118 et des Tuileries ... Tard .Je soir, certains messieurs couraient les rédactions, pour remettre l'aiguille des journaux au Nord si par hasard elle penchait vers l'Ouest ou vers l'Est. Ils prenaient l'heure au chronomètre de ~a préfecture, gommaient, rajoutaient, et se précipitaient à la rédaction suivante. Lisant au café le journal du soir, et apprenant que l'avocat de Mirès avait refusé de dire comment son client avait employé certaines sommes, en déclarant que « des personnes trop haut placées » y étaient mêlées, je dis à l'une de mes relations : « Mais comment le procureur ne l'a-t-il pas obligé de les nommer, et pourquoi Jes journaux ne le réclament-ils pas ? » Il tira sur mon manteau, regarda derrière lui et se livra à une mimique avec ses yeux, ses mains, sa canne. Je n'ai pas vécu pour rien à Pétersbourg; je le compris et me mis à parler d'absinthe et d'eau de Seltz. En sortant du café, je vis un homme minuscule qui courait vers moi en me tendant ses tout petits bras. De près, je reconnus Darimon 19. - Comme vous devez être heureux ! s'écria ce député de gauche revenu à Paris. Ah ! je m'imagine ! - Pas si heureux que ça ! Darimon en fut pétrifié. - Et comment se porte Mme Darimon et votre petit garçon, qui doit être grand, surtout qu'il n'imite pas son père pour la taille ! - Toujours le même, ha! ha! ha! Très bien. Et nous nous quittâmes. Paris me pesait. Je ne respirai librement qu'un mois plus tard, quand je revis, à travers la pluie et le brouillard, les blanches falaises crayeuses de l'Angleterre. Tout ce qui, sous Louis-Philippe, m'avait serré comme des chaussures trop étroites, cette fois m'avait comprimé comme des fers. Je n'avais pas été témoin de la période médiane au cours de laquelle J'ordre nouveau s'était consolidé et ajusté : je l'avais trouvé dix ans plus tard parfaitement achevé et mis en forme. De plus, je ne reconnaissais plus Paris. Ses rues, ireconstruites, ses palais inachevés 20 et, surtout, les gens que je 18. Napoléon DI avait donné le Palais-Royal (confisqué en 1851 aux Orléans) à son oncle Jérôme Bonaparte. 19. Darimon avait été l'homme de confiance de Proudhon, au temps ou Herzen finançait La Voix du Peuple et y collaborait. {Cf. B.iD.F., t. ill, chap. XLI.) 20. C'était l'Spoque des grands travaux conçus et réalisés par Haussmann qui, en effet, métamorphosa Paris.
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rencontrais m'étaient étrangers. Ce n'était pas le Paris que j'avais aimé et haï, à qui je rêvais depuis mon enfance, ni celui que j'avais quitté la malédiction à la bouche. C'était un !Paris qui avait perdu sa personnalité, un Paris indifférent, qui ne bouillonnait plus .. Une main puissante pesait sur lui, prête à tout moment à tirer sur les rênes. Mais ce n'était pas nécessaire : Paris avait accepté tout de bon le Second Empire. A peine avait-il conservé en apparence les habitudes d'autrefois. Les « mécontents » n'avaient rien de sérieux et de fort à opposer à l'empire. Le souvenir des républicains de Tacite et les idéaux vagues des socialistes ne pouvaient ébranler le trône de César. La surveillance policière ne combattait pas sérieusement ces « fantaisies ·» : elles l'agaçaient non pas comme un danger, mais comme un désordre et une indécence. La police était plus préoccupée par les « souvenirs » que par les « espérance~ » : elle surveillait plus sévèrement les orléanistes... Il ar:riva.it que cette police autocratique portât un coup imprévu, injuste et brutalrappel redoutable de son existence. Elle semait intentionnellement la terreur dans deux arrondissements ·et pendant deux mois, puis /disparaissait à no.uveau dans les réduits de la préfecture et les corridors des ministères. En fait, tout était calme. Les deux protestations Ies plus violentes ne venaient pas des Français. Les attentats de Pianori et d'Orsini étaient une vengeance de l'Italie et de Rome 21, L'affaire Orsini, qui fit grand peur à Napoléon III, fut considérée comme un prétexte suffisant pour porter le coup de grâce. Ce fut un succès. Un pays qui a supporté les lois d'Espinasse sur « les personnes suspectes » a donné ses garanties 22, Il fallait faire peur, montrer que la police ne recule devant rien, il fallait briser toute notion de droit, de dignité humaine, il fallait frapper les esprits par l'injustice, les y · accoutumer, et par elle démontrer sa puissance. Après avoir nettoyé Paris des gens suspects, Espinasse ordonna aux préfets de chaque département de dévoiler un complot, d'y mêler au moins dix ennemis déclarés de l'empire, de les arrêter et les mettre « à la disposition du ministre ». Lui, Espinasse, avait le droit de ·les déporter à Cayenne ou Lambessa sans enquête, sans rendre compte, sans en répondre devant quiconque ! Le déporté périssait. Il ne pouvait y avoir ni justification, ni protestation; il n'était pas jugé. Seule <Stait possible la grâce du monarque. Certain préfet racontait à notre poète F. Tioutchev : 21. L'attentat de Pianori : 1855; celui d'Orsini : 1858. 22. Espinasse, Esprit-Charles (1815-1859), général et ministre de l'Intérieur en 1858, fit passer une loi sur la « sécurité publique ».
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- Quand j'ai reçu cet ordre, que pouvais-je faire? La situation était embarrassante et désagréable. Je me suis creusé Je cerveau, cassé la t·ête ... Enfin j'ai trouvé un bon moyen pour m'en sortir. Je vais chercher le commissaire de police et lui dis : « Pouvez-vous me trouver au plus tôt une dizaine de malandrins prêts à tout, des voleurs qui ont échappé au tribunal et autres ? » Le commissaire me répond qu'il n'y a rien de plus facile. « Bon, établissez une liste, nous les arrêterong cette nuit même, et nous les présenterons au ministre comme agitateurs. » - Alors? questionna Tioutchev. - Nous les avons présentés, le ministre les a expédiés ·à Cayenne, et tout le département a été content et m'a remercié de l'avoir si facilement délivré des bandits, conclut oe bon préfet. ·Le gouvernement se lassa de la terreur et de la violence avant les citoyens et l'opinion publique. Un temps de calme, de repos, de sécurité s'installait non pas de jour en jour, mais d'heure en heure. Petit à petit, les rides s'effacèrent sur le front de la police; le regard insolent, provocant du mouchard, l'aspect ~éroce du sergent de ville, s'adoucirent. L'emoereur rêvait à diverses libertés, à des décentralisations intelligentes et modérées. Inébranlables dans leur zèle, les ministres retenaient ses chaleureux élans libéraux . ... A partir de 1861, on ouvrit les portes, et je passai plusieurs fois par Paris. Dans les premiers temps, je me dépêchais de partir, ensuite cela passa, je m'habituai au nouveau Paris. Il me mettait moins en colère. C'était une autre ville, énorme, inconnue. Les mouvements intellectuels, la science, implantés de l'autre côté de la Seine, n'étaient pas visibles. La vie politique se taisait. Napoléon accorda ses « libertés élargies », .J'opposition édentée leva sa tête chauve et entonna sa phraséologie vétuste des années quarante. Les ouvriers n'y croyaient pas, gardaient le silence et tentaient mollement de former des associations, des corporations. Paris devenait de plus en plus le marché commun de l'Europe 23, où s'agglomérait, se bousculait, tout au monde : marchands, chanteurs, banquiers, diplomates, aristocrates, artistes de tous ·les pays et une masse d'Al!emands, chose jamais vue jusqu'alors. Le goût, le ton, les expressions, tout était changé. Un luxe voyant, lourd, métallique, doré, coûteux, remplaçait la sensibilité esthétique d'antan. Dans les petites choses, dans l'habillement, on se vantait non de son choix ou de sa perspicacité, mais des grosses sommes dépensées, de ce qu'on pouvait s'offrir; on parlait constamment de gains, de jeux de cartes, de placements, de fonds. 23. Traduit mot à mot.
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« L'empire, ~·empire... voilà le mal, voilà Je malheur 1 :. Non ! La cause est plus profonde. ,........ Sire, vous avez un cancer rentré, déclare Antommarchi à Napoléon r•. . - Un Waterloo rentré, rétorque Napoléon. Ici nous avons deux ou trois révolutions rentrées, avortées, interrompues en cours de gestation, expulsées ... La France ne les mène pas à terme. Est-ce parce qu'en les portant elle veut abréger les délais et recourt à la césarienne ? Est-ce parce qu'elle avait assez de souffle pour trancher des têtes, mais n'en a pas assez pour trancher des idées? iEst-ce parce qu'à partir de la révolution on a créé une armée et qu'on a aspergé les droits de l'homme avec de l'eau bénite ? Est-ce parce que la masse était plongée dans 1es ténèbres et que la !~"évolution n'a pas été faite pour 'les paysans ?
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ALPENDRUCKEN 1 Vive la lumière 1 Vive la raison 1
Les Russes, qui n'ont pas de montagnes sous la main, disent simplement que •« le domovoi ·:. 2 les étouffe. C'est peut-être plus exact.. ; En effet, c'est comme si quelqu'un vous étranglait, vqtre rêve est trouble mais très effrayant, vous avez du mal à respirer; or, il faudrait respirer deux fois plus fort; le pouls s'accélère, le cœur tape, péniblement rapide... Vous êtes poursuivi, talonné par des êtres qui ne sont ni hommes, !llÎ spectres; passent devant vos yeux de façon intermittente des formes qui vous rappellent d'autres temps, d'autres âges... Puis ce sont des gouffres, des ravins ... Votre pied glisse, il n'y a point de salut, vous volez vers un vide noir, un cri vous échappe instinctivement... et vous vous réveillez tout fiévreux; la sueur perle à votre front, votre respiration est oppressée. Vous vous précipitez à ia fenêtre. Dehors, c'est l'aube claire et fraîche, le vent repousse la brume .. , Odeur d'herbe, de forêt,. bruits et cris ... Tout cela est nôtre, terrestre... Vous voici apaisé et vous aspirez à pleins poumons l'air matinal. Ces jours derniers, un domovoi a tenté de m'étouffer, non pas en rêve, mais dans la réalité, non pas dans mon lit, mais dans un livre; et lorsque je m'en suis arraché pour revoir la lumière, j'ai manqué m'écrier : « Vive la raison ! Vive notre simple raison terre à terre·! » Le vieux Pierre Leroux, que j'avais appris à aimer et à vénérer il y a une trentaine d'années, m'·avai·t apporté sa dernière œuvre, en me demandant instamment de la lire : « A:u moins ~le texte, les commentaires plus .tard, ·à l'occa-sion ». · 1. Alpendrücken : « le mal des montagnes »; en fait, •à en juger par la première phrase, H. l'entend ici comme un cauchemar. 2. Domovoi : génie ou esprit (surtout mauvais) de la maison (vient de dom : la maison). D y avait aussi dans le folklore russe, ['esprit des forêts (léchiy) et celui des eaux (vodannoi), survivance du paganisme jusqu'au XIX" siècle au moins.
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Ce livre de Job en cinq actes, écrit par Isaïe et traduit par Pierre Leroux 3, est non seulement toraduit, mais adapté aux problèmes du jour. Je lus le texte en entier et, accablé de tristesse et d'horreur, cherchai une fenêtre. Qu'est-ce que cela signifiait ? Quels antécédents ·avaient pu former un tel cerveau, un tel livre ? De quelle patrie, de quels destins, de quels lieux, de quels êtres tenait-il ses origines? Pareille folie ne peut être que celle d'un grand esprit : c'est l'étape ultime d'une évolution longue, mais interrompue. Cet ouvrage, c'est le délire d'un poète somnambule dont la mémoire a gardé des faits et des structures, des espérances et des images, mais pas leur sens. Il a conservé les impressions, les souvenirs, les formes, maiB sans garder la raison; ou si celle-ci s'est conservée, c'est pour régresser, pour se dissoudre en ses éléments, pour passer des pensées aux fantasmes, de la vérité aux mystères, des déductions aux mythes, de la connaissance à la révélation. On ne peut aller plus loin 1 Après, c'est un état de catalepsie, c'est le délire de la Pythie, du chaman, l'aberration du derviche tourneur ou des tables tournantes. La révolution et la sorcellerie, le socialisme et le Talmud, Job et George Sand, Isaïe et Saint-Simon, l'année 1789 avant notre ère et l'année 1789 après Jésus-Christ, le tout jeté pêle-mêle dans une fournaise cabalistique 1 Qu'est-ce qui pouvait résulter de ces accouplements artificiels et antagonistes? L'homme s'est rendu malade avec cette nourriture indigeste, il a perdu le sentiment sain de la vérité, l'amour et le respect de la raison. Qu'est-ce qui a détourné si loin de son cours normal ce vieil homme qui jadis figurait parmi les ·c têtes •» du mouvement social, un homme plein d'énergie et d'amour, dont le discours pénétré d'indignation et de compassion pour les plus petits de ses frères ébranlait les cœurs ? Je me rappelle ce temps. Bélinski, toujours débordant d'enthousiasme, m'écrivait •: ·« Piotr le rouquin (comme nous le surnommions dans les années quarante) devient mon Christ 1 » Et voici que ce maître, dont la voix vibrante sonnait le réveil, réapparaît après quinze années d'exil à (Jersey, avec La Grève de Samerez 4, et Job prêche la migration des âmes, cherche le dénouement dans 3. P. Leroux (1797-1871), socialiste utopique, eut une grande influence sur George Sand. L'ouvrage en question s'intitule : Job, drame en cinq actes, avec prologue et épilogue, par le prophète Isaïe, retrouvé, rétabli dans son intégrité et traduit littéralement sur le texte hébreu par Pierre Leroux, 1866. (K.) 4. Œuvre philosophique inachevée, qui devait compter huit volumes. Seuls les trois premiers parurent en 1864.
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l'autre monde et ne croit plus en celui-ci. La France, la révolution, l'ont déçu; il a planté ses tabernacles dans un monde différent, où il n'y a pas de fraude, où, du reste, il n'y a rien, ce qui offre beaucoup d'espace aux fantasmes. C'est peut-être une maladie qui lui ·est propre, une idiosyncrasie? Newton avait son Livre de Job 5 ·à lui, Auguste Comte sa folie. Peut-être... Mais que dire quand on ouvre un autre livre français, un troisième, et que tous sont des « livres de Job :., tous vous brouillent l'esprit, vous oppressent la poitrine, vous forcent à chercher l'air frais, la lumière. Tout cela porte la marque d'une angoisse, d'une maladie de l'âme, d'un être qui a perdu son ·chemin. Je doute que dans ce cas l'on puisse expliquer grand-chose par une folie particulière : il faudrait au contraire chercher la cause du désordre individuel dans l'aberration générale. C'est précisément dans les représentants les plus parfaits du génie français que je décèle les marques de cette maladie. Ces géants se sont égarés et se sont endormis d'un lourd sommeil, dans une longue et fiévreuse attente; épuisés par les âpres malheurs du temps et par une impatience brûlante, ils délirent dans une sorte de rêve éveillé et voudraient nous persuader et se persuader eux-mêmes que leurs visions sont la réalité, que la vraie vie est un mauvais rêve qui va passer, surtout en ce qui concerne la France. L'inépuisable richesse de leur longue civilisation, leurs colossales réserves de mots et d'images scintillent dans leur cerveau comme la phosphorescence de la mer qui n'éclaire rien. Une sorte de tourbillon a balayé, juste avant le cataclysme imminent, les débris de deux ou trois mondes, et les a transportés dans la mémoire de ces titans, sans les cimenter, sans les lier, sans science. Le processus qui permet à leur pensée de se développer nous est incompréhensible. Ils passent des mots aux mots, des antinomies aux antinomies, des antithèses aux synthèses, sans les résoudre... On prend un hiéroglyphe pour un acte, un désir pour un fait. D'immenses aspirations sans moyens accessibles ni buts clairs; des contours esquissés, des pensées inachevées, des allusions, des rapprochements, des prédictions, des ornements, des fresques, des arabesques... La parfaite cohérence dont se glorifiait la France d'autrefois n'existe plus; on ne cherche pas la vérité : elle est si effrayante dans son application qu'on s'en détourne. Un romantisme faux et guindé, une rhétorique grandiloquente et boursouflée ont détourné le goût des Français de tout ce qui en France était simple et sain. 5. Sans doute une allusion aux commentaires de Newton sur L'Apocalypse.
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Les proportions sont perdues. Les perspectives sont faussées ... Pass,e encore quand il s'agit de la pérégrination des âmes dans les planètes, des formes angéliques de Jean Reynaud 6, des entretiens de Job avec Proudhon et de celui-ci avec une morte. Passe encore que J.es mille et une nuits de l'humanité produisent un seul conte de fées et que Shakespeare, par amour et vénération, se trouve enfoui sous des pyramides et des obélisques, sous l'Olympe et la Bible, sous Assur et Ninive ! Mais que devonsnous dire quand tout cela fait irruption dans la vie réelle, détourne les regards et bat les cartes pour qu'elles prédisent '« un bonheur proche et la réalisation de nos vœux », quand on se tient au bord du précipice et de la honte ? Que dire lorsque l'éclat d'une gloire passée sert d'emplâtre à des plaies purulentes, et que les marques de la syphilis sur les bajoues affaissées passent pour le teint vermeil de la jeunesse ? · Le vieux poète 7 est prosterné dans la poussière, devant un Paris déchu, au plus déplorable moment de sa chute, quand la ville, satisfaite des ,somptueuses 1ivrées et de la munificence des hobereaux étrangers, s'en donne à cœur joie dans cette cohue universelle s ! Le poète salue Paris, étoile qui conduit l'humanité, cœur du monde, cerveau de l'histoire; il nous assure que le bazar du Champ-de-Mars est le commencement de la fraternité des peuples et de la paix universelle 9. C'est grand péché que de griser de louanges une génération ·devenue abâtardie, insignifiante, contente d'elle et vantarde, avide de natteries ·et gâtée; péché de soutenir 1'orguei!l des f.Us et petitsfils futiles et dégénérés, en dissimulant sous l'approbation d'un génie leur existence pitoyable et absurde. Faire du Paris contemporain le sauveur et le libérateur du monde, l'assurer qu'il est grand dans sa déchéance, que, somme ,toute, H n'a jamai1s déchu, cela ressemble fort -à l'apothéose du 6. Contrairement à ce que pensent les commentateurs russes, il s'agit non pas de Jean Renault, poète du xn• siècle, mais d'un auteur d'écrits utopiques au x1x• siècle {1806-1863). 7. Victor Hugo. 8. iL'Exposition universelle de 1867 ouvrit ses !portes le t•• avril. Elle devait attirer huit millions de visiteurs du monde entier. Elle était disposée au Champde-Mars. 9. H. se réfère à l'essai de Victor Hugo, intitulé Paris, écrit pour le « ParisGuide '>, rédigé à l'usage des visiteurs. De nombreux hommes de lettres y contribuèrent, et Herzen y inséra même un article : La colonie russe. L'essai Paris est daté par Victor Hugo : Hauteville House, mai 1867. Le guide parut le t•• aoftt 1867 (Victor Hugo : Paris, Hetzel et Cie, Maison Quantin, s.d.). Nous donnons les citations exactes, sauf lorsque Herzen extrapole ou résume. Précisons aussi qu'il amalgame volontiers des phrases élparses dans diverses pages du texte.
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divin Néron et des divins Caligula ou Caracalla. La différence, c'est que les Sénèque et les Ulpien avaient le pouvoir et i'autorité, et que Victor Hugo était en exil. En même temps que par la flatterie, nous sommes frappés par le vague des conceptions, par le flou des aspirations, par l'immaturité des idéaux. Les hommes sensés, au lieu de montrer le chemin et d'entraîner les autres, se terrent dans l'ombre sans se languir de la lumière. On parle de la métamorphose de l'humanité, de la transformation de tout ce qui existe... Mais quelle transformation ? Et pour arriver à quoi ? Cela ne me paraît pas plus clair dans '« l'autre monde » de Pierre Leroux, que dans le « monde présent » de Victor Hugo ! « Au xx• siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l'empêchera pas d'être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l'humanité. Elle aura la gravité douce d'une aînée... » Cette nation rayonnante, ce « patron modèle » de l'humanité, possède un cœur .et un cerveau qui se nomme Paris : « Cette cité a un défaut ·: le monde appartient à qui la gouverne. L'humanité la suit. » Paris œuvre pour la communauté des humains. Qui que tu sois, Paris est ton maître. Parfois il se trompe, il a ses illusions d'optique, son mauvais goût... Tant pis pour son sens universel, · la boussole est égarée et le progrès ·avance à tâtons. « Mais ce Paris-là, nous n'y croyons pas, c'est un fantôme », et de surcroît : « Un peu d'ombre flottante ne compte pas dans un immense lever d'aurore... Seuls les sauvages croient le soleil en danger pendant l'éclipse... » << Paris est un flambeau allumé; le flambeau allumé a une volonté... Paris a mis dehors toutes les immondices... La peine de mort, ;Paris, l'a supprimée autant qu'elle était en elle ... Elle a mis la guillotine à la porte ... la Roquette, c'est dehors ... On pend dans Londres, on ne pourrait guillotiner dans Paris... Si l'on essayait de redresser la guillotine devant l'Hôtel de Ville, les pavés se soulèveraient. Tuer dans ce milieu humain n'est plus possible. Le pas qui reste à faire est celui-ci : mettre hors la loi ce qui est hors la ville... » « L'année 18·66 a été le choc des peuples, l'année 1867 sera leur rendez-vous. » L'Exposition de Paris, « c'est la grande Convention pacifique ... C'est une brusque rupture partout à la fois et un splendide vol en éclats des bâtons dans les roues ... » La guerre est impossible. Pourquoi exposer des canons terribles et autres armes de guerre? « Vous imaginez-vous que nous ne
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savons pas que la guerre est morte ? Elle est morte le jour où Jésus a dit 1; Aimez-vous les uns les autres! et elle n'a plus vécu sur la terre .que d'une vie de spectre. :» Voltaire et la Révolution sont venus,'« et maintenant il fait grand jour » ..• Nous ne croyons pas à la guerre ': « Toutes les nations qui ont coulé vers Paris viennent d'être France » 10. « Elles savent qu'il y a une ville soleil... Il faut l'aimer, il faut la vouloir, il faut }a subir, cette ville frivole, chantante, dans·ante, fardée, fleurie, redoutable... » Et au zénith de l'attendrissement devant un peuple qui « s'évapore en fraternité ·», dont la liberté témoigne de la maturité du genre humain, Victor Hugo s'écrie : « 0 !France, adieu! Tu es trop grande pour n'être que patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore un peu de temps, et tu t'évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu ne vas plus être ! Tu ne seras plus France, tu seras Humanité, tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. Tu es destinée à te dissoudr·e tout entière en rayonnement... Résigne-toi à ton immensité! Et de même qu'Athènes est devenue la Grèce, de même que Rome est devenue la chrétienté, toi, France, deviens le monde! » Pendant que je lisais ces lignes, un journal était ouvert devant moi, où un correspondant ·au cœur simple écrivait ce qui suit : « Ce qui se passe en ce moment à Paris est extrêmement divertissant, et pas seulement pour nos contemporains, mais pour les générations futures. Les foules qui se sont rassemblées à l'Exposition font la fête ... Toutes les limites sont franchies, l'orgie est partout : dans les cafés, dans les maisons, et ce qui pis est, dans l'Exposition elle-même. L'arrivée des souverains étrangers a définitivement grisé tout le monde. Paris est une sorte de descente de la Courtille colossale 11. « Hier (10 juin), cette ivresse a atteint à son apogée. Pendant que les têtes couronnées faisaient bombance dans un palais qui en a vu long au cours de son existence, la foule emplissait les rues et les places alentour. Le long des quais, dans les rues de Rivoli, de Castiglione, dans la rue Saint-Honoré, plus de trois cent mille personnes festoyaient à leur manière. De la MadeIeine au Théâtre des Variétés, se déroulait l'orgie la plus échevelée et indécente ': de grands breaks découverts, des omnibus improvisés, des chars à bancs attelés de rosses éreintées et surmenées, avançaient à grand-peine sur les boulevards au travers d'une masse 10. Dans ie texte : « En communion mystérieuse avec la conscience française. ,. 11. H s'agirait de festivités qui avaient lieu le mardi gras dans un quartier « mal famé » de Paris : La Courûlle.
