MARCEL SIMON
Recherches d'Histoire Judéo -Chrétienne
PARIS
MOUTON & CO
LAHAYE
ÉCOLE PRATJ;QUE DES HAUTES ÉTUDES - SORBONNE SIXlbME SECTION :
SCIENCES
ÉCONOMIQUES
ET SOCIALES
ÉTUDES JUIVES VI
PARIS
MOUTON & CO
LA HAYE
A l'Académie N or~égienne des Sciences et Lettres à Oslo en témoignage de gratitude.
AVANT-PROPOS Le terme de judéo-chrétien est susceptible de plusieurs acceptions différentes. Dans son sens le plus précis, il s'applique à ceux des fidèles de l'Eglise ancienne qui s'efforçaient de concilier leur foi au Christ avec une stricte observance de la Loi mosaïque et qui prétendaient ainsi être Juifs en même temps que Chrétiens. Dans un sens plus général, et comme tous les composés de ce type, il caractérise les deux éléments ainsi juxtaposés, mais distincts, soit dans ce qu'ils ont de commun, soit au contraire par leur antagonisme : on pourra désigner comme ju~hrétien!l~ la tra~tion re~Kieus~ ~pirituel!e-, issue de ll! Bible, dont se réclament, à des titres divers, et les Juifs et les Chrétiens, et· qui est l'une des composantes de notre civilisation occidentale. Mm l'on parlera aussi de la polémique judéo-chrétienne, qui oppose l'um à l'aütre, à travers Ïes siècÏes, les- deux religions. C'est en raison même de cette diversité de sens que j'ai retenu, pour le présent volume, un titre que le lecteur trouvera peut-être, à première vue, obscur et amhigu. Il m'est apparu en effet que toutes les études réunies ici pouvaient être ainsi qualifiées, soit qu'elles mettent en lumière des faits d~ syncréti~me ent!e les deux religions, un certain judéo.christianisme, !WÏt qu'elles analysent, dans tel oq tel de ses aspects, la continuité qui les unit ou l'hostilité qui les dresse l'une contre l'autre. Le christianisme et le judaïsme occupent tour à tour le devant de la scène. Mais jamais la religion rivale n'est totalement absente. A travers leur antagonisme même a'p'pa:t:aît la survivance tenace des liens qui les unissent. Les deux religions n'ont pas cessé, au cours des siècles qui forment le cadre de mes recherches, de se côtoyer, de s'affronter et d'exercer l'une sur l'autre, dans les deux sens, des influences multiples et multiformes. Tous les articles ainsi groupés ont été publiés déjà dans divers périodiques ou recueils, dont on trouvera la liste dans la table des matières, et qui ne sont pas tous également familiers aux spécialistes de l'histoire du judaïsme ou du christianisme et des relations judéo-chrétiennes. Comme par surcroît plusieurs ont paru soit pendant la guerre, soit immédiatement après, à une époque où la diffusion des publications scientifiques ne s'effectuait pas de façon normale, il a semblé utile de les réunir en un volume. Plutôt que de les retoucher un à un, j'ai c~oiRi de les compléter par un ~adaendum qui fait état de ce qui a paru dans l'intervalle sur les différentes questions abordées. Je remercie lCII directeurs de revues et de maisons d'édition qui avaient d'abord accueilli ces pages d'avoir bien voulu m'autoriser à les reproduire ici.
RETOUR DU CHRIST ET RECONSTRUCTION DU TEMPLE DANS LA PENSÉE CHRÉTIENNE PRIMITIVE
Il existe un parallélisme frappant entre l'espérance juive relative
à Jérusalem et son Temple et l'attente de la Parousie dans le christianisme primitif. De même que la mort de Jésus n'a pas découragé ses fidèles, de même la confiance des Juifs n'est pas durablement ébranlée par la catastrophe de 70. Pour les uns, le sacrifice du Christ n'est que la condition nécessaire et le prélude de sa résurrection et de son retour cn gloire; pour les autres, la destruction de Sion prépare la voie à une restauration d'où elle renaîtra plus belle, plus grande, éternelle. Au Christ des nuées fait pendant la Jérusalem future; et tout comme les chrétiens appellent le retour du Seigneur - Maranatha - ainsi les Juifs prient chaque jour pour que revivent la Cité et le Lieu saints: « Fais miséricorde, Jahvé notre Dieu, en tes miséricordes nombreuses, à Israël ton peuple, à Jérusalem, ta cité, et à Sion, l'habitacle de ta gloire, et à son Temple, à ta demeure, et au règne de la maison de David, Messie de ta justice. Béni sois-tu, Jahvé, Dieu de David, toi qui bâtis Jérusalem» (1). L'espoir de voir renaître Sion n'exclut pas, en Israël, l'attente du Messie. De façon assez habituelle - le texte cité à l'instant le montre clairement - les deux choses vont de pair : la restauration de la Ville et du sanctuaire figure parmi les événements qui instaureront les temps messianiques; et si, selon la croyance la plus commune, l'Eternel doit en être lui-même l'artisan, d'aucuns y voient l'une des tâches réservées au Messie (2). Toutefois, après 70, et surtout après l'échec de Bar Cochba, c'cst Sion qui, visiblement, occupe dans les aspirations d'Israël la (1) Schemone Esre, 14, trad. BONSIRVEN, Le judaïsme palestinien au temps de JésusParis, 1935, II, p. 145. (2) Il y a d'ailleurs entre Messie et Sion comme une affinité de nature. L'un et l'autre sont revêtus de la 861;« divine. La théologie du Temple et la théologie du Messie se développent parallèlement, et confèrent parfois aux deux grandeurs les mllmes caractères, jusqu'à les rendre presque interchangeables. Sur ces interférences, cf. A. FEUlLI••;T,« Le discours de Jésus sur la ruine du Temple», Revue biblique, 1949, p. 70 ss., dont les conclusions sont d'ailleurs discutables. Chri~t.
R.CH.RCHD D'HISTOIRI JUDtO~HRtTIENNI
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premi~re place. La figure du Mellie, dan. certain. milieux, tend à "fllltomper. EUe n'a du reste jamais été universellement acceptée. Son rÔle, en tout état de cause, n'est que transitoire. Il est l'initiateur du Royaume; la Ville au contraire en est l'indispensable et durable fondement, le Temple rénové en est le centre concret et vivant. « Il y a une cschatologie sans Messie... Mais il n'y a point d'eschatologie .ans l'attente du grand rassemblement à Jérusalem, centre du monde, cité de l'avenir, cité de Dieu» (1).
Dans le christianisme, au contraire, bien qu'il ait accueilli, au prix d'une transposition de sens, l'idée de la Jérusalem nouvelle (2), c'est sur la personne du Christ à venir que se concentre l'espérance. Certes, les premières générations chrétiennes ont établi, tout comme les apocalypses juives contemporaines, une relation entre la catastrophe de 70 et le bouleversement final. Lorsque, dans le passage qui introduit l'apocalypse synoptique, Jésus annonce qu'il ne restera pas du Temple une pierre sur l'autre, les disciples n'hésitent pas un instant: « Disnous quand ces choses arriveront, et quel signe annoncera qu'elles vont s'accomplir» ; et Matthieu précise: « Et quel sera le signe de ton retour et de la fin du monde» (3). Déjà, avant même la catastrophe de 70, c'est une idée assez courante en Israël que le Temple n'est pas destiné à durer éternellement, mais qu'il sera, avant l'instauration des temps messianiques, détruit et remplacé par un sanctuaire plus parfait (4). Pour les chrétiens au contraire, la destruction est définitive. Elle marque d'éclatante façon l'abrogation de l'Ancienne Loi et la déchéance d'Israël. Pour n'avoir pas reconnu le Messie lors de sa première venue, le peuple pécheur est englobé, avec ses institutions rituelles, dans la condamnation du siècle présent. Temple et Messie s'excluent l'un l'autre, comme deux grandeurs antithétiques : il faut, pour que s'instaure le règne du second, que le premier disparaisse à jamais. Telle est du moins l'opinion des chrétiens de la Gentilité. Si elle a fini par prévaloir dans l'Eglise, eUe ne s'est pas imposée d'emblée à tous les fidèles. Il y a toutes raisons de penser que les chrétiens venus d'Israi:l partageaient sur ce point l'espérance des autres Juifs. Les premiers disciples étaient, nous dit-on, assidus au Temple (5). Irénée signale la dévotion que les Ebionites manifestaient à l'égard de Jérusalem : Perseverant in his consuetudinibus, quae sunt secundum legem, et judaico charactere vitae, ut et Hierosolymam adorent, quasi domus sil (1) A.
CAUSSE, ((
Le mythe de la nouvelle Jérusalem, du Deutéro-Esaïe à la
Ille Sibylle », Revue d'histoire et de phIlosophie religieuses, 1938, p. 397.
(2) (3) (4) 1931, (5)
'II &'\1(,) 'TEpOUl1IXÀ~fL, Gal. 4, 26; 'IEpoul1IXÀ~fL hOUP<X\lLOÇ, Hébr. 12, 22. Marc 13, 4 : Mauh. 24, 3. HHrrrncrs, d. R. BULTMANN, Geschichte der synoptischen Tradition, Gottinglln, p. 126. Act". 2. 46 , :1. l, et...
RETOUR DU CHRIST
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Dei (1). A l'époque de saint Jérôme encore, ils attendaient l'instauration d'une Jérusalem nouvelle, qu'ils se représentent de la même manière que les Juifs: Judaei et nostri Judaizantes putant auream atque gemmatam Jerusalem de caelestibus ponendam (2). Pareilles dispositions impliquent presque à coup sûr la foi en la rt"stauration du Temple: car qu'est-ce que Jérusalem sans le sanctuaire? Alors que l'espérance des Juifs s'attache essentiellement à Sion, celle des chrétiens de la Gentilité uniquement à la Parousie, les judéochrétiens attendent, en même temps que le retour de leur Maître, et de son fait, la restauration du sanctuaire. Loin de s'exclure, Christ t"t Temple sont ici complémentaires. C'est, me semble-t-il, dans l'hypothèse d'une polémique engagée sur ce point entre judéo-chrétiens et chrétiens de la Gentilité que s'expliquent le mieux certains textes du christianisme primitif où il est fait allusion au Temple.
•• • Et tout d'abord - car les fidèles de l'une et de l'autre tendance ont naturellement cherché dans les paroles de Jésus de quoi étayer leur croyance - les versets évangéliques où il est question de la destruction et de la reconstruction du Temple par le Christ. Les variantes qu'ils offrent d'un évangile à l'autre sont à cet égard particulièrement suggestives. Dans les deux premiers synoptiques Luc en revanche ignore l'épisode - le fait est présenté comme un chef d'accusation, lors du procès, et mis au compte de faux témoins. Chez Marc, ceux-ci font dire à Jésus:« Je renverserai ce Temple fait de main d'homme, et en troi'l jours j'en bâtirai un autre qui ne sera pas fait de maÎnJ'homme.» Matthieu atténue et, de ce qui était une- affirmation, fait l'énoncé d'une simple possibilité: cc Je peux renverser le T~~!e~~I.?ieu, et en trois jours le rebâtir (3).» Il est difficile d'établir si oui ou non ces paroles sont à mettre au compte de Jésus et plus encore, dans l'affirmative, sous quelle forme CXUl"te il les a prononcées. Peut-être ne sont-elles qu'une déformation de lu prophétie sur la ruine du Temple. Il est parfaitement possible' que Jésus, indigné par les péchés et l'aveuglement des Juifs, aigri par l'lon échec auprès d'eux, en soit venu à cette conviction que la ville sainte, et singulièrement le Temple, devaient être détruits. M. Gognel a développé cette thèse avec beaucoup de force: cc La parole lur 1(' Tt'mple exprime le sentiment auquel Jésus est arrivé au terme (1) 1, 26. 2. (2) ln la. 49. 11. (3) MarI' 14, 58 ; Matth. 26, 61.
RICHIRCHES D'HISTOIRI JUDtO.cHRt1'IINNI
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de son ministère, qu'il n'y a plua rien à espérer d'Israël... Il a penlé que le Temple, ne répondant plus à sa destination, était voué à l'anéantissement. Mais comme, d'autre part, il n'a pas conçu l'idée d'une religion sans culte, il a nécessairement dû envisager l'établissement. aux temps messianiques, d'un sanctuaire nouveau... De cette idée à celle d'un rétablissement du Temple par le Messie il n'y a qu'un pas, et l'on conçoit que l'affirmation de Jésus qu'il détruirait et reconstruirait le Temple ait été comprise par le grarul prêtre comme une déclaration messianique (1). » Mais une fois admise au moins comme vraisemblable l'authenticité de ces paroles, il reste à préciser pourquoi les auteurs évangéliques les attribuent à de faux témoins. Selon l'opinion la plus courante, c'est ,à cause de leur caractère révolutionnaire : cc La hardiesse d'une telle parole a effrayé les premières générations chrétiennes, restées très attachées au judaïsme; on a pensé que Jésus n'avait pas pu la prononcer (2). » L'atténuation introduite par Matthieu dans l'affirmation rapportée par Marc s'expliquerait, dans cette hypothèse, de façon assez satisfaisante, parce qu'elle réduit l'affirmation à celle d'une puissance particulière impartie à Jésus. Ce n'est pas là cependant la seule explication possible, ni peut-être la meilleure: car l'idée d'une disparition, passagère, du Temple n'était pas inconnue en Israël, et par ailleurs Jésus en affirme du même coup la reconstruction future. On peut admettre aussi que la mention des faux témoins répond à la préoccupation de ne pas mettre Jésus en contradiction avec les faits. La mise en forme des évangiles est d'un temps - si du moins l'on accepte la chronologie couramment reçue . - où le Temple n'existe plus. Il est clair que ce n'est pas Jésus qui l'a détruit. Il ne peut, dans ces conditions, avoir déclaré qu'il le détruirait. Reste cependant l'annonce de sa reconstruction. Elle me paraît au moins aussi vraisemblable que celle de la destruction par Jésus luimême. Il est certes possible qu'il se soit cru appelé à opérer celle-ci. Il est peut-être plus plausible qu'il l'ait prédite ainsi qu'il est relaté au début de l'apocalypse synoptique, c'est-à-dire sans s'attribuer un rôle personnel dans cet épisode. Et il y a de sérieuses raisons de penser qu'il a cru et dit avoir un rôle à jouer dans la restauration future du Temple, puisque c'est là un des événements accompagnateurs du règne messianique, et que Jésus parait, sur ce point, ne s'être pas sensiblement écarté des schémas de la pensée eschatologique traditionnelle (3). (1) M.
GOGUEL.
Vie de Jésus, Paris, 1932, p. 491 et 493.
(2) Ibid., p. 491. (3) Ibid.• l'p. 493-494.
RETOUR Dl! CHRIST
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Quoi qu'il en Boit, la pensée des premiers chrétiens a établi une relation non seulement entre la ruine passagère du Temple et les signes annonciateurs de la Parousie et du Royaume, mais, de façon plus précise, entre les destins, tragiques d'abord, puis glorieux, du Messie et du Sanctuaire. Celui-ci a été détruit, conformément au plan divin, non pas certes par le Christ, mais à cause de lui : le voile du Temple ne s'est-il pas déchiré, à l'heure même de sa mort, annonçant des calamités plus grandes? (1). S'il doit être un jour, sans doute proche, restauré, ne sera-ce pas aussi par lui, au moment de sa Parousie, dans une glorification qui leur sera commune ? (2) Le Christ et le Temple, tel est d'abord le double objet de l'espérance chrétienne, judéo-chrétienne. Je ne suis pas sûr qu'il faille, comme le suggère M. Goguel, voir dans l'opposition marcienne « fait - non fait de main d'homme» (XE~po7tobrt"ov &XE~po7tobrt"Ov) une atténuation délibérée des paroles effectivement prononcées par Jésus (3). Car elle est exactement dans la ligne de la pensée juive de l'époque, qui oppose au Temple matériel- ou à la Ville, car les deux notions sont étroitement liées (4)du présent ou du passé le Temple de l'avenir, préexistant dans le Clel, sp!!.~~.1!.e!! dirait-on volontiers, au sens où saint Paul parle d'un corps spirituel, et dont le premier n'est que la grossière préfiguration (5). Les dernières apocalypses juives offrent à cet égard d'intéressants parallèles, lorsqu'elles se préoccupent de donner de la ruine du Temple, déconcertante de prime abord, une explication acceptable. Si la cité sainte et le sanctuaire ont disparu sous les coups des Gentils, c'est qu'ils n'étaient pas, sous leur forme ancienne, parfaitement dignes de Dieu. « Crois-tu donc, dit l'Eternel au Pseudo-Baruch, que c'est de cette ville-ci que j'ai dit : sur la paume de ma main je t'ai dessinée (Is. 49, (1) L'évangile selon les Hébreux, cité par saint Jérôme, dit que le linteau s'est rompu. Cf. LAGRANGE, Evangile selon saint Marc, Paris, 1929, p. 437. (2) Lorsque Jésus, immédiatement avant l'annonce de la destruction, déclare: c( Voici que votre maison restera déserte. Je vous le dis en effet, vous ne me verrez plus désormais, jusqu'au moment où vous direz : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! » (Matth. 23, 38.39), il souligne le lien entre son destin et celui de la demeure - Sion ou le Temple. C'est parce qu'il s'en va, humilié, qu'elle restera déserte; rt son retour glorieux la rétablira elle aussi - il parait le suggérer - dans sa gloire. GUNKEL rapproche judicieusement la vision de la Jérusalem céleste dans 4 Esdras 10, 25 ss. de la Transfiguration du Christ: apud KAUTSCH, Apokryphen und Pseudepigra. phen des A. T., II, p. 350, n. b. (3) Op. cit., p. 491. Dans le même sens, R. BULTMANN, op. cit., p. 126. - (4) Le rapport étroit entre les deux est souligné par le fait que le mot de« demeure»/ (~.)(,,~ dans les textes grecs) s'applique indifféremment à l'un et à l'autre: cf. par eXl'mplc Hénoch 90, 29 ; Matth. 23, 38. Sur ces interférences, voir BONSIRVEN, op. cit., 1 p. 429 S8. ; VOLZ, Die Eschatologie der jüdischen Gemeinde im neutestamentlichen Zeitalter, Tiihin!\Cll, 1934, p. 371 S8. (5) Il est intéressant de retrouver le mot &)'ELPOltO'1jTOV, appliqué précisément au corps spirituel, qualifié de « demeure », par opposition au corps charnel, sous la plume de Hftint Paul: 2 Cor. 5, 1.
RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO.cHRITIENNl:
16) ? Ce n'est pas elle, dont les édifices sont maintenant debout devant VOU8, qui est la ville à venir, celle qui est révélée par devers moi, prête depuis le temps où j'ai résolu de créer le Paradis. Je l'ai montrée à Adam... à Abraham mon serviteur... à Moïse sur le Sinaï» (1). Le Pseudo-Esdras, plus favorisé encore, assiste dans une vision à l'avènement de cette ville céleste, immatérielle :« Et quand je regardai., la femme n'y était plus, mais une ville construite, et je vis un palais 8ur de puissants fondements» (2). L'emplacement - celui de l'ancienne Jérusalem - était resté désert jusqu'alors: « Car aucune construction hum~!!I~ ne doit plus s'élever là où se manifestera la Ville du Très. Haut» (3). C'est dans une telle ville, tenue en réserve auprès de Jahvé de toute éternité, et réalisée sur terre à la fin des temps, qu'il faut chercher le Temple non fait de main d'homme. L'opposition « fait - non fait de main d'homme» traduit donc une idée courante dans le judaïsme, même avant 70, et que la catastrophe : n'a fait que renforcer: le Temple, si magnifique soit-il, ne constitue pas, étant matériel, la résidence définitive de Dieu sur terre. Il doit donc disparaître pour faire place, lorsque la royauté divine s'instaurera sans limitation, dans une rénovation générale de toutes choses, au sanctuaire parfait« non fait de main d'homme, c:est-à-dire qui n'appartient pas à la création d'ici-bas» (4). Mais, reprise par le christianisme, cette idée authentiquement juive s'est très vite infléchie dans une direction nouvelle. Le verset de Marc est pour ainsi dire au point tournant. Il se rattache à une ligne de pensée familière en Israël, et qui reste celle des judéo-chrétiens. Mais en même temps il amorce une évolution originale, nourrie par l'exégèse allégorique qui voit dans le Temple non fait de main d'homme non pas le Temple de l'avenir, dans Sion restaurée, mais une réalité toute différente, préfigurée elle aussi, comme le sanctuaire eschatologique juif, par celui que Ti.tus a détruit. A mesure, en effet, que s'accentue l'autonomie du christianisme, le groupement eschatologique Christ-Temple se dissocie. Si la première venue du Christ signifie la fin de la Loi juive, l'avènement du culte en esprit, il est vain d'attendre de sa seconde venue le rétablissement, sous quelque forme que ce soit, du culte traditionnel, qui est l'expression la plus étroitement juive de la Loi. Le Temple est mort à jamais. Si Jésus n'a pas annoncé qu'il le détruirait, encore moins a-t-il prédit qu'il le reconstruirait (5). C'est le calomnier que de lui prêter pareille (1) Apoc. Baruch 4, 5. (2) 4 Esdras 10, 27. (3) Ibid. 10, 54. (4) Hébr. 9, Il. (5) Il est caractéristique que dans la déclaration prêtée à Etienne, et mise elle aussi 8U compte de faux témoins, il soit question uniquement de la destruction, et non pas de la reconstruction du Temple par Jésus, Actes 6, 14.
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affirmation : la mention des faux témoins, dans des textes qui ont à 1 coup sûr conservé certains éléments venus de la première génération, mais ne sont pas, pour autant, des textes judéo-chrétiens, pourrait.l bien en définitive trouver là son explication.
*
* * C'est donc sur le Christ, Messie glorieux, que se concentre maintenant de façon exclusive l'espérance chrétienne : le Temple à venir, c'est lui, ce sont ses fidèles, c'est son Eglise. De cette attitude, que paraît supposer l'épisode des faux témoins, il n'y a encore, par ailleurs, que peu de traces dans les synoptiques. On doit cependant signaler la déclaration que Matthieu seul prête à Jésus, au cours d'une discussion avec les Pharisiens: « Il y a ici plus grand que le Temple» (1). Son caractère isolé et son audace ont fait légitimement douter de son authenticité. En revanche, elle exprime exactement le point de vue de la chrétienté hellénistique naissante en regard du Christ et de la tradition rituelle juive. Beaucoup plus caractéristique encore est la version johannique de la péricope sur la destruction du Temple. Elle se présente dans un contexte tout différent de celui des synoptiques : de grief produit contre Jésus par ses adversaires au moment du procès, elle devient parole même du Maître. Ayant assisté à l'expulsion des vendeurs, les Juifs demandent au Christ de quel droit il a agi. Et Jésus leur répond, par cette méthode indirecte qu'il semble avoir affectionnée : « Détruisez ce Temple, et je le rétablirai en trois jours», ce qui équivaut à dire: « En vertu d'une mission et d'un pouvoir surnaturels, qui me font maître même du Temple.» Nous sommes très près, par le sens, de la dlclaration matthéenne : « Il y a ici plus grand que le Temple.» Sur quoi les Juifs s'étonnent: « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir le Temple, et tu le rétablirais en trois jours?» Jésus, apparemment, les laisse à leur étonnement. Mais l'auteur prend soin de prévenir chez ses lecteurs le contre-sens possible: « Il parlait du temple de son corps» (2). Le passage est extrêmement curieux. Ainsi raccordé, de façon fort naturelle et cohérente, à la scène de l'expulsion, le mot devient, une fois admise la réalité de l'épisode, tout à fait vraisemblable: il se peut que Jésus l'ait, quelque jour au Temple, effectivement prononcé. La substitution de l'impératif « détruisez» à l'indicatif « je détruirai» ou« je puis détruire» des synoptiques est conditionnée par l'explication que propose l'auteur: dès lors qu'il s'agit du « temple de son corps», il ne peut être détruit par Jésus lui-même. Mais au demeurant, l'impé(1) Matth. 12, 6. (2) Jean 2, 18-21. Cf. à ce propos, 1939, pp. 21-44.
DUBARLE, «
Le signe du Temple », Revue biblique,
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RECHERCHES D'HIST01U lUDto.cllltl'r'IfNNIf
ratif se conçoit, même dans l'application au Temple véritable, aussi bien et mieux peut-être que l'indicatif, puisqu'il s'agit d'une sorte de défi. Confronté avec ses parallèles synoptiques, le texte renforce cette impression que Jésus, tout en croyant à la ruine nécessaire du Temple, ne s'est pas forcément attribué un rôle personnel dans cette destruction, mais qu'en revanche il s'est cru appelé àle reconstruire, pour le Royaume. Le caractère très cohérent de l'épisode johannique qui amène sa déclaration souligne encore ce qu'a de forcé l'interprétation symbolique qu'on nous propose de cette parole. L'intention est la même que dans la mention des faux témoins: contester à Jésus une attitude à laquelle ne saurait souscrire un chrétien émancipé du judaïsme. Le culte en esprit s'est instauré sur les ruines du vieux sanctuaire. Jésus en est le héraut et le prêtre. Il en est aussi le Temple, puisque c'est en lui que se manifeste le Père. Et la mention des trois jours donne au lecteur, averti de l'histoire évangélique, la clef de l'énigme. Tout se passe comme si la tradition chrétienne avait de très bonne heure rapproché et combiné deux éléments distincts: l'annonce de la résurrection après trois jours - le signe de Jonas (1) - et celle de la ruine et de la restauration du Temple. Au stade synoptique, la mention des trois jours, transposée sur le Temple, doit souligner le parallélisme: il ne paraît pas faire de doute aux yeux de l'auteur que si Jésus avait effectivement prononcé cette parole - et les judéo-chrétiens croient qu'il l'a prononcée - elle s'appliquerait au Temple (2) ; et Jésus mettrait à le rétablir le même temps qui s'est écoulé entre sa mort et sa résurrection : le chiffre fatidique de trois doit ici traduire un délai extrêmement court et donner ainsi la mesure de la puissance surnaturelle du Christ (3). Chez Jean, le parallélisme se résout en opposition: il ne saurait être question du Temple, condamné sans recours; une seule résurrection, celle du Christ glorieux, en regard de laquelle le retour final lui-même perd de son intérêt, et qui est pour les chrétiens le gage de la vie éternelle. La même opposition reparaît, exprimée sous des formes très diverses, dans toute la tradition scripturaire du christianisme primitif. Et tout (1) Matth. 12, 39-40 ; cf. Marc 8, 31 ; 9, 31 ; 10, 33 et parallèles. (2) On doit cependant noter que certains témoins occidentaux de Marc (LOISY, Evangiles synoptiques, Paris, 1908, II, p. 396) ajoutent à l'annonce de la ruine de Jérusalem (13, 2) ces mots: xd I>Lèt 'l"pLWV 'lJ/l-Spwv Il).).oc, tXVlXcrr1jcrS'l"IXL I1vsu X,SLpWV; il8 annoncent en termes voilés la résurrection et présentent d'avance la déclaration des témoins non pas comme une invention pure et simple, mais comme un contresens fait sur des paxoles effectivement prononcées par Jésus. Nous sommes à mi-chemin entre le texte communément reçu des synoptiques et la version johannique. (3) Les trois jours que nécessitera la reconstruction peuvent être rapprochés des trente ans de stérilité de la femme représentant Sion dans 4 Esdras 9, 43, eux-mêmes expliqués (10,45) par le fait que Salomon resta trois ans avant de construire le Temple (1 Rois 6, 1).
RETOUR DU CHRIST
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d'abord dans l'Apocalypse. On admet assez communément, aujourd'hui, qu'elle représente, sous sa forme actuelle, le remaniement chrétien d'un écrit fondamental juif, ou tout au moins que l'auteur chrétien a abondamment utilisé des éléments juifs. Et précisément, la superposition de couches rédactionnelles distinctes apparaît en toute netteté, en même temps que la réalité de courants de pensée divergents parmi les chrétiens, dans les versets où il est question du Temple. L'existence d'un sanctuaire dans la cité céleste de l'avenir est explicitement mentionnée en 11, 19 : cc Alors le Temple de Dieu fut ouvert dans le ciel, et l'on vit l'arche de son alliance dans son Temple» (1). Nous sommes dans la ligne traditionnelle de l'eschatologie juive, pour laquelle une Jérusalem sans Temple serait comme un corps sans âme: la Jérusalem céleste, prototype de la Jérusalem terrestre, l'est aussi de celle qui se réalisera à la fin des temps. Mais reportons-nous maintenant à la description très détaillée, et dont l'inspiration générale est juive eUe aussi, qui termine le livre; nous y lisons ceci: cc Je ne vis point de Temple dans la Ville, car le Seigneur Dieu tout-puissant est le Temple, ainsi que l'agneau» (2). La mention de l'agneau est évidemment une addition chrétienne. L'idée que Dieu est le sanctuaire véritable apparaît en divers endroits de l'Ancien Testament, soit que l'Eternel soit ainsi qualifié en l'absence de temple matériel, pendant l'exil par exemple, soit à l'occasion de la polémique des prophètes contre le culte sacrificiel et le sanctuaire où il se pratique (3). Il est très vraisemblable qu'au début de l'ère chrétienne certains milieux juifs, amplifiant cette polémique et soucieux de spiritualiser leur religion, rejetaient catégoriquement le culte de Jérusalem (4). Mais ce sont là des phénomènes marginaux, et à voir les choses d'ensemble, l'attitude chrétienne est en opposition totale avec c~lIe du judaïsme orthodoxe. Les chrétiens eux-mêmes cependant ont d'abord hésité: la contradiction que je viens de relever dans l'Apocalypse est à cet égard significative. Dans les autres écrits du Nouveau Testament, ainsi que dans les Pères apostoliques, l'idée du Temple nouveau se retrouve mainte fois, élaborée en fonction des développements de la théologie et de la christologie de l'Eglise primitive. Ce Temple nouveau, ce n'est plus seulement le Christ. C'est panois le fidèle, pris individuellement, soit que, conformant son expérience religieuse au modèle fourni par le Christ, il devienne à son image le (1) Cf. 16, 17. (2) 21, 22. (3) Références, cf. DUBARLE, op. cit., p. 37 ss. (4) Cf. la polémique engagée contre les sacrifices et les temples par certains textes des Oracles sibyllins (4, 8-12, 27-30) ; de même les diatribes du diacre Etienne contre Je sanctuaire jérusalémite (Actes 7, 46-50) ne sont peut-être pas sans antécédents. 2
Il
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lIanctuaire de Dieu, soit que son corps charnel, réceptacle du principe divin qui l'anime, soit assimilé au Temple abritant la Schechina : « Ne Savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous» (1);« Respectez vos corps comme les temples de Dieu» (2). Parfois aussi, c'est l'Eglise, fondée sur le Christ, et qui est Ion corps, dont les fidèles sont les membres. Cette élaboration ecclésiologique de l'idée du Temple nouveau est particulièrement intéressante, car elle se double de l'idée de peuple nouveau : de même que l'antique sanctuaire est remplacé par le temple spirituel, de même l'Israël selon la chair a été supplanté par le nouvel Israël. Ces deux idées sont formulées côte à côte, avec une particulière netteté, dans la première Epître de Pierre : « Approchez-vous de lui, pierre vivante, rejetée des hommes il est vrai, mais choisie par Dieu et précieuse devant lui; et vous-mêmes, comme des pierres vivantes, entrez dans la structure de l'édifice, pour former un temple spirituel, un sacerdoce saint, afin d'offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu, par Jésus-Christ. Car il est dit dans l'Ecriture : Voici que je pose en Sion une pierre angulaire, choisie, précieuse, et celui qui met en elle sa confiance ne sera point confondu... Car vous êtes une race élue... un peuple que Dieu s'est acquis ..., vous qui jadis n'étiez p~s un peuple, et qui êtes maintenant le peuple de Dieu» (3). C'est, transposé en termes d'architecture à la faveur d'une citation scripturaire, le « corps mystique» des écrits pauliniens, épanouissement et élargissement du « corps glorieux ». Même ainsi infléchie l'idée du Christ-Temple ne perd pas sa pointe polémique. Celle-ci apparaît dans le texte cité à l'instant avec l'idée de l'élection des Gentils. On la retrouve, plus acérée encore, dans l'épître de Barnabé :« Une autre fois, le prophète parle des temps où le Seigneur aura été placé comme une solide pierre à broyer : Voici, je placerai dans les assises fondamentales de Sion une pierre coûteuse, choisie, en bloc d'angle, et de grand prix. Ensuite, que dit-il? Et quiconque croira en lui vivra éternellement. Est-ce donc une pierre qui fait notre espérance? A Dieu ne plaise! Mais c'est que le Seigneur a raidi sa chair: je me suis tenu, dit-il, comme le roc dur. Ailleurs, le prophète dit: la pierre que les maçons ont rejetée à l'essai est devenue la pierre du sommet d'angle» (4). Ce passage ne prend tout son sens que si on le confronte avec le chapitre 16 de l'épître: « J'ai encore à vous entretenir, à propos du Temple, de l'erreur des malheureux (Juifs) qui ne mettaient point leur espoir dans leur Dieu, qui les avait créés, mais dans un édifice, (1) (2) (3) (4)
1 Cor. 3, 16; cf. 6, 19. Ignace d'ANTIOCHE, Phil. 7, 2 ; Magn. 7, 2 ; 2 Clém. 9, 3. 1 Pierre 2, 4-6, 9-10 ; cf. DUBARLE, op. cit., p. 33 5B. 6, 2-4.
RETOUR DU CHRIST
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avec la pensée qu'il était la maison de Dieu» (1). Et l'auteur s'efforce ensuite de démontrer que tous les espoirs de reconstruction du Temple de Jérusalem sont vains, et qu'il n'existe qu'un seul sanctuaire authentique, savoir l'âme du fidèle régénéré, « temple spirituel bâti pour le Seigneur» : 7t\leufJ.IX1"LXOÇ \lIXOÇ otxo~ofJ.oufJ.€\lOç 1"<;) xup[
(1) 16, 1. (2) 16, 10. (3) Sur cette question, cf. VEIL, ap. HENNECKE, Neutestamentliche Apokryphen, Tübingen, 1924, p. 143 8S., et Handbuch zum N. T., Apokryphen, Tübingt'n, 1904, p. 206 88.
A PROPOS DE LA LETTRE DE CLAUDE AUX ALEXANDRINS
La lettre de Claude aux Alexandrins, conservée sur un papyrus de Philadelphie acquis par le British Museum, a suscité dès sa publication, en 1924 (1), de fougueuses controverses. Emanée de la chancellerie impériale, elle a été peut-être rédigée, en totalité ou en partie, de la propre main de l'empereur, dont elle suit de quelques mois l'avènement, en 41. C'est la réponse du prince à une ambassade mixte, grecque et juive, envoyée à cette occasion par les Alexandrins pour lui porter tout à la fois leurs félicitations, leurs vœux et ledrs doléances. Après avoir décliné les honneurs divins qui lui sont offerts, et fait une réponse dilatoire à une demande des Grecs tendant au rétablissement d'un Sénat local, Claude prend position sur les troubles antijuifs qui marquèrent dans la ville le règne de son prédécesseur Caligula,« ou plutôt», pour citer ses propres termes,« sur la guerre contre les Juifs». Faisant alterner la persuasion et la menace, il exhorte les deux partis à se mettre d'accord et à vivre en paix. Les Alexandrins devront respecter les coutumes des Juifs, qu'il a solennellement confirmées; les Juifs en retour s'abstiendront de chercher à étendre leurs privilèges traditionnels et se contenteront, habitant une ville étrangère, de profiter des biens de la fortune. Vient ensuite, avant une conclusion qui promet aux sujets dociles la bienveillance du prince, la phrase autour de laquelle tourne le débat : « Défense aux Juifs d'inviter ou de faire venir par eau des Juifs de la Syrie ou de l'Egypte, ce qui m'obligerait à concevoir de plus graves soupçons. Sinon, je les châtierai de toutes manières, comme des gens qui fomentent un fléau commun à tout l'univers, xIX6cbtep XOLV~V "tWIX Tijç otxoufLév1)ç v6crov è1;eydpov't"lXç (2) » Quelle est cette maladie qui menace le monde entier ? Si, comme a essayé de le démontrer Salomon Reinach (3), le mot devait s'entendre d'une propagande universaliste et subversive, issue du judaïsme, on serait fondé à voir dans cette phrase (1) H. I. BELL, Jews and Christians in Egypt, Londres, 1924. (2) Traduction Théodore Reinach, Revue des Etudes Juives, 1924, p. 113 SB. (3) S. REINA CH, « La première allusion au christianisme dans l'histoire », Revue de "Histoire des Religions, 1924, pp. 108-122.
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« la première allusion au christianisme dans l'histoire». Si au contraire il est établi que la maladie ne désigne autre chose que les troubles de la guerre civile, telle qu'elle vient de sévir dans Alexandrie, le document perd son caractère sensationnel. Tout dépend en définitive de ce seul mot \160'0<;, et accessairement du mot OLx.oufLé\l1) qui, s'il désigne le plus souvent le monde ou, ce qui revient pratiquement au même, l'Empire romain, pourrait aussi être employé par hyperbole et s'appliquer par exemple - il existe des cas de cet usage - à la seule Egypte. L'interprétation de Salomon Reinach a été immédiatement rejetée, avec des arguments tirés da texte, et aussi de la chronologie généralement admise touchant la diffusion du christianisme, par Ch. Guignebert (1). Depuis lors, pendant une bonne dizaine d'années, les opinions savantes se sont affrontées. La bibliographie du sujet est considérable. Elle s'arrête, à ma connaissance, en 1936, sur un mémoire de M. Janne, paru dans les Mélanges Cumont, et qui reprend la question d'ensemble (2). Le débat s'est ensuite apaisé, sans qu'une solution susceptible de rallier tous les suffrages soit intervenue. Je voudrais le rouvrir un instant, en versant au dossier de l'affaire une pièce qui n'a pas, que je sache, été encore utilisée, et qui me paraît offrir quelque intérêt.
*
* * Le plus récent exégète de la lettre, M. J anne, a soumis les deux termes en litige à une étude lexicographique extrêmement poussée, nourrie d'une quantité impressionnante de citations, d'où il ressort, à ses yeux, que: 10 « Dans la lettre de Claude il faut traduire otx.oUfLé\l1) au moins par Empire romain. Il faut prendre, au moins, le mot dans son sens a~ministratif et politique» (3). 20 Le mot \160'0<; n'est pas ici, comme le suggéraient en particulier M. Seston et le philologue allemand Losch, synonyme de O''t"IXO'L<;; il ne s'applique pas aux troubles politiques d'une guerre civile. En conséquence « la phrase de la lettre de Claude se réfère à un fait général, qui intéresse tout le monde civilisé de l'époque» (4). Comme d'autre part « la métaphore de la maladie, appliquée fréquemment à la diffusion des mouvements religieux, est couramment employée, spécialement dans les sphères officielles, pour caractériser la religion chrétienne» (5), M. J anne considère que son analyse fortifie l'interprétation (1) Ch. GUIGNEBERT,« Remarques sur l'explication de la lettre de Claude et l'hypothèse de M. S. Reinach», Revue de l'Histoire des Religions, 1924, pp. 123-132. (2) H. JANNE, « La lettre de Claude aux Alexandrins et le christianisme », Mélanges Cumont, Bruxelles, 1936, t. J, pp. 273·295. Donne toute la bibliographie. (3) Op. cit., p. 280. (4) Ibid., p. 280. (5) Ibid., p. 288.
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propollée par Salomon Reinach et quelques autres : la lettre viserait effectivement lell débuts de la propagande chrétienne. Sur le premier point la démonstration me paraît décisive: c'est bien lur le plan « œcuménique» qu'il faut voir les choses. Sur le second, la conclusion me semble beaucoup moins assurée. Que le mot v6aoc; ou ses ~quivalents aient été fréquemment appliqués au christianisme par ses adversaires ne prouve pas que tel soit le cas ici. Aux arguments positifs qu'il apporte à l'appui de son interprétation « chrétienne», M. Janne en joint un de caractère négatif: il n'a pas, dit-il, trouvé un seul texte appliquant au judaïsme la qualification de v6aoc;. Or ce texte existe, il est d'autant plus curieux qu'il ait échappé aux investigations de M. Janne que ce dernier cite, appliqué aux Manichéens, un texte du même auteur, saint Jean Chrysostome. Dans ses homélies contre les Juifs, l'illustre prédicateur emploie à plusieurs reprises, pour l.Jualifier les judaïsants d'Antioche, l'image de la maladie: OL TIX 'IOU~IXLXIX voaoüvTec;, OL TOV 'Iou~IXLafLov voaouvTec; (1), OL TIX rIXÀIXT&V :voaoüvTec; (2). Surtout, et c'est là le plus intéressant, il l'applique au judaïsme même. Dénonçant l'impiété des Juifs, et le danger que leur voisinage fait courir à la foi des chrétiens, il adjure les fidèles de les éviter à tout prix, {( comme un~ souillure et une maladie communes à tout l'univers, WC; XOLV~V MfL1)v XIX( v6aov T'fiC; oLXoufLév1)C; cX:7t!X.a1)C;» (3). On ne saurait, je crois, souhaiter de parallèle plus précis à la phrase de Claude. Sans doute, la métaphore de la maladie est banale. Elle se prête aujourd'hui, dans la langue solennelle ou familière, selon le degré d'imagination ou d'émotion de celui qui la manie, à des applications multiples : plaie du paupérisme, fléau de la guerre, étrangère ou civile, gangrène du vice, peste des mauvaises langues, poison des propagandes séditieuses, autant de maux que l'on pourra, dans un élan d'emphatique éloquence, dénoncer comme des maladies de l'humanité, v6aoL TYiC; OLxoufLév1)c;. Cette constatation doit inciter à la prudence pour ce qui est des emplois antiques de la métaphore : il est hasardeux d'en vouloir ramener l'usage à quelques cas bien déterminés. Je ne pense pas, en tout état de cause, que v6aoc; - ou ses équivalents - employé métaphoriquement représente ni, comme le pensait Salomon Reinach, une désignation spécifique du christianisme, ni un terme technique de chancellerie, comme M. J anne incline à le croire. Mais ce point étant admis, il reste que parmi tous les textes qu'on a mis en parallèle avec la phrase de Claude, celui de saint Jean Chrysostome s'en rapproche le plus, dans la similitude parfaite des termes et de leur groupement. Il est le seul à réunir, avec un sens identique à celui qu'ils ont chez (1) Ire homélie contre les Juifs (PG 48, 845 et 849). (2) 2" homélie (PG, 48, 859). (3) 1'" hnmélie (PG 48, 852).
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Claude, les deux mots essentiels. La ressemblance me parait trop précise pour être fortuite. Faut-il, pour l'expliquer, admettre une influence directe, sur Chrysostome, du document claudien? Je ne le pense pas. Il est invraisemblable qu'à trois siècles et demi de distance le prédicateur d'Antioche ait utilisé, ou même connu, un rescrit qui, dès sa publication, n'intéressait vraiment que les seuls Alexandrins et qui, même sur place, a dû tomber par la suite dans l'oubli. Je serais tenté d'admettre que la formule employée par l'un et J'autre des deux auteurs figurait, à Antioche comme à Alexandrie, dans le répertoire de l'antisémitisme antique, comme une sorte de slogan populaire et stéréotypé, issu peut-être de quelque pamphlet antijuif. Je la mettrais volontiers, tant chez Claude que chez Chrysostome, entre guillemets, comme une citation. Et l'identité presque parfaite des deux phrases m'incite à penser qu'elle s'applique de part et d'autre à la même réalité. Puisque chez Chrysostome il s'agit des Juifs, c'est sans doute d'eux aussi, et d'eux seulement, qu'il s'agit chez Claude. D'un document à l'autre il y a cependant une nuance. Pour Claude, dont l'irritation n'est qu'occasionnelle, et chez qui un certain souci des formes tempère les écarts de langage, les Juifs pourraient être, dans certaines circonstances, les fauteurs du mal : adoptant la formule, il l'atténue. Pour Chrysostome, plus violent dans sa passion, les Juifs sont le mal: nous sommes plus près ici, me semble-t-il, de l'usage premier et brutal de la formule, telle que l'avait forgée, à l'adresse d'hommes réputés invivables, l'animosité populaire. En outre, l'acception même du mot \l60"0c; appliqué au judaïsme peyt n'être pas exactement la même de part et d'autre. Chez Chrysostome elle est très claire: le fléau qu'incarne le peuple juif est d'ordre surtout religieux; il culmine dans l'immoralité foncière et l'impiété, susceptibles l'une et l'autre de contaminer la foi chrétienne. Car ce mal juif est contagieux: d'innombrables fidèles, dans la communauté d'Antioche, en sont atteints, parce qu'ils cèdent aux tendances judaïsantes. L'attrait des rites juifs et la propagande prosélytique représentent des aspects particulièrement graves de ce \l60"0c; touaoctx.oc; que l'orateur sacré, renchérissant sur l'antisémitisme profane, dénonce avec tant de véhémence tout au long de ses huit homélies contre les Juifs (1). On peut croire que le prosélytisme était impliqué, dès l'origine, dans cette notion du mal juif. Pour les païens cependant d'autres aspects, plutôt sociaux que proprement religieux, étaient sans doute plus importants. Pour eux, le fléau juif tient d'abord au caractère insociable, (1) Cf. M. SIMON, « La polémique antijuive de saint Jean Chrysostome et le mouvrment judaïsunt d'Antioche )J, Mélanges Cumont, J, pp. 403-421.
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turbulent et ombrageux du peuple élu, qu'une religion jalouse dresse partout contre le monde environnant, et qui devient ainsi un facteur permanent de discorde et de guerre civile (1). C'est là, à Y regarder de près, ce que Claude redoute surtout. Sa lettre est écrite sous l'impresIlion dell troubles sanglants du règne de Caligula, dont il veut empêcher le retour. Il est plus préoccupé d'ordre public que de défense religieuse. A Iles yeux, comme pour l'opinion païenne, le v6aoç juif est essentiellement, sinon de façon exclusive, la guerre civile, la a't"&a~ç. Quant au caractère universel prêté à la maladie par l'un et l'autre des deux textes, il s'explique sans aucun doute par cette ubiquité communément reconnue aux Juifs, et dont ils se vantaient. « 'TIcxalX aè YIX~IX aé6ev 1tÀ~p1)ç XIXl. 1tcxalX 6&ÀlXaalX » (2), proclame fièrement la Sibylle juive. Josèphe souligne que les Juifs sont partout. Du côté païen Strabon fait la même constatation. Chez l'un comme chez l'autre, c'est le terme de olxOufLêv1) qui revient invariablement pour caractériser cette universelle diffusion du peuple élu. Ainsi Josèphe: « Ou ycXP ganv È:1tl. 't"'ijç olxoufLêv1)ç a'ijfLOC:; /) fL~ fLO~PIXV ~fLe't"êplXv gXù}V» (3) et encore: « To ycXp 'IoualX[ù}v yêvoç 1toÀù fLèv XIX't"cX 1tcxalXV ~v olxoufLév1)v 1tlXpéa1tlXp't"IXL 't"o~ç È:mxù}p[o~Ç» (4). Et Strabon, cité par l'historien juif: « Etc:; 1tcxalXV 1t6ÀLV ~a1) 1tlXpeÀ~Àu6ev XlXt 't"61tdv oùx ga't'L p'{-a[ù}ç eupe~v 't"'tjc:; olxOUfLév1)ç, OC:; où 1tlXplXaéaex't"IXL 1"OU't'o 't"o cpüÀov. fL~a' È:mxplX't"û't'lX~ (>n' IXÙ't'OU » (5). La formule antisémite de Claude et de Chrysostome n'est en définitive que l'écho de cette affirmation, complaisamment colportée par les Juifs et qui, dans une bouche grecque, se retourne en grief contre eux: oui, leur répond-on, vous êtes partout en effet, comme le fléau de l'univers. La même prétention a été reprise par les chrétiens, et leur a attiré les mêmes griefs. Déjà les écrits néotestamentaires proclament cette présence universelle du christianisme: (( 'H 1t[a't"Lç UfLù}\l xlX't"lXyyéÀÀe't'lX~ È:v 8Àcp 't"éj> x6afLcp », écrit l'apôtre (6) ; et l'évangéliste: (( K1)pux.6~ae't"lX~ 't"ou't"o 't"o eUlXyyÉÀwv 't"'ijç ~lXmÀdlXç È:v 8ÀYl 't"'ii otxoUfLÉVYl» (7). Les apologistes renchérissent : (( Hesterni sumus et vestra omnia implevimus, urbes, insulas, castella, municipia, conciliabula, castra ipsa, decurias, palatium, senatum, forum» (8). A ces cris de victoire font écho les plaintes des païens, et l'image de la maladie contagieuse reparaît tout naturellement sous leur plume pour caractériser la diffusion du christianisme: (( Neque civitates (1) Liste de griefs formulés contre les Juifs par l'opinion antique dans Les Juifs dans l'Empire romain, Paris, 1914, t. 1, p. 45, n. 1. (2) Oracles Sibyllins, III, 271. (3) Bell. jud., II, XVI, 4. (4) Ibid., VII, III, 3. (5) Chez JOSÈPHE, Ant. jud., XIV, VII, 2. (6) Saint PAUL, Romains, 1,8. (7) Matth. 24, 14. (8) TERTULLIEN, Apol. 37.
JUSTER,
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tantum, sed vicos etiam atque agros superstitionis istius contagio pervagata est» (1). Les accusations que l'antisémitisme populaire avait adressées aux Juifs sont reprises contre les chrétiens. Car le mal est le même de part et d'autre : propagande envahissante, doublée d'une « misanthropie» foncière, qui est un ferment de discorde sociale. Ainsi l'antichristianisme antique apparaît d'abord comme une variété d'antisémitisme. Et certains textes nous font toucher du doigt le passage de l'un à l'autre. Salomon Reinach citait à l'appui de son interprétation de la lettre de Claude un texte de Rutilius Namatianus : « Plût au ciel que la Judée n'eût jamais été soumi'3e par les guerres de Pompée et les armes de Titus. Le mal déraciné étend d'autant plus loin sa contagion, et la nation vaincue opprime ses vainqueurs :
...Latius excisae pestis contagia serpunt Victoresque suos natio victa premit » (2). Il Y a là une transparente allusion à la propagande et à la victoire chrétiennes, préparées et servies par la dispersion des Juifs. Il n'en reste pas moins que l'occasion de cette attaque, à la vérité indirecte, contre le christianisme, c'est la rencontre qu'a faite Rutilius d'un Juif hargneux, intendant d'un domaine dont il prétend interdire l'accès au poète en promenade : « Namque loci querulus curam Judaeus agebat
Humanis animal dissociabile cibis» (3). La pointe antichrétienne vient ainsi en conclusion d'une virulente diaFibe contre le peuple juif - obscena gens - et ses usages religieux, et tire de ce contexte son véritable sens: la victoire du christianisme n'e'3t aux yeux du poète qu'un grief de plus à l'endroit du judaïsme, qui en est la racine et la source. C'est comme un produit juif ou, si l'on veut, comme la quintessence du judaïsme et de ses vices que le christianisme est ici fustigé. Si la métaphore de la maladie et de la peste s'est appliquée si facilement à la nouvelle religion, c'est par un glissement assez naturel, parce qu'elle avait au préalable abondamment servi à l'adresse d'Israël. Il est intéressant de noter que ce sont précisément les Juifs qui, retournant contre leurs rivaux une arme souvent utilisée contre euxmêmes, ont, les premiers, dénoncé les chrétiens comme un fléau de l'univers. Cette démarche est illustrée par deux textes des Actes des Apôtres. A Thessalonique, les Juifs, inquiets de la propagande chrétienne (1) PLINE, Lettres à Trajan, X, 96. Autres textes de même sens, HARNACK, Mission und Ausbreitung des Christentums, Leipzig, 1902, p. 360 ss. (2) De reditu sua, J, 397-398; cf. Th. REINA CH, Textes d'auteurs grecs et romains relatifs au Judaïsme, Paris, 1895, p. 358. (3) Ibid., 383·384.
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IŒCHEnCHES D'H/STOIIŒ JUDP'O.CHnP'TIENNE
danll lell lIynagogue8 et de ses succès, traînent quelques-uns des mission-
nairell devant lell autorités locales en disant: (( Ces hommes qui ont bouleven~ le monde lIont aussi venus ici, OL 't"~\1 O~XOU[L~\I'YJ\I cX\lcxO"'t"cx't"wO"CX\l't"E.:e; O?)TOL )(Ott ivOcX.3& 7tcX.P&~O"~\I » (1). Le mal chrétien revêt ici la forme de l'agitation subversive, des troubles sociaux, de la 0"'t"cX.0"~e;. Car, ajoute le texte, (( ils sont tous en contravention avec les édits de César, disant qu'il y a un autre roi, Jésus» : interprétation de ]a prédication chrétienne dans le sens d'un messianisme politique. Le second texte est encore plus suggestü. Il traduit l'accusation formulée par les Juifs contre saint Paul devant le gouverneur Félix : (( Nous avons trouvé cet homme, c'est une peste, un homme qui excite des troubles parmi les Juifs dans le monde entier, &up6\1't"&e; '(eXP. 't"à\l cX\lapeX 't"oü't"O\l Àm[Là\l xcxl. X~\lOÜ\l't"cx 0"'t"cX.0"&~e; 7tiXo"~ 't"oïe; 'Iouacxto~e; 't"oïe; xcx't"eX 't"~\1 O~XOU[L~\I'YJ\I» (2) F. Cumont, en signalant ce verset, en a souligné la ressemblance avec la phrase de Claude (3). Soupçonnant quelque relation entre les deux documents, il inclinait à penser que la lettre aux Alexandrins visait elle aussi la propagande chrétienne. Je croirais plutôt, pour ma part, que les Juüs ne font que reprendre ici, en l'appliquant à Paul, l'accusation communément formulée contre eux-mêmes d'être des fauteurs de troubles et la peste de l'Empire. Les difficultés que soulève l'interprétation (( chrétienne» de la lettre de Claude ont été maintes fois signalées. Que dès 41 la prédication chrétienne ait touché Alexandrie, qu'elle ait contribué pour une part à l'agitation qui préoccupe Claude, la chose n'est ni impossible, ni absolument invraisemblable, encore que nous ignorions tout des origines du christianisme alexandrin. Mais que l'autorité impériale ait dès lors fait clairement la distinction entre chrétiens et Juüs au point de viser les premiers lorsqu'elle menace les seconds, on l'admettra difficilement. Une vingtaine d'années séparent la lettre de Claude et l'arrestation de Paul, années essentielles puisqu'elles sont occupées précisément par les voyages missionnaires de l'apôtre, qui ont effectivement semé le trouble dans une bonne partie de la Diaspora juive. Mais même à cette date les Juifs sont encore seuls à reconnaître l'originalité du message chrétien, dont ils s'efforcent de démontrer les dangers aux gouvernants : le principal intérêt du texte des Actes est de le souligner. C'est par les Juüs que Paul est qualifié de peste; c'est parmi eux qu'il sème des troubles dans le monde entier; c'est l'unité du judaïsme qui est compromise et rompue par sa prédication. Il n'y a là encore, aux yeux des Juifs eux-mêmes, et à plus forte raison pour l'autorité impériale, qu'une querelle intérieure à la Synagogue. Elle ne peut (1) Actes, 17, 6. (2) Act." 21., 5. (3) j<'. CIJMONT, (( La lettre de Claude aux Alexandrins et les Actes des Apôtres», Reflu. d. l'II,.tolr. d.s neilglOn" 1925, pp. 3-6.
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intére8ser les gouvernants que dans la mesure où elle est préjudiciable à l'ordre public, où elle dégénère en troubles, en G't"cX.GLC; : c'est à ce titre que les Juifs la signalent au procurateur. Dans la lettre de Claude au contraire, aucune allusion n'est faite à des dissensions au sein de la Synagogue. Le conflit est, non pas, comme dans les Acte", entre deux « sectes» juives, dont l'une recourt à l'arbitrage impérial, mais bien entre le judaïsme alexandrin, bloc sans fissure que l'empereur incrimine tout entier, et le milieu païen. Il faudrait, si l'on s'obstine à croire que le christianisme est visé dans la lettre, admettre non seulement que Claude connaît et la diffusion à travers le monde entier du message chrétien et son originalité, mais encore que la juiverie alexandrine est tout entière gagnée à ce message, puisque c'est elle que l'empereur accuse, d'ensemble, de fomenter le fléau. L'une et l'autre supposition se heurtent à une impossibilité totale.
••• Entre le texte des Actes et la lettre de Claude il y a donc en définitive, malgré l'analogie des termes, une différence très sensible de perspective, que souligne encore le rapprochement entre Claude et Chrysostome. Il faut pour comprendre la phrase de Claude ne pas l'isoler de l'ensemble du rescrit, et la replacer dans son cadre alexandrin, au lendemain de la poussée violente d'antisémitisme survenue sous Caligula. Même lorsqu'il parle de l'oikoumenè, c'est à Alexandrie que Claude pense surtout, comme à un foyer d'agitation chronique, particulièrement dangereux. En écrivant sa lettre, il a sans doute sous les yeux les doléances écrites des'deux parties, et s'en inspire. Il est ainsi amené à prendre à son compte, occasionnellement, certains des griefs formulés contre les Juifs par leurs adversaires. Il leur rappelle en particulier, plus discrètement peut-être qu'on ne le faisait d'habitude, qu'ils sont à Alexandrie des hôtes, étrangers dans une ville étrangère, et que cette situation leur crée des devoirs, celui en particulier de se tenir tranquilles. Lorsque le prince interdit aux Juifs de faire venir des coreligionnaires de Syrie ou d'Egypte, peut-être y a-t-il là comme la réminiscence d'un thème usuel de l'argumentation antisémite d'Alexandrie, où l'antiquité et la légitimité des droits des Juifs dans la ville étaient l'objet d'incessantes controverses. L'illustre Apion, cité et réfuté par Josèphe, reproche aux Juifs alexandrins, entre autres griefs « affreux, intolérables, aE.:WOC xod crxÉTÀLrt.... d'être venus de Syrie s'établir auprès d'une mer sans ports, à portée des épaves rejetées par les flots: ÈÀ86'1't"E.:C; cX7tO ~uptrt.C; WKY)crrt.'I 7tpOC; cXÀtfLE.:'IO'l 8cX.Àrt.crcrrt.'I, YE.:L't"'ILcX.crrt.'I't"E.:C; 't"rt.~C; 't"W'I XUfLrt.'t"W'I ÈxooÀrt.~C;»
(1). C'est l'orgueilleuse réaction d'un autochtone contre l'intru-
(1) JO'lÈPHF, Contre ApIon, II, 4, 33, trad. L. Blum, Paris, 1902, p. 66; cf. Th. RElNAcn. Textes .... p. 128.
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sion d'immigrés loqueteux. Or Apion, porte-parole de l'antisémitisme alexandrin à la fois dans son Histoire d'Egypte et, peut-être, dans un pamphlet 8pécial contre les Juifs d'Alexandrie, fut dans le conflit survenu 80U8 Caligula, l'avocat des païens contre Philon. Est-il interdit de suppo8er que Claude a pris connaissance des arguments qu'il expose à cette occasion, et s'en souvient lorsqu'il écrit sa lettre? La mention qu'il fait de l'Egypte peut s'expliquer de la même façon. A en croire Josèphe, le même Apion accusait les Juifs d'être Egyptiens de race, chassés avec Moïse, à cause de leurs tares, par leurs compatriotes; et l'accusation se retrouve sous la plume de nombreux auteurs païens. Josèphe se flatte de dévoiler chez son adversaire les motifs de cette attitude: « Né dans l'oasis d'Egypte et plus Egyptien qu'aucun autre, pourrait-on dire, il a renié sa vraie patrie et sa race, et quand il se donne faussement comme Alexandrin, il avoue l'ignominie de sa race. Il est donc naturel qu'il appelle Egyptiens les gens qu'il déteste et veut insulter... Le noble Apion semble vouloir par ses calomnies contre nous payer aux Alexandrins le droit de cité qu'il a reçu d'eux et, connaissant leur haine pour les Juifs qui habitent Alexandrie avec eux, il s'est proposé d'injurier ceux-ci et enveloppe dans ses invectives tous les autres Juifs, mentant avec impudence sur les uns et les autres» (1). Ce n'est pas, déclare-t-il encore, « faute d'habitants pour peupler la ville fondée par lui avec tant de zèle qu'Alexandre y a réuni quelques-uns des nôtres; mais constatant par une épreuve attentive la vertu et la fidélité de toute notre race il accorda aux nôtres ce privilège» (2). L'existence même du statut des Juifs fournit la preuve qu'ils ne sont pas des Egyptiens: « Car les Egyptiens, à ce qu'il me semble, n'ont reçu le droit de cité d'aucun empereur. Nous au contraire, Alexandre nous a introduits dans la cité, les rois nous ont agrandis et les Romains ont jugé bon de confirmer à jamais nos privilèges» (3). C'est, me semble-t-il, sur cet arrière-plan de controverses locales autour de l'origine des Juifs et du droit de cité alexandrin que s'éclaire le mieux la double mention de la Syrie et de l'Egypte, et de ces deux pays seulement, dans le document impérial. M. Seston a judicieusement rapproché de ce passage une interdiction de sens identique formulée par Trajan, et refusant à tout Juif l'accès de Chypre à la suite des troubles sanglants qui, de Cyrène, avaient gagné l'île (4). La situation de part et d'autre est sensiblement la même. Il est possible que Claude vise une poussée effective d'immigration, artificiellement provoquée par les Juifs d'Alexandrie, dans l'intention de grossir leurs effectifs Contre Apion, II, 3, 29-32, trad. Blum, p. 65. Ibid., II, 4, 42, trad. p. 68. Ibid., II, 6, 72, trad. p. 74. W. SF.5TON, « L'empereur Claude et les chrétiens », Rooue d'Histoire et de Phi· lo.ophic rciigif?uses, 1931, p. 278 ss. (1) (2) (.1) (4)
LA LETTRE DE CLAUDE
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pour la lutte par des renforts venus du dehors. Peut-être aussi ne fait-il que prendre les devants, parer à une éventualité, et sa remarque peut n'avoir qu'une signification très générale. Les Juifs, lui dit-on, sont à Alexandrie des étrangers, des intru." ; ce dont, en face des Grecs de la ville, de vulgaires Syriens, des Egyptiens honteux. Qu'ils restent donc chez eux! Tel est le point de vue simpliste de l'Alexandrin moyen, qui transparaît à travers la phrase du rescrit impérial : « Défense aux Juifs d'en faire venir d'autres de Syrie ou d'Egypte ». Le point de vue du prince est également clair. Pour calmer d'incessants conflits, la solution qu'il retient est celle du statu quo : maintenir les privilèges juifs dans leurs limites actuelles, empêcher la proportion des Juifs de s'accroître dans la ville, c'est priver l'antisémitisme d'un aliment essentiel, et parer à de nouveaux troubles. L'empereur demande aux Juifs, dans leur propre intérêt, de s'imposer cette discipline nécessaire. Faute de quoi il se verra contraint d'adopter à leur égard les vues et les réactions de leurs adversaires. Et pour bien ponctuer sa pensée il reprend, en même temps qu'une insinuation, habilement nuancée, relative aux origines du peuple juif, la formule que maintes fois sans doute les Juifs d'Alexandrie et d'ailleurs avaient entendu proférer autour d'eux: il les châtiera, au besoin, comme les fauteurs d'un fléau commun à tout l'univers. Ce fléau, qui vient de sévir à Alexandrie, peut gagner, les Juifs étant partout, et effectivement gagnera, en d'autres circonstances, d'autres parties de l'Empire -le règne même de Claude sera marqué, dans la juiverie de Rome, par des troubles, suivis d'expulsions (1) : c'est le fléau, que les Alexandrins jugent inhérent au judaïsme de la discorde et des conflits civils. Claude veut le neutraliser. Sa menace n'a pas d'autre sens. Y chercher une allusion au christianisme c'est, me semble-t-il, compliquer arbitrairement un problème dont la solution apparaît en définitive, à la lumière des textes, assez simple.
(32) Cf. Actes des Apôtres, 18, 2, et le texte fameux de Suétone :(( Judaeos. impulsore Chresto assidue tumultuantes... » C'est bien sans doute de la propagande chrétienne qu'il s'a~it ici. Mais il ressort clairement du texte que les autorités en méconnaissent l'originalité et n'y voient encore qu'un facteur d'agitation spécifiquement juif. Les mesures consécutives ne frappent que des Juifs, en tant que Juifs. Cf. à ce propos les remarques de Gui~neLert, loc. cit.
LE JUDAISME BERBÈRE DANS L'AFRIQUE ANCIENNE
Dans son Histoire des Berbères, Ibn Khaldoun donne sur la situation religieuse de l'Afrique du Nord au moment de la conquête islamique les précisions suivantes :« Une partie des Berbères professait le judaïsme, religion qu'ils avaient reçue de leurs puissants voisins, les Israélites de Syrie. Parmi les Berbères juifs se distinguaient les Djeraoua, tribu qui habitait l'Aurès et à laquelle appartenait la Kahena, femme qui fut tuée par les Arabes à l'époque des premières invasions. Les autres tribus juives étaient les Nefouça, Berbères de l'Ifrikia, les Fendelaoua, les Mediouna, les Behloula, les Ghiatha et les Fazaz, Berbères du Maghreb el Acsa» (1). Ce témoignage atteste une expansion vraiment surprenante du judaïsme. Il faudrait, pour trouver un parallèle à ces conversions massives, agrégeant au peuple élu non pas, comme dans la Diaspora hellénistique, des individus ou des familles, mais des tribus entières, le chercher à l'autre extrémité du monde méditerranéen, chez les Khazars de la Russie méridionale, qui embrassèrent la religion juive au VIlle siècle. Les affirmations de l'historien arabe ont été parfois révoquées en doute. C'est sur l'ampleur des succès juifs que certains ont formulé des soupçons. René Basset par exemple juge « aventuré de vouloir spécifier que telle ou telle tribu était exclusivement juive ou chrétienne », et dirait plus volontiers que « chaque tribu renfermait des familles, peut-être des fractions juives en nombre assez considérable, pour avoir pu rester indépendantes dans le Maghreb du moins jusqu'à la fin du Ile siècle de l'hégire ». S'il nuance ainsi - et on sera assez disposé à le suivre - le témoignage sans doute trop absolu d'Ibn Khaldoun, il le reconnaît du moins substantiellement exact, et considère que « la majeure partie des Juifs de l'Mrique du Nord, sauf ceux qui sont venus d'Europe à des époques bien connues, ne sont pas des Juifs de race, mais des Berbères convertis à l'époque romaine» (2). D'autres au contraire ont contesté la réalité même des faits et l'existence, au moment (1) Ibn KHALDOUN, Histoire des Berbères, trad. de Slane, 1, Alger, 1852, p. 208. (2) R. BAssET,« Recherches sur la religion des Berbères» in Revue de l'Histoire des Reli/{ions, 1910, l, p. 325 ss.
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de la conquête arabe, d'un judaïsme berbère à l'intérieur du pays. M. Georges Marçais écrit à ce propos: ({ Il existait sans doute des colonies juives en Berbérie ; mais ces populations immigrées et leurs croyances auraient-elles pénétré un pays aussi fermé que l'Aurès? Ces Jerâoua, qui n'étaient ni chrétiens ni musulmans, et peut-être pratiquaient les vieux cultes naturistes dont tant de traces subsistent encore, n'ont-ils pas été déclarés juifs après coup, par un besoin de classification un peu simpliste?» (1). L'autorité de celui qui la formule interdit de faire bon marché de cette objection. Mais l'on ne peut pas davantage reléguer sans plus dans le domaine de la légende ce que M. Marçais a simplement jugé peu vraisemblable, parce que difficilement explicable. Je voudrais, en montrant dans les pages qui suivent qu'une explication est possible, essayer de faire la lumière sur un point encore mal élucidé, et pourtant capital, de l'histoire religieuse du peuple juif et de l'Afrique mineure.
I.
JUDAISME LATIN ET JUDAISME BERBÈRE LES
BERBÈRES
CANANÉENS?
Faut-il voir dans ce judaïsme des Berbères, dont nous admettrons provisoirement l'existence, un simple prolongement de celui que nous trouvons installé dans les villes, surtout côtières, du Maghreb au début de l'ère chrétienne? M. Marçais semble le supposer, et l'hypothèse conditionne ses doutes. Elle doit être écartée. Géographiquement, les deux judaïsmes ne se recouvrent pas: le centre de gravité du premier est, non pas à Carthage, mais sur les hautes terres de l'arrière-pays. Historiquement, j'espère le montrer, il n'est pas issu du second en droite ligne. Les milieux atteints de part et d'autre ne sont pas les mêmes, ni sans ~oute, à en juger par les résultats, les procédés de propagande. On sera tenté a priori d'admettre qu'il y a là bien plutôt deux groupements religieux très différents, en dépit d'une étiquette commune, dans leur recrutement et dans leur esprit. Cette dualité paraît correspondre, dès l'abord, à l'opposition, souvent notée comme une des dominantes de l'histoire de l'Afrique ancienne, entre villes et campagnes (2). Sur le judaïsme côtier et urbain nous sommes renseignés avec une précision suffisante. Lorsque le christianisme prend pied en Mrique du Nord, il s'y heurte d'emblée à des communautés juives solides et nombreuses. De part et d'autre de Carthage, centrale du judaïsme africain, elles s'égrènent en un chapelet à peu près continu, à la fois vers Cyrène et l'Egypte et, à l'Ouest, jusqu'aux confins atlantiques. (1) Ap. GSELL, MARÇAIS, (2) Cf. en dernier lieu S. 1931, préface.
YVER, GSELL,
Histoire de l'Algérie, Paris, 1914, p. 92. ap. JULIEN, Histoire de l'Afrique du Nord, Paris,
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IŒCHERCHES D'H/STOIIŒ JUDt.O.CIIRt.TIENNE
Après Schürer, Juster en a dressé la liste (1). Le matériel épigraphique et les textes littéraires qui s'y rapportent ont été inventoriés par Monceaux (2). Les fouilles des années récentes n'ont pas apporté de complément très considérable à son enquête, qui groupe jusqu'à ce jour l'essentiel de notre documentation, suffisante pour établir l'importance de ce judaïsme africain, dont les témoignages chrétiens attestent par ailleurs la vitalité. Nous le voyons en effet affronter avec énergie, de très bonne heure, la concurrence chrétienne, en une lutte d'aspects multiples. Une controverse savante, nourrie d'exégèse biblique, met aux prises les représentants des deux cultes. Inaugurée sur le plan littéraire par l'Adversus Judaeos de Tertullien, qui fixe par écrit une discussion réelle, la tradition est continuée par tous les grands Africains : saint Cyprien réunit contre les Juifs les témoignages scripturaires (3); Lactance projetait de les réfuter dans un traité qui n'a sans doute jamais vu le jour (4) ; saint Augustin polémique avec eux tout au long de son œuvre (5). Il leur a consacré en outre un traité spécial qui répond, nous laisse-t-il entendre lui-même, à une urgente nécessité : car dans les discussions qui les opposaient aux chrétiens, l'argumentation des Juifs, âcre comme le fiel et le vinaigre offerts au Christ en croix, risquait d'ébranler la foi des fidéles (6). La discussion des docteurs se double à l'occasion de heurts plus violents : à en croire Tertullien, dont le témoignage ne doit pas être accepté sans critique, les Juifs seraient, en Mrique, à l'origine des mesures antichrétiennes : « Synagogas Judaeorum fontes persecutionum» (7). C'est leur prêter une influence qu'ils n'ont sans doute pas eue à ce degré; du moins leur participation à des mouvements populaires n'a-t-elle rien d'invraisemblable : elle est affirmée par la tradition hagiographique (8). Mais nous savons par le même Tertullien que les Juifs préféraient parfois à la mort du pécheur sa conversion : ce qu'il en laisse entendrè (1) SCHüRER, Gesch. des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, 1114 , Leipzig, 1909, pp. 53-55; JUSTER, Les Juif.' dans l'Empire romain, l, Paris, 1914, p. 207 ss. (2) MONCEAUX, Enquête sur l'épigraphie chrétienne d'Afrique, in Revue archéologique, 1904, p. 334 ss. ; Les colonies juives dans l'Afrique romaine, in Revue des Etudes juives, 1902, p. 1 ss. (3) Testimonia ad Quirinum, 1; cf. A. Lukyn WILLIAMS, Adversus Judaeos, Cambridge, 1935, p. 56 ss. (4) « Sed erit nobis contra Judaeos separata materia, in qua illos erroris et sceleris rooincemus» (Div. Instit., VII, l, 26). (5) Cf. P. BÉRARD, Saint Augustin et les Juifs, Besançon, 1913; G. DOUAls,« Saint Augustin et le judaïsme», in L'Université catholique, Lyon, 1894, et surtout B. BLUMENKRANZ, Die Judenpredigt Augustins (thèse, Bâle, 1945). (6) Adv. Judaeos, 5 (PL, 42, 54); cf. de LABRIOLLE, La Réaction païenne, Pari.. 1934, pp. 457-458 et BLUMENKRANZ, op. cit. (7) TERTULLIEN, Scorpiace, 10. (8) Passio S. Salsae, 3. Trad. franç. ap. MONCEAUX, La vraie Légende dorée, Paria, 1929, pp. 299·326.
LE JUDA.ISME BERBSRE
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invite à croire que des chrétiens tièdes ont pu, au moment du danger, chercher asile auprès d'eux, « sub umbraculo insignissimae religionis, certe licitae» (1). Les fouilles de Gamart, qui ont mis au jour, dans la nécropole juive de Carthage, des sépultures chrétiennes, posent de façon curieuse le problème des relations entre les deux cultes (2). Le fait est susceptible de plusieurs interprétations différentes. Ou bien les tombes en question - peu nombreuses d'ailleurs - remontent aux origines du christianisme africain : elles prouveraient alors que la prédication chrétienne, ici comme ailleurs, a commencé dans les synagogues et que les Juifs ainsi ralliés au Christ n'ont pas été d'emblée excommuniés par les rabbins. Ou bien il faut y voir, quelle qu'en soit la date, celles de chrétiens non orthodoxes, tenants d'un syncrétisme judéo-chrétien dont il est d'autres exemples (3), et toléré par les Juifs. Il peut s'agir aussi de fidèles accueillis au moment d'une persécution par des Juifs assez libéraux pour n'avoir pas exigé d'eux une apostasie totale, et dans ce cas nous aurions là une illustration du texte de Tertullien. On peut songer enfin à des martyrs qui, sans avoir eu de leur vivant de contacts avec la synagogue, ont été ensevelis parmi les Juifs, soit qu'ils y aient trouvé un accueil spontané, soit sur l'ordre des autorités romaines elles-mêmes, pour les faire rentrer de force, même après leur mort, dans les cadres du judaïsme licite, alors que le christianisme n'avait pas le droit, ou la possibilité, d'avoir ses propres cimetières (4). Il est difficile, faute d'autres renseignements, et en particulier d'indices chronologiques assez précis pour dater ces tombes avec une entière certitude, de choisir entre ces diverses explications. Il est bien établi en tout cas que le judaïsme, non content de disputer à la religion rivale la clientèle païenne, a continué longtemps de pousser sa propagande jusque dans les rangs des chrétiens : l'Eglise africaine nous apparaît tout au long de son histoire, travaillée par des tendances judaïsantes qui, en général, aboutissent à la constitution de sectes, mais parfois aussi s'exercent au sein même des communautés orthodoxes dans la masse des fidèles (5). (1) TERTULLIEN, Apol., 21, 1-2. (2) Cf. DELATTRE, Gamart ou la nécropole juive de Carthage, Lyon, 1895; MONCEAUX, Histoire littéraire de l'Afrique chrétienne, l, Paris, 1901, p. 9 ss. (3) Cf. en particulier P. ORSI, « Nuovi ipogei di sette cristiane e giudaiche », in Romische Quartalschrift, 1897, p. 475 ss. et 1900, p. 194 SS. (4) Le fait est plusieurs fois attesté en Italie: cf. HARNACK, Mission und Ausbreitung des Christentums, 114 , 1924, p. 872, et J. PARKES, The Conf/iet of the Church and the Synagogue, a Study in the Origins of Antisemitism, Londres, 1934, p. 145. cc Areae non sint », criaient les païens de Carthage au moment des persécutions: TERTULLIEN, ad Scap., 3. (5) Illustration archéologique de cette lutte sur une curieuse lampe de Carthage où le Christ est représenté foulant aux pieds le chandelier à sept branches, symbole du judaïsme: Dictionn. d'Archéol. chrét., art. Chandelier, III, l, 16 ss., cf. MONCEAUX, Les colonies juives, pp. 17-18. :1
RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO-CHRtTlENNE
Ce judaïsme si vivace s'apparente étroitement, dans ses traits essentiels, avec certaines particularités toutefois sur lesquelles je reviendrai, à celui que nous rencontrons dans le reste de la Diaspora méditerranéenne. L'organisation synagogale, telle que la révèle l'épigraphie, parait assez analogue à celle des communautés romaines par exemple. La langue le plus couramment pratiquée, tout au moins dans l'usage quotidien, semble avoir été, tout comme pour le christianisme de la région, le latin : dans les inscriptions, pas de grec et, mis à part un ou deux « schalom» stéréotypés, pas d'hébreu (1). A défaut d'œuvres littéraires la décoration de la synagogue de Hammam-Lif, où un interprète récent a voulu reconnaitre, non sans vraisemblance, des épisodes de la création du monde, montre que ces Juifs des villes côtières sont restés, jusqu'à une époque assez avancée, accessibles aux influences culturelles et artistiques du monde environnant (2). Il n'y a rien là que de très commun sur tout le pourtour de la Méditerranée où la diffusion du judaïsme est conditionnée et servie par la culture gréco-latine et l'unification de l'Empire. Sur les caractères religieux du judaïsme berbère nous ne possédons malheureusement aucune information sûre. Ce n'est pas du moins s'aventurer beaucoup que de le supposer fortement syncrétisant : toute l'histoire religieuse de la Berbérie et sa religiosité présente y autorisent. Sans doute s'est-il accommodé, au même titre que l'Islam aujourd'hui, de nombreuses survivances païennes et particulièrement d'éléments magiques: c'est dans le commerce de ses démons familiers que la Kahena, devineresse en même temps que prêtresse, reine de l'Aurès et personnification, peut-être légendaire, de ce judaïsme berbère, puisait sa connaissance de l'avenir (3). Pas plus qu'avec l'orthodoxie rabbinique, ce judaïsme, on peut le tenir pour assuré, ne s'identifiait avec le type de religion de la Diaspora méditerranéenne. Dans ce milieu complexe de l'Afrique du Nord, les Berbères de l'arrière-pays représentent l'élément le plus particulariste et, du point de vue de l'Empire et de la civilisation romaine, le moins assimilable. Contenus aussi longtemps que l'Empire reste solide, ils sont, à partir du lUe siècle, en état d'insurrection chronique. Les traditions indigènes survivent chez eux tenacement, en marge des courants unificateurs et souvent en réaction contre
(1) En ce qui concerne l'usage liturgique et cultuel, il est impossible de rien affirmer. La constatation vaut d'ailleurs pour toute la Diaspora occidentale. Aucun équivalent latin des Septante n'est attesté chez les Juifs. Peut-être, là où le grec n'était pas en usage, la Bible était-elle lue dans le texte hébraïque, traduit ensuite, verset par verset, dans la langue vulgaire, selon la pratique qui, en Palestine, a donné naissance aux Targums araméens. Cependant, l'hébreu avait, dans ce milieu marqué par Carthage, plus de chances qu'ailleurs d'être compris: cf. infra, p. 44 ss. (2) Franklin M. BIEBEL, « The Mosaics of Hammam-Lif n, in Art Bulletin, 1936, pp. 541-551 ; cf. article Art, in Jewish Encyclopedia, II, p. 141 ss. (3) E.-F. GAUTIER, Le passé de l'Afrique du Nord, Paris, 1937, p. 271.