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touffue de têtes. Ces véhicules eux aussi étaient bondés; hommes et femmes, une bouteille à la main, s'y tenaient debout, assis, mais le plus souvent vautrés. Riant et chantant, ils échangeaient des quolibets avec la foule piétonnière. Ils étaient accueillis par le chahut et les cris qui s'échappaient d·es cafés et des restaurants. Parfois cris et chansons cédaient la plaoe aux jurons d'un cocher de fiacre ou à une querelle amicale entre pochards... Dans tous les ·recoins et 'l."uelles gisaient des individus ivres morts. Même la police, semblait-il, avait battu en retraite devant l'impos&ibilité d'agir. Jamais - conclut ce correspondant - je n'ai vu chose semblable à Paris, et pourtant j'y vis depuis une vingtaine d'années. » Cela se passait dans la rue,'« dans le ruisseau », comme disaient les Français. Mais dans les palais éclairés par plus de dix mille bougies, dans les fêtes où 1''011 dépensait un million de francs, que se passait-il ? « L'empereur quitta le bal donné à .l'Hôtel de Ville à deux heures du matin, nous apprend l'historiographe officiel des plaisirs impériaux. Les calèches ne parvenaient pas à amener ou à ramener à temps les huit mille conviés. Les heures se succédaient aux heures, la fatigue s'emparait des invités; des dames s'asseyaient sur les marches des e&Caliers, d'autres s'étendaient tout bonnement sur le tapis des salons et s'endormaient aux pieds des laquais et des huissiers. Leurs cavaliers marchaient sur elles, accrochant leurs dentelles et Ieurs falbalas. Quand, peu ·à peu, les pièces se vidèrent, on ne vit plus les tapis : ils étaient entièrement recouverts de fleurs fanées, de perles écrasées, de 'lambeaux de blonde, de dentelle, de tulle, de mousseline, déchirés par les épées, les sabres, des galons arrachés aux épaulettes, etc. Et, dans les coulisses, les mouchards labouraient de coups de poing, attrapaient, dénonçaient comme voleocs des hommes qui criaient Vive la Pologne ! Dans deux cas au moins le tribunal condamna des hommes à la prison pour avoir empiché les mouchards de les arrêter illégalement, arbitrairement, ·en les rouant de coups ! Je n'ai évoqué, intentionnellement, que des détails : l'anatomie vue au microscope donne plus facilement une idée de la décomposition des tissus qu'une grosse pièce prise sur un cadavre.
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-IV~
LES « DANIELS »
1
Pendant les journées de juin-juillet 1848, après le premier effroi, la première stupeur des vainqueurs et .des vaincus, apparut un vieillard morose et sec, le représentant des remords de conscience. Ses sombres paroles stigmatisaient et maudissaient les « hommes de l'ordre » qui avaient fusillé les gens par centaines, en avaient déporté des milliers sans jugement, et gardaient Paris en état de siège. Son anathème achevé, il se tourna vers le peuple pour lui dire : « Toi, tais-toi, tu es trop pauvre pour avoir le droit à la parole! » 2 C'était Lamennais. On faillit se saisir de lui, mais on recula devant sa tête chenue, ses rides, ses yeux où tremblait une larme sénile et qui, bientôt, se fermeraient à jamais. Les paroles de Lamennais passèrent sans laisser de traces. Vingt ans plus tard, d'autres vieillards sombres parurent avec leurs paroles sévères, et leur voix se perdit dans le désert. Ds ne croyaient pas à la puissance de leurs mots, mais leur cœur ne pouvait les retenir. Les uns déportés, les autres en exil, et sans se donner le mot, ces juges de la Sainte-Vehme, ces Daniels, prononcèrent leur sentence en sachant qu'elle ne serait pas exécutée. Ils avaient compris pour leur malheur que « le nuage insignifioot qui assombrissait l'aurore majestueuse » 3 n'éta1t pas si insignifiant que cela, que cette migraine historique, ce lourd état d'ivresse qui avait suivi la révolution, ne passerait pas de sitôt, et ils le dirent. 1. Le prophète Daniel, comme on le sait, se dressa contre la puissance babylonienne et prédit sa chute. Herzen lui compare ~es personnages qui stigmatisèrent le second Empire et annoncèrent sa débâcle. 2 Après les journées de juin 1848, l'Assemblée rendit obligatoire le versement d'une caution de yingt-cinq mille francs pour avoir le droit de publier un journal. Parmi beaucoup d'autres, Le Peuple constituant, de Lamennais, dut se saborder. Dans l'ultime numéro (11 juillet), il écrivait : Il faut uvoir de l'or, beaucoup d'or. pour avoir le droit de parler. Mais nous, nous ne sommes pas assez riches. Les pauvres doivent se taire! (Cf. aussi B.i D.F, t. III, chap. XLI.) 3. Expression de Napoléon III dans un discours prononcé le 27 aoftt 1867 à Lille, en se référant aux échecs de sa politique extérieure.
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. « Aux pires époques de l'antique césarisme, disait Edgar Quinet au Congrès .de Genève 4, au temps où tout le monde était muet excepté le maître souverain, il se trouva des hommes qui quittèrent leurs déserts rien que pour prononcer quelques vérités à la face des peuples déchus. Je vis dans le désert depuis seize ans et je voudrais, à mon tour, rompre le silence de mort auquel on s'est habitué à notre époque... :. Quelles nouvelles apportait-il de ses montagnes, au nom de quoi élevait-il la voix? II voulait dire à ses compatriotes (car, quoique dise un Français, il parle toujours de la France) : « Vous n'avez point de conscience... elle est morte, écrasée sous le talon d'un homme fort... elle s'est désavouée. Pendant seize années, j'en ai cherché les traces et ne les ai pas trouvées ! « II se passait la même chose au temps des Césars, dans le monde antique. L'âme humaine avait disparu. Les peuples çontribuaient à leur propre servitude, l'applaudissaient, sans montrer ni regrets, ni remords. La conscience humaine avait disparu en laissant une sorte de vide qui se manifestait en tout, comme il en va aujourd'hui, et pour combler ce vide, il fallait un nouveau dieu. « Qui donc, en notre temps, comblera les abîmes creusés par le nouveau césarisme ? « La nuit a remplacé la conscience effacée, abolie; nous errons dans les ténèbres sans savoir où chercher du secours ni vers qui nous tourner. Tout contribue à la chute : l'Eglise et le tribunal, les peuples et la société... Sourde est la terre, sourde est la conscieooe, sourds sont les peuples; le droit a péri ·avec la conscience... La force seule règne... « Pourquoi êtes-vous venus ? Que cherchez-vous dans ces ruines ? Des ruines ? Vous me répondez que vous cherchez la paix. D'où venez-vous donc? Vous vous êtes égarés dans les débris de l'édifice effondré de 1a justice. Vous cherchez la paix : vous vous trompez. Elle n'est pas ici. Ici, c'est la guerre. Dans cette nuit sans aurore, les nations et les tribus doivent se heurter et se détruire les unes les autres s, sans raison aucune, pour ·accomplir la volonté de leurs maîtres qui leur ont lié l'esprit et les mains. 4. Discours du 9 septembre "1867, prononcé à l'occasion du Congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté, à Genève. (A.S.) 5. TI n'est pas interdit de penser que Herzen, en grand « compositeur » qu'il était, plaçait intentionnellement cette longue citation d'Edgar Quinet comme « · contrepoin~ » de la rodomontade optimiste de Victor Hugo : « La guerre est impossible... Ne savons-nous pas que la guerre est morte », etc. à propos de l'Exposition universelle de 1867. {Alpendrücken, ci-dessus p. 461-2.)
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« Les peuples ne se mettront en marche que lorsqu'ils prendront conscience de la profondeur de leur chute ! » Le vieillard jeta quelques fleurs aux enfants, pour atténuer l'horreur de son tableau. On l'applaudit. Même alors, ses auditeurs ne savaient ce qu'ils faisaient. Quelques jours plus tard, ils récusèrent leurs applaudissements. Près de deux mois avant que ces sombres paroles ne retentissent au Congrès de Genève, un autre banni, d'un autre temps, dans une autre ville de Suisse, écrivait les lignes suivantes : « Je n'ai plus foi en la France. « Si jamais elle ressuscite pour une vie nouvelle et se remet de sa peur elle-même, ce sera un miracle; aucune nation malade ne s'est jamais remise d'une chute si profonde. Je n'attends pas de miracles. Les institutions oubliées peuvent renaître, l'esprit éteittt d'un peuple ne se ranime pas. Un injuste destin ne m'a même pas offert la consolation qu'il donne si génér.eusement en partage à tous les bannis, en compensation de leur pauvreté ·: une espérance permanente et la foi en leurs rêves. De tout ce que j'ai vécu il ne me reste que les leçons de l'expérience, un amer désènchantement et un énervement 6 incurable. J'ai froid au cœur. Je ne crois plus au droit, ni à la justice humaine, ni au bon sens. Je suis entré dans l'indifférence, comme dans un tombeau. » 7 Le Girondin Mercier, déjà un pied dans la tombe, disait, au moment de la chute du Premier Empire : ·« Je ne vis que. pour voir comment tout cela finira! » 8 « Je ne peux même pas dire cela, ajoute Marc Dufraisse, je ne suis pas particulièrement curieux de voir le dénouement de l'épopée impériale. •» Et ce vieillard se tourne vers le passé et le montre mélancoliquement à ses chétifs successeurs. Le présent lui est inconnu, étranger et repoussant. Sa cellule exhale une odeur de sépulcre, ses paroles donnent le frisson à qui les entend. Ce que l'un a dit, ce que l'autre a écrit a glissé sans laisser de traces. Les Français qui les entendirent, qui les lurent, n'en eurent pas « froid au cœur ». Il s'en trouva un grand nombre pour s'indigner : « Ces hommes-là nous privent de nos forces et nous plongent dans le désespoir... Où trouve-t-on, dans leurs discours, une issue, une consolation ? » 6. En français. 7. Dufraisse, Marc '(1811-1876), publiciste et homme politique, membre de l'Assemblée légi&lative en 1849, condamné à six mois de prison pour ses articles. Après le 2 décembre, il fut condamné aux travaux forcés à Cayenne, peine commuée en exil à vie. II vivait à Zürich au moment où il 6crivit l'ouvxage auquel se réfère Herzen : Du droit de la paix et de la guerre, paru en juin 1867. 8. Herzen cite cette phrase de Mercier (Louis-Sébastien, 1740-1814) d'après le · livre de Dufraisse. (A.S.)
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Un tribunal n'a pas pour tâche de consoler; il doit accuser, convaincre de crime ceux qui n'ont ni conscience, ni repentir. Il s'agit pour lui d'éveiller la conscience, il s'agit d'un jugement, non d'une prophétie ·: il n'a pas en réserve un Messie qui promettra les bonheurs futurs. Le tribunal, comme l'accusé, appartient à la vieille religion : il en présente l'aspect pur et idéal, la masse, son appli'cation déformée et appauvrie. Celui qui juge sert involontairement d'accusateur pratique de l'idéal, car en le défendant, il en montre le côté unilatéral. Ni !Edgard Quinet, ni Marc Dufraisse ne connaissent, en vérité, la porte de sortie,· aussi nous ramènent-ils au passé. Rien d'étonnant à ce qu'ils ne voient pas l'issue : ils lui tournent le dos. Ils sont d'autrefois. Indignés par la fin déshonorante de leur univers. ils ont sais-i leu·r béquille et ont paru, sans y être conviés, à l'orgie du peuple orgueilleux et fat, et lui ont déclaré ·: « Tu as tout perdu, tu as tout vendu, rien ne t'offense plus hormis la vérité. Tu n'as plus l'esprit d'antan, tu n'as plus ton ancienne dignité, tu n'as pas de conscience; tu es tombé au plus bas, .et non seulement tu ne ressens pas ta servitude, mais tu as la prétention de libérer les nations et les nationalités; tout en t'ornant des lauriers de la guerre, tu veux ceindre la ·couronne d'oliviers de la paix. Reviens à toi, repens-toi si tu le peux! Nous, les moribonds, nous sommes venus t'appeler à la repentance, et si tu n'y viens point, nous casserons notre gourdin sur ta tête. » Ils voient leur armée qui bat en retraite et fuit son drapeau; par Ia menace, i:ls veulent la faire !revenir à s·es anciennes pœitions, mais ils ne le peuvent. Pour rassembler ces hommes, il faudrait un nouveau drapeau, mais ils n'en ont pas. Pareils aux grands prêtres païens, ils déchirent leur robe en défendant leurs autels qui s'effondrent; or, ce n'était pas eux, mais les Nazaréens persécutés qui annonçaient qa résurrection et la vie du S
économiques, tandis que Quinet cherche le dieu qui descendra pour remplir le vide laissé par la conscience disparue ... Il a passé devant eux, ils ne l'ont pas reconnu, ils l'ont laissé crucifier. P.S. L'étrange livre d'Ernest Renan sur les « questions contemporaines » 9 convient fort bien comme commentaire à notre étude. Renan lui aussi est effrayé par le présent. Il a compris que ça allait mal. Mais quelle lamentable thérapeutique ! Il voit un malade dévoré de syphilis et lui conseille de bien étudier, et selon les sources classiques. Il constate une indifférence interne à toutes choses, hormis le profit matériel, et, en fait de secours, il tisse avec son rationalisme une sorte de religion ': un catholicisme sans vrai Christ et sans Pape, mais avec la mortification de la chair. Il place devant l'intelligence des barrières disciplinaires, ou, pour mieux dire, hygiéniques. Peut-être ce qu'il y a de plus important et de plus hardi dans son ouvrage, c'est son jugement sur la Révolution : « La Révolution française fut une grande expérience, mais une expérience qui échoua. » II présente ensuite un tableau du renversement de toutes les vieilles institutions, contraignantes d'un côté, mais résistant contre la centralisation dévorante, et il montre l'homme faible et sans défense devant l'Etat écrasant, tout-puissant et l'Eglise intacte. On ne peut s'empêcher de penser avec effroi à l'alliance de cet Etat avec l'Eglise. Elle se réalise sous nos yeux. Elle va si loin que l'Eglise en est à opprimer la médecine, à ôter leurs diplômes aux médecins matérialistes; elle voudrait trancher les questions sur la raison et la révélation par une décision du Sénat, et décréter le libre arbitre 10 comme Robespierre décréta l'Etre suprême. D'un jour à l'autre, cela va être la mainmise de l'Eglise sur l'instruction, et qu'adviendra-t-il alors ? Les Français qui n'ont pas été contaminés par la réaction s'en rendent compte clairement, et leur position par rapport aux étrangers devient de plus en plus désavantageuse. Jamais ils n'ont dû supporter autant que maintenant... Et de la part de qui ? Des Allemands surtout ! J'ai récemment assisté à une dispute .entre un ex-réfugié 11 allemand et un homme de lettres français des plus remarquables. L'Allemand était impitoyable. Il existait autrefois chez les Allemands comme un accord tacite de tolérance envers les Anglais, à qui l'on laissait toujours débiter des absurdités par un sentiment de respect, et parce qu'on était convaincu qu'ils 9. Les Questions contemporaines, ouvrage de Renan, paru au début de 1868. Herzen en eut connaissance en mars de la même année. (K.) 10 et 11. En français.
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étaient un peu fous; ils avaient la même attitude envers les Français, par amour pour eux et par reconnaissance pour leur Révoiution. Ces privilèges ne sont plus réservés qu'aux seuls Anglais. Les Français se trouvent dans la situation des « beautés :. vieillies et enlaidies, qui ont mis longtemps à s'apercevoir qu'elles ont perdu leurs avantages et ne peuvent plus compter sur leur charme. Naguère, on passait aux !Français leur ignorance de tout ce qui se trouvait au-delà des frontières de la France, leurs lieux communs, leur verroterie dorée, leur larmoyante sentimentalité, leur ton brusque et tranchant et leurs grands mots 12. Tout cela est fini ... L'Allemand, après avoir redressé ses lunettes, se mit à taper sur l'épaule du Français, en scandant ses mots : - Mais, mon cher et très cher ami 13, ces phrases ·toutes faites qui remplacent l'analyse critique, l'attention, la compréhension, nous· les connaissons par cœur. Vous nous les répétiez déjà il y a trente ans; ce sont eUes qui vous empêchent de voir clairement l'exact état des choses. - Quoi qu'il en soit, mon cher philosophe, réplique l'homme de lettres, apparemment désireux de mettre fin à cette conversation, vous avez tous plié le front devant le despotisme prussien. Je comprends parfaitement que vous considériez cela comme un moyen, que ta domination prussienne soit une marche qui... - C'est en cela que nous nous distinguons de vous, l'interrompit l'Allemand. Nous suivons cette voie pénible en la détestant et en nous soumettant à la nécessité, mais en ayant un but devant les yeux. Vous vous êtes arrivés à la même situation comme à un havre de grâce. Pour vous, ce n'est pas une marche à monter, mais un aboutissement. Ce qui plus est, cela plaît à la majorité. - C'est une impasse, une impasse 14, observa tristement l'homme de lettres, qui changea de sujet. Par malheur, il se mit à parler du discours de Jules Favre à l'Académie 15. C'est là qu'un autre Allemand montra ses crocs : - Au nom du ciel, pouvez-vous trouver à votre goût cette rhétorique vide, ce ve11biage? C'est de l'hypocrisie, ce sont des mensonges qui visent la science, des mensonges à tout propos. Comment peut-on faire pendant deux heures le panégyrique de ce 12, 13 et 14. En français. 15. Favre, Jules (1809-1880), avocat et homme politique, toujours dans l'opposition jusqu'en 1870, quand il fit partie du gouvernement de lbiers, avec qui il ré'prima la Commune. n fut élu à l'Académie française en 1867, où il succédait à Victor Cousin. Son discours de réception fut, dans ~·ensemble, une critique du matérialisme et du socialisme.
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pâle Victor Cousin ? Et qui demandait à Favre de défendre le spiritualisme officiel? Vous croyez que cette opposition-là va vous sauver ? Ce sont des rhéteurs et des sophistes ! Et comme toute cette procédure du discours et de la réponse est comique, avec l'éloge obligatoire du prédécesseur et toute cette bataille médiévale de mots creux ! - Ah bah 1 Vous oubliez les traditions, les coutumes... 16 J'avais pitié de mon homme de lettres ...
16. BD français.
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-VLES POINTS IJUMINBUX
Malgré tout, dans ce même Paris, et au-delà des « Daniels », on aperçoit des points lumineux - faibles, lointains. Je parle du Quartier latin, de cette colline de l'Aventin où se sont retirés les étudiants et leurs maîtres, du moins ceux qui sont restés fidèles à la grande tradition de 1789 et aux !Encyclopédistes, à la Montagne et au mouvement social. C'est là qu'est conservé l'évangile de la première révolution, c'est là que l'on lit les actes des apôtres et les épîtres des saints pères du xvm• siècle; là, l'on connaît les grandes questions qu'ignore Marc Dufraisse; là l'on rêve au futur « royaume de l'homme », comme les moines des premiers siècles rêvaient au Royaume de Dieu. Sortant des impasses de ce •« Latium », des quatrièmes étages des maisons minables, partent sans cesse les prêtres consacrés et les missionnaires qui vont combattre et prêcher et qui, pour la plupart, périssent moralement et parfois physiquement, in partibus infidelium, c'est-à-dire sur l'autre rive de la Seine. La vérité objective est de leur côté, le bon droit et une compréhension pertinente sont de leur côté, mais c'est tout. « Tôt ou tard, la vérité l'emporte toujours. ·» Moi je pense qu'elle l'emporte très tard et très rarement. Depuis des temps immémoriaux la raison a été inaccessible ou repoussante pour la majorité. Afin que la raison puisse plaire aux foules, Anacharsis Cloots doit la présenter sous les traits d'une jolie actrice et la dévêtir complètement 1. On ne peut agir sur les hommes qu'en rêvant leurs rêves avec plus de netteté qu'ils ne les rêvent eux-mêmes, et non point en leur démontrant nos idées comme on ferait d'un théorème géométrique. Le Quartier latin fait penser aux chartreuses du Moyen Age ou aux monastères des Camaldules, à l'écart du bruit des humains, 1. Le conventionnel Anacharsis Cloots institua le « culte de la Raison ». Il eut l'idée de transformer l'actrice Thérèse Aubry en « Déesse Raison » !ors de la fameuse fête du 20 brumaire, an II. L'actrice n'était pas « dévêtue » : elle portait une robe blanche, une cape bleue et ile bonnet rouge.