LE JUDAI8ME BERBERE
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eux. Touchés par le christianisme, ils lui impriment les formes originales du schisme ou de l'hérésie: donatisme et plus encore mouvement circoncellion, on l'admet communément aujourd'hui, représentent dans une large mesure la réaction de défense du milieu africain, surtout rural, contre l'orthodoxie catholique, qui s'identifie avec la romanité et la culture latine (1). Par une réaction analogue contre l'orthodoxie arabe, ils céderont volontiers, convertis à l'Islam, à l'hérésie kharédjite. De même, on peut légitimement admettre que si les Berbères sont venus à Jahvé, c'est par des voies différentes de celles qu'ont suivies les prosélytes romains ou latinisés du littoral et des villes. Qu'il y ait là un phénomène original, Ibn Khaldoun lui-même l'a senti et exprimé, en assignant au judaïsme berbère une origine bien plus ancienne que les débuts de la Diaspora. « Les Berbères, notait-il, ont reçu le judaïsme de leurs puissants voisins, les Israélites de Syrie ». Il faut pour comprendre son affirmation, la rapprocher de cette autre : « Les Berbères sont les enfants de Canaan, fils de Cham, fils de Noé» (2). Bien loin donc d'avoir été gagnés, comme les prosélytes du littoral, par les Juifs dispersés, leur conversion serait antérieure à la migration qui les amena en Afrique ; ils auraient apporté leur judaïsme, presque congénital, de Palestine même, où les Hébreux les auraient supplantés (3). Pour expliquer le fait qui nous préoccupe, l'historien arabe invoque les origines orientales, plus précisément cananéennes, des Berbères maghrébins. La théorie a connu, avant et après lui, une tenace et singulière fortune. Un chercheur moderne, Slouschz, n'a pas craint de la reprendre à son compte, en essayant, sans y réussir, de lui donner la cohérence scientifique qui lui faisait défaut (4). Elle . pas moms .qu" n ,en merite on s y " arrete . un Instant.
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La tradition des origines cananéennes des Berbères est amplement attestée dans les littératures anciennes, chrétienne, juive et arabe. Elle plonge ses racines dans le terroir africain lui-même. A l'époque et au dire de saint Augustin les paysans africains se donnent pour Cananéens : « l nterrogati rustici nostri quid sint respondentes « Chenani », corrupta scilicet, sicut in talibus solet, una littera, quid aliud respondent (1) Cf. en particulier, SAUMAGNE, « Ouvriers agricoles ou rôdeurs de celliers? Les Circoncellions d'Afrique n, in Annales d'histoire économique et sociale, 1934, pp. 351· 364. (2) Histoire des Berbères, trad. de Slane, 1. p. 177; leur ancêtre est Mazigh, fils de Canaan, ibid., pp. 169 et 178 ; cf. GSELL, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, J, Paris, 1913, p. 335. (3) Il Y a d'ailleurs un certain flottement dans la pensée d'Ibn Khaldoun : tout en Ilffirmant ainsi l'origine cananéenne des Berbères, qu'il donne comme les voisins pall'stiniens des Hébreux, il s'élève dans un autre passage contre l'idée d'une migration (1'. IB3), et semble vouloir les considérer comme autochtones en Afrique, mais parle en même temps des démêlés des Cananéens, leurs ancêtres, avec Israël. (4) N. SLOUSCHZ, Judéo-llellènes et Judéo-Berbères, et Les Hébréo-Phéniciens, Paris, 1909.
RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO.cHRt'fIENNE
quam Chananaei ?» (1). Remarquons bien tout de suite qu'il ne s'agit pas là, défigurées par l'imagination populaire, des origines carthaginoises. Car si saint Augustin admet l'équivalence, cananéen = phénicien (2), la tradition littéraire ultérieure, dérivée de la tradition populaire locale, distingue nettement les deux choses. Ibn Khaldoun n'ignore pas que les Carthaginois sont des orientaux, et des Sémites :« Carthage, dit-il ailleurs, fut fondée deux ans avant Rome par Didon, fils (sic) d'Elitha, qui était de la lignée d'Esaü, fils d'Isaac» (3). Mais il les considère apparemment comme très différents des Berbéro-Cananéens, installés déjà en Afrique lorsque Didon y arrive à son tour, et qui ethniquement appartiennent, selon lui et selon la Bible, au rameau chamite et non pas à la famille sémite (4). De même Procope, qui, lui aussi, connaît déjà cette tradition, prend bien soin de distinguer deux vagues successives d'émigration, l'une, consécutive à la conquête de la Terre Sainte par Josué, amenant une partie des Cananéens, après une tentative malheureuse pour s'installer dans l'Egypte surpeuplée, à occuper « toute la Libye jusqu'aux colonnes d'Hercule»; l'autre, plus tardive, dirigée par Didon et aboutissant à la fondation de Carthage (5). Il n'y a aucun doute sur l'identité des premiers immigrants. Procope nous apprend en effet qu'ils sont maintenant appelés Maures, et que les Carthaginois les ont refoulés le plus loin possible de leur ville. C'est de ce fait qu'ils se sont répandus progressivement sur la Libye presque tout entière; la conquête romaine les repousse ensuite à la périphérie du pays; enfin, l'occupation vandale les fait refluer sur la région qui, depuis, porte leur nom, la Maurétanie. Le schéma est un peu trop simple, mais il s'agit évidemment des Berbères. La seule différence qui sépare Procope d'Ibn Khaldoun, c'est qu'il confère, à l'une comme à l'autre de ces deux vagues d'immigrants orientaux, la même étiquette phénicienne, le terme de phénicien désignant à ses yeux « toute la côte, de Sidon jusqu'à l'Egypte» : géographiquement, par conséquent, les Cananéens y sont englobés. Que la croyance à cette origine légendaire se soit maintenue chez les Berbères de l'Afrique du Nord même après saint Augustin, le même Procope l'atteste, dans ce passage maintes fois cité, commenté et discuté : (( Dans la ville de Tigisis, auprès d'une très belle fontaine,
(1) Epist. ad Roman. inchoat. expos., 13. (PL, 34, 2096), cf. GAUTIER, op. cit., p. 139. (2) Ibid., à propos de la femme phénicienne de l'Evangile (Marc 7,28) : Chananaea enim, hoc est Punica, mulier. (3) Le passage, qui figure dans la partie non traduite de l'Histoire des Berbères, est signalé par W. MARÇAIS, in Revue critique d'histoire et de littérature, 1929, p. 263. (4) Genèse 10,6. (5) PROCOPE, De bello Vandalico, 2, 10. Peut-être y a-t-il dans les vues d'Ibn Khaldoun et de Procope une vague notion des débuts de la colonisation phénicienne en Afrique, antérieurs de plusieurs siècles à la fondation de Carthage, et expliqués par es deux auteurs en fonction de l'histoire biblique.
LE JUDAI5ME BERBERE
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on voit deux colonnes de pierre blanche qui portent une inscription phénicienne dont voici la traduction: c'est nous qui avons pris la fuite devant ce bandit de Josué, fils de Navé» (1). Le texte reparaît, sous une forme identique, chez l'historien arménien Moïse de Khorène (2). Sans doute Procope a-t-il été victime d'un excès de crédulité. Comme le fait remarquer E.-F. Gautier, son plus récent commentateur, la traduction qu'il a, dans son ignorance de la langue punique, recueillie de la bouche de quelque indigène, lui-même ignorant - ou facétieux est certainement fantaisiste (3). Les peuples n'ont pas, en général, coutume de se vanter d'un désastre, et d'en immortaliser le souvenir sur la pierre, même avec accompagnement d'invectives à l'égard du vainqueur. L'inscription était, selon toute vraisemblance, devenue indéchiffrable. Il n'en est que plus significatif qu'on ait voulu y chercher un rappel de la lointaine origine des populations africaines : c'est la preuve que l'idée hantait les esprits, au VIe siècle comme au v e • Quelle en peut être l'origine? Elle s'explique, à n'en pas douter, par la survivance, dans le pays, du langage punique, ou plutôt elle doit l'expliquer. Procope le dit en toutes lettres. En effet, après avoir relaté l'exode des Palestiniens devant Josué et leur installation en Afrique, et immédiatement avant de citer l'inscription de la fontaine, il déclare: « Et en effet les indigènes parlent encore aujourd'hui le punique» (4). A l'origine de cette légende populaire il y a donc, comme le dit encore Gautier « la survivance du patois punique, au loin, dans les campagnes africaines. Ce gros fait sautait aux yeux des contemporains au v e et au VIe siècles, à une époque où Carthage même était latinisée. Les campagnes puniques et la vieille cité qui avait cessé de l'être apparaissaient comme peux blocs distincts; à une époque où l'histoire agonisait, on avait oublié le lien historique entre les deux. Sur ces données, l'imagination populaire s'est donné carrière, et une légende est née» (5). On ne peut que souscrire à cette conclusion, reprise de Gsell (6). Mais on remarquera du même coup que si elle donne de la genèse de cette légende une explication très satisfaisante, elle ne rend pas compte de sa teneur : pourquoi les Cananéens et non pas simplement les Phénieiens, et pourquoi Josué? Le souvenir de Carthage s'était-il à ce point effacé et suffit-il de l'admettre pour résoudre la question? Un point est, dès l'abord, assuré : ces précisions n'ont pu naître que dans des esprits suffisamment familiarisés avec la Bible. La Bible sait en effet que les Phéniciens eux-mêmes sont issus de Canaan, en la (1) Loc. cit.
(2) Histoire d'Arménie, I, 19 (trad. V. Langlois, Paris, 1869, p. 70). (3) Op. cit., p. 141. (,t) Bell. Vand., 2, 10 : ÈVTcôj8& TE xcd Èe; ÈfLÈ T'iî
oLV[XWV ,?wv'iî XPWfLEVOL. (5) Op. cit., p. 142. (6) GSEI,L, Hi..t. ancienne, I, p. 338 ss.
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personne de « Sidon, son premier-né» (1). A l'inverse de Procope qui, voyant les choses en géographe et non pas en ethnographe, englobe tous les peuples cananéens dans « la Phénicie », elle fait de Canaan le terme générique, et des Phéniciens une espèce. On songera volontiers, par conséquent, pour expliquer la légende, soit à une origine chrétienne, soit à une origine juive. Dans l'hypothèse chrétienne, elle présupposerait une propagande juive auprès des indigènes et s'expliquerait très bien par le désir de la contrecarrer, en soulignant l'inimitié originelle des deux races et en rappelant aux « Cananéens» que ces Juifs, aujourd'hui animés d'un beau zèle prosélytique, ont été jadis, en Palestine, envahisseurs, usurpateurs et ravisseurs. On les met en garde contre leurs avances; et la mention de ce « bandit de Josué» s'éclaire d'un jour assez satisfaisant, sauf que l'on conçoit mal des chrétiens traitant de pareille façon un des personnages les plus illustres de l'Ancienne Alliance, fût-ce pour atteindre à travers lui le culte rival. Réaction spontanée où l'animosité contre les Juifs l'emporte sur le respect dû aux héros du Livre Saint ? Ou peut-être aussi réaction du milieu païen, et qui peut alors viser les chrétiens au même titre que les Juifs, puisque les uns comme les autres se réclament de la Bible. Aussi bien il sera bon de distinguer deux choses : la légende des origines cananéennes d'une part, l'invective contre Josué de l'autre, et de ne retenir pour l'instant que la première. Il reste alors - et c'est une objection assez sérieuse contre l'hypothèse chrétienne - que saint Augustin rapporte cette origine cananéenne des Berbères d'après les dires des paysans, non pas d'après une tradition ecclésiastique, et sans la prendre à son compte: c'est dire qu'elle n'avait pas dans la théologie officielle droit de cité, et qu'elle n'a sans doute pas été imaginée par la propagande chrétienne (2). Reste l'hypothèse juive. Elle tire dès l'abord une certaine consistance du fait que la même idée d'une origine cananéenne des populations du Maghreb reparaît dans la littérature antique du judaïsme avec une précision et une continuité impressionnantes. La tradition qui associe Canaan et l'Afrique y revêt des aspects différents, correspondant aux étapes successives d'un développement que l'on peut suivre sur plusieurs siècles d'histoire littéraire juive. Le premier stade est représenté par le Livre des Jubilés, antérieur, selon toute vraisemblance, mais d'assez peu, à l'ère chrétienne. Interprétant et complétant les données de la Genèse, il attribue à Cham, dans le partage opéré par Noé entre ses fils, la partie sud-occidentale du monde connu, l'Afrique par conséquent. Cham à son tour répartit (1) Genèse 10,15. (2) Contrairement à l'opinion de Gsell, qui attribue à des clercs chrétiens la thèse des origines cananéennes des Berbères; op. cil., l, p. 341, n. 3.
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ce territoire entre ses enfants. Et tandis que la Genèse localise Canaan « depuis Sidon dans la direction de Gérare jusqu'à Gaza, et dans la direction de Sodome, Gomorrhe, Adama et Seboïm, jusqu'à Lesa» (1), c'est-à-dire dans les régions de Phénicie et de Palestine qui effectivement constituent le pays cananéen, le Livre des Jubilés au contraire le situe à l'extrémité occidentale du domaine chamite, au delà de Mizraim et de Puth, « à l'ouest, vers la mer» (2) : il s'agit évidemment de l'Afrique du Nord. Mais Canaan, au lieu de se rendre dans la résidence qui lui est assignée, est séduit par la beauté du pays attribué à Sem, « depuis le Liban jusqu'au fleuve d'Egypte », et s'y installe indûment, malgré les remontrances de son père et de ses frères (3). Si l'auteur a ainsi corrigé les données du texte sacré, c'est de toute évidence pour mieux asseoir les droits des Israélites sur la Palestine : ils en sont les premiers et légitimes possesseurs, et l'occupation cananéenne, présentée comme une usurpation, n'est plus qu'un intermède dans l'histoire de ce pays, hébreu de toute éternité. Mais s'il a pu, ce faisant, invoquer des arguments d'ordre géographique, c'est sans doute parce qu'il savait la présence, en Afrique, de « Cananéens ». S'il avait mené son récit jusqu'à l'installation d'Israël en Palestine, il nous aurait probablement montré les usurpateurs gagnant de force le pays dont ils avaient d'abord fait fi; nous retrouverions ainsi « ce brigand de Josué ». Il me paraît très vraisemblable que cette forme de nationalisme juif s'est développée au contact même des « Cananéens» d'Afrique. Peut-être même est-on en droit d'y chercher un écho des discussions entre leurs savants et les rabbins, touchant les prétentions respectives, et rétrospectives, des deux peuples à la possession des pays palestiniens (4). Elle suppose en tout cas, admise des intéressés eux-mêmes, la tradition des origines palestiniennes des Africains. La faiblesse de pareille argumentation, c'est qu'elle fait bon marché de toute l'histoire biblique. Aussi n'a-t-elle pas, semble-t-il, suscité en Israël beaucoup d'enthousiasme. Pour résoudre le problème du peuplement nord-africain, les auteurs ultérieurs recourent à d'autres explications, dont le détail varie. Josèphe voit dans la population africaine des Sémites, mieux encore, la propre descendance d'Abraham. Non pas certes la noble lignée dont (1) Genèse 10,10. (2) Jubilés 9,1; le texte précise même :« la mer Atel» (8,22): les commentateurs y ont reconnu à juste titre l'Océan Atlautique, cf. CHARLES, The Book of Jubilees, Londres, 1902, p. 73. (3) Jubilés 10,28 ss. Que la tradition relative aux Cananéens d'Afrique du Nord soit déjà dans cet écrit suffit à écarter l'hypothèse d'une origine chrétienne. Sur la date des Jubilés, cf. CHARLES, op. cil., p. XIII et LITTMANN, ap. KAUTSCH, Pseudepi. graphen des A. T., Tübingen, 1900, p. 37. (4) Sur ce point, article Afrika, ap. Encyclopaedia Judaica, 1, 938. L'idée d'une usurpation de Canaan en Palestine a été reprise par certains auteurs chrétiens : rC. CHARLES, op. cil., p. 84, n. 29.
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f10nt issus Jacob et le peuple élu. Ils sont descendants de Madian, qu'Abraham eut de sa seconde femme Ketura. Un des fils de Madian en effet, Opher ou Ophren, tandis que le reste de sa famille s'établissait en Orient, partit à la conquête de la Libye. C'est de lui que l'Afrique tient son nom. Ces détails, nous apprend Josèphe, lui viennent d'Alexandre Polyhistor, qui lui-même les doit à l'historien juif CleodèmeMalchos. Toujours d'après ce dernier, Ophren, qui chez lui se nomme Apher, aurait aidé Hercule dans sa guerre contre la Libye et contre Antée; Hercule aurait ensuite épousé sa fille, et de l'un de leurs descendants, Sophon, serait issu le peuple barbare - c'est-à-dire, en l'occurrence, berbère - des Sophaques (1). La perspective est ici sensiblement différente de celle du Livre des Jubilés. Il ne s'agit pas cette fois de polémique, mais d'étymologie: simple jeu d'érudit. On y décèle cependant, sous-jacente, la préoccupation d'étoffer le domaine des Sémites; celle aussi, et surtout, de démontrer, réalisée aux origines de l'histoire par ce mariage du héros grec avec une fille d'Abraham, l'union bienfaisante du sémitisme biblique et de l'hellénisme dans l'œuvre de civilisation commune. Cette préoccupation apparaît plus nettement encore si l'on compare à celle de Cléodème et de Josèphe la version païenne, vraisemblablement originale, de la légende; Plutarque, qui nous l'a conservée, fait naître Sophax du mariage d'Hercule non pas avec une sémite, mais avec Tingé, la veuve d'Antée (2) : la correction introduite par les auteurs juifs est bien intentionnelle. Après Josèphe, les rabbins. Dans la même ligne que lui on les voit parfois resserrer encore les liens de parenté d'Israël avec les populations africaines, et reconnaître en elles tantôt la descendance d'Esaü, ce qui du reste est un privilège assez douteux, tantôt même celle des tribus israélites dispersées par les Assyriens (3). C'est cependant la tradition cananéenne qui s'avère de beaucoup la plus tenace. Inaugurée par les Jubilés, admise par les Berbères d'Afrique eux-mêmes, par certains auteurs chrétiens et par bon nombre d'historiens arabes, son origine juive ne me paraît guère faire de doute. A la différence des Jubilés, les rabbins ne contestent pas la priorité cananéenne en Palestine. Elle ne les gêne point: car, depuis, Dieu a donné le pays à son peuple, pour toujours. Cette décision divine est d'ailleurs reconnue et ratifiée par les grands de ce monde. Lorsque les habitants de l'Afrique, affirmant, versets bibliques à l'appui, et parce que Canaan est l'ancêtre de leur race, que le pays palestinien (1) JOSÈPHE, Ant. jud., 1, 15, suivi par EUSÈRE, Praep. evang., I, 20. Les Sophaques sont cités par PTOLÉMÉE, 4, 6 ; sur cette tradition cf. GSELL, op. cit., I, p. 33B, n. 3 ; sur la descendance d'Abraham par Ketnra, Genèse 25,1 ss. (2) PLUTARQUE, Sertorius, 9, cf. SCHÜRER, Gesch. des jüd. Volkes, 1111', p. 481. (3) Yosippon, l, 2 ; cf. MONCEAUX, Colonies juives, pp. 2-3 ; Talmud b. Sanhedr., 94a.
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leur appartient, soumettent à l'arbitrage d'Alexandre leur querelle avec les Israélites, le Macédonien les éconduit fort poliment (1). Au reste, ce n'est pas une brutale expulsion qui les a fait s'expatrier. Les Cananéens d'Mrique ont quitté la Palestine librement, spontanément. Au moment d'occuper le pays, Josué envoya aUx habitants un message leur donnant le choix entre trois possibilités:« Qui veut partir, le fasse; qui veut conclure la paix, le fasse; qui veut résister, le fasse; alors Girgaschi s'en alla, et c'est pourquoi il lui fut donné un beau patrimoine dans son pays, l'Afrique, ainsi qu'il est écrit (Is. 36,17) : jusqu'à ce que je vienne et vous mène dans un pays comme le vôtre» (2). Girgaschi, c'est, d'après la Genèse, l'un des fils de Canaan (3). Pourquoi précisément celui-là? C'est encore la situation en Afrique du Nord qui rend compte de ce choix. Il est en rapport, selon toute probabilité, avec l'existence en Tripolitaine d'une ville nommée Girgis, où les Juifs auront vu sans doute la ville de Girgaschi (4). Notons que Procope lui aussi met l'émigration palestinienne en Afrique au compte non pas des Cananéens en bloc - il n'en prononce pas le nom - mais des Gergaséens. La similitude n'est pas fortuite : l'historien byzantin est à coup sûr tributaire de la tradition juive. Les variantes de cette tradition sont par elles-mêmes intéressantes. Le changement d'atmosphère qui se manifeste de l'une à l'autre l'est davantage encore. Au point de départ, les Jubilés expriment cet état d'esprit violemment anti-cananéen qui anime la Bible et qui a fait cataloguer Canaan, contre toute évidence, en dépit des affinités linguistiques et culturelles avec Israël, parmi la lignée chamite. Renchérissant sur la Genèse, qui lui prédisait seulement la servitude, l'auteur nous apprend que la race cananéenne est vouée à l'extermination (5). Dans les textes rabbiniques aU contraire, cette traditionnelle animosité s'estompe, au moins vis-à-vis de certains Cananéens. On rend discrètement justice à ceux d'entre eux qui, de leur plein gré, ont abandonné la Palestine: ils ont ainsi montré qu'ils comprenaient le langage de la raison et la volonté de l'Eternel. Du même coup on disculpe les conquérants hébreux du reproche de brutalité et de violence. La préoccupation de ménager les Cananéens d'Afrique et de se réhabiliter à leurs yeux est ici manifeste. D'autres textes vont plus loin encore et formulent sur la race naguère (1) B. Sanh., 91a. (2) Midr. Levit. r. 17, sur 14, 34 (éd. Wünsche, p. 113); cf. j. Schebiit, VI, 1. (3) Gen. 10,16; dans d'autres passages (Gen. 15,21; Deut. 7,1; Josué 3,10; 24,11) les Gergaséens sont nommés à côté des Cananéens comme l'un des peuples de Palestine dont les Hébreux ont pris la place. (4) PROCOPE, De aed., 6, 4, cité par Encyclop. Judaica, art. Afrika, 1,938; cf. PTOLÉMfE, Geogr., IV, 6, Il. (5) Jubilés 10,30. Ce ~entiment trouve d'ailleurs un point d'appui dans certains textes hihliques, pur exemple Deut. 7,1.
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exécrée des appréciations nettement élogieuses. Témoin ce passage si curieux de la Tosephta : « Il n'y a pas de peuple plus raisonnable que celui des Amorrhéens. Aussi avons-nous trouvé dans un ancien texte qu'ils ont eu pleine confiance en Dieu; ils se retirèrent de bon gré en Afrique, et Dieu leur donna un pays beau comme le leur, et la terre d'Israël fut nommée d'après leur nom» (1). Les Amorrhéens, autres fils de Canaan, ont ici pris la place des Gergaséens leurs frères: le détail est de peu d'importance. Et l'intention du texte est très claire. Le changement total de perspective qu'il introduit par rapport aux Jubilés correspond sans aucun doute à deux aspects successifs dans les rapports entre Juifs et Africains. Au premier stade c'est l'hostilité fondamentale d'Israël envers ses ennemis de toujours. Les textes talmudiques au contraire traduisent une tentative de rapprochement. Elle est évidente lorsque les rabbins voient dans les Berbères des Sémites de seconde zone, ou même des Israélites authentiques. Elle ne l'est pas moins dans le texte de la Tosephta. Il vise moins à réhabiliter les Cananéens de la Bible qu'à souligner l'affinité que crée entre eux et les Juifs un séjour sur le même sol et, plus encore, une commune soumission à la volonté divine. En décelant chez des Cananéens bibliques l'indice d'une vocation monothéiste, on cherche un point d'appui pour la propagande auprès des Berbères, leurs descendants. On oublie ainsi que les Cananéens, d'après la Genèse, sont une race maudite (2). On songe au présent africain beaucoup plus qu'au passé biblique. Dès lors, la prétendue mention de Josué dans l'inscription dont parle Procope s'éclaire d'un jour nouveau. Il y a tout lieu de penser que la légende s'est, dans certains milieux, amplifiée au point que les Berbères, d'abord présentés comme se retirant, de bon gré, devant le chef d'Israël, sont devenus ensuite, par une nouvelle démarche de l'imagination populaire et religieuse, ses compagnons. Il n'est pas inutile de rappeler avec Gautier qu'aujourd'hui encore il subsiste dans la province d'Oran une Koubba extrêmement vénérée de Josué, fils de Navé (3). Comment expliquer sa présence en ces lieux, sinon par la légende d'un voyage du héros? Et qui donc l'aurait imaginée, sinon des Juifs ou des prosélytes indigènes, désireux à la fois de donner au pays un patron biblique et, resserrant encore les liens entre Israélites et Berbéro-Cananéens, d'arracher c~s derniers à la situation, humiliante malgré toutes les atténuations, d'exilés et de fugitifs? Le texte prétendu de l'inscription ne serait alors, exprimé par une bouche malveillante,
(1) Tos. Schabb., YII.YIII, 25; cf. j. Schebiith, YI, 1, et SLOUSCHZ, Judéo-Hellfnes, p. 59. (2) Gen. 9,25. (3) GAUTIER, op. cit., p. 144; cf. R. BASSET, Nedromah et les Traras, Paris, 1901.
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que le rappel de la brutale réalité: Josué ennemi et non pas guide du peuple cananéen. Ce n'est là sans doute qu'une hypothèse, dont la preuve ne peut pas, dans l'état actuel des textes, être faite. Mais sa vraisemblance se trouve accrue par la constatation suivante: après la conquête arabe, et sans que pour autant le souvenir de Josué se soit entièrement perdu, l'émigration des Berbères de Syrie-Palestine vers l'Mrique est volontiers mise sur le compte d'lfrikos, héros éponyme légendaire de leur nouveau pays; ils ne sont plus Cananéens qu'en partie et l'apport le plus distingué est maintenant fourni par les Himyarites, dont Ifrikos est le chef. Or, et c'est pour nous le point intéressant, tandis qu'Ibn el Kelbi Be contente d'indiquer qu'Ifrikos peut-être, ou bien Josué, « éloigna» les Berbères de la Syrie, d'autres, Al-Maçoudi par exemple, rapportent, selon Ibn Kaldoun, « qu'lfrikos forma une armée avec ces gens afin de conquérir l'Afrique et ce fut là la cause de leur immigration» (1). Ce rôle de conducteur des peuples attribué à Ifrikos, Josué peut bien l'avoir joué aussi aux yeux des générations antérieures. Même après la conquête arabe la théorie des origines palestiniennes des Berbères survit tenacement, en concurrence avec les généalogies himyarites, et sous les formes diverses que connaissait la tradition juive. Certains auteurs arabes en effet rattachent le nom d'Ifrikya à celui de Mrik, né d'Abraham et de Ketura, sa seconde femme; c'est très exactement la version rapportée par Josèphe, sauf que Afrik-Opher, petit-fils d'Abraham, est devenu son fils (2). Une variante de cette même version fait des :Ift,rbères, sans plus se risquer aux étymologies, les descendants de J ecsan, autre fils d'Abraham et de Ketura (3). Parfois on y voit des Amalécites, mêlés de Cananéens, émigrés après la défaite de Goliath (Djalut ) : David s'est ici substitué à Josué comme initiateur de la migration (4). D'autres auteurs enfin - et nous nous retrouvons très près de la version talmudique de la légende - expliquent le nom du peuple berbère des Zenata par celui d'un certain Shana ou Djana, leur ancêtre éponyme, qui est censé descendre soit de Goliath, soit de Canaan (5). C'est à cette origine cananéenne que se rallie, nous l'avons vu, en ce qui concerne l'ensemble des Berbères, et après avoir cité les opinions diverses de ses devanciers, Ibn Kaldoun lui-même. Elle est affirmée également par certains auteurs chrétiens: on la
(1) Ibn KHALDOUN, op. cit., l, p. 176. (2) Enzyklopadie des Islams, art. Ifrikiya, Il, 483 ss. (:{) Ibn KnALDouN, op. cit., l, p. 173. (4) Ibid., p. 176: c'est, semble-t-il, une variante de la tradition qui fait des Berbères 1eR ,Ie.cendants d'Esaü: celui-ci est en effet le père des Amalécites: Gen. 36,12. (5) Enz. de.• 151., art. Zenata (G. MARÇAIS), IV, 1324).
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trouve, avant Procope, dans uue chronique du Ille siècle (1), après lui, et dans son sillage, chez Suidas (2). Que les auteUrs arabes comme les chrétiens soient tributaires de la tradition juive, le fait est hors de doute; la similitude même des variantes qui se retrouvent de part et d'autre est significative (3). Et que la légende soit d'origine juive, point n'est besoin pour l'établir de plus ample démonstration. Il y a tout lieu de penser qu'elle s'est formée sur place. Sa genèse et son objet sont également clairs. Née à une époque où le judaïsme se répandait en Afrique, elle doit conférer aux Berbères convertis, ou susceptibles de l'être, des quartiers de noblesse biblique, et appuyer la propagande des Juifs convertisseurs.
II.
PROPAGANDE JUIVE ET PARLER PUNIQUE
Ces légendes ne sont point divagation pure. Elle représentent bien plutôt l'interprétation fantaisiste d'un fait dûment établi, et d'une incontestable réalité: la parenté étroite qui unissait entre elles la langue des Juifs et celle des populations nord-africaines. La survivance tenace, signalée plus haut, dans les campagnes africaines, de l'antique parler punique a été maintes fois constatée. Gautier, reprenant la question récemment, a réuni un ensemble de textes qui ne laissent aucune place au doute. Il s'est en outre efforcé de démontrer que l'existence dans le pays d'un idiome sémitique apparenté à l'arabe avait servi la conquête musulmane (4). Sa tentative a suscité certaines réserves de la part des arabisants (5). Mais ce qui est contestable au Vile siècle pour l'arabe et les Arabes, ne l'est peut-être pas aux siècles précédents pour les Juifs et l'hébreu. Les Juifs n'ont-ils pas, effectivement, bénéficié, dans leur action prosélytique auprès des masses rurales du Maghreb, du lien que créait a priori l'affinité des deux langues? Ne lui doivent-ils pas, pour une large part, leur succès? Plus encore: n'a-t-il pas conditionné leur propagande? Cette affinité a été maintes fois signalée par les écrivains chrétiens d'Afrique, lors même - et c'est le cas général - qu'ils ne connaissaient (1) Chronique dite d'Hippolyte: « Chanaan, de quo Afri et Phoenices... Phoenices, Libyes, Numidae Macrones, Nasamones» (PL, 3, 6BI). (2) S. v. Xa:va:a:v (Lexicogr. Graeci, J, Leipzig, 1935, IV, p. 7B5). Snidas rapporte également l'histoire de l'inscription relative à Josué. Références à d'autres représentants chrétiens de la tradition, ap. GSELL, Hist. ane., l, p. 33B, n. 4. (3) Al Maçoudi et Al Bekri, par exemple, cités par Ibn Khaldoun (pp. 174 et 177), prptent aux Cananéens émigrés, comme Procope et Suidas, une tentative malheureuse pour s'installer en Egypte. (4) Op. cit., p. 130 ss. Gsell déjà avait formulé des conclusions analogues: Hist. ane., IV, p. 49B. (5) Cf. en particulier W. Marçais, dans son compte rendu déjà cité, du livre de GAlITlEn (ire édition), in Revue critiqlLe, 1929, p. 262.
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bien ni l'une ni l'autre des deux langues. Pour expliquer, dans ses sermons et traités exégétiques, les termes hébraïques ou araméens épars dans le texte sacré, saint Augustin recourt volontiers, en présence d'un public à qui le punique reste familier, à des rapprochements. « Quid est mammona iniquitatis ? Primum, quid est mammona ? verbum
enim est quod latinum non est. Hebraeum verbum est, cognatum linguae punicae. Istae enim linguae sibi significationis quadam vicinitate sociantur. Quod Punici dicunt mammona latine lucrum vocatur. Quod Hebraei dicunt mammona, latine divitiae vocantur.» (1). Il explique de même le mot Messias : « Quod verbum Punicae linguae consonum est, sicut alia hebraea permulta et paene omnia» (2). Et encore: « Cognatae quippe sunt linguae istae et vicinae, hebraica, punica et syra» (3). Ce que nous savons de la langue punique - peu de chose - permet d'affirmer que les ressemblances étaient beaucoup plus précises avec l'hébreu qu'avec l'arabe. Phénicien et hébreu sont probablement, de tous les idiomes sémitiques, ceux qui offrent entre eux la parenté la plus étroite: plutôt que des langues distinctes, ce sont deux dialectes, fort peu différenciés, d'une même langue, le cananéen (4). Il est possible même que la langue de Carthage ait maintenu plus longtemps que le phénicien oriental son identité fondamentale avec l'hébreu. Renan, qui formule l'hypothèse, l'appuie sur une comparaison empruntée à l'histoire de la colonisation moderne; il invoque l'exemple du Canada, où le français, évoluant moins vite que dans la métropole, a gardé un certain air d'archaïsme et est resté plus proche que chez nous de la langue du XVIIe siècle (5). Saint Augustin raconte comment Valerius, son prédécesseur sur le siège d'Hippone, écoutant un jour des paysans converser en punique, fut frappé d'entendre un mot ressemblant fort au latin « Saius » et, en ayant demandé le sens, apprit qu'il signifiait « trois» : « Trois, le chiffre de la Trinité, et cela se prononce comme le latin salus : la Trinité est le salut» (6). Gautier, qui cite le texte, signale que le pieux calembour est encore intelligihle aujourd'hui, puisque trois se dit en arabe tleta, et que le premier t se prononce comme le th anglais et le second de même dans certains dialectes (7). Le raisonnement, pour ingénieux qu'il soit, (1) Serm. 113, 2, sur Luc 16 (PL, 38, 648). (2) Contra litt. Petil. 2, 104 (PL, 43, 341). (3) Tract. 15 in Johan. 27 (PL, 35, 1520). (4) Le témoignage de saint Jérôme, l'un des rares Pères de l'Eglise à connaître 1'hébreu, est particulièrement intéressant à noter : « Lingua quoque punica, quae de Hebraeorum fontibus manare dicitur... » (Quaest. in Gen. 36, 24; cf. Comm. in Isaiam, III, 7, 14; Comm. in Jerem., V, 25, 21). Sur cette parenté étroite de l'hébreu et du phénicien, cf. GSELL, {lp. cit., IV, p. 179; C. BROCKELMANN, Vergleichende Grammatik der semitischen Sprachen, 1908, p. 2. (5) E. RENAN, Histoire générale des langues sémitiques, Paris, 1878, p. 198. (6) Epist. ad Rom. inch. expos. 13 (PL, 34, 2096). (7) Op. cit., p. 138.
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6st un peu forcé et n'entraîne pas nécessairement la conviction. Si au contraire l'on songe à l'hébreu scheloscha, et surtout à la forme du féminin schalosch, l'analogie verbale avec salus, prononcé par un gosier sémite, apparaît dès l'abord beaucoup plus claire et le jeu de mots du hon évêque moins forcé. Un autre texte, qui n'a pas été, à ma connaissance, versé au dossier des survivances puniques, me paraît plus suggestif encore. Saint Augustin signale quelque part que les Circoncellions appelaient« Israëls » les gourdins dont ils se servaient pour appuyer leur action religieuse : « Et terribiles Justes lsraeles vocare» (1). Le détail est donné en passant, et saint Augustin, visiblement, n'y a pas attribué grande importance : il n'a pas davantage essayé de trouver la raison d'être de cette curieuse appellation. S'il ne l'a pas fait c'est, selon toute vraisemblance, à cause de son ignorance à peu près totale de la langue hébraïque. Comment en effet expliquer cette désignation, sinon en remontant à l'étymologie, du reste peu sûre, du mot Israël, telle que la suggère le texte héhraïque. de la Genèse où ce nom est conféré à Jacob: « Tu seras appelé Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes» (2). Israël, nom théophore signifie selon l'acception commune cc Dieu combat» et peut facilement être interprété cc le combattant de Dieu ». Appliquée aux gourdins dont parle saint Augustin, l'appellation. ainsi expliquée, s'accorde pleinement avec ce que nous savons des Circoncellions. En particulier, le nom qu'ils se donnaient eux-mêmes vient renforcer mon interprétation. On sait en effet que le terme de Circoncellion - quels qu'en soient l'origine et le sens exact - n'était en usage que chez leurs adversaires, qui y mettaient une nuance injurieuse: l'interprétation « rôdeurs de celliers» remonte à saint Augustin. Le même auteur nous apprend qu'eux-mêmes se désignaient comme « les combattants» : « Nostri non vocantur circumcelliones : vos illos ita appellatis contumelioso nomine» lui déclare un de leurs amis. Et saint Augustin ajoute: « Agonisticos eos vocant... Sic eos, inquiunt, appellamus propter agonem. Certant enim, et dicit apostolus : certamen bonum certavi. Quia sunt qui certant adversus diabolum, et praevalent, milites Christi agonistici appellantur» (3). On comprend très bien, dès lors, que ces redoutables sectaires, prédicateurs de l'action et redresseurs de torts, qui entendaient au sens le plus littéralla« militia Christi», aient conféré (1) Enarr. in Psalm. 10, 5 (PL, 35, 134) ; cf. MONCEAUX, Histoire littéraire, IV, p. 181. (2) Gen. 32,29; cf. GUNKEL, Genesis 4 (ap. Gottinger Handkommentar zum A. T.), Gottingen, 1917, p. 362. Sur les diverses étymologies proposfes pour le nom d'Israël. cf. SACBSSE, (( Die Etymologie und alteste Aussprache des N amens Israël», in Zeitschr. für alltest. Wissenschaft, 34, 1914, pp. 1-15 ; S. FEIST, (( Die Etymologie des Namens Israël)), in Monatschr.fur Gesch. und Wissensch. d. Judent., 73,1929, p. 317 ss. L'ftymoIOlZie en question fait quelque difficulté, même du point de vue grammatical. Mais il res.ort de Osée 12,4 qu'elle était communément reçue en Israël. (3) Enarr. in Psalm. 132 (PL, 37, 1732); cf. OPTAT, De schism. Donat, 3, 4.
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le nom de « comhattants de Dieu» aux armes de leur propagande. Le fait est d'autant plus curieux que, dans l'exégèse officielle de l'Eglise africaine, telle que l'expose encore saint Augustin, le mot Israël était interprété, à la suite de Philon, en un sens totalement différent : « Si discutias quid sit Israël, Israëli promissus est Christus. Israël est: videns Deum» (1). Aucune trace en revanche, dans toute l'œuvre de saint Augustin, de l'autre étymologie, qui paraît avoir été en Afrique, à l'époque, celle de l'hérésie. On sait par ailleurs que les Circoncellions, ruraux et montagnards, étaient de langue exclusivement punique; lorsque les représentants de l'orthodoxie latine voulaient communiquer avec eux, il leur fallait recourir à un interprète, comme il ressort d'une lettre adressée par saint Augustin à l'évêque donatiste Macrohius : « Verba tua quae in
eos per punicum interpretem honesta et ingenua libertatis indignatione jaculatus IS» (2). On est donc autorisé à conclure, soit que le nom Israël existait en punique sous une forme voisine de la forme héhraïque, ou du moins était clairement intelligihle, dans son sens traditionnel, pour ceux qui pratiquaient cette langue, soit encore, et plutôt peut-être, que les Circoncellions, et avec eux vraisemhlahlement de larges masses de la population rurale, lisaient et comprenaient la Bihle dans sa langue originelle (3). Dans ce cas, la propagande juive devait trouver là un terrain particulièrement hien préparé.
(1) Enarr. in Psalm, 75, 3 (PL, 36, 959); Enarr. in Psalm. 97, 5 (PL, 37, 1254). Cette étymologie semble également s'appuyer sur le texte biblique: « Jacob nomma ce lieu Phanuel, car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face, et ma vie à été sauve» (Gen. 32,31). Elle a été acceptée par certains écrivains ecclé<;iastiques (Eusèbe, Grégoire de Nazianze, Hilaire, etc.) et peut s'expliquer par une décomposition du mot Israël en trois éléments isch, raa'h, el « l'homme a vu Dieu». C'est ce que fait saint Jérôme, sans du reste prendre Cf'ttf' interprétation à son compte et en déplorant que ceux qui la défendent « grandis auctoritatis sint» (Quaest. in Gen. 32, 27-28). (2) Ep. 108, 5 (PL, 33, 414). C'est à juste titre que Dom Leclercq définit les Ciro concellions comme « des Berbères qui parlent punique», L'Afrique chrétienne, Paris, 1904, 1, p. 346. (3) Il est caractéristique que, du côté juif, l'interprétation traditionnelle, celle des Circoncellions, soit représentée, avec quelques variantes sans importance, précisément par la tradition palestinienne (Josèphe, Aquila, Symmaque), c'est-à-dire par ceux des nuteurs qui savaient l'hébreu. Elle est reprise du côté chrétien par Justin Martyr, 'lui, toutefois, la déforme quelque peu : « Un homme vainqueur d'une Puissance; « l,ra» c'est l'homme vainqueur, et « el» c'est une Puissance.» (Dial. avec Tryphon, 12:;, 3). Un de mes élèves, sémitisant averti, me propose, pour expliquer les « Israëls» de<; Circoncellions, une autre étymologie, qui suppose également une connaissance direete de la Bible hébraïque: on pourrait rattacher le terme à la racine isr, châtier, corriger, en particulier par des peines corporelles, cf. Deul. 21,18. Le mot signifierait n]or<; « Dieu châtie» ou « le châtiment de Dieu», et l'appellation s'accorderait assez hi,'u aV''''i'e<;prit circoncellion. L'explication par Gen. 32,29 offre cependant l'incontestlll.l.· avantage de recourir à une étymologie non pas spécialement créée pour la ciro r.on'tlluee, mais donnée déjà, et suggérée par le texte sacré lui-même, pour Israël, nom prupn', E.Ie s'accorde mieux, en outre, avec le nom que se donnaient les Circoncellions.
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Or, c'est précisément en Afrique que le judaïsme des dispersés semble être revenu le plus tôt à l'usage de l'hébreu. Rapprochés l'un de l'autre, ces deux faits - survivance du punique, renaissance précoce de l'hébreu s'éclairent réciproquement, et éclairent l'histoire religieuse de l'antique Mrique du Nord, d'une lumière fort suggestive.
Peut-être faut-il parler, même pour l'hébreu, de persistance plutôt que de renaissance. Il ne nous est pas possible d'assigner une date à l'installation des premières colonies juives en Afrique. Il n'est pas exclu que les plus anciennes soient nées de ce mouvement d'émigration vers l'Ouest que détermina le siège de Jérusalem par Nabuchodonosor et qu'elles aient suivi de peu la captivité de Babylone (1). Elles seraient alors d'un temps où en Palestine l'araméen n'avait pas encore supplanté l'hébreu. En tout état de cause les Juifs sont arrivés dans le Maghreb à la suite des Phéniciens, dans leur sillage, et vraisemblablement avant les Romains. Ils y ont trouvé d'emblée des conditions culturelles et linguistiques très analogues à celles du Proche-Orient cananéen et n'ont pas été obligés, comme le reste de la Diaspora, de changer de langue. L'intervention du latin n'a que partiellement modifié cet état de choses. Elle entraîne non pas la disparition du punique, mais son glissement du littoral et des grands centres vers l'intérieur et les campagnes. On peut donc supposer, en dépit du silence, signalé plus haut, de l'épigraphie, que dans certaines régions au moins l'usage de l'hébreu ne s'était jamais entièrement perdu et que, dès le début, des communautés juives hébréophones ont existé à côté des communautés de langue latine. L'hypothèse se renforce singulièrement si l'on considère les relations étroites qui, aux premiers siècles de l'ère chrétienne, unissent le judaïsme africain à la Palestine. L'Afrique tient dans les écrits rabbiniques une place plus grande que n'importe quelle autre région de l'Empire. R. Akiba y est venu (2) ; d'autres rabbins cités dans le Talmud, R. Isaac, R. Hanan, R. Abba y sont désignés comme « de Carthage» (3). A ces relations rabbiniques paraît correspondre une similitude assez étroite dans les pratiques religieuses. Nous savons par Tertullien que, les jours de jeûne, les Juifs africains avaient coutume de sortir des synagogues et célébrer leur culte en plein air, sur le rivage: « Judaicum jejunium
ubique celebratur cum, amissis templis, per omne litus quocumque in aperto aliquando jam precem ad caelum mittunt» (4). C'est, selon toute (1) Sur cet exode vers l'Ouest, cf. Isaïe 43,5·6; 49,12; 60,4 ; 66,19; cf. A. LODS, Les Prophètes d'Israël, Paris, 1935, p. 196, Il ne peut s'agir que de petits groupes, et non pas, comme Slouschz (Hêbrêo.Phêniciens) a essayé de l'établir, d'une ample colonisation. (2) B. rosch. hasch. 26a. (3) J. Schab. XVI, 1 ; j. Kil. l, 9 ; b. Ber. 29a ; b. Ketoub. 27b ; b. Bab. Qamm. 114b. (4) TERTULLIEN, De jejunio, 16 (PL, 2, 1828).
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apparence, l'application d'une règle codifiée dans la Mischna : « Les jours de jeûne on sort l'Arche Sainte sur la place de la ville, et on prie là» (1). J'ai essayé déjà de démontrer que la légende des origines cananéennes des Berbères est née sur place et que c'est d'Afrique qu'elle est passée dans le Talmud. J'ai souligné de même les contacts africains que suppose le Livre des Jubilés. Un autre détail me semble les confirmer. Corippus nomme, parmi les divinités indigènes de l'Afrique du Nord, le dieu Mastiman (2). Or, dans les Jubilés, le prince des démons, nommé plus communément Satan ou Belial, est appelé Mastema, et dans la version latine Mastima (3). Cette appellation insolite s'explique de façon satisfaisante si on la rattache au nom du dieu libyen, qui est précisément un dieu infernal (4). La démarche qui consiste à faire d'une divinité païenne, dans la perspective juive, un démon, est courante. La connaissance qu'elle implique dans le cas présent des conditions religieuses de la Berberie est une nouvelle preuve des contacts étroits, dès avant l'époque talmudique, entre l'Mrique du Nord et le judaïsme palestinien d'où les Jubilés paraissent issus (5). Et ces contacts eux-mêmes ne s'expliquent pleinement que par la communauté de langue. Au reste, nous disposons de témoignages venus du pays africain lui-même, pour les premiers siècles de l'ère chrétienne. L'existence de Juifs hébréophones est connue déjà de Tertullien. C'est du moins ce qu'on peut, semble-t-il, induire d'un passage très concis de l'Apologétique: « Hebraei retro, qui nunc Judaei : igitur et litterae hebraeae, et eloquium» (6). Le sens paraît être le suivant: « Ceux (1) Mischna Taan. II, 1 ; cf. Encycl. Jud., art. Afrika et Karthago. Il est caractéristique que pour l'opinion rabbinique (b. Menah. HOa) Carthage et Tyr, villes où probablement les Juifs savaient l'hébreu, délimitent les régions au-delà desquelles « on ne connaît ni Israël, ni son Père qui est aux cieux». (2) Johannide, 4, 682 et 8, 307-309 (éd. Partsch, ap. Monum. German. Hist. Pars antiquiss. III, 2). (3) Jubilés 10,8 ; 11,5-11 ; 17,16, etc.•. (4) « ... Mastiman alii, Maurorum hoc nomine gentes, Taenarium dixere Jovem... » (Johann., 8, 307-308). (5) Les étymologies proposées pour Mastema sont basées sur l'hypothèse, sans doute fondée d'ailleurs, d'un original hébraïque des Jubilés. CHARLES, op. cit., p. 80, n. 8, y reconnaît le substantif "91.:l\::'?' inimitié (Osée 9,7-18); LITTMANN, op. cit., p. 58, le rattache à la forme aramaïsante N'~11:nvo accusateur. En fait nous ne connaissons le mot que sous ses formes éthiopienne et latine, et rien n'autorise à penser qu'il faille nécessairement en chercher l'explication du côté de l'hébreu-araméen. Il est pos~ible, du reste, si l'étymolo~ie que je propose est la bonne, que l'introduction de Mastiman dans la mythologie juive ait été facilitée par l'existence en hébreu de mots de forme voisine et donnant, appliqués au diable, un sens satisfaisant (dans l'interprétation de Littmann, c'est un synonyme exact et une sorte de doublet de Satan). Belial-Beliar l'lirait être, lui aussi, à l'origine, une divinité infernale (BOUSSET-GRESSMANN, Die R,.lil{ion des Judentums" Tübingen, 1926, p. 334); et Beelzébub est Baal-Zebub, dif'u d'Eqron, divinité païenne ravalée au rang de démon (cf. II Rois 1,2-6). (6) Apol., 18.
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qui s'appellent aujourd'hui Juifs s'appelaient autrefois Hébreux; aussi leur alphabet et leur langue s'appellent-ils encore hébraïques ». Ce qui semble bien impliquer l'usage, autour de Tertullien, de cet alphabet et de cette langue. A défaut de certitude absolue pour le Ile et le Ille siècle, nous sommes mieux informés pour la fin du IVe. On sait comment une discussion fort aigre s'éleva entre saint Jérôme et saint Augustin sur la nature de l'arbuste sous lequel le prophète Jonas abrita son sommeil: lierre pour l'un, courge (cucurbita) pour l'autre. La controverse était née dans la communauté africaine d'Oea : les fidèles, jugeant fautif sur ce point le texte de la Vulgate, le soumirent à l'expertise des Juifs du lieu, et attirèrent ainsi sur eux et sur saint Augustin, leur porte-parole, les foudres du traducteur et le surnom de « cucurbitaires », tandis que les Juifs se voyaient accusés d'ignorance et de mauvaise plaisanterie: « Manifestum est eos aut hebraeas ignorare litteras aut ad irridendos cucurbitarios voluisse mentiri » (1). Nous ne sommes point tenus d'ajouter crédit à ces accusations de l'irascible Dalmate: ce sont les réactions de l'amour-propre blessé. Nous retiendrons bien plutôt ce fait que, en présence d'une difficulté d'interprétation littérale, les chrétiens d'Afrique, mis à même sans doute, grâce au punique, de la constater, s'adressent tout naturellement aux Juifs, comme à l'autorité la plus qualifiée pour la résoudre. C'est donc qu'ils les savaient, de notoriété publique, familiarisés avec la langue hébraïque (2). Pareille familiarité n'était pas, à l'époque, si commune. Il faut, pour en trouver d'autres cas, se retourner vers la Palestine, où l'usage de l'hébreu, au moins comme langue savante, s'était toujours maintenu, et où saint Jérôme lui-même fut initié à cette langue par des rabbins (3). Pour la Diaspora les textes sont muets, et l'exemple d'Oea reste, pour le IVe et le v e siècle, totalement isolé: ce n'est point sans doute simple hasard. Ce n'est pas davantage le hasard qui a fait retrouver précisément en Afrique, à Volubilis, la plus ancienne inscription hébraïque actuellement connue en dehors de Palestine: l'épitaphe, très laconique du reste, de « Matrona, fille de rabbi Jehuda» (4). Elle est, pour autant qu'on puisse la dater, d'une époque où, dans le reste du bassin méditerranéen les épitaphes juives sont encore toutes rédigées en grec ou en latin. Il y a tout lieu de croire que la persistance autour d'eux, et parmi (1) AUGUSTIN, Ep. 71, 5 et 75, 22 (réponse de saint Jérôme) (PL, 33, 242 et 263). (2) Nous savons par ailleurs qu'Oea est restée, comme sa voisine Leptis Magna, une des villes côtières où les traditions puniques se maintenaient le plus vivaces; les deux faits doivent être rapprochés; cf. BOISSIER, L'Afrique romaine, Paris, 1901,
p.303. (3) Saint JÉROME, Pral!f. in Job, 1; Epist. lB, 10; 125, 12 ; Comm. ad Hab., 2, 15, etc.. (4) Publiée par Ph. BERGER, in Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, 1B92, p. 64 ss. Cf. MONCEAUX, Enquête, p. 372 et Histoire littéraire, l, p. B.
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leurs prosélytes, de la langue punique, contribuant à maintenir ou à réinstaller chez les Juifs africains l'usage de leur langue ancestrale, a facilité du même coup leur propagande auprès des indigènes. On se souviendra que la Bible désigne la langue hébraïque comme « la langue de Canaan». C'est là souligner le lien qui unit Israël au sol palestinien. C'est aussi reconnaître, de façon implicite et involontaire, l'empreinte, sur le peuple élu, tard venu dans le pays, de la culture indigène. Il est plus intéressant encore de noter que l'usage de cette langue cananéenne est parfois interprété comme impliquant ou suscitant une vocation monothéiste: « En ce jour-là, il y aura cinq villes sur la terre d'Egypte qui parleront la langue des Cananéens et qui prêteront serment à Jahvé des armées» (1). Ainsi, parler la langue du peuple juif équivaut presque à pratiquer le culte du vrai Dieu, ou du moins y achemine. Est-il interdit de penser que le prosélytisme juif, s'exerçant dans la sphère d'influence culturelle de j:arthage, a largement et efficacement usé de pareils textes? C'est donc par la parenté étroite des deux dialectes cananéens que s'expliquent le mieux les succès, de prime abord surprenants, remportés par le judaïsme dans des régions parfois assez excentriques de l'Afrique du Nord. Il est du reste assez vraisemblable que le judaïsme, avant de gagner le substrat berbère, a exercé une attirance et trouvé une clientèle parmi les éléments proprement puniques de la côte africaine. Peut-être même ces derniers ont-ils été largement absorbés par la Synagogue, au point de se confondre finalement, aux yeux mêmes des anciens, avec les Juifs. Le processus d'absorption remonterait dans ce cas plus haut que les débuts de l'ère chrétienne et dépasserait le cadre africain. G. Rosen a tenté d'expliquer ainsi à la fois l'importance numérique considérable de la Diaspora et l'éclipse totale des Phéniciens, qui disparaissent graduellement de l'histoire, après y avoir occupé tant de place (2). Son hypothèse, développée avec talent, a trouvé parmi les historiens un accueil assez favorable (3). Il est clair toutefois qu'au moment ou nous prenons les choses, le problème ne se pose plus exactement dans ces termes. Il est assez vain d'essayer de distinguer avec netteté Puniques véritables et populations punicisées. Le souvenir même des origines carthaginoises est totalement obnubilé. Et c'est à toute la population de langue punique que s'applique la tradition des origines cananéennes. En dernière (1) Isaïe 19,18. (2) G. ROSEN, Juden und Phonizier, Tübingen, 1929. L'idée est déjà esqUissee ch..z SLouscnz, Judéo-Hellènes, en part. p. 97. Sur les relations, en Afrique du Nord, entre Juifs et Phéniciens, cf. en outre M. MIESES, « Les Juifs et les établissements Jllllli'lues en Afrique du Nord n, in Revue des Etudes juives, 1932 (92, pp. 113·135; 9:1, pp. 53·72 et 135-156) et 1933 (94, pp. 73-89). (3) P. ex. H. LIETZMANN, Histoire de l'Eglise ancienne, trad. {ranç., J, Paris, 1931, p.711.
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analyse, le problème de l'expansion du judaïsme se ramène à celui de la diffusion parmi les indigènes de la langue et de la culture puniques. Il serait utile, et il est difficile, de savoir si l'aire d'extension du parler punique recouvrait exactement les régions fortement judaïsées. Du moins peut-on en constater la coïncidence approximative. Celle des tribus mentionnées par Ibn Khaldoun qui, avec les Djeraoua, peut être localisée avec le plus de précision, la tribu des Nefouça, est à placer sans doute vers le Djebel du même nom, en Tripolitaine septentrionale, c'est-à-dire en pleine région de colonisation carthaginoise. Par ailleurs, si le domaine punique peut être assez nettement délimité, grâce aux témoignages littéraires et épigraphiques, autour des Syrtes d'une part et d'autre part dans la pointe Nord-Est du Maghreb propre, de la Tunisie centrale jusqu'à Constantine, Guelma et Bône (1), il n'est pas inutile de noter que l'influence plus diffuse de Carthage et de sa culture s'est développée, avec son commerce maritime, un peu partout dans le Maghreb, et de rappeler par exemple, avec Gsell, que« Volubilis, avant de devenir municipe sous Claude, était administré par des suffètes» (2) : c'est précisément dans cette même ville que nous est apparu, à l'instant, le premier exemple d'une utilisation épigraphique de l'hébreu dans la Diaspora. La coïncidence vaut d'être notée. Bien plus, il est difficile parfois de déterminer avec certitude la nature exacte, hébraïque ou punique, de tel document onomastique nord-africain. Le nom de la Kahena peut être soit arabe, soit hébraïque ou punique, sans qu'on puisse se prononcer à coup sûr entre ces deux dernières langues : mie1]x vaudrait dire peut-être hébraïco-punique. La catacombe de Sirte, datée du IVe siècle et qui passe actuellement pour le plus ancien monument chrétien de Tripolitaine, abritait une proportion assez importante de fidèles de noms juifs ou puniques. Et si l'origine punique est la plus vraisemblable, il n'en est que plus intéressant de rapprocher de ce fait, avec M. Bartoccini (3), l'existence dans la région d'un lieu dit Locus Judaeorum Augusti: c'est là un indice de plus des interférences précises qui existaient entre les deux langues et ceux qui les padaient. Le cas de l'Aurès, région très fermée, restée jusqu'à ce jour difficilement perméable aux influences extérieures, et qui constitue encore un îlot berbérophone intact, est plus délicat. C'est lui qui suscitait les objections de M. Marçais. De fait, peut-on croire que le massif ait été plus accessible aux influences puniques, et par voie de conséquence, (1) GSELL, op. cit., IV, p. 496; carte de l'expansion punique en Afrique du Nord, ap. MELTZER-KAHRSTEDT, Geschichte der Karthager, III, Berlin, 1913, appendice. (2) Hist. anc., IV, p. 495, n. 4. (3) Cité par J. GAGÉ, Nouveaux aspects de l'Afrique chrétienne, ap. Etudes d'archéologie romaine, Gand, 1937, p. 221. SUl' ce Locus Judaeorum Augusti, cf. MONCEAUX, Colonie& .iuives, p. 7.
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juives, qu'il ne l'a été à la culture arabe? Mais il n'est pas certain que les Djeraoua, dont la présence dans ces montagnes est attestée au moment de l'invasion arabe, s'y soient trouvés depuis longtemps. On peut supposer qu'ils étaient déjà judaïsés en s'y installant. Peut-être aussi, et je l'admettrais volontiers, le massif a-t-il donné asile, assez tardivement, à des éléments étrangers aux Djeraoua, et déjà judaïsés, fondus ensuite dans la grande tribu de l'Aurès sans que celle-ci soit nécessairement passée en bloc au judaïsme. On peut songer en particulier à ce reflux de population berbère vers les montagnes méridionales et le désert, entraîné par la reconquête byzantine et le régime d'oppression politique et religieuse qui s'ensuivit. Au reste, on ne peut pas, semble-t-il, du fait qu'une région donnée est actuellement de langue berbère, conclure qu'on n'a pas pu y parler punique autrefois. Lorsque Basset définit les Berbères « berbérisants » comme « des rUlaux avant tout}) (1), cette définition s'applique aussi exactement, au début de l'ère chrétienne, aux Berbères « punicisants ». Le berbère - appelons-le pour plus d'exactitude, puisque la filiation de l'un à l'autre est certaine, lihyque ou numide - d'abord parlé partout en Afrique du Nord, a reculé des villes et du littoral vers la campagne et l'intérieur devant le punique de Carthage, diffusé par la colonisation phénicienne, puis adopté comme langue officielle par les rois numides (2). Le punique à son tour a subi un mouvement de repli identique et s'est vu réduit peu à peu, par la concurrence victorieuse du latin, de langue urbaine qu'il était d'abord, au rang d'un dialecte surtout rural. L'une et l'autre des deux langues représentent alors la réaction de défense de l'élément indigène contre l'envahisseur. L'une et l'autre sont le fait de régions de résistance, montagnes ou déserts. Et si la vieille langue autochtone a survécu plus tenacement que le punique importé, rien n'interdit de croire qu'elles ont pu, à l'époque qui nous occupe, coexister ou se superposer comme se superposent encore, dans certaines zones, berbère et arabe. Rien ne l'interdit, et certains indices y invitent: les régions où abondent les inscriptions néo-puniques, et que je définissais à l'instant, sont précisément, Gsell l'a noté (3), celles-là mêmes où les inscriptions libyques sont nombreuses aussi. Salluste déjà formulait à propos de Leptis une remarque qui vaut pour l'ensemble du pays, touchant les influences des deux langues l'une sur l'autre : « Lingua modo conversa connubio Numidarum, legum cultusque pleraque Sidonica )) (4). Les linguistes modernes ne sont pas d'accord sur l'ampleur des apports (1) R. BASSET, La langue berbère, Paris, 1929, p. IX. (2) Sur ces faits, BOISSIER, L'Afrique romaine, p. 350 et GSELL, op. cil., IV, p. 494. (3) Op. cil., IV, p. 496 : Gsell signale que les noms propres puniques sont fréquents ùans les inscriptions en langue libyque. (4) SALLUSTE, Bell. Jugurth., 78.
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puniques dans le berbère. Renan les dit considérables (1). Les berbérisants sont plus réservés et constatent « que les régions où la langue de Carthage avait poussé les plus profondes racines furent les premières et les plus complètement arabisées » (2). Il reste que certaines des régions autrefois judaïsées parlent aujourd'hui berbère et parlaient alors, selon toute vraisemblance, punique, au moins en partie : ainsi le Djebel Nefouça (3). Il reste, inversement, qu'il existe encore aujourd'hui des Juifs berbérophones dans certains coins du Maroc (4). Il Y a donc quelques raisons d'admettre que libyco-berbère, punique et judaïsme hébréophone rural ont eu des destinées très voisines, largement convergentes, et représentent, dans des zones Communes de repli, un même phénomène de résistance du sol africain contre l'étranger, romain et chrétien.
III.
LE
SYNCRÉTISME
JunÉO-PUNIQUE
La parenté linguistique du punique et de l'hébreu se doublait d'affinités plus profondes. La propagande juive a été servie également, à n'en pas douter, par les caractères particuliers, maintes fois signalés, du paganisme africain. Gsell les a soulignés : « En adoptant la religion punique, les Africains se pénétrèrent de son esprit. Ils mirent la divinité infiniment au-dessus des hommes. Ils s'accoutumèrent à un sentiment qui n'était guère connu des Grecs et des Romains, mais qu'ils retrouvèrent dans l'Evangile: l'humble soumission à la volonté du Seigneur ». Et, notant la primauté exceptionnelle conférée par la majeure partie de la population, dans la croyance comme dans le culte, à Baal-Saturne, il y voit « un acheminement vers le monothéisme» (5). Monceaux, de son côté, insiste sur les mêmes faits et signale très justement que « au fond du polythéisme (1) Hist. génér. des langues sémitiques, pp. 90-91. (2) H. BASSET, « Les influences puniques sur les Berbères n, in Revue Africaine, 1921, p.373. (3) On notera que les berbérophones du Djebel Nefouça sont restés jusqu'à ce jour, depuis leur conversion, au début du second siècle de l'hégire, attachés à l'hérésie ibâdite, une des formes du kharédjisme : cf. J. DESPOIS, Le Djebel Nefouça, Paris, 1935, p. 137. Religion et langue concourent ainsi à l'opposition contre la domination de l'Islam arabe orthodoxe. La situation est propre à éclairer celle de l'antique judaïsme berbère dans la même région. Peut-être n'y a-t-il là qu'une coïncidence fortuite. Il serait séduisant d'admettre d'un fait à l'autre une continuité. (4) Cf. Initiation au Maroc (Pub!. de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines), Paris, 1938, p. 268; de même J. DREscH, Documents sur les genres de vie de montagne dans le Massif Central du Grand Atlas, Tours, 1941, p. 10 et carte de la densité de la population, feuilles l, 2, 3. (5) Histoire ancienne, IV, p. 497. La parenté fondamentale entre religion d'Israël et religion phénicienne et les possibilités de rapprochement qu'elle implique sont clairement mises en lumière par G. ROSEN, Juden und Phèinizier, pp. 8-15, qui donne la bibliographie de la question.
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africain se cachait une involontaire profession de foi monothéiste» (1). Sans doute, comme il le remarque encore, ces tendances existaient ailleurs, mais elles semblent n'avoir été nulle part aussi marquées ni surtout aussi constantes et aussi populaires qu'en Afrique: elles représentent, elles aussi, un héritage carthaginois. Gsell comme Monceaux ont vu là un élément propre à expliquer la rapide diffusion dans le pays du christianisme d'abord, et plus tard de l'Islam. Monceaux a signalé en outre, sans insister, les rapports entre cette religiosité particulière et le monothéisme des Hébreux. Et certes, plus absolu que celui de la théologie chrétienne, il a dû, avant celui de l'Islam, éveiller dans l'âme des Africains des résonances très profondes. Il ne s'agit pas là de ressemblances fortuites, mais bien d'affinités fondamentales, qu'explique le substrat commun aux religions et civilisations de la PalS/ltine et de la Phénicie antiques: c'est le vieux fond sémitique qui transparaît de part et d'autre. En s'implantant parmi les populations puniques ou marquées par Carthage, la religion d'Israël retrouvait un terrain fort analogue à certains égards à celui où elle était née. Si elle y a, sous la forme évoluée que représente le judaïsme, et animée par l'ardeur prosélytique, exercé un incontestable rayonnement, elle s'est aussi parfois prêtée à certaines compromissions. C'est dans cette perspective que s'expliquent certaines manifestations de la vie religieuse nord-africaine aux premiers siècles de notre ère: je veux parler de ces sectes syncrétisantes dont les caractères sont susceptibles peut-être d'éclairer, faute de renseignements plus directs, le judaïsme des Berbères. Deux noms sont à retenir surtout: Abéloniens et Crelicoles. Sur les Abéloniens, notre documentation se réduit à un texte de saint Augustin, démarqué presque mot pour mot par le Praedestinatus (2). Nous y apprenons que la secte, numériquement peu importante, et en voie de disparition à l'époque, imposait à ses adeptes une chasteté rigoureuse, mais condamnait en même temps le célibat: c'est dans le mariage que les Abéloniens observaient la continence. Le groupement se perpétuait par des adoptions : chaque couple recueillait un garçon et une fille étrangers par naissance à la secte, issus de deux familles différentes et qui, une fois mariés, s'abstenaient comme leurs parents adoptifs de toutes relations charnelles, et adoptaient à leur tour deux enfants. Il paraît difficile d'admettre, bien que le Praedestinatus l'affirme, que ç'ait été là, entre Abéloniens et catholiques, la seule différence. (1) Histoire littéraire. J, p. 10. Sur les survivances des cultes puniqtlflA ~ "llpoque romaine, cf. J. CARCOPINO, Aspects mystiques de la Rome païenne, PariM, 19"1, p. 39 .... et J. GUEY, Il K~iba et à propos de Ksiba, Moloch et Molchomor n, in MIlo,.,.. dt l'Ecole française de Rome, 1937, p. 85. (2) AUGliSTIN, de haere.• ibus, 87 (PL 42, 47); Praedestinatus, 87.
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Augustin lui-même n'en signale pas d'autres, mais n'a pas, visiblement, porté beaucoup d'intérêt à ce groupement obscur. Pour mon objet présent, deux traits sont intéressants dans son témoignage: le recrutement, purement rural, de la secte - haeresis rusticana - confinée, aux dires de l'auteur, dans un canton perdu du district d'Hippone, et son caractère sémitique révélé par le nom lui-même, dont Augustin souligne la forme punique: « Abelonii vocabantur, punica declinatione nominis. » Augustin signale en outre l'étymologie, couramment reçue à l'époque, qui rattachait le nom de la secte à celui d'Abel, et s'en autorise pour latiniser Abelonii en Abeliani. Pourquoi cette appellation? Augustin est muet sur ce point et l'on peut songer, si l'on admet cette étymologie, à diverses explications. Peut-être les Abéloniens se dénommaient-ils ainsi en réaction délibérée contre la secte gnostique des Caïnites, qui réhabilitaient tous les réprouvés de la Bible, Caïn lui-même, les Sodomites, Esaü et jusqu'à Judas, et les vénéraient comme les manifestations de la« Puissance supérieure» et les détenteurs de la vraie gnose, tandis qu'ils haïssaient en Abel l'émanation de la « Puissance inférieure» (1). Peut-être aussi Abel, qui mourut avant d'avoir procréé, tandis que l'Ecriture insiste sur la postérité de Caïn, était-il simplement, à leurs yeux, le symbole de cette pureté et de cette innocence parfaites auxquelles ils prétendaient accéder par la continence. Ou bien, communauté pastorale, se réclamaient-ils à ce titre du berger Abel. Il est possihle enfin qu'ils se soient intéressés moins à la figure du personnage qu'à son nom - « Dieu (est) père» - et qu'en le faisant leur ils aient voulu surtout affirmer la paternité divine, la seule qui, pour ces ennemis de la procréation, possédât une réalité. L'usage d'un nom théophore est d'ailleurs très caractéristique des milieux sémitisés de l'Afrique du Nord: l'épigraphie fournirait de multiples parallèles (2). Ces diverses explications, entre lesquelles il est difficile de choisir, supposent toutes, chez ces sectaires, une certaine familiarité avec la Bihle et sa langue. On a parfois mis au compte d'influences manichéennes leur mépris de la chair, et la chose n'est pas impossible. L'on notera cependant que les conceptions dualistes qu'il suppose se trouvent déjà non seulement dans les divers systèmes de la gnose chrétienne ou païenne, mais aussi dans un certain judaïsme à tendance gnostique, dont l'influence sur ces paysans du Maghreb apparaît, à la lumière des (1) Cf. EPIPHANE, Panarion, 1, 3, 38. (2) Cf. en particulier TOUTAIN, Le~ cités romaines de la Tunisie, Paris, 1896, p. 184. Le terme Alon ou Elon est d'ailleurs attesté dans l'épigraphie punique comme Dom de la divinité (forme emphatique de el). GSELL (Hi~toire, IV, p. 237, n. 6) y rattache de façon assez plausible, en rejetant tacitement l'étymologie par Abel, le nom des AbHoniens. En revanche, il est difficile d'expliquer, comme on l'a tenté parfois, le nom de la secte par le terme de El Elyon (8eoç U\jJ[crTOÇ) et d'en faire une variante africaine des Hypsistariens.
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faits soulignés précédemment, aussi plausibles que celle du manichéisme. L'obligation stricte du mariage, même dépouillé de sa signification, pourrait bien se rattacher à la morale juive traditionnelle. L'on sait, d'autre part, que les Esséniens, eux aussi astreints à une continence totale, pratiquaient l'adoption au même titre que les Ahéloniens, à cette seule différence près - elle n'est pas capitale - qu'ils condamnaient le mariage en même temps que la procréation: « gens in qua nemo nascitur», ainsi les qualifie Pline (1). L'on se souviendra enfin que dans le judaïsme gnosticisant des pseudo-Clémentines, la« syzygie» Caïn-Abel est le premier de ces couples affrontés où s'exprime, tout au long de l'histoire biblique, l'opposition éternelle du hien et du mal, de la vérité et de l'erreur (2). L'on ne se trompera donc pas, j'imagine, en situant en définitive les Ahéloniens sur les confins indistincts du christianisme, du judaïsme et du paganisme sémitique. Sur les Crelicol~ aussi nos renseignements sont assez minces. Saint Augustin les mentionne en passant (3) et si le Code Théodosien les vise à plusieurs reprises, il est muet, comme il est normal pour un document législatif, sur leurs particularités doctrinales (4). De ces témoignages correctement interprétés certains traits se dégagent néanmoins qui permettent de préciser la physionomie de la secte et d'y reconnaître une manifestation caractérisée de syncrétisme judéo-punique. L'intérêt que lui porte l'autorité impériale en atteste l'importance. Encore que nous ne soyons pas fixés sur son extension géographique, il paraît assuré que son foyer principal et sans doute aussi son berceau se trouvaient en Afrique. Précisons : dans l'arrière-pays africain. C'est à Tubursicum en effet, l'actuelle Khamissa, que saint Augustin, se rendant d'Hippone à Cirta, et assez mal informé jusqu'alors, semhlet-il, des particularités de la secte, obtient des précisions touchant ses succès, et essaye, en vain, d'en rencontrer le chef, majorem Caelicolarum: nous sommes, une fois de plus, dans la zone d'influence punique. L'existence de la secte est attestée après le triomphe de l'Eglise, aux IVe et v e siècles. Elle ne paraît pas remonter heaucoup plus haut; les textes s'accordent à en souligner la nouveauté (5). Son caractère syncrétisant apparaît clairement. Les Crelicoles se donnent eux-mêmes pour chrétiens, peut-être par simple opportunisme, pour se prémunir devant les autorités contre les sanctions possibles :« quamvis Christianos (1) Hist. Nat. V, 17,73; cf. JOSÈPHE, Bell. Jud., II, 8, 2. (2) Homélies, 2, 16; cf. O. CULLMANN, Le problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin, Paris, 1930, p. 87 ss. (3) Ep., 44, 6, 13 (PL, 33, 180). (4) Code Théod., 16, 5, 43-44 (Lois de 408). (5) ... Caelicolae, qui nescio cujus dogmatis novi conventus habent (Cod. Théod., 16, 5,43); cf. 16,8,19 (Loi de 409); Caelicolarum nomen, inauditum quodammodo, novem crimen superslilionis vindicavil.
SI
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ene se simulent... » (1). Saint Augustin nous apprend que leur chef, lorsqu'il essaya de conférer avec lui, préconisait un baptême, qu'il qualifie de nouveau et sacrilège, sans qu'on puisse décider avec certitude si cette nouveauté doit s'entendre par rapport aux rites ecclésiastiques ou aux usages primitifs de la secte elle-même. Le rite baptismal n'est pas particulier au christianisme. On sait quelle place il tenait dans les milieux sectaires juifs où un large mouvement baptiste a préparé la voie au sacrement chrétien. En fait, les Crelicoles sont en coquetterie avec le judaïsme, jusqu'à se donner à eux-mêmes et à leurs recrues le nom de Juifs (2). En conséquence, le législateur, tout en leur appliquant les peines prévues contre les hérétiques et leur propagande, les classe non point parmi la dissidence chrétienne, mais côte à côte avec les Juifs et les Samaritains. Ainsi s'explique sans doute le silence, de prime abord assez surprenant, des hérésiologues qui, prompts à signaler même les sectes les plus insignifiantes, n'ont fait aucune mention des Crelicoles : ils y ont vu, tout comme le législateur, un phénomène juif bien plus que chrétien. Toutefois Philastre, dressant la liste des hérésies juives, en signale une qui, dit-il, adorait cc la Reine, nommée encore Fortune du Ciel, qu'on appelle aussi, en Mrique, Crelestis, et lui offrait des sacrifices» (3). Faut-il y reconnaître les Crelicoles du Code théodosien ? On l'a cru parfois et ce serait là un renseignement précieux (4). Le témoignage doit cependant être utilisé avec la plus grande prudence. Philastre n'est pas, en effet, une autorité très sûre. Son catalogue se caractérise par une absence totale de sens historique et d'esprit critique. Il groupe, à côté de sectes juives ou chrétiennes historiquement attestées, toutes les manifestations idolâtriques de la vie religieuse d'Israël, élevées à la dignité d'hérésies individualisées. L'ensemble est classé suivant un ordre qui se prétend chronologique - a mundi initio et origine - mais qui est en réalité artificiel et incohérent. Il suit, pour l'essentiel, le texte sacré, c'est-à-dire que les prétendues hérésies bibliques sont énumérées dans l'ordre même où l'Ecriture en fait ou est supposée en faire mention, et que les sectes juives ou chrétiennes tardives sont elles aussi rattachées, tant bien que mal, à l'Ancien Testament. C'est ainsi que les Ophites gnostiques ouvrent la marche, tout simplement parce que le serpent intervient au début de la Genèse. Viennent ensuite, en vertu du même principe, les Caïnites et les Séthiens puis, succédant aux principales sectes juives contemporaines du christianisme primitif, ceux qui adorent les grenouilles envoyées par Jahvé sur l'Egypte, (1) (2) (3) (4)
Code Théod., 16, 5, 43. Code Théod., 16, 8, 19. Haer., 15 (PL, 12, 1126). Cf. en particulier JUSTER, op. cit., l, p. 175, n. 3.