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avec leur foi, leur communauté fraternelle, leur charité et surtout leur espoir ·en Ia venue prochaine du royaume de Dieu. Et ceci au moment même où, derrière leurs murs, les chevaliers et les reîtres incendiaient et égorgeaient, versaient le sang, pillaient, fouettaient les « vilains :. et violaient leurs filles ... Puis V·inrent d'autres temps, sans rfratern~té non plus, ni second Avènement; ils passèrent à leur tour, mais les Chartreux et les Camaldules gardaient leur foi. Les mœurs s'adoucirent, on piUa d'une autre manière, on paya le viol, on dépouilla les gens d'après des règles admises; pourtant on ne voyait toujours pas venir le royaume de Dieu, bien qu'il approchât indubitablement (selon ce qu'on croyait dans les chartreuses); les signes étaient de plus en plus clairs, plus directs; la foi sauvait les moines du désespoir. A chaque coup qui fait voler en poussière les dernières et pauvres libertés, à chaque nouvelle chute de la société, à chaque recul impudent, le Quartier latin relève la tête, fredonne chez lui, mezza voce, La Marseillaise, et, en redressant sa casquette, il déclare ·: « Il fallait que cela arrive. Ils vont dépasser les bornes ... Plus tôt ce sera, mieux ça vaudra ! » Le Quartier latin croit à sa voie à lui et esquisse bravement le plan de son ·<< royaume .de la vérité », qui va à rebours du « royaume de la réalité ». Quant à Pierre Leroux, il croit en Job ! Et Victor Hugo croit à l'Exposition de la fraternité !
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APRES L'INCURSION
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Saint Père, à présent, c'est votre tâche! 2 Schiller : Don Carlos (Philippe II au Grand Inquisiteur)
Ces paroles-là, j'ai grande envie de les répéter à Bismarck. La poire est mûre, et l'affaire ne se fera pas sans Son Excellence. Ne vous gênez pas, comte ! Je ne suis point surpris de ce qui se passe, et je n'ai pas le droit de m'en montrer surpris : il y a longtemps que j'ai crié : « Attention ! Attention! » Je prends congé, tout simplement, et c'est pénible. Il n'y a ici ni contradiction, ni faiblesse. Un homme peut fort bien savoir que si sa crise de goutte augmente, il souffrira énormément; de plus, il peut pressentir qu'elle va empirer et qu'il ne pourra l'arrêter; mais ·cela ne l'empêchera pas d'avoir très mal si la crise devient plus forte. Je plains les personnes que j'aime. Je plains le pays dont j'ai vu de mes yeux le premier éveil et que je vois maintenant outragé et déshonoré .. Je plains ce « Mazeppa » détaché de la queue d'un empire pour être attaché à celle d'un àutre 3. 1. « .L'incursion » : Pexpédition de Napoléon UI contre Garibaldi et ses volontaires qui voulaient prendre Rome et la réunir au royaume d'Italie. Le 23 septembre 1867 GaribaMi franchit la frontière des Etats pontificaux et s'approcha de Rome le 31 octobre. TI fut surpris dans le village de Mentana par les forces exlpéditionnaires françaises. Le 3 novembre, il fut battu. Rome resta au Pape sous la protection des troupes françaises. 2. Citation inexacte de la dernière réplique du drame de Schiller. Philippe II dit : « Cardinal, j'ai rempli ma tâche. Remplissez la vôtre. » n est émouvant de voir Herzen conclure ou presque B.i D. par une citation de Don Carlos, sa passion de jeunesse. A seize ans, il se voyait en « marquis de Posa » parlant à Nicolas I••, tel Posa à Philippe II. (Cf. B.i D.F., t. I, notamment p. 112.) 3. L'image de l'Italie attachée à la queue du « cheval autrichien », libérée, lpuis attachée à la queue du « cheval français », fut inspirée à Herzen par le Mazeppa de Byron et surtout par le Mazeppa de Victor Hugo, dans Les Orientales. Peutêtre pensait-il particulièrement à ce vers : Sa sauvage grandeur naîtra de son supplice...
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Je me plains d'avoir raison. C'est comme si j'étais impliqué dans un événement que j'aurais prévu dans ses lignes générales. Je m'en veux, comme un enfant en veut au baromètre qui prédit l'orage et qui lui gâche sa promenade. L'Italie m'apparaît comme une famille où l'on a perpétré récemment un noir méfait, qui a été frappée par un affreux malheur, par la révélation des sinistres secrets... une famille touchée par la main du bourreau, ou dont l'un des siens est parti aux galères... Tout le monde est hors de lui, les innocents ont honte et sont prêts à une ~ésistance farouche; tous sont torturés par un impuissant désir de vengeance, empoisonnés, amollis par une haine passive. Il se peut qu'il existe des issues à proximité, mais ce n'est pas la raison qui ·saura les trouver : elles dépendent du hasard, de circonstances extérieures, elles se trouvent en dehors des frontières. Le destin de l'Italie n'est pas en elle. C'est là un outrage des plus intolérables : il lui remet en mémoire son récent asservissement et le sentiment - qui commençait à s'effacer - de son inconsistance et de sa faiblesse. Vingt ans seulement ! Il y a vingt ans, à Rome, fin décembre, j'achevais mon premier article, De l'Autre Rive, et je l'ai trahi, emporté que j'étais par l'année 1848. A l'époque, j'étais dans toute la force de mon évolution et je suivais avidement le déroulement des événements. Je n'avais pas connu encore un seul malheur qui m'elit laissé une cicatrice douloureuse, un seul remords de conscience, une seule parole blessante venue de l'extérieur. Avec une folle insouciance, avec une assurance sans bornes, je filais, effleurant à peine les vagues, toutes voiles dehors. Ces voiles, il m'a fallu les carguer une à une!
Au moment de la première arrestation de Garibaldi, je me trouvais à ~Paris 4. Les Français ne croyaient pas à l'incursion de leurs troupes. Il m'arrivait de rencontrer des personnes appartenant à différentes classes de la société. Les rétrogrades invétérés et les cléricaux souhaitaient l'intervention, la réclamaient à grands cris, n'en doutaient pas. En me faisant ses adieux à la gare, un savant français renommé s me disait : 4. Napoléon III ordonna que Garibaldi fût ramené de force dans son île de Caprera et gardé militairement. S. Herzen quitta Paris le 27 septembre 1'867 pour se rendre en Italie. On ignore le nom du « savant renommé ~>. (A.S.)
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- Votre imagination est ainsi faite, mon cher Hamlet nordique, que vous ne voyez que le noir ! Voilà pourquoi l'impossibilité d'une guerre contre l'Italie ne vous paraît pas évidente. Le gouvernement sait trop bien qu'une guerre pour le Pape dresserait contre lui tous ceux qui pensent; car, enfin, nous sommes tous des Français de 1789. La première nouvelle de la guerre je ne la lus pas, je la vis : la flotte quittait Toulon à destination de Cività Vecchia 6. - C'est une promenade militaire, m'assurait un autre Français. On n'en viendra jamais aux mains 7. Du reste, quel besoin avons-nous de nous barbouiller de sang italien ? Il se révéla qu'on en avait besoin. Quelques jouvenceaux du « Latium » protestèrent. On les mit à l'ombre, et ce fut tout du côté français. L'Italie, stupéfaite et ensanglantée, fit toutes les concessions, grâce à l'irrésolution du roi, à la mauvaise foi des ministres. Mais il était impossible d'arrêter le Français déchaîné, grisé par chaque victoire : il se devait d'ajouter au sang et aux actes de fortes paroles. A cause de ces paroles, couvertes par J.es applaudiss·ements de l'empire, 11es ennemis les plus farouches de celui-ci - les 1égitimistes dans la personne du vieil avoué des Bourbons, Berryer, les orléanistes dans la personne du vieux Figaro du temps de LouisPhilippe, Thiers -lui tendirent la main 8. Je tiens les paroles de Rouher pour une révélation historique 9. Celui qui, après les avoir entendues, n'a pas compris la France est un aveugle de naissance. Comte Bismarck, maintenant, c'est à vous! Et vous, Mazzini, Garibaldi, les derniers saints de Dieu, les derniers des Mohicans, croisez vos bras, reposez-vous. A présent on n'a plus besoin de vous. Vous avez accompli votre tâche. Laissez désormais la place à la folie, à la frénésie du sang où l'Europe se tuera, ou bien ce sera la réaction. Que pourriez-vous faire avec vos cent républicains, avec vos volontaires, avec deux 6. Les troupes d'intervention, embarquées à Toulon, arrivèrent à Cività Vecchia le 30 octobre 1867. 7. En français. 8. A la séance du Corps législatif du 5 décembre 1867, où l'on débattait de la question italienne, les 'Plus farouches adversaires de Napoléon HI s'opposèrent au rattachement de Rome au royaume d'Ha:lie et exigèrent le maintien des troupes françaises à Rome. 9. A cette même séance, Eugène Rouher (1814-1884), ministre d'Etat, déclara que si l'Italie tenait absolument à posséder Rome « qu'elle tenait pour une condition absolue de J'unité italienne », nous, au nom du gouvernement jrr;mçais, nous déclarons que l'Italie ne s'emparera pas de Rome. Jamais la France n'admet· tra celte atteinte à son honneur et au catholicisme.
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ou trois caisses de fusils de contrebande ? A présent, il y a un million qui vient d'ici, un million qui vient de là, avec leurs aiguilles et autres chassepots 10? Voici venir des lacs de sang, des mers de sang, des montagnes de cadavres... Ensuite ce sera le typhus, la famine, les incendies, le désert... Ah 1 messieurs les Conservateurs, vous n'avez pas voulu d'une république, fût-elle aussi pâle que celle de !Février. Vous n'avez pas voulu de la démocratie douceâtre que vous offrait le confiseur Lamanine. Vous n'avez voulu nt de Mazzini ~e stoïque, ni de Garibaldi le héros. Vous vouliez l'ordre. C'est pourquoi vous aurez la guerre. Une guerre de sept ans, de trente ans ... Vous avez eu peur des réformes sociales ? Vous avez les Fenians avec leur baril de poudre et leur mèche allumée (58). Qui donc est la dupe ? Gênes, 31 décembre 18,67.
10. Fusil à aiguille prussien : cf. p. 441, note 38. Le fusil français inventé par Chassepot était en usage depuis un an (1866).
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COMMENTAIRES
(1) Il est curieux d'apprendre que Garibaldi mit là la disposition d'Alexandre Dumas père ses souvenirs et une partie de sa correspondance, avec droi~ de publication. A. Dumas publia ces « Mémoires » en français, en y ajoutant, à son habitude, beaucoup d'imagination et d'invention. Quand Dumas vint à Naples en l860, Garibaldi mit un palais à sa disposition et le nomma « directeur des musées et des travaux archéologiques à Pompéi et Herculanum »! Soutenu par Garibaldi, le père des Trois Mousquetaires publia un journal : L'Indépendant, paraissant à Naples sous le patronage de Garibaldi, qui annonça la sortie de cette feuille en ,précisant : « Elle sera publiée par mon ami Dumas... » (2) Au Tome II de B.i D.F. (p. 350), Herzen notait qu'en 1854 « il existait déjà une forte divergence d'opinions » entre Garibaldi et Mazzini, « bien que leurs bonnes relations fussent maintenues ». Gariba•ldi disait devant Herzen que « le but principal était désormais de se .Iibérer du joug autrichien » et non pas, comme le voulait Mazzini, « d'exciter le Piémont ». Il doutiüt fort « que l'Italie fftt prête pour l'unité et la république, comme le croyait Mazzini, et se dressait résolument contre toute tentative de soulèvement... » Quant aux relations personnelles de Herzen et de Mazzini, il en est question au Tome lU de B.i D.F. (p. 34) : Herzen refusait catégoriquement d'appuyer le projet de Mazzini d'une junte internationale, à Londres : « Il me semblait, écrit-il, qu'il ne reposait sur aucune idée profonde, aucune unité, qu'il n'était même pas indispensable, et que sa forme était tout simplement erronée. » Comme Mazzini revint à ~a charge à plusieurs reprises Herzen lui écrivit le 13 septembre 1850, de Nice, une très belle lettre en français, dont on trouvera le texte intégral dans ce même Tome Ill en annexe, p. 239 à 241. Il s'agissait alors non plus d'une junte, mais d'un « Comité européen de Londres », dont Mazzini rédigea le manifeste en juillet de cette même année. Mais hormis .Mazzini, tous les membres du comité directeur déplaisaient fort à Herzen : « Ni vous, ni l'Histoire n'ont besoin de ces hommes-là... » Tout ceci éclaire les relations Herzen - Mazzini, dont il sera souvent question dans le présent volume. (3) Encore Mazzini : il avait attiré dans son « Comité européen » un représentant du « Mouvement national de libération moldo-valaque » : Dimitri Bratiano. Au nom du Comité, Mazzini s'adressa au peuple roumain pour l'appeler à la lutte pour sa libération. (A.S.) (4) Garibaldi publia dans l'ltalia del Popolo du 4 aoftt 1854 une lettre où . il se défendait contre les attaques subies personnellement après les tristes échecs de Mazzini. Il refusait de se voir lié aux catastrophes subies par les mazzinistes dans le Piémont et dans la Valteline. Il mettait la jeunesse d'Italie en garde contre « les faux arguments d'hommes trompeurs ou trompés qui, suscitant des tentatives prématurées, anéantissent, ou
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tout au moins discréditent notre cause... » (L'ltalia del Popolo paraissait alors à Genève). On peut lire au paragraphe suivant ce que Herzen pensait de cette lettre. {5) Laïos Kossuth (1·802-1894), avocat de profession, membre de la Diète hongroise, fut emprisonné dans les années quarante pour son activité oppositionnelle. En 1848, il prit la tête de la révolution hongroise, et, en 1849, en tant que président du Comité de défense, proclama la république. Après la défaite du mouvement révolutionnaire par les soins conjugués des Autrichiens et des Russes, Kossuth passa en Turquie avec cinq mille hommes. Les empereurs d'Autriche et de Russie demandèrent son extradition, qui fut refusée, et Kossuth quitta la Turquie sur un vaisseau américain. Son arrivée à Marseille, à !Londres, enfin aux Etats-Unis, fut l'occasion de démonstrations nombreuses en faveur de sa cause (1851). Herzen souligne les triùts qui contrastent, chez Kossuth, avec ceux des autres « sommets » dépeints dans .ce chapitre et explique certaines contradictions. II tient d'autant plus à cette « étude de caractère », que, dès 1853, Kossuth fut la bête noire de Karl Marx et des marxistes, qui l'accusaient de fausseté, de versatilité, voire de faiblesse, entre autres, dans un article de K. Marx, dans la Tribune de New York (22 mars 1·853). Les discours de Kossuth étaient particulièrement critiqués, tandis que Herzen les approuvait - surtout celui de Manchester. Ajoutons que Tchernychevski publia l'un de ces discours dans le Contemporain, en précisant : « H serait étrange que les Hongrois ne profitent pas de la guerre actuelle (la guerre russo-turque) pour reconquérir leur liberté. Kossuth y a déjà préparé l'Europe par ses discours, prononcés aux cours de meetings en Angleterre. » (Cité par L. B. Kaménev, d'après les Œuvres complètes de Tchernychevski en russe, T. V, p. 249.) Herzen fit la connaissance de Kossuth en 1852· et se lia avec lui lorsque les deux familles séjournèrent à Ventnor, dans l'île de Wight, au cours de l'été 1855. {6) Les faits sont, en gros, les suivants : dans l'hebdomadaire L'Homme, publié à Jersey par les émigrés français, on put lire, dans le numéro 44 du 3 octobre 1855 la nouvelle d'un rassemblement qui avait eu lieu le 22 septembre à Londres, pour commémorer la Révolution française. Au cours de ce meeting, Félix Pyat donna connaissance d'une lettre ouverte adressée par 1e groupe « la Commune révolutionnaire » 'à la reine Victoria. Le texte de cette lettre fut publié intégralement dans le numéro suivant de l'Homme : il s'agissait de l'indignation provoquée dans les milieux français de l'émigration par la visite de la reine •à Napoléon IN, ·à Paris (août 1855). Une •campagne se déclencha contre les Français émigrés, on tenta même de mettre à sac leur imprimerie. Le gouverneur de l'Ile expulsa trois des rédacteurs du journal, après quoi, trente-cinq Français résidant à Jersey, Victor Hugo en tête, déclarèrent dans leur journal : « Et maintenant expulsez-nous ! » et protestèrent de leur solidarité avec leurs trois camarades (17 octobre). C'est alors, comme l'écrit Herzen goguenard, « que les réfugiés publièrent une protestation nouvelle et terrible, menacèrent le gouverneur du verdict de l'Histoire... et se retirèrent fièrement à Guernesey »... Le gouverneur les avait pris au mot et leur avait signifié leur congé ! (A.S., T. Xl, commentaires, p. 664.) (7) Louis Blanc et Mazzini se heurtèrent de front au début de 1·852. Ledru,Rollin fut également de la partie. Herzen était, comme on l'a vu, très lié avec Mazzini; il aimait bien Louis Blanc, qui, nous le savons par les Mémoires de Malvida von Meysenbug, était chez lui un hôte fréquent. II venait « en toute simplicité » et avait une affection particulière pour la
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petite Nathalie (Tata), qui raffolait de lui; il en était très fier et Herzen le plaisantait : « Elle aime votre frac bleu et vos boutons jaunes ! » Ils avaient aussi des disputes, au cours desquelles Herzen s'échauffait et Louis Blanc restait sur ses positions, toujours parfaitement courtois. Mazzini s'en prit aux socialistes français très violemment dans le journal londonien The Leader (11 février 1852), et, par la suite, il dressa un véritable acte d'accusation dans le journal belge, La Nation, sous forme d'un article : « Les devoirs de la démocratie. » Les socialistes français adressèrent une protestation à La Nation, qui refusa de la publier, ne voulant pas « devenir l'arène des accusations réciproques des frères démocrates ». Finalement, parut à la fin de l'année une brochure intitulée Les socialistes français à M. Mazzini, Bruxelles, 1852. (Kaménev, T. Il, commentaire 31, p. 572.) (8) La note de Herzen est équivoque. Est-ce un jugement ? Est-ce une approbation? Ce serait ni l'un, ni l'autre, mais une impression favorable, gardée depuis lors et exprimée en 1866. Depuis, il avait loué Louis Blanc pour son attitude lors de la guerre austro-prussienne. Le banquet semble avoir eu un caractère franchement anti-bonapartiste. L. Blanc se livra à une .apologie de Garibaldi, qui venait d'être blessé lors de sa tentative de s'emparer de Rome. La citation de Herzen est (comme cela lui arrive de temps en temps) approximative. Louis Blanc déclara que, dans le plan de Garibaldi, il n'y avait qu'une seule erreur : « Il ne lui vint pas à l'esprit à quel point le sens de l'honneur militaire pouvait s'écarter du sens de l'honneur en général. » (Ceci était une allusion au fait que Garibaldi avait été blessé par une balle italienne. Herzen y reviendra plus loin.) Mais, poursuivit l'orateur, que soient bénis ceux dont l'âme sublime peut faire de telles erreurs! (Discours politiques, de L. Blanc, 1847-1·881, Paris, 1882.) (9) « Ce qui effraya tant Caussidière » : Le 15 mai 1848, Barbès prit la tête d'une manifestation populaire contre l'Assemblée constituante, à cause de sa -politique « réactionnaire ». Barbès et Albert mis à part, les autres maintinrent leurs positions; certains membres du gouvernement, tels Louis Blanc et Caussidière, adoptèrent une atti·tude attentiste, ou condamnèrent la manifestation, tel Ledru-RoHin. Herzen rappor-te exactement la· suite et fin. de cette journée. (10) Herzen répondit à la lettre du docteur Cœurderoy le 7 juin 1854. Il précisait que la Russie « n'était pas seulement une caserne et une chancellerie impériale », mais cachait au fond d'elle-même · « des éléments profondément révolutionn•aires » alors que l'Occident n'étai-t pas « si diablement révolutionnaire » que se l'imaginait Cœurderoy; de plus, Nicolas et son régime « n'avaient rien ni de slave, ni de national ». Le docteur Ernest Cœurderoy (1'825-1862) était diplômé de la ·Faculté de médecine de Paris. Rallié à l'extrême gauche des mouvements républicains il dut émigrer après 1849, en Suisse. n collabora au Peuple et à La Voix du Peuple de Proudhon. Chassé de Suisse avec d'autres émigrés, il se rendit en Belgique, puis en Angleterre. A ·Bruxelles, il avait publié une brochure intitulée De la révolution dans l'homme et dans la société (1852) et une autre, « explosive » : Les portes du combat ou le dernier grand choc qui eut lieu entre les citoyens Mazzini, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Etienne Cabet, Pierre Leroux, Martin Nadeau, Mallarmé, Blanqui et autres hercules du Nord. n les apostrophait en leur expliquant que le public en avait assez de leurs « bonds acrobatiques ». La révolution devait atteindre son but « par le bien ou par le mal ». Mais ces hommes avaient choisi le mal ·à cause de leurs mésententes et leurs discussions, leurs proclamations et
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leurs réconciliations. C'est à !Londres, en octobre 1854, que sortit la brochure en question : Hurrah! etc. Il prépara également un gros ouvrage, Jours d'Exil, dont ·le premier volume parut en 1'854 et le second en 1855. Cœurderoy envoya au journal L'Homme une première lettre exposant ses idées révolutionnaires; elle fut publiée, tandis qu'une deuxième et une troisième furent refusées. Il les publia alors sous le titre : Trois lettres au jour/Ull c L'Homme », organe de la démagogie française à l'étranger. Il s'attira de vertes réponses de Ribeyrol et de Talandier (l'ami de Herzen) parues dans L'Homme. C'est au milieu de ces brftlantes polémiques que Cœurderoy écrivit à Herzen la lettre publiée dans le présent volume. 'A l'époque, il avait quitté Londres pour l'Espagne, mais ensuite il gagna l'Italie et de nouveau la Suisse. On ne sait rien de ses écrits après 1855, m:ais on sait qu'en compagnie de nombreux exilés français, il refusa de profiter de l'amnistie accordée par Napoléon III en 1859. Il se suicida en 1662, dans les environs de Genève. (La réponse de Herzen à Cœurderoy se trouve en entier au Tome Vliii de A.S., p. 91-92.) (11) Herzen, en 1866, a ajouté une note à ce chapitre : « Tout ceci, à l'exclusion de quelques additions et corrections, a été écrit voici une dizaine d'années. » Nous pouvons donc, sans grand risque d'erreur, situer cette rédaction (comme celle du chapitre II) entre 1856 et 1858. {12) Cet essai devait, selon les indications de Herzen données dans une note destinée à Ogarev (que Lemke sembla seul à avoir vue), suivre immédiatement le chapitre III ci-dessus. Il parut en juin 1859 (et non en mai) comme complément, dans l'Etoile Polaire, selon la volonté de l'auteur. (Cf. note p. 65, note 18.) Toutefois, même en tant que complément (et non supplément), il formait la conclusion de ce chapitre III, puisqu'il était mentionné en dernier dans les sous-titres. Aussi, dans l'édition Lemke, est-il placé dans Je corps du chapitre et introduit par les mots « J'ai eu béaucoup à souffrir », qui suivaient la lettre de Cœurderoy. Lydia Gunzbourg (p. 342, cf. Bibliographie) juge que sa place logique serait la suite de Not Guilty; elle fonde son argument sur les relations entre ce qui est raconté dans Not Guilty (le procès du docteur Bernard) et la conglomerated mediocrity de Stuart Mill. Toutefois, la volonté de Herzen paraît ici clairement exprimée. Ajoutons, avant de poursuivre ces Commentaires, qu'en principe tout ce que Herzen prépara pour l'Etoile Polaire et y inséra était considéré par lui comme faisant partie de Byloïé i Doumy. (13) Emile Barthélemy fut président du « Club des barricades du 24 février », fondé en mars l848. H avait été condamné en 18J6 pout le meurtre d'un agent de police et s'était enfui de la prison. Lors de la prodamation de la république, il fut fort bien vu de certains membres de Comité provisoire et de la Commission exécutive. Pendant les journées de juin 1•84•8, il fut arrêté sur les barricades, les armes à la main. (Cf. note suivante.) Il s'évada encore et arriva à Londres en 1851, où, avec une poignée de compatriotes émigrés, il créa un « Club des proscrits ». Son portrait nous a été laissé par Malvida von Meysenbug (Mémoires d'une Révolutionnaire, 3 vol.), « l'étrange et incompréhensible gouvernante » des enfants Herzen '(selon Léon Tolstoï, ·lors de sa visite ·à Orsett House, en 18•60). Malvida raconte qu'un jour Herzen lui avait dit de se préparer â rencontrer un « homme peu ordinaire » le soir même : c'était ·Barthélemy. S'attendant à voir un personnage redoutable (elle avait beaucoup entendu parler de lui), elle fut surprise et fascinée par cet homme calme, « correct », ne différant en rien des « gens du monde », réservé, modeste, « presque timide ». Elle en fut si frappée que Herzen la plaisanta sur son engouement.
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Les dictionnaires français actuels ne mentionnent pas Barthélemy, mais Lemke, en son temps (au début de notre siècle), avait découvert une notice dans le Grand Larousse Universel. Barthélemy y était considéré comme « énigmatique ». Les faits rapportés confirment dans l'ensemble le récit de Herzen, mais l'article est défavorable ·à Barthélemy, ce qui n'est pas étonnant. D'après Kaménev (T. II, Commentaires 36), Barthélemy aurait signé, .avec K. Marx, Engels, Willich et des chartistes anglais, les statuts et le programme d'une « Association universelle des communistes-révolutionnaires » (publiés pour la première fois en 1926). Après le schisme de cette organisation, due au duel de l'ami de Marx : Schram avec Willich, Barthélemy publie avec des sociaux-démocrates français, le chartiste Adam, Willich, des Polonais et des Hongrois, un appel Aux démocrates de toutes les na~ions! (Londres, 16 novembre 1850.) C'était une tentati:ve, semblet-il, pour contrer le « Comité européen » de Ledru-Rollin et Mazzini. Le 27 février 1851, Louis Blanc organisa un meeting pour célébrer le troisième anniversaire de la Révolution de 1848; Barthélemy était membre du comité. Cette réunion faisait concurrence à celle qu'organisait LedruRollin ! D'après divers commentateurs, Marx se réfère assez souvent à Barthélemy dans ses lettres à Engels, et dans une brochure (1853) : « Le Chevalier à la noble conscience. » Nous ne pouvons malheureusement publier ici des lettres particulières ni à ce cas, ni à d'autres. Nous devons rester dans le cadre de B.i D., ce qui impose déjà de labourer un champ très vaste... (14) Dans Les Misérables, de Victor Hugo, cinquième partie, livre premier, « La guerre entre quatre murs », nous lisons : « La barricade Saint-Antoine était le tumulte des tonnerres; la barricade du Temple était le silence. Il y avait entre ces redoutes la différence du formidable au sinistre ... « Ces deux forteresses avaient été édifiées par deux hommes, nommés l'un Cournet, l'autre Barthélemy. Cournet avait fait la barricade SaintAntoine, Barthélemy la barricade du Temple. Chacune d'elles était l'image de celui qui l'avait bâtie. « Cournet était un homme de haute stature; il avait les épaules larges, la face rouge, le poing écrasant, le cœur hardi, l'âme loyale, l'œil sincère et terrible. Intrépide, éner·gique, irascible, orageux; le plus cordial des hommes, le plus redoutable des combattants. La guerre, la lutte, la mêlée étaient son air respirable et le mettaient de belle humeur... Au génie près, il y avait en Cournet quelque chose de Danton ... « Barthélemy, maigre, chétif, pâle, taciturne, était une espèce de gamin tragique qui, souffleté par un sergent de ville, le guetta, l'attendit et le tua, et à dix-sept ans, fut mis au bagne. Il en sortit et fit cette barricade. « Plus tard, chose fatale, à Londres, proscrits tous deux, Barthélemy tua Cournet. Ce fut un duel funèbre. Quelque temps après, pris dans l'engrenage d'une de ces mystérieuses aventures où la passion est mêlée, catastrophes où la justice française voit des circonstances atténuantes et où la justice anglaise ne voit que la mort, Barthélemy fut pendu. La sombre construction sociale est ainsi faite que, grâce au dénuement matériel, grâce à l'obscurité morale, ce malheureux être qui contenait une intelligence, ferme à coup sûr, grande peut-être, commença par le bagne en France et finit par le gibet en Angleterre. Barthélemy, dans les occasions, n'arborait qu'un drapeau : le drapeau noir. » II est intéressant de voir que Herzen, qui devait avoir lu Les Misérables, fait de son côté un « morceau de bravoure » à propos de Cournet et de
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Barthélemy. Cela nous permet un jeu de comparaisons fort instructif entre ces deux grands écrivains, qui maniaient avec dextérité, aussi bien l'un que l'autre, mais différemment, l'art du raccourci frappant et des temps fort<s. (15) En dehors de ce portrait superbe tracé par Hugo et des pages brûlantes de Herzen; on ne sait pas grand-chose sur Cournet. Comme pour Barthélemy, M. Lemke a trouvé quelques informations dans le Grand Larousse de son temps. Le duel (avec une tendance à accabler Barthélemy) est relaté tel que nous le rapporte Herzen. Ce dernier a donné plus de place et d'importance à Barthélemy, mais en fait, il l'a connu, et assez bien, alors que ses rencontres avec Cournet furent épisodiques. De plus, par rapport aux aventures et aux !l'ésaventures de Barthélemy, Cournet apparaît comme un personnage secondaire. Ce qui est digne d'intérêt, dans ce cas, c'est oque pour Herzen, exactement comme pour Tolstoï, il n'y a pas de « personnages secondaires ~. même si, par amitié, par fidélité, il consacre plus de pa.ges à certaines « sommets » et, naturellement, à .ses proches. (16) Pour cette seconde partie du chapitre IV, de même que pour le chapitre V, nous n'avons pas suivi l'ordre établi par l'Edition Académique soviétique, sur laquell,e nous nous sommes alignés jusqu'à présent pour l'ensemble de cette traduction. En effet, du fait même que l'auteur n'a pas revu lui-même, ni mis en place les chapitres des parties 6, 7 et 8, nous trouvons certaines différences selon que l'on consulte Lemke, Kaméne", Streich et l'Edition Académique. Dans le cas des trois textes intitulés Un duel, Barthélemy et Not Guilty, c'est particulièrement frappant. Dans A.S., Barthélemy suit immédiatement Un duel et rentre par conséquent dans le chapitre V. Cela répond à une certaine logique, Barthélemy étant le « héros ~ des deux récits. En revanche, Mikhaïl Lemke place le chapitre Not Guilty à la suite de Un duel, logique intérieure également : dans les deux cas il s'agit de la justice britannique et de deux acquittements qui font grand bruit et représentent, dans l'esprit de Herzen, une victoire de la libre Angleterre sur la France « policière » de Napoléon III. Kaménev, lui, rejette Not Guilty beaucoup plus loin, après le chapitre VIII, et lui donne en « complément » l'essai sur Stuart Mill et son livre On Liberty. !Lydia Gunzbourg estime de son côté que ces deux textes sont directement liés. Il nous a donc fallu faire un choix. Nous avons choisi de faire figurer Not Guilty (le procès du docteur Bernard) après Un duel (l'acquittement de Barthélemy qui a tué Cournet en duel). De fait, ce sont ces deux procès londoniens, ces deux aspects de la justice et de la pensée des juges et des jurés, l'indépendance d'esprit des Anglais et la réaction du peuple, qui ont passionné Herzen. Le nouveau chapitre sur Barthélemy sera une autre image d'un tribunal anglais, puisqu'il s'agira d'une condamnation à mort. Tel a été notre raisonnement. Il faut ajouter qu'une raison presque anecdotique a emporté notre décision : nous lisons dans une lettre de Tourguéniev à Bakounine : ... Hier, dans mon lit, j'ai lu le récit sur le procès de Barthélemy et Bernard, et deux ou trois fois j'ai tellement ri que j'ai réveillé ma fille qui dormait dans la chambre voisine. C'est une merveille, un très bon récit... Comment aurait-il pu rire s'il s'agissait du second procès : celui où Barthélemy fut condamné à être pendu ? Et il précise bien : « le procès de Barthélemy et Bernard ». Il avait lu le récit de ces deux procès-là, publiés ensemble, dans l'Etoile Polaire de 1862, vol. VIII, série 2, p. 124142 et 143-160. (17) En France, on n'eut jamais de doutes sur la culpabilité de Bernard en tant que complice d'Orsini. Les textes sont nombreux, mais c'est surtout
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le gouvernement anglais qui est mis en cause. Walewski et Persigny jettent feu et flammes, rep·rochent à l'Angleterre de donner asile aux c gens de la pire espèce :., et les chefs du •82" régiment d'infanterie proposent à l'empereur d'aller « atteindre ces hommes jusque dans leur repaire ~. d'où, sans doute, l'allusion aux « pantalons rouges ». Ceci est une plaisanterie. Ce qui l'est moins, c'est la lettre qu'écrivit l'impératrice Eugénie à Lord Cowley, alors ambassadeur d'Angleterre auprès de Napoléon III : elle avoue que l'acquittement de Bernard l'a « stupéfaite de manière indescriptible ». Le jury « présumé impartial ~. écrit-elle, a jugé nécessaire de donner satisfaction à une foule délirante... « Les assassinats sont forts, maintenant, approuvés comme ils le sont par l'Angleterre... Depuis l'acquittement de Bernard, ces hommes jouissent de votre appui moral... Toute nouvelle loi que vous pourriez promulguer serait vaine... » (Cité par A. Castelot, Napoléon Ill, T. 2, Paris, 1974. Cf. aussi Maxime du Camp : Souvenirs d'un demi-siècle, 2 vol., Paris, 1949.) (18) Nous lisons sous la plume prolixe de Malwida von Meysenbug (Souvenirs d'une Révolutionnaire, T. III, p. 50 et suivantes) : ... « Une grande émotion vint troubler notre sérénité. Domengé arriva un jour dans une excitation extrême nous raconter que 'Barthélemy... était devenu le héros d'un drame sanglant... On disait que son amour pour une femme en était la cause... Nous étions d'autant plus émus de savoir un tel homme, que nous avions connu et estimé, que nous avions eu pendant un temps dans notre intimité, dans une situation si terrible, que nous en demeurions convaincus que ce n'était pas un vulgaire criminel, à quelque forfait que la passion et son sang méridional eussent pu l'entraîner. C'était une nature foncièrement noble, qui devait expier par de profondes tortures morales le crime d'un moment... TI semblait ressortir nettement de tous les bruits et de toutes les suppositions que le voyage de Barthélemy n'avait d'autre but que de délivrer la France de son tyran. On disait que l'Anglais lui avait promis de l'argent pour mettre son projet •à exécution, et qu'au moment où Barthélemy vint chercher cette somme promise, il se serait refusé là 1a donner ... La femme rqui avait été témoin de l'assassinat avait disparu de manière inexplicable... Les raisons qui la déterminèrent à rester auprès de Barthélemy pour une entreprise si hasardée semblaient tout d'abord difficiles à déterminer, mais peu à peu des rapports étranges établirent que c'était une espionne envoyée par le gouvernement français pour perdre le plus énergique des émigrés... » Trouvant très belle la lettre de l'abbé Roux au Times. Malwida avoua à ce prêtre : « l'ardent désir d'apprendre quelques détails sur l'état de l'âme de Barthélemy dans ses derniers moment ». L'abbé lui répondit une belle lettre, dont nous ne pouvons citer le texte en entier, à cause de sa longueur, mais dont quelques extraits nous paraissent compléter ce chapitre : ... « Je regrette beaucoup de ne pouvoir me rendre à votre désir en vous donnant sur les derniers jours du malheureux Barthélemy des détails que j'ai dil refuser aux journaux, comme aux membres de ma famille. Les communications qu'il m'a faites étaient d'ordre si intime, qu'elles me paraissent du domaine du secret professionnel... Je reconnais avec vous la haute intelligence, la fermeté de caractère et l'âme généreuse de 'Barthélemy, mais ses passions violentes l'ont mené à une mort ismominieuse... II est mort avec un grand courage, mais il a beaucoup souffert avant de mourir. Son âme était la proie de luttes terribles... mais je crois que ma présence et mes paroles lui ont rendu moins amère la coupe qu'il a dil vider jusqu'à la lie... Je vous avouerai que je l'ai pleuré, car il était devenu
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presque un ami... En souvenir, il me fit cadeau d'un petit livre, la seule chose qu'il possédât... » Malwida concluait : « Ici s'arrêtait pour moi la possibilité d'apprendre quelque chose sur Barthélemy, et il ne me restait qu'à voir, au-dessus de la tombe ignomineuse de criminel de Newgate, l'homme que les plus cruelles souffrances avaient purifié, et à garder de lui un souvenir ineffaçable. » Pour les lecteurs de ce chapitre, Barthélemy demeure donc une énigme, mais assurément un personnage hors du commun. (19) Ce jour-là eut lieu à Paris une manifestation contre l'Assemblé<; constituante; elle avait pour prétexte immédiat l'exigence d'une aide au mouvement polonais de libération nationale, particulièrement à Posnan et en Galicie. (20) Pendant que Worcell et Kossuth faisaient leurs tournées de propagande en Angleterre pour que les troupes polonaises et hongroises participent, sous la tutelle de l'Angleterre, à la guerre contre la Russie, les Anglais penchaient de plus en plus vers la cessation des hostilités en Crimée. Le parti de la paix, Peel en tête, revenait au premier plan. L'ambassadeur de Grande-Bretagne à Vienne avait déjà entrepris des pourparlers avec le général hongrois Klapka et le général polonais Wissocki, mais l'Autriche intervint avec la dernière énergie pour faire cesser ces beaux projets. L'ambassadeur, Stratford Canning, démissionna et, simultanément, le général Wissocki publia dans tous les journaux anglais un appel à ses compatriotes : il les informait que le projet d'une légion polonaise destinée à combattre contre les Russes n'avait pas abouti, par suite de l'opposition des Alliés. Il paraît clair que les Alliés ne pouvaient attirer l'Autriche de leur côté tout en organisant des légions polono-hongroises ! Le Times résumait fort bien la situation, en écrivant que ce serait une « pure sottise » que de faire fi d'une armée de trois cent mille hommes au profit de « quelques nations éteintes ». (21) D'après Lemke (T. XIV, p. 557), qui le tient de Limanowski, biographe polonais de Worcell, les mauvaises relations entre la « Centralisation » et Herzen n'empêchèrent jamais celui-ci de consacrer de grosses sommes à la presse de cet organe. {22) Pour la « petite Histoire », qui ici ne manque pas de piquant, ajoutons qu'en son temps Mikhaïl Lemke trouva dans les Archives de la Troisième Section, pour l'année 1854, sous le numéro 55, une dénonciation faite par un Allemand nommé Schroeder, qui faisait état des activités du « Comité des émigrés polonais à Londres, et de sa succursale à Jersey » : A l'aide du « révolutionnaire russe, Herzen, ils arvaient envoyé des propagandistes dans les provinces slaves de l'Autriche et de la Prusse, afin de les préparer à se soulever, en cas de circonstances favorables à la révolution en Orient ». La « nationalité slave » devait être répandue partout, « sans distinction des populations du point de vue politique et moral »; le comité organiserait le soulèvement de tous ces slaves contre « leurs oppresseurs » : Un congrès général « déterminerait le moment du soulèvement ». Suivait la liste du « Comité central révolutionnaire de Londres » : Mazzini, Saffi et Orsini pour l'Italie, Ledru-Rollin, Victor Hugo et Schoelcher pour la France, Kossuth et Worcell pour la Hongrie, et pour la Russie, Alexandre Herzeri. Une autre dénonciation, venant celle-là d'un agent secret vivant à Londres, et datant du 24 juin 1855, accusait Herzen de financer - avec l'aide de Branicki - une imprimerie à Jersey, et d'inspirer, cette fois à New York, et avec le concours de
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Worcell, une imprimerie de faux roubles-papier! La note la plus comique est peut-être « l'information » sur les voyages en Prusse de Herzen, « sous le nom du professeur de musique Reichel »! (L'Allemand Adolphe Reichel, ami intime et de longue date de Herzen, était en effet professeur de musique. Il résidait 'à ·Paris, rue du Bac, et se rendait de temps ·à autre en Allemagne.) La dernière dénonciation a été tirée par Lemke des mêmes Archives que ci-dessus, sous le numéro 147. (L. T. XIV, p. 557·559.) 23) D'après les souvenirs de Nathalie Ogarev, les amis de Worcell le logèrent dans l'appartement de Taylor, « qui éprouvait une grande sympathie pour le chef de la démocratie polonaise ». Taylor, affirme-t-elle, l'entoura de tout le confort possible et lui assura des soins médicaux. C'est à lui que les amis anglais de Worcell, et souvent aussi Herzen, remettaient les sommes nécessaires à l'entretien de son « locataire », qui était supposé ignorer qu'il vivait aux frais d'autrui. Peut-être, ajoute Nathalie, le vieil homme avait-il des doutes, « mais que pouvait-il faire ? Sa maladie lui interdisait de gagner sa vie, comme auparavant ». Ceci est pour l'aspect narratif. Nous voudrions faire remarquer aux lecteurs que la ligne de points qui suit « le calme mortel de la Pologne » indique des pages manquantes sur le manuscrit : ce sont les pages 28, 29, une partie de 31, 32 et 33. On perçoit tout de suite une lacune en voyant la brusque entrée en matière : « Peter Taylor avait ordonné... » suivre si bizarrement le paragraphe précédent. Or, Herzen maîtrisait fort bien l'art de ménager les transitions. {24) Ce chapitre, construit autour des émigrés allemands, ne parut pas du vivant de Herzen, et seulement en 1870, dans l'édition posthume, publiée à Genève. De là à conclure qu'il avait des « regrets », qu'il comptait le remanier plus tard, il n'y a qu'un pas. La critique soviétique, de Lemke à nos jours, a trouvé fort malaisé de le commenter. En effet, Karl Marx n'y apparaît qu'épisodiquement, et les marxistes (les marxides, comme il les baptise) y sont montrés sous un très mauvais jour. Nous n'avons pas, dans ces pages, à polémiquer, mais à commenter. Il faut dire, pour commencer, que vivant côte à côte à Londres, Herzen et Marx ne se sont jamais rencontrés et n'ont jamais cherché à se rencontrer. Ils ne se connaissaient donc que par les écrits l'un de l'autre et par ce que leur entourage leur rapportait. Le problème de leurs relations reste à écrire, à condition d'y apporter une mesure et une indépendance d'esprit qui ne sont pas chose courante. Lydia Gunq;bourg (p. 331) qualifie ce chapitre VII de « pamphlet » et assure que Herzen s'est « grossièrement trompé dans sa fausse appréciation de la personnalité et de l'activité de Marx ». Jll. le tient, écrit-elle, pour un typique représentant de l'émigration allemande, alors que, dans les années cinquante, Marx (à Londres depuis 1849) restait sur son quant-à-soi et était entouré par l'antipathie unanime des démocrates bourgeois allemands ». Mais le problème semble plus profond : ils étaient mal renseignés sur les thèses de « demi-Russe et entièrement moscO'V'ite »; or, il n'aimait ni la Russie, ni les Russes, et, comme le dit Lemke, « mettait tout ensemble le gouvernement, la société et le peuple russes ». Et il cite un ouvrage de 1908, d'un certain Taganski, un recueil Karl Marx, publié à ·Pétersbourg : « ... Aveuglé par sa haine du panslavisme et mal informé sur les conditions de la Russie d'alors, Marx ne distinguait pas le panslavisme du slavophilisme... » n trouvait absurde que les Russes puissent voir dans leurs institutions primitives (l'artel et la commune) « l'embryon d'une forme supérieure capable de parvenir à l'idéal
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vers lequel tendait le monde occidental ». D'autre part, Marx désapproll'vait, on l'imagine, l'attitude pessimiste de Herzen par rapport aux perspectives d'un mouvement révolutionnaire en Occident, et lui prêtait l'idée que « la vieille Europe pourrie devait ressusciter par la victoire du panslavisme ». (A.S., d'après Œuvres complètes de Marx et Engels, T. XV, p. 375.) En fait, ni l'un ni l'autre ne pouvait, soit par manque d'information, soit par obstination .(soit par les deux), voir ce qu'était l'autre; ils ne savaient découvrir la place exacte ni la signification historique l'un de l'autre. Ajoutons qu'à l'antagonisme idéologique se mêlaient les questions de personnes : Herzen était aussi lié à ·Proudhon, à Mazzini, à Kossuth, à Karl Vogt, à Ruge que Marx était au plus mal avec eux. Il n'est pas exclu que l'antipathie éprouvée de tout temps par Herzen à l'égard des Allemands ait pris des proportions énormes après la triste histoire de sa femme et du poète allemand Herwegh. (Cf. T. III de B.i D.F.) Plékhanov a'Vait raison, dans son article Herzen...Z'Emigré, d'écrire que Herzen, « Hé d'amitié à tous les coryphées de la :démocratie internationale, n'await de mauvais rapports qu'avec Marx et son cercle (les " marxides ", selon son expression). C'était la conséquence de toute une suite de tristes malentendus. On eût dit qu'un méchant sort empêchait un rapprochement entre le fondateur du socialisme scientifique et le publiciste russe, qui tâchait de toutes ses forces de placer le socialisme sur un fondement scientifique ». (Œuvres complètes [en russe], T. XXIII, p. 443, cité dans A.S., p. 680.) (25) Nous l'avons dit plus haut, Herzen ne publia pas ce chapitre VII de son vivant. Ses raisons sont demeurées inconnues. La critique soviétique y voit un désir de ne pas blesser et parle de « considérations politiques et tactiques », que la famille ne se crut pas obligée de respecter, lorsqu'elle prépara le volume des Œuvres posthumes, paru à Genève, en 1870. Dans la perspective de cette critique, « un brusque revirement se produit dans l'attitude de Herzen vis"'à-vis de Marx dans la seconde moitié des années soixante », manifesté par les Lettres à un Vieux Camarade. (V. Lydia Gunzbourg, p. 32.) Pourtant, il est difficile de douter des intentions de Herzen quant à l'inclusion du chapitre « Les Emigrés allemands » dans Byloïé i Doumy. En effet, le manuscrit représente deux cahiers, aujourd'hui à la Bibliothèque Lénine, à Moscou, où ils furent remis par Mme E. S. Nékrassov, de la part d'Alexandre Herzen fils. Au début du manuscrit, on :lit « Extraits de Byloïé i Doumy », suivi de titres de chapitres : I. Les Allemands émigrés. II. Les bas-fonds de la politique. III. Encore l'émigration française. IV. Les proscrits polonais. V. Paris en 1861-1865. Nous pensons avec Kaménev que c'était le « texte au net » destiné à l'Etoile Polaire de 1865... qui ne parut pas. Lorsqu'elle parut en 1869, le chapitre sur les émigrés allemands n'y figurait pas. Le deuxième cahier est un brouillon, corrigé et recorrigé, avec des transferts, des reports et des pages manquantes; il contient, justement, les pages sur Marx et son entourage et commence par c Un an après mon arrivée à Londres »... (notre p. !160. !Bien que Herzen ait daté les extraits publiés dans E.P. 1865-1867. il est certain qu'il a repris la partie sur Marx après 1869. En effet, il remplace « marxides » par Schwefelbande, qu'il n'a pu prendre que dans le pamphlet de Karl Vogt, Etude sur l'état des affaires en Europe, parue