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Ceux qui vénèrent la mouche d'Accaron - entendons Baal-Zebub-, Astarté, Chamoth, et d'autres. De simples épisodes de l'histoire bihlique donnent ainsi naissance, sous la plume de l'auteur, à autant de groupements sectaires. Et, dans pareille perspective, le passé et le présent, le réel et l'imaginaire interfèrent et s'enchevêtrent en une étonnante marqueterie. C'est dans cet ensemble que prend place la notice relative aux adorateurs de Regina-Crelestis. Ce que Philastre en dit repose sur un passage, dûment cité, de Jérémie, où le prophète s'insurge contre le culte idolâtrique, implanté en Israël, de la Reine du Ciel, l'Astarté phénicienne (1). Cette prétendue hérésie juive appartient donc elle aussi au passé bihlique, et rien dans le texte de Philastre ne permet de dire avec certitude si oui ou non il la considère comme existant encore de son temps. Toutefois, le fait qu'à côté du nom de Reine, seul employé par le prophète, figurent ceux de Fortune du Ciel et surtout de Crelestis, dont Philastre sait qu'il est africain, incite à croire qu'il songe bien, sans le dire explicitement, à un phénomène contemporain, considéré comme le prolongement direct de celui que dénonçait Jérémie. Nous serions donc en présence, dans cette Afrique du IVe siècle, d'un groupement syncrétiste, mêlant à des éléments empruntés au judaïsme le culte punique de Crelestis-Tanit, tout comme le faisaient les contemporains de Jérémie: ce seraient-là les Crelicoles. Qu'il y ait d'une période à l'autre une continuité rigoureuse, il serait bien audacieux de l'affirmer. Mais que le même phénomène ait pu se reproduire à plus d'un millénaire d'intervalle, il ne faut pas s'en étonner, dès lors que les mêmes conditions, favorables à sa genèse, étaient à nouveau réalisées. La même combinaison syncrétiste est concevable partout où des Juifs, échappant du fait de l'éloignement ou de toute autre cause au contrôle de l'autorité religieuse palestinienne, se trouvaient au contact de sémites païens et plus spécialement de Phéniciens, leurs cousins germains, dont ils subissaient l'influence en même temps qu'ils en exerçaient une sur eux. Car c'est d'un échange, facilité par les affinités psychologiques et culturelles, et sans doute aussi dans certains cas par la pratique de rites identiques, en particulier la circoncision, que sont nés ces groupements mitoyens, constitués tout à la fois de Juifs dissidents et de païens judaïsants (2). (1) Jérémie 44,17 ; cf. 7,18. (2) Sur ce point, ROSEN, op. cit., pp. 8-21. S'il était établi avec certitude, d'une part, que Carthage et les populations punicisées pratiquaient comme les Phéniciens orientaux la circoncision, d'autre part, que certains éléments du judaïsme africain pratiquaient le culte sacrificiel, il y aurait là un facteur important pour l'interpénétration des deux milieux. Mais on ne peut ici rien affirmer. Sur le premier point cf. GSELL, Histoire, IV, pp. 188·189; Sur le second nous n'avons aucun indice sûr, malgré l'essai de démonstration de SLOUSCHZ, Judéo-Hellènes, en particulier, p. 141 ss. Il est établi en revanche 'lue les Carthaginoi. s'abstenaient de la viande de porc: GSELL, ibid., p. 44.
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Nou. Bommes abondamment renseignés, par des documents littéraires et "!graphiques, sur la diffusion et l'importance du culte néo-punique
de Cele.tie, Tanit Pene Baal (1). C'était la principale divinité de la IIOODde Carthage, et elle a été reconnue comme telle en Mrique, partout .. 1. civilisation carthaginoise s'était implantée, au point de devenir la divinité africaine par excellence: « Unicuique provinciae suus deus est ...... Africae Caelestis», déclare Tertullien, et Salvien : « Caelestem Afrorum daemonem » (2). Elle est tout autre chose cependant qu'une simple divinité locale, protectrice d'une cité ou d'un pays. Elle exerce dans le panthéon carthaginois cette primauté que les Sémites ont volontiers reconnue aux éléments qu'elle personnifie, l'air, le ciel, les astres : ( Assyri et pars Afrorum », dit Firmicus Maternus, « aerem ducatum habere elementorum volunt » (3). Elle tend en fait à devenir la déesse suprême et universelle, dont la physionomie complexe perd en précision à mesure que ses attributs se multiplient et qu'elle s'élargit aux dimensions d'une divinité vraiment cosmique. Ses caractères, et la place de choix dont jouissait Crelestis dans la dévotion et la théologie néopunique, étaient de nature à favoriser un rapprochement entre son culte et le monothéisme juif. Encore convient-il de ne pas se méprendre sur le sens de ce rapprochement. S'il paraît en effet assuré qu'un lien existait entre Crelestis et les Crelicoles, on n'est pas en droit pour autant de définir ces derniers comme les adorateurs de Crelestis. Il y a entre leur dévotion et celle des Juifs idolâtres anathématisés par Jérémie une différence fondamentale. Si Crelestis s'est trouvée intégrée à la théologie de la secte, ce n'est pas comme une figure concrète et rigoureusement individualisée, qui serait la parèdre de Jahvé comme elle l'avait été de Baal-Saturne. Elle a dû être identifiée plutôt qu'associée au Dieu de la Bible, comme une divinité asexuée, numen des éléments atmosphériques, des astres, de la voûte céleste et de ce fait, en vertu des conceptions astrologiques si fortes à l'époque ct dans ce milieu, puissance ordonnatrice, sinon à proprement parler créatrice de l'univers. Telle l'avait faite l'imagination religieuse de ses fidèles. Le contact avec le judaïsme n'a pu qu'accentuer, avec ces caractères, une tendance inhérente au paganisme africain. L'on est en droit de voir dans la secte crelicole plutôt qu'un judaïsme dégradé, un acheminement païen vers le monothéisme: Crelicoles et non pas Crelesticoles, il y a là une nuance sensible (4). Déjà Tertullien constatait l'existence autour de lui d'un cuIte des (1) Cf. en particulier, PAULy·WrssowA, RE, article Caelestis (Cumont); GSELL, op. cit., IV, p. 261 ss. et surtout AUDOLLENT, Carthage romaine, Paris, 1901, p. 369 ss. (2) TERTULLIEN, Apol., 24; SALVlEN, Gub. Dei, B, 9. (.3) De errore prof relig., 4, 1; cf. éd. Heuten, Bruxelles, 1938, p. 144 8S. (4) Chronologiquement le mouvement crelicole apparaît en un temps où le cuIte de Crele~ti. e~t di-jà en régression très nette.
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éléments célestes: cc Non plerique affectatione adorandi aliquando etiam caelestia ad solis initium labra vibratis ? )} Ce culte s'accompagne de rites visiblement empruntés à la Synagogue, jeûne, repos sabbatique, qui illustrent l'emprise du judaïsme en milieu nord-africain: cc Vos certe estis qui etiam in laterculum septem djerum solem recepistis et ex diebus ipsum praelegistis, quo die lavacrum subtrahatis, aut in vesperam differatis, aut otium et prandium curetis. Quod quidem facitis exorbitantes et ipsi a vestris ad alienas religiones. Judaei enim festi, sabbata et caena pura, et judaici ritus lucernarum etjejunia cum azymis, et orationes littorales... » (1). Cette tendance diffuse parait bien avoir préparé, de loin, l'éclosion et le succès de la secte crelicole. On ne doit pas oublier d'autre part que les Juifs eux-mêmes sont maintes fois apparus au monde gréco-romain comme les adorateurs du ciel, simplement parce que, répudiant à la fois le polythéisme et la figuration divine, ils s'attachaient au culte exclusif d'un Dieu personnel, certes, mais immatériel, invisible, impossible à représenter, manifesté seulement par son action multiforme et omniprésente, et singulièrement, tout au moins dans la conception biblique primitive, à travers les phénomènes atmosphériques. Plutôt que dans son temple sans images, c'est au fond du ciel qu'il fallait chercher sa résidence. Les païens ont volontiers confondu la demeure et son maitre, et réduit la personne de Jahvé à un principe, une puissance immanente à la voûte céleste: cc Nil praeter nubes et caeli numen adorant» (2), voilà pour Juvénal les Juifs et leur culte. Pour les Juifs eux-mêmes Jahvé, en même temps que Dieu d'Israël, de la création, Seigneur, Eternel, reste aussi le Dieu Très-Haut, que Melchisédech déjà adorait sous ce nom, El Elyon (3). Cette conception particulière de la divinité est à l'origine de groupements syncrétistes judéo-païens constitués antérieurement à l'époque chrétienne et qui, plus ou moins transformés par l'adjonction d'éléments chrétiens, se sont maintenus parfois jusque bien après le triomphe de l'Eglise. C'est le cas en particulier des Hypsistariens d'Asie Mineure, sectateurs, mi-juifs, mi-païens, du Dieu Très-Haut, qu'ils adoraient sous ses manifestations visibles du feu et de la lumière et dont le culte comportait, à défaut de la circoncision, la plupart des observances juives, en particulier le sabbat et les interdictions alimentaires. La secte existait encore à l'époque des grands Cappadociens. Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse en parlent l'un et l'autre et la désignent l'un comme judéo-païenne, l'autre comme juive (4). L'éloignement géographique interdit de ramener à un seul et même groupement Hypsistariens de (1) Ad. nationes, J, 13. (2) Satires, 14,97; cf. textes d'Hécatée d'Abdère, Strabon et Celse, ap. Th. REINACH, Textes d'auteurs !{recs et romains relatifs au judaïsme, Paris, 1895. (3) Genèse 14,18. (4) Cit~g par .JUHTEI\, op. cit., 1, p. 288, n. 2, qui donne la bibliographie de la question.
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Cappadoce et du Bosphore et Crelicoles d'Mrique. Du moins sommesnous en droit d'y voir deux manifestations parallèles et apparentées d'une même tendance. On en peut dire autant et plus sûrement encore de nos Crelicoles et d'une autre secte, que nous révèle Cyrille d'Alexandrie. Discutant sur la religion du prêtre Jethro, beau-père de Moïse, et du peuple de Madian, il écrit ceci :« Ils adoraient le Dieu Très-Haut (,)~Lcr"t'
JUSTER,
op. cit., l, p. 289.
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Dès lors, ce que Cyrille nous en dit est propre à jeter une lumière suggestive sur le groupement africain des Crelicoles. Comme ces « Déi· coles » illustrent une tendance générale et constante de la religiosité sémitique, et qu'en outre les conditions sont de part et d'autre, dans le Maghreb et en Phénicie-Palestine, sensiblement les mêmes, on est en droit de postuler entre les deux g}"oupements des affinités précises et positives: Déicoles et Crelicoles pourraient bien être termes synonymes et interchangeables, recouvrant des réalités identiques ou tout au moins étroitement apparentées. Est-il interdit même de supposer que les Crelicoles étaient ainsi appelés surtout par leurs adversaires, comme les Juifs l'avaient été par les païens, tandis qu'eux-mêmes, pour souligner leurs dispositions monothéistes ou hénothéistes, se seraient nommés de préférence, en Afrique aussi, comme Cyrille nous dit que les sectaires faisaient en Orient, Déicoles ? Quoi qu'il en soit, ce que nous entrevoyons de la secte africaine des Crelicoles, et des faits de syncrétisme judéo-punique contribue à expliquer la diffusion, chez les Berbères marqués par Carthage, d'un judaïsme qui devait, selon toute apparence, participer de ce caractère largement syncrétisant. Il est possible que les Crelicoles représentent l'un des aspects de ce judaïsme berbère dont les adeptes étaient sans doute, en rigueur, judaïsants plutôt que Juifs véritables.
* *• Aux divers facteurs, linguistiques et religieux, que je viens d'analyser, s'ajoute, et c'est prohablement un autre élément de son succès, que le judaïsme, seul des trois grandes religions qui, en quelques siècles, se sont disputé l'Afrique du Nord, se présentait comme une religion à l'état pur. Le christianisme assez vite, l'Islam d'emblée s'appuient sur la force d'un empire, et le servent. Leur propagande, sanctionnée dans un cas par des mesures législatives contre les dissidents, appuyée dans l'autre par le glaive, avait un caractère politique en même temps que religieux. Leur victoire devait, de ce fait, apparaître aux indigènes comme un asservissement : c'était l'étranger installé chez eux. Le judaïsme au contraire n'avait d'autres moyens d'action que les armes immatérielles de sa prédication. Bien plus, en soulignant la parenté qui les unissait à eux, en parlant une langue très voisine de la leur, en réagissant comme eux, très souvent, à l'égard de Rome, les Juifs devaient donner aux indigènes l'impression d'être vraiment de chez eux. Jamais peut-être cette Afrique berbère qui, selon l'heureuse expression d'un de ses historiens, « a si souvent dû importer ses drapeaux et parfois même ses chefs» (1), n'a pu éprouver aussi fortement qu'à l'époque (1) H.
TERRASSE,
ap. Initiation au Maroc, p. 79, à propos de la révolte kharédjite.
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et sous l'action de la propagande juive, le sentiment d'être elle-même. C'en est assez, j'imagine, pour expliquer les succès remportés par les Juifs. Je postulais en commençant cette étude, pour le judaïsme berbère, un esprit foncièrement différent de celui de la Diaspora. L'usage de l'hébreu est en lui-même un signe certain de cette opposition, et d'une attitude négative envers la culture gréco-romaine. Quant aux traits précis de cette mentalité judéo-berbère, nous en sommes généralement réduits à les imaginer. Du moins, dans la pénurie de documents, un texte, isolé mais très suggestif, nous permet d'aller au-delà des hypothèses et nous fait toucher du doigt les réactions de ce milieu si curieux. Il s'agit d'une inscription, naguère publiée et commentée par Monceaux (1). Trouvée à l'ouest de Kairouan à Henchir Djouana, dans cette Tunisie centrale où l'emprise de la culture et du parler punique apparaissent particulièrement fortes, elle date vraisemblablement du Ille siècle et provient d'un milieu non pas juif sans doute, mais' très judaïsé. C'est l'épitaphe métrique de deux enfants, rédigée en forme de thrène, selon un type assez courant dans l'épigraphie funéraire, et mise dans la bouche des parents. Ceux-ci, après s'être lamentés sur la perte de leurs enfants chéris -« duo lumina tam clara» (2) - affirment ne plus désirer désormais que le repos de la tombe. La mort leur apportera la revanche de leurs peines : « ... sed veniet utique vindex ille noster dies ut securi et expertes mali jaceamus ». Ils pourront alors se réfugier à leur tour « in ilium puriorem recessum ». Car, et c'est la conclusion de leur complainte, la vertu ici-bas est toujours malheureuse : « homines enim quo innocentiores, eo infeliciores ». Les idées et leur expression sont dans l'épigraphie païenne si insolites que Monceaux n'a pas eu de peine à y déceler non seulement une inspiration juive, mais des réminiscences bibliques très précises. L'idée finale, n'est-ce pas celle du juste souffrant, telle que la développe en particulier le Livre de Job (3) ? N'est-ce pas à Job encore et aux prophètes, qu'est empruntée cette notion du « vindex dies» ? Ce jour de vengeance qu'appellent les parents malheureux, c'est, transposé dans leur situation particulière, celui qu'attendent aussi, comme leur jour, les déshérités de la Bible, et tout Israël, et qui doit (1) MONCEAUX, « Païens judaïsants, essai d'explication d'une inscription africaine », in Revue archéologique, 1902, pp. 208-226. (2) On pourrait penser aussi à un enfant, en donnant à lumina le sens, très courant dans le langage poétique de (( yeux» ; cf. p. ex. CICÉRON, Tuscul., 39, 114 ; VIRGILE, Enéide, 5, 847 ; Val. FLACCUS, 1, 300 ; 5, 341. (3) En particulier Job 21,7 ss. ; cf. aussi Ps. 73,2 ss. ; Jérémie 12,1 ; Isaïe 57,1-2,
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leur porter une revanche éclatante sur le destin mauvais et les Gentils: c'est le jour de Jahvé, jour bienheureux pour les justes afBigés, terrible pour les méchants et les impies. C'est lui qu'annonce Isaïe, envoyé pour« publier une année de grâce pour Jahvé, et un jour de vengeance pour notre Dieu; consoler tous les afBigés, apporter aux afBigés de Sion et leur mettre un diadème au lUlu de cendres, l'huile de joie au lieu du deuil, un manteau de fête au lieu d'un esprit abattu ». Israël alors verra ses ennemis exterminés: car, dit Jahvé,« mon épée s'est enivrée dans les cieux, et voici qu'elle descend sur Edom, sur le peuple que j'ai voué à l'anathème, pour le juger... Car c'est un jour de vengeance pour Jahvé, une année de revanche pour la cause de Sion» (1). Visiblement inspirée de ces textes prophétiques, notre inscription semble s'apparenter également non seulement à l'esprit, mais à la lettre du livre de Job, dans cette idée de la revanche finale du juste éprouvé. Monceaux a pensé y trouver un écho du passage célèbre:« Je sais que mon vengeur est vivant, et qu'il se lèvera le dernier sur la poussière. Alors de ce squelette, revêtu de sa peau, de ma chair je verrai Dieu. Moi-même je le verrai; mes yeux le verront, et non un autre; mes reins se consument d'attente au-dedans de moi. Vous direz alors :« Pourquoi le poursuivions-nous?» et la justice de ma cause sera reconnue. (Ce jour-là) craignez pour vous le glaive: terribles sont les vengeances du glaive! et vous saurez qu'il y a une justice» (2). En soulignant cette réminiscence, Monceaux a remarqué en outre qu'elle paraissait remonter directement au texte hébraïque (3). La traduction des Septante en effet, et après elles la Vulgate, ont quelque peu faussé le sens du passage en traduisant le mot hébreu goel, l'une par« celui qui doit me délivrer », l'autre par« mon rédempteur », alors qu'il semble avoir conservé ici son sens particulier de« vengeur» (4). L'interprétation est intéressante, un peu cherchée peut-être. Elle rejoint, si on l'accepte, ce que je disais plus haut de la situation linguistique dans l'Afrique ancienne. Il paraît difficile en tout cas de mettre en doute l'inspiration biblique du texte. On l'a fait cependant. F. Cumont a formulé certaines réserves touchant le caractère judaïsant de l'inscription, parce que, dit-il, le« naturae serviendum» qu'on y lit est stoïcien (5). Il paraît bien l'être en effet, mais cela n'infirme pas nécessairement l'interprétation de Monceaux. Il ne manque pas d'exemples d'une contamination de pensée judéo(1) Isaie 61,2-3 et 34,5-8 ; cf. Joël 3,4 ; Mal. 3,19-22. (2) Job. 19,25-29. (3) Op. cit., pp. 221-223. (4) Septante: oIillX Y<XP I)'n &'évvIX6c; È:cr't"LV 6 È:XÀUe:LV [.Le: [.LéMWV... Vulgate: Scio enim quod redemptor meus vivit... Sur le sens de goel, cf. RENAN, Le Livre de Job, Pari., 1859, p. 82. (5) F. CUMONT," Un fragment de sarcophage judéo-paien», ap. Revue Archéologique, 1916, lI, p. 9, n. 4.
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stoïcienne: qu'on songe simplement au IVe livre des Macchabées (1). L'inspiration d'un document syncrétisant comme notre inscription est complexe. Et il est bien difficile d'expliquer autrement que par la Bible le « vindex dies». Même s'il ne devait traduire que l'idée, stoïcienne elle aussi, de libération, il reste que la forme est biblique et suppose à tout le moins un milieu familiarisé avec certaines notions et expressions juives. Mais Monceaux a démontré, à l'aide de textes empruntés les uns à la Vulgate, les autres, particulièrement suggestifs, à la littérature chrétienne d'Afrique, que le sens de « vengeur» était le seul vraiment satisfaisant. Sa démonstration me paraît à cet égard pleinement probante (2). C'est bien à la Bible, et à certains de ses aspects les plus typiquement juifs, que se rattache cette inscription, latine de langue, mais d'esprit tout sémitique. L'originalité du document apparaît mieux encore lorsqu'on le rapproche d'une autre inscription, authentiquement juive celle-là, et non pas simplement judaïsante: l'épitaphe métrique de Regina, trouvée dans la catacombe romaine de Monteverde, et datant sans doute du 1er siècle. Elle est citée par F. Cumont dans l'article que je mentionnais à l'instant. Par la forme, les deux textes se ressemblent fort. Ils ont en outre en commun d'exprimer la même certitude d'un avenir meilleur que le présent. Mais la parenté s'arrête là. L'inspiration est foncièrement différente. Il n'est pas question ici de vengeance sur le sort mauvais. Une douce certitude donne au mari de Regina l'apaisement, certitude de la survie, de la résurrection, du revoir dans un monde meilleur : « ... rursum victura, reditura ad lumina rursum. Nam sperare potest ideo quod surgat in aevum promissum (quae vera fides) dignisque piisque quae meruit sedem venerandi ruris habere. Hoc tibi praestiterit pietas, hoc observantia legis, conjugii meritum, cujus tibi gloria curae. Horum factorum tibi sunt speranda futura de quibus et conjunx maestus solacia quaerit. »
Ce sont là, certes, les croyances fondamentales du pharisaïsme, mais comme imprégnées de philosophie spiritualiste. L'eschatologie traditionnelle s'élargit. Il ne s'agit plus des destinées d'Israël, mais (1) Cf. A. DUPONT-SOMMER, Le Quatrième Livre des Macchabées, Paris, 1939, pp. 3356. (2) Loc. cit., p. 213; cf. VULGATE, Ecclésiastique 12,4 : cc Dies vindictae n ; Optat : De schism. Donat., 2, 18 et 6, 6 : cc Vindex Deus n, et pour l'idée, si caractéristique, du jour terrible, COMMODIEN, Carm. Apol., passim, en particulier 887, 994, 1000, cités par MONCEAUX, pp. 224-225.
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de l'âme immortelle et des promesses de résurrection: la félicité dans l'au-delà se substitue aux joies terrestres du royaume messianique. Même perspective individualiste dans l'inscription africaine. Mais l'idée de la survie y apparaît, en dépit de cette aspiration vers « un séjour plus pur », plus estompée: c'est dhbord du sommeil de la mort que les parents malheureux attendent leur consolation, dans l'oubli de leur peine présente. Ce qui frappe, c'est le comparatif puriorem qui, Monceaux le souligne, « semble impliquer une sorte de protestation et de rancune contre la corruption et l'injustice de la société » (1). C'est aussi et surtout que cet amer cri de revanche recourt tout naturellement, pour s'exprimer, à l'antique phraséologie biblique et transpose dans un sens individuel le vocabulaire du messianisme juif. Deux esprits s'opposent ici. D'un côté, dans ce qu'il a de plus élevé, synthèse du judaïsme et de l'hellénisme, l'esprit de la Diaspora, d'une religion éclairée, accueillante aux influences et qui est une sagesse : celle-là même qui, par la bouche de Philon, son plus illustre représentant, donnait du mot Israël, comme fera saint Augustin, l'interprétation si caractéristique: celui qui voit Dieu (2). De l'autre, le vieil et authentique esprit d'Israël, de cet Israël qui se définit le combattan,t de Dieu, et pour qui Dieu combat: l'esprit des prophètes ardents, et des Apocalypses, qui s'épanouit dans l'épreuve et qui, dans une véhémente protestation contre le monde et ses maux, souffie avec une vigueur renouvelée sur la terre africaine. Car si cette idée de la vengeance divine apparaît ainsi, curieusement transposée, dans un document qui n'est pas juif, c'est à coup sûr qu'elle jouait dans la prédication juive un rôle essentiel et singulièrement efficace. Cet ille qui qualifie le jour impatiemment attendu paraît bien indiquer que la notion était, dans ce milieu, familière à tous les esprits. « L'aspiration vers ce jour vengeur », comme le dit encore Monceaux, (( résume toutes les aspirations des Juifs dans leur détresse : repos dans la tombe, attente de la résurrection et de la vie éternelle, foi dans les promesses du Dieu vengeur qui devait restaurer Jérusalem, châtier les méchants, ouvrir au peuple élu les joies du paradis» (3). On imagine les échos que pouvait éveiller pareil message chez ces populations africaines, rétives, d'avance marquées par l'Orient sémitique, et qu'un mouvement de révolte chroniqne dresse à l'époque, tout comme les Juifs, contre l'ordre établi et le monde, l'ordre et le monde romains (4).
(1) Op. cil., p. 214. (2) PHILON, De mutaI. nom., 81 (:\) Païen.• judaï.•anls, p. 223.
el. ;
cf. Leg. alleg., III, 4, 15.
(4) Le rhri_tianisme africain lui·même en apporte l'écho, IDoins danR le montnniRme dl' ')'rrtllllirn '1U" dum la rcli~i()
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IV. CAUSES ET ORIGINES DU JUDAISME BERBÈRE CRISES PALESTINIENNES ET POLITIQUE DES SÉVÈRES La diffusion du judaïsme à l'intérieur du Maghreb apparaît donc, sous quelque biais qu'on l'envisage, comme un phénomène spécifiquement sémitique. Peu importe ce que les Berbères sont ethniquement. Un fait est pour nous capital, qui compte plus que le sang: la langue punique, héritée de Carthage, et l'esprit qui s'exprime en elle, et dont ils se sont imprégnés en l'adoptant, a fait d'eux, pour un temps et dans une large mesure, des sémites, de même qu'une langue et une civilisation étrangères feront des Bulgares des slaves (1). C'est en reprenant de leur côté, à leur contact, pleine conscience de leur sémitisme, et à la faveur de la parenté ainsi mise au jour, que les Juifs ont pu enregistrer en Berbérie des succès considérables. Quand et pourquoi s'est opéré en Afrique le passage du judaïsme (( cosmopolite» de la Diaspora à ce judaïsme (( barbare », oriental de langue et d'esprit? Ou plutôt puisque tout porte à croire qu'ils ont d'abord coexisté, à quel moment et sous la poussée de quelles causes l'équilibre entre les deux s'est-il définitivement rompu au bénéfice du second? C'est ce qu'il nous faut essayer maintenant de préciser. Comme l'arrivée des Arabes trouve le judaïsme, au VIle siècle, solidement et largement installé chez les Berbères et que pareil résultat n'a pas été acquis en un jour, il y a toutes raisons de situer cette diffusion, et le processus de transformation interne qu'elle implique, au cours des siècles très confus marqués dans l'histoire africaine par l'affaiblissement, puis la chute de l'autorité romaine, l'intermède vandale et la domination byzantine, soit, en gros, la période qui s'étend du Ille au VIe siècle. J'y ai puisé déjà un certain nombre de faits et de témoignages. La documentation assez lacunaire dont nous disposons permet tout au moins, en dégageant les causes essentielles, de jalonner avec quelque vraisemblance les étapes de cette intéressante évolution qui, détournant les Juifs de Rome et de sa culture, leur fait chercher auprès de populations plus frustes et de mentalité totalement différente une clientèle de rechange. (1) C'est en ce sens qu'il faut entendre le terme, employé par les écrivains anciens, de Libyphéniciens, dans lequel Movers voulait voir un souvenir des migrations cananéennes en Afrique. Voir à ce propos la réfutation de GSELL, Histoire ancienne, J, p. 342 ss. : cc Ce terme désignait, avant l'époque romaine, les Phéniciens de Libye, c'est-à·dire des gens d'origine phénicienne qui vivaient dans les colonies fondées sur le littoral africain, soit par des Phéniciens de Syrie, soit par les Carthaginois. Plus tard, seulement, il s'est appliqué à des gens de l'intérieur du pays qui, sous la domination de Carthage, avaient adopté les mœurs puniques et pouvaient être regardés comme des Libyens devenus Phéniciens.» Comme le fait encore remarquer Gsell, cette emprise de la civilisation carthaginoise sur les indigènes est en partie postérieure à la chute de Carthage.
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Le point de départ toutefois doit être cherché un peu plus haut que le début de cette période. Les premiers événements susceptibles d'avoir orienté vers de nouvelles destinées Je judaïsme africain sont ceux de la guerre juive de 66-70. Josèphe nous rapporte en effet qu'au lendemain de la prise de Jérusalem, un group! de Zélotes, dirigé par un certain Jonathan, s'enfuit de Palestine à Cyrène et y fomenta, dans la communauté juive, une révolte, rapidement et brutalement réprimée. Ce Jonathan, « le plus scélérat des hommes» au dire de Josèphe, « persuada un assez grand nombre de pauvres gens de le suivre, et les emmena au désert, leur promettant de leur montrer des signes divins et des apparitions ». Dénoncé par « les Juifs les plus distingués de Cyrène », l'élément éclairé et hellénisé - notons l'opposition - il fut pris avec la plupart de ses partisans et exécuté (1). Ils ne représentaient du reste, lui et ses compagnons, qu'une faible partie d'une importante émigration, spontanée ou forcée, qui amena de très nombreux Juifs, fuyards ou déportés à la suite des événements de Palestine, sur le littoral africain, en Cyrénaïque surtout, mais aussi dans les régions plus occidentales (2). On imagine aisément, d'après l'exemple de Jonathan, l'état d'esprit de ces Palestiniens, ne parlant sans doute, en majorité, que l'araméen et l'hébreu, et qui venaient d'assister à l'effondrement de leur nation et du culte jérusalémite : rancœur et haine vis· à-vis de l'Etat romain et peut-être aussi de toutes les formes de la civilisation gréco-latine. Leur arrivée dans ce coin de la Diaspora qui, considérée d'ensemble, ne paraît pas avoir ressenti très vivement le contre-coup des événements de 70, a dû agir comme un levain de révolte. De fait, moins d'un demisiècle plus tard, sous Trajan, un conflit sanglant dresse les uns contre les autres, dans cette même Cyrène, Juifs et Grecs. Sans doute, ce genre d'incident, fruit à la fois de l'esprit particulariste des Juifs et de l'anti· sémitisme chronique des païens qui les côtoyaient, est assez commun dans l'histoire du judaïsme antique. Mais l'ampleur et l'invraisemblable sauvagerie du mouvement de Cyrénaïque, fomentée par les Juifs, son caractère politique ou pour mieux dire messianique, la rigueur de la rppression opérée par Marcius Turbo, tout concourt à lui conférer une phy~ionomie assez exceptionnelle, dont les faits précités me paraissent rendre compte dans une large mesure. Les termes dans lesquels Renan décrit l'affaire sont significatifs : « Les Juifs s'imaginèrent que le jour de colère contre les païens était
(1) JOSI':PIIE, Bell. jud., 7, IL (2) UnI' tradition juivr, tardive il eqt vrai (NEUBAUER, Mediev. Jew. (,hran .. J, p. 190), uflirmr 'lUI' Tlt." inqtall.\ en pays cartharrinoiq 30000 priqonnil'rq cil' l?:'Il'rrr jUif. ; rf. Il~CI"llJTII.(( Dil' Jucl"J1 in Nord-Afrika hiq zur Jnva"ion dl'r Arahl'r)). in l\1anar •.•rhr. lur (;e5(·I&. und W ...en"lr. de. Judenr., 1906, p. 22 q•. et Encyd. Jud., urt. Karrhul(a, 9,
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arrivé» (1) : vindex ille noster dies ... Une tradition talmudique fort explicite, nous l'avons vu, prête à Rabbi Akiba, qui sera sous Hadrien l'un des protagonistes de la seconde guerre de Judée, des voyages en Afrique, à une époque sans doute très voisine de l'affaire de Cyrène (2). La répression qui suivit cette dernière eut pour effet de vider presque totalement la Cyrénaïque de sa population juive: elle fut pour une large part massacrée, tandis que les survivants cherchèrent refuge dans des régions plus excentriques, et moins directement soumises à la surveillance de Rome. Si la date et la réalité même d'une émigration juive vers le Niger restent objet de controverse (3), il est en revanche extrêmement vraisemblable que les premiers contacts avec les populations berbères des massifs maghrébins ou des confins désertiques se situent au lendemain de ces événements. Nous sommes fondés par conséquent à noter, comme la cause initiale de l'évolution qui nous intéresse présentement, le renouveau en pays africain de cet esprit zélote dont le mouvement circoncellion représente, à certains égards, une variété chrétienne. Une seconde cause, d'ordre très différent, doit être cherchée dans ce qu'on peut appeler le philosémitisme des Sévères. L'avènement de cette dynastie, africaine d'origine, sémitique de culture et d'affinités, paraît avoir eu pour les destinées du judaïsme, et tout spécialement du judaïsme d'Afrique, une grande importance. Des témoignages nombreux nous renseignent sur l'état d'esprit de ces provinciaux, étrangers à l'authentique tradition romaine (4). Septime Sévère ne réussit jamais à se défaire de son accent punique, et maniait mieux la langue de Carthage que celle de Rome : « Punica eloquentia promptior, quippe genitus apud Leptim» (5). Sa sœur, encore plus marquée que lui par les influences locales, parlait à peine le latin:
(1) RENAN, Les Evangiles, p. 504; cf. DION CASSIUS, 68, 32, et EUSÈBE, Hist. Ecclés., 4. 2 ; SCHÜRER, op. cit., 14 , p. 665 ss. Le nom sémitique des Zélotes (qananaja, rendu chez les auteurs de langue grecque par Ko:vo:v()(1o" cf. Ch. GUIGNEBERT, Le monde juif vers le temps de Jésus, Paris, 1935, p. 220) a contribué peut-être, à la faveur d'un jeu de mots, à rendre une vie et un sens nouveaux à la tradition des origines cananéennes des Berbères. (2) RACHMUTH, op. cit., pp. 35-36 ; SLOUSCHZ, Judéo-Hellènes, p. 123. (3) ALBERTINI, L'Empire romain 3 , Paris, 1939, p. 165, situe vers la fin du 1er siècle, à la fois la judaisation de certaines tribus berbères et une migration de Juifs de Tripo. litaine vers les oasis sahariennes et, de proche en proche, jusqu'au Niger. M. DELAFOSSE, Les noirs de 1'Afrique, Paris, 1922, p. 35, explique par l'influence de ces Juifs la civili· sation des Peuls ou Foulbé et la formation en Afrique Occidentale de l'Etat de Ghana. Mais sa théorie a suscité réserves et critiques parmi les anthropologistes: résumé de la discussion, ap. A. BERNARD, Afrique Occidentale (Géographie universelle, XI, 2), Paris, 1934, p. 424 ; cf. J.-J. WILLIAMS, Hebreu'isms of West Africa, New York, 1930 (Compte rendu in Revue de l'Histoire des Religions, 1930, l, p. 251). (4) Réunis et commentés par GAUTIER, Passé de l'Afrique du Nord, p. 131 ss.; cf. M. MIESES, op. cit., Revue des Etudes juives, 93, p. 56 ss. (5) AURELIUS VICTOR, Epitome, 20.
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cc Soror sua vix latine loquens, ut de illa multum imperator erubesceret» (1).
L'éloge d'Hannibal, à qui Caracalla fit élever des statues, était un thème familier à la cour impériale (2). Avec ces princes, unis à des Syriennes, l'empire est en passe de se sémit~er, politiquement et religieusement. Pareille attitude a stimulé de façon toute spéciale le particularisme africain. Leur pays d'origine a bénéficié de la faveur des Sévères, au même titre que l'Orient syrien et au détriment, souvent, des tendances unificatrices. cc Ab Afris ut deus habetur» dit de Septime Sévère son biographe de l'Histoire Auguste (3). Les divinités indigènes connaissent jusque dans les camps un renouveau de popularité. De nombreuses inscriptions néo-puniques attestent, au même titre que les témoignages littéraires, la vitalité, accrue semble-t-il, de l'idiome carthaginois, dont les jurisconsultes autorisent explicitement l'usage dans les tribunaux (4). C'est de la même époque que date l'installation, dans les garnisons du limes africain, de contingents syriens, numerus Palmyrenorum sous Septime Sévère, numerus Hemesenorum sous Caracalla, bientôt renforcés par d'autres éléments de même origine. M. Carcopino a montré comment ces Orientaux, fixés sur le sol africain, une fois leur service terminé, comme vétérans, ont contribué, tout comme les survivances puniques, en gardant au contact des indigènes leurs coutumes et leur langue, à maintenir et développer cette mentalité sémitique et ont ainsi aplani la voie aux envahisseurs musulmans, préparant de loin la revanche de leur race (5). Toutes ces mesures devaient, par elles-mêmes, agir au bénéfice d'un judaïsme en voie de se resémitiser lui aussi. Mais la faveur impériale s'est adressée plus directement encore aux Juifs, et leur a permis de renforcer leurs positions, et sans doute aussi leur particularisme. La bienveillance des Sévères à l'égard d'Israël est un fait solidement attesté. Les chrétiens l'ont soulignée: cc Judaeos plurimum dilexerunt», dit de Septime Sévère et de Caracalla saint Jérôme (6). Les Juifs l'ont également reconnue. Une dédicace palestinienne, d'allure toute païenne, mais faite È~ e:ùx.'fjc; '!ou
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Caracalla, dont nous savons par ailleurs que dans son enfance il jouait avec de jeunes Juifs et prenait à l'occasion leur défense (1). De fait, la tolérance absolue des premiers Sévères à l'égard du judaïsme, continuée d'ailleurs par Elagabal et Sévère Alexandre - ce dernier surnommé (grand rabbin» par la malice des Alexandrins (2) - se double de faveurs positives, telle droit accordé alors aux Juifs d'accéder aux honneurs (3). Peut-être même faut-il avec Kohl-W atzinger reconnaître dans plusieurs des belles synagogues de Galilée, datées du début du Ille siècle, des fondations impériales. L'Histoire Auguste, il est vrai, dit que la propagande fut formellement interdite aux Juifs, en même temps qu'aux chrétiens, par Septime Sévère: « Judaeos fieri sub gravi paena vetuit. Idem etiam de Christianis sanxit» (4). Mais rien n'indique que l'édit ait été, particulièrement en ce qui les concerne, très strictement appliqué. Il y a au contraire de bonnes raisons de penser qu'il est resté lettre morte et que le prosélytisme continua de s'exercer comme par le passé. Sans entrer ici dans le détail d'une démonstration que je me réserve de fournir ailleurs, je noterai simplement le témoignage de Dion Cassius, contemporain des Sévères. Après avoir signalé que le nom de Juifs s'applique non seulement aux habitants de la Judée, aux Israélites de race, mais à tous ceux qui, à travers le monde, ont adopté leurs croyances et leurs coutumes, il ajoute :« Cette espèce d'hommes (genos) existe même parmi les Romains; maintes fois brimée et réprimée, elle s'est néanmoins accrue dans d'énormes proportions, au point de s'imposer et de gagner de haute lutte la liberté religieuse» (5). C'est dire clairement que les mesures de répression n'ont fait en définitive que servir le judaïsme et sa propagande : car il ressort du contexte que la tolérance ainsi acquise vaut également pour les convertis de la Gentilité. D'ailleurs, s'il avait été appliqué, l'édit de Septime Sévère n'aurait fait sans doute qu'accentuer l'évolution déjà amorcée qui, écartant les Juifs du type de religion créé par et pour la Diaspora, les ramène peu à peu dans les cadres traditionnels du judaïsme sémitique. De fait, on doit le noter, un des résultats de la bienveillance officielle et des (1) Hist. Aug., Caracalla, J. Sur les relations entre « Antonin» et le Patriarche, KOHL-WATZINGER, op. cit., p. 213 ss. De nouveaux arguments pour l'identification de « Antonin» et Caraccalla ont été apportés par MIESES, op. cit., Revue des Etudes juives, 93, p. 148 ss. qui donne un résumé des discussions sur la question. (2) Hist. Aug., Alex. Sévère, 28 : « Syrum archisynagogum eum vocante.» (3) ULPIEN, Digeste 50,2,3: (( Eis qui Judaicam superstitionem sequuntur, divi Sever us et Antoninus honores adipisci permiserunt» ; cf. JUSTER, op. cit., II, p. 243 ss. Une synagogue, dite "ApX'l)<; ALO&\lOU, attestée par une inscription, groupait à Rome, à proximité de leur compatriote et bienfaiteur, les Juifs originaires d'Arca Cresarea, ville natale de Sévère Alexandre: cf. Syria, 1930, p. 202. (4) Hist. Aug., Sévère, 17. (5) DION CASSIUS, 37, 17.
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relations cordiales qui, sous Caracalla, unissaient l'empereur et le patriarche, a été l'achèvement de la Mischna, charte du judaïsme replié (1). L'interdiction du prosélytisme, laissant intacts les privilèges traditionnels des Juifs eux-mêmes, n'aurait donc pu, si du moins elle avait eu une portée pratique, que renforcer le' particularisme juif, en regard tout au moins du monde gréco-romain. Il est fort douteux en revanche qu'elle eût réussi à paralyser la propagande dans des régions comme la Palestine, la Syrie et aussi l'Afrique du Nord, plus préparées que d'autres, du fait de leur situation ethnique ou culturelle, à subir l'influence d'un judaïsme redevenu oriental, et où par ailleurs l'attitude des empereurs tendait, consciemment ou non, à fortifier l'élément indi· gène. De plus, dans la région qui nous intéresse, le public atteint par la propagande se recrutait sans doute surtout en dehors de la cité romaine, parmi les pérégrins. Or, l'édit de Septime Sévère paraît bien constituer une mesure de défense politique, visant à protéger les citoyens romains contre une propagande jugée subversive (2). Quoi qu'il en soit, du reste, de sa portée pratique immédiate, il ne paraît pas avoir été maintenu en vigueur par les successeurs de Septime Sévère : si Sévère Alexandre tolère le christianisme, - « Christianos esse passus est» - à plus forte raison n'a-t-il pas dû chercher noise au judaïsme, dont il confirme les privilèges traditionnels: « ludaeis privilegia reservavit» (3). On peut donc penser en définitive que la bienveil· lance des Sévères, aboutissant à stimuler le particularisme africain, patronnant par ailleurs le judaïsme comme toutes les manifestations de la vie sémitique, a contribué, par des voies opposées, au même résultat que les événements de Cyrène. La solidarité judéo-berbère s'en est trouvée renforcée, et l'unité impériale un peu plus compromise dans le Maghreb. Peut-être faut-il tenir compte également d'un autre aspect de la politique africaine des Sévères : la lutte contre le nomadisme. On sait comment, pour diminuer au bénéfice des cultures les terrains de parcours et élargir la colonisation, ils refoulèrent vers le désert les Berbères nomades. Les répercussions très graves de cette politique d'expropriation violente, qui se manifeste sur le plan militaire par l'avancée du limes, en Tripolitaine, en Numidie et en Maurétanie, ont été soulignées par Gsell et Gautier (4). Plus récemment, M. Julien les a clairement résumées. (1) KOHL-WATZINGER, op. cil., p. 213; cf. W. BACHER, Die Agada der Tannailen, Il, Strasbourg, 1889, p. 454. (2) Mesure analogue à l'interdiction de la circoncision pour les citoyens romains : JUSTER op. Cil., J, p. 267, n. 1. (3) Hisr. Aug., Alex. Sévère, 22. (4) GSELL. « La Tripolitaine r.t le Sahara au Ille siècle de notre ère n, in Mémoire, de l'Académie de.. Inscriptions, 1926; GAUTIER, Passé de l'Afrique du Nord, p. 188 S8.
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Tous ceux qui, parmi les Berbères, répuguaient à se fixer au sol, dans la« misère sédentaire n, furent rejetés, « misérables, aigris et prêts à la révolte, vers le Sahara n : fait d'autant plus grave que cette expulsion coïncida avec l'acclimatation en pays nord-africain du chameau, qu'on n'y utilisait guère jusqu'alors. La conjonction de ces deux faits « eutraîna des conséquences politiques incalculables... Chameau et Berbère, l'un portant l'autre, pénétrèrent au Sahara. Le Maghreb n'eut plus pour voisins les Ethiopiens paisibles qui n'avaient jamais menacé sérieusement le limes, mais des Berbères turbulents et volontiers rebelles ... Aux nomades transhumants des steppes, les Romains avaient substitué les grands nomades chameliers, organisés en fortes tribus toujours aux aguets, qui crèveront le limes dès que faiblira la vigilance romaine» (1). L'opposition nomade-sédentaire, dominante de toute l'histoire nord-africaine, revêt alors un caractère aigu, et une portée plus générale que l'opposition entre éléments indigènes, berbères et punicisés, et influences romaines. E.-F. Gautier lui a fait une grande place dans ses études africaines, avec l'équivalence qu'il propose, expliquant Ibn Khaldoun, entre Béranès et sédentaires, Botr et nomades (2). Et c'est ici qu'il fait intervenir le judaïsme. A l'en croire, les Djeraoua seraient le type même des Botr, « des grands nomades chameliers à peu près purs, des nouveaux venus, des intrus dans le Maghreb» (3). L'origine de leur judaïsme, qu'il ne songe pas à contester, serait à chercher antérieurement à leur installation dans le Maghreb, dans le désert de Tripolitaine, et en rapport avec les événements de Cyrénaïque que je rappelais plus haut :« Une des grandes tribus venues de Tripolitaine, celle des Djeraoua, était juive au dire d'Ibn Khaldoun. Elle était commandée par une femme célèbre, la Kahena, dont le nom était probablement hébraïque. On sait que la Cyrénaïque a été sous Trajan le théâtre d'une insurrection juive furieuse. Parmi les tribus de nomades chameliers il y avait donc des éléments juifs, les derniers Juifs que l'histoire connaisse les armes à la main, animés apparemment d'une haine inexpiable pour les destructeurs de Jérusalem» (4). L'hypothèse est séduisante, mais a suscité de très expresses réserves. M. William Marçais, en rejetant l'équivalence ci-dessus mentionnée, vise explicitement les Djeraoua à qui il conteste, d'ailleurs sans se (1) JULIEN, Hist. de l'Afrique du Nord, pp. 178-179. Cf. J. GUEY, « Notes sur le Limes romain de Numidie et le Sahara au IVe siècle », in Mélanges de l'Ecole française de Rome, 1939, p. 230 55. (2) Op. cit., p. 277 55. (3) Ibid., p. 271. (4) GAUTIER, Genséric, Toi des Vandales, Paris, 1932, p. 296 ; cf. Passé de l'Afrique du Nord, pp. 225-226.
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prononcer sur leur judaïsme, ainsi qu'aux « agriculteurs Nefouça des monts Tripolitains », la qualité de « grands nomades» (1). De fait, il paraît difficile de maintenir sans retouches le point de vue de Gautier. Si, comme j'ai essayé de l'établir, la diffusion du judaïsme chez les Berbères s'explique essentiellement par situation linguistique, on admettra qu'elle a touché surtout les éléments les plus stables, établis dans le pays depuis longtemps, les plus marqués par la civilisation punique. Même si l'on accepte de reconnaître avec Gautier dans les Botr des nomades, dans les Béranès des sédentaires, on trouvera insuffisante, parce que trop étroite, son explication du judaïsme berbère. On notera par exemple qu'Ibn Khaldoun, citant les auteurs plus anciens, rattache explicitement à la souche cananéenne d'abord les Béranès « ils sont enfants d'un Berr, qui descendait de Mazigh, fils de Canaan»et par extension ensuite l'ensemble des Berbères: « Les Berbères sont les enfants de Canaan. Leur aïeul se nommait Mazigh » (2). Ainsi, dans la perspective que Gautier a lui-même dessinée, les « Cananéens» par excellence sont donc les sédentaires. C'est bien à quoi l'on pouvait s'attendre, puisqu'aussi bien la légende des origines cananéennes, imaginée par les Juifs au contact des Berbères punicisés, née par conséquent du sol africain, remonte plus haut que l'arrivée des grands nomades. Est-ce à dire qu'il faille rejeter sans plus le principe d'explication proposé par Gautier? Je ne le crois pas. Quoi qu'on pense de son interprétation d'ensemble de l'histoire berbère - et je n'ai pas qualité pour en juger - il a mis l'accent sur un aspect du judaïsme nord-africain. L'explication partielle qu'il donne du phénomène me paraît fournir à celle que j'en propose un utile complément. Toutes réserves faites sur l'interprétation du terme Botr, le fait dc l'intrusion dcs grands nomades dans l'histoire nord-africaine subsiste. Même si l'on se refuse à reconnaître parmi eux les Djeraoua ou les Nefouça, il est pour le moins vraisemblable qu'il y ait eu des Juifs dans leurs rangs. Car l'insurrection de Cyrène, dont Gautier a ingénieusement tiré argument, paraît bien supposer la présence, en marge des juiveries hellénisées, sur les confins désertiques de la province, d'éléments juifs importants, palestiniens sans doute d'origine, et d'esprit zélote, dont une partie reflua ensuite vers le Sahara, tandis que d'autres cherchaient refuge vers les plateaux du Maghreb.
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Juifs berbérisés, dit Gautier: berbérisés dans leur manière de vivre, redevenus bédouins comme leurs lointains ancêtres de l'époque patriarcale; berbérisés aussi, peut-être, dans leur langage: car il est douteux qu'ici le facteur punique ait joué; ils ont pu en retour judaïser une (1) W. MARÇAIS, in Revue critique, p. 260; cf. (2) IIistoire des Berbères, I, pp. 169 et 184.
JULIEN,
op. cit., p. 324.
IŒCllERClIES D'llISTOlIŒ JVDtO.CHRtTIENNE
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partie des Berbères nomades, en leur prêchant un évangile de l'insurrection singulièrement adapté à cet auditoire. Gautier a invoqué à l'appui de sa thèse l'existence, « au Gourara et dans l'extrême nord du Touat, entre Tamentit et Sba Guerrara » d'un petit Etat juif qui s'est maintenu indépendant jusqu'à la fin du xv e siècle (1). L'exemple est pleinement probant, et l'interprétation de Gautier offre l'avantage d'expliquer, sur ce cas précis, l'implantation du judaïsme dans des régions nettement extérieures à la zone d'influence carthaginoise. Elle pourrait être étendue, peut-être, à certaines des tribus judaïsées du Maghreb el Acsa, Mediouna par exemple, que mentionne Ibn Khaldoun et contribuer à rendre compte de cette diffusion d'éléments juifs à travers toute l'Afrique du Nord. Il faudrait toutefois, pour en trancher avec certitude, des précisions chronologiques qui nous font défaut. Faute de savoir exactement depuis quand les groupements en question occupaient le pays, faute également d'être renseigné avec clarté sur leurs origines et leur genre de vie, il est impossible de rattacher à coup sûr leur judaïsme soit à celui des grands nomades, soit aux influences qu'on peut appeler judéo-puniques. En définitive, s'il est difficile de voir dans le judaïsme-berbère le fait de nomades seulement, si la propagande auprès des sédentaires apparaît, compte tenu surtout du facteur linguistique et culturel, plus ancienne, plus importante et sans doute plus largement efficace, on admettra volontiers, pour ce phénomène complexe, des origines diverses et une sorte de confluence de deux courants d'abord distincts. Un point en tout cas doit être retenu de l'essai d'explication de Gautier: le judaïsme des Berbères, à quelque milieu qu'il s'adresse, sédentaires et nomades, représente un facteur d'opposition sociale et politique à l'Empire romain et aussi, aux siècles suivants, un facteur d'opposition religieuse délibérée au catholicisme romain.
V.
LES JUIFS ET L'EMPIRE CHRÉTIEN
ORTHODOXIE ROMAINE ET PARTICULARISME AFRICAIN
Le fait décisif en effet, dans la genèse de ce judaïsme si particulier, c'est l'instauration d'un empire chrétien et la politique de défense de l'orthodoxie menée par Rome d'abord, puis par Byzance. Ici encore le témoignage d'Ibn Khaldoun vaut d'être médité. « La religion du peuple berbère », dit-il immédiatement avant le passage relatif au judaïsme, « comme celle de toutes les nations étrangères de l'Orient et de l'Occident, était le paganisme. Il arriva cependant, de temps à autre, que les Berbères professaient la religion des vainqueurs : car plusieurs grandes (1) Passé de l'Afrique du Nord, p. 225.
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nations les avaient tenus dans la sujétion. Pendant la domination des Romains, les Berbères se résignèrent à professer la religion chrétienne et à se laisser diriger par leurs conquérants, auxquels du reste üs payaient l'impôt sans difficulté n (1). C'est là souligner, en termes parfaitement adaptés, la situation de l'Afrique du Nord à partir du Iv.ll siècle. Politique et religion, pour les Romains comme aux yeux des indigènes, interfèrent jusqu'à s'identifier: le christianisme d'Etat est, entre les mains des gouvernants, un moyen de domination, destiné à consolider l'unité spirituelle de l'Empire. La raison d'Etat exige donc la répression des hérésies et des cultes non chrétiens, et la conversion de tous à l'orthodoxie. Inversement, pour les populations indigènes, la résistance à la romanisation se double tout naturellement d'une résistance à ce catholicisme qui en est l'instrument le plus efficace. Nous retrouvons ici un aspect maintes fois souligné, à savoir le caractère politique et social des hérésies et des schismes africains, réaction du milieu indigène et rural, des petites gens et des déshérités, contre l'élément romanisé, citadins et gros propriétaires (2). Je signalais plus haut les particularités linguistiques du mouvement circoncellion, qui est la manifestation la plus tranchée de ces milieux indigènes. Le donatisme lui aussi paraît avoir recruté ses adhérents non pas certes de façon exclusive, mais avec un succès particulier, dans les milieux de langue punique que le catholicisme en revanche, champion convaincu du latin et qui lit la Bible et le plus souvent prêche dans la langue officielle, avait grand'peine à pénétrer. Le fait est clairement attesté par saint Augustin. Il écrit par exemple, à propos de la bourgade de Fussula, voisine d'Hippone :« Paueos habebat illa terra eatholieos ; eeteras plebes illie in magna multitudine hominum eonstitutas Donatistarum error miserabiZiter obtinebat, ita ut in eodem castello nullus erat omnino catholieus n. Une active propagande réussit cependant à faire quelques convertis, suffisants pour justifier la nomination d'un évêque:« Quod ut fieret n, ajoute saint Augustin, « aptum Zoco illi eongruumque requirebam, qui et puniea Zingua esset instruetus n (3). La corrélation est nette: les éléments dissidents sont ici les éléments puniques. (1) Histoire des Berbères, I, pp. 206-207. (2) En particulier GAUTIER, Passé de l'Afrique du Nord, p. 259 :« Le donatisme, c'est J'émeute du prolétariat... c'est la révolution sociale, et c'est, en même temps la levée en masse contre l'Empire, la latinité ». Voir aussi p. 286 ss. un intéressant parallèle entre donatisme et kharédjisme. Ce caractère d'opposition politique et sociale apparaît, du reste, à l'origine, même dans le christianisme orthodoxe qui est d'abord, de façon presque exclusive, en Afrique plus peut-être qu'ailleurs, la religion des petites gens. Mais l'élargissement de son recrutement lui fait perdre par la suite ce caractère, qui reste celui de la dissidence, surtout lorsque l'Empire a identifié ses intérêts avec ceux de l'orthodoxie. Sur ce point, GUIGNEBERT, Tertullien, Etude sur ses sentiments à l'égard de l'Empire et de la société civile, Paris, 1901, p. 19, et LECLERCQ, L'Afrique chrétienne, 1, p. 301. (3) AUGUSTIN, Ep., 209, 2-3 (PL, 33, 953).
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RECHEllCllES D'HISTOIRE JUDtO.CHRtTIENNE
Mais à côté des schismes chrétiens, le judaïsme a joué un rôle, plus important peut-être qu'on ne le soupçonne communément, et qu'atteste précisément la conversion des tribus berbères. Il a, sans aucun doute, tenu sa place dans le front antiromain de la dissidence religieuse, où les sectes traduisent la même opposition sociale, politique et ethnique ou culturelle qu'en Orient les Eglises séparées, monophysites ou autres, en face du christianisme(( melchite», inféodé à Byzance. Non pas certes qu'il y ait eu action concertée et unité de tactique entre hérétiques et Juifs. Mais l'on entrevoit çà et là des contacts, chez les Crelicoles par exemple, et peut-être chez les Circoncellions ; et les deux propagandes, inspirées du même esprit, s'exerçaient dans le même sens auprès des mêmes milieux. Le judaïsme n'avait jamais éprouvé pour l'Empire romain en tant qu'autorité politique beaucoup de tendresse. Il voyait en lui, surtout depuis 70, non seulement le bastion du paganisme, mais encore, et surtout, l'artisan des malheurs d'Israël. Lorsqu'on se préoccupe de chercher dans les écrits de l'antiquité les indices d'une résistance spirituelle à la domination romaine, la littérature juive fournit une moisson particulièrement riche. Même dans des écrits d'inspiration foncièrement hellénistique comme le IVe et le Ve livre sibyllin, tous deux postérieurs à 70, la veine antiromaine apparait en toute netteté (1). A plus forte raison le judaïsme de type oriental et sémitique a-t-il dû éprouver les mêmes sentiments, De fait, les dernières apocalypses, celle de Baruch, le IVe Esdras, l'Apocalypse canonique aussi, dont le substrat juif transparait si clairement, traduisent sous une forme aiguë la haine de Rome (2). Mais ces divers écrits sont rédigés, les uns et les autres, sous le coup de la catastrophe; ils portent la marque des événements. A mesure que le temps passe, les réactions perdent de leur virulence. Dans les textes rabbiniques elles s'expriment généralement en sourdine. Encore ne sont-elles pas communes à tous les Juifs. Sans doute la Synagogue demande chaque jour dans ses prières que soit déracinée l'insolente vomination : point n'est besoin de la nommer (3). Mais les formules liturgiques ne traduisent qu'imparfaitement la situation réelle. Mise à part la brève tentative d'Hadrien pour interdire la circon(1) Oracula Sibyllina, en particulier 4, 130-166 et 5, 160 ss. Rome est présentée comme le bourreau d'Israël et le réceptable de tous les vices; en revanche, l'anteur n'a que sympathie et commisération pour les villes grecques, victimes, au même titre que Jérusalem, de la barbarie romaine. (2) Cf. H. FUCHS, Der geistige Widerstand gegen Rom in der antiken Welt, Berlin, 1938, pp. 20-23 et 59 ss. (3) Schemone Esre, 12 e Bénédiction : cc Et le royaume d'orgueil, promptement d~racine-Ie en nos jours» ; texte ap. BONSIRVEN, Le judaï:sme palestinien au temps de J(.m.<-Christ, Paris, 1935, II, pp. 145-146; autres références à des textes rabbiniques. d't"sprit anti-romain, ap. H. FUCHS, op. cit., p. 68 ss.
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cision, les événements de 70 et 135 n'ont rien changé au statut traditionnel des Juifs, en particulier dans la Diaspora. Et par la suite, la bienveillance impériale envers Israël ne s'est pas démentie: les Sévères ne représentent de ce point de vue qu'un cas limite. Cette bienveillance a été généralement, passé la tempête, payée en retour d'un loyalisme auquel se refusent seuls les plus irréductibles des nationalistes palestiniens. Ils sont une minorité, et une minorité dispersée : j'ai essayé de montrer leur rôle en Afrique. Le patriarcat en revanche s'applique à maintenir avec Rome des relations correctes, parfois cordiales. Aux avances de Sévère Alexandre, J ehouda II répond en transférant le siège du sanhédrin de Sepphoris à Tibériade, où les paÜ)ns sont en majorité; lui-même adopte le comportement et le train de vie d'un haut dignitaire romain. Sous son impulsion la culture grecque rentre en faveur en Israël. Vers le même temps, l'art hellénistique acquiert droit de cité dans la Synagogue (1). Ainsi, l'opportunisme, encouragé par une politique tolérante, et aussi la même hostilité contre l'ennemi commun, l'Eglise chrétienne, atténuent les vieilles rancœurs et empêchent Israël de déclarer à l'Empire une guerre ouverte. La situation change du jour où l'Empire se fait chrétien. Ce qui n'était encore que sourde animosité éclate alors en haine. Déjà, depuis la fin du 1er siècle la liturgie synagogale vouait à la malédiction divine les hérétiques nazaréens (2). Et les « apôtres n juifs, missi dominici du patriarche, stimulaient à travers la Diaspora la résistance au christianisme. Les deux religions se dressaient l'une contre l'autre avec toute l'âpreté que mettent dans leurs différends des frères ennemis. Les chrétiens de la Gentilité, les seuls qui comptent, car du côté juif le recrutement est rapidement tari, se proclament le peuple élu. Et voici que, donnant appui et corps à leurs prétentions, le pouvoir civil se met à leur service. Bien plus, l'Empire lui-même, support de l'Eglise, se donne comme l'héritier légitime de l'Alliance. « Esaü le mauvais n, déclare un rabbin contemporain du triomphe, « mettra son tallith et s'assiéra parmi les justes, au paradis, dans les temps à venir. Et le Saint - béni soit-il - l'en arrachera et le jettera dehors n (3). Esaü, c'est une appellation courante de l'Empire; le tallith, châle de prière, c'est le symbole du culte juif. Traduisons: l'Empire chrétien se fera passer pour Israël. Déjà, en comprimant le statut traditionnel des Juifs, il se met ~ brimer l'Israël authentique. Edom, la puissance des Gentils, et la minuth, l'hérésie exécrée - (( les deux enfants de la Géhenne», dit un (1) Sur ce' fait•• J. VOGT, Kai.er Julian und da. Judentum, Lf'ipzill;. 193'). pp. 8·9. (2) Srhemone F..re. 12" Bénédiction: « Et les Nazaréens et le. hérétique~. qu'en uu in.tant il. pηri..ent n. (3) .1. Nedar., 3Ba.
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autre rabbin (1) - sont désormais unis et confondus. Certains parmi les docteurs voient dans leur conjonction une des calamités annonciatrices du Royaume (2) et les Juifs englobent dans une même abomination les deux fléaux. Haine impuissante le plus souvent. Dans l'ensemble de la Diaspora, les Juifs sont submergés par le flot montant du christianisme. Tout au plus peuvent-ils, exploitant les querelles doctrinales qui divisent l'Eglise, intervenir dans le conflit et prêter parfois main-forte, à Alexandrie surtout, au parti arien (3). En Palestine même ils sont bientôt en minorité : c'est derrière la frontière, en Mésopotamie, qu'est désormais le centre de gravité du judaïsme oriental. En Afrique du moins, où les divergences religieuses correspondent de façon si nette à des oppositions sociales, politiques, culturelles, Israël peut agir, se tourner avec un empressement accru vers ceux qui ont mêmes réactions hostiles envers la romanité chrétienne, le christianisme latin. Les autorités romaines d'ailleurs ne s'y sont pas trompées : leur attitude corrobore pleinement mon interprétation. La répression, politiql1e autant que religieuse, des hérésies et celle du judaïsme vont toujours de pair. Constance poursuit à la fois Juifs, donatistes et païens (4), Valentinien II sévit simultanément contre les Juifs et les manichéens (5). Le cas d'Honorius est particulièrement caractéristique. Assez modéré, voire bienveillant envers les Juifs du reste de l'Empire, il paraît avoir réservé ses rigueurs - exception significative - pour ceux du Maghreb qu'anime, dit un texte officiel, « nova atque inusitata audacia» (6) : il s'agit très probablement d'une recrudescence de leur propagande. La législation les frappe cette fois en même temps que les Donatistes et les Crelicoles. Ces derniers, du reste, sont poursuivis sous l'inculpation de judaïsme, parce qu'ils obligent leurs recrues à adopter une étiq:Iette juive,« foedum taetrumque Jud:worum nomen », et manifestent en outre « perversitatem judaïcam et alienam Romano imperio » (7). Retenons ces derniers mots: le judaïsme, même sous la forme aberrante que représentent les sectes syncrétistes, constitue en Afrique, aux yeux de l'autorité romaine, un corps étranger, hostile et inassimilable. On a conjecturé, et l'hypothèse est très plausible, que les Juifs, au même titre que les Donatistes, avaient soutenu l'insurrection de (1) B. Aboda Zara, 17a. (2) cc Quand le Messie sera proche, l'insolence se multipliera et l'Empire passera à la minuth» (M. Sotah, IX, 15). (3) Cf. DUCHESNE, Histoire ancienne de l'Eglise, 118, pp. 200 et 263 ; H.-M. GWATKIN, Studies of Arianism, Cambridge, 1882, pp. 57·59. (4) RACHMUTH, op. cit., p. 42. (5) Ibid., 190. (6) Edit de 408, Code Théod., 16, 8, 9. (7) Code Théod., 16, 8, 19. Il n'est pas impossible que les différences entre Juifs et Crelicoles se soient parfois estompées jnsqu'à disparaître entièrement, et qne le judaïsme berbère ait finalement recueilli les adeptes des sectes judaïsantes.
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Gildon (1). Et il est pour le moins vraisemblable qu'ils ont, comme les Donatistes, salué avec joie l'arrivée des Vandales qui se montrèrent, de fait, beaucoup plus tolérants envers eux que les empereurs, et qu'ils paraissent avoir ensuite activement secondés dans leur lutte contre Bélisaire (2). Aussi l'autorité byzantine reprend-elle avec une vigueur accrue, après la « reconquista n, la politique intolérante des souverains précédents : lorsqu'Ibn Khaldoun parle des Romains, il y englobe le basileus oriental. La Novelle 37 ordonne la transformation en églises orthodoxes des églises ariennes et donatistes, et aussi des synagogues. C'est en Afrique que se place, sous Justinien, à Borion, le premier exemyle de conversion forcée des Juifs (3). Mais l'application de cette politique agressive de Byzance a été considérablement entravée par l'agitation croissante des tribus berbères de l'intérieur. Ce fait a été fort bien mis en lumière par Rachmuth. Il a montré que le renforcement, en face de l'autorité byzantine, de l'indépendance berbère, avait directement servi les Juifs, dont beaucoup ont alors cherché refuge contre la persécution aux limites extrêmes de la province, en Tripolitaine comme en Numidie et sur les confins algéro-marocains, et y ont propagé leur foi (4). Un coup d'œil sur le tracé du limes byzantin, sensiblement plus resserré que le limes romain, montre qu'il laisse en dehors, en particulier, tout le massif de l'Aurès (5). Il y a lieu de penser par conséquent, encore qu'on ne puisse pas l'affirmer avec certitude, que les influences juives chez les Djeraoua, véhiculées soit par des Juifs d'origine, soit par des Berbères déjà convertis dans des régions plus septentrionales, datent de ce moment. Monceaux et d'autres ont vu là le point de départ de tout le judaïsme berbère signalé par Ibn Khaldoun (6). C'est sans doute rétrécir un peu les perspectives et écourter les délais outre mesure. On admettra plus volontiers que la propagande, inaugurée au cours des siècles précédents, à la faveur des circonstances que j'ai essayé de dégager, a reçu alors, en même temps que s'ouvrait à elle un nouveau champ d'action, une impulsion nouvelle. (1) RACHMUTH, op. cit., p. 44: cette attitude à l'égard de Gildon expliquerait le traitement exceptionnel infligé par Honorius aux Juifs d'Afrique. (2) Ibid. et aussi R. BASSET, Nedromah et les Traras, p. XVI. (3) RACHMUTH, op. cit., p. 45. Ibn Khaldoun connaît comme résidences des« princes des Romains» Rome et Constantinople (Hist. des Berbères, 1, p. 207). (4) Ibid., p. 47. cf. LUCAS, Zur Geschichte der Juden im vierten Jahrhundert, Berlin, 1910, p. 24 ss. (5) Carte ap. GAUTIER, Passé de l'Afrique du Nord, p. 211. (6) MONCEAUX, Colonies juives, p. 27; cf. Ch. DIEHL, L'Afrique byzantine, Paris, lR91i, pp. 40 et 428. Ce mouvement vers les montagnes n'exclut pas natureIlt'ment unI' émi~ration vt'rs des ré~ions extérieures à J'Afrique. Mieses suppose que certains des .Juif. d'Afriqut' ~a~nprent la Sicile et l'Italie méridionale au moment de l'invasion ara!>t' : op. cit.• Revue de.• Etude.• juives, 1933, 94. p. 82 ss. Il s'agit d'ailleurs, ici encore, d'un jul1llisme d{-tllché de la culture classique et « sémitisé» au moins en partie.
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VI.
CONCLUSIONS
Il n'est donc pas possible d'assigner à la conversion des tribus berbères une date précise. La judaïsation s'est faite progressivement. tout comme la conversion du monde romain au christianisme. dans les limites chronologiques que j'ai essayé de fixer. L'interprétation que je propose du phénomène comporte. je ne me le dissimule pas, une part d'hypothèse. J'espère du moins, en éclairant sa genèse probable, avoir établi que les données d'Ibn Khaldoun méritaient crédit: il y a toute chance qu'elles traduisent une réalité historique. Fractions de tribus ou tribus entières, judaïsants ou Juifs intégraux, peu importe; le fait de l'emprise juive sur les Berbères est là. Deux conclusions doivent alors être dégagées de cette étude. L'une intéresse plus précisément l'Afrique du Nord. l'autre le judaïsme en général. L'évolution dont je me suis efforcé de marquer les étapes n'a pas d'emblée éliminé du Maghreb le judaïsme cosmopolite de la Diaspora méditerranéenne. Il survit un certain temps. et coexiste avec le judaïsme berbère. Mais les mesures de répression officielle ont hâté le déclin du premier et. indirectement, en marge de la sphère d'action gouvernementale, le triomphe du second. Parallèlement, et du fait des mêmes mesures, les groupements chrétiens dissidents disparaissent peu à peu, jusqu'~ extinction à peu près complète, après la fin de la domination vandale. Au moment de la conquête arabe, deux groupements confessionnels se trouvent donc en présence et, face à l'Islam envahisseur, s'efforcent d'organiser la résistance : l'Eglise catholique et le judaïsme berbère. Mais, dans cet effort parallèle. leurs positions respectives apparaissent nettement différenciées. Ce qu'incarne, dans cette Afrique « où le latin devint plus tôt que partout ailleurs la langue chrétienne », le catholicisme, c'est le souvenir de Rome, l'esprit de la latinité : « foi chrétienne et romanité y sont pratiquement inséparables» (1). Se groupent dans les rangs catholiques, (1) J. GAGÉ, Nouveaux aspects de l'Afrique chrétienne, p. 224. Tout récemment R. POTTIER, Saint Augustin le Berbère, Paris, 1945, s'est inscrit en faux contre ce qn'il appelle (p. 9),« le poncif» de Ja« latinité de saint Augustin» et s'est proposé de restituer à l'illustre docteur« son véritable visage de Berbère». Il eût fallu, pour mener j'entreprise à bien, autre chose que l'argumentation impressionniste de ce livre, dont la fantaisie imaginative est la qualité principale. Nous y apprenons, par exemple (p. 26), que« saint Augustin parlait le latin, mais il parlait aussi le berbère », ou, du moins (p. 29),« si nous n'en sommes pas absolument certains - nulle part il n'y fait allusionnous sommes en droit de le croire: il n'était pas homme à imposer à son clergé ce dont lui-même n'aurait pas été capable ». Du punique il n'est pas question, et l'auteur ne semble pas en soupçonner l'existence: aussi bien, ni Gsell, ni Gautier, ne figurent dans sa bibliographie! Saint Augustin Berbère, on pouvait s'en douter. Champion de la Berbérie berbérisante contre Rome, sa domination et sa culture, cela paraît une galé-
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~ côté de Romains d'origine, peu nombreux sans doute, les plus assi· milés, les moins africains d'entre les indigènes. La lutte, très inégale, qui les oppose à l'Islam conquérant, c'est celle de deux puissances, politiques et culturelles en même temps que religieuses, l'une et l'autre étrangères à l'authentique Berbérie : en face de l'empire arabe naissant, les derniers vestiges de l'empire romain.
Des études récentes ont mis ce point en pleine lumière. M. Carcopino l'a fait à propos de la chrétienté de Volubilis, dont l'existence est attestée par une inscription en 655 :« Les Baquates de Volubilis, irréductibles dans leur fidélité envers le christianisme, auquel leurs ancêtres s'étaient convertis quatre siècles auparavant, n'avaient perdu aucun des usages que cent ans plus tôt les sujets de Tuccuda avaient empruntés à l'empire: ni la langue latine qu'ils avaient accoutumé de parler et d'écrire, ni l'état civil romain dont ils tiennent toujours leur nom de famille et leur surnom individuel, et même ce fantôme, la province romaine, qu'ils ont vu tomber en morceaux dès 284 et dont ils respectent le souvenir et observent le calendrier... Dans ces régions occidentales de l'Afrique du Nord, comme ségrégées du reste du monde méditerranéen et retranchées de l'orbis romanus, c'est le christianisme qui, au cœur des indigènes, revenus à leur indépendance originelle, a servi, fortifié l'idée romaine. On conçoit maintenant qu'à ces Maures ancrés par leur religion dans la latinité, les Arabes envahisseurs aient uniformément appliqué la dénomination de Roumis» (1). La situation est en tout point identique à l'autre bout de l'Afrique du Nord, dans les groupements chrétiens de Tripolitaine qui, jusqu'au VIe siècle à AÏn-Zara, jusqu'au xe à En Ngila, restent fidèles à leur foi chrétienne et leur langue latine. La conclusion de M. Carcopino trouve son application ici aussi bien qu'au Maroc ou en Oranic :« Romains, ils l'étaient devenus dans l'âme, sous l'influence de leur foi et comme si Rome, en renonçant à les dominer, avait achevé de les conquérir» (2). Avec le judaïsme au contraire c'est, nomades du désert ou sédentaires des montagnes, autochtones du Maghreb ou immigrés de Cyrénaïque, l'Afriqne« barbare», dans ce qu'elle a de plus particulariste, de plus rétif, qui se dresse en un sursaut désespéré. La solidarité judéo-berbère, appuyée sur la fiction d'une parenté originelle, sur des affinités très jade. Les critiques qu'il adresse à Rome, et qu'invoque M. Pottier, sont celles d'un chrétien, vivifiées par l'amour-propre provincial: mais d'un provincial latinisé, comme l'étaient les Antonins, dont il cite quelque part l'exemple, et qui sait ce que la culture latine doit à son pays. De là à la révolte des Circoncellions, il y a loin. (1) J. CARCOPINO, « La fin du Maroc romain », in Mélanges de l'Ecole française de Rome, 1940, p. 43il. (Mémoire reproduit avec des additions dans Le Maroc antique, Paris, 1943, pp. 231-304). (2) Ibid., p. 439. Sur cette union du christianisme et de l'idée romaine, voir aussi W. SE~TON, (( Sur h·s dprnicrs temps du christianisme en Afrique », in Mélanges de l'El'ole française d .. Home, 1936, pp. 101-124.
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précises de langue et de mentalité, est une manifestation du vieil esprit indigène, irréductible et rebelle, qui résiste à la conquête nouvelle comme il s'était insurgé contre l'autorité ancienne. Ce qu'elle défend, ce ne sont plus les valeurs d'une civilisation dont le souvenir même reste prestigieux; c'est, plus simplement, la fruste originalité du pays africain, telle qu'elle a survécu aux dominations successives de l'étranger, renforcée d'éléments empruntés à la première d'entre elles, celle de Carthage (1). Dans cette lutte, les deux groupements ont succombé, plus ou moins vite, plus ou moins complètement selon les régions, et se sont finalement fondus dans l'Islam vainqueur. Mais si les cc Roumis» se sont rendus de guerre lasse, parce qu'isolés de la catholicité, des facteurs plus positifs ont contribué à la défaite du judaïsme. Il a été victime de ce« sémitisme» même qui lui avait valu d'abord de si remarquables succès, et des affinités qui l'apparentaient, lui et ses tenants, aux envahisseurs et à leur religion. Peut-être la Kahena l'a-t-elle senti obscurément lorsque « prophétisant, avant de mourir, sur le sort de son peuple, elle put prédire l'effondrement des résistances berbères et le triomphe fatal de l'Islam» et, tirant de cette vision les conséquences pratiques, invita ses fils à passer à l'ennemi (2). Même légendaire, le trait exprime admi· rablement la situation réelle. Tout comme des influences judéo-chrétiennes expliquent pour une part le message de Mahomet, de même les influences judéo-berbères ont préparé l'Afrique du Nord à le recevoir. Entre Carthage et l'Islam elles jettent un pont; elles établissent ainsi, dans l'évolution historique de cette Berbérie sémitisée, une continuité qui, lorsqu'on les néglige, peut ne pas apparaître sans hiatus. Il est curieux que Gautier, qui a insi'lté avec une force si démonstrative sur les survivances puniques et leur portée et qui, d'autre part, a si nettement aperçu, en rapport avec l'arrivée des grands nomades, le rôle joué un moment par les (1) C'est fausser totalement les perspt'ctives que de voir avec Mieses, dans le cbristianiqme o~cidental, un produit en li!!;ne directp du judaïsme africain et d'affirmer (Rpvue des Ktude~ juives, 1933,94. p. 73) queu l'influence religieuse des Juifs en Afrique du Nord prit de l'importance dans l'histoire ~énérale, quand cette influence, jointe aux traitq de caractère indélébiles des colons phéniciens, des Puniques, imposa au cbristianisme nouvellement introduit une forme historique propre qui trouva son expression dans le christianisme latin, le catholicisme ». Dans cette conception pansémite, saint Augustin, Berbi-re intégral pour M. Pottier, devient, pour M. Mieses, « une figure typiquement punique» (p. 76). (2) G. MARÇAIS, ap. Diehl-Marçais, Le monde oriental de 395 à 1081 (Histoire Générale G. GLOTZ, Histoire du Moyen Age, t. III), Paris, 1936, p. 207. Il subsiste cependant des traces de ce judaïsme indigène. Et la tradition des origines orientales transparaît encore dans l'appellation de pelichtim (Philistins, Palestiniens) que les Berbères juifs du Maroc se donnent par opposition aux fora~teros, Juifs étrangers, surtout espagnols, installés ultérieurement dans le pays: cf. A. BERNARD, Afrique septentrionale (Géographle universelle, XI, 1), Paris, 1932, p. 88. Sur la fusion, au Moyen Age, entre groupes berbères judaïsés et colonies juives venues d'Orient, R. BRUNSCHWIG, La Berbérie onentale sous les Hafsides, l, Paris, 1940, p. 396.
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Juifs, n'ait pas rapproché les deux faits, dont la réunion était de nature à renforcer singulièrement son explication de la conquête islamique. Peut-être, en soulignant le lien qui me paraît les unir, aurai-je apporté un modeste complément et une confirmation à la pensée de ce maître. Mais le phénomène que j'ai étudié dépasse assez largement le cadre de l'Afrique Mineure. Il intéresse toute l'histoire du judaïsme. On considère assez communément que les événements de 70 et les débuts de la prédication chrétienne marquent dans cette histoire un tournant décisif. A partir de ce moment, pense-t-on, Israël de plus en plus se détourne de tout ce qui touche au monde extérieur, s'efforce de ne...plus en subir les influences, et s'abstient d'en exercer une sur lui. Ecoutons Duchesne: « La vie religieuse devient très fermée. Le temps des Juifs libéraux, en coquetterie avec l'hellénisme et le gouvernement, est passé et bien passé. On ne tient plus à se faire bien voir des autres peuples, ni surtout à recruter des prosélytes. En ceci on laisse le champ libre aux {( Nazaréens », on se replie sur soi-même, on s'absorbe dans la contemplation de la Loi» (1). Renonçant à sa vocation, un instant suivie, de religion universaliste, le judaïsme redevient un culte non plus national certes, puisqu'il n'y a plus de nation juive, mais ethnique, celui des douze tribus dispersées: « Nascuntur, non fiunt Judaei }) pourrait-on dire, en retournant le mot de Tertullien à propos des chrétiens. Pareil schéma exige d'être nuancé et retouché. Outre que de nombreux indices attestent la survivance tenace, dans la Diaspora méditerranéenne elle-même, d'un prosélytisme juif (2), en même temps que d'un certain libéralisme (3), il apparaît que l'on ne peut plus, avec Duchesne, considérer comme liées les destinées de l'esprit hellénistique et de la propagande. Se dépouiller de l'un n'équivaut pas nécessairement pour le judaïsme à renoncer à l'autre. Le cas de l'Afrique du Nord est, de ce point de vue, tout à fait significatif. En se désolidarisant de la culture et des modes de pensée gréco-romains, les Juifs, bien loin de se cantonner dans une hostilité passive et boudeuse, sont passés à l'opposition agissante. Bien loin de renoncer au prosélytisme, ils trouvent auprès des populations de Berbérie un nouveau champ d'action: une commune aversion pour Rome et pour toutes les manifestations, politiques, culturelles et religieuses de la domination romaine, des affinités positives de langue et d'esprit, autant d'éléments favorables à un rapprochement, partant à une expansion du judaïsme. (1) DUCHESNE, Histoire ancienne de l'Eglise, l, p. 568. (2) Cf. l'n particulier les pénétrantes remarques de Ed. SCHWARTZ, Christliche und jud,.rhp O.terttl{eln (Abhandl. der K. Gesell. der Wiss. zu Gottingen, Phil. Hist. Klasse, N.F. VIII, 6, Bt'rlin, 1905), 1'.117, n. l, et p. 170. (:1) Attt'_tf l'n pnrtil'ulil'r par les fre_ques de la Byna~o~ue de Doura-Europos. Sur ll'B l'nu
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Mais le phénomène, et c'en est l'intérêt essentiel, n'est pas isolé. C'est vers le même temps probablement, après les événements de 70 et 135, sous l'effet des mêmes causes, que les Juifs palestiniens essaiment en Orient au-delà des frontières de l'Empire, vers la Mésopotamie, l'Arabie du Sud-Ouest, Hedjaz et Yémen, et de là jusqu'en Abyssinie, tous pays de culture, de langue et d'esprit assez voisins de ceux d'Israël (1). Cette dispersion est suivie, dans toutes ces régions, d'un ample mouvement prosélytique, largement couronné de succès (2). La propagande a, dans certains cas tout au moins, une pointe antiromaine assez marquée (3). Dans la totalité des cas elle revêt des formes radicalement différentes de celles qu'elle présentait dans la Diaspora hellénistique, Un préjugé inconscient nous porte trop souvent à réduire l'histoire de l'antiquité finissante aux cadres de Rome. Il convient, lorsqu'on veut suivre l'évolution du judaïsme après 70, de renoncer à la voir sous l'angle méditerranéen seulement. On peut alors enregistrer, entre l'universalisme d'esprit hellénistique qui culmine avec Philon, et le repli final marqué par le Talmud, et achevé vers le lXe siècle, une étape intermédiaire : celle où le judaïsme, détourné du monde romain par les malheurs de Palestine, débouté de ses positions méditerranéennes par le christianisme triomphant, change de bord et tente de devenir, en Orient comme en Afrique, prolongement occidental de l'Orient, la religion des Sémites et apparentés.
(1) Les origines du phénomène remontent à une époque où le judaïsme hellénistique est encore en pleine vigueur: de même qu'en Afrique, les deux aspects ont d'abord coexisté. Le mouvement commence par la conversion forcée des Iduméens sous Jean Hyrcan, et d'une partie de l'Iturée sous Aristobule; il se poursuit par la conversion de la maison royale d'Adiabène ; on note plus tard des influences juives très agissantes à la cour de Zénobie de Palmyre. Dès le début, cette expansion religieuse traduit un certain sens de la solidarité sémitique en face du monde occidental d'abord, puis, plus précisément, à partir de l'intervention de Pompée, en face de l'Empire romain et de sa culture. Elle suppose le recul des vieilles préventions à l'égard de races réputées méprisables ou maudites. De fait, il est intéressant de voir les rabbins, dès lors que les vrais Edomites ont été judaïsés, réserver pour Rome l'appellation péjorative de«Edomn et tendre à réhabiliter, comme ils faisaient des « Cananéens n d'Afrique, certains de leurs voisins orientaux: Deut. 23,4 déclare que « Ammonites et Moabites n'entreront pas dans l'assemblée de Jahvé, même à la dixième génération)); certains rabbins tournent l'interdiction biblique: elle ne saurait plus être prise à la lettre .car à la suite des brassages de population ces deux peuples n'existent plus à l'état pur; il est par conséquent licite d'accueillir les prosélytes qui en viennent (M. Jadaim, IV, 4). (2) Pour la Mésopotamie et la Perse, cf. GRAETZ, Geschichte der Juden, IV4, Leipzig, 1908; S. FUNK, Die Juden in Babylon (200-500), Berlin, 1908 ; pour l'Arabie, WELLHAUSEN, Reste arabischen Heidentums 2 , Berlin, 1897 ; LAGRANf~E, Le ~Messianisme chez les Juifs, Paris, 1909, pp. 326-329; pour l'Abyssinie, JONES-MONROE, Histoire de l'Abyssinie, trad. franç., Paris, 1935, pp. 58-64. (3) Le fait est particulièrement net dans l'Empire perse: cf. en plus de FUNK et GRAETZ, op. cit., J. PARKES, The Conflict of the Church and the Synagogue, a Study in the Origins of Antisemitism, Londres, 1934, p. 257 ss. Romains et Perses ont exploité dans leur rivalité l'hostilité des chrétiens et des Juifs, et se sont volontiers appuyés, à partir du IVe siècle, les uns sur l'Eglise, les autres sur la Synagogue.
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Même sur ce plan et sous cette forme, il se heurte à la concurrence du christianisme, capable lui aussi de s'adapter, surtout dans les églises nationales séparées, à la mentalité orientale (1). Il rencontre bientôt celle, plus redoutable encore, de l'Islam, dont il est très directement le fourrier. C'est l'Islam qui, en le supplantant à son tour comme religion du proche Orient, met un terme définitif à l'expansion juive. Alors, mais pas plus tôt, le judaïsme, replié sur lui-même, se cantonnera dans la pratique exclusive et scrupuleuse de sa Loi, dans l'attente de son Messie. Il redevient la religion du peuple élu, sans plus chercher à gagner les autres peuples. La conversion des Khazars, dernière conquête du judaïsme, clôt une période de son histoire (2). Désormais, et tandis que les deux termes « musulman» et « arabe» cessent de se recotrvrir. « juif» tend à devenir à nouveau synonyme d' « israélite ».
(1) Sur ce point, F, CRAWFORD-BuRKITT, Early Christianity outside the Roman Empire, Cambridge, 1899. Le témoin le plus remarquable pour la mentalité de ce christianisme oriental dans l'Église ancienne est sans doute Aphraate, dont l'œuvre atteste aussi l'importance des influences juives aux confins de l'Empire : S. FUNK, Die haggadischen Elemente in den Homilien des Aphraates, des persischen Weisen, Ll'ipzig, 1892~ P. SCHWEN, Afrahat, seine Person und sein Verstandnis des Christentums, Berlin, 1907; G. RICHTER; « Ueber die iilteste Auseinandersetzung der syrischen Chri~ten mit den luden », in Zeitschr. fur Neutest. Wissensch., 1936, pp. 101-114. (2) Il semble d'ailleurs que cette conversion ait été le fait, non pas de la totalité du peuple, mais essentiellement de l'aristocratie dirigeante : cf. Encycl. Jud., art. Cha.aren. 5. 337 ss.
PUNIQUE OU BERBÈRE? NOTE SUR LA SITUATION LINGUISTIQUE DANS L'AFRIQUE ROMAINE
Le problème sur lequel je voudrais essayer de jeter quelque lumière a retenu maintes fois l'attention des historiens et des philologues, en particulier au cours des années récentes : quelle était, dans une Afrique du Nord très incomplètement latinisée, la langue le plus couramment employée par les indigènes? Deux solutions contradictoires ont été proposées. A la fin du siècle dernier, et il y a encore une trentaine d'années, les chercheurs répondaient sans hésitation : le punique. Telle est déjà l'opinion de Renan, adoptée par Gsell et Toutain, entre autres (1). E. F. Gautier, reprenant la question de plus près, concluait, avec des arguments nouveaux, dans le même sens. Il pensait en outre, comme ses devanciers, que les survivances puniques, prolongées jusqu'à l'arrivée des Arabes, pouvaient contribuer à expliquer l'adoption rapide de leur langue par les populations du Maghreb (2). William Marçais, rendant compte d'un ouvrage de Gautier, a le premier émis quelques doutes non pas sur le fait lui-même de l'emprise linguistique des Carthaginois dans l'arrière-pays africain, mais sur sa persistance au delà de l'époque romaine: rien, estime-t-il, n'autorise à croire qu'elle ait existé encore au moment où l'Islam s'installe en Afrique (3). Les doutes ainsi formulés se sont précisés et affermis dans certains travaux récents. Un chercheur anglais, W. H. C. Frend, d'abord dans un bref article du Journal of Theological Studies, puis de façon plus appuyée dans son excellent livre sur le donatisme, s'inscrit en faux contre l'opinion jusqu'alors reçue et conteste non plus seulement la persistance du punique, mais, au plein même de l'époque romaine, (1) E. RENAN, Histoire Générale des Langues Sémitiques, Paris, 1878, p. 198. S. GSELL, Histoire Ancienne de l'Afrique du Nord, IV, Paris, 1920, p. 496 ss. J. TOUTAIN, Les Cultes païens dans l'Empire romain, III, Paris, 1920. (2) E. F. GAUTIER, Le passé de l'Afrique du Nord, Paris, 1937, p. 130 ss. Cf., du même auteur, Genséric, roi des Vandales, Paris, 1932, p. 296 ss. (3) A propos de la première édition du Passé de l'Afrique du Nord, parue sous le titre Les Siècles Obscurs du Maghreb, in Revue critique d'Histoire et de Littérature, 1929, p.262.
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sa diffusion, limitée selon lui aux villes d'origine carthaginoise (1). Là où les chercheurs de la génération précédente disaient punique, M. Frend dit lihyque ou berbère :« En gros, la répartition du libyque et du punique à l'époque romaine n'a pas dû être très différente de la répartition actuelle du berbère et de l'arabe, encore que l'arabe soit parlé de façon beaucoup plus commune que ne l'a jamais été le punique. Tout au long des temps historiques, c'est le lihyque ou berbère, et non pas un idiome sémitique ou latin, qui a été la langue maternelle des populations des plaines numides» (2). De son côté, M. Courtois s'est attaqué à la question et, avec une masse impressionnante de documents, a conclu dans le même sens et de façon plus radicale encore. Rien, \elon lui, n'atteste la persistance du punique après le début du Ille siècle de notre ère; c'est donc bien à la concurrence du lihyco-berbère que s'est heurté le latin (3). En revanche, quelques mois après la publication du travail de M. Courtois, un philologue américain, W. M. Green, dans une étude également nourrie, donnait un nouvel élan à la thèse punique (4). M. Green fait état, pour le réfuter, de l'article de M. Frend dans le Journal of Theological Studies. M. Courtois de son côté se réclamait de ce travail. Mais l'un et l'autre ignorent le livre de M. Frend, postérieur à leurs enquêtes respectives. M. Frend également ne cite ni l'article de M. Green, paru à peu près en même temps que son livre, ni celui de M. Courtois, qui lui est de très peu antérieur. M. Green enfin ignore, de toute évidence, les recherches de M. Courtois. Si bien que l'on éprouve, à lire ces dernières publications, l'impression irritante d'assister à un dialogue de sourds. Le seul auteur qui ait pris position en pleine connaissance de cause, après avoir entendu les deux parties, M. Chouraqui, se rallie sans hésitation à la thèse punique, convaincu, semble-t-il, par les arguments de M. Green et par ceux que j'avais moi-même avancés (5). Je m'étais en effet prononcé dans le même sens, il y a quelques années, à l'occasion d'une étude sur le judaïsme berbère, plusieurs fois citée par M. Chouraqui (6). J'avais cru pouvoir établir un rapport entre la diffusion du punique et l'expansion de la religion juive dans le Maghreb à l'époque romaine. Le moment me paraît venu de vérifier, en une rapide mise (1) W. H. C. FREND, « A Note on the Berber Background in the Life of Augustine ll, Journal of Theological Studies,1942, pp. 179-181 et The Donatist Church. A Movement of Protest in Roman North Africa, Oxford, 1952, en particulier p. 57 ss. (2) The Donatist Church, p. 58. (3) C. COURTOIS, « Saint Augustin et le problème de la Survivance du Punique », Revue Africaine, 1950, pp. 259-282. (4) W. M. GREEN, « Augustine's Use of Punie », in Semitic and Oriental Studies presented to W. Popper (University of California Publications in Semitic Philology, XI), Bcrkelev, 1951, pp. 179-190. (5) A. CIIOURAQUI, Les Juifs d'Afrique du Nord, Paris. 1952, p. 13 SB. (6) M. 51\1'0". ({ Le JuJaïsrne B,rbère dan, l'AfriqJ.c Ancicnne », reproduit ci· dc",u< pp. 30 ss.
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au point et à la lumière des travaux cités plus haut, si la position que j'avais alors adoptée, étayée depuis par MM. Green et Chouraqui, battue en brèche par MM. Frend et Courtois, peut être maintenue telle quelle, ou si au contraire elle exige d'être retouchée, voire abandonnée.
'" '" '" Les tenants de la thèse berbère font valoir, comme l'un de leurs arguments principaux, la survivance de la langue indigène jusqu'à nos jours. Elle rend peu plausible, à leurs yeux, une solution de continuité : on voit mal pourquoi et comment les populations nord-africaines, qui parlaient au départ le libyco-berbère, l'auraient abandonné pendant quelque temps au bénéfice du punique, pour y revenir plus tard et en maintenir l'usage aujourd'hui encore. L'argument n'est point négligeable. Et une intrusion massive du punique, se substituant au libyque, dans les zones actuelles de repli du berbère n'apparaît pas, en effet, très plausible. Mais il faudrait en outre pouvoir préciser s'il y a coïncidence entre les régions actuellement berbérophones et celles qui l'étaient autrefois. Le seul indice valable dont nous disposions à cette fin est celui que foumissent les inscriptions libyques. Celles-ci ont été recueillies surtout, M. Courtois le rappelle fort opportunément, dans le coin NordEst du département de Constantine: 500 d'entre elles proviennent du quadrilatère délimité par la côte, la frontière tunisienne, la Medjerda et la Seybouse; si l'on y ajoute une centaine d'autres, trouvées dans la région, immédiatement voisine, de Guelma, on obtient plus de la moitié du total actuellement connu (1). Le pays en question est aujourd'hui de langue arabe. Mais la limite septentrionale du pays chaouïa, qui forme l'îlot berbérophone le plus important d'Algérie, avec l'Aurès pour point d'appui principal, n'est pas loin: elle monte jusqu'aux abords de Constantine et de Souk Ahras. Il paraît légitime dans ces conditions, et comme la filiation du berbère actuel par rapport au libyque est unanimement admise, de considérer que les inscriptions en question marquent l'aire d'expansion passée de cette langue. C'est ce que font effectivement MM. Frend et Courtois. Mais c'est ici que le problème se complique. D'abord, la chronologie des inscriptions libyques est très incertaine. Elles ne permettent pas, à elles seules, d'affirmer que la relève linguistique dans cette région ait été opérée directement par l'arabe, sans qu'à aucun moment le punique soit intervenu de façon appréciable (2). D'autre part, Souk (1) C. COURTOIS, op. cit.• p. 280. Sur ces inscriptions, P. RODARY, « Recherches des Inscriptions libyques dans la région de Souk·Ahras n. Premier Congrès de la Fédération des Sociétés Savantes de l'Afrique du Nord, Actes, Alger, 1935, pp. 173-181. et Troisième Congrès... , Alger, 1938, pp. 415-423. (2) C'est ce que fait M. COURTOIS, op. cit., pp. 280-281.
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Ahras, c'est l'antique Thagaste, patrie de saint Augustin. Or celui-ci fait à mainte reprise mention de la langue punique, parlée autour de lui, précisément dans ces régions, qu'il s'agisse d'Hippone ou de Thagaste, où pullulent les inscriptions lihyques. Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que le débat tourne essentiellement autour du témoignage de saint Augustin. Lorsqu'il parle de punique, que faut-il entendre par là ? La question peut paraître surprenante : on est tenté de répondre qu'il ne peut s'agir que de l'idiome sémitique introduit en Afrique du Nord par les Carthaginois. Tel n'est pas cependant l'avis de MM. Frend et Courtois: ils estiment l'un et l'autre que punique ne signifie rien de plus, sous sa plume, qu'africain, et désigne par conséquent non la langue importée, mais l'idiome indigène, le lihyque. Ils en donnent p~ur preuve, entre autres, un texte de saint Augustin lui-même, où punique est effectivement présenté comme synonyme d'africain:« Punicam (linguam), id est Aframn (1). C'est peut-être aller un peu vite en besogne. Sans doute M. Courtois n'a pas de peine à recueillir, chez d'autres écrivains latins, des emplois analogues du terme. L'on conçoit eil effet fort bien que le mot, s'appliquant d'abord aux seuls Carthaginois, ait pu ensuite, par un élargissement de sens très naturel, s'étendre parfois à l'Afrique du Nord tout entière. Mais s'il l'a fait, n'est-ce pas parce que et dans la mesure où la langue et la culture de Carthage s'étaient implantées dans l'arrière-pays? D'autre part, si les auteurs latins étrangers à l'Afrique ont pu ne pas saisir la différence entre lihyque et punique, confondre les deux et désigner l'un du nom de l'autre, de même qu'il ne manque pas de Français aujourd'hui pour ignorer la différence entre berbère et arabe, a-t-on le droit de supposer pareille ignorance chez un homme du pays, et par surcroît cultivé? La chose est, a priori, peu vraisemblable. Il n'est pas sûr que même dans la phrase en question, « africain n, qui définit« punique n, signifie« autochtone» et que saint Augustin songe ici au lihyque. Car cette langue punique, c'est-àdire africaine, s'oppose, dans le contexte, au latin, langue importée en Afrique à une époque où depuis des siècles le punique y avait pris pied, au point qu'on pouvait désormais le considérer, au moins par contraste, comme faisant corps avec le pays. Il est fort possible, en conséquence, que « africain n ait ici un sens géographique plutôt qu'ethnique et signifie « parlé par les Africains n, par opposition à la langue des derniers venus, les Romains. On imagine très bien un Normand du XIe siècle, compagnon de Guillaume le Conquérant, parlant de langue britannique à propos de l'anglo-saxon, pour désigner la langue communément parlée en Grande-Bretagne. On serait en outre tenté d'admettre, à première vue, (1) In Epist. Joannis ad Parthos. 2. 3 (PL, 34-35, 1991). Sur ce texte, cf. FREND, (( A Not!' on the Bcrber Background» et The Donatist Church, p. 58; COURTOIS, op. cit., p. 276 ; GIU:EN. op. cit., p. 188.
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que le mot « punique» n'a pas dans ce cas un sens différent de celui qu'il revêt dans les nombreux autres passages où saint Augustin l'emploie et dont il est arbitraire d'isoler ce texte. Ces passages, M. Courtois les qualifie de litigieux. Ayant reconnu, llans beaucoup de difficulté, que l'existence du punique est dûment attestée au début de l'ère chrétienne, il refuse, sans raison vraiment décisive, d'admettre qu'elle ait pu persister au-delà du début du Ille siècle. Il lui faut pour cela éliminer de la discussion, à l'exception de la seule phrase qui lui paraît étayer sa thèse, les textes augustiniens: ils sont, affirme-t-il, d'interprétation incertaine, et constituent non pas un chaînon dans une série continue, mais « un ensemble isolé, dépourvu de tout soutien extérieur à eux» (1). La méthode qui consiste à récuser ainsi un témoignage gênant me semble fort contestable. Le raisonnement me paraît en outre impliquer une pétition de principe: puisqlle le punique n'a pas pu survivre au-delà du lUe siècle, il est impo3sible que les textes où saint Augustin le mentionne se rapportent à cette langue. C'est précisément ce qu'il conviendrait de démontrer. Je ne pense pas que M. Courtois y ait réussi. Et j'aime à croire qu'il aurait corrigé ses positions s'il avait connu, au moment d'écrire son article, celui de M. Green. Les vingt-deux références majeures au punique, soigneusement relevées et commentées par ce dernier dans l'œuvre de saint Augustin, sont pour la plupart tellement claires qu'elles lèvent, à mon sens, toute hésitation. C'est le cas, tout spécialement, de celles qui s'accompagnent d'une comparaison avec l'hébreu. Je ne peux reprendre ici l'examen détaillé de ces textes. On me permettra de renvoyer à ce que j'en ai dit naguère, en même temps qu'au commentaire de M. Green. Ne pas entendre cc punique» dans son sens précis c'est, me semble-t-il, refuser l'évidence. Lorsque saint Augustin, à propos des mots bibliques cc Messiah» ou cc Mammon», se réfère au punique (2), lorsqu'il cite un mot punique cc iar», qui signifie cc forêt», et qui est sans aucun doute l'équivalent de l'hébreu cc yaar » (3), lorsqu'il explique le nom d'Edom par le punique « sang» - hébreu (c dam» - (4), lorsqu'à propos d'un mot punique ressemblant au latin « saius» et qui signifie « trois» - hébreu « schalosch» - il cite le pieux calembour d'un évêque « la Trinité est le salut» (5), comment peut-on croire qu'il s'agisse d'autre chose que (1) COURTOIS, op. cit., p. 272. (2) Serm. 113, 2 (PL, 38, 648) et De Serm. Dom., 2, 14, 47 (PL, 34, 1290); ContrlJ Litt. Petil., 2, 104 (PL, 43, 341). (3) In Psalm. 123,8 (PL, 37, 1644 SB.). (4) In Psalm. 136, 18 (PL, 37, 1772). (5) Epist. ad Rom. inch. Expos., 13 (PL, 34-35, 2096). Saint Augustin souligne, dans ce même texte, que les langues punique et cananéenne sont très étroitement apparentées, et que les paysans africains - ruslici noslri - se disent eux-mêmes Cananéens.
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de la langue carthaginoise ? Lorsqu'enfin saint Augustin, dans un texte que n'a pas relevé M. Green, et que je citais dans mon Judaïsme Berbère (1) nous apprend que les Circoncellions nommaient« Israëls » les gourdins dont ils se servaient pour appuyer leur propagande religieuse, comment expliquer cette étrange appellation, sinon par l'étymologie que la Bible elle-même suggère du mot Israël, « Dieu combat» (2), donc par une familiarité soit avec l'hébreu lui-même, soit avec une langue très proche de l'hébreu, savoir le punique? Cette parenté - point n'était besoin d'être grand sémitisant pour la connaître - saint Augustin la souligne aveç force dans deux autres textes :« Cognatae quippe sunt linguae istae et vicinae, Hebraica, Punica et Syra» (3) affirme le premier; le second rappelle que les affinités s'étendent pratiquement à tout le vocabulaire des deux lingues sœurs: « Quod verbum Punicae linguae consonum est, sicut alia hebraea permulta et poene omnia» (4); il interdit de supposer que lorsque saint Augustin lui-même ou les sémitisants modernes expliquent par l'hébreu un terme« punique» qu'il cite, il s'agit purement et simplement d'emprunts faits par le libyque à la langue des Carthaginois. C'est une gageure, dans ces conditions, de nier que le punique ait été encore communément parlé en Numidie, et plus précisément dans la région familière à saint Augustin, à la fin du IVe siècle et au début du va. Tout le problème est alors de concilier deux témoignages également irrécusables : celui de saint Augustin, qui établit la survivance du punique, et celui des inscriptions, qui milite en faveur du libyque. Et sans doute est-il prudent de renoncer au dilemme : berbère ou punique. M. Courtois et M. Green l'ont posé l'un et l'autre, et résolu chacun dans un sens différent. A leurs yeux, la préAence de l'une dlls deux langues exclut presque nécessairement celle de l'autrt'. C'CAt là une vue très théorique. II se pourrait bien que la réalité fût plus complexe que cela: c'est berbère et punique, peut-être, qu'il faut dire. Mais alors, comment concevoir les rapports des deux langues sur le sol africain? S'agit-il de juxtaposition, dans des cantons voisins mais distincts, ou parmi des éléments différents de la population ? De superposition sur un seul et même terroir, à des niveaux culturels différents? Ou de substitution de l'une à l'autre au cours même de l'époque romaine, et dans ce cas, laquelle des deux langues a chassé l'autre, dans quel ordre se sont-elles succédé? Il est difficile, faute de repères sûrs, d'arriver à faire sur cette question toute la lumière voulue. Les réponses (1) Judaïsme Berbère, p. 46. AUGU<;TIN, Enarr. in P
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auxquelles on peut penser gardent nécessairement un caractère largement hypothétique : on ne saurait guère dépasser le stade de la simple vraisemblance.
••• La division linguistique actuelle de l'Afrique du Nord en pays arabes et pays berbères autorise à supposer que dans l'antiquité aussi existait une opposition du même ordre entre régions de langue punique et régions de langue libyque. On peut penser en outre, je le notais plus haut, que les zones où le berbère a résisté jusqu'à l'heure actuelle à l'arabe ont probablement opposé la même résistance, jadis, à une pénétration du punique. Ceci est particulièrement vraisemblable en ce qui concerne les massifs montagneux comme l'Aurès. Sans doute convient-il en outre de distinguer entre sédentaires et nomades. Il est probable que ceux-ci ont été plus réfractaires que ceux-là à l'emprise d'une langue et d'une culture qui est, au départ, celle de la côte et des villes. On ne risque guère de se tromper en estimant que montagnards de l'arrière-pays d'un côté, pasteurs itinérants de l'autre, apportaient dans l'antiquité à la langue libyque le gros de ses effectifs. Mais cette constatation ne nous mène pas très loin, puisque c'est à propos d'un coin bien déterminé, l'extrême Nord-Est de l'Algérie, que s'affrontent les opinions des spécialistes. Pour M. Courtois il ne saurait y être question de punique, passé le Ille siècle. M. Frend, plus nuancé, tend à considérer que l'opposition punique-berbère y recouvre celle des villes et des campagnes, et parle à ce propos des villes latino-puniques de l'Afrique, par contraste avec les campagnes berbères (1). Dans cetto perspective, le punique n'a pas eu l'occasion de se mesurer avec la langue indigène. C'est au latin, essentiellement, qu'il dispute la place, avec une fortune changeante, dans les agglomérations urbaines, parmi la bourgeoisie et les gros propriétaires. Que cette rivalité ait effectivement existé, le fait est hors de doute. Même sur la côte, le punique a fait preuve parfois d'une tenace vitalité: ainsi à Leptis en Tripolitaine. Septime Sévère, nous apprend son biographe, ne réussit jamais à se défaire de son accent punique et maniait mieux la langue de Carthage que celle de Rome :« Punica eloquentia promptior, quippe genitus apud Leptim» (2). Et sa sœur parlait à peine le latin: (( Soror sua vix latine loquens, ut de illa multum erubesceret» (3). Mais si réel qu'il ait été, le conflit entre punique et latin n'exclut nullement des contacts, aboutissant dans certains cas au moins à une lutte, entre punique et libyque. Déjà Massinissa avait adopté le punique dans (1) The Donatist Church, p. BB. (2) AURELIUS VICTOR, Epitome. 20. (3) Histoire Auguste, Septime Sévère, 15.
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son royaume, le faisant ainsi pénétrer des ports vers l'intérieur du paya, qui devient de ce fait, au moins en partie, bilingue: le punique tend à être, un peu partout, langue du commerce, de l'administration et de la culture, tandis que le libyco-berbère reste pour la masse de la population celle des relations quotidiennes (1). L'intervention du latin n'a fait, à cet égard, que compliquer la situation, elle ne l'a pas modifiée fondamentalement. Du fait qu'il tend à supplanter le punique sur la côte et dans les agglomérations importantes, il contribue à le repousser vers l'arrière-pays, et, par ce biais, à en accroître la diffusion, voire à le faire pénétrer dans des régions ou dans des milieux sociaux qui lui étaient restés fermés jusqu'alors. Le punique a pu ainsi tantôt épauler le libyque, et se combiner avec lui, comme élément de résistance à la romanisation, tantôt lui disputer la place et en tous cas, sans cesser e1J.tièrement d'être la langue urbaine qu'il avait été d'abord, devenir aussi, et de plus en plus à mesure que s'affirment les progrès du latin, une langue rurale. Son centre de gravité se déplace. Saint Augustin, prêchant à Hippone, traduit en latin un proverbe punique, parce que ses auditeurs ne connaissent pas tous la langue de Carthage - « quia Punice non omnes nostis » - alors que tous, apparemment, comprennent le latin (2). Dans les campagnes et les bourgades de l'intérieur, la situation est inversée: l'évê\que de Fussula doit connaître le punique pour se faire entendre de ses fidèles (3); l'usage du punique est indispensable dans les controverses avec les Circoncellions, ruraux par excellence (4), et ce sont les paysans -« rustici nostri» - qui, lorsqu'on les interroge sur les origines de leur race, se déclarent Cananéens, selon toute apparence parce qu'ils parlent punique (5). Il paraît normal par conséquent d'admettre que si certaines régions sont restées à peu près exclusivement berbérophones, si dans certaines autres, et en particulier dans les villes, l'on parlait à la fois latin et punique, d'autres encore ont pu combiner l'usage du libyque et du punique, voire même de ces deux langues et du latin. Il est probable que de la même façon le celtique, le latin et l'idiome germanique parlé par les envahisseurs ont coexisté un certain temps, dans certains coins de la Gaule, au lendemain des grandes invasions du v e siècle. Peut-être peut-on atteindre à un peu plus de précision en faisant intervenir la notion de langue de culture. Le peu que nous savons de la langue libyque nous permet de penser qu'elle constituait un outil intellectuel assez rudimentaire. Il ne semble pas qu'elle ait produit (1) Sur ces faits,
GSELL,
op. cit., IV, p. 494 ss.
(2) Serm. 167, 4 (PL, 38, 910).
(3) AUGUSTIN, Ep., 209, 2 (PL, 57, 348). (4) AUGUSTIN. Ep., 108, 5 (PL, 33, 414). (l) Epi.• I. ad Rom. inch. Expos., 13 (PL, 34-35, 2096). Sur la tradition de l'origine cananéenne des Berbères, M. SIMON, Le Judaïsme Berbère, supra. p. 31 8S.
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RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO.cHRtTIENNE
de littérature (1). Il paraît donc légitime d'admettre qu'elle a dû se doubler, à l'époque romaine, pour tout ce qui n'était pas conversation banale et usage quotidien, d'un idiome plus apte qu'elle à l'expression des idées abstraites, et qui a pu être le latin parfois, mais sans doute plus communément le punique. La situation à cet égard n'était peutêtre pas sans analogie avec celle que nous connaissons aujourd'hui en Alsace. Il convient certes de ne pas forcer la comparaison, pour des raisons diverses et d'abord parce que le dialecte alsacien, rameau de l'alémanique, n'est qu'une variante de l'allemand, tandis que berbère et punique sont deux langues fondamentalement différentes. Il n'en reste pas moins que l'alsacien, idiome assez fruste et essentiellement parlé, exige d'être complété par une langue de culture qui est, suivant les régions, les classes sociales et l'âge des intéressés, soit l'allemand littéraire, soit le français, employés, à l'exclusion du dialecte, aussi bien dans la correspondance et la presse que dans la prédication. La diffusion progressive, à partir des villes et des éléments bourgeois, du français, qui tend à remplacer l'allemand comme langue de culture, n'est pas sans analogie avec celle du latin faisant, en Afrique du Nord, reculer le punique. Saint Augustin, dans un texte relevé par M. Green, signale l'unité de langue qui existe parmi les Barbares d'Afrique: « Nam et in Africa barbaras gentes in una lingua plurimas novimus» (2). Il s'agit, selon toute apparence, du libyque, ou de l'un de ses dialectes particulièrement répandu. La nuance méprisante attachée au terme de « barbares » s'étend, dans l'esprit de saint Augustin, à la langue qu'ils parlent. Il est fort intéressant de rapprocher ce texte d'un autre passage où saint Augustin prend la défense du punique contre un rhéteur de Madaure, honteux de ses origines et champion trop zélé de la culture latine, et rappelle que cette langue a d'assez beaux quartiers de noblesse: « Quae lingua si inprobatur abs te, nega Punicis libris, ut a viris doctissimis proditur, multa sapienter esse mandata memoriae; paeniteat te certe ibi natum, ubi huius linguae cunabula recalent» (3). Il est évidemment exclu qu'il faille reconnaître le punique ainsi exalté dans la langue barbare que mentionnait le texte précédent. L'un et l'autre de ces idiomes sont africains : Augustin qualifie son correspondant de « homo Afer scribens Afris ». Mais l'opposition est nette, la dualité évidente: nous sommes à des niveaux culturels différents. Et ce simple rapprochement suffirait, à défaut d'autres indices, à faire écarter une application au libyque des textes de saint Augustin où il est question du punique.
(1) GSELL, Histoire Ancienne de l'Afrique du Nord, I, Paris, 1913, p. 309 ss. (2) Civ. Dei, 16, 6 (CSEL, 40, 2, 137); GREEN, op. cit., p. 190. (3) Ep. 16,2; cf. 17,2 (CSEL, 34, I, 37 ss. et 41 ss.); GREEN, p. 181.
PUNIQUI! OU BERlJtRE P
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Lorsqu'on examine ces textes d'un peu plus près, on s'aperçoit qu'effectivement un certain nombre d'entre eux font apparaître le punique dans ce rôle de langue de culture que je signalais à l'instant. Il en est question, en particulier, à plusieurs reprises, à propos de controverses théologiques entre représentants de l'orthodoxie catholique, généralement de langue latine, et les porte-parole du donatisme, souvent attachés à la langue de Carthage. Lorsque par exemple saint Augustin propose à ses adversaires un colloque doctrinal, il suggère que le procès-verbal en soit consigné en latin et traduit en punique : (( Ambos nos audiant, ita ut scribantur, quae dicimus, et a nobis subssripta eis Punice interpretentur» (1). De même, dans un débat avec les Circoncellions, les orthodoxes ont recours à un interprète qui traduit leurs déclarations en punique : (( Stimulati aculeis verborun tuorum, quae in eos per Punicum interpretem honesta et ingenua libertatis indignatione iaculatus es ... » (2). A aucun moment il n'est fait mention, en pareille circonstance, d'une autre langue que latin et punique. Sans doute la langue des «( Barbares» d'Afrique, dont visiblement saint Augustin ignore le premier mot - il sait uniquement qu'elle existe, et qu'elle a une certaine unité - alors qu'il possède au moins quelques rudiments de punique, ne se serait-elle guère prêtée à cet usage. Nous apprenons en outre par le texte, cité précédemment, sur lequel s'appuient les tenants de la thèse berbère, que les Donatistes préconisaient, en matière de théologie et de religion, l'emploi du latin ou du punique, à l'exclusion de tout autre idiome. Seul pouvait, à leurs yeux, se réclamer du Christ, celui qui usait de l'une ou de l'autre : (( Sic honorant Christum ut dicant illum remansisse ad duas linguas, Latinam et Punicam, id est Afram » (3). Nous pouvons dès lors essayer de serrer d'un peu plus près le sens du litigieux dernier membre de phrase. Il représente un commentaire soit d'Augustin lui-même, soit, cité par lui, de ses adversaires. Dans le premier cas, il est destiné, comme le pense M. Green (4), à déprécier, à travers leur langue de prédilection, les Donatistes, en soulignant, par contraste avec l'universalisme catholique, symbolisé par la langue impériale, le caractère étroitement provincial du schisme. Pareille position n'est pas incompatible avec l'apologie qu'Augustin faisait du punique en d'autres circonstances : il se situe entre le romanisme sans nuance du rhéteur de Madaure et l'extrême particularisme des Donatistes. Dans le second cas, il s'agit au contraire d'une réhabilitation du punique et, de façon indirecte, d'une attaque contre le latin, simplement toléré: un Africain
(1) Ep. 66, 2 (CSEL, 34, 2, 236) ;
GREEN,
(2) Ep. 108, 14 (CSEL, 34, 2, 628) ;
p. 181. p. 182.
GREEN,
(:1) In Epist. Joan., 2, 3 (PL, 35, 1991). (4) Op. cit., p. 188.
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fidèle à sa terre et à ses traditions se doit de parler de préférence le punique, qui est proprement la langue de l'Afrique (1). Nous ignorons tout des origines chrétiennes en Afrique du Nord. Comme c'est là qu'apparaissent pour la première fois une chrétienté et une littérature ecclésiastique de langue latine, on admet assez communément que les influences déterminantes sont venues de Rome (2). Monceaux, tout en souscrivant à ces vues pour ce qui est de l'organisation définitive du christianisme africain, les nuance cependant fort judicieusement. Constatant que les relations étaient étroites entre Carthage et l'Orient, et que d'autre part de très nombreux Juifs étaient fixés dans la métropole africaine et les autres villes côtières, il ajoute: « Il serait bien surprenant qu'aucun voyageur arrivant de Jérusalem, d'Antioche ou d'Alexandrie n'y eût annoncé l'Evangile» (3). Comme toutes les communautés chrétiennes antiques, celles du Maghreb étaient préoccupées, c'est encore Monceaux qui le rappelle, de se découvrir des quartiers de noblesse apostolique. Il serait certes imprudent d'ajouter foi à leurs prétentions. Mais il reste qu'il y a parfois des indications précieuses à tirer même d'une légende. Il me paraît significatif à cet égard que le martyrologe hiéronymien mentionne à Carthage une fête des apôtres Simon et Jude: « Et in Carth'lgine... Natal. apostolorum Simonis Cananei et Jud:r,e Zelotis» (4). Peut-être n'est-ce point pur hasard si, entre tous les noms évangéliques possibles, la tradition locale a retenu précisément ces deux-là, avec leurs épithètes. La mention de Simon le Cananéen évoque la légende, que je rappelais plus haut, de l'origine cananéenne des Berbères. Le personnage nous est plus généralement connu sous le nom de Simon le Zélote. Il est bon de se souvenir à ce propos que le nom sémitique des Zélotes (hébreu qanaim, araméen qananaja) pouvait facilement, malgré la différence de graphie et à la faveur d'une prononciation assez voisine, surtout en araméen, être confondu avec celui des Cananéens : les auteurs grecs rendent l'un par Ka';a';al,o~, l'autre par Xa'la'lal,o~ (5). Il n'est peutêtre pas interdit, dans ces conditions, de restituer, derrière le texte latin du martyrologe, une tradition des chrétiens d'Afrique se réclamant (1) L'opposition latin-punique ne coïncide pas toutefois de façon absolue avec l'opposition catholiques-donatistes. Un texte (de pece., meritis et remissione, I, 24, 34, CSEL, 60, 33), où saint Augustin adresse des louanges aux chrétiens c< puniques» est interprété par M. COURTOIS, op. cit., p. 276, conformément à sa théorie, comme s'appliquant aux chrétiens - orthodoxes - d'Afrique en général. Le contexte me paraît exclure cette interprétation: s'il fallait l'entendre ainsi, on ne voit pas pourquoi saint Augustin n'aurait pas dit plus simplement(( nous» ouc< vous»; il est clair que, s'adressant à des fidèles de langue latine, il parle d'nne autre fraction, linguistiquement différenciée, de l'Eglise catholique, qui comptait des adeptes de langue punique tout comme le donatisme en comptait de langue latine. (2) Par exemple, H. LIETZMANN, Geschichte der alten Kirche, Il, Berlin, 1936, p. 220. (3) P. MONCEAUX, Histoire littéraire de l'Afrique Chrétienne, I, Paris, 1901, p. 5. (4) Cité par MONCEAUX, op. cit., p. 5, n. 2. (5) Ainsi dans le Nouveau Testament: cf. p. ex. Matthieu, 10,4 et 15, 22.
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de ces deux missionnaires, à la faveur, soit d'un jeu de mots, soit d'un contre-sens, comme de frères de race et les désignant l'un et l'autre comme « Cananéens». Il est fort douteux que Simon et Jude soient jamais venus à Carthage. Peut-être en revanche y a-t·il dans cette tradition le souvenir d'une mission judéo-chrétienne qui, dès l'époque apostolique ou très peu de temps après, serait arrivée directement de Palestine en Afrique, y aurait prêché l'Evangile en langue sémitique et appuyé son message sur la Bible hébraïque, comprise sans difficulté de tous ceux qui parlaient la langue de Carthage. Dans cette hypothèse, les premiers pas du christianisme en terre africaine, de même, comme j'ai essayé de le prouver ailleurs, que le prosélytisme juif, seraient allés de pair avec une progression du punique. M. Frend, tout en optant, nous l'avons vu, pour la thèse berbère, n'hésite pas à l'admettre et parle à ce propos de renouveau culturel punique (1). De fait, il y a quelque raison de penser - et le livre de M. Frend apporte sur ce point des arguments solides - que le christianisme africain a d'emblée stimulé les forces d'opposition politique, culturelle et sociale à Rome. Par la suite, et à mesure que son recrutement s'étendait des couches les plus humbles à la bourgeoisie romanisée, ce caractère s'est atténué jusqu'à disparaître dans l'Eglise catholique, qui du même coup voit fléchir sa force d'attraction sur les petites gens: au IVe siècle, c'est sur la dissidence donatiste essentiellement que s'appuie la résistance du particularisme africain (2). Il est fort possible, dans ces conditions, que le punique, auréolé du prestige que lui conférait sa parenté étroite avec la langue de la Bible et celle du Christ, et tout en luttant pied à pied contre le latin, ait pu, en pleine époque romaine, gagner du terrain sur le libyque, langue de « Barbares» et peut.être aussi, dans la double acception du terme, de pagani (3). Quant aux inscriptions libyques, il paraît exclu qu'elles soient toutes postérieures à la date retenue par M. Courtois pour la disparition du punique, soit le début du Ille siècle. Si donc le libyque a coexisté avec le punique jusqu'à ce moment-là, on ne voit pas pourquoi il en aurait été tout différemment par la suite. S'il fallait absolument choisir entre les deux langues et, pour sauver l'une, sacrifier l'autre, comme nous y invite M. Courtois, on serait en droit de penser que les inscriptions
(1) FREND, The Donatist Church, p. 105. (2) Cet état d'esprit anti-romain est déjà très net chez Tertullien, à la période mon· taniste de sa vie et de son activité littéraire: cf. M. BESNIER, Histoire Romaine (Histoire générale Glotz), IV, l, Paris, 1937, p. 52. (3) GSELL, op. cit., l, p. 309, rappelle que l'arabe est encore aujourd'hui dans le Majl;hreb la seule langue religieuse admise par les musulmans orthodoxes. Il n'est pas impossible que le libyque, même abstraction faite de son caractère fruste, ait été dans l'lIl1tiqllité frappé par l'Eglise chrétienne du même interdit que l'actuel berbère par l'I.laln, .urtout ~'il était parlé principalement parmi les milieux paiens ou très superficiellement christianisés.
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sont toutes antérieures à saint Augustin et que, de son temps, seul le punique affrontait le latin dans les régions aujourd'hui arabisées de Thagaste et d'Hippone: tant est explicite le témoignage de ses écrits. L'on voit bien comment a pu s'opérer, au cours des premiers siècles de notre ère, en rapport avec la propagande juive et chrétienne, une progression du punique. On voit mal, à l'inverse, comment et sous l'effet de quelles causes aurait pu se produire alors une avancée victorieuse du libyque vers les régions côtières. Mais sans doute est-il plus sage, faute de critère précis pour dater les inscriptions, d'admettre la coexistence persistante, en face du latin, des deux idiomes africains. Que saint Augustin ne fasse mention de la langue indigène qu'une seule fois n'implique pas nécessairement qu'elle avait presque totalement disparu des cantons qui lui étaient familiers. Cela prouve simplement qu'il l'ignorait et la tenait pour un patois négligeable et méprisable. Sa phrase sur le latin et le punique, qui est l'africain, autorise la même conclusion : ces deux langues, et celles-là seulement, étaient en usage comme langues de culture, et sans doute aussi comme langues liturgiques, chez les Catholiques comme chez les Donatistes. Mais le troisième idiome pouvait bien continuer d'être pratiqué autour de lui, à un niveau et pour des usages beaucoup plus humbles, sans qu'il ait même songé à en faire état (1). C'est là, me semble-t-il, en définitive, la conclusion la plus plausible que l'on puisse tirer de la confrontation entre l'épigraphie libyque et les irréfutables text~s augustiniens. ADDENDUM Le présent travail était déjà prêt pour l'impression lorsque j'ai pu prendre connaissance de l'étude suivante: J. LEcERF, « Notule sur saint Augustin et les survivances puniques », in Augustinus magister, Congrès International Augustinien, Paris, 21-24 septembre 1954. Communications, pp. 31-33. L'auteur, partant de mon article sur le judaïsme berbère, reprend l'étude de quelques textes augustiniens et, sans conclure de façon catégorique, estime qu'ils « font plutôt pencher la balance en faveur de la persistance d'un véritable dialecte punique », contrairement à ce que soutient M. Courtois.
(1) Il est bon de ne pas oublier que les inscriptions libyques se réduisent presque exclusivement à des noms propres. M. Green, qui le souligne, suppose en outre, op. cit., p. 189, que le libyque pouvait peut-être être employé par les indigènes, comme l'est encore parfois le berbère, comme une sorte de langage secret, qu'ils évitaient d'utiliser en présence d'éléments romanisés ou punicisés, et à plus forte raison d'étrangers.
MELCHISÉDECH DANS LA POLÉMIQUE ENTRE JUIFS ET CHRÉTIENS ET DANS LA LÉGENDE Le personnage de Melchisédech a souvent sollicité l'attention des exégètes et des historiens. De toutes les figures de l'Ancien Testament il n'en est pas de plus énigmatique. Tout ce que nous savons de lui tient en deux pauvres textes bibliques : il apparaît brusquement pour disparaître de même aussitôt - en Gen. 14, 18-20, où est racontée son entrevue avec Abraham rentrant du combat ; et le verset 4 du Psaume 110 applique à un personnage désigné comme « mon Seigneur}) la formule solennelle : « Tu es prêtre pour l'éternité, à la manière de Melchisédech» (1). Malgré cette indigence de renseignements, ou plutôt sans doute grâce à elle, Melchisédech a connu, aux origines de l'ère chrétienne, une rare fortune. On sait la place qu'il occupe dans l'épître aux Hébreux (2), qui vient clore la maigre série des témoignages scripturaires : elle apporte d'ailleurs non point un complément de précision touchant le personnage, mais bien plutôt une interprétation des deux textes précédents. Le développement qu'elle lui consacre, asscz mal adapté à l'ensemble de l'écrit, y fait figure de corps étranger. On y a décelé sans beaucoup de peine, et avec une très grande vraisemblance, un morceau de spéculation gnostique dont l'origine doit être cherchée sans doute en milieu alexandrin (3) : Philon déjà identifiait Melchisédech au Logos éternel (4). Et l'on a vu dans ce texte une des sources de l'hérésie, assez mal connue du reste, des Melchisédéciens, dont nous savons qu'elle conférait délibérément à Melchisédech, dans l'économie divine du salut, le rôle réservé selon les chrétiens au Christ lui-même. (1) Snr ces textes, qui sont parmi les plus controversés de la Bible, cf. en particulier, outre les divers commentaires sur Gen. et Ps., J. MEINHOLD, l Mose 14, eine historischkritiuhe Untersuchung (Beihefte zur Zeitschrift fur die alttestamentliche Wissenschaft, 22), Gicqsen, 1911. (2) Hébr. 7, 1-11. (3) Ainsi H. WINDISCH, der Hebraerbrief (LIETZMANN, Handbuch zum Neuen Testament). 2 c {-d., Tübin~cn, 1931, p. 60 ss. Cf. l'article, assez aventureux du reste, de M. FRIEDLAND ER. « La secte de Melchisédech et l'épître aux Hébreux », Revue des E'udp• .Juive.•, 11l82, V. p. 1 s•.• 188 sl]q. ; VI, p. 187 sq. (4) ()ÙT('Ç Bé I:cmv ,j opOoç Myoç ... [EpEUÇ yci.p È(HL Myoç, leg. ail. III, 79-80.
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Il n'est dans mon intention ni de refaire, à travers le détail des polémiques et des réfutations auxquelles il a donné lieu dans l'ancienne Eglise, l'histoire du mouvement melchisédécien, ni de décrire la fortune changeante du personnage sur le plan de la théologie pure: l'entreprise à été mainte fois tentée (1). Bien plutôt voudrais-je m'arrêter à un autre aspect du problème, qui n'a point jusqu'à présent retenu autant qu'il le méritait l'attention des chercheurs. Si Melchisédech, accaparé et démesurément grandi par une secte, a pu apparaître souvent aux Pères de l'Eglise comme un personnage dangereux, il a été pour eux, en d'autres circonstances, un précieux auxiliaire. Lorsqu'on jette un coup d'œil sur les écrits de polémique antijuive qui s'échelonnent tout au long des premiers siècles, on s'aperçoit que le prêtre-roi de Salem joue dans cette controverse un rôle fort important. Prototype du Christ, il incarne vis-à-vis des prétentions du légalisme juifles revendications chrétiennes: c'est à lui que sans cesse les auteurs chrétiens font appel, comme à leur plus sûr porte-parole. Les Juifs, à l'origine, le considéraient comme l'un des leurs; les chrétiens le leur arrachent, et le retournent contre eux. Parallèlement à la théologie anti-gnostique, qui, pour sauvegarder contre les affirmations des sectaires la suprématie du vrai Logos, diminue Melchisédech au profit du Christ, se développe un courant de pensée antijuive, qui grandit Melchisédech aux dépens des figures authentiquement juives de l'ancienne Alliance et, premièrement, d'Abraham lui-même. D'autre part, une fois l'attention des théologiens fixée sur le personnage, l'imagination, populaire ou savante, s'en empare elle aussi. Suppléant aux insuffisances de l'information biblique, elle lui crée une histoire et lui donne des contours précis. Melchisédech devient ainsi l'objet d'une très curieuse élaboration légendaire, qui le fait sortir de la pénombre où l'enfermaient les textes sacrés. C'est à cette légende de Melchisédech que je voudrais, après avoir au préa. lable - les deux choses du reste sont connexes - dit un mot de l'utili· sation du personnage par la controverse, consacrer les pages qui vont suivre.
••• La théologie juive semble ne s'être arrêtée qu'assez tard aux diffi· cuItés que soulève, pour l'orthodoxie israélite, la figure de Melchisédech. Et pourtant elles sont graves. - L'histoire d'Israël n'en est encore qu'à ses lointains débuts. l'idolâtrie pèse sur le monde. Abraham seul, choisi par Jahvé, Le reconnaît comme le Dieu unique et recueille (1) En particulier par F. J. JÉROME, Da.' geschichtliche Melchisedech-Bild und seins Bedeutung im Hebraerbrief, Freiburg, i. B. 1920. - G. WUTTKE, Melchisedech der Priesterkiinig von Salem (Beihefte zur Zeitschrift für die neute.tamentliche Wissenschaft, 5), Giessen, 1927. - G. BARDY, {{ Melchisédech dans la tradition patristique », Revue Biblique, 35, (1926), p. 496 ss. et 36 (1927), p. 25 ss.
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Ses promesses. Et voici qu'un étranger, roi de Salem, un Cananéen sans doute, fils d'une race maudite, se présente sur sa route. Bien avant qu'il existe un sacerdoce lévitique, il est déjà prêtre du Dieu Très Haut. Prêtre pour l'éternité, dira le Psalmiste. Devant lui Abraham s'humilie: il reçoit sa bénédiction, et lui donne la dîme de tout, lui le plus grand des patriarches, et de tous les Juifs, le père du peuple élu, et du monothéisme! (1). Que deviennent dans cette aventure les prérogatives d'Israël, la dignité de ses grands hommes et l'autorité de son sacerdoce ? Cette question, il semble qu'on ne se la soit guère posée en Israël avant l'effondrement national. Je n'en veux pour preuve que le Ps. 110 lui-même. Quelle qu'en soit la date - préexilique ou macchabéen, les critiques sur ce point ne sont pas d'accord - sa destination du moins est assez claire : ce paraît bien être un psaume de couronnement des rois israélites. Pour souligner le caractère religieux, voire même sacerdotal, de la royauté, il la rattache à Melchisédech. Le prêtre-roi de Salem, dont l'éminente dignité est hors de conteste, sert de modèle et de prototype au souverain d'Israël. C'en est même, en toute rigueur, le précurseur et l'ancêtre: car Salem n'est autre que Jérusalem. Ainsi l'entend déjà le Ps. 76 : « Dieu s'est fait connaître en Juda, en Israël son nom est grand. Il a son tabernacle à Salem et sa demeure en Sion}) (v. 2-3) (2). Ainsi l'entendent également Josèphe (3), et la plupart des Pères chrétiens. Sans doute faut-il reconnaître là une vieille tradition locale, dont les textes bihliques eux-mêmes apportent un écho, et qui s'attache au nom de Melchisédech. Personnage historique ou figure légendaire, son souvenir est resté dans le pays assez vivace pour que les rois juifs aient jugé bon de l'exploiter. Par une démarche politique dont il est, dans l'histoire universelle, d'autres exemples, et sans doute pour fortifier leur autorité aux yeux des populations indigènes, ils se donnent pour ses successeurs légitimes: entre l'ancienne dynastie locale et la dynastie hébraïque il n'y a point, de par la volonté de Jahvé, solution de continuité (4). Mais si la politique trouvait son compte à cette habile interprétation, la pensée théologique avait d'autres exigences. Une fois disparue la royauté, lorsque l'exclusivisme religieux et éthnique est poussé, à l'époque rabbinique, jusqu'à ses dernières conséquences, on s'arrête (1) IlpwToç o?iv TOÀ[L~ Seov (btO'1l~ViX(JSiX~ /)"t)[L~oupyàv TWV 5ÀQ)v i:n, JOSÈPHE, AnI. jud., l, 155. (2) Cf. B. DUHM, Die Psalmen, Freiburg, i. B., 1899, p. 198. (3) JOSÈPHE, Ant. jud., Il, 10, 2. Cf. le récit de pèlerinage connu sous le nom de de situ Terme Sanetae (TOBLER-MoLINIER, Itinera hierosolymitana, Genève, 1879, p. Ill) : Salem quidam putant esse Jerusalem. (4) Sur ce point cf. en particulier H. GUNKEL, Genesis (Nowack, llandkummenla' sam Allen Te.•tament), 3e éd., Gôttingen, 1910, p. 287, qui cite ('exemple du Saint Empire « Bomain» Gt'rmanique, et des empereurs romains, successeurs officiels, en El{ypte, df'N anciens Pharaons; et, en dernier lieu, W. J. FJo;RRAR, (( The J ewi.h Kingship and the Nllcred Comhat ... The%gy, janv. 19:16. p. 37 sq.
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avec suspicion sur les versets fameux. Naguère instrument de domination, ils risquent de devenir maintenant objet de scandale. Grandeur incontestable, la figure du prêtre-roi pouvait être, à l'occasion, une grandeur inquiétante. Il importait, en tout état de cause, en en précisant les origines et le caractère, de le neutraliser d'abord et, ce faisant, de l'utiliser encore, ad majorem populi gloriam. Le moyen le plus simple consistait, en le dotant d'un état civil, à intégrer le personnage dans une lignée authentiquement juive. Si l'on arrivait à créer entre Abraham et lui un lien étroit de parenté, à reconnaître en lui par exemple un ancêtre du patriarche, il n'y aurait plus à s'offusquer des marques de respect que celui-ci lui témoigne : elles sont naturelles, de la part de tout bon Israélite, envers le chef de famille. C'est ainsi que s'explique, à n'en pas douter, l'identification communément admise, sans la moindre justification, comme une chose allant de soi, dans les parties les plus anciennes du Talmud, entre Melchisédech et Sem (1). Elle est attestée également par les auteurs chrétiens. S. Jérôme la donne pour usuelle parmi les Juifs (2); Epiphane l'attribue aux Samaritains et s'attarde à en démontrer longuement l'impossibilité chronologique (3). L'intention en est claire: elle justifie l'attitude d'Abraham, et sauvegarde du même coup, en faisant de Melchisédech le père de la race dont est sorti Israël, le prestige de la dynastie et du sacerdoce dans le passé et dans le présent celui du peuple élu. Il n'est pas difficile non plus de découvrir comment l'imagination rabbinique est arrivée à cette solution. L'origine en doit être cherchée, selon toute vraisemblance, dans la bénédiction de Sem par Noé (Gen. 9, 26-27), qui n'est pas sans analogie dans la forme avec la bénédiction que prononce Melchisédech sur Abraham. Le rapprochement s'imposait presque: Jahvé est appelé par Noé dieu de Sem; Melchisédech est désigné comme le prêtre du Dieu Très Haut; comme par ailleurs aucun doute n'est possible sur l'identité de ce Dieu Très Haut et de Jahvé, il suffisait d'un raisonnement très simple pour poser l'égalité Melchisédech = Sem. Le goût rabbinique de la précision se trouvait ainsi satisfait. Et l'on coupait court, par la même occasion, aux divagations des sectaires qui prétextaient le silence de l'Ecriture touchant la généalogie du grand-prêtre pour l'élever, par delà toutes les catégories normales, au rang d'une hypostase divine: Melchisédech redescendait du ciel sur la terre (4).
(1) Les principaux textes talmudiques sont réunis et commentés dans les articles Melchizedek et Shem de la lewish Encyclopedia, VIII, p. 450, et XI, p. 261, New York, 1904-05. (2) Epist. ad Evang. 73, 5 ; quaest. in Gen. 14 (PL, 22, 639; 23, 961). (3) EPIPHANE, Haer, 55, 6, 1 sq. Cf. l'opuscule de situ..., déjà cité: « Melchisedech, quem adfirmant Sem esse filium Noe ». (4) Cette identification est exploitée par saint Jérôme contre les sectaires melchisédéciens. Impressionné, comme sur toutes les questions d'exégèse biblique, par l'opinion des rabbins, il conclut en ces termes l'exposé qu'il vient de faire de la question -
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Les choses en sont là quand entrent en scène les polémistes chrétiens. Peut-être l'identification dont je viens de parler est-elle déjà une réponse à leurs attaques. Ils se sont toujours, en tous cas, inscrits en faux contre elle : ils la réfutent parfois en toute netteté, comme fait Epiphane; le plus souvent ils ne s'y arrêtent même pas. Il s'agit pour eux, essentiellement, de mettre Melchisédech au service de la cause chrétienne. Leur argumentation s'organise autour de trois points essentiels. D'une part, Melchisédech, sans être circoncis, et sans accomplir aucune des prescriptions du ritualisme juif, est revêtu de la dignité de prêtre du Très Haut; preuve que la circoncision, et avec elle toutes les œuvres de la Loi, rites tardifs et provisoires, ne sont pas nécessaires au salut; preuve aussi que le sacerdoce lévitique, aboli par le sacerdoce chrétien, et devancé à l'origine par celui de Melchisédech, dont la priorité est une primauté, n'a lui aussi qu'une valeur relative. Ainsi Tertullien: « Unde Melchisedech sacerdos summi Dei nuncupatus, si non ante leviticae legis sacerdotium Levitae fuerunt qui sacrificia Deo offerebant ? » (Adv. Judaeos, 2). Et encore« Melchisedech quoque, summi Dei sacerdos, incircumcisus et non sabbatizans ad sacerdotium Dei allectus est» (ibid.) (1). - D'autre part, bien qu'il fût, du point de vue juif, en état d'infériorité légale, étranger même à la race élue, il a été élevé d'emblée au-dessus du plus grand des Juifs, d'Abraham lui-même qui s'est humilié devant lui. L'argument apparait déjà dans l'épître aux Hébreux : « Considérez combien est grand celui à qui Abraham, le patriarche, donna la dîme sur ce qu'il avait de plus précieux. Ceux des fils de Lévi qui obtiennent le sacerdoce ont, d'après la Loi, l'ordre de lever la dîme sur le peuple, c'est-à-dire sur leurs frères, qui cependant sont sortis eux aussi du sang d'Abraham. Et lui, qui n'était pas issu de leur race, a levé la dîme sur Abraham et il a béni celui qui avait les promesses. Or, sans contredit, c'est l'inférieur qui est béni par le supérieur» (7, 4-7). Même argument chez Justin Martyr: « Il était incirconcis, le prêtre du Très Haut, à qui Abraham, qui le premier reçut la circoncision de la chair, porta la dîme, et qui le bénit» (DiaZ. avec Tryphan, 19) ; et chez Aphraate : « Melchisédech était prêtre du Dieu suprême et bénit Abraham, n'étant pas circoncis. Or il est connu que le plus petit est béni par le plus grand» (Homél. II, 4). - Enfin, quand le Psalmiste parle d'un autre sacerdoce à la manière de Melchisédech, un sacerdoce éternel qui ne saurait être celui des Juifs - « si la perfection
famo.üsima quae.tio super pontifiee Melehisedeeh - à un ami :cc Voilà ce que nou~ ont appri. les plus instruits de cette nation. Ils sont si loin d'admettre que Melchi86dech a été le Saint-Esprit ou un ange qu'ils le traitent très certainemeut comme un homme» (Epi .•'. 73. ad. Evang. 9). (1) Les auteurs chrétiens tireut le même ar!!:ument de la vie de tou~ le8 (1 jU8te8» d'avant Abraham, qui pas plus que Melchisédech n'ont connu et pratiqué le. observance. juive•. Mai. aucun n'n, comme lui, exercé le sacerdoce, c'est là ce qui fait toute la force de l'exemple présent.
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avait pu être réalisée par le sacerdoce lévitique, quelle nécessité y avait-il qu'il surgit un autre prêtre selon l'ordre de Melchisédech, et non selon l'ordre d'Aaron ?» (Hébr. 7,11) - il est clair qu'il faut voir là une annonce du sacerdoce chrétien. Melchisédech préfigure le Christ; le pain et le vin qu'il donne à Abraham sont l'image de l'eucharistie (1) ; c'est l'Eglise tout entière, issue des Gentils, héritière victorieuse d'Israël déchu, qui dans sa personne s'annonce en symbole. Ecoutons à ce propos saint Jean Chrysostome: « Parce que la Synagogue des Juifs sacrifiait à Dieu, selon le rite d'Aaron, non pas le pain et le vin, mais des veaux et des agneaux, Dieu proclame, s'adressant au Christ Jésus: « Tu es prêtre pour l'éternité à la manière de Melchisédech n. (Sur Melchisédech, P.G. 56, 262). Et voici enfin un passage de Justin Martyr qui réunit en un vigoureux raccourci les différents points de l'argumentation : (( De même que Melchisédech, prêtre du Très Haut comme l'écrit Moïse, était prêtre des incirconcis, et qu'il bénit Abraham qui, bien que circoncis, lui apportait la dîme, ainsi Dieu a rendu manifeste que son prêtre éternel serait prêtre des incirconcis. Et ceux des circoncis qui viendront à lui, j'entends qui croiront en lui et solliciteront sa bénédiction, il les accueillera à leur tour et les bénira n (Dial. 33). L'offensive, on le voit, est vigoureusement menée, et de toutes parts. Devant pareilles attaques le judaïsme ne pouvait pas rester indifférent. Elles le forcent à vérifier ses positions, et à corriger ses points de vue. De fait, l'on constate, à travers les écrits talmudiques, une très curieuse évolution de l'opinion rabbinique touchant Melchisédech. Je ne puis songer, dans les limites de cet article, à la suivre dans le détail. Du moins faut-il en indiquer les grandes lignes, car elle représente, à n'en pas douter, une réaction de défense contre les affirmations chrétiennes. Tout d'abord, sans renoncer en général de façon explicite à l'identification Melchisédech-Sem - on répond même à l'une des objections des chrétiens en affirmant que Sem est né circoncis (2) - les rabbins s'aperçoivent qu'elle n'apporte point au problème, surtout depuis que les adversaires le soulèvent avec tant d'âpreté, une solution satisfaisante. Plutôt que de s'évertuer à retenir avec soi un allié douteux, on le laisse passer à l'ennemi: pratiquement les Juifs renoncent à Melchisédech. Tous leurs efforts tendent désormais, par des prodiges d'ingéniosité dans l'interprétation des textes saints, à le diminuer, à diminuer aussi l'importance du geste qu'accomplit Abraham, à réhabiliter ce faisant le patriarche, et à le grandir. Les moyens du reste sont multiples et (1) Cette interprétation symbolique du pain et dn vin considérés comme la matière du sacrifice de Melchisédech est étrangère aux auteurs chrétiens les plus anciens. Elle apparaît pour la première fois chez Clément d'Alexandrie, Strom. 4,25. Il est à noter que dans ce milieu alexandrin l'exégèse de Philon avait déjà trouvé un sens allégorique au vin, qui est l'image de l'ivresse divine communiquée aux âmes par le Logos (lac. cit.). (2) Jewish Encycl., XI, lac. cie.
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très souvent contradictoires; mais les arguments correspondent en général point pour point aux différentes objections des chrétiens. Ainsi par exemple on s'efforce de montrer que le sacerdoce de Melchisédech n'est qu'apparence, et préfiguration non point d'un autre sacerdoce étranger, mais tout simplement du sacerdoce lévitique : (( A-t-il donc eu en partage la dignité sacerdotale? Nous savons cependant qu'elle n'a été donnée qu'à Aaron. S'il est appelé prêtre, c'est parce qu'il a sacrifié comme font les prêtres» (Bemidbar rabba, 4). Parfois au contraire, sans contester strictement la réalité de son sacerdoce, on le montre entaché d'un vice originel, OLà: 1"0 ULOV 1X\)1"OV dVIXL 1tOpV7jC; (Epiphane, Haer. 55, 7, 1) : c'est parce qu'il était fils d'une prostituée que l'Ecriture est muette sur sa généalogie. Ou bien encore on affirme que, n'ayant pas lui-même de fils aptes au sacerdoce, il a prié Dieu de le transmettre à Abraham (1) : il est clair que dans l'un et l'autre de ces deux cas l'identité Melchisédech-Sem est totalement perdue de vue. Retenons cette dernière solution. Elle trahit une préoccupation constante des rabbins: dépouiller Melchisédech de ses attributs et privilèges pour en revêtir Abraham. Le véritable grand prêtre c'est lui, et l'entrevue avec Melchisédech prend ainsi figure de consécration sacerdotale. On fait remarquer d'abord que si Abraham a donné la dîme, il l'a prélevée non point sur ses propres biens, mais sur le butin de guerre rapporté de Sodome et de Gomorrhe : la gravité du geste se trouve ainsi sensiblement atténuée (2). Parfois même l'on va plus loin. A la faveur d'une imprécision grammaticale du texte hébreu, qui ne permet pas de reconnaître avec une entière certitude qui, d'Abraham ou de Melchisédech, est sujet de la phrase - ambiguum habetur, déclare saint Jérôme - on renverse les rôles: c'est Abraham qui reçoit la dîme, et Melchisédech qui la donne, reconnaissant ainsi le patriarche pour prêtre (3). Le pain et le vin sont ici encore interprétés allégoriquement: en les offrant à Abraham, Melchisédech le met au courant des prescriptions concernant la dignité de grand prêtre, car ils représentent les pain9 de proposition et le vin de l'offrande (4). Mais voici de toutes les attaques menées contre le roi de Salem sans conteste la plus curieuse. Je cite le texte intégralement:« R. Ishmaël dit : le Saint, Béni soit-il, a voulu que le sacerdoce tirât son origine de Sem, car il est dit (Gen. 14, 18) :« Il était prêtre du Dieu Très Haut». Mais dès qu'il eût béni Abraham avant de bénir Dieu, Dieu fit d'Abraham le père du sacerdoce, selon ce qui est écrit (ibid. 19) :« Et il le hénit et dit : Béni soit Abraham par le Dieu Très Haut, et béni soit le Dieu Très Haut». Abraham lui dit :« Bénit-on le serviteur avant de bénir son (1) Midr. agadah sur Geu. (l) Pirke R. F:lifzer, 27. ('1) nid. et .aint .JtIlO~IE, op. cil., 6. (4) Midr. Ber. rabba, 43.
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maître?» AussitÔt le sacerdoce passa à Abraham, ainsi qu'il est écrit (Ps. no, 1) : « Le Seigneur a dit à mon seigneur: Assieds-toi à ma droite... » Et il est écrit aussi (ibid. 4) : « Tu es prêtre pour l'éternité, selon la parole de Melchisédech». Car il était prêtre, ses descendants n'étaient pas prêtres». (b. Nedar. 32b) (1). Point n'est besoin de beaucoup de subtilité pour reconnaître dans la phrase finale, après ce que nous avons dit de la controverse judéochrétienne, une attaque contre les chrétiens: les descendants de Melchisédech, ce sont les gens du dehors, frustrés à jamais d'un héritage un instant entrevu. Mais comment concilier cette affirmation avec l'identification, encore maintenue, de Melchisédech et de Sem ? Car enfin, la lignée la plus authentique de Sem n'est-ce pas Israël lui-même ? La difficulté n'a pas échappé aux rabbins, puisqu'une glose de la Tosephta explique que le sacerdoce a été enlevé aux autres Sémites, pour le béné· fice exclusif de la seule famille d'Abraham (2). Elle n'est pas supprimée pour autant. Il est clair que deux traditions inconciliables se sont ici rencontrées, et que leur maladroite fusion est en rapport étroit avec la polémique engagée par les chrétiens. La tentative cependant est inté· ressante : c'est à la suite d'une faute commise dans le rituel par Melchisédech, et relevée par Abraham, que s'est opéré le transfert du sacerdoce. Ici encore les rabbins ont su tirer parti des imprécisions philologiques: le « âl divrathi n du texte hébreu, généralement interprété comme signifiant « A la manière de... n, devient pour les besoins de la cause « selon la parole de... n, c'est-à-dire à cause de la formule fautive par lui prononcée. Mais plus curieuse encore que cette interprétation insolite est l'application faite à Abraham lui-même du Psaume no. Même dans la tradition juive c'est là une nouveauté sensationnelle. Car si les chrétiens de tous les temps y ont toujours vu le type le plus parfait du texte messianique, les Juifs eux aussi, à l'origine, ont accepté sans difficulté cette manière de voir. Il suffit pour s'en convaincre de jeter les yeux sur Matthieu, 22, 41 ss. (3) : l'interprétation messia· nique était communément admise par les rabbins à l'époque de Jésus, puisqu'il ne suscite chez ses interlocuteurs, en la reprenant à son compte, aucune objection. Si donc dans notre texte talmudique le Ps. 110 de prophétie messianique est devenu affirmation rétrospective concernant Abraham, c'est bien parce que les chrétiens, eux, de toute leur énergie, insistaient sur son caractère messianique et l'appliquaient au Christ: nouvelle réaction de défense que nous voyons se déclencher en quelque sorte sous nos yeux. R. Ishmaël a vécu en Palestine au début du deuxième siècle. C'est un contemporain, par conséquent, de Justin (1) Le texte est traduit et commenté par R. TRAVERS HERFORD, Christianity in Talmud and Midrash, Londres, 1903, p. 338 55. Cf. B. Sanh. 108b. (2) Til. HERFORD, loc. cit. (3) Cr. Marc, 12, 35-37, et Luc, 20,41·44.
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Martyr, et d'autres passages du Talmud nous le montrent fougueux adversaire des chrétiens (1) : il est évident qu'il a voulu, ici également, leur enlever leurs armes. Plus tard, à partir de la fin du lUe siècle, une fois la grande offensive chrétienne passée, les barrières tracées entre les deux cultes, et les positions prises, les docteurs talmudiques reviennent, eux aussi, à l'interprétation messianique du Psaume et désormais ne s'en écartent plus (2). Il serait intéressant, au terme de cette analyse, de mettre en regard de ces textes talmudiques ceux des apocryphes juifs ou judéo-chrétiens où intervient Abraham: soit qu'il y joue, comme dans le Livre des Jubilés, un rôle important, soit encore qu'il en soit le héros unique: ainsi par exemple dans l'Apocalypse qui porte son nom. Entre les deux groupes d'écrits les rapports sont étroits. Une même inspiration les anime: il s'agit, dans un cas comme dans l'autre, de grandir le patriarche. La légende ainsi naît de la polémique, comme son efflorescence. Elle la prolonge et l'élargit. Elle trouve dans l'exégèse des rabbins, récits haggadiques et midraschim, sa source essentielle. Qu'elle reflète elle aussi, très souvent, des intentions très précises de controverse, la chose ne me paraît pas douteuse; il ne serait point malaisé d'en fournir la démonstration. De même pour le prêtre du Très Haut. Si l'on considère sur le terrain de la littérature polémique et apocryphe la rivalité entre christianisme naissant et judaïsme, on serait tenté parfois de la définir comme un combat singulier. Abraham et Melchisédech symbolisent et personnifient les deux cultes rivaux qui, en les glorifiant, se glorifient eux-mêmes. Nées de préoccupations identiques, mais de sens contraires, les deux légendes se développent parallèlement, d'un même pas. Je ne puis songer à suivre ici celle d'Abraham. Mais celle de Melchisédech vaut qu'on lui consacre quelques instants.
••• Il nous est parvenu, sous le nom de saint Athanase, un petit écrit apocryphe intitulé sur Melchisédech (3). L'origine et la date en restent assez obscures. Une allusion au concile de Nicée, désigné comme un événement assez ancien déjà, fournit cependant un terminus post quem. De fait l'écrit ne paraît pas être antérieur à la fin du IVe siècle. Quant au (1) Cf. en particulier T. Hull., 2, 22-23, et T. Shabb. 13, 5, TR. HERFORD, op. Cil., pp. 103 et 155. (2) La question du Ps. 110 et de son interprétation messianique est traitée de façon intére,sante, à la lumière des écrits juifs, dans P. BILLERBECK, Kommenlar zum N. T. ail.' Talmlld Ilnd Midrasch, IV, Leipz'g, 1928, 1, p. 453 ss. Le Ps. a été parfois appliqué par le, rabbins à David. Par contre on ne trouve point trace dans le Talmud de l'application à Eûehias qui, si nous en croyons Justin (Dial. 83), était couramment reçue pllrllli les Juif_ de son temps. (3) P. G. 28, 523-530.