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en '1869. II a é:gaaement remplacé « le parti de Marx » •par « Ja clique de Marx » (page citée ci-dessus), ce que nous trouvons chez Lemke, mais ni chez Kaménev, ni dans A.S. Les sous-titres du chapitre ont été modifiés plusieurs fois par l'auteur. Selon certains critiques, le chapitre suivant devait faire partie de celui-ci, le tout sous le titre « iLes bas-fonds de la politique », indiqué dans le premier cahier du manuscrit. Mais on n'en a aucune preuve. En revanche, un long passage sur 'les ém.i!grés allemands semble bien avoir été transféré au chapitre VIII et remis à sa place dans l'édition K, comme nous l'indiquons ·à la note 2!3, ip. 155. (26) A propos de cette brochure, il existe deux interprétations différentes. D'après Mikhaïl Lemke, Herzen aurait confondu deux frères : Edgar Bauer, qui avait, en effet écrit un ouvrage intitulé Der Streit der Kritik mit Kirche und Staat, mais en 1·842-1843, quand Herzen se trouvait encore en Russie, et Bruno Bauer, qui publia en 1855 Die russische Kirche. Kaménev, de son côté, écrit que Lemke, qui a bien senti l'erreur, l'a mal interprétée : il s'agit bien de ·Bruno Bauer, mais de son ouvrage Russland und das Germanenthum, paru en 1853. Herzen en parle dans une lettre à Maria Reichel, datant de cette année même : la Russie, telle que la voyait Bruno Bauer, était « si byzantine et orthodoxe que les Slavophiles eux-mêmes l'auraient reniée ... ». (Cf. L., p. 559, note 13, et K., p. 590, commentaire 39.) (27) Il est difficile de ne pas partager, en toute impartialité, l'avis de la critique soviétique qui affirme avec la dernière énergie que Karl Marx n'était pour rien dans cette campagne de diffamations et dans la polémique déclenchée par le Morning Advertiser, en août et septembre 1853. Bakounine avait déjà été dénoncé comme c espion russe » par l'ambassade de Russie à Paris, dès 1848. Ces bruits, soigneusement répandus, persistèrent, si bien que l'agence Havas, de Paris, en informa toute la presse, et donc le Neue Rheinische Zeitung, de K. Marx, qui publia un entrefilet dans son numéro du 6 juillet 1948. Une lettre d'un émigré polonais allait dans le même sens, et tant Havas que cet informateur anonyme affirmaient que George Sand possédait des documents révélant Bakounine comme un homme entré récemment en relations avec le gouvernement russe. Tout cela fut encore confirmé par un certain Overbeck, correspondant de presse allemand, ·à Paris. L'accusation parut donc bel et bien dans le journal de Marx, mais aussi dans le Morning Advertiser, où, sous la plume d'un inconnu qui signait « F.M. » l'accusation était renouvelée avec force détails, entre autres celui-ci : « Le tsar s'est donné beaucoup de mal pour sauver Bakounine de l'échafaud ! » Herzen pouvait savoir ou ignorer que ce « iF.M. » était un nommé Francis Marx, un Anglais, propriétaire de haras, et certainement un prête-nom. Le journal de Marx n'annonça jamais que cette notule avait été publiée « en son absence ». En revanche, la rédaction du journal précisa que l'information parue dans son numéro 3·6 faisait état de . « bruits circulant à Paris et communiqués simultanément par deux correspondants nullement liés l'un à l'autre ». Ce faisant (précisait-on), on ne faisait qu'accomplir le devoir de .Ja presse c qui doit surveiller les personnages publics en secret :. (1) «Nous avons en même temps offert à M. Bakounine une excellente occasion de dissiper tous les soupçons dont on le charge dans certains milieux parisiens... » La protestation de Bakounine et sa lettre à George Sand, publiées dans un autre journal allemand, furent reproduites par le journal de Marx le 16 juillet 1848, et, le 4 août, Marx publiait la déclaration de G. Sand. Bakounine se déclara satisfait et rencontra Karl Marx à Berlin,
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fin août. Mais ce fut seulement le 2 septembre que Marx publia, dans le Morning Advertiser, une ·longue lettre où il résumait l'affaire avec une parfaite clarté, point par point. J:.I concluait en précisant qu'il avait, dans la Tribune quotidienne de New York, dans ses lettres intitulées Révolution et contre-révolution en Allemagne, écrit qu'il était, pour autant qu'il le sût, le premier écrivain allemand à rendre son dû à Bakounine, «·pour sa participation à notre révolution :~>, et spécialement dans le soulèvement de Dresde... :~> II terminait sur une note humoristique : ... « Etant donné que " F.M. " part de l'idée préconçue que la révolution continentale contribue aux plans de la Russie, il doit déclarer... non seulement Bakounine, mais chaque révolutionnaire du continent comme un agent russe. A ses yeux, la révolution .elle-même est un agent russe. Alors pourquoi pas Bakounine ? » (K., p. 599-603, d'après documents manuscrits et photos des articles en question. A.S., p. 682, commentaires.) Il reste à savoir pourquoi Herzen a tout de même, et presque vingt ans plus tard, tenu à écrire ces pages agressives. Reste •à savoir aussi pourquoi K. Marx a attendu le 2 septembre pour répondre aux attaques du Morning Advertiser... (28) Herzen chargeait K. Marx d'un « péché » de plus : sa prétendue alliance avec David Urquhart, qu'il ne rencontra qu'après tout le bruit fait dans le Morning Advertiser. En fait, le mouvement chartiste, puissant mouvement d'émancipation ouvrière qui a duré en gros de 1836 à 1856, était le seul mouvement social anglais approuvé par Marx, mais Urquhart était un « anti-chartiste ». II est difficile de croire que Herzen l'ignorait. Il y a là une énigme; malheureusement, la critique soviétique ne nous révèle qu'un seul son de cloche. (29) Herzen consacra, en effet, un chapitre à Golovine, personnage complexe, voire équivoque, qui avait quelque chose de l'aventurier, et dont Herzen, qui l'avait rencontré à Paris en 1848, commença à se méfier de plus en plus, surtout au moment où commença à fonctionner sa presse russe libre. Golovine fit tout ce qu'il put pour nuire à Herzen, sans y parvenir, et se fit grand tort à lui-même. Nous savons que Herzen avait l'intention d'écrire un chapitre sur les émigrés russes à Paris, qu'il décida ensuite d'intituler « Ombres russes » ou « Les Russes ?t ·Paris ». Ces essais comprenaient sept « portraits :~>, cycle dont on ne peut affirmer qu'il ait été destiné à B.i D. L'essai « Golovine :~> ne fut découvert qu'en 1'906, par M. Lemke, et publié en 1907 comme chapitre IX de la sixième partie. L'Edition académique le fait figurer comme chapitre VII de la septième partie. Cela montre assez qu'on agit avec bonne volonté, mais selon la manière dont on lit les indications contradictoires de l'auteur. Ainsi avons-nous opté pour la suppression de ce chapitre dans ce présent volume, et espérons-nous publier plus tard les « Ombres russes » en même temps que cette œuvre de Herzen si importante : « De l'Autre Rive. » Peut-être nous demandera-t-on pourquoi avoir gardé le chapitre intitulé « ·Le 1Père Petchérine », que K, ;place parmi. les ·« Ombres russes »? Parce que notre seule certitude, c'est que Herzen évoquait les émigrés russes de Paris, dont certains étaient de vieux amis, tel Sazonov, et que Petchérine appartient au cycle londonien. (30) Herzen, sur sa lancée, fait un morceau de bravoure à propos de « la colère de Marx :~>. ·L'écheveau devenait fort embrouillé! Adolphe Kolatchek, député de gauche au Parlement de Francfort, après l'échec de la révolution allemande, se réfugia à Zürich. Là il publia un mensuel en allemand, auquel collaboraient Karl Vogt, Ruge, Kinkel et d'autres, liés
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avec Herzen et ennemis politiques de Marx. Et, comme Herzen le dit dans la note 50 de cette page 163, il ;y !fit paraître tant De l'Autre Rive, que Du développement des idées révolutionnaires en Russie. Kolatchek émigra plus tard en Amérique et collabora :à des journaux américains et germanoaméricains. On ignore le texte de l'article incriminé, mais on sait que dès les années cinquante, certains croyaient que Kolatchek était « vendu à l'Autriche », ce qui fut confirmé en 1859. Il est absolument exact que la colonie allemande démocrate avait adulé Herzen après 1•848. Mais une évolution s'était produite graduellement, beaucoup de ces démocrates allemands louchèrent !Vers .Jes « bismarckiens » et le nationalisme, et Herzen devint leur bête noire. (31) Lors du meeting organisé par les chartistes à Londres, en U!55, pour commémorer la révoluHon de février, GolOIVine - que Herzen avait écarté du cercle de ses •relations, et rqui n'était pas par!Venu là ·le brouiller avec ses amis du Comité européen - publia dans le Morning Advertiser du 13 février une note ignoble : ... l'ai appris qu'au cours du banquet qui sera donné en souvenir de la Révolution de février, un certain Herzen va représenter la Russie ou, plutôt, la Russie libérale. Mon amour de la vérité et mon respect pour l'événement imminent, me forcent à déclarer que Herzen, comme son nom l'indique suffisamment, ne peut représenter que les juifs russes, ou plus exactement allemands, et comme le gouvernement russe est toujours accusé de préférer les Allemands aux Russes, l'émigration ferait bien de ne pas tomber dans cette erreur. Herzen répondit a!Vec 'ViOlence, mais dignement, le 15 ncwembre, disant entre autres que nul ne lui avait dénié sa qualité de Russe, « ni le parti révolutionnaire en Russie, ni le tsar qui m'a persécuté ». Si le Comité international l'avait élu (ajoutaH-il) en tant 'que représentant du parti révolutionnaire russe, il estimait que ce Comité devait répondre sur ce point. Jones, dans The People's paper (organe chartiste), et le Comité, dans le Daily News, soutinrent fermement Herzen. Le reste est raconté par Herzen dans ces pages, et paraît incontestable. (32) Etrange retour des choses : le cercle se referme, car nous ne pouvons mieux faire que de transcrire le Commentaire (1) du premier tome de B.i D.F. à propos de cette affaire : La première partie de B.i D. fut écrite, comme les deux suivantes, de 1852 ·à 1853, et publiée pour la première fois dans l'Etoile Polaire, en 1856, sous le titre de Byloïé i Doumy (extraits de la première partie des « Mémoires d'Iskander »). Elle parut après la deuxième partie : Prison et Exil, accompagnée d'une préface en forme de note. La voici : « En octobre de cette année, Hearst et ·Blacket ont publié la traduction anglaise de mes Mémoires (2" partie). Le succès fut complet. Non seulement tous les journaux et revues indépendants en ont cité des passages, accompagnés de critiques les plus flatteuses (je pense avec gratitude aux articles de fAthen'aeum, du Cr-itic ·et du Weekly Times), ma'is même :l'organe officieux de la collusion entre Palmerston et les bonapartistes, le Morning Post, m'a couvert d'injures et m'a conseillé de fermer mon imprimerie russe si je voulais être respecté. Par qui? Par eux? Je ne veux pas de leur respect... « ... Je ne sais s'il vaut la peine de relater les attaques ignobles auxquelles m'a condamné l'imprudente fraude de mes éditeurs; mais pour que l'on n'aille pas croire que j'ai voulu me taire à ce propos, je vais en dire quelques mots. Les éditeurs des traductions, sans s'en référer aucunement à moi, ont hardiment intitulé mon texte : « Sibérie. » J'ai protesté. Cela
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n'a pas empêché certaine revue de m'accabler. J'ai répondu, exposant toute l'affaire. La calomnie a continué de plus belle, et je n'ai pu m'abaisser à répliquer encore. Par bonheur, je sais qu'en Russie, non seulement parmi nos amis, mais même parmi nos ennemis, il ne se trouvera pas un seul homme pour me soupçonner d'un tom de ipasse-passe à la Barnum, ou pour s'imaginer que mon exil bureaucratique a été pour moi un service volontaire. ~ I...r (Iskander, le pseudonyme littéraire de Herzen.) Ainsi retrouvons-nous au Tome .JV le temps commencé au Tome 1. (33) L'inlassable chercheur qu'était .Mik.haïl Lemke, qui avait, à l'époque, accès aux Archives, découvrit qu'un certain ;E, Fortin, de Paris, avait offert ses services à la Troisième Section, à ·Pétersbourg, pour leur signaler les personnes et les entreprises qui portaient préjudice au gouvernement russe. Iakov Tolstoï, chef des agents russes à l'étranger, reçut l'ordre de s'entretenir avec ce Fortin et de prendre des renseignements sur lui. ·Fortin tenait un petit magasin de lampes, dont les chalands étaient surtout des Polonais. Tolstoï avait à Paris un agent, Chenu, en cheville avec Fortin, qui promit de fournir des informations sur les transports d'armes à destination de la Pologne; il exigeait 25 francs par arme, ce que Tolstoï trouvait démesuré. Jakov Tolstoï touchait lui-même 3 800 roubles par an, plus 1 150 roubles « pour journaux et revues ~. (L., p. 565, d'après les Archives de 1862, affaire n• 311.) (34) K. Marx publia dans le Neue Rheinische Zeitung, en 1850, un article sur de La Rodde, où il raconte (d'après les Mémoires de Chenu), avec beaucoup plus de détails que Herzen, la scène chez Albert, au Luxembourg. En plus de La Réforme, de La Hodde collaborait au Charivari et était membre du comité de la « Société (secrète) des Nouvelles Saisons :.. Il se prenait, écrit Chenu, pour « un trappeur sorti des romans de Fenimore Cooper ~. Mais il était autrement dangereux! En fin de compte, c'est vraisemblablement nul autre que Chenu qui l'a dénoncé 'à Caussidière. (35) Depuis des siècles, l'icône de la Madone d'Ivérie (lverskaya) était la plus vénérée de toutes. Elle trônait dans une chapelle Jà l'extérieur des murailles du Kremlin. Sa châsse d'or et d'argent datait du xvm• siècle; elle était entourée et couronnée de gemmes d'un ·grand prix. Si Herzen parle de « chevaux et de laquais », c'est qu'au temps de sa jeunesse les familles moscovites illustres (dont la grand-tante de Herzen) faisaient porter cette icône miraculeuse à domicile, pour quelque fête ou cérémonie solennelle, moyennant des dons importants au clergé. (Cf. B.i D.F., T. J••, p. 357.) (36) Il est frappant de voir que même si Herzen divergeait souvent, sur le plan politique, tant de Mazzini que de Garibaldi, il leur conservait une chaleureuse et indestructible amitié. En lisant toutes les pages souvent presque tendres, qu'il leur consacre tout au long de B.i D., on a le sentiment qu'il les a, en quelque sorte, « mis à part ~ pour en faire comme l'archétype du révolutionnaire, peut-être comme l'incarnation de la révolution et de la résistance. On a remarqué à juste titre que dans sa « galerie de révolutionnaires européens » ils sont les seuls que n'effleure pas son ironie, les seuls qu'il ne « découronne » à aucun moment. Une remarque subtile de Lydia Gunzbourg (p. 345) mérite d'être citée : « Le Herzen d.es années soixante, qui a renoncé au héros personnel, autobiographique, cherche un héros populaire. De cette haute nécessité naît la figure de Garibaldi. Herzen l'édifie consciemment au-dessus de toutes les erreurs, de toutes les contradictions de son chemin politique... » L. Gunzbourg doute que ce chapitre X, Camicia Rossa, fût destiné 'à B ..i D., n'ayant paru que dans Le
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Kolokol et ensuite en brochure, à Bruxelles, en français (1'864). Il n'a jamais paru dans E.P. et a été publié dans les différentes éditions de B.i D. d'après le texte du Kolokol et non d'après le brouillon qui se trouve dans la série de manuscrits, dits « collection de Prague », aujourd'hui à la Bibliothèque Lénine, ·à Moscou. Sa place varie selon les diverses éditions : il se trouve comme chapitre XVIT chez Lemke (qui n'a pas publié le chapitre Robert Owen) et après John Stuart Mill, chez Kaménev. Nous suivons l'ordre de l'Edition académique. (37) M. Humphrey Higgins, traducteur anglais de B.i D., précise que, « le 19 avril 1864, à la Chambre des (Lords, et le 21 avril, à la Chambre des Communes, des questions furent posées sur le départ prématuré de Garibaldi. Lord Clarendon, membre du gouvernement Palmerston, le Premier ministre Gladstone, le chancelier de l'Echiquier, l'écrivain R. B. Seeley, membre du Parlement, le duc de Sutherland, William Fergusson, le médecin ordinaire de la reine Victoria et Lord Shaftesbury firent une déclaration au Parlement et dans la presse, alléguant le mauvais état de santé de Garibaldi, qui nécessitait son départ immédiat d'Angleterre ~. (My Past and Thoughts, The Memoirs of Alexander Herzen, traduit par Constance Garnett, revu par Humphrey Higgins, avec une introduction par Sir Isaiah Berlin, Londres, Chatto et Windus, 1968. Citation : p. 1504-1505.) (38) Nathalie Ogarev (nous parlerons plus loin de sa liaison avec Herzen) raconte de façon très vivante cette visite, nous en donnons des extraits : « Après la promesse de Garibaldi de se rendre sans faute à Teddington au jour fixé, Herzen partit chez le restaurateur Kühn et lui commanda le dîner ... Cela lui prit beaucoup de temps, car il tenait à choisir lui-même quelques plats italiens ... Les invités étaient surtout des Italiens, des Anglaises mazzinistes et quelques Polonais ... Un patriote italien, pâtissier ou cuisinier, fort vieux, demanda à Herzen la grâce de confectionner le dessert. C'était un dessert glacé : un rocher rouge était surmonté d'un cheval en chocolat et d'un cavalier tenant à la main une effigie de Garibaldi, drapée de soie grise et rouge... A cinq heures, un équipage à deux chevaux arriva près de la •gri.lle du jardin. Une grande foule, sans doute de Teddington et des environs, ayant appris qu'on attendait Garibaldi, entoura la voiture de toutes parts... Lorsque Garibaldi, accompagné de Herzen entra dans la maison, Mazzini vint au-devant de lui et ils se serrèrent amicalement la main. Au cours du dîner Garibaldi paraissait fort content et même gai. « Comme je me sens bien chez vous, Herzen ! répétait-il. Ici, pas d'étiquette, pas de gêne. Autour de moi des amis, des Italiens. Je décèle même dans le choix des plats et des vins les attentions de l'ami Herzen : il a voulu rappeler ma patrie ... » (Souvenirs de N. Toutchkov-Ogarev, en russe, p. 222-225.) La majeure partie de la presse britannique passa sous silence la visite de Garibaldi à Teddington. Le Standard du 18 avril se contenta d'indiquer qu'il s'y était rendu, mais sans autre précision; apparemment seul le Daily News rompit la conspiration du silence, en décrivant brièvement cette visite, dans son numéro du 20 avril (L., p. 683-684.) (39) La septième partie a été rédigée, dans l'ensemble, comme la sixième : en 1866-1867. Lydia Gunzbourg (dont l'érudition, l'intelligence et la perspicacité littéraires restent un modèle du genre) fait fort bien ressortir le fait qu'il s'agit ici, comme dans la partie précédente, du « thème de l'émigré », de « la maladie de l'émigration ». Ici, il s'agit des Russes, des seuls émigrés russes. Dans une lettre à Vyroubov, datée du 17 mars 1867, qui sert de repère, Herzen indique, pour sa part, que cette partie (à ce
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moment-là, la 6", mais qui deviendra la 7") était « l'histoire du Kolokol ». (A.S., T. XIX, p. 316.) Dans son idée, les chapitres J: à V forment un tout. Rédigés après que se fut achevée l'existence londonienne de Herzen et Ogarev et du Kolokol publié à Londres, Herzen les rédigea avec l'idée qu'il était temps de « faire des comptes », de « tirer des conclusions ». Cette septième partie a moins d'unité que les autres, bien que les chapitres aient été écrits à la suite et unifiés par leur auteur sous la rubrique « Histoire de l'imprimerie et du Kolokol ». Mais leur ordre n'est pas chronologique, et même le chapitre central, Apogée et Périgée, se morcelle curieusement. Mais, une fois de plus, gardons à l'esprit le fait majeur que Herzen n'a pas établi ni rédigé définitivement, ni même revu, cette partie. C'est pourquoi, dans certaines éditions, on y a placé les Ombres russes (dont nous avons parlé) en y incluant notre chapitre VI : Le Père Petchérine, comme dans l'Edition académique, et pour les raisons données plus haut (29). (40) Nous savons, d'après un brouillon qui se trouvait dans l'ensemble de manuscrits dit « collection de Sofia », que Herzen prévoyait initialement quatre subdivisions à ce chapitre. Peut-être nous aurait-i:l narré de façon moins schématique l'histoire proprement dite du Kolokol ? Car, sans la lettre à VyroU!bov, citée ci-dessus, 1qui donne « le 'Visa de
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(41) Le jeune Herzen et le jeune Ogarev avaient un beau soir fait serment de venger les Décembristes, « en sacrifiant leur existence à la lutte qu'ils avaient choisi de mener ». Scène « sincère et sacrosainte, ce que toute notre existence a démontré depuis "··· Franco Venturi est, à moins d'erreur, l'auteur occidental qui a traité le plus objectivement, ou plutôt le plus bilatéralement, ce problème Herzen - Décembristes. D'une part, écrit-il (op. cit., p. 104-107), « c'était prolonger une cause dont il sentira bien vite, avec un instinct déjà lucide, qu'elle était terminée... C'est... le sentiment de la justice historique et une grande piété qui le pousseront, à l'apogée de son existence, à réimprimer les souvenirs de ces ancêtres... à chercher à renouer le fil des hommes et des souvenirs du 14 décembre. Mais il sera animé par le respect et l'admiration plutôt que par une volonté précise de se rattacher à ce que le mouvement pouvait encore conserver d'actuel ». Mais, d'autre part, F. Venturi se demande si « le mouvement décembriste ne contenait pas un germe populiste, un élément de ce que seront les idées de Herzen. En reprenant l'histoire des idées, il convient de poser le problème ». Et, passant en revue les idées maîtresses des Décembristes, il met en relief l'idée du « devoir » et celle du « sacrifice ». « ... Le mouvement décembriste, poursuit Venturi, donna à sa renonciation en faveur du peuple une forme beaucoup plus claire que tant d'autres mouvements contemporains et similaires en Europe. Cette volonté d'établir, par l'intermédiaire du sacrifice, un pont entre l'élite éclairée et les masses paysannes, au-del•à de l'Etat aJbsolutiste et contre lui, devait demeurer un germe fécond... » Le débat et le combat de Herzen, nés d'un serment puéril, tournant longtemps autour d'un mythe créé par lui, fructifia et s'épanouit pour faire de lui « le héros éponyme du populisme russe, son véritable créateur ». (42) Tchitchérine était « entièrement passé du côté des doctrinaires libéraux, de ces Saint-Just de la bureaucratie... qui tendaient de toutes leurs forces à appuyer l'Etat dans sa volonté d'interdire toute évolution ultérieure ... ». (L., Xl, p. 102, et XIV, p. 374.) Toutefois, il critiqua le gouvernement de Nicolas J•• vers la fin, après le désastre de Sébastopol, qui « ouvrait une nouvelle ère » aux libéraux. Ses écrits politiques, envoyés à Herzen pour être imprimés sur sa « presse libre » et paraître dans Le Kolokol avaient un ton nouveau pour la Russie. Soulignons que ·c'étaient là les premiers manuscrits que Herzen recevait de sa patrie. Mais, chose tout à fait curieuse, tout en envoyant au Kolokol un important article intitulé Voix de Russie, Tchitchérine y joignait une lettre, publiée dans le journal sous l'en-tête : Lettre au Rédacteur, où il exprimait son désaccord total avec les idées socialistes de Herzen. Cette lettre était préfacée par Herzen, sous le titre : Acte d'accusation. Les théories de Herzen, écrivait Tchitchérine (appuyé •palf KaovéJoine), étaient « inacceptables »; eNes « répugnaient à ses convictions », « indignaient son sens moral ». Pourquoi, dès lors, demander l'hospitalité de son journal? Parce que c'était le premier journal libre que ne gênait aucune censure, qu'il avait une portée immense, et était avidement lu à Moscou et à Pétersbourg... Il n'est pas possible ici de consacrer à la querelle Herzen -Tchitchérine les pages nombreuses qui relatent les impressions de Tchitchérine après sa visite à Herzen, la Lettre au Rédacteur, d'autres lettres accusatrices, une réponse de Herzen dans le Kolokol (l'er novembre 1858) intitulée On nous reproche... enfin une lettre adressée en dernier ressort par Herzen à Tchitchérine et qui commençait ainsi : « My leamed friend! Il est impossible de discuter avec vous. Vous savez beaucoup de choses, les savez bien, tout est clair et neuf dans votre
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tête, et surtout vous êtes sûr de ce que vous savez. Vous ne pouvez être en désaccord avec le présent, car vous savez que si le passé était comme ci et comme ça, le présent doit être comme ça et comme ci et conduire à tel avenir ... Il vous est échu le rôle enviable du prêtre : la consolation des malheureux au moyen des vérités de votre science et de votre foi en elle... », etc. Tchitchérine, de son côté, avait conclu que « toutes -les discussions avec lui étaient vaines », et avait renoncé à le persuader de « cesser de déployer sa bannière sanglante au-dessus de' sa tribune d'orateur » ! (K., T. III, Commentaire 60, et B.i D.F., T. LI, Commentaire 47.) (43) C'est au cours de l'été 1862 que commença à se répandre en Russie une feuille clandestine qui manifestait un radicalisme et une volonté d'agir assez neufs, et « posait, avec une clarté surprenante, les problèmes fondamentaux du rapport entre l'élite révolutionnaire et les masses » ..• (Venturi, op. cit., p. 523.) Son auteur avait dix-neuf ans et se nommait Piotr Zaïtchnevski. Il utilisait le système de lithographie des cours universitaires pour imprimer et diffuser, pour un prix modique, les articles de Herzen et Ogarev parus dans E.P. et dans Le Kolokol. C'était un représentant typique de cette génération dont Herzen dit, dans ce chapitre, qu'elle « le laissait en chemin » et qui, tout en lui devant beaucoup au départ, avait des positions trop radicales pour ne pas l'effrayer. Zaïtchnevski, après le décret d'émancipation, devint (Sellon le mot d'un de ses futurs aJCCusateurs) « un !prédicateur et un confesseur du socialisme ». Il fut arrêté en juillet 1861, sous prétexte d'un écrit de Proudhon qu'il diffusait. Et c'est en prison qu'il rédigea son manifeste Jeune Russie. Bien que sur les problèmes agraires il fût en accord avec les thèses de Herzen, il allait infiniment plus loin. La première phrase de Jeune Russie indique l'énorme divergence : ... La Russie entre dans la période révolutionnaire de son existence... Du reste, Herzen est pris directement à partie dans ce pamphlet; il admire profondément Herzen, mais voit en lui un homme qui a tourné le dos à ses positions d'antan : « ... En 1849, écrit-il, commence pour Herzen l'époque de la réaction. Epouvanté par l'échec de la révolution, il a perdu toute confiance dans les bouleversements violents... » Apparemment, il considérait qu'il était, lui, ce que Herzen aurait dû continuer <à être. Ce dernier répliqua dans deux articles du Kolokol, des 15 juillet et 15 août 1862 : « Jeune et Vieille Russie » (Molodaya i Staraya Rossia) et « Journalistes et Terroristes » {Journaligy i Terrori~ty). Arvec son art suprême du sarcasme, il raille « le gouvernement, Ia littérature, les progressistes et les réacs (sic), les parlementaristes civilisés et les bureaucrates civilisateurs » pour leur panique devant le manifeste de Zaïtchnevski et leurs « nerfs de femme ».Néanmoins, il n'approuve pas l' « élan juvénile » qui a inspiré un tel écrit, tout en accordant à la jeunesse le droit à l'excès et à l'erreur. De ses deux reproches les plus importants, le premier peut étonner : cett~ c proclamation n'est pas du tout russe, mais d'inspiration occidentale, prenant sa source dans le passé de l'Occident. Ce paragraphe mérite d'être connu : ... « Vous nous trouvez rétrogrades, nous ne vous en voulons pas; si nous retardons sur vous dans nos opinions, nous ne retardons pas par le cœur, et c'est lui qui nous donnera notre rythme. Mais ne vous fâchez pas non plus, si nous attirons amicalement votre attention sur le fait que votre costume de Karl Moore et de Gracchus Babeuf sur une place publique en Russie n'a pas seulement vieilli, mais ressemble à un habit de mascarade... »
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Le second reproche concerne le moment inopportun où cet écrit a été répandu. Herzen espérait encore que tout finirait par une révolution agraire et économique pacifique, avec l'accord du tsar. Utopique, incapable d'offrir des !formules de remplacement, il tenait pour une utopie un soulèvement paysan. Il y a autre chose : Jeune Russie avait paru à peu près au moment des incendies de Pétersbourg; ces deux faits furent dès lors des prétextes, sinon la cause principale, de la désaffection croissante des lecteurs· de Russie à l'égard du Kolokol. C'est l'organe de Herzen, et Herzen luimême, qu'on tint pour responsalbles, de la gauche ~'Ïibérale tà la droite réactionnaire. Avec une certaine exagération, Kelsiev dira rétrospectivement que le pamphlet de Zaïtchnevski et les incendies firent que « l'Histoire (nous) remit aux archives, {nous enterra vivants et (nous) transforma en " spectres du passé! " » (Nous : les rédacteurs du Kolokol.) (44) De même que Herzen allait trouver inopportun et prématuré le manifeste de Zaïtchnevski, de même les thèses de Tchernychevski, le plus brillant publiciste russe du XIX" siècle a'Vec Herzen, effrayèrent Herzen. Il y répondit par un article intitulé Very Dangerous, qui parut dans Le Kolokol du 1er juin 1859. L'impression provoquée fut énorme; « Herzen semblait prendre position avec les libéraux ·contre le seul noyau radical alors existant ». (Venturi, op. cit., p. 33.) Les rédacteurs de la revue de Tchernychevski, Sovremennik (« Le Contemporain »), créée par Pouchkine, furent stupéfaits, et Tchernychevski partit immédiatement pour Londres. Il n'y resta que quatre jours, et nous ne savons pas grand-chose sur ce que ces deux hommes éminents purent se dire. La mésentente resta complète. Tchernychevski reprocha ·à son interlocuteur de vive voix, comme le ferait ZaitChnevski dans son pamphlet, l'absence de programme ·: « Vous devriez lui dit-il, établir un :programme politique précis, disons constitutionnel, républicain, socialiste. » La « littérature accusatrice », selon lui, ne traitait que « le petit côté des choses »; seulement une fois un programme établi, formulé, « la dénonciation des petits défauts pourrait apparaître comme une confirmation des exigences fondamentales de (votre) programme ». Mat.gré ce désaccord complet, lorsque le Sovremennik lfut suspendu, Herzen eut le « beau geste » de proposer 1à son adversaire politique l'hospitalité de son imprimerie londonienne. Pour l'heure, Tchernychevski était encore en liberté. Selon les calculs du chef de la Troisième Section, le prince Dolgoroukov, il fallait faire attention : « Un faux geste déclencherait une situation explosive. » Comme on le 'Verra plus 1bas, l'arrestation de T. eu lieu par suite d'une imprudence de Herzen. (45) « Le reste est connu »... Peut-être de son temps, mais sûrement pas « ici et maintenant » ! Donnons quelques précisions. Le banquet organisé chez Kühn eut lieu le 1"' juillet 1862. La réunion chez Herzen le 6. En plus de l'équipe rédactionnelle du Kolokol (Ogarev, Bakounine, Kelsiev, Cerniecki et Tjorjewski), il y avait de nombreuses personnes arrivées de Russie {une dizaine), le comte Xavier Branicki, noble polonais, ami de Napoléon HI (que faisait-il là?) et naturellement Vétochnikov. Bakounine et Kelsiev l'avaient déjà amplement muni de lettres pour la Russie. Ogarev et Herzen lui remirent, au milieu de la soirée, une lettre pour Nicolas Serno-Soloviovitch, leur plus fidèle partisan et collaborateur 1à Pétersbourg. Les noms contenus dans ces lettres étaient à peine déguisés; dans celle adressée à Serno, il y avait, en toutes lettres : Nous sommes prêts à publier le Sovremennik ici ou à Genève avec Tchernychevski. Faut-il annoncer cette offre? Qu'en pensez-vous? Vétochnikov partit le 7' juillet et la dénonciation télégraphique adressée à la Troisième Section, le même jour. Toutes
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les lettres remises à Vétochnikov tombèrent aux mains de la police politique. Le hasard envoyait au gouvernement l'occasion d'arrêter enfin Tchernychevski, Serno et tout ce qu'on pouvait trouver comme « éléments révolutionnaires, responsa,bles des incendies de mai », et accusés de complicité avec les émigrés de Londres; une commission d'enquête, spécialement instituée sous la présidence du prince A. F. Galitzine, fut chargée de « l'affaire des individus accusés de relations avec les propagandistes de Londres ». Trente-deux personnes furent accusées. L'affaire de Tchernychevski fut jugée à part. (Cf., entre autres, Mikhaïl Lemke : Otcherki osvoboditel'nogo dvijénia chestidiéciatykh godov, « Etudes sur le mouvement de libération des années soixante », Saint-Pétersbourg, 1908. V. aussi K., T. III, Commentaires -64.) (46) La confession de Kelsiev .parut sous forme de :feuilleton, à l'instigation du gouvernement, dans le journal Goloss (« La Voix »). Elle avait pour titre Péréjitoïé i Pérédoumannoïé (en gros, « Choses vécues et méditées »). Il avait écrit au chef de la douane de Skouliansk, S. G. Sokolov : « Le criminel d'Etat non encore jugé, banni aux siècles des siècles des limites de l'empire, Vassili Ivanovitch Kelsiev, désire se livrer inconditionnellement aux mains du gouvernement, et vous prie humblement ·de prendre les mesures adéquates pour son arrestation immédiate. Signé Kelsiev. » Au début de juin, il fut convoyé à •Pétersbourg et enfermé dans la forteresse .Pierre-et-Paul, où il resta jusqu'au Il septembre 1867, puis il fut libéré. 1'1 mourut en 1872, sans que son reniement lui ait apporté le poste en vue dont il rêvait, ou de l'argent. Ni personnage politique, ni homme de lettres connu, il végéta jusqu'à sa fin en faisant de petits travaux littéraires. Herzen garda pour lui une certaine indulgence et même un reste de confiance, « persuadé, écrivait-il à Ogarev en 1•867, que Kelsiev ne ferait jamais de grosses crasses politiques ». Il pensa toujours que ce malheureux raté était un de ces éléments hétérogènes qui se trouvent pris dans le tourbiHon de mouvements qui les dépassent totalement, et qui s'y noient. .(47) Le chapitre La Jeune Emigration faisait partie, 'à l'origine, du chapitre Kelsiev, dont Herzen l'a extrait, en marquant sur le manuscrit : « Pour un autre cahier » et en indiquant : « Suivra le chapitre sur Kelsie
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prend pas. C'est avant _tou~ l'éternelle histoire des pères et des fils, et dans le contexte de la Russ1e d alors, cela se ressent de façon aiguë. Le roman d'Ivan Tourguéniev, Pères et Enfants, a paru en 1862, l'année même où Tchernychevski était arrêté. Tourguéniev avait quitté la rédaction du Sovremennik en dénonçant Tchernychevski et Dobrolioubov comme des « Robespierre littéraires » qui cherchaient à « effacer de la surface de la terre la poésie, les beaux-arts, tous les plaisirs esthétiques ». Dans son roman, il campe un héros, Bazarov, à qui il donne l'épithète jamais entendue encore : nihiliste. Cette jeunesse matérialiste, dont pourtant Herzen voudrait se considérer comme le « père », lui reproche son attentisme, ses espoirs idéalistes : il n'est plus « à la page ». Et eux, s'ils sont ses « fils », comme ils sont différents de lui et de ses compagnons d'autrefois ! Ce sont des raznotchintzi, des hommes venus de tous les milieux (paysans exceptés), une masse bigarrée, « utilitaire », concrète dans ses idées, qui jette "à la tête des « pères » le refus inconditionnel de tout : « Nous agissons, déclare Bazarov, selon ce que nous reconnaissons comme bénéfique; pour le moment, le refus est ce qu'il y a de plus bénéfique, aussi nous rejetons tout. » Ces jeunes hommes étaient des enfants de prêtres, de petits fonctionnaires, de marchands, de publicistes, membres d'une nouvelle intelligentsia russe, non aristocratique ou nobiliaire. Ils rejetaient 'la philosophie allemande des « pères », leurs spéculations interminables autour de Hegel, les querelles de salon entre occidentari.stes et slav0']1hiles. Ils arvaient des manières rudes, ils n'y allaient pas par quatre chemins, et l'on peut imaginer que le premier contact entre Herzen et ces nouveaux venus fût mauvais pour cette raison même. « Je m'ennuyais avec eux », écrit-il. Est-ce ·que cela ne va plus loin ? 'Est-ce que, au-delà d'un problème de génération, il n'y aurait pas un problème de « mHieu social » ? Est-ce que leur brusquerie, leurs exigences sans ménagements, leur méchante humeur n'empêchèrent pas l'homme infiniment perceptif qu'était Herzen de tout comprendre, jusqu'au bout ? Les faux pas se multiplièrent des deux côtés. Par exemple, il paraît clair que l'article que H. écrivit dans ;Je Kolokol après .J'attentat de Karakozov contre Alexandre 1"' (4 avril 186·6), où il condamnait violemment ce geste {et pouvait-il faire autrement ?) renforça encore la révolte des « fils » contre la « pusillanimité des pères ». De l'autre côté, des attaques et des pamphlets tels que « La protestation d'un Russe contre Le Kolokol » ou « Nos affaires domestiques », dont l'auteur était Alexandre Serno-Soloviovitch {le frère émigré de Nicolas) ne pouvaient qu'envenimer les relations et creuser le fossé. II est très intéressant de constater que lorsque le mouvement populiste aura pris une grande importance en Russie, lorsque les jeunes iront « vers le peuple », ce ne seront pas des textes de Herzen, leur véritable père et initiateur, qu'ils distribueront, mais des compilations inspirées par sa pensée. Pour comble de malheur, Herzen n'eut pas, et pour cause, l'occasion de rencontrer les membres des groupes qui se formèrent en Russie comme le « cercle Tchaïkovski » et autres; c'étaient des hommes dont 1~ hauteur de pensée et la culture l'auraient consolé. Un rvieil écrivain, sans doute oublié, V. Bogoutcharski, décrit Herzen en ces années 1866, à Genève, comme rejeté par sa génération en Russie, mis au rencart ·par la jeunesse, et « tout à fait solitaire, tel un cèdre du Liban ». (V. la. Bogoutcharski : Alexandre lvanovitch Herzen, SaintPétersbourg, éditions du « Centre Herzen », 1912.) Et pourtant, s'accrochant encore au Kolokol genevois, et voulant à tout prix se faire comprendre des jeunes émigrés, il écrivait en août 1·866 à P. B. Dolgoroukov : ... Comment n'avez-vous pas remarqué que de corps et d'llme j'appartiens
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non seulement aux nihilistes, mais auss1 a ceux qui les ont mis au monde ... (Cf. Littératournoïé Nasliedstvo [« Le Patrimoine littéraire », T. 62, p. 130].) Le Kolokol n'avait plus aucun contact avec la Russie. [)'autre part,
Herzen ne voulait à aucun prix le remettre aux mains de la jeune émigration; aussi, le pr /12 juillet 1867, annonça-t-il que ce journal cesserait de paraître pendant six mois. Il essaya un peu plus tard de le faire sortir en français, non plus pour parler à la Russie, mais de la Russie. Ce fut un échec. Et Herzen constata - avec quelle tristesse - que seul Le Figaro avait annoncé la disparition de « La Cloche », alors que pas une voix russe n'en parla. « Il est mort sans que quiconque le pleure ... » Nous reparlerons de la tentative de résurrection du journal de Herzen par Netchaïev. Pour terminer, comparons une boutade de Bakounine sur son « vieux camarade » et contemporain avec l'un des actes d'accusation formulés par Alexandre Serno-Soloviovitch dans son pamphlet cité plus haut : « Quand la liberté sera restaurée en Russie (disait Bakounine) ... (Herzen) sera indubitablement un journaliste puissant, peut-être un orateur, un homme d'Etat, voire un administrateur, mais, décidément, il n'a pas en lui l'étoffe dont sont !faits 1es chelfs révolutionnaires ! » Et, dans Nos affaires domestiques, Alexandre Serno écrit (entre autres) : ... « Ne vous apercevant pas que vou~ êtes resté en arrière, vous agitez autant que vous le pouvez vos ailes affaiblies; puis, voyant qu'on se rit de vous, vous devenez furieux et reprochez à la jeune génération son ingratitude envers son maître, le fondateur de son école, le premier grand-prêtre du socialisme! Vous êtes un poète, un peintre, un conteur, un romancier, tout ce que vous voudrez, mais pas un chef politique, moins encore un penseur politique et le fondateur d'une école et d'une doctrine... » (48) Le « fonds Bakhmétev », qui constitue un des « grands moments » de ce chapitre, laisse planer un mystère. En schématisant, il s'agit de l'arrivée d'un jeune homme russe inconnu à Londres, qui vient trouver le grand Herzen, alors au sommet de sa célébrité, lui remet une très grosse somme d'argent « pour la propagande » et disparaît. Jamais plus on n'en entendra parler. Comme Je IMelchizédek de la Brble, il n'a ni ancêtres, ni pos.térité; il a seulement une grosse fortune, et il veut la consacrer 'à des « bonnes œuvres » : une rvie communautaire, dans le genre du rêve de Ca!bet, en quelque ile lointaine, et le travail de propagande populiste de Herzen. Une belle histoire, qui n'a ni commencement, ni fin! Les recherches au sujet de Ba.khmétev ont abouti à peu de choses... si peu, rà vrai dire, qu'on ne sait toujours pas pour certain 'lequel de deux Bakhmétev est le donateur. En effet, pour Lemke (T. 14, Commentaire 41, p. 641), il s'agit de Nicolas Fédorovitch Bakhmétev, propriétaire foncier de la province de Tver, qui avait transformé ses quatre cent quarante serfs privés en « serfs de la Couronne », en 1'856, et avait quitté la Russie en 1857. Nathalie Ogarerv et Vyroubov éta:ient du même avis. Tjorjewski avait révélé à certains que Bakhmétev aurait interdit de toucher aux sommes déposées avant six ans, c'est-à-dire au tout début de 1865. En revanche, d'après K. et lou. Steklov, auteur d'une vaste et importante biographie de Bakounine >(en russe, 1926-1927, M.L., T. IV, pp. 442449, 504), il se serait agi de Pavel Alexandrovitch (ou Aléxéevitch), propriétaire foncier de la province de Saratov, qui aurait très bien connu Tchernychevski. Leur source est un certain S. G. Sta.khévitch (Recueil « N. G. Tchernychevski ») et les souvenirs de Tchernychevski lui-même : ils confirment le récit de Herzen, que Tchernychevski ne pouvait connaître,