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lieu de sa composition, c'est une question qu'il nous faut réserver pour l'instant. Il constitue, sous la forme d'un court roman, un commentaire explicatif des versets fameux de l'épître aux Hébreux, et plus spé. cialement du verset 3 :« Ce Melchisédech, qui est sans père, sans mère. sans généalogie, qui n'a ni commencement de jours, ni fin de vie, et qui est ainsi devenu semblable au Fils de Dieu, ce Melchisédech demeure prêtre pour toujours». Il se divise en deux parties bien distinctes, qui correspondent aux deux moitiés du verset. La première explique com· ment il faut entendre l'affirmation que Melchisédech est sans généalogie. la seconde précL'le pourquoi, et sous quelles réserves, on peut le dire semblable au Fils de Dieu. La pointe anti-gnostique est par consé· quent fort nette. Voici en quelques mots le contenu de la première partie. Il était une fois un roi, nommé Melchi, père de deux fils, Melchi et Melchisédech. Ce roi, zélé dans le culte des idoles, envoie un jour son fils cadet acheter du bétail pour les sacrifices. En route, la contemplation du ciel étoilé donne à Melchisédech la révélation du Dieu unique, créateur de toutes choses. Il renonce à la mission dont il était chargé, rentre au palais, et annonce à son père sa conversion. Le roi, furieux, décide, pour réparer cet outrage fait à ses dieux, de leur immoler l'un de ses fils. Le sort désigne Melchi. Melchisédech, pendant les préparatifs de la cérémonie, monte sur le Thabor et demande à Dieu d'anéantir tous ceux qui seront présents au sacrifice. Sa prière est aussitôt exaucée : la ville entière, avec tous ses habitants, est engloutie par un cataclysme. pas une âme ne survit. Melchisédech, épouvanté, reste sept ans sur 1& Thabor, jusqu'au jour où Abraham, sur l'ordre de Dieu, se présente devant lui. « Comme il ne reste personne de sa famille, dit Dieu au patriarche, il sera appelé sans père, sans mère, sans famille, n'ayant ni commencement de jours ni fin de vie; et parce qu'il a plu à Dieu, il demeurera prêtre à jamais». - On peut ne pas être convaincu par cette bizarre argumentation : comme le texte de l'épître porte, non point« sans famille», mais« sans généalogie», ce qui n'est tout de même pas absolument pareil, toute la démonstration porte à faux. Et l'on saisit mal, par surcroît, pourquoi, pour s'être ainsi trouvé isolé, Melchisédech mérite d'être appelé« sans commencement de jours ni fin d& vie». Mais au demeurant, ce n'est pas là ce qui importe. Scrutons plutôt d'un peu plus près le récit lui-même. Dans un ingénieux article de la Revue des Etudes Juives (1), Isr. Lévi a démoutré, de façon péremptoire, que bien loin d'être une invention de l'auteur, cette histoire ne représentait en réalité qu'un plagiat : c'est la transposition, sur le personnage de Melchisédech, d'un midrasch juif dont le héros primitif, et légitime, n'est autre qu'Abraham lui~ (1) Hev. l!..t. Jllive!, 1884, p. 197
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même. Les rabbins, en effet, racontent sur le patriarche une histoire en tous points analogue à celle que nous venons d'analyser. Abraham, fils d'un père idolâtre, reconnaît lui aussi le Dieu créateur en contemplant les astres. Son père le livre au roi Nemrod, qui le jette dans une fournaise ardente; mais le feu épargne miraculeusement le saint personnage, et dévore au contraire ses bourreaux, ainsi que son frère Haran, coupable d'impiété (1). - La réalité de l'emprunt et son mécanisme sont fort clairs. Adaptant le récit aux besoins de sa thèse, l'auteur chrétien fait périr la famille entière de son héros, et non pas seulement le frère, qui fait figure, dans cette situation nouvelle, de victime innocente. Quant au midrasch sur Abraham, il apporte, à la faveur d'un jeu de mots, un commentaire de deux versets de la Genèse. On sait que la ville natale d'Abraham s'appelle Our, et que le même mot désigne en hébreu le feu, la flamme. Substituons au nom propre le nom commun homonyme dans les deux versets que voici:« Je suis Jahvé, qui t'ai fait sortir de Our des Chaldéens» (Gen. 15, 7) et« Haran mourut en présence de son père, au pays de sa naissance, dans Our des Chaldéens» (Gen. 11, 28), et nous aurons le point de départ, et comme le canevas, de notre historiette: pour que Jahvé ait fait sortir Abraham du « feu» il fallait qu'il y eût été préalablement précipité, d'oll l'épisode de la colère paternelle; et si son frère ensuite y est mort, c'est pour y avoir été à son tour jeté, à juste titre cette fois, pour son impiété. Quant à la contemplation des astres, il est facile d'y reconnaître l'épisode célèbre de l'annonce par Jahvé à Abraham de sa postérité: il précède immédiatement, dans le texte biblique, le verset sur la sortie d'Our, auquel il se raccorde par la phrase suivante:« Abraham eut foi à Jahvé, et Jahvé le lui imputa à justice». De cette phrase le récit midraschique n'est que l'édifiante illustration. - Il possède, sous sa forme première, une cohérence que l'on chercherait en vain dans le texte chrétien. Du trait essentiel de la légende, qui est l'utilisation de« Our», ce dernier ne laisse rien subsister: la famille royale périt en effet, non point dans une fournaise, mais dans les entrailles de la terre qui s'ouvre pour l'engloutir. Cette déformation d'ailleurs ne rend que plus évidente la réalité de l'emprunt, qui dénote une connaissance assez précise, non point sans doute de la langue hébraïque, mais de l'esprit, des méthodes et des thèmes de l'exégèse juive: peut-être y a-t-il là un indice touchant la patrie de l'écrit, et sa date. On peut du moins supposer qu'il est d'un temps et d'un pays où fleurissait cette exégèse, et que son auteur a connu de près les milieux rabbiniques. En tout cas, voilà une donnée précise, et précieuse, sur le développement de la légende de Melchisé-
(1) Midrasch beresch. nbba, sur Gen. Il, 28, éd. Wünsche, Leipzig, 1881, p. 172 ss. L'hi,toire reparaît, avec quel 'lues varîantes, dans plusieurs écrits judéo-chrétiens. l'li purticulier duu, le Livre de.• Jubilé.• et, avec plus de détail, dans l'Apaca(vpss d'Abraham, .Juut l'Ile cOIl"titue lu première partie.
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dech. Pour éclairer et étoffer la figure fuyante du prêtre-roi, notre auteur lui attribue des traits empruntés précisément à Abraham. Ce n'est certes point par hasard. Nous savons, après ce qui vient d'être dit de la controverse judéo-chrétienne, comment interpréter cette contamination : on grandit son héros aux dépens du rival. Encore que ce petit roman vise avant tout les hérétiques melchisédéciens, il n'oublie pas pour autant les adversaires de l'autre bord, et fait d'une pierre deux coups. L'objet premier du midrasch était, essentiellement, d'illustrer en la personne d'Abraham les origines du monothéisme. Mais, aux yeux des chrétiens, le père du monothéisme est Melchisédech. On le prouve en transposant l'épisode: pour mieux battre l'adversaire on lui vole ses armes, en toute simplicité (1). Vexemple n'est pas isolé. Montrer que Melchisédech n'a rien à envier à Abraham et même qu'à considérer les choses de plus près, sa primauté ne fait aucun doute, telle est la préoccupation commune à de très nombreux textes. Elle apparaît clairement dans un passage de l'écrit connu sous le nom de Chronicon Paschale. Melchisédech, y est-il dit, était de la race de Cham. « Ayant été reconnu pour juste et saint dans sa race, il plut à Dieu, et Dieu le fit sortir de son pays pour le mener en deçà du Jourdain, tout comme il fit sortir Abraham du pays des Chaldéens» (2). Peut-être y a-t-il là une réminiscence, et une application, du texte d'Amos (9, 7) : « N'ai-je pas fait monter Israël du pays d'Egypte, les Philistins de Caphtor et les Araméens de Qir ?» L'inspiration est la même de part et d'autre: Melchisédech incarne la gentilité qui, en sa personne, participe dès l'origine aux promesses: les privilèges d'Israël ne sont qu'un vain mot. Mais l'égalité ne suffit pas. Il faut encore subordonner, en toute précision, le patriarche au grand prêtre : car Melchisédech préfigure le Christ. A ce titre il apparaît parfois comme le véritable substitut de Dieu, et les auteurs chrétiens lui attribuent volontiers des paroles ou des gestes qui, dans la Bihle, sont le fait de Jahvé lui-même. Ainsi, par exemple, l'ouvrage intitulé la Caverne des Trésors, dont nous aurons à reparler, reprend à son compte le récit de Gen. 25, 29 ss. relatif à la naissance d'Esaü et de Jacob, mais le modifie de curieuse façon. Rebecca, inquiète de se trouver enceinte, va consulter, non point comme dans le texte biblique Jahvé, mais bien Melchisédech, et c'est
(1) A l'inverse, il semble possible de déceler p. ex. dans l'Apocalypse d'Abraham, à travers certains détails du récit, des translations du même ordre, opérées cette fois de Melchisédech à Abraham. Cf. à ce propos, JÉROME, op. cit., p. 13, qui signale l'application faite par Abraham à Dieu lui-même des épithètes « sans père, sans mère, sans généalogie» ; et aussi l'épisode du sacrifice sur le mont Horeb, éd. Bonwetsch, in Studien z. Geschichte d. Theol. u. Kirche, J,l, Leipzig, 1897, p. 23 ss., qui rappelle d'assez près certains traits de la légende de Melchisédech. Peut-être n'est-ce point un hasard que Melchi'lédech soit absent du Livre de~ Jubilés omission primitive ou élimination ultérieure, le fait pourrait bien être intentionnel. (2) Cité par BARDY, op. rit .• 36.
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le grand prêtre, et non Jahvé, qui prononce alors la prophétie ': « Deux nations sont dans ton sein... J) (1). Plus curieuse encore, dans le même écrit, la façon dont est interprétée la bénédiction d'Abraham par Melchisédech: « Lorsque Melchisédech l'eut béni et qu'il eut participé aux saints mystères, Dieu parla à Abraham et lui dit : Ta récompense est très grande, Abraham. Puisque Melchisédech t'a béni, et t'a fait participer au pain et au vin, je te bénirai à mon tour, et certes je multiplierai ta race» (2). La promesse divine (3) est ainsi subordonnée au geste de Melchisédech et, proprement, motivée par lui: Melchisédech dispose de pleins pouvoirs, Jahvé ne peut que ratifier! Et voici enfin un nouveau détail, qui complète le précédent. On sait que d'après la tradition biblique, le patriarche s'appelait primitivement Abram. En contractant avec lui la seconde alliance, Jahvé change ce nom en celui d'Abraham. Or, dans notre Pseudo-Athanase, cette substitution s'opère lors de la rencontre avec Melchisédech, et par la bouche même du prêtre-roi (4). Ainsi les prérogatives mêmes du patriarche, et les marques de la faveur divine, se retournent contre lui : elles lui viennent par Melchisédech; Melchisédech est l'artisan de sa grandeur; il est son bienfaiteur et son maître.
••• Avec la seconde partie de l'opuscule du pseudo-Athanase nOU8 abordons un nouvel aspect de la légende. Elle nous décrit, avec force détails ignorés de la Genèse, la rencontre des deux personnages. Abraham à la recherche de l'homme de Dieu, voit se dresser tout à coup devant lui une figure qui d'abord le remplit de terreur. Pourtant ce n'est autre que Melchisédech. Mais quelle étonnante apparition!« Il était nu comme au sortir du sein maternel. Ses ongles étaient longs d'une main, et ses cheveux tombaient de sa tête jusqu'à ses reins. Son dos était comme la carapace d'une tortue. Les baies des arbres étaient sa nourriture, et pour boisson il suçait la rosée» (5). Sept ans de solitude absolue ont ainsi fait de Melchisédech le vivant portrait du bon sauvage. Mais l'on songe également, en lisant cette description, à quelque chose de beaucoup plus précis, et de plus biblique. Rapprochons-en cene que la Caverne des Trésors, déjà citée, donne du même personnage, sous forme prophétique, par la bouche de Mathusalem:« Il passera dans la solitude tou'> les jours de sa vie; il ne prendra point femme, ne versera pas le sang, (1) The Book of the Cave of Treasures, translated from the Syriac text by Sir E. A. W A.LLondon, 1927, pp. 154-155. (2) Ib,d., p. 142. (3) Gen. 15, 1 S". et 17, 1 ss. (4) P.G. 2a, 523. (5) Ibid., 5211.
LIS BUDGF:,
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n'offrira en sacrifice ni animaux sauvages ni oiseaux, mais seulement le pain et le vin; il s'habillera de peaux de bêtes; il ne se rasera point, ne coupera ni ses ongles ni ses cheveux; il restera seul: car il est le prêtre du Très-Haut» (1). On songe à quelque règle d'anachorètes, nazirs ou esséniens. C'est à l'imitation des nazirs en effet que Melchisédech doit laisser croître librement ses cheveux (2) ; à l'image des Esséniens il doit s'abstenir de sacrifices sanglants, comme aussi du mariage. Mais lorsque nous apprenons par surcroît, un peu plus loin, qu'il est vêtu d'une tunique de peau et d'une ceinture de cuir, aucun doute n'est plus possible: on reconnaît du premier coup les TplXXÇ xoq.L"fÀ'Ju et la ~wv7)v OEP!L!XTlv7)v que les Synoptiques prêtent au plus illustre des anachorètes (3). Le parallélisme est trop net pour être fortuit : le modèle dont s'est inspiré l'auteur de la Caverne, c'est le Baptiste. De même, et avant lui sans doute, l'auteur de l'opuscule athanasien. La réalité de l'imitation est ici rendue manifeste par la suite du récit. Abraham aborde le saint personnage et, selon l'ordre reçu de Dieu, commence par le raser et le laver; après quoi Melchisédech lui fait sur le front une onction d'huile, et lui confère le nom, ()V)!LiX TéÀELOV, qu'il portera désormais. Pendant cette scène une voix céleste se fait entendre, celle-là même qui retentit également au baptême du Christ et aussi, notons-le, dans la scène de la Transfiguration: ne nous étonnons plus dans ces conditions, de voir notre ermite élire domicile, et rencontrer Abraham, sur le Thabor. C'est Melchisédech cette fois qu'elle glorifie: « 'Aq:>(ù!LOL(ù!L~VOÇ Te]) l'te]) TOU 0~ou, !L ;VZL tEpEÙ~ d; TOV iXLWV!X, X!XL ~Y&.7t7)criX iXÙTOV, ~Y&.7t7) jiX TOV Yt6v !LOU TOV &.Y!X7t7)T6v» (4). Si bien que Melchisédech se trouve ainsi réunir, en sa personne, les traits physiques et les fonctions de Jean le Baptiseur et l'éminente dignité du Christ baptisé. Type et symbole du Christ, il l'était déjà dans la tradition chrétienne. S'il devient maintenant préfiguration du précurseur lui-même, c'est que, étant prêtre pour l'éternité, il importe qu'il soit investi de toute la puissance sacramentelle de la Nouvelle Alliance. Ainsi s'explique, dans le même texte, le dédoublement de la scène avec Abraham. Là, où la Bible ne racontait qu'une seule rencontre, notre écrit en imagine deux. Au cours de la première Melchisédech fait à Abraham l'onction; au cours de la seconde
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(1) BUDGE, p. 105. Un portrait très analogue de Melchisédech apparaît dans d'autres écrits, p. ex. dans une légende arabe, JÉROME, p. 20, et dans un synaxaire éthiopien, Patr. Orient. IX, 4, Paris, 1913, p. 451. (2) Nombres, 6, 5. On peut signaler à ce propos l'hypothèse de Friedliinder qui, dans l'article déjà cité, essaie de prouver que la spéculation et la secte melchisédéciennes ont pris naissance dans les milieux esséniens. (3) Matth., 3, 4 ; Marc, l, 6. (4) P. G. 28, 528; cf. Matth. 3, 17; Marc, l, Il ; Luc, 3, 32. Pour éviter toute fausse interprétation de cette ressemblance avec le Christ, l'écrit la ramène ensuite à ses justes limites: KX't"Œ 't"ou't"o'J 't"a'J 't"p61to'J (en offrant le pain et le vin) w[LoL&6'J] nT>
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le pain et le vin : symbole transparent de l'initiation le baptême et l'onction sainte, accompagnés de l'imposition du nom, sont pour le néophyte l'indispensable prélude à la communion. De même, dans le Chronicon Paschale, Abraham, avant de recevoir des mains du prêtre &p"t"ov EÙX'X.pLeJ"t"L:x<:; x 'X.L 1t )"t"~pL')V EÙÀ )yloc:ç, est obligé au préalable, pour arriver à lui, de franchir le Jourdain: autre image, également claire, et d'usage courant dans l'ancienne Eglise, de l'immersion baptismale (1). L'eucharistie était en figure dans le pain et le vin de Melchisédech; le baptême chrétien est annoncé par celui de Jean. Un raccourci audacieux réunit ici en un seulles deux personnages, et les deux rites. C'est l'Eglise éternelle qui se dresse devant nous. Melchisé· dech en est le chef, image du Christ. Et voici les membres : Abraham et ses compagnons. Ils sont trois cent dix-huit à communier avec lui, autant, nous dit le texte, que de Pères au concile de Nicée. En même temps qu'il évoque le souvenir de cette auguste assemblée, l'auteur a devant les yeux l'usage liturgique de son Eglise, qui est l'Eglise d'Orient: c'est à l'imitation du célébrant oriental que Melchisédech présente à Abraham le pain dans le vin. chr~tiennll où
La signification ecclésiologique, sacerdotale et sacramentelle de cette allégorie est donc parfaitement claire. Il reste maintenant à en expliquer la genèse. Car, si satisfaisante et si riche de sens que soit, sur le plan de la théologie, cette syncrèse de Melchisédech et du Baptiste, elle n'est pas cependant de celles qui, a priori, s'imposent irrésistiblement. Qu'est-ce donc qui a pu la suggérer à l'auteur? Peut-être n'est-il pas impossible de le préciser. Je signalais, au début de cet article, l'identification faite par la tradition juivc entre Salem ct Jérusalem. Or, cctte idcntification n'a pas rencontré toujours dcs adhésions sans réscrve. Ellc a mêmc suscité dans certains milieux des oppositions asscz vigoureuscs pour donner naissance à une seconde tradition, qu'on peut appelcr anti-jérusalémite ou, de façon plus générale, antijuive. Car en dissociant le lien établi par les Juifs entre Melchisédech et leur capitale c'est Israël tout entier, ses prétentions politiques et religieuses, qu'elle veut atteindre. Il ne semble guère douteux que cette tradition soit postérieure à celle de Jérusalem, dont nous avons vu qu'elle poussait ses racines jusque dans un passé très lointain. Née en réaction contre elle, elle procède du même esprit que la polémique chrétienne : elle représente la protestation des gens du dehors contre ce qui est, à leurs yeux, une usurpation. Bien qu'elle n'ait point connu, même parmi les auteurs chrétiens, le même succès que la première, elle vaut cependant qu'on s'y arrête un instant. Il n'est pas impossible que les origines en doivent être cherchées (1)
DAIlDY,
lac. cit.
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RECIlERCIlES D'HlSTOmE }UD(W.CllRtTIENNE
parmi les Samaritains. Melchisédech aurait alors été à la royauté jérusalémite comme le Garizim au sanctuaire de Sion. C'est en tout cas en territoire samaritain que cette seconde tradition place le royaume de Melchisédech et la rencontre avec Abraham (1). Elle a trouvé en saint Jérôme son représentant le plus docte. Deux sortes de raisons lui paraissent militer contre l'identification Salem-Jérusalem. Les unes sont de l'ordre linguistique: (c Salem autem non, ut Josephus et nostroTum omnes arbitrantuT, esse Jerusalem, nomen ex graeco haebreoque compositum, quod absurdum esse peregrinae linguae mixtura demonstrat, sed oppidum juxta Scythopolim, quod usque hodie appeliatuT Salem. Et ostentatur ibi palatium Melchisedech, ex magnitudine ruinarum veteris operis ostendens magnificentiam» (Ep. 73,7). Et voici des arguments d'ordre topographique: « Consideratum quoque quod Abrahae a caede hostium revertenti, quos persecutus est usque Dan, quae hodie Paneas appellatur, non devia Jerusalem, sed oppidum metropoleos Sichim in itinere fuerit, de quo in evangelio quoque legimus : erat autem Johannes b'lptisans in Aenon juxta Salim, quia aquae multae erant ibi » (2), (ibid. 8). Et voilà sans doute la clef du problème que nouS posions à l'instant. Cette tradition en effet, que nous pouvons appeler pour simplifier la tradition samaritaine, reprise à la suite de saint Jérôme par quelques auteurs chrétiens, n'est pas restée confinée dans les milieux cultivés. Invoquant jusqu'au témoignage des pierres, elle a trouvé accueil dans la dévotion populaire, et dans la pratique cultuelle de l'ancienne Eglise. Nous apprenons en effet par un récit de pèlerin, à peu près contemporain, vraisemblablement, de saint Jérôme, la Peregrinatio S. Silviae, que l'on pouvait voir à l'époque dans l'antique Salem samaritaine, sur une colline, les fondements du palais royal de Melchisédech. En outre, à l'endroit précis où Melchisédech avait rencontré Abraham, se dressait une église, ecclesia Sancti Melchisedech; on y récitait en son honneur une liturgie adaptée aux conditions locales: « Lectus est ipse locus de libro Srmcti M Jysi ; dictus est etiam psalmus unus competens loco ipsi» (Silv. Pere~r. 13, 4-14, 3, C. S. E. L. 39, pp. 56-58). La concordance du document avec les indications de saint Jérôme va plus loin encore. En suivant, en direction du Jourdain, le chemin par lequel
(1) Cf. EPIPHANE, Haer. LV, 2, 1. Onomaslicon, éd. Klostermann, Leipzig, 1904, pp. 150, 21. L'Onomaslicon connaît du reste une troisième Salem, qui n'est autre que la Sichem samaritaine. Cf. Bible des Septante, Gen. 33, 18. (2) S. Jérôme, en bon philologue, fait remarquer que Salem et Salim sont des transcriptions équivalentes du même mot hébreu. L'objection que l'on pourrait tirer du PB. 76, où Salem est identifiée à Jérusalem, n'atteint ni les Samaritains, qui ne recon· naissent d'autorité canonique qu'au seul Pentateuque, ui saint Jérôme: la Vulgate lit à rrt endroit (( schalom» au lieu de Salem, et tradnit en conséquence: (( Il a son taberna..l~ dans la paix n. Elle est en cela tributaire des Septante: nous sommes dans la ligne des spéculatiom philonienne~ sur Melchisédech, prince de la paix.
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Abraham revint du combat, le8 pèlerins arrivent en peu de temps à l'endroit où Jean-Baptiste exerçait son ministère: « Ennon près de Salim» (Jean, 3, 23). Là aussi s'élève une basilique, et l'on y vénère la mémoire du Précurseur par des prières et par la lecture des textes évangéliques qui parlent de lui. On saisit clairement dès lors comment certains traits de la figure du Précurseur sont venus enrichir et préciser la physionomie mystérieuse et sommaire du grand prêtre. Le point de départ de cette élaboration est dans les circonstances concrètes que je viens d'indiquer. Installé à Salem de Samarie, Melchisédech y a pour voisin Jean-Baptiste. Juxtaposés topographiquement, les deux personnages sont associés dans la dévotion populaire. On ne vénère pas l'un sans aller du même coup saluer l'autre: ils sont les deux saints patrons de la région. Notre légende et cette syncrèse qu'elle opère procèdent donc d'une tradition locale, qui est la tradition cultuelle de l'Eglise chrétienne de Samarie ou de Galilée: il y a, dans l'histoire des religions et dans le folklore de tous les pays, d'autres exemples du même phénomène (1). C'est dans cette perspective que les divers détails de la légende, par exemple la localisation de la scène sur le Thabor, montagne galiléenne, prennent tout leur sens. Et peut-être est-il possible maintenant de déterminer du même coup, de façon au moins approximative, la patrie de l'écrit. Il témoigne, disions-nous plus haut, de contacts assez précis avec les milieux rabbiniques. Or la Galilée est restée longtemps, après la ruine de Jérusalem, un centre très important de pensée juive. Comme d'autre part notre opuscule reflète fidèlement des conditions locales très particulières, il paraît difficile d'en chercher l'origine ailleurs que dans cette région. Je serais tenté, pour ma part, de penser qu'il a vu le jour dans quelqu'unc de ces « laures » byzantines, si nombreuses en Terre Sainte, dont les moines unissaient, en un mêmc idéal de vie, l'ascétisme du Baptiste et le ritualisme sacerdotal de Melchisédech. Prêtres et anachorètes, il est naturel qu'ils aient eu sans cesse devant les yeux l'exemple des deux saints personnages, et qu'ils aient ainsi conçu, dans une sorte de fusion de leurs deux figures, leur modèle le plus parfait. Est-il même (1) Un exemple particulièrement intéressant pour nous, puisqu'il appartient au folklore palestinien, a été étudié par CLERMONT-GANNEAU, Archaelogical Researches,II, Londres, 1896, pp. 24-27 et 40-42. Il s'agit de la translation par voisinage, sur la personne de l'Imam Ali, saint musulman dont le tombeau est vénéré près de Jéricho, d'une foule de traits de l'histoire de Josué, héros de la région. Ici encore, et c'est ce qui rend très curieuse la comparaison avec l'exemple qui nous occupe, la rivalité judéo-samaritaine a joué un rôle. De même que Salem a été, pour les besoins de la cause, tran~férée de Jérusalem en Samarie, de même, à l'inverse, les Juifs, pour avoir bien à eux tous les lieux illustrés par Josué, ont transposé aux portes même de Jéricho l'Ehlll ct lc Garizim (le fait e~t attesté entre autres par saint Jérôme) : la légende mU"llrnane est ainsi partie d'une tradition juive, comme la légende chrétienne d'une tradition .amaritaine. Cf. CLERMONT-l>'ANNEAv in Comptes Rendus de i"Acaàémle des In.criptions, 1919, pp. 87-120, 298-300, et VINCENT. in Revue Biblique, 1919. pp. 532563.
III
RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO.cHRtTIENN!
tout à fait impossible que l'auteur ait appartenu au couvent de Salem dont le prieur, à l'époque où fut rédigée la Peregrinatio, arrachait aux pèlerins, par sa sainteté et sa science, cet éloge enthousiaste : « Dignus qui praesit in hoc loco, ubi Sanctus Melchisedech advenientem sanctum Abraam hostias Deo puras primus obtulit» (op. cit. 14, 1) ? Cette tradition samaritaine ne semble pas s'être maintenue très longtemps dans l'ancienne Eglise. Un autre récit de pèlerinage en effet, l'Itinéraire d'Antonin de Plaisance, que l'on attribue communément au VIe siècle, revient déjà à l'antique tradition jérusalémite. Il n'est plus question ici de Salem de Samarie. C'est sur la colline du Calvaire que les pèlerins peuvent contempler maintenant les souvenirs du grand prêtre: cc In latere est altarium Abrahae, ubi ibat Isaac offerre, obtulit et Melchisedech sacrificiumn (Anton. Plac. Itin. 19 ; C. S. E. L. 39, p. 172). C'est là également que la Caverne des Trésors situe la rencontre des deux personnages. Ce dernier écrit n'en retient pas moins, nous l'avons vu, indépendamment d'ailleurs de tout symbolisme baptismal, la ressemblance physique entre Melchisédech et Jean-Baptiste. Il renchérit même en précision sur le pseudo-Athanase: même si nous n'étions renseignés par ailleurs sur l'âge approximatif de l'ouvrage - il est sans doute, sous sa forme actuelle, du VIe siècle, à peu près contemporain par conséquent de l'Itinéraire, et postérieur d'un bon siècle au moins au Ps. Athanase - noUs serions fondés à voir dans cette double particularité, luxe de détails ajoutés au portrait, transposition à Jérusalem, le signe d'une date plus tardive. D'autres indices du reste s'y ajoutent, qui correspondent de façon certaine à une nouvelle étape dans le développement de la légende. Nous apprenons en effet que, pendant sa retraite sur les lieux où s'élèvera Jérusalem, Melchisédech, au lieu de vivre comme dans l'écrit précédent de baies et de rosée, reçoit des mains d'un ange une nourriture céleste: mode d'approvisionnement familier à nombre de saints ermites de tous les temps. N'y aurait-il pas toutefois, à l'origine de ce détail, un exemple précis? Nous savons que le prophète Elie, installé lui aussi cc en face du Jourdain ), était chaque jour ravitaillé par des corbeaux, et que plus tard, dans le désert, un ange à deux reprises vint le nourrir (1). L'on est dès l'abord tenté de croire à une transposition. Et si l'on se souvient qu'il est dit de Jean: cc Il est Elie qui doit venir) (Matth. 11, 14, cf. 17, 10-13; Marc, 9, 11-13), l'on admettra que le Baptiste a servi ici de chaînon intermédiaire. L'hypothèse est pleinement confirmée par le trait suivant. Une fois arrivé, dans des circonstances que nous examinerons plus loin, sur la montagne de Sion, Melchisédech y (1) 1 Rois, 17, 5-6; 19, 5-8. Le synaxaire éthiopien, cité plus haut, retient aussi ce détail, et l'exploite dans le sens d'un symbolisme eucharistique plus poussé: c'est ce pain du ciel qui fournit à Melchisédech la matière de son sacrifice, Patr. Or., Loc. cit.
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conlltruit un autel fait de douze pierres, sur lequel il offre ensuite le pain et le vin. Pourquoi ces douze pierres ? Symbole des douze apôtres, colonnes de l'Eglise ? A coup sûr, et le Livre d'Adam, directement inspiré de la Caverne des Trésors, à laquelle il emprunte presque textuellement, en y ajoutant quelques détails, l'épisode de Melchisédech, le dit en toutes lettres (1). Mais cette surenchère de symbolisme ne s'imposait pas. Revenons cependant à l'histoire d'Elie. Nous lisons au chapitre 18 du premier livre des Rois (30-32) comment le prophète, ayant confondu les prêtres de Baal et démontré l'impuissance du faux dieu, restaura solennellement le culte de Jahvé: « Tout le peuple s'étant approché de lui, Elie rétablit l'autel de Jahvé qui avait été renversé. Elie prit douze pierres, d'après le nombre des tribus des fils de Jacob, auquel la parole de Jahvé avait été adressée en ces termes « Israël sera ton nom », et il bâtit avec ces pierres un autel au nom de Jahvé ». Peut-être n'est-il pas impossible, ici encore, d'entrevoir à travers les détails de la légende un reflet des vieilles controverses. Elie, on le sait, joue dans la spéculation eschatologique juive un rôle de tout premier plan. Depuis longtemps le judaïsme attendait en sa personne le précurseur des temps messianiques : l'identification, par les évangiles, de Jean-Baptiste à Elie n'a pas d'autre sens. Mais depuis la destruction du Temple on voit en lui aussi, et surtout, le restaurateur futur des institutions d'Israël. Il apparaît dès lors revêtu de la dignité sacerdotale: il est le grand prêtre de l'avenir (2). De même qu'il a rétabli le culte du vrai Dieu au cours de sa vie terrestre, de même il le rétablira, dans tout le détail de ses rites, à la fin des temps. Sans doute, le Messie lui-même, le Roi glorieux, lui est supérieur; c'est de lui cependant que ce dernier recevra, selon un rite renouvelé de l'antique alliance, l'onction royale. Mais pour installer Elie dans cette perspective eschatologique il a fallu d'abord en expulser un rival, qui n'est autre que Melchisédech. Il est curieux en ciTet de constater, jusque dans les écrits rabbiniques, l'existence d'une autre tradition, qui identifie le « cohen zedfJk» des temps à venir non pas avec Elie, mais avec le prêtre de Salem, prêtre pour l'éternité selon le Ps. 110 (3). Il y a tout lieu de croire, si l'on consi· (1) Ed. DILLMANN, Das christliche Adambuch des Morgenlandes, in Ewalds Jahrb. der bibl. Wissenschaft, V, 1853, pp. 109-121. (2) La première mention du caractère sacerdotal d'Elie apparaît dans les écrits talmudiques vers 135, à l'époque de R. Aqiba. Sur ce point, et pour tout ce qui touche le rôle messianique d'Elie, cf. BILLERBECK, op. cit., IV, 2, p. 789 ss. et IV, l, p. 462 ss. (3) P. ex. Aboth R. Nathan, 34. Les deux personnages sont parfois associés, et figurent alors parmi les quatre« ouvriers» messianiques: ainsi Pesiq. 51a; Suk. 52b les désigne l'un et l'autre comme des anges en forme humaine, n'ayant pas de généalogie. Cf. BILLERBECK, IV, l, loc. cit. st art. Elijah in Jewish Encyclopedia, V, 1903, p. 122. Le rôle messianique de Melchisédech apparaît en toute clarté dans la version slave du Livre d'IIénoch, dans un appendice dont la patrie religieuse et la date n'ont pu être déterminées avec une entière certitude, mais qui a connu en tous cas dans l'ancienne Eglise une grande faveur. Sur ce document, dont l'étude dépasserait le cadre de cet article, cf. les ouvrages déjà cités de JÉROME et de WUTTKE.
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dère ce qui a été dit plus haut de la fortune changeante de ce psaumo dans l'exégèse juive, que cette tradition représente, par rapport à la première, une survivance. Si Melchisédech n'a cessé de reculer devant son rival, la raison en doit être cherchée une fois de plus dans la controverse judéo-chrétienne et dans l'utilisation que les chrétiens faisaient du personnage. Et, si à l'inverse, la figure de Melchisédech apparaît, dans le texte qui nous occupe, enrichie de traits clairement empruntés à l'histoire d'Elie, cette transposition trahit elle aussi les mêmes préoccupations de polémique. Il s'est passé ici pour Elie ce que nous constations plus haut pour Abraham : on le dépouille pour le neutraliser.
* ** Mais il Y a là plus et mieux qu'un simple transfert d'épisode d'un personnage sur un autre. A considérer de plus près le Pseudo-Athanase et la Caverne des Trésors, on y reconnait un aspect totalement nouveau, et fort curieux, de l'exégèse chrétienne de l'Ancien Testament. J usqu'alors - et la tradition patristique restera dans l'ensemble fidèle à cette méthode - on concevait la relation entre Ancienne et Nouvelle Alliance comme un parallélisme. I"a Bible était interprétée, à la lumière de l'Evangile, comme sa préfiguration; on reconnaissait, dans chacun de ses épisodes et de ses institutions, une esquisse symbolique et provisoire des réalisations chrétiennes : le baptême était en figure dans la circoncision; l'agneau pascal annonçait l'eucharistie; et dans le serpent d'airain érigé par Moise on voyait l'image du Christ crucifié. « Novum Tl'stamentum in Vetere Latet, Vetus Testamentum in Novo patet» : il y avait là comme les deux faces d'un diptyque, l'une ébauchée et pleine d'ombre, l'autre brillante de tout l'éclat d'Une lumière définitive. Israël représentait ainsi, dans l'économie du plan divin, le passé, un passé définitivement révolu, mais qui restait cependant, pourvu qu'il consentît à ne pas se survivre, vénérable et saint. Mais les auteurs de nos deux écrits ne s'en tiennent pas là. Il ne leur suffit pas de confiner les Juifs dans la préhistoire de l'humanité rachetée. Bien plutôt faut-il les bannir de cette préhistoire même: le rôle qu'ils y jouent, et qu'on leur reconnaît communément, est usurpé; il n'y a plus, dans la Bible, de place pour eux. Elle ne retrace, pour qui sait la lire, qu'une seule histoire, celle de l'Eglise éternelle. Le diptyque fait place à une fresque unique et continue. Le christianisme n'est pas seulement préfiguré dans l'Ancien Testament, il y est avec toute la réalité de ses institutions et de ses rites. Retenons, pour illustrer cette intéressante évolution, un seul exemple. Nous avons appris plus haut, par le Pseudo-Athanase, qu'Abraham, lorsqu'il reçut des mains de Melchisédech le pain et le vin, était entouré de trois ccnt dix-huit compagnons. L'exégèse judéo-chrétienne a de
MEl.CIlfSfWECH
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bonne heure aRsimilé ces guerriers « nés dans la maison d'Abraham» (Gen. 14, 14) aux serviteurs du patriarche qui furent plus tard circoncis en même temps que leur maître (Gen. 17, 27). L'identification, du côté chrétien, est déjà faite dans l'Epître de Barnabé, qui inaugure du même coup l'interprétation allégorique de l'épisode. Lorsqu'Abraham, nous dit en substance l'Epître, circoncit les trois cent dix-huit, il annonce en esprit le Christ. Car 318 peut s'écrire, selon la numérotation grecque, I H T : les deux premières lettres du mot IHCOUC, et le signe de la croix (1). Ce n'est là encore qu'un exemple, particulièrement net et particulièrement cherché, de cette méthode des préfigurations que je signalais à l'instant. Mais voici la seconde étape. Barnabé ne faisait que fondre en un seulles deux versets de la Genèse relatifs aux gens de la maison d'Abraham. Tertullien transpose explicitement la circoncision d'Abraham, et implicitement celle, simultanée, de ses compagnons, avant la rencontre avec Melchisédech : ({ Melchisedech ipsi Abrahae jam circumciso, revertenti de praelio, panem et vinum obtulit incircumcisus» (Adv. Judaeos, 3). La raison première de cette transposition est, on le voit, de l'ordre de la polémique: la circoncision déjà reçue par Abraham, et considérée par les Juifs comme un privilège, ne l'a pas empêché de s'humilier devant Melchisédech. Mais peut-être est-on en droit d'y voir autre chose encore. Si la circoncision est l'image du baptême, si le pain et le vin de Melchisédech préfigurent l'eucharistie, il est naturel que la circoncision précède la rencontre avec le prêtre-roi comme le baptême chrétien précède la communion. Il n'y a rien, ici encore, qui ne rentre dans les cadres habituels de l'exégèse allégorique des Pères. Au troisième stade par contre, dans le Pseudo-Athanase, il n'est plus que5tion de circoncision : le rite tout chrétien de l'onction lui est audacieusement substitué. Sur la réalité dc la sub5titution aucun doute n'est possible : lc changemcnt de nom Abram-Abraham, qui dans le texte biblique accompagne la circoncision comme un second signe de l'alliance contractée par Dieu avec le patriarche, s'opère ici au moment de l'onction. Abraham et ses compagnons reçoivent ainsi non pas un succédané de baptême mais le baptême véritable. Il n'est plus question des rites juifs; les sacrements chrétiens s'implantent à leur place, au cœur même de l'Ancienne Alliance. La même tendance apparaît, avec une netteté accrue, dans la Caverne des Trésors. L'auteur ne se contente plus d'interpréter, de transposer et de solliciter les textes, il donne libre cours à son imagination créatrice. Qu'on en juge plutôt par l'exemple suivant. Exilé du Paradis après la faute, Adam n'en continue pas moins de mener une vie pieuse. S'étant (1) 9, 7-9. L'ordre des chiffres est assez insolite. Les Septante écrivent en Gen. 14, 14 ôÉ (" x"t à,ct"w" et non pas, comme Barnabé dit avoir lu dans le texte bibli'll1l'. aÉx:x x:xt àX't"w X"L TPL:XXOcr[ouç .. Sur ce point, cf. A. LUKYN WII.I.1AM8, AdvPrsu.• Judaeos, Cambridge, 1935, p. 24 et p. 46, n. 1. TPD:XO
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un jour hlessé dans une chute, il offre à Dieu, sur les feuilles quijonchaient le sol, le sang de sa hlessure. Dieu agrée ce premier sacrifice, et envoie le feu du ciel pour le consumer. Le lendemain Adam, n'ayant plus de sang à offrir, présente à l'Eternel du pain de froment. Cette fois encore Dieu daigne accepter l'offrande : un éclair vient la consumer, non point cependant entièrement, car un ange en prélève une partie, qu'il donne à manger à Adam et Eve. « Ainsi, dit le Seigneur, lorsque je descendrai sur terre je ferai du pain ma chair qui sera offerte continuellement >J. A partir de ce jour Adam offre le pain - on serait tenté de dire célèhre la messe - trois fois par semaine (1). C'est ainsi qu'en marge de l'Ecriture incomplète un pieux roman, tel que l'imagination orientale pouvait seule le forger, identifie les origines de l'Eglise et celles de l'humanité. Si fantastique qu'elle soit, cette élucuhration pourrait hien cependant se rattacher à une conception théologique unanimement acceptée dans l'Eglise : on est fondé, semhle-t-il, à y reconnaître un lointain mais point infidèle écho des spéculations pauliniennes sur le premier et le second Adam. De fait, l'idée essentielle - l'idée fixe, dirait-on volontiers - de l'ouvrage tout entier est celle d'une continuité ininterrompue de l'histoire religieuse de l'humanité depuis Adam jusqu'au Christ: l'ohjet même du livre est de la démontrer, en démontrant du même coup l'étonnante antiquité du christianisme (2). Les données hihliques se présentent alors dans une perspective toute nouvelle; les épisodes principaux de l'histoire traditionnelle d'Israël passent au second plan. Dans cette chaîne ininterrompue qui unit Adam à Jésus le chaînon essentiel n'est représenté ni par Ahraham, ni par Moïse, ni par aucun des grands d'Israël, mais par Melchisédech. Toutefois, et ce n'est pas le trait le moins intéressant de la construction, on ne l'oppose plus aux patriarches comme l'homme du dehors, le représentant de la Gentilité, placé d'emhlée au-dessus des chefs du peuple élu. L'esprit de l'ouvrage ne saurait s'accommoder de cette opposition qui implique une dualité (3). Melchisédech rentre donc dans la lignée proprement sémitique à laquelle les docteurs d'Israël l'avaient d'ahord intégré et (1) Ed. BUDGE, p. 19 ss. A l'inverse, de même qu'on installe les rites chrétiens dans l'Ancien Testament, de même on élimine volontiers du Nouveau la réalité des rites juifs. Nous apprenons p. ex. dans le même ouvrage que la circoncision de Jésus n'a été qu'apparente:« Comme le fer coupe la flamme sans en rien retrancher, ainsi la circoncision de Jésus ne l'a en rien diminué dans sa chair», ibid., pp. 213-214. (2) L'ouvrage s'appelle de son vrai titre« Livre de l'ordre de succession des générations)} Le parallélisme Adam-Jésus est poussé jusque dans le détail:« Christ était en tous points semblable à Adam, ainsi qu'il est écrit... A la première heure du vendredi Adam a été créé et le Christ a souffert; à la troisième heure l'un a reçu la couronne de gloire et l'autre la couronne d'épines; du côté droit d'Adam est sortie Eve, mère de la lignée mortelle, et du côté droit du Christ le baptême, « mère» de la lignée immortelle» (p. 223). (3) L'auteur a même à l'occasion le souci de la pureté raciale juive. Les unions entre Juifs et étrangères, nous dit-il, ont toujours été frappées de stérilité, pour empêcher tout apport des peuples maudits dans la généalogie de Jésus (pp. 162.163).
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d'où lei polémistes chrétiens l'avaient ensuite vigoureusement arraché. Il n'elt plus identifié à Sem, mais descend de lui en droite ligne: Sem elt son bisaïeul, et nous connaissons tout le détail de son arbre généalogique (1). Ainsi se trouve rectifiée l'une des nombreuses ignorances ou erreurs qu'avait entraînées chez les Juifs, au cours des divers pillages et destructions de Jérusalem, la ruine simultanée de leurs archives. Seule s'était conservée l'histoire des patriarches qui est, à tout prendre, d'importance secondaire. Il appartenait à l'auteur chrétien de retrouver, en une révélation nouvelle, « la succession des prêtres» (2) et de refaire ainsi, dans une perspective rigoureusement ritualiste et sacerdotale, la vraie histoire de l'humanité. Ainsi réinstallé dans l'authentique famille israélite, Melchisédech en dépasse tous les membres passés, présents et à venir, de toute la hauteur de son sacerdoce royal. A mi-chemin entre Adam et le Christ, comme eux prêtre et roi (3), il continue l'un et annonce l'autre; il transmet de l'un à l'autre le rite du sacrifice pur, voulu par Dieu de toute éternité, et dont le sacrifice israélite représente non point une préfiguration, mais bien une déformation. En rentrant dans les cadres de l'histoire juive, remaniée en fonction de sa majestueuse figure, Melchisédech revient du même coup de Samarie à Jérusalem. Aussi bien est-ce là, non plus la ville d'Israël, mais la capitale prédestinée de l'universalisme chrétien: la colline de Golgotha est proprement, le texte le dit en toutes lettres, « le centre du monde» (4), le théâtre du grand drame religieux qui achemine l'humanité, d'un mouvement ininterrompu, de la création à la rédemption. Car la conti· nuité historique exige comme corollaire l'unité de lieu. C'est là que mourra le Christ, là que règne et officie Melchisédech; c'est donc là aussi, nécessairement, qu'Adam a été créé, là enfin qu'il repose, à l'endroit précis où s'élèvera la croix: le sang du Christ, en arrosant son corps, lui conférera le baptême salutaire (5). Et qui donc, en ramenant ce corps sur la montagne sainte, rendra possible le rachat du patriarche, fiinon Melchisédech? Noé, qui avait chargé sur l'arche la précieuse (1) Ibid., p. 123. Le père de Melchisédech, Malakh, n'ayant rien fait qui valut d'êtrt' eon,igné, ne figure pas dans les chroniques usuelles. D'où (p. 145) la croyance errollÎ,e, fon"~e sur une fausse interprétation de Hébr. 7, 3, que Melchisédech n'avait paR de pnrent~. (2) Ibid., p. 189. (3) Sur Il' sacerdoce d'Adam, qui est une des idées essentielles du livre, cf. pp. r.3, 62, etc. « L'Eden est la sainte Eglise, et Adam y officie, ainsi qu'il est écrit (P•. 74, 2) : souviens-toi de ton Eglise (sic) que tu as acquise aux jours anciens l>. (4) Pp. 53, 123, etc. L'Hénoch slave, déjà cité, parle également du centre du monde comme lieu de sépulture de Melchisédech lui-même. Ce n'est pas du reste le Reul l'oint de eontnet cntre ln Caverne des Trésors et ce curieux écrit, qui résout par \In roman du nH~llle (mir.., Illais avec une généalogie toute différente. l'éni(.lllle d .. la naissance de Mc1<-hi,{·d.... h, h~ros m ..soiani'lue. Cf. ,T"f;ROME, op. cil., p. Il ss. (5) P. 225.
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d~pouille, ordonne à Sem, au moment de mourir, de la transporter au centre du monde. Il sera accompagné dans son voyage par Melchisédech, 80n arrière-petit-fils, tout jeune encore, mais marqué par Dieu, dès 80n enfance, du sceau sacerdotal. C'est à lui qu'incombera la tâche essentielle. Les deux hommes se mettent en route, guidés par l'ange, emportant comme viatique le pain et le vin. Arrivés à destination ils déposent le cercueil. A son contact, la terre s'ouvre en son milieu, en forme de croix, et se referme sur lui. Melchisédech élève alors - nous connaissons déjà l'épisode - un autel fait de douze pierres, y offre le pain et le vin et communie ainsi que son compagnon. Après quoi Sem s'en retourne (1). Melchisédech, prêtre du Très Haut, reste seul en ce lieu sacré, jusqu'au jour où Abraham vient à lui et reçoit de sa main cc le pain de l'offrande et le vin de la rédemption ». Il reviendra une seconde fois, plus tard, pour offrir en sacrifice son fils Isaac, et connaîtra ainsi en image la croix, le Christ, cc et la rédemption de notre père Adam» (2). Plus tard encore, le renom de Melchisédech s'étant répandu à l'entour, douze d'entre les rois de la terre viennent le trouver, et participent eux aussi aux saints mystères. Ils essaient de l'arracher à la solitude, mais Melchisédech reste sourd à leurs prières. Alors ils lui construisent une ville, qu'il nomme Jérusalem, et l'acclament comme cc le roi de toute la terre, le père des nations» (3).
Ainsi s'achève l'histoire de Melchisédech. Le trait final est caractéristique. La Bible faisait d'Abraham le père d'une cc multitude de nations» et lui donnait en héritage cc tout le pays de Chanaan» (4). Notre ouvrage ramène à des proportions plus modestes, nous l'avons vu, la promesse faite au patriarche : cc Certes, lui dit Dieu après sa rencontre avec Melchisédech, je multiplierai ta race ». Mais en la reportant sur la personne du grand prêtre, il l'élargit jusqu'à l'infini : Melchisédech reçoit en partage l'humanité entière, et tout l'univers. Nouvelle application de cette méthode des transpositions et de la surenchère dont nous avons rencontré, au cours de cette étude, de si nombreux exemples. En même temps que l'histoire de Melchisédech s'achève le second acte du grand drame religieux. Ce qui se passera maintenant, jusqu'à la venuc du Christ, c'est-à-dire, l'histoire propre d'Israël, le contenu principal de la Bible, n'est guère aux yeux de l'auteur qu'une parenthèse. Il le raconte cependant, mais sans complaisance. Moins consciencieux, l'auteur du Livre d'Adam, déjà cité, qui jusqu'à présent suivait la Caverne des Trésors presque pas à pas, et qui avait annoncé en com(1) P. 125 ss. Les chrétiens eux-mêmes ignoraient jusqu'à ce jour comment le corps d'Adam était arrivé sur le Golgotha. C'est là, au témoignage de l'auteur, avec la généalogie de Melchisédech la révélation essentielle de l'ouvrage (p. 196). (2) P. 142 55. (3) P. 151 55. (4) Gt'n. 17,4.8.
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mençant son intention de mener son récit jusqu'au Christ, s'arrête court après Melchisédech, et ne donne ensuite que les sèches généalogies strictement indispensables pour montrer la continuité providentielle du développement (1). Pour l'un comme pour l'autre les événements décisifs sont dans le passé, et dans un avenir encore lointain, qui se raccordent dans la personne du grand prêtre.
*** La légende de Melchisédech ne s'exprime pas dans ces textes seulement. D'autres récits, si nous voulions être complets, pourraient s'ajouter aux précédents (2). Je m'en suis tenu aux plus significatifs. Même ainsi limitée, cette rapide étude aura peut-être jeté qur.-lque lumière sur ces faits si curieux, qui intéressent à la fois l'histoire de l'Eglise, de la théologie et du folklore chrétiens. Notre légende, les textes nous l'ont montré, et ceux qu'on pourrait joindre à la liste le confirmeraient, est un produit spécifiquement oriental. Elle est née et s'est développée dans une province bien délimitée de l'ancienne Eglise. Nous avons cherché en Terre Sainte la patrie du pseudo-Athanase. Quant à la Caverne des Trésors, ce n'est pas au hasard que la tradition l'a attribuée à saint Ephrem : elle a vu le jour, presque certainement, dans le Nord de la Mésopotamie, peut-être à Edesse ou à Nisibis. Elle exprime les rêveries d'un christianisme oriental, sémitique de race, syriaque de langue, et fier de cette double prérogative qui, au-dessus des chrétiens issus des « races maudites », fait de lui, dans toute la réalité du terme, le nouvel Israël. Si le souvenir des premiers patriarches, ses ancêtres, reste attaché aux pierres, et revit dans l'idiome familier, comment a'étonner qu'ils représentent pour lui des grandeurs presque tangibles? Installé sur les lieux mêmes où se déroulent les épisodes de l'histoire et de la préhistoire bibliques, il y reconnaît sa propre épopée, l'épopée des fils de Sem : on voit pourquoi, au terme de l'évolution que j'ai essayé de retracer, Melchisédech rentre dans leurs rangs, comme l'un des plus grands. Cette unité et cette continuité du développement historique si chère à son cœur, l'auteur de la Caverne la conçoit dans les cadres ethniques: elle illustre la mission éternelle de sa race (3). Mais cet Orient de Palestine, de Syrie et de Mésopotamie est aussi la terre classique des contacts et des controverses avec les Juifs. Nous (1) Cf. WALLIS BUDGE, op. cit., introd. (2) On trouvera la liste, et une analyse sommaire des principaux de ces écrits dans les ouvrages, cités plus haut, de JÉROME et WUTTKE. (3) Cette espèce de nationalisme syrien s'exprime en plusieurs passages du livre. Cf. en particulier, p. 223, où l'auteur, parlant de l'inscription trilingue de la croix, 8i~nale que le syriaque en est absent parce que ceux qui le parlent n'ont eu aucune part
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avons vu comment la polémique, ici, suscite e1 alimente la légende, dont l'évolution, considérée sous cet angle, reflète fidèlement celle des rapports judéo-chrétiens. Le duel Abraham-Melchisédech, tel qu'il se joue dans les textes patristiques et rabbiniques, et dont maint trait de la légende nous apporte un écho, est d'un temps où les deux cultes, effectivement, s'affrontaient. Une fois que le judaïsme, renonçant à la propagande, se replie définitivement sur lui-même, la figure de Melchisédech change de caractère. Et c'est là une autre raison de sa rentrée dans les cadres normaux de l'histoire biblique. Du moment qu'aucun adversaire sérieux ne dispute plus à l'Eglise victorieuse la pleine et légitime possession de l'Ancien Testament, elle n'a plus de raison d'en opposer les héros les uns aux autres. La supériorité de Melchisédech n'étant plus attaquée désormais, on renoncera volontiers, surtout en milieu sémitique, à le poser en l'opposant. On cessera généralement de souligner son « hétérogénéité}) pour ne plus insister que sur son originale et émi· nente dignité. Cette évolution des points de vue apparaît, en un raccourci frappant, dans le Pseudo-Athanase, qui reproduit assez bien, en ses deux parties, les deux manières successives : polémique antijuive d'abord, par la méthode des transpositions, puis allégorie sacramentelle et ecclésiologique. Nous retrouvons là, cristallisé dans la légende, un autre aspect de l'évolution, intérieure cette fois, de l'ancienne Eglise. A mesure qu'elle s'achemine vers les formes définitives d'un sacerdotalisme ritualiste, Melchisédech se dégage de la polémique. Il n'est plus le rival des patriarches. Entre eux et lui il n'y a plus de commune mesure : il se meut sur un plan infiniment supérieur à celui de l'humble réalité concrète. Ce qui intéresse désormais, ce n'est plus le fait de la rencontre avec Abraham, mais le rite du pain et du vin, amplifié en un sacrifice et un sacrement. Plus encore que sur le récit de la Genèse, c'est sur le verset mystérieux du Psaume que s'organise la légende. Prototype du Christ, héritier d'Adam, substitut d'Elie, préfiguration du Baptiste, Melchisédech s'élève ainsi, par delà les catégories normales, hors de l'espace et du temps, au rang d'une entité. Il est, si l'on peut dire, le lieu idéal où convergent toutes les figures sacerdotales, ou conçues comme telles, de l'Ancienne et de la Nouvelle Alliance : il est le Sacerdoce (1).
(1) On a vu également en lui l'image de la monarchie chrétienne. C'est là un autre aspect de sa brillante fortune, illustré principalement par l'art impérial byzantin (mosaïque de saint Vital de Ravenne) et qui ne rentre pas dans les cadres de cette étude. Cf. sur ce point A. GRABAR, L'empereur dans l'art byzantin, Paris, 1936, pp. 90, n. 2, 95 et 96.
ALEXANDRE LE GRAND, JUIF ET CHRÉTIEN
La figure d'Alexandre a exercé sur le monde antique une durable fascination. Le peuple, surtout dans la partie grecque de l'Empire, lui voue un culte spontané. Les princes, que hante son souvenir, se considèrent volontiers, à Rome aussi bien que dans les monarchies hellénistiques, comme les héritiers de sa pensée politique (1). Une vénération universelle entoure son tombeau. A tous, le roman du Pseudo-Callisthène raconte ses exploits. Rédigé à Alexandrie sous les Ptolémées, remanié sous l'Empire, adapté en latin, traduit dans toutes les langues du Proche-Orient, le curieux écrit se répand jusqu'aux frontières du monde civilisé. Son prodigieux succès donne la mesure de cette popularité posthume du Conquérant (2). Parfaitement normale dans l'opinion païenne, elle est de prime abord plus surprenante lorsqu'elle apparaît, également vivace, chez les Juifs ou les chrétiens. Quand les fidèlcs d'Antioche portent des amulettes à l'effigic d'Alexandrc, ils cèdent à un usage païen, incompatible avec l'orthodoxie du dogmc ct de la pratique, et c'est à juste titre que saint Jean Chrysostome s'cfforce de l'cxtirper (3). Mais, à côté de ces hommages populaircs, simples survivanccs paganisantes, il en est d'autres, plus intéressants, à forme littéraire et plus réfléchie. En marge de la légende païenne d'Alexandre, nourrie par elle, mais en réaction contre elle, une affabulation spécifiquement juive et chrétienne est née, véritable légende hagiographique, qui annexe le Conquérant à la vraie foi. De même que le texte du PseudoCallisthène, son héros lui-même a été judaïsé, puis christianisé. L'ohjet de la présente étude est, à travers quelques textes, de suivre le développement de cette légende, de montrer selon quel mécanisme elle s'est formée et quelles préoccupations elle reflète.
(1) dans (2) (3)
Cf. à ce propos BRUHL, « Lc Souvenir d'Alexandre le Grand et les Romains )), l'llélanges de l'Ecole française de Rome, 1930, pp. 202-221. Cf. AUSFELD, Der Griechische Alexanderroman, 1907. Ad ilium. ca/l'ch. /lomel. Il, 5.
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IŒc",.:nClIES D'HISTOIIŒ JUD€O.ClIn€TŒNNE
** * Le premier témoignage sûrement daté touchant la rencontre d'Alexandre avec le Dieu de la Bible est fourni par un texte c~lèbre de Josèphe (1). Il relate comment Alexandre, descendant d'Asie Mineure vers l'Egypte, fit un crochet par la Palestine pour châtier le grand' prêtre Jaddua, coupable d'être resté fidèle aux Perses. Mais ces intentions hostiles disparaissent instantanément lorsque le Macédonien, arrivant aux portes de Jérusalem, voit venir au-devant de lui le peuple tout entier, précédé du clergé. En tête, le grand prêtre en personne, revêtu de ses ornements, coiffé de la tiare où le nom divin s'inscrit sur une lame d'or. A cette vue, Alexandre s'avance seul, et, parmi les acclamations des Juifs, se prosterne devant le pontife. A Parménion, surpris de cette attitude, il déclare:« Ce n'est pas devant lui que je me suis prosterné, mais devant le Dieu dont il a l'honneur d'être le grand prêtre. Un jour, en Macédoine, j'ai vu en songe cet homme dans le costume qu'il porte à présent; et comme je réfléchissais comment je m'emparerais de l'Asie, il me conseilla de ne pas tarder et de me mettre en marche avec confiance: lui-même conduirait mon armée et me livrerait l'empire des Perses. Aussi, n'ayant jamais vu personne dans un semblable costume, aujourd'hui que je vois cet homme, et que je me rappelle l'apparition et le conseil que j'ai reçu en rêve, je pense que c'est une inspiration divine qui a décidé mon expédition n. Il monte alors au temple en cortège ct offre un sacrifice selon les instructions du grand prêtre, à qui il prodigue les marques d'honneur. On lui montre le livre de Daniel, où il est annoncé qu'un Grec viendrait détruire l'empire des Perses :« Et Alexandre, pensant que lui-même était par là désigné, se réjouit fort JJ. Pour confirmer ses dispositions bienveillantes, il accorde aux Juifs le privilège de vivre selon les lois de leurs pères, et l'exemption d'impôt tous les sept ans. Sur quoi beaucoup d'entre eux s'enrôlent dans son armée et participent à ses expéditions. Les auteurs profanes ignorent tout de cette pointe en Judée. Elle est, à l'aUer, incompatible avec la hâte qu'ils prêtent à Alexandre d'arriver en Egypte (2). En revanche, au retour, elle n'a rien d'invraisemblable. La plupart des historiens estiment aujourd'hui possible qu'Alexandre ait alors effectivement, par opportunisme politique, sacrifié au Dieu des Juifs comme il l'avait fait aux divinités égyptiennes, et sanctionné la législation du pays : ce serait en tous points conforme à sa manière habituelle. Mais si l'on peut, avec Radet, admettre la réalité du fait (3). l'on doit aussi faire toutes réserves sur la façon (1) Antiquités juives, XI, 3,5, traduct. Chamonard, 1904, pp. 52-53. (2) P. ex. ARRIEN, III, 1 ; QUINTE-CuReE IV, 6,30. (3) RADET, Alexandre le Grand, 1930, pp. 130-136. Dans le même sens SPAK, Der Benrhl de.• Josephus über Alexander den Grossen, 1911, dont les conclusions sont acceptée. par Herve.
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dont Josèphe le présente et l'exploite, pour la plus grande gloire de Jahvé et de son peuple. Sur la vision d'Alexandre, point n'est besoin d'insister. Quant aux exemptions fiscales dont Josèphe attribue le mérite au Conquérant, elles ont été en fait, Büchler l'a rappelé fort judicieusement, accordées par César (1). Et lorsqu'on voit Alexandre, par une anticipation curieuse, étendre aux Juifs de Médie et de BabyIonie, avant même d'avoir conquis ces pays, les privilèges de la Palestine, c'est à César encore qu'il faut penser, qui confirma solennellement le statut de la Diaspora. Et l'on obtient ainsi un terminus a quo pour la mise en forme d'un épisode que Josèphe sans doute s'est contenté de recueillir. Pourquoi il l'a fait, Büchler l'a également montré de façon très plausible. Afin d'établir la supériorité de leur temple sur celui de Jérusalem, les Samaritains le disaient édifié sous les auspices d'Alexandre. Josèphe, intervenant dans la controverse, réfute leurs assertions: les privilèges spontanément accordés aux Juifs, Alexandre les refuse aux Samaritains, qui les lui demandent. Mais il est clair que les intentions du récit dépassent à l'origine le cadre étroit d'une querelle entre Israël et ses voisins. Elaboré selon toute vraisemblance en milieu alexandrin, il répond à un double préoccupation : établir, d'une part, que les privilèges juifs, nés d'une décision d'Alexandre, sont, de ce fait, inviolables et qu'en particulier les droits des Juifs dans Alexandrie, toujours contestés, sont pour le moins égaux à ceux des païens; démontrer, d'autre part, que de l'œuvre prestigieuse d'Alexandre, la gloire revient à Jahvé seul, et que le Conquérant lui-même l'a, dès l'abord, compris. En se mettant sous son patronage, Israël l'annexe du même coup à sa foi: protecteur des Juifs, il est aussi l'instrument, élu et conscient, de Dieu. Les intentions du texte sont donc parfaitement nettes. Mais l'on peut préciser aussi comment il s'est élaboré. Le même ~pisode reparaît dans une recension - dite recension y ou C - du Pseudo-Callisthène (2). Alexandre, cette fois sans intentions agressives, arrive en Palestine. Tout comme chez Josèphe, les Juifs vont au-devant de lui, prêtres en tête; Alexandre, très impressionné par la majesté du sacerdoce israélite, s'enquiert de leur Dieu; un des prêtres lui répond par une profession de foi monothéiste, au terme de laquelle Alexandre proclame sa conversion. Identique par le fond à celui de Josèphe, le récit offre cependant des variantes fort suggestives. Aucune mention n'est faite ni du sacrifice au
(1) BÜCHLER, « La Relation de Josèphe concernant Alexandre le Grand », dans Revue des Etudes Juives, 1393, pp. 1-26. (2) Pseudo-Callisthène, recension C, II, 24; éd. Didot, 1877, p. 33. L'édition critique de KROLL, Historia Alexandri Magni, Leipzig, 1926, qui renseigne sur l'histoire du texte, n'en donne, de même que l'ouvrage déjà cité de Ausfeld, que la recension initiale, à l'excluqion des remaniements judéo-chrétiens de la version C. Cf. du même auteur l'article Kallisthenes dc l'encyclopédie Pauly-Wissowa. 9
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temple, ni du livre de Daniel, ni des privilèges accordés aux Juifs. On peut croire que si l'auteur, visiblement tributaire de Josèphe, a omis ces détails, c'est soit qu'il les estimait trop connus pour être répétés, soit, et plus vraisemblablement, qu'ils lui paraissaient indifférents : indice, peut-être, du caractère chrétien, plutôt que juif, de cette version du Pseudo-Callisthène. En revanche, plusieurs nouveautés également curieuses : la ferveur d'Alexandre ne reste pas, comme chez Josèphe, un simple épisode; elle détermine une conversion totale et définitive; Alexandre, dès lors, méprise tous les dieux païens, pour ne plus honorer que le seul vrai Dieu. Conversion désintéressée aussi, puisqu'elle naît, non plus de la promesse des conquêtes, mais de la révélation de l'unité divine : Alexandre est mû par une foi sincère, et non plus par des considérations de politique utilitaire. Le second texte suppose donc, et corrige, celui de Josèphe, mais il procède également d'une autre source, qui est la version originelle du Pseudo-Callisthène païen, délibérément démarquée et remaniée. Or, cette source, tout porte à croire que Josèphe lui-même l'a connue et s'en est inspiré. On s'aperçoit, en effet, à confronter les deux recensions de l'épisode jérusalémite, d'une part, et, de l'autre, certains traits et épisodes de la légende païenne, que celle-ci a fourni à l'historien israélite comme à l'auteur judéo-chrétien, - juif ou chrétien - le canevas et dans une certaine mesure la matière de leur développement. L'entrée à Jérusalem présente avec l'entrée à Memphis du récit païen une ressemblance très nette: même mise en scène, même cortège des prêtres et du peuple, et, dans les deux recensions du Pseudo-Callisthène, expressions identiques : ...tJ7t<:XV1'WV1'e:Ç oÈ 1'<'j) 'AÀe:1;etvop
o rpUYNV ~(X(j~Àe:ùç 7tet),w ~1;e:~ dç AtYU7t1'OV ... x<:X( 't'oùç ~fLwV è:X8poùç I1épcr<:xç ~fÛV tJ7to1'et1;e:~ ... (Ps. Callisth., 1, 34). La réaction d'Alexandre est la même de part et d'autre: il se reconnaît sans hésitation, ici, comme le fils et la réincarnation de Nectanebo, (1) Il est à noter que l'épisode célèbre du temple d'Amon ne paraît pas, en revanche, avoir directement influencé le rédacteur juif ou chrétien.
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Il, comme l'élu de Jahvé. Au dieu égyptien comme au dieu juif il demande assistance, en termes identiques : ~o'IJ06ç [LOL ye:voi) ûç "rouç 7toÀé[Louç
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(1, 33). (C, II, 28).
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La comparaison entre le trait final des deux épisodes, memphite et palestinien, n'est pas moins suggestive. Lorsque les Juifs, au terme de l'entrevue, offrent spontanément au Conquérant XP'YJ[1.cX."rUlV 7tÀ~8'YJ ~v "re: xpua0 }W.~ Èv &pyup
••• L'intérêt du roman judéo-chrétien, et sa nouveauté par rapport à Josèphe, résident surtout dans les paroles qu'il prête, au cours de leur rencontre, au prêtre juif et à Alexandre, puis ultérieurement à ce dernier lorsqu'il procède à une seconde fondation d'Alexandrie, vouée cette fois au culte exclusif du vrai Dieu. « Quel aspect vraiment divin! », s'écrie Alexandre en voyant les prêtres de Jérusalem. « Dis-moi, quel est le Dieu que vous adorez? Car jamais je n'ai vu aux prêtres de nos (1) RADIn, loc. cit., pense que l'épisode, repris par Josèphe de quelque Grec judaïsant des ahor,ls rie l'''re chrétienne, tend à investir Alexandre du rôle autrefois dpvolu il Cyrus. 'lue I('s Juifs considéraient, à la suite du Deutéro-Isaïe, comme le lihérateur d'Isra;'\ t"t l'Oint (lu Seigneur. Pareille préoccupation n'exclut pus celle, plus générale, «JUl' j,. pn~l" IlU prl'lIlier rp(lacteur ni, ù plus forte raison, celle 'lui transparaît duns le l'Mell
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RECHERCHES D'HISTOIRE JUDf:O.ClIRf:TIENNE
dieux à nous si majestueuse apparence ». Et le prêtre répond:« Nous servons le Dieu unique, qui a fait le ciel et la terre, et tout ce qu'ils renferment. Nul d'entre les hommes n'a jamais pu En pénétrer le mystère ». Sur quoi Alexandre:« Serviteurs du vrai Dieu, allez en paix, allez. Votre Dieu sera mon Dieu, et ma paix sera avec vous, et je ne vous traiterai pas comme je fais des autres peuples, puisque vous servez le Dieu vivant ». Plus tard, revenu dans sa capitale,« Alexandre rejeta tous les dieux du pays pour n'invoquer plus que le seul vrai Dieu, invisible, insondable, à qui les Séraphins rendent gloire d'un« trois fois saint ». Et il le pria ainsi: 0 Dieu des dieux, créateur des choses visibles et invisibles, assiste-moi dans mes entreprises à venir ». J'ai signalé déjà les analogies verbales qu'offre le texte avec l'original païen du Pseudo-Callisthène. Il convient de souligner aussi à quel point l'esprit des deux textes et plus précisément la théologie qu'ils expriment sont apparentés. La conversion d'Alexandre naît de la révélation d'un dieu qu'il ne soupçonnait pas, et qui est le seul vrai Dieu: eppcX.erov oé: fLO~ xcxt 'dvcx ufLE!:e; erloeer6e 6Éov. Or, d'après le texte païen, c'est dans des circonstances assez analogues qu'Alexandre est, en Egypte, initié au culte de Sérapis. L'oracle d'Amon lui avait, en termes voilés, parlé du dieu qui régit l'univers, TOV 6é:ov TOV 7tcX.VTCX oepx6[Levov. L'inquiétude religieuse innée au cœur d'Alexandre le pousse à rechercher et identifier cette divinité suprême. De retour à Alexandrie, il élève au centre de la ville un autel« qui s'appelle toujours autel d'Alexandre», et sacrifie à ce dieu encore anonyme, le priant en ces termes : cc 0 Dieu, quel que tu sois, qui veilles sur ce pays et régentes l'univers sans bornes, accepte ce sacrifice, et sois-moi favorable dans les guerres ». Un aigle paraît alors, saisit la victime, et la porte dans un antique sanctuaire, qu'une inscription révèle être celui de Sérapis. Alexandre s'y rend et s'écrie: cc Sérapis très grand, si c'est toi le dieu de l'univers, montre-le-moi ». Sérapis lui apparaît en songe et lui déclare: cc Oui, c'est moi le dieu dont la providence régit l'univers, ô 7tcX.VT(ùV 7tPovooufLevoç 6e6e;» (l, 33). Le rapprochement mc paraît éloquent: le Pseudo-Callisthène remanié, offrant à Alexandre la révélation de ce Dieu inconnu que sa ferveur recherche, restaure Jahvé dans les attributs cosmiques qui sont les siens, et que la divinité gréco-égyptienne avait usurpés. S'il imagine ensuite une seconde fondation d'Alexandrie, c'est pour y effacer jusqu'aux dernières traces du paganisme : ces dieux, TOUe; 6eouç T~Ç 'Y~ç, auxquels Alexandre renonce solennellement, ce sont les divinités protectrices de la cité, et au premier chef Sérapis. Mais l'on songe aussi, en lisant ce texte, à une autre mention du Dieu inconnu: il rappelle de façon trop précise pour qu'elle soit fortuite le discours de saint Paul aux Athéniens. Les deux passages confrontés attcstcnt clairement leur parenté:
ALEXANl>IŒ Ll'; CUAND, JULF El' CHRÉl'iEN 1)
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xupwç... (Actes, 17,23-24). Oe:i{) ~fLe:ï:Ç Évt oouÀe:uofLe:v, Ilç È1tO[rlcre:v oOprxvov xrxt y~v xrxt 1txv't"rx "l'eX. Èv Ooôdç oè rx01'OV Ép[l.'YJve:ucrrx~ &vOpW1tWV oe:Mv'YJ't"rx~ (Ps. Callisth. C.
lXO't"I)~Ç.
II,24). Sans doute est-ce la preuve que, sous sa forme actuelle du moins, le texte remanié est chrétien. Une analyse plus poussée de la réponse d'Alexandre au grand prêtre et de la prière qu'il prononce à Alexandrie le confirme : elles sont faites l'une et l'autre d'emprunts évidents à une liturgie de l'ancienne Eglise. Les parentés sont particulièrement frappantes avec la liturgie des Constitutions Apostoliques. Sans doute le trisagion séraphique, l'appellation de cc Dieu vivant» et la parole de Ruth : (c Votre Dieu sera mon Dieu » sont juifs autant que chrétiens. En revanche, lorsqu'Alexandre, congédiant les Juifs, leur dit: (c G>ç &À'lJO~v00 OZOJ OZPXTt:J-rrxt 'l.m't"z &',1 dp~vn, iXTn't"z », il ne fait que copier la formule liturgique qui, au cours de la messe, renvoie les catéchumènes : 1tposÀOz't"e: o~ xrx1'e:XOU[l.e:vo~ Èv dp'~'J'n (Const. Apost., VIII, 6,14). Lorsqu'il leur donne sa paix - Xélt dp'~v'IJ [LOU [l.;:El'U[L {,J on songe naturellement au Christ johannique prenant congé de ses disciples : dp~v'YJv 't"~v È[L~v ôîôw(1.~ U(1.ï:v (Jean 14,27). Mais la liturgie, ici encore, s'interpose : ~ dp~v'IJ 't"0\) Ozou [l.;:El'u;J.WJ (Const. Apost., VIII, 11,8), c'est le salut de l'officiant à la fin de la messe. Toutefois, c'est comme dispensateur de la paix que déjà, trois cents ans avant le Christ, au lendemain de la mort d'Alexandre, les Athéniens invoquaient un de ses successeurs, Démétrios Poliorcète, élevé au rang de dieu sauveur: cc Les autres dieux habitcnt loin de nou'l, ou bien ils ne s'occupent nullement de nous. Mais toi, nous te voyon'l présent, non pas comme une idole de bois ou de pierre, mais en réalité. Nou'l t'adressons ces vœux : d'abord, ô très cher, procure-nous la paix, puisque tu en eo le seigneur » (1). Il Y a dans le texte du Pseudo-Callisthène, en même temps qu'un rappel direct du rituel chrétien, et à travers lui, une lointaine réminiscence de la liturgie païenne. Entre les deux, l'identité du titre souverain crée un lien: qu'elle soit du Christ, d'Alexandre ou du Poliorcète, cette paix, personnelle et presque personnifiée, c'est toujours etp ~v~ 1'O\) xupîou, pax Domini. Les termes que le rédacteur chrétien prête au Conquérant dans Alexandrie ne sont pas moins suggestifs: cc Il invoqua le Dieu unique, invisible, insondable, &0zw?'lJTOV, &vz;~xv[()("HOV». Ce dernier adjectif, emprunté aux Septante (Job 5,9; 9,10), figure à deux reprises sous la (1) JIymn.. cit{- par
GElINET-BoULANGER. Le Génie grec dans la religion, 1932,
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f1. 1926, p. M("
IŒCIIEUCHES D'1IISTOllœ JUVtO.CHUtTŒNNE
plume de saint Paul pour caractériser les voies de Dieu (Rom. 9,33) et la richesse du Christ (Eph. 3,8). On le retrouve aussi, et c'est pour nous le fait intéressant, dans la liturgie des Constitutions, appliqué comme ici à Dieu lui-même, et accolé à un adjectif exactement synonyme de notre cx6ewpe't"oç : tXOpcx't"oç 't"TI cpuere~, &ve1;~xv[cxer't"oç xp[fLcxaw (VIII, 35,9). Enfin, lorsqu'Alexandre prie le Dieu des dieux, créateur des choses visibles et invisibles, 0'YJfLW\)PyÈ: opcx't"wv xcxt &opcÎ't"wv, il ne fait, cette fois encore, que reprendre les termes de la liturgie chrétienne : xner't"~v xcd o'YJfLW\)PYoV 't"WV cbt&v't"wv, dit le texte des Constitutions, et le symbole de Nicée : 7t&v't"wv opcx't"wv 't"e xcxt &oplhwv 7to~'yJ't"~v. Ce credo, les catéchumènes le récitaient au moment du baptême. C'est comme l'un d'entre eux que nous apparaît maintenant Alexandre : prosélyte juif, il est aussi le premier et le plus illustre des néophytes chrétiens. Et dans cette révélation anticipée de la vraie foi, il trouve les termes mêmes où s'exprimera, bien des siècles plus tard, le dogme de l'orthodoxie trinitaire : Testimonium animae naturaliter christianae, dirait Tertullien.
•• • C'est là, dans l'élaboration de la légende, une étape essentielle; ce n'est pas la dernière. Un texte, assez difficile à dater, de la Vie des prophètes du Pseudo-Epiphane (1), s'exprime au sujet du prophète Jérémie, dont une tradition, assez plausible, place la mort en Egypte (2), en ces termes :« Sa sépulture se trouvait à l'endroit où le Pharaon avait sa demeure. Mais nous tenons de deux vieillards qu'Alexandre de Macédoine, s'étant rendu au tombeau du prophète et y ayant été initié à ses mystères, transporta sa dépouille à Alexandrie en grande pompe; et, ce faisant, il chassa du pays la race des vipères et des reptiles des fleuves, et à leur place il introduisit ces serpents qu'on appelle argolaoi, c'est-à-dire chasseurs de serpents (Ocp~ofL&XO\)Ç), qui ont un sifflement très doux» (3). Cette étrange histoire apparaît de prime abord entièrement fantastique. Il n'est pas impossible cependant d'en préciser la genèse. Elle procède certainement d'une vieille tradition de la juiverie égyptienne relative à Jérémie et à sa sépulture. Le même écrit rapporte en effet que le prophète avait de son vivant obtenu par des prières la fuite des vipères et des crocodiles qui infestaient alors l'Egypte, et que la poussière de son tombeau possédait la propriété de guérir les morsures de
(1) Edition Schermann, Propheten und Apostellegenden, 1907 (collection des Texte und Untersuchungen, XXX, 3). (2) Sur ce point, CONDAMIN, Le Livre de Jérémie, 1920, introd. pp. XII-XIII. (3) § 25, SCHERMANN, p. 31 ss. On y trouvera aussi les variantes de ce texte, assez incertain dans le détail.
M.U.4NDHfo: 1.1.; GUANf). JUIF ET ClmÉTIEN
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eerpeatl. Tel est le point de départ. Mais comment expliquer cette baten'ention d'Alexandre? Démarche spontanée de l'imagination populaire, associant le prestigieux fondateur à tout ce qui, dans la ville et l l'entour, s'accomplit de merveilleux? Ce n'est pas, à coup sûr, impossible, d'autant que le culte que nous entrevoyons autour du pfttendu tombeau de Jérémie se situe aux confins indistincts de plusieurs religions: on peut tenir pour assuré que les païens s'y rencontraient avec les tenants du monothéisme dans un commun recours aux vertus thaumaturgiques du lieu. L'intervention légendaire d'Alexandre serait alors précisément l'indice d'une paganisation de ce culte. A y regarder de plus près, cependant, ce n'est pas de cela, semble-t-il, qu'il s'agit. Reportons-nous, une fois de plus, au Pseudo-Callisthène païen, qui, seul, permet d'expliquer certains détails du Pseudo-Epiphane. Il y est raconté, en effet, qu'au moment où l'on jetait les fondations d'Alexandrie un énorme serpent apparut et terrifia les ouvriers. Alexandre le fit tuer et enterrer dans un sanctuaire au centre de la ville: car ce reptile, terrible d'apparence seulement, n'était autre que l'Agathodaimon, qui devint le génie tutélaire de la cité. Pendant la construction de son temple, d'innombrables serpents sortirent de dessous une vieille pierre couverte d'inscriptions qui gisait là, et se glissèrent dans l'intérieur des maisons : « Et on les y honore comme de bons génies, wç &'yodjOùç acxtfLovCXÇ : car ce ne sont pas des animaux venimeux; bien au contraire, ils chassent ceux qui le sont n. Ce dernier trait suffirait à établir que c'est ici la source du Pseudo-Epiphane : son orpWfLcXxoUÇ, qui donne de l'énigmatique argolaoi une explication baroque, n'est évidemment que le démarquage inintelligent du texte païen, où ycXP dcr~v [oo6Àcx, &'ÀÀeX xcxt -reX aoxouv-rcx dvcx~ too6Àcx &'m:Àcxuvoumv (1,32). Il ne s'agit donc pas ici, comme on serait tenté d'abord de le supposer, d'un trait né de l'imagination populaire. L'intention, cette fois encore, ne fait point de doute : il s'agit, en judaïsant ou christianisant un épisode de la légende païenne, de faire au prophète, c'est-à-dire en dernière analyse à son Dieu, le mérite de ce que le romancier païen met au compte de l'Agathodaimon, l'expulsion des mauvais serpents par Jes bons. Le démarquage apparaît avec une égale clarté dans une autre recension, aSi'ez défectueuse du reste, de cette même vie de Jérémie. Il y est dit qu'Alexandre, ayant répandu les cendres du prophète tout autour de la ville - -rcxu-rcx ncxv-rcxxou -r'ijç n6Àswç xcx-rcxcrndpcxç xcxt xuxÀcp Tcxu'"n)ç cxù-rà nsp~Odç - en chassa, par ce moyen, les vipères. Il y a là une réplique évidente à l'épisode célèbre de la fondation d'Alexandrie, tel que le rapportent les auteurs païens (1) : les cendres du prophète remplacent la farine dont, suivant la version profane, Alexandre se servit pour délimiter la ville. Leur vertu magique trace ainsi autour de (1) Pseudo-Callisthène, J, 32.
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RECIŒRCHES D'H1STOIIU-; JUDtO·CHlltTIENNE
la cité un cercle de protection contre les reptiles, et Jérémie est élevé de ce fait, par la volonté même du fondateur, à la dignité de patron et protecteur de la ville, en lieu et place de l'Agathodaimon : judaisation d'Alexandre et de sa légende, bien plutôt que paganisation de Jérémie. Judaïsation, ou plutôt christianisation. Sous sa forme présente, en effet, le texte est sans doute chrétien: cela ressort de la tendance générale du livre; et, dans cet épisode de translatio de reliques, Alexandre se comporte comme un évêque de l'ancienne Eglise (1). L'écrit de base, s'il y en a un, et le texte actuel sont également difficiles à dater avec certitude. Raconter que les cendres ont été répandues autour de la ville, c'est avouer, d'élégante façon, qu'à l'époque on ne savait plus où elles se trouvaient. Et ceci nous invite à placer le texte, ou du moins cette version particulière du texte, avant le VIle siècle. Car au VIle siècle la tradition chrétienne localise en toute précision, à la suite peut-être de quelque inventio miraculeuse, l'endroit où Alexandre avait déposé les reliques. C'est ce qu'atteste le passage suivant de Moschos : « Le Tétrapyle est aux yeux des Alexandrins un lieu des plus vénérables. C'est là en effet, disent-ils, qu'Alexandre, le fondateur de la ville, déposa, après les avoir rapportées d'Egypte, les cendres du prophète Jérémie ». (Pratum spirituale, 77, PG, 87, 3, col. 2929). Le monument dont il s'agit, le grand Tétrapyle, était situé, selon l'opinion communément reçue, au centre même de la ville, à l'intersection des deux rues principales (2). L'emplacement - marqué d'ailleurs, au témoignage d'autres auteurs chrétiens, par une chapelle (3) - est très caractéristique des prétentions judéo-chrétiennes de faire de Jérémie le patron de la ville. Si l'on se souvient que le temple de Sérapis et celui de l'Agathodaimon s'élevaient à proximité immédiate, la préoccupation qu'a le texte d'exorciser le lieu et d'installer le prophète à la place de ces idoles apparaît plus nettement encore. Mais, et nous touchons ici au mobile le plus profond de l'auteur chrétien, en intronisant ainsi Jérémie, Alexandre se destitue lui-même, non pas seulement à traversl'Agathodaimon, qui est son propre génie (4),
(1) On pourrait même songer à une confusion entre deux personnages homonymes et être tenté d'attribuer à Alexandre, prédécesseur d'Athanase sur le siège patriarcal d'Alexandrie (311-326), la translation prêtée ici au fondateur. Mais il est clair que nous sommes ici en dehors de l'histoire, en pleine légende. (2) Sur ce point, et sur la topographie alexandrine en général, cf. outre les articles Alexandrie du Dictionnaire d'archéologie chrétienne et du Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastiques une note de LUMBRoso, dans Bulletino di archeologia cristiana, 1877, pp. 52-53 et surtout AusFELD, Zur Topographie von Alexandria und Pseudokal· listhènes, l, 31-33, dans Rheinisches Museum, 1900, pp. 348-384. (3) Le texte essentiel est de Sophronius, P.G., 87, 3, col. 3560. Cf. AMELINEAU. Géographie de l'Egypte à l'époque copte, 1893, p. 30. (4) Le serpent joue un grand rôle dans la légende de la naissance d'Alexandrie. Ps.-Callisth. l, 1-12 : 6 yœp ~ptXXWV [3XCHÀLXOV Ècrn ~ij)ov. Le même auteur rapporte.
.4UXANDlŒ IJE GRAND, JUIF ET CHRÉTIEN
137
mais dans sa personne. Le Pseudo-Callisthène rapporte en effet comment, après la mort du Conquérant, les peuples de son empire se disputèrent le privilège de recueillir chez eux sa dépouille. Sur l'initiative de Ptol~mée, on consulta l'oracle de Babylone, qui désigna comme lieu de .~pulture Memphis. Les cendres y furent effectivement déposées et y restèrent jusqu'au jour où l'&pxmpocp~,'YJ; ordonna de les transférer dans la ville fondée par le Conquérant. On lui éleva donc à Alexandrie un tombeau, qui est appelé le o"~u.~ d'Alexandre : x ott Èxe:'i: ~ew.jJe:v «nOv 11.e:yûmtpe:7tw::; (1). Sêma et Tétrapyle étaient presque contigus. Et notre texte de Moschos vise peut-être à détourner sur le second la dévotion qui à l'époque chrétienne continuait parfois, sans doute, de s'attacher au premier, ou à ses vestiges (2). Le transfert des cendres de Jérémie est en tout cas la réplique de celui des cendres d'Alexandre, et la condamnation du culte qu'on leur rendait. Opéré par le Héros lui-même, il équivaut à une abdication.
••• La carrière monothéisthe d'Alexandre ne s'arrête pas là. Il reparaît, enrichi de caractères nouveaux, dans la tradition juive ultérieure (3). La spéculation eschatologique en particulier lui assigne un rôle fort important: il tient enchaînés, au-delà du Caucase, les peuples barbares de la Transcaspienne; il lui appartiendra, à la fin des temps, d'ouvrir les portes de fer qui les contiennent et de lâcher ces hordes sur l'Occident; le jugement alors sera proche. On le retrouve aussi, avec des traits encore plus inattendus, dans la légende hagiographique chrétienne. Pour le Moyen Age latin, c'est son précepteur Aristote, père de la scolastique, qui l'initia à la vraie religion en même temps qu'aux sciences profanes. L'imagination orientale fait mieux encore. Dans la version copte du Pseudo-Callisthène, Alexandre boit aux sources des quatre fleuves du paradis; dans la version éthiopienne, le SaintEsprit lui révèle le mystère de la Trinité. En même temps, et dans les mêmes pays, la foi populaire le pare des traits d'un véritable saint, voire même d'un ascète (4). Enfin, il a trouvé sa place dans l'Islam même. ~uite de l'épisode des serpents dé~orrnais de~ sacrifices à Alexandre
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cité plus haut, que les Alexandrins offrirent lui-même, 6qnoye:vû (1, 32). (1) Ps.•Caliisth., III, 34. Cf. PFISTER, Der Reliquienkult im Altertum, 1912,1, p.178, et Il. p. 434 ss. (2) Le Sêma fut détruit, soit au cours des troubles de la fin du Ille siècle, (BRECCIA. Alet:andria ad Aegyptum, p. 85), soit en même temps que le Sérapéum, à la fin du IVe ~iècle, par le patriarche Théophile (AusFELD. Zur Topographie... ). Il fut remplacé par utle 6gli~e dédiée aux prophète~ Elie et Jean-Baptiste. (3) Cf. en particulier. DONATH, Die Alexandersage in Talmud und Midraseh. 1873 et lh:lm." Britra~ zur Alexander~age», dans Zeitsehrift der deutsehen morgenlândischen Ge.ell.chafl. 1X. pp. 792 ~~. (·l) Cf. MILLKr, « L'ascensiotl d'Alexandre n, dans Syria, 1923, 1'1'.8:>·133.
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III
IŒClIERCHES D'HISTOIRE JUDÉO.CHnÉTœNN/<;
Le Coran investit d'une mission divine« l'homme aux deux cornes n, et voit en« Iskander» un précurseur du Prophète (1). Les poètes persans, précisant cette donnée du livre sacré, font de lui à la fois un rejeton des Achéménides et un bon musulman; de même qu'il était allé à Jérusalem, de même il se rend en pèlerinage à La Mecque et prie devant la Kaaba. Pareil trait n'est invraisemblable que par son anachronisme; il procède d'une juste intuition du caractère de cet homme qui fut, en matière religieuse, soit un dévot sincère de tous les cultes, soit un génial opportuniste, et en tout cas le père du syncrétisme.
*
* * Je rappelais, en commençant cette étude, le prestige d'Alexandre auprès des foules chrétiennes, ou semi-christianisées, de l'Empire romain. En face des réactions spontanées, d'allure païenne encore, et que les Pères condamnent, de la piété populaire, les textes que je viens d'étudier traduisent un état d'esprit plus complexe. L'ancienne Eglise, dans un monde qu'emplit le souvenir du Héros, ne peut le renier entiè· rement. Cédant à la contagion, elle est amenée, par une démarche analogue à celle qui annexe à la vraie religion les penseurs de la Grèce, à faire du Conquérant, illuminé comme eux, mais de façon plus précise encore, puisqu'il prend contact avec le judaïsme historique, par cette révélation anticipée départie aux meilleurs des Gentils, un chrétien avant la lettre. Elle l'honore ce faisant, et s'honore. Et, du même coup, elle neutralise et légitime, en la canalisant dans des formes orthodoxes, la dévotion que lui portent les foules. Car il y a quelque chose de plus, dans le cas d'Alexandre, que dans celui de Platon ou d'Aristote. Alexandre a été et reste à l'époque, dans le monde païen, objet de culte. Il est le premier et le plus grand des souverains divinisés. La mainmise juive ou chrétienne sur sa personne représente la réponse du monothéisme au culte impérial. De même que Juifs et chrétiens, les uns avec l'accord des autorités profanes, les autres en révolte contre elles, remplaçaient la prière à l'empereur par une prière pour l'empereur, de même, refusant à Alexandre la qualité de dieu, ils en font un disciple conscient de leur Dieu. Les vues d'une cer· taine théologie, qui n'est sans doute ni officielle, ni parfaitement orthodoxe, se rencontrent ainsi avec les démarches de la piété populaire. Peut-être enfin, - simple hypothèse, car les preuves ici font défaut, - nos textes apportent-ils l'écho d'une autre préoccupation encore. Le Pseudo-Callisthène date dans sa forme actuelle, selon toute vraisemblance, de l'époque des Sévères, dont il traduit fidèlement, et alimente,
(1)
RADET,
op. cil., pp. 419-420.
ALEXANDlŒ LE CnAND. JUIF ET CHnÉTIEN
139
l'enthousiasme cc alexandrin» (1). Ses remaniements chrétiens ne sont probablement pas de beaucoup postérieurs, ni beaucoup plus anciens que le Pseudo-Epiphane : l'un et l'autre des deux textes se situent aux premiers siècles de l'empire chrétien et de la monarchie byzantine, alors que Constantin et ses successeurs orientaux, en même temps qu'ils faisaient de la religion chrétienne le fondement de leur autorité, déployaient un zèle pieux à retrouver des reliques pour en enrichir leur capitale. Ne serait-ce pas à leur image, et comme leur modèle tout ensemble, que s'est précisée l'étonnante figure de cet Alexandre, confesseur de la foi et cc inventeur» de reliques? Le basileus, certes, n'est plus un dieu, mais autour de sa personne sacrée le paganisme survit dans les liturgies palatines (2). Il peut politiquement, comme ses devanciers de Rome ou de l'Orient hellénistique, se réclamer d'Alexandre comme d'un précurseur. Il est bien plus fondé encore à le faire, une fois le Conquérant marqué au sceau d'un indubitable christianisme. L'empire chrétien, en quête d'ascendants, peut alors, renouant dans son apparente nouveauté avec les origines mêmes de la monarchie universelle, se donner avec bien plus de droit que les princes païens, véritables apostats, comme l'héritier de l'authentique tradition impériale: celle qui fait du souverain unique, maître du monde civilisé, le serviteur et l'élu du Dieu unique, créateur de l'univers.
(1) Cf. BRUHL, op. cil., p. 219. L'engouement pour Alexandre apparaît particulièrement, sous des formes d'ailleurs différentes, chez Caracalla et Sévère-Alexandre. (2) Cf. sur ce point l'étude très nourrie et suggestive de M. Louis BRÉHIER dans Bréhicr-Batiffol, Les Survivanres du culle impérial romain, 1920, 2e partie, à Byzance, pp. 35·73.
LA POLÉMIQUE ANTIJUIVE DE SAINT JEAN CHRYSOSTOME ET LE MOUVEMENT JUDAISANT D'ANTIOCHE
Nous possédons de saint Jean Chrysostome huit homélies contre les Juifs (1). Prononcées à Antioche, en 386 et 387, selon les attributions les plus vraisemblables (2), l'année même de l'ordination sacerdotale de Chrysostome et l'année suivante, elles constituent un cycle fermé et représentent dans l'histoire de la polémique engagée par l'Eglise chrétienne contre le judaïsme un moment fort important. Elles s'apparentent par le fond de l'argumentation et par la méthode exégétique d'interprétation de l'Ancien Testament à la tradition de littérature polémique qui commence avec Justin Martyr et son Dialogue avec Tryphon, voire même avec l'Epitre de Barnabé, et qui a pour principaux représentants, au siècle suivant, Tertullien et saint Cyprien (3), pour ne citer que les grands noms, sans parler de nombreux dialogues anonymes ou d'attribution douteuse qui mettent aux prises, selon un schéma consacré, un chrétien et un rabbin, dans une discussion qui tourne régulièrement à la confusion de ce dernier et à la glorification de la vraie foi (4). Par ailleurs, et c'est là ce qui fait tout l'intérêt et l'importance de ces textes, ils comportent un élément de nouveauté et d'originalité incontestables. Pour ce qui est du fond, les attaques directes contre le judaïsme, ses croyances et surtout ses pratiques, l'emportent de beau(1) P.C. 48, B43 S'l. Sur Chrysostome prédicateur, cf. C. BAUR, Der heilige Johannu Chry.o.tomus und seine Zeit, München, 1929-30, 1, p. 272 ss. (2) Celle~ de E,l. SCHWARTZ, Christliche und jüdische Ostertafeln, Berlin, 1905, p. 164 s•. qui corrigent .ur plusieurs points celles de USENER, Das Weihnachtsfest, 2e {-d., Bonn, 1911, p. 235 ss. (3) TERTULLIEN, AdverSlts Judaeos ; CYPRIEN, Ad Quirinum Testimonia. (4) Cctte littérature de dialogues est étudiée par Harnack dans son édition de Altercatio S.monis et Theophili (Texte und Untersuchungen, 1, 3), Berlin, 1883. Cf. F. C. CONYDEAIII';. The Dialo,r;ues of Athanasius and Zacchaeus and of Timothy and Aquila (Anecdota OxonlPII.itl, Classiral Series,8), Oxford, 1898, et sur l'ensemble de la littérature anti· jUiVI', J. Ju~n;lI. Les Jui!, dans l'Empire romain, t. L Paris, 1914, p. 43 S8.
U POI,tMIQUE ANTIJUIJIE
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coup sur l'apologie du christianisme : l'argumeutatiou a, si l'on peut dire, uu caractère offeusif. Quaut à la forme, il ue s'agit plus comme dans la plupart des ouvrages précédents, d'œuvres littéraires, à forme louvcnt conventionnelle, mais de sermons de circonstance, réellement prononcés avant d'être consignés par écrit, se succédant à intervalles rapprochés, et qui visent un adversaire bien déterminé : bien plus que du judaïsme en soi, du judaïsme éternel, c'est des Juifs qu'il s'agit, des Juifs d'Antioche, ou mieux encore de ceux d'entre les chrétiens qui se compromettent avec eux. Un large mouvement judaïsant menace dans son unité l'orthodoxie antiochéenne. Que le danger soit grave, le nombre, l'ampleur et plus encore l'accent de ces sermons le démontrent : ils sont d'une fougue, d'une violence étonnante, qui va parfois jusqu'à la grossièreté (1). C'est une énergique réaction de défense, ou plutôt une vigoureuse contre-attaque, née de circonstances concrètes et d'une situation locale extrêmement inquiétante. L'objet de cet article est d'essayer de préciser la nature d'abord, puis les causes de ce mouvement judaïsant. Sur le premier point nous pourrons demander à Chrysostome lui-même l'essentiel au moins de notre information; sur le second il est muet, et il nous faudra la chercher ailleurs, dans ce que nous savons de l'histoire d'Antioche et de l'Eglise en cette fin du IVe siècle. Le mouvement en question a, de l'aveu même de Chrysostome, entamé très largement l'Eglise d'Antioche: le nombre de ceux qu'il a touchés est si grand qu'il est essentiel de ne pas le divulguer (2). C'est un fléau que l'orateur définit comme le mal juif. Ceux qui en sont atteints ' \ VO'J"OUv,s;, ,\ ' \ vr;'J"r;uv,s~ (3)' \ sont 0'., ,ex.\'1 O'JO(nxex. O~ ,OV ' l r;ur)~:g'J"p.ov ,r;~ ,ex. rex.Àa.,wv vO(l'oûvn; (4). Autant que nous puissions nous rendre compte, c'est parmi les femmes d'une part, dans les milieux populaires et peu cultivés d'autre part, que le mal sévit surtout. Du moins Chrysostome met-il les défections sur le compte de la frivolité féminine et de l'ignorance (5). (1) "E\lOot Ilè 1t6p\l1) ~o"'t"1)X~, 1tOp\le:LO\I ÈO"'t"L\I 0 't"61toc;. [LiiÀÀo\l Ilè: OÙX! 1t0P\le:LO\l Kotl (lÉ;ot't"pO\l [L6\1o\l ÈO"'t"!\I ~ crU\lotyCùY~, &:ÀÀà xcx.! cr1t~ÀotLO\l À1lcr't"W\I, Xot! Xot't"oty6:>YLO\l (1)plCù\l... T'ii Yotcr't"p! ~W\I't"e:c;, 1tpac; 't"à 1totp6\1't"ot Ke:X1)\l6't"e:c;, ÙW\I xotl 't"P&.YCù\l oùllè:\I &[Le:L\lO\l IlLotxd[Le:\lOL, Kot't"à 't"a\l Tijc; &:cre:Àydotc; À6yo\l xot! ~\I 't"'ijc; &:1l1)'jlotylotC; {l7te:pooÀ~\I, ~ Ilè É1tlcr't"otV't"otL [L6\1o\l, Yoto"'t"pl~e:crOotL Xot! [Le:OUe:L\I (lre homélie, P.G., 48, 847-848). Le dan!!er est si pressant que la 6 e homélie remplace, un jour de fête solennelle, le panégyrique du martyr (saint Timothée, particulièrement vénéré à Antioche, le 8 septembre 387). (2) ~ù [L~ ÈX1to[L1te:U
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lŒcm.;J(CHES D'H1STOl1Œ' JUDtO-CHRt1'1["·NNE
Quant aux symptômes de la maladie, ils consistent essentiellement dans le fait de participer aux fêtes juives : non seulement les fêtes joyeuses, celles où la synagogue n'est plus aux yeux de Chrysostome qu'un indigne théâtre (1), mais les jours de pénitence aussi. L'occasion des premiers sermons c'est l'imminence des grandes solennités juives d'automne, Nouvel An, Kippour, Tabernacles, qui entraînent en masse les fidèles vers les lieux du culte juif. Ce n'est pas seulement pour y « entendre les trompettes» que l'on s'y rend, mais pour participer activement aux rites, et même - c'est le plus grave - au jeûne (2). Certains iraient même, semble-t-il, jusqu'à accepter la circoncision. Tout cela on le fait parce qu'on respecte et vénère les Juifs, parce que l'on croit leur religion et ses rites augustes et saints (3) : prestige de ce qui est à la fois solennel et mystérieux. Et Chrysostome de raconter l'histoire de cette pieuse matrone qu'un homme sans conscience traînait à la synagogue, pour lui faire prêter serment, sous prétexte que « au dire de beaucoup de gens, les serments prêtés à la synagogue sont plus terribles que les autres » (4). De même on recourt aux Juifs, et principalement aux rabbins, en cas de maladie. Ils prétendent opérer des guérisons, et en fait, Chrysostome n'en disconvient pas, ils y réussissent parfois, à l'aide d'incantations, de philtres et d'amulettes (5). Ils le font par la puissance des démons, et la synagogue, où certains fidèles se soumettent à l'incubation (6), comme autrefois les païens à Epidaure, est le repaire des puissances du mal. Les tenants de ce mouvement n'en continuent pas moins à se dire chrétilms, et à fréquenter à l'occasion les églises (7) : ils ont simplement, 881). Saint Jérôme de même signale des judaïsants parmi les (c mulierculae» (in Matth. 23, 5) et « apud imperitos et vi/em plebeculam» (ep. 121, ad Algasiam). De même encore Josèphe (Bell. jud., II, 20, 2) dit qu'à Damas presque toutes les femmes judaïsent. (1) Tà etocTpav &1tOCV xocL Tauç &.1tà Tijç O"X1Jv'ijç dç TI]v O"uvocywy1jv èmO"upouO"t. etocTpOU yap xocl O"uvocywy'ijç aû~è:v Tà [LtO"av (1 re homélie, 847). Peut-être faut·il voir là une lointaine allusion au fait que, sous Titus, un théâtre fut élevé dans le faubourg de Daphné sur l'emplacement d'une synagogue. (2) IIaÀÀal TWV [LEe' ~[LWV TETOCY[Ltvwv xocl Ta ~[LtTEpOC ÀEy6v't'wv eppovEiv al [Lè:v è1tl T1jv etocv &.1tocV't'wcrt 't'wv é:apTwv, al ~è: xocl o"uvEapT&.~auo"t xocl TWV V1JO"'t'EtWV XOLvwvauo"~ (1 re homélie, 844). (3) IIaMal oct~auVTOCt 'Ia\l~oc(a\lç... :EE[Lv6v Tt xocl [Léyoc... Koct ocùTat Tàv OEOV 1tpacrxuvauo"~v ... :EE[Lv1)V Tijv èxdvwv 1toÀ~Tdocv... :Euvocywy1jv o"E[Lvàv T61tav (Ire homélie, 847). De même selon saint Jérôme de nombreux fidèles jugent les rites de la Synagogue plus saints que ceux de l'Eglise (In Ezech. 33, 33). Sur cette attirance, cf. USENER, op. cit., p. 235. (4) IIaMauç 1tpàç ocùTàv e:tP1JxÉ:voc~ epOoEpwTépauç TOUÇ èxe:ï y~va[Ltvauç opxauç e:!VOCt homélie, 848). (5) Et xocl eEpOC1tEUa\lO"~v aÀ1Jewç... Tàç è1tCJl~àç, Tà 1tEp~&.[L[LOCTOC, Tàç epocp[Locxdocç... lc sainte communier au précieux sang? (2 e homélie, 861).
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pour multiplier les chances de salut, multiplié les rites, demandant par ailleurs aux rabbins des guérisons que ceux-ci mettent au compte de leur religion et de ses vertus secrètes. Il s'agit donc d'un mouvement de syncrétisme populaire très nettement caractérisé, fortement teinté de superstition et de préoccupations magiques. Considéré sous cet angle, il représente un aspect particulier d'une religiosité assez largement caractéristique du IVe siècle, lorsque le triomphe de l'Eglise amène la conversion en masse de gens qui ne seront chrétiens qu'en surface. Il y a de ces demi-chrétiens paganisants, et il y en a de judaïsants (1). Que ceux-ci aient été, dans tout l'Orient, particulièrement nombreux, d'autres témoignages que celui de Chrysostome l'attestent. On sait la fascination qu'exerçaient sur les masses populaires les rabbins juifs, et la solide réputation dont ils jouissaient dès lors comme médecins, et aussi, car en l'occurrence les deux choses sont liées, comme magiciens et devins. Je ne peux que renvoyer, sans m'y arrêter, à de nombreux textes, en particulier de saint Augustin et de saint Jérôme (2), où des pratiques analogues à celles que fustige Chrysostome sont dénoncées. Je signale surtout, comme intéressant de façon plus directe notre région et notre époque, une homélie attribuée parfois à saint Ephrem, mais qui est sans doute d'Isaac d'Antioche, « contre les magiciens, sorciers et devins», par quoi il faut entendre surtout, le texte le dit explicitement, les rabbins. Il y est question de manger avec les Juifs, de recevoir, après le baptême, les « ablutions des démons », qui ressemblent fort, si je ne m'abuse, au bain des prosélytes, de porter accroché au cou, sur des amulettes, le nom des démons associé à celui des anges (3). L'ensemble de ces témoignages, qui encadrent celui de Chrysostome et fournissent à ses homélies un commentaire naturel, est encore illustré par les docu· ments archéologiques. On sait en effet quelle riche floraison de noms juifs fournissent les amulettes et gemmes qui nous sont parvenues de cette époque, ainsi que les formules des papyrus magiques : noms de la divinité ou de puissances célestes, canoniques ou extra-canoniques (4). Il est fort difficile en général de préciser la provenance religieuse de ces (1) Sur les demi-chrétiens, cf. GUIGNEBERT, « Les demi-chrétieus et leur place dans l'Ep;lise antique », in Revue de l' Histoire des Religions 1923, p. 64 ss. (2) AUGUSTIN, ep. 196, ad Asellieum de eavendo judaismo. Les renseignements épars dam l'œuvre de saint Jérôme sont réunis et commentés par KRAUSS, « The Jews in th,' works of the Church Fathers n, in lewish Quarterly Review, 1894, p. 225 s~. (3) Homilia de magis, ineantoribus et divinis, in Opera S. Ephraem, ed. Lamy, Mechli· nille, 1836, II, p. 393 ss. cc Hodie veniunt ad baptismum, et induunt Spiritum sanetum, e/ rras pergunt ad ablutiones daemonum... Puer nihil adhue seiens nomina daemonum portans vadit... Pendet Malus in collo eomm... Ana/hema sint Ruphael et Raphuphael milli.•tri diaboli... Qui mandueat eum magis non manduee/ corpus Domini et qui bibi/ rum tlwinis non bibat sanguinem Christi; qui manduea/ eum ludaeis non sit haeres vitae arlprnae
H.
(1) WÜNSCH, Antike Fluehtafeln (Kleine Texte, 20), p. 6 : 0pX!O'fLiXCH É:oplXLxok. Cf. L. l'LAI!, Das altjüdische Zaltberwesen, 2 e éd., Berlin, 1914; K. PREISENDANZ, Pap.y" GraPrBP MtJgieae, Berlin, 1928-31.
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llEClIERCIIES D'lI1STOlllE ]UIJf\O.CHRÉTIENNE
objets. Sans doute les diverses ramifications de la gnose les ont-elles produits en abondance; mais beaucoup aussi, selon toute vraisemblance, proviennent de milieux théoriquement et superficiellement gagnés A l'orthodoxie, mais travaillés, comme les brebis égarées de Chrysostome, par le mal judaïque. Je n'ai pas à analyser ici les raisons profondes de ces syncrétismes. Je ne veux m'attacher qu'au seul mouvement d'Antioche; après en avoir ainsi rapidement défini la nature, j'en rechercherai les causes immédiates, telles qu'elles se dégagent des conditions de temps et de lieu. Un mouvement de cette nature et de cette envergure ne se conçoit pas, et c'en est la cause première, sans l'existence d'une juiverie nom· breuse et active. De fait, Antioche a été dès l'origine, un des centres les plus importants de la Diaspora. Au 1er siècle, si nous en croyons Josèphe, une grande partie de la population grecque judaïse (1). La communauté juive est une politeia, et son chef porte le titre d'archonte: Chrysostome le désigne encore ainsi. De bonne heure la lutte s'engage à Antioche avec le christianisme. Plusieurs rabbins célèbres y tiennent école, et le Talmud y situe un certain nombre de controverses avec des docteurs chrétiens, à partir du Ile siècle. Antioche apparaît donc comme un foyer important de pensée et de vie religieuse juives (2). La colonie juive y dispose de plusieurs synagogues ou oratoires; les deux plus importan tes se trouvent, selon le témoignage de Chrysostome, l'une à l'intérieur de la ville (dans le quartier du Kerateion), l'autre dans le faubourg de Daphné (3). Que cette juiverie ait été, en même temps que très nombreuse, influente et agissante, nos homélies l'attestent. Elles nous apprennent en effet que non contents d'accueillir avec joie les chrétiens en mal de judaïsme, les rabbins et leurs ouailles sollici· taient et entretenaient cette mode judaïsante (4). De ce point de vue les sermons de Chrysostome peuvent se rattacher
à une seconde tradition de lutte antijuive, non plus littéraire, celle-ci, mais locale, qui commence avec les lettres d'Ignace d'Antioche (5), et est marquée en particulier, après le triomphe de l'Eglise, pour ne (1) Bell. judo VII, 3, 3. (2) KRAUSS. « Antioche », in Revue des Etudes Juives, 1902, p. 27 ss. Sur la vie religieuse à Antioche, art. Antioche in CABROL-LECLERCQ, Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, et K. BAUER, Antiochia in der iiltesten Kirchengeschichte, Tübingen, 1919. (3) ilLa:YûlYtXÇ Xa:L O"\l'la:YûlYtXÇ 't"lXç 't"e: &'1 TÎÎ 7t6Àe:L 't"ocç Te: &'1 't"0 7tpoa:O"'t"e:lcp (5 e homélie, 904) 'H &'1't"a:ü8a: O"\l'la:Y<ù'(f) Xa:L Y) &'1 iloc'Jl'l'(j (l'e homélie, 852). (4) 01 ÀUXûl'l OC7tOC'l't"ûl'l Xa:Àe:1tl!>'t"e:pOL 'Io\l1)a:im [LÉ:ÀÀO\lo"L'I 7te:PL[0"'t"a:0"8a:L 't"tX 7tpÔOa:Ta:. (4 e homélie, 871). Il semble ressortir des affirmations de Chrysostome que les Juifs, dans un but de propagande, apportaient un soin tout particulier à ce qu'on pourrait appeler la mise en scène de leurs cérémonies religieuses, dont l'éclat était rehaussé en particulier par de la musique et des danses sacrées (l re homélie, 846). (5) En particulier, Magn. 8, 1; 9, 1; 10, 3. Philad. 6. 1.
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citer que l'essentiel par les décisions du concile d'Antioche (341) (1) et par ce sermon d'Isaac d'Antioche que je signalais tout à l'heure. On peut y ajouter les homélies d'Aphraate (2), qui attestent qu'au-delà dM frontières de l'Empire le danger juif n'était pas moins menaçant. Tous ces témoignages réunis en prouvent la persistance et la gravité; ils montrent du même coup - c'est une question que je ne peux ici qu'indiquer en passant - que le prosélytisme juif ne s'est pas éteint, tant s'en faut, avec la ruine de Jérusalem, et de la nationalité juive (3). Antioche semble en être resté le foyer principal. Il était grandement servi, à l'époque de Chrysostome, et c'est là, je pense, une autre cause de ce mouvement, par la situation religieuse très confuse et très troublée de tout l'Orient chrétien et d'Antioche en particulier. Le règne de Julien l'Apostat, si bref qu'il ait été, n'a pas été sans marquer l'histoire religieuse de l'époque. Sa politique systématiquement favorable aux Juifs, si elle n'a pas eu dans l'ensemble de l'Empire de résultats durables, a dû cependant produire certains effets dans les villes et les régions où les Juifs représentaient d'avance une force, et où d'autre part l'influence personnelle de l'empereur avait pu se faire sentir directement: deux conditions réalisées à Antioche (4). On peut supposer que si, vingt ans après la mort de Julien, les Juifs d'Antioche témoignent d'une vitalité si dangereuse pour les destinées de l'Eglise locale, le souvenir de l'empereur leur bienfaiteur n'y est pas absolument étranger. Il y a plus. Nous sommes au lendemain de la crise arienne. Elle n'est pas complètement éteinte encore. En face des orthodoxes, groupés à Antioche sous le patriarche Flavien, le parti des hérétiques reste, sinon très homogène, du moins très nombreux. Or, un mouvement de pensée anti-trinitaire, strictement monothéiste comme l'est, dans son fond, la doctrine arienne, présente avec le judaïsme des points de contact précis et, en fin de compte, pour peu que celui-ci sache exploiter la situation, lui prépare en quelque mesure la voie. Et c'est bien en effet ce qui semble s'être passé à Antioche. La première homélie contre les Juifs, nous dit Chrysostome, interrompt une série
(1) Canon I, MANSI, Concil. omn. collectio, II, 1307. Cf. concile de Laodicée (314), canons 29, 37, 38, MANS 1, II, 569 ss. (2) G. BERT, Aphraats des Persischen Weisen Homilien aus dem Syrischen übersetzt und erlautert (Texte und Untersuchungen, 3, 3-4). Berlin, 1888. surtout homo 11-19. Ce christianisme syriaque d'au-delà des frontières reste d'ailleurs tout imprég;né de pensée juive; c'est en quelque sorte avec ses propres armes qu'il combat le juda'i-;me. Cf. à ce propos F. Crawford BURKITT, Early Christianity outside the Roman Empire, Cambridge, 1889, p. 27 S8. Cl) Sur l'importante question du prosélytisme juif à l'époque talmudique cf. Israël LÉVI, « Le prosélytisme juif n, in Revue des Etudes Juives, 1905, p. 1 ss, 1906, 1 ss. et am,; les pénétrantes remarques de Ed. SCHWARTZ, op. cit., p. 170. (4) Sur la politique juive de Julien, J. BIDEZ, Vie de l'empereur Julien, Paris, 1930, p. :106 g,.; M. ADLER, « The Emperor Julian and the Jews n, in .Tewish Qltarterly RpviBW. 11193, p. 591 ss.; J. VDGr, Kai .• a Julian und das JudentuTn, Leipzig, 1939. III
1..
RECHI-:RCm:s D'HISTOIRE JUDtO.cHRt7'IENNJo:
de sermons contre les Anoméens, l'un des rameaux de l'arianisme antiochéen. Mais remarque l'orateur, est-ce bien là une interruption? N'y a-t-il pas plutôt enchaînement logique? Car l'impiété des Anoméens et celle des Juifs sont O"u"'('yev'i). Les uns et les autres reprochent au Christ de s'être dit l'égal de son Père (1). Puis, à peine la série des homélies est-elle amorcée, que déjà il doit l'interrompre pour se tourner vers les Protopaschites, ceux qui, réfractaires aux décisions du concile de Nicée, continuent pour la fixation de la date de Pâques de suivre la norme juive, et représentent ainsi, en même temps qu'une survivance, une forme atténuée de judaïsants. Ici encore Chrysostome établit nettement un lien entre la menace du dehors et celle du dedans (2). Aussi bien sur le plan doctrinal, on le voit, que sur celui, en l'occurrence beaucoup plus important, des rites, le terrain était en quelque sorte préparé. Et si l'on peut admettre que les Juifs, par leur nombre et leur activité, ont pu jouer un rôle dans la genèse et la conservation de tendances, arianisme ou rite protopaschite, que combat Chrysostome, il est vraisemblable aussi, en vertu de cette loi générale qu'il est difficile, une fois engagé dans une certaine direction de pensée ou de pratique, de s'arrêter à mi-chemin, que l'un et l'autre de ces mouvements ont en définitive profité aux Juifs et expliquent pour une part le mouvement judaïsant qui nous occupe pour l'instant. Mais voici une autre cause encore, au moins aussi importante, sans doute, et plus précise. Je veux parler de cette espèce de mode juive qui se marque au IVe siècle dans les domaines les plus divers de la vie chrétienne. J'ai dit un mot, en définissant notre mouvement, de sa forme hétérodoxe. Mais on la retrouve jusque dans la vie même de l'Eglise, liturgie, art religieux, formes de la dévotion. Ici encore je ne peux qu'effieurer une question fort intéressante (3), et je ne retiendrai de cette mode qu'un seul aspect, à savoir le culte rendu par les chrétiens d'après le triomphe aux lieux saints et aux reliques de l'Ancienne (1) Kod yœp om:p è\lextXÀouv 'Ioulhrm, TOÜTO èyxQ(Àoüm XQ(L ' Av6fLOWL. OTL 7tœre:pa r/lLO\l ~Àeye TOV lko\l, '(0"0'1 É;Q(UTOV 7tOLWV Ti;'> Gei;'> (l re homélie, 845). Sur le rôle des Juifs dans la querelle arienne, H.M. GWATKIN, Studies of Arianism, Cambridge, 1882, p. 57 ss. On sait que Paul de Samosate a prêché à Antioche: et /lé: ~TepOe; 1)fLrv 'Iou/lQ(roe; &\lQ(XtJ1tTeL 7ttXÀL\I 7tp60"umov XPLO"TLQ(VOÜ 7tepLtpe:pW\I, IIaüÀoe; 0 ~Q(fLoO"Q(TeUe; ... (CHRYSDSTDME, In Ps. 108, 1). (2) 3e homélie, de; TOUe; TOC 7tpWTa IItXO")(Q( V1)O"TeUOVTae;. Sur cette question, DUCHESNE, « La question de la Pâque au concile de Nicée », in RevuB des Questions historiques, 1880 (juillet), p. 5 ss. (3) L'initiateur de cette mode n'est autre que Constantin lui-même, grand bâtisseur à Jérusalem. L'Eglise s'organise alors, sous la double autorité du sacerdoce et de l'empire, sur le modèle de l'ancienne religion juive. On sait la popularité dont jouissent dans la pensée et l'art chrétien de l'époque Pierre et Moïse, conçus comme deux figures symétriques (Décoration du mausolée de sainte Constance, thème de la « traditio legis» à l'un et à l'autre de ces personnages, motif du passage de la Mer Rouge sur les sarcophages). Cf. le curieux document qu'est la lettre supposée écrite à Constantin, à la veille de sa conversion, par sa mère judaïsante, dans les Actes de S. Silvestre, in Sanctuarium seu Vitae sanctorum, éd. Solesmes, Paris, 1910, II, p. 515.
LA l'OLIMIQUE ANTlJUIJIE
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Alliance. Nous sommes au temps des premiers pèlerinage. en Palestine; et les récits de voyage qui nous ont été conservés nous apprennent que la dévotion des pèlerins s'adressait indistinctement aux souvenirs de la vie du Sauveur et à ceux des prophètes, patriarches ou rois d'Israël, considérés par l'Eglise comme de saints précurseurs (1). C'est là, est-il besoin de le souligner, un terrain de rencontre avec les Juifs, voire même peut-être, parfois, l'occasion de rapprochements syncrétisants. L'on s'en rendra compte en jetant les yeux sur un curieux passage de l'Itinéraire d'Antonin de Plaisance, pèlerin du VIe siècle, relatif à la sépulture des patriarches Abraham, Isaac et Jacob. Une basilique, nous dit ce document s'élève sur les tombeaux, qu'entoure un portique; l'espace découvert qui occupe le centre est divisé en son milieu par une balustrade; les chrétiens y ont accès par un côté, les Juifs par l'autre, apportant aux tombeaux leurs prières et leur encens (2). En même temps qu'il éclaire d'un jour intéressant ce qui apparaît dans le judaïsme comme l'ébauche d'un culte des saints, dû peut-être à l'influence chrétienne, ce texte nous fait toucher du doigt cette sorte de modus vivendi établi entre les deux cultes sur les lieux qui leur étaient également chers, l'Eglise chrétienne, maîtresse de ces lieux, y laissant libéralement accès à ses rivaux (3). Rapproché des témoignages contemporains relatifs aux tendances judaïsantes de la chrétienté palestinienne il indique, je crois, l'une des sources où elles se sont alimentées. Si maintenant nous revenons à Antioche, nous contaterons que quelque chose de fort analogue s'y est très vraisemblablement passé. La juiverie d'Antioche en effet conservait depuis longtemps sous sa garde le tombeau des sept frères Macchabées et de leur mère, martyrs de la foi juive sous Antiochus Epiphane, dont l'histoire est relatée au second des livres qui porte leur nom (4). Leur sépulcre était enclos dans l'enceinte d'une synagogue, la plus importante de la ville, celle du Kerateion, déjà signalée. Or nous possédons, relativement à ce
(1) Cf. E. LUCIUS, Die Anfange des Heiligenkults in der christlichen Kirche, Tübingen, p. 142 ss. et surtout A. BAUMSTARK, Abendlündische Palüstinapilger des ersten Jahrtausends und ihre Berichte, Koln, 1906, p. 34 ss. Sur cet enthousiasme palestinien au IVe siècle, J. BURCKHARDT, Die Zeit Constantins des Grossen, 2 e éd., Leipzig, 1880, p. 444 ss. (2) « ... Per medio discurrit cancellus, et ex uno latere intrant Christiani et ex alio latere Judaei, incensa facientes multa n. - La fête de la « depositio n de Jacob y est célébrée, nous dit encore le texte, « alio die de Natale Domini n, et attire une grande foule de Juifs: Antonini Placentini Itinerarium, 30, in C.S.E.L., t. 39, pp. 178-179. (3) Ceux-ci lui rendaient à l'occasion la politesse. C'est ainsi que les chrétiens pouvaient aller voir et toucher, dans la synagogue de Nazareth, « trabem ubi sedebat Jesus cum aliis infantibus n, ibid., 5, p. 161. (4) 2 Macch. 6, 18·7, 42. D'après MALALAS, Chronographie, 8, 324, les reliques des frères martyrs se trouvaient entre les mains des Juifs d'Antioche depuis le ne siècle avant Jésus·Christ ; elles leur auraient été remises sous le second successeur d'Antiochus Epiphane.
RECllERCIlES D'HiSTOllŒ JUDtO.CHRfTlENNE
tombeau et au culte qu'on lui rendait, un certain nombre de données qui, mises en rapport avec les homélies de Chrysostome et 1", mouvement judaïsant, les éclairent d'un jour fort intéressant. Nous apprenons tout d'abord, par une description arabe de la ville d'Antioche, datant sans doute du VIe siècle (1), que ladite synagogue, et avec elle le tombeau, passa aux mains des chrétiens à une date que l'on peut fixer approximativement : elle est antérieure à la prédication de Chrysostome, dont nous possédons plusieurs panégyriques des frères martyrs, prononcés dans leur église, aux environs de 385-390 (2). D'une part, un texte de saint Augustin, disant que « haee basiliea a Christianis tenetur» (3), semble indiquer que le moment où elle était aux mains des Juifs n'était pas très éloigné encore dans le passé. Ce que nous savons par ailleurs des mouvements d'antisémitisme populaire succédant en maints endroits, par réaction, au règne de Julien, permet d'inférer avec vraisemblance que le coup de main sur la synagogue eut lieu après 363, peut-être sous l'empereur arien Valens, peutêtre sous le patriarcat de Flavien, qui conféra le sacerdoce à Chrysostome et que ce dernier loue pour son zèle dans le culte des saints martyrs (4), pas très longtemps par conséquent, en tout état de cause avant 386. D'autre part, à la même époque, et plus précisément entre la fin du règne de Julien et l'année 412, le martyrologe officiel de l'Eglise syrienne - ou plus exactement la traduction syriaque de ce document, connue sous le nom de martyrologe de Wright (5) - introduit, à la date du 1er août, comme seuls représentants de l'Ancienne Alliance parmi les martyrs chrétiens, les sept frères Macchabées : ce qui, soit dit en (1) 1. GmDI, « Una descrizione araba di Antochia», in Rendiconti della R. Accademia dei Lincei, V, 6 (1897), p. 137 ss. L'Itinéraire d'Antonin de Plaisance (p. 190) signale lui aussi, parmi les martyrs ensevelis à Antioche, les sept frères Macchabées. Or nous savons que les reliques furent transportées à Constantinople en 551, pour être ensuite envoyées à Rome, comme don fait par l'empereur au pape. Ce détail invite donc à l'lacer dans la première moitié du VIe siècle la rédaction de l'Itinéraire. Sur ce point el pour tout ce qui concerne le culte des sept frères, cf. RAMPOLLA, cc Martyre et sépulture dcs Macchabées n, in Revue de l'art chrétien, 1899, p. 384 ss. et aussi MAAS, « Die Maecabiler aIs ehristliche Heiligen n, in Monatschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentum", 1900, p. 145 ss. (2) Quatre sermons, P.G., 50, 617 ss. et 63, 523 ss. (3) Serm. 300, 5. (4) De sancto hieromartyre Babyla, 3, P.G., 50, 534. L'accession de Flavien au patriarcat est de 381. Comme Chrysostome parle encore de la synagog-ue du Kerateion, on doit admettre qu'un autre édifice avait été construit par les Juifs ou mis à leur disposition, par compensation. (5) Texte dans LIETZMANN, Die drei iiltesten Martyrologien (Kleine Texte, 2). Mention est faite de leur sépulture: {( les martyrs d'Antioche, enterrés à Kerateia ». Cette indication n'a pas été retenue par le martyrologe hiéronymien. Sur ces calendriers, cf. ROSSIDUCHESNE, l'rlartyrologium hieronymianum, in Acta Sanctorum, 1890, II, p. 52 ss. H. ACHELIS, Die Martyrologien, ihre Geschichte und ihr Wert, Berlin, 1900. - E. EGLI, Martyrien und Martyrologien iiltester Zeit, Zürich, 1887. Même si, comme le pense Duchesne, le martyrologe grec vient de Nicomédie, il est incontestable qu'Antioche l'a fort('ment marqué et sans doute amplifié.
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passant, n'a pu se faire qu'à Antioche même. L'original gree de ce document est certainement antérieur à 386 : l'éclat avec lequel on célèbre déjà du temps de Chrysostome la fête des Macchabées suffit à le prouver. Nous possédons même un sermon de saint Grégoire de Nazianze en l'honneur de ces martyrs, prononcé, peut-être à Antioche, vers 375 (1). L'institution d'une fête officielle, précédée d'une vigile, doit évidemment être mise en relation avec l'obtention des reliques, c'està-dire en l'occurrence avec la prise de la synagogue. Mais on doit admettre inversement, que la dévotion à ces martyrs et à leurs reliques a préexisté à cet événement, et l'a même dans une assez large mesure déterminé: car pourquoi les chrétiens se seraient-ils emparés de l'édifice, sinon pour avoir bien à eux les reliques qu'il abritait? Comme d'autre part un mouvement comme celui que combat Chrysostome ne naît pas ex nihilo en un instant, mais ne représente qu'une crise plus aiguë d'un mal en quelque sorte endémique et chronique dans cet Orient du IVe siècle, on ne peut guère ne pas mettre en relation les deux séries d'événements : prise de la synagogue et culte rendu aux Macchabées d'une part, mouvement judaïsant et prédication de Chrysostome d'autre part. Il me reste à préciser rapidement dans quel rapport de dépendance elles se trouvent, à mon sens, vis-à-vis l'une de l'autre. Le culte rendu aux frères martyrs procède d'une double source. Il y a, d'une part, une démarche de l'Eglise que j'appellerai officielle, de ses chefs et de ses docteurs. Il s'agit pour eux d'illustrer, sur un cas précis, la continuité qui unit l'Ancienne et la Nouvelle Alliance, l'une étant essentiellement la préparation et la préfiguration de l'autre, et ses personnages étant considérés comme des prototypes des grandes figures chrétiennes, du Christ d'abord, puis de ses disciples: déjà Pierre est présenté comme le Moïse de la nouvelle Loi (2). Au moment des persécutions, c'est aux martyrs surtout que l'on trouve dans l'histoire d'Israël des précurseurs, des ancêtres, et singulièrement ces frères Macchabées, morts eux aussi pour leur foi: le rapprochement s'impose au point que leur histoire a pu donner naissance à des légendes hagiographiques chrétiennes qui mettent en scène, sur ce modèle, une mère et sept fils (3). Sous cet aspect, la dévotion aux sept frères n'est pas strictement liée au lieu de leur martyre. Le mouvement eommence dès le lUe siècle, alors qu'il y a encore des persécutions, et que l'on a besoin de modèles et d'exemples. Il ne faut pas s'étonner que le premier témoignage que nous en ayons vienne non pas de l'Orient, mais d'un (l) Oratio 15, dl; TOUl; MzxotooâoUI;, P.G., 35, 912 SS. (2) V AN DEN BERGH VAN EYSINGA, cc Saint Pierre, second Moïse» in Annale.! d'hi!foire du Christianisme (congrès Loisy), Paris, 1928, t. II, p. 181 ss. (:\) Légendes de sainte Félicité ct de sainte Symphorose, cf. EGu, op. cit., p. 91.
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RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO.CHRtTIENNE
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de l'Eglise latine, saint Cyprien (1). Ce qui n'est encore chez lui que pieuse rhétorique, considérations édifiantes sur la valeur religieuse et mystique du chiffre sept, devient chez les Pères du IVe siècle acte d'hommage véritable: on compare les martyrs juifs tantôt à Etienne le protomartyr, tantôt à Pierre lui-même (2). Parallèlement, une démarche de la foi populaire, dont nous ne pouvons fixer avec précision la date initiale, mais qui n'est pas sans doute antérieure au IVe siècle, se développe, cette fois sur les lieux mêmes où la tradition place le supplice, et où est conservée la sépulture des sept frères. Il ne s'agit plus ici de ce qu'ils représentent, de préfiguration ni de symbole, mais essentiellement, sans doute, d'ajouter à la liste des saints dont on s'assure l'appui quelques noms de plus. Ce n'est plus la mémoire et l'exemple, que l'on vénère, ce sont avant tout les reliques. Il y a lieu de croire que le clergé encourage ce mouvement. Tout au moins le fera-t-il sans réserves, nous le savons par les panégyriques, une fois l'Eglise en possession des reliques. Jusque-là un délicat problème pratique se pose, et l'on peut imaginer quelque hésitation. Le public inculte, lui, n'hésite pas, et un glissement s'opère peu à peu. Ce qui était à l'origine culte de saints locaux s'élargit en mouvement judaïsant. Des frères Macchabées, comme de tous les saints et de leurs reliques, la foi populaire attendait avant tout des miracles, des guérisons (3). Or, ces guérisons, les rabbins, autour du tombeau, les font aussi, par des moyens qui leur sont propres, et que dénonce Chrysostome, amulettes et philtres. C'est dans la synagogue abritant le tombeau que l'on cherchait d'abord la guérison; on en viendra peu à peu à la chercher indifféremment dans l'une quelconque des synagogues. Les rabbins se substitueront aux martyrs comme agents du miracle. Et l'on attribuera une valeur efficace à tous les actes cultuels d'une religion si vénérable et si puissante. Au demeurant, c'est pour avoir accepté la mort plutôt que d'en enfreindre les rites que les martyrs Macchabées sont en honneur. Le seraient-ils donc si ces mêmes rites étaient vraiment, comme l'enseigne l'Eglise, périmés et sans valeur ? Je ne serais pas surpris que la prise de la synagogue par les chrétiens ait eu pour mobile, non seulement le désir de s'assurer la possession effective de reliques que l'idéologie officielle représentait comme chré(1) Ad Fortunatum, 11 ; epist. 58, 6. (2) Ainsi le vieillard Eléazar, martyrisé avec les sept frères, est appelé par Chrysostome Ô T'ijÇ 7t"IXÀIXLiiç 7t"pCùT6fLlXp'tUÇ, 1) IHTpou TOi) XOPUqJlX[OU TWV &7t"ocrT6ÀCùV dxwv (3 in Mach., P.G., 35, 627). (3) Cf. HARNACK, « Mârtyrer-und Heilungsakten », in Sitzungsberichte der Kôn. Preuss. Akad. der Wissensch., Phil. hist. KI., 1910, p. 106 ss, qui rapporte le témoignage de saint Augustin touchant 25 guérisons miraculeuses, opérées presque toutes par les reliques de saint Etienne (Civ. Dei, XXII, 8, 20). L'un de ces miracles est attribué par les fidèles à l'action combinée des reliques et d'une amulette portée par le malade sur les conseils d'un Juif.
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tiennes - au point que saint Augustin s'indigne qu'un Juif puisee revendiquer les Macchabées pour sa foi à lui (1) - mais aussi, et peut~tre surtout, le besoin de couper le mal dans sa racine en supprimant "occasion de contacts dangereux avec les Juifs. Et je suis presque sftr que si l'Eglise d'Antioche a inscrit les Macchabées, seuls représentants, je le répète, de tout l'Ancien Testament. sur son martyrologe (2), c'est pour les neutraliser en leur imposant une étiquette dûment chrétienne, et pour maintenir dans les limites d'une stricte orthodoxie un culte susceptible, s'il n'était pas contrôlé, de si dangereux élargissements. Ces mesures n'ont pas suffi à endiguer le mouvement: les sermons de Chrysostome le prouvent, qui leur sont postérieurs, nous l'avons vu, de plusieurs années. Mais que les choses se soient passées comme je l'ai dit, et que le rapport entre les événements soit celui que je viens d'indiquer, voici pour l'établir deux faits qui créent, me semble-t-il, sinon une certitude absolue, du moins une très forte présomption. Récapitulant, dans sa huitième et dernière homélie les mesures qui lui paraissent propres à endiguer le fléau, Chrysostome déclare, à propos des guérisons dont se vantent les rabbins :« Si Dieu vous éprouve par la maladie, n'allez pas chez ses ennemis les Juifs, mais chez les martyrs, ses amis, qui sont puissants auprès de Lui ». Entendons, selon l'usage du temps, ces paroles dans leur sens littéral, et non pas comme une simple figure: aller chez les martyrs, c'est aller à leur tombeau, pour y chercher la guérison (3). Il ne s'agit donc pas de n'importe quels martyrs, mais des saints locaux et, si je puis dire, tangibles; il s'agit, pour Antioche, au premier chef, des Macchabées. Est-il aventureux de traduire:« N'allez pas à l'actuelle synagogue, mais seulement à l'ancienne» ? C'est dans cette perspective, éclairée par la situation que j'ai décrite, que l'opposition entre la vraie guérison, œuvre des saints, et la guérison que les Juifs opèrent par la vertu des démons et qui, dans la pratique s'est frauduleusement substituée à la première, prend tout son sens. D'autre part, plusieurs témoignages nous attestent que le culte rendu aux Macchabées ne s'établit pas dans l'Eglise ehrétienne sans
(1) Serm. 300, 3. (2) Saint Cyprien, dans le texte cité plus haut, rappelle et exalte d'autres martyrs de l'Ancien Testament: Abel, les trois jeunes Hébreux dans la fournaise, Zacharie tué dans le Temple, etc. Aucun n'a connu la popularité des Macchabées. Celle-ci est due sans doute au fait que les circonstances de leur martyre présentaient une analogie étroite avec celles des martyres chrétiens, et surtout à l'existence des reliques. Il est à noter par contre qu'ils sont totalement ignorés de l'art chrétien primitif, et de la liturgie funéraire qui l'a inspiré: cf. à ce propos STUHLFAUTH, cc Zwei Streitfragen der altchristlichen Ikonographie », in Zeitschrift für Neutestamentliche Wissenschcift, 1924, p.50. (3) P.G., 48, 937. Cf. HARNACK, op. cit.
RECHERCHES D'HISTOIRE JVDtO.CHRtTIENNE
rencontrer de sérieuses résistances. Beaueoup de fidèles, considérant qu'ils étaient morts avant la venue du Christ, pour une religion qui n'était pas la religion chrétienne, mais seulement sa pâle esquisse, refusaient de les vénérer comme des saints. De eette opposition de principe nous ne retrouvons dans les écrits des Pères latins qu'un écho très affai· bli. Ainsi chez saint Augustin cette simple exhortation :« Nemo ergo dubitet, fratres mei, imitari Machabaeos, ne cun imitatur Machabeaos putet se non imitari Christianos») (1) ; il s'agit ici, au surplus, non pas de culte, mais d'imitation seulement. Chez les Pères grecs au contraire, et le fait est significatif, cette opposition est longuement et énergiquement réfutée, preuve qu'elle était elle-même énergique et obstinée. Saint Grégoire de Nazianze par exemple commence ex abrupto le pané. gyrique que je signalais tout à l'heure:« Et pourquoi les Macchabées? Car c'est d'eux que j'entreprends l'éloge. Beaucoup leur refu8ent leur hommage, parce qu'ils n'ont pas combattu leur combat après le Christ»; et de prouver ensuite qu'ils ont droit à la vénération de tous, parce qu'ils sont morts pour la foi de leurs pères (2). Vient ensuite cet argument curieux : « Ceux qui ont ainsi témoigné avant le Christ, et privés de son exemple, quelles prouesses n'auraient-ils pas faites s'ils étaient venus après lui!» De même Chrysostome, dans un de ses panégyriques, s'élève avec force contre ceux des fidèles qui, induits en erreur par les ennemis de l'Eglise, ne rendent pas à ces saints l'hommage qui convient, et se refusent à les ranger au même titre que les autres dans le chœur des martyrs, prétextant« qu'ils n'ont pas versé leur sang pour le Christ, mais pour la Loi et les prescriptions de la Loi, égorgés qu'ils ont été pour des viandes de pore) (3). On sent, à travers le réalisme de eette apostrophe, qui ne fait sans doute que reproduire les paroles mêmes des réfractaires, à la fois le courroux de l'orateur et aussi la méprisante obstination de ces opposants si tenaces. Que eette opposition, très atté· nuée en Oeeident, se soit manifestée avec virulence, ehez une partie de la population ehrétienne, préeisément dans la ville qui fut le berceau du culte des Macchabées, voilà qui n'est pas sans importance. Les Orien· taux n'avaient pas a priori, dans l'abstrait, plus de raisons que les Latins de s'élever contre ce culte; s'ils l'ont fait, c'est très probablement pour en avoir constaté, sur le vif, les dangers; et nous avons ainsi un fait de plus à l'appui de l'hypothèse que j'ai exposée. Il est curieux, à ce propos, de voir Chrysostome faire front de deux côtés à la fois: d'un côté contre ceux qu'égare le mal judaïque, de l'autre eontre ceux qu'aveugle une trop rigide aversion pour les ehoses juives. Il apparaît
(1) Senn. 300, 5. (2) Loc. cit., P.G., 35, 912. (3) o'n où UTtÈ:p Xp~(l"TO\) -co oŒwx t?lx.e:'Xv, IX).).' UTtÈ:p -co\) V6[.LOU X'Xl -CWV tv -cêîJ v6~ cr ypoqJf1tX-ewv, UTtÈ:p xmpdwv GtplXye:v-ce:ç xpe:wv (Hom. de Eleaz. et septem pueris, 7 ; P.G., 63, 525).
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ainei, sur cette question très particulière et concrète de pratique et de rites, comme le défenseur de cette « via media}) qui a été, en mainte circonstance, la voie de l'orthodoxie. Position en l'occurrence fort délicate : faut-il s'étonner qu'il n'ait pas voulu voir entre les faits, ou du moins n'ait jamais signalé, le lien qui certainement les unissait? L'épisode que je viens d'étudier ne représente qu'un cas particulier, et particulièrement net, de ce que j'appelais plus haut la mode judaïsante au IVe siècle. Elle a tantôt affecté des formes orthodoxes, tantôt déterminé des mouvements de pensée et surtout de pratique hérétiques: nous avons saisi sur un exemple le passage de l'un à l'autre. Au moment où l'Eglise chrétienne victorieuse s'organise définitivement comme un ritualisme et un nouveau légalisme, c'est là un dernier aspect du vieux problème des rapports entre les deux religions. A une époque où la séparation est depuis longtemps consommée en fait comme en droit, l'attirance juive continue de s'exercer très vivement sur la masse des fidèles: j'ai essayé d'en analyser le mécanisme. C'est dans cette même Antioche, il est curieux de le noter, où s'est opérée d'abord la rupture, où le terme de chrétien a pris naissance, que plus de trois cents ans après la question se pose, une fois encore, dans toute son acuité. Le judaïsme enre~stre alors son dernier grand succès. Il fournit du même coup à l'Eglise rivale un point d'appui nouveau pour le développement ultérieur de ses formes de dévotion et de culte (1).
(1) Il n'est pas impossible que la fête de Noël, introduite à Antioche presque en même temps que celle des frères martyrs, ait eu ici, à l'origine, elle aussi une petite pointe antijuive. On a signalé parfois l'influence possible de la fête de Chanukka, dite aussi des Macchabées, célébrée en décembre. Encore qu'il s'agisse là non des sept frères, improprement appelés ainsi, mais de la famille royale qui restaura le culte juif, on peut penser qu'à Antioche du moins le souvenir des martyrs n'était pas négligé en ce jour. La préoccupation d'arracher les fidèles à l'emprise rituelle du judaïsme est en tout cas très vraisemblable dans l'élaboration d'un calendrier chrétien complet.
LES SAINTS D'ISRAEL DANS LA DÉVOTION DE L'ÉGLISE ANCIENNE
L'histoire du culte des saints bihliques (1) dans l'Eglise chrétienne n'a pas, à ma eonnaissance, été faite encore (2). Elle fournirait cependant un chapitre fort curieux, non seulement à l'hagiographie chrétienne, mais à l'étude des relations entre christianisme et judaïsme. Je n'essayerai pas de l'écrire tout entier. Je voudrais simplement, dans les pages qui vont suivre, en réunir les éléments essentiels, en me limitant aux premiers siècles de l'histoire chrétienne. C'est du reste dans l'Eglise ancienne que cette forme particulière de dévotion connaît son apogée. Par la suite, à mesure que les bienheureux se multiplieront dans le christianisme même, on se détournera peu à peu de ces grandeurs vétustes que sont patriarches et prophètes. La conquête arabe, en isolant la Terre Sainte de la chrétienté, contribuera à les faire tomber dans l'oubli. Le fidèle moyen ne se doute généralement pas aujourd'hui qu'Abraham et Jacob restent pour l'Eglise des saints très authentiques, et qu'ils ont connu jadis, dans leur pays christianisé, une fortune assez remarquable.
••• Le mouvement qui intègre à l'Eglise triomphante les grandes figures de l'Ancienne Alliance et les propose du même coup à la vénération des croyants est presque aussi ancien que le christianisme lui-même. Il ne représente en effet qu'un aspect particulier de la mainmise chrétienne sur l'Ecriture juive. Il procède cependant d'une double origine, (1) Cet article reprend, sous une forme remaniée et amplifiée, une communication faite au Congrès International d'Etudes Patristiques d'Oxford (septembre 1951). (2) Quelques brèves études ont paru sur la question au cours des années récentes. Ainsi H.-I. MARROU, « Les Saints de l'Ancien Testament au Martyrologe Romain », in Mémorial J. Chaine (Bibliothèque de la Faculté Catholique de Théologie de Lyon, 5), Lyon, 1950, pp. 281-290; - Dom B. BOTTE, « Le Culte des Saints de l'Ancien Testament dans l'Eglise chrétienne », in Cahiers Sioniens, mars 1950, pp. 38-47 ; « Une fête du prophète Elie en Gaule au Vie siècle»., ibid., sept. 1950, pp. 170-177; « Abraham dans III Liturgie », ibid., juin 1951, pp. 88-95.
LES SAINTS D'ISRAEL
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l'une théologique, l'autre populaire. Il est d'autant plus nécessaire, pour une juste compréhension des faits, de bien distinguer ces deux facteurs, que leur action n'a pas commencé simultanément et s'est tantôt conjuguée, tantôt aussi contrecarrée. L'initiative est partie des docteurs. Les fidèles ont suivi, avec hésitation parfois, et parfois avec un enthousiasme excessif. Le phénomène par conséquent est complexe, et la courbe de son évolution assez capricieuse. A une époque où l'hagiographie chrétienne n'en est encore qu'à ses premiers balbutiements, on cherche dans l'Ancien Testament des exemples et des modèles. Telle est la préoccupation de l'Epître aux Hébreux, lorsqu'elle évoque « cette nuée de témoins» qui, d'Abel à David et aux prophètes, jalonnent l'histoire du peuple élu (1). Même point de vue chez Clément Romain : « Fixons nos regards sur ceux qui ont été les serviteurs accomplis de sa magnifique gloire. Prenons Hénoch qui, trouvé juste dans l'obéissance, fut enlevé de ce monde sans qu'on ait trouvé trace de sa mort... Noé, trouvé fidèle ... Abraham, appelé l'ami de Dieu (2)... Imitons également ceux qui ont circulé, vêtus de peaux de chèvre et de brebis, prêchant la venue du Christ, nous voulons dire les prophètes Elie, Elisée, Ezéchiel, et avec eux tous ceux qui ont reçu un bon témoignage... Abraham... Job... Moïse... David» (3). Chacun de ces personnages n'est encore, comme pour les Juifs, que le symbole d'une vertu, obéissance, humilité, piété, foi surtout; et chacun fournit ainsi à l'auteur, dans le cadre moraliste où s'exprime sa pensée, les éléments d'une petite homélie. Au désir de les imiter s'associe naturellement un sentiment de vénération profonde, d'où naîtra par la suite un culte. On s'y achemine dès lors que la théologie chrétienne leur assigne une place dans l'économie du salut et fait d'eux non plus simplement des modèles de vertu, voire les annonciateurs du Christ, mais bien, par une sorte d'anticipation surnaturelle, ses disciples authentiques, précurseurs et émules des apôtres, hérauts du Logos préexistant, et en même temps de ce christianisme primordial dont l'Eglise se plaît à retrouver, en marge des institutions du judaïsme officiel et avant elles, la tradition ininterrompue. Le passage apparaît très nettement dans les épîtres ignatiennes. Mettant les Magnésiens en garde contre « les fables surannées et inutiles» du judaïsme, Ignace leur écrit: « Les divins prophètes euxmêmes (6EL6"t"oc't"OL) ont vécu selon le Christ Jésus. Voilà pourquoi ils ont souffert les persécutions. C'est sa grâce qui les inspirait, pour persuader aux incrédules qu'il n'y a qu'un Dieu, et que ce Dieu s'est manifesté par Jésus-Christ son Fils, qui est son Verbe sorti du silence» (4) (1) llébreux Il. (2) Clément ROMAIN, Epitre aux Corinthiens 9,3 ; 10,1. (3) Ibid., 17,1; 18,1. (4) IGNACE d'ANTIOCHE, Magnésiens, 8,2.
UCll&B.CllBS D'1l1STOIB.E lUDto.cHRtT1ENNE
L'Epltre aux Philadelphiens est plus explicite encore : l'éloge des prophètes s'accompagne ici d'une invitation très précise à leur rendre hommage. Après avoir, en effet, dit sa vénération pour les apôtres, cc presbyterium de l'Eglise », l'auteur poursuit: « Aimons de même les prophètell. Car eux aussi, c'est l'Evangile qu'ils avaient en vue dans leun prophéties; c'est le Christ qui faisait l'objet de leur espérance et de leur attente; c'est leur foi en lui qui les a sauvés. Etroitement unis l Jésus-Christ, saints dignes d'amour et d'admiration, ils ont mérité de recevoir le témoignage de Jésus-Christ et d'avoir part à l'Evangile de la commune espérance». Ici encore, le passage se raccorde directement à quelques lignes contre les Judaïsants : « Si quelqu'un vous les interprète dans le sens du judaïsme, ne l'écoutez pas : mieux vaut entendre le christianisme prêché par un circoncis que le judaïsme par un incirconcis» (1). Si le message des prophètes rend au Christ un témoignage anticipé, d'autres parmi les grandes figures bibliques ont eu de lui une révélation directe : c'est le Christ qui est apparu à Abraham sous le chêne do Mambré, à Moïse dans le buisson ardent (2). Plus tard, c'est la Trinité que l'on reconnaît dans les trois personnages accueillis par Abraham: « Tres vidit, unum adoravit» (3). Parfois encore, à la lumière de l'exégèse typologique, on trouve dans les personnages de l'Ancienne Alliance la préfiguration du Christ : le sacrifice d'Isaac, par exemple, annonce
(1) Philadelphiens, S, 26, 1. A. LOISY, Remarques sur la Littérature Epistolaire d.. Nouveau Testament. Paris, 1935, p. 162, relève, dans le premier de ces textes ignatiens cc entre la partie relative aux prophètes et à leur parfait christianisme, et les premières lignes, où le judaïsme est condamné sans restriction comme rentrant dans la catégorilt des doctrines hérétiques, ... une contradiction flagrante ». De cette constatation, et de quelques autres, il conclut à l'interpolation et au remaniement :« marcionite mitigé 1) recouvert d'un cc badigeon catholique », telle est la formule qui lni paraît rendre compte des contradictions par lui relevées. Que les épîtres ignatiennes soient effectivement de celui dont elles portent le nom, et par conséquent du début du ne siècle, comme la grande majorité des critiques tend à l'admettre aujourd'hui, ou qu'il faille y reconnaître avec Loisy une compilation des environs de l'année 200, la question n'est pas, pour la présente étude, essentielle. Il convient tout au moins de souligner au passage que l'argumentation de Loisy à propos de notre texte n'est guère convaincante. Elle procède d'une conception très étroite de la logique, doublée d'une méconnaissance surprenante de la psychologie et des thèmes apologétiques des premiers auteurs chrétiens. Il me paraît significatif, et nullement contradictoire, mais très conforme au contraire aux habitudes de la pensée chrétienne antique, que l'affirmation du christianisme des prophètes aille de pair avec une attaque contre les judaïsants. C'est l'attitude complexe dont l'Eglise ne s'est jamais départie en regard de l'Ancien Testament: elle le revendique et le vénère, parce qu'il relate, pour qui sait le lire, non pas l'histoire d'Israël, mais sa préhistoire à elle; elle maudit en même temps ceux qui, aveugles à la réalité profonde de l'esprit, s'arrêtent aux apparences et à la lettre et « suivant aujourd'hui encore les préceptes du judaisme, avonent que nons n'avons pas reçu la grâce» (IGNACE, Magnésiens, 8, 1). Il faut vt'ftérer les prophètes parce qu'ils sont chrétiens; n'allez pas l'entendre autrement: voilà, en peu de mots, et très simples, la pensée d'Ignace. (2) Cf. p. ex. JUSTIN, Dialogue, 56, 22, et 60, 21. (3) Cf. Dom BOTTE, Abraham dans la Liturgie, p. 89.
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eeJui du Calvaire (1). Parfois enfin, l'interprétation typologique s'étend d'autres que le Christ, et les personnages du Nouveau et de l'Ancien Testament sont associés deux à deux, comme l'image et son ébauche: Baint Pierre est le nouveau Moïse, et l'iconographie chrétienne transpose parfois à son bénéfice les gestes accomplis par le législateur d'Israël; il fait jaillir sous sa baguette la source du rocher; surtout, il reçoit des mains du Christ le rouleau de la Loi nouvelle (2). De même, le vieillard Eléazar, martyrisé sous Antiochus Epiphane avec les sept frères Macchabées, est comparé par saint Grégoire de Nazianze à la fois à saint Etienne et à saint Pierre (3). Toutes ces démarches traduisent la préoccupation commune de souligner l'unité fondamentale et la continuité de la révélation. La lutte contre le gnosticisme en constitue le motif profond. Elles illustrent l'adage théologique : « Novum Testamentum in Vetere latet, Vetus Testamentum in Novo patet ». Dans les développements concrets de l'histoire sainte, les personnages de l'Ancien Testament sont peut-être en position subalterne par rapport à ceux du Nouveau, car ils n'ont, comme le dit l'Epitre aux Hébreux. que« l'ombre des biens à venir» (4). En revanche, dans les glorieus:ls perspectives où se situe l'Eglise triomphante, ils s'insèrent à leur place, sur un pied d'égalité totale, parmi les cohortes des bienheureux. Ecoutons encore Ignace d'Antioche : « Les prêtres déjà étaient vénérables; mais bien au-dessus d'eux est le grand-prêtre, chargé du Saint des Saints, l'unique confident des secrets de Dieu, la porte qui mène au Père, et par laquelle entrent Abraham. Isaac, Jacob, les prophètes, les apôtres et l'Eglise» (5). Et saint Irénée: « Comme ils étaient eux-mêmes membres du Christ, c'est en cette qualité que chacun prophétisait : un seul était préfiguré par tous, et leur message se rapportait à un seul» (6). La litUJ gie a sanctionné ces vues de la théologie: apôtres, prophètes, martyrs, telle est la division tripartite retenue par exemple par le Te Deum. Une telle division cependant n'est pas rigide. Il y a entre les diverses catégories des recoupements. Il y a en particulier des martyrs dans l'Ancien Testament, précisément parmi les prophètes, dont certains, à en croire une tradition empruntée au judaïsme, ont ajouté au témoi-
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(1) Cf. J. DANIÉLOU, Sacramentum Futuri. Etude sur les Origines de la Typologie biblique, Paris, 1950. (2) Cf. VAN DEN BERGH VAN EYSINGA, « Saint Pierre, second Moïse n, in Annales d'H,stolTe du Christiamsme (Congrès Loisy), Paris, 1928, n, p. 181 ss. Saint Pierre et Moïse sont souvent représentés dans l'art chrétien, soit en position symétrique, soit en une figure composite unique, qui combine les caractères des deux personnages. (3) Hom. 3, In Mach., PG, 35, 627. (4) Hébreux 10,1. (5) Phi/ad., 9, 1. (6) Ad/J. Haer., 4, 23, 10.
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par de la parole celui du sang (1). L'Epitre aux Hébreux le souligne avec force: après avoir rappelé les prodiges accomplis par les prophètes, elle ~numère les persécutions et les tortures qu'ils ont endurées (2). Si la 'p~culation théologique s'est exercée d'emblée sur tous les justes de l'Ancienne Alliance, la dévotion chrétienne s'est tournée avec prédi· lMtion vers ceux qui avaient subi le martyre. Ainsi s'explique la fortune teNte particulière des frères Macchabées. Leur culte s'est développé en deux temps. Antérieurement à la paix de l'Eglise, en période de persécution, effective ou menaçante, ils sont pour les fidèles des modèles non seulement de foi, mais de courage et de' force d'âme. Il s'agit alors essentiellement de les imiter. Si on s'attache à eux plutôt qu'aux prophètes mentionnés par l'Epitre aux Hébreux, c'est qu'ils sont morts au cours d'une persécution véritable, très analogue dans sa forme à celles que connait l'Eglise au lUe siècle. Il n'est pas surprenant par conséquent que saint Cyprien les propose avec insistance en exemple aux futurs confesseurs de la foi (3). Plus tard, une fois le danger disparu, au IVe siècle, le thème de l'imitatio subsiste néanmoins: la sainteté et l'effort vers la sainteté sont de tous les temps. Mais d'autre part, c'est alors, au moment où se développe le culte des martyrs, forme première du culte des saints, que se concrétise la dévotion aux sept frères. Elle a pour point d'appui leurs reliques et leur tombeau, sur lequel s'élève, à Antioche, à partir de 370 environ, une église chrétienne. Vers la même date, le martyrologe de l'Eglise syrienne, conservé en traduction syriaque de 411, mais dont l'original grec remonte probablement au milieu du IVe siècle, les inscrit à la date du 1er août parmi les saints chrétiens. Ils y représentent seuls, pour l'instant, l'Ancienne Alliance (4). Nous savons, par divers témoignages, que le culte des saints juifs, et singulièrement des Macchabées, rencontrait un peu partout dans l'Eglise ancienne des résistances. Elles tiennent aux circonstances précises et aux causes du martyre des sept frères. Ils ont été suppliciés à cause de leur attachement au judaïsme, c'est-à-dire essentiellement à la Loi, à la Loi rituelle, et plus précisément encore, aux prescriptions alimentaires. Or, cette Loi, l'Eglise la proclame caduque. Elle rejette les judéo-chrétiens de toute nuance, qui prétendent se plier encore à ses commandements. Est-illégitime, dans ces conditions, est-illicite que l'on rende hommage à ceux dont on ne saurait prendre à son compte l'atti(1) Sur cette question, cf. H. J. SCHOEPS, cc Die jüdïschen Prophetenmorde n, in Aus frühchristlicher Zeit, Tübingen, 1950, pp. 126-143. (2) Hébreux 11,35-38. (3) Ad Fortunatum, 11 (PL, 4, 667 55.) : Ep., 56, 6(PL, 4, 349 55.). (4) Cf. M. SIMON, « La polémique antijuive de saint Jean Chrysostome et le mouvement judaïsant d'Antioche JJ, in Mélanges Franz Cumont, reproduit supra pp. 140 55.