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puisqu'ils ne parurent qu'en -1870 et que cette évocation date du début des années soixante. Il semble que le récit d'un camarade de classe de Bakhmétev (note 14, p. 447) s'accorde parfaitement avec la seconde hypothèse. Quant au personnage de « Rakhmétov », Tchernychevski aurait dit à S. G. Stakhévitch : « Dans mon roman, j'ai nommé un ·certain personnage " Rakhmétov ", justement en honneur de ce Bakhmétev. » {49) Pour que les Commentaires de ce Tome IV de B.i D.F. si divers, couvrant tant de temps et d'espace soient complets, il faudrait que chaque grand épisode, par ·exemple comme celui-ci, ait l'é,paisseur d'un livre entier. Heureusement, l'affaire Herzen - Bakounine - Netchaïev - Ogarev et le fonds Bakhmétev a été très bien étudiée. Nous la résumons et donnons ensuite une courte bibliographie. Serge Guénadiévitch Netchaïev, né en 1847, est connu des lecteurs français de Dostoïevski, sans que beaucoup le sachent. Il est, en effet, le prototype de « Pierre Verkhovenski », dans Les Démons (autrefois intitulé Les Possédés). C'est un anarchiste, partisan de « l'annihilation totale »; admirateur de Bakounine, il tient la passion de la destruction pour une « passion créatrice », et prépare sa « grande œuvre » - la révolution russe - , pour le 19 février 187(), Pour lui, les mots « scrupule » et « respect humain » n'existent pas, c'est un menteur et un mythomane, et cependant, ceux qui l'ont connu parlent tous d'une certaine séduction, qu'ils ne comprennent pas eux-mêmes; peut--être pouvons-nous mieux la comprendre aujourd'hui, en pensant à certains acteurs américains dans des rôles de gangster. Or, Netchaïev était bel et bien un gangster, épithète que certainement Herzen lui aurait appliquée s'il avait connu ce mot. « Son originalité a été de revendiquer froidement, pour ceux qui se donnent à la révolution, le tout est permis, et de se permettre tout, en effet », écrit Albert Camus dans L'Homme révolté (Gallimard, 1965, p. 195). En 1•869, il passe en Suisse, clandestinement, pour voir Bakounine de la part du « Comité révolutionnairè russe », dont il serait l'émissaire, mais aussi l'inventeur. (De même, Bakounine qui accueille ce jeune homme « tout à fait ·charmant, croyant sans Dieu, héros sans phrases », a inventé la « Section russe de l'Alliance révolutionnaire européenne ».) A Genève, Netchaïev rencontre Herzen, qui le trouve très antipathique, et refuse de céder aux sollicitations du jeune révolutionnaire qui, appuyé par Bakounine, réclame le fonds Bakhmétev, déjà obstinément refusé à « la jeune émigration ». Netchaïev crée avec Bakounine un journal de propagande révolutionnaire : « La Vindicte du ·Peuple » {Narodnaya Rasprava) et retourne en Russie, où il fait assassiner un membre de son organisation, « La Société de la Hache » - crime évoqué dans Les Possédés {le meurtre de « Ohatov »). Il revient là Genève .peu de semaines avant le décès de Herzen, qui, cédant aux supplications d'Ogarev (soumis à Bakounine), cède la moitié du fonds Bakhmétev. Ogarev remet la somme à Bakounine et celui-ci à Netchaïev. ·Beaucoup plus tard, « Sacha» Herzen devait confier au publiciste M. P. Dragomanov : ... « Mon père ne voulait pas donner l'argent au " comité révolutionnaire ". Bakounine exploita son influence sur Ogarev, alors presque réduit •à l'état infantHe par la maladie et l'alcoolisme... » Il relate qu'après la mort de son père Bakounine revint à la charge. U voulait l'autre moitié de la somme pour le « comité », et pour continuer Le Kolokol. « Je ne voulais ni de l'un, ni je ne de l'autre... sachant pertinemment que Bakounine et Ogarev parle même pas de Netchaïev - étaient totalement inaptes à continuer Le Kolokol, cette œuvre personnelle de mon père. Naturellement, je ne pouvais refuser l'argent qui ne m'appartenait pas, et j'ai cédé à une demande
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directe d'Ogarev. » L'argent fut remis hors de la présence de Bakounine et directement à Netchaïev; un reçu fut rédigé par Ogarev et contresigné par Nathalie Oga,rev et Nathalie (« Tata ») Herzen, le 28 juin 1870, à Genève. L'argent disparut sans traces. Entre-temps, Netchaïev était recherché par toutes les polices d'Europe pour son crime... Quand Bakounine apprend toute la vérité sur Netchaïev, il écrit à Ogarev : ... Pas de doute sur le rôle d'idiots que nous avons joué. Si Herzen vivait encore, comme il se serait moqué de nous, et il aurait eu raison ! Pour ·conclure cette histoire, rapportons deux faits. Le premier concerne la fille cadette de Herzen, « Tata ». Très proche de son père, car elle avait vécu avec lui plus longtemps, plus intimement que sa sœur O~ga et son frère « Sa;cha », eUe a'Vait des idées assez « avancées ». Elle rencontra Netchaïev à Genève, en 1870, après la mort de son père, subit son ascendant et quitta même Paris pour s'installer à Genève et « travailler pour la cause ». Acceptant encore le mensonge de Netchaïev, qui lui jurait que l'homme qu'il avait abattu était un agent provocateur, elle commença, avant tout le monde, à éprouver des soupçons quand elle comprit qu'il lui faisait la cour 'à sa manière, en visant sa fortune, héritée de son père. Moins naïve, plus réaliste que Bakounine et Ogarev, elle rompit toutes relations avec Netchaïev bien avant eux, qui se faisaient encore des illusions. Netchaïev fut arrêté .Par la police suisse en août 1872, sur la dénonciation d'un vrai agent provocateur... Profondément désillusionnée, Tata ne s'occupa plus jamais des affaires russes. « 'Monument ov'i'Vant de l'Histaiore de Russie et respectable citoyenne suisse », comme l'écrit son biographe, le professeur Confino, elle écrivit ses Réminiscences en 1931, et mourut en 193·6. Le second fatt concerne la publication de ce chapitre. Ce sujet est évoqué dans les Souvenirs de Tatiana Passek, la cousine de Herzen (Souvenirs des Années lointaines, publiés en U.R.S.S., en 1963) et par son petit-fils, Nicolas Alexandrovitch Herzen, le fils de « Sacha ». (L., op. cit., Commentaire 43, p. 648.) T. Passek écrit : ... « Lorsque les dirigeants du " parti révolutionnaire " apprirent que les enfants de Herzen avaient l'intention d'inclure ce chapitre dans le recueil qu'ils préparaient, ils envoyèrent à son fils une lettre, à en-tête de la Vindicte du peuple, pleine de menaces et non signée. La réponse envoyée à la Vindicte du Peuple fut la suivante : Les enfants d'Alexandre lvanovitch Herzen n'ont pas peur de la vindicte populaire. » (T. III, p. 133.) Nicolas Herzen confirma ce récit à Mikhaïl Lemke : « En 1870, quelques révolutionnaires russes apprirent que les héritiers de mon grand-père comptaient publier, en même temps que d'autres matériaux, le récit sur le fonds Ba:khmétev. Mon père reçut une lettre anonyme portant le tampon de la Vindicte du peuple (une hache, etc.) qui contenait une menace de mort au cas où le projet de publication se matérialiserait. Mon père ne répondit pas. » (L., Même commentaire que ci-dessus.) A propos de toute cette affaire, on peut consulter en français : F. Venturi, op. cit., chap. XV, p. 620-667. René Cannac : Netchaïev. Du nihilisme au terrorisme, Payot, Paris, 1961; en anglais, :E. H. Carr, op. cit .. chap. 14, p. 255~273, Ronald Hingley : Nihilists, London, 1967, enfin l'ouvrage le plus récent et le plus important : professeur Michael Confino : Daughter of a Revolutionary, Natalie Herzen and the Bakunin-Nechayev Circle, London, 1974. (50) Si Herzen essaye d'atténuer ses sentiments violents contre les jeunes révolutionnaires émigrés et assure qu'il ne veut pas leur « jeter la pierre »,
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son antipathie ressort par moments avec une sorte de hargne, voire d'ironique malice. De « Nozdrev » (Ames mortes, l'" partie, IV), nous savons qu'il « ment sans nécessité » et « fait des crasses à son prochain sans motif ». Dans son étude sur les personnages de Gogol, V. V. Gippius écrit (Ot Pouchkina do Bloka, M.L., 1966) que c'est un Ta,pace, dont « l'instinct élémentaire de relations avec les autres se manifeste sous des formes barbares et anti-sociales » (p. 132). Quant à « Sobakévitch », écrit V. V. Gippius, « il n'a aucun trait humain sinon le langage pratique, du reste, élémentairement utilitaire ». Sobakévitch, nous dit Gogol (1 r• partie, V), est « un ours, un ours accompli ». Au surplus, Herzen sait que ces personnages de Gogol sont des caricatures. La question qui se pose à nous est la suivante : à quel moment a-t-il fait leur connaissance et que s'est-if passé ? Il faut ici 1o effacer un malentendu, 2" combler une lacune. 1o Longtemps, on a voulu voir Netchaïev dans ces attaques. Il n'y a rien de plus faux. Quand ce chapitre fut rédigé, personne n'avait encore entendu parler du jeune terroriste, avec qui Herzen entra en contact, nous. l'avons vu, en 1869 seulement, et peut-être même au tout début de 1870, donc quelques semaines avant sa fin. Mais divers recoupements sérieux démontrent que -ce chapitre fut rédigé entre la fin de 1·866 et le milieu de "1867. Une lettre adressée à G. N. Vyroubov (datée du 26 décembre 1866) nous prouve que ceux à qui Herzen s'en ·prend si violemment sont Alexandre Serno-Soloviovitch, Nicolas Outine (membre de Zemlia i Volia, émigré en 1863) et leurs camarades de combat : ... « Si vous voyiez les. proportions monstrueuses qu'a pris le ruffianism de nos jeunes frères de Genève, vous comprendriez les raisons de toute cette bile accumulée contre eux. Ils nous insultent déjà par voie de presse (et toujours pour les questions d'argent) ... » (L., T. XIX, p. 145.) L'argent : le fonds Bakhmétev, bien entendu. Ce grand secret était, lors de l'installation de Herzen à Genève, devenu un secret de polichinelle, surtout par 'l'intermédiaire de· Bakounine. 2" Herzen passe sous silence ses entretiens avec les jeunes émigrés, qui eurent lieu au début de janvier 1865. On peut conclure que ce chapitre fut rédigé, au moins sous forme de brouillon, à la fin de cette année-là, et qu'il fut 'terminé au plus tard en mai '18,67, avant le pamphlet d'Alexandre Serno. Les pourparlers concernaient une association des jeunes émigrés. pour continuer Le Kolokol... avec l'argent Bakhmétev. Une série de lettres de Herzen à Ogarev le tient informé presque quotidiennement de la façon dont se déroulent ces palabres : l'hostilité croît des deux côtés. On ne peut citer ces lettres en entier, mais le lecteur français, qui ne peut les lire dans le texte {L., T. XV.ID, p. 5, 8, 9, entre autres), sera éclairé par quelques phrases qui lui montreront le fond de l'affaire. « ... Il serait temps que tu entendes raison en ce qui les concerne. Ils n'ont ni talent, ni éducation... ils ont envie de jouer un rôle et de se servir de nous comme piédestal... » « Tu sais que je ne les ai jamais portés dans mon cœur... c'est mon intuition... » « J'en ai par-dessus la tête... on ne peut travailler avec eux »... , etc. En face, l'un de ceux qui menaient les pourparlers, Metchnikov, nous permet de voir l'autre point de vue : « ... La jeune émigration exigeait que la rédaction du journal (Le Kolokol) dépende d'une corporation d'émigrés, à qui il fallait remettre le fonds Bakhmétev et une somme supplémentaire pour assurer la publication du journal. » Herzen refusait, poursuit-il, de « laisser sortir Le Kolokol de ses mains », essentiellement parce que « c'était une affaire littéraire et que bien peu de jeunes émigrés avaient démontré leurs dons littéraires ». « Et il' n'accepta pas, ·conclut L. Metchnikov, notre proposition de remettre le·
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journal et le fonds dans les mains d'une corporation qui n'offrait aucune garantie de ses capacités et de sa solidité. ~ (K., Commentaire 66, p. 305311.) Mais non, le cœur de l'affaire, ce n'est nullement la littérature ! Il s'agit, fondamentalement : d'une divergence totale entre les deux camps quant aux méthodes d'action révolutionnaire. Et Herzen y fait une allusion voilée en les accusant, ces navigateurs des tempêtes futures, de ne pas savoir « équilibrer leur idéal avec le concret ~. de « s'emparer brutalement de vérités premières ~ et d'échouer « à cause d'une fausse interprétation de leur application ~. D'un côté, la recherche d'un compromis, la politique du « petit à petit ~. de l'autre, tout casser, tout de suite, et voir ce qui arriverait. Le « héros éponyme du populisme ~ et les futurs lanceurs de bombes des années soixante-dix ne pouvaient s'entendre...
(51) L'arrivée à Londres du ménage Ogarev en 1856 allait bouleverser complètement l'existence d'Alexandre Ivanovitch Herzen. Il faut s'émerveiller qu'il n'y fasse jamais une allusion, même voilée, dans B.i D., et que sa vie privée désormais orageuse et harassante, n'ait jamais nui ni à son travail acharné, ni à la merveilleuse clarté de son esprit. Nathalie Toutchkov, qui avait été il.'amie intime de la défunte Natalie Herzen, était la seconde femme de Nicolas Ogarev. Le ménage marchait mal depuis longtemps. La vie russe sous le règne de Nicolas 1•• avait poussé Ogarev à boire. Il était très déprimé et malade à son arrivée. Cependant, il se remit vite, et nous savons qu'il s'attela tà la tâche du Kolokol avec passion. Pour Herzen, Nathalie était le seul être avec qui il pouvait parler de la morte. Une intimité s'établit entre le veuf et l'amie, célébration d'un culte commun qui prit vite un autre caractère : femme passionnée, sexuellement frustrée, Mme Ogarev s'éprit « corps et âme ~ de Herzen ! On ne peut établir avec certitude au bout de combien de temps, vivant sous le même toit, « ils cessèrent, comme l'écrit E. H. Carr, d'habiter en toute innocence primitive leur paradis romantique ~ (p. 168); toujours est-il que Nathalie mit au monde une fille, Lisa, en septembre 1858. Entre-temps, tout le monde avait déménagé une fois de plus. Nathalie, autoritaire et capricieuse, déclara avoir toute autorité sur les deux filles de Herzen. Malwida s'en alla et Ogarev apprit la liaison de sa femme par sa bouche. A ce moment-là, tant elle que Herzen étaient torturés de remords vis-à-vis du « pauvre Nick ~. et la jeune femme avait même proposé de retourner en Russie. Ogarev, écrit-elle, eût pu la sauver, mais il refusa, « ne voulant pas que je me sacrifie pour lui », écrira-t-elle plus tard, sincèrement ou non, qui le sait ? Nicolas Ogarev était un homme secret, taciturne; mal étudié dans sa patrie, il l'a été moins encore en Occident : ... « Eclipsé par l'écrasante personnalité de son compagnon d'exil, il invite par sa discrétion même et par le mystère dont il est entouré à lever à son sujet le voile d'Isis ~. écrit le professeur M. Mervaud. (Faut-il présenter Ogarev? Cahiers du monde russe et soviétique, vol. V.III, 1%7, p• cahier, tirage à part). En tout état de cause, Ogarev ne fit jamais de reproches à sa femme, mais s'en fit à lui-même. Puis il se trouva une compagne sur le pavé de Londres, Mary Sutherland, qui ne devait pas le quitter jusqu'à son heure dernière, et s'installa avec elle, quittant l'atmosphère irrespirable de la grande maison de Putney. Nathalie était possessive et déséquilibrée. Par moments, Herzen ne la supportait pas. Il se rendit compte que l'atmosphère de « Laurel House ~
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était nuisible pour ses filles, et ce fut encore Malwida von Meysenbug qui les prit en charge et les emmena à Paris, puis à Florence. Herzen, avec Nathalie, la petite Lisa et le jeune Sacha changent encore de domicile et emménagent à « Park House », Fulham, où la paix ne règne pas davantage et où Herzen, avec une stupéfiante capacité d'abstraction, travaille plus que jamais et vit ses années les plus fécondes, ·celles de « l'apogée » du Kolokol. En 1860, Nathalie met au monde des jumeaux, garçon et fille. En 1865, nous l'avons vu, il décide de transférer son journal à Genève. Il y loue le château de la Boissière, avec ses trente chambres, et s'embarque le 15 mars à Douvres, quittant le sol anglais pour la dernière fois, après un séjour de près de treize années. Ses collaborateurs, Cierniecki et Tjorjewski, l'accompagnent. En attendant que tout soit prêt, Nathalie séjourne à ·Paris, où un malheur affreux la frappe : ses jumeaux meurent de la scarlatine. A partir de ce moment, son équilibre mental est ébranlé. La famille s'installe à la Boissière, Malwida compris. Ogarev, sa Mary et le fils de celle-ci occupent un appartement « en ville », qu'ils partagent avec une jeune Anglaise, la maîtresse de Sacha Herzen, dont elle a eu un fils. Herzen interdit le mariage, mais oblige son fils à reconnaître l'enfant. Cela tourne au vaudeville ! Devenue tout à fait instable, Nathalie se met à voyager en Suisse sous prétexte de trouver une bonne école pour Lisa. La grande réunion familiale à la Boissière ne va pas au-delà de l'été : les querelles reprennent. Nathalie se brouille avec Olga, Sacha, Malwida qui repartent pour Florence. Nathalie s'installe à Montreux avec Lisa. Herzen va la voir, revient chaque fois brisé. Seul avec Tata, il déménage dans un appartement, quai du Mont-Blanc. On éprouve une grande tristesse à constater qu'il veut tenter d'organiser une dernière réunion de famille : en pleine discussion avec la jeune émigration, au moment des attaques les plus virulentes contre lui, il loue un autre château, celui de Prangins, près de Nyon, et en août 1868 tout le monde s'assemble, y compris Ogarev et Sacha, qui ramène de Florence sa jeune fiancée, Teresina, tandis que Charlotte et l'enfant restent à Genève avec Mary Sutherland. Ils sont réunis jusqu'à la mi-septembre. Herzen essaie de recréer une atmosphère familiale, mais Olga est devenue une étrangère, qui ne parle même pas le russe, et Sacha, dont il espérait qu'il continuerait son œuvre, ne s'intéresse qu'aux sciences et hait la politique. Tata voudrait retourner à Florence, attirée par un amour insensé pour un Italien. Olga va se fiancer avec un jeune savant français d'une grande famille protestante, Gabriel Monod, et Herzen lui-même est malade. II va se soigner à Vichy, puis s'installe à Paris avec Nathalie et Lisa. A l'automne, le roman d'amour florentin de Tata tourne mal et elle tombe dans une inquiétante neurasthénie. Son père part la chercher, la ramène à Paris. C'est là qu'il tombe malade d'une pneumonie et s'éteint au matin du 21 janvier 1870. . Un mot sur Nathalie Ogarev : après avoir perdu Lisa, qui s'est suicidée à l'âge de dix-sept ans, elle retourne en Russie, alors que son mari légitime se meurt dans les bras de Mary Sutherland. Elle mourra dans son domaine de famille, en 1913, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. (52) André Afanassiévitch Potebnia (18??-1863) sortit de l'Académie militaire de Pétersbourg et servit comme officier dans des régiments stationnés en Pologne. Il prit la tête d'un groupe de militaires révolutionnaires russes prêts à se joindre aux Polonais en cas de soulèvement. Accusé d'avoir participé là un attenta't contre le 1gouverneur général de Pologne,
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Lieders 'Guin 1862), il passa dans la clandestinité. II fut l'un des initiateurs et coauteurs du fameux « Appel aux officiers russes », publié dans Le Kolokol, pour lequel Herzen et Ogarev furent tellement rudoyés. Potebnia ·était venu voir Herzen à Londres, en clandestin; nous ne savons pas grand-chose, •à vrai dire, de ce qu'ils se dirent. II n'est pas impossible qu'il soit venu deux fois, mais tout cela demeure assez brumeux. Ce qu'on sait de certain, c'est que, rejoignant les insurgés polonais Potebnia tomba à la bataille de Pestchanaya Skala (« la Falaise Sablonneuse ») le 4 mars 1863, tué par une balle russe. Le Kolokol lui consacra une série d'articles, et un nécrologue d'Ogarev. Dans son pamphlet, Nos affaires domestiques, Alexandre Serno-Soloviovitch laisse entendre que Potebnia avait une attitude critique à l'égard de Herzen. Ce n'est pas impossible. (53) Zygmunt Padlewsky avait fait toutes ses études en Russie. Sorti du Corps des Cadets, il était destiné à une brillante carrière dans l'armée. En 1851, il abandonna tout et partit pour Paris. II fut chargé par le Comité central d'entrer en pourparlers avec Herzen, en 1862. n partit ensuite pour Varsovie où il remplaça Dombrowsky, arrêté, et prépara l'insurrection. Il balançait entre ceux qui étaient pour attendre et ceux qui voulaient frapper immédiatement. Il retourna à Londres, d'où il se rendit, audacieusement, à Pétersbourg. li prit une part active au soulèvement en ayant pour -objectif de couper les lignes de communication entre les troupes russes en Pologne et la Russie. II tomba dans une embuscade, fut fait prisonnier, jugé et fusillé le 15 mai 1863. (54) On sait que la partie aristocratique de l'émigration polonaise était ·Opposée à l'action révolutionnaire et comptait, utopiquement, sur l'intervention diplomatique des grandes puissances dans les affaires russopolonaises. II n'est pas exact que ce parti des « Blancs » ait participé au mouvement national révolutionnaire si tôt, c'est~à-dire vers l'automne 1862. II ne se joignit au mouvement insurrectionnel que vers la fin février 1•8u3, quand commencèrent à se manifester dans une grande partie de l'Europe ·des sentiments « pro-polonais ». Le prince Czartorussi s'était rendu à Stockholm au moment de l'expédition du Ward-Jackson, dont il est question au chapitre suivant. Sans doute s'agissait-il de pourparlers diplomatiques. Pour l'anecdote, disons que le bruit courut qu'il avait rejoint la « 1égion polonaise » sur le « bateau pirate » ! Il prit bien soin de se montrer à tous les bals de la Cour dans la capitale de la Suède !