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tude et les motifs? Ou, inversement, si la Loi valait qu'on mourût pour elle, ne mérite-t-elle pas d'être observée par les chrétiens comme par les Juifs? Peut-on honorer les martyrs de la Loi sans tenir la Loi? Imiter les saints d'Israël sans judaïser? Et l'attitude de l'Eglise en la matière n'est-elle pas contradictoire? Saint Jean Chrysostome, avec une verdeur de langage qui ne lui est pas inhabituelle, apporte un fidèle écho de ces objections: il s'élève vigoureusement contre ceux des chrétiens qui, induits en erreur par les ennemis de l'Eglise, refusent leur hommage aux Macchabées, prétextant « qu'ils n'ont pas versé leur sang pour le Christ, mais pour la Loi et les prescriptions de la Loi, et ont été égorgés pour de la viande de cochon» (1). Saint Grégoire de Nazianze, en termes plus voilés, évoque la même objection, lorsqu'il commence ainsi son panégyrique des sept frères: « Et pourquoi les Macchabées? Car c'est d'eux que j'entreprends l'éloge. Beaucoup leur refusent leurs hommages, parce qu'ils n'ont pas combattu leur combat après le Christ » (2). Il s'applique ensuite à prouver qu'ils ont droit à la vénération de tous, parce qu'ils sont morts pour la religion de leurs pères, et continue par cet argument curieux : « Ceux qui ont ainsi témoigné avant le Christ, et privés de son exemple, quelles prouesses n'auraient-ils pas accomplies s'ils étaient venus après lui ?» De même, un synaxaire jacobite, à propos de la fête des Macchabées, donne aux fidèles l'avertissement suivant: « Il convient que tu saches, ô mon auditeur, que nos pères chrétiens ont établi comme règle de faire une fête en faveur des justes de la Loi de la Thora, pour que nous sachions que nous n'avons pas abandonné l'œuvre de la loi de Thora en la rejetant, mais parce que nous sommes passés à une loi meilleure: nous admettons les justes de l'ancienne Loi à leur rang; nous ne les honorons pas plus que les pères de la nouvelle qui ont fait bien plus qu'eux» (3). Deux conceptions sont ici en présence. Pour l'une, il n'y a, à travers le déroulement de l'histoire sainte, israélite ou chrétienne, qu'un seul type de témoignage, celui qui est rendu, avant sa venue comme après, au Christ. Elle est clairement formulée par Ignace d'Antioche dans les textes cités plus haut : « Les prophètes eux-mêmes ont vécu selon le Christ Jésus ». De même, saint Cyprien, racontant le martyre des Macchabées, et comment l'un d'eux fut scalpé avant de mourir - « cutem capitis cum capillis detraxit», - continue ainsi: « Nam cum caput viri Christus sit, et caput Christi Deus, qui caput laniabat in martyre, Deum et Christum persequebatur in capite» (4). L'autre conception établit une distinction fondamentale entre les (1) (2) (3) (4)
Hom. de Eleaz. et septem pueris, 7 (PG, 63, 525). Oratio 15, dc; TOÙC; Mor.xxor.oodouc; (PG, 35, 912). Synaxaire Jacobite, 1er août (PO, 17, 712). Ad For/un., Il.
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martyrs d'Israël et les martyrs de l'Eglise. Seuls, les seconds sont vraiment morts pour le Christ. Les autres ont péri pour la Loi, ou pour la justice, ou pour la vérité, ou pour une foi qui, si elle prépare et contient en quelque sorte implicitement la foi chrétienne, ne peut pas cependant s'identifier sans plus au christianisme. Saint Augustin le souligne avec force : « Propter Christum, id est propter confessionem nominis Christi, quo Christiani sumus, nemo mortuus est ante Christum : ne farte accurat vobis. Multi enim mortui sunt et martyres sunt, muLti prophetae toUa passi sunt. Non tamen ideo moriebantur, quia praenuntiabant Christum, sed quia peccata hominum dicebant in eos, et eorum iniquitatibus Liberius resistebant; et habentur inter martyres. Juste etenim, si non pro nominis Christi confessione, tamen pro veritate occisi sunt» (1). Cette opposition des deux conceptions traduit, en dernière analyse, sur un point particulier, l'opposition entre une exégèse strictement historique et positive, qui s'en tient au sens littéral des textes, et l'exégèse typologique, qui cherche sous la lettre le symbole préfiguratif, et qui, poussée jusqu'à ses conséquences extrêmes oublie parfois la lettre pour le symbole, et tend à effacer toute distinction entre l'Ancien Testament et le Nouveau, et à reconnaître aux vieux Israélites la plénitude du christianisme. Il est intéressant de voir saint Augustin par exemple hésiter entre les deux conceptions que je viens d'analyser, et s'efforcer avec plus ou moins de bonheur de résoudre l'opposition en une synthèse. Tout en posant en principe, nous venons de le voir, qu'il n'y a pas eu de martyrs proprement chrétiens avant le Christ, il s'applique ailleurs à nuancer sa pensée, précisément en ce qui concerne les Macchabées. Sans doute, ils sont morts pour un autre motif que les martyrs chrétiens :« [sti (les chrétiens) pro nomine Christi, illi pro Lege Muysi occisi sunt ». Cependant, ajoute-t-il, il faut les considérer comme des chrétiens avant la lettre :« Christiani fuerunt, sed nomen Christianorum postea divulgatum factis antecesserunt ». Et en voici la raison: « M/}rtui sunt illi pro no mine Christi in Lege veLato. Si de Christo Moyses scripsit, qui pro Lege Moysi veraciter mortuus est, pro Christo anima 'Il posuit. Machabaei ergo martyres Christi sunt ». On peut donc hien les proposer en exemple: « Nemo ergo dubitet, frates mei, imitari M J.chu,baeos, ne cum imitatur Machabaeos putet se non imitari Christianos» (2). Il est permis de faire des réserves sur cette dialectique. Nous noterons simplement pour notre part qu'elle traduit les hésitations de la pensée chrétienne antique devant un problème qui n'était pas de pure spéculation, mais comportait un aspect pratique singulièrement délicat. En effet, dans une chrétienté encore travaillée, de façon chronique, (1) Enarr. in Psalm., 140, 26 (PL, 37, 1832). (2) Serm., 300, 2, et 5-6 (PL, 38, 1379).
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surtout en Orient, par les tendances judaïsantes, le culte des saints d'Israël pouvait prêter à de dangereuses déviations. Il suffisait pour cela - car un tel culte est d'abord culte de reliques - que devinssent accessibles leurs tombeaux, les lieux où ils avaient vécu, les souvenirs concrets qu'ils y avaient laissés. Le mouvement s'épanouit au IVe siècle, lorsque la paix de l'Eglise et la sécurité matérielle restaurée font apparaître, comme une forme originale de la dévotion, les pèlerinages en Terre Sainte (1). L'attitude complexe de l'autorité ecclésiastique s'explique par les circonstances. Ses efforts tendent, par des voies diverses, à maintenir la dévotion des fidèles à mi-chemin entre deux excès : l'un consistait à refuser son hommage aux saints bibliques, considérant qu'ils étaient Juifs, et rien de plus; l'autre à les honorer d'un zèle intempestif et d'une imitation trop précise, comme pouvaient le faire les Juifs. Deux éléments ont joué ici un rôle déterminant : la démarche spontanée et souvent peu réfléchie de la piété populaire, volontiers syncrétisante, et l'existence, dans le judaïsme même, d'un authentique culte des saints.
••• Rien n'est plus suggestif à cet égard que de feuilleter les relations de voyage des premiers pèlerins occidentaux, depuis le très bref Itinéraire de Bordeaux, contemporain de Constantin, jusqu'à la correspondance échangée entre saint Jérôme et ses amies Paula et Eustochium, et, modèle du genre, la Peregrinatio Aetheriae, particulièrement riche en notations précises. La série se poursuit au VIe siècle avec l'Itinéraire d'Antonin de Plaisance, pour reprendre ensuite à l'époque des Croisades (2). On y voit avec quelle avide et méthodique curiosité, avec quelle piété aussi, les voyageurs se mettent en quête de tout ce qu'ont laissé de souvenirs, en Palestine et à l'entour, les personnages de l'Histoire Sainte. Le Christ, certes, est au centre de leur enquête. C'est sur ses traces surtout qu'ils font le voyage. Ils n'en englobent pas moins dans leur vénération ses disciples et leurs précurseurs, eux aussi justes et saints. Ils s'inclinent au passage devant leurs reliques et ne reculent pas, pour (1) Sur cette question, J. BURCKHARDT, Die Zeit Constantins des Grossen2, Leipzig, 1880, pp. 444-447; - A. BAUMSTARK, Abendlündisehe Paliistinapilger des ersten Jahrtausends und ihre Beriehte, Cologne, 1906, et surtout, plus récemment, B. KOETTING, Peregrinatio Religiosa, Wallfahrt und Pilgerwesen in Antike und alter Kirehe, Munster, 1950, qui consacre quelques pages (57-68) aux pèlerinages juifs. (2) Textes édités par GEYER, Itinera Hierosolymitana saee. IV- VIII (CSEL, XXXVI) Pour la Peregrinatio Aetheriae, appelée parfois Peregrinatio S. Silviae, voir aussi l'édition plus récente de H. PÉTRÉ (Sources Chrétiennes, vol. 21), Paris, 1948, qui situe l'écrit « aux alentours de 400, plutôt après qu'avant », et lm place l'origine en Galice plutôt qu'en Gaule. 11
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les atteindre, devant un détour long et fatigant. A la suite d'Elie, ils gravissent le Carmel, et desceudent jusqu'à la grotte sainte du Jourdain (1). Ils poussent une pointe jusque dans le Hauran,« propter visendam memoriam Sancti Job gratia orationis» (2) : les termes prouvent assez que ce n'est point là simple curiosité archéologique; saint Jérôme de même signale que ses pieuses correspondantes « vénèrent» les tombeaux bibliques, même lorsqu'elles ne font que les apercevoir de loin (3). Ceux des patriarches à Hébron et des rois à Bethléem, ceux, épars à travers la Palestine, des Juges et des prophètes ont leur place marquée dans tout itinéraire. Chacun de ces lieux saints, même lorsqu'aucune église n'y est encore édifiée, a sa liturgie: on y fait oraison, après avoir lu dans la Bible un passage approprié à l'endroit ou au personnage (4). Les tombeaux ne sont pas seuls à attirer la dévotion. Elle s'adresse à toutes les catégories de « reliques» : on vénère à Jérusalem la corne des onctions royales ; au pied du Sinaï la pierre sur laquelle Moïse a brisé les tables de la Loi; sur le mont Horeb, le buisson ardent, toujours vivace; à Haran le puits de Jacob; dans l'église de Galgala les douze stèles de pierre dressées par Josué après le passage du Jourdain (5). Ces lieux et objets sacrés ont généralement des vertus miraculeuses: les thermes d'Elie, sur la Mer Morte, guérissent de la lèpre; les pierres du Carmel protègent les femmes contre les fausses couches; miraculeux aussi les rameaux d'un sycomore planté par les patriarches, et ceux du chêne de Mambré (6) : pierres, sources, arbres, point n'est besoin de beaucoup de sagacité pour déceler dans ces rites, christianisés par transposition, sous le vernis ecclésiastique superposé au vernis juif, le tenace substrat de l'antique paganisme sémitique. Il en va de même, tout au moins dans le cas des patriarches, et lorsqu'elle est le fait non pas des pèlerins du dehors, mais des indigènes, de la vénération envers les tombeaux: elle n'est autre chose alors, dans son principe, qu'une forme de culte ethnique, rendu aux ancêtres lointains de la tribu ou de la race. "'., En face de ces manifestations spontanées de la religiosité populaire palestinienne, la position de l'Eglise cc enseignante» apparaît singulièrement délicate. Rendre un culte aux tombeaux des prophètes et des patriarches, aux lieux et aux choses associés à leur mémoire, ce n'est sans doute, en un sens, et en principe, que donner une expression concrète aux sentiments maintes fois exprimés par les docteurs. Pour qui voit dans l'histoire d'Israël une simple anticipation de celle de (1) (2) (3) (4) (5) (6)
Piacent. ltin, 31. Aether., 13. Paulae, 15. Aether., passim. BAUMSTARK, op. cit., pp. 39-40. Ibid., pp. 48·49. Anton. Peregr. Peregr. Peregr.
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l'Eglise, il est légitime et logique d'en vénérer les héros, dans la forme même adoptée vis-à-vis des saints chrétiens. Un écrit comme celui du Pseudo-Epiphane, qui dresse un catalogue complet et minutieux des lieux de sépulture des prophètes, dans l'intention très claire d'en faciliter la visite et d'orienter les fidèles, prouve assez que tel était en effet le point de vue des autorités ecclésiastiques: il ne pouvait sans contradiction être différent (1). Il n'en est pas moins vrai qu'en fait, sur place, chez la masse des fidèles qui d'emblée y participent, ce culte représente tout autre chose qu'une prise de possession réfléchie et conséquente, par laquelle seraient annexés au christianisme, après le Livre lui-même, les lieux, les objets et les personnes dont parle le Livre. Il s'agit bien plutôt du prolongement irrésistible de vieux rites préchrétiens, préjudaïques même, que leurs tenants continuent de pratiquer par atavisme autant que par ferveur chrétienne. Israélites de naissance ou Sémites de la périphérie pour qui les premiers patriarches représentent, au même titre que pour les Juifs, des grandeurs familières, et familiales, ils y apportent, après leur conversion comme avant, des dispositions assez différentes de celles que souhaiterait le clergé. En ce sens, l'Eglise subit ce culte, ou le tolère, plus qu'elle ne le suscite. Le problème pratique qui s'est ainsi posé à elle n'apparaît pas fondamentalement différent de celui qu'elle a dû résoudre à l'occasion de survivances païennes. Dans un cas comme dans l'autre, elle s'est efforcée, n'ayant pu extirper des dispositions trop profondément ancrées au cœur des fidèles, de leur imprimer tout au moins une allure chrétienne et une direction orthodoxe. La tâche était ici, en un sens, plus facile. Alors qu'il fallait, en effet, pour neutraliser une dévotion païenne, modifier autant que possible le rite où elle s'exprimait et, en tout cas, l'objet auquel elle s'adressait, substituer le saint au héros, exorciser les cc démons» païens, installer à leur place les puissances chrétiennes (2), un saint israélite, en revanche, pouvait être intégré à l'Eglise sans retouche, puisqu'il était d'avance chrétien. Mais d'un autre point de vue, la tâche était aussi infiniment plus délicate. Le danger inhérent aux survivances païennes n'était pas celui d'une apostasie, mais plutôt d'une sorte de contamination interne de l'Eglise elle-même, ou tout au moins d'une large partie des fidèles. Les convertis du paganisme risquaient, une fois les lieux et objets de culte pris en possession exclusive par l'Eglise, et christianisés tant bien que mal, non pas de redevenir païens,
(1) PS, EPIPHANE, De Prophetis, eorumque obitu et sepulturu (PG, 43, 393 ss.). Cf. BASILE DE SÉLEUCIE, Homélies, 2-16, sur les personnages illustres de l'Ancien Testament (PG, 85, 27 ss.). Sur le culte chrétien des prophètes, SCHERMANN, Propheten und Apostellegenden (Texte und Untersuchungen, 31, 3), Leipzig, 1907, p. 118 ss. (2) Parmi l'ahondante littérature relative à la question, cf. par exemple P. SAINTYVES Les Saint.~ successeurs des dieux, Paris, 1907, et H. DELEHAYE, Les Légendes hagiogrupllique. 2 , Bruxelles, 1906, pp. 168-240.
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mais de le rester, en dépit de l'étiquette chrétienne. Au contraire, en vénérant les saints juifs, les chrétiens de Palestine se trouvaient exposés à la promiscuité d'un rival beaucoup plus dangereux en l'occurrence que le paganisme. Les Juifs, solidement groupés en une communauté religieuse vivace, ne se laissaient pas arracher leurs héros : ils les sentaient bien à eux. Pour établir le bien-fondé de leurs titres de propriété, les Israélites invoquaient le témoignage de cette Ecriture dont les chrétiens reconnaissaient au même titre qu'eux l'autorité; ils pouvaient, gardant l'âme prosélytique, exploiter à leur bénéfice les dispositions hagiolâtriques des chrétiens : le culte des saints juifs risquait ainsi, à tout moment, de s'élargir en mouvement judaïsant, et ceci d'autant plus que les Juifs semblent avoir pratiqué ce culte avec une égale ardeur. Il existe en effet, dans le judaïsme des débuts de l'ère chrétienne, un culte des saints. Son développement a été longtemps gêné par la rigueur monothéiste sur le plan doctrinal et, sur celui de la vie rituelle, par l'unicité du sanctuaire: lorsqu'on s'est préoccupé de trouver les origines du culte chrétien des saints, c'est du côté de l'hellénisme et non pas du judaïsme qu'on s'est tourné d'abord (1). Il ne faudrait pas, cependant, exagérer la force inhibitrice du dogme : le monothéisme islamique n'a pas empêché la vivace floraison du culte des marabouts. Aussi bien y a-t-il là une démarche spontanée de la dévotion populaire, qu'une coupe à travers les religions permettrait de retrouver presque partout à cet étage. D'autre part, le Temple, à l'époque qui nous intéresse, n'existe plus. Est-ce à dire que le culte des saints représente en Israël une apparition tardive, voire même un fait d'emprunt? Peut-être convient-il, pour élucider la question, de distinguer dans ce culte, comme je l'ai fait pour le christianisme, deux formes assez différentes dans leurs origines et leurs manifestations. L'une, qui ne nous intéresse pas ici de façon directe, procède de la spéculation théologique, et plus spécialement apocalyptique. On sait comment, au contact des milieux païens, la pensée juive s'est attachée, dans les derniers siècles avant l'ère chrétienne, au problème des relations entre Créateur et création. Elle s'est efforcée de le résoudre en insérant, entre Dieu et le monde, des intermédiaires, attributs personnifiés de Dieu ou êtres célestes. C'est ainsi également que les grandes figures de l'histoire israélite ont été parfois élevées à la dignité de collaborateurs de Jahvé, et peut-être, dans les milieux les plus teintés de syncrétisme hellénistique, de véritables demi·dieux. Il ne pouvait être question, à moins de les supposer préexistants, de les associer à l'œuvre (1) Sur les racines juives du culte des saints, cf. les remarques de E. LUCIUS, Les Origines du culte des saints dans l'Eglise chrétienne, trad. E. J eanmaire, Paris, 1908, p. 192 ss., et M. von WULF, Ueber Heiligen und Heiligenverehrung in den ersten christlichen Jahrhunderten, Leipzig, 1914.
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de la création. En revanche, un rôle brillant pouvait leur être allllign~, non seulement dans la révélation, mais encore dans le drame final, au terme duquel un ordre nouveau s'instaurerait avec les temps messianiques (1). De fait, plusieurs des héros d'Israël ont été appelés à une fonction éminente dans l'élaboration du siècle à venir, et tout d'abord ceux que la Providence avait, par des voies miraculeuses, soustraits à la mort vulgaire et réservés ainsi pour une besogne dont il n'était pas impossible peut-être de percer le secret: Elie et Hénoch. A l'époque de Jésus, la croyance populaire même fait du premier le précurseur nécessaire du Messie : l'identification par les chrétiens de la première heure de Jean-Baptiste et d'Elie le montre bien (2). La fortune d'Hénoch a été par moments, et dans certains milieux, plus brillante encore : la littérature qui porte son nom en fournit un témoignage suffisamment éloquent. La spéculation rabbinique, de son côté, n'hésite pas à l'identifier à Metatron, le mystérieux comptable de Jahvé :« Hénoch fut enlevé et transporté par la Memra du Seigneur dans le ciel, et désormais Dieu lui donne pour nom Metatron, le grand scribe» (3). D'autres personnages ont bénéficié, à la suite de ces deux prophètes, d'une fortune analogue : Melchisédech, par exemple, qui figure parmi les« ouvriers» messianiques, et tout spécialement Moïse, le plus grand d'entre les fils d'Israël. Certains écrits suggèrent sa préexistence; d'autres, plus explicitement, indiquent qu'il a été lui aussi ravi au ciel: d'après Josèphe (4), il a disparu dans une nuée; l'Epître de Jude, 9, le présuppose, et il nous est parvenu des fragments d'un écrit intitulé l'Assomption de Moïse (5). L'Ecriture d'ailleurs fournissait à cette légende un point d'appui :« Personne jusqu'à ce jour n'a vu le tombeau de Moise» (6). On attend son retour, comme celui d'Elie, à la fin des temps : il est significatif que les deux personnages soient associés par l'Evangile dans la scène du Tabor (7) ; et peut-être faut·illes reconnaître
(1) Sur ces développements de la pensée juive, cf. BoussET·GREssMANN, Die Religion des Judentums im spathellenistischen Zeitalter, Tübingen, 1926, et surtout P. VOLZ, Die Eschatologie der jüdischen Gemeinde im neutestamentlichen Zeitalter, Tübingen, 1934, p. 186 ss. (2) Matth. 17, 10-13. Elie semble d'ailleurs avoir tenu une place de choix dans la dévotion chrétienne. Le Carmel et Siloé sont les deux points d'appui principaux de son culte; cf. C. Kopp, Elias und Christentum auf dem Karmel, Paderborn, 1929, et KJAER, «Excavations of Shiloh)), in Journal of the Palest. Orient. Society, 1930, p. 157 ss. Basile de Séleucie le qualifie de &ytoç, !J.ocxœptoç xoct !J.Éy')(ç : Orat., Il (PG, 85, 148). Il est possible que son culte se soit rencontré avec un culte païen d'Hélios. Sur la figure d'Elie dans la tradition juive, cf. art. Elijahu, Encyclop. Judaica, VI, 481. (:l) Targum Ps. Jonathan sur Gen. 5, 24. (4) Ant. Jud., 4, 8, 48. (5) Edit. E. KAUTSCH, Die Apokryphen und Pseudepigraphen des Alten Testaments, II, Tübingen, 1900, pp. 311-330. (6) Deutér., 34, 6. (7) Mattia., 17, 1·8.
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aussi dans les deux témoins dont parle l'Apocalypse (1). Enfin, Moïse a d'un saint véritable le rôle d'intercesseur : « Grand ange qui à toute heure prie et lève ses regards vers Celui qui règne sur l'univers; il le fait souvenir de l'Alliance des Pères et adoucit le Seigneur par ses adjurations» (2). On a peine à croire que, dans le cas de Moïse en particulier, cette spéculation ne se soit pas doublée, en Israël, de dévotion véritable. A mesure que s'amplifiait la vénération pour la Loi, la personne du législateur grandissait d'un mouvement parallèle, jusqu'à dépasser parfois les limites de l'humanité. Sans doute, dans le judaïsme orthodoxe de Palestine, on ne l'invoque pas, ni lui ni ses compagnons de gloire. Mais les sentiments que nourrit un Philon pour ce « grand mystagogue» du judaïsme sont ceux d'une piété profonde : par les dispositions du cœur, c'est bien là un culte (3). Et l'on est fondé à croire que la masse des fidèles y a joint, en bien des cas, les gestes extérieurs de la vénération, et les formules de prière. Pareille dévotion s'est créé une Légende Dorée avec toutes les apocalypses, visions, ascensions d'Abraham, de Moïse, d'Hénoch, d'Isaïe. Le récit de la passion des frères Macchabées, dans le second des livres qui porte leur nom, appartient déjà au genre littéraire des Acta Martyrum (4) et le Quatrième Livre des Macchabées est peut-être une homélie prononcée sur la sépulture même des sept frères (5). Les Vies des Prophètes, déjà mentionnées, du Pseudo-Epiphane, ont toute chance de remonter à un original juif (6). Si cet écrit a pu être facilement christianisé, c'est que les sentiments qui l'inspiraient étaient ceux-là même qu'éprouvaient les fidèles chrétiens. Il prouve aussi, en insistant sur la localisation de la sépulture des saints juifs, et dans certains cas au moins sur les miracles qui s'y sont produits, que ce culte ne restait pas confiné sur le plan de la pure dévotion spirituelle : il vit de reliques et de pèlerinages. En Israël, c'est aux lieux sacrés de l'histoire nationale et religieuse qu'il s'est épanoui. Nous rejoignons ainsi la seconde forme de culte des saints, celle (1) Apoc., 11, 3 ss. (2) Assompt. Moïse, 11, 16-17; cf. BOUSSET-GRESSMANN, op. cit., pp. 121-122. (3) Sur Moise, dans la pensée et la piété philoniennes, E. R. GOODENOUGH By Light, Light. The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism, New-Haven (Connect.) 1935. Sur les fresques de la synagogue de Doura, Moise est représenté en dimensions surhumaines : A. GRABAR, « Le thème religieux des fresques de la synagogue de Doura n, in Revue de l'Histoire des Religions, 1941, 123, p. 144 ss. et 124, p. 1 ss. Une église chrétienne du IVt' siècle était dédiée à Moise sur le mont Nébo: S. SALLER, cc L'église du mont Nébo n, in Revue Biblique, 1934, p. 120 ss. (4) II Macch., 6, 18· 7, 42. (5) Cf. A. DUPONT-SOMMER, Le Quatrième Livre des Macchabées (Biblioth. de l'Ecole des Hautes Etudes, Section des Sciences Hist. et Philol., fasc. 274), Paris, 1939, pp. 20-25, et 67-75. (6) SCHERMANN, op. cit., p. 18 ss.
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qui naît spontanément de la dévotion populaire. Elle est, on peut l'affirmer, aussi ancienne que le peuple élu lui-même, puisqu'elle s'alimente aux traditions qui lui servent à expliquer ses origines. Mais durant toute la période de l'indépendance politique, ou plus exactement depuis la construction du premier Temple jusqu'à la destruction du second, elle s'est trouvée refoulée, semble-t-ü, en marge de la vie religieuse officielle, parmi les masses douteuses des Ame-ha-Aretz. Elle n'a pas été étouffée pour autant. L'on conçoit que les spéculations dont je viens de dire un mot aient réhabilité, auprès des milieux plus ou moins hellénisés, en donnant aux formes antiques un sens nouveau, ce culte primitif rendu aux pères de la nation. Ce n'est qu'aux débuts de l'ère chrétienne, selon toute apparence, qu'ü a acquis, joignant désormais aux patriarches prophètes, rois et confesseurs, droit de cité même dans le judaïsme palestinien orthodoxe. En ce sens, mais en ce sens seulement, ü représente un phénomène tardif. Sa diffusion traduit, à une époque d'asservissement à l'étranger, et surtout une fois le sanctuaire détruit, l'effort héroïque d'Israël pour se raccrocher à son passé. On a pu dire que jamais le Temple n'avait été aussi populaire qu'après sa ruine: ü est devenu alors, pour tout le peuple, le symbole même du passé perdu. Les lieux de pèlerinage de la périphérie ont bénéficié de ce même mouvement, qui englobe dans une ferveur identique tous les vestiges de l'antique splendeur. Peut-être même en ont-üs bénéficié de façon plus directe. Du Temple, en effet, ü ne restait que des pierres informes, bonnes tout juste à exciter des lamentations. Aux tombeaux des patriarches ou des prophètes, au contraire, rien n'avait changé; là, du moins, autour des grands ancêtres ou des grands inspirés, Israël pouvait se regrouper; ü pouvait, à leur contact réconfortant, retremper ses espérances. A cela s'ajoute la concurrence chrétienne. En prétendant annexer les saints bihliques, les chrétiens en ont incontestablement stimulé le culte dans le judaïsme même. Il a fallu cette tentative de transfert pour faire sentir aux Juifs, à un degré insoupçonné sans doute auparavant, combien leur étaient chères la mémoire et les reliques de leurs saints. A saint Augustin, qui revendique pour l'Eglise les frères Macchabées, un interlocuteur juif demande avec une surprise indignée: « Quomodo istos nostros vestros martyres computatis?» (1). On pourrait même croire que ce culte s'est développé en Israël à partir du christianisme, par une sorte de choc en retour, n'était, entre autres témoignages, le verset évangélique célèbre : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui bâtissez des tombeaux aux prophètes et ornez les monuments des justes» (2). Le mouvement, en fait, (1) Semw, 300, 3. (2) Mallh., 23, 21. Sur le culte des tombeaux dans le judaïsme de l'époque, JostPHE, Arn. Jud., 16, 7, 1 ; 1 Macch., 13, 27 8S.
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l'intervention du christianisme, qui n'a fait que l'amplifier. Il est possible qu'il soit né dans les milieux pharisiens, comme le suggère notre verset. D'autres témoignages en confirment la présence dans le judaïsme, aux premiers siècles de notre ère. A Antioche, une synagogue, plus tard transformée en église, ahritait la Ilépulture des frères Macchahées (1). Qu'elle ait été construite sur le tomheau, ou qu'au contraire on ait déposé les corps dans un édifice déjà existant, peu importe: il est évident, dans un cas comme dans l'autre que les reliques étaient jugées dignes de vénération. La démarche cultuelle que nous sommes en droit de postuler ici est clairement attestée en ce qui concerne le tomheau des patriarches à Héhron. Même après la mainmise chrétienne, les Juifs y venaient en pèlerinage. Antonin de Plaisance les y a vus encore au VIe siècle, séparés des chrétiens, dans la basilique, par une simple balustrade : « Per medio discurrit cancellus, et ex uno latere intrant Christiani, et ex alio latere Judaei, incensa facientes multa» ; ils s'y pressent en foule particulièrement dense le jour de la depositio de Jacoh, céléhrée simultanément par les deux religions, (( alio die de Natale Domini» (2). Mais l'exemple le plus éloquent à cet égard est celui du chêne de Mamhré, qu'entourait au IVe siècle une vénération unanime. Sozomène en parle en termes fort suggestifs : « Les indigènes y tiennent aujourd'hui encore, chaque année, à la saison d'été, une hrillante assemhlée, où viennent aussi les gens du reste de la Palestine, les Phéniciens et les Arahes. Ils s'y réunissent en très grand nombre pour leurs affaires, pour acheter et vendre. Tous célèhrent la fête avec empressement : les Juifs parce qu'ils se glorifient d'avoir Ahraham pour patriarche, les Gentils à cause du séjour qu'ont fait là les anges, les Chrétiens enfin parce que, alors déjà, était apparu à l'homme pieux Celui qui plus tard s'est manifesté, né de la Vierge, pour le salut du genre humain. Et ils honorent ce lieu par des cérémonies appropriées à leurs cultes respectifs : les uns prient le Dieu de l'univers, les autres invoquent les anges, font des lihations de vin, offrent de l'encens, sacrifient un hœuf, un houc, une hrehis ou un coq» (3). Ces renseignements se sont trouvé confirmés en tous points par l'archéologie. Des fouilles entreprises par les Allemands au Rhamet-elKhalü, identifié avec le Mamhré hihlique, ont mis au jour une douhle enceinte, l'une hérodienne, détruite en 70, l'autre de l'époque d'Hadrien (4). Elles englohaient certainement le puits et l'arhre présumés du (1) Cf. M. SIMON, La polémique antijuive de saint Jean Chrysostome, supra, p. 147 SS. (2) Anton. Placent. ltin., 30, éd. Geyer, pp. 178-179. Cf. ltin. Burdig., éd. GEYER, p.25. (3) Hist. Eccles., 2, 4 (PG, 67, 944). (4) Compte rendu de Mader, in Revue Biblique, 1930, p. 104 ss. ; cf. F.-M. ABEL, « Mambré n, in Etudes Palestiniennes et Orientales (Conférences de saint Etienne, 1), 1910, p. 146 ss.
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patriarche, de même que l'autel de pierre où il était censé avoir .aori6~, et qui servait encore au IVe siècle pour les holocaustes et les libation•• On a trouvé à l'intérieur, entre autres objets, des ossements d'animaux divers, des pattes de coq, des fragments de statuettes romaines de dieux, des lampes votives s'échelonnant depuis Hadrien jusqu'à Constantin. Il n'y a donc aucun doute sur la réalité et l'importance de ce lieu de culte encore à l'époque chrétienne, ni sur l'ampleur de cette réunion annuelle, religieuse et commerciale à la fois, très analogue sans doute aux cc pardons» bretons ou aux cc moussem» du Maroc. C'est peut-être parce qu'il redoutait qu'elle fût l'occasion de sursauts nationalistes qu'Hadrien fit élever sur les lieux une nouvelle enceinte. La participation des païens, venus parfois de très loin, vaut d'être notée. On notera de même les efforts tentés par Sozomène pour distinguer non seulement les catégories de pèlerins, mais aussi, et de façon assez artificielle les motifs qui les amenaient à Mambré. Que le clergé se soit efforcé de persuader les fidèles qu'ils venaient là pour honorer le Christ préexistant, la chose est plausible, et s'accorde avec l'exégèse ecclésiastique officielle de Gen. 18,1-16. Que les fidèles aient eu la volonté de faire ainsi profession véritable et exclusive de christianisme, il est permis d'en douter. Il est également invraisemblable que les deux autres catégories de pèlerins aient eu une notion aussi précise des puissances particulières, Abraham ou les anges, qu'elles venaient respectivement honorer. Il est très vraisemblable au contraire que les uns et les autres, chrétiens compris, honoraient d'une même vénération superstitieuse, et peut-être avec les mêmes gestes, le numen local, l'arbre et le puits où se manifestait sa puissance : Sozomène lui-même signale comme une pratique commune aux trois cultes celle des ex-voto pour guérison. Et sans doute ce numen était-il alors identifié, de façon plus ou moins explicite, avec Abraham, patron du lieu, où son souvenir était partout présent. Si les Juifs célébraient tout naturellement en lui, comme l'indique Sozomène, leur patriarche, le père de leur race, les païens, de leur côté, n'avaient aucune raison de lui refuser le tribut de leur dévotion: Sémites, ils pouvaient au même titre que les Juifs le revendiquer comme leur grand ancêtre; Gréco-Romains, les tendances syncrétisantes largement diffusées à l'époque les prédisposaient à honorer le patriarche : on sait comment, un siècle plus tôt, Sévère Alexandre lui avait fait une place dans sa chapelle privée, aux côtés du Christ et d'Orphée (1). Et les chrétiens, qu'ils fussent issus d'Israël ou de la Gentilité, partageaient les mêmes sentiments. Abraham d'ailleurs figurait au nombre des saints; on honorait son tombeau tout près de là (1). Comment admettre que, vénérée à Hébron, la figure pitto(1) Histoire Auguste, Alex. Sev., 29, 2.
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resque et concrète du patriarche se soit, à Mamhré, effacée devant la notion toute théologique du Logos ? Dans l'énumération de Sozomène, les Juifs sont cités les premiers. Sans doute, enfants véritahles d'Ahraham, étaient-ils à l'époque les plus empressés à lui rendre hommage. C'est autour du judaïsme que s'organisent les assemhlées de Mamhré; c'est lui qui, en définitive, risquait d'en retirer quelque hénéfice. Un judaïsme composite, certes, tout pénétré d'infiltrations ou de survivances païennes, mais d'autant plus inquiétant peut-être que ses contours étaient mal définis, et qu'il représentait au surplus, pour les populations même chrétiennes de Palestine, le milieu religieux ancestral. Syncrétisantes par essence, ces formes de la dévotion populaire étaient susceptihles à tout moment d'entrainer les fidèles, en quête de miracles et de guérisons, hors des limites de la croyance et de la pratique orthodoxe, vers les rites et les ohservances de ce culte rival qui n'avait encore perdu, sur la terre de ses pères, ni sa force d'attraction, ni son désir de propagande. Il n'est pas surprenant, en conséquence, que le culte des saints juifs ait rencontré parfois dans l'Eglise les résistances signalées plus haut. Elles ont revêtu une acuité particulière à proximité des tomheaux et autres lieux de culte. Si, comme j'ai essayé de le prouver ailleurs, l'ample mouvement judaïsant qui, à la fin du IVe siècle, sévissait dans la chrétienté d'Antioche, doit être mis en rapport avec le culte local des Macchahées (2), on admettra volontiers, en se remémorant l'exemple de Mamhré, que l'opposition ainsi comhattue par les prédicateurs n'était pas de principe seulement, et ne se limitait pas à une seule ville. Elle devait hien plutôt tirer argument, partout où les Juifs rivalisaient de zèle avec les chrétiens dans la vénération de leurs lieux saints, de cette périlleuse promiscuité. Si les docteurs ont mis tant d'ardeur à la réduire, c'est qu'à leurs yeux les personnages de l'Ancien Testament sont de véritahles chrétiens avant l'heure. Il ne faut pas en conclure qu'ils ont méconnu les risques. A défaut de témoignage explicite, les précautions prises par l'Eglise orientale pour contenir le culte dans des limites compatihles avec la pratique et la foi orthodoxes prouvent assez qu'elle était pleinement consciente du danger.
** * Imprimer aux saints israélites et à leurs reliques un cachet de christianisme induhitahle, et essayer, du même coup, de décourager les (1) Sur le sanctuaire d'Hébron et ses rapports avec celui de Mambré, L. H. VINCENT et F. J. MACKAY, Hébron, le Haram·el·Khalil, sépulture des Patriarches, Paris, 1923. (2) M. SIMON, La polémique antijuive de saint Jean Chrysostome, supra, pp. 149 ss.
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Juifs de les véuérer, tel est le problème. Diverses solutions ont été tentées. La plus simple consistait à s'assurer la possession exclusive, par occupation ou translation, du lieu ou de l'objet vénéré. Les chrétiens y ont eu recours chaque fois qu'ils l'ont pu. Ainsi à Mambré : pour parer aux promiscuités dangereuses, Constantin fit construire une église magnifique, dont l'enceinte englobait le chêne, le puits et l'autel, afin, dit Sozomène, « que rien d'autre ne s'y accomplît désormais que le culte divin conforme à la loi de l'Eglise» (1), Ainsi également à Hébron, où s'élevait au IVe siècle, nous l'avons vu, sur la tombe des patriarches Abraham, Isaac et Jacob, une somptueuse basilique. Ainsi encore à Antioche, où les fidèles mirent la main, à la faveur sans doute d'un remous d'antisémitisme populaire, sur la synagogue qui abritait les reliques des frères Macchabées (2). Il serait facile, et oiseux, de multiplier les exemples. Nous en rencontrerons d'autres chemin faisant. Les avantages de cette solution n'ont guère besoin d'être soulignés: il était plus aisé à la dialectique des théologiens de démontrer qu'en droit les personnages de l'Ancien Testament étaient chrétiens lorsqu'ils l'étaient devenus déjà en fait. Aux revendications des Juifs, la possession des reliques opposait un démenti péremptoire. Elle paraît du même coup, chez les fidèles, aux velléités judaïsantes. Pareil procédé toutefois n'était pas toujours possihle. Il fallait compter parfois, lorsqu'on se trouvait en présence d'Une population juive nombreuse, sur une résistance énergique. C'est ainsi que, lorsque les chrétiens essayèrent, sous l'empereur Marcien, d'enlever et de transporter à Constantinople les reliques des grands prêtres Eléazar et Phinéas, la tentative provoqua une véritable insurrection des Samaritains (3). De même, lorsqu'en 415, ils voulurent s'emparer du corps de Joseph, ils ne le cherchèrent pas « dans le cénotaphe traditionnel, ce qui eût été dangereux, mais fouillèrent un champ voisin où ne se manifestait apparemment aucun signe extérieur de sépulture» (4). Nous avons vu également qu'à Hébron même, une fois la basilique construite, les autorités ecclésiastiques laissèrent aux Juifs l'accès du tombeau des patriarches et se contentèrent de les isoler des chrétiens par une balustrade. Ainsi, aujourd'hui encore, les diverses confessions chrétiennes se côtoient autour du Saint Sépulcre, dont aucune n'a pu s'assurer la possession exclusive. L'Eglise cependant ne se résignait sans doute qu'à contre-cœur à ce genre de compromis, qui diminuait le risque, sans le supprimer (1) (2) (3) 1933, (4)
Hist. Eccles., 2, 4. Cf. E. LUCIUS, Les Origines du culte des Saints, p. 192, note 3. F.-M. ABEL, « Le puits de Jacob et l'église Saint-Sauveur n, in Revue Biblique. p. 395, n. 4. ABEL, op. cit., p. 395.
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entièrement. Pour annexer plus complètement les personnages bibliques, elle leur a associé parfois un saint chrétien. Ces couples hagiographiques, s'üs ont de toute évidence une valeur symbolique et illustrent la continuité qui unit, dans le plan providentiel, l'Ancienne Alliance et la Nouvelle, pourraient bien aussi, dans certains cas du moins, tendre à détourner les Juifs de la vénération des saints bibliques. Voici quelques exemples. Des fouilles entreprises en 1913, à proximité de Madaba, sur l'emplacement d'une ancienne église, ont fourni d'intéressantes précisions sur le culte rendu autrefois par les indigènes à Lot, neveu d'Abraham. La tradition juive ne tenait pas en particulière estime ce père incestueux, ancêtre de Moab et d'Ammon, races abhorrées (1). Il n'en avait pas moins été, pour sa justice, choisi par Dieu et arraché au cataclysme de Sodome. Accepté d'assez mauvaise grâce par Israël, son souvenir était au contraire activement honoré par les populations de la périphérie palestinienne, imparfaitement judaïsées et qui se réclamaient de lui: le culte qu'on lui rendait près de Ségor est certainement, comme celui d'Abraham à Mambré, sous sa forme primitive, pré-chrétien, voire pré-judaïque. On vénérait en lui le patron du territoire et le père de la race. Chez ces populations, que nous savons par ailleurs assez licencieuses la faute du patriarche - malgré soi ivrogne incestueux - n'était point pour nuire vraiment à son prestige (2). L'universalisme chrétien annexa de bonne heure, comme un précurseur parmi les Gentils, l'homme de Ségor. On passe sous süence l'épisode scabreux, on met l'accent sur les mérites du personnage et sur son élection par Dieu. Déjà, la Seconde Epître de Pierre propose « le juste Lot» en exemple aux fidèles (3). Clément Romain, vante son hospitalité et sa piété (4). Il était naturel, par conséquent, que l'Eglise s'efforçât, une fois converties les populations intéressées, de mettre la main sur le culte local et de le neutraliser. Elle n'y a qu'imparfaitement réussi. Le témoignage de l'archéologie est à cet égard très éloquent. La mosaïque exhumée dans le sanctuaire en question porte une décoration fort curieuse et, si l'on en juge par comparaison avec d'autres œuvres religieuses de l'époque, d'inspiration assez peu chrétienne: dans un décor d'arbres et d'animaux, on voit, escortées d'un joueur de flûte et d'une sorte d'Hercule armé d'une massue, deux femmes vêtues le plus sommairement possible. Le R.P. Abel a proposé avec beaucoup de vraisemblance d'y reconnaître les filles du patriarche (5). (1) Genèse, 19. (2) Sur ce culte, F.-M. ABEL, cc Croisière à la Mer Morte », in Revue Biblique, 1910, p. 110 8S. Sur Lot dans la tradition juive, art. Lot, in Encycl. Judaica, 10, 1123 88. (3) II Petr., 2, 7. (4) 1 Clem., 11. (5) ABEL, in Revue Biblique, 1914, p. 112 88.
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Un motif de vigne s'enroule à l'entour et semble comme un rappel discret de l'épisode bihlique. Et pourtant, aucun doute n'est possihle sur le caractère chrétien du monument et de son étrange décoration, Il est attesté par plusieurs inscriptions sur le pavement : « Saint Lot, reçois la prière de Roma, de Porphyria et de Marie, tes servantes», dit l'une. L'autre, au seuil de l'église, reproduit un verset biblique: « Alors on apportera des veaux sur ton autel» (1). Il n'est pas exclu qu'il faille l'entendre au sens littéral, et qu'il y ait eu, dans ce christianisme fortement syncrétiste des confins palestiniens, des survivances de culte sacrificiel. La troisième inscription, au centre de l'église, est pour nous plus intéressante encore. C'est en effet une invocation au « Dieu de saint Lot et de saint Procope». Le second personnage est un martyr chrétien. L'association de deux figures aussi différentes et aussi éloignées l'une de l'autre dans le temps est curieuse. Elle peut s'expliquer de façon satisfaisante par le désir qu'avait l'autorité ecclésiastique, en adjoignant à Lot un personnage authentiquement chrétien, d'orthodoxie et de moralité également irréprochables, d'exorciser l'inquiétant patriarche, dûment catalogué comme saint, et de conférer ainsi aux hommages qu'il recevait un caractère d'incontestable christianisme. C'est peut-être une préoccupation identique qui est à l'origine de certains au moins des couples hagiographiques que l'on relève à travers la Palestine. A Charris, résidence d'Abraham, une église s'élevait au IVe siècle sur l'emplacement de la maison du patriarche, mais elle se doublait d'un martyrium chrétien : « Ecclesia ubi fuit primitus domus Abrahae, nunc et martyrium ibi positum est, id est sancti cujusdam monachi nomine Helpidi» (2). Le cas de David est plus curieux encore. Jusqu'à l'époque d'Antonin de Plaisance, chrétiens et Juifs vénéraient de concert, le lendemain de Noël, la sépulture commune au grand roi et au patriarche Jacob. Par la suite -le fait est attesté au VIlle siècleà la faveur sans doute de l'homonymie, le patriarche est remplacé, dans la liturgie jérusalémite, par Jacques, frère du Seigneur et premier « évêque» de Jérusalem, que le calendrier local associe désormais au roi David à la même date du 26 décembre (3). Le corps de ce même Jacques aurait été, selon la tradition, déposé, sur sa demande, dans une memoria édifiée par lui, auprès de saint Zacharie, père du Baptiste, et de saint Siméon : le rapprochement est ici particulièrement riche de sens puisqu'il permet d'associer dans une même vénération le sacerdoce israélite et le sacerdoce chrétien, et illustre la continuité qui unit l'un à l'autre. L'Eglise a parfois usé d'un autre moyen encore, qui consistait à (1) Psaume 51, 21. (2) Peregr. AEtheriae, 20, 3, 5. (3) VINCENT-MACKAY, op. cit., p. 158. Cf. B. p.68.
KOETTING,
Peregrinatio Religiosa,
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détourner la dévotion des fidèles vers un lieu différent de celui sur lequel les Juifs s'étaient déjà acquis des droits. Tantôt c'est une tradition nouvelle qui se crée, sur la foi très souvent d'une vision, départie à quelque saint personnage, et l'on s'efforce alors de discréditer la tradition juive comme inauthentique et erronée : l'inventio des reliques de Joseph, déjà signalée, s'est vraisemblablement opérée ainsi. Tantôt au contraire le christianisme se contente d'opposer à la tradition juive une tradition déjà existante. Il régnait, en effet, dans ce domaine des traditions bihliques, une diversité comparable à celle qui se manifeste chaque fois que la vie d'un grand homme reste peu connue dans le détaü de ses événements et épisodes. De même que sept villes de la Grèce revendiquaient l'honneur d'avoir vu naître Homère, de même en Israël, on se disputait de ville à ville ou de district à district la possession des grandes figures de l'Alliance; et ces prétentions rivales multipliaient parfois, pour un même personnage, les lieux de naissance, de résidence ou de sépulture. Sans même parler des rivalités locales, querelles de clocher avant la lettre, qui opposaient les Juifs entre eux, ü faut souligner l'opposition aiguë qui, sur ce plan aussi, mettait aux prises la Judée et la Samarie: chacune revendiquait la possession intégrale et exclusive de tous les héros de leur commune histoire. C'est pour faire pièce aux Samaritains que les habitants de Jéricho, dans leur zèle pour la mémoire de Josué, avaient transposé hardiment à leurs portes l'Ebal et le Garizim, décorant de ces noms illustres deux modestes collines qui dominaient la ville (1). Inversement, pour ruiner le prestige d'Hébron et d'autres villes juives, les Samaritains localisaient sur leur propre territoire, à Sichem ou ailleurs, les tombeaux d'Adam, de Joseph, de Rachel, et d'autres personnages en très grand nombre (2). On invoquait de part et d'autre des textes de l'Ecriture; on apportait à les interpréter, lorsqu'üs ne parlaient pas un langage assez clair, une égale subtilité. De fait, ü est pratiquement impossihle, dans la plupart des cas, à l'historien non prévenu, de se prononcer sur la légitimité, ou plus simplement sur la vraisemblance, des deux traditions rivales: Josèphe lui-même, informé des deux localisations de la sépulture de Joseph, s'abstient avec prudence de choisir, et rapporte simplement que le patriarche fut enseveli « en Canaan» (3). Cette sage réserve ne pouvait satisfaire les fidèles de Palestine, dont la dévotion exigeait une certitude. Dans chaque cas particulier, deux (1) Cf. CLERMONT-GANNEAU, in Archaeological Researches, II, Londres, 1896, pp. 24-27 et 40-42. (2) VINCENT-MACKAY, op. cit., p. 145 ss. Aujourd'hui encore, les Samaritains placent Bethel et la vision de Jacob sur le Garizim; cf. Cl. Kopp, « La Béthel du Khirbet Garabe n, in Revue Biblique, 1953. p. 513. (3) Ant. Jud., 2, 8, 2.
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possibilités, et parfois plus, s'offraient à eux. Ce n'est peut-être pas absolument au hasard que les autorités religieuses locales se sont volontiers prononcées pour la tradition samaritaine. Saint Jérôme en particulier, grand spécialiste de topographie et d'archéologie palestiniennes, lui a plus d'une fois apporté le secours de son érudition et de sa dialectique. Lors même qu'il adopte la tradition juive, quand le choix est entre deux localisations différentes à l'intérieur de la Judée, il se prononce assez souvent pour la plus éloignée de Jérusalem, la plus obscure par conséquent, et peut-être aussi la moins dangereuse. De même, si, à vraisemblance à peu près égale, il endosse les revendications samaritaines, peut-être n'est-il pas insensible au fait que les fidèles risqueront moins à côtoyer des Samaritains, sectaires peu redoutables pour la foi chrétienne, qu'à se rencontrer avec Israël. S'il place à Hébron, sans beaucoup d'enthousiasme d'ailleurs, et en rapportant simplement la tradition rabbinique, la sépulture d'Adam, il signale également la tradition samaritaine qui la localise à Sichem (1). En revanche, il repuusse avec énergie une autre tradition, illustrée par des écrits apocalyptiques, reprise par certains milieux chrétiens, et qui finira par s'imposer dans l'Eglise orientale: celle qui place le tombeau du premier homme à Jérusalem, sur le Golgotha, considéré comme le centre du monde (2). S'agit-il de Joseph, contrairement à la version juive, recueillie par les Testaments des Douze Patriarches, qui le fait reposer« à Hébron, près de ses pères» (3), Jérôme le situe en toute netteté à Sichem, comme l'avait déjà fait Eusèbe; la même localisation reparaît sur la carte de Madaba, et dans la plupart des itinéraires de pèlerins, tout au moins, et ceci encore vaut d'être noté, dans les plus anciens d'entre eux; celui d'Antonin de Plaisance au contraire revient à Hébron (4). C'est à Sichem également que Théodose II cherche et trouve, dans les circonstances déjà mentionnées, les reliques du patriarche, qu'il fait ensuite transporter solennellement à Byzance. Enfin, et le cas est particulièrement intéressant, parce qu'il a déterminé entre Juifs et chrétiens une polémique extrêmement vive, saint Jérôme refuse aux Juifs tout droit à la possession des souvenirs relatifs à Melchisé· dech : c'est à Salem de Samarie, et non pas à Jérusalem, que s'élevait jadis le palais du prêtre roi; c'est là qu'on pouvait en voir encore, à l'époque, les ruines imposantes, et que s'élevait en l'honneur du saint
(1) Quaest. in Gen., 23, 2. (2) Cf. sur ce point, H. VINCENT-F.-M. ABEL, Jérusalem 2 , Paris, 1914, p. 187. (3) Test. Joseph, 20, 6, en contradiction avec les données bibliques, Josué, 24, 32, qui localisent la sépulture à Sichem. Cette indication est toutefois absente de certains des manuscrits des Testaments des Douze Patriarches. (4) S. JÉROME, Epist., 108, 13; 57, 10; EUSÈBE, Onomasticon, éd. K1ostermann, pp. 54, 150, 158; Itinera, éd. Geyer, pp. 20, 137, 179, 270; cf. VINCENT-MACKAY, op. cit., p. 150.
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pe-rsonnage une basilique chrétienne, visitée et admirée, vers le même temps, par Ethérie (1). Plus tard, au contraire - dès le VIe siècle dans l'Itinéraire d'Antonin de Plaisance - Melchisédech est réinstallé dans la résidence que lui avaient de tout temps assignée les Juifs, à Jérusalem, et, de façon plus précise, sur la colline du Calvaire. Les chrétiens ont finalement localisé à la même place, nous l'avons vu, la sépulture d'Adam, et aussi le sacrifice d'Abraham (2). En même temps, nous venons de le noter, Joseph rejoint à Hébron les autres patriarches. Ce regroupement vers le centre me paraît significatif des changements survenus entre temps, dans la situation religieuse de la Palestine. Jérusalem n'est plus, à ce moment, la ville des Juifs, mais la capitale prédestinée de l'universalisme chrétien. Dès lors qu'Israël dépossédé est impuissant à lui disputer les personnages et les lieux saints de l'Ancienne Alliance, l'Eglise victorieuse n'a plus de raison de s'inscrire en faux contre la tradition juive : dans le drame religieux que constitue, de la création à la rédemption et au jugement final, l'histoire de l'humanité et du monde, et qui, avant la mission terrestre du Christ, comme après, est un drame chrétien, joué par des acteurs chrétiens, il est bon que l'unité de lieu étaie l'unité d'action (3).
*** Mainmise sur les reliques, association avec un personnage chrétien, localisation différente de la localisation traditionnelle, tels sont les moyens divers par lesquels l'Eglise ancienne paraît avoir voulu à la fois affirmer son droit exclusif à la possession des saints bibliques et éviter le risque de contacts trop étroits avec les Juifs. Au reste, ces méthodes ne s'excluent pas réciproquement. Elles peuvent parfois se combiner deux à deux, voire toutes les trois. Le cas le plus curieux, à cet égard, est peut-être celui de Jérémie. D'après une tradition fidèlement conservée à l'époque antique dans l'Eglise comme dans la Synagogue, et d'ailleurs aSsez plausible, le prophète serait mort, martyr, en Egypte. L'écrit, déjà signalé, du PseudoEpiphane, donne des précisions intéressantes sur le culte rendu à son tombeau. Les Egyptiens l'auraient d'abord inhumé dans la résidence même du Pharaon, voulant par là acquitter la dette de reconnaissance qu'ils avaient contractée envers lui : car les prières du prophète avaient (1) M. SIMON, « Melchisédech dans la polémique entre Juifs et chrétiens et dans la légende », supra, pp. US ss. Cf. Peregr. ..Œlheriae, 13, 4 ; 14, 3, éd. Geyer, p. 56 ss. (2) Anton. Placent. Itiner., 19, éd. Geyer, p. 172 : « In latere est altarium Abrahae ubi ibal Isaac offerre, oblulit et Melchisedech sacrificium ». (3) Cf. M. SIMON, Melchisédech, p. 120 ss.
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débarrassé le pays d'une invasion de reptiles aquatiques et de vipères qui y semaient la mort. Et le texte ajoute: « Jusqu'à ce jour, tous ceux qui ont la foi vont prier en ce lieu, et prennent de la poussière du tombeau pour se guérir de la morsure des vipères et mettre les reptiles en fuite n (1). « Ceux qui ont la foi n, ce sont évidemment les coreligionnaires du rédacteur, donc les chrétiens, puisque l'écrit, sous sa forme actuelle, est chrétien par adoption. Mais il n'est pas sûr que l'écrit juif de base ait été remanié sur ce point; il est permis de supposer au contraire que l'expression désignait d'abord les Juifs, et s'est étendue ensuite aux chrétiens, sans pour autant nécessairement exclure les premiers. Il est clair en tout cas que le terme de mcr"t'ot n'a pas ici le sens précis et en quelque sorte technique qu'il revêt souvent, celui de « fidèles n. Il exprime en l'occurrence la foi, non pas en une vérité religieuse bien définie, mais simplement en la puissance miraculeuse du lieu; et celle-ci ne joue pas nécessairement au privilège exclusif d'une catégorie de fidèles. La tournure même employée ici, ocrOt dcr~v mcr"t'ot, au lieu de l'habituel ot mcr"t'ol, pourrait indiquer que les pèlerins se recrutaient dans des milieux religieux divers. La dévotion est certainement antérieure au christianisme, puisqu'aussi bien elle est née, d'après la tradition hagiographique qui l'explique, des bienfaits accordés par Jérémie de son vivant aux indigènes. Si l'on en juge d'après ce qui se passait à Mambré, on sera très tenté d'admettre que Juifs, et à l'occasion païens, continuaient à disputer aux chrétiens les grâces du prophète. Le même écrit raconte ensuite que les reliques ont été transférées plus tard à Alexandrie par Alexandre lui-même (2). L'origine de cette curieuse légende reste pour nous très obscure. Son sens du moins est clair : elle illustre, parmi bien d'autres récits du même genre, la vocation monothéiste que les chrétiens comme les Juifs se sont plu à prêter au Conquérant; en rendant ainsi hommage au prophète, c'est Dieu même qu'il honore. Il semble d'ailleurs que, chez le Pseudo-Epiphane, elle appartienne en propre à la couche rédactionnelle chrétienne, à en juger du moins par la formule qui l'introduit, et l'oppose à ce qui précède: « Quant à nous, nous avons appris... n (~[LÛC; 8è ~xoucrcx.[Lev). Il n'est pas impossible, dans ce cas, qu'elle réponde à une autre préoccupation encore. Ne tendrait-elle pas, en présentant le tombeau primitif comme vide, à détourner les fidèles d'y mêler leur vénération à celle des Juifs? La translatio par Alexandre jouerait dans ce cas le même rôle qu'ont joué parfois, en regard des localisations juives, les traditions samaritaines. Le Pseudo-Epiphane, sans doute, n'indique pas avec
(1) De Propheli5. 8 (PG. 43. 400) ; SCRERMANN, op. cil., 25. (2) Cf. M. SIMON, Ale%andre le Grand, Juif el Chrélien, supra, pp. 127
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netteté où s'est faite, dans Alexandrie, la seconde depositio. Mais la dévotion populaire exigeait des précisions et les a obtenues. La tradition chrétienne en effet a assigné à Jérémie pour tombeau définitif l'un des monuments les plus notoires d'Alexandrie, le grand Tétrapyle, portique situé, selon la localisation la plus vraisemblable, à l'intersection des deux artères majeures, au cœur même de la cité. Voici en effet ce que rapporte, vers la fin du VIe siècle, l'écrivain byzantin Moschus : cc Le Tétrapyle est pour les Alexandrins un lieu extrêmement vénérable. Ils disent en effet qu'Alexandre, le fondateur de la ville, apportant d'Egypte les reliques du prophète Jérémie, les y déposa» (1). Il y a donc lieu de supposer dans l'élaboration de cette légende, à un stade intermédiaire entre ceux que représentent respectivement le Pseudo-Epiphane ou sa source d'une part, Moschus de l'autre, une inventio miraculeuse, consécutive sans doute, selon le schéma habituel, à quelque vision, et qui aurait permis de retrouver ces reliques qu'on savait présentes dans la ville, mais dont l'emplacement exact était jusqu'alors oublié ou ignoré. Notre information ne s'arrête pas là. Nous savons par Sophronius, contemporain et ami de Moschus, que des miracles continuaient de s'opérer, en relation avec cette seconde sépulture comme autour de la première. Mais, et c'est pour nous le fait intéressant, ce n'est plus à Jérémie qu'on en attribue le mérite. Sophronius en effet raconte comment, à un certain patient qui les invoquait, les saints Cyr et Jeall ordonnèrent en songe d'aller à jeun se coucher dans le grand Tétrapyle, puis de prendre au réveil, dans la lampe qui brûlait en ce lieu devant une image du Christ, un peu d'huile, et d'en oindre ses membres malades. Le patient s'exécute. Pendant son incubation rituelle, il voit avec terreur un énorme serpent ramper vers lui; mais soudain paraissent les deux saints, qui mettent l'animal en fuite et lui broient la tête; au réveil, le malade prend l'huile, comme il lui a été prescrit, se rend au sanctuaire des deux martyrs, fait ses onctions, et est guéri (2). Du prophète, aucune mention. Mais il semble bien qu'une compréhension satisfaisante de l'épisode le présuppose, lui, le culte qu'on lui rendait antérieurement au Tétrapyle, et les miracles qu'il y opérait. Si en effet les deux saints guérisseurs ordonnent à leur client d'aller se coucher dans le Tétrapyle plutôt que dans leur propre sanctuaire, où s'opérera pourtant en définitive la guérison, c'est sans doute qu'il y avait là une officine de miracles également appréciée et vraisemblablement, à l'origine, concurrente. Il n'est pas difficile de déceler, dans l'épisode du serpent, un souvenir et une transposition de la légende de Jérémie, (1) Pratum Spirituale, 76 (PG, 87, 3, 2929). Sur le Tétrapyle et la topographie alexandrine, A. AUSFELD, « Zur Topographie von Alexandria und Pseudokallisthenes », l, 31-33, in Rheinisches Museum, 1900, p. 348 ss. (2) SS. Cyri et Joannis Miracula, 36 (PG, 87, 3, 3560).
LES SAINTS D'ISRAEL
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lIurvivance d'autant plus significative qu'il s'agit en l'occurrence d'un mal tout différent de celui auquel on cherchait remède chez le prophète. Sans doute le serpent est le symbole de tout mal, moral et physique. Mais qu'il intervienne précisément dans le seul des miracles attribués à Jean et Cyr où intervient aussi le Tétrapyle, le fait n'est peut-être pas entièrement fortuit. Les deux saints ont remplacé Jérémie comme agents du miracle : c'est d'eux que vient la recette miraculeuse, c'est chez eux qu'elle opère. Cependant, le Tétrapyle tenacement s'interpose, et en y paraissant, les saints chrétiens répètent, symboliquement transposé, le geste apotropaïque du prophète. Mais dans ce Tétrapyle, ce n'est plus, encore qu'il reste, d'après le témoignage de Moschus, très vénérable, au tombeau qu'on s'adresse, c'est à l'icône. Elle lui a été d'abord juxtaposée, comme un sceau d'indubitable christianisme mis sur le lieu, le culte et les miracles; puis elle a absorbé peu à peu, en l'amplifiant, la vertu thaumaturgique du tombeau; l'huile sainte en vient alors à jouer, comme instrument de guérison, le rôle que jouait autrefois, à la première sépulture, la poussière miraculeuse. Et le prophète rentre dans l'oubli. Le même sort est échu, en fin de compte. à la plupart des autres saints israélites. Le cas de Jérémie offre cet intérêt encore de montrer, sur un exemple particulièrement net, comment leur fortune chrétienne, en des limites chronologiques assez étroites, a grandi et pâli. II n'y a pas de raison de croire, malgré les méfiances que je signalais plus haut à l'égard de leur culte, que l'Eglise ait systématiquement travaillé à les bannir de la dévotion chrétienne : les précautions prises, et surtout le fléchissement progressif, à mesure qu'Israël perdait sa force d'expansion et que se réduisaient les contacts, du danger de contagion, rendaient superflue une action aussi radicale; elle eût été contraire, par surcroît, à la doctrine même de l'Eglise, qui assigne aux saints de l'Ancien Testament, à côté de ceux du Nouveau, une place dans les cohortes des bienheureux. Leur déclin résulte bien plutôt d'une évolution naturelle et spontanée. C'est devant la concurrence de rivaux plus jeunes, ici les saints Jean et Cyr, d'autres ailleurs, que les personnages bibliques ont peu à peu reculé, jusqu'à être finalement tout à fait délaissés. La victoire des nouveaux venus tient, non pas à la qualité plus précise de leur christianisme, mais à des vertus miraculeuses plus actives, c'est-à-dire, en dernière analyse, à leur nouveauté même. Ce n'est point, au reste, une victoire définitive: leur pouvoir, à mesure qu'ils vieillissent, s'émousse lui aussi, en même temps que la ferveur de leurs fidèles; ils cèdent alors la place à d'autres. Le processus se poursuit à travers tout le Moyen Age, et jusque sous nos yeux: le changement est la loi de ce type de dévotion. II n'en reste pas moins que, sur le plan qui nous occupe, la gloire puis le recul des saints juifs concrétisent deux étapes successives des relations judéo-chrétiennes : celle de la rivalité et des
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contacts précis, celle du repli d'Israël et de l'éloignement final. Peutêtre une autre conclusion se dégage-t-elle encore de cette étude : la pensée des Pères de l'Eglise exige, pour être pleinement comprise, surtout lorsqu'il s'agit de dévotion, qu'on la raccorde aux réactions de la religiosité populaire - domaine peu exploré encore, et qui certes mériterait de l'être davantage.
LE CHANDELIER A SEPT BRANCHES SYMBOLE CHRETIEN?
Dans l'article Lucerna du Dictionnaire des Antiquités, M. Toutain relève parmi les symboles le plus couramment employés sur les lampes chrétiennes antiques le chandelier à sept branches, « motif d'origine juive et qui devint chrétien» (1). Avec une égale netteté, Dom Leclercq, en conclusion de l'article Chandelier du Dictionnaire d'Archéologie chrétienne maintient « comme une règle archéologique l'absence du chandelier à sept branches sur les monuments chrétiens» (2). La première de ces affirmations n'est étayée d'aucune preuve. Les arguments invoqués à l'appui de la seconde peuvent ne pas paraitre décisifs. La question, maintes fois posée (3), reste ouverte. Je voudrais, dans ces pages, proposer une solution à ce petit problème d'iconographie chrétienne.
* ** Un premier fait est assuré, qui explique sans doute l'affirmation de M. Toutain : un certain nombre de lampes ornées du chandelier ont été trouvées dans des catacombes chrétiennes (4). Dom Leclercq l'a noté, mais pose fort justement la question d'origine: utilisés par des chrétiens, ces objets ont-ils été fabriqués par ou pour eux? On sera tenté de répondre comme lui par la négative, si l'on considère que le chandelier est, aux premiers siècles de notre ère, l'emblème religieux juif par excellence: il joue dans la Synagogue le rôle qu'ont joué dans l'Eglise le monogramme d'abord, puis la croix (5). C'est là un second fait qu'on n'a pas le droit de méconnaitre. Compte tenu de l'hostilité (1) DA, III, 2, p. 1329. (2) DAC, III, l, col. 219. (3) Pour la bibliographie - antérieure à 1911 - cf. DAC, wc. cit., col. 216. Se sont prononcés pour l'usage uniquement juif du symbole, entre autres de Rossi et C. Kauf· mann, pour un usage chrétien, le P. Delattre et S. Reinach. (4) Cf. p. ex., DELATTRE, « Lampes chrétiennes de Carthage », Revue de l'art chrétien, 1891, p. 298, nOS 409-417. (5) Innombrables figurations, p. ex. sur les inscriptions funéraires juives: cf. FREY, Corpus Inscriptionum Judaicarum, l, Rome-Paris, 1936, passim.
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qui dressait l'une contre l'autre les deux religions, il rend peu vraisemblable une utilisation habituelle par les chrétiens, et a fortiori une fabrication chrétienne d'objets ornés de ce signe (fig. 1). Elles ne seraient en effet concevables qu'au prix d'une interprétation nouvelle et spécifiquement chrétienne du symbole. Sans doute, les Pères ont volontiers retrouvé dans le candélabre l'image du Christ, de l'Eglise, de la croix; plus tard, on reconnaîtra dans ses sept branches les sept dons du Saint-Esprit; et l'imagination mystique du Moyen Age ira jusqu'à en faire l'image de la Vierge (1). Mais il est clair qu'aucune de ces interprétations - dont certaines sont exclues par leur date même - ne s'applique aux objets qui nous occupent. Formulées à propos de la Bible, elles ne représentent en l'occurrence qu'une application des méthodes de l'exégèse allégorique ou typologique qui, interprétant l'Ancien Testament tout entier en fonction du Nouveau, trouvera dans les rites, prescriptions et objets du culte juif, depuis le serpent d'airain et la circoncision jusqu'au brin de laine rouge placé sur les cornes du bouc émissaire, la figure des choses à venir. Le chandelier dont elle se préoccupe, c'est celui du Temple, tel qu'il est décrit dans le Livre Saint (2). Cette exégèse, toute rétrospective, ne vise nullement à légitimer l'usage chrétien du symhole, pas plus que les lampes où il est représenté ne sont à considérer comme une illustration de la pensée théologique de l'époque. Ce qui est figuré sur les lampes, c'est bien le chandelier lui-même et non pas ce que les Pères ont voulu y reconnaitre. Symbole du judaïsme pour les fidèles de la Synagogue, tout au plus pouvait-il, transposé dans l'imagerie chrétienne, y devenir celui de l'ancienne Loi. Le chandelier serait alors une figure non point synonyme mais en quelque sorte complémentaire ou symétrique de celle du Christ, ou de tel symbole spécifiquement chrétien; et leur juxtaposition signifierait les deux étapes de la révélation. Cette explication a été formulée par Salomon Reinach à propos d'une très curieuse lampe de Carthage, où se trouvent superposés le Christ triomphant et le candélabre rituel : image nous dit-on, de la Nouvelle Alliance s'appuyant sur l'Ancienne (3). Si séduisante que puisse apparaître cette explication, elle ne saurait, nous le verrons plus loin, être retenue. Et par ailleurs, cet unique exemple mis à part, le chandelier est à peu près toujours représenté seul sur les (1) Références patristiques, illustrant ces diverses interprétations, ap. DAC, loc. cit., col. 217, et MARTIGNY, Dictionnaire des antiquités chrétiennes2 , Paris, 1877, art. Candé· labre. (2) Exode, 25, 31-40; cf. 37, 17-24. Déjà la pensée judéo-alexandrine avait interprété le chandelier en allégorie non pas préfigurative, mais cosmique : pour Philon, suivi par Josèphe, il symbolise le feu éternel des astres, les sept planètes, les j ours de la semaine, les sphères célestes: Vita Mosis, 2, 9, 102, cf. :F. CUMONT, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Paris, 1942, p. 484 ss. (3) Rev. archéol., 1889, 1, pp. 412-413.
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lampes. Ou du moius, s'il est accompagué d'autres symboles, ce sont toujours des symboles juifs, loulab, ethrog, schofar (1). Jamais il n'est juxtaposé à une image proprement chrétienne. Or, si l'on conçoit bien un diptyque Ancienne et Nouvelle Alliances, - l'iconographie médiévale est pleine de ces parallélismes symboliques - on ne saisit pas pourquoi les chrétiens se seraient attachés si souvent à représenter l'Ancienne seule, et aU moyen d'un symbole qui était celui du culte rival et exécré. Aussi bien, et en cela Dom Leclercq a pleinement raison, il y a tout lieu d'admettre que les lampes dites chrétiennes, ornées du chandelier, sont sorties d'officines juives (2). Rien dans leur facture et leur ornementation ne les distingue des exemplaires certainement juifs. Et ce n'est point un hasard qu'elles aient été trouvées presque toujours dans les villes - Rome et Carthage par exemple - où existaient à l'époque d'importantes communautés juives. Ce fait étant acquis, il reste à expliquer l'utilisation chrétienne de ces lampes. On peut avec Dom Leclercq (3), admettre que certaines d'entre elles ont été dérobées, au même titre que d'autres objets, fonds de coupes dorés par exemple, par des fidèles peu rigoristes et peu scrupuleux dans quelque catacombe juive voisine de la catacombe chrétienne où on les a exhumées. Il est possible aussi qu'elles aient servi dans certains cas à des Juifs convertis. Leur usage s'expliquerait alors, toujours d'après Dom Leclercq, par des raisons d'ordre pécuniaire: « Une lampe, si peu qu'elle coûte, coûte toujours à acheter» ; le nouveau chrétien garde celle qu'il a, pour « la faire servir en un lieu où on ne s'avisait guère de lui demander autre chose, sinon d'éclairer» (4). C'est aussi l'avis de de Rossi, qui rappelle l'usage fait autrefois par les chrétiens de lampes païennes (5). Pareille argumentation ne me paraît pas décisive. La signification du chandelier dans l'usage juif était trop précise, trop spécifiquement religieuse pour que des convertis aient pu, sans éveiller les soupçons des autres chrétiens et de l'autorité ecclésiastique, continuer, même pour des raisons d'économie, d'en employer l'image. « Jamais, dit Dom Leclercq lui-même, un chrétien n'eût mis en action la théorie de ses (1) P. ex. A. REIFENBERG, Denkmaler der Jüdischen Antike, Berlin, 1937, pl. 63, l, 3 et 4. C'est un type de décoration extrêmement courant dans toutes les formes de l'art juif de l'époque: cf. p. ex. REIFENBERG, op. cit., pl. 63 (fresque de la catacombe de la Villa Torlonia) et 61 (relief de la synagogue de Priène) et FREY, CIJ, nOs 151, 200, 225, 234, 254, 283, etc. (2) On notera que le chandelier est totalement absent de la peinture et de la sculpture chrétiennes antiques. Pourquoi les arts mineurs feraient-ils seuls exception ? (3) Loc. cit., col. 217, qui donne des exemples. (4) Ibid., col. 219. (5) Roma Sotterranea, III, p. 616, à propos d'une lampe à chandelier trouvée dans la catacombe de Commodille.
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docteurs et n'eût voulu employer comme signe de sa foi le chandelier qui aux yeux de tous caractérisait le Juif» (1). D'autre part, invoquer avec de Rossi l'emploi de motifs païens c'est, me semhle-t-il, méconnaître la différence fondamentale qui les sépare de l'emblème juif. Des motifs païens qu'on rencontre parfois sur des monuments ou dans l'usage chrétiens, les uns sont susceptibles d'une interprétation symholique qui s'accorde avec les croyances fondamentales du christianisme - ainsi, dans la peinture et la sculpture, Eros et Psyché - ; les autres - amours, génies, ou même figures de divinités traditionnelles - se sont peu à peu dépouillés de leur signification religieuse précise : ils sont alors simplement « profanes» plutôt que positivement « païens». Ils supposent chez ceux qui les utilisent un certain laxisme; ils représentent une concession à la mode, ou simplement aux habitudes du {( siècle», plutôt qu'ils ne témoignent d'un attachement persistant envers la religion des Gentils (2). Il en va tout autrement pour le chandelier, qui reste, dans toute la précision du terme, un symbole de foi. Des chrétiens fort convaincus pourront aujourd'hui, s'ils sont amateurs d'art, orner leur salon d'un marbre antique, ou d'Un Bouddha, voire même faire sculpter sur leur pierre tombale un génie de la mort. Mais imagine-t-on un protestant arborant une médaille de la Vierge, ou un catholique la croix huguenote ? Et qui donc, voyant l'une portée par un converti du catholicisme, l'autre par un transfuge du protestantisme, pensera qu'ils aient voulu faire l'économie d'un nouveau bijou, et ne les soupçonnera aussitôt, et à bon droit, d'être restés marqués par leur ancienne religion? C'est sous cet angle, je crois, qu'il faut envisager la présence, dans les catacombes chrétiennes, du chandelier juif. On est en droit, me semble-til, d'y reconnaître l'indice d'un christianisme mal affermi, mieux encore, de tendances judaïsantes. Aussi bien, les lampes, sorties selon toute vraisemblance d'ateliers juifs, ne sont pas seules en cause : elles peuvent laisser place, dans certains cas, à quelque hésitation. Aucun doute n'est possible lorsqu'il s'agit de figures dessinées in situ, c'est-à-dire de grafitti. Les explications proposées par Dom Leclercq ou de Rossi ne sauraient leur être appliquées. La figuration du symbole juif répond ici à une intention déli· bérée. Et sans doute est-elle propre à expliquer aussi l'usage chrétien des lampes à chandelier. Dom Leclercq a attiré l'attention sur une inscription de Syracuse (1) Ibid., col. 217. (2) Le même phénomène peut être noté dans le judaïsme : Orphée est figuré dans la synagogue de Doura, Hélios et les signes du zodiaque dans celle de Beth Alpha. D'autre part, on a retrouvé des lampes avec l'image de Jupiter et Minerve dans la synagogue de Délos, avec celle de Vénus dans la catacombe de Monteverde : cf. art. Leuchter und Lampe, Encyclopaedia Judarca, X, col. 820.
Fig 2 - Im.cnptlOn de Syracuse (d'apres Dlc/ d'urch. chrellenne, art. Chandelier, col 219). Fig. 1. - Lampe a chandelier 'Il (d'apres A. REIFENBERG, Denkmaler der J üdlschen Anllke, pl 63, 2).
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Fig. 3. - Symbole JUIf de la catacombe de la Via Portuensls (d'apres FRI:Y, Corpus InscrzpllOnum Ju dalcarum, p. 494).
Fig 4 - r arnpL(III' III 11111 d, tarthage (d'
Fig. 5. -
Synagog ue de Doura. Peinture s sur le ciborium de la niche (d'après A. GRABAR , Cahiers Archéologiques, XI, 1960, p. 61).de la Torah
LI CIUNDIUIR A SEPT BRA.NCHES
où figure« le monogramme du Christ accolé au chandelier l eept branches» (1). Mais, ajoute-t-il aussitÔt,« un doute subsiste: ce chandelier à sept branches en compte quatorze ou quinze au moiDa, et nesemble assez à une palme plantée debout» ; si bien qu'en définitive il le refuse à rien affirmer touchant la nature exacte de l'objet représenté (fig. 2). On peut, je crois, être moins réservé que lui. Il arrive parfois que le chandelier soit représenté sur les monuments juifs avec un nombre de branches tantôt inférieur, tantôt supérieur à celui de la 7Mnorah rituelle (2). Ces variantes ne sont pas du reste purement arbitrairee. Elles répondent peut-être à un précepte rabbinique, codUicS clau le Talmud, et qui interdit de fabriquer des luminaires reproduisant exactement le candélabre du Temple : on peut, dit le texte qui la consigne, en fabriquer à cinq, six ou huit branches, mais non pas à sept (3). Sans doute, cette prescription concerne uniquement, comme l'a noté Kaufmann (4), les objets d'usage journalier, les chandeliers véritables, et non pas leurs représentations, figurées. Mais il n'est pas impossible qu'ont l'ait parfois étendue à cette catégorie de monuments et qu'elle contribue, au même titre que la fantaisie des artistes, à expliquer la diminution ou la multiplication du nombre des branches sur certaines images. Quant à la ressemblance avec la palme, elle est également assez commune; et il est difficile, devant certaines figurations, de dire avec certitude s'il s'agit d'un loulab ou d'un chandelier très schématisé. Une influence par voisinage explique parfois cette ressemblance : chandelier et palme sont souvent représentés cÔte à côte et traités alors, de propos délibéré ou par simple maladresse, dans le même style. Mais dans ce cas il est néanmoins impossible de les confondre. Car le chandelier, même lorsque ses branches sont rectilignes (5) et non pas incurvées, est immédiatement reconnaissable au trépied, très caractéristique, qui lui sert de base, et qui jamais n'est donné comme support à la palme: ainsi sur un dessin de la catacombe de la Via Portuensis, qui me paraît propre à lever tous les doutes quant à l'inscription de Syracuse (fig. 3). On y retrouve en effet, flanqué cette fois de la palme-Ioulab, et d'un étui pour rouleaux de la Loi, un chandelier très grossièrement figuré, (1) L. 1., col. 219 : cf. P. ORSI, « Gli scavi a S. Giovanni di Siracus8 ", Rami,ch. Quartalschrift, 1896, p. 31, nO 30. (2) P. ex. DELATTRE, « Lampes chrétiennes de Carthage ", Revue de "Art chrlti.n, 1891, p. 298, nO 417 : cinq branches; REIFENBERG, lac. cit., pl. 51, dessin d'une calacombe romaine : neuf branches. (3) B. Menahot, 28 b; cf. b. Rosch Hasch., 24 a ; b. Ab. Zara, 43 a. (4) « Études d'archéologie juive ", Revue des Etudes juives, 1886, p. 52. (5) Disposition très fréquente: cf. FREY, CIJ., nOs 26, 97, 99, 210, 268, 334, 419, 469, 632, etc.
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à onze branches, et muni de ce trépied qui apparaît sur d'innombrables figurations de la menorah (1). La confrontation des deux dessins interdit, me semble-t-il, de suivre Dom Leclercq, lorsqu'il propose de reconnaître dans le trépied du grafitto syracusain « un petit instrument destiné à maintenir debout la palme ». Tout au plus peut-on supposer que le dessinateur s'est amusé à combiner en une sorte d'image synthétique chandelier et palme (2). En tout état de cause, le dessin ne se conçoit qu'à partir d'un modèle juif. Il n'est pas impossible qu'en multipliant les branches du chandelier jusqu'à lui donner les apparences d'une palme, l'auteur ait voulu masquer le caractère véritable de la figure et la rendre incompréhensible pour des non-initiés : il s'agirait alors de cryptojudaïsme. On serait tenté d'interpréter de même le signe gravé à gauche du chandelier. A première vue il se présente comme une de ces hederae distinguentes si communes dans l'épigraphie antique comme signe de ponctuation et de séparation. Mais, voisinant ainsi avec le chandelier, et nettement en dehors de l'inscription proprement dite, il n'est pas exclu qu'il ait lui aussi un sens en quelque sorte ésotérique, et que, sous les apparences banales de l'hedera, il doive suggérer l'image, très schématique, d'un autre motif courant dans l'iconographie juive : l'ethrog ou cédrat. Ce dernier est communément représenté, avec ou sans la palme, à côté du chandelier. S'il l'est assez souvent sous une forme ovoïde, il revêt aussi, fréquemment, cette forme de cœur ou de feuille de lierre, renflée vers le haut, effilée vers le bas, qui est celle des hederae (3). Comme pour le chandelier et la palme, il semble qu'il y ait eu parfois attraction d'un motif sur l'autre. Peut-être, dans le cas présent, le dessinateur a-t-il joué sur leur ressemblance pour accentuer le caractère judaïque, ou judaïsant, de son grafitto. Ce n'est là sans doute qu'une hypothèse. Pour ce qui est du chandelier en revanche nous avons une certitude. Voisinant avec le monogramme, il n'est probablement pas destiné à symboliser l'Ancienne Alliance préparant la Nouvelle, mais à indiquer que le défunt se réclamait en même temps de la foi chrétienne et de la foi juive. Le chandelier reparaît sur une autre inscription syracusaine, publiée (1) P. ex. REIFENBERG, loc. cit., pl. 52 (fresque de la Villa Torlonia), 55 (sarcophage du Musée des Thermes), 56 (médaillon de verre palestinien), 61 (relief de la synagogue de Priène), et la lampe reproduite ici même, fig. 1. (2) Sur les interférences entre les deux motifs, cf. GALLING, « Die Beleuchtungsgeriite im israelitisch-jüdischen Kulturgehiet n. Ztschr. des deutschen Paliistinu- Vereins, 46, 1923, pp. 18-23 et pl. II. (3) Ainsi REIFENBERG, loI', cit., pl. 44 (mosaïque d'Esfia), 61 (relief de Priène) et surtout 57 (verre doré de Berlin) et 58 (verre doré du Vatican); de même FREY, CIJ, nO' 346, 397, 480. La tige, caractéristique de l'hederu, l'est aussi de l'etrog : Mischnu Soukka, Ill, 6.
U CHANOIUER A SEPT BRANCHES
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eUe aussi par Orsi (1). Il est représenté cette fois sous sa forme classique, avec les sept branches et le trépied, et flanqué à gauche du loulab, à droite du schofar, sans adjonction d'aucun motif chrétien. Et cependant, à en juger d'après la forme des arcosoles et surtout des lampes à monogramme qu'on y a recueillies, la catacombe d'où provient l'inscription est chrétienne. La présence du chandelier autorise à la qualifier de judéochrétienne. Et cette qualification peut sans doute être étendue aux autres objets ou monuments où se trouve figuré le chandelier.
La vérité se situe donc à mi-chemin entre les opinions opposées de M. Toutain et de Dom Leclercq. Si l'on ne considère que le christianisme ecclésiastique, le chandelier n'a jamais été un symbole chrétien; il n'appartient pas au répertoire iconographique orthodoxe. En revanche, il a été adopté çà et là par de petits groupements hétérodoxes et peutêtre aussi, à l'intérieur de la grande Eglise, contre le gré de l'autorité ecclésiastique, et en trompant sa vigilance, par des judaïsants: Juifs incomplètement convertis, ou chrétiens de la Gentilité séduits par les pratiques juives.
••• Si ces conclusions sont fondées, elles jettent une lumière nouvelle sur la lampe de Carthage que je signalais plus haut (fig. 4). L'interprétation qu'en a proposée Salomon Reinach est irrecevable: en fait, le chandelier, renversé, est foulé aux pieds par le Christ, qui piétine en même temps, selon un schéma assez courant sur un certain type de lampe, le serpent infernal. Image de la victoire chrétienne sur le judaïsme? A coup sûr. Mais peut-être aussi protestation contre les pratiques judaïsantes. La lampe en question me paraît supposer l'existence, et l'emploi par certains chrétiens, de ces lampes à chandelier qu'on a retrouvées en grand nombre à Carthage même. Elle est à rapprocher des textes conciliaires ou patristiques condamnant l'usage des phylactères, l'observance du sabbat, la consommation des azymes. Comme eux, elle traduit la réaction de défense de l'Eglise ancienne contre l'action persistante du v60'oç Lou3ocù!6ç, et singulièrement contre l'utilisation d'un emblème auquel, en plus de sa signification symbolique, la superstition populaire attribuait la vertu magique d'une amulette (2).
(1) « Nuovi ipogei di sette cristiane e giudaiche ai Cappucini in Siracusa >J, Rômische Quartalschrift, 1900, pp. 195-196 ; cf. FREY, CIl., p. 468, n. 652. (2) Sur les tendances judaïsantes dans l'Eglise ancienne, cf. mon Verus Israël. Etude sur les relations entre Chrétiens et Juifs dans l'Empire romain, Paris. 1948, chap. XI et XII; sur la vertu prophylactique et apotropaïque prêtée au chandelier à sept branches, E. PETERSON, EI:E ElEO:E. Epigraphische, formgeschichtliche und religionsgeschichtliche Untersuchungen, Gottingen, 1936, pp. 279-281.
REMARQUES SUR LES SYNAGOGUES A IMAGES DE DOURA ET DE PALESTINE
Les synagogues à images de Doura et de Palestine ont suscité déjà une littérature extrêmement abondante (1). Des conclusions qu'on peut croire définitives ont été atteintes sur plusieurs points. C'est ainsi, par exemple, que l'on s'accorde assez communément aujourd'hui à reconnaître dans cette imagerie une manifestation non pas de groupements sectaires, mais du judaïsme orthodoxe : les textes rabbiniques qui ont été versés au débat, et qui autorisent explicitement la décoration peinte et les mosaïques, en fournissent la preuve (2). En revanche, l'on a jusqu'à présent négligé, me semble-t-il, deux éléments, étroitement associés du reste, susceptibles l'un et l'autre de jeter quelque lumière sur les problèmes que pose cet art religieux juif: ses rapports avec le christianisme, et sa relation avec la liturgie synagogale.
••• Ce n'est peut-être pas pure coïncidence si le judaïsme antique, que tous les témoignages invitent à considérer comme hostile à l'art figuré jusque vers le ne siècle, modifie ses positions au moment même où le christianisme commence à se répandre et à lui faire, en face du monde païen, une concurrence de plus en plus redoutable. On admet volontiers que l'art religieux juif éclaire les origines de l'art chrétien, et en représente à tout le moins l'une des sources : ce qui implique que le répertoire iconographique de la peinture chrétienne antique et ses procédés techniques sont, en partie au moins, empruntés à la décoration synagogale ou à d'autres formes d'art juif, miniatures par exemple, d'où serait dérivée cette décoration. (1) Cf. en particulier: E. L. SUKENIK, Ancient Synagogues in Palestine and Greece. London, 1934, et The Present State of Ancient Synagogue Studies, Jérusalem, 1949. (2) Textes cités dans M. SIMON, Verus Israël. Etude sur les Relations entre Chrétiens et Juifs dans l'Empire Romain,'Paris, 1948, pp. 43·44.
LES SYNAGOGUES A IMAGES
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L'hypothèse, - car ce n'est rien de plus pour l'instant - n'est pas en soi invraisemblable. Remarquons bien cependant que, dans l'état présent de notre documentation, l'art juif dans ce qu'il a de spécifique, commence après l'art chrétien. Sa création la plus ancienne, qui est aussi la plus remarquable, à savoir les fresques de Doura, est de quelques années postérieure aux peintures du baptistère chrétien de la même ville. J'entends bien que l'écart n'est pas considérable, qu'il faut tenir compte du hasard des fouilles et qu'une découverte nouvelle peut à tout instant renverser l'ordre des facteurs en nous apportant par exemple une synagogue du ne siècle. Il reste que pour l'instant Doura représente pour nous un commencement absolu. Il est certes invraisemblable qu'un ensemble aussi complet, et à bien des égards, aussi réussi, ait surgi tout fait dans une modeste bourgade-frontière, qui n'était pas à coup sûr un centre de création artistique. En art, pas plus qu'ailleurs, il n'y a de création ex nihilo. Nous pouvons, nous devons même, pour expliquer Doura, postuler une tradition déjà existante. Mais il y a toutes raisons de penser qu'elle n'était pas encore très ancienne. Les quelques spécimens d'art juif antérieurs à Doura ne sont juifs en quelque sorte que par destination, et ne constituent pas à proprement parler un art juif spécifique. A Rome, les fresques des catacombes juives et les quelques pièces de sculpture trouvées aux mêmes lieux n'offrent, mis à part les images d'accessoires rituels, chandeliers en particulier, qui n'exigeaient pas un effort très considérable de création, que des motifs païens plus ou moins adaptés (1). Il en va de même pour les synagogues galiléennes, en particulier celle de Capharnaum, dont la décoration sculptée est essentiellement la transposition de thèmes profanes (2). A Doura même, le sanctuaire qui a précédé la synagogue aux fresques, datée, on le sait, de 244, paraît n'avoir comporté qu'une décoration géométrique. Tous ces indices incitent à penser que la tradition picturale qui s'épanouit à Doura ne remontait pas très haut dans le passé. Les témoignages littéraires confirment cette impression. La première mention d'un art juif dans le Talmud se rapporte à R. Johanan, contemporain de Doura. Sans doute, l'autorité rabbinique n'a fait que ratifier, bon gré mal gré, un usage déjà établi. Et la Diaspora en particulier n'a pas attendu, pour peindre des images, que les rabbins de Palestine se fussent prononcés. Mais Josèphe, qui cependant représente un judaïsme assez accommodant, ne connaît point encore d'exception à l'interdiction biblique :« Notre législateur a interdit de fabriquer l'image (1) H. W. BEYER et H. LIETZMANN, Die jüdische Katakombe der Villa Torlonia in Rom, Berlin, 1930. (2) H. KOHL et C. WATZINGER, Antike Synagogen in Galilaa, Leipzig, 1916, et C. WATZINGER, Denkmaler Palastinas, t. II, Leipzig, 1935, pp. 107-115.
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de tout être animé, et à plus forte raison de la divinité» (1) : c'est donc au plus tôt au u e siècle que se situe le tournant (2). Pour faire dériver l'art chrétien de l'art juif, il faudrait que celui-ci fût incontestablement et largement antérieur à l'autre. Or, il n'en est rien. Les deux arts paraissent être nés à peu près simultanément, et s'être développés de façon parallèle. Sans aller jusqu'à renverser l'ordre des termes et dire que l'art chrétien est aux origines de l'art juif, on peut se demander si le développement du premier n'a pas contribué à fixer le second. On sait aujourd'hni que le judaïsme rabbinique a été beaucoup plus perméable, dans tous les domaines, aux influences du dehors, qu'on ne l'admettait communément. Ceci est vrai en particulier de l'usage du grec, largement répandu en Palestine, et même comme langue d'enseignement dans les écoles rabbiniques, jusqu'à une date assez avancée dans l'ère chrétienne (3). Mais lorsqu'ils parlaient grec, les rabbins ne faisaient que continuer une tradition qui a fini tout de même par s'éteindre. L'apparition d'un art figuré représente au contraire une innovation, que n'explique pas la persistance des influences hellé· niques. Pourquoi est-ce en pleine époque talmudique, alors que sur le plan de la doctrine et de l'observance le judaïsme tend à se raidir, que cet art se développe, et non pas à la belle époque du judaïsme hellénistique, au temps de Philon? Si, comme on le sait aujourd'hui, christianisme antique et judaïsme, bien loin de s'ignorer, se sont affrontés en une lutte serrée, et si les écrits rabbiniques sont pleins de polémique antichrétienne, on peut raisonnablement supposer que l'art synagogal de son côté apporte quelque reflet de ces controverses. Instrument de catéchèse, l'imagerie religieuse a pu servir aussi, chez les Juifs comme chez les chrétiens, de moyen de propagande. A Doura, où les multiples groupements religieux qui y coexistaient paraissent s'être fait une concurrence active, le paganisme est nettement visé dans l'épisode du sanctuaire de Dagon dévasté par l'arche et dans celui des prêtres de Baal. Le christianisme pourrait l'être de façon implicite par l'ensemble de cette imagerie, qui illustre, avec la souveraineté de Dieu sur son peuple, la pérennité de la vocation d'Israël. Je ne pré· tends pas, bien entendu, que la préoccupation de riposte au christianisme fournisse la clef de toute cette ample décoration, dont aucune exégèse
(1) Contre Apion, 2,75; cf. Ant. Jud. 17, 6, 2; 15, 8, 1; lB, 3, 1; Bell. Jud. 1, 33,2. (2) Le Quatrième Livre des Macchabées, qui semble dater du début du ne siècle, parle, en termes très prudents, de décorer le sanctuaire des frères martyrs d'une fresque représentant leur passion (17, 7) : ce pourrait être là le point de départ d'une orientation nouvelle du judaïsme en matière d'art religieux; cf. A. DUPONT-SOMMER, Quatrième Livre des Macchabées, Paris, 1939, p. 149. (3) S. LIEBERMANN, Greek in Jewish Palestine. Studies in the Life and M anners of Jewish Palestine in the JI·IV Centuries, New York, 1942.
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d'ensemble pleinement satisfaisante n'a encore été donnée (1). Je penH seulement qu'elle peut aider à en éclairer la genèse et le sens, et qu'eUe peut expliquer aussi le choix et le groupement de certains thèm•• Je ne retiendrai de Doura, à l'appui de cette hypothèse, que l'exemple du sacrifice d'Isaac, représenté ici en position centrale, au-dessus de la niche de la Thora, et sur lequel je reviendrai plus loin (fig. 5). Dans les synagogues palestiniennes c'est de mosaïques qu'il s'agit, et non plus de fresques. Leur décoration ne comptait, autant que nous puissions en juger, qu'une seule scène biblique par sanctuaire ou, lorsque la synagogue comportait des annexes, par pièce. Deux d'entre elles sont particulièrement intéressantes celle de Djérash-Gerasa et celle de Beth Alpha. La mosaïque de Djérash (Ive siècle) est ornée de motifs d'animaux qu'on pourrait croire purement décoratifs s'ils n'étaient accompagnés d'une colombe tenant dans son bec un rameau d'olivier, et de deux figures humaines où les inscriptions nous invitent à reconnaître Sem et Japhet. Il s'agit par conséquent de la sortie de l'arche (2). Pourquoi est-elle représentée? On ne se trompera pas, je pense, en l'expliquant par des préoccupations universalistes et prosélytiques. L'arche, qui sauve du désastre des spécimens de toute la création animée, symbolise l'alliance conclue par Dieu avec tout l'univers. Noé, père des races humaines, l'est aussi, avant Abraham, du monothéisme prêché à tous les hommes. Plus précisément encore, il est le patron des païens en mal de vérité, des « craignant Dieu» ou demi-prosélytes, qui se groupent autour des synagogues et judaïsent, sans toutefois aller jusqu'à la conversion totale. Ils ont pour charte les sept commandements dits noachiques, dont l'observance les situe à mi-chemin entre les goyim impurs et le peuple saint (3). La mosaïque retrouvée à Djérash décorait non pas la synagogue elle-même, mais le vestibule. Ce détail en confirme l'interprétation : elle symbolise les gens du dehors, qui s'approchent du seuil et entreront peut-être un jour dans l'alliance, figurée ici, comme dans bien des cas, par le chandelier flanqué de l'ethrog et du loulab. Il est également significatif que Sem et Japhet y soient représentés côte à côte. Le troisième frère, Cham, peut avoir disparu du fait d'une mutilation. (1) Parmi les tentatives les plus récentes, cf. E. L. SUKENIK, La synagogue de Doura· Europos et ses fresques (en hébreu), Jérusalem, 1947; I. SONNE, « The Paintings of the Dura Synagogue», dans HebrelV Union College Annual XX, 194.7, pp. 255-362; R. WISCHNITZER, The Messianic Theme in the Paintings of the Dura Synagogue, Chicago, 1948. (2) Doura : Comte DU MESNIL DU BUISSON, Les peintures de la synagogue de DouraEuropos, Rome, 1939, pl. XIII, 2. Djérash : E. L. SUKENIK, Ancient Synagogues in Palestine and Greece, London, 1934, pl. IX. Cf. H. BARROIS, « Découverte d'une syna· gogue à Djérash », Revue Biblique, 39, 1930, p. 256 ss. (3) Cf. J. BONSIRVEN, Le Judaïsme Palestinien au temps de Jésus·Christ, t. l, Paris, 1935, pp. 27 et 251.
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Il est plus probable que, maudit dans le texte sacré, il n'a pas été représenté. Quant à Japhet, il signifie, dans le symbolisme rabbinique, les Gentils de bonne volonté, et plus spécialement les Grecs et leur culture : l'espace lui est promis et sa beauté, - qui est celle de la langue grecque - habitera les tentes de Sem : entendons que les Grecs accéderont à la foi juive, sans pour autant renoncer à leur langue (1). Les inscriptions de la synagogue de Djérash, grecques dans le vestibule, araméennes à l'intérieur, apportent une saisissante illustration à cette idéologie universaliste, qui atteste la persistance tenace du prosélytisme juif en face de la concurrence chrétienne. Il est permis de supposer que les mosaïques de l'intérieur de la synagogue offraient une décoration plus spécifiquement israélite, adaptée au lieu et à la catégorie de personnes qui le fréquentaient. Tel est bien le cas à Beth Alpha, qui date du VIe siècle. On y trouve, traitée en un style extrêmement maladroit, une décoration sur trois registres : le premier figure les objets cultuels, armoire à Thora, Chandelier, ethrog, loulab, schofar; sur celui du milieu est représenté le char d'Hélios entouré des signes du Zodiaque; le troisième est occupé par le sacrifice d'Isaac (2). La figuration d'Hélios et du Zodiaque n'est pas exceptionnelle dans l'art juif. On la retrouve dans les synagogues d'Ain-Douq et d'Esfia. Elle illustre non pas des tendances syncrétisantes, car il est clair que le caractère de divinité païenne d'Hélios est ici perdu de vue, mais les préoccupations astrologiques dont nous savons par d'autres témoignages qu'elles étaient très fortes dans le judaïsme des premiers siècles de notre ère (3). Peut-être répond-elle à un autre dessein encore, sur lequel je reviendrai. On doit noter qu'à Doura aussi les accessoires traditionnels du culte et le sacrifice d'Isaac se trouvent associés, et ceci au cœur même de l'ensemble décoratif, mais« en dehors des cycles auxquels appartiennent toutes les autres peintures» (4), ce qui en souligne clairement l'importance : ils sont en effet représentés non pas sur l'un des murs, mais sur le ciborium qui précède la niche de la Thora. Les deux éléments du diptyque s'éclairent l'un l'autre. Leur juxtaposition doit souligner sans doute l'unité fondamentale du culte et du rituel juif : depuis le rite liminaire que constitue le sacrifice d'Isaac jusqu'aux liturgies (1) B. Meg. 9 b; Midr. Deut. r., 1, 1 ; cf. M. SIMON, Verus Israël, pp. 38 et 349. Le verset biblique (Gen. 9, 27) qui promet à Japhet une place dans les tentes de Sem est appliqué par les rabbins à la traduction de la Bible par Aquila. (2) E. L. SUKENIK, The Ancient Synagogue of Beth Alpha, Jérusalem-London, 1932, pl. VIII, IX, XIX. (3) Philon, De spec. leg. 1, 5 ; De vita Mos .. 2, 9 et 12; De opif. mundi, 38; Josèphe, Bell. Jud. 5, 5, 5; Epiphane, Adv. Haer. 16, 2. (4) A. GRABAR, « Le thème religieux des fresques de la synagogue dc Doura )), in Revue de l' Histoire des Religions, CXXIII, 1941, p. 145.
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du Temple et de la synagogue il y a, à travers le déroulement des siècles, marqué peut-être par le Zodiaque, une continuité organique (1). Si on la souligne ainsi, à Doura comme à Beth Alpha, la coïncidence n'est sans doute pas fortuite. Il y a là, semble-t-i1, un schéma fixe de l'iconographie juive. Et peut-être les préoccupations de polémique anti-chrétienne n'y sont-elles pas étrangères.
••• En effet la figure d'Abraham, celle d'Isaac, et plus spécialement l'épisode du sacrifice, ont été de très bonne heure utilisés par l'apologétique chrétienne et l'exégèse typologique de l'ancienne Eglise. Abraham, « père d'une multitude de nations» (Gen. 17, 5), est celui de l'humanité bien plutôt que celui d'Israël. Ce sont les Gentils, les chrétiens de l'avenir, qui sont bénis en lui. Sa postérité véritable, issue d'Isaac, c'est l'Eglise, et c'est le Christ: dans les promesses qui lui sont faites« il n'est pas dit: à ses descendants, comme s'il s'agissait de plusieurs; mais il est dit : à ta descendance, comme ne parlant que d'un seul, à savoir le Christ» (2). le sacrifice d'Isaac offre la parfaite préfiguration de celui du Christ. Il apparaît en effet « comme réunissant plusieurs circonstances figuratives de la Passion. Le Père consent au sacrifice et le Fils n'y oppose pas de résistance. Le Fils porte lui-même le bois qui doit servir à son immolation; enfin, le sacrifice d'Isaac et celui de Jésus s'accomplissent chacun sur une colline» (3). Le thème est abondamment développé par les Pères, qui s'ingénient à trouver dans chaque détail du récit biblique une image anticipée de la Passion: « El Isaac Christus erat, et aries Christus erat», écrit saint Augustin (4). Et saint Jean Chrysostome, après une analyse très poussée de l'épisode : 't"~ü't'~ SÈ 7t&\I't'~ -rU7tOç Èyé\lE:'t'o 't'où ~:J't'~upoù (5). Cette exégèse tend à démontrer que seul le Nouveau Testament donne la clef de l'Ancien, mais aussi que la Nouvelle Alliance abroge l'Ancienne, car les héros et les épisodes de l'histoire israélite ne sont que l'ombre des choses à venir. Commentant le verset du Quatrième (1) « On doit noter que la cabane, figurée à Doura, dans la scène du sacrifice, au sommet de la montagne, représente le Temple: car la tradition juive (cf. déjà II Chrono 3,1) identifie le Mont Moria et la colline du Temple.« Abraham et Isaac, selon le mot du Targum, précèdent ainsi, dans cette attitude de prière, les générations futures d'Israël réunies derrière eux et devant la Thora de la Synagogue», ce qui explique le rapprochement, sur le même panneau, des sacra du Temple et de ce sacrifice d'Isaac qui comprend une image du premier sanctuaire de Jahvé»: GRABAB, op. cit., p. 146. (2) Gal. 3, 17. (4) Dictionnaire d'Archéologie chrétienne, art. Abraham, II, 111. Sur cette question, cf. J. DANIÉLOU, « La typologie d'Isaac dans le christianisme primitif ». Biblica, 1947, pp. 363-393, et plus récemment la monographie de D. LERcH, Isaaks Opferung, christlich gedeutet, Tübingen, 1950. (5 Sermon 19, P.L. 38, 133. (6) In Gen. hom., 47, 3, P.G. 54, 432. 1:1
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Evangile (8, 56) : « Abraham votre père a tressailli de joie de ce qu'il devait voir mon jour: il l'a vu et s'est réjoui», Saint Jean Chrysostome explique qu'il l'a vu en la personne d'Isaac, figure du Christ, aLà 't'oü 't'U7tOU, aLà 't'~ç crx,Liiç (1). Dans la même ligne, l'épître aux Hébreux dit d'Abraham: « Ainsi, celui qui avait reçu les promesses, et à qui il avait été dit: C'est d'Isaac que naîtra ta postérité, offrit ce fils unique, estimant que Dieu est assez puissant pour ressusciter même les morts. Aussi le recouvra-t-il comme en figure, ll6ev a.tHOV x,od. èv 7ta.pa.[3oÀyj hOfL[cra.'t'o» (2). Il n'est pas étonnant dans ces conditions que l'épisode du sacrifice d'Isaac soit devenu un des thèmes favoris de l'antique iconographie chrétienne, avec sa double signification de symbole de salut et de préfiguration du Calvaire. Et c'est, me semble-t-il, sur cet arrière-plan que s'explique le mieux la forme juive du thème, attestée par les fresques de Doura et la mosaïque de Beth Alpha. Eclairées par la littérature rabbinique, elles apportent comme une protestation contre l'exégèse chrétienne. En effet, en regard des interprétations des Pères, qui ramènent l'alliance avec Abraham - et à laquelle Isaac est associé (3) - à une simple préfiguration, toute transitoire, de l'Alliance nouvelle, les rabbins en affirment la pérennité. Abraham, nous dit un Midrasch, dont l'alliance abrogea celle que Dieu avait conclue avec Noé, craignant qu'elle pût être à son tour annulée un jour au bénéfice d'un homme plus riche que lui en observances et en bonnes œuvres, s'en ouvrit à l'Eternel. « N'aie crainte, répondit Jahvé; je n'ai pas suscité dans la descendance de Noé de pieux intercesseurs; j'en susciterai dans la tienne. Même quand tes fils tomberont dans le péché, j'élirai parmi eux un homme capable de mettre un frein à la justice punitive en lui disant : « assez ». Il rachètera leurs fautes, il me sera garant pour eux» (4). En même temps que l'éternité de l'Alliance le texte affirme la valeur de rachat, pour l'ensemble d'Israël, des bonnes œuvres accomplies par les meilleurs des fils d'Abraham. Il est clair qu'il attaque, sans la nommer, la conception chrétienne du sacrifice rédempteur du Christ, fondement de l'Alliance nouvelle. Ce n'est pas tout. La liturgie synagogale et l'enseignement rabbinique attribuent au sacrifice, librement consenti, d'Isaac, une valeur rédemptrice, très analogue à celle que la théologie chrétienne reconnaît à la mort du Christ. Déjà Israël Lévi, soulignant ce parallélisme, illustré (1) Ibid. (2) Hébr. 11, 19. La typologie du sacrifice d'Isaac, clairement esqUlssee déjà chez Paul et dans l'épître aux Hébreux, prend tout son développement dans l'épître du Barnabé, chez Tertullien et Clément d'Alexandrie: DANIÉLOU, op. cit., pp. 370-389. (3) Gen. 17, 7 et 17, 19. (4) Midr. Canto r. sur 1, 14.
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par de nombreux textes, refusait d'y voir l'effet du hasard. Et du même coup il posait la question: cc Lequel, du christianisme ou du judaïsme, a réagi sur l'autre?» (1). A l'inverse de l'opinion professée jusqu'alors par d'autres critiques, qui considéraient la Synagogue comme tributaire en l'occurrence de l'Eglise, il déclarait : c( Issue de sa devancière, la nouvelle religion, sous ce rapport aussi, se rattache à l'ancienne. Il y a eu simple transposition, greffe sur la mort de Jésus de la conception qu'avait fait naître le sacrifice d'Isaac» (2). C'est à en fournir la preuve que s'applique son étude, dont les conclusions ont été reprises par un travail récent de M. Schoeps (3). L'un et l'autre pensent déceler l'influence de cette sotériologie rabbinique sur saint Paul. Le problème est un problème de chronologie : à quand remonte l'interprétation juive du sacrifice d'Isaac en acte rédempteur? Les textes invoqués sont des textes talmudiques, midraschiques ou liturgiques, tous postérieurs, et parfois assez largement, au début de l'ère chrétienne. Je ne puis pas entrer ici dans le détail de la démonstration tentée par Israël Lévi pour résoudre la difficulté. Ses arguments n'apparaissent pas décisifs. Ils n'ont convaincu ni le R.P. Daniélou, pour qui « les textes pauliniens invoqués, si les allusions au récit de la Genèse y semblent certaines, ne supposent pas par ailleurs une influence de la théologie judaïque» (4), ni même semble-t-il, M. Schoeps, qui tout en suivant de très près son devancier, est sensiblement plus prudent que lui : il se contente de tenir pour vraisemblable ce que Lévi considérait comme certain, et postule plus qu'il ne démontre l'antériorité de la tradition rabbinique. En fait, l'épisode du sacrifice d'Isaac tient déjà une place importante dans la pensée juive avant l'entrée en scène du christianisme. Mais il est alors conçu comme un modèle d'obéissance et de foi, non pas comme un acte rédempteur. Sans doute est-il déjà dans le livre des Jubilés (5) mis en rapport avec la Pâque: celle-ci commémore le sacrifice d'Isaac, qui aurait eu lieu, selon ce texte, le 14 Nisan. Mais pas plus que le sacrifice de l'agneau pascal, celui d'Isaac n'est encore interprété comme ayant valeur de rachat. Il est donc certain que l'importance assignée par la pensée juive à la figure et au sacrifice d'Isaac a orienté la spéculation typologique chrétienne. TI est possible même que çà et là une interprétation sotériologique du sacrifice se soit fait jour avant l'apparition du christianisme. Rien cependant ne permet, dans l'état présent de notre documentation, de l'affirmer. Et il suffit, pour expliquer les (1) ISR. LÉVI, « Le sacrifice d'Isaac et la Mort de Jésus ", Revue des études juives,
LXIV, 1912, p. 161. (2) Ibid. (3) H. J. SCHOEPS, « Paulus und die Aqedath Jischaq ", in Aus Frühchristlicher Zeit, Tübingen, 1950, pp. 229-238. (4) Op. cit., p. 367. (5) Chap. 17·18, cf. ISR. LÉVI, op. cit., p. 166.
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développements de la pensée chrétienne sur ce point, du texte même de la Genèse. L'interprétation sotériologique de l'akeda présuppose assez vraisemblablement le christianisme. Même en admettant un point de départ pré-chrétien, il reste évident que le développement de cette spéculation a reçu de la christologie une impulsion nouvelle, et lui répond. Son plein épanouissement ne se conçoit pas sans elle. Il suffit pour s'en convaincre de noter tout ce que les textes rabbiniques, dont aucun n'est antérieur au Ille siècle, ajoutent aux données de la Genèse, enrichissant la figure et le sacrifice d'Isaac de traits visiblement empruntés au christianisme. De même en effet que l'exégèse chrétienne cherche dans le sacrifice d'Isaac une image de celui du Christ, de même, par une démarche inverse, Talmud et Midrasch, transposant sur le patriarche certains des caractères que la théologie ecclésiastique reconnaît au Christ, en sont venus à faire de l'un l'exacte réplique de l'autre. Si bien que la présence du sacrifice d'Isaac dans l'iconographie juive, et en particulier sa position centrale dans la décoration de Doura, traduit peut-être une préoccupation de riposte à la religion rivale. La naissance d'Isaac, déclarent les rabbins, provoque une joie universelle, car sans lui le monde n'aurait pu subsister (1). Tous les aveugles, paralytiques, muets et possédés furent guéris en cet instant (2) Plus tard Isaac va spontanément au-devant du sacrifice (3). Il en accueille la perspective avec joie, et repousse Satan, qui veut l'inciter à la révolte (4). Une autre tradition toutefois lui impute un moment de faiblesse: il implore la pitié de son père et fond en larmes à l'annonce du sacrifice (5). Il est difficile de ne pas songer, à propos de tous ces détails, à l'Evangile et aux divers épisodes de la vie et de la passion du Christ. Et lorsque le Midrasch, commentant Gen. 22, 6 {( et Abraham prit le bois de l'holocauste et le mit sur Isaac}), précise : {( comme quelqu'un qui porte sa croix sur son épaule », aucun doute n'est possible sur la réalité d'une influence chrétienne. Il est plus curieux encore de constater que d'après certaines agadot, Isaac fut enlevé au Paradis au moment du sacrifice et y resta trois ans (6), et que certaines autres le font effectivement mourir, consumé sur le bûcher. Ses cendres sont répandues sur le Mont Moria, mais une rosée céleste les ranime et Isaac revient à la vie : premier des martyrs il est aussi le premier des ressuscités (7). (1) Tanch. Toledot, 2. (2) Pessik. rabb. XLII, 177a. (3) Gen. ,. 55, 4; cf. b. Sanh. B9 b. (4) Midr. Ag. Gen. 52. (5) Mid,. haggadol, 34. (6) Mid,. hag~adol, 327. (7) Cf. Encyclopaedia Judaica, art. Isaak, VIII, 479·4BO, qui donne de nombreuses références.
LES SYNAGOGUES A IMAGES
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L'expression« la cendre d'Isaac» reparaît d'ailleurs à diverses reprises dans la littérature talmudique et semble bien indiquer que l'idée d'un sacrifice effectif d'Isaac, aussi réel et total que celui du Christ, était assez communément reçue à l'époque. Israël Lévi met cette croyance au compte d'une « hallucination mystique» (1). Mieux vaut peut-être y voir une réplique à la théologie chrétienne. On prêtait à la cendre d'Isaac une valeur de rachat pour les péchés d'Israël. Lorsque Dieu ayant, à la suite d'une faute de David, envoyé un ange pour détruire Jérusalem, « vit et se repentit, et dit à l'ange qui détruisait: « Assez, retiens maintenant ta main» (2), les rabbins se demandent ce qu'il vit, pour avoir ainsi changé son propos. « Rab dit : « Il vit notre père Jacob.» R. Johanan : «Il vit le sanctuaire. » Et R. Samuel: « Il vit la cendre d'Isaac, dont il est dit (Gen. 22, 8) : Dieu verra à trouver l'agneau» (3). Le rapprochement s'impose avec le passage du Midrasch cité plus haut: l'homme pieux issu d'Abraham, qui par ses mérites met un frein à la justice punitive, c'est Isaac lui-même. Et si certains rabbins prêtent au Temple la vertu rédemptrice que d'autres assignent aux cendres d'Isaac, on n'en comprend que mieux le rapprochement opéré par l'iconographie entre la scène du sacrifice et les objets du Temple: il se situe dans une perspective de salut.
••• C'est aussi ce que souligne l'usage liturgique de la Synagogue. Le sacrifice d'Isaac occupe une position centrale dans la liturgie du Nouvel An. Contrairement à l'indication de la Mischna, qui prescrit la lecture de Lévitique 23, l'habitude s'est établie partout de lire à cette occasion Gen. 21 et 22, c'est-à-dire l'histoire de la naissance d'Isaac et de son sacrifice (4). Ce dernier confère à la fête sa signification essentielle: « Pourquoi sonne-t-on à Rosch Haschana avec un schofar de bélier? Pour que Dieu se souvienne du sacrifice d'Isaac et nous agrée comme si nous étions sacrifiés nous-mêmes» (5). On aimerait savoir à quel moment s'est opérée l'introduction de l'épisode dans les lectures liturgiques du Nouvel An. Elle remonterait, selon certains, à l'époque de la lutte contre l'hellénisme, et serait conçue comme un encouragement à subir le martyre pour la Loi (6). Mais cette hypothèse se heurte au texte de la Mischna qui ne prévoit encore pour le Nouvel An que la lecture du passage du Lévitique relatif (1) (2) (3) (4) (5) (6)
Op. cit., p. 167. 1 Chron., 21, 15. B. Ber., 62 b. B. Megilla, 31a. B. Rosch Hasch., 16 a. J. BONSIRVEN, op. cit., II, p. 126, n. 1.
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à l'institution de la fête. Une interprétation plus plausible attribue la modification à Rab, qui vécut au début du Ille siècle (1). Et dans ce cas, la préoccupation de polémique antichrétienne pourrait bien ne pas y être étrangère. Le cas ne serait pas isolé. On sait que la récitation du Décalogue figurait dans la liturgie synagogale quotidienne et qu'elle en fut supprimée en réaction contre le christianisme « pour éviter qu'ils ne disent : ces commandements-là ont seuls été donnés à Moïse sur le Sinaï» (2). L'introduction de l'épisode d'Isaac dans la liturgie du Nouvel An pourrait répondre à une préoccupation analogue. Et sa figuration à côté des objets rituels du Temple bâti, selon la tradition, sur la montagne même du sacrifice, pourrait indiquer que c'est dans la ligne du judaïsme historique, et non point dans celle de la typologie chrétienne qu'il faut chercher la filiation authentique d'Abraham. Enfin, la présence de l'épisode du sacrifice dans la liturgie du Nouvel An rend compte aussi du fait que le Zodiaque et les figures des saisons voisinent dans la décoration de Beth Alpha avec l'image du sacrifice d'Isaac. Le Nouvel An, dans la perspective juive, est aussi l'anniversaire du premier jour de la création. Ainsi se trouve soulignée la pérennité du judaïsme, à travers le déroulement des saisons et des mois. Peutêtre une étude de la décoration, infiniment plus développée et plus riche, de la synagogue de Doura, en fonction du cycle liturgique de l'année juive, apporterait-elle aussi quelque élément nouveau d'explication et permettrait-elle de mieux élucider ce qui ne l'a été que partiellement jusqu'à présent (3).
(1) ZUNZ, Synagogale Poesie des Mittelalters, 1855, p. 81. C'est à Rab aussi que l'on attribue généralement, en accord avec la tradition rabbinique, la mise en forme des prières du Moussaf de Rosch Haschana, telles qu'elles sont encore récitées aujourd'hni, et qui mettent en relief l'Akéda et sa vertu rédemptrice. ISR. LÉVI, dans l'étude citée plus haut, s'efforce de montrer que le rituel s'est fixé sensiblement plus tôt, au moins dès le 1er siècle de notre ère, et en tire argument en faveur de sa thèse d'une influence synagogale sur l'interprétation du sacrifice du Christ en acte rédempteur. Son argumentation se heurte à de sérieuses difficultés. en particulier le silence absolu de la Mischna et sur le rapport '>chofar lb élier, et sur la lecture de l'Akéda le second jour de la fête. (2) J. Ber., 3 a, cf. M. SIMON, Verus Israël, p. 226, n. 6. (3) R. MEYER, ({ Betrachtungen zu drei Fresken der Synagoge von Dura-Europos », Theologische Literatur-Zeitung, janvier 1949, pp. 29 ss. étudie, entre autres figurations, celle du sacrifice d'Isaac. Il y voit une illustration de la bonté de Dieu, dont la Providence fait servir au salut des hommes même les épreuves qu'il leur envoie. Il explique ainsi la position centrale réservée à cet épisode dans la décoration de Doura. Représenté à Beth Alpha à côté du Zodiaque, il signifierait que ({ le temps et le destin sont, en dernière analyse, soumis à Dieu comme au maitre de l'histoire». Toute son argumentation repose sur le fait que le bélier est figuré, dans les deux cas, attaché, et non pas, comme l'indique le texte biblique, pris dans le buisson par les cornes, ce qni traduirait la croyance que le bélier avait été créé avant le commencement des temps en vue de ce sacrifice. C'est attribuer beaucoup d'importance à un détail de figuration et lui faire dire beaucoup plus peut-être qu'il ne signifie en réalité. L'interprétation est plus subtile et ingénieuse que convaincante.
NOTES ADDITIONNELLES
I. - La place du Temple dans la piété et dans la théologie du judaïsme et du christianisme naissant a fait l'ohjet de nomhreuses études au cours des années récentes. La question est traitée dans son ensemble, d'un point de vue à la fois historique et théologique, par Y.M.J. Congar, Le Mystère du Temple, (Lectio Divina, 22), Paris, 1958, qui donne de nomhreuses références hihliographiques. Il semhle assuré aujourd'hui que des fractions assez importantes d'un judaïsme plus ou moins hétérodoxe par rapport aux normes sadducéennes aussi hien que pharisiennes se tenaient à l'écart du culte officiel et parfois condamnaient explicitement le sanctuaire et ses rites. J'ai essayé de démontrer que l'attitude de saint Etienne (Actes, 7-8) se rattachait à un courant, pré-chrétien de pensée juive : Saint Stephen and the Hellenists in the ~ primitive Church, Londres, 1958. Dans le même sens, A.F.J. Klijn, Stephen's Speech - Acts VII, 2-43, in New Testament Studies, 1957, pp. 25 ss., qui trouve dans les écrits de Qumran des parallèles ou des antécédents à cette attitude et à l'idée, souvent professée dans le christianisme primitif, que la communauté des fidèles est le vrai Temple. O. Cullmann, L'opposition contre le Temple de Jérusalem, motif commun de la théologie johannique et du monde ambiant, in New Testament Studies, 1959, pp. 157 ss., cherche à étahlir une parenté, à cet égard, entre le Quatrième Evangile, le groupe des Hellénistes et les sectaires de Qumran. Il paraît difficile, en revanche, de suivre H.J. Schoeps, Theologie und Geschichte des Judenchristentums, Tühingen, 1949, pp. 222 ss., lQrsqu'il pe,nse pouvoir attrihuer à la première communauté jérusalémite ellemême, groupée autour de Jacques, l'attitude hostile au Temple que professent par la suite les écrits Pseudo-Clémentins. Cette opinion se heurte en particulier au témoignage d'Hégésippe (Eusèhe, Histoirel Ecclésiastique, 2, 23, 4 ss.) selon lequel Jacques passait ses journées en 1 prières dans le Temple, et qui recoupe le témoignage des Actes des Apôtres, 2, 46, relatif au groupe apostolique. Il semhle hien, en fait, qu'une proportion importante de fidèles d'origine juive ait professé vis-à-vis du Temple, même après 70, les mêmes vues que le judaïsme officiel et en ait attendu et espéré la reconstruction par Jésus, lors de sa Seconde Venue. Mali;! une répudiation ou une spiritualisation du Temple et de son culte n'est pas, pour autant, nécessairement, le f/!it ,des seuls chrétiens venus de la Gen.tilité. Les Judéo-Chrétiens eux-mêmes paraissent avoir été divisés sur la question, tout comme l'était le judaïsme considéré d'ensemhle. Les affinités précises entre les écrits de Qumran et ceux du Nouveau Testament laissent à penler
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que l'influence du judaïsme marginal sur la chrétienté primitive a sans doute été considérable. TI reste que la figure de Jésus et son rôle dans l'économie du salut ont conféré à l'opposition Messie-Temple une vigueur qu'elle n'avait pas revêtue jusqu'alors, même dans les milieux juifs les plus détachés des normes officielles. Cette opposition n'est d'ailleurs qu'un aspect d'une opposition plus générale entre le Messie et la Loi, le règne de l'un devant mettre fin au règne de l'autre. Elle a été heureusement mise en lumière par H.J. Schoeps, Paulus. Die / Theologie des Apostels im Lichte der jüdischen Religionsgeschichte, Tübingen, 1959, qui a tort cependant de la considérer comme admise par toute la pensée juive des débuts de l'ère chrétienne, alors qu'elle n'en caractérise que certains courants. II. - L'abondante littérature suscitée par la Lettre de Claude est, dans sa presque totalité antérieure à mon article. Quelques rares travaux ont paru depuis. Bibliographie complète dans V.A. TcherikoverA. Fuks, Corpus Papyrorum Judaicarum, II, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1960, pp. 36·37. Dans une lettre qu'il m'écrivait le 20 juin 1943, en réponse à l'envoi de mon article, Franz Cumont voulait bien trouver «très convaincants» les textes de saint Jean Chrysostome que je citais. Et il ajoutait : ({ La défense de faire venir des coreligionnaires de Syrie ou d'Egypte me paraît ressembler étrangement à l'interdiction d'appeler du dehors en Palestine de nouveaux Sionistes. Là aussi les Juifs cherchent à accroître leurs effectifs et les Arabes menacent, s'ils le font, de les massacrer tous. Les Anglais comme Claude voudraient maintenir le statu quo. » III-IV. - La question du judaïsme berbère ne semble pas avoir, depuis la publication de mon mémoire, retenu l'attention des chercheurs. Aucun des travaux récents sur la situation religieuse dans l'Afrique ancienne n'en fait état. En revanche, les problèmes relatifs à la situation linguistique ont été évoqués et discutés de divers côtés. La mise au point que j'ai proposée, dans mon article Punique ou Berbère? republié dans le présent volume, et qui nuance les positions que j'avais adoptées dans mon Judaïsme Berbère me dispensera d'y revenir à nouveau. Elle répond du même coup à la seule objection qu'avait opposée à mes conclusions antérieures le copieux compte rendu du Judaïsme Berbère paru dans Hesperis, XXXIX, 1-2, 1952, pp. 243-250 sous la plume de M. André Adam: l'auteur, souligne en terminant que mon argumentation «repose en grande partie sur la persistance de la langue punique en Mrique du Nord jusqu'à la conquête musulmane», et renvoie à l'article de Chr. Courtois que je discute dans Punique ou Berbère? (supra, p. 90), et «d'où il appert qu'à l'époque du grand docteur lingua punica désignait très probablement non pas la langue de Carthage, disparue dès le Ille siècle, mais la langue libyque, c'est-à-dire la langue autochtone, ancêtre de l'actuel berbère ». Je continue à penser que rien n'autorise
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à admettre la disparition du punique dès le lIIe siècle, qu'en fait latin, libyque et punique coexistaient, dans certaines régions, au temp. d• •aint Augustin et que lorsque celui-ci parle de punique c'est bien les exemples qu'il cite et les comparaisons qu'il fait avec l'hébreu le prouvent à l'évidence - de l'idiome carthaginois qu'il s'agit. Aucun ~lément nouveau ne m'a amené, depuis 1955, à modifier le point de vue exposé dans Punique ou Berbère? Jérôme Carcopino, qui avait déjà pris parti pour la thèse punique à propos du livre de Chr. Courtois, a intégralement maintenu sa position dans Profils de conquérantl, Paris, 1961, pp. 403 ss. V. - Le travaille plus récent publié sur Melchisédech et les spéculations suscitées par cette figure est, à ma connaissance, celui, strictement théologique d'ailleurs, de R. Panikker, Eine Betrachtung über Melchisedech, in Kairos, I, 1959, pp. 5-17. Il donne une bibliographie, catholique pour l'essentiel, et incomplète. Cf. aussi J. Daniélou, Le, Saints païens de l'Ancien Testament, Paris, 1956, pp. 129-137. VI. - Notations intéressantes sur la relation établie par la pensée juive et chrétienne entre Jérémie et Alexandre dans J. Noiville, Eon, Jérémie et Alexandre, in Annales de l'Institut d'Etudes Orientales (Fac. des Lettres d'Alger) I, 1934-35, pp. 98-144. Cet article, que j'ignorais au moment où j'ai rédigé le mien, arrive sur nombre de points aux mêmes conclusions que moi. Synthèse suggestive mais rapide, dépassant du reste le cadre de mon enquête dans Fr. Pfister, Alexander der Grosse
in den Offenbarungen der Griechen, Juden, Mohamedaner und Christen (Schriften der Sektion für Altertumswissenschaft b.d.Dt. Akad.der Wi,sensch.zu Berlin), Berlin, Akademie Verlag, 1956. Une explication convaincante du curieux terme argolaoi (supra, p. 134) a été fournie par C.C. Torrey, The Lives of the Prophets, Philadelphie, 1946, pp. 49 ss. : il ne s'agit de rien d'autre que d'une transcription de l'hébreu hargol (qui galope, qui bondit), nom d'une des espèces de sauterelles dont la Bible autorisait la consommation (Lév. Il, 22). La Septante traduit précisément le mot par èCf~op.ciX'l~. Appliquée à une sauterelle, l'appellation est fort bizarre. Elle s'éclaire si l'on sait que les Juifs alexandrins nommaient aussi hargola, par analogie, à cause des bonds très rapides qu'il exécute, l'herpestes ichneumon, mangouste des régions méditerranéennes, proche parent du Rikitikitavi de Kipling et grand ennemi des serpents. Cette double acception du mot cip'Y0Àoc~, dans le judaïsme alexandrin, expliquerait le ~Cf~(jP.rI:y;'1'; de la Septante, qui applique à l'un des deux animaux désignés comme hargola une épithète qui ne convenait qu'à l'autre. Il y a donc toutes raisons de penser que dans la version initiale de l'épisode relaté par le Pseudo-Epiphane, c'est d'ichneumons qu'il s'agissait. Mais ultérieurement, le sens du mot ocP'Y0Àoc~ n'étant plus compris, on imagina qu'il 8'agissait de reptiles, et on eut recours à cette étrange idée de l'impor-
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tation par Alexandre de bons serpents venus d'Argos. Cf. sur ce point, Jeremias, Heiligengriiber in Jesu Umwelt, Gottingen, 1958, pp. 108109, n. 6.
J.
VII. - J'ai élargi et approfondi mon étude sur la polémique antijuive de saint Jean Chrysostome dans mon Verus Israel, Paris, 1948, pp. 239-274. On trouvera des indications sur le culte local des frères Macchabées, qui me paraît avoir été l'un des points d'appui du mouvement judaïsant d'Antioche, dans quelques ouvrages publiés postérieurement à mon article, en particulier: W. Eltester, Die Kirchen Antiochias im IV. Jahrhundert, in Zeitschr.für die Neutest. Wissenschaft, 1937, pp. 283-286; F.M. Abel, Les Livres des Macchabées, Paris, 1949, pp. 381-384; E. Bammel, Zum jüdischen Miirtyrerkultus, in Theol. Lit. Zeitung, 1953, pp. 119-126, et plus spécialement J. Jeremias, Heiligengriiber, pp. 18 ss. Ce dernier rappelle fort justement que seule parmi les provinces ecclésiastiques de l'antiquité, l'Eglise syrienne a intégré trois livres des Macchabées dans son canon; il pense qu'elle a suivi en cela la communauté juive locale et que cette particularité s'explique par la vénération dont les tombes de ces martyrs étaient l'objet. Il date le IVe livre des Macchabées des environs de 35 après J .-C., ignorant visiblement l'ouvrage de A. Dupont-Sommer, Le Quatrième Livre des Macchabées, Paris, 1939, qui le situe un siècle plus tard. La chronologie adoptée par Jeremias pour l'histoire de l'édifice qui abritait les restes des frères martyrs, bien qu'il ne semble pas connaître mon article, est sensiblement la même que celle que j'ai proposée. Il ajoute cependant une précision intéressante (p. 22) : un ouvrage juif médiéval écrit en arabe, de R. Nissim ibn Schahin, signale que la Synagogue des frères Macchabées est la première qui fut construite - apparemment dans tout le monde juif - après la destruction du Second Temple: cf. J. Obermann, The Sepulchre of the Maccabean Martyrs, in Journal of Biblical Literature, 1931, pp. 250-265. Jeremias en conclut que cette synagogue, érigée après la ruine du Temple et la fin de l'indépendance, était pour les Juifs un symbole de continuité nationale et religieuse: « Les événements de l'an 70 n'ont, par conséquent, pas entravé le besoin qu'avaient les Juifs de vénérer les tombes saintes, ils l'ont au contraire fortifié n. C'est une conclusion à laquelle j'étais moi aussi parvenu : cf. supra, Les Saints d'Israël, p. 167. VIII. - T.W. Manson a repris et élargi, à partir de mon article, la question des saints de l'Ancien Testament dans Martyrs and Martyrdom, in Bulletin of the John Rylands Library, 39, 1957, pp. 463-484. Le livre de J. Jeremias, Heiligengraber, cité plus haut, se place essentiellement du point de vue de la topographie et de l'archéologie palestiniennes, mais comporte un chapitre final sur le culte des saints, les conceptions qui lui étaient inhérentes et ses manifestations dans la vie religitlUflC du judaïsme au début de notre ère. Quelques indications
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lIur ce point dans B. Kotting, Peregrinatio Religiosa, Wallfahrten und Pilgerwesen in Antike und alter Kirche, Regensberg-Munster, 1950, pp. 67-69. Cf. également l'article de E. Bammel, Zum jüdischen Martyrerkultus, cité plus haut : il voit un lien entre le développement dans le judaïsme d'un culte des saints et le changement intervenu, selon lui, dans les idées juives relatives aux morts et aux tombeaux, aux approches de l'ère chrétienne; le tombeau prend parfois l'allure d'un monument appelant la visite, en même temps que s'atténue, dans une certaine mesure, l'idée que la proximité d'une dépouille mortelle, même ensevelie, est un facteur d'impureté rituelle. L'auteur insiste également sur la relation entre vénération des prophètes et vénération des martyrs, les prophètes étant généralement représentés comme des martyrs : cf. à ce propos, H.J. Schoeps, Aus frühchristlicher Zeit, Tübingen, 1950, pp. 126 ss. Les Vitae Prophetarum ont été rééditées par C.C. Torrey, The Lives of the Prophets, (Journal of Biblical Literature, Monograph Series, 1) Philadelphie, 1946. L'origine juive de l'ouvrage est aujourd'hui unanimement admise, de même que son caractère de guide pour pélerins aux tombes des prophètes: cf. J. Jeremias, op. cit., p. Il. IX. - Les problèmes relatifs à l'art religieux du judaïsme dans l'antiquité ont été réétudiés dans leur ensemble et dans tout le détail par J E.R. Goodenough, dans sa monumentale enquête Jewish Symbols in the Greco-Roman Period, VIII volumes parus, New York, 1953-58. Je n'ai pas à prendre parti ici sur la thèse de l'auteur, qui estime que tous les motifs empruntés à l'art païen ont, en passant dans le judaïsme, gardé une valeur symbolique et sont plus, par conséquent, que de simples éléments décoratifs. Je ne retiens que les points qui ont une relation directe avec les sujets traités dans le présent volume. L'auteur consacre un important chapitre à la menorah et à son symbolisme (vol. IV, pp. 71-98). Il mentionne mon article (p. 76, n. 54) et en accepte les conclusions. Le chandelier, estime-t-il, serait une image de Dieu lui-même, et non pas simplement du judaïsme. Pour ce qui est de son origine dans la symbolique israélite et juive, il considère comme « presque certain» qu'il représentait au départ un arbre, « l'Arbre de Vie» (p. 73). Y aurait-il une lointaine et vague réminiscence de cette identité originelle dans le fait que le chandelier ressemble parfois, sur les grafitti, à un arbre et en particulier à la palme (loulab) souvent représentée à côté de lui? Une très curieuse miniature médiévale chrétienne (Goodenough, op. cit., planches, fig. 10) représente la Vierge couronnée, trônant au sommet d'un chandelier à sept branches, se ramifiant chacune en trois à leur extrémité, qui, ici encore, ressemble fort à un arbre. On pourrait être tenté, à première vue, de penser qu'une telle figuration corrobore l'interprétation proposée par Salomon Reinach pour la lampe de Carthage (supra, p. 182) : La Nouvelle Alliance s'appuyant sur l'Ancienne. Mais il est clair que nous sommes ici dans une perspective
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totalement différente. Sur la lampe de Carthage, le chandelier est renversé et foulé aux pieds par le Christ ; ici il est debout et sert de trône à la Vierge. Mais la Vierge elle-même, Goodenough l'a bien montré (p. 96), n'a fait que se substituer dans cette imagerie à une figure juive: un passage du Zohar cité par l'auteur (p. 93) dit que lorsqu'on allume les sept lampes, Israël reçoit la lumière, cependant que «la Mère d'en haut» est couronnée, et «toutes les lampes reçoivent d'elle leur lumière». La Mère d'en haut pourrait être Sarah, que Philon compare explicitement à la menorah (de Congressu, 7, commenté par Goodenough, p. 85). Mais sans doute convient-il d'y reconnaître plutôt soit la Sagesse ou la Thora hypostasiées, soit la schechinah. La miniature en question ne représente probablement que la forme christianisée d'un motif allégorique autenthiquement juif, né de la mystique du Zohar. Goodenough signale d'ailleurs (vol. II, p. 102) la lampe de Carthage et, tout en indiquant qu'on y reconnaît généralement la victoire du christianisme sur le judaïsme, suggère qu'elle pourrait représenter aussi« Je christianisme avec ses fondations juives, dans l'Ancien Testament et dans l'histoire ». J'ai dit dans mon article pourquoi cette interprétation me paraissait exclue. Le même auteur mentionne en outre une inscription de Kissera en Byzacène, sur laquelle apparaissent, combinées en une image unique, la croix avec alpha et omega et la menorah. Si c'est bien d'une menorah qu'il s'agit, nous sommes en présence d'un nouvel exemple, particulièrement intéressant, à verser au dossier des emblèmes judéo-chrétiens ou judaïsants. Mais cette menorah - à cinq branches rectilignes - pourrait aussi être un arbre très schématisé, et nous serions alors, avec l'image de la croix arbre de vie, sur un terrain purement chrétien, sans influence juive. On pourrait enfin penser à une combinaison de la croix et de la palme triomphale, représentées parfois côte à côte, par exemple sur l'épitaphe d'une centaine Victoria au cimetière de Domitille : (cf. Cabrol-Leclercq, Dictionnaire d'Archéol. chrét. et de Liturgie, art. Croix, col. 3362). Du moins, si l'interprétation judaïsante ne s'impose pas de façon irrésistilile, elle n'est pas à exclure sans plus.
X. - La bililiographie des synagogues à images s'est considérablement accrue depuis dix ans. C'est Doura qui, normalement, retient le plus l'attention. En attendant le volume que Goodenough doit consacrer à ce sujet, l'étude d'ensemble la plus développée est celle de Carl H. Kraeling, The Excavations at Dura-Europos. Final Report VIII. Part I. The Synagogue, New Haven, Yale University Press, 1956. En ce qui concerne les origines d'un art figuré juif, l'auteur incline (p. 395) à les chercher dans des enluminures de manuscrits mettant à la portée des Gentils, dans la Diaspora, à des fins prosélytiques, des épisodes et récits de l'Histoire Sainte, et destinés à rivaliser, par la beauté de leur présentation, avec les œuvres païennes. Les premiers exemplaires
NOTES ADDITIONNELLES
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pourraient remonter, à son avis, jusqu'au Ille siècle avant J.-C. Ce n'est que plusieurs siècles plus tard que cette décoration, devenue habituelle sur les manuscrits, serait passée dans les synagogues. L'initiativ~, ici, aurait été prise, peut-être, par des roitelets orientaux qui, à l'exemple de la famille royale d'Adiabène, convertie vers 30 apr~. J.-C., s'étaient fait juifs ou étaient en coquetterie avec le judaïsmfl et qui, soit pour leur propre usage, soit pour celui de leurs sujets juifs, auraient, principalement en Haute Mésopotamie et en Syrie Orientale, fait construire à leurs frais des synagogues décorées, appelées à rivaliser avec les sanctuaires païens (pp. 391-392). Ce n'est là, l'auteur le reconnaît, qu'une hypothèse. Elle est séduisante. Quoi qu'on en pense du point de vue de la chronologie, elle me paraît mettre l'accent de façon fort judicieuse sur l'élément de propagande religieuse inclus dans cette décoration, aussi bien - si l'on en admet l'existence - celle des manuscrits que celle de Doura et des autres synagogues. Je suis renforcé, après avoir lu Kraeling, dans ma conviction qu'il faut tenir compte, pour comprendre la synagogue de Doura, de ce contexte de concurrence non seulement avec le paganisme, mais aussi et surtout avec le christianisme. Kraeling consacre les dernières pages de son livre (pp. 398-402) à la question des rapports entre l'art juif et les premiers monuments de l'art chrétien. Il distingue dans le premier deux traditions différentes, l'une narrative, l'autre symbolique. La première retrace en images des cycles complets de récits bibliques (Doura). L'autre procède par scènes isolées (Gerasa, Beth Alpha). C'est à la seconde que se rattacherait l'art chrétien catacombal, où des scènes, isolées elles aussi, de l'Ancien Testament sont d'abord représentées, à l'exclusion presque totale d'épisodes néotestamentaires. L'auteur souligne en outr", fort justement, que dans l'ensemble narratif représenté à Doura la décoration qui orne la niche de la Thora et le dessus de la niche fait exception. Le symbolisme y apparaît à l'état pur avec la menorah, l'ethrog et le loulab, et aussi avec le motif central, où l'on reconnaît généralement une figuration du Temple avec l'Arche. Il en va de même pour la décoration, d'ailleurs très retouchée, au-dessus de la niche et où l'on peut reconnaître, avec Kraeling, l'arbre de vie paradisiaque. Quant au sacrifice d'Isaac, l'auteur le souligne, « le sujet est à coup sûr narratif mais sa fonction est clairement symbolique» (p. 362). Il explique la scène par deux traditions rabbiniques (p. 58). L'une identifie le lieu du sacrifice, le pays de Moriah (Gen. 22,2), avec la colline du Temple (2 Chrono 3, 1) : représentés côte à côte, le Temple, les accessoires rituels et le sacrifice d'Isaac signifieraient cette unité et cette continuité du culte juif, dans l'espace et dans le temps, dont j'ai fait moi aussi mention dans mon article, supra, p. 192. La seconde tradition suggère que « la akedcJa et la délivrance d'Isaac, et la promesse faite à Abraham pour récompenser son obéissance sont, en quelque manière, une garantie de pardon
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RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO.CHRtTIENNE
accordée par Dieu à Israël ». Et l'auteur mentionne à ce propos la liturgie du Nouvel An. Pour logique qu'il soit, le groupement réalisé à Doura représente cependant, du point de vue technique, une anomalie. En introduisant à côté des objets cultuels la scène du sacrifice, l'artiste semble avoir délibérément recherché la difficulté; et il l'a résolue fort maladroitement. Le type de composition le plus habituel en la matière consiste en effet à encadrer un élément central d'un autre motif, deux fois représenté de façon identique. M. Grabar, Recherches sur les sources juives de l'art paléochrétien, in Cahiers Archéologiques, XI, Paris, 1960, pp. 59 ss. mentionne la mosaïque de Nirim, où les lions de Juda flanquent la menorah, tandis que celle de N aaran « réunit deux menorah et, entre elles, l'Arche du Saint des Saints ». A Beth Alpha c'est la même arche, mais flanquée cette fois de deux lions. Pourquoi le peintre de Doura a-t-il rompu avec cette tradition, qui parait solidement établie, de composition rigoureusement symétrique, et « remplacé la seconde image de la menorah, celle de droite, par une scène historique que ni le genre descriptif de cette scène, ni le peu de place disponilile n'appelaient à cet endroit» ? (op. cit., p. 60). C'est, répond prudemment M. Grabar, pour des raisons que nous ignorons; mais il a « nettement l'impression d'avoir affaire à une initiative de la dernière heure ». Le problème est ainsi clairement posé, sinon résolu. Une solution nous est offerte par Goodenough, qui a consacré des pages intéressantes au sacrifice d'Isaac (op. cit., vol. IV, pp. 167-194). Ille fait à propos du schofar, parce que « akedah et schofar sont des symboles équivalents » et par conséquent interchangeables (p. 185). Ils le sont parce que la tradition juive n'a cessé de les associer étroitement, en particulier en rapport avec la liturgie du Nouvel An. Et si la akedah est représt'ntée à Doura dans le contexte décrit plus haut, à une place où l'on attendrait plus normalement un objet cultuel, « c'est pour cette simple raison qu'elle aussi avait une grande importance dans le culte juif: elle prend simplement la place du schofar» (p. 189). L'explication est ingénieuse. Mais est-elle suffisante? Je serais assez disposé à suivre Goodenough pour ce qui est de l'équivalence symbolique qu'il propose entre akedah et schofar, mais avec quelques réserves. Si l'on peut bien admettre que « les Juifs avaient la akedah présente à l'esprit lorsqu'ils représentaient le schofar », pourquoi, dans le cas de Doura, ont-ils cru devoir compliquer le problème technique qui se posait au peintre en lui enjoignant de représenter en clair la scène signifiée plutôt que de s'en tenir comme d'habitude au signe lui-même? Au reste, le schofar, lorsqu'il est représenté, l'est en général dans un ensemble, avec l'ethrog et le loulab, et comme eux en petites di.mensions, à côté de la menorah, figurée en plus grand. On imagine mal, un énorme schofar faisant à Doura pendant à la menorah, à l'endroit où est représenté le sacrifice d'Isaac. Ce serait là aussi une anomalie.
NOTES ADDITIONNELLES
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Goodenough évoque à plusieurs reprises le parallélisme entre le sacrifice d'Isaac et celui du Christ et par la même occasion, mais pour l'écarter aussitôt, l'hypothèse d'une influence possible du christianisme sur l'interprétation possible de la akedah (pp. 178-179). Il incline à penser que la tradition juive relative à Isaac est antérieure aux utilisations typologiques que le christianisme a faites de l'épisode (p. 179, n. 98). Il attribue en définitive au judaïsme hellénistique cc cette interprétation qui représente Isaac comme étant effectivement le sacrifice éternel, qui expie par ses mérites pour tous ceux qui soument dans le schofar» (p. 193). Les chrétiens, suggère-t-il, auraient fait disparaître le traité de Philon sur Isaac parce qu'ils y lisaient, touchant Son sacri· fice expiatoire et rédempteur, trop de choses qu'ils voulaient ne dire que du Christ seul. Et il conclut en disant que cc le Isaac de la akedah et le Christ de la théologie sont frères, fils des mêmes parents, hellénisme et judaïsme, bien que l'un puisse ressembler davantage à son père et l'autre davantage à sa mère» (p. 193). C'est là une idée chère à Goodenough : celle de l'imprégnation très profonde du judaïsme, et après lui du christianisme, par l'hellénisme et en particulier par une théologie de type mystérique. Je ne la discuterai pas ici. Peu importent, pour notre propos, les parents. Le fait qui compte, c'est que, effectivement, l'Isaac de la tradition rabbinique et le Christ de la théologie chrétienne se ressemblent comme des frères. H.J. Schoeps, Paulus. Die Theologie des Apostels im Lichte der jüdischen Religionsgeschichte, Tübingen, 1959, pp. 144-152, reprenant sous une forme plus développée les idées qu'il avait exposées dans Aus frühchristlicher Zeit, Tübingen, 1950, pp. 229-238, l'a souligné une fois de plus. Il ne fait pas de doute à ses yeux que les spéculations rabbiniques sur la valeur expiatoire du sacrifice d'Isaac représentent une des sources de la sotériologie paulinienne. J'ai dit déjà, dans mon article, les réserves qu'appelait à mon sens cette thèse. Je ne puis que les maintenir. Dans l'état présent de notre documentation, les textes juifs où apparaît dans toute sa netteté l'interprétation de la akedah en sacrifice expiatoire et proprement rédempteur sont tous postérieurs à l'entrée en scène du christianisme. Les éléments de cette interprétation sont peut-être présents dans le récit biblique lui-même. Mais rien n'autorise à penser qu'ils aient été utilisés dans ce sens avant saint Paul. Isaac n'est, au départ, que l'image de la soumission parfaite à la volonté de Dieu. Ce n'est que très progressivement qu'il tend à se muer en rédempteur. On ne peut aller ici au delà des hypothèses. Mais tout se passe comme si l'intervention du christianisme avait cristallisé ce qui n'existait encore dans la pensée juive qu'à l'état d'ébauche assez floue. Des religions rivales, aussi étroitement apparentées au départ que le sont le judaïsme et le christianisme, peuvent réagir au contact l'une de l'autre de deux façons différentes: ou bien elles accentuent délibérément ce qui les différencie et fait leur originalité; ou bien, par un mimétisme
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inconscient ou voulu, elles accusent les ressemblances, se modèlent dans une certaine mesure l'une sur l'autre, et s'efforcent de donner A leurs fidèles respectifs l'équivalent de ce qu'ils pourraient être tentés d'aller chercher ailleurs, auprès du rival. Il serait facile de citer, en les empruntant à l'histoire du christianisme comme du judaïsme, des exemples illustrant l'une et l'autre de ces réactions, qui ne s'excluent pas réciproquement. Goodenough a noté (p. 173) l'aversion de certains rabbins pour le principe des « mérites des Pères », et plus généralement des mérites vicaires de qui que ce soit. Cf. dans le même sens G.F. Moore, Judaism in the first Centuries of the Christian Era, l, Cambridge (Mass.), 1927, pp. 535-552. Il est sans doute légitime de mettre cette réaction en rapport avec les premiers développements du christianisme. Mais Goodenough comme Moore signalent et analysent la réaction inverse, qui consiste précisément à interpréter en termes sotériologiques le sacrifice d'Isaac. Le premier, citant le second, note que la akedah prend une place beaucoup plus considérable dans « la liturgie tardive, ainsi que dans le Targum palestinien et dans les midraschim les plus récents» (op. cit., p. 174, n. 62). Il semble difficile d'expliquer cette amplification par des motifs exclusivement internes au judaïsme. Elle va de pair avec les progrès du christianisme. C'est dans cette ligne, peut-être, qu'il convient de chercher l'explication de la scène du sacrifice d'Isaac à Doura. Est-il interdit de supposer, A l'origine de cette « initiative de la dernière heure », pour reprendre la formule de M. Grabar, des discussions soutenues par les Juifs du lieu avec leurs voisins chrétiens et le désir de montrer aux usagers de la synagogue qu'ils pouvaient eux aussi compter sur l'aide d'un « rédempteur» pour accéder, dans la pratique de la religion ancestrale, à la béatitude éternelle, symbolisée, au-dessus de la niche de la Thora, par l'arbre de vie paradisiaque?
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos
7
1. -
Retour du Christ et reconstruction du Temple dans la \ pensée chrétienne primitive. (Aux Sources de la Tra-V' Chrétienne, Mélanges offerts à M. Maurice Goguel, Bibliothèque Théologique, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1950, pp. 247-257). . . . . . . . . . . . 9
II. -
A propos de la Lettre de Claude aux Alexandrins. (Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1943, pp. 175-183) . . . . . . . . . . . .
20
Le Judaïsme berbère dans l'Afrique ancienne. (Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses, 1946, pp. 1-31 et 105-145) . . . . . . . . . . . . . . .
30
Punique ou Berbère? Note sur la situation linguistique dans l'Afrique Romaine. (Annuaire de l' Institut de Philologie et d'Histoire Orientales et Slaves, t. XIII, Mélanges Isidore Lévy, Bruxelles, 1955, pp. 613-629) . . . . . . . . . . . . . . .
88
Melchisédech dans la polémique entre Juifs et Chrétiens et dans la légende. (Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses, 1937, pp. 58-93) . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
101
Alexandre le Grand, juif et chrétien. (Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses, 1941, pp. 177-191) . . . . . . . . . . . . . . . . . .
127
La polémique antijuive de saint Jean Chrysostome et le mouvement judaïsant d'Antioche. (Annuaire de l'Institut de Philologie et d'Histoire Orientales et Slaves, t. IV, Mélanges Franz Cumont, Bruxelles, 1936, pp. 403-421) . . . . . . . . . . .
140
III. -
IV. -
V. -
VI. -
VII. -
110
VIII.
RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO.cHRtTIENNE
Les saints d'Israël dans la dévotion de l'Eglise ancienne. (Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses, 1954, pp.98-127) . . • . . . . . . . . . . . . . . -;-.
154
Le chandelier à sept branches, symbole chrétien ? (Revue Archéologique, 1949, Mélanges Charles Picard, pp. 971.980) . . • . . . . . . • . . . . . . . .
181
Remarques sur les synagogues à images de Doura et de Palestine. (Spiitantike und Byzanz - Neue Beitrage zur Kunst des ersten Jahrtausends n. Chr., Verlag für Kunst und Wis· senschaft, Baden-Baden, 1952, pp. 31-44)
188
Notes additionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
199
IX. -
X. -
ACHEVÉ LE
14
D'IMPRIMER
DÉCEMBRE
SUR LES
1962
PRESSES DE
L'IMPRIMERIE HÉRISSEY A
ÉVREUX
(EURE)
Numéro d'imprimeur: 2615. Dépôt légal: 4 e trim. 1962
~ ~
aTUDES JUIVES 1.. 1 S. REVAH, Spinoza et le Dr Juan de Prado. 1959.163 pp. 18,00 NF 2. BERNHARD BLUMENKRANZ, Juifs et Chrétiens dans le Monde 28,00 NF Occidental. 430-1096. 1960. 440 pp. COLLECTION
COLLOQUES ET CONGRÈS 1. PREMIÈRE CONFERENCE INTERNATIONALE D'HISTOIRE ECONOMIQUE. Contributions et Communications, Stockholm, Aot1t 1960. 594 pp. Texte en français, anglais, allemand, italien, espagnol. Nombreux graphiques 35,00 NF 2. LES ORIGINES DES VILLES POLONAISES. P. Francastel, éditeur. 1960. 242 pp. Nombreux plans. 30 photographies 35,00 NF 3. L'HISTOIRE ET SES INTERPRETATIONS. Entretiens autour d'Arnold Toynbee sous la direction de Raymond Aron (Cerisy-la-Salle, 15,00 NF juillet 1958). 1961. 240 pp. COLLECTION
SOCIÉTÉ ET IDÉOLOGIES Première Série: ÉTUDES 1. PAUL BOIs: Paysans de l'Ouest. 1960. 716 pp.
50,00 NF
3. ANDRÉ ARMENGAUD: Les populations de l'Est-Aquitain au début de l'époque contemporaine. 1961. 590 pp. 40 cartes et graphiques 66,00 NF 4. GEORGES DUPEUX : Aspects de l'histoire sociale et politique du Loir-et-Cher. 1848-1914. 1962.632 pages. Nombreux graphiques et cartes 69,00 NF 5. LOUIS GUINET: Zacharias Werner et l'ésotérisme maçonnique. 1961. 426 pp. 49,00 NF
Deuxième Série: DOCUMENTS ET TÉMOIGNAGES 1. ALFRED ROSMER : Le mouvement ouvrier pendant la première guerre mondiale. De Zimmerwald à la Révolution ~e. 1959. 252 pp. 30,00 NF 2. MAXIMILIEN RUDEL: Karl Marx devant le Bonapartisme. 1960. 167 pp. 12,50 NF 3. ALEXANDRE BENNIGSEN ET CHANTAL QUELQUEJAY : Les Mouvements nationaux chez les Musulmans de Russie. Tome 1 : Le « Sultangaliévisme » au Tatarstan. Préf~œ Roger Portal 1960. 285 pp. 1 frontispice et 2 cartes .~ , 22,00 NF
PAR 1 S
MOUTON & CO
LA HAYE