(55) Il nous semble que sur Je sujet « brûlant » des relations entre Herzen et le premier groupe révolutionnaire formé en Russie, Terre et Liberté {le premier de ce nom), l'article d'une savante « herzenienne », Mme S. D. Lichtiner, apporte une lumière intéressante {lstoritcheskié .Zapisski, T. 79, 1966, p. 259-272). Cet article, intitulé « Existait-il un conseil de la Société Zemlia i Volia auprès de la rédaction du Kolokol ? » donne J'origine de l'hypothèse de ce « Comité » : il s'agit d'un appel publié dans Je Kolokol du t•r mars 1863, « invitant tous les Russes à faire des Jons d'argent », appel inséré « de la part du Conseil de la Société Zemlia 1 Volia ». Reproduit dans le Morning Star et même dans la presse française, il était sensé émaner du « Comité central » de la Société. Celle-ci avait envoyé un délégué, Sleptzov, <à Herzen. Il était arrivé à Londres fin février. D'après S. D. Lichtiner, rien ne permet d'affirmer que ce « Conseil », c'étaient Herzen et Ogarev, et que J'appel demandant des fonds
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fût rédigé par eux, et non par Sleptzov. A l'appui de cette thèse, elle cite un document concret : une lettre signée de Herzen et Ogarev au rédacteur du Morning Star, l'informant qu'ils ont été chargés de rendre public cet appel par le Comité central de Z. i V. (Cf. Herzen, A.S., T. XVII, p. 55 et 371.) D'autre part, la feuille n• 1 de Svoboda (« Liberté »), publiée clandestinement en Russie, annonce 'que la Société organise une caisse « confiée à la rédaction du Kolokol ». (Précisons, pour éviter une confusion, que la tête du groupe Z. i V. est qualifiée de « Comité central » quand il s'agit de publications étrangères et de « Conseil » dans les feuilles russes, Kolokol compris.) Enfin, Mme Lichtiner cite un texte curieux d'Ogarev, paru dans une feuille russe intitulée Obstchêié Vetché ( « Assemblée commune ») : Ogarev se réfère à l'annonce « du Conseil de la Société Zemlia i Volia », parue :dans le Kolokol du t•r mars, et en explique le motif : « C'est afin que les Russes voyageant à l'étranger puissent nous fairè parvenir leurs dons; nous transmettrons les sommes reçues au ConseH de la Société. Pour ce qui est des gens de Russie, ils doivent faire parvenir directement leurs dons au Conseil de la Société. Quant à la trouver, celui qui le voudra saura la découvrir. » S. D. Lichtiner en ·conclut que le Conseil de Z. i V. n'était nullement lié à la rédaction du journal de Herzen. Zemlia i Volia était une création des frères Serno-Soloviovitch. Elle est le premier chaînon d'une tradition qui ira en se radicalisant. Elle cherchait à créer un courant d'idées inspiré de Herzen et de Tchernychevski. Lorsque Nicolas Serno vient à Londres en 1860, les entretiens entre lui - « le plus intelligent, le plus ouvert et le plus courageux de la nouvelle génération » - et Herzen créent des liens et constituent « la naissance idéale » de Zemlia i Volia. Herzen et Ogarev « virent avec surprise, et surtout avec joie que Serno avait retrouvé en Russie, 'à travers sa propre expérience, les mêmes idées qu'ils défendaient depuis leur exil ». Mais il n'était question d'aucun « Comité ». Après la catastrophe de Vétochnikov et l'arrestation de Nicolas Serno, Z. i V. prit pour •agent de liaison avec Londres un ami des frères Serno, A. Sleptzov. C'était une personnalité bien différente, assez proche de ceux que Herzen malmène dans le chapitre La Jeune Emigration. Un premier heurt, lors de la venue à Londres de Sleptzov, manqua tout gâcher d'entrée de jeu : ole jeune homme eut l'audace de proposer à Herzen de devenir un agent de Zemlia i V olia ! Néanmoins, une collaboration s'établit, à laquelle contribua principalement l'affaire polonaise. (Cf. F. Venturi, op. cit., chap. X.) Bien que Herzen ne fût pas partisan d'une organisation clandesti.ne, de sociétés secrètes dans toute la province russe, il avait fini par admirer l'œuvre de ces jeunes enthousiastes. Après le voyage de Sleptzov, nous apprend Mme Lichtiner, Herzen « informa la société russe et étrangère d'avant-garde de sa totale solidarité avec le programme de Z. i V. et de l'aide qu'il compte lui apporter ». Et elle signale toute une série d'articles de journaux à ce sujet, entre autres, une lettre à Fontaine, rédacteur de La Cloche (n• 14, du 25 février 1863); une au rédacteur de The Star (18 février); des notes de Herzen sur les activités de la Société dans Le Nord, dans Svoboda, etc. Sous l'impulsion de Herzen, Mazzini informe les patriotes italiens (A.S., T. XVI, p. 43). A la fin de 1863, lorsque Z. i V. est contrainte à une clandestinité totale, les « jeunes Turcs » de ce groupe insistent auprès de Herzen et Ogarev, afin d'unir leurs forces et ·Créer une structure commune. Outine demande « un ·centre à l'étranger, connu, visible; ce serait le rempart de notre force, le rempart de la foi que nous avons en notre force. Et, s'adressant directement aux deux rédacteurs du Kolokol : « Déjà tous
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les deux vous formez en quelque sorte un centre... » Et puisque ce « centre » existe, il n'y a qu'•à l'étendre, lui donner « une grande impqrtance ». (Litt. Nasl., T. 62, p. 662-663.) S. D. Lichtiner cite une réponse de Herzen à Outine, datée du 15 février 1864 : il se dit prêt à les servir, à écrire pour eux ... « Ils savent que nous suivons la même voie qu'eux et tous ceux qui marchent avec eux, mais nous resterons seuls sur le fondement que nous avons posé. Aussi longtemps que nous n'aurons pas acquis la ·conviction que le leur est plus solide, nous ne nous laisserons pas entraîner dans un fiasco ou une ineptie... » II craint de compromettre le Kolokol, car il est •parvenu à 'Voir auddement la faiJblesse de Z.i V. et son impuissance totale à diriger un soulèvement, voire des révoltes paysannes sporadiques, ces bounts des campagnes russes qui ont existé de tous temps et ont toujours échoué. De nombreuses lettres à Ogarev, ~ Bakounine, définissent sa position. (A.S., T. XVII, p. 14, 316-317, 319-320, 552-553, 570.) Dans tout ceJ.a, c'est une seule et tmême IJigne de conduite ·: Kolokol, aux yeux de Herzen, représente c le ferment de la pensée russe », les idées russes « d'avant-garde »; sa mission est de répandre les idées démocratiques et socialistes et d'éduquer c les jeunes lutteurs » de demain. Herzen ne conçoit pas « une mission de direction ·à partir de Londres ou de Genève »; il juge fatal de lier l'existence de son journal à un seul groupe clandestin; aucun lien organique ne doit exister avec une « organisation » où il flaire un certain amateurisme politique, et dont les « cerveaux » sont en prison ou en Sibérie. C'est olairement la même tactique que celle qui a causé la rupture avec la jeune génération, en Suisse : Le Kolokol, c organe de développement social en Russie », son Kolokol ne devait pas être compromis par des exaltés et des inconscients ! Mais Le Kolokol en est mort... (56) La péripétie du Ward-Jackson est sans doute la plus burlesque de toutes celles rapportées avec son humour habituel par Herzen, dans ce Tome IV. Elle serait tout à fait comique si elle ne se terminait par un naufrage et la perte de vies nombreuses. Le récit que fait Herzen dans ce chapitre est exact, mais omet quelques points intéressants révélés : 1• par M. Lemke, qui en son temps prit connaissance du dossier de cette affaire, alors au ministère des Affaires étrangères, à Pétersbourg. (L., op. cit., Commentaire 48, p. 661-679); 2• par E. H. Carr, qui a eu accès aux documents du Foreign Office, Londres. (Carr., op. cit., appendice E, p. 337-340.) Le côté diplomatique de cette histoire est aussi insensé que son côté pratique... si l'on peut dire ! Premier temps : l'ambassadeur de Russie, le baron Brunnov, informe le 19 mars 1·8-63 Lord Russell, secrétaire d'Etat pour les Affaires étrangères, que le vapeur Gipsy-Queen va chercher le lendemain deux cents hommes et un chargement pour les mener à c une destination inconnue dans la Baltique ». Il insinue qu'il ne peut s'agir que d'un « trafic illicite » et prie Lord Russell d'envisager des mesures « pour prévenir une entreprise . qui serait d'un caractère prohibé par la loi en temps de paix ». Le lendemain, nouvelle note : il s'agit non du Gipsy-Queen, mais du Ward-Jackson, propriété de MM. Pile et Spence, qui se trouve déjà dans !Je bassin extérieur de Gravesend. Il envoie encore deux notes à Russell et une au sous-secrétaire d'Etat : il serait fâcheux, écrit-il (en français), qu'une bande de Polonais garibaldiens s'embarque pour une c expédition hostile » sous les yeux des « autorités » britanniques... En fait, la seule chose qui touche les Anglais, c'est l'illégalité. Pour ce qui est de l'expédition, elle n'est « hostile » qu'à l'égard de la Russie ... Néanmoins, le 20 mars, Lord Russell, en termes voilés, incite le ministère des Finances et le ministère de l'Inté-
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rieur là « prendre les mesures adéquates et l'égales pour empêcher toute atteinte aux lois ». Le 22, deux officiers des douanes montent à bord découvrent des tonneaux de poudre et des caisses contenant des armes· il~ estiment que le navire est aménagé pour un transport de troupes. Néanmoins, ils ne peuvent ni enlever la cargaison, ni retarder l'appareillage sans des formalités compliquées. Le rapport impressionne tant Lord Russell qu'il consulte aussitôt les juristes de la Couronne, « même un dimanche », observe spirituellement E. H. Carr, et ceux-ci... demandent au baron Brunnov... des informations plus complètes, « n'ayant pas jusqu'à présent suffisamment de preuves légales pour justifier l'arrestation ou la détention du Ward-Jackson. En attendant que « faffaire suive son cours », le navire avait appareillé au soir du dimanche 22 mars, emmenant à son bord les deux officiers des douanes. Ils furent débarqués à Southend, où l'on chargea les deux cents hommes (ou cent soixante, c'est selon) qui se disaient « la légion polonaise ». (Le journal The Globe en avait déjà parlé le 19 !) Ne pouvant plus rien obtenir du gouvernement de Sa Majesté, Brunnov se tourna vers tous les ambassadeurs et consuls de Russie des villes hanséatiques, de Scandinavie et des Provinces baltes; il s'adressa même à Bismarck ! II rejetait la faute du départ de ces « incendiaires qui vont mettre le feu chez nous » sur les lenteurs de l'administration britannique, tandis que Lord Russell lui reprochait d'avoir été mal informé quant aux préparatifs et à l'heure du départ du navire. Le reste est à peu près précis dans ce chapitre. n faut y ajouter cependant que : 1o Bakounine se trouvait en Suède depuis longtemps et ne décida de se joindre à la « légion » qu'au dernier moment, n'ayant pas trouvé d'autre moyen pour s'infiltrer en Russie 2° qu'il fit un appel désespéré au comte Xavier Branicki, qui avait aidé financièrement l'expédition, de fournir à la légion un navire de guerre; 3° que le capitaine du Ward-Jackson abandonna le navire à Copenhague, et fut remplacé au pied levé par un capitaine et un équipage danois; 4° enfin que le capitaine, jugé p·ar le maire et les juges de Gravesend, avait été condamné à une amende de cinquante livres pour avoir pris la mer sans papiers de douane ! Pour ce qui est de la seconde expédition de Lapinski, elle eut lieu dès juin 1863, sur la goelette Emilia, qui quitta Copenhague, avec un grand nom!bre de volontaires de Ja « légion polonaise » et put approcher des côtes de la Lithuanie. Là, les surprit une forte tempête au large du cap Palanga. Une bonne partie des « légionnaires » se noya; le débarquement s'avéra impossible. Les survivants regagnèrent l'île suédoise du Gottland, où ils furent internés. Un dernier mot : Lapinski et Pollès attendirent la mort de Herzen et d'Ogarev pour accuser Herzen :dans la presse d',avoir été l'initiateur de l'expédition, d'avoir trop bavardé, enfin de trahir la vérité. II semble certain que Sacha Herzen, qui s'était trouvé aux côtés de son père pendant toute cette époque, n'aurait pas inclus ce chapitre dans le Recueil posthume de 1870 s'il avait estimé que Ies faits n'étaient pas tels que son père les décrivait. (57) On possède sur ce personnage étonnant une monographie : M. Guerchenson : La Vie de V. S. Petchérine (en russe), Moscou, 1910, et des extraits de son autobiographie, qui furent publiés dans la revue Rousskié Propyléï, T. I, 1915. Son évolution est fort intéressante. D'abord, il fut un fonctionnaire zélé, ·grand favori du célèbre ministre de l'Instruction publique, OUvarov, réactionnaire s'il en fut. C'est lui qui envoya le jeune Petchérine à Berlin,
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en 1'833, pour qu'il s'y préparât au professorat. A Berlin, écrit Petcbérine, l'enseignement qu'il reçut lui « insuffla l'esprit du temps ». Il hésita à rentrer en Russie, ayant changé du tout au rtout. « To be or not to be ? Comment vivre dans un pays où les forces spirituelles seront à jamais paralysées ? Que dis-je, paralysées : étouffées sans pitié ! Vivre dans un pays pareil, n'est-ce pas un suicide ? » D'après certains commentateurs, c'est la première fois que le problème de la dissidence, de l'émigration volontaire est posé avec clarté et précision; il s'agit d'une lettre de Petchérine à ses amis Redkine et Krioukov. (Guerchenson, p. 102-104.) C'est en 1834 qu'il exprime son rêve révolutionnaire d'anéantir le monde ancien dans le poème auquel Herzen se réfère ici : Le Triomphe de la Mort. Petchérine l'avait envoyé de Berlin à Moscou, où il avait connu un succès énorme. D'après K., ·Dostoïevski s'en souvenait en 1870, aussi bien que Herzen en 1853. Il allait plus loin encore dans un autre poème, qui commençait par : Comme il est doux de haïr sa patrie, Et d'attendre avidement sa destruction... Nous avons indiqué qu'il retourna en Russie, très brièvement, et s'en a1:la - s'enfuit littéralement - , porté par le rêve d'un renouveau social de l'humanité, se sentant chargé d'une mission personnelle. Constatant son impuissance à soulager les maux des hommes et, d'autre part, à trouver sa dynamique révolutionnaire, pris dans les courants et contre-courants des années trente à quarante, il chercha la paix et la charité dans un clo}tre. Converti au catholicisme, il alla de couvent en couvent : Belgique, Hollande, Angleterre et Irlande. C'est là qu'il jouit de la réputation du plus grand prédicateur de l'Ordre, qu'il s'attacha au peuple irlandais, épousa sa cause et se fit aimer de lui. Il resta dans le couvent de iLimerick jusqu'en 18,60; Herzen, avec son intuition extraordinaire des êtres humains a deviné juste, et la barrette finit par peser trop lourd sur la tête du Père Petchérine ! Peut-être son contact avec Herzen lui redonna-t-il le goût des affaires du siècle ? En tout état de cause. ils s'écrivirent jusqu'à la fin. Petchérine regrettait d'avoir vécu vingt années de vie monastique : « J'ai passé à dormir les vingt plus belles années de ma vie ! » Il trouve du travail dans un hôpital de Dublin, envoie des articles et des poèmes à la presse émigrée, fait des dons au Kolokol, se met à l'étude de langues orientales. Les vingt-trois années qu'il a encore à vivre s'effriteront ainsi, toujours déçu, toujours fuyant une institution ou une autre, en somme! Dans l'une des dernières 1ettres retrouvées (1869), il semble résumer sa « carrière » ici-bas : « Jusqu'·à présent, j'erre spirituellement, comme l'éternel Juif errant, et je ne puis jamais m'arrêter sur r'ien. Voil~ Ie ·bilan de mes rêveries. » n écrit aussi : « ... Ceux qui m'ont connu à Berlin verront maintenant que je n'ai pas trahi les convictions de ma jeunesse. J'aime à me souvenir des dernières paroles du grand pape Grégoire VII, mourant en exil à Salerne. Il a dit : J'ai aimé la justice et j'ai détesté l'arbitraire, c'est pourquoi je meurs banni! Voilà l'épigraphe de mon existence et mon épitaphe après ma mort ! » Herzen était mal informé sur « l'affaire Petchérine », qui eut Heu à la mi-octobre 1855, au couvent de Kingstown, près de Dublin. Ce fut une affaire purement politique, une provocation des Anglais. Petchérine avait fait brûler dans la cour du couvent des ouvrages pornographiques et autres, qu'il jwgeait amoraux. On se hâta de raconter 'qu'il brûlait des Bibles protestantes. Nous ne connaissons que trop bien les ravages de la guerre intestine des protestants et des catholiques en Irlande, et pouvons comprendre sans commentaires ce qui se passa. En dépit des efforts du juge anglais, aucun témoin ne put prouver qu'on eut brûlé des ·Bibles, et Petchérine fut acquitté.
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HUITIEME PARTIE (58) On sait ce qu'est le mouvement révolutionnaire irlandais, connu sous le nom de Sin-Fein, dont les membres étaient nommés les Fenians. Leur action terroriS't• ébranlait à l'époque jusqu'aux assises de l'immuable Albion, qui réagit selon une règle vieille comme le monde : la répression. Lord Derby, en faisant exécuter trois terroristes, créait des martyrs. Herzen pouvait faire des parallèles avec la Russie (encore ne saurait-il jamais ce qui s'y passerait entre 1870 et 1;880), et avec la Pologne. Il semblerait qu'en terminant ce tome ultime de B.i D. ce n'est pas sur « le baril de poudre » des Fenians qu'il veut attirer l'attention, mais sur l'état explosif de son temps : Ies problèmes sociaux ne sont pas résolus, la révolution n'est pas morte, et les barils n'existent pas qu'en Irlande. De même que la puissance de ·la Prusse s'affirme de jour en jour, de même la mèche est prête à être allumée, ici ou là, peu importe. Il suffirait d'une allumette ...
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TABLE
Note sur la présentation de ce volume . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Bibliographie . . . . . . . . . • . . . . .. . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . • . . • • . . • . . . . . •
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1Vote pour le lecteur ....•.... , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9
Sixième Partie (Suite) ANGLETERRE
Chapitre Il : Les sommets des montagnes (Le Comité central européen. Mazzini. Ledru-Rollin. Kossuth) . . . . . . • . . . . . . . . . . . . • . •
13
Chapitre Ill : Les émigrés de Londres (Allemands. Français. Les parlis. Victor Hugo. Félix Pyat, Louis Blanc et Armand Barbès). Complément : John Stuart Mill et son livre « On Liberty ~ . . . . . .
63
Chapitre IV : Deux procès : 1. Un duel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. « Not gui1ty ~ . . • . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • .
75 92
Chapitre V: Barthélemy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
109
Chapitre VI : Les proscrits polonais : 1. Avant-Propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . U. 1Les émigrés polonais (Aloysius Bernacki. Stanislas Worcell. Agitations de 1854-1856. Mort de Worcell) . . . . . . . . • . . . . •
119
122
Chapitre VIl : Les émigrés alleman:ds {Ruge. Kinkel. Schwejelbande. Un dîner américain. The Leader. Rassemblement populaire au St. Martin's Hall. Dr. Müller) . . . . . . • • . . . . • . . . . . . . . . . . . .
149
Chapitre VIII : Les émigrés autonomes de Londres (Malheurs simples et malheurs politiques. Professeurs et commissionnaires. Démarcheurs et marcheurs. Factotums désœuvrés et parasites occupés. Les Russes. Les espions) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A propos du chapitre sui'Vant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1-81 204
Chapitre IX : Robert Owen
207
Chapitre X : Camicia Rossa
243
33
511
Septième Partie
L'IMP\RIMERIE RUSSE LIBRE ET LE « KOLOKOL » Chapitre 1 : Apogée et périgée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
285
Chapitre II : V. J. Kelsiev . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
309
Chapitre III : La jeune émigration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
323
Chapitre IV : Bakounine et J'affaire polonaise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
337
Chapitre V : Le navire « Ward-Jackson » • • • • . . • . • . . . . • •.• . • . • • • .
359
Chapitre VI : Le Père Petchérine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
373
Huitième Partie ~RAGMENTS)
Chapitre I : Sans liens 1.•Paysa:ges suisses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. •Bavardages en route. La patrie dans un 'buffet . . . . . . . . . . . . III. Au-delà des Alpes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . W. Zu deutsclJ. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V. !L'Autre Monde et celui--ci . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
389 389 398 4Ql 403 407
Chapitre Il : Venezia la beHa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
427
Chapitre Ill : La belle Fran-ce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. Ante Portas . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Intra muros . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . III. Alpendrücken . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. Les « Uaniels » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V. Les points lumineux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI. ·Après l'incursion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
443 443 450 457 464 471 473
Commentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Achevé d'imprimer sur les presses de la Société Nouvelle des Imprimeries Delmas, à Artigues-près-IBordeaux.
Dépôt légal 3• trimestre 19 S1. N• d'impression : 32228.